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French Pages 325 [326] Year 2020
Polysémie, usages et fonctions de « voilà »
Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie
Herausgegeben von Éva Buchi, Claudia Polzin-Haumann, Elton Prifti und Wolfgang Schweickard
Band 427
Polysémie, usages et fonctions de « voilà »
Édité par Gilles Col, Charlotte Danino et Stéphane Bikialo
ISBN 978-3-11-056511-9 e-ISBN [PDF] 978-3-11-062245-4 e-ISBN [EPUB] 978-3-11-062120-4 ISSN 0084-5396 Library of Congress Control Number: 2019943491 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2020 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Integra Software Services Pvt. Ltd. Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com
Table des matières Gilles Col et Charlotte Danino Introduction générale : « En veux-tu, en voilà ». Polysémie, usages et fonctions de voilà 1 Charlotte Danino, Anne C. Wolfsgruber et Marie-Dominique Joffre Voilà en diachronie : perception, énonciation et courbe en S 33 Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault Voilà dans le discours littéraire : un signe bavard
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Frédéric Lambert et Gilles Col Les fonctions discursives de voilà : retour sur les valeurs aspectuelles et déictiques de voilà en emploi absolu 123 Mélanie Petit La prosodie de voilà en français dans le discours médiatique
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia Marquer l’accord en français et en espagnol. Voilà et claro, convergences et divergences 179 Pierre-Don Giancarli Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que) aspectuels et temporels en français, et leurs équivalents en anglais et en corse 207 Dominique Knutsen, Gilles Col et Jean-François Rouet L’apport de la méthode expérimentale à l’étude de certains aspects de voilà 259 Charlotte Danino et Gilles Col La perspective multimodale : quelques pistes à partir du cas de la multimodalité télévisuelle 299
Gilles Col et Charlotte Danino
Introduction générale : « En veux-tu, en voilà ». Polysémie, usages et fonctions de voilà. Résumé : Ce chapitre introductif se donne trois objectifs. Tout d’abord, il offre un état des lieux de la recherche sur le terme voilà et du type d’interrogations qu’il a suscité. Extrêmement polyvalent, voilà résiste à la classification syntaxique traditionnelle, éprouve les tentatives de définitions sémantiques et met au défi les analyses pragmatiques en termes de marqueurs du discours. Car la difficulté réside dans un traitement unitaire de ce terme dont les fonctions varient autant que les natures semble-t-il. La seconde partie de ce texte propose alors une définition en termes d’instruction sémantique qui repose à la fois sur une approche gestaltiste et fonctionnelle du sens et sur un cadre théorique cognitif (Col/Danino/Rault 2015). Au terme de cette analyse, l’hypothèse du grouping est retenue : voilà participe au traitement de l’information dans la perception du sens en rassemblant les unités de sens qui forment des touts. C’est cette hypothèse qui sera ensuite testée dans tous les chapitres de cet ouvrage, détaillés et présentés dans une dernière section de ce chapitre. Abstract : The introduction is organized in three parts. First, it offers a rather exhaustive state of the art about voilà and the type of interest and attention it has received in over a century of linguistic study. Polysemous and multifunctional, the term eludes traditional syntactic classification as well as semantic attempts at a unitary definition. Pragmatic perspectives offer interesting leads into the discourse marker uses but is limited to tackle more syntactically integrated presentative uses. Starting from this assessment, the second part proposes a novel way to go about the term’s meaning, building on Col/Danino/Rault (2015). We suggest a definition in terms of semantic instruction based both on a functional and gestaltist conception of meaning, and on a cognitive theoretical framework. This analysis leads to the grouping hypothesis: voilà segments the flow of information (written or spoken) by grouping semantic units into treatable coherent chunks. It is this hypothesis that every single chapter in the book tests and challenges. The third and final part of this Introduction presents each chapter of the book.
Gilles Col, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 Charlotte Danino, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, PRISMES, EA 4398 https://doi.org/10.1515/9783110622454-001
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1 Introduction Certains mots de la langue française nous surprennent parfois par l’évolution de leurs emplois, en apparence imprévisible . . . Voilà fait partie de ceux-là, en se développant rapidement, en fréquence et en variété d’usages, et en « s’insinuant de plus en plus souvent dans nos conversations » (Pourquery 2014). Cette expansion, même si elle est encore difficilement quantifiable avec précision, se fait parallèlement au détriment de voici, qui ne connaît pas le même succès. Ainsi, si ce dernier conserve ses emplois déictiques, voilà s’en dégage progressivement et semble plutôt devenir un « tic de langage », un « mot de l’époque », cette évolution prenant même la une forme d’une « invasion » (loc. cit.). On rencontre des voilà dans beaucoup de types de discours, qu’ils soient sportifs, universitaires, politiques . . . En faire la liste serait une tâche fastidieuse et vouée à l’échec, mais donnons malgré tout un bel exemple de voilà qui a été à l’origine de nos travaux. Le cas qui a éveillé notre attention sur les évolutions de voilà est en fait celui d’une vacation radio d’un skipper en pleine course transatlantique,1 Cette vacation est courte, quelques 70 secondes, mais nous avons relevé 5 occurrences de voilà, dont trois répondant à des articulations-clé de cette longue minute : au début de l’intervention du skipper, pour commencer la vacation, puis au milieu pour passer à un autre sujet, et pratiquement au bout du monologue pour conclure et terminer la vacation : « voilà ben on vient de ver. . . on vient de vivre en fait euh. . .. à bord de Synerciel trois jours, là, de. . . trois jours d'enfer c'était euh. . . vraiment euh. . . c'était le parcours des combattants donc euh. . . voilà. . . et donc euh. . . c'est pour ça que. . . bon j'ai mis la cagoule parce que ça fait euh voilà, ça fait combattant ça fait euh. . . le parcours des combattants. . . qui rampent dans la boue sous les barbelés ben à bord de synerciel c'était un peu ça les 3 derniers jours et on a eu des conditions vraiment. . . si je peux vous dire, exécrables, au niveau de la mer c'était vraiment exécrable et euh. . . voilà, il y a des moments on savait plus. . . c'était vraiment la désole. . . totale Bon voilà je voulais vous dire ça parce que. . . entre autres on a vu des puits de pétrole, des cargos, des tankers, des tout ça je vous ferai voir ça après allez à ciao à plus »
1 Le document entier (session vidéo de Jean Le Cam, en monologue face à sa caméra embarquée à bord) est accessible ici : http://www.dailymotion.com/video/xwx9dk (consulté le 6 novembre 2017).
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Un tel exemple nous montre d’emblée que voilà bénéficie, ici dans du discours oral, d’un rôle que l’on peut qualifier temporairement d’« articulatoire » ou de transition. Ce qui est assez frappant, c’est que l’un des emplois originaux de voilà est un emploi présentatif, comme dans Tiens, voilà Jean-Pierre !, lié à l’étymologie de cette unité : verbe voir à l’impératif deuxième personne suivi de l’adverbe déictique ci ou là (voir Danino/Joffre/Wolfsgruber dans ce volume). Mais l’usage qu’en fait le locuteur dans cet extrait ne relève plus vraiment de la perception visuelle et tend plutôt vers un rôle visant à structurer le discours et à l’organiser en plusieurs moments. Ce changement d’usage va faire bien entendu l’objet des questions que l’on se pose dans cet ouvrage, mais par-delà ce questionnement, c’est plus fondamentalement la capacité de voilà à évoluer, ainsi que les critères qui ont facilité l’expansion de voilà, que nous souhaitons interroger.
2 État des lieux Afin de découvrir ces critères et de formuler une hypothèse, nous proposons d’abord de faire une synthèse des différents points de vue exprimés sur cette unité. Cette synthèse2 des différentes approches linguistiques de voilà va permettre, dans un premier temps, de montrer la grande diversité des analyses, notamment dans les entreprises de catégorisation, et donc un certain embarras du discours critique face à ce terme polyvalent issu d’un verbe à l’impératif (voir) et d’un déictique. Nous reprenons ici, en guise de préambule, les éléments saillants des différents travaux consacrés à voilà, principalement sur trois niveaux : statut catégoriel, signifié et dimension discursive et textuelle. La question du statut catégoriel est la plus délicate (cf. Annexe 1 : Tableau synoptique des approches de voilà). Voilà est tantôt un adverbe (alors qu’il accepte une complémentation), une préposition (avec notamment un complément de temps – elle est partie voilà huit ans : ce rôle reste toutefois réservé à des usages formels ou « littéraires »), une interjection (Voilà voilà ! J’arrive !), un présentatif . . . voire « un factif strumental épidictique » pour Damourette/Pichon (1968–1987). D’autres propositions catégorisantes hybrides auraient pu être ajoutées à cet inventaire : ainsi, voilà mi-préposition, mi-adverbe chez Le Bidois (1935–1938) ou Grevisse (1980), voilà « adverbe présentatif » pour Brunot/Bruneau (1949) ou encore voilà préposition à valeur de verbe dans Le Robert. La notion de « gallicismes » – convoquée par Léard (1992) – dit également 2 La synthèse proposée ici reprend en partie celle présente dans Col/Danino/Rault (2015).
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assez bien la dimension aporétique de l’entreprise de catégorisation, les « gallicismes » étant considérés comme les « déchets inévitables des grammaires catégorielles » (loc. cit., 18). Face à une telle disparité des catégorisations, on distinguera ceux qui opèrent une subdivision en attribuant plusieurs statuts et ceux qui se sont risqués à l’étiquetage unique, au prix de quelques contorsions et concessions. Ainsi Moignet (1969), dans une approche catégorielle sémantique, définit voilà comme « une sorte de verbe » (sans variation morphologique verbale, impersonnel, unimodal et unitemporel) mais ajoute par ailleurs une valeur discursive non-prédicative qui rapproche le terme d’« une sorte de préposition ». La récurrence de la locution « une sorte de » traduit nettement la difficulté à insérer voilà dans le cadre étroit des catégories traditionnelles. Morin (1985), sur un plan syntaxique, intègre également voilà dans la catégorie du verbe. L’emploi en interjection et en préposition n’est pas analysé mais l’auteur laisse entendre (après quelques réticences) qu’un tel usage pourrait être rattaché in fine à la catégorie globale du verbe. La terminologie la plus usuelle est celle de « présentatif » qui suppose une fonction sémantique et syntaxique a priori commune, fondée sur l’origine verbale. Une telle terminologie est évidemment peu satisfaisante dans la mesure où, syntaxiquement et sémantiquement, voilà embrasse et outrepasse une nouvelle fois chacune des extrémités de cette catégorie en étant d’un côté le plus présentatif (Voilà Jean-Pierre ! : valeur monstrative liée au déictique plus saillante qu’avec il y a ou c’est) et de l’autre le moins présentatif puisqu’il peut tout à fait ne présenter aucun groupe complément (le voilà voilà un peu embarrassé) : voilà est alors morphologiquement dépourvu de fonctionnement verbal et peut être employé de façon autonome. La tendance à l’isolement est particulièrement fréquente aujourd’hui à l’oral (donc euh . . . voilà). Est alors invoquée la dénomination « mot du discours », « marqueur discursif » (Hansen 1997) ou encore « marqueur de structuration de conversation » (Auchlin 1981). À partir de cette dichotomie, entre fonctionnement verbal et fonctionnement non verbal, il est possible de proposer un affinement par subdivision. Grenoble/Riley (1996) décrivent une « oscillation » entre présentatifs et déictiques, Narjoux (2003) distingue le présentatif prédicatif et le présentatif déchu de sa fonction prédicative (valeur prépositionnelle et interjective) et Delahaie (2009)3 le « voilà présentatif » et le « voilà conversationnel ». Porhiel (2012) extrait le rôle prépositionnel et établit trois catégories, préposition,
3 Cette distinction sera reprise est modifiée dans Delahaie (2013) autour de la question du rôle de voilà dans la polyphonie.
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présentatif et marqueur de discours, lesquelles rejoignent globalement celles établies par Léard (1992). Les analyses qui s’interrogent sur le statut catégoriel et qui cherchent à unifier les distributions sous un dénominateur commun tendent plutôt vers la catégorie verbale ou bien se retranchent du côté du présentatif : les insuffisances de ces catégorisations, liées aux spécificités de voilà, apparaissent systématiquement. Le point le plus remarquable, sur un plan diachronique, réside en outre dans l’évolution globale d’un « voilà verbal » vers un « voilà présentatif » (plutôt prédicatif) avec adjonction progressive et nécessaire d’un « voilà discursif ». Sur le plan du signifié, l’étymologie peut constituer un premier point d’appui, que l’on reprenne la composante déictique ou la composante verbale. Pour Léard (1992), le verbe voir impliquerait une perception en cours tandis que voilà donnerait davantage une idée de départ : « L’ouverture à la connaissance attachée à voilà s’oppose donc à la perception en cours signifiée par voir » (Léard 1992, 124). La valeur de base de voilà, déictique et aspectuelle, suppose alors l’idée de « pointage à partir du lieu ou du moment de la parole » Léard (1992, 145). La récurrence du terme « pointage » est significative : Bergen/ Plauché (2001) s’appuient également sur l’étymologie impérative pour formuler une valeur de « pointing out » (la valeur initiale serait spatiale avant d’être, métaphoriquement, temporelle). De Cesare (2011) évoque (dans la communication écrite et non-littéraire) la présence d’un acte linguistique assertif particulier et reprend à nouveau le terme significatif de « pointage » auquel elle adjoint un « signal discursif ». La valeur de pointage met donc l’accent sur la dimension déictique et aspectuelle (Dervillez-Bastuji 1982 : « déixis spatiale »). Il est toutefois possible de proposer un autre trait sémantique. Ainsi, Delahaie (2013) conserve l’idée de monstration mais, en s’appuyant sur les travaux d’Anscombre (1990 ; 2001), elle considère voilà comme un élément polyphonique qui met en scène la relation entre une source et un contenu. La dimension aspectuelle et déictique n’est pas écartée mais se trouve éclipsée au profit d’une dimension pragmatique, mettant en avant les relations entre langue et usagers ainsi que l’articulation entre différents points de vue. Dans le discours, voilà apparaît comme un élément de structuration, doté d’un caractère introductif/conclusif auquel s’adjoint l’idée d’une appréciation, d’une synthèse, d’une évaluation. Pour Auchlin (1981) l’emploi de voilà seul, « marqueur de structuration de conversation », permet la délimitation des énoncés mais aussi la liaison (valeur de clôture/conclusion) et devient moins un connecteur argumentatif qu’un marqueur de cohésion textuelle, donnant des indications sur le niveau de textualisation des énoncés.
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Oppermann-Marsaux (2006) a pu montrer, sur un plan diachronique, les trois étapes de l’évolution du terme jusqu’à la fin du 16ème siècle, depuis le présentatif situationnel (situation d’énonciation), en passant par le présentatif narratif (événements narrés) jusqu’au présentatif textuel (cotexte) (voir la reprise et l’évolution diachronique dans le discours littéraire dans Bikialo/Rannoux/ Rault). Pour ce troisième cas de figure, Léard (1992) ajoute une distinction supplémentaire, lorsque voilà porte sur le cotexte mais réfère à un discours autre : il peut être alors « marqueur discursif à valeur illocutoire [qui] permet au locuteur de porter des jugements et de qualifier son activité linguistique ou celle de son interlocuteur » comme dans Voilà qui est mieux ou Voilà, je te l’avais dit (Léard 1992, 151) ou « marqueur discursif à valeur géographique [et] fournit à l’interlocuteur des indices de structuration du discours (début/fin), ou signale les étapes du discours », comme dans Voilà, aujourd’hui on va étudier « voilà » ou Voilà, à nous deux maintenant (loc. cit.). Par-delà le fonctionnement déictique, voilà joue ainsi un rôle anaphorique de cohésion textuelle. On note également l’hypothèse intéressante d’une validation (voilà !.) ou plutôt d’un (pseudo)-ajustement (du locuteur avec son propos, avec les propos d’un interlocuteur, avec la situation d’énonciation) dans la lignée des analyses de Druetta (1993) qui voyait dans Voilà voilà, on vient une marque pragmatique de validation. Cet examen rapide des discours sur voilà a pu montrer la grande polyvalence d’un terme qui échappe à la délimitation et fuit la catégorisation unique. Fonder l’analyse sur la position et la distribution offre un certain nombre de points d’appui4 mais, au-delà de ces réalisations discursives diverses, au-delà de l’analyse distributionnelle, il apparaît dans un premier temps fécond d’envisager la possibilité, sur un plan sémantique, d’une référenciation globale commune : ce qui ressort des diverses analyses est sans conteste la dimension déictique, monstrative (le « pointage ») adjointe à l’idée, exploitée par Delahaie, d’un voilà vu comme articulateur de points de vue. C’est pourquoi nous nous sommes proposés de sonder, à partir d’un corpus restreint, la possibilité d’une instruction sémantique, forme d’infra-valeur dynamique prenant en considération les caractéristiques les plus récurrentes et les plus saillantes que sont le pointage, la validation, le stéréotype.
4 Que l’on songe par exemple à la construction bien attestée mais assez spécifique voilà qui où qui renvoie à un non-humain (voilà qui est dangereux, voilà qui est bien, voilà qui m’étonne) : voilà est effectivement un des quelques contextes autorisant aujourd’hui l’emploi de qui avec un référent non-humain (à distinguer de le voilà qui cause avec lui – présence d’un antécédent – et de voilà ce qui . . ., voilà de quoi occuper les gens – relative substantive).
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3 Analyses de données et cartographie de voilà Une réflexion collective autour de la question de voilà fait l’objet du projet de la thématique « Discours et Cognition » (DisCo)5 consacrée à la description de la construction du sens d’un énoncé pris dans son contexte au fur et à mesure de son déroulement et de sa perception. Ce projet s’attache à des formes discursives en s’intéressant simultanément, grâce à la pluralité des horizons et des cadres théoriques de celles et ceux qui composent le groupe, 1) à la description d’unités grammaticales et discursives du français et de l’anglais dans des corpus oraux et écrits, 2) à la question de la construction du sens dans une perspective compositionnelle gestaltiste, aux processus cognitifs à l’œuvre dans cette construction, notamment le grounding, et 3) aux processus énonciatifs, textuels, discursifs et stylistiques conçus comme reposant sur une hétérogénéité constitutive et guidés par des imaginaires linguistiques et discursifs. Dans ce cadre, nous avons cherché à décrire et formaliser voilà pour essayer de cerner son développement très rapide en explorant ses différentes facettes : sémantique, stylistique, diachronique, pragmatique, psycholinguistique, et contrastive. Nous avons opté pour un premier corpus qui nous sert de fenêtre d’observation et de grille de lecture pour analyser des données plus importantes.6 Ce corpus est un corpus écrit composé de 231 exemples répartis entre de la transcription de discours oral issu de la thèse de Mélanie Petit (2009), du roman Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau (1900) et des textes et titres de presse écrite. L’annotation du corpus est manuelle et collective, et elle a été réalisée par les membres de l’équipe. Nous avons utilisé le logiciel d’annotation Analec développé au laboratoire LaTTiCe par Bernard Victorri.7 Pour analyser voilà avec Analec et en tenant compte des différents emplois et effets de sens de l’unité en contexte (étiquetés « valeur » sous Analec), nous avons défini le schéma d’annotation suivant :
5 Des informations complémentaires sur la thématique se trouvent ici : https://forellis.labo. univ-poitiers.fr/thematiques-transversales/discours-et-cognition-disco/discours-et-cognition/ (consulté le 12 octobre 2018). 6 Un corpus plus vaste est en cours de constitution au sein du projet DisCo et sera orienté vers l’oral (voir note 2). 7 http://www.lattice.cnrs.fr/Telecharger-Analec (consulté le 26 novembre 2018). Voir aussi Landragin/Poibeau/Victorri (2012).
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TYPES – VOILÀ – Prosodie – N/A – Descendante – Montante – Statut syntaxique – Adverbes – Conjonction – Interjection – Pivot verbal – Proposition – Préposition – Contexte avant (G) – Contexte droit – Fonction – Conclusive – Introductive – Place de l’énoncé – ?? – Début – Fin – Holophrastique – type de corpus – Écrit – Numéro – Oral – valeurs – Balisage – Prédicative Les critères retenus pour l’analyse sont syntaxiques, « fonctionnels » et sémantiques et sont le reflet de ce que nous avons relevé dans nos lectures et nos premières observations. Les statuts syntaxiques contiennent une sélection des différentes catégories rencontrées et regroupent autant des unités syntaxiques à proprement parler que des formations morphologiques à fonction syntaxique :
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– Adverbe : ce statut correspond au cas où voilà porte sur une prédication entière et reprend un élément du contexte linguistique ; Eh bien voilà, c’est pas mieux comme ça ? – Interjection : le cas de voilà interjection présente deux caractéristiques : une tendance à être holophrastique ou tout du moins en position détachée, et une fonction discursive et intersubjective marquée ; Tu vas t’asseoir ici et je vais te chercher quelque chose, voilà8 – Pivot verbal : voilà est analysable comme un pivot verbal quand il se rapproche le plus du verbe « voir » employé sans sujet. De manière plus générale, voilà comme pivot verbal marque la mise en relation d’une propriété avec une entité ; –Eh bien ! . . . me voilà propre . . . Il ne me manquait plus que cela . . . – Préposition : voilà introduit une information de type circonstant, souvent une mesure spatio-temporelle ; Unifiée voilà deux décennies, la République fédérale d’Allemagne (RFA), quatrième puissance mondiale, est la première de l’Union européenne Ces différents rôles que joue voilà ont tous à voir avec la construction de la scène verbale. Par « scène verbale », nous entendons l’espace intersubjectif évoquée par la parole et qui se met en place au fur et à mesure que le discours se déroule (Victorri 1999). Cet espace, définissable comme une simulation d’événements, de procès, de raisonnements sous forme d’entités et de procès, a fondamentalement la propriété d’être perceptuelle (Barsalou et al. 1993) et de « montrer » (ou « rendre présents » selon l’étymologie de « représenter ») ces entités, ces procès et leurs relations. Une scène est construite par et avec le discours et de ce point de vue, les unités linguistiques jouent toutes un rôle structurant (Col 2017). Pour ce qui est de voilà, nous avons retenu deux grandes fonctions, c’est-à-dire deux rôles essentiels joués par voilà dans la structuration de la scène : – fonction introductive (voilà sert à introduire des entités et des procès sur la scène verbale) : Voilà une publicité dont l’éditeur d’antivirus [. . .] se serait sans doute bien passée
8 Nous avons conscience que la distinction entre « adverbe » et « interjection » n’est ni vraiment facile à établir, ni totalement satisfaisante, et sans doute que celle d’« adverbe de phrase » (Guilbert et al. 1989) serait davantage adaptée et permettrait de les réunir, mais malgré tout, cette opposition permet de contraster un cas où voilà porte sur la prédication entière (adverbe) et un autre cas où son rôle intersubjectif est beaucoup plus visible.
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– fonction conclusive (voilà sert globalement à clore une scène) : Voilà pour la théorie. Dans la pratique, . . . Pour ce qui est des critères sémantiques, nous avons opté pour une répartition binaire également et décidé de distinguer un effet (ou « valeur ») de balisage (introduction d’un repère dans le discours, ce qui correspond à la contribution spécifique de voilà à la structuration de la scène) et une « valeur » prédicative lorsque voilà sert à associer des propriétés à des entités, donc un rôle structurant pour le contenu informationnel. Cette bipartition est, comme les autres critères, provisoire et sera éventuellement revue lors d’analyses de données supplémentaires : – balisage (structuration du discours) : Là, voilà, tu seras bien. Cette valeur de balisage se manifeste quand voilà sert à délimiter des « régions » sur la scène verbale (souvent des moments-clé de la construction de la scène) qu’il rend plus ou moins saillantes : De l’aluminium et du cuivre qu’on va planter dans un citron et regardez bien le travail, voilà, le courant circule. Alors que se passe-t-il exactement et bien lorsque l’on plonge de l’aluminium dans du citron . . . . – prédicative (structuration du contenu informationnel) : Voilà pourquoi le juge Lambert demande le renvoi. Cette valeur prédicative se manifeste quand voilà sert à associer par exemple une cause avec un procès ou à introduire un élément sur la scène : Enfin, me voilà en Normandie, au MesnilRoy. La première observation générale fournie par le logiciel ANALEC est celle de la répartition entre les deux types de corpus, écrit textuel et oral transcrit. Chacun de ces deux types partagent des propriétés spécifiques ce qui crée une différence nette entre eux. Il y a cependant davantage de variété dans le corpus « oral » (plus grande répartition géométrique) et donc une plus grande gamme de statuts syntaxiques, de valeurs et de fonctions, comme le montre la Fig. 1. Dans chaque groupe d’occurrences (« oral » vs. écrit) se dégage néanmoins une valeur dominante : balisage pour la partie orale et valeur prédicative pour la partie écrite. Quant aux fonctions de voilà, c’est-à-dire aux rôles joués par voilà dans la structuration de la scène verbale, nous constatons que le rôle introducteur est plus dominant que le rôle conclusif, et ce dans les deux corpus, mais cette différence est davantage marquée dans la partie écrite. La grande répartition des structures syntaxiques rencontrées dans nos observations nous amène à les présenter sous forme de tableau (voir Annexe 2 :
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Fig. 1 : Répartition entre types de corpus. Légende : les points jaunes représentent les occurrences des corpus oraux, les points bleus, celles des corpus écrits.
Structures co-textuelles) afin de développer ce qui nous paraît plus fondamental pour notre objectif de cartographie : les valeurs typiques et les corrélations. En statistique, les « valeurs typiques » correspondent aux valeurs quantifiant une certaine caractéristique ; ici elles quantifient la caractéristique de la distribution des occurrences de voilà. Afin d’éviter des confusions, nous choisissons de désigner ces valeurs par « propriétés », mais il n’en reste pas moins que ces propriétés sont les caractéristiques quantitatives les plus pertinentes automatiquement produites par Analec. Les propriétés typiques de chacun des genres de texte suivent la différence de corpus. Ainsi dans le corpus « oral », et bien que la répartition soit plus harmonieuse que dans les autres parties du corpus, on note que la valeur de
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Fig. 2 : Répartition entre valeurs. Légende : les points rouges représentent les valeurs prédicatives, les points jaunes, les valeurs de balisage.
balisage se distingue, même très faiblement, par rapport à la fonction introductive et à la propriété de la place dans l’énoncé qui se trouve être à une faible majorité le début. La partie écrite de notre corpus contenant davantage d’occurrences, elle propose assez logiquement une plus grande variété de propriétés typiques. Nous voyons alors apparaître par exemple le critère de place dans le syntagme, celui du statut syntaxique et enfin celui de la complémentation. C’est donc un ensemble de propriétés plus important qui caractérise la partie « écrit » (c’est-à-dire hors oral transcrit). On relève bien entendu des différences entre les deux sous-types de corpus (le roman de Mirbeau et la presse) et le sous-type « presse » se distingue radicalement du fait de la présence de titres d’article.
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Fig. 3 : Répartition entre fonctions. Légende : les points jaunes représentent les fonctions conclusives, les points rouges, les fonctions introductives.
Le tableau ci-dessus correspond à l’analyse détaillée des sous-types du corpus (oral, écrit général, écrit Mirbeau et écrit presse) en fonction des critères retenus dans l’annotation du corpus. Les données chiffrées représentent les propriétés typiques produites par Analec, c’est-à-dire les fonctions, effets de sens, etc., les plus pertinents dans l’analyse. Seules ces propriétés apparaissent dans le tableau. Si une case est vide, c’est qu’aucune propriété n’a été retenue. Par exemple, dans la colonne « Statut syntaxique », aucune propriété n’émerge pour la partie orale du corpus ; c’est donc que la question du statut n’est pas suffisamment pertinente pour analyser ce type de d’énoncés (il y a trop de dispersion dans les résultats). On note aussi qu’un critère comme « Place dans le syntagme » s’avère guère pertinent : il ne concerne finalement que l’écrit en
sans (.%)
avec (.%)
_
_
Oral
Ecrit : général
Ecrit : Mirbeau
Ecrit : presse
Complémentation
introductive (%)
introductive (.%)
introductive (.%)
introductive (.%)
Fonction
_
_
début (.%)
_
Place dans le syntagme
Tab. 1 : Propriétés typiques du corpus et de ses différentes parties.
début (%)
début (.%)
début (.%)
début (.%)
Place dans l’énoncé
pivot verbal (.%)
pivot verbal (.%)
pivot verbal (.%)
_
Statut syntaxique
prédicative (.%)
prédicative (.%)
prédicative (.%)
balisage (.%)
Valeur
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général et par conséquent est peu discriminant. Lors de la révision du schéma d’annotation pour analyser de plus amples données, ce critère pourra être enlevé. Le critère « Place dans l’énoncé » en revanche a plus de pertinence dans l’analyse et permet une caractérisation plus fine. Il ressort enfin de ce tableau que la valeur de balisage et le critère « sans complémentation » sont deux propriétés typiques de l’oral et permettent une distinction robuste entre les deux types de corpus. Ainsi chacun se distingue nettement par des énoncés comme :
(1)
(2)
pour l’oral : Tu diras que je ne suis pas là que tu n'es au courant de rien et que tu ne sais même pas où je me trouve voilà. pour l’écrit : Car en voilà une autre harmonie sociale, institutionnellement équipée, et là aussi, tout s’y emboîte à merveille : la science-scientifique la plus consacrée a pris le pli de dire d’elle-même des choses qui se trouvent n’offenser en rien les puissances d’argent.
Le croisement, ou « corrélations », des différentes propriétés typiques a mis aussi en évidence les caractéristiques les plus pertinentes permettant de poser les premiers jalons d’une cartographie de voilà : la relation fonction/valeur9 indique ainsi une corrélation forte entre fonction introductive et valeur prédicative ainsi qu’une plus large répartition des fonctions pour la valeur de balisage.
Tab. 2 : Corrélation fonctions/valeurs.
Balisage Prédicative TOTAL
Conclusive
Introductive
TOTAL
Le croisement de la fonction et du statut syntaxique témoigne d’une corrélation forte entre fonction introductive et statut verbal. Le rôle adverbial de voilà apparaît par ailleurs autant introductif que conclusif.
9 Fonctions et valeurs sont à prendre au sens que nous avons définis plus haut.
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Tab. 3 : Corrélations fonctions/statuts syntaxiques. Conclusive
Introductive
TOTAL
Adverbe Conjonction Interjection Pivot verbal Proposition Préposition TOTAL
Enfin, la corrélation valeurs/statuts syntaxiques montre une collusion importante entre valeur prédicative et pivot verbal, entre valeur de balisage et une catégorie qui regroupe adverbe et interjection. Tab. 4 : Corrélation valeurs/statuts syntaxiques.
Adverbe Conjonction Interjection Pivot verbal Proposition Préposition TOTAL
Balisage
Prédicative
TOTAL
Derrière la dispersion apparente des emplois, à l’écrit et à l’oral, le croisement de différents critères a pu faire émerger trois grandes dimensions suivant les corrélations entre les propriétés typiques mises en évidence par Analec. La première dimension concerne la place de l’unité. Il ressort que voilà est une unité que l’on trouve plutôt en début de séquence dans notre corpus (début de tour de parole, début d’énoncé, début de syntagme, etc.). Cette position à l’initiale dans la séquence expliquerait ainsi la corrélation forte entre la fonction introductive de voilà et sa valeur prédicative (structuration du contenu informationnel, notamment par introduction d’un prédicat). La seconde dimension est celle de la valeur de l’unité. Le rôle de voilà est plutôt prédicatif dans le sens défini plus haut (attribution de propriétés), ce qui explique aussi son statut récurrent de pivot verbal. Enfin, la dimension liée à la fonction de voilà est essentiellement une fonction introductive, ce qui rejoint la position dans la séquence (à l’initiale).
