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LOUIS CORMAN
Nietzsche Psychologue des profondeurs
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SBD-FFLCH-USP
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Presses Universitaires de France
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ISBN
2 13 037600 2
Dépôt légal - l'" édition : 1982, décembre
© Presses Universitaires de France,
1982 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
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Sommaire
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
CHAPITRE PREMIER / La personnalité de Nietzsche . En quoi elle . , sa p hI·1osophte · ................... . ............. de't ermtne
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a .
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Personnalité de Nietzsche : ....... . ............. . .... .. . .
18
Selon la caractéroJogie, 19 Selon la morphopsychologie, 22 Selon la psychanalyse, 26 La conversion de Nietzsche ........... . .... . .. . ........ . Les sources de la doctrine de la volonté de puissance dans la personnalité de Nietzsche .... . .. . .... . .............. . Introversion, solitude et narcissisme . ............. . . . . . .. . L'individualité cosmique de Nietzsche ............. . . . ... . . . .. . ;> Log1c1en ou v1s10nnaire . . ... ... ................. . ... . . . La maladie de Nietzsche ............................ . .. . La folie de Nietzsche .. . . . ........... . .. .. ............. . En conclusion . . ............. . .. . .................... .
38 40 44 51
54 61 66
69
II / Le primat de la vie ................ . .......... .
75
L'affirmation dela vie .. . ..... .. . . .... . . . .............. .
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CHAPITRE
1. Qu'est-ce que la vie?, 79
2. 3. 4. 5.
Plénitude de vie et instinct d'expansion, 79 Vitalité profonde et vitalité superficielle, 85 La morale de la vitalité, 88 La valeur des hommes selon leur plénitude de vie, 91 Comment le sens des mots varie selon le degré de plénitude de vie, 93
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III / La volonté de puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Bien définirla volonté de puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les différentes formes de la volonté de puissance . . . . . . . . . . . .
106 117
CHAPITRE
1. La volonté de puissance dans la Nature, 119 2. 3. 4. 5.
La volonté de puissance en psychologie, 125 La volonté de puissance dans la connaissance, 127 La volonté de puissance dans les collectivités humaines, 129 Conception nietzschéenne du monde, 134 IV / La grande raison du corps .... ·. . . . . . . . . . . . . . . . . .
137
Solidarité du corps et del' esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La grande raison du corps . ... ............ . ..... .. ... .- . . . L'esprit, instrument du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La maladie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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V / Le primat de l'inconscient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Le rôle primordial de l'inconscient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le rôle du conscient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Origine et devenir des instincts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
158 163 168
CHAPITRE
CHAPITRE
1. Le refoulement, 171 2. La sublimation, 181 3. La dérivation, 185 Instinct sexuel et instinct agressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
187
1. L'instinct sexuel, 187
2. L'instinct agressif, 194 3. Sexualité et agressivité, 200 Lerêve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
201
VI / Nietzsche prérnrseur de Freud . . . . . . . . . . . . . . . . . .
206
L'inconscient avant Nietzsche et avant Freud ....~.. . . . . . . . . .
214
VII / Les analyses ps}'chologiques de Nietzsche . . . . . . . . .
228
CHAPITRE
CHAPITRE
Quelques analyses psychologiques de Nietzsche Les Aphorismes, 235 L'analyse de la « vertu », 235 L'analyse de la « pitié », 237 L'analyse de la « volonté », 240 L'analyse de la « responsabilité », 246
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SOMMAIRE
VIII / Psychologie de la morale. Le prétendu. immoralisme nietzschéen ................... . .............. . ....... .
CHAPITRE
Procès de la morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ......... . ..... . Généalogie de la morale ......................... . ..... . La morale comme négation de la vie ...... . . . ......... . .. . La morale comme affirmation de la vie ............. . ..... . La morale des esclaves et la morale des maîtres .. . ... . .. . ... . Hiérarchie des deux morales ............. . ...... . ....... . La moralité instinctive ................................ . Le prétendu immoralisme de Nietzsche . . ...... . ......... .
248 248
250 255 260 263 275 282 285
IX / Psychologie de la connaissance. Le perspectivisme nietzschéen ....... . . . .. .. . ... . ....... .. ......... . .... .
288
' ' 1es .... . ........ . ..... . ...... . .. . . C ons1"d'erat.ions genera
288
CHAPITRE
1. Le primat de la vie, 288 2. L'activité de l'esprit dans la connaissance. Le criticisme kantien, 289 3. La révolution nietzschéenne, 290 Les différentes étapes de la connaissance .......... . ....... . La valeur de l'intelligence . . ... .. .. ... ..... . ........ . ... .
