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French Pages 159 [158] Year 2006
Psychanalyse de la destructivité
COLLECTION PLURIELS
DE LA PSYCHÉ
La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. CUPA, E. ADDA Comité de rédaction C. ANZIEU-PREMMEREUR, G. PIRLOT A. SIROTA Comité de lecture P. ATTIGUI, M. L. GOURDON, H. LISANDRE S. MISSONNIER, H. RIAZUELO-DESCHAMPS
Éditions EDK 33, rue Bezout 75014 Paris Tél. : 01 53 91 06 06 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Paris, 2006 ISBN : 2-84254-110-3 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
CET OUVRAGE A ÉTÉ PUBLIÉ AVEC L’AIDE DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS X NANTERRE.
Sous la direction de Dominique CUPA
Psychanalyse de la destructivité
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LISTE DES AUTEURS
Dominique Arnoux, Médecin Directeur de l’Institut Edouard Claparède, Psychanalyste (SPP). Maurizio Balsamo, Psychiatre, Psychanalyste de la Société Psychanalytique italienne, Maître de conférence, Université de Paris 7, Secrétaire scientifique de l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse. Dominique Cupa, Psychanalyste (SPP), Professeur de psychopathologie, Université de Paris X Nanterre, Directrice du Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), EA 3460. Bernard Golse, Pédopsychiatre-Psychanalyste, Chef du service de Pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker-Enfants Malades (Paris), Professeur de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université René Descartes. Sylvain Missonnier, Maître de conférences en Psychologie clinique, Université de Paris X Nanterre, Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), EA 3460. Denys Ribas, Psychanalyste (SPP). Jean-François Saucier, Chercheur titulaire, Département de Psychiatrie, Université de Montréal, Québec. Claude Smadja, Médecin-Chef de l’Institut de Psychosomatique de Paris, Membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris, Président de l’Association Internationale Pierre Marty.
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SOMMAIRE Liste des auteurs ..............................................................
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Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité...........
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Denys Ribas, Destructivité et désintrication pulsionnelle ...................................................
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Bernard Golse, A propos de quelques figures de la destructivité dans le développement et dans la pathologie de l’enfant : du clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet dans le champ des pulsions de mort ....................
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Claude Smadja, La perte de l’espoir ..................................
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Dominique Cupa, Cruauté de mort et survivance.............
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Dominique Arnoux, L’absence d’espace psychique et la destructivité...............................
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Jean-François Saucier, Remarques préliminaires aux cliniques de la destructivité.......... 105 Sylvain Missonnier, Le reflux gastro-œsophagien (RGO) : une réponse à la destructivité parentale ? .............. 111 Maurizio Balsamo, Ruines. Parcours de la destructivité ............................... 133 Bibliographie .................................................................... 151
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D. CUPA
Psychanalyse de la destructivité
Le clinicien ne peut que s’incliner devant la réalité contraignante de la destructivité. Intrapsychique ou intersubjective, s’exprimant somatiquement ou psychiquement, souvent énigmatique, elle questionne et fait théoriser nous laissant face à de nombreuses incertitudes. La névrose traumatique et son syndrome central : la compulsion de répétition, les résistances dans les cures sans fin et l’observation d’un enfant qui joue en mettant en scène la disparition de sa mère constituent les hypothèses cliniques qui vont permettre à Freud d’introduire en 1920 le concept de pulsion de mort qu’il nomme d’emblée pulsion de destruction. Dès lors, il insistera de plus en plus sur l’importance de la pulsion de destruction. Ainsi écrit-il dans Malaise dans la culture : « Je ne peux pas comprendre comment nous avons pu négliger l’universalité de l’agression non érotique et de la destruction. » A partir de 1923, il réserve plutôt le terme de pulsion de mort pour la destructivité interne et celle de pulsion d’agression ou de destruction lorsqu’elle est défléchie vers l’extérieur. La pulsion de mort manifeste une tendance à la réduction absolue des tensions (le principe de Nirvana), retour vers l’état inorganique, vers la mort et rend compte de la compulsion de répétition dans la vie psychique qui se place « au-delà du principe de plaisir » et est plus originaire, élémentaire et pulsionnelle, que le principe de plaisir. Elle est aspiration « au narcissisme négatif ou de mort » comme le propose A. Green1, recherche de la passivité totale. Elle pousse à la déliaison, à la séparation. Elle sera aussi considérée par Freud2, comme pulsion d’emprise, volonté de puissance. Partant de cette définition, posons d’abord que la destructivité est une manifestation propre à la pulsion de mort, elle la représente. 1. A. Green, (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit. 2. S. Freud, (1924), Le problème économique du masochisme, OC, XVII, Paris, PUF, p. 16.
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La destructivité psychique serait un représentant de la pulsion de mort
L’appétence pour le niveau zéro de tension, l’action « muette » de la pulsion de mort régulièrement signalée par Freud sont des signes de destructivité cliniquement repérés. Des états-limites à l’anorexie mentale en passant par la mélancolie, certaines expressions somatiques de la pathologie du nourrisson, jusqu’au syndrome de glissement chez le vieillard, apparaît un désinvestissement qui ne laisserait aucune trace. La relation blanche telle qu’elle est décrite par les psychosomaticiens de l’Ecole de Paris fait écho au silence de la pulsion de mort mentionné par Freud. L’indifférence, « la désobjectalisation »3 qu’elles soient internes ou externes, dissolvent, corrodent, effacent, attaquent, « passivent » les liens qui maintiennent le fonctionnement de l’activité somatopsychique et les liens avec l’objet. La nature solipsiste de la répétition suggère la tendance à maintenir au mieux le narcissisme dans une forme primaire, sans pouvoir se préoccuper de l’objet, de façon autarcique. Achevant son texte de 1920, Freud indique que la liaison est « un acte préparatoire qui introduit et assure la domination du principe de plaisir », c’est dans « l’au-delà » que se fabriquerait le premier lien. Dans « une pure culture de la pulsion de mort » il serait manquant, recherché nostalgiquement par le sujet, le non-lien maintenant dans une stase sans fin. Ce qui serait visé « au-delà du principe de plaisir », au-delà du plaisir de la douleur à laquelle la répétition confronte, ne serait pas l’autopunition provenant d’un surmoi cruel, mais l’arrêt de toute souffrance, la réduction au silence de l’indésirable, la pulsion de mort étant alors à comprendre comme défense contre la souffrance, en particulier par l’hallucination négative, par l’automutilation de la pensée, ce que les psychosomaticiens nomment « la pensée opératoire ». Celle-ci aurait une fonction « anti-traumatique par l’intermédiaire des systèmes auto-calmants » selon Cl. Smadja4. Peut-on cependant envisager la pulsion de mort isolément, en dehors de toute intrication avec la pulsion de vie ? 3. A. Green, (1993), Le travail de négatif, Paris, Minuit, pp. 113-122. 4. Cl. Smadja, 2002, La vie opératoire, études psychanalytiques, Paris, PUF, p. 254.
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La destructivité psychique serait un signe de désintrication pulsionnelle
Freud a été peu précis sur l’intrication/désintrication des pulsions de vie et de mort, et l’on sait qu’il a employé différents termes pour rendre compte de leurs combinaisons. Dans Psychologie collective et analyse du moi, il écrit : « Dans les êtres vivants les pulsions érotiques et les pulsions de mort auraient effectué régulièrement des intrications, des alliages, mais leurs désintrications seraient également possibles ; la vie serait faite des manifestations du conflit ou de l’interférence des deux pulsions et elle apporterait à l’individu la victoire des pulsions de mort, mais aussi la victoire de l’Eros par la reproduction. »5 Après P. Aulagnier, A. Green, B. Rosenberg et d’autres, D. Ribas6 nous a rappelé que le concept d’intrication et de désintrication pulsionnelle est « un outil clinique pour ressentir et évaluer la destructivité psychique et ses risques dans la cure » et qu’il conduit « à certaines positions techniques. » R. Dorey7 a montré que l’intrication pulsionnelle permet aux pulsions de mort d’être au principe même de la constitution du sujet. Dans ces conditions, il soutient qu’il y a une double positivité de la pulsion de mort liée à sa fonction séparatrice. Il rappelle que dans le texte La Négation8, Freud précise que le moi-plaisir originel, lors du jugement d’attribution introjecte ce qui est bon et rejette ce qui est mauvais, l’inclusion dans le moi faisant partie d’Eros et l’expulsion hors du moi de la pulsion de destruction. En extrayant une partie de lui-même et en la jetant à l’extérieur, le moi constituerait l’objet. « La pulsion de mort est donc au principe même de la constitution de l’objet et de l’opposition moi (sujet)-objet (monde extérieur) (...) cette action constructive étant inhérente à sa fonction séparatrice. » La négation – qui succède à l’expulsion fait partie aussi de la pulsion de destruction. Le symbole de négation permet l’accomplissement de la fonction du jugement (cela existe/cela n’existe pas), donc un certain degré de liberté par rapport aux contraintes du principe 5. S. Freud, (1921), Psychologie collective et analyse du moi, OC, XVI, Paris, PUF. 6. D. Ribas, (2002), Chroniques de l’intrication et de la désintrication pulsionnelle, Rev. fr. psychanal., LXVI, nº 5, Paris, PUF, pp. 1689-1770. 7. R Dorey, (1988), Le désir de savoir, Paris, Denoël, p. 88. 8. S. Freud, (1925), La négation, OC, XVII, Paris, PUF.
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de plaisir et rend possible la mise en œuvre de « l’activité-depenser ». C’est donc la pulsion de mort qui permet le « détour par la pensée ». Cette profonde modification dépend du « désir de l’Autre qui s’offre comme limite absolue, non seulement au désirer originaire, mais tout autant à la pulsion de mort qu’il met en échec en tant que force d’expulsion, de mise à distance, de destruction » (p. 88). La destructivité psychique serait donc à comprendre comme le signe d’une désintrication pulsionnelle, chaque pulsion travaillant pour son compte en négatif. D. Ribas pense que dans l’autisme, les pulsions de mort désintriquées se manifestent dans le démantelement et que l’identification adhésive signe la désintrication des pulsions de vie. La désintrication pulsionnelle concerne les psychoses, les états limites, mais aussi toute la gamme des états psychiques. On connaît les destins mortifères de la passion amoureuse où seule l’« union » serait recherchée, le transfert de la charge libidinale sur l’objet étant tel qu’il prend la place du moi. Cl. Smadja9 au contraire de P. Marty, soutient que le conflit pulsionnel de la seconde topique rend compte de la destructivité repérable dans le fonctionnement opératoire. S’appuyant aussi sur le texte La Négation, il définit la pensée opératoire comme un surinvestissement du jugement d’existence mettant hors jeu la dimension hallucinatoire de la pensée. Une situation traumatique est ainsi engagée par la perte de la représentation de l’objet, le surinvestissement du jugement visant à nier l’absence traumatique des objets représentés. Par ailleurs, la pensée opératoire surinvestit l’affirmation au profit de la négation ce qui signe la désintrication pulsionnelle. Si le rôle de l’objet a été peu élaboré par Freud au profit de l’intrapsychique, il est actuellement largement étudié. R. Dorey parmi d’autres, comme nous l’avons dit précédemment, insiste sur la fonction médiatisante de l’objet. D. Ribas montre à quel point la fonction maternelle est centrale dans l’intrication pulsionnelle. La mère selon lui est « intricante » et « intrigante ». La mère intricante est « suffisamment bonne », « contenante », ce qui conduit le nourrisson à supporter le désinvestissement lié à son retrait, comme mère intrigante, pour rejoindre le père, son amant. C’est la censure de l’amante chez M. Fain. 9. Cl. Smadja, (1993), op. cité, pp. 202-211.
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Que serait alors, une mère désintricante ? Ne peut-on penser qu’elle est la mère traumatisante : une mère surexcitante, « empiétante », comme l’avance D. W. Winnicott, absente comme la mère morte décrite par A. Green, voire désobjectalisante. Une mère intricante serait donc aussi, une mère pare-excitante qui permet à son nourrisson d’internaliser un pare-excitant suffisamment fiable. Il me paraît important d’y associer les potentialités de l’environnement à créer une aire intermédiaire, à maintenir un écart permettant l’organisation de la mentalisation. Il manque dans les travaux un approfondissement du rôle intricant-intrigant du père.
La destructivité serait une marque de l’agressivité primaire
Dans Psychanalyse et théorie de la libido, Freud écrit : « A la place de l’opposition des deux espèces de pulsions nous pouvons bien mettre la polarité de l’amour et de la haine. Pour trouver une représentance de l’Eros, nous ne sommes certes pas embarrassés, nous sommes très contents par contre de pouvoir, pour la pulsion de mort, difficile à saisir, indiquer un représentant dans la pulsion de destruction à laquelle la haine montre le chemin. » Freud a toujours soutenu que l’objet naît dans la haine et que « l’extérieur, l’objet, le haï seraient tout au début identiques », la haine provenant « du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant des excitations. » La haine naît de la frustration provoquant la détresse. Il est à remarquer cependant que dans la seconde partie des Trois essais, Freud considère une pulsion de cruauté « indépendante de l’activité sexuelle des zones érogènes », qui reste cependant liée à la pulsion sexuelle. J’ai défini cette pulsion de cruauté10 comme destructivité originaire auto-conservatrice, au service de la constitution du moi. Il s’agit d’un dynamisme primitif sans amour ni haine, mais hostile, qui ne manifeste aucune pitié. Le sujet projette ses états de détresse non seulement dans le contenant maternel et ses contenus, mais contre les limites mêmes, la contenance maternelle elle-même au moment 10. D. Cupa, La pulsion de cruauté, Rev. fr. psychanal., 2002, LXVI, nº 4, Paris, PUF, pp. 1073-89.
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où ses propres limites, sa contenance sont en train de se constituer. Dans la mesure où sujet et objet ne sont pas encore distincts, la destructivité interne est corrélativement menaçante, il y a une vectorisation bi-directionnelle de la poussée destructrice. L’attaque, l’effraction sont prises en compte par la fonction pare-excitante maternelle qui permet l’organisation et l’intégration des contenants somato-psychiques du nourrisson et j’ajoute l’intrication pulsionnelle. Dans sa conceptualisation de « la violence fondamentale »11, J. Bergeret propose l’hypothèse d’un mouvement défensif primitif destructeur au sein du courant libidinal. Cette force n’a pas de vectorisation objectale et se situe en dehors des sentiments d’amour et de haine. Secondairement les pulsions sexuelles intègrent et utilisent cette énergie archaïque en lui donnant un sens. Je pense par ailleurs, que le pré-objet pare-excitant est supportable/insupportable pour le nourrisson, car, en tant que régulateur des tensions, il lui inflige d’en supporter. La pulsion de cruauté serait en termes économiques, dé-tension tonique, ce qui va dans le même sens que la décharge musculaire chez Freud. Cette agressivité primitive se situe, dans le cadre de la seconde topique, au moment de la déflexion de la pulsion de mort. Dans la dernière page d’Au-delà du principe de plaisir, Freud se questionne sur ces tensions qui peuvent être plaisantes ou déplaisantes. Permettent-elles de repérer si l’énergie est liée ou non ou bien ne seraient-elles pas en relation avec la grandeur absolue de l’intensité de l’investissement et indiqueraient-elles la modification de l’investissement dans une unité de temps ? Il me semble intéressant d’interpréter ces tensions en termes d’affect de vitalité. L’affect de vitalité est la tension liée aux affects discrets que sont les affects de la gamme plaisir/déplaisir. Ainsi avons-nous des plaisirs intenses, des colères froides, une angoisse flottante. Les affects de vitalité me semblent marquer les variations d’investissement et constituer ainsi temporellement un premier micro-rythme. Il signe le « tonus vital » selon P. Marty, la vivance. La mère intricante s’accorde psychiquement à son nourrisson, elle suit la rythmique de ses éprouvers, elle a du « tact ». Mais épisodiquement, elle reprend son propre rythme affectif introduisant du sexuel et ses absen11. J. Bergeret (1984), La violence fondamentale, Paris, Dunod.
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ces de femme amante dans ses échanges avec son nourrisson. Ainsi la mère est-elle harmonieuse/dysharmonieuse avec son bébé. Le masochisme érogène, tel qu’il est décrit par B. Rosenberg dans sa valeur intricante, serait l’internalisation de cet accordage/désaccordage psychique. Les auteurs de cet ouvrage sont invités à débattre de ces différentes avancées et à en tirer les conséquences dans leur pratique.
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D. RIBAS
Destructivité et désintrication pulsionnelle1
Introduction La psychanalyse a, depuis S. Freud, exploré des situations cliniques qui débordent le cadre intrapsychique de la névrose, avec des altérations de la structuration psychique dont les traces n’en ont pas le statut mnésique, avec des débordements de l’intrasubjectivité devant les empiètements par les mouvements psychiques de l’objet ou des désorganisations hors psyché atteignant le soma. La destructivité et son destin, les enjeux de vie et de mort priment alors sur les destins de la sexualité du patient. Un mouvement de dégagement du primat de la sexualité génitale dans la conflictualité psychique en découle parfois, qui expose à l’abandon d’une part essentielle de l’apport freudien, celui des pulsions, exposant à un retour à des positions phénoménologiques et au déni de la sexualité infantile. Le scandale de l’introduction de la seconde théorie des pulsions, avec ses aspects métaphysiques qui heurtent certains d’entre nous, me semble au contraire un modèle précieux pour introduire la problématique de l’être – sa non-évidence depuis D. Winnicott et W. Bion – dans l’axiomatique pulsionnelle et aider à continuer à penser dans des situations cliniques difficiles. La destructivité est porteuse d’une grande ambiguïté dans son rapport à la pulsion de mort : en première théorie des pulsions, destructivité et sadisme vont de pair et l’on sait le parti que D. Winnicott tire par exemple de la « cruauté primitive ». Encombrante pour l’objet et la société, cette destructivité chaude, 1. Ce texte reprend une partie du rapport présenté en 2002 à Bruxelles sur « Chroniques de l’intrication et de la désintrication pulsionelle », Rev. fr. psychanal., 2002, LXVI, nº 5, PUF, Paris.
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barbare, est en même temps en seconde théorie des pulsions le paradigme d’une intrication pulsionnelle qui protège le sujet : la destructivité est dérivée au dehors par la musculature. Avec la pulsion de mort, interne et autodestructrice, silencieuse, c’est le sujet lui-même qui est en danger de mort réelle. De ce point de vue, masochisme et sadisme sont dans une certaine mesure protecteurs pour l’individu.
Intrication et désintrication La pulsion de mort freudienne n’est pourtant ni bonne ni mauvaise en elle-même. Inertie entropique du retour à l’inanimé, elle représente pour moi dans la théorie l’inscription du biologique dans le monde physique avec sa temporalité inexorable et aveugle. Psychiquement elle se représente dans le choix du « calme » – au sens de M. Fain – du côté du principe de Nirvana : l’évitement du déplaisir par la baisse de la tension, rejoignant l’aphanisis de E. Jones. Elle use du désinvestissement de l’objet et de sa représentation, voire du psychisme lui-même qui éprouverait la douleur de la perte. Mais elle est aussi séparatrice et donc organisatrice des différenciations topiques ça-moi, puis du surmoi et du moi et de l’objet. Mais elle permet aussi le clivage et le déni. Tout le travail du négatif en ressort dans la psyché et donc la négation et le refoulement aussi. Nous ne pourrions ni aimer ni penser sans la capacité de désinvestir. Nous nous sommes saisis de ces potentialités qu’ignore notre inconscient comme en témoigne il y a quelques années la surprise d’un patient (qui prononçait mon nom sans le « s ») qui s’étonnait sur le divan de ne pas avoir apporté l’argent du mois : « C’est incroyable, j’étais pourtant à la banque ce matin : j’ai acheté mes Paribas ! ». Ou négativité que s’approprie notre plus jeune fils, âgé de quelques années, qui me dit un jour depuis le siège arrière de notre voiture, tenant un volant jouet : « Toi tu conduis avec blanc. – Pourquoi ? lui demandaisje. – Moi je conduis sans blanc ! ». Capacité de faire semblant qui est pour les cognitivistes tragiquement en défaut dans l’autisme infantile. 18
Les désinvestissements heureux nous permettent lentement – le temps est long qui use notre peine – de faire un deuil, promesse de réinvestissements ultérieurs. Ils sont à l’œuvre dans les sublimations et autorisent pour F. Pasche l’antinarcissisme qui nous pousse à investir l’objet et permet d’aimer. C’est la mortification de la couche externe de notre peau qui nous autorise le contact sans être « à vif » comme les étatslimites. Peau morte au dehors – pare-excitante – et peau sensible et vivante au dedans – inscription – comme le soulignent D. Anzieu et R. Kaes. C’est mieux que l’inverse que semblent vivre certains écorchés vifs qui se sentent mort au dedans. C’est la souplesse de l’intrication et de la désintrication pulsionnelle qui est cruciale pour que des transformations psychiques soient possibles. Ceci suppose que des investissements objectaux fiables restent opérants pendant les variations d’investissements narcissiques et objectaux en jeu. L’objet interne en premier, issu d’une scène primitive organisatrice du psychisme par la différence des sexes et des générations et l’accès à la bisexualité et à la conflictualité œdipienne. L’objet transférentiel dans la cure, ni interne ni externe, ou plutôt les deux à la fois. Une capacité masochiste de base, nécessaire pour faire une analyse selon B. Rosenberg et en supporter les frustrations. W. Bion disait « penser fait mal » et D. Braunschweig insistait sur le masochisme nécessaire pour affronter la réalité et la connaissance, souvent déplaisante. N’en déplaise à D. Winnicott qui n’aimait pas ce mot, comment les parents et les psychanalystes pourraient se passer d’une économie masochiste pour « survivre sans se venger » et ainsi permettre qu’on les utilise au meilleur sens du terme, celui de « l’utilisation de l’objet » ? Cette modulation souple participe selon moi à l’instauration d’une économie « bien tempérée » du divan au sens de J.-L. Donnet. Cela rend modeste de voir à quel point nos prédécesseurs ont déjà explicitement écrit ce que nous redécouvrons. Le démantèlement est décrit par S. Ferenczi : « Le moi tombe en morceau » dans un environnement défavorable. Le négatif, non théorisé, est chez D. Winnicott comme le souligne J.-B. Pontalis. F. Pasche définit explicitement le rôle de la pulsion de mort au service de la vie et de la capacité d’aimer, mais aussi l’intrication pulsionnelle par l’amour apporté par l’objet. P. Aulagnier a largement exploré la mutilation psychique par le 19
désinvestissement de la représentation. La censure de l’amante de D. Braunschweig et M. Fain ouvre au tiers par un désinvestissement – l’enfant devient un étranger pour la femme qui redevient amante – version heureuse dont C. Parat conteste l’optimisme romantique qui ferait de l’enfant le seul rival de l’homme et qui pense que l’enfant est aussi souvent désinvesti au profit du narcissisme maternel. Comment l’enfant investitil alors cet ailleurs de l’objet et quelles traces en resteront ? A. Green, plus près de nous, attire inlassablement notre attention sur la fécondité du travail du négatif dans la psyché. B. Rosenberg enfin a explicité l’ambiguïté du masochisme qui peut tout autant nous sauver que nous détruire.
Les leçons de l’autisme Mon apport a été dans ce domaine de proposer une articulation entre métapsychologie freudienne et acquis post-kleiniens dans la filiation de W. Bion par F. Tustin et D. Meltzer. Il me semble aussi utile d’évoquer une cure qui dura une vingtaine d’années. Un jeune patient connut une étape abominablement longue où il lui fallait détruire toutes ses productions graphiques. Il déchirait les feuilles sur lesquelles il dessinait en fines bandelettes, illustrant la répétition inexorable à l’œuvre, mais il pouvait aussi montrer un investissement indéniable de sa cure et de son analyste ainsi que de saisissants mouvements pulsionnels. Ce détour par une clinique inhabituelle me semble riche d’enseignement pour la psychanalyse en général. Nous devons à F. Tustin la prise en compte de l’intensité d’une douleur impressionnante lors de la séparation vécue comme un arrachement et une mort psychique, l’objet n’étant pas encore reconnu comme distinct. D. Meltzer a introduit quant à lui le démantèlement et l’identification adhésive pathologique, que je propose de comprendre comme ressortant l’un de la pulsion de mort, l’autre de la pulsion de vie, dans un état de désintrication inhabituellement poussé dans l’autisme. Si cela éclaire pour moi quelques abominations humaines, cela nous permet aussi d’interroger en retour dans des situa20
tions cliniques plus ordinaires ces composantes que l’on peut discrètement repérer. La libido désintriquée et son devenir dans les très nombreuses désintrications pulsionnelles de la vie psychique a été peu ou pas envisagée, sauf par B. Rosenberg qui en fait un investissement « en tout ou rien et tout de suite. » Ceci peut nous éclairer sur l’identification, la façon dont le moi arrache à l’objet ses caractéristiques dans la perte, et sur le danger d’une identification en collage où, à l’extrême, dans le fanatisme le moi devient un Moi-Idéal, clivé – pulsion de mort – de ses pulsions et de l’autoconservation, sacrifiant réellement sa part corporelle. Le terrorisme suicidaire ou la pathologie des sectes témoignent qu’il ne s’agit pas là, hélas, de spéculation théorique. Mais, a minima, n’y a t-il pas dans toute identification la possibilité qu’elle soit moins authentiquement introjective (idéal du moi, projet avec une distance reconnue), qu’il n’y paraît ? Ainsi nous pouvons interroger la part plaquée et aliénante de la transmission des idéaux analytiques, et ce d’autant plus que la transitionnalité de la fonction analytique pourrait légitimement dispenser du deuil de l’analyste celui qui s’approprie – et on l’espère – la familiarité de l’inconscient. D. Winnicott dit en effet qu’il n’y a pas à faire le deuil de l’objet transitionnel, celui-ci étant simplement désinvesti. Ce n’est pas pour rien que seule une nouvelle analyse avec un autre psychanalyste permet de percevoir des zones de collusion transféro-transférentielles : dures limites pour l’idéal auto-analytique. Autre leçon étonnante, il existe des humains qui semblent ne pas disposer de la réalisation hallucinatoire de désir et survivent dans une économie d’où la projection est absente. Leur survie ne semble possible que par un étrange commerce entre leur ça et leurs objets externes (à nos yeux). Une possession joyeuse de sa mère réelle par l’enfant est ainsi décrite par D. Meltzer. Ceci rejoint la perversion primaire décrite par B. Rosenberg. C’est bien le saut métapsychologique des postkleiniens : l’identification projective ne va pas de soi : l’étape préalable est l’identification adhésive. Ce qui manque c’est justement la projection. Cet intérêt pour des défenses archaïques non projectives nous rapproche des autistes. Le destin de la dissociation schizophrénique, l’adhésivité qui pourrait rendre compte des 21
troubles du cours de la pensée qui semble coagulée et le désinvestissement que suscite la psychose au long cours bénéficient cependant aussi d’être pensés en terme de désintrication pulsionnelle. Rappellons que W. Bion, F. Pasche, P. Aulagnier et B. Rosenberg ont travaillé avec des psychotiques adultes. Les défenses par les fétichisations me semblent par ailleurs en continuité avec les objets autistiques décrits par F. Tustin. La fréquentation d’enfants autistes confronte également à la présence de leur excitation et de manifestations érotiques démantelées – je préfère ce terme à « auto-sensuelles ». La seconde théorie des pulsions et la cœxcitation permettent d’interroger la répétition à l’œuvre dans les stéréotypies et les auto-stimulations, comme M. Fain l’a fait pour le mérycisme. Quel intérêt pour la théorisation analytique en général ? Les autistes sont la preuve vivante : 1) de la non-évidence de la limite dedans/dehors ; 2) de la non-évidence de la topique interne. Une économie impliquant l’économie pulsionnelle des parents ou de leurs substituts permet la survie d’êtres humains avant qu’il sachent qu’ils existent, et qu’ils existent de manière distincte. Ils montrent cependant des pulsions érotiques à l’œuvre. Ce n’est donc pas une spéculation intellectuelle gratuite que de confronter nos modèles à cette clinique singulière. Première conséquence : comme le soutenait D. Winnicott, une problématique de l’être se pose avant la séparation dedans/dehors. Ceci ôte de la pertinence à la querelle de savoir si la pulsion de mort a au début une visée interne ou extérieure, ligne du clivage théorique actuel, puisque cette différenciation n’est pas encore advenue ! Ainsi par exemple, la violence fondamentalement narcissique explorée par J. Bergeret ne peut plus être première, puisque le narcissisme n’est pas encore constitué. Rappelons que dans une des théorisations de S. Freud que soulignait S. Lebovici, le narcissisme naît de la réunion des autoérotismes. Ni la réunion des autoérotismes, ni la purification du narcissisme primaire par la projection n’étant plus évidentes, beaucoup de nos postulats disparaissent. Deuxième conséquence : contrairement à ce que soutient D. Winnicott – et légitimement en première théorie des pulsions : une pulsion sexuelle doit avoir un but et un objet –, de la pulsion de vie et des investissements érotiques épars cœxis22
tent avec une capacité de démantèlement psychique dans la non-intégration sur laquelle le même D. Winnicott a si justement insisté. Séparer les « relations d’objets » et les pulsions n’est donc pas pertinent et l’accord pourrait se trouver dans l’inversion des priorités : l’être passe avant la satisfaction. Il me semble que c’est ce dont témoigne le passage dans la seconde théorie des pulsions à une pulsion de vie qui fédère pulsion érotique et auto-conservation dans un « au-delà du principe de plaisir » explicite. Il me semble que nous pouvons tous être d’accord avec une éthique analytique qui en découle : l’analyste se doit d’être du côté de la vie. La présence du sexuel dans la vie des autistes, ce qui conforterait J. Laplanche pour me contredire, et bien que prendre un enfant en analyse et l’investir soit une indéniable séduction par l’adulte, l’excitation et les pulsions érotiques dans la clinique de l’autisme témoignent, aussi démantelées et peu « auto » soient-elles, de l’enracinement corporel du psychisme. Ces données de l’expérience m’amènent à privilégier pour la naissance psychique une version bionnienne, mais censurée par l’amante. La fonction alpha de la mère fait d’elle cette mère intriquante qui réalise l’intrication des pulsions de l’enfant – comme le dit M. Fain : « Le ça de l’enfant devient le moi de la mère » –, mais il lui faut savoir aussi être l’intrigante qui désinvestit parfois son enfant pour retrouver son amant. J’ai repéré des travaux précédents les différentes théorisations qui en des langages forts différents décrivent un temps d’identification primaire à la mère me semblant rejoindre l’identité adhésive saine décrite par E. Bick. On voit une convergence importante des élaborations sur ce point entre D. Winnicott avec le féminin pur, P. Aulagnier avec l’originaire, D. Anzieu avec le Moi-peau.
L’intrication et la désintrication dans la névrose La culpabilité, comme la mélancolie, sont des références classiques de la désintrication reprise heureusement le plus souvent, mais parfois de manière mortelle par le surmoi – qui peut devenir « culture pure de la pulsion de mort ». Dans les 23
phobies, avec la position phobique centrale A. Green a jeté un pont entre le point de vue tustinien d’éviter à tout prix une intolérable souffrance et un fonctionnement mental privilégiant l’évitement. Pour l’hystérie, « la belle indifférence » de la conversion et l’étrangeté de l’inscription dans le corps de la symbolisation mériteraient d’être interrogées quant à un temps de désintrication. Je laisse de côté la discussion de la théorie de l’angoisse, l’apport récent de B. Rosenberg permettant de susciter une discussion plus approfondie quant au rôle de la pulsion de mort menaçant l’intégrité du moi. La désintrication et la réintrication pulsionnelles me semblent en tout cas à l’œuvre dans le passage d’un fonctionnement psychique objectal du registre névrotique à la névrose symptomatique, ne serait-ce que par la régression. Je me souviens avoir entendu A. Green signaler que l’apparition d’un symptôme obsessionnel nouveau pouvait être un équivalent dépressif chez l’obsessionnel. Angoisse névrotique et angoisse dépressive sontelles d’ailleurs si différentes de nature qui toutes les deux renvoient à la menace de la perte de l’amour du surmoi ? La psychanalyse de langue française est très attentive aux subtils vacillements identitaires, prometteurs d’authentiques remaniements. Mais nous oublions peut-être certaines origines de cette heureuse tradition. M. Bouvet soulignait en effet dans son étude sur la dépersonnalisation l’importance de la désintrication pulsionnelle qui la sous-tend. Celle-ci accompagne en effet pour lui toute variation importante de la distance à l’objet – il s’agit en l’occurrence de l’objet primaire archaïque – tant dans le rapprocher que dans la perte. Il dit son plein accord avec les propositions d’A. Peto qui considérait en 1955 à Melbourne que la dépersonnalisation est toujours en rapport avec la défusion pulsionnelle, avec les possibilités intégratives des clivages qui en résultent. Certaines de nos interrogations techniques sont éclairées par le gradient de l’intrication pulsionnelle. Ainsi le choix entre le face à face et le divan. Le cadre analytique classique et l’interprétation ont des paramètres désintriquants et d’autres intriquants qui sont à considérer. On se souvient des mises en garde de P. Marty contre le risque inhérent à la carence perceptive et à l’interprétation lorsque la désorganisation somatique menace. 24
Il me semble clair que la fonctionnalité de l’objet interne en termes d’intrication pulsionnelle doit être suffisante pour que l’analyse classique soit indiquée, et qu’alors elle est le cadre le plus adéquat pour son remaniement dans la cure. Les patients d’aujourd’hui nous confrontent à des fragilités internes qui obligent à privilégier la reliaison de la trame psychique à la levée des refoulements, à des manifestations de présence qui témoignent de l’investissement de l’analyste dont le silence entérinerait sinon l’évidence ou la répétition du désinvestissement. Ceci peut se faire dans le cadre classique, mais est d’emblée présent dans le face à face qui convoque la participation de l’objet primaire externe à la construction de l’objet interne. Les paradigmes de l’analyse s’inversent alors : ils visent à faire advenir une structuration, à favoriser une auto-organisation (S. et G. Pragier), une création du trouvé – qu’il faut donc présenter – bien plus que de soulager une pression surmoïque trop lourde. C’est bien l’instauration d’un surmoi organisant un refoulement générateur d’inconscient qui est souhaitable et non l’assouplissement d’un surmoi précoce trop cruel. C’est pour illustrer l’importance de cette question que j’ai souvent repris le beau travail de M. Milner (1977) que R. Roussillon a remis à l’honneur et qui montre bien l’externalisation nécessaire à une maîtrise. On sait qu’il débouche sur l’implication du contretransfert et c’est en cela que l’attention portée aux désintrications dans la cure concerne tout analyste. Le retrait du patient dans la cure ou le désinvestissement de ses objets externes, arrêt de la temporalité de la cure qui fige le processus, ne doivent pas être confondus avec l’accès donné à l’intemporalité de l’inconscient. L’ennui est ici plus mortel que la haine. L’attention portée à l’économie du masochisme du patient et à celle de l’analyste dans son contre-transfert, avec leurs bienfaits et leurs pièges mortifères, est ici une précieuse boussole. C’est bien entendu le cas face aux tragédies que la vie impose à certains de nos patients. Je pense ainsi aux séances de plomb d’une de mes patientes après le suicide de sa mère, qui n’avait plus qu’elle et qui pour la convaincre que cela ne suffisait pas, s’était tuée en sachant que ce serait sa fille qui la découvrirait. Exportation de la pulsion de mort qui laisse la charge du travail du trépas – de M. de M’Uzan – à l’objet. La destructivité ainsi reportée sur autrui est une des questions que les horreurs d’une qualité nouvelle apportées par le 25
XXème siècle nous posent. N. Zaltzman pense à propos de l’extermination que l’on peut créer de la pulsion de mort chez l’autre. Pour ma part je crois que l’on peut provoquer la désintrication par une désobjectalisation systématique, une déshumanisation opératoire, l’anéantissement radical de l’espoir et ainsi la libération de la pulsion de mort désintriquée et donc autodestructrice. Mon propos cependant ne concerne pas que ces cas extrêmes. Des échos de traumatismes plus anciens caractérisés souvent également par des défaillances des objets apparaissent aussi à la fin de traitements analytiques et réactivent dans la séparation les enjeux du désinvestissement. Là aussi les mouvements de vie et de mort sont convoqués dans l’économie transféro-contretransférentielle et leur compréhension aide le psychanalyste à ce que l’analyse reste du côté de la vie.