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Un second groupe de données, issues du French Web Corpus,10 permet de mettre en évidence le rôle de la ponctuation avec voilà. Les observations effectuées sur ce corpus (104.705.221 mots) montrent effectivement la récurrence de deux grands patrons relativement stables : / (53% des occurrences de voilà)11 / (47% des occurrences de voilà)12 Les relations de voilà avec la ponctuation et avec les pauses examinées sur des données massives autorisent alors d’affiner les observations, notamment sur la nature de la pause qui suit voilà. Sur un échantillon plus limité que le web (1065 exemples issus de la base de données lexique.org13), nous relevons ainsi une répartition légèrement plus importante de voilà suivi d’une pause définitive (point final) par rapport aux cas où voilà est suivi d’une pause relative (marquée par une virgule directement après voilà). Par ailleurs, la relation de voilà avec le point final (avant ou après l’unité) rend également licite une analyse de ce qui se situe dans le contexte droit de voilà (concernant en priorité le patron ). La même base de données permet alors de voir que
10 La particularité du French Web Corpus est d’utiliser le web comme corpus (extractions de pages web). Il est étiqueté morpho-syntaxiquement et analysé avec Sketch Engine (https:// www.sketchengine.eu, consulté le 26 novembre 2018). Nous précisons ici que le décompte des mots repose sur le calcul automatique de SketchEngine qui référence le French Web Corpus (https://www.sketchengine.eu/frtenten-french-corpus/, consulté le 26 novembre 2018 ; voir aussi Kilgarriff et al. 2014). Conscients de redondances possibles dans les sources, et d’un décompte approximatif, nous avons opté pour le calcul du nombre de mots le moins avantageux pour notre hypothèse. Si malgré cela, nos analyses s’avèrent robustes, nos hypothèses s’en trouvent consolidées. 11 Ces deux structures pourraient être distinguées, mais la relation voilà/point nous paraît pour le moment essentielle. 12 Même remarque que pour la relation voilà/point : la relation voilà/virgule est à ce stade de l’analyse un élément essentiel. 13 Nous n’ignorons pas que les estimations statistiques présentées ici peuvent être discutables, en raison des différents traitements réalisés en amont de la constitution de la base ellemême (ex : segmentation en mots différente selon la provenance des textes par exemple). Il est donc probable que le French Web Corpus contienne au moins un sous-ensemble des occurrences de la base de données lexique.org, notamment les occurrences venant de différentes bases de sous-titres (qui constituent une partie de la base de données). Nous avons cependant considéré ces ressources comme des échantillons de langue exploitables pour nos analyses de voilà, sans toutefois identifier les éventuels doublons.
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la structure [voilà + entité/procès] est quasiment aussi fréquente que voilà suivi d’une pause, que l’entité soit antéposée (Les voilà enfin !) ou non (Et voilà le travail !), ou que voilà soit suivi d’un procès et d’une prédication (Voilà comment je vois les choses). Il se dessine ainsi à travers ces différentes remarques une cartographie de voilà qui contient des structures co-textuelles en apparence très variées mais avec des patrons syntactico-sémantiques relativement stables faisant apparaître des activités régulières de traitement, des « routines cognitives ». Ces routines sont liées au double rôle de voilà : délimiter une scène verbale (l’espace intersubjectif mis en place dans l’énonciation) et introduire des éléments sur la scène. Loin de s’opposer, ces deux rôles s’exercent à deux niveaux différents dans la mesure où l’un semble plus fondamental que l’autre pour la construction de la scène verbale : introduire des éléments sur la scène en les rendant évidents, donc en les qualifiant. Cet aspect du double rôle de voilà, même s’il n’est pas le plus fréquent dans les corpus observés, contribue fondamentalement à la délimitation de la scène en participant à sa structuration interne.
4 Vers une instruction sémantique pour voilà Les observations du comportement de voilà à travers des corpus variés peuvent nous apporter des éléments de réponse, même partiels, à la question de la facilitation de son expansion en français oral actuel.14 Elles nous permettent surtout de proposer des éléments pour définir une instruction sémantique15 qui soit propre à cette unité et qui puisse à la fois rendre compte des aspects fonctionnels relevés dans les analyses et contribuer au sens global de l’énoncé dans lequel cette unité apparaît. Le modèle que nous privilégions pour la définition de l’instruction fournie par voilà est dynamique et repose sur l’hypothèse qu’une unité linguistique contribue au sens de l’énoncé lors de son traitement en même temps qu’elle est déterminée par les autres unités présentes dans le contexte et qu’elle a convoquées (Victorri 1999 ; Col 2017). Dans cette optique, c’est donc un double mouvement de détermination qu’il faut prendre en compte pour définir
14 Nous rappelons néanmoins que la mesure exacte de l’expansion de voilà en français oral actuel s’avère difficile et repose sur des observations locales et non massives. 15 Par « instruction », nous entendons ici l’idée de consigne de construction du sens fournie par toute unité linguistique, qu’elle soit grammaticale ou lexicale. De ce point de vue, une instruction est unique et dynamique. Elle se rapproche de l’idée de consigne ou de procédure dans la perspective de Sperber/Wilson (1986) mais partage avec l’approche de Fauconnier (1997) la notion de sous-spécification. Voir Col (2017) ; Col et al. (2012).
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une instruction sémantique. Ce double mouvement correspond aux deux étapes par lesquelles on peut décrire le sens d’une unité (Col 2017, 93) : « Le premier mouvement consiste à déterminer ce qui doit être présent dans le champ intersubjectif (y compris la scène en train de se construire) pour que l'unité puisse jouer son rôle dans cette construction : ces éléments, nécessaires au bon fonctionnement de l'unité, mais dont elle n'est pas elle-même porteuse, on dira qu'elle les convoque. Le second mouvement correspond à la détermination de ce que l'unité apporte à la construction en agissant sur les éléments qu'elle a convoqués ; cette action a un effet sur la scène verbale en construction : c'est cela que l'unité évoque. »
La formulation de l’instruction tient alors compte de ce double mouvement de détermination, encore qualifié de « principe de convocation-évocation » (Col 2017, 92–102) : préciser ce que l’unité convoque pour construire du sens, et spécifier ce qu’elle évoque à partir de ce qu’elle convoque. À titre d’exemple pour illustrer ce point, citons la définition proposée pour définir une unité comme dans (Col 2017, 96) : « DANS convoque deux éléments de la scène verbale, Ex et EY, tels que EY soit construit comme un fermé pouvant servir de localisation pour Ex ; DANS évoque alors une relation de localisation de Ex par l’intérieur de EY. »
Libellée ainsi, l’instruction proposée pour dans prend en compte les emplois autres que les usages les plus évidents de l’unité qui concernent généralement les domaines spatiaux ou temporels. Les emplois qui relèvent du domaine quantitatif (un cadeau dans les vingt euros), notionnel (une faille dans le système), qualitatif (une ministre dans le pétrin), voire plus difficilement classables comme un effort dans la bonne direction sont également justifiés par une telle instruction. C’est dans l’interaction entre les instructions des unités du contexte que ces différents sens vont se profiler, pour reprendre une expression développée en grammaire cognitive, notamment chez Langacker (1987). Dans le cas de voilà, et selon le même principe de convocation-évocation, nous proposons l’instruction suivante : convoque sur la scène verbale des éléments dispersés (entités ou procès) ; évoque alors leur regroupement dans un ensemble perceptible VOILÀ
VOILÀ
Cette formulation tient compte du comportement de l’unité observée à travers les corpus analysés et repose sur l’hypothèse du regroupement d’informations (ou « grouping ») esquissée dans une publication antérieure et reprise dans la section suivante de ce travail. Ce que nous appelons « éléments dispersés » dans la définition de l’instruction sémantique de voilà peut recouvrir différentes
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situations. Un extrait comme le suivant illustre par exemple le cas où voilà annonce le regroupement de l’ensemble d’informations qui est présenté dans le reste du discours (être recherché par la police, ne pas être l’auteur de l’assassinat, décidé à être interrogé par la police, ainsi que la relation concessive établie entre les deux dernières informations) : (3) Mais voilà, il est depuis recherché par la police dans le cadre d’une enquête sur une affaire de meurtre. Mais si John McAfee assure ne pas être l’auteur de cet assassinat, il n’est néanmoins pas décidé à se laisser interroger par la police. Dans cet autre exemple, voilà vient plutôt réunir deux informations (téléphoner et emmener un costume) en réaction à ce que dit l’interlocuteur : (4) L1 : et ben je vais téléphoner à Marguerite, je vais lui demander de t’emmener un costume L2 : en attendant euh L1 : en attendant tu vas t’asseoir ici et je vais te chercher quelque chose, voilà. L’instruction de voilà étant basée sur un double mouvement de convocationévocation, le sens que prend cette unité en contexte dépend par ailleurs du sens qu’apportent des unités co-présentes dans l’énoncé. Effectivement la formulation de l’instruction vue plus haut – mais c’est aussi le cas pour celle de dans – ne dit rien sur la distinction entre les différents sens de voilà. Suivant les contextes et les relations qu’entretient l’unité avec les autres unités linguistiques et leurs instructions, le regroupement des éléments peut ainsi prendre différentes formes. Il peut par exemple se faire en introduisant des éléments nouveaux sur la scène et en les intégrant dans cette représentation partagée. C’est ce que nous avons vu dans l’exemple (3) ; on a alors affaire en ce cas au rôle introductif de voilà. Le regroupement des éléments peut par ailleurs se faire en rassemblant simplement les éléments dispersés en vue de leur intégration dans la représentation partagée. On a alors affaire au rôle conclusif de voilà et ce cas correspond plutôt à l’exemple (4).
5 Analyses de différentes facettes de voilà L’instruction que nous avons établie collectivement lors de nos travaux a ensuite servi de fil conducteur à l’étude de différents aspects de cette unité. Nous avons
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opté pour une démarche collective, inter- et transdisciplinaire, qui tente de prendre en compte les différents points de vue proposés à partir de cette instruction. Nous nous sommes penchés pour commencer sur les origines historiques de voilà, ainsi que sur sa présence dans les textes littéraires. Par cette première approche, nous avons abordé de manière plus horizontale le caractère oral de voilà à travers l’examen de ses emplois dits « absolus » (sans complément), l’observation de ses traits prosodiques, et enfin l’analyse de sa fonction d’accord en comparaison avec le marqueur espagnol claro. La démarche comparative et contrastive est également à l’œuvre dans l’étude des relations de voilà avec des marqueurs aspecto-temporels proches et de celle de certains équivalents en anglais et en corse. Enfin, quelques conditions d’émergence de voilà ont été explorées sous deux angles différents : du point de vue des processus mentaux, dans une double démarche à la fois exploratoire et expérimentale, et, dans une démarche également exploratoire, du point de vue multimodal en cherchant à prendre en compte les dimensions gestuelles associées aux emplois de voilà dans le discours et le dialogue télévisés. Le premier chapitre propose un parcours historique du terme voilà, ancré dans le problème de la sélection des éléments lexicaux et grammaticaux qui ont permis la création du terme : verbe de perception, impératif, seconde personne, adverbe de deixis spatiale. Ces éléments permettent de réfléchir à l’innovation que semble proposer le français avec ce terme. Pour envisager cette hypothèse, Charlotte Danino, Marie-Dominique Joffre et Anne C. Wolfsgruber, entament un parcours qui commence en latin avec l’examen de ses présentatifs. Elles exposent ainsi une analyse de la tournure uideor qui semble sélectionner certains éléments que voilà choisira. Leur seconde étape se situe en ancien et moyen français : en proposant un état de l’art, les auteurs retracent la création du terme et sa première phase de grammaticalisation (11ème–16ème siècle). La dernière partie du chapitre reprend les axes dégagés en se concentrant sur le tournant du 18ème siècle où un nouveau saut évolutif semble se produire. Cette partie est fondée sur l’analyse de 690 occurrences de Frantext et sur les apports d’un travail de modélisation statistique (Feltgen et al. 2015). Le second chapitre s’appuie également sur des discours littéraires comme on en trouve dans Frantext. Pour Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault, aborder la forme de langue qu’est voilà dans les discours littéraires permet d’observer une sorte d’actualisation privilégiée de certaines fonctions au sein d’une œuvre considérée comme un genre de discours spécifique qui cherche parfois à encoder un oral reconstruit. Du 16ème siècle au 21ème siècle, progressivement, c’est une fonction davantage modale et aspectuelle qui s’est développée, cette fonction prenant appui sur les fonctions identifiées précédemment. Ce sont l’apparition et l’extension de cet usage modal de voilà que ce chapitre envisage
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d’analyser dans le discours littéraire, en lien avec sa « pragmaticalisation », qui constituerait une sorte de deuxième phase après sa « grammaticalisation » décrite dans le précédent chapitre. Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault ont choisi une approche énonciative pour aborder cette question, dans la mesure où il s’agit d’observer l’importance prise par voilà dans les différentes formes de dialogisme (autodialogisme, dialogisme interlocutif) et plus précisément dans les formes de représentation de discours autre (RDA). La disponibilité énonciative de voilà en fait un signe bavard, un relais polyvalent, assurant aussi bien la cohésion textuelle que la confluence énonciative (sur un triple plan : entre les différentes voix, entre le dit et le dire, entre l’énonciateur et le destinataire). Tout en envisageant une diachronie large, les auteurs se concentrent sur la situation de voilà dans les textes modernes et contemporains, de Marcel Proust à Laurent Mauvignier, en passant par Céline, Raymond Queneau, Samuel Beckett, JeanLuc Lagarce, Bernard Noël et Jean Echenoz. L’accent est mis dans ces pages sur l’effet de voix en lien avec les différents genres de discours (roman, théâtre, monologue) ainsi que sur la fonction fortement assertive de voilà, soulignée par d’autres formes en collocation (pronom, ponctuation) en particulier dans le cas du voilà tout, omniprésent chez Céline. Ces effets de voix observés sont une première approche du caractère oral de voilà, plus amplement développé dans les trois chapitres suivants. Dans un premier temps, Frédéric Lambert et Gilles Col se concentrent sur les emplois absolus (sans complément) de voilà à l’oral en français contemporain. Leur hypothèse est que la valeur aspectuelle de ce marqueur joue un rôle pivot dans l’interprétation de ses différents usages discursifs. Les auteurs assignent à voilà un aspect résultatif associé à une phase préparatoire présupposée sur le modèle de la catégorie vendlérienne des verbes de résultat (achievement). Ils procèdent alors à une typologie de la construction absolue orale de voilà qui fait apparaître essentiellement trois classes : des cas où voilà est appuyé par un connecteur, comme donc, enfin, mais ou des variantes de eh ben ; des cas où voilà participe à la formulation/reformulation, typiques de l’oral ; et des cas où apparaît plus nettement une valeur déictique. Cette typologie permet de montrer en général la convergence entre l’usage de voilà et sa grande fréquence à l’oral. Dans un second temps, Frédéric Lambert et Gilles Col testent sur les exemples utilisés pour la typologie l’hypothèse d’un rôle pivot de l’aspect résultatif dans leur interprétation et leur fonctionnement. Cela permet de faire apparaître une fonction discursive défocalisante de voilà, qui constitue précisément une projection de la valeur aspectuelle résultative. Dans un troisième temps, les auteurs interrogent le problème de la deixis. Cela les amène à redéfinir cette catégorie et à proposer la catégorie d’évidentiel dont ils montrent qu’elle s’accorde en partie avec la valeur aspectuelle résultative.
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Les propriétés proprement prosodiques de voilà sont quant à elles analysées dans le discours médiatique (cf. le chapitre de Mélanie Petit). À partir d’un corpus très homogène du point de vue de la situation de communication, des locuteurs présents et des conditions d’enregistrement, et constitué d’une centaine d’exemples issus d’émissions télévisées (C à dire, C dans l’air et C politique), Mélanie Petit analyse un ensemble de paramètres comme la fonction de voilà, le statut monologal ou dialogal de la conversation ou encore la configuration de la mélodie de voilà. Les premiers résultats obtenus tendent à montrer qu’il n’y a pas de prosodie particulière liée à un emploi spécifique de voilà (conclusif, présentatif, de validation . . . ) mais plutôt une mélodie liée à une coloration sémantico-pragmatique apportée à un emploi. Cette coloration permet alors de distinguer globalement celui-ci en deux sous-emplois, même si d’autres nuances sémantiques peuvent également apparaître à la marge. Pour l’emploi conclusif de voilà par exemple, l’auteure constate que les deux sous-emplois apparaissant fréquemment – et clairement liés à la prosodie – sont celui de clore un sujet en mettant davantage l’accent sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de revenir dessus ou bien en clôturant le sujet tout en appuyant ses propos. Ces premières conclusions établies par Mélanie Petit viennent conforter les résultats obtenus au cours de précédents travaux plus poussés et portant sur d’autres unités (notamment enfin, Petit 2009), pour lesquels un rôle de la prosodie dans la mise en place de nuances sémantiques d’un emploi avait également été mis au jour. L’oralité de voilà est enfin abordée d’un point de vue pragmatique et comparatif (Delahaie/Solìs Garcia). La valeur que prend cette unité en français parlé lorsqu’elle remplit la fonction d’accord dans l’interaction est approfondie par Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia qui proposent une comparaison avec le marqueur espagnol claro pouvant remplir cette fonction dans cette langue. L’hypothèse de départ est que la comparaison entre les deux langues permet de mettre au jour le fonctionnement pragmatique et sémantique particulier de voilà lorsqu’il sert à exprimer un accord. Les autrices repartent de la position de Frédéric Lambert et Gilles Col qui soulignent que voilà peut posséder à l’oral une valeur de « validation d’une formulation », et qu’il s’agit d’un marqueur qui « exprime la co-orientation argumentative des points de vue ». Elles montrent dans ce chapitre que cette co-orientation argumentative, notion presque définitoire de l’accord, doit être approfondie pour rendre compte du fonctionnement sémantique de voilà en tant que marqueur d’accord. Dans ces pages, les autrices ont choisi d’analyser les marqueurs claro et voilà lorsqu’ils servent à marquer un accord dans le cadre d’une intervention réactive répondant à une question, une assertion, une demande de faire, notamment dans des contextes d’interactions dans une agence de voyage.
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L’approche comparative avec claro en espagnol se montre alors tout à fait pertinente pour mettre en évidence le fonctionnement de co-orientation argumentative grâce à la comparaison entre des contextes d’emploi en apparence similaires et surtout divergents. C’est également une démarche comparative qui structure le sixième chapitre de l’ouvrage. Celui-ci part du constat que voilà à valeur temporelle et aspectuelle est mal connu. À partir d’extraits de corpus authentiques, Pierre Don Giancarli s’intéresse dans une démarche contrastive au micro-système il y a/ça fait/voilà suivis d’une complémentation temporelle et à leurs équivalents en anglais et en corse. Ces marqueurs français se subdivisent en fait en un emploi prépositionnel (il est parti il y a/voilà deux jours) qui permettent de localiser un événement, et un emploi de pivot verbal faisant appel à une proposition en que et permettant de mesurer un intervalle (il y a/ça fait/voilà deux jours qu’il est parti). Le corse et l’anglais ont en revanche des marqueurs spécialisés qui les conduisent à changer de marqueur quand ils changent d’opération, avec des contraintes plus lourdes en anglais quant à la sélection de la polarité et au choix du repère. L’auteur arrive à montrer par cette comparaison entre langues que les trois marqueurs étudiés indiquent soit la mesure de la distance entre un point-repéré dans le temps et un point-repère, par exemple dans Il y a/ça fait/ voilà huit jours que je suis marié, soit la localisation du point où viendra se poser le point-repéré, par exemple dans Je me suis marié il y a/voilà huit jours. Jusque-là, les différents chapitres se sont concentrés sur les emplois et les sens de voilà, dans différents états de la langue française, ou bien en relation avec des unités proches par leurs sens et leurs valeurs, et parfois comparées avec des unités prises dans des langues « voisines ». L’objectif de l’avant-dernier chapitre est plutôt d’explorer, à l’aide des outils d’analyse proposés par la psychologie, les conditions d’émergence de voilà dans le discours. Il s’inscrit plus précisément dans le cadre de la psychologie cognitive, qui a pour but d’expliquer comment les humains traitent l’information à laquelle ils sont exposés dans leur vie quotidienne. Dominique Knutsen, Gilles Col, et Jean-François Rouet cherchent, de leur côté, à étudier des éléments d’une situation discursive qui favorisent l’apparition de voilà. Les « éléments » qui les intéressent ici ne sont pas purement linguistiques, mais plutôt les processus mentaux à l’œuvre dans les situations discursives, notamment dans des situations de dialogues et plus généralement d’interaction avec autrui. L’hypothèse que les auteurs cherchent à étayer est que les locuteurs utilisent voilà comme outil pour résoudre une difficulté liée à l’énonciation ou l’interlocution. Dans ce but, ils ont mis en place une expérimentation qui se compose d’une phase exploratoire et d’une expérience à proprement parler. Dans ces deux étapes, Dominique Knutsen, Gilles Col et Jean-François Rouet ne cherchent pas à reconstituer une situation « naturelle » présentant une difficulté énonciative et
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où s’épanouiraient des exemples de voilà. Certes, ces exemples apporteraient une contribution fondamentale à l’étude de de cette unité mais ce type de reconstitution paraît en fait un peu illusoire. La variété de l’énonciation, qui fait la richesse du langage humain, les autorise plutôt à essayer de répliquer une situation particulière dans laquelle apparaît une occurrence relativement typique de voilà. C’est ce qu’ils ont tenté de faire dans un premier temps (phase exploratoire). Dans un second temps (phase expérimentale), ils ont réalisé une expérimentation afin d’examiner de plus près une fonction spécifique de voilà. C’est donc une double démarche qu’ils présentent dans ce chapitre, d’abord purement exploratoire au cours de laquelle ils testent une expérimentation sur quelques sujets dans un dialogue non contrôlé, puis proprement expérimentale sur un plus grand nombre de personnes dans un dialogue finalisé et contrôlé. Cette double démarche s’étend d’une étude de voilà en situation monologique à une étude de voilà en situation dialogale, avec des conséquences importantes sur les conclusions que les auteurs ont établies. La démarche exploratoire est également présente dans le dernier chapitre qui se consacre à la perspective multimodale et à la dimension gestuelle de voilà dans le dialogue télévisé. Charlotte Danino et Gilles Col examinent dans ces pages la gestualité co-verbale, c’est-à-dire l’ensemble des postures et des gestes qui accompagnent toutes activités de parole. Dans le domaine de la gestualité, on distingue traditionnellement le geste du mouvement car le geste est significatif (même si nous n’avons pas toujours conscience de les faire) et le mouvement, lui, est cooccurrent mais ne participe pas de la construction du sens a priori. Ainsi, un hochement de tête en signe d’accord ou la direction du regard sont des gestes, mais attraper sa tasse de café ne l’est pas, sauf si on la montre en en parlant par exemple. Dans cette perspective, les auteurs cherchent à savoir si les gestes effectués par les locuteurs sont co-incidents aux apparitions de voilà dans le discours, ou s’ils sont simplement co-occurents dans la situation interlocutive. Le caractère hautement interactif de voilà rend particulièrement plausible la congruence d’une gestualité co-verbale qui participerait à la structuration de l’espace de parole dans la droite ligne des valeurs de voilà. Les auteurs prennent ainsi le point de départ d’une affinité entre le geste de pointage et la valeur déictique de voilà. Les exemples analysés affichent une certaine diversité de gestes et d’usages en contexte. Même de manière préliminaire, ces analyses montrent que voilà sert non seulement à pointer une entité sur la scène verbale, mais aussi à structurer cette dernière en termes d’espace interlocutif où la coprésence des interlocuteurs crée de fait un espace complexe dans lequel l’interaction se joue. La télévision, ou tout autre moyen audiovisuel de communication, ajoute effectivement un espace supplémentaire pour l’interaction verbale : celui de l’écran. L’interaction se donne par conséquent dans deux
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espaces différents pouvant chacun être désigné. De plus, le discours télévisé donne lieu à deux interactions : sur le plateau et entre le plateau et les téléspectateurs, ce que Horton et Wohl (1956) ont caractérisé d’interaction « parasociale ». À partir de là, Charlotte Danino et Gilles Col font l’hypothèse d’une corrélation entre la gestualité et les valeurs sémantico-discursives mises en évidence dans les autres chapitres de ce volume. Voilà semble alors servir, encore une fois à partir d’un examen purement exploratoire de quelques exemples, à naviguer particulièrement efficacement à travers le dédoublement de l’espace interactif et de l’interaction verbale. Ces pistes appellent évidemment à être confirmées sur des exemples plus nombreux et dans des corpus variés, mais déjà, elles permettent de révéler la participation active de voilà dans l’organisation et la maitrise des niveaux interactifs, et donnent une dimension supplémentaire à la complexité sémantique de cette unité linguistique. Une approche résolument pluridisciplinaire permet sans aucun doute de cerner davantage de phénomènes et dans le cas de voilà, un « petit » mot dont l’usage ne cesse de grandir, elle est parfaitement adaptée. En choisissant de ne pas l’enfermer dans une seule dimension, qu’elle soit historique, pragmatique ou prosodique, par exemple, nous avons pensé offrir une description adaptée à la complexité de l’usage. L’autre originalité de ce travail est enfin son caractère collectif. À partir d’analyses sur corpus menées en équipe, nous avons voulu rendre compte ensemble de l’instruction sémantique de voilà à partir de différents angles de vue théoriques, qu’ils soient sémantiques, cognitifs, stylistiques, énonciatifs, etc. Cette première étape a permis de développer différentes pistes de réflexion à partir de cette instruction commune. Ce point de départ commun a par exemple favorisé l’hypothèse de la relation de voilà avec une situation de difficulté cognitive, ou bien l’étude de la valeur aspectuelle d’évidentiel de voilà en relation avec l’évocation de regroupement que cette unité propose, valeur par ailleurs confirmée par l’analyse prosodique. Dans d’autres études, c’est davantage la capacité de voilà à convoquer des éléments dispersés qui a été privilégiée, notamment dans les comparaisons entre langues. La capacité de voilà à rendre perceptibles des éléments fait quant à elle l’objet d’un éclairage à la fois historique et littéraire, ce qui complète un tableau aux multiples nuances. Nos études convergent ainsi vers l’idée d’un voilà adaptable et plastique, que l’usage actuel rapproche d’un marqueur de navigation dans le discours.
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Introduction générale
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Annexe 1 Tableau synoptique des approches de voilà Auteurs
Statut Catégoriel Sémantique
Wagner/ Pinchon ( [])
Particule démonstrative
Pragmatique/ Discours
Enonciation/ Textualisation Sorte d’irruption (im)prévue dans l’actualité du locuteur ou de son allocutaire
Brunot/Bruneau Adverbe () présentatif Moignet ()
« une sorte de verbe »/« de préposition »
Auchlin ()
Marqueur de structuration de conversation
MSC à valeur de clôtureconclusion
Dervillez-Bastuji Présentateurs () déictiques
Délimitation, liaison des énoncés. Lié au niveau de textualisation Relève de la déixis spatiale
Morin ()
subjectless verb
Gardes-Tamine ()
Le plus démonstratif des présentatifs
Leard ()
verbe/voilà + notion verbale/ prépositionnel/ marqueur discursif
« pointage à partir du lieu ou du moment de la parole »
voilà discursif : valeur géographique/ illocutoire
Valeur de base : déictique et aspectuelle
Grenoble/Riley ()
Présentatifs ; deixis seconde
Proposition : portée sémantique minimum
Anaphorique ou cataphorique/ gestion de l’interaction
Marqueur discursif (texte comme espace)
Lié à l’énonciateur, rivé à situation d’énonciation
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Gilles Col et Charlotte Danino
(suite ) Auteurs
Statut Catégoriel Sémantique
Narjoux ()
Présentatif prédicatif ou à valeur interjective, prépositionnelle
Moment d’accession à la vérité/locuteur accède à l’existence par la parole
OppermanMarsaux ()
Présentatif
Situationnel/ Narratif/Textuel
Delahaie ()
Présentatif ou conversationnel
De Cesare ()
Porhiel ()
Pragmatique/ Discours
Ouvre, ferme, confirme. Introduit une stéréotypie Acte assertif : pointage, présentation
Enonciation/ Textualisation
Ni présentatif, ni déictique : rapport étroit à l’énonciation « Signal discursif » pour l’emploi seul
Préposition/ Présentatif/ Marqueur de discours
Annexe 2 Structures co-textuelles GN + voilà (10) Nous voilà donc entrés dans ce qu’on pourrait appeler un régime d’austérité sub-atroce, GN + voilà + pred : (16) Eh bien ! . . . me voilà propre . . . Il ne me manquait plus que cela . . . ADV + voilà (17) Seulement voilà, la guerre en Afghanistan a maintenant plus de onze ans d’âge,
Introduction générale
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conj. + adv. + voilà (18) et bien voilà c’est pas mieux comme ça conj. + objet + voilà + pred. (19) Et le voilà qui cause avec lui. conj. + voilà (20) Mais voilà, il est depuis recherché par la police dans le cadre d’une enquête sur une affaire de meurtre conj. + voilà + GN : (21) et voilà le travail P ici notre tablier est terminé conj. + voilà + préd. (22) et voilà ils nous piquent notre BM tu vois je te l’avais dit (1) les Villemain sont à nouveau réunis mais voilà que le juge Simon semble basculer à son tour dans la malédiction de la Vologne préd. + voilà + GN (23) Il écrivait, voilà près de soixante-dix ans, qu’« un moratoire sur la recherche atomique, tout en nous privant d’électricité bon marché, pourrait nous permettre de continuer à vivre sur une planète habitée ». (24) Unifiée voilà deux décennies, la République fédérale d’Allemagne (RFA), quatrième puissance mondiale, est la première de l’Union européenne, la plus peuplée — 82 millions d’habitants (2) — et la plus productive, avec un produit intérieur brut de 2 407 milliards d’euros en 2009. voilà + GN (25) CINÉMA • Oubliez Bollywood, voilà Mollywood ! (26) –Il ne n’aime plus, voilà mon malheur . . . Il ne m’aime plus . . . voilà + GN + pred (27) –Eh bien ? . . . Que faites-vous donc ? . . . Vous n’entendez donc pas ? . . . Êtes-vous sourde ? . . . Voilà trois heures que je sonne . . . C’est agaçant, à la fin . . . voilà + pred. (15) Le refus du déni sur la parenté biologique, l’obligation d’offrir à tout enfant une filiation symbolique ne reposant pas sur le déni ou le secret, et la latitude donnée à tout citoyen d’élever un enfant quelle que soit sa sexualité : voilà qui devrait conférer un socle de réflexion moins discutable que le sont les nombreux sophismes entendus sur cette question délicate. (28) –Voilà ce que vous devriez faire, mademoiselle Célestine . . . Ø voilà Ø (29) –Eh bien, Célestine . . . je vous trouve charmante . . . voilà ! (30) A–Ben sûr ! . . . Faut se faire une raison . . . B–Voilà ! . . .
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Voilà en diachronie : perception, énonciation et courbe en S Résumé : Ce chapitre propose un parcours historique du terme voilà, ancré dans le problème de la sélection des éléments lexicaux et grammaticaux qui ont permis la création du terme : verbe de perception, impératif, seconde personne, adverbe de deixis spatiale. Ces éléments permettent de réfléchir à l’innovation que semble proposer le français avec ce terme. Pour envisager cette hypothèse, notre parcours commence en latin avec l’examen de ses présentatifs. Nous proposons ainsi une analyse de la tournure uideor qui semble sélectionner certains éléments que voilà choisira. Notre seconde étape se situe en ancien et moyen français : en proposant un état de l’art, nous retraçons la création du terme et sa première phase de grammaticalisation (11ème–16ème siècle). La dernière partie du chapitre reprend les axes dégagés en se concentrant sur le tournant du 18ème siècle où un nouveau saut évolutif semble se produire. Cette partie est fondée sur l’analyse de 690 occurrences de Frantext et sur les apports d’un travail de modélisation statistique (Feltgen et al. 2015). Abstract: This chapter sheds light on the diachronic developments voilà (and also partly voici) has undergone along the centuries in order to understand its current uses and functions in greater detail. Voilà is first attested in Old French and consists of the verb voir and the deictic adverb là (ci in the case of voici) without any direct etymological predecessor in Latin times. Latin, however, had the presentative ecce that seems to be quite close to later meanings of voilà. Old French used ecce (ofr. ez) in texts that represent the earliest sources of this Romance language, but it did not survive until today. While other Romance languages like Italian still use ecco, French voilà has also been integrated into other modern languages, such as English, German and many others. It can enter a range of syntactic contexts in French and it is highly flexible in terms of its functionality on the discourse level: it can be found to introduce, close, structure or mark the discourse and it is already attested in most of these functions in the 16th century. In the course of the present chapter, we focus on several of the diachronic steps that
Charlotte Danino, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, PRISMES, EA 4398 Anne C. Wolfsgruber, Humboldt-Universität zu Berlin, Allemagne Marie-Dominique Joffre, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 https://doi.org/10.1515/9783110622454-002
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Charlotte Danino, Anne C. Wolfsgruber et Marie-Dominique Joffre
voilà seems to have undertaken during the past centuries. We look at possible Latin predecessors by analysing the role of perception verbs, we tackle the question whether the disappearance of the presentative ez shows similar developments as the diminishing use of voici, and we also raise the question whether the evolution of voilà can be analysed as a case of grammaticalization or as a case of pragmaticalisation. Finally, the period between 1630 and 1830 is under scrutiny and by the help of statistic modelling, we closely look at the extension voilà exhibits in this timespan.