296 305
1. L'intellect > au sens où l'entendaient les Anciens, ce mot ayant été dénaturé chez nous dans un sens licencieux et ayant perdu de ce fait la noblesse qu'il avait dans le passé. Quand Platon parle de l'exaltation érotique où le transporte la vue des beaux jeunes gens, il associe intimement le désir sensuel à l'éveil de la plus haute spiritualité. Héritière pour une large part de Platon, la civilisation L. CORMAN
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chrétienne a elle aussi exalté l'eros; et Nietzsche reconnaît qu'à côté de la morale chrétienne de l'interdit, il y a aussi dans le message évangélique une valorisation de l'amour, de l'amour sublimé : Dans la période la plus chrétienne de
l'Europe, et en général sous la pression des évaluations chrétiennes, l'instinct sexuel s'est sublimé jusqu'à l'amour. PDB, 75. On sait en particulier le rôle important qu'a joué cette sexualité sublimée dans les mœurs de la chevalerie. Nietzsche écrit à ce sujet : Je rappelle encore, contre Schopenhauer et en hommage à Platon, que toute la haute culture littéraire de la
France classique s'est développée sur des intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la compétition sexuelle, la « femme », on ne les cherchera jamais en vain. Crépusc., 23. Ainsi donc, tant pour le philosophe que pour l'artiste, l'instinct sexuel sublimé joue un rôle essentiel, et Nietzsche conclut : La nature et la force de la sexualité d'un homme pénètrent jusqu'aux plus hautes cimes de son esprit. PDB, 75. 2. L'instinct agressif Dans l'étude du chapitre premier, nous avons souligné la très grande probabilité d'une fixation de la personnalité de Nietzsche au stade sadique de l'évolution enfantine. Mais, comme on l'a vu, toute sa conduite sociale trahit le refoulement des pulsions agressives, ce qui fait penser que lesdites pulsions ont dû être ici très fortes et susciter, de par leur force même, une intense réaction de défense du moi. La libération des pulsions agressives, n'a donc pu chez lui se réaliser que d'une manière détournée, et nous savons qu'elle s'est exprimée dans des écrits de combat d'une extraordinaire violence. Une des particularités singulières de Nietzsche, on l'a vu, c'est que son introversion lui a permis de jeter un regard clairvoyant dans son être intérieur et de prendre une
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conscience aiguë de ses pulsions refoulées, sans pour autant pouvoir les manifester dans la vie courante, comme on l'a · vu. On doit en effet reconnaître qu'il a parlé de l'instinct de cruauté et de ses dérivés avec une rare lucidité. Il commence par noter qu'à toutes les époques la cruauté a marqué très fortement le comportement de l'espèce humaine, encore que nous ayons aujourd'hui beaucoup de peine à reconnaître ce fait : Il répugne, me semble-t-il, à la délicatesse et plus encore à la tartuferie des animaux domestiqués (je veux dire : des hommes modernes, de nous), de se représenter pleinement à quel point la cruauté était la grande réjouissance de l'humanité de jadis, à quel point elle était l'ingrédient de presque toutes ses joies. Et d'autre part avec quelle naïveté, avec quelle innocence se manifestait en elle ce besoin de cruauté, combien profondément la « méchanceté désintéressée » lui apparaissait comme un attribut normal de l'homme, donc comme quelque chose à laquelle la conscience dit oui! de toute son âme. Un regard pénétrant pourrait de nos jours apercevoir encore bien des traces de cette réjouissance très ancienne et très profonde de l'homme ... En tout cas, il n'y a pas si longtemps, on ne pouvait imaginer de noces princières ou de grandes fêtes populaires sans exécution capitale, sans supplices ou sans quelque autodafé. Généal., II, 6. Beaucoup de ces pratiques cruelles ont aujourd'hui disparu et sont réprouvées. Mais Nietzsche a perçu avec une grande lucidité que cela est dû au refoulement, et il en donne la preuve en soulignant qu'on s'efforce de ne jamais parler du sujet de peur de voir les pulsions refoulées se manifester à nouveau : Dans ces siècles tardifs qui s'enorgueillissent à bon droit de leur humanité, il subsiste tant de crainte et une crainte si supertitieuse du « fauve sauvage et cruel » dont ces siècles plus humains sont justement fiers de s'être rendus maîtres, que des vérités, même évidentes, sont passées sous silence, comme d'un commun accord, et restent inexprimées pendant des siècles parce qu'elles avaient l'air de vouloir rappeler à la vie ces « fauves » définitivement exterminés. Généal., II, 7.
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Nous retrouvons bien entendu ici les formations réactionnelles du moi.
