Nouveaux développements en psychanalyse: Autour de la pensée de Michel de M'Uzan 9782842542146

Depuis cinquante ans, Michel de M'Uzan occupe une place à part dans la psychanalyse française. Grand clinicien, che

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French Pages 161 [160] Year 2011

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Table of contents :
LISTE DES AUTEURS
SOMMAIRE
Introduction
Reconsidérations
PREMIÈRE PARTIE
Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse
DEUXIÈME PARTIE
Topiques incertaines
Réponse à Catherine Chabert
S’aventurer dans les territoires de l’indétermination et de l’incertitude
Réponse à Georges Pragier
Plaidoyer pour un dualisme pulsionnel
Réponse à Sylvie Faure-Pragier
TROISIÈME PARTIE
Des avatars de la séduction aux figures de l’opératoire
Réponse à Claude Smadja
Être organique, pulsion et appareil psychique
Réponse à Françoise Coblence
QUATRIÈME PARTIE
Lettre à Michel de M’Uzan, analyste radical
Réponse à Dominique Scarfone
Confins. Questions à Michel de M’Uzan
Réponse à Dominique Cupa
Questions diverses à Michel de M’Uzan… et ses réponses
Le cri. Questions à Michel de M’Uzan
A propos de Francis Bacon
Réponse à Murielle Gagnebin et à Dominique Cupa
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Nouveaux développements en psychanalyse: Autour de la pensée de Michel de M'Uzan
 9782842542146

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Nouveaux développements en psychanalyse Autour de la pensée de Michel de M’Uzan

COLLECTION PLURIELS DE LA PSYCHÉ La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, P. Keller, F. Pommier, H. Riazuelo, A. Sirota Comité de lecture G. Chaudoye, M.-C. Célérier, H. Lisandre, H. Parat, G. Tarabout

Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2011 ISBN : 978-2-8425-4156-9 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

Sous la direction de Clarisse BARUCH

Nouveaux développements en psychanalyse Autour de la pensée de Michel de M’Uzan

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LISTE DES AUTEURS Clarisse Baruch, Psychanalyste, membre de la SPP, Professeur émérite de Psychopathologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laboratoire des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), équipe d’accueil CLIPSY 4430. [email protected] Catherine Chabert, Psychanalyste, membre titulaire de l’Association psychanalytique de France (APF), Professeur de psychopathologie clinique à l’Université Paris-Descartes, membre du Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie (LCPP) à Paris-Descartes. Françoise Coblence, Psychanalyste, membre titulaire de la SPP, Professeur d’esthétique à l’Université de Picardie Jules Verne. françoise.coblence@ wanadoo.fr Dominique Cupa, Psychanalyste, membre de la SPP, Professeur de Psychopathologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Directrice du Laboratoire des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), équipe d’accueil CLIPSY 4430. Sylvie Faure-Pragier, Psychanalyste, membre de la SPP. [email protected] Murielle Gagnebin, Psychanalyste, membre titulaire de la SPP, Professeur de psychanalyse appliquée à l’art à l’Université de Paris3-Sorbonne Nouvelle, directeur du Centre de recherche CRIR (Centre de Recherche sur les Images et leurs Relations) rattaché au laboratoire « Ecritures de la modernité » à Paris 3-Sorbonne Nouvelle, EAC 4400 : www.ecritures-modernite.eu et crir.univ-paris3.fr. Directeur de la collection de psychanalyse appliquée à l’art « L’or d’Atalante » chez Champ-Vallon.

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Michel de M’Uzan, Psychanalyste, ancien directeur de l’Institut de psychanalyse de la SPP, membre fondateur de l’Institut de psychosomatique de Paris et co-directeur de la collection « Le fil rouge » (PUF). Georges Pragier, Psychanalyste, membre de la SPP. [email protected] Dominique Scarfone, Médecin, psychanalyste, membre de la Société et de l’Institut psychanalytiques de Montréal (Société canadienne de psychanalyse), Professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal. [email protected] Claude Smadja, Psychanalyste, membre titulaire formateur de la SPP, médecin chef de l’Institut de Psychosomatique, Président de l’Association Internationale de Psychosomatique Pierre Marty.

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SOMMAIRE Liste des auteurs.............................................................................. 5 Dominique Cupa, Introduction......................................................... 9 Clarisse Baruch, Reconsidérations ................................................... 13 PREMIÈRE PARTIE Michel de M’Uzan, Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse ...................... 17 DEUXIÈME PARTIE Catherine Chabert, Topiques incertaines ......................................... 35 Michel de M’Uzan, Réponse à Catherine Chabert........................... 45 Georges Pragier, S’aventurer dans les territoires de l’indétermination et de l’incertitude .................. 51 Michel de M’Uzan, Réponse à Georges Pragier................................ 61 Sylvie Faure-Pragier, Plaidoyer pour un dualisme pulsionnel ........... 65 Michel de M’Uzan, Réponse à Sylvie Faure-Pragier ......................... 71 TROISIÈME PARTIE Claude Smadja, Des avatars de la séduction aux figures de l’opératoire ...................................... 77 Michel de M’Uzan, Réponse à Claude Smadja .................................83 Françoise Coblence, Être organique, pulsion et appareil psychique ... 89 Michel de M’Uzan, Réponse à Françoise Coblence.......................... 99

QUATRIÈME PARTIE Dominique Scarfone, Lettre à Michel de M’Uzan, analyste radical. 109 Michel de M’Uzan, Réponse à Dominique Scarfone...................... 121 Dominique Cupa, Confins. Questions à Michel de M’Uzan.......... 127 Michel de M’Uzan, Réponse à Dominique Cupa .......................... 133 Clarisse Baruch, Questions diverses à Michel de M’Uzan… et ses réponses..................................................... 137 Dominique Cupa, Le cri. Questions à Michel de M’Uzan ............. 145 Muriel Gagnebin, A propos de Francis Bacon................................ 151 Michel de M’Uzan, Réponse à Murielle Gagnebin et à Dominique Cupa ........................................ 157

D. CUPA

Introduction En mars 2009, un colloque autour de la pensée de Michel de M’Uzan s’est déroulé à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, à l’initiative de Clarisse Baruch, colloque organisé par le Laboratoire de Psychopathologie Psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires que je dirige. Ce fut un honneur pour moi et pour nous tous de recevoir dans cette université l’un des plus grands psychosomaticiens français dont l’œuvre est connue dans le monde entier. Nous avons conçu cette manifestation sous la forme d’un dialogue entre M. de M’Uzan et les différents invités dont les interventions étaient autant de réponses à son exposé d’ouverture, intitulé «  Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse  », au cours duquel il nous a proposé un aperçu de ses plus récentes élaborations théoriques et cliniques. Le présent volume rassemble les différents textes correspondant à ces interventions, écrits respectivement par Catherine Chabert, Georges Pragier, Sylvie Faure-Pragier, Claude Smadja, Françoise Coblence, Dominique Scarfone, Muriel Gagnebin, Clarisse Baruch et moi-même, ses « collègues » comme lui-même se plaît à nous désigner. Avant de proposer le contenu de ce « multilogue », je souhaiterais évoquer succinctement quelques grands axes de la pensée de M. de M’Uzan. Au cours de sa formation analytique, dans les années 1950, M. de M’Uzan travaille à l’hôpital Bichat à Paris dans un service de gastro-entérologie, en tant que chercheur. Les patients hospitalisés dans ce service souffrent de pathologies graves, voire mortelles, justifiant souvent un recours à la chirurgie. Certains d’entre eux, dont le suivi s’avère particulièrement difficile, peuvent bénéficier d’une prise en charge dans une perspective psychosomatique. Dès cette époque, M. de M’Uzan commence à publier des récits de ce type de prises en charge. Parallèlement, il fréquente, avec Christian David, le séminaire de psychosomatique de Pierre Marty et Michel Fain. Leur travail de recherche commun, à partir du matériel issu des investigations de P. Marty, les conduit à cerner un fait clinique qu’ils nomment alors « pensée opératoire ». Ce concept constitue le point de départ de la théorie psychosomatique dont les principales lignes figurent dans l’ouvrage collectif, 9

L’investigation psychosomatique1, que ces auteurs publient en 1960. Cette collaboration se poursuit jusqu’à la création, en 1972, de l’Institut de Psychosomatique de Paris (IPSO)2. M. de M’Uzan développe ensuite sa réflexion à partir de ce concept de «  pensée opératoire  », qui demeure sa référence doctrinale et clinique de base, mais sa théorisation diffère peu à peu de celle de ses collègues et notamment de celle de P. Marty qui poursuit, lui, avec la notion de désorganisation progressive, selon une perspective phénoménologique. Leurs oppositions théoriques ne les ont néanmoins jamais conduits à s’affronter. Par la suite, si M. de M’Uzan choisit de quitter l’IPSO, il conserve pour autant de très bons rapports avec ses collègues. Ainsi continue-t-il de reconnaître l’intérêt du concept de « pensée opératoire », mais, à la différence de P. Marty, en propose une compréhension purement métapsychologique qu’il présente en 1973 au Deuxième Congrès international de psychosomatique à Amsterdam. Dans sa conception, la pensée opératoire résulte d’un surinvestissement du factuel par le sujet, lorsque celui-ci redoute une irruption de représentations hallucinatoires. C’est alors, d’après lui, que se met en œuvre un mécanisme de défense puissant, très archaïque, la forclusion d’un signifiant ou la réjection d’une représentation et que « cette « expulsion » risque de faire ré-apparaître ce qui a été rejeté, sur le mode hallucinatoire. […] Pour l’éviter, le sujet s’aggripe, sur-investit tout ce qui est le plus tangible dans la réalité. »3 Ainsi, pour M. de M’Uzan, « il s’agirait donc d’une défense contre les conséquences (hallucinatoires) d’une défense (le rejet). »4 Ce qu’on observe chez ces patients permet selon lui d’envisager une vue unitaire de l’ensemble de la pathologie, audelà même de la pathologie du fonctionnement de l’esprit, et de penser la mise en place d’un être qui gagne en psychisation dans le cadre de négociations extrêmement difficiles entre le soma et la psyché. Depuis lors, l’œuvre de M. de M’Uzan n’a cessé de croître et constitue un véritable système de pensée qui ouvre sur une représentation renouvelée de la vie psychique. Ses nombreux articles sont rassemblés

1. M. de M’Uzan, P. Marty, C. David, (1963), L’investigation psychosomatique. Sept observations cliniques, Paris, PUF, 1974. 2. L’Institut de Psychosomatique de Paris est créé conjointement par D. Braunschweig, C. David, M. Fain, M. de M’Uzan, P. Marty, C. Parat. 3. A. Braconnier, « Entretien avec Michel de M’Uzan », Le Carnet PSY 7/2003 (n° 84), p. 28-33. 4. Ibid.

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dans trois ouvrages, De l’art à la mort5 (1977), La bouche de l’inconscient6 (1994) et Aux confins de l’identité7 (2005), qui témoignent des principales lignes de force de son œuvre. Il travaille avant tout la question des confins psychiques à partir, tout d’abord, d’une exploration du travail du trépas ainsi que du travail de création artistique, puis, à partir de l’exploration des processus en jeu au cours de la séance analytique, en étudiant notamment le fonctionnement mental de l’analyste en lien avec la question de l’interprétation et en proposant le concept de « chimère » pour décrire l’imbrication des inconscients de l’analysant et de l’analyste. Sa « passion de l’identité »8 sous-tend toute son œuvre et se déploie tout entière dans son ouvrage de 2005, Aux confins de l’identité, qui réunit ses interrogations à propos de la problématique identitaire et dans lequel il montre qu’il y aurait deux piliers identitaires, l’un libidinal et l’autre touchant le développement, la survie et l’extinction de l’être. Sa manière d’aborder la problématique identitaire l’amène par ailleurs à rapprocher la question des addictions de celle de la création. Selon lui, il est à noter que c’est pour provoquer un état qui est proche de la dépersonnalisation et d’une régression libidinale que certains écrivains ont recours à un apport extérieur de toxiques pour créer artificiellement un état propice à la création. Car il faut une dépersonnalisation d’une part et d’autre part une régression libidinale pour mobiliser les pulsions partielles à sublimer ; si on ne mobilise pas les pulsions partielles, alors il n’y a rien à sublimer ou alors « la matière première manque9 ». Il est également important de souligner que, pour M. de M’Uzan, nous faisons une erreur de jugement lorsque nous opposons la première théorie freudienne des pulsions ou première topique à la seconde théorie des pulsions ou seconde topique, pour dire que la seconde remplace quasiment la première. Il propose plutôt de se livrer à une critique constructive des derniers développements de l’édifice théorique freudien et s’accorde avec Jean Laplanche sur l’idée d’abandonner la notion de pulsion de mort. 5. M. de M’Uzan (1977), De l’art à la mort, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient et Tel, 1994. 6. M. de M’Uzan (1977), La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient et Tel, 1994. 7. M. de M’Uzan (2005), Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient. 8. M. Gagnebin, Michel de M’Uzan, Paris, PUF, 1996. 9. D. Cupa, « Entretien avec Michel de M’Uzan », Le Carnet PSY 5/2008 (n° 127), p. 43-49.

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Pour conclure, j’aimerais insister sur le fait que M. de M’Uzan nous offre à travers ses textes une pensée psychanalytique originale, inspirée par le souci constant des métamorphoses de la psyché, dans un style précis et ciselé et qu’il construit ainsi une œuvre qui tient autant de la création littéraire que de l’essai psychanalytique. Il est d’ailleurs l’auteur de nouvelles de toute beauté, dont le premier recueil, Les Chiens des rois10, a été publié en 1954. Son activité littéraire a débuté bien avant sa carrière de psychanalyste, alors qu’il terminait ses études de médecine, et s’est poursuivie durant de longues années. Peu à peu, la psychanalyse a pris de plus en plus de place, le rapport avec le patient s’imposant sans réserve, et la séance se substitua à la page blanche. Aujourd’hui, la réflexion de M. de M’Uzan s’attache à la notion de psychisation d’une énergie non-qualifiée qui lui fait postuler l’existence d’une phase, qu’il nomme phase du « vital-identital », antérieure à l’émergence du psychosexuel. Il s’inscrit par là dans le prolongement des travaux de J. Laplanche et de sa théorie de la séduction généralisée. Ce sont les derniers déroulements de cette pensée que M. de M’Uzan nous fait l’honneur de nous offrir dans le texte qui ouvre ce recueil et à partir duquel se sont développées les réflexions de ses interlocuteurs. Je ne voudrais pas conclure cette introduction sans ajouter une touche plus personnelle en m’adressant directement à vous cher M. de M’Uzan. Depuis très longtemps, je chemine avec vous, dans un dialogue ininterrompu avec vos ouvrages et, en particulier, avec votre manière de penser le «  travail du trépas  » qui m’inspire au quotidien dans mon propre travail auprès des patients de mon service.

10. M. de M’Uzan, Les chiens des rois, Paris, Gallimard, 1954 ; Le Rire et la Poussière, Paris, Gallimard, 1962 ; Celui-là, Paris, Grasset, 1994.

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Cl. BARUCH

Reconsidérations « Il n'est pas facile de mettre en question – dans sa cohérence – le corpus psychanalytique freudien. Imprécisions, contradictions l'exigent néanmoins. Dans cette perspective seront abordés les points suivants : – réservation de la notion et du terme de pulsion au seul ordre du psychosexuel. Pas de pulsion d'autoconservation ; – corrélativement substitution à l'opposition autoconservation/psychosexualité celle du « vital identital » (« l'être organique » de Freud)/ psychosexualité. L'auto-conservation n'étant qu'une des fonctions d'un programme d'essence génétique, avec sa finitude ; – place de la séduction de l'infans (Jean Laplanche) dans « l'invention » de la pulsion et qualification de l'énergie première, sans qualité ; – ouverture à la psychanalyse d'un champ scientifique nouveau : la science des limites indéfinies. » Tel était l'argument proposé par Michel de M'Uzan, autour duquel a été organisée, le 7 mars 2009, une journée scientifique proposée par le Laboratoire de Psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI) de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Pour dialoguer avec lui, s'étaient réunis des psychanalystes francophones qui ont discuté chacun un ou plusieurs points théoriques controversés. Le présent ouvrage retrace ces discussions animées et a pris le parti délibéré de conserver la forme orale par laquelle les idées se sont trouvées mises au travail, ainsi que la chronologie des interventions. La première partie présente la conférence inaugurale de M. de M'Uzan, où il expose ses dernières positions théoriques ; les parties II, III et IV, les discussions des intervenants suivies à chaque fois des réponses de M. de M'Uzan. Toujours résolument freudien, mais poussant l'analyse de la pensée freudienne vers des conclusions qui révolutionnent les représentations métapsychologiques actuelles, M. de M'Uzan remet d'abord en question la notion même de pulsion d'autoconservation, dans son dualisme classique avec la pulsion de vie. Pour lui, « en effet, métapsychologiquement parlant, le terme de pulsion n'a sa place que dans l'ordre psychosexuel, avec sa source, sa poussée, son but, son objet. Il n'y a donc pas 13

à strictement parler, de pulsion d'auto-conservation, mais un principe de fonctionnement au service de l'accomplissement d'un programme d'essence génétique sur lequel est "prévue" l'émergence du pulsionnel ». Bien entendu, ce point est abondamment discuté par la plupart des participants, plus particulièrement par F. Coblence, C. Chabert et D. Scarfone. Pour soutenir son point de vue et en raison de convergences avec les positions de J. Laplanche (sur le vital), M. de M'Uzan propose de remplacer le terme d'autoconservation par celui de « vital-identital ». La spécificité de l'identital qui s'y rattache vient souligner toute l'importance de ses nombreux travaux sur l'identité, l'identitaire et, donc, l'identital, terme finalement élu pour recouvrir tout le champ du « non sexuel ». Dans ce registre, questions et prises de position sont successivement élaborées dans les textes de Cl. Baruch, C. Chabert, F. Coblence, Cl. Smadja et D. Scarfone. La remise en question de la nature pulsionnelle de l'autoconservation a tout naturellement conduit à rediscuter une prise de position de M. de M'Uzan connue depuis longtemps déjà, et partagée par bien d'autres : à savoir sa récusation de la nécessité de recourir à l'existence d'une pulsion de mort dans l'arsenal théorico-clinique, tout en gardant l'utilité de la représentation en terme de « seconde topique », c'est-à-dire le modèle métapsychologique freudien d'après 1920. S. Faure-Pragier a consacré son texte à cette question et D. Cupa la travaille à partir de la clinique, mais quasiment tous les autres auteurs l'abordent également, tant le sujet est encore sensible et prête aux controverses. En accord avec les thèses de J. Laplanche, la notion de séduction à l'origine de l'invention de la pulsion est elle aussi discutée, séduction de l'infans, mais aussi séduction dans la cure, séance comme zone érogène à partir de laquelle la pulsion se dégage en tant que forme psychique. L'hypothèse d'une qualification seconde de la pulsion, à partir d'une énergie première sans qualité, est travaillée par Cl. Baruch, F. Coblence, Cl. Smadja et D. Scarfone. Cl. Smadja décline également les conséquences des positions actuelles de M. de M'Uzan dans les représentations de la théorie psychosomatique, dont ce dernier est l'un des fondateurs majeurs. En particulier, poursuivant le débat sur les aspects qualitatifs et quantitatifs de la pulsion, il propose des hypothèses concernant la séduction et le fonctionnement opératoire, hypothèses reprises ensuite dans la discussion. La science des limites indéfinies, à laquelle se réfère M. de M'Uzan, est discutée par G. Pragier, qui aborde les frontières indécises entre 14

psychanalyse et neurosciences, physique et biologie. Enfin, l'art et la créativité, et leur liens à la psychanalyse, fluctuants mais présents depuis toujours, thèmes majeurs chez M. de M'Uzan, sont discutés par D. Cupa et M. Gagnebin autour de l'œuvre de Francis Bacon. La clinique n'est jamais loin de ces préoccupations théoriques et de ces querelles d'expert. C'est elle qui permet d'étayer les hypothèses ou de les rejeter ; c'est d'elle que surgissent les propositions théoriques qui viendront modifier les modèles en place. Elle est présente à tous les niveaux de cet ouvrage, explicitement dans les vignettes de M. de M'Uzan, Cl. Baruch ou D. Cupa, mais également partout ailleurs tant il est patent que seul le travail psychanalytique dans ce qu'il a de plus concret, dans le vécu transféro-contre-transférentiel de la cure permet de poursuivre les « reconsidérations », terme bien faible, eu égard à l'ampleur des propositions et des discussions. M. de M'Uzan ne s'arrête pas d'avancer, il nous conduit et nous contraint à remettre sur le chantier tout ce sur quoi nous aurions tendance à nous endormir. C'est un éveilleur.

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PREMIÈRE PARTIE

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M. de M’UZAN

Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse Reconsidérer, dans sa cohérence, le corpus psychanalytique freudien n’est pas chose facile. Ce prodigieux édifice théorique n’a-t-il pas fait largement ses preuves ; ne « tient »-il pas toujours, après plus d’un siècle, dans ses fondements mêmes alors que, pendant ce temps, tant d’autres notions scientifiques s’effondraient ? Pour oser se risquer dans l’aventure, il faut avoir été saisi par un sentiment insistant de nécessité rigoureuse. Nécessité évacuée pendant des années, bien que fondée sur des arguments concordants et appartenant à plusieurs ordres, théorique, clinique, mais aussi technique dans le suivi des cures. Cela étant, comment ne serait-on pas sensible à des arguments qui, avec raison, soutiennent que dans une matière comme la psychanalyse, art et science tout à la fois, les vacillements d’une logique linéaire, les contradictions voire les incohérences, sont non seulement partie intégrante de la discipline, mais, mieux encore, assurent sa profondeur et sa fidélité au mouvement de la vie. Eh bien, malgré cela la perplexité suscitée par l’imprécision, voire l’incompatibilité affectant les rapports entre des notions, des concepts fondamentaux impose une poursuite rigoureuse de leur examen critique. Une tâche considérable en elle-même et que je dois, ici, seulement évoquer – je répondrai aux questions lors des discussions  – pour soutenir mon propos, à savoir l’exposé, dans son essentiel, d’un édifice théorique, voire doctrinal, rigoureusement freudien, mais libéré de telles approximations et incohérences, sur lesquelles je vais rapidement revenir. Encore faut-il, pour s’engager avec suffisamment de légitimité dans l’aventure, disposer de la « manière ». Je pense, en particulier, à la critique constructive proposée par Jean Laplanche qui vient « faire grincer à l’extrême l’œuvre freudienne », la faire « travailler ». Je viens de rappeler que les motifs fondant la proposition de nouveaux développements en psychanalyse appartenaient à trois registres : théorique, clinique et technique. Dans le registre théorique, et tout en déplorant évidemment que le cadre d’une conférence m’y contraigne, je ne m’arrêterai que sur trois sujets : la critique de la notion de pulsion, 19

dont celle de pulsion de mort, l’abandon de la théorie de la séduction par Freud en 1897 et, avec la deuxième topique, la deuxième théorie des instincts, car, avec l’utilisation du terme de pulsion, il convient d’être très rigoureux. En effet, métapsychologiquement parlant, le terme de pulsion n’a sa place que dans l’ordre psycho-sexuel, avec sa source, sa poussée, son but, son objet. Il n’y a donc pas, et j’insiste, à strictement parler, de pulsion d’auto-conservation, mais un principe de fonctionnement au service de l’accomplissement d’un programme d’essence génétique sur lequel est « prévue » l’émergence du pulsionnel. Je vais y revenir. Par ailleurs, et corrélativement, la notion de pulsion de mort doit être abandonnée. Déjà, et en toute rigueur, dans la mesure où son qualificatif de pulsion ne répond en rien aux desiderata métapsychologiques, et fondamentalement en ce que la mort naturelle n’est pas le fait de l’intervention d’une force spécifique, mais de l’issue d’un programme de vie, prévu pour une certaine durée jusqu’à son extinction. À ce propos, je rappelle l’attitude même de Freud qui, dans le premier paragraphe du sixième chapitre d’Au-delà du principe de plaisir (1920) range d’abord la mort du côté de l’auto-conservation avant de l’en détacher pour l’y opposer, et puis enfin, dans le même chapitre, prétendre ne pas être sûr de croire lui-même à cette dernière proposition ! Deux initiatives prises par Freud viennent encore aggraver la perplexité en raison de leur impact puissant sur l’édifice théorique. La première dénoncée par Jean Laplanche, et qu’il qualifie lui-même de « cataclysme » pour la psychanalyse, concerne l’abandon de la théorie de la séduction en 18971 2. On se souvient que, ne pouvant continuer de retenir le rôle d’un père séducteur pédophile, Freud faisait de la séduction un pur fantasme. La seconde initiative, dont le poids est à mes yeux aussi lourd, concerne l’introduction de la deuxième topique et de la deuxième théorie des instincts. Non que les apports de cette initiative soient à rejeter, mais ce qui est à déplorer c’est qu’ils ont affecté ce qui était essentiel dans le ciel analytique, à savoir l’inconscient systémique (première topique), avec toutes ses caractéristiques. Quoi qu’on en dise était touché le caractère révolutionnaire, scandaleux de l’inconscient systémique – peut-être pour effacer cette troisième blessure narcissique infligée à l’humanité, après Copernic et Darwin. L’inconscient tendait à ne devenir qu’une simple qualité qu’on pouvait retrouver aussi bien 1. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987. 2. J. Laplanche, Sexual, Paris, PUF, 2007.

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dans le moi que dans le surmoi ! Ernest Jones, le biographe de Freud, ne disait-il pas que si Freud était mort en 1915 on aurait eu un tableau complet de la psychanalyse dans sa forme classique ? Entendons-nous bien – et j’y insiste par crainte d’une méprise –, si je demeure ferme quant au rejet de la notion de pulsion de mort, je ne propose aucunement de déposer dans quelque «  oubliette  » ce qu’on appelle la deuxième topique et les apports théoriques qui ont suivi après 1920, bien entendu, mais de les soumettre à ce que je nommerais une « hygiène de pensée ». Lorsqu’une construction théorique a fait ses preuves – ce qui est le cas de la psychanalyse en 1915 –, les découvertes et apports ultérieurs ne sauraient simplement venir s’y ajouter, et à plus forte raison s’y substituer ; le « nouveau » doit s’astreindre à respecter les conditions permettant son agrégation, son intégration organique dans « l’ancien ». Avec le « tournant » de 1920, il n’en va pas toujours ainsi. Il est à peine nécessaire de rappeler que le sujet exigerait des développements considérables qui ne peuvent bien évidemment trouver place ici, puisque je me suis limité à ne poser que ce qui est strictement nécessaire pour assurer la légitimité et l’intelligence de la suite de mon propos. Parmi les raisons qui soutiennent encore l’initiative pour engager de nouveaux développements en psychanalyse, et après celles dont il vient d’être question, j’avais, comme je l’ai annoncé, posé celles qui appartiennent à la clinique et, a fortiori, à la technique. J’y viens donc maintenant. Cela aura au moins l’avantage d’être moins austère, même si en toute logique c’est ici qu’aurait dû prendre place l’exposé des nouveaux développements théoriques en question ! Ainsi, et pour donner à la chose une «  assise  » démonstrative plus convaincante, je propose quelques séquences d’un matériel clinique en tenant compte de l’éventail, disons nosographique dans sa diversité. La chose est d’une importance indiscutable, car, et comme j’ai eu régulièrement l’occasion de l’observer, l’analyste, lors de sa prise de parole, formule ses interventions, ses interprétations en usant d’un langage identique. À savoir un langage explicatif, ordonné, secondarisé et respectant, en gros, la grammaire. Or, les propos que profèrent les analysants se développent à l’intérieur d’un large éventail allant du cri aux commentaires les plus obsessionnellement organisés. Sans compter que l’analyste, de son côté, prend en charge – peut-être de plus en plus souvent – des pathologies psychotiques, identitaires et psychosomatiques dont les modalités d’expression par l’analysant sont différentes. Dans l’exposé des cas qui suivent, on verra combien la notion même de « souplesse technique » est insuffisante pour décrire ce qu’on peut 21

attendre de l’analyste. On pourra mesurer, lors de sa prise de parole, de ses interventions, de ses interprétations, l’importance de l’identité qu’il adopte, en réponse au discours de son analysant  : objet transférentiel explicitement assumé dans le premier cas ; dans le deuxième cas, la valeur transférentielle de l’analyste est claire mais implicite et son propos la laisse découvrir par l’analysant ; dans le troisième cas la prise de parole par l’analyste est orientée par le caractère fluctuant, indécis des frontières identitaires du sujet. Enfin, la parole de l’analyste, dans le dernier cas rapporté, est totalement étrangère au champ psycho-sexuel. Si j’accorde à ce matériel clinique une valeur considérable (et je n’en cite ici qu’une petite partie), c’est parce qu’il traduit l’étendue de l’éventail nosographique proposé à l’analyste aujourd’hui, mais encore, et surtout, parce que, en liaison avec les exigences de la réflexion théorique articulant le sexuel et l’identitaire, il assure aussi dans ses fondements les nouveaux développements auxquels je me suis attaché. Le premier des cas que j’ai retenu concerne une analysante qui, au cours des séances précédentes, ne cessait de tenir des propos, certes au service d’une résistance, mais selon lesquels elle se dévalorisait radicalement  : elle était moins que rien, ne savait rien, etc. La chose était spectaculaire, et de se poursuivre lors de la séance suivante. À l’acmé de sa péroraison auto-dépréciative, je lui dis : « Je n’en demande pas tant. » Elle ne répond rien, semble tout de même arrêtée. À la séance suivante, revenant sur l’épisode, elle prétend ne pas comprendre ce que j’avais voulu dire, quel était le sens de mes paroles  ! Et il a fallu un peu de temps pour qu’enfin elle saisisse que j’avais parlé en tant qu’objet transférentiel auquel elle rendait des comptes. Résistance, quand tu nous tiens ! Soit, maintenant, le propos d’une analysante cultivée et dont la richesse de la mentalisation est remarquable. Il s’agit d’un rêve. Ce n’est pas un cauchemar, précise-t-elle, et pourtant, après coup, elle en a éprouvé une certaine honte. Dans un lieu inconnu, un village, sur une petite place, elle se trouve debout devant une horloge, pas l’horloge d’une église, précise-t-elle. Elle tient dans sa main une petite boîte. Elle sait qu’il y a des outils dans cette petite boîte. Un homme qu’elle connaît à peine approche. Il tient également une boîte à la main, mais c’est une grande boîte dans laquelle elle sait qu’il y a des outils. La patiente demande à l’homme ce qu’il vient faire. Remonter l’horloge, lui répond-il. Et elle commence d’éprouver de la honte pour n’avoir pas immédiatement compris ce dont il s’agissait. L’outil dans la boîte, la grande boîte de l’homme, le sens est tellement clair qu’il avait seulement fallu que je dise  : «  Boîte et outil  » pour qu’elle comprenne, 22

comme dans une illumination, la métaphore sexuelle. Ce fut l’occasion d’une brutale levée de refoulement. Je n’avais même pas à assumer la paternité de mon intervention. Les mots que j’avais prononcés venaient d’un ailleurs, comme un commentaire impersonnel. Encore fallait-il que n’interviennent aucun verbe, aucune désinence. Le cas dont je vais parler maintenant appartient à un tout autre univers. La patiente, une jeune femme, remarquablement douée quant à la compréhension analytique, est engagée dans une analyse « divanfauteuil », je le souligne, depuis quelques années. Des épisodes parmi les plus inquiétants m’avaient donné plus que du souci. Il s’agissait de déroutes identitaires cataclysmiques, en particulier de dépersonnalisations affolantes. Alors, elle était hors d’état de parler. Assise sur le bord du divan, elle tournait la tête de droite et de gauche dans un affolement total et comme dévastée. Ce jour, elle parvient tout de même à articuler d’une voix rauque que c’est « juste le début » et qu’elle va « glisser ». Perdant ses « contours », elle est, au sens strict, dépersonnalisée. Et puis, au cœur de cette débâcle, je me félicite de l’entendre parler de sa nullité absolue, de son indignité, car, avec la venue des mots, on mesure que la digue narcissique n’avait pas entièrement cédé. La partie n’était cependant pas gagnée. Dans la séance suivante, tout semble, pourtant, se désintégrer. Tout y passe dans son propos : les objets sur la table, tout ce qui était présent dans la pièce. Enfin éclate une frénésie de haine, haine d’elle-même, de l’autre, de moi, bien sûr, avec une envie puissante de me déchiqueter et, plus rassurant, de me dévorer. Et moi, au fait de la volatilisation des frontières entre les êtres, entre les choses, de lui retourner, comme « à la volée » : « Me déchiqueter à l’intérieur de moi, là où je vous découperai en morceaux. » Elle, d’abord saisie, profère un : « Oui. » Et moi : « Question d’appétit ! » Un moi, certes encore lâchement dessiné mais qui entreprenait le déplacement de l’enjeu, depuis une sévère indécision identitaire en direction du pulsionnel très archaïque, mais tout de même inscrit dans le psycho-sexuel. Pour la quatrième observation illustrant certaines de mes positions, je ne retiendrai pas un matériel issu de séances, mais celui d’un échange entre collègues, et que je nommerai l’installation impérieuse d’une « dalle identitaire ». Une collègue expérimentée me rapporte un incident que d’aucuns trouveront banal. La séance terminée, et sur le pas de la porte, la patiente embrasse brusquement ma collègue. Très émue, elle s’excuse, elle n’avait pu l’éviter. D’abord, un peu troublée, l’analyste se tient un bref instant immobile, silencieuse, puis, pleine d’expérience, invite sa patiente à retourner dans le bureau. Ce qui est parfaitement 23

raisonnable et, à mon avis, préférable au recours à telle formule banale : « Nous pourrons en parler lors de la prochaine séance. » Toutes deux retournent donc dans le bureau, s’arrêtent, se tenant face à face. Et l’analyste, cherchant à rassurer sa patiente, de lui dire que n’importe qui peut être gagné par un émoi. Ce qui, foncièrement, constitue une sorte de déculpabilisation, dont le revers est une blessure narcissique : « Tu n’es pas capable de commettre un péché », ce qui aggrave la régression. Plus convenable, ou plus prudent, eût été, à mon sens, de laisser momentanément « sur la touche » la dimension affective et érotique, et de faire appel à la perception qui correspond d’abord à un temps fondamental dans l’installation du fonctionnement psychique (Dominique Scarfone en traitera). J’ai donc suggéré, plutôt que de tranquilliser la patiente, de lui dire : « Devant la porte, toutes deux, nous nous trouvions debout », espérant ainsi participer à la construction préalable de cette « dalle identitaire » dont j’ai parlé. S’ajoutant à l’examen critique du corpus théorique, la clinique que je viens de retracer soutient, j’y reviens, les nouveaux développements qui me paraissent s’imposer. En quelques mots, je rappelle les fondements déjà exposés de l’initiative : le rejet de la notion de pulsion de mort, tout comme celui de pulsion pour l’auto-conservation. Les conséquences vont bien au-delà d’une simple question de vocabulaire quand je substitue à l’expression auto-conservation « vital-identital » puisque l’auto-conservation n’est qu’une des fonctions de « l’être organique » pour reprendre l’expression proposée par Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse. Ce point étant essentiel, je me suis assuré de la correction incidente de la traduction en revenant aux Gesammelte Werke (tome XIV, p. 119-120). Freud écrit bien : « Bei ausserer Gefahr unternimmt das organische Wesen einen Fluchtversuch… » Das « organische Wesen », l’être organique, relevons le neutre, das. C’est donc le « vital-identital » qui entre en rapport avec le psycho-sexuel ou, mieux, le « sexual » de J. Laplanche. Un sexual qui comprend et l’objectal et le narcissique, bien entendu. Le vital-identital et le sexual potentiel en attente expriment dans la réalité de la vie, du développement de l’être avec sa finitude, l’activité d’un programme d’essence largement génétique, mis en route lors de la rencontre entre les gamètes mâle et femelle, de façon certes suffisamment hasardeuse pour ménager un rôle à l’histoire. L’exécution de ce programme, avec ses étapes, et sa durée déterminée dépend, on ne peut l’ignorer, d’abord de l’engagement d’une énergie, initialement «  sans qualité » et produite, comme on sait, essentiellement par ces formations intracellulaires, les mitochondries. 24

