Puissants et misérables: Système social et monde paysan dans l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles). 2803102277


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Table of contents :
Remerciements
Introduction
Première partie - Des outils pour penser le système social
Chapitre 1 - L’ordre du Monde
I. Les catégories sociales
II. L’ordre social et les ‘ordines’
Chapitre 2 - L’ordre institutionnel: systèmes, liens et lieux du pouvoir
I. Le ministère royal et l’Église chrétienne
II. La question des sources
III. Acteurs, lieux et mises en scène du pouvoir politique
Chapitre 3 - L’ordre familial
I. Historiens et anthropologues
II. Vocabulaire et concepts
III. Les outils théoriques et les paradigmes de recherche
IV. Famille et parenté au sein des élites aristocratiques
Chapitre 4 - Les liens d’homme à homme
I. La société féodale
II. Les nouveaux paradigmes
III. L’amitié et les associations volontaires
IV. Les fidélités hiérarchiques
Deuxième partie - L’inventaire des distinctions
Chapitre 5 - La stratification sociale
I. L’usage des comparatifs
II. Des nobilissimi aux mediocres
III. Des potentes aux mediocres
Chapitre 6 - Les aristocrateset leurs intermédiaires
I. L’absence de définition juridique
II. Titulature, aristocratie et modes de gouvernement
III. Être noble
IV. Aristocratie, exercice du pouvoir et stratification sociale
Chapitre 7 - Vivre noblement
I. Statut social et richesse
II. Statut social et honneurs
III. Styles de vie et « fusion » des élites
IV. Les stratégies de distinction et de reproduction
V. Noble et chrétien?
VI. Guerre et violence
Chapitre 8 - Libres et non-libres
I. Qui est libre ? Qui ne l’est pas ?
II. Libres et affranchis
III. Poids démographique et géographie de la servitude
IV. Le déclassement des libres
V. Mobilité et liberté personnelle des colons
VI. Mancipium ou la confusion des mots
VII. Le dos du paysan
VIII. Le servus, au regard du juriste,de l’historien et de l’anthropologue
IX. Éthique sociale et définition de l’humain
X. Esclave ou serf ?
Chapitre 9 - Puissants et misérables
I. Pauvreté et indigence
II. Protéger les « pauvres »
III. Protection publique et dépendance privée
IV. Le temps des abus ?
VI. Le temps des violences ?
VII. Vers une caractérisation des cycles dans l’histoire de l’Europe des Francs ?
Chapitre 10 - Conclusions intermédiaires
Troisième partie - Les paysans dans l’ordre domanial
I. Évaluer la croissance
II. Deux modèles de développement économique de l’Europe ?
III. De l’économie rurale aux sociétés paysannes
Chapitre 11 - Genre, famille et parenté dans la société paysanne
I. Les sources écrites
II. Le ménage paysan : une « famille étroite » avant la lettre ?
III. Morphologie de la famille et circulation des tenures
IV. Vocabulaire de la parentéet reproduction du système social
V. Genre, âges de la vie et rapports sociaux de production
Chapitre 12 - La maison-famille des paysans
I. Modes d’appropriation du produit agricole
II. Variété du vocabulaire, diversité des structures agricoles
III. Les métamorphoses du manse
Chapitre 13 - La domination seigneuriale les hommes et l’espace
I. Un monde difficile à délimiter et à définir
II. La diversité des espaces seigneuriaux
III. Une typologie des espaces seigneuriaux
Chapitre 14 - Demander et recevoir. La communication entre seigneurs et paysans
I. Modes de communication et réseaux d’échange
II. Acteurs et formes de la médiationentre seigneurs et paysans
III. Demander et recevoir
Chapitre 15 - L’ordre domanial
I. Le paradigme du système domanial
II. La villa de l’époque mérovingienne (VIe-VIIe siècles)
III. La villa de l’époque carolingienne (VIIe-IXe siècles)
IV. La raison d’être du système domanial
Chapitre 16 - Conclusions. (pour de nouveaux chantiers): un monde raisonnable ?
I. Communauté et société
II. La rationalitéet la question de la nature des sociétés pré-modernes
III. La mesure du monde
IV. La question de la rationalité économique
V. La communauté monastique
VI. Le dirigeant comme acteur rationnel
VII. Retour à l’histoire totale
Références bibliographiques
Index des noms propres
Index des matières
Table des matières
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Puissants et misérables: Système social et monde paysan  dans l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles).
 2803102277

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Jean-Pierre Devroey

Puissants et misérables Système social et monde paysan dans l'Europe des Francs ( VIe-IXe siècles )

Classe des Lettres

Académie royale de Belgique

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Puissants et misérables Système social et monde paysan dans l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles)

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Jean-Pierre Devroey

Puissants et misérables Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles)

C lasse des l et tres

A c ad é m ie r oy ale de B e lg i q u e

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Décision d'imprimer le 6 février 2006 Mémoire de la Classe des Lettres Collection in-8°, 3e série Tome XL 2006

© 2006, Académie royale de Belgique Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie ou microfilm, réservées pour tous pays. N° 2039 Dépôt légal 2006/0092/9 ISSN 0378-7893 ISBN 2-8031-0227-7 Communications s.p.r.l., imprimeur de l’Académie royale de Belgique, Louvain-la-Neuve Diffuseur : Académie royale de Belgique Palais des Académies rue Ducale, 1, 1000 Bruxelles Tél. 32/2/550.22.06 - 32/2/550.22.21 Fax 32/2/550.22.05 e.mail : [email protected]

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Remerciements

Il y a plus de trente ans que je m’intéresse aux sociétés rurales au début du Moyen Âge. Cette inclination fut souvent le fruit d’enthousiasmes juvéniles, alors qu’étudiant en histoire à l’Université libre de Bruxelles, je lisais pour la première fois des sources (la première rencontre avec les paysans de Saint-Germain, sous la houlette de Jean-Jacques Hoebanx !) ou des œuvres historiques qui allaient me marquer intellectuellement. Je pense en particulier à Charles-Edmond Perrin, dont les Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine furent une éblouissante leçon de méthode et à Adriaan Verhulst, qui fut à la fois le critique attentif de ma thèse de doctorat en 1982 et, durant vingt ans, une source d’inspiration constante et l’ami et le lecteur exigeant de mes travaux. Le décès brutal d’Adriaan, le 16 novembre 2002, m’a privé de la joie de lui destiner un des premiers exemplaires du travail de synthèse que j’avais entrepris à partir de 2002. La suite fut endeuillée par la disparition de Georges Despy, le 18 septembre 2003. Je dois beaucoup à ce grand historien qui m’a appris à conjuguer rigueur de la méthode et audace des idées. Pierre Toubert est toujours un lecteur attentif, critique et bienveillant de mes recherches. Chemin faisant, mes intérêts pour l’Europe franque ont été l’occasion de nouer des contacts suivis et enrichissants avec des historiens de ma génération. Ce livre est plus spécialement dédié à Rosamond McKitterick, Jinty Nelson, Hans Werner Goetz, Dieter Hägermann († 2006), Ludolf Kuchenbuch, Massimo Montanari, Yoshiki Morimoto et Chris Wickham. Depuis près de trente ans, la lecture de vos travaux historiques stimule, accompagne, interpelle, féconde mes propres recherches. Au-delà, cette 

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connivence intellectuelle s’est muée en amitié. Aujourd’hui, j’ai tenté de ramasser toute cette riche moisson de débats et d’idées. J’espère ne pas avoir trop galvaudé le capital que vous m’avez apporté durant toutes ces années. Sans l’appui du Fonds national de la recherche scientifique belge, je n’aurais pas bénéficié du temps nécessaire à l’achèvement de ce travail. Durant une année sabbatique (2003-2004), mes charges d’enseignement ont été assumées par mes collègues Claire Billen, Alain Dierkens (Université libre de Bruxelles) et Michel Margue (Université libre de Bruxelles et Université du Luxembourg). Qu’ils en soient vivement remerciés ! C’est François Menant qui a mis en branle le long travail d’écriture historique qui s’achève aujourd’hui 1. Plusieurs amis et collègues, Monique Bourin, Alain Dierkens, Massimo Montanari, René Noël, Jean-Marie Sansterre, Chris Wickham et Chantal Zoller ont accepté d’en lire et commenter les pages. Leurs critiques, leurs suggestions et leurs encouragements m’ont été infiniment précieux. Bénédicte De Meyer a relu le manuscrit et contrôlé la bibliographie. Nathalie Bloch en a confectionné les cartes et ­Béatrice Denuit préparé l’édition. Ils savent combien le texte était imparfait ; s’il l’est moins aujourd’hui, je le dois à toutes leurs attentions. J’ai eu le privilège de débattre de points particuliers avec beaucoup de collègues, au hasard de séminaires, de conversations ou d’échanges épistolaires ; ma gratitude va en particulier à Bruno Andreolli, Laurent Feller, Hans Werner Goetz, Anne-Marie Helvétius, Arnaud Knaepen, Michael Kulikowski, Stéphane Lebecq, Régine Le Jan, Michel Parisse, Christian Peeters, Laurent Schneider, Giuseppe Sergi, Christoph Sonnlechner et Sakae Tange. « Si j’étais antiquaire », disait Henri Pirenne, « je n’aurais d’yeux que pour les vieilles choses. Mais, je suis historien, c’est pourquoi j’aime la vie » 2. Je n’aurais en effet pas le même regard sur les hommes et les choses du passé sans la compagne qui partage ma vie depuis trente-quatre ans. Bruxelles/Arvieux (Queyras), juin 2003 – novembre 2004 3 

Un premier livre, publié à l’initiative de François Menant chez Belin en 2003, a été consacré aux fondements matériels, aux échanges et au lien social dans l’Europe des Francs. Devroey (2003), Économie.  Henri Pirenne, cité par Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, 1949.  Le manuscrit a été revu très partiellement en juillet 2005 afin d’y intégrer trois nouvelles publications importantes : Badel (2005), La noblesse ; L’individu (2005) ; Lauwers (2005), Naissance du cimetière.



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Introduction

Tout savoir objectivant sur notre position dans la société, dans une classe sociale, dans une tradition culturelle, dans une histoire, est précédé d’une relation d’appartenance que nous ne pourrons jamais entièrement réfléchir. Avant toute distance critique, nous appartenons à une histoire, à une classe, à une nation, à une culture, à une ou des traditions. Paul Ricœur, Science et idéologie, [1974], p. 352.

Le livre que j’ai consacré aux fondements matériels et aux formes de l’échange dans le monde franc répondait dans son organisation à un découpage empirique. Il s’agissait de trier et de classer des éléments de la réalité 4. Il convient à présent de poursuivre cette analyse et de tenter de restituer une image d’ensemble du système social carolingien. Cette démarche présuppose que la société médiévale constituait un « tout » (l’ordre ou le système social) dont les différents éléments étaient suffisamment liés et interdépendants pour lui assurer une certaine dynamique et une cohérence d’ensemble. Toute étude de la société cherche à observer et à mettre à jour les différents (sous-)systèmes de relation qui permettent aux gens de vivre ensemble et de coopérer dans une vie sociale ordonnée : parenté, religion, organisation économique, vie sociale et politique. Suivant les prémisses que l’observateur s’est choisies, l’un des systèmes a le plus souvent vocation à expliquer les traits structuraux de l’ordre social. Les outils conceptuels (genre, parentèle, classe, statut…) pour mener à bien une telle synthèse ont été forgés par 

Pour la justification des limites spatiales et temporelles de l’étude, voyez Devroey (2003), Économie, pp. 5-20. J’y renvoie également le lecteur pour les aspects matériels (environnement et paysage, population, production et productivité) et économiques (formes et modalités de l’échange, répartition et circulation des richesses).



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des contemporains. Louis Dumont a souligné la nécessaire différence entre ces « systèmes nominaux », extraits du « tout » par l’observateur, et des « systèmes réels » qui sont tels pour les sujets eux-mêmes, dans leur esprit (les représentations) 5. L’historien est naturellement conduit à prêter attention aux représentations qui constituent une part importante (parfois la majorité) de sa documentation. « L’histoire informe ses matériaux en recourant à une autre science, la sociologie (…). La véritable histoire est sociologique ». Notre plan d’enquête favorise l’approche sociologique (au sens d’une sociologie ou d’une histoire totale définie par Max Weber) 6 par la méthode comparative et l’analyse des rapports sociaux et économiques et des représentations, qui débouchent sur l’enrichissement ou l’élaboration progressive de concepts et la construction de modèles. L’exposé qui naît de cet effort de conceptualisation peut déconcerter le lecteur. Il rompt avec le récit continu, le continuum spatio-temporel qui est la trame naturelle de l’histoire narrative. Nous ne revendiquons donc ni droit d’aînesse, ni enchaînement nécessaire en traitant du serment, du ministère royal ou de la commémoration à telle époque, sans indiquer systématiquement les analogues ou les antécédents antiques ou médiévaux. « Les faits historiques peuvent être individualisés sans être remis à leur place dans un contexte spatiotemporel » 7. Une autre question épistémologique est posée par l’idée d’altérité des sociétés pré-modernes, de « l’étrangeté essentielle du passé » 8. C’est la direction tracée par Karl Polanyi en soulignant l’irréductibilité des économies préindustrielles aux fondements de l’économie politique 9. C’est également le point de vue défendu par un nombre croissant d’historiens contemporains dont les travaux se sont enrichis d’un dialogue fécond avec l’anthropologie sociale et culturelle. Dans la mesure où elle est « profondément différente de la nôtre, dans son mode de fonctionnement comme dans son système de représentation », la société médiévale « utilise les liens personnels qui investissent tout le champ de la communication sociale, elle imagine un système de représentation symbolique qu’elle exprime par un ensemble de rites et de rituels 

Dumont (1997²), Groupes de filiation, pp. 31-35. Veyne (1996²), Comment on écrit l’histoire, pp. 380-382.  Veyne (1976), L’inventaire des différences, p. 48.  Balzaretti (1992), Trade, Industry and the Wealth, p. 142.  Polanyi (1957), The Economy as Instituted Process. 

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(…) » 10. En somme, l’histoire des époques pré-modernes pourrait éclairer les faits qu’elle étudie avec toutes les notions et toutes les comparaisons possibles, à l’exception de la modernité ! Un point de divergence naît forcément entre les deux écoles historiques (sociologique ou anthropologique) lorsque le concept d’altérité impose à l’observateur un changement complet des outils d’investigation, des concepts et des modèles d’explication. La seconde approche s’inscrit plutôt dans les idées défendues par Claude Lévi-Strauss pour qui « le système symbolique a sa propre autonomie cosmique » 11. Dans ce cas, il existerait un monde médiéval irréductible au nôtre. L’anthropologie historique postule que les « sociétés occidentales de l’Antiquité et du Moyen Âge sont radicalement différentes de la nôtre et susceptibles du même traitement que toutes les sociétés archaïques, sans pour autant les réduire les unes aux autres, c’est-à-dire en restant attentif au contexte historique spécifique à chacune de ces sociétés » 12. Sans repli dogmatique, notre démarche s’inscrira dans la tradition de l’analyse sociologique classique illustrée notamment par Karl Marx et Max Weber. On ne peut pas isoler les comportements économiques des systèmes de représentation. Ceux-ci doivent également être étudiés dans leur dimension idéologique, ce qui me paraît exclure l’hypothèse théorique que l’étude des représentations puisse conduire par une voie directe à la connaissance de la société médiévale définie comme fondamentalement « autre » (c’est-à-dire d’une autre nature). « La science sociale (et l’histoire) ne peuvent revendiquer une position de savoir absolu qui les mettraient à l’abri du particularisme des points de vue » 13. Les problèmes s’accumulent d’ailleurs sur le terrain d’analyse proprement dit et la manière la plus adéquate de décrypter les représentations sociales. « La question de l’articulation entre symbolique et réalité sociale, et celle de la fonction du rituel dans la création du lien social ne sont pas résolues » 14. Il y a un décalage constant entre les sources du Haut Moyen Âge, qui présentent rarement une représentation catégorielle de la société, et les concepts et les outils d’investigation historiques, qui découlent de la pensée sociologique et de l’histoire sociale. Nous sommes 10

Le Jan (2001), Femmes, pouvoir et société, p. 13. Cité par Le Jan (2001), Femmes, pouvoir et société, p. 13. 12 Bührer-Thierry (2002), Les sociétés en Europe, p. 91. 13 Ricœur (1974), Science et idéologie. 14 Le Jan (2001), Femmes, pouvoir et société, p. 13. 11

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confrontés à un problème double de perception et de représentation du pouvoir et de la société par les hommes : 1) Les schémas, les subdivisions et les représentations sociales étaient formulés au Haut Moyen Âge dans des textes relevant principalement de l’idéologie religieuse. Notre corpus documentaire est surtout tiré du discours des élites et des (auto) représentations de leurs comportements sociaux, transmis principalement par les clercs, ce qui laisse, dans l’ombre, les couches les plus basses de l’aristocratie (sur lesquelles les témoignages fugaces se cantonnent d’ordinaire aux donations pieuses) et, dans une obscurité presque complète, la paysannerie dans son ensemble. L’aristocratie est la catégorie sociale qui a donné lieu au plus grand nombre d’études parce qu’elle est la mieux documentée. 2) Les structures sociales, qui évoluaient lentement, n’étaient pas perçues par les auteurs médiévaux et même n’étaient souvent pas perceptibles. 3) Enfin, nous avons à faire la distinction entre les théories ou idéaux (avec leur part d’absolu), tels qu’ils étaient exprimés dans les lois séculières et les traités théologiques, et le réel qui est souvent négligé par nos sources et seulement connu par des remarques indirectes et le plus souvent non intentionnelles 15. Il faut toutefois garder à l’esprit en permanence la question de l’effectivité de ces normes et de leur traduction dans le réel pour éviter de reconstruire la société médiévale telle qu’elle fut pensée (dans des cercles restreints du pouvoir et de la société) et non telle qu’elle fut. Dans le souci d’allier la théorie à la pratique et de privilégier une approche pluraliste de l’historiographie, nous tenterons d’abord de forger des concepts et d’identifier les formes de la socialisation à notre époque : catégories, systèmes de domination, ordre familial, relations. Cet inventaire pèche par deux lacunes importantes : les femmes apparaissent peu ; la dimension religieuse est sous-utilisée. Je peux tenter d’éclairer (sans chercher à les justifier) ces manques par la documentation : trop peu d’informations, sur des femmes d’exception seulement ; trop de témoins donnant à leurs représentations une coloration cléricale. Une deuxième partie tente de dresser l’inventaire des distinctions 15

Remarques méthodologiques exprimées par Goetz (1995), Social and Military Institutions, pp. 451-452.

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pour étudier les relations sociales dans la société aristocratique. Ce découpage laisse presque entièrement de côté les sociétés paysannes, traitées comme un sujet distinct dans la troisième partie de ce livre : « En fait, le paysan du Moyen Âge, trop souvent, n’a pas d’histoire (…). L’historien se sent désarmé, il tâtonne ; il détourne son attention vers les cloîtres, les princes, les chantiers (…) » 16. Par conviction personnelle, l’essai de synthèse que j’ai tenté est écrit dans la perspective de ces acteurs muets. Ce point de vue particulier ouvre deux perspectives critiques principales : la question du temps et celle de l’autonomie des sociétés paysannes. Archéologues, anthropologues et historiens des techniques situent aujourd’hui l’innovation et la diffusion des outils et des techniques rurales en Europe à un rythme au moins millénaire (entre le IVe et le XIIIe siècle, par exemple, pour la charrue lourde). A se réfugier exclusivement dans le « temps long » de pratiques immuables, l’historien court toutefois le risque de n’écrire que l’histoire d’un outil, sans s’intéresser à la peine des hommes et à tout ce qui, dans un environnement économique et social incertain, peut contribuer à la rendre plus lourde ou plus légère. L’intérêt pour la notion de « mode de production paysan » et les idées développées au début du XXe siècle par l’économiste marxiste non-conformiste Alexander V. Chayanov († 1939) ont conduit à examiner les sociétés paysannes préindustrielles comme un sujet autonome de l’histoire, des sociétés englobées, qui entretiennent avec les groupes dominants de non-producteurs, des relations plus ou moins lâches, basées sur l’extraction des surplus alimentaires par le tribut et, marginalement, par l’échange. C’est le point de départ que Chris Wickham a adopté pour étudier des groupes sociaux situés aux marges du monde franc, paysans libres catalans et italiens, petits propriétaires d’Allemagne moyenne, chefs et guerriers irlandais, voire de mettre en abîme cet Occident idéal, en le comparant avec le monde méditerranéen 17. Grâce à ces perspectives critiques, il est aujourd’hui possible de penser le « premier Moyen Âge », en termes de système social et de rapports d’échanges, entre la société 16 17

Duby (1962), L’économie rurale, pp. 7-8. Wickham (1992), Problems of comparing rural societies et Id. (1995), Rural Society. J’ai eu l’occasion de lire en manuscrit un chapitre du dernier livre de Chris Wickham, avant sa publication. Celle-ci fut trop tardive pour me permettre d’en lire et méditer les idées. Wickham (2005), Framing the Early Middle Ages.

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paysanne et le monde qui l’englobe. Le paysan est à la fois immobile et changeant. Il rêve, comme l’écrit John Berger, d’une vie sans handicap, où il ne serait pas obligé de produire d’abord un surplus avant de se nourrir, lui et sa famille, d’un monde où chacun produirait sa subsistance 18. Faire revivre cet acteur discret mais essentiel du passé demeure une tâche ardue.

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Berger (1992), La Cocadrille, pp. 224-243.

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première partie

Des outils pour penser le système social

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La diversité inégalée des faits ne justifie pas cependant que nous forgions des concepts imprécis : au contraire. Elle nous oblige à utiliser de façon appropriée des concepts (idéaltypiques…), non comme des schémas qui conduiraient à faire violence aux données historiques, mais comme un moyen de définir le caractère économique d’un phénomène : parvenir à déterminer dans quelle mesure il se rapproche de tel ou tel ‘type idéal’. Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité, Tübingen, 1924.

L’analyse sociologique oblige à organiser, diviser et regrouper les phénomènes sociaux pour qu’ils puissent être étudiés « sous un certain nombre de rubriques, (…) – en sorte, à la limite, qu’on en puisse tout simplement parler » 1. La confrontation entre concepts, sources et représentations produit une distanciation « qui n’est pas seulement distance temporelle, comme dans l’interprétation des textes (…) mais mise à distance positive » par rapport aux outils de compréhension du passé 2. L’histoire des sociétés doit « observer attentivement les systèmes de classification qui s’imposent à la conscience collective. Ces représentations gouvernent en effet directement les comportements sociaux, puisque c’est à travers elles que les gens prennent conscience de leur rapport à autrui et au monde » 3. 

Lardreau, dans Duby, Lardreau (2002²), Dialogues, p. 1570. Ricœur (1974), Science et idéologie, p. 353.  Duby (1978), Les trois ordres, p. 11-21. 

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Psautier d’Utrecht. Reims (816-823), MS 32, f. 6 v. (Psaume 11). © University Library, Utrecht.

Le psautier d’Utrecht est considéré comme le chef-d’œuvre de la production de livres carolingiens. Il fut produit dans le scriptorium de l’abbaye d’Hautvillers (France, Marne), par le même groupe d’artistes et de scribes qui avait réalisé un Évangéliaire pour le même commanditaire, l’archevêque de Reims Ebbon (†851), entre 816 et 823. van der Horst, Noel, Wüstefeld (1996), The Utrecht Psalter, pp. 23-24.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Une représentation carolingienne du monde social divisé entre puissants et misérables. Pour illustrer le Psaume 11, l’artiste rémois développe son projet iconographique en trois registres : 1. En haut à gauche, le Christ imberbe surgit d’une mandorle (verset 6) et tend une lance à la croix à un ange tenant un bouclier. 2. À gauche de l’ange, sous le symbole du Christ, est figuré un groupe de 9 pauvres (verset 6). À droite, un prophète propage la parole divine, dont le contenu est symbolisé par l’image de la forge (verset 7). 3. Le même ange dirige la lance vers un groupe d’hommes (verset 4) discutant ensemble (verset 3). Les « puissants par la langue » du Psalmiste (verset 5) sont représentés comme des hommes en armes, portant la lance et le bouclier. Dans le bas également, des puissants virevoltent autour d’un disque ( la roue de la fortune ?) alors que d’autres semblent tourner dans un manège (verset 9). Le texte de la Vulgate latine évoque en effet les « impies qui marchent en rond » (in circuitu impii ambulant). Psaume 11 1Pour la fin. À l’octave. Psaume de David 2Sauvez-moi, Seigneur, car il n’y a plus de saint, car la vérité s’est affaiblie parmi les enfants des hommes. 3Ils se trompent les uns les autres par des mensonges, ils parlent avec des lèvres perfides et un cœur double. 4Que le Seigneur extermine toutes ces lèvres perfides, des langues qui parlent avec jactance. 5Tous ces hommes qui disent : Nous sommes puissants par notre langue ; nos lèvres ne dépendent que de nous ; qui sera notre maître. 6À cause de la misère des opprimés et du gémissement des pauvres, je vais maintenant me lever, dit le Seigneur ; je leur apporterai le salut et j’accomplirai cette œuvre de ma pleine puissance. 7Les paroles du Seigneur sont pures ; c’est un argent éprouvé au feu, sans scorie et passé sept fois au creuset. 8Vous, Seigneur, vous nous gardez et nous préserverez à jamais de cette génération. 9Car les impies promènent partout leur insolence, et, dans la profondeur de vos desseins, vous laissez croître le nombre de ces enfants des hommes.

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Chapitre 1

L’ordre du Monde

I. Les catégories sociales 1. Castes, hiérarchies, barrières sociales Une majorité d’anthropologues estiment que la seule société qu’on puisse décrire comme une réelle société de castes est l’Inde, telle qu’elle a été étudiée par Louis Dumont. Il s’agit d’un système social cohérent fondé sur le concept d’inégalité. Celle-ci s’inscrit dans les fondements du monde et de la vie. En Inde, toute totalité s’exprime sous la forme d’une énumération hiérarchique de composants. La notion de « caste » est parfois utilisée métaphoriquement au sujet de groupes sociaux fermés, à l’égard de strates privilégiées (comme les guerriers ou les nobles) ou d’exclus (comme les esclaves et les serfs). Dans l’Occident du Haut Moyen Âge, il n’existe nulle part de systèmes de groupes sociaux tranchés et fondés uniquement sur un ordre cosmique hiérarchique. Le christianisme, s’il admet que l’inégalité terrestre est de l’ordre de la Nature ou du péché, fonde la communauté des croyants et leur vie éternelle sur l’égalité essentielle des hommes devant leur créateur 4. Le recours à la notion de caste est donc plus pertinent dans une dimension comparatiste qui aide à reconnaître les différences entre les systèmes sociaux au-delà des similitudes. 

Goetz (1995), Social and Military Institutions, p. 452. Bührer-Thierry (2002), Les Sociétés en Europe, p. 72. Dumont (1980³), Homo hierarchicus.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social La femme labourant : interdits sociaux et ordre naturel Une anecdote racontée par Odon de Cluny († 942) dans les années 930 met en scène la rencontre, une trentaine d’années auparavant, du comte Géraud d’Aurillac († 909) avec une femme de la campagne qui conduisait un araire. Le saint lui demande comment elle ose se livrer à un opus virile. La femme répond que son mari est malade, alors qu’approche la saison des semailles, et que personne ne peut l’aider à labourer. Géraud met fin à cette calamité qui l’afflige en lui donnant l’argent qui lui permettra d’engager des ouvriers agricoles et de cesser d’accomplir un travail masculin. Il rétablit ainsi l’ordre naturel : « la nature rejette toute tromperie et Dieu, qui est son auteur, a en horreur qu’on aille contre elle » 5.

Pour dessiner une ligne infranchissable (l’un des traits caractéristiques des systèmes de castes), l’idéologie chrétienne fait ici usage de la nature, alors que sur d’autres sujets, le maintien d’un certain statut d’infériorité féminine s’appuyait sur une longue et abondante tradition d’écrits patristiques et de législations religieuses. La barrière érigée entre les sexes à propos de l’opus virile constitue un rare emprunt à l’œuvre d’Ambroise de Milan († 397) avant le XIIe siècle, où elle se banalise. Entre l’homme et la femme, le christianisme médiéval introduisait surtout une hiérarchie, c’est-à-dire qu’il affirmait simultanément l’infériorité de la femme et la complémentarité des deux sexes, en rétablissant l’unité au niveau supérieur (celui de l’humain). Dans le cas de l’esclavage (à propos des blancs et des noirs dans le Sud des États-Unis, on a pu parler erronément d’un système dualiste de castes), la distance sociale s’exprimait différemment. À côté de sa dimension juridique (la société carolingienne a continué de connaître les distinctions de statut personnel héritées de l’Antiquité : libres, non-libres, affranchis 6), la servitude traçait une ligne invisible, mais tranchée.



Souligné par nous. Odon de Cluny, Vita s. Geraldi Auriliacensis, 21 commentée par Kuchenbuch (1991), Opus feminile, pp. 141-142. Devroey (1999), Femmes au miroir des polyptyques, pp. 227-228.  Chapitre 8, pp. 269-274.

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde Une barrière sociale infranchissable : la servitude Thegan († 844), le biographe de Louis le Pieux († 840), chorévèque (auxiliaire) de Trèves, reproche à l’archevêque de Reims Ebbon († 851) son ingratitude envers le prince qui l’avait arraché à son état pour en faire un prélat. Frère de lait, ami très cher et condisciple de l’empereur (praecelsi regis amicus) 7, affranchi par Charlemagne († 814), Ebbon était connu pour être d’origine servile (ex originalium servorum stirpe) à une époque où les évêques étaient presque exclusivement recrutés chez les libres et en très grande majorité dans l’aristocratie impériale. Sa mère Himiltrude porte le nom d’une Friedelfrau 8 de Charlemagne (mère de Pépin le Bossu) ce qui permet de la situer parmi les servantes du Palais. Sous le règne de Louis le Pieux, trois servantes du Palais portent des noms de reines carolingiennes, à savoir Berte, Fastrade et Emma 9. En lançant cette apostrophe célèbre à Ebbon après sa disgrâce (« Louis t’a fait libre, pas noble, ce qui est impossible »), Thegan n’exprime pas seulement le rejet du favori par l’aristocrate de naissance (une topique qui a sa place autant à la cour de Tibère qu’à celle de Louis XIII). Ebbon a certes contre lui d’être un parvenu. « Les favoris » écrit Francis Bacon « sont le meilleur remède contre l’ambition des Grands seigneurs » 10. Leur existence rompt la relation réciproque de conseils et de faveurs qui constitue l’un des fondements des rapports entre le souverain et les Grands 11. Dans sa charge contre Ebbon, Thegan instruit tout un procès, s’appuyant sur les Écritures, le droit canon et la Regula pastoralis du pape Grégoire le Grand († 604), contre la coutume (qui remontait selon lui déjà au règne de Charlemagne) de faire des plus vils des esclaves (ex vilissimis servis) les plus grands des pontifes. La cible principale est évidemment le groupe des clercs de la chapelle royale. Élever socialement des servi, c’est méconnaître la Loi qui dit : « Le fourrage, le bâton et la charge, à l’âne ; le pain, la discipline et le travail (opus), à l’esclave » 12. Très entiché de sa noblesse, Thegan est toujours attentif à noter la généalogie des rois, des reines et des Grands. Dans le prologue qu’il a rédigé pour la Vita Hludovici Imperatoris, Walahfrid Strabo († 849) définit son auteur dès la première phrase comme Thegan, natione Francus (…) vir nobilis et acris ingenii en signalant que c’est la douleur ressentie 

Versus ad Ebonem, v. 8. Friedelfrau : dans la tradition germanique, c’est une concubine avec des droits particuliers.  Le Jan (2001²), Entre maîtres et dépendants, p. 245. Bon état de la biographie d’Ebbon par Depreux (1997), Prosopographie, no 78, pp. 171-174. 10 Cité par Veyne (1996²), Comment on écrit l’histoire, p. 293. 11 Chapitre 5, pp. 209-210, l’exemple du favori de Charles le Simple, Haganon († après 920). 12 Siracide, 33, 25. Thegan, Vita Hludovici Imperatoris, 44. 

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social devant « l’indignité de vils personnages » qui a motivé son récit. Au travers du portrait d’Ebbon, c’est donc l’état d’esprit d’une coterie aristocratique qui transparaît ici. L’Astronome († 840/841), biographe de Louis le Pieux et contemporain de Thegan, parle de l’archevêque de Reims avec une complète neutralité dans les épithètes 13. L’anecdote nous apprend que la liberté reçue n’a pas de valeur aux yeux d’un noble comme Thegan, né par essence libre. La noblesse de comportement qui fait défaut à Ebbon ne peut se transmettre que par le sang. Mais la comparaison entre le noble et le servus ne se situe pas uniquement dans le registre du droit, de la compétition sociale ou de l’envie. Elle exprime également l’impossibilité radicale de voir l’ancien esclave comme un semblable (quod impossibile est) comme le montrent bien d’autres passages moins cités de la Vita Hludovici Imperatoris où les qualités foncières de la noblesse sont systématiquement confrontées à la vilenie des servi 14. À ses yeux, l’archevêque n’est d’ailleurs tout simplement qu’un grossier paysan (turpissimus rusticus), ce qui montre que la stigmatisation glisse aisément de la catégorie des non-libres aux travailleurs de la terre dans leur ensemble 15. À l’inverse, le dossier historique d’Ebbon rappelle que l’Église franque constituait par principe un groupe de statut ouvert (ceci explique sans doute aussi la hargne de Thegan à l’égard de l’archevêque de Reims, distingué pour ses qualités d’homme d’action et sa culture : vir industrius et liberalibus disciplinis eruditus) 16. Le De Causa Ebbonis fait de la progression d’Ebbon dans les ordres sacrés, après son affranchissement, une voie vers la noblesse 17. Le concile de Chalon de 813 proclame que dans l’Église tous les hommes sont frères et qu’ils n’ont qu’un seul père, Dieu, quelle que soit leur condition, « nobles ou non nobles, servi, colons, inquilini et quelque autre nom qu’ils portent » 18. Ils pouvaient donc devenir clercs, mais devaient être affranchis pour éviter tout problème au regard du droit de leur maître. Les commentaires de Thegan reflètent peut-être le sentiment d’insécurité d’un groupe dont la position était menacée par l’activité d’hommes considérés comme infé13

Walahfrid Strabo, Prologus dans Thegan, Vita Hludovici Imperatoris, prologue, § 1 et 2. L’Astronome, Vita Hludovici Imperatoris, 54. 14 Thegan, Vita Hludovici Imperatoris, 20, 44, 50. 15 Nelson (2000), Nobility in the Ninth Century, pp. 45 et 47. 16 Flodoard, Historia Remensis Ecclesiae, II, 19. 17 Ad Nicolaum I papam de causa Ebbonis, p. 557 : libertate donatus, ad nobilitatem vehementis ingenii in sacris ordinibus gradatim promotus. 18 Concilium Cabillonense (813), MGH Conc., 1, no 37, 51, repris dans Capitula e concilis excerpta (826/827), MGH Cap., 1, no 154, 9 : Quia ergo constat in aecclesia diversarum conditionum homines esse, ut nobiles et ignobiles, servi, coloni, inquilini et cetera huiuscemodi nomina, oportet ut quicumque eis praelati sunt clerici sive laici, clementer erga eos agant.

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde rieurs, mais dont la promotion à des postes entraînant puissance et richesse ne pouvaient pas être totalement empêchée. L’historiographie allemande insiste également sur le recrutement aristocratique du haut clergé de Francie orientale 19, qui n’aurait été rien d’autre « que la Reichsaristokratie en habit ecclésiastique ». L’abbé de Reichenau, Waldo († 814), aurait parlé en ces termes de l’évêque Egino de Constance : « Je ne reconnaîtrai jamais un supérieur de condition inférieure à la mienne, aussi longtemps qu’il me restera trois doigts à la main droite ». La parentèle de Waldo n’est connue qu’à la génération suivante. Deux de ses proches furent successivement archevêques de Trèves, Hetti (c.814-847) et Theutgaud (847868/869). Un troisième, Grimald (neveu de Hetti), fut chancelier et archichapelain de Louis le Germanique († 876) ; une quatrième, abbesse de Pfalzel. Sinon celles de Waldo lui-même, ces paroles reflètent au moins l’état d’esprit de l’auteur du Casus sancti Galli, Ratpert († 884), qui les rapportent à la fin du IXe siècle. Il est possible que le clergé occidental ait été moins homogène socialement. Faute de dossiers prosopographiques systématiques sur le haut clergé carolingien, il n’est pas possible de vérifier cette hypothèse 20. La question de la noblesse de l’évêque doit être examinée dans une double référence à la culture classique (les intellectuels carolingiens lui emprunte des valeurs comme l’éloquence et la culture littéraire) et à la tradition chrétienne (la « vraie noblesse est la foi et le service de Dieu).