1 Introduction Voilà fait partie des mots qui semblent uniques et originaux à plus d’un titre. Son statut catégoriel et syntaxique est largement débattu (voir introduction de ce volume), ses emplois semblent multiples, son dédoublement avec voici est plus complexe qu’il n’y paraît et leur évolution, quoique liée, n’est pas identique. Ce tableau multiple et épineux se donne comme le résultat de plusieurs siècles d’évolution et d’usage. La perspective diachronique peut-elle nous aider à faire la part des choses dans une situation synchronique pour le moins diverse ? La question formulée ainsi ouvre un terrain de recherche beaucoup trop large pour ce chapitre. Afin de restreindre l’envergure de notre interrogation, nous nous sommes concentrés sur ce qui fait consensus : l’originalité et l’inclassifiabilité du terme. Nous sommes ainsi parties du principe que voilà constitue une innovation du français et ce à plus d’un titre. D’une part, le latin ne dispose pas de terme qui serait l’ancêtre de voilà ; nous n’avons pas hérité ce terme, nous l’avons forgé. Le présentatif latin de sens le plus proche est ecce que le français a repris seulement pour l’abandonner au Moyen-Âge, effacé par voilà. Notre terme cible a donc été inventé en français et par le français, ou ce qui est en train de devenir le français. D’autre part, aucune autre langue romane ne semble avoir de termes équivalents qui dans un système linguistique parent aurait sélectionné les mêmes éléments de construction : l’italien utilise ecco directement issu du latin, l’espagnol propose des termes comme vale ou aquí dont la distribution est quelque peu différente. L’occitan ne s’aligne pas non plus : le dictionnaire d’Arve Cassignac recense plusieurs expressions selon les emplois.1 Enfin, voilà
1 Vaqui est le principal équivalent, avec certains composés de aqui qui signifie là, ici. On retrouve donc la présence des déictiques spatiaux mais le verbe voir ne rentre pas dans la composition de ces termes. De même, l’un des équivalents proposés se fond sur le verbe tenir à l’impératif seconde personne : ten ! que le latin par exemple peut également employer (cf. plus bas). Dictionnaire en ligne consulté le 6 juin 2016.
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semble tellement propre au français que l’italien l’emprunte à notre langue mais ne le recrée pas. Ce qui semble bien être un intraduisible a même été emprunté en anglais, langue germanique (le Merriam-Webster recense le premier usage du terme datant de 1739). Innovation réelle donc qui semble s’enraciner dans les spécificités du français.2 Voilà (et voici) bénéficie d’une tradition d’étude qui systématiquement bute sur son statut syntaxique. Entrant dans de nombreux schémas, utilisé à l’écrit comme à l’oral, voilà sert à introduire ou à conclure, structure le contenu informationnel ou balise le discours. Si ces emplois semblent se répandre à l’oral, quoique cette mesure soit difficile à effectuer, la variété des structures dans lesquelles voilà s’insère semble déjà attestée au 16ème siècle. Le consensus lui attribue une étymologie à partir de laquelle plusieurs éléments se dégagent. Voici/voilà vient du verbe voir à l’impératif deuxième personne suivi de l’adverbe déictique ci ou là. Cette séquence s’est progressivement soudée en une construction stable (Oppermann-Marsaux 2006). La position du clitique est à cet égard éloquente : veez le là devient le voilà. Une fois cette phase achevée, observe-t-on une pragmaticalisation ou une évolution sémantique audelà de son origine perceptive ? La question se pose en effet de la sélection du verbe voir dans ce terme, que l’italien par exemple, n’a pas sélectionné, préférant garder le présentatif latin ecce (dans ecco) – nous y reviendrons. L’alternance de voici et voilà ainsi que les alternatives possibles aux termes (autres présentatifs, structures perceptuelles, etc.) incite à regarder l’évolution du terme lui-même dans le système du français mais aussi l’histoire de ses différents emplois. Plusieurs grandes étapes semblent se dessiner dans l’histoire du mot que ce chapitre propose de retracer. Ce faisant, plusieurs questions méritent une attention particulière : – voilà s’est-il grammaticalisé et/ou pragmaticalisé ? – peut-on expliquer la relative disparition de voici dans les mêmes termes que celles du présentatif ez, issu du latin ecce ? – trouve-t-on en latin classique une préfiguration de voilà, en regardant notamment les verbes de perception ?
2 À notre connaissance, le roumain offre le tableau le plus comparable au français mais avec quelques différences notables. Le roumain a deux présentatifs offerts comme équivalents partiels de voilà : iata et uite. Le second nous intéresse ici : il vient du verbe de perception signifiant regarder. Il ne s’agit pas de voir (Iliescu 2013). L’italien, comme le français d’ailleurs, peut aussi sélectionner guardare dans certaines fonctions présentatives-évaluatives : guarda sta cretina ! (mais regarde [moi] cette abrutie !). Les deux exemples rendent obligatoire la perception in praesentia, partagée entre les colocuteurs, de l’objet introduit.
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Au travers de ces questions, il s’agit d’interroger la création et l’évolution du terme en regard des composants de cette construction : le verbe de perception involontaire voir, le rôle de l’adverbe, la seconde personne (personne de l’interlocution), le mode impératif, les déictiques spatiaux. On propose ainsi de tracer, ou plutôt d’ébaucher, un parcours historique qui va du latin au 18ème siècle. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité d’une période si large. Notre parcours s’arrêtera à plusieurs étapes dont nous justifierons la pertinence. Nous envisagerons tout d’abord la situation en latin, où une construction basée sur le passif du verbe voir, uideor, n’est pas sans rappeler les emplois modernes et contemporains de voilà. Cette étape latine envisagera également les présentatifs de cette langue (notamment du latin classique). Dans un second temps, nous présenterons un état de l’art sur l’approche diachronique de voilà. Enfin, nous nous concentrerons sur les emplois de voilà relevés dans le corpus Frantext entre 1630 et 1730, en prenant soin de justifier l’intérêt porté à cette période. Une conclusion reprendra les principaux résultats de notre parcours d’étapes en suggérant leur pertinence pour les perspectives notamment contrastives discursives sur le terme éponyme.
2 La situation en latin : uideor et les présentatifs 2.1 Présentation, perception, interlocution Le latin dispose d’un présentatif dédié, ecce, qui donnera ez vos en moyen français et ecco en italien, qui utilise encore très largement ce terme (cf. Kandel 2015 ; De Cesare 2011). Le Gaffiot présente d’ailleurs le terme comme traduction de voilà/voici en ne donnant pas d’autres alternatives, mis à part des locutions adverbiales telles que tout à coup évoquant le surgissement d’une entité ou d’un événement (sur la dimension aspectuelle de voilà, cf. Lambert/Col ce volume). Ecce est suivi de l’accusatif : le syntagme nominal (SN ci-après) introduit relevant effectivement d’un objet, même si le Gaffiot semble indiquer que Cicéron préfère l’employer avec un nominatif – nous y reviendrons. L’étymologie peut conforter ce que le marquage casuel suggère. Quoiqu’incertaine, l’étymologie de ecce aurait elle aussi maille à partir avec le verbe voir et la perception visuelle. Également suggéré, le possible lien avec l’interjection (latine) en qui elle aussi a des liens avec la perception puisqu’elle serait une particule visant à attirer l’attention, visuelle et/ou auditive, de l’interlocuteur (on se rappelle ici les tournures française Ecoute, italienne Senti, ou encore anglaise Look !). Dès le départ il semble que les présentatifs, sans d’ailleurs que cette étiquette résume tous les emplois, se fondent sur la perception sensorielle de la situation et du
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discours en cours. Pour autant, le latin utilisera beaucoup, et de plus en plus, em, littéralement ‘tiens !’ (Julia 2015a, 2015b). Plus donc que le sémantisme du verbe base, c’est sa forme impérative, seconde personne qui semble constante. L’inscription de la relation interlocutive est au cœur du fonctionnement de ces termes, qu’il s’agisse de voilà ou de ecce/ecco. Julia (2015a ; 2015b) revient sur la situation des présentatifs dans les langues anciennes, notamment en latin. L’auteur rappelle ainsi que l’étymologie de ecce n’est pas si transparente : si le verbe voir peut intervenir dans sa construction, comme cela est suggéré pour le grec ancien, d’autres particules auraient pu former le terme par agglutination. Devant un tableau finalement complexe, Julia propose un faisceau d’indices pour envisager le statut de l’impératif parfois effacé dans les emplois des termes visés affichant une moindre prédicativité. En associant des facteurs sémantiques, syntaxiques, pragmatiques mais aussi morphologiques et prosodiques, le problème de catégorisation est au cœur de l’enquête, fondé sur des observations de flexions casuelles ou d’accord. À l’interface de la syntaxe et de la sémantique, c’est in fine une approche informationnelle des présentatifs qui semble rendre compte de la situation. Julia (2015b) résume ainsi ce que l’on peut dire du latin : « Il ne devait pas exister de présentatif déictique au début de la latinité (à moins qu’on ne retienne em qui présente des objets que l’on peut prendre en main) ; et, à partir de ecce réinterprété, le latin a dû créer le présentatif d’une troisième personne, eccum, etc., qui sera éliminé en latin classique au profit de ēn, forme unique, plus courte et plus dynamique » (Julia 2015b, 11).
Depuis l’époque latine, les présentatifs oscillent entre différents fonds sémantiques pour ainsi dire, hésitation que la syntaxe peut refléter en inscrivant ou non les thèmes déictiques dans les formes, qui se déclinent ou non, selon des cas différents. Julia retrace aussi une évolution probable de ces termes depuis un usage égocentré vers un usage allocentré, ce qui expliquerait la possibilité d’une troisième personne formée par ecce : (1)
Sed eccum Amphitruonem : aduenit. ‘Mais voici Amphitryon : il arrive’ (Plaute, Amphitruo 1005, exemple emprunté à Julia 2015b).
Cela implique que la perception ne soit plus forcément une découverte (une présentation pure donc) mais qu’elle relève d’un attendu. De même, le fonctionnement connu, et rappelé par l’auteur, de ces termes pour attirer l’attention de l’interlocuteur, est permis par sa dimension allocentrée : la perception se fait alors sollicitée pour reprendre le mot de Julia.
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Ainsi, que la perception soit un sème présent dans les formes du marqueur ou non, les présentatifs relèvent toujours d’une forme de saisie qui se joue dans l’espace de l’interlocution, que cet espace soit réel ou figuré. C’est là un premier point d’entrée dans notre problématique : le français a choisi avec le verbe voir une référence explicite à la perception visuelle. Faut-il alors chercher dans le sème de perception visuelle les potentialités de voilà ? Pourquoi le latin ne l’a pas fait ? Si l’on ne peut étudier de données négatives, il est néanmoins possible d’analyser les tournures latines qui font effectivement usage de la racine verbale uidere. Dans ce contexte, nous nous sommes intéressés à une autre tournure « perceptuelle » du latin classique. Il s’agit d’une forme passive du verbe uideo : uideor. Nous présentons maintenant les deux formes, suffisamment différenciées pour que le Gaffiot en fasse deux entrées séparées. Video est, en latin, d’une utilisation très courante. Ce verbe repose sur une racine indo-européenne bien attestée dont on retrouve les avatars dans d’autres langues que le latin : *weid-/ *woid-/*wid-. On peut encore relever le grec ancien (w)oid-a ‘je sais’ (parfait à valeur résultative), (w)eid-o-n ‘je vis’ (aoriste), le sanskrit ved-a ‘je sais’ et l’allemand wissen, ‘savoir’. On constate donc dès maintenant que la racine indo-européenne ne se limite pas à la signification d’une perception visuelle. Il est raisonnable de considérer qu’elle se prête à l’expression d’une perception intellectuelle, qui, employée au parfait de sens résultatif, aboutit à l’idée de /savoir/, ce que le sanskrit et l’allemand ont enregistré. Dès les textes les plus anciens de la littérature latine, nombreuses sont les utilisations où uideo ne traduit qu’une perception intellectuelle, tout comme son héritier voir : (2)
Video quam rem agis ‘Je vois (= je comprends) ce que tu trames’ (Plt. Men.685).
Le français moderne ne fait pas exception à cette extension sémantique des verbes de perception visuelle vers le cognitif : (3) Je vois toujours ce bois avant qu'on y eût porté la cognée, et, dans la réalité, je n'en ai jamais vu d'aussi beau (Sand, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 161). L’anglais n’échappe pas non plus à cette expansion sémantique ; la langue a même grammaticalisé une forme du verbe seeing comme connecteur logique : (4) seeing that diplomatic relations with Japan have been broken off, you can prevent, if you consider it necessary, any Japanese descent on Korea (ARCHER Corpus : 1905pall.n7b, Pall Mall Gazette, d'après Whitt 2011, 62).
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Ces considérations sémantiques laissent entrevoir les différents emplois que uideo peut soutenir. Il convient maintenant de se pencher sur uideor, forme passive du verbe. En latin, la morphologie du passif est double : synthétique à l’infectum (présents, imparfaits et futur), périphrastique au perfectum (parfaits, plus-queparfaits, futur antérieur). À l’infectum, les désinences personnelles passives se substituent aux désinences personnelles actives : ama-t ‘il/elle aime’/ama-tur ‘il/ elle est aimé(e)’ ; ama-mus ‘nous aimons’/ama-mur ‘nous sommes aimé(e)s’. La périphrase de perfectum est, quant à elle, composée du participe « passé » en -tus (ou -(s)sus), variable en genre et en nombre : amatus, -a, -um ‘aimé (e)’ ; amati,-ae,-a ‘aimé(e)s’ et de l’auxiliaire esse ‘être’ : amata est ‘elle a été/fut aimée’ (parfait) ; amati erant ‘ils avaient été aimés’. On rappellera brièvement ici que, dans tout verbe actif transitif, le passage du verbe de la morphologie active à la morphologie passive recentre le procès sur le sujet grammatical. Le contenu notionnel de la relation verbe actif-objet à l’accusatif est transféré, au passif, dans la relation prédicative qui fonde la phrase, la relation sujet au nominatif-verbe passif. Le troisième concept impliqué dans le procès, celui qui occupe la fonction de sujet grammatical dans la structure active transitive, se retrouve alors rejeté dans une position périphérique, facultative par essence, celle de circonstant. C’est pourquoi dans plus de 90% des tours passifs, le complément d’agent du passif n’est pas exprimé en latin. Son statut périphérique est confirmé par la construction morphosyntaxique qui le traduit, et qui n’est pas autre chose que celle de divers circonstants, signifiants soit de l’origine, soit de l’instrument, voire de la cause : ablatif ou syntagme prépositionnel avec ab suivi de l’ablatif, enfin, plus tard, per et l’accusatif. Il n’en va pas de même pour le verbe uideo, où le lien sémantique est distendu entre les deux voix. En effet, la signification de uideor n’est pratiquement jamais ‘être vu, perçu’. Videor signifie pratiquement toujours ‘sembler, (ap) paraître, se laisser/se faire voir, donner l’impression, donner/laisser à penser, à croire, imaginer’. Le complément d’agent stricto sensu ne s’utilise pas avec cette signification. Le complément qui accompagne habituellement uideor est au datif, cas qui désigne la notion visée par l’impression qui émane de la notion sujet du verbe. (On parle alors de datif de point de vue.) Les structures syntaxiques dans lesquelles est employé uideor, uideris, uidetur, etc. . . sont comparables à celles de sembler français : X (sujet au nominatif) – uidetur/semble (+ éventuellement destinataire au datif/à) – verbe à l’infinitif ou (esse/être) nominal attribut au nominatif pour le latin. (5) cetera quae quibusdam [datif] admirabilia [attribut] uidentur ‘tout le reste qui paraît admirable à certains’ (Cic .Lae.86)
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(6) Delirare [infinitif] mihi [pronom personnel 1° sg au datif] uidere (= -ris) ‘Tu me sembles délirer/J’ai l’impression que tu délires/Je pense que tu . . ./ je crois que . . .’. (Plt. Men.1074). On remarquera que le passif appliqué aux verbes de perception tel que voir/uideo permet de passer d’une perception orientée vers le sujet (percevant), ou du moins le faisant figurer dans la représentation linguistique, à une perception orientée vers l’objet (perçu). La syntaxe reflète bien ce glissement sémantique. La traduction française confirme cette inversion du focus : sembler et apparaître sélectionnent l’objet perçu comme sujet, c’est-à-dire comme argument thématique. Dans les emplois de uideor illustrés ci-dessus, le verbe relève plus d’un pseudo-passif qui fonctionne comme un modalisateur ; il nuance, précise l’impression ainsi que la pensée de la conscience désignée par le datif de point de vue. L’individu ainsi visé par le datif reçoit une perception dont il n’est ni l’instigateur ni l’opérateur et dont il est incapable d’analyser le mécanisme. C’est pourquoi les formes de uideor sont utilisées pour marquer la description d’une vision, d’un rêve : (7) Mercari [infinitif] uisus mihi [pronom personnel, 1° sg. au datif] sum formosam capram ‘J’ai rêvé (je me suis vu) acheter une chèvre superbe’ (Pl. Merc.229). (8) Phrygii Penates [sujet] [. . .]/uisi ante oculos astare [infinitif] iacentis [. . .]/in somnis ‘Il sembla, tandis que je me laissais aller au mon sommeil, que les Pénates phrygiens se présentaient à mes yeux’ (Verg. Aen.3, 148–50). Ces quelques remarques permettent de mettre en avant quelques phénomènes cruciaux pour notre étude. Tout d’abord, la morphologie passive qui efface le sujet percevant et l’acte de perception permettent d’insister soit sur l’objet perçu, soit sur sa visibilité même. D’une certaine manière, voilà permet le même déplacement attentionnel, même dans des emplois où la perception visuelle reste effective : (9) Voilà sa sœur, poursuivit-il, en montrant sa femme (Robert Chasles, Les illustres Françoises). Dans cet exemple, compte le fait que sa sœur est dans le champ de vision partagé des interlocuteurs, en tant qu’elle est visible et focalisée. L’effacement morphologique des personnes se retrouve d’une certaine manière d’une part
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dans l’impératif d’où provient voilà et dans la défectivité de cette forme, si l’on accepte ses paramètres verbaux. De plus, si nous avions remarqué plus haut que les verbes de perception sont nombreux à fonctionner comme particules de discours (attention getter : écoute, senti, look, . . . ), ces verbes relèvent tous de la perception volontaire. Voir — ou uideo — relève de la perception involontaire qui présuppose non seulement que le sujet percevant ne met pas d’intention dans son geste (contrairement à ce que dit regarder) mais aussi que l’objet perçu se donne à voir, est visible. Par ailleurs, l’enregistrement lexicographique de ce pseudo-passif lui donne le statut de construction (Goldberg 1995), plus ou moins grammaticalisée mais stable, et relevant de routines discursives, ce que les paragraphes suivants devraient achever de montrer. Enfin, l’interlocution semble très présente dans les exemples qui attirent l’attention du colocuteur sur un élément du cotexte qui est élu au commentaire métadiscursif. Les aspects évaluatifs préfigurés dans les exemples vont eux aussi trouver une confirmation dans les analyses qui suivent et ne sont pas sans lien avec le fonctionnement de voilà qui introduit très souvent des groupes nominaux déterminés et qualifiés : (10) Voilà une brave poésie (Blaise Pascal, Les Provinciales). (11) [Il] ajouta tout haut : je veux bien que tout le monde sache que voilà l'un des hommes de mon royaume que j'estime le plus (Molière, L'Amour médecin). Ce qui compte ici n’est pas tant la catégorisation des entités présentées (poésie vs. prose, emploi vs. oisiveté) ; ce qui compte, c’est le type, le sous-type, catégoriel qu’ils représentent. Pour confronter ces éléments sémantiques et discursifs qui semblent rapprocher uideor et voilà, nous proposons l’analyse d’exemples latins tirés de Cicéron, soit du latin classique.
2.2 Videor dans les clausules cicéroniennes La prose oratoire a coutume d’imprimer à la dernière séquence d’une période un rythme poétique, reposant sur une répartition harmonieuse des syllabes longues et brèves.3 Ces fins de phrases rythmées sont appelées « clausules ».
3 Cette alternance de quantité syllabique imprime alors un rythme fondé sur un retour cadencé des syllabes accentuées des pieds. La métrique classique ignore la rime.
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Chez Cicéron, il est tout à fait remarquable qu’on rencontre assez souvent, comme fin de période, surtout lorsqu’il s’agit, en outre, d’une fin de paragraphe (au cours duquel une idée a été développée) des séquences de type esse videa(n)tur ‘semble(n)t être’ (au subjonctif présent, 3° sg. ou pl.). Ces formes sont construites soit dans des séquences à valeur finale, soit dans le deuxième pôle d’un système consécutif (ita, sic, tantus, etc . . . + vb. au subjonctif). Ce fait souligne nettement qu’elles concluent une démonstration, une argumentation. Le souci stylistique et prosodique qui préside à l’élaboration de cette fin de période montre que l’orateur cherche à marquer fortement l’esprit de ses auditeurs.4 Si sembler constitue la traduction quasi automatiquement proposée, il est intéressant d’envisager des traductions plus spécifiques qui tiennent compte de la fonction argumentative et conclusive de la structure. Rappelons tout d’abord que l’ordre des syntagmes et des mots est, en dehors de quelques exceptions, libre en latin. La place alors octroyée à un terme relève par conséquent d’une intention énonciative, informative et pragmatique assumée et proclamée par le locuteur. Il se trouve que la place finale dans la phrase est une position phare.5 Quel est donc l’impact sur l’auditoire, de ce modalisateur qui, pourtant, n’est pas porteur d’une information de premier plan, rôle dévolu au prédicat qu’il vient modifier ? Il est enfin à noter que, dans les emplois qui ont retenu ici notre attention, uideor n’est pas complété par un terme au datif. Le fait que la personne visée ne soit pas désignée explicitement confère à l’expression ainsi énoncée une portée très générale, et permet de la dégager des données qui président à l’énonciation, notamment le temps. On commencera par un exemple qui a quelque peu embarrassé le traducteur de la C.U.F. :6 (12) praestare hoc senator debeo, quantum possum, ne quis uir clarus aut potens huic ordini iure irasci posse uideatur.
4 Ce recours trop fréquent, aux yeux de certains théoriciens de l’art oratoire, à ces fins de période a fait l’objet, dès l’époque romaine, de railleries et de critiques à l’égard du grand orateur. 5 C’est pour cette raison que, chez les historiens, dans les parties narratives, le verbe principal est très fréquemment le dernier mot de la phrase. Il n’en va pas de même dans les autres genres littéraires. 6 ‘Comme sénateur, je dois faire mon possible pour éviter qu’un homme éminent ou influent ait, avec quelque apparence de raison, des motifs d’en vouloir à notre parti’ (Traduction de J. Cousin).
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‘comme sénateur, autant que je le peux, je dois faire en sorte, qu’aucun homme en vue ou influent ne puisse, en toute légalité, et que ce soit clair, s’en prendre à notre ordre’ (Cic. prov.39). Pressentant que la guerre civile entre César et Pompée est inéluctable, Cicéron se posant comme le défenseur de la légalité et du respect des institutions républicaines, se range, dans un premier temps, du côté de César. Proroger le commandement de ce dernier sur la Gaule Cisalpine mettrait le Sénat à l’abri de toute tentative hostile de la part d’une faction dangereuse et protègerait la République de bien des violences. L’essentiel du propos est formulé par ne [. . .] irasci posse ‘ne pas pouvoir s’emporter’. La présence du verbe uideor ne se justifie pas de manière pleinement satisfaisante si l’on se cantonne dans une analyse grammaticale traditionnelle ; le verbe semble superflu ;7 toutefois sa présence permet d’en appeler à la conscience des auditeurs qui doit s’imprégner des convictions de Cicéron. On peut y voir une injonction du style ‘notez-le’, ‘vu ?/!’ ou l’affirmation d’une certitude : ‘De toute évidence’, ‘C’est une évidence’.8 Il en va de même dans l’exemple suivant : (13) quare suo iure noster ille Enius sanctos appellat poetas, quod quasi deorum aliquo dono atque munere commendati nobis esse uideantur ‘c’est pourquoi notre cher Ennius, à juste titre, qualifie de sacro-saints les poètes, parce que, c’est évident, ils nous ont été confiés en quelque sorte par un don et une faveur des dieux’ (Cic. Arch.18). Cicéron appuie sa démonstration sur une opinion d’Ennius, père de la poésie latine, modèle et référence incontestés : les poètes sont d’essence divine. Compte tenu du prestige de son auteur, il est hors de question de mettre en doute, même de nuancer cette conception ; Ennius ne profère que la Vérité. Ici encore, uideor semble superflu, du moins incongru. Faut-il alors ne lui reconnaître qu’un rôle « musical » ? En effet, l’ensemble de la clausule imprime à la fin de la période un rythme comparable à la mélodie d’une chanson qui se poursuit au-delà du texte lui-même. Il serait toutefois
7 Le traducteur de la C.U.F. fait porter, quant à lui, uideatur sur iure. 8 Il est clair qu’une étude exhaustive devrait se pencher sur l’usage évidentiel (Aikhenvald 2004 ; Mushin 2001 ; Melac 2014 pour une présentation typologique de la notion) des verbes de perception, largement considéré. On mentionnera l’étude de Whitt (2011) pour les langues germaniques. Si nous laissons cette piste de côté c’est qu’elle ne semble pas jouer dans les emplois de voilà, perspective qui oriente notre parcours diachronique.
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excessif de dénier tout contenu sémantique à cette séquence finale. Les mots sont toujours pourvus d’un signifié, aussi vague, discret et ténu soit-il. Videor n’échappe pas à cette règle ; mais, pour comprendre sa présence, il semble tout d’abord nécessaire de dépasser la construction grammaticale dans laquelle il est employé et qui le place au centre d’une relation sujet-« attribut ». Son effet modalisateur déborde largement ce cadre syntaxique. Dernier terme formulé, uidea(n) tur constitue une sorte de point d’orgue dont la portée est alors l’ensemble de la période oratoire. L’idée est que le discours doit laisser des traces, s’imprimer dans les mémoires. Quel autre verbe remplirait mieux ce rôle que uideor, signifiant d’une perception, intellectuelle dont la permanence, d’ailleurs, est peut-être déjà marquée, si l’on accepte cette étymologie, par -e, suffixe d’état. La forme attestée dans ces exemples me semble être, ici aussi, l’équivalent de ‘vu, bien vu, noté, à vous de voir, notez, notons-le (= ce fait)’. La fonction sémantique du verbe est plus facile à cerner dans les 2 exemples suivants : (14) sic in uestram accipiatis fidem ut humanitate uestra leuatus potius quam acerbitate uiolatus esse uideatur. ‘ainsi prenez Archias sous votre protection pour qu’il soit évident qu’il a été soutenu par votre bienveillance plutôt qu’accablé par votre intransigeance’ (Cic. Arch.31). (15) Tantus autem est consensus municipiorum [. . .] ut omnes ad auctoritatem huius ordinis maiestatemque populi Romani defendendam conspirasse uideantur. ‘l’entente des municipes est telle que tous, c’est clair, se sont unis pour défendre l’autorité de cet ordre (le Sénat) et la majesté du peuple romain’ (Cic. Phil.3,13). La démonstration, soutenue par la structure consécutive, doit susciter l’adhésion sans retenue des auditeurs. Pour ce faire, elle doit s’imposer comme une évidence, et neutraliser toute contestation. Grâce à son signifié, uideor, qui impose une perception, est apte à remplir ce rôle argumentatif. (16) et uos non uidetis fingi sceleris maximi crimen, ut alterius sceleris suscipiendi fuisse causa uideatur ? ‘et vous, vous ne voyez pas qu’a été forgée l’inculpation d’un crime gravissime, pour en faire le motif, c’est clair, de la tentative du second ?’ (Cic. Cael.56).
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On peut noter dans ce dernier exemple le jeu fondé sur la reprise de uideo (le premier est à l’actif est revêt le sens de ‘se rendre compte’). Il est impératif pour Cicéron d’ouvrir les yeux des juges, de leur faire prendre conscience de la réalité et de lever leurs doutes ou leurs hésitations. Employé dans des conditions bien particulières, position ultime d’une phrase, souvent d’un paragraphe, verbe d’une proposition à valeur finale ou consécutive, soutenu par la mélodie induite par la clausule, uidea(n)tur, outre son signifié d’impression intellectuelle durable, est chargé d’une valeur que l’on peut définir comme conclusive. Comme voilà qui présuppose un contexte, et renvoie à une information donnée, uideor s’appuie sur ce qui vient d’être dit et lui confère un statut argumentatif conclusif et une fonction intersubjective d’autant plus forte que le texte est « oralisant ». On a vu qu’il répond au souci pragmatique d’ancrer fortement une idée que nul n’a ensuite la possibilité de mettre en cause. Ce trait conclusif se retrouve dans voilà. Mais cette valeur n’est encore, en latin, qu’un effet de sens dépendant des conditions d’emploi extrêmement déterminées. Il peut sembler paradoxal d’examiner des occurrences extraites de la prose la plus travaillée pour rendre compte d’utilisations qui, de nos jours, relèvent de l’oral le plus spontané, le moins surveillé. Mais peu importent les conditions et les règles d’emploi d’une structure ; ce qui compte c’est qu’elle existe, qu’elle soit parfaitement conforme au système de la langue à laquelle elle appartient. Force est de constater qu’en latin, comme en ancien français, la perception visuelle a été convoquée pour désigner des entités ou des contenus. On espère alors avoir réussi à discerner les raisons inhérentes au contenu notionnel du verbe uideo qui ont conduit, bien des siècles plus tard, à la constitution de la forme voilà et à l’expansion de ses utilisations et de ses effets de sens. Car, maintenu en français sous la forme voir, ce verbe, tout en offrant des emplois inconnus en latin, n’a fait qu’exploiter à sa manière les virtualités que contenait le contenu notionnel de la forme latine.
3 Voilà en diachronie : état de l’art et questions en suspens Oppermann-Marsaux (2006) s’intéresse à la création du mot voilà dans sa forme moderne en corrélant cette étude de formes à la catégorie des présentatifs. Elle recense ainsi dès les premiers textes de l’ancien français ce qui tient lieu de voilà. Force est de constater qu’au début de la période, le plus proche équivalent est le présentatif ez vos directement issu du latin ecce.
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En parallèle, on commence à trouver des séquences ve(e)z ci/là pour les principales variantes orthographiques. À ce stade, il s’agit d’une séquence « arbitraire » pour ainsi dire. Il y a bien une affinité entre le verbe de perception et le déictique (qui permettent ensemble de localiser un objet dans la scène) mais leur association a au mieux un statut collocationnel, qui est d’ailleurs difficile à mesurer dans des sources anciennes. En tout cas, il n’y a pas de grammaticalisation, et il est probable que l’on ne puisse pas encore parler de construction, au sens des grammaires du même nom. L’étude d’Oppermann-Marsaux (2006) permet d’établir les principaux éléments suivants : – la soudure progressive de la séquence veez ci/la indique le stade grammaticalisation qui est achevée au 16ème siècle où les formes non soudées deviennent très rare (cf. Tab. 1) ; – l’émergence de veez ci/la dès le 12ème siècle instaure une compétition avec ez vos. Si les premiers temps de la coexistence créent une distribution des emplois des deux formes (présentatif situationnel pour voici vs. présentatif de narration pour ez vos),9 veez ci/la va rapidement prendre le dessus jusqu’à disparition de ez vos (achevée au 14ème siècle) (cf. OppermannMarsaux 2006, 82) ;10 – la primauté de voici sur voilà Fig. 1, qui devance le second d’environ 90 ans. Voilà va pourtant progressivement devenir majoritaire (OppermannMarsaux 2006, 86). Là encore, si une spécialisation explique une coexistence maintenue, certains phénomènes d’expansion sémantique semblent avoir favorisé voilà. Il faut enfin remarquer que la soudure est plus rapide et plus claire avec voilà ; voici continue de se trouver dans une forme non soudée plus longtemps (Oppermann-Marsaux 2006, 86–87).