Ainsi, l’histoire du développement de l’être est aussi celle du destin de l’énergie, de la force, dont le point de vue économique est « l’écho » métapsychologique. Mais, pour se soutenir, ces vues doivent encore bénéficier d’un autre « étayage théorique ». Au passage, je rappelle le rôle des deux « accidents » que j’ai cités et qui ont affecté la science analytique, à savoir l’abandon de la théorie de la séduction et la deuxième théorie des instincts. L’étayage crucial est fourni par la théorie de la séduction. J’en rappelle l’essentiel. Pour J. Laplanche, la séduction exercée sur l’infans, lors des soins à lui administrés par l’adulte, la mère le plus souvent, est faite de messages « contaminés » par l’inconscient de ce dernier. Donnés à déchiffrer par l’infans, celui-ci, dans cette « activité herméneutique », entreprendrait ainsi la constitution progressive de son inconscient3. Tout en acceptant, sans réserve, cette conception, j’ai, de mon côté, regardé surtout l’émergence du pulsionnel, pulsionnel sexuel, sur le « vital-identital ». Ce qui correspond à la théorie freudienne de l’étayage. Pour moi, la séduction, surtout maternelle, engendre l’émergence, le dégagement, le « bourgeonnement » sur ce vital-identital (l’auto-conservatif si l’on veut) des zones érogènes, dont l’activité exige la mise en œuvre d’un travail spécifique par l’appareil psychique, travail qui se nomme pulsion, la pulsion étant donc une « invention » de l’appareil psychique tenu par Freud pour une « fiction ». On est donc en droit de parler d’un certain parallélisme entre l’évolution de « l’être organique », le « vital-identital », en direction du « sujet psycho-sexuel » et celle du statut d’une énergie initialement sans qualité, au service du fonctionnement intégré de l’organisme, vers le pulsionnel libidinal. À l’évidence, il ne s’agit pas de la substitution d’un ordre, ou d’un statut à un autre, mais de degrés d’imbrication, avec, selon les moments, les époques, de la prévalence plus ou moins affirmée, mais parlante, d‘un registre sur l’autre – j’ai parlé de « négociation » – à même de définir, plus ou moins proprement, des structures. Je ne puis éviter de faire incidemment, ici, état d’une remarque formulée par Alain Gibault lors d’un de nos échanges à l’ASM13. Pour lui, le pulsionnel libidinal pourrait être présent d’emblée et, parallèlement, le « narcissique » aurait sa place dans le vital-identital. À cette conception, je répondrais que l’apparition de la pulsion, du pulsionnel sexuel est bien prévue sur le programme génétique, dès le départ, tout comme la

3. J. Laplanche, Ibid.

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puberté avant qu’elle ne s’exprime dans la réalité, mais que le décalage temporel, même minime, dans le phénomène est indispensable. Le rapport entre perception et investissement pourra retenir encore notre attention lors de la discussion. Séduisante certes est la formule selon laquelle « l’objet peut être investi avant d’être reconnu ». Encore faudrait-il que l’infans des premiers temps soit doté de frontières suffisamment définies pour qu’à son propos on puisse parler d’objet. Le sein, contrairement à son gros orteil, fait partie du nourrisson. Pour moi, la fonction précède l’identification. Revenant à mon propos, je rappelle qu’en rapportant des séquences cliniques et tout en signalant combien était large l’éventail nosographique déployé depuis « l’opératoire factuel » jusqu’au métaphorique, j’avais insisté sur la nécessité, pour l’analyste, d’adapter sa prise de parole, dans sa forme et son contenu, au statut identitaire de son analysant. Là réside une des difficultés, car nous n’avons pas affaire – cela va de soi – avec des entités clairement distinctes les unes des autres. Il faut reconnaître qu’il est de toute manière toujours question d’un « every man’s land » transitionnel dans lequel « l’être organique », sa représentation, perdure dans le sujet. Il y a imbrication. Il en va de même avec « l’énergie sans qualité » et l’énergie libidinale, comme je l’ai évoqué. Et si j’accorde une place de choix au langage métaphorique, c’est parce qu’il porte au niveau du pré-conscient, là où les changements peuvent advenir. Mais qu’en est-il quand la balance penche par trop du côté du vital-identital  ? Comment rendre compte du statut de l’être dans ce temps ? Comment, en prenant la parole, si on le fait, être « en phase » avec celle proférée par l’autre ? Il y a quelque temps, Gilbert Diatkine, un peu malicieusement, me demandait si l’énergie «  actuelle  » non sexuelle était accessible à l’interprétation autrement qu’en se transformant en énergie libidinale. La question est tout à fait pertinente, bien qu’elle laisse entendre une unicité identitaire secondarisée chez l’analyste. Or, dans ce cas, l’analyste doit être en mesure de laisser s’altérer cette identité «  de bonne compagnie  » et d’adopter d’étranges modalités de fonctionnement psychique qui débordent même ce qu’induit la régression libidinale. C‘est ce qui se passe, entre autres, quand l’ombre de l’échec narcissique retombe sur l’être. Par contraste, comme il est aisé d’être « en phase » avec le discours névrotique tel qu’il s’exprime dans la séquence suivante. Après un début de séance d’allure assez «  opératoire  », l’analysante s’interroge  : «  Qu’est-ce que je vais pouvoir dire ? » Éprouvant le désir de réanimer la situation en parlant à sa place et en corrigeant son propos, je dis : « Monsieur, je n’ai rien 26

à vous dire », ce qui déplace le constat en direction de l’échange avec un objet. L’analysante suit, sans trop se rendre compte de l’implication séductrice des paroles qu’elle va prononcer. Elle commence donc de parler d’une amie qui lui vante les qualités d’une crème miracle pour le visage – un léger rire marque qu’elle a éprouvé obscurément l’éventualité d’une intention – et elle ajoute : « Il n’est pas toujours nécessaire de plaire aux gens. » Et moi de lui renvoyer : « Je ne m’appelle pas Jean », soulignant le déterminisme transférentiel à l’œuvre. Nous sommes là au cœur de la vocation naturelle de la psychanalyse. Mais, comme je l’ai souvent répété, le psychanalyste n’hésite pas, ou plus, à s’aventurer dans d’autres territoires, c’est-à-dire, qu’il en soit ou non pleinement conscient, là où « l’économique » est davantage géré par les principes qui ordonnent le « vital-identital » que par ceux qui régissent le « sexual ». Mais, comme on a pu le constater dans mon exposé, et j’y reviens, dans le champ de la clinique, rappelés à l’ordre, nous ne sommes pas face à deux champs (le vital-identital (auto-conservatif ) et le sexual). Deux champs distincts et placés en regard l’un de l’autre, mais confrontés à leur imbrication. Le vital-identital sans doute mieux représenté au niveau cérébral, cependant que le sexual trouve sa place privilégiée dans l’appareil psychique. Le projet que je défends ici, et il n’y a rien de scandaleux dans l’affaire, vient donc corriger certaines, disons, imprécisions dans l’édifice théorique – on l’a vu – et rééquilibrer les rapports entre les deux registres mentionnés. La vocation herméneutique de la psychanalyse – moins que celle de promouvoir le développement d’un processus – a, sans doute, et entre autres, aggravé le déséquilibre de ce rapport en faveur du sexual. Ce qui, dans la gestion des cures – on pourra en parler – entraîne de lourdes erreurs. Le rééquilibrage veut donc redonner sa place à ce vital-identital, lequel s’exprime le plus spectaculairement lors des premiers temps du développement du petit d’homme pour ne cesser de se manifester au long de la vie et davantage encore lors de son déclin très tôt commencé. On dira que le psychanalyste est magnifiquement armé pour s’aventurer dans l’exploration de nouveaux territoires avec leurs idiomes. Sans doute, et ce n’est pas sans raison, que Freud lui-même en appelait souvent à la littérature pour étayer ses propositions. Ne disait-il pas que l’artiste (mais ce n’est pas tout à fait exact) atteint presque directement, sans effort, ses objectifs, alors que le psychanalyste ne progresse que de façon besogneuse ? 27

Il est donc naturel, quand on a vu combien compte lourdement, et davantage qu’on ne veut bien le reconnaître, le statut identitaire nonpulsionnel des premiers temps de la vie avec son empreinte puissante au long de la vie, de regarder ce que les écrivains, certains d’entre eux plutôt sensibles à la problématique, ont pu en dire. Il n’est pas interdit d’entendre ce que le poète laissait entrevoir lorsque les notions de dedans et de dehors n’avaient pas de sens, lorsque l’idée de frontières n’avait pas cours, comment tout cela se manifestait quand une « énergie sans qualité » non libidinale s’accumulait et déferlait dans l’être organique. Une situation, il ne faut pas l’oublier, toujours prête à se réactiver, à sa manière. Écoutons Paul Claudel4 affirmant : « Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension (que le poète veut spirituelle) ». Julien Gracq5, de son côté, ne disait-il pas, à propos d’une comparaison entre le roman et le film : « Le film est obligé de faire voir, le roman ne doit jamais faire voir, il est lui-même vision. On ne peut pas dessiner ni inventer une scène de roman et moi-même lorsque j’écris je ne vois pas mes personnages. Ce n’est pas ainsi que cela se passe. C’est là, j’insiste, c’est la sonorité du mot, de la phrase qui évoque des présences, mais un peu nébuleuses. » J’ajouterais incertaines et d’abord innominées et dotées de limites indécises. J’imagine, je n’hésite pas à le redire, les vives critiques que peuvent mobiliser des vues sur un temps où l’économique élémentaire prime, où les distinctions relativement assurées entre sujet et objet sont encore à venir, où l’émergence du libidinal souffre comme je l’ai dit d’un léger décalage, fût-il infime. Au reste, peu nombreux sont ceux qui ont tenté de dépeindre ce qu’il en était de l’être des premiers temps. Je retiens, parmi eux, un auteur russe sur qui Murielle Gagnebin a attiré mon attention. Il s’agit d’Andréï Biély qui, dans les premières pages de son Kotik Létaiev, écrit en 1915, évoque extraordinairement : « …Le surgissement ineffable de la vie de nouveau-né6. » Je me permets d’en citer un long passage (p. 23) : « ‘Il n’était pas de division du moi et du non-moi.’ Ça me fait plaisir évidemment. ‘Ni espace ni temps, tu diras que je suis quand même un peu trop… ‘Au lieu de cela, il y avait une tension des sensations, comme si tout enflait, gonflait, m’étouffait. Je suis seul dans l’incommensurable. Il n’y a rien dedans, tout est dehors. Ainsi aurait dit le nouveau-né, s’il avait pu parler, s’il avait pu comprendre, mais il ne parlait ni ne 4. P. Claudel, Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, 1963. 5. Propos recueillis par Michka Assayas et Noël Herpe à Saint-Florent-le-Vieil, le 16 décembre 1995. 6. A. Biély, Kotik Létaiev, Genève, L’Âge d’Homme, 1973.

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comprenait. À tes pieds, vois tout ce qui jadis a poussé douloureusement hors de toi et qui était toi-même. La nature qui t’entoure c’est toi au bout de tes défilés ténébreux tu m’apparais. En ce temps, il n’y avait pas de moi. Cependant qu’à mesure que pénétrait la conscience, le corps en croissance ballonnait comme une éponge (gorgée ?) d’eau. La conscience était hors du corps et à l’emplacement du corps était perçue une énorme crevasse où il n’y avait pas encore de pensée, où surgissaient à peine les premiers bouillonnements du délire, bouillonnements d’écume c’étaient des objets de pensée. Ton corps, un corps d’enfant est un délire des mères. […] Tu n’es pas toi parce qu’il y a à côté de toi quelque chose de sénile, ballon brûlant qui gonfle, gonfle, et toi tu n’es pas toi, tu n’es qu’à peu près. Tant bien que mal, tu n’y es pour rien. Mon premier instant conscient est un point. Il perce au travers du non-sens, il enfle devenant balle, puis la balle vole en éclats, le non-sens l’a transpercée et déchiquetée. Ma peau est devenue voûte, espace voûté, les premières représentations de l’espace sont un couloir. Les chambres sont des morceaux de mon corps, elles ont été rejetées par moi, elles sont suspendues au-dessus de moi pour ensuite se désagréger. La sensation se dégageant de ma peau, voici l’image de mon entrée dans la vie. Un couloir, une voûte, des ténèbres, et lancés à ma poursuite d’immondes reptiles. » L’effort d’A. Biély est impressionnant, mais c’est en usant, malgré tout, d’un langage secondarisé qu’il cherche à traduire le statut de l’être organique premier. On conçoit l’ampleur de l’œuvre qui s’attacherait à l’étude du « langage » proprement dit qui avait cours quand c’était le vital-identital qui parlait le plus haut. Je m’y étais déjà arrêté7 un temps, il y a de cela presque dix ans, tout en rappelant la contribution de Gilles Deleuze à la question8 Mais ce serait faire montre d’un excès de prudence que de renoncer à, au moins, proposer une direction à la recherche. Au cours des années, je le rappelle au passage, j’ai été amené à corriger, à préciser, certaines de mes désignations. Cela se comprend puisque ce que j’avance ici, aujourd’hui, exprime une réflexion engagée il y a très longtemps avec obstination et qui exige des innovations terminologiques, comme on a pu le voir. Revenant à mon propos, on relève que, avec A. Biély, nous avions affaire avec une sorte de témoignage sur le vécu de l’infans –  moins paradisiaque qu’on veut bien le dire. Mais qu’en est-il du « langage » 7. M. de M’Uzan, «Le Jumeau paraphrénique» ou «Aux confins de l’identité», in Aux Confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005 et in Rev fr psychanal., n° 4, 1999. 8. L. Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970, préface de Gilles Deleuze.

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d’alors, ou plutôt à certains de ses moments, lorsque, et comme je ne cesse de le répéter, « l’être organique » était dépourvu de frontières suffisantes, lorsque le dedans et le dehors n’avaient de sens que pour l’observateur, et que la vocation « jacobine » du programme de vie entreprenait seulement de gérer les rapports entre les énergies sans qualité et celles dites libidinales ? Ce sont souvent les achoppements dans cette tâche qui nous permettent d’entrevoir ce qui se joue alors. Je ne puis éviter, même très brièvement, de rappeler –  car je l’ai déjà amplement fait  – certains moments de la phrase poétique d’Antonin Artaud, et que je nomme le discours en onomatopées, par exemple dans Artaud le Mômo9 : O dédi O dada orzoura O dou zoura A dada skizi, etc. Un discours qui succède au cri et jaillit à l’aube de celui qui s’établira entre un être encore imparfaitement dessiné et l’autre de la vie. Un « idiome identitaire » ayant certes en perspective l’échange relationnel et qui alterne avec les lallations égotiques d’un nourrisson qui ne s’adresse qu’à un lui-même encore largement indéfini. À propos des cas que j’ai exposés, on se souvient que j’insistais sur la nécessité pour l’analyste, lors de sa prise de parole, d’être «  en phase » avec la forme prise par le discours de son analysant. Une forme qui, donc, révèle l’état de la « négociation » entre le vital-identital et le sexual. Il est clair, néanmoins, que le psychanalyste ne peut pas – encore que ! – employer un langage qui corresponde strictement à des paroles encore très imprégnées par l’idiome identitaire premier. Il lui faut trouver autre chose. Plus ou moins obscurément cela n’a pas échappé à certains. Je pense (par exemple) à Kutrin A. Kemper10 qui ne suivrait peutêtre pas intégralement ma compréhension de sa réflexion et dont j’ai cité le travail dans La Bouche de l’inconscient11. Son « interprétation allusive » est faite de phrases incomplètes, de mots isolés, de constructions illogiques, voire de simples voyelles ou même de sons. Technique dont je disais qu’elle tendait à provoquer opportunément un remaniement permanent de l’énergie d’investissement, voire un véritable ébranlement 9. A. Artaud, Artaud le Mômo, Paris, Bordas, 1947, repris in Œuvres complètes, tome XII, Paris, Gallimard, 1974. 10. K. A. Kemper, « L’interprétation par allusion », Paris, PUF, Rev fr psychanal, 1965, 1. 11. M. de M’Uzan, « La bouche de l’inconscient », in NRP, XVII, printemps 1981 et La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1994.

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économique, parfois indispensable. C’est également dans ce sens qu’on peut comprendre certaines idées de A. Peto (1963) posant le rôle d’une fonction fragmentante du Moi dans le processus de la sublimation12. On touche là à un univers dont le versant pathologique est à découvrir dans ces situations où c’est le comportement qui devient langage, comme je l’ai proposé dans «  Les esclaves de la quantité13  », Gérard Szwec, de son côté, parlant de « galériens volontaires14 ». Je pense également au psychodrame analytique tel qu’il est conçu et dirigé par Alain Gibeault et M. Gagnebin.15 Avec l’exposé des motifs imposant des remaniements importants portant sur des points essentiels de l’édifice psychanalytique, jusque dans leurs conséquences lors de l’activité interprétative, je pourrais clore mon propos, au moins provisoirement. Or, comme on a pu le constater, constamment revenaient, avec force, les notions d’indétermination, d’incertitude, de flou, chaque fois qu’il était question de rapports entre des ordres apparemment distincts. Constamment insistait l’idée de dissolution des frontières, d’imbrication, alors qu’il s’agissait d’un essentiel de l’être. La chose ne pouvait pas rester ignorée. Il fallait même la retenir avec gravité. On rejoint là, et ce sera ma conclusion, un nouveau champ qui s’ouvre à la psychanalyse, en soutenant, pour celle-ci, la proposition de nouveaux développements, rencontrant, je crois, certaines préoccupations de Georges Pragier et de Sylvie Faure-Pragier. Ce faisant, je parle de la « science des limites indéfinies16 », là où, à côté d’autres disciplines,la psychanalyse tiendra compagnie à la biologie, par exemple, et pour qui la frontière entre l’inerte et le vivant est instable et incertaine. Mais alors il faudra accepter qu’au-delà de son projet thérapeutique la psychanalyse, comme j’ai eu l’occasion de l’avancer un jour17, donne accès à « l’inquiétude permanente ».

12. A. Peto, « The fragmentizing function of the ego in the endytie session », Int J psychoanal, 1963, vol. 44, par. 3. 13. M. de M’Uzan, op. cit, p. 155 et sq. 14. G. Szwec, « Les procédés auto-calmants pour la recherche de l’excitation. Les galériens volontaires », Paris, PUF, Rev fr psychosom, n° 4, 1993. 15. A. Gibeault, « De l’auto-engendrement à la scène primitive », in Sentir le corps, psychanalyse et psychose, 2002 et Murielle Gagnebin, « Pouvoirs du psychodrame sur la mutation des puissances tutélaires », in La rencontre transférentielle, psychanalyse et psychose, 2003. 16. Pour la science, décembre 2005, Paris, Belin. 17. M. de M’Uzan, «  Invite à la fréquentation des ombres  », 19e conférence de la Fondation européenne de psychanalyse, Athènes, 2006.

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DEUXIÈME PARTIE

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C. CHABERT

Topiques incertaines Je voudrais tout d’abord remercier Michel de M’Uzan de m’avoir invitée à ce colloque. C’est un grand honneur pour moi, qui se double d’un intérêt évident à la fois pour la forme proposée – des dialogues – et pour le fond exposé, la métapsychologie au sens le plus complet du terme puisqu’elle relève de considérations théoriques articulées avec la clinique de la psychanalyse. Quelques mots d’abord du titre de la conférence de M. de M’Uzan, qui constitue l’argument de la rencontre d’aujourd’hui. « Considérations » peut s’entendre dans deux sens : l’étude, l’examen attentif, la réflexion, d’une part et d’autre part, l’estime et le respect. « Reconsidérations » implique donc le retour, le recommencement de l’étude, mais maintient absolument l’idée de l’estime qui, c’est une évidence, caractérise l’approche de la métapsychologie freudienne par M. de M’Uzan. Les développements « nouveaux » viennent alors marquer la poursuite, le déploiement, la continuité d’une pensée, et d’une œuvre certes mise à l’épreuve mais par une critique constructive puisqu’elle s’éloigne du dogmatisme et de l’enfermement. L’offre de M. de M’Uzan est généreuse : dans l’actualité de la psychanalyse, il s’attache avec une immense rigueur à revenir sur des notions essentielles de la métapsychologie freudienne ; essentielles sans aucun doute puisque ce sont celles-là même qui ont suscité des changements dans le parcours de Freud et après lui, essentielles sans doute aussi parce qu’elles se situent très précisément à des « tournants » c’est-à-dire à des jonctions, des jointures, des frontières. Ce sont ces zones de passage dont les contours sont flous et la géographie flottante qui résonnent incroyablement avec la clinique actuelle – actuelle si tant est qu’elle n’ait pas été déjà là, inspirant à Freud un certain nombre d’intuitions donnant lieu à des élaborations parfois tâtonnantes, parfois particulièrement solides et, de toutes façons, pertinentes au regard de la singularité psychopathologique. L’idée de chercher de nouveaux concepts en analyse s’est imposée pour un certain nombre de psychanalystes du fait de ces problématiques dites « actuelles » mettant fortement en évidence la précarité des limites. Celles-ci sont à entendre dans plusieurs sens : limites entre moi et l’autre, dans la perspective d’une différenciation intersubjective, entre 35

moi et objet ; limites à l’intérieur même de l’appareil psychique, entre systèmes dans le cadre de la première topique, entre instances dans celui de la seconde. Ces incertitudes montrent en effet des espaces de confusion ponctuels, transitoires ou parfois plus profondément inscrits dans le fonctionnement psychique, qui créent des zones de mélange entre le moi et l’autre. Mais ils ont été aussi longuement analysés, d’une part à partir de l’écrasement du préconscient, privant le sujet des possibilités inhérentes au travail de figuration, voire de symbolisation, et d’autre part, caractérisés par une différenciation insuffisante du surmoi dont l’enracinement dans le ça produit des effets dévastateurs en aliénant le moi, perdu dans la servitude de ses deux maîtres. Les moments d’envahissement pulsionnel ouvrent la voie aux désordres de la décharge et, en même temps, subissent la tyrannie d’un surmoi cruel qui exerce violemment ses pouvoirs, entraînant des mouvements auto-destructeurs souvent dommageables pour le moi. Le programme de M. de M’Uzan envisage l’invention et la construction de concepts susceptibles d’organiser et de transférer, en termes métapsychologiques, la spécificité de certaines composantes du fonctionnement psychique. Ma contribution à ce débat peut se résumer (et s’annoncer) de la manière suivante : – L’usage des deux topiques freudiennes n’est-il pas indispensable pour rendre compte de certaines modalités de fonctionnement psychique considérées comme « aux limites » d’une part, et d’autre part, faut-il bannir ou au moins écarter la seconde topique pour se saisir de cette clinique  ? Je défendrai le point de vue selon lequel la première topique constitue certes une armature majeure pour saisir ces modalités de fonctionnement psychique, la seconde venant à point nommé pour témoigner de l’action taraudante du surmoi dont la violence se révèle à la mesure de la sauvagerie du ça et de ses revendications pulsionnelles. – De ce fait, doit-on remettre en cause non seulement la seconde théorie des pulsions, mais aussi la première en spécifiant que le concept de pulsion ne saurait convenir qu’aux seules pulsions sexuelles ? – Enfin, l’abandon de la première théorie de la séduction ne montret-il pas de quelle manière, non seulement la neurotica persiste bien audelà de cet éloignement officiel, mais encore comment sa suspension possible permet d’ouvrir vers d’autres constructions des fantasmes de séduction ? J’articule ces trois questions, mais je ne pourrai pas vraiment les dissocier et je ne suivrai pas une chronologie qui m’apparaîtrait artificielle, tant ces trois points, traités par M. de M’Uzan, sont emboîtés les uns 36

aux autres. Je reprendrai d’abord son idée de revenir à un plus strict usage de la première topique. Deux arguments seront exposés aussi brièvement que possible, l’un référé à Freud, l’autre aux travaux de la psychanalyse contemporaine. 1) Le premier est d’ordre épistémologique et se réfère aux deux grands mouvements qui scandent l’œuvre freudienne, ordonnés par les deux paradigmes que constituent l’hystérie pour le premier, le narcissisme pour le second. L’un produit la première topique et la première théorie des pulsions dans l’opposition entre pulsions d’auto-conservation et pulsions sexuelles, l’autre s’engouffre dans la seconde topique et l’opposition entre pulsions de vie et pulsions de mort. L’un s’engage dans la voie du plaisir et de la satisfaction du désir, l’autre s’inscrit dans la douleur, la compulsion de répétition et le refus de guérir. Aucun analyste ne peut récuser cette double voie et la nécessité d’admettre sa double nature, l’une n’excluant en aucune manière l’autre. On oublie trop souvent que la seconde topique ne chasse pas la première, qu’on ne saurait assigner ni à l’une ni à l’autre le privilège d’une dominance dans tel ou tel état pathologique, sauf à perdre l’essence même de la métapsychologie. Le trajet de Freud me paraît tout à fait opportun à rappeler dans cette période hautement intermédiaire, entre 1913 et 1920, entre les deux topiques justement, en aval et en amont, dans cette forme d’incertitude et d’indécision si précieuse pour l’analyse. Rapidement, dès «  Remémoration, répétition, perlaboration  » (1914), l’inquiétude de Freud sourd quant à la croyance dans l’efficacité de sa méthode : on ne se remémore pas toujours, on répète en actes et, de ce fait, le refoulement et sa levée deviennent moins performants dans la conduite de la cure. À partir de 1914-15, les composantes actives, mobilisées d’ores et déjà vers le « tournant « de 1920, se précisent : la grande butée, la résistance obstinée à l’analyse, c’est le narcissisme, tout aussi présent dans le texte qui l’introduit que dans « Deuil et mélancolie » dont on peut penser qu’il va bien au-delà des problématiques cliniques qu’il annonce. Il s’agit en effet d’ouvrir la grande question de la perte et de son traitement : or, c’est bien l’inflation des investissements narcissiques au sein des destins pulsionnels qui entrave le cours naturel du deuil et le fait basculer dans le tragique de la mélancolie, tragique notamment parce que le conflit pulsionnel fait rage et ne trouve pas d’autre voie que celle de la dédifférenciation entre moi et objet. Que dire des autres textes –  de 1916 à 1919  – si féconds pour notre clinique actuelle, l’échec devant le succès qui annonce la réaction 37

thérapeutique négative, l’inquiétant, porteur du mélange entre l’intime et l’étranger et donc complètement pris dans le flou des limites et de la différence, sans compter la pièce magistrale supportant l’édifice de la suite, « Un enfant est battu », cette genèse de la perversion qui éclaire tant de problématiques contemporaines : c’est là que se découvrent les sources infiniment précieuses offertes au développement non seulement du masochisme (Freud, 1924), dont le scandale continue de bouleverser, mais aussi à la construction du fantasme, à sa mobilisation transférentielle, à l’ouverture d’un espace et donc d’une scène intérieure qui peut s’avérer parfois complètement désertée. Pour dire trop vite ma position que je radicalise bien sûr  : il me semble essentiel de conserver à toute cette période dont les incertitudes, l’inquiétude, les tâtonnements révèlent une pensée en chantier, jamais achevée, sa place et sa portée « intermédiaires », prises dans des hésitations et allers-retours qui trouveront ailleurs, plus tard, dans un autre lieu, dans une autre topique, leur figuration plus précise, à partir notamment de la formidable découverte du «  fort-da  » qui organise désormais toute la dialectique de l’absence et de la présence. 2) Le second point sur lequel je souhaite intervenir revient à réfléchir aux correspondances entre ce que M. de M’Uzan appelle le « vitalidentital » et la notion de « subjectivation » si à la mode aujourd’hui et qui s’est imposée du fait des difficultés de différenciation claire entre moi et objet chez certains patients. Certes, M. de M’Uzan évoque plutôt le « vital-identital », ce qui me paraît d’ailleurs plus opportun dans la mesure où justement, le moi du sujet n’est pas vraiment organisé comme instance : ce point de vue est d’ailleurs renforcé par la centration sur la première topique qui laisse ouverte ou en suspens cette question. Il s’agit de problématiques des limites encore, auxquelles la référence aux travaux de D. W. Winnicott (1971) a apporté une clarté nouvelle, notamment par l’usage qu’il propose de la notion de self, de soi dont on pourrait penser –  peut-être un peu vite – qu’il représente le sujet, puisque son utilité surgit dans la mise à l’épreuve de la distinction moi/non-moi. À partir de quoi, un mouvement peut être observé, dans le cours de la pensée psychanalytique actuelle, de délaissement du moi et peut-être, du même coup, de la seconde topique dont l’organisation en instances pourrait convenir dans un certain nombre de cas, mais pas pour d’autres, par exemple les « non-névrotiques » qui, eux, relèveraient davantage du « soi » et de ses frontières et renverraient aux aléas d’un statut de sujet précaire ou instable. 38

Il y a pourtant des incidences communes entre le soi de D. W. Winnicott et ce qu’écrit Freud (1925) à propos de la négation, cet énoncé fondateur de l’appartenance d’une pensée (ou d’un affect) à un moi qui se reconnaît comme tel  ; incidences de l’objet transitionnel, cette première « not me possession » où la négation vient désigner autant de positions subjectives qui signent l’existence et l’assurance d’un espace intérieur que le moi habite et dont il est propriétaire  ; ce que Masud Khan (1976) appelle « the privacy of the self » et qu’il définit paradoxalement (toujours en référence à Winnicott) comme une intimité à deux, indispensable au soi et à son devenir, donc une intimité au sein de laquelle la question de l’appartenance à l’un ou à l’autre ne se pose plus. Pour qu’une conscience et une expérience de soi soient possibles, propose J.-B. Pontalis (1977), il faut toujours un moi, même s’il n’est qu’une somme hétéroclite de fonctions et d’identifications  : «  Ce qui l’anime n’est pas en lui. Le moi […] est le représentant de l’organisme comme forme, fragile par sa vulnérabilité et rassurante par sa fixité […] le soi est non l’élan vital, mais, dans l’espace psychique, le représentant du vivant  » (p.  187). Si la relation d’objet est corrélative du moi, la capacité d’utiliser l’objet est corrélative du soi. L’émergence du «  je  » serait la conséquence de la capacité du moi à utiliser l’objet, c’est-àdire à le soumettre à sa haine sans qu’il soit définitivement détruit. Je me demandais si cette définition du « soi » comme « représentant du vivant » pouvait résonner avec le « vital-identital » et si cela était le cas, comment concilier le vivant et l’en-deçà du pulsionnel ? Il me semble, en effet que l’identitaire et le vivant sont difficiles à séparer quand il s’agit de s’éprouver vivant. Ce point de vue me paraît aller à l’encontre d’une conception qui placerait uniquement le soi dans des configurations précoces, inaugurales, en quelque sorte, pour penser l’accession au moi en termes secondaires (C. Chabert, 2006). Or, le risque d’une circonscription trop serrée de la subjectivation est bien de ne pas considérer le moi dans ses formes multiples : les plus désorganisées et les plus élaborées, celles qui sont envahies par les pressions du ça, par un surmoi féroce et empiétant, ou celles qui présentent au moins par moments une juste mesure entre contraintes et désirs, une harmonique repérable entre réalité psychique, réalité matérielle et pensées de liaisons. Faut-il rappeler, par ailleurs que c’est dans « Pulsions et destins des pulsions » (1915b) que le terme « Subjeckt » est évoqué pour rendre compte à la fois du retournement sur soi et du renversement de but, d’actif en passif ? C’est dans ce texte charnière que se distinguent le sujet narcissique et la personne propre, et surtout le sujet et le moi scellant 39

définitivement les topiques et l’économie qui préside à leurs devenirs. Seriez-vous d’accord, M. de M’Uzan, pour penser « la personne propre » du côté du « vital-identital » ? J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas tenant d’une conception développementale et que l’émergence dans la cure de ce vital-identital ne préjugerait pas nécessairement pour vous d’un parcours psychogénétique, ce qui me réjouit car je ne suis pas cette pente non plus dans mes conceptions de la cure. Pourrait-on alors considérer ce « vital-identital » comme un produit du moi, une de ses créations par excellence, forte de ses appropriations successives et surtout susceptible de le reconnaître comme auteur de l’ensemble de ses productions – plus particulièrement ses affects et ses fantasmes ? À cet égard, l’étude des moments mélancoliques et leurs articulations avec l’activité et la passivité, ainsi que celle du retournement sur la personne propre m’ont ouvert des voies nouvelles de construction quant aux identifications, dont nous savons qu’elles permettent d’approcher au plus près le développement complexe de la construction du moi. Evidemment, c’est la manière dont les mouvements transférentiels vont porter ces différentes facettes qui nous importe. Il me semble que ce que nous désignons comme transfert narcissique, qui se soutient des identifications narcissiques, double – comme une soie double le tissu d’un vêtement – l’ensemble des configurations portées par le processus analytique à travers les mobilisations pulsionnelles et leurs orientations (objectales et/ou narcissiques) et en même temps dans les inscriptions identificatoires que vous nommeriez plutôt « identitaires » ? Celles-ci impliquent inéluctablement qu’une séparation psychique s’instaure entre le moi et ses objets, quelles que soient les modalités de cette séparation : c’est dans cette perspective que le concept d’identification nous intéresse, puisque toute identification est co-substantielle de la perte, qu’elle en constitue le destin. La distinction ou l’écart entre identification narcissique et identification hystérique permet de montrer que la première est intrinsèquement associée aux modalités de traitement mélancolique de la perte alors que la seconde relève de son élaboration objectale à l’instar du deuil qui en serait le modèle. La non-reconnaissance de la perte empêche la réalisation de la séparation, elle mobilise des forces intenses dans le déni de l’absence et alimente le surinvestissement perceptif : la permanence de l’objet n’est assurée que par la vérification constante des indices perceptifs garants de son existence, l’accession à son inscription interne étant malaisée, précaire voire impossible. La violence contre les objets est déterminée par le 40

débordement d’un moi excité et déçu, accaparé par l’amplitude de ses attentes, de ses désirs et de ses revendications, et par la puissance de sa dépendance. La compulsion de répétition déroule en boucle un cycle aliénant : l’absence de satisfaction attendue fragilise les assises narcissiques et condense ses attaques contre l’objet décevant, mais le moi en est tout autant frappé. L’inquiétude est double  : abîmer ou détruire l’objet, mais aussi abîmer ou détruire le moi, ce qui nécessite une vigilance coûteuse pour s’assurer de leur survie. En de telles occurrences, le moi ne peut véritablement se reconnaître comme sujet ou comme auteur. Les mouvements pulsionnels comme les fantasmes flottent sans assignation, et se laissent entraîner par des vagues tempétueuses, comme de fragiles embarcations difficiles à orienter et surtout sans port d’attache. Dans certaines organisations psychiques, l’empreinte de ces identifications narcissiques «  mélancoliques  » (C. Chabert, 2003), scellées par le rejet de la séparation et de la perte, constituant le socle des identifications à venir, montre ostensiblement l’action empiétante de l’identification au premier objet, à ce premier « autre » que représente la mère – paradoxalement « autre » puisque mal différencié, mal identifié, à l’instar de l’objet perdu de la mélancolie. Toute identification s’inscrit d’abord dans cette « mal-différenciation » au sein d’une configuration « mère/enfant » – dans sa double entente, la mère et l’enfant, la mèreenfant. Lorsqu’elle conserve son emprise et qu’elle entretient le fonctionnement pulsionnel qui la caractérise, cette configuration témoigne d’un traitement particulier de la perte d’objet, par recours à une opération d’identification à l’objet déceptif qui maintient la représentation contraignante d’un moi irrémédiablement décevant lui aussi. Ce sont ces productions qui animent transférentiellement les résistances, la réaction thérapeutique négative et la compulsion de répétition, convoquant immanquablement l’emprise et son corollaire, le destin, cette force obstinée, aveugle, qui se veut omnipotente et tyrannise les patients et leur analyste. Le rebroussement narcissique conduit ainsi à la singularité de fonctionnements psychiques mettant en évidence des distributions ou des configurations particulières de l’une ou l’autre topique  : on peut penser alors qu’elles sont essentiellement tributaires des courants pulsionnels et que, dans une certaine mesure, ce sont les deux théories des pulsions qui permettent d’en cerner les déclinaisons. Un mot à ce sujet, sans trop s’attarder : il nous faut réfléchir davantage à ce que vous proposez concernant la stricte définition de la notion de pulsion. Je souhaite seulement vous faire part de la mienne jusqu’ici tout en insistant 41

sur le fait qu’elle n’est pas absolument ferme. Pour moi, la pulsion relève du mouvement (de la poussée dirait Freud). Si je m’attache à sa part psychique, essentielle, puisqu’elle assure sa représentance, je dirais que ses qualités lui sont assignées et qu’elles sont donc susceptibles d’être modulées selon les moments, et pas seulement selon les modalités spécifiques du fonctionnement psychique : ainsi, la source peut tantôt être ciblée au dedans, dans la reconnaissance de son caractère interne, tantôt être située au dehors, du fait de la projection, tantôt encore entre dedans et dehors, aux limites, dans ces zones intermédiaires qui font fluctuer les contours. Ainsi, l’objet de la pulsion peut varier, entre le moi et l’autre certes, définissant plus ou moins ses destins, mais il peut ne pas être identifié, la pulsion restant alors sans assignation. Je ne reviens pas sur le débat à propos de la pulsion de mort car il me semble que votre position va bien au-delà dans votre refus de nommer « pulsions » les mouvements associés à l’auto-conservation et de ne conserver le mot qu’aux seuls mouvements saisis par le sexuel. A cet égard, et avant de terminer, je souhaite en venir aux théories de la séduction et à l’abandon de la première, que vous déplorez sans aller, me semble-t-il jusqu’à penser, comme J. Laplanche, qu’il déclenche un cataclysme. D’abord, et vous y insistez, la neurotica n’est jamais complètement abandonnée au même titre d’ailleurs que la première topique. C’est là l’intérêt majeur de la démarche épistémologique de Freud : rien n’est définitivement perdu et c’est le compagnonnage parfois insolite et paradoxal de versions diverses qui, justement, assure à la psychanalyse son essence vivante. Au fond, se maintient la nécessité déclarée dans Malaise dans la culture de respecter la «  bigarrure  » de la psyché, ses composantes hétéroclites et désordonnées. Par ailleurs, se dégager de l’emprise du premier modèle, en ouvrant la voie au fantasme, permet une disponiblité d’écoute sensible à d’autres versions de la séduction : c’est ainsi que j’ai été frappée, dans certaines cures de femmes surtout, par l’émergence d’une construction que j’ai appelée « mélancolique » et que je rappelle à grands traits. La version classique dénonce assez clairement l’agent de la séduction, le père ou son substitut, l’adulte. Bref, le coupable, c’est l’autre, ce qui préserve l’innocente de l’enfance, mais surtout, le renforcement de ce scénario hystérique soutient l’identification passive et le refoulement de désirs incestueux. Cette procédure suppose une relative différenciation entre le sujet et l’autre. Elle suppose un retournement possible de l’activité en passivité et enfin, une dialectique repérable dans le plaisir et le déplaisir : se découvrent, étonnamment condensées, les trois polarités de la 42

vie psychique analysées par Freud en 1915, ouvrant la voie aux différents destins attribués à la pulsion : le renversement en son contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation. Lorsque la voie passive n’est pas accessible, le retournement de l’activité en passivité n’est plus possible, et le fantasme hystérique laisse la place à une autre version : le retournement sur la personne propre assure la conviction d’avoir activement séduit le père et non d’avoir été séduite par lui. L’agent séducteur n’est plus l’adulte pervers, il est le sujet lui-même. La culpabilité est alors massivement alimentée par des contraintes masochistes implacables  : le sujet n’est plus victime, mais criminel et le prix à payer pour le prix de l’excitation qu’il génère chez l’autre exige l’extinction des mouvements pulsionnels. Non seulement l’attaque s’impose dans la coupure des investissements, mais cette mise à mal englobe le désinvestissement objectal et narcissique  : peut-être s’agit-il alors d’une visée de la pulsion de mort atteignant non seulement l’objet mais aussi tous ses substituts et le moi lui-même. La logique mélancolique, si agissante dans les situations limites, montre en effet de quelle manière, le rabattement pulsionnel sur le moi assure le double coup de l’attaque : violemment auto-destructeur bien sûr, mais atteignant tout autant le moi et l’objet rassemblés dans une même entité. Je me suis un peu attardée sur ce point, car il condense pour moi les différents aspects de la discussion que je souhaitais engager avec vous. Je ne conclus pas, bien sûr, car j’attends vos réactions avec impatience, mais je ne finirai pas sans vous avoir à nouveau vivement remercié pour la chance que vous m’avez donnée de parler aujourd’hui avec vous.

