Deleuze L'empirisme transcendantal [PUF ed.] 9782130567080

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Deleuze L'empirisme transcendantal [PUF ed.]
 9782130567080

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ANNE SAUVAGNARGUES



Deleuze L’empirisme transcendantal

Ph'losophie 7^ d aujourd'hui pUf

I

Deleuze L’empirisme transcendantal

PHILOSOPHIE D ALJOL’RD HUl

Collection dirigée par

Paul-Laurent Assoun

« Philosophie d’aujourd’hui » regroupe depuis sa fondation en 1980 plusieurs dizaines d’ouvrages, écrits d'investigation personnelle ou travaux d’exé­ gèse : études de fond sur la généalogie des modèles dont se soutient l’exigence de rationalité philoso­ phique, commentaires thématiques et critiques de textes fondamentaux, enfin travaux de recherche explorant les frontières du concept philosophique - requis de se penser jusqu’en son altérité, du savoir de l’inconscient « au savoir du politique ». Au-delà de la croyance à quelque « philosophie » qui serait «d'hier», clic démontre que la théorie demeure de conséquence, sauf à rester ouverte aux brisures de sens contemporaines, partout où du réel est à penser.

ANNE SAUVAGNARGUES

Deleuze L’empirisme transcendantal

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

 Pierre-François Moreau

ISBN 978-2-I3-O567O8-O Dépôt légal — 1" édition : 2009, novembre © Presses Universitaires de France, 2009 6, avenue Reillc, 75014 Paris

ABRÉVIATIONS

J-JES textes de Dcleuzc sont cités sous les abréviations suivantes, suivies du numéro de page :

Anti-Œdipe (avec Félix Guattari), 1972. AO B Zz Bergsonisme, 1966 Critique et clinique, 1993. CC D Dialogues (avec Claire Parnct), 1977. Différence et répétition, 1968. DR ES Empirisme et subjectivité, 1953 FBLS Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981. F Foucault, 1986. ID L’ïle déserte. Textes et entretiens, 1953-1974, éd. Lapoujade, 2002. IM Cinéma 1. L’image-mouvement, 1983. Cinéma 2. L’image-temps, 1985. IT Kajka. Pour une littérature mineure (avec Félix Guattari), 1975. K Logique du sens, 1969. IN Mille plateaux (avec Félix Guattari), 1980. MP .Nietzsche, 1965. N Nietzsche et la philosophie, 1962. NP Proust et les signes, 1964, 1970, 1976. P PCK La philosophie critique de Kant, 1963. Pli Le Pli. Leibniz et le Baroque, 1988. Pourparlers, 1972-1990, 1990. PP Qu’est-ce que la philosophie? (avec Félix Guattari), 1991. QP Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, éd. RF Lapoujade, 2003. Superpositions (joint à Carmelo Bcne, Richard III), 1979. S Présentation de Sacher-Masoch (joint à L. von Sacher-Masoch, SM La Vénus à la fourrure'), 1967. SPE Spinoza et le problème de l’expression, 1968. Spinoza. Philosophie pratique, 1981. SPP

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INTRODUCTION

CRÉATION DE CONCEPTS

(jet ouvrage est né d’une surprise. Que peut bien désigner la

formule « empirisme transcendantal », dont Delcuze se sert au cours de la période d’écriture de Différence et répétition et qu’il reprend dans le fragment énigmatique publié en 1995, Immanence : une vie ? La contraction de l’empirisme et du transcendantal se propose comme un montage ingénieux, mais aussi comme un rap­ port impossible, littéralement obscur. Si l’on prend transcendantal au sens kantien, ce terme détermine les conditions de l’expérience, et ne saurait être confondu avec les relations empiriques qu’il rend possible. Réciproquement, on voit mal comment une philosophie empiriste pourrait se satisfaire du concept de transcendantal sans abandonner ses prétentions propres. Même cantonné sévèrement à son usage critique qui proscrit l’intuition métaphysique d’une réalité éminente, le transcendantal instaure entre l’expérience et ses conditions une différence de détermination qui semble peu compatible avec un empirisme strict. Cette collision de concepts précise pourtant une fonction stra­ tégique : avec le transcendantal, Dcleuze reprend l’initiative kan­ tienne d’une critique de la pensée, et lui assigne à son tour le rôle d’inspecter ses zones de faiblesses chroniques, cette illusion trans­ cendantale qu’il nomme l’image de la pensée. L’empirisme trans­ cendantal consiste en une clinique de la pensée, qui cherche à garantir un empirisme purgé des illusions de la transcendance, en exposant les modes opératoires de la pensée, qui rendent compte de son inventivité mais aussi de son conformisme. L’empirisme transcendantal s’entend alors comme une chimère parce que son opération procède à la greffe hétérogène de seg-

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ments théoriques qui semblent incompatibles. Dclcuzc s’en explique pourtant au début de son premier article sur Bergson, en 1956 : « Un grand philosophe est celui qui crée de nouveaux concepts : ces concepts à la fois dépassent les dualités de la pensée ordinaire et donnent aux choses une vérité nouvelle, une distribu­ tion nouvelle, un découpage extraordinaire. »' Toute pensée un peu virulente bouleverse les répartitions et les certitudes habituel­ les en proposant un découpage qui ne s’en tient pas aux clivages ordinaires, mais impose l’invention de nouvelles catégories. Leur distribution nouvelle provoque un découpage de l’expérience à la lettre extra-ordinaire puisqu’il est inattendu, et donc paradoxique. En s’émancipant des catégories ordinaires, la pensée procède par constitution de problèmes : elle se fait création. Chaque concept trouble l’ordre établi et ne tire sa nécessité que du nouveau découpage qu’il instaure. Penser consisterait sinon à valider les distributions reçues et justifier la tradition. Ce que Deleuzc appelle la genèse de la pensée dans la pensée, ou encore sa génitalité dans Différence et répétition, définit cette nouvelle image de la pensée, qui doit opter entre deux régimes, la répéti­ tion du même ou la rupture de la différence. Deleuze entend ainsi remédier à la maladie chronique de la pensée, qui consiste à subordonner la différence à l’identique. La représentation répète avec bon sens ce qui a déjà été pensé, au lieu d’être forcée à pen­ ser la différence avec majuscule, Différence qui ne s’instaure plus entre deux états distincts, mais qui devient la condition du nou­ veau. La clinique transcendantale de la pensée décrit ainsi l’écart pathologique entre la création de concepts, et la bêtise, qui can­ tonne la pensée à reproduire le bien connu. Il s’agit de passer du régime où la pensée se dénature par conformisme à celui où elle exerce son inventivité. La frontière ne passe plus entre vrai et faux, dans l’ordre doxique de la récognition, ni même entre illu­ sion et connaissance, mais entre nécessité nouvelle et reconduc­ tion scolaire. L’empirisme transcendantal opère donc nécessairement un court-circuit entre des opérations théoriques tenues pour séparées. En tordant le kantisme pour faire du concept l’objet d’une ren­ contre avec une expérience non soumise aux categories préalables du bon sens et du savoir commun, Deleuze tente une nouvelle 1. Dclcuzc, Dite déserte il autres textes. Textes et entretiens, 1953-1974, David Lapoujadc (cd.), Paris, Minuit, 2002, (cité dorénavant ID), p. 28.

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INTRODUCTION

répartition de l’empirique et du transcendantal. L’empirisme devient « une physique de l’esprit et une logique des relations » , tandis que le transcendantal expose comment la pensée s’individuc au contact de l’expérience. 11 faut cesser de considérer l’es­ prit comme le calque passif du monde des objets, car ceux-ci ne préexistent pas plus à l’événement qui les rend pensables que les categories grâce auxquelles on les saisit. La pensée ne consiste donc pas à user de manière sûre et volontaire d’une méthode capable de nous conduire au vrai. Involontaire et contrariée, elle sursaute sous l’impulsion d’un signe, qui la porte à la limite de son pouvoir. Cette nouvelle image de la pensée créatrice, Deleuze ne la trouve pas dans un traité de philosophie, mais bien dans un roman qui décrit la création littéraire. C’est à Proust en effet que Deleuze emprunte en 1964 cette image de la pensée rageuse et démunie, durement sollicitée par une expérience qui l’excède. Un rapport très neuf se noue entre littérature et philosophie autour de ce statut créateur de la pensée. Le concept ne contemple pas une essence, il ne réfléchit pas les idéalités de la culture, des sciences et des arts, mais se produit singulièrement, par rencontre avec une expérience qui transforme nos catégories de pensée. Cela confère à la littérature, elle aussi, une fonction critique et clinique. Si la philosophie se rapporte à la littérature, ce n’est donc pas qu’elle chercherait à se donner un corps sensible, ni que la poésie vien­ drait au secours de la pensée spéculative, mais que, mieux que la philosophie, l’expérience littéraire met la pensée aux prises avec une expérience radicale, vraiment transcendantale en ceci qu’elle dépasse les conventions du sens commun, néglige les représenta­ tions du bon sens, et sc porte au-delà de l’expérience anthropo­ morphe. Grâce à sa vertu dissolvante, la littérature épaule la phi­ losophie dans sa lutte contre le sens commun. Si penser consiste à ouvrir de nouvelles voies pour la pensée, on conçoit que Deleuze fasse du paradoxe une arme de défense contre le bien connu, mais aussi d’invention pour la philosophie. Le paradoxe assume alors cette fonction critique puisqu’il neutra­ lise le conformisme du sens commun et les déterminations du bon sens, et la littérature exerce autant que la logique ce rôle paradoxique. Deleuze le précise dans la préface de Logique du sens, et

1. Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, David Lapoujadc (éd.), Paris, Minuit, (cité dorénavant RF). p. 228.

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fixe réciproquement dans la préface de Différence et répétition le sta­ tut littéraire de la philosophie. La philosophie assume en effet la tâche de transformer notre expérience à la manière de la science-fiction, en résolvant une énigme spéculative comme le fait un roman policier. Ces deux opérations vont de pair. Créer un concept, c’est effectuer le mon­ tage systématique d’une déflagration conceptuelle, dont l’attentat spéculatif nous fait entrer dans un nouveau monde. Chaque grande philosophie change pour nous ce que penser veut dire, opère cette nouvelle répartition de concepts qui nous place dans un monde paradoxal, extra-ordinaire, mais qui répond pourtant avec exactitude à un problème détermine, imperceptible tant qu’une création de pensée ne l’a pas rendu disponible. Parce que les concepts ne reproduisent pas plus l’image d’entités empiriques qu’ils ne préexistent dans l’esprit, la pensée créatrice nous met au contact d’une expérience déroutante. À l’intériorité paisible de la reconnaissance, qui se figure la pensée comme redite et représen­ tation, s’oppose la distribution empiriste, qui transforme nos habi­ tudes et nous projette dans un monde inconnu. Or, la nouveauté de ce monde tient à l’ordre d’apparition des personnages conceptuels, à l’intervention de concepts dont la zone opératoire et la capacité formelle permettent la résolution de situations locales imprévues : si la philosophie transforme notre expérience autant que la littérature, c’est au titre d’une drama­ turgie formelle qui emprunte à la résolution des intrigues. Comme dans un roman policier, les concepts disposent d’une zone d’effectuation logique et interviennent pour résoudre une situation, dénouer un problème. Cette conception problématique de la philosophie, Deleuze la met en œuvre très précisément dans les travaux qui précèdent DifJèrence et répétition. Le parcours que nous proposons ici peut se lire comme la tentative d’une explication méthodique de ce livre, qui reprend en coupe, sur un mode orchestral développé, tous les thèmes et directions par lesquels Deleuze, de livre en livre, cons­ truit l’empirisme transcendantal. Du coup, ce parcours peut se lire également comme un relevé méthodique de sa pensée autour de mai 1968, de telle manière que soit expliquée systématiquement la formule : la pensée surgit sous l’irruption violente du signe. La rencontre imprévue du transcendantal et de l’empirique s’opère ainsi méthodiquement, en commençant par la critique de la subjectivité et la nouvelle image de la pensée que Deleuze 12

INTRODUCTION

trouve chez Proust. Les facultés, portées à leur limite par la confrontation imprévue avec « un peu de temps à l’état pur », déterminent ce kantisme temporalisé, structural et intensif, qui rend compte de la genèse de la pensée comme une dramatisation, et que Deleuze élabore à l’aide de la critique spinozienne et nietzschéenne du signe, de la définition structurale du sens, et d’une philosophie de l’idée problématique qui doit beaucoup à Gilbert Simondon. Envisager la construction méthodique de l’empirisme transcen­ dantal implique en réalité une double lecture dynamique, qui explore les phénomènes de résolution, les drames et les person­ nages conceptuels qui rendent possible l’exposition complète d’un tel concept. Un de ces nœuds théoriques concerne la tératologie du kantisme, qui tord le transcendantal en l’ouvrant sur l’empi­ rique, dont résulte la « plus folle création de concepts qu’on ait jamais vue ou entendue »*, où l’histoire de la philosophie mute en devenir de la pensée. Réciproquement, on peut définir le montage philosophique parfait du concept, en entreprenant rétroactive­ ment l’examen de ses conditions antécédentes, en proposant la carte minutieuse de scs composantes. Ainsi, le devenir du concept se double d’une histoire patiente, qui expose le montage de ses différents constituants. En considérant l’un après l’autre les problèmes, mais aussi les auteurs vis-à-vis desquels Deleuze inscrit sa tentative de réforme intensive du kantisme, on se propose ici de contribuer à une ana­ lytique de la Différence. Le signe chez Nietzsche, la théorie des facultés de Kant, Proust et l’image de la pensée, Bergson, le vir­ tuel et les deux multiplicités, Spinoza et l’éthologie, les thèses structurales et leur conception du sens comme effet de surface entre séries différenciées, Maïmon et sa critique génétique de Kant, Simondon et sa théorie intensive de l’idée et de la dispari­ tion du signe, Blanchot, Guattari, Foucault combinent leurs angles pour former un faisceau cinétique de problèmes que Deleuze règle successivement. Ces différentes pièces composent la machine infernale de l’empirisme transcendantal, et sont ici analy­ sées tour à tour. Il s’agit de suivre, chapitre par chapitre, la manière dont Dclcuze s’instruit de ces auteurs et procède à leur mise en variation intensive. Chacun de ces chapitres peut se lire

1. Dclcuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968 (cité dorénavant DR), p. 3.

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: egalement comme le relevé cartographique du rapport de lecture que Deleuze entretient avec tel ou tel auteur, et comme un traité d'histoire ou mieux, de devenir de sa pensée. Car une telle coupe ne peut s’entendre de manière uniquement statique. Il faut joindre à la cartographie de Différence et répétition la coupe dynamique du système, qui trouve dans Différence et répétition et dans Logique du sens un premier éclat magistral : chef-d’œuvre magnifique, fragile et oscillant que Deleuze défait joyeusement dès qu’il rencontre Guattari, tandis que les répercussions de 1968 lan­ cent le système sur de nouvelles pistes. Une telle présentation de l’empirisme transcendantal serait donc incomplète et tronquée si elle se bornait à présenter Différence et répétition comme le chef-d'œuvre de Deleuze, un point d’arrêt ou un sommet de sa pensée. Cela n’implique d’ailleurs aucune réserve sur les mérites de cet ouvrage, dont la réussite même ne doit pas être durcie sur le mode stabile du cliché, mais animée en fonction d’une conception cinématique du système ouvert. Pour apprécier la merveilleuse perspicacité de Différence et répétition, il fal­ lait également souligner ses lignes de fuites, ses échappées, ses sur­ sauts conceptuels qui montrent comment il se déséquilibre. C’est ce qu’on a tenté dans les derniers chapitres, qui font définitive­ ment craquer le cadre proustien d’une réforme de l’image de la pensée. Le rythme d’exposition quitte alors la temporalité syn­ chronique pour adopter l’allure courte, brisée d’un journal de la pensée. Cette vision rapprochée permet de mieux rendre sensible l’introduction de nouveaux problèmes qui diagnostiquent de 1968 à 1970, une mutation de la pensée. Le fragment chez Blanchot, la transversalité et la machine selon Guattari, l’énoncé chez Fou­ cault, l’apparition de l’histoire et de la politique avec Marx, per­ mettent à Deleuze de formuler un nouveau pari théorique, qui détraque entièrement la formule de la Différence. Un nouveau monde se forme, qui met la pensée aux prises avec une expérience renouvelée, celle des effets sur la pensée française de mai 1968. Il ne s’agit donc pas d’aligner la pensée de Deleuze sur une chronologie, mais de pratiquer des microlectures textuelles, pour observer l’ajustement provisoire et variable des concepts que réclame l’empirisme transcendantal pour devenir opératoire. Ceci réglé, Deleuze se déplace, et conformément à sa méthode de créa­ tion, il transforme scs catégories en fonction des problèmes qu’il traite. S’il peut être profitable de tracer les coordonnées histori­ ques d’un problème, comme nous le tentons ici, il ne s’agit jamais 14

INTRODUCTION

de tenir l’énoncé de ce problème pour le seul état possible d’une philosophie. Les différents concepts et auteurs doivent plutôt s’en­ tendre comme des acteurs, ou mieux comme des préparatifs pour cet événement conceptuel. Cela permet de dresser le portrait de Dclcuzc en lecteur : avec sa désinvolte hardiesse, Dclcuzc est un extraordinaire lecteur, qui pratique l’histoire de la philosophie comme devenir de la pensée.

Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même'. De Foucault, Deleuze disait, « ce qu’il reçoit, [il] le transforme profondément »2 - parions que ce jugement s’applique aussi à lui.

1. Dclcuzc, Guattari, Qu'esl-ce que la philosophie?, 1991 (cité dorénavant QP), p. 8. 2. Dclcuzc, Pourparlers, 1972-1990 (cité dorénavant PP), p. 160.

CHAPITRE I

L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

1 / L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE COMME DEVENIR DES SYSTÈMES

T jes premiers écrits de Deleuze envisagent les rapports de la

pensée et du sensible dans l’optique d’une critique du sujet subs­ tantiel. Si la distinction entre les trois modes de la pensée créatrice, affects et percepts de l’art, fonctions de la science et concepts de la philosophie n’est théorisée directement qu’avec Qii’est-ce que la phi­ losophie ?', la sensibilité et ses rapports avec la constitution du sujet forment l’enjeu de son premier ouvrage, Empirisme el subjectivité2, publié en 1953. Jusqu’à Différence et répétition en 1968, les exercices de lecture philosophique qui scandent l’œuvre de Deleuze sont orientés par un double souci : définir cet empirisme transcendan­ tal, qui reprend les termes de la critique kantienne mais la trans­ forme en lui imprimant la torsion monstrueuse et féconde d’une critique du sujet ; se confronter aux œuvres de la tradition en res­ tituant aux auteurs analysés une systématicité réelle, parfois elliptique, très éloignée à tous égards de l’image d’un Deleuze désinvolte ou critique à l’égard de l’histoire de la philosophie qu’il a lui-même contribué à fabriquer à partir des années 19701. 1. Dcleuzc, Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, 1991, note par la suite QP. 2. Dcleuzc, Empirisme cl subjectivité, Paris, PUF. 1953 (cité dorénavant ES). 3. Dcleuzc, «Lettre à Michel Crcssole », in La Quinzaine littéraire, n“ 161, lrr avril 1973, p. 17-19, réédité dans M. Crcssole, Deleuze, Paris, Éditions universi­ taires, 1973, p. 107-118, puis sous le titre « Lettre à un critique sévère », dans Pourparlers, p. 11-23 (noté P/); Dcleuzc, Dialogues (noté D), 1977.

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Pour une philosophie de la création qui souligne l’historicité de la pensée autant que son devenir, l’idéal d’une redite, d’une resti­ tution du contenu, méthodologiquement impossible et philosophi­ quement fautive, fait place à une lecture créatrice et systématique, très caractéristique du style que Delcuze développe dans ses pre­ mières monographies critiques sur Hume (1953), Nietzsche (1962), Kant (1963), Bergson (1966) et Spinoza (1968) mais aussi dans ses travaux de clinique littéraire, sur Proust (1964) et SacherMasoch (1967). Leur brièveté même et leur densité constituent une méthode d’invention. Réduisant les systèmes par une contraction synchronique, Deleuze en dégage l’épure abstraite et les réduit à leur problème matriciel. L’histoire de la philosophie consiste alors à déduire la formule constituante du système. En cela, Deleuze se rapproche de la méthode dianoématique de Gueroult : le donné philoso­ phique, étranger à l’histoire proprement dite, doit être réduit à ses conditions idéelles de possibilité. L’ordre génétique de l’élabora­ tion du système consiste en réalité dans sa nécessité logique et doit être ramené vigoureusement à son « Idée-système », son dianoema (doctrine)1. Poser l’autonomie du système par rapport à son élabo­ ration contingente résout toute philosophie en un idéalisme radi­ cal. Deleuze, même s’il revendique une position empiriste, se refuse pourtant dans les années qui précèdent Différence et répétition à concéder quoi que ce soit à une lecture génétique, préférant négliger la temporalité des systèmes plutôt que risquer d’emprun­ ter la figure téléologique ou dialectique d’un développement suc­ cessif. Moins par désintérêt à l’égard des devenirs empiriques que par refus décidé des téléologies de l’histoire, il coupe absolument court à toute considération successive, et donne l’impression de se donner les systèmes tout faits, comme des cristaux atemporels. S’il retient de Gueroult la contraction du système en son noyau doctrinal, Delcuze revendique en même temps, avec Nietzsche et la philosophie (1962), une philosophie du devenir et de l’interprétation comme force. Impossible dans ces conditions d’envisager la resti­ tution d’une pensée au titre d’un contenu doctrinal objectif. S’il faut prendre au sérieux l’histoire de la pensée, c’est dans la mesure où l’évaluation et le diagnostic remplacent l’idéal d’une

1. Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 79 et 181.

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découverte successive du vrai et d’une connaissance atemporelle des systèmes. L’histoire de la philosophie se mue en devenir des systèmes. L’abréviation systématique se couple alors avec une reprise créatrice, une falsification réglée par laquelle Dcleuze se sépare de Gueroult. « L’histoire d’une chose, en général, est la succession des forces qui s’en emparent, et la coexistence des for­ ces qui luttent pour s’en emparer. Un même objet, un même phé­ nomène change de sens suivant la force qui se l’approprie », déclare Dcleuze en commentant La généalogie de la morale : « l’his­ toire est la variation des sens », c’est-à-dire « la succession des phénomènes d’assujettissement plus ou moins violents»1. De tels assujettissements variables et violents transforment la philosophie en une symptomatologie des concepts, évaluant les doctrines en fonction de la puissance vitale qu’elles promeuvent. Avec Nietzsche, les concepts de vérité et de fausseté sont définiti­ vement congédiés, au profit d’une casuistique de la pensée comme force vitale et événement. Les problèmes théoriques deviennent l’occasion d’une épreuve sélective, tandis que l’intérêt d’un concept ne se mesure plus à sa conformité en termes d’adéqua­ tion, ni d’ailleurs uniquement à sa vertu systématique intrinsèque, mais bien à sa capacité de relancer les dynamismes de la pensée en la soumettant à des tensions nouvelles. Ce couplage virtuose de Gueroult et de Nietzsche témoigne d’ailleurs de l’originalité et de la hardiesse avec laquelle Deleuze se mesure à l’histoire de la phi­ losophie, en suscitant la confrontation entre doctrines éloignées et en les combinant, à la faveur de coups de force théoriques aussi inventifs qu’étonnants. Deleuze rapporte ainsi la pensée aux forces matérielles qu’elle suppose comme à ses conditions d’effectuation empiriques et vita­ les. Cette conception nietzschéenne le conduit à passer d’un idéal de la récognition à une lecture créatrice, associant la recherche d’une focale systématique avec la distorsion et la traîtrise, sur un mode concerté qui s’interdit le blâme direct, mais non la création de perspectives inattendues. « Le philosophe de l’avenir est artiste et médecin - en un mot, législateur », écrit Deleuze à propos de Nietzsche, et cette conception clinique de la philosophie s’ap-

!. Dcleuze, .Nietzsche et la philosophie. Paris, PUF, 1962 (noté par la suite Nietzsche dans le texte, cl NP en note), p. 4 ; la citation est extraite de Nietzsche, La généalogie de la morale, II, 12.

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plique aussi bien à lui-même1. Différence et répétition systématise cette lecture inventive sous les titres d’une critique de la récognition du sens commun, qui s’accompagne avec humour d’une analyse écla­ tante de la bêtise. Plus que l’erreur, c’est la bêtise qui menace la pensée, et sur un mode transcendantal, car la bêtise concerne la manière dont la pensée s’individuc, sa réalisation hic et nunc. Le Moi du penseur n’est pas déterminé à l’avance, et la manière dont on pense ne dépend pas d’un Je pense, d’un cogito originaire comme le sup­ pose l’orthodoxie du sens commun. Au contraire, il appartient à la pensée de déterminer le style de penseur qu’elle réclame : c’est elle qui configure le mode d’individuation qu’elle requiert. Or, la bêtise révèle sa nature transcendantale, faite de bassesse et de paresse, en se coulant dans le moule des opinions toutes faites. Elle se soumet à la pente des clichés majoritaires par inertie et conformisme, et son inaptitude à monter pour elle-même de nou­ veaux circuits cérébraux tient au fait qu’elle n’agite que des idées reçues, sans en créer de nouvelles. Elle se contente d’aérer les dog­ mes dominants. Être bête, ce n’est pas penser mal, mais ne pas user du tout de la pensée, que l’on cantonne aux retrouvailles et aux confirmations, au lieu de la confronter à l’impensable dans une aventureuse exploration de possibles. La bêtise réduit la pensée à une récitation de réponses au lieu de la contraindre à proposer des problèmes réclamant des solutions nouvelles. Pour la qualifier d’un mot que Bergson affectionne, elle est la pensée toute faite, et non la pensée se faisant. Elle se confond avec la récogni­ tion, politiquement réactionnaire, conceptuellement inepte. C’est pourquoi elle relève d’une critique transcendantale portant sur la définition de la pensée comme création. Le modèle de la pen­ sée passe de la reconnaissance à une rencontre effractive et vio­ lente qui la force par une torsion salutaire à sortir de son accord doxique pour affronter sa discordance essentielle, et ainsi sa créativité2. Si Deleuzc condamne la redite, dont il démonte minutieuse­ ment les modes opératoires dans Différence et répétition, il exige d’une lecture créatrice qu’elle soit systématique, et qu’elle impose sa nécessité comme une configuration inédite, mais déterminante. 1. Delcuze, .Nietzsche, Paris, PUF, 1965 (noté par la suite jV), p. 17 : il s’agit du peut recueil de textes scolaire que Delcuze compose pour les PUF ; JVP, 104. 2. Delcuze, j\T, 121 ; DR, 197, 213 ; PP, 86.

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L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Philosophique, la lecture doit faire surgir un type de nouveauté, qui s’impose sur le double mode de l’inattendu et du necessaire. Cela explique le caractère des monographies, par lesquelles Deleuze se confronte à l’histoire de la philosophie. Ces lectures extrêmement denses, brillantes, sont marquées par un goût pro­ noncé du système, qui s’exprime par coupes transversales, goût scolastique de la définition et de l’organisation méthodique, ce qui entraîne des raccourcis, des effets de distorsion, des difficultés aussi, qui peuvent rendre parfois malaisé l’accès à ces textes ellip­ tiques. Ils s’éclairent dans l’orbite d’une logique de la création, en tenant compte du sillage que ces abrégés de doctrines font scintil­ ler dans l’œuvre à venir. Il faut y voir une méthode d’invention autant qu’un goût du formalisme qui dénote l’influence forte et peu commentée de Kant, déterminante jusqu’à Différence et répétition, livre qui, dans son appareillage formel comme dans son argumentation, s’explique, dialogue et conteste la Critique de la raison pure. De Kant, Deleuze conserve jusqu’au dernier texte publié, L’immanence : une vie...' l’ins­ piration fondatrice que la pensée, dans son exercice cotporel, doit être saisie dans ses conditions transcendantales. Il ne renonce jamais à l’inspiration kantienne d’une telle analyse transcendan­ tale, seule capable à ses yeux d’effectuer une véritable critique, qui ne porte pas seulement sur les énoncés et les opinions, mais sur leurs conditions de possibilité, et ainsi sur la nature du fonctionne­ ment de la pensée. Ce que Deleuze, avec Sartre, nomme un champ transcendantal fait ainsi l’objet d’une enquête serrée, depuis Empirisme et subjectivité jusqu’aux derniers textes publiés. Définir ce champ transcendantal impersonnel et sans sujet implique la mise en place de l’empirisme transcendantal, opérée systématiquement dans les monographies créatrices qui préparent Différence et répétition. La critique du sujet, celle de l’image doxique de la pensée, figure de la récognition et de la bêtise, permettent de dresser une toute nouvelle figure de la pensée : ni innée ni sou­ mise à la bonne volonté du penseur, la pensée est produite par la rencontre violente, involontaire d’un signe sensible qui porte nos facultés à leurs limites. Deleuze conserve ainsi le transcendantal kantien, en le confrontant à un empirisme supérieur qui ne peut 1. Deleuze, «L’immanence: une vie... », in Philosophie. n° 47, 1er sep­ tembre 1995, p. 3-7 : il s’agit du dernier texte publié par Gilles Deleuze, réédité dans RF, 359.

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être déduit des formes empiriques ordinaires, telles qu’elles appa­ raissent dans le sens commun. Le premier moment de cette opéra­ tion consiste en une critique de la subjectivité substantielle1.

2 / LE JE FÊLÉ ET LE MOI DISSOUS

Depuis sa première monographie sur Hume, son Diplôme d’étude supérieur de 1947 paru en 1953, Empirisme et subjectivité, Deleuze éla­ bore cette théorie de la subjectivité qui fait du sujet individuel un effet, un résultat. En cela, il s’inscrit dans la philosophie française de l’après-guerre, et, à l’instar de Lacan, Althusser ou Foucault, il ne se contente pas de disqualifier le sujet, mais entend d’abord en éclairer les modes de constitution réels, et expliquer pourquoi il s’est trouve placé en position dominante dans la philosophie classique2. Le sujet remplit traditionnellement deux fonctions, une fonc­ tion noétique ou gnoséologique d’universalisation, lorsque l’uni­ versel se trouve représenté par des actes et non plus par des essen­ ces, et une fonction psychologique, lorsque l’individu se définit comme une personne, non plus comme une chose ou une âme. Deleuze donne ainsi du sujet une définition kantienne, et associe à l’acte noétique universel du Je pense une fonction d’individuation, qui correspond au Moi psychologique, personnel et empirique3. Mais Deleuze exacerbe la tension entre ces deux moments constitutifs, le Je universel de la fonction épistémologique, et le Moi individuel. Il s’empare ainsi de la question du sujet à un moment précis de son histoire, celui où Kant, opérant la critique du cogito cartésien, reproche à Descartes d’avoir dit : «je » suis une substance pensante1. Le point de départ que choisit Deleuze est donc la Critique de la raison pure, lorsque Kant présente le cogito cartésien comme un paralogisme, où Descartes prétend passer immédiatement de la forme pure de l’aperception, Je pense, à l’af­ firmation de l’existence de cette chose qui pense, c’est-à-dire à un 1. Deleuze, DR, 186. François Zourabichvili en propose une excellente lec­ ture : Zz vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses. 2003, p. 34. 2. Étienne Balibar, « L’objet d’Althusser », in Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, sous la dir. de S. Lazarus, Paris, PUF, 1993, p. 98. 3. Delcuzc, RF, 326-327. 4. Deleuze, Guatlari, (JJ1, 35.

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Moi. Le cogito identifie trop vile ces deux valeurs logiques distinc­ tes, la détermination du «Je » qui pense et l’indéterminé de l’exis­ tence « être une substance pensante ». En réalité, objecte Kant, mon existence indéterminée ne se trouve déterminée comme un Moi que dans l’existence phénoménale cl temporelle. Autrement dit, le Je pense universel devient la condition transcendantale du Moi, et le Moi empirique, la manière dont le sujet s’aperçoit ou s’affecte lui-même à travers l’espace et le temps, comme un phé­ nomène variable, passif et dérivé. En suivant de très près l’analyse kantienne, Deleuzc en tire donc ce résultat hétérodoxe et stimulant. Kant introduit la fêlure du temps entre la synthèse a priori du Je pense, et le Moi empi­ rique psychologique. Les deux fonctions du sujet se trouvent ainsi déconnectées l’une de l’autre, tandis que la fonction universelle du Je pense bascule sous le Moi empirique qu’elle produit comme son résultat. En s’emparant du cogito cartésien, Kant le dédouble et glisse le Je pense sous le Moi empirique comme sa condition transcendantale, de sorte que Je pense s’oppose maintenant au Moi empirique qu’il détermine. L’unité psychique du cogito est brisée, tandis que le Je pense transcendantal se sépare de son exis­ tence phénoménale. Le clivage kantien du transcendantal et de l’empirique se traduit ainsi par ce profond divorce schizophré­ nique qui clive le sujet, empêchant désormais toute unité subjec­ tive du Moi : Je est un autre. Avec Kant, la belle simplicité et l’identité du sujet se trouvent traversées d’une fêlure, qu’il faut comprendre littéralement comme ligne de faille schizophrénique, comme la schize qui sépare la pensée d’ellc-même. Le Je pense ne peut en effet s’apercevoir luimême que sous la forme empirique, variable et temporelle du Moi phénoménal, de sorte que le sujet ne s’apparaît à lui-même que clivé dans le miroir du temps. C’est pourquoi « le Je et le Moi sont donc séparés par la ligne du temps qui les rapporte l’un à l’autre sous la condition d’une différence fondamentale »*. La Critique de la raison pure débouche alors sur ce résultat saisissant, véritable pro­ gramme qui lance les philosophies contemporaines : le Je, fêlé par la ligne du temps, dissout l’unité du Moi psychologique2. 1. Dcleuze, Critique et clinique. Paris, Minuit, 1993 (désormais note CG), p. 48. 2. Quatre textes scandent cette analyse : DR, 116 ; la préface pour la traduc­ tion anglaise de La philosophie critique de Kant, en 1984, rééditée dans CC sous le titre « Sur quatre formules poétiques... » texte capital, sur lequel nous reviendrons, QP, et « Réponse à une question sur le sujet», 1988, rééd. in RF, 326-328.

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Cette analyse remarquable débouche sur trois séries de consé­ quences. D’abord, cette présentation de la critique kantienne de Descartes, thème après tout classique, ou du moins bien connu, est quand même extraordinaire. Selon un procédé familier, Deleuze tire avec désinvolture Kant du côté de Rimbaud et d’Artaud, ou plutôt, il fait du kantisme le porte-parole de sa propre philosophie. Cette lecture inspirée de la révolution copcrnicienne lui permet en réalité de préciser son propre projet philo­ sophique, et la torsion qu’il fait subir au texte kantien remplit une fonction programmatique et pédagogique, car elle facilite l’exposi­ tion du nouveau. Elle coexiste d’ailleurs sans heurts avec d’autres lectures, où Deleuze reproche au contraire à Kant son conserva­ tisme. Il s’agit moins d’identifier Kant à Rimbaud, que de suggé­ rer qu’on ne peut saisir la portée de l’opération kantienne que sous la perspective critique d’une dissolution du cogito. En présentant Kant comme le penseur rimbaldien du Je est un autre, Deleuze lui fait assumer le rôle d’un passeur pour l’élabora­ tion de la Différence avec majuscule, qui forme l’enjeu théorique de Différence et répétition, même si dans de très nombreux autres pas­ sages, le statut de Kant est tout négatif. C’est que cette Différence, que Deleuze note toujours avec majuscule1 pour la distinguer des différences empiriques, est définie à partir de la fêlure du cogito. Elle se constitue comme une différence qui ne s’instaure plus entre deux déterminations empiriques, mais qui se pose comme Diffé­ rence transcendantale, comme condition de détermination de toute différenciation, au sein de la subjectivité elle-même. L’éva­ luation hétérodoxe du rapport de Kant à Descartes permet donc à Deleuze d’exposer le problème qui oriente et détermine sa propre tentative dans Différence et répétition : penser la Différence comme condition de toute différenciation, cesser de la subordonner à l’identique, ce qui exige la critique de la fonction unifiante et subs­ tantielle du sujet. Sur tous ces points, Kant remplit une fonction de passeur : c’est lui qui invente la critique transcendantale ; lui qui, en posant le sujet transcendantal, le montre fêlé par le temps, divisé d’avec luimême par son existence temporelle. La distance entre le Je pense 1. Nous noterons dorénavant cette Différence transcendantale avec majus­ cule, pour la distinguer visuellement des différence empiriques, et contribuer à plus de clarté dans l’exposé. Un tel signe graphique n’implique aucune substantialisation.

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L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

universalisant de la fonction gnoséologiquc et le Moi empirique de la fonction psychologique traduit en réalité la détermination transcendantale qui fait exploser le sujet selon la ligne de faille du temps. I, 50-53.

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son épaisseur concrète, est soumis à la synthèse productrice du sujet. C’est précisément ce que Dclcuze condamne : la forme de l’entendement législateur ramène la diversité à l’unité et se subor­ donne à une logique de l’identité, à laquelle Dcleuzc oppose la primauté ontologique de la Différence, dans la pensée autant que dans le réel. L’image de la pensée désigne la manière dont la pensée méconnaît la nature de ses opérations, parce qu’elle privi­ légie l’unité et l’identité d’une synthèse organisant le monde comme unitaire, sans réaliser qu’elle procède en réalité par difTercnce et multiplicité. « Le préfixe RE- dans le mot représentation signifie cette forme conceptuelle de l’identique qui se subordonne les différences. »* En quoi consiste alors cette illusion représentative, et comment s’en délivrer ? En étudiant la Déduction transcendantale des concepts de l’entendement, Dclcuze s’attache aux trois synthèses de l’appréhension dans l’intuition, de la reproduction dans l’ima­ gination et de la récognition dans le concept, mais contrairement à Hegel et à Heidegger qui privilégient la seconde, il axe son ana­ lyse sur la troisième synthèse. Parce qu’elle soumet les phénomè­ nes à l’entendement législateur, c’est elle qui illustre le mieux, selon Dcleuze, ce qu’est l’image de la pensée : la manière dont la pensée se représente sa propre nature et sa capacité à connaître en décalquant son examen prétendument transcendantal sur le présupposé d’une affinité naturelle de la pensée avec le vrai. La synthèse de la récognition montre l’inventivité du kantisme, puisque c’est elle qui détermine le transcendantal, et son échec dans la mesure où celui-ci soumet l’expérience à nos représenta­ tions a priori, c’est-à-dire, estime Dclcuze, aux données du sens commun. Puisque la synthèse de la récognition détermine la forme d’un objet quelconque comme corrélai du Je pense auquel se rapportent nos facultés, Kant « décalque », estime Dcleuze, les structures transcendantales sur les actes empiriques de la cons­ cience psychologique2. La critique de cette synthèse de la récognition n’est pas menée dans la monographie sur Kant, bien qu’elle soit exposée dans l’étude antérieure sur Nietzsche : conformément à sa méthode, Dclcuze répugne à adopter l’attitude négative d’un censeur à

1. Dclcuze, DR. 79. 2. Dclcuze, DR, 176-177.

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l’égard d’un auteur qu’il commente. L’objection ne s'effectue pas au moment où l’on étudie un système, car l’explication d’un sys­ tème implique que l’on cherche son problème constituant. La philo­ sophie critique de Kant présente un plan de montage du système, centré sur la méthode transcendantale certes, mais compris de l’intérieur du kantisme, c’est-à-dire à partir du rapport des facultés, ce qui amène Dcleuze à traiter les trois Critiques sur le même plan, en accentuant très nettement le caractère systématique de la doctrine kantienne. La critique de la synthèse de la récognition s’effectue plus tard, dans le troisième chapitre de Différence et répétition, intitulé précisé­ ment « L’image de la pensée », où Dcleuze reprend les différents états du dossier, nous permettant de retracer les étapes logiques de l’élaboration de l’empirisme transcendantal. Du paragraphe concluant le chapitre de Nietzsche et la philosophie, consacré à « La critique » intitulé « La nouvelle image de la pensée » (1962), à la conclusion de Proust et les signes, qui porte également comme titre «L’image de la pensée» (1964), jusqu’à l’article important de 1968 « Sur Nietzsche et l’image de la pensée », Delcuze pour­ suit systématiquement cette critique de la pensée représentative. L’image de la pensée n’apparaît plus comme un mode de la pensée, une philosophie fautive, mais un risque pour la pensée, une dialectique naturelle, une perversion spéculative par laquelle la pensée se détourne de la vie, se rebrousse et se fige sous la forme d’une pensée de l’identique qui se désolidarise de son mou­ vement vital. Deleuze reprend le thème nietzschéen d’une connaissance hostile à la vie, ce « thème kantien profondément transformé, retourné contre Kant »'. C’est en même temps que la vie sensible est soumise à une connaissance réactive, érigeant un arrière-monde abstrait contre la vie sensible, et que la pensée (comme activité vitale du penseur) se soumet à un type de vie néfaste, à la puissance réactive de la vie qui l’affecte. Ainsi la phi­ losophie propose-t-elle volontiers une « image dogmatique de la pensée » axée sur un concept de la vérité transcendante, lors­ qu’elle ne réussit pas, comme le fait Nietzsche, à proposer une « nouvelle image de la pensée »2.

1. Dcleuze, ATP, 114-115. On trouve dans ces pages la première occurrence de l’expression « image de la pensée ». Elle n’est pas encore formalisée comme un thème directeur ; ce sera fait des le Proust de 64 (voir infra). 2. Dcleuze, jVP, 118.

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2 / DRESSER UNE NOUVELLE IMAGE DE LA PENSÉE

L’expression « image de la pensée » n’est donc pas synonyme d’une mauvaise pensée, puisqu’on peut, avec Nietzsche, en appe­ ler à une « nouvelle image » : il s’agit d’une image représentative de la pensée, qui se caractérise par les rapports qu’elle institue entre vérité et pensée. Deleuze condamne en 1962 scs trois postu­ lats principaux. Elle présuppose la véracité du penseur (on aime le vrai) et l’innéité de la vérité (penser selon l’exercice naturel de la pensée, c’est trouver au sein de la pensée une méthode naturelle pour penser vrai). En découle la définition de l’erreur comme une force étrangère, souvent identifiée au sensible, qui contrecarre la pensée et la détourne de son exercice naturel. Il s’agit alors de remédier à cette influence externe en concentrant la connaissance sur l’établissement d’une méthode, artifice nécessaire pour resti­ tuer à la pensée sa véritable nature, et conjurer l’influence nocive des puissances extérieures1. Ces trois postulats, véracité du pen­ seur, innéité de la vérité, extériorité de l’erreur, ne tiennent pas compte des rapports effectifs de la pensée avec ce qu’elle pense. Deleuze le démontre dans Proust et les signes, second maillon expli­ cite de cette critique de l’image de la pensée, qui trouve dans Dif­ férence et répétition sa formulation définitive. Proust promeut une « nouvelle image de la pensée », qui libère la pensée des images représentatives qui l’emprisonnent2. Cette image nocive n’implique pas seulement l’indice d’une force réactive à l’intérieur de la pensée qui amoindrit sa puissance vitale (Nietzsche), ou celui de processus inconscients qui en obli­ tèrent le fonctionnement (Freud). Elle ne se limite pas aux puis­ sances hétérogènes qui s’opposent ou influent sur la pensée cons­ ciente rationnelle, mais consiste en une illusion immanente à la pensée. « Le génie de Kant, dans la Critique de la raison pure, fut de concevoir une critique immanente »3 qui réclame, solidairement, une Dialectique de la pensée représentative et une nouvelle Ana­ lytique, Esthétique et Logique comprises. C’est pourquoi, dans 1. Deleuzc, .AP, 118. Il s’agit Là d'une première présentation : Différence et répéti­ tion reprend le problème en détaillant avec une complexité plus fine huit postulats dans le chapitre III. 2. Deleuze, RF, 283. 3. Deleuzc, jVP, 104.

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Différence et répétition. I’ « Image de la pensée », cette fois-ci avec majuscule, est le lieu de la confrontation avec Kant, et de la lutte contre un modèle de la récognition qui exige de mener à bien la critique de la raison représentative pour lui substituer une pensée de la Différence, avec sa logique et son esthétique propres. Deleuze estime alors qu’une pensée « sans images » peut être atteinte, opposition assez manichéenne entre pensée représenta­ tive et pensée de la Différence1. L’image désigne alors le procès de représentation dont la pensée doit se libérer. Le dernier état de sa pensée, avec Qu ’esl-ce que la philosophie ?, présente une version moins binaire et plus audacieuse d’une « image de la pensée » à nouveau privée de sa majuscule. Il ne s’agit plus de l’épouvantail de la Raison représentative, mais des conditions d’émergence de la pensée philosophique, impliquant les conditions psychosocialcs et historiques que rencontre un pen­ seur hic et mine, ainsi que les présupposés noétiques qu’une pensée détermine par son seul fonctionnement. L’image de la pensée concerne alors les postulats de toute pensée, non son illusion représentative. Ces conditions définissent le plan préphiloso­ phique dont la pensée procède, et l’image de la pensée, qui ne s’oppose plus sur un mode valoriel binaire au « bon » usage de la production de concept, correspond alors à ce que Deleuze appelle le plan d’immanence, c’est-à-dire au plan de composition du concept. Une distinction valorielle se réintroduit bien, à la faveur du clivage entre philosophie de la transcendance et philosophie de l’immanence, clivage qui animait déjà la critique des universaux et de l’identité de la pensée. Mais elle ne s’identifie plus à la pré­ sence ou non d’une image. L’image de la pensée cesse d’être le milieu d’une pensée trompée. Elle désigne les conditions réelles que rencontre un pen­ seur, en fonction du mode empirique de son inscription historique singulière, mais aussi de la force avec laquelle il rejoue l’histoire de la pensée, et s’affirme ou non comme décisif. Il ne s’agit plus de l’illusion dont la pensée doit se défaire pour atteindre à une « pensée sans images », mais du mode selon lequel le penseur s’oriente et transforme la pensée, c’est-à-dire se révèle créateur. Foucault est souvent salué par Deleuze comme celui qui a « le

1. Deleuze, DR, 217.

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plus souvent renouvelé l’image de la pensée »', et la hiérarchie des penseurs varie selon leur capacité à transformer une telle image, à créer de nouveaux découpages dans les territoires de la pensée. «Je suppose qu’il y a une image de la pensée qui varie beaucoup, qui a beaucoup varié dans l’histoire. Par image de la pensée, je n’entends pas la méthode, mais quelque chose de plus profond, toujours présupposé, un système de coordonnées, des dynamis­ mes, des orientations : ce que signifie penser, et “s’orienter dans la pensée”. »2 Chaque grand philosophe renouvelle ainsi l’image de la pensée. Nulle contradiction pourtant dans ces formulations suc­ cessives. Ce que Dcleuze entend par Image de la pensée sous sa forme majuscule et dépréciatrice à l’époque de Différence et répétition se caractérise aisément comme une forme de la bêtise. La paresse d’une pensée incapable de créer, qui se moule dans les coordon­ nées des opinions de son temps, est le propre des « fonctionnaires qui ne renouvellent pas l’image de la pensée, et n’ont même pas conscience de ce problème ». Cette « pensée toute faite ignore jus­ qu’au labeur de ceux qu’elle prétend prendre pour modèle »3. Le passage de cette thématique de l’image comme illusion à l’image comme présupposirion singulière et comme éthologie de la pensée est déterminé par un volet théorique qui n’est pas déployé à l’époque de Différence et répétition, et qui concerne le statut du signe. Il fallait que l’image quitte le domaine psychique des représentations et prenne le sens bergsonicn d’une apparition, d’une donnée en soi de la matière, pour que Deleuze passe de l’image de la pensée, ainsi qu’il formule le problème en 1962, à cette nouvelle pensée de l’image qui l’occupe en 1983. Ce qu’il appelle « la découverte bergsonienne d’une image-mouvement »4 interdit désormais que l’on cantonne l’image dans le domaine mental des idéations. Rapport de forces, produisant des types de signes matériels, l’image ne qualifie plus la façon dont la pensée se représente son propre pouvoir de manière abstraite et mutilée,

est sûrement, avec Heidegger, mais d’une 1. Dclcuze, PP. 202 ; « Foucault 1 tout autre façon, celui quii a le plus profondément renouvelé l'image de la pensée », (PP, 130-131), 2. Delcuze, PP, 202. 3. Delcuze, Guatlari, QP. 52. 4. Dclcuze, Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 (cité dorénavant M7), p. 7.

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mais le devenir des forces réelles qui lui permet de créer des concepts. Avec ce tournant, Deleuze noue la thématique bergsonicnne de l’image à la symptomatologie nietzschéenne et à l’empirisme comme invention. Le « sens » devient rapport de forces et « l’in­ terprétation » (ce terme, que Deleuze emploie en 1962, laisse la place dans les années 1970 à la sémiotique et l’éthique1) acte d’ap­ propriation. L’objet n’est plus apparence, mais apparition (Kant) d’une force (Nietzsche), et la généalogie passe de l’interprétation discursive à l’évaluation vitale. Il ne s’agit plus d’imposer un sens en recom-rant un phénomène d’une signification discursive, mais d’effectuer un rapport vital, de sorte que la table des categories n’est pas donnée par la structure a priori du psychisme universel, mais par l’cthos, le mode de vie qu’elle implique et permet. La signification laisse la place à une éthologie du concept, carto­ graphie vitale des affects du penseur. Dans un vocabulaire relati­ vement inadéquat, ce mouvement de pensée est clairement indi­ qué en 1962 : «Le sens de quelque chose est le rapport de cette chose à la force qui s’en empare. »2 Deleuze ne cesse de répéter qu’une chose ne peut apparaître que sous le masque des forces préexistantes, et cela s’applique aussi à son vocabulaire. Puisque l’essence d’une force consiste à entrer en rapport avec d’autres forces, il est inévitable qu’elle apparaisse à ses débuts en fonction du diagramme de forces caduc qu’elle contribue à périmer3. Dans la préface qu’il rédige en 1983 pour l’édition américaine de .Nietzsche et la philosophie, Deleuze abrège ce délicat mouvement de pensée en proposant de disposer la philosophie entière de Nietzsche autour de ces deux axes, dont l’un concerne les signes et la sémiotique des forces, tandis que l’autre engage l’éthique comme théorie différentielle des modes de vie, c’est-à-dire des puissances. L’inteq^rétation est ainsi fermement déplacée du domaine des significations et des représentations psychiques vers la cartographie des affects et des modes de vie. Cela explique pourquoi Deleuze renonce progressivement à la notion d’interprétation, qui « sert de refuge au spiritualisme »4, et 1. chap. 2. 3. 4.

Ces problèmes sont développés au chapitre 3 de Deleuze et l’art, et ici, XIV. Deleuze, AP, 9. Deleuze, AP, 7, 65, 18 ; Ai 24. Deleuze, ID, 189.

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réduit la conception du sens à une signification transcendante et préexistante. Une pensée, une proposition, un aphorisme ren­ voient d’abord au type d’existence qu’ils promeuvent, à l’état des forces et des puissances dont ils sont les symptômes, à l’analyse différentielle qui en évalue le type, ou le degré de puissance1. Nietzsche, selon Dclcuzc, instaure le rapport le plus profond entre le concept et l’affect. Un concept renvoie à un affect, un type de vie, de sorte que toute sémiotique des forces ou interprétation implique une éthique : interpréter consiste en réalité à entrer dans un rapport vital qui transforme les conditions de la pensée. L’image de la pensée ne concerne plus alors la projection fac­ tice qu’une pensée représentative se donne de son propre usage, mais l’implicite, le champ de présupposition nécessaire et histo­ rique requis par tout usage de la pensée. Ainsi définie, l’image devient le plan transcendantal de constitution de la pensée. C’est ce que Delcuze appelle un plan d’immanence2, dont nous ne pou­ vons pour l’instant élucider que cet aspect : le plan d’immanence est un champ transcendantal sans sujet.

3 / LA RÉFORME DES CATÉGORIES ET L’ESTHÉTIQUE TRANSCENDANTALE

La structure catégorielle ne peut plus dès lors être considérée comme la structure a priori de l’expérience subjective, ni comme la carte psychique du sujet, mais doit devenir exploration de l’expé­ rience réelle. Cela signale l’importance de Bergson dans le disposi­ tif : sa critique du possible, sa conception du virtuel et du passé achronologique sont des pièces décisives pour expliciter le rapport entre pensée et expérience qu’exige l’empirisme transcendantal. En réclamant que le sensible soit directement appréhendé par la pensée, Delcuze poursuit sa critique des catégories de la repré­ sentation. Dans Différence et répétition, il n’a pas de mots assez durs pour les catégories qui moulent la pensée sur la récognition du sens commun. Unités de synthèse, conditionnant l’expérience phénoménale de manière universelle et uniforme, les catégories font alors l’objet d’une critique expresse, et Deleuze ne les conçoit 1. Dclcuzc, RF. 188. 2. Dclcuzc, Guattari, QP, 52.

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pas sous une autre forme que celle de la distribution kantienne d’une structure du jugement rendant possible l’expérience. Il envi­ sage de les éliminer parce qu’elles distribuent l’expérience selon une répartition préalable et fixe, au lieu de proposer cette distri­ bution variable, empirique et pluraliste qu’il appelle une distribu­ tion nomade. En revanche, dès qu’il cesse de les entendre en un sens exclusi­ vement kantien, Deleuzc se fixe à lui-même la tâche de produire des catégories non kantiennes, aussi inventives que celles de Whi­ tchead. L’enthousiasme qu’il éprouve pour Process and Reality, « un des plus grands livres de la philosophie moderne »', tient à ce renouvellement complet du statut des catégories, empiriques et idéelles, ouvertes et créatrices. La symptomatologie, qui remplace la logique de l’essence dans Nietzsche et la philosophie, la critique des idées générales chez Bergson dans Le bergsonisme, l’analyse de la modulation chez Simondon dans Différence et répétition constituent les différentes étapes qui lui permettent de construire progressive­ ment cette doctrine des catégories, qui s’exprime dans la conclu­ sion catégorielle de A fille plateaux ou dans la table des catégories comme table de montage de Limage-temps1. Ces catégories non kantiennes ne peuvent plus s’identifier à une structure de l’expérience : elles cessent d’être un moule que le sujet impose à la matière de la sensation pour révéler la manière dont l’expérience transforme la pensée. Au lieu de se présenter comme le cadre subjectif préexistant dans lequel se coule l’expé­ rience réelle, les catégories selon Deleuze modulent l’expérience réelle. Noctiques, transcendantales comme les catégories kantien­ nes, elles s’en distinguent parce qu’elles restent ouvertes et modu­ lables, et que leur liste n’est pas close. Leur nécessité, pour Deleuze, n’est pas incompatible avec leur variation. La création en pensée se mesure à la nouveauté de sa répartition, aux distri­ butions nouvelles qu’elle institue : la table des catégories devient pour Deleuze une table de montage, qui suit la cartographie des affects du penseur, les découpages insolites et les rapprochements qu’il instaure.

1. Deleuzc, DR, 364 ; Whitchead, Processus et réalité (1929), irad. franç. sous la dir. de D. Janicaud, Paris, Gallimard, 1995, cl L'imagc-temps, Paris, Minuit, 1985 (cité 1T), p. 241. 2. Dclcuze, Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980 (cité MP), Conclu­ sion; Dclcuzc, IT, 241.

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Si Dclcuzc compare souvent l’histoire de la philosophie à un collage en peinture, c’est que le collage, juxtaposition surréaliste de fragments hétérogènes, convient à sa méthode de lecture, qui recadre une théorie en prélevant un fragment qu’il déplace dans une nouvelle zone conceptuelle pour en tirer de nouveaux effets. Ce procédé de cadrages et de décadrages fait de sa pratique de l’histoire de la philosophie un collage de tissus conceptuels hétéro­ gènes et caractérise à merveille les distributions nouvelles qu’il impose aux auteurs classiques1. Mais toute pensée fait bouger si peu que ce soit l’enclos catégoriel ; la moindre création en boule­ verse le cadastre. Cette « Critique de la raison représentative » exige une refonte des conditions de l’expérience et des catégories transcendantales qui doit s’effectuer en même temps. L’esthétique transcendantale et l’analytique des catégories se conditionnent réciproquement. Pour échapper à la conception statique et prédéfinie des catégo­ ries que propose Kant, il faut se défaire d’une conception falla­ cieuse de l’expérience, distribuée sur les versants séparés de la sen­ sation et de la connaissance dans la Critique de la raison pure, du sentiment et de l’art dans la Critique de la faculté déjuger. Cette frac­ ture de l’esthétique entre le percept et l’affect, la science et l’art, l’objectif et le subjectif exige une toute nouvelle théorie de l’expé­ rience que Dcleuze développe dans les chapitres concernant la synthèse idéelle de la Différence et la synthèse asymétrique du sensible de Différence et répétition. Il faut donner un nouveau statut à la zone empirique qui per­ met à Kant d’établir deux modalités scindées de l’esthétique, les formes de l’intuition grâce auxquelles les catégories se subordon­ nent l’intuition sensible par le schématisme, et l’expérience esthé­ tique dans laquelle le sujet éprouve la rencontre avec un signe naturel. D’abord, on ne peut fonder les conditions spatiotemporellcs de la connaissance sur ce qui ne peut être que « représenté » dans le sensible, comme le prétend l’esthétique transcendantale kantienne. Ensuite, il est tout aussi absurde de limiter l’expérience de l’art à un mode seulement subjectif comme le suppose le juge­ ment esthétique ou jugement de goût. Tandis que cesse ce clivage absurde de l’expérience, écartelée entre la forme objective de l’es­ pace et du temps dans la connaissance, et le sentiment subjectif du

I. Dclcuzc, DR, 4 ; ID. 196.

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beau, les conditions transcendantales de la connaissance et celle de l’art se rejoignent. Pour Dclcuzc, la question du sensible et celle de l’art sont solidaires. La reforme de l’expérience s’accomplit dans le domaine de l’art lorsque « l'œuvre d’art quitte le domaine de la représentation pour devenir “expérience”, empirisme transcendantal ou science du sensible »'. Tandis que l’expérience devient transcendantale par l’intermédiaire de l’art, la pensée effectue pour son compte la critique de la représentation. Comme expérience, performance actualisée, l’art réalise sur son mode propre ce qu’une philosophie fascinée par l’identité et par l’unité a tant de mal à effectuer : une critique de la représentation, condition d’un empirisme transcen­ dantal. « En vérité, l’empirisme devient transcendantal, et l’esthé­ tique, une discipline apodictique, quand nous appréhendons directement dans le sensible ce qui ne peut être que senti, l’être même du sensible. »2 .Alors peuvent être réunies « les deux parties de l’Esthétique si malheureusement dissociées, la théorie des formes de l’expérience et celle de l’œuvre d’art comme expérimentation »3. L’art apparaît comme un enjeu, à condition de ne plus être saisi comme une représentation du point de vue du spectateur selon l’esthétique du jugement de goût kantienne, mais bien, comme le voulait Nietzsche, dans l’optique créatrice d’une expérimentation vitale. Ce point est acquis en 1966 dans l’article important « Renverser le platonisme », où Delcuzc montre que la construction de l’empi­ risme transcendantal revient à effectuer cette double attaque contre la critique kantienne. Il faut cesser de diffracter l’Esthé­ tique entre les mondes disparates de la connaissance dans la Cri­ tique de la raison pure et de l’art dans la Critique de la faculté de juger' ; les conditions transcendantales de l’expérience ne concernent pas seulement la connaissance, mais se révèlent dans l’expérience de l’art ; réciproquement, la réforme des rapports entre pensée et sensible implique une refonte des catégories, une nouvelle analy­ tique. Celles-ci cessent de prendre la forme de la représentation et de délimiter les conditions de l’expérience possible sous une forme tellement générale qu’elles laissent échapper le réel. Kant est obligé de scinder l’esthétique entre théorie du sensible et théorie 1. Dclcuzc, DR, 79. 2. Dclcuzc. DR, 79-80. 3. Dclcuzc, DR, 364.

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L’IMAGE DE LA PENSÉE

du beau parce qu’il ne retient du sensible que sa conformité à l’expérience possible, et qu’il identifie l’art à sa réflexion subjec­ tive. Double erreur méthodologique, que Dcleuze entend redres­ ser en même temps. Si l’analytique transcendantale détermine les conditions de l’expérience réelle, l’esthétique n’a plus besoin d’être écartelée entre la théorie de la sensibilité et l’expérience de l’art. Les deux sens de l’esthétique se rejoignent lorsque « les conditions de l’expérience deviennent elles-mêmes conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art de son côté apparaît alors pour ce qu’elle est - une expérimentation » : le monde de la représentation est alors renversé1. L’œuvre d’art moderne indique à la philosophie comment sor­ tir de l’image de la représentation. L’empirisme transcendantal se présente alors comme une véritable esthétique transcendantale, simultanément science du sensible et philosophie de l’art, ou, comme Dcleuze le dira en 1981 : une logique - de la sensation2.

1. Dclcuzc, « Renverser le platonisme », Revue de métaphysique et de morale, n° 71, 4, octobre-décembre 1966, p. 426-438, citation p. 434. L’article, remanié, sera public en appendice à Logique du sens (1969) sous le litre « Platon et le simulacre ». Le passage qui nous intéresse fait déjà une année plus tôt l’objet d'une reprise dans Différence et répétition, p. 94, ce qui signale, si besoin était, son importance. 2. Dclcuzc, DR, 79-80, et Dclcuzc, Francis Bacon. Logique de la sensation, cité par la suite FBLS.

CHAPITRE III PROUST ET LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE

Ce cadre rapidement esquissé rend d’autant plus fascinante la

publication en 1964 d’une courte étude, Marcel Proust et les signes, consacrée à l’analyse du roman À la recherche du temps perdu'. Elle nous introduit directement dans le laboratoire de l’empirisme transcendantal, et s’achève précisément sur un chapitre intitulé « L’image de la pensée », où Dclcuzc affirme, selon la stratégie désormais familière, que la philosophie ne peut attendre que de Proust seul, de Proust romancier, la critique transcendantale que Kant promettait sans pouvoir la tenir. L’œuvre de Proust rivalise avec la philosophie sans se confondre avec elle. L’expérience réelle des rapports entre pensée et sensible permet au romancier de donner à la philosophie une leçon d’empirisme transcendantal - qu’il appartenait néanmoins sans doute à un philosophe seul de dégager. Sans préambule et sans avertissement, Deleuze tire donc de La recherche une leçon de philosophie, dans le goût systématique qu’il met au service de ses lectures d’histoire de la philosophie. De même qu’il réduit les systèmes à leur plan de montage formel, il dégage par décantation une structure philosophique immanente au roman. S’agissant de La recherche du temps perdu, une telle entre­ prise porte précisément sur les concepts que réclame l’empirisme transcendantal : la pensée surgit sous l’irruption violente d’un 1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition établie par Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, 3 vol., noté par la suite Recherche et cité en indiquant simplement la tomaison et la pagination ; Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964 (noté P).

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signe sensible, et l’expérience de l’art contribue à cette nouvelle image de la pensée. Le programme de la transformation de l’es­ thétique, science du sensible et effet de l’œuvre, s’engage sur un mode pratique qui élide l’examen de scs conditions théoriques. Cette élision même est remarquable et renseigne sur le type de philosophie mise en œuvre : une enquête, qui s’alimente du travail précédent sur le rapport entre signe et force chez Nietzsche, et sur l’analyse des facultés dans La philosophie critique de Kant. Cette enquête engage bien une nouvelle philosophie du signe et de la lecture, mais immanente et directe, visible seulement dans ses résultats et non réfléchie comme méthode, comme l’atteste le titre même : « Proust et les signes ». Précisément, cette lecture au ras du texte est rendue possible par le statut du signe, dont Deleuze s’au­ torise pour monter cette belle lecture philosophique, qui restitue avec une volonté systématique très marquée non la doctrine de Proust ni même sa pensée, mais bien le fonctionnement de l’œuvre, la «sémiologie générale de La recherche»'.

1 / LE ROMAN, UNE RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

Cette sémiologie de La recherche cherchc-t-clle à repérer dans le roman un fonctionnement textuel en s’appuyant sur une philo­ sophie de l’art, de la littérature, ou même du roman ? S’appuiet-elle sur une analyse de la langue ou du style ? D’aucune manière. Deleuze ignore superbement les contributions et outils de la cri­ tique littéraire et se situe d’un bout à l’autre sur le plan des idées. L’unité de La recherche, annonce Deleuze dès les premières lignes de l’ouvrage, est celle d’un apprentissage qu’il faut entendre au sens fort, comme dans l’expression « recherche de la vérité », caractérisation qui tire Proust du côté de Malebranche et dont l’hésitation apparente est levée au début du chapitre II : «La recherche du temps perdu, en fait, est une recherche de la vérité. »2 Roman de formation, La recherche rapporte l’apprentissage d’un homme de lettres, et cet apprentissage concerne « essentiellement les signes »s. L’articulation de l’art au vrai s’effectue à travers le statut des signes, dont l’initiation mène progressivement à la 1. Dclcuzc, PP, 195. 2. Dclcuzc, P, 9, 23. 3. Dclcuzc, P, 10.

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vérité. Cela déjoue les lectures habituelles de Proust : pour Deleuze, le souvenir et la mémoire jouent un rôle très secondaire à l’égard de l’aventure qui met la pensée en rapport actuel avec le signe. Fondée sur l’apprentissage des signes, l’œuvre de Proust n’est pas vraiment concernée par l’exposition de la mémoire et se tourne vers le futur, non vers le passé. Sacrifiant à l’engouement contemporain pour les systèmes sémiotiques formels, Deleuze introduit deux modifications décisi­ ves. 11 ne situe pas son enquête dans le cadre d’un système unifié, et surtout, il n’identifie pas les signes à l’ordre symbolique et lin­ guistique du discours. La critique de la représentation devient une clinique du signe comme rapport de forces : « La philosophie tout entière est une symptomatologie et une séméiologie. »' Mais si la philosophie traite des signes et de symptômes, elle ne les distribue pas sous la forme d’un système structural symbolique. Les signes résultent d’une composition de rapports de forces pluriels et maté­ riels qui s’étreignent et se composent, et ne doivent pas être conçus comme une algèbre mentale de symboles idéels. Le sens ne fonctionne ni comme signifié ou dénotation, ni comme signifiant, mais comme « la force qui s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle »2. Nul primat linguistique d’un système de signes, nulle réduction du sens au discours. Deleuze prépare la définition du sens comme effet de surface qu’il dévelop­ pera dans Logique du sens. Lorsqu’il considère les signes chez Proust, Deleuze les prend dans leur épaisseur concrète et leur diversité, leur consistance éthologique mais aussi leur hétérogénéité : les signes s’étoffent en mondes, développent leurs singularités dynamiques, pourvues de tendances à la complétude mais impossibles à réduire à un sys­ tème unifié. Les signes se distribuent en systèmes, ou plutôt en « mondes systématiques », dont l’unité relative n’empêche pas la pluralité. « La recherche du temps perdu se présente comme un sys­ tème des signes. Mais ce système est pluraliste. »3 Irréductibles à l’unité, les signes développent leur caractère systématique sous forme de différences. C’est pourquoi, plutôt que de types de signes, Deleuze parle encore de « monde », c’est-à-dire de milieux de vie, de bulles dis1. Deleuze, JVP, 3. 2. Ibid. 3. Deleuze, P. 103.

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cordantes, systèmes pluriels ou, comme il récrira avec Guattari, de régimes de signes1. Dans sa double acception diététique et poli­ tique, le régime convient particulièrement pour ccttc forme ouverte, qui ne réduit les signes ni au linguistique ni au psy­ chique, mais il les comprend sur le mode d’une éthologie complexe et bigarrée de signaux, rougeurs, marques involontaires, codages sociaux, traces matérielles, sensations et paysages psychi­ ques. Ce que Dcleuze avec Guattari théorise comme rhizome en 1976 s’amorce ici, dans ce texte de 1964, sous la forme d’une sémiotique mixte, qui connecte le discursif des signes langagiers ou signifiants avec des codages non discursifs, matériels, totaux ou sociaux2. Iji recherche du temps perdu développe au moins quatre mondes de signes distincts : celui du snobisme avec sa peinture des salons, du temps que l’on y perd ; le monde de l’amour avec ses indices déchirants, ses affects jaloux, son temps perdu ; celui des signes sensibles, à la rencontre des paysages, des qualités, du temps que l’on retrouve comprimé dans l’actualisation des sensations ; enfin, le monde de l’art, avec ses signes spécifiques, instruits, capables de restituer « un peu de temps à l’état pur ». Dcleuze ne livre pas du tout une doctrine unitaire et unifiée du signe : il multiplie les différences. Peut-on dégager la logique de ce système pluriel ? Les signes se différencient selon leur matière, leur mode d’émission et leur réception, c’est-à-dire en fonction de leur nature intrinsèque, de leur rapport avec la faculté qui les interprète, et du mode tempo­ rel distinct qu’ils instituent. De surcroît, ces quatre mondes de signes se hiérarchisent entre eux, de sorte que La recherche du temps perdu se lit comme un traité de métaphysique qui culmine dans l’exposition du signe comme incarnation d’une « essence idéale ». En cela consiste la leçon du roman : « L’essentiel, dans La recherche, ce n’est pas la mémoire et le temps, mais le signe et la vérité. »3 C’est sur ce plan que se situe la lecture de Deleuzc. Proust est lu parce qu’il « dresse une image de la pensée qui s’oppose à celle 1. Dcleuzc, Guattari, MP, 140. 2. Dcleuzc, Guattari, MP, 14 et Dcleuzc, IT, 45 Dans sa philosophie du cinéma, Dcleuzc développe une distinction radicale entre sémiologie linguistique et sémiotique, ou théorie non linguistique des signes, distinction préparée par la sémiotique mixte de Mille plateaux, qui conjugue des segments discursifs avec des codages non discursifs, codes biologiques, institutions sociales, etc. 3. Dcleuzc, P, 111.

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de la philosophie » : l’enjeu philosophique de sa lecture est la réforme de l’image de la pensée. Proust « s’attaque à ce qui est le plus essentiel dans une philosophie classique de type rationa­ liste »', aux présupposés de la philosophie représentative, qui se donne une bonne volonté du penseur, une nature droite de la pensée, comme si la pensée cherchait naturellement le vrai. Le romancier propose une véritable méthode de pensée et son œuvre constitue une « critique de la philosophie »2, parce qu’elle propose une image alternative de la pensée, qui repose sur une définition nouvelle de l’accès à la vérité. La nouveauté de cet accès à la vérité tient à ce qu’il ne passe pas par la spéculation, mais que Proust restitue littérairement un mode d’accès sensible aux signes par lesquels la pensée subit une violence qu’elle traduit dans la matière de la langue, l’affect de la pensée. Autrement dit, Proust peut être lu comme un traité de philosophie critique parce qu’il expose, en romancier, une méthode de pensée romanesque qui constitue de fait une « critique de la philosophie » - non de toute philosophie, mais de cette phi­ losophie théorique et doxique qui pose l'affinité naturelle de la pensée avec le vrai. L’efficacité philosophique de la critique proustienne tient au fait qu’elle opère littérairement : c’est en ce sens que « la critique de la philosophie, telle que Proust la mène », est qualifiée d’« éminemment philosophique ».

Quelle philosophie ne souhaiterait dresser une image de la pensée qui ne dépende plus d’une bonne volonté du penseur et d’une déci­ sion préméditée ?3 Pourtant, aborder les problèmes du rapport de la pensée et du sensible en artiste, non en théoricien, c’est bien ce que fait Proust, mais non Deleuzc, qui expose philosophiquement la leçon du roman. Bref, la philosophie est ici élargie, jusqu’à inclure les résul­ tats de la pensée-artiste, qui renouvelle le rapport au vrai en mon­ trant que la vérité surgit par exercice involontaire. Ce que Proust a pensé littérairement, le philosophe s’en sert pour opérer une cri­ tique, non pas de toute philosophie, mais seulement de l’image de la pensée droite et souveraine que véhicule la philosophie repré­ sentative. On le voit, Deleuzc dédouble le concept de philo1. Dcleuze, P, 115. 2. Deleuzc, P, 41, 122, 127. 3. Deleuzc, P, 122.

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sophie : parce que Proust traite d’un accès à la vérité qui n’est pas « philosophique » au sens de représentatif et abstrait, Proust mène une critique « philosophique », c’est-à-dire maintenant concep­ tuelle et forte, de l’image de la pensée que propose en général la pensée représentative. Ainsi, l’enjeu de Proust et les signes est bien la critique de cette image de la pensée, que l’on peut maintenant préciser. Contrai­ rement à ce qu’aflinne la philosophie représentative, la vérité ne résulte pas de la bonne volonté du penseur. Il n’y a aucune affi­ nité naturelle de la pensée avec le vrai. Le philosophe n’est pas l’ami naturel de la sagesse, mais l’amoureux qui tombe sous la violence du signe. La vérité ne résulte pas d’une action maîtrisée, volontaire, d’une méthode de la pensée. À une conception de la pensée résultant du couple harmonieux de l’amitié (bonne volonté du penseur) et de la méthode (volontaire), Proust, selon Deleuze, oppose le couple de l’amour et du hasard. On ne tombe sur la vérité qu’involontairement, « par contrainte et hasard »’. Chaque fois qu’on rêve d’une pensée concrète et dangereuse, on sait bien qu’elle ne dépend pas d’une décision ni d’une méthode expli­ cites, mais d’une violence rencontrée, réfractée, et qui nous conduit malgré nous jusqu’aux Essences2. Le roman est réduit au mode de théorie - implicite - de la vérité qu’il contient. Le vrai ne se découvre pas au sein de la pensée comme l’exercice harmonieux de ses facultés, mais se pro­ duit sur un mode sensible et violent. C’est parce que le roman se situe spontanément sur le plan de cette violence sensible que Deleuze en attend le passage d’une philosophie de la représenta­ tion qui présuppose l’accès au vrai à une philosophie de la pro­ duction effective du vrai dans la pensée. De sorte que, cherchant la vérité par une dialectique ascendante qui traverse des milieux de signes de moins en moins épais, contingents, généraux, en quittant les milieux encore opaques des signes inférieurs, on s’élève vers le monde des signes de l’art, vers la « belle unité finale d’un signe immatériel et d’un sens spiri­ tuel »’. L’essence une fois conquise au plan de l’art, on s’avise 1. Dclcuzc, P, 116, 25. 2. Dclcuzc, P, 122. 3. Dclcuzc, P, 105-108.

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alors qu’elle s’incarnait déjà, mais beaucoup plus lâchement, dans les mondes précédents : c’est pourquoi Zzz recherche est un itinéraire spirituel quasi dogmatique, où « l’essentiel n’est pas de se souve­ nir, mais d’apprendre ». Deleuze conclut : « Les notions de La recherche sont : le signe, le sens, l’essence. »‘ En ce sens, le roman donne une leçon de vérité, car le mode de l’apprentissage, et sa doctrine sur les rapports du signe et du sens, consistant en cette mystérieuse essence du temps qui reste à éluci­ der, intéresse plus le philosophe, soucieux de penser le rapport du sensible et de l’intelligible, que l’amateur de littérature ou le romancier. Deleuze érige en méthode philosophique l’aventure proustienne, sans jamais s’expliquer ni sur la pertinence de sa lec­ ture, à laquelle Rancière par exemple objecte qu’elle est allégo­ rique, parce que l’art semble X'analogon sensible du vrai, ni, réci­ proquement, sur le bien-fondé théorique qu’il y a à appliquer en retour la leçon du roman à la philosophie2. Deux problèmes connexes sont impliqués : comment lire un roman en philosophe ? La réponse à cette question constituerait l’abrégé d’une philosophie de la création. Ensuite, à supposer que l’expérience de pensée romanesque puisse être perçue par le phi­ losophe, en quoi les résultats de l’art concernent-ils la philo­ sophie ? Cela répondrait à la question laissée en suspens plus haut : pourquoi Deleuze a-t-il besoin de l’art pour favoriser une réforme de la pensée représentative ? En tout cas, la philosophie s’établit sur un terrain hétérogène (le roman), y établit scs distinc­ tions conceptuelles, et s’autorise de ces résultats pour contester l’image de la pensée que dresse la philosophie lorsqu’elle ne soit pas de son champ. Gageons que cette hétérogénéité constitue un premier élément de réponse : penser, c’est faire l’expérience de

l’extériorité.

1. Deleuze, P. 111. 2. Telle est l’objection que formule à l’égard de l'usage que Deleuze fait de la littérature Jacques Rancière, « Existe-t-il une esthétique dclcuzienne », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique. Alliez (éd.), op. cil., p. 525-536, et lut chair des mots poli­ tiques de récriture. Paris, Galilée, 1998, III, 2, « Deleuze, Bartleby et la formule litté­ raire », p. 179-203). Nous y reviendrons plus loin. Voir aussi le bel article de François Zourabichvili, « La question de la littéralité », in Bruno Gelas et Hervé Micolet (éd.), Deleuze et les écrivains. Littérature et philosophie. Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2007, p. 531-544.

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2 / STRUCTURE DE LA RECHERCHE

Delcuze ignore superbement ces difficultés introductives et les balaie d’un revers de main en tirant Proust du côte de la philo­ sophie. Ce n’est pas la philosophie qui émet des prétentions à l’égard de la littérature, ou réduit l’art à imager la pensée comme le suggère Rancière, mais le romancier qui donne aux penseurs une leçon de philosophie. S’il peut sembler que l’art devienne l’orgamn de la philosophie, sur un mode romantique, c’est parce que seul l’art donne accès à l’essence, dont le statut d’idéalité vir­ tuelle reste encore obscur. D’où l’impression d’un montage habile, où une forte érudition philosophique est mise au service d’une réduction du roman à une sorte de distillât conceptuel, croisant l’idéalisme allemand à des influences néoplatoniciennes - il n’y a qu’à comparer l’étoffe du roman et la maigreur architectonique du commentaire... Examinons cela de plus près. En recensant les types de signes que développe La recherche, on peut détailler quatre mondes distincts de signes : les signes de la mondanité, ceux de l’amour, le monde des impressions ou qualités sensibles, auxquels s’ajoute un quatrième monde, celui de l’Art, « le monde ultime des signes »'. La traversée de ces trois stases concentriques débouche sur le monde de l’art, lelos de l’apprentis­ sage. Le monde de l’art se révèle à la fois comme l’univers des signes les plus denses, celui qui exhibe le rapport du signe à la vérité, et permet en retour de hiérarchiser et de sérier les diffé­ rentes especes de signes. Les signes de l’art contiennent la clef qui permet de déchiffrer les mondes de signes précédents : l’art a pour fonction d’ordonner la pluralité de ces mondes au procès d’exténuation de l’essence dans la matière. Le rapport du signe à l’essence, la capacité apophantique du signe se révèlent au cours d’une procession dialec­ tique ascendante, qui consiste justement à dégager la véritable nature du signe, ni objectif ni subjectif. L’apprentissage du narra­ teur nous hisse progressivement au niveau des signes de l’art et révèle l’essence comme unité véritable du signe et du sens. Alors, on s’avise que l’essence exprime l’unité paradoxale du signe et du sens, irréductible au sujet qui la reçoit comme à l’objet qui l’émet. 1. Dclcuzc, P, 21.

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Ainsi definie comme unité du signe et du sens, dans sa consistance irréductible à l’objet comme au sujet, l’essence constitue « le der­ nier mot de l’apprentissage ou la révélation finale »'. Le point de révélation atteint, on peut alors statuer du rapport ^entre les signes de l’art et l’essence, et amorcer le chemin inverse. De la procession de l’âme (itinéraire subjectif), on passe mainte­ nant à la régression ontologique de l’essence dans la matière, qui permet d’élucider le mode de présence des essences dans les degrés inférieurs. Retour, donc, à partir du chapitre médian, en sens inverse, par une construction minutieuse et résolument symétrique. Le milieu du texte atteint, point d’apogée, sommet de la parabole, s’amorce alors la descente, rendue possible parce que l’apprentis­ sage nous a hissé jusqu’au plan des essences. Redescendant des signes de l’art vers les signes inférieurs, on apprend, chemin fai­ sant, que l’ordre de la dialectique ascendante n’était pas quel­ conque. La procession de l’âme traduisait l’ordre cosmologiquc des mondes de signes. On rétrograde donc, par le monde des signes sensibles, les plus déterminants, qui révèlent le rapport de l’essence au virtuel, et permettent, en passant, de bousculer les idées reçues en affirmant, contre les lectures convenues de Proust, le rôle secondaire de la mémoire. Leur position indique la place hiérarchique des signes sensibles, « supérieurs aux signes mondains, supérieurs aux signes de l’amour ; mais inférieurs à ceux de l’art »2. Le rapport des signes sensibles aux signes de l’art est néanmoins essentiel, puisque ce sont les signes naturels qui reflètent le mieux l’idéalité de l’essence. Les expériences de reviviscence, la madeleine trempée dans le tilleul de la tante alitée, l’inégalité des pavés où trébuche le narra­ teur, qui ont fait la célébrité de Proust, exhibent les deux puissan­ ces de l’essence, la différence et la répétition, différence avec l’an­ cien moment, répétition dans l’actuel. Il n’empêche que l’essence se réalise dans le souvenir involontaire à un degré plus bas que dans l’art. Seule 1’ « essence artiste » révèle « un temps originel », « identique à l’éternité »3, « l’être en soi du passé », un « passé vir-

1. Dclcuzc, P, 50. 2. Dclcuzc, P, 69. 3. Dclcuzc, /’ 77.

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luel. un réel idéal». Première occurrence de la formule « Réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » que Proust emploie en effet, de grande importance pour Dclcuzc, car elle permet de défi­ nir le virtuel comme essence de l’art et temporalité pure. « Ce réel idéal, ce virtuel, c’est l’essence », « un peu de temps à l’état pur »'. Mais les signes sensibles traduisent seulement l'effort de la soc pour nous préparer à l’art. Les deux mondes de l’amour et de la mondanité se distribuent sur le meme vecteur d’exténuation de l’essence dans la matière. D’abord les signes de l’amour, qui géné­ ralisent l’essence singulière dans les lois de série, puis les signes mondains, qui passent du développement sériel encore tendu par l’immanence de l’essence à la généralité du groupe, « plus bas degré de l’essence ». Reste à reprendre les quatre types de signes en les distribuant dans un tableau récapitulatif, qui marque leur rapport à l’essence selon les critères de la matière, de l’émission et de l’appréhension du signe, de l’effet qu’ils produisent, c’est-à-dire de la nature du sens et du rapport du signe au sens, en fonction d’une théorie des facultés clairement kantienne (chaque signe faisant résonner une faculté de l’âme), mais aussi en fonction d’une « ligne de temps » bergsonicnne, selon laquelle les signes développent leur vérité cor­ respondante, ce qui permet de déduire leur degré de proximité plus ou moins fort avec l’essence. L’argumentation se distribuait depuis le début également sur les plans méthodologique et thétique : il s’agissait autant de déterminer un bon usage du signe, sur le versant méthodologique pratique (l’apprentissage des signes) et théorique (les rapports entre signes et essence) que de déchiffrer Proust (versant thétique). La conclusion, « L’image de la pensée », elle, est franchement méthodologique : elle délivre la méthode de cet apprentissage de la vérité que Delcuze extrait du roman, et précise l’usage que le philosophe entend faire de la littérature. La littérature est une expérimentation, dont le philosophe attend un recours théorique pour poser un rapport du signe à la vérité qui échappe à la repré­ sentation. L’élégance même de la construction laisse rêveur.

1. Dclcuzc, P, 72, 76.

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3 /ANATOMIE DUNE MÉTHODE D’ÉCRITURE

Cette présentation du Proust de 1964 montre assez son impor­ tance et invite à considérer plus attentivement l’élaboration concrète de cet ouvrage en tenant compte de l’histoire de sa publication. Proust et les signes se présente au lecteur actuel comme une stratigraphie de la pensée de Deleuze, et offre une excellente plate-forme d’observation pour la constitution de l’empirisme transcendantal. Le livre qu’on vient d’analyser compose un premier noyau en 1964 que complètent deux éditions augmentées en 1970 et 1976', de sorte que le volume actuellement disponible ras­ semble sous sa couverture plus de dix ans de travaux. La lecture de Proust se présente donc moins comme une doctrine achevée que comme une variation de tentatives qui relancent un même problème. Proust accompagne la pensée de Deleuze. Il n’est pas le seul artiste ou écrivain à se trouver investi de cette dignité d’interlocu­ teur théorique constant : Michaux, Godard, Artaud, Blanchot, Kafka ou Boulez occupent cette même fonction. Mais Proust est le premier - le premier témoin de ce rapport aux arts, le premier écrivain sollicité pour résoudre un problème de philosophie. Deleuze, après avoir cessé de remanier son livre, ne cesse pas de lui consacrer des analyses et des articles. Les trois coupes que pré­ sentent les éditions augmentées de l’ouvrage ne doivent donc pas être inutilement durcies : il faut les considérer comme des coupes mobiles prises sur un continuum en variation qui poursuit ses transformations. Détaillons l’histoire des publications qui composent Proust et les signes pour reconstituer les lignes d’erres des concepts et indi­ quer par cet exemple l’avantage qu’il y a à s’astreindre à de telles cartographics dynamiques pour déterminer finement un concept2. 1. Pour plus de commodité, nous nommerons ces versions successives Proust I, Proust II et Proust III, les distinguant parfois en note lorsque cela importe pour l'ar­ gumentation, en précisant. PI, PII ou PIII. 2. Sur l’usage des microlccturcs. Pierre-François Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 199+, et Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006.

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Une première mouture du travail sur Proust fait l’objet d’une livraison de la Revue de métaphysique et de morale en 1963. Une année plus tard, la parution de Marcel Proust et les signes permet de mesu­ rer à quel point l’analyse a gagne en systématicité, en cohérence presque dogmatique. Cette courte plaquette s’achève sur la conclusion méthodologique « L’image de la pensée », où Dclcuze systématise les directions qu’il indiquait dans Nietzsche et la philo­ sophie. Le concept d’« image de la pensée » fait ici son apparition complètement développée, comme implicite de la pensée et cri­ tique de l’image fautive que la pensée théorique dresse du rapport entre pensée et vérité. Sa place conclusive indique l’enjeu du livre : une critique de la raison représentative. La deuxième édition, en 1970, ajoute aux sept chapitres ini­ tiaux un nouveau chapitre, «Antilogos ou la machine litté­ raire », qui vient se loger avant la conclusion de la version pré­ cédente. Presque aussi long que le texte initial, il bourgeonne comme une excroissance au milieu d’un texte vieux de six ans, sans le modifier à l’exception du titre, réduit maintenant au nom de famille. En passant du titre assez scolaire « Marcel Proust » à la seule mention du nom propre, Dclcuze indique la maturation de son analyse : l’élision du prénom, qui favorisait l’identification réductrice de l’auteur à la personne de l’écrivain, lient compte de la suspicion qui entoure désormais le biographique et le per­ sonnage de l’auteur. Le nom d’auteur n’est plus l’indice d’une intériorité mais désigne le faisceau d’un effet, le mode opératoire de l’œuvrc (l’clfct-EVoiw/) ; il subit la « dépersonnalisation »' caractéristique du nom propre, et se réduit à son texte. L’œuvre, strictement rabattue sur son espace textuel, ne ramifie plus vers le psychologique ni la subjectivité du romancier. Exil Marcel. Dclcuze atteste ainsi sa réception des travaux de la nouvelle Critique et tout l'intérêt qu’il porte aux recherches de Michel Foucault, et de sa belle analyse de la notion d’auteur, fonc­ tion historique du texte et non propriété subjective de la personne-’.

1. On ne parle jamais « en son nom propre qu’à l’issue du plus sévère exer­ cice de dépcreonnalisation... » (üelcuze, D, 15). 2. Georges Poulet (ed.J, les chmiuu actuels de la critique. Actes du colloque du 2 au 12 septembre 1966 de Cerisy-la-Salle, «Tendances actuelles de la Critique», Paris, UGE coll. « 10/18 », 1968. La conférence de Foucault « Qu est-ce qu'un auteur ? » à laquelle Dclcuze se réfère souvent date de 1969.

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L’ajout du nouveau chapitre intéresse à la fois la validité de la première version et la méthode de Dclcuzc. L’ensemble de la problématique est repris sur un niveau différent, sans que la pertinence du premier texte en soit menacée : le lecteur actuel commence bien par lui. Mais son statut bascule maintenant, il est réduit à une perspective relative, qui n’annule pas mais surcharge la précédente version, dont la cohérence et la clô­ ture sont profondément transformées par l’éclairage antilogique de la seconde version. Le vocabulaire de l’essence est conservé, mais son statut est tellement modifié qu’il n’est plus du tout pos­ sible de la tenir pour une fusion romantique de l’Art et de l’Absolu1. Ce n’est pas tout : la réédition de 1976 s’augmente d’un nou­ veau texte, « Présence et fonction de la folie, l’Araignée », en guise de conclusion parfaitement inédite2. Elle restaure l’ordre de la première version, qui compose maintenant une première partie sous le titre « Les signes » - le premier chapitre, qui portait jus­ qu’alors ce titre s’intitule désormais « Les types de signes » ; la conclusion « L’image de la pensée » migre à nouveau et retrouve sa place initiale après le chapitre VII ; le monstrueux cha­ pitre VIII de l’édition précédente devient une seconde partie, inti­ tulée « La machine littéraire », et se structure en cinq chapitres, de taille homogène aux précédents. Ces deux remaniements s’ac­ compagnent d’un avant-propos : l’édition actuelle conserve celui de la troisième édition ; l’avant-propos qui accompagnait la deuxième édition a été supprimé. Cette histoire éditoriale mouvementée nous permet de tirer au moins trois séries de conséquences, concernant la composition d’un système et la place de l’empirisme transcendantal dans la pensée de Dcleuze. D’abord, dans son état actuel, cette œuvre enchaîne de 1963 (premier article) à 1976 (première publication 1. Dclcuzc, P, 194-197. 2. Le texte « Présence et fonction de la folie, PAraignée » a déjà fait l’objet d’une publication en 1973, sous le litre « Présence et fonction de la folie dans la Recherche du temps perdu », in .Sttggt e Richerchc di 1letteratlira Francese. vol. XII, Rome, Editorc, 1973, p. 381-390. Cette adjonction est préparée par l'intervention de Dclcuzc au colloque « Proust et la nouvelle critique », organisé par l’ENS d’Ulnt et l’antenne parisienne de New York University, en 1972 (discussion avec Roland Barthcs et Gérard Gcnettc, «Table ronde», in Cahiers Marcel Proust, 7. Etudes proustinines II. consacré au colloque « Proust et la nouvelle critique », Paris, Gallimard, 1975, p. 87-115), réed., RF, 29-55.