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B. GOLSE
A propos de quelques figures de la destructivité dans le développement et dans la pathologie de l’enfant Du clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet dans le champ des pulsions de mort
Introduction On dit parfois qu’il n’y a pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour. Des psychanalystes comme J.-P. Valabrega insistent sur le fait que la mort est irreprésentable : seules ses conséquences et seuls les rituels qui l’entourent pourraient être pensés ou plutôt figurés, la chose étant un peu comparable, mutatis mutandis, pour l’absence et pour le vide qu’on ne peut, de fait, représenter que par leurs effets de bordure. D’une certaine manière, il en va de même, me semble-t-il, pour la destructivité : on décrit assez bien les conditions qui l’engendrent; on parle assez facilement des ses effets ; on peut assez clairement préciser les défenses qui la contiennent et les éventuels mécanismes de débordement de ces défenses, mais la destructivité en elle-même, qu’est-elle ? Il faut remercier les organisateurs de ce colloque de nous avoir invités à réfléchir à cette question délicate et eux-mêmes ont, sans nul doute, bien senti la difficulté du propos puisqu’ils nous ont demandé de traiter de la clinique de la destructivité, et non pas de la destructivité en soi. Mais, d’autres difficultés surgissent alors : – comment parler de la clinique de la destructivité sans être happés par un point de vue phénoménologique qui risque de nous faire rapidement lâcher nos repères métapsychologiques, et ce d’autant qu’on bute toujours, finalement, sur la question de l’impossible partage du monde représentationnel de l’autre ; 27
– comment prendre en compte le dipôle objectif/subjectif, ou le dipôle réel/imaginaire, à propos de la destructivité ; – comment articuler une approche individuelle endogène et une approche relationnelle exogène de la destructivité ; – comment ne pas cliver exagérément la destructivité agie de la destructivité subie ; – comment savoir ce qui fait véritablement « trauma » dans la destructivité et l’on sait ainsi qu’on a pu dire, à propos de la violence, que ce qui fait violence dans la violence, c’est justement cette part d’inconnu qui nous renvoie à nos difficultés intrinsèques en matière de « relation d’inconnu » (G. Rosolato) ; – comment enfin ne pas se ridiculiser en théorisant la problématique de la destructivité alors même qu’au quotidien, des millions d’êtres humains souffrent concrètement dans leur corps et dans leur psyché de cette destructivité qui ne désarme jamais et nulle part, comme on ne le sait que trop ? En dépit de tout ceci, et au-delà de l’intérêt théoricoclinique évident de l’étude de la destructivité, il y a, à mon sens, un autre intérêt à cette réflexion, un intérêt plus latéral, mais tout de même important. Face à la violence des villes et des banlieues, face à la violence intra-familiale et aux diverses formes de maltraitance des enfants (physiques, psychiques et sexuelles), face aux guerres identitaires épouvantables qui se déchaînent un peu partout, et qui se sont déchaînées notamment en Europe, nos politiques commencent à comprendre qu’on ne saurait tout attendre des neurosciences et des psychotropes. Sans vouloir être cynique, ceci apparaît tout de même comme un « bénéfice » indirect de la destructivité, et à l’heure actuelle, après tout, un bénéfice qui n’est pas à négliger. Après quelques rappels métapsychologiques au niveau des définitions, je dirai ensuite quelques mots de l’agressivité dans le champ du développement normal, avant d’envisager la question de la destructivité du point de vue de la pathologie et, en particulier, sous l’angle du clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet.
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Quelques rappels métapsychologiques sur la violence, la haine et l’agressivité Pour s’en tenir à une conception métapsychologique classique, il est acceptable de dire que la violence, la haine et l’agressivité sont à situer dans le registre du pulsionnel, mais qu’elles sont à situer différemment par rapport à l’objet d’une part, et par rapport à l’opposition corps/psyché d’autre part. Au risque de ne pas être consensuel, je proposerais volontiers les distinctions suivantes : la violence, comme l’a bien montré J. Bergeret, est à la fois pré-objectale, pré-œdipienne et préambivalente. En ce sens, elle est probablement « fondamentale » et fondatrice. Intimement liée à la problématique du narcissisme primaire, elle est naturelle, innée, nécessaire à la vie et à la survie de l’individu et de l’espèce. On rejoint là une conception de type éthologique bien développpée par K. Lorenz et par d’autres. Retenons pour l’heure qu’elle ne vise aucun objet, qu’elle est pré-génitale, se situant en-deçà de la conflictualisation œdipienne et non érotisée, c’est-à-dire sans intrication pulsionnelle avec les mouvements sexuels d’amour et de mort. Proche de la notion d’emprise, la violence recouvre au fond un « besoin primitif de toute-puissance sous peine d’angoisse de mort » (J. Bergeret) et en outre, un besoin primitif s’exprimant sur un mode massif et somato-psychique encore peu différencié. On pense ici, par exemple, aux accès de rage et de tantrum des enfants autistes. Mais, comme l’a bien souligné un auteur tel que N. Jeammet, la haine est également nécessaire. Déjà plus objectale que purement narcissique, elle vise donc un objet mais selon que celui-ci se trouve plus ou moins différencié, on parlera de haine primitive ou de haine objectale qui forment les deux pôles extrêmes d’un gradient probablement continu. La haine primitive porte sur un objet à forte valence narcissique, tel l’objet primaire et compte tenu de sa visée fantasmatique destructrice, elle se rapproche en fait de l’envie kleinienne à l’égard du contenu maternel. La modalité expressive prévalente de la haine se trouve être principalement psychique. L’agressivité enfin correspond peut-être à la version agie de la haine, et de la haine dans sa valence la plus objecto-centrée, qu’il s’agisse ici de l’objet-Soi ou d’un objet-non Soi. Il existe 29
un temps « auto » de l’agressivité dont témoigne le masochisme primaire, avant sa déflexion en direction de l’objet (sadisme primaire). L’acte hétéro-agressif est, quant à lui, fondamentalement génital et relationnel. Il entraîne la culpabilité œdipienne parce qu’il est nécessairement ambivalent et parce qu’il vise à l’élimination ou à la destruction du tiers rival (sur le fond du thème de la castration). Ajoutons aussi que le retournement contre soi n’a guère de sens en ce qui concerne la violence fondamentale qui se situe nettement dans l’en-deçà de la différenciation extra-psychique entre le sujet et l’objet. En revanche, au même titre que toute pulsion, la haine et l’agressivité peuvent être concernées par ce mécanisme de retournement : de la haine de l’autre à la haine de soi, de l’hétéro-agressivité à l’auto-agressivité. Ainsi, la haine comme l’agressivité apparaissent tout à la fois comme la source, le reflet et la conséquence du processus de différenciation, d’individuation et de séparation d’avec l’objet. Autrement dit encore, la violence fondamentale serait un peu à la haine et à l’agressivité ce que, sur un tout autre plan, l’auto-sensualité est à l’auto-érotisme.
La destructivité dans le cours du développement La croissance et la maturation psychiques de l’enfant se situent au carrefour de l’endogène et de l’exogène, c’est-à-dire à l’interface de l’équipement neuro-bio-psychologique du sujet d’une part, et de son système relationnel, familial, social et culturel d’autre part. A leur exact entrecroisement, et ces deux registres doivent donc toujours demeurer soigneusement conjoints dans nos réflexions et dans nos modèles théorico-cliniques. Ceci pour dire que même pour les processus qui peuvent apparaître comme les plus pulsionnels – et la question de la destructivité en fait évidemment partie – il ne faut jamais sous-estimer les effets de rencontre. Même les pulsions s’instaurent et se jouent dans le champ de la relation comme y insiste depuis plusieurs années J. Laplanche, au sein de sa théorie dite de « la séduction généralisée ». Mais déjà S. Freud 30
parlait du destin des pulsions, et non pas du développement des pulsions, pour souligner que la genèse psycho-affective ne pouvait en aucun cas se concevoir hors relation. On peut alors repérer trois dynamiques différentes, emboîtées et successives en ce qui concerne l’agressivité, pour s’en tenir à ce terme générique qui englobe souvent, dans le langage usuel, la haine et la violence évoquées précédemment. Une agressivité existentielle tout d’abord. C’est la « violence fondamentale » qui traduit plus une sorte de « struggle for life » qu’elle ne recouvre une véritable visée destructrice, nous l’avons vu. De même que les processus originaires sont probablement les premiers à s’instaurer avant de continuer à former ultérieurement le socle persistant des processus primaires et secondaires, cette violence fondamentale est sans doute la première à se structurer d’un point de vue diachronique, mais on la retrouvera toujours, peu ou prou, par la suite comme noyau basal sous-jacent aux autres niveaux agressifs plus objectaux. C. Chiland a ainsi bien montré comment les automutilations de certains enfants psychotiques peuvent revêtir cette dimension existentielle, une fois admis que sur le plan phénoménologique, elles se jouent sous le sceau d’un vécu autarcique sans démarcation encore nettement instituée entre le Soi et le non-Soi. Ainsi en va-t-il également de certains phénomènes autosensuels violents propres aux enfants autistes pour lesquels il s’agit de préserver un sentiment d’exister, fûtce au prix d’une relative mort psychique et de l’évacuation de toute prise en compte de la béance intersubjective. Une agressivité de vérification, ensuite, se met en place qui est une agressivité non pas de destruction mais bien plutôt de vérification de la fiabilité et de la solidité de l’objet. On en retrouvera des échos à l’adolescence où l’attaque contre les parents n’a pas, généralement, pour but de les annihiler, mais bien plutôt de s’assurer de leur capacité de résistance, on pourrait dire en quelque sorte de leur « force tranquille ». Ce type d’agressivité s’observe également chez les enfants adoptés qui, à l’adolescence, malmènent parfois leurs parents adoptifs dans cette perspective particulière. Quoi qu’il en soit, ce mouvement sert de support aux identifications « en contre » déjà à l’œuvre chez l’enfant en phase d’opposition et D. W. Winnicott a bien montré l’importance de cette forme particulière d’agressivité 31
chez le bébé en cours de repérage de ses objets objectifs et subjectifs. L’agressivité œdipienne se structure enfin avec son but d’élimination du rival, élimination qui passe d’ailleurs plus par la recherche de la victoire sur lui que par celle de sa disparition ou de sa mort à proprement parler, ce qui n’empêche en rien de se référer, sur un plan symbolique, à la problématique de la castration et du rapport à la Loi, tout en remarquant que la dynamique du « meurtre du père » continue à poser de difficiles questions dans le cadre du développement de la fille et des modalités du fonctionnement psychique de la femme. Telles sont, me semble-t-il, les trois dynamiques agressives essentielles qu’on peut donc résumer de la manière suivante : une agressivité pour être et pour vivre tout d’abord, une agressivité pour vérifier l’existence et la fiabilité de l’objet ensuite, une agressivité enfin pour l’emporter sur le tiers, ces trois dynamiques renvoyant, on le voit, à la question de l’agressivité érogène pour reprendre, ici, le terme qu’emploie B. Rosenberg à propos du masochisme de vie. Comme on le voit, cette description témoigne de l’inévitable intrication entre pulsions de mort et pulsions de vie, sauf peutêtre en ce qui concerne la mélancolie – « pure culture d’instinct de mort », selon S. Freud – ou encore en ce qui concerne ce que A. Green considère comme le « mal absolu », à savoir le meurtre de l’enfant.
La destructivité dans la pathologie, sous l’angle de la théorie de pulsions et de la théorie des relations d’objet: trois exemples paradigmatiques Si je m’intéresse tout particulièrement au bébé, c’est parce que, entre autres choses, il me semble que seul il peut nous permettre de transcender efficacement le clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet, clivage qui – comme tout clivage – nous aura fait tant de mal. Depuis quelques années, notamment, je m’efforce de montrer que la théorie de l’attachement représente probablement un très bon 32
candidat au rôle de pont entre la théorie des pulsions et la théorie des relations d’objet et c’est en quoi, me semble-t-il, le bébé est si fascinant pour nous tous. Le travail avec le bébé nous oblige, en effet, à prendre en compte simultanément dans le même regard le sujet et l’objet, soit la source pulsionnelle et la relation d’objet, dans la mesure où s’il est vrai qu’il ne nous impose aucun renoncement (ni à la théorie des pulsions, ni à la théorie de l’étayage, ni même à la théorie de l’après-coup), en revanche, il nous invite à reconsidérer et à approfondir le point de vue topique de la métapsychologie, afin de pouvoir tenir compte efficacement des fonctionnements dyadiques et triadiques, ainsi que du concept « d’unité originaire » (M. Perez-Sanchez et N. Abello). Pour en revenir à la question de la destructivité, j’ai le sentiment que jusqu’à maintenant les polémiques entre les tenants de la théorie des pulsions et ceux de la théorie des relations d’objet ont surtout été explorées, de manière explicite, dans la perspective des processus de vie. On sait aujourd’hui qu’il y a là un clivage côuteux et artificiel puisque l’objet sans investissement pulsionnel est un mythe et puisqu’à l’inverse, la pulsion sans objet est un leurre, le travail de Ch. Bollas m’ayant souvent été utile pour illustrer la possibilité de dépassement de cette double impasse. La question que je me pose aujourd’hui est de savoir si, en matière de destructivité et de mort, nos modèles théorico-cliniques n’ont pas, sans le reconnaître de manière aussi explicite qu’à propos des processus de vie, cédé en fait au même clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet. Je prendrai trois exemples. L’anorexie primaire du bébé, tout d’abord. Je pense ici à l’anorexie primaire grave du nouveau-né, heureusement fort rare, car porteuse d’un risque léthal parfois très grand. On voit ainsi certains bébés qui, en l’absence de toute cause pédiatrique identifiable, se laissent littéralement glisser dans la mort par leur refus inébranlable de toute absorption d’aliments. Tout se passe comme s’ils se crispaient activement sur une position de passivité absolue, position fondamentalement risquée et délétère. L’analyse métapsychologique de cet abandon à la mort a généralement été conduite en des termes pulsionnels, et l’on se souvient de l’hypothèse très stimulante de J.-Cl. Lavie qui 33
postulait, à l’origine de ces situations cliniques gravissimes, un déséquilibre pulsionnel au profit, non pas des pulsions de mort, mais des pulsions de vie ! Selon lui en effet, ces enfants se trouvaient dans l’incapacité de faire le deuil de l’hallucination primitive faute de pulsions de mort suffisamment efficaces, en quelque sorte. Normalement, au bout d’un certain temps, l’hallucination primitive ne suffit plus et sous la pression du besoin pulsionnel, la quête du sein ou du biberon doit se faire dans la réalité extérieure. Ce que le langage courant reprend en disant qu’on ne peut vivre indéfiniment d’amour et d’eau fraîche. Ici au contraire, selon J.-Cl. Lavie, l’hallucination primitive suffit indéfiniment et plonge le bébé dans une jouissance auto-suffisante mortelle, car ses pulsions de mort atones ne lui permettent pas de sacrifier le plaisir fantasmatique au profit de l’objet réel. Quoi qu’il en soit de l’interprétation des choses, l’auto-destructivité se voit donc rapportée, dans ce cas, à un déséquilibre du jeu pulsionnel. L’autisme infantile précoce, ensuite. On a beaucoup discuté, et l’on discute encore, pour savoir si cette forme dramatique et archaïque de mort psychique devait être comprise en termes de déficit ou de défense contre d’intenses et terrifiantes angoisses primitives (J. Hochmann). Rappelons que R. Diatkine proposait une autre vision des choses en disant que l’autisme infantile ne correspondait au fond ni à une problématique déficitaire, ni à une stratégie défensive, mais, plus fondamentalement encore, à une tentative pathétique de vivre en faisant l’économie totale de toute relation d’objet. On a donc là, me semble-t-il, un bon exemple d’appréhension de la destructivité psychique par le biais de la relation d’objet et non pas en des termes strictement pulsionnels. Les dépressions maternelles et les dépressions du bébé, enfin. C’est peut-être là que les travaux les plus récents tentent de tenir compte à la fois d’un point de vue pulsionnel et d’un point de vue objectal. Je m’explique en précisant que j’envisage ici les situations dans lesquelles la dynamique dépressogène est le fruit d’une influence mutuelle et réciproque de la mère et de l’enfant, sans que l’on ait à se demander qui, de la mère ou du bébé, a commencé (comme disent les enfants), et sans oublier le rôle essentiel de la faillite des tiers qui auraient pu, ou qui auraient dû, protéger de cette inter-influence 34
nocive, les deux partenaires de la dyade. On sait que cette réciprocité et cette mutualité des influences interactives forment désormais le vif du concept de psycho-pathologie périnatale. Une mère déprimée peut parfois déprimer son bébé, mais un bébé déprimé s’avère également fort déprimant. En tout état de cause, quand L. Kreisler propose d’entendre, chez les bébés, le terme de dépression dans son aspect le plus étymologique, soit celui de « dé-pression » qui renvoie à la notion de chute de tonus des instincts de vie, il nous propose bel et bien une approche pulsionnelle des dépressions précoces qui prolonge les travaux de R. Spitz, lesquels visaient, en leur temps, à rendre compte du travail dépressif chez le bébé dont l’indifférenciation intra-psychique relative ne lui permet pas encore une dynamique du deuil telle que celle décrite par S. Freud et K. Abraham. La dimension destructive de ces dépressions du bébé apparaît clairement au travers des phénomènes, plus ou moins graves, mais constants, de désorganisation psychosomatique, même si ceux-ci sont désormais davantage rapportés à une carence du holding initial et à des traumatismes en creux qu’à des traumatismes par excès d’excitation avec intrusion ou effraction, tels que la psychanalyse les a d’abord envisagés à une époque où elle se centrait moins sur les contenants que sur les contenus, et moins sur les enveloppes cutanées que sur les orifices corporels (B. Golse). A l’inverse, quand A. Green (1980) décrit « le complexe de la mère morte », il nous montre de manière saisissante le meurtre froid, et sans haine, de la mère par l’enfant. On se souvient en effet que selon cet auteur, la manière pour l’enfant de se défendre face à la dérobade maternelle est de recourir à plusieurs types de mécanismes concomitants : le désinvestissement de la mère, l’identification de l’enfant au fonctionnement dépressif de la mère, l’identification inconsciente de l’enfant à l’objet du deuil de la mère, et l’incrimination du tiers enfin. Tous ces mécanismes qui interviennent au sein d’une synergie subtile, sont au fond des mécanismes qui renvoient à la fois à une dynamique d’investissement pulsionnel de l’objet et à un mode de traitement spécifique de la relation d’objet. Ce à quoi il faut ajouter la « fonction désobjectalisante » (A. Green, 1986) de la mère elle-même qui, en raison de la destructivité propre à sa dynamique dépressive, sape sans relâ35
che les représentations de l’enfant qui ne peuvent alors s’édifier « entre pulsion et langage » (A. Green, 1987), et qui souligne encore ce double ancrage, pulsionnel et objectal, de la destructivité dépressive du couple mère-enfant. Tels sont donc les trois exemples paradigmatiques que je voulais donner pour montrer que le clivage entre les partisans de la théorie des pulsions et ceux de la théorie des relations d’objet s’est joué également dans le champ des pulsions de mort, mais peut-être de manière moins explicite que dans le champ des pulsions de vie, et pour indiquer que c’est à propos des dépressions du bébé qu’à mon sens, quelque chose de ce clivage a d’ores et déjà pu être, un tant soit peu, réduit. Finalement, il me semble que si l’opposition entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet a été moins ouvertement travaillée dans le registre de la destructivité que dans le registre des pulsions de vie, c’est peut-être parce que les pulsions de mort ne peuvent être facilement abordées en termes de pulsions partielles. Il est vrai que les pulsions partielles des stades prégénitaux (pulsions orale, anale et phallique) ont été décrites par S. Freud dans leur double valence libidinale et agressive, mais il n’en demeure pas moins que la dialectique entre l’amour et la haine, soit entre la vie et la mort, n’a pu se déployer qu’après 1920, soit dans le cadre de la deuxième théorie pulsionnelle qui renvoie dès lors à l’objet total et non plus aux classiques sources pulsionnelles partielles. A. Green (1996) a fait justement remarquer qu’après 1920, c’est la référence à l’objet total qui prime avec, en contrepartie, un estompage relatif de la sexualité infantile dans sa version première. Eros et Thanatos remplacent désormais chez S. Freud le sexuel au sens des pulsions partielles, et c’est ainsi que s’ouvre la voie de l’opposition entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet. Sur le fond de cette opposition, on peut alors penser qu’il était plus facile de se battre à ciel ouvert du côté de la vie que du côté de la mort et c’est pourquoi, je le répète, ce clivage a été, selon moi, moins apparent en matière de destructivité (destrudo) qu’en matière de vitalité (libido), jusqu’à aujourd’hui tout au moins. L’hypothèse que je défends est qu’à l’heure actuelle, c’est la clinique du bébé qui nous permet de repérer au mieux cette dissymétrie dans l’évolution des idées et de dépasser ce cliva36
ge théorique. D’une part, nos modèles nous offrent, à propos du bébé, des représentations de la destructivité aussi bien du côté du sujet que de l’objet (notamment avec ce que l’on appelle « la clinique du vide » fondée sur la faillite des contenants primordiaux) et d’autre part, la théorie de l’attachement conjoint dans le même regard la part personnelle du bébé et le rôle de l’objet dans l’édification progressive des « modèles internes opérants » (I. Bretherton). On peut alors penser que c’est d’une part le concept d’attachement (au) négatif proposé par D. Anzieu qui nous permettra de penser au mieux la destructivité chez le bébé (selon lui, en effet, la « pulsion d’attachement » se trouve facilement investie par les pulsions de vie et les pulsions de mort) ainsi que, d’autre part, les mécanismes de l’identification projective, pour peu qu’on sache les relire dans leur perspective kleinienne initiale, et pas seulement dans leur version progressivement édulcorée qui réduit l’identification projective à un processus communicationnel ou à un simple support de l’empathie.
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Cl. SMADJA
La perte de l’espoir
Un siècle après la publication de l’Interprétation des rêves, fondant la psychanalyse comme science du fonctionnement mental, la dépression essentielle reste, à bien des égards, énigmatique pour la communauté psychanalytique. Les problèmes qu’elle pose se situent aussi bien sur le plan de sa définition clinique que de sa conceptualisation théorique et de son abord thérapeutique. Née de l’observation psychosomatique, elle représente un événement majeur à mon sens dans l’histoire du processus de l’élaboration théorique en psychanalyse. Bien plus, sa découverte et son inscription dans un réseau d’hypothèses métapsychologiques représentent un exemple de ce qu’est une découverte scientifique d’un point de vue plus général. En effet, très tôt, dès les années 1890, Freud a eu l’intuition de la réalité clinique de la dépression essentielle lorsqu’il étudiait des névroses actuelles et particulièrement la neurasthénie. Les outils conceptuels de l’époque ne lui ont pas permis d’aller au-delà de cette intuition et l’ont conduit à mettre en latence pendant plusieurs décennies ce vaste champ de la psychopathologie que représentaient les névroses actuelles. Soulignons tout de suite que cette intuition était associée chez Freud à la reconnaissance d’un vécu dépressif particulier et de troubles somatiques divers chez le même patient. Pendant le temps de cette latence, Freud a élaboré comme on le sait une métapsychologie approfondie des névroses et a ouvert la voie à la compréhension des organisations non névrotiques du Moi. Les études psychosomatiques commencées avant la dernière guerre par des auteurs européens proches de Freud qui ont ensuite émigré aux Etats-Unis se sont déployées en France à partir du début des années 50. C’est grâce à leur expérience clinique et théorico-pratique des névroses que certains d’entre eux ont pu aborder le traitement de patients présentant des troubles somatiques avec de nouveaux outils conceptuels 39
acquis antérieurement et parallèlement. Ainsi, le retour de ce qui avait été mis en latence par Freud à la fin des années 1890 pouvait être à présent utilisé et prenait un nouveau sens pour la compréhension des symptômes du corps. Toutes les conditions théoriques étaient alors réunies pour que l’intuition de Freud devienne une découverte scientifique. C’est Pierre Marty qui en est l’auteur et sa publication inaugurale sous le nom de « la dépression essentielle » date de 1966. La dépression essentielle est un produit de la pensée psychanalytique française et est issue des observations psychosomatiques entreprises par un groupe de psychanalystes réunis dans ce qu’il était convenu d’appeler « l’Ecole de Paris de Psychosomatique ». Ce groupe, conduit par Pierre Marty, réunissait, comme on le sait, Michel Fain, Michel de M’Uzan, Christian David, Catherine Parat et Denise Braunschweig. Au début des années 50, la diffusion des travaux de psychosomatique des auteurs nord-américains en France, en particulier ceux de Frantz Alexander, Flender Dunbar et Morgan French, a suscité de vastes débats et a conduit les psychanalystes français à se différencier assez radicalement des positions théoriques des promoteurs de la médecine psychosomatique d’outre-Atlantique. Pour résumer ces positions, nous pouvons dire qu’elles étaient fondées sur une médicalisation des processus et des mécanismes en jeu dans les troubles psychosomatiques. Les obstacles à l’expression psychique ou comportementale des émotions entraînaient selon ces auteurs des dysfonctionnements somatiques divers par des voies neurovégétatives. Le recours à la notion de névrose d’organe pour rendre compte de ces constellations psychosomatiques a été particulièrement utilisé et développé par Frantz Alexander. Le dépassement des conceptions médicales nord-américaines s’est opéré en France grâce à une révolution conceptuelle, un nouvel angle de vue, une nouvelle approche des patients somatiques. En effet, c’est en se centrant sur le fonctionnement mental de ces patients que Pierre Marty et ses compagnons de route ont pu élaborer et développer une nouvelle clinique et de nouveaux outils théoriques spécifiquement psychosomatiques. Les premières observations soulignaient la réduction des capacités de défense névrotique des patients et leur substitution par des symptômes somatiques. Les observations de 40
patients céphalalgiques ou rachialgiques chez Pierre Marty ou des patients glaucomateux chez Michel Fain illustrent ce point de vue. Progressivement, les observations des psychosomaticiens français se sont étendues vers des patients présentant des affections somatiques plus évolutives et plus graves, telles des maladies de système, des cardiopathies ou des cancers. Le psychisme bien singulier de ces patients a alors été décrit selon des modalités qui ont pendant longtemps été interprétées comme carencées ou carentielles par les psychanalystes en général. Il ne s’agit pas, selon moi, d’une juste analyse des choses. Les psychosomaticiens ont bien au contraire cherché à comprendre les aspects métapsychologiques positifs à la source de cette clinique apparemment déficitaire. Aujourd’hui, grâce aux nouveaux outils conceptuels dont nous disposons, en particulier le concept de travail du négatif d’André Green, nous pouvons interpréter cette clinique du manque comme différentes figures de la négativité psychique. C’est dans cette approche nouvelle fondée sur l’exploration du fonctionnement mental des patients somatiques, que sont nées les deux découvertes cliniques que sont la pensée opératoire et la dépression essentielle. Dans la cohérence de son modèle théorique, Pierre Marty a toujours lié la dépression essentielle à la pensée opératoire comme deux aspects du même phénomène, les réunissant par la suite dans ce qu’il a appelé la vie opératoire. A mon tour, dans mes études sur la vie opératoire, j’ai fait mienne cette conception de Pierre Marty, dans la mesure où, comme nous le verrons plus loin, l’analyse métapsychologique nous impose cette manière de voir. Dans sa publication inaugurale, en 1966, Pierre Marty définit la dépression essentielle selon quatre propositions principales : – la dépression essentielle est une perte du tonus de vie; – elle correspond à une perte de la libido, tant narcissique qu’objectale; – la perte libidinale ne s’accompagne d’aucune contrepartie économique; – le phénomène d’ensemble de la dépression essentielle est sous-tendu par la présence des instincts de mort. Soulignons d’emblée que ces quatre propositions dans leur formulation contiennent toutes l’expression d’une négativité. 41
C’est cette observation qui est de nature à rendre difficile la reconnaissance clinique de la dépression essentielle comme sa conceptualisation théorique. Si le tonus de vie est une réalité clinique difficile à appréhender, on conçoit que sa perte ou sa disparition dans des degrés variables l’est encore plus. Le patient lui-même qui vit cet état affectif, se trouve habituellement peu apte à l’exprimer ou à le faire partager à son interlocuteur. Son entourage n’en est pas plus capable. C’est dire que le psychanalyste, face à un patient déprimé essentiel, ne peut s’appuyer le plus souvent, que sur ce qu’il vit contretransférentiellement sur la base d’une identification profonde à son patient. La perte de la libido dans ses deux versants, narcissique et objectal, situe précisément ce manque au niveau des moyens pulsionnels fondamentaux ou essentiels du sujet. Ce qui est souligné ici est un vaste processus de désinvestissement embrassant les objets jusqu’au Moi lui-même. C’est ce que Pierre Marty concevait comme un lent effacement de toutes les productions psychiques antérieurement investies par la libido et que nous pouvons interpréter comme l’effet d’une fonction désobjectalisante au cœur du psychisme malade du sujet. La proposition de Pierre Marty met l’accent, comme nous le voyons, sur la dimension économique de la perte pulsionnelle. Il est intéressant d’en rapprocher ce que Freud écrivait en 1895 dans son Manuscrit G sur la mélancolie. Il définissait celle-ci d’un point de vue économique comme une inhibition psychique accompagnée d’un appauvrissement intellectuel. Son élaboration se poursuit par une réflexion au sujet de la neurasthénie : « On découvre ici une analogie avec la neurasthénie. Dans cette dernière maladie, il y a également appauvrissement, du fait que l’excitation s’écoule par un trou. Mais en pareil cas, l’excitation sexuelle somatique se trouve entièrement pompée, tarie ; pour la mélancolie, c’est dans le psychisme que se situe ce trou. L’appauvrissement psychique peut néanmoins affecter le domaine physique. Les manifestations sont réellement si semblables qu’il est souvent difficile de différencier certains cas ». Pour bien comprendre le rapprochement aussi bien que la différence que Freud fait entre la mélancolie et la neurasthénie, souvenons-nous que dans ce Manuscrit G en 1895, le terme
mélancolie recouvrait l’ensemble des dépressions et pas simplement la mélancolie au sens où nous la concevons sur le plan de la psychiatrie classique. A partir de là, Freud rapproche la mélancolie et la neurasthénie sur la base d’un appauvrissement pulsionnel. La différence entre ces deux entités cliniques se situerait au niveau du lieu de la perte de libido. Si on garde à l’esprit le contexte théorique de l’époque, à savoir la différence entre les psychonévroses de défense et les névroses actuelles, Freud met l’accent pour la mélancolie, à savoir pour la dépression psychonévrotique, sur une perte de libido d’origine psychique, nous pourrions dire objectale, tandis que pour la neurasthénie, il met l’accent sur une perte de libido d’origine physique, nous dirions aujourd’hui narcissique. Ce rapprochement entre les propositions de Freud de 1895 et celles de Marty de 1966 est de nature selon moi à reconnaître dans la dépression essentielle une nouvelle identité de l’ancienne dépression neurasthénique. L’absence de contreparties économiques signifie qu’à la perte généralisée de la libido, n’est associée aucune compensation d’ordre psychique, qu’il s’agisse de fantasmes ou de symptômes. On peut dire que cette proposition définit la dépression essentielle comme un pur produit de la négativité psychique. Il s’agirait d’une perte sèche sans réinvestissement libidinal. Dans une lettre à Jung d’avril 1907, Freud développe « quelques opinions théoriques sur la paranoïa ». Il y précise le destin d’une représentation privée de son investissement en affect, c’est-à-dire, de son investissement libidinal. Il écrit : « Si son contenu de représentations (fantasmes de désir) a été projeté à l’extrémité grand P, cela ne peut être arrivé que si son investissement libidinal lui a été auparavant retiré. Il a alors le caractère d’une perception (...). Ce que la représentation d’objet a perdu en investissement lui est tout d’abord rendu sous forme de croyance ». Pour Freud, il s’agissait dans ce texte, de rendre compte de la projection et du délire paranoïaque ou du symptôme hypocondriaque. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée qu’une représentation peut se transformer en équivalent perceptif, dès lors qu’elle est désinvestie en libido. La pensée opératoire, en tant que fondée sur un surinvestissement du perceptif et privée de son épaisseur en représentation, s’inscrit bien ici dans une cohérence métapsychologique comme une conséquence de la perte en libido dont témoigne cliniquement la dépression essentielle. 43
Les relations étroites entre pensée opératoire et dépression essentielle, dans le cadre de ce que nous appelons depuis Marty « la vie opératoire », trouvent ici une justification théorique. Il s’agit là, comme le dit si joliment Michel Fain, de deux compagnes de misère, liées ensemble dans un même destin. Dans mon étude sur la dépression essentielle, que j’ai appelée « le paradoxe en psychosomatique », j’ai décrit deux grands mouvements : le premier de déliaison psychosomatique, le second de reliaison psychosomatique. La phase de déliaison s’instaure silencieusement sous l’effet prolongé d’une désintrication pulsionnelle et à partir de conditions traumatiques internes. La dépression essentielle et le fonctionnement opératoire en deviennent progressivement les seuls témoins cliniques. Lorsque ces conditions psychiques évoluent pendant un certain temps, une somatisation peut alors apparaître. Celle-ci peut devenir alors et paradoxalement le point de départ de nouveaux remaniements psychiques sur la base de ce que j’ai appelé un patho-masochisme étayé sur les représentations qui peuvent naître à partir de l’organe malade. Ce temps de reliaison psychosomatique met alors un terme provisoire à ce que Pierre Marty appelait la puissance des instincts de mort et qu’il situait au fondement de la définition de la dépression essentielle. Revenons à la pratique psychanalytique et tentons de repenser aujourd’hui la dépression essentielle. Chantal E. est une jeune femme de 32 ans. Elle est venue me consulter en raison d’un cancer de la langue survenu récemment. C’est une belle jeune femme, mais peu séduisante. Au cours de nos premières rencontres, elle se montrait très tendue et surinvestissait les explications rationnelles en me sollicitant constamment dans ce sens. Elle était privée d’humour et son discours était marqué du sceau du sérieux et de la gravité. Bien entendu, le poids de la réalité somatique qu’elle vivait, encore jeune, confortait ce sentiment de gravité. Ayant fait pendant six années une psychanalyse interrompue lorsqu’elle tomba malade, elle s’était moulée dans une attitude d’analysante sage et conformiste. Devant elle, il pouvait être indécent de jouer avec les mots ou de lui livrer des associations bizarres ou étranges pour elle. L’espace du jeu semblait ne pas devoir exister, au vue de la situation douloureuse qu’elle vivait. Ce qu’elle m’a raconté d’elle m’a conduit à me la représenter comme une femme entièrement organisée sur le mode d’un 44
narcissisme phallique. Célibataire, sans enfant et n’ayant jamais pu organiser une vie amoureuse et affective stable et durable, elle était toute investie dans sa vie professionnelle où elle réussissait à merveille. Après avoir fait des études supérieures brillantes dans une grande école, elle était devenue D.G. (Directeur Général) dans une grande société multinationale. Dernière d’une fratrie de cinq enfants, elle était née dix ans après la sœur qui la précède. Au moment de sa conception, sa mère traversa une grave crise conjugale et personnelle. Cette femme s’enfonça progressivement dans une dépression qui ne la quitta plus jamais, se mit à boire et devint obèse. Son père, dans le même temps, nouait une relation avec une autre femme, relation officiellement tue dans la famille mais en fait secret de polichinelle. Chantal E. vécut ses années d’enfance accolée à sa mère et à sa souffrance psychique, toutes deux se trouvant dans un relatif état d’isolement par rapport au reste de la famille. La délimitation psychique entre elle et sa mère lui fit toujours problème. Et celui-ci s’est trouvé réactivé dans toute tentative de relation avec un homme. Peu investie par son père, elle déplaça sur son frère aîné ses aspirations œdipiennes, mais le manque de disponibilité de ce dernier contribua à aggraver son sentiment de déception. Devenue adulte, elle fut la seule de ses frères et sœurs à n’avoir pas fondé de famille et à n’avoir pas eu d’enfants. Elle se nourrissait pourtant en permanence de ce désir. Un jour, elle aurait, elle aussi, un mari qui l’aimerait et des enfants. Au cours de ses rêveries éveillées, elle arrangeait son destin de femme comme étant tout le contraire de celui que sa mère avait vécu et qu’elle lui avait connu. Trois ans avant que sa maladie ne se déclare, elle rencontra un homme dont elle tomba amoureuse. Bien que l’engagement de cette relation fût difficile et compliqué, ils finirent par vivre ensemble pendant deux ans. Au bout de ce temps, son compagnon la quitta. Elle s’épuisa encore plus alors dans le travail et se sentit de plus en plus fatiguée. C’est quelques mois plus tard qu’elle découvrit son cancer. Longtemps après le début de son traitement, elle m’apprit qu’une fois abandonnée par son ami, elle avait cessé de jouer avec ses rêveries. La brève observation de Chantal E. me donne l’occasion de développer une nouvelle hypothèse métapsychologique au sujet 45
de la dépression essentielle, hypothèse nourrie depuis longtemps par une intuition vécue au contact de nombreux patients opératoires. Je pense qu’aujourd’hui, nous pouvons définir autrement la dépression essentielle du point de vue clinique. Si sa sémiologie directe se résumait dans les premières formulations en une baisse du tonus de vie, l’expérience acquise au cours de ces dernières années, permet d’en élargir son champ et de le décondenser en un ensemble de signes plus évocateurs et plus proche de la réalité vécue par le patient. Cette nouvelle sémiologie peut se résumer selon quatre signes. 1) La perte du sentiment de légèreté de l’être. C’est une expérience douloureuse que vit le patient en état de dépression essentielle. Brusquement, tout devient pesant, sérieux et grave. Cette gravité qui colore l’ensemble de la vie du patient est celle de la réalité brute. Le patient a perdu une certaine insouciance qui le portait jusqu’alors. Ses relations avec les personnes de son entourage se sont déparées du charme et de la séduction qui les habillaient. L’humour s’est tari. A partir de là, la vie devient ce qu’elle est, sans enjolivement et guidée par les événements de la réalité. 2) La perte de l’espoir. L’espoir est un fantasme ; en ce sens, il est une projection dans le futur d’une rêverie qui prend ses racines dans le passé. Il est lié à la continuité de cette rêverie au fil de l’existence. Comme nous le verrons tout à l’heure, l’espoir et la rêverie qui le sous-tend assurent l’investissement narcissique du sujet. C’est pourquoi l’interruption de l’une entraîne la disparition de l’autre. 3) Le sentiment de fatigue. C’est le seul élément sémiologique dont le patient peut habituellement parler spontanément à son analyste ou à son médecin. L’état de fatigue est vécu aussi bien sur le plan psychique que sur le plan somatique. Il résulte de l’absence d’accompagnement libidinal, des pensées comme des comportements. Au contraire des deux premiers signes, la perte du sentiment de légèreté et la perte de l’espoir le plus souvent indicible, voire ignoré du patient, car absent de son nouvel univers intérieur, l’état de fatigue est le seul signe qui ait une valeur de communication avec les autres objets de son entourage et dont le patient puisse se plaindre. 4) L’indicible inquiétude vécue par l’analyste. Devant une patient en état de dépression essentielle, l’analyste est mobilisé 46
profondément sur le plan de ses affects. Assez souvent, dans mon expérience personnelle, une sourde inquiétude pour la vie du patient advient à ma conscience avant même que je puisse lui associer des modes de figuration ou de représentation. Cet état contre-transférentiel est d’autant plus surprenant que le patient ne manifeste pas habituellement d’inquiétude pour luimême. Ainsi est instauré dans l’échange entre le patient et l’analyste un écart dans l’appréciation réciproque d’un danger pour la vie psychique du patient et sa vie tout court. Cette approche sémiologique de la dépression essentielle nous conduit à développer quelques réflexions nouvelles du point de vue métapsychologique. La dépression essentielle est une expérience subjective de catastrophe psychique, le plus souvent silencieuse et indicible, qui absorbe le Moi dès lors que sa capacité de rêverie a disparu. Je ne saurais dire si cette définition s’applique à tous les patients et sa généralisation n’est pas ici mon propos. Cependant, je pense qu’elle prévaut chez un certain nombre de patients dont le fonctionnement mental était habituellement et antérieurement organisé sur le mode du narcissisme phallique. Celui-ci, comme on le sait, valorise l’activité au détriment d’aptitudes à la régression vers des positions de passivité psychique. Du travail analytique avec les patients somatiques se sont imposées des relations privilégiées entre le narcissisme du sujet, sa capacité de rêverie, la dépression essentielle et la somatisation. Pour essayer d’éclairer ce réseau de liens internes au psychisme du malade, je partirai d’une observation empirique qui est la suivante : les variations du bon fonctionnement du soma semblent liées aux variations de la qualité du narcissisme du sujet. Dans son « Complément métapsychologique à la théorie du rêve », Freud interprète l’état de sommeil comme un retour quotidien à une profonde régression narcissique : « Le sommeil du point du vue somatique est une reviviscence du séjour dans le corps maternel dont il réalise certaines conditions : position de repos, chaleur et mise à l’écart de l’excitation ». Pour Freud, l’état de sommeil contient la mémoire d’un vécu ancien, du temps de la présence du fœtus dans le corps maternel, vécu qu’il associera en 1926 à l’état de narcissisme primaire. L’état idéal de quiétude somatique postulé par Freud ici permet d’avancer que la qualité de cette régression narcissique 47
joue un rôle dans la restauration du soma. Pendant le jour, la circulation des pensées mises en latence à travers toute l’étendue des topiques psychiques dépend de la fluidité du préconscient et du dynamisme de l’inconscient. Un certain nombre d’obstacles peuvent se dresser devant la marche en arrière du processus de régression ou la rendre impossible. Parmi ces obstacles, l’échec du double retournement pulsionnel comme destin de la pulsion s’avère lourd de conséquences pour le sujet dans la mesure où il le prive d’une capacité de repli narcissique masochique-primaire qui contrarie l’établissement d’une passivité psychique. Freud nous a depuis longtemps rendu attentifs au fait que les rêveries diurnes des patients sont des choses très sérieuses, tout comme l’était dans leur temps les jeux des enfants. Pourtant, les patients en font rarement état, les trouvant ridicules ou honteuses. Dans leur qualité hallucinatoire, elles s’opposent à la réalité brute, et Freud les a toujours associées aux rêves de la nuit en tant que modalité, dans la vie éveillée, de la réalisation hallucinatoire du désir. Ce qui les rapproche du rêve est leur accomplissement hallucinatoire au temps présent. Ce qui les en distingue est leur absence de déformation. La présence des rêveries dans la vie éveillée semble donc répondre à une fonction précise d’ordre narcissique. Grâce à leur contenu mégalomaniaque et érotique, elles alimentent en permanence le narcissisme du sujet et réparent les déceptions et blessures de l’enfance. Du point de vue métapsychologique, il me paraît important de prendre en considération la valeur économique de ces rêveries diurnes dans la mesure où leur interruption ou leur disparition à certains moments de la vie peuvent avoir des effets très différents sur l’économie psychosomatique du sujet. En prenant pour ligne de référence l’étendue du mouvement de régression possible, on peut distinguer d’une manière schématique des rêveries à circuit long et des rêveries à circuit court. Les premières s’inscrivent dans un réseau préconscient riche en représentations et conservent une capacité interne de transformation et d’élaboration grâce à leurs liens permanents avec le refoulé inconscient. Les secondes sont à des degrés divers orphelines de représentations et la voie vers l’inconscient leur est barrée. Elles tiennent lieu de prothèse du Moi et leur disparition précipite le Moi dans la désorganisation et fait courir au sujet les plus graves dangers pour son devenir somatique. 48
C’est dans ce sens que César et Sara Botella, dans leur rapport sur « figurabilité et régrédience » comprennent le travail du rêve. En effet, ils soulignent que « deux phénomènes essentiellement distincts œuvrent à la formation complexe du rêve. L’un, comme dans la rêverie, est du registre du préconscient et s’étaye souvent sur un fantasme conscient ou préconscient, il soutient l’élaboration secondaire et forme les aspects de rêve semblables en tous points aux rêveries diurnes, tandis que l’autre, sous la pression de l’inconscient et du sexuel infantile refoulé, dispose de tous les constituants psychiques du moment, embrase dans sa simultanéité tous les éléments présents pour aboutir à un résultat original, unique et ceci de cette façon anormale toute-puissante que l’on connaît ». La succession dépression essentielle-somatisation lors de la disparition de rêveries à circuit-court nous rend ainsi attentifs à ce que Pierre Marty appelait « la maladie avant la maladie ». Il nous est rappelé que le travail du rêve comme la capacité de rêverie éveillée ont leurs propres limites et que celles-ci sont variables au cours de l’existence. Dans sa XXIXème Conférence sur la révision de la théorie du rêve en 1932, Freud ouvre la voie aux organisations non névrotiques du Moi en suggérant comment elles peuvent limiter le travail du rêve dans sa fonction primordiale de réalisation du désir. C’est encore une fois sur les facteurs traumatiques que repose la responsabilité de bouleverser la théorie du rêve. « Dans certaines conditions, écrit Freud, le rêve ne peut faire triompher son dessein que d’une façon très imparfaite ou doit même y renoncer totalement. La fixation inconsciente à un traumatisme semble être au premier rang de ces obstacles à la fonction du rêve. Alors que le dormeur doit rêver parce que la diminution nocturne du refoulement permet à la poussée de la fixation traumatique de devenir active, le fonctionnement de son travail du rêve qui voudrait transformer les traces mnésiques de l’événement traumatique en un accomplissement de désir est mis en échec ». Le narcissisme phallique semble s’être établi sur la base de conditions traumatiques précoces au contact d’un cadre parental n’ayant pu favoriser le développement chez l’enfant d’une aptitude à la passivité psychique. La catastrophe que représente la dépression essentielle lors de la perte de la capacité de rêverie devient alors compréhensible si l’on pense que cet événement a interrompu tout espoir à l’horizon du sujet. 49
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D. CUPA
Cruauté de mort et survivance A. J. Chasseguet-Smirgel « Presque tout ce que nous appelons « civilisation supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté, voilà ma thèse ; cette « bête féroce » n’a pas été abattue, elle vit, elle prospère, elle est seulement divinisée. » F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. « Il m’est échu la chance très rare (je l’ai raconté dans Lilith) de pouvoir échanger quelques lettres avec ma famille.(…). Je sais que ce fut un des facteurs qui me permirent de survivre, mais, comme je l’ai dit déjà, chacun de nous autres survivants est une exception. » P. Levi, Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz.