L’égalité essentielle de l’homme devant le Créateur n’éteint pas la virulence de la déshumanisation qu’entraîne la servitude. La notion d’égalité fut répétée sur tous les tons au Moyen Âge, mais sans aucun propos de diminuer l’inégalité existante. « Cette Francie (latin Francia) : Ce néologisme est employé par les historiens pour désigner l’espace dominé par les Francs (désigné dans les textes contemporains sous le nom de Regnum francorum ou Francia), depuis l’avènement de Clovis († 511) en Gaule à la fin du Ve siècle jusqu’aux partages successifs entre les fils et les petits-fils de Louis le Pieux au IXe siècle et la fin de l’empire réunifié, à la mort de Charles le Gros († 887). A son apogée, sous Charlemagne, il s’étend de la marche d’Espagne à celles du Danube et de l’Elbe, sans englober l’Italie lombarde, dans laquelle les souverains carolingiens règneront avec le titre de rex Italiae. Francia désigne aussi plus précisément le cœur du royaume franc, constitué des deux regna situés entre la Loire et le Rhin : la Neustrie et l’Austrasie. Le Traité de Verdun (843) partage le royaume des Francs en trois parties : l’empire et la Francia Media, sous le règne de Lothaire, la Francie orientale ou Germanie, sous Louis le Germanique et la Francie occidentale, sous Charles le Chauve. 20 Ratpert, Casus sancti Galli, 5. Bullough (1962), ‘Baiuli’ in the Carolingian ‘regnum Langobardorum’, p. 634, n. 4. Martindale (1977), The French Aristocracy, p. 18. Prinz (1971), Klerus und Krieg. 19

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égalité visait, non point une impossible égalité future dans cette vie, mais la très proche égalité dans la mort » 21. Avant d’être un « objet » aux yeux du droit, le non-libre était d’abord un mort social (pour le captif réduit à l’esclavage) ou un non-né (pour l’esclave de reproduction) sur lequel pesait une tare qui pouvait s’avérer relativement discrète (dans des rares cas d’ascension sociale aboutie) mais demeurait indélébile à travers les siècles. Alors que la société traditionnelle reconnaissait la hiérarchie et la complémentarité des ordres sociaux, l’absence de liberté personnelle demeurait l’antithèse de la parenté malgré le défi majeur que le triomphe de la Chrétienté a constitué pour l’idéologie de l’esclavage 22. Cette « macule » servile qui dévaluait l’individu dans ses qualités morales durant tout le Moyen Âge n’était toutefois qu’un aspect social dans la vie du non-libre. Sous d’autres aspects comme la religion, servi et nobiles participaient pleinement à la communauté des croyants (sans toutefois occuper la même place à l’intérieur de l’église). Dans la vie quotidienne, peu de choses matérielles pouvaient permettre de distinguer un paysan libre tenancier de son homologue servus, alors que dans le système de castes, l’opposition entre le pur et l’impur envahit tous les aspects de l’existence du brahmane ou de l’intouchable. L’idée que la domination peut trouver sa légitimation dans une tare essentielle des dominés est une figure convenue de l’idéologie politique et sociale. Après leur défaite et leur soumission au début du XIe siècle, les paysans catalans (qui avaient été jusque là libres en majorité) ont vu leur statut légal et social brutalement dégradé en servitude. Les juristes du XIIIe siècle ont justifié le droit de leurs seigneurs à les maltraiter (ius maletractandi) parce que leurs ancêtres avaient prétendument manqué de fidélité au temps de la conquête islamique. Cette couardise légitimait a posteriori leur servitude ! De tels mythes ont été renforcés par des représentations littéraires qui déshumanisaient les populations rurales en les présentant comme des demi-monstres, brutaux, sauvages et inhumains, à l’instar des Juifs, des Sarrasins et d’autres exclus 23. Césaire d’Arles († 542) se faisait déjà l’écho au VIe siècle de l’opinion selon laquelle les paysans, plus exposés que d’autres à la sous-alimentation, au manque d’hygiène, aux 21

Huizinga (1932), Le déclin du Moyen Âge, pp. 75-76. Chapitre 8, pp. 307-312. 23 Freedman (1988), Cowardice. Id. (1992), Sainteté et sauvagerie, cité par Reuter (2000), Nobles and Others, pp. 93-94. 22

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tares physiques, aux maladies honteuses, manifestent ainsi leur nature fondamentalement vicieuse. « La lèpre des enfants est le signe de la luxure des paysans », et les lépreux sont, selon Césaire d’Arles, « surtout des paysans (rustici) car les paysans enfantent dans la luxure » 24. Thegan ne manque pas de dire, dans sa charge contre les évêques qui ont accablé Louis le Pieux en 833, que les plus acharnés à la tâche étaient « ceux qui avaient été élevés aux honneurs à partir d’une honteuse condition servile (ex vilissima servili condicione) », ainsi que « ceux qui, nés de nations barbares, étaient parvenus à de telles positions » 25. Il est vrai que des voix discordantes s’élevaient dans l’Église. Jonas d’Orléans († 843), parlant des humbles, écrit : « La faiblesse de leur corps, la difformité de leur extérieur, la saleté de leurs vêtements, l’infériorité de leurs ressources ne doivent pas nous empêcher de reconnaître en eux des hommes absolument semblables à nous » 26. 2. Classes sociales et groupes de statut Selon Hans-Werner Goetz, il est inconcevable de parler de « classes » (au sens marxiste) parce que « les théories médiévales ne perçoivent pas clairement le rôle de celles-ci dans le processus de production et que, durant le Haut Moyen Âge au moins, il n’y a pas de signes d’une réelle conscience de classe et d’un intérêt commun de leurs membres ». Les clercs étaient convaincus que les croyances et les phénomènes religieux affectaient également toutes les strates de la société. Agobard de Lyon, lorsqu’il dénonce dans les années 820 les « opinions sottes du vulgaire » note que « dans les régions autour de [Lyon], presque tous les hommes, qu’ils soient nobles ou non-nobles, de la ville ou de la campagne, vieux ou jeunes, croient que la tempête et le tonnerre peuvent être produit par la volonté des êtres humains » 27. Il n’y a donc pas de classe « pour soi ». Il serait plus adéquat de décrire la société du Haut Moyen Âge d’après une division en « ordres sociaux » (latin : ordines, allemand : Standen) qui étaient « au moins théoriquement, fondés sur la naissance, sur la fonc-

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Césaire d’Arles, Sermones, 44. Thegan, Vita Hludovici Imperatoris, 43. 26 Jonas d’Orléans, De Institutione laicali, II, 23, cité par Riché (1973), La vie quotidienne, p. 120. 27 Cité par Murray (1978), Reason and Society, p. 15. 25

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tion et, plus important, sur des distinctions légales ». De plus, la pensée médiévale connaissait l’idée d’ordines 28. Classes et ordres dans l’œuvre de Marx Dans L’Idéologie allemande (1845-1846), Karl Marx distinguait soigneusement ordres et classes. C’est surtout avec Friedrich Engels et ses successeurs (y compris une bonne part des historiens du « féodalisme ») que les classes sont devenues des figures obligées de l’histoire des sociétés après la disparition du communisme primitif. Comme l’écrit Maurice Godelier, « l’existence de classes au sens strict suppose l’égalité juridique de tous les membres de la société en même temps que leur inégalité matérielle et sociale dans leurs rapports aux conditions et au déroulement du procès de la production (…). Dans les sociétés à ordres cette égalité de principe n’existe pas (…). Pour que de véritables classes et rapports de classes se constituent, il faut donc précisément que soient abolies les distinctions entre des ordres. En employant le mot « classes » à propos de l’Antiquité et du Moyen Âge, Marx a voulu donner des ordres une image distancée des représentations idéologiques propres à ces sociétés. « Il a voulu les faire apparaître non plus comme des rapports plus ou moins harmonieux, mais comme des rapports d’oppression et d’exploitation, non comme des rapports fondés seulement sur des idées religieuses ou autres, mais comme renvoyant également à une base matérielle déterminée » 29

Il est dangereux d’écarter ou d’accepter l’emploi d’une catégorie historique sur une base linguistique (la présence du « mot » dans le vocabulaire) ou même directement sémantique (son élaboration théorique), car l’historien risque à tout moment l’anachronisme, voire la confusion entre outils d’analyse et objets observés. L’emploi de catégories comme celles de « classes » ou d’« ordres » tire au contraire tout son intérêt de la distance critique que cette mise en ordre des données factuelles introduit dans le travail d’analyse de l’historien. Elles permettent de dresser « l’inventaire des différences » et de focaliser l’attention sur les éléments qui distinguent et qui divisent dans le champ social 30. La catégorie élargit également le champ des inférences. Dans cette mesure, le concept sociologique de « classe » mériterait d’être conservé pour la raison qu’il articule fortement l’étude des phénomènes sociaux et politiques sur l’économie (ou plus largement 28

Goetz (1995), Social and Military Institutions, pp. 452-453. Godelier (1984), L’idéel et le matériel, pp. 300-301. 30 Veyne (1976), L’inventaire des différences, pp. 9-11, 34-37. 29

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sur la vie matérielle), sans écarter pour autant les autres dimensions extra-économiques 31. Il y avait des différences de richesse considérables dans la société médiévale. Si celles-ci avaient des effets déterminants sur la stratification sociale, les contemporains percevaient le statut et la différenciation selon des critères qui ne coïncident pas toujours avec la distribution des ressources économiques 32. C’est ce qui rend précieux le concept de Standen élaboré par Max Weber, parce qu’il permet d’inclure une pluralité de critères dans les fondements théoriques de la stratification sociale : le statut (consommation et distinction sociales), le revenu (classes économiques au sens de Weber) et le pouvoir (élites diri­ geantes). Le concept de Stand (« groupe de statut ») chez Max Weber Beaucoup de commentateurs insistent sur la difficulté de traduire le concept de Stand chez Weber en anglais (status, estate) ou en français (« ordre »). Pour le délester de toute ambiguïté, nous retiendrons comme équivalent français « groupe de statut ». Pour Weber, les personnes qui partagent un style de vie, des modes de consommation, des conventions, un sens spécifique de l’honneur et des positions économiques ou statutaires monopolistiques forment un « groupe de statut ». « La stratification par le statut implique toujours la ‘monopolisation des biens matériels ou idéels ou des opportunités’ ainsi que la distance sociale et l’exclusivisme » 33.

L’œuvre de Weber, plus riche en cela que celle de Marx (qui est demeurée inachevée), apporte un certain nombre d’idéal-types qui peuvent nous aider à mettre de l’ordre dans les faits observés et à percevoir des détails révélateurs dans les attitudes sociales 34. Le concept de groupe de statut nous permet de construire notre examen de la société médiévale et de sa stratification en deux 31

Voir la revendication lucide de la part méthodologique de l’héritage marxien par Wickham (1984), The Other Transition, pp. 3-8. 32 Davies (1988), Small Worlds, pp. 86-87. 33 Kalberg (2002), La sociologie historique comparative de Max Weber, p. 77. La traduction « groupe de statut » est retenue par l’éditeur français de Kalberg, Alain Caillé. Weber (1971), Économie et société, p. 395 (« ordre ». Id. (1998), Essays in Economic Sociology, p. 283 (glossaire : sub verbo ‘status’). La méthode d’affinité et d’antagonisme est utilisée ci-dessous, chapitre 7, pour définir l’aristocratie guerrière comme groupe de statut au Haut Moyen Âge. 34 Les parties les plus significatives de l’œuvre de Weber (1976²), Wirtschaft und Gesellschaft, à propos du féodalisme (pp. 625-653 de l’édition allemande) sont encore indisponibles en français.

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phases : aborder en premier lieu la question des théories et des représentations de l’ordre social, avant d’analyser les critères multiples qui sous-tendent la division en groupes. II. L’ordre social et les ‘ordines’ 1. L  ’ecclesia, comme théorie fonctionnelle d’un ordre social ? Durant le Haut Moyen Âge, la notion de « société chrétienne » constitue un agrégat de concepts et d’idées théoriques assez cohérent. C’est le seul qui soit disponible à ce moment pour penser ou représenter la société dans son ensemble. Il existe bien d’autres formes de groupement ou d’auto-représentation comme la gens ou le peuple, dont l’expression dépasse la simple fonction identitaire ou distinctive pour signifier des formes d’appartenance, de pouvoir et de lien social relativement complexes. C’est le cas de la construction progressive du concept de « peuple Franc » comme système d’inclusion des élites régionales dans le regnum Francorum 35 . De tels agrégats sont d’une nature différente (incomplète ou partielle) par rapport à l’idée de société chrétienne. Ils sont d’ailleurs souvent équivoques, variant en fonction du contexte dans lequel ils sont utilisés (comme la notion de « peuple » ou de « Francs ») 36. Deux images du « peuple législateur » dans les prologues de la Loi salique Le prologue court de la Loi salique qui remonte au début du VIe siècle fait engendrer la loi par un pacte (placuit et convenit) entre les Francs et leurs Grands (proceres). Une version longue de l’époque de Pépin le Bref († 768) commence par un éloge des Francs qui est une allégorie des qualités de l’élite aristocratique : « L’illustre nation des Francs, élue par Dieu, valeureuse sous les armes, constante dans la paix, profonde dans ses desseins, noble de corps, d’une pureté sans tache, d’une prestance sans pareille, intrépide, prompte, intraitable, nouvellement convertie à la foi catholique, indemne de toute hérésie, au temps où elle vivait à la manière des Barbares, sous le coup d’une inspiration divine, chercha la clé de la sagesse en désirant la justice à la mesure de ses capacités et en restant fidèle

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Nelson (1996), The Frankish World, pp. xiii-xxxvi. Voir ci-dessous, p. 41.

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde à la piété. La loi des Francs saliens fut rédigée par des Grands de la nation, alors ses chefs (rectores) … » 37.

La notion de communauté chrétienne (ecclesia) constitue à la fois un point d’inclusion unitaire (l’unité et l’égalité essentielle des hommes à leur naissance, exprimée par Grégoire le Grand († 604) (par exemple : omnes namque homines natura aequales sumus 38) et l’ébauche progressive d’un « système social », c’est-àdire d’un modèle idéologique d’ordre et d’organisation du monde (sans compter la dimension téléologique qui détermine les fins dernières de l’humanité). Prototype de société organisée, le modèle monastique fournit aux intellectuels du temps le moyen d’élaborer une véritable philosophie sociale. Dès le milieu du VIIIe siècle, la législation franque tendra à rétablir la régularité de vie parmi les clercs. Il suffisait « d’étendre la notion religieuse d’ordre (ordo), c’est-à-dire de vie réglée par les anciens canons ou par la Règle de saint Benoît († c.560) à tout l’univers social et d’y déterminer des ordres (ordines), distincts par le genre de vie et les fonctions, de façon à aboutir à une véritable ‘mise en ordre’ des laïcs », à l’image du monde des moines 39. Le temps venu, à partir du IXe siècle, les moines s’institueront d’ailleurs en tant qu’ordre séparé. Ces idées sont discutées et diffusées par les grands textes de la théologie du pouvoir et de la souveraineté dans le milieu romain de la Papauté (durant tout le Haut Moyen Âge) et, à partir du VIIIe siècle, dans l’entourage des Carolingiens. Les thèmes chrétiens sont dominants dans les conceptions de l’autorité et du gouvernement du royaume mérovingien d’époque tardive, comme dans celles de l’Angleterre du VIIIe siècle 40. Ils constituent une des sources d’inspiration fondamentale des capitulaires carolingiens 41 qui expriment la volonté d’organiser la société séculière à 37

Pactus legis salicae, éd. Eckhardt, pp. 2-3. Lex salica, éd. Eckhardt, pp. 2-8. Traduction Tessier (1964), Le Baptême de Clovis, pp. 341-342, revue par Morelle dans Les sociétés européennes (2003), pp. 70-71. 38 Grégoire le Grand, Moralia, XXI, 15. Reydellet (1981), La royauté dans la littérature latine, p. 465. 39 de Clercq (1936), La législation franque, p. 149. Chélini (1997²), L’aube du Moyen Âge, p. 37. 40 Nelson (1993), Les royaumes barbares, p. 131. 41 Capitulaire (latin capitulare) : Décret de l’autorité publique, dont le texte était divisé en articles (en latin : capitulum) et que les souverains francs ont employé pour assurer la publication de mesures législatives ou administratives. Le lexique législatif mérovingien est emprunté au vieux substrat juridique romain – carta,

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partir des normes et des valeurs qui y sont exposées. Les fondements idéologiques de la société chrétienne étaient exprimés avec netteté depuis l’époque de saint Augustin († 430) et de Grégoire le Grand. Il existe toutefois un premier asynchronisme entre un monde inégalement christianisé (entre les élites et les masses rurales par exemple) et sa représentation idéologique comme un tout, qui absorbe l’individu social et se manifeste par le concept unitaire d’ecclesia (non pas l’Église en tant qu’institution, mais la communauté des croyants) 42. Pour parler du processus de construction de la Chrétienté occidentale, les historiens font usage de la notion d’inclusion. Au cours de ce processus, la partie « incluse » de la vie sociale et politique n’a crû que progressivement au Moyen Âge, avec des périodes d’accélération (et sans doute des retours en arrière provi­ soires). Deux figures de la royauté franque, de l’exclusion à l’inclusion dans l’ecclesia Il est permis de considérer l’image du monde de Grégoire de Tours à la fin du VIe siècle dans ses Histoires comme celle d’un univers « inclus » assez étroit, dominé par l’évêque, alors que la figure du decretum, edictum, praeceptum, actum, pactus, constitutio – alors que le mot capitulaire domine presque exclusivement chez les Carolingiens Dans ce sens précis, le terme capitula est apparu pour la première fois au milieu du VIIIe siècle dans le royaume des Lombards, dans un édit de 750 du roi Aistulf († 756) qui y déclare vouloir ajouter de nouveaux chapitres (capitula) aux édits de ses prédécesseurs et, ensuite, en Francie, dans le capitulaire d’Herstal de mars 779. En Francie occidentale, les derniers capitulaires datent du règne de Carloman († 884). Ils continuent à être émis irrégulièrement en Germanie et dans le royaume d’Italie jusqu’aux constitutions impériales du XIe siècle. Les capitulaires présentent une différence profonde avec une « ordonnance » d’Ancien Régime, une loi ou un arrêté actuel. Ordonnances, lois ou arrêtés étaient ou sont des écrits dont le contenu avait ou a force obligatoire ; le texte écrit et la forme dans laquelle il a été promulgué, sont des éléments essentiels de la force obligatoire propre au concept moderne de loi (une loi n’entre en vigueur qu’après avoir été publiée au journal officiel). Dans le droit public carolingien, seul était essentiel l’acte oral du souverain : sa décision, à laquelle, en vertu de son pouvoir de commander (bannus), il donnait ordre d’obéir. Cette décision était le verbum regis. La promulgation était orale ; l’écrit était un simple mode de publication et dissémination. La plupart des capitulaires ont été délibérés et promulgués lors d’une réunion, assemblant les grands ecclésiastiques et laïcs autour du roi. Devroey (2003), Économie, p. 15. 42 « Les prêtres et le peuple sont membres d’une seule et même église ». Hincmar, Opuscula et epistolae quae spectant ad causam Hincmari Laudunensis, 48 : Unius eiusdem ecclesiae membra sunt sacerdotes et populus.

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde monarque apparaît souvent comme exclue avec les notations d’altérité qui accompagnent d’ordinaire ces formes de disqualification (stigmatisation des vices et des attitudes morales, perversion, monstruosité). Toutefois, comme Ambroise de Milan († 397), Grégoire pouvait considérer certains rois comme des membres de l’ecclesia 43. À l’époque carolingienne, le souverain apparaît au contraire au centre du système du monde. Il est le gardien attitré de la pureté de la foi, qui cimentera l’union de tous autour de lui. « Que la paix, la concorde et l’unanimité règnent entre tout le peuple chrétien et les évêques, les abbés, les comtes et nos autres représentants ; entre tous, grands et petits ; car sans la paix, on ne saurait plaire à Dieu ». C’est grâce à cette concorde et à cette « unanimité » que, « fraternellement unis entre eux et au roi, tous formeront un seul corps en Christ et se ménageront, outre tombe, le royaume des cieux » 44. Dans l’Admonitio ad omnes regni ordines, Louis le Pieux poussera jusqu’à l’extrême limite l’application du principe de solidarité des ordines entre eux. Dans le préambule de l’Admonitio, il déclarait que si Dieu lui avait confié la fonction royale (ministerium), chacun, en sa place et en son ordre (in suo loco), participait à la fonction du prince : « D’où il en ressort que je dois être à vous tous celui qui avertit et remet en mémoire (admonitor) et que vous devez être mes collaborateurs (adjutores) ». La formule in suo loco et ordine est volontairement ambiguë ; elle laisse entendre que chacun est à la place du souverain, comme admonitor (et seigneur) à l’égard de ses propres subordonnés 45.

Au XIe siècle, l’ecclesia devient une image sur laquelle vient se modeler la société tout entière au terme d’une vaste et lente entreprise de construction culturelle et religieuse et de mise en ordre systématique du Monde qui appartient d’après Max Weber au processus de rationalisation de l’Occident. La société devient une « totalité » (Einheitskultur), dans laquelle tous les domaines de la vie sociale ont été christianisés, inclus, mis en ordre et pris en charge par le système ecclésial (l’Église, cette fois, en tant qu’institution) 46. Comme système social, la Chrétienté médiévale a constitué un pôle de référence dans la querelle de la modernité. Le Moyen Âge est marqué par la prépondérance de la Gemein­ 43

Buc (2003), Dangereux rituel, p. 114. Admonitio generalis (789), MGH Cap., 1, no 22, 62, 82. 45 Admonitio ad omnes regni ordines (823-825 d’après Boretius, 825 d’après Ganshof), MGH Cap., 1, no 150, traduction (revue) et commentaires de Chélini (1997²), L’aube du Moyen Âge, p. 39. Ganshof (1955), Wat waren de capitularia ?, p. 116. 46 Iogna-Prat (1998), Ordonner et exclure, p. 43. 44

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schaft sur la Gesellschaft, exprimée par l’unité organique de la société au sein d’une communauté et d’un ordre du monde cohérents sous la direction de l’Église 47. Ces idées sont formulées dans la philosophie politique (comme une alternative à l’individualisme de la Renaissance et des Lumières) depuis le discours de Novalis en 1799 (Die Christenheit oder Europa) jusqu’à la médiévistique allemande du XXe siècle (Theodor Mayer, Walter Schlesinger, Karl Bosl) 48. La distanciation par rapport à l’histoire telle qu’elle s’écrit montre que l’étude de l’idée d’ecclesia et de son impact sur le monde réel au Moyen Âge n’est pas sans péril idéologique. Comme le remarque finement Peter von Moos, « l’Église n’est pas avant tout un ‘fait social total’ au sens où l’entendait Durkheim (…) ». La « valeur éternelle de l’individu » est « un des fondements les plus essentiels de l’Église » 49. La société chrétienne est caractérisée par son « ordre » fondamental (ordo), qui assigne une place et une fonction à chacun 50. Dans la militia qu’est la société chrétienne ici-bas, chacun doit s’en tenir à sa place et à son état 51. L’homme fait partie du système du monde, institué par Dieu, qui est un reflet dégradé de l’ordre céleste. Il existe un « rapport d’homologie entre le ciel et la terre, les ordonnances de la société humaine reflètent nécessairement celles d’une société plus parfaite ; elles reproduisent imparfaitement les hiérarchies, les inégalités qui maintiennent ordonnée la société des anges » 52. Ordres et hiérarchisation de la société chez Grégoire le Grand Dans le préambule d’une lettre adressée en août 595 par le pape Grégoire le Grand aux évêques du royaume de Clotaire II († 629) les invitant à reconnaître la primatie de l’évêque d’Arles en matière de discipline ecclésiastique, tout le système social chrétien est exposé dans sa globalité : « La Providence a institué des degrés (gradus) divers et des ordres (ordines) distincts afin que si les inférieurs (minores) témoignent de la déférence aux supérieurs (potiores) et si les supérieurs gratifient d’amour (dilectio) les inférieurs, se 47

Voir chapitre 16. Oexle (1996), Geschichtswisenschaft im Zeichen des Historismus. Id. (2002), L’historicisation de l’histoire. Synthèse par Iogna-Prat (2002), Le médiéviste face aux défis de l’histoire du sens. 49 von Moos (2005), L’individu ou les limites de l’institution ecclésiale, p. 273. Dumont (1991), Essais sur l’individualisme, pp. 35-81. 50 Saint Augustin, De civitate Dei, XIII, 13. 51 Iogna-Prat (1999), « Ordre(s) », DROM, p. 845 52 Duby (1978), Les trois ordres, p. 14. 48

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde réalise la vraie concorde (concordia) et conjonction (contextio : le terme évoque, très concrètement un tissu, une trame) à partir de la diversité. La communauté (universitas) ne pourrait en effet subsister d’aucune manière si l’ordre global (magnus ordo) ne la préservait de la disparité (differentia). Que la création ne puisse être gouvernée dans l’égalité, c’est ce dont nous instruit l’exemple des milices célestes : il y a des anges, il y a des archanges, qui, manifestement, ne sont pas égaux, les uns différant des autres en puissance (potestas) et en ordre (ordo) » 53.

La théorie des ordines s’organisait au VIIIe siècle autour de deux thèmes scripturaires : la parabole des talents selon saint Mathieu 54 († 1er siècle) et la comparaison de l’Église avec le corps humain exposée par saint Paul († c. 62/67) dans l’Épître aux Corinthiens 55. Corps humain, corps social La comparaison du corps social avec le corps humain est reprise à saint Paul par Boniface († 754) dans un de ses sermons : « Dans notre corps, il n’y a qu’une âme, mais nombre de membres différents par leur fonction (officium). De même dans l’Église, il n’y a qu’une Foi, qui doit être mise en œuvre par la charité, mais il y a diverses dignités ayant chacune leur propre service (ministratio) (…). Il y a un ordo des riches, un autre des pauvres, un ordo des vieux, un autre des jeunes, chacun ayant sa propre marche à suivre comme chaque membre a sa fonction dans le corps ». Dans une lettre adressée par Alcuin († 804) au trésorier Meginfred en 796, la liste des talents de la parabole (le don de la parole et celui de la sagesse) est complétée d’éléments nouveaux que chacun est appelé à cultiver sur terre : le don de la fortune (talentum divitiarum), du gouvernement (talentum amministrationis) ou celui de maîtriser un métier (talentum artificii). La métaphore évangélique et spirituelle glisse vers l’énoncé d’une théorie morale de la vie en société qui enjoint à chacun de faire bon usage des dons personnels et des avantages sociaux dans la fonction où Dieu l’a placé 56.

Ces conceptions fondent la reconnaissance de l’existence parmi les hommes de groupes de conditions et de fonctions diverses, de 53

Grégoire le Grand, Epistolae, V, lettre 54, traduction française de Duby (1978), Les trois ordres, pp. 13-14. 54 Mathieu, 25. 55 Paul, I Corinthiens, 12. 56 Boniface de Mayence, Sermones, PL 89, IX, col. 859-862. Alcuin, Epistolae, no 111. Flori (1983), L’idéologie du glaive, pp. 39-45. Chélini (1997²), L’aube du Moyen Âge, p. 38.

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l’inégalité sociale et d’une division verticale (hiérarchisée) de la société. Augustin avait fait remonter les origines de l’inégalité (ou, plus exactement, celles de la subordination dans les rapports sociaux), en particulier l’état de servitude, au péché et non à la nature. Grégoire le Grand rattachait l’inégalité entre les hommes et la sujétion de certains à d’autres à l’inégale distribution du mérite parmi eux et à l’intervention de la providence divine. Tous ceux qui étaient les dépositaires de l’autorité devaient mériter leur position par leurs vertus 57. La vision d’une société d’ordres se traduisait notamment dans la notion omniprésente de relativité et de gradation parmi les groupes humains, exprimée par l’emploi fréquent de comparatifs pour penser les stratifications sociales (melior, fortior, potentior, pauperior…), éventuellement combinés avec d’autres qualificatifs, et par une hiérarchisation en fonction des degrés de la perfection : au plus haut se trouvaient les moines, puis venaient les clercs et, ensuite, les laïcs 58. La qualité se traduisait souvent par l’emploi d’un adjectif (pauper, nobilis) accolé au substantif pour signifier l’appartenance de l’individu à un ordre ou à un état social. L’ordo fondamental (le « grand Ordre » de Grégoire le Grand) était en même temps un système de classification et un ordre hiérarchique. Dans la conception du monde que s’est forgée l’Occident médiéval, le concept d’ordre a une valeur et une portée universelles. Chaque groupement, chaque fonction, chaque métier devient un « ordre » ou un « état » voulu par Dieu. Ces deux mots s’appliquent au Moyen Âge à un grand nombre de phénomènes qui nous paraissent aujourd’hui très dissemblables : les trois ordres, l’état de mariage, de virginité ou de péché, les ordres cléricaux et monastiques, les métiers…. « Dans la pensée médiévale, le concept d’état ou d’ordre reçoit son unité de la conviction que chacun de ces groupes représente une institution divine, qu’il est un élément dans l’organisme de la Création, aussi réel, aussi respectable que les trônes célestes et les puissances de la hiérarchie angélique » 59. Puisque Dieu a assigné une place, une mesure et un poids à chacun, l’ordre du monde engendre une classification des hommes en « groupes sociaux » (ordines) définis par leur fonction (officium, ministerium). Dieu a distribué inégalement les mérites, et le 57

Markus (1993), Les Pères latins, p. 116. Dumont (19913), Essais sur l’individualisme, p. 59. 58 Oexle (1984), Tria genera hominum. 59 Huizinga (1932), Le déclin du Moyen Âge, pp. 69-70.

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bon chrétien doit être satisfait de sa position dans le siècle. Mais d’autre part, ces vues supposaient un certain respect pour chaque fonction indépendamment du rang, ce qui créait en même temps « une conception horizontale » et statique de la société 60. La « physique sociale » d’Hincmar Ces idées sont au centre de la « physique sociale » des penseurs carolingiens qui œuvraient dans l’entourage de Louis le Pieux († 840) et ensuite chez Hincmar de Reims († 882). « Que chacun serve Dieu fidèlement, dans cet ordre dans lequel il est placé » 61. L’homme est d’abord une fonction sociale, voulue par Dieu en vue d’un équilibre rigoureux de la société, qui assure le salut de chacun. Pour remplir sa mission, chaque homme, du roi au servus, reçoit les ressources appropriées à son état. En user avec mesure et sans envier le sort du voisin est le premier devoir social du chrétien. Le ministère royal, tel qu’il a été défini dans les cercles entourant Louis le Pieux ou encore par Hincmar donne au roi la plénitude de la potestas pour assurer l’équilibre et la conservation de la société chrétienne. La cupidité des nantis et la rébellion des démunis sont également condamnables, puisqu’elles constituent d’égales atteintes à l’ordre providentiel de la société. La contradiction est inévitable, pour Jean Devisse, entre ces idées générales et une réalité sociale dans laquelle, « pour l’homme courant du IXe siècle, clerc compris, la fonction est un moyen de s’enrichir et l’ordo, un cadre qui garantit des privilèges ! » 62.

Les historiens (Werner Sombart ou Max Weber par exemple) ont vu la société médiévale comme une société d’une formidable stabilité, basée sur un système de catégories sociales (Standen) stables et fermées, entre lesquelles la mobilité sociale était découragée et, dans les faits, rarement accomplie. La Chrétienté médiévale fera un péché majeur du désir d’échapper à son état. L’idéal serait une société de « manants », (de manere : demeurer), fixés dans leur « état » voulu par Dieu 63. Il était possible de déplorer 60

Goetz (1995), Social and Military Institutions, pp. 454-455. Missi cuiusdam admonitio (801/812), MGH Cap. 1, no 101, 2 : Unusquisque in eo ordine Deo serviat fideliter in quo ille est. Goetz cite l’Admonitio ad omnes regni ordines (823/825), MGH Cap., 1, no 150, unusquisque vestrum in suo loco et ordine partem nostri ministerii habere cognoscatur. Goetz (1995), Social and Military Institutions, p. 454. 62 Devisse (1976), Hincmar, 1, pp. 489-525. Semmler (1990), Renovatio Regni Francorum. 63 Le Goff (1964), La civilisation de l’Occident médiéval, pp. 319-325. Contra Herlihy (1973), Three Patterns, pp. 623-625. 61

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le chaos du monde terrestre, de dénoncer la dégénérescence du clergé ou la décadence des mœurs sans renoncer en aucune sorte à cet idéal fixiste. « Les péchés des hommes pouvaient empêcher sa réalisation, mais celui-ci demeurait le fondement et la directive de la pensée sociale. L’image que le Moyen Âge se fait de la société est statique, non dynamique » (ce qui ne le distingue pas des autres époques historiques pré-modernes !) 64. Si cette vision est avérée au regard de l’idéologie et des représentations, comment ces principes se traduisaient-ils dans la vie matérielle ? Deux points méritent d’être soulevés. Tout d’abord, il a fallu que la Chrétienté passe progressivement du statut de culte à celui de culture (que soit mené à bien le processus d’inclusion de la société) pour qu’elle assume cette fonction d’idéologie dominante. Ensuite, il faut noter que ces principes et ces schémas étaient sans cesse combinés en fonction des finalités diverses des individus et des groupes sociaux. L’ambition personnelle était souvent assimilée à l’avarice ou à l’orgueil, mais ces critiques (fondées sur certaines valeurs religieuses et sur les préjugés de distance sociale entretenus par les strates supérieures) n’ont jamais plaidé pour un système social basé entièrement sur des groupes héréditaires et imperméables. Au regard de l’au-delà, la distribution hiérarchique ne pouvait être ni absolue, ni définitive. Par ses aspects égalitaristes (et dans la perspective de futurs renversements des conditions dans la vie éternelle), le christianisme apportait également aux auteurs médiévaux les bases scripturaires leur permettant de « penser le social en termes de mobilité et de réversibilité » 65. 2. La dichotomie des ordines La notion d’ordre a également servi à dessiner une nouvelle frontière (matérialisée par des droits et des devoirs spéciaux et par un genre de vie distinct) au sein de la Chrétienté entre clercs et laïcs. Le terme d’ordo (« ordre ecclésiastique ») est utilisé pour désigner le clergé dès la fin du IVe siècle, dans le Code théodosien (XVI, 26), puis par le pape Gélase Ier († 496) qui en fait un élément de la dyarchie qui gouverne le monde. Deux ordres (uterque potestas, uterque ordo) régissent le monde ; « l’un, celui des clercs, possède l’autorité (auctoritas), l’autre, celui des souverains, le pou64 65

Huizinga (1932), Le déclin du Moyen Âge, p. 70. Iogna-Prat (1999), « Ordre(s) », DROM, pp. 845-846, 859.

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voir (potestas). Dès lors, le problème est de savoir qui, de l’autorité ou du pouvoir, a la prérogative » 66. Ordo appartient au vocabulaire clérical et s’applique donc en général à un point de vue religieux sur le monde. Au VIIIe siècle, il est devenu un lieu commun pour distinguer l’ordre des clercs de celui des laïcs, le clergé et le peuple (clerus et populus). Un autre système opposait les clerici et les laici sur la base de leur fonction dans la société chrétienne. Comme l’écrit le pape Zacharie († 752) à Pépin III († 768) en 747, « aux princes et aux hommes séculiers et guerriers » revient le soin de lutter contre les ennemis et défendre la province, « aux prélats, aux prêtres et esclaves de Dieu », de veiller aux conseils salutaires et aux prières. Une dichotomie s’installe donc dès le milieu du VIIIe siècle entre deux groupes distincts, les clercs et les guerriers (plutôt que la distinction générale entre clercs et laïcs), les uns priant, les autres combattant (nobis orantibus, et illis bellantibus) 67. Cinquante ans plus tard, Alcuin parlant de l’état de l’Angleterre, mettra en parallèle l’inconduite des clercs et celle des guerriers (bellatores) 68. À la fin des années 810, le jeune Aldric († 857), futur évêque du Mans, est envoyé au Palais pour s’y former à une carrière séculière. Il demande au souverain la permission de quitter son état (la militia secularis) pour rejoindre la militia spiritualis et servir Dieu 69. En 833, Agobard († 840), écrivant à Louis le Pieux, recommande, « face aux troubles de ce temps, que chacun des ordres (utrumque ordinem), le militaire et l’ecclésiastique, soit prêt, c’est-à-dire ceux qui servent dans la milice du siècle et dans les sacrés ministères, les uns pour combattre avec le fer (ad certandum ferro), les autres pour disputer avec le Verbe » 70. Dans la philosophie du pouvoir en Occident, la division essentielle est celle des offices (officia), qui définit le partage des responsabilités à la tête de la société humaine entre l’Église, d’une part, le souverain et les guerriers, d’autre part. La « bipartition fonctionnelle partage en deux corps les seuls rectores. Elle laisse un reste : les sujets » 71.

66

Iogna-Prat (1999), « Ordre(s) », DROM, p. 846. Lettre du pape Zacharie (c.747), Codex carolinus, no 3, p. 480. 68 Alcuin, Epistolae, no 129. 69 Gesta Aldrici, PL 115, col. 7. Depreux (1997), Prosopographie, no 26, p. 97. 70 Agobard, Epistolae, no 16. 71 Duby (1978), Les trois ordres, p. 102. 67

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3. La tripartition : les trois ordres Une division de la société en deux ordres (qui sert de justification aux fonctions des deux groupes dominants de la société médiévale, clercs et guerriers) précède donc de plusieurs siècles la tripartition du monde illustrée par la formule célèbre du poème satirique d’Adalbéron de Laon († 1030) adressé au roi de France Robert II († 1031) : « La maison de Dieu est donc triple, en même temps qu’il faut la croire une. Ici-bas, les uns prient (orant), d’autres combattent (pugnant) et d’autres travaillent (laborant) ; Ces trois fonctions sont ensemble et ne souffrent pas d’être disjointes ; sur le service rendu par l’une repose ainsi l’ouvrage des deux autres, et chacune à son tour prête son appui à toutes » 72. La chronologie de l’élaboration progressive du schéma tripartite est aujourd’hui bien connue grâce aux travaux de Dominique Iogna-Prat notamment. C’est Haymon d’Auxerre (c. 860), qui va puiser le vieux schéma indo-européen dans l’héritage de l’Antiquité païenne, transmis par Isidore de Séville († c.636) et Raban Maur († 856), pour l’appliquer à ses contemporains. La société répartie en trois ordres (IXe siècle) Une tripartition apparaît en 828 dans deux passages du Poème sur Louis le Pieux du moine Ermold le Noir († après 830) : une première fois à l’occasion du couronnement de Louis à Aix en 813 et une deuxième fois à propos de l’arrivée du pape à Reims en 816. Dans les deux cas, l’empereur précède et commande (ordinat) au clergé (clerus), au peuple (plebs/populus) et à l’aristocratie (proceres/senatus). Le souverain se détache de cette trilogie par l’ambivalence de sa fonction. L’onction reçue par Pépin en 754 en a fait un souverain sacré qui peut prétendre depuis sa renaissance à un rôle actif dans l’Église hiérarchique. Il est à la fois un rector et un predicator, voire un prêtre, un roi-prophète sur le modèle de la royauté de l’Ancien Testament. Déjà le pape Étienne II († 757) avait écrit à Pépin en 757 : « Qu’es-tu d’autre qu’un nouveau Moïse et un brillant roi David ? ». Alcuin voit en Charlemagne un pasteur du troupeau chrétien. En 816, en couronnant et en sacrant Louis le Pieux à Reims, le pape l’avait béni avec ces paroles « Béni soit notre Seigneur, qui a permis à nos yeux de voir le second David ». L’onction a fait du roi franc un ordre en soi, en le séparant, par la

72

Adalbéron de Laon, Carmen ad Rotbertum regem, vers 297-300, traduit et commenté par Sassier (2002), Royauté et idéologie, p. 221.

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www.academieroyale.be L’ordre du Monde consécration, du reste des laïcs 73. Une tripartition fonctionnelle apparaît également dans les œuvres de l’évêque Jonas d’Orléans († 843), le De institutione regia et l’Historia translationis sancti Hucberti. Aux deux ordres habituels, il ajoute un troisième, celui des moines. Leurs fonctions respectives est clairement exprimée : l’ordo laicus doit s’appliquer à la justice et assurer la paix de l’Église par ses armes ; l’ordo monasticus a pour vocation de rechercher la paix et le calme pour vaquer à la prière ; l’ordo episcopalis supervise et dirige les précédents de ses conseils 74. La tradition latine des trois ordres avait été transmise au Moyen Âge par Isidore de Séville dans ses Étymologies qui décrivaient les trois tribus romaines créées par Romulus : senatores, milites et plebes. Raban Maur reprend ces distinctions ainsi que le discours isidorien sur la militia, dans le De universo. Entre Raban Maur et Haymon d’Auxerre, les représentations de la société ont pris acte de la décrépitude de l’ancien concept de populus qui conservait encore au début du IXe siècle sa signification ambiguë : le peuple par excellence (les Grands) et le peuple au sens large (l’ensemble des hommes libres). Au début de son Commentaire de l’Apocalypse, Haymon fait des trois parts de la société civile romaine, les trois ordres de l’Ecclesia chrétienne : les prêtres (sacerdotes),emmenés par les évêques, les hommes d’armes (milites) guidés par les princes et la troupe indistincte des producteurs (agricultores) 75. Avant 875, dans les Miracula sancti Germani, Heiric d’Auxerre († c.887) confirme la place des agriculteurs (agricolantes) comme troisième ordre. Par rapport à Ermold, « le clergé ne change pas mais les Grands deviennent les combattants et le peuple cultive la terre ». Sous Louis le Pieux, Jonas d’Orléans maintenait la fiction d’un ordre laïc dévolu à « servir la justice et à défendre par les armes la paix de la sainte Église ». « Mais dans le contexte politique troublé de la fin du IXe siècle, les simples hommes libres cessaient progressivement d’aller à l’armée et la guerre devenait l’affaire

73

Ermold le Noir, Carmina in honorem Hludowici, vers 703 et 858, cité par Le Jan (2001²), La noblesse aux IXe et Xe siècles, p. 199. Chélini (1997²), L’aube du Moyen Âge, p. 41. Sassier (2002), Royauté et idéologie, pp. 125-129. Sur le sacre de Louis le Pieux, Thegan, Vita Hludovici Imperatoris, 16, p. 196. Ullmann (1969), The Carolingian Renaissance, p. 73. Codex Carolinus, no 11, p. 505. 74 Jonas d’Orléans, De institutione regia, 10. Id., Translatio sancti Huberti. Textes cités par Flori (1983), L’idéologie du glaive, p. 49. 75 Isidore de Séville, Etymologiae, IX, 3. Raban Maur, De Universo, XVI, 3, PL 111, col. 452. Haymon d’Auxerre, Expositio in Apocalypsin, PL 117, cité par Iogna-Prat (1986), Le ‘baptême’ du schéma des trois ordres fonctionnels. Id. (1999), « Ordre(s) », DROM, p. 848. Sassier (2002), Idéologie et royauté, pp. 173177.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social exclusive des nobles et de leurs guerriers, des belligerantes d’Heiric d’Auxerre, de l’ordo pugnatorum d’Odon de Cluny († 942) » 76.