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RÉFÉRENCES Chabert C. (2003), Féminin mélancolique, Paris, PUF, «  Petite bibliothèque de psychanalyse ». Chabert C. (2006), Le moi, le soi et le sujet, in F. Richard et S. Wainrib, La subjectivation, un nouveau paradigme pour la psychanalyse ?, Paris, Dunod. Freud S. (1914a), Remémoration, répétition, perlaboration, in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1977, pp. 105-115. Freud S. (1914b), Pour introduire le narcissisme, in Œuvres Complètes, t. XII, Paris, PUF, 2005, pp. 213-245. Freud S. (1915a), Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Œuvres Complètes, t. XIII, Paris, PUF, 1988, pp. 259-278. Freud S. (1915b), Pulsions et destin des pulsions, in Métapsychologie, Œuvres Complètes, t. XIII, Paris, PUF, 1988, pp. 161-185. Freud S. (1916 à 1919), Textes rassemblés in L’inquiétante étrangeté, Paris Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, 1985. Freud S. (1919), « Un enfant est battu ». Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 219-243. Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Œuvres Complètes, t. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 273-339. Freud S. (1924) Le problème économique du masochisme, in Œuvres Complètes, t. XVII, Paris, PUF, 1992, pp. 9-23. Freud S. (1925), «  La négation  », in Œuvres Complètes, t. XVII, Paris, PUF, 1992, pp. 165-173. Khan M. (1976), De la bonne et de la mauvaise utilisation du rêve dans l’expérience analytique, in Le soi caché, Paris, Gallimard. Pontalis J.-B. (1977), « Naissance et reconnaissance de soi », in Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, pp. 159-191. Winnicott D. W. (1971), Playing and reality, London, Tavistock. Tr. fr. par C. Monod et J.-B. Pontalis, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

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M. de M’UZAN

Réponse à Catherine Chabert Chère Catherine Chabert, Laissez-moi, tout d’abord, vous remercier pour votre impressionnante contribution, à la hauteur de laquelle je ne suis pas assuré d’être capable de me tenir. Le terme de dialogue que vous utilisez pour caractériser notre échange, je le ferai mien, bien naturellement, en ajoutant simplement que d’autres occasions nous seront offertes pour le poursuivre. Vous me pardonnerez, je l’espère, le caractère quelque peu abrupt de mes réponses, tel qu’il est imposé par la circonstance. Enfin, je me propose de suivre, dans leur ordre, les trois questions que vous posez, à savoir : 1) La nécessité d’utiliser les deux topiques. 2) La mise en cause éventuelle de la deuxième théorie des instincts. 3) L’abandon, par Freud, de sa première théorie de la séduction. 1) Est-il possible, ou/et faudrait-il «  bannir  » la seconde topique pour rendre compte des modalités de fonctionnement psychique « aux limites », à savoir quand le névrotique n’est pas en cause ou est débordé ? À vrai dire, la confrontation entre les deux topiques est difficile, dès lors que le regard sur la clinique est suffisamment reconnu. Notation peutêtre un peu sévère mais qui prend en compte la référence à des ordres par trop différents. Je m’explique. Avec la deuxième topique, nous avons affaire avec des personnages : Moi, Ça, Surmoi. Francis Pasche le relevait déjà, il y a longtemps. Les rapports entre ces personnages s’illustrent dans un scénario. On y découvre du Feydeau… ou même du Racine. De son côté, la première topique, Inconscient, Préconscient, Conscient, traite des modalités de fonctionnement de l’appareil psychique. C’est à peine caricaturer la situation que d’avancer que la première topique assure la mise en scène d’un scénario décrit par la seconde. Ce qui fit dire, un jour, à Claude Smadja dans une rencontre de travail, que l’on pourrait mettre la seconde topique avant la première. Une audace, sans doute. Toujours est-il que, de mon côté et de façon quelque peu provocante, je soutiendrai que la seconde topique œuvre dans la psychologie, cependant que la première appartient à la métapsychologie. La seconde topique souffre d’un risque, à mes yeux majeur, celui de faire perdre à l’inconscient systémique de la première topique toute l’originalité révolutionnaire que l’on connaît, en ne devenant qu’une qualité. Une qualité qui, au reste, se retrouve aussi 45

bien dans le Moi que dans le Surmoi, Freud, comme je le disais tout à l’heure, cessant alors d’être aux côtés de Copernic et de Darwin et infligeant à l’humanité sa troisième blessure narcissique. Toutefois, il faut bien reconnaître que, « sur le terrain », l’analyste est bien souvent, trop souvent, amené à entendre et à œuvrer en référence à la deuxième topique. La problématique transférentielle y pousse, mais alors est-il encore psychanalyste ? En vérité, combien de temps l’analyste, en séance, est-il vraiment psychanalyste ? La chose s’exprime bien et, entre autres, lors de sa prise de parole : qui parle par sa bouche ? Trop souvent, lui-même, fort de son savoir, ou bien, dramatiquement, en tant qu’objet transférentiel, ou encore, comme je le disais, en place du « chœur antique » qui, commandant l’action, commande de dire « on » en place de « je » ! Allons-y, dans la provocation, ce serait l’incapacité à entendre « en première topique » qui conduirait à entendre et à œuvrer en référence à la deuxième topique ! Enfin, et pour conclure (provisoirement) le chapitre, lorsque vous rappelez les deux paradigmes : l’hystérie pour le premier, le narcissisme pour le second, l’un étant référé à la première topique, l’autre, à la seconde, vous précisez encore que l’un produit la première topique et la première théorie des pulsions (opposition pulsions d’autoconservation/pulsions sexuelles), cependant que l’autre, « s’engouffrant » (sic) dans la seconde topique, oppose pulsion de vie et celles de mort (au passage, je relève le pluriel). À cela, je répondrai que le narcissisme, certes à sa manière, relève entièrement du psychosexuel. Il n’est pas en tension significative et fondamentale avec « l’objectal », mais avec ce qu’on nomme « l’autoconservatif » – pour moi le « vital-identital ». Opposition dont la nature doit encore être précisée dans la mesure où objectal et narcissique appartiennent au même ordre, le sexual. De la même manière, l’autre opposition concerne énergie sans qualité et énergie libidinale. Nous allons avoir l’occasion d’y revenir, de même que sur la notion de pulsion de mort, que je récuse, comme vous le savez. Comment ne pas partager votre propos quand vous relevez que le narcissisme constitue une (vous dites «  la  ») «  grande butée  » d’une résistance à l’analyse et que c’est le déséquilibre entre investissements narcissiques et pulsionnels en faveur des premiers qui intervient décisivement. Cela étant, on reste dans un même registre, le psychosexuel. Le « mourir » même cherche encore à se tenir dans cet ordre. À preuve (je me permets de rappeler un de mes textes : « Freud et la mort »1, 1968) 1. M. de M’Uzan, (1977), Freud et la mort, in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, pp. 49-63.

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un incident survenu à Munich, en 1912, où, lors d’une vive discussion avec Jung, Freud s’évanouit brusquement. En reprenant connaissance, il dit : « Comme il doit être agréable de mourir […] il y a au fond de toute cette affaire un problème homosexuel non résolu ». Que le destin pulsionnel sexuel, sévèrement affecté par la régression libidinale – s’ajoutant aux deuils et aux souffrances liées à la guerre –, puisse l’orienter en direction du «  mélancolique  », sans doute. Mais, encore une fois, on demeure dans le psychosexuel. Le basculement, pour reprendre votre terme, se produit, lui, au sein même de l’identitaire et, effectivement, comme vous l’avancez, dans la dé-différenciation sujet-objet. 2) Le second argument que vous avancez concerne mes correspondances entre mon « vital-identital » et la notion de sujet impliquée dans le processus de la « subjectivation ». Je l’aborderai de la façon suivante en gardant, « à l’horizon clinique », les états de dépersonnalisation. À la dialectique absence/présence dont vous parlez, je suis amené à préférer vide/présence, dans la mesure où le terme d’absence impliquant absence de quelque chose, on est encore dans un univers où a cours la notion d’objet. Or il me semble nécessaire de préserver les incertitudes et les inquiétudes, car elles campent sur des régions frontières assez indécises, indifférenciées. Vous me demandez si la difficulté, chez certains patients, à différencier Moi et objet me conduit à maintenir des correspondances entre mon «  vital-identital  » et la notion de sujet dans le processus de la subjectivation. Je vous répondrai un peu abruptement que je propose une différenciation entre être et objet-autre, puisque « objet » implique nécessairement un investissement libidinal – aussi bien de l’objet que du sujet lui-même. Cela étant, ne l’oublions pas et, comme vous le rappelez, certains patients expriment clairement des difficultés notables dans la différenciation sujet-objet. De surcroît, cette différenciation est loin d’être régulièrement accomplie chez n’importe qui ! En effet, les impératifs relevant du vital-identital perdurent même lorsque le sexuel et l’activité de fantasmatisation qui va avec ont pris la parole de façon déterminante  ; il y a imbrication et même «  négociation  ». Au reste, vous évoquez vous-mêmes les occurrences où le Moi du sujet n’est pas vraiment organisé en « instances ». Et de vous demander si la définition du Soi –  comme représentant du vivant  – pourrait «  résonner  » avec le vital-identital et s’il est possible de concilier le vivant et un en-deçà du pulsionnel. On n’échappe pas aux difficultés d’ordre sémantique. Ainsi, le Soi supporte plusieurs sens, dont les plus évolués, le Soi-même, par exemple. C’est cette indétermination qui m’a empêché d’utiliser le 47

terme de Soi comme représentant du vivant. Au plus élémentaire, on l’a entendu tout à l’heure dans mon exposé, le « vivant », au sens étroit du terme, c’est « l’être organique » de Freud, dont le vital-identital est l’expression et à partir duquel le pulsionnel sexuel va se dégager par étayage. Certes, et comme vous le dites, l’identitaire est difficile à distinguer du vivant, mais il y a un décalage temporel, fût-il minime, dans l’émergence du pulsionnel. Repensons simplement au rôle de la séduction  : son intervention est nécessaire pour que le pulsionnel (puis l’inconscient) se dégage et advienne, ce qui implique une antériorité du vital-identital. Sans compter que, en ces temps initiaux du développement, on ne saurait parler de Moi, de Ça, et a fortiori de Surmoi. N’est-il pas seulement alors question d’horreur et de béatitude, comme en témoigne ma citation d’Andreï Biély. Dès lors, le Soi dont vous parlez, pour moi « l’être organique », ne s’exprime pas dans des configurations précises. En revanche, il est aux premières loges dans les états de dépersonnalisation et en psychosomatique. Serais-je d’accord pour tenir la «  personne propre  » du côté du vital-identital  ? Je serais tenté de vous répondre par l’affirmative, à condition toutefois de maintenir une certaine indétermination sémantique, et que la personne propre soit, si j’ose dire, suffisamment « lavée » du sexuel. Par ailleurs, et comme vous, je pense que l’émergence du vital-identital dans la cure ne dépend pas d’un parcours phylogénétique. Mais le vital-identital ne peut pas être un « produit du Moi », Moi loin d’être constitué. Le Moi, comme instance, ne mérite cette qualification que plus tardivement. Bref, je ne pense pas qu’on puisse le confondre avec « l’être organique ». Si l’on regarde du côté de certaines pathologies graves, n’observe-t-on pas une non-reconnaissance de la perte ? Et la compulsion de répétition de prendre davantage la parole jusqu’à ce qu’une problématique encore psychosexuelle et narcissique « bascule » vers l’identitaire. « Un mot », dites-vous, à propos d’une définition de la notion de pulsion – autrement dit, il en faudrait cent ! Si je vous entends bien, tout en vous attachant à sa part psychique, vous posez que sa source peut être ciblée au-dedans et même au-dehors grâce à la projection, ou encore dans des « zones intermédiaires ». De mon côté, gravement retenu par la question, j’ai été arrêté par des exigences impérieuses de rigueur d’abord sémantiques, dira-t-on. En premier lieu, en référence aux desiderata métapsychologiques, il n’est de pulsion(s) que sexuelle (source, objet, poussée, but), ce qui, au passage, règle la question de la pulsion de mort (notre différend, mais il en sera traité au cours de cette journée), tout comme celle de la soi-disant « pulsion d’autoconservation ». Très 48

brièvement, mais je vais y revenir, la pulsion est inventée par l’appareil psychique (une fiction pour Freud) que sollicite l’activité des zones érogènes dont l’émergence sur le vital-identital, conformément au « projet » du programme génétique, procède du message inconscient délivré par l’adulte à l’infans. 3) C’est donc naturellement que j’en viens à votre troisième interrogation concernant les théories de la séduction. Complétant ce que je viens d’avancer à propos de la naissance de la pulsion (toujours et exclusivement sexuelle, pour être métapsychologiquement rigoureux), la séduction en question est également «  responsable  » de la mise en place progressive de l’inconscient. Je rejoins donc rigoureusement les vues de Jean Laplanche auprès desquelles ma conception de la naissance de la pulsion se range, en tant qu’autre versant de la chose. Plus que vous semblez le croire, je pense, avec J. Laplanche, que l’abandon de la théorie de la séduction première version a été un « cataclysme ». Je ne saurais terminer ma réponse à votre travail sans relever combien je vous suis à propos de l’inaccessibilité de la voie passive – on reste dans la séduction – lorsque le sujet, la femme la plus souvent dites-vous, se convainc d’avoir, elle, activement séduit le père.

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G. PRAGIER

S’aventurer dans les territoires de l’indétermination et de l’incertitude Dans le texte que Michel de M’Uzan a communiqué aux intervenants de ce colloque, il les invite à s’aventurer dans  les territoires de l’indétermination et de l’incertitude. C’est donc en «  explorateurs  » des révolutions scientifiques récentes que nous intervenons puisque ces découvertes bouleversent aussi les principes de la classique causalité psychique déterministe. Depuis fort longtemps, M. de M’Uzan, vous dites aux analystes : n’hésitez pas à devenir des « aventuriers », que vous en soyez ou non pleinement conscients. Avec clairvoyance, dans vos « Considérations sur le fonctionnement mental de l’analyste » pendant la séance1, vous êtes et restez le pionnier d’une psychanalyse en mouvement. Ainsi, avons-nous largement puisé à votre source. En 1990, dans un rapport présenté au Congrès des Psychanalystes de Langue Française, nous nous sommes engouffrés dans la voie ouverte par l’usage des métaphores issues des sciences2. Rappelons qu’à la fin du XIXe siècle, les modèles scientifiques utilisés par Freud pour décrire, déjà sur un mode métaphorique, ce qu’il avait dénommé « appareil psychique », étaient exclusivement linéaires, car conformes à l’idéologie scientifique dominante. La Weltanschauung (conception du monde) scientifique de Freud était alors soumise à la dictature de la raison. On se souvient combien Freud était élogieux à l’égard d’Einstein. Une réticence absolue au principe de l’indétermination en physique s’exprime pourtant dans la 35e conférence3 : « La théorie de la relativité de la physique moderne semble être montée à la tête […] de tels nihilistes intellectuels (sic) […] Ils partent de la science pour la pousser jusqu’à l’abolition d’elle-même, au suicide  ». Paradoxalement, Freud vient de rendre un hommage aux scientifiques 1. M. de M’Uzan, (1989), La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1994, p. 45-68. 2. S. et G. Pragier, Nouvelles métaphores, métaphores du nouveau ?, Rapport au 50e CPLF, RFP, n° 6, Paris, PUF, 1990. 3. S. Freud, (1933), Sur une Weltanschauung, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 234.

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qui n’ont pas peur du nouveau4 tels Copernic et Darwin dont vous évoquez, dans votre texte, les blessures narcissiques qu’ils ont infligées à l’humanité. Alors, pour quelle raison le créateur d’une troisième coupure épistémologique majeure en déduit, péremptoirement, que « l’une de ces Weltanschauung » comme le nouveau principe d’incertitude « est en quelque sorte une contrepartie de l’anarchisme politique, peut-être une de ses émanations » ? On peut répondre que cette hostilité à l’indétermination et à l’incertitude est un effet de la fidélité de Freud à la logique déterministe de l’époque. Il en est résulté, en psychanalyse, que le fonctionnement psychique apparaît, lui aussi, soumis à un déterminisme linéaire. Et si c’était seulement aujourd’hui que la psychanalyse était « inventée », son « découvreur » ne choisirait-il pas plutôt ses représentations dans les systèmes scientifiques récents ? Dans un parcours forcément superficiel, nous avons proposé d’explorer ces théories qui révolutionnent la pensée déterministe en physique comme en biologie. Si la communauté psychanalytique acceptait de les utiliser comme métaphores (et non comme modèles), pourraientelles nous aider à mieux figurer la dynamique observée dans notre pratique ? Dans notre recherche, deux éléments essentiels de la cure sont privilégiés, les impasses de la répétition et les incertitudes des conditions du changement. Pour les cerner, nous avons travaillé essentiellement sur le chaos déterministe, les structures dissipatives, l’auto-organisation du vivant, le monde quantique. Certes, des collègues avaient déjà exploré ces domaines, mais souvent à leur insu. Ainsi, André Green en a témoigné pendant la discussion de notre travail  sur les attracteurs étranges avec son texte : « Penser l’épistémologie de la pratique »5, ou bien Serge Viderman dans son Disséminaire6. En revanche, c’est très consciemment qu’Evelyne Kestemberg avait évoqué les scientifiques qui, je la cite, « font basculer leurs connaissances hors du terrain connu d’un positivisme stérile »7 et aussi Michel Ody avec la notion féconde d’« attracteur œdipien »8. Récemment, nous avons été rejoints par d’autres collègues, 4. S. Freud, (1917), Une difficulté de la psychanalyse, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1980 et S. Freud, (1925), Résistances à la psychanalyse, Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985. 5. A. Green, (1990), Propédeutique. La métapsychologie revisitée, Champ Vallon, 1995, p. 311-318. 6. S. Viderman, Le Disséminaire, Paris, PUF, 1987, p. 189-192. 7. E. Kestemberg, Construire, Réorganiser, aimanter ?, Cahiers du Centre de psychanalyse, 13, 1986, p. 5-12. 8. M. Ody, Œdipe comme attracteur. La psychanalyse  : questions pour demain, Monographie de la SPP, Paris, PUF, 1990, p. 217.

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et il est maintenant admis par des auteurs comme Jean-Luc Donnet9 que la psychanalyse puisse explorer d’autres modèles scientifiques que ceux choisis par Freud. Et il cite : auto-organisation, chaos déterministe, que nous avions utilisés, sur un mode métaphorique, dans notre travail.

Quel est l’intérêt de la métaphore en psychanalyse ? Différente d’un modèle, elle favorise les descriptions, notamment celles de la répétition et du changement. Nous n’évoquons guère le sens linguistique du terme, ni la métaphore paternelle au sens de Lacan, bien qu’elle ait marqué l’entrée du concept dans le champ psychanalytique. C’est leur valeur d’évocation et d’illustration que nous souhaitons privilégier et pour la définir, nous nous rallions à la formulation littéraire récente de Jean-Bertrand Pontalis dans son livre Frère du précédent : « La métaphore délivre de l’enfermement. Elle anime, elle transfigure tout ce qu’elle touche10 ». Il faut aujourd’hui s’embarquer pour répondre aux questions posées dans notre pratique. Dans ce débat, il nous semble opportun de mettre en perspective d’une part, les modèles sur lesquels s’est construite la psychanalyse et, d’autre part, la réalité physique actuelle du monde qui nous entoure. L’utilisation métaphorique des sciences utilisées par Freud pour décrire le fonctionnement de l’appareil psychique reste-telle pertinente ? Avant de répondre à cette question, il faut admettre que les modèles de la physique classique ne s’appliquent qu’aux systèmes linéaires. Or, nous savons que nos patients nous confrontent à d’autres circonstances de causalité et à la non-linéarité. Or, c’est précisément cette non-linéarité qui fait l’objet des travaux des physiciens et des biologistes contemporains. Depuis vingt ans, de nombreuses situations et séquences cliniques sont venues étayer nos hypothèses de 1990. Peutêtre ont-elles permis de sensibiliser la communauté analytique à l’émergence du nouveau en psychanalyse, à travers des données en provenance du monde quantique mais aussi des sciences du chaos dont l’auto-organisation fait partie intégrante.

9. J.-L. Donnet, (2001), La situation analysante, Paris, PUF, 2005, p. 5. 10. J.-B. Pontalis, Frère du précédent, Paris, Gallimard, 2006, p. 132.

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Auto-organisation, bruit, désorganisation Dans l’auto-organisation, trois paramètres sont prévalents  : bruit, fiabilité, redondance. Le bruit est un élément aléatoire. Il correspond à la rencontre de deux ordres de causalité indépendants. Cela ne signifie pas qu’il survienne entièrement par hasard. Correspondrait-il à la proposition faite par M. de M’Uzan, dans son « Invite à la fréquentation des ombres », quand il s’agit de « déranger le sujet »11 ? En effet, dans le langage de l’auto-organisation, un bruit est un événement inattendu qui pourrait venir perturber le fonctionnement habituel d’un système. Le bruit peut venir de l’extérieur, difficultés ou traumatismes qui contraignent le sujet à un changement. Dans la cure, le bruit sera souvent apporté par l’analyste. La prescription de la règle fondamentale rompt avec les règles habituelles de la communication. Enjoindre un patient de « dire tout ce qui lui viendra à l’esprit  » sera parfois déstabilisateur. L’interprétation est également porteuse de bruit. N’est-ce pas ce que vous décrivez dans la formulation « l’analyste, orfèvre du désordre »12 ? Évoquons aussi les accidents souvent mineurs qui viennent rompre le cadre : retard involontaire de l’analyste, dérangement insolite venant rompre un fond silencieux, etc. De tels incidents aléatoires, survenant au sein d’un système analytique, d’ordinaire très stable, favorisent un ébranlement capable, par moments, de déstabiliser le système à deux constitué par le couple analytique et il peut le désorganiser. Mais le bruit peut aussi être intrapsychique. Les tensions produites par la frustration, la réserve de l’analyste, fonctionnent aussi comme bruits. Il en est de même parfois d’une simple pensée inattendue du thérapeute, souvent même sans qu’elle ait été formulée13. Si bien que les expériences de dépersonnalisation (à la M. Bouvet) peuvent exprimer ce que nous nommons : moments de désorganisation à deux, très transitoires, provoqués souvent par une cause mineure. Comme les spécialistes de la météo, on pourrait qualifier ce mouvement d’effet papillon. Le battement d’une aile de papillon à Tokyo peut provoquer un cyclone à Nanterre. Si ni la fiabilité ni la redondance, éléments par lesquels résiste le patient qui tient à sa « solution » ne peuvent l’empêcher, cette 11. M. de M’Uzan, Invite à la fréquentation des ombres, 19e conférence de la Fédération européenne de psychanalyse, Bulletin 60, 2006, p. 15. 12. Ibid., p. 16. 13. M. de M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 164-181.

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désorganisation sera destructrice à moins qu’elle ne soit «  rattrapée  » par la création d’une nouvelle capacité liée au cadre analytique et alors suivie d’une réorganisation à un niveau supérieur de complexité.

Auto-organisation à deux et auto-désorganisation à deux Dans la cure, l’analyste favorise les conditions de survenue des remaniements, qu’il réussira parfois, en se réorganisant lui aussi avec ce patient, grâce à des «  phases de fonctionnement paradoxal  » que vous avez si précocement repérées et magistralement décrites. C’est le couple analytique qui peut, par sa propre transformation, faire apparaître le nouvel ordre signifiant. Cette apparition de nouveau, qui signe le changement, ne réside pas dans le patient seulement mais associe les deux protagonistes de la cure dans un même processus de réorganisation que vous qualifiez de « confusion consubstantielle »14 des appareils psychiques de l’analysant et de son analyste. Cette théorie du nouveau s’appuie sur une conception « chaotique » du psychisme qui échapperait à un déterminisme strict. C’est là une compréhension assez nouvelle du rôle de l’analyste dont Sara Botella affirmait récemment que, dans sa pratique d’analyste d’enfant15, elle a surtout ressenti une non-séparabilité des deux psychismes au travail pendant la séance. Est-ce bien la situation que vous nommez « chimère psychologique » réunissant deux inconscients ?

Impact sur la psychanalyse de la découverte de l’indétermination quantique Si, même en physique quantique, dans ce monde invisible comme celui de l’inconscient, la seule présence de l’observateur modifie radicalement les propriétés de l’objet observé, comment les psychanalystes pourraient-ils poursuivre, dans la cure, la quête d’une réalité psychique qui demeurerait objective et déterminée  ? À l’époque de la naissance de la psychanalyse, chercher encore, tout en maintenant le principe de causalité, paraissait l’unique voie possible. Einstein, comme Freud, a toujours soutenu l’hypothèse de variables cachées pour nier l’existence 14. Ibid., p. 19. 15. S. Botella, Une ‘théorie implicite’ de la pratique analytique, RFP, 4, Paris, PUF, 2003, p. 1174.

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d’une indétermination qu’il avait pourtant lui-même décrite ! Et pourtant, dans notre champ, la métaphore quantique est féconde puisque l’inconscient partage avec la quantique bien des propriétés procédant de leur commune irreprésentabilité. Les fondateurs de la quantique, Bohr et Heisenberg, affirmaient que le but du discours scientifique n’est plus de décrire une réalité extérieure «  définissable  », mais de nous informer mutuellement de nos incertitudes. Vous aussi, M. de M’Uzan, vous parlez de la psychanalyse comme d’une « science des limites indéfinies » où elle tient compagnie à la biologie, avec une incertitude et une instabilité des limites entre l’inerte et le vivant. Le monde quantique se montre ainsi analogue à l’inconscient, puisqu’il ignore le temps, la négation et le principe de noncontradiction. W. Bion nous paraît avoir choisi d’identifier le champ psychique à l’espace quantique infini. F. Guignard souligne que les préoccupations des spécialistes de la quantique lui avaient fourni précocement une représentation métaphorique assez évocatrice de la situation dans laquelle se trouve le psychanalyste face aux saisies successives de l’objet de transfert et permettent aussi de « tenter de cerner une représentation du passage des pulsions à la naissance de l’objet et du moi16 ». Vous aussi, explicitement, quand vous évoquez la temporalité17 dans votre texte de 2006 pour la Fédération Européenne de Psychanalyse, où vous nous invitez à la fréquentation des ombres.

Tentation de l’incertain, noblesse de la notion d’incertitude Le célèbre principe d’indétermination d’Heisenberg (1927) fut d’abord appelé principe d’incertitude18. Ces deux termes désignent le même flou dans la précision. La quantique nous apprend que l’on ne peut pas mesurer simultanément la vitesse et la position d’une particule. En psychanalyse, il exprimerait l’impossibilité d’observer simultanément la force et le sens. Ce que l’on gagne en précision pour l’un est perdu pour l’autre. C’est l’objet qui porte l’indétermination et non l’observateur qui serait « incertain ». De même, avez-vous insisté sur l’incer-

16. F. Guignard, Épître à l’objet, Paris, PUF, 1997, p. 38. 17. Ibid., p. 20. 18. Le principe d’incertitude exprime l’impossibilité d’observer simultanément deux quantités : vitesse et position pour les particules, force et sens ici. Si l’on précise l’une, l’autre devient floue.

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titude identitaire qu’il faudrait assumer19. Alors, comment reprocher aux psychanalystes des incertitudes qui seraient l’essence même des propriétés de la matière ? Les physiciens décrivent un objet dont la trajectoire est indéterminée dans certaines limites : voilà ce qu’il nous fallait. La temporalité aussi perd sa direction tandis que le patient  réinvente le passé « pour le recréer au lieu d’en accumuler les contenus », comme l’illustre votre métaphore du « sablier retourné »20.

Incertitude : une illustration clinique Dans le récit du cas clinique situé dans l’avant-propos de notre récent ouvrage21, deux points de vue sont opposés pour rendre compte de l’effet d’une pensée passagère et inattendue chez l’analyste. Au cours d’un entretien préliminaire pour une demande d’analyse, j’avais été arrêté par l’évocation d’une condamnation à 13 ans de prison, du grand-père d’une patiente. Pourquoi ce chiffre 13 ? Question que je me suis posé, sans rien laisser apparaître, m’avait-il semblé, de cette interrogation intra-psychique. Or, derrière mon impavidité apparente, ce très bref moment associatif, silencieux, avait eu un impact considérable sur la patiente. Elle aussi, pour la première fois de sa vie, à 35 ans, sans rien en dire, avait entendu ce chiffre 13 comme le camouflage d’un secret de famille. Dès le lendemain, elle avait mené une enquête dans son entourage. Il lui avait été alors révélé sa conception incestueuse après le viol de sa mère par un grand-père adoptif, second mari de la grand-mère maternelle. Deux hypothèses peuvent rendre compte de la survenue, chez l’analyste, de ce fantasme de naissance incestueuse. Première hypothèse, le fantasme était «  déjà là  » chez la patiente sous l’emprise du refoulement. Elle l’avait toujours su et n’en avait pas eu conscience. Quel que soit l’analyste rencontré, c’est la situation analytique qui aurait induit la prise de conscience du fantasme incestueux. Le fait qu’il y ait pensé n’aurait joué aucun rôle dans sa survenue. Cette hypothèse implique une compréhension déterministe du fonctionnement psychique. Deuxième hypothèse, c’est le fantasme incestueux de l’analyste qui aurait été perçu par la patiente. C’est lui qui deviendrait alors le responsable d’une levée 19. Ibid., p. 20. 20. Ibid., p. 19-20. 21. G. Pragier et S. Faure-Pragier, Repenser la psychanalyse avec les sciences, Paris, PUF, 2007, p. 1-4.

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massive du refoulement. Une fluctuation mineure de ma part aurait ébranlé l’organisation psychique en tension du fait de la rencontre et provoqué un désordre désintégrateur au moment de la demande d’analyse. On sait en effet combien tout entretien préliminaire crée une situation dont on peut dire qu’elle se situe « aux limites de l’équilibre ». Deux conceptions s’opposent ici : 1) Si on admet que l’entretien préliminaire illustre la métaphore de l’invariance d’échelle qui produit ce que les physiciens appellent l’« autosimilarité », c’est-à-dire une similitude entre le tout et ses parties, alors, l’analyste ne sera que l’observateur interchangeable d’une répétition. 2) Au contraire, si on accepte l’idée qu’un entretien préliminaire met en scène le phénomène de sensitivité aux conditions initiales, c’est alors le propre questionnement aléatoire de l’analyste qui fonctionne comme un attracteur. Le lapsus 13 (13 ans de prison) dévoile ici l’âge de la mère au moment du viol et se substitue à la peine réelle d’incarcération (10 ans de prison). Cette bifurcation réanime la querelle du déterminisme en opposant caricaturalement deux points de vue : celui du marquis de Laplace qui affirmait : « Rien ne serait incertain pour une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée […] L’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux  »22 et celui du psychanalyste Christian David dont l’intitulé de l’un de ses textes restitue bien la pensée non déterministe : « Un rien qui bouge et tout est changé »23. Ici, la part qui revient à l’un ou à l’autre est indécidable.

Après-coup et besoin de non-linéarité L’après-coup inverse le principe simple de causalité linéaire et fonde la matière même du processus analytique. C’est bien le travail de l’analyste qui fait advenir un après-coup. En le révélant, il transforme le présent et agit sur le passé. L’après-coup a donc un effet organisateur et il promeut du nouveau. Dans une formulation inspirée par le modèle quantique, on voit que le chaos des probabilités se métamorphose ici en une vision claire pour l’observateur analyste. Retrouver historiquement le moment du traumatisme est-il donc illusoire  ? Il y a là propriété quantique et nous sommes d’accord avec Jean Laplanche quand 22. P.-S. de Laplace (1814), Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Bourgois,1986. 23. C. David, Un rien qui bouge et tout est changé, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, 30, 1984.

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il affirme24 : « Nous cherchons à pister le traumatisme, or le souvenir traumatisant ne l’a été que secondairement : nous n’arrivons pas à repérer historiquement l’événement traumatisant. On pourrait illustrer ce fait par l’image d’une relation d’indétermination type Heisenberg. Si on veut localiser le trauma, on ne peut plus apprécier son impact traumatique et vice-versa ». Le concept précoce d’après-coup ne pervertirait-il pas, quelque peu, la forme de la causalité ? Michel Neyraut insiste aussi sur la pluralité des logiques et sur la nécessaire extension du champ de l’incertitude25. Vous le constatez, à travers nos évocations scientifiques, nous avons tenté de montrer que les métaphores du nouveau n’étaient pas si nouvelles et que d’autres psychanalystes les mettent en œuvre plus ou moins explicitement. C’est déjà le mérite de Freud de n’avoir pas cherché une cohérence « totalitaire » qui eût enfermé le psychisme dans un modèle trop définitif. On peut comprendre ainsi pourquoi il laissa coexister deux topiques et plusieurs articulations pulsionnelles, de sorte que la théorie décrit différents niveaux, isomorphe en cela au psychisme qui en est l’objet ! Comme notre collègue F. Richard l’a écrit après une lecture critique de notre travail, nous affirmerions volontiers avec lui : « Psychanalystes, encore un effort pour devenir modernes ! Aventurezvous au pays des systèmes et des réseaux complexes »26. Jusque-là, nous avons tenté de montrer l’importance de notre dette envers vous, Michel de M’Uzan, et combien nous sommes en accord avec les innovations que vous avez apportées dans la théorisation de votre pratique.

24. J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse. Paris, Flammarion, 1970, p. 72. 25. M. Neyraut, Les logiques de l’inconscient, Paris, Hachette, 1978. 26. F. Richard, Carnet PSY, 2008, n° 126, pp. 14-19.