9 Cela explique que ez vos soit incompatible avec les déictiques spatiaux, que voilà va précisément sélectionner. 10 C’est d’abord veez ci qui étend son usage vers la fonction de présentatif de discours. Ces formes cessent d’être cantonnées à la situation réelle, ou en tout cas perceptible, pour s’étendre à ce que peut être conçu comme un espace partagé. A ce titre, le discours ou la narration sont de tels espaces (cf. Svorou 1994 par exemple, sur la métaphore conceptuelle du discours comme espace). « Veez cy comment l’en cuit les ongnons : en l’eaue longuement avant que les pois , et tant que l’eaue soit toute desgastee au cuire ; . . . » (Menagier de Paris, p. 199). « En une autre epistre cellui/Dit, et vecy les moz de lui :/Je ne voy, dit il, autre bien/En noblece qu’on aime bien,/Mais que les nobles sont contrains/Et par nécessité astrains/A ce qu’ilz mie ne forlignent/(. . .) (Ch. de Pizan, Livre du Chemin de Long Estude, p. 178) ». Exemples reproduits de Oppermann-Marsaux (2006, 83).
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Fig. 1 : Fréquences relatives de voici et voilà (15ème–21ème siècles).
Tab. 1 : Proportion des formes soudées et non soudées de voilà (14ème–16ème siècles). Reproduit de Oppermann-Marsaux (2006, 86).
s. ème s. ème s. ème
Formes non soudées
Formes soudées
occurrences = ,% occurrences = ,% occurrences = ,%
occurrences = ,% occurrences = ,% occurrences = ,%
De ces éléments rapidement résumés, nous pouvons envisager un premier processus d’évolution. Tout d’abord, voilà semble triompher de voici qui avait au préalable évincé ez vos. L’apparition de la séquence verbe de perception-2P + adverbe déictique marque le début d’une montée en puissance de cette chaîne tant sur le plan sémantique (voici prend la place laissée par ez vos, à moins que ez vos ne disparaisse face à cette expansion) que morphologique : plus le terrain sémantique et fonctionnel est gagné, plus la forme se soude, favorisant voilà. Cette faveur tient certainement à l’interaction de l’adverbe là et de l’évolution des fonctions du présentatif. Oppermann-Marsaux distingue en effet présentatifs situationnel, de narration et textuel. L’idée fondamentale est que veez ci est d’abord un présentatif situationnel, désignant principalement des personnes dans la situation d’énonciation. Parce que l’entité fléchée par voilà est dans l’espace partagé des interlocuteurs, le déictique proximal est préféré.
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Lorsque par extension, le présentatif commence à prendre le rôle d’un présentatif de narration (dans le cadre d’une énonciation différée), le déictique distal peut plus facilement être sélectionné.11 En effet, et Oppermann-Marsaux (ibid.) le remarque, la très grande partie des occurrences de ces formes se trouvent dans du discours direct ou dans des genres textuels en prise directe avec la représentation de l’intersubjectivité. La linguiste mentionne ainsi clairement les genres de la correspondance et du traité (académique ou religieux) où le lecteur est l’allocutaire d’une parole adressée. Même dans le cas d’énonciation différée, nous reprenons le terme choisi par Oppermann-Marsaux, le terme cible et ses formes anciennes ont à voir directement avec l’interlocution réelle ou figurée. On retrouve ici la pertinence de ce que Julia (2015a ; 2015b) appelait la morphologie du dialogue dans son étude des présentatifs dans les langues anciennes. De ce point de vue, voilà s’aligne dès le départ avec les caractéristiques mises au jour dans la partie précédente. Le sens de voir ainsi que l’appel à l’interlocuteur (figuré dans la forme du verbe qui reste à ce stade un impératif) se maintiennent donc pendant une période relativement longue. Deux remarques s’imposent. Tout d’abord Oppermann-Marsaux (2006, 78) relève que l’on trouve dès le 14ème siècle des exemples où la séquence à l’étude est dans une subordonnée. Ce cadre syntaxique empêche d’interpréter le verbe comme un impératif et oblige à une lecture indicative. Cela semble une étape importante dans la grammaticalisation de voilà. Il est clair que la soudure de la forme qui interdit d’intercaler le clitique entre le verbe et l’adverbe signe une seconde étape, capitale. La seconde remarque concerne le type d’entités introduites. Nous avons travaillé à partir d’environ 600 occurrences de veez, vez, ves, de la Base de Français Médiéval (BFM ci-après). De ces 600 occurrences, seuls 4 exemples rentrent dans la combinaison ves ci, auxquels s’ajoutent 12 exemples de vez ci, 78 de veez ci/cy et (seulement) 5 de ves la et 18 de veez la. Nous avons donc extrait 117 exemples de la suite verbe voir à l’impératif deuxième personne suivi d’un déictique proximal ou distal. Ces occurrences affichent toutes une fonction présentative largement entendue. Ces 117 exemples ont été analysés un par un en regardant leur fonction dans le contexte ainsi que le type d’entités introduites.
11 L’adverbe a toute son importance dans ce processus : aucune occurrence de veez là en tant que présentatif de discours/narration n’est attestée à cette époque. Le déictique proximal est sélectionné pour renvoyer au discours immédiat, à l’activité de parole. On reste donc dans une forme de deixis situationnelle qui n’est plus spatiale mais temporelle. Cette chaîne d’évolution sémantique est par ailleurs très bien documentée (Marchello-Nizia 2006 ; Hopper/Traugott 1993).
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Les séquences introduisent majoritairement des référents animés qui font partie de la situation du discours, mais nous avons pu situer dès 1260 une occurrence de veez la qui introduit non plus un animé mais un objet inanimé, dans le Récit d’un menestrel de Reims : (17) « Sire, veez la le treif 12 le roi Richart, et la le treif le conte Phelipe de Flandres, et le tref le conte Hanri . . . » (BFM, menreims, p. 7v). La première occurrence de veez ci qui introduit un référent inanimé date de 1170 : (18) « Li rois li dit et si li conte : « Amis, savez vos que ce monte, ceste chose que ci veez ? » (BFM, Erec et Enide, v. 5743). L’ancien français semble donc être une étape ambiguë dans le trajet de grammaticalisation de voilà. D’un côté, la forme n’est pas encore soudée, et la place des clitiques témoigne de la perception encore active de la séquence comme suite de mots relativement indépendants. De l’autre, on observe une première phase d’expansion sémantique (introduction de référents inanimés) qui semble indiquer la vitalité d’un processus en cours. Dans cette ligne d’idées, il est apparu dans les données étudiées, et contrairement aux indications des dictionnaires étymologiques consultés (cf. Bloch/von Wartburg 1932, 677 ; Dubois et al. 2001, 814), qu’une fonction discursive prédate l’œuvre de Beaumanoir (ca. 1283) habituellement enregistrée : (19) « L'en doit dire : « Sire, ves la Jehan qui a tort et sans reson, il ou ses commandemens, vint [. . .] » (BFM, Beaumanoir, p. 103). Cette étude confirme pour une large part ce qu’Oppermann-Marsaux (2006) avait pu montrer. Pour autant, elle incite à modérer certains aspects. Rappelons ici que nous nous sommes intéressés aux formes du verbe voir (ves, vez, veez,) suivie d’un adverbe déictique ci/cy ou là. Nous n’avons ainsi pas relevé les occurrences de ez vos. Nous avons directement pris la séquence d’origine de voilà pour envisager une évolution formelle, et non les présentatifs (c’est-à-dire une fonction discursive) pour en envisager les changements. Cette approche légèrement différente permet de ne pas préjuger du rôle que ces formes peuvent avoir. Si le sémantisme de voir continue de jouer son plein rôle, de même que
12 Treif se traduit ici par tente.
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l’impératif du verbe, il nous semble que le rôle discursif de ces formes a été quelque peu sous-estimé. En effet, à ne les regarder que comme présentatifs, on ne peut percevoir ce qui relève d’une autre fonction. Les exemples anciens font ainsi déjà apparaître que le nom introduit est généralement modifié, laissant entendre un effort de qualification plus que de catégorisation. L’exemple suivant de Chrétien de Troyes date de 1170 et constitue l’un de nos tout premiers exemples : (20) « Erec tint par la main son oste et dist : « Sire, veez vos ci mon boen oste et mon boen ami, qui me porta si grant enor qu'an sa meison me fist seignor : einz qu'il me coneüst de rien, me herberja et bel et bien ; quanque il ot m'abandona, neïs sa fille me dona sanz los et sanz consoil d'autrui » (BFM, Erec et Enide, v. 6545). La présence des deux caractérisations successives de l’hôte en question, ainsi que par deux fois, la modification des noms par l’adjectif bon font de cet exemple un cas typique d’emplois qualifiants. Certes, la fonction présentative n’est pas exclue mais elle ne peut résumer l’emploi de veez ci dans l’occurrence citée. Dans cette ligne d’idées, l’examen de notre corpus médiéval incite à considérer un rôle macrostructurel de ces formes anciennes, c’est-à-dire l’utilisation de ces formes dans l’organisation des textes selon des procédés rhétoriques codifiés qui étendent leur portée au-delà de la phrase dans laquelle ils s’insèrent. En effet, le présentatif, a fortiori étiquetté situationnel, impliquerait une portée assez courte de la tournure et un rôle local dans le discours. Or nous trouvons assez tôt des exemples où les tournures s’inscrivent dans un discours plus large. Le Récit du menestrel de Reims, qui date du 13ème siècle, en fournit plusieurs exemples, les uns à la suite des autres. Dans ces cas-là, le parallèlisme des structures crée un effet d’écho qui incitent à envisager un rôle dans la structure globale du discours : (21) « [. . .] et veez ci Solehadins qui mout est sages » (BFM, menreims, p.4v). (22) « [. . .] car veez ci Solehadins qui est ci prez a mout grant gent, et je ne suis [. . .] » (BFM, menreims, p.5v).
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On peut certes les qualifier, avec Oppermann-Marsaux, de présentatifs de narration,13 qui vont vers une fonction de plus en plus textuelle, mais il faut encore voir l’effet de continuation, ou de contraste (nous y reviendrons) que la tournure crée en lien avec certains coordonnants (et, car dans les exemples cidessus). De même, plusieurs exemples tirés de Beaumanoir laissent entrevoir ce qui ressemble à un procédé rhétorique où la répétition systématique de ves la à quelques paragraphes d’intervalles obligent à envisager la macrostructure du texte, au-delà de la portée locale de la tournure : (23) « [. . .] il doit dire en ceste maniere : « Sire, ves la Jehan qui m'eut tel convenance, » [. . .] (BFM, beauma1, p.101). (24) « L'en doit dire : ‘Sire, ves la Jehan qui qui a tort et sans reson, il ou ses commandemens, vint [. . .]’ » (BFM, beauma1, p.103). (25) Donques doit on dire en ceste maniere : « Sire, ves la Jehan qui m’a dessaisi et de tel chose de nouvel » [. . .] (BFM, beauma1, p.103). (26) Donques doit on dire en ceste maniere : « Sire, ves la Jehan qui me tourble [. . .] » (BFM, beauma1, p.103). (27) [. . .] demandes se convient il fere partie et dire en itele manière : « Sire, ves la Jehan qui qui a fet tel murtre, [. . .] » (BFM, beauma1, p.104). Le parallèlisme de ces cinq ves la, et des énoncés dans lesquels on les trouve, confirme un rôle déjà plus discursif qu’il n’y paraît. La dimension métadiscursive des passages conforte cette analyse (chaque passage concerne explicitement le dire). À cette période, la grammaticalisation de la tournure n’est de fait pas achevée, si bien qu’elle devrait en tout état de cause privilégier la fonction présentative pure où le sémantisme de perception visuelle reste premier. Ces éléments ne sont pas effacés dans les exemples mais il faut remarquer leur coexistence avec une fonction de structuration du discours, celui du personnage (nous
13 La distinction entre présentatif textuel et présentatif de narration ne nous semble pas toujours évidente à faire. Nous avons retenu comme critère distinctif le fait que le présentatif de narration est un présentatif situationnel transféré dans une énonciation différée, quand le présentatif textuel à un fonctionnement plus métadiscursif. Nous espérons faire justice au texte d’Oppermann-Marsaux (2006) à qui nous reprenons ces trois catégories pour les commenter.
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restons au discours direct) et celui du narrateur, qui choisit la répétition de la structure. Nous sommes donc à une étape intermédiaire du trajet de grammaticalisation : on reconnaît encore bien la chaîne verbe de perception-impératif 2P + adverbe déictique mais les fonctions discursives que l’on attribuera au marqueur grammaticalisé semblent avoir déjà émergé. Est-ce à dire que l’expansion sémantique a présidé à la constructionnalisation de la tournure (Traugott/Trousdale 2013 sur cette notion), et non l’inverse ? Cette étude semble l’indiquer. Nous reconnaissons volontiers que cette question excède largement les objectifs de ce chapitre mais nos données la soulèvent. Il est clair qu’en l’absence d’indication phonologique, en travaillant qui plus est à partir de manuscrits diplomatiques, il est extrêmement difficile de trancher. Toujours est-il que la concomittance de processus évolutifs différents force à penser un modèle qui les distinguent. Ce point nous semble essentiel car il semble montrer des usages plus précoces qu’admis ordinairement pour les emplois discursifs où la tournure ne se contente pas d’attirer l’attention sur un élément de la scène. En effet, les quelques exemples mentionnés plus haut relèvent de cas où voilà introduit un nouveau référent, qui n’était pas préalablement discuté ou pointé. On se rappele de l’exemple de Chrétien de Troyes dans lequel le locuteur, avant de présenter son hôte (et de le qualifier) le prend par la main et le mène vers son interlocuteur. Dans les exemples suivants, on ne trouve plus de telles préfaces : même si les référents sont bien souvent définis, ils ne bénéficient pas de préconstruction explicite en discours ; tout au plus, leur introduction implique que la référence est accessible par l’interlocuteur. Oppermann-Marsaux (2006), avait bien noté la haute fréquence dans les périodes les plus anciennes de la séquence Me voici. Dans les exemples donnés dans son article, on trouve de fait quasi exclusivement des définis (noms propres ou non). Le premier exemple dans son article qui fait figurer un NP indéfini date de la fin du 14ème siècle : (28) et veez ci blans draps linges que je vous apporte (Bérinus, t. 1, p. 357, cité par Oppermann-Marsaux 2006, 82). Certes le locuteur tient probablement ces linges dans les mains, mais il s’agit bel et bien d’entités non préconstruites en discours, et d’inanimés qui plus est (contra Oppermann-Marsaux). Ces deux paramètres témoignent d’une expansion sémantique qui a cours en moyen français, déjà repéré comme une période d’expansion des emplois. L’identification systématique de ces paramètres dans le corpus d’ancien et de moyen français ouvre une piste de recherche
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importante pour tenter de dater les expansions sémantiques observées, qui semblent s’enraciner dans des états de la langue plus anciens qu’on pourrait le penser. De même, le rôle discursif macrostructurel dont nous faisons l’hypothèse ici incite à considérer un rôle de structuration du discours et de structuration informationnelle ancien. Là aussi, notre étude souhaite ouvrir une piste de recherche en envisageant un rôle continuatif ou contrastif des tournures anciennes puis modernes de voilà. En lien avec les parallèlismes stylistiques présentés plus haut, on entend par continuation le fait que la structure en voilà permet de s’appuyer sur le discours précédent (rôle congruent avec la valeur anaphorique de là) pour prolonger une description ou une catégorisation. Le rôle de contraste implique aussi le discours précédent mais pour signaler une rupture avec des éléments mentionnés. En lien avec l’hypothèse sémantique développée dans Col/Danino/Rault (2015), voilà permet de regrouper des entités présentes sur la scène verbale pour les rendre plus ou mieux perceptibles. À partir de ce regroupement, voilà peut alors faire converger (continuation) ou diverger (contraste) les perceptions représentées. Ce rôle éloigne encore le sens de la tournure d’une seule fonction présentative puisqu’elle implique une unité textuelle plus large d’une part et qu’elle permet, d’autre part, de jouer sur les qualifications (en réseau de sens) plus que sur la catégorisation, qui irait de pair avec la désignation d’un référent (ré)introduit en discours. Si l’attention de l’interlocuteur continue d’être attirée sur le référent, ce n’est plus tant pour en appeler à sa perception, que pour en appeler à son jugement. Cette distinction va dans le sens des javellisations sémantiques connues pour les verbes de perception, et déjà relevées dans notre approche du latin, en passant d’une saisie sensorielle à une saisie intellectuelle. Ce phénomène n’est pas nouveau, et avait déjà fait l’objet de remarques au sujet de voilà, mais il nous semble qu’il est intervenu très tôt dans l’évolution du terme. Il est d’ailleurs possible que la javellisation du verbe de perception ait permis l’extension sémantique de la tournure vers des fonctions plus larges que celles de présentatif pendant la période même qui grammaticalise la tournure en présentatif clé du français (évinçant ez vos, on le rappelle). Ce que les fonctions de continuation et de contraste ont d’intéressant, c’est qu’elles permettent aussi d’envisager l’ajustement intersubjectif. Oppermann-Marsaux (2006) précise ainsi que dès les 14ème et 15ème siècles, la tournure structurante et qualifiante a tendance à marquer, dans le dialogue, le désaccord et l’insatisfaction entre co-locuteurs. L’étude sur le français contemporain de Knutsen/Col/Rouet, dans ce volume, tend au contraire à montrer la valeur positive de coopération dialogique et d’enrichissement collaboratif du terrain commun. L’évolution du terme pourrait bien avoir concerné la connotation qu’il implique de l’activité linguistique en cours. La
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valeur d’anaphore discursive joue ici à plein et l’on peut y voir une incarnation des valeurs de continuation et de contraste envisagées plus haut. L’ambivalence du marqueur n’est pas nouvelle et ne concerne pas que ce seul domaine de l’étude linguistique. Ce qui nous intéresse ici, c’est que le marquage d’une divergence, d’un désalignement entre partenaires semble avoir disparu en français contemporain. La pragmaticalisation de voilà en marqueur discursif semble l’avoir rangé du côté de la convergence dialogique, en écartant les contextes de désaccord. Faut-il y voir un élément fondamental du sémantisme du mot qui impliquerait que le sens de contraste ou de divergence soit l’effet du cotexte ? De même, cela permettrait-il d’expliquer les premières occurrences holophrastiques de voilà, où le terme est un mot-phrase, dont les toutes premières semblent dater du 16ème siècle ? Notre corpus ne nous a pas permis d’en trouver mais Oppermann-Marsaux signale les (rares) occurrences suivantes : (29) Venons maintenant à la troisième différence, laquelle est prise de Jérémie, duquel les parolles sont : « Voicy, les jours viendront, dit le Seigneur, que je feray une alliance nouvelle avec la maison d’Israël et de Juda » ; . . . (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, livre II, chap. XI, p. 223, cité par Oppermann-Marsaux 2006, 91). (30) Bien : Voila, je m’en dédis,/Bien, bien : Voila, je confesse/Ma langue être manteresse. (Jean de La Péruse, Poésies complètes, p. 78; cité par Oppermann-Marsaux 2006, 91). Le second exemple a ceci d’intéressant que voici introduit deux verbes performatifs. D’une certaine manière, voici est bien syntaxiquement autonome mais cela pourrait s’expliquer par le statut des verbes qui le suivent. Voici pointe bien la confession réalisée en disant je le confesse. Or toute intégration syntaxique des deux élements affaiblirait le sens des verbes performatifs. Voici que je le confesse n’aurait pas la même force ; de même : voici ma confession laisserait entendre le récit subséquent des actions du locuteur. Toujours est-il que le lien à la situation et au discours reste on ne pleut plus fort et qu’il reste encore du chemin à parcourir avant les occurrences systématiques et quasi automatiques de voilà à l’oral dans un rôle apparemment proche de celui des fillers. À la suite de cette étude, qui nous aura permis tout à la fois de comprendre l’origine du terme et sa phase de grammaticalisation, il convient maintenant d’envisager plus avant les aspects discursifs dégagés des périodes examinées.
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4 1630–1830 : une période d’expansion ? 4.1 Fréquences, modélisation et courbes en S ? À la suite de ces études, et pour les relier à l’étude synchronique présentée dans Col/Danino/Rault (2015), nous avons étudié voilà dans Frantext, toutes périodes confondues. La recherche incluait voici et voilà dans les différentes orthographes que les termes peuvent avoir. Nous n’avons entré que les formes soudées dans le formulaire de recherche. Les fréquences relatives et absolues ont fait apparaître une montée des chiffres entre la fin du 17ème siècle et le début du 18ème siècle Fig. 2.
Fig. 2 : Fréquences relative et absolue de voilà dans Frantext (1400–2010).
Les deux graphiques ci-dessus s’intéressent à la fréquence relative de voilà, c’est-à-dire la fréquence du terme rapportée au nombre total de mots desquels il est extrait. Le premier graphique montre que voilà a toujours été plus utilisé que voici. Leurs courbes ne diffèrent pas beaucoup laissant à penser que leurs évolutions sont plus liées à des facteurs pragmatiques ou discursifs qu’à une différenciation lexicale forte. Le second graphique met en regard, pour le seul voilà, les fréquences relatives et absolues. La fréquence relative est assez stable, à part des fluctuations au 18ème siècle. Les fréquences absolues affichent, elles, plus de variations. On veillera à rapporter ces fréquences au nombre de textes (de mots) par siècle : le début du 19ème siècle affiche donc une baisse du nombre d’occurrences qui ne peut être imputable à la seule taille du corpus
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pour cette période, vu que le nombre total de mots a plus que doublé par rapport au siècle précédent. De même certaines fréquences du 17ème siècle équivalent celles du début du siècle suivant qui compte pourtant un total de mots augmenté de près de 10 millions de mots (cf. Tab. 2, données Frantext). Tab. 2 : Caractérisation du corpus Frantext (en septembre 2015) : nombres de textes et de mots, par siècle.
– – – – – – – – – – – –*
Nb. de textes
Mots
* Période incomplète
Nous nous sommes donc bien posées la question de savoir si ces augmentations de fréquence pouvaient être liées à l’extension des emplois du terme, puisqu’il semble que les fréquences relatives du terme affichent des pics durant cette période. La première étape de cette enquête a été de faire la part entre les biais possibles du corpus et la réalité des variations de fréquence. Ce travail de normalisation des courbes a été réalisé par Quentin Feltgen qui a mis au point un algorithme de modélisation de l’évolution des langues (Feltgen et al. 2015 pour une présentation détaillée du modèle et de son outillage statistique). Le travail de modélisation repose sur une mise à jour des conceptions de l’évolution linguistique qui tienne compte des phénomènes observés en linguistique diachronique. Fondée sur une prise en compte réelle des données, cette modélisation propose une simulation numérique de la grammaticalisation entendue comme « le processus par lequel le matériau grammatical d’une langue donnée se trouve renouvelé et remodelé à partir du matériau lexical de cette langue » (Feltgen et al. 2015, 3). Nous reprenons cette définition à notre compte. Voilà a bel et bien été grammaticalisé dans le cours de son histoire, grammaticalisation achevée au 16ème
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siècle. Cette grammaticalisation a dû aller de pair avec une javellisation sémantique notamment en ce qui concerne le verbe voir. Si la modélisation construite par les auteurs vise à interroger certaines controverses théoriques sur la grammaticalisation même, nous laissons de côté ce débat. Pour autant, la volonté de construire un modèle du langage en prise avec la plausibilité cognitive de son usage concerne notre recherche directement. En effet, l’hypothèse sémantique développée pour voilà repose largement sur un fonctionnement cognitif particulièrement visible dans le cadre de la coopération dialogique (voir aussi Knutsen/Col/Rouet, ce volume). Puisque nous envisageons ce qui dans l’évolution du terme peut expliquer son fonctionnement cognitivo-discursif, le modèle théorique du langage adopté dans l’étude de Feltgen/Fagard/Nadal (2015) est crucial. Le paragraphe suivant rassemble l’essentiel de leur conception : « Nous proposons maintenant une représentation du langage dédiée à l’exploration théorique du renouvellement linguistique. Cette représentation repose sur quatre piliers : 1) la représentation du contenu informationnel des éléments de l’énoncé par un ensemble de sites d’un graphe complet pondéré ; 2) une structure d’associations conceptuelles possibles entre ces différentes sites ; 3) des répertoires d’occurrences associés à chacun de ces sites ; 4) une dynamique associée à ces différents éléments » (Feltgen/Fagard/ Nadal 2015, 13).
Dans ce contexte, le langage organise le sens en réseau au sein duquel des nœuds se forment. Fondée largement sur la linguistique cognitive dite américaine (Talmy 1978, Chafe 2002, cette conception repose sur l’idée d’associations conceptuelles entre les formes qui permettent une proximité fonctionnelle au sein du réseau. En d’autres termes, l’usage est au cœur de la représentation de toute connaissance linguistique : « La connaissance linguistique d’un individu est, dans cette représentation, essentiellement substantivée par sa mémoire : à chaque situation de communication à laquelle il a participé, l’individu s’est retrouvé exposé (par ses propres choix terminologiques comme par ceux des autres participants) à un certain nombre de formes véhiculant chacune un certain contenu informationnel ; à chacun de ces contenus (représentés par les sites du réseau) est donc attaché un répertoire d’occurrences des formes avec lesquelles le locuteur s’est trouvé en contact. Ainsi, si, pour un contenu donné, le locuteur s’est trouvé 400 fois en contact avec la forme ‹ A › et 100 fois avec la forme ‹ B ›, le répertoire comptera 400 occurrences de ‹ A › et 100 de ‹ B › » (Feltgen et al. 2015, 16).
Parce que plusieurs formes peuvent être concurrentes pour un seul site (ou sens), le processus de renouvellement et d’évolution linguistique peut être modélisé en termes de nombre relatif d’occurrences, d’adéquation ou encore d’association. Il s’agit de « caractéris[er] le réseau par une matrice d’association dont les éléments (. . .) encodent la probabilité de transition mentale entre les
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sites » (Feltgen et al. 2015, 16). En simplifiant quelque peu, sans faire justice au modèle, il s’agit de rendre compte de la complexité d’un état de la langue, état stable qui va être perturbé avant de retrouver un état stable nouveau. Il s’agit en quelque sorte d’envisager le changement linguistique comme une transition de phase. On voit là poindre la thématique des systèmes complexes qui informent largement les sciences du langage depuis quelques années (cf. Berthoz 2009 ; Benkirane 2013 ; Oudeyer 2013). Nous avons soumis à Quentin Feltgen le problème de voilà qui a pu faire l’objet d’une modélisation.14 Ce travail quantitatif a permis tout d’abord de lisser les courbes, c’est-à-dire de neutraliser pour ainsi dire les disparités de nombre de mots d’un siècle à l’autre. Il en est ressorti des fréquences moyennes représentées dans le graphique ci-dessous. Il apparaît clairement que la fréquence de voilà augmente nettement au ème siècle (Fig. 3 et 4).15 Opperman-Marsaux (2006) avait déjà souligné l’impor16 tance de cette période qui marque tout à la fois la stabilisation des formes et l’achèvement d’une grammaticalisation, ou tout du moins d’une phase de celle-ci. On constate encore que les fréquences augmentent au tournant du 18ème siècle : des variations apparaissent certes mais d’un autre ordre, nous y reviendrons. Enfin, il semble que le 20ème siècle présente une forme de décroissance, assez régulière, pour les emplois écrits du terme. Le tournant du 18ème siècle nous intéresse car la situation semble ambivalente. Lorsque l’évolution d’un terme présente une grammaticalisation, la simulation numérique adoptée ici permet de le représenter sous forme de sigmoïde (ou courbe en S) comme c’est le cas pour le 16ème siècle (Fig. 5). L’algorithme de Quentin Feltgen a permis de détecter deux périodes clés de l’évolution sémantique. La première, connue, concerne la phase de grammaticalisation. La seconde est détectée au 18ème siècle (commençant légèrement avant). Les points qui ne s’alignent aussi régulièrement que possible laissent à penser que certains phénomènes interfèrent. Pour Feltgen (2017) tout changement sémantique se modélise dans une sigmoïde, y compris l’émergence de proverbe examinée de près dans la thèse de l’auteur (ibid.). L’histoire de voilà contient donc deux sigmoïdes, dont la seconde est lègèrement atypique. Il semble que l’augmentation de fréquence suivie d’une nouvelle baisse signale bien un changement dans
14 Nous sommes heureuses de l’opportunité qui nous est donnée ici de remercier très chaleureusement Quentin Feltgen d’avoir appliqué son algorithme et son modèle à nos données. Son aide a été essentielle : nous lui adressons nos plus sincères remerciements. 15 La requête était voila|voilla|voilà|voillà. Quelques occurrences du verbe voiler au passé simple ont donc pu être comptabilisées mais une recherche dans le même corpus pour cette occurrence ne donne que 275 occurrences qui après consultation s’avèrent essentiellement des voilà.
Fig. 3 : Fréquence de voilà (Frantext 1320–2016 - données pondérées).
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l-
Fig. 4 : Fréquence moyenne de voilà pendant sa phase de grammaticalisation (1490–1620).
es emplois du terme, même si les changements du 18ème siècle ne se laissent pas expliquer par les théories de la grammaticalisation. Mais pourrait-il s’agir d’une pragmaticalisation du terme (voir notamment Detges/Waltereit 2016 sur la notion, débattue, de pragmaticalisation) ou d’une extension sémantique qui ne fait qu’utiliser plus et/ou plus souvent certaines potentialités de voilà déjà attestées ? On observe bel et bien une évolution du terme à cette période que l’algorithme repère comme un « moment » particulier. Il ne s’agit pas de l’évolution constante des termes d’une langue mais d’une sorte de palier quantitatif et qualitatif. Il se peut que grammaticalisation et pragmaticalisation constituent des types d’évolutions différente ; il se peut aussi qu’il y ait interférence avec l’évolution de voilà. On peut ainsi penser à l’évolution d’un type de construction qui emploie voilà, qui influence les chiffres globaux. Deux pistes s’offrent donc (pragmaticalisation et évolution différenciée des constructions) que nous allons aborder successivement. Ce sont ces questions qui ont justifié notre intérêt pour cette période.
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Fig. 5 : Représentation sigmoïdale ou « courbe en S ». La logit est une transformation mathématique de la courbe de fréquence qui permet de quantifier l’accord avec une fonction mathématique, en l’occurrence, la sigmoïde.
4.2 Le tournant du 18ème siècle : pragmaticalisation de voilà ? Nos analyses se sont donc concentrées sur la période 1630–1830. On remarquera tout d’abord que le nombre d’occurrences pour cette période est suffisant pour permettre une annotation sémantique avec quelque peu de robustesse. Par ailleurs, la période bénéficie de quelques études stylistiques qui laissent entrevoir différents emplois du terme. On citera ainsi le travail de Lucie Gaudin sur les termes dans Cyrano de Bergerac (2005). Enfin, la période correspond au cœur du français classique, proposant une phase homogène dans l’histoire du français. Notre étude a pour objectif d’envisager une évolution dans les emplois de voilà qui ne relève pas de grammaticalisation ou d’innovation majeure, mais de
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Tab. 3 : Extrait de codage : voilà et son cotexte. Enoncé
cotexte gauche formalisation cotexte droit cotexte gauche
formalisation cotexte droit
voilà la raison le voilà qui arrive en voilà assez voilà comment il parle du pays que (. . .)