Mon propos se centre ici d’une part sur des éléments concernant la cruauté la plus extrême en temps de guerre, c’està-dire sur une cruauté institutionnalisée, et d’autre part sur des modalités psychiques à l’œuvre pour survivre dans ces circonstances. Pour ce faire, je m’appuie essentiellement sur deux témoignages provenant de survivants de l’Holocauste : le Journal de Bergen-Belsen de Hanna Lévy-Hass et un des documents fournis par Jean, un ami, ainsi qu’un long entretien qu’il m’a accordé sur sa vie à Bergen-Belsen. Le Journal de Bergen-Belsen a été rédigé par H. Lévy-Hass1 née à Sarajevo en 1913. Lorsque la guerre éclate, elle se trou1. H. Lévy-Hass, (1979), Journal de Bergen-Belsen, (1944-1945), Paris, Le Seuil, 1989. Voici ce que l'auteur dit dans un entretien accordé à Eike Geisel qui a pris en charge l'édition de la traduction allemande. L'entretien est publié à la fin du Journal. « Oui, ce n'était sans doute pas dépourvu de danger de prendre des notes, comme je le faisais. Mais à l'époque, je n'y pensais pas. J'avais un petit carnet, et quand j'en avais le temps ou le courage, j'écrivais. Parfois, ce n'étaient que quelques lignes destinées à être développées par la suite. Il y avait un petit nombre de personnes en qui j'avais confiance et qui savaient que j'écrivais.(…) Lorsque les Allemands venaient, ce n'était pas pour perquisitionner ou fouiller nos affaires; ils débarquaient lorsque que quelqu'un avait volé – de la nourriture par exemple… Là, c'était terrible. Il y avait d'avantage de danger lorsque je travaillais avec les enfants : ce n'était pas autorisé. » (p. 88).
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ve dans le Monténégro où elle est enseignante dans un lycée. Elle se lie aussitôt au mouvement partisan de son pays en lutte d’abord contre l’occupation italienne, puis contre celle des Allemands. Juive et résistante, elle est arrêtée par la Gestapo, passe six mois en prison, pour être ensuite déportée au camp de concentration de Bergen-Belsen2. Le Journal qu’elle tient du 16 août 1944 aux derniers jours d’avril 1945 est un des documents les plus bouleversants que j’ai pu lire sur cette période. Lui fait écho le témoignage spontané de Jean sur quelques-uns de ses souvenirs de petit enfant dans ce même camp de Bergen-Belsen. Jean a été interné avec sa mère et sa sœur3 à Drancy de novembre 1942 à mai 1944, situation exceptionnelle puisque Drancy était un camp de transit. Ils ont été déportés à Bergen-Belsen en mai 1944 et ont été délivrés en juin 1945 lors d’un transport en train qui les conduisait vers l’est. Par ailleurs dans le cadre d’une mission humanitaire organisée avec des collègues de l’Université de Paris X Nanterre pour soutenir les habitants de Sarajevo4 pendant la dernière guerre en ex-Yougoslavie, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes ayant vécu le génocide perpétré sur cette population pendant le siège de cette ville. J’évoque ici très peu de faits, mais ces femmes et ces hommes ont été présents à mon esprit pendant toute l’écriture de ce texte, ils m’ont aidée à comprendre la difficulté de comprendre et la difficulté à dire. Deux évocations de cette expérience signalent que la cruauté extrême n’appartient pas qu’au passé.
Sauvagerie Dans « Actuelles sur la guerre et la mort »5, Freud examine la « désillusion » que lui cause la guerre. Elle n’est pas seulement plus sanglante et cause de plus de pertes qu’aucune des guerres antérieures en raison du puissant perfectionnement des armes 2. Voir la note sur Bergen-Belsen, infra p. 88. 3. La sœur de Jean est morte lors de la libération de Bergen-Belsen. 4. Voir la note sur le siège de Sarajevo, infra p. 89. 5. S. Freud, (1915), Actuelles sur la guerre et la mort, OC, XIII, Paris, PUF.
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offensives et défensives, mais elle est pour le moins aussi cruelle, acharnée, impitoyable que toutes celles qui l’ont précédée » (p. 131). Il repère que « dans cette guerre », l’Etat, censé être le gardien de la justice, pratique toutes les violences. Du coup, « là, où le blâme de la part de la collectivité vient à manquer, la compression des mauvais instincts cesse et les hommes se livrent à des actes de cruauté et de perfidie, de trahison et de brutalité qu’on aurait cru impossibles, à en juger uniquement par leur niveau de culture. » (p. 133). Il y a en l’homme une aptitude à la vie civilisée constituée par la transformation libidinale de ses pulsions cruelles et égoïstes et par les contraintes qu’exerce sur elles l’appareil social par les interdits, mais en période de guerre, l’homme retrouve ses comportements anciens d’autant plus qu’alors la communauté est permissive et n’oppose pas d’interdit. Freud reconnaît qu’il reste toujours un noyau actif des motions pulsionnelles cruelles ; nos désirs agressifs tendent à se satisfaire et ne disparaissent pas, ils ne sont jamais déracinés bien que réprouvés par la société. Freud reprend sa réflexion dans Le malaise dans la culture6 où il écrit : « Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? Cette cruelle agression attend en règle générale une provocation ou se met au service d’une autre visée dont le but pourrait être atteint aussi par des moyens plus doux. » (p. 298). A suivre les occurrences du mot « cruauté » dans l’œuvre freudienne, on en découvre toujours dans ses textes politiques et on y déchiffre deux portées principales : premièrement, la cruauté résiste, insiste d’autant plus lorsqu’elle se lie à l’emprise, deuxièmement la seule résistance face à la résistance de la cruauté se trouve au-delà du travail de culture, c’est l’interdit. Pour l’epoque moderne riche d’inventions en matière de cruautés les plus extrêmes, le travail de G. Laval donne aux textes de Freud un éclairage et un prolongement convainquant. L’auteur propose7 une analyse des régimes totalitaires transposable, comme il le suggère lui-même, aux micro-totalitarismes, aux vacuoles totalitaires que contiennent les sociétés 6. S. Freud, (1929), Le malaise dans la culture, OC, XVIII, Paris, PUF, p. 298. 7. G. Laval, (2004), Psychanalyse du meurtre totalitaire, La cruauté, Cahiers de psychologie clinique, 1, Bruxelles, de Bœck.
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démocratiques, les sectes ou les kamikazes par exemple. Pour l’auteur, ces régimes ou ces vacuoles possèdent une structure déstructurant l’appareil psychique qui garde ses capacités de raisonnement mais perd ses facultés de jugement et de discernement. Le Surmoi est tenu en lisière, mis hors circuit, ses capacités à filtrer, à limiter sont rendues inopérantes. Robotisé, le sujet transforme alors en actes les idées qui lui sont suggérées. Dans le même mouvement l’Idéal du moi est exalté de la façon la plus extrême se transformant en Idéal du moi grandiose. Ainsi, ce système fait tout pour que le sujet ne puisse plus penser, qu’il ne soit plus pris dans des controverses internes. Le Surmoi n’a plus à délibérer, il est déplacé le plus possible sur l’instance sociale externe qui va dicter ses conduites et décider pour lui où le Bien et le Mal se logent. Une fois ses capacités de jugement confisquées, le sujet accepte qu’il n’y ait plus de culpabilité à tuer et que, par contre, il soit coupable lorsqu’il ne tue pas : le Mal est devenu le Bien. Ce processus est soutenu par le déni de la perception qui devient « le radar » du sujet qui ne voit, n’entend et ne pense que ce qui doit être vu, entendu et pensé. Le sujet instrumentalisé est malléable à merci, il est transformé en automate plus par la perte de toute réflexivité psychique conflictuelle que par ce qui lui a été inculqué. On peut tirer de cette analyse l’idée que, dans un régime totalitaire, un Surmoi pervers externe terrorisant tient la collectivité et ses victimes dans une emprise absolue. L’emprise totalitaire s’emploie à éliminer tout élément, tout facteur, toute forme d’énergie qui seraient susceptibles de nourrir le désir même de résistance ou de préserver une parcelle d’individualité, d’humanité. L’analyse des systèmes totalitaires que propose G. Laval rend compte en fait d’une position perverse généralisée instituée par ce genre de régime. Ce que l’auteur décrit est très proche de la description de l’acting pervers tel que J. Chasseguet-Smirgel le propose. Elle écrit : « L’acting-out, caractéristique de la perversion (par rapport aux névroses), est lié, à notre avis, à l’évitement de l’élaboration psychique des problèmes (la dépression, la douleur, le sentiment d’insuffisance) et à la tentative de lui substituer une solution magique qui rend nécessaire une actualisation, une inscription dans la réalité externe, qui a une valeur analogue aux 54
gestes ou paroles du magicien, destinées à faire advenir une nouvelle réalité, “à violer l’ordre normal de l’univers ” (Ferenczi)8 ». Avec cette forme de fonctionnement psychique privée de Surmoi, du surmoi cruel tel que je l’ai étudié par ailleurs9 comme limitant la pulsionnalité du Ça et sa cruauté, les motions cruelles non endiguées sont prêtes à déferler sans limite et on ne voit pas pourquoi elles s’arrêteraient devant les atrocités. Ce qui compte c’est l’expansion narcissique au profit de l’Idéal grandiose. La cruauté s’émancipe de toute visée, en dehors d’elle-même, l’emprise jouit d’une liberté absolue. La cruauté est affranchie d’objectifs extérieurs et le sens de la destruction est la destruction elle-même. Nous sommes alors dans la sauvagerie qui est annulation des limites, qui est essentiellement expansive, plutôt que transgressive car cette caractéristique implique une manifestation individuelle incompatible avec la sauvagerie collective. Les manifestations de la cruauté extrême sont nombreuses et hétérogènes. Je suivrai schématiquement trois axes de réflexion. Les deux premiers concernent essentiellement les modalités de la cruauté de mort à savoir d’une part les cruelles folies d’Eros qui s’allient à l’emprise pour jouir sans fin, sans faiblesse, et d’autre part celle où l’invasion de Thanatos, délié d’Eros, détruit dans une froideur glaciale l’autre alors chosifié, réifié. L’organisation de ces deux modalités est fluctuante, oscillatoire, je ne pense pas que l’on puisse les figer l’une et l’autre en un mode de fonctionnement unique, elles sont plus ou moins présentes, plus ou moins imbriquées ; la vie psychique est cinétique. Le troisième point de ma réflexion s’attache à mettre en évidence les différents buts de la cruauté de mort attaquant chacune des fonctions du Moi-peau dans un objectif final anti-vie, anti-humain. Je distingue les buts suivants : saper les fondements, « décontenancer », effracter, agglutiner, dévitaliser, graver des infamies, chosifier.
8. J. Chasseguet-Smirgel, (1984), Ethique et esthétique de la perversion, Paris, Champ Vallon, pp. 290-291. Ce qui est souligné dans cette citation l’a été par l’auteur. 9. D. Cupa, Pulsion de cruauté, pulsion de tendresse, ouvrage à paraître, Paris, Dunod, 2006.
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Cruauté perverse de l’hybris
Voici deux citations trouvées dans le dernier ouvrage de J. Chasseguet-Smirgel Le corps comme miroir du monde10. La première est tirée des 120 journées de Sodome du marquis de Sade, la seconde de Les enfants d’Hitler11 qui relate une scène se déroulant à Auschwitz. A ces deux citations, j’ajoute le témoignage que j’ai recueilli auprès d’une femme bosniaque en 1996, à la fin du siège de Sarajevo. « Un autre(…) veut une mère et quatre enfants ; il les enferme dans un endroit d’où il puisse les observer ; il ne leur donne aucune nourriture, afin de voir les effets de la faim sur cette femme et lequel de ses enfants elle mangera le premier. » « Un jour il bande les seins d’une femme pour voir combien de temps son nouveau-né va survivre sans nourriture. Elle donne elle-même la mort à son bébé pour abréger ses souffrances.» « Ils ont pris son bébé, ils lui ont demandé de le jeter dans la bétonneuse et l’ont fait tourner sous ses yeux (…). Elle hurlait, ils l’ont violée et laissée là-bas. » La cruauté de mort attaque la mère dans son essence et son pouvoir, celle qui peut donner et maintenir la vie. L’emprise cruelle contraint à l’infanticide. Le don de la vie est remplacé par le don de la mort. La pulsion de tendresse maternelle est écrasée avec les seins, et celle qui doit amoureusement donner son sein à manger à son enfant est poussée au cannibalisme ou bien à jeter son bébé. La chair de la chair de la mère devient la chair qu’elle doit dévorer, elle est contrainte à s’auto-dévorer. Nous sommes ici dans l’au-delà des désirs infanticides de Jocaste que décrit J. Bergeret dans « la violence fondamentale »12, nous sommes dans une mise en scène de « dématernisation »13 radicale, c’est la mère, comme mère qui, de fait, est tuée. 10. J. Chasseguet-Smirgel, (2003), Le corps comme miroir du monde, Paris, PUF, p. 27-28. 11. G.-L. Posner, (1993), Les enfants d'Hitler, Paris, Albin Michel. 12. J. Bergeret, ( 1984), La Violence fondamentale, Paris, Dunod. 13. J'emprunte ce terme à J. Chasseguet-Smirgel, (2003), Le corps comme miroir du monde, Paris, PUF, pp. 103-114.
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Mais revenons sur le personnage de Jocaste. Dans Œdipe Roi, nous apprenons vers la fin de la pièce, que Laïos n’était pas seul à désirer la mort de l’enfant, futur Œdipe, que c’est Jocaste qui a remis au Vieux pâtre l’enfant pour le faire périr, car elle craignait les menaces d’un oracle selon lequel l’enfant tuerait ses parents. Des parents infanticides face à leur enfant parenticide, tels sont les protagonistes de la scène de « la violence fondamentale » selon J. Bergeret, la pulsion autoconservatrice parentale poussant les parents à souhaiter la mort de leur enfant et celui-ci ayant à se défendre des désirs meurtriers de ses parents. Cette « violence fondamentale » est reprise secondairement selon J. Bergeret par l’intégration pulsionnelle œdipienne. Pour ma part, je tiens à noter que dans le récit de Sophocle, les jeux ne sont pas joués d’emblée à cause de « l’instinct parental », de la tendresse parentale. En effet, l’histoire nous apprend que l’enfant est porteur d’œdèmes aux pieds (d’où le nom d’Œdipe) parce que14 les pieds sont transpercés au talon15 et pas seulement liés. Qui a ainsi blessé le nourrisson ? Je suppose que c’est Jocaste qui, en tant que mère cruelle, troue les pieds de son petit. Mais toute maltraitante qu’elle soit et désireuse de tuer son enfant, soutenue en cela par Laïos, elle ne le tue pas, elle ne peut pas le tuer, mais le donne pour ce faire au berger. Un berger est loin d’être une figure mortifère et nous savons qu’il sauve Œdipe. Telle est d’emblée l’ambivalence maternelle. La pulsion de tendresse de la mère assure par ses capacités le maintien de la vie de son enfant, son autoconservation et ce faisant la conservation de l’espèce. L’objet dispose de pulsions d’autoconservation comme il dispose de pulsions sexuelles, qui s’adressent à l’autre et prennent en compte cet autre dans sa demande liée au besoin et à l’étayage. La pulsion d’autoconservation assure le maintien du narcissisme parental et celui de l’enfant, « his majesty the baby » étant avant tout une expansion du narcissisme des parents. La préoccupation maternelle primaire, son engagement tendre par identification à son petit, concerne d’abord les besoins 14. C'est moi qui fait le lien, ce n'est pas dit dans le texte, mais sous-entendu. 15. Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Hachette, Le Livre de Poche classique, 1994, p. 69.
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du bébé en matière de conservation de la vie, de développement de celle-ci, tant d’un point de vue biologique que psychique. La tendresse maternelle est d’abord préoccupée par le désir de faire vivre son nourrisson et en cela, n’est-elle pas un « animal humain » ? De plus, si la mère se montre capable de faire vivre et croître son petit, elle trouve sa place d’humain dans l’évolution de l’espèce et dans la culture. La pulsion de conservation de la vie et celle de la conservation de l’espèce qui sont au fondement de la pulsion de vie sont dynamitées par la cruauté de mort. Dans une inversion des valeurs, celle-ci fait vivre, nourrit le meurtre. Dans les camps nazis, la faim est, comme dans les exemples donnés plus haut, méthodiquement organisée, comme ce le fut d’ailleurs aussi, pendant le siège de Sarajevo. Les habitants de la ville parlèrent alors de « la peur blanche » pour exprimer leur peur de mourir de faim. Certains en parlent encore comme de la peur la plus effroyable. H. Lévy-Hass écrit : « Ici l’extermination lente, lâchement calculée, par la faim, la terreur, les épidémies savamment entretenues… » (p. 64) ; « Les hommes meurent par suite d’un traitement infâme, de la faim, des humiliations, de la dysenterie, de la vermine. » (p. 67). Mais pire encore : « On a fini par tuer en nous, non seulement le droit à la vie présente et pour nombre d’entre nous, certes, à la vie future… mais le plus tragique, c’est qu’ils ont réussi, par leurs méthodes sadiques et perverses, à tuer en nous toute sensation d’une vie humaine antérieure, tout sentiment d’être normaux, dotés d’un passé normal – jusqu’à la conscience même d’avoir existé une fois en tant qu’êtres humains dignes de ce nom. » (p. 52). Le Ça est abandonné à la déroute de ses pulsions. Ça jouit avec la cruauté du Ça. La pensée n’est plus contrainte au détour, elle devient une machine qui pousse au jouir. Dans une théorisation différente de la mienne, car elle ne reconnaît pas le concept de pulsion de mort, J. ChasseguetSmirgel propose une intéressante explication de la perversion à partir de sa conception de l’hybris. Pour elle, le monde de la perversion est celui de l’hybris et l’indifférenciation à laquelle 58
elle conduit abolit la loi ou la subvertit totalement.16 Le but de l’hybris est de « faire advenir l’impossible, c’est-à-dire toutes les satisfactions sexuelles imaginables, génitales, mais surtout prégénitales, celles qui étaient accessibles à l’enfant, au moins potentiellement : battre, être battu, utiliser toutes les zones érogènes en intervertissant leur rôle. »17 Pour J. ChasseguetSmirgel, l’hybris unit emprise et sadisme. Pour ma part, je pense que l’hybris comme mouvement de démesure gouverné par un narcissisme primaire sans contention est l’orgueil ; elle peut se manifester avec la plus extrême des cruautés empruntant Eros et emprise pour satisfaire un Soi ivre de sa mégalomanie. Le mouvement cruel sans limite, pris dans l’oscillation de l’intrication des pulsions, peut prendre une allure érotisée ou non érotisée. La cruauté perverse de l’hybris attaque l’autoconservation mettant en jeu, actant chez l’autre la détresse originaire qui, aux origines, l’a suscitée. Elle fait rejouer à l’autre l’horreur de la désaide initiale, le faisant chuter dans la mort. L’hybris dans sa cruauté perverse de mort renverse la nécessité autoconservatrice liée à la cruauté de vie et à la tendresse. La cruauté perverse prend plaisir à tuer la vie. La particularité des crimes de guerre, à la différence des meurtres guerriers qui ont comme but la défense, l’autodéfense18, c’est de ne servir à rien, c’est d’être à eux-même leur propre fin. Primo Levi écrit : « Les guerres sont exécrables, elles sont le pire moyen de résoudre les controverses entre nations ou factions, mais on ne peut les définir inutiles : elles visent un but, injuste ou pervers, elles ne sont pas gratuites, elles ne se proposent pas d’infliger des souffrances ; les souffrances sont bien là, collectives, déchirantes, injustes, mais elles sont un sous-produit, un de plus.»19 Pour l’arrogance et le radicalisme de l’hybris le crime est crime 16. J. Chasseguet-Smirgel, (1984), Ethique et esthétique de la perversion, Paris, PUF, p. 213. 17. J. Chasseguet-Smirgel, (2003), Le corps comme miroir du monde, Paris, PUF, p. 37, souligné par l'auteur. 18. Dans « Pourquoi la guerre ? », Freud expliquant à Einstein ce qu'est l'alliage pulsionnel prend pour exemple « la pulsion d'autoconservation qui est assurément de nature érotique, mais [qui] a besoin de disposer de l'agression si elle veut imposer sa visée. » (p. 76), et décrit page suivante la pulsion de mort comme devenant destructrice dès lors qu'elle se défléchit vers l'extérieur et conclut que « l'être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant une vie étrangère.» 19. P. Levi, (1989), Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, p. 104.
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pour lui-même, une fin en soi. Ce qui est visé est au-delà de la Loi. Tout devient possible. L’homme est alors « tuable », « homo sacer », la vie est tuable, ce qui n’a rien à voir avec le meurtre du père de la horde primitive, ou la cruauté infantile dans ses mouvements de vouloir vivre. Dans un chapitre d’une très grande profondeur, N. Zaltzman s’interroge sur l’homme tuable : « Quelle représentation, quel contenu, quel statut occupe ou acquiert un homme pour un autre homme lorsqu’il est mis au ban, situé comme exclu de cet interdit général du meurtre, désigné comme tuable sans que ce soit un meurtre, tuable hors transgression, hors sanction, impunément tuable : une vie nue privée de tout attribut qui l’inscrive dans l’ordre de l’humain tel qu’il serait fondé sur l’interdit du meurtre ? Une vie livrée au meurtre20. » Le message cruel de la première expression de la violence pulsionnelle faute de limites n’est plus pensable21, ne peut que s’acter, il s’acte dans la jouissance de la mort. Dans ce cas la régression effroyable « fait passer le sujet de l’ontogénétique au phylogénétique, lui fait retraverser la frontière de l’hominisation. »22 La cruauté de mort fait chuter dans l’état d’inhumanité, de déshominisation ; qui aurait pu croire à « la Solution finale » ?
Cruauté de mort et désobjectalisation mises au service de l’affirmation du soi grandiose
H. Lévy-Hass écrit : « Je n’ai pas remarqué, pas une seule fois, chez un seul de ces soldats le moindre indice d’une réaction humaine, la moindre ombre d’un sentiment normal, la moindre trace de gêne ou d’embarras devant l’obligation de se comporter comme ils se comportaient. Rien ! Leurs visages ne reflétaient rien d’humain…23 » (p. 29).
20. Sous la direction de N. Zaltzman, (1999), La résistance de l'humain, Paris, PUF, p. 18. 21. J. Chasseguet-Smirgel parle de « perte de l'activité symbolique ». Cf. op.cité (2003), p. 25-39. 22. B. Grunberger, (1989), Narcisse et Anubis, Paris, Des femmes, p. 616. 23. C'est moi qui souligne.
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« “Tu ne reviendras pas, tu perds ton temps”. C’est cela, le style de ces gens-là, leur façon de s’adresser à nous, tranquillement, ils annonçaient la couleur. »24 (p. 101). L’objet sadisé par la cruauté de mort liée à l’hybris va disparaître ; il est morcellisé, satellisé. Le désinvestissement libidinal de l’objet sur lequel porte la violence est manifeste. Il n’y a plus d’identification, de mise en lien avec l’objet violenté. L’insensibilité à ce que peut éprouver l’objet agressé passe au premier plan, plus que la jouissance. Le résultat de ce désinvestissement est que l’autre n’est plus conçu comme un semblable, il peut être considéré avec indifférence et aisément devenir l’objet de n’importe quelle destruction, partielle ou totale, sans culpabilité et sans plaisir. Si ce mouvement porte les marques de la cruauté infantile qui ne se sent pas concernée par la maltraitance imposée à l’objet, si la forme est identique, la visée est radicalement différente. La cruauté infantile s’exprime dans le mouvement d’investissement de l’autre, car elle n’est pas désintriquée de la pulsion de tendresse, son but est la décharge qui attaque la tension provoquée par l’objet par mesure autoconservatrice. Le but est aussi d’éprouver la viabilité de l’objet ou comment sa propre destructivité n’est pas létale. Dans la cruauté de mort le but est de prendre un pouvoir sans limite en désinvestissant l’autre et en s’enfonçant dans un narcissisme sans fond, le « narcissisme de mort »25. Ce mouvement est au service de la mégalomanie de l’objet et au service de l’emprise mortifère. Pour violenter l’autre, il faut bien marquer une distance absolue avec lui, le concevoir comme n’étant pas de la même espèce. 1984 de G. Orwell, qui constitue un extraordinaire roman sur l’emprise, retrace les deux moments que je viens d’explorer. Dans un premier temps le Parti au pouvoir, c’est-à-dire l’emprise, s’attache à détourner et à dénaturer la sexualité en la transformant en pornographie. Puis, il tente de l’éradiquer, le Chef proposant la formule de propagande suivante : « Nous abolirons 24. C'est moi qui souligne. 25. A. Green, (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit. « Le narcissisme primaire est Désir de l'Un, aspiration à une totalité auto-suffisante et immortelle dont l'auto-engendrement est la condition, mort et négation de la mort à la fois. » (p. 132).
