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French Pages 131 [130] Year 2015
RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Psychosomatique et adolescence
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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Psychosomatique et adolescence Sami-Ali Maurice Corcos Sylvie Cady Maurice Bensoussan Martine Derzelle Jean-François Le Goff Leila Al-Husseini Stefano Monzani Patricia Lymes
Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique. De l’affect au rythme corporel – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré – mars 2008 Entre l’âme et le corps, les pathologies humaines – octobre 2008 Handicap, traumatisme et impasse – janvier 2009 Soigner l’allergie en psychosomatique – octobre 2009 Entre l’âme et le corps, douleur et maladie – août 2011 Psychosomatique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte – janvier 2012 La psychomotricité relationnelle – mars 2012 Psychosomatique et maladie d’Alzheimer – juin 2012 Sexologie et pychosomatique relationnelle – mars 2013 Cancer et pychosomatique relationnelle – juin 2013 Affect et pathologie – décembre 2013 Éditions EDK/Groupe EDP Sciences 109, avenue Aristide Briand 92541 Montrouge Cedex, France Tél. : 01 41 17 74 05 Fax : 01 49 85 03 45 [email protected] www.edk.fr EDP Sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France Tél. : 01 69 18 75 75 Fax : 01 69 86 06 78 www.edpsciences.org © EDP Sciences, Montrouge, 2014 ISBN : 978-2-8425-1706-1 Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Recherche en psychosomatique. Psychosomatique et adolescence
Introduction
Théorie relationnelle et adolescence M. Sami-Ali À la question, difficile entre toutes, de savoir comment apporter de l’aide à quelqu’un dont la pathologie est à mi-chemin du psychique et du somatique, il y a, bien sûr, la pratique courante qui consiste à traiter séparément les deux aspects extrêmes d’une pathologie relevant à la fois de la médecine et de la psychanalyse. Mais cela exclut en principe que des liens puissent exister, chez la même personne, entre des manifestations irréductibles à l’un ou à l’autre champ. On pourrait dans ces conditions faire appel à la « psychosomatique » qui est censée opérer ce que Freud nomme « le saut mystérieux » entre l’âme et le corps, simplement pour constater aussitôt qu’on se paye des mots. Car cela consiste à plaquer sur la pathologie organique une grille de lecture symbolique, faisant partout apparaître des significations qui se veulent profondes, sur le modèle de la conversion hystérique, mais qui en fait aboutissent à la plus grande confusion. Confusion entre hystérie et pathologie organique, confusion entre sens primaire et sens secondaire du symptôme, confusion surtout entre appliquer un modèle jamais interrogé et penser une nouvelle problématique dans sa pertinence. On peut d’ailleurs aboutir à la même conclusion si, partant toujours de la psychanalyse, on effectue une autre extrapolation, destinée à 5
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rendre compte de « la somatisation » en étendant à la pathologie organique le modèle de la névrose actuelle. Il s’agit chez Freud d’une partie de la psychopathologie dans laquelle l’énergie sexuelle est censée se décharger directement, sans élaboration psychique, à travers des symptômes corporels, allant de l’angoisse à la neurasthénie, et dépourvus de toute signification symbolique. Ce qui permet d’affirmer, une fois effectuée la transposition nécessaire, qu’on somatise parce qu’on ne mentalise pas, prenant pour une réalité négative (alexithymie ou pensée opératoire) un fonctionnement complexe qui se manifeste par le négatif. Fonctionnement qui d’ailleurs peut exister, et c’est le cas le plus fréquent, en dehors de toute maladie organique, ce qui suffit à montrer, une fois de plus, que la pensée tourne en rond. Il faut donc reprendre les choses à leur point de départ, pour penser autrement une pathologie qui se situe entre le psychique et le somatique, et qui ne saurait se ramener à une forme de psychanalyse appliquée. Cela signifie sortir entièrement du cadre psychanalytique pour penser l’ensemble de la pathologie humaine oscillant entre le fonctionnel et l’organique, et évoluant selon une dimension constituée par l’opposition entre le corps réel et le corps imaginaire. En introduisant cette perspective, on s’aperçoit déjà que la psychopathologie freudienne (névrose, psychose, perversion) appartient exclusivement au corps imaginaire et qu’elle ne peut le dépasser sans créer de confusions. Et le fait que le corps imaginaire prenne appui sur le corps réel, dans la mesure où les fonctions psychiques reposent sur des fonctions physiologiques constituées, ne change rien à cette conclusion. Mais toute la question est maintenant de savoir si cet autre point de départ est possible. C’est exactement la tâche que s’est toujours fixée la théorie relationnelle, chez le sujet adolescent, posant comme premier principe que le psychique est relationnel au même titre que le somatique. Les deux plans coexistent comme éléments d’un ensemble relationnel, et non comme deux entités séparées. On voit tout de suite qu’on a désormais affaire à une situation globale à laquelle seule la causalité circulaire est applicable, en lieu et place de la causalité linéaire ; il faut à présent définir ce que nous entendons par relation. Celui-ci n’a rien à voir avec la relation d’objet dont parle la psychanalyse. D’abord parce que ce concept fait partie intégrante de la psychopathologie freudienne dont le champ de pertinence se limite aux troubles fonctionnels inscrits dans le corps 6
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imaginaire. Son applicabilité à la pathologie organique relevant du corps réel ne fait que perpétuer la confusion initiale qui court partout dans les théories analytiques de la psychosomatique. À cet égard, la position théorique de Fairbairn, unique par ailleurs, n’entretient aucune ambiguïté, parce que, de propos délibéré, elle formule en termes de relation d’objets toute la conception de la libido, sans outrepasser le champ de la psychanalyse1. À l’intérieur de ce champ toutefois, la relation d’objet s’oppose à l’absence de relation qui est censée caractériser le narcissisme primaire, que Freud postule pour rendre compte de la psychose et qui lui servira également pour étayer l’hypothèse des pulsions de mort. On voit comment les choses sont imbriquées dès qu’on passe de l’évidence d’un concept sur le plan pratique à sa justification proprement théorique. Mais cela nous incite à mieux définir notre position. Pour nous en effet, qui affirmons le primat de la relation, la pathologie non relationnelle, quel que soit le moment de son apparition, a lieu dans une relation où l’autre est partie prenante, pesant sur toute l’évolution, de l’adolescent psychique autant que somatique. Du coup, le concept de narcissisme qui se cristallise à l’adolescence devient moins contraignant : on s’aime parce qu’on a été aimé et qu’on aime à être aimé, ou bien, sur le versant pathologique, on s’aime parce qu’on n’a pas été aimé et qu’on aime à être aimé. On peut maintenant prendre un peu plus de recul pour avoir une vision plus large. Ce que nous appelons relation et qui concerne l’âme et le corps, existe à la naissance, avant la naissance, comme si la relation préexistait aux termes, mêmes qui devraient être reliée. En faisant partir l’évolution à son niveau intra-utérin, nous introduisons du même coup la question du rythme biologique lié à l’alternance du sommeil lent et du sommeil paradoxal, déjà perceptible à ce stade sous un aspect élémentaire qui préfigure tout le reste. Mais le rythme n’est pas un fait isolé, il est ce qui donne forme à la vie pour se confondre avec l’organisation temporelle. Organisation dans laquelle convergent le temps du corps et l’adaptation pour 1. Voir Fairbairn W.P., Psychoanalytic studies of the personality, London, Tavestook 1986.
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aboutir parfois à des cas extrêmes où toute la subjectivité se trouve occultée. La pathologie de la temporalité2 qui en résulte fait pendant à la subjectivité sans sujet qui caractérise le fonctionnement banal3. La temporalité conçue dans cette optique élargie, constitue ainsi l’une des dimensions fondamentales dont il faut tenir compte pour définir la relation. La deuxième dimension, inséparable de la première, est fournie par l’espace. Celui-ci commence par être l’espace du corps propre comme si avoir un corps était l’équivalent d’avoir un espace, les deux réalités étant parfaitement solidaires. C’est ainsi que le corps est à même de structurer l’espace selon ses dimensions particulières régies par des couples de termes opposés : dedans-dehors, haut-bas, droite-gauche, proche-lointain, etc. Deux processus sont ici à l’œuvre simultanément : l’enfant doit apprendre la droite et la gauche par rapport à l’autre représentant le principe de la position dans l’espace avec ses prolongements au niveau de l’apprentissage de l’écriture notamment, en même temps qu’il constitue l’espace de la représentation par projection de l’espace corporel. Et comme avec le temps, le poids de l’adaptation se fait de nouveau sentir dans la rupture plus ou moins consommée entre l’expérience corporelle de l’espace et sa représentation abstraite, fondée sur le recours à des « trucs », à des cadres de référence empruntés, afin de combler un vide initial. Un peu à la manière d’une prothèse. Ce qui se trouve entravé dans ce cas, autant que dans la temporalité adaptative, c’est le fonctionnement du corps propre en tant que schéma de représentation. Mais cela ne se limite pas à la latéralisation cérébrale et fait partie de la même problématique : il y a une continuité entre ces différents plans, engageant de plus en plus le corps en profondeur. La troisième dimension qui intervient dans la relation est fondée sur le rêve. Le rêve qui reste biologiquement déterminé, inscrit qu’il est dans la phase de sommeil paradoxal, et se produisant dès lors, durant la même nuit, à des intervalles réguliers. Cette simple considération suffit à montrer que le rêve suit un rythme qui ne relève d’aucune explication psychologique et qu’il ne se met pas en mouvement, comme le soutient Freud, pour accomplir, sur le mode hallucinatoire, un désir qui risque de provoquer le réveil. En 2. Voir Sami-Ali. Le corps, l’espace et le temps, chap. 3. Paris, Dunod, 1998. 3. Voir Id., Le banal. Paris, Gallimard, 1980.
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d’autres termes, le rêve existe indépendamment de toute réalisation de désir, considérée comme le seul motif en jeu, ce qui doit orienter différemment la manière dont nous concevons l’activité onirique. Celle-ci, en outre, ne se limite pas à la phase de sommeil paradoxal où le rêve déploie toute la richesse symbolique dont nous sommes familiers, mais s’étend également aux autres phases marquées par la prévalence d’une pensée proche du fonctionnement vigile. Ainsi le cerveau endormi ne cesse de rêver, exactement comme éveillée ; nous continuons à penser, même quand nous ne pensons à rien, car ce rien est encore une pensée. Dans ces conditions, un rêve particulier est à même d’être effectivement la réalisation d’un désir, sans qu’on puisse en faire la règle générale. Nous ne sommes plus dans le cadre de la théorie freudienne : on rêve tout le temps, comme on pense tout le temps, l’une et l’autre activités étant déjà inscrites dans l’organisme lui-même, données dès le départ, telles deux possibilités extrêmes de fonctionnement, correspondant à la conscience onirique et à la conscience vigile. La première est entièrement fondée sur la projection, créant, en dehors du sujet, une réalité, qui est le sujet et à laquelle on croit absolument comme à la réalité. Dans ce contexte, la projection n’a pas un rôle partiel que, d’ailleurs, il peut aussi avoir à l’intérieur de certains rêves ; elle est au contraire ce qui permet au rêve de se constituer en tant que pensée de l’imaginaire. Elle coïncide avec un processus d’objectivation au niveau de l’être. Ainsi, dans cette nouvelle perspective, tout se déroule désormais selon d’autres coordonnées que celles de la pensée relationnelle, à travers un espace et un temps imaginaire, intégrant la contradiction mais ne présentant pas moins une autre cohérence. Cependant, entre la conscience onirique et la conscience vigile s’instaure une relation d’inclusion réciproque, susceptible de se rompre éventuellement pour créer, dans le cas du fonctionnement adaptatif parvenu au banal, une conscience vigile sans conscience onirique, et que l’activité onirique peut aussi se manifester dans la conscience vigile, sous forme d’équivalence de rêve (fantasme, rêverie, hallucination, jeu, illusion, comportement magique, affect...), il devient alors possible d’observer, d’un moment à l’autre, des oscillations entre état de rêve et état de veille, imprimant un rythme particulier à l’ensemble du fonctionnement psychique. C’est dire que le rythme ne détermine pas seulement l’architecture du sommeil et du rêve, il sous-tend également toute la conscience vigile se projetant dans le temps. 9
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Mais le rêve nous paraît être la réalité ultime au-delà de laquelle on ne peut aller : il n’y a pas un arrière-plan qu’il occulterait et qui lui donnerait les traits négatifs d’un phénomène secondaire qu’il faut interpréter. Interpréter, c’est-à-dire réduire, ramener à quelque chose d’autre, comme si, à chaque fois, le rêve se trompait de chemin en voulant tromper le rêveur. Cela indique la possibilité d’une autre stratégie thérapeutique dont il sera question plus loin. La quatrième et dernière dimension dans la relation est pourvue par l’affect, qu’il importe d’abord de situer par rapport à la représentation. Rappelons ce principe très général : l’affect et la représentation sont l’avers et l’envers d’un même phénomène originel. Par conséquent, il ne peut y avoir affect, à moins que l’un des termes en présence ne soit supprimé, c’est-à-dire refoulé. On est ainsi amené à concevoir, contrairement à l’avis de Freud, que l’affect puisse subir un refoulement symétrique à celui de la représentation, selon des modalités différentes, dont trois en particulier ont pu être dégagées. La première consiste à montrer que l’affect, une fois délibérément arrêté dans son développement, ne continue pas moins d’évoluer, quasiment pour son propre compte, en dehors de tout contrôle. Le sujet sait à quel moment il a réprimé l’affect pour la première fois, mais il ignore le destin qui lui fut réservé. Il est devenu inconscient par suite d’une rupture où il faut reconnaître une forme de refoulement. Refoulement qui est capable de se maintenir longtemps sans retour du refoulé, surtout si l’activité onirique est, du même coup, mise hors jeu : il n’y a pas de rêve. La deuxième modalité du refoulement de l’affect, qui parfois se trouve imbriquée à la précédente, aboutit également au même résultat, parce que toute l’attitude personnelle à l’égard de la vie affective a subi une profonde modification. Une distance s’est ainsi créée par rapport à tous les affects, qui cessent d’atteindre le sujet consciemment, sans pour autant disparaître dans la réalité. Ils sont là, mais devenus inaccessibles à la faveur d’un refoulement qui porte sur l’ensemble du caractère. La troisième variété du refoulement de l’affect renvoie à une dichotomie qui vient séparer radicalement le psychique et le somatique, en aboutissant à deux séries de phénomènes autonomes qui coexistent sans s’influencer. L’angoisse est un état de conscience qui n’a rien à voir avec le dérèglement physiologique qui l’accompagne – comme par hasard. Dérèglement qui est saisi en soi, tel un trouble organique dont seul l’organique rendra compte. À cette 10
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frontière où règne la confusion, la spasmophilie joue souvent un rôle déterminant, à l’instar d’ailleurs de toute autre intervention médicale partageant la même dichotomie. Celle-ci peut également inciter le médecin à agir sur le psychique, comme si, une fois de plus, celui-ci existait en soi. En procédant de la sorte, l’unité du phénomène, articulant l’âme et le corps, se trouve définitivement perdue, en même temps que la possibilité de reconnaître l’affect. Pour comprendre ce qui a lieu dans ce cas, qui touche directement le problème de l’alexithymie, force est de remonter au refoulement de l’affect qui le fonde, au lieu d’inventer, avec Taylor par exemple, des schémas neurophysiologiques ad hoc, ce qui consacre définitivement le refoulement. Et tout se passe, encore une fois, comme si en dehors de la psychanalyse, il n’y avait pas de salut4. Or, ce qui rend possibles de telles démarches, c’est la conception même de l’affect dont elles relèvent. Converti en objet parmi d’autres, il se définit comme une quantité d’excitation qui croit, et décroît, se transforme, se déplace. Et c’est toute la dimension relationnelle qui se trouve, du même coup, méconnue. Mais qu’est-ce que l’affect sinon cette relation particulière à l’autre, qui passe par la langue maternelle, par le corps propre5 et par la projection ? Relation qui aboutit à la création d’un objet qui devient à la fois effet et cause : l’objet fait peur parce qu’on a peur et on a peur à cause de l’objet. Circularité qui demeure inséparable du processus projectif mis en œuvre dès le départ et qui constitue la structure essentielle du phénomène. En ce sens, on est dans un mouvement qui s’apparente au rêve et qui, d’une manière analogue, s’accompagne d’un sentiment de réalité : les mots de l’affect échangés à l’intérieur de la relation deviennent des choses. Ces quatre dimensions se retrouvent face à la problématique adolescente. Comment maintenant définir le phénomène psychosomatique dans sa complexité à l’adolescence ? Celui-ci, une fois de plus, ne saurait être que la relation, non des mécanismes internes mis en cause dans la « somatisation ». Relation fondamentale en tout cas qui s’établit entre fonctionnement et situation relationnelle, deux termes absolument complémentaires 4. Voir Sami-Ali. Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique. Paris, Dunod, 1998, p. 186, note 1. 5. Voir A.R. Damasio. Le sentiment même de soi. Paris, Odile Jacob, 1999.
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qui n’existent que l’un par rapport à l’autre. Faute d’avoir pensé la complexité sous cet angle toutes les théories de la psychosomatique issues de la psychanalyse sont acculées de ne tenir compte que du seul fonctionnement qui doit désormais se charger de tout expliquer. Et il l’explique par le « dysfonctionnement6 » qui a nom alexithymie ou pensée opératoire, c’est-à-dire par quelque chose qui s’oppose radicalement à la complexité : on somatise par défaut de mentalisation. Autant dire que la porte est ouverte parce qu’elle n’est pas fermée. Arrivé à cette conclusion, il faut peut être revenir sur les prémisses mêmes qui y ont conduit pour comprendre que si le modèle analytique ne permet pas de penser la complexité c’est tout simplement que le modèle analytique n’est pas applicable. Et qu’il faut chercher autre chose. En difficulté à cette époque, comment déterminons-nous le fonctionnement psychique à l’adolescence ? En le situant par rapport à l’activité onirique, ce qui donne déjà deux formes extrêmes selon que les rêves existent ou n’existent pas, pour un sujet particulier. On se place ici cependant non pas au niveau proprement biologique, mais plutôt dans la perspective du rêve en tant qu’événement vécu dont l’existence même dans la conscience vigile est fonction d’une mémoire qui retient ou efface. Effacement qui, aux confins du banal, devient parfois si complet que seul un refoulement caractériel, en accord avec l’adaptation, est en mesure d’en rendre compte. Mais, de nouveau, on a affaire au refoulement réussi, celui dont Freud dit qu’il se trouve en dehors du champ de la psychanalyse. À ces deux premières formes de fonctionnement, s’en ajoutent deux autres qui évoluent dans le temps passant de la présence à l’absence des rêves ou de l’absence à la présence des rêves, ce dernier cas concernant spécialement la récupération de la fonction onirique au cours d’un travail thérapeutique approprié. Alors que ces différentes modalités furent décrites depuis longtemps7, il semble maintenant nécessaire d’en isoler encore une cinquième correspondant à l’instabilité du fonctionnement onirique faisant continuellement alterner des périodes de rêves et d’absence de rêve, comme si le sujet ne parvenait pas à faire son choix. 6. Voir G.J. Taylor. Psychoanalysis and psychosomatics, a new synthesis. Insight, 1993, no 1. 7. Voir Sami-Ali. Penser le somatique. Paris, Dunod, 1987.
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Dans ce même contexte, qui voit l’activité onirique à peine effleurée, l’oubli total des rêves est susceptible de passer par des nuances où l’on peut reconnaître des formes équivalentes de l’oubli. C’est le cas en particulier quand ne sont retenus dans la mémoire que les rêves de travail comme si le dormeur ne devait pas rompre avec les exigences de l’adaptation, poursuivant, audelà de l’endormissement, un état de vigilance. Il s’avère alors que le désir du rêve, c’est de n’avoir pas de désir de rêve, alors que le même rythme régi par la vie scolaire continue sans relâche. Une autre variante de ce même fonctionnement dans lequel s’équivalent rêver et ne pas rêver, on le rencontre chez des sujets pour qui les rêves paraissent toujours coupés de toute possibilité de réalisation, « trop beaux pour être vrais », hors d’atteinte. S’il y a ici refoulement, c’est uniquement dans cette absence de lien, instaurant une distance infranchissable entre le sujet et ses propres projections. Cependant, avant d’aller plus loin, il importe d’insister de nouveau sur le fait qu’aucune forme de fonctionnement psychique, ouverte ou fermée à l’activité onirique, l’intégrant d’une manière régulière ou aléatoire, ne se trouve nécessairement en rapport avec la pathologie organique. Ce rapport, en revanche, il faut le rechercher au niveau de la situation relationnelle, quitte à le découvrir. Cette situation peut être conflictuelle, comportant en principe au moins deux issues possibles, et pourtant elle est capable d’évoluer vers l’impasse. Il y a d’abord l’impasse hystérique qui est un conflit de pouvoir, dans lequel deux volontés s’affrontent sans consentir à un compromis. Mais celui-ci existe, il servira probablement le moment venu. Dans les autres formes d’impasse, en revanche, l’impossibilité semble relever de la structure logique de la situation : soit que celui-ci est fondé sur la contradiction, soit qu’elle implique le cercle vicieux, soit enfin qu’elle met en œuvre l’alternative absolue8. Autant de cas de figure où le conflit s’enferme sur lui-même indéfiniment. Certes, tout dépend de la manière dont le sujet formule les termes du conflit mais, une fois formulée, il n’y a plus d’issue possible. Des considérations récentes, concernant l’expérience du temps, nous ont permis d’articuler l’impasse à des formes de temporalité, subjective et adaptative à l’adolescence, allant de la répétition et du cycle à la 8. Voir Sami-Ali. Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, op. cit.
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négation pure et simple du déroulement temporel, avec chaque fois la menace d’épuisement9. Dans de telles situations d’enfermement, plus d’une réaction est envisageable. D’abord que la contradiction, faute d’être résolue, puisse être absorbée par une organisation délirante qui, en outre, présente l’avantage d’être en corrélation négative avec la pathologie organique. On l’observe même a minima chez les grands allergiques dont l’asthme ou l’eczéma disparaît à la faveur d’une poussée maniaque ou hypomaniaque. Mais il y a ensuite la possibilité que l’impasse soit à l’origine d’une création qui tend vers le sublime à travers ce qui la rend justement impossible10. Enfin, vient la maladie organique comme le signe d’une situation dans laquelle on est enfermé, et vers laquelle viennent converger toutes les composantes subjectives, et objectives, d’une vie singulière. Que la maladie organique puisse faire son apparition à l’intérieur d’une impasse ne signifie pas qu’on introduit par là subrepticement de nouveau la causalité linéaire : non, on ne tombe pas malade à cause de l’impasse, alors que seule la causalité circulaire semble ici applicable. Tout se passe au contraire comme si la même difficulté, la même aporie d’être tellement visible à l’adolescence, était simultanément projetée au double plan biologique et relationnel, de sorte que c’est maintenant cette totalité qu’il s’agit d’interroger en vue de la ramener à l’unité, et de penser la thérapeutique à partir de là. Un dernier point reste à préciser : alors qu’il s’est développé indépendamment du stress et de la double entrave (double bind), le concept de l’impasse a partie liée avec l’un et l’autre. Rétrospectivement en effet, dans la mesure où le stress fait état des modifications physiologiques et biologiques qui ont lieu à l’intérieur de l’organisme exposé au stress, on s’aperçoit qu’une situation d’impasse fut réellement créée, interdisant à l’animal d’attaquer ou de fuir. De même, la double entrave renvoie à des injonctions contradictoires qui achèvent d’instaurer une situation impossible. Il y a là deux variétés de l’impasse, l’une concerne la pathologie organique et l’autre la maladie mentale, cependant que la problématique qu’elles soulèvent demande à être pensée autour de la problématique de l’adolescence. 9. Voir Sami-Ali. L’impasse relationnelle, op. cit. 10. Voir Al Maari. Chants de la nuit extrême. Traduction, présentation et calligraphie par Sami-Ali. Paris, Éditions Verticales, 1998.
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Comment à partir de ce qui précède définir la thérapeutique ? Si chacune des contributions qui forment le corps du présent ouvrage y apporte une réponse différente, il paraît nécessaire cependant de dégager ici les principes généraux appelés à guider toute pratique clinique à l’adolescence. Dans la mesure où celle-ci concerne surtout la pathologie organique, la question qui doit d’abord se poser ne porte pas sur la psychogenèse mais sur le lien possible avec la personne. En ce sens, la pathologie organique n’est pas tenue, avant toute investigation, pour une somatisation sur le modèle de la conversion hystérique. Ce qui doit nous orienter, en revanche, c’est la possibilité de l’existence d’une impasse relationnelle à l’arrière plan du tableau clinique. Notre tâche principale sera ainsi de découvrir, éventuellement dès la première rencontre11, dans quelle sorte d’enfermement le sujet se trouve déjà pris. Ce qui implique en même temps que le fonctionnement personnel soit déterminé relativement à l’espace, au temps, au rêve et à l’affect, en vue de jauger quel est le potentiel disponible au départ. Et c’est là l’essentiel : comme l’impasse est par définition une situation sans issue, et elle le sera aussi longtemps qu’on est dedans, la seule question à poser est celle de savoir comment elle s’est progressivement constituée à travers toute une vie. En devenant objet de réflexion, elle est maintenant, pour la première fois, devant le sujet et non autour de lui, l’englobant tout à fait et absorbant ses forces vives. La perspective thérapeutique est déjà mise en place, elle va consister à transformer les termes mêmes de l’impasse en libérant tout l’imaginaire entravé jusque-là. L’imaginaire qui est d’abord le rêve et l’affect, ce qui signifie la transformation de tout le fonctionnement. Ici, c’est uniquement la relation au thérapeute qui permet cette mutation. De différentes façons d’ailleurs, mais, pour commencer, en prenant l’activité onirique comme axe central de tout le travail thérapeutique. Quand les rêves ont cessé d’appartenir à la conscience vigile ou que leur existence y demeure aléatoire, le simple fait d’en dire l’importance introduit au changement véritable. La règle à appliquer ici reste toujours la même : il faut que les rêves trouvent leur place dans la relation afin de la trouver dans le fonctionnement. Et leur importance consiste à pouvoir établir des liens entre 11. Voir Sami-Ali. L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, op. cit.
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le présent et le passé, allant jusqu’à l’enfance, enfance qui souvent semble avoir été définitivement engloutie dans l’oubli. Cette démarche, soit dit en passant, va à l’encontre de l’évolution de la technique psychanalytique où le transfert est de plus en plus privilégié au détriment du rêve12. À la limite, il y a comme une initiation à la vie onirique, lorsque les rêves émergent de nouveau, au bout d’un temps plus ou moins long, qui consiste à instaurer des liens, simples et vrais, avec les événements présents et passés. C’est ainsi que les rêves acquièrent un sens intrinsèque faisant un avec l’histoire personnelle. Pas besoin, par conséquent, de projeter des interprétations, qui sont censés être « profondes », et qui impliquent que les rêves ne sont jamais ce qu’ils sont, parce qu’ils sont là pour dissimuler autre chose. Autre chose que, par définition, l’analyste seul est en mesure de savoir. Dans cette optique l’imaginaire n’est pas premier, alors qu’il l’est justement dans la théorie relationnelle. En allant un peu plus loin, il est loisible d’affirmer que l’aspect parfois énigmatique des rêves provient du fait que le rêveur se trouve soudain face à une conclusion dont il ne connaît pas les prémisses. Des étapes intermédiaires manquent qu’il suffirait de restituer pour rendre au texte onirique toute son intelligibilité, sans recourir à l’hypothèse de déguisement, les restes diurnes remplaçant dans ce cas ce qu’on met d’habitude sur le compte de l’élaboration inconsciente. Par ailleurs, on a pu le démontrer même relativement au rêve inaugural de L’interprétation des rêves, l’injection faite à Irena13. Quoi qu’il en soit, plus on va dans le sens d’établissement des liens entre les différentes composantes de l’expérience de rêve, moins se fait sentir le besoin de postuler des processus internes, car tout se ramène alors au relationnel. Mais il est encore une autre raison, plus particulière à certains fonctionnements, pour ne pas entamer par des interprétations le processus onirique quand il se remet en marche après un long temps d’arrêt : c’est que le retour des rêves signifie la fin d’un refoulement qui porte sur toute la fonction. La tâche la plus urgente dans ces conditions doit consister à laisser s’installer progressivement 12. Voir Flanders S. (ed.). The dream discourge to day. London, Routledge, 1993. 13. Shur, Some additional day residuee of the specimen dream of psychoanalysis, in R. Loewenstein et al. (eds). Psychoanalysis : a general psychology. New York, International Universities, Press, 1966.
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les rêves dans la relation. Ce qui suppose également que le patient participe activement à cette nouvelle expérience où les rêves ont de plus en plus un rôle à jouer par rapport à l’autre. Et inversement. Que le rêve soit le seul lien, par-delà l’oubli, avec l’enfance, éclaire d’un jour nouveau un fait étrange : que le refoulement de l’affect, lié au deuil en particulier, passe toujours par le refoulement de la fonction onirique. Sans rêves en effet, la situation de perte est tout à fait neutralisée, réduite, qu’elle est un événement parfaitement localisable dans l’espace et le temps, quoique dépourvu de toute la charge émotionnelle qui la fait exister en tant que réalité. C’est précisément tout cet aspect de l’expérience humaine qui touche si près à des impasses précoces, que le travail relationnel sur les rêves est en mesure de réactiver. À condition, bien sûr, que le thérapeute soit lui-même en résonance. Sous cet angle, le rêve paraît comme la projection totale, même si quelques fragments seulement témoignent, d’une vie qui commence peu à peu à émerger au-delà de son enfermement primitif. La pathologie organique ne peut qu’en bénéficier, alors le corps imaginaire paraît l’emporter de plus en plus. Il y a là comme une forme atténuée, maîtrisée et sans excès, de la corrélation négative précédemment évoquée, entre psychose et pathologie organique. Dans le cas actuel, l’organisation psychotique est remplacée par l’activité onirique faisant basculer la balance du côté de l’imaginaire. Or, à l’adolescence, l’imaginaire est d’importance : il peut exister avec violence ou être refoulé. Et le thérapeute de l’adolescent alors ? Il est celui qui est en relation avec le rêve et l’affect, par rapport à lui-même et à l’autre. D’aucune manière, il ne cherche à neutraliser la relation en neutralisant ses propres affects. Ceux-ci doivent être là, mais libres, au cours d’un face à face en raison d’une fois par semaine. Or, c’est cette relation affective, que toute la technique psychanalytique s’emploie à éliminer, en laissant d’ailleurs en suspens toute la problématique de l’affect. Le plus ardu dans ce travail chez l’adolescent, c’est de respecter ce qui est là.