Ø le en Ø
SN relative adv comment +proposition
Ø PRO-anim en Ø
la raison qui arrive assez comment il parle du pays que (. . .)
changements plus en sourdine pour ainsi dire, c’est-à-dire de changements qui exploitent davantage des potentialités déjà là. Par ailleurs, nous souhaitons mettre en regard la période avec l’étude de sémantique synchronique présentée dans Col/ Danino/Rault (2015), ou dans certains travaux tels que celui de Porhiel (2012). Enfin, nous souhaitons aborder la question de la syntaxe : il a été remarqué fréquemment l’importante liste de constructions dans lesquelles voilà s’insère. Pour autant, peu d’analyses tâchent de mesurer cette variété, ou son évolution possible. Pour envisager ces questions, nous avons annoté 690 exemples de voilà et de voici (nettement moins nombreux) tirés de Frantext selon différents paramètres. La quasi totalité de la grille de codage a bénéficié d’une double annotation, et a donné lieu à la rédaction d’un guide de codage. Certaines catégories telles que GENRE ou DIALOGUE/NARRATION tâchent de tenir compte du degré d’oralisation du texte, puisque l’état de l’art a fait apparaître l’importance de ce critère. Nous enregistrons ensuite la FORME GRAPHIQUE avant de nous intéresser à sa POSITION DANS LA PHRASE (entendue comme unité typographique), à sa POSITION DANS LE SYNTAGME. À des fins de comparaison, notre codage s’est volontairement calqué chaque fois que possible sur la structure d’annotation de Col/Danino/Rault 2015 : on a ainsi annoté de la même manière la fonction INTRODUCTIVE ou CONCLUSIVE, la valeur (PRÉDICATIVE ou de BALISAGE) et le statut syntaxique (PIVOT VERBAL, ADVERBE, INTERJECTION, PRÉPOSITION). Pour chaque occurrence les cotextes gauche et droit ont été relevés verbatim et ont donné lieu à une formulation symbolique afin de dégager des schémas récurrents, comme dans les exemples ci-dessus, loin d’être exhaustifs (Tab. 3). Plusieurs éléments se sont dégagés de cette annotation. Tout d’abord, bien qu’exclusivement écrit, le corpus révèle une affinité certaine de voilà avec l’oral. Le genre théâtral rassemble de nombreux exemples. Dans les textes narratifs, il faut là aussi redonner toute sa place à l’oral ou à sa représentation. Voilà émerge principalement dans les passages dialogués au discours direct. Ces cas de figure associés au dialogue théâtral totalisent plus de la moitié des occurrences. Dans les emplois hors du discours direct, il faut là encore prendre conscience de deux aspects. Le
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premier est la très grande proportion de texte relevant du discours à la première personne, ou tout du moins émanant d’une origine énonciative claire. On citera ainsi le roman épistolaire ou le traité académique ou religieux. Le second aspect est une conséquence directe de ces environnements : l’interlocuteur unique et identifié (dans le cas des correspondances) ou figuré (le lecteur par exemple) sont très souvent cités, inscrits dans le texte ce qui permet de (re)créer une intersubjectivité explicite. 128 occurrences font ainsi figurer clairement un terme d’adresse, occurrences auxquelles il faut rajouter les marques du dialogue explicites : (31a) Voilà, ma chère enfant, une relation toute naturelle de ce qui m'est arrivé de plus considérable depuis que je vous ai écrit (. . .) (Mme de Sévigné, Correspondance). (31b) Voilà, dit Daphnide, un estrange sort, et qui ne peut estre que malheureux (Honoré d'Urfé, L'Astrée). L’oralisation a déjà été notée dans les études sur voilà (Oppermann-Marsaux 2006 ; Gaudin 2005 ; Julia 2015b en comparaison avec les langues anciennes ; Rabatel 2001 en regard de la notion de point de vue). Cette remarque mérite quand même d’être faite car si l’on explique l’extension sémantique de voilà par sa promotion hors de la seule deixis situationnelle, force est de constater que son rôle narratif ou discursif semble encore marginal durant la période ciblée. Dans la droite ligne de cette idée, il faut encore noter que nombre d’exemples représentent cette situation dans le cotexte : (32)
La voilà, poursuivit-il, en lui montrant un papier (. . .) (Florent Carton Dancourt, Les Eaux de Bourbon).
La nécessité de modérer certaines analyses « métaphoriques » de voilà nous a incité à regarder le type de nom ou syntagme nominal (SN) introduit par voilà. En effet, l’importance de la situation et un fonctionnement narratif modéré dans le corpus pourrait s’expliquer par le fait que les SN désignent principalement des choses concrètes, visibles sur lesquelles on attire l’attention de l’interlocuteur. Cette fonction première de voilà pourrait de fait expliquer un rôle discursif finalement moins important que ce que les études sur le français médiéval et préclassique pouvaient laisser entendre. Le tableau ci-dessous présente le nombre d’occurrences par décennie pour chaque catégorie sémantique de SN (Tab. 4) Le tableau vaut pour toutes les occurrences, quelle que soit la complexité du SN (avec ou sans modification), qu’il y ait un SN ou non (auquel cas, la catégorie a été codée N/A).
entitéabstr.
Total
localisa-tion moment N/A pro proposition
entité humain
discours événe-ment
–
–
TYPE SN
–
–
–
–
–
DÉCENNIE
Tab. 4 : Distribution des types sémantiques de SN introduits par voilà, par décennie.
–
–
–
–
Total
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On remarque que trois schémas sont particulièrement bien représentés et ce durant toute la période, avec un total par ailleurs assez équivalent : les référents HUMAINS, les PROPOSITIONS et les ENTITÉS ABSTRAITES. En voici trois exemples, respectivement : – HUMAIN : Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde (Corneille, Héraclius). – PROPOSITIONS : Voilà comment il parle du païs que les israëlites avoient conquis de son tems (Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche). – ENTITÉS ABSTRAITES : Voilà bien la plus détestable morale (Bayle, Commentaire philosophique). Les ENTITÉS (concrètes donc) sont moins bien représentées, en termes de fréquence brute mais aussi en termes de distribution sur la période. Le type de texte ne suffit pas à expliquer cette relative absence dans la mesure où le discours direct dans les narrations et le dialogue théâtral permet des références très concrètes à une situation incarnée ou représentée comme telle. La correspondance ou le traité expliquent mieux ces chiffres relativement bas mais il n’est pas dit que cela justifie pour autant les fortes valeurs des trois principaux schémas. Le croisement du paramètre du type de SN avec le type de textes rend compte de la nécessité d’une autre analyse (Tab. 5). Tab. 5 : Répartition des types sémantiques de SN introduits par voilà selon le type de texte. Dialogue/narration
Type SN dialogue
épistolaire
narration
Total
discours entité
entité-abstr
événement humain
localisation moment N/A
pro proposition
Total
Les ENTITÉS ABSTRAITES et les PROPOSITIONS sont largement représentées dans les trois types de textes que nous avons distingués. Cela témoigne de l’extension sémantique déjà perçue au 16ème siècle. Cette extension a certainement à voir
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avec le sémantisme du verbe voir qui permet d’exprimer la saisie intellectuelle autant que perceptuelle. De fait, les entités abstraites (raison, mystère, caractère, colère, etc.) désignent bien souvent des états émotionnels, des jugements ou activités cognitives. On est donc en plein dans la métaphorisation connue des verbes de perception notamment involontaires. L’origine perceptuelle se maintient donc, en continuant d’en appeler au témoignage de l’interlocuteur réel ou figuré que l’on prend à témoin ou dont on attire l’attention. Les propositions, en exprimant un contenu informationnel relèvent de cette logique. Seuls les référents HUMAINS semblent un peu à part : il peut s’agit de l’entrée en scène d’un personnage ou de sa désignation dans un espace décrit. Pour autant que l’extension de voilà vers des usages métaphoriques semble faite, ses contextes d’emploi restent fortement liés à l’interlocution réelle ou reproduite. Si le genre épistolaire se concentre sur 1670–1700, largement le fait de Mme de Sevigné16 d’ailleurs, les textes narratifs n’affichent pas cette restriction. Cette remarque importe quand on revient sur le premier tableau faisant figurer l’évolution des types sémantiques de SN. Plusieurs catégories n’apparaissent qu’en cours de période, et de manière assez progressive : MOMENT, ÉVÉNEMENT, DISCOURS et ABSENCE DE SN (codé N/A). Ce point nous intéresse car il semble indiquer une seconde phase d’extension sémantique de voilà. En effet, ces quatre catégories ont en commun d’apparaître au tournant du 18ème siècle, dans les trois genres distingués. Elles relèvent par ailleurs toutes de relative abstraction, comme en témoignent ces exemples, tous extraits de Frantext : MOMENT
(33) et voici17 la nuit (Abbé Choisy, Journal du voyage de Siam). (34) Vous pouvez croire que voilà la dernière fois que j'en parlerai, mais j'ai voulu vous dire la chose tout juste et tout naïvement comme elle s'est passée (Mme de Sévigné, Correspondance).
16 Les possibles usages idiosyncratiques de voilà sont effectivement la principale limite de notre étude, puisque 70% des occurrences sont produites par 9 auteurs. Cependant, ces auteurs produisent des genres différents et s’étalent sur la période voulue, limitant les biais de l’analyse. Il reste néanmoins à envisager une manière de contrôler ce paramètre dans les analyses à venir. 17 Nous proposons ici quelques exemples de voici que nous avons sélectionné en même temps que voilà pour envisager une différence syntaxique ou sémantique. Nous précisons que les courbes présentées plus haut réalisées par Quentin Feltgen ne concernent bel et bien que voilà. Nous nous autorisons ici de faire référence à voici car les 92 occurrences (sur 690 au total) n’ont pas affiché de comportements différenciés par rapport à voilà. Nous précisons enfin que quelques occurrences de revoilà ou de v’la ont été comptées en tant que voilà.
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ÉVÉNEMENT
(35) Voilà l'éclaircissement que j'avais à vous donner sur cette matière (Père Bourdaloue, Sermons pour tous les jours de Carême). (36) Voilà ma seconde aventure, qui je suis sûr, me fait regarder comme un scélérat (Robert Chasles, Les illustres françaises). DISCOURS
(37) Voilà mon discours divisé en trois points (Mme de Sévigné, Correspondance). (38) Voilà les paroles où l'on prétend que Jésus tempère son discours (Bossuet, Méditations sur l'Evangile). ABSENCE DE
SN (N/A)
(39) Voici bien mieux encore (Antoine Houdar de La Motte, Fables). (40) Voilà tout (Mme de Sévigné, Correspondance). (41) Voilà pour Jacob (Père Bourdaloue, Sermons pour tous les jours de Carême). Dans ces exemples, la saisie intellectuelle est clairement mise en avant mais on commence à trouver des exemples pour lesquels il n’est pas si évident d’en retrouver une trace : voilà la dernière fois, et les futurs emplois dits prépositionnels s’éloignent plus du substrat perceptuel. De même, les emplois fonctionnant avec des adverbiaux, surtout représentés dans la dernière catégorie, laisse entrevoir les premiers fonctionnements en particule de discours. En d’autres termes, il semble que le tournant du 18ème siècle étend le sémantisme de voilà en affaiblissant encore un peu le sémantisme de la perception, même à l’entendre dans le sens d’une saisie cognitive. Les emplois « adverbiaux » et les occurrences qui servent explicitement à structurer le discours semblent ouvrir la voie à la pragmaticalisation du marqueur sur la base d’une javellisation sémantique plus poussée. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on trouve les rares exemples de voilà en fonction de balisage. Les quatre occurrences trouvées se répartissent ainsi : 1 en 1680, 1 en 1698, puis trois pour la décennie suivante (1711, 1713 et 1714). De même, les trois occurrences de voilà en emploi holophrastique datent de 1698, de 1711 et de 1713 :
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(42) Tenez, monsieur, voilà. . . (Jean-François Regnard, Le distrait). (43) Vous m'avez priée de vous répondre sérieusement, voilà, je crois l’avoir fait (Florent Carton Dancourt, Les Eaux de Bourbon). Il convient à ce stade de notre réflexion de soulever une limite possible de cette interprétation. Il est envisageable que voilà ait déjà fait cette évolution dans les décennies précédentes mais l’écrit ne l’enregistre qu’à ce moment-là. Vu le caractère extrêmement oral et interlocutif du terme, confirmé d’ailleurs dans l’analyse de notre corpus, il est possible que la littérature et les belles lettres ne fassent qu’autoriser l’emploi écrit de tournures déjà largement employées à l’oral. Quand bien même ce serait le cas, le processus d’évolution n’est pas tant en cause que la datation de son enregistrement.18 Un autre aspect nous semble confirmer le processus décrit. Nous avons regardé le type de prédicat verbal associé à l’élément introduit lorsqu’il y en avait un. Commençons par dire que les occurrences qui introduisent un NP modifié ou non, mais sans prédicat verbal (SN, SN + adj, SN ± adj + CDN pour les principaux) totalisent 213 exemples (ce qui équivaut à 30% des occurrences totales). Dans plus de deux tiers des cas, voilà introduit un prédicat verbal, régi ou non par un SN. Voilà peut en effet introduire directement une proposition à temps fini ou non (Voici venir l’homme). Parmi les très nombreuses chaînes syntaxiques dans lesquelles voilà s’insère, 8 se distinguent, tant par le nombre d’occurrences totales que par leur distribution régulière sur la période. Comme les ontologies des SN avaient révélé des apparitions au tournant du 18ème siècle, les schémas syntaxiques semblent également admettre plus de séquences, passé 1670 (Tab. 6). Certes il n’est aisé de distinguer ce qui relève de voilà de ce qui relève soit des pratiques stylistiques, soit de corpus lui-même, toujours est-il qu’en 1690 la quasi totalité des quelques 60 chaînes possibles sont représentées.19 Lorsque ces schémas font apparaître un prédicat verbal, le sémantisme du verbe est varié (Tab. 7).
18 Un autre élément nous semble aller dans le sens de la thèse que nous défendons : l’anglais emprunte voilà au début du 18ème siècle, c’est-à-dire vraisemblablement une fois cette phase de pragmaticalisation achevée - le premier enregistrement par un dictionnaire anglais date l’emprunt de 1739. L’anglais emprunte en effet le terme seul, à valeur interjective, sans patron syntaxique. 19 Ce sont notamment les chaînes faisant apparaître un adverbe suivant immédiatement voilà qui apparaissent à cette époque. Dans la ligne de ce qui a été dit plus hait, il semble que voilà ait une affinité grandissante avec certains adverbes et mots du discours.
Total
ppassé
relative
Ø
SN+ADJ
SN+relative
–
–
SN
–
comme+proposition
ce que/qui+proposition
Formalisation cotexte Droit
Tab. 6 : Évolution des schémas syntaxiques.
–
–
–
Décennie
–
–
–
–
Total
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nominal
–
–
–
–
–
Décennie
–
–
–
Total
Le code NOMINAL permet de singulariser les emplois du type Le voilà gouverneur où le NP a une forte valeur prédicative. Nous précisons ici que les participes passés ont été comptés comme prédicats verbaux et codés ETAT (Me voilà repenti).
a
Total voilà par période
mouvement
état
perception
cognition
action
–
–
–
TYPE prédicat
Tab. 7 : Évolution dans le sémantisme des prédicats verbaux introduits par voilà.
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Ce qui nous intéresse ici est l’apparition de verbes de perception dans le cotexte immédiat de voilà : (44) Voilà ce qui me paraît (Mme de Sévigné, Correspondance). (45) Voilà comme je regarde vos rechutes, et c'est la vraie manière dont on les doit regarder (Mme de Sévigné, Correspondance). (46) Voilà les raisons qui paraissaient devoir absolument me déterminer (Robert Chasles, Les illustres Françoises). Dans ces trois exemples, le locuteur en appelle doublement à son interlocuteur en l’invitant d’une part à percevoir ce qu’il a perçu, et d’autre part, à le faire de sa manière. Il n’y a donc pas de redondance stricte entre voilà et son cotexte mais la perception reste saisie deux fois. On se regarde en train de voir en quelque sorte. Est-ce à dire que l’origine perceptuelle de voilà commence réellement à s’effacer à cette période autorisant ainsi des usages très discursifs, tel qu’on les connaît aujourd’hui ? De même, certains contextes plus larges laissent entrevoir que le fonctionnement du terme est peut-être en train de changer de statut, en perdant une partie de sa force prédicative. Dans l’exemple reproduit ci-dessous, on trouve intercalé entre voilà et ce qu’il introduit l’incise du discours direct. Ce cas est récurrent dans notre corpus et offre une perspective intéressante dans l’étude de l’autonomisation de voilà. (47) Voilà, lui dis-je, de quoi il s'agit, voyez présentement si vous voulez nous prêter la main (Robert Chasles, Les illustres Françoises). On remarquera encore que voyez présentement juste après la structure en voilà qui semble revenir à la séquence qui a donné naissance au marqueur grammaticalisé. Là encore, une perspective de recherche s’ouvre : voyez, voyons, tu vois sont autant de mots du discours issus du verbe voir. Leur comparaison en synchronie et en diachronie pourrait compléter utilement le tableau ébauché ici des principales phases d’évolution de voilà.
4.3 Pragmaticalisation et construction Un dernier point reste à aborder afin d’offrir un tableau le plus complet possible. Nous avons pu constater que les schémas syntaxiques associés à voilà étaient tout à fait variés et ce depuis une période assez ancienne. Nous avons
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également constaté que l’évolution de voilà a permis l’élargissement des types sémantiques introduits, tant dans les SN que dans les prédicats verbaux qu’ils régissent. Cela revient à envisager que l’évolution du terme pivot, à partir de l’évolution permise par ses composants, enrichisse l’échantillon de constructions possibles à partir de voilà. Si l’on définit une construction comme une association entre une forme et un sens (d’après Goldberg 1995), voilà peut être envisagé comme générant des patrons (patterns) qui permettent d’associer fortement une forme et un sens. En reconnaissance de la polysémie de voilà il faut alors envisager que le terme soit le cœur de plusieurs constructions. Ce point de départ permet d’envisager les processus décrits plus haut avec un point de vue inverse. Il ne s’agit plus d’envisager que l’évolution du terme influence les constructions qu’il autorise, mais que les constructions, considérées en ellesmêmes, puissent influencer l’évolution du terme. En d’autres termes, il est possible que l’expansion d’un usage de voilà ait des conséquences sur les autres usages ; en termes syntaxiques, cela permet d’envisager que le développement d’un patron syntaxique exerce en retour une influence sur l’usage général du terme, de même les expansions sémantiques, décrites dans le paragraphe précédent, semblaient favoriser tel ou tel patron syntaxique. Dans cette ligne d’idées, avec l’aide de Quentin Feltgen, dans le cadre de son modèle, nous avons réinterrogé les occurrences de voilà dans Frantext pour envisager différents patrons. Nous avons recherché l’évolution de trois constructions : pronom (me, te, le, la, les, nous, vous) + voilà ; et voilà et voilà que/qu’. Leurs fréquences par décennie sont rapportées dans le graphique ci-dessous (Fig. 6a et 6b) où figurent aussi les évolutions de fréquence de voilà, toutes constructions confondues. Ces courbes ne proposent donc pas la fréquence d’une forme par rapport à une autre. Elles permettent de représenter la fréquence d’une forme dans une décennie donnée par rapport à la fréquence de cette même forme dans d’autres décennies. Elles donnent donc à voir des évolutions de fréquences (et non des fréquences brutes pour ainsi dire). Les courbes ne montrent donc pas quelle forme était la plus fréquente ; elles permettent de voir les variations de fréquence d’une forme par rapport à la décennie précédente. On peut donc suivre l’évolution de l’usage d’une construction.20 Avant toute autre remarque, il convient de dire un mot du pic de voilà comment tôt dans l’histoire du mot, au moment de sa grammaticalisation. Il faudrait revenir au corpus pour poser la question suivante : cette construction
20 Les requêtes ne permettent pas en l’état actuel de l’étude de distinguer par exemple et voilà tout de et voilà que où deux constructions fusionnent dans une occurrence. Une occurrence peut donc créer une forme de redondance dans les chiffres. Toujours est-il que ces cas de fusion possibles n’enlèvent rien à l’emploi effectif de ces constructions.
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Décennie Fig. 6a : Fréquences comparées par décennie de constructions incluant voilà.
a-t-elle favoriser la grammaticaisation de voilà ou son expansion en proposant une premmière niche linguistique ou pragmatique à partir de laquelle l’usage s’est étendu ? S’agit-il d’un effet du corpus, du par exemple à un usage idiolectal ou à une œuvre surreprésentée ? La présente étude ne peut y répondre mais cette perspective semble ouverte pour toute future recherche sur le terme et son histoire. Cette remarque faite, on constate ainsi que l’évolution générale de voilà et celle de le voilà sont quasi superposées. Cela semble indiquer que les occurrences de le voilà sont suffisamment nombreuses pour influencer la représentation de la courbe générale. La coïncidence des courbes est notamment continue au tournant du 18ème siècle, période clé, alors qu’au même moment les deux autres constructions suivent une évolution différente. C’est d’autant plus frappant que, malgré les nombres d’occurrences légèrement plus restreints, les courbes se superposent de manière très satisfaisante jusqu’au 16ème siècle qui marque la fin de la période de grammaticalisation de voilà. On pourrait donc envisager que la seconde phase, que nous avons appelée phase de pragmaticalisation, rassemble des processus évolutifs qui reposent largement sur les fonctionnements en discours, plus que sur les composants grammaticaux ou lexicaux (stables) de la forme pivot. Cela pourrait expliquer que
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Comparaison des fréquences normalisées de différentes formes
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Fréquence normalisée
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Décennie Fig. 6b : Fréquences comparées par décennie de constructions incluant voilà, 1321–1980.
chaque construction affiche une évolution plus singulière, fondée sur des mécanismes ancrés dans ses contextes d’emploi. Si cela semble conforter notre analyse en termes de pragmaticalisation, il reste que le schéma pronom + voilà dans notre corpus Frantext (1630–1730) ne semble pas afficher d’évolution particulière. Le schéma est représenté à toutes les décennies avec les différents pronoms envisagés, y compris quand le pronom 3ème personne réfère à des inanimés. Certes, ce schéma ne totalise que 122 occurrences. Il faudrait donc commencer par vérifier cette évolution dans sa période clé sur un plus grand nombre d’occurrences. Il conviendrait également de distinguer les différents types de pronoms. Il est possible que le voilà par contraste avec me voilà ou te/ vous voilà n’affiche pas la même distribution. L’analyse en termes de constructions reste donc largement à faire mais il nous semble qu’elle permettrait de saisir les mécanismes de la pragmaticalisation de voilà à un moment où le mot glisse certainement du présentatif vers le marqueur ou la particule de discours. À l’inverse de cette convergence, voilà qu(e) exhibe une évolution à la marge, relativement indépendante de l’évolution globale de tous les emplois de voilà. Si cette courbe suit le mouvement général entre l’apparition du terme et la fin du 16ème (fin de la première phase de grammaticalisation), la période qui
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Décennie Fig. 7 : Fréquences comparées par décennie de constructions incluant voilà – Zoom sur le grand 18ème siècle.
nous a occupées ces dernières pages semble la distinguer. On peut aussi envisager le début du 20ème siècle, où la construction voilà que est de plus en plus fréquente avant de connaître une nouvelle baisse (Fig. 7). Voilà que est intéressant car son fonctionnement n’est pas propre à l’oral, au sens où il peut être détaché de la situation d’énonciation et fonctionner réellement comme un marqueur textuel. Est-ce à dire que le 20ème siècle s’empare de voilà en poussant sa pragmaticalisation avant de le rendre à un usage oral, holophrastique cette fois avec quelques caractéristiques déjà aperçues ? Ce point appelle à être étudié plus finement et confirmé par d’autres analyses, notamment stylistiques (cf. Bikialo/Rannoux/Rault) mais il permet d’envisager une nouvelle étape dans l’évolution du terme. Le 20ème siècle plusieurs fois pointé comme phase suivante dans l’évolution de voilà semble effectivement rejouer la distribution entre oral et écrit notamment, tout en favorisant certains emplois. Une comparaison rapide de schémas syntaxiques étudiés ici et ceux du corpus contemporain étudié dans Col/Danino/Rault (2015) achève de nous en convaincre. En revanche voilà qui suit le pic de fréquence général associé à voilà toutes constructions confondues. On ne saurait donc réduire le problème à un schéma
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syntaxique. La distinction de l’entité introduit (événement ou entité/personne) semble pertinente et maintient la problématique sémantique au cœur de l’étude. Par ailleurs, les distinctions peuvent se faire sur la bses d’actes de discours : voilà qui est propice à l’évaluation (voilà qui est surprenant) et les références relativement génénriques. Les modes de discours pourraient étayer le problème plus large de la diachronie des constructions dans lequel voilà semble pris. Enfin, voilà un semble de même suivre la courbe générale. Là encore nous ne pouvons que faire des hypothèses. On se permet quelques remarques. Nous avions noté plus tôt l’importance du passage à l’indéfini à droite de voilà. Il est possible que l’affaiblissement déictique et la métaphorisation constante du terme (devenu de nos jours marqueur de discours parfaitement autonome) permettent d’inclure les SN indéfinis. Là encore, le type et le mode discours devraient être envisagés conjointement pour comprendre l’importance, peut-être strictement quantitative, des constructions qui suivent – et peut-être influencent – l’évolution générale.
5 Conclusion : bilan et perspectives Notre parcours a démarré en latin classique où les présentatifs affichent une étymologie incertaine. Cependant, ils partagent déjà, et ce dans plusieurs langues anciennes, de s’ancrer dans ce que Julia (2015a ; 2015b) appelle une « morphologie du dialogue ». Voilà s’inscrit dans cette logique en sélectionnant avec le verbe voir l’impératif seconde personne et la deixis spatiale, proximale ou distale. Si voici, en sélectionnant le déictique proximal, a été le prédécesseur de voilà signalant là encore un lien possible avec l’égocentrage des présentatifs latins, voilà s’est rapidement imposé faisant passer la forme première au second plan.21 Plus intéressant encore, voilà évince rapidement le présentatif ez vos issu du latin. Après une phase finalement courte de complémentarité où ez vos concerne la narration et voilà le discours direct (en tant que présentatif situationnel), le second l’emporte définitivement et ez vos disparaît. Le verbe voir a certainement maille à partir avec cette extension sémantique large : la saisie perceptuelle peut être intellectuelle. Au 16ème siècle, la phase de constitution est achevée si bien que la grammaticalisation culmine dans la soudure de la forme. Pourtant, le 18ème siècle semble
21 Il est probable que l’apparition de là-bas et l’évolution propre des déictiques spatiaux expliquent la préférence de voilà au détriment de voici.
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représenter un tournant. La métaphorisation de la perception semble franchir une étape supplémentaire en javellisant un peu plus encore le sens perceptif originel. Parallèlement à cette javellisation sémantique, le terme amorce sa combinaison avec des marqueurs de modalité et de discours (adverbes, particules, termes d’adresse). Si voilà reste principalement employé dans le cadre de l’interlocution (discours direct, intersubjectivité explicite, etc.), ses extensions de combinaisons syntaxiques laissent entrevoir le tableau que l’on connaît aujourd’hui. On assiste en effet aux premiers usages holophrastiques ainsi qu’a des emplois adverbiaux ou prépositionnels où voilà perd de sa force prédicative. Les valeurs de balisage du discours apparaissent alors en même temps que l’extension des types de SN introduits. C’est pourquoi il nous semble que plusieurs phénomènes reliés et interagissants ont eu lieu : javellisation du sème perception, extension de la combinatoire syntaxique, extension sémantique des groupes introduits, usages discursifs émergents signalant une vraisemblable phase de pragmaticalisation. Nous espérons avoir montré que les contextes d’interlocution restent le paramètre essentiel des emplois de voilà. Par delà la constante de l’intersubjectivité, il semble que voilà ait évolué d’abord porté par l’évolution du verbe voir qui aura permis une extension sémantique importante. À ce stade, un phénomène de pragmaticalisation semble prendre le relais. Notre étude, dont nous reconnaissons les limites dans les termes rappelés au fil du chapitre, pose par ailleurs un certain nombre de questions. Tout d’abord, il faudrait vérifier l’hypothèse d’une pragmaticalisation dans un corpus subséquent, et ce en correspondance avec les études stylistiques et littéraires. Ensuite, l’annotation sémantique a dégagé des pistes de recherche ; nous en mentionnerons quatre. La première concerne l’oralité liée à voilà : la cooccurrence d’adverbe de modalité, de mots du discours et de termes d’adresse mérite une étude en tant que telle afin de comprendre les modalités de cette combinatoire. Si un parcours diachronique pouvait s’avérer intéressant pour envisager l’hypothèse de grammaticalisation, la même étude en synchronie continuerait d’éclairer le sémantisme de voilà. La seconde piste de recherche concerne les réflexions en termes d’aspect : parmi les prédicats verbaux introduits à droite de voilà nombreux sont les prédicats d’activité et de mouvement, de même que les verbes se référant à des activités discursives ou mentales. Faut-il y voir la trace d’une extension sémantique, où l’analogie de la syntaxe, autorise de nouveaux emplois ? La troisième piste de recherche, syntaxique cette fois, se fonde en partie sur les deux premières : si voilà introduit différents patrons syntaxiques, il peut être lui-même inséré dans une subordonnée, ce qu’Oppermann-Marsaux (2006) avait déjà remarqué. Notre corpus fournit de nombreux exemples où voilà reste indépendant mais il semble que les cas de subordination témoignent
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quand même des phases d’évolution du terme. Il faudrait à la suite de cette étude aborder de front cette dimension syntaxique pour en envisager le rôle dans l’histoire du terme. La quatrième piste de recherche est fournie par les constructions. En rentrant dans le détail des routines textuelles et discursives qui incluent voilà nous avons constaté de grandes disparités entre les différents patrons, les différentes constructions. La dernière partie de ce chapitre semble confirmer ce que Col/Danino/Rault (2015) avaient déjà montré, à savoir que la corrélation entre modes de discours et patrons ou schémas syntaxiques permet une utile cartographie des usages (voir aussi Col/Danino, ce volume). Ce que ce chapitre montre in fine c’est la nécessité de concilier approche diachronique et constructionnelle. Pour clore ce chapitre, mentionnons enfin l’intérêt continu d’une approche contrastive : le français semble avoir innové deux fois en sélectionnant le verbe voir, d’une part et en même temps que des termes déictiques d’autre part. Si le latin a transmis au français la capacité de le faire, le français innove bel et bien en grammaticalisant voilà. Une étude au long terme du verbe voir permettrait certainement de comprendre ce qu’on doit à ce mot dans l’évolution de voilà. De même, toute étude diachronique des présentatifs des langues romanes permettrait de compléter le tableau ébauché ici. Concluons enfin en signalant que le roumain moderne semble créer un « nouveau » présentatif sur la base d’un verbe de perception : uite. Cependant, le terme vient de regarder et non de voir, et n’associe pas de marqueurs déictiques. Il semble de surcroît encore marqué en termes de registre de langue (Iliescu 2013). L’étude de son évolution comparée à voilà pourrait là aussi dans les années qui viennent parfaire la description tant de voilà que des outils présentatifs romans ou de l’évolution des verbes de perception dans ces mêmes langues.
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Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault
Voilà dans le discours littéraire : un signe bavard Résumé : Il n’existe pas de « voilà littéraire », mais aborder la forme de langue qu’est voilà dans les discours littéraires permet de constater une sorte d’actualisation privilégiée (plus saillante) de certaines fonctions au sein d’une œuvre (donc d’un genre de discours spécifique) et plus généralement d’un écrit (qui peut chercher à encoder un oral reconstruit). Dans les travaux diachroniques disponibles à ce jour, les analyses de Oppermann-Marsaux montrent une domination d’un voilà présentatif textuel (qu’elle distingue du présentatif de narration et du présentatif situationnel). Du 16ème siècle au 21ème siècle, progressivement, semble s’être développée une fonction plus modale et aspectuelle, qui prend appui sur les fonctions identifiées précédemment. Ce sont l’apparition et l’extension de cet usage modal de voilà que ce chapitre envisage d’analyser dans le discours littéraire, en lien avec sa « pragmaticalisation », qui constituerait une sorte de deuxième phase après sa « grammaticalisation » (Danino/Joffre/ Wolfsgruber ici même). L’approche sera énonciative, dans la mesure où il s’agira d’observer l’importance prise par voilà dans les différentes formes de dialogisme (autodialogisme, dialogisme interlocutif) et plus précisément dans les formes de représentation en discours autre (RDA). La disponibilité énonciative de voilà en fait un signe bavard, un relais polyvalent, assurant aussi bien la cohésion textuelle que la confluence énonciative (sur un triple plan : entre les différentes voix, entre le dit et le dire, entre l’énonciateur et le destinataire). Tout en envisageant une diachronie large, ce chapitre se concentrera sur la situation de voilà dans les textes modernes et contemporains, de Marcel Proust à Laurent Mauvignier, en passant par Céline, Jean-Luc Lagarce, Bernard Noël et Jean Echenoz. L’accent sera mis sur l’effet de voix en lien avec les différents genres de discours (roman, théâtre, monologue) ainsi que sur la fonction fortement assertive de voilà, soulignée par d’autres formes en collocation (pronom, ponctuation) en particulier dans le cas du voilà tout, omniprésent chez Céline. Abstract : Addressing a specific form like « voilà » in the literary discourse leads to observe a kind of privileged functions in a work and, more generally, in writing (which may try to encode reconstructed oral discourse). In the Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux, Julien Rault, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 https://doi.org/10.1515/9783110622454-003
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Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault
works on the diachronic aspects of French, Oppermann’s analyses show a domination of « voilà » as a « textual presentative » (which is different from the « narrative presentative » and from the « situationnal presentative »). From the 16th century to the 21th century, a more modal and aspectual function seems to have gradually developed, which draws on the functions identified above. This chapter intends to analyze the appearance and the extension of this modal use in the literary discourse, in connection with its « pragmaticalization », thus establishing a kind of second phase after its « grammaticalization » (Danino/Joffre/Wolfsgruber, this volume). The approach will be enunciative, as far as we consider the importance taken by « voilà » in the various forms of dialogism (autodialogism, interlocutive dialogism) and more exactly in the forms of representation of another speech (RDA). The enunciative availability of « voilà » produces a « talkative sign », a multi-purpose staging post, assuring the textual cohesion as well as the the enunciative confluence (on three different levels : between the various voices, between the « said » and the « to say », between the enunciator and the addressee). Considering a wide diachronic span, this chapter will concentrate on the situation of « voilà » in the modern and contemporary works, from Marcel Proust’s to Laurent Mauvignier’s, including Céline’s, Jean-Luc Lagarce’s, Bernard Noël’s and Jean Echenoz’s. It will focus on the voice effect in connection with the various genres of discourse (novel, theater, monologue) as well as on the strongly assertive function of « voilà », underlined by other forms in collocation (pronoun, punctuation) in particular in the case of « voilà tout », ubiquitous in Céline’s works.