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l’orgasme ». La pulsion de mort est alors laissée à elle-même et soutient le Parti afin qu’il se pose comme créateur du monde. Puisque « Dieu est le pouvoir » et que le Parti est le pouvoir, il est Dieu. Le Parti est donc créateur de la nature humaine. Tout humain qui se soumet au Parti devient le Parti lui-même, il est le Parti acquérant toute-puissance et immortalité. Smith, qui est un homme très ordinaire, résiste. Le Chef va s’employer à éliminer toute énergie chez Smith, il lui enlève progressivement toute son humanité et lui fait subir avec la dernière des froideurs une lente et minutieuse torture pour le déraciner de son humanité jusqu’à ce que Smith entre dans la terreur d’avoir le visage dévoré par des rats et demande que ce supplice soit infligé à sa femme. Je pense qu’aucun commentaire supplémentaire ne s’impose, le récit se suffisant à lui-même. J’ajoute quelques considérations supplémentaires sur la torture, pratique sociale de la cruauté perverse, qui correspond au tableau que j’ai tenté de brosser. La torture vise à arracher un certain savoir par n’importe quel moyen. « On ne peut torturer que si celui que l’on torture est pensé comme non humain, comme radicalement autre. Des systèmes politiques ou économiques instaurent la déculturation en système de pensée. Pour pouvoir être pensé, l’autre est déshumanisé, uniformisé. Le rebelle, l’ennemi, le membre d’un groupe persécuté doit être pensé comme étant d’une autre « nature » que celle du tortionnaire. » (Sironi, 1994). L’autre est ainsi « désobjectalisé », et le bourreau peut torturer sans pitié. La torture rend les limites perméables, voire transparentes, elles sont attaquées, effractées afin que le secret gardé à l’intérieur passe à l’extérieur, que le caché dans l’intime devienne public. La peau est trouée, brûlée, coupée, les substances qui sont à l’extérieur du corps, vomissures, excréments, urine, sang sont réintroduites par la force, etc. L’effraction corporelle vise à désorganiser le fonctionnement psychique, à détruire l’appareil à penser, l’identité du sujet afin que celui-ci rompe ses alliances avec son groupe d’appartenance, d’affiliation et parle. S’appuyant sur la clinique psychanalytique contemporaine, A. Green considère qu’il y a une forme de désintrication pulsionnelle, désintrication des pulsions de vie et de mort, qui conduit, dans des formes plus ou moins discrètes, à différentes 62
configurations psychopathologiques dont le mécanisme fondamental est celui d’un deuil indépassable. Partant de deux présupposés fondamentaux : premièrement tout travail sur la pulsion de mort nécessite de prendre en compte la paire pulsionnelle : pulsion de vie et pulsion de mort, deuxièmement la pulsion prend son existence de l’objet qui existe en fonction de l’existence pulsionnelle, A. Green avance deux hypothèses. La première hypothèse est que « la visée des pulsions de vie est d’assurer une fonction objectalisante » (p. 118).26 Son rôle est de créer des relations avec des objets internes et externes et de transformer en objet ce qui ne possède pas forcément une qualité d’objet, une propriété d’objet. C’est le cas pour le Moi, c’est le cas pour l’objet transitionnel, etc. L’investissement est central dans le processus, il peut être d’ailleurs lui-même objectalisé. La seconde hypothèse est que « la visée de la pulsion de mort est d’accomplir, aussi loin que possible, une fonction désobjectalisante par la déliaison. » (p. 118). Dans ce mouvement pulsionnel ce qui est attaqué est la relation à l’objet, ses substituts, le moi par exemple, et l’investissement lui-même dans la mesure où il a été pris dans l’objectalisation. Le désinvestissement qualifie le fonctionnement des pulsions de mort. La fonction désobjectalisante s’observe dans la mélancolie, l’autisme, la dépression essentielle, la désublimation etc. ; elle est aussi au service de la cruauté de mort comme A. Green luimême l’a fait remarqué en des termes un peu différents, dans « Pourquoi le mal ? ».27 L’arrachage de la peau d’humanité
« Cet esclavage le plus avilissant et le plus noir qu’on puisse imaginer a fait que la vie dans ce camp n’a rien de commun avec la vie humainement conçue. Il s’agit, en effet, d’un plan cruel visant à provoquer la fin systématique et certaine de milliers de vies humaines. Là-dessus, IL N’ Y A PAS LE MOINDRE DOUTE, PAS LE MOINDRE DOUTE.28 » En partant à nouveau de quelques extraits du journal de H. Lévy-Hass, je tente de montrer que dans les camps d’exter26. A. Green, (1993), Le travail du négatif, Paris, Minuit, pp.113-122. 27. A. Green, (1990), La folie privée, Paris, Gallimard. 28. H. Lévy-Hass, op. cité, p. 83.
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mination nazis, l’humanité de l’homme lui fut arrachée savamment, jouissivement ou non. L’environnement du camp luimême fut transformé par l’appareil nazi en un appareil cruel de mort, une machine à dépecer chacune des qualités, des fonctions du Moi-peau telles que D. Anzieu les a définies et qui forment nos enveloppes de vie, de tendresse, de sexualité et d’amour. Chaque enveloppe dans ses caractéristiques sensorielles, tactiles, odoriférantes, sonores, visuelles,29 étant attaquée, devient alors elle-même un véritable martyre, une enveloppe de souffrance. Finalement, l’homme du camp perd son humanité, il est transformé en une loque de souffrance. La machine nazi enferme l’homme dans un cloaque pestilentiel afin de projeter sur lui ses propres défenses primitives cruelles à des fins létales. En partant de certaines fonctions du Moi-peau, je propose un exemple de dévastation cruelle. La première fonction du Moi-peau est d’être un objet support du fonctionnement psychique partant du support maternel ; cette « maintenance » est du ressort du holding tel que l’a décrit Winnicott30. Il permet au sujet de tenir psychiquement, mais aussi somatiquement. Dans les camps nazis, « l’appel » des internés les oblige à sortir dehors au moins une fois par jour, à n’importe quelle heure, par n’importe quel temps. Ils doivent se mettre en rang et au garde-à-vous afin d’être comptés. A Bergen-Belsen, cela dure deux, trois heures. « Et voilà qu’on est réduit à se figer au garde-à-vous devant des crapules qui vous crachent au visage leur rage démente, piétinent votre âme et votre dignité. » (p. 21). Alors que tout est fait pour écraser hommes et femmes, on leur demande en même temps de « bien se tenir » physiquement et moralement. Les appels sont organisés pour compter les prisonniers, mais aussi pour leur montrer ceux qui ont « une mauvaise conduite », comment on les « punit » etc. « Nous avilir jusqu’à ce degré infâme, nous humilier jusqu’à la folie et tuer en nous le souvenir même d’avoir été humain.» (p. 26). L’extermination nazie doit briser, humilier, 29. C'est G. Lavallée, (1999), qui a développé en partant du travail de D. Anzieu, la notion d'enveloppe visuelle dans L'enveloppe visuelle du Moi, Paris, Dunod. 30. D. W. Winnicott, (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 249, 1975.
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anéantir avant de tuer. Le but de la cruauté de mort est d’anéantir tout ce qui peut maintenir le sujet physiquement et psychiquement, il s’agit de saper les fondements somatiques, psychiques, mais aussi les fondements de son humanité. La contenance psychique, comme seconde fonction du Moipeau, est constituée par les différents enveloppements de l’environnement du nourrisson : l’enveloppe liée aux contacts, au toucher et aux odeurs, l’enveloppe sonore, l’enveloppe visuelle avec le regard de la mère comme miroir. La contenance devient dans les camps un infâme cloaque31 sans parois, sans intérieur et extérieur, ce qui rend la pensée de s’en sortir impossible : « L’eau et la boue partout, dedans comme dehors. Et avec ça, l’air saturé par l’odeur suffocante qu’exhalent les typhiques et celle de l’urine, partout. Un lit, ça ? C’est tout ce qu’on veut, sauf un lit. Une mare bourbeuse. (…) Ce n’est pas un lit, c’est une tombe. » (p. 73) « Les Allemands ne prennent aucune mesure contre la saleté. » (p. 51) « Une jeune fille SS pousse des cris, nous allonge des gifles à toute volée, impétueuses, rapides, soudaines, sans ôter son gant. » (p. 51). Le but de la cruauté de mort est de décontenancer le sujet, de lui faire perdre tous ses contenus psychiques, de le placer dans des enveloppes de souffrance telles qu’il ne puisse plus utiliser son masochisme, jusqu’à ce qu’il tombe hors de ses enveloppes psychiques rendues atroces, invivables. La fonction pare-excitante de la mère, troisième fonction, permet de donner à l’enfant des capacités autorégulatrices des stimulations, elle protège des effractions traumatogènes. Le camp est fabriqué pour traumatiser l’autre, pour le rendre fou, pour le mettre sous terreur. « Cette exiguïté est à vous rendre fou. Cris, tapage, tumulte infernal, disputes et gémissements sans fin. » (p. 24). « Les meurtrissures sont si profondes que notre être tout entier en est comme atrophié. On a l’impression d’être séparé du monde normal d’autrefois par un mur épais, massif. La capacité émotionnelle est comme émoussée, disparue. » (p. 52). On conçoit ici une carapace autistique permettant de tenir. La quatrième fonction des enveloppes est de bien séparer le sujet de l’autre, elle permet l’affirmation de soi. « Cette masse 31. B. Grunberger, (1989), Narcisse et Anubis, Paris, Des femmes, pp. 615617.
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humaine est entassée par la force, par la violence sur ce petit espace de terre humide et poussiéreuse, contrainte à vivre dans les conditions les plus humiliantes et à endurer les privations les plus brutales, de sorte que toutes les passions et faiblesses humaines se sont déchaînées et revêtent parfois des formes bestiales. » (p. 11). « Entassés littéralement les uns sur les autres, nous constituons pour les poux un terrain idéal de prolifération. Circuler est devenu impossible. Quant à s’asseoir ou à se reposer, il n’en est pas question. Infernale exiguïté… la peste ! » (p. 61). Dans cette masse comment les prisonniers peuvent-ils se différencier, maintenir un espace interne, garder un soi pour soi et ne pas tomber dans l’indifférenciation, l’indifférence à soi ? Aucun espace social n’est possible, tout ce qui est un début d’organisation est systématiquement détruit, toute identité comme point commun à l’ensemble est attaquée. La cruauté de mort vise à une agglutination mortifère. L’investissement de la peau du petit par sa mère, les soins tendres qui accompagnent la satisfaction des besoins conduisent à ce que l’infans se recharge libidinalement et qu’il acquiert les premiers érotismes (c’est la sixième fonction du Moi-peau). Dans les camps : « La famine ronge tout le monde. » (p. 31). Les prisonniers se font à la mort, se laissent petit à petit glisser, « ils sombrent, ils ne tiennent plus et ils meurent » (p. 55). H. Lévy-Hass signale toute une série de maladies contractées par les prisonniers ; ce sont essentiellement des maladies de peau : « Les abcès et les plaies ouvertes, provenant de la vermine ou de la sous-alimentation ; les ulcères à sécrétion permanente, les furoncles, les contusions, gonflements anormaux, les crampes, les infections variées, tout cela n’a plus rien d’extraordinaire pour nous. » (p. 31). La cruauté de mort vide la substance vitale, elle est vampirique. Elle attaque la fonction même de l’auto-conservation et le point précis où elle se sexualise : l’étayage. Se nourrir peut devenir douleur : « Et lorsqu’il a avalé cette quantité insolite d’une misérable nourriture, il s’en trouve mal, plus mal qu’auparavant, l’organisme proteste violemment. » (p. 65). La huitième fonction du Moi-peau est celle de l’inscription des traces sensorielles, le Moi-peau est une sorte de parchemin originaire. L’emprise nazie paraît marquée sur la surface du corps de certaines victimes par une inscription infamante, dés66
humanisante et indélébile, gravant, tatouant sur la peau des gitans et des juifs un numéro mortifère. Primo Levi écrit : « Sa signification symbolique était évidente pour tous : c’est un signe indélébile, vous ne sortirez plus d’ici ; c’est la marque qu’on imprime sur les bestiaux destinés à l’abattoir, et c’est ce que vous êtes devenus. Vous n’avez pas de nom : ceci est votre nom. La violence du tatouage était gratuite, une fin en soi, une pure offense : les trois numéros de toile cousus sur le pantalon, sur la veste et sur le manteau d’hiver n’étaient-ils pas suffisants ? Non, ils ne l’étaient pas : il en fallait un de plus, un message non verbal, pour que l’innocent sente sa condamnation dans sa chair. C’était aussi un retour aux formes barbares, et d’autant plus déconcertant pour les juifs orthodoxes ; en effet, et justement pour distinguer les juifs des « barbares », le tatouage est interdit pour la loi mosaïque (Lévitique, 19, 28). »32 Pire encore, l’enveloppe corporelle de l’autre humain est transformée à la lettre en objet. L’écorchage va devenir dans certains camps une pratique ordinaire pour fabriquer aux bourreaux ordinaires des enveloppes de peaux humaines déshumanisées bien élégantes : gants, pantalons etc. Dans l’ouvrage de E. Klee, La médecine nazie et ses victimes33, un médecin tchèque, F. Blaha arrêté en 1939, transféré à Dachau en avril 1941 et chargé des autopsies jusqu’à sa libération en 1945, décrit des cadeaux en peau de détenus : « Chaque jour, comme du linge à sécher, on suspendait des peaux humaines sur les cordes, devant la morgue. Des peaux que l’on avait retirées aux morts, de la poitrine jusqu’au dos. Ces peaux étaient ensuite minutieusement préparées, et à la suite d’un travail effectué à la main, on en tirait un cuir très fin. Tous les membres de la SS, y compris le médecin-chef, le Dr Rascher, médecin principal, et le Dr Kahr, ainsi qu’une quantité d’individus civils, ont laissé des modèles de découpe ; on s’en inspirait pour tailler dans le cuir des selles, des pantalons d’équitation, des gants, des sacs, des serviettes, des chaussures d’intérieur ou des reliures de livres. Il va de soi que pour cette utilisation il fallait uniquement des peaux intactes, sans blessures, sans chancre ni phlegmons, très répandus dans le camp. Il était donc très dan32. P. Levi, opus cité, p. 118. 33. E. Klee, (1999), La médecine nazie et ses victimes, Arles, Actes Sud.
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gereux de montrer que l’on avait encore une peau belle et saine ou un tatouage artistique. » Dans les collections du « musée pathologie » ouvert par les médecins nazis dans une annexe du camp de Gusen des morceaux de peau humaine tatouées furent exposées. L’Homme est chosifié par la cruauté de mort ; la cruauté la plus extrême consiste à arracher à l’humain sa peau d’humanité. Ceux qui ont pu faire cela étaient incapables de se mettre dans la peau d’un autre. En achevant cette partie je pense à cette remarque de H. Lévy-Hass : « Un doute sombre et lourd s’éveille. Le doute en l’Homme. » (p. 76).
Survivance Comme je l’ai indiqué en commençant, la réflexion que je propose sur les capacités humaines à survivre dans la situation de cruauté extrême que constitue le camp de déportation repose principalement sur le témoignage de H. Lévy-Hass, de Jean et de mon expérience à Sarajevo. Mon travail est donc très parcellaire, il ne rend compte que d’une certaine forme de survivance, une façon de sauver sa peau.34
Le témoignage de Jean
Apprenant que je travaillais sur la cruauté en temps de guerre, Jean m’a adressé les photocopies de vingt-six dessins35 réalisés par son père en camp de prisonniers pendant la dernière 34. La résistance de l'humain, (1999), Paris, PUF, le très bel ouvrage sous la direction de N. Zaltzman, m'a également beaucoup aidé. 35. Certains de ces dessins sont publiés dans la suite de cet article. 36. Lors de l'entretien, Jean me dira : « Mon père a été envoyé en Allemagne peu après la conférence de Wannsee près de Berlin (20/1/42). C'est là qu'a été décidée l'extermination des juifs. Il est arrivé à l'ouverture du Stalag XI B qui était dirigé par un colonel de la Wehrmacht qui lui a déclaré : « Il est à la mode de faire des différences entre les races et les religions, moi je n'en fais pas. Je n'ai à faire qu'à des prisonniers de guerre. » Ceci explique pourquoi le père de Jean a été traité correctement et pourquoi il pouvait correspondre avec sa femme et ses deux enfants.
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guerre36. Ils étaient accompagnés d’une lettre, dont voici les éléments qui me paraissent essentiels et qui ont contribué pour une part à ce que j’accepte de faire un travail avec Jean concernant les dessins de son père : « Ci-joint les “cartes postales” réalisées de septembre 1943 à juin 1945. Presque toutes sont arrivées avec des colis (…) En tant que prisonniers de guerre « ils » étaient assez bien dans ce Stalag XI B situé à Fallingbostel à 43 km de Hanovre, au sud, et à 11 km du camp de concentration de Bergen-Belsen (…) Toutes ces cartes postales ont été réalisées par mon père. Il dessinait très bien, en particulier il savait croquer excellemment les visages. Mais il avait, dans ce commando, des facilités pour peindre, jouer du violon, faire du théâtre avec ses copains dont en particulier E. Lévinas (…). Je me suis aperçu, relativement récemment, de l’importance de ces cartes postales qui relataient “les travaux et les jours” et qui me permettaient de rêver.(…) Ces cartes sont très précieuses pour moi, car elles ont joué, me semble-t-il, le rôle du mythe du jeu, que l’on repère dans le film de Benigni, La vie est belle. Préserver et permettre à l’enfant de rêver même dans les camps de la mort… Je ne sais pas si tu pourras en faire quelque chose, mais voilà le matériau brut (…) »37
37. Je ne suis pas d'accord avec le commentaire que fait C. Janin sur le film de Benigni dans son rapport « Pour une théorie psychanalytique de la honte », Rev. fr. psychanal., 5/2003. Certes, il y a un aspect maniaque chez l'auteur et chez le père campé dans le film. C. Janin écrit que « la description des efforts désespérés d'un père qui tente de créer pour son fils une aire de jeu qui permette à ce dernier d'échapper à l'univers concentrationnaire, et qui y réussit, me paraît être, dans son essence, négationniste, en ce sens qu'il déniait le projet central de cet univers qui subordonnait l'extermination à une terreur constante, excluant toute aire de jeu... » Mais, nombreux sont les exemples, il suffit de se rapporter seulement à H. Lévy-Hass et à Jean, qui montrent que face à la désymbolisation à laquelle la terreur nazie contraignait, ceux qui en sont sortis racontent les efforts incommensurables qu'ils faisaient pour tenter de symboliser, de penser. Il existe une honte inconsciente dans ce film qui est sans doute pour une part du ressort de l'identification à l'agresseur, liée au désir de cruauté et d'anéantissement de l'autre, mais il y a aussi une honte qui provient du dépeçage psychique dont j’ai parlé. Voir aussi plus loin dans mon texte. L'éloquence traumatique est gênante, car elle est pléthore et orgie de l'effroi, elle recouvre et élude sans doute une zone de silence où se maintient l'horreur au caractère inracontable.
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La série de dessins faits essentiellement avec des crayons de couleur et pour certains à la gouache concerne la vie quotidienne dans un camp : le lever, l’appel, les travaux dans les bois et dans les champs, la toilette, le repas, le chargement du charbon de bois dans un wagon, une ferme, la chasse, un réfectoire dans lequel des hommes jouent ou lisent, mais aussi un autobus ou bien encore un Père Noël. Outre la qualité artistique, l’aspect tranquille de ces dessins est saisissant. Moi aussi, ils m’ont fait penser au film de Benigni38. En lisant la lettre de Jean, trois fils associatifs me sont venus : premièrement, le « jeu » en camp de prisonniers, mais aussi en camp de concentration, le père de Jean dessinant, ses amis jouant du violon ou des pièces de théâtre, son père lui envoyant des « cartes postales », courrier qui d’ordinaire signe les vacances, les voyages. Le second fil qui s’y associe : la culture et un article de J. Chasseguet-Smirgel lu quelque temps auparavant : « Trauma et croyance »39 dans lequel l’auteur montre combien l’art peut seconder les témoignages concernant l’expérience concentrationnaire. La troisième série associative est constituée par l’univers concentrationnaire lui-même. Je me suis posée les questions suivantes : pourquoi Jean m’envoyait-il maintenant une copie de ses « cartes postales » et pourquoi souhaitait-il que je transforme ce « matériau brut » ? Ayant écrit lui-même des nouvelles sur la déportation, que me demandait-il au juste ? Ecrire sur le matériau même de ses nouvelles ? Pourquoi ? Comment ? A qui s’adressait-il ? Que pouvais-je lui répondre ? L’exercice assez périlleux proposé par Jean m’est apparu possible d’une part pour des raisons que je tairai, car elles sont du ressort, pour Jean comme pour moi du privé, et d’autre part pour les raisons suivantes. J’ai pensé que les « cartes postales » constituaient un fil de vie, lien, liaison au sens freudien du terme, proposé par son père, dont j’allais me saisir avec Jean. Il aurait sans doute à me proposer aussi ceux de ses traumatismes. Nous ferions un travail à quatre mains. R. Waintrater40 a écrit : 38. R. Benigni, (1999), La vie est belle. 39. J. Chasseguet-Smirgel, (2000), « Trauma et croyance », Rev. fr. psychanal., LXIV, n° 1, Paris, PUF, pp. 39-46. 40. R. Waintrater, (2000), « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien », Rev. fr. psychanal., LXIV, n° 1.
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« Le témoignage est une cocréation fondée sur un contrat entre le témoin et celui qui recueille son témoignage (…) Ce contrat, que j’ai appelé le pacte testimonial, peut se lire ainsi : pendant une courte période déterminée à l’avance le témoignaire va accompagner le témoin dans un voyage de mémoire, et faire tout ce qui est en son pouvoir pour le protéger. Au terme de ce voyage de mémoire le contrat prend fin. » (p. 206). Nous serions conduits, par le jeu des cartes postales, Jean et moi, dans le camp de prisonniers où se trouvait son père, mais aussi dans le camp de concentration où ces dessins arrivaient et où il se trouvait avec sa mère. Grâce à ce même jeu de cartes, nous pourrions « sortir » avec lui du camp comme autrefois, nous serions dans un hors champ revisitant ce dedans et ce dehors. J’ai proposé à Jean de l’interviewer et de reproduire une partie de l’interview avec mes commentaires. Il en a été d’accord. Voici de petits extraits de cet interview qui a duré un aprèsmidi. Il a été entièrement enregistré et retranscrit. Le texte retranscrit comprend quarante-six pages. J’ai choisi une série d’extraits organisés chronologiquement et constituant un texte en soi qui m’a paru correspondre à ce que nous avions fixé avec Jean, qui consistait à repérer comment un petit enfant a réussi à s’en sortir dans l’univers concentrationnaire nazi. Bien que constituant « ce » dans quoi vivaient Jean et sa mère, « ce » qui hante les cauchemars de Jean, en accord avec lui, je n’ai travaillé aucun passage de l’entretien où il évoque les horreurs inhumaines qu’ils ont subies. Nous avons circonscrit le propos aux limites de la petite surface des cartes postales, qui ont servi à Jean de bouée de sauvetage au milieu d’un océan sordide.
S’évader de la réalité concentrationnaire
Il me semble intéressant de tenter de comprendre comment dans l’après-coup, la reconstruction de Jean éclaire la façon dont il pense avoir pu s’en sortir, dont il peut s’en sortir. D. : J’aimerais que tu me dises pourquoi tu m’as envoyé les dessins de ton père lorsque tu as appris que je faisais un travail sur la guerre. Qu’attends-tu de cela ? J. : Des petits copains et des petites copines qui étaient avec moi en camp et qui n’ont pas du tout eu le même rapport avec 73
leurs parents, en particulier avec leur père, peut-être parce que ces parents-là n’avaient pas les moyens d’expression et de transmission suffisants, sont en hôpitaux psychiatriques. Je pense que l’attitude de mon père et de ma mère, particulièrement celle de mon père qui m’envoyait régulièrement ses dessins, a réussi à me sortir un petit peu de la gangue du quotidien sordide des camps et m’a permis de rêver... Par exemple, il y a une carte sur laquelle on voit un autobus parisien... Cet autobus parisien m’a fait rêver au point par exemple que mon copain, qui se nommait aussi Jean, et moi-même étions persuadés que peu à peu j’allais recevoir un véritable autobus et, pour nous, l’autobus parisien, c’était l’arme de la toute-puissance, car c’était là-dedans que nous avions été ramassés41 (Rires puis long silence). D. : Raconte-moi... J. : Nous étions persuadés qu’aux alentours de Noël nous allions recevoir, moi d’abord et lui ensuite, puisqu’il était mon copain, un véritable autobus, c’était devenu un véritable autobus. Lorsqu’il y avait des copains qui nous embêtaient, nous leur disions : « Fais attention parce que nous allons te déporter, parce que “Jean”, disait le copain, “va recevoir un autobus” ». C’était donc à la fois une arme de pouvoir et de rêve parce que cela nous permettait de penser que nous n’étions pas « circonscrits » à ce que nous voyions et à ce que nous subissions. Je crois que c’était très important car pendant très, très longtemps j’ai fait des cauchemars, je revoyais des tas de cadavres. Mon père a préservé cette part de rêve, d’imagination et de jeu qui est sans doute, tu le sais mieux que moi, indispensable aux enfants et j’ai toujours eu l’impression que cela m’avait largement permis de m’en sortir. D. : Penses-tu que ces cartes postales étaient une façon pour lui de s’en sortir et pour que tu puisses t’en sortir ? J. : Pendant toute cette période-là, mon père était en camp avec d’autres intellectuels français et juifs ou seulement juifs et en cours de naturalisation au moment de la guerre. Il y avait parmi eux E. Lévinas. Ils passaient leur temps en discussions philosophiques. Ils avaient monté une université dans le Stalag et ils faisaient du théâtre, du violon, etc. Ils avaient de gros moyens pour s’en sortir, pour se tenir la tête hors de l’eau. 41. Tout ce qui est en italique dans l'entretien est souligné par moi.
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Il est vrai qu’en même temps, il m’a permis de faire la même chose et je pense que finalement, bien que ne lui en ayant pas parlé avant sa mort, il était conscient de cela. Il y a aussi une dimension culturelle dans cette histoire car il était vraiment agnostique, mais il avait été très influencé par la religion juive ayant suivi volontairement les cours d’éducation religieuse pour préparer sa « communion » juive. Il connaissait très bien le Talmud et il citait à mon sujet un verset d’un poème talmudique : il disait que j’étais tellement joueur que je finirai par jouer avec ses os sur sa tombe (Rires). Les dessins de mon père pouvaient paraître complètement futiles dans cet univers où nous avions d’abord besoin de nourriture. Ma mère a eu un rôle aussi très important. Lorsque j’ai été en camp, j’avais quatre ans et j’en suis sorti presque trois ans après, donc j’avais presque sept ans… c’était quand même un peu longuet cette affaire. Elle avait emporté une photo de mon père en soldat, et elle nous la montrait à ma sœur et à moi, tous les matins, mais vraiment tous les matins, parce que c’était quand même systématique, la photo de mon père. Ainsi les dessins de mon père, plus cette présence photographique… D. : Ton père était présent. J. : Voilà. Oui, c’est pour cela que je pense que la partie apparente est constituée par les dessins de mon père, mais cela aurait moins bien marché, voire pas marché du tout, si ma mère ne m’avait pas donné cette part importante, affective, de la présence de mon père. Il était constamment avec nous, et elle nous le montrait chaque jour. Ce qui fait que – il en a été très touché, mais au fond c’était presque naturel – lorsque je l’ai retrouvé en 1945, au milieu de milliers de personnes qui attendaient les déportés qui arrivaient à Strasbourg, je l’ai reconnu. Et il en a été bouleversé. C’est grâce à la conjonction des dessins et de la photo que cela a bien fonctionné et que la famille a continué à vivre malgré tout. Je crois que dans cette histoire de dessins, ce qui leur a donné sens, c’est que je continuais à connaître la personne qui les envoyait. Ma mère me lisait toutes les lettres qu’elle recevait de mon père. Elles étaient totalement aseptisées, puisque l’un et l’autre savaient qu’elles n’arriveraient que s’ils n’écrivaient que des banalités. Ils ne pouvaient se plaindre de rien, rien regretter. Mais c’était important, car cela maintenait 75
une mémoire, un courant affectif avec lui. Il y mettait beaucoup de lui-même, il ne dessinait pas comme on dessine dans un passe-temps, je crois que c’était une part importante de sa vie qu’il m’envoyait. Il me transmettait quelque chose de très important, car il a hésité pendant une courte période de sa vie à être dessinateur. Il adorait ça. Et ça aussi, c’est une sorte de tradition familiale, parce que son père aussi dessinait. Je crois qu’il y a aussi une continuité, il y a une idée de transmission et de tradition. Sur le plan de la religion juive, il ne m’a pratiquement rien appris. Il essayait visiblement, par contre, de transmettre des choses d’une génération à l’autre, de lui à moi. Et puis c’était un homme qui adorait jouer, et je pense qu’il avait pas mal d’imagination. Je me souviens que lorsque j’étais pré-adolescent, on jouait des heures entières, on montait des scénarios, et nous nous donnions des rôles l’un et l’autre... Pour revenir à l’histoire de l’autobus, je trouve sociologiquement extraordinaire, cette histoire de gamins qui menacent les autres de les déporter. Un jour où nous enquiquinions un petit copain qui nous avait lui-même enquiquiné, celui-ci a été se plaindre à sa mère en lui disant : « Maman, il y a Jean et l’autre Jean, ils veulent me déporter ». Elle lui a dit : « Imbécile, tu l’es déjà ». Elle n’avait rien compris, elle ! (Rires). Cette histoire d’autobus a une autre importance. Mon père était passionné – moi je suis moins intéressé que lui – par tous les moyens de transport, et il se dessinait des petites cartes, où il écrivait par exemple : « Autobus, 1935, New York, Londres, Paris, Bruxelles, etc. » C’est mon frère qui en a hérité parce qu’il est comme mon père, il est très, très intéressé par la collection de ces moyens de transport, et moi, un peu moins. L’autobus parisien qu’il a dessiné en camp, n’était pas n’importe lequel, c’était celui qui avait servi à la rafle du Vel d’Hiv, puis à tous les transports depuis Drancy jusqu’à je ne sais plus quelle gare de triage où on nous embarquait vers l’Allemagne. Ce n’était pas un autobus anonyme. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas s’il a su la postérité de son autobus. D. : Tu ne lui en as pas parlé ? J. : Non, parce que ça m’est revenu à partir du moment où j’ai commencé à écrire des nouvelles, et les premières nouvelles avaient beaucoup de rapports, directs ou indirects, avec la déportation. Il y en a une avec cette histoire d’autobus. En tant 76
qu’enfant, je n’ai pas énormément de souvenirs, je n’ai pas trop cherché à en avoir. Mais celui-là est un souvenir marrant. Je sais que très souvent, avec mon copain ou mes copains, j’utilisais les dessins que mon père m’envoyait pour bâtir des jeux, une autre vie, quoi. L’histoire de l’autobus me semble très importante. Surtout dans un univers où au fond, c’était tellement atroce, la dernière année à Bergen-Belsen, qu’il fallait vraiment un dérivatif aussi fort pour qu’on puisse s’évader un petit peu de ça. Parce que on n’arrêtait pas de se construire des jeux. On ne jouait jamais à partir de ce qu’on trouvait dans le camp, ou très peu… mais l’on jouait quand même, même lorsqu’il y avait des cadavres tout autour de la cabane. D. : Il y avait des cadavres tout autour de la cabane ? J. : C’est cela qui m’a hanté pendant des nuits et des nuits quand j’étais môme. C’est... cette odeur... L’odeur et la vue. Parce que chaque fois qu’on sortait, puisqu’on sortait assez souvent, parce qu’ils adoraient faire des appels interminables, ils n’arrivaient plus à ramasser les cadavres, et c’était vraiment abominable. L’odeur a été très longtemps présente dans mes cauchemars. Mais je crois que, pour revenir encore à ces dessins, c’était justement la bouffée d’air frais qui manquait, parce que c’était tellement atroce. Une fois, nous avons joué à partir de la réalité du camp et cela aurait pu mal se terminer. Nous entendions tout le temps nos mères dire en privé ou en semiprivé « sales Boches » et je ne sais pas qui a eu l’idée, peut-être des gamins plus âgés ou des pré-adolescents – les adolescents ils les faisaient bosser – qui ont eu l’idée de nous amener tous au pied d’un mirador et de gueuler « sales Boches » ; alors il y a eu l’appel immédiat et les SS ont dit que si cela se reproduisait, ils sépareraient les enfants des mères. Les mères ont très bien compris ce que cela voulait dire. C’est la seule baffe que j’ai reçue, mais quelle baffe ! Et, au fond, elle était méritée parce qu’on n’avait pas du tout vu, comme des petits cons, le risque que l’on encourait. C’est le seul cas où j’ai le souvenir d’un jeu... qui participait à l’univers dans lequel on était... le reste on s’évadait... constamment... D. : Vous vous évadiez... J. : Oui, c’est ça la puissance de l’imagination et aussi du jeu, c’est de pouvoir s’abstraire et s’évader de la réalité. Avec les dessins, nous étions dans le même « machin » mon père et 77
moi. Sauf que mon père le présentait avec des couleurs et ses dessins étaient plus attrayants que la réalité, qui était beaucoup plus sordide. Mais au fond, tu imagines que c’est difficile de s’en remettre ! Et c’est difficile, non seulement de s’en remettre, mais de comprendre pourquoi « les autres » ont voulu ta peau. Et ça c’est tellement fou que tu n’arrives pas à le comprendre. Tu n’arrives pas à comprendre la logique, le sens. Tu n’as pas pu, si tu reprends bien tous tes souvenirs de petit, trouver un sens même si c’est un sens complètement bizarre, étrange. Tu cherches une causalité infantile : « C’est parce que j’étais méchant avec ma mère », qui aurait donné un sens à ta présence dans ce camp. J’ai fini par dire : « Oui, c’est parce qu’on était juif ». Ma mère avait l’air de tout sauf d’une Juive sortie du bêtisier raciste des nazis. Mon père c’était pareil, il ressemblait ou à un Allemand ou à un… à un Russe… Ils avaient proposé à ma mère de… de faire sortir ma sœur du camp, parce qu’elle était parfaitement blonde, une peau parfaitement blanche et… je ne me suis pas élaboré d’autres schémas explicatifs… Je pense que j’étais dans la logique du prisonnier et je ne comprenais pas du tout, pas du tout pour quelles raisons, on était prisonnier. Au quotidien, on a souvent dit que c’était indicible mais heureusement que c’est d’une certaine manière indicible, parce que c’était tellement horrible qu’il vaut mieux que ça ne reste pas connu. Mais en même temps, ce qu’il faudrait pouvoir transmettre, ce que j’aimerais essayer de transmettre c’est ce que cela génère de choses horribles, non seulement sur le moment, mais par la suite chez un être humain, mais j’aimerais aussi avec toi transmettre comment je m’en suis sorti. Transmettre c’est « donner en faisant passer », « tradere », en latin. « Traditio » qui a donné le français « tradition » désignait l’action de transmettre. Transmettre, tradition c’est la même chose. J’ai mis très tôt ma fille au courant. Très jeune, Sandrine a su que j’avais été en camp. C’est mon épouse, Annick, qui le lui a dit – je ne sais plus quels propos elle avait tenus sur la prison – : « Mais tu sais ton papa a été en prison ». Nous lui avons alors parlé du camp. Elle a compris que ce n’était pas parce qu’on atterrissait quelque part que cela était forcément justifié. Lorsqu’elle était petite, un professeur a dit un jour, en classe, que si les Français n’avaient pas eu de réactions pendant la guerre, c’était parce 78
qu’ils n’avaient pas vu les convois et les déportés. Elle a alors répondu : « Ce n’est pas vrai parce que mon papa a été déporté et ils ont traversé tout Paris en autobus. »
Accepter la réalité est une tâche sans fin
Quelques remarques préalables s’imposent. Comme d’autres victimes et nous-mêmes, Jean n’a toujours pas compris le « pourquoi » de la Shoah. Ce dont Jean a le plus souffert est de l’odeur et de la vue des cadavres, de la dysenterie, des « appels » faits par les Allemands et de la faim. H. Lévy-Hass a été chargée des soins aux enfants dans sa « baraque ». Voici ce qu’elle écrit dans une note du 28-8-1944, date à laquelle Jean est à Bergen-Belsen : « Dans notre baraque, il y en a cent dix, d’âges différents, des bébés de trois ans aux garçons et aux filles de quatorze et quinze ans. Travailler sans aucun livre n’est pas chose facile. Je suis obligée de remplir à la main des bouts de papiers, des dizaines et des dizaines au contenu varié pour les tout petits qui commencent à peine à lire... ». (p. 16). Les enfants sont sauvages, déchaînés, affamés. Ils sentent que leur existence a pris une tournure exceptionnelle et anormale. Ils réagissent instinctivement et brutalement. » (p. 16). « Les jours où l’on nous empêche d’étudier, les élèves changent visiblement d’humeur, ennuyés et indignés de se voir réduits à la seule sensation de la faim et de n’avoir aucune occupation humaine. » (p. 48) M.-F. Laval-Hygonenq et G. Cerf de Dudzeele ont beaucoup insisté sur l’importance de la prise en considération de la réalité dans les articles qu’elles proposent42. Je tente d’abord de reprendre cet aspect de la survivance, en particulier parce que le témoignage de Jean m’y incite. Les déportés sont condamnés à investir la réalité, il y a urgence dans les camps à la reconnaître, comprendre le fonctionnement du système nazi, le déni constitue un risque mortel. Cette réalité est saturée de Réel au sens lacanien, c’est-à-dire ce qui est non-symbolisable. La réali42. Sous la direction de N. Zaltzman, (1999), La résistance de l'humain, Paris, PUF, pp. 25-52 et pp. 107-130.