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M. de M’UZAN

Réponse à Georges Pragier Cher Georges, Tu as ouvert l’accès à un nouveau domaine, celui que définissent les termes d’indéterminé et d’incertitude qui appartiennent, entre autres, à la physique quantique, révolution qui bouleverse les principes de la causalité et s’ajoute à celle induite par Freud avec son repérage d’un inconscient systémique. Mais le parallèle s’arrête là, puisque dans cet inconscient freudien règne tout de même, fût-il scandaleux, un «  certain  » déterminisme. Mettre en rapport physique quantique, en lui offrant un nouveau champ, et psychanalyse peut surprendre. L’entreprise est néanmoins parfaitement légitime  ; c’est une initiative novatrice dont il ne faut pas ignorer qu’elle inflige, j’y reviens, à l’humanité, après Copernic et Darwin, une troisième blessure narcissique. Ce que Freud, et même Einstein, tu le rappelles heureusement, ont refusé ou n’ont pas osé faire. Reconnaissons pourtant que ces idées étaient «  dans l’air  ». Mais il fallait davantage pour que le psychanalyste se sente autorisé à les considérer, à les adapter, à savoir l’expérience de la réalité clinique. Une incidente s’impose ici, car le statut du monde et des sociétés a évolué, sinon probablement changé. Et ce changement – cela n’aurait rien de surprenant – de mettre en question la validité de notre vieil édifice théorique et doctrinal, telle qu’héritière du temps des pionniers de la psychanalyse. Il est banal de le rappeler, mais l’évolution, disons des mœurs, y est pour quelque chose. Rares ne sont-elles pas, dit-on, les «  belles hystéries » d’autrefois, tout au moins au sein des sociétés qu’on pense évoluées. Quoi qu’il en soit, et Dieu sait pour quelle raison, le psychanalyste d’aujourd’hui s’intéresse à des modalités de fonctionnement de l’esprit et à des pathologies qu’il ne reconnaissait pas, ou qui ne retenaient pas son attention, alors qu’elles étaient, sans doute, aussi vieilles que le monde. Sans doute est-on tenté de le dire, et pourtant ce scepticisme prudent n’est peut-être pas justifié, car, et cela jusque dans son intimité psychosomatique, l’individu s’est transformé, au moins dans le registre du quantitatif (mais, au-delà d’un certain point, le quantitatif ne débouche-t-il pas sur du qualitatif ?) Bien audacieux sera donc celui qui niera le rôle du changement dans l’environnement et, peut-être surtout, dans la mutation des instruments de maîtrise. Mais voilà que ces 61

changements, ce qu’on nommera des avancées, dans l’ordre du pouvoir, de la domination, accompagnent, s’articulent ou même conduisent à la rencontre avec l’improbable, l’incertain, l’indécidable qui commande le recours à la métaphore, comme on le fait précisément en physique quantique, ce que vous exposez, Sylvie et toi, avec témérité et bonheur dans votre livre Repenser la psychanalyse avec les sciences1. Évoquant le rôle crucial de la métaphore, je ne peux éviter que me viennent à l’esprit les fameuses « particules charmantes », avec ce que l’image renvoie au « vague et au soluble » de l’impair, cher à Verlaine. Est-ce suffisant, dirais-je au passage, pour soutenir que la métaphore délivre de l’enfermement, comme le veut J.-B. Pontalis ? Je n’en suis pas assuré, car si la psychanalyse classique, libératrice, cherche à découvrir un ordre secret, avec la psychanalyse contemporaine, on propose de provoquer d’abord un désordre jusque dans l’identitaire. C’est pourquoi, nous sommes amenés, fondés, à confronter les modèles de la psychanalyse avec ceux de la physique au-delà d’Einstein, mais aussi, bien entendu, avec les sciences du chaos, dont, dis-tu avec pertinence, l’auto-organisation fait partie. La science, avec ses métaphores, du temps de Freud, te demandestu, est-elle pertinente pour décrire le fonctionnement de l’appareil psychique ? Oui, peut-on répondre ; un oui, mais un « oui mais ». Car, en tant que métaphore, elle n’a sa place que dans un cadre limité. Ne parles-tu pas toi-même de son impuissance face à la non-linéarité ? Il faut donc disposer aujourd’hui d’autres métaphores, tenant compte du bouleversement de perspective, au risque de déranger. Déranger d’abord comme proposition, sans doute. N’ai-je pas, en 1991, intitulé un de mes textes « Du dérangement au changement » ? Introduire du bruit et sans attendre l’accidentel, le fortuit, assurément, dans la situation analytique en cure, plus précisément, car une distinction doit être faite, c’est, d’une part, introduire du désordre dans le sexual, l’ordre psychosexuel, et, d’autre part, dans l’identitaire, le vital-identital, selon mon expression, là où le sexuel n’intervient pas, ou seulement minoritairement. Destructrice, à proprement parler, la « désorganisation » ne l’est pas, elle doit même être activement provoquée, sans réserve, lorsque la problématique se développe assez largement dans le champ du sexual. En revanche, quand tout semble se jouer, pour l’essentiel, dans le vitalidentital, et lorsque se profile une confusion consubstantielle des iden-

1. G. Pragier et S. Faure-Pragier, (2007), Repenser la psychanalyse avec les sciences, Paris, PUF.

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tités, l’issue va dépendre de la capacité des protagonistes à créer ma « chimère » psychologique. Vous en faites état. Mais revenons, avec toi, à l’impact de la mise en rapport de l’indéterminé quantique et de la psychanalyse. Il est parfaitement compréhensible que tu évoques la légitimité de la métaphore quantique à propos de l’inconscient. L’inconscient n’ignore-t-il pas le temps, tout comme le principe de non-contradiction ? Mais les « volontés », si j’ose dire, de l’inconscient interviennent foncièrement au sein du fameux scénario Moi, Ça, Surmoi, c’est-à-dire des «  personnages  ». Avec ma chimère, les choses sont plus compliquées. Si la chimère procède largement de l’imbrication des inconscients des protagonistes, elle se singularise par ses modalités de fonctionnement (animant, par exemple, le «  fonctionnement paradoxal  » de l’esprit), lesquelles interviennent, certes dans l’activité des instances psychiques, mais aussi au-delà (ou en deçà !) dans l’ordre du vital-identital. Dans l’ordre du vital-identital, l’inconscient n’est plus apprivoisable, alors qu’il l’était quelque peu dans l’Inconscient. Cela étant, la distinction –  je ne dis pas l’opposition  – entre nos points de vue s’évacue si, au regard de la réalité clinique, on prend en compte que l’on a toujours affaire avec une négociation entre l’ordre du psychosexuel et celui du vital-identital. Il me semble que c’est à ce niveau que s’illustre au mieux la nécessité que vous posez d’une référence conjointe à nos cinq modèles : chaos, déterminisme, structure participative, auto-organisation du vivant et monde du quantique. La métaphore quantique –  décidément on ne la quittera pas  – pourrait donc être davantage avancée là où prime l’affectation du vital-identital, plutôt ou davantage que dans le sexual, c’est-à-dire quand s’évanouissent les frontières entre les entités et que la dépersonnalisation est au rendezvous. L’inconscient, si révolutionnaire soit-il, j’y reviens, s’apprivoise mieux que l’être indéterminé du vital-identital – même si l’on accorde à la métaphore quantique une certaine souplesse. Les rapports entre Moi, Ça, Surmoi, de leur côté, protègent pour eux une certaine assurance quant à leur identité. Même si les propos de C. Chabert2 semblaient, je crois, mettre la chose en question, comme il advient lorsque les modalités d’être (chez « l’opératoire » grave, par exemple) sont par trop privées du sexual. Alors, le statut de l’être impose l’image d’un espace indéfini parcouru par des énergies fabuleuses en quête de décharge –  l’image reviendra souvent aujourd’hui. Et c’est bien dans ces moments, lors des séances analytiques, qu’il est impossible de distinguer ce qu’il en est de 2. Cf supra.

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ce qui se déroule et du lieu où l’événement se produit. On ne saurait en psychanalyse, comme tu le dis, observer simultanément la force et le sens. La poussée animant la pulsion dans le sexual éclate dans le jeu des investissements et des contre-investissements. Avec – je tiens à y venir – votre brillante présentation d’une observation clinique, vous abordez, toi et Sylvie, très judicieusement la question de « l’après-coup ». C’était tout à fait opportun puisque l’après-coup, inversant les causalités linéaires et promouvant le « nouveau », il devient difficile de repérer historiquement l’éventuel trauma inaugural. Ayant, tout comme vous, réfléchi sur la question, je n’ai toutefois pas pensé à la relation d’incertitude de Heisenberg. L’après-coup est au cœur du statut de la mémoire. J’aurai certainement l’occasion d’y revenir aujourd’hui. Je pose que l’événement traumatique est littéralement introuvable, et cela pour la bonne raison que son souvenir, à proprement parler, a disparu pour être remplacé par son récit intérieur. Récit intérieur, indéfiniment repris par le travail de mémorisation qui pendant longtemps ne s’arrête jamais, tout au moins jusqu’à l’oubli véritable. Au reste, un arrêt du travail de mémorisation serait incompatible avec le statut du vivant. Le travail de mémoire est fait de reprise ininterrompue du récit intérieur de l’événement. Il n’y a donc pas, à strictement parler, de traces mnésiques qui impliqueraient la suspension d’une activité psychique et la perte définitive de l’événement. Demeure la question d’une « cicatrice », et du pouvoir éventuel de celle-ci. Comme vous le dites, il est impossible de repérer l’événement traumatique, et j’ajoute, aussi bien sa véritable nature. La relation d’indétermination peut-elle être évoquée à titre d’illustration ou davantage ? Quoi qu’il en soit, les effets de l’aprèscoup pervertissent la forme de la causalité. Davantage qu’un songe, la vie ne serait qu’un mensonge. On comprendra, je l’espère, que je réserve à la psychanalyse contemporaine une place dans le domaine scientifique des frontières floues qui a, si heureusement, retenu notre attention à tous deux.

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S. FAURE-PRAGIER

Plaidoyer pour un dualisme pulsionnel Après ces heureuses retrouvailles avec Michel de M’Uzan dans l’incertitude et l’indétermination corroborées par les sciences d’aujourd’hui, je regrette de devoir proposer maintenant, issu des mêmes découvertes, le ferment d’un désaccord théorique portant sur l’utilité d’un concept de pulsion de mort ainsi que du dualisme fondamental qu’elle institue avec Eros. Pour quelques auteurs, le concept de pulsion de mort, avancé par Freud en 1920, fut particulièrement inacceptable. A l’époque de Freud, nombre de psychanalystes se montrèrent réticents, arguant, comme vous, que rien ne la confirmait ni dans la chimie, ni dans la physique, ni même dans la biologie sur laquelle Freud s’appuyait tant.1 Des décennies plus tard, évoquant à nouveau ce concept2, vous conduisez le lecteur à « s’interroger sur les raisons d’une telle entreprise » et ne souhaitez pas devoir y faire référence. Continuer à parler en terme de pulsion de mort nous « empêcherait de chercher à mieux élaborer tout ce que Freud avait mis en chantier en matière de dynamismes violents et autoconservateurs indispensables à l’étayage libidinal ». De même pour Jean Laplanche, « la pulsion de mort stagnante et sans représentation n’est que le reliquat d’une conception biologique erronée » et il est particulièrement critique à propos de la « soi-disant priorité dans l’évolution de l’univers d’un état de mort ou d’égalité énergétique.3 » Cette spéculation freudienne restait indécidable, les avis se partageaient. Et voilà que les progrès de l’immunologie pourraient influencer le débat. L’apoptose vient nous surprendre par sa mort programmée constamment à l’œuvre. Des milliards de cellules se détruisent chaque jour, puis sont remplacées dans le corps humain d’une personne. Jean-

1. M. de M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, Gallimard, p. 56-57. 2. M. de M’Uzan, « Entretien avec D. Cupa », Carnet PSY, 2008, n° 127, pp. 43-49. 3. J. Laplanche in La pulsion de mort, 1er Symposium de la Fédération Européenne de Psychanalyse, Paris, PUF, 1984, p. 14.

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Claude Ameisen estime «  que la mort cellulaire est partie intégrante d’un processus étrange d‘apprentissage et d’auto-organisation4. » Tout ce fonctionnement obéit aux modalités de l’auto-organisation qui permet souplesse et adaptation dans la variabilité. Ainsi il nous faut abandonner définitivement l’idée précédente d’un chemin univoque et linéaire de la vie à la mort « par dégradations qualitatives liées à l’usure des forces engagées  » et accomplissant «  un programme de vie prévu d’avance. » L’aléatoire impose ses incertitudes. Ces découvertes ne prouvent évidemment rien sur notre fonctionnement psychique. La tendance à mourir ne préjuge pas d’une pulsion qui en serait le versant psychique, mais on doit remarquer combien le caractère scandaleux d’une pulsion de mort œuvrant en permanence, telle que Freud la décrivit dans Au-delà du principe de plaisir, aurait tendance à s’estomper aujourd’hui. On a beaucoup douté de Freud lorsqu’il a proposé cette idée aboutissant à un second dualisme. Un des arguments principaux pour en récuser toute crédibilité était que la biologie, elle, ne montrait rien qui puisse la valider si peu que ce soit. C’est en 1920 que Freud a lancé l’idée, et nous nous retrouvons en 2009 avec le phénomène biologique de suicide cellulaire. Freud nous avait pourtant prévenus : « La biologie est vraiment un domaine aux possibilités illimitées ; nous devons nous attendre à recevoir d’elle les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle donnera dans quelques décennies aux questions que nous lui posons.5 » On s’est étonné de cette conception que Freud a osé affirmer avec force en dépit de son caractère incompatible avec les connaissances de l’époque. Pour lui, la mort est ainsi ce vers quoi renvoie la vie. L’inerte, l’inorganique qui le précède en deviennent aussi le but, dans une récursivité étonnamment prémonitoire des descriptions scientifiques modernes où les conséquences d’un phénomène sont indispensables à sa survenue ! La vie se trouve alors définie par l’effet d’une interaction entre la libido qui fournit son énergie à Eros et une tendance opposée qui veut tout détruire pour ramener l’organisme à l’état inanimé. Et voilà qu’aujourd’hui la biologie nous décrit un système où la vie n’existe que lorsque sont neutralisés les signaux qui commandent la mort cellulaire ! Il y a là une rencontre doublement troublante, d’une part qu’une 4. J.-C. Ameisen, La sculpture du vivant, le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Le Seuil, 1999. 5. S. Freud, (1920), « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 122.

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démarche clinique ait pu aboutir à la spéculation de Freud, et d’autre part que cette hypothèse, qui allait si puissamment contre le bon sens, soit maintenant confortée par la biologie. L’immunologie bouleverse nos a priori, et cependant nous disposons aujourd’hui de bien d’autres métaphores que l’apoptose pour figurer le dualisme pulsionnel. Pour rendre compte des fluctuations à l’œuvre dans le fonctionnement psychique, l’axe auto-organisateur pourrait même suffire ! Il privilégie l’opposition entre ordre et désordre. Nous soulignons l’intérêt majeur de décrire un besoin de sens correspondant à l’ordre au niveau psychique. Celui-ci soutient Éros et les forces de liaison. Il représente la tendance vers l’organisation nécessaire à la poursuite de la vie, dans le psychisme humain. La force opposée serait la désorganisation. Comme dans l’apoptose, nous pouvons aussi imaginer cette donnée fondatrice qu’est la vie comme interruption d’un programme d’auto-désorganisation. Admettre que le besoin de sens soit le frein d’une tendance à la désorganisation est un renversement qui risque d’apparaître comme une spéculation aussi scandaleuse que celle de Freud. En psychanalyse, la métaphore d’un programme emprunté à la biologie nous conduit donc aussi à conserver un dualisme conflictuel. Une auto-désorganisation destructrice qui assume un rôle antagoniste à celui de la libido reste pour nous une nécessité pour rendre compte des exigences, des énigmes et des scandales de notre pratique analytique. Il est aussi passionnant de remarquer qu’en science comme en psychanalyse les outils qui remplissent les fonctions essentielles pour la vie sont les mêmes que ceux qui la détruisent. C’est une question d’équilibre, de proportions d’antagonistes toujours couplés deux à deux. A nouveau, comme en immunologie, le mécanisme auto-organisateur confirme sa pertinence et sa « supériorité sélective ». L’organisation du système meurt aussi par la défaillance ou l’excès des mécanismes protecteurs que sont la redondance et la fiabilité. L’autodestruction provoquée par la pulsion de mort est aussi la condition de la vie des autres cellules, si bien que l’on a pu dire à propos du masochisme (B. Rosenberg, 1988) que  «  la pulsion de mort était utilisée dans la lutte contre la pulsion de mort.6  » De sorte que si l’on souhaite réfuter l’apoptose comme mode métaphorique de l’antagonisme Eros-pulsion de mort, un autre 6. B. Rosenberg, «  Pulsion de mort, négation et travail psychique ou la pulsion de mort mise au service de la défense contre la pulsion de mort » in Guillaumin, J. (ed.) ; Gagnebin, M. (ed.), Pouvoirs du négatif dans la psychanalyse et la culture, Seyssel, Champ Vallon, 1988, pp. 65-73.

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dualisme peut être symbolisé par les deux temps de l’auto-organisation. Echapper au dualisme reste impossible, tant en biologie qu’à ce niveau pulsionnel où il nous importe. C’est là que Freud en a conçu la nécessité et réussit à décrire un appareil psychique qui comme la vie se fonde sur la variabilité de termes antagonistes. Les dynamismes auto-conservateurs et le programme d’essence génétique ne suffisent pas, à mon avis, à rendre compte de la violence et de l’auto-destruction, dans la cure et dans le socius, contre lesquels nous avons tant à lutter, souvent en vain. Certes, la pulsion n’est pas la cause de la mort et celle-ci a ses propres déterminants biologiques. Tout rapporter à une finalité, un programme, empêche de penser le combat qui se déroule avec Eros. C’est ainsi que l’on s’était trompé aussi sur la vie ! Celle-ci semblait, dans une logique linéaire, une force directe que détruisaient peu à peu l’usure et les accidents, comme cela se passe pour les machines qui furent les premiers modèles de l’appareil psychique. Or, derrière cette apparence, la vie lutte sur un mode complexe et empêche sans relâche l’autodestruction d’aboutir au succès, préservant certains éléments biologiques par l’envoi de signaux protecteurs venus de l’extérieur. Ces forces biologiques, en se psychisant, deviennent les pulsions qui trouvent un but et un objet grâce à l’énergie. Le remplacement, par Freud, du système de représentation de l’inconscient de la première topique par le ça bouillonnant, marque l’importance qu’eut, pour lui, la dimension énergétique et l’économique. Il renforçait ainsi l’importance des motions pulsionnelles. La pulsion se trouve alors à la source de la représentation, non pas engendrée par l’objet, mais le trouvant, le créant. L’énergie est là d’emblée, énergie libidinale, certes, mais l’implacabilité du masochisme m’a toujours conduite à suivre Freud, et convaincue que la destructivité comme l’auto-destruction ne sont pas seulement des conséquences de frustrations objectales. Si j’en ai le temps, cher Michel, j’aimerai poursuivre la discussion de votre beau texte, dont la clinique m’éblouit comme toujours, sans me convaincre pour autant d’abandonner le dualisme. Vous admettez explicitement le vacillement de la logique linéaire, dites-vous. Et pourtant ce que vous défendez demeure soumis à ce mode de pensée, rationnel et causal. Ainsi en opposant le programme de vie biologique à la pulsion d’auto-conservation, ne rejetez-vous pas même le premier dualisme ? Seul régnerait un psycho-sexuel direct ne se confrontant qu’au vital-identitaire non pulsionnel. Pourquoi prenez-vous le risque d’estomper ainsi la dimension conflictuelle ? Je trouve une réponse à cette question dans une affirmation située dans le texte que vous nous avez 68

communiqué : « Le nouveau doit s’astreindre à respecter les conditions permettant son agrégation, son intégration organique à l’ancien7. » C’est justement ce que les découvertes scientifiques ont dû annuler au profit de la complexité qui fait que les vérités échappent à notre logique classique, en physique comme en biologie. La description des différents niveaux de compréhension d’un phénomène doit maintenant être admise. Chacun d’entre eux n’est pas réductible au niveau sous-jacent. Le nouveau qui émerge n’y était pas contenu, il n’est pas inclus dans la somme des parties, mais radicalement autre, et tous ces niveaux sont vrais. Et le nouveau, pour nous, n’est-ce pas justement le psychisme ? Celui-ci émerge du soma en acquérant d’autres modes de fonctionnement à partir du désir et du besoin de sens. Ces niveaux, donc, ne s’excluent pas, mais se superposent, chacun plus complexe que le précédent. Ainsi Freud a-t-il eu le génie de ne pas chercher une description unifiée. Il a renoncé à abandonner le premier niveau de la première topique pour décrire le deuxième niveau supérieur de complexité, mais a laissé coexister le premier dans une étonnante prémonition des logiques à venir ! Certains analystes proposent aujourd’hui une troisième topique et nous pouvons user de toutes ces représentations métaphoriques selon nos besoins. Tout ceci est compliqué par l’enchevêtrement des niveaux qui échappe à une représentation claire, simple et incomplète. Vous évoquez cependant aussi « d’autres territoires » et concluez sur l’inquiétude permanente et nous pouvons vous rejoindre ici pour partager la difficulté d’accepter l’irrationnel et l’irreprésentable auxquels nous nous trouvons pourtant simultanément confrontés. En tout cas, merci, M. de M’Uzan, de nous avoir donné de la métapsychologie à « moudre » et à discuter.

7. M. de M’Uzan, Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse, supra, pp. 19-31.

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M. de M’UZAN

Réponse à Sylvie Faure-Pragier À l’évidence, il y a, entre nous, désaccord à propos de la notion de pulsion de mort. Un désaccord entre analystes, qui ne date pas d’aujourd’hui – vous le relevez vous-même. Comment le comprendre, comment en rendre compte ? Comment deux analystes appartenant à une même société psychanalytique, et qui partagent tant d’idées, peuvent-ils être amenés à s’opposer radicalement sur une des questions les plus importantes dans notre domaine commun  ? Pour avoir quelque chance de progresser en direction d’une réponse, et je suis assuré que vous le pensez ainsi, ne convient-il pas d’adopter une rigueur totale dans la démarche ? Je sais bien que notre univers psychanalytique est, disons, étrange, et s’accommode parfaitement  de la cohabitation des contraires – pensons à l’inconscient ! Une rigueur dans la terminologie, pour commencer, et qui, loin de là, n’est pas incompatible avec l’indicible. Je pense souvent à telle notation du biologiste Jean Rostand qui disait être, devant ses grenouilles, plongé dans un état de stupéfaction effarée tout en affirmant que nous ne disposons que de la raison pour en parler. La rigueur en question s’impose dans, au moins, trois domaines : métapsychologique, historique et biologique. Soit, pour commencer, la référence aux exigences métapsychologiques, telles qu’elles se sont affirmées entre 1915 et 1917, quand, à mes yeux, la puissance révolutionnaire de la pensée de Freud s’est le mieux affirmée. Comme on sait, la pulsion y est définie en tant que poussée, par sa source, son but et son objet. Exigences auxquelles une « pulsion de mort » ne peut répondre. Ce qui ne veut pas dire que la destructivité n’existe pas, bien entendu, c’est même un principe de fonctionnement, à ne pas confondre avec le pulsionnel, qui figure dans le programme génétique de l’individu, à savoir un programme de vie, de durée de vie. La vie – hors accident – c’est la mort programmée à distance ! Nul besoin de faire intervenir une force quelconque (pulsion), l’être « s’éteint », il n’implose pas ! L’idée d’un retour de l’organique à l’inorganique est une métaphore qui ne tient pas, car, prise dans sa littéralité, un corps mort, un cadavre n’a rien à voir avec un caillou. La mort n’est pas le but de la vie, mais sa conséquence. Vous dites : « La vie n’existe que lorsque sont neutralisés les signaux qui commandent la mort cellulaire. » Pour moi, 71

la vie n’existe que lorsque sont actifs les signaux qui commandent la mort cellulaire. La vie, dites-vous, est l’interruption d’un programme d’autodestruction. De mon côté, j’avance plutôt que la vie est une autoextinction programmée à distance. Nous rejoignons la biologie. La vie est cellulaire, l’autodestruction cellulaire est génétiquement programmée et mise au service de l’accomplissement d’un programme de vie, c’est-à-dire de mort programmée pour plus tard – une distance prévue pour chaque espèce vivante. Ce qui nous mène au soutien de votre argumentation qu’apportent les travaux de Jean-Claude Ameisen consacrés à la « mort cellulaire » – il disait même métaphoriquement le « suicide cellulaire », ou apoptose – avant de renoncer à l’expression dans Dans la lumière et les ombres (2008). Mais l’apoptose n’est pas, on vient de voir pourquoi, une pulsion, mais un des principes de fonctionnement de l’être biologique, une autodestruction commandée depuis le programme génétique. La mort, ou plutôt l’autodestruction cellulaire spécifique et programmée, intervient différentiellement dans les étapes de l’évolution du vivant. La désorganisation fait partie de la vie, est à son service, en éliminant des tissus, par exemple ceux qui, chez le fœtus, joignent les doigts entre eux. Autrement, on naîtrait « palmé » ! Voyez les distances avec la notion de pulsion, j’ajoute, pour moi, toujours sexuelle. Indispensable à la vie – et à sa poursuite –, la destructivité ne peut, pour autant, revendiquer une nature pulsionnelle, on vient de le voir. Au passage, si vous voulez bien me le permettre, il me semble que le modèle ameisenien ne vous satisfait pas non plus tout à fait entièrement. Sinon pourquoi, pour soutenir vos positions, évoqueriez-vous d’autres métaphores que celle du « suicide cellulaire », « l’axe organisateur » par exemple, « privilégiant l’opposition entre ordre et désordre » ? Le besoin de sens correspondrait, au niveau psychique, à l’ordre soutenant Éros. S’y opposerait une force de désorganisation. Ce qui vous fait dire que « la vie est l’interruption d’un programme d’autodésorganisation ». De mon côté, j’y reviens donc, la vie ne peut se poursuivre sans l’intervention « civilisée » et programmée de la destructivité, conformément aux exigences du programme génétique. La destructivité n’étant qu’une des expressions, incarnation, de l’énergie sans qualité animant le « vital-identital ». Dès lors, n’est-il pas troublant que, nous opposant radicalement à propos de la notion de pulsion de mort, nous puissions nous rencontrer lorsque, l’un et l’autre, sommes attachés à un dualisme conflictuel (mais, certes, pas entre les mêmes protagonistes)  ; lorsque nous pensons que l’organisation du système meurt (peut mourir) de par l’activité de mécanismes protecteurs. J’en ai eu l’illustration plusieurs 72

fois dans le milieu hospitalier, lorsque, tous deux, nous savons que le masochisme, la destructivité, l’autodestruction ne sont pas (seulement) les conséquences de frustrations objectales. Demeure encore, en faveur de mon argumentation, à faire état de deux faits appartenant à l’histoire, celui des idées, celui de l’histoire tout court. N’est-il pas impressionnant – je me permets d’en faire état ici, encore une fois, comme dans ma conférence, car c’est en situation  – que Freud, dans Au-delà du principe de plaisir (1920), c’est-à-dire en introduisant la notion de pulsion de mort dans un même chapitre, range d’abord celle-ci du côté de l’autoconservation, puis l’en détache ensuite, et, enfin, déclare ne pas trop savoir ce qu’il en est ? Pour terminer un peu malicieusement, j’y reviens donc, à Munich, avant sa rupture avec Jung, Freud s’évanouit lors d’une vive discussion avec lui. Reprenant connaissance, on l’entend dire : « Comme il doit être agréable de mourir. […] Il y a au fond de tout cela un problème homosexuel non résolu. » Comme il le confie à Jones, un même incident s’était autrefois passé au cours d’un face-à-face identique avec Fliess !

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TROISIÈME PARTIE

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Cl. SMADJA

Des avatars de la séduction aux figures de l’opératoire Le texte que vient de nous présenter Michel de M’Uzan porte le titre « Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse ». Ce texte est la version la plus achevée de sa mise en forme doctrinale, d’une réflexion depuis longtemps engagée sur une refonte de ses conceptions psychanalytiques du fonctionnement mental. M. de M’Uzan différencie, à la source du fonctionnement mental, et de toute vie psychique, deux grands principes de fonctionnement : le vital-identital et le sexual. Le premier est un principe de fonctionnement organique reposant sur l’identité programmatique d’ordre génétique de l’individu. Le second est un principe d’ordre pulsionnel. Ces deux moteurs de la vie psychique autant que de la vie psychosomatique sont à la fois séparés par leur nature et intriqués par leur fonctionnement au sein de l’organisme. L’un des intérêts majeurs de ces nouvelles formulations psychanalytiques est de proposer de nouveaux outils conceptuels pour enrichir l’intelligibilité d’un domaine de la psychopathologie contemporaine auquel sont confrontés massivement tous les psychanalystes, celui des organisations non névrotiques du moi. Ces organisations psychopathologiques concernent à la fois les états limites, les troubles identitaires, mais aussi les organisations psychosomatiques. Ainsi, avec ces « reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse », M. de M’Uzan propose un rééquilibrage en vue d’aborder le domaine des organisations narcissiques et identitaires avec des outils qui sont, selon lui, plus adaptés psychanalytiquement. Le propos que je vais développer à la suite et dans le prolongement des conceptions de M. de M’Uzan est une réflexion en forme d’hypothèse sur les rapports entre la notion de séduction telle qu’il l’a décrite dans son texte, et le fonctionnement opératoire. Mais avant d’aborder directement cette question, il me paraît utile de dégager de la doctrine de M. de M’Uzan et en particulier de sa formule pulsionnelle, quatre conséquences pour la compréhension du cours des évènements psychiques. La première conséquence qui découle de la séparation entre le vitalidentital et le sexual a trait à la propriété de représentance. Dans ce 77

couple de principes fonctionnels de la vie psychique, seul le sexual est d’ordre pulsionnel. Dans la mesure où la fonction de représentation est une qualité exclusive de la pulsion et sa définition propre, seul le sexual et ce qui s’y réfère conduit à la mise en représentations. Au contraire, le vital-identital n’ayant pas la qualité du pulsionnel ne peut conduire, en théorie, à une traduction en terme de représentations. En somme, le sexual est représenté tandis que le vital-identital est irreprésentable. Dans la pratique analytique contemporaine, cette distinction entre le domaine du représenté et celui de l’irreprésentable est, comme on le sait, très évocatrice et il est sans aucun doute utile de pouvoir référer ces deux domaines aux principes qui les sous-tendent. La deuxième conséquence qui découle de la formule pulsionnelle de M. de M’Uzan est d’ordre énergétique ou économique. Selon cette formule, il existerait aux origines de la vie, et théoriquement, une seule énergie, de nature psysico-chimique. Cette énergie neutre se qualifie progressivement sous l’influence du développement du sexuel. En somme, selon la formule de M. de M’Uzan, il existerait bien un dualisme énergétique mais celui-ci serait secondaire et en rapport avec les mouvements de qualification et de déqualification de l’énergie neutre sous l’effet de la psycho-sexualité. Là encore, dans la pratique analytique contemporaine, la distinction entre une énergie qualifiée, c’est-à-dire libidinale et une énergie déqualifiée, c’est-à-dire physique, est très évocatrice et il est utile de pouvoir référer ces qualités énergétiques aux principes qui les sous-tendent. La troisième conséquence qui découle de la formule pulsionnelle de M. de M’Uzan concerne les relations entre le dedans et le dehors. La notion de séduction est à rattacher à la conceptualisation psychanalytique de Jean Laplanche à laquelle M. de M’Uzan affirme son adhésion. Pour lui, l’objet de la séduction est au dehors, primitivement la mère et secondairement l’ensemble de ses substituts. Le processus de séduction a pour effet immédiat de réveiller chez le sujet auquel il s’applique des zones de son corps excitables, des zones érogènes, dont l’éveil et la réactivité sont prévus par le programme génétique individuel. Ainsi, selon sa formule, la source de la pulsion demeure interne, au-dedans, tandis que son objet, son inducteur est externe, au dehors. La rencontre entre le dedans et le dehors est figurée dans un lieu psychique, celui de la représentation. Celle-ci devient la résultante de processus à la fois internes et externes activés et mis en route par la séduction maternelle d’ordre sexuel. Il n’est pas inutile ici de rappeler la conception qu’a développée André Green au sujet de la fabrication des représentations au sein du 78

psychisme. Pour ce dernier, il existerait une cellule primordiale de représentation constituée du représentant psychique de la pulsion, issu du dedans, et de la représentation d’objet, issue du dehors. Le processus de la fabrication des représentations évolue par différenciations successives. La cellule primordiale se différencie dans un premier temps en représentant/représentation et en représentant/affect. Le représentant/représentation se différencie en représentation de chose puis représentation de mot tandis que le représentant/affect se différencie en affect dans sa forme achevée. L’ensemble du processus reste sous le sceau du sexuel et tout dysfonctionnement de la psycho-sexualité a des effets sur la qualité et la quantité des représentations. La quatrième conséquence qui découle de la formule pulsionnelle de M. de M’Uzan a trait à l’établissement de certaines formules structurales du fonctionnement mental, c’est-à-dire de certaines organisations psychopathologiques régulières. Pour M. de M’Uzan, les deux lignées, celle du vital-identital et celle du sexual, sont en constante négociation l’une avec l’autre. C’est de la régularité des liens entre les deux lignées que peut découler la préséance d’une organisation psychopathologique ou psychosomatique. C’est aussi sur cette base que je vais envisager maintenant la question des rapports entre les avatars de la séduction et les figures de l’opératoire. Au cours de l’une de nos rencontres de travail, M. de M’Uzan a formulé une hypothèse psychanalytique au sujet de la genèse des états opératoires. Cette hypothèse s’inscrit dans le cadre de sa reformulation pulsionnelle fondée sur la séparation entre la lignée vital-identital, non pulsionnelle, et la lignée sexual, pulsionnelle. Cette hypothèse est figurée sous la forme d’une équation : Détermination génétique + Q (+/-) séduction = = psychose délirante ou psychose froide

Cette équation met en présence deux ensembles : le premier comprend les deux lignées fonctionnelles de la vie psychique selon une certaine modalité de négociation entre elles. Le second comprend deux modalités d’organisations psychopathologiques, toutes deux d’ordre psychotique, l’une répondant à la psychose délirante et l’autre répondant à la psychose froide à laquelle est apparenté l’état opératoire. Le premier ensemble se décompose en deux parties, la première représentant la lignée vital-identital, la détermination génétique, et la seconde représentant le sexual au travers de la séduction. Le second ensemble 79

vise à apparenter la psychose délirante et l’état opératoire dans une même entité psychotique. En somme, l’équation de M. de M’Uzan cherche à associer l’organisation d’une psychose délirante à un excès de séduction maternelle alors que celle d’un état opératoire serait associée à une insuffisance de séduction maternelle, ces deux destins psychopathologiques reposant fondamentalement, et au-delà de la valence de séduction, sur une détermination génétique individuelle. Dans le cadre de cette hypothèse générale, je vais examiner les rapports, proposés par M. de M’Uzan, entre la constitution d’un état opératoire et l’insuffisance de séduction maternelle. J’interrogerai la pertinence de ce lien psychanalytique et me demanderai, en particulier, si le paramètre de l’insuffisance de séduction maternelle est suffisant pour rendre compte de la genèse d’un état opératoire. Tout d’abord, précisons ce que contient la notion d’une insuffisance de séduction maternelle. Cette notion doit être déclinée selon deux directions : l’une quantitative et l’autre qualitative. Selon la première, il ne peut rien s’agir d’autre que d’une insuffisance d’excitations sexuelles d’origine maternelle. Nous connaissons ces mères opératoires ou affectées d’une dépression essentielle et dont la capacité à investir affectivement leur enfant est plus ou moins gravement altérée. Selon la seconde, la quantité d’excitations sexuelles ou érotiques pourrait être dans l’absolu suffisante, mais en fait serait réduite relativement du fait de la présence prédominante, dans le mélange pulsionnel, d’excitations non sexuelles. Dans un cas comme dans l’autre, le bilan pulsionnel est affecté d’une valence négative en matière d’investissements érotiques d’origine maternelle. De ce fait, on peut dire que l’enfant est confronté du point de vue psychique à une situation économique caractérisée par une négativité libidinale. Faisons une pause et dégageons schématiquement les principales caractéristiques cliniques et métapsychologiques de l’état opératoire. Du point de vue clinique, trois phénomènes spécifient selon moi l’état opératoire. Le premier concerne les affects. Tout concoure à ce que les affects ne soient non seulement pas exprimés, mais aussi qu’ils ne soient pas éprouvés par le patient. Chez l’opératoire, c’est bien le processus affectif qui fait l’objet d’un traitement radical de neutralisation, voire d’effacement. Le second phénomène concerne la pensée. Celle-ci a perdu ses couleurs et ses qualités vivantes. Elle est réduite à signifier la réalité fonctionnelle. Ce qui la caractérise est non seulement son surinvestissement perceptif, mais surtout l’effacement de sa dimension de représentation. A travers cet effacement, c’est toute la réalité interne 80

ou psychique qui est ainsi amputée de la pensée. Le troisième phénomène concerne la subjectivité du patient. Orphelin de ses affects et de sa pensée, l’opératoire est privé des outils fondamentaux d’ordre psychique et corporel pour appréhender sa qualité de sujet. En somme, le processus de désubjectivation va de pair avec celui de désaffectivation et de dégradation de la qualité de la pensée. En même temps et parallèlement, l’objet n’est plus perçu et appréhendé affectivement dans sa qualité d’altérité. Si l’on cherche à traduire en termes métapsychologiques l’ensemble de ces caractéristiques cliniques de l’état opératoire, ici dégagées schématiquement, on aboutit à la conception selon laquelle le défaut fondamental de l’opératoire réside dans la non-rencontre, au sein de son inconscient, entre le processus affectif et la représentation d’objet. Le défaut fondamental réside dans la rupture entre ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors, entre ce qui vient du corps et ce qui vient du monde des objets. A présent revenons à l’hypothèse de M. de M’Uzan et demandonsnous si l’insuffisance de séduction maternelle suffit à rendre compte de cette non-rencontre entre affect et représentation d’objet. Les observations cliniques relatives à la vie opératoire, celles relatives à la psychopathologie médicale comme celles relatives à la psychopathologie de la vie quotidienne, me conduisent à penser qu’il existe une dimension régulière dans la constitution d’un état opératoire, la dimension traumatique. Ainsi, je propose que l’hypothèse de M. de M’Uzan sur la genèse des états opératoires comporte, en plus de l’insuffisance de séduction maternelle, le paramètre du traumatisme. Nous connaissons, dans un grand nombre de situations de la vie quotidienne et de la vie sociale, aussi bien dans la vie ordinaire que dans les situations extraordinaires ou extrêmes de la vie sociale, des états opératoires momentanés et réversibles. Ce qui caractérise, toujours, ces états opératoires réversibles est le traitement particulier qui est fait à l’affect. Il s’agit en général de situations sociales qui imposent la mise à l’écart de l’affect ainsi que des fantasmes. Cette neutralisation du processus affectif principalement, mais aussi du processus fantasmatique, vise en général à répondre à une situation de danger. A l’extrême, comme le rapporte la plupart des témoignages au sujet de la vie concentrationnaire au cours de la Seconde Guerre mondiale, la constitution momentanée d’un état opératoire représente pour les individus une stratégie de survie. Cette notion de stratégie de survie a été développée par Sandor Ferenczi dans son journal clinique. Elle consiste en la promotion d’un nombre limité de comportements et d’états psychiques élémentaires résultant d’une 81

situation de danger extrême pour la vie. L’état opératoire, comme stratégie de survie, représente ainsi une solution anti-traumatique face à un danger pour la vie individuelle, qu’il s’agisse de la vie psychique ou de la vie tout court. Revenons au domaine de la psychopathologie et de la pratique psychosomatique contemporaine. Quelle est la nature de cette dimension traumatique que je postule dans la genèse des états opératoires ? Je pense que chez nos patients opératoires, nous retrouvons assez régulièrement par le travail analytique et la reconstruction de l’histoire infantile la notion d’une auto-perception d’une catastrophe du soi. Il s’agit de la perception d’un danger intime pour sa propre identité psychique. Ce qui semble en cause dans cette perception ou auto-perception catastrophique, c’est un danger pour sa propre subjectivité. Comme si, dans la négociation entre ce qui vient de l’enfant et ce qui vient de sa mère, l’émergence progressive des signes de la subjectivité chez l’enfant devenait un danger pour l’objet maternel. De ce fait, tout se passe comme si les ébauches de la subjectivité individuelle, affects et sensations corporelles, étaient radicalement réprimées et neutralisées. L’état opératoire se constitue ainsi en mettant en permanence à l’écart tous les signes de la subjectivité individuelle en raison du danger vital que cette expression subjective ou subjectale fait courir au sujet. L’hypothèse de M. de M’Uzan a mis en évidence un rapport significatif entre l’insuffisance de séduction maternelle, dans ses deux dimensions, quantitative et qualitative, et la genèse d’un état opératoire, apparenté à une organisation psychotique froide. Je pense qu’il manque à ce rapport une deuxième dimension, celle du traumatisme. Il s’agit selon moi d’une dimension fondamentale sans laquelle l’insuffisance de séduction maternelle ne peut conduire à la constitution d’un état opératoire. Je remercie M. de M’Uzan de m’avoir permis de m’inscrire dans le sillage de son hypothèse théorique en y apportant une contribution qui, je l’espère, enrichira et complexifiera le débat.