Refoulement - Réfoulé par la défense du moi, l'instinct de cruauté ne s'en manifeste pas moins sous des formes travesties. Dans la volonté de puissance même, il y a de la cruauté, dans la mesure où la puissance s'oppose aux autres puissances et cherche à les « mettre à genoux ». La tension intérieure qui résulte du refoulement de l'agressivité, notamment chez ceux qui pratiquent l'ascétisme, peut être telle qu'on assiste au « retour du refoulé », c'est-à-dire à des man1festations de cruauté sous des déguisements divers : La cruauté peut servir de détente aux âmes tendues et fières qui s'adonnent sans trêve à la pratique des austérités . x1v, 1, 163. Souvent cette cruauté refoulée se manifeste d'une manière plus raffinée. Un très bon exemple en est donné par Nietzsche dans l'analyse psychologique pleine de finesse qu'il fait du besoin de se distinguer : Voici une moralité qui repose tout entière sur le besoin de se distinguer. N'en ayez pas trop bonne opinion! Qu'est-ce au juste que ce besoin et quelle est son arrière-pensée? Nous voulons que notre seule vue fasse mal à autrui, qu'elle éveille son envie, le sentiment de son impuissance et de sa déchéance. Nous voulons lui faire savourer l'amertume de son Fatum en distillant sur sa langue une goutte de notre miel et en accompagnant ce ·prétendu bienfait d'un regard de malignité perçant, droit dans les yeux. Celui-ci est devenu humble et maintenant parfait dans son humilité; cherchez ceux que depuis longtemps il a voulu ainsi mettre à la torture, vous les trouverez sans peine! Celui-là se montre pitoyable envers les animaux, et on l'en admire, mais il a voulu ainsi donner libre cours à sa cruauté envers certaines personnes. Voilà maintenant un grand artiste : la volupté que lui procurait d'avance l'envie de ses rivaux subjugués a empêché sa farce de s'endormir, jusqu'à ce qu'il fût devenu grand; combien de minutes amères n'a-t-il pas
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fait payer à d'autres âmes pour acquérir cette grandeur J La chasteté de la religieuse : de quel œil vengeur elle dévisage les femmes qui vivent différemment; quelle volupté vengeresse brûle dans ses yeux! Le thème est bref, les variations pourraient en être innombrables sans risquer de susciter l'ennui. Car c'est toujours une nouveauté par trop paradoxale et presque douloureuse que la moralité de la distinction ne soit en fin de compte que le plaisir d'une cruauté raffinée. Aur., 30. Nietzsche a découvert aussi que l'agressivité refoulée peut se manifester en s'exerçant, non plus sur les autres, mais sur le sujet lui-même. Evoquant dans Ecce Homo les analyses psychologiques de son livre sur la Généalogie de la morale, Nietzsche y rappelle sa découverte de l'origine de la « conscience morale » : Celle-ci n'est pas, comme on pourrait le croire, « la voix de Dieu dans l'homme ». C'est l'instinct de cruauté qui se dirige en arrière après qu'il ne lui a plus été possible de se décharger à l'extérieur. La cruauté considérée comme un des fondements les plus anciens et 'les plus nécessaires de la civilisation; cela est mis ici en lumière pour la première fois. EH. Et il le commente en ces termes : Il faut ici chasser bien loin la psychologie grossière de naguère qui enseignait que la cruauté naît de la vue des souffrances d'autrui . On trouve aussi de la jouissance et une profasion de jouissance à souffrir soi-même, à s'infliger de la souffrance. Chaque fois que l'homme se laisse persuader de faire abnégation de soi, au sens religieux du mot, ou de se mutiler comme les ascètes, ou simplement de mortifier ses sens et sa chair, de s'humilier et de se convulser dans la pénitence comme les Puritains, de disséquer sa conscience toute vivante et de consentir comme Pascal au sacri.fiz io dell'intelletto; c'est sa cruauté qui l'aiguillonne et le pousse en avant, le dangereux frisson d'une cruauté tournée contre lui-même. EH. Et il souligne plus brièvement dans Généalogie, 22 : La volonté de se torturer soi-même, la cruauté rentrée de l'hommeanimal refoulé dans sa vie intérieure.
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Sublimation - La sublimation de l'agressivité joue dans la vie de l'homme un rôle capital, puisqu'elle est la source de tout son dynamisme combatif. Pour Nietzsche, elle est à l'origine de la civilisation : Presque tout ce que nous appelons une civilisation supérieure repose sur la spiritualisation et l'approfondissement de la cruauté, voilà ma thèse. Cette « bête fauve » n'a pas été abattue, loin de là; elle vit, elle prospère, elle s'est seulement divinisée. Assurément, on pourrait faire remarquer à Nietzsche que, comme il le dit lui-même, un instinct, lorsqu'il se sublime « prend un autre nom ». Il est certain que l'accolement du mot « cruauté » au mot civilisation peut à juste titre choquer bien des oreilles, et l'on pourrait par exemple désirer le remplacer par le mot moins provoquant de combativité. Il n'en reste pas moins que l'usage du mot cruauté, par l'effet de scandale qu'il produit, nous incite à découvrir, derrière le masque de la civilisation, les pulsions violentes qui ont été à son origine. Particulièrement, selon Nietzsche, on doit y voir un des facteurs déterminants dans les activités artistiques et intellectuelles : Le raffinement de la cruauté est une des sources de l'art. XIV, I, 267. Avec hardiesse, Nietzsche compare la relation de l'artiste avec la matière de son œuvre à celle, marquée de violence, qui s'établit entre le maître et les esclaves : Violence et insolence des puissants à l'égard de ceux qui leur sont soumis; le devéloppement de l'intelligence et le progrès en « humanité » tendent à spiritualiser de plus en plus cette violence et cette insolence. Mais comment la puissance renoncerait-elle à jouir d'elle-même! La relation la plus élevée, c'est encore celle du créateur et de la matière qu'il travaille; c'est la forme suprême de l'insolence et de la violence. XIV, I, 161. Nietzsche dit encore que l'instinct d'agressivité est toujours présent dans les thèmes de la Tragédie, et que c'est ce qui en fait l'attrait parce que le spectateur y reconnaît, projeté, son propre drame intérieur : Ce qui fait la doulou-