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française du Proust III}, treize années de travaux. On peut lire ces reprises comme l’évidence d’un échec1 : il est beaucoup plus fruc­ tueux d’y voir un continuum en variation, ni repentir ni redite, mais devenir des concepts qui renseigne sur leur consistance et sur leurs connexions opératoires, leurs zones de transit. L’unité du livre doit être tenue pour acquise, exactement comme celle de l’œuvre. Elle ne fait pas question parce qu’elle est donnée dans le corps du livre, de facto. Mais cette unité ne consiste pas en une doctrine close. Conforme en cela à l’aventure proustienne, elle développe ses mutations. Tandis que Dcleuze revient sur ses versions précé­ dentes, il indique une méthode pour traiter le devenir de sa pensée. Le nouveau s’élabore sous nos yeux, dans les strates successives du livre, comme une cartographie dynamique, un système ouvert. L’historique de sa composition applique une théorie de l’œuvre en variation, puisque les trois états coexistent : le lecteur actuel, mené par étapes de la première à la troisième version, dispose ainsi d’un échantillon concret de la pensée se faisant, d’autant plus passion­ nant que Delcuze, conformément à sa méthode, revient sur ces questions dans toutes ses œuvres, avec assez d’insistance pour qu’on puisse considérer le dossier Proust comme tout à fait complet2. Car, et c’est un deuxième aspect, cette persistance a ceci de remarquable que la familiarité avec Proust nous conduit directe­ ment au cœur du système. Trois formules proustiennes, reprises sur un mode quasi incantatoire, scandent toute l’œuvre de Deleuze, et s’enchaînent pour offrir une coupe saisissante de son système. La première, « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits »3 détient l’abréviation et la signature du virtuel. Deleuze la réeffectue systématiquement chaque fois qu’il a à définir le vir1. Ranciere, « Existe-t-il une esthétique dclcuzienne ? », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Alliez (éd.), op. cil., p. 536. 2. Il est en effet repris dans Le bergsonisme, Différence et répétition, Logique du sens, L’Anli-Œdipe, 82, Dialogues, 10-11, Mille plateaux, 49, 332-3, Pourparlers, 195 ; et spé­ cialement dans la discussion bcrgsonicnne sur le temps bergsonien qui occupe une place prépondérante dans les livres sur le cinéma, voir aussi « Boulez, Proust et les temps : "Occuper sans compter’’ », in Claude Samuel (éd.), Éclats/Boulez, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1986, p. 98-100. 3. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cil., III, 873 ; Deleuze revient cons­ tamment à cette formule dans toute son œuvre (par ex. P, 73-74, 76 ; DR, 264, etc.).

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tuel, en s’astreignant au début à citer Proust, puis en omettant bien vite cette formalité. La seconde formule, tirée de Contre SainteBeuve, « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »' survole toute son œuvre, et ouvre, en guise d’exergue, Critique et clinique, le dernier ouvrage publié portant sur le rapport entre littérature et philosophie, ce qui signale sa position focale dans le système. La création consiste en une étrangeté, une impro­ priété, un bégaiement dans la langue, un vacillcment de la syntaxe parce que le style implique une hétérogénéité qui met la pensée en contact avec son dehors. La troisième formule, tout aussi déci­ sive, « un peu de temps à l’état pur », scelle la rencontre de la pensée et du virtuel. Dcleuze agence son système à l’aide de ces trois pièces proustiennes, qu’il dispose comme des incrustations aux charnières décisives de son échafaudage théorique : le virtuel comme idéalité réelle et non abstraite, la création comme hétéro­ généité et le temps « à l’état pur », expriment le rapport entre pensée et sensible, art et temps. Voilà ce que Delcuze introduit sous le masque de l’essence dans la première version de Proust. Étudier la manière dont Deleuze écrit sur Proust nous offre en outre la chance d’entrer dans le laboratoire du philosophe. Ces cartographies successives du territoire de La recherche indiquent par leurs variations, les points de divergence, les lieux stratégiques de mutation des rapports de la pensée et du sensible de 1963 à 1976, et fournissent un excellent échantillon des faisceaux de problèmes que pose l’empirisme transcendantal et de leurs campagnes suc­ cessives de résolution. Ces étapes cristallisent trois états du rapport entre pensée, signe et art. Le narrateur, sinon omniscient du moins épris de cohé­ rence, romantique et vaguement néoplatonicien de Proust I, amou­ reux des encyclopédies médiévales, dresse une image du monde selon une dialectique ascendante et descendante, qui fait de l’art le point centrall absolu de coïncidence avec l’essence. Il contraste singulièrement avec le narrateur éclaté de Proust II, réduit à son style, à son écriture productrice, qui transforme la somme en frag­ ment et passe de la « belle harmonie » de Proust I, à une théorie du fragment. Quant au narrateur-araignée de Proust III, il se nour­ rit des travaux antérieurs de critique de la psychanalyse et de l’éla­ boration des années 1970 sur les rapports de l'œuvre et de la folie. 1. Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, rééd. coll. « FolioEssais », 1987, p. 297.

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11 a perdu l’unité organique de la belle individualité, et sc trouve réduit au mode opératoire de son œuvre, toile d’araignée, tenture sensible captant des elTets et produisant un « devenir-animal »'. L’apparition du motif de la symbiose animale, à partir des noces contre nature de la guêpe et de l’orchidée, transforme La recherche en une physique de l’homosexualité. Deleuze, en accord avec Guattari avec qui il travaille alors depuis sept ans, fait de la théorie de la capture un modèle décisif pour expliquer les opéra­ tions de l’art sans plus souscrire à une théorie de l’imitation. Com­ prendre l’œuvre comme devenir-animal (la toile sensitive, le cotps sans organes du narrateur) reprend la thématique nietzschéenne d’une critique clinique, et tient pour acquis les travaux de L’Anti(Edipe, le rôle moteur qu’y prend le concept de schizophrénie, que Deleuze développe à partir de Différence et répétition, de Logique du sens et surtout de la rencontre avec Guattari. Il s’agit alors d’arti­ culer la thématique de la folie et de la schizophrénie avec celle de l’éthologie et de l’art comme activité animale. Le statut de l’empirisme transcendantal se joue particulière­ ment entre les deux premières versions, ce qui ne nous interdit nullement de faire des incursions dans l’oeuvre ultérieure lorsque cela clarifie l’argumentation. Proust I présente une lecture de l’unité et de la pluralité de La recherche du point de vue d’une pro­ cession vers les essences. Proust II prend du champ par rapport à cette thématique trop sage - et fait porter l’accent sur la machine littéraire. Cette transformation de l’essence en machine implique une méditation sur le concept de structure, conforme aux discus­ sions du temps, qui s’élabore à partir de 1964 et débouche en 1969 sur la publication de Logique du sens, œuvre où Deleuze serre au plus près une thématique de la structure croisant Lacan et Lévi-Strauss. L’article de 1967 « À quoi reconnaît-on le structu­ ralisme ? » est le texte de référence pour ces questions et nous devrons l’examiner avec soin2. Mais dès 1970, sous l’influence de Guattari, la structure laisse la place à la machine, qui conjugue une théorie de la production, l’apport de Marx et de Lacan avec un intérêt pour la politique et une théorie des civilisations pour l’instant tout à fait absents des préoccupations de Deleuze. C’est 1. Sur cc motif, qui provient de Uexküll, Monda animaux et monde humain (Ber­ lin, 1921), trad. franç. Philippe Muller, Paris, Dcnoël, 1965, p. 116, on sc repor­ tera à De l’animal à l’art. 2. Deleuze, 1D, 238.

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alors sur l’hétérogénéité et l’impossibilité d’une cohérence clas­ sique que le commentaire met l’accent, en insistant sur l’homo­ sexualité et la production littéraire comme capture de forces, thè­ mes qui n’ont plus rien de commun avec la procession vers l’essence. Proust 111 se concentre enfin sur les rapports de la folie, de la schizophrénie et du corps sans organes', et poursuit la dislo­ cation intensive du beau montage de 1964. Concentrons-nous pour l’instant sur l’architectonique de Proust I pour élucider le statut de l’essence comme idéalité virtuelle que les signes de l’art actualisent. Cela nous permet de faire le point sur le rapport complexe qui lie Deleuze au romantisme, dont il reprend, à travers un Kant clairement infléchi du côté de ^Analytique du sublime, la thématique d’un débordement des facultés, et celle du génie comme originalité exemplaire, mais jamais pourtant le motif allégorique d’une présentation sensible de l’intelligible, ni celui d’une autonomie de l’art, condamné à l’autotélie en se faisant l’em­ blème de sa propre puissance. En exposant la fonction que remplit le terme d’essence de la première version de Proust à Différence et répé­ tition, nous répondrons à l’objection de Rancière tout en poursui­ vant le montage de l’empirisme transcendantal.

1. Nous avons étudié ces aspects dans Delaize et l’art, cltap. 4 cl 5.

CHAPITRE IV TYPOLOGIE DES SIGNES ET THÉORIE DES FACULTÉS

la lecture de cette belle machine, on pourrait conclure que Dcleuze propose une version idéaliste et romantique des rapports entre art et philosophie. Mais à considérer plus attentivement ce montage, force est de constater qu’il fait craquer de toutes parts le réseau conceptuel dans lequel il se coule. Dcleuze condense La recherche du temps perdu sous forme d’une table systématique de la pluralité des signes, qui conjugue trois axes : une typologie des signes selon leur quadruple nature : signes mondains, amoureux, sensibles, artistiques ; une théorie des facul­ tés : sensibilité, désir, imagination, mémoire, intelligence, et pensée pure ; enfin, une philosophie du temps qui connecte la plu­ ralité des signes à la diversité des structures temporelles et débouche sur une théorie bergsonienne de « lignes de temps » distinctes. Ces quatre lignes de temps, enroulées dans leur monde de signes, impliquent chacune un « type de vérité correspondant », et sont ordonnées selon une hiérarchie ascendante, tandis que chaque signe entretient avec sa ligne de temps une relation privi­ légiée mais nullement exclusive, et participe aussi des autres lignes. Le temps qu’on perd relève plutôt des signes mondains, et mesure la maturation de l’interprète. Le temps perdu de l’amour rend sensible le passage du temps, la discordance entre un Moi déjà disparu et le « trop tard » de la remémoration du désir. Les signes sensibles présentent le temps que l’on retrouve au sein du temps perdu, image sensible de l’éternité. Les signes de l’art, enfin, définissent le temps retrouvé, « essence » ; « un peu de 69

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temps à l’état pur», «véritable éternité qui réunit le sens et le signe»1, écrit Deleuze en 1964. La structure de l’argumentation, kantienne dans son exposition, est bergsonicnnc dans sa présentation du temps comme enjeu déci­ sif pour la pensée. Voilà les deux directions qu’il nous faut explorer pour déterminer le statut de cette essence qui reste encore mysté­ rieuse, et définir comment la violence des signes, mobilisant la pensée « pure », fait surgir « un peu de temps à l’état pur ».

1 / UNE LECTURE KANTIENNE DE PROUST

Les signes se différencient en fonction de la faculté qu’ils requièrent : la sensibilité, la mémoire involontaire et l’imagination animée par le désir, l’intelligence et la pensée pure. L’appareil kantien d’une typologie des facultés est donc appliqué à Proust. Dclcuzc utilise ici sans vergogne le travail qu’il vient d’achever sur La philosophie critique de Kant, et donne à la théorie des facultés le statut de matrice théorique de la philosophie kantienne. Du corpus kantien, Deleuze ne retient dans sa monographie de 1963 que les trois Critiques, qu’il expose sur le plan continu d’une théorie générale des facultés, par une contraction dont la densité structurale est saisissante. Deleuze durcit l’unité architec­ tonique du système, et considère la doctrine des facultés comme le noyau d’un « véritable réseau, constitutif de la méthode transcen­ dantale »2, permettant de considérer les trois Critiques comme « un système de permutations ». Cette lecture du système revient à un commentaire inspiré du tableau récapitulatif qui clôt l’intro­ duction de la Critique du jugement, révèle l’influence de Gueroult et projette les trois Critiques sur un plan systématique unifié en négli­ geant les autres aspects de Vopus kantien. Deleuze répond ainsi au parti pris qui est alors le sien en matière d’histoire de la philo­ sophe : isoler le problème philosophique constituant du système et s’y tenir comme à une formule permettant de générer, voire de déduire, le cristal statique de l’oeuvre. Cette formule est la suivante : dans chacune des trois Critiques, les facultés, au sens de facultés de l’âme, imagination, entcndc1. Dclcuzc, P. 107. 2. Dclcuzc, PCH; 17.

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ment, raison, entrent dans des rapports divers, sous la direction de l’une d’entre elles portée à son exercice supérieur pour répondre à l’un des grands intérêts de la raison : connaissance, conduite morale ou jugement. Si l'entendement légifère dans la faculté de connaître selon l’intérêt théorique de la raison dans la Critique de la raison pure, la raison légifère à son tour dans la faculté de désirer supérieure selon l’intérêt pratique de la raison dans la Critique de la raison pratique. Dans la Critique du jugement, l’imagination entre en scène et permet le libre jeu des facultés dans l’expérience esthé­ tique. En propulsant la doctrine des facultés au rang de matrice théorique du kantisme, Dcleuze peut agencer les trois Critiques comme différentes faces d’un unique système de régulation des facultés, sous l’autorité alternée de l’une d’entre elles, portée à son exercice supérieur. Tel est précisément le schéma qu’il applique à La recherche : chaque faculté, chez Proust, est portée à son usage « transcen­ dant », supérieur sous l’action du signe, donc sur un mode invo­ lontaire : un modèle kantien est appliqué à Proust, mais profondé­ ment transformé par l’application de l’opposition prousticnne du volontaire et de l’involontaire. Ce que Kant entend par usage supérieur, pur d’une faculté, Dcleuze le reprend en subvertissant la pureté de deux manières. L’exercice « supérieur » devient la synthèse mixte, la rencontre effractive du signe dans la pensée. Là où Kant insiste sur l’auto­ nomie et le caractère non empirique de l’exercice pur, Dcleuze formule cette pureté comme passivité et intrusion du signe maté­ riel dans la pensée, ce qui, pour le moins, est une transformation de la doctrine kantienne. La pureté, chez Dcleuze, est patholo­ gique au sens kantien, de sorte que la spontanéité se fait passivité. Au prix de ces deux distorsions, il maintient néanmoins l’appareil kantien des facultés distinctes, portées à un exercice transcendant. L’involontaire devient le mode d’exercice le plus haut d’une faculté : c’est quand elles s’exercent involontairement que l’exercice des facultés n’est plus contingent.

Volontaire et involontaire ne désignent pas des facultés différentes, mais plutôt un exercice différent des mêmes facultés. La perception, la mémoire, l’imagination, l'intelligence, la pensée elle-même n’ont qu’un exercice contingent tant qu’elles s’exercent volontairement1. 1. Dcleuze, P, 120-121.

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Le volontaire et l’involontaire proustien se substituent donc à l’empirique et au pur kantien. C’est pourquoi la distinction entre signes vitaux et signes de l’art dépend finalement de la faculté dominante qui est portée à son exercice transcendant, et du type d’accord entre les facultés que réclame cet exercice supérieur. Delcuzc s’explique sur l’architectonique adoptée dans La philo­ sophie critique de Kant, en précisant que seul le sens commun esthé­ tique « fonde ou rend possible »' le sens commun moral et le sens commun logique, de sorte que, « en ce qui concerne un fonde­ ment pour l’harmonie des facultés, les deux premières Critiques ne trouvent leur achèvement que dans la dernière »2. C’est plutôt dans l’ardclc paru la même année dans la Revue d’esthétique : « L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant »3 - le premier article important consacré à la question de l’art porte évidemment sur Kant -, qu’il faut chercher les raisons qui expliquent la place que Delcuzc accorde à la Troisième critique, en même temps que la fonction qu’il lui fait jouer dans Proust I. Delcuzc propose ainsi simultanément de Kant deux lectures qui répondent à différentes accentuations stratégiques : si la monographie qu’il lui consacre en 1963, La pensée critique de Kant. Doctrine des facultés, place exactement sur le même plan conceptuel les trois Critiques, l’article paru la même année insiste au contraire sur le renouvellement qu’introduit la troisième Critique, et sur la fracture décisive qu’ouvre en elle l’Analytiquc du sublime. Dans La philosophie critique de Kant, Delcuzc soulignait le fait que l’accord déterminé des facultés supposait bien, comme sa condi­ tion nécessaire, la possibilité d’un accord indéterminé, libre, entre des facultés qui different en nature. Si les facultés entrent dans des rapports variables sous l’autorité de l’une d’entre elles portée à son exercice supérieur, c’est à une condition qui excède la logique des permutations structurales. Qu’est-ce qui fonde la possibilité, que les facultés subjectives, dans leur disparité constituante, arri­ vent à former un accord ? Ce nouvel enjeu place désormais la Cri­ tique du jugement et l’usage transcendantal des facultés en première ligne. 1. 2. 3. 1963,

Delcuzc, PCK, 72. Delcuzc, PCK, 36. Delcuzc, « L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant », Revue d’esthétique, réédité dans ID, 79-101 (cité dorénavant «Genèse...»).

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Si en effet la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique définissent un rapport harmonieux et stable entre les facultés sous l’autorité de l’une d’entre elles, la Critique du jugement ne peut ni affirmer ni postuler l’existence d’un sens commun esthétique modérant l’accord entre les facultés, de sorte qu’elles doivent entrer dans un nouvel agencement. C’est cet accord étonnant, inharmonieux, complexe qui génère la place croissante de la troisième Critique dans l’œuvre de Dclcuzc. D’une part, jamais les facultés ne pourraient tour à tour assumer un rôle législateur et déterminant si les facultés toutes ensembles n’étaient capables d’un tel accord indéterminé. Dans cette mesure, Deleuzc estime que le sens commun esthétique ne com­ plète pas seulement les deux autres, mais qu’il les rend possibles. D’autre part, ('Analytique du sublime promeut l’idée d’une syn­ thèse discordante, qui fait passer de la belle harmonie classique des facultés dans l’appréhension du beau à leur dérèglement, leur désaccord, leur disparité constituante éprouvé devant l’informe ou le difforme — immensité ou puissance - du sublime. Il ne s’agit pas seulement de garantir la condition de possibilité d’une harmonie des facultés dans l’exercice de la connaissance ou de la liberté pratique. Il s’agit en outre de transformer profondément le concept même de cet accord, et de passer d’une théorie clas­ sique de l’harmonie comme consonance des facultés à une théorie romantique de la dissonance. C’est pourquoi il faut conférer à la troisième Critique une nouvelle place dans le disposi­ tif : elle « ne vient pas simplement compléter les deux autres », mais en réalité elle « les fonde »'. La singularité de la troisième Critique, que Dcleuze relevait éga­ lement dans sa monographie, s’avère maintenant décisive. En effet, dans la Critique du jugement, la faculté de sentir n’accède pas à son usage supérieur, alors même qu’elle révèle, dans l’accord libre des facultés qu’elle promeut, la condition de possibilité du juge­ ment, et qu’elle articule en retour et soude la Critique de la raison pure à la Critique de la raison pratique. L’imagination n’accède pas pour son compte à une fonction législatrice, mais s’émancipe seu­ lement de la tutelle de l’entendement, émancipation qui permet le libre jeu des facultés et fonde la possibilité pour une faculté de devenir législatrice. La libre harmonie subjective qui se découvre

1. Dclcuzc, «Genèse...», art. cité, p. 116.

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dans le jugement esthétique (jugement réfléchissant) permet le passage de la faculté de connaître à la faculté de désirer et assure l’unité rétrospective des trois Critiques'. Autrement dit, la Critique du jugement complète et fonde les Criti­ ques précédentes précisément parce qu’elle manque d’un domaine propre. En termes kantiens, cela implique que le jugement esthé­ tique ne peut en aucun cas être légiférant, ni impliquer aucune faculté législatrice sur ses objets, puisqu’il n’y a selon Kant que deux sortes d’objets, les phénomènes sur lesquels l’entendement légifère et les choses en soi, renvoyant à la législation de la raison dans la raison pratique. D’où la spécificité du jugement esthé­ tique, ni législatif ni autonome, mais « héautonome », ne légifé­ rant que sur soi. Cette héautonomie, que Dclcuzc reprend dans sa philosophie du cinéma, confère à la troisième Critique un rôle de fondation du système. Voilà le point de rebroussement sur lequel Deleuze fait subir à Kant une distorsion complète, et qui lui per­ met de penser l’usage supérieur d’une faculté en l’entendant comme son passage à la limite, selon un modèle qui révèle l’influence du concept de sublime. Si Deleuze coupe court à cette thématique du fondement dans sa monographie pour projeter les trois Critiques sur un seul plan en durcissant leur complémentarité, c’est qu’il poursuit dans cet ouvrage un objectif différent : celui d’une présentation systéma­ tique du kantisme. Indiquer en quoi la Critique du jugement renou­ velle les Critiques précédentes l’aurait contraint à s’expliquer sur le rôle principiel que sa lecture confère implicitement à l’art, et sur le privilège qu’il accorde à l’Analytique du sublime, ce qui l’aurait fait dévier de sa méthode de critique immanente. Sa belle cons­ truction architectonique accentuant le rôle des facultés aurait été menacée, et il n’aurait pu insister si clairement sur leur articula­ tion synchronique, ni sur le système qu’elles constituent. Si donc la monographie répond à un souci systématique en histoire des idées, l’article, paru la même année mais centré sur la question de l’art, permet à Deleuze d’insister sur un autre aspect du kantisme, auquel il donnera de plus en plus d’importance : l’harmonie dis­ jointe du sublime et le dérèglement des facultés, qui renouvellent la philosophie de l’art.

1. Dclcuzc, PCK, 16-17, 72, 94-95, .

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2 / L'USAGE TRANSCENDANT DES FACULTÉS

Scion celte grille de lecture, le roman de Proust doit se lire comme une doctrine des facultés, mettant systématiquement en correspondance une typologie des signes (signes mondains, signes amoureux, signes sensibles, signes de l’art) avec des facultés por­ tées à leur usage supérieur, de sorte que chaque espèce de signe convoque une faculté selon une logique ascendante qui fait de La recherche une véritable recherche de la vérité. Les signes se différen­ cient en fonction de la faculté qu’ils poussent à son exercice supé­ rieur. De même que chez Kant, chaque faculté est portée à son exercice supérieur lorsqu’elle légifère a priori sur les objets qui lui sont soumis, c’est-à-dire, en termes kantiens, lorsqu’elle porte sur son domaine1, de même chaque faculté, chez Proust, est portée à son usage transcendant ou supérieur sous l’action du signe qui l’active. La typologie des facultés commande la pluralité des mon­ des de signes que Deleuzc détaille dans La recherche, et orchestre l’itinéraire initiatique du narrateur, passant d’un monde à un autre, de la sphère du snobisme à celle de la jalousie, de l’émotion suscitée par les qualités sensibles à l’expérience assumée de l’art. L’équilibre mobile des facultés se recompose à chaque niveau de l’itinéraire proustien, en s’élevant de l’univers social du sno­ bisme au monde déchirant de l’amour, de l’émotion des signes sensibles à la spiritualité de l’art. Ces mondes se hiérarchisent en fonction de la faculté qu’ils sollicitent et de l’aptitude qu’elle mani­ feste à répondre à l’intrusion des signes : la sensibilité les saisit, la mémoire involontaire et l’imagination animée par le désir les développent, l’intelligence volontaire les rate... seule la pensée pure les mobilise. Selon cette échelle, les signes mondains du sno­ bisme relèvent seulement de l’intelligence décevante, les signes amoureux convoquent une sensibilité déchirée par la jalousie et secondée par l’intelligence encore, tandis que les signes sensibles, faisant appel à la mémoire involontaire et à l’imagination dési­ rante, préparent l’exercice de cette faculté noétique que l’an seul révèle : la « pensée pure »2. Ainsi s’opère cette traversée du vécu sensible vers l’art en quoi consiste La recherche du temps perdu.

1. Kant, Critique de la faculté de juger. Introduction, II, Ak. V, 174 et Deleuzc, PCK. 15-16. 2. Deleuzc, P, 105-106.

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Deleuze applique donc à Proust le modèle kantien d’une har­ monie des facultés sous l’autorité d’une faculté portée à son usage supérieur, mais le transforme. Chez Proust en effet, la faculté est portée à son usage supérieur par l’irruption involontaire et vio­ lente d’un signe : seule la rencontre sensible suscite la mémoire involontaire, et déclenche chez le narrateur sa vocation pour l’art sous forme d’une expérience intense : « un peu de temps à l’état pur». Deleuze comprend cet involontaire proustien sur le mode d’un débordement, à travers le modèle pathétique du sublime qui s’impose comme une puissance dont la force excède les limites organiques du sujet. En recourant à une typologie des facultés plus bergsonienne que kantienne - la distinction entre intelligence volontaire et pensée pure reprend la distinction bergsonienne entre intelligence et intuition - Deleuze place le thème proustien de l’involontaire dans le cadre bergsonien d’une opposition entre l’intelligence doxique, matérielle et active, et l’intuition réceptive, passive et enchantée. Deleuze fait subir ainsi au cadre de la théorie des facultés une métamorphose complète. Alors, l’exercice supérieur d’une faculté peut être compris comme son passage à la limite sous la violence subie par la rencontre involontaire d’un signe, forçant la pensée à créer. L’affection passive, que Kant jugeait pathologique, s’avère chez Deleuze la condition de la création de la pensée et de son inventivité.

3 / L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL ET L’INVOLONTAIRE

L’éloge de l’involontaire permet à Deleuze de préciser un nou­ vel aspect de l’empirisme transcendantal. Le romancier, guidé par l’expérience réelle de l’art, produit une typologie des facultés qui permet au philosophe de réformer l’image fautive que la pensée sc donne d’elle-même dans son usage seulement théorique. À la dia­ lectique spontanée de la raison dans son usage spéculatif, l’expé­ rience de l’art fournit l’antidote nécessaire, parce qu’elle montre que la pensée n’est pas affaire d’autonomie, de spontanéité, ni de volonté bonne, et qu’il faut écarter le modèle cartésien, finalement reconduit par Kant, d’une pensée transparente à elle-même et capable de se doter spontanément d’une méthode pour se frayer une voie vers la vérité. La pensée ne se produit pas comme l’acti­ vité spontanée du penseur, et ne présuppose pas une affinité du 76

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penseur avec le vrai, ce qui imposerait à la philosophie un idéal de récognition. Là où l’exercice volontaire d’une faculté se contente de repro­ duire l’image représentative que la pensée se donne d’ellc-même, son exercice involontaire l’amène à un exercice transcendant mais disjoint, où la matière du signe s’exerce comme une force subie sur un mode extrinsèque, irréductible à un acte spontané, volon­ taire et doxique. Dcleuze entend ainsi conserver de Kant l’inspira­ tion critique tout en évitant le piège dans lequel tombe Kant selon lui, et qui consiste à décalquer les structures transcendantales sur les actes doxiques d’une conscience ordinaire. Kant, « le grand explorateur » qui « découvre le prodigieux domaine du transcen­ dantal » avait posé correctement le problème quid jiiris de la pensée, et semblait capable de transformer l’image de la pensée, en soumettant Dieu et le Moi à « une sorte de mort spéculative », en substituant au Moi substantiel le « Moi profondément fêlé par la ligne du temps »', mais il sacrifiait son avancée spéculative sur l’autel de la raison commune, en obligeant la pensée à retrouver en elle-même les présupposés de la doxa. Or, le transcendantal ne peut être déduit des formes ordinaires auxquelles le sens commun s’est habitué à obéir, ni stabilisé et réduit aux limites psychologi­ ques de l’expérience humaine. Pour répondre à une véritable création en pensée, l’idéalisme de la structure transcendantale doit laisser la place à une découverte empirique, une confrontation avec l’expérience réelle et non seulement avec l’expérience possible, mentale et subjective. Kant, selon Deleuze, présuppose l’affinité du penseur avec le vrai. Cette ffhilia, qui « prédétermine à la fois l’image de la pensée et le concept de la philosophie »2 relève d’un idéal de la récogni­ tion qui méconnaît ce qui se passe effectivement lorsque l’on pense. Platon était mieux inspiré lorsqu’il distinguait les choses qui laissent la pensée en repos et celles qui forcent à penser*. En jouant Platon contre Kant, Deleuze place au cœur de son analyse la distinction entre ce que l’on savait déjà et ce que l’on trouve à

1. Dcleuze, DR, 176-178. 2. Deleuze, DR. 181. 3. Dclcuzc invoque souvent Platon pour appuyer l'idée d’une violence faite à la pensée et cite République. Vil, 523 b - 525 b dans ces pages de Proust et au cha­ pitre III de Différence et répétition, ce qui confirme son procédé de reprises contras­ tées: P, 123,0/?, 181.

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l’improviste, et propose une logique de la decouverte au sein de la pensée qui exige cet exercice « transcendant » au sens qu’il vient de définir. C’est pourquoi il conserve le cadre kantien d’une théorie des facultés pour définir l’empirisme transcendantal alors même qu’il critique Kant, et qu’il ne craint pas de reconduire la probléma­ tique de la transcendance, lui qui la refuse d’habitude systémati­ quement. Dans ce cas précis pourtant, l’empirisme transcendantal admet et même exige cette « transcendance » qui n’implique aucune éminence, ni arrière-monde métaphysique, mais seule­ ment un passage à la limite. Il ne s’agit pas pour Kant d’un usage en vue de la transcendance, comme si la faculté s’adressait à un objet transcendant. Est transcendant l’usage qui signale au contraire ce qui concerne la faculté pour elle-même, le mode sur lequel elle saisit ce qui la concerne exclusivement, principicllement. Dcleuze reprend cette fonction kantienne mais lui donne un tout nouveau statut : ce qui concerne principiellement la faculté, c’est le point où elle passe à la limite, à son énième puis­ sance. La transcendance selon Dcleuze désigne cette prise extrême sur le dehors, cette ouverture. Chaque faculté, en proie à la violence du signe, est portée à son point de dérèglement, sa puissance supérieure qui se confond avec sa limite. C’est donc le disjoint qui est transcendant, et cette disjonction en prise sur le dehors devient la condition sous laquelle seulement l’empirisme transcendantal assure sa prise avec l’expérience réelle. Dcleuze transforme donc la transcendance kantienne sur ces deux aspects principaux : elle ne garantit plus l’autonomie, le propre d’une faculté, mais son point de dérèglement, de sorte que ce qui relève du propre chez Kant se fait hétérogénéité chez Dcleuze ; cette fonction fait de la transcendance une puissance de divergence et de débordement, une disjonction1. L’exercice le plus propre de la faculté consiste alors à être forcée. La pensée ne se déclenche pas sur le mode satisfait, appli­ qué, d’une bonne volonté écolière, soucieuse d’user comme il faut de la méthode pour parvenir à la vérité. Contrariée et rageuse, elle sursaute sous l’impulsion d’un signe, rassemblant dans l’ur­ gence et l’impréparation toutes ses ressources pour tâcher de répondre à l’événement intrusif qui la surprend. L’acte de penser

1. Dcleuze, DR, 186.

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THÉORIE DES FACULTÉS

ne paraît ni naturel ni serein, mais procède par coup de force, tor­ sion secrète, violence subie : on pense sous la contingence éprou­ vante d’une expérience qui résiste à nos capacités de savoir. Dans sa vocation pour l’imprévisible, la création implique que l’on découvre autre chose que ce que l’on savait déjà. Cela définit l’impouvoir de la pensée, que Dclcuze formule en disciple de Socrate : la pensée réclame son poisson-toqrillc, son taon. L’involontaire proustien n’implique donc pas seulement le refus d’une volonté bonne, mais transforme le rapport des facultés avec les signes qui les affectent : « Le signe sensible nous fait violence : il mobilise la mémoire, il met Pâme en mouvement ; mais l’âme à son tour émeut la pensée, lui transmet la contrainte de la sensibi­ lité, la force à penser l’essence, comme la seule chose qui doive être pensée. »’ L’exercice transcendant d’une faculté coïncide avec sa limite, c’est-à-dire avec sa réceptivité. Au volontaire de la spontanéité s’oppose l'involontaire de l’affection pour comprendre la production de sensation ou de pensée comme un passage à la limite où le non-pensé, le non-senti s’imposent du dehors à nos facultés qu’elles sollicitent dans un exercice disjoint. Voilà que les facultés entrent dans un exercice transcendant, où chacune affronte et rejoint sa limite propre ; la sensibilité qui appré­ hende le signe ; l’âme, la mémoire qui l’interprète ; la pensée forcée de penser l’essence. Socrate peut dire à bon droit ; je suis l’Amour plus que l’ami, je suis l’amant ; je suis l’art plus que la philosophie ; je suis la torpille, la contrainte et la violence, plutôt que la bonne volonté2.

Fait assez rare pour être souligné, la figure de Socrate est requise ici comme celui qui force à penser, et ce n’est pas un hasard si Socrate, le trublion de la Cité, le gêneur est invoqué, contre le sens commun, dans le rôle de l’amant. Ce portrait de Socrate en amant lie la rupture violente faite à la pensée à la thé­ matique de l’amour et de la sexualité. Deleuze reprend la distinc­ tion que Proust institue entre l’amour et l’amitié, l’amitié reposant sur la transparence des consciences, le sens commun et la commu­ nication des âmes sans secret, là où l’amour et la sexualité mani­ festent crûment l’irréductible disparité des amants, leur hétérogé­ néité, leur division. Il s’agit, sous la double référence à Socrate et 1. Dclcuze, P, 123. 2. Ibid.

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à Proust, de la première apparition du motif de l’homosexualité, qui joue, non comme transgression mais comme anomie créatrice, un rôle stratégique pour la symptomatologie critique de la littéra­ ture, et pour la figure de la pensée comme création1. Le personnage de Socrate assure le passage de l’involontaire à la contrainte subie. Sous la figure violente de la maïeutique, on passe d’une pensée sûre de ses pouvoirs à une pensée soumise, une pensée commise à s'affronter à sa propre impuissance. En ce sens Socrate préfigure Artaud, et 1’ « impouvoir de la pensée ». Ce que l’on estime posséder en termes de savoir n’est rien de plus qu’un contenu doxique. Le modèle cartésien d’un appui pour la pensée trouvé au sein de la pensée elle-même doit être réfuté. La genèse de la pensée n’est pas homogène mais hétérogène à la pensée, et irréductible à ses modalités douteuses ou bien certaines. Les vérités de cette sorte restent hypothétiques, dit Deleuze - nous verrons que cela signifie possibles - parce qu’il leur manque la nécessité que leur confère seule cette « violence origi­ nelle faite à la pensée ». Une théorie de la genèse de la pensée immanente à la pensée reste incapable de produire l’acte du pen­ ser dans la pensée. Autrement dit, ce que rate une théorie qui pré­ suppose la bonne volonté du penseur, ou sa capacité naturelle à trouver le vrai, c’est la logique de la découverte par laquelle une nouvelle pensée se produit comme résolution de problème. Et il faut bien que le problème s’affirme dans son caractère réellement impératif sur le mode de la contrainte pour que la pensée suscite du nouveau. La pensée comme création réclame que l’on fasse droit au problématique comme intrusion de l’hétérogène dans la pensée. Ainsi, une violence faite à la pensée révèle à la fois la manière dont elle se révèle inventive, et corrélativement, son essentielle passivité. La genèse de la pensée ne dépend pas de la 1. L’un des tout premiers textes de Dclcuze porte en sous-titre, « Pour une philosophie d’autrui sexuée » (« Description de la femme », in Poésie 45, n° 28, octobre-novembre 1945, p. 28-39), et dans « Dire et profils », Deleuze analyse le « cycle de la pédérastie, de la calomnie et du lesbianisme » (« Dires et profils », Poisù 47, décembre 1946, p. 78). Cet intérêt pour la sexualité se poursuit jus­ qu’aux années 1970, puis Dclcuze s’en détourne comme d’une abstraction mal fondée, comme nous le montrerons. Dans sa préface à Guy Hocquenghem, L’apns-mai dis Jaunis, Paris, Grasset & Fasqucllc, 1974, p. 9-17, il écrit : « Il n’y a plus de sujet homosexuel [...] le désir homosexuel est spécifique, il y a des énoncés homosexuels, mais l'homosexualité n’est rien, n’est qu’un mot » (p. 16-17). Nous reviendrons sur cette théorie de l’homosexualité avec Proust au chapitre XV.

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volonté, bonne ou non, du penseur. Elle ne dépend pas de la volonté du tout. Cette analyse explique l’hostilité de Deleuze à l’égard du sens commun kantien et du bon sens cartésien, affirmée dans Différence et répétition et dans Logique du sens avec une virulence qui peut faire craindre un sursaut aristocratique, la confiscation de la pensée au seul bénéfice des meilleurs, mais qui indique en réalité que le point de rupture s’effectue autour de la maîtrise et de sa reproduc­ tion. Kant lie exercice transcendant d’une faculté et maîtrise volontaire de son champ d’exercice, pour affirmer entre la faculté et son domaine un rapport d’appropriation que Deleuze ne tarde pas à présenter comme un acte de propriété, la vertu agraire du jugement qui exige la possession juridique de son petit lopin. C’est pourquoi il y voit un décalque de l’empirique, c’est-à-dire du sens commun, mais aussi des valeurs établies qui promeuvent l’idéal d’un sujet régnant sur des facultés disparates, dont il harmonise les intérêts, en conférant à telle faculté tour à tour en fonction de l’in­ térêt dominant (théorique, pratique ou judicatif) un droit souverain sur son petit domaine. À l’obéissance de la maîtrise volontaire, Deleuze oppose la révolte et la riposte de la pensée contre la violence du signe. Cela lui permet de conserver tout son intérêt à une théorie des facultés en pensant l’exercice transcendant de la faculté comme le point extrême de son dérèglement, soumise à une triple violence, qui la force à s’exercer, à s’exercer sur ce qui lui est le plus propre, mais qui lui reste insaisissable. La sensibilité comme la pensée sont donc forcées à saisir (première contrainte), ce qui ne peut être saisi (deuxième contrainte) que sous forme de limite insensible ou impensable, comme bordure hétérogène de la faculté (troisième contrainte). Il s’agit de porter la faculté à sa limite qui est en même temps sa puissance et de la mettre en état de rencontre hétérogène et disjointe. Voilà ce qu’implique le maintien d’une théorie de l’usage transcendant des facultés, et sa caractérisation comme involontaire. Le résultat de cette analyse nous permet de préciser l’image dogmatique de la pensée que Deleuze appelle représentation. Il amplifie dans le chapitre III de Différence et répétition le schéma de l’image dogmatique de la pensée que nous avons déjà rencontré dans Nietzsche et la philosophie, et le porte désonnais à huit postulats. Ce diagramme de la pensée représentative nous donne la formule du conformisme : la représentation philosophique reproduit et

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légitime les valeurs du sens commun ; au lieu de promouvoir une pensée ouverte, elle se contente d’universaliser la doxa, et com­ prime la pensée dans le cadastre des valeurs établies, si bien que la philosophie du bon sens se contente de retrouver en elle les valeurs du sens commun. Chacun de ces postulats se dédouble, présentant d’abord la répartition toute faite que cautionne le sens commun ordinaire, puis le travail de récognition qu’en propose le bon sens au plan philosophique, en se contentant de mettre ses ressources théoriques au service d’une justification de l’opinion. Tel est, condensé en peu de mots, l’échec de la critique kantienne. Selon le 1" postulat du principe ou de la Cogilalio nalura universalis, on afiinne la bonne volonté du penseur (sens commun) et la bonne nature de la pensée (bon sens) ; la pensée est l’exercice naturel de la raison. Ensuite, on fixe à cette bonne volonté un tenue, garantissant la concorde entre les facultés du penseur (tel est le rôle du sens commun), et on garantit au bon sens la capacité d’assurer la répartition qui rend possible cette concorde : c’est le 2e postulat de l’idéal ou du sens commun. Pour assurer la corré­ lation entre pensée et idéal, il faut se donner un 3e postulat du modèle ou de la récognition, conviant les facultés du penseur à s’exercer toujours de la même manière (sens commun) sur un objet supposé identique (bon sens). Cela exige un 4e postulat de l’élément ou de la représentation qui subordonne la Différence au même et à l’identique (sens commun), et qui montre comment la représentation soumet la Différence et s’interdit de la penser (bon sens). Une telle description de la pensée a besoin d’une théorie des faillites ou insuccès de la pensée, qui fait l’objet du 5e postulat, du négatif ou de l’erreur, selon lequel les déconvenues de la pensée sont l’effet de mécanismes externes, facile à endiguer (sens com­ mun), mais qui se produisent toujours à l’intérieur de la pensée (bon sens). Alors, une proposition reçoit nécessairement exacte­ ment la vérité qu’elle mérite (sens commun) d’après le sens qu’elle pose (bon sens) : c’est le 6' postulat de la fonction logique ou de la proposition. Une telle image de la vérité implique aussi bien que l’on confonde les problèmes avec leurs solutions (sens commun) en décalquant les problèmes des solutions disponibles (bon sens), selon le 7' postulat, de la modalité ou des solutions. En découle une triste image de la pensée, qui décalque les conditions trans­ cendantale de la pensée des figures de l’apprendre (sens commun), comme si penser consistait uniquement à retrouver les figures doxiques de la culture (bon sens) : c’est le 8' postulat de la fin ou

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du résultat1. Chaque postulat prend deux formes, l’une naturelle selon le sens commun, l’autre philosophique selon le bon sens, et à eux deux, ils écrasent la pensée sous l’image d’une représentation qui assujettit la pensée philosophique aux préjugés du sens com­ mun. L’image de la pensée représentative se définit par cette forme de bêtise qui coule la pensée dans les formes socialement convenues de la psychologie du penseur. Ce diagramme de la représentation détermine les conditions d’une pensée de la Différence. La récognition enferme la pensée dans un quadruple carcan, table fallacieuse des catégories de l’identique, que Delcuze décrit ainsi : l’identité dans le concept a besoin de l’opposition dans la prédication et débouche sur l’ana­ logie dans jugement et la ressemblance dans la perception. Iden­ tité, opposition, analogie et ressemblance fixent ainsi les quatre figures du même dans la pensée et définissent le programme théo­ rique de Différence el répétition2. Il faut libérer la pensée de ce qua­ druple principe de l’identité pour penser la Différence transcendantale. Que la pensée cesse de s’assigner comme fin la justification de sa propre image ne dépend pourtant pas de la bonne volonté du penseur ni de sa radicalité, mais des déterminations réelles de la pensée, d’une expérience, d’un choc. L’expérience littéraire pro­ pose une telle rencontre, et force la pensée à entrer en rapport non avec elle-même ni avec ses conditions immanentes d’exercice, mais bien avec l’hétérogénéité d’un signe. L’usage transcendant de nos facultés substitue à l’autonomie de l’entendement la passi­ vité d’une rencontre avec l’hétérogène, et remplace l’immanence d’une condition de possibilité plus large que le conditionné par le choc empirique d’une expérience immanente, mais hétérogène. Tout en conservant de Kant l’avancée du transcendantal, la pensée se fait création, à l’interstice d’une expérience imprévue qui ne se cantonne plus à la récognition des territoires bien connus du sujet. La structure catégorielle ne peut donc plus être tenue pour un pouvoir autonome de la pensée, faute de quoi on la réduirait à retrouver l’image qu’en donne le sens commun. L’autonomie de la pensée la réduit à ce décalque empirique (doxique). Pour garantir à la pensée une puissance de libération à l’égard des représentations 1. Deleuzc, DR, 216-217. 2. Delcuze, DR, 337. 83

DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

toutes faites, Dcleuze articule sa puissance déductive à une véritable passivité. La répartition kantienne de la spontanéité catégorielle et de la réceptivité sensible s’en trouve déplacée, mais elle n’est pas absente de la conception de Deleuzc, qui la loge maintenant au cœur de la pensée : au lieu de répartir les tâches de la connaissance entre l’entendement et la sensibilité, réservant la spontanéité aux conditions quid juris de l’expérience, et l’affection à la rencontre intensive de la matière dans la sensation, Dcleuze exige pour la pensée une affection, une réceptivité qui ménage son accès direct à l’expérience (ruinant ainsi la séparation entre phénoménal et nouménal) pour garantir à la pensée ce qu’il considère être sa véritable autonomie, une émancipation à l’égard des contenus doxiques de l’expérience, une indépendance, une puissance d’affirmation qui lui pennet de créer, et non de retrouver en elle les contenus d’une science ancienne, d’une morale convenue, du bien connu. Cette autonomie est en réalité une hétéronomie, une affection qui s’avère la condition d’une pensée créatrice. La passivité appa­ raît comme la chance de la philosophie : c’est elle qui lui permet d’échapper à la posture réflexive de la représentation et de procé­ der par construction de concept : si la philosophie est l’art de « former, d’inventer, de fabriquer des concepts »', si elle est puis­ sance d’invention et non réflexion, c’est qu’elle pense sous la vio­ lence du signe. L’empirisme transcendantal, selon Deleuze, reste donc bien transcendantal puisqu’il exige que la pensée statue en droit sur ses conditions d’exercice, mais il s’affirme empirique pour garantir à la déduction quid juris une prise sur le réel. Ce point, dont l’importance n’est pas contestable dans l’élabo­ ration de Différence et répétition, n’a rien d’un kantisme de circons­ tance, inconséquence de jeunesse ou masque provisoire d’une pensée qui n’a pas encore trouvé son assise propre. Dans les pre­ mières pages de Qu’esl-ce que la philosophie ?, c’est bien à Kant que Deleuze fait à nouveau appel pour définir la philosophie comme connaissance par concepts purs. « On peut considérer comme décisive, au contraire, cette définition de la philosophie : connais­ sance par purs concepts. » Seulement, Kant a tort de distinguer la connaissance par concept de la philosophie et la connaissance par construction de concepts des sciences et des mathématiques, qui s’alimentent directement à l’intuition, réservant pour elles seules

1. Dcleuze, Guatlari, QP> 8.

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TYPOLOGIE DES SIGNES ET THÉORIE DES FACULTÉS

une capacité d’invention déductive que Dclcuzc exige pour la phi­ losophie. « Car, suivant le verdict nietzschéen, vous ne connaîtrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés [...]. »' L’usage transcendant des facultés détermine donc la création de pensée, sa génitalité pour parler avec Artaud : penser n’est pas inné mais doit être engendré dans la pensée. Ce qui engendre la pensée dans la pensée, c’est l’irruption violente du signe, qui porte la pensée à son usage transcendant qui est en même temps son point de rupture. Créer consiste donc à faire l’expérience de l’im­ pouvoir de la pensée, en la portant à sa limite, là où ce qu’elle « est forcée de penser, c’est aussi bien son effondrement central, sa fêlure, son propre “impouvoir” »2. À cette condition seulement, le transcendantal peut être justiciable d’un empirisme supérieur qui ne se calque plus sur les formes empiriques du sens commun ordi­ naire3. C’est aussi l’occasion de saluer l’inventivité profonde de Kant, en montrant que pour l’imagination et dans le cas du sublime, c’est Kant qui invente l’usage disjoint, la violence faite à la pensée, et la discordance essentielle entre pensée et imagination qui conditionne un nouveau type d’accord.

4 / DU SUBLIME KANTIEN À L'IMAGE-TEMPS DU CINÉMA

En tordant ainsi le kantisme pour affirmer que « la forme transcendantale d’une faculté se confond avec son exercice dis­ joint, supérieur ou transcendant »4, Dcleuze saluait pourtant d’une autre manière l’inventivité profonde de Kant. Loin d’en finir avec le kantisme, il indiquait plutôt la direction d’un nouvel usage de la Critique du jugement, prenant cette fois résolument appui sur l’Analytique du sublime, et sur l’accord discordant entre les facultés qu’elle promeut. En somme, la torpille grâce à laquelle Dcleuze fait voler en éclat l’édifice mesuré de la doctrine des facultés provient de l’œuvre de Kant elle-même. La définition du sublime que Delcuze inocule avec insolence dans la doctrine des facultés fait peut-être à ses yeux vaciller le massif kantien, mais elle lui permet en réalité de passer d’une lecture classique de la 1. 2. 3. 4.

Dclcuzc, Delcuze, Delcuze, Delcuze,

Guattari, QP, 12. DR, 192. DR, 186. DR, 186 ; P, 121. 85

DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

belle ordonnance systématique à cette vision du système qui donne la « formule d’un Kant profondément romantique ». S’il considérait en 1963 que «dans la Critique du jugement, le classi­ cisme achevé et le romantisme naissant trouvent un équilibre complexe » - l’esthétique formelle du beau équilibrant le pathos du sublime -, Deleuze déplace de plus en plus le centre de gravité du système vers la découverte tardive du sublime, invention théo­ rique qui relance selon lui l’appareil kantien, et culmine avec l’exercice déréglé des facultés, « dernier renversement kantien [...] qui va définir la philosophie future »'. Au moment de se lancer dans l’entreprise hardie d’une philo­ sophie du cinéma, Deleuze reprend la Critique du jugement, et l’as­ socie à Matière et mémoire de Bergson, pour problématiser les rap­ ports entre pensée et signe. La pensée surgit sous le choc d’une sensation : c’était le résultat de l’empirisme transcendantal dans l’analyse de Proust. La violence faite à la pensée révèle le mode sur lequel la pensée se montre inventive, et corrélativement, son essentielle passivité. Passivité et création s’impliquent nécessaire­ ment, et la création se produit sur un mode extrinsèque, contin­ gent et matériel. On pouvait croire Deleuze à ce point tout à fait détaché de Kant, alors que cette hérésie du point de vue kantien l’inscrit au contraire dans la postérité romantique de Kant. Impossible en effet de lire « les signes de l’art nous forcent à pen­ ser » sans y voir la trace de l’idée esthétique, « symbole qui donne à penser »2, même si Deleuze transforme la surabondance du don en exposition clinique d’un rapport de forces. De ce point de vue, la définition du sublime sert de modèle non seulement pour la philosophie de l’art, mais pour la création de pensée. Dans ['Analytique du sublime en effet, Kant découvrait l’ac­ cord discordant des facultés et l’effraction du sensible comme vio­ lence. Le jugement « c’est sublime » exprime une harmonie para­ doxale, un accord réalisé au sein d’une tension douloureuse. À cette caractérisation, classique depuis Burke, du sublime comme affect mixte de plaisir et de douleur, « accord discordant, har­ monie dans la douleur »3, Deleuze donne, on l’a vu, deux prolon­ gements singuliers : l’affection du sublime doit être comprise comme une effraction, portant les facultés à leur point de tension 1. Dcleuzc, PCK, 83; CC, 47-49. 2. Dcleuzc, P, 120 et Kant, Critique de la faculté de juger, § 49. 3. Dcleuzc, « Genèse... », art. cite, 121.

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maximale, point de rupture que Dcleuze considère comme leur usage transcendant, leur limite. Et cette limite, où la faculté s’ex­ ténue devant la disproportion de l'affect marque le point où elle se rebrousse en pathos. Ce point était acquis en 1963 : « Voilà que le sublime met l’imagination face à ce maximum, la force à atteindre sa propre limite, la confronte avec ses bornes. L’imagination est poussée jusqu’à la limite de son pouvoir. »' Comment déterminer cette force qui s’impose à la pensée en débordant nos facultés ? En 1983, Deleuze l’appelle « image », en se référant à l’analyse bergsonienne de l’image comme complexe de forces en mouvement, signe matériel qui nous affecte. L’image ne qualifie plus alors l’implicite de la pensée, la représentation fautive que la pensée se donne d’elle-même, mais la violence de l’affection sensible. Or le sublime chez Kant se définit justement par l’excès et la disproportion, sous lesquelles le sujet se trouve submergé en même temps que défait par la grandeur (sublime mathématique) ou la puissance (sublime dynamique) d’une affec­ tion. Deleuze valorise, à la Différence de Kant, le moment d’im­ puissance et de passivité, où la faculté, poussée à la limite de son pouvoir, subit la nouveauté intrusive d’une image qui la force à penser, et se déploie en pathos. Est sublime l’image (ou complexe de forces) qui dépasse nos capacités de riposte et enraye nos schè­ mes sensorimoteurs, portant nos facultés à leur limite. Alors, nous passons de la perception engagée dans l’action à un nouveau mode de rapport au sensible, que Delcuze détermine, sur le mode de l’intuition bergsonienne, comme un passage du mouvement actif (image-mouvement) au changement intensif (image-temps). Le sublime apparaît alors comme le mode selon lequel certaines images, certains complexes de signes, nous sollicitent et nous for­ cent à penser. Non toutes les images il est vrai, car la plupart d’entre elles se complaisent à provoquer en nous un réflexe doxique, une conduite sensorimotrice qui se contente de répéter un cliché. En délivrant la perception de l’action commune et du cliché des conduites ordinaires, le sublime nous empêche de décharger les situations en motricité. Portant la perception à la limite de son pouvoir, il la libère pour un exercice sensoriel supérieur, que Deleuze nomme vision, images sensorielles optiques ou sonores.

1. Deleuze, «Genèse...», art. cité, 122.

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Cette distinction entre l’image motrice, active et individuée (image-mouvement) et l’image bouleversante qui dépasse nos capacités de réaction et nous fait sentir « un peu de temps à l’état pur » (image-temps) explique la valeur opératoire du concept de sublime dans l'analyse du cinéma mais aussi dans toute la pensée de la création. Non seulement la notion, dans la dimension tech­ nique de sa distinction entre sublime mathématique et dyna­ mique, permet à Dcleuzc d’asseoir son analyse des différents types de montage et des propriétés de l’image cinématographique, mais surtout elle rend compte du passage entre l’image-mouvement, le cinéma d’action centré sur les péripéties de personnages individués, qui caractérise plutôt le cinéma d’avant-guerre, et le néoréalisme contemporain de l’image-temps. Dans le cinéma d’avant-guerre, Deleuze sélectionne quatre dif­ férent types de montage, le montage organique actif du cinéma américain (Griffith), le montage dialectique et matériel du cinéma soviétique (Eisenstein), l’école française (Renoir) et l’expression­ nisme allemand (von Stroheim) - sans qu’il faille donner à cette classification de rôle exhaustif, ni prescriptif : Deleuze s’essaye simplement à proposer une typologie des images, qui aide à la création de concepts cinématographiques. Les catégories du sublime mathématique et dynamique permettent de préciser la singularité des écoles française et allemande, qui se distinguent des cinémas américain et soviétique parce qu’elles franchissent et dis­ solvent les bornes organiques d’un montage centré sur l’action individuelle ou collective et l’alternance entre segments d’actions et gros plans psychologiques. L’école française, avec son goût pour le mouvement (le cinétisme, comme art du visuel, dans Ballet mécanique du peintre Léger, ou Photogénie mécanique de Grémillon), et son sens de l’eau, de la mer ou des rivières (Vigo, L’Atalante) dépasse la belle unité organique et s’oriente vers une mécanique des fluides affranchie de toute consistance organique définie. En distinguant le « plus de lumière ! » du cinéma expressionniste alle­ mand du « plus de mouvement ! » du cinéma français d’avantguerre1, Deleuze relance de manière inventive la distinction entre le sublime mathématique et dynamique. Alors que dans le cinéma français, chez Gance ou chez L’Herbier, l’imagination est aux pri­ ses avec l’immense et la disproportion de quantités de mouve-

1. Deleuze, IM, 73. 88

TYPOLOGIE DES SIGNES ET THÉORIE DES FACULTÉS

monts qui la réduisent à l’impuissance dans le vertige d’une danse mécanique, dans l’expressionnisme allemand de Wegener ou de Murnau la modulation du clair-obscur dissout les contours du montage réaliste dans la puissance de la lumière. Le sublime est opératoire pour penser la dissolution des formes individuelles organiques dans le devenir intensif des forces : c’est pourquoi il est également requis pour penser le passage de l’image-mouvement à l’imagc-tcmps. Ces deux catégories repré­ sentent moins deux étapes successives de l’histoire du cinéma que deux modalités, en réalité coexistantes, du rapport à l’événement. Selon qu’un événement est assimilable sur le mode sensorimoteur, qu’il entre dans les catégories d’action du personnage ou qu’il dépasse ses capacités de riposte, il relève de l’image-mouvement ou de l’image-temps. Lorsque l’événement retentit sur un mode sensorimotcur, encadré par une perception qui le saisit et une action qui y répond, l’image se fait image-mouvement, centrée sur l’unité individuelle organique d’un corps qui prolonge une situation en action. L’image-temps consiste en une dissolution et une intensification sublime de l’événement qui rompt la belle unité classique de l’image-mouvement, organisée autour de la psychologie d’un per­ sonnage et de l’unité d’une action. La situation ne se prolonge plus en situation, elle s’éprouve. Le sujet, incapable de riposte, n’est plus en mesure de neutraliser l’événement par un échappe­ ment moteur, une action, une réaction psychologique, mais se trouve rivé, sans défense, à la puissance d’une affection. L’histoire narrative organique laisse la place à une description différente, que Deleuze nomme l’image-temps : le mouvement cesse d’être translation motrice pour se faire expression du devenir. Il fallait que la voie causale et psychologique du mouvement soit barrée pour que se déclenche la violence visionnaire de l’événement comme voyance. Le sublime nous empêche de dissiper l'affect en énergie motrice et nous oblige à le convertir en pensée. On mesure la fécondité mais aussi la distorsion que subissent les catégories kantiennes au gré de ce parcours dans l’œuvre de Deleuze. Ces opérations successives tentées sur le corpus kantien ne doivent pas scandaliser les puristes puisqu’elles indiquent au contraire la vitalité résistante de son texte. Si Deleuze estimait prendre congé de Kant, c’est en retournant contre lui sa propre définition du sublime, de sorte qu’à une première lecture, clas­ sique et structurale de la doctrine des facultés, succédait, avec

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r

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l’empirisme transcendantal et la lecture de Proust, une lecture romantique de la troisième Critique, axée sur le libre jeu des facul­ tés et leur exercice transcendant, réinterprété comme déborde­ ment sublime, débordement qui prend, avec la philosophie du cinéma, l’ampleur d’une véritable logique de la pensée. Si Delcuze élabore cette théorie de l’exercice transcendant, et trouve dans l’Analytique du sublime cet « accord discordant », qui lui permet de substituer un pathos de l’idée à la transparence de la raison, il s’agit bien sûr d’une création delcuzienne. Kant n’au­ rait validé ni la transformation du sublime en catégorie de l’art, ni cette esthétique matérielle du pathos et de l’usage transcendant des facultés, qui place la pensée en rapport avec son impouvoir et sa passivité, tout comme il aurait reculé devant cette lecture du sublime mathématique et dynamique comme puissance informelle et difforme. La désinvolture même de l’opération assure pourtant la muta­ tion du concept et sa vivacité dans la philosophie actuelle. C’est bien Kant qui invente cet usage disjoint, cette violence faite à la pensée, et qui promeut une nouvelle image de la pensée, où les facultés entrent dans un type inédit de rapport, un « libre jeu » indéterminé, tandis que la pensée éprouve la limite de son pouvoir sous la force qui l’affecte. La fécondité du concept de sublime per­ met ce parcours contrasté dans l’opus kantien, et explique l’inlas­ sable curiosité avec laquelle Deleuze ouvre toujours à nouveau la Critique du jugement. Le sublime ne permet pas seulement de définir le rapport de la pensée avec le sensible, de la philosophie avec l’art ; il assure la conversion du bien connu, des clichés sensorimoteurs et des conduites doxiques en découverte du nouveau, sur ce mode irruptif et violent que Delcuze fixe à la création, et grâce auquel « la subjectivité prend un nouveau sens, qui n’est plus moteur ou matériel, mais temporel et spirituel »'.

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I t

I. Delcuze, 1T, 67.

CHAPITRE V « UN PEU DE TEMPS À L’ÉTAT PUR » : BERGSON ET LE VIRTUEL

Le rapport entre types de signes et pensée ne dépend pas seule­

ment de la logique des facultés que nous venons d’analyser avec Kant, mais de ce que Deleuze nomme de manière bergsonienne les « lignes de temps » impliquées par les mondes de signes. Pour saisir le statut de l’essence chez Proust, et la manière dont la litté­ rature met la pensée en contact avec la violence de la sensation, il nous faut maintenant nous tourner vers la philosophie de Bergson, décisive pour le montage de l’empirisme transcendantal, et reprise avec une magistrale aisance dans les volumes consacrés au cinéma. Badiou le note avec justesse : « Deleuze est un magique lecteur de Bergson, qui est à mon avis son vrai maître, plus encore que Spinoza, plus encore que Nietzsche. »' Depuis le début de son analyse de La recherche, Deleuze dis­ tingue les types de signes en fonction de leur ligne temporelle, et explique le débordement sublime qui porte la pensée à créer du nouveau comme la rencontre avec « un peu de temps à l’état pur ». Les quatre types de signes, et les facultés respectives qu’ils impliquent, font résonner préférentiellement différentes lignes de temporalité. Le vide, la bêtise, le formalisme des signes mondains relèvent du temps que l’on perd ; les signes amoureux, d’un temps toujours perdu. Les signes sensibles exhibent un temps retrouvé au sein du temps perdu. Les signes de l’art, enfin, développent un « temps originel absolu », « un peu de temps à l’état pur », cette 1. Badiou, Deleuze, op. cil., p. 62. Voir aussi l’article d’Alliez, « Sur le bergso­ nisme de Deieuze », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Alliez (cd.), op. cil.. 1998, p. 243-264.

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mystérieuse essence de l’art, dont nous devons rendre compte pour expliquer les opérations de l’empirisme transcendantal1. À chaque espece de signes correspond une ligne de temps privi­ légiée, de sorte qu’il nous faut maintenant expliquer cette pluralité discordante des durées et comment elles peuvent coexister virtuel­ lement2. L’absolu auquel Dcleuzc se réfère dans la première ver­ sion de Proust est donc le temps, non le temps empirique du présent, mais un temps « absolu », « éternité véritable »3, écrit Delcuze, ce qui semble bien loin de ses déclarations d’empiriste et de philo­ sophe du devenir ! Le privilège de l’art tient à ce qu’il met la pensée en contact sensible avec l’essence : « L’essence ainsi définie, c’est la naissance du Temps lui-même [...] le temps tel qu’il est enroulé dans l’essence. »4 Comprendre comment Dclcuze peut se risquer à faire du temps une essence pure sans compromettre l’empirisme qu’il revendique, voilà le problème qui s’ouvre devant nous.

I ! L'ESSENCE ET LE CRISTAL DE TEMPS

On peut définir l’essence, qui joue un rôle décisif dans l’archi­ tectonique des signes de La recherche en déterminant le rapport du signe et du sens5. L’usage disjoint des facultés dans leur exercice involontaire nous donne accès au temps, « un peu de temps à l’état pur », disait Proust6 - le temps non tel qu’il est donné dans l’affection subjective du souvenir, mais tel qu’il se conserve en soi. Comment définir cette essence du temps à l’état pur ? Il ne s’agit pas du présent empirique, ni d’ailleurs du souvenir, comme vécu subjectif. Quel intérêt y aurait-il à conserver « Combray tel qu’il a été vécu »’ ? Ce qui est conservé dans l’art n’est ni l’état de choses empirique, ou du moins, pas sous sa forme d’actualité présente, ni son affection subjective, car c’est bien Combray « en soi » qui est conservé. S’agit-il alors de la Différence entre l’ancien moment et 1. Dclcuze, P. 34. 2. Dclcuze, B, 95. 3. Dclcuze, P. 60. 4. Dclcuze, P, 58-59. 5. Dclcuze, P, 108. 6. Prousl, A la mhmht du temps perdu, op. cil., t. III, 872. Nouvelle théorie du fragment P, 136. 7. Dclcuze, P, 71 ; DR, 115.

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«UN PEU DE TEMPS À L’ÉTAT PUR»: BERGSON ET LE VIRTUEL

l’actuel, eu quoi consiste cette expérience forte du passe qui délivre l’essence de Combray ? Le passé se détache du présent empirique : en cela, Delcuzc applique à Proust une lecture bergsonicnnc, compare Bergson et Proust en les disant profondément platoniciens. Tous deux admet­ tent en effet « une sorte de passé pur », « un être en soi du passé »'. Leur platonisme diffère cependant : chez Proust, cet être en soi est éprouvé, vécu à la faveur des expériences de revivis­ cence qui délivrent la coïncidence entre deux instants du temps. L’accent porte sur la possibilité de sauver ce « passé pur pour nous » grâce à l’art et au travail du style. Bergson ne s’intéresse pas à la survivance pour nous du passé pur, mais à son existence en soi, qui implique la coexistence du passé et de l’actualité du présent. Chez Bergson, le passé (souvenir) et le présent (percep­ tion) ne sont donc pas successifs mais contemporains. Cette posi­ tion du passé en soi, distinct du présent et simultané, permet de rendre le changement substantiel et implique le nécessaire pluralisme des temps éprouvés par les vivants. Cela explique la place extraordinaire que tient Matière et mémoire dans l’œuvre de Dcleuze, et cela, depuis son premier article sur Bergson : « Tout le mouvement de la pensée bergsonienne, nous le trouvons concentré dans Matière et mémoire. » « Si Matière et mémoire est un grand livre, poursuit-il dans Différence et répétition, c’est peut-être parce que Bergson a pénétré profondément dans le domaine de cette synthèse transcendantale d’un passé pur, et en a dégagé tous les paradoxes constitutifs. »2 En effet, premier paradoxe, la possibilité même du souvenir implique l’existence en soi du passé, qui échappe à la dimension psychologique et intime du souvenir individuel, pour devenir la condition même sous laquelle le présent peut seulement se mettre à changer, devenir et passer. Le passé, chez Bergson, devient la condition de la succession. Dans les Données immédiates, la durée comme succession réelle impliquait la « coexistence virtuelle du pré­ sent et du passé ». Dans Matière et mémoire, la « survivance en soi du passé s’impose donc sous une forme ou sous une autre »■*, ce qui implique qu’elle s’impose absolument, non que cette forme soit quelconque. Comme elle ne peut être actuellement présente, il en 1. Delcuzc, B, 55, n. 1. 2. Delcuzc, « Bergson... », art. cite, p. 299 ; DR. 110, B. 57. 3. Bergson, Molière et mémoire, p. 290.

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découle le premier paradoxe de la contemporanéité du passé avec le présent. Mais si le passé est contemporain du présent qu’il a été, c’est en venu d’un deuxième paradoxe, celui de la coexistence du passé avec le présent. Cela fait du passé, selon Delcuze, non plus une dimension du temps équivalente au présent et au futur, mais sa condition, synthèse constituante dont présent et futur composent seulement les dimensions. La réalité du passé n’est donc pas celle d’un être révolu, donné et statique, d’un présent périmé, mais bien d’un devenir rétif à l’actualisation, subsistant de manière irré­ vocable, indifférent aux présents qui se succèdent. Le mode de réalité du passé n’est pas celui, extensif et actuel, de la présence ou de l’existence, mais bien celui de l’insistance. Delcuze oppose ainsi tenne à tenne l’existence, actuelle et présente, à l’insistance vir­ tuelle et passée. Il en découle, troisième paradoxe, la décisive coexistence du passé avec le présent, de sorte que chaque actuel forme la pointe la plus contractée du passé tout entier, qu’il actua­ lise et qu’il expulse dans le présent de l’existence, tandis que le passé, impliqué, insiste dans le présent. La coexistence du passé et du présent impose la position d’un virtuel, qui alimente toute la philosophie dcleuzienne. C’est pour­ quoi Bergson, selon Deleuze, « est celui qui porte au plus haut point la notion de virtuel, et fonde sur elle toute une philosophie de la mémoire et de la vie »‘ : une telle philosophie « suppose que la notion de virtuel cesse d’être vague, indéterminée »2. Le virtuel est réel, mais il n’est pas actuel, car tout ce qui est actuel est présent, donné comme une réalité concrète mais chan­ geante. L’actuel désigne l’état de chose présent ; le virtuel, tout ce qui n’étant pas actuellement présent, est néanmoins réel. Deleuze renouvelle ainsi la logique modale en la temporalisant : au présent matériel actuel s’oppose le passé virtuel idéal. Servant à poser une réalité non actuelle ayant le même degré d’être que l’actuel, le vir­ tuel engage le statut-d’une idéalité inactuelle autant que celui de la réalité du temps. Pour autant, le virtuel n’est ni psychologique ni mental, de même que le souvenir pur (image virtuelle) existe en dehors de la conscience, dans le temps. Selon Delcuze, « nous ne devrions pas avoir plus de peine à admettre l’insistance virtuelle de souvenirs purs dans le temps que l’existence actuelle d’objets non 1. Delcuze, B, 37. 2. Delcuze, B. 96.

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perçus dans l’espace »‘. À l’existence extensive du présent actuel, spatial et donné répond l’insistance du virtuel, réel mais non actuel. Nous approchons de l’explication de la formule par laquelle Proust exprime ces états d’expérience que l’art seul est capable d’exhumer : « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits », « un peu de temps à l’état pur ». « La meilleure formule pour défi­ nir les états de virtualité serait celle de Proust : “réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits”. »2 La formule proustienne scande d’un bout à l’autre de l’œuvre la définition du virtuel, même si sa résolution théorique se transforme. Dans la première version du travail sur Proust, « ce réel idéal, ce virtuel, c’est l’essence »3, et cette essence délivre « l’être en soi du passé »4. L’essence ainsi déterminée n’est ni atemporelle, ni éternelle, elle est virtuelle. Alors, le virtuel, c’est le « passé pur »5. Il y a là une difficulté : la greffe de l’axe temporel sur l’axe ontologique, nécessaire à une philosophie du devenir, peut faire croire que le virtuel devrait avoir été actuel, que l’idéalité relève du passé et devrait avoir été présente, ou que le virtuel est antérieur à l’actuel. C’est se méprendre sur le statut du passé : le profond bergsonisme de Deleuze donne au passé le statut de virtuel qui n’a jamais été pré­ sent. L’objet virtuel est essentiellement passé ; il n’est pas un ancien présent, mais « un lambeau de passé pur », « toujours un “était” »6, dont le statut paradoxal, à l’instar de l’objet = x kantien ou du phallus chez Lacan, inactif, hors d’atteinte, figure dans DifJèrence et répétition l’être en soi, le fondement du présent. Ce mon­ tage audacieux du passé pur et de l’objet = x tient à ce que Berg­ son conçoit le passé pur sur le mode dépsychologisé du souvenir virtuel ou souvenir pur, donné en dehors de toute individuation psychologique. Un tel passé s’avère à la fois inconscient et dange­ reux, impersonnel et suffocant, à la limite extrême de l’individua­ tion vitale7. À titre de virtuel, il figure le noumène en deçà de nos

1. Deleuze, IT, 107. 2. Deleuze, B, 99 ; DR, 269. 3. Nous verrons que cette essence est déterminée comme « structure » et comme « Idée », dans Différence et répétition, comme « Incorporel » et « événement pur » dans Logique du sens, comme « multiplicité », dans .Mille plateaux, puis comme «événement pur ou réalité du concept» dans Qii'est-ce que la philosophie? 4. Deleuze, P, 76. 5. Deleuze, «Différence», art. cité; DR, 134-135. 6. Deleuze, DR, 135. 7. Deleuze, DR, 2e synthèse; B, 51.

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représentations ; à titre d’inconscient, il renvoie à la mécanique de la répétition qui attise notre désir. Par une contraction hardie, Deleuze associe passé pur, Éros et noutnènc pour garantir la réminiscence érotique de la répétition. Le virtuel fait alors ligure de passé dépsychologisé, fragment qui manque à sa place, éternel retour de la répétition. Si le passé coexiste avec le présent qu’il a été, il se conserve en soi, sur un mode non chronologique. Deleuze revient dans L’image-temps sur l’importance de ce passé pur défini dans Matière et mémoire : le passé est plus décisif que le présent parce qu’il com­ prend l’opération la plus fondamentale du temps. Il se constitue en même temps que le présent, de sorte que le temps se dédouble en permanence, se scinde en directions hétérogènes, en deux jets, dont l’un fait passer tout le présent, tandis que l’autre conserve tout le passé1. Ce dispositif bergsonien est nécessaire pour comprendre la philosophie du temps, que Deleuze élabore avec les trois synthèses temporelles de Différence et répétition, l’habitude, le passé pur et l’éter­ nel retour, et qu’il rejoue dans la grande disjonction stoïcienne d’Aiôn et de Chronos de Logique du sens. Les trois synthèses temporelles s’enchaînent selon une ligne d’approfondissement de notre rapport au temps : la première syn­ thèse passive de l’habitude introduit l’actuel présent, qui change ou passe sans cesse ; la deuxième synthèse de la mémoire concerne le passé virtuel à l’état pur, et la troisième synthèse de la répétition royale, synthèse active de l’avenir, s’ouvre sur la dimen­ sion imprévisible du nouveau achronologique. En rejouant les trois synthèses transcendantales kantiennes et les ekstases temporelles de Heidegger sur la table du devenir, Deleuze produit une philosophie du temps qui relie passé, présent et avenir de manière singulière et montre comment ils contribuent à la constitution subjective de notre individualité2. La première synthèse du temps expose l’actualité du présent comme une syn­ thèse passive, produisant l’individu comme résultat d’une habi­ tude, d’une contraction de forces qui contemple le présent en lui soutirant l'avenir. Thématique humienne et plotinienne, même si la contemplation, selon Deleuze, n’est pas une intellection, mais une contraction matérielle de forces actualisées. Le vivant main­ tient sa présence actuelle grâce à cette synthèse de l’habitude, qui 1. Deleuze, DR, 110-111 ; IT, 108-109. 2. Heidegger, Être et temps, § 65.

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«UN PEU DE TEMPS À L’ÉTAT PUR»: BERGSON ET LE VIRTUEL

contracte les forces de la matière en soutirant une Différence à la répétition. La deuxième synthèse, passive elle aussi, est la synthèse trans­ cendantale de la mémoire : elle constitue l’être du passé comme principe qui fait passer le présent, et conserve le présent. C’est elle qui garantit la première synthèse de l’habitude, puisque le présent actuel « n’est que le passé tout entier dans son état le plus contracté »'. Pourtant, nous ne pouvons vivre l’être en soi du passé comme nous vivions la contraction passive de l’habitude, sauf lorsque nous l’éprouvons dans la composition de l’art. Selon Deleuze, Proust prend ici le relais de Bergson : il sauve le passé sous une forme qui montre qu’il est irréductible à une présence, actuelle, ou bien ancienne. Avec la littérature (qui n’a ici nul privi­ lège car il en est de même pour les autres arts, cristal de temps au cinéma, musique ou peinture) « Combray surgit, sous la forme d’un passé qui ne fut jamais présent : l’en-soi de Combray »2. Ce passé qui n’a jamais été présent est le passé pur. La troisième synthèse, active, « la répétition royale », concerne l’avenir comme éternel retour. Elle n’affecte que le nouveau et s’ouvre sur la dimension imprévisible de l’étemel retour. Le chan­ gement informel, imminent, irréductible à l’instant précédent se dégage ainsi du schème chronologique de l’avant et de l’après. Avec la troisième synthèse, nous atteignons le niveau le plus intense de l’analyse, celui où le temps sortant « hors de ses gonds » cesse d’être mesuré par le rythme cardinal des astres, s’affranchit du cercle du cosmos, cesse d’être soumis à la période du mouve­ ment cosmique pour se dérouler, ordinal, comme pur ordre du temps. « L’apport prestigieux de Kant » introduit « le temps dans la pensée »3, dans la fêlure du Je, et renverse la formule antique d’un temps nombré par le mouvement des astres, pour promou­ voir la figure moderne du temps infini, qui nombre le mouve­ ment. Le temps devient la relation suivant laquelle nous nous affectons nous-même, mais il n’a plus rien d’un fondement de la subjectivité. Pour exprimer ce nouveau rapport entre temps et subjectivité, Dcleuzc crée le néologisme de l’effondement, entre l’effondrement et l’absence de fondement, pour définir le caractère non originaire 1. Dcleuzc, DÆ. 111. 2. Dcleuzc, DR. 1 15. 3. Dcleuzc, DR, 116-125.

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du temps, et indiquer son hostilité polémique à l’égard des phéno­ ménologies du fondement et des origines : le temps ne peut appa­ raître comme le fondement de la subjectivité, mais il VeJJbnde comme une multiplicité intensive qui ne cesse de se diviser en changeant de nature. La forme vide du temps ne soutient pas le Je qu’elle fclc. Lorsque Deleuze reprend la belle formule de Shakes­ peare : « le temps est hors de ses gonds », c’est pour insister sur ce renversement kantien qui scande la philosophie de la nature. Avec Kant, le temps, oui ofjoint, sort des gonds cardinaux de la nature, et n’est plus rythmé par le mouvement céleste, mais devient ordinal, et s’intériorise comme pure hétérogénéité. De cette analyse complexe, nous ne pouvons à cette étape de la discussion retenir que trois principes. Premier principe : le temps n’est pas successif, mais hétérogène, et le nouveau ne s’inscrit pas dans une succession. Il faut se garder de confondre le nouveau avec le futur, et de l’opposer à l’ancien. Le nouveau n’est pas la propriété de l’avenir, mais désigne la permanence du devenir, ou l’insistance de l’événement. C’est pourquoi Deleuze compte sur l’étemel retour nietzschéen pour éviter d’imprimer à l’actuel la téléologie d’un élan vital. Le temps ne se limite pas du tout à la flèche d’actualisation du passé vers le futur qui concerne seule­ ment la première synthèse. De même que le passé n’est pas l’une des dimensions du temps, mais la synthèse du temps tout entier, l’avenir ne nous affecte pas comme un futur préexistant, mais comme un devenir, capable de rejouer entièrement notre passé. Deuxième principe : le temps consiste en cette scission, ce jail­ lissement en gerbe du passé pur et de l’actualisation du présent. Le temps se dédouble perpétuellement entre l’actuel présent et le passé pur, et c’est ce qui explique l’usage que fait Deleuze clans Logique du sens de la distinction stoïcienne de Chronos et d’Aiôn, qui reprend et remplace les trois synthèses de Différence et répétition, sans doute trop dialectiques dans leur structure ternaire, trop pro­ ches des trinités heideggériennes et kantiennes. Chronos, le pré­ sent qui passe, reprend l’actualité de la première synthèse, tandis qu’Aiôn conjugue de manière disjonctive le passé pur et le devenir achronologique de la deuxième et de la troisième synthèse. Aiôn comprend les dimensions virtuelles du passé et de l’avenir qui insistent dans le présent et qui évitent l’actualité. Passé pur et devenir concernent les modalités non actuelles, non présentes mais bien réelles du temps disjoint. C’est Aiôn qui permet à Chro­ nos de passer, et en chacune de ses pointes de présent, Aiôn

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imprime à Chronos sa charge intense de devenir. Cette disjonc­ tion du temps achronologiquc et du présent vivant reprend et confirme la dualité du virtuel et de l’actuel. Troisième principe : le virtuel n’est pas antérieur à l’actuel, il n’est pas originaire ni principicl, et ne doit pas être posé comme son fondement, d’où le motif de Vejjbndemenl. L’expérience la plus importante que l’art nous permette d’effectuer sur son mode non psychologique, puisqu’il n’appartient pas à nos souvenirs person­ nels, c’est bien cette coexistence, cet échange peqoétuel de virtuel et d’actuel. Du cinéma, également, Dcleuze tient qu’il présente « le temps en personne, un peu de temps à l’état pur », un « cristal de temps »', exactement ce que qu’il disait de l’essence dans la première version de Proust. Ce cristal, non chronologique, est indifférent à la flèche vitale de l’actualisation. L’actualisation ou passage du virtuel à l’actuel, en quoi consiste l’individuation vitale n’est pas la dimension la plus importante du temps ; pour Dcleuze, l’insistance du virtuel dans l’actuel, qu’il appelle cristalli­ sation ou contrc-effectuation, est tout aussi ou même plus impor­ tante encore. Le virtuel affleure dans l’actuel, lorsqu’il s’agit de l’extra-temporalité de l’événement, ou de l’insistance du passé vir­ tuel dans l’actuel en quoi consiste la cristallisation. Mais actuel et virtuel restent strictement corrélatifs et coexistants : ce résultat décisif du système, clairement formulé dès Le bergsonisme est constamment répété par Dcleuze jusqu’à ses textes ultimes sur le virtuel : « ce qu’on appelle virtuel n’est pas quelque chose qui manque de réalité, mais qui s’engage dans un processus d’actuali­ sation en suivant le plan qui lui donne sa réalité propre »-’.

2 / LES DEUX MULTIPLICITÉS

Différence et répétition converge vers ce problème : à quelles condi­ tions peut-on penser le nouveau comme une véritable création3 ? Comment penser ce qui change ? La première réponse que Dcleuze apporte à ce problème est bergsonienne : ce qui change doit être pensé comme une hétérogénéité, qui dure. La durée est une telle hétérogénéité persistante, continuellement changeante. 1. Dclcuze, 1T, 110. 2. Dclcuze, Immanence..,, RF, 363. 3. Dclcuze, Pli, 107.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Pour définir le temps comme devenir et durée, trois conditions sont requises : un concept de changement qui permette de théori­ ser le nouveau ; une conception de la multiplicité qui garantisse sa réelle hétérogénéité ; une définition de la durée qui ne la réduise pas à une expérience subjective. L’œuvre philosophique de Bergson, telle que Delcuze la pré­ sente, répond rigoureusement à ces critères. La persistance avec laquelle Delcuze revient toujours à Bergson signale à quel point les étapes de son dialogue avec lui scandent la constitution de son propre système : les deux articles de 1956 définissent la Différence en elle-même ; ils sont développés deux ans après Proust I dans Le bergsonisme (V-fà&p dont les deux résultats les plus importants, l’arti­ culation du virtuel et la théorie des multiplicités, sont réélaborés avec soin dans les trois synthèses temporelles de Différence et répéti­ tion, dans la dualité de Chronos et d’Aiôn, puis dans Limage-mou­ vement, actuelle et individuée, et l’image-temps cristalline et virtuelle des volumes sur le cinéma. Deleuzc contracte de manière saisissante l’œuvre de Bergson autour d’une double trajectoire : la durée tend à s’extérioriser hors de la conscience individuelle, tandis que l’espace, d’abord tenu pour une fiction nocive qui nous sépare de l’essence tempo­ relle des choses, reçoit de plus en plus la consistance d’une dou­ blure de la durée, refroidie mais nécessaire, résultat des actualisa­ tions matérielles, vitales ou sociales. Selon Dcleuze, la tension entre temps et espace est donc moins essentielle qu’on ne le dit, et subordonnée en tout cas au mouvement d’extériorisation de la durée. « La durée lui parut de moins en moins réductible à une expérience psychologique, pour devenir l’essence variable des choses et fournir le thème d’une ontologie complexe ».' Tout d’a­ bord considérée comme expérience de la conscience, dans les Données immédiates de la conscience de 1889, elle s’élance selon les deux vecteurs adverses et coexistants de l’actuel perçu et du sou­ venir virtuel dans Matière el mémoire (1896), avant d’être ressaisie comme élan vital dans L’évolution créatrice (1907) puis comme his­ toire et sociologie de la culture dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932)2. 1. Deleuzc, II. 27. 2. Les œuvres de Bergson sont citées d’après l’Édilion du Centenaire. Ici, L’énergie spirituelle (Wty, in (Eûmes, Paris, PUF, Édition du Centenaire, 1959, réédi­ tion 1984, p. 913-914.

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La polarité de l’objectif et du subjectif sort profondément trans­ formée de ce dispositif. Au lieu de disposer le sujet individuel, pointe spirituelle transcendante dans un monde objectif englo­ bant, Bergson croise le présent perçu, objectif et spatial, avec le passé vécu, subjectif et virtuel, et les conçoit tous deux comme deux modalités coexistantes du devenir, matière et durée qui se réfléchissent dans ces deux directions de la pensée : intuition de la durée, intelligence de la matière. Dans cette succession de déplacements, la durée connaît une courbe d’extériorisation progressive, au cours de laquelle elle sort de la représentation, se dépsychologise et accentue son hétérogé­ néité. Du temps comme expérience vécue, Bergson se déplace vers les rapports entre présent perçu (matière) et souvenir passé (mémoire), qui remodèlent le couple classique de l’objectif et du subjectif. Tandis que matière et intelligence proviennent d’une retombée de la durée et rendent compte de l’objectivité du savoir scientifique, le subjectif procède de l’expérience intime de la durée, et relève de l’intuition philosophique. De plus, Bergson passe du couple de la perception et du souve­ nir, dans Matière et mémoire, à l’examen des effets de l’intelligence et de l’intuition, puis à la considération du vaste panorama de l’his­ toire de la vie, avant de resserrer son cadre à l’histoire des sociétés humaines. Au cours de cette série de recadrages, la durée connaît un mouvement d’extériorisation de plus en plus puissant. D’abord présentée comme hétérogène à la conscience individuelle, elle derient hétérogène à elle-même, « invention, création de forme, élaboradon continue de l’absolument nouveau »', puis différencia­ tion matérielle, vie clignotant dans la matière, histoire des sociétés. Cela permet d’apprécier la hardiesse avec laquelle Deleuze présente l’intuition chez Bergson : elle n’est pas un acte du vécu mais une méthode d’exploration de l’extériorité. Le clivage méthodologique entre ces deux modes de pensée que sont l’intelli­ gence perceptive et l’intuition temporelle reconduit la dualité de la matière et de la durée selon deux axes, l’axe énergétique qui s’intensifie en élan vital et se refroidit en matière, et la scansion temporelle entre présent actuel et passé virtuel, matière et mémoire.

1. Bergson, L’évolution motrice, op. cil., p. 503.

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Penser la durée comme hétérogénéité n’implique pas seule­ ment une toute nouvelle conception du virtuel, clic implique ega­ lement un tout nouveau concept de multiplicité. Pour penser la durée comme véritablement changeante et la dégager de toute dépendance à l’égard d’une intériorité personnelle ou vécue, il faut la définir comme une multiplicité qui ne se divise pas sans changer de nature. Delcuzc élabore ici le rapport entre virtuel et multiplicité, à travers la distinction entre deux multiplicités, qu’il trouve en effet chez Bergson, mais dont il fait l’une des pièces maîtresses de l’architectonique de son propre système. Ces deux motifs bergsoniens ne cessent jamais d’être décisifs, des articles de 1956 aux textes ultimes de 1995 sur l’actuel et le virtuel, et on ne saurait en surestimer l’importance. Il faut rappeler cette argumentation, pour apprécier comment Delcuzc convoque Bergson, mais aussi le transforme. Bergson réa­ lise qu’on ne peut disqualifier l’opposition de l’Un et du multiple en les opposant l’un à l’autre, mais qu’il faut distinguer deux types de multiplicités. La multiplicité classique, discrète et quantitative, se compose en réalité d’unités additives et reste déterminée par le concept d’unité. C’est une multiplicité par agrégat, multiples d’un, du type n + 1. Une telle multiplicité se compose en réalité d’uni­ tés, et reste subordonnée à l’Un. Pour penser une multiplicité réel­ lement multiple, il faut cesser de penser ce concept en référence à l’un, et par conséquent, ne plus le constituer d’unités. Une telle multiplicité ne peut plus être faite de parties discrètes et stables, et ne résulte plus d’une agrégation d’éléments séparés. Elle ne se compose plus d’unités données, et ne peut donc changer sans transformer également scs parties, ce pourquoi elle doit nécessai­ rement changer de nature lorsqu’elle se divise. La durée est une telle multiplicité, qui se transforme en affectant également les parties et le tout. Dcleuze reprend ce résultat : la véritable multiplicité substantive échappe à la domination de l’Un. Dans Le bergsonisme, en sui­ vant l’argumentation des Données immédiates de la conscience, il rap­ pelle que la Différence entre ces deux multiplicités tient pour Bergson à la Différence entre l’espace, quantitatif et composé d’unités juxtaposées, et le temps, qualitatif et continu. Ces deux manières de concevoir le pluriel dépendent ainsi de la Différence ontologique que Bergson institue entre l’espace, fait d’extériorité, d’ordre, d’unités juxtaposées, de simultanéité et de différence de degrés, et le temps, tout intérieur, fait de succession, d’hétérogé-

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ncité, de discrimination qualitative ou de différences de nature. À la multiplicité inerte, numérique, discontinue et actuelle de l’es­ pace répond la véritable multiplicité du temps, virtuelle et continue, irréductible à une mesure donnée ou à un nombre. Telle est la thèse bergsonienne, qui oppose la multiplicité de jux­ taposition, spatiale, actuelle et soumise à l’Un, à la multiplicité de fusion, temporelle et virtuelle. Pourtant, Deleuze se déprend de cette opposition statique entre conception scientifique de l’espace et vision philosophique de la durée en conjuguant Bergson avec Ricmann, et cela dès Zz bergso­ nisme'. Riemann propose lui aussi une théorie des multiplicités, et les distingue selon qu’elles sont continues ou discrètes, qu’elles por­ tent en elles le principe de leur métrique ou au contraire qu’elles s’y soumettent extérieurement. Cette distinction, réactualisée par Bou­ lez, débouche sur la belle distinction de l’espace lisse et l’espace strié que Deleuze reprend avec Guattari et qu’ils élaborent particu­ lièrement dans Mille plateaux, mais qu’il peut être utile d’introduire ici pour éclairer la discussion. Car la multiplicité unitaire, spatiale selon Bergson, discrète selon Ricmann, se soumet à un principe d’ordre extérieur qui la divise, la « strie » selon une mesure inerte et régulière : nombréc par une unité de mesure invariable, elle se trouve dixrisible en parties actuelles. Tout autre est l’espace lisse de la multiplicité substantive, temporelle selon Bergson, continue selon Riemann : on 1’ « occupe sans compter »2 d’après la belle expression de Boulez, de sorte qu’indivisible et non mesurable, sa continuité ne se divise pas sans changer de nature. Une dernière distinction verrouille enfin le dispositif : Deleuze recadre le rapport entre espace nombré et temps nombrant dans la distinction de l’objectif et du subjectif, de sorte que l’on a, d’un côté, l’objectif spatial, partes extra partes, fractionnable en quantités actuelles aussi petites que l’on voudra mais présentes actuelle­ ment, et de l’autre, le subjectif temporel, indivisible, ou plutôt qui ne peut se diviser qu’en changeant de nature3. On peut résumer ainsi ces distinctions. La multiplicité soumise à l’Un de la juxtaposition spatiale, rabat le pluriel sur une multi­ plication d’unités - et produit cette multiplicité factice, faite d’uni1. Deleuze, B, 32. 2. Que Deleuze reprend : « Occuper sans compter : Boulez, Proust et le temps », RF, 272-279. 3. Deleuze, B, 32.