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Recherche en psychosomatique. Psychosomatique et adolescence
Troubles des conduites alimentaires à l’adolescence Approche psychosomatique
Maurice Corcos L’évolution des modèles conceptuels concernant la psychopathologie des troubles des conduites alimentaires (TCA) a été marquée par un déplacement des intérêts qui se sont portés tour à tour sur la nature des fantasmes et le conflit pulsionnel sous-tendant le symptôme, puis sur la question de la valeur fonctionnelle de l’objet, et enfin sur la problématique du lien à l’origine d’une pathologie de l’organisation de la personnalité. Mais le tout dans une dimension de construction du monde psychique du sujet, négligeant l’importance de l’édification parallèle du soi somatique. Notre démarche a été de reprendre les différentes dimensions psychopathologiques participant à la compréhension des addictions en privilégiant l’angle psychosomatique et en évaluant en quoi cela peut modifier notre évaluation clinique et nos attitudes thérapeutiques. Nous avons abordé notre réflexion par l’étude des dimensions socioculturelles impliquées dans la genèse et la pérennisation des conduites addictives. Nous l’avons pensé en étroite articulation avec une dynamique familiale singulière, tant il est vrai que la libido n’investit pas directement le social. Si l’on pense avec force 19
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que la vérité est toujours une affaire subjective, on conçoit qu’elle soit aussi ou devient préférentiellement pour certains sujets coupés de leur monde interne une affaire familiale et collective. Nous avons observé un parallèle entre l’émergence du concept de dépression essentielle et de pensée opératoire dans les années 1960. Le pseudo-anticonformisme des addictions avec sa dimension hétéro-agressive nous semble subordonné de manière déformée, « pervertie », à un certain « militantisme antitabou » reflété dans le miroir social actuel. Il reste voisin, dans son mécanisme, du conformisme psychosomatique avec sa dimension d’adhérence sociale. Sauf que ce néoconformisme est en négatif, imprégné d’une rage haineuse parce que impuissante plus que d’une passivité, mais toujours à défaut d’autres possibilités relationnelles. Un argument clinique justifie ce rapprochement : les conduites addictives au cours de leur évolution (lorsqu’elles échappent à leurs complications) vont vers le conformisme dans lequel s’installaient directement les patients opératoires. Nous avons voulu ainsi pointer, à la suite de nombreux auteurs, une dimension essentielle dans l’évolution sociale : le cadre social et éducatif n’est plus aussi contenant, organisateur, liant qu’auparavant. Or le cadre familial dans ces pathologies (qui s’apparente beaucoup au cadre familial des patients psychosomatiques) nous semble plus volontiers marqué par un déficit en possibilités identificatoires ou par un excès de contrainte qui imposerait des identifications inacceptables. Le système familial donnerait ainsi à l’extérieur une place prédominante, favorisant l’idéalisation de stéréotypes socioculturels, court-circuitant les conflits identificatoires nécessaires à la construction du sujet. Mais, de fait, les constructions socioculturelles, à défaut d’être incarnées et donc source de créativité, favorisent l’expression comportementale et corporelle et ne fournissent qu’un plaquage pseudo-identitaire, homogénéisateur plus que différenciateur, à l’image de ce que sera le symptôme agi. En d’autres termes, si les actes-symptômes des adolescents demeurent l’écho trop conformiste de constructions culturelles et sociales, malgré leur anticonformisme de façade, c’est que le filtre et l’imprégnation familiale (au sens d’une généalogie, d’un sentiment de filiation) apparaissent déficients. À partir de données épidémiologiques et cliniques, nous pouvons noter que la majorité des conduites addictives, en particulier 20
Psychosomatique et adolescence
les plus graves, dans une approche nosologique diagnostique catégorielle, se situaient non dans un registre névrotique structuré ou dans le monde narcissiquement clos de certaines psychoses, mais dans des registres narcissiques ou limites (psychoses passionnelles froides, toxicomanie d’objet), ou encore névrotiques précaires (névrose de dépersonnalisation), c’est-à-dire dans un cadre de structuration vacuolaire ou d’astructuration à risque psychosomatique. Dans une approche dimensionnelle, une majorité de cas d’addiction présente une dimension alexithymique à risque psychosomatique. Ces deux approches renvoient à des pathologies majeures du narcissisme et mettent en évidence le rôle de l’étayage environnemental dans l’organisation identificatoire et la structuration de la personnalité. Nous avons développé certaines hypothèses métapsychologiques sur les impasses développementales à l’origine de ces astructurations, en utilisant le modèle winnicottien de la construction identitaire en regard du miroir que constitue le visage de la mère. Nous avons insisté dans ce modèle sur l’identité psychique, dans le double sens du mot identité ; à la fois soi singulier et le même que l’autre pour parvenir à être soi-même ; mais aussi sur l’identité des corps et des modes d’éprouvés sensoriels et propioceptifs. Nous avons évoqué une certaine instabilité de l’identité maternelle, à référer à une dimension transgénérationnelle qui génère une discontinuité de présence psychique et physique. Dans des moments de désarroi, d’impuissance ou de deuil profond, la mère est empêchée de se porter garante de la vitalité, voire de la réalité de la vie. Ce que voit et dont se nourrit en partie l’enfant dans le regard de la mère ce sont des défenses plus ou moins importantes dans certains domaines qui s’apparentent à un reflet mort d’une part de sa réalité. Dans certaines dimensions affectives, il y a peu ou pas de sécurité (problématique de l’attachement), mais surtout peu ou pas de construction maternelle directrice (interactions fantasmatiques). Le plus problématique n’est pas tant la morbidité de ce qui se transmettrait (quelques cas), ni une hypothétique transmission de ce qui n’a pas eu lieu, que le fait que dans ce contexte de désarroi face à la relation nécessairement incestueuse mère-fille, le narcissisme primaire de la mère laisse s’exercer une pulsion de puissance possessive, une exacerbation de l’investissement en emprise (créant un lien relationnel incestuel anti-libidinal, d’emprise). L’enfant est alors utilisé mécaniquement comme complément narcissique-complément 21
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sexuel ou objet antidépresseur. Autre élément induit plus que transmis : l’éprouvé corporel de l’absence (excitation interne non liée, sensations autoprodiguées). Cette absence maternelle est hors représentation pour l’enfant immature. L’identification de l’enfant à cette absence est non imitation plaquée-adhérence (psychosomatique), non identificationadhésion par introjection, ou incorporation-encryptement (mélancolie), mais incarnation (identification et incorporation mêlées), ressemblance profonde narcissiquement nécessaire. Nous avons insisté sur la dimension traumatique dans l’infraordinaire plutôt que dans l’extraordinaire. Ce qui est altéré, c’est la continuité substantielle, le tissu conjonctif, le bruit de fond, le naturel ; ce qui va de soi, et qui dépendent de la présence effective psychique et physique de l’objet. Nous pensons que « le choix » d’un symptôme corporel doit être référé aux toutes premières expériences d’investissement (narcissique et sexué) du soi somatique (le moi peau) de l’enfant par la mère, et pas seulement dans sa configuration orale. Le plus constant est la résurgence d’une problématique maternelle qui peut se définir en terme de clivage corps-psyché à l’origine de défaut dans l’édification du soi, au sens où le moi est séparé de l’origine charnelle des émotions. À ce titre, signalons la fréquence d’antécédents de TCA infraclinique chez la mère (non perçus ou niés). Nous avons privilégié dans ces pathologies du corps le défaut d’investissement du soi somatique, avec son retentissement sur la première organisation de l’image du corps. Nous avons évoqué une transmission « corps à corps » (sous forme d’engrammes corporels) d’une psychopathologie maternelle (la distillation corps à corps de l’élément féminin pur par le maternel est barré) avec pour l’enfant un développement et une gestion sans contenant et sans auxiliaire physique et psychique organisateur et liant des éprouvés corporels et le développement d’autoérotismes non nourris physiquement et psychiquement de l’objet. Une discontinuité précoce et répétitive de la présence de l’objet est à l’origine d’excitation laissant le sujet soumis au ça impersonnel de ses motions pulsionnelles, débordant le moi prématuré de l’enfant. La réduction de l’excitation est obtenue grâce à la « trouvaille » addictive (recherche de sensation autogénérée par le 22
Psychosomatique et adolescence
sujet comme auto-stimulation et self-holding et qui marque une rupture avec le bruit de fond de l’éprouvé naturel). Il nous semble que le sujet addictif tend à réinvestir des traces corporelles, dans la perception interne de sa propre excitation, dans certaines situations d’absence (plus qu’il n’a tendance à se représenter son trouble), et qu’il tente de contenir ces traces, par l’intercession d’un objet d’addiction qui a des effets corporels (mécaniques et biologiques). L’addiction (en particulier dans sa dimension compulsive) ne serait pas tant la recherche de l’effet propre d’un produit (qui est importante mais secondaire) que la recherche préalable d’un éprouvé d’absence signifié par une trace corporelle l’inscrivant dans une continuité, mais qui, douloureuse, aboutira à un brouillage par un produit. Dès lors, la clinique d’un enfant immature qui enregistrerait les trous psychiques sous forme de trous physiques, puisqu’à cet âge la pensée est pensée du corps, serait une clinique des éprouvés, des états du corps : état perceptif et état répulsif de vide et de plein... État qui n’est pas une conscience... moins un état en somme qu’un corps, un éliminatoire de corps à travers lequel le sujet régresse et repousse le vide et le plein. La séparation n’est pas élaborée psychiquement, elle est éprouvée physiquement et biologiquement. Plus tard, la clinique du vide à l’adolescence sera modifiée (métacognition) ; alors qu’il s’agira de gérer la seconde phase de séparation-individuation, ou le questionnement est de passer du soi-même au soi propre. Les vécus primaires de purge, de liquéfaction et de vidange de soi, réactions du corps à la discontinuité de l’étayage, avant leur mentalisation-représentation (forcément modifiée par l’impact biologique) se distribuent dans : a. des épisodes d’éprouvés proprioceptifs et sensoriels violents, brutaux, massifs, incontrôlables, nécessitant des étayages par le percept externe : faim, boulimie, hyperactivité, automutilations ; b. des protoreprésentations (déhiscence interne, dépersonnalisation, possession par un double narcissique, identité octroyée, angoisse de vide, de chute, de néantisation, de déreliction, d’anihilation) ; c. et des barrages alexithymiques. L’hypothèse dans les TCA d’une transmission « corps à corps » ne présage pas d’une transmission physique énigmatique. Il s’agirait à la fois de la transmission de la pensée du corps, d’un modèle 23
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interne d’un objet : l’éprouvé corporel est indissociable d’une pensée fantasmatique du corps et d’une transmission sous forme d’engrammes corporels générée par des éprouvés physiques d’absence (excitation interne non liée). La réaction psychosomatique a la place de ce qui n’a pas été exercé (libidinalisation et réaction) de l’enfant modifiant les modalités de pensée fantasmatique du corps : un plein qui remplit un vide. Précisons la gamme des possibles favorisant une pluralité de formes cliniques. Il s’agirait d’une transmission corps à corps par ce qui n’a pas été exercé (phobie du toucher) ou par ce qui a été intrusif (soins corporels) par un corps éteint ou effacé ; simple organisme ; sans désir (ou qui interdirait le désir en se refusant comme place pour le fantasme) ou sans droit ; hypersensible jusqu’à la douleur... un corps triste ou « sans qualité », un corps non materné. Insistons pour dire que dans cette transmission corps à corps, la carence, l’absence ou la discontinuité, ont des effets biologiques et psychosomatiques sur l’enfant qui installe très tôt une homéostasie singulière, une mémoire proprioceptive de l’absence et une sorte de réflexe conditionné qui se réactivera lors d’événements entrant en résonance avec la problématique identitaire. Dès lors, dans ces moments c’est le corps non lié à la psyché qui se déprime, se dépersonnalise, perd son unité formelle voire biologique dans la quête d’un savoir, protégeant tant bien que mal du meurtre psychique que constitue tout mouvement de déprise d’une part folle aliénante de l’origine. * * * L’adolescence est le moment privilégié où l’élaboration des remaniements morphologiques et biologiques pubertaires permet d’asseoir la différence des corps entre la mère et l’enfant ; la différence masculin-féminin et le primat du génital. Ce sont ces nouveaux statuts qui constituent une menace pour un sujet dépendant et narcissiquement vulnérable. L’événement de vie significatif c’est la puberté, en ce qu’il induit une séparation traumatique parce que effective des corps de la mère et de la fille (dans une pathologie essentiellement féminine). Le processus pubertaire modifie la donne, soumettant l’enfant sage et conforme, soumis à l’identification mimétique, installé dans 24
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une dynamique régressive des pulsions instinctuelles, notamment agressives, à une « névrose de dépersonnalisation » en lutte contre une désincarnation avec ses conséquences psychosomatiques. Celle-ci va être colmatée par une organisation addictive dont la particularité est de tenter de gommer la survenue du pubertaire et de ses effets désorganisants, évitant les questionnements et les éprouvés du féminin. Mais ceux-ci sont posés d’abord en tant qu’ils signifient ébranlement narcissique face au fantasme de devenir comme la mère. Le fait est que l’adolescence, évitée avec force, achoppe du fait de la menace qu’elle fait encourir au fragile édifice construit face à l’altérité. Le passage du soi-même au soi propre, au être à soi, est problématique. L’enjeu est de dompter l’excitation, toujours traumatique, mal organisée dans un représentant psychique (la pulsion) mal tamisée par le refoulement défaillant, plus que d’assumer la différence des sexes. La puberté biologique est engagée, mais l’alliage de l’instinct sexuel pubertaire et de la sexualité infantile est problématique. Le risque de dissociation corps-psyché, du fait de l’asyntonie de leur évolution, est important. Le corps avance à un autre rythme (modifications brutales, vécu de passivité) que la psyché (encore fixée à la sexualité infantile et à l’identification narcissique). Le déni des modifications corporelles dans l’anorexie (gommage par le comportement des caractères sexuels secondaires) ne s’accompagne pas d’un effacement des représentations psychiques issues du processus pubertaire. Cette dissociation n’est colmatée qu’imparfaitement par l’addiction alimentaire et son travail de négativation du corps. Un clivage corps-psyché peut s’opérer (en miroir de celui qui a pu exister chez la mère). Mais le nouveau seuil somatique pubertaire n’est pas si facilement évitable quant à ces effets. La dépressivité, défense antidépressive, vient prendre ici toute sa place et son rôle face à la menace (lors de la réactivisation de l’Œdipe, de tomber dans l’inceste ; lors de la réactivation des conflits archaïques de se perdre dans l’incestuel). Ce qui prédomine dans cette dépressivité est l’accrochage à l’objet (anaclitisme), fixation homoérotique (Ferenczi), dans le prolongement de l’enfance et de la latence, permettant un fonctionnement imaginaire où l’objet reste un complément narcissique salvateur et libidinal en même temps. 25
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Cette dépressivité n’empêche pas les dépressions-désorganisations lors du retour du clivé par la sollicitation objectale et est à risque psychosomatique. * * * Certaines spécificités de la dépression observées dans les TCA (dépression narcissique anaclitique par défaut d’étayage plus que dépression d’introjection et dépressivité plus que dépression avérée) constituent des éléments prédictifs d’un risque évolutif vers un fonctionnement alexithymique associé ou non à des maladies psychosomatiques. Nous sommes dans une problématique narcissique primitive, une partie du moi du sujet est clivée, identifiée et aliénée au narcissisme parental, son deuil ne peut en être fait, il ne peut se constituer en objet interne de qualité, si ce n’est d’une manière singulièrement persécutrice, vampirique. La perte est donc une perte structurelle : une partie du sujet indifférenciée, et pour une grande part inconnue du sujet et de l’objet (elle est aliénante du fait de sa nature secrète) mais pour autant constitutive du sujet, ou plus précisément de son lien à l’objet, qui est directement attaquée dans le passage à l’acte. Celui-ci reste pour nous dans certaines formes une « monstration » (Lacan), c’est-à-dire un agir expressif plus qu’une « mise en scène » pour tenter de figurer cette part secrète en demandant une interprétation à l’autre, qui ne peut rien en dire. L’absent absorbé est maintenu en vie (il n’est pas « digéré » par un travail de deuil dans une dépression), mais il ne reste pas dans le psychisme du fait de sa dangerosité dépersonnalisante, et il n’est pas encrypté (mélancolie). Il est externalisé dans le comportement addictif et figuré dans le mode de vie opératoire (addiction à l’absent ; incarnation de la présence excitante de l’objet ou de son absence sans possible actualisation hallucinatoire de l’absent). Cette dépressivité habite un symptôme d’ordre à la fois comportemental et corporel. Les variations thymiques corrélées à des sentiments contradictoires et conflictuels vis-à-vis de l’objet sont exprimées par des voies comportementales et somatiques plus que psychiques. Soulignons que cette dépressivité est une modalité particulière du fonctionnement psychique (et non une structure) servant à 26
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aménager un temps des angoisses archaïques désorganisantes, ou a parer à un effondrement dépressif mais qui nécessite une énergie considérable et totalement improductive pour se maintenir. C’est la chronicisation de cette « solution dépressive » et de ses effets de barrage à un travail de deuil qui nous fait craindre la pérennisation d’une organisation en faux-self, l’évolution vers une dépression essentielle et un risque psychosomatique à terme. * * * Nous avons travaillé sur le modèle psychanalytique de l’alexithymie qui s’interroge sur le statut du corps pour la psyché. Nous l’avons confronté à deux paradigmes : paradigme hystérique (symbolisation du conflit) ; paradigme hypocondriaque (production d’un imaginaire corporel lié à l’investissement narcissique). Ce que nous évaluons avec l’alexithymie (cette dimension négative en creux), c’est pour certains domaines affectifs, le degré de la relation blanche qui s’impose à un sujet qui ressent un blanc psychique. Le processus de démétaphorisation du monde est sans valence émotionnelle mais n’est pas un radical non sens, c’est le ressenti de l’interlocuteur qui est le sens : ressenti de séparation originaire. C’est de même le degré de la dépressivité du sujet dans l’actualisation-incarnation de l’absent. Dépressivité et alexithymie pourraient se rejoindre dans la constitution d’un système de défense face aux éprouvés psychique et somatique désorganisants. C’est finalement l’intensité de l’incomplétude du moi dans la problématique de séparation originaire. Le comportement ainsi évalué témoigne moins d’un sens, que de l’ébranlement du sens pour un sujet dans un contexte donné. Il devient un fait, un existant, à qui sera donné un sens après coup. Il ne s’agit donc pas tant d’absence de sentiment ou d’éprouvé que de non valorisation de ceux-ci. Le comportement est le témoin d’une violence brute qui assaille le sujet avant que d’être une violence symbolique. L’hypothèse que nous avons défendue est la suivante : A. Il existerait une dimension alexithymique primaire dans les conduites addictives en particulier alimentaires comme le suggèrent les données épidémiologiques. Cette dimension n’est pas forcément génétique. Primaire devrait être entendu au sens de fixations structurelles d’un type de relation d’objet. Cette option 27
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sous-entend la réalité d’effets biologiques d’une carence qui gèle le processus et crée des réflexes conditionnés. Elle n’exclut pas l’installation d’un déficit par arrêt du développement. Il y a un lien entre la dimension psychologique et la dimension biologique : la conversion d’une tendance biologique en instinct de mort (ou le risque de désintrication pulsionnelle) si le moi (aidé par l’environnement) ne s’y oppose pas. Ultérieurement, la place acquise par le symptôme au cours de l’évolution, sa fonction économique, va infléchir l’évolution : la logique de la présence et de la force de cette dimension imputera pour le sujet une logique de sens. Confort moral, intrafamilial, et social peuvent ainsi confirmer un sujet dans une organisation morbide (le logique plus que le vrai). Cette dimension rend compte d’une constante clinique observée dans ces conduites : « la phobie du relationnel » qu’on peut rattacher à une angoisse plus régressive face à l’altérité. Elle objective un mode de vie opératoire très tôt organisé. L’évitement de la pensée mais aussi de l’éprouvé mis en place par le sujet dans ses relations ultérieures a pour fonction essentielle de ne pas mettre en péril une organisation d’être au monde sécurisante. B. Cette dimension occuperait une position centrale (trait, personnalité, fonctionnement mental) et non uniquement adventicielle (état secondaire à un traumatisme et à une dépression). Elle correspondrait non à un mécanisme névrotique tel que l’inhibition où l’énergie pulsionnelle serait barrée de l’extérieur (pré-cs) mais à un mécanisme interne (processus interne de barrage inconscient-préconscient) de pare-excitation d’affects et de représentations particuliers risquant de mettre en péril l’organisation précaire du moi. Dans un continuum du normal au pathologique, cette position centrale correspondrait à une position première dans le développement normal, une matrice primitive, sur laquelle l’activité psychique du sujet prend naissance et se développe en fonction de la nourriture objectale (valeur émotionnelle, capacité de rêverie) et donc de la valeur fonctionnelle de l’objet et de la nature du lien qu’il instaure avec le sujet. Si le sujet régresse à cette position archaïque, c’est que les premiers liens noués dans l’enfance se sont nourris, pour une part, dans certaines interactions affectives de carence et d’absence. Le défaut maternel de liaison des tensions et de développement de la capacité de rêverie et de satisfaction hallucinatoire fait le lit de l’alexithymie. 28
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Selon nous, le refus, ou mieux l’impossibilité, du féminin dans ces conduites est intégré à un en deçà qui est l’alexithymie défense contre la menace de l’autre (l’altérité). C. Cette position, degré minimal de la pensée à l’origine d’un mode vie opératoire générerait un mode d’être au monde singulier, et protégerait de la dépression essentielle et de sa forme pseudovitale de « continuation végétative ». Le sujet dépasserait cette position dans l’organisation de la vie psychique par une construction personnelle de sens grâce à l’apport d’un environnement (auxiliaire psychique) suffisamment présent et suffisamment bon. La voie est progrédiente, si elle n’est pas entravée ou parasitée et se distribue dans les autoérotismes, les théories sexuelles infantiles, les processus de symbolisation. Le sujet pourrait régresser à cette position en cas d’événements sidérants (sur le modèle de la névrose traumatique) installant une seconde nature aveugle pour éviter un risque de désorganisation, et ce d’autant plus qu’il existerait une vulnérabilité. La dimension alexithymique apparaît essentielle à considérer dans les conduites addictives car elle condense deux inaptitudes foncières : l’aptitude hédonique et l’aptitude à se déprimer font défaut ou plutôt sont court-circuitées par la compulsion addictive, ou encore font l’objet de dérivation endogène (circuit pervers, régression psychosomatique). Ces deux inaptitudes se rejoignent fondamentalement dans l’incapacité « à s’ouvrir à soi et à l’autre sans se perdre », en particulier dans un affect dépressif ou dans le plaisir. D. L’installation dans la maladie addictive avec ces différents verrouillages biologiques et psychosociaux (dépression et remaniements psychologiques dus aux effets biologiques de la conduite : invalidité physique soulageant une invalidité psychique ; ghetto d’une identité sociale de compensation...) est à l’origine d’un grave rétrécissement existentiel. Celui-ci aggrave la dimension alexithymique. L’évolution d’une conduite addictive vers une pathologie psychosomatique se ferait après un quasi-épuisement du fonctionnement psychologique (du fait de l’absence de solution délirante ou d’issue caractérielle ou de potentialités perverses) vers un effondrement de la libido tant narcissique qu’objectale (dépression essentielle) sans possibilité de compensation économique autre 29
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qu’un morcellement fonctionnel (passage du corps imaginaire au corps réel, facilité par le processus de démétaphorisation) laissant « l’instinct de mort » ou la non intégration des régimes narcissiques et pulsionnels agir sur le soma. Le corps, lieu de décharge pulsionnelle inorganisée devient la dernière protection. Le geste addictif compulsif actif, provoqué, en réponse à une contrainte psychique reste imprégné d’affect (du fait même qu’il reste en charge de quelque chose du passé... Un porte-mémoire) contrairement aux procédés autocalmants ou à la crise psychosomatique. En particulier, ce geste est infiltré de la haine à l’égard de l’objet frustrant et permet l’expression de celle-ci en sourdine. Le geste addictif n’est pas initialement cette décharge « dans la répétition de l’identique, le plus près de la sensorimotricité ou l’économique domine absolument ». Mais l’addiction n’est en aucun cas pourvoyeuse de sens. Ce phénomène de mémoire singulier (quelque chose du passé en creux, en manque) s’il n’est pas la répétition automatique, perd du fait de sa nature en creux difficilement mentalisable, son pouvoir d’activation psychique et de capacité d’attente... Faute de repères dans le passé, de souvenirs vivants arrachés au vide, il lorgne vers la répétition, c’est-à-dire « un phénomène de mémoire dirigé vers l’avenir » au sens où l’avenir dira ce que nous étions (mère et fille mêlées dans l’orgueil et la nostalgie). Comme pour toute logique rétrospective, l’analyse du sujet dégagera une destinée morbide mais fidèle... Je suis devenu ce que j’étais... être soi-même à jamais. Le sujet trouve dans la conduite addictive ce qu’il cherchait car son futur est irrémédiablement contaminé par son passé. L’importance de l’héritage fantasmatique crée les conditions d’une maladie qui au sens propre du terme est celle du malade, plus que celle identifiée par la médecine.
Bibliographie Corcos M. Le corps absent, 2e ed. Collection Psychismes. Paris : Dunod, 2010. Corcos M. Le corps insoumis, 2e ed. Collection Psychismes. Paris : Dunod, 2012. Corcos M., Lamas C., Pham-Scottez A., Doyen C. L’anorexie mentale : déni et réalités, 2e ed. Paris : Doin, 2010.
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Allergie et adolescence Sylvie Cady Une observation clinique permettra de préciser cet état de l’adolescence. Elle fait référence au fonctionnement de la personnalité allergique où l’impasse se traduit dans la relation triangulaire, qui différencie le sujet de l’image maternelle structurante. Une évolution de la symptomatologie traduira un autre fonctionnement de l’allergie, celui d’un registre plus psychonévrotique, où l’Œdipe demeure une difficulté relationnelle inélaborable. Une situation relationnelle, facteur déterminant de la pathologie psychosomatique, tourne autour d’un conflit sans issue. La perturbation du rythme corporel autour de l’impasse reste une autre donnée essentielle. Déjà, l’anamnèse montre bien cette formulation de la pathologie psychosomatique, autour de la relation triangulaire. Johann, 16 ans, a des difficultés respiratoires allergiques, plus fréquentes depuis deux ans. Son histoire s’inscrit dans une relation maternelle très spécifique ; cette dernière arrête de prendre de la drogue, à la naissance de sa fille, alors que le père demeure un grand utilisateur d’héroïne. L’enfant passe les cinq premières années de sa vie à l’étranger, entre ses deux parents, et son développement ne semble pas poser de problèmes. À cinq ans, elle est décrite par sa mère comme autonome et dans une relation de proximité paternelle œdipienne. La séparation entre les deux parents a lieu à cet âge. À la suite d’une prise de drogue trop importante, le père brutalise son épouse, 31
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devant l’enfant. Le départ du père de la maison familiale se fait trois mois après la décision de séparation. Pendant cette période, la mère décrit un mouvement de régression chez sa fille, qui perd son autonomie, et traduit un malaise dans la relation au père. De fortes crises d’asthme apparaissent, lorsque la relation ne peut être évitée. Se réfugier dans l’imaginaire est l’une des positions de fuite privilégiée de l’enfant, et les seuls moments harmonieux de leur relation sont ceux où elle lui demande de « jouer à la nounou », ce que n’apprécie pas sa mère. De retour en France, mère et fille vivent une situation collée, où chacune récupère la part affective de la relation au père. Puis vient un jour où la mère sort de cette situation dépressive, en nouant une relation privilégiée avec un homme. Les crises d’asthme, qui avaient disparu dans la relation fusionnante mère-enfant, reprennent, et l’arrivée de cet homme au foyer se traduit par une hospitalisation de l’enfant. Cette nouvelle relation, qui ne dure pas, révèle à la mère les difficultés de sa fille à se distancier d’elle. Pour faire évoluer cette situation, elle décide de prendre en garde une autre enfant. Mais la présence de cette jeune fille déclenche à nouveau une crise d’asthme, suivie d’une hospitalisation. Ce projet sera donc stoppé. S’ensuit un laps de temps, assez long, sans crises, où la mère et l’enfant, baignent à nouveau dans une relation duelle, sans troisième terme. Il y a deux ans, le père réapparaît en France et retrouve sa fille. Il persuade sa femme de le laisser vivre au foyer, afin de s’occuper de Johann. Durant cette période de relation triangulaire, l’asthme réapparaît. Des crises importantes peuvent être mises en parallèle avec les scènes d’agressivité paternelle, lorsque le père témoigne d’une présence trop limitative. En dehors de ces moments, le père renoue une relation, dans laquelle il continue de « jouer à la nounou ». Ceci pousse la mère à se séparer définitivement de son mari. Celui-ci ne quitte cependant pas le quartier, où il squatte une chambre. Il vient voir sa fille tous les jours, à la sortie de l’école. Les retrouvailles, après l’école, entre la mère, le père et sa fille, se passent mal et déclenchent chez Johann la tension corporelle annonciatrice des crises d’asthme. Petit à petit, cette tension corporelle envahit la journée entière. En raison de cet état, une relaxation psychosomatique est envisagée. 32
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La manière d’aborder la relaxation doit en tenir compte, ainsi que de la spécificité de l’organisation de la personnalité. À cet effet, la jeune fille n’a de repères personnels qu’en rapport avec une image maternelle. Elle a une image de son corps et une organisation spatio-temporelle qui fonctionne dans un même cadre, celui de « relation-miroir ». Face au miroir, elle n’a de repère que si sa mère, ou quelqu’un qui la représente, est avec elle. L’heure n’a de sens que grâce au repère d’autrui ; dans ce contexte, sa propre montre n’offre aucun intérêt, elle préfère demander le temps à quelqu’un, comme elle le ferait avec sa mère. Et comme, sur le plan spatial, elle n’est à l’aise que dans la référence du miroir, c’est cette écriture qu’elle affectionne tout particulièrement ; elle y trouve une détente, qui n’est plus réalisable dans la forme gauche-droite, qui lui est imposée. La mise en place de la relation pour la relaxation ne peut donc se faire qu’à partir d’une personne située en face d’elle. Nous sommes dans un fonctionnement projectif, où elle est l’autre. En général, elle ne recherche et n’est à l’aise que dans des relations à deux, qu’elle se choisit. Lorsque les relations à trois, avec deux personnes qu’elle associe à la différence, existent, cela crée une tension, dit-elle, puis rapidement c’est la crise d’asthme. Mais cette information lui a été donnée par sa mère. Nous voyons donc là apparaître l’incidence de la perturbation du rythme corporel sur la pathologie psychosomatique. La demande même de prise en charge en relaxation psychosomatique s’effectue autour de cette perturbation de la rythmicité corporelle.