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M. de M’UZAN

Réponse à Claude Smadja Cher Claude, Avec notre échange, nous abordons un nouveau chapitre dans le programme de cette journée, celui de la psychosomatique. Précisons, d’entrée de jeu, qu’il s’agit de la psychosomatique psychanalytique, selon l’expression que nous avons, un jour, ensemble proposée. Cela signifie que c’est en psychanalyste, donc avec un regard méta-psychologique, que nous nous sommes intéressés, en y consacrant beaucoup de travail et de réflexion, à la pathologie somatique en tant que telle, mais aussi et surtout au fonctionnement de l’esprit observable chez les sujets appartenant à cet univers. Le «  parler étiologie  », qui tend à s’imposer naturellement, plein de risques déjà au sein d’un ordre homogène, devient majeur quand on a affaire avec, s’offrant lourdement au regard, deux ordres apparemment distincts, celui du corps et celui de l’esprit. Le vital-identital et le sexual. Ces précisions étaient indispensables. Mon propos, comme tu le rappelles, vise à rééquilibrer dans la théorie, mais aussi dans les registres clinique et technique, le rapport existant entre le champ naturel proposé au psychanalyste, à savoir les psychonévroses, voire les psychoses, et, à son bénéfice, celui des entités dans lesquelles le psychosexual n’est pas le plus déterminant, par exemple les états dits opératoires et les troubles identitaires. L’entreprise exige une prise de parti concernant la notion de représentation et celle ayant trait à la nature des énergies à l’œuvre. Ayant plus d’une fois, au cours de cette journée, précisé qu’il n’était de proprement pulsionnel que le sexuel, on pouvait en déduire – comme je le maintiens – que le non-sexuel (appartenant au vital-identital) ne dispose pas d’une même capacité de « représentance », c’est-à-dire inscrite et active dans des fantasmes. Cela se vérifie dans les plus caricaturaux « états opératoires ». Mais comme, « sur ce terrain », on a le plus souvent affaire dans la négociation entre le vital-identital et le sexual avec la seule aggravation de la balance en faveur du premier, on peut dire qu’une partie de l’énergie proprement dite n’est plus suffisamment consacrée à l’animation de la représentation ; celle-ci s’en trouve comme « amaigrie », et, pour employer une image, on n’a plus affaire avec un costume, mais avec une guenille. 83

Par là, on est amené, comme je l’ai annoncé, à considérer la question de l’énergie (des énergies ?), et de son (ses) destin(s). Une question concernant le point de vue « économique », dont on n’ignore pas l’importance en psychosomatique ! Même lorsque Freud en fait un des trois points de vue dans sa métapsychologie, nombre d’analystes semblent, objectivement, faire plus ou moins l’impasse sur le sujet. Je me trouve ici, et pour te répondre, un peu dans l’embarras, car, d’une part, tu me sembles partager mes vues, cependant que, d’autre part, telle ou telle de tes propositions laisserait penser que je ne me suis pas fait entendre entièrement. Ainsi, quand je soutiens qu’il n’existe qu’une seule énergie primordiale. Je ne la dis pas non plus psychique dans son essence, puisqu’elle le devient en se qualifiant. Une qualification qui ne s’effectue pas « sous l’effet de la pulsion sexuelle » (sic), mais comme conséquence de la séduction de l’infans par l’adulte qui la fait devenir sexuelle. La séduction en question, en tant que source externe (l’inconscient maternel), a visé un lieu, un lieu précis, prévu, sur le programme génétique qui « attend » son action pour engendrer les zones érogènes. Il convient d’ajouter que si la qualification (sexuelle) d’une énergie (neutre et « d’innervation » dans son essence) se produit bien grâce au travail que la séduction impose, sa déqualification est plus délicate à cerner. On peut néanmoins invoquer, et sans doute à côté d’autres déterminants, la « vocation » de la régression libidinale qui, déqualifiant ladite énergie, lui fait perdre ce qui la distingue. Dès lors, et comme tu m’y invites à propos de l’énergétique, il faut prendre position dans le débat opposant dualisme et monisme. Le rôle décisif de la séduction, intervenant donc sur une énergie «  sans qualité », impose l’idée d’un monisme énergétique premier, auquel succède une sorte de dualisme « secondaire » de différenciation. Il est naturel que, inscrite dans une « topique de l’identitaire », la confrontation du «  dehors  » avec le «  dedans  » soit doublée par celle articulant source et objet de la pulsion pour définir un lieu. Comme tu le proposes, un lieu de rencontre où se « fabriqueraient » les représentations. Ce lieu, je le verrais, avec ses frontières indéfinies, correspondre davantage à l’imbrication des représentations du vital-identital et d’un « sexual » (en projet objectal) qu’à une éventuelle entité, « une cellule primordiale » dans laquelle se trouveraient reliées entre elles les représentations psychiques de la pulsion et celles de l’objet avec certes, en vue, l’engendrement de représentant-représentation et représentation d’objet menant aux mots. Cet ultime destin implique naturellement 84

l’intervention de bien d’autres facteurs, dont l’identification avec les « maîtres du langage ». La troisième conséquence de mes vues, dis-tu, concerne les rapports entre ce qu’on nomme le dehors et le dedans (de l’être). La séduction dont je parle, j’y reviens, ne peut pas être « à la fois et objet et source » de la pulsion, puisque celle-ci procède précisément du travail effectué par l’appareil psychique pour « l’inventer ». En revanche, et nous y revenons, je te suis quand tu rappelles que la séduction est bien à la source de la pulsion. Je te suis encore tout à fait quand tu articules entre elles les problématiques concernant les notions de dehors et de dedans et celles de la source et de l’objet du pulsionnel. Cela étant, pour moi, la question des rapports entre le dedans et le dehors n’appartient pas, primordialement, à l’ordre pulsionnel (toujours sexuel). Parenthèse, on notera, une fois encore, le poids d’une indétermination concernant les vocables pulsion, pulsionnel. Revenant à la question du statut et des rapports dedans/dehors, je soutiens que celle-ci appartient foncièrement, primordialement, à l’ordre du vital-identital. Que ce rapport puisse se «  compliquer  », assurément, en particulier puisque, dans le cours de l’évolution, on a de plus en plus affaire avec l’état de la négociation entre ces deux ordres. Que du travail qui s’effectue au cœur de cette imbrication procède la « fabrication des représentations », à l’extrême des représentants-représentations de mots, cela se conçoit, mais alors n’avons-nous pas affaire avec un phénomène relativement tardif dans le développement de l’infans ? Quant à la forme de la négociation, c’est elle qui, pour une part, va préciser la place du sujet dans l’éventail nosographique. Ce qui m’a conduit à proposer une « sorte d’équation » pour définir son organisation psychique, éventuellement pathologique. Je me permets de la rappeler : Psychoses délirantes Déterminant génétique (fixe) + séduction (variable) Psychose froide Je veux bien, tu le proposes, mettre entre parenthèses le déterminant génétique dans la mesure où il est fixe. Encore que, dans le rapport entre l’inné et l’acquis, l’inné soit tout de même doté d’une certaine potentialité évolutive qui dépend de l’histoire. Une carence au niveau de la séduction conduit-elle nécessairement à un état opératoire ? Sans doute, et il me semble que nous partageons cette idée. De surcroît, et à propos de cette séduction, tu as raison de différencier le quantitatif et le qualitatif. Ce qui, je crois, distingue nos vues, c’est que, pour toi, dans les états opératoires, ce sont les excitations 85

érotiques qui font défaut, alors que pour moi c’est le message maternel, donné à déchiffrer. Mais il est parfaitement possible que nous entendions différemment le sens du vocable érotique. En quoi consiste cliniquement l’état opératoire, interroges-tu  ? Je t’entends parfaitement lorsque tu parles du rejet des affects (dans la mesure où il convient de distinguer l’affect de l’émoi) et sans compter que le terme de rejet (distinct de celui de répression) correspond à l’observable, en clinique, pour caractériser l’état opératoire. Cela étant, et je ne pense pas qu’il s’agisse d’une simple querelle de mots – on va le voir – quand je précise que l’affect est réprimé dans son développement, cependant que la représentation est, elle, soit refoulée, soit, en particulier pour le psychosomaticien, rejetée, forclose (verdrängt). Ne crois pas que je « pinaille », car la distinction est fondamentale en ceci qu’elle a reconnu le fait que, de ton côté, tu mets l’accent sur l’affectif, alors que mon regard se porte davantage sur le fonctionnement défensif. Ce fonctionnement défensif qui, singulièrement, rapproche psychoses et somatoses, ces dernières étant peut-être paradoxalement, en tant que « psychoses froides », les « plus psychotiques des psychoses », le « degré zéro de la psychose », dirais-je, en paraphrasant Roland Barthes. Regardant plutôt, mais c’est un parti, les modalités de fonctionnement de l’esprit, la dimension affective (que je n’ignore pas, je te rassure), c’est du point de vue métapsychologique que j’interprète la pensée opératoire, définie. Je l’ai assez soutenue en tant que surinvestissement du plus factuel dans la réalité, c’est-à-dire une défense originale contre le surgissement hallucinatoire d’une représentation d’abord forclose, et à même de resurgir sur le mode hallucinatoire. Je sais bien que, même lorsque tu insistes pour faire du traitement des affects le point nodal de l’opératoire, tu ne négliges pas pour autant la place de la pensée dans le pôle perceptif. J’ajouterai que, si la pensée se situe davantage du côté du pôle perceptif que du pôle représentatif, la perception est loin d’être innocente. À l’extrême, effectivement, la prévalence du perceptif est bien compagne de misère de la désobjectalisation. En témoigne, tu le rappelles, le phénomène de la « reduplication pseudo-projective » que Pierre Marty, Christian David et moi avons reconnu dans «  l’investigation psychosomatique  »1. Une manière de concilier respectivement les accents sur le perceptif et le représentatif consiste à faire des états opératoires la conséquence d’une rupture entre affect et représentation. 1. P. Marty, M. de M’Uzan, C. David, (1963), L’investigation psychosomatique, Pairs, PUF.

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Cela a bien entendu été fait. Mais on revient au point de départ : de quoi dépend, de quoi est faite la rupture en question ? Il était logique, comme tu le fais, de se demander si l’insuffisance – ou la perversion – de la séduction suffisait pour entraîner la constitution d’un état opératoire. (Une fois encore, on laisse de côté le poids considérable du facteur génétique ou constitutionnel). Et de répondre en ajoutant le paramètre traumatique, avec la merveilleuse illustration du film Le Pianiste. Alors, le fonctionnement opératoire en tant que simple stratégie de survie ? Peut-être, et c’est pourquoi j’intitulerais ce « stratagème » : « Misère et grandeur de la pensée opératoire. » Cela étant, le risque est grand de faire voler en éclats la notion de pensée opératoire pour la réduire à une simple fonction adaptative au service de ce que la société contemporaine attend, exige, de l’individu, alors qu’elle est, chez certains, une composante foncière de l’organisation de l’être. De surcroît, il n’est pas impossible que de non-structural au départ, le fonctionnement opératoire de l’esprit entraîne au long cours un remaniement foncier de la personnalité. Mais ce que nous avons en vue à l’évidence est infiniment plus profond, plus constitutif de l’être que ce dont la société est responsable (encore que !). Il était dès lors logique de chercher encore un autre déterminant. Ce que tu fais en parlant de l’autoperception d’une catastrophe du Soi. Toutefois, en un temps premier du développement, il en a été question, la notion de Soi est assez problématique, puisque l’être est relativement dépourvu de frontières claires. À ce propos, je me permets de rappeler la longue citation que j’ai faite de l’ouvrage d’Andreï Biély, Kotik Letaïev, dans ma conférence inaugurale. L’état catastrophique du nouveau-né que décrit l’auteur ne devrait cependant pas être considéré comme celui qui caractérise intégralement, et au long cours, tous les nouveaux-nés (qui le vivent ponctuellement), mais ceux qui, précisément, en défaillance quant à la séduction par l’adulte, n’ont pas été en mesure de se construire une « assiette identitaire » suffisante en parallèle avec la mise en place d’un ordre pulsionnel sexuel.

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F. COBLENCE

Être organique, pulsion et appareil psychique Cher Michel de M’Uzan, Je commencerai par reprendre certains points que vous avez développés pour les discuter. – Il n’y a ni pulsion d’auto-conservation, ni pulsion de mort. La mort est la fin de la vie, son extinction nécessaire, prévue par le programme génétique. – La pulsion est uniquement de l’ordre du psycho-sexuel. Elle émerge à partir du fonctionnement auto-conservatif, émergence prévue elle aussi par le programme génétique. On peut donc dire qu’il y a étayage du pulsionnel (ou du psycho-sexuel) sur ce que vous appelez «  vital-identital  » ou encore «  être organique  », selon l’expression de Freud dans Inhibition, symptôme, angoisse (seule occurrence, semble-t-il, de «  être organique  » chez Freud). Cette expression a une résonance plus ontologique, moins « biologique » que le seul terme d’organisme employé par exemple dans Au-delà du principe de plaisir. L’évolution de l’être organique, ou du vital-identital, vers le psychique est parallèle, ou analogue à la qualification d’une énergie initialement « sans qualité ». Mais, bien sûr, l’être organique perdure dans le sujet. Du même coup, et vous en donnez des exemples, l’interprétation ou l’intervention de l’analyste s’adresse tantôt à l’un, tantôt à l’autre des deux registres du sujet évoqués, registres entre lesquels il y a négociation. Vous insistez par ailleurs sur l’idée que la pulsion, invention de l’appareil psychique, correspond à la quantité de travail imposée à l’appareil psychique du fait de son lien avec le corps, ou plus exactement à la quantité de travail imposée à l’appareil psychique lorsqu’il est interpellé par les zones érogènes. Cette interpellation se produit lorsque, à partir de l’autoconservation, la séduction maternelle « dégage », en les sollicitant, les zones érogènes. Il faut donc poser à la fois le déterminisme rigoureux du programme génétique et le rôle essentiel de l’objet – qui n’est pas encore perçu comme objet –, que ce soit le Nebenmensch de l’Esquisse, la mère et le message compromis de Jean Laplanche ou la mère de D. W. Winnicott, à condition d’inclure dans cette dernière 89

l’environnement. On peut penser que cette dépendance de l’autre est elle-même une donnée du programme génétique, ce que les travaux de René Spitz par exemple confirmeraient. Ainsi, l’appareil psychique, qui est une fiction, invente la pulsion. Interpellé par les zones érogènes, il participe au dégagement du sexuel à partir du vital-identital. C’est le statut de cet appareil, entre être organique et pulsion, qui me retiendra.

Être organique et angoisse L’auto-conservation n’est qu’une des fonctions de «  l’être organique », et c’est la raison pour laquelle vous préférez parler de « vitalidentital  » plutôt que d’auto-conservation. Vous récusez la notion de pulsion d’auto-conservation. Cependant existent dans l’organisme des excitations internes puissantes, « des forces agissantes issues de l’intérieur du corps et transférées à l’appareil psychique » qu’il faut penser comme énergie « sans qualité »1. La répétition qui constitue un au-delà du principe de plaisir, la tendance à la réinstauration d’un état antérieur et le retour à l’inertie caractériseraient d’après le chapitre V d’Au-delà du principe de plaisir toute vie organique, l’évolution apparaissant comme une « perturbation », une « déviation »2. Dans ce passage sur lequel vous insistez, Freud conçoit la mort au cœur de l’auto-conservation, à la fois comme retour à l’inorganique et comme aboutissement de la vie ; elle appartient au destin de l’individu, conception conforme à la biologie contemporaine. François Jacob l’écrivait en 1970 : « La mort, imposée du dedans, est une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même. […] c’est l’exécution même du programme qui ajusterait la durée de la vie »3. Jean-Claude Ameisen, avec la métaphore du suicide cellulaire, va un peu plus loin dans le même sens, celui d’une « capacité de s’autodétruire comme conséquence inéluctable du pouvoir d’autoorganisation qui caractérise la vie »4. Une question au passage serait de savoir si vous incluez l’auto-organisation dans l’auto-conservation, et si cette dimension darwinienne ou néo-darwinienne de l’autodestruction

1. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, OCP XV, Paris, PUF, p. 305. 2. Ibid., p. 309. 3. F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 331. 4. J.-Cl. Ameisen, La sculpture du vivant, Paris, Le Seuil, 1999.

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s’articule avec votre « darwinisme interprétatif »5, lui-même appuyé sur une conception de la perception comme sélection. Ceci conduirait à s’interroger sur le rôle joué par la perception, à la fois dans le passage du « vital » au « sexual », et dans l’interaction entre individus. Car la perception qui correspond selon vous « à un temps fondamental dans l’installation du fonctionnement psychique » appartient à la conscience, mais aussi à l’être organique. L’expression « être organique » est utilisée par Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926). Je voudrais suivre la piste de cette notion, même si elle dépasse la seule question du sens à donner à « être organique », et nous emmène même peut-être assez loin. Le contexte dans lequel Freud utilise cette expression me paraît compliquer la référence à l’organique. Il s’agit pour lui de comprendre d’où provient l’énergie utilisée [par le moi] pour produire le signal de déplaisir face à un déplaisir [face à un processus pulsionnel venu du ça]. L’hypothèse de Freud est que « le moi emprunte pour se défendre contre le danger interne la même voie que contre le danger externe ». Il ajoute cette phrase que vous citez  : «  En cas de danger externe, l’être organique procède à une tentative de fuite, il retire tout d’abord la perception du dangereux ; plus tard il reconnaît que le moyen le plus efficient est d’entreprendre des actions musculaires telles que la perception du danger devient impossible […]. C’est d’ailleurs à une telle tentative de fuite qu’équivaut le refoulement »6. Le moi et l’être organique ont des attitudes analogues face au danger interne ou externe. Mais l’analogie stricte (le moi réagit au danger interne comme l’être organique au danger externe) se complique d’un glissement vers la simple comparaison ou vers un prolongement : « Le moi emprunte pour se défendre contre le danger interne la même voie que contre le danger externe ». Quelle est ici la différence entre moi et être organique ? L’enjeu de cette question me semble, d’une part, l’usage (ou non) de la seconde topique ; d’autre part, l’articulation entre être organique, moi et être pulsionnel. Car Freud poursuit : « Le moi retire l’investissement (préconscient) à la représentance pulsionnelle à refouler et l’utilise pour la déliaison-dedéplaisir (-d’angoisse) ». Freud revient sur la description qu’il a donnée en 1909 dans « Le petit Hans » – et qu’il qualifie ici de « phénoménologique » –, de la transformation automatique de l’énergie d’investissement de la motion refoulée (affect) en angoisse. Mon propos n’est 5. M. de M’Uzan, Interprétation et mémoire (1993), in La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1994, p. 183. 6. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, OCP XVII, Paris, PUF, p. 211.

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pas ici de rentrer dans l’analyse des théories freudiennes de l’angoisse (cause ou conséquence du refoulement), mais de souligner la situation intermédiaire de l’angoisse, c’est-à-dire de l’affect, entre psychique et somatique. Si on confronte le texte de 1926 aux écrits antérieurs, on remarque qu’en 1895, avec les frustrations, abstinences ou excès de la névrose d’angoisse, l’équivalence entre angoisse et libido inemployée tient le psychisme hors circuit. L’angoisse se manifeste sous une forme somatique ; le psychisme n’est évoqué que sous l’angle de sa défaillance. En revanche, le modèle de l’hystérie d’angoisse met au premier plan un processus psychique  : le refoulement7. Avec Inhibition, symptôme et angoisse, la question devient celle de la localisation de l’angoisse dans le moi, et celle de savoir comment un processus de retrait peut produire du déplaisir alors, qu’en principe, le déplaisir vient d’un accroissement de l’investissement. La réponse de Freud passe par la répétition et la mémoire  : «  L’angoisse n’est pas nouvellement engendrée dans le refoulement mais reproduite en tant qu’état d’affect d’après une image mnésique ici présente ». La liaison de l’angoisse à l’image mnésique ne vient pas accompagner une conception psychique de l’affect, mais au contraire renforce la conception quantitative issue de l’héritage physicaliste  : « Avec la question sur la provenance de cette angoisse, nous quittons le terrain incontestablement psychologique et pénétrons dans le domaine limitrophe de la physiologie. Les affects sont incorporés (einverleibt) à la vie d’âme (Seelenleben) en tant que précipités (Niederschläge) de très anciennes expériences (Erlebnisse) traumatiques et sont évoqués dans des situations similaires comme symboles mnésiques.8  » L’affect et le symbole d’affect, « nécessité biologique pour la situation de danger  » apparaissent du côté de la quantité (énergie) associée à un trauma plus ou moins inaugural, la naissance dans le contexte des thèses de Rank, première expérience vécue de séparation, ressentie physiquement et se répétant dans l’angoisse9. Au-delà de l’être individuel, la naissance prend des allures de séparation première et paradigmatique, évoquant la coupure par Zeus des entités premières du mythe d’Aristophane dans Le Banquet, et Freud en appelle comme Socrate à la sagesse populaire : celle de la sage-femme. 7. J. André, Préface à Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1993, p. VI. 8. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, OCP XVII, Paris, PUF, p. 211. 9. S. Freud, XXVe leçon d’introduction à la psychanalyse, OCP XIV, Paris, PUF, p. 411.

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Quoi qu’il en soit de la réalité du danger qui provoque l’angoisse (angoisse de réel), de la problématique du traumatisme, et du rôle de la naissance comme trauma inaugural, je retiendrai la double dimension physiologique et psychologique de l’angoisse, sa situation limitrophe, nécessité biologique et réalité psychologique. Les manifestations somatiques liées à l’affect d’angoisse, que ce soient celles de ces « expériences vécues  » (dont la naissance n’est que la première), ou celles souvent évoquées par Freud depuis les années 1895 dans la névrose d’angoisse ou l’hystérie, à la fois chez ses patients et pour lui-même (palpitations, migraines, etc), montrent que « la vie d’âme » évoquée dans Inhibition, symptôme et angoisse engage l’être tout entier. Dans la « vie d’âme » s’incorporent les affects, traces de sensations associées à des expériences vécues par le corps et par la psyché. Je réserverai volontiers le terme « d’âme » à ce qui, relié à la vie, dénote cette union. Non moins que l’être organique, la notion de moi dans sa plus grande généralité offre l’intérêt de poser (et notamment en raison des rapports au ça) la question des liens avec le somatique. Sur ce point la seconde topique permettrait de problématiser des questions que la première laisse de côté. Du point de vue de l’individu et de son développement, l’être organique a aussi un sens «  génétique  »  : il désigne une période où l’être n’existe pas comme sujet, l’autre n’étant pas perçu (ni investi) comme objet, le dedans et le dehors n’étant pas distingués. C’est ce moment de la vie de l’infans moins paradisiaque qu’on ne le dit généralement qu’Andreï Biély, vous le montrez, tente de mettre en mots. Mais cette indistinction dehors/dedans, ou cette difficulté à la cerner ne se retrouve-t-elle pas dans les états-limites ? Ne perdure-t-elle pas, comme certains textes de Samuel Beckett en témoignent, où il s’agit moins de caractériser un moment qu’un état. Vous le dites aussi d’ailleurs d’A. Biély qui cherche à traduire un statut de l’être organique. Ce passage de L’innommable par exemple : « …c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre… »10. Faudrait-il dire qu’ici le vital-identital continue à parler le plus haut ? 10. S. Beckett, L’innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 160. Cette phrase se trouve en épigraphe au n° 9 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, Le dehors et le dedans, Paris, Gallimard, 1974.

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La pulsion On passe, dans le développement du somatique, de l’être organique au corps érogène par la sollicitation des zones érogènes et la séduction, moment de dégagement des pulsions sexuelles. Il n’y a donc pas seulement « étayage » de la sexualité sur l’auto-conservation, mais avènement de la pulsion (même si cet avènement fait également partie du programme génétique). Le narcissisme comme investissement libidinal du moi serait également consécutif à ce dégagement. L’idée même de narcissisme primaire n’aurait donc pas de sens pour vous. Mais le narcissisme a-t-il un lien avec l’auto-conservation, et gardez-vous l’idée de ce que Freud nomme « une sorte de rythme-hésitation dans la vie des organismes » ? Cette expression est employée par lui dans le chapitre V d’Au-delà du principe de plaisir11, après le passage sur lequel vous vous appuyez, et après son « repentir », son « reprenons-nous, il ne peut en être ainsi » : l’auto-conservation ne peut mener à la mort, ou en tout cas les pulsions sexuelles se combinent nécessairement à d’autres. Avez-vous besoin des « pulsions du moi », ou bien la conflictualité pulsionnelle estelle pour vous interne et inhérente aux pulsions sexuelles ? Je voudrais également reprendre la définition que vous proposez de la pulsion comme « exigence de travail imposé à l’appareil psychique du fait de son lien avec les zones érogènes ». Cette définition interroge à la fois la pulsion et l’appareil psychique. Dans Pulsions et destins de pulsions, Freud introduit la pulsion « pour aborder l’examen de la vie d’âme par le côté biologique » : il la définit «  comme un concept-frontière entre animique et somatique, comme représentant psychique des stimuli issus de l’intérieur du corps et parvenant à l’âme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposé à l’animique par suite de sa corrélation avec le corporel »12. La pulsion est un concept (une invention, une fiction, « notre mythologie » écrit encore Freud) qui partage et relie psychique et somatique : elle garde son ancrage dans le somatique et « représente » psychiquement les excitations nées à l’intérieur du corps. Dès lors, ce corps, et la pulsion même, sont-ils sexuels d’emblée  ? Dans les Trois essais, Freud écrit que «  les organes du corps délivrent des excitations de deux sortes » dont l’une est « spécifiquement sexuelle » et concerne les zones érogènes13. Quelle est la nature de l’autre sorte d’excitation ? En resserrant l’exigence de 11. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, OCP XV, Paris, PUF, p. 312. 12. S. Freud, Pulsions et destins de pulsions, OCP XIII, Paris, PUF, p. 169. 13. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, OCP VI, Paris, PUF, p. 102.

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travail imposé à l’animique (ou à la vie d’âme) du fait de son lien avec les zones érogènes (plutôt qu’avec le corps dans sa généralité), de façon évidemment cohérente avec votre idée que l’auto-conservation n’est pas une pulsion, vous resserrez le somatique vers le corps érogène. Du même coup, et paradoxalement, il me semble que quelque chose du vivant organique, de l’étayage du sexuel sur du non-sexuel, ou que la sexualisation après coup du non-sexuel disparaissent. Bien des questions sont liées à la pulsion, ainsi qu’à l’extension à accorder à la biologie : comment considérer les excitations venues de l’intérieur du corps en un temps où le partage entre le dehors et le dedans n’est pas établi ? Quel rapport ont ces excitations, leur propagation, avec la pulsion, et quel est le statut de cette dernière : concept frontière, concept de délimitation, « passeur » entre deux domaines qui constituent le continuum du vivant pour Freud14, « être » ou conatus, effort à persévérer dans son être ou dans l’existence, comme le propose Christophe Dejours, à condition de comprendre les modalités qualitatives de ce conatus et de ne pas l’assimiler à un simple principe quantitatif15. C’est toujours la question de la qualification de l’énergie indifférenciée qui se pose. Sans doute intervient le travail que les zones érogènes imposent à la psyché. Mais comment concevoir ce travail ? Car avec ce travail imposé à la vie d’âme, ne sort-on pas de la pure fiction de l’appareil ? Si la psyché est le résultat d’un travail, résultat toujours en devenir, toujours remis sur le chantier du fait du lien avec les zones érogènes, n’est-on pas obligé de lui concéder une certaine réalité ?

L’appareil psychique Dans L’interprétation du rêve, Freud présente l’appareil psychique comme une fiction. Cette fiction s’oppose à la «  préparation anatomique  » (le cerveau du vital-identital pour vous) et Freud la décrit comme la « localité psychique » d’un instrument de production d’images (appareil photographique, microscope…). Cette localité est fictive, et ne s’accompagne d’aucune localisation, mais la spatialité est utile pour se représenter le fonctionnement de l’appareil entre extrémité sensitive et extrémité motrice16. La spatialité est utile aussi pour se représenter 14. D. Scarfone, Les pulsions, Paris, PUF, 2004, p. 43-44. 15. C. Dejours, Le travail entre corps et âme, Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 15, 2007, p. 116 et 127. 16. S. Freud, L’interprétation du rêve, OCP IV, Paris, PUF, p. 589-590.

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les deux systèmes pcs et ics, le refoulement et la différence des activités de l’un et l’autre systèmes (libre déversement des quantités d’excitation dans l’ics, inhibition de ce déversement et investissements dans le pcs)17. Bien sûr l’exigence de travail, « le processus excitateur qui tape à la porte de l’animique » – selon la formulation de Dominique Scarfone18 – est du même ordre que le travail du rêve, lui aussi processus de propagation qui produit les pensées du rêve et les transforme. Contre le réductionnisme physicaliste de la psychiatrie et la surestimation des excitations somatiques dans la formation du rêve, Freud est conduit à insister sur l’indépendance de la vie d’âme par rapport aux modifications organiques démontrables »19. Mais il poursuit : « Même s’il est vrai que le psychique, dans notre exploration, peut être reconnu comme le facteur occasionnant primaire d’un phénomène, une avancée plus en profondeur saura un jour trouver une voie se poursuivant jusqu’au fondement organique de l’animique »20. Tout le problème de la tension entre son dualisme et la continuité du vivant est ici posé. Ce fondement organique est-il celui des zones érogènes, ou se conçoit-il à partir de l’auto-conservation  ? Il me semble que le paradoxe de votre pensée vient de ce que d’un côté elle s’appuie sur une conception forte du vivant et de l’organique, mais que, de l’autre, on perd l’articulation de l’être organique avec les zones érogènes, c’est-àdire une dimension de la continuité psyché-soma, de leur corrélation (Zusammenhang) présente dans la perception, le sensoriel ou la motricité par exemple, et dont la seconde topique, avec l’ancrage corporel du moi, la notion de ça, permettrait de mieux rendre compte. Dans Le moi et le ça, même si la tentative de représentation spatiale se maintient, l’appareil psychique est-il encore considéré comme une fiction ? Oui, pour autant qu’il s’agit de penser un modèle et que Freud est contraint de faire des hypothèses. Dans l’Abrégé, il reprend d’ailleurs la figuration du télescope ou du microscope21. Mais, dans la mesure où le moi est avant tout un « moi corporel », « dérivé de sensations corporelles », le modèle de la seconde topique devient plus réaliste, renoue avec l’anatomie, ou devient, à tout le moins, plus animé : « l’homoncule cérébral » des anatomistes, ou – dans son rapport avec le ça – « le cava-

17. Ibid, p. 655. 18. D. Scarfone, op. cit., p. 57. 19. S. Freud, L’interprétation du rêve, op. cit., p. 72. 20. Ibid. C’est moi (FC) qui souligne. 21. S. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 2006, p. 3.

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lier qui doit brider la force supérieure du cheval »22. Ce point est plus clair encore dans Au-delà du principe de plaisir avec la métaphore de la vésicule23 : l’appareil psychique est comparable à un organisme vivant et la question est celle de l’articulation des pulsions avec l’organisation somatique dont elles proviennent. Peut-être cette perspective vous paraît-elle trop moniste ? L’objectif est de maintenir une unité qui n’est pas celle d’un sujet mais d’un vivant, d’une vie d’âme, d’une expérience vécue. C’est ce vivant qu’on retrouve dans la séance et le travail analytique, du côté du patient comme de l’analyste, dans le transfert et le contre-transfert. Peut-être cette question est-elle plus théorique que pratique, pour reprendre cette vieille opposition, mais elle rejoint la distinction que vous proposez de deux niveaux d’intervention dans la séance, suivant que l’on a affaire au « vital-identital » ou au « sexual » ? Comment définir ce vivant, ce corps ? La question reste ouverte bien entendu. Je propose cette citation de Paul Valéry qui, sans doute, nous mène loin de l’être primordial, mais articule vivant et travail : « Je considère le vivant : ce que je vois et qui occupe d’abord ma vue, c’est cette masse d’un seul tenant, qui se meut, se ploie, court, bondit, vole ou nage ; qui hurle, parle, chante, et qui multiplie ses actes et ses apparences, ses ravages, ses travaux et soimême dans un milieu qui l’admet et dont on ne peut le distraire. Cette chose, son activité discontinue, sa spontanéité […] sont curieusement machinées […] on découvre que le reste de son volume est occupé par des organes du travail intime dont on a vu quelques effets extérieurs. On conçoit que toute la durée de cet être est l’effet de ce travail, et que toute sa production visible ou non se dépense à alimenter un insatiable consommateur de matière qui est cet être même.24 » Telles seraient, Cher M. de M’Uzan, quelques-unes des questions suscitées par ce texte passionnant – et en amont par une œuvre toujours en mouvement – qui bouscule si radicalement nos idées les plus confortables, notamment avec votre idée d’un statut identitaire non pulsionnel.

22. S. Freud, Le moi et le ça, OCP XVI, Paris, PUF, p. 270. 23. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, OCP XV, Paris, PUF, p. 297. 24. P. Valéry, Réflexions simples sur le corps in Variété, Œuvres t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1957, p. 923. M. de M’Uzan, De l’informe avant toute chose, Aux confins de l’identité, Paris, PUF, 2005.