1 Introduction S’il n’existe pas à proprement parler de « voilà littéraire », on peut toutefois envisager cette forme de langue au sein de la littérature afin de faire émerger quelques spécificités (actualisation, fonctions). Surreprésenté à l’oral, voilà, tic de langage, morphème à tout faire, se rencontre assez fréquemment dans l’écrit littéraire. Voilà est un mot du discours, un de ces ponctuants qui saturent le discours oral contemporain, caractérisant un « discours au fil de la pensée » opposé à un « discours planifié » (Danon-Boileau/Morel 1997) : il appartient à ces formes invariables et épicènes qui permettent des emplois multiples. Ainsi, Voilà est un des éléments fréquemment utilisés dans le cadre de ce que Danon-Boileau/Morel (1997) ont nommé la « décondensation » notamment du « préambule » (en début de paragraphe) avec des ponctuants définis comme des unités spécifiant le point
Voilà dans le discours littéraire : un signe bavard
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de vue, une attitude co-énonciative, jouant au niveau de l’engagement de l’énonciation et de sa relation aux autres (Danon-Boileau/Morel citent voilà). Si l’omniprésence de voilà à l’oral est manifeste dans le parler contemporain, voilà s’avère porteur d’un effet de voix dans l’écrit moderne, attesté par exemple chez Céline. Cela a des conséquences sur le cotexte énonciatif d’apparition de voilà dans le discours littéraire : – il intervient majoritairement dans des formes de représentation du discours autre (RDA) ; – il intervient surtout dans des genres de discours non narratifs (théâtre, monologue . . . ) ; – il intervient davantage avec une fonction modale (affective, épistémique de certitude) que de balisage textuel ; – il est très présent dans les œuvres où la voix est essentielle comme celles d’Artaud, de Céline, de Camus, de Queneau, de Beckett, de Pinget, de Barthes, de Simon, de Dard. Ce chapitre souhaite aborder la situation de voilà dans les textes modernes et contemporains, en insistant sur l’effet de voix lié aux différents genres de discours (roman, théâtre, monologue) ainsi que sur la dimension potentiellement très assertive de voilà. Il s’agira alors d’analyser le rôle de voilà dans les différentes formes de dialogisme, en particulier les formes de représentation en discours autre. Élément de cohésion textuelle, pivot de la confluence énonciative, voilà est un outil polyvalent qui assure la transition entre les différentes voix, entre le dit et le dire, entre l’énonciateur et le destinataire. Afin de mieux comprendre ces différentes implications, il convient d’envisager, dans un premier temps, le mot d’un point de vue diachronique, l’évolution de voilà pouvant se comprendre à travers le développement d’une fonction modale et aspectuelle. Le présentatif textuel, identifié par Opperman, s’est enrichi d’un usage plus volontiers modal, traduisant, depuis sa grammaticalisation, une forme de pragmaticalisation.
2 Voilà dans le discours littéraire : du 16ème au 21ème siècle 2.1 Voilà et les genres de discours littéraires Si l’on considère la nécessaire référence au contexte d’énonciation, l’emploi déictique de voilà à l’écrit pourrait être relativement rare (Cesare 2011, 55).
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Ce serait toutefois négliger le rapport aux genres de discours et la question récurrente de la représentation de la parole. La rareté de voilà apparaît ainsi toute relative si l’on en croit la fréquence relevée dans la base FRANTEXT (cf. Tab. 1) : Tab. 1 : Résultat du calcul de fréquence [Fréquence absolue totale : 89381 ; Fréquence relative maximale : 421 dans la tranche 1800–1899 (fréquence relative exprimées en millionièmes)]. Période – – – – – –*
Freq. Absolue
Freq. Relative
*Période incomplète
La fréquence relative met en avant une prédominance du 19ème siècle ; la fréquence absolue révèle une augmentation régulière du 16ème au 20ème siècle : de 1.016 à 32.360 occurrences, avec un saut quantitatif considérable entre le 17ème siècle et le 19ème siècle. Mais de quel voilà parle-t-on ? De même que l’on a pu constater l’importante polyvalence de nature, les fonctions de la forme évoluent avec le temps et c’est cette évolution qui justifie la présence de plus en plus massive dans le discours littéraire. On rappellera qu’Opperman-Marsaux (2006, 81–84) distingue trois types de voilà au Moyen-Âge et au 16ème siècle : – Présentatif situationnel,1 en général en DD et faisant « référence à des êtres et à des choses présents dans la situation d’énonciation et invite l’allocutaire à les regarder, à en prendre connaissance » ; – Présentatif de narration,2 qui « s’inscrit dans une énonciation différée, étant donné que la situation d’énonciation du narrateur est forcément distincte de celle du récepteur (auditeur ou lecteur) » ;
1 Qui se rencontre sous la forme non soudée ve(e)z là mais surtout ve(e)z ci qui se soudent en veci puis voici et veca puis voilà au 16ème siècle. 2 Il se rencontre d’abord sous la forme ez vos. Comme ez vos disparaît au 14ème siècle, veez ci endosse aussi le rôle de présentatif narratif. Mais seulement les formes avec ci, les formes avec là n’ayant jamais cette valeur de présentatif de narration (Opperman-Marsaux 2006, 83).
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– Présentatif textuel, valeur qui émergerait en moyen français pour renvoyer à ce qui précède ou suit, aux paroles d’un autre interlocuteur, jouant ainsi un rôle dans la structuration du texte dans lequel ils figurent. Dès le moyen français, voilà serait donc majoritairement utilisé comme présentatif textuel. C’est au 16ème siècle que la forme va connaitre des extensions d’emploi, apparaissant comme présentatif de narration mais aussi, au sein des présentatifs textuels, comme présentatif nonplus seulement conclusif mais également apte à annoncer ce qui vient dans le cotexte droit (Opperman-Marsaux 2006, 90) (cf. Tab. 2) : Tab. 2 : Répartition de voilà. Pr. Situationnel
Pr. Textuel
Pr. de narration
– Voici/veci Voila/vela
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– Voici Voila/vela
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– Voici Voila/vela
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% %
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Voilà reste majoritairement (et de plus en plus) un présentatif textuel, ayant des fonctions de balisage. Ce mouvement va se confirmer tout au long de l’histoire (écrite et littéraire) de voilà, comme le montrent ici-même Danino/Joffre/ Wolfsgruber, qui soulignent que, dans la période 1730–1830, le genre théâtral rassemble de nombreux exemples. Dans les textes narratifs, il faut là aussi redonner toute sa place à l’oral ou à sa représentation. Voilà émerge principalement dans les passages dialogués au discours direct. Ces cas de figure associés au dialogue théâtral totalisent plus de la moitié des occurrences. Dans les emplois hors du discours direct, il faut là encore prendre conscience de deux aspects. Le premier est la très grande proportion de textes relevant du discours à la première personne, ou tout du moins émanant d’une origine énonciative claire. On citera ainsi le roman épistolaire ou le traité académique ou religieux. Le second aspect est une conséquence directe de ces environnements : l’interlocuteur unique et identifié (dans le cas des correspondances) ou figuré (le lecteur par exemple) est très
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souvent cité, inscrit dans le texte ce qui permet de (re)créer une intersubjectivité explicite. De fait, les cinq auteurs de la base Frantext employant le plus (fréquence relative) la forme voilà sont : – Jacques Autreau (1657–1745), auteur entre 1719 et 1745 d’une quinzaine de pièces de théâtre représentés à la Comédie française et au théâtre des italiens. [2481 voilà] – Dancourt (1661–1725), auteur de près de 80 comédies aux titres évocateurs comme Le Chevalier à la mode (1687) et Le Galant jardinier (1704), qui le font considérer comme un des pères du vaudeville. [2384 voilà] – Thomas Simon Gueullette (1683–1766), connu pour ses contes et ses pièces de théâtre (près d’une soixantaine écrites surtout pour le théâtre des italiens), comme Arlequin-Pluton (1719). [2289 voilà] – Léonor Soulas d’Allainval (1700–1753), auteur de pièces comiques comme L’Embarras des richesses (1725) ou L’École des bourgeois (1728) : 2046 voilà en fréquence relative. [2046 voilà] – Louis-François Delisle de la Drevetière (1682–1756), auteur connu pour Arlequin Sauvage (1721) et Timon Le Misanthrope (1722). [2017 voilà] Il s’agit donc de cinq auteurs de théâtre des 17ème et 18ème siècles, écrivant plutôt dans un registre comique et laissant place à un effet d’oral spontané. Précisons à travers les siècles et par genre : Remarque 1 : On constate une progression très nette du 16ème au 17ème (avec une fréquence relative passant de 622 à 2338), puis du 17ème au 18ème siècle (avec une fréquence relative passant de 2338 à 4488), avant une décrue progressive de la forme, à l’écrit tout au moins. Le 18ème siècle n’est pas seulement le siècle des Lumières, il est le siècle du voilà. Remarque 2 : La forme voilà est, à partir du 18ème siècle, majoritairement présente au théâtre, davantage dans la comédie, qui vise le naturel ; ainsi, en 24 textes répertoriés par Frantext, Marivaux rassemble à lui seul 1758 des 2608 occurrences de voilà. Marivaux, qui écrivait dans l’« Avertissement » des Serments indiscrets (1732) : « Ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, c’est le ton de la conversation en général que j’ai tâché de prendre : ce ton-là a plu extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme singulier, je crois ; mais mon dessein était qu’il plût comme naturel. » Au fur et à mesure que se développent des genres distincts du roman et de la poésie (majoritaires aux Moyen-Âge et au 16ème siècle, et qui constituent de fait le corpus d’Oppermann-Marsaux), apparaissent des formes qui sont plutôt situationnelles et textuelles. Et on ne peut que constater le lien étroit entre genre
Total (fréquences relatives)
Entretiens
Journaux
Correspondances
Romans
Essais
Théâtre
Poésie
Relative Absolue Relative
Absolue
Relative
Absolue
/
Relative
Relative
Absolue
/
Relative
Absolue
Absolue
Relative
Absolue
Fréquence
Tab. 3 : Répartition des occurrences de voilà par genres.
/
/
Total
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de discours et fonction de voilà. Ainsi, le voilà situationnel est plus présent au théâtre, et cette proportion ne cesse de croître (cf. Tab. 3 et 4) : Tab. 4 : Répartition des occurrences de voilà par textes. Situationnel
Textuel
Narration
Total
Le Naufrage au Port-à-l’Anglais ou les Nouvelles débarquées (Autreau, )
La Surprise de l’amour (Marivaux, )
Il apparaît que la fonction de « présentatif de narration » identifiée par OppermanMarsaux n’est pas représentée au théâtre et, à ce titre, constitue une fonction marginale (ce qui apparaissait déjà dans ses relevés), voire non spécifique. À côté de cette fonction marginale, voilà présentatif situationnel constitue un emploi très représenté : emploi déictique « central » selon Cesare (2011, 53) et « qui renvoie à des personnes, des objets, des lieux, des événements, etc. que le locuteur aperçoit, trouve, auxquels il assiste ou participe dans la situation communicative, c’est-à-dire dans le monde réel (extratextuel). » Ce présentatif a une valeur de monstration ; il est remplaçable par le présentatif démonstratif c’est : (1)
– « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père (Marcel Proust 1913).
Dans l’esprit d’analyses bien connues sur d’autres présentatifs (comme il est et il y a), ce présentatif (situationnel) peut avoir une valeur plus existentielle. Outre cette caractéristique sémantique, il se distingue par le fait qu’il est non effaçable, remplaçable par le verbe « être » et souvent précédé d’un pronom personnel.3 (2)
Je me sens déjà suffisamment coupable de l’avoir laissé partir sans un mot, de telle sorte que nous voilà condamnés à passer notre vie en conjectures (Bernard Noël 1973, 63).
3 Ces formes recouvrent ce que Patrick Charaudeau nomme la « présentation », qu’il définit comme « l’opération linguistique qui correspond à l’intention de déterminer le mode d’existence d’un être (ou d’un processus) » (1992, 302), et où les formes avec voilà relèvent de la « présentation d’identité », qui présuppose l’existence d’un être référentiel et pose l’identité de cet être (1992, 309), à valeur fortement désignationnelle, et la « présentation de présence » qui « présuppose l’existence d’un être référentiel (et même son identité), et qu’elle « pose sa présence dans un lieu particulier » (1992, 311).
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(3) Ces mots que j’avais entendus avaient dit quelque chose sur Stéphane, l’avaient fait se détacher, « Voilà Stéphane », Stéphane existait par luimême, petit et grand, ailleurs, dans une autre histoire et un autre espace, il était repoussé loin, bien loin, en dehors de moi (Kaplan 1996, 91). Ce présentatif prend souvent aussi une valeur textuelle, dans la mesure où il désigne à la fois quelque chose qui surgit dans la situation mais, d’une part, dans un contexte passé, d’autre part, en référence forcément à ce qui précède ou suit dans le texte (fonction endophorique, de balisage textuel). C’est ce présentatif qu’Oppermann-Marsaux nomme de narration, qui superpose deux valeurs d’emplois, comme certains démonstratifs : anaphorique et déictique. La valeur sémantique de présence dans un contexte passé confère parfois au présentatif un effet de dramatisation, de surgissement. (4) Ce que je n’ai plus jamais entendu prononcer par la bouche de ta mère, voilà ce qui a creusé mon puits (Caligaris 2008, 101). Or, en appui à cet effet de surgissement, mais aussi à la dimension fréquemment modalisée du constat d’une arrivée, d’une présence, voilà semble se doter assez tôt d’une autre fonction, moins présentative (qu’elle soit situationnelle, existentielle, textuelle ou de narration comme on vient de le voir) que modale. C’est grâce à la valeur emphatique du c’est (voir les structures clivées, semi-clivées, etc.), à l’effet de dramatisation, mais aussi à la dimension de pure « présentification » que se développe la valeur plus spécifiquement modale de voilà.
2.2 L’émergence progressive d’une fonction modale À partir d’un état des lieux, exposant les différentes fonctions de voilà décrites dans des articles ou ouvrages linguistiques antérieurs, Col/Danino/ Rault (2015) ont montré qu’une distinction récurrente pouvait être établie entre un voilà présentatif, qui est prédicatif (et qui réunirait les emplois observés antérieurement : voilà situationnel, textuel et de narration), et un voilà marqueur discursif (ou de structuration ou conversationnel, Delahaye 2009), autonome, non prédicatif, à valeur interjective : « Le point le plus remarquable, sur un plan diachronique, réside dans l’évolution globale d’un ‹ voilà verbal › vers un ‹ voilà présentatif › (plutôt prédicatif) avec adjonction progressive et nécessaire d’un ‹ voilà discursif › » (Col/Danino/ Rault 2015).
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Danino/Wolfsgruber/Joffre ont préféré se concentrer sur l’idée de « continuation », envisageant ainsi « le fait que la structure en voilà permet de s’appuyer sur le discours précédent pour prolonger une description ou une catégorisation », faisant converger les perceptions représentées, valeur de convergence qui l’emporterait en français contemporain sur le contraste, la divergence, en raison de la pragmaticalisation de voilà en marqueur discursif. Ces deux fonctions sont liées et reposent sur une valeur (en langue) plus générale : Léard parle d’un « pointage à partir du lieu ou du moment de la parole » (1996, 145), notion de « pointage » que reprend Cesare (2011, 52) qui l’évoque comme « la présence d’un acte linguistique assertif ». Si l’on reprend l’hypothèse fonctionnelle proposée par Col/Danino/Rault (2015), voilà reposerait sur l’activité cognitive, l’instruction sémantique de « regroupement », servant « à intégrer en les regroupant des informations sur une scène verbale » (2015, 4).4 En s’inscrivant non pas dans le sillage de la linguistique cognitive, mais d’une stylistique prenant appui sur la linguistique de l’énonciation et du texte, on peut identifier une valeur en langue (au sens saussurien) qui permette ensuite d’envisager différents effets de sens : on retiendra alors celle de « validation », comme le propose Druetta (1993), qui voit dans « voilà voilà on vient » une marque pragmatique de validation. Cette validation ou (pseudo) ajustement au locuteur peut être actualisée par la présence effective (présentatif situationnel), par le cotexte (présentatif textuel, endophorique, à caractère introductif/cataphorique ou conclusif/anaphorique) mais également par l’énonciation (voilà modal). Dans le discours, voilà apparaît ainsi comme un élément permettant la présentation/monstration et la structuration, fonctions auxquelles s’adjoint celle d’une appréciation, d’une évaluation. Comme le suggère A. Jaubert (1990, 111) : « Les présentatifs sont des index de la réalité, en même temps que les instruments du développement analytique des énoncés. En cette double qualité ils agissent sur le rapport du langage et du monde. Parce qu’ils introduisent dans le discours l’approche morcelée et progressive de la référence, ils accentuent aussi la réflexivité de l’énonciation. À signifié propositionnel égal, l’expression démultipliée par un c’est ou un voilà augmente la puissance de deux fonctions désormais disjointes : l’assertion d’une part, le contenu représentatif de l’autre. Faiblement investis sur le plan sémantique, les présentatifs sont disponibles pour canaliser la puissance assertive, une valeur illocutoire, et non des moindres ».
4 Par « scène verbale », nous entendons l’espace intersubjectif évoqué par la parole et qui se met en place au fur et à mesure que le discours se déroule (Victorri 1999). Voir l’introduction de ce volume.
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Cette dimension assertive se constate notamment dans l’impossibilité d’associer voilà à une négation, hors cas purement figés et exclamatifs tels que ne voilà-t-il pas. Cette fonction modale s’observe très tôt, notamment chez Marguerite de Navarre. Ainsi, dans Comédie à dix personnages (1542), peut-on lire ce dialogue (scène 4) : (5) LA I.. FEMME. Voilà une Dame autentique. Quel habit ! quel port ! quel visage ! LA II.. FEMME. Helas, ma soeur, qu’elle est antique ! Si voilà a ici nettement une fonction de présentatif situationnel – que soulignent non seulement la structure (voilà + SN) mais aussi les attributs physiques (habit, port, visage) évoqués dans le vers suivant –, la présence des exclamations confère de surcroît au syntagme présentatif une valeur affective. Dans l’exemple suivant (extrait de la même pièce), c’est un présentatif textuel qui se double d’une valeur modale, comme en témoigne la dimension métaphorique et superlative des SN qui suivent le voilà : (6) Las, je voy bien que trop folement j’erre. Il ayme ailleurs : voilà ma mort, ma guerre : Je ne le puys souffrir, ne comporter. Ces cas à double fonction (situationnelle ou textuelle et modale) sont plutôt minoritaires au 16ème siècle et vont devenir de plus en plus fréquents, au point d’aboutir à une sorte d’autonomisation de la fonction modale. Dans les trois exemples suivants, issus de textes théâtraux des 17ème et 18ème siècles, la fonction modale l’emporte sur la fonction situationnelle, certes encore active, mais qui semble devenir secondaire : (7) PANTALON : Hé bien, mon garçon, te voilà bien guéri de ta jambe ! (Autreau 1623). (8) PANTALON, seul : Voilà un drôle de garçon que cet Arlequin, je voudrais l’avoir à mon service (Autreau 1623). (9) LA FÉE, à part à *Trivelin. - Comment ! voilà des manières ! (Marivaux 1723).
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Les modalités exclamatives semblent renforcées, voire en partie provoquées, par la présence du présentatif qui apparaît comme un marqueur d’intensité. Ce fonctionnement modal est très présent dans les dialogues – donc en particulier dans le genre théâtral – et s’est développé au cours des siècles, comme en témoignent les voilà holophrastiques, à valeur interjective : (10) – Ah ! voilà ! voilà ! Mais à moi, en effet, elle m’a paru charmante (Proust 1919). (11) – Voilà ! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais (Proust 1913). À la modalité affective peut s’adjoindre une modalité épistémique de certitude forte (en accord avec la valeur de validation de Druetta et la « puissance assertive » évoquée par Jaubert), notamment dans un effet confirmatif (autodialogique ou interlocutif). On retrouve cette valeur notamment dans le genre théâtral ou les formes dialoguées, avec des formes de confirmation ou d’assentiment autodialogique (12) et (13), ou interlocutif (14) et (15) :5 (12) Par rapport à ta position dans l’système au niveau d’ta vie ou quelque chose dans l’genre. Et t’avais un autre problème aussi. Ah oui : où on en était au niveau collectif, où on allait tout ça, voilà c’est ça ! (Massera 2009, 15). (13) Je crois que Marie me rappelait les filles que j’avais connues à l’usine, pendant et après la grève, je veux dire : pas précisément l’une ou l’autre, mais d’une certaine façon toutes. Ce qui est étrange, parce qu’elle ne m’a jamais dit qu’elle avait travaillé, ni à l’usine, ni ailleurs. Mais voilà, elle me les rappelait (Kaplan 1996, 16). En (12), l’expression finale voilà c’est ça ! affiche le plaisir de la trouvaille, de la coïncidence retrouvée. Voilà c’est ça ! est ici méta-énonciatif, commente le dire en train de se faire, pour reprendre à la fois les catégories proposées par Bres/
5 Deux formes de dialogisme donc (autodialogisme et dialogisme interlocutif). Les analyses de Lambert/Col qui se réfèrent à la conception sémanticienne des stéréotypes afin de traiter d’une « scène verbale » existant avant, de « convergence des points de vue », renvoient, quant à elles, au dialogisme interdiscursif, au fait que « ‹ ça parle › toujours ‹ avant, ailleurs et indépendamment ›, c’est-à-dire sous la domination du complexe des formations idéologiques », selon la célèbre formule de Michel Pêcheux (1990, 227).
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Nowakowska (2005) et celles d’Authier-Revuz (1995–2012). En (13), l’autodialogisme sert ici la relance énonciative. (14) VLADIMIR. Ce qui est terrible, c’est d’avoir pensé. ESTRAGON. Mais cela nous est-il jamais arrivé ? VLADIMIR. D’où viennent tous ces cadavres ? ESTRAGON. Ces ossements. VLADIMIR. Voilà. ESTRAGON. Évidemment. VLADIMIR. On a dû penser un peu. ESTRAGON. Tout à fait au commencement (Beckett 1952). (15) Et à un moment y parlent de . . . Ben de sque tu dis. – Du fait que t’es souvent absent de sque t’es en train d’faire ? – Voilà c’est ça. – Ça a l’air top ce bouquin. (Massera 2009, 45). La valeur de validation joue ici à plein, mais avec une dimension moins présentative ou textuelle que modale ; les mots de l’autre sont acceptés, voilà prenant bien la forme d’une validation interlocutive et se chargeant d’une dimension métadiscursive (ton mot est le bon/c’est bien dit) comme on l’avait déjà en (11). Cette valeur se retrouve dans l’oral contemporain, où la fonction modale transforme voilà en adverbe intensif remplaçable par beaucoup ou trop : j’ai vla des heures à rattraper et elle me dit que je peux y aller ! (Super U, le 20-022014), t’as vla d’la chance (collégien entendu, février 2014). La validation très marquée relève ici d’une forme de modalisation épistémique de certitude, comme en témoigne une planche de La Vie secrète des jeunes de Riad Sattouf (2007), ici retranscrite, qui comprend une autre variante allomorphique de voilà : (16) Première case A (au téléphone) : Ouais frappe vazi frappe une femme, frappe une femme j’te dis. Frappe une femme c’est moi qui vé pété ta gueule B (en tendant le bras vers le combiné) : Passe Deuxième case A (toujours au téléphone) : T’sé koi j’te passe kelkun Troisième case B : Allô allô tu veux frapper qui. Hey. Ben ouais, c’est moi. Tu veux frapper qui. Réponds. REPONDS. Quatrième case :
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B : Personne. Vala. Tu veux frapper. Faut pas parler à ta sœur comme ça. Ouais. Ouais je sais. Faut pas parler. Ouais. Hey : discret maintenant. Ouais. Discret, t’entends ? Discrétion. A : DISCRETION !!! Le personnage masculin reprend, de manière autonyme, ce qu’on suppose être la réponse de l’interlocuteur au téléphone : Personne ; puis il commente le mot par un vala, avant de synthétiser la discussion : tu veux frapper personne. Le vala est ainsi doublement orienté, vers la gauche, comme validation, puis vers la droite comme synthèse reformulée. On peut parler d’un voilà (ou vala) « louche » comme l’évoquait la syntaxe de la langue classique : « Construction louche ; c’est lorsque les mots sont placés de façon qu’ils semblent d’abord se rapporter à ce qui précede, pendant qu’ils se rapportent réellement à ce qui suit. On a donné ce nom à cette sorte de construction, par une métaphore tirée de ce que dans le sens propre les louches semblent regarder d’un côté pendant qu’ils regardent d’un autre » (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751–1772). En raison du développement modal de la valeur de validation, mais aussi de ce lien étroit entre voilà et les formes métalangières, voilà, dans le discours littéraire, va se retrouver majoritairement dans des formes discours rapportés.
2.3 Voilà et la représentation du discours autre : l’exemple de Marcel Proust Nous rappellerons que Authier-Revuz (2012, 157) définit la RDA par rapport aux DR (discours rapportés) par le fait que cette catégorie : 1 2
3
évite la restriction, induite par « rapporté », au « dire qui a eu lieu », du champ qui s’étend à tout ce qui « sera, pourrait être, n’a pas été dit, etc . . . » ; correspond à l’inclusion, à côté de la trilogie consacrée des DD, DI, DIL, où le discours autre est l’objet du dire (ce dont il parle), des deux modes (cf. ci-dessous MAS et MAE) dans lesquels c’est en tant que source que le discours autre est représenté, dans un dire que, par là, il modalise au plan de ses assertions (d’après les dires de . . ., cf. (4)) ou de ses manières de dire (comme dit l, cf. (5)) ; délimite explicitement, par la spécification « discours autre », un secteur spécifique dans le métadiscours, excluant – par opposition à « discours » – la stricte réflexivité de l’auto-représentation du dire en train de se faire (je te dis . . ., notée ARD) ; et incluant – par opposition à « discours d’autrui » – tout ce qui relève d’un dire de l’énonciateur, autre que ici et maintenant (j’ai dit, je dirai, je n’ai pas dit, etc . . .).
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Voilà se rencontre non seulement massivement dans des formes de RDA, que ce soit dans le genre théâtral ou romanesque. À titre d’exemple massif et emblématique, plus de 90% des 198 occurrences d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust sont en RDA, selon un corpus établi à partir de l’édition numérisée réalisée par la BeQ (Bibliothèque électronique du Québec), qui reprend le texte de l’édition NRF Gallimard, en 15 volumes de 1946–47 (cf. Tab. 5) :
Tab. 5 : Corpus Proust. Tomes . Du côté de chez Swann. Première partie . Du côté de chez Swann. Deuxième partie . À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Première partie . À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Deuxième partie . À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Troisième partie . Le côté de Guermantes. Première partie . Le côté de Guermantes. Deuxième partie . Le côté de Guermantes. Troisième partie . Sodome et Gomorrhe. Première partie . Sodome et Gomorrhe. Deuxième partie . La Prisonnière. Première partie . La Prisonnière. Deuxième partie . Albertine disparue . Le temps retrouvé. Première partie . Le temps retrouvé. Deuxième partie
pages
Mots Voilà
En RDA
Ces voilà sont présents en discours direct, forme de RDA qui présente la particularité de mettre en avant une hétérogénéité sémiotique, en ce qu’il cumule deux actes d’énonciation : le mode standard qui sert à introduire le discours représenté, et le mode autonyme où l’énonciateur fait mention des mots même du message qu’il rapporte. Par son hétérogénéité et la juxtaposition hiérarchisée de deux modes du discours, ce mode de RDA distingue ainsi nettement la parole du narrateur de celle de ses personnages. L’importante proportion de voilà dans les discours représentés prend ainsi tout son sens : avec seulement 17 voilà assumés par le discours narratorial dans toute La Recherche, voilà devient un indice dans le roman de cette distinction théorisée dans l’œuvre même au sujet de la phrase de Bergotte opposée au style de la conversation de Sainte-Beuve :
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« Plus que tout j’écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement et qui nous remplissent l’esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence » (Le Temps retrouvé, deuxième partie, tome 15, 72).
Voilà est, sans surprise, un indice d’oralité, et sa place en discours direct lui permet même de caractériser la « parlure » de certains personnages, en particulier Françoise et Mme Octave dans Du côté de chez Swann (et Charlus ou Mme Verdurin dans les volumes qui suivent) : (17) – Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave (p. 117–118). (18) Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges (p. 124). (19) – Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur. (p. 217). (20) – Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières (p. 226). (21) elle murmura : « Dieu soit loué ! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les jours ! » (p. 233). On retrouve dans ces quelques extraits la plupart des effets de sens récurrents de voilà dans La Recherche en particulier le caractère de surgissement, d’apparition provoquant la surprise ; s’il s’agit souvent de l’arrivée d’une personne (« Voilà + NC ou NP de personne »), en (18) et (19), c’est le temps qui passe qui provoque la surprise.
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Le lien entre voilà et l’oralité – définie comme mise en scène, représentation de l’oral dans l’écrit et sur laquelle on reviendra dans la section suivante – est particulièrement sensible à partir des exemples (17) et (21) et leur voilà-t-il pas. L’expression est employée dans une phrase assertive (17) et exclamative (21) et elle est révélatrice non seulement d’une forme de sociolecte mais également, de l’évolution du voilà vers une fonction plus modale. La forme est en effet assez présente dans Frantext puis qu’on trouve 354 occurrences de (ne) voilà-t-il pas. Une étude diachronique révèle une évolution significative puisque l’on passe de 5 occurrences au 17ème siècle (aucune avant) à 121 occurrences au 18ème siècle, 137 occurrences au 19ème siècle, 91 au 20ème siècle. La formule progresse vers un emploi modal relativement figé, à travers la perte du premier élément de négation (ne) d’une part, et le passage d’une modalité de phrase interrogative à une modalité de phrase exclamative, d’autre part. Ainsi la première occurrence dans Frantext se situe chez Jean-Louis Guez de Balzac, (Dissertations politiques, 1654) ; la forme est complète (avec le discordantiel ne) et interrogative : (22) Ne voilà-t-il pas en termes formels l’ignominie pour peine, et la gloire pour recompense ? La première occurrence sans le ne se trouve chez Molière, dans Le Tartuffe ou l’Imposteur (1669), elle est explicitement (énonciativement et graphiquement) exclamative : (23) Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ! Mais l’exclamation peut aussi apparaitre avec le « ne » : (23ʹ) Ne voilà-t-il pas un plaisant éloge ! (Anne Dacier, Des causes de la corruption du goust, 1714). Dans la langue classique, la modalité interrogative et exclamative coexistent, avec une dominante du contexte interrogatif (60 à 70%) ; au 20ème siècle, la polarité s’est inversée puisqu’on ne trouve plus que 10% des occurrences à la modalité interrogative, les autres étant à la modalité exclamative marquée ou non par un point d’exclamation : (24) – Mais ne voilà-t-il pas, patatras, qu’un jour, tout s’écroula ! (Georges Pérec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, 1966).