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tés discrètes, qui exprime les opérations de l’intelligence et les vis­ cosités de la matière. La multiplicité de fusion, au contraire, seule véritablement multiple, ou comme Deleuze le dit souvent, multi­ plicité substandve, oblige la pensée à lâcher la prise que l’intelli­ gence sensorimotrice entend tenir sur les choses, pour s’ouvrir à une véritable expérience du devenir dans son hétérogénéité. Cette multiplicité ne comprend pas la pluralité comme la répétition d’unités juxtaposées, mais comme un tout en devenir qui change sans être divisible en unités constituantes invariables. Elle est véri­ table Différence, changement, création du nouveau. Or, c’est ainsi que Bergson définit la conscience. La multiplicité de fusion ouvre ainsi sur une définition nouvelle de la subjectivité.1 Comme Bergson, Deleuze développe cette distinction entre les deux multiplicités sur les deux plans de la méthode et de la réalité. L’intelligence spatialisante se complaît parmi les multiplicités objectives et discrètes des choses, elle procède par multiplicités formées d’unité. Seule l’intuition s’insinue souplement au sein des multiplicités continues, indivises et changeantes de la durée, en multipliant les lignes de temps. Chacune de ces multiplicités cor­ respond à l’une des opérations adverses de la pensée, l’intelligence scientifique de la matière ou l’intuition philosophique de la durée. Deleuze ne reprend pas ce vocabulaire de l’intelligence et de l’in­ tuition, ni l’opposition entre science spatialisante et philosophie intuitive, mais réinvestit ces clivages dans les termes de sa propre distinction entre pensée de la représentation et philosophie de la Différence. Pour Deleuze, comme pour Bergson, il semble d’abord que la véritable multiplicité soit substantive, et qu’elle exige une conversion de la pensée. Alors que la multiplicité spatiale quantitative conçoit le pluriel comme une collection d’unités, et reste faite de juxtaposition parles extra partes, de différences de degrés, la multiplicité temporelle qua­ litative, elle, se transforme en se divisant : la durée est une telle multiplicité intensive, hétérogène et continue. Il en résultait cette équivalence déroutante et rigoureuse : la multiplicité qualitative et continue correspond au subjectif, à la durée et au virtuel, tandis que l’actualisation matérielle et la différenciation vitale procèdent par multiplicités discrètes et quantitatives. Les deux multiplicités qualifient donc deux classes d’objets, et reproduisent la distinction

I. Deleuze, B, 36 et Bergson, DI, 81.

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entre la matière actuelle et la durée virtuelle. Cette distinction recoupe chez Dcleuzc la distinction entre présent actuel et passé virtuel, cl cette conséquence suffit à transformer complètement l’analyse. En comprenant la durée comme une différenciation virtuelle, Deleuze fait subir une torsion à l’opposition spatiotemporclle de la matière et de la durée bcrgsonicnne, et la déforme notablement en lui substituant la nouvelle dualité du virtuel et de l’actuel. Sans doute celle-ci reçoit-elle par ailleurs de Bergson une impulsion déterminante, mais il n’en reste pas moins qu’elle est une création dclcuzicnnc, et qu’elle marque ainsi le passage d’une philosophie de l’élan vital à la philosophie de la Différence.

Le subjectif, ou la durée, c’est le virtuel. Plus précisément, c’est le virtuel en tant qu’il s’actualise, en train de s’actualiser, inséparable du mouvement de son actualisation. Car l’actualisation se fait par diffé­ renciation, par lignes divergentes, et crée par son mouvement propre autant de différences de nature'.

3 / L’ACTUEL ET LE VIRTUEL

La distinction entre les deux multiplicités se coule donc dans la bifurcation de l’actuel et du virtuel. Elle semble d’abord plutôt méthodologique et concerner la différence entre pensée représen­ tative (ou intelligence chez Bergson) et pensée de la Différence (intuition), qui se distinguent par leur mode opératoire. La pensée de la représentation chez Deleuze reprend certaines caractéris­ tiques de l’intelligence selon Bergson. Doxique, soumise au modèle de la récognition, elle procède à l’instar de la matière en solidifiant le flux du devenir et se dédouble selon la norme d’iden­ tité du sens commun, et la clause d’unicité du bon sens. Bon sens et sens commun complètent ces deux moitiés de l’image doxique de la pensée. Cela définit strictement le statut du paradoxe chez Deleuze, à la lettre /xzra-doxiquc, c’est-à-dire résorbant les préjugés de la représentation doxique pour mener à bien l’analyse transcendan­ tale qui assure une nouvelle image de la pensée. Luttant contre la pente doxique de l’identique et de la répétition, il dissout les deux 1. Dcleuzc, B, 36.

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présupposés de la pensée représentative. « Le paradoxe est d'abord ce qui détruit le bon sens comme sens unique, mais ensuite ce qui détruit le sens commun comme assignation d’identi­ tés fixes. »' 11 reprend ainsi le rôle de l’intuition chez Bergson : celui d’une méthode pour transformer l’image de la pensée. Mais, si l’un s’avère un point de vue de l’intelligence sur le devenir substantifié pour les besoins de l’action, la différence entre les deux multiplicités cesse d’être réelle. On ne peut plus la tenir pour une différence de nature. Cette deuxième conséquence transforme entièrement les données du problème. La multiplicité quantitative, point de vue de l’intelligence qui stabilise et ralentit le devenir en vue de l’action, devient nécessité pragmatique. Dclcuze développe entièrement cette démonstration dans Le berg­ sonisme en la situant dans le cadre de la distinction entre espace et durée, perception et souvenir. Comme le présent est le niveau le plus contracté du passé, la pointe actuelle de mon coips par laquelle je coupe matériellement le devenir, me présente préférentiellement des choses stables, des unités débitées en substances et en sujets : ce séquençage pragma­ tique correspond le mieux à la prise que mon corps cherche à avoir sur les choses. Il répond à la multiplicité quantitative. Mais l’actuel n’est que la pointe la plus contractée du virtuel, de sorte que mon présent baigne en réalité dans une nappe de passé. Dans tous les cas, le dualisme des deux multiplicités se résout en diffé­ rence de points de vue, en rapport entre contraction et détente, c’est-à-dire finalement en monisme. La perception et la sensation composent avec des unités qui ne sont stables qu’en apparence. Une sensation opère la contraction de trillons de vibrations sur une surface réceptive : elle contracte et stabilise le devenir. Tous les prétendus « objets » résultent d’une telle synthèse subjective, que Deleuze définit, dans Différence et répétition, comme la première synthèse du temps. Ce battement rythmique, cette synthèse contractante rendent compte du pas­ sage continu d’une multiplicité à l’autre. Mon corps, en s’individuant, incurve autour de lui le monde des choses perçues, qui me tendent leur face utilisable (multiplicité quantitative) tandis que j’apprends à les utiliser, de sorte que le monde des objets découpés par ma perception reflète finalement mon action possible. Pour1. Dclcuze, DR, 293; LS', 12. 2. Dclcuze, B, 72.

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tant, le tissu de la durée dans lequel je découpe ces unités pragma­ tiques reste continu et changeant : la stabilité n’est qu’un point de vue pragmatique. La distinction entre multiplicité quantitative et qualitative recoupe alors finalement le passage de la première à la deuxième synthèse du temps, du présent scnsorimotcur de l’habitude au passé virtuel. Car la différence entre perception motrice et vision de la durée s’inscrit dans le battement de l’actuel et du virtuel, et c’est ce qui explique qu’on la retrouve sous forme de distinction entre individuation sensorimotrice de l’image-mouvcmcnt et sub­ jectivité de l’image-temps. En reconfigurant cette distinction dans les termes du rapport entre mouvement et temps, Dcleuze témoigne de la dextérité de sa compétence bergsonienne en même temps qu’il en transforme ingénieusement les thèses, car l’indivi­ duation actuelle de la perception devient l’image-mouvement individuée tandis que l’intensité virtuelle du devenir s’exprime en image-temps extrapsychologiquc. L’individuation de la percep­ tion et son arc sensorimoteur correspond à l’image-mouvement, tandis que l’intuition capable de penser la durée relève de l’imagetemps, de l’effraction sensible et de la vision « d’un peu de temps à l’état pur ». Quantité homogène et qualité hétérogène ne servent plus à sélectionner une « vraie » et une « fausse » multiplicité, mais concernent les deux modes de l’individuation, qui coexistent per­ pétuellement, celui des forces intensives virtuelles et celui des for­ mes individuées, actuelles et provisoires. Ainsi, troisièmement, l’opposition entre multiplicités spatiales et multiplicités intensives temporelles ne se limite plus du tout à une distinction épistémologique entre mode adéquat et inadéquat de la pensée. Non seulement, Bergson remodèle la dualité des multi­ plicités en la coulant dans le couple de l’intuition subjective et de l’intelligence objective, mais encore, il infléchit l’extériorité de la matière objectivée de sorte qu’elle devient le résultat de notre action. La matière cesse d’être extérieure et se transforme en caté­ gorie anthropomorphe, en création de notre fait. Bergson redes­ sine entièrement l’ancienne frontière cartésienne entre la matière extensive et l’intériorité psychique. La distinction passe mainte­ nant entre l’action-perception de l’individu vivant centré sur son action, et la durée, avec sa subjectivité impersonnelle. De la césure entre matière extérieure et intériorité mnésique, nous débouchons sur la dualité nécessaire de la perception et du souve-

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nir, en nous, qui répond à la dualité de la matière (image-mouve­ ment) et de la durée (image-temps). Il ne s’agit plus d’un dualisme mais d’une coexistence. Le clivage des deux multiplicités se résout ainsi en philosophie du devenir, qui comprend les deux moments de l’actuel et du vir­ tuel. La philosophie concerne la coexistence de ces flux et reflux, qui traduisent la nécessaire coexistence des deux multiplicités dans le rythme alternatif du devenir. L’existence des deux multiplicités fait alors ligure d’inégal qui permet à la Différence d’affirmer sa prééminence : l’Absolu, écrit Delcuzc en 1966, a deux visages : les différences de degré (quantitatives, matérielles, discrètes, unifiées dans l’espace homogène) et les différences de nature (qualitatives, absolues, subjectives, temporelles)1. Ces deux aspects de la Diffé­ rence sont aussi décisifs l’un que l’autre : c’est pourquoi la philo­ sophie du devenir se résout en différence mais aussi en répétition, et que Deleuzc compte sur ces catégories pour échapper au règne du même et de la représentation. Le bergsonisme forme ainsi une étape décisive pour le montage de Différence et répétition : c’est dans ce texte que Dclcuze élabore le statut du virtuel, grâce auquel les deux multiplicités, d’abord opposées, sont ressaisies comme les phases distinctes d’un même devenir. Le concept de virtuel per­ met de résoudre le dualisme sommaire des multiplicités spatiales et temporelles en différence entre point de vue sensorimoteur et temporalité réelle, entre idéalité virtuelle et actualité empirique. Cela nous permet de définir la différenciation - par exemple biologique - comme une actualisation qui procède du virtuel vers l’actuel, ainsi que le montre l’exemple de la vie : « La différencia­ tion est toujours l'actualisation d’une virtualité qui persiste à tra­ vers ses lignes divergentes actuelles. »2 Cela rend compte d’un aspect important de la Différence selon Deleuze : l’individuation vitale opère, comme toute multiplicité véritable, selon une double actualisation, qui associe la différenciation d’une simplicité et la division d’une totalité. Elle cumule les propriétés en apparence inconciliables du continu, de l’hétérogène et du simple. La simplicité ne contredit pas l’hétérogénéité, puisqu’il s’agit d’une simplicité plurielle qui ne cesse de se changer, c’est-à-dire de se diviser en changeant de nature, faute de quoi on aurait à faire à l’éparpillement d’une collection d’unités constituantes.

1. Dclcuzc, B, 27. 2. Dclcuzc, B, 97.

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Dclcuze sc réfère souvent à la formule icibnizicnnc de Borges, un «jardin aux sentiers qui bifurquent», pour expliquer cette conti­ nuité qui ne se divise qu’en variant et transformant scs principes de division. Le modèle du temps qui bifurque sc substitue au temps linéaire du développement continu laminaire. S’il y a chan­ gement, c’est sur le mode d’une turbulence non linéaire, qui ne concerne pas seulement la transformation des parties, mais l’affection du tout. Tels sont donc les éléments bergsoniens que Dclcuze compose pour élaborer sa philosophie du temps. Le mouvement ne consiste pas en un déplacement dans l’espace, mais en un changement dans le temps, et un tel changement n’affecte pas seulement le rapport des parties entre elles, mais le tout dans lequel elles chan­ gent. Une multiplicité en devenir doit être conçue comme une totalité ouverte, sc transformant au fur et à mesure qu’elle devient. C’est pourquoi, également, la différenciation vitale n’épuise pas notre rapport au temps : la flèche vitale de l’actuali­ sation comprend en chacun de scs point, comme son double indis­ cernable et distinct, le passé-futur d’Aiôn et sa temporalité non chronologique. Le temps n’implique pas seulement l’actualisation vitale, mais aussi la coexistence virtuelle en chacun de ses points : mieux, le temps consiste en cette bifurcation incessante d’Aiôn et de Chronos. Ainsi défini, le concept de virtuel nous conduit donc à aban­ donner cette conception statique d’une opposition terme à terme entre l’un et le multiple. Nous comprenons maintenant qu’elle impliquait en fait le seul dynamisme temporel de la multiplicité substantive. En réalité, l’argument selon lequel la multiplicité est plurielle vaut pour l’opposition des deux multiplicités elle-même, et la disqualifie ou la transforme entièrement. On ne peut faire subsister comme deux entités séparées ou deux unités distinctes ces formes adverses de multiplicités. Elles répondent en réalité au jaillissement du temps qui se différencie en présent actuel et en passé virtuel. « Mais dans tous les cas, la distinction du xirtuel et de l’actuel correspond à la scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance en se différenciant suivant deux grandes voies : faire passer le présent et conserver le passé. »' Cette gerbe bergsonienne, que Dclcuze reprend dans la dualité du virtuel

1. Dclcuze, D, 184.

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(image-temps) et de l’actuel (image-mouvement), explique la scan­ sion des trois synthèses de l’habitude, du passé pur et de l’avenir achronologiquc, dans Différence et répétition, aussi bien que de la coexistence d’Aiôn et de Chronos. Enfin, le concept de virtuel transforme notre conception du tout. Si virtuel et actuel sont exactement coexistants, et toujours donnes ensemble, le virtuel jouit bien de cette prééminence sur l’actuel : il fait passer le devenir, il assure la réalité du changement et confère à ce qui n’est pas actuel un mode d’existence (ou d’in­ sistance) spécifique qui en garantit l’actualisation, il insiste sous l’actuel. Il assure en outre la coexistence des lignes de temps mul­ tiples, dans une forme nouvelle de totalité hétérogène et mou­ vante. Le virtuel débouche alors sur une nouvelle conception du tout qui enveloppe les changements : un Tout ouvert, une totalité qui change de nature. Que le tout change, telle est la définition rigoureuse de l’Ouvert, que Delcuze développe dans Différence et répétition et qu’il reprend au début de L’image-mouvement : Bergson nous permet de ne plus marquer d’opposition entre devenir et totalité. Le tout n’est pas donné comme un ensemble inerte, il n’est tout simple­ ment pas donnable. Sans doute cette remarque n’est-elle pas neuve, mais on en tirait la conclusion qu’il ne peut exister de tout là où le temps change. Bergson renverse la perspective. Si le tout n’est pas donnable, ce n’est pas qu’il n’y a pas de tout, mais qu’il est de la nature du tout de changer, d’être ouvert. Le concept de tout conjugue les propriétés en apparence contradictoires du devenir, du changement, de la création et de la totalité. Comme tout ouvert, il « lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau, bref de durer »'. Pour autant qu’il est durée autant que devenir, le tout se définit par son impermanence créatrice. Avec Bergson, le tout se temporalise, comme multiplicité substantive. Cela explique comment coexistent les lignes de temps dans La recherche : elles coexistent comme des actualisations dispa­ rates, des sentiers qui bifurquent, et transforment le tout variable, car clics « sont la réalité de ce virtuel. Tel était le sens de la théorie des multiplicités virtuelles, qui animait le bergsonisme dès le début »2. Dans L’image-temps, Dcleuze est encore plus net : on a 1. Dclcuzc, IM, 20. 2. Dclcuzc, B, 103.

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souvent réduit le bergsonisme à l’idée selon laquelle la durée serait subjective, et constituerait notre vie intérieure. Il n’en est rien : « la seule subjectivité, c’est le temps, le temps non chronologique saisi dans sa fondation, et c’est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas l’inverse ». L’essence, « un peu de temps à l’état pur », n’est autre alors que cette insistance du virtuel qui affleure dans la sensation et non sous forme de passé vécu. « Dans le roman », écrit Dclcuze en 1983, « c’est Proust qui saura dire que le temps ne nous est pas intérieur, mais nous intérieurs au temps qui se dédouble. [...] La subjectivité n’est jamais la nôtre, c’est le temps, c’est-à-dire l’âme ou l’esprit, le virtuel. L’actuel est toujours objectif, mais le virtuel est le subjectif : c’était d’abord l’affect, ce que nous éprouvons dans le temps ; puis le temps lui-même, pure virtualité qui se dédouble [...] »'.

4 / LA CRITIQUE BERGSONIENNE DE KANT :

DU POSSIBLE LOGIQUE AU VIRTUEL RÉEL

Cette détermination du virtuel explique comment Dcleuze mène sa critique du transcendantal kantien au plan méthodolo­ gique, en passant d’une genèse des conditions seulement possibles de l’expérience à une genèse de ses conditions réelles virtuelles. C’est dire l’importance de Bergson pour la philosophie de Deleuze, placée jusqu’à Différence el répétition sous le signe d’une reprise de la critique transcendantale kantienne grâce à l’apport bergsonien du concept de virtuel. En couplant de manière para­ doxale Bergson avec Kant, Deleuze traite sur le mode transcen­ dantal la question des rapports entre pensée et matière, et fait de Bergson 1’ « anti-Kant »2. Le virtuel, on l’a vu, doit être défini selon ces deux propriétés : il est réel, même s’il n’est pas présent, comme l’actuel. Est virtuel ce qui n’est pas distingué actuellement : le subjectif des Données immédiates, défini par « la virtualité de ses parties »3, n’est sans doute pas présent, mais il est bien réel, de même que sont réels 1. Deleuze, IT, 110-111. 2. Deleuze, Cours..., in Worms (dir.), Annales bergsoniennes, 11, Paris, PLF, 2004, p. 173. 3. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), in Œuvres, op. cil., p. 81, 57 ; B, 37.

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nos souvenirs, le passé, ou l’idéalité. Le virtuel se distingue de l’ac­ tuel, mais ne s’oppose pas à lui, il coexiste au contraire avec lui dans toute individuation. C’est au possible que le virtuel s’oppose. Cette démonstration de Bergson est intégrée par Delcuzc à son système. Entièrement développée dans les articles de 1956, il la réefifectue systématique­ ment chaque fois qu’il présente le virtuel. Avec Bergson, il faut substituer le virtuel réel au possible logique. Le possible est un type d’abstraction idéel tel qu’on suppose a posteriori le réel cons­ truit à sa ressemblance. Par là, il se désigne lui-même comme rétrospectif, puisqu’il ne consiste en rien d'autre qu’en cette illu­ sion de l’intelligence, qui, prenant appui sur la réalité actuelle, en extrait une variante antérieure, simple projection de l’intelligence, mais source bien réelle des faux problèmes qui empoisonnent la métaphysique. Cette projection produit les antinomies de la pensée en nous faisant construire les concepts d’être et d’ordre comme des problèmes constitutionnellement insolubles parce qu’on les a fabriqués en partant de notions abstraites du réel sans qu’on s’en aperçoive1. Le concept factice de possible est ainsi responsable de l’illusion naturelle qui produit l’image représentative de la pensée. C’est lui qui trompe le penseur et compromet la métaphysique. Le pos­ sible, littéralement, consiste en ce que la pensée « abstrait », pré­ lève ou soustrait au réel, en se méprenant sur les conditions réelles de cette capture et de cette projection rétrospective. En cela consiste l’illusion de la pensée représentative, et c’est sur ce point que Bergson poursuit la critique kantienne en la corrigeant. Kant définissait les conditions d’une Analytique transcendantale qui déjoue la dialectique naturelle de la raison, mais il restait prison­ nier du mouvement d’abstraction qui lui faisait prendre le possible pour la condition réelle de l’expérience, alors que seule l’expé­ rience réelle rend compte de la projection rétrospective du possible.

1. Bergson, L’évolution créatrice (1907), chap. III, «Analyse de l’idée de désordre », p. 681, voir aussi chap. IV et, dans La pensée et le mouvant (1941), les articles suivants : « Le mouvement rétrograde du vrai », p. 1253-1269 ; « Criti­ cisme kantien et théorie de la connaissance», p. 1306-1307, « Le possible cl le réel », p. 1331-1343, « La critique kantienne », p. 1427-1430, que Delcuzc ana­ lyse en B, 10-13, 99-101 : il cite évidemment la formule prousticnnc comme meil­ leure formulation de la spécificité du virtuel.

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«UN PEU DE TEMPS À L’ÉTAT PUR»: BERGSON ET LE VIRTUEL

Bergson prolonge et renouvelle la Dialectique transcendantale kantienne, qui avait le mérite d’identifier le problème critique de l’illusion, mais la dénaturait en s’en tenant à l’abstraction repré­ sentative des conditions de possibilité de la pensée. Bergson emprunte à Kant sa critique de l’illusion mais la retourne contre lui1 et Deleuze trouve chez Bergson l’analyse de cette illusion transcendantale que Kant avait dénoncée avec justesse, mais dont il n’avait pas vu qu’elle relevait au premier chef de la structure catégorielle de l’expérience possible. C’est donc la définition du transcendantal, chez Kant, qui souffre de l’illusion rétrospective et ne retient de l’expérience qu’une image abstraite inadéquate, des concepts « mal taillés », seulement possibles, plus larges que le conditionné, les catégories kantiennes définies sur le mode du possible antérieur. La défini­ tion kantienne du plan transcendantal exprime cette illusion inévi­ table de l’esprit humain à laquelle Kant souhaitait pourtant faire échapper la métaphysique. Deleuze donne à la critique que Berg­ son adresse à Kant une ampleur telle qu’elle apparaît désormais comme l’enjeu décisif de la philosophie bergsonienne, cherchant à « rejoindre les choses en rompant avec les philosophies critiques », c’est-à-dire avec Kant2. Deleuze lit donc Bergson dans un cadre kantien, auquel Berg­ son se réfère en effet, lorsqu’il présente Kant comme le philosophe qui développe le plus systématiquement la dialectique naturelle de la raison, tout en se méprenant pourtant sur la nature de cette illusion. Bergson se propose de dissiper cette méprise. Échapper à l’illusion représentative, c’est poser les rapports de l’idée et du sensible non selon le calque abstrait du possible, comme expérience mentale que l’intuition sensible viendrait seule­ ment après coup remplir, mais selon la trame réelle de l’expé­ rience virtuelle comme actualisation, processus de différenciation de l’idée dans le sensible. Ainsi le virtuel engage une notion dyna­ mique d’imprévisible différenciation, là où la réalisation du pos­ sible n’impliquait qu’une ressemblance abstraite avec le concept mental de la chose. Deleuze suit Bergson en montrant que Kant méconnaît les conditions transcendantales de la pensée : en les considérant comme possibles, il ignore les conditions de la genèse réelle de la 1. Deleuze, B, 10. 2. Deleuze, « Bergson », an. cité, p. 299.

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pensée. Le possible, posé en premier dans la représentation, cor­ respond en fait à la représentation que la pensée se fait du réel, à laquelle on soustrait sa réalité. Du coup, Kant se montre inca­ pable d’expliquer ce que la réalité apporte à la pensée, la réalité n’étant rien de plus que la chose même, mais posée hors de la représentation. Les modalités du possible et du réel se présuppo­ sent mutuellement, le possible étant la chose seulement pensée, moins son mode d’existence réelle, le réel étant la chose meme, saisie cette fois en dehors de la pensée. Voilà le cercle que déjoue le concept de virtuel. Le réel cesse d’être posé à la ressemblance de la pensée, mais apporte sa différenciation imprévisible et actuelle : Dcleuzc entend ainsi substituer l’empirisme de l’actualisation réelle à l’idéalisme du possible. Il oppose la réalisation possible qui com­ prend le réel comme une reproduction ou une limitation du pos­ sible idéel à l’actualisation empirique, toujours créatrice par rap­ port à ses condiüons d’actualisation. C’est pourquoi, le transcendantal, selon Delcuze, porte sur les conditions virtuelles et non possibles de l’expérience. Ainsi, l’absolu temporel dont il était question pour définir l’es­ sence, cet absolu qui permet à la pensée de suivre, comme le dit Bergson, les « lignes de faits » du réel, c’est l’expérience intégrale, ni réduite psychologiquement aux lignes d’action de la perception, ni posée rétrospectivement comme condition seulement possible. Cette expérience intégrale est fournie par le passé pur, réel sans être actuel, idéal sans être abstrait, donné dans sa coexistence vir­ tuelle avec le présent psychologique : le passé pur autorise « un saut dans l’ontologie »’. L’éternité dont il est question dans Proust I n’est donc ni l’éternité atemporelle, ni le passé vécu, mais le Tout virtuel de l’expérience réelle, qui comprend l’intensité virtuelle aussi bien que les lignes divergentes d’actualisations. Le virtuel devient ainsi l’opérateur d’une critique de l’image de la pensée, parce qu’il permet l’élucidation transcendantale de l’expérience réelle - et non de l’expérience possible, puisque le possible est réduit maintenant à une lecture psychologique abstraite de l’expérience. L’apport de Bergson permet à Delcuze de conserver l’inspira­ tion fondatrice du transcendantal kantien, tout en passant de l’ex­ périence possible psychique et anthropomorphe à l’expérience vir-

1. Delcuze, B, 52.

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«UN PEU DE TEMPS À L’ÉTAT PUR » : BERGSON ET LE VIRTUEL

tuclle. Ce passage du possible au virtuel est décisif pour comprendre comme le transcendantal, chez Dcleuze, peut être qualifié d’empirique. La pensée, aux prises avec l’expérience réelle, échappe aux conditions seulement subjectives d’une expé­ rience mentale fournie par la structure psychologique du sujet transcendantal. La position du temps virtuel garantit la confronta­ tion de pensée et du sensible et l’invention catégoriale. Si Proust, romancier, perçoit le rapport entre pensée et temps mieux que la philosophie représentative, c’est qu’il échappe au filtre seulement abstrait du possible logique et fait travailler sa pensée dans l'étoffe même des choses. Proust romancier était capable d’effectuer ce que la philosophie, selon Bergson, doit nous permettre de faire : dépasser l’expérience vers les conditions de l’expérience, en ce point où elle cesse d’être expérience humaine, à sa source, au des­ sus de ce tournant où elle s’infléchit psychologiquement pour se réfléchir dans les catégories ordinaires de la doxa1. C’est pourquoi l’intuition peut être qualifiée d’expérience transcendantale : elle nous permet d’élargir ou de dépasser notre expérience vers les conditions de l’expérience, qui ne doivent pas être confondues avec des concepts, si l’on définit les concepts à la manière kan­ tienne comme conditions de toute expérience possible : « si bien que les conditions de l’expérience sont moins déterminées dans des concepts que dans des percepts purs »2, pure affection où la pensée se met à créer sous l’effraction violente d’un signe - pathos de la pensée, image-temps.

5 / L’INTUITION, COMME MÉTHODE TRANSCENDANTALE

Bergson se présentait lui-même comme le penseur capable de réformer l’Analytique transcendantale, et de déjouer l’illusion naturelle, la dialectique de la raison, par laquelle la pensée intelli­ gente évite le devenir. « Le mérite du kantisme a été de dévelop­ per dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique, une illusion naturelle. Mais il l’a conservée ; c’est même sur elle qu’il repose. Dissipons l’illusion : nous resti­ tuons aussitôt à l’esprit humain, par la science et par la métaphy1. Dcleuze, B, 17. 2. Dcleuze, B, 19, cl Bergson, La fiensée cl le mouvant. of>. cil., p. 1370.

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sique, la connaissance de l’absolu »'. Delcuzc durcit ce trait : comme Nietzsche naguère, Bergson est présente comme le héros qui sauve l’Analytique transcendantale, et permet d’accéder à un kantisme supérieur, au rebours de l’image convenue qu’on se fait d’un Bergson littéraire et inspiré. L’intuition, que l’on peut si faci­ lement tirer du côté de l’allusif et du flou conceptuel, doit être au contraire saisie comme une méthode de pensée originale, qui articule sa logique aux conditions réelles de son esthétique. En 1956, Dcleuze insistait déjà sur cette lecture paradoxale de l’intuition comme méthode : « L’intuition comme méthode est une méthode qui cherche la différence. »2 Cette lecture est en réa­ lité kantienne : Dcleuze comprend l’intuition comme ce qui per­ met de dépasser l’expérience empirique vers ses conditions quid juris. C’est pourquoi Dcleuze présente l’intuition bergsonienne comme une méthode d’analyse transcendantale, exactement comme il avait compris La généalogie de la morale comme une cri­ tique transcendantale3. Pour Deleuze, Bergson apparaît maintenant comme le penseur qui déleste Kant de sa version seulement psychologique du trans­ cendantal, et nous fait accéder aux conditions transcendantales véritables, qui « ne sont pas, à la manière kantienne, les conditions de toute expérience possible, [mais] les conditions de l’expérience réelle »■*. L’intuition bergsonienne sert donc de remède au carac­ tère seulement psychologique, c’est-à-dire doxique, introspectif, et finalement moulé sur les représentations ordinaires du sujet kan­ tien. Il apparaît donc que l’intuition sert de remède à la psycho­ logie, dans la mesure où elle ouvre sur la durée, qui, elle-même, a subi le même processus de dépsychologisation. Bergson est ainsi paradoxalement pour Deleuze le penseur qui contribue le plus à dégager la durée de la psychologie (de 1’ « intuition » au sens cou­ rant), en montrant que « seul le présent est “psychologique” », alors que la durée, impliquant la coexistence virtuelle du passé achronologique avec le présent actualisé par un vivant, relève de ce que Deleuze nomme en 1966 1’ « ontologie pure »5, c’est-à-dire de l’expérience délivrée de ses cadres anthropologiques. 1. 2. 3. 4. 5.

Bergson, Delcuzc, Delcuzc, Delcuzc, Delcuzc,

art. cite, in Œrnris, op. cil., p. 1307. « Bergson », an. cité, p. 292 et 295. B. 1-2, etJVP, 100-104. B, 13. B, 51.

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Bergson place au centre de son système l’intuition de la durée, et la représentation d’une multiplicité substantivc, mais c’est bien de la durée que dépend l’intuition, et non l’inverse. La représenta­ tion d’une durée hétérogène et créatrice est simple mais demande à l’esprit un très grand effort de pensée, en rupture avec nos cadres habituels, « quelque chose comme une nouvelle méthode de pensée ». La théorie de l’intuition, en revanche, ne s’est dégagée qu’assez longtemps après celle de la durée : « elle en dérive et ne peut se comprendre que par elle »'. L’intuition peut être promue au statut de méthode parce qu’elle opère quid juris, non par sympathie subjective. On ne confondra donc pas ces deux sens de l’intuition : l’intuition comme méthode se distingue absolument d’un sentiment de soimême, d’une vue affective, d’une introspection psychologique, ou meme d’une intuition d’essence à la Husserl parce qu’elle consiste - Bergson est constant sur ce point - à s’installer « dans les choses mêmes ». L’intuition s’avère donc l’inverse de la saisie réflexive d’un état interne, et doit être distinguée d’une affection du sujet. Loin d’être une empathie confuse, une sympathie vague ou ins­ pirée, elle tire sa précision et sa rigueur de la durée elle-même, et se fait « une méthode élaborée, et même une des méthodes les plus élaborées de la philosophie ». Si elle peut prétendre accéder au statut de « méthode stricte », ce n’est donc pas en faisant retour sur l’acte noétique du sujet pensant. Cela explique l’impor­ tance que Deleuze accorde au premier chapitre de Matière et mémoire, constamment salué comme un chef-d’œuvre, parce qu’il fournit cet exemple d’analyse transcendantale qui permet de s’ins­ taller dans la durée même, en remontant de la perception individuée vers ses conditions transcendantales pour saisir l’expé­ rience réelle « à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient propre­ ment l’expérience humaine »2. L’expérience n’est pas à la manière phénoménologique une saisie des conditions originaires du donné pour la conscience. Au contraire, puisqu’elle consiste en une étourdissante plongée bergsonienne dans les choses même, elle est acentrée, dé-psychologisée, délivrée de ses prédicats doxiques.

1. Bergson, Lettre à HoJJlling du 15 mars 1915, in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1148-1149, et Deleuze, B. 1-2 et 12-13. 2. Bergson, Matière et mémoire, Œuvres, o/>. cil., p. 321, Deleuze, B. 17-18.

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La précision philosophique consiste en ce dépassement des conditions humaines de l’expérience. Ou encore : là oit la percep­ tion reste centrée sur l’arc sensorimoteur, elle ne nous présente la matière qu’en fonction de notre action possible, humanisée, cadrée sur un mode anthropomorphe. L’intuition sert à nous per­ mettre de prendre conscience de la durée en sautant hors du cadre de l’expérience « empirique » - et empirique veut dire ici : doxique, anthropomorphe -, pour atteindre les conditions « trans­ cendantales » de notre expérience, c’est-à-dire la durée ellemême. Transcendantal prend ici un sens rigoureux : on passe des cadres de la perception ordinaire pour s’ouvrir à la vision de l’image-temps, l’expérience du virtuel, l’affect de la durée - un peu de temps à l’état pur. Les conditions de l’expérience ne concernent donc pas les condiüons abstraites de l’expérience seulement mentales (possible), mais les conditions de l’expérience déshumanisée (réelle), c’est-à-dire telle qu’elle cesse d’être moulée anthropologiquement, façonnée par les usages doxiques de la per­ ception et de l’action. S’installant dans les choses mêmes par ce saut dans la durée, ce « tournant de l’expérience », Dclcuze trouve donc chez Bergson le moyen de tailler le concept sur la chose même, et de retrouver, par une torsion qui oblige l’esprit à se défaire de la grille catégorielle anthropomorphe, intellectuelle, calquée sur l’action, l’esthétique transcendantale non réduite à sa version psychologique kantienne, 1’ « être même du senti ». Le transcendantal retient ainsi à dépasser l’état doxique de l’expérience commune pour remonter vers ses conditions vir­ tuelles. En cela consiste l’empirisme transcendantal : l’intuition bergsonienne, pensée du devenir, apporte une méthode pour pas­ ser de l’individuation doxique de l’image-mouvement à la vision du temps lui-même, à l’image-temps. C’est pourquoi Dclcuze insiste toujours sur ces deux aspects corrélatifs : dépasser l’expé­ rience vers les conditions de l’expérience, cela concerne la réalité asubjectivc de l’expérience, telle qu’elle dessine la limite exté­ rieure de nos facultés qu’il appelle l’Ouvert, c’est-à-dire le réel, surgissant sur le mode bouleversant et intrusif du sublime, qui porte nos facultés à leur point de débordement. Le transcendantal est donc nécessairement non doxique, puisqu’il défait les catégo­ ries de l’action, qu’il tourne le dos au sens commun et rebrousse la perception ordinaire, pour s’ouvrir à la durée virtuelle. L’intuition bergsonienne permet à Deleuzc de formuler le programme de sa réforme catégoriale. Comme l’intuition selon 118

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Bergson, la pensée de la Différence s’insinue dans la duree, et donc la « présuppose ». C’est pourquoi elle se donne les moyens de résoudre ce que Deleuze définit comme la question méthodolo­ gique par excellence depuis Platon, celle d’une méthode de divi­ sion qui permette de résoudre un mixte en scs lignes de détermi­ nations réelles1. Simplement ces divisions ne doivent pas suivre les catégories mal taillées de l’expérience humaine, mais les lignes de fait du réel. L’intuition selon Bergson répond donc à l’empirisme transcendantal de Dcleuze. Deuxièmement, Deleuze reprend la distinction bergsonienne entre intuition du temps et perception spatiale, mais il la trans­ forme, en ne la concevant plus en termes d’espace et de temps, mais d’individuation actuelle et de subjectivité virtuelle. En accord avec Bergson, la perception chez Deleuze concerne toujours l’ex­ périence anthropomorphique et psychologique, et reste doxique alors que le virtuel relève d’une expérience affranchie de ses cadres humains. Cela explique l’importance de Matière et mémoire, où Bergson s’installe directement dans la matière, et montre que les choses matérielles forment un cas limite de la durée. L’empi­ risme transcendantal débouche ainsi sur la théorie de l’image, qui fait du sujet humain et de sa perception cadrée un centre d’indé­ termination, un interstice entre les images, rapports de forces, actions et réactions de la matière-durée. De la sorte, perception et matière ne se distinguent plus que par degrés, la matière compor­ tant l’ensemble des images, tandis que la perception ouvre sur ces images une perspective myope, prenant pour centre ou cadre une image particulière subjectivée, un corps. Matière et image s’identi­ fient, la matière n’étant qu’un bloc vibrant d’espace-temps. Dans cet univers acentré, la subjectivité humaine se produit sur un mode immanent, comme cadrage et coupure, interstice entre les images. L’intuition permet de s’installer dans cet univers, par un bond théorique qui nous délivre des cadres doxiques de l’expérience. En troisième lieu, la méthode transcendantale nous donne accès au difficile concept de plan d’immanence. Dans cet univers acentré, il n’existe que des blocs d’espace-temps, des composi­ tions de rapports de force ou de matière-durée. En suivant le premier chapitre de Matière et mémoire, Deleuze définit l’image

1. Dclcuzc, 13, 24.

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comme un agencement de rapports de forces plurielles et diffé­ rentielles, qui composent dans l’univers acentré de la matière des zones d’individuations flottantes et provisoires. Ainsi, tout est image, mouvement, ou forces en devenir. Dans cet univers de forces en mouvement, d’actions et de réactions acentrées, on ne peut à la rigueur distinguer d’images partielles. Tout interagit sur tout. Ce point de départ, qui identifie la matière à l’image en mouvement, c’est-à-dire à la force, la désigne comme « une matière-écoulement où aucun point d’ancrage ni centre de réfé­ rence ne seraient assignables »’. C’est ainsi qu’il faut concevoir le plan d’immanence, qui présente la matière en devenir sans le moindre décrochement transcendant. Or, l’intuition est la méthode qui nous permet de nous installer directement dans la durée, de nous projeter au-delà de la perception centrée de notre corps. Cette méthode transcendantale de l’intuition, telle que Berg­ son la définit, permet de définir le plan comme immanent et acentré, deux caractères qui se présupposent réciproquement. Il est nécessaire de partir de la durée, de s’installer en son mouve­ ment et non de procéder à partir de la perception humaine comme le fait, par exemple la phénoménologie, pour démontrer génétiquement comment se centrent les perceptions et les sujets. Car, à défaut de s’installer sur le plan acentré, on ne peut comprendre l’individuation. L’analyse transcendantale montre :omment se forment les images subjectives, et le caractère acentré de la matière est bien la condition de l’individuation des ima­ ges, car la question de la formation de l’image perceptive est la même que celle de la différenciation d’une individuation. Pour en rendre compte néanmoins, il fallait s’installer directement dans la durée et décrocher du cadre humain sensorimoteur de la perception centrée. C’est pourquoi, en outre, il est indispensable de produire la perception et non de partir d’elle, comme le fait, trop rapidement selon Deleuze, la phénoménologie, sous peine de présupposer ce qu’il s’agit de produire. D’où l’importance du point de départ : l’état de choses en perpétuel changement, le plan des forces de la matière, dont émerge la perception comme intervalle, coupure et délai temporel. La perception n’est donc pas une représentation

1. Deleuze, IM, 84.

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subjective de la durée, mais une coupe : la photographie, « est déjà tirée, dans l’intérieur même des choses »'. C’est en cela que l’intuition bcrgsonicnnc fournit le modèle de l’empirisme transcendantal : elle dégage la durée de sa version psychologique et la pose comme réalité en soi, tandis que, récipro­ quement, ce réalisme de la durée autorise l’intuition à effectuer son analyse transcendantale dans les choses mêmes. « Sans l’intui­ tion comme méthode », dit Dcleuze, la durée resterait « une expé­ rience psychologique », tandis que sans « sa coïncidence avec la durée, l’intuition serait incapable de nous installer dans les choses mêmes »2. Le champ transcendantal porte sur l’expérience virtuelle de la durée et non sur le découpage psychologique et ordinaire de l’ex­ périence possible : la logique dépend d’une faculté portée à son exercice transcendant, c’est-à-dire involontaire et passif, où la pensée subit la rencontre violente avec le signe. Cette rencontre actualise les lignes virtuelles de l’expérience. Si Bergson permet en effet à l’analytique kantienne de trouver sa méthode et d’aller droit aux faits, c’est qu’il substitue le virtuel au possible, et définit ainsi les conditions d’une véritable création dans la pensée. Là où Kant assigne à l’effort conceptuel de la philosophie la tâche de fonder, de justifier les répartitions déjà bien connues du sens com­ mun3, c’est-à-dire finalement de légitimer un modèle de rationa­ lité qui lui préexistait et n’avait de fait nul besoin de son secours, Bergson - et Nietzsche - permettent à Deleuze de déporter l’ap­ pareil kantien de sa visée de légitimation et lui assignent une nou­ velle tâche, qui n’est plus une fin, mais une quête : celle de la création du nouveau.

1. Bergson, Matière cl mémoire. 188, 162 ; Dcleuze, PP, 78. 2. Dclcuzc, B. 25. 3. Kant, Critique du jugement, § 18-22, 40 et ce que Dcleuze nomme « les décla­ rations de principe » de la Critique de la raison pure : « La plus haute philosophie, par rapport aux fins essentielles de la nature humaine, ne peut conduire plus loin que ne fait la direction que celle-ci a accordée au sens commun » (Kant, Critique de la raison pure, cité par Dclcuzc, DR, 179, n. 1).

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CHAPITRE VI L’APPRENTISSAGE DES SIGNES

En montrant la pensée sujette à l'effraction violente du signe, la critique prousticnne de l’image de la pensée permet à Deleuze de corriger l’Analytique kantienne, mais, les analyses précédentes le montrent amplement, à travers un dispositif de références et de collages textuels complexes et érudits. Pour comprendre comment Deleuze peut proposer de Proust cette lecture philosophique exi­ geante qui convoque l’expérience artistique de la littérature pour réfuter l’image de la pensée, il faut revenir sur la question du signe. Toute la question de l’empirisme transcendantal en dépend, car le signe, chez Deleuze, est matériel et intensif. Du signe dépend cette esthétique transcendantale qu’il faut maintenant aborder sous l’angle de la création de pensée pour statuer du rapport entre littérature et philosophie. Les deux versants de l’expérience scindée entre une théorie du sentir et une philosophie de la création, se rejoignent dans une théorie de l’apprentissage qui montre la pensée aux prises avec l’affection du signe. Cela précise le parcours qu’il nous reste à effectuer : il faut considérer la critique spinozienne de l’univocité et de l’allégorie, analyser l’hypothèse structurale d’une production immanente du sens et la dramatisation de l’idée, avant de définir l’intensité et la contribution essentielle de Gilbert Simondon. Dès Proust L dans ce texte érudit, d’une rigueur qui confine à la précio­ sité (un maniérisme more geometrico'} s’élabore un statut du sens, vec­ teur du passage de l’essence à la structure puis à l’idée, qui implique une réfutation de l’idéalisme. Sur le socle d’un empi­ risme renouvelé s’élabore une théorie de la pensée comme ren­ contre matérielle, qui permet de contourner un traitement allégo­ rique de la littérature pour la penser comme expérimentation. 123

DELEL’ZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

1 /LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ ET L’ALLÉGORIE

L’œuvre de Proust, dit Dclcuze, n’est pas fondée sur la recherche du temps perdu, la recherche d’un temps absolu, ou d’un fondement du temps mais sur l’apprentissage des signes, car «apprendre concerne essentiellement les signes»'. Cet apprentis­ sage implique une sensibilité aux signes, non une saisie immédiate du sens, et ce commerce avec les signes s’effectue en son lieu propre dans la sphère romanesque, non dans le concept. Il faut donc revenir sur le statut du signe chez Dclcuze, et s’interroger sur son empirisme à la lumière des analyses précédentes. Dès Proust 1, on l’a vu, les signes se développent en mondes, non dépourvus de systématicité mais pas pour autant unifiés. Dclcuzc pluralise les types de signes, les mondes qu’ils forment, leur, modes signalétiques, en se situant dans une perspective plura­ liste, régionale. De fait, « ces signes ne sont pas du même genre, n’ont pas la même manière d’apparaître, ne se laissent pas déchif­ frer de la même façon, n’ont pas avec leur sens un rapport iden­ tique »2. Dclcuze recense quatre mondes distincts qui fonction­ nent dans La recherche (mais la liste n’est pas close) : le monde des signes mondains, que le narrateur déchiffre avec une patience d’entomologiste et l’excitation du snob ; les signes amoureux, subis et déchirants ; le monde des impressions ou qualités sensi­ bles, émouvantes et stimulantes par la joie qu’elles procurent bien que cette joie demeure obscure. À ces trois modes d’affection pas­ sionnelle que sont le social, le sexuel et le sensible, s’ajoute, on l’a vu, un quatrième monde, celui de l’art, placé en position émi­ nente : « Tous les signes convergent vers l’art. »3 En quoi consiste ce privilège de l’art ? Nous le savons mainte­ nant : l’art donne accès à l’essence virtuelle, un peu de temps à l’état pur, et permet à la philosophie de réformer son image de la pensée. Cela conduit Jacques Rancière à formuler à l’égard de cet usage de Proust et de la littérature une objection qu’il étend bien­ tôt à l’ensemble du système de Dclcuze, et que nous sommes maintenant en mesure de discuter.

1. Dclcuzc, P, 11-12. 1. Dclcuze, P. 11. 1. Dclcuzc, P, 21.

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Selon Rancièrc, Deleuzc peut bien se défendre d’un usage allé­ gorique de la littérature, il n’en projette pas moins sur l’œuvre romanesque de Proust un système d’explication aussi contestable qu’éblouissant. En mesurant la réussite littéraire à sa capacité de rompre avec la représentation, Dclcuze importe de manière bru­ tale et illégitime des enjeux philosophiques en art, au mépris de sa protestation d’une égale dignité de l’art et de la philosophie. Subordonnant la littérature à la philosophie dont elle se trouve réduite à illustrer les combats, il la condamne à un statut subalterne. Alors qu’il prétend trouver dans la littérature le véritable com­ bat contre la représentation, Dclcuze n’analyse pourtant jamais lui-même le travail littéraire en des termes moléculaires ou inten­ sifs. 11 se montre incapable d’échapper à la représentation lorsqu’il traite de littérature, et s’intéresse moins aux modes formels et à l’analyse matérielle des procédés littéraires qu’à ce que l’intrigue, la fable ou l’interprétation symbolique nous disent. Ce faisant, il réduit l’art à se faire l’emblème de son propre pouvoir, et l’œuvre à se faire allégorie de l’œuvre. Même s’il affirme une conception performative de l'œuvre, Deleuzc revient donc, selon Rancière, à une logique symbolique archaïque, où l’œuvre, conformément à la posture romantique, se fait discours sur la puissance de l’œuvre, et l’art, recherche autotélique de sa propre essence. Qu’il s’agisse de l’épopée du narrateur de La recherche, de la poursuite de Moby Dick, de la conquête de la littérature mineure par Kafka ou de la formule de Bartleby : toutes les histoires qu’il privilégie ne proposent pas seulement des allégories de la littérature ou de l’art, mais représentent en outre le grand combat mythique d’une communauté fraternelle à venir, en lutte contre le système paternel de la représentation. En rédui­ sant la littérature à sa fonction d’imager pour la philosophie le combat pour l’avènement d’un monde délivré de la représenta­ tion, Deleuze s’interdit en réalité de penser le changement - car cette lutte ne prend jamais cotps dans l’effectuation politique, et reste prisonnière de la fiction. Se satisfaisant d’une vision roman­ tique et pessimiste de l’art qui autorise le saut mortel hors de toute représentation dans l’abîme indifférencié d’un Absolu inorga­ nique, sans forme et invivable, Dclcuze subordonne la littérature à la philosophie, et condamne par là même la philosophie à corriger sans cesse une image de la pensée qu’elle se montre impuissante à réformer, et incapable de théoriser dans la réalité sociale. Deleuze

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détruit en même temps la littérature, réduite à imager l’image de la pensée, et la philosophie, qu’il désarme, impuissante à se réfor­ mer elle-même sans l’auxiliaire de la fiction1. Cette analyse, brillante dans sa malveillance cinglante, applique à Deleuze une théorie du sens qui lui est étrangère et ne tient aucun compte de la réfutation de l’analogie, de l’allégorie et du double sens qui caractérisent l’usage nouveau que Deleuze propose de la littérature. Force est d’admettre, naturellement, que Deleuze analyse en philosophe l’œuvre du romancier. 11 ne s’en­ suit nullement qu’il pratique un commentaire allégorique de la lit­ térature, à moins de considérer l’allégorie comme le seul rapport possible entre art et philosophie, ce que rien ne justifie. Or l’allégorie repose sur la distinction entre sens propre et sens figuré, et stipule que la figure, en art, ne délivre son sens véritable qu’à une inspection rationnelle qui la traduit en concept. Sans doute Deleuze peut-il donner l’impression de reconstruire, à par­ tir de la littérature, mais non tout à fait dans son texte, un dis­ cours qui prend appui sur le roman, mais dont les implicites et les conséquences philosophiques le dépassent. Un tel discours, qui extrait son dispositif conceptuel de la matière littéraire, peut-il échapper à l’objection d’en présenter une traduction sur un mode allégorique ? S’agissant d’une analyse philosophique, son gain éventuel d’intelligibilité, et surtout le fait qu’elle se porte à un niveau spéculatif qui n’est pas romanesque, assigne à la philo­ sophe la tâche d’extraire de l’œuvre sa vérité théorique. Le philo­ sophe substitue alors son discours à la littéralité de l’œuvre comme on résout la matière imagée du signe dans l’expression de son contenu signifiant, son sens. On a, semble-t-il, le choix entre une traduction qui restitue le sens de l’œuvre en l’exhaussant sur un plan spéculatif, et la transpose en une version intelligible, mais par là, annihile sa puissance propre, position allégorique qui serait celle d'un Hegel2, ou une reprise, qui pose l’œuvre comme irré­ ductible à ses interprétations : position herméneutique, qui serait

1. Ranciérc, « Existc-i-il une esthétique dclcuzicnnc ? » art. cité, p. 536, cl hi chair des mots, op. oit., p. 195-200. 2. Sans doute, Hegel propose-t-il une réfutation en régie de l’allégorie, mais il n’en reste pas moins que le rapport entre philosophie et art consiste à substituer à la matière imagée de l’art son vouloir dire spéculatif, ce qui qualifie exactement l’allégorie. Voir Hegel, Cours d’esthétique (trad. franç. J.-P. Lefebvre cl V. von Schenck, Paris, Aubier, 1995, 3 vol.

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celle d’un Gadamer ou d’un Ricœur1, et qui traite le sens de l’œuvre comme réserve inépuisable. Le statut de l’articulation des discours diffère : la philosophie ne couvre pas l’élaboration artis­ tique par son élucidation intelligible, mais se place à côté de l’œuvre, dans la concurrence et la non-totalisation des discours. La position herméneutique, qui semble avoir le mérite de garantir l’indépendance de l’œuvre, conserve pourtant de la posi­ tion allégorique scs deux postulats les plus importants : le sens transcende la couche du texte, et n’est pas contenu en surface, dans la littéralité de son texte. Surtout, sa transcendance le main­ tient dans une indépendance anhistorique. Delcuze propose une autre voie : la littérature ne s’offre pas à la philosophie comme une matière passive en attente de recevoir sa véritable signification, mais comme un cas d’expérience. L’in­ sistance mise sur les signes indique dès 1964 cette direction, que les versions de 1970 et 1976 accentueront encore. Dans les diffé­ rents mondes de signes sensibles, la recherche de la vérité comme apprentissage de signes se déroule de la même façon, et conteste les deux principes d’une littérature allégorique : nul primat théo­ rique de l’intellectuel sur le signe matériel, de l’intelligible sur le sensible. Mieux encore, la distinction du signe et du sens tombe. Delcuze procède ainsi : apprendre concerne essentiellement les signes ; c’est sur le terrain de la littérature qu’on peut découvrir ce qu’est l’apprentissage, précisément parce que Proust, comme pra­ ticien de la littérature, échappe aux préjugés d’une philosophie représentative et pense l’apprentissage comme rencontre empi­ rique de signes. Néanmoins, cette rencontre empirique, quand elle s’actualise sur le mode de l’art, délivre ce que Deleuze appelle en effet une essence. Pourtant, si l’essence ne s’actualise que par le mode de l’art, elle ne consiste jamais en une essence de l’art : au contraire, ce sont les qualités sensibles, les affects et opérations de la culture extérieurs à l’art qui sont portés par lui à ce degré d’élaboration qui en révèle l’essence. En assignant à l’art une fonction d’accès à l’essence, Deleuze prend appui sur une position romantique, et s’inscrit dans le mou-

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I. Hans-Gcorg Gadamcr, Vérité et méthode (2e cd., 1965), trad. franç.. 1977, nouvelle traduction revue et complétée, Pierre Fruchon et al., Paris, Le Seuil, 1996; L’actualité du beau (1977), trad. franç. Elfie Poulain, Aix-en-Provence, Ali­ néa, 1992 ; Paul Ricœur, Zzz métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, et Temps et récit, 3 vol., Paris, Le Seuil, 1983-1985.

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vcment d’évaluation de l’art qui prend naissance à la réception de la Critique de la faculté de juger et se poursuit sous la forme d’une confrontation entre art et philosophie, la pensée elle-même deve­ nant style, tandis que la philosophie attend de l’art une réponse concernant ses conditions vitales d’exercice et un nouveau départ pour échapper à l’abstraction, à la séparation de la connaissance et de la vie. Telle est « la hantise, scion Raymond Bcllour, qui pousse par exemple Deleuze à retrouver dans Proust les forces par lesquelles celui-ci s’oppose à la philosophie, pour y puiser l’inspi­ ration d’une façon nouvelle de traiter la philosophie même »'. La littérature apparaît bien comme un vecteur de renouvelle­ ment pour la philosophie, mais à l’aide de notions qui déroutent parce qu’elles donnent l’impression que Deleuze applique un réseau hétérodoxe de concepts à un roman qui n’en n’a nul besoin. L’érudition forte qui commande cette lecture dogmatique indique pourtant deux résultats importants : le caractère nécessai­ rement systématique d’une prise philosophique, qui ne procède nullement sur le mode du commentaire. Il s’agit plutôt d’une relance de la philosophie à partir du cas concret. Deleuze procède ainsi depuis son premier texte consacré à La religieuse de Diderot2, et il applique toujours cette forme singulière de systématique immanente à l’œuvre. Il faut ajouter, s’agissant de la première version de Proust, que cette systématicité prend le masque de concepts joyeusement hétéroclites disponibles dans la tradition, comme la procession plotinienne, la recherche de la vérité, la dia­ lectique ascendante vers l’essence. Non que les œuvres de jeunesse soient nécessairement immatures, mais, se parant volontiers des dépouilles du passé, il n’est pas douteux qu’elles produisent une déroutante impression d’éclectisme. Il s’agit pourtant d’une méthode d’invention. Une force nou­ velle ne peut apparaître qu’en mimant les forces précédentes qui s’exerçaient déjà, disait Nietzsche d’une formule que Deleuze aime à citer. Une telle force ne survivrait pas si « elle n’emprun­ tait le visage des forces précédentes contre lesquelles elle lutte », c’est pourquoi l’art de lire est aussi un art « de percer les masques et de découvrir qui se masque et pourquoi, et dans quel but on 1. Raymond Bcllour, « Michaux, Deleuze », in Gilles Deleuze. Une vie..., op. cil., p. 537-545 (citation, p. 542). 2. Deleuze, « Introduction », in Diderot, Au religieuse, Paris, Collection de Plie Saint-Louis (dépôt de vente I, rue Bruller, Paris XIV', 1947, p. VII-XX.

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conserve un masque en le remodelant. »' Cette théorie du masque, du mime et de la traîtrise s’applique à merveille à la lec­ ture de Proust, avec son usage provocateur de concepts vénérables autant qu’incompatibles. Le nouveau se coule dans les rapports de forces existants, emprunte le masque du bien connu avant de pou­ voir prétendre rivaliser avec lui et lutter contre lui. Il en va ainsi des concepts ambigus que Dclcuzc affectionne et qu’il tord au ser­ vice d’un usage nouveau : l’absolu, l’idée, la vérité, l’essence du temps. En revanche, on peut concéder à Rancière, ce qui est tout à fait un autre débat, que dans cette première version de 1964, Deleuze se montre proche d’une position romantique, qu’il utilise un vocabulaire que l’on retrouve également sous la plume des tenants de l’allégorie comme l’essence ou la vérité, et enfin, qu’il utilise comme matrice systématique le cadre d’allure néoplatoni­ cienne ou plotinienne d’une procession vers l’essence, hiérarchi­ sant sans doute les mondes de signes non pas du matériel vers le spirituel, mais bien du doxique mondain vers l’expérience imper­ sonnelle. La réforme de l’image de la pensée engage une confron­ tation avec l’art et Proust joue bien un rôle méthodologique pour Deleuze. De ce point de vue, Deleuze n’est pas très éloigné des théories postkantiennes, qui confèrent à l’art une fonction de compensa­ tion, les romantiques accordant à Kant l’impossibilité d’une connaissance de l’absolu pour s’empresser de passer outre, et charger l’art d’une fonction de révélation qui supplée aux défail­ lances de la connaissance de l’entendement. Si l’on lit La recherche comme l’itinéraire d’une vie, itinéraire spirituel qui mène vers la decouverte de l’art, et que l’on restitue cet itinéraire par une tra­ duction philosophique, le roman peut se lire comme l’épopée d’une traversée du sensible vers le spirituel, et sa structure ellemême sembler allégorique. Mais il faudrait pour cela que Deleuze délivre la teneur philosophique de cet itinéraire, qu’il traite le roman en allégorie de l’essence de l’art, et qu’il reprenne une pos­ ture critique au sens romantique de l’idéalisme allemand, de Schclling ou de Novalis, troquant les moyens conceptuels de la théorie contre l’emblème obscur, le hiéroglyphe de l’Absolu. L’idée de l’Art, supérieure à la connaissance réflexive, permettrait

1. Dclcuzc, jVP, 5 ci 6.

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alors à la philosophie de redresser l’image scindée de la vérité que l’entendement limité objecte à l’Absolu. Fasciné par sa propre élu­ cidation, qui devient en même temps l’élucidation de la puissance sub-représentative de la pensée, l’art serait alors essentiellement « autotélique »', dans la mesure où il porte sur sa propre puissance. Mais tel n’est pas le cas. La recherche du temps perdu se résout bien en recherche de la vérité sous la contrainte d’une lecture philosophique dont la systématicité, la teneur formelle et le dédain explicite de tout commentaire littéraire signalent qu’on a affaire à une philosophie de l’art. Mais dans la mesure où l’art est expérimentation, il n’est jamais autoté­ lique. Jamais en réalité Dcleuze ne réactualise une position allégo­ rique. Il ne s’agit même pas de comparer les différentes version de Proust, et de déclarer la première ambiguë, mais d’envisager le rapport qu’institue entre philosophie et littérature l’empirisme transcendantal, parfaitement explicite dès cette première version. La critique de l’image de la pensée, à laquelle Proust nous convie, entraîne la découverte d’un nouveau mode de l’expérience. Les mondes de signes de Proust / s’échelonnent en réalité selon cet axe, qui va de l’expérience doxique à l’expérience transcendantale, que la littérature procure à la philosophie parce qu’elle n’est pas, à l’instar de la pensée conceptuelle, aveuglée par l’image repré­ sentative qu’elle se fait de la pensée. Loin d’attendre de la philo­ sophie l’élucidation de son essence obscure, c’est donc elle au contraire qui la provoque. Par sa capacité à s’affranchir des cadres doxiques de la psychologique ordinaire, la littérature fait figure de laboratoire pour la philosophie. Il en va du Proust de Deleuze comme du Raymond Roussel de Foucault2. Comment celui-ci aurait-il pu commettre la bévue d’écrire un commentaire de l’œuvre de Roussel, lui qui public la même année dans La naissance de la clinique une préface méthodolo­ gique consacrée à la réfutation de l’exégèse et du commentaire ? Pour Foucault, le commentaire secrète lui-même l’espace où il se loge, suscite le double-fond de la parole parce qu’il sépare le

1. L'expression vient de Jean-Marie Schaeffer (L’art de l’âge moderne. L'esthétique et la philosophie de l’art du Xlllf siècle à nos jours, Paris, Gallimard, NRF, 1992). 2. Macherey, « Présentation >>, in Foucault, Raymond Roussel, p. I-XXX ; voir aussi « Foucault lecteur de Roussel : la littérature comme philosophie », in A quoi pense la littérature? Exercice de philosophie littéraire, Paris, PUF, 1990, p. 177-191.

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contenu littéral de ce qu’il veut dire, et feuillette le texte en cou­ ches équivoques et distinctes. En scindant le discours entre ce qui est montré et ce qu’on a voulu dire, le commentaire produit la dualité de l’exégèse, condi­ tion de l’allégorie. La posture du commentaire repose ainsi sur ces deux postulats : l’excès du signifié caché sur le signifiant littéral, qui subsiste comme un reste nécessairement informulé de la pensée, et se conserve, intact, dans l’intériorité d’une essence pré­ servée. Ce non-dit peut toujours affleurer à la parole. Le com­ mentaire se glisse dans cet interstice ouvert entre un signifié, tou­ jours excédentaire, et un signifiant bavard, qui veut toujours en dire plus que ce qu’il signifie. L’exégèse herméneutique se soutient de cette position allégorique, qui suppose elle-même la duplicité du sens1. En réalité, toute position herméneutique appartient à ce moment historique de la culture, qui spécifie l’origine du sens comme transcendance divine, singulière et présente, quoique cachée. La position d’une transcendance donnée dans l’imma­ nence garantit la technique d’interprétation dont se soutient le commentaire, solidaire d’une théologie, impliquant un système de croyances, l’appartenance à une Église, l’affirmation de l’existence d’un Être suprême qui prend la figure de la Révélation. Cette critique de la posture du commentaire n’empêche nulle­ ment Foucault de prendre avec Roussel le risque d’une critique du discours complètement différente, où se fait jour la possibilité d’une analyse, cessant de faire apparaître les faits de discours comme des noyaux isolés de signification mais comme des seg­ ments fonctionnels. Ce n’est pas un hasard si Foucault, comme Dclcuze, noue étroitement son travail théorique au cours de cette période à une enquête sur la littérature : elle fournit en même temps une zone critique concernant les philosophies du sens et de la signification et un nouveau terrain d’exploration des marges, politiques, psychologiques et sexuelles2. Dclcuze en appelle donc à une critique clinique de la littéra­ ture, montre avec Sacher-Masoch que la littérature sert à pro1. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, rccd., «Qua­ drige », 1993, p. XII-XIU. 2. « C'est par sa marginalité meme, puisqu'elle consiste dans l'exploration de marges, que la littérature éclaire en totalité l’histoire de nos pratiques et de nos savoirs» (Machcrcy, « Présentation», op. cil., p. 1X-X). 131

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duire une symptomatologie qui en remontre même à la nosologie médicale, et construit, avec Guattari, le concept de littérature mineure pour théoriser cette expérimentation sur les bords de la marginalité sociale et psychique. La littérature est le lieu où s’éla­ bore un nouveau statut de l’expérience, et à partir duquel on théorise, « sur son modèle en quelque sorte, d’autres » expérien­ ces « comme celle de l’exclusion, du savoir, de la punition ou de la sexualité », comme le note justement Pierre Machcrey. En faisant de la littérature le lieu d’exploration des frontières entre normal et pathologique, Delcuzc, comme Foucault ou Guattari, renverse complètement les rapports entre littérature et philosophie. Si la littérature s’affirme comme un lieu stratégique de théorisation de l’expérience, ce n’est pas que ces auteurs méta­ phorisent, subvertissent la théorie en fiction ou réduisent la littéra­ ture à l’allégorie de la pensée, mais bien qu’ils cherchent une nou­ velle définition de l’expérience, irréductible au vécu spontané comme à l’acte de conscience phénoménologique, ni théorique ni mentale, mais collective, pragmatique et attestable : et cela, la lit­ térature la procure. En réalité, seule la littérature est à même, par scs propres capacités d’exploration, de se porter au-delà de l’expé­ rience doxique, là où le bien connu cesse d’exercer sa puissance. La littérature procure, selon l’expression que Foucault emploie pour Blanchot, « la pensée du Dehors ». Si Rancière estime que la démarche de Deleuze reste prise dans l’équivocité et réduit la lit­ térature à une formule qui image pour la philosophie les rapports de la pensée et du sensible, c’est qu’il néglige ce statut nouveau de l’expérience, et la nouvelle définition du sens qu’elle implique. Pour préciser ces deux aspects, il faut inspecter avec soin le rap­ port entre concept et Idée, signe et sens qui engage un rapport nouveau de la pensée avec l’expérience. De ce point de vue, la littérature est pour la philosophie la limite expérientielle qui lui assure de penser par le Dehors.

2 / L'APPRENTISSAGE COMME RENCONTRE EMPIRIQUE

Si apprendre concerne essentiellement les signes, non le sens, c’est parce que les signes ne peuvent faire l’objet d’un savoir abs­ trait, privé, interne, déductif. Les rapports entre signe et temps dépendent d’un apprentissage temporel, non d’un savoir abstrait. La recherche de la vérité ne subit pas dans le sensible un moment

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dc conversion nécessaire mais déplorable, dont il conviendrait de se dégager au plus vile. C’est tout le contraire : il n’y a recherche de la vérité que dans le sensible, et seul l’art peut en délivrer la vérité. S’il y a vérité dans l’œuvre d’art, celle-ci ne s’obtient qu’au niveau du sensible, et ne peut être délivrée que par l’art. C’est même pour cela que La recherche est une leçon de vérité. La philo­ sophie, en ce sens, recueille la leçon de l’art, elle ne la produit pas, elle ne la traduit pas, elle l'épelle. Mais elle l’épelle pour servir à ses propres fins, ici, une Esthétique transcendantale qui ne se soucie guère de procéder en même temps à une critique de l’œuvre romanesque. La leçon de vérité de La recherche consiste en ceci que les signes forcent à penser : c’est pour cela que l’art propose à la philosophie une nouvelle image de la pensée. Les signes faisant l’objet d’une rencontre, cet apprentissage met la pensée en rapport d’effraction avec son dehors sensible. Deleuzc reprend le concept de Dehors à Blanchot, mais le traite en empiriste : ni intuition intellectuelle prélevée dans le milieu théorique seul, ni intuition sensible préle­ vant directement dans l’objet un contenu s’idéalisant, le Dehors implique une rencontre sensible qui s’impose à la pensée comme une force. Ce que la pensée rencontre dans ce rapport de forces où elle se révèle essentiellement patiente, c’est un apprentissage de ce qu’elle ne peut tirer de son propre fond - apprentissage de signes. Deleuzc résume ceci dans la première version de Proust en un extraordinaire paragraphe, qui condense les difficultés de l’empi­ risme transcendantal :

Apprendre concerne essentiellement les signes. Les signes sont l’ob­ jet d'un apprentissage temporel, non pas d’un savoir abstrait. Apprendre, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’apprenti qui ne soit 1’ « égyptologue » de quelque chose. On ne devient menuisier qu’en se faisant sensible aux signes du bois, ou médecin, sensible aux signes de la maladie. [...] Tout ce qui nous apprend quelque chose émet des signes, tout acte d’apprendre est une intciprétalion de signes ou de hiéroglyphes1.

Considérons d’abord le début de ce passage avant de nous tour­ ner vers cette étrange conception de l’apprentissage comme sensi1. Deleuzc, P, 10-11. Voir DR. 35.

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bilité aux signes, comme réceptivité. L’apprentissage concerne « essentiellement » les signes, qui sont l’objet d’un apprentissage temporel, non d’un savoir abstrait, et que Delcuze spécifie comme des hiéroglyphes, ce qui renforce leur densité obscure. Ce hiéroglyphe obscur et enveloppé signale la place de l’es­ sence ou de l’idée, que Delcuze conçoit paradoxalement comme une objectité qui émeut sur le mode sensible. Cela indique le rap­ port entre signe et essence, et sert à rendre le signe plus dense et plus obscur : même si, dans la première version de Proust, Delcuze tire parfois la hiérarchie des signes du côté d’une dématérialisa­ tion progressive, apprendre, pour la pensée, ne consiste pas à trouver la vérité en elle-même, ni à la retrouver dans un sens désincarné, mais à la produire par la rencontre avec ce hiéro­ glyphe obscur, qui s’impose dans une rencontre empirique. C’est cette rencontre qu’il nous faut maintenant étudier. En deuxième lieu, l’apprentissage est temporel, non parce qu’il vise le temps à l’état pur, mais parce qu’il procède de cette ren­ contre empirique avec un émetteur de signe, matière, objet ou être, et surtout parce qu’il dépend d’une appropriation qui prend du temps. La vérité se temporalise et s’actualise clans une ren­ contre concrète, hétérogène, aléatoire. Le cadre de cet apprentis­ sage, c’est le devenir sensible, au sein duquel il développe sa petite durée. Là où le savoir ne s’engendre pas lui-même sous forme déductive, la pensée prend du temps, et surtout elle se produit par rencontre sensible, non par idéation. Dcleuze prend clairement position contre une figure instantanée de l’intuition intellectuelle. L’apprentissage temporel du signe nous fait passer d’une figure de la pensée à une autre, du savoir abstrait, instantané, éternitaire et immédiat à la durée empirique d’un apprentissage temporel. Ce passage d’une figure à une autre s’atteste en effet chez Proust, qui reprend le cadre bergsonicn de l’opposition entre l’intelligence et l’intuition, et l’élabore sur le terrain différent d’une distinction entre pensée réflexive et travail du style. En critiquant les vérités de l’intelligence, Proust emprunte à Bergson sa critique de l'objec­ tivité, seulement capable, on l’a vu, de produire des vérités conventionnelles, c’est-à-dire stéréotypées, à usage uniquement pragmatique, utilitaire, collectif, qui se résolvent dans leur capa­ cité à agir et se caractérisent par leur extériorité. Des vérités, dit Bergson « trop larges », « mal taillées ». On se souvient que Delcuze appliquait cette thématique bergsonienne à la critique des catégories chez Kant, conditions excédant leur conditionné.

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Mais elle implique également une deuxième conséquence, qui concerne maintenant le statut du langage et celui de la signification. Chez Bergson, ces vérités trop larges comportent une critique de l’idée générale, solidaire d’une critique du langage, porteur de généralité, et montrent que la structure catégorielle se laisse cap­ ter par les mailles linguistiques : la pensée se soumet au langage : « Un Platon, un Aristote adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait clans le langage... » Si l’intelligence reste prison­ nière des catégories de la langue, c’est que son mouvement consiste à opérer par concepts et catégories, d’où l’opposition bergsonienne, dans laquelle Proust se cale, entre science et intelli­ gence, d’une part, intuition et expérience esthétique, de l’autre. La démarche intellectuelle de la connaissance objective plaque sur l’expérience ces catégories trop larges, incapables de la précision dont la philosophie a besoin, parce que la pensée adopte le décou­ page que le langage opère dans la réalité, alors que ce découpage est d’abord pragmatique. Autrement dit, la réserve de possible qui renvoyait tout à l’heure à la structure anthropologique du sujet transcendantal kantien, fait maintenant apparaître la vertu sociale, à la fois prag­ matique et utilitaire, du langage humain. Cet aspect fait de Berg­ son un précurseur de l’analyse pragmatique du langage et dote sa critique de l’intelligence d’un aspect social ou politique. Bergson estime que « le langage transmet des ordres ou des avertisse­ ments », sa vocation est donc « grossièrement utilitaire », « indus­ trielle, commerciale, militaire, toujours sociale ». Cette conni­ vence entre le langage et la pensée intelligente, qui s’établit sur le plan social de l’organisation du travail, fait de la logique un dispo­ sitif fondamentalement conservateur, c’est-à-dire réifiant, ralenti dans la matière, impropre à saisir la durée1. Le langage relève de l’action sur la matière, et lui emprunte ses procédés, et scs modes : « appel à l’action immédiate », le langage est un faire, non une symbolisation. Bergson énonce une concep­ tion performative de la langue qu’on s’attendrait plutôt à trouver sous la plume d’Austin : le langage est pragmatique avant d’être signifiant, il produit une action avant d’énoncer une signification. 1. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1321, cl Dclcuzc. Bergsonisme..., an. cité, p. 38-40 et B, 40. Dclcuzc s’en souviendra lorsqu’il fera de la fonction scientifique une «Ralentie», Dclcuzc, Guattari, 112.

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Même si l’on peut distinguer un ordre prescriptif et un ordre des­ criptif, dans le premier cas, dit Bergson, il s’agit d’un appel à l’ac­ tion immédiate, et dans le second, il s’agit du « signalement de la chose ou de quelques-unes de ses propriétés en vue de l’action future»1. Dans les deux cas, le langage relève du signal qui déclenche l’action, et n’accède que très secondairement à une fonction signifiante. Cet aspect, décisif pour la théorie du langage que Dclcuze met en œuvre, et qu’il détaillera avec Guattari dans Mille plateaux, contribue à disqualifier toute vision uniquement linguistique ou signifiante du langage, et sert déjà à indiquer que, y compris pour la littérature, où l’ordre descriptif l’emporte sur l’ordre prescriptif, la langue provoque une réaction sensible, même si on peut consi­ dérer, avec Proust, que seul le travail du style permet de produire ce choc en détruisant le moule des significations conventionnelles. « Le langage est transmission du mot fonctionnant comme mot d’ordre, et non communication d’un signe comme information », écrivent Deleuzc et Guattari, en reliant cette thématique bergsonienne à la Deuxième dissertation de la Généalogie de la morale et à Marx. La fonction du langage est politique avant d’être utilitaire : elle vise une domination avant de servir un besoin. Le mot ne contient pas une information, mais un commandement, un mot d’ordre, verdict, « petite sentence de mort » qui « donne des ordres à la vie »2, et sa fonction performative, non discursive, relève de l’ordre punitif du dressage : produire activement, vio­ lemment des sujets sociaux. Chez Bergson, cette analyse du lan­ gage comme acte social est bien esquissée, même si elle ne débouche pas sur une critique sociale. L’accent politique n’en est pourtant pas tout à fait absent, mais il se déplace vers l’opposition ontologique de l’espace et du temps, de l’intelligence et de l’intui­ tion, sans entrer dans l’analyse critique des dispositifs sociaux con­ crets dans lesquels il s’insère. Cela permet néanmoins à Bergson de comprendre le découpage linguistique comme un cadrage social, calquant les rapports de domination du travail sur la matière mise en forme : « Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du tra­ vail humain. »’ 1. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1321.

2. Dclcuze, Guattari, MP, 95-97. 3. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1321.

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Bergson ne poursuit pourtant pas l’analyse du langage dans la direction d’une critique politique du code social imprimant son commandement sur les corps, relevant de la domination plus que de la théorie, et produisant des sujets. Cet aspect, que Deleuzc considère au contraire avec Guattari dans L’Anli-Œdipe et dans Mille plateaux, est un bon indicateur pour dater l’analyse. Toute cette argumentation néglige l’aspect marxien d’une analytique des types de domination sociale effective. Deleuze ne s’intéresse en 1964 qu’à l’aspect bergsonien d’une différence générale entre matière et esprit, espace et temps, à laquelle répond le dédouble­ ment entre l’intelligence doxique et l’intuition transcendantale. L’apprentissage temporel distinct d’un savoir abstrait reprend l’in­ tuition bergsonienne, qui se dégage « des mots pour aller aux choses »'. Même si Bergson ne diminue pas l’intelligence, il pose à côté d’elle une faculté différente, capable d’une autre espèce de connaissance plus directe et plus juste : la métaphysique, qui fait appel à l’intuition et qui s’oppose à la science intelligente. Quand la pensée s’aligne sur la grille du langage, elle s'établit dans le possible en tournant le dos à l’expérience réelle dont elle procède pourtant, et cette dimension sociale réifiée relève du conformisme doxique, non des rapports violents de domination sociale : Bergson contribue bien ainsi à la théorie du mineur et du majeur que Deleuze développera avec Guattari, mais l’analyse ne se déploie pour l’instant que dans l’espace raréfié de la métaphy­ sique, sans s’établir sur le plan concret des luttes sociales. Deleuze fait de Bergson néanmoins le penseur de l’expérience, capable d’assurer à l’analyse transcendantale un rapport à l’empirisme délivré des pièges doxiques du langage ordinaire, même s’il se montre indifférent en 1964 au volet proprement politique de l’analyse. Apprendre, c’est suivre les lignes de faits du réel. Deleuze inter­ prète ce tournant de l’intelligence et de la pensée représentative vers l’intuition sur le mode transcendantal, ce qui lui permet d’évacuer le dualisme bergsonien entre deux modes de la pensée. Il ne s’agit plus de cliver la pensée entre un mode opératoire per­ ceptif et un mode temporel intuitif, en assignant à l’intuition un accès plus direct à l’être. Deleuzc imprime, on l’a vu, à Bergson une scission kantienne : il s’agit de dépasser l’expérience, utilitaire

1. Ibid., p. 1323.

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à

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chez Bergson, phénoménale chez Kant, vers scs conditions trans­ cendantales : « on dépasse Vêlât de l’expérience vers les conditions de l’expérience », Dclcuzc, reprenant l’analyse bergsonicnne, accomplit pour son compte le mouvement néokantien qui consiste à retrouver, en sautant par-dessus l’interdit kantien, les choses mêmes. L’intuition bergsonicnne indique comment revenir de l’expé­ rience empirique vers ses conditions transcendantales, mais contrairement à Kant, ces conditions transcendantales ne sont plus ni possibles, ni données au préalable par la structure du sujet, dont la réccptirité est informée par sa grille catégorielle spon­ tanée, préalable et seulement subjective. Avec Bergson, Dclcuzc tient le moyen de passer des conditions seulement possibles de l’expérience, plus larges que le conditionné, vers les conditions virtuelles de l’expérience réelle. Deleuze corrige le dualisme bergsonien en comprenant l’espace et le temps sur le mode logique du phénoménal et du transcen­ dantal, et simultanément, il applique à Kant la critique bergsonienne du possible. Il exhibe une inspiration kantienne chez Berg­ son, et ce faisant, il minore considérablement le clivage ontologique entre matière et durée, intelligence et intuition. Pour lui, ce clivage vaut simplement comme différence entre le virtuel et l’actuel : à ce compte, Deleuze peut appliquer le modèle kan­ tien de la césure entre phénoménal et transcendantal au dispositif bergsonien. Ce faisant, il a profondément transformé et Bergson et Kant. L’état de l’expérience désigne bien chez Bergson l’expérience humanisée, saisie à travers un schème catégoriel général, utilitaire et abstrait, mais également l’expérience mise en forme par une conscience intelligente, substantialistc du côté du sujet comme de l’objet, réifiant la durée, scindant le sujet de l’objet. Lorsque Berg­ son, kantien, veut revenir de l’état de l’expérience humanisée, intelligente, phénoménale vers les conditions de l’expérience, il entend ménager à l’esprit un accès immédiat à l’expérience réelle, aux lignes de fait virtuelles, en passant outre la structure représen­ tative de l’intelligence pour s’installer dans la durée. À ce prix, le dépassement de l’état de l’expérience vers les conditions de l’expé­ rience dégage ce que Deleuze entend par empirisme transcendan­ tal, et c’est bien de l’expérience de la littérature, au double sens de l’effet produit par La recherche, et de l’expérience de praticien que Proust met en œuvre dans son texte, que surgit, pour la philo-

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sophie, la chance conceptuelle de théoriser un nouveau rapport entre concept et expérience. C’est parce que Proust, praticien, se met en état de suivre « les lignes de faits » du réel, qu’il propose une méthode pour la philo­ sophie. Abordant la question de la vérité par le médium de l’an, Proust échappe à ce que Dclcuze appelle l’image de la pensée représentative. Il faut bien insister sur le rôle de l’art, comme ter­ rain d’expérimentation pour la philosophie. C’est sur le terrain hétérogène de la littérature que le philosophe produit des concepts, qui ne traduisent pas l’œuvre, mais trouvent en elle l’oc­ casion de leur exercice. Mieux déterminer cet empirisme trans­ cendantal comme expérience réelle, substituer, selon les termes de Dcleuzc, à l’image de la pensée que véhicule la pensée représenta­ tive, une logique de la Différence, c’est donc, pour la philosophie, se laisser instruire par une expérience de pensée différente, non réductible à elle, l’expérience de l’art. Et pourtant, cela ne signifie ni que l’art est en mal de concepts et attend du philosophe son élucidation (c’est même le contraire), ni que le philosophe doive se faire artiste, pour produire, à la ressemblance de l’art, des énoncés poétiques, substituant leur pouvoir d’évocation à une articulation conceptuelle nette. De ce point de vue, Dcleuze n’a pas choisi La recherche du temps perdu par hasard. Proust reprend pour son compte la différence bergsonienne entre intelligence et intuition, et la porte sur le seul terrain esthétique, le terrain du sentir, le seul qui concerne l’art, et le concerne exclusivement. Il déplace l’opposition bergsonienne entre intuition et utilisation doxique du langage puisqu'il est écri­ vain et que la langue constitue son matériau de création, mais il ne cesse, lui aussi, d’opposer le travail de la sensibilité intuitive à celui de l’intelligence décevante. Cette opposition contient une critique de la philosophie en son ensemble, y compris de celle de Bergson, qui n’apparaît nommément dans La recherche qu’à travers un Boutroux réduit à une simple silhouette, satire hilarante de l’universitaire, et même seulement indirectement, à la faveur d’une conversation que Boutroux aurait eu avec Bergson, conver­ sation elle-même rapportée par un énigmatique philosophe norvé­ gien, qui fait dans le roman une apparition autant fugitive que burlesque. Ce personnage secondaire, qui tient un petit rôle dans un dîner des Verdurin, est surtout remarquable par la célérité avec laquelle il s’éclipse, au cours d’allées et venues dont Proust juge bon de préciser qu’elles répondent à d’urgentes pressions

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intestinales, plutôt qu’aux exigences du concept. Digne médiateur pour introduire Bergson ! «Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair, si passionnément attentif a pu mal comprendre. Personnellement mon expérience m’a donné des résultats opposés », commente laconiquement le narrateur1, ce qui suffit à congédier le philosophe ratiocincur. Tous les motifs intellectuels de La recherche sont satiriques. Les rapports de Proust à l’univers théorique sont bien différents de ceux d’un Joyce ou d’un Musil, qui intègrent à la trame roma­ nesque l’apport de motifs intellectuels. Proust ne cesse d’insister sur le fait que la littérature possède une force d’intelligibilité qui lui est propre, et distingue le travail du romancier qui capte direc­ tement des sensations, et celui du penseur, qui manipule des idées conscientes et volontaires. On n’écrit pas avec des idées sur la lit­ térature, mais avec des sensations les plus brutales possibles, révé­ lées par le style. C’est un tel complexe sensitif que Deleuze nomme successivement une essence, une structure, une Idée, puis, dans la dernière partie de son œuvre, un percept. L’Idée capte un complexe de sensations, elle n’en produit pas une élucidation rationnelle. Au contraire, les théories sur l’art sont sévèrement cri­ tiquées, car elles relèvent d’un mode opinatif mondain qui n’a rien à voir avec la pratique de l’écriture elle-même. « L’art véri­ table n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence »2, non dans le mutisme de l’œuvre, mais dans le silence des opinions toutes faites. Le travail du romancier consiste à écrire, certainement pas à produire une théorie sur l’écriture. Théories esthétiques et jugements sur l’art se bornent à rame­ ner les propriétés de l’œuvre à la vulgarité des poncifs, par impuis­ sance de l’intelligence à décrypter les effets de l’art, et le roman­ cier hii-mêmc, qui pourrait échapper au poncif, n’a pas de secours à attendre d’une réflexion seconde sur l’art. Ce n’est pas une expérience autre que l’art viendrait offrir à la théorie, mais un autre rapport à l’expérience. Evoquant « la gr ossière tentation pour l’écrivain d’écrire des œuvres intellectuelles », Proust

1. Proust. À la rechmhe du tempsperdu, op. cil., « Sodontc et Goirtorrhe », II, 284285. Sur les rapports entre Proust et Bergson, voir Bergson, Mélanges, op. cil., p. 1610 et p. 1326. 2. Proust, A la recherche du temps perdu, op. cil., III, 881.

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répond : « Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. »' La légitimation théorique ne vaut rien en littérature, parce que le jugement reste une valeur d’échange collective et stéréotypée, fluctuant selon le cours du marché de l’art et des opinions. Le coût, convention marchande du prix, ne mesure pas plus la valeur du don, que l’intelligence critique n’est capable de saisir la qualité d’une œuvre. Position relativiste et élitiste, assez proche de l’orien­ tation nietzschéenne : ce qui mesure la qualité d’une œuvre, c’est l’ébranlement qu’elle produit sur une pensée-artiste, une amitié stellaire. S’il y a bien in fine une réévaluation de la pensée, du moins dans la lecture que Deleuze donne de Proust, il s’agit d’une pensée non conceptuelle, propre à la création littéraire, en tant que le style consiste à dégager des impressions leurs vérités, soit, mais sur son terrain propre, une actualisation sensible dans l’écri­ ture, non un résultat théorique, la vérité consistant non pas à dégager l’idée de l’impression mais à la faire sentir. Bref, Proust insiste sur la spécificité non intellectuelle, stylistique et sensitive de l’élaboration littéraire. En ce sens, il est bien théoricien et critique de la littérature, et bien sûr, à ce compte, La recherche du temps perdu enveloppe aussi une théorie de l’art. Mais c’est le régime théorique que Proust transforme, et Deleuze trouve chez lui une confirmation du statut nietzschéen qu’il accorde à la critique : elle doit être pratique et non réflexive, clinique et vitale, non spéculative. Lorsque Proust est critique, c’est par l’opération du pastiche. Sa théorie de l’art reste stricte­ ment subordonnée à son cffectuation pratique, à son modus opé­ rande, et n’est qu’un résultat second, un épiphénomène du faire. L’écriture enveloppe bien une théorie, mais seconde et dérivée. Pourquoi cette position intéresse-t-elle tant le philosophe, bien obligé de s’en remettre à l’intelligence théorique ? C’est que Proust élabore une Idée inconsciente, s’arrachant par divergence à l’expérience ordinaire, produite au niveau sensible par le travail du style. Jamais Proust n’accorderait que le travail du style ou la réussite littéraire procèdent d’un travail d’élaboration philoso­ phique. Pourtant, il refuserait tout aussi énergiquement d’être livré aux impressions subjectives. Il lui faut déterminer un régime de pensée propre à l’art, ce qu’il fait en assignant à la création un

1. Ibid.

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terrain d’expérience spécifique, indifférent aux spéculations méta­ physiques, et il rejoint, mais par un autre biais, ce que Dclcuze dit de Bergson : « Les conditions de l’expérience sont moins détermi­ nées dans des concepts que dans des percepts purs. »‘ L’opposition entre concepts philosophiques et percepts que Dclcuze élabore dans sa dernière philosophie fait donc sa première apparition, fugitive mais notable, dans ce texte de 1966, favorisée par l’attention que Deleuze accorde au roman de Proust. L’opposition entre ces deux figures de la vérité, l’image de la pensée intellectuelle qui conçoit la vérité comme l’acte volontaire et méthodique de la pensée, et la figure de la création comme effraction violente, subie par une pensée patiente, montre la conti­ nuité rigoureuse entre cette thématique et celle de Différence et répé­ tition. Il s’agit de préciser comment la pensée peut être produite à l’intérieur de la pensée, c’est-à-dire, d’expliciter la genèse de la pensée, à l’occasion d’une rencontre sensible, qui disjoint les facul­ tés et les porte à leur transcendance, leur limite. Nous l’avons vu, apprendre concerne essentiellement les signes parce que la pensée ne rencontre pas la vérité à l’intérieur de la pensée comme intui­ tion intellectuelle, mais, pour Proust, comme pour Deleuze, la pensée se produit par extériorité.

3 / L’EXTÉRIORITÉ DE LA PENSÉE

Cette extériorité procède chez Proust de sa défiance à l’égard de l’intellectualisme : Deleuzc a parfaitement raison d’insister sur le fait que le signe se produit par contrainte violente, et que cette violence subie par contrainte et hasard développe en réaction une interprétation qui n’est jamais volontaire, ni consciente. Juste­ ment, cette genèse pathique de la pensée, Proust la met en œuvre sur un mode constamment sensible, et c’est la raison pour laquelle il intéresse Deleuze. Le roman fournit un terrain de validation pour la théorie des rapports entre pensée et sensible que Deleuze présente en 1967, devant la Société française de philosophie, sous le titre « La méthode de dramatisation ». Cette méthode, rééla­ borée dans Différence et répétition, sous le titre : « Universalité de la

1. Dclcuze, B, 19 (je souligne).

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dramatisation », pense la production de la pensée à partir de l’effraction du signe. Voilà en quoi la lecture de Proust valide la philosophie de Dcleuze. Elle contient une méthode pour penser la création de la pensée sous la violence du signe, création que le romancier expose comme art littéraire, et qui renseigne la philosophie, quant à elle, sur la manière dont l’affecte son dehors, ici, la littérature. La vérité, selon Dcleuze, n’est pas du ressort de la philosophie seule, et surtout, elle ne s’effectue pas dans une situation spéculative uniquement théorique.