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té me paraît même creusée par le Réel, plus que jamais elle prend une dimension qui échappe au sujet. Le déporté en camp doit donc investir une réalité irréelle, déréalisante et cela est d’autant plus difficile qu’il perd ses assises narcissiques dans leur historicité même : « Je réfléchis, je le veux… et je ne me rappelle absolument plus rien. Comme si ce n’était pas de moi qu’il s’agissait. Tout est rayé de mon esprit. Les premières semaines on était encore tant soit peu lié, intérieurement, à sa vie d’autrefois, on avait encore le goût des rêves, des souvenirs. Mais la vie humiliante et déshonorante du camp a brutalement tranché l’ensemble de sorte que tout effort moral pour s’éloigner quelque peu de l’obscure réalité qui nous entoure finit par être grotesque – une torture inutile. »43 Ne peut-on alors avancer que le sujet passe dans un régime opératoire, pensée opératoire au sens où celle-ci a été définie par P. Marty ? Ici cette pensée formatée par l’action devient une pensée qui se robotise, s’automatise et se protège de tout fantasme, ne peut plus fantasmer. Cependant, H. Lévy-Hass écrit aussi : « Vu le manque absolu de livres, je réunis et note le matériel d’après les souvenirs des enfants et les miens propres et le plus souvent, nous sommes obligés de recourir à l’improvisation de textes et de vers. Toute une foule d’airs connus ont été ressuscités par les efforts inlassables et grâce au travail de concentration de tous mes élèves – mais les paroles nous échappent. Alors nous nous mettons à inventer des vers, des rimes, à créer des textes qui nous touchent de près, à évoquer la glorieuse patrie lointaine, héroïque... ».44 Accepter la réalité est, selon D. W. Winnicott, une tâche sans fin. La tension provoquée par l’incessante confrontation entre la réalité interne et la réalité externe conduit l’enfant au jeu et l’adulte à l’art. Dans le jeu, l’enfant « manipule les phénomènes extérieurs choisis en leur conférant la signification et le sentiment du rêve. » (1971, p. 73). C’est en jouant que l’enfant (ou l’adulte) est créatif et c’est en étant créatif que le sujet se découvre, en tant qu’humain, de l’espèce humaine. Ainsi, H. LévyHass en écrivant son journal tente de conserver sa pensée et son humanité ainsi qu’en travaillant et en créant avec les 43. H. Lévy-Hass, op. cité, p. 51. 44. H. Lévy-Hass, op. cité, p. 38.
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enfants du camp. Cela lui permet de ne pas perdre le sens de la réalité dans une réalité qui perd son sens. En dessinant des cartes postales pour ses enfants, le père de Jean représente une réalité quotidienne du camp banale, acceptable et teintée par des affects de vie. En les envoyant à ses enfants ces cartes postales deviennent un véritable support pour leurs jeux dans le camp. Cette mise en représentation maintient l’enfant dans une aire entre la réalité et le rêve qui lui permet de « s’en sortir ». Jean se souvient de n’avoir joué qu’une fois avec ce qu’il trouvait dans le camp, ce fut l’épisode des « sales Boches ». La réalité des camps apparaît ici dans son aspect non-symbolisable, indicible, les enfants ne peuvent rien en faire et s’ils s’emparent d’un signifiant et jouent avec lui, ils risquent d’en mourir. Les cartes postales constituent une « aire d’illusion » qui crée, pour l’enfant, un espace acceptable dans l’inacceptable des camps. Ainsi la réalité du camp est-elle revue et corrigée de façon à être viable. L’illusion se tient et maintient entre le déni et l’acceptation de la réalité ; elle autorise une suspension des jugements d’existence et d’attribution. Les dessins ont permis et permettent à Jean, par le récit qu’il m’en fait, d’une part de naviguer45 dans une zone où il peut y avoir accostage dans la réalité la plus crue, la plus rude, celle des éprouvés les plus horribles, le voyage en bus vers Drancy, les odeurs et visions des cadavres de Bergen-Belsen, etc., et d’autre part de « s’évader », ces dessins étant alors un support au jeu, à l’imaginaire, le même bus qui l’a conduit avec sa mère et sa sœur vers l’enfermement le « sortant » du camp. Dans ces moments d’omnipotence, les dessins « armes de pouvoir » sont aussi le support d’identification à l’agresseur permettant à l’enfant de décharger son agressivité et de « déporter » ses copains de jeu46. L’aire intermédiaire peut, comme creuset de la symbolisation, relancer le fonctionnement psychique de l’aire intermédiaire intrapsychique constitué par le préconscient. Le fonctionnement de cette topique psychique permet la reprise d’une activité fantasmatique quoique toujours menaçante, car dans les camps fantasme et réalité mortifère coïncident. 45. J'emploie volontiers ce terme, parce que Winnicott a souvent évoqué « un voyage » entre la subjectivité et l'objectivité. 46. La vie est belle de R. Benigni est à ma connaissance le seul film qui présente le camp comme un décor, c'est-à-dire comme un espace de représentation.
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De plus, contre la logique totalitaire se maintient le lien social qui soutient la continuité d’un travail conscient et inconscient, générateur de sens par la circulation des mots et des pensées. Dessiner, écrire demeurent des moyens pour préserver les liens. Ceux-ci offrent un étayage pour la pensée, l’activité de mentalisation.
Fonction intricante de la mère
A plusieurs reprises, H. Lévy-Hass évoque son travail auprès des enfants et l’importance que cela avait pour eux tous. Elle évoque aussi la lutte des mères pour nourrir leurs enfants. Jean insiste aussi sur la présence de sa mère, il parle de la nourriture très pauvre, de la faim, du courage qu’il fallait à sa mère. Mais il insiste, c’est aussi un objectif important de l’entretien, sur la « présentation » chaque matin par celle-ci de la photo du père, associée à la lecture du courrier lorsqu’il arrive. Cette présentation quotidienne du père par la mère donne son efficacité aux cartes postales. La mère de Jean montre à son fils combien psychiquement son mari est présent pour elle, certes, mais ce qui me paraît aussi central dans cet échange, est qu’elle y introduise sa propre capacité à signifier l’absence du père, c’est-à-dire à symboliser. La photo représente le père, comme les cartes postales représentent le père et ses activités. Dans son travail sur l’intrication et la désintrication pulsionnelle D. Ribas écrit : « Les capacités maternelles de symbolisation de l’absence et de deuil de l’unité primaire permettraient d’échapper au cercle vicieux, incapacité au deuil/déficit de la symbolisation (…). » (2002, p. 175). Il me semble que ce sont, non seulement les capacités de la mère à faire le deuil de la fusion primaire, de supporter l’absence de son homme, mais aussi son acharnement à le maintenir présent, à maintenir un lien vivant avec lui, ses capacités donc de désinvestissement/réinvestissement qui ont permis, comme le dit très bien D. Ribas, « une greffe psychique de deuil » chez l’enfant et qui ont été en jeu dans la mise en place de la symbolisation chez celui-ci. Le père de Jean lui propose une aire de jeu, de projection, sa mère lui procure les capacités de jouer. Ce tressage des 82
parents, dans lequel la continuité des échanges est aussi un facteur important, m’apparaît comme un travail d’intrication des pulsions de vie et de mort. La charge dévastatrice organisée par les nazis, séparation de cette famille, internement de petits enfants et de leur mère, désobjectalisation des relations, cruauté, bute sur le tressage et n’envahit pas complètement l’enfant qui par moment peut « s’évader ». Jean ne transmet pas uniquement un message sur la cruauté de l’homme. Il dit combien il est lui-même l’œuvre de la mise-en-représentation parentale au sens où celle-ci est une exigence essentielle pour maintenir le psychisme en vie, en lien avec le corps des pulsions et des affects. Il témoigne de sa propre mise-en-représentation confrontée à une destructivité qui allait au-delà du meurtre et visait l’espace du jeu entre la vie et la mort, l’absence et la présence. A l’attaque contre la filiation correspond le désir de transmettre. L’humain déshumanisé recherche son humanité en l’humain, dans sa filiation. Il implique de se resituer dans la filiation et de trouver les indices de la transmission intergénérationnelle : se reconnaître comme héritier de, et transmettre à son enfant. Jean a reçu de son père ce fameux autobus. L’autobus représente l’imaginable de l’inimaginable. Dans le plus familier des véhicules se cachent l’étrange absolu, les capacités de son père à faire un travail artistique, l’amour de son père pour ce genre de véhicule, le don de ce dessin. Jean transmet l’histoire de l’autobus et sa réalité à sa fille qui l’utilise pour démasquer le déni du professeur. Transmettre est central dans la survie psychique, je l’ai profondément ressenti chez Jean et chez d’autres, car la transmission s’oppose à l’oubli et à la vengeance par l’inscription mémorielle et sanctionne le crime par la construction d’une histoire.
Sauver sa peau, se sauver de la honte
Je m’efforce ici de montrer comment les rescapés ont pu sauver leur peau en repartant des différentes déchirures, « cruelisations » infligées à leur Moi-peau. Faire tomber un individu en dehors de sa peau d’humanité, en plus des souffrances physiques et des agonies psychiques déjà évoquées, procure chez 83
le sujet une honte effroyable. L’affect de honte me semble un affect intimement lié à la cruauté. Je vais donc développer ici ce qui concerne la cruauté de mort et la honte dans leurs liens au dépeçage cruel. H. Lévy-Hass évoque sans cesse la honte dans son journal : « Car c’est exactement ça, on ne meurt pas, ici, on crève littéralement. A quoi bon attendre ? C’est porter affront à la dignité de l’homme. Quelle honte, quelle honte immense… » (p. 82). La réponse de H. Lévy-Hass est la suivante : « …Il est du devoir de l’homme de mourir en homme, d’éviter une fin pire que toutes les morts, une mort qui n’en est pas une. La dignité prend tout son sens, on comprend le sens de mourir “debout”…. »47 La honte provient, à un premier niveau, de l’acceptation d’être réduit à l’état de déchet, d’accepter de se montrer comme une m…, ou bien encore d’être expulsé comme une m… de l’humanité. A travers la question de l’exhibitionnisme, Freud a montré les rapports de la honte et de l’analité et J. ChasseguetSmirgel développe l’idée selon laquelle, au désir d’exhibition narcissique phallique, se substituerait, dans la honte, le fantasme d’exhibition de l’anus. Par ailleurs, B. Grunberger et J. Chasseguet-Smirgel insistent sur la fécalisation des déportés dans les camps. « “La solution finale” copie exactement le processus digestif, qui utilise tout pour le transformer graduellement en excrément ; on recherche sa proie, on la capte, on l’introduit dans l’organe-institution que le chef du camp d’Auschwitz a appelé l’ “anus mundi” (…) ».48 Les déportés acceptent d’un côté d’être traités comme des déchets, acceptent la déshumanisation pour survivre, mais d’un autre côté, le Surmoi exige à la fois de soutenir la conscience de la mort, son acceptation et se faisant une identification à l’autre comme humain pour survivre sans honte. L’éthique 47. Par ailleurs, les conditions de détention dans les camps ont conduit des déportés à accepter pour assurer leur survie, des compromissions. Voici ce qu'écrit, par exemple, H. Lévy-Hass : « Grâce à leur attitude opportuniste, propice aux compromis de conscience – leur caractère accommodant les y aidant –, ces gens sont placés dans des circonstances exceptionnellement favorables… » (p. 32). Ces compromissions conduisent à des sentiments de culpabilité, la honte et ce qui la provoque étant à différencier. 48. B. Grunberger, (1989), Narcisse et Anubis, Paris, Des femmes, p. 616.
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devient alors celle de sauver sa vie afin de s’extirper du projet d’avilissement. A juste titre, G. Cerf de Dudzeele49 fait remarquer que l’attaque des fondements narcissiques de l’humain conduit à un travail collectif contre la déshumanisation qui se fait solitairement, ce qui est visé étant le maintien de l’ensemble « Homme », ce mouvement permettant de sortir de la massification mortifère et de survivre. « Les larmes de la rage et de la honte me suffoquent. » (p. 30), écrit encore H. Lévy-Hass. La honte concerne, à un second niveau, le fait d’avoir été dépouillé de son narcissisme, de ses enveloppes et d’être submergé par son intériorité : les larmes coulent, la rage narcissique envahit, la pulsionnalité émerge de façon effractive car les capacités de contenir sont dissoutes. H. Lévy-Hass et d’autres font remarquer d’ailleurs la violence des prisonniers entre eux. De plus, ce qui est mauvais et à cacher en soi, devient visible par la perte de la peau psychique. La honte est alors l’affect lié à la découverte de son insuffisance, de son intériorité défaillante, l’affect lié à un regard sur un Soi non-regardable. La désorganisation produite par le traumatique conduit à un état d’excitation chaotique, passive le psychisme dont l’activité est annihilée par le débordement. La passivité dont il s’agit ici est à entendre comme « passivation », au sens dégagé par A. Green, c’est-à-dire comme une contrainte à la passivité. Ce n’est pas la passivité propre à la jouissance mais celle où le sujet est annihilé, où il ne peut rien faire face à une situation dangereuse pour sa vie biologique ou psychique. A proprement traumatique car elle conduit à une submersion du pareexcitant, la passivation est source d’agonies psychiques, d’angoisse de mort car elle confronte le sujet à son état de détresse initial, lorsque le nourrisson néotène – « sans sa mère il ne pourrait exister » – rencontre sa dépendance absolue à l’égard de l’autre, et une première honte liée à son impuissance radicale. La question de la honte apparaît donc aussi intimement associée à l’autoconservatif. Cette honte est une honte existentielle chez tout humain car nous ne sommes pas capables de vivre en 49. G. Cerf de Dudzeele, (1999), « Se maintenir en vie dans l’inhumaine barbarie », La résistance de l’humain, sous la dir. de N. Zaltzman, Paris, PUF, pp. 107-130.
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tant qu’humain sans l’aide de l’autre maternel. Cette honte provient de cette blessure originaire. Dans les camps nazis, la honte est rouverte et devient hémorragique, l’environnement mettant volontairement les prisonniers dans une situation de désaide sans fin. Cette situation m’apparaît indéfinissable50 par sa corrosion de toutes les limites, nous sommes dans l’au-delà, y compris dans l’au-delà de la honte. La honte telle qu’elle apparaît dans la situation des camps nazis est une honte à en mourir qui vient lester en négatif le désir de survie. Ma conceptualisation de la honte est assez proche de la « honte primaire constitutionnelle » telle que C. Janin la théorise. Il la définit comme l’après-coup sexualisé du temps originaire de la passivité, temps pendant lequel l’autoconservation est entièrement liée à la vicariance de l’objet51. Il me paraît cependant plus juste d’évoquer non pas la vicariance de l’objet mais la dépendance à l’égard de l’objet. J’avance que c’est non seulement l’affect de détresse qui conduit au mouvement cruel dans sa dimension d’attaque des contenants maternelles insatisfaisants, mais aussi la honte de s’être découvert et d’avoir été découvert aussi faible. Ainsi, pour survivre dans les camps nazis, chacune des enveloppes du Moi dans leurs aspects les plus somatiques est traitée dans des stratégies autoconservatrices : il s’agit de trouver de quoi avoir chaud, de se laver même dans les pires conditions, d’être économe de chacun de ses gestes. La nourriture devient l’objet de soins exceptionnels : « La ration journalière de pain est mesurée au centimètre, elle n’est aujourd’hui que de 3,5 cm. On tremble pour ce morceau comme pour l’or… »52 (p. 47). L’ensemble de l’économie psychique se cristallise sur les buts autoconservateurs, la libido régresse à sa fonction autoconservatrice sans pour autant être soutenue par l’étayage sexualisant. L’autoconservatif est ici entièrement mis à la disposition du maintien du narcissisme. Ce qui permet de 50. Ce qui peut être défini est fini, limité, ici nous sommes dans le hors limite. 51. C. Janin, (2003), « Pour une théorie psychanalytique de la honte », Rev. fr. psychanal., Paris, PUF, LXVII, n° 5. 52. H. Lévy-Hass, op. cité, p. 47.
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vivre consiste à ressentir les besoins vitaux ; plus encore, c’est le sentiment d’éprouver. Le fait d’éprouver certains affects minimaux, même pénibles, retient le déporté à la vie. « Je suis prisonnière du sentiment du malheur et de l’horreur », égrène au fil des pages H. Lévy-Hass. L’investissement masochique ne prend un sens ici que dans la mesure où nous le considérons comme pointe ultime du sentiment d’identité, il permet un sentiment « auto », autoconservatif. Je pense que c’est aussi là que nous pouvons repérer le sens profond de l’affect comme représentance. Il représente le corps, mais il le représente à une psyché capable encore de se le re-présenter et de se sentir vivre. Ce qui soutient aussi H. Lévy-Hass est l’expression de sa haine à l’égard des nazis : « Les “kapos” sont comme des bêtes dénaturées » ; « La brute nazie ne manque jamais d’idée » ; « Monstres dégénérés. Ils ont perdu toute mesure. ». « Il n’y a pas de mots pour décrire la cruauté de ces traîtres dégénérés, de ces serfs abjects à la solde des criminels, de ces fossoyeurs assoiffés de sang humain…». En 1915, Freud écrivait53 : « Le moi hait, exècre, persécute avec des intentions destructrices tous les objets qui deviennent pour lui source de sensations de déplaisir, qu’ils signifient pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou un refusement de la satisfaction des besoins de conservation. On peut même affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation. » C’est là, en effet, que se niche la cruauté infantile qui, par les fonctions maternantes, peut se transformer en haine et en amour. Dans Malaise dans la culture, Freud affirme que l’évolution individuelle et celle de l’espèce ont un but identique, mais avec des priorités différentes. L’individu aspire égoïstement au bonheur quand ce qui compte d’abord pour l’humanité est le « combat vital de l’espèce humaine », le combat d’Eros contre Thanatos qui se révèle dans la culture. Des hommes enfermés dans les camps, contraints à survivre, ont renoncé au bonheur pour œuvrer au but de l’espèce. Ils ont réalisé un travail de culture en se battant contre Thanatos et sa cruauté pour survi53. S. Freud, (1915), « Pulsions et destins des pulsions », OCF.P, Paris, PUF, 1988, XIII, p.183.
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vre, montrant ainsi que l’autoconservation est vectorisée par la conservation de l’espèce.
Note sur Bergen-Belsen54
Bergen-Belsen présente un cas particulier dans l’histoire des camps. La variétés des dénominations qui le désignent suffit à exprimer sa complexité : « camp d’échange », « d’internement civil », « de séjour », « de repos », « de convalescence », « de transit » ou tout simplement « camp de Celle », du nom de la ville la plus importante située à proximité. Aucune de ces dénominations ne le résume en entier. Installé dans un ancien camp de prisonniers de guerre où, en 1941-1942, des milliers de soldats soviétiques moururent de faim, du typhus et d’épuisement, il est ouvert en avril 1943. Initialement conçu comme camp d’hébergement pour y recevoir des « juifs à échanger », Juifs hollandais, belges, français, norvégiens, disposant de relations influentes à l’étranger et de visas, dont seule une minorité (358) sera en réalité effectivement échangée, il se transforme rapidement en camp de concentration. De juillet 43 à février 44 des Juifs polonais (entre 2.000 et 2.500) y sont déportés auxquels succèdent des convois de Juifs portugais, espagnols, grecs et turcs. A partir de mars 1944 sont également dirigés sur Bergen-Belsen (présenté alors comme « camp de repos » par les nazis !) des déportés employés dans des usines d’armement qui, en raison de leur état d’épuisement, ne sont plus en état de travailler. A l’été 1944, BergenBelsen devient, de par sa situation géographique au centre du Reich, un des lieux d’évacuation des camps de l’Est. Y arrivent des femmes évacuées de Buchenwald, puis, à l’automne, d’Auschwitz-Birkenau. Au cours de l’hiver 1944, au fur et à mesure de la retraite des armées allemandes devant les forces alliées, la population du camp ne cesse de croître. De 15.000 en décembre 1944, elle passe à 60.000 à sa libération par les Anglais en mai 1945. Entretemps la nomination à la tête du camp de J. Kramer, qui a été adjoint de Hœss, commandant d’Auschwitz, a radica54. Cette note est inspirée des éléments du site Internet « Bergen-Belsen », http://home.nordnet.fr (tous droits réservés).
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lisé la situation. Sans chambre à gaz, par la faim, les mauvais traitements, les épidémies (notamment le typhus et la dysentrie), Bergen-Belsen est devenu un camp d’extermination. Dans son Journal de Bergen-Belsen, daté d’avril 1945, H. LévyHass note : « Ce camp est consciemment et sciemment organisé, aménagé de façon à exterminer méthodiquement et de manière planifiée des milliers d’êtres humains. Si cela se prolonge un mois seulement, il est fort douteux qu’un seul de nous en réchappe. » A la libération de Bergen-Belsen on estimera que 125.000 personnes y auront été détenues et que plus de 50.000 d’entres elles y auront péri.
Note sur le siège de Sarajevo55
Le siège de Sarajevo est le plus long siège de l’histoire de la guerre moderne. Il a duré du 5 avril 1992 jusqu’au 29 février 1996 et a opposé les forces de Bosnie-Herzégovine (qui avait déclaré son indépendance de la Yougoslavie) et les paramilitaires serbes (qui voulaient faire sécession de la Bosnie nouvellement indépendante). D’après les estimations, 12.000 personnes furent tuées et 50.000 blessées pendant le siège. Les rapports indiquent une moyenne d’environ 329 impacts d’obus par jour pendant le siège, avec un record de 3.777 impacts d’obus pour le 22 juillet 1993. Les tirs d’obus ont gravement endommagé les structures de la ville, y compris des bâtiments civils et culturels.
55. Rapport complet de l'ONU sur le http://www.ess.uwe.ac.uk/comexpert/ANX/VI-01.htm
siège
de
Sarajevo :
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D. J. ARNOUX
L’absence d’espace psychique et la destructivité
« Panurge demanda à Pantagruel de lui en donner encore (des paroles gelées.) Pantagruel lui répondit que donner sa parole était propre à l’amour.» Rabelais, Le quart livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel
Laissé dans la douleur ou l’angoisse après une expérience précoce où l’objet a fait défaut en tant qu’objet intégrateur, un sujet est confronté à des états psychiques insensés, source de comportements ou de décharges. C’est une découverte en cours de psychothérapie ou de psychanalyse qui met à jour un tel fonctionnement psychique au cœur d’une souffrance de transfert, parfois même d’une douleur de transfert bien différente de l’amour de transfert. Je voudrais ici, après une illustration clinique de ce fait, insister sur la notion d’espace psychique potentiel qui représente une condition pour la naissance de la psyché hors de la douleur ou de l’angoisse. La souffrance, venue de l’angoisse ou de la douleur, a une fonction d’appel tout à fait particulière. Elle adresse après coup cet appel à l’objet (mère, soignant) qui a eu le pouvoir de modifier la réalité somatique et du même coup la réalité extérieure. Il faut dire qu’angoisse et douleur, l’une comme l’autre, parlent d’une peur qu’elles ne connaissent pas. Elles sont l’innommable. C’est pourquoi la souffrance, différente en cela de l’angoisse et de la douleur, a le pouvoir de transformer l’innommable en représentation. C’est dans cette expérience psychique singulière que le sujet se construit alors, avec l’aide du psychanalyste, une histoire toute aussi singulière de son corps et de sa psyché en fonction de ce qui peut se révéler intégrateur dans le travail de co-pensée. 91
« Qu’est ceci ? » demande le sujet à l’objet d’investissement psychique : le psychothérapeute. Est-ce bien là : violence corporelle, coups, blessures, amputations, abus ou meurtres que l’émoi présuppose tel qu’il est, répété comme un état, avant de devenir un affect ? C’est pourquoi la souffrance ne suffit pas ; il faut aussi y ajouter la réponse qu’elle a obtenue. Le récit que fait la mère de tel accident somatique précoce ou la manière dont elle l’exclura du discours auront, nous le savons, une fonction déterminante sur la relation que le sujet entretiendra avec la souffrance de son corps dans la suite de son existence. Cette mise en histoire de la vie somatique exige donc la présence de ce que Piera Aulagnier nommait « le biographe ». Au cours d’un travail psychanalytique concernant un enfant de huit ans, Jean, traité pour ses défenses psychotiques, une question surgit chez l’analyste qui assure la cure de l’enfant : « Que signifie ce comportement récurrent en séance ? » Nous cherchons, l’analyste et moi, le consultant analyste. En tant que consultant, je rencontre ainsi les parents, mais aussi la fratrie tout au long de la cure de Jean. Avec Jean ou sans lui, c’est selon. Il sait que ces entretiens existent. Jean agresse son analyste, cherche à se faire exclure de la séance. Parfois il se terre dans un placard, parfois il choisit un coin où il est hors d’atteinte si bien que l’analyste finit par se représenter elle-même comme un objet mort, fantomatique et intrusif. Tout se passe comme si le comportement de l’enfant, apparemment sans autre fondement que la répétition, faisait naître chez l’analyste une image d’objet n’ayant jusque-là aucun sens. « Comment historier cette imago ?, se demande l’analyste. « Estce le fruit d’un passé; s’agit-il d’une imago ? », sommes-nous légitimement conduits à nous demander. Là où ma collègue pense à une destructivité aveugle et à un fantôme d’objet, je pense à la cruauté et à une présence d’objet. Là où nous pouvons fantasmer, elle et moi, la destruction dans le placard, je présuppose une aire de repos. C’est là le résultat de notre échange qui s’appuie sur le travail en séance et sur l’arrière-plan du travail en famille. Dans le même temps, devant les progrès de son fils, la mère du jeune patient se demande en séance avec moi et le père de l’enfant comment lui parler d’un fait jusque-là tenu à l’écart de sa vie psychique par elle. Ce fait concerne les circonstances par92
ticulières de sa naissance. L’accouchement, m’explique-t-elle, a été particulièrement traumatique. Il fut lent, pénible et s’effectua en l’absence du médecin attendu et qui avait toute sa confiance. Cette absence imprévue fut pour elle une source d’angoisse et d’insécurité. Après un temps, une césarienne d’urgence est décidée par l’obstétricien de garde. Le résultat est l’apparition d’un état psychique catastrophique chez la mère qui se traduira par la suite par une extrême culpabilité et une distance marquée à l’égard de son petit. Je veux retenir les termes exacts du récit qu’elle se fait pendant l’entretien. Il est pour elle un temps d’incarnation d’un fait jusque-là isolé par un processus de clivage impératif dans la communication avec son fils ou bien d’un refoulement coûteux. En fait le récit est une histoire de sensations : états en attente de liaisons verbales, affectées maintenant. Elle ressent à son réveil de l’anesthésie générale une intense sensation de froid. Elle s’en plaint à l’entourage immédiat, n’identifie pas celui-ci du fait de son état d’obnubilation. Elle se souvient alors avoir senti une main chaude qui prenait la sienne. Elle dit qu’elle ne sait pas à qui appartient cette main. « Cette personne ne s’est jamais fait connaître », ajoute-t-elle comme sortant d’un abîme et entrant dans un monde extérieur inconnaissable. Bientôt, au milieu de cette confusion, les circonstances exactes de sa présence dans ce lieu qu’elle identifie lui reviennent. Elle est là pour donner naissance à un enfant. Paniquée, elle pense à ce petit qu’elle ne connaît pas encore. Il doit être dans le froid. Sorti de son corps chaud et de son intérieur chaud, il doit être fortement perturbé de ne pas trouver la chaleur extérieure à elle. « Combien de temps cela a-t-il duré ? », se demande-t-elle. La sensation qui l’envahit alors m’apparaît comme ayant pu être mortifère pour la dyade précocement séparée mais fusionnée par le même froid et le même effroi dépersonnalisant selon la mère. Cet épisode inaugure-t-il une inadéquation douloureuse et imparable entre elle et son bébé ? Elle me demande s’il faut parler avec son enfant de cet événement qu’il ne connaît pas, mais qu’il a certainement en lui mais comme innommable, et si oui, comment. Elle parlera à Jean, seule. Par la suite, celui-ci a beaucoup progressé dans sa thérapie et sa relation avec sa mère s’est beaucoup réchauffée aidant considérablement le processus de 93
soin et l’établissement de relations humaines dans sa vie. Il était même capable de permettre à son entourage scolaire de faire des trouvailles pour faciliter la communication avec lui malgré ses défenses gravement obsessionnelles. J’y reviendrai plus avant. Je cite cette observation pour démontrer le caractère fusionnant pathologique intersubjectif d’un épisode traumatique à deux et pour exposer le type de travail nécessaire à la décondensation, l’individuation et le rétablissement des liens à partir de l’activité de liaison en séance. Il n’y a ni biographe, ni biographie tant qu’une première indissociation « espace somatique-espace psychique » n’a pas fait suite à une mise en relation entre les deux espaces : psyché et corps occupant chacun l’un des deux pôles. Ici, c’est vrai pour deux personnes. Cette mise en relation signe le passage entre un corps sensoriel et le corps relationnel. C’est alors que les manifestations somatiques deviennent des messages pour la psyché. Nous voyons donc que la notion d’espace a une importance primordiale pour le sujet et c’est autour de ses variations que je voudrais maintenant centrer mon exposé. L’espace psychique est une notion qui n’est présente en tant que telle dans aucun des dictionnaires de psychanalyse auxquels nous avons recours, qu’il soit ancien ou récent. Cette remarque n’est pas sans importance. L’espace psychique n’est donc pas un concept psychanalytique. Pourtant d’après moi voici une notion au centre de la pensée en psychanalyse. Cela paraît comme une évidence. Ainsi dès les débuts de la découverte psychanalytique les relations du couple affect/représentation. Si nous concevons avec Freud qu’il y a refoulement des représentations et répression des affects, nous demeurons perplexes devant cette complexité. Celle-ci pousse à concevoir des espaces différents et des destins différents dans l’intrapsychique selon que l’on se réfère à la représentation ou à l’affect. On ne peut à l’évidence évacuer cette distinction économique et topique considérable au cœur de la conception de la pulsion. Cette observation exigera le conscient, le préconscient et l’inconscient. Elle rend compte enfin tout autant de l’expérience des cures que des modes de relations que le sujet maintient avec lui-même, son corps et ses objets. Certes le résultat du parcours de l’œuvre freudienne en ce domaine persuade que l’affect est quantitatif. Pourtant il véhi94
cule un message organisé et condensé dans l’excès même. L’absence de liaisons suffisantes par des structures représentatives de type cognitif voue cet excès à la décharge énergétique (la destructivité ?) sinon à la rigidité des contre-investissements correspondants (le froid ?). Précocissime d’apparition voire premier de l’existence, l’affect contient un sens originaire en lieu et en place des représentations non encore advenues et déjà perdues, absentes du sens et de sens. La violence brute de l’état affectif souligne la déliaison. L’émoi signe la liaison par le dedans d’une ancienne liaison par le dehors, appuyée sur la perception externe mais perdue. Quelque chose a été qui pousse à l’héritage des traces, à la phylogenèse autant. Quelque chose manque. Et à la fois sans ce manque : quel espace ; quel sujet ; quelle histoire ? On peut aussi se rappeler utilement l’histoire des idées au sein du mouvement psychanalytique. Que penser de l’apparition, au temps de l’influence la plus importante de la pensée de M. Klein dans la communauté, de deux réactions face à la fascination venue de l’archaïsme et de la pulsion de mort : élaborations de D. W. Winnicott et de W. Bion ? D. W. Winnicott découvre les espaces transitionnels et ce qu’il nommera l’espace potentiel au sein de la créativité humaine qu’elle soit jeu, rêve ou expérience psychanalytique. W. Bion de son côté construit un modèle de la pensée supposant la fonction d’intégration de la pensée alpha dans la rêverie maternelle. Bien de ses conceptions puiseront dans son élaboration de l’espace mental dans l’hallucinose. Tout se passe comme si la psychanalyse s’intéressant de façon contemporaine à partir de 1920 aux enfants, aux adolescents et aux états limites et psychotiques, la notion des espaces pour penser la pensée s’était attestée et complexifiée. Qu’on en juge ! Il devient aujourd’hui commun de parler d’espace tridimensionnel ou d’espace bidimensionnel ce qui revient à concevoir un espace où la projection peut se réaliser par rapport à un espace où le mimétisme et l’adhésivité sont l’usage : la mêmeté dirions-nous. Cette mêmeté inaugurale suppose du même entre ce qui advient dans une zone sensorielle et ce qui s’en manifeste dans l’espace psychique. Qu’en échoit-il ? Qu’est-ce que ce fragment somatique qui devient objet d’un emprunt pour la psyché pour donner forme et vie à l’espace psychique et aux constructions ? 95
En fait à y regarder de près le modèle d’appareil psychique décrit par Freud en termes de Moi, Surmoi et Ça se fonde sur une réalisation d’un espace psychique. L’espace mental peut être représenté par des pensées, des mots et d’autres signes qui s’y rapportent. De ce point de vue, la théorie de M. Klein de l’identification projective est formulée en termes dérivés d’une construction de l’espace tridimensionnel habituel. Les formulations de M. Klein dépendent de l’image visuelle d’un espace qui contient toutes sortes d’objets et c’est dans ces objets et dans cet espace que le patient projette les parties scindées de sa personnalité. Constatons qu’avec certains patients, il devient évident que leurs notions d’espace et de temps obéissent à d’autres lois et expériences que nous pouvons reconnaître si nous sommes plus rigoureux avec ce qui peut être l’espace mental. Cela n’est pas nouveau. Freud se réfère à son modèle des névroses de transfert pour penser l’impensable. Il décrit la névrose actuelle dont on peut considérer aujourd’hui qu’elle contient dans sa description même une réduction importante de l’espace psychique comme si cette réduction à un mécanisme suppose une intoxication excluant alors l’usage de « l’espace pour rêver » de la cure classique. Prenons un exemple clinique, celui de l’adolescence. Je considère que la poussée pulsionnelle « pubertaire » introduit un déséquilibre entre le Ça et le Moi. Le corps propre peut devenir le mauvais objet sous certaines influences, par exemple : origine persécutrice des transformations placées dans le corps, non redécouverte de l’objet d’étayage, émergences des processus primaires, régression vers la symbiose. Ce sont dans ces circonstances que nous pouvons reconnaître une source d’excitation essentiellement somatique et des symptômes d’intoxication qui se rapprochent de la névrose actuelle selon la définition de Freud. Si nous admettons avec celui-ci que l’échec de la liaison de l’excitation pulsionnelle provoque une perturbation analogue à la névrose traumatique et que dans la névrose traumatique, l’angoisse concerne les pulsions d’autoconservation qui sont de nature libidinale, on acceptera l’idée que les exigences pulsionnelles du dedans comme les excitations du dehors agissent alors dans le sens de la formation de traumatismes. C’est cela la faiblesse du Moi. 96
Si je constate d’autre part que les logiques primitives (la loi du talion) affleurent davantage la conscience par le biais des perceptions, je peux en conclure qu’il y a un défaut de développement du préconscient à l’adolescence. Ces deux faits rendraient compte de la vulnérabilité et de l’augmentation indiscutable de l’usage de la perception à cet âge et des comportements de décharge. C’est ainsi que je peux réfléchir à l’adolescence et m’attendre à des particularités du Moi dans le sens de la vulnérabilité du fait de l’excitation, du pôle perceptif et de la dépressivité. Je me dois alors de tenir compte d’une conséquence technique à ces considérations : l’adolescent est souvent dans une attente de sens qu’il ne peut obtenir de son Moi seul mais beaucoup plus de ses rencontres avec les objets. C’est même au sein de cette vulnérabilité et je dirai grâce à elle que se développeront les moyens de l’appropriation autonome de l’activité représentative. Les patients souffrant de névrose actuelle sont à l’époque (1924) jugés par Freud inanalysables, car trop au noyau de la souffrance agie, en mal de déplacement et de préconscient. Aujourd’hui bien des aménagements concernant, par exemple, la cure de patients psychosomatiques ou présentant des étatslimites prouvent que nous sommes en mesure de corriger ce jugement du père de la psychanalyse. Nous opposions tout à l’heure le corps émotionnel et le corps relationnel. Au corps émotionnel, il faut ajouter l’autre proximal1, la mère, qui sera retrouvée dans le manque. Le corps relationnel revient à concevoir qu’il n’y a finalement pas plus de corps sans ombre que de corps psychique sans histoire. L’ombre vient du fait qu’il y a une histoire qui précède. Elle peut être celle de la pensée maternelle qui attend la venue de ce corps naissant pour s’unir avec ce je anticipé 2. Celui-ci nous place dans la parenté et donc dans un ordre temporel et de langage. Il y a parfois des décalages, des non-conformités. Nous le savons et nous observons leurs histoires dans les moyens 1. L'expression est de Jean Guillaumin dans son article de 1991, Identifications affectives, généalogie de l'affect in Rev. fr. psychanal., Paris, PUF,1991, LVI, 4, pp 981-987. 2. L'expression est de Piera Castoriadis Aulagnier dans La violence de l'interprétation, Paris, PUF, 1975.