La personnalité allergique : le rapport soi–non-soi Les premières séances de relaxation sont consacrées à la mise en place relationnelle. Les mouvements proposés allient l’actif et le passif. Pour l’activité, ce sont des exercices simples, d’élongation et de détente. Ils reprennent des mouvements que la jeune fille fait intuitivement pour se détendre. Pour la partie passive, nous convenons d’une recherche des parties corporelles tendues et détendues. Durant ces premières séances, la thérapeute met Johann dans une relation à un non-soi, ce qu’elle ne peut accepter visuellement ; alors elle regarde en bas, ou parfois sur le côté. La relation de face 33
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à face est refusée, parce qu’elle se sent, dit-elle, « gênée par ce qui est devant ». À la deuxième séance, elle décide d’essayer la situation allongée, qui ne peut être que pire pour la jeune fille. Cela lui permet de prendre conscience qu’elle y est confrontée à un « vide d’elle », ce qu’elle ne peut non plus supporter. Elle pense que, pour la relaxation, la situation en miroir, avec la thérapeute à son côté, est la meilleure position ; elle dit qu’elle sera plus à l’aise, quand elle la connaîtra mieux. Malgré cela, la relation a du mal à s’inscrire, car il n’y a pas de troisième séance ; Johann a oublié son rendez-vous. Elle révèle alors que la différence (présence-absence) de la relation lui est difficile. Désormais, il faut que la thérapeute lui marque la date de sa prochaine venue sur un papier, car elle n’a pas de crayon. Ceci jette les prémisses d’une relation de type maternelle, sans distance. Elle finit malgré tout par rêver d’une jeune fille blonde (« comme la thérapeute ») et se décide à adopter le face à face dans la relaxation, mais... en fermant un œil ! Je demeure dans une attitude neutre, voyant en cela le peu de présence qui m’est demandé. La semaine suivante, elle me dit être rassurée car sa mère trouve mon cabinet à son goût ; et comme les couleurs de mon ameublement semblent être les couleurs préférées da sa mère, elle peut se mettre en face à face « pour faire miroir aujourd’hui ». Elle ajoute : « c’est comme ça que je me sens le mieux ». Mais il faut reprendre les exercices au début, car elle n’a rien enregistré. À partir du moment où elle fait une liaison entre la thérapeute et sa mère, le corps peut prendre sa place. Mais tout ce qui a été construit dans l’espace de la différence (mère-thérapeute) ne s’est pas inscrit. Parallèlement, le rythme corporel qui accompagne cette difficulté est disharmonieux durant cette période, aucune possibilité d’action personnelle sur son corps n’est visible au miroir.
Le rapport à l’identité Après la relaxation face à face, une référence en miroir apparaît d’emblée : lorsqu’elle est seule, face à cette situation réfléchissante, elle a du mal à se coiffer, car elle ne se voit pas très bien. Une longue discussion s’ensuit, puis elle expérimente cette identité 34
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difficile avec la thérapeute, pour lui montrer, qu’en sa présence, elle trouve son image plus nette1. À l’issue de cette découverte, nous introduisons des mouvements sur cette partie du corps en relaxation. Autour de ce travail face à face sur le visage, elle découvre que la femme blonde de son ancien rêve ressemble à la thérapeute mais aussi à elle. Elle ajoute qu’elle « aurait bien aimé être blonde, comme sa mère »2. Je m’exclame : « tiens, nous avons la même couleur de cheveux ? ». En définitive, pour elle, il est indéniable que la thérapeute ressemble à sa mère. À la séance suivante, elle s’est éclairci les cheveux, se sentant plus à l’aise. En relaxation, l’évocation d’une situation liée au visage l’amène à se représenter elle-même devant le miroir : elle se voit, et se rend compte qu’elle se décrit dans la ressemblance à sa mère. À l’issue de cette séance, elle offre des « collages », pour expliquer à la thérapeute ce qui se vit. Sur ce papier, elle précise « deux éléments identiques sont collés ». « Si je suis en présence d’une autre personne que je ne connais pas, dit-elle, je suis double, je suis dédoublée ». C’est pourquoi, pour l’instant, il faut coller les deux morceaux et ils sont identiques. Dans cet espace relationnel, le rythme est une reprise telle quelle de ce qui est géré par la thérapeute. Malgré tout, elle manifeste une satisfaction autour de ce qui fait référence à la rythmicité. Nous choisissons ensemble des exercices dans ce sens. Ce qui est visible ici, c’est ce qui est retenu de la relation dans la logique de l’allergie. Ce qui est en cause reste la problématique du soi–non-soi, également lisible au plan de la relation à l’autre. Relation où l’autre est toujours conçu comme étant le double de soi ou plutôt soi-même en double. Car, dans l’allergie, il y a cette difficulté de concevoir la différence et la nécessité de réduire tout, à l’identique : Johann a le visage de l’autre (la mère blonde) tout comme dans son rapport à sa propre identité.
1. Son image fait référence au visage. 2. Cette dernière n’est pas blonde. Nous sommes ici dans le domaine de la projection.
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La différenciation soi–non-soi La première étape Pendant ces quelques séances, nous gardons le même mouvement que précédemment, pour ne pas confronter Johann à la différence. Le fait que cette séance tourne autour du rythme corporel va servir de support tonique harmonieux. Le soubassement corporel rythmé est destiné à prendre un moindre risque face à la problématique somatique qui sous-tend ce processus de différenciation. Pour cette même raison, ce fondement rythmique de l’exercice demeurera tout au long de ces trois étapes. En revanche, pour sortir du collage, et mûrir la relation vers la différenciation, j’oublie de marquer le prochain rendez-vous sur le fameux papier. Ceci est rendu possible grâce à tout le travail de représentativité qui précède, et qui a permis une légère distance relationnelle. Cette attitude, fonctionne en tant qu’équivalent d’interprétation. Elle donne la possibilité à Johann de récupérer la mémoire des dates de ses rendez-vous et, par là même, du contenu des séances. Elle nous permet d’éclaircir la relation. Et c’est ainsi que la jeune fille relate la relation sans limite qui se jouait face aux gens, elle ne lui permettait pas de se prendre en main et de se souvenir. Cet espace pose encore actuellement problème. C’est pourquoi je lui propose, en relaxation, une recherche sur les limites corporelles, ce qu’elle accepte. Je lui donne un choix d’exercices qui ont une formulation active et rythmique, autour de la différence. Le mouvement ici fonctionne en tant qu’équivalent d’interprétation, parce qu’il amène la jeune fille à aborder l’impasse et à traduire, par le truchement du dessin, la structuration dedansdehors. Elle se fait avec tension, de cette même tension annonciatrice, pour elle, de la crise d’asthme. Je lui indique alors la possibilité de traduire des difficultés de vie par des problèmes corporels. Au cours des séances qui vont suivre, cette « tension interne » va disparaître. Parallèlement à l’angoisse, une autre tension « plus extérieure » se fait jour, elle est traduite par Johann sous le terme de « dysharmonie ». Pour la jeune fille, ceci fait référence à la construction d’une « personnalité différente ». En fait, pour elle, il est clair que rien n’a pu être fait « en solitaire ». Elle a besoin du « repère de l’autre (maternel) » pour se situer. Actuellement, 36
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lorsqu’elle se trouve seule, face à elle-même, un étrange phénomène, qu’elle ne peut encore décrire, surgit avec angoisse. Plus tard, elle découvre, à la suite d’un automassage sur tout le corps, que lorsqu’elle agit seule, elle est « décorporalisée ».
La problématique adolescente 1re étape : le conflit sans crise d’asthme L’agir va devenir une partie importante de sa vie. L’imaginaire, qui se trouvait diminué du fait de la différenciation, permettant le passage à la réalité, se trouve augmenté. Des affects excessifs, tantôt douloureux tantôt joyeux, se projettent sur autrui. La sexualisation des relations entraîne des gênes relationnelles et des évitements. L’agir vient court-circuiter la pensée, empêchant parfois la représentation des émotions ou permettant à l’imaginaire d’avoir un moindre impact. L’angoisse est importante, et se traduit par la tension corporelle. Elle s’aide avec la relaxation pour limiter cette difficulté. Le mensonge apparaît, avec quelques épisodes de vols de sa mère qui représentent les difficultés relationnelles et affectives de cette époque. Elles sont liées à une problématique œdipienne sousjacente avec le père. Tout ceci est autant d’évitements qui ne posent pas le problème de la crise d’asthme.
2e étape : l’impasse (quelques crises d’asthme) Dans cette deuxième étape (8 mois plus tard), une situation œdipienne, bien définie, fait réapparaître une crise d’asthme. Là, l’imaginaire s’est libéré d’autant plus qu’on est dans l’adolescence problèmatique et vient se focaliser sur le père, qui devient une difficulté indépassable. Un dessin traduit cet état. Il intervient après un moment où le père s’est battu et a été hospitalisé. Il en devient encore plus angoissant. Sur ce dessin : deux personnages « chien » (son père et elle), entre les deux « un jeu d’échec ». Le jeu d’échec est la traduction de l’impasse relationnelle de Johann, dans la relation au père. D’elle-même, Johann utilise des mouvements, autour du rythme corporel. Mais « quelque chose de 37
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profond, dit-elle, ne lui permet pas de maîtriser totalement sa difficulté ». Cette profondeur renvoie à l’impasse et à la tension. Il faut alors l’apport de la compréhension de cette situation œdipienne, par la jeune fille, pour permettre l’élaboration de cette situation et l’abord d’une angoisse nouvelle autour de l’Œdipe. Face au conflit représenté et à l’angoisse, de nouveaux mouvements, demandés par Johann en relaxation, autour du rythme corporel, l’aident à la maîtrise de la situation. Dans un premier temps, nous reprenons les mouvements antérieurs. Puis, très vite, d’autres sont choisis plus personnellement, avec une préférence de la patiente pour la prise de conscience du visage. Ils vont mener Johann avec le support du rythme corporel à se découvrir dans le miroir. Le rythme y devient là un repère rassurant. 38
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Plus tard, voyant la thérapeute dans une tenue différente de celle dans laquelle elle a coutume de la voir, elle se rend compte qu’elle avait l’habitude de s’habiller sur un mode qu’elle définit elle-même comme étant « miroir-identique ». Elle se flatte, ce jour là, d’être dans le registre de la différence sexuelle : « elle est féminine, la thérapeute est masculine ». Elle représente les images masculinité-féminité, en fonction des images père-mère totalement différenciées, qu’elle aborde maintenant sans angoisse, car elle a acquis sa propre identité féminine, qu’elle peut décrire puis dessiner. Parallèlement, le rythme corporel se trouve bénéficiaire de l’harmonie. C’est à cette époque que les crises d’asthme disparaissent. Ce qui est en jeu dans le fonctionnement de la personnalité allergique, c’est donc la différenciation corporelle, Soi–non-Soi. Le problème organique, n’y est pas réductible ici au choix d’organe, mais à la possibilité d’avoir un corps face à l’autre. Dans cet espace psychonévrotique, ce que Sami-Ali appelle « hystérie formelle », on est dans l’anonyme du corps. Les problèmes ne se posent ni à la zone érogène ni à un organe matérialisant un fantasme inconscient. Pour Sami-Ali : « On est aux confins d’une pathologie qui, pour avoir un sens, ne met pas moins en acte un processus immunitaire ».
Le rythme corporel À travers l’observation de Johann, on peut repérer le rythme en tant que support de la pathologie psychosomatique. Dans un premier temps, on est dans l’impasse, le rythme corporel est coupé en profondeur ; aucune possibilité d’action personnelle pour Johann sur son corps n’est lisible. La rythmicité se trouve prise dans le fonctionnement de la personnalité, dans son ensemble. La difficulté d’organisation dans la relation recouvre cet état. Parallèlement, l’asthme n’a pas régressé. Une fois la relation établie, la reproduction telle quelle du rythme de la thérapeute s’inscrit dans l’organisation de la personnalité allergique. L’aspect rythmique semble pourtant une donnée d’organisation essentielle, puisque c’est sur ce type de mouvement que la jeune fille accroche d’emblée. En abordant ensuite le processus de différenciation, le mouvement rythmé va servir de support à la dynamique de différenciation, 39
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et créer un soubassement de récupération harmonieux, face à la dysharmonie rythmique que supporte le processus de la pathologie psychosomatique. C’est effectivement de cette manière que Johann se sert par la suite de la rythmicité corporelle, lorsqu’elle est confrontée à une situation difficile, autour de la différenciation. En fait, elle s’appuie sur le mouvement, autour du rythme corporel, lorsqu’elle est mise dans la tension, annonciatrice de la crise ; car d’elle-même, elle prend conscience que cela lui permet de l’éviter. Avec l’accès à l’angoisse, autour de la situation d’impasse, une autre tension plus extérieure, qui ne dysharmonise pas aussi profondément le rythme corporel, va apparaître. Elle est liée à cette situation difficile, qui s’ouvre vers le conflit, autour de la différenciation. Malgré tout, l’aide du rythme corporel reste une donnée essentielle : elle permet au conflit de rester dans des degrés toujours maîtrisables. Et c’est enfin par un même soubassement rythmique rassurant que la maîtrise définitive se fera jour. Dans toute cette étape, autour de la différenciation, la rythmicité corporelle devient une alliée, pour faire évoluer le conflit. À travers cette observation clinique, on peut mettre en évidence deux aspects du rythme corporel, suivant qu’il est confronté à l’impasse, ou au conflit. Ici, la difficulté de l’image détermine une rupture rythmique essentielle, prise dans l’organisation de la personnalité en son ensemble. De plus, le sujet n’a pas accès à une action sur son corps. Ce qui permet la rythmique corporelle dans ce cadre, c’est la prise en compte du rythme de l’autre, lorsque la relation peut s’établir. Avec la relation, puis la différenciation, se crée un fond tonique personnel, auquel viennent se heurter les dystonies créées dans les situations liées aux problèmes de la vie, qui vont de l’impasse au conflit de l’adolescence. Avec le conflit, le rythme tension-détente est perturbé, mais il paraît moins essentiel et plus facilement maîtrisable avec la relaxation. À cela deux raisons : le fait que l’action du sujet sur son corps est devenue possible, ainsi que le sens de la tension. Si cette dernière est importante, elle n’en demeure pour autant que plus superficielle, alors que l’impasse crée une situation interne, de tension en profondeur. Le rythme contraction-détente est entièrement bloqué. La détente ne peut agir que d’une manière impulsive, surtout par épuisement. On retrouve cette dynamique rythmique différente, entre impasse et conflit, dans l’évolution psychonévrotique dans l’allergie. 40
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Plus précisément, dans l’allergie initiale, le corps fonctionne en tant que schéma de représentation en communication avec l’imaginaire maternel. L’organisation corporelle se trouve médiatisée par une image maternelle, et un surmoi, représentant à la fois ce qu’il y a de plus objectif et de moins objectif, à savoir, d’une part, les normes de fonctionnement socio-culturel et, d’autre part, le rythme même du corps maternel. La problématique adolescente apparaît une fois la différenciation première acquise, si une situation œdipienne vient se mêler aux problèmes de l’adolescence ; ceci détermine une situation d’angoisse, conflictuelle et inextricable, qui peut, comme c’est le cas de Johann, se transformer en une situation d’impasse, facteur déterminant de la pathologie psychosomatique allergique. Il ne s’agit pas là d’une pathologie psychosomatique classique, mais d’un contexte d’« hystérie formelle », traduit par les écrits de Sami-Ali. La patiente est confrontée à un fonctionnement hystérique, mais la symptomatologie renvoie au biologique ; elle concerne le système immunitaire ; le symptôme est parfaitement intégré dans un fonctionnement hystérique. Il n’a de l’hystérie que la forme.
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Quelle psychothérapie pour l’adolescent ? Maurice Bensoussan Pourquoi psychothérapie et non psychothérapies alors que, de façon consensuelle, le thérapeute fait appel à une pluralité de registres pour créer la relation thérapeutique avec l’adolescent. C’est l’enseignement de Sami-Ali qui porte ce choix du singulier quand il nous propose de nous défaire du savoir pour dépasser l’application d’une technicité, d’un mode d’emploi dans le but d’accéder à l’authenticité de la relation. Celle-ci doit être au préalable définie par ses 4 composantes plus une que sont : le rêve, l’affect, l’espace, le temps et la langue maternelle. La psychothérapie ne peut être ainsi qu’au singulier, dans la logique d’une théorie et d’une pratique, déclinaison du concept de l’unité. Une possibilité s’ouvre alors de créer un espace thérapeutique dépassant la séparation du biologique et du psychologique, de l’âme et du corps. La prise en charge en hospitalisation à temps complet d’une adolescente souffrant d’une anorexie mentale sévère illustre la mise en œuvre institutionnelle d’une pratique de la théorie relationnelle. C’est une psychothérapie qui associe différents intervenants, différentes modalités sans exclure d’autres approches thérapeutiques rendues nécessaires par la pathologie elle-même. Penser l’unité de l’âme et du corps a créé une dynamique thérapeutique dans le temps d’une hospitalisation. 43
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Articuler les différentes prises en charge, individuelles, avec des temps et des espaces différents, en groupe avec ou sans médiation, somatiques, familiales... structure la thérapeutique dans une unité qui porte le processus thérapeutique.
Elle a 16 ans Elle est hospitalisée après Noël pour une anorexie mentale. Une première demande d’admission au printemps avait dû être différée, pour perdre son actualité, avant qu’une nouvelle aggravation pondérale conduise psychiatres et pédiatres à solliciter son admission. C’est l’observation d’une coexistence clivée du rêve et de la réalité, parallèlement à celle de la pathologie et de la normalité chez l’adolescente qui va structurer notre prise en charge. Sa tentation est de s’engager dans une psychothérapie ignorant la pathologie en éliminant par le déni les aspects corporels et biologiques eux-mêmes coupés d’une angoisse massive. La symptomatologie anorexique est complète, associant dans un fonctionnement à la fois adaptatif et d’allure névrotique trois impossibilités : – s’alimenter normalement ; – percevoir son corps autrement qu’obèse ; – être sous le regard de l’autre pendant ses repas et même dans un groupe. Son activité onirique l’intéresse et elle fonctionne comme si tout allait bien à condition d’oublier ce qui pose problème. Ce clivage entre imaginaire et pathologie est déroutant jusqu’au moment où des liens se tissent enfin à partir de ses rêves. La séparation est radicale entre le somatique et le psychique et elle ne peut investir la psychothérapie qu’à condition qu’il ne soit pas question de sa pathologie et de son corps. Elle peut se boucher les oreilles dans le face à face. D’emblée, sa prise en charge intègre sa famille, dont le fonctionnement dominé par l’inhibition, est basé sur un temps figé. Personne ne prend conscience de la pathologie sauf au dernier moment, alors que ce qui est, là sans changement, n’a jamais été vu. Elle ne peut plus aller en classe, donc elle est malade. 44
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Notre action thérapeutique vise, tout en l’intégrant, à dépasser le seul plan médical de l’anorexie pour ne pas négliger tout ce qu’il y a derrière. À partir de ses rêves, les liens apparaissent entre le corps et l’anorexie et elle commence à évoquer l’antériorité de ses troubles, comme dans une récupération progressive de son histoire. L’impasse est en rapport avec le clivage, où tout va bien à condition de ne pas voir ce qui ne va pas. La symptomatologie est immuable et consacre, dans sa mise à distance du risque somatique, la rupture entre l’âme et le corps. Le dispositif thérapeutique associe dans une dynamique institutionnelle, activité onirique, imaginaire, réalité, parents, alimentation, contrainte, traitement psychotrope...
Observation Elle entre juste après Noel, suite à une nouvelle hospitalisation en pédiatrie. Elle y a été traitée pendant 3 mois, de mars à juin, et dit sa conviction de l’inutilité de cette hospitalisation dans un déni de sa maigreur, de sa faim, de sa pathologie malgré une aménorrhée de plus d’un an, et un poids de 36 kg pour 159 cm. Cadette de trois filles, c’est une bonne élève. Elle est admise, malgré son absence de 3 mois, en classe de seconde. Ses parents vivent ensemble, son père est technicien et sa mère assistante maternelle. Après l’hospitalisation pédiatrique, elle est suivie au CMP. Ses parents ne comprennent pas, et n’ont découvert que brutalement sa maigreur au moment où elle est hospitalisée. Deux événements ont marqué la vie familiale il y a deux ans, le décès à 15 jours d’intervalle d’un oncle paternel et d’un oncle maternel. L’adolescente dit sa tristesse car ses parents étaient tristes. Un autre deuil traumatique concerne sa mère, avant sa naissance, confrontée à 20 ans au suicide d’une sœur dans le post-partum, 4 semaines après son accouchement. La mère s’est documentée sur l’anorexie. Le seul plaisir de sa fille est sa scolarité. Elle apprend le solfège, s’est mise à la danse classique, mais sans plaisir. Pour elle, ses hospitalisations ne l’ont jamais aidé, elle n’a mangé que contrainte et a eu une sonde naso-gastrique pendant un 45
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mois, en mars quand elle est entrée en pédiatrie. Avec nous elle est dans l’attente d’un contrat de soins, et finit par nous imposer de ne pas y déroger. Son but est d’être au minimum vital, défini par l’autre. Je dois définir ce minimum et le lui imposer. Elle ne prendra pas un gramme de plus pour être sûre de ne pas être grosse. Ainsi, dès son arrivée dans le service, elle perd plus d’1 kg immédiatement, amenant à discuter de l’indication d’une nouvelle pose de sonde gastrique. Elle refuse cette idée, a peur de l’hospitalisation pédiatrique et ainsi peut s’alimenter. Ses besoins, peut-être un des seuls, sont de fréquentes pesées.
Son premier rêve : janvier Les entretiens sont dominés par la question du poids et du risque d’hospitalisation en pédiatrie ; si elle ne mange pas son poids se stabilise et si elle mange il augmente. Son sommeil est perturbé par des rêves et très vite elle les évoque. « Son père a renversé en voiture, sa sœur qui serait décédée avant que dans le rêve elle ne l’oublie, puis elle en parle à tout son entourage et le rend triste ». Elle l’a au préalable raconté au réveil à une infirmière et son récit ouvre notre échange où elle peut dire l’ambiguïté de sa relation à sa sœur, notant qu’elle cherche à être parfaite pour elle, dans l’attente désespérée de son amour, alors qu’elle la déteste. Donc, pour ne pas souffrir de cette situation, elle l’ignore et toutes deux s’ignorent. Au sens de Sami-Ali, ce premier rêve est un rêve programme, elle n’aime pas sa sœur, sa rivale, qui est éliminée par le père. Elle peut ainsi rester seule avec son père, avec le chagrin et la culpabilité. Ce rêve montre dans quel sens elle désire que la relation évolue avec moi. Elle cherche un lien œdipien avec moi, au travers de sa pathologie où le corps devient un objet de projection imaginaire destiné à montrer qu’elle n’a rien à cacher, son corps est transparent. Elle ne cache pas ses désirs et elle veut montrer qu’elle n’a pas de désir. Le 2e entretien de famille a lieu 15 jours après son admission, toujours dans le même silence assourdissant de ses parents. Ce n’est que quelques mois avant sa première hospitalisation que sa mère trouve que sa fille s’affine. Elle ne pourra repérer les 46
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problèmes qu’au travers des rendez-vous médicaux et in fine de l’arrêt de sa scolarité. Elle se souvient cependant que sa fille lui demandait en CM1 ou CM2 si elle était grosse. Il est impossible de récupérer d’autres souvenirs de son enfance, hormis de simples et vagues évocations de problèmes dans les familles respectives du père et de la mère. Lors de cet entretien familial, les parents accepteront de rencontrer la psychologue du service qui n’a pas en charge l’adolescente. Devant la fréquence des références à l’alcoolisme du père, je l’interroge sur ce problème. Il quitte alors son silence pour s’exprimer en disant qu’il a arrêté de boire il y a 17 ans avant la naissance de sa fille avec la notion il y a quatre ans d’une rechute alcoolique de huit jours. Sa fille dit n’avoir rien remarqué mais se souvient d’avoir trouvé bizarre de voir son père prendre des vacances à la maison et se montrer si irritable. Elle va dire : « j’ai fini par savoir, on ne me l’a pas dit clairement de suite et je veux savoir maintenant si c’est une maladie physique ou psychique, si c’est le corps ou la tête ». Son père lui répond « on sait qu’on ne doit pas boire mais c’est le corps qui réclame ». Mais elle est convaincue de la dimension psychique de la dépendance alcoolique. Pour elle, cet entretien permet à son père de s’ouvrir sur son histoire et son passé qu’elle vient de découvrir. Elle est par ailleurs convaincue que sa mère a menti car elle est certaine que, petite, elle était rondouillarde. Elle ne se souvient pas d’avoir, plus jeune, interrogé sa maman sur son poids mais reste marquée par une otite séreuse qui a duré près d’un an alors qu’elle a 10 ans. Elle ne repère le début de ses troubles que l’été précédent, mais sa véritable conscience d’une pathologie n’a lieu que lors de sa première consultation aux urgences de l’hôpital. Pour elle, c’est clair, son désir est de vivre sans manger, il lui est très pénible de manger, elle le fait sans envie et uniquement sous pression. Cette conduite ne comporte aucun risque, d’ailleurs elle est énorme. Elle s’attache dans une confiance massive à une infirmière qui s’occupe d’elle en la maternant. Des aménagements comportementaux sont possibles grâce à elle. Elle prend plaisir à évoquer ses rêves et parle de « sillons d’un labour qui sont pour elle comme des collines et des montagnes ». Un autre rêve : elle urine dans une boîte qu’elle va jeter à la figure dans le service à ses camarades de classe et va subir une réponse disproportionnée car elle risque la mort. Elle va finir sous une voiture pour se protéger et elle va 47
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se retrouver alors avec sa copine ainsi que L. un adolescent particulièrement turbulent du service et sourd-muet ». À partir du présent de l’hospitalisation, des bribes de souvenirs émergent autour d’un voyage scolaire en classe de quatrième, comme une parole sur son père qui ne croit pas aux psychiatres, qui est anxieux, insomniaque. Elle rapporte un rêve qu’elle juge bizarre : « mes parents avaient fait des yaourts aromatisés et ma grande sœur en a pris un mais il avait tourné, elle vomit, elle en prend un second aussi périmé et elle vomit. Elle le lui dit et elle va dans le frigo et voit qu’il y a plein de yaourts partout, et ça pue la fraise et l’abricot comme l’odeur de son vomi. Sa petite sœur silencieuse est à côté ». Ce rêve est une bizarrerie pour elle, car trop proche de la réalité dans un mouvement projectif corporel difficile à ne pas percevoir. Nos entretiens s’organisent autour de ses rêves qu’elle reprend avec un relatif plaisir et qui mettent en scène, dans une compétition avec la réalité, qu’ainsi elle pourrait continuer d’éviter son anorexie et les psychiatres persécuteurs. La pesée, comme l’absence de pesées, sont des moments terrifiants. Elle alterne entre panique et sidération. Nos échanges sont possibles uniquement s’ils s’installent à la périphérie de sa pathologie ; autrement, le silence devient envahissant avec inhibition et retrait, elle se bouche même les oreilles pour ne pas m’entendre. J’introduis la question d’un traitement médicamenteux, ce qu’elle refuse car elle ne peut supporter l’idée d’une action sur sa pensée de quelque chose qui fausse son esprit. Elle veut absolument rester telle qu’elle est. Cette angoisse est équivalente à une forme de délire avec la peur d’être regardée, pénétrée par le regard qui est insupportable. C’est une dimension psychotique portée par la vision délirante de son corps, différente de l’anorexie hystérique liée au dégout du corps en ce qu’il est la sexualité. Ici son corps est de trop, et chaque fois qu’elle se rend compte qu’elle a un corps, il est de trop. Son corps doit être transparent, sans existence. Elle n’a pas de corps et pas de désir, toute conflictualité est éliminée, il n’y a rien, elle doit manger seule à l’écart des autres et de tout regard pour se protéger contre l’envahissement. La projection infiltre la relation où l’autre est quelqu’un qui pénètre, qui sait tout, qui persécute. Elle contrôle par des trucs cette situation. 48
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Les seules ouvertures sont dans sa vie onirique : « une maison de vacances, comme un chalet, une terrasse sur pilotis, le vide à coté, pas de barrières, il y a le meuble télé, la télé ne marche plus et mon père veut réparer les câbles et j’ai eu terriblement peur qu’il tombe. Il n’avait pas envie de s’approcher du bord car il a peur du vide et il fallait qu’il répare cette télé ». Elle connaît des périodes d’angoisse massive indépassable et reste la journée entière collée aux différents radiateurs du service, souvent en larmes, me demandant absolument que j’arrête ce traitement que je lui impose, elle est énorme, elle ne peut pas rester dans cet état là, elle a l’impression d’être morte et ne sait même pas comment elle arrive jusqu’à son lit. Elle accepte un poids de 38 kg et exige que j’arrête de lui faire prendre du poids au-delà : « j’ai de la graisse partout et des cuisses énormes, j’ai plein de peau. Qu’allez-vous faire si je maigris, laissez-moi à ce poids de 38 kg ! ». Agir sur son cerveau en donnant un traitement est toujours la même angoisse d’être envahie, pénétrée dans une relation de persécution. Deux mois après son admission, il est toujours difficile de quitter le risque somatique de sa maigreur, elle discute, plaide le poids qu’elle doit peser, et si elle maigrit dit que ce n’est pas un amaigrissement mais une pesée où elle n’a pas triché. Elle se plaint de ma non-écoute volontaire quand je choisis de quitter une relation trop discursive. Elle vit comme un supplice le risque de devoir être accompagnée pour la prise de ses repas. Si elle n’est pas pesée le jour où elle s’attendait à l’être, c’est insupportable, car elle ne peut plus savoir où elle en est. « Si vous ne me pesez pas je vais devenir folle, j’ai besoin de la balance pour me poser sur un chiffre, la balance aide à garder ce minimum de contrôle que j’ai sur moi, je déteste mon corps, je me déteste, je ne me vois jamais. » La pesée est vitale dans un accrochage désespéré à une dimension extérieure qui peut arrêter le mouvement de persécution. Sa référence à des éléments réels de l’hospitalisation lui permet de faire des liens et de ne pas se laisser envahir. Son corps matériel, médical, est pris en charge sans émotion et sans désir. Si l’émotion est trop forte, il faut l’arrêter, ce qui peut aussi correspondre à une action médicale dont on peut souligner le paradoxe. Tout son système de fonctionnement vise à aller contre la persécution, son corps est ainsi vidé de tout désir, car le désir est 49
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insupportable et dangereux. Le désir implique un lien et la pathologie psychotique est la pathologie de l’absence de lien. Le corps est un objet extérieur qui peut être pesé, et qui règle la relation avec le corps médical et l’hospitalisation. Son corps est une projection, il est vide de tout désir, sans perception de son corps réel, qui n’existe que par la pesée et le milieu hospitalier. Elle cherche la normalité pour se protéger de terreurs de persécution, ce qui constitue un état délirant. Elle fait un rêve « chez un médecin qui la pèse et elle fait 43,6 kg, et il la pèse, lapsus pour mesurer, et elle fait 176 cm, la satisfaction remplace alors l’angoisse ». Dans ce rêve, elle peut progresser avec moi, elle fait des liens et elle se voit grandir. Elle se plait à me dire que mes médicaments l’empêchent de rêver mais, néanmoins, elle commence à pouvoir donner une historicité à sa vie, il s’agit d’abord du projet de faire de la danse et de quitter le domicile familial. En écho à la proposition d’un début beaucoup plus ancien de son problème anorexique, elle retrouve des souvenirs concernant, en classe de cinquième, une déception avec sa meilleure amie, presque une dépression de perdre quelqu’un d’aussi proche, ce qui la conduit à s’enfermer dans la solitude, à ne plus partager ses pensées, à ne plus rire, à prendre conscience d’un choc en perdant la dimension de délire de cette relation amicale. Ses relations avec les autres deviennent plus hypocrites. En classe de quatrième, elle est agressive et critique ses camarades pour, l’année suivante, se replier sur elle-même et s’éloigner des autres. C’est là qu’elle dit avoir commencé à ne plus aimer, à être susceptible, elle s’isole dans un coin, sourit à tout le monde dans une hypocrisie généralisée. Elle ne repère pas son refus alimentaire qui, pour elle, commence en même temps que son aménorrhée. Elle peut accepter d’être avec moi mais si je lui parle trop différemment elle continue de se boucher les oreilles.