Nous ne cherchons la vérité que quand nous sommes déterminés à le faire en fonction d’une situation concrète, quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse à celte recherche1. Proust le montre en effet : le signe se rencontre par hasard, et la vérité qu’il délivre ne se trahit qu’à des signes involontaires. La recherche de la vérité dépend d’un hasard extérieur et ne consiste en rien de plus qu’une réaction à l'effraction du signe. La violence subie commande une réponse intellectuelle, ce pourquoi l’inter­ prétation du signe peut être considérée comme une riposte passive qui explique le signe en le développant : « raison pour laquelle la Recherche est toujours temporelle »2, car ce développement est discursif, même s’il se produit à partir d’indices non discursifs, de bribes de signes saisis dans leur matérialité expresse. La vérité n’est donc pas un Absolu transcendant auquel l’art se rapporterait par sursaut ineffable : elle n’est rien de plus que la réaction au choc subi par la rencontre d’un signe, matière qui se diversifie en objet ou être. Quelle que soit la rencontre, avec un auteur, un être, une chose, une qualité, c’est d’abord une matière qui émet des signes. Apprendre, c’est considérer les hiéroglyphes que l’on rencontre « comme s’ils émettaient des signes à déchif­ frer ». L’apprentissage est un assujettissement aux forces des signes. C’est bien ainsi que Proust procède. C’est Proust qui déclare suivre une marche inverse de celle des peuples, et passer d’une écriture phonétique rationnelle à un déchiffrement de crypto­ grammes non idéographiques, c’est Proust qui accorde plus de témoignages aux qualités sensibles (rougeur, afflux de sang, silence 1. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cil., III, 880 ; Dcleuze, P, 24. 2. Dcleuze, P, 25.

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li

subit) qu’aux énonces eux-mêmes ; c’est Proust qui fait porter le travail de l’écriture sur la matérialité la moins élaborée et non sur le contenu sémantique d’un discours, comme le montre l’impor­ tance du mensonge dans les relations amoureuses, seule réponse à l’aridité sémiologique de la jalousie, et qui remplace l’interpréta­ tion discursive des significations par la description des qualités sensibles les plus évanescentes'. L’écrivain répudie le pouvoir éclaircissant de la parole discursive. Le travail littéraire ne se situe pas sur le plan des énoncés signifiants mais consiste en une exposi­ tion stylistique des qualités sensibles. Voilà ce que Delcuze a en vue lorsqu’il dit du romancier qu’il se fait l’égyptologue du monde qu’il déchiffre, ce qui revient à passer d’une idéographie dont les caractères sont assignables au hiéroglyphe, mixte aléatoire de données phonétiques et de pictogrammes. Penser le monde comme un rébus de signes à déchiffrer, assigner à l’art la tâche d’opérer ce déchiffrement, c’est bien ce que dit Proust. Mais, patun habile retournement, ce que dit Proust sert de matrice à l’in­ terprétation qu’on lui applique. Cette réversibilité du processus semble alimenter la thèse de l’autotélie, la littérature portant moins sur les mondes qu’elle décrit que sur son propre fonction­ nement. Mais ce serait compter pour rien la richesse de descrip­ tion des mondes qu’entreprend La recherche, qu’on ne peut réduire à un intérêt pour la littérature, même s’il est prééminent. Surtout, Delcuze va plus loin : il ne se contente pas d’indiquer comment déchiffrer une œuvre d’art, mais traite explicitement de n’importe quel apprentissage. Son exemple de prédilection, bergsonien, est la nage. Il ne s’agit plus de cantonner l’apprentissage à la formation du narrateur. Pas plus qu’on ne peut limiter l’exercice de l’apprentissage à celui de l’art, on ne peut réduire la recherche à la découverte d’un style. Ce qui est en jeu, dans cet apprentissage qui traverse les trois versions de Proust, fil tendu qui relie Proust I à Différence et répétition, c’est la genèse sensible de la pensée, et si le romancier sert de guide au philosophe, c’est parce qu’il explicite cette genèse sensible en restant obstinément sur le terrain de l’affec­ tion, en traquant scs effets sur le mode sensible, sans passer sur le plan théorique d’une représentation intellectuelle de la pensée. 1. Toute cette analyse sera portée à un degré d’élaboration considérable avec la théorie du signe comme concaténation et mixte d’aléatoire et de dépendant sur le modèle d’une chaîne markovicnnc, avec la théorie de i’heccéité. Sur tout ceci, Dcleuze et Part, chap. 5 ci 7.

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'•L L'APPRENTISSAGE DES SIGNES

Du coup, cela inverse le problème, et il faut alors se demander comment la littérature reçoit ce privilège exorbitant de servir de paradigme pour le déchiffrement de tout apprentissage. Non seu­ lement clic n’est plus autotélique, mais devient, si l’on peut risquer le terme, hétérotélique. La création littéraire ne s’identifie pas à l’évaluation critique de sa propre capacité à symboliser l’essence de l’art, et Delcuze montre qu’une production artistique réduite à évaluer elle-même son effet n’aurait aucun intérêt. L’enjeu de la littérature n’est pas elle-même, le but de l’art n’est jamais d’éluci­ der l’art. Delcuze est constant sur ce point. Écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas devenir écrivain. Cette formule, qu’il propose dans Dialogues, est reprise littéralement dans Critique et clinique'. Écrire, c’est aussi devenir autre chose qu’écrivain. À ceux qui lui demandent en quoi consiste l’écriture, Virginia Woolf répond : qui vous parle d’écrire ? L’écrivain n’en parle pas, soucieux d’autre chose2.

Soucieux de quoi ? De l’expérience, de l’hétérogénéité consti­ tuante qui produit la pensée par rencontre. L’écriture n’a jamais sa lin en soi-même, parce qu’elle fonctionne sur le mode de l’exté­ riorité, et capte des forces vitales et sociales qui ne sont ni person­ nelles, ni individuées, ni données sur le mode de l’intériorité. C’est justement parce qu’elle est irréductible à l’expression de la subjec­ tivité de son auteur autant qu’à celle d’une essence de l’art que la création littéraire est apprentissage, c’est-à-dire tournée vers autre chose qu’ellc-même. Maintenant, qu’est-ce que l’apprentissage ? Une sensibilité aux signes. Tout apprenti est égyptologue. Ce qui compte, dans la pré­ cision qu’apportent les lignes suivantes concernant cette égyptologie, c’est le recours à l’art comme faire artisanal et pratique réglée : le menuisier est sensible au bois, le médecin à la maladie. Delcuze parle de l’interprétation comme d’un art, et d’une inter­ prétation immanente à toute poièsis, non de la vertu magique d’élucidation des Beaux-Arts. L’apprentissage, cela vaut pour tous les apprentissages, qu’il s’agisse d’un métier manuel ou d’un art libéral, d’une pratique théorique réglée qui exige de la finesse comme la médecine, ou une compétence sportive comme la nage, et par surcroît, cela vaut aussi pour l’écrivain - est une sensibilité 1. Dclcuzc, D. 54. 2. Dclcuzc, CC, 17 ; D, 54.

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aux signes de la chose. Sensible à la maladie ? On est médecin. Sensible au bois ? Menuisier. L’apprentissage se donne donc comme une prescience, une prémonition aux signes de la chose. Curieuse prédestination : on ne devient savant que clans les matiè­ res qui nous émeuvent - reste à expliquer pourquoi ou comment on se rend réceptif aux signes. La référence au menuisier n’est pas anodine. Elle contient un salut discret au goût platonicien mais surtout aristotélicien pour l’inspection des usages de l’art antérieurs au discrédit dont souffre la pensée technique depuis la révolution industrielle. Cette atten­ tion aux puissances de la cause matérielle implique une référence à l’hcccéité simondienne, qui s’inscrit dans le même contexte, et sur laquelle nous reviendrons. Mais Simondon précise bien, à pro­ pos du bois justement, que l’art de l’artisan consiste à être capable de reconnaître, à travers les tensions de l’outil, les signaux qu’émet le matériau : pour Simondon, le bon menuisier est celui qui détecte les formes implicites du matériau à travers le geste tech­ nique. Un rabot ne sert pas seulement à lever un copeau, il trans­ met une information sur les fibres du bois, et permet d’évaluer leur réponse, d’apprécier leur résistance, leur direction et leur sou­ plesse. L’action technique consiste en réalité en une réceptivité aux signaux que le matériau transmet à l’artisan à travers l’outil. On ne devient menuisier qu’en se rendant « sensible aux signes du bois » : l’apprentissage se fait réceptivité. En 1991, la meme prescience, articulée sous la figure de l’Ami, désigne ce rapport à la chose sur le mode de l’affinité et de la pré­ tention. Devenir l’Ami établit un rapport de connivence qui ne s’étend pas jusqu’à la réciprocité, mais comprend « une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel et une potentia­ lité, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance du bois, il est l’ami du bois »*. Cette connivence reste asymétrique bien qu’elle s’établisse sur les bases matérielles de la puissance. Elle n’implique pas un partage réciproque, une élection mutuelle, et reste une prétention, au sens où elle élève une demande qui n’épuise pas les potentialités du bois, ni la multitude des autres rapports qui prétendent également à une connivence avec lui. Le menuisier se heurte au bûcheron, à l’ébéniste. Il n’est 1, Delcuze, Guattari, QP, 9 el 14. Voir aussi l’article « Le philosophe menui­ sier » (entretien avec Didier Eribon), in Libération, 3 octobre 1983, p. 30-31, à l’oc­ casion de la parution du premier volume sur le cinéma.

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pas le seul détenteur des puissances du bois, simplement l’agent actif d’une de ses déterminations. Le menuisier et le bois sont pris dans un agencement qui pro­ voque cette intimité compétente, ce goût matériel. L’apprentis­ sage, la connaissance relèvent de cette connivence réceptive et la réceptivité ne consiste pas à se rendre attentif à une signification (une theoria de l’intelligible) mais dans le pouvoir clinique d’être affecté par des signes matériels. Être l’ami du bois, c’est se mon­ trer réceptif à cette matière hylétique, et le bois sert ici, comme chez Simondon, d’exemple clé pour l’examen des puissances matérielles. D’où la réversibilité de la formule : apprendre, c’est interpréter (des signes), être capté par des forces. Devenir le patient du signe, être passivement le siège d’un investissement du signe, c’est apprendre. Il y a une réceptivité sensible de la theoria, un pathos de l’idée en même temps qu’une spontanéité du matériau. Ces deux aspects sont à considérer ensemble. D’une part, Delcuze réfute ici toute partition entre spontanéité et réceptivité qui ferait de l’entendement à la manière kantienne une pure spon­ tanéité et de l’intuition empirique une pure réceptivité, et par là, il se situe dans une perspective qui est celle de Maïmon, auquel il se réfère en effet, comme nous le verrons lorsque nous analyserons la dramatisation de l’idée. Mais de plus, la théorie de l’apprentissage comme réceptivité au dynamisme de la chose implique récipro­ quement que le signe qui nous affecte, comme signe matériel, soit porteur d’une consistance propre. Examinons d’abord le premier point, qui concerne le statut de l’idée, avant d’en venir à cette théorie du matériau, si importante pour la philosophie du signe. Nous entrons là au cœur du système. Le statut du signe, chez Dclcuze, est commandé par cette articulation entre sémiotique et éthique. C’est elle qui détermine le plan d’immanence comme univocité, et empêche toute confusion entre Idée et allégorie.

!

CHAPITRE VII SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

En s’indignant que la notion de sens puisse être devenue « le

refuge d’un spiritualisme renaissant»1, Deleuze marque la diffé­ rence entre ceux, comme Nietzsche et Spinoza, qui comprennent le signe comme physique, éthologie et variation de puissance, et ceux qui conservent la distinction entre sens propre et sens figuré, partition qui commande l’usage allégorique. Ce faisant, « on rebaptise les anciens mirages, on ressuscite l’Essence, on retrouve toutes les valeurs religieuses et sacrées ». Cela définit la position de Deleuze à l’égard du sens, véritable ligne de partage en philo­ sophie entre ceux qui le traitent comme réserve ou principe, donné préexistant et signification établie, et ceux qui s’en empa­ rent dans la perspective d’une contestation critique et créatrice. Opérer la critique de l’allégorie, c’est montrer que le sens n’est pas un réservoir, un principe, une origine ni même une fin, mais seulement un effet de surface. Ce mouvement complexe est effec­ tué par Deleuze sur deux plans différents, simultanés et solidaires. D’une part, avec Spinoza, il effectue une critique de l’équivocité et de l’analogie qui le conduit à faire de l’expression univoque le cœur du système spinozien. En même temps qu’il développe, avec Spinoza, une métaphysique de l’immanence, Deleuze lutte contre toute conception analogique du signe, et définit dans Logique du sens une nouvelle théorie du sens comme effet de surface. C’est à partir de l’univocité de la substance, et sous l’aspect d’une critique du signe et de l’équivocité du sens transcendant que Deleuze ren1. Deleuze, ID} 189.

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contre la théorie structurale. Dans ce débat, la position structurale fournit un recours commode à la transcendance ineffable du sens, et le statut de l’expérience est entièrement repensé. La littérature comme sémiotique peut alors recevoir le statut d’une expérience réelle, et non d’une signification imaginaire.

1 / MORALE DE L’ÉQUIVOCITÉ, PHYSIQUE DE L’UNIVOCITÉ

En ponant son attention sur le problème de l’expression dans sa thèse complémentaire, Spinoza et le problème de l’expression, Delcuze réorganise toute l'œuvre de Spinoza autour de la lutte contre l’analogie et la critique de l’allégorie. En réalité, toute sa lecture de Spinoza est commandée par la controverse à l’égard de la transcendance du sens. « Nous croyons que la philosophie de Spi­ noza reste en partie inintelligible si l’on n'y voit pas une lutte constante contre les trois notions d’équivocité, d’éminence et d’analogie. »' Seule cette lutte, selon Dcleuze, peut garantir à la théologie de Spinoza la conquête de l’immanence et de l’univocité, ce pourquoi il centre sa lecture sur le problème de l’expression, machine de guerre contre la transcendance équivoque de l’éminence divine, et son régime analogique. Si l’être se dit en un seul et même sens de toutes ses modalités intrinsèques, toutes les individuations deviennent des degrés de puissance et des compositions de rapports de forces : « Cette univocité est la clé de voûte de tout le spinozisme. »2 L’univocité permet en effet à Dcleuze d’affirmer une logique du devenir, où pensée et matière ne se hiérarchisent plus, mais coexistent en maintenant leur distinction. Les attributs de la pensée et de l’étendue d’égale dignité se valent pour Spinoza, sans hiérarchie ni prédominance de la pensée sur la matière. Dcleuze s’éloigne alors du modèle métaphysique d’une suprématie absolue de la temporalité virtuelle sur la matière actuelle que le dualisme bergsonien reconduisait à certains égards. Pour Spinoza, Dieu est seule cause, ni transitive car elle reste en soi pour produire, ni émanative, car l’effet ne s’extériorise pas en dehors de la cause et ne subsiste pas dans son infériorité séparée. L’ordre des causes immanentes est un ordre de composition et de décomposition des 1, Dcleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1969 (note SPE}, 40. 2. Dcleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris Minuit, 1981 (noté SPP}, 78.

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f SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

rapports qui affecte à l’infini la nature entière. Cela permet à Deleuze de préciser ce qu’il entend par plan d’immanence : un plan de composition de rapports de force, que coupe toute actualisation modale ou différence individuantc. L’immanence, prise au sens logique, détermine une critique des universaux abstraits qui conforte les thèses de l’empirisme. Au plan métaphysique, elle implique l’affirmation de l’univocité de l’être. L’être se dit en un seul et même sens, mais tout ce dont il se dit diffère : l’univocité garantit la Différence. Comme Deleuze lit Spinoza à travers le prisme nietzschéen ou bergsonicn du devenir, l’univocité de la substance ne le conduit pas à une pensée de l’identité, mais au pluralisme, à l’affirmation de la multiplicité substanlive. C’est l’être qui diffère, et Deleuze réinvestit l’analyse de la multiplicité en montrant que les distinctions réelles entre les individuations modales ne sont jamais numériques, mais seule­ ment formelles ou qualitatives, alors que les distinctions numéri­ ques ne sont jamais réelles mais seulement modales : les modes deviennent les facteurs individuants de la substance, ses « degrés intrinsèques intenses »'. Deleuze précise alors la place qu’il accorde à Spinoza, aux côtés de Duns Scot et de Nietzsche, dans cette histoire de l’univo­ cité. Duns Scot, le premier, neutralise les forces de l’analogie dans le jugement : Dieu possède des attributs formellement distincts sans perdre son unité. Pour assurer l’univocité sans verser dans le panthéisme, l’être doit être pensé comme neutre, indifférent à son expression - neutralité que Deleuze conserve pour penser l’événe­ ment ou le sens comme neutre, indifférent à son actualisation dans un état de chose. Distinct formellement de ses attributs, Dieu s’en distingue aussi sur le plan modal : l’univocité traduit la plura­ lité de ses modes en facteurs intensifs et individuants, et la diffé­ rence modale équivaut à une différence de puissance. À cette différence intensive et modale, Spinoza apporte un second moment : l’être univoque cesse d’être indifférent, et se fait affirmation pure. La différence n’est plus posée dans la distinction avec ce dont elle diffère, mais s’affirme en elle-même, non par dif­ férence avec un autre, comme Différence radicale. Cette Diffé­ rence qui diffère en elle-même préserve son univocité affirmative. L’être se dit en un même sens des différences, de la substance et

1. Deleuze, DR, 59.

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de ses modes, et Dieu est cause de toute chose au même sens où il est cause de soi. Pourtant, énonce Dcleuze, l'affirmation qui garantit la Diffé­ rence se solde par un déséquilibre qui maintient la substance unique dans une position transcendante à l’égard de ses modes. Si ceux-ci dépendent d’elle comme de leur cause, la substance en revanche ne dépend aucunement d’eux. Il faudrait, pour pour­ suivre la conquête de l’immanence, que la substance ne se dise que de ses modes et seulement d’eux : dernier pas qui est franchi avec Nietzsche, avec qui nous passons de l’identité de la substance unique à l’affirmation du devenir multiple. Il ne suffit plus que l’univocité de l’être se dise en un et un seul sens, il faut encore « qu’il se dise en un et un seul sens de toutes scs différences »'. Tel est l’éternel retour, qui transmute l’être en devenir, en revenir de la différence. Qu’on ne se méprenne pas sur cet éloge nuancé de Spinoza dans Différence et répétition. Deleuze formule cette réticence clans la perspective d’une histoire réglée du devenir. Dès qu’il place l’ac­ cent non plus sur l’identité de la substance et son éternité, mais sur la théorie du mode fini et sur son éthique immanente, l’ana­ lyse bascule. L’éternité de la substance est ici moins décisive pour l’argumentation que le type très neuf de rapports éthiques qui s’instituent entre la substance et ses modes. Il ne faut d’ailleurs pas tracer de divergences trop nettes entre la thèse de Différence et répétition, qui maintient une transcendance de la substance à l’égard de ses modes, et celle de Qu’est-ce que la philosophie ?, où l’on lit au contraire que la substance spinozienne « ne laisse rien subsister à quoi elle pourrait être immanente »2. Dans Différence et répétition, Deleuze cherche à passer d’une théo­ logie de la substance à la philosophie nietzschéenne du devenir et de l’éternel retour, et cela implique bien de ménager cet effet de relance du devenir sur l’éternité. En réalité, le rapport à la subs­ tance n’est pas seulement abstrait ou théorique, mais d’abord éthi­ que ou vital, et de ce point de vue, Deleuze considère toujours Spinoza comme le philosophe par excellence pour la rigueur de son système et pour l’exemplarité de sa rie. Spinoza, le prince des philosophes, occupe dans le système une place incomparable, sereine et rayonnante. De tous les philo1. Deleuze, DR, 53. 2. Deleuze, Guattari, QP. 47.

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r SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

sophes que Delcuze aime à citer, il est certainement celui qui sus­ cite l’admiration la plus fervente, le penseur exemplaire pour sa métaphysique rationnelle et son éthique des rapports effectifs, celui qui substitue à la morale du devoir la connaissance pragma­ tique des rapports nécessaires. C’est cet accord entre métaphy­ sique more geometrico et éthique des rapports vitaux qui lui confère sa place exceptionnelle. Dclcuzc poursuit dans toute son oeuvre son hommage à Spinoza avec un enthousiasme qui ne se dément jamais. « Peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, à l’avoir pourchassée partout », à avoir réussi à penser l’immanence sans la rapporter dativement à une transcen­ dance : « Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d’échapper. Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? »' L’oeuvre de Spinoza n’est pas seulement extraordinaire pour sa puissance déductive, mais pour l’affirmation de vie et les voies pratiques qu’il dégage. Son exceptionnelle puissance théorique se montre indissociablement vitale et politique, en un mot : éthique. La méthode spinozicnne ne se cantonne pas à l’exposé doctrinal d’un système, mais relève de l’exercice clinique, et fait de l’éthique un art des compositions de rapports, qui consiste à « organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puis­ sances, expérimenter »2. L’Éthique éclaircit l’horizon spéculatif en frayant de nouvelles lignes de vie, et la physique déductive des passions sert à éradi­ quer pratiquement l’impuissance, la haine et le remord qui nous séparent de la vie, en dressant la table de montage de l’homme du ressentiment, soumis au « terrible enchaînement des passions tristes »3. Delcuze présente toujours Spinoza comme le plus vivant des penseurs, le « Grand vivant » qui fait de la joie le cor­ rélât de l'affirmation spéculative. La compréhension de la néces­ sité des rapports dans l’ordre du savoir correspond à la puis­ sance et la libération, c’est-à-dire à la joie dans l’ordre de l’affect. Chez Spinoza, en effet, l’immanence n’est pas rapportée dati­ vement à une substance transcendant les actualisations de ses 1. Dclcuzc, Guaitari, QP, 49-50. Et Dclcuzc répond: «C'est arrivé à Berg­ son, une fois » au début de Matière et mémoire. 2. Dclcuzc, SPP. 161. 3. Dclcuzc, SPP, 38-39.

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modes, elle n’est pas posée comme immanente « à » la substance. Radicale et univoque, l’immanence métaphysique implique la nature de l’expression. Entre Dieu et sa production, le rapport d’expression est nécessaire, réel, et n’implique aucun renvoi ima­ ginaire vers un sens différent, caché, transcendant, ineffable. L’ex­ pression divine n’emprunte pas le mode analogique de la copie ni de l’imitation, et n’agit pas indirectement à la manière d’une signification en réserve. Ni émanative, ni ressemblante, l’expres­ sion est physique, directe et immédiate. Tout est dit, littéralement. L’univocité de la cause et celle des attributs conduisent Spinoza à prolonger sa théologie de la substance par une critique du signe et de l’imagination, qui découle de son refus de l’équivocité, de l’éminence et de l’analogie, trois notions qui se présupposent nécessairement les unes les autres. L’équivocité réclame que Dieu ne puisse être dit cause efficiente du créé au même sens où il est dit cause de soi ; l’analogie exige que Dieu, cause de soi, ne puisse être compris par la créature imparfaite que d’une manière impropre et dérivée à partir de sa propre existence ; l’éminence postule un Dieu radicalement transcendant, différent, unique et séparé. Un tel Dieu ne se confond pas avec sa création, et s’il existe comme les choses créées, c’est sur un mode radicalement distinct. Le système de l’analogie ne garantit l’éminence de Dieu qu’à travers l’équivocité de la cause : l’analogie se sert de l’équivo­ cité pour assurer l’éminence. La théologie de l’univocité spinozicnne implique donc nécessairement une critique du signe équivoque, de l’analogie de l’être et de la transcendance des significations. Chaque fois que nous procédons par analogie, nous opérons une partition et instaurons une différence ontologique entre Dieu, cause transcendante, et le monde qui en résulte. Cette partidon assure à Dieu son éminence et suppose que l’être ne se dise pas en un seul sens de la cause suprême et du monde créé. Elle implique donc l’équivocité en produisant l’éminence. Dès lors que les attri­ buts ne changent pas de nature selon qu’on les predique de Dieu ou de scs modes, dès lors qu’ils sont compris comme expressions de Dieu dont les formes sont communes à la substance et à ses modes, le système de l’analogie se défait. La formule de l’univocité de l’être : Dieu, nature naturante, est immanent à la nature naturée, sonne le glas de l’analogie. Dcleuze développe cet argument dans Spinoza et le problème de l’expression, le reprend dans Différence et répétition, et chaque fois qu’il 154

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présente l’univocité : la théologie de l’univocité spinozicnnc en termine avec l’éminence, la transcendance, et leurs corollaires, l’équivocité ou l’analogie, équivalentes car il importe peu que Dieu diffère radicalement ou seulement proportionnellement des choses créées. Bien que transcendante, hiérarchique et séparée, l’éminence reste anthropomorphique, extrinsèque et imaginaire car elle réduit Dieu à notre image : si le triangle pouvait parler, il dirait Dieu « éminemment » triangulaire. Double méprise, qui postule une ressemblance entre Dieu et scs créatures, en succom­ bant à l’illusion des formes transcendantes : Dieu posséderait les mêmes caractères que ses créatures, hommes ou triangles, mais en un sens « tout autre »'. Deleuzc lie de manière irrévocable le refus de l’éminence de la cause, de sa transitivité avec le combat contre l’analogie, la ressemblance, la hiérarchie et la duplicité du sens, divisé en sens propre et en sens figuré. Le combat contre la trans­ cendance implique dès lors une nouvelle théorie du sens comme effet de surface et de l’interprétation comme expérimentation, non comme signification2. En réglant le rapport entre nature naturante et nature naturée sur le registre de l’immanence, Spinoza a transformé le régime de la signification en en supprimant la condition initiale : la diffé­ rence ontologique entre le signe et le sens, entre ce qui exprime et ce qui est exprimé. Ainsi, la théologie de Spinoza débouche sur une nouvelle théorie de la signification, hostile dans un premier temps aux signes. « L’opposition des expressions et des signes est une des thèses fondamentales du spinozisme »3, car elle assure l’univocité de l’être qui garantit l’immanence de la substance. La critique de l’analogie devient ainsi pour Deleuze la proposition décisive de la philosophie de Spinoza, et son éthique, une critique de la vision allégorique du sens. Si la nature de Dieu est expressive, son expression univoque dans scs attributs se distingue absolument d’une signification allé­ gorique ou d’une représentation analogique et équivoque. La substance s’exprime dans scs attributs qui s’expriment à leur tour dans leurs modes, de sorte que tout le spinozisme tient dans cette triade : la substance qui s’exprime, l’attribut qui l’exprime, l’es­ sence qui est exprimée. L’univocité exige que l’être se dise de la 1. Dclcuzc, SPP, 88. 2. Dclcuzc, SPE. 157. 3. Dclcuzc, SPE, 165.

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même façon de la substance, de scs attributs et de scs modes, de sorte que le monde créé ne présente ni une ressemblance ana­ logue ni une différence équivoque avec son Créateur. Quant aux signes, ils ne relèvent pas de l’expression directe de Dieu, mais sont des notions imprimées dans l’imagination, à visée unique­ ment pragmatique, destinées à déclencher notre obéissance et à nous faire «servir un Dieu dont nous ignorons la nature »'. Dcleuze s’empare ainsi de la physique spinozienne de l’Ethique pour définir sa propre philosophie de l’immanence. L’ampleur qu’il donne au concept d’expression dans sa Thèse complemen­ taire lui permet de définir pour son compte une nouvelle physique du signe, hostile à l’équivocité, à l’analogie et à la duplicité du sens. Entre ce qui exprime et ce qui est exprimé, le rapport n’est plus signifiant, mais modal.

2 / ÉTHIQUE DES PASSIONS TRISTES ET CLINIQUE DE L'ALLÉGORIE

En déterminant l’expression univoque de la substance comme le concept décisif du système, Dcleuze ne fait pas seulement le point sur la métaphysique de Spinoza, il propose une théorie alternative du signe qui concourt avec trois autres publications de la même période au système critique de l’analogie : la conférence du 28 janvier 1967 sur «La méthode de dramatisation» trans­ forme les rapports entre pensée et expérience ; le texte « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » définit une nouvelle théorie du sens comme effet de surface ; enfin, la présentation clinique des romans de Sacher-Masoch, qui conjugue la vocation symptomato­ logique et clinique de la littérature avec une exploration des mar­ ginalités sexuelles, fait le point sur l’interprétation psychanalytique du signifiant et de scs rapports avec l’inconscient. Dcleuze lit Spi­ noza dans cette perspective critique, et cela explique qu’il fasse de l’expression le problème clé du spinozisme dans la Thèse complémen­ taire. Dieu s’exprime dans ses attributs, et cette expression n’est pas signifiante, mais réelle et ne passe plus par une doctrine analogique du signe.

1. Delcuzc, SPE, 43.

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La métaphysique de l’immanence s’accompagne ainsi d’une critique de l’usage analogique du signe. Dclcuze procède en deux temps. Il suit d’abord Spinoza dans sa critique de la duplicité qui semble se solder par un rejet définitif du signe, mais qui, dans un deuxieme temps, permet sa réévaluation comme composition de rapports de forces, comme hecccité, image. Dans un premier temps, Dclcuze trouve chez Spinoza cette critique de l’analogie et de l’équivocité qui détermine la théorie de l’expression, dont l’impulsion est essentielle pour sa critique du signe et de l’ima­ gination. La critique de la duplicité du signe allégorique s'effectue tou­ jours sur les deux plans théorique et pratique. Elle est indissocia­ blement gnoséologique et politique, car on ne dote le signe du pouvoir irrationnel de renvoyer sur un mode équivoque à un autre sens que parce qu’on ne comprend pas son fonctionnement, et qu’on se méprend sur sa nature. Penser le signe comme le véhi­ cule d’une signification différente, cachée, éminente ou mystique - ce qui est le ressort de l’allégorie -, relève de l’inconséquence théorique et débouche sur la soumission politique. Ce n’est que parce qu’on ne comprend pas le fonctionnement direct de l’ex­ pression divine qu’on imagine qu’elle nous parle par l’intermé­ diaire de signes figurés, et cette opacité traduit la distance que nous instituons entre nous et la Cause suprême, et l’obligation que nous éprouvons de désigner parmi nous certains experts, herméneutes ou prophètes, capables de traduire l’équivocité du message divin en commandements impératifs. Parce que nous ne compre­ nons pas l’expression sur le plan rationnel, nous la traduisons dans le registre servile de l’obéissance et de la soumission. Spinoza comprend donc la philosophie comme une entreprise de démysti­ fication, qui nous libère pratiquement des passions tristes de la servitude en diminuant les superstitions qui nous assenassent. La critique théorique de l’analogie et du sens figuré débouche ainsi sur une thérapeutique. Il s’agit d’abord de démontrer que l’inconséquence théorique du régime signifiant de l’allégorie débouche nécessairement sur une pratique de domination. Les signes sont toujours abstraits et restent une connaissance du premier genre. Ou bien ils sont l’idée d’un effet arbitrairement séparé de sa cause, ou bien ils sont la cause elle-même, mais saisie dans des conditions telles qu’on n’en comprend pas la nature, ou bien enfin, ils s’avèrent les auxiliaires de la servitude, car ils servent du dehors à garantir superstitieuse157

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ment nos idées fausses. Le propre des idées inadéquates, c’est qu’elles réclament des ingrédients pragmatiques qui en renforcent l’efficace : les signes prophétiques, les images de la Bible sont de cet ordre. Quelle que soit leur diversité, tous les signes procèdent sur ce mode indirect qui renforce notre ignorance, et partant, notre ser­ vitude. Dcleuze détaille la typologie des signes qu’il trouve chez Spinoza pour exposer leurs mécanismes. Les signes indicatifs, effets de mélanges nous renseignent sur l’état de notre corps et secondairement seulement sur la présence de coips extérieurs : lorsque la flamme de la bougie me brûle, je fais du feu le signe de ma douleur. Les signes impératifs, ou effets de la Révélation, com­ promettent notre rapport à la loi divine en nous faisant prendre à tort pour une borne de puissance ou pour une loi morale ce qui n’est en réalité qu’une règle de développement, une expression divine : ainsi, croire que Dieu interdit à Adam de manger la pomme, alors qu’il le prévient simplement des conséquences néfastes de son action. En dernier lieu, les signes interprétatifs, ou effets de la superstition, renforcent pragmatiquement notre servi­ tude en garantissant l’efficace des autres signes : les allégories, images et paraboles bibliques sont de cet ordre1. Par cette grada­ tion de l’indicatif à l’impératif, puis à l’interprétatif, Dcleuze nous renseigne sur la toxicité de l’usage figuré, et sur la nature du remède qu’il réclame. La morale se méprend sur la nature des relations qu’elle traduit en rapports de commandement et d’obéissance, comme la Révé­ lation impose par superstition une adoration que la lumière natu­ relle favoriserait bien mieux à elle seule. Spinoza marque l’irré­ ductibilité des domaines : entre l’expression éthique de la nécessité des rapports et les signes moraux de la servitude, il n’y a pas de passage. L’expression directe et univoque ne passe jamais par la médiation imaginative du signe, et l’indication du signe reste tou­ jours un enveloppement confus, dans lequel l’idée se montre impuissante à exprimer sa cause. Qu’il s’agisse de signes indicatifs, qui nous font conclure à quelque chose d’après l’état de notre corps, de signes impératifs, qui nous font saisir des lois de la nature comme des impératifs moraux, ou encore de signes de la Révélation, qui entachent le culte divin des passions tristes de la

1. Dcleuze, SPP, 144-145.

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:

!■

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! superstition, les signes restent dans tous les cas une connaissance inadéquate. L’allégorie participe alors à la critique que Spinoza adresse à l’imagination et à l’interprétation équivoque, qui abusent de sym­ boles, paraboles et mystères pour subordonner et mystifier les naïfs. Voilà un point sur lequel Deleuze ne varie jamais : le mys­ tère ne développe pas un sens ésotérique, seulement une pragma­ tique de l’obéissance, gymnastique de la soumission. Métaphori­ ser, c’est se conformer au cliché. Cela résume pour Deleuze l’hostilité de Spinoza à la figure de la Révélation : cette Parole impérative ordonne au lieu d’expliquer. Deleuze fait de la théorie de l’expression le protocole d’une nouvelle philosophie du signe, directement opposée au modèle exégétique de la Révélation, et à la Parole impérative. Dieu ne nous apparaît sous la figure médiate et équivoque du signe prophétique que lorsque nous ne compre­ nons pas ce qu’il nous dit. Nous croyons qu’il nous parle à l’impé­ ratif, alors qu’il s’exprime en réalité toujours directement, à l’indi­ catif, dans les lois de la nature. L’éthique de l’expression, éthologie des rapports de forces qui gouvernent l’univers sur un mode immanent, sc substitue à la Parole autoritaire et confuse qui procède par signe et commandement, et frappe notre imagination en vue de l’obéissance. « Il suffit de ne pas comprendre une vérité étemelle, c’est-à-dire une composition de rapports, pour l’inter­ préter comme un impératif. »' L’éthique explicative, immanente et nécessaire, remplace alors la morale autoritaire, confuse et bornée. En cela, la critique épistémologique du signe enveloppe une clinique de la libération.

3 / CLINIQUE ET SYMPTOMATOLOGIE

En lisant Spinoza et le problème de l’expression, on peut être tenté de conclure que Deleuze se prononce en faveur d’une claire sépara­ tion entre signes et raison. Le langage équivoque de l’imagination, son régime interprétatif de soumission qui suscite nos passions tris­ tes s’oppose point par point à l’expression univoque, rationnelle et joyeuse qui augmente l’émancipation du sage2. Le signe signifie un commandement et se rattache pragmatiquement à l’obéis1. Deleuze, SPP, 144. 2. Spinoza, Éthique, II, 17, sc. et 18, sc.

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sauce, alors que l’expression exprime une essence qu’elle nous fait connaître. Rien, semble-t-il, ne peut sauver le signe de son statut d’auxiliaire de la servitude. Or, cette distinction salutaire entre les signes équivoques de la Révélation et l’expression de la substance reprend et amplifie la différence qu’institue Spinoza entre la morale et l’éthique, et cela suffit à changer entièrement la question. L’éthique est affaire de nécessité, et décrit les modes d’existences immanents, là où la morale se rapporte à des valeurs transcendantes, et prétend juger le réel au lieu de l’expliquer. Dcleuze souligne cette distinction spinozienne qu’il intègre à sa pensée. Il en tire une critique du Jugement qui l’accompagne toujours : « plutôt balayeur que juge », s’écrie-t-il dans Dialogues, et dans son dernier livre, Critique et clinique, il rerient avec ce beau titre emprunté à Artaud, « Pour en finir avec le Jugement de Dieu », sur la différence entre doc­ trine théologique du jugement et système physique des cotps. « C’est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger. » Telle est la leçon de l’éthique, sa différence avec la morale. « Nous n’avons pas à juger les autres existants, mais à sentir s’ils nous conviennent ou disconviennent, c’est-à-dire s’ils nous apportent des forces. »' La différence entre morale et éthique n’est pas d’abord spéculative, elle est vitale. Croire que Dieu pourrait exprimer sa volonté sous forme d’im­ pératifs équivoques et arbitraires, c’est se méprendre sur sa nature, et confondre sa loi avec le despotisme abusif d'un tyran. En réalité, seule notre vision faussée de la morale peut nous conduire à nous méprendre ainsi sur la loi divine, que nous com­ posons de caprices, d’interdits et d’obéissance alors qu’elle n’est faite que d’ordre et de nécessité. Tout tient à ce pivot : la loi selon Spinoza, factuelle, immanente, nécessaire, exprime l’ordre réel de la nature et aucunement un commandement, ou une volition. Pourtant, nous nous méprenons et prêtons à Dieu ccttc psycho­ logie d’impuissance en prenant la loi divine pour une cause finale qui procède par impératifs et interdits, alors qu’elle exprime sim­ plement ce que Spinoza appelle une vérité éternelle, c’est-à-dire l’ordre d’une composition de rapports. La différence entre l’éthique et la morale en découle, avec son audacieuse simplicité : l’éthique descriptive s’installe au plan des rapports de forces effec-

1. Deleuzc, D, 15 ; CC, 169.

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tifs alors que la morale, prescriptive et jugeante, condamne la vie au nom de valeurs transcendantes. Dcleuzc reprend la critique des valeurs transcendantes de la morale selon Spinoza, et la tire vers Nietzsche. On connaît ces analyses célèbres : Dieu n’interdit pas à Adam de manger la pomme, mais se borne simplement à lui révéler les conséquences mortelles de son ingestion. Mais Adam, ignorant des causes, prend pour un interdit moral un simple avertissement qui décrit les conséquences naturelles de son action. De sorte, qu’il n’y a pour Spinoza ni Bien ni Mal en général, seulement un bon ou un mauvais rapport. Dcleuzc reprend ce résultat, et le formule sur un mode nietzschéen. Il n’y a ni Bien ni Mal dans l’absolu, mais une typologie des rapports de forces entre lesquels nous devons recher­ cher ceux qui nous conviennent et augmentent notre puissance, et éviter au contraire ceux qui nous nuisent et qui nous diminuent. « Par delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veul pas dire : pardelà le bon et le mauvais. »' Il y a donc du bon et du mauvais, mais seulement relativement, des rapports objectifs qui, en se composant avec notre rapport, le détruisent ou le favorisent. Le bon et le mauvais doivent être conçus sur ce mode de la rencontre bénéfique ou nuisible : l’étho­ logie immanente des affects remplace la morale de l’interdiction. Le mal est toujours un mauvais relatif, du type intoxication, into­ lérance, disconvenance, mauvaise rencontre qui risque de détruire ou de menacer notre rapport. C’est en ce sens que l’éthique est une expérimentation, et que nous sommes jugés selon l’épreuve physico-chimique de nos états, non d’après un jugement moral portant sur nos actes et nos intendons. Tout dépend des rapports effectifs dans lesquels nous entrons et par lesquels notre puissance d’agir est favorisée ou diminuée. En cela consiste la grande conjonction que Dcleuzc instaure entre Nietzsche et Spinoza, selon laquelle la puissance de la pensée renvoie à la typologie de la puissance. Or, du point de vue de cette alfectologie, les signes prennent une nouvelle valeur critique, et participent de manière nécessaire à la clinique de nos affects, car ils sont les indices de notre état présent et de notre variation de puissance. C’est du point de sue de la physique des coips, non de la morale de l'interprétation que

1. Nietzsche, Généalogie de la morale, 1" dissertation, § 17.

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Deleuze renoue avec l’importance des signes. Ils traduisent l’indi­ viduation de notre coips, et permettent de dresser la carte de nos affects. Parmi les signes, on distinguera alors ceux qui traduisent notre état présent, les signes scalaires qui donnent la coupe actuelle de notre état dans la durée, et les signes vectoriels, qui mesurent la variation de notre puissance, son augmentation ou sa diminution. Cette distinction entre les signes scalaires et vectoriels reprend les deux moments de l’individuation, selon Spinoza. Un individu ne se définit pas comme une substance ou comme une âme, mais comme un mode, c’est-à-dire comme la composition d’un certain rapport de rapports, une essence singulière à laquelle correspond une certaine puissance. L’essence ne doit plus être comprise comme une possibilité logique, ni comme une structure géomé­ trique : elle devient une partie de puissance, c’est-à-dire un degré d’intensité physique. Or la puissance consiste en un certain pou­ voir d’affecter et d’être affecté, qui dépend de la nécessité des rap­ ports existants et de leur convenance ou disconvenance réelle. C’est en ce sens que l’Éthique remplace la morale et la prescrip­ tion du devoir par la description des rapports immanents, et par l’intelligence de leur réalité1. Car toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté, pouvoir qui se trouve constamment rempli ou effectué par des rapports nécessaires : connaître, former des idées adéquates dans l’ordre du savoir, c’est passer des mauvaises rencontres et des tris­ tesses aux rapports qui favorisent notre puissance d’agir, et nous font éprouver de la joie. La philosophie ne vise par conséquent pas seulement le savoir et l’acquisition de la connaissance, mais en premier lieu l’émancipation joyeuse et l’augmentation de la puis­ sance d’agir. Dans cette perspective, les signes deviennent les auxiliaires indispensables et rationnels d’un diagnostic de notre puissance. Spinoza, par ce biais, se conjugue avec Nietzsche : la valeur des signes est symptomatologique. Sans eux, il nous serait impossible de dresser le profil éthologique de notre carte des affects. Les signes scalaires sont toujours des effets, la trace d’un coips sur un autre, de l’ordre de l’affection, du rapport de composition entre deux corps, un coips affectant et un coips affecté, comme

1. Deleuze, SPP, 101.

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

par exemple la chaleur du soleil sur la peau. Dclcuzc reprend sous cet aspect la typologie précédente : les signes indicatifs qui enve­ loppent les effets physiques et sensoriels, nous renseignent d'ahord sur notre propre nature plutôt que sur les corps qui nous affec­ tent ; les signes abstractifs proviennent de ce que, étant finis, nous avons tendance à ne retenir qu’un aspect de ce qui nous affecte et que nous versons ainsi dans l’abstraction des idées générales ■ les signes impératifs ou moraux résultent de ce que, lorsque nous constatons un effet, nous le prenons pour une fin (puisque le soleil chauffe, nous pensons qu’il est fait pour nous) et nous tirons de cette finalité des préceptes impératifs : ne mange pas de ce fruit1 Enfin, dernier type de signes, les signes herméneutiques ou inter­ prétatifs proviennent d’effets imaginaires, car nos sensations et perceptions nous font penser à des êtres qui en seraient les causes, et nous nous les figurons à l’image immensément grandie de ce qui nous affecte. Les prophètes, grands spécialistes des signes, combinent les abstractifs, les impératifs et les interprétatifs. Tous ces signes ont pour caractère commun leur variabilité, tous combinent des chaînes d’associations matérielles fluctuantes des effets corporels, tous procèdent par équivocité ou analogie en nous faisant croire qu’ils renvoient à autre chose que ce qu’ils sont. Ces quatre signes scalaires de l’affection, les indices sensibles, les icônes logiques, les symboles moraux, et les idoles métaphysi­ ques s’ordonnent selon une progression dont le taux de nocivité augmente en passant du physique au moral, de l’effet sensible à l’erreur logique, de l’illusion à la superstition. Et pourtant, ils relè­ vent désonnais d’une description pacifiée qui insiste non plus sur leur puissance d’illusion, mais bien sur leur capacité à renseigner sur notre état. C’est pourquoi Dclcuzc ajoute à ces types scalaires une nou­ velle sorte de signes qui décrivent non plus la composition de rap­ ports dans laquelle nous entrons, mais la variation de puissance que ces rapports déterminent, selon qu’ils nous affectent de joie et de tristesse. Deleuzc propose les nommer signes vectoriels d’af­ fects, puissances augmentatives ou servitudes diminutives du signe1. Tous les signes scalaires déterminent des signes vectoriels puisque les compositions de rapports de forces dans lesquels nous entrons se traduisent par une variation de puissance. Les signes

1. Dclcuzc, CC, 174.

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I ! DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

vectoriels indiquent donc l’augmentation ou la diminution de notre puissance d’agir - à quoi on peut ajouter un troisième type, mixte ou ambigu, de signes qui nous affectent simultanément de joie et de tristesse, dont l’usage équivoque renforce nos servitudes diminutives et nous affecte de tristesse. Voilà qui conforte la critique semble-t-il sans appel du signe.

4/L’HECCÊITÉ ET I.A SYMPTOMATOLOGIE

Si l’on applique aux signes une lecture immanente, et que l’on expose les rapports de forces effectifs par lesquels ils produisent leurs effets, l’expérimentation, comme principe d’explication, remplace l’interprétation ou l’herméneutique. Voilà le résultat de VÉthique. La force de Spinoza est d’avoir remplacé la morale, « qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes » par « f Éthique, c’est-à-dire une typologie des modes d’existence immanents »'. Spinoza, s’il est pour Dcleuzc l’auteur philosophique le plus marquant s’agissant de l’immanence et de la métaphysique de l’univocité, ne semble pas la référence la plus actuelle concernant les débats sur les signes et le sens qui le préoccupent autour de 1968. Ces questions, concernant la structure d’une œuvre, le textualité des significations, la genèse du sens dans sa dimension structurale passent plutôt par la référence aux débats contempo­ rains : la psychanalyse, avec Freud, Lacan et la thématique d’une structure inconsciente, la frontière du sens et du non-sens en logique ou en littérature, et la vocation symptomatologique de l’art. Quoique plus secrète, la contribution de Spinoza est pourtant décisive. Il est le philosophe qui pousse le plus loin la distinction entre signification figurée et expression réelle, entre la Révélation symbolique inadéquate de la Bible et l’expression directe de la substance dans scs attributs. L’usage allégorique du signe s’adresse à notre imagination, nous fait prendre pour un modèle de connaissance ce qui n’est qu’un principe d’obéissance, et repose sur la méprise entre activité théorique et soumission pratique. Dcleuzc souscrit à la critique politique de l’usage allégorique et retient de Spinoza la nécessité de procéder à une analyse de la I. Delcuze, SPP, 35.

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SPINOZA ET LE STRUCTURALISME

pratique sociale du signe. Les régimes de signes relèvent donc bien d’une éthique ou d’une symptomatologie critique, qui analyse leur physique sociale. L’accent critique porte toutefois non plus sur l’exégèse de leur signification prétendue, mais sur l’exposition des rapports de forces réels en lesquels ils consistent, et dans lesquels ils nous font entrer. Du même coup, une philosophie rationnelle, univoque et joyeuse des signes devient possible - celle-là même que proposent VÉthique et le Traité théologico-polilique. Spinoza, le premier philosophe à tenter une théorie de la lecture et de l’his­ toire, selon Althusser, définit en réalité une pragmatique des signes, comprenant l’exposition des rapports de domination dans lesquels ils s’insèrent, qu’ils servent et contribuent souvent à renforcer. Nous prenons les signes pour des significations alors qu’ils exposent en réalité des rapports de forces. Deleuze, qui, depuis ses premières œuvres, salue toujours Spi­ noza comme le penseur de l’immanence, indique alors comment ce résultat transforme le statut des signes. Ils ne doivent plus faire l’objet d’une morale de l’interprétation, rapportant leur corps matériel à une forme intelligible, mais d’une éthique, d’une étho­ logie des forces effectives, pensant leur existence comme fonction­ nement réel. Deleuze dégage alors une nouvelle conception du signe, comme force affectant, non comme signification. Mais le signe en ce second sens n’est plus un trait psychique humain, ni une configuration inadéquate de l’imagination : c’est un affect, affaire de rencontre et de capture, composition de rapports et variation de puissance. Alors le signe ne relève plus d’une divergence abrupte avec la raison, mais se fait heccéité. On constate cet infléchissement de l’analyse : en 1968, dans Spinoza et le problème de l’expression. Deleuze durcit l’incompatibilité entre l’équivocité du signe et l’univocité de l’expression. Dans Critique et clinique, en 1993, il applique au contraire au signe une thématique nouvelle, celle de l’éthologie et de l’heccéité qu’il a mise en œuvre dans Spinoza philosophie critique (1981). Ce n’est plus seulement l’univocité qui importe, mais bien la théorie de l’heccéité, avec sa définition modale des coips et des individuations en termes de longitude (composition de rapports de forces) et de latitude (variation de puissance) : elle permet à Deleuze de reprendre la critique spinozienne du signe selon cette double thématique de l'affect. La typologie des signes scalaires et vectoriels se substitue alors à la thématique du signe trompeur, et reprend l’analyse en termes

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de rapport de forces et de variation de puissance. Les signes sca­ laires répondent aux compositions de rapport de forces, les signes vectoriels aux variations de puissances. En passant d’une théma­ tique de l’exclusion du signe au profit de l’expression à celle d’une éthologie des rapports complexes, Deleuze signale l’inflexion nou­ velle de sa lecture de Spinoza. Le signe n’est plus l’instrument militant d’une conquête de l’univocité dissipant brumes et servitudes qui nous séparent du libre usage de la raison, mais le vecteur nécessaire d’une éthologie clinique. Il n’est plus erreur, mais nature, mélange passionnel de rencontres matérielles et d'affects qui répondent aux modes d’existence et d’expression du corps. C’est du point de vue d’une telle éthologie que la philosophie du signe s’avère symptomatolo­ gique et clinique. Deleuze transforme le statut du signe, passe d’un signe interprété, impératif à un affect, un signe-image, cli­ nique et critique. Le statut du signe se délivre de la duplicité du sens et se pense comme rencontre réelle et composition de rap­ ports : de l’interprétation, nous passons à l’expérimentation. Sous cet aspect, le signe se fait expression et relève d’une logique des corps. Deleuze reprend la théorie du mode fini chez Spinoza et définit l’individualité comme une composition de rap­ ports de forces, de mouvement et de repos, de vitesses et de len­ teurs - le repos n’étant pas une absence de mouvement mais une relative lenteur - qui fluctuent selon leurs variations de puissance. Ces deux dimensions composent la nouvelle théorie de l’hcccéité, longitude, ou composition de parties extensives et latitude, degré de puissance intensive, qui définissent la nouvelle cartographie des coips. Deleuze décrit désonnais ainsi la contribution spinozicnne à la philosophie de l’immanence : « 11 revient à Spinoza d’avoir dégagé ces deux dimensions du Coips, et d’avoir défini le plan de Nature comme longitude et latitude pure. »’ Sur ce nouveau plan, les signes prennent la dimension d’une affectologie. Tandis que les signes scalaires définissent notre longi­ tude, les signes vectoriels expriment notre latitude. C’est à partir de la théorie de l’hcccéité que Deleuze renouvelle cette concep­ tion du signe comme cartographie des rapports de force effectifs2. De la polémique à l’égard de sa capacité d’illusion et d’asservisse1. Deleuze, Guauari, MP. 318. 2. On trouvera une analyse détaillée de l’hcccéité dans De l'animal, op. rit.. p. 191-202.

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ment, on passe à la description éthologique de sa puissance : c’est en cela que consiste le passage de la signification allégorique à l'expression éthique, impliquée dans la théorie de l’hcccéité. L’hcccéité constitue ainsi le dernier volet de la critique de l’analogie que Deleuze élabore à partir de Spinoza, en conjuguant de manière inventive Duns Scot, Simondon et Geoffroy SaintHilaire. Le terme d’hccccitc lui-même est emprunté à Duns Scot, le penseur de l’univocité, qui pose l’individuation comme l’ultime actualité de la forme et qui développe cette théorie de l’intensité et de l’affection modale qui forme le premier palier de la philosophie de l’univocité. Dclcuzc reprend ce concept pour atteindre une définition modale de l’individu, capable de nous affranchir une fois pour toutes des concepts de substance, de sujet, de forme et d’unité organique, et se réfère pour l’élaborer autant à Spinoza qu’à Geoffroy Saint-Hilaire ou à Simondon1. Ce dernier propose de son côté une philosophie de l’individuation « source d’eccéité »2, de singularités implicites qui conduisent l’individuation et animent une prise de forme dans la matière, de sorte que l’indivi­ duation intensive précède en droit la forme et la matière, la subs­ tance et le sujet, et toute autre notion capable de réintroduire une transcendance dans l’immanence des coips. « Il arrive qu’on écrive “eccéité” en dérivant le mot de ecce, voici. C’est une erreur, puisque Duns Scot crée le mot et le concept à partir de Haec, “cette chose”. Mais c’est une erreur féconde, parce qu’elle suggère un mode d’individuation qui ne se confond précisément pas avec celui d’une chose ou d’un sujet. »3 La contribution de Geoffroy Saint-Hilaire complète le dispositif conceptuel, en montrant que l’individuation animale doit être comprise comme la variation modale d’un champ cinématique de forces. De la sorte, les formes et organes constitués des différentes espèces animales ne varient pas de manière discrète en fonction de grands genres animaux séparés (théorie analogique qui est celle d’un Cuvier), mais procèdent par variations intensives et par modulation de mêmes matériaux constituants, qui forment un seul plan de composition animal, Animal tantum, substance unique dont tous les animaux sont les modes. L’univocité du plan de composi1. Dclcuzc, Guattari, MP, 318, n. 24 et Simondon, IGP, p. 47 sq. Toutes ces questions ont été développées dans De l’animal à Part et dans Deleuze et Part. 2. Simondon, IGP, p. 22. 3. Dclcuzc, Guattari, MP, 318, n. 24.

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lion ramène la différence entre tous les animaux à une simple variation intensive. Dcleuze qualifie Geoffroy de spinoziste, car il compose l’individuation d’un cotps exclusivement à partir de vitesses et de lenteurs, et de variation de puissance. La célèbre question de Spinoza, « que peut un cotps ? », que Delcuzc invoque dans toute son œuvre trouve ici sa réponse : un corps ne doit plus être défini comme un sujet, une forme donnée ou un ensemble opé­ ratoire de fonctions, mais seulement par un rapport complexe de vitesses différentielles, qui compose sa longitude, et par un pouvoir d’affecter et d’être affecté, qui détermine sa latitude. Un cotps consiste ainsi dans sa carte des affects, des rencontres et devenirs qu’il trace sur le plan de composition de la Nature. Qualifiant l’individuation modale des coips, l’hcccéité définit alors le surgissement d’une singularité à quelque échelle que ce soit, rencontre moléculaire, atmosphère distincte, « cinq heures du soir ». Elle ne se ramène donc pas à une détermination temporelle comme le fugace, ou l’évanouissant par opposition au durable ou au stable, ni à un moindre degré d’être, pas plus qu’elle ne relève de l’accident par rapport au nécessaire, ou de l’informe par rapport au déterminé. Toutes ces partitions reviennent à la pensée repré­ sentative qui clive l’essence et l’accident, le nécessaire et le contin­ gent, le permanent et le fugace, la forme et l’informe. L’heccéité sert à rendre ces partages théoriques caduques pour parvenir à une pensée de l’individuation intensive. On retrouve alors à propos de l’heccéité et de sa fonction polé­ mique à l’égard des sujets formés et substantiels le même mouve­ ment qu’on observait à propos des multiplicités. Dans un premier temps, l’heccéité pouvait sembler déconsidérer les êtres substan­ tiels, invalider la théorie classique des sujets et des formes, tandis qu’elle s’élargissait à des êtres que la théorie classique n’avait pas songé intégrer à son analyse, comme un degré, une heure, un éclair, un mouvement. Elle apparaît alors comme « un certain type d’individuation qui ne se ramène pas à un sujet (moi) ni même à la combinaison d’une forme et d’une matière » : « Un paysage, un événement, une heure de la journée, une vie ou un fragment de vie... procèdent autrement. »' Une heure, un degré ne sont pas des sujets au sens classique du terme, et ne se conten-

1. Delcuzc, « Le temps musical. Une conférence de Gilles Delcuzc », art. cité, p. 152.

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tent pas d’en contester le statut, mais prétendent fournir la seule théorie valable de l’individuation qui produit les sujets. En réalité, comme on l’avait constaté pour l’analyse des multi­ plicités, ce premier temps dualiste a pour fonction stratégique d’assurer aux hcccéités un statut d’entités parfaitement singulari­ sées. Car, dans un deuxième temps, sujets et substances ne relè­ vent pas d’individuations différentes, mais d’une théorie diffé­ rente de l’individuation. Dans la mesure où les sujets et les formes de la théorie classique décrivent des entités existantes, celles-ci sont bien des hcccéités parfaitement singulières, ce que la théorie classique n’avait pas vu. Du même coup, l’opposition binaire des hcccéités et des sujets formés n’est plus tenable car elle reviendrait à maintenir le plan de transcendance de la pensée représentative. L’heccéité, comme individualité parfaite, s’applique aussi bien à ce que la pensée substantielle décrit comme des essences ou des sujets formés. Elle ne découpe pas des classes d’êtres, mais capte des devenirs en acte. C’est pour­ quoi elle concerne aussi bien une heure de la journée (cinq heures du soir), un degré de chaleur, une intensité de blanc, qu’un animal, un humain, un corps social ou une idée. C’est alors une deuxième lecture qui s’impose. Il s’agit moins de répudier les catégories de l’objectivité et de la subjectivité qui structurent grammaticalement notre expérience courante que de transformer leur statut logique. L’heccéité ne concerne donc pas une individualité, ou une corporéité différentes, mais bien une théorie différente de ces entités qui sont considérées dans la théorie classique comme des individus, sujets, corps ou choses. Il ne faut donc pas instaurer de dualisme entre heccéité et sujet car on n’op­ pose pas deux types de réalités, mais deux modes de conceptualisa­ tion. Comme le souligne une note de l’édition anglaise de Dialogues en 1987, « Haccceilas est un terme utilisé fréquemment par l’école de Duns Scot, pour désigner l’individuation des êtres. Deleuze l’utilise en un sens bien spécial : au sens où l’individuation ne concerne plus un objet, une personne, mais plutôt un événement (un vent, une rivière, une journée ou même une heure du jour). Il soutient que toutes les individuations sont en fait de ce type. C’est la thèse qu’il développe avec Félix Guattari dans Mille plateaux. »’ 1. Hugh Toinlinson cl Barbara Habbcrjam, 1987, p. 151-152. «Professer Dclcuzc has suggested the following note as cxplanation of the tcrm : “Haccceilas is a tcrm frcqucntly used in the scool of Duns Scolus, in order to designate the

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Si toutes les individuations sont de ce type, alors les sujets bien for­ mes ne se caractérisent pas par une individuation différente, mais bien par une conception différente de l’individuation. 11 n’y a donc pas dualisme entre hcccéité et sujet, même si l’heccéité assure à la philosophie de la Différence sa victoire sur une pensée de la représentation. Le concept d’hcccéité substitue aux entités élémentaires des sujets et des substances un procédé de constitution différent, par composition de forces et d’affects qui ne les définissent plus sur un mode unitaire et clos, mais qui se composent toujours d’hecccités, exactement comme la multiplicité réelle n’est pas com­ posée d’unités, mais de multiplicités. Puisqu’elles ne sont cons­ tituées que de degrés de puissance, de pouvoirs d’affecter et d’être affecté, elles nous permettent de sortir d’une logique de l’attribution. Elles ne sont pas attribuables aux sujets, aux choses, aux indi­ vidus constitués, qui en sont au contraire les résultats, mais elles ne constituent pas non plus un plan de composition auquel les sujets et les choses devraient être attribués, au sens de l’antério­ rité d’un fondement. 11 faut éviter cette conciliation, qui restitue un dualisme sommaire, opposant d’un côté les sujets formés, les choses identifiables, de l’autre leurs véritables coordonnées spa­ tiotemporelles, leur cartographie intensive : elle conserve la forme-sujet en en variant seulement les prédicats1. Tous les coips se définissent par une longitude et une latitude, des vitesses et des affects : la symptomatologie des forces compose une éthologie, ou une éthique de la puissance. On peut alors qualifier de spinozienne la conception de la lit­ térature qui permet à Deleuze d’utiliser Proust pour transformer l’image que la philosophie se fait de la pensée, exactement comme il se sert de Sacher-Masoch pour transformer la noso-

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individuation ofbcings. Dclcuzc uses il in a more spécial sens : in the sense of an individuation which is not that of an object, nor of a person, but rather of an cvcnl (wind, river, day or even hour of the day). Delcuzc’s thesis is thaï ail indivi­ duation is in fact of this type.” This is the thesis dcvcloped in Mille Plateaux with Félix Guattari », Dclcuzc, note additionnelle in Dialogues, trad. anglaise Hugh Tomlinson et Barbara Habberjam, New York, Columbia Universily Press, 1987, p. 151-152. 1. Dclcuzc, Guattari, MP, 320. Mille plateaux présente donc les deux types de lectures.

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graphie psychiatrique. La littérature, et sa clinique des rapports réellement existants (L’Éthique) favorise une critique des modes de domination usuels (Traitê théologico-politique). Ce sont moins les signes en eux-mêmes que les méthodes d’exégèse ou d’interpré­ tation qu’on leur applique qui les confortent dans leur statut d’auxiliaires de la servitude. Sur ce point, Deleuzc se sépare de Spinoza. Les signes eux-mêmes ne sont pas vecteurs de servi­ tude. Ils traduisent de manière nécessaire notre situation corpo­ relle, et de ce point de vue, y compris dans la conception spinozienne, on ne peut se contenter de les opposer frontalcmcnt au concept. En réalité, ils décrivent toujours notre situation cor­ porelle et sont aussi positifs que notre corps1. Deleuzc se sert ainsi de Spinoza pour contrer la théorie du signe de Spinoza exactement comme on l’avait vu modifier le kantisme en lui injectant un thème kantien transformé. La conception du signe comme individuation, rapports de forces et puissance qu’il se met graduellement en œuvre reprend l’éthologie des corps qu’il trouve chez Spinoza. C’est donc à l’expérimentation de la pensée créatrice, que retient, chez Deleuzc, la tâche qui était celle de la connaissance dans l’Éthique: rendre plus libre par immanence, par simple exposition clinique des rapports. La pensée, chez Delcuze, est création, et non exclusivement connaissance : cette conclusion n’est pas spinozicnne. Elle accorde à l’art et à la science la même faculté de création, d’invention et d’émancipation qu’à la philo­ sophie. La fonction de libération n’est plus réservée à la pensée théorique seule parce que la pensée ne se définit plus par son adéquation, mais par sa capacité de renouvellement, sa compé­ tence créatrice, de sorte que la philosophie n’a plus non plus l’apanage de la pensée : l’art et la science pensent tout autant, encore qu’ils ne pensent pas par concepts. L’art et la littérature’ dotés d’une spéciale capacité d’investigation de nos affects, sè trouvent mieux armés que la philosophie pour nous renseigner sur notre expérience empirique, faite de rencontres confuses, de mélanges entre cotps, d’impératifs proscrivant ou favorisant tel mélange et d’interprétations plus ou moins délirantes sur ces états corporels. Avec la littérature, nous disposons d’une réserve

1. Moreau, Pierre-François, Spinoza. L'expénence et l’éternité, Paris, PUF coll. «Épimcthcc», 1994, p. 377.

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d’expériences efrcctivcs qui ne se contentent plus des descriptions doxiques, conventionnelles et attendues, mais font l’objet d’une véritable création. Ce n’est ni une analogie, ni une imagination, mais une compo­ sition de vitesses et d’affects sur ce plan de consistance : un plan, un programme ou plutôt un diagramme, un problème, une ques­ tion-machine'.

H h

I. Delcuzc, Guaitari, MP, 315-316.

I

CHAPITRE VIII SÉRIES, EFFET DE SURFACE, DIFFÉRENCIANT

L’ATTENTION portée aux mondes de signes et aux faits de dis­ cours, traites comme événements définis par leur occurrence empirique, conduit Dcleuze à s’intéresser au concept de structure, qui offre une alternative commode aux positions spéculative et herméneutique de l’allégorie. Le sens de l’énoncé n’est pas donné par son origine supposée, qu’elle soit extrinsèque et rationnelle comme chez Hegel, ou intransitive mais transcendante comme chez Gadamer, mais par la différenciation qui l’articule en luimême et par rapport aux autres discours, contemporains ou non. Avec la structure, le sens ne se donne plus comme le réservoir transcendant ou la réserve inconsciente qui alimente la significa­ tion de l’œuvre : on passe du régime analogique de la signification transcendante au jeu immanent qui garantit l’émergence du sens comme effet de surface. Dcleuze s’empare de la notion de structure pour expliciter l’es­ sence de Proust I, l’idée de Différence et répétition, le sens de Logique du sens. Le mérite de la notion de structure, c’est qu’elle s’expose comme coexistence virtuelle et idéale des signes qu’elle compose. « De la structure, on dira : réelle sans être actuelle, idéale sans être abs­ traite.» Air familier. La structure vient donc en 1967' se loger 1. Dcleuze, «À quoi reconnaît-on le structuralisme?», in François Châtelet (cd.), Histoire de la philosophie, op. cil., 1973, p. 299-335, p. 313. La quatrième phrase du texte annonce, en italiques : «Nous sommes en 1967 », mais le texte n’est pas daté. La datation de 1967 est cohérente pour la composition d’un texte auquel Deleuzc a neanmoins donne son imprimatur pour la parution en 1973, et qui contient une lecture forte, très pédagogique, mais non critique, du structuralisme, alors que la critique de la structure est un des axes essentiels de l’Anti-Œdipe, qui paraît en 1972. L’article sur le « Structuralisme » est donc antérieur.

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dans l’espace conceptuel qu’occupait l’essence en 1964. Elle signale que la notion de sens prend « le relais des Essences défail­ lantes »'. Le problème du sens comme effet de surface dessine avec précision le réseau conceptuel qui explique le passage termi­ nologique de la structure (1967) à l’idée (1968), du sens (1969) à la machine dans L’Anti-Œdipe en 1972. Le sens n’est pas transcen­ dant, mais produit dans l’immanence du texte comme un effet incorporel et transitoire, de sorte que Deleuze fait valoir une conception qui l’éloigne définitivement de toute position hermé­ neutique. Le concept de structure, comme multiplicité symbolique qui confère à scs termes un sens positionnel, aléatoire, et dérivé, per­ met à Dclcuze de congédier définitivement toute philosophie de la signification. Elle assure ainsi la transition entre l’essence et l’idée. L’accent ne porte plus sur l’essence, comme unité du signe et du sens, mais sur la valeur différenciatrice de la structure, qui produit systématiquement scs termes en leur conférant un sens dont la valeur provient de leur place dans la combinatoire. Cela conduit à une toute nouvelle théorie du sens.

1 / L’IMMANENCE DE LA STRUCTURE ET LE SENS COMME SURFACE « Les auteurs que la coutume récente a nommé structura­ listes »2, déclare Deleuze dans une page mordante de Logique du sens, n’ont peut-être rien d’autre en commun que cette mutation du régime du sens. Ils ont substitué la thématique d’une produc­ tion machinale, asignifiante et inconsciente à celle d’une origine transcendante du sens. Avec eux, le sens cesse d’être assuré par un acte de conscience personnel pour devenir l’efTct d’une produc­ tion impersonnelle, immanente et collective. Conformément au travail qu’il vient d’accomplir sur l’univocité de la substance spinozienne, Dclcuze refuse de lier la production du sens à une nouvelle transcendance et de la reconduire à une essence externe, qu’elle soit définie comme principe supérieur ou comme réservoir inconscient, comme origine ou comme réserve. 1. Dclcuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969 (noté LS), 89. 2. Dclcuze, LS, 88-90.

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En renvoyant dos-à-dos principe céleste (le dire de l’être) ou sou­ terrain (les symptômes de l’homme), il montre la connivence entre la théologie et l’anthropologie. Toutes deux en appellent à la res­ tauration d’un sens transcendant, dans un Dieu « qu’on n’aurait pas assez compris », ou dans un homme « qu’on n’aurait pas assez sondé »', Voilà ce qui est enjeu dans la définition du sens comme effet de surface. Renvoyé à la dimension actuelle du texte, le sens ne la surcharge plus d’une réserve transcendante : il doit être compris sur un mode strictement immanent. Inutile par conséquent de se lamenter sur l’oubli, ou sur le manque essentiel du sens : du sens, il y en a toujours assez, ce sont les signes qui manquent2. Penser le sens comme production implique qu’il ne soit ni latent, ni transcendant, mais toujours actualisé. Par conséquent, il n’y a ni à le retrouver, ni à le restau­ rer. « Il est donc agréable que résonne aujourd’hui la bonne nou­ velle », poursuit Dclcuze avec humour, raillant la position de l’exégèse, « le sens n’est jamais principe ou origine, il est pro­ duit »3. Cette discussion est importante pour préciser de ce que que Delcuze entend par différence et par répétition. Mais elle compte aussi pour une autre raison : c’est la première fois que Deleuze s’engage dans un débat contemporain. Sans doute s’est-il toujours défendu, comme Foucault d’ailleurs, d’appartenir au structura­ lisme, ou même d’en reconnaître l’existence comme un mouve­ ment assignable. Il n’en livre pas moins dans l’article pédagogique « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », destiné à {'Histoire de la philosophie de Châtelet, sa propre version du débat, ce qui nous

1. Ibid. 2. Deleuzc est très frappé par la remarque de Foucault, à la fin de son Rous­ sel: a La littérature de l’absurde [...] n’était que le versant aveugle et négatif d’une expérience qui affleure de nos jours, nous apprenant que ce n’est pas le “sens” qui manque, mais les signes, qui ne signifient pourtant que ce manque » (Foucault. Roussel. p. 209). Il la reprend dans sa recension : « La littérature de l’absurde croyait que le sens manquait ; en fait, ce qui manque ce sont les signes. Il y a donc un ride qui s’ouvre à l’intérieur d’un mot : la répétition du mot laisse béante la différence de ses sens. Est-ce la preuve d'une impossibilité de la répétition ? Non, et c’est par là qu’apparaît la tentative de Roussel » (Deleuzc, « Raymond Roussel ou l’horreur du vide » [recension du Raymond Roussd de Foucault], in zlrts. n° 933, 23-29 octobre 1963, p. 4 ; dans Structuralisme... art. cité, p. 306 et Logique du sens. 63 et 88). 3. Dclcuze, LS. 89.

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permet d'observer comment il y prend part et comment il le transforme. En soulignant la prolifération du concept de structure dans les domaines les plus divers - linguistique, psychanalyse, ethnologie, économie, mathématique, philosophie -, Deleuze indique que cela rend douteux qu’on puisse unifier ces démarches sous l’uni­ versel abstrait d’une étiquette « structuraliste ». Sa démarche est nominaliste : le structuralisme n’existe pas comme système de pensée, et n’est qu’un nom général pour regrouper des agence­ ments théoriques divers, ce qui n’interdit pas qu’on produise des critères de l’usage de ce concept, à condition d’en respecter les terrains d’exercices. Il reste donc très prudent, et l’article en ques­ tion ne porte pas sur « le » structuralisme, entendu comme un mouvement de l’histoire des idées, mais sur l’émergence de problématiques nouvelles dans la pensée contemporaine. Deleuze n’intitule donc pas son article : « Qu’cst-ce que le structuralisme ? », mais demande « à quoi on le reconnaît ». Il passe ainsi de la question qu’est-ce que? qui vise l’essence, à la détermination singulière des cas et des penseurs. Qui emploie le terme de structure ? qui se dit structuraliste ou est identifié comme tel ? demande Deleuze, et ce décalage, si léger en apparence, transforme entièrement l’opération. L’énoncé « nous sommes en 1967 » qui figure en tête de l’article contribue lui aussi à trans­ former le genre intellectuel de l’exercice, en incluant le scripteur et aussi le lecteur dans ce champ en mutation. Loin du résumé scolaire simplifiant en le figeant un mouvement de pensée attestable, Deleuze s’autorise par ce tremplin empirique (une simple date) une insertion polémique dans un champ en crise, dont il repère les soubresauts et vis-à-vis duquel il prend position. Il trans­ forme ainsi en opération de guérilla critique sur la pensée en train de se faire une démarche qui relevait au départ d’une compilation encyclopédique cherchant à rendre le débat contemporain acces­ sible à un public étudiant ou cultivé. L’article nous renseigne en même temps sur la position de Delcuze à l’égard des sciences humaines de son temps. Qui donc se dit structuraliste ? La liste qu’établit Deleuze est suggestive: un linguiste (Jakobson), un «sociologue»1 (Lésa1. Que Delcuze présente l’auteur de L’anthropologie structurale comme un « sociologue » peut surprendre, mais répond à deux objectifs stratégiques : le terme d’anthropologue aurait l’air de réinvestir une dimension humaniste que

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Strauss) ; un psychanalyste (Lacan) ; un philosophe qui transforme l’épistémologie (Foucault), un philosophe marxiste qui renouvelle l’interprétation du marxisme (Althusser), un critique littéraire (Barthes), une meute d’écrivains anonymes (le groupe Tel Quel). L’énumération suit un ordre disciplinaire et place la philosophie entre les sciences et les arts. Elle retrace la migration effective du mouvement structural selon une trajectoire qui rend compte de l’histoire de sa diffusion. Son point de départ se situe en effet dans les sciences du langage, en linguistique avec l’étude de la langue comme système de signes, chez Saussure, et avec la phonologie de Troubetskoï et de Jakobson ; Lévi-Strauss s’empare de l’analyse phonologiquc structurelle de Jakobson pour étudier les relations de parenté, et réinvestit les termes de signifiant et signifié pour expliquer les productions symboliques de la culture en termes de différenciation structurale. Lacan s’autorise de Lévi-Strauss pour rompre avec le familialisme freudien : en posant l’inconscient structuré comme un langage, il remplace la topique freudienne du Moi, du Surmoi et du Ça, trop naturaliste à son goût, par la tripartition topologiquc de l’imaginaire, du symbolique et du réel, ce qui lui permet d’expliquer l’émergence du sujet par l’imposition symbolique du signifiant. Il est intéressant de constater que Dcleuzc énumère la linguis­ tique, l’anthropologie et la psychanalyse, la triade de la structure dans un ordre chronologique, et selon une démarche qui reprend l’ordre de diffusion des savoirs, non celui de leur systématicité interne. Pour autant, le structuralisme est envisagé dans sa dimen­ sion de crise, qui procède de ces champs épistémologiques : la langue, la société, l’inconscient. Cette crise concerne le statut du sens, du signe et de l’interpré­ tation. Si le concept de structure s’est d’abord développé comme concept méthodologique dans le champ linguistique avec Saus­ sure, mais également avec les travaux phonologique de l’école de Moscou et de l’école de Prague, cela tient à sa portée méthodolo­ gique. L’étude de la langue, irréductible dans son existence collec­ tive à la donation de sens d’un sujet individuel, se prête particuliè­ rement à l’exhibition d’une couche d’existence ni actuelle, ni

toute l’analyse vise à subvenir ; ethnologue accentuerait trop franchement la par­ tition entre une humanité industrielle de type européen et une humanité dite « primitive ». Le terme de sociologie permet d’éviter cette coupure sans revenir à la forme substantielle d’un Homme universel.

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imaginaire (mentale et fictionnclle), et pourtant réelle et pourvue de déterminations différentielles, autrement dit, structurée. L'unité toute négative du structuralisme est ainsi donnée par la critique du sujet substantiel, et par voie de conséquence, égale­ ment par la polémique qui l’oppose à un courant de pensée rival, dominant en France dans l’immédiat après-guerre, mais inapte à traiter ces phénomènes qui ne se laissent pas réduire à un acte de conscience : la phénoménologie. L’unité stratégique de ces savoirs se précise alors, et explique la vogue structurale à la fin des années 1960: comment rendre compte des productions de sens inconscientes, collectives, comme par exemple le langage ? D’où le rôle pilote de la linguistique, mais aussi celui de l’exa­ men des agencements sociaux, de la sociologie et de l’histoire, des représentations sociales et culturelles, de l’inconscient. L’ensemble de ces empiricités collectives, historiques et politiques excèdent le champ de la conscience individuelle et apparaissent comme des instances productrices dont le sujet n’est qu’un résultat. Le deuxième trait conceptuel du structuralisme est son forma­ lisme, qui consiste à expliquer les formations signifiantes sans pas­ ser par le point d’origine d’un sujet. Il en résulte une nouvelle théorie du sens, qui ne provient plus d’une donation originaire, et doit être expliqué comme effet de structure. C’est ce que Delcuze exprime par l’effet de surface, qui fait du sens le résultat concomi­ tant et immanent d’une production asignifiante, et non d’un saut transcendant dans une dimension autre, inconscient des profon­ deurs ou altitude spirituelle. En cela, on peut parler d’un mouve­ ment structural. Toutes ces pratiques théoriques nous font passer d’une théorie de la signification à une théorie immanente de la production matérielle, et expliquent le sens en combinant ces quatre propriétés : le sens est second et non premier ; il est formé d’éléments non signifiants ; il est inconscient et enfin, il est collectif ou social, ce qui implique du même coup son existence théorique et pratique, c’est-à-dire pragmatique. Cette mutation du statut du sens, qui traverse les sciences sociales, transforme complètement le statut de la philosophie. Il s’agit d’abord d’une distribution nouvelle : la philosophie ne peut plus s’établir dans la pureté de son champ déductif mais s’adosse nécessairement à la diversité des savoirs empiriques. Delcuze, dans cet article, présente le croquis de ce nouveau champ, qui intègre analyses du social, des relations de pouvoir et de parenté, des institutions, de la langue, de l’inconscient, de la littérature et

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des pratiques textuelles... L’extrême diversité de ces domaines et de ces problématiques configure un nouveau spectre de la philo­ sophie, que Deleuze redessine dans Logique du sens, et auquel il donne toute sa mesure avec Guattari, en rédigeant ces Traités de réforme des sciences sociales que sont L’Anti-Œdipe pour la psy­ chanalyse et Mille plateaux, pour l’anthropologie, l’histoire et la science politique1. Le métier de philosophe n’est plus le même après 1968. Les résultats de la linguistique, de l’anthropologie et de la psy­ chologie se répercutent en philosophie à travers l’épistémologie des savoirs (Foucault) et le renouveau du marxisme (Althusser). Foucault et Althusser : voilà, et dans cet ordre non chronologique - Althusser, l’aîné de Foucault, a été son professeur, ce que Deleuze n’ignore pas -, les deux philosophes que Deleuze sélectionne. Tous deux incarnent cette nouvelle figure de la philosophie, ouverte sur la dimension positive des sciences empiriques et visant l’actualité politique. Il s’agit bien d’une transformation du régime de la philosophie, que Deleuze qualifie dans ce texte de « pratique thérapeutique et politique », incarnant dans le champ du savoir « un point de révolution permanente »2. Saluons sous cette expression la formulation du concept de « critique clinique » qui fait ici sa première apparition, et marque ce nouvel agencement politique du savoir en liant le diagnostic critique de la philosophie à une charge clinique de transformation du réel. Cette nouvelle configuration du savoir s’achève sur le déplacement du sujet vers la pratique, qui implique la critique de l’anthropologie humaniste, et stipule que le sujet se forme comme résultat de la pratique loin d’être son pôle constituant.

1. Pour apprécier les variations de Deleuze à l’égard des sciences humaines, il faut comparer systématiquement trois textes qui en forment les différents jalons : 1 / le recueil de textes Instincts et institutions, Paris, Hachette, 1953, que Deleuze compose sous l’impulsion de Canguilhcm, auquel il joint une courte introduction, et dont la sélection d’extraits renseigne sur son information en matière de science de la vie, médecine et théorie des institutions à la fin de scs éludes ; 2 / la biblio­ graphie très instructive de Différence et répétition ; 3 / l’appareil beaucoup plus docu­ menté de références, érudites ou de seconde main, savantes ou ludiques mais en tout cas autrement spécialisées de Mille plateaux, qui témoignent des débats de l’époque, mais aussi de l’extraordinaire érudition de Guattari. 2. Deleuze, « Structuralisme... », art. cité, p. 334, ID, 269.

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2 / LE DIAGRAMME DE LA STRUCTURE ET LES SIX CRITÈRES DU SYMBOLIQUE



En retenant une poignée de critères pour isoler cette nouvelle dimension du sens, Deleuze propose une coupe saisissante de ces savoirs en devenir et construit le diagramme du structuralisme. On identifie une position structurale à la présence d’une dimen­ sion symbolique (c’est le premier critère) qui produit le sens sur un mode positionnel (2e critère), c’est-à-dire par le jeu différentiel et singulier (3e critère) d’une actualisation (4e critère), sérielle (5e cri­ tère) comprenant la position d’une case vide jouant le rôle de dif­ férenciant (mana, phallus ou objet = x) entre les séries (6e critère). Reprenons ces critères un à un, car ce sont eux qui permettent à Deleuze de préciser sa conception de la Différence. Le concept de symbolique dégage les rapports de la pensée et du sensible d’une opposition brutale entre l’ordre empirique et l’ordre mental individuel. Il pose une couche d’idéalité virtuelle qu’on ne peut réduire à un acte individuel, idéel ou imaginaire, mais qu’on ne peut pas confondre non plus avec un donné empirique. Entre le réel et l’imaginaire se glisse un nouvel ordre : celui du symbolique. Le système linguistique de Saussure, l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, ou le signifiant symbolique de Lacan en forment des exemples. Un signe linguistique, un mot par exemple, n’a pas de signification en lui-même ; ni subjectif au sens banal (produit par un acte mental), ni objectif ou donné par le réel, il n’a de sens qu’en fonction du jeu de relations interne au système de la langue dans lequel il est pris. Un élément empirique comme un mot ne consiste donc ni dans la représentation mentale ou imaginaire qu’on s’en fait, ni dans la réalité qu’il désigne, et ne peut s’expliquer que par la dimension symbolique de la langue qui lui confère systématiquement une place par opposition aux autres termes de la série. Il en est de même pour une relation de parenté ou pour une structure incons­ ciente. Telle est la révolution épistémologique structurale : entre les mots et les choses, elle découvre un nouveau domaine d’idéali­ tés, collectif et inconscient, structuré mais non transcendant, contraignant à l’égard des réalités empiriques, mais non identique à eux. Ce plan virtuel est doté d’une puissance d’organisation interne capable de conférer une valeur relationnelle aux éléments qu’il distribue systématiquement. 180

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Le plan symbolique permet de poser une idéalité purement relationnelle, différentiée, mais irréductible à un acte psycholo­ gique individuel. Le totémisme, par exemple est irréductible à l’ordre du réel, mais aussi à l’imaginaire : il n’a aucune significa­ tion par lui-même, n’est pas donne dans l’ordre naturel, mais il ne relève pas non plus d’une illusion totémique, d’une élucubration de la mentalité primitive. Il ne s’explique pas au plan psycholo­ gique comme construction imaginaire. Tel est la puissance opéra­ toire de l’anthropologie structurale : le totémisme s’explique sur un tout nouveau plan, le plan symbolique, qui permet d’échapper à l’ordre des ressemblances naturelles et des analogies psychologi­ ques, et d’expliquer ce phénomène social comme une différencia­ tion culturelle. Lévi-Strauss produit ainsi ce résultat très important pour Deleuzc : « Ce ne sont pas les ressemblances, mais les diffé­ rences qui se ressemblent »' : pour reprendre l’exemple du toté­ misme, il ne relève ni d’une ressemblance réelle ni d’une assimila­ tion imaginaire entre animaux et ancêtres, mais bien du jeu différentiel qui articule ces deux séries de différences que sont la série des espèces animales et celle des positions sociales, dont seul le jeu combinatoire produit le rapport et le sens. Il ne s’agit donc pas de discerner des rapports de ressemblance entre des choses réelles, mais de produire un système d’écarts différentiels entre des termes qui n’ont aucune signification par eux-mêmes et qui ne reçoivent leur sens que de ce jeu de positions. C’est le deuxième critère : le sens est positionnel. Qu’il s’agisse d’éléments aussi différents qu’un acte de parole, un rêve, une pro­ duction de l’inconscient ou un conflit social, une relation de parenté ou un mythe, ils ne se rapportent à aucun référent empi­ rique donné dans le réel, et ne renvoient à aucune signification logique, ni à aucune essence donnée. D’où leur trient alors leur sens ? D’un effet de position, de la place qu’ils occupent vis-à-vis des autres éléments du système, dont ils se différencient seulement par cette position réciproque que Saussure nomme oppositive : la valeur d’un terme est donnée par différence avec les autres termes de même rang. Le sens est produit sur un mode extrinsèque, par la permutation ou la combinaison d’éléments pluriels, eux-mêmes non signifiants, qui ne reçoivent un sens que dans le jeu de règles qui détermine leur place les uns vis-à-vis des autres. I. Lévi-Strauss, Claude, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962 p 111 et DR 153.

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Prives de réfèrent, c’est-à-dire de désignation extrinsèque, et dépourvus d'essence, c’est-à-dire de signification intrinsèque, la valeur des termes sur lesquels repose l’explication scientifique tient exclusivement à leur place dans le système. Cela définit un rap­ port tout à fait inédit entre théorie et pratique, et trace une voie nouvelle entre l’empirisme ordinaire, qui réduit le sens à la dési­ gnation d’un référent, et les différents rationalismes, qui assignent au sens une définition idéale, qu’il s’agisse de la signification pro­ positionnelle de la logique ou de l’essence du rationalisme clas­ sique. Le concept de structure réaménage ces distinctions du savoir. Avec lui, le rapport entre empirisme et intelligibilité se renouvelle : l’explication repose sur une structure immanente, irréductible à la réalité empirique, mais non transcendante à elle, qui se dégage différentiellement du relevé des déterminations empiriques, mais qui ne se réduit pas à elles. Entre le réel et l’ima­ ginaire, le symbolique configure ce nouveau domaine, non réduc­ tible à l’empirisme ordinaire des formes sensibles, mais qui ne restaure pas non plus une transcendance, à la manière d’une essence intelligible. Le sens se produit sur ce mode topologique et relationnel : puisque il est fonction de la place que prennent les éléments dans un dispositif combinatoire contraignant, il est toujours l’effet d’un jeu immanent, d’une machinerie, d’une machination, d’une pro­ duction machinale inconsciente, sociale et collective. C’est pour­ quoi Deleuze s’empare du mot de Mallarmé, « penser, c’est émettre un coup de dés ! », pour exprimer cette nouvelle image de la pensée, car toute production de sens est une redistribution qui joue la donne de la pensée comme une rencontre de hasard, un coup de force, un lancer de dés. Dans cette configuration, le sens n’est plus donné, mais produit comme « singularité nomade », dans une émission contingente de singularités - les dés que l’on lance -, et il ne relève plus de répartitions sédentaires, fixes et préalables, ni d’un partage originaire du sens en significations établies. Il reste à expliquer comment le sens se produit effectivement dans cette rencontre selon des deux moments de la Différence : le sens s’actualise, se produit, ce qui correspond au premier volet de la Différence comme actualisation ; mais cette actualisation, ou production du sens, renvoie à sa structure virtuelle, qui corres­ pond à son second aspect. La dualité actuelle et virtuelle de la Dif­ férence explique la production du sens comme effet de surface. Il

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s’agit là du troisième critère du symbolique, le jeu du différentiel et du singulier qui remplace et disqualifie l’opposition abstraite de l’universel et de l’individuel, du général et du particulier, de l’intelligible et du sensible. Une relation est symbolique lorsque scs éléments, qui n’ont par eux-mêmes aucune valeur définie, se déterminent réciproquement en s’actualisant scion un rapport différentiel. Soit à nouveau, l’exemple de la langue : le phonème, plus petite unité de différen­ ciation du mot, permet de distinguer, en français et dans l’œuvre de Roussel1, ces deux mots presque semblables, àillard et pillard. Les lettres b et p ne s’actualisent elles-mêmes comme point singu­ lier qu’à la faveur de cette différence, qui persiste bien entendu à travers toutes les occurrences des sons b et p en français, et qui n’est pas indépendante des autres rapports phonématiques du français. Autrement dit, la différence b et p ne prend sens qu’à partir du moment où la structure phonématique du français assure, de manière singulière, leur différence virtuelle. Celle-ci s’impose, qu’on l’effectue ou pas (que l’on prononce des mots où b et p entrent en jeu) ; c’est pourquoi le sens est dit impassible et neutre, car il est indifférent à son effectuation. Mais il est aussi genèse et productivité, et la Différence comprend également ce deuxième moment, qui est celui de l’actualisation. Les singularités virtuelles que la structure dessine ne pourraient jamais être discer­ nées sans l’existence empiriques de mots comme billard et pillard. Tel est le gain épistémologique de la position structurale : une structure n’existe jamais en dehors de ses points d’actualisation, elle est entièrement immanente à la réalité empirique, et sans l’oc­ currence en français des mots billard, pillard, on ne pourrait ni la présupposer ni la déduire. Tout provient de la réalité donnée. Pourtant, tout ne s’y réduit pas : les points singuliers b/p qui per­ mettent de distinguer les termes (comme èillard et pillard) ne se différencient que grâce à la structure qu’ils singularisent. On aboutit donc à cette idéalité entièrement relative au donné : les éléments empiriques ne prennent d’existence différenciée que par le jeu de la structure qu’ils actualisent, tandis que la structure ne se détermine qu’à partir de cette réalité en tant qu’elle est donnée.

I. Dclcuzc se réfère constamment au Roussel de Foucault dans scs analyses structurales, prenant ensemble l'analyse phonématique linguistique et le procédé de création littéraire.