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mêmes de nos patients. Tel patient nous permet de figurer l’assignation inconsciente venue de ses objets. Il est « trop » intrus et étranger ou bien remplaçant et pourtant différent de l’attendu ou encore « pas assez ». L’histoire semble s’être inaugurée alors en termes de résistances ou de démenti de l’être même. Une communauté est pourtant née, parfois celle d’un déni. La psyché pense son corps en s’appuyant sur le processus identificatoire. Il y a un certain jeu entre psyché, corps et Autre. Chaque fois que la relation entre le sujet et l’autre est trop conflictuelle, le corps peut devenir le tenant lieu de l’autre. Il y a substitution entre espace psychique de l’autre et espace somatique. La conséquence c’est le rapport de protection, de haine, d’amour ou de rejet pouvant s’exercer sur ce plan. La substitution peut devenir définitive si l’objet est de façon durable inadéquat. Ainsi dans la psychose, l’objet et le corps propre sont indissociables. Dans les situations de crainte d’intrusion de l’objet, la relation au corps est le négatif de cette relation. Le retrait « en carapace » est alors une survie. Parfois, la souffrance, dont le corps est l’objet du Moi, cherche à occuper la même fonction relationnelle qu’on serait en droit d’obtenir de la jouissance. La vie psychique a comme condition la possibilité de s’auto-représenter sa propre propriété d’organisme vivant. Ce postulat est soumis au fonctionnement du processus originaire. Pour que la vie psychique se préserve, il faut un milieu psychique qui respecte les exigences de la psyché. Ce postulat est propre au processus primaire. Le pouvoir modificateur est au centre de ce qui permettra d’être en mesure de rencontrer le monde. Le processus secondaire suppose le savoir en mots de soi sur une causalité intelligible. La sensorialité, on le voit, joue un rôle central dans la mise en vie de l’appareil psychique. Elle joue ce rôle en résonance avec les expériences de plaisir et de déplaisir. L’objet existe en tant qu’objet psychique par son pouvoir de modification sur la réponse sensorielle et somatique et par cette voie sur l’éprouvé psychique. Le plaisir ou la souffrance que la vie psychique se représente comme auto-engendrées sont l’existant psychique qui anticipe l’objet. La psyché avant le regard se reflète dans son corps propre, en sensation. L’expérience de l’affect au sein d’une détresse dans la dépendance (source de tous les 98
motifs moraux, pense Freud) ne peut pourtant se suffire d’une simple préconception de l’existence d’autrui, en particulier de la mère pour le jeune enfant. Prenons l’expérience de l’expérience émotionnelle de panique psychotique, il y a un défaut de contenance interne qui puisse contenir les émotions violentes. L’identification projective échoue et à sa place vient une explosion projective dans un espace mental sans limite propre. L’espace devient une immensité sans fond. C’est comme un espace de dévastation. On pourrait dire que la psyché saigne psychiquement dans son propre corps sensible. L’avidité et l’envie destructrices peuvent envahir le monde interne qui ne connaît alors ni présence ni absence de l’objet. Prenons en exemple un épisode de la vie de Jean. Notre jeune patient est fort bien admis et étayé à l’école moyennant des précautions particulières. Nous avons compris qu’il réussit ses dictées parce que son institutrice s’adresse au groupe comme dans un grand espace sans singularité excessive. Par contre dès qu’elle a à son égard une adresse distinctive et donc, nous dirions, privée, il se défait affectivement et il dit en se tenant la tête péniblement : « Il y a trop de lettres ! » C’està-dire que la sémantique a explosé, morcelant les mots mêmes en lettres brutes. Ces éléments sont à proprement indigestes et ils deviennent douloureux pour la psyché. C’est alors que cette institutrice a compris que ce qu’il fallait à l’enfant dévasté était quelqu’un capable de calmer l’effet de l’accrétion. Elle a eu l’idée de proposer à un autre élève d’aider son compagnon d’infortune. Ce moyen a rencontré un franc succès dans le groupe qui ne manque pas de vocations et a facilité grandement l’intégration de ce garçon. Il n’y a pas eu, ici, de construction de la préconception évoquée plus haut. Il n’y a pas de croissance intégrative de l’appareil psychique en synchronisme, mais une succession d’actions cacophoniques dissociatives de décharge sous l’influence de l’excitation d’accrétion de stimuli. Cet état des choses pousse au détachement, à l’isolation et à la carapace d’indifférence. Il est concevable de créer la pertinence d’un objet extérieur qui est non objet pour une naissance. Un jeune patient me l’a appris. Cet objet est dans un lien proximal qui serait un lien avec, « imaginons ! », un hologramme capable de recevoir la 99
quantité de Neurotikangst sans mourir et de laisser venir la Reälangst. Celle-ci vient alors chez le patient dans un langage de sensation où la temporalité s’étale et émerge d’un nontemps agglutiné. Le corps en carapace et la douleur cèdent aux mots représentatifs devant l’agonie de l’objet proximal qui peut exciter le sadisme enfin dit et ainsi constituer l’objet dans la haine, affect ici d’attribution pour l’authenticité de l’autoposition3 du sujet. Ce négatif au sein d’une ambiance de perte des limites est la condition du retournement. Voici l’exemple de Pierre, six ans au début de son traitement.« Tu dois tomber dans une trappe et être un hologramme ! », me dit ce jeune patient après trois ans d’analyse. En tant qu’hologramme, il m’explique qu’il a la maîtrise de le faire apparaître et disparaître comme il veut. Il ajoute qu’il s’agit d’une vision, d’une hallucination que je dois accepter bien qu’elle sépare et prive de tout jusqu’à risquer de crever de faim. Il joue à ses jeux à lui et de temps en temps, se retournant vers moi seul, debout et inactif, me demande à moi, hologramme enfermé, où j’en suis, si je sens la faim m’envahir, si je sens que je vais bientôt mourir, si je sens la raideur m’envahir et il me sauve in extremis toujours avec triomphe. Puis il ajoute : « Tu as eu peur n’est-ce-pas ? ». Je réponds que oui tout en ajoutant que j’aimerais bien retrouver ma femme. Après de nombreuses séances de ce traitement, répétitives, contrôlées au détail près, chaque détail devant assurer une continuité d’une séance à l’autre, Pierre déclare qu’il va sortir de la carapace et qu’il veut que je sois en face de lui comme s’il allait apprendre à marcher. Il se campe sur ses jambes redevenues raides et court vers moi dans mes bras en faisant l’enfant petit, titubant d’insécurité. Il ne tombe pas, mais il est comme au bord d’un précipice et devant un danger extrême. Il exige une distance de plus en plus grande. Toujours avec succès pour le petit branlant. A cette période du traitement, Pierre abandonne définitivement ses jambes raides dans la vie. Son corps devient un corps de plaisir au même titre que ses activités cognitives. Il est bientôt l’un des meilleurs élèves de sa classe et un bon compagnon de jeu pour les autres. Sa persécution l’a quitté et ses angoisses aussi. Peu de temps avant la fin du traitement, il m’apo3. L'expression est de Raymond Cahn.
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strophe sur le pas de la porte : « Tout cela c’était avant que j’ai mes yeux à moi. Maintenant c’est la naissance de mes yeux. J’appuyais parfois dessus pour faire des lumières comme un feu d’artifice. “Regarde !” » Il révulse alors ses yeux semblant scruter la sensation des globes oculaires avec une sorte de gémissement et des petits battements de ses mains sur le bord de ses joues. Il sort un peu obnubilé de la démonstration pareillement à un aveugle naissant brutalement à la lumière et il ajoute : « Ca c’était avant moi. » On ne peut pas mieux illustrer le déplaisir d’organe (en terme de surcharge) mortifère et sédatif que cette dernière démonstration de Pierre évoquant son passé d’enfant sans objet autre que lui-même, les autres devenant des objets partiels de son économie psychique envahie d’excitation. La séquence de la cure évoque la confusion d’identité (analyste/patient) ainsi que les mesures d’absence d’objet (hologramme) que nécessite la conquête progressive de la conscience. Il devient évident avec cet exemple que l’expérience d’être est comme le pensait Winnicott en rapport étroit avec la mutilation. Les éléments bruts qui envahissaient Pierre jusqu’à des modifications du corps propre sont des faits non symbolisés. On pourrait dire que Pierre me parle de son chaos – de la potentialité traumatique interne du ça – au moment de sortir de son chaos. Ses manœuvres oculaires représentent en quelque sorte un « autoérotisme non lié » qui pousserait à l’œil organe plutôt qu’au regard. Il lui aura fallu longtemps avoir constitué une carapace pour ensuite établir son corps propre dans son intégrité et un jugement d’attribution de ses affects. L’organisation dans l’imaginaire peut aussi autoriser le rattachement de l’insensé à une qualification (une affectation) capable de légitimer au-dedans et de calmer la réclamation sans limite de l’excitation. Il s’agit du devenir sensible comme affect. Celui-ci perd sa qualité d’effraction déréglée et immémoriale, de déracinement identitaire non contrôlé. A l’inverse, la préconception de l’absence ou de la frustration venue de l’objet, dans les réalisations négatives, aide à circonscrire la construction de symboles dans l’aire de la pensée et de l’action. Le mot devient prélude à l’action et non son substitut. Il y a alors un renoncement à se confondre avec les emprunts identificatoires maintenus jusqu’ici en l’état originaire de répétition d’émois. Il y a comme un deuil d’émois à faire, de 101
mécanisme et d’intoxication aussi. Il y faut l’usure de la passion et de l’exaltation de la douleur ainsi que l’échec assumé d’une part de non-sens en lien avec un affect demeuré perdu. Ainsi nous comprenons que la vie psychique peut être expulsée du fait, non pas de la peur des désirs qu’elle représente au sujet, mais bien plutôt de l’horreur du vide et du manque à pouvoir représenter. Cette horreur intrapsychique est génératrice de violence mortifère. Cette violence est alors du registre du besoin et non plus du désir. Les mécanismes primitifs de retournement contre soi et de renversement en son contraire sont ici dominants. Cette conception rejoint celle d’A. Green4 qui envisage l’angoisse majeure de la perte de signification comme bien plus importante que l’angoisse de castration ou de séparation. L’effondrement d’une double limite (limite entre dedans et dehors et limite entre les instances psychiques) peut conduire à la destruction de soi, au suicide. Je suis parti de l’idée que la destructivité supposait une réduction des moyens psychiques et par là même que certains comportements destructeurs avaient une relation avec une décharge liée à une carence psychique interne et une misère d’environnement que nous pourrions dire intégrateur par la souffrance de la douleur, de l’angoisse et de l’absence de sens. L’absence de sens apparaît comme une source non négligeable de l’expulsion et de la décharge dans la violence et la destruction. La clinique qui m’est familière a rencontré des circonstances où le meurtre de la pensée est au premier plan. Finalement le transfert et le travail du contre-transfert permettent de repérer les conditions de l’émergence d’une subjectivation au cœur de la violence des émois en mal d’assignation. En me questionnant sur les espaces psychiques, il s’avère qu’une expérience de disparition d’espace différencié peut surgir au sein d’une cure, sans limites franches. En même temps c’est là parfois l’expérience nécessaire d’une attribution pour le patient, conquérant des espaces plus larges, plus profonds et fonctionnels dans le temps et la mémoire affectés d’une histoire qui inclura dès lors les différences et l’altérité. Il existe finalement des émois d’emprunt qui doivent rencontrer un objet qui conçoive la transgression affective venue 4. A. Green, « La double limite », in La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, pp. 293-316.
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d’une telle confusion des langues et accepte de souffrir cette confusion pour la décondensation. Sinon à ne pas le rencontrer, le sujet est la proie de la sensation démultipliée à l’excès. Il faut pouvoir repérer cette recherche de la sensation qui devient une préoccupation centrale. Cela signe un mode de relation addictif. Quand je dis centrale, je veux dire que ni l’analyste ni le patient ne peuvent alors ignorer une problématique dans un habitus dévoilé soulignant une recherche de jouissance sans borne, une demande illimitée et inassouvissable à l’objet et une recherche consistant à être son corps plutôt que de l’avoir. Se révèle ainsi la question de la mort fondamentalement inscrite bien que dans le même temps désavouée et prenant une signification toute particulière au cœur du transfert et du contretransfert. Ce sujet est la proie des mécanismes et finalement risque d’adhérer sans états d’âme à qui se présente comme pourvoyeur de simplicité, de mêmeté à l’extrême et pour les extrêmes.
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J.-F. SAUCIER
Remarques préliminaires aux cliniques de la destructivité
La destructivité est un thème qui provoque chez la plupart des cliniciens un malaise et il n’est pas inutile d’aborder pareil sujet en élucidant dans un premier temps les raisons de ce malaise. Je passerai d’abord rapidement en revue le phénomène de l’hésitation des cliniciens à soupçonner la possibilité de cruauté chez les parents de nos patients, puis le phénomène de l’hésitation chez les parents et les cliniciens à admettre la cruauté chez le jeune enfant. Enfin, j’aurai recours à deux séries d’expérimentations psychologiques rigoureuses pour essayer de mieux saisir ces deux phénomènes. Notez bien que ces remarques sont elles-mêmes encore préliminaires : j’ose néanmoins vous les présenter « en vrac », pour ainsi dire. I. Je me rappelle un incident clinique qui m’a été rapporté il y a quelques années par une jeune étudiante en médecine. À la fin de son stage de trois mois en milieu psychiatrique pour adultes, elle a dû subir un examen oral qui consistait en une entrevue avec une patiente inconnue d’elle, suivi d’une discussion des résultats de son entrevue avec un jury de psychiatres. La patiente qui lui avait été assignée était une femme de 43 ans bien connue du service puisqu’elle était hospitalisée pour la quatrième fois pour dépression bipolaire grave. Au cours de l’entrevue, l’étudiante recherche avec minutie les antécédents héréditaires classiques comme on le lui a enseigné, mais à son grand désespoir elle ne trouve rien, sauf une vague et légère dépression chez une des grand-mères. Au lieu pourtant de se contenter de cela, elle avoue spontanément son désarroi à la patiente en lui disant : « Vous souffrez d’une maladie très grave, vous avez été hospitalisée quatre fois, mais je ne trouve aucun antécédent sérieux : je ne comprends pas ! ». 105
A sa grande surprise, la patiente éclate en sanglots et pleure de longues minutes. Quand enfin elle parvient à parler, c’est pour décrire l’intrusion incestueuse de son père qui a duré plusieurs années et dont le souvenir honteux lui revient tous les jours (ce trauma sera par la suite bien documenté). Au moment de passer devant son jury, l’étudiante rapporte naïvement les résultats de son entrevue. Le médecin traitant devient rouge comme une tomate et les autres membres du jury, qui connaissaient tous le cas, sont abasourdis. Personne n’avait songé jusqu’alors à investiguer cette partie de la vie de cette patiente. Quand l’étudiante me rapporta cet incident, je pensai alors qu’il s’agissait d’un cas rare. Ce n’est qu’au printemps dernier que je tombai sur la publication d’une équipe du Texas rapportant une étude systématique sur la pratique clinique dans les milieux psychiatriques responsables des patients adultes psychotiques (voir Read, Perry et al., 2001). Non contents de noter la fréquence de traumas graves de toutes sortes et bien documentés, infligés par des parents durant l’enfance ou l’adolescence chez les patients psychotiques, allant souvent jusqu’à 30 ou 40 % des cas, ces auteurs ont constaté que les cliniciens n’avaient repéré la présence de ces traumas, selon quatre publications, que dans 30 %, 28 %, 20 % et même 0 % des cas. Dans certaines institutions, la direction, devenue consciente de la présence de traumas graves dans le passé infantile des patients psychotiques, avait fait imprimer un guide d’entrevue bien structuré dans lequel une section spécifique était consacrée aux traumas. Or dans ces institutions, seuls 30 % des patients avaient été questionnés sur leur passé traumatique. Dans les autres cas, les cliniciens, mal à l’aise, avaient tout simplement sauté cette section. Il semble donc que l’oubli des cliniciens rapporté dans l’incident cité précédemment n’est pas exceptionnel, mais plutôt typique de la pratique psychiatrique en Amérique du nord et qu’il est fort probable que ce que j’ai rapporté se retrouve tout autant en Europe et sur les autres continents, bien que cela reste cependant à vérifier. II. Qu’en est-il maintenant de la perception de l’agressivité et de la cruauté chez le jeune enfant par les adultes, soit parents, soit cliniciens ? Tout d’abord, cette cruauté existe-t-elle ? Depuis l’Âge des Lumières, elle a été carrément niée par des auteurs très influents, comme Jean-Jacques Rousseau (1762) 106
(qui, soit dit en passant, s’est privé de la possibilité de vérifier sa grande théorie en plaçant ses cinq enfants en nourrice). Même chose à l’époque contemporaine où un Bandura (1973), l’un des leaders de la théorie du « learning », affirme encore aujourd’hui que le jeune enfant ne manifeste aucune agressivité avant qu’il ne soit, vers 4-5 ans, « renforcé » par le milieu ambiant pour l’apprendre. C’est au milieu de cette unanimité séculaire que Restoin, anthropologue français (1985), a été à notre connaissance le premier à oser publier ses observations faites dans une crèche de jeunes enfants « normaux » de 1 et 2 ans, où il put noter de nombreux comportements d’agression physique, en particulier pousser autrui ou arracher un jouet suivi de la résistance farouche à cet acte intrusif. Ces comportements avaient été observés depuis de nombreuses décennies par les puéricultrices, mais leurs témoignages verbaux n’avaient jamais retenu l’attention du monde scientifique. Certes, Mélanie Klein et ses disciples avaient décrit depuis belle lurette des cas d’enfants violents, en fantasme et en acte, mais ces observations faites chez des enfants très perturbés n’avaient pas influencé les chercheurs du développement parce qu’ils provenaient d’échantillons non représentatifs de la population des enfants. Des études avec grands échantillons représentatifs sont actuellement en cours au Québec et au Canada, spécialement sur l’impulsion d’un collègue de Ste-Justine, le psychologue Richard Tremblay. Selon le témoignage des mères, les comportements d’agression physique commencent vers le onzième mois. Selon l’étude longitudinale du développement des enfants du Québec (ELDEQ, 2002), recueillant les témoignages de 2000 mères, au dix-septième et au vingt-neuvième mois, les enfants agressent physiquement les autres « souvent » dans une proportion de 14 à 16 %, « parfois » dans une proportion de 17 % au dix-septième mois et 22 % au vingt-neuvième mois, les autres demeurant pacifiques. Quelques indications suggèrent que ces fréquences pourraient diminuer à la prochaine entrevue qui se fait actuellement au quarante-deuxième mois. Il semble donc qu’environ 30 % des jeunes enfants ne suivent pas la « consigne » de Rousseau. La plupart de mes collègues psychiatres et psychologues ont été surpris des résultats de cette enquête rigoureuse. Plus 107
intéressant pour notre propos, lors de l’entrevue du vingt-neuvième mois, Tremblay a eu l’idée de demander aux mères de se rappeler comment leur enfant se comportait lors de l’entrevue qui avait eu lieu 12 mois plus tôt. 99 % des mères, dont l’enfant était agressif, avaient tout oublié : l’enfant d’alors avait été « parfait ». Des enquêtes semblables n’ont malheureusement jamais été faites avant le siècle des Lumières. Les adultes sous l’influence de la tradition chrétienne étaient-ils alors plus réalistes ? Tout ce qui nous est disponible est le témoignage de Saint Augustin (397) qui au IVème siècle de notre ère, a décrit avec précision les activités agressives des enfants qu’il avait lui-même observés; il note que la plupart des adultes ont l’habitude d’en rire, vu que l’impact des « faibles membres » des enfants sur les pairs victimes est minime, mais l’intention, elle, ne semble pas être aussi faible. Pour essayer de rendre compte de notre hésitation à percevoir la réalité de la violence chez les parents et les enfants, j’explorerai deux séries de travaux psychologiques rigoureux fondés sur de multiples expérimentations en laboratoire. Je ne peux qu’en donner une brève esquisse, juste pour inciter à en prendre connaissance. La première série a été résumée dans le livre Shattered assumptions de Ronnie Janoff-Bulman (1992), titre qu’on peut essayer de traduire par Postulats de base ayant volé en éclats. L’auteur décrit des dizaines d’expérimentations rigoureuses ayant eu pour but de définir un autre aspect de la « réalité psychique » dont Freud a été le génial initiateur. Alors que celui-ci s’était donné comme tâche de déceler la réalité psychique particulière à chacun de ses patients, les auteurs résumés par Janoff-Bulman ont travaillé à trouver la réalité psychique commune aux gens dits « normaux » au niveau préconscient, pour assurer la sécurité psychologique propre à chacun dans le monde contemporain. La plupart des gens savent bien que la vie est dangereuse, témoin ce qui se passe actuellement, à Détroit, à Kaboul, à Jérusalem ou ailleurs, mais quand il s’agit de leur propre monde quotidien, la grand majorité des gens partage malgré tout trois postulats de base dont le premier est que le monde est bienveillant. On peut, en général, avoir confiance aux gens de notre entourage et ceux qu’on rencont108
re chaque jour. Et si parfois il y a quelques accrochages, à cause de la « nature humaine », ces accrochages sont réparables et « oubliables ». On vit donc dans un monde sans grand danger. Deuxième postulat de notre réalité psychique habituelle, le monde fait sens. Il y a une relation compréhensible entre ce que je fais et les conséquences de mes actions. Quand je me conduis de façon responsable, je m’attends à des conséquences positives et quand je me conduis de façon irresponsable, je m’attends à être sanctionné, car en général le monde est juste. Troisième postulat. Chaque individu croit qu’il a une valeur positive intrinsèque et qu’en plus il peut exercer un contrôle suffisant sur les aspects importants de sa vie. Ces trois postulats sont le plus souvent bien corrélés l’un à l’autre. Tout ceci peut paraître très naïf, mais la plupart des gens se comportent dans les diverses situations de leur vie quotidienne comme s’ils croyaient fortement à ces postulats préconscients. Tout se passe donc comme si la majorité des sujets portaient des verres teintés de rose pour sauvegarder leur sentiment de sécurité. On comprend alors la réaction de total désarroi quand soudain et sans avertissement une personne devient victime d’un trauma. Qu’il s’agisse d’un grave accident, d’une tentative d’assassinat, d’un viol ou d’autres traumas de même intensité, la victime ne doit pas seulement souffrir des conséquences physiques et psychologiques immédiates de l’incident, mais surtout elle se rend compte brutalement que son « monde » s’est écroulé en l’espace d’une seconde, et qu’elle est totalement à la merci du mauvais sort. On saisit maintenant pourquoi le « retour à la normale » est si long et si difficile pour ces victimes, car en plus de réparer les blessures il faut reconstruire péniblement les postulats de la réalité psychique de sécurité dont on a tous besoin pour survivre. Si, pour assurer leur sécurité psychique, la majorité des gens se comportent comme s’ils portaient des verres teintés de rose, cela signifie-t-il qu’ils possèdent une perception inexacte de la réalité ? Une seconde série de travaux psychologiques a essayé de répondre à cette question par des expérimentations en laboratoire. Shirley Taylor (1988-1989) et des dizaines d’autres chercheurs ont montré par exemple que, que ce soit dans la tâche de se rappeler autant les aspects négatifs que positifs 109
de ses interactions avec les autres, dans la tâche d’attribuer de façon juste la responsabilité de ses échecs et de ses succès, ou dans diverses autres tâches d’évaluation de ses propres performances en comparaison de celles des autres, seule une minorité de sujets sont capables d’avoir une perception objective de leur réalité. Cette minorité est constituée de trois sous-groupes, ceux qui ont une faible estime d’eux-mêmes, ceux qui souffrent d’une dépression mineure ou ceux enfin qui réunissent ces deux conditions. On a inventé l’expression de « réalisme dépressif » pour rendre compte de ce phénomène. Pour reprendre l’analogie mentionnée plus haut, il semble que ces sujets légèrement dépressifs seraient ceux dont les verres ne seraient presque pas teintés alors que la majorité des sujets, ceux qu’on appelle « normaux », porteraient des verres teintés de rose et qu’à l’autre extrémité, les sujets souffrant de dépression majeure porteraient des verres teintés de noir. Pour boucler la boucle, Janoff-Bulman mentionne quelques observations où il semble que les sujets légèrement déprimés réagiraient de façon moins catastrophique face à ce trauma et qu’ils récupéreraient plus rapidement par la suite. En conclusion il faut faire l’hypothèse que les cliniciens décrits au tout début de cet exposé agiraient comme si le comportement cruel des parents de leurs patients et le comportement violent des jeunes enfants étaient pour eux une source de trauma, trauma qu’en tant que sujets normaux ou, si l’on préfère, sujets asymptomatiques, ils seraient portés à éviter.
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S. MISSONNIER
Le reflux gastro-œsophagien (RGO) : une réponse à la destructivité parentale ?
Dans la large gamme des champs cliniques de la destructivité, celui de la consultation parents/bébé est certainement un des plus troublants et des plus énigmatiques. Troublant, car envisager la présence de la pulsion de mort, de la désintrication pulsionnelle et de l’agressivité primaire dans les processus du « devenir parent » et du « naître humain » vient jeter un voile noir sur la source réputée jaillissante de la fécondité de la vie, de la filiation si souvent propice à l’idéalisation d’Eros et au déni de Thanatos. Enigmatique, car en dépit de la richesse de l’héritage de Freud, M. Klein et Winnicott qui nous donne de précieux repères théoriques, force est de constater que leurs traductions cliniques sont encore impressionnistes pour appréhender l’hypothétique destructivité à l’œuvre dans les relations précoces. Dans le cadre des consultations thérapeutiques parents/bébé, c’est certainement les propositions de l’Ecole de psychosomatique de Paris, fondée par Pierre Marty, qui s’imposent sur le terrain comme les plus fructueuses. Léon Kreisler, traducteur en terres infantiles de l’œuvre pionnière du fondateur, puis Rosine Debray, ont été mes maîtres en ce domaine qui bénéficie aujourd’hui de la créativité de Gérard Szwec, Claude Smadja et quelques autres. C’est à cette psychosomatique à laquelle je vais me référer. Elle correspond à la définition qu’en donne L. Kreisler : il s’agit d’« une conception doctrinale et pathogénique qui accepte et inclut les facteurs psychiques et conflictuels dans le déterminisme ou le développement des maladies physiques »1. Mais 1. L. Kreisler, « La pathologie psychosomatique » in S. Lebovici, R. Diatkine, M. Soulé, Traité de Psychiatrie de l’enfant, t. II, Paris, PUF, 1985, pp. 423-443.
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pour bien contextualiser cette psychosomatique chez le nouveau-né et le bébé des premiers mois, il est crucial de compléter cette définition en rappelant, avec Didier Anzieu, que « ce n’est pas parce que je pense que je suis. C’est mon corps, ce sont les corps qui existent en premier et je leur dois (chemin faisant) les trois sentiments de ma propre existence en tant que corps, de l’existence des corps en général et de mon existence en tant qu’esprit capable de penser les corps. »2 C’est sur la base de ce rappel de la matrice corporelle que l’apport magistral de Selma Fraiberg prend tout son sens : dans un texte3 où elle cherche à analyser les tout premiers mécanismes de défense du bébé, elle pose cette hypothèse essentielle : les modes de défense biologiques sous-tendent les mécanismes de défense psychiques. C’est dans cette perspective de mécanisme de défense ultra-précoce bio-psychique que je vais me situer pour aborder le reflux gastro-œsophagien (RGO). Dans un premier temps, je le définirai pédiatriquement ; secondairement, je rappellerai brièvement quels sont les enjeux psychodynamiques de la rencontre adultes/bébé autour du nourrissage pour mieux en contextualiser, ensuite, les hypothèses psychopathologiques propres au RGO. Enfin, une histoire clinique viendra donner à entendre dans quel environnement pédiatrique ces hypothèses sont nées. Mon propos est indissociable d’une étroite collaboration avec des pédiatres et, en particulier, une gastro-pédiatre, Nathalie Boige, avec qui je partage mon cheminement clinique sur ce thème4. Ce type de collaboration interdisciplinaire n’est pas à mon sens optionnelle en matière de réflexion psychosomatique, elle en est la condition sine qua non. 2. Anzieu D., « La fonction contenante de la peau, du moi et de la pensée: conteneur, contenant, contenir » in Anzieu D. et coll. Les contenants de pensée, Paris, Dunod, 1993. 3. Fraiberg S., « Mécanismes de défense pathologiques au cours de la petite enfance », Devenir, 1993, 5, 1. 4. Missonnier S., Boige N., « L’encoprésie de l’enfant : une réévaluation du concept et du traitement » in Psychiatrie de l’enfant, XLI, 1, 1998, 87-161 ; Missonnier S., Kelalfa-Foucaud F., Boige N., « Le reflux gastro-œsophagien du nourrisson : un avatar de la transmission orale » in Champ Psychosomatique, n° 25, 2002, 75-93.
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Le versant pédiatrique du RGO Définition
Le RGO est actuellement le trouble alimentaire le plus fréquent de la petite enfance. On estime qu’environ 20 à 30 % des nourrissons durant la première année de vie reçoivent un traitement anti-reflux dans nos régions5. Ce symptôme est traité, le plus souvent, sur un mode purement somatique, médicamenteux et instrumental. Le RGO, c’est la remontée anormalement fréquente du contenu gastrique dans l’œsophage, en dehors d’efforts de vomissements. Il peut être physiologique (régurgitations post-prandiales banales) ou pathologique (régurgitations trop fréquentes, à l’origine d’un inconfort ou de complications). Les complications principales sont l’œsophagite (avec pleurs, douleurs, voire refus alimentaire, régurgitations contenant du sang) et les « malaises du nourrisson ». La physiopathologie est variable et polyfactorielle, englobée sous le terme de « défaillance des mécanismes antireflux ». L’acteur principal est le sphincter inférieur de l’œsophage. C’est un muscle lisse sous dépendance neuro-hormonale du système nerveux autonome. Il joue un rôle nodal de garde-barrière. Sociologiquement, le RGO s’impose comme un drame en puissance. En effet, l’aura morbide du RGO chez les parents et les professionnels est d’abord véhiculée par la menace de mort subite du nourrisson (MSN). Elle est aussi accentuée par sa cible : la fonction alimentaire qui réunit précocement les piliers de la fondation humaine (le besoin, la dialectique psyché/soma, le couple plaisir/souffrance et l’échange social). A l’instar de l’expression de « mère nourricière », la relation alimentaire symbolise le lien mère/bébé postnatal. En regard de notre mythologie culturelle qui situe le don d’alimentation, l’ingestion et la réplétion comme métaphores de l’amour et de la plénitude partagée, le RGO renvoie à la dysharmonie du « reflux », de la « régurgitation » et son cortège de douleurs, de cris, de pleurs, de sommeil perturbé de l’enfant... et des parents. 5. Foucaud P., Boige N., Bellaïche M., Missonnier S., Béal G., « Traitement du reflux gastro-œsophagien (RGO) en 1996 : une médicalisation excessive ? », Arch. Pédiatr. 1997, 4, suppl 2, 237s.
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Quels sont les enjeux psychodynamiques de la rencontre adultes/bébé autour du nourrissage ?
Pour esquisser une réponse, il est utile de replacer les enjeux du nourrissage et de ses avatars dans l’ensemble de ce que P. Marty nomme la « mosaïque première ». Je le cite : « Après la naissance, les organisations homéostatiques premières, tout en assurant l’équilibre général de la vie du nouveauné, n’assurent pas une cohésion exemplaire des diverses et innombrables fonctions existantes; ces fonctions s’exercent alors d’une manière relativement indépendante les unes des autres, associées en mosaïque sans se trouver organisées dans un système commun et autonome. Une grande partie des pouvoirs d’association et de hiérarchisation fonctionnelles du nourrisson est médiatisée par la “fonction maternelle”. Progressivement le nourrisson, puis le petit enfant, reprendront à leur compte les pouvoirs d’organisation, cette organisation s’effectuant sur des plans de moins en moins nombreux et toujours mieux ordonnés. »6 Ici la « fonction maternelle primaire » occupe clairement une place fondatrice dans la gérance de la liaison interfonctionnelle, le filtrage protecteur et la régulation de l’excitation. C’est à travers la négociation quotidienne entre les registres énergétiques du besoin physiologique (faim, sommeil, confort corporel) du nouveau-né et l’investissement somatopsychique maternel que la genèse du système pare-excitant du nourrisson s’effectuera. L’histoire du rôle contenant7,8 par la mère des excitations internes et externes du nourrisson, représente la préhistoire de son propre système pare-excitant. De l’empathie de la mère « normalement dévouée à son enfant »9 qui décodera et valorisera les signaux de son enfant, naîtra aussi un progressif « accordage affectif »10. 6. Marty P., Les mouvements individuels de vie et de mort, Payot, Paris, 1976: 118-119. 7. Anzieu D., « La fonction contenante de la peau, du moi et de la pensée: conteneur, contenant, contenir » in D. Anzieu D. et coll., Les contenants de pensée, Dunod, Paris, 1993. 8. Bion W. R., Aux sources de l’expérience (1962), PUF, Paris, 1979. 9. Winnicott D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969. 10. Stern D. N., Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, Paris, 1989.
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Le nourrissage : le paradigme des poupées russes
Dans ce cadre dyadique originaire de maintenance maternelle de « désaide »11 de l’enfant, l’acte alimentaire occupe une place axiale : pour le nouveau-né c’est d’abord une expérience totale sensoriellement transmodale et simultanément proprioceptive et extéroceptive. A ce titre, la « cavité primitive »12 du bébé selon R. Spitz (le pharynx dans son ensemble) est un espace pilote dans l’étayage du plan psychique sur le plan vital. Dans la conquête développementale du soi-corporel unifié, le « soi-buccal »13 est le lieu électif postnatal d’une revendication active du « soi émergent » évoqué par D. Stern14. Bien sûr, l’expérience récurrente de la tétée est aussi un véritable « sas » relationnel psychosomatique entre la fusion mère/bébé et l’individuation progressive de l’enfant. Dans la phase archaïque où la mère et la nourriture sont probablement indistinctes pour le bébé15, le nourrissage met en œuvre l’étayage de l’incorporation psychique sur l’ingestion physiologique. Cette expérience unifiée et interactive de l’incorporation de l’enfant peut artificiellement, pour la clarté du propos, se découper en incorporation réelle (du lait de la mère et de son portage), en incorporation émotionnelle et fantasmatique. Elle correspond au processus par lequel le bébé fait pénétrer et garde en lui à l’intérieur de son corps ce « lait-lien » que la mère ou son substitut lui transmet dans ce contexte. Cette incorporation est un précurseur corporel de l’introjection et de l’identification. Par l’incorporation le nourrisson met peu à peu en luimême et symbolise les qualités dont il fait l’objet; plus tard, par introjection/identification, il « s’installera à son compte » avec les attributs en partie puisés dans son environnement coutumier. 11. Laplanche J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, Paris, 1987. 12. Spitz R. A., « La cavité primitive », Rev. fr. psychanal., 1959; t. XXIII, 2: 205-234. 13 Idem. 14. Stern D. N., Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, 1989. 15. Kreisler L., Le nouvel enfant du désordre psychosomatique, Toulouse, Privat, 1987.
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RGO et psychosomatique : hypothèses psychopathologiques Hypothèse générale : le RGO est un syndrome relationnel
En ne s’écartant nullement d’un postulat étiologique plurifactoriel, notre expérience clinique du RGO alliée à ces repères théoriques nous conduit à ranger ce désordre du nourrissage dans le cadre d’un « syndrome relationnel16 ». Dans cette perspective, le RGO est la part somatique, chez le nourrisson, d’un syndrome interactif incluant la confrontation d’identifications projectives pathologiques17 parentales et un renoncement précoce du bébé à l’aide que peut lui apporter sa mère ou ses substituts pour se protéger de cet empiètement. La mère nourricière est « vécue comme la source de la tension d’excitation qu’il ressent » 18 et, par conséquent, « il doit renoncer prématurément à chercher un apaisement de cette tension auprès d’elle ».
Une hypothèse concernant les parents : le RGO est une défense face aux identifications projectives pathologiques parentales
On ne peut pas dissocier le RGO du fonctionnement psychique maternel en post-partum. Celui-ci s’inscrit dans la complexité du processus de la parentalité19 dans une culture donnée. Le terme de parentalité englobe la synergie de deux processus : celui d’un devenir mère et d’un devenir père. Ces devenirs correspondent à une longue évolution en pelure d’oignon qui traverse l’enfance et l’adolescence. La parentalité peut se concevoir comme un processus à « double hélice » biopsychique. Mais pour moi, clinicien de formation psychanaly16. Anders T. F., « Les syndromes cliniques, les troubles des relations et leur évaluation », Sameroff A. J., Emde R. N., Les troubles des relations précoces, Paris, PUF, 1993, 189-242. 17. Cramer B., Palacio-Espasa F., La pratique des psychothérapies mèresbébés, Paris, PUF 1993. 18. Szwec G., « Subversion érotique et subversion autocalmante », Rev. fr. psychosom., 1996, 10 : 47-58. 19. Missonnier S., La consultation thérapeutique périnatale, Toulouse, Érès, 2003.