Un rêve « Sa petite sœur danse en rond et elle est dans les bras de quelqu’un, elle est la danseuse étoile mais dégoûtée car sa petite sœur dansait et elle se dit mince je suis la danseuse étoile. Suite 50
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du rêve chez des amis et, je ne sais pas pourquoi, ils ont garé leur voiture dans un tiroir, il fallait bouger le tiroir et la voiture bouge seule comme un mécanisme, elle montait seule et bougeait dans le garage, dans le garage qui est un tiroir il y a ma petite sœur et ma grande sœur. Dans le rêve, c’est elle qui pousse le tiroir pour garer la voiture, un grand tiroir car la voiture rentrait dedans ». Elle pousse le tiroir pour rentrer la voiture dans le garage et, une fois fermé, elle est à l’extérieur et sa grande sœur à l’intérieur et elle voit la voiture bouger. Bizarre, la voiture bougeait pour vérifier qu’il n’y avait rien autour de la voiture, il faisait nuit, c’était la voiture d’une famille qui sont 5 comme nous ». Ce rêve est comme en relation avec le premier où elle se débarrasse de sa sœur pour être avec moi. Toutefois, il illustre l’espace imaginaire où le dedans = le dehors, le petit = le grand, le tout = la partie, c’est l’espace du rêve et du délire. L’impossible devient possible et la voiture est dans le tiroir. Tout peut arriver, tout ressemble à tout, la contradiction disparaît dans une relation d’inclusion réciproque (Sami-Ali). C’est un monde où tout devient pareil, en lien avec le tout. La contradiction n’existe pas et il est possible de réconcilier l’inconciliable. Il y a là une mécanique du rêve comme dans l’anorexie où la relation est mécanisée, manger c’est ingérer sans plaisir, car avoir un corps c’est de trop, c’est un délire. Le clivage renvoie à la coupure, elle va bien et elle va mal, et rêver est équivalent à ne pas rêver. C’est un rêve coupé de la réalité, comme le rêve de quelqu’un d’autre, comme s’il n’existait pas, si le désir du rêve n’est pas assumé. Dans ce rêve, la pathologie est totalement éliminée, tout va bien tout en allant très mal. Elle paraît maintenant avoir un réel plaisir à commenter ses rêves et elle s’engage dans l’analyse. Pour affirmer sa position : « je n’aimerai pas que ma petite sœur me copie ». Alors qu’elle affirme son désir de quitter la clinique, elle est incapable de prendre du poids même si elle paraît avoir accepté la limite de 40 kg énoncée pour qu’elle puisse quitter le service. Elle rêve : « à la piscine, je nage sous l’eau, les pieds joints, et je dis à ma petite sœur, vient on fait la sirène et en sortant s’explique avec une amie avec laquelle elle est brouillée, puis se retrouve dans un musée ». 51
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Ce pourrait être un rêve de plaisir où elle est trop contente de faire la sirène, elle a envie d’aller à la piscine, et puis une sirène c’est beau et séduisant et ça n’a pas de sexe. Son amie est aussi dans la réalité et éloignée. À partir de ce rêve, elle associe sur d’autres moments pouvant dater le début de son anorexie en 4e. « C’était vraiment inconsciemment mais c’est cette année là que j’ai commencé à faire du sport et ma copine mangeait beaucoup et était toute menue, petite et mince, et elle me faisait la réflexion sur le fait que je mangeai peu alors que je mangeais beaucoup. Je suis toujours tombée avec des copines plus minces que moi. ça renforce mon sentiment d’être énorme. J’ai fait de la boxe pour me dépenser et non pour faire du sport... » L’objectif est d’aborder le rêve pour permettre au sujet d’être lui-même et de pouvoir ainsi faire des liens avec son histoire. C’est la première fois qu’elle retrouve son histoire au moment où elle ne veut pas avoir de corps. Ainsi, le rêve dans son lien avec la subjectivité permet de retrouver un corps qui a une histoire, et qui va ainsi au-delà de l’âme et du corps. Cette évolution n’est pas seulement celle d’une prise en charge individuelle, car celle-ci est incluse dans tout un travail institutionnel d’équipe inscrit dans une complémentarité reprise régulièrement dans des échanges entre soignants autour du questionnement de chacun sur sa pratique relationnelle. Ainsi, parallèlement, le couple parental a pu aborder avec une psychologue une histoire indicible autour de deuils et d’une culpabilité partagée inscrite dans le fonctionnement du père et de la mère qui ont pu finir par dire leur peur de perdre leur fille. Ni le père ni la mère n’avaient la possibilité de parler d’eux, de dire leur histoire et leur subjectivité. Elle a participé à peu d’ateliers médiatisés mais a bien investi deux ateliers avec la psychologue avec laquelle elle a pu s’entretenir individuellement. En particulier, dans l’atelier argile, elle pouvait rester plusieurs séances à refaire une sphère/tête n’en changeant que d’infimes détails ou détruisant son travail, toujours sans parole autour de la matérialisation de l’absence d’un corps réduit à un visage marqué par l’économie des traits. Son investissement a été ô combien difficile dans des séances de psychomotricité « musique et mouvement », mais il a tenu grâce à la thérapeute qui a su respecter son engagement parcimonieux 52
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qu’un rien pouvait interrompre. La fragilité d’une possible relation à son corps s’y est exprimée petit à petit mais là aussi sans parole comme dans les autres temps de médiation. Même l’atelier « conte » lui permet de mettre au devant la question du corps.
Commentaires Repérer le clivage dans une situation d’impasse portée par le dualisme entre l’âme et le corps a permis de structurer une thérapeutique en posant d’emblée les liens comme essentiels. Le rêve trouve ainsi une place relationnelle qui peut permettre de dissoudre l’impasse. Le travail thérapeutique concerne naturellement l’histoire du corps, qui ainsi va être vécue dans la relation thérapeutique. Le point de départ est le point où l’histoire s’est arrêtée, ici dans la persécution. Donner une place aux rêves aide à retrouver l’unité perdue en créant une nouvelle histoire qui commence à devenir vivante dans la relation. Son corps est pris dans un mouvement totalement projectif, qui rend impossible le travail sur ce corps, alors qu’elle préfère nous demander une action symptomatique. Qu’elle puisse dire sa rivalité à sa sœur, le père écrase la sœur et ensuite elle range la voiture dans un tiroir, est essentiel, car ces rêves ébauchent une place pour le désir dans un contexte de rivalité. Le corps commence à exister sous le regard d’un homme et évolue vers un corps qui désire dans une sexualité œdipienne avec le père et la mère. L’activité onirique porte en soi une valeur thérapeutique. Le rêve, mis en rapport avec l’impasse où l’âme et le corps sont séparés, établit des liens dans cette impasse du non-lien. C’est elle qui détermine toute la pathologie psychotique représentée par le fait de ne pas avoir de corps, le rêve lui-même étant pris dans cette impasse. L’insupportable est d’avoir un corps qui équivaut à avoir du désir. Tout ce qui est intérieur est pris dans une angoisse persécutrice. Une parole possible grâce au récit du rêve lui permet d’accepter cet espace imaginaire et de se valoriser progressivement comme une jeune fille, comme une femme, comme une personne. Le rêve a trouvé sa place dans la relation, il est possible d’en parler et même de comprendre. Il devient possible d’avoir une histoire, d’avoir un passé et enfin d’avoir un corps. 53
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Les dimensions de nature psychotique de l’anorexie au travers de l’angoisse d’être pénétrée, envahie, persécutée, doivent être repérées. Privée de plaisir et de nourriture, sa vie est en danger. Cette façon de l’anorexique d’aller à cette extrémité de la vie ou de la mort est aussi une manière de faire un appel désespéré à l’amour. Il faut comprendre comment derrière cette pathologie il y a cette demande : « manifestez-vous, je suis en train de mourir d’amour ». L’absence d’amour de la mère peut être lié à un manque de féminité chez la fille, et ce qu’elle peut manifester dans sa thérapie est aussi un appel par rapport à moi. Un des points essentiels est de percevoir le symptôme comme relationnel, pour agir sur lui. C’est comme si elle est prête à se sacrifier pour avoir un signe d’amour qui ne vient pas. C’est l’anorexie comme grève de la faim pour obtenir quelque chose qui ne vient pas, une attente d’amour désespérée. Dans notre relation thérapeutique, l’émergence d’un lien affectif avec moi fait écho à une carence qu’elle a vécue et qu’elle continue de vivre. Restituer la dimension relationnelle du symptôme et de la pathologie est l’essentiel, et aide à transformer l’impasse et à établir des liens entre pathologie et adaptation. La famille et la mère ont éliminé l’histoire de la relation qui est en passe de revenir progressivement dans la relation thérapeutique. Ce mouvement s’enclenche à partir du moment où les parents renoncent à ce que rien ne bouge dans le milieu familial. Cette thérapeutique est liée à la découverte que sans émotion rien n’existe ou alors il s’agit d’un événement extérieur. De cette façon, tout le monde vit la même chose et la coupure entre l’âme et le corps est réalisée. C’est l’émotion qui fait le lien, sans elle l’événement est dépersonnalisé.
Le refoulement de l’affect isole radicalement le psychique du somatique Immédiatement, la temporalité familiale est apparue comme figée. L’impasse existe aussi au niveau de la temporalité et la famille a vécu comme si le temps n’existait pas, ce qui permet l’absence de changement. Il faut introduire la temporalité, ce que le rêve permet. 54
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Notre thérapeutique institutionnelle est fondée sur un travail relationnel dans une perspective différente de la psychanalyse. Notre référence est le concept de l’unité et notre pratique de la théorie relationnelle. La thérapeutique, c’est aller au-delà de la causalité pour voir comment la vie elle-même a été vécue.
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« L’âge où le corps est un ennemi » Ou l’adolescent confronté à un parent atteint de cancer
Martine Derzelle Croître, se développer s’accompagnent à l’adolescence de la mise à distance du parent, les modifications du corps pubère et l’étrangeté de leurs éprouvés donnant lieu à une distorsion de l’espace et du temps. La mise à distance des objets œdipiens s’impose : cet éloignement est nécessaire, il clôt la maturation psychique de l’enfant. Lorsque le parent est lui-même confronté à une situation difficile, de précarité, de vulnérabilité, de maladie grave, la configuration se complexifie singulièrement : le parent sollicite les témoignages de solidarité et d’empathie de ses proches, l’expectative parentale est ressentie par l’enfant, voire amplifiée et cela même dans les cas où elle est silencieuse. L’adolescent se sent rappelé par son parent alors qu’il s’en séparait. Aussi, ces situations sont-elles une source de tension intérieure et d’ambivalence que l’adolescent tente d’évacuer de diverses manières. Tout à fait particulière est, de ce point de vue, la situation de l’adolescent dont un des parents est atteint de cancer. À l’âge où « le corps est un ennemi » et où sa métamorphose, excellemment décrite dans la métaphore kafkaïenne1, le confronte pour ainsi dire à la 1. Kafka F. La métamorphose. Bibliothèque de la Pléiade. Paris, Gallimard, 1980.
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« condition animale », la mise à distance des objets œdipiens va déboucher sur une inconfortable ambivalence décuplée et difficile à vivre. Inhibition de l’autonomisation, recul de la confrontation au changement, conséquences sur la sexualité et la spéciation sont les enjeux d’une telle configuration « en miroir ». Comme son parent atteint de cancer, l’adolescent vit des éprouvés d’inquiétante étrangeté qui le confrontent à un événement par essence irreprésentable puisqu’il ne se réfère à aucune expérience antérieure. Il n’est pas jusqu’au bouleversement des repères morphologiques qui ne soit étrangement analogue chez les deux parties en présence. Les pattes minces et le gros ventre de Grégoire ne suggèrent-ils pas en effet une silhouette parfaitement superposable à celle d’une patiente cancéreuse porteuse d’une volumineuse ascite abdominale ?
Regards sur le flou d’une notion L’intérêt pour l’adolescent confronté à un parent atteint de cancer conduit sans doute d’abord, comme à chaque fois qu’il est question d’adolescence dans le registre « psychique », à la nécessité de s’interroger sur ce que recouvre cette notion. Non pas qu’il soit bien difficile de repérer le moment où s’effectue le tournant qui conduit l’adolescent à ne plus être un enfant, tant ses comportements laissent à ce sujet peu de doute, mais l’adolescence est un concept dont on peut dire qu’il n’est pas admis par tous et qu’il fait même débat. Une approche anthropologique est-elle suffisante ? Les adolescents sont assurément une réalité palpable pour les adultes et les institutions sociales qui les côtoient ou les accueillent. La différence fondamentale entre notre société et celles qui l’ont précédée est le flou qui entoure l’entrée dans l’âge adulte. Les repères identitaires familiaux (« Tu seras boulanger, soldat, avocat... comme ton père ! ») sont mis en difficulté par les problèmes actuels de chômage, d’acculturation des immigrés... De même, les repères que pourrait donner la société sont de plus en plus rares. Les rites qui traditionnellement balisaient ces passages pouvaient prendre plusieurs formes : Gem-puku oriental faisant accéder le jeune homme à la caste de samouraï, mise à mort symbolique de l’enfant par destruction des jouets et vêtements enfantins, retraite encadrée par les membres du même sexe, épreuve de force, scarifications... l’important restant le côté sacré du rite. Le seul rite 58
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immuable en Occident reste aujourd’hui la scolarité. Le « passe ton bac d’abord ! » reste ancré dans les esprits même si lui aussi est de plus en plus dévalorisé. Le service militaire jouait encore ce rôle il y a une trentaine d’années, mais au fil des ans, lui aussi a perdu de sa solennité. Voilà donc l’adolescent dans un contexte où il a peu de repères identitaires sociaux et peu de rites auxquels il peut se référer pour savoir où il se situe. Si on ajoute à cela la perte des repères familiaux avec les phénomènes de disparentalité, de schéma familial confus et des idéaux (déclin de la religion et du militantisme politique), on en arrive à une situation où les adolescents n’ont jamais été aussi présents au sein de la société (allongement des études, marketing spécifique,culture et mode préfabriquées...) et paradoxalement aussi peu reconnus (absence de rites de fin d’enfance et/ou d’entrée dans l’âge adulte, dépendance des fonds parentaux, difficulté d’accéder au monde du travail...). L’adolescence est-elle pour autant le concept d’un processus que la sociologie et l’anthropologie épuisent ? Certains historiens et anthropologues ont pu penser qu’elle est un fait de société et rien d’autre. La notion d’adolescence est somme toute assez nouvelle : l’histoire mentionne pour la première fois l’adolescence en tant que caractère social au XVIIIe siècle au travers d’écrits où sont exprimées des plaintes concernant des déprédations provoquées par des groupes de jeunes gens. Cela ne veut pas dire que l’adolescence, aussi bien au niveau biologique que social, n’existait pas avant cela, mais à partir de cette période elle sera identifiée en tant que telle, la société la pose comme un état reconnu. À quoi il faut ajouter un phénomène plus récent encore dans notre société occidentale contemporaine : la « crise d’adolescence » est aujourd’hui entrée dans le vocabulaire. Non seulement il est reconnu une spécificité adolescente, mais on reconnaît aussi que c’est une période sensible, une période d’affrontement. Ce phénomène prend toute sa vigueur dans les problèmes actuels liés à la jeunesse : phénomène de bandes, violences intra-scolaires et extra-scolaires, importance et répulsion du système scolaire, taux de suicide qui est la première cause de décès chez les 15-24 ans. Il paraît intéressant de s’interroger sur les tenants et aboutissants de cette période afin d’être à même de resituer l’adolescence dans un contexte global et d’essayer de comprendre tout ce qui en découle et tous les enjeux de cette compréhension. L’étymologie apporte ici un élément de 59
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réflexion intéressant. Le mot « crise » vient du grec « krisis » qui veut dire « jugement ». Ce mot est également employé en médecine pour désigner le moment où va se décider la guérison ou la mort. Dans tout jugement, il y a un « avant » et un « après » – dans le cas de l’adolescence, cet « avant » est l’enfance et cet « après » est l’âge adulte. L’adolescence est donc la période où s’opère cette transition. Cette transition peut être abordée selon différents points de vue, en gardant à l’esprit les trois grandes interrogations de l’adolescence, à savoir la génitalité, la mort et la filiation. Or, il faut bien constater que l’émergence de la notion de « crise » de l’adolescence est contemporaine de l’extinction des rituels. En ce sens, on peut penser que la crise est un équivalent du rite, avec ceci de particulier, c’est que sa gestion se soustrait à l’organisation sociale externe, qu’elle est plus individuelle, plus libre, plus solitaire, donc plus difficile et plus difficilement symbolisable. Ainsi, l’adolescence comme fait de société semble ne pas pouvoir être contestée. La place qui lui est faite est intimement liée à l’économie globale des relations humaines et plus spécialement à celle des relations d’adultes. Elle est appelée à suppléer aux défaillances de ceux-ci lorsque l’équilibre national la convoque, elle est maintenue en coulisses, prolongée, étouffée et quasiment interdite de jouissance lorsqu’elle risque de menacer ce même équilibre, au niveau du travail par exemple, et d’une politique de responsabilités qui préserve, tant que faire se peut, les privilèges de l’âge mûr. Mais réduite à un fait social, l’adolescence ne semble-t-elle pas dénaturée ? Classe d’âge, statut, caractéristiques réductrices qui ne rendent plus compte de l’aspect processuel dans lequel engage la puberté : l’adolescence devient statique, même dans la mouvance ! C’est un espace, un temps, une époque de transition, un âge intermédiaire, qui est ou n’est pas, uniquement en fonction du champ social : est-ce possible ? C’est également, ne l’oublions pas, tout un « univers pathologique », classiquement accolé à cette période de vie : « crise d’adolescence », « comportements déviants », « suicides d’adolescents ». Cette vision va d’ailleurs jusqu’à se retrouver instillée dans les définitions « officielles », telle que celle que nous offre à lire le Grand Larousse par exemple : « L’adolescence débute par les transformations corporelles de la puberté, qui désorientent l’adolescent, si bien que l’image de son corps est au centre de ses préoccupations, et que de menus problèmes physiques (taille, poids acné, etc.) peuvent prendre une importance démesurée. 60
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Psychologiquement, avec l’accession à la pensée formelle, l’adolescent devient capable d’opérer sur des signes et des symboles substitués aux objets eux-mêmes, et de raisonner sur ces substituts. Le bouleversement le plus significatif se situe au niveau de la sexualité : l’adolescent a maintenant la possibilité de procréer. Mais l’ambivalence est grande vis-à-vis des désirs sexuels : la répression coexiste avec la réalisation. Le flirt, relation sentimentale et érotique, apparaît comme un phénomène typique de l’adolescence. La masturbation, très souvent culpabilisée, peut coexister avec des relations hétérosexuelles épisodiques. Il arrive que l’adolescent se réfugie dans l’ascétisme, dénonçant ou niant la sexualité. L’adolescent est aussi à la recherche de son identité. Pour amorcer son indépendance, il doit d’abord lutter contre ce qui l’attache à son enfance, mobilisant souvent son agressivité contre son milieu familial. S’étant posé en étranger dans son milieu familial, il tente de se faire reconnaître ailleurs, recherche la compagnie de ceux de son âge, et des amitiés passionnelles et exclusives prennent alors naissance. Progressivement, cependant, d’identification en identification, l’adolescent finit par se découvrir »2. Cette définition est intéressante à bien des égards, notamment dans la part de « conditionnement culturel » qu’elle contient. Après avoir établi un lien entre les transformations physiologiques et les déséquilibres psychiques qui en découlent, elle évoque des modes de « sublimation » qui, dans leur aspect sexuel sous-jacent, sont largement connotés : à la fois culturellement, car la vision érotique du moi et d’autrui est, pour une grande part, le reflet des images et de la vision de la sexualité ayant cours dans la société occidentale ; et également par l’approche freudienne primitive qui a focalisé la plus grande part de son attention sur l’aspect libidinal des états du « moi ». Parler de « conditionnement culturel » revient à affirmer que le regard objectivé sur le concept dont il est question ici ne peut faire fi d’une compréhension générale de l’évolution des modes de vie, des mœurs, de la politique étatique en matière d’éducation, et de l’évolution des sciences humaines elles-mêmes d’ailleurs. Si chaque société éprouve le besoin de « nommer » les catégories d’individus qui la composent, sans doute le fait de nommer est-il symptomatique de la recherche d’une forme de stabilité de la société. En attribuant un nom catégoriel et en subdivisant la communauté 2. Grand Larousse en 5 volumes.
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globale en sous-ensembles, cette recherche d’une forme de stabilité sociale procède de la représentation que les individus ont de l’ontogenèse et va engendrer un type de rapport précis entre les différentes catégories. La nomination dépend évidemment largement des systèmes de représentation ayant cours dans la société considérée à une période donnée. C’est dans cette perspective que l’adolescence peut passer, plus que jamais, pour être le baromètre du social. De quoi parlons-nous donc lorsque nous disons « l’adolescent confronté à un parent atteint de cancer » ? S’il n’y a pas de problématique adolescente qui ne puisse donner lieu, dans ce qu’elle génère, à une lecture sociologique, convenons pourtant que, pour notre propos, il importe que les faits saisis par un discours sociologique ou politique soient d’abord pensés comme des expressions de changements internes : le corps est travaillé de l’intérieur pour accéder à un autre langage, dans une autre communauté. Il n’y a en effet d’adolescent que parce que le changement pubertaire travaille le corps de l’enfant, bouleverse ses repères spatiaux et la linéarité de son développement physique. En ce sens, « l’adolescent et son corps » est une expression que l’on peut qualifier de redondante, puisque la notion d’adolescence contient celle du changement corporel, si n’était le fait que ce qui nous intéresse dans la mise en tension des deux termes est essentiellement l’éprouvé psychique de la puberté et sa gestion dans le rapport au corps comme objet privilégié. La puberté admet, elle, un schéma séquentiel unique. L’adolescence, au contraire, est non systématisable. La vie psychique de chacun, par essence singulière, traite les effets de la puberté de manière absolument originale pour chaque sujet. Si l’on peut mettre en évidence des spécificités culturelles, sociales, voire des généralités en forme de lois qui régissent ce processus, il serait bien imprudent de prétendre qu’elles permettent la saisie de toutes les données qui y concourent et la mise à plat radicale de la dynamique qui y opère. Nous évoquerons, pour notre problématique, trois constats en forme de postulats : 1) C’est le corps du sujet qui est au cœur de l’adolescence : un corps en transformation, un corps en identification, un corps en sexuation. Ce sont des effets d’une dialectique entre le corps infantile connu, fantasmé, sédimenté par les accidents de l’histoire, et le corps inconnu, mystérieux, mature sexuellement qui s’impose dans les transformations de la puberté dont rend compte l’adolescence comme construction du sujet. 62
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2) Il n’y a pas de discours exhaustif possible sur l’adolescence, il y a des multiplicités de discours justes. En prenant comme cadre de référence la théorie psychanalytique et ses concepts, nous ne prétendons pas à une vérité qui rendrait caduques les autres approches (par exemple sociologiques, anthropologiques). Notre conviction est que l’adolescence est un processus interne, avant d’être ce par quoi elle s’expose sur la scène sociale. 3) L’adolescence n’est pas la puberté. Bien que leurs définitions engagent des éléments spécifiques, il nous paraît nécessaire de garder à l’esprit l’idée que les deux phénomènes sont connexes : la biochimie du changement pubertaire n’affecte pas seulement le corps de l’enfant, sa morphologie ; elle modifie aussi son monde interne, ses représentations, ses affects, ses émotions, l’image de son corps et la place qu’il lui fait dans sa relation au plaisir. Pour l’heure, restons au plus près de « l’objet pubère ». Comment s’opèrent les transformations du corps du jeune aux portes de l’adolescence ? Comment se donnent à voir ces changements dans leur environnement ? Quelles sont les spécificités de cette configuration lorsqu’elle met aux prises un adolescent et un de ses parents atteint de cancer ?
L’adolescent confronté à un parent atteint de cancer : une configuration « en miroir » Quelle que soit la définition que l’on s’accorde à donner du processus d’adolescence, elle contient un double implicite ; d’abord celui du changement, ensuite celui de l’existence d’une souffrance dont le changement est vecteur : – le changement est objectivement repérable, exprimé d’abord par la rupture de la linéarité du développement physique, puis par la mutation sociale, enfin par le passage de la dépendance familiale à l’autonomie. Il s’agit aussi de l’évolution de la qualité des processus de pensée : de la pensée concrète à la pensée formelle, ou, des représentations pré-sexuelles aux représentations sexuelles. Ces changements menacent la permanence du sentiment d’identité construit dans l’enfance. La question : « Qui suis-je dans ce nouveau corps ? » se complique de la non-familiarité du vécu et des éprouvés associés à ces transformations ; en ce sens, l’objectivité du changement est seulement partielle. Celui-ci a ses zones 63
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d’ombre, et ce qui se voit, n’est qu’une infime partie du bouleversement pubertaire ; – quant à la souffrance, elle est engendrée par deux ordres de phénomènes dialectisant l’avènement de l’adolescence : d’une part, la perte des repères infantiles et le surgissement conséquent d’une situation génératrice d’angoisse, parce qu’elle est nouvelle, inconnue, non maîtrisable ; d’autre part, l’émergence d’une représentation du corps « complémentarisable », qui, comme une évidence, si énigmatique soit-elle, impose un but et préfigure un objet. Il ne s’agit pas d’un troc banal, qui consisterait à laisser son enfance au vestiaire pour revêtir les oripeaux tout prêts de la maturité. Il s’agit d’une véritable négociation dont l’issue est toujours hypothétique. C’est l’étrangeté de son corps, conjuguée au caractère surprenant de ses représentations, qui provoque cet état chez l’adolescent. Pensée et corps sont embarqués dans la même tragédie, celle d’un deuil, d’une perte temporaire ou définitive des repères. La difficulté inhérente à l’adolescence s’accroît très notablement lorsque, l’adolescent étant confronté à un parent atteint de cancer, la configuration se complexifie par la conjonction de deux crises. La détresse parentale est susceptible d’inhiber l’agressivité propre à la crise d’adolescence car l’adolescent peut ne plus s’autoriser à entrer en conflit avec son parent malade qu’il sent trop fragile. La perception de la détresse de l’autre est proprement dépressiogène pour chacune des parties en présence. Entre nécessité de faire face au quotidien à son propre mal-être et au mal-être de l’autre et nécessité de « faire avec » les questions existentielles liées tant à la maladie du parent qu’à l’accession à la conscience d’être et de mourir réalisée par l’adolescent, une situation « en miroir » se déploie où les figures de « l’inquiétante étrangeté »3 sont démultipliées. L’adolescent vit des éprouvés d’étrangeté sur lesquels il ne peut pas mettre de mots car aucune expérience antérieure ne peut les lui rendre familiers. Quant au parent atteint de cancer, les atteintes du corps réel telles qu’elles sont générées par la maladie et infligées par les interventions thérapeutiques, sont bien de nature à le renvoyer à un corps non encore spécularisé, à ce qui s’éprouve au niveau le plus radical de l’être réel dans l’ordre de la détresse et de l’inadaptation fondamentale du nourrisson, dans 3. Freud S. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris, Folio essais, 1985.