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À ce point de l’analyse, il faut se garder de deux contresens. Les points singuliers de la structure ne s’identifient pas avec les individus existants qui les effectuent. L’aspect virtuel de la Diffé­ rence n’est pas un donné empirique. Ces singularités définissent les places, en effet singulières mais virtuelles, qu’occupent les indi­ vidus existants. Il s’agit bien de singularités structurelles, qu’il ne faut pas confondre avec les individus empiriques qui effectuent ces positions, ou ces rôles. On n’est pas ouvrier ou bourgeois, femme ou fille, oncle maternel ou fils de la sœur, p ou b, etc., sans actuali­ ser une singularité qui renvoie à un élément différentiel de la structure. Mais l’individu existant, l’ouvrier, la femme ou la lettre p actualisent cette singularité virtuelle sans lui ressembler ni se confondre avec elle. Deleuze propose une distribution nou­ velle : le système détermine des différentiations singulières qui ne sont ni générales, ni empiriques. Entre l’universel et le cas empirique, Deleuze définit une toute nouvelle catégorie : la singularité virtuelle. Deuxième contresens à éviter : singularité différentielle et cas empirique ne doivent pas être placés dans un rapport causatif du type de principe à conséquence, de l’essence à l’existence ou du paradigme à la copie. Le virtuel, différentiel et singulier, ne pro­ duit pas l’empirique comme sa conséquence. C’est le deuxième principe épistémologique de la structure : singularité et cas empi­ rique sont déterminés réciproquement, et coexistent nécessaire­ ment ensemble. C’est en cela que la structure congédie tout parti­ tion du type de l’essence intelligible et de l’apparence dérivée. En réalité, la structure n’existe pas en dehors de ses cas singuliers même si elle ne se réduit pas à eux, et insiste ou subsiste sous l’actualisation empirique. U s’agit du quatrième critère défini par Deleuze, particulière­ ment important parce qu’il nous permet de préciser les deux moments de la Différence que Deleuze élabore dans Différence et répétition. Cela nous donne l’occasion de préciser le rapport entre structure et Différence. Dans cet article, Deleuze s’exprime ainsi : la structure est différentielle en elle-même, mais différenciatrice dans son effet. Cela s’explique de la manière suivante : toute structure possède une différentiation immanente, car elle consiste en une multiplicité de singularités définies (différences virtuelles) ; mais elle produit également de la Différence dans les cas empiri­ ques qu’elle produit. Toute structure présente ainsi les deux aspects de la Différence, virtuelle et actuelle. Comme structure,

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clic comprend une différentiation idéale de singularités non effeetuablcs empiriquement ; mais elle est également productrice d’in­ dividuations, et de ce point de vue, elle comprend scs modes d’ac­ tualisation, comme Geoffroy Saint-Hilaire l’avait parfaitement vu. La reprise dclcuzicnne de la structure présente une étape importante de sa philosophie de la Différence : la structure définit virtuellement un système de rapports différentiels d’apres lequel certains éléments symboliques se déterminent réciproquement, comme les mots dans la langue, les signifiants pour un incons­ cient, les rapports sociaux ou les systèmes de parenté dans un contexte social donné ; c’est en cela qu’elle rend compte de l’ac­ tualisation ou l’individuation de ces différences. Ces deux aspects de la Différence retrouvent la dualité de l’ac­ tuel et du virtuel, la différence comme actualisation ou individua­ tion empirique d’un côté, les rapports différentiels, ou les singula­ rités virtuelles de la structure de l’autre. Cette dualité de la différence, actuelle et virtuelle, reprend la dualité temporelle de Chronos, flèche de l’actualisation, et d’Aiôn, temps impersonnel de l’encore-futur et du déjà-passé. Toute Différence comprend ces deux moments de l’actuel et du virtuel. D’une part, la Différence est actualisante, et il s’agit là du passage du virtuel à l’actualisa­ tion, mais d’autre part, la différence virtuelle coexiste avec l’actua­ lisation sans se confondre avec elle. La structure virtuelle est « dif­ férenciante », écrit Delcuze, pour expliquer qu’elle détermine l’actualisation empirique. Ces deux dimensions sont toujours soli­ daires, réciproques et données ensemble, et il n’y a pas de rapport de causalité ou de production entre elles. Ce quatrième critère, qui réintroduit le couple de l’actuel et du virtuel pour expliciter la Différence, permet de revenir sur les deux risques de contresens précédemment signalés. Le virtuel n’est pas la cause de l’actuel, ni son principe, ni son essence. Soit, à nouveau l’analyse d’une structure déterminée, la structure des relations de parenté. On distinguera les éléments symboli­ ques de la filiation (qui peut être par exemple matrilinéaire ou patrilinéaire), les rapports différentiels virtuels (relation entre frère de la mère et fils de la sœur déterminant le lignage dans la filiation matrilinéaire), et les singularités virtuelles (un oncle, un neveu) qui distribuent les rôles ou les attitudes (être l’oncle, être le neveu). Les deux moments de la Différence reprennent ainsi la dualité de la différentiation virtuelle (définir une structure matri­ linéaire) et de l’actualisation empirique (être cet oncle, ce neveu).

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Mais l’oncle ou le neveu ne sont pas « causes » par la structure de filiation. Les unités de position dans la parente dépendent du système symbolique considéré, et se déterminent réciproquement. C’est à cette combinatoire qu’il faut faire appel pour élucider les relations de parenté effectives. Les points produits par ces éléments diffé­ rentiels sont les singularités du système (un oncle, un neveu), qui forment un ordre des places sans pour autant ressembler aux rela­ tions différentielles qu’ils effectuent. On ne confondra donc pas les singularités avec les individus empiriques, car ceux-ci sont au contraire déterminés par elles. On n’en conclura pas pour autant que les singularités sont déterminées par les rapports différentiels comme un cas particulier est produit par son principe universel, car sans les singularités, au contraire, les éléments différentiels de la structure ne trouveraient pas à s’effectuer. Prenons l’exemple des rapports de production sociaux : des humains concrets effectuent ces rapports en actualisant le rôle sin­ gulier que la place structurale leur assigne. Mais ce rôle, qui dépend du mode de production historique dans lequel il s’insère (« le » bourgeois, « le » capitaliste...), n’est pas donné de manière intemporelle et invariante : il est variable et déterminé empirique­ ment, même s’il ne s’identifie pas avec tel individu donné, étant un rapport, non un terme. Bref, le cas empirique ne peut être compris sans qu’on le ramène à la place singulière qu’il occupe dans la structure, ce que Dclcuzc analyse comme une condition transcendantale. Définir un cas, c’est lui donner le statut d’une singularité qui effectue la place symbolique, place que l’on ne peut déterminer qu’en remontant de l’occurrence singulière à la place qu’elle effectue. On passe ainsi de l’empirique au transcendantal. La structure s’avère la condition transcendantale de l’empirique. Immanente et pure, elle coexiste avec l’actualisation empirique sans se réduire à elle. Cette conception empirique et transcendantale de la structure permet à Deleuze de repenser entièrement la logique classique, le rapport du général et du particulier, de l’un et du multiple, du sujet et du prédicat. Irréductibles aux actes de pensée individuels, les structures sont inconscientes et collectives, comme le sont les relations de parenté, les déterminations sociales ou les langues. Les acteurs de la culture ne sont donc plus les sujets anthropolo­ giques, les hommes et les femmes qui agissent, pensent ou 186

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connaissent, mais les structures, dans leur double aspect de diffé­ rentiation symbolique et de singularité actuelle. En découlent les deux derniers critères de la structure : le cin­ quième critère est son caractère sériel. Les éléments symboliques sont nécessairement sériels, puisqu’ils ne prennent de sens que les uns vis-à-vis des autres. En accord avec sa théorie des multiplici­ tés, Delcuze indique que la série est toujours une mise en série, et qu’elle prend une forme multisériclle parce qu’elle est toujours composée de séries de séries. Cela tient aux deux caractères de la Différence : les relations qui déterminent chaque terme sont pro­ duites par hétérogénéité, et cette hétérogénéité n’est pas statique, mais dynamique. Toute structure est donc série de séries : les élé­ ments symboliques s’organisent nécessairement dans une série, et il faut plusieurs séries pour que puisse s’établir entre quelquesunes d’entre elles - au moins deux - ce couplage en quoi consiste l'effectivité symbolique. Autrement dit, et pour reprendre l’exemple du totémisme : il ne s’agit jamais du rapport entre un homme et un animal, mais la confrontation se fait toujours entre deux séries de différences, la série des espèces animales et la série des positions sociales. L’exemple des singularités en mathématique l’expliquera : pour qu’une série construite au voisinage d’un point prenne de l’intérêt, il faut qu’on la considère en fonction d’une autre série, construite autour d’un autre point, qui diverge ou converge avec le précédent. C’est pourquoi « la forme sérielle se réalise nécessairement dans la simultanéité de deux séries au moins »', dont l’une vaut comme signifiant et l’autre comme signi­ fié. Les deux séries sont en elles-mêmes quelconques, mais ce qui compte, c’est qu’elles jouent l’une vis-à-vis de l’autre ce rôle de mise en relation asymétrique. Pour qu’elle puissent s’imbriquer, et assumer ces rôles récipro­ ques de série signifiante et de série signifiée, il faut encore un terme paradoxal qui assure la circulation, mais aussi l’échange entre les séries, et joue le rôle de différenciant : place transcendan­ tale, objet flottant de l’échange, c’est lui qui assure la circulation du sens entre les séries. Ce différenciant est le sixième critère relevé par Deleuze : il lui accorde une place entière, et élabore cette ingénieuse théorie du différenciant comme « objet = .v», qu’il s’agisse de la place du phallus structurant l’inconscient chez

1. Deleuzc, LS, 50.

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Lacan, du mana chez Mauss, ou de la valeur chez Marx, que nous avons déjà rencontrée. Du différenciant comme objet = .v dépend l’ensemble du dispositif.

3 / LE DIFFÉRENCIANT

Le sens, événement singulier et différentiel, est produit par le jeu combiné d’au moins deux séries, constituées chacune de ter­ mes qui n’existent que par les rapports qu’ils entretiennent avec les autres termes de leur série, et par le jeu différentiel qu’entre­ tient cette série avec une autre série, à laquelle ils se rapportent au moyen d’un terme dit différenciant1. Deux séries hétérogènes étant données, c’est le différenciant qui les met en rapport et les articule l’une avec l’autre. La structure, jeu combiné des séries, est ainsi différentielle en elle-même, parce qu’elle organise un réseau de relations formelles singularisées, et différenciatrice en son effet, parce qu'elle actualise matériellement des individuations diverses. Deleuzc définit donc la structure par ces trois conditions : il faut au moins deux séries hétérogènes, dont l’une fonctionne comme signifiante et l’autre comme signifiée ; chaque série est constituée de termes qui n’ont de valeur que relative, c’est-à-dire dont la valeur n’apparaît que par différence avec les autres termes de la série, comme événement différenciant ou émission de singu­ larité ; enfin, les deux séries hétérogènes convergent vers un élé­ ment paradoxal qui assure leur rapport et apparaît comme leur différenciant. Ces trois conditions s’enchaînent systématiquement, et indiquent comment Deleuzc transpose différentes positions structurales pour parvenir à une position originale. Pour que deux séries fonctionnent l’une vis-à-vis de l’autre, en appariant deux à deux la chaîne relative des signifiants et des signifiés, il faut qu’un terme différenciant les parcourt et en assure la connexion : grand Signifiant de Lacan, objet = .v, grand

I

1. Ce différenciant reprend les analyses de Lévi-Strauss sur la place vide, et le signifiant flottant qui circule dans la combinatoire : Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss, Anthropologie et sociologie, Paris, PUE, 1950, et leur reprise par Lacan, qui définit le signifiant comme producteur des séries signi­ fiantes et signifiées, Lacan, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, rééd. en 2 vol., coll. «Points», 1971 ; voir également, Althusser et al., Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965, t. 1, p. 242 sq.

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Mobile, devinette, que Dcleuze nomme de manière ludique la « case vide », la case qui manque... Cette case vide fonctionne comme différenciant, et assure par son jeu la circulation des autres termes dans la structure. Les séries hétérogènes convergent grâce au jeu de ce terme paradoxal, la valeur en elle-même vide de sens (Lévi-Strauss), le signifiant qui manque à sa place (Lacan) que Dcleuze ramène avec force à l’objet = x kantien, et dont la fonction consiste à articuler les séries, en distribuant leur rôle de série signifiante et de série signifiée1. Dcleuze reprend ainsi le rôle du signifiant flottant selon LéviStrauss en suivant Lacan, très présent dans ces analyses de Diffé­ rence et répétition et de Logique du sens : le signifiant lacanien, comme une fermeture éclair, assure la prise réciproque des deux séries signifiantes et signifiées. Pour Lacan, qui reprend l’analyse saussurienne du signifiant et du signifié à travers Lévi-Strauss, le signifié est un flux amorphe continu, qui ne peut faire sens qu’à partir du moment où un signifiant le coupe, et lui confère son couplage binaire avec la série signifiante. Le signifiant majeur les constitue dans leur position de signifiés en les couplant terme à terme avec une série de signifiants relatifs. Ce Signifiant majeur (signifiant avec majuscule), qu’il ne faut pas confondre avec les signifiants relatifs (au pluriel), Lacan le nomme le point de capiton, par réfé­ rence à l’activité du matelassier, qui cloue l’étoffe continue du réel par un capiton extérieur (le symbolique), et lui imprime violem­ ment, extrinsèquement cette structure topologique qui la tord dans un pli déterminé (le sujet). Le Signifiant lacanien excède le domaine linguistique : non linguistique, extrapropositionncl, psy­ chique, c’est lui qui articule les lignes flottantes de signifiés et de signifiants symboliques, dont les signifiants et signifiés linguistiques de Saussure ou les signifiants et signifiés anthropologiques de Lévi-Strauss ne sont plus que des cas particuliers. Lacan nomme ce signifiant le Signifiant majeur, phallus ou Nom du père. C’est lui qui fait fonctionner la structure symbolique et en assure la productivité. Dcleuze reprend la fonction du Signifiant avec ses mises en séries signifiantes et signifiées, mais il lui donne un autre nom, celui de différenciant, ce qui situe d’emblée l’analyse dans un tout 1. Dcleuze, /J>. 8e série, « de la structure ». Toutes ces notions feront l'objet d’une critique attentive, lorsque Dclcuzc, avec Gnattari, mettra en question le sta­ tut de la psychanalyse à partir de 1972.

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autre climat, et met l’accent sur la différence, non sur le signifiant. Seul le jeu de la Différence, non l’imposition autoritaire du sym­ bolique, permet de comprendre la production du sens par un fonctionnement impersonnel et machinal. Le recours au terme vide et actif - manu, sacré machin ou signifiant flottant de LéviStrauss, place vide, point de capiton, ou Signifiant de Lacan, case vide - assure ce fonctionnalisme de la production du sens comme un effet social et inconscient, à la manière d’une machine. « La structure est une machine à produire le sens incorporel (skinda/)sos) »', écrit d’ailleurs Dcleuze, en connectant signifiant structural, logique stoïcienne et paradoxe logique à la Lewis Carroll. En comprenant le sens comme événement, Dcleuze change la donne. 11 reprend la fonction du signifiant, mais en choisissant de lui donner le nom de différenciant, il indique de façon visionnaire les points de tensions et bientôt de rupture, qui déclencheront son hostilité grandissante et définitive au signifiant, posé comme ins­ trument de domination : son idéalité, sa proximité avec l’idéa­ lisme de la mort, sa position surplombante, instrument de terreur et de despotisme. Pour lors, Dcleuze utilise néanmoins les prin­ cipes structuraux de la différence entre signifiant et signifié et la position de séries hétérogènes, qui jouent l’une vis-à-vis de l’autre les rôles de signifiant et l’autre comme signifié. La forme sérielle exige la simultanéité de ces deux séries et leur inégalité, mais Dcleuze précise bien que cette inégalité est quelconque. Aucun élément n’est signifié ou signifiant par soi, mais ne le devient que par le jeu de sa position dans les séries mises en tension par un différenciant. En reprenant ces concepts de signifiant et de signifié, Dcleuze les transforme notablement en les intégrant dans le cadre de la distinction stoïcienne entre événement incorporel et état de choses. Il n’en reste pas moins qu’il accepte dans ces pages la par­ tition en signifiant et signifié, concepts qui feront l’objet d’une cri­ tique définitive à partir de VAnti-Œdipe, ce qui date toute cette analyse comme un moment de transition de sa pensée. Pourtant, le différenciant tel que Dcleuze le définit se distingue par ses propriétés positives du signifiant tel que Saussure, LéviStrauss ou Lacan le comprennent. D’abord, la production diffé­ rentielle n’est pas oppositivc, négative ou faite de manque, comme

1. Dclcuzc, LS, 88.

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le voulaient Saussure ou Lacan. Elle consiste de manière positive en l'affirmation d’une différence, non en un écart à l’égard de ter­ mes préexistants. Saussure contractait signifiant et signifié dans l’unité bifacc d’un signe, qui ne prend de valeur que par opposi­ tion aux autres signes du système. La valeur du signe, négative, est donnée par différence interne dans un système nécessairement clos. Pour Dcleuze, la valeur différenciante se produit comme une émission positive de singularités et exige un système ouvert. Lévi-Strauss donnait à la négation une valeur structurale, en définissant les rapports structuraux selon un modèle formel de permutations binaires. Dcleuze insiste sur sa production para­ doxale, pour garantir la distribution d’un sens qui ne préexiste pas à son émission, contrairement aux répartitions fixes de significa­ tions que proposent le bon sens, comme sens unique, et le sens commun, comme sens partagé. Comprenant le différenciant comme terme paradoxal, Dcleuze insiste sur cette mobilité inten­ sive que le paradoxe assure au sens : sa distribution « nomade », aléatoire et singulière n’est pas figée une fois pour toutes mais relancée à chacun des coups de dés de la pensée. Avec Delcuzc, le différenciant devient donc une instance véri­ tablement créatrice de différences, qui s’inscrit dans un système ouvert, et produit l’émission du sens selon la distribution nomade d’un coup de dés. Cela transforme complètement la fonction structurante et identifiante du signifiant lacanien imposant la loi symbolique. Là où Lacan fait du Signifiant une injonction à l’ordre symbolique, Deleuze ouvre le différenciant sur une syn­ thèse, il est vrai, mais sur une synthèse disjonctivc, créatrice de différences et non d’identités. Deux séries hétérogènes étant don­ nées, la série signifiante présente un excès naturel sur la série signifiée, grâce au différenciant, signifiant flottant, tnic ou machin, aliquid, skindapsos, valeur en elle-même vide de sens, place sans occupant qui se déplace toujours et assure l’articulation des deux séries1. Ce truc ou machin manque sérieusement de la gravité qui caractérise le signifiant lacanien. Le choix même du terme de différenciant, avec sa critique implicite du caractère unifiant du signifiant, montre par où Deleuze se sépare de Lacan. Loin de faire converger les séries autour d’un signifiant autoritaire, Dcleuze pose le différenciant

1. Dclcuzc, /-S'. 51, 6+.

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comme point de singularité qui permet aux séries de diverger, de se différencier. Ces séries qui buissonnent produisent de la multi­ plicité, comme l’indiquait la description du temps comme «jardin aux sentiers qui bifurquent ». Dcleuzc ne conçoit la synthèse que disjonctive, productrice de nouveau, et le dynamisme divergeant de son différenciant producteur de singularités remplace l’injonction unifiante du signifiant lacanicn. Nous touchons également au point où se lient l’aventure théo­ rique de Deleuzc et de Guattari. En 1969, Guattari rédige un aruclc important, « Machine et structure », où il recense Différence et répétition et Logique du sens et montre que le concept delcuzicn de structure doit s’ouvrir à une conception nouvelle, celle de la machine1. « L’essence de la machine, c’est précisément cette opé­ ration de détachement d’un signifiant comme représentant, comme “différenciant”, comme coupure causale, hétérogène à l’ordre des choses structuralement établi. »2 Ainsi, des trois conditions définies par Deleuze pour qualifier la structure, Guattari ne retient que les deux premières : les deux séries hétérogènes quelconques, dont l’une sera déterminée comme signifiante et l’autre comme signifiée ; le fait que chacune de ces séries soit constituée de termes qui n’existent que relativement les uns aux autres. La troi­ sième condition, les deux séries hétérogènes convergeant vers un élément paradoxal qui leur sert de différenciant, lui semble relever de l’ordre de la machine. Guattari transforme décisivement cette analyse en bousculant la chaîne ordonnée des signifiants et signifiés, en refusant la cou­ pure autoritaire du signifiant majeur, auquel il substitue avec humour la minorité transversale d’une machine, qui coupe elle aussi les flux, mais qui ne fonctionne plus dans l’ordre signifiant du symbolique ou du discours. En opposant terme à terme la machine, dans l’ordre social de la production à la structure, dans 1. Cet article décisif, qui fournit l’occasion de la rencontre entre Guattari et Deleuze, selon Jean-Pierre Fayc, propose une recension de Différence et répétition et de Logique du sens que Lacan devait accueillir dans sa revue Scilicet, niais qu'il ne public pas et que Guattari apporte à Deleuze. L’article, « Machine et structure » sera finalement édite par Fayc en 1972 dans sa revue Change, octobre 1972, p. 4959, rcéd. in Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essai d’analyse institutionnelle, Paris, Maspero, 1972, p. 240-248. Voir Fayc, «Philosophe le plus ironique», in Tom­ beau de Gilles Deleuze, Y. Bcaubalie (éd.), Tulle, Mille Sources, 2000, p. 91-99, p. 92, 95. 2. Guattari, « Machine et structure », an. cité, p. 243.

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l’ordre symbolique de la signifiance, Guattari franchit une étape décisive vers la critique du signifiant. Cet article permet de mesu­ rer les points de divergences entre la machine, concrète, politique et technique, dans sa matérialité sociale et sa capacité de produc­ tion réelle, et la structure symbolique, signifiante, différentielle en effet, mais seulement dans l’ordre de l’idéalité. La fécondité stratégique du plan symbolique se démontre néanmoins également très bien dans ces pages. La structure garantit un statut différentiel et asubjcctif aux idéalités, et c’est sous cette forme que Dcleuzc la reprend. Même s’il lui substitue rapidement le concept de plan d’immanence, le plan symbolique en fournit bien la première élaboration. Comme détermination asubjectivc du sens, le symbolique permet de penser la « produc­ tion de l’objet théorique original et spécifique », écrit Dcleuzc en suivant provisoirement la leçon d’Althusser1. Le plan symbolique a le mérite d’assurer à la théorie, y compris philosophique, la consistance d’un plan formel indépendant, sans la subordonner à une idéalité transcendante, ni à un sujet constituant. De surcroît, il interdit toute confusion entre le transcendantal et l’empirique, enjeu constant pour Delcuze, qui s’empare donc de la structure comme alternative à la thèse phénoménologique d’une origine des idéalités. Le sens n’est pas produit par un acte du sujet : au contraire, le plan symbolique décroche le sens des actes conscients, et pose l’in­ conscient, transubjectif pour la langue, infrasubjectif pour la cons­ cience, comme producteur de sens. Effet machinal inconscient d’une rencontre, d’un événement qui le distribue selon une distri­ bution nomade, le sens n’est pas signifiant mais différenciant. Faire circuler la case vide, pour Deleuze, c’est émettre ces singula­ rités préindividuelles et non personnelles, qui lancent le sens sur le mode d’un coup de dés et rejouent toutes les distributions de sens précédentes. Le sens ne se confond donc pas avec la signification préétablie, il est seulement ce qui s’attribue pour déterminer un signifiant et un signifié ; il se produit comme différence, selon les deux moments de la Différence, comme exprimé de la proposition et comme attribut de l’état de chose, à la frontière des états de choses et des propositions. Deleuze peut alors écrire : « L’événe­ ment, c’est le sens lui-même »2 : non préexistant à son émission, à 1. Dcleuzc, «Structuralisme...», an. cité, p. 304. 2. Dcleuzc, LS, 34, 122.

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sa genèse, à sa constitution empirique, le sens n’cst pas réductible à un état de chose, et, comme la Différence, il connaît les deux moments de l’impassibilité et de la genèse, de la neutralité virtuelle et de la productivité.

4 / LA STRUCTURE COMME MULTIPLICITÉ ET SA TEMPORALITÉ INTERNE

La structure permet donc de penser l’émergence du sens sur un plan transindividuel, asubjectif, spécifié ici comme symbolique, c’est-à-dire ni fictionncl, ni objectif, mais inconscient, collectif pos­ sédant une consistance formelle propre. C’est dire la grande origi­ nalité avec laquelle Dclcuze s’empare de la notion de structure. L’opposition qu’on peut être tenté d’établir entre l’historicité diachronique et la tentation synchronique de l’analyse structurale est tout à fait secondaire pour lui. Elle se méprend sur le type de production de sens qui est à l’œuvre. Deleuze minore donc la valeur synchronique de la structure, puisqu’il attend d’elle qu’elle rende compte de l’émergence du sens, ou, selon l’expression qu’il utilise au cours de cette période, sa genèse. Car Deleuze entend d’abord expliquer la genèse de l’acte de pensée, la création de pensée dans sa génitalité, son occurrence singulière. Structure et genèse n’ont rien d’antinomique pour lui, contrairement aux débats de l’époque opposant Gueroult et Goldschmidt en histoire de la philosophie, ou les structuralistes aux tenants de l’histoire. Deleuze a d’autant moins de difficulté à concilier genèse et structure, que le structuralisme lui semble le seul moyen par lequel une méthode génétique puisse réaliser ses ambitions1. En prenant parti en faveur de la structure, il suggère que toute méthode génétique l’employait déjà sans s’en aperce­ voir. Contre les tenants de la structure, il précise avec la même impertinence que toute structure impliquait forcément une tem­ poralité, ce que les structuralistes n’ont pas su voir. Deleuze réduit ainsi les positions structurales et génétique à une double et réversible insuffisance théorique : si elles ont opposé à tort structure et genèse, c’cst qu’il leur était impossible de définir I. Il reprend ainsi une position de Vuillemin, voir Jules Vuillcmin, Philosophie de l’algèbre. Paris, PUF, 1960, cité in «Structuralisme...», an. cité, p. 315, et DR, 237.

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la temporalité en jeu, faute de disposer d’une philosophie de la Différence. On trouve ici le moteur théorique du problème de la Différence, que Dcleuze expose dans Différence et répétition, mais aussi dans Logique du sens, en utilisant la formule complexe de la différenc/liation, que nous avons déjà rencontrée et qu’il faut reprendre ici précisément. Dcleuze propose ce concept dans la conférence qu’il prononce en 1967 devant la Société de philosophie Isa dramatisation, l’expose dans Le structuralisme et le reprend dans Différence et répétition. La dif­ férenc/liation expose les rapports de la structure et de son actuali­ sation, et son affinité avec les thématiques structurales se remarque déjà dans son jeu érudit de substitution phonématique c/t, qui reprend la différence p/b théorisée par Foucault dans sa lecture de Roussel. La différence virtuelle, que Dcleuze écrit avec un t, exprime les différentiations, idécllcs sans être abstraites, réelles sans être actuelles, de la structure. La différence actuelle, que Dcleuze, écrit avec un c décrit l’autre moment de la différence, celui de l’actuali­ sation ou de l’individuation à partir d’un champ problématique de différences virtuelles. Pour simplifier ces distinctions difficiles, disons que la Différence se déploie selon les deux pôles du virtuel et de l’actuel, toujours en tension, toujours solidaires. La différen­ ciation (avec un c) concerne le mouvement d’actualisation du vir­ tuel, pointe du virtuel vers l’actuel et définit la genèse des formes individuées et des organisations stables. Mais réciproquement, elle suppose une différentiation (avec un /) c’est-à-dire une structure, virtuelle mais distincte, de singularités intensives qui réintrodui­ sent à chaque instant de l’aléatoire dans le système, et qui déter­ minent sa consistance idéclle. La différentiation virtuelle de la structure et l’actualisation empirique de la genèse ne sont donc pas contradictoires pour Dcleuze, loin s’en faut. Elles sont absolument solidaires, liées et distinctes, sans être identiques. L’essentiel ici est de se garder des deux contresens que nous avons déjà signalés. D’abord, il ne faut pas rétablir entre ces deux moments de la Différence la vieille polarité de l’intelligible et du sensible, comme si le virtuel idéel et indifférencié offrait la source, la cause ou l’origine de l’actualisation. Dcleuze précise constam­ ment que virtuel et actuel coexistent sur un même plan d’imma­ nence, de sorte qu’il est impossible d’introduire entre ces deux phases de la Différence une direction de développement faisant de l’actuel le résultat du virtuel. Cela reviendrait à réintroduire une

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D ELEUZ E. L’EM PI RI SM E TR ANSC EN DANTA L

transcendance du virtuel, pensé comme principe antérieur, supé­ rieur aux actualisations séparées, à la manière d’un infini schcllingien ou de l’Un indifférencié. Le virtuel n’est pas la cause de l’actuel. Mais deuxièmement, il faut se garder d’identifier ces deux ten­ sions connexes mais non identiques de l’actualisation et de la dif­ férentiation intense : le mouvement du virtuel vers l’actuel et l’in­ sistance du virtuel dans l’actuel ne s’équivalent pas, et ne sont pas réversibles. Ces deux mouvements sont distincts, de sorte que l’involution et l’actualisation coexistent perpétuellement dans chaque individuation. C’est déjà ce qu’affirmait Dcleuzc dans scs livres sur Proust et Spinoza, en reprenant le concept néoplatonicien de complication pour définir la coexistence de l’explication et de l’implication, de l’actualisation individualité et de la multiplicité intensive. Cette insistance du virtuel prend le nom de contrc-cffectuation dans Logique du sens et dans Qu’est-ce que la philosophie ? car elle double l’cffcctuation, sans être son opposé. À l’effectuation actualisante répond en chacun de ses points la contrc-cffcctuation du virtuel dans l'actuel. Cela garantit la différence entre l’cffcctua­ tion empirique dans un état de chose et la structure virtuelle et singulière de l’événement. Ainsi, la différentiation virtuelle (avec un l) de la structure ou de l’idée ne se réduit pas à ses actualisa­ tions empiriques, exactement comme une relation de parenté ne s’identifie pas aux individus qui l’actualisent. Il y a donc une consistance, idéale mais non abstraite, réelle mais non actuelle, de la structure. Voilà pourquoi la question du rapport entre genèse et structure est tellement essentielle pour Dclcuze. La détermination virtuelle et actuelle de la Différence est nécessaire pour comprendre comment Dclcuze lie temporalité et ordre structural, en injectant une double temporalité dans la structure. « La genèse, comme le temps, va du virtuel à l’actuel, de la structure à son actualisation ; les deux notions de temporalité multiple interne, et de genèse ordinale sta­ tique, sont en ce sens inséparables du jeu des structures. »‘ D’une part, la temporalité concerne le passage du virtuel vers l’actuel, selon la flèche temporelle de la différenciation (avec un c) de Chronos. De ce point de vue, énonce Dclcuze, il y a toujours un temps d’actualisation, selon lequel les éléments structuraux de coexistence virtuelle s’effectuent empiriquement. Une structure 1. Dcleuzc, «Structuralisme...», art. cité, p. 315.

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sociale détermine des relations cfTectivcs de parenté, ou un mode de différences phonématiques s'effectue dans un lexique déter­ miné. C’est une première ligne de temporalité qui concerne l’ac­ tualisation de l’événement, et qui est orientée selon la flèche vitale de la succession. D’autre part, la structure elle-même n’est pas dépourvue d’une temporalité interne qui anime les relations de coexistence virtuelle entre scs éléments : la différentiation (avec un /), quoique non actuelle, est temporelle : c’est ce point que Dclcuze explore avec la dramatisation de l’idée, comme nous le constaterons au chapitre suivant. La double détermination de la Différence, avec ses pôles actuels et virtuels, permet de préciser la temporalité de la multipli­ cité, selon Chronos et Aiôn. La structure est une telle multiplicité, dont le thème complexe, la totalité systématique détermine effecti­ vement une temporalité idéale. Elle comporte un système de liai­ sons multiples qui différencie les éléments qu’elle met en présence en même temps qu’il leur confère une valeur réciproque, sur un mode ordinal et statique qu’on interprète généralement comme anhistorique, mais qui ne l’est nullement. En réalité, l’ordre sériel assure une répartition statique, non dynamique, qui est facteur interne d’ordre, de place dans la série, ce qui explique qu’on puisse facilement négliger le type de temporalité qu’il produit. L’ordre sériel qualifie les termes sur un mode ordinal, en tenant compte de leur place distributive, et non sur un mode cardinal, en s’intéressant aux quantités auxquelles ils renvoient. Une telle genèse effectue bien une différentiation, meme si elle reste statique car elle concerne la position des termes, non leur actualisation. C’est une genèse « sans dynamisme évoluant dans l’élément d'une supra-historicité »', qui correspond à l’extra-temporalité d’Aiôn, à l’incorporel stoïcien, ni chronologique, ni actualisé dans des états de corps, mais pourtant bien réel et non transcendant. L’originalité de Deleuze consiste à poser cette détermination ordinale statique, comme inséparable d’une temporalité interne, définie comme multiplicité. Ainsi, le virtuel est bien doté d’une temporalité qui ne se réduit nullement à l’ordre de l’éternel, ou de l’intemporel. La Différence, avec son double régime de tempora­ lité, montre que la structure, virtuelle, ne s’oppose pas au tempo­ rel, même si elle ne se réduit pas au chronologique ou à l’ordre successif de l’avant-après. Il s’agit plutôt d’une liaison multiple 1. Dclcuze, DU, 238.

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idéale qui s’actualise dans des relations spatiotcmporellcs en même temps que ces éléments reçoivent une incarnation actuelle, deviennent les termes de telle série, en se constituant en telle structure. Le sens est produit par le croisement entre la place logique des termes et leur actualisation, et puisque l’actualisation est déterminée comme multiplicité ou différenciation, il n’y a aucun lieu de séparer genèse et structure, ce qui justifie que Deleuze puisse écrire «genèse ordinale statique». 11 faut donc distinguer le temps problématique des ordres et des positions, qui détermine la différence interne de la structure, et son actualisation historique. Le temps est présent dans l’ordre du virtuel comme dans le monde de l’actualisation, quoiqu’il ne soit pas identique dans les deux cas. En cette corrélation rigoureuse entre ordre idéel et genèse temporelle consiste la liaison originale entre structure et genèse, qui répond à la dualité du virtuel et de l’actuel et à la double gerbe temporelle d’Aiôn et de Chronos. Deleuze tire cette conséquence novatrice concernant l’idéalité de la structure, en rcformulant la question de la genèse du sens dans les termes du virtuel et de l’actuel. Les deux moments de la Différence rendent compte de la dualité temporelle du virtuel et de l’actuel. La multiplicité implique d’abord une différence vir­ tuelle, le complexe structural différentiel qui s’actualise. Mais l’ac­ tualisation de son côté concerne la genèse empirique, ou l’actuali­ sation de la structure, l’effet de sens. La structure, jeu combiné des séries, est ainsi différentielle en clic-meme dans sa temporalité vir­ tuelle, et différenciatrice en son effet, son actualisation empirique, comme nous l’avons vu. Voilà pourquoi il est « inexact » d’opposer la structure et l’évé­ nement : Deleuze intègre ce registre idéal d’événement en lui inté­ grant « toute une histoire qui lui est intérieure »' - c’est ce qu’il appelle la dramatisation de l’idée. Puisque le sens d’une proposi­ tion ne peut s’identifier ni avec sa désignation (son référent, selon un empirisme naïf), ni avec sa manifestation (l’expression du sujet parlant, selon une phénoménologie des actes de conscience), mais pas davantage avec sa signification (sa représentation ou sa consis­ tance logique), il faut, conformément à la logique stoïcienne, le concevoir comme l’exprimé incorporel virtuel qui s’actualise dans la proposition. La programme d’une Logique du sens se définit alors

1. Deleuze, LS. 66. 198

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rigoureusement comme un empirisme, pour qui le sens, expri­ mable quoique incorporel, ne peut être réduit à un état de chose empirique, ni hypostasié dans une essence transcendante. On mesure à quel point le passage par la structure est fécond pour Deleuze. Entre la logique ordinaire, qui s’en tient aux signifi­ cations idéellcs et la phénoménologie, qui s’appuie sur les manifes­ tations de la conscience, cet empirisme transcendantal défini comme logique du sens, développe une genèse structurale du sens, inséparablement exprimé dans les propositions et attribut dans les états de choses. Deleuze déplace ainsi complètement le débat : non seulement l’opposition ne passe plus entre structure et genèse, parce que l’idéalité et l’histoire empirique des actualisations ne sont plus imperméables l’une à l’autre, mais l’analyse débouche sur un résultat qui transforme le problème. Comme la structure, Idée différentiéc (avec un i) s’actualise en s’individuant comme sens au point de vue génétique, l’opposition ne concerne donc plus la dif­ férence entre structure intemporelle et la genèse historique du sens. Elle passe plutôt entre ces deux images de la pensée, ces deux conceptions de la philosophie que sont la philosophie de la Différence, et cette pensée de la représentation qui conserve la césure inadéquate entre intelligible et sensible. Pour la philosophie de la Différence, seule la structure virtuelle, ou Idée, peut expliquer la genèse du sens qui s’actualise. La philo­ sophie de la représentation, en revanche, c’est-à-dire cette conception fautive de l’idée que Deleuze refuse parce qu’elle détermine le concept comme possibilité1, est condamnée à oppo­ ser de manière stérile genèse et structure. En réalité, la structure virtuelle génère l’actualisation du sens. Le débat ne concerne plus l’alternative entre structure et genèse, mais passe bien entre deux images de la pensée, l’une qui continue à opposer l’idéalité et le cas empirique sur le mode statique de la représentation, l’autre, qui temporalise la structure en la singularisant pour expliquer la genèse nomade du sens.

1. Celte opposition entre le concept (représentatif et l’idée, typique de Di[/lnmi il répétition (Logique du sens substitue le vocabulaire du « sens » à celui de I’ « Idée »), marque une étape provisoire de la pensée de Deleuze, qui réévalue peu à peu le concept en meme temps qu’il abandonne cette Idée si clairement platonicienne, et en vient, dans Qii'est-ce que la philosophie?, à faire du concept l’opération proprement philosophique de la pensée.

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Ce qu’on appelle structure, système de rapports et d’éléments diflèrcntiels, est aussi bien sens du point de vue génétique, en fonction des relations et des termes actuels où elle s’incarne. La véritable oppo­ sition est ailleurs : entre l’idée (structure événement sens) et la repré­ sentation1. C’est pourquoi Delcuzc peut formuler l’idée comme complexe « structure événement sens ». Conformément à toute sa doctrine, Dcleuzc dépsychologise l’idée en même temps qu’il la temporalise. Il en résulte cette convergence inattendue entre la genèse et la structure, qui permet à Dclcuze de comprendre la genèse du sens comme l’actualisation d’une multiplicité idéale (Idée ou structure), qui survient comme l’émission d’une singularité (l’événement du sens). Avec cette définition de la structure comme articulation géné­ tique, Deleuze estime se rapprocher de Gueroult, qui renouvelle selon lui « l’histoire de la philosophie par une méthode structurale-génétique ». Entre le système qui risque de méconnaître sa temporalité, et la genèse qui risque de se dévoyer en biographie psychologique, Deleuze tranche ainsi le débat : la structure doit être définie par un ordre des raisons, mais cet ordre ne peut s’en tenir à une détermination transcendante : il faut définir les raisons comme des éléments différentiels, et par conséquent, les tenir pour génératrices du système correspondant2. Lorsque les raisons sont définies comme de véritables raisons d’être et non seulement des raisons de connaître, on peut liquider définitivement la fausse querelle qui opposait la méthode dianoématique de Gueroult à la démarche génétique d’un Goldschmidt. Pour Deleuze, « la genèse du système est aussi bien une genèse des choses par et dans le système »3. Cela éclaire rétrospectivement les premières monographies de Dcleuzc, substi­ tuant à la genèse textuelle une genèse exclusivement conceptuelle par une amplification de la méthode de Gueroult nullement incompatible, on le constate maintenant, avec un intérêt pour l’événement empirique et la production de singularités.

1. Deleuze, DR. 247. 2. Dclcuze, «Spinoza cl la méthode generale de M. Guerouli (recension de Martial Guerouli, Spinoza, vol. I) » in Reeue de métaphysique et de morale, 74/4, octobre-décembre 1969, p. 426-437. 3. Ibid., p. 426.

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Comprenant la structure comme un ordre générateur, Dclcuzc peut identifier la structure à l’idée, et la définir comme thème complexe, c’est-à-dire comme une multiplicité interne, doté d’un dynamisme spatiotemporel qui anime un système de liaisons mul­ tiples non localisables entre éléments différentiels. La genèse cesse d’être opposable à la structure, puisqu’elle ne va pas de l’actuel à l’actuel mais du virtuel à son actualisation, « c’est-à-dire de la structure à son incarnation, des conditions de problèmes aux cas de solution, des éléments différentiels et de leurs liaisons idéales aux termes actuels et aux relations irréelles diverses qui consti­ tuent à chaque moment l’actualité du temps »'.

5 / LA NOUVELLE RÉPARTITION DE L'EMPIRIQUE ET DU TRANSCENDANTAL

Le sens n’est plus pose comme irruption transcendante, mais se fait pur cfict de la structure, effet de surface qui procède d’une combinaison d’éléments asignifiants. Il est donc possible d’expli­ quer sa production sans le tenir pour préexistant. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que Deleuze présente l’hypothèse structu­ rale comme une philosophie transcendantale nouvelle, où les pla­ ces l’emportent sur les contenus qui les remplissent, et qui permet une nouvelle répartition de l’empirique et du transcendantal. En utilisant cette expression, Deleuze témoigne de la proximité qui le lie à Foucault, et de l’importance qu’il accorde aux pages des Mots et les choses qui concernent l’analytique de la finitude, et cet étrange doublet empirico-transcendantal, qui pose l’humain comme support empirique mais aussi comme condition de possi­ bilité transcendantale de toute connaissance2. Le rôle du concept de structure permet d’échapper à la position anthropologique, en posant la production du sens à ce niveau transindividuel asubjectif, qui prépare l’agencement collectif d’énonciation que Dclcuze théorisera avec Guattari.

1. Dclcuze, DR, 238. 2. Dclcuzc, « Structuralisme... », art. cite, p. 305 et 306. n. I ; Foucault, Zzr mois et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 329. Voir aussi Juliette Simone Essai sur la quantilé, la qualité, la relation chez Kant, Hegel. Deleuze. Les «Jleurs noires» de la logique philosophique, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 193 et 400.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDAN1 AL

La structure sert donc à dégager la notion de sujet de son sup­ port anthropologique. C’est pourquoi le structuralisme n’est pas séparable d'un nouveau matérialisme, qui implique scion Dclcuze un nouvel athéisme et un nouvel antihumanisme. Cette pensée agressive, militante entend liquider l’humanisme ambiant, en créant de nouveaux modes de pensée et de nouvelles descriptions du sujet : contractions d’habitudes, Moi dissous, sujets larvaires. L’unité rétrospective et purement polémique du mouvement structural tient au croisement de ces deux déterminations : l’inté­ rêt pour un formalisme immanent, qui s’accompagne d’une cri­ tique de la phénoménologie, du refus de la signification comme transcendance et comme acte de conscience, et fait subir à l’expé­ rience phénoménologique une réduction épistémologique, exhi­ bant une dimension de construction de savoir sous l’expérience originaire subjective. Cela permet de qualifier le mouvement structural et en même temps, de le dissoudre, comme le montre Foucault. Définir le sens comme un effet formel, qui résulte de l’actualisation historique d’une détermination transcendantale montre l’intérêt stratégique de la notion de structure : elle permet de penser le sujet comme constitué et non comme constituant, et de libérer le plan des idéalités du modèle de la conscience phénoménologique. Foucault explique ce recours au formalisme structural par deux impératifs pragmatiques - ce qui en soi constitue déjà une réfutation de l’hypothèse d’une consistance purement intelligible de la structure. Mode d’idéalisation ésotérique, le formalisme protège la pensée des idéologies et lui permet de s’exercer en évi­ tant par son exposition hermétique les pressions dogmatiques1. D’autre part l’analyse structurale permet, mieux que la phéno­ ménologie, de rendre compte des phénomènes, où le sujet n’in­ tervient plus comme donateur de sens, parce qu’il est produit, et non producteur. Le structuralisme s’inscrit ainsi dans ce vaste mouvement de transformation des sciences sociales qui se carac­ térise par la mise en question de l’anthropologie, du sujet, du privilège de l’homme. Ici aussi, Spinoza avec son refus de poser l’homme comme un empire dans un empire apparaît comme un relais important. 1. Dans son entretien de 1983 avec Gérard Raulet, Foucault expose son inter­ prétation du rôle historique de la «structure» dans les années 1960-1970, cf. Foucault, Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. IV, p. 434-435.

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SÉRIES, EFFET DE SURFACE, DIFFÉRENCIANT

Diluer le structuralisme dans la mouvance d’un sursaut forma­ liste, en faire un moment de la profonde mutation des savoirs qui opère la dissolution du sujet substantiel, permet en outre de dégager dans la pensée contemporaine un courant différent, qui n’a pas reçu d’étiquette, mais qu’on peut estimer à bon droit plus déterminant et dans lequel Foucault s’inscrirait plus volon­ tiers : il s’agit de l’épistémologie, qui propose une histoire de la rationalité dans la lignée d’Auguste Comte, et passe d’une his­ toire unitaire de la raison à une historicité multiple des modes de rationalités. Dans la lignée de cette histoire plurielle des sciences, de Koyré, Bachelard à Canguilhem, Nietzsche joue un rôle déterminant, non moins que Canguilhem. «Je suis persuadé, ajoute Foucault, que Dclcuzc a rencontré Nietzsche dans les mêmes conditions : la théorie du sujet dont on dispose avec la phénoménologie est-elle satisfaisante ? »’ Le mérite de cette généalogie du structuralisme consiste à lier l’intérêt pour la struc­ ture à une histoire des sciences qui procède à la critique du sujet et de la raison téléologique dans le cadre d’une histoire critique de la civilisation occidentale, tenant compte du nihilisme nietzschéen autant que de Marx. Cela souligne également la filiation entre Canguilhem et Nietzsche, décisive pour com­ prendre cette rupture avec l’anthropologie humaniste que Fou­ cault aussi bien que Deleuze revendiquent. Ce n’est pas que l’homme aurait disparu, que la structure substitue à l’homme un ride, ni que l’homme viendrait à manquer, explique Deleuze, mais on assiste à une nouvelle répartition du transcendantal et de l’empirique, qui impose une refonte du sujet, « ni dieu ni homme, ni personnel, ni individuel, [...] sans identité, fait d’indi­ viduations non personnelles et de singularités préindiriduelles »2. Foucault montrait qu’on ne peut plus penser que dans le ride de l’homme, dans sa disparition, vide qu’il ne s’agissait pourtant ni de regretter, ni de dramatiser, car il ne consiste en réalité qu’en ce dépli historique que notre époque a précisément pour charge de penser. Deleuze cite avec admiration cette formule dans la recension qu’il rédige pour Les mots et les choses*, et précise qu'il 1. Foucault, ibirl., p. 436. 2. Dclcuzc, « Structuralisme... », art. cité, p. 333. 3. Dclcuzc, « L’homme, une existence douteuse », in éz .hburet Obsen-alcur, 1" juin 1966, p. 32-34 : Foucault, Zzs mots et les choses, o/i. cil., p. 353, cité par Dclcuzc, art. cité, p. 330.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

s’agit Là d’une nouvelle image de la pensée à laquelle Foucault nous convie, en exposant les mutations de savoir qui rendaient possible cette image représentative de la pensée dont nous nous séparons désormais. L’image de la pensée apparaît comme le plan d’immanence ou le plan de détermination virtuelle que les sciences empiriques effectuent, et qu’elles actualisent empirique­ ment. Delcuze formule dans sa Recension de Foucault la définition même de l’empirisme transcendantal qu’il poursuit pour son compte : « Une nouvelle image de la pensée, une nouvelle conception de ce que signifie penser est aujourd’hui la tâche de la philosophie », et il ajoute « Cogito pour un Moi dissous... »', expression qui lui sert, comme nous l’avons vu, à qualifier sa propre entreprise de dissolution du sujet, comme clans l’avant-pro­ pos de Différence et répétition. En quoi consiste alors la réforme de l’anthropologie ? Dcleuze en donne quelque formulations en apparence distinctes. On lit dans l’article de 1967 : «Le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place »2, alors qu’il précise dans Différence et répétition, « on n’émiette pas sans renverser »3. C’est qu’il cherche tactiquement dans la Recension à débarrasser Fou­ cault du faux procès, mélange de bêtise et de malveillance, qui l’accuse de se faire le complice de la barbarie en voulant tuer l’homme. Cette polémique le conduit tout d’abord à distinguer pendant un temps suppression du sujet et dissémination. En reve­ nant sur ces problèmes dans son Foucault de 1986, il fait le point. Dans 1’ « Annexe conclusive » intitulée « Sur la mort de l’homme et le surhomme », il reprend l’analyse des Mots et les choses : Fou­ cault supprime-t-il ou émictte-t-il le sujet ? 11 détruit le sujet subs­ tantiel, et ce faisant ouvre la place pour la problématique nouvelle d’une subjectivité modale et historique, qui délivre la forme du sujet de son ancrage anthropologique. L’homme, comme universel de la culture, est un abstrait : comme il n’existe pas, on ne peut guère accuser Foucault de le tuer, car il n’est pas donné comme une essence transhistorique, mais comme une forme historique, variable et constituée par un 1. Dclcuze, « L’homme, une existence douteuse », art. cité, p. 33. 2. Dclcuzc. ID, 267. 3. Dclcuze, DR, 263.

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agencement de forces empiriques, dont l’historicité signale par conséquent la contingence. À l’âge classique, la formc-Hommc n’est pas encore constituée, parce que l’homme est pensé à l’image de Dieu. Il faut pour qu’elle surgisse, que la ftnitudc de l’homme se compose non plus avec l’infini de Dieu mais avec la linitude des savoirs positifs1. C’est pourquoi l’analyse foucaldicnnc est proche de Nietzsche : il ne s’agit pas de détruire abstraitement l’homme, mais bien de le dépasser, en montrant qu’il n’a d’exis­ tence qu’historique et transitoire, capable de « mourir », c’est-àdire de changer, donc aussi bien de se métamoqahoscr. Le sur­ homme, explique Dclcuze, doit se comprendre ainsi comme une variation anomale qui transforme, et dépasse l’homme, mais ne le surpasse pas en un sens hiérarchique, notion évidemment absurde pour un penseur comme Nietzsche qui refuse tout progrès histo­ rique. Ce qui est en question est le caractère historique et relatif de la forme-Homme. Dans Différence et répétition, Deleuze tranche le débat : « On n’émiette pas sans renverser », écrit-il au moment même où il cri­ tique le rôle de l’opposition dans la version linguistique de structu­ ralisme du Saussure et de Troubetskor. Il s’agit donc de distin­ guer finement la question du sujet et celle de son incarnation anthropologique. L’homme comme unité anthropologique n’est pas un invariant historique, mais un construit de la culture, dont l’existence historique doit être périodisée à la fin de l’âge clas­ sique, et qui s’avère empirique et provisoire. La représentation du sujet anthropomorphe ne prend pas nécessairement la formeHomme. Il ne s’ensuit nullement que Foucault s’interdise de pen­ ser une multiplicité historique des modes de constitution subjec­ tifs, simplement ceux-ci sont irréductibles à une essence anthropo­ logique donnée une fois pour toutes. Foucault ne désavoue pas les analyses des Mots et les choses en revenant avec l’Histoire de la sexua­ lité au problème d’une constitution historique de la subjectivité occidentale. Si Dclcuzc s’intéresse tant à cette nouvelle répartition de l’empirique et du transcendantal, c’est qu’elle délivTe le subjectif de son support anthropologique, et le transcendantal de son incarnation individuelle.

1. Foucault, Les mots et les choses, p. 326-327 et Dclcuze, Foucault, Paris. Minuit, 1986 (noté F), p. 131-133 ; PP, 136-137. 2. Dclcuzc, DH, 263. 205

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Voilà comment il faut entendre la refonte « théo-anthropolo­ gique » du sujet, « ni dieu ni homme, ni personnel, ni indivi­ duel »’. L’expression heideggerienne que Dclcuze- emploie en 1967 laisse la place, dans Différence et répétition, à la formulation nietzschéenne « Dieu mort, Moi dissous »2. Selon une démarche constante chez lui, Deleuzc se rcapproprie un aspect de l’analyse heideggerienne, mais la renomme et la transforme en la croisant avec l’analyse de Nietzsche, « Dieu est mort », dont elle procédait d’ailleurs initialement. Dclcuze ne se soucie guère de cette filia­ tion : il a en vue un problème plus urgent. En remplaçant l’ex­ pression heideggerienne de l’ontothéologie par ce terme de théo­ anthropologie, il substitue au couple de l’ontologie et de la théo­ logie une nouvelle problématique : tout se passe désormais entre l’homme et Dieu. Il intègre néanmoins, comme Foucault d’ail­ leurs, la lecture heideggerienne de Kant insistant sur l’analytique du fini et le rôle du temps pour la synthèse de l’imagination pro­ ductrice. Mais pour Dclcuze, Kant inaugure l’analytique de la finitude, en brisant la substantialité du Cogito cartésien, qui devient le Je fêlé par le temps. Si la plus grande initiative de Kant consiste à introduire la forme du temps dans la pensée comme telle, ce que Heidegger accorderait volontiers, cette initiative sert à dissoudre l’ontologie en même temps qu’elle réduit la philosophie de la représentation au face-à-face entre l’homme et Dieu. D’où l’importance de Kant, qui lance les philosophies contemporaines. Avec le Je fêlé par la forme pure du temps, Dieu et le Moi connaissent une mort spéculative. « C’est ce que Kant a si profondément vu, au moins une fois, dans la Critique de la raison pure : la disparition simultanée de la théologie rationnelle et de la psychologie rationnelle, la façon dont la mort spéculative de Dieu entraîne une fêlure du Je. » Ainsi, la plus grande initia­ tive de la philosophie transcendantale consiste à poser cette soli­ darité conceptuelle entre « le Dieu mort, le Je fêlé et le Moi dis­ sous »3. De sorte que déjà chez Kant, selon Dclcuze, le sujet n’est ni dieu ni homme4. L’avancée structurale se trouvait en réalité chez Kant. 1. 2. 3. 4.

Dclcuzc, Dclcuzc, Dclcuzc, Dclcuze,

« Structuralisme... », an. cite, p. 333. DR, 122. DR, 116-122. « Structuralisme... », art. cité, p. 333.

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SÉRIES, EFFET DF, SURFACE, DIFFÉRENCIANT

11 est vrai également que tout l’effort de Kant consiste à rapié­ cer ces formes dissoutes par son effort critique : si Kant a si claire­ ment aperçu, au moins dans la Première critique, la disparition simultanée de la théologie et de la psychologie, il ne poursuit pas l’offensive. Le Dieu et le Je connaissent, selon la belle expression de Deleuze, « une mort spéculative » et « une résurrection pra­ tique »'. C’était là le coeur de l’argument selon lequel Kant décalque sa conception du transcendantal de l’empirique (doxique), c’est-à-dire du sens commun.

I. Dclcuzc, DR, 117.

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CHAPITRE IX

LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

seulement l’intelligibilité se définit sur un mode imma­ nent, mais surtout les Idées sont affectées de dynamismes spatiotemporels qui les dramatisent. Nous pouvions le deviner en analy­ sant le rapport de Deleuze à l’idée esthétique kantienne, son ana­ lyse du symbole comme versant analogique du schématisme de l’imagination, et surtout sa conception d’une temporalité interne à la structure. La théorie exigeante de la dramatisation de l’idée fournit les règles de spécification des concepts, avec leurs étranges théâtres cinématiques, spatiaux et temporels. Deleuze en précise le statut dans la conférence qu’il présente devant la Société fran­ çaise de philosophie en janvier 1967, qu’il faut étudier soigneuse­ ment en regard du passage de Différence el répétition où elle se trouve réemployée1. Ces pages permettent d’apprécier le parcours théo­ rique qui mène de l’essence de Proust I à l’idée de Différence et répétition. Deleuze reprend et complète le schématisme kantien en substi­ tuant à la neutralité paisible du logos l’épaisseur pathétique d’un drama, qui insuffle une cinématique vitale aux rapports noétiques et injecte la puissance pathique de l’affect dans l’intelligibilité neutre du concept. L’Idée avec un I majuscule ne se réduit donc pas à une représentation intellective, une donnée mentale. Elle n’est pas constituée par une projection psychique interne au pen-

J

1. Deleuze, « la méthode de dramatisation », op. cit., p. 282 sq., et DR. 280282.

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DELEL’ZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

scur, mais consiste en un complexe virtuel de liaisons idéales. Dclcuze a toujours insisté sur l’ampleur de la détermination plato­ nicienne de Veidos, comme consistance extérieure au penseur, et à l’instar de Platon, il se refuse à faire de l’idée une donnée noétique psychologique humaine, une affection de l’âme. Mais contrairement à Platon, l’idée ne peut baigner dans l’atmosphère séparée de l’éternel intelligible : elle doit être pensée comme une multiplicité réelle, soumise à une cinématique virtuelle, animée de mouvements temporels aussi bien que spatiaux, de rythmes et de vitesses différentielles. Déterminer ces courants différentiels et ces tendances à l’actualisation, en cela consiste la dramatisation de l’idée. Pourtant, « ces déterminations dynamiques spatiotemporelles, n’cst-ce pas déjà ce que Kant appelait des schèmes ? »'. En effet, car le schème assure la compatibilité du concept avec l’intuition en déterminant son application temporelle et en lui donnant sa règle de construction spatiale. Cependant, il présuppose l’adapta­ tion entre structure catégorielle et affection sensible sans pouvoir l’expliquer, car il reste extérieur au concept. Bien qu’il soit l’agent de différenciation du concept et sa règle de construction spatiotemporelle, il est incapable de rendre compte de la puissance avec laquelle il agit, ce qui le dote d’une force aussi immense qu’elle est mystérieuse, précise Delcuze avec humour. Au deus ex machina du schème, rotule miraculeuse agençant le possible logique à l’intui­ tion spatiotemporelle, Deleuze substitue un dynamisme interne de l’idée. C’est lui qui permettait de comprendre la structure comme une multiplicité dotée d’une temporalité et d’une spatia­ lité propres. Avec cette réévaluation du schématisme kantien, la haute systématicité des œuvres de cette période s’impose rétrospectivement : le vitalisme de la puissance à la Nietzsche, l’expérience virtuelle de Bergson, la physique de la pensée selon Spinoza, et le sens comme effet de surface concourent et se composent pour contrer l’image représentative de la pensée et assurer ainsi la métamoiphose de l’essence en Idée.

1. Deleuzc, DH, 281.

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LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

I / LA QUESTION QU11 ET LA RÉÉVALUATION NIETZSCHÉENNE DU SCHÉMATISME KANTIEN

La théorie kantienne du schématisme se dépasse dans deux directions : celle de l’idée dialectique, qui devient à elle-même son propre schème (elle néglige de joindre la catégorie à une intuition sensible, parce qu’elle méconnaît les conditions de possibilité de la connaissance) et celle de l’idée esthétique, qui plie le schème au ser­ vice complexe du symbolisme'. Le rapprochement que propose Delcuze entre l’idée dialectique et l’idée esthétique, suiprenant à premier égard, est ingénieux, car il y a bien dans les deux cas un dynamisme interne de l’idée, illusoire s’agissant de l’idée dialec­ tique, mais bien réel s’agissant du symbolisme de l’idée esthétique. En perspective strictement kantienne, cette lecture force l’idée esthétique du côté d’une production de ses propres différences internes, et la tire du côté d’un usage dialectique de l’idée, position intenable pour Kant, puisqu’elle conteste la distinction entre les conditions d’une objectivité qui ne sont données que pour le concept, et l’objet dans l’idée auquel ne correspond réellement qu’un schème, sans qu’aucun objet véritable ne puisse lui être directement donné2. En perspective dcleuzienne, la lecture est par­ faitement tenable, puisque la dramatisation de l’idée élaborée sur le terrain de la philosophie avec les études consacrées à Nietzsche et à Kant, puis appliquée à la littérature (Proust), est l’opérateur conceptuel grâce auquel Delcuze entend réformer la logique trans­ cendantale, en substituant une description énergétique de la pensée en termes de forces à son image représentative. Le concept de dramatisation fait sa première apparition dans Nietzsche et la philosophie, au chapitre III rapportant l’attaque nietzschéenne contre Kant, intitulé de manière éloquente « La critique », où Delcuze invoque Nietzsche pour radicaliser et réfor­ mer la critique kantienne. En réalité, l’argument selon lequel Kant décalque le transcendantal de l’empirique est en premier lieu un argument nietzschéen, si empirique - c’est-à-dire doxique - désigne la typologie de la vie réactive. Kant, « prodi1. Dcleuzc, DR. 282, n. 1. 2. Voir Kant, Critique de la raison pure. « Du but de la dialectique naturelle de la raison humaine », trad. Trcmesaygucs et Pacaud, Paris, PUF, 1944, rcéd. 1975, p. 467.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

gieux découvreur du transcendantal », se révèle « le dernier des philosophes classiques », parce qu’il ne fait jamais porter l’analyse critique sur les valeurs de la représentation elles-mêmes. Il fait donc avorter la Critique en présupposant, comme on l’a vu, l’afTinité de la pensée avec le vrai, en se donnant l’idéal du vrai comme un principe au-delà de toute contestation, sans jamais rapporter la vérité ni à son occurrence réelle, ni à une modalité concrète, bref, sans jamais penser l’émergence de la pensée dans ses conditions vitales, son actualisation. Dans ces conditions, Kant se rend inca­ pable d’aborder ce qui constitue pour Deleuze le problème le plus brûlant : la genèse de l’acte de penser dans la pensée, c’est-à-dire la création, ou encore ce que Deleuze, suivant Artaud, appelle, « la génitalité de la pensée », son surgissement contre toute innéité, son événement - le drame du penseur. La critique transcendantale doit donc en premier lieu porter sur le concept de vérité. Déterminer ce que vaut, en droit, ce concept, c’est déterminer à quelles forces il renvoie, procéder au diagnostic clinique de l’affect vital qu’il promeut. Suit alors la pre­ mière occurrence de la notion, non encore substantivée. Nietzsche ne critique pas les fausses prétentions à la vérité mais la vérité elle-même et comme idéal. Suivant la méthode de Nietzsche, il faut dramatiser le concept de vérité1. Dramatiser le concept, c’est le rapporter à ses conditions d’exer­ cice, et faire porter le marteau de la critique sur le concept de vérité lui-même, c’est-à-dire sur notre soumission au vrai. Cela implique une double opération, qui rapporte le concept au type de vie qu’il promeut, mais aussi à l’idée qu’il actualise. Ainsi, le concept de vérité fait l’objet d’une double évaluation : en premier lieu, l’éva­ luation nietzschéenne, qui rapporte le concept à la volonté de vérité du penseur, et le connecte avec le complexe singulier de for­ ces que la pensée met effectivement en œuvre lorsqu’elle se produit comme quête de la vérité. La pensée du vrai renvoie à la machi­ nerie théâtrale de son apparition, aux circonstances singulières de son occurrence, dont il faut encore en clinicien évaluer la teneur, le climat, la portée. La pensée représentative donne donc de la vérité une image à la lettre abstraite parce qu’elle la coupe des circonstan­ ces réelles de son surgissement, et qu’elle néglige son articulation réelle avec les dynamismes virtuels qui la suscitent. 1. Deleuze, JŸP, 108.

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LA DRAMATISATION DE L'IDÉE

Car, deuxièmement, il faut aussi rapporter le concept à l’idée qu’il actualise. De ce point de vue, également, le concept de vérité se révèle une abstraction. La dramatisation concerne ainsi les deux aspects de la Différence : l’idée suscite la réponse du pen­ seur, et détermine l’actualisation différenciante, ou l’individualisa­ tion du concept ; d’autre part, la différentiation virtuelle de l’idée, en quoi consiste proprement sa dramatisation spatiotemporclle, implique sa multiplicité, faite de répartition de singularités, de rapports différentiels et de coexistences. Le concept de vérité, comme tous les concepts, n’est rien sans cet « étrange théâtre, fait de déterminations pures»1, qui le met en rapport avec «son» penseur, comme surgissement cruel sous l’impulsion violente d’un signe. De la sorte, la détermination idéelle du contenu de l’idée, ou critique rationnelle, n’est rien sans l’éthique de sa dramatisa­ tion, qui engage une clinique de la pensée, une typologie des penseurs. Que la vérité, par exemple, se présente en personne dans l’in­ tuition ou qu’elle résulte de la traque patiente d’une suite d’infé­ rences et d’indices : sous ce partage traditionnel des théories de l’intuition et de l’induction, on identifie sans peine les dramatur­ gies distinctes et concurrentes de l’aveu et de l’enquête : les procé­ dures par lesquelles le concept traque le vrai sont bien différen­ tielles. En réalité, ces théories proposent de la vérité des masques dissemblables. Elles s’inscrivent dans des scénographies distinctes, correspondent à des types d’affects différents : il y a bien une typo­ logie des penseurs, relative à la diversité de ces théories. Philoso­ pher, ce n’est plus se donner la vérité toute faite, ni la chercher au terme d’une procedure neutre définie par une méthode univer­ selle, mais bien décrire la chorégraphie posturale de l’idée, qui produit dans le concept, pour le penseur, des agitations spatiales, des intensités démonstratives, toute une cinématique de la pensée2. La proposition nietzschéenne, qui consiste à mettre la pensée en rapport avec son type de volonté de puissance, en terme d’évé­ nement pour le penseur, renouvelle ici le schématisme kantien en exposant le dynamisme interne de l’idée. C’est une éthologie de l’idée, que Deleuze rapporte non seulement à une typologie mais encore à une topologie et même à une posologie transcendantales. 1. Dcleuzc, «Dramatisation», art. cité, p. 95. 2. Delcuzc, DR, 118.

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■ DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

D’une part, Dclcuze injecte ainsi du temps mais aussi de l’espace, c’est-à-dire du mouvement et de la vitesse dans la pensée, en met­ tant le concept en rapport circonstanciel avec l’idée qui opère en lui. Un concept étant donné, il faut encore en définir le drame, c’est-à-dire décrire les dynamismes qui le déterminent matérielle­ ment, et qui doivent comprendre scs circonstances d’actualisation singulières dans la vie du penseur, et son moment logique de diffé­ rentiation. Sans ces précisions actualisantes, le concept resterait une simple pastille abstraite. La dramatisation de la pensée répond ainsi parfaitement à ce qu’observait Proust. La vérité ne surgit pas quand le penseur le veut, ni quand il procède avec méthode, mais à l’occasion de la rencontre vitale avec une Idée. Il ne suffit pas non plus de se représenter abstraitement la pensée, mais il faut encore demander qui veut le vrai, comment, à quelle occasion, dans quelles circons­ tances. La vérité s’épaqrille en une pluralité de mondes, de signes et de types de vie : l’amoureux jaloux ou le snob ne s’intéressent pas aux mêmes qualités, ne cherchent pas la même vérité, ne dis­ posent pas de la même carte d’affects et se déplacent en réalité dans des mondes différents et incommunicables. La pensée doit ainsi être mise en rapport avec ces qualités, heccéités, variations d’humeurs, incidents matériels qui mettent la vérité en variation selon la singularité d’un cas, dont résulte cette posologie et cette casuistique de l’idée. En substituant la question qui ? quoi ? dans quel cas ? combien ? à la question qu’est-ce que ?, Dclcuze opère ainsi deux reconfigurations distinctes. D’une part, il remplace le primat de l’essence par la typologie des cas. La question qu’est-ce que ?, détermination platoni­ cienne de l’idée comme essence laisse alors la place à la dramati­ sation de l’idée, qui prend en charge ce renversement du plato­ nisme, en quoi Nietzsche voyait la tâche la plus urgente de la philosophie1. En quoi consiste précisément ce renversement du platonisme ? On ne peut sérieusement le réduire à l’abolition du monde des essences et des apparences, puisque ce renversement a déjà été 1. Dclcuze, « Dramatisation », art. cité, p. 91 : il s’agit des premières lignes de l’article, où Dclcuze détermine le concept meme de « méthode de dramatisa­ tion ». Le renvoi à Platon indique la convergence avec l’article « Renverser le Pla­ tonisme », paru un an plus tôt dans la Revue de métaphysique et de morale, op. cil., repris après révision en appendice à Logique du sens (appendice I, I).

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accompli par Hegel et d’abord par Kant1. L’argumentation de Deleuze est subtile : d’une part, Nietzsche n’est pas le premier à injecter du temps dans l’idée, car la réminiscence platonicienne introduisait déjà dans l’âme du penseur le procès dramatique d’une réappropriation distincte de l’innéité. Si Platon se montrait sensible au développement temporel de l’idée, Nietzsche traduit ce dévelop­ pement sur le plan d’un complexe de forces corporelles qui dyna­ misent les rapports noétiques, en situant la pensée dans un corps-àcorps empirique avec les complexes spatiotcmporcls des Idées. Pourtant c’est bien Kant, et non Nietzsche, qui renverse une première fois le platonisme, en substituant le phénomène et l’ap­ parition à la vieille dualité des essences et des apparences. L’appa­ rence chez Kant est une apparition, une Ersdieinung : elle n’est plus du tout prise dans le couple binaire de l’essence intelligible et de son apparence sensible, elle ne renvoie plus à l’essence comme à un modèle ou à une cause, mais seulement, strictement, aux conditions transcendantales de son apparition. Cela fait de Kant et non de Hegel le fondateur de la phénoménologie. C’est Kant qui substitue au couple disjonctif de l’apparence et de l’essence le couple conjonctif de l’apparition et de ses conditions de l’appari­ tion : bouleversement fondamental, qui lance les philosophies modernes. La critique nietzschéenne conserve ainsi de Kant le motif déterminant que l’apparition ne suppose plus une essence derrière l’apparence, mais seulement les conditions immanentes de la pro­ duction du sens de ce qui apparaît. Toute la théorie du signe chez Nietzsche, que Deleuze reprend, se greffe sur cette ouverture kan­ tienne. Le sens phénoménal de l’apparition en surface se substitue à l’essence, sa profondeur ou son surplomb. Avec la philosophie transcendantale, le sens prend la place de l’essence métaphysique.

Il est exact que le sens est la découverte propre de la philosophie transcendantale [kantienne], et vient remplacer les vieilles Essences métaphysiques2. Seulement Kant, s’il découvre le sens sous son aspect de pro­ ductivité génétique en posant le transcendantal comme condition de l’objectivité et de la conscience, renonce à la genèse ou à la 1. Nietzsche, « Le monde vrai et le monde des apparences », Crépuscule des idoles. 2. Deleuze, « Platonisme », p. 426, LS, 292. C’est une analyse qui revient sou­ vent dans les Cours (voir par exemple le Cours du 14 mars 1978, p. 4).

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constitution pour s’cn tenir à un simple conditionnement. « Ren­ verser le platonisme », cela ne consiste donc pas seulement à ren­ verser la hiérarchie de l’essence et de l’apparence, mais d’abord à procéder à la généalogie du concept, rapporté à la volonté de puissance qui l’anime, c’est-à-dire à l’occasion empirique et vitale de son eHectuation. Alors, Deleuze peut définir sa propre conception de la dramati­ sation et accomplir véritablement le renversement du platonisme. Il déplace le schématisme kantien, qui prend appui sur la seule possibilité logique, et le plonge dans le drame de son actualisation réelle. Le schème kantien convertissait la possibilité logique en réalité transcendantale et assurait la compatibilité de la structure catégorielle avec les dynamismes spatiotemporcls de l’intuition. Deleuze substitue la réalité virtuelle de l’idée au possible seule­ ment logique de l’analytique et conçoit le dynamisme non plus comme extérieur au concept, comme chez Kant, mais comme intérieur à l’idée, déterminant réellement le surgissement du concept, la genèse de la pensée. En s’intéressant, avec Nietzsche et Proust, au drame du surgis­ sement du concept pour le penseur, Deleuze insiste sur le moment temporel de son actualisation. Le rapport entre schématisme kan­ tien et dramatisation dcleuzienne peut alors être établi : le schème articulait concept à intuition, à condition d’exécuter cette difleenciation sur un mode uniquement logique, par rapport au ancept possible. Le concept de dramatisation permet de passer u possible logique à la réalité virtuelle de l’idée, et actualise j’idée selon son dynamisme spatiotemporel, en sujets larvaires, en ébauches cinématiques d’alTects. Compris comme internes à l’idée, ces dynamismes spatiotemporels ne sont pas absolument sans sujet, mais déterminent plutôt des ébauches de subjectivité, drame ou rêve, agitation intensive de forces qui supportent des amorces d’individuation, où fourmillent des intensités larvaires, heccéités, acteurs mobiles et provisoires de ces dramaturgies. Avec cette dramatisation par la question qui?, Nietzsche apporte à la discussion le tournant empiriste qui porte la question transcendantale des conditions de l’expérience sur le terrain des forces et de l’actualisation réelle. Cela permet d’envisager la genèse concrète de la pensée en termes physiques de forces, au lieu de se cantonner sur le terrain abstrait du possible. C’est pour­ quoi Deleuze insiste sur le fait qu’avec la question qui ?, Nietzsche procure une méthode pour juger la raison du dedans, là où la cri216

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tique transcendantale kantienne restait bloquée sur des principes de conditionnement empiriques extérieurs au conditionné, inca­ pables de rendre compte d’une genèse interne de la raison. Deleuze modifie donc le transcendantal kantien en lui demandant une genèse de la raison elle-même, et en la concevant en termes nietzschéens de force. En cela consiste sa critique des catégories kantiennes. Nous demandons une genèse de la raison elle-même, et aussi une genèse de l’entendement et de ses catégories : quelles sont les forces de la raison et de l’entendement ? [...] Qui se tient derrière la raison, dans la raison elle-même?1.

En demandant qui se tient derrière la raison, on risque pour­ tant de verser à nouveau dans une psychologie des actes de conscience, ou de se contenter d’une description anthropologique des motivations du penseur. C’est pourquoi Deleuze précise que cette typologie transcendantale ne met en jeu rien de personnel, ni même d’humain, seulement un rapport de forces et de vouloirs, la volonté étant comprise comme rapport de forces - cela même que Deleuze définit comme une éthologie en prenant appui sur Spinoza. Lorsque Nietzsche parle de « psychologie », il a en vue l’évaluation d’un complexe de forces, et non cette étude de cas qui présuppose la figure d’un Moi ou d’une identité personnelle. Ainsi, substituer la dramatisation qui ? à la question de l’essence qu’est-ce que ?, ce n’est pas rabattre la pensée sur le psychisme du penseur, au sens où on substituerait une personnologie à la noétique : mais prendre acte de la vie apersonnelle qui anime la pensée. « La question qui ? ne réclame pas des personnes, mais des forces et des vouloirs »2, écrit Deleuze en 1963. Avec l’analyse du mode fini chez Spinoza et la substitution des voûtions à la volonté, ce vocabulaire nietzschéen de la volonté disparaît du lexique de Deleuze, et cède la place à une analyse en tenues de composition de rapports de force, d’heccéité, de sujets larvaires, d’étirements cinématiques comprenant des longitudes, faites de vitesses et de

1. Deleuze, AP, 104. 2. Deleuze, « Mystère d'Ariane » (sur Nietzsche), in Bulletin de la Sociétéfrançaise d’études nietzschéennes, mars 1963, p. 12-15. L'article est réédité in Philosophie. n° 17, hiver 1987, p. 67-72. Il est repris apres révision in Magazine littéraire. n“ 289, avril 1992, p. 21-24, cl la version révisée est reprise in Critique et clinique. Je cite ici d’après Critique et clinique, p. 126.

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lenteurs, et des latitudes, ou variation de puissance - loin de toute anthropologie ordinaire. En substituant la question qu’est-ce que ? dans le concept à la question qui ? dans la volonté de puissance, nous passons de la topologie des concepts à la typologie des forces. La question qui ? enveloppe donc à la fois une théorie de la connaissance qui rend compte de la genèse de la pensée, mais elle le fait à l’occasion d’une définition de la théorie, qui se fait casuistique, étude des cas. C’est en cela que la dramatisation implique une clinique de la pensée, incluant sa posologie et ses études de cas.

2 / PHYSIQUE DE LA PENSÉE, LOGIQUE DES RELATIONS : DÉFINITION DE L’EMPIRISME

Tel est, selon Dclcuzc, l’apport essentiel de l’empirisme comme méthode. À ceux qui réduisent l’empirisme à une simple inversion du rationalisme, Deleuze objecte toujours cet argument décisif tiré du Crépuscule des idoles, par lequel Nietzsche résumait le renverse­ ment du platonisme : en détruisant le monde des essences, on sup­ prime également le monde des apparences. Comment définir alors l’empirisme, si on a renversé aussi le monde des apparences ? Il ne peut plus se réduire à l’hypothèse trop simple d’une genèse sensible des concepts. Dclcuzc le répète depuis Empirisme et subjectivité : l’empirisme ne se limite pas à cette caricature scolaire : les idées proviennent des sens, non de l’intel­ lect, il n’existe pas d’idées générales, l’innéité et l’a priori sont des illusions. Résumer l’empirisme à ces formules toutes faites, c’est se borner à inverser la formule du rationalisme, comme s’il se contentait d’en présenter les propositions à l’envers, en reflet. Chaque fois qu’il parle de l’empirisme, Deleuze insiste sur la méconnaissance rageuse dont il fait l’objet, sur le mauvais procès qui le réduit à un rationalisme tête-bêche, raccourci, privé d’ampleur spéculative. En entreprenant de défendre l’empirisme, Deleuze prend donc à contre-picd les critiques usuelles qu’on lui adresse, et balaye son image convenue d’antirationalismc sentimental incapable de rigueur systématique. L’empirisme ne consiste pas en une suspi­ cion à l’égard de la théorie et un appel à l’expérience vécue. Sa contribution autrement déroutante à l’histoire de la pensée tient

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en deux principes : « d’une part une physique de l’esprit, d’autre part une logique des relations»1. Réellement comprise, la logique de la pensée n’est pas une logique des termes mais une logique des relations, qui, en déter­ minant l’ordre de consécution des pensées, automate spirituel, fournit une physique de l’esprit. Les concepts ne dépendent plus des structures de l’esprit, de catégories sédentaires produites par la fonction logique d’un jugement qui sc rapporterait à un objet tou­ jours le même, mais des rencontres pratiques, aléatoires que pro­ cure l’expérience réelle. Les concepts ne préexistent pas dans l’es­ prit à l’exercice de la pensée, à la rencontre violente et dangereuse avec un problème qui suscite une genèse de la pensée dans la pensée. Ils ne s’organisent plus selon le quadruple carcan de la pensée représentative, le même, le semblable, l’analogue, l’op­ posé. En mettant en question l’assignation des concepts à une structure de l’esprit, l’empirisme détruit également la thèse d’une ressemblance entre concepts et expérience. Les concepts ne repro­ duisent pas plus l’image d’entités empiriques préexistantes, aux­ quels ils ressembleraient, qu’ils ne se calquent sur une nature préalable de l’esprit. Du coup, l’empirisme n’apparaît plus comme cette philosophie frileuse qui se méfie du concept, peu habile à manier la logique, comme que le soutient avec constance une certaine histoire de la philosophie. Là où les objets ne sont pas prédonnés, il faut pro­ duire leur distribution en se situant sur le plan d’une construction de concepts. Lucrèce, Hume ou Nietzsche proposent chacun à leur manière des doctrines plus exigeantes sur le plan logique que les abstractions rationalistes, qui sc meuvent dans l’horizon du même et de l’intériorité, parce qu’elles transforment nos habitudes de pensée et nous projettent dans un monde inconnu. Dclcuzc insiste toujours sur la capacité spéculative de l’empirisme, capable de décrire le familier sur un mode déroutant, et de rivaliser avec la science-fiction, en montrant la pensée aux prises avec une expé­ rience inconnue. La logique, comme une table de montage, opère des découpages inédits dans cette expérience. À l’intériorité du modèle de la récognition, l’empirisme oppose sa méthode d’extéI. Dclcuzc, « Hume », p. 67, RF, 228. La première formulation s'en trouve dans le Diplôme : « La nature ne peut être étudiée scientiliquemeni que dans ses effets sur l'esprit, mais la seule cl vraie science de l'esprit doit avoir pour objet la nature » {ES, 8-9).

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riorité et d’invention logique : une création de pensée sous la violence du signe. C’est là le secret de l’empirisme qu’on méconnaît, ou prétend annuler, en le traitant de rationalisme acéphale. D’où ces formu­ les déconcertantes où Deleuze se hasarde à requérir pour l’empi­ risme le « mysticisme du concept et son mathématisme »'. Là où les concepts ne sont pas donnés par avance, résultats inertes de la structure du sujet transcendantal, là où ils opèrent par rencontre, en prise avec une expérience réellement inédite, ils se déterminent comme une multiplicité idéclle (mathématisme) dont la puissance d’effectuation se montre capable d’inclure la singularité la plus déterminée au sein de la structure (mysticisme). Comme le dit très bien Claude Imbert, le mysticisme du concept tient à sa « puis­ sance de réalisme solidaire de son opération », et son mathéma­ tisme, à ce qu’il effectue « cette stratégie de la sérialité qui caracté­ rise la mathématique des multiplicités (ou variétés) », terme qu’il faut préférer à celui d’ensemble pour éviter les apories logiques de Cantor et de la théorie des ensembles2. L’originalité de l’empi­ risme consiste alors en cette capacité de créer des concepts, « la plus folle création de concepts qu’on ait jamais vue ou entendue »3. On mesure la transformation que l’empirisme fait subir au sta­ tut de la théorie. Loin de se contenter d’inverser la formule du rationalisme, il change la définition de la pensée : en se faisant enquête, la théorie devient une pratique. Concevant la théorie comme tribunal, Kant se montre l’héritier de Hume. Mais parce qu’il rationalise sur le mode du droit rationnel - le tribunal de la raison - ce que l’empirisme concevait seulement comme une juris­ prudence, Kant méconnaît la pratique du cas par cas, croit qu’il est possible dégager une règle déterminante pour des situations en réalité toujours singulières et différentes, et par conséquent, se méprend sur la transformation qui est enjeu. En réalité, la théorie au sens ordinaire vole en éclat, ou plus exactement, elle fait valoir sa véritable nature. Telle est la « grande conversion » de l’empi­ risme, qui opère la transformation de la théorie en pratique et 1. Delcuzc, DR, 3. 2. Claude Imben, « La triangulation du sens », in Bruno Celas et Hervé Micolct (éd.), Deleuze et les écrivains. Littérature et /ihiloso/i/iie, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2007, p. 495-506, citation p. 496. 3. Deleuze, DR, 3.

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ouvre, ce faisant, la spéculation de la philosophie sur les pratiques des sciences humaines, cas par cas. « Ce qu’on appelle théorie de l’association trouve sa destination et sa vérité dans une casuistique des relations, dans une pratique du droit, de la politique, de l’éco­ nomie, qui change entièrement la nature de la réflexion philoso­ phique. » L’empirisme débouche sur une description moderne du savoir en termes de sciences régionales, et définit des procédures de scientificité nouvelles. C’est lui rend possible l’aventure structurale. Il ne suffit donc pas de qualifier l’empirisme par un renverse­ ment symétrique des positions qu’occupaient la pensée et le sen­ sible dans la raison, sans conséquence dès lors qu’il conserve le rapport institué par le rationalisme entre l’idée et l’impression. Pour l’empirisme, le monde des objets n’existe pas, et les idées ne proviennent pas du sensible comme si elles en suivaient les répartitions toutes faites. Le rapport entre idée et impression change, et l’empirisme se définit désormais par une théorie des opérations de l’esprit qui porte l’empirisme à la « puissance supérieure »* - c’est-à-dire, chez Deleuze, à la puissance transcendante. Cet empirisme supérieur consiste, on l’a vu, à porter chaque faculté à sa limite, à son point de dérèglement, c’est-à-dire au point de rencontre où concept et expérience entrent dans cette relation intensive qu’il faut décrire comme une synthèse disjonctive. Cela définit l’empirisme tel que Deleuze le revendique pour lui-même, et qui ne se réduit pas du tout à la thèse d’une origine sensible des idées, mais consiste en l’affirmation que les relations sont extérieures à leurs termes. Là est l’innovation humienne qui porte l’empirisme à sa puissance supérieure : la différence ne porte plus sur les termes, idées ou impressions, mais sur les deux sortes d’impressions, les « impressions de termes » et les « impressions de relations ». La leçon réelle de l’empirisme ne peut donc plus se réduire à l’atomisme, comme si les impressions de sensation renvoyaient à des minima ponctuels produisant l’espace et le temps ; ni davantage à l’associationnisme, les impressions de réflexion renvoyant aux lois d’associations de l’esprit. Deleuze reprend dans l’étude pour Châtelet la thèse audacieuse qu’il exposait dans son Diplôme d'étude

1. Deleuze, «Hume», art. cité, p. 66-67.

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supérieur sur Hume, mais il évite à présent le vocabulaire de la sensation et de la réflexion, qui reconduisait implicitement la césure entre monde sensible et intelligible. Désormais, seul le caractère ponctuel ou relationnel de l’idée retient l’attention'. Les impressions de termes et les impressions de relations se substituent aux « impressions de sensation » et aux « impressions de réflexion » du texte humien, qui localisent encore les impressions en fonction de leur origine, et soumettent les relations à leurs termes, sensation d’un côté, réflexion de l’autre. « L’empirisme essentiellement ne pose pas le problème d’une origine de l’esprit, mais le problème d’une constitution du sujet »2, écrivait Deleuze dans son Diplôme avec ce bel appétit qui le conduisait à chercher une essence de l’empirisme. Nous le savons désormais : ce vocabulaire de l’essence vise les conditions trans­ cendantales de l’expérience et leurs synthèses que Différence et répéti­ tion détaille, alors qu’Empirisme et subjectivité n’en formulait qu’obscurément le problème : « L’esprit n’est pas sujet, il est assujetti. Et [...] le sujet se constitue dans l’esprit sous l’elTet des prin­ cipes. »3 L’esprit devient nature humaine en se laissant assujettir par les lois de fonctionnement de la pensée. Cet assujettissement consiste en réalité en un devenir-sujet de l’esprit, la pensée se constituant en sujet, prenant une forme-sujet sous l’effet, non de principes transcendants à la mode kantienne, mais des règles d’associations de l’esprit. D’où la distinction si étrange en apparence entre l’esprit et la nature humaine, qui ouvrait Empirisme et subjectivité : « Comment l’esprit devient-il une nature humaine ? »4, comme si l’esprit sub­ sistait, inaltérable et souverain, en dehors des actes de pensée... mais qu’il faut comprendre sur un mode spinozicn comme une distinction entre l’attribut de pensée et ses modes. Deleuze peut ainsi donner à l’empirisme le sens d’une critique et d’une constitu­ tion de la subjectivité et déplacer le dispositif kantien à l’intérieur duquel il lit Hume : la nature humaine n’est plus l’origine trans­ cendantale, mais le résultat fluctuant des actes de pensée. L’empirisme dramatise la pensée en la mettant directement en rapport avec ses conditions spatiotemporelles d’cffectuation, et 1. 2. 3. 4.

Ibid. ; comparer avec ES, 15. Deleuze, ES, 15. Ibid. Deleuze. ES, 12.

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donc en posant sa genèse à l’extérieur d’clle-même. C’est ainsi qu’il faut comprendre le résultat de l’empirisme en général et de Hume en particulier : les relations sont extérieures à leurs termes, elles ne sont pas « ce qui lie mais ce qui est lié »*. Cela place la pensée dans un rapport fondamental avec cette extériorité consti­ tuante, que Delcuzc nomme le Dehors. La leçon principale de l’empirisme en découle : la logique des relations créatrices produit une physique des opérations de l’esprit. D’où la réversibilité entre logique et physique : on ne peut étudier l’esprit qu’en inspectant la nature, énonçait Delcuze dans le Diplôme, en employant un argument qui reprend le cercle de l’homme et de la nature de L’Idéologie allemande : « La nature ne peut être étudiée scientifique­ ment que dans ses effets sur l’esprit, mais la seule et vraie science de l’esprit doit avoir pour objet la nature »2 - ou encore, l’homme se trouve en face d’une nature historique et d’une histoire naturelle de la culture. Formulation décisive, qui implique la logique des multiplicités comme éthologie de la pensée et spécifie les rapports qui unissent la philosophie de la nature et celle de l’esprit. L’essence ne recouvre rien quand on la prive de cette multiplicité : l’idée implique cette casuistique insolite et pourtant familière, si savoureuse dans le Traité de la nature humaine. En demandant si l’on peut être proprié­ taire des mers, pourquoi le sol est plus important que la surface dans un système juridique alors que la peinture a plus de valeur que la toile, ou s’il suffit, pour prendre possession d’une cité aban­ donnée, de lancer son javelot sur la porte ou de la toucher du doigt, Hume fournit par le fait cette dramatisation de l’idée. Or l’essence n’est rien, généralité creuse, quand elle est séparée de cette mesure, de cette manière et de cette casuistique3. 3 / L’IDÉE : MAÏMON CONTRE NIETZSCHE

Dramatiser l’idée, c’est donc rapporter le concept aux circons­ tances de sa genèse, en tant que complexe de forces, et le conce­ voir sur un mode dynamique comme actualisation d’une Idée qu’on ne renonce pas à poser ainsi qu’une existence indépen­ dante, faute de quoi on se condamnerait à en donner une version 1. Dclcuzc, ES, 13 ; « Hume », p. 66. 2. Dclcuzc, ES, 8-9. 3. Dclcuzc, « Hume », p. 67 et DR, 236.

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seulement psychologique, ce que Dcleuze récuse. C’est donc ici qu’il se sépare de Nietzsche, car il n’entend pas renoncer à la consistance proprement philosophique de l’idée, comme on l’a vu avec l’analyse de la structure, et la maintient dans un statut d’exis­ tence indépendante. L’Idée reste posée comme l’objectité du pro­ blème, même si sa consistance s’actualise par dramatisation des singularités qui la génèrent, et qui affectent la pensée dans sa vie la plus matérielle. Sans dissoudre l’idée dans scs déterminations psychologiques, Delcuze risque alors de la réduire à des causes sensibles, à un mode d’affection vitale, ce dont il se défend pourtant expressément. Très intéressante à cet égard est sa réaction à une objection que formule Alquié, après son exposé « La méthode de dramatisa­ tion » devant la Société de philosophie en 1967. Alquié fait remarquer qu’en réfutant la question qu’est-ce que ? pour lui substi­ tuer le drama de la question - «pour qui?, combien? en quel cas?», etc., c’est-à-dire en diffractant l’essence dans la casuistique de ses modalités, Deleuze entreprend en fait de dissoudre la philo­ sophie dans l’examen des motivations du penseur. C’est une ver­ sion psychologisante de la volonté de puissance selon Nietzsche. En opérant ainsi, Deleuze serait amené à résorber le champ pro­ prement philosophique des questions dans leur traitement par les sciences empiriques, et, comme pouvait le laisser supposer son intérêt pour la structure, il entreprendrait en réalité de dissoudre la philosophie dans les sciences sociales, en diluant l’essence pro­ prement philosophique dans la casuistique des cas relevant des sciences particulières (psychologie, psychanalyse, histoire, éco­ nomie, etc.). Or, rétorque Alquié, à côté des questions qui sont celles des sciences empiriques (combien, qui, etc.), il demeure des questions proprement philosophiques, et ce sont les questions de l’essence. Alquié assimile l’essence à la philosophie, de sorte qu’à la bousculer, Deleuze s’exposerait à dissoudre la philosophie dans les sciences humaines. J’ai fort bien compris que M. Dcleuze reproche à la philosophie de se faire de l’idée une conception telle qu’elle n’est pas adaptable comme il voudrait, à des problèmes scientifiques, psychologiques, his­ toriques. Mais je pense que, à côté de ces problèmes, demeurent des problèmes classiquement philosophiques, à savoir des problèmes d’essence1.