À la faveur de l’élaboration progressive du schéma tripartite, les clercs ont construit à partir de la notion antique de militia (qui conservait encore chez Isidore de Séville son acception strictement militaire) l’idée d’une élite parmi les laïcs (les milites Christi) « qui combattent le diable avec les armes et dans le siècle et luttent courageusement contre les vices ». La société chrétienne dans son ensemble est ainsi définie comme une militia au sein de laquelle deux élites participent au même combat, chacune avec ses propres armes 77. La distinction entre la masse des libres (plebs, vulgus) et les Grands (populus) est demeurée longtemps dans une zone de gris. L’Astronome († 840/841) dans sa Vie de l’empereur Louis mentionne à plusieurs reprises les égarements du vulgus se laissant aller à la colère durant l’assemblée de Nimègue de 830 (ut in Neumaga populi convenirent) ou de la plebs menaçant, après que les Grands avaient abandonné l’armée et la cause impériale au « Champ du mensonge » en 833, de courir sus à l’empereur pour plaire à ses fils 78. Les Francs avaient conservé la fiction théorique d’un « peuple » assemblé autour de son roi englobant les Grands et le reste des libres. Nithard († 845) ne manque pas de souligner le particularisme de la société saxonne qui était explicitement divisée en trois ordres (in tribus ordinibus) : « ceux qui appartiennent aux edhilingui, aux frilingi et aux lazzi », ce qu’il traduit en latin par les nobiles, les ingenuiles et les serviles 79. Dans la traduction en vieil anglais du De consolatione philosophiae de Boèce († 524) attribuée au roi de Wessex, Alfred le Grand († 899), et à son entourage, s’exprime l’idée que pour assurer l’ordre dans le royaume, le souverain a besoin de l’aide des gebedmen, des fyrdmen et des weorcmen. Les trois ordres de la société sont considérés par Alfred comme des « outils et maté76

Heiric d’Auxerre, De miraculis sancti Germani episcopi Autissiodorensis, PL 124, cité par Le Jan (2001²), La noblesse aux IXe et Xe siècles, pp. 199-201. 77 Raban Maur, De procinctu romanae militiae. Le Jan (2001²), La noblesse aux IXe et Xe siècles, p. 200. Voir plus bas, pp. 44-45. 78 L’Astronome, Vita Hludovici Imperatoris, 48. 79 Nithard, Historia, IV, 2. Les traductions latines de lazzi sont hésitantes dans les sources carolingiennes : moins-libres, liti (785 et 840) ou non-libres. Rodolphe de Fulda mentionne quatre catégories : nobiles, liberi, liberti, servi (c. 863). Rodolphe/Meginhart, Translatio s. Alexandri Wildeshusam, 1. Goldberg (1995), Popular Revolt, pp. 471-472 et 485.

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riaux » nécessaires à l’accomplissement de l’œuvre monarchique 80. Le schéma est explicitement fonctionnel et renvoie à un système social dans lequel toutes les énergies étaient rassemblées autour du roi pour préserver l’indépendance du Wessex contre l’expansion de la grande armée des Vikings. L’historiographie anglaise du XIXe siècle, qui a fait d’Alfred « le père de la Royal Navy », a sans doute forcé le tableau à propos de l’esprit de résistance et des faits d’armes héroïques des West-Saxons. Le royaume fut sans doute défendu avec une plus grande efficacité, grâce aux efforts d’organisation conduits tant sur terre que sur mer (avec l’aide de bateaux et de marins frisons). La réalisation la plus importante fut la fortification de trente localités (burhs, bourgs), reliées entre elles par des routes militaires (Herepath), dans tout le royaume west-saxon, et le maintien de garnisons régulières. Tout ce programme met en œuvre une logistique qui rappelle les meilleures années du règne de Charlemagne († 814) (la construction de la Fossa Carolina 81), à la fin du VIIIe siècle, et les mesures prises dans les années 865-869 par Charles le Chauve († 877) pour construire une série de ponts fortifiés pour la défense de la Seine et de ses affluents 82. Nous avons conservé une liste des forces disponibles, le Burghal Hidage ainsi qu’une formule qui permettait de calculer la contribution des différents comtés du royaume. Le Burghal Hidage et la défense du Wessex contre les Vikings « Pour la maintenance et la défense d’une largeur d’un acre du mur (22 yards ou environ 20 m), il faut 16 hides 83. Si chaque hide fournit un homme, alors quatre hommes peuvent être affectés à [la construction et à la défense] de chaque perche du mur… ». Cette équation permet de calculer la longueur des murs entourant chaque burh fortifié et le nombre d’hommes nécessaires pour entretenir la garnison. L’ancienne cité de Winchester, avec son enceinte romaine de 3 km était maintenue en état de défense par 2400 hides. Le Hampshire, par exemple, devait fournir 2550 hommes. Longtemps après la disparition de la menace viking, après la conquête normande, la contribution du comté à la taxe royale était toujours 80

King Alfred’s Old English Version of Boethius 17, éd. Sedgefield, p. 40. Le Goff (1968), Note sur société tripartite, p. 81. 81 Fossa carolina : projet de creusement d’un canal inachevé, entrepris sous les ordres de Charlemagne en 793, pour relier les bassins fluviaux du Rhin et du Danube. 82 Voir chapitre 15. 83 P. 423.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social fixée à 2550 hides, ce qui fournit en même temps un merveilleux exemple des talents d’organisateur d’Alfred, et de l’inertie du système d’administration de la royauté anglaise 84.

Le Burghal Hidage montre qu’Alfred était « assez puissant et capable pour organiser son royaume dans une force de défense cohésive unique en Europe, et de mettre sur pied un système d’exploitation royal de la main d’œuvre » (des weorcmen !) 85. Il est permis de s’interroger sur le lien qui peut exister entre cette culture de la raison politique qui caractérise le règne d’Alfred à la fin du Xe siècle et l’émergence d’une représentation fonctionnelle de la société dans son royaume. Sur le Continent, le passage d’une division de la société de deux à trois ordres ne marque pas l’émergence dans les représentations sociales d’un ordre des « guerriers » (dont l’image se dessine avec clarté depuis le VIIIe siècle) 86, mais plutôt celle d’un tiers ordre composé de l’imbelle vulgus (la « masse désarmée », c. 860) 87, des « travailleurs », mêlant les paysans libres et nonlibres. Au début du Xe siècle, Odon de Cluny définit pour la première fois les rapports entre le second et le troisième ordre en assignant au guerrier (laico homini in ordine pugnatorum positum) de « porter le glaive pour défendre le peuple non armé (inerme vulgus) comme il défendrait le bétail innocent des loups » 88. Cette image préfigure la manière dont Adalbéron définit la fonction de la noblesse un siècle plus tard : « Les nobles sont les guerriers, les protecteurs des églises. Ils défendent tous les hommes du peuple, Grands et petits (vulgi majores atque minores), et, par le fait, ils se protègent eux-mêmes ». Chez Adalbéron, la fusion de la paysannerie en un seul groupe social défini par la souffrance et la servitude s’est accomplie : « la loi humaine distingue deux conditions : le noble et le non-libre ne sont pas gouvernés par une loi identique » 89.

84

Hill (1969), The Burghal Hidage, pp. 90-91, cité par James (2001), Britain in the First Millenium, pp. 227-229. Abels (1997), English Logistics, p. 261. 85 James (2001), Britain in the First Millenium, p. 228. 86 Contra Bührer-Thierry (2002), Les sociétés en Europe, p. 73, qui estime que l’ordre des « guerriers » ne commence à émerger réellement dans les représentations sociales qu’à l’extrême fin de la période carolingienne, voire au Xe et même au XIe siècle. 87 Miracula sancti Bertini Sithiensia, 7. 88 Odon de Cluny, Vita Geraldi Auriliacensis, PL 133, I, 8, col. 647. 89 Adalbéron de Laon, Carmen ad Rotbertum regem, vers 245-251.

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La représentation sociale idéalisée des trois ordres s’est donc progressivement imposée dans le courant du IXe et du Xe siècle avant les formulations d’Adalbéron et de l’évêque Gérard de Cambrai († 1051). Elle paraît avoir exercé un pouvoir considérable sur les esprits : Adalbéron considérait qu’aussi longtemps que cette loi prévaudrait, le monde connaîtrait la paix. La tripartition n’était donc pas fonctionnelle (comme c’est explicitement le cas dans la représentation anglo-saxonne du monde, où les trois fonctions sont des outils de la royauté), elle était une fin en soi, garante de l’ordre du monde. Comme l’a fait remarquer Jane Martindale, si ces composantes sociales paraissaient indispensables au fonctionnement harmonieux de la communauté, c’était une conception essentiellement abstraite et statique qui avait peu de relations avec la manière dont la position sociale était évaluée par les contemporains d’Adalbéron (et leurs prédécesseurs carolingiens) ou avec les situations réelles qui prévalaient à l’intérieur de l’ordre des clercs ou de celui des guerriers. Dans la pratique, la plupart des contemporains pensaient la société avant tout en termes de puissance, de richesse et de naissance et pas de fonctionnalité ou de complémentarité des trois ordres 90. Les hommes du Haut Moyen Âge étaient capables de penser l’ordonnancement de la société au travers de répartitions binaires fondamentales, sans d’ailleurs hésiter à utiliser le concept d’ordre pour des définitions tripartites ou quadripartites, voire simplement pour désigner un degré inférieur de la hiérarchie sociale 91. Pour des intellectuels nourris à l’héritage antique, stoïcien et platonicien, comme saint Augustin († 430), l’Univers était une structure ordonnée en deux parties, l’ordre céleste et l’ordre terrestre. Sur cette structure fondamentale, il était aisé de varier les dichotomies, presque à l’infini, séjour terrestre et vie éternelle, chair et esprit, moines et clercs, rois et prêtres, laïcs et ecclésiastiques, et d’opposer spontanément deux états dans l’humain, nobles et ignobles, libres et esclaves, puissants et misérables. Malgré les efforts menés par les penseurs carolingiens (comme Jonas d’Orléans, Raban Maur et Hincmar de Reims) pour ramener ces couples à un système de complémentarité, qui permit d’unifier la société en la ramenant à la notion englobante et inclusive d’ecclesia, les forces d’exclusion et de domination (des non-nobles par 90

Sassier (2002), Royauté et idéologie, p. 221, Martindale (1977), The French Aristocracy, p. 43. 91 Missi cuisdam admonitio (801/812), MGH Cap., 1, no 101 : [Missi] non sibi faciant socios inferioris ordinis homines.

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les nobles, des esclaves, par les libres, des misérables, par les puissants) ont continué à structurer en profondeur la société franque. À la fin du IXe siècle, l’Occident latin n’est pas encore tout entier absorbé par l’Église, comme il le sera à partir du XIe siècle, lorsque se déroulera en parallèle la phase d’exclusion radicale des non-chrétiens, et notamment des Juifs, des Musulmans et des hérétiques 92.

92

Iogna-Prat (1998), Ordonner et exclure.

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Chapitre 2

L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir

Bien souvent, l’ordre institutionnel et l’idéologie du pouvoir ne peuvent être saisis durant le Haut Moyen Âge qu’au travers de la figure du roi, inscrite dans un système du monde, ordonné par Dieu et exposé aux hommes par les clercs. Il est bien difficile pour l’historien d’appréhender le débat d’idées médiéval en dehors de phases critiques comme les révoltes (mais c’est le point de vue du vainqueur qui nous est parvenu) ou de rares écrits polémiques ou idéologiques. Dans la plupart des cas, les autres porteurs laïcs du pouvoir sont définis et mis en scène dans les sources en fonction d’une vision du monde terrestre centrée sur le roi. Nous devons donc considérer la stature politique du souverain jusqu’à la fin du IXe siècle comme un sujet incontournable, mais profondément hypertrophié par la documentation qui nous est parvenue. C’est au moment où ce pouvoir se délite (dans une partie seulement de l’Occident !), à la fin du IXe et au Xe siècle, que l’observateur devrait se placer pour mieux discerner les contradictions et les nuances entre l’image idéalisée du pouvoir et la réalité du moment. I. Le ministère royal et l’Église chrétienne Comme l’illustre l’étymologie donnée au VIIe siècle par Isidore de Séville († 636) (d’après Grégoire le Grand († 604), le roi tire son nom du fait d’agir droitement, justement : « tu seras roi, si tu 47

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agis droitement ; sinon, tu ne seras plus roi » 1. Le roi est donc, au sens premier du terme, le « recteur du peuple chrétien » dans un cadre double, qui est celui du regnum (où il exerce seul la potestas) et de l’ecclesia, rassemblant les « fidèles du Christ, définis comme les fidèles du roi » 2. La fonction royale définie par la théologie chrétienne s’inscrit dans une conception finaliste du monde terrestre. La définition de la société humaine chez saint Augustin Saint Augustin († 430) refusait la définition de la res publica donnée par Cicéron : « une multitude rassemblée par l’acceptation d’une loi (ius) et par la participation à un bien commun » parce que, comme saint Paul, il interprétait la notion de ius exclusivement dans le sens de « justice divine ». La seule société à mériter son nom de res publica résidait dans l’au-delà là où la vraie justice serait parfaitement réalisée par Dieu : « Si on enlève la justice divine, que sont les royaumes, sinon de grandes violences (magna latrocinia) ? ». La société politique est inévitablement mêlée. Augustin éclaircit les rapports entre les deux institutions terrestres fondamentales (l’Empire, l’Église) et les deux cités. – Comme tout groupe humain, ces institutions sont des corps mélangés, contenant à la fois des élus et des réprouvés ; – mais l’Empire est un objet fini, ouvert aux deux cités, alors que l’Église est la Cité de Dieu, dans la mesure où il y a continuité substantielle entre l’Église, « telle qu’elle est maintenant », et l’Église, « telle qu’elle sera alors », avec le retour du Christ et la fin des temps. Paradoxalement, en niant la conception politique de la res publica des Anciens, la théologie de saint Augustin débouche sur une définition neutre de la société, comme une « multitude d’êtres raisonnables unis par leur accord sur ce qu’ils aiment ». – Les valeurs auxquelles adhèrent les hommes sont sans conséquence sur la question de savoir s’ils constituent un groupe qui peut prendre une forme politique (une res publica). – Les deux amours (« Deux amours ont construit deux cités : l’amour de soi au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu au mépris de soi, la cité céleste ») sont exclusifs, mais il existe des valeurs chrétiennes intermédiaires, compatibles avec les valeurs divines, par exemple, la paix terrestre, naturelle, fruit d’une autorité bien acceptée exercée dans le bien commun, qui a son modèle dans la paix éternelle.  

Isidore de Séville, Etymologiae, IX, 4. Le Jan (2002), Le royaume des Francs, pp. 29-30.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir – Le but du gouvernement n’est pas de promouvoir la vie bonne, la vertu, la perfection, mais de chercher à annuler une partie des effets du pêché : « L’ordre social (ordo reipublicae) garde les méchants dans les liens d’une certaine paix terrestre ». Malgré le pessimisme de sa vision de la société terrestre (« l’Enfer sur terre »), la pensée d’Augustin a permis à l’Église d’élaborer une théologie et un modèle d’action politiques positifs, fondés sur le principe que l’Ordre du monde émane de la loi divine : « Il est juste que toutes choses soient parfaitement ordonnées ». « La loi éternelle est la raison divine, où la volonté de Dieu qui ordonne la conservation de l’ordre naturel et défend de le transgresser ». La générosité surabondante de la nature et les réalisations impressionnantes de l’homme le « consolent » de sa déchéance. Mais elles n’assurent pas son salut 3.

Deux cents ans après saint Augustin, Grégoire le Grand occupe une place fondamentale dans la réception de la pensée des Pères latins et grecs dans l’Église occidentale. Bon connaisseur des réalités de la cour impériale de Constantinople par la présence byzantine en Italie et des œuvres des auteurs chrétiens antérieurs, latins et grecs, il hérite de plusieurs des prémisses concernant l’Empire chrétien que l’Église doit accepter comme un aspect nécessaire de l’ordre du monde. Le sacré et le séculier s’interpénétraient dans la vie politique. Toutefois, Grégoire était « tout à fait conscient – cela est particulièrement clair dans sa correspondance – que l’administration civile et l’administration ecclésiastique demeuraient distinctes, bien que chevauchant l’une sur l’autre » 4. Sa pensée associe le roi et l’évêque dans l’action publique, tout en permettant de distinguer, malgré leur homologie fondamentale, la cura regiminis et la cura pastoralis, le soin des hommes et celui des âmes. Nous sommes souvent trop prompts à penser l’Église et l’« État » au Moyen Âge (le roi, les laïcs et les clercs) en terme de totalité, alors que l’Église a toujours conservé une autonomie essentielle par rapport au pouvoir public 5. L’Église médiévale possédait la capacité à poser un autre



Augustin, De civitate Dei, I, 35, IV, 4, XIV, 28 et XXII, passim. Id., Contra Faustum, XXII, 27. Nous suivons ici principalement Markus (1993), Les Péres latins, pp. 88-117 et les remarques de Lasch (2002), Le seul et vrai paradis, p. 44.  Markus (1993), Les Péres latins.  État : le mot français est forgé à l’extrême fin du XVe siècle à partir du latin status qui désigne la position fixe et immuable d’une chose.

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regard sur les choses. Elle pouvait repenser le monde à partir d’elle-même. Une autre source fondamentale de la pensée de Grégoire le Grand est sa familiarité avec les différentes traditions de la vie monastique, la place prééminente qu’il attribue à saint Benoît et à la promotion de sa Règle, et son propre attachement à cet idéal. Sa conception de l’action proposait une voie médiane entre le retrait du monde et l’action séculière, en promouvant un « monachisme d’utilité publique » 6 qui s’articulait sur la vie sociale et politique et l’action missionnaire, tout en préservant sa spécificité de « monde à part ». Le privilège royal d’immunité, qui protège les moines du monde séculier, est la résultante de l’utilité publique du monastère. La définition nouvelle des rapports entre le monachisme et la société permettait tout à la fois de séparer les moines des clercs (en plaçant le monastère à l’abri de l’autorité diocésaine par le soutien et la protection du pouvoir royal), et d’assurer parallèlement son ouverture sur le monde (en précisant ses fonctions sociales comme lieu de salut par la prière, d’échanges, de production, de culture, de mémoire, d’hospitalité et de bienfaisance) 7. L’idéal de la vie monastique selon saint Benoît proposait un modèle de vertu fait d’humilité, d’obéissance et de sens de la collectivité, toutes qualités attendues des agents de la puissance royale. Le monastère joue dès lors le rôle, à côté du Palais, d’une école de formation des élites laïques et ecclésiastiques. Les deux « recteurs » de Grégoire le Grand Les vues de Grégoire sur l’exercice de l’autorité débouchent sur un parallèle entre le ministère du roi, rector et responsable du gouvernement séculier, ceux de l’évêque, pasteur des âmes, et de l’abbé, rector du monastère. Rector est très rarement appliqué, avant Grégoire, aux cadres de l’Église. Opérer ce glissement sémantique de la sphère politique à celle du religieux, « c’est créer l’ambivalence ». C’est peut-être également tenir compte du glissement inverse vers le politique qu’enregistre la fonction pastorale 8. Chez Grégoire, le monastère apparaît comme le microcosme d’un monde bien dirigé (les penseurs carolingiens connaîtront l’idée d’ars gubernandi). La Règle de saint Benoît et la Regula pastoralis de Grégoire étaient des classiques de la littérature « spirituelle » comme de la littérature « politique » figurant en bonne place dans 

Cette belle formule est l’œuvre d’Anne-Marie Helvétius. Nous suivons également ici les idées exposées par Anne-Marie Helvétius.  Sassier (2002), Royauté et idéologie, p. 99. 

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir les bibliothèques et les lectures des souverains et des autres laïcs. Elles ont exposé un modèle où s’intègrent les idéaux de la vie active et de la vie religieuse et les principes de l’éthique et du bon gouvernement. Elles mettaient en exergue une conception de l’autorité tirée d’Augustin, selon laquelle le rector devait savoir comment être utile (prodesse) plutôt que s’imposer (praeesse). L’autorité devait s’exercer avec un soin intentionné (consulendo), et non avec une convoitise du pouvoir et avec orgueil (dominandi cupiditate, dominando). L’autorité et le gouvernement trouvaient leur justification en terme de service et d’utilité pour le peuple 9.

Cette association étroite du religieux et du politique culmine avec le règne de Louis le Pieux († 840). Selon la formule de Pierre Toubert, à l’apogée de la « renaissance » idéologique carolingienne existe une « unité essentielle entre l’Église et l’État », une « conscience unitaire du pouvoir politique ». « Si dans un tel système, le spirituel et le temporel étaient bien conçus, sans doute, comme appartenant à des sphères différentes et donc relevant de niveaux différents de la pratique politique, aucun conflit ni, encore moins, aucun élément structurel de concurrence n’était alors pensable ». L’apport de la papauté à ce système idéologique a été décisif. Son élaboration s’est fait en parallèle avec l’affirmation du pouvoir pontifical fondé sur la restitution à l’Église romaine (qui s’appuie dès le milieu du VIIIe siècle sur la fausse Donation de Constantin) par la puissance royale puis impériale de son pouvoir (possessio¸ potestas, ius disponendi) sur le patrimoine de saint Pierre 10. Les fausses décrétales et la conception des pouvoirs de la papauté Autour de 850, une équipe de faussaires (peut-être des partisans de l’archevêque de Reims Ebbon († 851) déposé en 835), s’attaque à la confection d’une collection de fausses décrétales connues sous le nom de Décrétales pseudo-Isidoriennes. Le but de ce faux est la défense des droits des évêques contre la tutelle des rois et l’emprise des archevêques et des synodes régionaux réunis sur leur ordre. Pour les libérer des pressions de leur environnement régional, les fausses décrétales soulignent la subordination directe des évêques au pape, juge suprême et législateur dont elles exaltent l’image. Vers 864, les Fausses décrétales commencent à être connues et uti

Grégoire le Grand, Moralia, XXVI, 26, 44-48 et XXV, 16, 34. Markus (1993), Les Pères latins, pp. 114-116. Sur le monastère comme microcosme, Sullivan (1998), What was Carolingian Monasticism ? 10 Toubert (2000), La doctrine gélasienne, pp. 398-399.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social lisées à Rome, sous le pontificat de Nicolas Ier († 867) et de ses successeurs Hadrien II († 872) et Jean VIII († 882). Nicolas Ier s’affirme « comme législateur suprême et, en un sens, unique, de l’Église universelle » 11.

Confrontés à la crise du modèle carolingien, d’autres courants de pensée renouent également avec une vision plus dissociée de la fonction royale. Pour Hincmar de Reims († 882), dont les conceptions dominaient le clergé franc occidental dans les années 850/870, le maintien de l’unité de l’Empire chrétien et du gouvernement passait par une étroite coopération entre rois et évêques. Après la disparition de Charles le Chauve, entre 877 et 881, dans le climat de crise sociale et politique généralisée qui a suivi, le vieil archevêque en est venu à souligner la distinction fondamentale entre les deux ordres (clerici/laici). Le Christ a été le dernier roi-prêtre (et le seul à exercer cette fonction dans sa plénitude). Après lui, ces deux fonctions, consubstantielles à la société chrétienne, ont été séparées : aucun roi n’est plus prêtre, aucun prêtre ne peut plus revendiquer la fonction royale. Au IXe siècle, la pensée politique s’inscrit dans une interprétation modérée de la célèbre Epître du pape Gélase Ier († 496) à Anastase, sans intention théocratique. Les références à la « doctrine » gélasienne dans les œuvres de Jonas d’Orléans († 843) et d’Hincmar de Reims sont destinées à démontrer le poids moral et spirituel de l’autorité sacerdotale. Au sommet de la société, il y a une différence de degré dans la responsabilité des clercs et des rois, puisque les premiers sont responsables des seconds et non l’inverse ; ils devront au Jugement divin rendre compte pour les rois eux-mêmes. « Les prêtres sont supérieurs, car c’est seulement à un niveau inférieur (la bassesse des choses de ce monde) qu’ils sont inférieurs » La supériorité du clergé est existentielle (créée par sa fonction), non essentielle (fondée sur un décret divin)  12.

11

Nous suivons ici Sassier (2002), Royauté et idéologie, pp. 179-180. Congar (1968), L’ecclésiologie du Haut Moyen Âge, pp. 206 et sv. 12 Lettre du pape Gélase Ier à l’empereur Anastase, Epistolae Romanorum Pontificum, éd. Loewenfeld, 1, pp. 350-351. Toubert (2000), La doctrine gélasienne, pp. 391-399. Sur Gélase, remarques importantes de Dumont (19913), Essais sur l’individualisme, pp. 63-67.

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II. La question des sources L’étude des institutions politiques franques pose de véritables questions de chronologie et de méthodes. Quand faut-il situer leur maturité ? Dans la continuité des institutions romaines tardives, comme l’ont avancé récemment plusieurs historiens 13 ? Dans une renaissance carolingienne définie, au-delà du domaine de la littérature et de la culture religieuse, comme une vaste tentative de réforme sociale et politique 14 ? Ou, au contraire, dans un processus assez lent et progressif d’institutionnalisation et de christianisation du pouvoir, étalée dans le monde franc du début du VIIe au IXe siècle 15 ? L’histoire politique situe un tournant décisif durant les règnes de Clotaire II († 639) et de Dagobert Ier († 639), durant lesquels la Francie fut réunifiée et pacifiée après la longue période de guerres civiles de la seconde moitié du VIe siècle. Ces événements coïncident avec la maturation des idées religieuses sous l’influence du pape Grégoire le Grand († 604), avec l’expansion sans précédent du monachisme, avec l’appui du pouvoir royal et avec une définition nouvelle des rapports entre l’Église et la res publica (développement des immunités, rappel de l’agrément royal avant la consécration d’un évêque, déjà formulé en 511, etc.). Traitant des sources écrites, l’historien britannique John Michael Wallace-Hadrill qualifie finement Clotaire II et Dagobert de Fredegar’s Kings pour noter que le passage du VIe au VIIe siècle est aussi celui d’une source majeure (Grégoire de Tours † 594) à une autre (le livre IV des chroniques de Frédégaire) 16. Nous hésitons à parler à ce propos, soit d’une véritable mutation institutionnelle, soit d’une simple clarification de phénomènes plus anciens, apportée par un changement de ton et de contenus dans la documentation écrite à partir du VIIe siècle. L’historien est donc directement confronté à son miroir documentaire. La place à part accordée par l’historiographie à l’édit de Paris, élaboré par l’entourage de Clotaire II en 614, tient-elle au caractère novateur du document ou à son statut de premier témoin et de préfiguration des grandes œuvres normatives de 13

Synthèse de ces thèses présentée par leur meilleur avocat dans Werner (1998), Naissance de la noblesse. 14 Ladner (1952), Die mittelalterliche Reform-Idee. Ullmann (1969), The Carolingian Renaissance. 15 Nelson (1977), On the Limits of the Carolingian Renaissance. 16 Wallace-Hadrill (1962), The Long-Haired Kings, pp. 185-231.

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l’époque carolingienne ? Nous n’avons guère de point de comparaison, en amont, durant le VIe siècle, et en aval, avant les premiers capitulaires et les conciles inspirés par Carloman († 755) et son frère, Pépin III († 768). L’édit de Paris d’octobre 614 L’édit de Clotaire II a été promulgué à la suite du concile qui réunit à Paris la majorité des évêques des Gaules : 12 métropolitains sur 17 et 67 évêques sur environ 80 : le plus grand nombre atteint par un concile mérovingien. Immédiatement après, les prélats ont été rejoints sous la présidence du roi par une foule de Grands ; les résolutions ont été délibérées en assemblée. Le capitulaire d’octobre 614, contenant 24 articles exposant les décisions prises (tout en reprenant et en adaptant certains canons du concile), apparaît comme un édit de paix entre le roi et les Grands (avec ce que cela suppose de réparations, de concessions et d’innovations) destiné à assurer le bon fonctionnement du royaume, après la fin des guerres civiles ; il légifère aussi pour l’Église 17. Sa signification politique reste discutée entre Patrick Geary, qui souligne surtout les concessions faites à la noblesse (l’édit confirmerait explicitement « le caractère intensément local du pouvoir en Francie ») et Ian Wood qui l’envisage plutôt dans le cadre d’un dessein du souverain attentif à un fonctionnement efficace du royaume 18.

En poursuivant l’enquête avec d’autres sources, il est possible d’inscrire l’édit de 614 dans un processus d’institutionnalisation à long terme, qui englobe largement la période qui va du début du VIIe au premier tiers du IXe siècles. Eginhard († 840) semble avoir voulu établir une relation de causalité entre le couronnement impérial de Charlemagne († 814) et son souci de renouveler les lois, « transmises jusqu’alors par tradition orale, de tous les peuples placés sous sa domination » 19. En réalité, la volonté d’institutionnalisation des lois nationales exprimée par l’empereur s’inscrivait dans une longue tradition hégémonique. La dilatation du royaume s’était traduite sous les rois mérovingiens successifs depuis le début du VIIe siècle par la mise par écrit des lois des gentes conquises : la codification du Pactus Alamannorum 17

Chlotharii II edictum (614), MGH Cap., 1, no 9. Geary (1988), Le monde mérovingien, p. 181. Contra Wood (1994), The Merovingian Kingdoms, pp. 142-144. Voir aussi Murray (1994), Immunity, Nobility, and the Edict of Paris, qui rapproche (pp. 27-28) le texte du chapitre 12 de l’Édit de Paris d’un passage d’une législation de Justinien de 554 pour l’Italie. 19 Eginhard, Vita Karoli, 29. 18

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(sans doute rédigé sous Clotaire II au début du VIIe siècle) et de la loi des Alamans (à l’époque du duc Lantfrid, entre 712 et 715) ; celle de la loi des Bavarois (datant probablement des années 743744) ; celle des lois des Saxons, des Thuringiens et des Frisons, décidée à la grande assemblée d’Aix-la-Chapelle de 802 20. Le prologue de la loi des Bavarois fait écho au souci de rénovation rattaché traditionnellement à l’atmosphère de « renaissance » de la fin du VIIIe et du début du IXe siècles, dans l’affirmation par le législateur « d’ajouter aux lois ce qui devait être ajouté (…), les modifiant en accord avec la lex christianorum et donnant une loi écrite à chaque gens (…) ; en faisant appel dans le royaume à des hommes sages qui étaient versés dans les lois anciennes » 21. Le même dessein de rationalisation apparaît dans les chapitres célèbres des lois des Alamans et des Bavarois où s’exprime le désir d’organiser d’une manière nouvelle et d’unifier les rapports de production et les charges paysannes au sein des domaines royaux et ecclésiastiques 22. La mise au point d’outils administratifs, comme les premiers recueils de formules, constitue un autre témoin d’une volonté de rationalisation qui préfigure les œuvres administratives et législatives carolingiennes postérieures. Parmi les documents de la pratique, on pourrait également mentionner, comme des indicateurs de la complexité de l’organisation administrative, les documents comptables de Tours datés du dernier quart du VIIe siècle. Shoichi Sato a démontré que ces pièces étaient des comptes et des listes des dettes à percevoir des tenanciers, élaborés à partir d’un inventaire général des biens de Saint-Martin. On pense habituellement que le monde des polyptyques 23 commence avec l’intérêt porté par Charlemagne à l’amélioration de la production des domaines royaux. Sans doute sommes-nous les victimes inno20

Le Jan, « Lois barbares », dans DEMA, 2, p. 905. Lex Baiuwariorum, éd. Heymann, I, 2, p. 202. Souligné par Nelson (1977), On the Limits of the Carolingian Renaissance, pp. 54-55 22 Voir chapitre 11. 23 Polyptyque (syn. Descriptio, Breve) : Inventaire détaillé des biens fonciers d’un grand propriétaire. Divisés en chapitre (brevis), les premiers polyptyques francs remontent au moins au VIIe siècle. Dans leur forme classique, ils décrivent au IXe siècle les composantes de chaque seigneurie (réserve et tenures paysannes), énumère les obligations des tenanciers et détaille parfois leur nom et la composition de leur famille. Une trentaine de polyptyques carolingiens nous sont parvenus. Ils ont été rédigés majoritairement dans les régions situées entre la Seine et le Rhin et dans le royaume d’Italie pour décrire les propriétés de grands monastères. Voir ci-dessous, chapitre 15. 21

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centes d’une erreur de perspective qui nous fait juger la production documentaire mérovingienne à l’aune de la documentation préservée. L’usage courant d’une telle panoplie d’outils de gestion avant le milieu du VIIIe siècle (première mention d’un inventaire des biens de l’Église ordonné par Pépin III † 768) est une hypothèse tout à fait vraisemblable 24. Malgré l’opinion de François-Louis Ganshof, l’usage de l’écrit en matière administrative au VIIe et au VIIIe siècles n’est pas devenu insignifiant 25. Dans la sphère de l’idéologie et de la volonté politique, mais également dans celle de l’élaboration des outils du gouvernement, l’analyse souligne la justesse des hypothèses formulées par Janet Nelson à propos de la continuité d’inspiration et de réalisation administrative et juridique entre les souverains mérovingiens du VIIe siècle et leurs successeurs carolingiens 26. III. Acteurs, lieux et mises en scène du pouvoir politique Le système politique franc peut être caractérisé comme un « patrimonialisme », selon le concept forgé par Max Weber pour désigner une domination traditionnelle dans laquelle le pouvoir, légitimé par l’autorité divine, est exercé par l’autorité personnelle du dirigeant, comme par celle d’un père sur sa maison 27. Les charges et les offices tenus par les fidèles du roi et les pouvoirs qu’ils exerçaient étaient compris comme des droits et des privilèges personnels. Ils émanaient d’une relation directe au dirigeant et non d’intérêts impersonnels ou de valeurs politiques comme c’est le cas dans les états modernes. Les sujets prêtaient le serment public de fidélité pour la durée de la vie du souverain. À tous les échelons de la société aristocratique, les liens d’homme à homme étaient rompus par le décès d’un des protagonistes.

24

Sato (2000), The Merovingian Accounting Documents. McKitterick (1989), The Carolingians and the Written Word, pp. 160-164. Voir chapitre 12, pp. 426430. 25 Ganshof (1967), Charlemagne et les institutions de la monarchie franque, p. 391. 26 Nelson (1977), On the Limits of the Carolingian Renaissance. 27 Le « patrimonialisme » n’est pas un trait à rattacher à une époque ou à une tradition nationale particulière. Weber (1971), Économie et société, 1, pp. 307313. Kalberg (2002), La sociologie historique comparative de Max Weber, p. 140.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir Les inquiétudes d’un vassal malade Eginhard est intervenu par écrit auprès d’un palatin pour le compte d’un certain Frumold, fils d’un comte non identifié, qui ne pouvait se rendre au Palais pour se recommander) à l’empereur Lothaire († 855), comme il l’avait fait jadis à son aïeul, Charlemagne, et à son père, Louis le Pieux. « Frumold (…) accablé par une infirmité plutôt que par la vieillesse – car il souffre d’une continuelle et grave douleur aux pieds – possède en Bourgogne, dans le pagus de Genève, où son père a été comte, un petit bénéfice 28 qu’il craint de perdre si votre bonté ne lui vient pas en aide, parce que l’infirmité dont il souffre l’empêche de se rendre au Palais. Pour cette raison et afin de subvenir à ses besoins, il vous prie de vouloir bien demander au seigneur empereur [Lothaire] l’autorisation de conserver ce bénéfice (…) jusqu’à ce que Frumold, ayant recouvré ses forces, vienne se présenter à lui et se « recommander » suivant l’usage consacré » 29

Cette dimension interpersonnelle des liens entre le roi et les élites explique l’importance du palais royal comme creuset et symbole du pouvoir, où les jeunes aristocrates s’initiaient au service du roi. Comme celui de tout seigneur, le pouvoir du roi s’enracine donc en partie dans sa maison. Le vocable dominus désignait à l’époque classique le maître de la maison (domus). Il correspondait ainsi très exactement au germanique Husherre 30. 1. La fonction royale Le roi est à la fois un père de famille (au sens archaïque du patriarcat restreint), le chef évolué (senior) d’une grande communauté domestique (oikos) et le maître placé par Dieu à la tête de la pyramide terrestre 31. Il faut prêter attention à l’existence de ces trois niveaux qui ont pu servir dans le passé à construire des métaphores sociales et jouent aujourd’hui le rôle de clé d’interprétation pour les historiens.

Bénéfice : bien concédé par un puissant en échange de l’exercice d’une fonction ou d’un service. 29 Eginhard, Epistolae, no 27. 30 Le Jan (1995), Famille et pouvoir, p. 103. 31 Weber (1971), Économie et société, 2, pp. 118-119. 28

57

www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Patrimonialisme et rapports de parenté Les idées de Max Weber ont été peu débattues par les médiévistes francophones. Weber soulignait notamment comment le pouvoir patrimonial s’incarnait dans des liturgies sociales de forme et de nature différentes. Chez les anciens Anglo-Saxons par exemple, les groupes de parenté étaient les interlocuteurs principaux du souverain, auquel ils garantissaient l’obéissance de leurs membres. Mais, le sociologue allemand insistait sur l’importance des liens directs et personnels dans les systèmes politiques qualifiés de « féodaux ». Par contre, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss a exercé une influence immense sur l’approche théorique des phénomènes sociaux et politiques par des médiévistes comme Georges Duby ou Régine Le Jan 32. La nature des relations de parenté exerce un rôle véritablement structurant sur les formes et les représentations du pouvoir et du lien social. « L’harmonie sociale se réalisait (…) d’abord au sein de la famille, avant de s’étendre à toute la société, entendue comme un ensemble de filii, charnels et spirituels (…). Dans la hiérarchie des protections qui soutenait la construction carolingienne du pouvoir, l’empereur, gouvernant l’Empire chrétien, était le père suprême, garant de l’ordre et de la paix, et toute la société devait s’ordonner autour de la fidélité hiérarchique qui remontait jusqu’à lui, puisque tous les hommes libres ont finalement été invités à se choisir un seigneur, un père artificiel, substitut de Dieu, le père suprême, et de son représentant, l’empereur » 33.