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l’ordre de la psychose également. Au « Je ne me reconnais plus »4 du parent malade fait ainsi écho un « Je ne me reconnais plus » de l’adolescent, où les troubles en partage ramènent à la question du corps et de l’image du corps. L’un et l’autre, dans un moment de rupture périlleux et décisif, semblent ne plus pouvoir se sentir encore « chez eux ». Ces effets de symétrie et de réciprocité, qui constituent la spécificité d’une configuration complexe, peuvent être illustrés sur trois points importants : 1. La question de la crise et de son modèle. 2. La métamorphose et son éprouvé. 3. Les troubles de l’humeur et l’instabilité émotionnelle.
1. La question de la crise et de son modèle Si « crise » est le mot savant dont la fonction est de faire surgir du sens tant du côté de l’épreuve de la temporalité adolescente que de celui de la temporalité de la maladie grave, force est pourtant de constater les limites de cette apparente symétrie. En effet, la proximité de la mort, le cas échéant, ne peut être raisonnablement pensée comme une crise existentielle analogue à une crise de croissance. Là où la crise de l’adolescence peut connaître une logique ascensionnelle, une cohésion de moments solidaires les uns des autres, voire un « au-delà de la crise » – que concrétiserait un modèle à atteindre, un adulte idéal, dont on sait qu’il n’existe pas dans l’absolu –, la temporalité pathologique échappe à ce processus dialectique de contradictions surmontées. Le point décisif réside ici dans la possibilité que s’opère ou pas le basculement du négatif dans le positif. Le seul moyen de faire fonctionner le dispositif dialectique face à l’éventualité de la mort n’est-il pas alors de la nier comme fin ultime ? Croire que le patient peut se rapporter au temps de sa maladie comme à une dialectique où le négatif accouchera du positif ne comporte-t-il pas le risque de falsifier le tragique du vécu maladif et de nier l’expérience d’une temporalité qui se consume sans autre échéance que la mort ? Ne serait-ce pas surtout une erreur de confondre le temps analysé par un observateur extérieur et la temporalité telle qu’elle est vécue de l’intérieur par le malade lui-même ? C’est là la démarche d’Elisabeth 4. Derzelle M. « Annoncer la fin des traitements ? » In Annoncer un cancer. Paris, Springer, 2011.
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Kübler-Ross5 qui, au cours de son expérience d’accompagnement de patients cancéreux en fin de vie, a entrepris d’identifier les différentes étapes qui agencent le devenir du malade. Selon elle, le séjour dans le temps du négatif ne serait que la phase transitoire d’un processus qui conduirait le patient à un rapport apaisé à la mort. Entrer en sympathie avec le monde du patient suppose toutefois la mise entre parenthèses des consolations qu’apporte la maîtrise théorique de la chronologie de la maladie pour se confronter avec le tragique d’une réalité abyssale. Dès lors que la guérison est hypothéquée, la réalité clinique nous enseigne plutôt que la maladie ouvre sur l’horizon d’une perte irréversible, sans gain en retour, sans contrepartie. Bien loin d’être la temporalité téléonomique de l’accouchement d’une œuvre d’art, la temporalité diachronique de la maladie est celle du désœuvrement, succession d’instants qui se suivent sans s’enchaîner, succession de crises entrecoupées d’éclipses où le sujet s’efface ou s’effondre dans l’abattement. Le temps de la révolte n’est pas une étape à surmonter pour aller vers la réconciliation apaisée avec le destin, mais l’essence même de la temporalité de la maladie. De ce point de vue, le philosophe Emmanuel Lévinas6 a bien pointé dans l’expression étrange du « il y a » ce qui impose la récurrence de ces moments de désespérance. La rencontre brutale de l’existant avec « l’il y a » est l’attention de la conscience à ce qui advient dans la présence mais sans renvoyer à rien... Cette séquence temporelle où la conscience s’ouvre sur le vide, les patients alités sans espoir de guérison la connaissent bien : la maladie grave réactive la condition ontologique fondamentale de l’être humain recouverte par la routine et le quotidien de la vie machinale. L’existence fait poids, elle se donne à vivre comme charge, accablement d’être et d’avoir à être. On imagine bien que, de cette rencontre au pouvoir éminemment déstabilisant puisqu’elle dessine la vie en forme d’impasse, la dysharmonie émotionnelle de l’adolescent puisse avoir quelque chance de ressortir exacerbée. À l’âge où le corps est un ennemi et où les parents ne sont plus crédibles, à l’âge où se pose la question du sens de la vie et celle 5. Kübler-Ross E. La mort, dernière étape de la croissance. Paris, Éditions Pocket, 1995 ; La mort est un nouveau soleil. Paris, Éditions Pocket, 2002. 6. Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris, Livre de poche, 2004.
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de l’insistance de la peur de la mort, la difficulté est grande de découvrir que, peut-être, « dans le bruissement anonyme de l’il y a »7, le temps se consume sans mener à rien, sans rime ni raison...
2. La métamorphose et son éprouvé La communauté de comportements d’évitement tels que, par exemple, celui de ne plus se regarder dans un miroir et de se déshabiller dans le noir est sans doute symptomatique de la communauté d’éprouvés par rapport à leur corps de l’adolescent et du parent atteint de cancer. Dans l’un et l’autre cas, le sentiment « d’inquiétante étrangeté » associé aux transformations du corps du premier et aux mutilations et modifications du corps du second les amènent à traiter leur corps comme un objet externe à leur vie psychique. Tout se passe comme si les changements pubertaires et les pertes d’une partie du corps ou d’une fonction attiraient le corps hors de la « psyché », sur une autre scène. Ce statut d’objet partiellement externe est généralement transitoire, la réappropriation du corps sexué ou du corps malade dépendant du commerce que le sujet pourra nouer avec ce nouvel objet. Au deuil consécutif à la perte du corps de l’enfance ou d’une partie du corps « d’avant » s’ajoute donc un changement de la perception de soi, de la satisfaction corporelle, de l’image du corps et de l’image de soi. Chez le patient atteint de cancer, les traitements mutilants et altérant le fonctionnement physique remettent ainsi en question le rapport habituel de celui-ci avec son corps et plus particulièrement avec l’image qu’il en a. Au dommage physique s’associe un préjudice moral et à la blessure organique, l’hémorragie narcissique. La blessure narcissique liée à la mutilation est fréquemment vécue comme un outrage que le malade a honte d’avouer. Le malade mutilé se sent fréquemment non regardable, et ne supporte plus de se voir. La confrontation pour une femme mastectomisée à la vue de la poitrine naissante ou triomphante de sa fille adolescente ne saurait donc qu’exacerber l’hémorragie narcissique du côté d’un renforcement de la dépressivité ou de l’agressivité. Chez l’adolescente, en revanche, prisonnière jusque dans sa pensée de l’étrangeté de la métamorphose de son corps, la perception de la mutilation 7. Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris, Livre de poche, 2004.
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maternelle peut inhiber toute conduite d’opposition ou au contraire la décupler. En ce qui concerne l’adolescent, sans doute l’éprouvé « d’inquiétante étrangeté » n’a-t-il jamais mieux été décrit que dans la métaphore kafkaïenne de La Métamorphose. Grégoire y est un grand adolescent qui vit dans une famille ordinaire, avec des parents ordinaires, une sœur ordinaire, c’est-à-dire très proche de lui, attentive à ses attentes, ses besoins, sa souffrance ; il se réveille un matin « au sortir d’un rêve agité, transformé dans son lit en une véritable vermine ». Cependant, il ne s’agit pas d’un rêve, car les repères de sa vie ordinaire, sa chambre, le paysage que découpe la fenêtre de celle-ci, bien tangibles et concrets ne défigurent pas le quotidien, bien au contraire. Grégoire est un voyageur de commerce : il éprouve avec contrariété l’instabilité de son vécu, « les changements de train, les correspondances qu’on rate »8, mais au matin de ce réveil pas comme les autres, ceci passe au second plan, car il prend conscience d’une mutation profonde de lui-même qui le confronte à la monstruosité : il se mêlait à sa voix un piaulement douloureux..., il était gêné par une carrure formidable, il ne possédait plus que de petites pattes en vibration continuelle, sur lesquelles il n’avait pas d’action. Grégoire est ainsi confronté à la condition animale ; « il n’est plus maître de sa direction »9. Ses pattes minces et velues secrètent une substance visqueuse ; ses problèmes de locomotion concernent surtout son arrière-train, et, sans pouvoir l’expliquer, il découvre qu’il peut se servir de son corps d’une manière imprévisible : il grimpe aux murs. Kafka décrit bien sûr ici la rencontre de l’adolescent et de son monde pulsionnel, mais surtout l’éprouvé particulièrement douloureux du jeune dans cette rencontre régressive où se pose de manière aiguë et critique le problème de la communication, c’est-à-dire de la symbolisation : comment accéder à ce code nouveau qui doit permettre la satisfaction des besoins élémentaires et le plaisir ? Comment se faire comprendre puisqu’il n’est plus lui-même, et que s’est modifiée, à son insu, son image ? Le malade atteint de cancer est parfois envahi par la même horreur. Il traîne un corps devenu bizarre, incongru, un corps qu’il a du mal à dominer car il répond peu à ses ordres, à ses quêtes de plaisirs, à ses stimulations. Certains malades 8. Kafka F. La métamorphose. Bibliothèque de la Pléiade. Paris, Gallimard, 1980. 9. Op. cit., p. 207.
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craignent de faire peur, de terrifier. Ils ont l’impression qu’on ne peut plus les regarder car ils sont effrayants. D’autres ont recours à des mythologies pour se construire une identité de malade, une identité complexe qui demeurera dans la traversée de la maladie. Certains imaginent leur corps comme « ayant muté » avec les connotations mythologiques que cela suppose. L’adolescent confronté à un parent atteint de cancer ? « L’inquiétante étrangeté » en miroir de deux corps mutants et donc impensables...
3. Les troubles de l’humeur et l’instabilité émotionnelle Dernière pièce maîtresse de la configuration « en miroir » constituée par l’adolescent et un de ses parents atteint de cancer, des manifestations dysthymiques d’importance et d’alternance variée ne manquent pas de caractériser les deux univers en présence. La dysthymie, c’est un périple, une traversée, une opération à risques dont l’échéance n’est pas garantie en prime d’une appartenance quelle qu’elle soit, à une lignée, un milieu socio-culturel, une nationalité, une race. La dépression est centrale au processus d’adolescence ; les pertes du corps infantile, des images parentales infantiles génèrent des éprouvés dépressifs dont personne ne peut faire l’économie. L’inévitable détresse associée au cancer et à ses conséquences engendre, elle, au gré des raisons d’espérer et de désespérer, un continuum dans le vécu émotionnel des malades allant de l’anxiété et de la dépression à l’enthousiasme, en passant par une détresse émotionnelle majeure voire une idéation suicidaire. Angoisse et dépression sont souvent intriquées. Si elles véhiculent toujours la notion de risque vital, réelle ou fantasmée, pour le praticien, elles disent aussi que si la prescription médicamenteuse peut parfois s’avérer indispensable, cette dernière ne permet jamais de se dispenser de la souffrance de l’élaboration. Les manifestations dysthymiques ne disent-elles pas en effet avant tout le « travail » de l’adolescence et le « travail » de la maladie ? S’agissant de l’adolescence, qui est un temps de désorganisation et de régression et donc de tentative d’équilibre précaire, le concept de dysharmonie s’impose. Il rend compte non seulement à cause des images auxquelles il renvoie – dissonance, dysfonctionnement –, mais en raison de ce qu’il recouvre du côté de la nosologie et de la psychologie, de la non homogénéité du développement de l’adolescent à cette période de sa croissance. La dysharmonie, c’est la mise 69
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en relation, mais surtout la mise en tension du corps et du psychisme, dans un scénario à quatre personnages : l’enfant qu’on est encore, qu’on n’est plus, l’adulte qu’on n’est pas encore, et celui qu’on a commencé à être. Toute adolescence est essentiellement dysharmonie : désorganisation et régression d’une part, comme conséquences immédiates du remaniement de l’image du corps et de l’émergence de la sexualité, fixation d’autre part à des ancrages de sécurité, et évolution de certains secteurs du sujet, autant de mouvements contradictoires, dyschroniques qui rendent compte de cet état. Dans le quotidien, la dysharmonie, c’est essentiellement l’instabilité émotionnelle, c’est l’alternance de phases de morosité, d’enthousiasme, d’excitation, de dépression ; c’est l’irritabilité ; l’hyperémotivité ou au contraire la froideur, l’agressivité ; c’est la fatigabilité ou l’endurance extrême ; ces discordances d’humeur ne sont probablement pas plus purement psychologiques qu’elles ne sont la conséquence d’une fonction endocrinienne non encore stabilisée. L’instabilité thymique est véritablement un des signes de la dysharmonie adolescente au même titre que certains bouleversements comportementaux. Parce que l’adolescent, comme le nourrisson, a du mal à distinguer l’intérieur de l’extérieur, il a du mal à distinguer ce qu’il éprouve de ce que les autres éprouvent : il faut sans doute comprendre ainsi les sentiments d’élation, de confusion avec les autres, avec le monde, les embrasements pour les causes grandioses ou ésotériques, les sectes, aussi bien que les éprouvés de persécution, d’insécurité, de danger. La pensée de l’adolescent le déborde et se confond avec celle des autres : venue de l’extérieur, elle l’immerge et devient sienne... S’agissant de l’adulte atteint de cancer qu’est le parent, l’instabilité émotionnelle n’est en général pas moindre, quand bien même la diversité des situations – eu égard à la localisation tumorale, la représentation associée à la maladie cancéreuse et l’histoire personnelle du sujet – rend difficile toute généralisation et plus encore toute modélisation. La détresse psychologique peut survenir à toutes les phases de la maladie, qu’elle fasse suite à une étape objective de la prise en charge (annonce diagnostique initiale, prise de conscience de l’évolutivité de la maladie cancéreuse, changement d’équipe ou conflits, manque d’information, dilemmes éthicocliniques apparaissant lors des phases avancées de la maladie) ou à une modification de la perception symptomatique du patient (intolérance aux traitements, symptômes physiques invalidants – 70
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douleur, dyspnée, vomissements incoercibles...). Cette détresse émotionnelle, reflet de différents degrés de souffrance psychologique, peut se manifester de manière polymorphe, et va de symptômes isolés (anxiété, tristesse, troubles relationnels, troubles du sommeil et de l’appétit) à de réelles décompensations psychopathologiques (syndrome dépressif majeur, anxiété sévère, syndrome confusionnel). Même si l’intensité des symptômes peut justifier d’une prise en charge psychothérapeutique ou médicamenteuse, la détresse psychologique est à apprécier dans la majorité des cas comme une étape nécessaire d’adaptation et d’élaboration par rapport à la maladie et à la mise en route des traitements. La rémission qui s’inscrit en négatif dans ce cheminement, peut elle aussi générer des crises. Celles-ci naissent au cours de ce qui pourrait être assimilé à une période de récupération et/ou de résolution. Elles sont pour certains malades une réaction tardive à une crise évitée jusqu’alors. Les antécédents psychologiques du patient atteint de cancer tels qu’une dépression antérieure, une labilité émotionnelle antérieure au pré-traitement sont souvent des signes avant-coureurs de difficultés psycho-sociales redoublées consécutives aux traitements, à plus ou moins long terme. Façon de dire que la manière dont l’adolescent « fait avec » la maladie de son parent est, plus encore qu’à la gravité de cette dernière, corrélée à la qualité antérieure et actuelle des relations parents-enfants, à la dynamique familiale antérieure et actuelle et à la possibilité de s’y repérer dans une permanence, quelle qu’elle soit, de son univers et de la personnalité de son parent. À quoi il faut ajouter qu’en proposant l’idée d’une construction « en miroir » des troubles de l’humeur et de l’instabilité émotionnelle de l’adolescent et de son parent atteint de cancer, deux points particuliers méritent de retenir l’attention, qui semblent deux identiques « éprouvés-images » du corps : la fatigue et la rêverie : • La fatigue, d’abord. Désignation d’une sensation physique interne, coenesthésique, en même temps que traduction conjointe de l’éprouvé psychique et de l’altération de la conception du monde qui en est cause ou conséquence, toute fatigue semble dire la possible coexistence d’un fonctionnement primaire (éprouvés-images au plus près de l’émotion) avec le fonctionnement secondaire (mise en sens de la réalité de soi et du monde). Ne nous manque-t-il pas un mot pour désigner ce type de « psychisation primaire », en deçà de la mise en sens de la réalité par la représentation fantasmatique, 71
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en deçà des affects différenciés tels l’amour et la haine ? Ces éprouvés-images du corps, intégrant les fatigues physiques ou physiologiques liées à la maladie comme aux traitements au même titre que les éprouvés de fatigue de la puberté ou de la symptomatologie dépressive, opèrent en effet une transformation, une mise en sens très personnelle de la réalité de soi et du monde. Sans doute celle-ci retrouve-t-elle les traces mnésiques inscrites dans les premières rencontres de l’enfant avec le monde lorsque l’indifférenciation corps/psyché/autre persistait encore. Déni du corps propre, dépersonnalisation, angoisse de perte d’identité : les « métamorphoses » du vécu de l’image du corps du patient atteint de cancer, condamné à négocier et à renégocier avec la maladie, comme celles de l’adolescent, condamné à négocier et à renégocier avec un corps « double », se succèdent... Comme si, au décours de la maladie cancéreuse et de l’adolescence, elles disaient le travail de la dépression et de ses avatars... • La rêverie, ensuite. « Lorsque Grégoire Samsa s’éveilla un matin au sortir d’un rêve agité, transformé en une véritable vermine... ». À l’instar de l’adolescent décrit par Kafka dans sa nouvelle condition, les patients atteints de cancer évoquent souvent cette sorte de confusion entre rêve – plutôt cauchemar d’ailleurs – et réalité, autour de l’annonce de leur maladie. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, ils font un mauvais rêve, ils vont se réveiller, tout cela va disparaître... Alors, celui qui subit la maladie traverse un temps de « mise en sommeil » au regard de la vie habituelle, il est pris dans des temps variés et contradictoires : celui, rigide et aliénant des traitements ; celui, parfois facilité par des traitements tels que les médicaments contre la douleur, de la rêverie, du repli, du sommeil apparent. Tel patient, qui est peintre, se roule en boule dans son lit et déclare : « Peu à peu, j’oublie que j’ai mal, je peins des tableaux dans ma tête, je les vois ; je ferai un ciel tout rouge, avec des flammes, et puis tant d’autres choses. Mais, vous verrez, c’est mon secret encore ! ». Tel autre patient affirme : « Je dérive au long d’un fleuve, ses rives sont vertes, le soleil va venir mais c’est sombre encore ». Ces patients sont tous très clairs : il ne s’agit nullement de rêves, et pas non plus de rêveries ; « Ce sont des visions, des visions qui se déroulent ». Ces états de flottement qui, parfois, en imposent pour un délire, sont plutôt des temps de repli, même s’ils sont confondus par les soignants avec le sommeil. Dans ces temps, les patients élaborent leur monde, retrouvent un temps 72
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à eux, reprennent des forces psychiques même si c’est dans l’angoisse, car ces fantasmes peuvent prendre des allures de cauchemars. Ils sont en cela analogues aux adolescents qui, repliés sur eux-mêmes et rêvassant pendant des heures, dessinent ainsi l’espace d’un travail singulier où surgissent des éprouvés d’exaltation car cet espace ouvre fantasmatiquement à tous les possibles...
Les enjeux en question... Si la façon dont les adolescents « font face » à la maladie grave d’un parent, en particulier la maladie cancéreuse, est une question qui suscite des travaux de recherche très divers depuis quelques années, force est de constater la rareté des travaux prenant en compte l’articulation entre la maladie du parent et les processus intrapsychiques de l’adolescent. Les études existantes sont disparates et contradictoires, essentiellement axées sur la présence ou l’absence de symptômes psychiatriques (hyperactivité, anxiété, dépression, passages à l’acte) – alors que l’absence de symptôme ne signifie pas l’absence de souffrance psychique –, souvent consacrées à un stade évolutif précis de la maladie avec une insistance notable sur la phase terminale. On évoque des conséquences sur la façon dont les adolescents se représenteraient les images parentales et dont ces représentations interféreraient dans le développement de leur personnalité. On évoque aussi que la maladie d’un parent pourrait avoir des conséquences sur les processus identificatoires, sur les conflits œdipiens, sur le roman familial, sur les processus de construction des repères familiaux, sociaux et personnels. Des pistes de réflexion sont ouvertes, mais le vécu des adolescents ayant un parent atteint de cancer est une réalité dont les spécificités restent encore peu explorées. Avancer sur cette clinique supposerait que les services de soins somatiques et les psychothérapeutes intègrent plus systématiquement dans leur préoccupation et leurs références l’approche spécifique d’un adolescent avec un parent malade et puissent s’intéresser très précisément, au cas par cas, aux enjeux à l’œuvre dans cette configuration complexe. Invitation peut-être à envisager de tenter un embryon de théorisation d’une « clinique de l’adolescent et de son parent atteint de cancer » qui s’appuierait sur une perspective relationnelle, faute de quoi le champ reste parfaitement libre pour 73
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le discours médical, réducteur et canonique, sur l’anxiété, la dépression, le deuil. Nécessité surtout de travailler à l’analyse du malaise né d’une double rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne... que l’Unheimlich dit si bien...
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Douleurs à l’adolescence et thérapies avec les familles Jean-François Le Goff1 Depuis 2010, je travaille comme thérapeute familial (ou thérapeute avec les familles) au Centre de Lutte contre la Douleur de l’Enfant à l’Hôpital Trousseau (AP-HP) de Paris. C’est donc un travail assez récent et, depuis, j’ai, avec une cothérapeute et le pédiatre de référence du centre, rencontré 60 familles. Pour la plupart de ces familles, ces entretiens ont eu des résultats positifs et satisfaisants. Fin 2012, nous avons commencé un bilan provisoire de ce travail afin de préparer une communication et un poster au 12e Congrès national de la SFETD (Société Française d’Études et de Traitement de la Douleur. Cette intervention a été d’autant plus appréciée que le Centre de Trousseau est le seul centre antidouleur pour l’enfant et l’adolescent en France à avoir introduit cette forme de thérapie. À partir de ce travail, deux textes ont été rédigés, l’un pour un livre à paraître sur les migraines, et l’autre pour la revue Dialogue (Le Goff, 2012). J’ai fait parvenir cet article au Pr Sami-Ali et à Sylvie Cady puisque j’avais remarqué quelques convergences entre 1. Médecin honoraire des hôpitaux, Ancien chef de service de secteur psychiatrique, Thérapeute familial à l’Unité de lutte contre la douleur de l’enfant, Hôpital Armand-Trousseau, Paris, France. [email protected]
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ma pratique et la psychosomatique relationnelle telle qu’elle est exposée dans Penser l’unité (2011). À la suite de cet envoi, j’ai été invité à présenter ma pratique aujourd’hui à ce Colloque sur la psychosomatique de l’adolescent. C’est donc en tant que thérapeute avec les familles et non en tant que médecin de l’adolescent que je vais intervenir. En premier point, il me semble important de distinguer la thérapie familiale de la thérapie avec les familles. La thérapie familiale implique des relations familiales pathogènes ou pathogéniques qu’il faut modifier alors que la thérapie avec la famille suppose que la famille pourra après quelques séances devenir son propre thérapeute si elle renoue avec la richesse de son imaginaire familial. Bien entendu, au cours d’une séance d’entretien de famille des phases de « thérapie familiale » peuvent alterner avec de « thérapie avec la famille ». Si les phases de « thérapie familiale » sont les plus importantes, elles traduisent les difficultés du ou des thérapeutes à entrer en relation avec la famille.
Le centre de la douleur de l’enfant de l’hôpital Trousseau Le centre de la douleur et de la migraine a été créé en 1998 par le Dr Daniel Annequin ; c’est un service pionnier et pilote dans son domaine. Il reçoit plus de 800 consultants par an : enfants, adolescents et jeunes adultes accompagnés de leurs parents. Par ailleurs, les médecins de l’unité interviennent dans les services d’hospitalisation de l’hôpital Trousseau auprès de patients pour évaluer les douleurs et les traiter. Les causes de la douleur peuvent se référer à une étiologie connue, mais, parfois, malgré les examens cliniques spécialisés et les explorations, aucune « cause » n’est retrouvée. Au cours de la consultation douleur, le médecin peut remarquer des dysfonctionnements familiaux qui influent sur la douleur de l’enfant. Ces dysfonctionnements peuvent préexister à l’apparition de la douleur, en être la conséquence ou le révélateur. L’inquiétude des parents peut être envahissante et rendre difficile la prise en charge de l’enfant. En cas de difficultés familiales, et quelles ques soient ces difficultés, des entretiens familiaux sont proposés. Il faut souligner 76
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que le nombre de situations faisant l’objet de proposition d’entretiens familiaux est faible par rapport au nombre de consultants, car, le plus souvent, les parents s’investissent dans les soins de l’enfant et gèrent les stress que cela produit.
La douleur comme facteur structurant et déstructurant la famille Cependant, la douleur de l’enfant ou de l’adolescent agit toujours comme une lame de fond bouleversant et déstabilisant le fonctionnement familial en multipliant les zones de stress et d’angoisse. Quand le fonctionnement antérieur devient inopérant, les fonctions parentales subissent des polarisations vers des aspects rigidifiés, les conflits préexistants s’accentuent et de nouveau se révèlent.
La polarisation des fonctions parentales a. L’un des parents, le plus souvent la mère, mais pas toujours, centre toutes ses relations avec l’enfant dans la protection et l’inquiétude. C’est un parent angoissé, culpabilisé et déprimé de ne pas réussir à soigner son enfant. Citons l’exemple de cette mère qui ne pouvait pas s’empêcher, après une nuit au sommeil entrecoupé d’insomnie avec des ruminations, de réveiller l’enfant pour lui donner, sans rien lui demander, des antidouleurs. Si l’enfant se rebiffe, il est blâmé. b. L’autre parent, souvent le père, mais pas toujours, considère que l’enfant exagère, qu’il s’écoute trop et utilise la douleur pour obtenir des bénéfices.
La parentification des enfants Un des enfants est parentifié comme « soignant » : il tente à la fois d’apaiser son frère ou sa sœur et de prendre en charge l’angoisse et les conflits des parents. Souvent un autre enfant se donne pour tâche de réveiller sa famille. Cela se traduit par de l’agitation, un rôle de petit clown qui est le plus souvent très mal perçu et finit par entraîner des blâmes. C’est ainsi que des situations d’épuisement relationnel et d’impasse familiale apparaissent. La famille finit par se centrer sur 77
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la douleur qui devient à la fois le bouc émissaire et le dictateur. Il n’y a plus de décision sans référence à celle-ci. La stagnation des relations affectives et de la créativité en sont la conséquence. L’enfant est réduit à devenir le porteur de la douleur et ses besoins et affects sont négligés. Les périodes sans douleur ne sont plus utilisées pour souffler, mais servent à préparer anxieusement les crises à venir. Cela entraîne un repli social de la famille et un fort sentiment d’être incomprise. Le corps médical est souvent accusé de ne pas faire ce qu’il faut et d’être incompétent. Il est important pour le médecin de l’unité douleur de présenter les entretiens familiaux non comme une solution miracle qui ferait disparaître la douleur, mais comme une tentative pour aider et améliorer la situation. Les mots les plus simples sont les meilleurs tremplins pour proposer ces entretiens. Afin de sensibiliser les médecins et les psychologues du service à ce type de travail, nous avons tenu des séances de séminaires exposant notre travail même si celui-ci, depuis le début des interventions dans l’unité douleur et en fonction de la diversité des familles que nous recevons, ne cesse d’évoluer et de se transformer. Les thérapies que nous proposons ne sont pas des thérapies de longue durée. C’est autour de quatre séances, soit de trois à six séances qu’elles se déroulent. À raison d’une séance mensuelle, cela couvre approximativement la durée d’une année scolaire. Un entretien d’évaluation peut se tenir quelques mois après ces séances et pour certaines situations une nouvelle séquence de quatre à six séances peut se révéler utile et mise en route à la demande de la famille. Parfois, une seule séance produit des effets positifs et se révèle fructueuse et les entretiens s’arrêtent à la deuxième séance d’un commun accord entre la famille et les thérapeutes. C’est pourquoi j’organise chaque séance comme une thérapie en tant que telle, et non comme la simple préparation des séances suivantes. Chaque séance dure à peu près 45 minutes, et, de préférence, ne dépasse pas une heure, car, au-delà, le dialogue entre les thérapeutes et la famille risque de laisser place à des conversations sans intérêt thérapeutique. La première séance est toujours décisive, car elle offre à la famille une occasion de se redéfinir et elle teste la capacité des thérapeutes à comprendre et soutenir la famille. Elle met en place 78
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des pointillés que la famille devra relier, stimulant ainsi ses capacités créatives. Ce travail ne nous a pas amenés à décrire ou à reconnaître un ou plusieurs types de familles spécifiques de la psychosomatique de la douleur. Les méthodes que nous utilisons ne vont pas dans le sens du repérage d’une typologie familiale. En effet, chaque famille a son histoire, sa préhistoire, son fonctionnement original, son imaginaire actif ou bloqué et cela ne peut se réduire à une typologie.