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M. de M’UZAN

Réponse à Françoise Coblence Laissez-moi, avant tout, Chère Françoise Coblence, faire état de la profondeur critique de nombre de vos interrogations. Cela constitue presque un challenge, l’invitation à une joute. Notre échange prenant place après une matinée de discussions, je ne pourrai éviter, mais je me répète !, au service de la clarté du propos, de revenir sur des points, des chapitres déjà abordés, mais ayant leur place en cette heure. Vous me le pardonnerez, on me le pardonnera, je l’espère, mais c’est inévitable. Dans ma réponse à des interrogations, je vais suivre, dans leur ordre, les chapitres que vous avez distingués, à savoir : 1. Ce qui doit être entendu à propos de la notion, de l’expression « être organique » ; 2. L’examen de la notion même de « pulsion » ; 3. Nature et statut de l’appareil psychique. Reconnaissez que ce n’est pas rien ! Suivant donc, pas à pas, votre développement, il me faut reprendre rapidement, très rapidement, ma position à propos de la notion de pulsion. La rigueur métapsychologique, on l’a vu, refuse d’accorder à l’autoconservation une « nature pulsionnelle », laquelle doit être réservée au seul psychosexuel. En outre, la répétition – les phénomènes de répétition – ne constituent pas un « au-delà du principe de plaisir », mais un en deçà. Quant à l’autodestruction, compagne de la répétition, elle est paradoxalement au service de l’autoconservation et inscrite dans le programme génétique de vie, de durée de vie, c’est-à-dire de mort à terme. L’expression de « suicide » cellulaire, retenue par Jean-Claude Ameisen, ne souligne pas assez que l’autodestruction est indispensable à la poursuite d’une vie intégrée… pour la durée qui lui est fixée. En outre, il s’agit donc bien d’un mécanisme néo-darwinien, qui gère également et pour une part l’activité interprétative de l’analyste. Dès lors, comment la perception n’interviendrait-elle pas de façon décisive, puisque cette activité est, par nature, sélective ? La perception est une des fonctions primordiales et premières de «  l’être organique  », ce qui n’exclut pas qu’elle évolue, tout au moins dans une de ses responsabilités, parallèlement au dégagement du sexuel et, comme vous le dites, dans l’interaction entre individus. La perception relève d’abord de l’être organique, mais elle est susceptible d’être «  séduite  », tout comme l’énergie qui l’anime. 99

D’où provient l’énergie utilisée par le Moi dans le conflit procédant du Ça, et en ayant recours au signal de déplaisir, interrogez-vous ? Tatillon à mon tour, direz-vous, et pour vous répondre correctement, encore faudrait-il être assuré du sens qu’on accorde au vocable « Moi », et savoir faire l’équilibriste entre les deux topiques. Avons-nous affaire avec la personne ou avec l’instance (mais il y a déjà la conscience, le moi-je, trace d’une « indécision affirmative », ou encore le moi-même, si je peux me permettre) ? Ne faudrait-il pas, dès lors, préciser chaque fois le lieu de l’action d’où l’analyste parle. Avec « l’être organique » et « l’être pulsionnel », les choses sont, si j’ose dire, plus simples. Le Moi complique tout. Le « moi-même » ne pourrait-il être conçu – mais je m’avance – en tant qu’« écho psychique » de l’« être organique », un écho inévitablement, et assez vite, « contaminé » par le sexual. À propos de l’angoisse, je suis prêt à vous suivre en précisant que l’angoisse, qui a à voir avec la crainte diffuse et l’inquiétude, est, si l’on veut, plus « évoluée » que l’émoi, lequel est moins « contaminé » (par le sexual) et seulement fait d’agitation et d’effervescence. L’émoi est davantage inscrit dans l’être organique. Trouver le mot juste, pour parler des choses, n’est pas facile. L’angoisse de la «  névrose d’angoisse  » n’est pas l’angoisse de « l’hystérie d’angoisse ». L’angoisse de la névrose d’angoisse serait proche de ce que Freud nomme « l’angoisse automatique », réponse à une situation traumatique, à savoir à l’inondation par un afflux énergétique, celui d’une énergie non-qualifiée et, au début de sa production, distincte de l’énergie libidinale (alors que Freud faisait référence à la libido, c’est-à-dire à une énergie qualifiée). Soutenant que l’affect, et à plus forte raison son symbole, est initialement et fondamentalement animé par une « énergie sans qualité », je reconnais, bien évidemment, que celle-ci ne tarde pas à se « colorer », contaminée qu’elle est par des déterminants appartenant au « sexual », parfois même sur le mode pervers. Ainsi, je le redis, l’angoisse de la névrose d’angoisse appartient à l’être organique, tout au moins au départ de son déclenchement (ce qui se passe dans le domaine psychosomatique en est une illustration). Cette angoisse, angoisse automatique – et distincte de l’angoisse signal d’alarme –, procède de la situation traumatique découlant elle-même d’un débordement d’énergie, une énergie, on l’a vu, nonqualifiée. Cela étant, lorsque Freud relie cette angoisse à une surcharge libidinale, il avait en vue le moment où le « sexuel » commence de parler significativement, ce qui est souvent le cas…, mais pas toujours. Ne relevez-vous pas «  la situation intermédiaire de l’angoisse, c’est-à-dire l’affect », lequel, ajouterais-je, va bientôt prendre de l’épaisseur ? 100

Très attaché, comme vous le savez, aux notions de continuité, d’états intermédiaires, d’incertitude des frontières, etc., ce qui touche à la localisation de l’angoisse tourne à la raspoutitza. Dans le Moi  ? Mais de quel Moi est-il question, et qu’est-ce que le Moi, etc. on l’a vu. Je vais, ainsi, provisoirement, et puisque l’angoisse est ressentie, parler de «  l’être éprouvant  », être éprouvant qui, au reste, chez un même individu, n’est pas toujours le même et qui se définit, aléatoirement, en fonction de son degré de sexualisation. Ainsi, l’angoisse peut être à un extrême engendrée par le refoulement, mais alors, ce serait au sein d’une hystérie d’angoisse, et reproduite d’après une image mnésique ; à l’autre extrême, c’est le déterminant quantitatif qui prime, cependant que la notion de symbole d’affect ne se pose même pas. Il était juste d’évoquer le traumatisme de la naissance en tant que trauma inaugural, mais son essence ne tient pas, foncièrement, et contrairement, si j’ose dire, à ce que vous avancez, à la séparation, mais à une inondation énergétique. Enfin, et pour clore ce premier point, je suis heureux de vous voir partager ma conviction que l’être organique désigne une période où l’être n’existe pas encore comme sujet, cependant que le dehors et le dedans ne sont pas distincts l’un de l’autre. Je précise seulement que cette période s’étale bien au-delà de ce qu’on imagine et que ce qui s’y joue est toujours à même de se reproduire, tout au long de la vie ! Par exemple, lors des états de dépersonnalisation. La très heureuse citation de Samuel Beckett que vous rapportez ne le démontre-t-elle pas  ? Et n’ai-je pas, de mon côté, consacré un travail au thème de l’informe1 ? J’en viens maintenant à votre deuxième chapitre, la pulsion, dont vous reprenez, déjà exposée aujourd’hui, ma conception de sa genèse à partir de l’activité des zones érogènes sur le vital-identital, là où le programme génétique l’a prévu et sous l’impact de la séduction de l’infans par l’adulte. La pulsion, je le répète, est sexuelle et rien d’autre, et c’est le lieu de son investissement qui la qualifie d’objectale ou de narcissique. La pulsion investit le moi, dites-vous, ce qui implique que cet investissement libidinal est second par rapport au dégagement de la pulsion elle-même. Cela n’élimine pas la notion du narcissisme primaire, puisque l’expression signifie investissement libidinal de l’être devenu un soi-même, narcissisme primaire distinct du narcissisme secondaire, ou proprement dit. Le narcissisme, demandez-vous, a-t-il un lien avec l’autoconservation  ? Non, car il ne joue pas dans la même catégorie. 1. M. de M’Uzan, De l’informe avant toute chose, Aux confins de l’identité, Paris, PUF, 2005.

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Oui, dans la mesure où l’autoconservatif (un des principes au service du vital-identital) peut être séduit, par exemple dans l’activité défensive. Peut-on soutenir que ces trois réponses correspondent à « une sorte de rythme hésitation dans la vie des organismes » ? (Freud) Vous m’avez entendu proférer que certaines fonctions physiologiques n’ont pas le don de parole. Au passage, n’avais-je pas dit, un jour, au scandale de Jean-Paul Valabrega, que « le symptôme somatique était bête » ? Vous rappelez, de Freud, l’idée selon laquelle l’autoconservation ne pourrait mener à la mort. À cela, je réponds mais si, et c’est même son projet, avec l’extinction programmée de ses responsabilités (il n’est même pas nécessaire de penser au rôle éventuel de la pulsion sexuelle et, à plus forte raison, à celle de l’hypothétique pulsion de mort). Au plus concret, il suffit d’évoquer, dans certaines pathologies graves, la conséquence létale de mécanismes au service de la protection de l’organisme ! Autre réponse, je n’ai aucunement besoin de la notion de pulsion(s) du Moi. Je rappelle déjà l’ambiguïté de la notion de Moi. Mais que dire encore : pulsion émanant du Moi ? Le Moi ne dispose pas de source pulsionnelle (sexuelle) propre. Alors, pulsion sexuelle investissant le Moi en tant qu’objet, c’est le narcissisme secondaire proprement dit. Il existe bien deux conflictualités : après celle qui oppose le vital-identital au sexual, celle qui met en tension les investissements pulsionnels de soi-même et ceux qui visent l’objet. C’est à partir du lieu d’investissement de la libido qu’on est en droit de parler de libido objectale et de libido narcissique. C’est au sein de cette conflictualité pulsionnelle qu’il convient de ménager une place à la «  pulsionnalité démoniaque  » de Jean Laplanche qui, parallèlement, tout comme moi, récuse la notion de pulsion de mort. Vous me permettrez, Chère F. Coblence, de vous taquiner encore une fois – mais c’est notre gag intime – à propos de la traduction (que vous reprenez) du Seele allemand par âme, âme pour appareil psychique. Une initiative certes prise dans les œuvres complètes de Freud aux PUF, mais que je déplore. Le Seele allemand ne possède pas l’« écho religieux » qu’il a en français. Il en va de même avec le vocable « animique », un néologisme qui ne figure même pas dans le dictionnaire de la langue française (Le Robert). Même quand Freud était, peut-être plus que d’autres, sensible à l’indicible, à l’étrange, il revendiquait cependant clairement sa laïcité, en particulier pour ce qui touchait au fonctionnement de l’esprit. Le matérialisme de Freud, tel qu’il s’exprime dans ses travaux, peut, comme chez beaucoup, co-exister avec une intimité « croyante ». Maintenir la distinction entre psychique et somatique tout 102

en problématisant à l’extrême cette distinction, c’est précisément l’effort auquel s’est engagée la psychosomatique. J’avoue ne pas saisir ce que veut dire « penser l’unité de la vie d’âme », alors que parler des fonctions intégratrices de l’appareil psychique suffit pour rendre compte de « l’observable ». Au reste, pourquoi ne pas utiliser le mot esprit ? Sans compter que si l’on veut – et comme il se doit – ne pas assimiler le psychique à la conscience, ne nous reste-t-il pas l’inconscient « en place de l’usage métaphysique de l’âme » ? Revenant à notre propos, vous me demandez, puisque pour moi toute pulsion est sexuelle (pulsion au sens métapsychologique bien sûr), quel statut je donne au somatique et si ce corps est d’emblée sexuel. C’est pertinent. Je vous réponds : de même que l’énergie est d’abord « sans qualité », et que celle-ci se gagne grâce à l’intervention de la séduction, le corps n’est pas d’emblée concrètement sexuel, même si le décalage temporel est infime. Le sexuel se gagne, et prend des formes successives (les stades), même si sa place et la forme de son activité sont prévues sur le programme génétique, par exemple la puberté qui advient un jour, sans être présente, active, au début de la vie. Freud, que vous citez, écrit que les organes du corps délivrent des excitations de deux sortes, dont l’une est spécifiquement sexuelle. Pour moi, plus précisément je crois, c’est par «  l’entremise  » des zones érogènes, avec leur activité induite par la séduction, que le corps délivre une excitation spécifique. Quelle est la nature de l’autre excitation, demandez-vous ? À cela je réponds, ce n’est pas une excitation, c’est une innervation. Distinction qui ne récuse aucunement l’idée de sexualisation après-coup du non-sexuel. Si l’autoconservation (un des principes de fonctionnement du vitalidentital) n’est pas une pulsion (comme je l’affirme), je distingue bien le somatique (le vital-identital) du corps érogène (les zones érogènes). Zones érogènes dont l’activité interpelle l’appareil psychique pour qu’il «  invente  » la pulsion. Cela ne me semble aucunement exclure, bien au contraire, la sexualisation après-coup du non-sexuel. Psyché n’est pas le résultat d’un travail, elle en est surtout l’ordonnateur, ce qui lui assurerait apparemment une certaine réalité. La réalité en question n’est cependant pas nécessairement matérielle en elle-même, mais reliée, si j’ose dire, organiquement avec son « support », le cerveau. Sa matérialité s’exprime, s’identifie presque avec une activité. Lorsque le partage entre le dedans et le dehors est encore loin d’être accompli, tandis que le pulsionnel (sexuel) parle théâtralement au plus haut, l’être n’est encore – et comme je ne cesse de le dire – qu’une sorte d’espace aux frontières indécises, battues par des forces les plus violentes, en peine d’être seulement 103

déchargées, et avec, parallèlement, une volonté diabolique de durer. Comment concevoir, dites-vous, la qualification de cette énergie indifférenciée en énergie libidinale ? Me répétant – il le faut ici –, je rappelle que c’est dans la théorie de la séduction qu’on a la réponse. Souvenezvous, avec Jean Laplanche, de l’effort herméneutique imposé à l’infans, noyau constitutif de son inconscient. Cependant que, de mon côté, et comme je viens de le préciser, la génération et l’activité des zones érogènes interpellent l’appareil psychique. Vous consacrez le propos de votre troisième chapitre à une interrogation concernant cet appareil psychique. Une fiction, pour Freud, l’appareil psychique ne s’oppose pas au cerveau, il en exprime une part de responsabilité. Le vital-identital et le sexual, foncièrement distincts, sont en négociation l’un avec l’autre. Les deux ordres dépendent certes l’un de l’autre, mais à des degrés différents de l’activité du cerveau, l’histoire intervenant surtout au cœur du sexual. Ce qui pose la question de la liberté dont dispose la vie de l’esprit. Plus encore, et au-delà des déterminismes imposés par l’inconscient. Liberté très relative, infiniment moins qu’on est prêt à le penser. Liberté encore affectée par l’intervention du hasard, et plus que bridée au niveau même du programme génétique. Freud, que vous citez ici, ne prévoit-il pas qu’un jour le psychique « saura trouver une voie se poursuivant jusqu’au fondement organique de l’animique (le psychique) » ? Le matérialisme revendiqué par Freud ne jouxte-t-il pas une intimité presque superstitieuse ? Au reste, légère provocation, la liberté n’est-elle pas faite, aussi, de mensonges ? Paradoxalement, ce n’est pas péjoratif, pensons au premier mensonge réussi par l’enfant, et dont parle Viktor Tausk. Un ami américain, bien au fait de notre science-art, mais non psychanalyste, me disait un jour, dubitatif  : «  Il y a bien le conscient, l’inconscient… mais aussi la mauvaise foi. » La continuité du vivant ne s’oppose pas à une vision dualiste de son évolution. Le pulsionnel sexuel, l’invention de la pulsion par l’appareil psychique, constitue effectivement une rupture, même lorsque celle-ci est prévue dans le programme génétique. La constitution de l’inconscient procède en partie de cette rupture. Je m’étonne lorsque vous dites qu’avec ma conception on perde l’articulation de l’être organique avec les zones érogènes, puisque c’est précisément sur lui, et conformément aux « volontés » du programme génétique, que la séduction de l’infans par l’adulte va engendrer leur apparition et, partant, l’être pulsionnel sexuel. En outre, et comme ce phénomène est précocissisme, la référence au Moi, Ça, Surmoi, personnages distincts, ne peut avoir sa place. 104

À la question relative au caractère fondamental du facteur évolutif, je répondrai que le « psychique » est prévu avant d’advenir et que les formes que son activité engendre se modifient constamment. Mais «  parler continuité  » est relativement pertinent aussi longtemps que le fonctionnement de la personne est suffisamment intégré, ce qui est loin d’être toujours le cas. L’expérience dans le domaine psychosomatique le démontre à l’envi. La question de la continuité psyché-soma est conditionnelle et évolutive. De toute manière, l’essentiel (lourd) de ce qui adviendra se joue très tôt dans l’histoire de l’individu, c’est-à-dire en un temps où la distinction Moi, Ça, Surmoi n’a strictement aucun sens. En dépit des apparences, je ne suis nullement en guerre contre la deuxième topique. Il en a été assez question aujourd’hui. Mais, en spécifiant des rôles, des rapports entre ces sortes de personnages que sont le Ça, le Moi, le Surmoi, la seconde topique décrit des contenus en exposant l’analyste au risque de déposer dans l’esprit de l’autre, à la faveur du transfert, un scénario qui n’est pas le sien. Et puisqu’elle est inévitable, la référence à la deuxième topique n’est pas à éviter foncièrement. N’accompagne-t-elle pas l’indicible dans le rapport transférocontre-transférentiel ? Pointer comment l’esprit de l’autre travaille, en regardant la première topique, me semble infiniment plus difficile, mais ménage davantage le peu de liberté dont dispose l’individu. Votre citation de Paul Valéry, tout comme celle que j’ai faite de Samuel Beckett, me semble aller dans ce sens.

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QUATRIÈME PARTIE

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D. SCARFONE

Lettre à Michel de M’Uzan, analyste radical Cher Michel, Nous nous tutoyons dans la vie et tu sais que lorsque nous avons déjà essayé de ne pas le faire en public, l’amitié qui nous lie nous a vite ramenés au naturel de notre rapport. Aussi, je me permets de m’adresser à toi à la deuxième personne du singulier pour te faire part des réflexions que ton texte m’inspire. Ce sont, comme tu verras, des questions et réflexions qui ont pris racine ces dernières années dans la fréquentation de l’ensemble de tes écrits. Fréquentation au cours de laquelle s’est toujours confirmé le caractère radical – en même temps que rigoureux, audacieux et exigeant  – de ton œuvre. Ton présent texte est bien de cette veine : un ensemble inséparablement conceptuel et clinique, d’où se dégage une vitalité que je tiens à saluer et de laquelle j’espère savoir prendre exemple. Précis et sobre, ton texte est cependant un texte fort, qui nous oblige à choisir. Avec toi, le discours psychanalytique n’est jamais la proverbiale auberge espagnole : on est prié, voire intimé de prendre position. Et bien que je ne dédaigne pas les nécessaires et fertiles ambiguïtés que le vocabulaire psychanalytique – de par ses origines, de par son objet, de par sa méthode – comporte inévitablement, je ne te dirai pas assez combien je trouve salutaire ta clarté terminologique qui, alliée à l’élégante précision de ton écriture, ne laisse pas le lecteur à la dérive ou sceptique quant à savoir si ce qu’il a sous les yeux est, ou non, une création légitime, une intervention requise. Je n’y vois pas une phrase qui n’y était pas nécessaire. Je souscris sans hésiter à tes positions de départ, bien nettes, au sujet de la pulsion – nécessairement sexuelle – et de l’autoconservation – que tu exclus avec raison du champ pulsionnel. L’articulation que tu proposes par ailleurs avec la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche n’est pas, comme tu t’en doutes, de nature à me déplaire. Dans des écrits antérieurs1, tu as déjà localisé le point d’incidence de 1. Notamment dans «  Le développement identitaire  : accomplissements et achoppements », Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005.

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la séduction le long d’un axe alors appelé « autoconservatif » et dont tu affines aujourd’hui l’appellation : le vital-identital. Incidence en effet situable, sinon dans une chronologie – puisque l’infans baigne en continu dans un milieu « contaminé » par l’énigmatique des messages des adultes –, du moins dans le cours d’un processus de différenciation psychique. Là où la séduction, si elle n’est pas perverse, inaugure l’organisation psychonévrotique, le vital-identital en désigne pour ainsi dire la structure d’accueil, structure sur laquelle la théorie de la séduction ne s’attarde pas. Tu nous montres que le vital-identital n’est pas un sol inerte, puisque s’y jouent des drames que nous aurions tort de négliger. C’est la pratique de l’analyse qui nous révèle, surtout lorsque nous en sommes par toi avertis, ce qui se joue en deçà des faits de séduction. Bien entendu, nous ne pouvons penser cet « en-deçà » que dans l’aprèscoup de la constitution d’un appareil psychique suffisamment différencié. Il ne saurait donc être question d’ordonner le vital-identital et la séduction selon une succession chronologique. Il faut, à leur propos, tenir compte de la temporalité particulière des processus psychiques, sans quoi on risque de s’engager dans une impasse théorique. Mais je n’entends pas m’attarder sur ces complexités épistémologiques. Je veux seulement marquer ceci que, si nous parlons toujours depuis le lieu que le processus de la séduction a institué, nous ne saurions toutefois nous soustraire à la tâche théorique que la pratique nous impose lorsque se manifestent, au cours de l’analyse, des phénomènes qui ne trouvent pas de contre-partie théorique spécifique dans la théorie générale de la séduction, qui n’est d’ailleurs pas tenue de tout prévoir. Or, le regard que tu portes, Michel, depuis longtemps déjà, sur ce que tu nommes désormais le vital-identital, permet précisément, me semble-t-il, d’articuler – sans les amalgamer – théorie de la séduction et problématiques liées à l’identité. Cela dit, nous commettrions une grave erreur à ne considérer le vital-identital que comme la reprise sous un autre nom de l’ancienne autoconservation. La modification terminologique que tu proposes n’est pas de pure forme, mais nous convie à considérer un autre plan de l’effectivité (de la « Wirklichkeit » freudienne). Avec ce terme nouveau, tu fais référence à la fois au vital (incluant l’autoconservation) et à l’identité. Dans son soubassement métapsychologique, se profile l’économique dont tu as toujours eu le souci de préserver la place dans la pensée psychanalytique. Tu nous as déjà instruits sur le fait que l’analyse procède, dans ses moments décisifs, par remaniements économiques et que ceux-ci constituent la face « quantitative » de ces phénomènes que 110

tu as désignés comme « vacillements identitaires », voire crises de dépersonnalisation. Ces vacillements et ces crises, tu nous as appris à les accueillir comme des événements inséparables du changement en analyse, et il me semble que, à leur sujet, l’articulation entre la théorie du vital-identital et celle de la séduction n’en devient que plus signifiante. Tu as déjà proposé que la séance analytique puisse être considérée comme une « zone érogène »2. Cela souligne la prégnance de la séduction comme fait inévitable dans toute analyse, ce qui pour J. Laplanche constitue une réouverture de l’originaire. Les remaniements économiques dont tu soulignes la nécessité et les effets parfois spectaculaires, laissent cependant bien voir que cette réouverture n’assure pas à elle seule la reprise d’une marche progrédiente vers la différenciation psychique et son cortège de symbolisations ou mentalisations. C’est plutôt une provocation qu’opère la séduction dans le cadre de l’analyse et qui intime à la psyché de l’analysant de se frayer un chemin. Chemin qui ne se laissera éventuellement tracer qu’au prix d’un certain nombre de positionnements transférentiels variés, mais ramenant un jour ou l’autre, inexorablement, vers des thèmes liés à ce qui, sous le nom de vital-identital, se présente comme l’assise pré-sexuelle, pré-pulsionnelle de la vie psychique. Les termes de « pré-sexuel » ou « pré-pulsionnel » que je viens d’employer doivent être précisés : ils ne désignent pas une succession chronologique, mais nomment la nécessaire extériorité par rapport au domaine pulsionnel. Je nomme ici « pré-sexuel » ou « pré-pulsionnel », non ce qui vient avant le sexuel ou la pulsion, mais ce qui lui sert de trame ou de toile de fond. Freud lui-même ne parlait-il pas de « sexuel-présexuel  »  ? Sans une référence au pré-sexuel ou au pré-pulsionnel, la pulsion sexuelle serait au mieux une banalité, au pire, totalement inutilisable. Si, en effet, tout était sexuel, rien ne le serait. La décomposition qu’opère l’analyse des formations auxquelles était parvenue la psyché dans sa confrontation avec la séduction, fera nécessairement apparaître son dehors, ce qui résiste à la « psychisation » intégrale. Le travail requis par la séduction, la traduction partiellement réussie de l’énigme de l’autre, constitue en même temps une transformation survenant dans l’opacité de l’« être organique ». Ta recherche, Michel, jette une lumière dans cette opacité.

2. M. de M’Uzan, « La séance analytique : une zone érogène ? », Aux confins de l’identité, op. cit.

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J’espère ne pas déformer ta pensée au sujet de l’être organique, si je considère sa dimension biologique autrement que comme pure mécanique physiologique. J’ai tenté de montrer ailleurs que la biologie de Freud était une «  biologie étendue3  », c’est-à-dire non une simple physiologie, mais le vaste ensemble darwinien dont l’unité d’observation va bien au-delà des limites de l’organisme individuel. Si, comme je l’évoque plus haut, l’être organique ne peut être pris en compte que dans l’après-coup de la différenciation psychique, voilà un autre argument à l’appui de cette notion de biologie étendue. Une biologie qui conçoit, selon tes mots, un « programme » du vivant, lieu d’incidence de l’autre de la séduction. Lieu d’incidence où advient, en un saut qui reste inconcevable, ce qu’on pourrait appeler le « grand détournement » conduisant de la biologie à la culture. Je ne saurais spéculer sur le franchissement de ce hiatus, sur ce saut entre biologie et culture, sinon pour dire que la « situation anthropologique fondamentale » identifiée par J. Laplanche me semble, à ce propos, offrir un socle important pour des recherches ultérieures4. Je reviens à la marche inaugurée par la réouverture analytique de l’originaire. Si elle n’est pas automatiquement une marche en avant, vers la symbolisation, cette marche n’est pas non plus seulement régrédiente. La remise en mouvement que provoque l’analyse n’est possible que dans la mesure où quelque chose de la «  zone érogène  » qu’est la séance, quelque chose du rapport à l’énigme séductrice de l’analyste, tient bon au cours de ce travail. Il y a comme un fil d’Ariane du transfert qui permet à l’analysant de s’aventurer toujours plus loin dans son propre labyrinthe sans toutefois perdre complètement de vue le chemin vers la sortie. Mais si le fil ne se rompt pas, ce n’est pas parce que l’analyste se tiendrait sagement en dehors des intrications transférentielles. Tu nous a montré, à travers la notion de chimère, combien l’analyste doit luimême laisser se former – et, dirais-je, se laisser informer par – cet être « fabuleux » où les identités peuvent se confondre au point que la « pensée paradoxale » peut le visiter durant la séance. Cela concerne le côté « identital » de ce que tu explores et montre combien le vital-identital 3. D. Scarfone, Les pulsions, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 2004. 4. La situation anthropologique fondamentale est celle qui confronte un adulte doté d’inconscient à un infans non encore doté d’inconscient. Dans cette dissymétrie advient la séduction et l’implantation du sexuel inconscient chez l’enfant par l’émission de messages énigmatiques, « compromis » par le sexuel refoulé de l’adulte. Voir notamment J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987, et Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999.

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est bien plus et autre chose que l’autoconservation, ce qui ne va pas sans entraîner d’autres conséquences.

Le problème de l’étayage En proposant d’articuler ta théorie à celle de la séduction généralisée de J. Laplanche, tu as pris la précaution d’écrire que tu acceptes « sous réserve » la conception laplanchienne. Il m’apparaît que la réserve en question se manifeste précisément autour du rapport entre les domaines du vital-identital et du sexual5, ce qui inclut ta référence à la théorie de l’étayage. En effet, en suggérant que le « sexual » laplanchien émerge par étayage sur le vital-identital, tu reprends à ton compte la théorie de l’étayage, théorie que, comme tu sais, J. Laplanche a récusée au moment de formuler la théorie de la séduction généralisée. On se demande alors s’il faut opter pour ou contre l’étayage, dans un « ou bien, ou bien », ou si ce ne serait pas l’occasion d’essayer de penser à nouveaux frais l’articulation entre ta théorisation et celle de J. Laplanche. Si ce n’est pas là trop prétendre d’un texte de discussion, j’aimerais ici tenter la chose. Tenter d’articuler deux pensées, ce n’est pas vouloir les concilier à tout prix. Dans le cas présent, où tu suggères toi-même cette articulation, il me paraît légitime d’examiner les points autour desquels le lien articulatoire semble grincer quelque peu, ayant appris, de J. Laplanche précisément, que c’est là où ça grince qu’il vaut la peine de reprendre la réflexion. Tu accordes donc une place importante à la séduction, en la situant dans un rapport d’étayage, non plus sur l’autoconservation – comme le fait la théorie classique de l’étayage –, mais sur le vital-identital. Comme tu t’en expliques bien dans ton texte, la terminologie est ici importante. La théorie classique de l’étayage concevait l’émergence de la pulsion sexuelle à partir des pulsions d’autoconservation. Si, à la rigueur, l’autoconservation est un sous-ensemble du vital-identital, le fait que tu lui aies dès l’abord retiré toute dimension pulsionnelle modifie déjà la donne. Tu parles de « bourgeonnement » des zones érogènes sur le vitalidentital, ce qui pourrait encore ressembler à l’étayage « ancienne manière », mais tu romps catégoriquement avec la vision classique lorsque tu attribues ce bourgeonnement à l’effet de la séduction. Je te cite : 5. Terme proposé par J. Laplanche pour distinguer nettement le sexuel infantile, objet de la psychanalyse, de la sexualité. Voir J. Laplanche, « Le genre, le sexe, le sexual », in Sexual, la sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.

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«  La séduction […] engendre l’émergence, le dégagement, le «bourgeonnement» sur ce vital-identital (l’auto-conservatif si l’on veut) des zones érogènes, dont l’activité exige la mise en œuvre d’un travail spécifique par l’appareil psychique, travail qui se nomme pulsion. » J’ai mis en retrait cette citation parce qu’elle me semble capitale pour comprendre plusieurs aspects de ce que tu nous proposes. D’une part, tu modifies ainsi sensiblement la définition classique que donnait Freud de la pulsion en 1915. Celle-ci ne serait plus la « mesure de l’exigence de travail qui est imposée à l’animique par suite de sa corrélation avec le corporel6 », mais, si je peux te prêter ces mots : « La mesure de l’exigence de travail imposée au psychique du fait du prélèvement, par la séduction, des zones érogènes sur le vital-identital7. » Je me risque donc à penser que, même si tu utilises le mot « étayage », ta description du « bourgeonnement des zones érogènes » ne correspond pas à l’acception classique de ce terme. Tu poses en effet que la séduction exige la mise en œuvre d’un travail que tu nommes pulsion ; celleci n’émerge donc pas de l’autoconservation comme l’affirmait la théorie classique de l’étayage. D’autre part, ni le « bourgeonnement » des zones érogènes ni la pulsion ne sont, dans ta proposition, les produits d’une « émergence » naturelle, mais résultent de l’intervention de l’autre de la séduction. C’est pourquoi j’emploie pour ma part « prélèvement » de préférence à « bourgeonnement » : pour marquer qu’il s’agit non d’une efflorescence (avec ses accents trop naturalistes) mais d’une découpe. Quoi qu’il en soit, ce qui m’importe est que tu te trouves à modifier la conception du pulsionnel en général, et cela dans un sens qui me semble assez proche de ce que propose J. Laplanche. La « mythologie » dont parlait Freud à propos des pulsions s’en trouve d’autant remise en question. « Pulsion » ne désigne plus une « entité », fût-elle mythique, mais un travail. Or, qui dit travail, dit nécessairement énergie, et c’est justement sur ce que tu dis de l’énergétique psychique que je voudrais désormais prendre appui pour avancer.

6. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », (1915), OCFP, vol. XIII, Paris, PUF, p. 169. 7. Il faudrait, en toute rigueur, discuter de la différence entre « mise en œuvre d’un travail qui se nomme pulsion », et « mesure de l’exigence de travail », mais la différence ne me semble pas ici décisive.

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De l’énergie dans ses rapports avec la pulsion Tu nous invites à penser le vital-identital comme doté d’une énergie « sans qualité », imbriquée avec l’énergie libidinale. Une question se pose aussitôt : l’énergie sans qualité, essentiellement vouée à la décharge, est-elle une autre énergie que celle de la libido, ou l’imbrication dont tu parles nous autorise-t-elle à penser qu’un courant énergétique, initialement sans qualité, se trouve à être « qualifié sexuellement » du fait de la séduction ? Qualification qui expliquerait d’ailleurs que, comme le suggérait Freud, quelque chose d’interne à la pulsion semble en empêcher l’atteinte du but, la satisfaction, qui ne serait autre que la décharge complète8. Le sexuel, en effet, qui vient qualifier l’énergie du vital-identital s’inscrit dans la « situation anthropologique fondamentale » (J. Laplanche) comportant un décalage radical entre l’univers des adultes et celui de l’infans. Ce décalage inscrit par conséquent le sexuel entre un « trop tôt » et un « trop tard », le privant de tout aspect « naturaliste » auquel s’attache l’idée de décharge d’énergie. Le pulsionnel, ainsi conçu, carburerait donc à la même énergie que l’être organique en général, mais sa « qualification » – c’est-à-dire sa liaison, ou encore son inscription dans le processus de séduction/traduction par lequel un sexual est prélevé sur la trame du vital-identital  –, lui conférerait un destin autre que la décharge pure et simple. La décharge, quant à elle, entre dans le fonctionnement de ceux que tu nous a présentés comme « esclaves de la quantité ». Cela va de pair avec la modification que tu as apportée il y a déjà longtemps à la conception du point de vue économique : celui-ci n’est plus le point de vue traitant de la distribution de la seule libido, comme le veut la définition classique, mais décrit les différents régimes auxquels est soumise la quantité d’énergie, que celle-ci soit « sans qualité » ou qu’elle soit « qualifiée », c’est-à-dire pulsionnelle9. Sauf erreur, je crois que, mis ensemble, ta redéfinition de la pulsion et ta conception de l’économique peuvent avoir d’autres conséquences notables. En effet, si l’énergie ne spécifie pas la pulsion mais relève du vital-identital, et si le pulsionnel ne relève pas directement de la « corrélation avec le corporel », mais de la « corrélation avec l’intervention de l’autre  », alors la relation entre pulsion et énergie est totalement 8. S. Freud, «  Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse  », (1912), OCFP, XI, Paris, PUF, p. 139. 9. M. de M’Uzan, «  Les esclaves de la quantité  », La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1996.

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bouleversée. L’énergie existe, mais elle est partout dans l’être vivant. L’énergie, comme tu le dis bien, c’est l’énergie générée dans les mitochondries. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’énergie pulsionnelle. La pulsion, en tant qu’elle est une exigence de travail résultant de la séduction, désigne non une énergie libidinale, mais la qualification, la mise au travail sexuelle de l’énergie, en fonction d’autres destins que la pure décharge. Il se produit alors un fait curieux, mais qui a l’heur de coïncider avec une de tes positions métapsychologiques radicales : alors que tu récuses la notion même d’une « pulsion de mort », on se trouve néanmoins, en suivant ta pensée, à croiser celle de Freud à propos du dernier dualisme pulsionnel. On sait que Freud, en posant pulsions de vie contre pulsion de mort, n’attribuait d’énergie qu’aux seules pulsions de vie. Pour ta part, en posant le vital-identital en face d’un pulsionnel, ou d’un « sexual », tu n’accordes d’énergie (au sens strict) qu’au vital. Il s’ensuit que le pulsionnel, dans ton dualisme à toi, a besoin d’emprunter l’énergie, en la « qualifiant », au vital-identital. Argument indirect, je te le concède, mais qui tend à confluer avec la position de J. Laplanche au sujet de la pulsion de mort : celle-ci, que Freud pensait découvrir en 1919, n’est en fait que la redécouverte du pulsionnel-sexuel. Dans le cadre de la pensée de Freud, l’absence d’une énergie spécifique à la pulsion de mort a toujours fait problème, du moins tant que nous considérons que toute pulsion doit être dotée de son énergie. Or, nous venons de voir que ce que Freud disait de la pulsion de mort – qu’elle n’a pas d’énergie qui lui soit spécifique  –, on peut le dire du pulsionnel-sexuel. La conclusion plus satisfaisante serait qu’aucune pulsion n’a d’énergie qui lui soit propre. Si pour Freud ce sont les pulsions de vie qui « prêtent » leur énergie à la pulsion de mort, on trouve ici un parallélisme parfait avec le fait que le vital-identital est seul détenteur de l’énergie et que le sexual la lui emprunte. Parallélisme qui incite à simplifier les équations en posant que la pulsion de mort n’est autre que le sexual.

L’horizon actuel Mais il y a plus : tu dis du vital-identital et du sexual que ce sont « deux champs distincts […] confrontés à leur imbrication » (p. 16). Cette notion d’imbrication me paraît de toute première importance. Elle reprend, d’une certaine façon, la notion d’intrication pulsionnelle qui avait été nécessaire à Freud pour s’extraire de certaines apories 116

où le conduisait le dernier dualisme. Mais ici, point de «  mélange des genres  », si j’ose dire. L’imbrication dont tu parles me semble en droite ligne avec ce que tu as bien vu il y a déjà très longtemps et explicité, entre autres, dans un texte pour moi fondamental, « Le même et l’identique »10, à savoir, que la structure psychonévrotique contient un « noyau » de névrose actuelle11. C’est là une notion sur laquelle je reviens pour ma part souvent, parce que je la considère indispensable pour penser le champ analytique au-delà de la sphère dans laquelle il a été inauguré, soit les psychonévroses. Freud avait fait – cliniquement et nosographiquement – la distinction nécessaire entre psychonévroses et névroses actuelles, mais c’était pour exclure celles-ci des indications de traitement psychanalytique. Toutes proportions gardées, je serais tenté de mettre cette exclusion en parallèle avec l’abandon de la théorie de la séduction. L’actuel, en effet, s’il n’est pas de nature à se présenter sous les traits directement analysables, n’a pas manqué, tout comme la séduction, de faire retour dans notre champ. Tu en sais quelque chose puisque, avec tes collaborateurs, au sein de L’École psychosomatique de Paris, tu as théorisé cette notion. L’imbrication entre vital-identital et sexual me semble par conséquent décrire, sous un autre angle, celle qui existe entre actuel et psychonévrotique. Je ne dis pas cela par amour pour les belles symétries ! Toute notre métapsychologie ne serait qu’une spéculation oiseuse si elle n’avait pas de conséquences sur la pratique. Je crois que si la théorisation que tu nous proposes est si parlante, c’est qu’elle réactualise des questions de fond. Questions que, comme tu dirais, la propension herméneutique de la psychanalyse a recouverte à des degrés divers. Il s’agit en effet de la radicalité de ta pensée dont je parlais en commençant, et notamment de la question des remaniements économiques, des vacillements identitaires, de la chimère analytique, de la dépersonnalisation, et, last but not least, de la question du transfert. Sans ces «  moments actuels » d’une analyse, il n’y aurait à l’œuvre qu’un travail purement herméneutique, ouvert à tous les relativismes interprétatifs, à toutes les dérives subjectivistes. Les exemples cliniques que tu nous présentes me semblent bien montrer l’importance de tenir compte de l’« actualité », transférentielle ou autre, de la psyché du patient au moment de formuler une intervention. 10. M. de M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977. 11. Réflexion pousuivie à ce sujet plus récemment dans Aux confins de l’identité, op. cit., chapitre intitulé « À l’horizon : le ‘facteur’ actuel ».