L’usage des mots dominus et senior englobe un champ social et culturel immense, dans une dimension d’amour et d’autorité qui dépasse la parenté biologique. Il pénètre les relations entre Dieu et les hommes, entre le roi et ses fidèles, entre le seigneur et ses sujets, entre le mari et sa femme. Les deux formes de parenté (spirituelle et charnelle) sont bâties sur des logiques propres, la première « damant [parfois] le pion à la seconde » 34 . L’éloge des vertus domestiques La métaphore familiale est utilisée par les moralistes carolingiens pour insister sur le devoir d’exemplarité qui s’impose au souverain 35. Le poète Sedulius Scottus († après 860) se fait l’écho de la contre-propagande qui présentait la vie intime de Lothaire II 32

Devroey (2003), Économie, pp. 192-193. Sur les liturgies sociales, Weber (1968), Economy and Society, 2, pp. 1022-1023. 33 Le Jan (1998), Introduction, pp. 10-11. 34 La parenté spirituelle (1995). 35 Le Jan (1998), Introduction, p. 10. Flori (1983), L’idéologie du glaive, pp. 7172.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir comme notoirement désordonnée, à la suite de la répudiation de la reine Theutberge au profit de sa concubine, Waldrade (857-860) 36. Le roi écrit-il, doit exercer son ministère de trois manières : « D’abord en se gouvernant lui-même ; deuxièmement en gouvernant sa femme et ses enfants ainsi que les domestiques de sa maison ; enfin en gouvernant le peuple qui lui est confié ». En 858, Hincmar († 882) et les évêques remontrent à Louis le Germanique († 876) qu’il doit « nourrir, diriger et ordonner sa maison domestique, en sorte que, quand le peuple du royaume y affluera, tous voient comment ils doivent très sobrement, très équitablement et très pieusement se nourrir, se discipliner et se gouverner eux-mêmes et leur maison avec autant d’humilité et de chasteté »  37. Dhuoda († après 843) compare le palais royal à une grande maison qui doit servir de modèle à son fils Guillaume : « Lorsque tu seras adulte, organise ta propre maison selon un ordre légitime, de façon efficace et (…) accomplis tout ce qui concerne la res publica selon l’ordre requis et avec fidélité. La fidélité est un modèle pour la relation de la femme à son mari, de l’enfant à son père, des serviteurs au roi » 38.

Il y a quelque chose de l’idée moderne du panoptique dans la conception du palais d’Aix rapportée par Notker le Bègue († 912) soixante-dix ans après la mort de Charlemagne († 814). Si les demeures des Grands étaient assez vastes et d’une grande hauteur, elles étaient construites autour du palais de telle façon que Charlemagne pût surveiller tous leurs faits et gestes depuis les fenêtres de ses appartements, sans que personne ne l’aperçût. Le roi exerçait sa fonction de discipline aussi bien sur son entourage direct, au Palais, que dans tout l’empire. Il devait en même temps « vivre, juger et agir, même secrètement, comme s’il était constamment en public ». Il était ainsi à la fois omniscient (peritissimus) et exemplaire 39. Un capitulaire réglant la discipline du Palais émis par Louis le Pieux au commencement de son règne mentionne un Ratbert, contrôleur per domos servorum nostrorum à Aix et dans les petits domaines des environs, un Pierre et un 36

Halphen (1947), Charlemagne et l’empire carolingien, pp. 375-395. Sedulius Scottus, De rectoribus christianis, 5. Epistola synodi Carisiacensis ad Hludowicum regem Germaniae directa (858), MGH Cap., 2, no 297. L’étymologie de « roi » (rex a regendo dicitur) est un emprunt à Isidore de Séville, fréquent dans les miroirs du Prince de l’époque carolingienne. Voir par exemple Jonas d’Orléans, De institutione regia, 3. 38 Dhuoda, Liber manualis, III, 4. 39 Notker, Gesta Karoli Magni Imperatoris, I, 30. Nelson (1998), La cour impériale, p. 178. de Jong (2003), Sacrum palatium et ecclesia, p. 1269. 37

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Gunzo chargés de contrôler les maisons des agents du roi. L’officier de la cour chargé des logis contrôle les maisons des Grands quand ceux-ci sont absents 40. L’action de corriger (correctio) en fonction d’une norme (chrétienne) bien déterminée (norma rectitudinis) est un des buts principaux de la réforme carolingienne 41 Il faut souligner vigoureusement l’hétérogénéité des fondements idéologiques des systèmes politiques médiévaux. La société romaine classique était ouvertement patriarcale. La révolution religieuse de l’empire tardif a introduit à côté de la figure du père nourricier, celle du pédagogue, personnifiée par la représentation du Christ comme précepteur. L’image amalgamée du père nourricier et du père spirituel est classiquement celle que l’on décerne au bon évêque. Elle contient « un nombre surprenant d’incidents décisifs sur un même modèle, la rencontre d’un jeune homme seul et ambitieux avec un homme assez âgé pour être son père : c’est (…) Augustin avec Ambroise » 42. Son utilisation dans les miroirs du prince à l’époque carolingienne exprime la nature sacerdotale de la royauté. Dans l’Admonitio generalis de 789, Charlemagne se présenta comme « rector du royaume des Francs et pieux défenseur et auxiliaire de la sainte Église » 43. Le regnum et l’ecclesia n’apparaissent pas tout à fait identiques, mais le rôle dirigeant du roi dans ces deux sphères les rapprochait insensiblement 44. On parlera donc plutôt à ce propos de processus d’inclusion de la fonction royale dans le système religieux que de détermination du système politique par les structures de parenté (exprimées par la métaphore de la parenté spirituelle). La suprématie du roi/empereur est énoncée dans l’homologie dominus Dei/dominus rex, c’est-à-dire dans une vision de la fonction royale qui n’a plus grand rapport avec les structures de parenté. Le sentiment de cohésion entre la structure politique et la dimension religieuse trouve également son expression dans l’habitude, qui s’impose alors, de désigner dans une même formule les fidèles au sens politique et au sens religieux : fideles Dei et regis 45. 40

Capitulare de disciplina palatii Aquisgranensis (820), MGH Cap., 1, no 146 : mansiones episcoporum et abbatum et comitum qui actores non sunt, et vassorum nostrorum. 41 Vanderputten (2001), Een heilig volk is geboren, p. 32. 42 Brown (1971), Le saint homme, p. 94. 43 Admonitio generalis (789), MGH Cap, 1, no 22. 44 de Jong (2003), Sacrum palatium et ecclesia, p. 1254. 45 Epistola synodi Carisiacensis ad Hludowicum regem Germaniae directa (858), MGH Cap., 2, no 297, 5 et 11. Depreux (2002), Les sociétés occidentales, p. 40.

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Nous devons en même temps analyser la notion de domination au Moyen Âge, du point de vue théorique, en tant que rapport social. Comme le note Georg Simmel, plus une notion désigne une forme élémentaire de relation sociale, plus elle désignera « linguistiquement d’elle-même ses contenus ou ses vecteurs ». Ainsi le rapport de domination (dominium, allemand Herrschaft) désigne-t-il en même temps la forme des rapports entre dominants et dominés, les supérieurs (seniores, domini) eux-mêmes et le territoire sur lequel s’étend leur domination. Dans la royauté franque, le pouvoir du roi (dominus rex) reposait sur une domination par la hiérarchie. Les subordonnés se situent par rapport au maître dans des gradations progressives. La forme pyramidale de la société procède de l’intention de Dieu, de sorte qu’elle ne signifie pas que le pouvoir du roi, désigné par sa mission terrestre, s’en trouve affaibli, mais qu’il s’en trouve étendu et renforcé. « Ce n’est donc pas la quantité de domination qui se répartit sur les couches inférieures, celles-ci sont organisées seulement entre elles en degrés de pouvoir et de positions ». Il peut en résulter, conclut Simmel, « une grande solidité de l’ensemble de l’édifice, ses forces portantes convergent vers sa pointe plus sûrement et plus harmonieusement que si elles étaient nivelées devant elle » 46. En théorie, une délégation par le roi de l’exercice du ban (le pouvoir de commander) n’affaiblit pas le pouvoir royal suprême, tout en investissant symboliquement le subordonné de la plénitude du pouvoir. C’est le cas du comte ou de l’envoyé royal (missus) 47 dans l’exercice de leurs fonctions publiques. Le cœur de la relation sociale et politique de domination au Haut Moyen Âge est la notion de commandement (bannus). Aussi l’idéologie carolingienne définit-elle comme domini : « Tous ceux qui sont établis pour commander ») 48. La remarque que nous venons de faire à propos de l’immensité du champ social et culturel englobé par l’idée de domination (à la fois politique et patrimoniale) 49 n’entraîne pas comme conséquence de confusions ou d’intrications nécessaires et continues entre le privé et le public au Haut Moyen Âge. Cette distinction était à son point le plus fort au sommet de la pyramide, c’est-à-dire au niveau du pouvoir royal. 46

Simmel (1999), Sociologie, pp. 181-182 et 619. Missus : le mot a désigné à l’époque mérovingienne les envoyés extraordinaires du roi. L’institution des missi a été généralisée par Charlemagne en 802 pour faire d’eux des agents réguliers de contrôle direct de l’administration locale. 48 Hincmar, De ordine palatii, 10 49 Voir ci-dessus. 47

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Le roi dominait des personnes (il était le roi des Francs, rex Francorum). C’est ce rapport général de sujétion qui déterminait la notion géographique de « royaume » (regnum). Il ressort du caractère universel (tous sont les sujets du roi) et personnel du pouvoir royal que l’espace couvert par l’« État » (défini comme le pouvoir souverain) était sans lacune, ce qui n’était précisément pas le cas des dominations subordonnées 50. Au début du IXe siècle, le comté carolingien, administré par délégation du pouvoir royal, est, en théorie, simplement une projection spatiale de la fonction comtale 51. Le roi exerce son pouvoir sur le populus, les autres domini, sur leur familia 52. La complexité du « pouvoir » (lato sensu) au Haut Moyen Âge provient du fait qu’une partie de ses composantes étaient laissées (la discipline, par exemple et, dans une certaine mesure, le droit de contraindre) à l’autorité patrimoniale traditionnelle (celle du chef de famille, le Husherre), alors que d’autres appartenaient légalement sans ambiguïté à la puissance publique, identifiée au souverain (les obligations militaire, judiciaire et d’impôt). Ceci explique bien sûr qu’il y a une impossibilité épistémologique à parler de « seigneurie banale 53 » 50 Pour

les bases théoriques, voir Simmel (1999), Sociologie, p. 673. le contexte général et les nuances indispensables à apporter à ces considérations théoriques, voir Sergi (2003), La territorialità. 52 Familia : Le terme familia peut signifier dès l’Antiquité à la fois la famille étroite et la famille large unie par le sang, l’ensemble des personnes qui dépendent d’un autre homme, quel que soit leur statut personne et, stricto sensu, le groupe des esclaves domestiques. Cette polysémie se prolonge dans le latin médiéval, où il sert notamment à désigner l’ensemble des individus liés à un seigneur laïque ou ecclésiastique par un lien de dépendance héréditaire. 53 Seigneurie : Les historiens allemands parlent de manière générale de Grundherrschaft pour désigner une institution couvrant, au-delà de la seigneurie foncière stricto sensu, tout le complexe des droits seigneuriaux. Depuis les travaux de Georges Duby, le syntagme « seigneurie banale » s’est imposé en français pour qualifier une institution ayant un caractère d’originalité et de nouveauté par rapport aux formes de domination territoriales antérieures. Après 950-1000, la seigneurie se décline sous deux notions distinctes conceptuellement : la seigneurie foncière (ou domaine) et la seigneurie banale (ou politique). Dans la seigneurie foncière, le seigneur, maître du sol, possède surtout un pouvoir économique sur ses tenanciers : « C’est parce qu’il leur allotit des terres qu’il domine ses dépendants ; ses droits de commandement s’arrêtent aux frontières de son fonds ; et le principal avantage qu’il en tire est, soit de percevoir, à titre de fermages, une part des produits de la culture, soit et surtout d’obtenir de ses tenanciers les prestations de travail qui lui permettront la mise en valeur de sa propre réserve ». La seigneurie banale est issue dans le paradigme historique construit par Georges Duby de l’accaparement, par des seigneurs locaux, d’éléments du pouvoir politique à la faveur de l’effacement des anciennes structures publiques de l’État 51 Pour

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avant la fin du Xe siècle. Par contre, dès que des domini agissent sur des subordonnés, dans une relation de domination découlant de leurs prérogatives domestiques, il faut bien parler de « seigneurs », de « pouvoir seigneurial » et de « seigneurie » 54. Protéger, commander, juger et punir constituent des attributs naturels du pouvoir médiéval, sans qu’il soit toujours possible de savoir quand ces manifestations de puissance relèvent de l’autorité patrimoniale ou de la délégation d’une fraction de l’autorité publique, d’un abus ou d’une usurpation. Les deux mots qui désignent le « seigneur », dominus et senior, renvoient à deux aspects essentiels de la conception chrétienne du monde : 1) la nécessité du commandement ; 2) la hiérarchie comme fondements de la société (chacun doit s’en remettre à son aîné immédiat, à son senior). La définition du « ministère royal » qui a été affinée par les théologiens carolingiens coïncide également avec de véritables expériences de vie de la part d’hommes tels que Charlemagne ou Louis le Pieux. Il serait malaisé de tirer une ligne entre les conceptions religieuses et les idées politiques du premier. Sa volonté de gouverner et d’étendre son pouvoir était inséparable de sa conviction d’être personnellement responsable du royaume de Dieu sur terre et de son dessein de répandre le christianisme et de voir ses sujets vivrent en accord avec la volonté divine. Sa piété et son zèle religieux n’étaient pas des obstacles à sa volonté de puissance 55. Dans la notion de « miroir du prince », les moralistes carolingiens incluent carolingien dans la seconde moitié du Xe siècle. Le noyau de cette seigneurie politique est constitué par les principaux pouvoirs régaliens, délégués auparavant par le roi aux officiers publics comme les comtes : l’aide militaire, la part des cas judiciaires réservée aux tribunaux publics (appelée « haute justice ») et le pouvoir général de commandement exercé par délégation royale (le ban, stricto sensu). D’autres charges très lucratives se sont ajoutées graduellement : droits d’hospitalité (gîte, albergaria), tonlieux (Devroey (2003), Économie, p. 155) sur les routes et les cours d’eau, usage du moulin, taxes sur les transactions commerciales, les ventes et les héritages, etc. En atteignant sa maturité, l’institution seigneuriale a séparé le pouvoir politique de la possession directe du sol, dans la mesure où les droits seigneuriaux se distinguaient désormais de la rente foncière, et où, fréquemment, ils s’exerçaient sur des gens qui n’étaient même pas des tenanciers. L’expression « seigneurie banale » apparaît chez Bloch (1935), La seigneurie lorraine, dans son compte-rendu de Perrin (1935), Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine. Genicot (1943), L’économie rurale namuroise, 1. Duby (1953), La société aux XIe et XIIe siècles, pp. 208-209. Voir en dernier lieu Reuter (2004), Forms of Lordship et Wickham (2004), Defining the Seigneurie. 54 Voir chapitre 13. 55 Nous suivons ici Ganshof (1949), Charlemagne, p. 527. Noël (2001), Charlemagne et la morale du pouvoir, pp. 60-61.

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l’idée que la société est, à son tour, le reflet de l’âme et du comportement du souverain 56. Le roi est un modèle, comme l’est d’ailleurs tout dirigeant (en raison du principe de domination hiérarchique), de telle sorte que chacun des ministres de la res publica est appelé à choisir des délégués à son image pour assurer l’harmonie universelle dans le peuple chrétien. Dès l’origine du régime carolingien, le terme ecclesia a servi à désigner et à définir l’État, incluant le « peuple de Dieu » tout entier. 2.  Le palais royal Le mot palatium désigne à la fois l’entourage royal et le palais (ou plutôt les lieux où le roi vit et gouverne) 57. Les institutions centrales du royaume, le palais et l’entourage du roi forment un tout. La cour des rois francs est normalement itinérante, c’est-àdire qu’elle obéit à un rythme saisonnier. À la fin du printemps et durant l’été, le roi se déplace souvent pour parcourir son royaume, diriger l’armée et pratiquer avec les élites des actes importants de la liturgie sociale et politique comme les assemblées annuelles, la guerre offensive et la chasse. L’hiver, il séjourne plus longuement dans un palais de prédilection. À l’époque carolingienne, les grandes fêtes chrétiennes sont d’ordinaire célébrées dans des cités épiscopales. À la fin de sa vie, Charlemagne († 814) finit par résider continuellement à Aix-la-Chapelle. Les parcours impériaux de son fils sont avant tout concentrés dans la vallée du Rhin moyen. La souveraineté carolingienne repose sur la déambulation du roi. Les itinéraires royaux On connaît assez bien les itinéraires des rois carolingiens. Le nombre élevé et l’ampleur de leurs déplacements ont pu accréditer l’image de « Wanderkönige » et l’idée que ces déambulations étaient liées aux contraintes alimentaires et à la nécessité d’épuiser une à 56

Concilium Parisiense (829), MGH Conc., 1, no 50. L’idée est directement développée par Hincmar de Reims, PL 125, col. 626 : ut a subiectis omnibus ualeant conspici et ad speculi uicem habere… Epistola synodi Carisiacensis ad Hludowicum regem Germaniae directa (858), MGH Cap., 2, no 297, c. 14 : Quia rex iustus, qui iustitiam debet diligere, ministros ac colonos impios et iniquos non debet habere ; sed omnibus in omnes et in suis debet imitationem debitam demonstrare, qui, si ipse Deum dilexerit, omne boni diligent illum, et, si ipse Deum timuerit, omnes mali timebunt illum…. 57 Barbier (1990), Le système palatial franc, pp. 245-249.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir une, les ressources des résidences royales. Régine Le Jan a montré que si Louis le Pieux († 840) a parcouru tout l’empire durant les 26 années de son règne impérial, ses voyages annuels ne le conduisent généralement que dans le Nord de la Francie. Aix domine très largement sur les autres résidences ; l’Empereur peut y séjourner 7 ou 8 mois de suite. Il y passe ordinairement l’hiver (20 hivers sur 26), de novembre à avril, et y prolonge souvent son séjour jusqu’à l’été (10 étés). Louis le Pieux cependant voyage beaucoup. Son aire de circulation se déploie dans la même zone, entre Meuse et Rhin, vers les résidences royales de l’Ardenne et le long du Rhin et de ses affluents depuis Nimègue jusqu’aux Vosges et à l’Ouest, dans les vallées de l’Aisne et de l’Oise. L’Empereur a donc les moyens logistiques de séjourner en permanence avec la Cour dans une capitale. Charlemagne a d’ailleurs passé à Aix les trois dernières années de sa vie 58.

La maison royale était à la fois un lieu de gouvernement, de formation des élites et de cohésion sociale, de pouvoir et de représentation, de convivialité et de familiarité. En temps normal, les palatins devaient se compter à quelques dizaines (sans compter les gardes et les domestiques). Pendant la mauvaise saison, des grands laïcs, des évêques, des abbés revenaient hiverner auprès du roi qui leur demandait conseil et décidait avec eux de sa politique. L’assistance pouvait croître démesurément aux grandes fêtes à Noël et à Pâques. Par les richesses (bibliothèque, collection de reliques, dons prestigieux et animaux exotiques offerts par des souverains étrangers) et par les hommes qu’il réunissait alors, le palais était un microcosme du royaume et de l’univers 59. Le palais est aussi proche, sinon entouré par les forêts 60, espaces « mis en dehors » où le roi pratique la chasse seul ou accompagné de ceux qu’il admet à partager ses activités cynégétiques, comme la mise à mort de certaines bêtes sauvages qui lui sont réservées 61.

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Le Jan (1980), Espaces sauvages. Voir chapitre 15. Guenée, « Cour », DROM, pp. 246-249. Bon exposé d’ensemble et bibliographie à propos du palais dans Depreux (2002), Les sociétés occidentales, pp. 124131. 60 Forêt : la notion de « forêt » (le latin ‘forestis’ est construit à partir de l’adjectif ‘foris’ : en dehors) est utilisée pour signifier un territoire mis en défens, où la chasse est réservée au roi. Le terme apparaît pour la première fois à propos des domaines royaux situés en Ardenne au milieu du VIIe siècle. 61 Guerreau, « Chasse », DROM, pp. 166-178. 59

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Les pièces principales de la maison royale : la chambre et l’aula Dans les Brevium Exempla, la maison royale (sala regalis) est une vaste construction en pierre, avec trois pièces principales, dont l’une sert de salle de réception. Cette aula permet d’assembler toute la compagnie royale, lors des banquets qui permettent de célébrer la paix et la concorde ou de tenir un synode. L’aula d’Aix-la-Chapelle faisait 44 m de long et 17 m de large, celle du palais d’Ingelheim faisait un peu moins de 40 m de long, celle de Paderborn environ 30 m. L’aula du palais mérovingien de Malay (France, Yonne), qui mesurait 19 m sur 8, a pu servir à réunir un synode, sous Thierry III († 688). « Le pouvoir dépend de ce qu’on peut dépenser pour recevoir ses hôtes fastueusement ; vie domestique et représentation sont alors sans cesse mêlées » 62. Les trois demeures royales principales des Brevium Exempla ne possèdent symboliquement chacune qu’un lit complet avec sa garniture. La chambre (qui abrite également le trésor 63) avec le lit où le roi dort constitue l’axe de la maison royale. Cette demeure est conçue comme le château d’Ardres (France, Pas-de-Calais) au début du XIIIe siècle pour « abriter un seul couple procréateur, une seule de ces cellules conjugales qui constituaient la structure fondamentale de la société…. Le reste de la maisonnée, nombreuse, dort ailleurs, dans les recoins, et ceux qui sont mariés logent à l’écart, dans les cabanes de la basse cour ». La disposition des lieux n’établit qu’un lit dans la permanence et la légitimité, celui du maître de maison, pour lequel brûle toujours un feu, d’après les instructions données aux intendants royaux dans le capitulaire de villis 64. 62

Depreux (2002), Les sociétés occidentales, p. 124. Le trésor, dans son acception restreinte, est composé des métaux précieux monnayés ou non, des joyaux et des pierres précieuses. Dans les trésors ecclésiastiques et laïques, il englobe par extension les objets de prix, tissus, vêtements, armes, chevaux et autres animaux de luxe, destinés au décorum et à la liturgie, à la parure personnelle, au service de la table ou à la parade militaire, les reliques, les livres liturgiques ou non et les archives. Lesne (1936), Histoire de la propriété ecclésiastique, 3, p. 90. Bougard (1996), Trésors, p. 161. 64 Le capitulaire de villis est connu par un manuscrit unique qui contient plusieurs écrits transcrits dans le 1er tiers du IXe siècle. Outre le capitulaire, le codex contient dix lettres du pape Léon III à Charlemagne (808-813) et des extraits d’inventaires devant servir de modèles pour la confection de polyptyques. Le capitulaire n’est pas daté. Il ne contient ni nom propre, ni allusion d’aucune sorte à des événements historiques. Il est fait mention à quatre reprises de la reine (regina), ce qui a conduit Marc Bloch à la conclusion « qu’il a été édicté par un souverain qui était marié et qui vraisemblablement portait le titre de roi et non d’empereur ». Ces éléments renvoient aux règnes de Charlemagne roi (770800) ou de Louis le Pieux, roi d’Aquitaine (794-813). L’hypothèse de l’origine aquitaine, un temps défendue par Alfons Dopsch, est aujourd’hui abandonnée. La majorité des historiens attribue la rédaction du capitulaire à Charlemagne, autour de 800. Il faut souligner que le texte n’est pas destiné à l’ensemble du 63

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3. La Cour La Cour est un espace de consécration et de représentation symbolique du pouvoir. Le mot curtis (du latin classique cohors) a une résonance toute domestique, puisqu’il évoque à la fois l’espace clos qui entoure la maison et le petit groupe des intimes. Dans l’espace de la domus royale, le vocabulaire qui désigne les officiers permanents de la cour puise dans celui des fonctions ancillaires. Les mots, renforcés par le rituel de la cour, séparent ainsi clairement la sphère de la parenté (la « famille » royale), de celle de la commensalité. Le cérémonial domestique en vigueur à la cour impose l’accomplissement public de « quelques-uns de ces gestes de déférence – offices d’écuyer, d’échanson, de valet de table – auxquels une époque sensible aux choses vues attachait une haute valeur de symbole : pouvait-il y avoir, pour un chef, manifestation plus éclatante de son prestige et moyen plus délicieux d’en prendre soi-même conscience ? » 65. La terminologie des principaux offices du palais a pu nourrir l’hypothèse que les fonctions du gouvernement central avaient été occupées au départ par de simples domestiques (des esclaves même) qui, peu à peu, auraient élargi leurs attributions jusqu’à jouer un rôle politique 66. La dénomination des offices auliques est certes humble et ménagère, mais ces places sont toujours occupées dans nos sources par des grands aristocrates, qui constituent bien plus qu’un ramassis de favoris et exercent des compétences spécifiques.

domaine royal, mais seulement à la part qui servait directement à l’usage du roi et de la cour. Les brevium exempla contiennent des extraits d’inventaires de biens de l’Église et du fisc royal : 1) un inventaire des biens de la seigneurie bavaroise de Staffelsee, qui dépendait de l’évêché d’Augsbourg ; 1) un inventaire des biens en précaire de l’abbaye alsacienne de Wissembourg et un inventaire de cinq villae groupées autour de la grande curtis royale d’Annappes, près de Lille. Ces textes sont légèrement antérieurs ou contemporains du capitulaire. Dopsch (1921-1922²), Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit. Bloch (1923), L’origine et la date du capitulaire de villis. Ganshof (1949), Observations sur la localisation. 65 Bloch (1940), La société féodale, 1, p. 341. 66 Bosl (1952), Vorstufen der deutschen Königsdienstmannschaft. Thèse toujours évoquée dans Aurell (1996), La noblesse en Occident, p. 29 et Depreux (2002), Les sociétés occidentales, p. 131, dans la ligne de Lot (1927), La fin du monde antique, p. 408 et de Ganshof (1962), Les traits généraux, pp. 99-103.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Les officiers du palais La chambre (ou dort le maître et repose le Trésor) était sous la supervision du chambrier (camerarius) et des valets de chambre (cubicularii), le service de table était confié au chef des échansons (pincerna, buticularii), l’écurie était dirigée par le comte de l’étable (comes stabuli, d’où connétable), ayant sous ses ordres des « valets de chevaux » (marischalk). Tous ces officiers domestiques étaient placés à l’époque mérovingienne sous l’autorité du majordome, le « maire du palais » 67, secondé par le sénéchal (siniskalk, le « plus âgé des domestiques » ou dapifer, le « porte-plats »).

Devant l’unanimité des témoignages, il est permis de penser qu’il s’agissait d’un véritable artifice, d’un jeu social, dans lequel l’humilité du service était mise en scène par référence au décor et aux acteurs imposés par la tradition, celle du chef de famille et de sa maison. Dans ces circonstances, c’était les acteurs et le contexte de la scène sociale qui permettaient de distinguer l’enfant de l’esclave (puer), le sénéchal du domestique blanchi sous le harnais ! L’appartenance à la noblesse de service (Dienstadel) a nécessité le plus haut rang, sans doute dès le début de la période mérovingienne, comme l’avait déjà démontré avec talent Alfons Dopsch 68. À côté des grands aristocrates, qui occupaient les offices auliques, il existait aussi au Palais une suite ou un entourage concret aux contours sociaux plus flous. Comme les autres Grands, le roi vivait entouré de gens armés qui le gardaient, l’escortaient, le défendaient et, au besoin, arrêtaient ses ennemis, les mettaient à la question et les exécutaient. L’appartenance à la cour n’abolissait d’ailleurs pas la distance sociale. Bien au contraire, des rituels comme la distribution des cadeaux par le roi à son entourage veillaient soigneusement à distinguer les rangs.

Maire du Palais : officier chargé de diriger les services du Palais, de veiller à approvisionner la table royale et de superviser l’administration des domaines fiscaux. À la fin du VIe s., il y a trois mairies du Palais correspondant aux royaumes de Neustrie, d’Austrasie et de Bourgogne. 68 Contre l’idée de Marc Bloch, qui faisait de la noblesse « une classe de fait ». Bloch (1940), La société féodale, 2, p. 1. Dopsch (1922/1924²), Wirtschaftliche und Soziale Grundlagen, Id. (1937³), The Economic and Social Foundations, p. 206. 67

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir La distribution des cadeaux à la cour de Louis le Pieux Notker le Bègue († 912) décrit admirablement, à propos de Louis le Pieux († 840), comment ce rituel de la distribution des cadeaux au personnel du Palais renforce les liens et perpétue les hiérarchies : « Là il répartit les dons entre tous les ministri du palais et les serviteurs de la cour royale, à chacun selon son rang, ordonnant de donner aux plus nobles des baudriers, des armes, des vêtements précieux tirés du trésor royal ; aux moins élevés devaient être donnés des manteaux frisons de toutes les couleurs ; enfin aux gardiens de chevaux, aux boulangers et aux cuisiniers des vêtements de lin et de laine avec des épées courtes, selon leurs besoins » 69. Appartenir à la familia royale donnait un lustre supplémentaire aux « gens du roi » (palatini), voire aux dépendants des domaines de la Couronne (fiscalini). L’écuyer, le mitron et le cuisinier du roi reçoivent une épée courte, qui les distinguent à la fois des nobles, armés de l’épée longue, et du simple quidam. À lire un tel récit, on comprend mieux pourquoi tant de capitulaires ou de miracles dénoncent les excès et l’insolence des hommes du roi (même s’ils sont simplement des fiscalini, habitants sur les terres royales) 70 à l’égard des « pauvres » de toute sorte.

Le concept de « proximité royale » (Königsnähe), forgé par les médiévistes allemands, traduit l’appartenance au cercle des familiers directs du souverain (ceux qui peuvent avoir directement accès à lui, sans avoir besoin d’un intermédiaire). Il combine à la fois l’idée de position (y compris la position dans l’espace) et celle de rang social. Dans un univers politique centré sur le souverain, la distance sociale était un facteur essentiel de la manifestation du pouvoir. Le favori (ou l’homme le plus puissant du moment) devient alors le secundus a rege 71. L’accès au roi est minutieusement réglé pour exalter la majesté royale et mesurer la position de chacun des protagonistes. Une audience royale à la cour de Louis le Pieux Le poète aquitain Ermold le Noir († après 830), en exil à Strasbourg, fait mine d’envoyer sa muse, Thalie, auprès de son maître Louis le Pieux pour prendre de ses nouvelles : « En cette nombreuse cour, il se trouvera certainement quelque ami pour vouloir te présenter au roi. Dès que ta bonne fortune t’aura conduite devant lui, tu lui diras ‘Roi vénérable, trois fois je 69

Notker, Gesta Karoli Magni Imperatoris, II, 21. Traduction de Le Jan (1998), Introduction, p. 12. 70 Devroey, (2003), Économie, p. 68. 71 Chapitre 5, p. 207.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social te salue !’. Puis, te prosternant, baise ses pieds avec respect. De son auguste main, il te relèvera sans doute ; et alors, touché de tes grands sanglots et de tes larmes, s’il a quelque souci de moi, il t’ordonnera de parler : ‘D’où viens-tu et qui t’a envoyée en notre palais ? ‘. Et toi, hâte-toi de produire ton message, de dire tout ce que tu as à dire, et, je t’en prie, en peu de mots : les Grands n’aiment pas les longs discours ». Le poème d’Ermold récapitule les éléments principaux d’une audience royale : on n’accède pas seul au souverain, mais on est introduit auprès de lui par un intercesseur et, si possible, un ami ; les marques de respect sont non seulement verbales, mais relèvent aussi d’une gestuelle : prosternation et larmes appellent le souverain à manifester sa faveur à celui qui fait appel à sa bienveillance 72.

La Cour et le Palais forment un creuset et une école de la vie. Elle n’a pas attendu l’époque carolingienne pour servir de centre d’éducation comme le montre au début du VIIe siècle l’entourage palatin de Clotaire II († 629) ou de Dagobert Ier († 639). La formation commence très tôt pour les « nourris » du roi qui y font leur apprentissage militaire (arts de la chasse et de la guerre) ou clérical et s’y imprègnent de la reconnaissance depuis leur plus jeune âge. Ce sont les adulescentuli dont parle Tacite († c.120) dans La Germanie à propos du comitatus : les rois et les princes germains faisaient élever auprès d’eux des jeunes gens de haute naissance. C’était une grande faveur, une dignatio du prince, avidement recherchée par les pères et qui constituait pour eux une preuve et un moyen de crédit. Ces pratiques sont souvent illustrées par les médiévistes à partir d’œuvres carolingiennes comme L’histoire des fils de Louis le Pieux de Nithard († 845) et le De ordine palatii d’Hincmar († 882), mais elle est également très largement attestée dans les vies de saints mérovingiennes 73. La fonction pédagogique du palais Une relation très forte, faite de tous les rituels de partage, se tissait durant les années d’apprentissage entre les nourris, qui partageaient également les jeux des enfants royaux. « La cour est le lieu où le noble crée des solidarités verticales à l’égard du roi et hori72

Ermold le Noir, Carmina in honorem Hludowici, p. 207. Traduit et commenté par Depreux (2002), Les sociétés occidentales, pp. 248-249. 73 Très nombreux exemples rassemblés par Guilhiermoz (1902), Essai sur l’origine de la noblesse, pp. 422-423, depuis la biographie de saint Yrieix († 590) par Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum, X, 29. Nelson (1998), La cour impériale.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir zontale à l’égard de ses pairs » 74 au sein de l’espace social créé par la familiarité (familiaritas). Toutes les hiérarchies s’y entrecroisent. Arrivés à l’âge adulte, le départ de la cour ne rompait pas les liens que les palatins avaient forgés entre eux. En même temps que s’achevait leur formation militaire, le roi cherchait à créer parmi les jeunes guerriers qui l’entouraient au palais, un véritable esprit de corps fait de dévouement au service royal, de solidarité interne, de sens de l’ordre et de la morale. L’hospitalité et la table y avaient leur rôle à jouer. Parmi les vassaux du roi, « il était rare qu’un d’entre eux restât une semaine sans qu’un Grand [officier aulique] l’appelât pour lui offrir l’hospitalité (…) non pas pour satisfaire leur grand appétit de gueule, mais pour créer entre eux des relations amicales et affectueuses » 75.

Les sources du VIIe siècle illustrent le rôle joué par le palais et la chapelle royale 76 dans la formation de l’élite laïque et ecclésiastique. Le Formulaire de Marculf 77 (rédigé au milieu du VIIe siècle) aurait été élaboré d’après sa préface, moins pour servir de canevas pratique pour ceux qui dominent déjà la rhétorique et la dictée des actes que pour former les jeunes aux pratiques administratives (ad exercenda initia puerorum) 78. La comparaison avec l’époque carolingienne paraît notamment s’imposer entre la génération des évêques nourris et formés dans l’entourage de Clotaire II et de Dagobert Ier et les grands prélats du IXe siècle. Cette similitude explique peut-être la prédilection des Carolingiens pour la réécriture des hagiographies mérovingiennes qui leur sont consacrées. Dadon (Ouen † 684) de Rouen, Burgundofaro de Meaux († 643 ou 655), Didier de Cahors († 655), 74

Aurell (1996), La noblesse en Occident, p. 38. Hincmar, De ordine palatii, 27. 76 La chapelle royale tire son nom d’une relique prestigieuse conservée à la cour : le manteau (cappa) de saint Martin, mentionné pour la première fois dans le trésor royal en 679. Elle réunit l’entourage religieux du souverain autour de fonctions liturgiques et administratives. Le roi y recrute bon nombre des dignitaires ecclésiastiques qui occupent les charges ecclésiastiques les plus importantes, à la tête des grands évêchés et des abbayes royales. Par sa nature même, la chapelle royale devait faire de la cour un foyer intellectuel et artistique, un lieu de culture et de foi. Fleckenstein (1959), Die Hofkapelle. 77 Le formulaire de Marculf est une collection de modèles d’actes, réunissant trente-sept préceptes ou jugements royaux et cinquante-deux actes privés, rédigée par le moine Marculf (peut-être de Saint-Denis), dédié à l’évêque de Paris Landri († 657). Utilisant des actes de la pratique, il y remplace les noms par « ille », créant un formulaire qui est encore employé par la chancellerie au VIIIe siècle. 78 Werner (1998), Naissance de la noblesse, p. 286. 75

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Éloi de Noyon († 660) ont occupé des fonctions importantes à la Cour avant de poursuivre leur carrière à la tête de leurs évêchés 79. La formation reçue au palais ou dans les monastères royaux permet d’expliquer l’homogénéité remarquable et la grande qualité du corps des évêques francs dans la première moitié du VIIe siècle. La carrière palatine de saint Arnoul En Austrasie, la biographie d’Arnoul de Metz († avant 641), un des personnages clés de la généalogie des Carolingiens, dessine un parcours similaire de la noblesse palatine à la sainteté. Arnoul fait partie des adolescents « nourris » au palais à la fin du VIe siècle, afin d’y achever leur éducation. Son mentor est un certain Gondulf, rector palatii et consiliarius regis. Il entre au service du roi Theudebert II (595-612) comme administrateur des biens royaux dans six comtés et participe à des opérations militaires. « Arrivé à la trentaine, Arnoul est déjà un homme d’expérience, un diplomate et également un homme politique (…). À la cour de Clotaire II, il fait partie des proches du roi : il est qualifié de domesticus et consiliarius (…) Il est alors marié et à deux fils ». En 614, il est élu évêque de Metz. Il s’agit probablement d’un ordre royal qui assure à un homme sûr et fidèle, le siège vacant de la capitale austrasienne 80. Les nourris se rencontraient également dans l’entourage des Grands comme en témoigne Raban Maur († 856) 81.

4. L’assemblée Le palais avait valeur de microcosme. L’autre pilier des institutions franques était l’assemblée générale du royaume (placitum, synodus, conventus, generalis conventus, generalis populi sui conventus) qui regroupait symboliquement tous les Francs depuis l’époque mérovingienne. L’édit de 614 fut délibéré de cette manière, in synodale concilio 82. Hincmar († 882) fait de l’assemblée générale le véritable point d’équilibre des institutions en écrivant « qu’elle tendait à maintenir l’état stable (status) de tout le royaume ».