Les traitements non médicamenteux de la douleur de l’enfant ou de l’adolescent La mise en place de thérapeutiques non médicamenteuses n’est pas étonnante puisque les recommandations de l’ANAES (Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé) dès février 2003, après consultations des experts dans ce domaine, ont souligné l’intérêt de ces traitements : « Ces méthodes sont préférables en première intention aux traitements médicamenteux ». R. Amouroux (2010) a identifié trente-quatre études randomisées contrôlées sur le traitement non médicamenteux des douleurs chroniques chez l’enfant et l’adolescent. « Les auteurs ont démontré les effets positifs de la psychothérapie sur la douleur et le maintien de ces effets plusieurs mois après la fin de la prise en charge. L’efficacité est établie pour les céphalées et les douleurs abdominales récurrentes. Elle est probable pour d’autres pathologies douloureuses comme la drépanocytose, la polyarthrite juvénile et l’algodystrophie » (Amouroux, 2010). Cette efficacité ne doit pas amener à confondre les facteurs déclenchants et l’étiologie des crises douloureuses. Par exemple, pour la migraine, il est indéniable qu’il s’agit d’une maladie aux origines génétiques ; les stress et les conflits sont des situations déclenchant des crises, mais ne sont pas des facteurs étiologiques. Ainsi, lors des consultations, il est essentiel de rechercher les facteurs déclenchants, spécifiques à chaque situation, pour permettre à l’enfant et à ses parents de les identifier afin d’éviter si possible l’accentuation et la multiplication des crises (Annequin, 2010). La confusion entre facteurs déclenchants et étiologie peut entraîner des désillusions, car la maîtrise des facteurs déclenchants, 79
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si elle peut atténuer l’intensité des douleurs, ne les fera pas disparaître définitivement. La relaxation, la sophrologie, le psychodrame, l’hypnose et la psychothérapie individuelle sont les méthodes les plus employées. Entre ces méthodes qui sont individuelles, même si elles peuvent pour certaines, comme la relaxation ou le yoga, se pratiquer en groupe et les thérapies avec les familles, il y a de grandes différences de pratiques et d’objectifs. Les thérapies avec les familles englobent les relations de la personne qui souffre et les interactions que ceux-ci ont avec lui et avec ses douleurs. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de soigner directement la douleur, mais de prendre en considération ses conséquences positives et négatives du fonctionnement familial, en particulier l’épuisement familial, les stagnations et les impasses familiales. La thérapie avec la famille agit essentiellement en limitant les stress par l’intermédiaire non pas d’une méthode de « gestion du stress », mais par la prise en considération concrète des impasses familiales, des blocages de la créativité et de l’imaginaire familial. Ces thérapies sont des moments dialogiques qui permettent à la famille de se redéfinir face aux thérapeutes et à chacun d’exprimer les spécificités de sa situation et de sa détresse.
La mise en place des entretiens familiaux C’est donc le médecin traitant de la douleur qui propose les entretiens familiaux en fonction de son intuition sur le fonctionnement familial ou de l’observation d’interactions, qu’il considère comme pathogéniques entre l’adolescent et ses parents. Bien entendu, chaque membre de la famille a mille raisons d’être réticent à venir aux séances d’entretiens familiaux. Dès le début de la première séance, cette réticence s’exprime par exemple quand un père explique « qu’il ne sait pas parler donc qu’il ne dira rien » ou quand un frère ou une sœur affirme « qu’il perd son temps et qu’il y a d’autres choses plus intéressantes à faire ». C’est surtout la crainte d’être mis en cause, accusé d’avoir des responsabilités dans la situation, de s’en sentir coupable comme le disait un père dès le début de la séance : « Vous allez me dire que j’ai mal élevé mon enfant, mais de toute façon j’ai fait ce que j’ai pu et je ne vous croirais pas ». 80
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Il y a aussi la conviction que ces entretiens ne serviront à rien puisque tout a été essayé sans succès : « Vous n’allez pas nous faire croire que ça va aller mieux rien qu’en discutant alors que les médicaments les plus forts n’ont pas réussi ». Dans cette détresse, les familles ont souvent essayé tout ce qui est en marge de la médecine, là où l’on trouve le « meilleur et le pire » : ostéopathie, phytothérapie, réflexothérapie... Nous ne critiquons jamais cette recherche de solutions, sauf lorsqu’il s’agit, très rarement, de dérives sectaires, car il est inutile d’opposer la rationalité irrationnelle des thérapeutes à l’irrationalité rationnelle de l’impasse familiale.
Quatre éléments de la thérapie Lors des séances de thérapie, quatre points nous semblent déterminants. Il n’y a pas d’ordre pour les aborder, mais quand un membre de la famille s’aventure sur ces terrains sans mettre en cause les loyautés familiales de chacun (Al Allo, 2013), il est possible d’avancer selon le savoir-faire du thérapeute et surtout avec le souci de ne mettre personne dans une position de déloyauté destructrice, car cela risque d’amener les autres membres de la famille à le « réduire au silence ».
La parentification d’un enfant Le processus de reconnaissance de la parentification est un point essentiel en thérapie familiale (Le Goff, 1999). C’est par un dialogue tenant compte de trois générations, des blessures accumulées dans l’enfance par les parents que ceux-ci arrivent à reconnaître les contributions de leurs enfants et ne plus interpréter leurs conduites comme hostiles, puériles, intrusives ou mal venues.
Les conflits parentaux et leur influence sur les enfants Il peut s’agir de conflit au sujet des crises douloureuses, souvent à partir d’une actualisation et d’activation de conflits anciens du couple parental, voire à l’origine de la création du couple. Il y a de fortes culpabilités des parents qui tentent de s’en sortir en exprimant ce qu’ils considèrent comme les défauts et défaillances de 81
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l’autre parent exprimé sous la forme immuable de « caractères ». « Il ou elle a toujours été comme ça et il ou elle ne changera pas ». Ces conflits pèsent lourd dans la vie des enfants, les culpabilisent et ne sont pas facteurs d’évolution et de maturation. C’est pourquoi cela amène les thérapeutes à proposer assez rapidement, après deux ou trois séances, une séance avec les parents, mais sans les enfants ; c’est ce que certains enfants ont appelé ironiquement « leur licenciement ». Cette proposition, rarement refusée, peut apparaître paradoxale alors que la demande initiale concernait la douleur de l’enfant ou l’adolescent. Mais les conséquences ne se font pas attendre : les enfants sont rassurés de voir leurs parents pris en charge, cela les libère de la fonction pénible d’intermédiaire ou de pacificateur dans les conflits parentaux. Par ailleurs, les parents sont souvent ravis de pouvoir s’exprimer, sans subir la censure que représente la présence d’enfants inquiets.
L’épuisement relationnel familial Plus que l’épuisement individuel de l’enfant ou l’adolescent confronté à des crises douloureuses ou du parent qui s’investit sans réussir pour le soigner, il y a un processus d’épuisement des relations familiales. Les relations sont évitées avec mise à distance des émotions et de leurs expressions, et se limitent à des interactions rigides. Pour le thérapeute, la famille se présente et réagit selon des modalités qui ont été décrites avec finesse par Lyman Wynne, l’un des pionniers des thérapies familiales sous les noms de pseudomutualité ou de pseudohostilité. La créativité familiale cède la place à des rituels répétitifs, creux et peu investis. Ceux-ci ont pour fonctions d’accentuer les distances entre les personnes, mais, bien entendu, échouent à dissoudre les stress. Le stress déclenche la crise douloureuse et la crise douloureuse déclenche du stress. Il n’y a plus d’issue à cette impasse. Les relations entre les membres de la famille sont sans attente de l’inattendu et de la nouveauté. Sans oser l’exprimer et sans même pouvoir le mentaliser, les membres de la famille ont envie de quitter cette famille qui « ne marche pas », mais qu’il est impossible de quitter. 82
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Le blocage de l’imaginaire familial Centrée sur la douleur, la famille est suspendue dans le présent sans possibilité d’imaginer un futur et d’imaginer le passé. C’est un monde d’inquiétude et sans joie. L’imaginaire familial, source des relations affectives et des évolutions, est bloqué et asséché. Les tentatives d’y contribuer sont rejetées et considérées comme des conduites incongrues. Les membres de la famille ne peuvent plus y trouver des ressources pour traverser des moments difficiles. Dans cette impasse, les membres de la famille ne peuvent plus reconnaître ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent.
Et l’adolescence ? Il n’est pas question d’oublier l’adolescence puisque c’est le thème central de ce colloque. Le thème de l’adolescence émerge peu au cours des entretiens sinon de manière périphérique. Je ne l’ignore pas, mais je ne focalise pas sur ce point pour ne pas introduire artificiellement un code binaire (adolescence versus non-adolescence) régulant la famille sans la faire sortir de sa stagnation. Quand ce thème émerge, c’est de la part des parents, car l’adolescent en souffrance se réclame rarement d’une identité d’adolescent. Leurs inquiétudes s’expriment de diverses façons : « Avec ces douleurs, il ne pourra pas profiter de son adolescence ». « Il n’aura pas une véritable adolescence ». « Je ne lui souhaite pas d’avoir une adolescence aussi terrible, ou triste, ou destructrice, que la mienne ». « Je n’ai pas eu le temps d’avoir une adolescence alors je suis inquiet, car avec lui ou elle, ça va exploser d’un moment à l’autre ». Celui qui est désigné comme adolescent écoute, regarde, mais le plus souvent n’en dit pas grand-chose comme s’il ne s’agissait pas de son problème, mais de celui des autres, de ses parents, voire de ses frères et sœurs plus jeunes. Le thème de l’adolescence est toujours infiltré par la lecture ou l’écoute des spécialistes de la psychologie médiatique et, ainsi, devient rarement une voix utile pour renouer avec la créativité. La 83
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psy médiatique organise et suscite la demande de conseil en réponse à des inquiétudes légitimes, mais, comme le dit Winnicott, le conseil ne sert à rien. Je différencie les conseils du type psy médiatique de l’information médicale que le pédiatre apporte clairement à l’enfant ou l’adolescent et sa famille sur la maladie, son évolution et le traitement et sa gestion. Ces informations claires et précises sont toujours utiles et bienvenues alors que le conseil vient brouiller la relation en construisant une hiérarchie artificielle entre la psy médiatique et l’investissement thérapeutique utile et nécessaire.
Bibliographie Al Allo N. L’influence des loyautés familiales en consultation de pédopsychiatrie. Enfance et Psy 2013 ; 56 (3) : 90-97. Amouroux R. Les approches psychothérapiques dans la douleur chronique chez l’enfant et l’adolescent. Pédiatrie Pratique 2010 ; 217 : 14-15. Annequin D. Plaintes douloureuses chez l’enfant et l’adolescent : somatisation. Pédiatrie Pratique 2010 ; 217 : 8-9. Annequin D. Somatisation, plainte douloureuse, douleur chronique ? In Ecoffey D, Annequin D (eds). La douleur chez l’enfant, 2e ed. Paris : Lavoisier, 2011. Le Goff J.F. L’enfant, parent de ses parents. Paris : L’Harmattan, 1999. Le Goff J.F. Douleurs de l’enfant et thérapies avec les familles, de l’impasse à l’imaginaire familial. Dialogue 2012 ; 197 : 81-90 Sami-Ali M. Penser l’unité. Paris : L’Esprit du Temps, 2011. Winnicott D.W. La famille suffisamment bonne (The family and individual development, 1965). Paris : Payot, 2010.
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Une adolescente en quête d’identité Leila Al-Husseini En revenant sur une thérapie en cours d’une jeune adolescente souffrant d’un traumatisme à l’enfance et en quête identitaire, je vais vous exposer l’essentiel de la démarche en art-thérapie relationnelle qui se sert de plusieurs formes d’expression : peinture, collage, écriture. Cependant, il n’est pas aisé de transmettre une technique qui prend sa valeur à travers ses manifestations immédiates dans la relation thérapeutique. J’essayerai de vous présenter quelques moments importants de cette thérapie où l’émergence du corps coïncide avec le retour des émotions jusqu’alors refoulées et l’imaginaire qui revient en force et permet à cette adolescente de découvrir des perspectives qui étaient assombries par la dépression.
Le cas de Mélissa Je vais vous parler de Mélissa, une jeune adolescente de 14 ans, qui vient me voir depuis un an et demi. Elle est angoissée et a des difficultés scolaires et relationnelles. Quand je rencontre Mélissa pour la première fois, elle est accompagnée par sa mère ; elle me semble timide, le regard fuyant et triste. En effet, ses parents viennent de divorcer, et la mère a choisi de s’installer avec ses deux enfants dans une autre ville. Mélissa est l’aînée de la famille et a un frère de trois ans plus jeune qu’elle. 85
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Elle avait 9 ans lorsqu’elle a vu sa mère se faire renverser violemment par une voiture. L’accident est très grave. La mère reste hospitalisée pendant trois mois entre la vie et la mort. Le traumatisme laisse des traces durables et évidentes pour toute la famille. La mère avait 35 ans et, depuis, elle souffre de multiples blessures, dont les séquelles importantes continuent à agir sur l’intégrité de son corps et de son âme. Elle doit être suivie, continuellement, par le corps médical. D’après cette maman, sa souffrance permanente a bouleversé ses enfants et modifié leur caractère. Ils sont devenus très angoissés et ont perdu leur insouciance et leur joie de vivre. Elle ajoute aussi que ses propres parents vivent dans un autre pays et ne peuvent lui venir en aide. D’après elle, il semble également que son mari ne lui a pas apporté le soutien dont elle avait besoin, leur couple vacillant déjà depuis longtemps. Ainsi, elle se trouve seule pour affronter le quotidien qui est devenu un calvaire. Le divorce arrive comme une évidence. La maman et ses enfants changent de ville. Et sur les conseils de l’un de ses médecins, la mère cherche une aide thérapeutique pour Mélissa et son frère. Je vais vous présenter le cas de Mélissa en trois temps. À la fin de chaque partie, je vous montrerai quelques représentations.
Début de la thérapie Mélissa a peu parlé au cours des premières séances mais apprécié de s’exprimer en peinture et en collage. Elle semble très fragile, et paraît effarouchée et dissimule son malaise par des fous-rires, évitant le regard direct. À l’école, elle a beaucoup de difficultés scolaires et relationnelles, ce qui l’empêche de s’intégrer aux autres élèves. Pendant plusieurs mois, elle ne réussit rien, elle a des lacunes dans toutes les matières. L’école parle d’un trouble d’acquisition scolaire et la menace de la faire redescendre d’un niveau. Cependant, il persiste en moi une conviction que Mélissa peut réussir. Je le lui dis et je m’engage à l’aider à découvrir son propre potentiel afin qu’elle puisse sortir, par elle-même, de son enfermement et de son échec scolaire qui l’isolent et la font souffrir. Peu à peu, je découvre que les difficultés de Mélissa ne se rattachent pas seulement à l’accident maternel mais remontent bien au-delà. Elle a eu, depuis la petite enfance, des problèmes de santé 86
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évoquant une évidente fragilité immunitaire... infections urinaires, otites à répétition... et elle a été opérée des amygdales à l’âge de deux ans et demi. De cette opération Mélissa garde des souvenirs très pénibles qui vont apparaître dans des cauchemars répétitifs : elle se réveille dans une chambre à l’hôpital avec des douleurs atroces, elle pleure, crie et appelle sa maman. Depuis cet événement, Mélissa garde une peur des hôpitaux et des blouses blanches. Après l’accident de sa mère, cette peur se transforme en angoisse qui l’étreint sourdement et qui, par moments, perturbe son sommeil. À l’école enfantine, et encore plus tard, Mélissa devient une cible facile pour les autres enfants ; sa mère la change d’école pour la protéger mais le scénario se répète à l’identique, perpétuant, chez Mélissa, son sentiment de la peur des autres et son manque de confiance en elle. Cette situation qui perdure jusqu’à l’adolescence, Mélissa l’appelle sa « malchance ». Chez Mélissa, sur un terrain déjà fragilisé par de multiples pertes et séparations, le traumatisme de l’accident de sa mère a amplifié ses difficultés à franchir l’étape développementale du passage de l’enfance à l’adolescence.
Six mois après Un progrès fragile Mélissa a 13 ans, elle ressemble à une gamine dans le corps d’une jeune femme. Le rapport à son corps est entravé par une attitude qui n’intègre pas les changements physiques. On dirait qu’elle s’étonne d’avoir ses règles et me pose des questions simples et naïves à cet égard, comme une fillette de 6 ans : comment ? pourquoi ? Ce genre de questions avec lesquelles les adolescentes se débrouillent en général très bien et dont elles parlent entre elles. Mélissa n’a pas d’amis. Il est évident que c’est particulièrement difficile de s’en faire quand on a changé à la fois de pays, de villes et plusieurs fois d’école. Mélissa pose toujours des questions naïves, elle est crédule et tout devient source d’étonnement. Si je ne faisais pas de liens avec son vécu, je penserais à une sorte de faiblesse mentale. Parfois, elle me raconte des histoires très ordinaires et ennuyeuses de son quotidien qui la font rire ou s’énerver. 87
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Dans ma pratique en art-thérapie relationnelle, j’évite intentionnellement tout jugement, toute interprétation rapide et réductrice. Par ma présence et mon écoute totales, le patient peut exister et me transmettre ses émotions sous-jacentes. Mélissa commence à s’exprimer comme une jeune fille et parvient à mieux se concentrer à l’école, elle a de bonnes notes à l’étonnement de ses professeurs et de ses camarades. Émergeant de ses difficultés relationnelles et prenant une certaine confiance en elle, elle noue une amitié avec une camarade de classe. Elle est fière et contente de m’en parler. Mais un voyage scolaire en Angleterre réunissant plusieurs classes d’écoles différentes va faire basculer ce progrès et cet équilibre encore précaire, la plongeant à nouveau dans une grande détresse émotionnelle. Insécurisée au milieu d’autres élèves qu’elle ne connaît pas, Mélissa régresse, retombe dans son comportement infantile, pique des fous-rires agaçants et redevient la cible quotidienne de la méchanceté verbale et physique de ses camarades qui se moquent d’elle ouvertement. Et, pour la première fois, elle va garder ce traumatisme pour elle sans le raconter à sa mère. De retour chez moi, elle est transformée, triste et irritable, elle se demande pourquoi on s’acharne sur elle... Je sens que Mélissa est en train de se poser des questions graves et de prendre brutalement conscience que le monde peut devenir, d’une façon absurde, injuste et pénible. Elle exprime clairement que sa mère ne doit pas intervenir pour l’aider comme dans le passé ! Mélissa a des idées noires et, pour la première fois, elle m’avoue avoir envie de mourir. Quelques jours après, à la suite d’une dispute avec sa mère qu’elle trouve trop envahissante, trop angoissée et qui s’obstine toujours à penser à sa place, elle entaille son bras avec un couteau.
Mélissa devient gothique À partir de cet événement, Mélissa devient triste et sombre. À travers les réseaux sociaux, elle découvre qu’il existe d’autres jeunes ayant une attitude triste et révoltée comme elle et qui se disent « gothiques ». Elle est fascinée par ces nouveaux amis virtuels accessibles à tout moment, elle dialogue et ne communique avec eux que par le biais d’internet. Peu à peu, l’aspect vestimentaire de Mélissa va se transformer, elle entre dans le monde « gothique ». 88
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La mère s’en effraie et lui interdit l’accès à internet. Le conflit mère-fille ne fait que renforcer l’obstination de Mélissa à défendre son expression personnelle. Elle va jusqu’à fermer les volets de sa chambre, enlevant tout ce qui est couleur et elle refuse les sorties avec la famille. Mélissa ne supporte pas la décision de sa mère qui la coupe totalement de ses amis virtuels et elle considère cette attitude comme totalement injuste. Cette situation de Mélissa m’inquiète. Elle ne dort pas suffisamment, semble happée par ce monde qui lui permet d’exister par la différence. Pour elle, elle est enfin acceptée au sein d’un groupe qui la reconnaît comme telle. Exceptionnellement, j’interviens auprès de la mère, lui expliquant le réel danger couru par Mélissa si on lui coupe brutalement son lien avec ce nouvel univers dans lequel elle croit trouver des amis inconditionnels qui la comprennent. Je lui suggère de discuter avec sa fille et d’arriver à un compromis se résumant à lui laisser, par exemple, l’accès à internet un après-midi à la fin de la semaine et pour autant qu’elle ait fini ses devoirs. J’essaie de mon côté d’apprendre à Mélissa à étudier et à mieux travailler à l’école en utilisant plusieurs outils : dessin, peinture, collage, écriture, etc. Mélissa investit la relation thérapeutique et ne me cache pas son côté sombre, elle vient habillée en noir et me montre sur son Smartphone des jeunes gothiques aux discours parfois choquants, mettant en évidence leur mal-être et leur mélancolie, tout en banalisant la cruauté de leurs discours. En peinture, elle va faire des portraits noirs qui expriment son propre univers actuel. Je la laisse commenter ses dessins et ses peintures et je valorise sa capacité d’expression, et je l’encourage à réfléchir et poser des questions à ses professeurs. Les textes qu’elle se met à écrire marquent qu’elle est en train de s’affirmer, de s’élever dans un niveau de réflexion personnelle, même si tout y est noir, excessif et révolté. Elle écrit face à sa peinture : Ce printemps Celui qu’on attend depuis longtemps Il s’attarde Il se retarde Nous sommes encore avec ce temps maussade
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Recherche en psychosomatique Tout le monde devient malade Pourquoi cette année sombre ? Ou il n’y a que de la pénombre ? L’hiver nous domine Et nous rend tous de mauvaise mine Toute cette ombre me suit La lumière me fuit Je suis perdue dans les ténèbres Avec ce temps funèbre Printemps ! Cela fait longtemps Nous t’attendons Nous espérons.
Le début d’un réel changement Développer l’expression orale de Mélissa est devenu un objectif thérapeutique et, pour ce faire, j’ai constitué une rencontre mensuelle entre Mélissa et deux autres adolescents également en thérapie pour d’autres problèmes. Cette rencontre devient un espace où les trois jeunes gens écrivent et jouent des petites situations de leur misère quotidienne. Cette rencontre aide Mélissa à avoir de réels amis avec lesquels elle partage des moments agréables et intéressants. Parfois, ils organisent des sorties et font des projets entre eux. L’autre fille du groupe a même réussi à aider Mélissa à sortir de son look sinistre ! À présent, Mélissa est parmi les meilleurs de sa classe ; elle est devenue une jeune fille très jolie, elle ne s’habille plus en noir, elle commence à lire des romans et éprouve moins le besoin de regarder les séries banales de la télévision. Cependant, et chemin faisant, elle doit encore apprendre à consolider sa confiance en elle, c’est-à-dire pouvoir s’affirmer face aux autres, Maman comprise... Je vais conclure en vous présentant deux des poèmes que Mélissa, face à ses peintures, a écrit dernièrement. Mes émotions se sont multipliées Tout s’est mélangé Il m’arrive de pleurer
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Psychosomatique et adolescence Et de rigoler Il m’arrive de sentir la colère monter en moi
Ou encore L’oiseau vole Il commence enfin son envol Il se sent libre comme l’air Il n’a plus rien à faire Dans cette cage Qui n’a pas la vue dans les nuages Il s’évade Il se balade Dans le ciel.
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L’adolescence entre nihilisme et utopie concrète Propos pour un idéal d’adolescence Stefano Monzani1 Des jeux et des hommes Dans un roman récent, l’écrivaine J. Zeh (Zeh, 2007) met en scène un couple d’adolescents contemporains, « survivants du postmodernisme et arrière-petits-enfants des nihilistes ». Ceux-ci nous entraînent dans leurs agissements pervers à l’égard de l’un de leurs professeurs dont les valeurs « anciennes » se dissolveront progressivement à leur contact jusqu’à commettre l’irréparable. Que restet-il quand, « dans un monde mort », dans un conformisme sans transcendance où on ne croit plus à rien puisque tout est « équivalent », banal (Sami-Ali, 1980), quand le jeu et l’indéterminisme brisent tout questionnement existentiel, demande la narratrice ? L’histoire se terminera au tribunal, face à une Juge incarnant la Loi, impuissante elle aussi à atteindre ces adolescents et à donner du sens à leurs agissements, après la faillite des idéaux d’antan2. 1. Psychologue-psychothérapeute, Office Médico-Pédagogique (Dir. Prof. S. Eliez), Rue David Dufour 1, 1211 Genève 8, Suisse. 2. Je précise ici qu’avec Taekema (Taekama, 2004) je vais considèrer valeur et idéal essentiellement comme synonymes.
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Hyperbole des dérives du postmodernisme, le contenu sombre de ce roman3 fait écho aux propos défaitistes de plusieurs auteurs de tout bord – dont nombreux psychanalystes ! – dénonçant le nihilisme de notre démocratie postlibérale et son influence dévastatrice au niveau du fonctionnement psychosociétal de l’homme hypermoderne. Dérives dont le fonctionnement des enfants et des adolescents en particulier serait à la fois le miroir grossissant et sa conséquence négative directe (par exemple, Lazartigues, 2001). Au nom de l’idéal généalogique (Noudelmann, 2004), les critiques contre notre société consummériste néolibérale diagnostiquent une « panique morale », la « rupture de civilisation », la « crise de l’humanisation », le déclin de la transmission, la disparition de la Figure du Tiers symbolique, la « déliaison sociale » liée notamment à la montée de l’individualisme et de l’idéal d’autonomie, la « perversion ordinaire », la « jouissance généralisée », etc. (cf. Diet, 2009). Ces propos inquiétants, « ni vérifiables ni falsifiables » (A. Renaut), vont à l’encontre de toute ouverture vers une nouvelle redistribution des cartes et de toute réinvention subjectale au profit d’une crispation et d’un appel nostalgique au passé idéalisé. Confrontée à des transformations psychosociétales majeures qui modifient profondément son ethos et son eidos4 (Gaillard, 2009), notre époque semble réagir en sécrétant défensivement une haine de la modernité et alimenter par là l’éternel conflit générationnel5. 3. Il faut dire que la plupart des récits modernes sur l’adolescence, depuis « L’attrape-cœur » de Salinger jusqu’au récent « Les exclus » de Jelinek dressent le même tableau négatif, voire tragique de l’adolescence en tant que « génération perdue ». À l’encontre de cette littérature morose faite de clichés, je défends une littérature solaire qui parie sur le possible, sur l’utopique, tournée vers le déploiement de l’imaginaire et ses équivalents (Sami-Ali, 1974). Cette littérature originale permet « d’esquisser en filigrane de ses fantaisies quelques-uns des idéaux qui porteront peut-être les sociétés de demain » (Bazin, 2012, p. 8). 4. Par ethos G. Bateson entend « la classe des apprentissages émotionnels et interactionnels qui aboutissent, chez les membres d’une société donnée, à une même façon de se comporter entre eux et de se communiquer leurs émotions ». Par eidos le même auteur entend « la classe des apprentissages cognitifs qui aboutissent à une même façon de percevoir les choses chez les membres d’une même société » (Gaillard, 2009, pp. 105-6). 5. Comme l’écrit encore Gaillard, « l’excès de différence – entre les générations – rend tout aussi paranoïaques et violents les adultes, dans leurs conduites édu-
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La mue sociétale, taxée de dégénérescente au regard des valeurs d’antan, prend alors la forme d’une impasse (Sami-Ali, 2002). Et les adolescents dans tout ça ? Porteurs depuis toujours du renouvellement socioculturel, pris entre la contrainte du pubertaire et l’Idéal d’autonomie prôné par nos sociétés, ils sont les premiers à faire les frais des atavismes et de cette pesanteur culturelle qui rompt le contrat narcissique secondaire (Matot, 2012) et violente leur plénitude expansive sous le joug du meurtre symbolique (Bril, 2000). Dénonciation de toute forme de déconstruction adolescente (Matot, 2012), appropriation ambivalente de la part des adultes de la valeur-jeunesse, hautement idéalisée, au détriment de l’expansion de l’idéal adolescent (Gutton, 2008), passivation active et maintien artificiel de sa néoténie par le consummérisme qui façonne et banalise (au sens fort de Sami-Ali, 1980)6 les idéaux adolescents, enfin travail de sape contre l’idéal citoyen démocratique (égalité des chances, etc.) au profit de l’idéal généalogique, œuvrent à plonger les adolescents et les jeunes les plus démunis socialement et les plus fragiles psychiquement dans un vécu de boucs émissaires (Martinez, 2010) et de contre-violence qui entretiennent de façon circulaire leur stigmatisation dans la promesse (Bonnet, 2010) d’une libération qui tarde de plus en plus à se réaliser (Galland, 2009)7. Que dire d’une société qui renie sa propre puissance maximale d’idéation et de puissance de transformation de la réalité en l’étouffant sous le poids des projections négatives et de la désidéalisation ? Ce n’est pas là qu’il faut voir son véritable déclin ? Où sont passés les porte-paroles d’idéaux (Ph. Gutton) contre lesquels s’ériger ? « Pourquoi un enfant admirerait-il un adulte dont tous les soins [...] consistent en fait à lui ressembler [...] ? Ils ont renoncé pour toujours à être des adultes et, par là, empêchent les jeunes de catives, que les enfants dans les moyens d’autodéfense qu’ils mettent en œuvre » (Gaillard, 2009, p. 107). 6. Il y avait ici beaucoup à dire sur les travaux de B. Stiegler (Stiegler, 2008) sur la synchronisation de nos consciences, la désindividuation faite de projection dans un nous, la standardisation et le littéral, autant de concepts qui rejoignent l’analyse de Sami-Ali dans « Le Banal », daté de 1980, et qui s’appliquent à décrire la dégradation voire la destruction de la jeunesse contemporaine. 7. Les jeunes représentent 22 % de la population active mais comportent 40 % de chômeurs (Le Monde du 22 février 2013).
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le devenir », écrivait déjà Alzon dans les années 1970 (Alzon, 1974, p. 60). Partisan d’un pragmatisme éclairé et d’idéaux « bien tempérés », et partageant avec Ph. Gutton l’idée du « génie adolescent », je pense qu’il est primordial, au nom de l’idéal démocratique, non seulement de donner à la jeunesse les moyens et les outils de se projeter dans ses propres idéaux qui ne coïncident pas forcément avec les nôtres, mais également de lui permettre de les vivre maintenant. Dans ce but, notre société doit œuvrer pour la libération de l’originalité adolescente par son enchantement (Matot, 2012), par la promotion de ses possibilités imaginatives (Sami-Ali, 1980) ou encore du virtuel (Tisseron, 2012), comme possibilités d’être nouvelles fondatrices d’utopies concrètes (au sens d’E. Bloch ; Bloch, 1976).