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Pour aborder le vital-identital selon son homologie avec l’actuel, j’examinerai l’actuel non dans sa dimension économique, mais sous son aspect temporel. Je crois que l’actuel serait une notion bien appauvrie si nous ne le pensions qu’en négatif, soit comme ce qui gît au fond du psychonévrotique par défaut d’élaboration psychique. Mais tes propos sur le nécessaire « dérangement » économique que doit provoquer une analyse12 m’amènent à penser que l’actuel n’est pas un simple résidu de l’élaboration, bien plutôt la source vive du psychique. Source vive, non par la seule référence au biologique, mais du fait que c’est seulement dans l’actualité de l’analyse que s’ouvre le « moment » de la séduction, de son élaboration et par conséquent de la différenciation psychique qui, à terme, se stratifiera en temporalité du moi. On retrouve ainsi ce terme de « moment », évoqué plus haut, dans son équivocité temporelle et quantitative, et qui me semble désigner quelque chose de spécifique à la psychanalyse. Le «  moment  » dont je parle serait l’expression du pulsionnel in statu nascendi, le «  moment même  » de son apparition sur fond de vital-identital et de séduction. Ce moment n’est pas une minute, une heure, une journée repérables selon la chronologie. Ce moment est « actuel ». C’est l’instant, si l’on veut, mais qui n’est pas le présent, ou alors, c’est le présent, mais en tant qu’il n’est pas en train de passer. Il est un « hors-temps », et le sujet qui y est confronté est luimême déporté, décentré, « hors de lui ». Corrélativement, le vital-identital n’est pas seulement une sorte de substrat sur lequel la séduction prélèverait les zones érogènes et instituerait le pulsionnel. La nature « actuelle » de ce vital-identital doit être prise en compte parce que les divers destins possibles de la séduction en dépendent, selon que le « moment » de cette séduction se produit de manière à permettre ou au contraire empêcher l’organisation temporelle de la psyché. J. Laplanche a décrit, à ce propos, la différence qui passe entre implantation (séduction, disons, « ordinaire ») et intromission (sa variante violente)13. Dans ce sens, ce que tu as proposé ailleurs dans tes écrits au sujet du «  dégagement identitaire  » et de la constitution du double, me semble relever de cette « actualité » de la rencontre de l’autre. Cette rencontre, faut-il le rappeler, séduit, détourne dans la

12. Dans Michel de M’Uzan, Paris, PUF, coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui ». 1996. M. Gagnebin a bien documenté les conceptions originales de M. de M’Uzan concernant la cure et la séance. 13. J. Laplanche, « Implantation, intromission », La primauté de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1997.

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mesure où elle est en excès par rapport à la « bonne forme » de l’attachement, par exemple ; en excès, donc, par rapport à tout programme biologique, même lorsqu’on y inclut le lien éthologique entre la mère et l’enfant. Cet excès n’est pas seulement une question de quantité ; il n’est pas du même ordre que le biologiquement bien adapté. Cet excès est excès du fait de son allure impersonnelle, celle de l’autre « bien autre ». Il me semble qu’on y retrouve, mutatis mutandis, ce que Levinas désigne par le « il y a », et qui, selon le philosophe, suscite une vigilance du sujet, par contraste avec le retrait nécessaire à la conscience, au moi14. Avec le vital-identital, tu nous amènes à penser que l’intervention de l’autre dans la séduction, si elle ne peut être conçue que dans l’aprèscoup de la séduction elle-même, cette intervention, dans ses effets les plus percutants, peut nous donner un indice de ce qui en est du « préséductif » ou du « hors-séduction ». Même s’il est difficile, voire impossible, de rendre compte du pré-langagier, de l’informe, puisque nous ne disposons que de formes – langagières, picturales ou autres – pour en parler15, il reste que l’expérience analytique elle-même finit par s’imposer à nous, dans ses moments décisifs, sous des formes qui nous font « tâter », ne serait-ce que sous un voile, une temporalité autre, une expérience d’un autre type, que le langage peine à décrire. Ta référence à l’écrivain Andreï Biély à la fin de ton texte illustre bien ce dont il est question. Notre connaissance de cette strate est indirecte, imprécise par définition, mais nous savons au moins qu’il faut graviter autour des attracteurs que sont ces formes pratiquement vides, pour que les «  bouleversements  » que laisse espérer l’analyse puissent se produire. Une énergie sans qualité, d’ailleurs, pourrait-elle avoir d’autre corrélat psychique qu’une forme vide ?16 Dans la séduction originaire, l’altérité de l’autre rencontre l’« autre temps » du vital-identital, et c’est de cette rencontre que peuvent surgir à la fois la structure et son ouverture vers un devenir, les frontières et leur mobilité, le moi et son inconscient, le même et son double. Sur le plan clinique, tu as su d’ailleurs nous déporter par rapport à nos présupposés commodes concernant l’analysabilité. 14. E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1949. J’ai rapporté, pour ma part, cette vigilance telle qu’elle m’a été décrite par un patient psychotique : « Ma mère, ce n’est pas elle. De la séduction à la négation. », in J. Laplanche et coll., Colloque international de psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 1993. 15. L. Kahn, « Enchaînés à la qualité », La chimère des inconscients. Débat avec Michel de M’Uzan, Paris, PUF, coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2008. 16. F. Gantheret a déjà parlé de « morphèmes en tension ».

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Tu nous as assez clairement montré qu’il n’y a pas lieu de reculer, bien au contraire, quand la tâche pratique nous confronte à des limites « peu claires  » de l’identité, à des fixations moins bien «  assises  » que dans les psychonévroses. À la fin de ton texte tu parles d’une « science des limites indéfinies » et nul n’est mieux placé que toi pour revendiquer cette appellation.

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M. de M’UZAN

Réponse à Dominique Scarfone Cher Dominique, Il était, bien sûr, difficile de maintenir entre nous, artificiellement, cette « distance » bien conventionnelle qui affecte les écrits destinés à la publication. Il convient néanmoins de marquer clairement que l’amitié ne saurait entraver la rigueur dans la critique – même lorsque, pour ce qui nous concerne, nous avons un regard plus que proche sur les questions et les réflexions dont nous débattons. Je suis, bien entendu, heureux de t’entendre rappeler notre commune compréhension de la notion de pulsion, nécessairement sexuelle, et du refus d’accorder à l’autoconservation la qualité de «  pulsion  ». Cette rigueur métapsychologique, nous la partageons. De même, j’adopte sans réserve ton terme de «  structure d’accueil  » pour la séduction, orientée vers mon vital-identital, que tu considères également comme étant tout autre chose qu’un « sol inerte ». Enfin, nous accordons, l’un et l’autre, une même responsabilité à la séduction. Paroles provocantes lorsqu’on cerne son rôle dans la cure, mais séduction indispensable dans la mesure où elle constitue, je te cite, une « réouverture de l’originaire ». Jean Laplanche le soutient également. Je pense aussi que tu précises heureusement la question en marquant que cette réouverture, si essentielle soit-elle, n’assure toutefois pas à elle seule la marche progrédiente vers la différenciation psychique et les symbolisations ; un chemin qui débouche sur l’assise présexuelle de la vie psychique, donc mon vital-identital. Si je me permets de le rappeler, c’est parce que nous touchons là, sinon à une divergence entre nos vues, du moins à un point de discussion entre nous. Il s’agit de la chronologie des phénomènes. Je m’explique : tu marques clairement que les termes de « présexuel » ou « prépulsionnel » ne désignent pas une succession (c’est moi qui souligne) chronologique, mais nomment la nécessaire extériorité par rapport au domaine pulsionnel… non ce qui vient avant le sexuel ou la pulsion, mais ce qui lui sert de trame ou de toile de fond. À cela – très solide – je réponds que ce qui est procède de la mise en œuvre d’un programme, un programme, comme on sait, d’essence génétique. Or, un programme est défini par une succession dans l’ordonnancement de ses chapitres. Lorsque je pose 121

le rapport entre le vital-identital et le sexual comme étant défini par l’intervention séductrice de l’adulte, celle-ci se développe dans le temps. La « matérialisation » de ce programme – un programme de possibles, pensons au hasard et à la nécessité de Jacques Monod – dépend de l’histoire, au moins en partie, puisqu’il faut également tenir compte de l’état de la distinction identitaire, elle-même évolutive, des protagonistes  : l’adulte dispose de frontières identitaires relativement tracées, alors que l’infans – dans ces temps primordiaux décisifs – est largement un espace aux limites indécises, un espace parcouru par des quantités d’énergie fabuleuses en quête de décharge. Dans ces conditions – j’en ai parlé plus haut –, le décalage temporel entre la mise en œuvre du vital-identital et du sexual me paraît inévitable, puisque ce dernier dépend de l’intervention séductrice de l’adulte, un autre. Je ne crois pas, ce disant, ne pas tenir compte de la temporalité des processus psychiques, puisque, presque au départ, se met en place une « négociation évolutive » entre les deux ordres, ce qui me semble effectivement articuler séduction et problématique identitaire. Mais voilà qu’à peine ai-je formulé « ma défense » je reviens, dans tes propositions, sur la prévalence de l’extériorité sur la chronologie : de l’espace sur le temps… un temps, comme on sait, qui n’existe pas dans l’inconscient, cependant que « l’être organique » n’est peut-être pas prêt à perdre son « opacité », dès lors que le biologique se distingue du pur physiologique. Je l’ai évoqué en regardant du côté de la science des limites indéfinies. J’en viens à l’intervention d’un malin génie qui a introduit un lapsus dans ton propos concernant le regard que je porte sur la conception laplanchienne de l’étayage : je l’accepterais sous réserve, alors que je pensais sans réserve ! Mais, le plus fort, c’est que c’est toi qui as raison, j’ai des réserves. J. Laplanche, sans doute, doit en avoir à l’égard des miennes. La question est importante, je vais tenter d’y voir clair. En premier lieu, tu relèves une certaine différence entre la définition freudienne de la pulsion et la mienne. C’est exact, mais il ne faut tout de même pas ignorer que les deux conceptions entendent bien que la pulsion corresponde, s’identifie, à l’exigence de travail imposé à l’appareil psychique (l’esprit) en raison de sa corrélation avec le corps. Je soutiens donc que je reste freudien quand je précise, dans le détail, ma définition : la pulsion, c’est l’activité psychique, un travail imposé à l’appareil psychique par l’activité des zones érogènes, zones érogènes dont l’éclosion proprement dite, comme par « bourgeonnement » sur le vitalidentital, est engendrée par le message séducteur de l’adulte, conformément aux « ordres » du programme génétique. In fine, et comme tu 122

le relèves également, ma conception du pulsionnel, de la pulsion, n’est peut-être pas tellement différente de celle de J. Laplanche. Encore que je crois insister davantage que lui sur la notion de travail. C’est donc très naturellement que tu abordes la question de l’énergie, l’énergie à l’œuvre, la force, « dans ses rapports avec la pulsion », en rappelant aussi l’importance que j’accorde au point de vue dit « économique ». De nouveau je précise, et je suis ton développement, il n’y a qu’une énergie, celle qui procède de l’activité de formations intracellulaires, les mitochondries, et à laquelle sont réservés trois destins. Le premier, physiologique, l’innervation des organes dans le cadre du fonctionnement intégré de l’organisme. Le second, qu’on nommera décharge pure de la quantité ou extinction programmée à temps. Le troisième, enfin, qui est, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, le gain en qualité sexuelle, sous l’impact de la séduction. On notera que dans la forme prise par ces destins intervient sévèrement ce qu’on nomme la quantité, c’est-à-dire la force, du point de vue quantitatif, une exigence de travail. Dans cet ouvrage – je pense en particulier à mon commentaire de la position de Sylvie Faure-Pragier –, j’ai exposé mes vues sur la notion de pulsion de mort. J’y reviens tout de même pour répondre à ton interrogation. Les choses pourraient être, au départ, simplifiées si l’on reconnaît, au regard des exigences de la métapsychologie, que le terme de pulsion doit être réservé au seul psychosexuel. Dès lors, il n’y a pas de pulsion de mort, mais une modalité de fonctionnement de l’énergie sans qualité (sexuelle), dont l’un des destins est sa décharge complète (un destin de la « quantité »). Comme on sait, l’autre modalité de fonctionner qui affecte cette énergie pure c’est son maintien à un niveau constant, c’est-à-dire celui qui lui assure une capacité d’investir à un certain niveau. Le fameux retour à l’inorganique, que l’on attribue à l’action de la pulsion de mort, n’est en rien un destin pulsionnel, mais l’accomplissement naturel, à terme, d’un programme, celui du vitalidentital. Toute vie est programmée pour une certaine durée, cependant qu’aucune pulsion (toujours sexuelle) ne dispose pas d’une énergie propre, puisque celle-ci procède directement, après l’intervention de la séduction, de l’énergie sans qualité animant le vital-identital. Enfin, je reconnais avoir été d’abord troublé par ta proposition d’un parallélisme : Énergie pulsionnelle (pour moi énergie sans qualité du vitalidentital) « prêtée » à la pulsion de mort/Énergie du vital prêtée au sexual. Parallélisme qui poserait que la pulsion de mort n’est autre que le sexual ! Mais que devient « l’équation », si on tient compte du fait que 123

ladite pulsion de mort n’est rien d’autre qu’un des destins de l’énergie qui anime le vital-identital et non une « entité » originale différente ? Avec « l’horizon actuel », de l’actuel, tu abordes un champ auquel j’ai été amené à reconnaître beaucoup d’importance – j’entends, bien sûr, l’actuel des « névroses actuelles », c’est-à-dire là où le symptôme ne raconte pas une histoire dans laquelle le psychosexuel intervient. Freud, certes, y avait pensé, et aussi pensé, à tort, devoir refuser aux névroses actuelles l’indication de traitement analytique. Et cela avant qu’il ne s’interroge sur les échecs des cures et avance la deuxième théorie des instincts. Ton amour pour les belles symétries va bien au-delà de ce que cette simple formule suggère, car ce qui se joue au sein du vital-identital, d’une part, et dans le sexual, d’autre part, avec leur imbrication, intervient décisivement en clinique. Ne faut-il pas savoir éviter de toujours « mettre du sens » – la folie du sens, disait Henry Ey – là où son intervention est, sinon abolie, du moins limitée. Je retrouve donc ce que tu dis, à savoir la nécessité de reconnaître les « moments actuels » dans les cures et, corrélativement, suspendre ou aménager l’activité herméneutique. Le repérage de cet « actuel », dans son rôle et en deçà de la séduction, soutient deux exigences. La première est de ne pas oublier qu’il existe un « noyau » de névrose actuelle au sein de toute psychonévrose. Wilhelm Reich, en son temps, l’avait déjà proféré. La deuxième, on l’aura compris, soutient que c’est l’énergie « sans qualité » qui est au service de la construction proprement dite de la psychonévrose. Dans ces moments, l’activité du psychanalyste se doit d’être profondément remaniée, en ce sens qu’elle ne saurait continuer de s’attacher exclusivement à l’éventuel conflit pulsionnel névrotique, objet d’un maigre investissement économique, mais doit s’adapter, avant tout, au statut identitaire de l’analysant. Je me permets de rappeler – car c’est « en situation », j’en ai fait état dans ma conférence inaugurale – l’échange que j’ai eu avec une collègue à propos de tel incident : la patiente, sortant, sur le pas de la porte, l’embrassait soudainement. Plutôt que de proférer d’éventuelles paroles rassurantes visant un déterminisme psychosexuel, je suggérais de s’en tenir à une description « topique » de la situation : « Devant la porte, toutes deux, nous nous trouvions debout. » Revenant, avec toi, sur ma notion de vital-identital, avec son homologie avec « l’actuel », il est exact de dire que je l’ai surtout étudiée sous l’angle économique (encore que je n’ai pas ignoré le qualitatif sans qualité !). Cependant que, de ton côté, tu t’attardes à son aspect temporel. Jusque-là nous cheminons, si j’ose dire, côte à côte ! Le vital-identital, « l’actuel » source vive du psychisme, la séduction de l’infans par l’adulte 124

à l’origine, tant de l’inconscient (Laplanche) que du dégagement du pulsionnel sexuel, in statu nascendi. C’est avec la notion de moment (moment de la séduction sur le vital-identital) que tu ouvres encore la question… et je t’accompagne sans réserve. C’est bien avec raison que tu arraches le «  moment  » du pur chronologique. En devenant «  actuel », ce moment s’identifie bien, et comme tu le dis, à « un présent qui n’est pas en train de passer ». Mais ce présent qui ignore (relativement peut-être) l’écoulement du temps ne regarde-t-il pas en direction de l’inconscient qui n’en sait rien ? Ne conviendrait-il pas alors de « démembrer » le moment, l’actuel ? Et, pour ce faire, d’en revenir, une fois encore, à la séduction par l’adulte, à la nature de la séduction, telle qu’elle s’exprime dans le message de celui-ci. Un message qui peut, effectivement, permettre l’organisation du psychisme de l’infans, avec un dégagement heureux des capacités de mentalisation, de fantasmatisation, un message par trop « corrompu » dans l’inconscient de l’adulte, orienterait le psychisme de l’autre en direction d’une expression déroutante de fonctionnement mental. Enfin, une carence de message laisserait ouverte la voie menant aux authentiques pathologies dites psychosomatiques… si les déterminants génétiques, dont le poids me semble très lourd, affirment suffisamment leur volonté. Ces notations, il faut le reconnaître, sont par trop dessinées, elles me confrontent, c’est par ces mots que je termine, avec mon regard affirmé en direction de la « science des limites indéfinies ».

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D. CUPA

Confins Questions à M. de M’Uzan Voici quelques mots sur Vanessa qui a été présente à mon esprit tout au long de la lecture du texte de Michel de M’Uzan. Votre travail, M. de M’Uzan, suscite très souvent, chez moi, des associations cliniques. J’ai divisé en trois parties mon propos, sachant que, celles-ci, en réalité, sont beaucoup plus intriquées que cela n’apparaît.

Entre vital-identital… Je rencontre Vanessa deux mois après sa greffe rénale. Elle est très anxieuse et l’entretien est dominé par sa désorganisation. « Je me sens déboussolée par ce changement de vie », me dit-elle. « J’ai perdu mes repères », « Je ne supporte pas les nouvelles contraintes ». « J’attendais tout à fait autre chose. « Il faut que j’assimile une nouvelle vie et je n’y arrive pas ». « J’ai très peur du rejet : le rein n’est pas éternel. » « Les médecins ont fait baisser mon immunité pour que je supporte le rein. Je me sens étrangère à moi-même. », dit-elle encore. Elle se sent flottante comme un fantôme. Revient-elle de chez les morts ? Est-elle bien vivante ? Elle est abandonnée. Qui l’abandonne ? Ses sentiments abandonniques sont pesants. Elle réclame beaucoup d’attention de la part de l’équipe médicale et de moi-même. Elle cherche à me téléphoner très souvent. Domine chez moi un sentiment d’« inquiétante étrangeté ». Ce malaise tient non seulement à la présence de la mort, au « flottement identitaire » de Vanessa, mais aussi à des sentiments de captation liés aux manifestations abandonniques. Chez Vanessa se repère une vacillation des limites entre Soi et Non/Soi, entre le familier et l’étranger. «  La consistance identitale » apparaît sous ses formes de leurre, la vacillation se situant aux limites de la vie, vie qui lui faut assimiler.

Question  à Michel de M’Uzan  : «  Etes-vous d’accord pour parler ici de ‘consistance identitale’ ? » 127

La silencieuse sensation d’être vivant devient chez Vanessa bruyante dans la lutte pour se maintenir vivante.

Questions  à Michel de M’Uzan  : «  Le vital est silencieux, n’est-ce pas le « silence des organes » cher à Canguilhem ? Dans vos formulations actuelles, ne trouvez-vous pas que vous tirez jusqu’à l’extrême le modèle vitaliste de l’économie psychosomatique ? » Le puissant désir de séquestration que je ressens alors chez Vanessa se conjugue avec ce que je discerne d’un souhait à se réfugier en moi. Jeux d’emboîtements où dedans et dehors s’inversent et dans lesquels je sers de contenant, de cadre. Le fil de mon téléphone est pris pour un cordon ombilical par lequel elle fantasme se perfuser avec mon énergie vitale, fantasme vampirique de ma substance vitale. La force du transfert me fait penser à une forme de travail de trépas1, dans lequel l’objet est investi très puissamment.

Questions à Michel de M’Uzan : « N’est-ce pas là le travail du ‘sexual’ qui requalifie le vital-identital aux prises avec la déqualification  ? L’inquiétante étrangeté de mon contre-tranfert n’en est-il pas l’indice ? » Le mouvement des limites chez ma patiente, où l’identité est perçue dans sa fragilité et où se repèrent les difficultés du dégagement de l’unité mère/enfant m’évoque le système paradoxal permettant l’installation d’une chimère fantasmatique dans le processus thérapeutique tel que vous le proposez. Vous référant au modèle biologique de l’abaissement du système immunitaire qui fragilise l’organisme mais conduit à l’acceptation de la greffe, vous pensez que les interprétations de défenses constituent chez le patient une désorganisation économique et une déliaison conduisant à la zone transitionnelle, où n’existe pas de frontière véritable entre le moi et le non-moi. Dans ces confins de l’identité, le patient peut à la fois puiser un ressourcement dans l’appareil psychique de son analyste et mieux assimiler, voire incorporer ses interprétations. Plus encore, dans cet univers aux limites incertaines se crée une chimère psychique, selon vous, qui procède de la rencontre des activités inconscientes de l’analyste et du patient, indiquant comment peut émerger entre un Soi et un non/Soi, une identité hybride, originale, 1. M. de M’Uzan, 1976, De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.

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un nouveau moi acceptant en lui l’altérité et cet autre en lui qu’est l’inconscient. Aussi bien chez ma patiente que dans la situation quasi expérimentale décrite par vous se révèle le travail d’« appropriation » par la psyché de l’objet dans ce qu’il a de plus matériel et de plus psychique. Chez Vanessa le mouvement d’introjection de l’objet rein est pris dans le mouvement transférentiel de captation de l’objet maternel se déployant dans un moment où l’incertitude des limites est très présente dans le champ transféro-contre-tranférentiel.

Questions à Michel de M’Uzan : « Ne peut-on alors penser que les premières rencontres avec l’objet de l’infans qui n’est pas encore immunisé psychiquement, se font dans un processus de chimérisation par les diverses identifications, à comprendre comme des greffes de contenus et de contenants objectaux ? La psyché n’est-elle pas chimérique ? Chimère qui n’est viable qu’en s’organisant dans la tiercéité : la psyché de l’enfant métis-chimère de son identité, la psyché de la mère et celle du père ou autre objet de la mère. Propositions que je vous fais, M. de M’Uzan, car je ne saisis pas bien comment le vital-identital se construit pour vous, quel est l’objet du vital-identital ?

…et sexual Plus enveloppée dans son moi-corporel, Vanessa se plaindra de son greffon devenu douloureux. Elle voit et revoit les médecins trop souvent. Des cauchemars répétitifs apparaissent. « On lui annonce des résultats de bilan sanguin catastrophiques ; la femme qui fait cette annonce est morte, c’était un médecin qui la protégeait, l’écoutait, qui me ressemble. » Elle rêve aussi de la mort de ses parents, dont on lui annonce la mort brutale lors d’un accident de voiture. Les affects qui dominent sont une angoisse effrayante et la culpabilité. Les manifestations hypocondriaques douloureuses sortent le greffon de son silence, lui donnent corps en lui fournissant à la fois « une représentation » (A. Jeanneau) et sans doute une pré-forme auto-érotique (M. Fain). Mais la menace de mort revient de l’extérieur par la réitération d’une mort annoncée. « L’annonce » condense sa crainte des résultats de bilans médicaux avec l’annonce ancienne de son insuffisance rénale terminale montrant par la répétition son aspect traumatique. La mort du médecin manifeste son ambivalence à l’égard de l’équipe médicale et de moi-même qui ne la protégeons jamais assez tout en la maintenant dans 129

une dépendance qui lui est insupportable. Au fil des séances, l’accident des parents apparaît comme reflétant ses envies haineuses à l’égard du donneur et, à travers le souvenir d’un accident dans lequel un couple est tué, se découvre une scène primitive mortifère. Elle « revit » grâce à une mort accidentelle, grâce aussi à la force érotique des reprises psychiques sexualisantes.

Questions à Michel de M’Uzan : « Quelle est la place du fantasme dans l’organisation vital-identital/sexual ? Je pense à J. Laplanche et à la place qu’il donne au fantasme dans l’agencement du sexuel infantile. Comment vous situez-vous par rapport à cette hypothèse ? Pouvez-vous aussi nous éclairer sur la partition de l’auto-érotique ? Comment joue la reprise « auto ? »

Thanatal Une complication de l’allogreffe de cellules souches hématopoïétique spécifique est fort intéressante comme vous nous l’avez bien montré. Il s’agit de la réaction du greffon contre l’hôte qui se situe, en quelque sorte, en miroir du rejet du greffon par l’hôte se produisant lors des autres types de greffe. Cette « maladie » du greffon contre l’hôte constitue un paradoxe puisqu’elle procède d’une réaction immunologique dont les cellules du donneur sont à l’origine, alors même que le déficit immunitaire est patent chez le receveur. Il s’effectue un retournement de la défense immunitaire et l’intolérance n’est plus alors « celle de l’autre par soi, mais celle de soi par l’autre en soi »2. La chimère biologique devenue démoniaque peut alors transformer l’hôte en une proie qu’elle rejette cruellement, elle peut attaquer en particulier sa peau et en faire un écorché vif, elle peut le tuer3. Cette intense agression biologique permet un autre rapprochement avec la chimère psychique produite par l’analyse. Selon vous, les interprétations auxquelles conduit l’activité de la chimère, au même titre que le greffon de cellules hématopoïétiques, peuvent avoir des effets délétères et entraîner de nouvelles entités pathologiques. « Ce serait l’intervention qui ne tolérerait pas plus le patient et

2. J. Ascher et J-P. Jouet, (2004), La greffe entre biologie et psychanalyse, Paris, PUF. Cet ouvrage est un des travaux les plus remarquables sur la greffe de moelle. 3. Je pense que c’est un cas de figure très intéressant de la cruauté primaire telle que j’ai tenté de la conceptualiser. D. Cupa, (2007), Tendresse et cruauté, Paris, Dunod.

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qui donc le détruirait sur le mode immunitaire en le rejetant4 », ditesvous. Aussi l’interprétation comme étrangère doit-elle répondre, selon vous, à une nécessité d’ordre métaphoriquement immunitaire comme conçue par l’analysant.

Question  à Michel de M’Uzan  : «  Plus encore, dirais-je, l’autre en Soi peut être porteur d’un rejet de Soi. Lorsqu’elles ont été incorporées, les parties toxiques, haineuses de l’autre, peuvent attaquer de l’intérieur le Soi. Comment, d’après vous, nommer ce mouvement ? »

4. M. de M’Uzan, (2004), (Entretien avec M.-F. Laval-Hygonenq), « Pour une cohérence théorique doctrinale de l’interprétation », Interpréter le transfert. Débats de psychanalyse, Paris, PUF, p. 51.

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M. de M’UZAN

Réponse à Dominique Cupa Chère Dominique Cupa, C’est avec un intérêt tout particulier que je vous ai entendue exposer le cas de votre patiente Vanessa. Un cas, si j’ose dire, exemplaire ; exemplaire tout particulièrement en ceci qu’il illustre magistralement un des thèmes développés au cours de cette journée et dont vous savez qu’il retient très particulièrement mon attention, je veux dire « la problématique identitaire », comme on a pu le constater. Quand je parle de problématique identitaire, j’ai en vue ce qui se passe sur les « marches » incertaines, indéfinies de l’être. Mais est-il légitime, à ce propos, de parler avec vous d’un modèle « vitaliste » de l’économie psychosomatique ? Tout en comprenant cette référence, je ne pense néanmoins pas pouvoir vous suivre tout à fait, puisque la doctrine en question implique la coexistence d’un principe (vital), distinct de l’âme, et une irréductibilité des phénomènes vitaux aux phénomènes physiques. Je suis un peu trop matérialiste pour cela. Ce que je nomme (on commence à le savoir) «  vital-identital  »  – comprenant entre autres l’autoconservatif  – ne saurait être requalifié, comme vous le proposez, je crois, mais qualifié, sexualisé, grâce à la séduction. Quant à l’inquiétante étrangeté, ce phénomène peut, certes, accompagner la qualification du vital-identital, mais, foncièrement, il est particulier, relatif à l’analyse de situations où le vacillement, en affectant les frontières de l’être, concerne le champ identitaire. Les interprétations de la défense, vous le rappelez, provoquent une sorte de désorganisation. Une désorganisation qui affecte certes le sexual, mais aussi, et jusqu’à un certain point, le vital-identital, avec, dans ce cas, émergence des phénomènes de dépersonnalisation. Quant à la chimère, celle-ci se développe dans le cadre du sexual, puisqu’elle procède de l’imbrication des activités inconscientes (sexualisées) des protagonistes. Et ce vital-identital, alors, comment se constitue-t-il, interrogezvous ? Comme j’ai eu l’occasion de le dire plus haut, l’expression – tout comme celle de l’autoconservation qui en fait partie – correspond aux responsabilités de « l’être organique » freudien, telles qu’inscrites dans le programme génétique, et au service du développement intégré de 133

la personne. Le vital-identital n’a pas, à proprement parler, d’objet, il est. De son côté, la notion d’objet a sa place dans le sexual. Quant au fantasme, à proprement parler, il n’appartient pas à l’identital, encore que le ministère de celui-ci puisse être affecté par ce qui se passe dans le sexual. Vous revenez ensuite dans votre intervention sur les conséquences des interprétations qui peuvent déclencher une désorganisation. Je comprends qu’à ce propos vous évoquiez ma « chimère ». La chose demande néanmoins réflexion, car l’ébranlement identitaire dont je parle concerne, par définition, le vital-identital, là où ce qui se passe entre analysant et analyste, et où la dépersonnalisation a sa place, n’est pas de nature spécifiquement transférentielle, donc étranger à l’ordre psychosexuel. Le fantasme, de son côté, est un scénario qui évolue avec l’histoire du sujet pour trouver une place de choix dans, et à partir de, l’œdipe. Auparavant, c’est une « imagerie » relativement simple qui figure au plus près les mouvements pulsionnels élémentaires. De surcroît, et outre les « fantasmes originaires », je parlerais plus volontiers d’activité fantasmatique. Revenant à votre patiente Vanessa à propos de laquelle vous dites : « …le fil de mon téléphone est pris pour un cordon ombilical par lequel elle fantasme de se perfuser avec mon énergie vitale. Forme vampirique de ma substance vitale. ». Ce témoignage m’évoque le souvenir ancien de telle jeune femme qui rêvait de ses parents s’apprêtant à « pomper » sa substance pour la répartir dans des petits tubes de couleurs différentes. Assurément, et pour vous répondre, on est en droit de parler d’une requalification du vital-identital par le sexual, un sexual dont le statut archaïque ne saurait échapper. Je me trouve, par là, repenser à une rencontre, lors d’une séance de travail, avec notre collègue Jacques Ascher et le biologiste Jean-Pierre Jouet. Séance de travail consacrée à la greffe des cellules hématopoïétiques dans le traitement des leucémies. J’en ai parlé aujourd’hui, mais la question étant ici «  en situation  », je me permets de rappeler l’effroyable complication de ce traitement quand, identités biologiques s’inversant, le sujet, devenu objet du greffon, se trouve par lui comme «  dévoré  ». Vous en parlez dans votre livre Tendresse et cruauté 1. Je comprends qu’à propos d’un tel drame vous parliez de « cruauté primaire ». Mais si vous ajoutez « primaire » à cruauté, c’est que, dépourvu de qualificatif, le vocable « cruauté » implique une distinction suffisante entre objet et sujet. Peut-on maintenir 1. D. Cupa, Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, 2007.

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cette distinction ? L’autre en soi, le rejet en soi, ne pourrait-il être considéré comme l’écho de l’indéfinition initiale ? Quant à la haine, en tant qu’émoi, son rôle ne peut intervenir qu’à partir du moment où la distinction sujet/objet est suffisamment assurée. Le nourrisson sait-il que le sein ne fait pas partie de lui ? In fine, je poursuis dans la mesure où la requalification se produit dans le cadre de la cure, c’est-à-dire lorsque, à propos de l’échange entre les protagonistes, on est en droit de parler d’un rapport transféro/ contre-transférentiel, c’est-à-dire là où les inconscients proprement dits ont la parole suffisamment. J’avais en vue le décalage temporel initial entre le vital et le sexual, un regard théorique certes, mais dont il demeurera des traces, même bien plus tard dans la vie. C’est alors qu’une régression temporelle importante peut déqualifier la libido, affecter gravement la distinction entre amour et haine, aboutir au basculement de la problématique dans un ordre où il n’est plus question de transfert. Il y a très longtemps, en 1966, j’avais consacré un article sur le sujet qui avait pour titre : « Transfert et névrose de transfert », en opposant « reports » à transfert.

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C. BARUCH

Questions diverses à Michel de M’Uzan… et ses réponses Au fil de la lecture ont émergé chez moi une multitude de questions d’ordre tant clinique que métapsychologique. Je propose ici de les reprendre et d’y insérer vos réponses au fur et à mesure.

Un autre transfert ? En premier lieu, je m’interroge sur le type de lien sur lequel s’appuient les interventions qui se jouent dans l’indécision des limites, des frontières et des identités. Vous nous parlez de «  l’installation impérieuse d’une dalle identitaire », tout en pointant l’importance de ramener l’affaire le plus possible dans le registre psychosexuel. Mais y-a-t-il transfert ou investissement transférentiel lorsqu’est en jeu, justement, l’installation d’une telle dalle ? Ainsi, dans l’une de vos illustrations cliniques, vous suggérez de dire à la patiente : « Devant la porte, tous deux, nous nous trouvions debout » ; qui aurait donc parlé, dans la perspective que vous nous proposez souvent de se demander « qui parle » au patient par la bouche de l’analyste ? Si par ailleurs l’on renonce à la qualification de transfert, le réservant au libidinal, comment appeler ce qui circule entre l’analyste et son patient ? Autrement dit, l’énergie sans qualité est-elle transférable, déplaçable  ? Il me semble que la présence de l’analyste, corporelle et psychique, permet au patient de trouver un point d’ancrage suffisamment solide pour qu’il puisse lui-même se laisser dériver. Et en parallèle, l’analyste peut se laisser emporter, accompagnant ainsi son patient tout en gardant contact avec son roc identitaire d’amarrage. Il s’agirait alors d’une relation particulière, dont on peut discuter le caractère transférentiel au sens strict du terme, puisqu’il ne s’agit pas du déplacement de pulsion sexuelle. Une relation entre le patient et l’analyste, engageant autre chose que la relation transféro-contre-transférentielle libidinale, qui coexiste cependant. Diriez-vous avec moi que ce serait alors cette 137

énergie sans qualité qui serait impliquée, qui nourrirait cette relation ? On pourrait alors considérer que, dans des proportions extrêmement variables d’une cure à l’autre, dépendant de la singularité de la rencontre, il y a toujours les deux types de « transferts » entre guillemets, à l’œuvre en permanence, et ce serait la prise en compte de l’un ou de l’autre qui déterminerait le type d’intervention de l’analyste, tel que vous nous l’avez proposé dans vos exemples cliniques.

M. de M’Uzan Chère Clarisse Baruch, On ne saurait vous reprocher de m’avoir « ménagé ». Ne m’avez-vous pas posé presque une dizaine de questions ? Avant de leur proposer des réponses, je tiens à rappeler l’exigence de précision sémantique, faute de quoi on s’expose à ne plus savoir de quoi on parle. L’incertitude, je l’apprécie, mais surtout dans d’autres domaines que le nôtre. C’est avec beaucoup de pertinence que vous me demandez si les interventions de l’analyste à propos de ce qui se joue dans « l’univers des frontières indéfinies » peuvent être considérées comme transférentielles. En toute rigueur, je dois répondre non. Le transfert implique une distinction suffisante entre sujet et objet, avec une inscription de la problématique dans l’ordre psychosexuel. Dans un texte très ancien (1966), je distinguais déjà transferts et névrose de transfert en proposant le terme de reports. Incidente. Dans l’échange entre analysant et analyste, les propos des protagonistes ne sont pas toujours aussi lourdement et longuement inscrits dans le psychosexuel qu’on le pense. Dans ces moments, l’analyste, idéalement, ne devrait pas parler en première personne, avec de surcroît son identité de « géant du fauteuil », selon l’expression lacanienne. Il prend la parole en tant que on, que j’appelle «  le chœur antique  », pour participer à la «  construction d’une dalle identitaire. Ce qui ne s’oppose nullement à ce que soient mises en place les conditions propres à assurer, le jour venu, la place du sexual transférentiel. L’énergie « sans qualité » se déplace, se décharge, sans pour autant être de nature libidinale ; on sait, par ailleurs, qu’une part de cette énergie gagnera ce statut grâce à la séduction. C’est pourquoi, je ne peux pas retenir l’expression « investissement transférentiel sans qualité ». Pour parler de transfert, il faut en toute rigueur que la distinction entre sujet et objet soit suffisante. Or, bien souvent, la place du psychosexuel n’est 138

pas suffisamment représentée pour satisfaire nos espoirs analytiques. Dès lors, comme je viens de le dire, la parole de l’analyste doit être adaptée à la situation. J’en donne une illustration. Un jour, au cours d’une sévère dépersonnalisation, une analysante arrive tout de même à articuler : « Je suis un trou. » À la volée, voix détimbrée, je lui retourne : « Un trou a des bords. » Ce commentaire, venu d’un ailleurs mais situé au plus près d’un vécu de dépersonnalisation, préserve les capacités d’évoluer, si on pense à l’ambiguïté sémantique du vocable trou.