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reuse volupté de la tragédie, c'est la cruauté; ce qui nous donne une émotion agréable dans la soi-disant pitié tragique, et même dans le sublime, quel qu)il soit, et jusque dans les frissons suprêmes de la métaphysique la plus subtile, ne doit sa douceur qu'au grain de cruauté qui y est mêlé. PDB, 229. Et, en ce qui concerne l'intelligence, après avoir souligné - c'est une de ses thèses favorites - que la faculté de connaître opère en général par une simplification artificielle de la réalité dans un dessein tout pratique d'obtention de résultats rapides, il ajoute : A cette volonté d'apparence, de simplification, de masque, de manteau - car toute surface est un manteau - s'oppose ce penchant sublime de celui qui cherche la connaissance, ce penchant qui veut prendre et prend les choses d'une façon profonde, multiple, dans leur essence. C'est comme une sorte de cruauté de la conscience intellectuelle et du goût intellectuel que tout esprit courageux reconnaîtra en lui-même si bien entendu il a comme il convient assez longtemps endurci et aiguisé son œil, et s'il s'est habitué à une sévère discipline et à un langage sévère. Il dira « Il y a quelque chose de cruel dans la tendance de mon esprit ». PDB, 230. Et aussi : Considérez que même l'adepte de la connaissance, en se forçant à connaître contre le penchant de son esprit et souvent de son cœur, en s'obligeant à nier là où il voudrait affirmer, aimer, adorer, agit en artiste et glorifie la cruauté. Sonder ainsi toutes choses jusque dans leur profondeur, les fouiller jusqu'au tréfonds, c'est déjà une façon de se faire violence, de faire souffrir exprès la volonté foncière de l'esprit qui s'élance sans cesse vers l'apparence et le superficiel. Dans toute volonté de connaître il y a une goutte de cruauté. PDB, 229. 3. Sexualité et agressivité Nietzsche souligne que les deux instincts majeurs, du . fait qu'ils dérivent tous les deux d'une force vitale unique,
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ne sont pas séparés par des cloisons étanches. Il déclare que : L'amour et la cruauté ne sont pas des contraires; on les trouve toujours ensemble dans les natures les plus solides et les meilleures. XII, I, 171. Et il le développe en ces termes : L'excitation sexuelle croissante entretient une tension qui se soulage dans une sensation de puissance. Vouloir dominer, signe distinctif des hommes les plus sensuels; le déclin de l'instinct sexuel se trahit dans la diminution de la soif de puissance; le soin de se conserver, de se nourrir et souvent le plaisir de manger servent de remplacement (l'instinct parental est un instinct de conservation, d'ordre, de nourrissage, mais non de domination; il consiste à rechercher le bien-être pour soi et pour les autres). Dans la puissance, il y a le plaisir de faire souffrir, une excitation profonde de l'organisme qui cherche constamment à se venger : les animaux voluptueux sont plus méchants et plus violents quand ils sont dans cet état; ils s'oublient au service de leur instinct. XI, 11, 229. Nietzsche a vu aussi avec une intuition remarquable qu'il se produit une sorte de balancement entre les deux instincts sexuel et agressif, si bien que, lorsque la sexualité se trouve fortement réprimée, il peut en résulter une exaltation des pulsions sadiques, qui se substituent alors à l'instinct interdit : La résorption de la semence dans le sang est le procédé de nutrition le plus fort et celui qui produit peut-être le plus d'excitation à la puissance, la mise en tension de toutes les forces qui ont vaincu des résistances, la soif de contradiction et de résistance. Le sentiment de puissance n'a jamais été aussi fort que chez les prêtres et les anachorètes continents (par exemple les Brahmanes). XI, II, 229. On a vu que c'était là le problème même de Nietzsche, que le refoulement de sa vie sexuelle avait déterminé chez lui une régression au stade sadique, et que la prise de conscience de cette régression lui avait conféré une clairvoyance par_ticulière dans la compréhension du problème psychologique .posé par cette régression. C'est ainsi que
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dans le passage de Zarathoustra déjà cité, où est opposée la vraie chasteté, celle qui résulte d'une sublimation et la chasteté inauthentique par refoulement, il poursuit : Vous aimez les drames, n'est-il pas vrai, et tout ce qui fend le cœur. Mais moi, je me méfie de votre chienne. Je trouve que vous avez des yeux trop cruels et que vous regardez avec volupté les gens qui souffrent. Ne serait-ce pas simplement votre sensualité qui s'est travestie et se fait appeler pitié? Pour comprendre l'assimilation faite ici de la pitié à la > ! le mot est vraiment fort, mais il nous révèle que le recours au rationnel était vraiment pour Freud une exigence impérieuse de sa personnalité. Ne faut-il pas reconnaître ici le mode de penser et de vivre du caractère obsessionnel, qui a refoulé sa vie instinctive-affective et valorise au maximum la pensée froide et rationnelle. Certes, Freud s'est suffisamment libéré de ses refoulements pour en prendre conscience et les étudier, et en cela réside sa grande valeur de psychologue. Mais il reste qu'il s'est défendu par le mécanisme névrotique obsessionnel pour ne pas laisser submerger sa personnalité par la vie instinctiveaffective. Cela l'oppose radicalement à Nietzsche, qui, lui, s'est laissé envahir par l'irruption des forces inconscientes, ce en quoi il est poète, visionnaire, mystique. Ce par quoi il manque aussi de ces défenses névrotiques qui ont préservé Freud, avec cette conséquence que sa trop grande ouverture à l'inconscient l'a peu à peu mené à la psychose. On est alors en droit de se demander si cet antagonisme de leurs deux personn-alités n'est pas la cause première du refus de Freud d'accepter Nietzsche, allant jusqu'au refus de le lire. Il est en effet bien connu aujourd'hui, et Freud lui-même nous l'enseigne, que chaque homme se défend d'instinct contre tout ce qui peut lui rappeler, lui faire revivre les pulsions qu'il a réprimées et maîtrisées en luimême. Freud se targuait de ne pas être accessible au mysticisme, à la poésie, à la musique, à l'inspiration ; or, ce pouvait être ce qu'il avait refoulé pour faire prévaloir en lui l'intellect, la pensée rationnelle. Tout homme de génie, on le sait, a ses limites et se trouve enfermé en elles et ce ' d'autant plus qu'il se concentre avec plus d 'intensité sur ses propres découvertes.