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tique, la parentalité correspond avant tout au franchissement d’étapes intergénérationnelles, dont « le programme conscient est toujours infiltré de traits inconscients qui vont faire retour dans cet étranger familier : l’enfant »20. Cette infiltration se cristallise pendant toute la période périnatale. En post-partum, le fonctionnement parental peut être perçu comme la matérialisation d’investissements narcissiques et pulsionnels, jusqu’ici cantonnés dans l’espace intrapsychique. Ceux-ci vont se redistribuer dans la relation avec l’enfant : « L’enfant devient ainsi le relais et le dépositaire d’investissements qui jusqu’alors étaient attachés à des objets internes ou des aspects du Soi (self)21 ». Il occupe alors une place intermédiaire « à cheval » entre l’espace intrapsychique et extrapsychique parental. La présence du nouveau-né induit donc une effusion projective qui s’accompagne d’un véritable ébranlement de l’organisation psychique parentale. Dans ce contexte, le flux d’identifications projectives sera, selon la nature contenante ou déstructurante des scénarios fantasmatiques, en faveur du développement du bébé ou, à l’inverse, parasite. Dans une modalité de fonctionnement « normal » les nécessaires identifications projectives parentales seront pleines de l’image de l’enfant affectivement nourri qu’ils ont été et seront synonymes d’empathie parentale. Dans ce contexte favorable, le bébé va, face à des identifications projectives qui n’empiéteront pas sur son identité naissante, les intégrer à travers son activité d’incorporation originale. Il fera sien l’étayage libidinal et empathique parental et s’appropriera ainsi dans son corps propre cette fonction contenante22 qu’il reçoit de son environnement. Loin d’une activité mimétique limitée, le bébé interprétera cette partition avec un tempérament et un style qui lui sont propres. A contrario, des identifications projectives pathologiques « expulsives et annexantes »23 viendront museler l’individuation 20. Bydlowski M., « Devenir mère » in Gynécologie et psychosomatique, 1, 1991. 21. Cramer B., Palacio-Espasa F., La pratique des psychothérapies mèresbébés, PUF, Paris, 1993. 22. Bion W. R., Aux sources de l’expérience (1962), PUF, Paris 1979 et Anzieu D., « La fonction contenante de la peau, du moi et de la pensée : conteneur, contenant, contenir » in D. Anzieu et coll., Les contenants de pensée, Dunod, Paris, 1993. 23. Cramer B., Palacio-Espasa F., La pratique des psychothérapies mèresbébés, PUF, Paris, 1993.
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du nourrisson et pourront favoriser l’émergence d’une « réponse » psychosomatique de l’enfant, éventuellement, par un RGO. La fréquence de cette pathologie devrait à l’avenir être explorée à la lumière des travaux francophones démontrant la récurrence (10 à 15 %) et l’impact sur la relation mère/bébé des dépressions maternelles post-natales,24 une catégorie nosographique générique encore imprécise qui recouvre l’immense diversité des avatars du devenir mère.
Trois hypothèses concernant le nourrisson : le RGO correspond à un affect dépressif primaire, à un reflux d’incorporation et à une nostalgie aquatique Le RGO : un affect dépressif primaire
Face à ce désengagement de l’enveloppe protectrice maternelle qui sanctionne une inefficience, le RGO peut être interprété comme un « affect dépressif primaire »25. Cet affect primitif, ancré dans la turbulence de la mosaïque première, serait une réaction psychosomatique s’inscrivant dans une étroite réciprocité avec la défaillance environnementale. Dans la situation du nourrissage, une mère présente physiquement mais indisponible pour accompagner avec empathie les sensations, les émotions et les projections de l’enfant lui donnera une alimentation « opératoire » interdisant un équilibre tempéré entre ses investissements auto-érotiques et objectaux. Le visage « absent » d’une mère déprimée pendant la tétée ne permettra pas l’incorporation d’une « fonction alpha » bionienne26 permettant de détoxiquer les « projections besoins »27. Cette faille bloquera l’assimilation de l’interface nécessaire à l’organisation de relation contenant/contenu, fondation de « l’appareil à penser 24. Guedeney N., Fermanian J., Guelfi J.-D., Delour M., « Premiers résultats de la traduction de l’Edinburgh post-natal Depression Scale sur une population parisienne », Devenir, 1995, vol. 7, 2: 69-92. 25. Marcelli D., « La dépression chez l’enfant », in Lebovici S., Diatkine R., Soulé M., Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, t.II, Paris, PUF, 1996, pp. 1437-1461. 26. Bion W. R., Aux sources de l’expérience (1962), PUF, Paris 1979. 27. Kaës R., « La fonction alpha », in Doron R. et Parot F., Dictionnaire de Psychologie, Paris, PUF, 1991.
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les pensées » et d’une délimitation dedans/dehors permettant la conquête de l’autonomie. Privée de l’expérience sereine de la réplétion alimentaire,28 le bébé peut difficilement faire sienne cette fonction contenante d’un objet extérieur transmettant cette première représentation d’une mère nourricière « qui fantasmatiquement contient la pulsion orale »29. Il ne peut incorporer une fonction de contenance matérialisée par l’enveloppe de soins efficiente dans son corps propre et mime un rejet maternel : il régurgite. Sujet d’une discontinuité dans la transmission intergénérationnelle, le nourrisson n’est pas suffisamment contenu fantasmatiquement, narcissiquement et cognitivement par une parentalité « suffisamment bonne »30. Le RGO : un reflux d’incorporation
Dans la filiation de l’œuvre de W. Bion sur les contenants de pensée, la réflexion théorico-clinique de G. Williams31 sur les troubles alimentaires est ici un apport théorique très pertinent pour notre sujet. A partir de sa riche expérience avec des adolescents, elle explore, après-coup, la première enfance de patients très précocement objets d’un « renversement de la relation contenant/contenu » : au lieu d’être contenu par ses parents, le bébé était le « réceptacle » de leurs projections toxiques. Dans cette situation, la nourriture est vécue comme un « corps étranger » indissociable de la redoutable menace de la mère nourricière, une « relation de dépendance à l’égard d’un objet unique, précieux et irremplaçable ». Privé de la « fonction alpha » parentale qui vient permettre l’intériorisation d’une « fonction contenante qui progressivement lui permet de mieux faire face à ses angoisses », l’enfant introjecte un objet « à la fois imperméable et débordant de projections ». G. Williams nomme « fonction oméga » cette introjection pathologique : « Alors que l’introjection de la fonction alpha aide à établir des liens et à organiser une structure, l’introjection de la “fonction 28. Bick E., « The experience of the skin in early object relations », Internat. J. Psycho-Anal., 1968, 4. 29. Gibello B., La pensée décontenancée, Paris, Bayard, 1995. 30. Winnicott D.W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975. 31. Williams G., Paysages intérieurs et corps étrangers, Larmor-Plage, Edition du Hublot, 1998.
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oméga” produit l’effet inverse, elle perturbe et fragmente le développement de la personnalité. » (...) « Sa tentative de refuser l’introjection de cette “fonction oméga” désorganisatrice se manifeste sous la forme de troubles alimentaires graves. » Dans l’esprit de la conceptualisation de G. Williams, nous dirons : certains RGO signent la tentative précoce du nourrisson de refuser l’incorporation32 de la « fonction oméga ». Le RGO : une nostalgie aquatique
Une dernière hypothèse, plus spéculative, trouve aussi sa place dans cette esquisse psychosomatique du RGO. Comme nous le rappelle fort à propos R. Spitz : « Nous sommes trop pressés d’oublier qu’à la naissance l’enfant passe de la vie aquatique à la vie terrestre. Pendant la période intra-utérine sa cavité buccale, son larynx, etc., baignaient constamment dans le liquide amniotique. Après la naissance un flot continu d’air séchera la muqueuse très rapidement, en particulier parce que les glandes salivaires ne commencent à fonctionner que des semaines plus tard. L’assèchement de la muqueuse entraînera toutes les sensations inconfortables de sécheresse de la bouche, de la gorge, des conduits nasaux, qui sont en rapport avec la soif, et non avec la faim. La soif, ou plutôt la sécheresse de cette aire corporelle, sera donc l’une des premières expériences d’inconfort de l’enfant33 ». Cette soif débordante néonatale de l’enfant sera, dans des conditions postnatales favorables, étanché par le nourrissage maternel. Si, suite à ce « déménagement écologique »34, la main32. Comme le précisent Laplanche J. et Pontalis J.-B, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 210, « incorporation » et « introjection » sont « souvent employés comme synonymes par Freud et de nombreux auteurs ». Pourtant, ils défendent à juste titre l’idée que le processus d’incorporation se rapporte explicitement à la limite corporelle entre intérieur et extérieur alors que l’introjection est plus large : « Ce n’est pas seulement l’intérieur du corps qui est en cause, mais l’intérieur de l’appareil psychique, d’une instance, etc. » Dans le cadre de notre recherche sur le RGO, pathologie précoce, il est pertinent de parler d’incorporation pour en souligner l’ancrage corporel primitif. Néanmoins, dans une perspective développementale et compte-tenu de la longévité de certains RGO, un questionnement psychopathologique prospectif en termes d’introjection et d’identification est capital. 33. Spitz R. A., (1955), « La cavité primitive », Rev. fr. psychanal., 1959; t. XXIII, 2: 205-234. 34. Cyrulnik B., Sous le signe du lien, Paris, Hachette, 1989.
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tenance de cette continuité périnatale n’est pas assurée, on peut se demander si l’enfant ne sera pas dominé par une nostalgie intra-utérine, qui nie la naissance. Cela peut l’entraîner « dans une réaction prématurée et pathologique d’auto-organisation négative »35 où il cherchera à restaurer l’état antérieur intra-utérin de constant flux et reflux liquidien que nous montre aujourd’hui avec clarté le doppler couleur du fœtus. Ici, la « pulsion de mort » en tant que réduction des tensions aériennes correspond sans doute à une régression au prénatal liquidien36.
Histoire clinique Témoignage pédiatrique (Nathalie Boige, gastropédiatre)
Quentin est le troisième enfant de Mme D., âgée de 31 ans. Elle a déjà deux garçons âgés de 6 et 1 an. NB a déjà suivi son dernier fils pour un RGO. Quentin est né au terme de 36 semaines par césarienne itérative. Il est hospitalisé à l’âge de 21 jours pour malaise : il a eu à domicile trois épisodes de cyanose et de difficultés respiratoires une heure après le biberon. Depuis 3 jours, Quentin présente une symptomatologie franche de RGO, avec des régurgitations. Il a reçu un allaitement mixte les quinze premiers jours, et il est sevré depuis une semaine. L’examen clinique est sans particularité ainsi que les examens du bilan hospitalier (fibroscopie, électrœncéphalogramme, holter cardiaque). Lors de cette première hospitalisation, NB est frappée par la labilité émotionnelle de la maman, qui donne l’impression d’une angoisse importante non extériorisée. Elle est désespérée par la réédition du RGO (son deuxième fils n’est âgé que d’un an), des difficultés de nourrissage et insiste beaucoup sur la similitude de leurs symptômes. Elle passe en quelques minutes de la plaisanterie aux crises de pleurs. Lors des soins qu’elle donne à son fils, et lorsqu’elle en parle, on sent une dys35. Anzieu D., Le moi –peau, Paris, Dunod, 1985. 36. Missonnier S., (2002), Symptôme guérison et théorie de l’étayage revisitée in Brun, D. (dir), 5ème Colloque de Pédiatrie et Psychanalyse, Éditions Études Freudiennes.
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harmonie relationnelle et une ambivalence à vif. La grossesse n’a pas été désirée et elle a été découverte à deux mois et demi. Elle dit de Quentin : « Je n’ai pas pensé à lui pendant deux mois et demi, et ça ne se rattrapera jamais ». Survient un premier entretien avec moi. Quentin est réhospitalisé à l’âge de 2 mois et demi pour pauses respiratoires : une demi-heure après le biberon, il a eu une quinte de toux suivie de suffocation et d’apnée. Il n’a pas eu de cyanose ni de perte de connaissance. Cet accident a déclenché une véritable panique à la maison, M. D. ayant empoigné son fils par les pieds pour l’emmener dans la salle de bains afin que Mme D. ne voie pas les manœuvres de réanimation (doigts dans la bouche pour faire vomir Quentin, etc.). Les parents appellent les pompiers qui emmènent l’enfant à l’hôpital. Par la suite, ils signalent dans le comportement de Quentin des pleurs fréquents évoquant un syndrome douloureux. Paradoxalement, Quentin dort toujours sur le ventre à la maison. Durant cette deuxième hospitalisation, Mme D. me rencontre avec son mari et une série de consultations thérapeutiques s’engagent. N.B. revoit Quentin à l’âge de quatre mois et demi en consultation externe. La situation est beaucoup plus détendue. La maman est souriante. Elle a interrompu progressivement tout le traitement. Quentin est un bébé épanoui, de contact facile. Il ne souffre plus. Il s’alimente bien, n’aime pas encore la cuillère. Il dort toujours sur le ventre. Mme D. a pris un congé parental de un an en raison des troubles de santé de ce troisième enfant, avec une satisfaction très modérée car elle craint de s’ennuyer. Témoignage psychothérapique (S. M.)
A l’occasion de la première hospitalisation, le chef de service, frappé par le témoignage des infirmières sur la labilité de Mme D à l’occasion d’une visite, m’invite à la rencontrer après avoir négocié avec elle cette éventualité. Quand je reçois cette demande, elle rentre en convergence avec le témoignage de N. B. qui, la veille, avait attiré mon attention sur cette situation en me précisant qu’elle connaissait la mère à travers la récurrence d’un reflux pour les deux enfant précédents : une répéti122
tion qui constitue désormais à nos yeux un clignotant. Avec ces informations en tête, je rencontre une jeune femme, vive, jolie, dont l’expression du visage traduit un alliage paradoxal de vulnérabilité et d’autorité naturelle. Elle affirme d’emblée sa perception de la répétition du RGO chez ses enfants successifs. Ceux-ci sont présents dans le discours maternel comme porteur d’un mal-être précoce qui résonne comme une menace pour cette jeune femme. Secrétaire médicale, elle considère que ses fréquents échanges avec les médecins du cabinet viennent répondre à ses interrogations. Elle semble parler pour devancer d’éventuelles questions de ma part : cette emprise contient mal le tumulte émotionnel en présence. Quentin dormant paisiblement, je n’ai pas la possibilité d’observer la relation mère/bébé. Dans mon compte-rendu, je note : angoisse envahissante maternelle patente, refus de s’engager dans un accompagnement psychologique, mais souhait de se revoir à l’occasion d’une « très probable nouvelle hospitalisation » selon les propos maternels. A la prévisible deuxième hospitalisation deux mois plus tard, je croise Mme D et nous décidons d’un rendez-vous avec son mari le lendemain. Avant cet entretien, les infirmières me traduisent leur perception du malaise relationnel entre Mme D et Quentin : elle donne les biberons « en donnant l’impression d’être ailleurs » et comme agacée par cette intendance réalisée manifestement sans attention ni plaisir. De ce premier rendez-vous avec les parents réunis, je retiens les trois éléments suivants. – Premier élément. Au début de la grossesse de Quentin, Mme D quitte impulsivement la salle où une IVG allait avoir lieu. Mme D évoque avec une forte culpabilité la période qui a précédé cet épisode où l’IVG était décidée : quel est l’impact sur le fœtus et sur l’enfant de cette décision ? La réponse de Mme D est la suivante : « Avec ses difficultés, il me fait payer » ; le vécu persécutif par Mme D des malaises, du RGO et de son cortège de pleurs, de nourrissage chaotique vient étayer ce raisonnement circulaire qui pousse à la surenchère les deux membres de la dyade : la spirale identification projective pathologique maternelle/refus d’incorporation du « lait lien » de Quentin semble bien installée. Curieusement alors que la mère 123
fait cette description apocalyptique, Quentin, éveillé au départ, s’est très rapidement endormi au grand étonnement des parents. – Deuxième élément. Mme D a arrêté son travail depuis la naissance de Quentin et pense ne pas le reprendre : elle dit souffrir de la perte de la gratification et des contacts sociaux inhérents à cette activité. – Troisième élément. Le père est investi comme mari et père : il affirme sa volonté d’explorer le malaise, selon lui « ancien », de sa femme dans l’intérêt de leur couple et de ses enfants. A l’issue de cette rencontre inaugurale, les deux parents sont favorables à la poursuite de nos échanges. Il y aura six consultations thérapeutiques mensuelles; en voici rapidement l’essentiel. Consultation 1
Elle est centrée quasi exclusivement sur Quentin qui occupe l’avant-scène tout au long de notre rencontre avec son mal-être : il me donne un sentiment global de très grand inconfort (pleurniche, bouge en permanence, change de bras parentaux sans succès...) ; j’observe des épisodes paroxystiques avec une hypertonie spectaculaire : le père me présente Quentin se maintenant en hyperextension. Selon ses propre termes, « il fait l’avion en criant » et cela plonge l’enfant dans une détresse sans consolabilité. Face à cette détresse sans nom, l’inefficience parentale pour accueillir et calmer cette détresse est caricaturale. Simultanément, je suis très frappé par l’absence de sollicitation de Quentin à l’égard de ses parents (pas d’agrippement manuel, de fouissement ni d’accrochage visuel). Ne semblant rien attendre de son entourage, il n’oppose pas plus à ce chaos de réponse autonome de régulation auto-apaisante (pas de « main/bouche »); sa détresse circulaire paraît hors du temps linéaire. Les parents semblent pourtant bénéficier de ce partage avec moi pendant une heure, je les cite, « du pire de Quentin ». En conclusion de mes notes de cette consultation cette formulation lapidaire: « Fonction alpha parentale défaillante, contenance de la famille à conquérir ». Consultation 2
Après m’être excusé pour un quart d’heure de retard en début de séance, Mme D évoque un épisode d’angoisse de 124
séparation : elle se souvient de sa mère pleurant en l’accompagnant à la maternelle. Aujourd’hui, Mme D considère que, loin de sa mère, elle s’inquiète, mais qu’en sa présence, très fréquente, elles s’affrontent violemment. Dans un moment de calme sur les genoux de sa mère, Quentin esquisse un « main/bouche », puis, un bon contact visuel avec elle ; je valorise explicitement cette séquence et nous en construisons ensemble un sens positif. Mme D parle ensuite avec émotion du sevrage de l’allaitement au sein de Quentin. Elle n’avait jamais fait de lien entre succion nutritive, main/bouche et plaisir partagé. Subitement, Quentin reflue. Nous parlions de ses nuits entrecoupées de réveils en le regardant intensément, puis la mère avait brusquement changé de sujet et évoqué avec nostalgie son travail. Nous tentons alors ensemble de décomposer après-coup cette succession interactive et le père, le premier, dit que Quentin « s’est senti lâché » quand sa femme affirmait sa solitude. Debout, les bras en croix sur les genoux de Mme D qui le toise avec lassitude, Quentin va effectivement très mal : privé de holding, il « fait l’avion » en criant, pleurant. Son regard vague n’est pas mobilisable. Mme D donne prestement Quentin à son mari. Il s’apaise et Mme D verbalise sa jalousie à l’égard de son mari qui arrive mieux qu’elle à consoler son fils. Elle met ensuite l’accent sur une crainte envahissante qui l’assaille : « Je ne veux pas faire d’erreur mais je fais quand même comme ma mère ». Consultation 3
Mme D évoque le déracinement de ses parents qui ont quitté le Portugal pour venir travailler en France. La grand-mère maternelle de Quentin a fait des études au pays et, dans son village natal, elle a laissé le souvenir d’une femme de tête : très jeune, couturière réputée, elle travaillait à la boulangerie du village. Elle vient avec son mari à 21 ans en France chez sa sœur ; Mme D naît un an plus tard en France. Elle dit de sa mère : « Elle est très dure ». La conflictualité de cette fascination mêlée de répulsion est encore vive aujourd’hui et sa symbolisation s’affirme peu mature. Le grand-père maternel de Quentin était jardinier. Il est décédé brutalement quand Mme D avait 5 ans. Elle dit : « Il était absent, mais extraordinaire, chaleureux, doux, pas jugeant ». Elle précise: « Je suis en deuil depuis ». 125
De son coté, M. D parle brièvement de sa sœur aînée, Martine. Leur père leur a révélé à l’adolescence qu’il n’était pas le géniteur de Martine ce qui a jeté un effroi considérable dans la fratrie. Consultation 4
En ouverture, Mme D invite son mari à évoquer son passé « toujours caché ». Ils ont décidé ensemble qu’il était nécessaire d’en parler. M. D est un ancien toxicomane ainsi que sa sœur. Il a été emprisonné pour deal. Son père est tombé malade juste après son incarcération et il est décédé deux jours après sa libération. M. D a promis à son père sur son lit de mort de s’en sortir; il court vingt kms tous les jours et il réussit à « décrocher ». Mr D est fier de revendiquer cette victoire. Quentin va beaucoup mieux. Spectaculairement libéré de ce surplus d’excitation invasif antérieur, son investissement de l’environnement est nettement plus créatif. Des séquences relationnelles parents/enfant plus sereines en attestent ainsi que des échanges avec moi. Quentin est devenu un fervent pratiquant des « mains/bouches » (de plus en plus index et pouce/bouche). Mme D affirme mieux se sentir avec lui. Dans leur récit des séquences de RGO, le symptôme est spontanément perçu par les deux parents, comme contextualisé et sanctionnant un « lâchage ». A partir des échanges parents/bébé au cours de la consultation, nous travaillons aussi beaucoup l’absence de discours maternel sur ce qui va arriver à l’enfant : « Quand je dois le changer de place, le mettre dans sa poussette, le coucher ou lui donner à manger, je ne le préviens pas, je ne lui parle pas ». Nous nous interrogeons sur les bénéfices de cette enveloppe anticipatrice parentale pour Quentin et de la privation de Mme D, enfant, de cet étayage adaptatif. Consultation 5
Mme D déclare d’emblée vouloir « enfin » évoquer un « secret ». Quand elle était en CP, son oncle, réputé jaloux, tire un coup de fusil sur la sœur de sa mère, puis tente, sans succès, de se suicider. Son oncle perd un œil; sa tante est défigurée. Mme D et son frère sont informés à l’époque mais ils doivent respecter le secret et mentir à leur cousine Maria qui a 12 ans et vient habiter chez eux : ses parents ont eu un accident de voiture et ils sont à l’hôpital. 126
Mme D nous livre un récit de cette tragédie à la mesure de sa violence redoublée par la pesanteur du poids du secret. Derrière ce drame s’en cache un autre plus terrible encore et inaugural d’une série noire : la mort de son père « doux, chaleureux », décédé l’année précédente. Mme D se dit à nouveau dans un deuil inconsolable de son père. Elle pleure. Avec une intensité jusqu’à présent absente, son propos est authentiquement habité par les affects associés habituellement écartés. Quentin, confortablement installé dans les bras de son père, est pleinement attentif et calme. Quand je lui reformule personnellement les temps forts du discours parental, il me regarde avec une attention dont la tranquille clarté est le meilleur argument en faveur de l’idée qu’il est possible d’énoncer et de partager des émotions redoutables sans coup de fusil, ni secrets. Consultation 6
Le mieux-être familial est revendiqué d’emblée par le trio. Le RGO de Quentin a disparu et les séquences de pleurs avec hypertonie sont devenues rares et, surtout, réversibles dans les bras de la mère. Quentin fait enfin ses nuits. Pendant que les parents me détaillent leur récente habitude de poursuivre en couple la discussion engagée lors des deux dernières consultations, j’observe la fluidité accrue de l’accordage affectif entre Quentin et ses parents. La métabolisation amorcée de leur histoire individuelle et conjugale semble rendre possible une empathie et une anticipation contenantes. Commentaires
A partir de ces séquences cliniques extrêmement riches, je souhaiterai seulement mettre en avant trois axes sémiologiques et thérapeutiques déterminants pour la compréhension psychopathologique du RGO et notre discussion de l’hypothétique destructivité mutuelle en présence. Ces trois axes sont bien sûr intriqués mais il est bon de les isoler pour la clarté du propos. L’axe développemental de Quentin
Lors des premières consultations, Quentin envahit l’espace avec son mal–être. A l’occasion des épisodes paroxystiques avec hypertonie spectaculaire plongeant l’enfant dans une détresse 127
insondable, je constate l’intensité de son trouble de la régulation des comportements à l’aune de mon propre trouble intérieur. Quentin ne peut entretenir une homéostase motrice, cognitive, émotionnelle, fonctionnelle (alimentation et sommeil) tempérée. L’absence chez lui de procédures autonomes de régulation autoérotique auto-apaisante (main bouche, auto-suçotement...) et de recours spontané à un étayage relationnel (fouissement, agrippement manuel ou visuel, attention conjointe...) en signent la sévérité. En miroir, les difficultés manifestes qu’expriment les parents pour métaboliser cette crise, soulignent l’ampleur de la carence environnementale dont souffre Quentin privé d’une protection parentale pare-excitante face à ce surplus d’excitations. Dans ce cadre, le reflux de Quentin de ce « lait-lien » singulier peut être hypothétiquement compris comme une tentative de refuser l’incorporation de sa fonction oméga destructrice. Cette résistance est active et autostimulante. Le risque évolutif en présence pour Quentin est double : renoncer à trouver dans son environnement des alliés « paratonnerres » permettant la régulation de ses états paroxystiques et, par épuisement, dériver vers un RGO qui perde son dynamisme revendicateur. Le RGO secondaire « d’épuisement » rentrerait ainsi dans un tableau de dépression du nourrisson quand la teneur combattante du symptôme le transformerait en un procédé mécanique « autocalmant » « n’apportant pas la décharge de l’excitation » et apparaissant « à la place d’auto-érotismes qui ne se sont pas développés ». Cette hypothèse théorique me conduit à accorder une place centrale à l’évaluation initiale du triptyque développemental : qualité de la contenance parentale/qualité du développement auto-érotique/qualité de l’investissement d’objet du bébé. C’est dans cet esprit que je valorise les premiers « main/bouches » auto-érotiques, au départ absents. Ceux-ci permettent à Quentin d’accéder à un contact visuel furtif mais étayant pour toute sa régulation comportementale et affective. J’ai discuté explicitement avec les parents des enjeux développementaux de cette dialectique. A mesure que le RGO décroît, les accès paroxystiques avec hypertonie s’estompent au fil des entretiens et le sommeil de Quentin s’améliore. Ce mouvement s’accompagne d’une instau128
ration quantitative et qualitative des mains/bouches, du contact visuel et globalement de son investissement cognitif et affectif. La contenance parentale et les relations parents/bébé s’améliorent sensiblement. Au fil des séances, Quentin m’intègre dans l’échange et s’ouvre à l’espace de la consultation. Peu à peu, l’autocalmant reflue au profit de la (re)conquête de l’autoérotique. L’axe de l’histoire individuelle intergénérationnelle parentale
*Mme D. Au départ, elle est entièrement focalisée sur sa propre détresse amplifiée par la réédition conflictuelle inhérente au parcours périnatal. Elle n’a pas l’habitude d’en parler à son mari et elle est privée des personnes-ressources de son travail. Les nombreuses blessures anciennes enkystées éclairent son fonctionnement actuel : le déracinement de ses parents qui quittent le Portugal pour venir travailler en France; la conflictualité et l’interdépendance aliénante entre la grandmère maternelle et Mme D ; le deuil irréparable du père réputé chaleureux et contenant; le secret du « coup de fusil » de l’oncle; l’avortement esquivé de Quentin. A l’issue de cette rafale traumatique, tout est en place pour que Mme D déborde d’identifications projectives pathologiques à l’égard de Quentin, objet d’un renversement contenant/contenu. Au-delà de l’ambivalence, l’agressivité maternelle inconsciente à son égard commémore probablement la récurrence intergénérationnelle d’une agressivité restée chez elle relativement brute. A travers une crainte envahissante de répétition : « Je ne veux pas faire d’erreur, mais je fais quand même comme ma mère » s’affirme la force du « mandat transgénérationnel » traumatophile et dépressiogène. Il est ici cliniquement légitime de s’interroger sur la destructivité de ce mandat générationnel et pertinent de s’interroger sur sa valence cruelle (pulsion de cruauté préobjectale dans un contexte d’emprise brute) favorisée par la transparence psychique inhérente à la grossesse et le post-partum. *M. D. Son ouverture progressive à l’exploration de son histoire sera proportionnelle à la décrue du RGO de son fils. Des éléments rapportés – le secret sur la filiation de sa sœur, sa toxicomanie « meurtrière » de son père, sa résurrection – émerge une forte culpabilité. M. D pense beaucoup à son père, il lui 129
manque et répète : « Il ne voit pas ce que je suis devenu aujourd’hui ». L’ombre de ce deuil pathologique musèle l’efficience de sa fonction paternelle et diffuse une dépressivité individuelle, conjugale et familiale. Ces informations biographiques parentales apparaissent seulement à partir de la troisième séance : Quentin n’envahit plus l’espace par son désarroi, car le symptôme RGO ne fait plus office de barrage contre les conflits parentaux, mais de tremplin salvateur. A mesure que le narcissisme parental se restaure, leur confiance dans leur compétence parentale, leur empathie s’améliorent et Quentin authentifie cette évolution par son dynamisme dans l’accordage. L’axe de la perception du RGO par les parents
Au début du travail, le RGO est privé de signification psychologique. Il est résolument perçu par les parents (et beaucoup de professionnels) comme purement somatique. Sous ce vernis de surface, se cache une redoutable théorie étiologique fantasmatique maternelle : ce RGO, qui vient alourdir sa gérance, est le prix à payer pour l’IVG frôlé de son fils. Quentin, selon sa mère, la hait – via son reflux – suite à cette menace de mort. Pour le père cette âpreté éducative vient aussi confirmer la nécessité d’une peine pour ses fautes d’autrefois. A mesure que l’étau de la répétition générationnelle se desserre, grâce à la mise en sens de leur mandat filial respectif, une nouvelle théorie – conjugale – se fera jour : les parents dissocient un RGO autour du repas et un RGO sanctionnant un lâchage relationnel. Plus particulièrement, Mme D prend conscience que, quand elle impose une action, un changement de posture à Quentin, elle ne le prévient pas, elle ne le lui verbalise pas. En travaillant cette anticipation, c’est-à-dire la prévisibilité et la synchronie interactive qui sous-tendent le confort et la maturation temporelle des relations parents/bébé, le RGO a été enfin reconnu comme un message visant une réforme de l’environnement. In fine, l’accordage parental à la plaidoirie de l’enfant en faveur d’une meilleure continuité du soin permet, après coup, la mise en sens du fatalisme masochiste et de la surdité parentales. En définitive, cette vignette clinique met en présence des composantes essentielles d’un trouble de la parentalité pouvant indui130
re un désordre relationnel précoce incluant une dysharmonie développementale du nourrisson. Dans une temporalité intergénérationnelle, l’inertie traumatique, les deuils pathologiques, la transparence psychique périnatale négative attaquent la contenance parentale et la destructivité de la répétition des identifications projectives pathologiques sur le fœtus/nourrisson surdétermine la rencontre parents/fœtus/nourrisson. Dans cette spirale, le RGO, synonyme de reflux d’incorporation et d’autostimulation, gagne cliniquement à être hypothétiquement compris comme un mécanisme de défense très précoce contre la dépression. Il signe ainsi, fréquemment avec une hypertonie motrice, l’opposition du nourrisson au rattachement à cet « arbre de vie » emprisonné par le lierre de la répétition. Secondairement, la persistance du RGO s’accompagne d’un « auto-épuisement » dû au radical désinvestissement de la fonction pare-excitante parentale permettant de libidinaliser la fonction alimentaire. Le RGO devient un « procédé autocalmant » car pour le bébé, l’environnement parental est vécu comme la source de la tension d’excitation le condamnant à renoncer prématurément à chercher un apaisement auprès de lui. C’est dans ce contexte que certains RGO compliqués représentent la part de la désorganisation somatique d’un tableau de dépression du nourrisson incluant aussi un repli interactif et une atonie psychique. Dans cette perspective tenter d’appliquer la distinction opérée par Marty (1967) entre « voie de régression », synonyme de maladie somatique réversible, et « voie de la désorganisation » se référant à des maladies évolutives mérite d’être débattue à la lumière de cette menace autocalmante inhérente à l’évolution de certains RGO. Finalement, ce qui s’impose cliniquement le plus utile boussole théorique pour appréhender la spirale interactive destructive, c’est la proposition de Winnicott37 sur la résistance de l’objet à la destruction. Il décrit la séquence fondatrice suivante chez le bébé : 1) le nourrisson se relie à l’objet. 2) L’objet est trouvé. 3) Le sujet détruit l’objet. 4) L’objet survit à la destruction. 5) Le sujet peut alors utiliser l’objet. Or, dans la vignette clinique rapportée ici, ce qui semble manquer, tant chez les parents que chez Quentin, c’est la survivance de l’objet après sa 37. Winnicott D. W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
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destruction. M. et Mme D semblent au départ piégés dans la destruction figée d’objets qui ne résistent pas à leurs fantasmes agressifs. Plus encore, la traversée de la marge périnatale réédite avec violence l’abîme de cette issue catastrophique lourde d’une culpabilité inélaborée. De son coté et simultanément, Quentin paraît mettre en œuvre avec son symptôme RGO, une défense ultra-précoce contre une angoisse archaïque ressentie face à un objet qui ne survit pas à sa cruauté primaire (c’est-àdire face à une cruauté indifférente à ce que ressent l’objet partiel de satisfaction et donc sans sadisme objectal). Privé de la succession objet partiel détruit/objet partiel retrouvé, et confronté à la toute-puissance de sa destructivité, il ne peut créer un monde d’affects et de réalité partagée à travers le nourrissage qui est un fil rouge dans l’émergence psychique du petit d’homme. Coupé de la spirale maturative de l’étayage, Quentin s’engage dans une voie de désinvestissement de son auto-érotisme au profit d’une répétition auto-calmante qui est le miroir interne de la compulsion de répétition parentale morbide. Je cite Gérard Szwec38 : « A défaut d’une liaison psychique réalisée par le fantasme, le procédé autocalmant tente d’établir quand même une liaison, mais à un niveau comportemental cette fois, entre les aspects pulsionnels érotique et mortifère » et aussi : « Le corps agit l’intrication et la désintrication justement parce que ce jeu avec les pulsions ne se fait pas dans le psychisme ». Dans le droit fil de son intervention, R. Dorey dirait : la mère ne s’offre pas comme limite absolue de la pulsion de mort de l’enfant. La destruction est alors réelle. Bref, cette histoire clinique illustre les liaisons dangereuses d’une destructivité parentale compulsive avec une « violence fondamentale39 » inélaborable chez Quentin. Elle montre aussi comment, dans le meilleur des cas, un désordre fonctionnel d’un jeune enfant permet d’initier une réforme de la dynamique familiale.
38. Szwec G., Les galériens volontaires, Paris, PUF, 1998,. p. 20 et p. 29. 39. Bergeret J., La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.
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M. BALSAMO
Ruines Parcours de la destructivité
Une partie considérable des problèmes que nous rencontrons dans l’interprétation du social, consiste, comme l’a souligné E. Balibar dans le cadre du séminaire de F. Heritier sur la violence1, à comprendre pourquoi le pouvoir doit être davantage que violent, puissant, brutal, et même « cruel » (ou féroce, sadique), à savoir « pourquoi il doit procurer du fond de luimême à ceux qui l’exercent un effet de jouissance ». Nous devons avant tout observer, affirme Balibar, que « les formes de cruauté sont liées, sans médiation aucune, à la matérialité – d’intérêt ou symbolique. (...) Dans l’histoire, lors de tout processus de symbolisation des forces matérielles ou d’intérêt, il doit toujours y avoir un reste non convertible ou un résidu matériel de l’idéalisme, inutile et dépourvu de signifié. Chercher pour quelle raison ce reste émerge souvent, bien que non exclusivement, sous forme de cruauté est, je l’admets, ajoute encore E. Balibar, quelque chose d’extrêmement embarrassant pour quiconque n’est pas disposé à tenir un discours sur le mal ». Entendons ici : à prendre pour cause de tout cela une prétendue nature métaphysique. Mais que ce reste revienne sous forme de cruauté, cela définit bien le problème. Quelque chose d’embarrassant donc, face auquel la théorie s’arrête. Comment mieux désigner l’échec de notre civilisation à se comprendre ? En effet, nous ne savons que trop qu’il n’est guère besoin de chercher bien loin dans le temps ou l’espace les marques de la destruction humaine. Il n’est pas même besoin de s’éloigner de nous-mêmes. Comme le rappelait un psychanalyste yougoslave à un Diatkine abasourdi par la terrible description 1. F. Héritier, De la violence, Paris, Odile Jacob, 1995.