L’adolescence et ses valeurs À l’instar du roman de J. Zeh, la littérature psychologique dédiée à l’adolescence et la jeunesse fait largement preuve de négativisme à leur égard. Non seulement cette tranche d’âge « ni naturelle, ni nécessaire » (Lutte, 1982) décrit une génération psychiquement souffrante au point de faire l’objet d’une priorité de santé publique absolue sous l’égide de l’idéal du bien-être absolu, désintéressée par l’école (Mabilon-Bonfils, 2009), sans morale, sans véritables idéaux à part le consumérisme et la dictature d’Internet. Chiffres à l’appui, cette même littérature atteste l’augmentation et l’aggravation de toutes sortes d’actes violents chez cette jeunesse « déchettisée », dé-générée, (génération Kleenex). Par un effet de grossissement médiatique, le besoin psychique de déconstruction des jeunes (Matot, 2012) est perçu comme potentiellement dangereux pour le biopouvoir sociétal et fait donc l’objet d’un contrôle voire d’une répression actifs. Soucieux de théoriser les nouvelles formes de souffrance psychique (les pathologies narcissiques liées à l’idéal ou encore les pathologies de l’adaptation au sens de SamiAli ; Sami-Ali, 1990), notamment comme une conséquence de la perte du lien social, plusieurs cliniciens font correspondre les plans 96
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de description du fonctionnement néolibéral en société avec ceux du fonctionnement psychique individuel8. Suivant cette logique linéaire, l’adolescence serait par excellence le « révélateur des tensions de notre époque » car elle traduirait « directement l’influence délétère de l’affaiblissement des valeurs sociales » (Rechtman, 2004, p. 131), son déclin général9. Les mutations réelles de notre société affectent profondément notre fonctionnement et notre personnalité psychosociétaux (Gaillard, 2009). Elles culminent aujourd’hui en une tension et un clivage grandissants entre la jeune génération (les « mutants radicaux ») et celle du « monde finissant » car les articulateurs psychosociétaux ne sont plus les mêmes. Et si la « crise » adolescente était surtout la représentation sociale des différences irréductibles entre le façonnement psychique de cette génération, ses valeurs et ceux des générations précédentes ? Ne serait-il alors pas plus utile d’examiner comment la construction des différences entre les générations peut se jouer aujourd’hui ? Et si l’on commençait à mieux entendre les adolescents et les jeunes, à créer de nouveaux pactes éducatifs, à partager avec eux les valeurs et les idéaux culturels de notre société mutante, ni meilleure ni pire que celle des générations précédentes, au nom d’un idéal d’adolescence fondamental ? Car les discours catastrophistes au sujet des dérives de notre société ne vont pas sans poser des questions autant au niveau des contenus exprimés que de leur épistémologie douteuse (Ehrenberg, 2010). Examinons brièvement quelques exemples à contre-courant du discours médiatique sur l’adolescence à la dérive. Tout d’abord, aucune donnée ne permet d’affirmer de façon péremptoire une aggravation de sa psychopathologie (Rechtman, 2004). Les études épidémiologiques sérieuses font état d’environ 20 % de la population adolescente prise par des difficultés significatives et nécessitant réellement de soins (Bertolotto, 2002), ce qui rend difficile d’affirmer une crise globale et un déclin inéluctable de la société et de ses valeurs d’antan. Plutôt qu’à une 8. En réalité, il s’agirait plutôt d’analogies que de causalité. Je me réfère ici à l’analyse bien connue d’Ehrenberg (Ehrenberg, 2010). 9. Notre société taxée de nihiliste ne manque pas d’idéaux ni de théories morales, au contraire ils sont en trop grande abondance, il s’agit même d’une schizophrénie des valeurs (M. Stocker) et des théories éthiques !
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mutation anthropologique (M. Gauchet) assortie d’une crise morale sans précédent, il serait plus prudent de parler d’une déformation structurale, d’un déplacement de la société, de ses repères normatifs et de ses valeurs. Ensuite, pour prendre un thème majeur, celui de la violence des jeunes, des recherches fouillées ont permis de relativiser l’augmentation des violences perpétrées par cette population (et plus en général au niveau de la population entière) au cours de ces dernières années et nuancé par là les propos accablants portés contre cette tranche d’âge (Mucchielli, 2004). À l’envers de ce constat, un arsenal de nouvelles lois transforment les enfants et les adolescents en ennemis de la société... Une récente enquête Sivis (2011-2012) suggère également une certaine prudence dans l’interprétation des données concernant l’augmentation de la violence dans les écoles, creusets de l’indiscipline et de l’effondrement des normes de civilité. La majorité des comportements dits antisociaux se révèle être verbale et plutôt spécifique à certains établissements. Comme l’écrit R. Ogien sur la base de plusieurs documents, « les aspects les plus spectaculaires des “maux” qui accableraient l’École de la République [...] sont souvent construits à partir d’anecdotes frappantes si on peut dire, plutôt que d’enquêtes quantitatives [...] » (Ogien, 2013, p. 45). À qui profite le crime... ? En revanche, comme le rappelle Mabilon-Bonfils dans l’École, haut lieu de socialisation des adolescents, l’élève est soumis à des injonctions paradoxales : « les programmes d’éducation à la citoyenneté prônant la solidarité [...] l’acceptation de l’Autre, et le fonctionnement pratique de l’école requiert la compétition individuelle, encourageant la réussite individuelle [...] la hiérarchisation des élèves [...] parfois l’humiliation et le rejet de l’altérité » (Mabilon-Bonfils citée par Ogien, 2013, p. 69). N’est-ce pas là une forme de violence plus grave que celle dénoncée contre les jeunes car défendue sous la bannière d’un idéal égalitaire, en réalité plutôt de façade ? Si l’on se réfère à une récente enquête (Galland et Roudet, 2012), l’évolution des valeurs des jeunes depuis les 30 dernières années est loin d’étayer le catastrophisme avancé par les nouveaux « maîtres du soupçon » : les jeunes10 y apparaissent d’une part 10. L’enquête menée en France porte sur un échantillon de jeunes entre 18 et 30 ans, mais les auteurs précisent que « les résultats de travaux ou sondages impli-
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comme moins contestataires par rapport aux normes et aux institutions qu’ils ne l’étaient dans les années 1980, prônant l’autonomie et l’individualisation qui entraîne non pas l’individualisme et la permissivité générale, mais au contraire les valeurs humanistes de la tolérance et un plus fort respect de l’autorité associé d’une demande de norme de régulation publique. Il est aussi vrai que, dans ce contexte de lien social, la morale relationnelle s’exprime plutôt par rapport à la famille et aux proches. Il est également basé sur des supports concrets d’appartenance plutôt que par rapport à une solidarité globale ; la famille demeure la valeur la plus plébiscitée et « les normes traditionnelles qui définissent les rapports de filiation n’ont donc pas disparu : elles mettent en avant les devoirs réciproques entre les générations et valorisent la solidarité familiale ainsi que le soutien mutuel » (id., p. 55) ; les attitudes antilibérales chez les jeunes ont progressé en lien à la dévalorisation du travail ainsi que l’attente d’une intervention de l’État pour rétablir une meilleure justice sociale en termes économiques. De cette analyse ressort surtout que les valeurs des jeunes et des adultes convergent de plus en plus, alors que le clivage selon le niveau des études reste globalement très marqué. Ces constats penchent plutôt dans le sens d’une causalité circulaire, c’est-à-dire d’une influence réciproque entre générations plutôt que dans la seule soumission des jeunes. Dans le même sens que Galland, le sociologue R. Boudon, recherches internationales à l’appui, montre que dans nos sociétés occidentales libérales « les valeurs ne sont [...] en aucune façon nivelées et rien ne permet d’affirmer qu’elles soient perçues comme relevant du libre choix » (Boudon, 2002, p. 50). L’on attache beaucoup d’importance à la famille, le respect d’autrui devient LA valeur morale fondamentale (« ce qui n’implique pas qu’on accepte n’importe quel comportement », s’empresse d’écrire l’auteur), l’on croit fermement à la dignité de la personne. Globalement, c’est l’affirmation du tant décrié individualisme qui est le dénominateur quant les 15-17 ans permettent de retrouver certaines tendances de l’enquête » (id., p. 8). Autre exemple : une enquête IPSOS de 2001 auprès de jeunes entre 13 et 17 ans montrait leur désintérêt pour la politique et les politiques, peu préoccupés par les dossiers qui inquètent véritablement les adolescents – pauvreté, guerre, chômage, drogue, etc. – et incapables à faire face aux grands fléaux de la planète, mais en revanche un attachement à l’idéal et aux grands principes démocratiques !
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commun et la référence/l’idéal suprême chez les plus jeunes et encore davantage chez les plus instruits. Comment le nier surtout à un âge où la remise en question des idéaux parentaux entamée à l’adolescence trouve des nouveaux moyens d’expression ? Mais individualisme ne rime pas inéluctablement avec égoïsme, solipsisme, désafilliation ou encore « mélancolisation des liens » bien que la rationalisation des valeurs engendre également des effets pervers11. En bref, pour Boudon « on ne perçoit pas de cassure entre ceux qui avaient vingt ans il y a trente ans et ceux qui ont vingt ans maintenant » (id., p. 73). Deuxièmement, au niveau épistémologique, les limites de la « déclinologie » tiennent : 1) à une assimilation abusive entre l’ordre symbolique et les instances symboliques de la société. Des théorisations récentes en relation au déclin de l’Œdipe et aux nouvelles formes de parentalité rendent caduque l’assimilation de l’affaiblissement de la figure du Père et la psychopathologie. Des auteurs comme M. Tort montrent que l’ordre œdipien et le rôle du Père comme Tiers sont des produits historiquement et culturellement datés et non pas une donnée transcendante et donc immuable dans le temps. Par ailleurs d’autres tiers symboligènes peuvent efficacement prendre le relais dans nos sociétés où la famille et la parentalité se sont largement transformées (De Neuter, 2011). Le rôle du père a aussi fait sa mue au point qu’il est désormais assimilé à un fantôme jouant dans les coulisses. S’il ne joue plus la même partition, cela ne signifie pas qu’il soit psychiquement inexistant et inopérant et qu’on doive crier à la crise de la transmission ; 2) la définition du « social » dont font preuve les auteurs mentionnés par Ehrenberg (2010) est une idée purement abstraite, désincarnée. Elle ne tient pas compte ni des déterminants sociaux et leurs conséquences réelles dans la vie de tous les jours, ni des acteurs en chair et en os et leurs capacités d’adaptation, leur plasticité (Malabou). Les exemples donnés par ces mêmes auteurs pour illustrer leurs thèses sont sommairement paradigmatiques et n’ont rien de la clinique au sens étymologique du terme. 11. Comme l’écrit le philosophe A. Renaut, « rien de moins individualiste que la perspective inhérente au principe d’autonomie, foncièrement accordé qu’il se trouve avec une inscription de la subjectivité sur fond d’intersubjectivité » (Renaut, 1995, p. 46).
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Vers un idéal d’adolescence Objet de discours ambivalents de la part du monde adulte, adolescents et jeunes ne font en réalité qu’adopter les modes et les idéaux dominants au même titre que leurs aînés au prix d’un certain conformisme de surface (la « tyrannie de la majorité », cf. Pasquier, 2005) qui fait la part belle au banal (Sami-Ali) et à l’adaptation synchronique pure et dure (Stiegler, 2008). Dans ces conditions, « quelles sont les chances de survie de ses fantasmes au sein [...] de la société du spectacle, aliénante, proposant des représentations sociales idéalisées qui convoquent la plus plate imitation ? », se demande Gutton (Gutton, 2008, pp. 8-9). Car « si l’adolescent vient révéler les tensions de l’époque, ce n’est pas tant parce que son malaise en serait l’expression directe [...] mais parce que, justement, pour exprimer un malaise interne, l’adolescent n’aurait pas d’autre choix que d’emprunter les matériaux du moment, les lignes de tensions déjà existantes [...] » (Rechtman, 2004, p. 133). Cependant, par une étonnante capacité de retournement, « cette massification des objets de consommation masque un travail de construction sous-jacent » (Cipriani-Crauste et Fize, 2005, p. 181). L’objet de consommation, superficiel donc banal, devient alors « activateur d’inspiration ». Car l’adolescence doit aussi et surtout être un espace d’expérimentation, de travail psychique de création (de soi, de liens, etc.) et de sublimation soutenue par l’Idéal du Moi. Espaces imaginaire (Sami-Ali) et d’enchantement (J.-P. Matot) qui nécessitent néanmoins certaines conditions, psychiques mais aussi sociétales, pour se déployer. « Reconnaissons que la société actuelle ne facilite pas la tâche des adolescents », écrit Marcelli. « Leur quête de sens et d’idéal apparaît sérieusement brouillée par une apparente réduction des valeurs [...] Pourtant certains adolescents nous montrent qu’il savent aussi transformer (celle-ci) en un système de valeurs, création, invention qui s’enracine dans le collectif » (Marcelli, 2004, pp. 818 et 819) car l’imaginaire est une puissance de transformation de la réalité. Les valeurs suprêmes pour aider la jeunesse à se ré-inventer et à créer ses propres idéaux ne résident pas ou plus dans un Idéal transcendant ni dans un absolu inaccessible, mais dans une visée humaine et éthique concrète et réalisable. C’est dans ce sens que 101
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nous pouvons parler d’une utopie concrète (Bloch, 1976). Se soucier de (B. Stiegler), soutenir la jeunesse à promouvoir ses valeurs, c’est alors soutenir la société toute entière, sa mutation, mieux sa mue, à l’instar du processus adolescentiel lui-même. Car, comme l’écrit Yonnet, « l’adolescence s’est faite société » (Yonnet, 2006, p. 339). Affranchis des idéaux sociétaux généalogiques, nous pouvons alors observer les mutations contemporaines comme autant d’« ouvroirs » à des mondes possibles, imaginaires et/ou utopiques (cf. note 2)12 mus par les nouvelles valeurs de la multi-appartenance (F. Laplantine), de l’hybridité, de la combinatoire, du collage et de la plasticité (C. Malabou) (cf. Monzani, 2014). Cela n’équivaut aucunement à l’everything goes, encore moins à nier certaines graves dérives de notre fonctionnement social dont nous trouvons des analyses fouillées dans les ouvrages des nouveaux « maîtres du soupçon » ! Seuls l’articulation des éléments, leur jeu et entre-jeu (R. Roussillon), changent. C’est alors vers une éthique du bonheur (Misrahi, 2011)que je me tourne en tant que porteuse d’un idéal concret capable d’ancrer un réveil de la symbolique juvénile. Cet idéal sera animé par le « génie adolescent » et par un idéal d’adolescence sociétal prônant la promotion de la puissance imaginaire et idéative et l’originalité (Ph. Gutton) propres à cet âge (15-30 ans) contre le banal (SamiAli) et le conformisme ambiants. Premièrement, l’idéal de bonheur : il consiste à fonder rationnellement les valeurs orientant la joie de vivre comme réalisation de son eudaimonia et d’une plénitude idéale. Joie et plaisir, qui ne sont pas simplement contemplation abstraite ni hédonisme égoïste et instantané, passent par une appréhension (auto)-réflexive (Marcelli, 2004), par des actes de passage concrets et durables liant pensée et sensibilité. Le pragmatisme pédagogique de J. Dewey, axé sur l’expérimentation et l’esthétique expérimentale inspirée par la philosophie de D. Hume sont, parmi tant d’autres, des voies de réflexion intéressantes pour promouvoir et soutenir au niveau sociétal ces valeurs dès la petite enfance. Un bon usage des réseaux et des techniques numériques en général pourrait également participer au développement de la créativité et d’autres équivalents de l’imaginaire (Tisseron, 2013 ; Stiegler, 2008). 12. « Le pouvoir inhérent à l’homme de mener des milliers de vies différentes » (Sahlins).
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Deuxièmement, la joie de vivre ensemble : elle ne se basera pas sur la tolérance zéro, la surveillance et le retour de l’autorité paternaliste, mais sur la consolidation du contrat narcissique secondaire (Matot, 2012). Ce dernier visera le renforcement des acquis démocratiques, ses valeurs du respect mutuel, la réciprocité et l’isonomie auxquels les jeunes peuvent être davantage sensibilisés en dehors de toute normalisation morale ou encore par la promotion de l’empathie. Aussi pourrait-on davantage promouvoir une politisation plus précoce des adolescents et des jeunes (Parlement des jeunes, vie associative, etc.), leur participation active à la création du règlement scolaire intérieur, l’expérience de l’autogestion à l’école, ou encore la multiplication d’« espaces culturels intermédiaires » (Sirota, 1998), la rencontre entre générations dans des espaces de discussion et échange au nom d’une plus grande réciprocité relationnelle car notre fonctionnement psychique ne peut être que relationnel (Sami-Ali, 1980 et 2002). Troisièmement, la joie active de connaître : l’apprentissage permet la maîtrise de l’expérience non pas pour la soumettre à ses besoins comme dans l’idéal prométhéen (F. Flahault), mais en vue d’une auto-nomie, du déploiement d’un savoir-faire et d’une liberté pour vivre la plénitude de jouir de la beauté du monde. Les méthodes scolaires axées sur l’idéal éducatif d’excellence, soutendues par la reproduction sociale (Peugny, 2013) pourraient s’inspirer d’autres modèles moins fondés sur la sélection et la compétition. Cela permettrait vraisemblablement aux adolescents et aux jeunes en général de vivre cette période de leur vie « comme une source d’enrichissement et non d’instabilité destructrice » (Galland cité par Ogien, 2012, p. 70). Confrontés au déclin de l’autorité, les adultes pourraient utiliser avec les jeunes « mutants » celle que Gaillard dénomme l’« autorité de proximité » (plus proche du holding maternel) ou le « mode conversationnel égalitaire » ou encore l’« apprentissage mimétique » (Gaillard, 2009). Des modèles éducatifs non-punitifs, à ne pas confondre ni avec le laisser-aller ni avec le renversement générationnel, seraient aussi à envisager (voir les travaux de R. Coenen à ce sujet). Autant de manières de vérifier à quel point le renouvellement de la jeunesse, période par excellence où l’être en devenir refuse d’être restreint à une identité figée, pousse à son tour les adultes et la société à se réinventer dans un cercle vertueux... 103
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Conclusion Parti du sombre diagnostic des dérives nihilistes de notre société contemporaine, j’ai indiqué que ni les symptômes dont souffre notre société ni ceux des jeunes ne semblent aussi désespérés que l’idéologie antilibérale, basée sur l’idéal généalogique, l’affirme. « Le futur est déjà bien décrit par le présent de la jeunesse [...] Seule notre paresse mentale et affective nous empêche de le cueillir » (Galimberti, 2009, p. 169, ma traduction). La mue sociétale, tout adolescente, est en cours. Loin d’une vision purement déflationniste, les mutations contemporaines, certes inédites, sont autant d’ouvertures originales potentielles, fondatrices d’identités et des idéaux de nos sociétés de demain. Réprimer, stigmatiser ou encore pathologiser le comportement des jeunes parce que non-conforme aux idéaux qui ont bâti la personnalité psychosociétale de notre « monde finissant » est une violence contre-culturelle indigne de notre idéal démocratique et du « génie adolescent » porteur de possibilités imaginatives et d’utopie. Il serait plus fécond d’examiner comment la construction des différences entre les générations peut se faire aujourd’hui au lieu de tomber dans un mimétisme sacrificiel mortifère sous-tendu par l’idéal du jeunisme. Sans idéaliser l’adolescence et la jeunesse et sans leur faire endosser nos échecs à construire des idéaux fondamentaux, nous devons néanmoins nous soucier de leur devenir qui est en fait aussi le nôtre. À nous de nourrir leur vie promise (G. Goffette) d’un bienveillant idéal de jeunesse fait de joie concrète et d’espérance. Remerciements Je remercie Mme M. Perret-Catipovic qui a lu une première version de mon texte et m’a prodigué ses conseils.
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Adolescence et handicap Patricia Lymes L’adolescence est une période marquée par la puberté avec tous les réaménagements nécessaires, somato-psychiques, narcissiques, identitaires ; cette période constitue un temps de vulnérabilité où l’individu doit pouvoir se penser comme sujet séparé. Or, dans le cas de patient présentant un handicap, cette période peut constituer une caisse de résonance comme facteur aggravant difficile à surmonter du fait de leurs troubles et de leurs difficultés. Si l’adolescence permet à un individu de s’intéresser à son monde interne et à se relier à ses émotions, qu’en sera-t-il de ceux qui présentent des altérations qualitatives et quantitatives dans la communication, la socialisation ou la flexibilité mentale ? Qu’en sera-t-il de ceux dont le narcissisme a largement été éprouvé par le handicap mental ou physique ? Qu’en sera-t-il de ceux dont les capacités d’élaboration sont bloquées par des processus cognitifs atteints sévèrement ? La complexité de la tâche thérapeutique où se mêlent des processus adolescents émergents, un retard mental très déficitaire, un langage stéréotypé, et des troubles envahissants du développement, doivent nous mobiliser pour faire advenir la reconnaissance du patient comme sujet, porteur d’une histoire de vie particulière et spécifique. La prise en charge en psychosomatique relationnelle offre une possibilité créative de réinventer cette vie relationnelle en tentant de comprendre le patient dans sa réalité psychique et somatique dont le lien est de « penser l’unité ». Sami-Ali propose 107
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une manière de penser l’unité en dehors de tout a priori afin de dépasser la distinction entre l’âme et le corps. Roxane est une jeune femme que j’ai rencontrée pendant une période de quatre ans situant son évolution dans le passage de l’adolescence à l’âge adulte avec son lot de questionnements sur sa propre évolution ainsi que sur des prises de décision concernant son orientation vers un établissement pour adulte. Elle s’inscrit dans des processus circulaires d’un temps passé éternellement renouvelable ayant pour conséquences des réactions agressives avec violence physique et verbale. L’imaginaire est bloqué sur un mode stéréotypé avec des rituels verbaux et des balancements intempestifs qui entravent sa relation à l’autre. Atteinte d’une maladie génétique, Roxane est née prématurément et a dû être hospitalisée à quelques semaines pour une détresse respiratoire avec la nécessité d’un séjour de deux semaines en néonatalogie. Cette maladie est responsable d’atteintes cutanées, viscérales et neurologiques avec des troubles du comportement associés à des traits autistiques prégnants : stéréotypies verbales et gestuelles, balancements, elle manifeste de l’auto et de l’hétéroagressivité, notamment face à la frustration. Très ritualisée, elle a peu d’initiatives. Lorsqu’une situation devient trop anxiogène, elle peut vite s’isoler du groupe et, de façon réactionnelle, Roxane peut se mettre dans des états émotionnels intenses avec des pleurs, de la colère, ou des cris. Elle « tourne en rond » au propre comme au figuré. Tout changement de rythme, de personnes référentes pour elle ou de changements de lieux, réactivent l’angoisse. Ainsi, Roxane met en place des stratégies d’évitement afin de trouver des modalités de réponses pour s’adapter à ce qui lui est demandé dans la gestion de l’équilibre de ses tensions internes et externes. Vers l’âge d’un an, des clonies des membres nécessitent un traitement antiépileptique qui a toujours cours. Elle présente un retard mental important avec un niveau de langage qui lui permet de faire des phrases et elle dispose d’un stock lexical suffisant pour se faire comprendre. Elle sait lire et écrire quelques mots, son nom, son prénom, les chiffres, les mois de l’année. Mais, elle ne comprend pas toujours le sens abstrait des mots et propose des constructions lexicales qui font sens pour elle, notamment au niveau de la musique des mots. Son raisonnement est de type analogique et rigide. 108
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Elle est autonome dans les gestes de la vie quotidienne. Son parcours scolaire avant d’intégrer l’IME s’effectue dans un Cesap non loin de chez elle. Les parents de Roxane se sont séparés lorsqu’elle avait trois ans, ils entretiennent de bonnes relations mais Roxane voit peu son père qui habite loin de son domicile. De cette première union sont nés un fils aîné et Roxane, trois ans plus tard. Actuellement, sa mère vit avec un nouveau compagnon duquel est né un troisième enfant, un garçon de 6 ans plus jeune que Roxane. Les relations sont de type fusionnel entre Roxane et sa mère, mais également entre Roxane et son frère. Aujourd’hui, Roxane vit en internat et cela semble lui convenir à condition de pouvoir retourner dans sa famille le week-end.
Les perspectives possibles dans un travail de psychothérapie ou comment l’aider à accéder à un espace imaginaire propre et créatif ? Roxane présente un imaginaire plutôt stéréotypé, le défi imposé par ses traits autistiques étant de l’aider à se dégager d’une trame imaginaire non créatrice vers un espace imaginaire qu’elle pourrait s’approprier au fil de nos rencontres. La genèse du temps et de l’espace perturbée par la prématurité, ainsi que par son trouble envahissant du développement, sont un axe thérapeutique à envisager. Roxane fonctionne sur un modèle en miroir, elle détermine une identité qu’elle plaque sur sa propre identité : à partir d’un personnage de bande dessinée, elle choisit ses vêtements, la couleur de ses cheveux en fonction de ses modèles de prédilection. Dans les représentations graphiques, elle choisit de reproduire les dessins en transparence ou en démultipliant par photocopie, créant ainsi du même, ce qui la rassure. Dès les premières séances, le thème du double apparaît. En dehors du modèle choisi, il y a de la rigidité à toutes autres perspectives de pensée. Elle est dans un refus catégorique. Elle a besoin du modèle sous ses yeux pour se projeter et exister en lui. Peu à peu, elle se dégage de l’appui du réel, pour réaliser de mémoire la projection de l’identité plaquée. 109
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Dans la relation thérapeutique, Roxane se réapproprie son histoire en la racontant à son rythme avec ses redites perpétuelles. Elle aborde l’histoire de sa naissance, le trauma, interroge son entourage puis va chercher des photos dans les journaux disponibles à la bibliothèque pour questionner et comprendre.
Le dessin et la fonction de l’imaginaire, le rêve et l’affect Sami-Ali définit le rêve comme existant indépendamment de toute réalisation du désir, c’est-à-dire que nous continuons à penser. La conscience onirique est fondée sur la projection, au sens que celle-ci permet au rêve de se constituer en tant que pensée de l’imaginaire, intégrant le temps imaginaire et l’espace imaginaire et sa contradiction. Ainsi, entre la conscience vigile et la conscience onirique s’instaure une inclusion réciproque. Du fait du handicap, du retard mental associé ou pas à une maladie psychique, ici des troubles autistiques, cette patiente ne peut accéder à un espace créatif, elle reste enkystée dans des processus stéréotypés. Il n’y a pas de rêves, le sens même de ce que signifie le rêve est inaccessible ; en effet, le rêve est défini par Roxane comme un état temporel et spatial : celui du moment où elle dort, dans sa chambre, mais ne fait pas de lien avec des images. Ainsi, les images proposées apparaissent uniquement sous la forme de dessin, ou de souvenirs racontés comme un présent constant, surtout en période d’angoisse.
Une identité qui se confond dans ses personnages de bande dessinée Lors d’une séance, elle se nomme par le prénom du personnage qu’elle dessine à ce moment. Elle semble vivre en miroir les aventures de ses personnages favoris de la bande dessinée. Le personnage principal est amoureux et s’autorise à aborder les questions autour de la sexualité. La bande dessinée est une mise à distance émotionnelle et relationnelle qui lui permet de répondre à ses questions ou de les poser. Mais Roxane 110
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peut s’enfermer dans ses mécanismes en miroir qui occultent sa propre identité. Elle peut dessiner les personnages par série de 10, avec pour seule différence la couleur du feutre. Lorsque je lui demande quel est son personnage préféré, elle me répond le nom d’un personnage qu’elle n’a pas dessiné. Après deux mois de prise en charge régulière une fois par semaine, Roxane propose de parler des bulles de la BD et me montre sur son album où se placent les bulles. Elle commence par dessiner son personnage et le met dans une grosse bulle. Puis, elle ajoute qu’il (le personnage de sa BD) sort de sa bulle. Je peux noter que Roxane présente moins de stéréotypies verbales, les balancements sont toujours présents, mais accepterait-elle de sortir de sa bulle pour entrer en relation avec moi ? À la séance suivante, les bulles sont devenues des ballons au-dessus de la tête des personnages et elle veut qu’on joue au ballon. Roxane semble accepter notre interaction ; à cette séance, elle paraît plus détendue, elle a le sourire, il y a également plus de langage. Le dessin lui permet : – d’externaliser ses angoisses, en dessinant des séries de personnages avec peu de différenciation, parfois sur un détail vestimentaire du personnage, par exemple une barrette dans les cheveux, ou l’utilisation d’un feutre d’une autre couleur ; – la vitesse d’exécution de cette réalisation graphique donne un rythme corporel qui canalise son anxiété, les tensions corporelles baissent et elle parvient à entrer en relation tout en dessinant ; – le dessin devient un espace projectif où des processus de différenciation s’amorcent : - Espace d’inclusion réciproque : emboîtement où le dedans et le dehors sont annulés, ce qui est dedans est ce qui est dehors. - Espace de complémentarité imaginaire : le corps est en transparence, une panthère est dessinée avec son bébé visible dans son ventre. - Espace de rabattement : (Luquet, le dessin enfantin), on peut visualiser les personnages du dessus, de face et de côté, comme si on était à la fois au-dessus et au-dessous. Il s’agit pour Roxane de pouvoir constater tous les détails importants du personnage en un seul dessin. - Espace du « comme » : Roxane récupère de son identité avec l’acquisition d’une représentation d’elle-même, avec des proportions plus réalistes, des couleurs qui correspondent au réel, notamment pour les cheveux ; on passera à la notion d’identification ; 111
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– 1er dessin proposé : lors de la première séance, Roxane vient sans trop de difficultés, répète des prénoms de son histoire passée comme dans un présent réactualisé et vécu, elle se met en colère et insulte les personnes à l’origine du conflit passé de quelques années. Je lui propose des feuilles, elle veut que je les lui présente une à une puis elle dessine. Il s’agit d’une série de quatre dessins représentant quatre personnages d’une BD. Tous des garçons, qu’elle nomme par leur prénom, avec peu de différenciation dans le graphisme entre les dessins, hormis les couleurs (rouge, noir, bleu). Et elle chantonne sur un même ton en répétant inlassablement avec des balancements « le pt’i lapinou a perdu sa maman ! on l’a retrouvée... non ! elle est morte, oui pt’i lapinou y pleure, sa maman est morte... Le p'ti lapinou a perdu sa maman... » ; ces premiers dessins annoncent d’emblée la problématique de la séparation et de la notion de perte qui font conflit. – Quel est le dessin programme ? Tout comme il y a le rêve programme, il existerait également un dessin programme, celui qui orienterait tout le travail thérapeutique ; ici, le sens qui est donné à la relation, permettrait de faire des liens avec le passé, car en question directe il n’y a pas de réponse possible. Le dessin comme le rêve utilise la projection sur une réalité à laquelle Roxane croit ; tout est possible dans le dessin même les contradictions qui sont remplacées par l’inclusion réciproque. Le dessin comme le rêve est une pensée qui donne une histoire de vie à un moment donné. Il y a un effet libérateur de décharge émotionnelle. Ce qui fonctionne avec cette patiente au début de la prise en charge ne semble être que la possibilité du dessin selon ses modalités propres et ne tolérant aucune autre proposition que des centaines de dessins stéréotypés. Sortir de l’ornière stérile et non créatrice du perpétuel dessin, éternel recommencement d’une image projetée, re-copiée, re-produite, à l’infini sans mouvement dans le temps ou dans l’espace. Elle ne me laisse aucun dessin mais peut accepter cependant de m’en laisser une trace par photocopie. Le potentiel subjectif au départ de la relation thérapeutique semble assez pauvre. Peu à peu, inscrite dans une relation par le dessin, Roxane se structure dans l’espace graphique de la feuille ainsi que dans le temps. 112
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Des voies de dégagement peuvent émerger par le dessin ainsi qu’un repérage dans l’espace, qui tend à faire fonction de repérage au niveau de la relation.