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NIETZSCHE PRÉCURSEUR DE FREUD
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Nous devons toutefois mentionner que trois des principaux émules de Freud: Otto Rank, Jung et Adler n'ont pas eu les mêmes réticences à l'égard de Nietzsche et ont pleinement reconnu la très grande importance de ses idées sur l'inconscient, ce qui les mit d'ailleurs tous les trois en compétition avec Freud et les amena à faire dissidence. Otto Rank a intégré très tôt dans la psychanalyse la conception nietzschéenne de la volonté de puissance. Pour Rank, un rôle très important est joué en psychothérapie par les capacités dynamiques du moi issues de cette volonté, ce qu'il concrétise en un « principe de réalisation », écrivant notamment : « C'est le principe de réalisation qui, différent du principe de réalité de Freud, a une· valeur dynamique, parce qu'il ne regarde pas la réalité comme quelque chose de donné une fois pour toutes, à quoi l'individu s'adapte plus ou moins, mais qu'il la considère comme un devenir continuel, en perpétuelle transformation. » C. G . Jung, en ce qui le concerne, a toujours proclamé la puissante stimulation qu'il avait reçue de la pensée de Nietzsche, et l'influence que celle-ci avait exercée sur ses propres découvertes. En particulier, il a déclaré que la découverte du Zarathoustra avait été un des événements capitaux de sa vie, que cet ouvrage l'avait littéralement fasciné; il lui consacra d'ailleurs pendant cinq années (de 1934 à 1939), chaque semestre, un séminaire spécial (dont le texte fait dix volumes, jusqu'ici inédits). Adler, très préoccupé de problèmes sociaux et éducatifs, a mis au centre de sa doctrine la volonté de puissance, qu'il rattache à un désir profond de supériorité. Mais, pour lui, comme nous l'avons dit déjà, c'est une déviation de la tendance fondamentale à conquérir une supériorité, c'est une surcompensation à un sentiment d'infériorité que l'on cherche à effacer parce qu'il est pénible. Assoun, dans son livre sur Freud et Nietzsche le souligne excellemment : > n'est paradoxale qu'en apparence. Il y a dans sa pensée, il faut le souligner, une parfaite unité. Nous devons ici prévenir le lecteur contre une interprétation erronée; on commet en effet souvent la même erreur que pour la volonté de puissance, en confondant la maîtrise du monde extérieur avec celle du monde intérieur, l'avoir avec l'être. Or, il ne s'agit pas pour Nietzsche de deux races différentes d'hommes qui seraient maîtres ou esclaves en quelque sorte par droit de naissance. Il s'agit essentiellement d'une attitude intérieure dépendant du degré de plénitude de vie de chacun. De même qu'en tout individu, comme on l'a vu, l'instinct d'expansion et l'instinct de conservation coexistent, l'un ou l'autre s'imposant selon les moments selon la puissance momentanée de la vitalité en chacun, de même, un homme devient un maître dans la mesure où il peut triompher des tendances esclaves qu'il a en lui, et réciproquement un homme reste un esclave s'il ne peut se dominer. Nietzsche le précise en ces termes : J'ajoute que dans toute
civilisation supérieure qui présente des caractères mêlés, on peut reconnaître des tentatives pour accommoder entre elles les deux
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NIETZSCHE. PSYCHOLOGUE DES PROFONDEURS
morales, plus souvent encore la confasion des deux, un malentendu réciproque. On rencontre même parfois leur étroite juxtaposition, qui va jusqu'à les réunir dans un même homme, à l'intérieur d'une seule âme. Et il donne un critère pour distinguer à laquelle les deux morales on appartient : Qu'on ne se fasse pas illusion! Si l'on entend en soi la voix de l'impératif ·moral tel que l'altruisme le comprend, on fait partie du troupeau. Si on a le sentiment opposé, si l'on sent dans les actes désintéressés et altruistes un danger, une erreur, c'est qu'on n'appartient pas au troupeau. xv, 286. Il convient ici de définir avec plus de précision ces deux morales opposées, en soulignant leurs conditionnements vitaux. La morale des esclaves La prévalence de l'instinct de conservation, on l'a vu, caractérise les situations de détresse. Il est bien vrai que les hommes exposés à de multiples dangers resserrent les liens de la communauté, adoptent des règles de vie qui ont fait leurs preuves d'efficacité, évitent de s'aventurer, de prendre des risques, en un mot cherchent avant tout à se conserver en vie : On fait les choses habituelles plus facilement et même plus volontiers; on en ressent du plaisir et l'on sait par expérience que l'habituel a fait ses preuves, qu'il a donc une utilité. Une coutume grâce à laquelle on peut se maintenir en vie est par là démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les tentatives nouvelles, non encore expérimentées. La coutume est par suite l'union de l'agréable et de l'utile; en outre elle n'exige aucune réflexion. Hum., II, 97. Une telle morale est donc très attachée à la tradition et à la sécurité. On attend d'elle qu'elle procure le bonheur, la paix, la tranquillité d'âme et qu'elle ne trouble pas le sommeil. Dans le premier livre de Zarathoustra, Nietzsche
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PSYCHOLOGIE DE LA MORALE