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(25) – Moi qui vous parle, mon mari, un jour voilà-t-il pas qu’il lui prend l’idée de . . . (détails). Où qu’il avait été dégoter cette passion, ça je vous le demande. – Il avait peut-être lu un mauvais livre (Queneau, Zazie dans le métro, 1959). On pourrait analyser plus en détail ce lien entre voilà et discours (rapporté) dans La Recherche du temps perdu, mais ce sera l’objet, dans d’autres œuvres, de la section suivante autour des effets de voix. On a choisi de s’attacher, pour finir ce parcours de voilà dans La Recherche, aux voilà hors RDA dans un cotexte narratif, en raison de la rareté des ces emplois. Il en ressort de manière frappante un rôle de « marqueur de décrochage modal » qu’avait déjà observé et décrit Philippe (2005) pour voici. Dans « Existe-t-il un appareil formel de la fiction ? », Philippe montre ainsi que les énoncés fictionnels peuvent être repérés par des « marqueurs de décrochage modal » ou « marqueur de changement de plan modal » (2005, 79) comme voici qui « marque l’entrée dans une séquence de statut modal incertain » (2005, 80), l’ouverture d’un espace ne coïncidant pas avec la situation d’énonciation. Or, dans La recherche, c’est lors des glissements du narrateur vers l’imaginaire que voilà apparait – quand il est (rarement, on l’a vu) en cotexte narratif : (26) Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo (Du côté de chez Swann, première partie, tome 1, 22). (27) Mais à l’approche des vacances de Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à
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coup les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’il leur était opposé et n’aurait pu que les affaiblir, se substituait en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré (Du côté de chez Swann, deuxième partie, tome 2, 354). (28) je traversais rapidement – pour trouver plus vite le déjeuner qui m’attendait avec des fruits et du vin de Chianti – le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi (Du côté de chez Swann, deuxième partie, tome 2, 362). La valeur aspectuelle inchoative est primordiale en lien avec la thématique centrale dans La Recherche du rapport entre réalité et fiction/imaginaire/rêve/souvenirs ; de même que l’on a pu déceler assez rapidement une fonction de transition, d’articulation dans voilà (voir l’introduction de ce volume et le discours de vacation du marin), de même voilà dans le récit romanesque proustien semble fonctionner comme embrayeur d’imaginaire. Dans ce parcours diachronique, l’emploi modal de voilà s’est avéré de plus en plus massif dans les œuvres littéraires. Plus spécifiquement, voilà introduit souvent un discours sur un dire antérieur ou à venir, témoignant de la dimension métadiscursive de sa fonction de balisage textuel. Si l’on reprend les occurrences citées jusqu’à maintenant, un cotexte métalinguistique donnant au voilà une coloration méta- est présent dans (2), (3), (4) et (11) à (16). C’est cet aspect qui permet à voilà de créer un effet de voix dans les discours, comme nous allons pouvoir l’observer de manière plus approfondie et interprétative dans trois œuvres contemporaines relevant de trois genres de discours différents.
3 Voilà : effet de voix et genres de discours 3.1 Oralité et vocalité au 20ème siècle Nombreux sont les critiques estimant que la littérature, au milieu du 20ème siècle, met en avant la notion de voix, que celle-ci devient « aimantée par le modèle oral de la parole » (Reggiani 1998, 135).6 Ce modèle de la parole n’est plus envisagé sur
6 Voir également Martin (1998) et Rabaté (1999).
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un plan sociolinguistique ou philologique. Comme le rappelle Philippe, « il ne s’agit plus prioritairement de faire entrer les parlures familières ou sociolectes divers dans le texte littéraire, mais de donner au texte la présence du ‹ parlé › » ; le rapport à l’oralité s’appréhende davantage selon une dimension esthétique et Ramuz, Giono, ou encore Céline dans les années 1920–1930, qui cherchait à transcrire l’émotion du parlé dans l’écrit, opèrent ainsi le passage de l’oralité à la vocalité (Philippe/Piat 2009, 76–85). Depuis les années 1950, avec la popularisation du magnétophone, la possibilité est donnée aux auteurs de penser la littérature hors du livre, soit pour oraliser un texte déjà écrit, soit pour enregistrer directement son texte sous la dictée, soit pour faire de la poésie sonore : la présence de la voix, dans les œuvres comme dans les analyses, n’a cessé de s’affirmer au 20ème siècle, que l’on songe, par exemple, aux œuvres de Des Forêts, de Beckett, de Pinget, puis à celles de Barthes et de Bonnefoy. En 1973, dans Le Plaisir du texte, Barthes évoque l’écriture à haute voix comme la recherche d’un texte « où on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage » (Barthes 2002, 261) ; dans « de la parole à l’écriture » (1974), il appréhende l’écrit comme une absence de voix et de corps et l’oral comme son pendant. En 1982, Meschonnic ne dit pas autre chose lorsqu’il avance que « la voix, non la respiration, est la matière de l’oralité. La voix est ce qui disparait dans l’écrit, pas la respiration » (1982, 660). En tentant de mettre en évidence l’effet de vocalité apporté par voilà au texte littéraire, nous nous proposons à présent d’examiner, sous l’angle de la catégorie générique, quelques emplois du mot en littérature contemporaine. L’observation prend appui sur trois textes relevant de genres et de formes distincts pour deux d’entre eux, et d’un troisième caractérisé par une ambiguïté générique, trois textes inscrits chacun dans une esthétique propre. Il s’agit d’une part d’une pièce de théâtre, Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, d’un roman (ironique), Je m’en vais de Jean Echenoz, tous deux publiés en 1999, et d’un monologue de Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, paru en 2011. Ce dernier texte est constitué d’un récit porté par un narrateur qui recourt à une longue phrase unique déployée sur 62 pages sans aucune interruption de point, même final. Défini par son auteur comme « un texte de voix fait pour la voix, pour être dit, pour rencontrer un public et un plateau » (Mauvignier 2011, 107), le monologue oscille entre roman et théâtre, dans une ambiguïté générique maintenue.
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On s’attachera à montrer que si ces écritures ne remettent pas en cause les potentialités d’emploi de voilà, elles en sollicitent les valeurs en fonction d’une dynamique textuelle à l’œuvre, liée également à la question générique. Avec la différence entre dialogisme interlocutif (théâtre), autodialogisme (ou dialogisme interlocutif fictionnel) dans le cas du monologue.
3.2 Voilà : le dialogue théâtral chez Jean-Luc Lagarce La poétique de Lagarce est caractérisée par un imaginaire de la langue fait de défiance par rapport à ce qui relèverait de la « belle langue » académique. Les personnages de ce théâtre sont saisis d’une difficulté à dire, leurs discours se construisent par ressassement et leur parole, qui semble vouée au ratage, est happée par une forme de fuite en avant : la linéarité syntagmatique se voit fictivement déjouée au profit d’une énonciation qui procède par ramification, en faisant notamment appel à l’entassement paradigmatique. Le principe, emprunté à la syntaxe de l’oral, permet d’accumuler les compléments et de décliner des variations formelles qui sont autant de reformulations de la façon de dire précédente, laquelle apparaît alors défaillante ou insuffisante. L’énonciation recourt également à de nombreuses incidentes qui dédoublent le fil du discours en introduisant un commentaire, que celui-ci soit méta-énonciatif comme dans le cas de modalisation autonymique, ou porte sur le dit, qu’il s’agisse de préciser l’identité, la qualité, la quantité du référent visé, encore de l’opposer à une situation antérieure, ou plus généralement de juger de la pertinence d’un tel dit ou d’expliciter un point de vue. Voilà va trouver sa place dans ces configurations, comme opérateur du ressassement généralisé des discours. Le texte en présente un nombre restreint d’occurrences, neuf sur la totalité de la pièce, elle-même assez brève.7 On le rencontre ainsi en incidente (voilà + relative) en contexte d’entassement paradigmatique : (29) Je vais l’accompagner,/je t’accompagne,/ce que nous pouvons faire, ce qu’on pourrait faire,/voilà qui serait pratique,/ce qu’on peut faire, c’est te conduire,/t’accompagner en rentrant à la maison,/c’est sur la route, sur le chemin, cela fait faire à peine un léger détour,/et nous t’accompagnons, on te dépose (62).
7 Le texte compte 14.401 mots.
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(30) Je cédais./Je devais céder./Toujours, j’ai dû céder./Aujourd’hui, ce n’est rien, ce n’était rien, ce sont des choses infimes/et moi non plus je ne pourrais pas prétendre à mon tour,/voilà qui serait plaisant,/à un malheur insurmontable,/mais je garde cela surtout en mémoire (72). En (29), l’incidente ouverte par voilà s’insère à la suite d’un double entassement paradigmatique et anticipe sur le contenu à venir : dans ce contexte où il relève du pivot verbal, il s’inscrit dans un double mouvement de mise en attente, amorcé d’abord par la construction pseudo-clivée (attente de spécification de ce que), et relayé par voilà qui prend ici une valeur d’annonce du segment à venir selon le principe de la cataphore. On note que la relative prend la forme d’une relative indéfinie introduite par un qui représentant un inanimé, ce qu’autorise la construction avec voilà : si la forme en ce qui reste possible, il n’est pas impossible de voir dans la construction avec un qui non animé l’indice de l’équivalence de voilà avec c’est cela cataphorique. Voilà intervient également avec une valeur assertive de confirmation, renforcé par c’est ça pour confirmer la pertinence du dit : (31) il n’est pas mauvais, non/ce n’est pas ce que je dis,/mais tu as tout de même tort,/car il n’est pas totalement bon, non plus, tu te trompes/et ce n’est pas malin,/voilà, c’est ça, ce n’est pas malin,/bêtement, de faire front contre moi (68–69). (32) Cela joint l’utile à l’agréable./C’est cela, voilà, exactement,/comment est-ce qu’on dit ?/« d’une pierre deux coups » (64). Dans l’extrait (31), voilà peut s’interpréter comme « bi-directionnel », renvoyant aussi bien à l’amont qu’à l’aval, anticipant sur la reprise littérale à venir. Dans ces contextes où il souligne l’adéquation du dit, voilà entre dans une relation d’équivalence avec les autres marqueurs de soulignement métalinguistique (c’est ça, ou exactement dans le dernier exemple), ce redoublement contribuant de même au ressassement par reformulations successives. On retrouve ici la valeur d’emploi d’un voilà modal décrit plus haut, à dimension méta-énonciative et plus spécifiquement autodialogique. Si l’insertion joue le rôle de confirmation de la pertinence du dit dans un contexte d’entassement paradigmatique, elle peut aussi se charger d’une valeur déictique, qui en théâtre, revêt une dimension méta-théâtrale, pointant sur le geste théâtral en cours, retrouvant la dimension de monstration :
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(33) il dit que je ne suis pas mal,/et en effet, si on y réfléchit/– et en effet j’y réfléchis, je ris, voilà, je me fais rire –/en effet, je n’y suis pas mal, ce n’est pas ça que je dis (23). (34) Merde, merde et merde encore !/Compris ? Entendu ? Saisi ?/Et bras d’honneur si nécessaire ! Voilà, bras d’honneur ! (42). Dans ces différents exemples, c’est un voilà situationnel qui semble sollicité, en emploi absolu, sans nécessiter la présence d’un complément, à la différence des exemples donnés plus haut, constructions absolues que justifie le contexte théâtral. Une même valeur d’emploi situationnel se vérifie dans l’exemple suivant, mais cette fois le présentatif introduit bien un constituant, Louis. On note l’accumulation des formules de présentation, faisant usage des différents présentatifs situationnels, lesquelles semblent désigner non seulement un personnage pour un autre personnage, mais le nom du personnage joué, incarné par l’acteur (elle est Catherine, doublé ensuite en voilà Louis) : (35) C’est Catherine./Elle est Catherine./Catherine, c’est Louis./Voilà Louis (9). Si la dimension théâtrale semble plus sensible dans les trois dernières occurrences, voilà joue également un rôle dans un autre aspect lié à la vocalité du théâtre : dans chacun des exemples cités jusqu’à présent, voilà s’inscrit dans le travail de modulation du dire, par le jeu de l’insertion, l’introduction d’une intonation suspensive, le travail de segmentation de l’énoncé auquel il contribue : (36) nous en avions changé,/notre voiture était longue, plutôt allongée,/ « aérodynamique »,/et noire,/parce que noir, il disait cela, ses idées,/noir cela serait plus « chic », son mot,/mais bien plutôt parce que en fait il n’en avait pas trouvé d’autre./Rouge, je le connais, rouge, voilà, je crois, ce qu’il aurait préféré (27). Le contexte accumule les incidentes, marqueur de discours indirect libre (il disait), commentant le point de vue (ses idées), glose de boucle méta-énonciative (son mot). Dans la phrase suivante, rouge est placé en position de noyau, faisant symétrie avec la dislocation précédente de noir ; suivent une première incidente, énonçant une modalité de point de vue, et la reprise de rouge suivie d’une nouvelle
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incidente limitée à voilà introducteur d’une relative périphrastique dont il est séparé par l’insertion d’une modalité épistémique (je crois). Le mouvement syntaxique procède ainsi par syncopes successives, dont voilà est l’un des marqueurs. Dans cette poétique qui procède par reprises, corrections, ajouts, le tâtonnement et le décrochement sont autant de formes prises par une composition quasi musicale de la parole théâtrale dans laquelle voilà joue son rôle.
3.3 Voilà et le genre du monologue chez Laurent Mauvignier On rappellera que tout discours peut être considéré comme postulant, impliquant, sous-entendant un allocutaire, comme ont pu le formuler différemment Benveniste et Bakhtine dans leurs définitions respectives de l’énonciation : « Avoir un destinataire, s’adresser à quelqu’un, est une particularité constitutive de l’énoncé, sans laquelle il n’y a pas, et il ne saurait y avoir d’énoncé » (Bakhtine 1984, 307). « Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue [. . .]. Mais immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, il implante l’autre en face de lui, quel que soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre. Toute énonciation est, explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire » (Benveniste 1974, 82).
Que la présence du destinataire soit explicite ou implicite, marquée ou non dans des formes textuelles, le destinataire est toujours impliqué, sous-jacent dès qu’il y a acte d’énonciation ; c’est ce qui fait écrire à Benveniste que tout monologue est une variété de dialogue : « [. . .] le ‹ monologue › procède bien de l’énonciation. Il doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le ‹ monologue › est un dialogue intériorisé, formulé en ‹ langage intérieur ›, entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent ; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l’énonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte » (Benveniste 1974, 85–86).
Avec le monologue, le dispositif énonciatif assimile le narrateur anonyme de Ce que j’appelle oubli à un narrateur romanesque, voire à l’écrivain au travail : en effet, à plusieurs reprises, son discours propose des scénarios possibles, suggère discrètement une fiction qui devient récit réel, à partir d’un fait divers8 dont il
8 Le monologue raconte la mise à mort par des vigiles d’un supermarché d’un jeune homme qui avait volé une canette de bière dans les rayons.
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fait le récit à un destinataire silencieux mais émotionnellement impliqué, le frère de la victime. La dimension d’adresse mais aussi l’énonciation fortement marquée par le dialogisme restent des traits communs au genre théâtral, mais le monologue glisse imperceptiblement d’une narration supposée représenter la scène passée à une narration qui crée une scène mentale : celle-ci réinvente sur le mode du possible ce qui a pu se produire, en adoptant le plus souvent, mais sans exclusive, le point de vue de la victime. On passe alors d’une perception imaginative, celle du narrateur en plein travail de création, à la perception représentée de la victime, d’un ça a dû se passer comme cela à un ça s’est passé ainsi. Ainsi se crée un effet d’empathie suscitée chez le lecteur qui est appelé à adopter le même principe de recréation progressive, et à la suite le même point de vue : un lecteur qui se trouve désormais placé sur un rang d’égalité avec le narrateur et l’écrivain, par le jeu d’une narration qui échappe à l’emprise du narrateur omniscient traditionnel.9 Parmi les marqueurs d’une construction imaginaire en train de se renverser en scène effective,10 sur le mode de la genèse romanesque en cours, on trouve la forme voilà, dont sont exploités l’effet d’évidence et la force assertive. Voilà y est en concurrence ou en combinaison avec c’est ça pour marquer l’avènement d’une idée possible que se fait le narrateur du déroulement des événements, et en amorcer le développement immédiat sur le mode de l’évidence : (37) il n’avait pas encore eu l’idée d’aller dans le supermarché, et avant d’entrer il était resté presque une heure dans le centre commercial, déjà tout ce bordel pour arriver jusque-là, les passages piétons jaunes et les numéros d’entrée, c’est ça, voilà, il arrive par là où il y a un faux mur végétal et une pelouse synthétique, des panneaux indicateurs comme dans une ville couverte, avec ses carrefours et ses rues, mais il ne croise pas beaucoup de monde (10). (38) dans les rayons il a aimé toucher les papiers, les emballages, le plastique, la Cellophane, mais il ne prenait jamais rien et il a dû seulement avoir si soif soudain, voilà, il n’a pas pu résister et son doigt a dégoupillé la
9 « Je ne crois pas à la possibilité d’un discours qui soit celui d’un narrateur omniscient. L’auteur, le narrateur, le lecteur . . . : tout le monde dans le même bateau . . . ça, c’est très important » (« Entretien avec Laurent Mauvignier », dans Bikialo/Dürrenmatt 2002, 100). 10 On peut citer également les formes tiens, ça, non (il la froisse, non, il ne la froisse pas, il la pose devant lui, p. 16), imagine ça, autant de formes qui signalent le travail d’élaboration en cours, qui va permettre la relance de la narration sur un mode assertif.
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canette — peut-être il a pensé que les canettes sont comme des grenades et l’explosion ça a été une nuée de coups dans la réserve du supermarché, parce qu’ils ont dit qu’il a refusé d’obtempérer (51). On note en (37) le basculement de temps verbal qui accompagne voilà : un présent scénarique prend le relais des temps du passé, déclenché par la valeur d’emploi modal de voilà. C’est le surgissement du scénario que marque la combinaison c’est ça, voilà, scénario qui se trouve immédiatement développé. En (38), le contexte gauche présente une modalité épistémique (il a dû seulement avoir si soif) par laquelle le narrateur formule une hypothèse ; l’emploi de voilà suivi d’une assertion catégorique (il n’a pas pu résister) permet de faire le basculement entre le moment de l’hypothèse et la poursuite sur un scénario présenté comme avéré. Voilà pourrait s’y gloser par ‘c’est ça, j’y suis (dans ma narration)’. L’emploi de voilà chez Mauvignier participe de la suggestion d’une élaboration mentale en cours et de son avènement sur le mode de l’évidence, il ne crée jamais un effet de déréalisation, mais suscite au contraire l’empathie du lecteur par les effets de resserrement sur des scènes dans lesquelles le lecteur se trouve comme enfermé.
3.4 Voilà et l’ironie romanesque chez Jean Echenoz C’est un effet inverse que produit l’emploi de voilà dans l’écriture romanesque de Je m’en vais. Il sert fréquemment à marquer ou accompagner la rupture énonciative qui crée une distanciation ironique, à partir de ces mêmes potentialités. Jouant encore de l’effet de vocalité, voilà brouille ici les frontières entre voix des personnages, voix du narrateur, lequel connaît d’ailleurs des aléas. La prose romanesque de la fin du 20e siècle se caractérise par l’inscription de l’effet de voix dans l’écriture et par un « ‹ devenir discours › de la littérature contemporaine » (Reggiani 2009, 149), une « discursivité massive ». Chez Echenoz, cette discursivité massive passe entre autres par des effets de brouillage : ça parle, mais qui ? personnages ? narrateur ? narrateur qui se dédouble ? Le brouillage a des implications sur le fonctionnement romanesque, et notamment sur les niveaux de la diégèse qui deviennent incertains ou perméables les uns aux autres. Après la mise en cause d’une narration où les faits s’enchainent « logiquement » qu’a connue le roman dans les années 70,11 une narration romanesque apparaît toujours possible, mais désormais elle joue
11 Voir Claude Simon (1986, 18–19).
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de ses limites. Il ne s’agit pas simplement du jeu de la métalepse au sens narratologique du terme (glissement des niveaux narratifs, et perméabilité des frontières, comme dans Jacques le fataliste). La parole narratoriale, si elle se fait entendre de façon distincte, subit des altérations qui rendent son identification parfois délicate : des glissements énonciatifs s’opèrent, sans que soient maintenus les seuils démarcatifs manifestes. Voilà intervient pour aider à la désorganisation de la hiérarchisation énonciative, permettre des emboîtements, des « lissages » qui entrainent les sauts énonciatifs. Dans les cas les plus simples, Voilà permet ainsi le glissement entre modalités de discours rapporté, le passage entre discours direct et discours indirect libre marqué : (39) Les postiers enchantés souhaitèrent au couple tout le bonheur possible, Ferrer les entendit commenter l’événement dans l’escalier tout en refermant la porte mais, cela fait, Hélène annonça qu’elle aurait quelque chose à dire. Bien sûr, dit Ferrer, qu’est-ce qui se passe ? Voilà, dit-elle, il se passait que cette soirée chez Réparaz, au bout du compte, elle aimerait mieux ne pas s’y rendre. Martinov organisait lui aussi quelque chose avec une douzaine d’amis dans son nouvel atelier, fruit de toutes ses ventes récentes et d’une surface mieux appropriée à sa cote actuelle et voilà, c’est plutôt là qu’elle préfèrerait aller. Si ça ne t’embête pas (221). Voilà sert d’appui du discours en ouverture et en clôture de discours indirect libre, lequel s’articule avec le discours direct : le passage de l’un à l’autre des modes de représentation de discours autre est facilité par le recours à voilà et à l’effet de voix dont celui-ci est porteur, au point que la frontière entre les deux modes n’est pas certaine : voilà, dit-elle est-il déjà un discours indirect libre marqué par l’incise, encore du discours direct ? Et lorsque le discours indirect libre s’achève pour laisser la place abruptement au discours direct (libre), l’amorce se fait par le retour de voilà. Si voilà sert à brouiller les frontières entre modalités de RDA des personnages, il intervient également dans le brouillage entre voix des personnages et voix du narrateur dont l’unicité est d’ailleurs incertaine : (40) Vous êtes vraiment sûr que vous voulez divorcer ? demanda la juge. Oui oui, répondit Ferrer. Bon, dit-elle en refermant le dossier et puis voilà, c’était réglé (194).
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(41) Ferrer ne disait rien, les deux guides rigolaient en échangeant des plaisanteries intraduisibles. De tout cela, ils avaient plutôt l’air de se foutre alors que lui, Ferrer, était assez ému. Voilà. C’est fait. Il n’y a plus qu’à rentrer. Mais on allait quand même casser une petite graine, peut-être, avant d’y aller, proposa Napaseekadlak (76). (42) Affréter un Twin Otter, modèle de petit bimoteur utilisé dans les régions polaires, affronter les douaniers de Montréal, tout cela aussi avait pris un peu de temps. Puis le jour de revenir en France était arrivé et voilà, nous y étions (99). Si dans l’exemple (40) voilà accompagne à nouveau la sortie du discours direct, il reste indissociable d’un nouvel effet de voix sur la source de laquelle on ne peut que s’interroger : discours indirect libre du personnage Ferrer, commentaire du seul narrateur ? Dans tous les cas, il entre dans la logique d’un dialogue minimaliste pour le commenter et le clore (Oui oui/Bon/Et puis voilà), à la fois conclusif et assertif. En (41), l’introduction de voilà s’accompagne, comme on a pu le voir aussi chez Mauvignier, du passage au présent : la combinaison des deux (présent et recours à voilà) déclenche le brouillage énonciatif, l’interprétation hésitant entre discours direct libre du personnage de Ferrer ou irruption de la voix du narrateur qui s’immisce, comme cela lui arrive de le faire, dans la diégèse dont pourtant il est régulièrement absent et qui déclenche la réponse en discours indirect libre d’un autre personnage, preuve d’un dialogue en cours. Quant à (42), il illustre cette aptitude du narrateur à s’immiscer dans la diégèse et à perdre son statut de narrateur extra-diégétique, à moins qu’il ne se dédouble en une nouvelle figure narratoriale. Quelle que soit l’interprétation, voilà est manifestement requis par son aptitude à suggérer une nouvelle énonciation, qui s’ouvre ou se clôt par lui, relais d’un effet de voix qui sature l’écriture d’Echenoz et en nourrit l’ironie joueuse, introduisant de l’hétérogène dans la continuité apparente de la narration. Si chacun de ces trois parcours rapides dans trois textes contemporains a pu faire apparaître le parti que chaque genre tire des potentialités de voilà, il semble que tous, à des degrés divers, s’appuient sur la vocalité apportée par voilà, puissant vecteur d’effet de voix, jouant de la syncope et de la musicalité, manifeste dans l’écriture de Lagarce mais aussi chez un Echenoz sensible au travail du rythme, comme en témoigne un entretien de 1997 : « On trouve par ailleurs dans le jazz des éléments de syncope, de coupure, de faux pas, de piège, de rupture, de dissonance qui sont pour moi précieux sur le plan de l’écriture » (1997, 200). Voilà serait alors aussi un possible marqueur de l’époque, indice d’une prédilection
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d’une certaine prose contemporaine pour les formes de gauchissement du discours qui simultanément en permettent un travail de syncope. Ce travail de syncope peut être éprouvé par la présence clôturante de voilà, et de ses variantes en collocation comme voilà tout. L’usage conclusif, comme nous allons le voir à présent, à la fois résomptif et très assertif, rend particulièrement saillante la valeur modale, épistémique, qui renvoie notamment aux phénomènes d’autodialogisme.
4 Clôture et relance énonciative, puissance assertive, valeur modale de voilà 4.1 Parcours diachronique Aux 16ème et 17ème siècles, voilà en clôture de phrase n’est possible qu’en pivot verbal, lorsqu’il régit un complément (me voilà, m’y voilà, nous voilà, le voilà, en voilà, etc.) ; on le rencontre sporadiquement au 16ème siècle puis, plus fréquemment, au 17ème siècle, dans le genre théâtral12 mais aussi dans la correspondance, celle de Madame de Sévigné (Correspondance, 1675) notamment : « j’espérais de le voir cet hiver et le voilà. » Au 18ème siècle, voilà, très abondant dans l’œuvre de Diderot n’est toujours pas utilisé seul, en clôture. Il reste uniquement envisagé comme un présentatif, existentiel ou de narration. La première occurrence de voilà seul, conclusif, suivi d’un point, se trouve dans la correspondance de Germaine de Staël (1794) : (43) Ils prétendaient avoir trouvé des papiers qui vous compromettaient horriblement, et tout injuste que cela est, ils se croyaient sûrs de votre condamnation. Voilà ce que j’ai su depuis, voilà. La répétition du terme à l’ouverture et à la clôture illustre peut-être ici le cheminement des emplois, en forme de glissement, allant d’un voilà initial régissant nécessairement une complémentation (voilà ce que j’ai su depuis) à un voilà final et autonome, dans une construction potentiellement elliptique (voilà [ce que j’ai su depuis]).
12 Comme dans L’École des femmes (1663), Acte II, scène 4 : « Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà ».
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Ce type d’emploi autonome se développe au 19ème siècle. On en trouve chez Hugo, dans la préface aux Orientales (1829) : « Le château de Versailles, la place Louis XV, la rue de Rivoli : voilà. Parlez-moi d’une belle littérature tirée au cordeau ! » Elle est tout à fait récurrente dans la correspondance de George Sand : (44) Par honte de lui, il ne veut point signer mes œuvres, par honte de moi je ne veux point les signer de son nom. Voilà (Sand, 1832). (45) Recommandez aussi le segret à Gustave. Voilà. Je pétille d’esprit ce soir, trouvez-vous pas ? (Sand, 1836). (46) Sa santé et son travail m’occupent et ne me permettent pas d’être un cheval de corvée, ni de veiller jusqu’au jour. Voilà (Sand, 1837). C’est donc sur le plan du genre et de l’énonciation que les spécificités d’emplois sont saillantes. Le mot n’intervient en effet principalement que dans la correspondance (Sévigné, Staël, Sand) ou dans le discours préfaciel (Hugo). Cette inscription exclusive permet de confirmer un trait essentiel : voilà apparaît à la marge du discours littéraire, dans des formes adressées, prenant en compte, explicitement ou implicitement, un destinataire. Son effet de vocalité est donc utilisé pour instaurer une scène énonciative : un je prenant en compte un tu à venir. Voilà est donc toujours exophorique, par sa dimension déictique. Mais il possède aussi une dimension endophorique qui assure la cohésion textuelle : anaphorique et résomptif, il reprend l’ensemble du propos tenu et assure et la transition vers ce qui suit. Ce n’est donc pas l’équivalent d’un simple ponctuant, pouvant être glosé par « point » ou « encore point à la ligne » : contrairement à ces marques (verbalisées) de ponctuation, voilà n’évacue pas le cotexte antérieur ; c’est un point de bascule entre un avant et un après, un état transitoire. Ce double mouvement transitoire impliquant l’énoncé et les actants de l’énonciation s’explique par la morphologie : vois est un impératif, à travers lequel le locuteur réaffirme sa présence à la clausule pour mieux se tourner, ou feindre de se tourner, dans une communication écrite différée, vers l’interlocuteur ; mais l’adverbe là peut aussi être anaphorique, tourné vers l’énoncé en amont ou en aval. Au 19ème siècle, voilà final fait son apparition dans les paroles rapportées, dans les œuvres d’Hugo ou Balzac notamment :
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(47) Puis chacun à son tour va passer sa tête par un trou et fait une grimace aux autres. Celui qui fait la plus laide, à l’acclamation de tous, est élu pape. Voilà (Balzac, 1832). (48) et s’il a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur la terre, et la terre a bondi sous lui, voilà (Hugo, 1833). Il reste cependant majoritairement présent dans les correspondances, en témoigne l’usage de Flaubert qui se plaît à l’introduire de façon tout à fait récurrente : (49) Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour. Voilà. (Correspondance (1848–1850), 1850). Enfin, au 20ème siècle, voilà seul, conclusif et clôturant, rassemble plus des deux tiers des occurrences relevées sur le corpus Frantext (1.931 sur 2.755). La dimension conclusive de voilà peut alors suggérer la convocation d’une autre forme, plus explicite : voilà tout. Le morphème tout est en effet le second élément le plus employé après voilà (1.014), derrière le point d’exclamation (1.382) et loin devant monsieur (432) (cf. Tab. 6). Tab. 6 : Voilà/voilà tout.
Voilà. Voilà tout.
ème siècle
ème siècle
ème siècle
ème siècle
ème siècle
Total
Ø
.
. .
Si voilà + point se présente comme un élément caractéristique du 20ème siècle, voilà tout + point le devance légèrement en se généralisant de façon significative au 19ème siècle (avec une répartition plus équilibrée entre le 19ème siècle et le 20ème siècle). L’évolution est toutefois assez analogue. Il faut notamment considérer le fait qu’aux 16ème et 17ème siècles, la forme voilà tout ne constitue pas une unité en tant que telle et les deux constituants ne coexistent majoritairement que dans le cas spécifique de relative périphrastique ; tout n’est pas un pronom régime de voilà mais un déterminant totalisant, précédant le démonstratif : Voila tout ce que peut un prince dans les fers (Scudéry 1640), voilà tout ce qui peut se dire (Pascal 1657).
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Voilà tout, comme unité employée seule et suivie d’un point, apparaît en premier lieu dans la correspondance – on en relève 11 occurrences dans celle de Mme de Sévigné au 17ème siècle : (50) Elles en sont encore à cette jolie coiffure que Montgobert sait si bien : les boucles renversées, voilà tout. On le trouve au 18ème siècle à plusieurs reprises dans la correspondance de Jean-Jacques Rousseau (Lettres écrites de la montagne, 1764) : (51) C’étoit donc une affaire de commerce et non de police : on préféroit le profit du libraire de France au profit du libraire étranger. Voila tout. Puis, avec une fréquence remarquable dans celle de Flaubert (Correspondance, 1853) : (52) On ne vulgarise pas le Beau ; on le dégrade, voilà tout. La dimension conclusive, et surtout assertive de cette forme en fait l’un des éléments privilégiés du discours à vocation gnomique. Voilà tout est également introduit dans les paroles rapportées dès le 18ème siècle, chez Marivaux13 – comme ici dans Le Paysan parvenu (1734) : Quand on en a, on se marie, les honnêtes gens le pratiquent, nous le pratiquons, voilà tout. – et, au 19ème siècle, dans l’œuvre romanesque de Hugo, Stendhal, Vigny, Gautier, Verne, Zola ou encore Maupassant : (53) Le malheur vient de ce que tu parles, voilà tout (1882). (54) Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son. Voilà tout. Mais je n’appris cela que plus tard (1882). Sur le plan diachronique, voilà et voilà tout, en position de clôture, apparaissent donc progressivement, principalement dans une énonciation à la première personne, au sein de genres d’abord non-littéraires (correspondance privée) ou para-littéraires (discours préfaciel). Employé seul, voilà peut être encore envisagé comme présentatif (dans une forme de tournure elliptique : voilà ce qu’il en est,
13 On dénombre pas moins de 45 occurrences dans les œuvres de Marivaux.
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voilà où j’en suis) ; et l’usage conclusif permet de faire apparaître une valeur modale en germe, épistémique, à la fois auto-dialogique et interlocutive : (55) afin que j’embrasse mon œuvre sous le plus petit espace possible, cela évite des corrections et de la peine chez moi. Voilà. Mille gracieusetés, mon cher ami, tout à vous (Balzac, Correspondance, 1839). L’opération de retour sur l’énoncé permet de le valider tout en le ressaisissant à la clausule, pour mieux le porter à l’attention du destinataire. Voilà peut donc être analysé à partir de son fonctionnement endophorique et exophorique, comme nous l’avons indiqué ; mais aussi selon une dimension modale (épistémique). Ce qui en fait une sorte d’intercesseur, cristallisant les enjeux de la co-énonciation et de l’intersubjectivité.