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Wood (1994), The Merovingian Kingdoms, pp. 149-158. Feller (2001), L’Église et la société en Occident, pp. 89-113. 80 Feller (2001), L’Église et la société en Occident, pp. 101-106. 81 Raban Maur, De procinctu romanae militiae, 3. 82 Chlotharii II edictum (614), MGH Cap., 1, no 9, 24.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir L’assemblée générale vue par les Annales de Metz (début du IXe siècle) Au milieu du VIIIe siècle, le maire du palais Pépin III († 768) détient la réalité du pouvoir comme prince des Francs. L’assemblée générale annuelle des Francs est toujours présidée par le souverain mérovingien légitime. « Tous les ans aux calendes de mars, le maire du palais (…) tenait une assemblée générale avec tous les Francs selon la coutume des anciens. À cause de la révérence due au titre de roi, il y faisait présider ce dernier jusqu’à ce qu’il ait reçu de tous les Grands parmi les Francs les dons annuels, qu’il eut fait une harangue pour la paix et la protection des églises de Dieu, des orphelins, des veuves, qu’il eût interdit fermement le rapt des femmes, le crime des incendiaires, qu’il eût ordonné à l’armée d’être préparée pour le jour annoncé pour partir. Alors Pépin renvoyait le roi dans sa villa 83 royale (…) pour y être gardé avec honneur et vénération, tandis que lui-même gouvernait le royaume des Francs » 84. Ce texte extraordinaire permet de préciser les éléments constitutifs de la représentation de la fonction royale, dissociés, depuis le milieu du VIIe siècle, entre le roi, facteur de paix et de justice, et le prince (maire du palais), qui débat avec les Grands des questions politiques puis les conduit en armes contre l’une des nations voisines. Le roi mérovingien apparaît « comme un véritable souverain chrétien, maître de la fonction juridico-religieuse avec le pouvoir de faire la loi, de juger et de défendre les églises, de la fonction guerrière avec celui de convoquer l’armée et enfin de la fonction productive, par le biais des dons. Mais il n’exerce que nominalement les pouvoirs » 85

Les Annales de Metz développent l’idée que l’accession au trône des Carolingiens s’est faite en plein accord avec les Francs. Selon les Annales royales des Francs, toutes les décisions étaient désormais prises avec l’accord (consensus) et sur le conseil (consilium) des Francs, c’est-à-dire des Grands qui, maintenant appelés rectores comme le roi, étaient ainsi étroitement associés au minis-

Villa : dans l’Antiquité une maison d’habitation rurale (villa urbana pour l’habitation du maître proprement dite) avec ses bâtiments d’exploitation, formant le chef-lieu d’une ferme ou d’un domaine rural. Par métonymie, villa désigne une propriété foncière appartenant à un dominus. Hésitant à parler de « seigneurie » avant le Xe siècle, les historiens utilisent souvent villa comme synonyme de « grand domaine ». L’allemand utilise tout simplement dans ce sens Grundherrschaft. 84 Annales Mettenses priores, 748. 85 Le Jan (2003), La sacralité de la royauté mérovingienne, p. 1226. 83

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tère royal 86. L’assemblée générale constituait un moment privilégié de consensus politique entre le roi, les Grands et les autres Francs de moindre importance. Elle était également le cadre d’échanges ritualisés entre le roi, distributeur de largesses et les Francs, qui y apportaient les dons annuels. Les fonctions de l’assemblée générale d’après Hincmar Une brève session d’hiver réunissait au palais les « plus considérables d’entre les Grands et les principaux conseillers ». Tournée vers l’avenir, elle traitait en secret de la paix et de la guerre. La grande assemblée annuelle traitait de l’état du royaume. Hincmar est plus net à propos de sa composition que les textes officiels et les annalistes, qui qualifient ordinairement ces réunions d’assemblée du « peuple franc ». Ceux qui participaient à l’assemblée générale étaient tous les Grands (universorum majorum) tant clercs que laïques, « les principaux (seniores) pour délibérer et prendre des décisions ; les plus petits (minores) pour y donner leur adhésion, quelquefois aussi pour en délibérer » 87.

L’assemblée générale était étroitement liée au rassemblement de l’armée. Le plus souvent, elle avait lieu lors de la concentration de l’ost avant une campagne militaire, plus rarement à l’issue de celle-ci. De mars, où ce rassemblement avait lieu encore au début du VIIIe siècle, il fut reporté au IXe siècle au mois de mai. Son caractère de réunion d’obligation est souligné par le rituel des dons annuels et de la remise de cadeaux royaux. Manquer d’assister à l’assemblée générale, sans motifs impérieux, était synonyme de rupture de la réciprocité, voire de rébellion 88. Dons annuels et cadeaux royaux « Tu enverras à l’endroit où je me trouverai au milieu de mai », écrit Charlemagne à l’abbé laïc de Saint-Quentin, Fulrad, « les dons que tu dois (debes) me présenter lors de la prochaine assemblée ». En retour, le monarque remettait solennellement des cadeaux de prestige 89. Les dons annuels, impôts volontaires mais obligatoires, et les cadeaux faits par le roi à ses fidèles sont indissociablement mêlés dans le système de réciprocité fondé sur le don-échange 90. Tout 86

Le Jan (2002), Le royaume des Francs, p. 39. Hincmar, De ordine palatii, 29-30. 88 Loup de Ferrières, Epistolae, 2, no 67 (847). 89 Karoli ad Fulradum abbatem epistola (804-811), MGH Cap., 1, no 75. 90 Devroey (2003), Économie, p. 247. 87

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir manquement à l’obligation de donner et de recevoir aurait fait perdre la face aux protagonistes. Le caractère volontaire du don en fait une obligation honorable. Le don au roi honore celui qui le fait. Il est donné en public durant l’assemblée générale. Un capitulaire de Charlemagne précise que les chevaux qui sont présentés en don au roi doivent porter le nom écrit du donateur 91. Les dons, comme les cadeaux, sont proportionnés au rang social et aux honneurs de ceux qui donnent ou reçoivent. Les fidèles attendent en retour de bénéficier de la gratia du souverain. En 817, lorsqu’il règle le partage futur de son héritage en donnant la primauté sur ses frères à l’aîné Lothaire († 855) (qui se voit reconnaître une autorité à la fois « paternelle et fraternelle »), Louis le Pieux († 840) précise que celui-ci devra « leur réserver un accueil fraternel quand ils lui apporteront les dons annuels et, se rappelant qu’il dispose, avec l’agrément de Dieu, d’une autorité supérieure à la leur, il devra les gratifier, en retour, de cadeaux d’une valeur ellemême plus grande » 92. Il faut passer par le concept de capital symbolique pour comprendre pourquoi, recevant en même temps que leurs dons, le signe d’allégeance de ses frères, Lothaire doit « renchérir » sur leurs dons !

Les assemblées annuelles ont une fonction horizontale (au sens géographique) essentielle. La réunion de personnes venues de toutes les régions est l’occasion pour le roi de s’informer de l’état du royaume et des turbulences et des murmures du peuple (murmur populi), d’y porter remède et de diffuser ses instructions. La remise des dons durant l’assemblée générale était un moment privilégié, où chacun des Francs pouvait accéder au souverain dans un climat de familiarité exceptionnelle qui renforçait la fiction d’un roi « père de son peuple ». Pendant que l’élite du pouvoir (la crème de l’aristocratie et les proches conseillers du souverain) délibérait à l’écart, en l’absence du roi, écrit Hincmar, « celui-ci restant avec la foule recevait les présents, saluait les Grands (proceres), s’entretenait avec ceux qu’il voyait rarement, compatissait aux souffrances des vieillards, se réjouissait avec les jeunes gens et s’occupait des autres choses de même nature tant dans l’ordre spirituel que dans l’ordre séculier » 93. Ce rituel spécifique exprime typiquement l’idée carolingienne qui fait du roi un recours des plus humbles de ses sujets contre l’injustice. 91

Capitula omnibus cognita facienda (801-814), MGH Cap., 1, no 57, 5. Ordinatio Imperii (817), MGH Cap., 1, no 136, c. 5. Résumé par Halphen (1947), Charlemagne et l’empire carolingien, p. 238. 93 Hincmar, De ordine palatii, 35. 92

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L’assemblée sert aussi à construire les éléments de consensus au sein de l’aristocratie. Les capitulaires carolingiens étaient édictés « avec le conseil et le consentement du peuple ». Les décisions étaient préparées au sein du conseil royal limité aux plus Grands du royaume (primores regni). L’idée de consentement ne relevait pas seulement d’une pure rhétorique. Pour définir l’adhésion des participants de moindre importance aux décisions politiques de l’assemblée, Hincmar ajoute que la confirmation n’était pas donnée « par force et aveuglément, mais de leur propre mouvement et avec intelligence » 94. Durant l’âge d’or des institutions carolingiennes, la contrainte institutionnelle reposait donc sur un fondement moral assez fort pour asseoir son autorité sur la légitimité et l’autonomie des individus. Idéalement, ceux qui participaient au processus de décision politique devaient partager un corps de croyance (la res publica chrétienne) et avoir intériorisé ces contraintes par un processus de socialisation, sur lequel repose la notion fondamentale de loyauté vis-à-vis de l’autorité. Il faut considérer le pouvoir « comme un réseau productif qui passe à travers tout le corps social beaucoup plus que comme une instance négative qui a pour fonction de réprimer » 95. Certes, l’histoire politique carolingienne égraine les épisodes de révoltes collectives et de trahisons individuelles parmi les Grands. Toutefois les indices sont suffisants pour conclure non seulement à l’émergence d’une idéologie politique, mais également à sa force de conviction et à l’efficacité du processus de socialisation qui soude la société aristocratique à l’échelle de l’empire franc au début du IXe siècle. Cette idéologie contribue à la cohésion sociale, à côté d’autres facteurs positifs comme la large médiation qui assure le partage du pouvoir entre le roi et les élites, et les effets bénéfiques de la distribution des richesses et des charges qui accompagne la dilatation du royaume franc durant le VIIIe et le début du IXe siècle. La loyauté était quelque chose à gagner et à retenir, mais elle pouvait aussi être en même temps construite et institutionnalisée. Dons de métaux précieux, de joyaux, d’armes, d’animaux, de terres et d’offices étaient utilisés pour rassembler une cohorte d’hommes fidèles autour du roi, en même temps qu’ils fondaient la propre puissance des élites 96. 94

Nelson (1992), Charles the Bald, pp. 43-50. Durkheim (1937²), Les règles de la méthode sociologique. Foucault (1994²), Dits et écrits, 3, p. 149. 96 Reuter (1985), Plunder and Tribute. McKitterick (2001), Politics, p. 34. 95

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La distribution des largesses royales reflète l’intrication, si caractéristique du monde romano-germanique, entre public et privé, institutionnel et interpersonnel. Le riche trésor des Avars, capturé par les Francs en 796, fut utilisé par le roi pour alimenter les cadeaux destinés aux souverains voisins et au pape. Le solde fut partagé « entre les Grands, clercs et laïcs, et les autres fidèles ». La version révisée des Annales royales est plus précise en écrivant que Charlemagne « partagea ces richesses entre les Grands (optimates), les palatins (aulici) et les autres qui servaient comme guerriers dans son Palais (ceterique in palatio suo militantes) ». Les bénéficiaires sont, en d’autres mots, sa propre suite et les magnats. Les Annales de Lorsch parlent d’un partage entre les églises, les évêques, les abbés et les comtes et tous ses fidèles 97. Le déclin de l’impérialisme franc après les années 830 signifie moins de richesses à partager et donc moins de cohésion au sein des élites du pouvoir 98. Les sources diverses de la légitimité royale Par rapport aux trois sources de la légitimité définis par Max Weber : l’autorité de l’éternel hier (le pouvoir exercé en vertu de la tradition), le charisme (l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu) et l’autorité qui s’impose en vertu de la rationalité (au Moyen Âge, le ministère royal justifié par la mission divine et/ou l’idéologie de la res publica héritée de l’Antiquité), les historiens contemporains mettent plus volontiers l’accent sur la troisième. Les rois germaniques du Haut Moyen Âge seraient essentiellement les héritiers de la tradition romaine de l’Antiquité tardive. Leur sacralité originelle (Heil) serait suspecte. Cette évolution est étroitement liée au tournant radical pris par l’historiographie allemande au lendemain de l’effondrement du régime national-socialiste et à la révision du mythe romantique de la Germanentum qui s’ensuivit. L’emprise de la tradition est surtout en cause dans la dimension domestique de la fonction royale. Sa légitimité est renforcée par l’homologie entre l’autorité du roi et celle de chaque maître de maison, symbolisée par un vocabulaire commun (senior, dominus), puissamment renforcé par l’usage de mots identiques pour désigner la personne divine. Le charisme s’exprime dans la naissance, l’appartenance à une lignée royale, les reges criniti (le terme Geblüt, qui signifie « lignée » 97

Annales regni Francorum, 796. Annales Laureshamenses, 795. Reuter (1985), Plunder and Tribute, pp. 80-81. 98 Voyez ci-dessous, chapitre 9.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social tire son origine du mot « sang ») et les vertus inséparables du souverain : justice, vertu guerrière et libéralité. Toute la réflexion chrétienne sur le ministère royal depuis le VIe siècle (chez Grégoire le Grand † 604) s’intègre à une construction idéologique soucieuse de justifier la fonction du roi, minister Dei et de la définir, par rapport à l’Église et à sa mission dans la société 99.

C’est dans les années 800/830 que le système de la redistribution des faveurs fonctionne dans sa forme la plus complète, par l’intermédiaire de pratiques traditionnelles (la familiarité avec le souverain, l’adoption et la nourrice, l’enchaînement des interactions sociales fondées sur le don-échange) et d’autres modes de domination élaborés progressivement depuis le début du VIIe siècle (la vassalité, la recommandation, le serment prêté au souverain et les systèmes de transfert de la terre en échange de la fidélité et du service, comme le don pur et simple, le bénéfice ou la précaire 100). Au même moment, les Carolingiens renouaient avec une formulation plus abstraite de l’État, en tentant d’élaborer et de traduire dans les faits une théorie de l’ordre public et du pouvoir royal de portée universelle. Pour Charlemagne, comme pour ses prédécesseurs, la notion d’« Ordre » (Ordnung) reposait sur la conception d’un « ordre naturel qui devait régner dans la maison d’un paysan, dans un palais royal, dans tout l’empire, parmi les peuples et entre l’Église et l’État » 101. Si, dans son essence, le pouvoir royal de Charlemagne est demeuré celui de son père, certains de ses éléments ont été accentués et même dans une certaine mesure, profondément transformés, par leur systématisation sous la forme d’un programme de gouvernement et de mesures permanentes. C’est ainsi que Charlemagne a mis fortement l’accent sur son pouvoir de commander (bannus) ou d’interdire et de punir les transgressions de ses ordres ou de ses interdictions, en les formulant une fois pour toutes, ou en en faisant des règles de droit.

99

Weber (1959), Le savant et le politique, pp. 111-114. Althoff (2003), Die Macht der Rituale, pp. 9-21. Belle et lumineuse synthèse de ces questions dans Depreux (2002), Les sociétés occidentales, pp. 224-228. 100 Précaire (latin : praecaria) : un contrat de concession de terre sous la forme d’une tenure révocable, demandée par son bénéficiaire (de precari : prier) ; le bien-fonds, objet de cette concession. 101 Percy Ernst Schramm, cité par Ganshof (1967), Charlemagne et les institutions de la monarchie franque, p. 349.

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www.academieroyale.be L’ordre institutionnel : systèmes, liens et lieux du pouvoir Le ban royal Le ban a un caractère général et englobe en principe tous les ordres du roi et, c’est important, ceux qui sont donnés par ses délégués. Chaque chef doit « exercer une action coercitive sur ses inférieurs (suos juniores) afin que ceux-ci, de mieux en mieux, obéissent d’un cœur consentant aux mandements et aux préceptes impériaux ». Tel qu’il est défini au travers du ban, le programme politique de Charlemagne relève en même temps de l’idéal de l’Empire chrétien et de la tradition séculaire de la puissance publique 102 (devoir du roi de faire régner l’ordre et la paix et de protéger et défendre l’Église et les faibles, rappel des crimes inexpiables aux yeux de la société), de la continuité avec l’action de ses prédécesseurs (exécution du service militaire) et du rappel des aspects religieux du gouvernement royal. Quelques-uns des cas de rupture du ban ont été formulés une fois pour toutes et furent répétés à maintes reprises dans les capitulaires. Après son accession à l’Empire (800), Charlemagne a fait de la transgression du bannus, un cas d’infidélité 103.

Après Charlemagne, le ministère royal a fait l’objet d’une véritable construction idéologique, dans les cercles qui entouraient Louis le Pieux et Charles le Chauve. Elle donnait au roi « la plénitude de la potestas, entendue comme une cascade de droits et de devoirs à mettre en œuvre pour réaliser la mise en ordre de la société chrétienne. Le roi était l’image de Dieu. Mais on considérait aussi, et le roi le premier, que tous devaient participer à ce ministerium, chacun selon son ordo, laïque ou ecclésiastique, et chacun selon sa place dans la hiérarchie sociale ». Il s’agissait de « rassembler tous les peuples chrétiens occidentaux en un même ensemble politique, l’imperium christianum sous l’autorité de l’empereur, tout en mettant en ordre la société pour réaliser la Cité de Dieu » 104. Malgré le renforcement de l’administration centrale du Palais, cette dépersonnalisation du pouvoir tentée par Louis le Pieux et ses conseillers semble avoir échoué. François-Louis Ganshof et les historiens de sa génération voyaient avec un certain scepticisme les capacités du pouvoir franc à appliquer un tel programme idéologique. Ils mettaient également en doute la réception réelle de ces idées au sein de la 102 Pactus

pro tenore pacis (511-558), MGH Cap., 1, no 3. cités et analysés par Ganshof (1967), Charlemagne et les institutions de la monarchie franque, p. 355. 104 Point de vue excellemment synthétisé par Le Jan (1998), Introduction, pp. 7-8. McKitterick (1983), The Frankish Kingdoms, pp. 200-227. Semmler (1990), Renovatio Regni Francorum, pp. 144-146. 103 Textes

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haute aristocratie 105. Les modernes insistent au contraire sur la participation effective des élites aristocratiques au gouvernement royal. Les règnes de Louis le Pieux et de ses fils ont fait l’objet d’importantes réévaluations 106. Il n’est plus question aujourd’hui de faire débuter la décomposition de l’empire carolingien aux dernières années du règne de Charlemagne. Avec les « anciens », nous pensons que la théorie du pouvoir élaborée par les grandes figures de la pensée politique du Haut Moyen Âge, de Grégoire le Grand à Hincmar de Reims, est demeurée inaboutie. L’analyse de la vie politique, lorsqu’elle est possible dans les sources, en temps de rébellion ou de conspiration, montre que des discours et des logiques de pouvoir différentes s’affrontaient. Il y avait beaucoup d’ambiguïté, de contradictions, de vacarme et de dissociation idéologique parmi les élites du pouvoir. En proclamant leur volonté d’édifier une société chrétienne et d’agir pour le bien commun, les souverains carolingiens se sont peut-être préoccupés moins de modeler le réel, que d’affirmer de manière spectaculaire la conformité entre leurs intentions et les modèles religieux et idéologiques de leur temps. La publicité faite à la norme remplit alors par elle-même la fonction symbolique de « donner à croire » 107. Les normes doivent être lues à deux niveaux : 1) les principes ; 2) les injonctions et les instructions administratives. En 843, l’incapacité de Lothaire à imposer par la force son autorité « paternelle et fraternelle » à ses frères marque la fin du projet impérial formulé en 817 dans l’Ordinatio Imperii. Déjà Charlemagne parlait de « l’unanimité » indispensable entre tous ses sujets, mais il se regardait, quant à lui, « comme maître absolu des décisions à prendre et comme responsable absolu des décisions à prendre et comme responsable devant Dieu seul de ses initiatives ». En 844, le pape Serge II († 847) faisait désormais dépendre l’équilibre de l’Empire chrétien de la concorde qui devait régner entre eux : « Il n’est pas tolérable que la société de trois frères germains unis dans la même foi en la Trinité s’écarte de la dilection mutuelle et de la commune équité. Si l’un d’eux, préférant suivre le Prince de discorde, se dérobe à la paix générale, c’est à juste titre qu’avec l’aide de Dieu (…) nous prendrons 105 Ganshof

(1948), La fin du règne de Charlemagne. Id. (1963), Le programme de gouvernement impérial. 106 Charlemagne’s Heir (1990). Nelson (1992), Charles the Bald. 107 Burdeau (1979), La politique au pays des merveilles, p. 159. Notre scepticisme est partagé par Vanderputten (2001), Faith and Politics et Id. (2001), Een heilig volk is geboren.

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soin de le châtier de notre mieux ». Les prélats des trois royaumes assemblés rédigèrent un programme à l’intention des rois : « Si vous souhaitez un règne heureux ici-bas et votre salut dans l’autre monde (…), prenez soin de conserver entre vous cette charité dont parle l’Apôtre (…). Le frère aidé par son frère est comme une ville forte… ». Le programme de gouvernement esquissé l’année précédente à Coulaines par les Grands et le clergé de Francie occidentale faisait également l’éloge de la concorde en la faisant reposer, non plus principalement sur la conduite exemplaire du roi-dirigeant (rex/recte), mais en même temps sur l’union des trois composantes de la société politique : le roi, l’Église et les Grands 108. Autour de 900, l’idéal du dirigeant, qui était focalisé auparavant principalement sur la fonction royale, commence à s’élargir aux élites du pouvoir. Dans les capitulaires carolingiens, nombre de passages prolongeaient certes vers les comtes et les personnes investies d’une part de la potestas, les principaux devoirs attachés à la fonction royale. Le roi ne pouvait exercer seul sa fonction de protection et de justice. Il est naturel de trouver mention au niveau de ceux auxquels il avait délégué son pouvoir d’administration et de justice, les principes de l’éthique royale : prononcer leurs jugements selon l’équité et non selon les cadeaux reçus et protéger les faibles 109. « Mais il ne s’agissait que d’un simple prolongement : c’est dans la personne du roi que devaient prioritairement résider les vertus de justice, de clémence et de paix » 110. Dans les visions de l’au-delà, qui circulent en assez grand nombre durant le IXe siècle pour décrire le tourments des âmes des défunts, le roi est traité à part des autres pécheurs parce qu’il a failli à ses responsabilités de dirigeant. Les Grands et les évêques subissent leurs peines en raison de leurs péchés (cupidité, orgueil, avarice, rapines et homicides) et parce qu’ils ont été de mauvais conseillers 111. La Vie de Géraud d’Aurillac († 909), cet exemple précoce de saint laïc, écrite vers 935 par le deuxième abbé de Cluny, Odon († 942), marque un tournant important. En France, le discours 108 Chapitre

7, pp. 246-247. Textes cités et traduits par Halphen (1947), Charlemagne et l’empire carolingien, pp. 318-328. 109 Boniface de Mayence, Sermones, PL, 89, 9, col. 860, cité par Flori (1983), L’idéologie du glaive, p. 44. Les textes à l’appui dans les capitulaires sont rassemblés par Noël (2001), Charlemagne et la morale du pouvoir, pp. 75-77. 110 Sassier (2002), Royauté et idéologie, p. 194. 111 Carozzi (1990), Les Carolingiens dans l’au-delà.

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clérical à propos des responsabilités et des vertus politiques concerne désormais d’autres que le roi. Dans la Germanie ottonienne, l’autorité du roi demeure entière. A l’arrière plan du portrait que dresse Odon, figure le constat d’une faillite de la royauté qui touche à ses missions essentielles de paix, de justice, de protection des pauperes. « L’abbé de Cluny en semble convaincu : tout l’effort de l’Église doit désormais se porter vers l’éducation éthique de cette haute aristocratie qui, dans le tumulte des armes, se dispute la dépouille du roi ». Géraud se conduit en véritable rector chrétien dans la tradition de Grégoire le Grand 112. « Il a donc été permis à un laïc, établi dans l’ordre des combattants, de porter le glaive afin de protéger le peuple sans armes à l’image d’un troupeau innocent face aux attaques nocturnes des loups (…), afin, aussi, de soumettre par droit de guerre ou par contrainte judiciaire ceux que n’a pu soumettre la censure de l’Église » 113.

112 Flori

(1983), L’idéologie du glaive, pp. 108-112. Sassier (2002), Royauté et idéologie, pp. 194-196. La figure de Géraud dans l’historiographie récente est étudiée par Iogna-Prat (2003), La Vita Geraldi. 113 Odon de Cluny, Vita Geraldi Auriliacensis, PL 133, I, 8, col. 64, traduit par Poly, Bournazel (1991²), La mutation féodale, p. 229. Voir aussi chapitre 1, p. 44.

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Chapitre 3

L’ordre familial

L’histoire ne peut être une science que dans la mesure où elle compare, et l’on ne peut expliquer qu’en comparant…. Dès lors qu’elle compare l’histoire devient indistincte de la sociologie. Émile Durkheim, Préface à l’Année Sociologique, 1, 1898, p. III

I. Historiens et anthropologues La famille était le groupe social de base dans l’Occident du Haut Moyen Âge, caractéristique largement partagée dans le temps et dans l’espace. Ainsi que les anthropologues l’ont montré au XXe siècle, la manière dont une société donnée organise ses structures de filiation et d’alliance est fondamentale pour comprendre comment celle-ci fonctionne dans son ensemble 1. Sous l’impulsion de Georges Duby et de Jacques Le Goff, les médiévistes français, sans se départir de leur tradition historiographique très largement empirique, ont soumis leurs recherches et leurs questionnements au regard critique et aux apports théoriques de l’anthropologie de la parenté. Alors que leurs prédécesseurs avaient privilégié les enquêtes sociologiques sur la famille comme unité de résidence, de consommation, de production, cette démarche mettait l’accent, dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, sur les 

Lévi-Strauss (1958), Anthropologie structurale, pp. 303-351.

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relations de parenté et d’alliance et leur rôle central dans le fonctionnement du système social 2. Jusque là, l’évolution des structures familiales restait à peu près ignorée des médiévistes. On s’en tenait à l’idée héritée des sociologues et des économistes, « d’une dissociation progressive des contraintes lignagères, d’un passage quasi-insensible de la famille large de type patriarcal à la famille étroite de type conjugal » 3. Dans cette nouvelle perspective théorique, la parenté joue le rôle d’une structure sous-jacente, c’est-à-dire qu’elle peut déterminer non seulement les formes, mais encore les modes de fonctionnement d’institutions sociales et politiques comme la royauté, les groupes sociaux, les représentations, les conditions du pouvoir et de l’échange, etc. Georges Duby : les relations familiales comme « système du monde » médiéval Le rôle décisif des relations familiales est fortement marqué dans la pensée de Georges Duby dès la publication de L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (1962) : « La cellule sociale élémentaire est la famille. Elle commande la structure [souligné par nous] du village et du terroir, la répartition du travail et de la consommation ». C’est une « société familiale ». Dialoguant vingt années plus tard avec le philosophe Guy Lardreau, Duby note combien les hommes du Moyen Âge ont pensé le corps social d’après des métaphores familiales, pour rêver d’un « livre sur la société féodale, où tout viendrait se mettre en place, en partant des questions sur la transmission héréditaire des biens, le mariage, la mort, l’opposition entre jeunes et vieux, etc. » et conclure que « les relations de parenté constituent le cadre englobant de toutes les relations, et notamment des relations économiques ». Alors que les recherches actuelles insistent surtout sur les aspects horizontaux des rapports de parenté, Duby accordait une attention plus grande aux liens « verticaux », du pouvoir du dirigeant, vu comme celui d’un père, à la « fonction protectrice, conciliatrice et nourricière du seigneur féodal, vu comme celui d’un frère aîné ». Pour Duby, le cadre familial est « peut-être bien le code génétique de la société (médiévale) tout entière », alors qu’avec la naissance de l’État moderne et le début du développement du capital, c’est l’État qui programme les rapports familiaux [et] les rapports de parenté » 4. 

Guerreau-Jalabert, Le Jan, Morsel (2002), De l’histoire de la famille. Jussen (2002), Famille et parenté.  Bonnassie (1981), Les cinquante mots clefs, p. 28.  Duby, Lardreau (1980), Dialogues, pp. 1696-1697.

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L’anthropologie sociale et culturelle a donc largement conquis droit de cité parmi les médiévistes français en s’appuyant sur « l’idée fondatrice de l’altérité » (ne vaudrait-il pas mieux parler de la pluralité des expériences sociales ?) des sociétés médiévales et le comparatisme anthropologique et historique 5. Au-delà du programme d’une « histoire comparée des sociétés européennes » de Marc Bloch, il s’agit de porter le regard beaucoup plus loin, vers des « sociétés et des cultures historiques n’ayant eu aucun contact objectif dans l’espace ni dans le temps et aucune influence directe les unes sur les autres ». C’est « par ce détour chez l’autre – le radicalement autre – que l’historien prend conscience de la relativité de ses objets comme de ses propres concepts et de son vocabulaire. Or, cette conscience critique est d’autant plus nécessaire dans le cas de l’historien « occidentaliste » qu’il étudie des stades antérieurs de sa propre civilisation » 6. Cette justification d’une nécessaire « mise à distance » est en même temps au cœur des critiques dirigées contre l’anthropologie historique. Car le danger est grand, en faisant le détour par d’autres sociétés, d’emprunter des schémas d’explication, des enchaînements de causalité ou des structures qui leur sont spécifiques. L’anthropologue embrasse d’un coup d’œil la société primitive qu’il étudie, la saisissant dans tous ses aspects. Sans doute, le comparatisme anthropologique est-il un des moyens les plus efficaces de mettre la réalité immédiate à distance, mais du même coup, il risque de produire un effet de « déshistoricisation et, par là, d’éternisation » et de favoriser une vision holistique de la réalité sociale. Ainsi, l’anthropologie historique, dans son projet même, tend paradoxalement à naturaliser des institutions historiquement et socialement déterminées 7. Le terrain de chasse de l’anthropologue englobe le plus souvent des sociétés statiques (ou froides) et peu ou pas affectées par la culture occidentale 8. Ce n’est précisément jamais le cas dans l’observation des sociétés médiévales. Les systèmes de parenté médiévaux ont évolué dans un contexte d’acculturation entre les mondes romain et germanique, tout en prenant en compte progressivement les idées chré

La thèse de Régine Le Jan, publiée en 1995 est sous-titrée : « Essai d’anthropologie sociale ». Jean-Claude Schmitt sous-titre un recueil d’articles paru en 2001 : « Essais d’anthropologie médiévale ». Le Jan (1995), Famille et pouvoir. Schmitt (2001), Le corps, les rites.  Schmitt (2001), Le corps, les rites, pp. 5-17.  Lenoir (2003), Généalogie de la morale familiale, p. 28.  À l’exception notable Goody (1985), L’évolution de la famille.

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tiennes de moralité (elles-mêmes marquées la morale sexuelle fondée sur la conjugalité qui se diffuse à Rome à partir du IIe siècle) 9. Le temps de l’historien et celui de l’anthropologue Les questions de méthode soulevées par l’étude des phénomènes sociaux dans leur dimension anthropologique et historique restent entières. Les sciences sociales se distinguent par l’emploi de deux catégories de temps. L’ethnologie, note Claude Lévi-Strauss, fait appel à un temps « mécanique », c’est-à-dire réversible et noncumulatif : dans le modèle d’un système de parenté patrilinéaire, rien n’indique s’il a toujours été patrilinéaire ou s’il a été précédé par un système matrilinéaire ou encore par toute une série d’oscillations entre les deux formes. Par contre, le temps de l’histoire est « statistique » ; il n’est pas réversible et comporte une orientation déterminée. « Une évolution qui ramènerait la société italienne contemporaine à la République romaine serait aussi inconcevable que la réversibilité des processus qui relèvent de la deuxième loi de la thermodynamique ». L’histoire étudie et tente d’expliquer les phénomènes de transformation, ce qui inscrit les modèles qu’elle construit dans une dimension de relativisme temporel. L’anthropologie construit des modèles dans lesquels le temps ne joue aucun rôle 10.

Les modèles qui nous servent de paradigmes de recherche sont d’ailleurs souvent des clichés, effaçant les contradictions et les différences dans le temps et dans l’espace. Il en va ainsi de l’opinion commune sur la famille romaine, gentilice et patriarcale : « Dès le second siècle avant notre ère, la famille est nucléaire : les nouveaux mariés n’habitent pas chez leur chef de clan. La famille patriarcale selon Frédéric Le Play n’existe pas plus dans la Rome historique que sous notre ancien régime. On a mêlé trois problèmes : la taille de la famille (elle est nucléaire), les structures de droits (l’autorité du père peut s’exercer sur des enfants ou petitsenfants qui n’habitent pas chez lui), la place du chef de famille dans la société globale » 11. Le programme des recherches sur la parenté a été admirablement exposé par Georges Duby en 1967. Sa lecture montre 

James (1982), The Origins of France, p. 73. Lévi-Strauss (1958), Anthropologie structurale, pp. 314-315. Voir aussi les remarques d’Elias commentées dans Devroey (2003), Économie, p. 12 et note, à propos de la notion de continuum évolutif. 11 Veyne (1978), La famille et l’amour, p. 35. 10

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qu’une histoire de la parenté médiévale reste largement hors de notre portée. Un inventaire des recherches sur les structures de parenté et la noblesse « De telles recherches s’orientent naturellement dans deux directions parallèles. Elles visent à mieux connaître l’état réel, concrètement vécu, des relations de parenté, en observant l’évolution démographique de la famille, sa fortune, son implantation (lieux de résidence, lieux de sépulture), ses pouvoirs, ses alliances, sa plus ou moins grande dispersion, tous les signes, surnoms patronymiques ou emblèmes héraldiques, qui manifestent extérieurement la cohésion de ses membres. Mais ces recherches visent également à découvrir comment les hommes de cette époque et de ce milieu se représentaient eux-mêmes leur parenté et leur propre situation au sein du groupe ; elles entendent reconstituer l’image mentale des rapports familiaux, pour confronter enfin ces formes idéales à la réalité vécue. D’une telle étude, l’un des instruments de base est, de toute évidence, la généalogie ». Or, conclut Georges Duby, on ne dispose avant le XIIe siècle que de généalogies reconstruites après coup par les historiens, « alors que les généalogies [composées par les contemporains] apportent, elles, un témoignage fondamental sur une psychologie de la famille, sur la manière dont étaient sentis à l’époque même les liens de parenté (…). Ces représentations traduisent une certaine conscience de la cohésion familiale ; en outre (…), elles ont fixé durablement cette conscience, elles se sont imposées durablement aux membres du groupe et ont guidé dans une certaine mesure leur conduite pendant les générations ulté­ rieures » 12.

Dans la plupart des cas, nous ne possédons pas les matériaux empiriques pour répondre à ce questionnaire avant les XIe-XIIe siècles. Avancer ou confronter des hypothèses impose donc un travail préalable de mise en évidence et de discussion critique du vocabulaire, des concepts, des outils théoriques et des paradigmes de recherche. II. Vocabulaire et concepts D’une langue à l’autre, des notions comme celles de « famille » et de « parenté » peuvent renvoyer aujourd’hui à des signifiés tota12

Duby (1967), Structures de parenté, pp. 1159-1160.

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lement différents. En français, la parenté inclut aussi bien la parenté par affinité (ou comme nous le disons « par alliance »), que la parenté au sens strict de la consanguinité, alors que l’anglais kinship recouvre seulement la parenté biologique 13. Pour l’anthropologue anglais A. R. Radcliffe-Brown, la parenté n’était pas nécessairement réelle ou biologique. Elle constituait un fait construit et reconnu socialement, et donc susceptible de varier dans le temps et dans l’espace. Un enfant adopté ou un enfant naturel ne jouissaient pas partout des mêmes droits et attributs 14. La parenté entre deux personnes est fondée par la reconnaissance sociale de leur lien. Les notions de famille et de parenté ne sauraient être considérées comme des données premières, « naturelles » de la vie sociale. L’étude de deux simples mots latins en relation directe avec le français contemporain – la famille, les parents – est une première occasion de pénétrer dans le monde de la famille du Haut Moyen Âge ! 1. La « famille » romaine et la familia médiévale Le latin familia à la même racine que famulus, « esclave, serviteur domestique », mot d’origine osque, où il représente proprement « l’habitant de la maison » (faamat signifie « il habite »). La familia était le groupe de personnes vivant sous un même toit, sous l’autorité du pater familias. Pour comprendre quelle entité sociale était la « famille » antique et médiévale, il faut se tourner vers le champ sémantique du latin domus (grec oîkos) qui désigne d’abord le « chez-soi » (domi), la « maison-famille », et non l’édifice, la « maison-construction » (les mêmes différences de signifiés distinguent en anglais home et house) 15. La « maison-famille » (domus, familia) constituait le premier cercle de l’appartenance sociale, mêlant maîtres et esclaves dans la même entité des co-résidents placés sous l’autorité unique du dominus : in naui unus gubernator, in domo unus dominus écrit saint Jérôme († c.420) 16. Par extension, le droit romain considé13

Ce manque de précision et de rigueur des outils a été reproché à Claude LéviStrauss après la publication des Structures élémentaires de la parenté en 1949. Dumont (1997), Groupes de filiation, pp. 16-21 et 114-115. 14 Radcliffe-Brown (1968), Structure et fonction dans la société primitive. Zonabend (1986), De la famille, pp. 21-22. 15 Devroey (2003), Économie, pp. 148-149. 16 Benveniste (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1, pp. 293307.

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rait que la famille englobait tous ceux qui étaient dans une relation de service (in seruitio) à l’égard du dominus, y compris des hommes libres servant de bonne foi 17. Qui dort sous le même toit ? Un fragment d’un commentaire d’Ulpien († 228), compilé au Digeste (29.5.1.27), discute, à propos d’une décision du Sénat romain du Ier siècle de notre ère, de l’extension à donner au mot « toit ». Cet édit du Sénat prescrivait de faire donner la question aux esclaves qui, présents sous le « toit » de leur maître, ne l’avaient pas secouru tandis qu’on l’assassinait. « Comment doit-on interpréter : ‘sous le même toit’ », s’interroge Ulpien ? « Est-ce l’unité comprise entre quatre murs (utrum intra eosdem parietes) ? Ou, audelà (an et ultra), est-ce ce qui se trouve à l’intérieur d’une même suite (intra eamdem diaetam) ou dans une chambre (vel cubiculum i.e. dans une chambre de cette suite) ? Ou bien, est-ce la même maison (vel eamdem domum) ? Ou les mêmes jardins (vel eosdem hortos) ? Ou la villa tout entière (vel totam villam) ? » 18.

Le monde romain projette assez loin la notion de « toit » et de « maison » pour y englober l’équivalent de la seigneurie médiévale (la villa) et inclure, dans l’idée de famille, toute la dépendance d’un pater familias, au-delà de l’espace proprement domestique, jusqu’aux limites de la grande propriété foncière. Villa a d’ailleurs tout d’abord signifié les édifices principaux d’un domaine, avec leur partie résidentielle (villa urbana) et les bâtiments d’exploitation (villa rustica), avant de désigner par métonymie l’ensemble de la propriété (comme on le lit déjà chez saint Augustin, † 430). La villa est « en même temps une résidence privilégiée et le cœur d’un grand domaine rural » 19. Il est intéressant de noter qu’en droit romain, familia pouvait également désigner des biens immobiliers incluant la maison familiale et les propriétés qui en dépendaient 20. L’image de la domus, donnée par Tacite († c.120) dans La Germanie, renvoie plutôt à l’espace domestique proprement dit. En termes de géographie du pouvoir, les suites armées germaniques relevaient du concept romain de res publica 21. 17

Ulpien, Digeste, 21.1.25.2. « Familia », Oxford Latin Dictionary, pp. 674-676. Benveniste (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1, p. 358. 18 Cité et traduit par Thomas (1986), À Rome, p. 215. 19 Nissen Jaubert (2006), L’agriculture du Haut Moyen Âge. 20 Oxford Latin Dictionary, p. 675. 21 Voir ci-dessous, p. 101.