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fustige avec une ironie cinglante cette morale du bonheur dans la sécurité dont tant d'hommes se font les zélateurs. Au chapitre « Les chaires de la vertu » ; il nous présente un « professeur de vertu » qui recommande à ses adeptes de pratiquer la vertu « afin de bien dormir » : Peu de gens le savent, mais pour bien dormir il faut avoir toutes les vertus. Porterai-je un faux témoignage? Serai-je adultère? Convoiteraije la servante de mon prochain? Tout cela s'accorderait mal avec un bon sommeil... Paix avec Dieu et avec le prochain ; ainsi le veut le bon sommeil. Et paix aussi avec le diable du voisin, sinon il viendra la nuit te hanter. Honneur et obéissance à l'autorité, même à l'autorité boîteuse; le bon sommeil le veut ainsi. Si le pouvoir marche volontiers sur des jambes torses, que puis-je y faire? ... Je ne veux ni de beaucoup d'honneurs, ni de grands trésors : cela échauffe la bile. Mais on dort mal sans une bonne renommée et sans un petit trésor. Ayant entendu ce professeur de vertu, Zarathoustra conclut de son enseignement : Sa sagesse a pour formule : bien régler sa journée afin de bien dormir. Et vraiment, si la vie n'avait pas de sens et qu'il me fallût lui choisir un non-sens, c'est ce non-sens-là qui me semblerait le plus digne de choix. Nietzsche avait déjà traité ce sujet de façon un peu différente dans le Prologue de Zarathoustra lorsque s'adressant à la foule pour lui déclarer son message du « Surhomme », Zarathoustra commence par lui décrire l'opposé de celui-ci, ce qu'il appelle le « dernier homme » : « Nous avons découvert le bonheur » disent les derniers hommes en clignant de l'œil. Ils ont abandonné les contrées où la terre était dure, car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et on se .frotte à lui, car on a besoin de chaleur. Un peu de poison parci par-là ; cela fait faire d'agréables rêves. Et beaucoup de poison pour terminer, afin d'avoir une mort agréable. On travaille encore, car le travail est une distraction; mais on veille à ce que les distractions ne minent pas la santé. On ne veut pas devenir pauvre ni riche; l'un et l'autre sont trop fatigants. Qui veut
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encore commander? Qui veut encore obéir? L'un et l'autre sont trop fatigants. Pas de berger et un seul troupeau. Tout le monde a la même ambition : chaque homme est semblable à son voisin. On est savant et l'on sait tout ce qui est arrivé; aussi n'en finit-on pas de railler. On se querelle encore, mais on se réconcilie bien vite, de peur de se gâter l'estomac. L'intention de Zarathoustra est bien entendu ici de faire ressortir par opposition les qualités qui amèneront l'homme à se surpasser. Mais la foule à laquelle il s'adresse applaudit chaleureusement à sa description du « dernier homme » et ne veut pas entendre parler du Surhomme. Ce que Nietzsche critique surtout dans les vertus grégaires, c'est le manque d'élan vital, la dominance exclusive de l'instinct de -conservation, qui conduit à rechercher le statu quo et fait obstacle à tout progrès. Par le texte suivant, il dénonce cette « inertie » dans certaines attitudes morales qui pourtant jouissent en général d'une grande estime : L'inertie, manifeste dans : 1) la con.fiance, parce que la méfiance exige la tension, l'observation, la réflexion; - 2) la vénération, lorsque la différence de puissance est grande et la soumission inévitable; pour ne pas avoir à craindre, on essaie d'aimer, d'estimer et d'interpréter la différence de puissance comme une différence de valeur au point que la relation n'a plus rien de révoltant; - 3) la véracité : qu'est-ce qui est vrai? c'est ce dont l'explication nous coûte le moins d'effort intellectuel (sans compter que mentir est très fatigant); - 4) la sympathie : se rendre l'égal d'autrui, tâcher de sentir comme lui, adopter un sentiment qui existe déjà, c'est un soulagement; c'est une attitude passive, comparée à l'attitude active qui revendique le droit de juger personnellement des valeurs et use constamment de ce droit (ce qui ne donne pas de repos) - 5) l'impartialité et Id froideur du jugement : on craint la fatigue de l'émotion et l'on préfère aller à l'écart, demeurer « objectif»; - 6) la probité : on préfère 1
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obéir à une loi existante plutôt que de se créer une loi, plutôt que de commander à soi-même et aux autres; la peur de commander; plutôt se soumettre que réagir; - 7) la tolérance, la crainte d'exercer un droit, de juger. xv, 279. Dans le même sens, Nietzsche dénonce dans la morale du troupeau son immobilisme, ses opinions « arrêtées >> , qui sont contraires à la vie, puisque celle-ci, on l'a vu, est essentiellement mobilité et changement : Une réputation fixe était autrefois une chose d'extrême nécessité, partout où la société était dominée par l'instinct du troupeau. Maintenant encore, ce qu'il y a de plus opportun pour chq_que individu, c'est de pouvoir donner son caractère et ses occupations comme invariables, même quand ils ne le sont pas. « On peut se fier à lui, il reste égal à lui-même », voilà dans toutes les situations