Le passage Une autre série de questions découle de la première : comment peutil y avoir passage de l’une à l’autre de ces énergies, libidinale et vital identitale ? Je vois bien que vous nous dites que le programme lui-même prévoit la qualification secondaire de l’énergie sans qualité en pulsion sexuelle, par l’intermédiaire de la séduction de l’infans par la mère. Une grande quantité de l’énergie demeure sans qualité et est affectée – par le moi dites-vous ici et là, souvent avec un point d’interrogation – au fonctionnement physiologique et cérébral. Mais pour autant, la porte est toujours ouverte entre les deux courants, permettant qualification de l’une et déqualification de l’autre, en quantités variables, selon les impératifs du moment. Un même fleuve, mais deux branches, et de multiples anastomoses possibles en fonctions des barrages intercurrents  ? Mais comment, quand, ces transformations se produisent-elles – avec les risques que vous évoquez, par exemples de maladies somatiques, ou à l’inverse les possibilités progrédientes liées au travail analytique ? Une autre interrogation concerne le choix sémantique que vous avez fait. Vous nous proposez d’adopter la dénomination de « vital-identital » pour représenter « ce principe de fonctionnement au service de l’accomplissement d’un programme d’essence génétique », en lieu et place de la pulsion d’autoconservation. Si en effet je peux comprendre cette notion de programme génétique en ce qui concerne l’autoconservation, et le « vital », j’aimerais savoir plus précisément comment vous reliez le « vital » et « l’identital ». Cette question ayant été largement traitée dans ce qui précède, je vais tenter de la préciser : – D’abord pourquoi avoir choisi ce nom composé de « vital identital », témoignant de deux concepts distincts que vous réunissez en un seul ? 139

– Du coup, peut-on dire que tous les travaux que vous avez effectués autour de l’identité, l’identitaire, le spectre d’identité, la constitution de la dalle identitaire, etc. concernent, selon cette terminologie, des éléments non pulsionnels, liés à ce programme génétique ? – Vous avez beaucoup décrit la mouvance identitaire, sous la forme du vacillement, de l’ébranlement identitaire en séance –ou en dehors. L’incertitude, la fluctuation des limites, les pertes et retrouvailles des assises identitaires, tout cela vous nous l’avez décrit comme étant extrêmement dynamique, ce qui permet justement des mobilisations majeures dans la cure. Comment concilier ce dynamisme avec la rigidité de l’expression d’un programme d’essence génétique, qui, comme je le comprends, se déroule de façon automatique (mais vous n’utilisez, me semble-t-il jamais ce terme). Le vital, je comprends qu’il soit préformé, que la durée de la vie soit programmée, que l’ensemble des transformations se déroule suivant une routine immuable, mais en rencontrant des réponses de l’environnement qui modifie le phénotype. Mais l’identital ? Ne pourrait-il pas se nourrir de cette énergie sans qualité, non pulsionnelle ou non encore pulsionnelle, mais se développer de façon moins rigide, avec davantage de degrés de libertés ou d’interactions avec un environnement winnicottien, plus semblable en cela à la pulsion sexuelle elle-même ?

M. de M’Uzan Au cours de notre colloque, je crois avoir précisé ce qu’il en était des raisons qui me faisaient opter pour l’expression « vital-identital », correspondant à l’« être organique » freudien. Je pourrais confier que je n’ai pas trouvé mieux pour cerner avec suffisamment de précision l’ordre dans lequel figure l’autoconservation. Cela étant, et dans la mesure où l’anecdote intervint lors d’une conférence que je faisais devant l’Association psychanalytique de France, en 2008, je n’avais retenu que le terme identitaire. À juste titre, lors de notre échange, Jean Laplanche me fit noter l’ambiguïté sémantique affectant le terme identitaire. Sensible à la remarque, je retenais d’abord identital, un néologisme qui ignorait toutefois la fonction autoconservation. Et le vital de s’imposer ! Autre interrogation, vous vous étonnez de me voir faire état d’un programme d’essence génétique que vous pensez rigide pour animer mon vital-identital. Je pense avoir répondu en rappelant que le 140

programme en question évoque une rigidité seulement conditionnelle, celle de l’inné. Votre interrogation à propos de la nature et du statut de l’énergie m’intrigue, car je croyais m’être clairement exprimé. Ne vous rappelez-vous pas ce que je soutiens, à savoir que « le programme d’essence génétique prévoit la qualification secondaire de l’énergie sans qualité en pulsion sexuelle par l’intermédiaire de la séduction de l’infans par la mère » ? L’énergie libidinale peut perdre cette qualité, par exemple lors d’une sévère régression temporelle, et, de ce fait, s’aligner apparemment sur l’énergie sans qualité affectée au fonctionnement organique de l’être, apparemment, car c’est sur un mode distordu. Situation qu’on retrouve électivement dans les somatoses. Je ne vois pas comment spontanément cette énergie sans qualité et distordue pourrait se requalifier, à moins que la cure analytique fasse des miracles !

La quête d’authenticité Une dernière question interroge davantage la clinique. Certains patients ont en commun, lors de leur démarche initiale, de témoigner d’une recherche d’authenticité, de rencontre avec un «  eux-mêmes  » qui leur échappe et leur glisse entre les doigts. Ils viennent par delà les symptômes divers qui les entravent dans le quotidien. Ils sont mus par une sorte d’impérieuse demande, de souffrance en négatif qu’ils ont le plus grand mal à formuler. Cela s’exprime sous la forme d’une insatisfaction exaspérante du type « C’est pas moi, ça », « Ce n’est pas ma vie », « Ça ne va pas comme ça ». Ils cherchent à trouver pour certains, à retrouver pour d’autres, une communication avec un monde interne qui les qualifie, qu’ils reconnaissent comme leur. Leur façon d’en témoigner s’accompagnent d’éprouvés corporels, d’affects indéfinis et d’une grande frustration face à des mots toujours imparfaits pour décrire leur ressenti. Ainsi demandent-ils au travail analytique, à l’analyste, de les aider à trouver pour certain, à retrouver pour d’autres, une communication avec ce monde interne qui leur échappe et qui pourrait les qualifier justement, pour qu’ils puissent se reconnaître. Un sentiment d’adéquation extrêmement progressif accompagne, au cours de la cure, ces sortes de retrouvailles avec eux-mêmes. Il leur faudrait « devenir ce qu’ils sont », sans donner à cette expression la tonalité philosophique ou métaphysique qu’elle a dans d’autres champs. Il s’agirait plutôt ici de reconnaître, dans et par le transfert – transfert ici tout à fait classique –, 141

les emprunts identificatoires, les contre-investissements, les diverses nécessités de tricherie qui peuvent amener à construire une sorte d’identité d’emprunt. Seriez-vous d’accord pour dire qu’avec ces patients, une partie – une partie seulement – du travail analytique se situe « dans le registre identitaire » tel que vous le définissez, en parallèle, ou plutôt imbriqué, selon votre expression, avec un travail classique dans le registre psychosexuel avec tous ses avatars, narcissiques compris, et que ces thématiques, inscrites dans le corps, dans des éprouvés et des sensations, ne sont pas, en tous cas pour une part, de nature libidinale ?

M. de M’Uzan Votre interrogation est d’une grande gravité, puisqu’elle a trait, énoncée rapidement, aux objectifs de la cure analytique, mais aussi aux « issues » de celle-ci. Je m’explique. Assurément, on ne saurait oublier l’éradication des symptômes, la récupération de capacités endormies, les retrouvailles d’un soi-même, etc. Mais, lorsque la cure analytique est l’objet d’une réflexion critique radicale, voire philosophique, diraient certains, et peut-être inévitable, on lui découvre un autre sens, d’autres implications qui pourraient faire l’objet d’ouvrages entiers. Quand un patient vient nous rencontrer pour la première fois, il nous parle bien naturellement de sa souffrance, parfois même du souhait de se retrouver lui-même, etc. Cela commande d’être pris en considération. Néanmoins, je dirais que l’entreprise analytique est débordée de toutes parts. Entre autres, ici même, j’ai évoqué cette parole de Freud adressée à Jung, lors de leur voyage aux E.-U. : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. » Mais quelle est-elle cette peste ? Revenons à notre patient qui expose sa souffrance, sans le savoir vraiment. En fait, le plus souvent, il veut nous entendre confirmer la pertinence de l’édifice névrotique qu’il a mis tant d’années à construire. Édifice qui, foncièrement, ne peut être qu’un « mensonge », ou, mieux encore, que la conséquence d’une suite hiérarchisée de mensonges appartenant essentiellement à l’ordre psychosexuel. Ferenczi est passé par là ! L’accession à une identité d’emprunts serait-elle inévitable ? Ce qui n’est, on l’aura compris, aucunement péjoratif. Sans compter, et pour caricaturer la chose, l’identité de l’analyste n’est pas celle de celui auquel il s’adresse ! Dès lors, existerait-il un lieu où ce fameux mensonge n’a pas, ou pratiquement pas, de place ? Il me semble que vous partagez mes vues quand je situe cette problématique largement dans l’ordre du 142

vital-identital, là où il est presque impossible de tricher. Mais alors le risque est grand de vivre, ou revivre, dans le présent, l’émoi fondamental décrit par Andréï Biély dont j’ai parlé ce matin. Très paradoxalement, ce n’est peut-être pas à déplorer, puisque, j’y reviens une nouvelle fois, la corrélative « inquiétude permanente », sœur d’une vérité fondamentale, ouvre à la psychanalyse l’accès, comme je l’ai dit, à la science des limites indéfinies.

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D. CUPA

Le cri. Questions à Michel de M’Uzan Tandis que je lis le dernier travail de Michel de M’Uzan, certains tableaux de Francis Bacon se rappellent à moi avec insistance. Or, au même moment, un patient, dont la psychothérapie vient de commencer, conduit aussi mes associations vers Francis Bacon. Pierre est venu me voir à la suite d’une cure de désintoxication pour son alcoolisme. Dès la première séance je suis surprise par un contretransfert marqué par le sentiment extrêmement vif que cet homme est en proie a une intense douleur qu’il ne peut exprimer. Le vif de la douleur renvoie au vif du contre-transfert et réciproquement. Le vif me fait aussi penser à vivant. Au fil des séances cette impression persiste sans que je puisse mieux la comprendre, impression à l’état brut qui demeure. De son côté, il évoque une crainte : celle qu’avec notre travail cela change pour lui. Il a peur de s’écrouler, il a peur de se mettre à pleurer comme il avait d’ailleurs cette peur face à son père. Cela ne lui est jamais arrivé de pleurer. Je relie alors intérieurement mes impressions aux pleurs qu’il redoute. Au bout de quelques séances, un événement me permet de donner un peu de sens à sa douleur : sa femme vient de lui annoncer qu’elle a depuis deux années une relation amoureuse avec leur meilleur ami… scène de vaudeville qu’il me raconte comme le reste de sa vie, de façon parfaitement anesthésiée. En effet il est sans affect, aucune expression de douleur psychique, une double crainte seulement : celle de ne pas savoir expliquer la situation à ses enfants, à ses parents, surtout son père. La perte, le deuil… il ne connaît pas. Simplement, il se sent « flasque », « mou ». J’ai alors l’impression de voir les scènes qu’il me raconte, cellesci et d’autres, comme des sortes de dessins « animés » qui seraient de plus placées derrière des vitres transparentes, laissant passer le contour visuel des sensations sans pour autant qu’elles soient assorties de leurs affects. Je me trouve ainsi devant des scènes très pénibles d’où aucun bruit n’échappe. C’est alors que j’ai pensé à F. Bacon alcoolique, aux cris qui traversent son œuvre, à ses toiles où des corps flasques dégoulinent, à ses toiles placées derrière des vitres qui reflètent le spectateur. De nombreuses toiles de F. Bacon représentent des personnages ou animaux à la bouche largement ouverte bordée d’une dentition 145

effrayante. «  Intensément vivants, les personnages de Bacon laissent parfois voir leurs dents, petits bouts de squelette, stalactites et stalagmites rocheuses pointant devant la caverne de la bouche. Cela, sans doute, parce qu’on ne saurait, afin de la connaître mieux et d’en goûter toute la beauté, scruter avec acharnement la vie sans arriver – au moins par éclairs – à mettre à nu l’horreur qui se cache derrière les revêtements les plus somptueux. », a écrit son ami M. Leiris. Cette citation est tirée d’un de ses ouvrages sur le peintre qui s’intitule précisément F. Bacon ou la vérité criante.1 Chez F. Bacon le cri est là au bord du gouffre de l’intérieur du corps. La tête, l’ensemble du corps se contorsionnent dans un hurlement, mais le cri, le hurlement, s’échappent-ils ? La toile garde le silence. La souffrance est là dans son extrême limite, celle qui fait que le corps parle sans parole possible, gardant l’ultime recours du vagissement, du cri, du hurlement. Stratégie de l’extrême quand la souffrance est trop forte ou l’autre trop absent. La vue du cri sans que nous puissions l’entendre aggrave l’horreur de la situation et nous place dans un tiraillement perceptif pénible. Il me paraît être, par sa vivacité, sa douleur et sa mutité, identique à ce que j’éprouve en écoutant Pierre et en me figurant les scènes qu’il me raconte. De plus les sensations de douleur sont là sans pouvoir être qualifiées. F. Bacon disait qu’il était dans un « brouillard de sensations » lorsqu’il peignait.

Questions à M de M’Uzan. C’est ici que j’associe sur le vital-identital que vous théorisez M de M’Uzan : « Le vital, ne serait-ce pas ce que je repère par le « vif » de la perception, l’économie psychique en recherche de forme, le quantitatif, la violence du cri, du hurlement ? L’identital serait-ce alors ce qui qualifie ? Qualification associée au sexual via la séduction maternelle ? Il est intéressant de savoir que l’image à partir de laquelle F. Bacon a le plus travaillé est le cliché de la nurse hurlante dans le Cuirassé Potemkine, le film de S. Eisenstein, et que pour lui le meilleur cri en peinture a été incarné par Poussin dans le Massacre des Innocents (Entretiens avec D. Sylvester, 1976). Voici ce qu’il dit à M. Archimbaud qui l’interroge  : «  Il y a des films que j’ai beaucoup aimés. Peut-être ont-ils eu une influence sur moi… le Cuirassé Potemkine, par exemple, ça a été un choc quand je l’ai vu. Vous vous rappelez, quand la voiture d’enfant descend des marches. Cette femme qui hurle et tout le reste 1. M. Leiris, Francis Bacon ou la vérité criante, Montpellier, Fata Morgana, 1974, pp. 30-31.

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du film… Ah oui, le cinéma c’est du grand art ! Et puis, à l’époque du muet, l’image avait une très grande force. Les images du muet étaient parfois très puissantes, très belles. »2 Il me semble que le cri comme premier appel, cri de détresse, n’a pas été entendu par la mère du peintre, elle l’a lâché, laissé tombé, comme le bébé du landau qui dévale les escaliers dans le Cuirassé Potemkine. Ce que « nous entendons » est le silence maternel lié à un cri qui ouvre sur la béance du corps de douleur et la violence de l’autre. Nous sommes du côté de la terreur sans nom décrite par W. Bion, de l’agonie primitive de D. W. Winnicott. « Ce que j’ai cherché à faire », répond F. Bacon à D. Farson qui l’interroge, « c’était rendre le cri humain – ce qui en soi est… toute la coagulation de la souffrance, du désespoir » (p. 129). F. Bacon est peintre du désespoir, de la souffrance. D. Anzieu a écrit qu’il était « désespécé », néologisme construit à partir des mots désespéré et dépecé, n’appartenant plus à l’espèce3. L’image de la nourrice hurlante serait à comprendre comme support projectif maternel de l’horreur. Le corps du besoin n’a pas fait l’objet d’une réponse au moment voulu. On peut penser que la mère est restée insensible, intouchable comme nous derrière les vitres, vitres qui, à la demande du peintre, protègent les tableaux, vitres qui sont aussi peintes dans les tableaux eux-mêmes. Ce cri peut être également relié aux dyspnées de F. Bacon pendant les crises d’asthme. La bouche, omniprésente dans l’œuvre de F. Bacon, largement ouverte est aussi un appel avide à l’alcool, appel toujours insatisfait de l’alcoolique, bouche ouverte aux sexes d’hommes, bouches qui ne peuvent pas être remplies par l’absence de réponse maternelle. Nous voici comme la nourrice, touchés par une inqualifiable horreur. Du côté maternel la fonction de contenance du Moi-peau, comme le fait remarquer D. Anzieu (1993), fait défaut et de ce fait la psyché se vide. Ainsi intérieur et extérieur se confondent et je pense alors que la toile de l’artiste et la liquidité même de sa peinture appartiennent comme objets externes tout autant à son intériorité. La structure encadrante n’est pas encadrante, elle est molle, il doit inventer une prothèse : cadre dans le tableau, cadre de la vitre. La violence vient non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur en manque d’objet encadrant internalisé qui oblige le corps à des contorsions d’acrobate. L’espace complexe de la création de F. Bacon est d’abord la tentative d’une mise en 2. M. Archimbaud, Entretiens avec Francis Bacon, Paris, Lattès, 1992. 3. D. Anzieu, M. Monjauze, Francis Bacon, Vevey, L’Aire-Archimbaud, 1993.

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place d’un système contenant, son œuvre est là pour le tenir, le contenir, etc. De plus il utilise la fixité de la photo d’origine, les cadres qui soutiennent les personnages, lui-même ou amis proches, c’est-à-dire ses investissements narcissiques et objectaux qui lui servent de prothèse du moi. Cela me fait penser à ce que me dit Pierre. « Il se trouve mou » mais aussi à « il a peur de s’effondrer ». Pierre est derrière la vitre d’un récit très opératoire, il passe beaucoup de temps avec des copains.

Questions à M de M’Uzan : comment situez-vous l’objet aux sources du vital-identital ? Parleriez-vous chez F. Bacon d’un tonus identitaire insuffisant ? Que pensez-vous de la théorisation de D. Anzieu, de la nécessité d’un contenant qui serait donc contenant du vital  ? L’identital a-t-il une fonction de contenance ? On peut penser aussi à la haine que provoque la mère trop insatisfaisante. Le cri est cri de détresse, mais aussi cri de rage. Dans La Violence de l’interprétation (1975) P. Aulagnier a montré que le désir de détruire l’objet s’accompagne toujours dans l’originaire de la destruction de la zone érogène et sensorielle et de son activité. Ceci ne va pas sans toucher l’activité représentationnelle qui échouant à trouver du plaisir va se rejeter elle-même et être investie psychiquement et par conséquent s’auto-détruire. Faute de retrouver un représentant efficace le représenté se détruit. Chez F. Bacon le dépôt de traces s’organise selon le fil des auto-portaits et celui des portraits d’amis qui conduisent à une ébauche d’histoire. Par ailleurs, le peintre expulse par des actes plus au moins violents sur la toile, des représentations de chose « pathologiques » (signifiants formels pathologiques chez D. Anzieu), car elles sont si douloureuses, si effractantes qu’elles ne peuvent être investies pour être mises en mots. L’impossibilité d’investir les représentations conduit à l’attaque des zones sensorielles, qui apparaissent non plus comme des zones érotiques mais comme des zones algogènes. Certains sujets ne se représentent pas certaines traces sensorielles mais les « présentent ». Elles sont à comprendre comme relevant d’un tissu sensoriel qui a été affecté par des expériences d’insatisfaction trop intense donc d’expériences pulsionnelles non métabolisables par le sujet. La trace est une blessure que l’activité pulsionnelle peut rouvrir. De ce fait les sensations sont attaquées plus qu’érotisées. L’activité psychique ne peut pas s’approprier, incorporer ce matériel sensori-pulsionnel. En particulier les représentations de chose qui 148

concernent ces expériences ne sont pas investies par les représentations de mot, car elles évoquent trop la béance, la chute sans fond. Faute d’intériorisation possible, la scène se joue dans un espace externe, celui du tableau pour F. Bacon, mais aussi dans la recherche compulsive à la fois de sensations provoquées par l’alcool et autres toxiques et dans celle de l’anesthésie, du calme proche du Nirvana mortifère que je retrouvais chez Pierre. « Quand je commence (à peindre), je peux avoir des idées, mais la plupart du temps, j’ai seulement et surtout l’idée de faire, et cela n’a rien de bien ordonné dans ma tête, je réponds à une excitation, un point c’est tout. »4 « Excitation sexuelle »5 dit par ailleurs F. Bacon. Dans les toiles de F. Bacon l’accouplement d’hommes ne conduit pas à une rencontre, mais comme le dit M. Monjauze6 seulement à « l’acmé du spasme », à la décharge, au cri à nouveau.

Questions à M. de M’Uzan : « Que pensez-vous du sexual chez F. Bacon, y-a-t-il chez lui une sorte de défaut de la séduction au sens où vous l’entendez avec J. Laplanche ? Comment pensez-vous sadisme et masochisme dans votre dernière théorisation ? 7

4. M. Archimbaud, opus cité, p. 137. 5. Idem, p. 90. 6. D. Anzieu, M. Monjauze, Francis Bacon, Vevey, L’Aire/Archimbaud, 1993. 7. Les réponses à ces questions figurent avec celles données à l’intervention de Murielle Gagnebin, cf infra p. 157.

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M. GAGNEBIN

À propos de Francis Bacon J’aimerais simplement rebondir sur deux ou trois points de l’exposé de Dominique Cupa. Comment faire crier une peinture, comment faire crier une sculpture  ? Francis Bacon s’inscrit dans une tradition esthétique, très importante, depuis le célèbre « Laocoon », groupe hellénistique du musée du Vatican sculpté par Hagesandros, Athanadoros et Polydoros, sculpteurs rhodiens, jusqu’au fameux « Cri » de Munch. « Laocoon » a fait verser des torrents d’encre aux XVIIIe et XIXe siècles. De Lessing à Schopenhauer en passant par Winckelmann, Goethe et Quatremère de Quincy pour ne citer que les plus importants, tous ont tenté de percer le secret de Laocoon : « Crie-t-il ou ne crie-t-il pas ? », question fondamentale qui revient à comprendre comment l’on peut faire crier une peinture ou une sculpture. Les uns affirment qu’il faut que la morsure ne soit pas trop forte, d’autres qu’elle doit être transitoire, car il ne faut surtout pas lier les ailes à l’imagination du spectateur. Cela étant, tous les cris ne représentent pas les mêmes sources de souffrance, et ce que D. Cupa a voulu faire, c’est travailler sur le cri de Bacon. C’est alors qu’il eut été opportun d’évoquer ce cri particulier à l’aide de plusieurs autres signifiants formels chez Bacon pour pouvoir faire la démonstration qu’elle souhaite, c’est-à-dire montrer comment le cri chez Bacon peut relever du « vitalidentital », cette notion proposée par Michel de M’Uzan. D. Cupa a eu tout à fait raison de choisir Bacon en ce qui concerne l’expression du vital. S’il n’a pas laissé d’écrits comme d’autres peintres de son temps, Bacon s’est néanmoins beaucoup exprimé dans de nombreux entretiens, notamment avec David Sylvester. Il insiste régulièrement sur le fait que sa peinture ne doit pas raconter une histoire, qu’elle ne doit pas donner corps à une idée. Il tient à ce que ses tableaux ne libèrent aucune thèse. Solitude, traumatisme de la naissance, violence, coït, scène primitive, tout cela ne l’intéresse pas ! Ce qu’il cherche, c’est à «  frapper le système nerveux du spectateur  ». Ainsi, face à pareille oeuvre, on est proche de cette innervation dont parle M. de M’Uzan et qui relève du domaine de l’énergie. Ce que voulait faire Bacon, c’est bouleverser les nerfs du contemplateur, c’est dire qu’il veut présenter – il l’affirme maintes fois – un individu sans identité. Certes pour montrer 151

ce « sans-identité », il va travailler sur le cri, mais il va travailler aussi sur l’absence de regard, raison pour laquelle il dote souvent ses personnages de lunettes. Il se concentrera aussi sur des corps scindés, démembrés, en train parfois de se liquéfier, comme celui notamment de son ami Georges Dyer. Pour ce qui est du cri, ce qui le passionne surtout, c’est la bouche. Ce n’est pas le cri qui l’attire fondamentalement. C’est l’ouverture des bouches. D’où ses nombreuses esquisses de babouins. Tout comme il peint un homme, il fait des études de chiens et de rhinocéros afin de comparer la peau de l’homme et l’épiderme du chien ou du rhinocéros. De la même manière, il s’inspire du « Pape » de Velasquez, comme D. Cupa l’a montré. Il prend aussi pour exemple le cri de la nurse dans le « Cuirassé Potemkine » et l’on sait par ses « Entretiens » qu’il s’est acheté quantité de livres sur les maladies de la bouche qu’il s’ingéniait à dessiner. Par là, il essayait de s’imprégner des façons multiples qu’a la « gueule » de s’ouvrir, qu’elle soit humaine, animale, saine ou douloureuse. Ainsi est-ce beaucoup plus l’ouverture de la bouche qui le passionne que le cri et on rejoint, là, le problème du Laocoon où selon certains exégètes, notamment Lessing, une œuvre montrant seulement une ouverture noire serait une œuvre insupportable, une œuvre qui ne serait pas une œuvre. Ainsi voyait-on les choses au XVIIIe siècle ! C’est donc avec pertinence que D. Cupa a pris F. Bacon pour illustrer la problématique de la représentation du vital-identital. Paradoxalement le sexual est aussi présent dans cette œuvre. De fait chaque tableau oblige à penser la contradiction, le conflit, la tension que M. de M’Uzan a rappelé en citant P. Claudel et J. Gracq dans sa communication. Quelle contradiction  ? D’abord celle qui émane de notre jugement. Pour certains, qui trouvent sa peinture magnifique, F. Bacon est le plus grand peintre du XXe siècle. D’autres détestent ce qu’il fait, estimant ses oeuvres horribles. Deuxième contradiction : aplat et accident ou macule. F. Bacon pratique l’aplat et ce qu’il nomme des « accidents », ses fameuses « macules ». Coulant de la peinture blanche ou jaune dans une boîte de conserve qu’il ouvre partiellement, il recourt au « dripping » de Jackson Pollock en projetant sur la toile, de façon aléatoire, une tache de couleur, une « macule ». Troisième conflit, que D. Cupa a bien montré, en insistant, d’une part, sur la faveur accordée au géométrique, au contenant, ces cages omniprésentes dans les toiles de Bacon et, d’autre part, sur les corps malmenés, où l’œil ne sait jamais si le spectateur est conduit à l’intérieur du corps ou s’il reste à l’extérieur de celui-ci. Accède-t-il aux aponévroses, se place-t-il sous la peau, 152

là où tout est si vulnérable et cuisant, ou promène-t-il son regard sur celle-ci, la caressant par la vue ? Parfois il produit chez le spectateur une hésitation dans l’appréhension d’un même personnage, amenant simultanément l’œil sur le velouté de la peau et sous celle-ci, là où les liquides brûlent. C’est alors que le dehors et le dedans se mêlent. Par ailleurs, il eût fallu s’attarder sur le « Triptyque de l’homme ». Dans notre histoire culturelle, le triptyque en appelle au sacré. Il s’agit généralement de la représentation du Christ et d’autres personnages religieux, ou, plus simplement, du Christ crucifié entouré des deux larrons. Bacon détourne la fable qu’il appelle « Triptyque de l’homme ». Ce n’est donc plus du fils de Dieu dont il s’agit. Le monde, notre monde est devenu athée. Mais de quel homme s’agit-il ? Tout simplement de l’homme au quotidien, celui qui défèque ou qui vomit dans un lavabo, ou encore de l’homme qui pense, accroupi, adoptant l’attitude de la « Mélancolie » de Dürer. Bacon exhibe ainsi le privé et ne fait plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur du corps, entre la sphère du privé et celle du public. On pourrait se demander si, transgressant toutes ces différences, Bacon ne cherche pas à se situer à même quelque expression psychotisante. Par là, je ne dis évidemment pas que Bacon est psychotique, mais qu’il témoigne d’une représentation du monde qui a affaire au psychotique. De telle sorte que j’en viens à cette certitude, le sexual est présent dans le vital de Bacon. D. Cupa demande d’ailleurs à M. de M’Uzan comment en général le sexual s’introduit. A ce point du débat, tout à fait crucial, je souhaiterais attirer l’attention sur le fait que Bacon brouille les traits de ses figures. Il caresse la toile avec son pinceau, effleure les visages ou d’autres parties des corps. Parfois, il prend un pinceau trop épais pour amplifier ou amputer une figure, pour ajouter ou enlever de la matière, pour installer des tremblements de lisibilité à l’intérieur de ses figurations et faire que la figure s’assimile à une structure. Parfois, avec des chiffons, il va comme essuyer sa peinture encore humide pour y introduire de l’aléatoire, de l’indécision, extraordinaire tremblement de visibilité. C’est dire que Bacon tantôt déforme doucement avec ses chiffons la « Figure », tantôt, au détour de sa danse, grâce à sa fameuse macule, violente le tableau, l’agresse véritablement, tout accaparé qu’il est par le moment où il projette celle-ci, devenue sa réelle signature. Autrement dit, j’insiste sur la volonté du peintre de brouiller des traits portés par différents types de rythmes. Et je souligne le fait que le passage du vital-identital au sexual, du sexual dans le vital-identital chez Bacon provient véritablement de sa capacité à tresser, à nouer, de façon 153

purement plastique, le sexual au vital sans que l’on ait besoin de savoir s’il était alcoolique, homosexuel ou asthmatique, ce qui permet de ne pas retomber dans la psychobiographie, aujourd’hui obsolète parce qu’ayant négligé la vie propre des oeuvres d’art. Il s’agit bien davantage de rester au niveau de l’écriture plastique de Bacon, ce qui permet de comprendre l’intégration, très maîtrisée chez lui, du vital dans le sexual. Il était donc opportun de proposer une partie de la peinture de Bacon pour exemple du « vital-identital » de Michel de M’Uzan, mais, j’insiste, une partie seulement. Pour répondre à une attente bien légitime, j’ai cherché quel pourrait être l’artiste (peintre ou cinéaste) qui se situerait exclusivement dans le vital-identital. Ce n’a pas été facile, car il s’agit d’exemplifier une énergie sans qualité, c’est-à-dire de trouver une «  production  » se situant en somme presque « hors du champ artistique ». Je proposerai cependant deux pistes. D’abord celle d’un vital a minima qu’on pourrait repérer chez les Minimalistes américains comme Sol Lewitt ou chez les artistes français du mouvement « Supports/Surfaces » des années 60 (les Viallat, Pincemin, Buraglio, Dezeuze, etc.), eux qui voulaient exclure l’affect d’une façon toute cérébrale et volontaire. Proposition qu’on trouve peut-être aussi chez un Marcus Taylor et ses fameux « Quadruple Fridges » de 1991. Cette « installation » comportant quatre frigidaires de la même marque, chacun plus grand que le précédent, l’un avec une porte ouverte, d’autres avec la porte fermée, m’apparaît bel et bien comme relevant de l’ordre de l’énergie sans qualité. Toujours dans ce registre du vital a minima, mais au cinéma cette fois, on peut penser à Stranger than Paradise de Jim Jarmush, où n’existe aucune intrigue, où l’ennui contamine tout, où les fantasmes relèvent de la répétition de l’identique, où les personnages, semblables à de simples artefacts d’une culture ayant perdu sa profondeur, sont dépourvus de toute densité, bref où l’on perçoit une déqualification totale de l’énergie. Seconde piste, celle d’œuvres où le vital-identital poussé a maxima serait plus du côté de la rupture, du conglomérat affect-représentation dont M. de M’Uzan parle bien souvent et qu’a rappelé, aujourd’hui, Claude Smadja. Se sont imposées à moi les «  Actions  » des premiers performers du Body Art : les Gina Pane, Vito Acconci, Michel Journiac qui jouaient avec leur propre sang, un Chris Burden qui se laissait agresser par des tireurs d’élite ou un Rudolph Schwarzkogler qui mimait des castrations, avec des ciseaux à coudre, hélas, mal propres en plein Zürichparadeplatz. Tous pratiquaient semblables cruautés froidement, comme s’ils étaient totalement à l’extérieur d’eux-mêmes, privés de 154

tout affect, même s’il y avait dans leurs gestes quelque chose de l’ordre d’une exhibition de la violence, même s’ils exerçaient, sur leurs blessures, pressions, contractions, dilacérations. Toujours dans ce registre du vital-identital poussé a maxima, j’ai pensé aussi à cette esthétique du rebus, du reste qu’on trouve chez un Daniel Spoerri avec les reliquats de ses repas, ou chez un Arman, avec ses poubelles, ses violons fendus, cassés, morcelés, etc. Il y aurait donc, là, plusieurs exemples de ce surinvestissement du factuel a minima ou a maxima. Avec, pour constante, une cruauté parfaitement indifférente chez ceux qui sont au maxima du « vital-identital ». Ainsi, plutôt que l’œuvre de Bacon, ce serait ce type de productions que j’aurais mentionné, pour ma part, afin d’illustrer l’ordre du « vital-identital », théorisé par M. de M’Uzan.

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M. de M’UZAN

Réponse à Murielle Gagnebin et à Dominique Cupa Dans son texte, Murielle Gagnebin cerne avec précision une problématique d’autant plus importante qu’elle peut être considérée comme la caricature de ce qui se joue, en sourdine, chez chacun. Il était naturel, pour ce faire, d’évoquer en premier Bacon et son œuvre et de voir ce qui s’y exprime. Celle-ci s’y prête tout particulièrement. De prime abord, il est tentant de considérer que l’œuvre en question s’inscrit entièrement dans l’ordre du vital-identital (non pulsionnel sexuel) dont il a été question lors de notre colloque. Pensons en effet à ces images de formes dégradées, à ces visages démontés dans lesquels il est difficile de distinguer des limites, à la volonté (affirmée par Bacon lui-même) de présenter un individu sans historicité, à cette ouverture des bouches pesant plus que la bouche elle-même, à ces corps démembrés, en voie de liquéfaction, etc. Ainsi, le déterminant psycho-sexuel semble bien ne rien avoir à faire avec l’histoire. Et ce n’est pas sans raison que Dominique Cupa a choisi Bacon pour illustrer la problématique de la représentation du vital-identital. Cela étant, Murielle Gagnebin rappelle que Bacon « produit chez le spectateur une hésitation dans l’appréhension d’un même personnage, amenant simultanément l’œil sur le velouté de la peau et sous celle-ci, là où les liquides brûlent ». Et de poser que le sexual est tout de même présent dans le vital-identital de Bacon. Dominique Cupa, au reste, se demandait et me demandait « comment le sexual s’introduit » dans l’œuvre de Bacon. De fait, et même si les références à ce qui a trait au vital-identital sont lourdes, je reconnais volontiers qu’il existe chez Bacon, Murielle Gagnebin le note, une imbrication entre l’identital et le sexual bien « présente », une imbrication relativement intégrée. Dès lors, et très logiquement, Murielle Gagnebin en vient à se demander s’il existe d’authentiques artistes dont l’œuvre s’inscrirait entièrement dans l’ordre du vital-identital ; s’il existe des œuvres animées par une énergie « sans qualité », non libidinale ; si on peut concevoir une véritable rupture dans le conglomérat affect-représentation. Il semble 157

bien que cela puisse s’observer. Murielle Gagnebin en donne des illustrations convaincantes. Et malgré cela, je continue de m’interroger et d’avancer une hypothèse. Une fois encore, j’en appelle au rôle de la séduction. Plus précisément, de l’interprétation perverse du message adressé, inconsciemment, par l’adulte à l’infans. J’imagine qu’en procèderait ce qui pourrait mener à une psychose délirante. Et c’est l’échec de cette évolution qui aboutirait à un relatif élargissement du champ vital-identital.

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Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, L’attachement, perspectives actuelles, 2000. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychologie en néphrologie, 2002. André Sirota, Figures de la perversion sociale, 2003. Collectif, sous la direction de Sylvain Missonnier et Hubert Lisandre, Le virtuel, la présence de l’absent, 2003. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité, 2006. Gérard Pirlot, Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud, 2007. Collectif, sous la direction de Vladimir Marinov, L’archaïque, 2008. Marie-Claire Célérier, Après-coup, paroles de femmes, paroles de psychanalyste, 2009. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Michel Reynaud, Vladimir Marinov et François Pommier, Entre corps et psyché, les addictions, 2010.

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