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Le mot familia couvrait le même champ sémantique durant le Haut Moyen Âge : 1°) la maisonnée : le moine de Reichenau, Walahfrid Strabo († 849), définit la domus familiae comme « une communauté familiale vivant sous un même toit » 22 ; 2°) à l’intérieur de la « maison », la familia servile, regroupant l’ensemble des esclaves domestiques ; 3) puis, par extension, tous ceux qui dépendent d’un seigneur sans idée de co-résidence. Comme la « famille » antique, la familia médiévale est focalisée sur le maître de maison (dominus). Elle demeure un espace social équivoque, mêlant libres et esclaves, maîtres et dépendants, dans une relation de domination et de réciprocité intense, faite de pouvoir et de devoir de protection 23. L’entourage et la suite du roi constituaient également une familia. Les historiens se sont emparés de cette idée pour étudier les rapports entre le souverain et les élites aristocratiques du point de vue des structures de parenté. La familia dans le capitulaire de villis (c. 800) Le capitulaire de villis utilise familia dans deux sens extensifs, pour parler des « dépendants » à l’échelon d’une seigneurie, et de la suite qui accompagne le roi dans ses déplacements. 1. « Tous ceux qui dépendent du roi » : « Que chaque juge, dans son district, tienne des audiences fréquentes ; qu’il rende la justice, et veille à ce que toute personne de notre familia vive droitement (recte) ». 2. « La suite royale » : « Que chaque juge, quand il sera de service [pour la cour], fasse donner par jour trois livres de cire et huit setiers de savon, et, en sus, à la Saint-André (30 nov.), partout où nous serons avec notre familia, six livres de cire, et autant à la mi-Carême » 24.

L’étude du vocabulaire de la maison/famille montre que celleci n’était pas seulement un espace de pouvoir. À l’intérieur de la familia, « dominer oblige », comme l’exprime un capitulaire de Charlemagne († 814) en 813. Alors que règne une famine générale, l’empereur invite chaque seigneur « à guider (gubernare) ses familiers et ceux qui dépendent de lui (suos familiares et ad se

22

Walahfrid Strabo, De exordiis, 6 : Dicitur etiam domus familiae totius sub uno tecto commorantis consortium… Cité par Goetz (1999), La circulation des biens, p. 863. 23 Devroey (2003), Économie, pp. 148-149, 199-200. 24 Capitulare de villis, éd. Brühl, 56 et 59.

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pertinentes), à cause de la famine » 25. Lorsque Charles le Chauve († 877) déclare, dans un diplôme d’immunité de 846, avoir pris un monastère in sua familiaritate ac defensione, il mêle à son devoir de protection du monastère, des sentiments d’intimité ou d’affection à l’égard les moines 26. 2. Les parents En français, le terme « famille » est fréquemment utilisé pour désigner des groupes de nature et d’ampleur différentes. L’usage courant part de la notion de parenté biologique pour désigner la « famille élémentaire », reposant sur « l’union plus ou moins durable et socialement approuvée d’un homme, d’une femme et de leurs enfants » 27. Elle s’applique par extension à un ensemble de personnes qui ont des liens de parenté par le sang ou par l’alliance. Le signifié actuel de « famille » correspond en latin classique et médiéval à parens (de pario « engendrer »), la famille élémentaire et, par extension, les ancêtres, c’est-à-dire le groupe de parents consanguins déterminé par la filiation. Les parents euxmêmes (le couple des géniteurs) n’étaient pas distingués par un nom collectif. La parentèle romaine forme une communauté unie par un culte et des rites de commémoration. Les parentalia étaient le festival romain des ancêtres familiaux, fêtés du 13 au 21 février. Des banquets funéraires, où l’on trinquait à « l’âme des morts », avaient cours à la même période de l’année parmi les paysans des campagnes rémoises au milieu du IXe siècle 28. Les pratiques de commémoration des morts et la création de monastères familiaux ont pris le relais dans le christianisme. Les Romains utilisaient le mot cognatio dans un signifié très proche du français « parenté », pour désigner des relations de consanguinité (Kinship) et, par extension, un groupe d’individus liés par le sang, l’alliance ou d’autres formes d’affinité. Le latin médiéval connaît la parentela (allemand Sippe) dans le même sens, dès le début du VIe siècle. Dans le Pactus Legis Salicae, celui qui voulait rompre définitivement les liens avec sa paren25

Capitulare e canonibus excerpta (813), MGH, Capit., 1, no 78, c. 11, avec l’influence de la formule de saint Jérôme présentant le seigneur comme le gubernator de sa familia. Voir ci-dessus, note 16. 26 Recueil des actes de Charles le Chauve, éd. Tessier, 1, no 7. Familiaritas est passé dés le XIe siècle avec ce sens affectif en ancien français. 27 Lévi-Strauss (1971), La famille, p. 6. 28 Devroey (1992), Fête et politique, p. 36.

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tèle, pour se soustraire aux droits et aux devoirs qu’entraînait cette relation de parenté (solidarité juridique) devait se rendre au tribunal et y briser quatre bâtons d’aulne au-dessus de sa tête 29. Dans les versions plus tardives de la Lex Salica, la parentèle, rapportée à la prohibition de l’inceste, constituait un groupe indifférencié, rassemblant l’ensemble des consanguins et des alliés auxquels il était interdit de s’unir par mariage 30. La paix règne à l’intérieur de la parentèle. Rompre cette paix est si grave que le mot unsibis (littéralement « hors parenté ») traduit « impie » dans les Évangiles gothiques 31. La contrepartie de cette paix interne à la famille est l’obligation de solidarité qui lie les membres de la parentèle en terme de responsabilité pénale et de système vindicatoire (faide) 32. Dans les lois germaniques, c’est la parentèle qui prenait en charge la défense d’un de ses membres devant le tribunal. Si un membre de la parenté était meurtri ou tué, la composition (wergeld) était versée à la parentèle. C’était la menace de la faide qui amenait les accusés devant leurs juges et favorisait l’exécution du verdict. Cognatio s’appliquait normalement à l’ensemble de la parenté consanguine d’Ego, par opposition aux affins 33. Toutefois, le champ sémantique de la cognatio était déjà assez diffus pour prêter à confusion 34. La terminologie de la parenté, dans ce monde où les parlers francs ou burgondes rencontraient le latin classique, le proto-français et le latin biblique, était vraisemblablement dans un tel état de confusion qu’aucune conclusion historique solide ne peut en être tirée.

29

Pactus Legis Salicae, éd. Eckhardt, 60, p. 225. Lex Salica, éd. Eckhardt, 44, 9. 31 Poly (2003), Le chemin des amours barbares, pp. 80-81. 32 Faide : Ce concept (sans doute d’origine germanique Fehde : querelle, démêlé) exprime le droit et surtout le devoir inéluctable de vengeance qui se répercute au sein des groupes de parenté. La composition (germanique Wergeld), qui offre une certaine somme tarifée selon un catalogue très précis dans les lois, est une des tentatives des sociétés médiévales pour transposer symboliquement et réguler la vengeance, complétées par des serments mutuels de sûreté (securitates, treuga), des tentatives de prohibition légale ou de critique morale de l’Église. 33 Affin : personne alliée. 34 Leyser (1968), The German Aristocracy. Contra Bullough (1969), Early Medieval Social Grouping. Bilan dans Le Jan (1995), Famille et pouvoir, pp. 162163. 30

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www.academieroyale.be L’ordre familial Les traits d’évolution du vocabulaire de la parenté de l’Antiquité au Haut Moyen Âge Une partie du vocabulaire latin de la parenté était en voie d’évolution dès l’empire romain tardif. Toutefois les déterminants de cette évolution, sa chronologie précise et sa portée exacte sont très difficiles à saisir. Un des faits les plus intéressants est « l’abandon de la distinction terminologique entre parenté paternelle et parenté maternelle, au niveau des frères et des sœurs des parents, qui deviennent indifféremment des « oncles » et des « tantes » sans conserver la différence, bien marquée en latin classique, entre les frères et sœurs du père (patruus, amita) et les frères et sœurs de la mère (avunculus, matertera) ». Le même appauvrissement est observé au VIIe et au VIIIe siècles dans les sources romano-germaniques du Continent, ainsi que dans les textes anglo-saxons (qui fournissent une expression directe en langue germanique des termes de parenté). Il n’y a pas de termes spécifiques en vieil anglais pour distinguer les relations des cousins des divers degrés dans la parenté 35.

L’évolution d’un système patrilinéaire à un système de parenté bilatéral s’est sans doute engagée très tôt, bien avant que le vocabulaire des sources antiques (souvent produites par des auteurs, juristes ou grammairiens, traditionalistes en matière de langue) n’enregistre véritablement ces glissements sémantiques. D’ailleurs, cette approche systémique peut dérober à l’observateur la complexité des pratiques sociales. Dans la noblesse romaine, la mémoire était construite en puisant de manière indifférenciée parmi les ancêtres paternels et maternels alors que la nobilitas circulait seulement en ligne directe, de père en fils 36. Nous ne pouvons pas apprendre grand chose de la documentation postérieure, presque toujours conditionnée directement ou indirectement par l’interpretatio christiana (les pratiques discursives des clercs). Le langage métaphorique de la famille, que les Chrétiens avaient utilisés largement depuis les origines, était polarisé exclusivement sur les acteurs de la famille nucléaire, père, mère, frères, fils et filles et les classes d’âge (senior). Les personnes divines se cantonnaient au cercle de la famille étroite (le Père, la mère, le fils) et à l’intervalle de la génération spirituelle (Ève engendrée par Adam). Sous la plume des clercs médiévaux, il n’y avait pas d’emplois symbolique, théologique ou même pratique positifs (en dehors donc des interdits matrimoniaux), pour des notions 35 36

Guichard, Cuvillier (1986), L’Europe barbare, pp. 279-280. Badel (2005), La noblesse de l’Empire romain, pp. 135-155.

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comme celles d’oncle, tante, cousin, grands-parents, etc., indispensables pour discourir à propos de la famille étendue et de la parenté 37. III. Les outils théoriques et les paradigmes de recherche Le vocabulaire utilisé par les historiens est souvent ambigu et recoupe les oppositions entre deux écoles rivales anthropologiques et sociologiques, classées par Claude Lévi-Strauss en « verticaux » et en «horizontaux ». 1. Les « verticaux » ou l’anthropologie de la filiation Les « verticaux » voient dans la société un agrégat de familles élémentaires. Ce primat de la famille élémentaire repose sur un fondement biologique et psychologique (désir sexuel, désir de reproduction, nécessité d’élever, de protéger les enfants et de les conduire à l’autonomie, etc.). Fondée sur la nature, la famille élémentaire serait ainsi le noyau dur de toute organisation sociale. La relation entre parent et enfant y occupe la première place. La filiation constitue la donnée essentielle. La réalité de la famille tient avant tout à sa continuité dans le temps. « Considérée comme institution, la famille traduit cette fidélité linéaire qui soude les générations (…), la famille unit par l’amour, l’intérêt et le devoir des suites plus ou moins longues d’ascendants et de descendants. Les familles seraient ainsi comparables à des fils de chaîne qu’il appartient à la nature d’ourdir sur le métier pour que le tissu social puisse se former » 38. L’accent mis sur la filiation par des anthropologues britanniques recoupe les spécificités du champ sémantique de kin dans la langue anglaise 39.

37

Guerreau-Jalabert (1995), Spiritus et caritas, pp. 145-155. Nathan (2000), The Family in Late Antiquity, pp. 160-168. 38 Lévi-Strauss (1986), Préface, pp. 9-10. 39 Voir plus haut, p. 88. Radcliffe-Brown (1968), Structure et fonction dans la société primitive.

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2. Les « horizontaux » ou l’anthropologie de l’alliance C’est plutôt sur l’image de la trame que les adeptes du paradigme « horizontal » mettent l’accent. La formation de Claude Lévi-Strauss, dans la lignée intellectuelle de Marcel Mauss, a naturellement orienté les prémisses des Structures élémentaires de la parenté (1947) dans un champ d’investigation dominé par le principe de réciprocité comme fait social total 40. La prohibition de l’inceste ouvre chaque cellule conjugale. L’exogamie entraîne l’échange des conjoints entre deux familles, contribuant à leur éclatement. « Pour qu’une famille [élémentaire] se fonde, il faut que deux familles se soient amputées d’un de leurs membres. Les enfants issus de cette famille nouvelle s’en sépareront pour aller, chacun de son côté, fonder une autre famille, en épousant des individus eux aussi séparés de la famille où ils naquirent ». La famille élémentaire est le produit de l’alliance entre des groupes familiaux par l’échange des femmes. Elle ne dure donc qu’un « laps de temps limité, plus ou moins long selon les cas, mais toujours à la condition que les individus qui [la compose] soient déplacés, cédés ou rendus, de façon qu’avec ces morceaux de familles démantelées, d’autres puissent se bâtir avant de tomber en morceaux à leur tour ». Cette recomposition perpétuelle des familles par l’échange tisse des réseaux horizontaux d’alliance qui « sous-tendent et même engendrent toute organisation sociale ». « En s’opposant aux tendances séparatistes de la consanguinité, la prohibition de l’inceste réussit à tisser des réseaux d’affinité qui donnent aux sociétés leur armature, et à défaut desquels aucune ne se maintiendrait » 41. Comme Lévi-Strauss l’a fait judicieusement remarquer, cette dualité de perspectives (verticaux/horizontaux) est inhérente à l’institution familiale et à l’expérience de vie de ceux qui la composent. Peu d’institutions sociales posent donc des problèmes aussi divers et d’une si grande complexité 42.

40

Devroey (2003), Économie, pp. 175-176. Lévi-Strauss (1967²), Les structures élémentaires de la parenté, pp. 61-79. 41 Lévi-Strauss (1986), Préface, pp. 10-11. Dumont (1997), Groupes de filiation, pp. 113-120. 42 Lévi-Strauss (1986), Préface, p. 10.

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3. Les lacunes de la documentation Alors que le sociologue et l’anthropologue peuvent tenter d’embrasser une société dans sa totalité, le médiéviste est condamné à étudier les groupes sociaux en fonction de traces documentaires hétéroclites, inégalement distribuées et parfois inconsistantes. Les sources narratives nous informent surtout sur la famille aristocratique. Elles ne nous apprennent pas grand chose à propos de la grande masse de la population qui vivait à la campagne et travaillait la terre comme propriétaires libres, tenanciers ou esclaves. Lorsque des paysans apparaissent dans les sources littéraires, ils y figurent comme des stéréotypes, non comme des individus 43. Si une part des sources normatives civiles et ecclésiastiques témoignent de normes sociales à portée très large, il n’en va pas de même de documents comme les inventaires de population contenus dans les polyptyques (qui nous éclairent seulement sur la famille paysanne dans les rangs des dépendants), ou les libri memoriales (qui ne concernent qu’une fraction élevée de l’aristocratie et de leurs suites de fidèles, et leurs pratiques de commémoration) 44. On cherchera vainement l’équivalent d’un liber memorialis dans le monde paysan ou d’un recensement familial systématique parmi les nobles. Toutes ces faiblesses intrinsèques de la documentation sont à l’origine de biais multiples dont les médiévistes ne sont pas toujours suffisamment conscients. Elles expliquent également les intérêts divergents des historiens des campagnes, attachés à la « vie de famille », au sens que nousmêmes donnons à cette locution, et des historiens des élites aristocratiques, préoccupés de normes, d’institutions sociales comme le mariage ou les règles de succession, de comportements individuels (en particulier des différences de genre) et de groupes larges de parenté ou de filiation spirituelle (par le baptême et le parrainage). Des progrès essentiels pourraient sortir d’un questionnaire unique, qui identifierait notamment les zones d’ombre des sour43 44

James (1982), The Origins of France, p. 73. L’étude de la memoria est un champ de recherche récent de l’histoire médiévale. Il étudie l’ensemble des phénomènes sociaux, religieux et culturels qui contribuent à la mémoire (latin memoria, memoriale, commemoratio), à la transmission et à l’oubli des morts, au travers des documents (libri memoriales, rouleaux des morts, livres de fraternité, nécrologes…) et des pratiques sociales qui fondent ou entretiennent la cohésion. Ces recherches débouchent sur des questions importantes comme la conscience de soi, la mémoire collective, etc. Bilan des recherches allemandes dans Borgolte (2002), Memoria.

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ces et les non-réponses qu’elles génèrent dans les différentes strates de la société. 4. Les paradigmes de recherche Les médiévistes élaborent leurs recherches à partir d’idéal-types des structures de parenté romaines et germaniques. •  Le modèle romain de la parenté À Rome, la parenté relevait du paradigme paternel. Le système était patrilinéaire, avec des groupements lignagers unilinéaires (les gentes). Le patrimoine (patrimonium) était l’affaire des pères. La fonction centrale de la parenté était la transmission du patrimoine familial. Dans un tel système, le mariage (matrimonium) n’était qu’un mécanisme au service de la filiation, un présupposé accessoire. Il était interrompu facilement par le divorce. Il n’occasionnait pas de transfert de propriété. La femme mariée ne dépendait nullement de son mari, mais continuait à dépendre de son père, qui n’avait fait que la prêter, elle et sa dot, au gendre. À défaut de la procréation, la société romaine recourrait à l’adoption. Elle pratiquait aussi ouvertement l’exposition des enfants. Exhéréder un fils indigne était une conduite bien vue. Un aristocrate romain songeait moins à transmettre ses biens à ses fils qu’à faire en sorte qu‘ils passent à un des siens (agnats 45, cognats 46 ou fils adoptif) qui en soit digne, pour assurer la continuité de la lignée d’ancêtres (gens). Dans la famille romaine, toutes les personnes et les biens se trouvent sous l’autorité et le contrôle permanent de l’ascendant mâle le plus âgé du ménage (domus), le pater familias. Les jeunes mâles adultes demeurent légalement des mineurs jusqu’à leur émancipation ou au décès de cet aîné. La familia romaine est donc patriarcale, sans qu’on y rencontre la « famille large » imaginée par Frédéric Le Play. La vie matérielle était centrée sur le couple marié et ses enfants, sans que ce mode d’existence vienne diminuer l’autorité du pater familias. La reconnaissance de la famille est limitée à la lignée agnatique. La responsabilité légale et la tutelle des mineurs des deux sexes, le droit sur les patrimoines intestats et, bien sûr, le choix du nomen et du cognomen tom45 46

Agnat : personne apparentée par ligne masculine uniquement. Cognat : personne apparentée par la ligne masculine ou féminine.

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bent dans le champ de la filiation paternelle. Ce modèle « classique », en fait républicain, évolue depuis le Ier siècle avant J.‑C. Sa portée doit être relativisée. Nous savons peu de choses des classes populaires ou des différences régionales. Le principe agnatique demeure toutefois le paradigme dominant jusqu’à la période impériale 47. •  La question du mariage et de la conjugalité Des changements déterminants vont affecter la morale familiale durant l’Antiquité. À Rome, entre le Ier et le IIe siècle, on est passé « d’une société où le mariage n’est nullement une institution faite pour toute la société, à une société où il « va de soi » que le mariage est une institution fondamentale de toutes les sociétés (croit-on) et de la société tout entière ». Du mariage romain aux noces chrétiennes Les élites romaines ont adopté des idées de respectabilité, de valorisation de la conjugalité et d’autorépression issues des couches plébéiennes. À partir du IIe siècle, le mariage-institution s’est répandu dans l’ensemble du corps social. Mais on rencontre dès le Ier siècle tout un mouvement de pensée qui promeut les vertus civiques de la conjugalité et de la vie familiale 48. Le juriste Modestin († fin du IIIe s.), donne une définition du mariage qui sera conservée dans le droit canon : « Les noces sont l’union d’un homme et d’une femme, association de toute la vie, communauté de droit divin et humain » 49. Dès le début de notre ère, la conjugalité était pensée par les Romains comme la structure portante d’un ordre fondé à tous les étages de la société sur le contrôle des passions, le respect des hiérarchies et la stabilité des relations conju­gales 50. La communauté des biens entre époux a commencé à entrer dans les faits et dans le droit durant l’Antiquité tardive 51 Le droit romain et l’éthique chrétienne transmettent au monde médiéval la conception d’un mariage strictement monogame, fondé par le consentement et visant la durée, « pour le meilleur ou pour le pire ». Le modèle de l’union monogame de deux êtres était éga47

Veyne (1978), La famille et l’amour, analysé dans sa dimension médiévale et chrétienne par Toubert (1998), L’institution du mariage chrétien, pp. 253-255. Thomas (1986), À Rome. Rousselle (1986), Gestes et signes de la famille. Nathan (2000), The Family in Late Antiquity. 48 Tacite, Annales, III, 34, 8. Plutarque, Brutus, 13 dans Id., Vies parallèles. 49 Digeste, 23.2.1. Cité par Gaudemet (1987), Le mariage en Occident, p. 24. 50 Thomas (1986), À Rome, p. 227. 51 Gaudemet (1961), Aspetti comunitari.

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www.academieroyale.be L’ordre familial lement présent dans la tradition judéo-chrétienne, dans la Genèse, avec le couple formé par Adam et Ève, ou par la présence du Christ aux Noces de Cana, où il accomplit son premier miracle. La « Sainte Famille » représente l’idéal de la famille élémentaire. L’historien doit se livrer à une mise à distance indispensable pour échapper à deux biais : 1) la vision essentialiste, qui fait de la morale familiale une institution naturelle ; 2) l’évolutionnisme, qui fait de la conjugalité et de la vie de famille étroite des signes du « progrès », face à des formes « archaïques » de résidence et de vie en groupe.

Une morale familiale, qui est commune à toute la société, a remplacé les « différentes morales propres aux divers statuts sociaux, ce qui explique l’universalisation de l’institution du mariage, même pour les esclaves ». Par son caractère de doctrine morale explicite, le christianisme a fait de cette éthique de la vie conjugale, une donnée essentielle du quotidien 52. Cette remarque mérite une mise en perspective chronologique. Comme le fait remarquer Pierre Toubert, le christianisme « n’a pas eu à construire une morale du mariage mais plutôt à aménager un édifice déjà en grande partie élaboré en le chargeant de valeurs et de contenus nouveaux certes, mais pas au point d’en bouleverser la structure d’ensemble » 53. Entre ses origines et le IXe siècle, l’Église est passée d’un ethos marqué par la hantise à l’égard de la sexualité et la méfiance envers la conjugalité exprimées par saint Paul († c. 62-67), à une morale familiale théorisée dès le milieu du Ve siècle par la décrétale de Léon le Grand († 474) à Rusticus de Narbonne et, ensuite, adoptée par les clercs carolingiens et leurs successeurs jusqu’à Réginon de Prüm († 915) et Burchard de Worms († 1025) 54. Ceux-ci ont cherché à imposer à l’aristocratie le modèle conjugal comme régulateur de la violence sociale 55. Les Pères de l’Église, lorsqu’ils segmentaient la société selon les degrés de sainteté, plaçaient l’ordre des gens mariés (ordo conjugatorum) tout en bas de leur hiérarchie. Le « moment carolingien », d’après la formule de Pierre Toubert, apparaît décisif pour l’histoire de la famille occidentale. « À partir d’éléments jusque-là incoordonnés et parfois même contradictoires, qui préexistaient dans la Bible, chez les Pères ou parmi les canons 52

Nous suivons ici Veyne (1978), La famille et l’amour. Voir aussi chapitre 8, p. 308-312. 53 Toubert (1998), L’institution du mariage chrétien, p. 256. 54 Toubert (1998), L’institution du mariage chrétien, p. 257. 55 Toubert (1977), La théorie du mariage, p. 261

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des anciens conciles, on assiste en effet entre le milieu du VIIIe siècle et le milieu du IXe siècle à la construction d’une théorie du mariage et d’une idéologie unificatrice de la famille conjugale ». Tout incline, conclut Toubert, à considérer, dès le VIIIe-IXe siècles, la famille conjugale comme la seule structure fondamentale » 56. •  Le modèle germanique de la parenté Le modèle de la parenté germanique apparaît comme profondément différent du modèle romain. Malgré la distance chronologique, l’interpretatio romana, transmise par La Germanie de Tacite († c.120), est restée incontournable dans la construction de cet idéal-type par les médiévistes. Tacite écrit toutefois en moraliste, en utilisant la mise à distance pour justifier un discours éthique qu’il adresse à la société romaine. Il s’appuie à l’occasion sur des pratiques factices des tribus, pour critiquer des usages réels de ses contemporains, auxquels il prône ainsi les vertus supposées des mœurs familiales des barbares germains : préférence donnée à l’allaitement par la mère sur la nourrice, chasteté, monogamie universelle, absence de la contraception et de l’infanticide, par exemple. Le modèle doit donc être corrigé soigneusement et complété par d’autres sources 57. – La parenté germanique est de type bilatérale, c’est-à-dire que la continuité familiale entre les générations (i.e. le facteur de légitimation et le capital symbolique) y circule indifféremment par le côté maternel ou paternel (même si celui demeure évidemment majoritaire dans une société à dominante masculine). Le système reconnaît explicitement à la femme des droits à transmettre. – Alors que la femme romaine demeurait sous l’autorité de son père, la vie durant, le mariage germanique implique le transfert du mundium du père (ou d’un autre membre masculin de la famille) au mari. Ceci impliquait forcément des négociations entre les deux familles. Le mariage est donc un événement social majeur, associé à un système complexe de célébrations, de dons et de contre-dons ritualisés entre le mari et l’épouse et leurs familles respectives. Le droit salique ne 56

Toubert (1973), Les structures du Latium médiéval, 1, p. 711. Id. (1986), Le moment carolingien, pp. 351-352. 57 Goody (1985), L’évolution de la famille, p. 50. Poly (2003), Le chemin des amours barbares.

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compte pas moins de sept transferts matrimoniaux. Ceci signifie que les Germains ne pratiquent pas l’échange des femmes, mais qu’ils attribuent un poids décisif à l’alliance de mariage dans la vie sociale. – Tandis que la gens romaine est structurée (par une succession d’ascendants mâles) comme un clan patrilinéaire, la lignée germanique (la Sippe) est une structure en réseau orienté dans deux dimensions temporelles : 1) dans le passé, personnifié par des ancêtres d’origines et de générations diverses ; 2) dans le présent, représenté par des liens consanguins et des alliances. « Plus un Germain compte de proches, plus le nombre de ses alliés (affines) est grand, plus sa vieillesse est entourée de respect ; on ne gagne rien à être sans proches (nec ulla orbitatis) » 58. – L’autorité dans la famille germanique est organisée à partir de deux principes : « l’élément, naturel, autoritaire, incarné par le père ; l’élément, culturel, fédérateur, symbolisé par l’identification des grands-parents aux oncles » et les liens particuliers d’affection entre oncle et neveu 59. Alors que le jeune adulte romain reste un mineur jusqu’à la mort du pater familias ou son émancipation, le jeune germain s’affranchit de l’autorité paternelle en recevant des armes « d’un chef, de son père ou d’un proche (…). Auparavant, il était une part du ménage (domus) [de son père], à présent, il est une part de la société civile (res publica) » 60. En recevant ses armes, le jeune guerrier germanique passe, selon Tacite, de l’espace de la maison familiale, centrée sur le père et les rapports entre parents et enfants, à celui de la suite armée, centrée sur le chef et les relations entre leader et compagnons 61. •  La question du patrimoine La structure foncière est un des facteurs principaux qui jouent sur l’agencement et l’évolution des groupes familiaux. Les sociétés basées sur les ressources agricoles sont confrontées au problème de la division ou de la préservation de l’unité successorale. Le patrimoine constitue l’assise du groupe, de concert avec le 58

Tacite, De Germania, 20. Guichard, Cuvillier (1986), L’Europe barbare, p. 298. 60 Tacite, De Germania, 13. Gaudemet (1987), Le mariage en Occident, p. 32. Guichard, Cuvillier (1986), L’Europe barbare, p. 298. 61 Chapitre 4. 59

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capital symbolique (la noblesse et l’honneur, le nom, la renommée et la bonne fortune des ancêtres). D’une génération à l’autre, son évolution est déterminée par deux moments essentiels du cycle familial : l’alliance de mariage et la succession. Ces moments sont l’objet de normes fondamentales, à vocation universelle, appuyées par le droit et la religion. Les règles successorales variaient selon les types d’héritage, les lignes de parenté et le sexe des héritiers. Le droit commun germanique privilégiait en principe le partage à égalité, dans le groupe des fils, au moins pour les biens hérités (les propres). La femme dispose de droits sur sa part d’héritage paternel (représentée par les systèmes de dot) et, dans certaines régions, sur les acquêts du ménage. La part des femmes L’anthropologue britannique Jack Goody souligne les effets sur la mobilité des fortunes d’un système général de transmission des biens, d’une génération à l’autre, n’excluant pas les filles (diverging devolution). La femme reçoit normalement une partie de sa part d’héritage en se mariant, comme dot de type romain (elle peut recevoir aussi des biens paraphernaux, non compris dans l’apport dotal), ou comme « apport du père », dans les systèmes germaniques (faderfio en droit lombard). Elle possède d’autre part ce qu’elle a reçu de son mari au moment de ses noces, don du matin et dot. Elle acquiert enfin des droits sur les acquêts (le tiers de la conlaboratio du ménage). Il y aurait redistribution permanente des biens entre les familles étroites qui se font et défont à chaque génération, ne favorisant pas la constitution de patrimoines familiaux ­stables 62.

Dans une société à domination masculine, ce mode de régulation pose de manière aiguë, dans toutes les strates et les fonctions, la question du successeur (dans ses différents rôles masculins). Or, d’après ce que nous pouvons supposer des aspects généraux du régime démographique, 20 % des couples n’auraient que des filles, 20 % resteraient stériles ou sans héritiers adultes. La question vitale pour la continuité de la famille est donc « à qui et comment transmettre ? ». Pour Goody, la christianisation de la société occidentale constitue un tournant. Entre le IVe et le XIIe siècles, l’Église a développé un corpus de règles originales (absentes de la tradition judéo-chrétienne), qui ont bouleversé les stratégies patrimoniales 62

Goody (1985), L’évolution de la famille, discuté par Guichard, Cuvillier (1986), L’Europe barbare, pp. 324-325.

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des laïcs. Ces interdits contrariaient les possibilités de garder les biens patrimoniaux au sein du groupe, en favorisant le célibat et la continence, en multipliant les empêchements au mariage et en prohibant l’adoption, le concubinat, le cumul des épouses, le remariage des veuves en famille, etc. L’accumulation de ces contraintes serait à l’origine de la croissance fantastique de l’avoir de l’Église 63 à partir du IVe siècle. L’effet en retour fut le développement de nouvelles stratégies parmi les élites laïques, utilisant la stabilité théorique du patrimoine ecclésiastique pour placer hors-monde une part des biens familiaux. •  Le Haut Moyen Âge Les systèmes de parenté ont commencé à se transformer en Occident avant le VIe siècle, à l’intérieur du monde romain et dans l’acculturation réciproque des traditions romaines, chrétiennes et germaniques. Les changements qui en ont découlé ont structuré la parenté dans un « système cognatique [ou indifférencié] avec des parentèles, proche de celui des Germains » 64. Ce modèle, qui découle en partie des données tirées de Tacite et des sources juridiques (lois barbares), a été généralisé en le confrontant à un second paradigme de recherche. Autour de l’an Mil, les structures et les modes de représentation de la famille se seraient modifiés en profondeur, dans les couches les plus élevées de la société, en l’espace de quelques générations. La mutation des structures de parenté au tournant du Ier et du IIe millénaires Ce nouveau paradigme a été introduit en France au milieu des années soixante par Georges Duby, à partir des travaux de Gerd Tellenbach et de Karl Schmid. Auparavant, écrit-il, « au tournant des IXe et Xe siècles, les hommes de la très haute aristocratie se trouvaient pris dans un groupe de parenté flou, qui apparaît comme une agglomération de « proches », où les alliances avaient au moins autant de poids et de résonance psychologique que les filiations ; après cette date au contraire, les hommes sont strictement intégrés dans un lignage, dans une lignée de caractère résolument agnatique » 65. Les traits saillants et les limites de l’hypothèse sont clairement posés par Duby : primat de l’alliance, flou du système, impact limité à la frange la plus élevée de la société. 63

Devroey (2003), Économie, pp. 274-278. Le Jan (2003), La société du Haut Moyen Âge, pp. 233-235. 65 Duby (1967), Structures familiales aristocratiques, p. 1467. 64

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Pendant la période carolingienne, l’élite du pouvoir était organisée en larges parentèles indifférenciées, composées d’hommes et de femmes de rangs et de positions divers, qui construisaient leur identité familiale dans le passé et le présent en se réclamant de leur parenté avec un ou des puissants. Ces hypothèses ont été depuis brillamment développées par Régine Le Jan à propos des élites aristocratiques (les seules à être véritablement documentées) du monde franc entre Loire et Rhin 66. Deux remarques s’imposent : 1° « Si le couple marié, dans la noblesse franque, se trouvait ainsi inclus dans une communauté familiale plus vaste et relativement avertie de ses contours, il ne s’y dissolvait pas pour autant » 67 ; 2° Il est également important de rappeler que « l’hypothèse formulée par Schmid n’est pas démontrée pour l’ensemble de l’aristocratie de la Gaule ; plus on se déplace vers le Sud et, bien sûr, vers le bas de l’échelle sociale, plus elle apparaît éloignée des faits » 68. IV. Famille et parenté au sein des élites aristocratiques La parenté est un moyen de pouvoir. Pour légitimer et reproduire le rang et les positions sociales qu’ils occupent, les membres d’une élite ne peuvent se passer d’une forme de conscience et de représentation de l’appartenance familiale. Pour se reconnaître (se distinguer et agir en commun), il fallait se trouver un parent commun. 1. Conscience de soi « La noblesse fonde (…) sa supériorité dans le passé et dans les vertus héritées : les ancêtres sont au cœur du capital symbolique ». Avant le XIe siècle, les familles royales furent les seules à faire mettre par écrit leurs généalogies. Pour Marc Bloch, la principale raison de cette absence, « si étrange [dans les sources du Haut Moyen Âge], était que ces puissants ne formaient pas une classe noble, au sens plein du mot (c’est-à-dire héréditaire et légalement privilégiée). Qui dit noblesse, dit quartiers. En l’espèce, 66

Le Jan (1995), Famille et pouvoir. Toubert (1998), L’institution du mariage chrétien, p. 278, qui s’appuie sur Dhuoda, Manuel pour mon fils. 68 James (1982), The Origins of France, p. 78. 67

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les quartiers n’importaient point, parce qu’il n’y avait pas de noblesse » 69. Fidèle aux thèses de Paul Guilhiermoz, Bloch retardait donc la genèse d’une noblesse de bien-nés, issue des groupes ouverts de combattants professionnels constituant la chevalerie, aux XIIe et XIIIe siècles 70. En étudiant les formes variées prises par la mémoire aristocratique, Karl Schmid a pu affirmer au contraire qu’avant le XIe siècle, les nobles savaient qu’ils étaient nobles et qu’ils avaient d’illustres ancêtres 71. Dans ses Étymologies qui constituent un résumé de la culture antique, Isidore de Séville conserve la notion classique de la nobilitas romaine, sous ses deux formes : « Noble : non vil, celui dont on connaît le nom et la famille » ; « La noblesse est le fardeau de la vertu transmis par les ancêtres à leurs descendants ». Ce sont les ancêtres qui font la noblesse et plus précisément leurs virtutes, véritable défi lancé à leurs rejetons. L’idée de noblesse-statut est inconnue. Au début du VIIe siècle, la noblesse se réduit à une naissance prestigieuse, voire simplement honorable, sans autre précision 72. Cette conscience de soi n’ambitionnait pas l’exhaustivité méthodique de la généalogie par quartiers (qui visait plus à contrôler et à perpétuer un groupe constitué, qu’à favoriser la reconnaissance mutuelle). Elle procédait tantôt par sélection, tantôt par oubli volontaire, favorisant la ligne de parenté la plus illustre ou la plus opportune. Paschase Radbert († c.860) rapporte ainsi « qu’Adalard, abbé de Corbie († 825) appartenait à la famille royale, parce qu’il était le neveu du grand roi Pépin, cousin de l’empereur Charles ». Au contraire, quand Hugues Capet († 996) remplaça le dernier carolingien français, Louis V († 987), tous les contemporains s’accordaient à dire qu’Hugues n’était pas du sang de Charlemagne († 814) ; pourtant sa grand-mère Béatrice était la fille du comte de Vermandois, un descendant en ligne masculine directe de Charlemagne. Les premiers capétiens ont cherché à se relier aux mérovingiens 73. 69

Bloch (1940), La société féodale, 2, p. 5. Guilhiermoz (1902), Essai sur l’origine de la noblesse. Aurell (1996), La noblesse en Occident, p. 6. 71 Schmid (1957), Zur Problematik von Familie. 72 Isidore de Séville, Etymologiae, X, 1, 184 et II, 29, 8. Badel (2005), La noblesse de l’Empire romain, pp. 405-408. 73 Le Jan (2003), La société du Haut Moyen Âge, p. 160. Bouchard (1981), The Origins of French Nobility, pp. 524-525. Guenée (1980), Histoire et culture historique, p. 334. Voir aussi les remarques et les nuances apportées par Bisson (1990), Nobility and Family. 70

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social La conscience de soi dans la famille des Welfes au XIIe siècle Dans leur perception du passé, les Welfes du XIIe siècle ont négligé leurs parents les plus fameux du IXe siècle, les rois rodolfiens de Bourgogne (888-1032) et les deux filles de l’ancêtre éponyme, le comte Welf, Judith († 843) et Emma († 876), qui épousèrent respectivement Louis le Pieux († 840) et Louis le Germanique († 876). La mémoire familiale s’enracine autour d’Eticho († 910) et de son fils Henri († après 925), qui ont fondé la principauté welfe de Souabe autour de 900, pour mieux souligner l’identification de la lignée à son terroir dynastique 74.

L’essor de la généalogie aristocratique au XIIe siècle correspond à un contexte dans lequel les enjeux politiques, économiques et sociaux attachés à la famille et les règles du jeu de la parenté se sont modifiés en profondeur, avec l’affirmation du lignage masculin comme principe de perpétuation du patrimoine. Cette période est marquée par un travail de mémoire et d’oubli qui opère une restructuration de l’identité familiale au sein de la noblesse aristocratique 75. Constance Bouchard a parlé à ce propos du caractère paradoxal de l’opposition faite par les médiévistes entre « nouvelle » et « ancienne » noblesse dans les structures sociales médiévales. D’un côté, les hommes du XIIe siècle croyaient que des « hommes nouveaux » étaient récemment entrés dans les rangs de la noblesse aristocratique. D’autre part, les historiens ont pu démontrer qu’une bonne part de ces hommes « nouveaux » ou de leurs ascendants immédiats ont parmi leurs ancêtres, un membre au moins de l’ancienne aristocratie carolingienne 76. Ce débat paraîtrait illusoire à l’historien de la noblesse romaine. Jusqu’à la fin du IVe siècle, c’est l’existence de charges conférant l’anoblissement (comme le consulat ou les grandes préfectures) qui explique le poids important de la combinaison nobilis/novus dans la sémantique sociale 77. Au Haut Moyen Âge, le discours social ignore tout simplement l’idée qu’une fonction civile pourrait conférer l’anoblissement, ce qui permet de comprendre l’absence de la figure rhétorique de l’homme nouveau et confirme vraisemblablement l’hypothèse que la noblesse constituait un groupe flou, aux frontières vagues en Occident. 74

Schmid (1968), Welfisches Selbstverständnis. Geary (1996), La mémoire et l’oubli. 76 Bouchard (1981), The Origins of French Nobility. Voir ci-dessous, pp. 127129. 77 Badel (2005), La noblesse de l’Empire romain, pp. 346-351 et 408. 75

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2. La mémoire aristocratique Pour Karl Schmid, ce n’est ni le vocabulaire spécifique de la « noblesse », ni la constitution d’une tradition généalogique au sein des élites qui peuvent servir d’indices de la constitution d’une identité aristocratique avant le XIe siècle, mais les phénomènes de dénomination et de commémoration familiale qui assurent la fonction de supports matériels de la transmission. L’obstacle principal à surmonter pour mener des enquêtes anthroponymiques au sein de l’aristocratie était de nature quantitative. Alors que plusieurs polyptyques carolingiens fournissaient chacun des milliers de noms de personnes inventoriés par seigneurie et par famille, les actes de donation pro memoria ou les rares testaments ne livraient guère aux historiens que des fragments de la mémoire familiale des élites. L’impulsion décisive a été donnée après 1945 par les historiens issus de l’école de Münster/Fribourg (formée entre autres par Gerd Tellenbach, Josef Fleckenstein, Eduard Hlawitschka, Karl Schmid, Joachim Wollasch…) grâce à l’exploitation des libri memoriales. Sources et méthodes de la Namenforschung La production de ces vastes documents à vocation commémorative est condensée dans l’Est du monde franc aux IXe-Xe siècles, dans des monastères germaniques (Saint-Gall, Reichenau, Fulda), lombards (Brescia) et lotharingiens (Remiremont). Des milliers, voire des dizaines de milliers de membres des strates supérieures de la société ont fait inscrire leurs noms dans ces pages pour bénéficier des prières des moines pour les vivants et les morts. Les index réalisés autour des documents commémoratifs de Fulda du VIIIe au Xe siècle comptent par exemple 38.871 noms. Les résultats obtenus par de telles méthodes prosopographiques sont prodigieux. La liste des moines de Fulda (Allemagne, Hesse) de 825/826 comprend un certain Coteldanc. Le nécrologe note le décès d’un Gotalthang en 865. La possibilité que ces deux entrées concernent le même individu est suggérée par l’index des formes lemmatisées, qui les ramène à une forme standard unique Gothal/ thang et indique que ce sont les deux seuls entrées durant le IXe siècle. Les registres renvoient à un diplôme de 813 mentionnant une donation à Fulda faite par un certain Sigihard et son fils Gothetanc, ce qui suggère l’hypothèse que la donation a été faite à l’occasion de l’entrée du fils dans le monastère. Les données prosopographiques peuvent donc être replacées dans un contexte social, chronologique et géographique qui permet de reconstituer des éléments inédits de la biographie de ce moine obscur 78. 78

Die Klostergemeinschaft von Fulda (1978). Exemple développé par Geary (1981), Review, p. 434.