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de la « cravate croate », consistant à clouer vif un prisonnier contre la porte de sa maison, lui ouvrir la trachée, faire sortir par le trou la langue, telle une cravate, et le laisser agoniser, les Serbes rendaient ainsi un hommage ironique – c’était en 1992 – à l’invention par les Croates de cet ornement. Mais l’horreur ne s’arrêtait pas au procédé. Elle consistait plutôt en ceci que celui qui avait assisté à la fin tragique de ses propres amis, passant probablement de Chopin aux couteaux de cuisine, répétait alors le geste sur tous ceux avec qui il avait vécu pacifiquement pendant des décennies. Difficile de résoudre l’énigme que posent de telles situations par simple recours à la thèse de la manipulation des masses ou à celle des effets néfastes du colonialisme, comme dans l’invention de l’identité hutu lors du massacre des Tutsi au Rwanda. Encore moins par évocation de la thèse toute-explicative du désir mimétique, développée par René Girard, et dans laquelle, au fond, autrui, bien qu’inclus dans un circuit homicide, s’avère intéressant pour ce qu’il est ou est considéré être. Comme l’a judicieusement écrit un observateur de tels massacres, les grands coupables de ces actes « si nous nous maintenons dans la logique de l’analyse occidentale de la rationalité, sont ceux qui ont pensé le génocide, et l’ont organisé. Mais à examiner la façon dont les petits coupables l’ont exécuté, à évoquer cet homme traîné des jours entiers le long de la route et roué de coups, il n’y a alors plus de théorie… »2 En effet, que reste-t-il de nos tentatives de comprendre un tel échec de la civilisation, que reste-t-il de l’humanité même, lorsque des enfants sauvés d’un raz-de-marée et ayant perdu leurs parents sont séduits, violés, réduits à rien, mis en pièces, annihilés ? Ou encore, que reste-t-il des conquêtes de la civilisation, « la beauté, la propreté et l’ordre », que Freud évoque comme ses caractéristiques, lorsque nous avons à l’esprit ce que peut signifier exercer la propreté ethnique, ou devenir un déchet, comme l’a décrit Zygmunt Bauman dans Il Disagio della postmodernità (Le Malaise de la post-modernité), à propos des exclus de la société de consommation ? « Leur seule existence – visages contractés par la douleur, corps émaciés qui parlent de misère, présences qui font tapisserie pendant 2. Idem.
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que les autres se divertissent sur la piste de danse – corrompt l’harmonie de la vie et gâte la bonne humeur ; les exclus sont une tache, une souillure, une marque sur l’image du monde qui devrait être limpide et éclatante de propreté. Dans le modèle de pureté post-moderne, ils sont les déchets. »
« Comme toi-même.. » Dans le chapitre 5 du Malaise dans la culture, Freud, comme on le sait, aborde le problème posé par le précepte judéo-chrétien invitant à aimer son prochain comme soi-même, injonction qu’il rejette résolument. De fait, comment aimer celui qui diffère tant de moi ? Mais surtout, comment respecter possiblement ce précepte lorsque l’on a affaire à la cruauté de l’être humain, à sa détermination à abuser de moi, à me maltraiter et à me tuer ? « Non seulement cet étranger n’est pas, en général, digne d’être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité, voire à ma haine. (…) Quand cela lui apporte un profit, il n’a aucun scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l’ampleur du dommage qu’il m’inflige. (…) pour peu qu’il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n’hésite pas à me railler, m’offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance (…) le prochain n’est pas pour lui une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus. »3 L’unique amour possible, du reste, est celui qui survient de la ségrégation, de l’unification d’un groupe via l’exclusion de l’autre, contraint à rester en dehors de l’identité ainsi définie et à en recevoir les pires insultes. C’est à travers le massacre des juifs, rappelle Freud, que les chrétiens deviennent des frères 3. S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1995, pp. 52, 53 et 54.
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les uns pour les autres. Ce radicalisme du jugement freudien n’est pas si surprenant : on pourrait même dire que c’est précisément en prenant en charge les dimensions les plus problématiques de l’être humain que la psychanalyse assume une de ses spécificités. Néanmoins, cette incrédulité devant toute possibilité de s’extraire de la spirale de la violence semble certes quelque peu inquiétante. Il convient toutefois de préciser un point. En hébreu, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Veahavtà lereakhà kamokha), à travers le préfixe « le » qui signifie « pour », « en direction de », s’entend plutôt, comme l’a proposé Haim Baharier, dans le sens de « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu aimes pour toi », injonction non pas tant à l’amour qu’à la responsabilité de l’action à l’endroit des autres, d’une manière analogue à ce que l’on ferait pour soi. Dans cette mesure, la question que pose Freud semble déplacer l’axe de la réflexion du plan de l’amour universel à celui de la responsabilité singulière. Ou, mieux encore, elle détache le propos de la pure spécularité (traiter autrui comme soi-même) pour le renvoyer à la réciprocité (donner à autrui ce que l’on aime en soi), orientant ainsi la question vers le rapport du sujet avec luimême. Mais surtout, elle délocalise le sujet lui-même, qui devient non plus un « soi-même–pivot de la comparaison », mais un soi-même qui abrite différentes possibilités (ce que j’aime en moi). La formule conduit, paradoxalement, à l’expropriation de soi. L’incrédulité freudienne reçoit, partant, une signification nouvelle : elle est non point et non seulement scepticisme radical quant à la cœxistence civile, mais plutôt refus de la logique d’une consistance du proprium, d’une identité, à savoir de ce qui se forge par l’exclusion de l’altérité constitutive de l’être humain. En outre on retrouve la complexité de cette question du pardon chez un penseur comme J. Derrida, pour lequel ce geste est, au fond, impossible, justement parce que c’est seulement dans l’impossibilité de pardonner, que l’autre (un autre qui reste inchangé, et qui donc ne demande pas pardon) est vraiment reconnu comme tel. « On ne peut pardonner qu’en se rappelant, en reproduisant même, sans atténuation, le mal fait, ce qu’on a à pardonner. Si je ne pardonne que ce qui est pardonnable, le véniel, le péché non mortel, je ne fais rien qui 136
mérite le nom de pardon. Ce qui est pardonnable est d’avance pardonné. D’où l’aporie : on n’a jamais à pardonner que l’impardonnable ».4 Toutefois l’expérience psychanalytique, il est vrai, nous invite à penser une autre cruauté, celle dérivant de l’impossibilité à être soi-même, de la difficulté d’un travail de désaliénation, au point qu’on pourrait dire que le problème rencontré dans la position de l’analyse tient souvent à l’insuffisance du proprium, à l’impossibilité de sortir des identifications aliénantes, d’accepter que quelque chose fonctionne dans sa propre vie, et à la nécessité de détruire toute relation qui se propose comme différente de celle originaire. Insuffisance ou inéluctable nécessité de cette identité qui, pour exister, doit trancher son accrochage à l’autre, et lutter pour en métaboliser les traces. Assurément, l’identité est un inévitable arrêt dans les connexions avec d’autres formes de vie, une sorte de résistance à l’écriture de l’autre. Mais, en même temps, elle représente la nécessité, pour vivre, d’arrêter le flux continu des identifications, de marquer une pause dans le cours du temps, des changements inexorables et des pertes : en bref de construire une continuité de mémoire et d’ investissements. On ne peut pas « être condamnés à investir », sans un fond de mémoire qui assure la possibilité de ces mouvements. Le problème, dirions-nous, est que cette coupure contient en soi, inévitablement, les traces de ce qui devrait demeurer au-delà de la frontière et que nous croyons définitivement révoqué seulement par illusion narcissique. Les caractéristiques du rapport primaire à l’objet, par exemple, se transfèrent inévitablement dans les modalités de symbolisation. L’expérience de subjectivation dépend, dans cette perspective, du travail de métabolisation des réponses de l’objet, et les lacunes de ce travail ont des rapports avec celles de la fonction symbolisante de l’objet. Ou encore, on peut penser à ce que A. Green a appelé la réserve de l’incréable, la dimension essentielle à la création subjective, mais qu’on ne doit pas franchir, sorte de réserve énergétique qui indique le point où le sujet est ancré dans le corps de la mère. 4. « Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible », Jacques Derrida, Cahier de l’Herne, Paris, 1997, pp. 541 et 560.
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Cette dimension incréable, « cette réserve de la création, est ce qui permet la création même, est la propriété d’un autre qui ne détient ce pouvoir à son tour que par les facultés créatrices de tiers, eux-mêmes crées ad infinitum ».5 La réserve infinie de sens, dérivation de la complexité de l’objet, et de son inconscient, de son histoire et d’une alterité inconnue, est ce qui pousse le sujet à chercher à résoudre cette énigmaticité pour la maîtriser et atténuer la qualité persécutrice de cet inconnu. Mais dans ce mouvement même il la met sans cesse au travail. On doit imaginer donc un double processus : un mouvement envers l’autre, la pulsion de tendresse, à entendre comme « une alliance entre les parties bonnes internes du nourrisson et les parties bonnes de l’objet qui permet la constitution d’une intériorité et d’une extériorité, à savoir le Moi-peau »6 et un mouvement qui cherche à se débarrasser de l’autre, « la pulsion de cruauté, qui serait alors attaque de ce premier lien, effraction du Moi-peau et des ses contenus psychiques liés à la perception d’un support ». Si la pulsion de tendresse est un mouvement d’intégration et d’identification, celle de cruauté vise à détruire ce support d’altérité, à réaliser une dimension narcissique pour constituer sa propre unicité. Mais, en même temps, elle permet d’organiser et d’intégrer des contenants somato-psychiques : une destructivité au service du Moi. C’est justement la destructivité du sujet et la capacité de l’objet de survivre à cette destructivité, qui donnent au sujet la preuve que l’objet n’appartient pas à son omnipotence et qu’il peut être retrouvé après avoir été détruit. « Le fantasme cruel de l’attaque, de l’effraction des contenants maternels, du Moi-peau permet au sujet de s’approprier, de prendre à l’objet une enveloppe suffisamment bien organisée par l’environnement (...) il permet en retour le fantasme de se laisser prendre, de se faire effracter par l’autre en lui laissant la disposition de ses différentes enveloppes pour lui faire plaisir et obtenir en retour du plaisir. Il permet le jeu de ‘peausession’ et de ‘dé-peausession’ ».7 Cette forme de cruauté est nécessaire au développement du sujet, à la constitution de son espace psychique et de la créativi5. A. Green, « La réserve de l’incréable » in La déliaison, Paris, Les BellesLettres, 1992. 6. D. Cupa, « La pulsion de cruauté », RFP, LXIV, 2002, p. 1075. 7. Idem, p. 1088.
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té qui doit être pensée comme un travail oscillant perpétuellement entre identification et dés-identification (on peut justement penser, ici, au « faux self » comme une façon de ne pas utiliser l’objet parce qu’on a été, par exemple, trop utilisé par l’objet). Tout espace subjectif se déroule dans une oscillation interminable entre lien et destruction du lien, échange entre soi et l’autre, introjection et expulsion, narcissisme et utilisation de l’objet. D’un autre côté, on peut penser la cruauté sadique comme caractérisée par la perte de cette oscillation entre liaison et déliaison qui se joue naturellement dans toute relation avec l’autre, la déliaison occupant alors totalement la scène. P. Denis, dans ses observations sur la relation entre emprise, sadisme et destructivité, signale très clairement que le passage entre ces formes est provoqué par le processus de plus en plus inexorable de déliason. « Le sadisme est une conséquence de cette montée d’excitation dans le système d’emprise qui s’applique à l’objet refusant. La rupture du lien avec le système représentatif et les instances transforme le sadisme en destructivité libre, l’excitation n’est plus liable, le passage à l’acte devient la voie où l’emprise devenue ‘folie d’emprise’ s’engouffre ».8 Dans ce mouvement, un rôle central semble être occupé par les carences de l’objet, au sens où l’emprise, et même cette forme particulière d’emprise représentée par la cruauté, est toujours un effort pour être satisfait par l’objet. Le passage de la cruauté au sadisme et à la destructivité provient alors de ceci que l’objet est incapable de procurer la satisfaction, est absent ou résiste à se faire utiliser comme un « medium malléable ». On peut être d’accord, à ce propos, avec P. Denis lorsqu’il écrit que « l’emprise est à l’œuvre dans toute relation et ne recherche pas tant l’abolition du désir d’autrui que de le réorienter vers le sujet lui-même ».9 Cette observation indique que l’identité est un précipité des identifications multiples et des efforts pour se libérer d’elles, un processus qui lie et, nécessairement, cherche une délimitation de l’autre. Toutefois, dans ce « commerce » le sujet entre en relation avec les caractéristiques de l’objet, sa propre modalité de symboliser et de réagir aux attaques. En retour, le fait que l’objet ait la capacité de se lais8. P. Denis, Emprise et satisfaction, Paris, PUF, 1997, p. 121. 9. Idem, p. 24.
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ser détruire, manipuler, transformer, permet de contenir l’angoisse de l’influence, du plagiat, de l’intromission, dans un jeu de va-et-vient où l’inversion du contenant/contenu permet l’introjection de la fonction symbolisante. C’est pour cela qu’il y a des patients qui cherchent immédiatement à imposer à l’analyste une variation du cadre, des règles établies, en demandant des variations ou des accordages qui puissent indiquer que l’analyste lui-même est disposé à se laisser changer par le patient, en supportant d’être modifié, utilisé d’une façon particulière, voire détruit dans les représentations de soi et du cadre ou de sa façon de conduire la cure ou de penser le psychisme. Avec certaines patients, par exemple, le début d’analyse révèle le besoin urgent d’une suspension du déterminisme psychique (dans le sens où le patient ne peut pas accepter d’être, de quelque façon, responsable de ce qui arrive) en actualisant, de cette manière, la possibilité d’un registre – au moins – dans lequel il échappe à l’omniprésence de l’autre. La position de Winnicott, soulignant que le patient doit apprendre un jeu qu’il ne connaît pas, la psychothérapie, et qu’on doit l’amener à jouer, indique clairement qu’il est souvent nécessaire de construire les conditions pour qu’un cadre puisse s’établir. Mais tout cela nous signale aussi une autre condition que trop souvent l’analyste oublie : les rôles du contenant/contenu ne sont pas toujours ceux auxquels nous nous attendons et le patient, submergé par exemple par une certaine pathologie de l’objet, peut devenir le contenant du contenant, dans une sorte de rupture de l’axe des générations, avec l’angoisse qui s’ensuit. Il peut arriver par exemple que le patient se sente obligé de devenir le contentant du cadre en répétant dans le transfert le rôle qu’il a établi avec l’objet primaire. Un patient en analyse raconte à bien des reprises la scène où sa mère, psychotique, face à une fenêtre, le regard dans le vide, déclare : « Tu vois, je ne ressens plus rien, je ne ressens tellement rien que je pourrais me jeter sans avoir peur ». Il est important d’observer qu’en évoquant cette scène, il n’oublie jamais le particulier de la fenêtre, qui devient alors un contenant déplacé du vide et de la catastrophe possible, nous faisant comprendre que le contenant n’est pas nécessairement là où nous nous attendons qu’il soit. Ce type de fonctionnement est clairement visible chez les psychotiques, pour qui le contenant 140
peut être fragmenté, comme avait indiqué Bion, dans des objets qui deviennent bizarres, avec des caractéristiques qui représentent des parties projetées de l’appareil psychique. Mais, et c’est la chose à mon avis la plus importante, rien n’indique que l’objet bizarre appartient au sujet. Si le patient fait partie d’un champ psychotique, l’objet peut être alors le médium de n’importe quel sujet, de plusieurs sujets, de la famille ou d’un ancêtre. Dans ce cas, renvoyer cette voix au sujet ne détermine-t-il pas peut-être une nouvelle aliénation, dans le sens où il n’y a pas encore un sujet ou le sujet auquel cette voix appartienne ? Il est alors évident que la seule façon de sortir de l’omnipotence et de l’angoisse psychotique est de penser la réalité de l’objet. Comme l’a justement proposé Winnicott, « l’analyste est prêt à attendre longtemps que le patient soit capable de présenter les facteurs de l’environnement dans les termes qui permettent de les interpréter comme des projections. »10 Dans les cas au contraire caractérisés par cette défaillance primaire de l’objet « il n’y a pas, dit encore Winnicott, d’échappatoire possible : l’analyste doit prendre en considération la nature de l’objet, non en tant que projection, mais en tant que chose en soi »
Ruines Je voudrais maintenant réfléchir sur une caractéristique de la pulsion de cruauté, mise en évidence par S. de Mijolla11 lorsqu’elle observe que « cette emprise particulière porte sur l’intérieur de l’objet. Le besoin de la cruauté est d’ouvrir, de lacérer ce lieu clos et mystérieux ». A mon avis, le fait que cette forme d’emprise porte sur l’intérieur de l’objet permet d’expliquer la fascination envers les images de destruction, les catastrophes, les ruines, où, justement, l’objet est ouvert. Cette « ouverture » cherche à effacer l’altérité absolue de l’objet, le coté obscur du Nebenmensch, à rendre transparent une dimension qui échappe au sujet. Mais dans la lutte contre cette 10. D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969. 11. S. de Mijolla, La cruauté au féminin, Paris, PUF, 2004, p. 32.
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altérité se réalise de toute façon une rencontre, la possibilité de percevoir le filet du temps, la compréhension d’un niveau de réalité historique qui précède le sujet et sa naissance, et qui est inhérente au sujet même. C’est l’aperception de la dimension anachronique de l’être humain, et dans cette pluralité temporelle, la naissance de son propre roman familial. Remonter dans le cours de l’histoire, dans l’attente d’autres possibilités, d’autres destins, devient, comme on le sait, nécessaire à la constitution de son trajet psychique. Il est intéressant de noter qu’on ne peut se constituer comme sujet que dans une trahison (provisoire) du propre, en imaginant être un autre à soi-même, avec d’autres parents, histoires, généalogies. Le délire, le destin tragique d’Oedipe ou la personnalité exceptionnelle qui change le cours de l’histoire, naissent quand la trahison devient irréversible, et qu’il n’y a plus possibilité de sortir du nouveau paradigme. J’ai évoqué la fascination envers les images de destruction, mais il convient d’être ici plus précis. On ne peut qu’être d’accord avec une observation de M. Augé12 constatant qu’on est, lors de la vision de ruines, dans un temps qui n’est pas le nôtre, pas seulement parce qu’il est irréversiblement perdu, mais surtout parce que nous vivons dans un monde violent dans lequel les décombres n’ont plus le temps de devenir ruines. Pour avoir des ruines, en somme, il est nécessaire d’avoir un regard qui lie les choses entre elles, que le temps s’arrête, ce que le monde actuel n’a pas. On rejoint, ici, une observation précieuse de G. Simmel13 selon laquelle la ruine est caractérisée par la destruction d’un contenu précédent, pour arriver à une nouvelle unité dans laquelle destruction et impulsion vers des contenus positifs sont inséparables. A la différence du fragment, qui renvoie encore à une totalité et à une forme, la ruine ne renvoie qu’à elle-même, donc à la possibilité que d’autres formes (celle par exemple de la nature) prennent consistance. La ruine évoque, dans ce cas, le projet dont elle dérive, mais permet l’ouverture aux dynamiques internes au même projet, aux forces restées donc jusqu’à ce moment inaperçues, occultés, inutilisés. Je crois qu’il n’est pas difficile de voir dans ces réflexions, qui certes proviennent des domaines anthropologique ou phi12. M. Augé, Le temps en ruines, Paris, Galilée, 2003. 13. G. Simmel, Die Ruine, 1911.
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losophique, l’intuition que l’activité de destruction dans la pulsion de cruauté est toujours corrélée à une oscillation qui permet (si l’objet est détruit/trouvé) une utilisation du même objet. En ce sens, les ruines ne sont pas seulement le signe de notre passagèreté. Elles sont aussi le signe que quelque chose persiste, que quelque chose nous est consigné par le temps et par les générations précédentes, que quelque chose d’inoubliable est en nous. C’est justement pour cette raison qu’Alfred Jarry dans la préface d’Ubu Roi enchaîné, écrit : « Nous n’aurons de succès que lorsque nous détruirons les ruines mêmes. Mais je crois que la seule façon de le faire est de les utiliser pour construire beaucoup d’édifices biens projetés.» Il est clair ici qu’il s’agit de se demander quoi faire avec les restes des processus des symbolisations que l’autre nous a consigné et quelle peut en être l’utilisation. En réalité, cette phrase de Jarry rappelle celle que Freud emprunte à Gœthe, dans Totem et Tabou : « Ce dont tu as herité, acquiers-le pour le posséder. » La seule façon de penser ces restes est de les remettre dans un circuit de pensée. Les ruines deviennent alors des dimensions topologiques aptes à représenter la transformation, des intermédiations entre l’intérieur et l’extérieur, soi et l’autre, construction et destruction, emprise et échec, présent et passé. Qu’on se rappelle alors la relation que Walter Benjamin établit entre le caractère destructeur et les ruines, non « parce que le caractère destructeur aime les ruines, mais pour la rue qui passe à son intérieur », c’est-à-dire pour la possibilité d’ouvrir sur d’autres temps, d’autres regards. Cette intuition du lien entre ruine et transformation est, à mon sens, bien visible dans une lettre de Lou-Salomé à Freud : « L’autre jour, à propos de la participation presque exclusivement juive au progrès de la psychanalyse, Tausk disait qu’il était tout naturel qu’elle eut lieu dans les vieux palais antiques et en ruine; la structure interne est plus visible à travers les fissures des murs, ce qui encourage les investigations qui demeurent cachées, plus que les belles façades lisses des maisons neuves que l’on ne regarde que pour leur couleur et leur ligne ».14 Ce 14. L. Andreas Salomé, Correspondance avec Freud, Paris, Gallimard, 1974, pp. 310-1.
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qui est ici interrogé est l’historicité dans son double statut de mémoire et de destruction de l’archive instituée pour cette fonction, la possibilité de traverser le fil du temps et d’arriver à des profondeurs inexplorées grâce à la marginalité du juif et de la psychanalyse qui changent, par conséquence, nos points de vue. En outre, à travers cette fissure dans la structure du moi, dans la fragmentation de la beauté et des valeurs acceptées, on arrive à la découverte de l’autre scène, à une mise en discussion de l’identité centrée autour du visible, du convenable, de l’acceptable, à la découverte d’une stratification que le moi occulte mais qui se révèle dans cette ouverture réalisée par le passage du temps. On peut se rappeler à ce propos la célèbre image que Freud donne du moi comme un cristal qui se brise le long des lignes de forces : « Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c’est aussi ce que sont les malades mentaux.».15 Mais il y a un autre exemple de cette déchirure architecturale, de cette fissuration de la structure ego-centrée de l’édifice et du sujet classique. Je pense ici à l’œuvre de Piranèse, qui offre comme image de l’âge passé des ruines, des souterrains, des prisons. Il semble quelque peu singulier de penser que les Prisons, c’est-à-dire les gravures les plus célèbres de Piranèse et qui ont obsédé beaucoup d’écrivains et d’artistes, aient été réalisées après un délire organique causé par un accès de fièvre. L’horreur des prisons dériverait la folie (temporaire) de l’auteur ou serait par elle expliquée. Tout le projet de Piranèse est, au contraire, un formidable effort de destruction du concept d’architecture réelle, lié à celui d’édifice, et de dissolution de la représentation et de l’identité. Pour donner des exemples plus récents, on pensera aux impossibles réalisations d’Etienne-Louis Boulée, ou, dans les années 1920, aux projets des architectes de l’avant-garde russe qui ont imaginé des édifices flottant dans l’air. La représentation des Prisons est fondée sur l’impossibilité d’arriver à un ordre à cause de la fragmentation de l’espace euclidien, et met donc en crise l’unité de 15. S. Freud, (1932), « XXXIème Conférence », OCF, XIX, Paris, PUF.
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l’espace représentatif. C’est l’impossibilité d’un langage unitaire et du sujet que « le cerveau noir » de Piranèse, comme disait Victor Hugo, réalise. Avec les Prisons nous quittons l’unité de la représentation pour arriver à la multiplicité des points de vue, à la fragmentation d’un ordre, en un mot, à l’illusion d’un moi unitaire. La terreur et l’angoisse provoquées par ces gravures naissent non seulement de la solitude infinie représentée dans ces dessins, mais aussi de ceci que la solitude tient au fait qu’aucun fragment ne peut être réuni dans un ordre unitaire. Il n’y a pas d’unicité, de reconstitution possible et la terreur est plutôt celle de la multitude, du sujet pluriel et infiniment décomposé dans ses relations. On le voit d’une façon très claire dans le dessin « Pianta del magnificio collegio », (1750) où du centre partent des couloirs qui se multiplient dans un espace infini, et où la notion même de centre explose. L’angoisse des Prisons dérive de cette décomposition du propre et d’une identité qui se voit et se pense comme unitaire, comme un espace clos fragmenté et multiplié à l’infini. On le voit encore mieux dans le « Campo Marzio dell’antica Roma », (1761), où la place de Campo Marzio a perdu toute possibilité d’être reconnue, dans le chaos des éléments architectoniques et la rupture de l’idée même de forme, d’unité de la ville, du sens. Dans ce type de conceptualisation, Piranèse réalise une destruction de l’espace formel qui permet de repenser la notion même d’espace, d’édifice, de structure humaine, de langage représentatif, et de mettre en jeu d’autres points de vue exceptionnels. Ce projet a ceci d’extraordinaire que le moiédifice est décomposé dans sa propre illusion de fermeture narcissique, en utilisant les logiques qui font partie de l’édifice ou de la dimension architecturale même. C’est en somme la destruction de l’image classique construite autour du centre et du regard de la conscience moralisatrice. L’exemple de Piranèse me semble indiquer que c’est seulement dans la déconstruction du propre que l’on trouve l’accès à d’autres formes de symbolisation laissées en suspens et à une dimension inventive où le sujet peut expérimenter l’angoisse et le plaisir de l’invention.
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Le Nebenmensch Quittons, maintenant, le terrain plus rassurant de la destruction mise en place dans toute dimension créatrice et retournons à cette forme de cruauté où la déliaison règne dans sa solitude. Il n’est guère besoin de rappeler que, par-delà les croyances idéalistes de Freud en un procès civilisateur progressif, commandé par un « fondement organique présumé », sa réflexion porte principalement sur la duplicité substantielle de l’être humain. Dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, Freud affirme que « le complexe du prochain se divise (…) en deux parties, l’une donnant une impression de structure permanente et restant un tout cohérent, tandis que l’autre peut être comprise grâce à une activité mnémonique ».16 Cet Autre a donc deux visages. Le premier, l’« autre partie », est à notre image, je le comprends de la même façon que lui me comprend. C’est là mon semblable. L’autre partie relève de ce qui est au-delà de cette ressemblance. C’est le prochain à proprement parler, l’autre innommable, étrange et étranger, incompréhensible, radicalement autre. C’est ce qui apparaît sous le signe de l’arbitraire, de l’imprévisible, du « non-propre » pour ainsi dire. Si donc la première modalité du rapport humain se joue sur le registre du plaisir, du bien, du partage, la seconde, cette altérité dans sa dimension incompréhensible, inappropriable, introduit un au-delà du principe de plaisir, et s’impose comme mal, exclusion et énigme. C’est la fortune du concept de « masse » par rapport à celui, spinozien, de « multitude », vraisemblablement là aussi le fondement du complexe hobbesien de l’homo homini lupus, de l’impune occidi, de la possibilité universelle d’assassiner quiconque. On peut aisément voir dans cette duplicité, la re-proposition de la relation de tendresse et de cruauté dans son effort d’effacer l’altérité de l’objet. Dans cette duplicité fondamentale de la relation humaine affleure le problème d’un arbitraire absolu auquel autrui nous contraint, d’une pure culture du méfait, de l’abus sans scrupule et de l’anéantissement, en un mot, du mal. Allégation quelque peu hâtive, probablement, et dont la réelle efficacité 16. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » in La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, pp. 348-9.
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laisse songeur. On perçoit aisément, en effet, l’illusoire tentative de rassembler, par cette formule, une vaste quantité de phénomènes dans une unité métaphysique, aboutissant alors à l’ontologisation d’une réalité historique, et au recouvrement, par cette unicité, du regard même de l’interprète. C’est là homogénéisation d’époques, de réalités, de sujets et d’opérations divergentes dans leur portée épistémique et matérielle. Métaphysique, cette unité fait obstacle à la prise en compte des différents domaines et des diverses configurations du pouvoir, elle désigne une modalité générale du fonctionnement sociétal et groupal – le mal comme exclusion du groupe, victime sacrificielle, pharmakos, etc., condition même de délimitation du groupe qui se fonde, dans son identité, sur la logique de l’exclus et de l’étranger. Ou enfin, elle renvoie aux pratiques violentes, agressives, cruelles, en un mot, à ce qui relève de la dissolution même du caractère sociétal. Quels seraient les éléments susceptibles de caractériser l’essence de cet ensemble hétérogène ? L’exploitation sans limites de l’homme par l’homme, la relation perverse, le sadisme atroce des pratiques d’extermination, de plus en plus visibles partout sur la planète ? Un tremblement de terre, tel celui de Lisbonne, qui fait dire à Voltaire : « Oui, le mal existe sur terre ». L’événement en question est assurément un fait incontestable, qui fait passer Voltaire du « tout est pour le mieux » au « tout est possible ». Toutefois, dans ce passage, dans cette modulation, le mal ne fait déjà plus scandale ; on procède du mal radical, de l’hypothèse kantienne (réfutée) de la volonté mauvaise, aux causes multiples de notre malheur, du « mal aux malheurs », du mal à l’infortune. La solution esquissée par Candide, « cultiver son jardin », définit, somme toute, une territorialité protégée, un espace de résistance à l’histoire et à son intégration, une marge d’autonomie par rapport à autrui, un îlot d’indifférence. Elle réintroduit le thème du propre comme antithèse de l’être en commun. On ne manque pas de se rappeler, à ce propos, l’affirmation freudienne de la pensée et du travail intellectuel comme défense contre le destin, moyen d’activer les processus de symbolisation et donc de se défendre ou tenter de se défendre des restes irréductibles de ces processus. Toutefois, comme le note Jean Amery dans Un intellectuel à Auschwitz, c’est précisément l’intellectuel, d’une part dépourvu de toute technè (utile au fonctionnement du camp), et, d’autre part, immergé dans une 147
vision du monde cherchant coûte que coûte le pourquoi des choses, qui s’avère le plus exposé, le plus mortel et le plus inutile. Aussi dramatique que puisse paraître le bon mot de Freud sur l’autodafé de ses livres par les nazis, selon lequel, malgré tout, le monde avait progressé, puisqu’on se contentait de brûler ses ouvrages, plutôt que de le brûler lui-même comme au Moyen-Age, il convient toutefois de signaler que le changement pointé n’était, comme hélas nous le savons, que vaine illusion. Les fours crématoires sont toujours allumés, non point seulement dans la remémoration impossible d’un passé qui ne passe pas mais dans un présent qui a trouvé de nouvelles possibilités d’existence dans les récents camps d’extermination en Yougoslavie ou les massacres du Rwanda, entre autres innombrables moments de destruction sur lesquels l’ange de Benjamin étend ses ailes. Comme dans le roman de Mac Ewan, Chiens noirs, le mal est encore parmi nous, sous la forme d’un reste, non éliminable, à l’instar des chiens noirs élevés par les nazis qui continuent à infester la campagne dans le récit, s’exposant ou se dérobant au regard des passants non informés.
Homo homini lupus Si donc le psychanalyste, A. Green par exemple, se demande dans un de ses travaux « Pourquoi le mal ? » et conclut, en faisant alors écho à des formules déjà amplement vérifiées, que le mal n’a pas de sens, et qu’il est probablement le vide de sens, ce que la raison ne peut comprendre précisément car il en est la négation; en s’interrogeant, cependant, sur le pourquoi, il s’exclut déjà de l’expérience du mal de la manière la plus complète. On se souviendra de la célèbre réponse du soldat allemand à Primo Levi qui, dans le camp de concentration, demandait le pourquoi d’une impossibilité – ramasser une épluchure de pomme de terre. « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Essayons cependant de prendre à la lettre cette définition, mais non point dans le sens de la pure injonction à réduire à un objet l’autre, dont on chercherait à abolir la nature humaine – car nous savons, depuis R. Antelme, que c’est justement cette nature humaine qui émerge de l’horreur du camp, qui se 148
découvre de manière impromptue, dans la paradoxale négation de la tentative nazie de la faire disparaître. Essayons d’entendre cette affirmation « Ici, il n’y a pas de pourquoi » comme constat de l’impératif, propre au pouvoir, de ne pas être interrogé. L’interprétation n’est ici assurément pas hasardeuse. Souvenonsnous par exemple du Kant des Fondements de la métaphysique des mœurs, qui interdit expressément d’investiguer les origines du pouvoir légal, car une telle enquête ferait émerger la violence qui sous-tend la loi. Cette violence qu’il faut taire (c’est là le moment d’évoquer la double acception du terme Gewalt, qui signifie à la fois force et violence, et sur lequel Freud s’exprime dans sa célèbre correspondance avec Einstein en des termes qui rappellent complètement le Benjamin de Pour une critique de la violence), cette violence fondatrice du droit est ce que le droit institue lorsqu’il s’instaure comme ordre. En effet, le renvoi d’un ordre à un autre considéré originaire permet ce double mouvement d’institution et d’occultation. On pourrait même penser que l’inclusion artificielle d’un ordre naturel à l’intérieur du disciplinaire est une inévitable nécessité. Le cas certainement le plus exemplaire réside, historiquement, dans la question soulevée par Hobbes, où artifice et nature renvoient mutuellement l’un à l’autre lors de la fondation de l’Etat. Ce qui me semble digne d’attention, et que je souhaiterais proposer ici à la réflexion commune, est l’ensemble des phénomènes présentés par Hobbes comme causes de ce qu’il nomme l’état de guerre pérenne entre les hommes. Hobbes isole quatre facteurs : 1) la rivalité entre les hommes ; 2) la comparaison continuelle de soi-même aux autres qu’effectue l’homme ; 3) le fait que les hommes se jugent toujours plus sages que les autres et susceptibles de mieux gouverner la chose publique ; 4) la faculté du langage. Parmi ces causes, on conviendra que la quatrième, l’art du langage, est la plus étrange eu égard à l’explication du problème du bellum omnium contra omnes. C’est pourtant le cas, car, poursuit, Hobbes, si le langage sert à la dénomination, à la mise en relation, à la communication réciproque des pensées, il est tout aussi vrai que « les hommes utilisent les mots pour se blesser les uns les autres. » L’abus d’un mot n’est guère accidentel, mais correspond à « l’autre face de son usage, qui plonge chaque homme dans l’incertitude quant aux projets de l’autre. Précisément parce que 149
son rapport à la pensée est arbitraire, parce qu’il est toujours possible de dire autre chose que ce que l’on pense, et de donner au mal l’apparence du bien… ».17 L’« état de nature » n’est alors, en d’autres termes, que l’état humain par excellence, celui du langage, de la faculté de tromper, du pouvoir symbolique des mots, susceptibles de blesser autant qu’une dent ou une corne. C’est l’état de la non-transparence d’autrui, et donc de soi-même, l’univers de l’ambiguïté, de l’apparence, du travestissement : c’est la pluralité de l’être humain, du lupus qui loge dans le langage même, et dont il faut déchiffrer les intentions, les signes et les indices. C’est le lupus qui se tapit dans mon propre langage, dans mon énonciation, piège, tromperie et illusion pour les autres à leur tour. C’est la pluralité des Je, la dimension de l’inconscient. Cette duplicité du langage, cette perte de relation entre mots et référents introduisent donc une sorte d’angoisse collective, un univers de contrefaçons, de doutes et de désarrois identitaires. L’univers du langage est celui du non-propre. Et c’est ce non-propre que la cruauté sadique veut détruire irrévocablement. Je souhaiterais seulement rappeler que le célèbre langage des « nerfs » du président Schreber était fait de locutions absolument transparentes. C’est à nouveau E. Balibar qui effectue l’observation suivante sur le langage : « Le pouvoir peut réduire la complexité, et partant la diversité, en raison du pouvoir tautologique et de la violence symbolique de l’idéalisme lui-même, qui s’expriment précisément dans des propositions idéalisantes telles que Dieu est Dieu, la Loi est la Loi ». Ce n’est pas par hasard que E. Levinas parlait, devant ce type de logique qui subsume sous elle toutes les différences, de véritable nécro-logie. Nous pourrions alors réinterpréter en ces termes la célèbre formulation d’Adorno, affirmant qu’il ne peut plus y avoir de poésie après Auschwitz. La raison n’est pas seulement qu’il n’est plus possible de faire de la poésie après l’horreur, mais surtout que l’horreur même interdit la poésie, et proscrit de sortir de la littéralité du langage et de la contrainte à la tautologie. L’horreur elle-même a horreur de l’impropriété du langage, de son impérative rencontre d’autrui.
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