1. Delcuze, « Dramatisation », art. cité, p. 105.

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On pourrait admettre l’argument d’Alquié en estimant qu’il s’agit là de deux positions irréconciliables, Alquié revendiquant pour la philosophie des Idéalités pures, là où Delcuze cherche à penser la genèse empirique de l’idée, ce qui implique en effet de refuser à la philosophie le statut d’une discipline produisant des idéalités autonomes. Or, il n’en est rien. La réponse de Deleuze est éloquente. Non seulement il refuse catégoriquement d’être tenu pour un penseur résorbant la philosophie dans les sciences humaines, mais il récuse avec véhémence l’argument selon lequel le combat contre l’essence aurait pour conséquence l’abandon d’une spécificité de la philosophie. En défendant ardemment cette spécificité, il définit sa méthode comme entièrement philo­ sophique, mais formant un système de type particulier, avec ses dynamismes, ses précurseurs, ses sujets larvaires, scs types de penseurs...1. Ce qui est très curieux, c’est que Deleuze, dissolvant effective­ ment l’essence dans le procès de sa dramatisation et refusant de la considérer comme un attribut du sujet pensant, donne parfai­ tement l’impression de dissoudre l’idéalité dans la nature, de même qu’il a refusé à la pensée un rapport intrinsèque au vrai. En traquant les motivations du penseur, il fait apparaître le diagramme vital du concept, de sorte qu’on ne sait plus exacte­ ment en quoi pourrait consister une tâche propre de la philo­ sophie qui la distinguerait des sciences particulières. L’Idée, qui s’actualise de manière dramatique dans le concept, correspond à un ensemble de rapports différentiels, de répartitions de singula­ rités, de distributions de points remarquables, qui en font autant d’événements idéaux. Comment la déterminer plus pré­ cisément ? C’est ici que Deleuze se sépare de Nietzsche, car il refuse de dissoudre l’idée dans l’expression de la volonté de puissance du penseur, et la dote, en se tournant maintenant vers Maïmon, d’une objcctité virtuelle particulière, à la lisière du noétique et de l’expérience, entre la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de l’entendement. C’est ce qu’impliquait le concept de structure. Produire génétiquement l’idée ne peut donc se suffire d’une généalogie du penseur, mais implique de revenir au schéma­ tisme, comme le conçoit Maïmon, pour comprendre le rapport

1. Ibid., p. 106.

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entre l’idéalité virtuelle (structurelle) de l’idée et son actualisation empirique1. Le génie de Maïmon, auquel Kant rendait hommage, consiste à proposer une genèse commune aux catégories et aux formes de l’intuition pure, d’établir des continuités différentielles par un retour à Leibniz, là où Kant séparait intuitions et catégories au sein de l’intellect fini, d’une part, et finitude de l’entendement humain et entendement infini, d’autre part. Maïmon, pour les dif­ férentielles, Cohen, pour les grandeurs intensives, sont deux pièces déterminantes de la critique de la scission kantienne entre enten­ dement et sensibilité, spontanéité et réceptivité. La théorie de la dramatisation de l’idée, avec ses différentielles passives-actives et la thématique du distinct-obscur, est directement empruntée à Maïmon. C’est lui, d’après Delcuze, qui « propose un remanie­ ment fondamental de la Critique, en surmontant la dualité kan­ tienne du concept et de l’intuition »2. Delcuze s’intéresse tout spécialement à Cohen et Maïmon, avec une prédilection pour Maïmon, sa rigueur théorique et son destin extraordinaire. La conjonction entre son importance philoso­ phique, saluée par Kant, et l’indifférence quasi générale que ren­ contre son oeuvre forme pour Deleuze un mélange irrésistible, et il l’intègre dans son panthéon aux côtés de Geoffroy Saint-Hilaire : des personnages minoritaires, des figures de la création singulière. Il y a un romantisme du penseur non institutionnel chez Deleuze, qui culmine dans la figure de Spinoza, le Prince des philosophes. La discussion avec Maïmon est importante pour élucider l’usage trans­ cendant des facultés portées à leur limite, le rapport entre concept et Idée, et la détermination de l’idée comme distincte-obscure. Dans son Essai sur la philosophie transcendantale*, l’ouvrage qu’il fait adresser à Kant pour lui soumettre ses objections concernant 1. Delcuze, DR, 244 sq. et l'excellent commentaire de Juliette Simont, Essai sur la quantité, la qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les «Jleurs noires» de la logique philosophique, op. cil., p. 181 sq. 2. Delcuze, DR, 224. 3. Delcuze, DR, 249, Pli, 118. Voir Salomon Maïmon, Essai sur la philosophie transcendantale (Berlin, 1790), trad. franç. Jean-Baptiste Scherrcr, Paris, Vrin, 1989. Sur la rie ahurissante de Maïmon, on consultera Maïmon, Histoire de ma vie, trad. franç. Mauricc-R. Hayoun, Paris, Berg International, 1984. Deleuze lit Maïmon à partir des belles études de Gueroult, La philosophie transcendantale de Salomon Maïmon, Paris, Alcan, 1931 et de Vuillcmin, L’héritage kantien et la révolution copemicienne, Paris, PUF, 1954, même s’il en tire des conclusions diamétralement opposées (DR. 226), il les cite dans la bibliographie extrêmement révélatrice qui clôt Différence et répétition.

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la Crifique de la raison pure, Maïmon se propose de résoudre le pro­ blème du schématisme kantien en comprenant la brèche entre sensibilité et catégories comme un passage à la limite dans l’infiniment petit, c’est-à-dire comme une différentielle mathématique. Telle est la solution leibnizienne grâce à laquelle il entend sauver le schématisme kantien, que Kant, selon lui, ne déterminait que quidJacti, de manière empirique, et non quid juris, en droit. Pour garantir le schématisme, il faut le produire génétiquement, de sorte que l’affection passive de la sensibilité et l’activité de l’enten­ dement puissent apparaître comme passant à la limite l’une dans l’autre. Par une reprise inspirée du principe de continuité leibnizien, Maïmon pose donc la matière de l’intuition comme la diffé­ rentielle de l’activité de l’entendement, comme sa limite extrême qui équivaut à une passivité, un pathos. L’affection passive est le passage à la limite de la spontanéité de l’entendement, exactement comme pour Leibniz, le repos n’est pas le contraire du mouvement, mais son passage à la limite. Le donné sensible devient la différentielle d’une activité de l’entende­ ment, produite inconsciemment par l’imagination transcendan­ tale. Cette discussion éclaire l’usage transcendant des facultés et le rôle méthodique que prend le calcul différentiel dans Différence et répétition, mis en rapport avec les Anticipations de la perception et la théorie des quantités intensives chez Kant. Deleuze suit avec pré­ cision la discussion entre Kant et Maïmon, qu’il faut maintenant restituer, pour élucider la position de Deleuze concernant l'idée, ni réelle, ni fictive, mais virtuelle et différentielle1. Dans les Anticipations de la perception, Kant démontrait que toute intuition a une grandeur intensive, ou degré. Les Axiomes de l’in­ tuition énoncent que toute intuition a une grandeur extensive ou spatiale. Les Anticipations démontrent que nous pouvons non seu­ lement saisir a priori la forme de l’intuition, mais encore que nous pouvons anticiper sur la nature de la matière qui remplira cette intuition : elle doit nécessairement avoir une grandeur intensive, telle qu’on ne puisse pas la diviser en unités, mais qui consiste en une sommation d’infiniments petits. Toute sensation a une gran­ deur intensive : par exemple, la couleur rouge se distribue entre le degré zéro de la conscience et la sensation de couleur parfaitement actualisée. La conscience parcourt intensivement, par variation

1. Deleuze, Z)/?, 225, 231.

227

é DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

infinitésimale, tous les intermédiaires de l’absence de conscience à la conscience pleine, du degré zéro de la sensation à son actualisa­ tion parfaite, de sorte qu’elle parcourt tous les degrés de luminosité entre le degré zéro de la conscience et le 1 de la sensation1. Pour Maïmon, ces différentielles posées par l’entendement, dérivées d’une activité inconsciente du Moi, sont elles-mêmes obs­ cures, vu leur statut d'infiniment petits et de degré limite pour la conscience. Pour qu’elles apparaissent à la conscience, il faut la sommation qu’en fait l’imagination pour produire un objet de grandeur déterminée, finie. Ainsi, ces infiniment petits, dont la sommation constitue le degré n de la conscience empirique, sont en réalité la différentielle d’une production inconsciente de l’ima­ gination transcendantale. La passivité de la réception, que Kant se donnait dans la rencontre passive de l’affection sensible, devient pour Maïmon la différentielle d’une activité inconsciente du Moi. Ces différentielles des objets, Idées de la raison, sont les noumèncs, et les objets qui en proviennent, les phénomènes2. Maïmon résout donc le schématisme transcendantal en posant une source commune à l’intuition et aux catégories : l’entende­ ment divin, dont notre entendement fini n’est qu’un mode. Comme la matière de l’intuition consiste en réalité en la différen­ tielle d’une activité posée par l’entendement, mais à sa limite, et donc identique à des éléments passifs, la distinction seulement apparente entre l’entendement et la sensibilité tient seulement à la finitude de notre entendement. Mais l’entendement humain n’est pas de nature différente de l’entendement divin, actif par ses syn­ thèses, intuitif en tant qu’il pose lui-même son contenu. Sa fini­ tude consiste seulement en une limitation qui le rend inconscient de cette partie de son activité qu’est la position des différentielles. Cela permet à Maïmon, par un idéalisme généralisé, d’éliminer la chose en soi du dispositif : le noumène devient la différentielle des objets qui nous affectent comme phénomènes.

1. Rivclaygue, Lefons de métaphysique allemande, Paris, Grasset, 1990, t. I : « Lorsque nous prenons conscience de la couleur rouge, il y a eu la perception de toutes les intensités de la couleur rouge entre zéro et X ; lorsque nous sommes dans le noir et que la lumière arrive, il y a eu tous les états lumineux entre zéro ci X qui ont été saisis et dont la synthèse produit la conscience » (p. 142). 2. Maïmon, Essai sur la philosophie transcendantale, op. cil., p. 50 : « Ces différen­ tielles des objets sont ce qu'on appelle les noumcncs, mais les objets eux-mêmes qui en proviennent sont les phénomènes. »

228

LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

Dclcuzc transporte toute la discussion sur le terrain de l’empi­ risme transcendantal, en liquidant l’idéalisme transcendantal de l’entendement divin. Mais il reprend la solution de Maïmon : si les dynamismes spatiotemporels dramatisent les concepts de l’en­ tendement, c’est qu’ils actualisent des Idées, dotées, comme les Idées de la raison de Maïmon, d’une consistance propre. Deleuze n’entend nullement résoudre les Idées dans l’activité du penseur, ni dans l’entendement infini de Dieu : elles subsistent, sans être constituées par une activité mentale, à titre de complexes multipli­ cités virtuelles, c’est-à-dire comme des structures différentiées. En précisant « les Idées problématiques sont à la fois les élé­ ments derniers de la nature et l’objet subliminal des petites per­ ceptions »*, Deleuze reprend l’analyse de Maïmon dans l’esprit de cet empirisme supérieur qu’il vient de définir. L’Idée n’est donc pas le concept, la représentation mentale, mais le complexe dilférentié qui sollicite la création de concept. Il faut réserver le nom d’idées « non au purs cogitanda, mais plutôt à des instances qui vont de la sensibilité à la pensée, et de la pensée à la sensibi­ lité », comme l’étaient les différentielles chez Maïmon. En pen­ sant la limite différentielle du sensible et de la pensée comme une différenciation intensive, non comme la production incons­ ciente d’une activité du penseur qui se fond dans l’entende­ ment divin, Deleuze montre également comment il se sépare de Maïmon. Les dynamismes spatiotcmporels indiquent comment Deleuze transforme la solution de Maïmon, et s’en sert pour spé­ cifier la distinction entre les concepts de la pensée et les Idées. « La réponse est peut-être dans la direction que certains postkan­ tiens indiquaient : les dynamismes spatiotcmporels purs ont le pouvoir de dramatiser les concepts, parce que d’abord ils actuali­ sent, ils incarnent des Idées. »2 En reprenant les Idées de la raison de Maïmon, capables de produire leur objet, Deleuze loge sa propre distinction entre Idée et concept dans la distinction établie par Maïmon entre les Idées de la raison, noumènes, produisant l’affection sensible, et les Idées de l’entendement. Cette transformation éclaire le statut de l’idée. En premier lieu, les Idées ne sont plus des concepts mentaux, éclairés par la lumière naturelle de la raison, mais apparaissent « plutôt luisantes, comme des lueurs différentielles qui sautent et 1. Deleuze, DU, 214. 2. Dclcuzc, « Dramatisation », art. cité, p. 96.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

sc métamorphosent »' dans un continuum qui va de la nature à l’esprit, de la sensibilité à la pensée. Au clair et distinct du modèle de la récognition cartésienne, Dclcuze substitue ainsi le distinct-obscur de la pensée discordante. Chez Maïmon, l’idée se présente à la conscience comme son degré limite, infinitésimal, et donc comme une affection obscure. Pour Dclcuze, les Idées doivent être comprises comme des multi­ plicités virtuelles, faites de rapports différentiels et de points singu­ liers, que la pensée appréhende sur le mode de l’infiniment petit, de l’étourdissement, de l’évanouissement, ou du murmure imper­ ceptible : en plongeant la pensée dans l’élément de l’inconscient différentiel, Leibniz l’entourait de lueurs et de singularités. S’il reprend la valorisation leibnizienne de l’obscur et de l’infi­ nitésimal dans le cadre de la distinction du virtuel et de l’actuel, Dclcuze en fait le motif d’une distinction gnoséologique entre l’apprentissage obscur de l’idée et la récognition claire du savoir doxique. Non encore actualisée en concept, l’idée, Rituellement distincte, est nécessairement obscure, car elle ne préexiste pas dans la conscience à son actualisation. En revanche, le concept, jouissant de la clarté suspecte de la récognition, reste de l’ordre du confus, du bien connu, de la bêtise, de l’ordre de ces propositions qui n’ont pas été produites créativcment par l’actualisation d’une Idée. Tel est le savoir scolaire, doxique, confus, de l’ordre du sens commun. Cela n’empêche pas l’obscur d’être distinct : les petites percep­ tions composant l’idée de la mer sont obscures, parce qu’elles ne sont pas encore différenciées dans la conscience, bien qu’elles soient en elles-mêmes parfaitement distinctes, composées de rap­ ports différentiels et de singularités définies, même si elles ne sont pas aperçues clairement. Si donc le clair cartésien reste confus et doxique, c’est qu’il ne fait pas l’objet d’une dramatisation effective. Il reste un savoir donné sur le mode de la récognition, dont l’apparente clarté est la rançon de son absence d’originalité ou de créativité. Réciproque­ ment, tout ce qui est distinct est nécessairement obscur, car il s’agit d’une Idée qui ne s’est pas encore différenciée pour la cons­ cience. L’obscurité de l’idée qui suscite la création de pensée se distingue donc de la lumière naturelle et doxique de l’opinion droite. 1. Dcleuze, DR. 190.

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LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

On comprend maintenant, à travers cette discussion avec Leib­ niz et Maïmon, le rôle que Dclcuzc accorde aux différentielles, au distinct-obscur, et respectivement au concept et à l’idée. L’actuali­ sation du concept ne doit plus se comprendre en fonction d’une logique du possible et de la préexistence du vrai, le concept se réa­ lisant dans la pensée selon une analyse en termes de partie et de tout, mais bien selon cette nouvelle logique du virtuel, pour qui l’actualisation du concept résulte d’une différenciation de l’idée. Dclcuzc conclut ainsi ce moment : « Il appartient à l’idée d’être distincte et obscure. C’est dire précisément que Vidée est réelle sans être actuelle, diffirentiée sans être différenciée, complète sans être entière. »' Autrement dit, elle consiste en un complexe virtuel, parfaitement singularisé, distingué, une structure virtuelle qui sollicite la réponse de la pensée, son actualisation. L’Idée n’est donc pas donnée dans la pensée comme une innéité. En distinguant l’idée et le concept, Deleuzc sépare l’idéa­ lité et la pensée, et pose en somme le concept comme une réplique, une riposte à l’intrusion sensible, à l’affection de l’idée. Les Idées sont les différentielles de la pensée, qu’elles produisent par rencontre sensible.

4 / DU CONDITIONNEMENT À LA GENÈSE

La généalogie nietzschéenne du penseur et sa posture critique sont utilisées par Deleuzc dans la perspective de l’objection post­ kantienne, selon laquelle Kant s’en tient au point de vue du conditionnement sans atteindre à celui de la genèse2. De ce point de vue également, Maïmon fait figure de précurseur pour Deleuzc : c’est lui qui inaugure l’argument selon lequel la critique transcendantale chez Kant reste empirique - impure - parce qu’elle se borne à constater sans réussir à la produire la différence entre le concept déterminant et l’intuition déterminable. Autre­ ment dit, la différence entre sensibilité et entendement, et spécia­ lement leur articulation grâce au schématisme de l’imagination, peuvent seulement être constatées. L’accord n’est légitimé que quid facti et non quid juris. C’est pourquoi « le génie de Maïmon 1. Dclcuzc, DR, 276. 2. Dclcuzc, DR. 221.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

[consiste à] montrer combien le point de vue du conditionnement est insuffisant pour une philosophie transcendantale »'. Ce condi­ tionnement quid facli doit laisser place à une réelle détermination quid juris expliquant la possibilité de la genèse. C’est bien en réactualisant Maïmon que Delcuzc accuse Kant d’en rester à une philosophie transcendantale empirique, et empi­ rique veut dire soumise au sens commun, refusant de produire le concept qu’elle réclame, se réfugiant sur une image convenue des rapports entre pensée et réel par une soumission aux valeurs col­ lectives, alors que Delcuzc réclame cet empirisme transcendantal, c’est-à-dire une philosophie aux prises avec l’expérience réelle, et non avec l’image de l’expérience que se donne la pensée selon une image convenue et rétrograde. 11 est facile de distinguer ces usages distincts : empirique dans le premier cas désigne les formes de l’expérience commune, usage doxique et représentatif selon la ter­ minologie de Delcuzc, alors que dans le second cas, il s'agit d’un concept philosophique qui désigne l’expérience réelle. On a déjà insisté sur la subtile ambiguïté du terme empirisme, chez Deleuze, qui désigne tantôt l’opinion, c’est-à-dire les formes communes de l’expérience telles qu’elles sont validées par le sens commun, tantôt l’expérience réelle, ambiguïté qui permet à Deleuze de réclamer un empirisme transcendantal (au second sens) qui réforme la Critique de la raison pure en lui appliquant le programme tout kantien d’un passage de l’empirique (au premier sens) vers le transcendantal, de l’image quidfacli de la pensée vers ses conditions quid juris. Précisément, c’est Maïmon qui encourage Delcuzc dans cette voie, encore implicite dans Nietzsche et la philosophie, mais déve­ loppée de manière parfaitement explicite tout au long au cha­ pitre III de Différence et répétition, « L’image de la pensée », où la critique de la représentation, la Dialectique transcendantale selon Deleuze, est entièrement menée à bien. On peut maintenant ras­ sembler la critique que Deleuze propose de la philosophie kan­ tienne. Kant s’en tient au simple conditionnement (quidfacti) pour rendre compte de l’harmonie seulement extérieure des facultés grâce au deus ex machina du schème, pour protéger les postulats naturels de l’image convenue de la pensée2. Parce qu’il calque

1. Deleuze, DR. 225. 2. Dcleuzc, DR. 217.

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LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

l’image philosophique de la pensée sur l’image naturelle d’une pensée soumise aux valeurs données « empiriquement » (doxiquernent), il a substitué à l’empirisme transcendantal un décalque du transcendantal sur l’empirique1. Mais cette Image de la pensée, présupposée par la philosophie kantienne, implique une répartition de l’empirique et du transcen­ dantal qui se contente de restaurer ou de justifier un idéal d’or­ thodoxie. Ainsi Kant, « le grand explorateur », « qui découvre le prodigieux domaine du transcendantal », décalque les structures dites transcendantales sur les actes empiriques d’une conscience psychologique en faisant culminer dans la première édition de la Critique de la raison /mre les synthèses qui décrivent l’apport des facultés à la constitution de l’objectivité dans la synthèse de la récognition, sous la forme de l’objet quelconque comme corrélât du Je pense auquel toutes les facultés se rapportent. Le génie de Kant - avoir conçu une critique immanente et totale - « tourne en une politique de compromis »2. « On n’a jamais vu de critique totale plus conciliante, ni de critique plus respectueux », écrivait déjà Dcieuze dans Nietzsche : le « caractère incritiquable de chaque idéal reste au cœur du kantisme » comme ce que Kant appelle un fait (le fait de la raison, le fait de la connaissance)3. C’est pourquoi « il y a encore trop d’empirisme dans la Critique »4, ce qui signifie maintenant, trop de compromis avec le sens commun, trop de soumission au fait établi. Il y a tout dans la Critique, un tribunal de juge de paix, une chambre d’enregistrement, un cadastre - sauf la puissance d’une nou­ velle politique qui renverserait l’image de la pensée”. La représentation consiste finalement en un assujettissement aux valeurs établies, conformisme qui soumet la philosophie à la doxa : « On universalise la doxa en l’élevant au niveau rationnel. » On ne peut lutter contre la représentation sur le seul plan logique : son éradication implique un engagement éthique, une insoumission politique aux valeurs doxiques. Delcuze le montrait, en prenant, en 1964, la défense de Sartre, durement attaqué lors

1. 2. 3. 4. 5.

Dclcuzc, Dclcuzc, Dclcuzc, Dclcuzc, Dclcuzc,

DR, DR, j\rP, DR, DR,

186. 175-177. 102. 221. 179.

233

1.

J DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

$

de son refus du prix Nobel, dans un article qu’il intitule de manière éloquente « Il a été mon maître »'. Deleuze salue en Sartre, écrivain et philosophe, la grande figure de créateur de l’après-guerre, parce qu’il a su lutter explici­ tement contre le régime de la représentation. Son refus théorique du modèle de la récognition, qui tient à ce qu’il conteste l’image reçue de la pensée, s’exprime dans son refus du Nobel, refus d’ap­ paraître comme le représentant, le porte-parole des valeurs éta­ blies. L’ordre de la représentation se confond avec l’ordre moral, et son intimation de valeurs a pour corrélât épistémologique le primat de la représentation, comme acte volontaire et conscient, indissociable d’une attitude de soumission aux valeurs établies. La critique de la représentation s’assortit donc d’une mission de contestation des valeurs établies, et, selon Deleuze, le refus du Nobel par Sartre n’a rien d’une coquetterie, mais est « la conti­ nuation pratique d’une même attitude, horreur à l’idée de repré­ senter pratiquement quelque chose, fût-ce des valeurs spirituelles, [horreur] d’être institutionnalisé »2. La critique se confond donc pour Deleuze avec une lutte contre la représentation, qui passe par l’insubordination aux valeurs établies, et c’est sur ce plan que Kant a fait avorter la critique. En revanche, et bien qu’il ne soit nullement révolutionnaire, Proust indiquait comment renverser cette image de la pensée, en nous permettant de suivre la genèse pathique de l’idée, et de substituer une esthétique de la rencontre violente à la doxa représentative de la récognition. Alors, l’image de la pensée issue de la représentation, reposant sur l’identité dans le concept, l’opposition dans la détermination, l’analogie dans le jugement, la ressemblance dans l’objet, selon la table des catégo­ ries de l’entendement représentatif, peut laisser la place à une philosophie de la Différence. La pensée n’est plus une donnée innée de l’esprit mais le résul­ tat d’une rencontre violente, et contrainte, elle se fait générée, génitale. Cette détermination de la pensée comme impouvoir, dont la passivité explique la création, montre comment Deleuze peut transposer la généalogie nietzschéenne dans une théorie des Idées en opérant ce rapprochement inattendu entre Maïmon et Nietzsche. 1. Deleuze, « Il a été mon maître » (sur Sartre), in Arts, n‘ 978, 28 octobre 3 novembre 1964, p. 8-9. 2. Ibid., p. 8.

234

LA DRAMATISATION DE L’IDÉE

En renversant les essences et les apparences, on fait monter les droits du simulacre dans un effbndement généralise, positif et joyeux. Ce concept, que nous avons vu à l’œuvre pour la troi­ sième synthèse de temps1, sert à définir de manière polémique le rapport entre la pensée et le Dehors, sans avoir recours à la moindre fondation ou fondement, d’où la forme privative de Vejjbndemenl. Ni point fixe cartésien, ni sol husserlien, cette consti­ tution de la pensée sous l’intrusion extérieure du signe exprime le point limite, le pathos, le dérèglement des facultés que produit la rencontre entre la pensée et le sensible, et le caractérise par sa nature violente et dangereuse : risque pour la pensée, dérègle­ ment des facultés. Poussée à sa limite, confrontée au Dehors qui l’expose au danger d’un effondrement pathogène, la création de pensée s’aventure sur ce mode disjonctif, schizophrène et trouble, et signe la proximité entre pensée et folie qui enveloppe toute l’analyse de la critique clinique. En pensant la création de pensée comme l’usage transcendant de facultés portées à leur limite, Deleuze se rapproche d’une vision romantique de la pensée comme risque troublant, défaite de la conscience. Le sujet fêlé par le temps et schizophrène éprouve l’impouvoir de sa pensée sous l’irruption violente du temps : le concept d’eflbndcment se fond dans la vision de l’image-temps, et sa défaite du schème sensorimoteur. L’Idée n’est pas donnée dans la pensée, mais s’impose par involontaire effraction temporelle, dans un usage discordant des facultés qui met la pensée brutalement en rapport avec son impuissance et son effondement (usage supérieur des facultés). La pensée est donc forcée de penser sous la pression empirique de l’idée, ou plus exactement sous la pression empirique du signe qui actualise le problème de l’idée. C’est pourquoi Deleuze pose l’idée comme multiplicité idéale mais réelle qui met la pensée aux prises avec sa propre impuissance. L’objection fondamentale d’avoir ignoré les exigences d’une véritable méthode génétique, que les postkantiens, notamment Maïmon et Fichte, lui adressaient est réglé par Kant dans un seul cas, celui du sublime qui produit l’accord discordant des facultés. Alors que Kant transforme l’entreprise critique en conditionnement parce qu’il cherche les conditions du donné au

I. Deleuze, LS, 303.

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J

i

DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

lieu de le produire et qu’il invoque des facultés toutes faites, dans le cas du sublime, le donné n’est pas soumis à la législation des facultés. On ne se situe plus dans le cadre de l’esthétique de la Critique de la raison pure, où l’affection sensible est une qualité rapportable à un objet dans l’espace et dans le temps, mais dans une esthétique « où le sensible vaut pour lui-même et se déploie dans un pathos au-delà de toute logique »'. Ce pathos, qui s’oppose au logos, ne renvoie pas à l’affectivité, ni à l’irrationalité, mais à la genèse de la pensée sous la pression du signe, qui s’affirme dans une disjonction qu’il nous faut analyser en considérant la nature intensive du signe, et la disparation simondicnne. Il y a bien en ce sens une genèse esthétique de la pensée, et c’est la rai­ son pour laquelle l’oeuvre de Proust permet de réformer l’image de la pensée’. Dcleuzc crédite ainsi Maïmon d’avoir injecté de la réceptivité dans la spontanéité de l’entendement, et inversement de la spon­ tanéité dans l’affection. C’est précisément ce mélange qui l’inté­ resse, et qu’il traduit en déclarant vouloir saisir sous l’idée le drama, les dynamismes pathiques qui la déterminent à s’actualiser, la genèse passive de l’idée. On n’apprend donc qu’en se rendant sensible, dans la mesure où la pensée est suscitée par des signes singuliers : non seulement chaque faculté est élevée à l’exercice transcendant (involontaire) par la violence d’une singularité qui l’affecte, mais apprendre devient alors « le passage vivant » entre non-savoir et savoir, qui explique la production d’une pensée nouvelle sous la puissance des signes problématiques. Cela rend compte de l’intérêt de la démarche proustienne pour Dcleuze. Car le mouvement d’apprentissage que décrit La recherche montrait que le signe ne donne accès ni à une objectivité donnée, ni à une découverte subjective, mais à ce que Deleuze appelait malaisément l’apprentissage de « l’essence », apprentissage néan­ moins empirique, factuel, contingent, affectif. En réalité, apprendre, c’est élever une faculté à son exercice transcendant, dans ce rapport disjoint qui marque la rencontre de l’idée. L’explo­ ration de l’idée élève les facultés à leur exercice transcendant. « Apprendre, c’est pénétrer dans l’universel des rapports qui constituent l’idée, et dans les singularités qui leur correspondent »3. 1. Dcleuzc, CC, 48. 2. Dcleuzc, « L’idcc de genèse dans l'esthétique de Kant », art. cité, p. 129. 3. Deleuze, DR, 214.

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LA DRAMATISATION DE L'IDÉE

C’est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu’un apprend : il y a une familiarité pratique, innée ou acquise, avec les signes, qui fait de toute éducation quelque chose d’amoureux [...J1.

Ce sont les signes qui font problème, écrit Dcleuze, mais ils dégagent la structure de l’idée, qui pouvait sembler posée comme une Idée platonicienne, puisqu’elle désigne le problème dans son objectité. En réalité, comme on le vérifiera avec l’analyse du signe comme individuation, apprendre, c’est se confronter à la différen­ tiation de l’idée, alors que savoir, c’est se satisfaire de la possession doxique d’une règle des solutions. Les signes font donc l’objet d’un apprentissage, d’une exploration de l’idée qui consiste à for­ mer avec l’idée un champ problématique. C’est pour cela qu’il revient au même d’explorer l’idée ou de porter une faculté à son point d’exercice transcendant. Apprendre, faire l’expérience d’une disproportion sublime entre la pensée et l’idée, c’est faire l’expé­ rience d’une dramatisation, où les points remarquables de notre cotps, par exemple dans la nage, entrent en rapports avec les points singuliers de l’idée du fleuve, de sorte que la pensée, poussée jusqu’aux limites de son pouvoir, surgisse sous l’intrusion involontaire du signe.

1. Dclcuze, DR, 35.

CHAPITRE X

INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

En effet, la précision « on n’apprend que ce à quoi on est sen­ sible » va plus loin : on apprend dans les choses, en fonction de ce qu’elles indiquent elles-mêmes. De la lecture de Nietzsche, Dclcuzc retient que le sens est relationnel, et depuis ses études humiennes, il répète que la relation est extérieure à ses termes. Le sens n’est donc ni donné dans la chose, ni imposé par un sujet constituant, mais produit par le rapport de forces selon lequel une « volonté » dit Nietzsche - une composition de rapport de force, une heccéité ou une individuation, répond Deleuze -, s’empare d’une autre volonté. « C’est pourquoi il est si difficile de dire com­ ment quelqu’un apprend » : l’apprentissage se révèle un com­ merce amoureux, mais dangereux aussi, avec les signes1. Une chose a autant de sens « qu’il y a de forces capables de s’en empa­ rer », ce qu’impliquait le passage de la question de l’essence à la question qui ? Cela n’implique aucun relativisme : le sens n’est pas imposé par un sujet, mais traduit un rapport de forces que l’on peut évaluer par la méthode généalogique. Par conséquent, tous les sens ne se valent pas, ce qui conduit Deleuze à construire le concept d’affinité avec la chose pour maintenir une théorie diffé­ rentielle de la pluralité des sens qui donne de l’essence, on l’a vu, cette définition transcendantale, comme rapport d’un sens avec scs conditions d’apparitions réelles.

On appellera essence au contraire, parmi tous les sens de la chose, celui que lui donne la force qui présente avec elle le plus d’affinité2. 1. Dclcuzc, DR, 35. 2. Dclcuzc, .AT5 5.

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I

DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Il faut maintenant définir comment s’élabore concrètement le rapport du sens, donnée noétique, à la force, donnée physique, et même - puisque la force est plurielle - aux compositions de rap­ ports des forces. De quel point de vue peut-on valider le critère de l’affinité avec la chose ? C’est toute la philosophie du signe qui est impliquée, et elle l’est, en logique nietzschéenne, sur le terrain de la philosophie de la nature, conformément à la critique de la méthode transcendantale qui doit d’abord porter sur les condi­ tions génétiques de la pensée, sur sa réalité naturelle, c’est-à-dire sa vie. Ici, ce ne sont plus seulement les théories de Spinoza, de Bergson ou de Nietzsche qui sont convoquées pour remanier la philosophie transcendantale du signe, mais bien la philosophie de Gilbert Simondon.

H

I / L’APPORT DÉCISIF DE SIMONDON : INDIVIDUATION, DISPARATION, MODULATION

Dcleuze réactualise la généalogie nietzschéenne et l’éthique spinozienne à la lumière des analyses de Simondon, de grande importance pour l’élaboration des concepts de Différence el répétition. Non seulement Simondon propose une théorie de l’hétérogénéité du signe et des formes implicites du matériau déterminante ici, mais surtout il l’appuie sur une réinterprétation du problème du schématisme, en lui donnant une extension fondamentale, par laquelle l’aporie kantienne du rapport entre sensibilité et entende­ ment devient un cas du rapport entre matière et forme. Simondon souligne l’extrême importance théorique du rapport entre matière et forme. On mesure mal la capacité de généralisa­ tion de ce schème hylémorphique si on le cantonne à la dimension technologique dont il provient effectivement. En réalité, il doit être élevé au statut de paradigme pour la pensée : non seulement il soutient le système de classification par genres et espèces, comme on le voit chez Aristote, mais il doit ce rôle épistémolo­ gique fondateur au fait qu’il détermine en même temps la voie physique de la genèse et la voie logique de la connaissance. En garantissant leur articulation, notamment dans l’induction, il croise réel et pensée et rend compte de leur couplage. Cela explique le rôle qu’il joue dans la philosophie de l’individuation, que Simondon se propose de renouveler entièrement dans sa thèse de Doctorat d’Etat, L’individuation à la lumière des notions de forme el d’information, qu’il soutient en 1958. 240

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

La contribution de Simondon est décisive et c’est ici le lieu de rétablir l’importance d’un penseur dont la fécondité théorique, peu aperçue de son vivant, n’a pas échappé à Dclcuzc. Dès 1966, en recensant la parution, deux années auparavant, d’une version réduite de la thèse, il salue en Simondon un penseur capable d’éta­ blir « de nouveaux concepts [...] d’une extrême importance ; leur richesse et leur originalité frappent ou influencent le lecteur »'. Simondon propose en effet une critique du sujet substantiel coordonnant une constellation de concepts originaux, le problé­ matique, la disparation, le signal, la résonance, la cristallisation, la membrane et la modulation, dont Delcuzc se saisit et qu’il orga­ nise à partir de Différence et répétition en une théorie originale, le dis­ pars delcuzien saluant d’un cordial hommage la disparation simondienne. La sémiologie simondicnne, issue d’une philosophie de la nature et de la théorie de l’information de Wiener, offre à Deleuze le cadre physique qui lui permet d’infléchir sa logique du sens, centrée de manière husserlicnne sur la production para­ doxale des idéalités dans la pensée, en véritable logique de la sen­ sation. La pensée, produite par la rencontre brutale avec un signe sensible hétérogène, peut maintenant être saisie comme création hétérogène, capture de forces2. C’est dire l’importance de Simondon pour la philosophie du signe et l’empirisme transcendantal. Pourtant, cet auteur, que Deleuze salue comme l’un des philosophes les plus originaux de son temps, n’a pas suscité l’intérêt qu’il mérite, peut-être à cause du caractère intempestif de sa pensée, qui devait susciter le malen­ tendu de ses contemporains3. Il aura fallu presque cinquante ans pour que son ouvrage décisif paraisse en son entier. 1. Dclcuzc, « Gilbert Simondon. L’Individu et sa genèse phssu:o-biologiqiu » (recen­ sion), in Revue philosophique de la France et de l’étranger, CLV1, 1-3, janvier-mars 1966, p. 115-1 18, cité par la suite « Recension... », p. 118. 2. Simondon, « L'amplification dans les processus d’infonnation », expose au cinquième colloque philosophique de Royaumont, résumé dans les Cahiers de Royaunwnl, n” 5 et discussion avec MM. Wiener, Mac Kay et Poirier, Paris, Minuit, 1962. 3. Cela tient probablement aussi au retard impardonnable avec lequel scs tra­ vaux ont enfin été publiés. Une première partie de la thèse paraît en 1964, sous l'impulsion de Jean Hyppolitc : [Simondon, Gilbert, L'individu et sa genèse physico­ biologique, l’individuation à la lumière des notions deforme cl d’infonnation, Paris, PUF, coll. « Épimcthée », 1964, rééd. augmentée avec une préf. de Jacques Garclli, Gre­ noble, J. Millon, coll. « Krisis », 1995]. C'est cet ouvrage que Dclcuzc lit, cl que nous utilisons comme référence, substituant sa pagination quand il y a lieu aux

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Si la thèse principale a connu l’honneur suspect de paraître démembrée, il n’en va pas de même pour la thèse complémen­ taire, Du mode d’existence des objets techniques, immédiatement publiée1. Mais cette apparente consécration a été pour Simondon une malchance supplémentaire, en contribuant à le reléguer sous l’étiquette de technologue loin de la scène philosophique. Il faut attendre 1993 pour qu’un ouvrage critique lui soit enfin consacré et, dans l’intervalle, à l’exception de Deleuze et de Guattari, peu de théoriciens se sont intéressés à cette figure marginale2. Or, l’im­ pulsion de Simondon est absolument essentielle pour la philo­ sophie de l’intensité, et on ne peut comprendre Différence et répétition sans l’étudier attentivement. Simondon entend donner de l’individuation une théorie entiè­ rement nouvelle, capable d’échapper à ce qu’il nomme le schème hylémorphique, qui détermine selon lui la métaphysique occiden­ tale à verser dans un substantialisme qui lui interdit de penser le devenir. Le schème hylémorphique comprend toute doctrine pour qui l’individuation résulte de l’empreinte d’un principe d’indivi­ duation extérieur à l’individu matériel, qui s’impose à lui comme un moule. En présupposant l’extériorité de la matière et de la forme, et la subordination hiérarchique de la matière à la forme transcendante, on se propose d’expliquer l’individu constitué en renvois qu’indique Deleuze. Cette recension élogieuse de 1966 est un texte impor­ tant qui indique quels aspects de la pensée de Simondon retiennent d’abord son attention. L’ouvrage de Simondon épuisé, un montage différent paraît en 1989, qui en sélectionne cette fois la deuxième partie de la thèse restée jusqu’alors iné­ dite : Simondon, L’individuation psychique et collective : à la lumière des notions de forme, information, potentiel et métastatique, Paris, Aubier, coll. « L’Invention philoso­ phique », 1989. François Laruellc, qui l’édite, indique dans son « Avertissement » l’urgcncc que soit « reconstituée et publiée l’une des œuvres les plus inventives de la philosophie française du XXe siècle » : c’est enfin chose faite aujourd’hui : la thèse complète est désormais disponible : Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions deforme et d’information, rééditée avec une préf. de Jacques Garclli, Grenoble, J. Millon, coll. « Krisis », 2005. 1. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, coll. « Ana­ lyse et raison», 1958, rééd. Paris, Aubier, coll. «L’Invention philosophique», préface de John Hart et postface d’Yves Deforge, 1989. 2. Gilbert Hottois, Simondon et la philosophie de la «culture technique», Bruxelles, Éd. De Boeck Université, coll. « Le Point philosophique », 1993, avec une biobi­ bliographie de Simondon qui fait un premier point sur la masse des inédits, cl qui s’appuie sur la bibliographie établie par Michel Simondon pour les Cahiers philoso­ phiques, n° 43, juin 1990. Depuis quelques années, de nombreux chercheurs s’inté­ ressent à ce grand penseur.

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remontant vers un principe d'individuation antérieur à lui. Mais en se donnant un principe d’individuation préforme, transcendant à l’opération d’individuation, on se rend incapable d’expliquer le devenir de l’individuation comme procès réel. Simondon conteste donc que le procès d’individuation puisse être dit unitaire, et il refuse qu’on présuppose le principe de cette individuation comme une cause formelle extérieure au procès réel. De principe explica­ tif abstrait seulement nominal, le principe d’individuation doit devenir principe génétique contemporain de l’individuation réelle. Cela permet à Simondon de joindre sous une même critique la séparation aristotélicienne de la matière et de la forme dans la nature et dans la sensation, la séparation kantienne entre matière et forme, ou sensibilité et entendement, et toute séparation entre matière et forme qui pose la forme comme un principe éminent, transcendant et explicatif, au lieu de la penser au niveau des forces. Simondon s’attaque ainsi à un projet de grande ampleur : la refonte de la métaphysique par une critique du schéma hylémorphique. Sa critique s’inscrit exactement dans le débat qui oppose Deleuze à Kant, et, ce qui est plus décisif encore, elle prend appui sur une philosophie du devenir directement en prise avec la science contemporaine. Simondon estime en effet que les Anciens devaient privilégier une conception de l’être stable sur la base de la cosmologie dont ils pouvaient disposer en fonction de leur épistémologie. Dans la mesure où ils ne connaissaient de l’être qu’un état d’équilibre, ils étaient conduits à privilégier une conception formelle de l’indivi­ duation en se donnant une forme et une matière séparées, et en laissant dans l’ombre l’opération d’individuation elle-même, que Simondon se propose justement d’éclaircr. Pour cela, il faut passer d’une ontologie de l’être à une ontologie du devenir, une ontoge­ nèse, rendue possible par la connaissance objective que la science contemporaine propose du devenir, en étudiant les conditions d< métastabilité d’un système. Cette transformation épistémologique permet la conceptualisa­ tion d’un être en devenir, à condition de l’entendre comme une genèse « mctastable », c’est-à-dire comme un type d’équilibre qui ne se situe plus au plus bas niveau de l’énergie potentielle - la sta­ bilité, que les Anciens étaient seulement capables de traiter -, mais qui théorise les transformations opérant dans un système qui n’a pas encore épuisé sa différence de potentiel, avec l’augmenta­ tion d’ordre ou d’information (négentropie) qui peut en résulter.

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Simondon entend ainsi par métastabilité un concept croisant les diéories de l’information et la physique des changements de pha­ ses de la matière. Il confère à ce concept scientifique une exten­ sion métaphysique en lui donnant validité pour tous les champs de l’individuation : la métastabilité qualifie alors les conditions de toute actualisation. L’être métastable, en déséquilibre, implique cette Différence fondamentale, cet état de déséquilibre asymé­ trique qui rend compte de la tension du virtuel vers l’actuel et la production de nouveau. La métastabilité devient ainsi le concept clé d’une philosophie du devenir. Simondon applique cette conception nouvelle à la philosophie, libérant la métaphysique de l’hylémorphisme, et pro­ duisant une nouvelle théorie de la culture qui étend l’individua­ tion matérielle et vitale aux procès d’individuations psychiques et collectifs. La métastabilité, concept transgénérique, permet une éthique de la différenciation, et traite sur le même plan les forma­ tions naturelles et les affects politiques. Simondon l’étend aux théories de la matière avec l’étude de la cristallisation, et montre qu’elle s’applique aussi bien aux théories de la vie, à l’analyse du milieu intérieur ou de la membrane, qu’aux formations sociales de la culture. Ce continuisme bergsonien ou même spinozien qui traite sur le même plan la matière, l’organisme et l’individuation psychique et collective, convient particulièrement à Dcleuze. L’alliance que Simondon institue entre philosophie et science ne se distingue pas de celle d’un Kant, méditant les résultats de la physique newtonienne, ou d’un Bergson, tenant compte de la Relativité et s’informant des sciences de la vie. Simondon ne suit pas aveuglément la science de son temps, et ne lui accorde pas la prééminence sur la création conceptuelle en philosophie. Il estime simplement qu’elle agence les outils méthodologiques qui permet­ tent le traitement de problèmes qui échappaient jusqu’alors à la rigueur déductive de la philosophie. Le paradigme physique s’im­ pose comme un opérateur, non comme une vérité. Mais cette nuance décisive n’a pas toujours été comprise et explique la réception parfois décevante de ses contemporains. Simondon va plus loin. Avec Bergson, il tient qu’on ne peut créer en métaphysique sans tenir compte des avancées de la science : philosophie et science sont solidaires. L’état métastable ne peut être défini sans faire intervenir les concepts d’énergie potentielle d’un système, d’ordre et d’augmentation de l’entropie, d’information. La métaphysique du devenir est requise par la 244

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science contemporaine. Cela éclaire rétrospectivement la cécité des Anciens à l’égard de la métastabilité, et ici aussi, l’argument est bergsonicn. Si les Anciens ne pouvaient s’intéresser à la défini­ tion métastablc du principe d’individuation, c’est tout simplement parce qu’aucun paradigme physique ne pouvait en éclairer l’em­ ploi pour eux1. Dcleuzc souligne cet accord entre philosophie et science, et loue Simondon d’avoir pris son inspiration dans la science de son temps pour renouveler les problématiques de la philosophie contemporaine. Bref, l’ontogenèse de Simondon reposant sur la métastabilité et informée par la science de son temps permet une métaphysique du devenir, où l’être se fait acte et Différence, tandis que scs actualisa­ tions, sous forme d’individuations, se produisent par un procès de différenciation que Simondon nomme une « disparation ». Celle-ci assure à la philosophie de la Différence l’un de ses concepts les plus novateurs. La disparation explique la différenciation, c’est-à-dire l’actualisation, en faisant intervenir une différence initiale entre deux ordres de grandeurs au moins : c’est ainsi que Simondon comprend le concept d’énergie potentielle, qu’il trouve dans la science contemporaine, mais auquel il confère une portée décisive pour expliquer la production d’une individuation quelconque comme résolution d’une problématique, c’est-à-dire d une diffé­ rence de potentiel. Deleuze souscrit à cette métaphysique de la ten­ sion énergétique, qui implique « une différence fondamentale, comme un état de dissymétrie »2. Il la reprend dans Différence et répé­ tition avec l’expression de « synthèse asymétrique du sensible » qui qualifie l’individuation physique, la phase actualisante de la diffé­ renciation. Selon Simondon, l’asymétrie résultant de la différence d’énergie potentielle et expliquant la métastabilité du svstème devient la condition transcendantale de toute individuation. Il en découle une philosophie nouvelle des rapports de la matière et de la forme que les concepts simondiens d’individuation, de dispara­ tion et de modulation servent à penser. Sa théorie forte de l'indi­ viduation indique à Deleuze comment substituer à l'opposition abstraite de la forme et de la matière une différenciation maté-

1. Voir Simondon, L’individu et sa genèse phj sico-biologi^ur. rt>. vit.. noir désormais IGP, p. 24. 2. Dcleuzc, 1D, 121.

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ricllc, valable pour toute individuation à quelque échelle que ce soit, matérielle, vitale ou noétique. Le dispositif simondien permet à Delcuze d’élaborer complète­ ment sa théorie de la création : la pensée surgit sous la contrainte d’un signe, et surgit comme la résolution d’un problème, c’est-àdire matériellement, comme décharge de l’énergie potentielle au sein d’un système métastable, dont le déséquilibre se résout en produisant la nouvelle individuation. Ce schéma d’individuation non hylémorphique vaut pour la sensation, comme rencontre intensive ; elle vaut pour la production de la pensée, sous la poussée hétérogène du signe. Elle vaut pour la sémiotique, que Delcuze, comme Simondon, comprend maintenant comme une signalétique énergétique, un rapport de forces qui agite la matière, un devenir du matériau. Elle vaut pour toute individuation, et s’affirme alors comme le relais indispensable pour comprendre la genèse asymétrique du sensible que Delcuze élabore dans Diffé­ rence et répétition. On mesure donc la confluence des deux penseurs. Lorsqu’il découvre Simondon, Delcuze élaborait sa philosophie de la consti­ tution du sensible dans l’optique d’une critique du sujet substantiel, qui lui permet d’apprécier la force de la critique simondienne de l’individuation. Cette confluence n’interdit ni les divergences, ni les critiques. L’inspiration technicienne et positiviste de Simondon, son intérêt pour les sciences rencontrent chez Delcuze une pensée imprégnée par l’empirisme anglo-saxon, et leur confluence s’opère au niveau de l’affinnation décisive que la subjectivité comme l’indi­ viduation sont constituées. Simondon montre en effet que l’indi­ vidu, qu’il s’agisse du sujet, d’un corps, d’un organe ou d’une qua­ lité, n’est jamais donné substantiellement, mais produit au terme d’un procès d’individuation, et il entend ce procès comme une dis­ paration problématique, c’est-à-dire un acte, une relation. Le sujet n’est pas donné, il est constitué par son procès d’indivi­ duation, ce qui implique, comme pour Delcuze, qu’il reste cons­ tamment inachevé. S’il s’achevait, alors, il se fixerait comme résul­ tat donné. Delcuze absorbe entièrement ce résultat auquel ses études humiennes, spinoziennes et nietzschéennes l’avaient pré­ paré et l’intègre à sa propre doctrine. Il reprend rarement nom­ mément le concept de disparation, à la différence de celui de modulation qu’il emploie souvent sans même faire mention de Simondon, mais il intègre l’analyse simondienne de la disparation et son analyse du problématique, nécessaires pour entendre la 246

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modulation. La définition du signe, aux premières pages de Diffé­ rence et répétition est intégralement simondienne : l’objet qui émet le signe « présente nécessairement une différence de niveau, comme deux ordres de grandeurs ou de réalité disparates entre lesquels le signe fulgurc »'. 2 / MOULAGE ET MODULATION

Pour comprendre la fulguration du signe, il faut d’abord expo­ ser comment la distinction simondienne entre moulage et modula­ tion renouvelle le vieux problème de la matière et de la forme. Soit le moulage d’une brique, prototype de la technique humaine, mais surtout, exemple de référence pour la pensée hylémorphique, dont il semble présenter la validation la plus convain­ cante. Ne consiste-t-il pas en l’imposition d’une forme externe (le moule) à une matière passive (l’argile) ? D’abord, répond Simondon, l’argile n’est pas une matière quel­ conque, inerte, mais un matériau préparé, doté de ses propres « formes implicites », avec sa composition chimique, sa plasticité variable, scs propriétés intrinsèques de surcroît mises en forme par le travail de l’artisan. Ensuite, le moule n’est pas une fotme abstraite, mais bien un appareil matériel réalisant dans son maté­ riau et sa forme géométrique une fonction toute physique de cadre, et résultant d’une patiente fabrication, d’un travail de sélec­ tion et d’agencement des matériaux. La forme du moule est maté­ rielle, la matière de l’argile, informée. Si l’on tient à conserver les notions de matière et de forme, il faudrait dire que le moule et l’argile présentent autant l’un que l’autre un complexe singulier et différentiel de matière et de forme. En fait, l’application abstraite des notions de matière et de forme gêne la réflexion, car seule compte l’opération de mise en forme, et la « prise de fonne » dynamique et réelle qui en résulte. La théorie de l’empreinte hylémorphique supposait que la forme active du moule imprime sa forme à la matière passive. Il n’en est rien. Certes, l’argile tassée dans le moule en sort au bout d’un temps sous la forme d’une brique, mais que s’cst-il passé en réalité ? Il n’y a pas eu imposition d’une forme, dit Simondon, mais prise de forme réciproque entre moule et matériau. Simondon propose d’appeler modulation cette application réelle, tempo1. Dclcuzc, DR, 35.

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relie, variable et continue d’un moule concret, par opposition à la représentation abstraite d’un moule invariable que véhicule la théorie du moulage. Sans doute, le moule subsiste après l’opéra­ tion, alors que l’argile se fait brique. Mais ce qui compte, c’est la manière dont le cadre physique du moule et les forces du maté­ riau modulent ensemble, entrent dans un système commun, un milieu associé, celui des forces réelles mises en communication. Forme et matière réalisent ensemble une operation d’individua­ tion - la brique - par échange continu d’informations au plan des forces matérielles. Cela fait apparaître entre forme et matière une zone de dimen­ sion moyenne, celle des singularités, des heccéités, des formes implicites du matériau qui rencontrent les forces du moule dans un système « problématique » dit Simondon, c’est-à-dire en équi­ libre métastable, déchargeant sa différence de potentiel. Le moule agit comme une singularité déclenchant l’amorce de l’individua­ tion de la brique en modulant avec l’argile, comme le germe cristallin provoque la prise de forme d’une solution sursaturée et la formation d’un cristal. Ni la forme, ni la matière, concepts abstraits, ne suffisent donc pour expliquer l’individuation. Ce qui compte, c’est la zone intermédiaire produite à l’interstice entre le milieu préindividuel et la singularité émergente, la modulation moléculaire sur le plan des forces, pour autant que les forces du moule et celles de l’argile communiquent, entrent dans ce que Simondon appelle « une résonance interne ». Il n’y a donc jamais de face-à-face stérile entre une matière passive et une force exté­ rieure, mais toujours opération commune entre le moule et le matériau, modulation qui s’effectue sur le plan des forces. Simondon s’installe donc au milieu du procès que la pensée hylémorphique disjoint. C’est en cela que le principe d’individuation concerne la transformation du système, son devenir pendant que l’énergie s’actualise : « Le principe d'individuation est la manière unique dont s’établit la résonance interne de cette matière en train de prendre cette forme. »' Ce principe unique, c’est-à-dire singu­ lier, n’est pas unitaire, mais concerne le changement de phases de l’argile pendant sa modulation avec le moule. Chaque molécule d’argile entre en communication avec la poussée exercée par les parois du moule, en interaction constante avec la forme géométrique concrétisée du moule, qui s’avère 1. Ibid., p. 46.

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autant informée par l’argile qu’elle l’est par lui, devant résister, jusqu’à un certain point seulement, aux déformations du maté­ riau, aux contraintes qu’il exerce sur elle. Le moule en effet limite l’expansion de la terre plastique. Il dirige cette expansion statiquement dans la mesure où il joue son rôle de moule, et développe une force de réaction au moins égale à la poussée de la terre, faute de quoi, en se déformant, il serait incapable déjouer ce rôle. C’est pourquoi il faut prévoir une réac­ tion des parois légèrement plus élevée que la pression de la terre pour que le moule se remplisse correctement en évitant les poches d’air. Le moule joue donc le rôle d’un conducteur pour l’argile : la réaction de ses parois, comme une force statique, dirige l’argile au cours du remplissage, et empêche l’expansion du matériau de remplissage selon certaines directions. Les parois doivent donc présenter une légère flexion élastique, différentielle selon les maté­ riaux : un bois mince se déforme mais revient en place, là où un moule en fonte se déforme peu. Simondon propose donc une analyse de l’action formatrice du moule qui se situe de part en part au plan de la matière et de la composition des rapports de forces. Le moule oppose son élasticité matérielle à la plasticité de l’argile. C’est cette action négative, par laquelle le moule arrête la déformation de l’argile, et limite son expansion, qu’on a interprétée de manière fautive comme une mise en forme active. En réalité, explique Simondon, le moule limite et stabilise l’argile plutôt qu’il ne lui impose une forme. Si l’on considère exactement le phénomène, le moule définit plutôt l’arrêt de la déformation. Loin d’imposer sa forme, il signale le terme où s’achève la prise de forme. C’est parce qu’il achève en l’interrompant la prise de forme selon un contour défini, qu’il faut dire qu’il module l’ensemble des filets d’argile. En cela consiste la différence essentielle entre la modulation réelle et la représenta­ tion fausse du moulage : le moule joue en réalité « le rôle d’un ensemble fixe de mains modelantes, agissant comme des mains pétrissantes arrêtées »', stabilisant dans une forme relativement stable une composition de rapports de forces. Ce que montre cet exemple dans sa simplicité canonique, la maîtrise de la terre moulée fixant le seuil néolithique, c’est qu’au niveau technique lui-même, là où le schème hylémorphique aris-

1. Simondon, IGP. p. 40.

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totclicien semblait victorieux, il reste impuissant à expliquer l’opé­ ration d’individuation. La confrontation abstraite de la matière et de la forme, dans la conception hylcmorphique du moulage, ne peut expliquer la prise de forme au niveau des forces. La modula­ tion de la brique met enjeu l’opération commune entre la matière formée et la forme matérielle, leur interaction concrète, à un même niveau d’existence. L’analyse abstraite en termes de forme et de matière laisse la place à une composition de rapports de for­ ces, une modulation qui s’effectue entre argile et moule, dans ce milieu commun d’existence moléculaire qui s’actualise entre les forces de l’argile et celles du moule pendant la production de la

brique. A l’opposition statique de la forme et de la matière, mise en œuvre dans la représentation du moulage, Simondon substitue donc un modèle dynamique, celui de la modulation, qui s’installe au milieu des forces et des matériaux, et met en jeu l’interaction de trois énergies differentes, qui agissent toutes les trois sur le plan des forces ; la forte énergie de la substance amorphe en état métastable (l’argile travaillée, préparée par l’artisan) ; la faible énergie apportée par le moule, qui fonctionne comme énergie modelante continue et agit comme une information guidant la transformation de l’argile ; enfin, troisième énergie décisive, cons­ tamment sous-estimée par les analyses de la technologie, cette « énergie de couplage » qui met aux prises l’argile et le moule. Cette troisième condition est la plus importante : c’est elle qui réa­ lise la prise de forme entre la substance préindividuelle et son cadre modulant, prise de forme ici réalisée extrinsèquement par le travail du briquetier. Si on l’a négligée, c’est qu’on a appliqué au contexte technologique un modèle sociologique de la divi­ sion du travail, et qu’on a théorisé le rapport hylémorphique en confondant la situation de domination du maître, qui ordonne l’accomplissement d’une tâche, avec l’opération concrète de l’artisan, qui amorce le procès dynamique de l’individuation matérielle en mettant en présence l’argile et le moule, la forme et la matière. Delcuze réalise progressivement à quel point l’analyse simondienne de la modulation est exceptionnelle, non seulement parce qu’elle permet de se débarrasser des avatars de l’hylémorphisme antique, d’Aristote jusqu’à Kant et Husserl, mais surtout parce que l’analyse simondienne permet une réévaluation très forte de la technique et de l’empirique tout en mettant en œuvre le concept

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comme agencement. Simondon observe en effet que la pensée théorique s’est montrée incapable de théoriser un acte aussi simple en apparence que le moulage, par impossibilité scienti­ fique, certes - les Anciens ne connaissaient que l’équilibre stable, il leur manquait la notion de métastabilité, conquête de la phy­ sique moderne - mais surtout par préjugé sociologique, cécité de classe. Les théoriciens s’identifient à la classe des maîtres, et ne descendent pas à l’atelier. C’est parce que les penseurs retiennent et appliquent implicitement à l’analyse technologique une repré­ sentation socialisée du travail qu’ils ont confondu l’opération tech­ nique avec un ordre, c’est-à-dire avec le commandement abstrait du maître qui s’impose à l’esclave qui l’exécute. Le schème hvlémorphique s’enracine en premier lieu dans la division du travail et ne configure la représentation antique dévaluée du travail que parce qu’elle reconduit une sociologie de la division de classes. La forme, telle qu’elle est conceptualisée, relève de l’exprimable, de la transmission d’une consigne qui suppose la hiérarchie sociale. La faiblesse du schème hylémorphique tient ainsi au divorce sociologique entre la pensée et la matière. Si l’artisan avait théo­ risé son geste, il n’aurait pas identifié la forme avec un schème unitaire, valant abstraitement pour toutes les briques, mais aurait reconnu l’efficace d’une zone intermédiaire, celle de la singularité du métier qui met en présence une forme matérielle cl une matière préparée. C’est parce qu’on a pensé l’opération du point de vue du maître qu’on a identifié le principe d’individuation avec la forme plutôt qu’avec la matière, et qu’on a confondu la forme avec un ordre exprimable au lieu de la considérer comme une opération matérielle de modulation. Pourtant, Simondon n’ap profondit pas cette critique percutante dans le sens d’une conte talion sociale, et reste indifférent à Marx. C’est l’une des raisot de son occultation dans le paysage intellectuel français des années mille neuf cent soixante, et l’un des motifs qui poussent Deleuze à lui reprocher sa tiédeur1. L’origine du schème hylémorphique est donc bien sociale et non technologique, car l’analyse réelle des conditions technolo1. «On pourrait dire que dans une civilisation qui divise les hommes en deux groupes, ceux qui donnent des ordres cl ceux qui les reçoivent, le principe d’individuation, d’après l'exemple technologique est nécessairement attribué soit à la forme soit à la matière, mais jamais aux deux ensemble » (Simondon. ZG’P. p. 56).

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giqucs impose de transformer complètement les notions de matière et de forme en montrant qu’il s’agit d’une prise de forme mettant aux prise des forces et des matériaux. L’analyse de la modulation connaît ainsi une fortune grandissante dans l'œuvre de Delcuze : elle se connecte avec la problématique de la forme intensive que Delcuze élabore en méditant Spinoza et Geoffroy Saint-Hilaire. La théorie de la modulation renouvelle ainsi la théorie de la forme, qu’elle conçoit comme un rapport entre forces et matériaux. La distinction entre moule et modulation fait valoir une nou­ velle conception du moulage, qui transforme le modèle théo­ rique que l’on applique à la prise de forme, qu’il s’agisse de la cristallisation matérielle, de la membrane biologique ou de la brique technologique. L’action réelle du moule se révèle toujours une action modulante. La modulation se distingue ainsi du mou­ lage non parce que certains objets seraient moulés et d’autres non, mais parce que toutes les individuations, qu’elles soient naturelles ou artificielles, s’opèrent sur un terrain commun, qui est celui du voisinage indiscernable, moléculaire de l’échange des forces1. En ce sens, moule, modulation, technique et art relèvent autant que les individuations naturelles d’une prise de forme qui met en jeu des forces et des matériaux, et non des matières et des formes. Pour résumer, moule, pris réellement, exprime toujours une action de modulation lente, même si, pris intellectuellement, il renvoie à l’emprise du schème hylémorphique, à sa théorie contestable de l’individuation que Deleuze, à la suite de Simondon, refuse définitivement. Si Delcuze peut parfois donner l’im­ pression d’osciller entre ces deux acceptions, elles sont aisées à dis­ tinguer analytiquement. L’analyse de la modulation consiste donc à substituer à la confrontation abstraite de la matière et de la forme une nouvelle analyse de la forme, comme variation inten­ sive de forces et de matériaux, comme information, qui suppose l’existence d’un système en état d’équilibre métastable pouvant s’individuer. C’est pourquoi la modulation suppose l’analyse de la disparation.

1. Simondon, ICI’, p. 85, n. 10.

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INDIVIDUATION, MODULATION, DISPARATION

3 / LA DISPARATION PROBLÉMATIQUE DU SIGNE

La disparation sert à expliquer le processus de la modulation, c’est-à-dire la manière dont les entités distinctes du moule et de l’argile entrent en résonance, et résolvent leur prise problématique par l’individuation de la brique. Le terme de « disparation », que Simondon emprunte à la psychophysiologic de la perception', désigne la production de la profondeur dans la vision binoculaire et qualifie l’incompatibilité des images rétiniennes, leur disparité irréductible qui produit la vision tridimensionnelle comme résolution créatrice. Chaque rétine est couverte d’une image bidimensionnelle, mais les deux images ne coïncident pas à cause de la différence de parallaxes, que chacun peut observer en fermant un œil puis l’autre2. Il n’y a donc pas d’image bidimensionnelle optiquement disponible pour résoudre ce que Simondon appelle l’axiomatique de la bidimensionnalité, c’est-à-dire l’incohérence des deux ima­ ges entre elles. L’axiomatique, dans le vocabulaire de Simondon, désigne la structuration objective d’un champ, ici la vision, qui présente une « problématique », c’est-à-dire une situation objecti­ vement métastable et tendue, exigeant une résolution de problème. Pour résoudre la problématique disparate entre les deux réti­ nes, le cerveau humain l’intègre comme condition de cohérence d’une axiomatique nouvelle : la tridimensionnalité. Le volume, la perception de la profondeur, la vision tridimensionnelle surgisse ainsi, comme résolution du conflit bidimensionnel en créant p< tivement une nouvelle dimension, la tridimensionnalité, quel deux images rétiniennes ne contenaient pas. La disparation permet de saisir le montage d’une opération perceptive, modèle d’individuation, et fournit un modèle pour la création en même temps qu’elle se propose comme une alterna­ tive féconde pour échapper aux théories dialectiques de la négati­ vité comme dépassement synthétique d’une contradiction. En effet, elle produit la troisième dimension pour résoudre la dispa­ rité des deux images rétiniennes. La nouvelle dimension ne fait 1. Simondon, IGP, p. 203, n. 15. 2. Dclcuze, DR, 72.

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pas disparaître le conflit entre les deux rétines, mais l’intègre dans un système nouveau : la profondeur. Le maintien de la disparité rétinienne explique plutôt le saut dans cette nouvelle dimension, qui ne vient pas apporter une synthèse, ni une conciliation, mais produit une intégration en portant le problème à un tout autre niveau, où la disparité des deux rétines prend maintenant un nou­ veau sens. « La découverte perceptive n’est pas une abstraction réductrice, mais une intégration, une opération amplifiante »‘, explique Simondon : la vision en profondeur n’est pas découverte en réduisant la contradiction, en éliminant la différence des paral­ laxes, ni davantage par une synthèse dialectique des contraires, mais par une opération entièrement différente, qui met enjeu une construction inventive et ajoute une dimension nouvelle, non préexistante, à l’image rétinienne isolée. La solution ne provient pas d’une résolution de la contradiction initiale, mais bien de la création d’une dimension nouvelle, qui n’était pas contenue dans le problème initial. C’est l’existence d’une paire de rétines dispa­ rates formant système, de telle manière que ce système com­ prenne le déséquilibre structurel des disparates, qui exige cette opération amplifiante en quoi consiste la disparation. Rien toute­ fois au niveau des images rétiniennes n’exigeait a priori que la résolution prenne la forme d’une troisième dimension. C’est en cela que la disparation se révèle problématique et créatrice en meme temps. Problématique, au sens où Simondon l’emploie, qualifie ainsi la disparité constituante, la différence des images rétiniennes en tant que cette différence est non pas réduite, mais au contraire l’occa­ sion de la constitution d’une dimension nouvelle, la vision en volume. Elle est donc problématique in re, et consiste en une « axiomatique », qui désigne dans le vocabulaire de Simondon, la structuration objective mais métastable d’un champ, qui contient un déséquilibre potentiel qu’il ne s’agit pas d’éliminer, mais de résoudre sur un mode créateur en produisant une dimension nou­ velle qui ne préexistait pas au problème ici, la vision en volume. Loin de réduire la disparation au phénomène psychophysiolo­ gique de la vision auquel il l’emprunte — meme si, la perception en constitue un cas non quelconque, puisqu’elle module à l’inters­ tice du sentant et du senti, du milieu et de l’individu vivant -

1. Simondon, IGP, p. 206.

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Simondon l’étend à toute individuation, à toute production d’exis­ tence à quelque échelle qu’on se situe, signal physique, corps vivant, collectif, notion. Toute singularité se produit par dispara­ tion problématique, toute modulation est disparative. La disparation devient la catégorie déterminante de l’indivi­ duation. Elle nomme le procès de toute genèse réelle, répond au problème de l’actualisation du virtuel en rendant compte de ce que Simondon appelle le caractère métastablc de l’être. Non seu­ lement toute individuation sc produit par disparation, mais encore la métastabilité simondicnne ne doit pas s’entendre comme un procès d’équilibration, où un déséquilibre initial se résoudrait par équilibrations successives, ni comme la résolution dialectique d’une contradiction. Il y a là un modèle de différenciation créa­ trice, portée par Simondon au rang de principe métaphysique. Simondon présente sa doctrine comme un « postulat de nature ontologique », qui s’appuie « sur une méthode et une notion nou­ velle » : l’être est acte, et non pas un, et ainsi la relation, modalité de l’être en devenir, remplace la substance, modèle de l’être devenu. Cette méthode et cette notion nouvelle, Simondon leur réserve le nom de « transduction », opération structurante de dif­ férenciation aux plans de la physique, du biologique, du mental, ou du social. Par ce terme, Simondon entend le déphasage, ou la différenciation structurante, par laquelle une individuation se poursuit, de sorte que chaque région structurée serve de principe de constitution pour la prochaine région. La transduction forme ainsi le concept dynamique d’une struc­ turation génétique, qui procède de proche en proche et s’applique autant au plan méthodologique qu’au plan de l’expérience. Elle qualifie l’opération de l’être autant celle de la pensée. « L’inten­ tion de cette étude est donc d’étudier les formes, modes et degrés de l’individuation pour replacer l’individu dans l’être, selon les trois niveaux physique, vital, psycho-social » : ce qui qualifie ces niveaux n’est donc plus une diversité de substances, mais le mode d’individuation transductive qui s’actualise en elles, position spinozienne qui convient parfaitement à Delcuze. Apparition de dimensions multiples qui ne préexistaient pas à leur mise en tension dans un être métastablc, la transduction entretient des rapports de connivence avec la multiplicité deleuzienne. Comme celle-ci, clic définit une véritable démarche d'in­ vention dans l’ordre de la connaissance, et permet de penser l'in­ dividuation comme un système de différenciation. Elle injecte

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également du multiple dans l’individuation, qu’elle conçoit comme relative et plurielle, résultant d’un déphasage en dimen­ sions distinctes. Mais là où Simondon sélectionne le terme de transduction, à mi-chemin entre induction et déduction, Dclcuzc considère qu’on ne peut garantir à la pensée d’atteindre la diffé­ rence sans passer par une phase polémique de démolition effec­ tive. La multiplicité ne poursuit pas les démarches de la pensée représentative en les aflinant, elle surgit sur les ruines de la pensée de l’identique. Cette phase polémique manque à Simondon. Dclcuzc estime qu’on ne peut atteindre la différence en transfor­ mant ou en assouplissant l’identité, mais qu’il faut se défaire du concept de l’être, que Simondon conserve dans toute son analyse. Sans doute, la transduction permet-elle de penser la relation comme extérieure et antérieure à ses termes, résultat auquel Deleuze parvenait pour son compte par la voie empiriste. Simondon exprime de manière très belle ce résultat auquel Deleuze sous­ crit entièrement : « Les termes extrêmes atteints par l’opération transductive ne préexistent pas à cette opération ; son dynamisme provient de la primitive tension du système de l’être hétérogène qui se déphase et développe des dimensions selon lesquelles il se struc­ ture ; il ne vient pas d’une tension entre les termes qui seront atteints et déposés aux extrêmes limites de la transduction. »‘ Pour Simondon, la transduction est donc première, et doit être saisie comme manière d’être, non comme rapport entre deux ter­ mes, et là où la substance cesse d’être le modèle de l’être, il détient possible de concevoir la relation comme « non-identité de l’être par rapport à lui-même »2. Néanmoins, Simondon pense la transduction sous le régime d’un procès d’unification, au lieu de donner la prééminence à l’hétérogénéité. Celte primauté de la relation sur ses termes, et cette conception de la relation comme « non-identité » marquent en même temps un point d’accord et un seuil de divergence entre les deux penseurs, puisque Deleuze exige une pensée de la Différence affirmative là où Simondon continue à poser la différence en termes de non-identité, repli inacceptable sur une logique de l’identité que rien ne justifie, selon Deleuze, dès lors qu’on estime la relation comme première à ses termes.

1. Simondon. IGP, p. 31. 2. Simondon, IGP, p. 30-31.

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Ainsi, la multiplicité substantive, selon Dclcuzc, est incompa­ tible avec la définition de l’être phasé, selon Simondon, qui se définit comme « plus qu’être et plus qu’unité », mais conserve néanmoins une dimension essentielle d’unité. L’être métastable simondicn implique peut-être une transition de phases d’équilibre, mais il les unifie dans scs déphasages. En obtenant le multiple par complication, Simondon continue d’opérer sous le régime de l’un, et se donne implicitement un centre médian, comme l’indique d’ailleurs parfaitement l’expression « plus » qu’être, « plus » qu’unité. Là réside la divergence entre les deux penseurs. Comme on l’a vu avec l’analyse bergsonicnne, la multiplicité selon Deleuze, ne saurait être obtenue en compliquant l’unité. Elle ne résulte pas d’une composition d’unités, n’est pas formée d’unités auxquelles on ajouterait quelque chose, et n’oscille pas autour d’un noyau d’identité autour duquel elle décrirait des orbes de déphasages. Pour Deleuze, on ne peut composer le mul­ tiple en se contentant d’ajouter des dimensions supplémentaires à l’un. En réalité, le multiple est toujours donné à partir des dimen­ sions dont on dispose, comme une réalité qui doit réellement être conçue sur un mode multiple, comme dimensions hétérogènes. La définition de la multiplicité substantive comme ce qui ne se divise pas sans changer de nature impliquait déjà cette conséquence. Au contraire, puisque l’un n’est pas le constituant du multiple, il ne se produit que par soustraction, sous la forme d’un centre provisoire et variable que l’on prélève à la totalité dont on dis­ pose, toujours à n - 1. En reprenant la définition inventive de la perception comme soustraction de Matière et mémoire, Deleuze joue Bergson contre Simondon. Il réitère celte analyse avec Guattari, dans Rhizome : le multiple n’est pas produit à n + 1, c’est l’un, au contraire, qui est obtenu par n - 1. Pour être réellement multiple, le déphasage ne doit pas être conçu comme « plus » qu’être, mais comme «moins» qu’unité1. À la rigueur, le choix respectif des

termes d’individuation transductive pour Simondon et de multi­ plicité pour Deleuze exprimait déjà ccs divergences. Transduction et individuation conservent la référence à un pôle unitaire, là où Deleuze exige l’éclatement du multiple. La transduction marque néanmoins un moment logique impor­ tant dans l’élaboration de la différence dcleuzicnne. Elle implique

1. Dclcuzc, Gattari, Rhizome, 13.

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égalemcnt cette nouvelle opération de pensée, cette philosophie de la Différence, à laquelle néanmoins, selon Dcleuzc, le terme d’ontologie ne saurait plus convenir, alors que Simondon continue à l’employer. Quand le devenir affirme sa divergence, inutile de conserver une vision unifiée de la métaphysique sous la forme d’une ontologie, d’un discours sur l’être un1. Là où Simondon définit une ontogenèse, Dcleuzc, préférant la belle expression de Guattari, parle d’hétérogenèse. Mais certainement, Dcleuzc reprend la manière dont Simondon élève la disparation au rang ontologique : cette non-identité de l’être, que Simondon appelle une ontogenèse transductive, devient pour Dclcuze, un devenir créateur qu’il caractérise néanmoins sui­ vant les termes de Simondon comme disparatif et problématique’. Ainsi, Deleuze s’accorde avec Simondon sur l’hétérogénéité fonda­ mentale du devenir, sur le caractère constitué des termes de la rela­ tion, et sur l’énergétique asymétrique, faisant surgir l’individuation comme une disparation, comme la résolution d’une problématique métastable c’est-à-dire une différence de potentiel.

4/ PROBLÉMATIQUE ET DIALECTIQUE

Dclcuze salue vivement cette dimension dans la Recension : le problématique est élevé par Simondon au statut de catégorie et se trouve doté d’un sens objectif. Il ne désigne plus une incertitude provisoire de notre connaissance mais un moment pleinement positif de l’être. Deleuze intègre une fois pour toutes cette analyse à son propre système, comme on le voit dans la « 9e série : Du problématique » de Logique du sens, ou bien encore au chapitre IV de Différence et répétition. Dans ces pages cependant, Deleuze crédite plutôt Kant de la notion, dans les termes mêmes qui servaient dans la Recension à marquer l’originalité simondienne. Certaine­ ment, l’auteur de la Critique de la raison pure marque un jalon important dans la conceptualisation de la notion : « Kant ne cesse de rappeler que les Idées sont essentiellement problématiques. Inversement, les problèmes sont les Idées elles-mêmes. »3 II n’em1. Simondon, /GP, p. 22-30, cl Dcleuzc, Gualtari, QP, 118. François Zourabiclivili a raison d'insister sur ce point. 2. Ibid., p. 28. 3. Dcleuzc, DR, 218.

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pêche que le concept est bien une conquête simondicnnc, ce que le texte antérieur de la Recension indique sans ambiguïtés. « La catégorie du “problématique” prend, dans la pensée de Simondon une grande importance, dans la mesure même où elle est pourvue d’un sens objectif : elle ne désigne plus en effet un état provisoire de notre connaissance, un concept subjectif indéterminé, mais un moment de l’être, le premier moment préindividuel. »' Seule la définition simondicnnc du problématique comme structure objec­ tive, impliquant une résolution en termes de création disparative, permet d’apprécier l’avancée kantienne. Avec la disparation, le concept de problématique propose une méthode féconde pour échapper à ce que Dcleuze juge irrece­ vable dans la dialectique hégélienne : le rôle moteur du négatif, le primat de la contradiction, et la résolution de la différence par une dialectique qui la neutralise, et la résorbe en identité dans le concept. Dclcuze utilise Simondon pour contrer Hegel, comme naguère il choisissait Nietzsche. « L’idée de disparation est plus profonde que celle d’opposition », écrit-il, marquant bien son rôle stratégique, et il poursuit : chez Simondon, « le problématique remplace le négatif. »2 Ainsi, la disparation offre un nouveau modèle physique et phy­ siologique pour supplanter le modèle seulement logique de l’oppo­ sition conceptuelle, tandis que le problématique in re remplace le négatif. Simondon lui-même prend soin de distinguer la dispara­ tion d’un procédé dialectique. Elle ne peut être assimilée à une relation de contradiction, et ne peut déboucher sur une résolution à rythme ternaire pour deux raisons au moins. D’abord, nulle synthèse ne peut évacuer la contradiction en la surmontant. Or, le mouvement dialectique, qui prétend surmon­ ter la contradiction, enveloppe logiquement les termes précédents en les comprenant hiérarchiquement et ontologiquement ; pro­ duite comme résolution de la contradiction, la synthèse est néces­ sairement homogène à scs termes et supérieure à eux. Rien de tel avec la disparation, qui maintient une stricte équivalence entre résolution et conflit, et surtout qui ne surmonte pas le conflit entre les termes qu’elle met provisoirement en relation. Dans une trans­ duction rigoureuse, il n’y a pas de synthèse : « La synthèse ne

1. Dclcuze, Recension, p. 116 ; 11). 122. 2. Ibid.

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s’effectue pas ; elle n’est jamais achevée » parce que la rela­ tion « maintient au contraire l’asymétrie caractéristique des termes. »' Autrement dit, il n’y a pas production d’une synthèse plus haute, parce qu’on ne résorbe l’asymétrie de départ. L’in­ compatibilité entre les rétines ne peut alors être techniquement qualifiée de contradiction, parce qu’elle subsiste et même qu’elle est requise pour produire la solution. La disparation maintient la différence. Il ne s’agit aucunement de résoudre la contradiction. Là où Hegel pense une contradiction interne et une différence dans le concept, Simondon propose une disparité réelle, une hété­ rogénéité entre des termes que seule la relation problématique met en tension, et qu’elle ne peut mettre en tension qu’en maintenant leur hétérogénéité. Ainsi, deuxièmement, là où Hegel suppose l’identité, Simondon insiste sur la différence. La dialectique produit l’identité des contraires dans la synthèse unifiante, la disparation transductive fait de l’hétérogénéité la condition constituante de l’invention d’une solution nouvelle. La disparation est rendue possible par cette différence qu’il n’est pas question de lever. L’asymétrie, la différence problématique produit l’individuation, non comme une synthèse mais comme la réponse à une situation métastable. L’opération de synthèse ne s’effectue pas en réduisant la contra­ diction ; au contraire, c’est bien parce que l’asymétrie est main­ tenue, qu’elle provoque, comme solution créatrice, l’invention d’une dimension qui ne la résorbe pas, mais lui procure un sens nouveau : ainsi la vision en volume intègre la problématique bidimensionnelle dans une toute nouvelle configuration. La contradiction hégélienne reste donc intérieure aux termes qu’elle englobe dans la relation dialectique, alors que la dispara­ tion simondienne maintient l’hétérogénéité extérieure des termes qu’elle met en relation. Simondon est ainsi, avec Nietzsche, l’un des penseurs sur lesquels Deleuzc s’appuie pour prendre scs dis­ tances avec Hegel, et dans les pages de Différence et répétition qui lui sont consacrées, Deleuzc insiste toujours sur le fait que le statut de la différence dépend du principium individuationis. Avec la contradic­ tion, la différence est ramenée à une existence purement logique. C’est en cela que Hegel achève les philosophies de la représenta­ tion, lui qui prétendait rompre avec elles. Il subordonne la diffé-

I. Simondon, ICI1, p. 109.

I

J

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rencc au procès de différenciation unitaire de l’Absolu, de sorte que la contradiction garantit à la différence la place du négatif dans un procès de différenciation qui n’est autre que de la découverte de Soi par l’esprit, la phénoménologie de l’identique. Ainsi, la dialectique hégélienne, quoiqu’elle se déclare en lutte contre les pensées de la représentation, reste l’adversaire désigné pour Dclcuze, parce qu’elle subordonne l’identité et le négatif à la différence et la répétition. D’ailleurs, dans le court Avant-propos qui ouvre Différence et répétition, Dclcuze situe son entreprise dans un climat « d’anti-hégélianisme généralisé », et indique la place de Simondon, aux côtés de Nietzsche : « Le problématique [Simondon] et le différentiel [Nietzsche] déterminent des luttes ou des destructions par rapport auxquelles celles du négatif ne sont plus que des apparences. »' La disparation transductive et l’éternel retour de la différence renversent le règne du négatif et de la représentation, celui de la fausse différence « subordonnée à l’identité, réduite au négatif, incarcérée dans la similitude et dans l’analogie »2. En effet, la différence est subordonnée à l’identité lorsqu’elle ne maintient pas l’hétérogénéité des termes qu’elle met en relation. Dclcuze a montré que le rapport essentiel d’une force avec une autre force n’implique jamais un élément négatif dans l’essence, et « l’anti-hégélianisme » - l’expression de l’Avant-propos est déjà présente dans ces pages - qui traverse l’œuvre de Nietzsche se découvre dans sa théorie des forces. Le pluralisme peut sembler proche de la dialectique, dans la mesure où une force est toujours pensée dans son rapport essentiel avec une autre force, il en est pourtant « le seul ennemi profond ». Le pluralisme des forces n’emprunte jamais le tour dialectique de la contradiction, mais s’affirme directement, unilatéralement comme une singularité plu­ rielle, positive et conflictuelle, de sorte que la force est toujours donnée au pluriel, comme composition de rapports de forces. C’est en cela que Dclcuze conjoint Nietzsche, Spinoza et Berg­ son, pour lutter contre la dialectique hégélienne. La substance est toute positive. Les concepts de néant, de mal, de possible ou de manque sont des fantômes produits par l’intelligence, rétrospectifs et réactifs. Le négatif est donc un faux concept. « À l’élément spé­ culatif de la négation, de l’opposition ou de la contradiction,

1. Dclcuze, DH. 3. 2. Dclcuze, DR. 39, 71.

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Nietzsche substitue l’élément pratique de la différence : objet d’affir­ mation et de jouissance », écrivait Dclcuze en 1962. En 1968, l’argumentation n’a pas changé : l’opposition est seu­ lement conlre-disante, elle n’opère qu’avec la contradiction dans le concept, que Deleuze compare plaisamment à Leibniz, forgeant le néologisme de vice-diction pour répondre à la contra-diction hégé­ lienne. Ces deux modes de réduction de la différence la canton­ nent dans le discours, et la traitent en diction : mais la machinerie hégélienne de la contradiction qui résout la différence dans l’infini en la rapportant au mouvement de l’Absolu, diffère du vice plus modeste de Leibniz, qui ne peut introduire l'infini que sous la forme imperceptible de l’infiniment petit, de l’inégal qui vicie l’identique, le « vice-dit ». Les deux penseurs toutefois se retrou­ vent pour rapporter la différence à la raison suffisante du même. En somme, Deleuze fait subir à la différence hégélienne et à sa négativité une argumentation qui n’est pas sans rappeler la dis­ tinction des deux multiplicités. La différence hégélienne, abstraite et seulement nominale, conserve l’unité et l’homogénéité de scs termes, et maintient la différence dans le régime de l’identique sans arriver à produire une différence véritablement substantive, exactement comme la multiplicité abstraite additionne les unités stables. À la différence interne au concept dont le mouvement reste dialectique et homogène, Dclcuze substitue la différence plu­ rielle et irréductible, l’asymétrie du different. « Car la différence n’implique le négatif, et ne se laisse porter jusqu’à la contradic­ tion, que dans la mesure où l’on continue à la subordonner à l’identique », écrit-il à la première page de Différence et répétition. La logique hégélienne en reste donc au « faux mouvement », à la médiation posée comme mouvement du concept, à la contradic­ tion mimant la différence dans le progrès vers soi de l’Esprit, à la ressemblance des termes contradictoires que la synthèse délivre en procréant de l’identique. C’est à cette médiation clans le concept, au mouvement d’abord pensé spéculativement que Dclcuze ne cesse de s’opposer, substituant de manière ludique la vice-diction leibnizienne avec ses petites différences à la contra-diction hégé­ lienne et sa différence unitaire dans le concept. Contre ces repré­ sentations, Deleuze dresse une nouvelle figure de la Différence, qui surgit de la faillite de la représentation, et qualifie le monde moderne comme monde des simulacres, au sens qu’il confère à ce terme, comme au-delà des différences entre essence et existence, modèle et copie. 262

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La disparation simondicnnc joue bien son rôle dans la polé­ mique contre la sursomption hégélienne. Pourquoi Deleuze continue-t-il alors à appliquer à Simondon lui-même le terme de dialectique ? « Dans la dialectique de G. S. [Simondon], écrivaitil, le problématique remplace le négatif. » Cela précise un nou­ veau point de divergence entre les deux penseurs. Simondon pose la disparation entre les deux dimensions préexistantes à l’individuation : un champ de singularités préindi­ viduelles - que Deleuzc, on l’a vu, salue comme nouvelle défini­ tion du champ transcendantal - auquel il adjoint un champ d’in­ dividuation transindividuel, qui englobe en quelque sorte le procès d’individuation dans une dimension surplombante. De cette manière, l’individuation ne s’enlève pas sur un fond virtuel indiffé­ rencié, mais module entre deux dimensions successives du pré­ individuel et du transindividuel. Simondon traite ces deux dimen­ sions comme des bornes nécessaires pour définir le déphasage du procès d’individuation, de sorte qu’elle se produit en sandwich, si l’on peut dire, entre un Grand et un Petit : c’est sur ce point que portent toutes les références explicites que Deleuzc consent à Simondon dans Différence et répétition, parce que c’est là que se situe la divergence entre les deux penseurs. Poser la différence comme disparation entre une dimension préindividuelle et une dimension transindividuelle n’a aucun sens, pour Dcleuze, sauf à rétablir une ressemblance analogique entre ces dimensions que toute la théorie de la disparation visait à évi­ ter. Dès lors que la différence est première, elle interdit de substantialiser ces différences comme échelles données dans l’être, et si Simondon continue à y avoir recours, c’est, estime Deleuzc, parce qu’il conserve une dimension de l’unité comprise selon le plus et le moins, là où Deleuze substitue une fois pour toutes la multiplicité du devenir à l’unité de l’être. Tout l’effort de Deleuzc consiste à produire ces dimensions modales comme des variations, sans pré­ supposer leur taille ni leur échelle à l’égard d’un être englobant. Du coup, on saisit mieux dans quelle mesure Deleuze, dans Différence et répétition, prend ses distances avec Simondon tout en s’emparant de pans entiers de son argumentation. La divergence entre Deleuze et Simondon porte sur le régime des multiplicités, et sur l’ordre progressif des dimensions entre lesquelles l’indivi­ duation se produit. En maintenant une sorte de mouvement du pré-individuel au trans-individuel, Simondon conserve, estime Deleuzc, une forme de progrès dialectique qui intègre les dilfé263

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rcnces dans un développement continu. En ordonnant le préindi­ viduel, l’individué et le transindividuel selon une courbe qui les intègre malgré tout dans un mouvement évolutif, en fonction d’un axe de progression logique et temporel, Simondon rétablit une sorte d’échelle des êtres. Sa belle analyse de l’individuation se solde alors par un conservatisme désuet - particulièrement sen­ sible dans le domaine politique, s’agissant des analyses sociolo­ giques sur lesquelles se terminent la Thèse, mais cette critique est valable à toutes les échelles. En maintenant l’individuation psyclüque entre les dimensions du préindividuel organique et du transindiriduel collectif, Simondon conserve une forme de téléologic unifiante et « restaure la forme d’un Moi, qu’il avait pour­ tant conjurée dans sa théorie de la disparité, ou de l’individu conçu comme être déphasé et polyphasé »'. Pour éviter la condition simondienne d’ordres de grandeur préexistants, Deleuze inscrit la différence comme différence en soi, insistance du virtuel dans l’actuel et refuse de l’inscrire entre les bornes préexistantes du Grand et du Petit, fournissant la diffé­ rence de potentiel qui explique le surgissement de l’individuation. À la dyade du Grand et du Petit produisant comme sa résultante l’individuation phasée, Deleuze substitue la vibration du virtuel et de l’actuel. C’est pourquoi, dans la première note qu’il lui consacre, il consent, mais au milieu d’un développement criti­ quant le Grand et le Petit, à renvoyer à Simondon : « Sur l’impor­ tance des séries disparates et de leur résonance interne dans la constitution des systèmes, on se reportera à Gilbert Simondon. » Mais il ajoutait : « Simondon maintient comme condition une exi­ gence de ressemblance entre séries, ou de petitesse des différences mises en jeu. »2 II s’agit là en effet du lieu de divergence théorique entre Deleuze et Simondon, qui n’exclut pas, on vient de le voir, les nombreux points de rencontre. L’influence de Simondon est beaucoup plus importante que ne le laissent entendre les commentaires explicites de Différence et répé­ tition, et en accordant à la disparation le statut d’alternative théo­ rique à l’opposition, Deleuze le reconnaît sans conteste. Car la dialectique, définie comme contradiction qui se résout par le tra­ vail du négatif, reste pour Deleuze l’adversaire théorique désigné. Les divergences entre les deux penseurs ne doivent pas nous 1. Deleuze, Remuion. p. 118. 2. Deleuze, DR, 304, n. 1 et

158, n. I.