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En combinant ces textes avec d’autres sources de la memoria monastique comme les libri traditionum et les cartulaires, il est possible d’identifier des individus ou des familles étroites portant des noms récurrents ce qui permet de les relier à leur tour à d’autres personnes ou familles. Les individus et les groupes qui se sont ainsi associés dans la prière et la commémoration monastiques étaient donc conscients d’appartenir à des très larges parentèles alliées par des mariages croisés avec d’autres groupes. Certains d’entre eux peuvent être identifiés comme des membres de la haute aristocratie occupant des fonctions dignes de leur rang (comtes, évêques…) ; d’autres demeurent totalement obscurs ou ne peuvent pas être « marqués » socialement. Parenté et réseaux d’alliance chez les Welfes Parmi de nombreux exemples, on peut citer, à l’appui de cette hétérogénéité dans la composition des parentèles, l’exemple des Welfes. Des alliés de Conrad († 882) et Rodolphe († 866), les frères de l’impératrice Judith, apparaissent dans diverses entrées des livres de confraternité de Reichenau, de Saint-Gall et de Pfäffers. Les premières entrées de Reichenau et de Pfäffers englobent, à côté des noms des Welfes les plus connus, un groupe de noms identiques, qui appartiennent donc à l’évidence à la « parenté » plus ou moins éloignée des Welfes, mais n’ont laissé aucune trace en dehors des sources commémoratives. Dans la mesure où ces « parents » éloignés apparaissent à d’autres emplacements du livre de confraternité de Pfäffers, il devait avoir des relations avec la Rhétie. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’ailleurs moins de parents que d’alliés, membres réguliers de l’entourage ou de la familia domestique welfe en Alémanie 79.

L’œuvre de Schmid a eu un retentissement immense par l’influence qu’elle a exercé directement sur l’école historique de Münster/Fribourg, puis rapidement en France, par l’écho que lui a donné notamment Georges Duby dans ses enquêtes sur la noblesse de 1961 et 1972 relisant ses travaux sur le Mâconnais 80. Pour l’époque carolingienne, elle est venue conforter l’hypothèse de réseaux de parenté larges et indifférenciés dans les strates élevées de l’aristocratie impériale. Tous ces acquis ont fait l’objet d’une interprétation magistrale par Régine Le Jan en 1995. D’abord fondé sur des méca79 80

Schmid (1983), Gebetsdenken und adliges Selbstverständnis. Duby (1961), La noblesse dans la France médiévale. Id. (1972), Lignage, noblesse et chevalerie.

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nismes de filiation majoritairement indifférenciés, le capital symbolique en circulation parmi les élites a été progressivement accaparé par les lignées masculines. Lorsqu’ils redistribuaient les honores 81 au sein de l’élite du pouvoir au VIIIe et au IXe siècles, les souverains carolingiens choisissaient parmi la génération des descendants, sans privilégier la progéniture directe ou la succession patrilinéaire. Après avoir échappé au droit absolu de donner et de reprendre du souverain, les grands offices aristocratiques se transmirent systématiquement par primogéniture. Ces pratiques se sont traduites par la transmission au fils aîné, héritier de l’honor familial, d’un nom entier puisé parmi les Stammname de la lignée paternelle, en l’occurrence celui du grand-père paternel, du père ou celui d’un frère du père (le cadet aussi reçoit un nom « familial », souvent celui de son père). Elles se sont diffusées de haut en bas jusque dans l’aristocratie de moindre rang qui occupait les charges intermédiaires des comtés et gardaient les châteaux. Entre le IXe et le XIe siècles, on est ainsi passé d’un système indifférencié à un autre, privilégiant la filiation patrilinéaire 82. Parmi les réserves soulevées par l’utilisation des libri memoriales, la plus significative a été exprimée par Karl Leyser, soulignant qu’à réifier ces vastes réseaux identitaires, on risquait de confondre la conscience et l’existence. Ce n’est pas parce que ces hommes et ces femmes étaient conscients d’appartenir à des groupes de parenté larges et fluides au cours de processus de commémoration et de prières, qu’ils agissaient en fonction des mêmes affiliations dans d’autres circonstances de la vie 83. Comme le note finement Régine Le Jan, la memoria est restée centrée sur la famille étroite : « sur 76 actes de donation pro remedio animae des VIIIe et IXe siècles dans l’espace Loire-Rhin, les grandsparents n’ont été mentionnés que 3 fois, les parents 55 fois, alors que le donateur demandait toujours des prières pour lui-même,

Honor : conserve sa riche polysémie du latin classique, où il signifiait à la fois 1) l’estime, 2) les marques de respect et 3) les qualités qui l’inspirent, 4) un privilège spécial et enfin 5) une haute fonction publique. Le champ sémantique médiéval met notamment l’accent sur les formes de réciprocité : 1) fidélité vassalique, 2) cadeau d’honneur, 3) rang social de celui qui détient un honneur, 4) charge publique élevée. 82 Le Jan (1995), Famille et pouvoir. 83 Leyser (1968), The German Aristocracy, pp. 33-36. 81

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son conjoint, ses enfants lorsqu’il en avait (24 cas), ses frères et ses sœurs (10 cas) »  84. Mémoire monastique, donation pour mémoire et commémoration familiale dans la famille d’Évrard de Frioul Premier enfant du mariage de l’empereur Louis le Pieux avec Judith Welf (et donc sœur de Charles le Chauve), Gisèle a épousé vers 829 le comte Évrard, futur marquis de Frioul. Le dossier de cette famille est assez bien fourni puisque nous disposons d’extraits du testament d’Évrard et de Gisèle et des premiers actes du petit monastère que le couple a fondé dans le Nord de la France dans un ancien domaine royal faisant partie de la dot de Gisèle, Cysoing. Après le décès d’Évrard (fin 865 ?), Gisèle a pris une série de dispositions visant à commémorer sa lignée et a lui assurer les prières des moines de Cysoing. Outre une donation pure et simple à son fils puîné Bérenger, elle a consenti des donations viagères à ses fils Adalard et Raoul (tous deux clercs), les propriétés revenant à leur mort à l’abbaye de Cysoing. Deux autres donations à Cysoing sont faites par Gisèle pour sa propre sépulture, celles de son mari Évrard et de sa fille Ingeltrude. Vers 874, Gisèle fonde enfin un repas d’anniversaire pour l’âme de son père, l’Empereur Louis, de son frère, le roi Charles, pour ses enfants et pour toute sa propre parenté (cognatio) par le sang 85. Le premier né du couple, Évrard, mort en bas âge, est oublié dans tout ce dispositif de commémoration spirituelle. Charles = Hildegarde

Welf = Heilwich

Ä Unroch

Berenger

Ä

Ingeltrude

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Ä Ä

Louis

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Ü

Charles

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D

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Unroch

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Ä

Berenger

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Ä

Raoul

Ä : anniversaire fondé par Gisèle à Cysoing

Ü : donation pour sépulture de Gisèle à Cysoing

D/d : donation de Gisèle revenant à Cysoing D : donation pure et simple de Gisèle

84 85

Ä

Judith

Evrard

Ä

Raoul

Le Jan (2003), La société du Haut Moyen Âge, p. 159. La Rocca, Provero (2000), The Dead.

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Ä

Heilwich

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La conscience identitaire exprimée dans les libri memoriales ne doit pas être interprétée comme une valeur absolue et permanente. Ces documents étaient le reflet d’une mémoire monastique, étroitement liée à des impératifs liturgiques. Leur contenu n’est qu’un reflet des motivations d’un groupe humain à rechercher en commun des moyens de gagner la vie éternelle à un moment donné. Dans d’autres circonstances de la vie spirituelle ou matérielle, chacun de ces individus a pu agir en fonction de mobiles différents, en variant les alliances et les réseaux 86. Comme l’écrit Pierre Toubert, « si le couple marié, dans la noblesse, est inclus dans une Gemeinschaft vaste et consciente de ses contours, il ne s’y dilue pas pour autant ». Des œuvres comme le traité moral écrit par Dhuoda († après 843) pour son fils Guillaume, entre 841 et 843, ou des vies de saints comme la Vie de Rictrude de Marchiennes composée en 907 par Hucbald de Saint-Amand († c.930) nous offrent des exemples « d’une psychologie de la vie familiale noble où un style d’affectivité propre à la cellule conjugale s’alliait sans peine à la conscience de solidarités de sang plus étendues » 87. Dans l’espace même de la mémoire et du salut, l’entrée dans un liber memorialis s’insérait dans une dynamique contingente, déterminée par la dimension locale, l’identité de la communauté monastique, les événements du moment. D’autres circonstances pouvaient amener à modeler différemment le paysage mémoriel. La notion de rang ou même celle de noblesse (et, plus largement, l’habitus qui inclut également le comportement social) étaient avant tout déterminées par la place que chaque individu occupait dans son environnement social et familial immédiat, par son histoire personnelle, par sa richesse et par ses propres relations. Notons enfin que les hiérarchies et les positions de pouvoir respectifs des différents acteurs familiaux ne se répliquaient pas de la même manière à l’intérieur de la famille et dans la société globale. Il est fondamental de se rappeler que ces grandes parentèles s’étageaient sur plusieurs strates de la société aristocratique. Ceci signifie qu’il ne faut pas étendre le rang social attesté d’un homme ou d’une famille à toute sa parenté. Il était normal pour ces clans familiaux d’avoir leur propre hiérarchie, voire leurs contradictions et leurs conflits intestins 88 ! 86

Schmid (1959), Über die Struktur des Adels. Toubert (1986), Le moment carolingien, p. 351. 88 Schmid (1959), Über die Struktur des Adels. 87

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Il n’est pas interdit de s’arrêter un instant à quelques considérations épistémologiques sur la famille comme structure sociale. Les histoires de la famille occultent le plus souvent « les rapports de forces et de domination matérielle et symbolique entre [ou à l’intérieur] de groupes sociaux (…) ». Selon cette représentation, les événements singuliers tendent à se dissoudre dans un tout ou une continuité idéale 89. Les différences et les contradictions internes dans les notions et les usages de la parenté, du mariage et de la famille, même au sein d’une strate sociale particulière, sont « trop souvent négligées, notamment par les auteurs qui ont une conception culturelle ou holistique de la société » 90. Des ensembles documentaires comme ceux de Fulda ou de Saint-Gall n’ont pas de précédent à l’époque mérovingienne. Au IXe et au Xe siècle, les libri memoriales constituent un phénomène régional (Germanie, Alémanie et Nord de l’Italie), d’ampleur et de nature exceptionnelles, sans équivalent dans l’Ouest du monde franc (à l’exception, dans les Vosges, de Remiremont). Ces deux observations posent la question de la généralisation des résultats obtenus par Schmid et ses émules, à la fois dans le temps et dans l’espace 91. En France, les travaux sur la Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne coordonnés par Monique Bourin et Pascal Chareille n’ont abordé que très récemment le système de dénomination à nom unique antérieur au Xe siècle 92. Faute d’outils et d’instruments de travail adéquats (notamment philologiques), les recherches doivent s’appuyer sur des études régionales parfois vieillies, des reconstitutions généalogiques et des identifications de valeur inégale. Les leçons les plus pertinentes à tirer des travaux de l’école de Münster/Fribourg se situent au plan méthodologique : 1) dans la complexité des relations entre les documents nécrologiques et l’histoire monastique ; 2) dans l’intérêt de comparer les sources locales avec la documentation analogue conservée par d’autres communautés pour identifier les connexions entre individus et 89

Lenoir (2003), Généalogie de la morale familiale, pp. 24-25. Goody (1985), L’évolution de la famille, p. 186. 91 Les spécialistes français et allemands sont également divisés sur la manière de traiter les sources commémoratives, les premiers préférant livrer des éditions diplomatiques au sens strict ; les seconds mélangeant érudition et spéculation, dans des entreprises pluridisciplinaires (Nomen et Gens) menées par des paléographes, des historiens, des linguistes et des informaticiens. Jussen (2002), Famille et parenté. 92 Bourin, Chareille (2002), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, 5/1‑2. 90

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groupes de parenté ; 3) dans la nécessité d’utiliser des outils informatiques et des méthodes d’inférence statistiques dans toute enquête prosopographique 93. Enfin, il est utile de se remémorer les conseils de prudence des anthropologues sur la variabilité régionale des systèmes de parenté en Europe occidentale et de souligner l’existence, à côté des pratiques de commémoration, d’autres substrats de l’identité familiale comme l’association des individus à la propriété indivise 94. En dernière analyse, la question de l’effectivité des structures larges de parenté demeure entière. Dans la société wisigothique d’Espagne, la parentèle « assumait la tutelle des mineurs, arrangeait les mariages, héritait des uns ou des autres ; mais cela arrive dans toutes les sociétés et ne peut pas plus être considéré comme la preuve d’une solidarité de clan (corporate kin solidarity) que ne peuvent l’être les dispositions qui – de façon compréhensible étant donné les principes qui régissaient le droit de l’accusation – assignaient aux parents le rôle d’accusateur, et en faisaient les bénéficiaires [des compositions judiciaires]. La parenté en tant que groupe possédait très peu de pouvoir, et celui qu’elle avait était de toute façon subordonné à celui des parents (père et mère). C’était la famille monogame qui constituait maintenant la cellule sociale de base » 95. 3. Dénomination et identité Les termes qui désignent le nom, la dénomination dans les langues indo-européennes dérivent du verbe qui signifie « connaître » : en sanscrit gna – naman ; en latin gnosco – nomen. Le nom est un moyen de « connaître » et de « re-connaître » l’individu. L’esclave romain n’a pas de nomen parce qu’il n’a pas de personne (Servus non habet personam). Le noble est celui « dont on connaît le nom (nomen) et la famille (genus) ». 96 Le nom est donc un élément de la personnalité et de l’identité sociale, qui définit 93

Geary (1981), Review, p. 435. Murray (1983), Germanic Kinship Structure, pp. 99-108. Freed (1986), Reflections on the Medieval Nobility, pp. 563-564. On pourrait objecter que la Reichs­ aristokratie fonctionne à l’échelle européenne et qu’elle échappe peut-être à la variabilité régionale. 95 King (1972), Law and Society, pp. 222-223. 96 Isidore de Séville, Etymologiae, X, 1, 184 : Nobilis non vilis, cuius et nomen et genus scitur. Isidore jouait évidemment du rapprochement entre nobilis et non vilis, dont il pensait qu’ils étaient étymologiquement reliés. 94

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« la position occupée par un être humain dans une structure sociale complexe formée par toutes les relations sociales qu’il entretient avec les autres » 97. Il peut par exemple traduire la position de l’individu dans le groupe (comme dans les systèmes de dénomination liés aux âges de la vie) ou être l’expression de l’interaction entre les personnes dans un système de parenté. En latin, le titre royal est un nomen. Les chefs bretons battus par les Francs en 799 portaient leur nom gravé sur l’épée 98. Le mode de dénomination est en relation étroite avec la terminologie et les mécanismes de la filiation d’une part, la structure des groupes de parenté d’autre part. Le nom est le premier des signes utilisé par l’individu pour identifier ses parents, puisque « l’usage d’un nom commun, transmis de génération en génération, est un symbole signifiant dans tous les systèmes de filiation, sans doute le plus important de tous au Haut Moyen Âge ». L’anthroponymie est donc un « document de l’histoire sociale », en raison de sa capacité à signifier une relation de filiation ou plus largement d’exprimer un rapport de parenté 99. C’est dans ce contexte théorique que l’anthroponymie a été utilisée depuis une quarantaine d’années comme outil principal d’un vaste projet de prosopographie des élites occidentales. •  Le système de dénomination Le Haut Moyen Âge occupe une place à part dans l’anthroponymie européenne. Durant six siècles, le système de dénomination en vigueur en Occident fut celui du nom unique en usage chez les Germains. La structure anthroponymique latine permettait de rendre immédiatement perceptible la place de l’individu dans un groupe familial large, par une désignation triple (permettant d’identifier la lignée patrilinéaire) ou double (nom individuel et nom de famille). La dislocation complète de ce système à partir du VIe siècle constitue sans doute, plus que l’apport massif d’anthroponymes germaniques, la vraie nouveauté du Haut Moyen Âge. « Pour exprimer les liens de parenté existant entre des individus (…), il a désormais été nécessaire de recourir à des procédés syntagmatiques, plus ou moins expéditifs, mais toujours contingents » 100. 97

Radcliffe-Brown (1968), Structure et fonction dans la société primitive. Annales regni Francorum, 799. 99 Le Jan (1995), Famille et pouvoir, pp. 179-223. 100 Toubert (1983), Nome e cognome, p. 359. 98

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Les noms personnels médiévaux sont empruntés à deux grands lexiques, les noms transmis par le latin et les noms germaniques. Graduellement, avec des différences géographiques significatives entre Nord et Midi de la Gaule, une part croissante des hommes et des femmes adoptèrent des noms d’origine germanique comme dénomination. Origine et intensité des modes de dénomination en Gaule On constate une différence géographique significative dans la proportion des noms transmis par le latin et des noms germaniques dans le Nord et le Sud de la Gaule dans les grandes listes de noms du IXe siècle, comme le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés, où la presque totalité des noms propres est d’origine germanique et le polyptyque de l’Église de Marseille où la proportion des noms d’origine gréco-latine reste importante. Église de Marseille (813-814)

Saint-Martin de Tours (fin du VIIe siècle)

Saint-Remi de Reims (après 847Xe s.) 

Provence

Loire

Marne

Noms transmis par le latin

53 %

9 %

10,3 %

Noms germaniques

39 %

86 %

88,4 %

Noms hybrides

6 %

5 %

n.c.

Noms d’origine incertaine

2 %

n.c.

1,3 %

Il est évident que ces choix ne traduisent pas seulement des différences ethniques. Ils témoignent d’un vaste phénomène d’acculturation au système de dénomination des nouveaux-venus, qui se manifeste au sein des populations autochtones et dans toutes les strates de la société depuis le Ve siècle. Ce n’est donc pas la manière de dénommer ou l’emploi d’un lexique latin ou germanique, qui constitueraient un marqueur social ou une différence de genre. Monique Bourin et Pascal Chareille, étudiant les listes de noms du polyptyque de Saint-Germain-des-Prés au début du IXe siècle, ne sont pas parvenus à détecter des pratiques de dénomination différenciées parmi les paysans dépendants, entre libres et non-libres 101. 101 Bourin,

Chareille (2002), Colons et serfs.

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À partir du XIe siècle, la genèse progressive de l’anthroponymie moderne – prénom individuel et surnom, stabilisé ensuite en patronyme familial (nomen paternum) – traduit l’importance qu’a pris (au moins dans le discours familial) la famille héréditaire patrilinéaire, d’abord dans les couches supérieures de l’aristocratie, puis par contagion, dans les strates inférieures de la société. L’anthroponymie est une forme de discours ! C’est peut-être moins vrai pour la circulation du patrimoine familial. Les noms de personne transmis par le latin Parmi les noms transmis par le latin, la majorité était de caractère profane. L’anthroponymie proprement chrétienne est surtout alimentée de patronymes empruntés à l’Ancien Testament (Aaron Abraham Adam Salomon...). Les vocables introduits par le christianisme se rapportent à des personnages (Petrus, Johannes...), à des fêtes religieuses (Natalis, Epifania...) et à des vertus théologales (Vigilantius, Vitalis...). D’autres ont un caractère mystique (Amadeus, Donatus) ou augural (Benenatus). L’apparition de noms hybrides (Donatus → Donemia), créés par les populations de langue romane à partir de lexèmes germaniques, montre qu’elles ont assimilé les possibilités offertes par la variation 102.

L’usage des noms transmis par le latin pose la question de la signification ethnique ou religieuse de la dénomination. L’adoption et la transmission de noms latins, chrétiens au sein d’une famille répondait-elle à des motivations religieuses ? Les noms de saints locaux ou des patrons des grandes familiae seigneuriales ecclésiastiques sont toujours rares : un seul Martin parmi les tributaires de Saint-Martin de Tours, huit Germain (sur des milliers de noms) dans le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés ! Dans la plupart des familles, l’adoption d’un nomen particulier ne semble pas avoir de finalité propitiatoire. Dans la majorité des cas, la circulation de lexèmes ou de noms entiers transmis par le latin n’a sans doute pas d’autre fin que d’établir ou d’entretenir des liens de filiation ou d’alliance au sein des groupes familiaux. En faisant du baptême l’instant où l’individu reçoit son nom, en entrant dans la fraternité chrétienne, l’Église matérialise sa domination sur un rite essentiel de reproduction sociale, mais elle demeure indifférente, durant le Haut Moyen Âge, au choix même du nom.

102 Morlet

(1972), Les noms de personne, 2, p. 7.

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www.academieroyale.be L’ordre familial Le baptême et la dénomination L’enfant ne portait pas son nom avant sa seconde naissance par le baptême. En 580, lorsque les deux fils cadets du roi Chilpéric († 584) moururent des suites d’une épidémie, Grégoire de Tours († 594) indique le nom du puîné (Chlodobert), le plus jeune prince restant anonyme parce qu’il « n’était pas encore né à nouveau par l’eau et l’Esprit Saint ». L’enfant au sein (infans ad uber) restait pareillement anonyme dans l’inventaire des mancipia provençaux de l’Église de Marseille dressé en 813-814 jusqu’à l’âge d’un an ! Le baptême des enfants au cours de leur première année, toujours de préférence durant le cycle pascal (à Pâques et surtout à la Pentecôte, notamment), est attesté depuis le VIIIe siècle 103.

Les stratégies sociales mises en œuvre par la dénomination semblent donc échapper en très grande partie à la sphère du religieux. En dehors de sa valeur de signe d’hérédité, le nom était en soi peu signifiant dans le christianisme médiéval avant l’an Mil. Les noms de personne issus de l’anthroponymie germanique Les noms de personne issus du germanique se présentent sous trois formes. Il existe plusieurs niveaux de transmission des lexèmes, de la pure identité (appellation) à une vague assonance, en passant par l’allongement ou la réduction : 1° les noms composés de deux lexèmes accolés : le second élément (Endglied) est un substantif, un adjectif ou un thème verbal ; le premier terme (Stammglied) devait être le déterminatif du second. Lorsqu’on examine les noms au sein d’une même famille, on constate fréquemment des ressemblances phonétiques entre les noms de ses membres. Ces ressemblances ne sont pas le fruit du hasard. Le plus souvent, un des éléments constitutifs du nom d’un ascendant se retrouve dans celui de l’enfant : c’est ce qu’on appelle la « variation thématique ». Dans les grands corpus de noms fournis par les polyptyques, la transmission d’au moins un des lexèmes parentaux est la norme : plus d’un enfant sur deux reçoit un élément de son nom de ses parents. 2° les hypocoristiques sont des formes simples, familières, constituées à partir du lexème initial (la femme de Pépin le Bref († 768) est appelée tantôt Bertrada, tantôt Berta. Les hypocoristiques sont à leur tour fréquemment suffixés, pour créer des dérivés allongés 104. 103 Grégoire

de Tours, Decem Libri Historiarum, V, 34. Devroey (2004), Élaboration et usage des polyptyques. 104 Morlet (1968), Les noms de personne, 1, pp. 7-8.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social 3° la répétition (appellation) et l’allitération permettent de signifier, de manière plus ou moins forte, la filiation entre un parent et sa progéniture.

L’anthroponymie d’origine germanique sert de syntaxe à une véritable grammaire de la parenté qui permet d’affirmer des sentiments d’identité et d’appartenance familiale. La variation thématique était particulièrement bien adaptée à des sociétés où le système de parenté était bilatéral. Les thèmes (et ensuite, les noms entiers mis en circulation) pouvaient être choisis dans les deux lignes de parenté, paternelle et maternelle, pour être éventuellement associés dans un nouveau nom de personne. Une « grammaire » de la parenté : la dénomination germanique 105 Lant-bert/us × Ans-bert/a105 Allitération

Lant-bert/us

Appellation

Halt-bert/us

Variation

Walt-bert/us Lant-bert/a

Appellation

À partir du VIe siècle, les éléments de noms et les noms entiers circulent entre les côtés masculin et féminin de la descendance, sans différence statistique marquante. Ce phénomène montre que les mariages pouvaient jouer un rôle éminent dans l’identité familiale. L’expression de la parenté par la dénomination n’était pas exclusivement patrilinéaire. On se souviendra que cette promotion de la conjugalité et de la position relative de la femme a débuté à Rome dans le tournant du IIe et du IIIe siècles 106. La variation par suffixation était utilisée dès le IVe siècle dans l’aristocratie romaine. Et les noms portés dans la famille de la femme avaient déjà une place importante dans le choix des noms des enfants issus des mariages des élites gallo-romaines du BasEmpire 107. Jusqu’à la fin du IXe siècle, la parenté féminine pouvait être plus importante sous certains aspects que la filiation agnatique, quand les traits distinctifs des épouses et des mères l’emportaient en matière d’origine, de richesse et de position sociale. 105 Das

Polyptychon von Saint-Germain-des-Prés, éd. Hägermann, I, 5. (1978), La famille et l’amour. 107 Heinzelmann (1977), Les changements de la dénomination latine, pp. 19-24. Werner (1977), Liens de parenté et noms de personne, p. 25. 106 Veyne

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•  Des noms porteurs de sens ? À la fin du Ve siècle, les lexèmes manipulés au sein des familles régnantes des royaumes barbares d’Occident étaient encore porteurs d’une signification. Identité et dénomination dans la dynastie mérovingienne Roi des Francs, Childéric († 484) participait du système de royautés guerrières qui régissait la confédération franque. Ces familles royales installées à Cologne, Tournai et Cambrai, étaient associées les unes aux autres par un système d’alliances matrimoniales, qui limitait à ce groupe de « rois » le port symbolique de la chevelure longue et la transmission de père en fils de la puissance magique du chef, le mund. C’est dans le groupe des fils royaux que les Francs élisaient leur roi, porteur d’un signifié précis à valeur totémique : Hilde-rik, « puissant (prince) au combat », Hlodio, « le renommé », Hlod-wig « le renommé au combat », Deod-rik « prince du peuple », Sigi-bert, « victoire illustre », etc. Les porteurs de ces noms sont associés à un espace territorial. Les noms des fils de Clotaire Ier († 561) évoquent le lot qui leur sera destiné dans le partage du royaume franc de 561. Celui qui était voué à régner sur les Francs rhénans s’appele Sigebert (comme le roi de Cologne tué par Clovis), la Bourgogne revient à Gontran (Gunt-ramn, « le corbeau guerrier », successeur des anciens rois burgondes Gondomar, Gondioc, Gondebaud), le dernier né, Chilpéric, s’installe dans la capitale principale de la Francie, Paris 108.

Au IXe siècle, Ermold le Noir († après 830) rappelait encore comment interpréter le nom de l’empereur Louis, dans la langue franque (« hluto signifie ‘illustre’ et wicgh est l’équivalent de ‘Mars’, deux mots qui forment évidemment son nom ») ou, à la manière des Étymologies d’Isidore de Séville († c.636), en assurant qu’il fallait le rapprocher du latin ludus (qui « invite ses sujets à se réjouir – ludere – dans les bienfaits de la paix ») 109. À la naissance de son fils (en 823), issu de son remariage avec Judith, Louis le Pieux, choisit de baptiser l’enfant du nom de son grand-père, Charles. Par ce choix, il manifestait aux yeux de ses fils aînés (Lothaire, Louis et Pépin) son souhait de revoir le partage de l’héritage impérial de 817, pour y faire place à la destinée royale du nouveau-né. Dans ce contexte, le nomen tirait sa force de la référence à l’aïeul, Charlemagne, et pas d’une signification totémique. 108 Werner 109 Ermold

(1985), Les origines, p. 322. Devroey (2003), Économie, carte p. 10. le Noir, Carmina in honorem Hludowici, p. 11.

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Alors que la variation thématique était toujours vivante dans les populations rurales de la Francie, la question de la compréhension des lexèmes par les masses demeure entière. Hildi était-il toujours porteur d’un sens guerrier ? Wini était-il toujours ressenti comme amical et balth comme hardi ? Ces thèmes circulaient-ils au contraire comme de simples signes identitaires, dépourvus de signification ? Il n’y a en tout cas pas de différences marquantes (exclusion de sens ou signifiés singuliers dans un groupe de statut) entre les lexèmes initiaux des colons et des servi étudiés par Monique Bourin et Pascal Chareille dans la région parisienne 110. Palmarès comparés des lexèmes initiaux des hommes adultes colons et servi dans le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés (823-828) Colons Nombre Lexème 107 79

Athal-

Servi Signifié

Noble

Erman- Élevé, sublime

Nombre Lexème

Signifié

12

Ragin-

Conseil, avis

10

Athal-

Noble Gouverner

74

Gair-

Lance, épieu

9

Wald-

68

Hroth-

Prudent

8

Erman- Élevé, sublime

66

Theud-

Peuple

8

Hroth-

Prudent

65

Hildi-

Combat

7

Theud- Peuple

61

Ragin-

Conseil, avis

6

Ebur-

Sanglier

46

Berin-

Ours

6

Gair-

Lance, épieu

1857

217

Il n’existait probablement pas de différences fondamentales entre le corpus des noms de personne « aristocratiques » et les noms des paysans des grandes listes de dépendants du IXe siècle. •  Des noms porteurs d’identité ? La transmission d’un nom entier (répétition, Nachbennenung) d’un individu à un autre est un signe particulièrement fort du lien social. Les Romains pratiquaient massivement la répétition, étroitement liée au culte des ancêtres, d’abord dans le cadre de la gens patriarcale, puis dans des systèmes de parenté de plus en 110 Bourin,

Chareille (2002), Colons et serfs, p. 47.

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plus indifférenciés. Le recours systématique à la répétition dans la dénomination des enfants constitue un trait distinctif des strates les plus élevées de l’aristocratie du Haut Moyen Âge. Dans l’espace franc, la pratique de la répétition semble s’être diffusée d’ouest en est, depuis les régions les plus romanisées jusqu’en Germanie. Le processus commença très tôt au sein des familles royales (au Ve siècle, dans la famille royale burgonde), avant de se diffuser dans les rangs de l’élite du pouvoir où il était déjà très avancé à la fin du IXe siècle. D’après les statistiques dressées par Régine Le Jan, la proportion de noms entiers transmis dans l’aristocratie franque entre Seine et Rhin passa de 31 % aux VIIIeIXe à 76 % au Xe siècle. Par comparaison, le phénomène de transmission complète d’un nom des parents aux enfants était encore marginal parmi les hommes de Saint-Germain-des-Prés au début du IXe siècle, à peine 6 % 111. Dans la noblesse aristocratique, les lexèmes ou les noms entiers sont puisés dans un « trésor patronymique », alimenté par la parenté et l’alliance, pour manifester des signes d’appartenance ou revendiquer des relations de parenté ou d’alliance. Lorsque des parties de noms ou des noms entiers d’ancêtres éminents se répètent, génération après génération (Leitend Name), nous pouvons parler d’une véritable communauté familiale avec une conscience de soi collective perpétuée dans le temps et véhiculée par la dénomination. L’utilisation d’un ou de plusieurs lexèmes récurrents (Stamglied) permettait d’évoquer l’identité collective de la parentèle. Les familles pouvaient également utiliser les mêmes finales pour souligner la cohésion des fratries et signifier en même une différenciation par genres. Notons qu’une véritable géographie de ces pratiques n’a pas encore été élaborée. Dans l’aristocratie de service romano-pontificale, Pierre Toubert a constaté, au moins jusqu’au Xe siècle, « l’absence de toute politique de gestion familiale d’un stock d’anthroponymes individuels (…) selon le modèle étudié pour l’aristocratie allemande », en l’absence, il est vrai des sources (les libri memoriales germaniques) dont disposait Karl Schmid et ses collègues de Münster 112. Mais l’absence de ce type de sources n’est-elle pas révélatrice de l’existence d’autres formes de représentation de la parenté et d’autres pratiques ?

111 Bourin,

Chareille (2002), Colons et serfs, p. 115. (2001), Scrinium et palatium, pp. 426-427.

112 Toubert

121

www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social La transmission des lexèmes parentaux Au VIIIe siècle, dans la famille rhénane des Odacar étudiée par Régine Le Jan, les filles portaient des noms terminés par le lexème final suuind – Helmsuuind, Landsuuind, Gelsuuind –, les noms des garçons se terminaient par achar/acar/acer – Rodacar, Odacar, Eburacar, Bernachar –, ou encore par pert – Norbert, Adalpert, Raganpert, Gundpert, Theodpert 113. La question de l’influence du genre sur la transmission des lexèmes ne peut être étudiée statistiquement qu’au sein de la paysannerie dépendante, dans les recensements de population des polyptyques. Sur les 3746 enfants nommés dans le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés, 1834 (49 %) héritent d’au moins un lexème parental (sous forme ‘pure’). Parmi eux, ils sont 741 à porter au moins un lexème maternel et 1048 au moins un lexème paternel. La bilatéralité du système de dénomination dissimule une tendance patrilinéaire assez nette (57 %). On constate une supériorité sensible également de la transmission des lexèmes parentaux au profit des garçons (52,3 %) sur les filles (49,2 %) 114.

Dans les strates supérieures de la société (familles royales et élites du pouvoir), la répétition du nomen était clairement liée à des stratégies de représentation et de transmission du patrimoine et du capital symbolique (honneurs, pouvoirs). Dès le VIe siècle, les noms composant le trésor familial ont commencé à se hiérarchiser pour désigner un aîné, prédire une carrière ecclésiastique, souligner le pedigree des filles en leur attribuant des noms particulièrement prestigieux, transmis par alliance. Toutefois, la circulation des noms était bien moins efficace pour exprimer la place de l’individu à l’intérieur d’une lignée et d’un groupe familial large que l’ancienne structure anthroponymique latine. La variation ou la répétition avait sans doute seulement une valeur indirecte, allusive. Le nom demeurait personnel. Il isolait celui qui le portait ou « plutôt, il était incapable, par lui-même, de le relier [sans ambiguïté] au groupe familial. Toute filiation devait être explicitée. Le seuil critique de la troisième génération était péniblement atteint, pour ainsi dire jamais dépassé » 115.

113 Le

Jan (2003), La société du Haut Moyen Âge, pp. 211-213. Chareille (2002), Colons et serfs, pp. 100-101, 104 et 106. Résultats voisins dans Goetz (1987), Zur Namengebung bäuerlichen Schichten. 115 Remarque importante de Toubert (1983), Nome e cognome, pp. 359-360. 114 Bourin,

122

www.academieroyale.be L’ordre familial La circulation des noms dans la famille d’Évrard de Frioul († 864/865) Le schéma présente les enfants de Gisèle et d’Évrard de Frioul dans leur ordre probable de naissance. Pour la dénomination des cinq aînés, le couple a puisé dans les anthroponymes de la lignée d’Évrard, passant ensuite pour les quatre cadets à des dénominations tirées de la lignée de Gisèle. Portés par des princes carolingiens, Charles et Louis sont exclus de ce « capital » anthroponymique 116. �

Welf = Heilwich

Charles = Hildegarde





Unroch

Ingeltrude





Berenger





Adalard



Evrard



Judith

Louis

Gisèle

Raoul

Charles



Judith



Evrard





Ingeltrude

Gisèle



Unroch



Berenger



Adalard

Raoul





Heilwich

� : porteur d‛un nom dans la lignée d‛Evrard � : porteur d‛un nom dans la lignée de Gisèle Charles : nom exclu

4. La prosopographie et le concept d’élites du pouvoir Tout un groupe de médiévistes va pourtant s’efforcer d’allier l’anthroponymie à la prosopographie pour forger de nouveaux outils d’études des élites aristocratiques. « Dénommer, c’est depuis l’Antiquité lier une personne dénommée aux destins d’un groupe ayant des ancêtres communs (…). La seule règle quasi universelle qui domine la distribution des noms de personne dans l’aristocratie franque des VIIIe-Xe siècles est de ne donner que des noms qui appartiennent déjà à la famille » 117. Karl Ferdinand Werner a tiré, comme corollaire de cette proposition, l’idée d’utiliser le nom ou la partie d’un nom pour rattacher des individus isolés à une parentèle aristocratique donnée sur la base de son « trésor de noms familiaux ». Malgré le constat d’échec des généalogies construites jusque-là par les historiens, il serait ainsi 116 La

Rocca, Provero (2000), The Dead. (1977), Liens de parenté et noms de personne, p. 15.

117 Werner

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possible de reconstituer les familles aristocratiques et de les étudier dans une perspective chronologique très ample, embrassant l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. L’intérêt de Werner allait principalement aux familles marquantes de l’aristocratie (Bedeutende Adelsfamilien), en les considérant comme des groupes endogames, très homogènes et peu différenciés socialement. Le réseau de la haute aristocratie couvrait toute l’Europe. L’aristocratie impériale L’approche prosopographique suggérée par Karl Ferdinand Werner n’est pas entièrement nouvelle. René Poupardin avait déjà suggéré en 1900, en se basant sur une étude rigoureuse des généalogies et en se servant de l’anthroponymie comme indice secondaire, que l’Austrasie avait été pour les premiers Carolingiens une « pépinière de fonctionnaires ». « Il est évident que les comtes et les missi ont dû être recrutés dans un nombre assez restreint de familles et que ces familles ont dû fournir des comtes à des pays assez divers ». On reconnaît ici l’archétype français du concept de Reichs­ aristokratie remis à la mode par Gerd Tellenbach. Une grande proportion de ceux qui servaient Charlemagne, ses fils et ses petits-fils, comme comtes, évêques, abbés, missi, etc. seraient issus de familles nobles de magnats dont les ancêtres étaient déjà bien établis, avant que les premiers Pippinides ne remportent les succès qui les pousseraient à associer leur sort à celui des Carolingiens. Au IXe siècle, ce petit nombre de familles occupaient des offices dans de nombreuses parties de l’empire. Elles fonctionnaient sur un mode d’alliance endogame, en se mariant entre elles ou avec la famille royale, qui les distinguaient très nettement des strates aristocratiques inférieures 118.