dangereuses de la société la louange la plus importante.. . La société honore grandement ces « natures d'instruments », cette .fidélité à soi-même, cette inaltérabilité dans les opinions, les aspirations et même dans les vices. Une pareille manière d'apprécier qui .fleurit et a .fleuri partout en même temps que la moralité des mœurs, engendre des « caractères » et jette le discrédit sur tout changement, tout projet d'expérience, toute interprétation nouvelle, toute métamorphose de soi. GS, 296. « Plus de berger et un seul troupeau » avons-nous lu dans le livre de Zarathoustra. Cela conduit à une doctrine sociale : Cette morale grégaire, qui travaille de toutes ses forces à réaliser le bonheur du plus grand nombre, un bonheur de troupeau au paturage, je veux dire la sécurité, l'absence de danger, le bien-être, la facilité de vie, et « si tout va bien » l'espoir de pouvoir se dispenser .finalement de toute espèce de berger et de chef de file . Les deux doctrines qu'elle prêche avec prédilection sont « l'égalité des droits » et « la compassion pour ceux qui souffrent». xy1, 957._ . Faisant allusion à la dominance de cet instinct grégaire dans nos sociétés démocratiques, Nietzsche ajoute : L'instinct grégaire de l'obéissance est celui qui s'hérite le mieux et qui
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se fortifie au détriment de l'art de commander. Imaginons que cet instinct se développe jusqu'à ses dernières conséquences; du coup, les chefs et les hommes indépendants viendront à manquer, ou bien ils souffriront dans leur for intérieur, auront mauvaise conscience et se verront contraints, pour être en mesure de commander, de se tromper d'abord eux-mêmes en faisant croire qu'eux aussi se bornent à obéir. Cet état de choses est réalisé aujourd'hui en Europe : c'est ce .que j'appelle l'hypocrisie des hommes au pouvoir. Pour se mettre à l'abri de leur mauvaise conscience, ils n'ont rien trouvé d'autre que de se poser en exécuteurs de prescriptions plus anciennes ou plus élevées (celles des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois, voire de Dieu), ou encore d'emprunter des maximes grégaires aux façons de penser du troupeau, en se voulant par exemple « les premiers serviteurs du peuple », ou bien « les instruments du bien public ». PDB, 199. La morale des maîtres Les maîtres, ce sont ceux qui possèdent une grande plénitude de vie et que leur volonté de puissance porte en avant vers l'aventure, vers le risque, vers la conquête, et surtout vers le dépassement de soi; on connaît le leit-inotiv de Zarathoustra : « L'homme est ce qui doit être dépassé. » Presque toujours, ces maîtres sont des individus isolés qui, se dégageant du troupeau, s'affranchissent de la morale traditionnelle et veulent se rendre libres pour se fixer à euxmêmes leurs tables de valeurs et leurs buts. En effet, comme on l'a vu, deux forces s'opposent dans le monde : celle de l'instinct de conservation, qui veut maintenir le statu quo et est hostile à tout changement, et celle de l'instinct d'expansion, qui veut créer un ordre de choses nouveau. On pourrait croire que ceux qui sont attachés à l'instinct de conservation, étant des faibles, sont toujours dominés par les forts, ceux dont l'instinct d'expansion est vigoureux. Mais il est loin d'en être toujours ainsi.
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Un des biographes de Nietzsche, Thierry Maulnier, l'exprime excellemment : « Les faibles sont plus forts que les forts : innombrables tandis que les forts sont rares solidaires tandis que les forts sont solitaires - sûrs et fermes dans leurs croyances tandis que les forts sont inquiets. Ils opposent à la complexité fragile de l'âme leur simplicité facile; au goût de la solitude leur masse; aux fulgurations éphémères leur pérennité. Ils ont réussi ce prodige de faire admettre leurs valeurs comme universelles et de les faire défendre par les héros qu'ils ont asservis. » Une des méthodes de lutte les plus fréquemment employées par les faibles, c'est de chercher à amoindrir la puissance des forts en la calomniant, et notamment en l'accablant sous le poids d'une accusation d'immoralité : L'homme libre est immoral parce qu'il veut en toutes choses dépendre de lui-même et non d'une tradition. Pour toutes les formes de l'humanité à ses débuts, « mauvais » est synonyme d'individuel, de libre, d'arbitraire, d'inhabituel, d'imprévu, d'imprévisible. Aur., 1, 9. Or, ce sont ces hommes injustement calomniés qui, par leur plénitude de vie, représentent la meilleure part de l'humanité : Les esprits forts, les esprits « méchants » sont de ceux qui, jusqu'à maintenant, ont le plus contribué au progrès de l'humanité. Ils n'ont jamais cessé de réveiller les passions assoupies - une société bien ordonnée assoupit les passions - ; ils n'ont jamais cessé de stimuler l'esprit de comparaison, la contradiction, le goût du nouveau, le goût des tentatives audacieuses, des expériences à tenter. GS, 4. Leur qualité essentielle, qui les place au-dessus des autres hommes. c'est qu'ils sont une élite, une aristocratie, et qu'ils créent des valeurs nouvelles : L'humanité aristocratique sait qu'elle détermine des valeurs ; elle n'a pas besoin d'approbation, elle juge que ce qui lui nuit est nuisible en soi; elle sait que c'est elle qui confère de la dignité aux choses; elle est créatrice de valeurs. Elle honore tout ce qu'elle trouve en soi; une