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conduire à minimiser l’intérêt considérable que Simondon revêt pour la théorie de la différenciation chez Dcleuze, comme on va le vérifier avec l’analyse de deux cas d’individuation exemplaires, le cristal physico-chimique, et la membrane biologique. Ces deux exemples permettent de montrer à l’oeuvre la palette inventive de concepts que propose Simondon, et leur reprise créatrice dans l’œuvre de Dcleuze.

CHAPITRE XI

CHAMP TRANSCENDANTAL IMPERSONNEL ET SINGULARITÉS: CRISTAUX, ÉCLAIRS, MEMBRANES

P OCR comprendre la différenciation intensive que Delcuzc éla­

bore dans Différence et répétition, il faut considérer attentivement la théorie simondienne du cristal, et celle de la membrane. Non seu­ lement parce que, pour Deleuze, « les événements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords »', rapprochement rigoureusement inintelligible si on ne définit pas précisément ce qu’est un cristal, mais tout simplement parce que Dclcuzc définit l’intensité de manière simondienne. Dans une page de la conclusion de Différence et répétition, Deleuze reprend les moments de l’analyse : Simondon montre que l’individuation sup­ pose d’abord un état « métastable », c’est-à-dire l’existence d’une disparation, comme deux bords hétérogènes entre lesquels des potentiels se répartissent. Cet état préindividuel est doté de singu­ larités, de points remarquables définis par l’existence et la réparti­ tion des potentiels. « Apparaît ainsi un champ “problématique” objectif, déterminé par la distance entre ordres hétérogènes. L’in­ dividuation surgit comme l’acte de solution d’un tel problème, ou, ce qui revient au même, comme l’actualisation du potentiel et la mise en communication des disparates. »2 Pour préciser comment l’intensité se produit, il faut détailler l’individuation matérielle du cristal et l’individuation vitale de la membrane.

1. Dclcuzc, LS, 19. 2. Dclcuzc, DR, 316.

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l / LE CRISTAL ET L'INDIVIDUATION

La cristallisation, exemple simondien par excellence, est un concept que Deleuze retient dans toute son œuvre, de la défini­ tion de l’événement comme cristal au cristal de temps de L’imagetemps. Le cristal fournit l’image la plus simple de la transduction : à partir d’un germe très petit, il croît dans toutes les directions de son milieu préindividuel, chaque couche déjà formée servant de base structurante à la prochaine couche moléculaire en train de se constituer par réticulation amplifiante1. La transduction consiste en cette individuation en progrès, dont nous pouvons détailler les éléments : un milieu préindividuel d’individuation, ici l’eau-mère, une solution sursaturée en équilibre métastable et riche en poten­ tiel, que le deuxième acteur de la cristallisation, le germe, fait brusquement « prendre ». L’individuation opère avec ce premier couple hétérogène : le milieu préindividuel, la singularité déclen­ chante. Le germe cristallin figure cette irruption de singularité, qui porte le milieu métastable à l’état de disparation. Alors surgit le cristal comme un résultat, une individuation qui résout créativement la tension entre ces réels disparates que sont l’eau-mère et le germe. L’individuation du cristal met en jeu le devenir d’un pro­ cessus qui se produit par disparation, montrant la transduction en acte, dans sa singularité. Pour se concrétiser, l’individuation du cristal réclame la ren­ contre entre un milieu métastable et la singularité qui surgit. C’est cette rencontre, coup de dés, hasard aléatoire et déclenchant sa propre nécessité, que Simondon résume sous le terme de « dispa­ ration problématique », et dont Deleuze s’empare pour théoriser ce mixte d’aléatoire et de dépendant en quoi consiste sa propre conception de la nécessité. Pour que se produise la rencontre, il faut que la singularité surgisse comme information pour le sys­ tème. Pour cela, différentes conditions sont requises. La première condition est l’irruption d’une singularité. Le germe - impureté, germe cristallin introduit intentionnellement dans le cas des cristallisations artificielles - doit survenir pour pou­ voir jouer son rôle de singularité déclenchante porteuse d’infor­ mation. Mais pour que la disparation opère, il faut, deuxième1. Simondon, 1GP, p. 31.

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ment, que la singularité surgisse dans un milieu préindividuel, dont la métastabilité favorise la disparation avec la singularité introduite, ici, le germe. Tous les milieux ne s’y prêtent pas. Il faut donc une compatibilité entre le milieu et le germe, compatibilité qui n’est toutefois pas de l’ordre de l’identité, mais bien de la différence. Cette prise conflictuelle détermine la rencontre problématique entre le milieu préindividuel et la singularité. C’est elle que Simondon définit comme disparation. Pour qu’elle se produise, une condition supplémentaire est requise, que Simondon appelle la résonance interne entre le milieu et la singularité, c’est-à-dire une problématique objective qui permette à la singularité de sur­ gir comme information dans le système. La solution, milieu préin­ dividuel en état métastable, ne peut « prendre », amorcer la cris­ tallisation, qu’à cette condition : l’introduction du germe, doit « résonner » avec elle pour produire la disparation à laquelle répond l’individuation comme résolution de problème. L’individu doit donc être conçu comme une opération, mettant en œuvre la disparation du milieu préindividuel et l’apparition d’une individuation, résolvant progressivement la disparation du système. On peut parler alors d’une véritable intériorité du cristal, dans la mesure où il s’incoiporc la matière, primitivement amorphe mais riche de potentiel, du milieu dans lequel il se déve­ loppe, en le structurant progressivement selon sa disposition ordonnée spécifique. Le germe cristallin résout la problématique disparative de la solution métastable et conduit la cristallisation par itération. En rayonnant à partir de son point d’introduction, la structure cristalline gagne de proche en proche. Ainsi se forme un individu cristal, dont la régularité, la transparence et l’organi­ sation expliquent la fascination qu’il suscite, d’autant qu’il s'agit d’une structure physico-chimique dont on peut observer la croissance, à la lisière du minéral et du vivant. C’est pourquoi Simondon définit la transduction comme une tension de l’être hétérogène qui se déphase et qui développe de nouvelles dimensions selon lesquelles il se structure. La croissance du cristal s’opère à partir du point d’insertion initial du germe, et la cristallisation gagne dans toutes les directions, chaque couche moléculaire cristallisée servant de base structurante à la couche en train de se former. Le germe doit être reçu comme singularité effi­ cace dans cette situation hylémorphique tendue, pour que la pola­ risation de la substance amorphe par le germe cristallin soit pos-

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sible. À cette condition, il agit comme une information structurante qui cristallise le milieu et le saisit autour de ce point initial : la première couche de molécules cristallisées polarise ainsi de proche en proche les autres couches, sur scs bords1. La cristallisation montre l’apparition de dimensions et de struc­ tures prises dans la tension d’un devenir. Il s’agit là de change­ ments de phases, non d’états. Simondon nous oblige à concevoir l’individuation comme une suite de transformations dynamiques, et mobilise notre capacité à théoriser le changement. D’abord, la solution cristalline sur le point d’atteindre son point de sursatura­ tion, puis l’introduction du germe cristallin capable de produire cette tension problématique, ensuite la disparation qui précipite la formation de l’individu cristallin, enfin l’émergence du cristal, comme réponse créatrice à la disparation du système. Il y a là une succession de changements de phases transductives, car chaque réarrangement du système sert de point de départ à une nouvelle transformation. Les rapports entre transduction et disparation peuvent mainte­ nant être précisés. La transduction qualifie l’individuation du cris­ tal en progrès, mais aussi l’opération de pensée capable de théo­ riser ces changements de phase. Elle concerne donc l’opération de structuration créatrice par laquelle chaque région structurée sert de principe de constitution pour la région suivante, selon cette propagation de proche en proche que nous avons vue à l’œuvre dans la croissance du cristal. Comme elle se définit par cette suc­ cession de déphasages et de restructurations qui s’enchaînent en cascades, la découverte d’une solution marque le point de cristalli­ sation qui déclenche une structuration nouvelle du champ et le modifie entièrement à chaque étape du processus. La transduction implique ainsi création et différenciation ; la structuration par disparation hétérogène débouche sur une recon­ figuration complète du champ, qui sert de point de départ à une nouvelle restructuration différenciante. La disparation, quant à elle, qualifie le type de structuration transductive qui opère en mettant en tension problématique les deux réels disparates, ici le germe et le cristal, le milieu préindividuel et la singularité porteuse de transformation. Elle consiste donc en une tension probléma­ tique, que résout l’apparition d’une dimension nouvelle, la forma­ tion de l’individu cristal. L’individuation se présente donc en 1. Simondon, IGP, p. 85-86.

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même temps comme « la solution d’un conflit, la découverte d’une incompatibilité, l’invention d’une forme »'. Avec cette analyse de la formation du système, Simondon pro­ pose une modulation disparativc de la forme et de la matière, qui repense complètement le schéma hylémorphique. Le premier résultat de l’analyse consiste en cette nouvelle conception de la forme qui exige qu’on pense ensemble, solidairement, la constitu­ tion de l’individu et de son milieu, l’individuation surgissant comme réponse à une situation métastable, résolvant une dispara­ tion objective du milieu préindividuel, et ainsi, le transformant. Car d’abord, il n’y a jamais apparition d’un individu constitué dans un milieu amorphe, mais toujours prise de forme, modula­ tion par disparation entre le milieu et le germe agissant à la manière d’un accident, d’un événement déclencheur. Pour Simondon, comme pour Deleuzc, « l’individu n’est pas seulement résultat mais milieu d’individuation »2. Il n’est jamais premier, il n’est même pas contemporain de son individuation, puisque ce qui définit ses conditions d’apparition, c’est l’existence de la dispa­ ration problématique qui met en résonance l’eau-mère sursaturée et le germe cristallin. La condition de l’individuation, c’est donc la disparation métastable du milieu, c’est-à-dire le déphasage d’une réalité en ordres disparates qui implique cette différence fondamentale, cet état de dissymétrie qui produit une nouvelle individuation, par exemple ce cristal. Le caractère nécessairement associé du milieu et de l’individu est bien mis en lumière par l’exemple du cristal. L’individu se pro­ duit comme ce qui se distingue, comme le résultat de la dispara­ tion créatrice entre son milieu et la singularité introduite par le germe structural3. Son introduction comme événement, comme singularité, détermine la substance préindividuelle - « amotphe » écrit Simondon, ce qui implique sans ordre, plutôt que sans forme -, à « prendre forme ». Simondon propose donc une nou­ velle théorie de la forme, transductive et matérielle, qui se produit comme la résolution d’une problématique en état de disparation et cesse d’être conçue comme le principe actif qui s’impose à une matière. En réalité, elle entre en modulation avec son milieu asso1. Simondon, L'individuation pyehique et collective, op. cil., p. 77. 2. Simondon, 1GP, p. 115. 3. « L’individu n’est pas séparable d’un monde », dit Dcleuze dans Logique du sens, LS, 133; MP, 68.

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cié. La prise de forme s’effectue par modulation entre le milieu et l’individu. L’individuation résulte d’une rencontre entre une condition structurale et une condition énergétique, et cette rencontre doit encore s’actualiser pour qu’il y ait individuation. De cette solida­ rité indéfectible entre l’individu et son milieu de constitution découle une éthologie ou une écologie de l’individuation, à laquelle Deleuzc accorde la plus grande importance dans toute son œuvre. Dans Différence et répétition, il définit l’individuation par une synthèse contractive et passive qui actualise les matières hété­ rogènes (l’air, le carbone, etc.) du milieu en les liant temporellcment par une répétition'. Cette première synthèse passive de l’habitude rend compte de la constitution d’une individuation comme une relation en deve­ nir, non comme une unité devenue, sur un mode synthétique, plu­ riel et passif. L’individu n’est jamais dissociable de son procès d’individuation, qui coproduit littéralement ensemble l’individu et son milieu associé. De sorte qu’il faut définir l’individu comme une rencontre, une synthèse externe de matériaux liés. « Il y a une contraction de la terre et de l’humidité qu’on appelle froment », écrivait Delcuze, reprenant les belles analyses de Samuel Butler sur le froment qui ne transforme la terre et l’humidité que « grâce à la présomptueuse confiance qu’il a en dans sa propre habileté à le faire »2 : l’individuation du froment doit être comprise par dis­ paration sur son milieu associé, comme une contraction toute extérieure d’éléments constituants, noués par rencontre dans la formation de cet individu végétal. Cette synthèse élémentaire du temps, que Delcuze définit comme habitude, met en relation l’empirisme de Hume, la contemplation plotinienne et la liaison vitale « superstitieuse » - engageant un pari sur l’avenir - de Samuel Butler. Toute individuation se caractérise ainsi par la répétition, une répétition créatrice qui contracte une habitude sur ce mode tout extérieur. L’individu devient ainsi « une machine à contracter, capable de soutirer une différence à la répétition »■*.

1. Ccllc-ci est analysée dans De l’animal à l’art. 2. Butler, Samuel, La vie et l’habitude, trad. franç. Valéry Larbaud, Paris, Galli­ mard, coll. « NRF », 1922, p. 86. 3. Dcleuzc, DR, 107. Sur le froment, consulter aussi DR, 102-106 ; Delcuze,

Guattari, MP, 68 ; QP, 200.

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Dclcuzc reprend cette analyse avec Guattari, dans le plateau « De la géologie de la morale », dans Mille plateaux : l'individu est le résultat du processus d’individuation qui fait devenir ensemble l’individu formé et le milieu d’individuation. Selon cette vision écologique, le milieu associé devient aussi morphogénétique d’un organe. On ne peut dissocier l’individuation de la transformation qu’elle opère sur son milieu : en réalité, la formation de l'individu et la transformation qu’elle opère sur son milieu doivent toujours être théorisées ensemble, sur le mode d’une synthèse disjonctivc. Deleuzc connecte ainsi les analyses de Simondon avec celles de Geoffroy Saint-Hilaire sur la forme animale comme variation intensive. La forme n’est donc pas une simple structure mais une véri­ table formation, qui implique la constitution de son milieu asso­ cié. Le concept d’individu change complètement : ni unitaire, ni identique, il devient relatif, phase, et met toujours en jeu un pro­ cès d’individuation et un milieu associé. L’individu n’est donc jamais relatif à un seul ordre de réalité mais toujours transductif, il implique la disparation entre dimensions différentes, et se pro­ duit comme résolution d’une problématique, d’une tension entre disparates. 11 apparaît comme réponse, et s’avère génétique autant que dynamique. En réalité, il n’existe pas d’individu uni­ taire, seulement des procès multiples d’individuation ; de plus, l’individu n’implique aucune unité, ni identité, car il réclame l’hétérogénéité de ces phases hétérogènes dont il émerge par dif­ férenciation. Cette conception intensive de la forme implique une nouvelle théorie de l’événement et de la singularité. L’exemple du cristal, modèle d’individuation physico-chimique, permet d’étudier la propagation de l’individuation à partir d’un événement initial. Le germe agit à la manière d’un choc, d’une singularité qui se diffuse dans le milieu métastable en produisant une information : aussitôt introduit dans le milieu, à condition que ce dernier soit bien pré­ paré (c’est-à-dire métastable), le germe agit comme une informa­ tion et asservit l’énergie du milieu amorphe. Même si le germe cristallin n’apporte qu’une énergie très faible, il conduit la structu­ ration d’une masse plusieurs milliards de fois supérieure à la sienne, parce qu’il la polarise en fonction de sa structure et de son orientation. Le cristal prend donc par couche successive à partir du point d’introduction initial du germe, qui détermine par disparation la prise cristalline autour de lui.

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L’individuation résulte de la rencontre entre une condition principalement structurale (le germe présentant une structure et une orientation définies) et une condition principalement énergé­ tique (l’eau-mère amorphe, sans orientation définie, mais riche de potentiel, métastable). Mais cette rencontre, simple contact entre hétérogènes ne déclenche pas nécessairement la prise probléma­ tique. Pour que le couplage ait lieu, il faut encore qu’elle surgisse comme singularité différenciante, troisième condition que Simondon nomme la « résonance interne », et qui garantit la prise disparative entre les éléments mis en résonance. Ainsi, l’individua­ tion ne résulte pas seulement de la rencontre entre un milieu préparé et un événement déclenchant, mais dépend encore de la possibilité, pour la singularité d’agir comme une information, comme une amorce d’individuation. Pour que la cristallisation prenne, il faut que s’instaure une communication entre ces réalités d’ordre différents, le germe et le milieu, pour que le germe puisse apparaître comme « ce par quoi l’incompatibilité du système non résolu devient une dimension organisatrice dans la résolution »'. La résonance interne désigne ainsi chez Simondon cette mise en relation entre les disparates qui s’instaure lorsqu’ils s’actuali­ sent sur un mode problématique. Toutes les différences ne réson­ nent pas. La résonance est donc toujours interne, elle existe lors­ qu’une disparation s’actualise pour un système problématique, par exemple lorsqu’un point singulier amorce sa cristallisation et « prend », transformant en système métastable l’eau-mère sursa­ turée et le germe cristallin. L’eau-mère resterait amorphe sans l’individuation, même si son individuation est exactement corréla­ tive des potentialités qu’elle recèle, mais que seule pourtant l’indi­ viduation du cristal actualise. D’où la réciprocité de l’individu et de son milieu, acteurs asymétriques mais nécessaires à tout acte d’individuation2. Si l’on récapitule les différents éléments de cette analyse extraordinaire, on constate, premièrement, que la relation est pre­ mière, l’être est relation, les relations sont extérieures à leurs ter­ mes. Deuxièmement, les propriétés sont toujours relationnelles, et ne déclenchent leur action qu’à la faveur de ce que Simondon nomme si bien 1’ « interruption du devenir », l’introduction d’une singularité. Il en découle, troisièmement, que le temps n’est pas 1. Simondon, IGP, p. 29. 2. Simondon, IGP, p. 31, n. 11.

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extérieur à l’individuation, mais qu’il intervient comme asymétrie fondamentale, et relation de différenciation, à la limite de l’indi­ vidu, conséquence surprenante qui ne pourra s’expliquer que lorsque nous considérerons l’individuation du vivant, et l’analyse de la membrane. Quatrièmement, la transduction, ou la genèse d’une structure dans un milieu en état de tension préindividuclle réclame ce que Simondon appelle la résonance interne, c’est-àdire la prise disparative, ou le couplage problématique entre réali­ tés différentes qu’elle met en communication, que Delcuze, comme nous le verrons, nomme le dispars, le précurseur sombre ou le différenciant. Simondon renouvelle ainsi entièrement la conception de la forme dont il propose une théorie intensive et matérielle, comme formation et comme information émergeante. Loin d’être exté­ rieure à la matière qu’elle transforme, la forme agit au niveau des forces et fonctionne comme un signal, c’est-à-dire comme une information capable de déclencher un processus par irruption d’une singularité surgissant dans un système, mettant en correspondance des disparates. La résonance interne se définit alors comme la mise en tension du système qui permet l’individuation. C’est une information, au sens particulier que Simondon donne à ce terme : non pas une grandeur definie, quantifiable et stable, mais un rapport, et même un moment de l’individuation. La prise de forme suppose en effet une information et sert de base transductive à une information, de sorte que l’information est la transition de l’être qui se déphase et qui devient : elle est « le germe autour duquel une nouvelle indivi­ duation pourra s’accomplir » et établit la transductivité des diffé­ rentes phases de l’individuation1. Elle foncüonne ainsi à l’intérieur d’un certain seuil. C’est, précise Simondon, qu’ « il n’y a informa­ tion que lorsque ce qui émet les signaux et ce qui les reçoit forme système. L’information est entre les deux moitiés d’un système en relation de disparation »2. Plus la disparation augmente, plus l’in­ formation croît, mais jusqu’à un certain point seulement, au-delà duquel elle devient brusquement nulle. Simondon l’explique par l’exemple des photographies stéréoscopiques qui présentent deux images et obligent le cerveau à les faire résonner disparativement en créant une image en volume : plus on écarte les photographies, 1. Simondon, IGP, p. 241. 2. Simondon, IGP, p. 221, n. 30.

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meilleur est l’cflct, jusqu’à un certain seuil toutefois au-delà duquel l’cflet ne se produit plus. L’information est donc une notion à la fois plurielle, relation­ nelle et phascc : elle ne peut jamais être relative à un être homo­ gène mais réclame nécessairement deux ordres en état de dispara­ tion. La disparation n’exige pas seulement la condition d’une différence, d’une disparité, mais inclut également la résonance interne, qui permet au système de communiquer : l’information n’est donc jamais donnée, ni préalable. Elle est, dit excellemment Simondon, « la signification qui surgira » - marquant grammati­ calement son caractère de création par ce surgissement au futur « lorsqu’une opération d’individuation découvrira la dimension selon laquelle deux réels disparates peuvent devenir système »'. C’était exemplairement le cas avec la vision binoculaire, la dispa­ ration se produisant entre les deux images rétiniennes à la condi­ tion de maintenir la tension entre elles, écart nécessaire pour per­ mettre au relief de surgir, d’intervenir comme la signification de la dualité des deux images. Ainsi, l’information est tension et non pas terme : elle dépend d’une problématique au moins disparative et intervient au futur comme résolution à venir. Elle implique toujours un changement de phases, une hétérogénéité qui lui permet de se présenter comme significative. Pour Simondon, l’information est « le sens selon lequel un système s’individue » : « l’information est donc une amorce d’individuation, une exigence d’individuation, elle n’est jamais chose donnée »2 : tension et non terme, elle suppose la ten­ sion d’un système en état de disparation, et exige une probléma­ tique. Simondon appelle ainsi signal, ce qui est transmis dans le procès de disparation ; forme ce par rapport à quoi le signal est reçu ; et information ce qui est intégré au fonctionnement du récepteur après l’épreuve de disparation entre signal extrinsèque (germe) et forme intrinsèque (eau-mère)3. En ce sens, l’information est signal. C’est sous ce terme que Deleuze l’intègre dans Différence et Répétition, comme on s’en convaincra aisément en se tournant maintenant vers les défi­ nitions du signe et du signal qu’il propose dans cet ouvrage, et qui reprennent de manière saisissante les analyses simon1. Simondon, IGP, p. 31. 2. Simondon, IGP, p. 221 3. Simondon, IGP, p. 222.

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dicnncs. En indiquant que le rapport logique de causalité doit être saisi selon un processus physique de signalisation, Deleuze précise : Nous appelons « signal » un système doué d’éléments de dissy­ métrie, pourvu d’ordres de grandeur disparates ; nous appelons « signe » ce qui passe dans un tel système, ce qui fulgure dans l’inter­ valle, telle une communication qui s’établit entre les disparates1. Deleuze propose d’appeler signal le système en disparation, une fois la résonance interne établie, par exemple les deux rétines en état de disparation, ou le germe faisant résonner l’eau-mère. En effet, disait Simondon, il y a information lorsque ce qui émet les signaux et ce qui les reçoit forme système. C’est ce couplage que Deleuze appelle signal. Il se réserve d’appeler signe « ce qui passe dans un tel système, ce qui fulgure dans l’intervalle ». Fulgurant comme résolution de problème, le signe n’imite pas une réalité préexistante qu’il représente, mais il résout disparativetnenl un conflit de manière créatrice. Ici, et définitivement, le devenir disparatif se substitue à la ressemblance mimétique. Le vocabulaire du signe remplace la théorie de l’information, et lorsque Deleuze reprend le terme de communication, c’est tou­ jours dans le sens simondien de résonance interne. La sémiotique intensive de Dclcuze se configure ainsi en comprenant le signal comme une disparation, équilibre métastable qui déclenche l’indi­ viduation d’un phénomène quelconque, comme un signe qui fulgure.

2 / L’ÉCLAIR QUI FULGURE ET LA GENÈSE ASYMÉTRIQUE DU SENSIBLE

En quoi consiste alors le signe ? Nous voilà en mesure d’abor­ der la théorie intensive du signe et la genèse asymétrique du sen­ sible qui se développe dans Différence et répétition, dont dépend la théorie de l’idée. Le signe résulte d’une différence de potentiel : son mode d’émission n’est pas une expression de type signifiante, mais une intensité de type électromagnétique. À l’apparaître phé­ noménologique, Deleuze préfère donc l’éclair intensif, qui exige une logique du verbe apte, mieux que les substantifs et adjectifs, à 1. Deleuze, DR, 31.

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rendre compte du devenir. Pour exprimer cette tension, il faut un verbe à l’infinitif, non la stabilité d’un nom.

Lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes, tou­ tes sortes de conséquences en découlent dans le système. Quelque chose « passe » entre les bords ; des événements éclatent, des phéno­ mènes fulgurcnt, du type éclair ou foudre1.

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Un éclair fulgure comme une singularité : quelque chose « du type éclair ou foudre» se produit, se distingue. Les propriétés physiques de l’éclair en font un bon candidat pour la philosophie de la Différence, et tout au long de Différence et répétition, il sert de modèle pour penser la Différence en elle-même, même si Deleuze joue aussi avec d’autres supports mobiles d’intensité, comme la fêlure, la lanière du fouet, la flèche stoïcienne, le trait de pinceau du maître zen... L’asymétrie est son premier caractère. La Différence avec un D majuscule, principe transcendantal de l’actualisation, s’arrache comme distinction unilatérale. Elle n’est pas prise dans une rela­ tion de dissemblance ou d’opposition avec autre chose, mais se distingue, absolument, comme Différence transcendantale. « La foudre éclate entre intensités différentes », « l’éclair se distingue du ciel noir »2. Zébrant la nuit, l’éclair fulgure sans préexister sous forme d’essence logique à son actualisation, et la nouveauté de son actualisation le distingue du possible. Il se détache dans le ciel sans être contenu dans son fond, ni réversible avec lui. Le carac­ tère asymétrique de sa distinction exprime la tension du virtuel vers l’actualisation, et insiste à la fois sur son caractère causatif (il se produit quelque chose) et sur son caractère imprévisible (l’évé­ nement rompt avec ce qui précède). C’est pourquoi Deleuze sélec­ tionne la foudre ou l’éclair, pour rendre compte du caractère intensif du surgissement de l’événement. La tension d’individuation du virtuel vers l’actuel procède donc selon une asymétrie qui explique la différenciation comme une communication entre disparates. Cela vaut pour toute production d’effet en général : tout phénomène est un signe, qui fulgure dans le système comme résolution d’une différence de potentiel. C’est cette asymétrie que Deleuze nomme « l’inégal en soi, la disparation 1. Dclcuzc, DR, 155. Voir aussi Dclcuzc, Guattari, MP, 347 ; Dclcuzc, LS, 162, 172. 2. Dclcuzc, DR, 43, 156.

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telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’inten­ sité, dans l’intensité comme différence »'. La philosophie de la Différence et de l’intensité remplace alors la phénoménologie : « L’intensité est la forme de la différence comme raison du sen­ sible. »2 Nous tenons là le modèle de la différenciation intensive : fulgurcr se dit de tout acte d’individuation, compris comme actua­ lisation d’un virtuel singulier qui trace dans l’espace lisse l’appari­ tion d’un phénomène différencié, un signe. Le surgissement de l’éclair ou de la foudre désigne cette actualisation dans son asy­ métrie, sa positivité, et prend appui sur la flèche du temps pour souligner l’irréversibilité mais aussi la productivité d’un tel deve­ nir. Deleuze remanie son Esthétique transcendantale sous forme d’une Genèse asymétrique du sensible d’inspiration simondienne : « L’énergie potentielle apparaît toujours comme liée à l’étal de dissy­ métrie du système. »3 Deuxièmement, l’intensité qui fulgure sur un mode asymé­ trique passe « entre les bords », écrit Deleuze, reprenant ainsi la différence intensive qui caractérise la disparation simondienne. Partout l’Écluse. Tout phénomène fulgure dans un système signalsigne. Nous appelons signal le système tel qu’il est constitué ou bordé par deux séries hétérogènes au moins, deux ordres disparates capables d’entrer en communication ; le phénomène est un signe, c’est-à-dire ce qui fulgure dans ce système à la faveur de la communication des disparates’.

L’intensité s’actualise - se dramatise - selon cette asymétrie cascadante, en écluse, incluant une différence de potentiel. La chute de gravité de l’écluse et son équilibration en nappes, les tourbillons de la cascade conjuguent l’axe énergétique de la baisse de potentiel avec l’accélération dynamique du flux temporel qui coule toujours dans le même sens. Le milieu d’individuation, préindividuel et métastable définit ces bords disparates entre lesquels fulgure la différence intensive. L’exemple de la cristallisation vaut ici pour toute individuation, toute fulguration de signe. La différence intensive exige cette ten-

1. Dclcuze, DR, 287. 2. Ibid. 3. Simondon, IGP, p. 68 ; une autre source importante pour l'élaboration de l'asymétrie est Lautman. 4. Dclcuze, DR, 286.

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sion polaire entre les bords : la différence de niveau qui permet la cascade, implique une tension entre les bords, mais aussi une chute qui égalise la différence de potentiel. L’intensité reprend ainsi les caractéristiques de la disparation simondienne : l’individuation comporte ce gain créatif, le surgisse­ ment d’une solution qui permet une nouvelle configuration du champ. L’individuation intensive se produit par disparation entre deux ordres au moins de grandeurs ou deux échelles de réalités hétérogènes entre lesquels se forme un champ problématique objectif, déterminé par la différence entre ces ordres hétérogènes. Dans une formule parfaitement simondienne, Deleuze note que « l’individuation surgit comme l’acte de solution d’un tel pro­ blème, ou, ce qui revient au même, comme l’actualisation du potentiel et la mise en communication des disparates »‘. La mise en communication des disparates définit les « bords » entre lesquels le signe fulgure. Se mêlent ici la physique de l’intensité (la foudre fulgure) et le modèle bergsonien d’un élan vital subissant dans la matière sa propre exténuation (l’écluse chute). Deleuze élabore sa théorie de l’intensité, dans un climat d’abord bergsonien mais qu’il retourne contre Bergson, dont il admet d’autant moins la critique de l’in­ tensité qu’il le considère comme le philosophe des multiplicités par excellence, multiplicités qu’il détermine pour sa part comme nécessairement intensives2. Pour Deleuze, les quantités intensives sont des facteurs individuants. Sans doute la foudre n’est-elle guère bergsonienne : sa rupture discordante se laisse mal concilier avec la persistance de la durée. La différenciation comme maté­ rialisation spatialisante à la Bergson cède donc le pas à la fulguration intensive simondienne. On ne peut pas séparer un état de chose, ici, l’éclair actualisé, du potentiel à travers lequel il surgit : l’opération d’individuation ne doit plus se comprendre sur un mode spatialisant mais énergé­ tique3. Avec la coproduction de l’individu et de son milieu d’indi­ viduation, avec la relation définie comme extérieure et antérieure à ses termes, Deleuze propose une toute nouvelle théorie du rap­ port entre la production du nouveau et l’espace environnant. L’in­ dividuation ne signale plus la retombée d’un élan vital mais Pacte 1. Dclcuze, DR, 317. 2. Dclcuze, DR, 308. 3. Dclcuze, Guauari, QP, 145.

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d’individuation qui coproduit en même temps l’individu et son milieu. Au modèle entropique de Bergson, Dclcuzc substitue alors un modèle écologique (l’individu est toujours associé à son milieu) et disjonctif (individu et milieu sont toujours différents). L’impératif d’une pensée par le milieu n’est donc pas seule­ ment un principe méthodologique pour Dclcuzc, mais bien écolo­ gique : il n’y a ni commencement, ni origine, ni fin à l’actualisa­ tion qu’il faut toujours prendre « entre les bords », par le milieu, comme mise en communication des disparates. Cela implique d’abord l’inséparabilité de l’éclair et de son milieu. « On ne peut pas séparer un état de chose [l’éclair] du potentiel à travers lequel il opère », précisent Dclcuzc et Guattari dans Qu’esl-ce que la philo­ sophie?'. La singularité, chez Deleuze, est indissociable du champ de force qu’elle actualise, du plan d’immanence dont elle s’ar­ rache, comme toute individuation. Il y a là une coproduction, une préhension à la Whitehcad. Toute singularité réclame ainsi une éthologie des forces, une prise en considération du milieu pré­ individuel qui la fait apparaître comme une conséquence, un effet pour le système. L’individualité de l’éclair n’est donc ni première, ni unitaire, mais donnée intensivement comme résolution des disparates qui agitent le champ collectif dont elle procède. Autrement dit, troisièmement, fulgurcr se dit d’une multiplicité. Comme l’éclair fulgure sur le mode du devenir, la différence de potentiel se produit comme devenir « entre » : l’éclair, multiple mais singulier, bref, imprévisible, irréductible à l’histoire qui pré­ cède est un modèle pour le surgissement de l’événement. Il ful­ gure, sans être préfiguré par un enchaînement temporel, une suc­ cession, une prédétermination historique, mais il se produit sur le mode imminent de la crise qui déchire la succession chronolo­ gique. Le zigzag déchire le plan sur lequel il s’enlève en traçant une ligne - non un point -, une connexion, une bifurcation entre points singuliers, dont l’éclat aléatoire signale et résout la diffé­ rence de potentiel par son apparition fulgurante, lumineuse, perceptible. La bifurcation permettait, on s’en sourient, une conception conception non linéaire du devenir. Elle assurait ce modèle non linéaire et non chronologique du temps, échappant à la succession réglée des avant et des après. Pour Deleuze, la différenciation n’est jamais

1. Ibid.

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uniforme, elle ne se produit pas sur le mode unitaire d’une causa­ lité linéaire, mais sur le mode explosif, rhizomatique d’une défla­ gration, produisant d’un seul coup une accumulation de possi­ bles : avec cette reprise puissante de la transduction simondicnne, la bifurcation traduit la restructuration imprévisible du champ, qui devient le point de départ d’une nouvelle restructuration en chaîne. C’est pourquoi Delcuze renvoyait le modèle du temps à ce jardin aux sentiers qui bifurquent, où chaque bifurcation, chaque singularité, comme un point de cristallisation, déclenche de nou­ velles lignes de différenciation. La différence biologique se produit ainsi par actualisation différenciante et prend la forme de séries divergentes, d’une différenciation en gerbe, d’une divergence de divergences1. Le signe qui fulgure nous permet de tenir à la fois les rapports d’actualisation intensifs par lequel le virtuel se résout en actuel, mais aussi la part inaltérable et impassible de différence virtuelle qui insiste et persiste sous l’actualisation. Si l’actualisation et l’indi­ viduation indiquent la différenciation cascadante du virtuel dans l’actuel, la lueur du virtuel éclaire la portion d’actuel, le ciel noir où fulgure l’éclair. La fulguration marque aussi bien l’individua­ tion de l’éclair, que la puissance du virtuel. Elle appartient autant à Chronos, avec son présent des états de choses, qu’à Aiôn, ins­ tant critique, surgissement sur le point de se produire et déjà dépassé, avec son devenir intensif qui esquive le présent. En réalité, elle les noue et marque leur voisinage indiscernable. Non unitaire bien qu’il soit singulier, l’éclair est collectif bien qu’il soit unique, il intervient comme une rupture imprévisible, il est créateur d’existence. Toutes ces déterminations exposent le mode de fonctionnement de l’événement, la manière dont un devenir virtuel s’inscrit dans son milieu historique d’actualisation comme une décharge fulgurante que rien ne laissait prévoir, et qui s’arrache à l’histoire comme devenir intempestif. C’est que le mode du signe, son caractère, est celui de la production du nou­ veau. L’essence temporelle de La recherche partage modestement ce caractère avec tous les signes, aussi triviaux soient-ils. En chaque signe se nouent le devenir de l’événement et l’individuation de l’actuel, rimage-mouvement et l’imagc-temps. Fulgurer vaut donc pour tout acte d’individuation, compris comme actualisation d’un virtuel singulier qui trace dans un I. Delcuzc, 1D, 37 ; Bergson, EC, 100.

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champ de singularités préindividuelles l’apparition d’un phéno­ mène différencié : le signe. Son mode d’actualisation, doit bien s’entendre comme concept physique, non métaphorique. L’éclair résout typiquement une différence de potentiel en traçant dans l’atmosphère sa déchirure, une ligne de bifurcation qui anime les points singuliers que parcourt sa lueur brève, aléatoire. Ce qui fulgure ainsi, c’est une différence d’intensité, qu’il nous faut mainte­ nant préciser, en l’analysant sur le plan de la différenciation biologique, c’est-à-dire de la vie.

3 / LA MEMBRANE, ET LA VIE DANS LES PLIS

Si les analyses que Simondon propose du cristal, de l'individua­ tion et de la disparation sont extraordinaires, son analyse de la vie est encore plus remarquable, indique avec enthousiasme Dcletize dans la Recension. Simondon n’a besoin que de deux conditions spatiotemporcllcs pour définir la vie, une détermination spatiale ou topologiquc, le plissement, et sa conséquence chronogénétiquc, l’instauration d’une temporalité qui s’ourle comme un sillage à la lisière du vivant, et bifurque en se différenciant entre intériorité et extériorité relatives. Cette différence entre l’intérieur et l’extérieur se temporalise en intériorité vécue et en extériorité à venir et actualise le seuil du vivant en dépliant dans le réel la différence entre matière et mémoire. La vie émerge comme un pli dans le tissu de la matière. Il s’agit là d’une reprise inspirée de l’image comme pli de la matière chez Bergson. Pour Dcleuze également, la vie doit pou­ voir être définie sur le plan d’immanence des forces matérielles. C’est bien ainsi que procède Simondon : la vie ne dépend pas de constituants chimiques spécifiques, seulement d’une disposition différente des matières qui n’est pas perceptible sur le plan physico-chimique. La subjectivité vitale n’est rien de plus qu’un arrangement topologique : un plissement spatial se traduit par une chronogenèse. Elle ne surgit pas sous la forme d’une rupture soudaine, de conditions structurelles ou énergétiques spéciales, mais à la faveur d’une simple torsion des matériaux. Elle procède d’une individuation toute spatiale, l’apparition d’un tissu spécifique muni de la propriété chimique de fonctionner comme une limite dotée d’une perméabilité sélective : c’est la membrane. 283

DELEUZE. L’EMPIRISME TR/VNSCENDANTAL

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La membrane se définit à l’aide de deux propriétés impliquant cette différenciation spatiotcmporellc : une porosité sélective, qui laisse passer certains éléments, non tous, ce qui anime la surface en la dotant d’une propriété fonctionnelle métastablc. Mais deuxièmement, propriété encore plus remarquable, cette porosité est polaire. Elle anime sa porosité de manière sélective dans les sens centripète et centrifuge, et laisse passer tels corps ou tels autres en s’opposant de manière sélective au passage de tels autres corps, et cela de manière différentielle dans le sens centripète ou dans le sens centrifuge'. Définir le vivant, c’est décrire, comme le dit Michaux, la vie dans les plis, cet arrangement de la matière qui procède de cette caractéristique fonctionnelle de la membrane de laisser passer certaines substances et non d’autres, et d’organi­ ser l’espace à partir d’clle-mcme, selon l’asymétrie caractéristique du vivant. Ce faisant, elle favorise l’émergence d’une propriété tout à fait nouvelle. En induisant un sens de circulation, la membrane constitue littéralement l’intériorité, elle la crée. C’est pourquoi la membrane ne doit pas être comprise comme une limite inerte, venant border l’intériorité du vivant. En se pola­ risant, elle définit un milieu d’intériorité. Elle ne présuppose aucu­ nement une intériorité constituée, c’est elle au contraire qui diffé­ rencie l’intérieur et l’extérieur, et qui produit cette différenciation sur le mode polaire et simultané du bénéfique et du néfaste. La polarité de la membrane distingue le favorable qu’elle ingère et retient, le défavorable qu’elle évite et rejette. On note à quel point cette analyse entre en confluence avec l’éthologie spinozicnne. La polarité de la membrane, fonctionnelle et active, configure le milieu extérieur autant qu’elle constitue son milieu intérieur. La membrane définit ainsi le saut du chimique au vivant, et favorise l’émergence de cette propriété nouvelle : la différence entre extérieur et intérieur, résultat de son action différenciante. Le pli produit simultanément l’intériorité et l’extériorité, le dedans et de dehors, si bien que le dedans se forme comme « le dehors du dehors »•’, pour reprendre la belle formule que Dclcuze applique à Foucault. La membrane polarisée plisse donc sa pellicule orga­ nique et s’incurve pour que son dehors se retrouve, à l’issue de cette torsion, à l’intérieur d’clle-mêmc, devenue milieu d’intério­ rité. Certains coips extérieurs peuvent passer à l’intérieur, mais 1. Simondon, IGP, p. 223. 2. Deleuzc, F, 104.

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non tous, et une sélection identique distingue les corps du milieu intérieur dont certains seulement migrent vers l’extérieur. La membrane sélective se fait ainsi productrice d’intériorité. Deleuze, lisant Simondon, définit l’intériorité comme topologique, relative et différentielle. Cette intériorité et cette extériorité ne sont pas absolues, mais métastablcs, mouvantes, relatives l’une à l’autre, et leur lisière cutanée est elle-même en devenir, en rela­ tion. La membrane produit ainsi cette dualité polaire des milieux, dont l’intériorité ou l’extériorité restent entièrement relatives, et même qui se déphasent, car le vivant se caractérise par le fait qu’il fait proliférer des milieux intérieurs et extérieurs dans l’organisme, et ne se contente pas du tout d’opposer de manière statique l’inté­ rieur cotporel au monde extérieur. Le corps humain se caractérise ainsi par la diversité de scs espaces intérieurs, les cavités digestives restant extérieures au sang, qui lui-même se révèle relativement extérieur pour les glandes qui déversent leurs sécrétions dans son flux, etc. L’extériorité et l’intériorité ne sont donc pas données comme des états mais entièrement relationnelles. Si donc la substance vivante contenue dans la membrane la régénère, il faut néanmoins définir le vivant par cette membrane, seule capable de produire la distinction mouvante entre l’intério­ rité et l’extériorité parce qu’elle polarise et distingue les substances qu’elle admet ou rejette, dans un sens ou dans l’autre. La mem­ brane définit le vivant, selon la formule de Simondon, « le vivant vit à la limite, sur scs bords », que Deleuze cite avec admiration dans Logique du sens : c’est à l’endroit de la limite, de l’extériorité de la peau, que la polarité caractéristique de la vie se produit comme un aspect de la topologie dynamique qui entretient elle-même sa propre métastabilité. La peau dispose ainsi d’une énergie potentielle vitale propre­ ment superficielle. C’est sur ce mode non métaphorique que la formule célèbre de Valéry, « le plus profond c’est la peau », exprime sa validité, non à cause de l’inversion facile entre surface et profondeur, mais parce que la profondeur est littéralement pro­ duite, exsudée par la peau. Seule la polarité caractéristique de la membrane vivante, la peau, détermine cette différenciation entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérise la vie. Cette perméabilité à sens unique existe sans doute au plan chimique, mais elle caracté­ rise la vie comme transduction continuée. Le cristal se polarise une fois pour toutes, alors que la membrane se repolarisc conti­ nuellement. L’individu se définit dans tous les cas comme un sys-

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tème de transduction mais, si cette transduction devient indirecte et hiérarchisée dans les systèmes biologiques complexe, elle reste directe et à un seul niveau dans les systèmes physiques. Le cristal n’est transductif que sur ses bords, là où se poursuit la cristallisa­ tion. de sorte qu’il porte son extériorité sur sa couche externe, alors que «l’intériorité et l’extériorité sont partout dans l’être vivant1 ». Il en découle une deuxième conséquence toute aussi forte. En séparant l’intériorité de l’extériorité, la membrane polarisée diffé­ rencie les flux de temporalité et crée l’intériorité du temps vécu. Si la polarisation de la membrane caractérise le vivant, elle n’est pas seulement topologique et spatiale, mais chronogénétique, elle pro­ duit du temps. La pellicule polarisée, en distinguant l’intériorité de l'extériorité, sépare comme deux sillages les ourlets de la tempora­ lité du rivant. Le présent surgit à l’extérieur de la membrane, favorable ou nuisible, il déclenche l’action et survient sur un mode à venir. Ce qui se présente à l’extérieur peut être assimilé ou non, léser ou non l’individu rivant : l’extériorité induit des conduites d’assimilation ou de rejet, et provoque la rencontre avec un à venir. Le futur dépend de l’action, et se scinde entre le favorable et le défavorable, l’utile et le nuisible. Tandis que ce qui reste pris dans l’intériorité, c’est la mémoire organique du vivant, son iden­ tité vitale, sa formule de répétition, le passé. D’où la formule remarquable de Simondon, que Dclcuze cite souvent : « Au niveau de la membrane polarisée s’affrontent le passé intérieur et l’avenir extérieur. »2 L’avenir et le passé se croisent topologiquemcnt des deux côtés de la membrane, dont ils distinguent l’envers et l’endroit. Au niveau de la peau se distinguent topologiquemcnt l’intérieur et l’extérieur, lisière qui s’avère aussi chronogénétique, créatrice de temps, qu’elle l’est de l’espace. Kant avait bien tort d’inscrire l’es­ pace et le temps comme ordre des sens interne et externe et formes a priori de la subjectivité transcendantale, car, s’il s’agit de formes en effets, elles sont matériellement produites par la metastabilité sensible de la membrane, sa polarité de tissu vivant. Pour Deleuze, cette analyse de Simondon reprend l’image bergsonienne et son individuation quasi spinozicnnc, en composi­ tion de rapports de forces (perception et action extensives), et en 1. Simondon, /GP. p. 159. 2. Simondon, /GP, p. 226 et LS, 126.

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variation de puissance (affection intensive). La différence entre passé et avenir, purement fonctionnelle, ne s’inscrit dans le vivant que sur ses bords, sur son pli. La temporalité du vivant n’est nulle­ ment continue, unitaire ou durable mais ourle dans le cours du temps ces différentes temporalités phasées que sont le passé inté­ rieur et l’actuel présent extérieur. Le tissu vivant produit du temps, favorise ce faisceau de lignes temporelles divergentes : passé et avenir se distinguent en fonction d’une pure localisation. L’avenir se concentre dans l’extérieur relatif, tandis que le passé subsiste dans l’intériorité relativement durable de l’orga­ nisme. Avec cette analyse, Dclcuze marque à quel point il faut entendre le caractère spatial et temporel de l’individuation vitale en un sens fort. En séparant un milieu relatif extérieur d’action à venir et un milieu relatif subsistant d’affection, le vivant produit une pluralité, une différenciation de temporalités. Delcuze com­ pose alors Simondon avec Bergson et avec Nietzsche. Tandis que la lisière de la peau, le contact sensible s’avère créateur de tempo­ ralité, la profondeur organique condense de la mémoire : l’intério­ rité, captant la durée, devient un condensateur temporel, un piège à temps. Cette séparation topologique créatrice d’intériorité et d’extério­ rité rend compte du traitement complexe que Deleuze fait subir à la distinction stoïcienne entre les corps et les incorporels, qu’il réinvestit dans Logique du sens. Les incorporels stoïciens, rétifs à l’opposition platonicienne entre intelligible et sensible, ménagent une présence de l’incoqjorel dans une théorie qui n’admet comme seules réalités que les corps. C’est pourquoi Deleuze s’y intéresse, pour tracer la différence entre la profondeur des corps et les évé­ nements incorporels qui jouent seulement à la surface. U en découle une nouvelle répartition entre les corps et les effets, entre les causes corporelles et les effets incorporels : c’est en cela que les Stoïciens procèdent au premier grand renversement du plato­ nisme. Mais où faire passer cette nouvelle répartition entre les causes et les effets de surface ? L’idéalité possible remonte à la sur­ face et dégorge son efficacité causale et spirituelle, pour se faire événement incorporel, idéel, « ce qui vient de se passer et ce qtti va se passer, jamais ce qui se passe »'. « C’est en suivant la fron­ tière, en longeant la surface qu’on passe des corps à l incorpo-

1. Dclcuze, LS, 17.

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rel » : telle est la découverte de Paul Valéry, que Dclcuze présente ici en petite fille stoïque, Alice carrollicnne parcourant topologiquement la bordure de l’événement1. « Les événements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur les bords. »-’ Ce bord de l’événement, surface de démarcation entre le virtuel et l’actuel, reçoit une nouvelle fonction dans l’analyse, et rend compte d’une lisière, qui ne passe plus entre l’intériorité et l’extériorité physique de la membrane, mais bien entre l’intériorité psychique et l’exté­ riorité perçue et corporelle. La membrane simondicnne est ainsi détournée par Dcleuze pour expliquer le sens comme ce qui pro­ duit la différence entre extériorité des états de corps et intériorité de l’événement incorporel. De même que la membrane produit la différence topologique entre extérieur à venir et intériorité passée chez Simondon, le sens, pour Deleuzc, détermine la différence entre l’extériorité des corps et l’intériorité incorporelle de l’événement pur. Ce montage complexe entre la théorie simondicnne, et la théorie stoïcienne des incorporels détermine la théorie du sens que Deleuzc propose dans Logique du sens. Le sens reprend la fonc­ tion chronogénétique de la membrane : « Les choses et les propo­ sitions sont moins dans une dualité radicale que de part et d'autre d’une frontière représentée par le sens », écrit Deleuzc3 : le sens est une « frontière », il agit à la manière d’une membrane. C’est pourquoi il ne faut pas le prendre à tort pour l’un des termes de la dualité qui oppose les choses aux mots, les états de corps aux pro­ positions, mais qu’il faut le tenir au contraire pour la frontière, c’est-à-dire « le tranchant ou l’articulation de la différence entre les deux »4. Comme l’événement, le sens a la propriété d’ourler et de sépa­ rer le corporel actuel du virtuel pensé. Cela explique la distinction instituée par Deleuze entre profondeur physique et surface méta­ physique dans Logique du sens : la profondeur hodologique cl sexuelle du physique, le devenir-fou de la profondeur se distin­ guent de la surface métaphysique ou cérébrale. D’une part, le sens articule et distingue les choses et les propositions, et marque aussi 1. 2. 3. 4.

Dclcuze, Dclcuze, Dclcuze, Dclcuze,

LS. LS, LS, LS.

20. 16-19. 37. 41.

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s

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la distinction entre le sens et l’état de chose, de l’autre, cette dis­ tinction entre régime intellectuel et régime corporel ne passe plus par la distinction platonicienne entre l’idée et la matière. La plu­ ralité des temporalités exige que la distinction s’inscrive mainte­ nant entre Chronos, présent des états de chose ou devenir-fou des profondeurs, et Aiôn, temps métaphysique des surfaces, tempora­ lité virtuelle du futur et du passé. « Il appartient donc à l’Aiôn, comme milieu des effets de surface ou des événements, de tracer une frontière entre les choses et les propositions. » Cela explique que le sens puisse être dit « la même chose que l’événement, mais cette fois, rapporté aux propositions »'. Ainsi la lisière du sens dis­ tingue-t-elle la désignation des choses et l’expression du sens, les opérations sur les corps et les événements incorporels. La distinction de ces deux temporalités permet de revenir sur les trois synthèses subjectives de Différence et répétition, en relevant le traitement opéré sur le temps bergsonicn de l’image, l’imagemouvement présent du coips, et l’image-temps du virtuel. Le temps de Chronos correspond maintenant au présent des corps, mais aussi à la présence corporelle, c’est-à-dire à ce que Bergson comprend comme retombée de l’élan vital, comme spatialisation doxique, arrêt sur image, distinction des objets, prise que la cons­ cience entend avoir sur les choses. Pour Deleuze, le monde de Chronos est celui des coips au présent, et le présent se caractérisa par le fait qu’il est le temps des mélanges et des incoiporations, qu’il mesure l’action des coips ou des causes. Mais pour Deleuze, comme pour Bergson, être présent, serait être, c’est-à-dire arrêter, figer le devenir. C’est pourque Deleuze oppose Aiôn à Chronos, Aiôn qui ne figure plus le temps du présent, de la compacité des corps et de la prise active solidi­ fiant le devenir, mais la double gerbe du passé et de l’avenir, sil­ lage chronogénétique ouvert par la membrane. Le présent, c’est l’action, l’image-action qui se saisit du réel en le transformant en choses ; le réel s’ourle autour de la membrane, et bifurque autour de la surface métaphysique de cet événement pur: le virtuel, à venir et passé, qui n’est jamais actuel. À l’Aiôn revient le rôle de la membrane : celui de séparer les effets de corps et les effets de sens, le coips et le langage, l’événement et sa proposition (l’événement pris en cette acception désigne la part du réel par opposition à

1. Deleuze, LS, 194-195.

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l’ordre symbolique du langage, l’ordre des causations et non celui des expressions). Chronos c’est l’actuel, Aiôn, le virtuel : le virtuel conjure la viscosité de l’actuel dans la surface métaphysique, effets de surface : « il appartient à l’Aiôn, comme milieu des effets de surface ou des événements de tracer une frontière entre les choses et les propositions » : l’argument simondien est déporté par Deleuze de la membrane pelliculairc organique vers la surface métaphysique qui sépare les mots et les choses. Voilà pourquoi dans Logique du sens, la surface se fait le lieu paradoxal du sens : les signes ne prennent sens que lorsqu’ils sont pris « dans l’organisation de surface qui assure la résonance entre deux séries (deux images-signes, deux photos ou deux pistes», écrit Deleuze' : cette reprise littérale de la disparation simon­ dienne s’applique désormais au sens, comme surgissement d’un événement singulier.

4/CHAMP TRANSCENDANTAL, SINGULARITÉS, TEMPORALITÉS

1

Nous sommes désormais en mesure de définir ce champ trans­ cendantal impersonnel et préindividuel, qui commandait l’empi­ risme transcendantal depuis le début, et le concept de singularité qui contribue à sa définition. Dans la série « Des singularités » de Logique du sens, Deleuze énumère les caractères qui permettent de définir un tel champ sans passer par la position de la conscience. Le champ transcendantal devait répondre à ccs deux conditions : ne pas ressembler au champ empirique correspondant, faute de réitérer l’erreur kantienne qui décalque le transcendantal sur l’empirique, sans pour autant sombrer dans l’indifférencié. C’est ce que permet le concept de virtuel : le champ transcendantal pré­ sente une différence parfaitement structurée sans pour autant préfigurer le donné empirique, ni emprunter la figure transcen­ dante d’une conscience subjective personnelle, trouant le plan d’immanence. La définition simondienne de l’individuation indique à Deleuze comment éviter l’hypothèse de la conscience en remplaçant le transcendant subjectif par des émissions de singularités parfaite­ ment différentiées (avec un Z), qui lui permettent de produire un I. Deleuze, LS, 126.

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champ transcendantal impersonnel ou prépersonnel. Ces singula­ rités se produisent comme les conditions, la « raison transcendan­ tale » des individuations et des subjectivations humaines et ren­ dent compte de « la genèse des individus et des personnes ». Elles repartissent selon un potentiel, où Ton reconnaît la disparation se répartissent métastable simondicnnc, « qui ne comporte par lui-même ni Moi ni Je, mais qui les produit en s’actualisant ». Avec cette analyse Delcuze tient donc sa constitution transcendantale des figures psy­ chiques, puisque les individuations corporelles, les subjectivations inconscientes et langagières ne ressemblent pas à leur milieu préindividuel d’individuation. On mesure à la fois ce que l’analyse doit à Simondon et la manière dont Deleuzc le réinvestit de manière inventive. La théorie de l’individuation lui permet de définir les singularités comme des événements qui correspondent à des séries hétéro­ gènes qui « s’organisent en un système ni stable ni instable mais "métastable”, pourvu d’une énergie potentielle où se distribuent les différences entre séries »', précise Deleuzc. Autrement dit, en distinguant le milieu métastable de l’énergie potentielle, et l’actua­ lisation individualité, Deleuze tient sa constitution transcendan­ tale, mais il utilise la disparation simondicnnc pour un tout nouvel objectif, que Simondon ne poursuivait pas : celui de la consti­ tution d’un empirisme transcendantal. Pour garantir cette genèse, transcendantale mais empirique, des individus et des sujets, Delcuze distingue le plan de l’événe­ ment « pur », champ transcendantal problématique, bien defini mais virtuel, et son cffectuation individualisante ou subjective. Le transcendantal ne prend pas la forme d’un sujet ni d’un individu, pas plus que l’actuel ne ressemble au virtuel (seul le possible, on s’en souvient, ressemble au réel). Delcuze relit Simondon en le recadrant à l’aide de cette distinction que l’analyse simondicnnc n’impliquait pas : l’énergie potentielle correspond à la Différence transcendantale, c’est-à-dire au virtuel, tandis que l’individuation actualise le plan virtuel sous une forme empirique donnée. Le gain de l’analyse, c’est que le plan anthropologique des individus sujets, la formc-Hommc se retrouve du côté des différenciations et des individuations et n’a plus besoin d’être présupposée comme une forme transcendante, préexistant à l’actualisation.

I. Delcuze, ZA, 125.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

L’analyse simondienne de la disparation et de la modulation permet de comprendre l'individuation comme une véritable créa­ tion. Simplement, cette création est en même temps une cffectuation, une différenciation. En reprenant l’individuation dans le cadre de la dualité de l’actuel et du virtuel, Deleuze n’a plus besoin de contenir l’individuation entre les bornes du Petit et du Grand : la triade du préindividuel, de l’individttc et du transindivi­ duel laisse la place à la dualité du virtuel préindividuel, milieu d’individuation, et de l’actuel, résultat de l’individuation. L’indivi­ duation, chez Deleuze, devient la frontière mouvante entre le virtuel et l’actuel. Grâce à ce déplacement important, Deleuze fait de Simondon l’auteur qui favorise « une nouvelle conception du transcendan­ tal », et réforme à son tour le projet kantien en proposant la pre­ mière théorie rationalisée des singularités, qui permet d’expliquer la genèse de l’individu vivant et du sujet connaissant. Cette nou­ velle conception du champ transcendantal repose sur cinq déter­ minations, que nous pouvons maintenant reprendre une à une : l’énergie potentielle du champ, la résonance interne des séries, la surface topologiquc des membranes, l’organisation du sens et le statut du problématique1. Le premier critère est typiquement simondien : la différencia­ tion doit s’entendre comme une production asymétrique à partir d’un milieu préindividuel métastable, qui présente une différence de potentiel, une certaine charge intensive. Cette énergie poten­ tielle du champ, que Simondon nomme un système probléma­ tique. permet à Deleuze d’effectuer un rapprochement, virtuose et nécessaire, avec la problématique des mises en séries structurales. Il s’agit bien en réalité du même problème, qui considère le virtuel soit sous l’axe de la différenciation intensive (l’axe qui concerne l’individuation), soit sous l’aspect de la répartition structurale de points de singularité (l’axe structural de la différentiation). Deleuze utilise donc la singularité, qui servait à Simondon de condition de la disparation, comme mise en résonance des séries, et lui donne une fonction différenciante, au sens du Signifiant que nous avons analysé plus haut. La singularité se définit donc à la fois comme ce qui conduit une actualisation (le germe de cristalli-

1. Deleuze, LS, 124-126.

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sation chez Simondon) et comme ce qui permet aux séries hétéro­ gènes de « prendre », de s’organiser en système. Cela lui permet de comprendre la singularité comme « le point de départ d’une série qui se prolonge sur tous les points ordinaires du système jus­ qu’au voisinage d’une autre singularité ; celle-ci engendre une autre série qui tantôt converge, tantôt diverge avec la première »'. Ces séries intensives de facteurs individuants s’incarnent ou se différencient en s’individuant. Dcleuze peut donc penser l’énergie potentielle simondienne sur un mode non seulement physique et intensif, mais aussi sur un mode structural singulier (nous le vérifierons en analysant frontalement l’idée comme problème). À ce titre, le champ transcen­ dantal virtuel, préindividuel et impersonnel explique la genèse des individus et des sujets, grâce à celte théorie des singularités, que Dclcuzc définit à la fois comme potentiel différenciant et comme détermination différentielle. Ce sont les singularités qui se répartissent dans un potentiel d’actualisation que Dcleuze nomme un événement pur. On se souvient que l’événement ne se confond pas avec son état de chose, et que Delcuzc écarte à la fois la confusion dogmatique entre l’événement et l’essence, mais aussi la confusion empiriste entre l’événement et l’accident, l’état de chose. L’événement désigne ainsi la part virtuelle. Il est donc pur, c’est-à-dire non empirique, non actuel, et « impassible », non affecté par sa réalisation empirique. Les singularités «jouissent d’un processus d’auto-unification, toujours mobile et déplacé », qui permet de les constituer en série. Chaque singularité est source d’une série, et cela montre en réalité que toute singularité est une multiplicité, de sorte qu’il est indiffé­ rent de dire une ou plusieurs singularités, de même qu’il est indif­ férent de dire une ou plusieurs multiplicités : la singularité est tou­ jours singularité de singularités comme la multiplicité est toujours multiplicité de multiplicités (la machine sera définie de la même manière). On se souvient qu’une série est toujours série de séries, et que chaque point de chaque série, peut en fonction du lancer aléatoire, devenir point de bifurcation, point où les séries diver­ gent. La singularité permet donc d’expliquer cette svnthèse de l’hétérogène, synthèse disjonctive qui génère les individuations

1. Dclcuzc, DR, 356.

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sans passer par une condition de ressemblance ou de préformaüon : « c’est seulement une théorie des points singuliers qui se trouve apte à dépasser la synthèse de la personne et l’analyse tic l’individu telles qu’elles sont (ou se font) dans la conscience »'. Pourquoi ? Parce que les singularités sont un potentiel dont l’ac­ tualisation - qui produit la subjcctivation du Je et l'individuation du Moi - ne ressemble pas au potentiel effectué. L’actualisation des personnes et des individus procède selon cette double synthèse disjonctive, de sorte que les singularités correspondent à cette « quatrième personne du singulier » dont parle Ferlinguetti, ni individuelles, ni personnelles. Ce sont elles qui assument la réforme du transcendantal, et qui apparaissent comme les vrais « événements transcendantaux »2. Il nous reste à préciser comment les singularités déclenchent la genèse des individus et des personnes. Cette distinction, qui réac­ tualise celle du Moi et du Je pense, distingue l’individuation des corps et la subjcctivation des esprits : l’état de choses des corps indiriducs et la formation subjectivante des pensées ne sont pas équivalents pour Deleuze. L’individuation s’applique en premier lieu à la formation des corps, des membranes, des individus biolo­ giques, qui se subjectivcnt en passant par les synthèses incons­ cientes et sociales qui configurent la pensée et régissent l’entrée dans le monde du langage signifiant et des modes de subjectivation sociaux. Deleuze distingue donc individus et subjectivités, mais la formation d’un sujet humain croise bien entendu l’individualité des corps avec la subjcctivation des esprits. La deuxième condition du champ transcendantal concerne le différenciant qui fait résonner les série et déclenche l’individua­ tion. Cela montre comment Deleuze injecte l’analyse simondicnnc au répertoire structural du différenciant, nouant les séries signifiantes et signifiées. La résonance interne, qui caractérise, on s’en sourient, la manière dont un signal devient information pour Simondon, sert à définir ce différenciant, ou « précurseur sombre », qui assume la fonction du signifiant selon Lévi-Strauss ou Lacan, et permet aux séries signifiantes et signifiées de se conjuguer entre elles3. La membrane rivante et sensible, qui pola1. Dclcuzc, LS. 125. 2. Dclcuzc, LS, 124. 3. Nous reviendrons sur ce problème en analysant le dis/tars au chapitre suivant.

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risc l’intérieur et l’extérieur pour Simondon, se connecte avec la feuille bifacc du signifiant et du signifié, qui distingue le recto et le verso du sens. Dcleuzc intègre ainsi cette proposition structurale comme une condition de la pluralité des séries, qui ne peuvent résonner, c’est-à-dire être mises en série que grâce à l’introduction du différenciant, de l’élément paradoxal qui les fait résonner ; cet élément doit être compris comme le dispars, le quelque chose - x que nous avons vu à l’oeuvre pour définir la structure. La Diffé­ rence avec majuscule est comprise par Dcleuzc comme ce qui produit cette différenciation entre les séries, qui permet de distin­ guer les séries signifiées des séries signifiantes, grâce au précurseur sombre, le dispars différenciant. La résonance interne des séries indique également comment Dclcuzc se sépare de Simondon, critique son évolutionnisme larvé posant la disparation entre les bornes du préindividuel et du tran­ sindividuel. En appliquant à la disparation simondicnne le schème structural lévi-straussien des séries toujours plurielles et du signi­ fiant flottant différenciant les séries, Dcleuzc élabore sa rupture conceptuelle avec Simondon. Pour comprendre comment se forment les subjcctivations humaines, qui cumulent l'individuation physique, biologique et psychique, il faut envisager les trois derniers critères. Notons en passant que ces critères se présentent sans solution de continuité si bien que la conscience et le social apparaissent comme des indivi­ duations très complexes, mais non comme une rupture dans le champ physique des individus - comme le voulait Spinoza. La troisième condition concerne la surface topologiquc des membranes. Après la lecture de Simondon que nous venons d'ef­ fectuer, cette expression n’est plus mystérieuse. Singularités et potentiels sont affaire de surface. C’est en ce sens précis que les sin­ gularités sont des potentiels, non des possibles préexistants, mais des charges disparatives qui peuvent ou non déclencher des indivi­ duations, comme on l’a constaté avec la cristallisation. « Tout se passe à la surface dans un cristal qui ne se développe que sur les bords. »' Pourtant, Simondon distinguait l’individuation cristalline et organique, en précisant que seule la première est de surface. Delcuze reprend la distinction simondienne entre la membrane organique et le cristal pelliculairc et argumente ainsi : on pourrait

1. Dclcuzc, LS, 125.

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croire que seul le cristal se développe en surface, car il ne possède d’individuel que sa couche externe où se produit la cristallisation. C’est sur cette lisière uniquement que les dimensions de l’extério­ rité et de l’intériorité s’affrontent. L’individualité du cristal n’opère que sur scs bords : on pourrait vider un cristal de sa substance sans arrêter sa croissance. Son individualité de surface se cantonne sur sa zone d’accroissement, et ne prend pas dans l’intériorité du corps, pas plus qu’elle ne produit son intériorité comme mémoire. Le rivant, lui, produit son intériorité comme une condensation temporelle : son identité est sa mémoire. Dans le cristal, le passé ne sert à rien, le temps successif n’est pas condensé. C’est pourquoi Delcuze distingue, avec Simondon, le cristal, qui « ne se développe que sur scs bords » et l’organisme, qui se recueille dans son espace d’intériorité tout comme il ne cesse de s’épandre à l’extérieur par assimilation et extériorisation. Pourtant, comme le montre l’ana­ lyse de la membrane, l’intérieur et l’extérieur n’ont de valeur bio­ logique que par cette surface topologique de contact, de sorte que partout, la surface prédomine. De plus, la surface n’est pas affaire de localisation, de même que l’énergie superficielle de la peau n’est pas localisée à la surface, pas plus que l’inconscient n’est localisé en un endroit du psychisme, mais est liée à la capacité de la mem­ brane de se polariser et de se repolariser. Ainsi, le vivant rit à la limite de lui-même, sur sa limite qui sépare et distingue l’intérieur et l’extérieur. La résonance interne des séries détermine les différents carac­ tères du sens dans Logique du sens : inconscient, impassible, à la sur­ face. Car, et c’est la quatrième condition, le sens présente une neu­ tralité et une impassibilité qui lui viennent de sa position de surface, parce qu’il « survole les dimensions suivant lesquelles il s’ordonnera de manière à acquérir signification, manifestation et désignation » écrit Dcleuze, reprenant la définition simondienne de l’informa­ tion, comme « la signification qui surgira lorsqu’une opération d’individuation découvrira la dimension selon laquelle deux réels disparates peuvent devenir système »'. Cette impassibilité et cette neutralité sont essentielles pour définir le sens comme ce qui surgira si une organisation de surface assurant la résonance entre série des coips et série des propositions, produit par disjonction violente son surgissement. Le sens surgit comme création.

1. Simondon, IGP, p. 29; LS, 127.

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C’est pourquoi, cinquièmement, le monde du sens a pour sta­ tut le problématique : Deleuzc substantific au masculin le problé­ matique que Simondon notait au féminin, et suivant Simondon, le considère comme événement pur, champ métastablc d’individua­ tion des singularités. Le problématique, le champ problématique, sur lequel nous reviendrons au terme de notre analyse de l’idée, permet de définir le champ transcendantal réel, fait de singulari­ tés, qui produisent des individuations, comme un champ virtuel bien différentié, capable de drames, d’événements idéaux - de problèmes, qui font surgir le sens comme une réponse. Ainsi Deleuzc peut-il définir un monde de singularités noma­ des, qui ne sont plus ni individuelles, ni personnelles et qui ne se confondent pas avec un abîme indifférencié. Les individus se cons­ tituent au voisinage des singularités. Le champ transcendantal réel est fait de cette topologie de surface, de ces singularités nomades, impersonnelles et préindividucllcs1.

1. Deleuze, LS. 133.

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CHAPITRE XII

DIFFÉRENCE ET INTENSITÉ

La théorie de la disparation problématique commande le statut de la modulation, et prend dans la philosophie dcleuzienne une place de plus en plus importante car elle rend compte des rap­ ports entre sensation et pensée, c’est-à-dire de la manière dont la pensée surgit sous la pression du signe. La disparation se produit à l’interstice du sentant et du senti, à l’interstice des facultés portées à leur usage transcendant, c’est-à-dire à leur limite. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre cette limite comme une disparation objective, une constitution réci­ proque et disjointe de l’expérience réelle et de la faculté portée à son exercice transcendant, produisant l’individuation de la pensée sous la violence de l’effet sensible (le signe). Cette disparation pro­ blématique s’applique à toute individuation de sensation et de pensée, mais l’esthétique transcendantale devait, pour Dcleuze, rendre compte de la création de pensée, des opérations spécifiques de l’art et expliquer le recours à La recherche du temps perdu sans pas­ ser par un usage allégorique de la littérature. L’empirisme devient en effet transcendantal lorsque l’esthétique se fait une discipline « apodictiquc » qui « porte sur l’être meme du senti », comme l’énonce Deleuzc dans Différence et répétition'.

1. Dclcuze, DR, 80.

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1 / LA MODULATION : SIMONDON, CRITIQUE DE KANT

Comment Proust poussc-t-il le langage à sa limite qui lui per­ met de conserver et de reproduire une sensation, Combray, tel qu’il n’a jamais été vécu, mais tel qu’il subsiste en soi ? Le pro­ blème, comme il est posé maintenant, n’a plus rien de spécifique­ ment littéraire. Non seulement il concerne n’importe quelle cap­ ture de forces, comme Deleuze définit l’art, par exemple la peinture de Francis Bacon, mais encore, la disparation probléma­ tique, permet de définir le rapport entre l’individuation matérielle et la subjectivité virtuelle qui l’affecte, la bouleverse et la commet à penser l’impensable, l’Ouvert, ce qui résiste à la pensée. De même que la disparation permet de théoriser la perception sensible, mais se trouve élargie par Simondon au rang de concept qui rend compte des phases de l’être, de même l’esthétique selon Deleuze concerne la définition du sensible et la création de pensée en même temps. Poser ainsi le problème en termes de disparation permet de surmonter ce que Deleuze nommait en 1966 la dualité insurmontable de l’esthétique, scindée entre une théorie de la sen­ sibilité comme forme spatiotemporelle objective de l’expérience possible, et une théorie de l’art comme capture de l’expérience réelle, mais saisie sur le bord décevant et sentimental d’une philo­ sophie de la réception. On reconnaît dans cette alternative la dua­ lité kantienne entre l’esthétique comme théorie de la sensibilité, esthétique transcendantale qui occupe la Critique de la raison pure, et l’esthétique issue de Baumgarten, qui qualifie l’effet produit par la beauté d’une représentation dans la Critique de la faculté de juger. C’est dans ce cadre kantien, nous l’avons vu, que Deleuze accueille la théorie de la modulation simondienne, et qu’il redéfinit le rapport de la pensée et du sensible en termes de disparation. Revenons sur cette dualité déchirante de l’esthétique kan­ tienne, pour établir comment Deleuze entend résoudre le pro­ blème. Kant scinde l’esthétique en même temps qu’il la constitue en domaines irréductibles, théorie du sensible et théorie de l’art, parce qu’il pose le rapport de la pensée et du sensible sur le mode de la représentation. Il se donne donc les sensations toutes faites comme matière de l’intuition, en les rapportant seulement abstrai­ tement à la forme a priori de la représentation et il réduit la sensa300

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lion à une simple réceptivité qu’il oppose à la spontanéité catégo­ rielle. Les formes a priori de l’expérience, catégories de l’entendement, et formes a priori de la sensibilité, puisqu’elles sont abstraites de la matière de la sensation, ne peuvent plus définir alors que les conditions d’une expérience seulement possible. Ce faisant, Kant coupe les deux parties de l’Esthétiquc, sépare l’élé­ ment objectif de la sensation de l’élément subjectif du plaisir et de la peine. En opposant la matière de la sensation, reçue passivement, à la spontanéité de la forme catégorielle, Kant ne pouvait retenir du réel que sa conformité à l’expérience possible tandis que la théorie du beau, en prise quant à elle avec la réalité de la sensation, ne la recueillait plus que sous la forme de l’élément subjectif de la représentation. C’est en cela que la théorie kantienne du transcen­ dantal restait assujettie à la représentation : séparant la forme transcendantale de la matière sensible, elle ne déterminait plus que les conditions d’une expérience possible, et non celles de l’expérience réelle. Or Dcleuze montre, avec Bergson, que le possible n’est jamais qu’une idée générale, abstraite et représentative, incapable d’ex­ pliquer sa propre genèse, et qui se calque implicitement sur l’em­ pirique. Il faut bien que tel ensemble de conditions soit d’abord empiriquement donné pour que la pensée abstraite puisse rétros­ pectivement en soustraire quelques-unes et déclarer après coup : telle autre configuration aurait été possible. Kant, « prodigieux » inventeur du transcendantal1, se soumettait donc à la doxa repré­ sentative en reproduisant l’opposition de la matière passive et de la forme active. Il scindait l’esthétique en la fondant sur ce qui ne peut être que représenté dans le sensible, et en concevant les rap­ ports de la pensée et du sensible à travers l’opposition de la forme et de la matière. Cela permet d’expliquer pourquoi c’est précisément de Proust que Deleuze attend pour la philosophie la réforme de l’image de la pensée, c’est-à-dire la solution de l’empirisme transcendantal, quit­ tant « le domaine de la représentation pour devenir "expérience”, empirisme transcendantal ou science du sensible »2. L’expérience littéraire, l’art comme expérimentation actualisent ce que la philo­ sophie n’arrive pas à effectuer pour son compte sans s’instruire de 1. Dclcuzc, DR, 176. 2. Dclcuzc, DR, 79.

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l’expérience de l’art. Non que l’art promette à la philosophie une réalisation de la pensée qu’elle serait constitutionnellement inapte à exercer. Mais la philosophie qui pense l’art réussit à prendre en compte la rie de la pensée, que son propre mode idéationnel recouvre le plus souvent : illusion objective de la pensée, que le recours à l’art dissipe. C’est pourquoi le rôle de l’art s’avérait cru­ cial et paradoxal. En déterminant les conditions de l’expérience réelle, les deux sens de l’esthétique sc rejoignent, « au point que l’être du sensible se révèle dans l’œuvre d’art, en même temps que l’œuvre d’art apparaît comme expérimentation »*. L’œuvre d’art sc fait expérimentation du sensible, sur le sen­ sible parce qu’elle opère une création de sens, et qu’elle force à penser. Pour Deleuze, ce qui force à penser est l’objet d’une ren­ contre irruptive, violente et empirique - vitale, non d’une récogni­ tion : la pensée se produit dans la rencontre hétérogène avec le Dehors, et non dans l’élément de la pensée (récognition). L’objet de la rencontre fait naître la sensibilité dans le sens, et ce qui est donné, ce n’est pas le divorce entre une matière amorphe et une forme ride, mais un signe, l’être du sensible, ce par quoi le donné est donné. L’objet de la rencontre, le signe porteur de problème, se produit par disparation, et le sens qu’il produit ne lui préexiste pas, mais résulte, comme le dit Simondon, d’une actualisation créatrice et problématique, qui ne surgit qu’au futur, en se survo­ lant elle-même. Le sens ne se définit pas comme idéalité discur­ sive, mais comme résolution de problème, comme « la significa­ tion qui surgira lorsqu’une opération d'individuation découvrira la dimension selon laquelle deux réels disparates peuvent devenir système »2. La signification ne préexiste nullement à cette mise en tension, et se trouve réellement constituée par disparation qui met en communication ces deux réels, qui sinon n’entretiendraient pas de rapports en soi. En mettant en jeu la disparation de la pensée et du sensible, Proust ne fonctionne pas autrement que la philosophie, mais pré­ sente cette disparation sur un mode plus net, moins contestable, en somme plus pédagogique pour la philosophie. L’esthétique, théorie du signe, théorie des rapports de la pensée et du sensible, ouvre donc la voie en exigeant que l’on repense les conditions de l’opposition de la matière et de la forme. La modulation intervient 1. Dclcuzc, Z)/?, 94. 2. Simondon, /GP, p. 29.

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comme critique explicite de toute doctrine hylémorphique, qu’il s’agisse de la séparation aristotélicienne de la forme et de la madère dans la sensation, ou de la séparation kantienne entre matière amorphe, grandeur intensive et forme de la sensibilité. Simondon refuse qu’on cherche à « saisir la structure de l’être sans l’opération et l’opération sans la structure »' - exactement comme Delcuzc exige qu’on pense ensemble structure catégorielle et genèse de la pensée dans la rencontre sensible. La pensée représentative dont Dclcuzc administre la critique dans Différence el répétition consiste donc en une pensée qui scinde structure et opération, et qui s’interdit de comprendre le processus qu’elle met elle-même en œuvre en s’actualisant, autant qu’elle méconnaît les individuations réelles. Partout, elle disjoint la forme active conditionnante et la matière informe. Pour saisir le procès de la connaissance, autant que les formations matérielles, vitales ou technologiques, il faut, dit Simondon, se placer au milieu - sur ce point également, l’affinité entre Simondon et Delcuzc est vrai­ ment remarquable - de ce que la pensée hylémorphique disjoint, à l’interstice entre cette forme et cette matière seulement abstrai­ tes qu’elle sépare et dont l’opposition ne résiste pas au moindre examen concret d’une opération d’individuation, naturelle ou technique. Le mérite de l’application par Dcleuze de la modulation simondicnne à la création permet de s’installer au milieu des oppositions qui déchiraient l’esthétique, sans les surmonter sur un mode hégélien, mais en les posant dans leur différence consti­ tuante comme le point indiscernable de l’objectif et du subjectif, de l’imaginaire et du réel2. Le signe unit les deux branches de l’es­ thétique, à condition de se libérer de sa tutelle linguistique et de cesser d’être réduit par analogie à un énoncé. Tous les types de signes sont ainsi théorisés par Deleuzc comme « la modulation d' l’objet lui-même »3, c’est-à-dire comme une différenciation, selo laquelle une matière signalétique, non linguistique mais capabl d’effets sur la sensibilité, « comporte des traits de modulation de toute sorte »*. 1. L’expression sc trouve dans Simondon, L'individuation psychique et collective. op. cil., p. 148. 2. Dclcuzc, 1T, 16-31. 3. Delcuzc, IT, 41. 4. Delcuzc, IT, 43.

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2 / L’INTENSITÉ

L’intensité s’élabore d’abord comme concept physique : Deleuze s’appuie sur la différence de potentiel chez Rosny et sur la disparation chez Simondon'. L’asymétrie lui permet de coupler la disparation et la transduction simondicnnes avec l’analyse kan­ tienne des Anticipations de la perception, qui comprend la réalité de la sensation (realitas phœnomenon) comme une grandeur intensive. Chez Kant, tous les phénomènes, anticipés selon la catégorie de la qualité, sont, du point de vue de la réalité de la sensation, des grandeurs intensives, c’est-à-dire des degrés. La grandeur inten­ sive est donc la mesure du quale, du quelque chose en général, en tant que ce remplissemcnt est à la fois continu (par degrés) et indéterminé (la matière est insensible). Chez Deleuze, l’intensité désigne l’effet asymétrique de la production de signal, concept électrique qui qualifie réellement la fulguration matérielle comme matière énergétique insensible, mais discontinue. Si Deleuze choi­ sit le terme d’asymétrie plutôt que la dissymétrie simondicnne. c’est qu’il renvoie plutôt à Kant, aux Analogies de l’expérience, et qu’il a en vue l’analyse kantienne de l’asymétrie des objets dans l’es­ pace, à travers l’analyse que donne Hermann Cohen du spatium intensif, et les belles analyses de Husserl et de Merleau-Ponty. Le paradoxe des objets symétriques des coips énantiomorphes est d’une immense portée pour cet aspect de la discussion : une paire de gants, les mains gauche et droite non superposables exhi­ bent la réalité de ce paradoxe dans notre espace corporel. Cette différence, qui n’est pourtant ni intrinsèque ni conceptuelle, ne peut s’expliquer qu’intensivement, comme tout ce qui concerne les symétries réelles, comme la gauche et la droite, le haut et le bas, la forme et le fond2. Analysant les objets incongruents, Kant reconnaissait qu’ils manifestent une différence irréductible au concept, ce qui lui permettait justement de démontrer que l’es­ pace est une intuition, et ne se réduit pas à l’homogénéité exten­ sive3. La différence d’orientation des objets symétriques apparaît à Kant comme une intuition sensible irréductible à toute détermi1. Deleuze, DR, chap. V. 2. DR, 40, 298. 3. Voir Kant, Prolégomènes, § 13 cl Dissertation de 1770, section III, § 15, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «La Plciadc», 1980, t. I, p. 653.

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nation conceptuelle. Seule la sensibilité peut distinguer la gauche et la droite, et cela détermine la distinction entre la sensibilité et l’entendement : la spécificité du sensible se marque par l’incongruence des figures symétriques. Merleau-Ponty parle à ce propos d’images non symétriques, d’aire non symétrique des rétines, mais n’élève pas l’asymétrie et la disparation au rang de catégories décisives pour la métaphy­ sique comme le fait Simondon, dans la mesure où sa probléma­ tique reste celle de la synthèse unifiante du corps propre, et non la synthèse asymétrique du sensible comme tel. Simondon sert de relais pour poursuivre ces thèmes merleau-pontiens en évacuant la problématique phénoménologique, trop centrée, selon Deleuze, sur le sujet et privilégiant à l’instar de Kant le sens commun, même si l’on passe, énonce-t-il plaisamment, de la doxa à VUrdoxa'. Deleuze s’appuie pourtant sans conteste sur la belle analyse du sentant-senti, chez Husserl, du toucher des mains qui, en s'effleu­ rant mutuellement, explorent la différence entre objet senti objec­ tivé et chair sensible subjectivante, et sur Merleau-Ponty. Seule­ ment, pour Deleuze, l’incongruence ne renvoie pas d’abord au corps propre ou approprié, qui reste un concept dérivé, exacte­ ment comme Kant a tort de maintenir à l’espace une extension géométrique euclidienne alors qu’il lui refuse une extension logique. Dans les cotps énantiomorphes, Kant identifiait une dif­ férence interne sans s’aviser que ce paradoxe résulte de leur nature intensive. Seul le concept d’intensité explique cette incapa­ cité de la représentation à rendre compte de l’espace2. Toute cette discussion rend compte du statut que Deleuz accorde à l’intensité dans Différence et répétition, et le travail d reprise sur les Anticipations de la perception, principe étonnant et meme choquant, qui fait apparaître la grandeur intensive comme la mesure du quale, du quelque chose en général, horizon de choséité de la chose. Cet horizon de la grandeur intensive correspond à ce qui n’est jamais senti dans la sensation, comme la grandeur extensive, quantitas, est la mesure du quantum, de l’espace en tant que tel, et n’est jamais donnée dans la sensation. Mais Deleuze refuse de lier l’ensemble de ces déterminations à la position du 1. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. rit., p. 267-270, et DR. 179. 2. À ce propos, on consultera l’excellent ouvrage de Juliette Simont, Kant, Hegel, Deleuze..., op. cit.. p. 205-207, qui montre que, pour Deleuze, il y a « une individuation spatiale irréductible ».

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corps propre, et les comprend comme une sémiotique de l’inten­ sité. D’une part, il lie la différence d’intensité à la sérialité, à la série des disparates pour se défaire des ordres de grandeur simondiens : la différence n’existe jamais seule, mais se donne toujours comme multiplicité connectant des différences, de même que la force, toujours plurielle, s’actualise dans un rapport de forces. Son caractère sera donc l’organisation en série, mais la série dont il est question ici se démarque des permutations structurales de signi­ fiants et de signifiés que nous avons analysées un peu plus tôt. Il s’agit désormais de séries intensives, réelles et non plus symboli­ ques, jouant dans un système physique, et non plus de positions structurales. Ces séries proviennent de l’analyse de l’intensité comme différence de potentiel que Delcuze étudie chez Rosny, avant d’être étendues à la sémiotique de l’intensité comme pro­ duction d’une différence de potentiel. La différence sérielle est d’abord intensive, et cette intensité, Deleuze la comprend énergétiquement, comme différence de potentiel, intensité positive qui couple une différence et renvoie donc elle-même à d’autres différences (de type E-Ez, où E renvoie à e-t, et e à e-ez), de telle sorte que l’intensité puisse être considérée comme une différence primitive, positive, et non comme une oppo­ sition entre deux termes, même structurale. Rosny le montre en effet, l’intensité exprime déjà une différence : elle ne peut se com­ poser de termes homogènes, mais implique au moins deux séries de termes hétérogènes. Le passage du terme unitaire à la série, diffé­ rentielle parce que composée de différences entre les termes, est nécessaire pour théoriser la différence qu’implique l’intensité. Deleuze définit donc le système de l’intensité comme pluriel et sériel, chaque série étant différenrielle, définie par les différences entre les termes qui la composent. Il conserve donc à certains égards la vertu différenciante de la série structurale, mais corrige le mode oppositif, saussurien, d’une différence interne entre termes d’un système clos, et symbolique. L’élément s’affirme comme différence dans la série qui le constitue, et comme diffé­ rence de différence en passant d’une série à l’autre. Cela permet à Deleuze de définir deux types de différences, de premier et de second degré, la différence terme-série et la différence série-série, qui définissent la différence comme intensive et non oppositivc, matérielle et non symbolique. C’est en conjuguant les concepts de l’énergétique selon Simondon, le couplage entre séries hétéro­ gènes, la résonance interne dans le système et le mouvement 306

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forcé, avec la conception de l’intensité selon Rosny que Deleuzc élabore sa version intensive de la différence structurale. Le couplage, ou résonance interne qui fait «résonner» les séries, qui les rapporte disjonctivement les unes aux autres, induit un mouvement forcé, cette résolution d’une différence de poten­ tiel que nous avons étudiée avec la disparation. Deleuzc rap­ proche ce couplage de la théorie des quantités intensives : chaque intensité est différentielle en elle-même, renvoyant par elle-même à un couplage hétérogène (E-E') où chaque élément du couple renvoie à son tour à d’autres couples d’un autre ordre (E à e-e, et e à e-e'). Cette disparité, cette disparation assurent la genèse asy­ métrique du sensible, sur un mode transcendantal. Pour que la différence agisse, il faut une « communication [qui] rapporte des différences à d’autres différences ». C’est la réso­ nance interne, empruntée à Simondon, que Deleuzc comprend désormais comme différence au second degré. Elle joue le rôle de différenciant qui assure la communication, c’est-à-dire qui rap­ porte les unes aux autres les différences de premier degré1. Un bon modèle de cette différence différenciante reste la disparation de la vision au sens ordinaire de production de la profondeur dans la vision binoculaire. Chaque rétine est couverte d’une image bidimensionnelle, dont l’asymétrie produit, par disparation, la création d’une nouvelle dimension : la vision tridimensionnelle est une résolution créatrice de la disparité entre les deux rétines. Le volume visuel se produit non par réduction, mais par amplification constructive de la différence initiale. Le concept physique d’intensité permet ainsi de rendre compte de la synthèse asymétrique du sensible que Delcuze nomme « dis­ parité », cet « état de la différence infiniment dédoublée, réson­ nant à l’infini ». La différence doit en effet être conçue sur ce mode bifurquant du dédoublement redoublé à l’infini, puisque les différences internes d’une série provoquent la différenciation entre deux séries hétérogènes. Ainsi, la théorie de l’individuation intense opère chez Dcleuze, dans un climat de référence électromagnétique, qui intègre son projet bergsonien (donner à la science contemporaine la métaphy­ sique qu’elle mérite) à ses recherches sur l’individuation et sur le signe avec une telle vigueur que la conjonction entre sa pensée et

1. Ibid., 154.

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celle de Simondon lui reste imperceptible. Dclcuzc ne crédite pas en eflct toujours Simondon de cette conception de l’individuation intensive, dont on voit pourtant toute l’importance qu’elle occupe dans sa pensée et le rôle qu’elle tient dans l’écriture de Différence et répétition, puisqu’elle contribue très largement à cette sémiotique intensive. D’ailleurs, au moment de définir les modes de subjcctivations que Foucault explore dans son Histoire de la sexualité, Deleuzc précise par exemple : «Je crois même que la subjcctivadon a peu de choses à voir avec un sujet. Il s’agit plutôt d’un champ électrique ou magnétique, une individuation opérant par intensités (basses autant que hautes), des champs individués et non pas des personnes ou des identités. »' C’est bien l’individuation selon Simondon qui rend compte de la formation matérielle des sujets, et de la manière dont les codages sociaux mettent en forme ces individuations intensives. Simultanément, Deleuze fait subir à ces résultats un traitement kanden, qui vise à doubler l’analyse physique par une esthétique et une logique qui assurent les conditions transcendantales de l’ex­ périence, et lui garanrissent son application « à tout autre domaine »2. L’extension du concept du champ physique à l’esthédque et au noétique revient à faire subir au concept scicndftquc une critique transcendantale. Deleuze amorce alors un passage tout kantien des positivités de la science, expérience réelle mais phénoménale, vers leurs condidons transcendantales, ce qui lui permet, dans Différence et répétition, de disringuer une intensité phénoménale et une intensité pure3. Reporter l’intensité du domaine physique à « tout autre domaine » revient donc à passer de la philosophie de la nature à la philosophie transcendantale. Conformément à son principe d’ouverture - la liste des catégories n’est pas close - Dclcuzc refuse de totaliser ces renvois : « La nature intensive des systèmes considérés ne doit pas nous faire préjuger de leur qualification : mécanique, physique, biologique, psychique, sociale, esthétique, philosophique, etc. » Mais dans tous les cas, cela concerne le passage de la philosophie de la nature à la philosophie de l’es­ prit au sens large : ce qui intéresse Deleuze est le report de l’in­ tensité dans la nature vers la pensée, par l’intermédiaire du 1. Dclcuzc, Entretien arec Maggiori, 2 et 3 septembre 1986, in PP, 127-128. 2. Dclcuzc, DR, 155. 3. Dclcuzc, DR, 288-292.