Dans un travail fondateur focalisé sur la Bourgogne, Werner a pu suivre la trace de familles carolingiennes importantes depuis le début du VIIe jusqu’au IXe. Elles avaient des ancêtres GalloRomains, Burgondes et Francs. Des mariages mixtes ont assuré l’incorporation des nouveaux venus dans les élites autochtones. Ces résultats suggèrent une très grande stabilité et une homogénéité des élites politiques durant tout le Haut Moyen Âge. Werner les a systématisés en 1965 en étudiant les descendants de Charlemagne et en présentant des hypothèses à propos de l’identification et des contours de groupes familiaux importants de l’aristo-

118 Poupardin

(1900), Les grandes familles comtales. Bullough (1970), Europae Pater, pp. 74-81.

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cratie impériale, comme les Unrochides (parmi lesquels Évrard de Frioul) ou les Rorgonides 119. Des écueils méthodologiques ? En écartant la possibilité d’homonymies ou de ressemblances fortuites entre des personnes sans lien de parenté, la méthode prônée par Werner pèche par son aspect mécaniste. Il est impossible de se prononcer sur la représentativité de ces cas, dans la mesure même où la méthode de reconstitution des familles aristocratiques est incapable de repérer les nouveaux-venus ou les dégénérescences familiales après deux ou trois générations. Elle écarte en effet de l’analyse les familles incomplètes, c’est-à-dire toutes celles pour lesquelles manquent ascendants et/ou descendants, voire le nom d’un des deux conjoints. Peu de noms, note Donald A. Bullough, ont une résonance aussi aristocratique que « Pépin », qui est virtuellement inconnu en dehors de la famille carolingienne. Un recensement des dépendants de l’abbaye de Farfa postérieur à 820 comprend pourtant un tenancier (massarius) de ce nom, dont le neveu porte également un patronyme d’origine franque ou burgonde, Gandolfus. Ce dernier nom est le plus intéressant. Karl Ferdinand Werner suppose un lien familial entre un évêque Gundulfus de Metz, attesté entre 816 et 823 et deux Gundulfus du VIe siècle, qui furent respectivement un officier important à la cour d’Austrasie et un évêque de Metz peu avant 587. « Il n’est pas impossible qu’une famille de grands propriétaires fonciers ait maintenu ses attaches avec la région de Metz durant plus de trois siècles et produit un second évêque de Metz plus de deux siècles après le premier (…). Mais il est important de savoir que Gundolf est aussi le nom d’un important citoyen de Tours au VIe siècle, d’un évêque de Bazas (France, Gironde) du VIIe siècle, d’un évêque de Mâcon à l’époque de Charles Martel († 741), d’un évêque de Pavie, juste avant ou après la conquête du regnum Langobardorum, et même d’un dépendant de Farfa » 120. On pourrait ajouter à cette liste d’autres homonymes : un colon de Saint-Germain-des-Prés à Verrières-les-Buissons (France, Essonne), le fils d’un colon de Saint-Germain-des-Prés et d’une femme libre (Gunthildis) résidant dans une annexe de la villa de Maule (France, Yvelines), le fils d’une ancilla de Saint-Timothée de Reims à Courcelles-lès-Ausson (France, Marne), etc. 121.

119 Werner

(1965), Bedeutende Adelsfamilien. Id. (1965), Die Nachkommen. (1970), Europae Pater, p. 80. 121 Das Polyptychon von Saint-Germain-des-Prés, éd. Hägermann, V, 63 et XXI, 29. Le polyptyque de Saint-Remi de Reims, éd. Devroey, p. 79. Morlet (1968), Les noms de personne, 1, p. 118. 120 Bullough

125

www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Faute de dimension quantitative des corpus généalogiques, il est impossible de tirer des conclusions en l’absence (fréquente) de tout autre indice convergent, de cas isolés de répétition d’un patronyme et, a fortiori, de simples lexèmes, sauf à postuler a priori ce que la recherche tentait précisément de démontrer : la stabilité et l’imperméabilité de la strate dirigeante durant tout le Haut Moyen Âge ! Enfin, ces travaux n’ont en général pas bénéficié du travail de lemmatisation 122 entrepris par les équipes qui ont exploité les grands corpus anthroponymiques des libri memoriales. Beaucoup d’identifications reposent de ce fait sur des ressemblances purement formelles entre deux noms ou parties de noms. Ces dossiers sont à reprendre entièrement !

Même affinée en tenant compte de la dimension territoriale de la dénomination 123, la méthode patronymique et une partie de ses résultats soulèvent donc de sérieuses objections méthodologiques. Au-delà de ces écueils, c’est toute la conception d’une strate aristocratique détachée du restant de la société médiévale qui reste discutable et non-démontrée par Werner et ses émules. Pour agréger, comme on le fait encore trop souvent, chaque individu isolé porteur d’un nom ou d’un fragment de nom éminents à la « haute aristocratie », il faut postuler que ce groupe social se reproduisait comme une caste fermée, de manière complètement endogame. On ne saurait donc arguer des données anthroponymiques ainsi construites pour tirer des conclusions sur la composition des élites du pouvoir, puisque ces conclusions sont au départ du raisonnement ! Dans un modèle de parenté bilatéral, où les noms pouvaient être choisis indifféremment du côté paternel ou maternel, le trésor de noms éminents pouvait se recomposer sans cesse avec la fondation de nouvelles familles conjugales. Toute union hypergamique offrait la possibilité d’acquérir du prestige social supplémentaire en s’appropriant les ancêtres de l’épousée. La circulation des noms éminents était donc beaucoup plus large que ne pourraient le laisser penser les reconstitutions de familles utilisées par les historiens depuis les recherches de Karl Ferdinand Werner. lemmatisation permet de ramener les diverses graphies des lexèmes qui constituent un nom à une forme cardinale, le lemme. Ainsi le lexème Bert (par exemple dans Bertulfus) peut se rencontrer dans les sources écrites sous les formes Berth Berht Pert Perth Perht Peraht. 123 Cette méthode associe appartenance familiale et patrimoine. Des possessions dans les mêmes localités par des personnes du même nom signifient des liens avec un même groupement familial. Mitterauer (1963), Karolingische Markgrafen. 122 La

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Le système de dénomination manipulé par les élites durant le Haut Moyen Âge, avec son large pouvoir de diffusion des marqueurs identitaires et ses possibilités infinies de recomposition, est sans doute le démenti le plus fort qu’on puisse opposer à la thèse d’une formidable stabilité (quasi biologique) des élites du pouvoir, prônée par Werner. Si la haute aristocratie a constitué un groupe stable et refermé sur lui-même, on peut se demander pourquoi elle a progressivement abandonné un système de dénomination gentilice (dès la période post-classique), pour favoriser la circulation des identités par l’alliance. L’anthroponymie du début du Moyen Âge suggère plutôt l’existence de toute une hiérarchie de strates de parentèles plus ou moins isolées ou reliées les unes aux autres, assurant la liaison entre le plus reculé des villages et les sièges du pouvoir. La parentèle est un moyen de pouvoir. Pour être puissant, un groupe familial doit avoir des alliés et/ou des clients à tous les relais et les échelons de son réseau politique. Les choix matrimoniaux sont des occasions privilégiées pour développer des stratégies de longue haleine, puisque ce sont l’une des principales occasions où une incertitude est introduite dans les rapports sociaux. Du haut vers le bas, les filles des dominants sont disponibles pour développer des stratégies politiques et consolider contrôles territorial et social. Une stratégie d’alliances matrimoniales et de contrôle de la terre menée habilement et avec persévérance au cours de plusieurs générations assure à un réseau familial prééminence et, éventuellement, expansion de son espace de domination en le reliant à d’autres parentèles 124. L’hypothèse de la perpétuation des lignées aristocratiques dans la longue durée s’est heurtée à d’autres objections. La première est d’ordre comparatiste. Pour les périodes de l’histoire plus richement documentées, la longévité intergénérationnelle des lignées semble relativement médiocre. Pour les périodes tardives du Moyen Âge où le matériel généalogique est suffisant, des études quantitatives donnent un taux de déperdition de l’ordre de 50 % par siècle. Dans le diocèse d’Osnabrück (Allemagne, Basse-Saxe), 10 des 16 grandes lignées attestées avant 1200 disparaissent des textes avant 1300. Ce rythme, lié aux conditions sanitaires générales et au style de vie des élites, est jugé dans la mesure du probable durant tout le Moyen Âge 125. 124 Mendras 125 Genicot

(1995²), Sociétés paysannes, p. 104. (1975), Les recherches relatives à la noblesse médiévale, p. 47.

127

www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social Un métier à risque ? Les élites et l’exercice du pouvoir au Haut Moyen Âge Occuper une fonction aristocratique au VIe ou au VIIe siècle n’était en rien une position confortable. Presque tous les officiers de ce rang mentionné par les sources principales d’information disponibles, par Fortunat († c.600), par Grégoire de Tours († 594) ou par le Pseudo-Frédégaire, ont perdu leur vie, leur charge ou l’un et l’autre après quelques années de pouvoir 126.

La seconde objection tient à l’endogamie présumée de la strate aristocratique. La pratique d’alliances croisées ou renchaînées a été bien étudiée par Régine Le Jan. Le mariage des filles répondait au souci de consolider des pactes de sécurité et d’amitié. Ces préoccupations n’excluaient pas des unions hypogamiques destinées à procurer des relais politiques à d’autres échelons des réseaux de pouvoir et de domination. Ces parentèles aristocratiques recoupaient aussi plusieurs niveaux de l’échelle sociale 127. Louis le Pieux († 840) a marié ses filles à des membres de l’aristocratie impériale qui tenaient les marches de l’empire 128. Comme l’écrit Constance Bouchard, les hommes nouveaux qui parvenaient à acquérir richesse et puissance entraient dans le réseau étroitement apparenté des familles nobles en épousant les filles de familles plus anciennes et en mariant leurs propres filles à d’autres nobles. La question de savoir s’il y eut une « nouvelle » noblesse en Occident durant le Moyen Âge dépend donc de la définition de « nouveau ». Si la présence d’un membre de la vieille noblesse de sang parmi les ancêtres d’une famille aristocratique suffit à la qualifier d’« ancienne », alors, comme beaucoup d’historiens l’ont prétendu, il n’y a pas pu y avoir de « nouvelle noblesse ». Mais on pourrait avec autant de justification prétendre que tous les nobles du XIe et du XIIe siècles étaient le produit de « nouvelles » familles, dans la mesure où toutes devaient avoir au moins un châtelain, un soldat de fortune, un pauvre vassal ou un vicomte parmi leurs ancêtres 129.

126 Lewis,

The Dukes in the Regnum Francorum, pp. 392-393. Gilliard (1979), The Senators of Sixth-Century Gaul, pp. 694-695. 127 Le Jan (1981), Structures familiales, p. 291 128 Le Jan (1995), Famille et pouvoir, pp. 289-293. Konecny (1976), Die Frauen. 129 Bouchard (1981), The Origins of the French Nobility, pp. 528-529.

128

www.academieroyale.be L’ordre familial L’historien à la recherche des hommes nouveaux Thegan († 844), tout enflé de la noblesse de ses origines, montre à merveille comment ces hommes nouveaux pouvaient s’imposer et perpétuer leur lignée dans la société aristocratique carolingienne. « Une fois promus », écrit-il à propos des servi, ils n’ont de cesse « d’arracher leur honteuse parenté (turpissima cognatio) au joug d’une servitude faite pour eux (a iugo debite servitutis) ». Ils font « instruire les uns dans les arts libéraux, donnent aux autres des épouses nobles et forcent les fils des nobles à épouser leurs parentes » 130. Comme tous ceux qui partagent ses préjugés, Thegan ne peut exprimer son exclusivisme aristocratique qu’en fonction de la dichotomie libre/non-libre. Dans la mesure où la noblesse n’était pas définie juridiquement, il n’existait pas d’autre barrière sociale absolue pour exprimer la distance sociale et l’exclusivisme des Grands.

L’apologue dirigé par Thegan contre les servi dessine deux voies de la mobilité parmi les élites : d’une part, la cléricature (qui peut profiter aux neveux et aux nièces des nouveaux prélats) et, plus largement, le service du roi ; d’autre part, le mariage. Des mariages dissymétriques permettaient de renforcer ou d’étendre les réseaux de pouvoir. La recherche moderne souffre encore de l’insuffisance de nos connaissances à propos des moyens et petits aristocrates qui structurent les réseaux de pouvoir aux échelons inférieurs des zones d’intervention de l’aristocratie impériale 131. Pour survivre en tant que telle, la fonction aristocratique a dû s’ouvrir largement à des hommes et des groupes familiaux nouveaux, issus d’autres strates de la société. Aussi, les conclusions d’un récent colloque notent-elles que la question de la continuité ne doit pas être abordée sur le plan strictement individuel. Si la noblesse européenne n’est pas biologiquement romaine, sa structure et ses idées fondamentales – par exemple, l’idéal de service public ou l’exercice des loisirs dans la dignité – puiseraient leurs racines dans l’Antiquité 132. La question de la continuité au sein des élites du pouvoir est donc passée du plan des destinées individuelles à la question de la constitution et de la survie du groupe et de ses fonctions et, en conséquence, à celle de la nature et des modes de fonctionnement du gouvernement durant le Haut Moyen Âge 133. 130 Thegan,

Vita Hludowici Imperatoris, 20. (2003), L’historiographie des élites politiques. 132 La royauté et les élites (1998). 133 Voir chapitre 6, pp. 219-221. 131 Depreux

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Chapitre 4

Les liens d’homme à homme

Féodalité : N’en avoir aucune idée précise mais tonner contre. Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1880.

I. La société féodale Depuis la publication de la Société féodale (1939-1940) de Marc Bloch, un assez large accord existait en France pour qualifier la société occidentale jusqu’au milieu du IXe siècle de « premier âge féodal » et pour considérer la vassalité comme un des liens essentiels qui charpentent la société médiévale. Traduit dans de nombreuses langues et réédité sans cesse depuis sa parution en 1944, Qu’est-ce que la féodalité ? de François-Louis Ganshof a été longtemps considéré comme la clé et la pierre d’angle de l’interprétation classique de la société médiévale (dans ses aspects juridiques et institutionnels) et de son évolution depuis la fin du VIIe siècle. Sous l’influence des historiens du droit, sa vision est profondément imprégnée de questions de morphologie juridique. Le paradigme féodal expose comment la vassalité a progressivement servi de ciment et de mode de gouvernement des institutions politiques avant d’être, à son tour, un ferment de désunion (dans le courant du IXe siècle), d’où va émerger progressivement le régime « féodal ». Le jugement porté sur l’ordre institutionnel franc au 131

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début de la période mérovingienne (VIe-VIIe siècles) est sévère : instabilité, anarchie, luttes de faction, faiblesse congénitale de la puissance publique débouchent sur une sauvagerie qui va croissant à mesure qu’on se rapproche du VIIIe siècle. Les premiers Carolingiens, à partir surtout du principat de Charles Martel († 741), auraient imaginé opposer à l’effritement social consécutif aux invasions germaniques, une des institutions nées de cette décomposition même : l’engagement vassalique, renforcé par le serment de fidélité. Mais le seigneur s’est rapidement interposé entre le vassal et le roi. Une seconde vague d’invasions, aux IXeXe siècles, a précipité une nouvelle décomposition. C’est dans cette désintégration des institutions publiques qu’il faut rechercher les origines des grandes principautés territoriales du XIIe siècle 1. Marc Bloch et la gestation de la Société féodale « Vint l’effondrement de l’État carolingien : rapide et tragique défaite d’une poignée d’hommes qui, au prix de beaucoup d’archaïsmes et de maladresses, mais avec une immense bonne volonté, s’étaient efforcés de préserver certaines valeurs d’ordre et de civilisation. Alors s’ouvrit une longue période de troubles et en même temps de gestation. La vassalité devait définitivement y préciser ses traits » 2.

L’influence de Marc Bloch s’est aussi imposée par la forte dimension sociologique qu’il a donnée à son œuvre. Il concevait la vassalité comme une structure sociale bâtie de bas en haut, faisant la part belle à l’homme de troupe, au soldat de métier, voire de fortune, ainsi qu’à d’autres situations de soumission ou de dépendance. La stature sociale des acteurs de la vassalité est éclairée par les expressions qui servent à désigner les membres des suites armées : vassus (celtique guas, jeune gars, esclave), knight (serviteur ou esclave), gesella (compagnon de salle), geneat (compagnon de nourriture), etc. Toutes ont en commun leur résonance humble et familière.



Bloch (1940), La Société féodale, 2, p. 248. Dhondt (1948), Études sur la naissance des principautés territoriales. Ganshof (19825), Qu’est-ce que la féodalité ?  Bloch (1939), La société féodale, 1, p. 247.

132

www.academieroyale.be Les liens d’homme à homme « Une odeur de pain de ménage » Dans une lettre écrite au comte Welf, Hincmar († 882) le remercie pour avoir refusé de donner asile à un de ses hommes (hominem ipsius) qui avait quitté son service après qu’il l’eût élevé et nourri. L’évêque demande à Welf d’attendre de savoir si l’homme à quelque motif de plainte raisonnable contre lui (rectam rationem). En le recevant contre la justice, le comte pècherait devant Dieu et offenserait un ami, alors qu’il pourrait ultérieurement conserver cet homme avec le consentement d’Hincmar 3. Le nourricier est la figure centrale des premiers rapports vassaliques. Dans la société anglo-saxonne du Haut Moyen Âge, note Bloch, le seigneur (hlaford) 4 était un « donneur de miches » et les hommes groupés dans sa maison, ses « mangeurs de pain » (hlafoetan) 5. À propos cette fois de la situation au XIe siècle, Léopold Genicot considérait lui aussi la chevalerie comme une classe sociale subalterne, faite de guerriers professionnels et de simples hommes de troupe, progressivement rapprochée de l’ancienne noblesse dans le courant du XIIe siècle 6. Les domestiques suivaient également leurs maîtres, participant aux banquets et autres festivités au titre de membres de la familia. Des liens affectifs spécifiques les liaient parfois à leurs maîtres. D’ailleurs, il arrivait au dominus de céder une terre à son nourri (nutrido suo) en récompense de son service et de son affection (pro assidua servicio suo vel benevolencia) 7.

Les relations nouées entre le nourricier et ses nourris constituent la trame des rapports entre le seigneur et ses vassaux. Il s’agit bien pour Marc Bloch d’un fait social total dont l’éducation à la cour royale n’est qu’un cas particulier 8. La recommandation, la vassalité et la dépendance s’inscrivent dans des formes de relations interpersonnelles universelles : « Ces générations n’avaient nullement le désir ni le sentiment de créer des formes sociales nouvelles. D’instinct chacun s’efforçait de tirer parti des ressources que lui offrait l’armature existante et, si l’on finit, sans trop s’en rendre compte, par faire du neuf, ce fut en s’efforçant  

   

Flodoard, Historia Remensis Ecclesiae, III, 26. Hlaford : le mot anglo-saxon courant pour désigner le seigneur (lord) à partir de la fin du VIIe siècle. Son étymologie souligne les origines matérielles de la relation seigneuriale. Devroey (2003), Économie, p. 203. Bloch (1940), La Société féodale, 1, p. 281. Genicot (1960), L’économie rurale namuroise, 2, pp. 1-84. Formulae andecavenses, no 56, cité par Le Jan, (1995), Famille et pouvoir, p. 343. Devroey (2003), Économie, pp. 200-203. Chapitre 2, pp. 70-71.

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d’adapter le vieux » 9. Toute cette vision de la féodalité s’articule autour du concept de patrimonialisme. Elle inscrit le thème de la nourrice dans la relation hiérarchique centrée sur le maître (sanscrit pátih, grec des-pótēs) d’une unité sociale d’extension variable (maître de maison, chef de clan, maître de la descendance), qui sous-tend également le vocabulaire de l’hospitalité 10. L’anthropologie historique souligne également le caractère patriarcal et paternaliste de la société médiévale, mais elle réinterprète la thématique domestique du nourri et du nourricier dans le cadre plus large (et, à ses yeux, structurant) des réseaux de parenté 11. L’hommage, un fait social total ? Dans la pensée de Marc Bloch, l’hommage (en allemand Mann­ schaft) occupait la place d’un fait social total. Le rituel est présenté de façon intemporelle comme un véritable système symbolique. « Voici, face à face, deux hommes : l’un qui veut servir ; l’autre qui accepte ou souhaite d’être le chef. Le premier joint les mains et les place, ainsi unies, dans les mains du second : clair symbole de soumission, dont le sens, parfois, était encore accentué par un agenouillement. En même temps, le personnage aux mains offertes prononce quelques paroles, très brèves, par où il se reconnaît « l’homme » de son vis-à-vis. Puis chef et subordonné se baisent sur la bouche : symbole d’accord et d’amitié. Tels étaient (…) les gestes qui servaient à nouer un des liens sociaux les plus forts qu’ait connu l’ère féodale » 12.

Pour Marc Bloch, la féodalité en tant que système social total reposait sur quatre caractères fondamentaux. Elle se fondait sur une parenté artificielle. Elle constituait une société inégale plutôt que hiérarchisée, de chefs plutôt que de nobles. Elle était une oligarchie de guerriers professionnels. Elle tirait sa cohésion du lien d’attache du subordonné à un chef proche. La féodalité demeurait donc un phénomène régional : « les sociétés où subsista une paysannerie armée, tantôt ignorèrent l’armature vassa-



Bloch (1940), La société féodale, 2, pp. 244-249. Benveniste (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1, pp. 87101. 11 Le Jan (1995), Famille et pouvoir, p. 343. 12 Bloch (1939), La société féodale, 1, pp. 224-225. Cette image de la féodalité comme lien et comme système social est influencée par l’expérience de combattant de la Grande Guerre et la fraternité du front vécue par Bloch. Voir cidessous, pp. 153-161. 10

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lique, comme celle de la seigneurie, tantôt de l’une et l’autre ne connurent que des formes très imparfaites »  13. Les recherches inscrites dans la filiation de Marc Bloch étaient encore dominées par l’ambition unificatrice de la sociologie et de l’économie politique du XIXe et du début du XXe siècle : considérer de concert les faits politiques et sociaux en faisant la part belle à l’économie 14. Les historiens sont relativement peu nombreux aujourd’hui à persévérer dans cette voie. La question vassalique occupe une place infime dans la floraison d’ouvrages de synthèse suscitée par la thématique des concours français d’agrégation de 2002-2004. Philippe Depreux fait figure d’exception en soulignant « qu’à partir des temps carolingiens, les divers rapports sociaux semblent avoir été profondément marqués par la vassalité, au point que les rapports hiérarchiques furent essentiellement compris comme similaires à ceux existant entre un seigneur et son vassal (…). Ce sont des temps où les rapports vassaliques jouèrent un rôle prépondérant dans la vie sociale » 15. « Prépondérant » est sans doute excessif : 1° Qu’on le veuille ou non, chacune et chacun, jeune ou âgé, fait partie d’une famille, d’un groupe de parents, même s’il est « misérable » ; Les femmes ne sont pas encore prises dans les « rapports vassaliques » 16. II. Les nouveaux paradigmes Les thèses illustrées par Marc Bloch dans La Société féodale ont fait depuis l’objet de critiques dans quatre directions principales : 1) la naissance de nouveaux paradigmes temporels et idéologiques ; 2) la définition et les conditions de formation de la noblesse ; 3) la chronologie et la nature du lien vassalique ; et, enfin, 4) la place à accorder aux liens hiérarchiques et à la vassalité dans les structures précoces de la société médiévale.

13

Souligné par nous. Bloch (1940), La société féodale, 2, pp. 244 et 246. Le dernier grand livre construit dans cet esprit est celui de Boutruche (1968²), Seigneurie et féodalité. 15 Depreux (2002), Les sociétés occidentales, p. 162. 16 Comme me le fait remarquer René Noël. 14

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1. Entre continuité et mutation De nouveaux paradigmes viennent bouleverser les repères chronologiques. La génération actuelle d’historiens a proposé des oscillations et des rythmes temporels inédits en défendant la thèse d’une très forte continuité politique, religieuse et culturelle entre l’Antiquité tardive (depuis le début du IVe siècle) et le Haut Moyen Âge (jusqu’à la fin du IXe siècle). À l’autre extrémité de la ligne du temps, les partisans d’une mutation profonde de la société médiévale axée sur l’an Mil parlent de révolution féodale, en mettant surtout en avant les contradictions et les tensions générées par les facteurs économiques et sociaux et l’avènement d’une domination féodale sans précédent carolingien. 2. La continuité des élites du pouvoir À l’opposé des idées de Bloch, les recherches menées dans l’aprèsguerre suggèrent l’hypothèse d’une forte continuité des élites aristocratiques. L’accent mis par Georges Duby et Léopold Genicot sur la persistance du rôle joué par l’ancienne noblesse, le succès rencontré par les enquêtes prosopographiques menées à l’initiative de Gerd Tellenbach et de Karl Schmid, et l’emploi de sources jusque là négligées comme les libri memoriales, les reconstitutions de familles menées avec brio par Karl-Ferdinand Werner et, enfin, l’irruption de l’anthropologie dans les repères théoriques et les outils conceptuels des médiévistes, ont conduit à la remise en question des thèses de Bloch sur la noblesse comme « classe de fait », formée de « bas en haut » et de manière progressive jusqu’au XIIe siècle  17. 3. La contestation du paradigme féodo-vassalique Le concept de vassalité a également souffert des excès de la méthode régressive. Il convient de ne pas mesurer les institutions du Haut Moyen Âge à l’aune de celles des XIIe et XIIIe siècles, voire de notions introduites plus tard encore dans le contexte de la construction d’un « droit féodal » au-delà du XIVe siècle et jusqu’à la Révolution française 18. Alors que la notion de « féodalisme » semble avoir sombré dans la faillite des régimes qui se 17 18

Chapitre 6, pp. 213-215. Reynolds (1994), Fiefs and Vassals, pp. 17-47.

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revendiquaient d’une version dogmatique et scientiste du marxisme, après 1989, l’histoire sociale a désormais mis l’accent sur les stratégies d’alliance (plutôt que sur la domination et sur les liens de dépendance) et le rôle des formes diverses de la parenté (liens du sang, affiliation volontaire, parenté spirituelle), comme ciment des solidarités et des alliances : réseaux familiaux, stratégie identitaire et conscience de soi des élites, proximité royale, extension des solidarités horizontales (amitié, associations jurées). Ces travaux ont donné un rôle à tout le moins secondaire à la dimension économique de l’histoire sociale et à la simple vassalité dans le jeu politico-social. Celle-ci n’est plus considérée comme le ciment de la société médiévale 19. La féodalité (au sens de François-Louis Ganshof) est aujourd’hui un concept presque entièrement démantelé par les médiévistes. 4. La parenté comme système du monde médiéval L’historiographie des dernières décennies a déconstruit le concept de « vassalité », pour étudier les composantes ou les aspects divers des liens d’homme à homme (la fidélité, l’amitié, la remise des armes, etc.), considérés comme des objets historiques séparés. Arnold Angenendt, par exemple, met en exergue l’importance du parrainage dans les stratégies d’alliance durant le Haut Moyen Âge. Régine Le Jan, avec d’autres médiévistes, archéologues et historiens, montre que la fidélité était étroitement associée aux rites de remise des armes qui accompagnaient l’entrée des jeunes dans le monde des adultes. Le lien avec les structures de parenté serait plus net encore avec le rituel de l’adoption par les armes, illustré dans le monde franc, par l’adoption de son neveu Childebert II († 596) par le roi Gontran († 592). Il est évident, conclut Régine Le Jan, que la cérémonie de l’adoubement chevaleresque a recueilli cette relation de nature paternelle, entre seniores et iuvenes. Les suites armées étaient composées « de jeunes parents, naturels et artificiels, d’un chef, nourris et équipés par lui, telles qu’on les retrouve partout en Europe aux VIe-VIIe siècles » 20. Une révision, plus radicale encore, a en effet voulu substituer la parenté à l’hommage comme épine dorsale de la société médié19 20

Toubert (1998), Conclusions. Angenendt (1973), Taufe und Politik et Le Jan (1993), Apprentissages militaires, pp. 223-224. Ead. (1995), Famille et pouvoir, pp. 78-79. Ead. (2003), La société du Haut Moyen Âge, pp. 252-253.

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vale. Peut-on inclure entièrement la « vassalité » dans le champ des relations sociales qui naissaient de la filiation et de l’alliance au sein des réseaux de parenté, comme le propose Régine Le Jan 21, en la qualifiant tout simplement de « fidélité hiérarchique » ? C’est bien sûr l’influence des travaux de Claude LéviStrauss, de Jack Goody, de Georges Duby et de Jacques Le Goff qui a surtout inspiré cette axiomatique. « Si la parenté est un système conceptuel d’organisation permettant de définir les relations sociales de toutes sortes, alors les relations sociales de toutes sortes peuvent être un objet de la recherche sur la parenté » 22. Marc Bloch songeait plutôt, nous semble-t-il, à une superposition des relations d’homme à homme et d’autres réseaux relationnels comme la parenté : « le héros le mieux servi est celui dont tous les guerriers lui sont joints soit par la relation nouvelle et proprement féodale de la vassalité, soit par l’antique relation de la parenté, deux attaches que l’on met couramment sur le même plan, parce qu’également astreignantes, elles semblent primer toutes les autres » 23. 5. Critique des nouveaux paradigmes À ce point d’avancement de cette brève revue historiographique, il nous semble important d’insister sur deux questions d’ordre heuristique et épistémologique. – Quelques rares textes seulement permettent d’éclairer le lien social en action dans le cadre de gestes, de formules ou de cérémonies plus complexes d’engagement et, plus rarement, de rupture de relations interpersonnelles. Cette pénurie nous prive de la possibilité, si féconde dans les méthodes ethnographiques, de reconstruire le synopsis idéal d’un rite à partir de l’inventaire des ressemblances et des différences entre des cas concrets. La plus grande partie des indices historiques est constituée par les occurrences de termes identifiés comme spécifiques (homo, fidelis, vassus, commendatio, etc.), ce qui nous expose à tous les dangers du littéralisme (donner un sens 21

Chapitre 3, pp. 128-129. Le Jan (1995), Famille et pouvoir, pp. 77-81 et index des matières, p. 573. 22 Jussen (2002), Famille et parenté, p. 458, souligné par nous. Lévi-Strauss (1968²), Les structures élémentaires de la parenté. Goody (1984), L’évolution de la famille. 23 Bloch (1939), La société féodale, 1, p. 193.

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unique et permanent à un mot ou à une expression) et de la surinterprétation (analyser un texte en partant du sens préétabli d’un terme). – L’impossibilité de confronter plusieurs versions indépendantes d’une cérémonie (reflétant le point de vue, les intentions idéologiques ou les préjugés des témoins) ou de comparer des occurrences différentes d’un cérémonial-type entraîne une autre forme de cécité critique. Il est difficile d’y repérer des emprunts à d’autres systèmes symboliques, de mesurer la part d’acculturation ou de déterminer dans quelles mesures les acteurs du rite utilisaient les matériaux symboliques en tant que signifiés évidents pour eux et pour leur public ou comme de simples signes, détournés ou dépourvus de leur signification. Une première approche du vocabulaire vassalique montre que nous avons affaire à des phénomènes sociaux et culturels complexes et mêlés. Le vocabulaire des liens d’homme à homme au Haut Moyen Âge L’empire romain tardif, l’Italie et l’Espagne gothiques ont leurs troupes de guerriers privés, souvent appelés buccellarii (buccella, dans une loi de 369 : petit pain mangé chez le maître), protégeant les personnalités en vue. Le patrice Aetius († 454) est entouré de ses barbari familiares, des guerriers goths. Le chroniqueur byzantin Jean d’Antioche († 610) appelle la foule de guerriers qui entourait Ricimer († 472), des barbares domestiques (Bárbaroi oikeíoi) 24. Nous sommes dans la sphère de la maisonnée, dans un système de représentation construit par homologie avec les rapports noués entre le pater familias et sa garde rapprochée, nourrie au même titre que ses parents naturels, ses clients et ses esclaves. Le latin puer peut désigner le jeune homme comme l’esclave de tout âge. On rencontrait parmi les suites armées des Grands aussi bien des jeunes gens de bonne naissance que des anciens esclaves. Ils étaient appelés gasindi (le même mot que l’allemand das Gesinde : la domesticité) chez les Lombards. Les sources franques les dénomment viri fortes, pueri fortes, viri fortissimi (sous l’influence de la terminologie de la Bible latine 25), milites ou satellites. D’autres dénominations recoupent le champ sémantique de la maisnie et de la servitude domestique ou encore celui des hiérarchies entre classes d’âge. Le senior est en même temps l’aîné et le supérieur (ses adjoints sont appelés juniors, iuniores). Les textes 24 25

Cité par Guilhiermoz (1902), Essai sur l’origine de la noblesse, p. 8. Guilhiermoz (1902), Essai sur l’origine de la noblesse, p. 53.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social francs appellent les guerriers affidés des jeunes gars ou « vassaux » (pueri vel vassali 26). Le compagnonnage militaire renvoie plutôt à l’égalité dans une classe d’âge. Dans la loi salique, le terme de contubernium qui désigne les suites armées exprime bien l’idée d’association et de convivialité de compagnons (socii, satellites, commilitones) partageant le même âge de la vie 27. À l’époque carolingienne, une variante du vocable haistaldus (qui qualifie des dépendants célibataires, vivant comme valets de ferme dans la seigneurie), austaldus désigne le vassal non-chasé vivant dans la maisnie du seigneur et astreint à son service quotidien. On rencontre plus tardivement, dans le même sens, le français bachelier (célibataire, baccalarius) pour désigner les milites de la maisnie seigneuriale. Les auteurs carolingiens popularisent le terme classique tiro pour désigner ceux qui font ainsi leur apprentissage militaire à la cour du roi ou d’un grand seigneur. Notker de Saint-Gall († 912) appelle schola tironum la garde royale montée constituée par ses militares viri vel scolares alae (emprunté à Sulpice Sévère † c.420) 28.

On ne reviendra pas sur la question de la continuité et des nouveaux paradigmes temporels, pour concentrer notre attention sur le défi représenté par la vision anthropologique de la parenté. Jacques Le Goff conclut dans son article fondamental consacré au rituel symbolique de la vassalité que, si celui-ci constitue un système symbolique global et original, cette consistance n’empêche pas le système de s’être construit sur un modèle général de référence. Le don-échange ne peut pas être ce modèle, pas plus que le système du contrat ou un système de référence de type politique. « Le système symbolique de la vassalité a pour référence essentielle un modèle familial, un système de parenté (…) » 29. Notre critique s’adresse à la vision holiste de la société médiévale charriée par l’anthropologie historique. Des sources étayent d’ailleurs une image antagonique, celle d’un monde mélangé et complexe, soumis à l’attraction d’une pluralité de champs de vie et d’expériences, politiques, religieuses, sociales, familiales, etc. Louis le Germanique († 876), rapporte Notker de Saint-Gall, évoquait le temps où, vassal de son père, il se tenait derrière lui, 26

Hincmar, De ordine palatii, 28. Le Jan (2003), La société du Haut Moyen Âge, p. 253. 28 Textes rassemblés par Guilhiermoz (1902), Essai sur l’origine de la noblesse, pp. 49-77 et 242-254. 29 Souligné par nous. Le Goff (1977²), Le rituel symbolique, pp. 372-384. 27

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parmi ses compagnons d’armes (commilitones) 30. S’adressant à ses fils révoltés en 833, Louis le Pieux les aurait engagés à l’obéissance par ces mots : « Rappelez-vous aussi que vous êtes mes vassaux (vassali) et que vous m’avez par serment promis votre foi (fides) » 31. Dans les circonstances, l’exhortation de Louis le Pieux s’explique. Les espaces du politique : le débat entre Louis le Pieux et ses fils en 833 À la veille d’être renié par ses fidèles et livré à ses fils, Lothaire († 855), Pépin († 838) et Louis († 876), Louis le Pieux aurait échangé avec eux des propos que Paschase Radbert († c.860) a rapporté dans sa crypto-biographie de Wala († 836). Propos adressés par Louis le Pieux à ses fils

Réponse de Lothaire

Légitimation dans l’espace des rapports de parenté 1° Qu’ils étaient tous trois ses fils et eussent à s’en souvenir dans leur conduite à son égard ;

1° Que lui et ses frères étaient pleins de respect pour leur père ; qu’ils n’étaient nullement en état de révolte contre lui, comme on le prétendait, mais qu’ils venaient à lui en fils dévoués lui demander son indulgence ;

Légitimation dans l’espace de l’engagement vassalique et du serment 2° Qu’ils étaient ses vassaux et lui avaient prêté serment de fidélité (iuramento fidem) comme tels ;

2° Qu’ils étaient fidèles à leurs serments (fidei sacramento fidelis sumus), toujours prêts à remplir leurs engagements envers leur seigneur (dominus) et n’étaient mus que par le désir de le protéger contre ses ennemis

Légitimation dans l’espace politique : la fonction royale 3° Qu’il était personnellement le défenseur attitré du siège apostolique et ne leur permettait pas d’usurper ce rôle ;

3° Qu’associé à l’Empire par la volonté même de l’empereur, envoyé par lui auprès du Saint-Siège, il avait à assurer conjointement avec lui la défense du Souverain Pontife ;

30

Notker, Gesta Karoli Magni Imperatoris, II, 17 : Quando, inquiens, vester eram vassalus, post vos, ut oportuit inter commilitones meos steteram. 31 Paschase Radbert, Epitaphium Arsenii, II, 17 : Mementote quod mei vassali estis. Écrivant au Pape pour lui reprocher de leur avoir prêté assistance, l’empereur aurait ajouté : Vassalos quoque nostros indebite recepisti.

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www.academieroyale.be Des outils pour penser le système social 4° Il les accusait d’empêcher le pape de venir à lui ;

4° Que loin d’empêcher le pape d’aller retrouver l’empereur, il l’avait aidé à quitter l’Italie, dont Louis le Pieux, tout au contraire, faisait garder les accès ;

Circonstances dans l’espace des rapports de parenté : devoir d’hospitalité et obéissance 5° À Lothaire, en particulier, il reprochait de séquestrer Pépin et Louis et de les entraîner à la rébellion ;

5° Que loin de séparer l’empereur de ses deux fils Pépin et Louis, il les lui ramenait, alors que leur père les avait expulsés ;

Circonstances dans l’espace politique : réciprocité entre le roi et les élites du pouvoir (honneurs et bénéfices) 6° Il l’accusait enfin de détournement de vassaux.

6° Qu’il avait agi de même à l’égard de vassaux que l’empereur avait chassés, exilés ou emprisonnés ; que « lui ayant toujours entendu dire que les hommes de valeur qui ont bien mérité du souverain doivent être honorés et récompensés », il les lui ramenait eux aussi pour qu’il en usât à leur égard avec miséricorde 32.

Le conflit entre Louis et ses fils est traité dans des registres distincts (parenté – liens interpersonnels, politique). Droits et obligations peuvent être considérés en oppositions binomiales (père >