Rythme corporel, espace et temps Dans Corps réel, corps imaginaire, Sami-Ali écrit que le temps et l’espace sont liés à un processus de projection prenant appui sur le corps. Face à cette genèse où le temps et l’espace gardent ce lien originel à l’imaginaire originel, le temps peut se constituer en dehors du sujet, en rupture avec l’imaginaire et au détriment de la projection. Prise dans un fonctionnement adaptatif qui lui est imposé par les obligations de son planning hebdomadaire et du fait de sa pathologie, Roxane débute les séances pour venir se « poser » et se « reposer ». Elle s’assoit, se balance et chantonne en marmonnant toujours les mêmes mots. Elle aime « ce qui bouge, ce qui glisse », par exemple les cheveux qui bougent. Bouger pour Roxane, c’est la possibilité d’un aller-retour, de s’éloigner, de se rapprocher. La relation thérapeutique a pu se mettre en place grâce au dessin, ni trop proche ni trop loin, les angoisses sont projetées sur le dessin, elle parle d’abord de son dessin, puis ensemble nous cherchons des liens avec sa propre histoire. Elle pose des questions sur les différentes parties de son corps, sur le mouvement symbolisé par les boucles des cheveux, sur sa naissance, sur les naissances, sur son désir de re-créer du même, sur créer, sur son désir d’enfant. Le dessin et la représentation ne peuvent passer que par le modèle, elle refuse tout dessin sans modèle, elle peut dessiner en transparence avec un calque ou directement en gardant le modèle. Tout un travail de différenciation est à mettre en route afin de faire le chemin de son existence en propre dans les méandres de l’adolescence. Tout le fonctionnement est en lien avec le corps imaginaire. Roxane aborde la construction de son corps dans le miroir de l’autre qui est un personnage irréel de BD puis plus tard dans le miroir de sa mère. Elle n’accède pas, pour le moment, à la réversibilité des relations, même après l’apparition du moi et du je verbalisé. Dans Corps réel et corps imaginaire, Sami-Ali, nous précise que ce ne sont pas deux corps puisque nous ne sommes qu’une 113
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seule réalité, corps et âme, mais deux conceptions opposées et complémentaires dans lesquelles oscillent tout le fonctionnement psychosomatique.
L’identité à l’épreuve du narcissisme Atteinte d’une maladie qui défigure son visage, Roxane doit, en plus de la douleur, faire face à ce que représente concrètement cette maladie sur son visage. Elle a beaucoup de questionnements sur sa ressemblance avec sa mère, la question de la couleur des cheveux, la coupe de cheveux reviennent régulièrement. Avec la problématique de se différencier de sa mère. Comment accepter cette différence qui, narcissiquement, lui fait rejeter sa maladie et son identité alors qu’elle souhaite accéder à la beauté, en ressemblant à sa mère ? Car se reconnaître dans le visage de sa mère, c’est accéder à un narcissisme moins défaillant. Pour Sami-Ali (chapitre 9, « Une théorie du visage », dans Corps réel et corps imaginaire), le visage laisse entrevoir un en deçà et un au-delà du narcissisme, l’un et l’autre se confondent avec l’anonymat du commencement et l’anonymat de la fin. En revenant d’une hospitalisation pour sa peau, elle est en colère et parvient à me dire qu’elle ne peut plus ressentir les choses. L’anesthésie a insensibilisé son visage, il n’y avait plus de mouvements. L’hypersensibilité olfactive ne lui donne plus les informations nécessaires sur laquelle elle prenait appui. Alors, elle dit « il a mordu la souris », elle exprime sa colère « la souris est mordue, elle pleure la souris ! oui car elle est mord ». Dans sa confusion lexicale mordre signifie pour elle : la mort, la fin, ce qui s’arrête et la souris signifie le sourire. Sa colère, sa tristesse s’expriment corporellement par « la mort du sourire » autrement dit pour Roxane, « la souris est mord(ue) ». Nous revenons sur ses émotions, et l’importance de la sphère du nez et de sa naissance. Nous abordons ainsi les thèmes de la mort et de la vie. Sentir par le nez, c’est sentir les odeurs, respirer, vivre, avoir des émotions. À la séance suivante, la panthère a trois moustaches que Roxane fait partir du nez ! Et elle m’indique qu’« elle est moche la panthère ! » car « elle a un gros nez, elle est pas gentille ! ». Roxane manifeste une agressivité toujours importante dans ces moments de retour d’hospitalisation. Je lui demande « qu’est-ce qu’elle a la 114
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panthère ? », Roxane répond « elle arrive pas à accepter ! » et elle dessine la panthère sans modèle ! Puis, elle s’essaye à dessiner des petites panthères ou des grandes et les compare, elle me fait remarquer que la panthère a un grain de beauté sur le nez, et Roxane semble apprécier cette personnalisation. La semaine suivante Roxane me dit « le nez va pas mal » et précise « envie d’ouvrir la bouche ». Peut-être que quelque chose se libère, que quelque chose demande à sortir, à se dire ? Elle m’expliquera en séance, que lorsque la panthère « va pas bien », « elle ferme la bouche ! ». « On se balance ? » Je lui réponds que ce n’est pas utile et elle ne le fait pas. Sami-Ali nous explique que la représentation du corps se fait à partir de la rythmique corporelle répétitive. Au-delà du trouble envahissant de développement dont souffre Roxane, les balancements lui permettent d’appréhender des angoisses, c’est toute sa structuration rythmique qui a été entravée dans ses aspects développementaux depuis la naissance. Le balancement rythmé entre externe et interne est une donnée pour créer une trace avant de le déplacer vers l’extérieur. Pour Roxane, c’est comme s’il n’y avait pas eu suffisamment de traces de ce rythme intériorisé et qu’il fallait pouvoir le retrouver. De façon plaquée et stérile, Roxane réactive ces balancements, en passant par l’imaginaire, elle tentera d’accéder à une rythmique qui s’harmonisera peu à peu entre corps réel et corps imaginaire. Car son rythme s’est constitué en rupture avec l’imaginaire et directement avec la réalité médicale et sociale. Le rythme d’un présent répétitif que constitue l’attitude surmoïque de l’hôpital puis de la vie familiale, a verrouillé son fonctionnement.
Ce que Roxane nous dit de la découverte de son identité • Celle de sa naissance : « bébé-tété », répétition sur un mode musical, BB/TT, tonalité monocorde des notes sur deux syllabes. Elle n’aurait pas été allaitée. Sa première relation fondamentale fut entravée par un temps passé en couveuse : en néonatologie, elle parle de tuyaux, de nez, 115
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ceux qui sont dedans, ceux qui sont dehors. Le nez restera une zone de sensibilité à fleur de peau. Dans les relations précoces mère-enfant, le corps à corps dans sa dimension olfactive fut également mis en difficulté. Sami-Ali nous rappelle que la relation existe dès la naissance, et même avant la naissance. Cette quête relationnelle, Roxane la met en scène par sa projection sur la panthère qu’elle dessine et fait des liens avec sa propre histoire. Aussi, il existe une énergie psychosomatique au-delà du système nerveux, où la vie fœtale est une façon d’exister par rapport à l’autre. Avec un rythme, sommeil lent/sommeil paradoxal, la relation mère-enfant est modulée par ce que représente le temps par la mère. L’ensemble de ces attitudes inconscientes touche l’homéostasie biologique. Or, dans le cas de la prématurité, il y aurait eu coupure du rythme et interruption traumatique développementale et relationnelle de la vie intra-utérine. Elle raconte, à propos de l’hôpital quand elle était bébé « qu’on voit la lumière quand on dort ». • Les premières relations au monde avec le corps médical l’inscrivent dans un temps hospitalier fait de dates et de rendez-vous qui perdurent de sa naissance jusqu’à aujourd’hui. Elle les nomme dans un lien au corps, la relation devient une relation objectale partielle, « le docteur des dents », « le docteur de la tête » (neurologue), « le docteur nez » (dermatologue), le docteur « Dépakine® », « le docteur pour dormir, ferme les yeux ! » (pose des électrodes). Puis, après les vacances, elle s’interroge sur la reproduction, elle revient avec une peluche-panthère géante et me dit « c’est le bébé qui est arrivé pendant les vacances, le bébé de Roxane ». L’identité sexuelle n’est pas sûre, Roxane m’explique bien que la panthère est un garçon car « elle a une queue et des moustaches » mais Roxane s’identifie et se projette dans la panthère ; elle est à la fois la panthère versant féminin mais également son fils dans un fantasme d’auto-engendrement par la panthère, où elle est ellemême dans elle-même fruit d’elle-même, « forme d’inclusion réciproque » où le sujet est partout, il ne peut y avoir un dedans et un dehors mais un dedans qui est au dehors et un dehors qui est au dedans. L’objet peut-il exister à l’intérieur de lui-même, l’espace se contenir lui-même ? Le temps se refermer sur lui-même ? Telle est cette relation d’inclusions réciproques qui demeure inséparable 116
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de la somatisation que commande l’opposition du corps réel et du corps imaginaire (Sami-Ali, Corps réel et corps imaginaire, chapitre 7). Pour dessiner une énième panthère au début de l’une de nos séances, Roxane m’indique que je m’occupe de la tête et elle du corps, ce que nous dessinons ensemble. Puis, elle dessinera l’ensemble et retrouvera un peu d’unité entre ce qui se passe au niveau du corps et de la pensée. Elle dessine une dizaine de panthères, par séance. En passant par les étapes d’identification des différentes parties du corps, elle répétera longtemps « cache dedans » en dessinant la bouche. Qu’est-ce qui se « cache dedans » ? Et lorsqu’elle dessine la bouche ouverte, elle y ajoute des dents et dit « cache dedans », ce qui est à l’intérieur de la bouche cachée, ce sont les dents. Cette période était marquée par une succession de rendez-vous chez le dentiste qu’elle appréhendait du fait d’ouvrir la bouche pour montrer ce qui est caché, à savoir les dents au dedans. C’est douloureux mais il doit y aller et s’en inquiète, aussi, elle me répète inlassablement « cache dedans ». Lorsque Roxane ne va pas bien, la panthère non plus : elle peut me dire « la panthère est triste ! » À chaque dessin, « elle est triste, la panthère », puis quelques semaines plus tard « elle est en colère », et enfin, « elle attrapé la petite souris ! » Elle dessine une panthère avec toutes ses dents, les rendez-vous chez le dentiste sont terminés. Les dessins chez Roxane, fonctionnent comme équivalent de rêves où les conflits s’expriment. Par le dessin lorsqu’elle me demande de co-dessiner, c’est la relation de confiance qui s’installe et qui se partage, nous avançons ensemble dans un espace de pensée partagé par et sur le dessin. Après la bouche, elle se questionne à propos des oreilles, elle dessine sa panthère et colorie les oreilles car « elles servent à écouter », ce qui l’amuse beaucoup car « des oreilles écoutent et bougent ». Le mouvement imperceptible des oreilles est important car, ensuite, c’est par le mouvement qu’elle ouvre sur d’autres parties du corps avec de nouvelles découvertes en perspective. Peu à peu, les balancements disparaissent le temps de la séance. Le petit lapinou revient régulièrement mais peu à peu « le petit lapinou, qui a perdu sa maman » devient « il y a 3 petits lapinous », cela faisant suite à un travail que nous avions élaboré ensemble 117
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autour de la conflictualité œdipienne et la différenciation entre soi et l’autre. Elle dessinera ensuite des dizaines de panthères dans différents mouvements et expressions émotionnelles. Le mouvement, la position du corps donne une expression faciale qu’elle cherche à identifier sur le plan émotionnel. Son identité sexuelle se précise, la panthère est un garçon et elle l’écrit : « il a un zizi » et le dessine, elle différencie les hommes des femmes, et s’identifie comme une femme. Dans les dessins, il y a la panthère, c’est un garçon. Après 2 ans de psychothérapie, elle commence à dessiner des personnages féminins avec des seins. Et dira « pour faire un bébé, il faut le papa et la maman, ça fait 3 ! » La triangulation œdipienne s’amorce. Parfois, la panthère prend des traits plus humains. Le chiffre trois l’obsède, trois moustaches, trois panthères, et il faut chanter trois chansons. Un après-midi de novembre, lors d’une séance importante et difficile, car la femme de son frère vient d’avoir un bébé, nous parlons de l’allaitement qui deviendra un sujet récurrent de sa psychothérapie. Elle me reprend un dessin qu’elle m’avait donné précédemment. Dessin qu’elle rapportera avec elle à toutes les séances. Désormais, la question de la maternité deviendra cruciale dans l’évolution de sa psychothérapie, elle vient en me disant, « il a soif, il a soif » et dessine une panthère qui boit le sein, « elle est contente la panthère », « elle rigole tout le temps car elle boit le sein ! » Parfois, « la panthère pleure car elle veut sa maman, elle veut boire le lait de sa maman... » Ces instants sont des moments privilégiés pour parler des émotions, des sentiments, de ce que ressent le bébé, et elle parle de ses émotions sans passer par le dessin. Un jour, elle me parle de « Roxane-bébé dans la couveuse avec les fils dans le nez », elle me raconte que « la maman s’énerve car pas de lait », elle me montre des photos de son enfance, « y avait pas assez à manger » [...] « la souris est morte » me dit-elle. Elle ne veut pas que le lait s’arrête dans le sein. Dans l’un de mes magazines à disposition, elle trouve une photo d’un bébé dans une couveuse car il a une maladie génétique, elle me dit qu’il a des tuyaux dans le nez et me parle de sa maladie, et que « pour ça, l’allaitement est impossible ». Elle se demande si le bébé est un garçon ou une fille. Elle veut garder une trace d’une histoire qu’elle veut écrire. Je lui demande qu’elle est le titre de cette histoire et elle me répond : 118
Psychosomatique et adolescence « Histoire d’une naissance » : « La panthère est sortie du ventre de la maman, elle pleure... » « Parce que ça fait du bruit’... Pam/pam/pam/pam » « Je vois sa tête dehors ! » Elle ajoute : « La panthère s’appelle Paul ! » « Paul y pleure... » « Téter le sein du lait de la maman-Roxane » et me répète cette phrase plusieurs fois.
À ce moment de la psychothérapie, Roxane aborde son désir d’enfant, son désir d’être mère. À travers son désir de maternité, elle se questionne plus largement sur les différentes étapes de la séparation entre une mère et son enfant et des premières expériences de différenciation entre soi et l’autre. Comment peut-elle exister comme sujet en dehors de l’autre qui est la mère, mais aussi comment envisager la perte et le deuil de l’enfance ? Elle s’interroge sur la relation mère-enfant par la maternité et la projection de sa propre maternité. Elle se demande si couper le cordon ombilical, ça fait mal. Elle a vu une émission sur France 5 sur l’allaitement et la naissance. Dans ses dessins sur l’allaitement apparaît un cœur et elle me dit : « le lait c’est un cœur » dans ce lien privilégié entre la mère et son enfant, elle y met une émotion, une relation. Elle ajoute que le bébé se calme quand il tète et me dit « c’est le lait de l’éternel ». Dans cette expression poétique, on verrait presque une dimension sacrale de cette relation par l’allaitement. La question de la contraception se pose également et notamment en rapport avec sa maladie génétique : sur sa capacité à être mère, sur ce que cela implique pour s’occuper d’un enfant, et ensuite de comprendre comment on fait les bébés. La contraception signifie pour elle ne pas avoir de bébé car elle dit être trop jeune. Lorsqu’elle intègre cette dimension du réel, le moi et le je sont envisageables et sont verbalisés. À chaque séance, elle veut que j’écrive « lait » et « sein » puis m’explique que « la panthère ne veut pas le lait alors c’est le biberon, elle pleure, ça coule... » [...] « Elle a faim la panthère, elle a fait caca, il faut changer la couche ». Elle me parle de ses amoureux et de la panthère qui n’est plus au biberon mais mange de la viande, période du sevrage. 119
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La temporalité se pose avec plus de précision à partir des questionnements sur la naissance et lui permet d’envisager l’avenir, ce qu’elle ne faisait pas jusqu’alors. Le présent était l’unique temps où tout se vivait comme une répétition sans fin, avec un passé réactivé et vécu dans le présent, associé à de la violence physique et verbale. Lorsque je lui demande si elle se souvient de ses rêves, elle me répond « qu’ici au centre (espace) c’est un cauchemar » et me raconte des disputes entre copines qui ont eu lieu quelques années auparavant vécues comme son actualité présente. Elle peut me parler des personnes qui sont parties dans un autre établissement au passé et me parle de « l’année prochaine ». Le futur, elle le dessine avec un tigre qui est triste et qui pleure sur une dizaine de dessins et elle me dit, à propos de l’avenir : « à 60 ans, je ne serai plus là ! » Je m’interroge sur ce nombre 60. Des angoisses semblent s’amonceler autour de la temporalité où elle prend conscience que le temps qui passe signifie quitter un espace puis plus tard quitter des personnes et des relations : « je vais avoir 18 ans, j’aimerais que Mathilda (son éducatrice) me joue du piano pour mon anniversaire ! » Des angoisses d’abandon surgissent, elle se récupère lorsque je lui indique que le jour de son anniversaire elle sera là, et qu’il y aura du temps qui s’écoulera entre le jour de ses 18 ans et son départ. L’espace et le temps ne formaient qu’une seule et même donnée, avoir 18 ans signifie partir à un moment précis. Elle se demande « si on ne part pas le jour de son anniversaire, est-ce qu’on reste jusqu’à 60 ans ? » Que signifie ce temps qui passe, quelle est sa représentation temporelle et spatiale ? Elle comprend qu’elle restera encore un peu et se met à compter de 18 à 60 que je rythme en frappant dans mes mains avec elle sur le tempo seconde, le temps qui sépare 18 de 60, ce n’est pas simultané mais différé. Elle prend beaucoup de plaisir à cette rythmicité qu’elle initie pendant plusieurs séances. Sur le nombre 60, nous abordons le temps de la fin à partir d’un temps qui débute. Pour elle, avoir 60 ans signifie « fin d’être trop jeune » donc « pouvoir avoir des enfants », alors nous abordons le temps du début et de la fin de la procréation, celui de la ménopause, celui où la femme ne peut plus avoir d’enfants. Ce qui est une révélation, qu’elle accepte. Elle veut me parler du jour de ses 18 ans et de la fête qu’elle organisera puis scande le temps jusqu’à 60 et me parle de la naissance, du jour où le bébé naît. 120
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Un jour, elle se met à dessiner non pas une panthère mais ellemême en me disant « tu as vu c’est moi, c’est pour toi », premier dessin d’elle qu’elle me donne, il s’agit d’un auto-portrait dessiné à partir de l’une de ses photos d’identité. Elle mesure le temps qui est passé car la photo d’identité date de son arrivée au centre lorsqu’elle était petite fille et elle me dit « avant quand je suis arrivée une petite fille ». Elle se dessine adolescente, et ajoute « elle est belle ! ». À compter de cette date, la panthère ne sera plus présente dans les dessins, elle peut se représenter à partir d’une photo d’elle. L’avenir signifie avant tout un nouvel endroit, un nouvel espace. Je lui demande de définir cet espace qui représente son avenir, elle me dit : « c’est chanter ; la piscine ; manger ; la promenade ; des animaux ; et après je veux rentrer à la maison le week-end ! » L’avenir, c’est un nouveau lieu qu’elle ira visiter, l’espace lui permet une représentation du changement, des points de repères en lien avec des activités. L’avenir, c’est un espace et une action. Elle m’explique que pour le temps et l’espace : « ça bouge, le bébé bouge dans le ventre », les lieux (espace) et les âges bougent (le temps). Dans ses dessins apparaissent des boucles en spirale et « ça bouge ». Ce qui lui procure joie et surprise. Parfois, elle me dit qu’elle aimerait que le temps passe plus vite pour avoir 20 ans et partir dans un établissement pour adultes. Le temps passe et a une vitesse. Le jour de ses 18 ans, elle fait un autoportrait plus achevé que d’habitude, la présence des boucles est importante dans la représentation du mouvement et du temps qui passe. Ce temps, c’est aussi le temps de la vie intra-utérine, il faut 9 mois, elle est née prématurément. Nous abordons également cette période du changement d’espace pour la naissance du bébé, le temps de Roxane était de 7 mois : « Il est né le bébé, il a 0 an ». Elle dessinera sa mère qui lui donne le sein et me dit « il y a du lait ! » Et « la maman sourit » dit-elle, « je vois tout, c’est moi quand j’étais petite », et elle me répète « je vois tout, elle t’aime beaucoup sa maman », « Oooh ! comme c’est beau ! » Mais naître n’est pas si simple, à la séance suivante, ça ne va pas, elle entre en me montrant une de ses BD préférée et me dit à propos du personnage principal « Jeanne est pas contente, elle est fâchée, le collier est cassé, il ne sent pas bon, il sent l’ail (aïe) Jeanne fait ça » « Oh aïe ! » Elle veut dessiner mais n’y arrive pas, c’est la première fois et me dit : « c’est dur, je n’y arrive pas », je 121
Recherche en psychosomatique
lui demande ce qui est dur ? Elle me répond « Ché pas » et ajoute : « Jeanne faut qu’elle aille (aïe) en thérapie ! Le nez (née) y fait pas mal, il est chatouilleux, oh ail, c’est dégoûtant, c’est bien pour la santé, Jeanne pas contente, elle va s’énerver, parce c’est pas bien l’ail, elle a des cheveux marrons. C’est bizarre à l’anniversaire de Jeanne c’est parfumé à l’ail. C’est difficile »... « À l’anniversaire, on reçoit des cadeaux, c’est difficile, c’est parfumé, pourquoi j’ai pleuré quand il est né (nez) moi ? On parle de quoi ? Ah oui, de l’anniversaire, ça pue le caca dans les toilettes ». Elle conclut : « aïe dans le nez parce que ça pique dans le nez avec les tuyaux ! » Ses perceptions, ses sensations et son élaboration évoluent. Désormais, elle s’intéresse aux sons que produit sa voix lorsqu’elle chante ou parle « la gorge ça bouge ! » Elle me dit qu’elle aimerait jouer du piano. Elle chante plutôt juste et pour ouvrir sur l’espace imaginaire, je lui dis que je vais dessiner un piano sur lequel elle pourra jouer des notes qu’elle chantera, elle se montre enthousiaste à l’idée de cette perspective. La fois suivante, il y a peu d’échanges verbaux, elle vocalise beaucoup LA LI LO LU ; TRA LA LA LA ; TRO LO LO LO ; TRI LI LI LI en changeant de note, il semblerait qu’elle fait des gammes. Je lui demande si elle connaît les notes de musique et me chante do ré mi fa, elle se met à chanter une chanson qu’elle connaît. Je lui propose d’en inventer une, et qu’à présent, elle composera ! Étonnée, elle s’écrie : « moi, compositeur ! » Et à partir de trois notes, elle compose sa musique. La voix est plutôt monocorde, il y a peu de rythme et se met à taper du pied en disant : « bravo Roxane ! Bravo ! » et elle s’applaudit. Elle se met à chanter Au clair de la lune et me dit « non ça glisse pas ! » Elle ajoute : « dessine-moi un piano ! » En arrivant à la séance suivante, elle me dit : « j’ai joué du piano et ça bouge ! Ça bouge les doigts, regarde ! » Elle chante ses notes ré ré do blanche 2 croches et me dit « écoute, j’ai réussi à faire des notes pas trop vite, pas trop doucement avec beaucoup-effort ». Et, elle me dit qu’on doit « discuter du piano ! » Elle prendra quelques cours de solfège chanté avec un professeur de piano, et aura en cadeau d’anniversaire, un piano qu’elle a demandé à sa famille. Elle revient en séance en me disant « j’ai réussi ! » ; elle a réussi à jouer les notes qu’elle avait mémorisées en séance et joue sur son piano imaginaire, sa composition qu’elle avait appelée : « c’est 122
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moi ». Je lui dis qu’ici elle vient créer sa petite musique intérieure. Et elle sourit. Elle crée une autre musique qu’elle nomme « qui l’entend » et en partant, elle me dit « merci ! » Les musiques sont plus longues et plus élaborées, le rythme change même s’il est toujours difficile de faire des croches. Je lui apprends la clé de sol, ce qui l’amuse beaucoup car dit-elle « mes cheveux sont des clés de sol, il y a des boucles qui bougent ». La semaine suivante, elle a coupé ses cheveux très courts, il n’y a plus de boucles ! Ils sont de sa couleur naturelle, différents de ceux de sa mère qui sont blonds et longs et m’annonce à ma grande surprise : « j’ai les cheveux courts parce que ça fait des sacs de nœuds ! C’est fini cette année avec les sacs de nœuds, j’ai acheté un collier, c’est une clé de sol, bientôt je vais partir de l’établissement pour adultes, je vais faire un dessin À MOI ! » Elle chante les nouvelles notes de sa composition qu’elle nomme « à moi ! » Maintenant, me dit-elle « il n’y a plus de nœuds parce qu’en 2001 y avait plein de nœuds mais plus en 2002 mais plus en 2003 ! Quand j’étais petite j’avais des nœuds, quand j’étais née... » « Je vais faire un dessin à moi pour toi ! » ; il n’y aura qu’un unique exemplaire qu’elle me donnera. En terminant la séance, elle joue quelques notes sur le piano imaginaire, s’applaudit... Et chante « À la claire fontaine m’en allant promener, j’ai trouvé l’eau si belle que je m’y suis baignée, il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai... ».
Conclusion Après quatre ans de prise en charge, Roxane met en relation des mouvements du visage avec une émotion. L’identité se construit et se consolide, ce qui la restitue dans le temps et dans l’espace, et, ainsi, elle accède à la différenciation. Par le dessin, Roxane a cherché à se récupérer d’une relation mère-enfant interrompue par la prématurité en projetant sa maternité imaginaire. Par l’équivalent de rêve, Roxane accède à une création personnelle construite en même temps qu’une organisation de soi en faisant coïncider le passage de l’objectivation à la 123
Recherche en psychosomatique
subjectivation dans la relation à sa psychothérapeute qui prend les formes d’une interrelation. Cette relation médiatisée modifie l’intersubjectivité de l’une et de l’autre donnant accès à une intersubjectalisation. La musique a ouvert un espace rythmique plus créatif et personnel. Par le jeu des vocalises, elle tente de retrouver les notes qu’elle chantonne, puis joue au piano sa musique émotionnelle. Elle s’approprie dès lors un rythme corporel différent du balancement. Roxane a atteint une représentation d’elle-même, avec une identité en construction où le narcissisme réinventé deviendra ressource. Les séparations deviennent possibles. Elle lâche un peu, parvient à donner sans se risquer à tout perdre. Les mécanismes de défense sont plus souples, les transformations graphiques et le jeu des boucles en retors génèrent de la surprise et de la joie. La boucle qui tourne en rond sans trouver de point d’achoppement s’est ouverte et avance vers l’avenir. L’amorce du futur semble acceptée. En se dégageant de ses angoisses par la relation thérapeutique, l’expression picturale et musicale comme équivalent de rêve, Roxane a pu sortir d’un espace stéréotypé à un espace imaginaire plus riche d’une palette d’émotions nouvelles qu’elle a appris à reconnaître pour en donner un sens nouveau. Ainsi, en puisant dans ses ressources personnelles et créatives, elle est parvenue à trouver ce qui lui permettra d’avoir une possibilité de penser par elle-même. Roxane découvre peu à peu un espace psychique personnel et créatif, elle prendra plaisir à cette nouvelle conquête qui la fait exister comme sujet. La vie psychique moins rigide dans son fonctionnement obère d’une vie relationnelle qui s’ouvre. Elle intégrera un nouveau fonctionnement qui pourra être mobilisé malgré les angoisses vécues et les stéréotypies installées.
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Recherche en psychosomatique. Psychosomatique et adolescence
Table des matières M. Sami-Ali............................................................................... Introduction – Théorie relationnelle et adolescence
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Maurice Corcos ........................................................................ 19 Troubles des conduites alimentaires a l’adolescence Approche psychosomatique Sylvie Cady ............................................................................... 31 Allergie et adolescence Maurice Bensoussan ................................................................ 43 Quelle psychothérapie pour l’adolescent ? Martine Derzelle....................................................................... 57 « L’âge où le corps est un ennemi » Ou l’adolescent confronté à un parent atteint de cancer Jean-François Le Goff ............................................................. 75 Douleurs à l’adolescence et thérapies avec les familles Leila Al-Husseini ...................................................................... 85 Une adolescente en quête d’identité Stefano Monzani....................................................................... 93 L’adolescence entre nihilisme et utopie concrète Propos pour un idéal d’adolescence Patricia Lymes.......................................................................... 107 Adolescence et handicap Bibliographie ............................................................................ 125
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