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telle morale est la glorification de soi. Elle met au premier plan le sentiment de plénitude, de la puissance qui veut déborder, la conscience d'une richesse qui voudrait donner et prodiguer. L'aristocrate secourt lui aussi le malheureux, non point ou presque point par compassion, mais par l'effet d'un besoin qui naît de la surabondance de sa force. PDB, 260. Alors que les hommes du troupeau recherchent avant tout la sécurité du statu quo, les maîtres, en affirmant leur volonté de puissance, prennent des risques. Il leur faut, sous peine d'être détruits, faire triompher le changement qu'ils désirent promouvoir : Originellement tout était mœurs, et celui qui voulait s'élever au-dessus devait se faire législateur, guérisseur, et en quelque sorte demi-dieu, c'est-à-dire qu'il devait créer des mœurs, tâche effrayante et d'un péril mortel. Aur., I, 9. En revanche, lorsqu'ils triomphent et établissent des lois nouvelles, une morale nouvelle, après les avoir calomniés, on les loue : Il y a lieu de revenir sur les calomnies dont on a accablé tous ceux qui, par leurs actions, ont brisé l'interdit d'une coutume : en règle générale on les appelle des criminels. Tout homme qui renverse la morale existante a jusqu'à présent toujours passé au début pour un homme méchant. Mais à l'occasion, quand on n'était plus capab.le de rétablir ensuite la loi, le qualificatif se modifiait peu à peu. L'histoire traite presque e:xclusivement de ces hommes « méchants » que l'on a plus tard déclarés « bons ». Aur., 2. Nietzsche n'en donne pas d'exemple. Mais on en trouverait sans peine pour illustrer sa thèse. C'est ainsi que, dans le domaine religieux, beaucoup de novateurs ont été d'abord persécutés et même déclarés hérétiques par les autorités ecclésiastiques de leur temps, avec ce que cela comportait pour eux de danger de mort. Puis,· il est arrivé que leurs idées ont fait leur chemin, ont suscité un renouveau de croyance dans les masses et, pour finir, on a vu un certain nombre d'entre eux sanctifiés par ce même pouvoir qui, de leur vivant, les avait condamnés.
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Il convient de souligner aussi que, contrairement à ce que pensent les hommes du troupeau, la morale des maîtres est une morale difficile; à ceux qui penseraient qu'il est plus facile d'être maître qu'esclave, Nietzsche rétorque : N'estimons pas trop bas les privilèges des médiocres. A mesure que la vie s'élève elle devient plus dure, le .froid augmente, la responsabilité augmente. Les plus forts trouvent leur bonheur là où d'autres périraient : dans le labyrinthe, dans la dureté avec soi-même et avec les autres, dans la tentation ; leur joie, c'est de se vaincre soimême; chez eux, l'ascétisme devient nature, besoin, instinct. Mais non seulement cette morale est périlleuse en ce qu'elle expose ses tenants aux attaques des masses grégaires ; mais elle l'est encore par le drame intérieur qu'elle leur fait vivre. Etre libre, en effet, ce n'est pas une situation de repos, stable, acquise une fois pour toutes; c'est un effort incessant pour se libérer en luttant contre la tradition écrasante. Il serait naïf de croire à une opposition radicale entre les maîtres et les esclaves; comme on l'a vu précédemment, la tradition est ancrée en chacun de nous de par l'hérédité et l'imprégnation éducative, de sorte que, dans l'âme des maîtres, elle continue de s'imposer. Pour eux, se libérer, c'est donc dénouer les liens intérieurs qui les attachent encore à cette tradition; ils ne peuvent jamais y parvenir totalement et, de toutes façons, ce n'est pas sans un déchirement intérieur, qui se traduit par ce que Nietzsche appelle > pour la maîtriser, il nous empêche de poursuivre notre recherche et d'approfondir la signification des choses. Nietzsche dénonce ici le 1nécanisme de cette dangereuse tendance : Partout où les anciens des premiers âges plaçaient un mot, ils croyaient avoir fait
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une découverte. Combien il en était autrement, en vérité! Ils avaient touché à un problème et, croyant l'avoir résolu, ils avaient créé une entrave à sa solution. Maintenant, pour parvenir à la connaissance, il faut trébucher sur des mots devenus éternels et durs comme de la pierre, et l'on ·se casserait plutôt une jambe que de briser un mot. Aur., 47. Et il en donne un exemple sous une forme symbolique : J'ai saisi cette idée en passant et, vite, j'ai pris les premiers mots venus pour la fixer, de crainte qu'elle ne s'envole de nouveau. Et maintenant elle est morte de ces mots stériles; elle est là suspendue, flasque, sous ce lambeau verbal et, la regardant, c'est à peine si je me rappelle encore comment j'ai pu avoir un tel bonheur en attrapant cet oiseau. Gs, 298. En second lieu, et ceci se rattache à ce même problème de la « permanence », Nietzsche souligne le caractère artificiel aussi des concepts de « s1:1bstance », « être », « atome », inspirés selon lui de la notion factice du