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signe ;: « Chaque type de système a sans doute ses conditions particulières, mais qui se conforment aux caractères précédents, tout en leur donnant une structure appropriée dans chaque cas [mais l’exemple qui suit est révélateur] : par exemple, les mots sont de véritables intensités dans certains systèmes esthétiques, les concepts sont aussi des intensités du point de vue du système philosophique. »' À la question de savoir comment étendre le principe d’une détermination positive de l’énergie à la philosophie sans encourir les reproches symétriques de la métaphore ou du scientisme, la réponse de Dcleuze est sans complexes franchement kantienne : la philosophie se montre capable d’extraire un principe transcendan­ tal du principe empirique : le principe empirique, qui régit un domaine, relève de la science, et la philosophie n’a pas juridiction sur la science, mais c’est le principe transcendantal qui donne le domaine à régir au principe empirique2. Cette utilisation du kan­ tisme, Dcleuze l’emprunte à Vuillemin, pour définir l’alliance entre science et philosophie. À la faveur de ce mouvement kan­ tien, la disparation selon Simondon, et l’intensité selon Rosny fournissent une esthétique transcendantale. La philosophie se trouve alors en mesure d’extraire du principe empirique un principe transcendantal. Car l’énergie, comme dif­ férence en soi, la quantité intensive, est un principe transcendan­ tal et non un concept scientifique. De la sorte, et même si le prin­ cipe transcendantal ne régit aucun domaine, c’est-à-dire ne peut se substituer au travail scientifique de la connaissance, il rend compte de la soumission du domaine au principe. Le principe de l’intensité, établi empiriquement par la science, renvoie à sa condition transcendantale, qui ne relève plus spécifiquement des démarches de la science mais bien de la philosophie. La différence d’intensité apparaît comme le principe transcendantal, qui «se conserve en soi », dit Deleuze, « hors de la portée du principe empirique »3. La Différence n’est donc pas le donné mais la condition de l’expérience réelle, et non possible, puisque Dcleuze substitue le virtuel au possible kantien. Dans l’appareil kantien qui caractérise 1. 2. Paris, 3.

Dclcuzc, DR, Dclcuzc, DR. PUF, 1954, p. Dclcuzc, DR,

155. 310 et Vuillcmin, L’hérilagi kantim d la solution coptmicienne 147. 310.

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Différence et répétition, la fulguration du signe actualisant une com­ munication entre séries disparates, devient la condition de noire expérience, et la Différence, sa raison, le plus proche noumene du phénomène'. Autrement dit, le signe, sensible, reste phénoménal, mais il implique, comme sa condition transcendantale, une inten­ sité insensible, une Différence non perçue. La Différence, condition transcendantale, différence avec majuscule, recule donc en dehors des limites de notre expérience, tandis que le signe, qui s’impose à nous n’en devient plus qu’une retombée phénoménale. « La raison du sensible, la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas l’espace et le temps, mais l’inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’intensité, dans l’intensité comme différence. »2 Le signe est un acte, verbe intensif et infinitif qui résonne en signal mais s’aperçoit en signe. Le phénomène, comme système signal-signe a donc comme condition l’inégal en soi, la dispara­ tion, écrit Deleuze - c’est un des rares passages où il reprend nommément le concept simondien, en lui donnant on le voit, le sens de condition transcendantale de l’expérience. Pourtant, ce vocabulaire kantien ne doit pas nous tromper : il sert à bien des égards de camouflage pour des concepts qui n’ont rien de kantien. Cette condition transcendantale n’est pas subjective, elle ne tient pas à l’organisation du sujet, et ne peut être assimilée à l’espace et au temps, formes de la sensibilité humaine. L’Esthétique transcen­ dantale ne consiste plus en une théorie transcendantale de la sen­ sibilité, mais en une physique transcendantale de l’intensité. Comme chez Kant cependant, l’intensité renvoie à une Diffé­ rence, l’inégal en soi, limite extérieure de notre expérience, qui apparaît comme la raison suffisante du phénomène, la condition de ce qui apparaît. Le signe n’est donc pas la Différence, il n’en est que l’apparition phénoménale. Comme le champ intensif ainsi défini constitue ce que Simondon appelait un milieu d’individua­ tion, le signe fulgure dans un système individué, sous l’effet d’une communication entre intensités disparates, qui fait résonner leurs différences en produisant cette différence phénoménale (de pre­ mier degré), l’intensité apparaissant. C’est pourquoi les « qualités sont des signes et fulgurent dans l’écart d’une différence »3. 1. Delcuzc, DR, 286. 2. Deleuze, DR. 287. 3. Delcuzc, La mithodt dt dramatisation, p. 95-96 (LD, 137) cl DR, 288.

310

î

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L’empirisme devient transcendantal et l’esthétique une discipline quand nous appréhendons directement dans le sensible ce aipodictique l qui ne peut être que senti, l’être même du sensible : la différence, la différence de potentiel, la différence d'intensité comme raison du divers qualitatif. C’est dans la différence que le phénomène fulgure, s’explique comme signe, et que le mouvement se produit comme « effet »’.

3 / SIMULACRE ET DISPARS

On peut maintenant revenir sur ce concept de dinars, que Deleuze forge dans Différence el répétition pour surmonter la dualité de l’esthétique kantienne et proposer son esthétique transcendan­ tale intensive. Ce concept témoigne à la fois de l’inventivité dont Deleuze fait preuve en matière de création de concepts, et du tra­ vail de reprise incessante par lequel, d’œuvre en œuvre, il ajuste et transforme son vocabulaire. Dans DiJJérence et répétition, le dispars expose la version delcuzicnne du schématisme transcendantal, comme limite ou point de bifurcation qui fait surgir le champ transcendantal. Il témoigne aussi de sa reprise de la disparation simondienne, comme nous l’avons vu. Comme précurseur sombre ou comme différenciant, il est ce quelque chose = x qui met les séries disparates en résonance. Terme paradoxal qui assure le couplage entre les séries, il définit donc la Différence avec majus­ cule, différence au second degré. « Nous appelons dispars cette différence en soi, au second degré, qui met en rapport les séries hétérogènes ou disparates elles-mêmes. »2 La condition transcendantale du phénomène constitue ce dis­ pars, Différence qui rapporte le différent au différent dans ce type de systèmes intensifs. Reprise kantienne, ou plutôt postkantienne de la disparation simondienne, il est donc la condition transcen­ dantale, c’est-à-dire intensive de l’expérience, sombre précurseur qui agit comme différenciant, Différence en soi, au second degré, Différence transcendantale, comme on l’a vu pour le phénomène de la vision. Il ne relève pas de l’activité synthétique du sujet, du schématisme actif de l’imagination, mais de sa passivité créatrice, de l’usage transcendant des facultés, et signale la disparation

I. Dclcuzc, DR, 80. 1. Dclcuzc, DR, 157. 311

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comme problématique objective. C’est tout l’intérêt du passage de la quantité intensive comme mesure du remplissement de la sensa­ tion chez Kant, dans les Anticipations de la perception, à cette théorie de l’intensité électrique, comme propriété de la matière, énergé­ tique du signal. Le dispars se déplace donc de la structure du sujet vers le potentiel de la matière, et devient la différence insensible, l’intensité réelle qui produit la fulguration sensible. Deleuzc estime ainsi porter l’avancée kantienne - la découverte du transcendan­ tal - sur le terrain plus sûr de l’empirisme. Il se fait la condition intensive de l’expérience virtuelle. Le dispars reçoit donc la fonction d’assurer la connexion entre l’énergétique simondienne et la théorie structurale du signifiant sériel. En assumant le rôle du différenciant, il apparaît comme la condition transcendantale de l’apparition du signe, différence seconde. Pour qu’un signe se produise, il faut l’intensif dispars, le précurseur sombre qui assure la communication des séries, des « bords » entre lesquels fulgure la différence. Il ne doit donc pas être conçu comme la chose en soi derrière le phénomène, mais comme l’opérateur du rapport entre sensibilité et réalité, ce qui force la sensibilité à sentir l’insensible qui ne peut être que senti. Si sa carrière est si courte, cela tient néanmoins à ce que, tel quel, le dispars est encore à la fois trop proche de la doctrine kan­ tienne (car il articule les champs hétérogènes des catégories et de la sensibilité et se prête à la même critique que le schème - répondre par un concept nominal à une difficulté de fond) et trop ineffable dans son statut pour être réellement utilisable. Deleuze ne l’utilise que dans Différence et répétition pour infléchir le différenciant structu­ ral dans cette perspective intensive réelle. On le voit surgir à nou­ veau brièvement sous une autre forme dans Mille plateaux, au moment où Deleuze et Guattari distinguent deux régimes épisté­ mologiques. Le Compars, science royale de la mesure exacte, s’op­ pose alors au Dispars, science ambulante de l’anexact, qui se carac­ térise par son mode mineur et par ses essences vagues1. La différence de régime entre ces deux conceptions de la science tient au rôle qu’y joue la mesure, forme qui moule et impose ses catégo­ ries à la matière dans le Compars, ou modulation et variation intensive, pour la science anexacte du Dispars. D’où l’hommage très appuyé à la critique simondienne de l’hylémorphisme, évident1. Deleuze, DR, 80, 92-95, 157, 189, 317, et Delcuzc, Guattari, MP, 455461.

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ment décisive dans cette distinction. Le rôle de Simondon est mani­ feste pour cette théorie deleuzicnne de la Différence intensive. Cela précise aussi la fonction critique du concept, qui cherche à échapper au principe d’identité : au régime de la comparaison, de l’analogie et de la ressemblance s’oppose la disparité disjonctivc du dispars. C’est dans ce même contexte théorique que Deleuzc utilise le concept tout aussi éphémère de simulacre, qui joue à la même période un rôle équivalent et se définit comme système différentiel à sénés disparates et résonantes, à précurseur sombre et mouvement forcé'. Le simulacre occupe la même fonction : substituer à la logique du Même une logique de la Différence, et expliquer la répé­ tition sans passer l’identique. 11 faut alors rendre compte de la res­ semblance entre les séries, et du caractère apparemment successif qu’elles empruntent, par exemple dans le fantasme de la vie incons­ ciente, ou encore dans la manière dont nos amours infantiles se répètent et agissent avec retard dans nos amours adultes. L’amour que le narrateur de la Recherche éprouve pour sa mère contamine et irradie les séries adultes de Swann avec Odette, ou d’Albertine avec le narrateur adulte. Pour penser ces échos de séries, ces résonances forcées, il ne faut plus s’en tenir à l’éternel retour du même et du semblable, mais bien définir un éternel retour de la Différence, une différenciation qui « ne fait revenir que les simulacres », systèmes différentiels à séries disparates. Le simulacre, que Dcleuze utilise alors dans une amicale proxi­ mité avec Klossowski et avec Foucault2, sert, particulièrement dans l’article stratégique « Renverser le platonisme », de relais pour échapper à la logique du même et de l’autre, et au principe d’identité de la pensée représentative. Dans ces conditions, ren­ verser le platonisme et promouvoir une pensée de la Différence, ces deux opérations sont assurées simultanément par le concept de simulacre. En caractérisant le platonisme par sa volonté de faire triompher les icônes véraces, Dcleuze définit symétriquement la modernité par la puissance du simulacre3. Cela lui permet de dis1. Dclcuzc, DR. 165. 2. Dclcuzc lui consiicrc lui-même deux articles, seul ou en collaboration avec Guattari (Dclcuzc, « Pierre Klossowski ou les corps-langage », in Critique. n° 214, mars 1965, p. 199-219, repris après révision dans logique du sens: avec Guattari, « La synthèse disjonctivc », in L'Are, n° 43, Klossowski, 1970, p. 54-62. article très important, car il s’agit du premier article coccrit par les deux auteurs, et qui sera repris et révise dans l'Anti-Œdipe). 3. Dclcuzc, LS, 298 et 306 ; DR. 1.

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tingucr chez Platon lui-même, une différence de régime entre ces deux modes de la participation, celle du modèle original et de l’image-copie vérace, et celle du simulacre trompeur. Pour Delcuzc, Platon ne fait valoir la différence entre l’original et l’image que pour établir une différence entre ces deux types d’images, les icônes véraces et les fantasmes, et pour chasser les simulacres. Le Sophiste propose en effet cette division du domaine des idoles (images) en icônes bien fondées et phantasmes illu­ soires1. De sorte que pour Dcleuze, ce qui est en jeu n’est pas le partage entre modèle et copie, mais bien cette distinction entre deux modalités distinctes de la ressemblance, dualité qui devient sous sa plume l’enjeu véritable de la théorie de la participation. La copie-icône, possesseur en second, prétendant bien fondé, est garantie par la ressemblance qui assure sa participation vérace à l’original ; le simulacre, « image sans ressemblance »2, conteste la répartition platonicienne du même et de l’autre en introduisant une dissimilitude essentielle au sein de la participation elle-même. Le simulacre apparaît alors comme ce qui définit le projet platoni­ cien dans son sursaut vers l’identique, mais aussi comme ce qui le menace, en introduisant au sein de la participation la dissemblance, la dissimilitude et la différence, dont Delcuzc entend bien montrer qu’elles sont constituantes. La pensée de la Différence valorise alors le simulacre comme puissance de la dissemblance, image sans modèle. Simultanément, Deleuze médite l’oeuvre de Klossowski et l’article que Foucault lui consacre, où le simulacre, défini comme l’ordre de l’apparaître, oppose au signe linguistique et au signe théophanique sa dissimili­ tude et sa puissance de simulation : simuler, c’est venir ensemble3. Tout ceci fait du simulacre un bon candidat pour explorer la théorie du signe sur fond de relation dissemblable que Deleuze élabore avec Simondon. Cela explique pourquoi, dans certaines pages de Différence et répétition, Deleuze donne au simulacre le statut d’apparition en général, de fulguration dissemblable. Pour autant, la notion de simulacre, comme celle de dispars, si elle pose correctement le problème d’une ressemblance sans iden­ tité, reste trop proche du modèle vérace dont elle entend se déta1. 2. 3. mars

Platon, Le Sophiste, 236 b, 264 c, cl Logique du sens, « Platon cl le simulacre ». Delcuzc, LS, 295-297. Foucault, « La prose d’Acicon », La Nouvelle Revue française, n° 135, 1964, ‘144-459, in Dits et écrits, I, p. 326-337, ici, p. 329-330.

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cher. Sa différence conserve l’actualité du modèle qu’elle déna­ ture. Si la dissimulation et la traîtrise du faux sont conservées dans le système, le simulacre, comme concept, disparaît après Différence et répétition, et laisse la place à la puissance du faux qu’il a contri­ bué à définir. « En revanche, il me semble que j’ai tout à fait abandonné la notion de simulacre, qui ne vaut pas grand-chose », écrit Deleuze à Jcan-Clct Martin en 19901. Il n’empêche que la notion joue provisoirement un rôle actif pour préciser la Différence en soi, et assurer une théorie de la pro­ duction du signe sans ressemblance. Cela explique le rapproche­ ment entre le simulacre et le dispars, néologisme que Deleuze, comme nous l’avons vit, fabrique également à partir de la dispara­ tion simondicnnc, et qui sert aussi à définir la Différence en soi, le différenciant qui met en rapport ou en résonance les séries hétéro­ gènes. Le dispars sert donc à expliquer comment surgissent la sen­ sation ou la pensée, comme résolution d’une différence de poten­ tiel, c’est-à-dire comme différence intensive, sur ce mode intrusif et bouleversant que nous avons vu à l’œuvre avec le sublime chez Kant2. Ce qui force à sentir, c’est la force, qui porte la sensibilité à son exercice supérieur, c’est-à-dire à son point de disparation : là où la pensée se fait créatrice, c’est sous l’intrusion violente d’un signe. Cette intrusion, Deleuze la précise avec Simondon comme intensité : « C’est toujours par une intensité que la pensée nous advient. »3

4/ LA DIFFÉRENCE INSENSIBLE

Le signe fulgure ainsi comme l’effet empirique d’une Diffé­ rence intense. De sorte que la Différence, pour Deleuze, articule ces deux aspects : la Différence intense, Différence transcendan­ tale ou raison du sensible, est la Différence absolue, virtuelle et impassible, que l’on ne confondra pas avec l’intensité empirique, 1. Deleuze, « Lettre-préface », in Jean-Ciel Martin, larintms. La philosophie de Gilles Deleuze. Paris, Payot, 1993, p. 8. 2. « Le privilège de la sensibilité [...] apparaît en ceci que ce qui force à sentir et ce qui ne peut-être que senti sont une seule et même chose dans la rencontre [de la sensation avec l’objet senti comme de la pensée avec la sensation]. En elfel, l’intensif, la différence dans l’intensité, est à la fois l'objet de la rencontre cl l'objet auquel la rencontre élève la sensibilité» (Deleuze, DR. 188-189). 3. Deleuze, DR. 188.

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l’actualisation phénoménale qui a tendance à s’égaliser, à tendre vers 0. La Différence transcendantale est précisément cette diffé­ rence sans négation que Deleuze cherchait au début de Différence et répétition. Elle ne s’abolit ni ne se contredit, mais s’actualise empiri­ quement. Cette intensité devenue, l’intensité empirique au sens kantien est une différence qui tend à se nier, à s’annuler dans sa différenciation spatiale et qualitative1 : la fulguration de la qualité comme signe réalise et phénoménalise l’intensité, et ce faisant, elle l’annule. C’est ainsi que Deleuze dédouble l’intensité et distingue le donné phénoménal de l’intensité transcendantale, par quoi le donné est donné2. Nous n’avons jamais affaire à l’intensité en soi, mais seulement à l’intensité telle qu’elle se phénoménalise, s’individue et s’actualise : nous avons affaire à l’éclair qui paraît, au signe qui se résout après la fulguration. Nous ne saisissons l’indivi­ duation qu’effectuée, non l’individuation se faisant, nous ne perce­ vons l’intensité qu’expliquée, non la disparation impliquée. En conjuguant la disparation simondienne avec l’analyse bergsonienne d’une durée insensible qui se phénoménalise en matière, Deleuze distribue la Différence qu’il vient d’élaborer autour de cette scansion kantienne : la Différence en soi devient l’insensible, la raison du sensible, tandis que la différence aperçue, phénomé­ nale, signalétique, l’information qui se forme par disparation dans notre système sensible qu’elle fait résonner. La Différence possède alors ces deux propriétés kantiennes : comme limite insensible, elle produit notre expérience, et bien qu’elle soit transcendantale, elle est posée comme limite extérieure transcendant notre expérience réelle à la manière de l’objet = x kantien, ou de la différentielle chez Maïmon. En tant qu’elle excède par définition nos facultés, la Différence produit cette dialectique transcendantale qui explique pourquoi la pensée philosophique a tant de mal à ne pas la réduire au qua­ druple carcan de l’identité. Deleuze estime tenir avec cette ana­ lyse intensive de la Différence la véritable nature de l’illusion transcendantale, qui concerne moins les Idées de la raison, pro­ blèmes constitutionnellement insolubles, ou notre désir d’une intuition spéculative, que notre rapport physique avec l’intensité, que nous annulons dans l’actualisation. L’illusion transcendantale 1. Deleuze, DR, 288. 2. Deleuze, DH, 292.

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concerne en réalité l’individuation des quantités intensives1 et cela explique l’erreur de Bergson. 11 n’a pas saisi l’importance de l’in­ tensité parce qu’il ne la concevait que sous la forme de son plus bas degré, comme différence d’intensité, sans s’aviser que l’inten­ sité devenue que nous percevons sous l’actualisation, doit être dis­ tinguée absolument de l’intensité virtuelle, la véritable Différence, qui subsiste ou insiste dans chaque actualisation. L’intensité phénoménale est donc toujours intensité individuée perçue, modulée, et réifiéc par un système individuc, exactement comme l’individuation, chez Simondon, impliquait l’individuation connexe du champ constituant et de l’individu constitué. Les dif­ férences d’intensité résonnent dans un champ d’individuation et en résonnant, elles s’annulent. L'intensité comme Différence est l’insensible qui fait résonner notre faculté de sentir, mais nous n’en saisissons que la retombée phénoménale, la poussée réifiéc coagulée par l’identité qui régit nos actions. «Bref, nous ne connaissons d’intensité que déjà développée dans une étendue et recouverte par des qualités. »2 La distinction bergsonicnne entre durée pure et espace réifié par l’intelligence se fond ici dans la dis­ tinction postkantienne entre spatium intensif et espace phénoménal et la traite comme une différence modale. Tandis que l’intensité pure reste virtuelle, l’intensité qualifiée, phénoménale actualise le virtuel. Cette actualisation est une individuation qui réifie lige stratifie l’intensif en soi. Autrement dit, le devenir est intensité’ Différence. Mais sa virtualité pure s’actualise en individuations qui annulent la différence, exactement comme le vivant empri­ sonne la durée et la spatialise chez Bergson. Or, selon ce mouve­ ment typique de la philosophie deleuzienne, la Différence ne ne connaît pas seulement la (lèche entropique de l’actualisation elle est tout autant et non symétriquement la contre-effectuation du virtuel, le maintien de la Différence. En cela consiste la dialectique transcendantale de l’intensité une illusion objective, qui explique d’ailleurs la méprise de Berg­ son. S’il méconnaît l’importance de l’intensité, c’est qu’il suc­ combe à l’illusion transcendantale des quantités intensives, qui lui fait estimer à tort que la différence d’intensité s’annule. Seule une véritable étude transcendantale aurait pu lui faire découvrir qu’en réalité, l’intensité reste impliquée et continue d’envelopper la Dif1. Simont, hanl. Deleuze. Hegel..., of>. cil.. p. 212-215 et DR 2. Deleuze, DR, 288.

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férencc sur le mode virtuel. Il s’agit bien d’une illusion transcen­ dantale au sens kantien : l’illusion est objective, et ne disparaît pas même lorsque nous comprenons quel processus la déclenche. Même si, selon Deleuze, Bergson réintroduit en réalité l’intensité dans sa définition de la durée comme multiplicité, il n’cmpcchc que cette dialectique transcendantale de l’intensité a une raison physique et ne provient pas seulement d’un jeu maladroit entre nos facultés, d’une dialectique interne à la raison. L’intensité, différenciée, se réfléchit dans l’étendue et la qualité qu’elle produit1. Nous n’avons affaire à la Différence que réalisée, individuée. L’intensité en soi, la Différence est pure virtualité ; lorsqu’elle s’actualise dans un système biopsychique, elle s’individue, et ce faisant, elle se détend. La fulguration de la quantité intensive marque donc l’actualisation d’un virtuel. C’est pourquoi la Différence n’est pas le donné actuel, mais ce par quoi le donné est donné, le mouvement d’actualisation d’un virtuel, qui implique toujours de manière connexe et non réversible la contre-cffectuation du virtuel dans l’actuel. Si nous n’avons accès qu’à l’actualisa­ tion phénoménale, tandis que la Différence intense reste insen­ sible, c’est que l’intensité virtuelle, ou Différence intense apparaît comme la condition transcendantale du phénomène qualifié. L’intensité est différence, mais cette différence tend à se nier, à s’annuler dans l’étendue et sous la qualité. 11 est vrai que les qualités sont des signes, et fulgurant dans l’écart d’une différence ; mais, préci­ sément, elles mesurent le temps d'une égalisation, c’est-à-dire le temps mis par la différence à s’annuler dans l’étendue où elle est distribuée2. L’intensité s’égalise effectivement dans l’actualisation, mais reste impliquée, sur un mode imperceptible, à titre de virtuel, de sorte que ce mouvement d’égalisation favorise l’illusion qu’elle aurait disparu, alors que dans les faits, elle fulgure. Si, dans la cita­ tion précédente, Deleuze a l’air d’opposer l’intensité temporelle à son égalisation spatiale, il s’agit d’une hésitation provisoire. La dif­ férence opératoire qui est à l’œuvre n’est pas celle qui sépare l’ex­ tension de la succession, l’espace réifié du temps dynamique. L’es­ pace, dans la mesure où il est présent, est un actuel. La coupure deleuzicnne passe donc entre deux modalités temporelles, et non entre une spatialité perceptive et une durée intuitive à la Bergson. 1. Dclcuzc, DR, 309. 2. Dclcuzc, DR, 288.

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DIFFÉRENCE ET INTENSITÉ

L’intensité pure est virtuelle, comme l’est l’Aiôn achronologique ; l’intensité individuée est actuelle, comme l’est la temporalité au présent de Chronos1. La Différence intense constitue bien la limite propre de la sen­ sibilité, puisqu’elle ne peut être sentie qu’autant qu’elle s’individue. Aussi a-t-elle le caractère paradoxal de cette limite : elle est l’insensible, qui ne peut pas être senti, parce qu’elle est toujours recouverte par une qualité qui l’aliène ou qui la contrarie, qui la distribue dans une étendue qui l’étale et qui l’annule parce quelle la spécifie. Ce mouvement d’annulation renvoie moins à la logique hégélienne où la différence se nie, qu’à l’irréversibilité simondicnne d’une différence de potentiel qui produit de l’infor­ mation (négentropie) en même temps qu’elle décharge le système (entropie). Mais comme limite, elle est ce qui ne peut être que senti dans la mesure où elle donne à sentir, c’est-à-dire qu’elle force la sensi­ bilité à son exercice transcendant2. Saisir l’intensité fait l’objet d’une distorsion des sens, ce qui explique son caractère déchirant, et le fait qu’elle soit toujours saisie phénoménalement. C’est pour­ quoi Dclcuze la définit comme l’insensible qui ne peut être que senti, ce qui semble impliquer une transcendance mais procède en réalité du même passage à la limite que nous analysions à propos du sublime, et de l’exercice « transcendant », c’est-à-dire disjoint, des facultés. L’intensité n’est jamais sentie pour elle-même, puis­ qu’elle est revêtue de ses qualités, qualités premières, matièr occupant l’étendue, qualitas et qualités secondes, désignation d’ol jet, quai? ; pourtant, elle ne peut jamais être autre chose qù sentie, puisque c’est elle qui donne à sentir, et qui définit la limite propre de la sensibilité. L’intensité doit donc être définie comme l’inégal et l’inannulable dans la Différence ; elle affirme la Différence ; d’où son caractère déchirant. C’est pourquoi l’intensité n’est pas une antici­ pation de la perception, mais sa limite, ou l’exercice transcendant, disjoint des facultés, par lesquelles l’intensité fait irniption dans la sensibilité et porte les facultés à leur usage transcendant.

1. Ces distinctions sont élaborées dans Logiqut du sms. spécialement dans la 23' série, « de l’Aiôn », et correspondent, dans un sens légèrement décalé, aux trois synthèses du temps de Diffèrenee et ripêlilion, ehap. H. 2. Dcleuzc, DR, 305. 3. Dcleuzc, DR, 288.

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DELEUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

D’où le privilège de la sensibilité, qui, de toutes les facultés, est celle qui module la première avec les quantités intensives. Pour Delcuzc, tout part de la sensibilité et c’est ce qui implique le privi­ lège de la littérature. L’empirisme transcendantal s’énonce ainsi : « De l’intensif à la pensée, c’est toujours par une intensité que la pensée nous advient. »' C’est bien ce qui explique le rapport entre littérature et philosophie : la littérature produit l’expérience inten­ sive qui provoque la pensée théorique. Le choc par lequel la pensée sursaute sous la violence d’un signe s’expose ainsi, comme intensité bouleversante. « Alors le caractère déchirant de l’inten­ sité, si faible en soit le degré, lui restitue son vrai sens : non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant. »2 Kant a donc raison de faire de la sensibilité la condition de la pensée, mais il se trompe sur cette priorité : si la sensibilité éveille notre faculté de connaître, ce n’est pas qu’elle conjoint matière empirique et forme a priori, mais qu’elle module l’interstice entre pensée et réel, forme et matériaux intenses. Son privilège, par rap­ port aux autres facultés que sont la pensée, l’imagination ou la mémoire, tient à ce que ce qui force à sentir et ce qui ne peut être que senti sont seulement dans son cas une seule et même intensité. « En effet l’intensif, la différence dans l’intensité, est à la fois l’objet de la rencontre et l’objet auquel la rencontre élève la sensibilité. »3 Seule la sensibilité reçoit le choc premier de l’intensité, alors que la pensée le reçoit en second, via le signe qui résonne dans la sensibilité. La sensibilité est donc la première des facultés, au sens où elle est la plus extrême, celle qui se porte le plus sur la bordure, tandis que la pensée la reçoit comme signal déjà individué par la sensibilité. L’intensité est donc la raison du phénomène. C’est elle qui explique l’usage transcendant ou disjoint des facultés que nous examinions précédemment. Mais nous pouvons désormais, à la lumière de cette physique de l’intensité, expliquer pourquoi la sensibilité est forcée à sentir, et pourquoi elle est forcée à sentir ce qui ne peut être que senti, mais qui est en même temps l’insen­ sible : cette triple détermination paradoxale s’articule à la défini­ tion de l’intensité. 1. Dclcuze, DR, 188. 2. Deleuze, DR, 305. 3. Deleuze, DR 188-189.

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5 / LA LIMITE ET L’ILLUSION DU NÉGATIF

Le caractère paradoxal de cette limite rend compte de la créa­ tion dans la pensée mais aussi de l’illusion objective qui rccoutTe l’intensité et explique qu’elle ne soit saisie que sous une forme représentative par la philosophie. L’intensité produit la pensée sous la poussée du signe, mais dans la pensée, elle est saisie sous forme individuée, ce pourquoi la philosophie ne pouvait arriver à la penser sous sa forme spéculative, et n’aurait pu y parvenir sans l’expérience de l’art. Et cela, non parce que l'an penserait mieux que la philosophie, ni parce que la Différence resterait ineffable en elle-même, mais seulement parce qu’elle dépend d’une expé­ rience réelle que l’art fournit à la philosophie. Ainsi, l’an déjoue l’illusion transcendantale pour la philosophie, illusion inévitable qui provient du mouvement d’actualisation de l’intensité, qui l’annule en la développant. Cette illusion procède donc de la nature des quantités intensi­ ves, dont on peut maintenant récapituler les trois caractères, tels qu’ils sont expliqués dans Différence et répétition. L’intensité se pro­ duit d’abord comme quantité qui comprend l’inégal en soi, même si cette quantité se résout en qualité puisque l’inégal, quantité iné­ galable, apparaît en réalité comme la qualité propre à la quantité. Deuxièmement, la qualité est affirmation, et non contradiction. Troisièmement, cette affirmation est différenciation, c’est-à-dire individuation ou multiplicité virtuelle s’actualisant. L’illusion objective concerne le mouvement même de l’actuali­ sation, qui annule réellement la différence d’intensité. Deleuze doit donc en même temps marquer l’écart entre sa conception de la différence et la conception hégélienne, et expliquer la divergence entre sa différence « affirmative » et la contradiction. L’illusion objective de l’intensité remplit ce rôle, jouant la dialec­ tique kantienne de l’illusion pour la pensée contre la dialectique hégélienne de la contradiction. Ainsi, l’intensité est d’abord une différence de degré, une quantité ; mais cette quantité, irréduc­ tible à l’identité du même, est inégalable. En tant que telle, elle se mue en qualité. Le nombre, ordinal avant d’être cardi­ nal, est originellement intensif: la quantité suppose donc une différence préalable. Mais si l’intensité est l’inannulable, il n’em­ pêche qu’elle est mise hors de soi et qu’elle s’annule lorsqu’elle s’actualise. 321

DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Toute cette analyse de l’intensité comme Différence en soi, inex­ plicable sans qu’on la réduise parce qu’elle tend à s’annuler dans le système qui l’explique, présente un indéniable accent hégélien. Pour Hegel, la qualité, produite comme différence, se nie dans l'in­ différence quantitative pour que l’être se détermine comme diffé­ rence ; le devenir implique la disparition de l’être dans le néant, et la disparition du néant dans l’être, par quoi ce sont l’être et le néant comme tels qui disparaissent pour laisser place à une véritable détermination de l’être comme devenir. Les termes oppositifs de l’être et du néant, de la qualité et de la quantité, etc., qui articulent la Logique sont moins des entités réelles que des positions de leur propre différence, des moments provisoires qui s’annulent dans le mouvement de leur devenir-autre. Deleuze refuse le statut du néga­ tif et de la contradiction, le mouvement hégélien, mais non l’ambi­ tion d’une Logique de l’être comme devenir, et il conserve l’ambi­ tieuse affirmation d’une pensée spéculative qui échappe à la représentation, aux limitations kantiennes : le projet d’une philo­ sophie de la Différence reprend ces deux aspects. Cet accord inat­ tendu entre Hegel et Deleuze peut être trouvé, comme le propose Juliette Simont1, autour de la lecture de Hegel que propose Jean Hyppolitc : pour lui en effet, le point décisif de l’hégélianisme consiste en cette torsion de la pensée pour penser l’impensable : le Logos est ce qui pense la non-pensée. Deleuze n’est pas loin de cette position quand il écrit : « Comment la pensée pourrait-elle éviter d’aller jusque-là, comment pourrait-elle éviter de penser ce qui s’oppose le plus à la pensée ? » La différence en effet, dans ce qu’elle a d’absolument différent s’impose comme « la plus haute pensée, mais qu’on ne peut penser »2. Deleuze recense l’ouvrage d’Hyppolite en 19543, et marque clairement le point de bifurcation - coïncidence maximale et divergence - entre logique du sens et logique de la contradiction. Pour Hegel, la différence toute extérieure de la réflexion et de l’être est d’une autre façon la différence interne de l’Être avec luimême, indique Deleuze, autrement dit l’Être est identique à la dif­ férence. Ainsi, « la grande proposition de la Logique hégélienne », 1. Simont, Kant, Hegel, Deleuze..., op. cil., p. 250. 2. Hyppolitc, Logique et existence, Paris, PUF, 1953, p. 131. 3. Deleuze, «Jean Hyppolitc. - Logique el existence » (recension), in Revue philo­ sophique de la France et de l'étranger, vol. XLIV, 7-9 juillet - septembre 1954, 457460.

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DIFFÉRENCE ET INTENSITÉ

souligne Deleuzc dans cet article précoce, consiste à « transformer la métaphysique en logique, et en logique du sens ». Deleuzc est donc en possession d’une pièce importante de son système : la philosophie, comme métaphysique, ne peut être qu’une logique du sens. Mais il s’agit, propose Deleuzc, de « faire une ontologie de la différence qui n’aurait pas à aller jusqu’à la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la différence et non plus ». C’est l’argument que l’on trouve dans Différence et répétition. « M. Hyppolite ne fonde-t-il pas une théorie de l’expression où la différence est l’expression même, et la contradiction, son aspect seule­ ment phénoménal ? », se demandait Deleuzc dans les lignes conclusives de cet article. La contradiction reste en effet phénoménale, c’est-à-dire doxique, anthropomorphique, soumise au sens commun, parce qu’elle rabat l’expression de la différence sur l’identité de la contradiction. C’est le statut logique de la contradiction, et l’oppo­ sition dialectique que Deleuze refuse. La différence ne va jusqu’à la contradiction que lorsqu’on la « pousse à bout », sous la domi­ nation de l’identité. C’est pourquoi Deleuze présente 1’ « audace hégélienne » comme « le dernier hommage, le plus puissant, rendu au vieux principe » d’identité1. Tout en maintenant cette proximité de la pensée avec l’impen­ sable qui la détermine, Deleuze doit maintenant exposer ce qui distingue la pensée de la Différence du dispositif hégélien. C’est à quoi se consacre le second caractère de l'intensité, qui énonce pourquoi la différence, affirmative en elle-même, est susceptible de tomber sous la représentation (hégélienne) du négatif et de la contradiction. La Différence est affirmative, mais en s’individuant, en déchar­ geant sa différence constitutive, elle apparaît à la pensée sous la forme illusoire de la contradiction. L’illusion objective qui empêche la pensée de saisir la différence comme affirmation peut maintenant être expliquée : elle provient du procès d’individua­ tion de l’intensité, qui actualise la différence et par là la supprime. La figure du négatif, le plus grand danger pour la pensée de la Différence, relève ainsi de l’illusion transcendantale. Ainsi, « c’est sous la qualité, c’est dans l’étendue que l’intensité apparaît la tête en bas », sous la figure du négatif, de la limitation et de l’opposition-’. La 1. Deleuze, DR. 70-71. 2. Deleuzc, DR. 303.

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négation est produite par l’illusion objective qui recouvre l’intensité pour la pensée. Dcleuze, selon une technique qui lui est familière, applique à Hegel un argument plus hégélien que nature : Hegel n’a pas réussi à saisir la Logique de la différence, et à échapper comme il le voulait au régime de la représentation, mais c’est parce qu’il a expliqué la différence en la soumettant à la logique représentative de l’identité. La proposition spéculative hégélienne n’est donc pas assez spéculative, sa pose sur l’ontologie reste marquée par la structure subjective de la représentation. Elle n’atteint la diffé­ rence que « sous la qualité, dans l’étendue », elle retient seulement l’opposition qualifiée, non le mouvement de la différence. Comme nous le verrons, elle ne réfléchit la Différence que sous son mode actualisé, et rate son devenir, c’est-à-dire, pour Dcleuze, la tension qui détermine le passage du virtuel à son actualisation. On en conviendra, sous cette forme, l’argument est typiquement hégélien : la pensée ne se hisse pas à là proposition spéculative mais reste prise dans les antinomies de la représentation. Dcleuze définit ici le négatif comme la « différence renversée, vue du petit côté »', marchant la tête en bas, en reprenant la critique de Marx. L’argument marxien est pourtant tiré par Deleuze en un sens vita­ liste, non politique, ni même explicitement matérialiste : ce n’est pas que la pensée méconnaisse ses conditions sociopolitiques d’effectuation, ni même ses conditions matérielles d’existence, mais elle prend à l’envers la poussée de l’actualisation. Au lieu de la considérer dans son jaillissement (vers le haut, une altitude qui traduit une élévation de potentiel), elle la considère vue « d’en bas », là où le potentiel retombe. L’argument marxien est traduit sous forme d’un dynamisme vital, proche de la théorie des deux jets bergsonienne, aspect qui permet de dater l’analyse car le vita­ lisme chez Deleuze prend d’abord une forme bergsonienne, avant d’assumer sa dimension directement politique après la rencontre avec Guattari2. Enfin, troisième caractère : l’intensité est une quantité impliquée, enveloppée, embryonnée. La conjuration du risque hégélien se fait par le recours à la théorie de l’expression enve­ loppée que la Renaissance hérite du néoplatonisme, par les quan1. Ibid. 2. Ibid., cl même argument en DR. 64 et 78 : « La négation, c’est la diffé­ rence, mais la différence vue du petit côté, vue du bas. »

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titcs embryonnées des différentielles infinitésimales Icibnizienncs, la théorie des variations intensives de Geoffroy Saint-Hilaire, qui toutes trois permettent de préciser l’insistance problématique du virtuel sous l’actualisation. Avec ce troisième caractère, Dclcuzc définit l’impassibilité du sens, la part idéclle de l’événement, la Différence comme Idée. Seule l’intrication de ces trois caractères permet d’échapper, selon Dclcuzc, à la contradiction hégélienne. Si la Différence est affirmative, c’est qu’elle est disparativc. La différence n’est pas une opposition qui résout par négation son asymétrie en produisant une synthèse qui l’annule, parce que son mouvement réel est celui d’une différenciation productrice. Il n’est pas étonnant que l'exemple que choisit Deleuze à cet endroit de l’argumentation soit systématiquement celui de la disparation au sens usuel de la stéréoscopie, à laquelle Deleuze applique l’extension simondienne. Les oppositions sont toujours planes : il leur manque la profondeur stéréoscopique de la réalité. À la synthèse superficielle des différen­ ces selon l’opposition et à leur réconciliation seulement mentale, Deleuze préféré l’affirmation intensive et réelle de la différence, sans réconciliation. Nous avons étudié ce mouvement en montrant que Simondon permettait à Deleuze de contrer la négation seule­ ment idéclle par la disparation réelle : « Toute opposition renvoie à une “disparation” plus profonde, les oppositions ne sont résolues dans le temps et l’étendue que pour autant que les disparates ont d’abord inventé leur ordre de communication », indique Deleuze en reprenant littéralement l’analyse de Simondon1. La disparation simondienne assume bien le rôle méthodolo­ gique de garantir à la logique deleuzienne son étanchéité maxi­ male avec la logique du concept au moment où elles sont le plus proche. La disparation remplit cet ofiiee, parce quelle jugule le mouvement entropique du négatif comme opposition par la négentropie vitale d’une différence créatrice. Si le négatif est la différence vue d’en bas, c’est qu’elle la théorise comme différence développée, expliquée dans l’étendue, subordonnée à une identité qui tient à l’égalisation des différences dans l’individuation, bref, au statut de l’actualité. C’est pourquoi Deleuze précise que la négation, c’est la différence vue d’en bas, et qu’elle détient affir­ mation dès qu’elle se redresse'. 1. Dclcuzc, DR, 304, ci 72. 2. Dclcuzc, DR. 78.

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DELEUZE. L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL

L’affirmation (deuxième caractère de l’intensité) est par ellemême une différenciation (troisième caractère), qui rend le pre­ mier caractère relatif. La quantité intensive n’est ni divisible selon la quantité, ni indivisible selon la qualité, mais « ne se divise pas sans changer de nature », ajoute Deleuze, reprenant la définition de la durée chez Bergson qui lui servait déjà pour définir la multi­ plicité substantive. Elle est « dividuclle », pourrait-on dire anachroniquement, en reprenant l’expression que Deleuze propose dans L’image-mouvement pour qualifier les multiplicités ni indivisibles ni divisibles en parties constituantes, et qui ne sc divisent qu’en changeant de nature1. On passe ici de l’intensité électromagnétique à la différenciation biologique, du virtuel comme actualisation d’une intensité à la dif­ férenciation comme individuation, flèche vitale. Implicitement, ce qui dans les analyses précédentes était compris comme une dégra­ dation du potentiel - perte de la charge comme différence - appa­ raît maintenant comme une montée vers le complexe2. Le modèle électromagnétique cède ici la place au modèle biologique, et l’in­ tensité matérielle se fait différenciation vitale. Dans cette analyse, Deleuze se montre proche de Bergson. L’élan vital contrarie la négation hégélienne : la négation reste entropique et seconde, parce qu’elle n’emprunte pas les lignes dif­ férenciantes du devenir, mais la pente dégradée du concept. De sorte que l’intensité est bien donnée dans les choses, comme un principe transcendantal qui épouse le mouvement vital de la pensée elle-même, et qui ne se confond pas avec les quantités que la science manipule et conceptualise, même si la Logique trans­ cendantale de la différence impose la substitution d’une physique de l’individuation, d’une énergétique de la différence de potentiel, d’une mécanique des fluides et d’une biologie de l’individuation qui remplacent l’ancienne mécanique des solides de la physique classique et la biologie des espèces et des genres. Ainsi l’Esthétique de la Différence implique une nouvelle Logique, et une Dialec­ tique propre. Transcendantale mais empirique, elle nie la réparti­ tion kantienne entre empirique et a priori, mais reste transcendait-

1. Deleuze, IM, 26. 2. Sur le passage du mécanisme entropique à la vie neguentropique, voir Bergson, L’Evolution malrite, op. rit. ; Dalcq, L'œuf ri son dynamisme organisateur, Paris, Albin Michel, 1941 ; Prigoginc, Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979, rcéd. 1986, coll. « Folio».

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talc puisqu’elle maintient l’intensité comme limite insensible, en soi de la Différence. C’est ce que Delcuzc, suivant l’expression bergsonicnne reprise par Jean Wahl, qualifie d’empirisme supérieur. Le monde intense des difTcrcnces, où les qualités trouvent leur rai­ son et le sensible, son être, est précisément l’objet d'un empirisme supérieur1.

Cet empirisme supérieur, transcendantal, pose le signe comme hétérogénéité. Le signe se montre ainsi triplement hétérogène : hétérogène à l’objet qui l’émet, puisqu’il surgit comme disparation entre deux ordres de grandeurs, il est également hétérogène à luimême, puisqu’il renvoie à cet objet qu’il enveloppe, qu’il « incarne une puissance de la nature ou de l’esprit (Idée) »2, comme il est hétérogène à la réponse qu’il sollicite, puisqu’elle ne lui ressemble pas. C’est cette hétérogénéité du signe qui permet à Delcuze d’articuler, comme il le fait, littérature et philosophie dans leur disparité constituante ; c’est elle qui garantit la qualifica­ tion d’empirisme pour une pensée qui, nous venons de le consta­ ter, ne répugne pas à la spéculation pure, et qui se meut, pour l’instant, dans le seul médium de la pensée.

1. Delcuzc, DR, 80. 2. Delcuzc, DR, 35.

!

CHAPITRE XIII

DU PROBLÉMATIQUE

O.N peut ainsi mesurer la lecture forte que Deieuzc propose de

Simondon, et la contribution de ce dernier à l’élaboration de la synthèse asymétrique du sensible. Le signe fait problème et cette expression peut maintenant être prise en son sens rigoureux. Faire problème, c’est constituer un champ problématique d’intensités différentielles qui force la sensibilité à produire sa synthèse pas­ sive. Dans ce champ problématique, le signe est précédé par un précurseur sombre, le dispars, néologisme deleuzien où l’on reconnaît la disparation simondienne, prise comme asymétrie, poussée, comme chez Simondon, au niveau d’un principe cosmo­ logique constitutif du devenir, et comprise comme différence constituante, assurant non pas la convergence, mais la divergence et l’hétérogénéité de l’affection sensible. Le sensible, comme hété­ rogénéité, fait donc l’objet d’une synthèse asymétrique, et c’est le privilège de la sensibilité d’assurer la communication entre les séries disparates, par la médiation du différenciant qui force à sentir, qui met en relation les séries hétérogènes de la sensibilité et de la réalité. Le dispars joue le rôle de la résonance dans la théorie simondicnne de la modulation, mais là où elle assure la communication entre matière et forme sur le plan des forces matérielles, le dispars deleuzien est un concept transcendantal qui rend compte de la création involontaire de la pensée sous la contrainte d’un signe extérieur. Transcendantal intensif, qui récuse la position anthro­ pologique d’un sujet pensant, il est aussi l’instance paradoxale dif­ férenciante qui assure la communication entre séries hétérogènes.

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DE1.EUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

Cette théorie de l’hétérogénéité du signe éclaire le statut de l’idée. Si on apprend sous la poussée d’un signe, et s’il y a un pathos de l'idée autant qu’une spontanéité du matériau, c’est que l’idée se produit par rencontre empirique, comme une différentielle de la sensibilité (Maïmon) qui forme système avec l’émetteur du signe. L’Idée est donc la multiplicité virtuelle qui s’actualise dans un état de fait mais qui ne prendra son actualité idéellc qu’en étant actualisée par un système psychique. On mesure en quoi l’idée ainsi définie intègre le passage par la structure : donnée indépen­ damment de son actualisation dans la pensée, comme une réparti­ tion de singularités bien définies, elle ne coïncide pas avec une donnée psychique. Ainsi, l’idée est dans les choses, elle ne consiste pas dans la visée noétique d’un sujet, mais fulgure dans l’esprit, comme disparation, quand elle entre en résonance avec un sys­ tème psychique. C’est pourquoi la thématique de l’idée comme structure objective pouvait à l’époque de la rédaction de la pre­ mière version de Proust se satisfaire du vocabulaire de l’Esscnce avec majuscule.

1 / L’IDÉE PROBLÉMATIQUE

Dans Différence et répétition, maîtrisant le trajet complexe qui passe de l’essence à la structure et du sens à l’idée, Deleuze peut maintenant préciser son vocabulaire. L’Idée avec majuscule doit être distinguée aussi bien de l’essence que du concept, parce qu’elle désigne un complexe ontologique, et non un acte de l’es­ prit. Du même coup, il reste parfaitement loisible, si on y tient, de conserver ou d’user provisoirement du terme essence, à condition de préciser qu’elle ne concerne plus la question qu’est-ce que ?, mais bien l’événement ou le sens. L’idéalisme sommaire de la notion se trouve parfaitement neutralisé par le fait qu’elle se déplace désor­ mais dans un tout nouveau champ problématique : celui de la multiplicité virtuelle. À la limite des états de fait et des actes de pensée, ni noétique, ni matérielle, l’idée n’est réductible ni à l’acte de pensée du sujet qui l’actualise, ni à l’état de chose empirique dans lequel elle sub­ siste. C’est la raison pour laquelle la structure sert de relais entre l’essence et l’idée, parce qu’elle implique cette mise en série et cette multiplicité de coexistences virtuelles qui définissent un domaine sans s’identifier avec l’état de chose. Cette virtualité

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DU PROBLÉMATIQUE

comporte des traits de singularités, des rapports différentiels défi­ nis, encore qu’ils ne s’actualisent pas forcément, de sorte que la structure est différentielle en elle-même et différenciatrice dans son effet. Ces déterminations s’appliquent à l’idée, qui bénéficie ainsi des acquis de la structure. Nous avons vu qu’il fallait réserver le nom d’idées, non pas aux purs cogilanda, aux pensées actualisées dans un système psychique mais à ce qui met en résonance la pensée et le réel dans la sensa­ tion, aux instances qui vont de la sensibilité à la pensée, et de la pensée à la sensibilité, précurseurs sombres capables de mettre la pensée et la sensibilité en état de disparation. Ces instances, dans lesquelles nous reconnaissions l’interpréta­ tion leibnizienne de Kant par Maïmon, prennent maintenant une nouvelle envergure. Les Idées sont des problèmes, au sens où Simondon fixe le statut du problématique : elles sont virtuelles, puisqu’elles ne s’actualisent que par individuation, mais réelles, puisqu’elle produisent l’individuation d’une qualité, d'un signe, d’une pensée, par disparation. Ces instances problématiques font surgir la pensée, comme le voulait Proust, sous la poussée d’un signe. La création de pensée, qu’il s’agisse de philosophie, d’art ou de science, se définit comme une tension hétérogène qui produit les conditions de sa résolution. Par une reprise inventive du sublime kantien et de la disparation simondienne, Deleuze fait du problématique un « accord par discordance », un point critique où la pensée se trouve contrainte à créer du nouveau pour réduire la tension problématique de l’idée. Cela précise les rapports entre pensée et Idée : l’idée force la pensée à créer ; la question de la pensée actualise le problème de l’idée. Celle-ci fonctionne comme un champ problématique préindividuel, qui pousse la pensée à s’individuer sous forme d’une solution inventive et nouvelle. De sorte qu’entre l’idée objective et sa résolution dans la pensée, il n’existe ni ressem­ blance, ni antériorité, ni rapport d’essence à existence, de modèle à copie ou de principe à conséquence. Ces vieilles descriptions idéalistes sont obsolètes dès lors qu’on change d’image de la pensée et qu’on explique la genèse de la pensée dans la pensée sous la poussée violente d’un signe sensible. Sans doute, la pensée surgit bien sous la pression d’une Idée qui la provoque, mais cette genèse, ce surgissement ne doivent plus être compris comme apparence, incarnation, apparition ni apparaître, selon les formules d’une phénoménologie qui reste 331

DEI.EUZE. L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL

solidaire d’une vision de l’essence, mais bien comme une ren­ contre de hasard, une émission de singularité, un événement aléa­ toire, un coup de dés. Ce que Deleuzc appelle le caractère aventu­ reux de l’idée rient à cette capacité ouverte de description d’un champ nullement prédéfini par avance, mais qui se détermine au contraire dans l’acte problématique de sa résolution comme une différenciation objective et imprévisible. L’Idée est ce champ pro­ blématique, qui génère l’individuation d’une pensée, dont la différenciation produit du nouveau. Cela permet d’expliquer pourquoi Dclcuze choisit le terme d’idée, si difficile en apparence à concilier avec sa vocation d’em­ piriste. D’abord, il se situe en deçà de la révolution cartésienne, et certainement, son Idée est du côté de la substance, non du sujet : elle signale l’objectité du virtuel, irréductible aux cogitata. D’ail­ leurs, le concept d’idée chez Platon, « image virtuelle d’un déjàpensé qui double les concepts actuels »', figure en bonne place dans le panthéon de Deleuzc, qui s’y réfère chaque fois qu’il cherche à donner l’exemple d’une création philosophique. Ce qui séduit Dclcuze dans Veidos, indépendamment des critiques qu’il adresse à la forme, à la scission entre monde sensible et monde intelligible et à la transcendance, c’est son caractère formel et différentiel. On peut apprécier alors par quelle reprise inventive Dcleuze ait intervenir dans ce contexte l’idée problématique kantienne. Avec Kant, l’idée de la raison devient constitutionnellement pro­ blématique en elle-même, dans la mesure où elle produit son illu­ sion transcendantale. Les Idées dialectiques kantiennes sont pro­ blématiques non parce qu’elles seraient mal posées ni parce qu’elles seraient de faux problèmes, mais bien parce qu’elles relè­ vent d’un exercice transcendant de la raison. Il n’est aucunement question de résoudre le problème, ni de le faire disparaître. L’illu­ sion transcendantale fait de la raison la faculté du problématique en soi. Dcleuze utilise dans Différence el répétition le terme « dialec­ tique, » quand il l’emploie positivement, exclusivement dans cette perspective, qui lui permet de configurer une toute nouvelle his­ toire de la dialectique, en privilégiant l’axe Platon-Kant et négli­ geant la piste hégélienne. Or, la dialectique n’est pas eidétique, comme le voulait Platon, ni impossible comme le prétendait Kant,

1. Dclcuze, Guauari, QP, 43.

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mais bien problématique. Avec Simondon, qui élève le probléma­ tique à la dignité d’une structure objective de la connaissance irré­ ductible à une limitation de notre faculté de connaître, Dcleuzc passe de l’impossibilité de connaître kantienne, signe d’une finitude constitutionnelle de notre raison, à l’impouvoir de la pensée, garant de son actualisation empirique, de sa passivité mais aussi de sa créativité par rencontre. Cet impouvoir n’est pas seulement indice de finitude ou de rencontre, il implique également, on s’en rend compte ici, une générativité structurelle : il garantit positivement la création dans sa dimension génétique. Pour Deleuze, « les problèmes sont les Idées mêmes »'. Champ de singularités préindividuel, le problème correspond donc à la dramatisation de l’idée, à son actualisation distincte-obscur, pro­ duite par rencontre violente dans la vie du penseur. Deleuze connecte la disparation simondienne avec la tradition bergsonienne d’une épistémologie du problème. Ce traitement assure le transfert de l’énergétique simondienne à une physique de la pensée : un structuralisme décalé renouvelle et prolonge la philo­ sophie intensive de Simondon, et permet de considérer le virtuel sous l’angle de la différentiation idéelle, non plus sous l’angle de l’individuation. Cette distinction du problème et de la solution, cette attention portée au problème en lui-même comme constituant, créant sa solution, passent par Bergson, bien sûr, mais aussi par Bachelard, Bouligand et Canguilhem, et surtout par Lautman qui intentent de manière privilégiée dans la discussion. Dans ses œuvres d’épis­ témologie des mathématiques, Lautman réactualise l’idée platoni­ cienne avec majuscule, et la définit expressément comme « le schéma de structure » des théories mathématiques existantes. Elle ne propose pas un modèle transcendant dont les êtres mathémati­ ques seraient les copies, mais - au véritable sens platonicien du terme selon Lautman - des schémas structurels selon lesquels s’or­ ganisent les théories effectives. Il défend donc l’existence d’idées abstraites, dominatrices par rapport aux mathématiques effectives, aux théories empiriques : « Le mouvement propre d’une théorie mathématique dessine le schéma des liaisons que soutiennent entre elles certaines Idées abstraites. »2 1. Deleuze, DR, 190 cl 210, cl AA. 9r série : « du problématique ». 2. Albert Lautinan, Les mathématiques, les idées (l le réel physique, Paris, Vrin 2006, p. 65.

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En séparant les Idées problématiques des notions théoriques qui les résolvent, Lautman pose que la théorie s’occupe des rela­ tions de structure plutôt que des objets déterminés par elles, et qu’il existe au sein des structures des pôles de tension dynamiques, qui peuvent faire l’objet d’une description indépendante. En somme, il sépare l’ordre idéel des problèmes et la série empirique des solutions, et définit le problème comme une véritable Idée, une instance transcendantale qui n’existe pas hors de ses solutions et qui les détermine. C’est ce que Dcleuzc reprend en distinguant pour son compte l’idée-problème, impassible et virtuelle, et son cffcctuadon dans des théories données. Lautman propose de distinguer instance-problème et instancesolution en faisant intervenir le concept de singularités en mathé­ matique, spécialement dans le calcul différentiel1. L’interprétation géométrique des équations différentielles fait apparaître deux réa­ lités mathématiques distinctes : le champ de direction, avec ses accidents topologiqucs qui concerne l’existence de points singu­ liers auxquels n’est attachée aucune direction, et les courbes inté­ grales, qui prennent une forme déterminée au voisinage des singu­ larités du champ de direction. Les deux attaques sont bien sûr complémentaires, puisque la nature des singularités est définie par la forme des courbes dans leur voisinage, mais leur réalité mathé­ matique est distincte2. En marquant cette différence de nature entre l’existence ou la répartition des points singuliers, qui ren­ voient à l’Idée-problème, l’instancc-problème, et leur spécification dans l’instance-solution, Lautman montre que les conditions du problème sont irréductibles à leur traitement par la pensée. Dcleuzc prend alors ses distances avec la pensée structurale : si le problème n’est ni réel ni fictif, il n’est plus non plus symbolique au sens de la structure que nous analysions précédemment3. Le virtuel prend le pas sur la détermination de ce troisième ordre, irréductible au réel et à l’imaginaire, et le problématique, tel qu’on le définit maintenant, déplace le symbolique et se substitue à lui. Comme la structure, le problème est immanent au réel empirique dont il trace le diagramme noétique, mais contraire-

1. Lautman, Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques, Paris, Hermann, 1938. t. II, p. 148-149; Dcleuzc, DR, 183, 211, n. 1, 212-213. 2. Lautman, op. cil., p. 138-139 et Le problème du temps, Paris, Hermann, 1916, p. 41-42, cité par Dcleuzc, LS, 127, n. 4. 3. Dcleuzc, DR, 230-231.

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ment à elle, il est également génétique, source réelle d’individua­ tion, et les singularités dont il se compose ne sont pas signifiantes mais différentielles. L’objcctité du problème est donc irréductible à une structure anthropologique, noétique ou linguistique. Comme l’idée existe réellement et non symboliquement, Deleuze semble frôler ici un idéalisme au sens ordinaire d’un réa­ lisme de l’idée, dont la survivance et la consistance réelle semblent équivaloir à une transcendance'. Qu’cst-ce qui distingue l’idée, ainsi posée, d’une essence préexistante à la théorie, qui s’impose­ rait à elle de l’extérieur et attendrait de toute éternité qu’un pen­ seur s’empare d’elle pour la résoudre ? Dans un premier temps, l’objectivité de l’idée garantit son indépendance à l’égard des solutions noétiques : Delcuze étend à l’ensemble de la pensée ce résultat que Lautman tirait de l’étude des mathématiques, et il l’applique aussi bien à la philosophie qu’à l’art. Un problème peut avoir un sens indépendamment de sa solution : ce que Lautman appelle le schéma logique d’un problème peut subsister en effet, que l’on se donne ou non les moyens mathématiques de le résoudre, et il en va de même pour les problèmes de l’art ou de la philosophie. Il se joue au plan du problème un « drame logique »2, disait Lautman, qui n’est pas affecté par sa résolution actuelle : les singularités parfaitement définies de l’idée déterminent un système de liaisons multi­ ples, une structure. Ce schéma logique doit être réellement distingué, et conserve un sens mathématique même si l’on ignore les moyens mathématiques nécessaires pour le résoudre, et pour­ tant, il n’est en rien antérieur à sa réalisation au sein d’une théorie. C’est ainsi qu’il faut distinguer la différentiation virtuelle du problème et son actualisation, ou sa solution dans une théorie. Deuxièmement, cela réactualise la différence entre conception problématique et conception théorématique de la géométrie-1 : les propriétés théorématiques se laissent déduire de l’essence, tandis que les propriétés problématiques signalent les événements (sec-

1. Ibid. 2. Lautman, Essai sur les notions de slniclure el d’exislenee ai matliémati 246.

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duation. Nous pouvons maintenant revenir sur le statut virtuel de l’idée que Dcleuze exprime à l’époque de Différence et répétition par la formule complexe de la différenc/tiation que nous avons déjà explicitée, et qui permet de préciser le double jaillissement connexe de la différence, comme multiplicité singulière virtuelle et actualisa­ tion dans le système psychique du penseur. La formule rend compte du dédoublement de la Différence dans son double procès de rapport du virtuel à factuel. Le virtuel, réel mais idéal est differenrié (avec un t) dans son contenu meme s’il ne s’actualise pas : il a une détermination interne, une consis­ tance indépendante ; il s’agit de l’instance theorématique de Proclus ou de l’instancc-problème de Lautman. Lorsqu’il s’actualise, il se différencie (avec un c), il s’individue, instance problématique de Proclus, ou instance-solution de Lautman. Ce terme de différenc/tiation1 exprime les deux moments de la différence, cette dualité du virtuel, qui correspond aux deux aspects du sens, et donc aussi à la synthèse disjonctive du temps. Le problème virtuel est différenrié (avec un t) : il n’est pas individué, il ne s’actualise pas comme question, mais sa singularité et sa consistance sont entières quoique impassibles et indifférentes à l’actualisation. La question, ou la solution de pensée, elle, est diffé­ renciée (avec un c) : elle prend une forme concrète individuelle et se matérialise dans le cerveau d’un penseur, dans le médium neu­ ronal de la pensée, celui de la voix ou de l’écriture. Dans cette mesure, la question, pour Deleuze, est du côté de la solution et non pas du côté du problème, à laquelle elle ne ressemble pas, précisément parce qu’elle l’actualise. L’Idée n’est donc pas diffé­ renciée (avec un c) avant de s’actualiser dans la pensée. Complète­ ment indifférenciée puisqu’elle n’est pas individuée, elle n’est « nullement indéterminée », mais au contraire parfaitement différen/iée (avec un Z)2. Ainsi, les Idées qu’actualise le romancier sur son mode expriment l’actualisation d’un virtuel que le philosophe peut reconduire au problème, au contenu virtuel qu’elles actualisent.

1. Dclcuzc, DH, 270 sq., 358 ; « Dramatisation ». an. cité. p. 100 ID. 143). 2. Dclcuzc, DR, 358 : c’est l'individuation qui explique 1" « emboîtement de ces deux moitiés non semblables » exactement comme la modulation s'explique chez Simondon par deux demi-chaînes, formelles et matérielles >.Simondon. IGP, P- 41).

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Il n’en découle pas que le philosophe accéderait directement au problème, là où le romancier ou le savant s’en tiendraient au plan des solutions : toute pensée est une actualisation neuronale et ver­ bale. Mais la distinction entre les modes de pensée philosophique et artistique leur permet de chercher à résoudre sous forme de question propre ( « constitution de solutions » ) l’idée probléma­ tique qui les sollicite. Tandis que la différentiation détermine le contenu virtuel de l’idée comme problème, la différenciation exprime l’actualisation de ce vir­ tuel et la constitution des solutions Le caractère problématique, diflcren/ié, multiple et singulier de l’idée relève de la dynamique du devenir chez Dcleuze : les moda­ lités de l’actuel et le virtuel se substituent aux coupures de l’intelli­ gible et du sensible, de l’essence et de l’existence, du possible et du réel. Cette double gerbe de la virtualité et de l’individuation, nous l’avons déjà rencontrée dans l’analyse de l’intensité. Nous la retrouvons dans le couple de l’idée et du problème, sous forme de la détermination virtuelle d’une structure du problème, et de l’actualisation d’une solution de pensée. Penser le temps comme devenir implique de le penser en même temps comme actualisation dans les cotps (Chronos) et comme coexistence virtuelle (Aiôn). C’est ainsi que Delcuze évite en même temps la présence statique de l’actuel et l’intemporalité de l’étemel, le piège du présent et celui de l’éternité. Chronos signale le présent corporel. Or, le temps pour Deleuze n’est pas affaire de présent, mais de devenir, c’est pourquoi Aiôn, temps du futur et du passé, esquive perpétuellement le présent de Chronos. Il faut tenir ensemble ces deux déterminations : le temps, pour Deleuze, est cette bifurcation, synthèse disjonctive de Chronos et d’Aiôn. Voilà pourquoi Deleuze distingue constamment le devenir vir­ tuel de l’événement et le passage successif des corps. Chronos, ci sa succession d’états de corps concerne l’image-mouvement et son actualité scnsori-motricc, épaissie par le présent de la perception, la temporalité visqueuse de l’action qui pense en termes de solides et ralentit les flux pour affermir sa prise. Aiôn, en revanche, avec sa puissance de devenir permet au temps de passer : « (Car être présent, ce serait être, et non plus devenir) », précise Deleuze dans

1. Dcleuze, DR, 270.

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une parenthèse fulgurante1. C’est pourquoi Aiôn esquive le pré­ sent, déloge le temps de l’actualité des corps et l’extrait de la succession donnée. Deleuzc injecte la puissance disjonctivc du devenir sur tous les points du présent. La bifurcation d’Aiôn et de Chronos reprend les trois synthèses de Différence et répétition, en les ramassant autour de cette disjonction principale : Chronos, la présence des corps, l’image-mouvement sensori-motrice, et Aiôn, l’image-temps achronologique du devenir sans actualité. Aiôn conjugue les deux déter­ minations virtuelles du temps, le passé pur de la deuxième synthèse et la « pure forme vide du temps »2 de la troisième synthèse, avec son effondement achronologique. Milieu des effets de surface, il trace ainsi la frontière entre choses et propositions : au lieu d’un présent qui résorbe le passé et le futur, il montre que seul le passé pur et l’avenir achronologique insistent dans le temps. Prises ensemble, ces deux modalités de la temporalité que sont le présent des corps et l’irruption du devenir délivrent le concept de temps de sa réduction à la succession historique et l’ouvrent sur le devenir de l’événement. Pour Deleuzc, éternité et histoire doi­ vent alors être renvoyées dos à dos, comme deux figures inadé­ quates de la temporalité, qui dénaturent le devenir réel selon les modèles finalement atemporels du successif téléologique causal de l’histoire et de l’intemporalité transcendante de l’éternité. Pour penser une véritable temporalité créatrice, il faut penser l’événe­ ment sans le réduire à ce qui se passe, à l’état de chose, ni le dissi­ per dans l’intemporalité. C’est ce à quoi vise le concept d’événe­ ment, que Dcleuze, renvoyant toujours au beau texte de Péguy, décrit comme la raison problématique de l’actualisation, « dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend », la genèse statique, « la splendeur du on », de « l’événement même ou de la quatrième personne »3. On touche là l’une des déterminations les plus difficiles et les plus belles de la philosophie de Dcleuze : sa conception de l’évé­ nement, « réel dans être actuel, idéal sans être abstrait », qui semble transcendant parce qu’il survole l’état de chose dans lequel il s’actualise mais auquel il reste immanent, « pure immanence de ce qui ne s’actualise pas », « immatériel, incorporel, invivable, la

1. Dclcuzc, LS, 192. 2. Dclcuzc, AS’. 194. 3. Dclcuzc, LS, 178.

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pure réserve»1. L’événement ne s’inscrit pas clans l’ordre des cotps ni dans la logique causale de l’actuel, parce qu’il ne sc laisse pas inscrire dans l’ordre chronologique ou causal des prédétermi­ nations. Son premier caractère est l'imprévisibilité. A ce titre, il surprend et bouscule la chronologie, il crée une périodisation. L’événement est ce qui va se passer ou ce qui vient de sc passer, jamais ce qui sc passe : il ne s’effectue pas au présent, mais sub­ siste comme ce qui donne sens au présent. C’est pourquoi il est problématique : « Les événements concernent exclusivement les problèmes et en définissent les conditions. »2 II n’est donc pas réductible à l’ordre de l’antérieur-postérieur, et c’est ce qu’im­ plique le recours à la distinction stoïcienne d’Aiôn et de Chronos. L’événement ouvre une brèche dans le temps. 11 n’est donc pas meme de l’ordre de l’historique, mais fulgure comme un devenir, perpendiculaire à l’histoire, latéral, « transver­ sal », comme le dit Péguy, dans un texte dont l’importance pour Dcleuzc est considérable et auquel il se réfere toujours avec admi­ ration dès qu’il aborde ces questions. Cette transversalité, qui, nous allons le voir, est appelée à prendre une importance considé­ rable avec les travaux de Guattari, surgit donc ici, sous la plume de Péguy pour distinguer l’histoire avec sa succession réglée et sa chronologie linéaire, de l’événement dans sa puissance achronologique. Au cours d’un long travelling qui glisse parallèlement au devenir, l’histoire passe le long de l’événement, sans l’effleurer, ni pénétrer en lui. La succession chronologique reste longitudinale et glisse le long du devenir, tandis que l’expérience réelle du temps, celle, intérieure, de la mémoire et du vieillissement, nous donne accès au temps actif et consiste paradoxalement à « rester » dans l’événement. Selon cette lecture de Péguy que propose Delcuze, les lignes horizontales actualisées de l’histoire sont traversées par la diago­ nale transversale de l’événement, qui ne s’incarne pas dans un état de chose, mais fulgure, sans être réductible à son actualisation, perpendiculaire à l’histoire des corps. L’événement pour Delcuze n’est pas ce qui arrive, ce qui s’actualise, mais comme le dit Péguy, F « internel immanent »3, la part virtuelle qui ne se laisse pas épuiser par sa réalisation. 1. Dcicuzc, Gualtari, Q/’. 148. 2. Dcicuzc, LS, 69 ; Zourabichvili, Zz vocabiilnire de Deleuze, o/>. cil., p. 11. 3. Delcuzc, Gualtari, QP, 148; Dcicuzc, RF, 226.

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Ce que Dcleuzc nomme de manière stoïcienne I’ « impassibi­ lité » de l’événement, sa neutralité à l’égard de son cffectuation, signe en réalité son caractère irréductible à une détermination empirique. L’cfTcctuation concerne donc ce passage du virtuel à Factuel, par quoi nous pensons sous la poussée de l’idée, tandis que la contrc-effcctuation désigne le rapport inverse, mais non réversible, par lequel le virtuel n’est pas dissout dans son cffcctuation. L’événement bifurque. Dans le beau texte « Mai 68 n’a pas eu lieu »', Dcleuzc et Guattari expliquent pourquoi la part de l’événement, dans les phénomènes historiques, reste irréductible aux déterminismes sociaux, aux successions causales. Non seule­ ment il n’est pas assimilable à l’ordre des consécutions puisqu’il ouvre une brèche, et produit du nouveau, mais il conserve la puis­ sance d’un commencement, quelles que soient ses suites et ses conséquences. C’est en cela que l’événement décroche par rap­ port au temps causal de Chronos. Il dévie. Cette puissance de déviation et de bifurcation explique la dualité d’Aiôn et de Chro­ nos et marque l’insertion permanente du devenir dans la stabilité relative des corps. L’événement conjugue les trois déterminations paradoxales de l’imminence, de l’irrésistible irréversibilité et de la contingence. Pas-encore et toujours-déjà, il n’est jamais au présent, mais divise le temps en passé et en futur : il fend le temps, subvertit le présent. Son impassibilité ne consiste donc pas en une transcendance mais en une puissance inentamée d'effectuer une coupure dans le présent des corps. En ce sens, l’événement, comme problème, insiste, quelle que soit la manière dont il s’effectue. La puissance de l’événement ne dépend pas de son actualisation, puisque le vir­ tuel, à la différence du possible, est aussi réel que l’actuel. Comme Idée virtuelle, il n’a nul besoin de s’incarner dans un état de fait pour posséder la perfection de sa puissance. Imminent, immanent, inactuel, il n’est pas en attente de réalisation. Complet dans son inactualité, il reste immatériel, incorporel et, à cause de cela, invi­ vable, puisqu’il n’est pas actualisé. On ne peut vivre dans l’événe­ ment, ni s’établir en lui. Mais pour la même raison, l’événement est également interminable. C’est en cela qu’un événement comme Mai 68 ne se laisse pas dépasser, même s’il se trouve de toute part trahi, bafoué, contesté, 1. Dcleuzc, Guattari, «Mai 68 n’a pas eu lieu». Zzs .Mmtllts littéraires. 3-9 mai 1984, p. 75-76, récd. KF. 215.

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ou même s’il sc trouvait réalisé. Son potentiel, la part d’ouverture qu’il comporte reste irréductible aux déterminations causales réel­ les qui lui ont succédé. Si donc « les événements sont idéaux »', cette formule ne renvoie à nul idéalisme de principe, mais à l’in­ sistante capacité de l’événement à se soustraire à son équivoque dissolution dans l’ordre de l’actuel. Comme problème, l’événe­ ment résiste à son actualisation. Il continue à poser problème dans le réel. C’est même précisément à cela qu’on le reconnaît : l’évé­ nement, dans sa capacité à briser la chaîne sensori-motricc de l’habitude et des causalités ordinaires, sc marque à sa capacité de rupture. R fait sens, comme seuil, point critique qui ouvre une nouvelle ère, et crée une époque. « Telle est l’opération la plus générale du sens : c’est le sens qui fait exister ce qui l’exprime et, pure insistance, se fait dès lors exister clans ce qui l’exprime.»-’ L’événement produit le sens pour la pensée comme l’insistance virtuelle déterminée par cette actualisation. C’est pourquoi un événement ne se laisse pas épuiser dans son actualisation. Même s’il est récupéré, un événement comme Mai 1968 ne sc laisse pas dépasser dans sa part fulgurante de vir­ tuel, son potentiel politique, sa capacité intacte à bouleverser l’ordre établi aujourd’hui comme hier, et ce phénomène de voyance par lequel, une société, tout à coup, perçoit brusquement la part d’intolérable que comprenait son mode de rie et le sursaut qu’il réclamait. L’événement brise ainsi l’antériorité de l’histoire et crée une nouvelle période, il ouvre une brèche dans la succession, et dégage du possible, cette nouvelle direction d’actualisation que Guattari appelle une ligne de fuite, tout en étant irréductible à son clTectuation dans le quotidien empirique. Le caractère bifide de l’événement, Aiôn et Chronos, explique la survivance politique et la persistance critique d’un événement quels que soient les compromis ou réactions sur lesquels il débouche dans la réalité. La dualité d’Aiôn et de Chronos montre comment Dclcuzc transforme la durée bcrgsonicnne, en la débarrassant du dualisme qui l’oppose à l’espace, mais surtout en la délivrant de sa part de présence : la Durée, pour Dclcuze, devient Aiôn, et ne dure pas. Ce point de césure, par lequel Deleuze sc sépare de Bergson, lui permet d’insister sur le fait que virtuel et actuel n’entretiennent pas un rapport chronologique. Le virtuel n’est pas antérieur à 1. Dclcuzc, LS, 68. 2. Dclcuzc, LS, 194.

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l’actuel mais problématique et coexistant. Néanmoins, bien sûr, il s’actualise et la flèche de l’individuation pointe du virtuel vers l’ac­ tuel. Toute actualisation se fait par différenciation, par lignes divergentes, ce qui marquait, on s’en souvient, le troisième carac­ tère de l’intensité. Si l’idée est donc virtuelle, si elle semble orientée par une flèche irréversible qui va du virtuel à son actuali­ sation, elle conjugue l’irréversibilité entropique à la negentropie simondicnnc (à vrai dire bcrgsonicnne) d’une actualisation par lignes de différenciation. Cela explique pourquoi l’intensité tout à l’heure ne pouvait s’actualiser qu’en retombant, en s’égalisant, sur un mode proche de la dialectique hégélienne. En passant du schème thermodynamique d’une résolution de la différence de potentiel par stabilisation du système (entropie) à l’actualisation comme différenciation vitale, Deleuze conteste l’entropie par une disparation créatrice, un gain d’information disait Simondon, une création dira Deleuze. Et cette création, Deleuze l’entend comme une nouveauté irréductible à l’instant qui précède. Cela lui permet de relire Bergson à la faveur d’un temps non chronologique. La durée bcrgsonicnne devient une multiplicité virtuelle, procédant sur un seul plan par actualisation discontinue, au lieu de composer un élan ramassant la continuité de son mou­ vement dans une durée imprévisible. De la définition bergsonienne de l’élan vital, et de la durée, Deleuze conserve donc cette valeur que l’actualisation est une création. Mais il conteste l’ac­ cent continuiste qu’il juge téléologique, trop proche d’une concep­ tion théologique de la création, d’une « évolution » créatrice, et substitue à l’élan et à sa poussée créatrice une discontinuité oscil­ lante, une involution, qui fait du virtuel un plan coprésent aux indi­ viduations qui l’affectent et se défont avec rapidité, au lieu d’évoluer en faisant boule de neige sur elles-mêmes. C’était le propos de la troisième synthèse temporelle de Diffé­ rence et répétition, qui substituait le tirage aléatoire et discontinu de l’Étemel retour, selon Deleuze, à l’élan imprévisible de la durée bcrgsonicnne. Chez Deleuze, le virtuel est immanent à factuel, et aucune succession englobante ne pourrait encadrer les actualisa­ tions du virtuel entre un avant et un après cosmologique1. L’actuel 1. C’est cette position qui rend le rapport à l’histoire de Deleuze si complexe : une historicité non successive, où le schème de la succession est sans arrêt recon­ duit à la fulguration achronologiquc du devenir, prête facilement au contresens d’être une pensée de l’intemporel.

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et le virtuel ont donc autant de réalité l’un que l’autre, mais ce qui les distingue, c’est le procès de différenciation qui les lie, en se dédoublant : le virtuel, réel mais idéal est differen/ié dans son contenu même sans s’actualiser ; lorsqu’il s’actualise, il se diffé­ rencie. Virtuel et actuel forment donc les pôles solidaires d’un mouvement vital, celui de la différenciation. Alors, l’actualisation du virtuel procède par différence, diver­ gence ou différenciation. Mais à l’actualisation répond le mouve­ ment inverse, non réciproque qui permet de remonter de l’état de chose à l’événement. « On actualise ou on effectue l’événement chaque fois qu’on l’engage, bon gré mal gré, dans un état de cho­ ses, mais on le contre-effeclue chaque fois qu’on l’abstrait des états de choses pour en dégager le concept »' : l’actualisation et la contreeffectuation ne sont pas réciproques, mais proposent deux lignes de temporalité coexistantes mais différentes. Cela permettait au philosophe de s’instruire de l’expérience réelle de La recherche du temps perdu : il s’agit moins d’une « recherche de la vérité », selon une terminologie désuète, que de la rencontre empirique avec une Idée, problématique et singu­ lière, virtuelle et non mentale, réelle et non imaginaire, détermi­ nant par rencontre improbable et choc pour la pensée l’cffectuation de l’empirisme transcendantal. Voilà ce qui définit systématiquement la complétude théorique des problèmes soule­ vés par Proust I, qui se ramifient jusqu’à la théorie de l’idée de Dif­ férence et répétition, du sens et de l’événement de Logique du sens.

4/DE LA DIFFÉRENCE À L’ÉTHOLOGIE

Le trajet qui va du signe à la pensée rend compte du caractère créateur de la pensée, et du rôle pilote de l’analyse de l’expérience littéraire pour Dclcuze. S’il lie la pensée à la création, et la créa­ tion à la genèse de l’acte de penser dans la pensée2, c’est qu’il met la pensée en rapport direct avec l’idée qui affecte intensivement la sensibilité et commet la pensée à répondre au problème qu’elle dégage. L’Idée, virtuelle et idéelle, a bien pour Deleuzc une réa­ lité extérieure à l’acte de pensée. Mais elle force la pensée par l’in­ termédiaire de la sensibilité. 1. Deleuzc et Guattari, Qf, 150. 2. Deleuzc, DR, 165.

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L’étrange théorie des facultés que Dclcuzc propose est donc la suivante : la sensibilité module les quantités intensives et cette modulation constitue le signe, comme intensité qualifiée, et le pro­ blème, comme champ singulier impersonnel et préindividuel. Si Dclcuzc nomme ce champ un champ transcendantal, c’est bien qu’il place l’idéalité problématique en dehors de l’esprit humain. Il y a donc de l’idéalité dans le monde, une idéalité virtuelle, qui s’actualise comme problème pour la pensée par l’intermédiaire du signe. C’est le signe sensible qui force la pensée à se livrer à son exercice, à la fois passif et créateur, puisqu’elle est affectée (syn­ thèse passive, réceptivité de la pensée, contre la spontanéité kan­ tienne), mais cette passivité est la condition de sa créativité. La création, pour la pensée, est donc une rencontre de scs propres limites, un danger où la pensée fait l’expérience de « son propre impouvoir »' et se révèle en rapport non avec un quelconque fon­ dement, mais avec son effbndement - son exercice transcendant. Les Idées sont donc ce qui force en premier lieu la sensibilité, puis la pensée à son tour à « sortir de ses gonds », et à entrer dans un accord dissonant, par disparation. C’est pourquoi le dernier renversement kantien, la grande découverte de Kant dans la Cri­ tique du jugement concerne l’accord discordant des facultés, « un exercice déréglé de toutes les facultés, qui va définir la philosophie future »2. Les Idées font bien résonner toutes les facultés, puis­ qu’elles déclenchent le choc qui les pousse à leur exercice supé­ rieur. Mais cet exercice supérieur est disjoint. Il est donc bien syn­ thèse, comme le voulait Kant, mais synthèse hétérogène, disjonctive. En ce sens, l’idée est la condition d’individuation de la pensée, mais elle ne s’actualise que sous la forme d’une pensée, d’un sentiment, d’un affect : d’un individu actuel. L'Idée affecte donc toutes les facultés, bien que l’intensité touche d’abord la sen­ sibilité. Si la sensibilité module d’abord des quantités intensives, l’idée, comme champ de singularités, concerne d’abord la pensée. Cela éclaire le statut de la pensée pure des essences que Deleuze présentait dans Proust. Cette pensée pure n’est pas une intuition des essences, et n’est pure que parce qu’elle est portée à son point transcendant de disparation, et qu’elle module avec l’idée, ou le problème qui la convoque, via la sensibilité.

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! / 1. Dclcuzc, DR 192. 2. Dclcuzc, CC. 49.

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La pensée n’est déterminée à saisir son propre cogitandum qu a l’ex­ trémité du cordon de violence qui, d’une Idée à l’autre, met d’abord en mouvement la sensibilité et son sentimdum, etc. Cette extrémité peut être aussi considérée comme l’origine radicale des Idées1. De ce point de vue, il est indifférent de considérer la pensée comme l’origine radicale des Idées, ou les Idées comme les pro­ blèmes qui individuent les pensées, puisqu’elles se constituent ensemble, par une cocréation, exactement comme Simondon posait que l’individu s’actualise en configurant son milieu d’indivi­ duation. Mais Dclcuze transfère cette coexistence du rapport de l’individu au milieu à celui qu’entretiennent virtuel et actuel: l’idée est strictement coexistante à l’aventure de la pensée. Pour­ tant, l’idée ne se réduit pas à une donnée noétique, sinon, il n’y aurait nulle genèse de la pensée dans la pensée. L’origine radicale des Idées renvoie donc à cette coexistence. Il n’y a d’ailleurs ori­ gine qu’au sens de l’actualisation au présent, non de la constitu­ tion en droit, et Deleuze précise bien, dans son travail de reprise contrastée du vocabulaire classique de la philosophie, que l’ori­ gine ne renvoie plus à un fondement, mais bien plutôt à l’émission de singularités, exactement comme l’essence renvoyait tout à l’heure au sens, à l’événement et non plus à ce que la chose « est » en soi. C’est cette actualisation, dans sa contingence, sa passivité et sa singularité, que Deleuze considère comme une création à part entière, création qui constitue le problème par excellence de la philosophie, la création du penser dans la pensée. Les Idées entretiennent donc avec la faculté de penser une rela­ tion spécifique, et même si elles ne sont l’objet d’aucune faculté particulière, elles concernent singulièrement la pensée. C’est pour­ quoi Deleuze les rapporte au «Je fêlé d’un cogito dissous » qu’il rapproche de « l’universel effbndemenl qui caractérise la pensée comme faculté dans son exercice transcendant »2. Cet effondement, polémique à l’égard des sols, fondations, origines et fonde­ ment stable, porte la pensée à sa limite, à son exercice transcen­ dant. En s’actualisant par disparation avec l’idée qu’elle module, la pensée se voit portée à sa limite transcendante en même temps qu’elle se différencie et s’actualise. L’actualisation de l’idée déclenche ainsi nécessairement cet effbndement de la pensée, que 1. Deleuze, DR, 251. 2. Ibid.

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Delcuze définissait à propos de la troisième synthèse, du temps hors de scs gonds, dégagé de sa subordination antique au cadre du cosmos. Cette analyse de Différence et répétition communique avec le beau texte que Delcuze consacre à Kant, « Sur quatre for­ mules poétiques », et avec les résultats de L’image-mouvement et de L’image-temps, pour théoriser la rencontre brutale de la pensée avec son hétérogénéité constituante, l’extériorité, l’affect du temps qui la rapporte à sa passivité comme la condition même de sa créati­ vité. Passivité et création sont donc solidaire pour expliquer la genèse de la pensée dans un Je, fêlé par l’expérience du temps qui le porte à scs limites vacillantes psychiques. C’est pourquoi Artaud disait, «Je suis un génital inné »*. D’où une ambiguïté ou une surdétermination de la créativité de la pensée, qu’il s’agisse de la pensée ou de l’art. Tout le disposi­ tif précédent visait bien à expliquer la genèse d’une pensée quel­ conque ; et la création devenait le caractère d’une actualisation ordinaire. Mais en même temps, Dcleuze, dans une logique nietzschéenne, réserve la création à l’excellence de la pensée, à sa réussite. D’un côté, la création, comme actualisation du virtuel s’applique à toutes les individuations, de l’autre, elle sert de critère axiologique, et ne définit plus alors le procédé, mais la réussite de la pensée. Pour finir, la création se distribue sur ces trois plans : elle désigne l’actualisation du virtuel, et vaut donc pour toute dif­ férenciation, toute actualisation. Qualifiant la réussite de la pensée, elle ne vaut plus pour une actualisation quelconque, mais pour l’actualisation remarquable. Enfin, répondant de la réussite de la pensée, elle nomme aussi le procédé des arts. En traitant cet ensemble de problèmes, nous aborderons le passage de la critique de la raison représentative à l’éthologie de la pensée. Ce passage n’implique pas seulement l’élargissement de la pensée à ses conditions vitales et surtout culturelles d’exercice ; il comprend une mutation épistémologique qui transforme la théorie de la différenciation que nous venons d’étudier. La modu­ lation temporelle du couple matériau-forces implique une théorie de la variation continue où la fluctuation de la nonne remplace la permanence d’une loi. Les conséquences que Dcleuze tire de l’analyse simondienne sont donc à la fois décisives pour son propre système et parfaitement originales, car Simondon n’a pas

1. Delcuze, DR, 150.

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amorcé la critique des sciences humaines impliquée clans cette théorie de la variation continue, ni le passage à la distinction entre mineur et du majeur qui, en interdisant l’usage d’un invariant quelconque, change le statut des sciences humaines, de la linguis­ tique autant que de la psychanalyse, de l’histoire comme de l’eth­ nologie. Dcleuzc dent là une position méthodologique très forte pour prendre pied sur le terrain des sciences empiriques, et la cri­ tique de l’invariant n’est pas féconde méthodologiquement sans impliquer pour la pensée une dimension historique, empirique et variable, absente des œuvres précédentes. Il nous faut encore apprécier l’apport politique et empirique de la rencontre avec Guattari pour déterminer comment Dclcuze, inspiré par Canguilhem et par Foucault, passe d’une philosophie où l’art constitue le champ d’expérimentation de la pensée à une Critique clinique, où l’art clinique module directement des flux vitaux et sociaux dont la philosophie critique s’alimente. En somme, le programme théorique de Différence et répétition est rempli. L’art a permis la critique de la pensée représentative, et la philo­ sophie se consacre désonnais à des objets nouveaux, qui lui per­ mettent de développer son empirisme supérieur sur le terrain des processus réels qui animent les sociétés, et non sur le terrain de la pensée pure. Avec Guattari, en travaillant sur Canguilhem et Fou­ cault, Dclcuze forge les concepts de mineur et de majeur, tandis que l’apport de l’éthologie détermine le concept de capture, qui substitue le devenir à la ressemblance. C’est la force et l’inventi­ vité de Deleuze d’avoir su conjuguer ces secteurs en apparence disparates pour en extraire une théorie de l’effet sensible des œuvres, qui propose en même temps une logique de la création :

Les conditions d’une véritable critique et d’une véritable création sont les mêmes : destruction de l’image d’une pensée qui se présup­ pose elle-même, genèse de l’acte de penser dans la pensée même1.

1. Dclcuze, DR, 182.

CHAPITRE XIV

LA CRITIQUE DE L’INTERPRÉTATION ET LA TRANSVERSALITÉ

Les rapports de la forme et de la matière, que Simondon a

contribué à dissoudre au profit d’une nouvelle théorie des forces et des matériaux, renouvellent l’empirisme transcendantal. La sémiologie proustienne, la pensée produite par l’effraction du signe, et la disparation simondienne, montrant l’interstice entre signe et pensée comme une modulation, permettent de penser la pensée comme expérimentation et reprennent la définition nietzschéenne d’une symptomatologie typologique et généalo­ gique de la pensée. L’analyse clinique des rapports entre pensée et corporcité amorcée par Logique du sens, l’idée comme problème ont transformé l’empirisme transcendantal et le rapport de la pensée à la création. Le point de rupture porte sur ce statut de l’interprétation, dont Dcleuze acceptait le principe dans ses pre­ miers travaux sur Nietzsche et Proust, mais dont, sous l’impulsion de la critique guattarienne du signifiant, il conteste la méthode et refuse désormais l’appellation à partir des années 1972. Ce tour­ nant accélère la rupture avec la psychanalyse et avec l’analyse structurale, qui offraient encore dans Différence et répétition et Logique du sens un recours contre l’herméneutique en substituant à la transcendance du sens un fonctionnement textuel immanent. En passant de l’interprétation à l’expérimentation, Dcleuze congédie toute lecture analogique, toute transposition allégorique d’un discours signifiant à un autre, comme il remplaçait la morale du jugement par l’affectologie et l’éthique spinozienne. Désormais, il n’emploiera plus jamais ce terme et opposera tou­ jours l’interprétation à l’expérimentation. Ce nouveau statut de la littérature s’établit pratiquement, dans l’écriture à deux avec

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