4.2 Point de suspension et voilà tout : Voyage au bout de la phrase célinienne (56) On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. T’es un anarchiste et puis voilà tout ! Lorsque l’on prend le temps d’examiner la question de la clôture dans le Voyage au bout de la nuit, on ne peut que constater le rôle prépondérant de voilà et voilà tout. Par-delà l’effet d’oralité, par-delà la question de l’émotion du parlé chère à Céline, naît l’idée que voilà, en fin d’énoncés, résomptif et très assertif, participe du caractère souvent définitif des sentences céliniennes. Voilà est un terme particulièrement fréquent dans le premier roman de Céline (156 occurrences) avec une variété d’emplois remarquable, tant du point de vue du statut et de la fonction que du point de vue énonciatif. Et parmi les différentes formes que prend le mot, au sein de structures syntaxiques variées, revient de façon récurrente une locution sur laquelle se concentrent les enjeux de la clôture énonciative : voilà tout (39 occurrences). Ainsi, plus d’un quart des occurrences de voilà dans le Voyage au bout de la nuit sont constituées par l’élément hyperclôturant voilà tout. La présence d’un voilà ou d’un voilà tout faisant figure de ponctuant, de point autoritaire à valeur conclusive, est pour le moins étonnante chez un au-
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teur connu par ailleurs pour son usage massif du point de suspension. Trois points qui, si on devait les gloser, pourraient aussi bien dire : voilà qui n’est pas tout. Le premier roman de Céline aurait donc une prédilection manifeste pour deux formes de clôture en apparence antithétiques. Deux formes qui peuvent alors se comprendre à la lumière d’une obsession lancinante, exemplifiant peut-être, sur le plan thématique, la question de la limite, dans un roman obnubilé par la fin, par le temps, par le bout (de la nuit, de la phrase).
4.2.1 Voilà conclusif à l’ouverture Dans le roman de Céline, voilà possède une grande variété d’usages. Sur le plan catégoriel, il peut être employé comme interjection (Et voilà ! 17), comme préposition (C’est voilà un an qu’ils sont partis déjà ! nous rappelait la vieille aux sodas 19). Il sert également de pivot verbal (voilà sans doute ce que lui écrivait 14), notamment en relation attributive (et la voilà retournée dans sa désolation 57). Ou encore d’adverbe : Au début, je me donnais du mal, et puis, voilà, tiens, trois cents francs . . . Ça fait ton compte (157). Au niveau fonctionnel, voilà possède un rôle introductif (42) mais reste le plus souvent conclusif, parfois sous forme de gloses métaénonciatives (41). Enfin, du point de vue de la valeur, voilà peut être présentatif, de narration (41) ou modal, avec une dimension affective (– Et voilà ! Mon colonel . . ., – Voilà qui serait certes mourir bien sottement 17, 176) et surtout, comme nous allons le voir, épistémique (sur-assertif). Dès l’ouverture du roman, les occurrences de voilà abondent : le terme vient ponctuer l’enchaînement des discours et des actes, manifestant une forte présence narratoriale. (57) Je rentre avec lui. Voilà. (7) (58) Et puis le voilà parti à m’engueuler. (8) (59) Voilà ce qu’il m’a répondu. (9) (60) Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer . . . (10) Voilà procède ainsi moins à un effacement qu’à une façon d’affirmer sa présence ; s’il peut parfois permettre au sujet de se rejoindre « en procédant à un effacement de ce qui le désigne grammaticalement » (Anquetil-Moignet
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1980, 26), il apparaît davantage ici comme une procédure de renforcement de la présence narratoriale dont il est d’ailleurs, incontestablement, la forme privilégiée ; l’origine énonciative reste fortement marquée, y compris dans le silence : Moi, j’avais jamais rien dit. Son omniprésence à l’ouverture du roman en fait également un facteur de cohésion textuelle, marquant la structuration du discours. Voilà présentatif indique la progression en regroupant anaphoriquement ce qui a été dit pour mieux l’entériner. Il peut ponctuer le discours autre (« Continuez, colonel, vous êtes sur la bonne voie ! » Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes [. . .], 14) mais aussi les propres sentences, ou aphorismes, du narrateur (voilà mon avis, voilà ce que je pensais, p. 19). Dans l’occurrence (57), qui, en un sens, prolonge les démonstratifs ça de la première phrase (ça a commencé comme ça) et témoigne du goût célinien pour le geste déictique, voilà possède indéniablement une valeur monstrative que de nombreux commentateurs ont évoquée en termes de « pointage » (Léard 1992 ; Bergen/ Plauché 2001 ; De Cesare 2011). La dimension résomptive est sensible par ailleurs dans une occurrence telle que (59) et la dimension assertive dans la structure et puis voilà (9) ; les deux dimensions se rejoignant dans les formulations suivantes : (61) Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. Voilà mon avis. (19) (62) Voilà ce que je pensais moi. Bas les cœurs ! Que je pensais moi. » (19). Le caractère péremptoire et assertif est manifeste même lorsque la forme se situe à l’ouverture du propos, dans le cas de discours rapportés par exemple : « Tiens voilà un maître journal, le Temps », qu’il me taquine Arthur Ganate, à ce propos (8). Voilà renforce l’assertion en présentant un caractère patent. Comme si le verbe voir, et son origine videre, activait le sème de l’évidence. Il y a en effet quelque chose de l’ordre de l’évidence dans ce voilà. Ce que les analyses de Druetta, qui évoque « une marque de pseudo-ajustement », de « validation » (1993), ou encore celles de Delahaie, qui avance l’idée d’une confirmation liée à un stéréotype (2009, 43–58), tendent à mettre en évidence. On peut également envisager l’existence d’une dimension performative de voilà : dire voilà, c’est faire advenir. C’est entériner. Le terme fait accéder à l’existence (que ce soit celle du sujet énonciateur ou celle d’un élément du domaine référentiel). On peut alors songer aux travaux de Rabatel, lequel préconise une approche référentielle et énonciative des présentatifs dans les récits, dont la fonction serait de servir l’illusion réaliste (2001, 111–144). Voilà apparaît en effet comme un impératif dans la fiction, qui pose, qui impose des
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éléments devenus incontestables. Ainsi, par-delà l’idée de validation ou de confirmation, c’est bien la notion d’évidence qui est activée. Le rôle clôturant de voilà permet alors le rapprochement avec le signe de ponctuation de l’évidence, celui de l’accomplissement et de la clôture indépassable : le point. Signe autoritaire, signe de la patence, le point, selon Manguel, « couronne l’accomplissement de la pensée, donne l’illusion qu’une conclusion a été atteinte » et « possède une certaine arrogance, née, comme celle de Napoléon, de sa petite taille » : un point, final, est donc « une note de perfection du sens, et de la perfection d’une phrase » (2011, 163). Les interventions de voilà dans le roman de Céline pourraient s’apparenter en quelque sorte à une glose du point. Participant de l’illusion conclusive. Laissant croire à une forme de perfection de la phrase. Pour Szendy, le point incarne aussi la figure par excellence du rassemblement dans l’unité avec soi, de la réunion et de la concentration sur soi (2013, 21) ; un tel fonctionnement peut tout à fait être adapté à celui de voilà, dont nous avons déjà pu avancer la capacité à grouper, à rassembler les éléments sur la scène verbale pour mieux marquer l’accord (Col/Danino/Rault 2015 ; Col et al. 2016). Massivement présent (8 occurrences) dans le premier chapitre, très court, voilà tend à se raréfier par la suite. Son usage décline ainsi progressivement (4 occurrences dans le deuxième chapitre, 3 occurrences dans le troisième et aucune dans le quatrième). Ce phénomène engendre une combinaison quelque peu paradoxale, produisant un effet de sens majeur : voilà, abondant à l’ouverture du roman, est un marqueur d’incipit, fondé sur le geste déictique. Mais doté d’une fonction presque exclusivement conclusive dans ce récit, il produit un commencement où tout semble déjà fini. Une ouverture en forme de conclusion. Ce qui autorise alors un autre rapprochement avec le signe de ponctuation célinien par excellence, produisant une conclusion en forme d’ouverture : les trois points.
4.2.2 *Voilà tout . . . ? La fréquence importante de voilà tout (39 occurrences sur 156 voilà) confirme dans un premier temps l’hypothèse d’une forte dimension conclusive dans le discours célinien. Forme de locution adverbiale, dans la mesure où elle porte sur la prédication entière et reprend un élément du contexte linguistique, voilà tout se décline dans le Voyage en trois formes : voilà tout (27), et voilà tout (9), et puis voilà tout (3). Ces trois formes peuvent s’inscrire, syntaxiquement, de différentes façons : holophrastiques (11), détachées par une virgule (15) ou reliées directement à l’énoncé sans marque de ponctuation (13) (cf. Tab. 7).
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Tab. 7 : Voilà tout/et voilà tout/et puis voilà tout.
Directement relié Après virgule Après point avec majuscule
voilà tout
et voilà tout
et puis voilà tout
Ø
Ø
La locution simple voilà tout s’inscrit dans toutes les constructions possibles, avec toutefois une légère tendance à l’emploi après virgule (C’est un genre à cultiver, voilà tout. [78]). La structure introduite par la conjonction et est directement liée, sans virgule (On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout ! [57]), ou se présente encore en usage holophrastique ([. . .] l’immanquable route pendant deux années de plus, la route de la pourriture. Et voilà tout. [77]). Et puis voilà tout n’est jamais holophrastique (Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout ! [8]). Enfin, voilà tout et et voilà tout fonctionnent aussi en clausule de paragraphe (C’est un genre à cultiver, voilà tout. [78]). Il est assez difficile d’envisager un prolongement phrastique après voilà tout. On rencontre pourtant un emploi de ce type dans le roman, où voilà tout, justement, n’est pas tout. Céline joue des effets de surprise par l’adjonction d’un segment hyperbatique, dramatisant : Ça me rendait triste, voilà tout, un peu plus (p. 308). Le groupe adverbial, reporté à la clausule, engendre ainsi un double paradoxe : syntaxique, car il intervient après le voilà tout clôturant ; sémantique, car il produit une atténuation (un peu plus) qui remet en cause la dimension surassertive du voilà tout métadiscursif portant sur la proposition ça me rendait triste. Il est aussi assez peu probable de rencontrer un enchaînement de voilà tout final et de voilà à l’ouverture. Mais Céline utilise également ce double emploi : (63) Ça aurait même été ennuyeux qu’elle me parle à présent, voilà tout. Voilà ce que nous étions devenus l’un pour l’autre (462). La dimension anaphorique résomptive apparaît clairement ici : la première occurrence de voilà reprend les éléments du cotexte antérieur immédiat. Tandis que le second voilà, support d’une relative substantive périphrastique, introduit un énoncé qui fait office d’anaphore résomptive de l’ensemble du propos. La forme voilà tout est donc très représentée dans le Voyage et constitue un trait stylistique majeur chez Céline. C’est même véritablement une spécificité stylistique de ce premier roman. À titre de comparaison, Mort à crédit compte 216 voilà mais seulement 18 voilà tout (soit un rapport de 1/12). Trente ans plus tard,
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en 1961, on ne rencontre plus qu’une seule occurrence de voilà tout dans Rigodon. Une telle particularité peut sans doute se comprendre à la lumière d’un autre phénomène clôturant. Au regard du grand déferlement qui suivra, le Voyage au bout de la nuit ne comporte en effet que peu d’occurrences du signe en trois points. Au moins au début. Ainsi, il existe une forme de chassé-croisé entre ces deux ponctuants antithétiques. À mesure que le narrateur voit son jugement se confirmer, les trois points, stigmates des illusions définitivement perdues, se propagent. Le voilà des certitudes laisse place aux points de suspicion. Et la démultiplication des trois points, dès Mort à crédit, explique peut-être la relative disparition de son pendant inverse. Il existerait ainsi une opposition entre la valeur résomptive de voilà tout et la valeur extensive des « . . . » : voilà tout supposerait que tout a été dit, tant bien que mal et ferait figure de ponctuant de l’hyperclôture ; les trois points laisseraient entendre que tout n’a pas été dit, qu’il reste à dire, et apparaîtraient comme un ponctuant de l’inachèvement. Toutefois l’opposition n’est pas aussi nette et les deux éléments, ambivalents, peuvent se rejoindre, notamment au regard d’une véritable obsession célinienne portant sur la question de la fin, de l’achèvement et, plus largement, de la temporalité. L’analyse textométrique du Voyage fait apparaître en effet un phénomène assez singulier (et jamais réellement relevé à notre connaissance) : le substantif temps est le terme qui, toutes catégories grammaticales confondues, revient avec la fréquence la plus élevée. Si l’on n’examine que les verbes, finir est utilisé le plus fréquemment. La question de la clôture, de la fin, qui se lisait au niveau phrastique à travers l’omniprésence de voilà tout et du signe en trois points, se retrouve donc au niveau lexical. D’un côté voilà tout et le verbe finir, de l’autre l’idéogramme du presque fini : Il n’y a plus de vie pour les flammes. Plus de vie au monde pour personne qu’un petit peu pour elle encore et tout est presque fini . . . (p. 369). Les trois points, ou point de latence,14 exemplifient une thématique fondamentale de l’œuvre : la fin, le terme, la clôture. Syntaxiquement, sémantiquement, le signe infinit le propos et vient alors se heurter à cet autre élément récurrent dans le roman, voilà tout, locution qui affirme, de façon péremptoire, que tout a été dit (Céline aurait déclaré un jour à Carlo Rim : je suis anti tout, voilà tout). Voilà à l’ouverture faisait écho au ça de la première phrase.
14 Voir notamment Rault (2015).
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On peut aussi dire que voilà tout, qui traverse tout le roman, forme de point hyper-clôturant, préfigure l’ultime phrase du roman : qu’on n’en parle plus. Mais est-ce que la coexistence de voilà tout et d’un signe en trois points, que l’on pourrait gloser par voilà qui n’est pas tout, est vraiment conflictuelle ? D’une part, les deux éléments disent bien l’obsession de la fin en focalisant l’attention sur la clôture, et se lient à l’un des motifs essentiels du roman qui repose sur la temporalité. D’autre part, l’ajout d’un élément résomptif aussi explicite que voilà tout au terme du propos est ambigu. En effet, pourquoi signifier avec autant de force que tout est dit ? Est-ce que cette forme d’insistance à manifester le caractère révolu, irrévocable, n’est pas la preuve, justement, que tout n’a pas été dit, qu’on ne peut s’arrêter là ? Et, dans le même temps, le fait d’infinir la phrase en trois points ne peut-il pas se comprendre comme une façon de dire voilà tout ? Car le point de suspension constitue aussi une façon d’épuiser le dire, de montrer que tout a été dit, jusqu’à la lie, jusqu’à la limite. Dès lors, le chassé-croisé que nous évoquions précédemment entre le voilà tout inaugural et les trois points qui apparaissent progressivement dans le récit marque le mouvement de l’œuvre : une forme de renversement paradoxal des usages et des valeurs associées ; voilà tout, à l’ouverture, trop définitif pour être pris au pied de la lettre et imposant une remise en cause (l’espoir demeure) ; les points de suspension, qui indiquent la déliquescence, la désillusion, le déniaisement, un au-delà définitif et désespéré de la phrase : l’épuisement des possibles. Points de suspension et voilà tout apparaissent donc comme deux formes emblématiques du premier roman de Céline qui disent bien l’obsession de la clôture, de l’achèvement ou de l’inachèvement (de la phrase), de la complétude (sémantique) ; deux formes qui marquent profondément le caractère irrévocable du jugement, façonnant des personnages dépourvus d’intentionnalité réelle, jouets de forces qui les dépassent. Il arrive d’ailleurs que les deux formes se rencontrent, de façon presque hasardeuse, lorsque les trois points qui abondent dans les paroles rapportées viennent prolonger un voilà tout. Fruit du télescopage de deux traits stylistiques majeurs de Céline, cette construction hybride se comprend au premier abord comme une aberration, à la fois oxymorique (clôture/ouverture, épuisement du dire/adjonction d’un dire) et pléonastique : les deux ponctuants renvoient à la question lancinante de la fin, à la gestion problématique du bout de la phrase qui doit nous mener au bout de la nuit. Mais cette forme, singulière, monstrueuse, pourrait tout aussi bien être envisagée comme le signe célinien par excellence : voilà tout . . .
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5 Conclusion Voilà est bien une forme de langue dont la disponibilité énonciative favorise le rôle de marqueur dialogique. Après s’être grammaticalisé, ce mot de discours a connu une forme de pragmaticalisation qui a permis d’en extraire un fonctionnement proprement modal. Doté d’une valeur d’assertion et de validation, produisant un caractère d’évidence, voilà est un modalisateur affectif et épistémique, capable de marquer l’assentiment autodialogique ou interlocutif. En tant que marqueur d’oralité, il participe de l’effet de voix, intervenant majoritairement dans des genres de discours non narratifs et plus particulièrement dans des formes de représentation du discours autre. Assurant un rôle de relais, il participe aussi bien aux enjeux de la cohésion textuelle (endophorique : fonction de balisage textuel) que dans ceux de la confluence énonciative, lieu transitoire entre les multiples voix en présence, entre l’énonciateur et le destinataire, mais aussi entre le dit et le dire. Voilà appartient à un ensemble de mots du discours, et ne peut être considéré uniquement comme un « présentatif ». Ses diverses réalisations ne peuvent se comprendre qu’au regard des trois grands traits essentiels que sont la présentation, la condensation et l’assertion. Les analyses des œuvres de Céline, Echenoz, Lagarce et Mauvignier ont tenté de montrer en quoi ces enjeux portés par la forme voilà sont au cœur des dispositifs stylistiques des œuvres.
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Voilà dans le discours littéraire : un signe bavard
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Stéphane Bikialo, Catherine Rannoux et Julien Rault
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Frédéric Lambert et Gilles Col
Les fonctions discursives de voilà : retour sur les valeurs aspectuelles et déictiques de voilà en emploi absolu Résumé : Le chapitre porte principalement sur les emplois absolus (sans complément) de voilà à l’oral en français contemporain. L’hypothèse proposée est que la valeur aspectuelle de ce marqueur joue un rôle pivot dans l’interprétation de ses différents usages discursifs. Nous assignons à voilà un aspect résultatif associé à une phase préparatoire présupposée sur le modèle de la catégorie vendlérienne des verbes de résultat (achievement). Dans un premier temps, nous procédons à une typologie de la construction absolue orale de voilà. Cela fait apparaître essentiellement trois classes : des cas où voilà est appuyé par un connecteur, comme donc, enfin, mais ou des variantes de eh ben ; des cas où voilà participe à la formulation/reformulation, typiques de l’oral ; et des cas où apparaît plus nettement une valeur déictique. Cette typologie permet de montrer en général la convergence entre l’usage de voilà et sa grande fréquence à l’oral. Dans un second temps, nous testons sur les exemples utilisés pour la typologie l’hypothèse d’un rôle pivot de l’aspect résultatif dans leur interprétation et leur fonctionnement. Cela permet de faire apparaître une fonction discursive défocalisante de voilà, qui constitue précisément une projection de la valeur aspectuelle résultative. Dans un troisième temps, nous interrogeons le problème de la deixis. Cela nous amène à redéfinir cette catégorie et à proposer la catégorie d’évidentiel dont nous montrons qu’elle s’accorde avec la valeur aspectuelle résultative. Abstract : The chapter focuses on the absolute uses (without complement) of « voilà » in spoken contemporary French. The hypothesis is that the aspectual value of this marker plays a pivotal role in the interpretation of its different discursive uses. We assign to « voilà » a result-oriented aspect associated with a presupposed preparatory phase, on the model of the Vendler’s class of achievement verbs. First, we proceed with a typology of the oral absolute construction of « voilà ». This basically shows three classes : cases where « voilà » is supported by a connector, like donc, enfin, mais or variants of eh ben ; cases where « voilà » partakes in formulation/reformulation, typical of oral discourse ; and cases where Frédéric Lambert, Université Bordeaux Montaigne, CLLE ERSSàB, UMR 5263 Gilles Col, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 https://doi.org/10.1515/9783110622454-004
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a deictic value appears more clearly. This typology makes it possible to show the convergence between the use of « voilà » and its great frequency in the oral discourse. In a second step, we test on the examples used for the typology the hypothesis of a pivotal role of the resultative aspect in their interpretation and their functioning. This makes it possible to reveal a defocusing discursive function of « voilà » which constitutes precisely a projection of the resultative aspectual value. Eventually, we question the problem of deixis. This leads us to redefine this category and to propose the category of evidential which fits in with the resultative aspectual value.
1 Introduction Dans ce chapitre, nous souhaitons nous pencher sur une dimension spécifique des emplois de voilà, en l’occurrence celle qui relève de sa valeur déictique à travers les emplois absolus. Dans l’état de l’art établi par Col/Danino/Rault (2015), il est effectivement constaté que la très grande variété de statuts catégoriels de ce mot peut rejoindre malgré tout une dimension un peu fédérative qui est celle de monstration ou de pointage (2015, 41). Parmi les auteurs examinés, Léard (1992), qui consacre un chapitre entier1 à voici et voilà en analysant les différents emplois tant écrits qu’oraux, fait par ailleurs remarquer qu’un terme a fini par s’imposer, celui de « présentatif », qui n’est pas plus satisfaisant que les autres dans la mesure où tous les emplois de voilà ne relèvent pas de cette valeur, mais qui a le mérite d’être plus vague si l’on peut dire. Bien que la comparaison avec c’est ou il y a ne permet pas facilement de ranger tous les usages de voilà dans la même classe de présentatifs, ce terme a tout de même deux avantages en sa faveur : il évoque la notion de « présent », qui joue un rôle non négligeable dans l’interprétation de voilà, et il permet de regrouper les emplois absolus et ceux qui comportent un argument externe. Le travail qui suit a sa source dans une observation très simple. On sait que le passé composé en français a principalement deux valeurs. Dans la première, il mérite effectivement son nom car c’est une forme composée renvoyant au passé. Il est alors le substitut du passé simple classique comme temps du récit. On peut dire qu’il a une valeur aoristique. C’est le cas par exemple dans des énoncés comme : (1)
Le peuple de Paris a pris la Bastille le 14 juillet 1789
1 Ch. 2, p. 99–155.
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Jean-Pierre est arrivé la semaine dernière
Dans ces deux exemples, le passé composé réfère à un événement localisé dans le passé, mais le déroulement du procès n’est pas pris en compte. Celui-ci est conçu, comme on dit généralement, comme un point, ou globalement. Ce n’est pas le cas dans les énoncés suivants : (3) Ca y est, Jean-Pierre est arrivé. (4) Regarde : j'ai réussi à ouvrir la boîte. Dans les exemples (3) et (4), on peut considérer à la limite que le passé composé renvoie à un événement passé, mais il s’agit alors d’un passé « immédiat », c’est-àdire immédiatement contigu au présent. En réalité, dans ces deux exemples, le passé composé est un « présent composé », classiquement interprété comme un accompli du présent. C’est ce que révèle notamment la présence de « ça y est », dans l’exemple 3 et de « regarde » dans l’exemple 4, présence qui exclut l’interprétation aoristique. Inversement, l’interprétation accomplie des exemples (1) et (2) est également exclue. On obtient ainsi l’anti-paradigme suivant : (5) *Ca y est/*Regarde : le peuple de Paris a pris la Bastille le 14 juillet 1789 (6) *Ca y est/*Regarde : Jean-Pierre est arrivé la semaine dernière (7) *Ca y est, Jean-Pierre est arrivé la semaine dernière/le 14 juillet. (8) *Regarde : j'ai réussi à ouvrir la boîte la semaine dernière/le 14 juillet. Or il se trouve que voilà, dans ces contextes, se comporte comme ça y est, c’està-dire qu’il sélectionne la valeur d’accompli du présent pour le passé composé : (9) Voilà, Jean-Pierre est arrivé. (10) Voilà, j'ai réussi à ouvrir la boîte. (11) Voilà, le peuple de Paris a pris la Bastille *le 14 juillet 1789 (12) Voilà, Jean-Pierre est arrivé *la semaine dernière Cette propriété de voilà devient exclusive dans des tours comme :
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(13) Voilà une bonne chose de faite ! En effet, dans ce cas ça y est et regarde (dans cet emploi bien sûr) ne sont pas acceptables du fait qu’ils ne peuvent pas avoir un fonctionnement endocentrique. Mais dans cet emploi, ils sont parfaitement compatibles avec voilà : (14) Ah ben ça y est : voilà une bonne chose de faite ! (15) Ouf, regarde : voilà une bonne chose de faite ! La convergence entre voilà et l’aspectualité n’est pas une découverte. Elle est repérée et largement exploitée par Léard (1992, 102) : « voilà joue divers rôles sur le plan du discours qu'il peut borner (début, fin, étapes) avec les conséquences pragmatiques attendues. Telle est en tout cas notre hypothèse pour sortir de la problématique catégorielle et travailler en même temps sur le plan du lexique, de la morphologie, de la syntaxe, de la sémantique, de la pragmatique. »
Le point de vue de Léard, qui se situe dans une perspective culiolienne, en intégrant les différents plans de fonctionnement linguistique, prend acte d’une composante aspectuelle dans les emplois de voilà, à différents niveaux. Mais la nature même de cette composante aspectuelle mérite à notre avis d’être davantage explorée. En particulier, le fait de disposer aujourd’hui de plusieurs corpus oraux dotés de transcriptions permet d’étudier plus à fond les emplois plutôt prolifiques de voilà à l’oral, notamment dans ses usages exclusivement oraux, qui échappent souvent, pourrait-on dire, à la vigilance du locuteur. Ce sont le plus souvent des emplois absolus du type de : (16) avant j'pense que ça s'arrêtait effectivement à Panthéon – à Panthéon oui voilà – d'accord (CFPP2000) Nous commencerons par proposer un classement de ces emplois absolus. Ensuite nous testerons sur ces emplois une hypothèse sur le fonctionnement aspectuel de voilà. Enfin nous nous interrogerons sur les possibilités d’étendre ce modèle aux autres emplois de voilà. Nous avons eu recours pour ce travail à quatre corpus : Rhapsodie (Rh), le Corpus de Français Parlé Parisien des années 2000 (CFPP2000), ESLO et CLAPI.
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2 Les emplois absolus de voilà : essai de typologie Les emplois absolus de voilà dans les corpus oraux ont une propriété au moins très fréquente, qui est de fonctionner comme une particule d’organisation du discours. Le mot renvoie en effet le plus souvent non à une situation mais au déroulement du discours. Cela peut concerner le discours du locuteur ou celui de l’interlocuteur : (17) ensuite on change de séquence et on se retrouve dans la rue avec une jeune fille euh qui visiblement regarde des vitrines euh avec des chaussures en train de euh euh enfin voilà elle a l'air triste (Rh) (18) L2 : je crois que je ne me suis pas conduit d'une façon conforme à ce qu'on attend euh d'une jeune fille d'abord et d'une femme ensuite L1 : d'une jeune bourgeoise L2 : dans la disons d'une jeune bourgeoise voilà (Rh) Dans l’exemple (17), voilà est sans doute ambigu (il peut s’interpréter soit en rapport avec ce qui précède soit avec ce qui suit immédiatement) mais en tout cas il concerne ce que le locuteur dit de la scène et non la scène elle-même. Dans l’exemple (18), voilà confirme le choix discursif marqué auparavant par « disons » mais en même temps il répond à la suggestion de l’interlocuteur, sur un mode plus collaboratif. Dans le même ordre d’idées, on trouve très souvent de brèves interventions dans l’interlocution, où un simple voilà, accompagné parfois d’un oui/ouais comme dans l’exemple (16), exprime l’accord de l’interlocuteur. Souvent également, voilà se trouve accompagné d’un autre terme qui explicite le lien avec le co-texte antérieur ou postérieur. Dans (17) on note la présence de enfin, qui oriente vers une valeur conclusive. On trouve aussi donc : (19) mon premier choix euh c'était euh psychologie et en fait euh j'ai pas été acceptée parce qu'il y avait un entretien oral et je le savais pas donc en fait euh voilà c'est c'est trop enfin s~ stupide donc j'ai pris italien en deuxième choix parce que aussi euh j'ai des facilités en italien (Rh) (20) j'étais tout le temps fourré là-bas avec euh bah moi j'avais deux amis mais j'étais pas avec euh le reste du groupe c'était un un Malien et un Tunisien d'ailleurs + et donc voilà on était tous les trois tout l'temps là-bas (CLAPI)
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(21) euh à la base je voulais pas faire L je voulais faire S et euh en fin de compte euh on m'a pas acceptée en S parce que j'avais une trop mauvaise moyenne en SVT et donc voilà ça m'a beaucoup déçue parce que j'avais énormément de d'attachement pour les les matières scientifiques et euh et donc j'ai choisi L un peu par défaut au début (Rh) Dans (19), (20) et (21), on voit apparaître une propriété liée à une idée grosso modo, favorisée évidemment par la proximité de donc. Mais on notera un effet d’accélération ou de résumé, voilà correspondant à l’idée que le locuteur présente ce qu’il a dit comme suffisant pour passer à l’étape suivante.2 Ces valeurs combinent alors les notions aspectuelles que Léard (1992) nomme « fin » et « étape ». On débouche ainsi sur une progression thématique qui à son tour peut être introduite par donc, qui, à ce moment-là, se trouve suivre voilà. On ne sera pas étonnés dans ces conditions de trouver également et devant voilà, avec une valeur résultative d’étape, immédiatement suivie donc d’une relance thématique : (22) on a visité pas mal de choses aux Lilas à Montreuil et et dans l'vingtième et on voulait rester dans l'vingtième (mm) aussi pour nos enfants mais euh mais aussi pour nous parce qu'on aime bien c'quartier et euh et et voilà et donc du coup on a on a ouais on on était bien contents d'ret- de trouver euh (mm) quelque chose euh dans l'vingtième (CFPP2000) Dans (22), voilà, qui arrive avec une certaine hésitation, clôt la thématique des raisons de rester dans le vingtième arrondissement de Paris et permet de passer à l’heureuse conclusion. Ce genre d’emploi peut aussi être suivi de mais : (23) j'ai envie de dire que Nelson Mandela à sa manière a su faire ce travail intérieur à tout un peuple euh que d'autres z- que d'autres personnes dans ce monde ont été capables de faire ce travail je dirais entre la France et l'Allemagne certains ont su faire voilà mais euh dans le temps présent là euh (CLAPI) Dans (23), voilà met un terme à la série d’événements passés et mais introduit la thématique actuelle du présent.
2 Voir les effets de relance énonciative analysés chez plusieurs écrivains contemporains dans Bikialo/Rannoux/Rault, ce volume.
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Un autre marqueur fréquent qui précède immédiatement voilà est ben, avec quelques variantes : ben voilà, bah voilà, eh bien voilà, eh ben voilà, bon ben voilà. Certaines de ces variantes peuvent d’ailleurs être liées soit à la transcription soit à la prononciation. En voici quelques exemples : (24) il y a toujours euh des problèmes bon plus ou moins liés à l'~ à l'utilisateur c'est c'est la plupart du temps c'est l'utilisateur qui a fait une fausse manœuvre mais ça p~ c'est pas obligatoire les programmes ont aussi des euh des erreurs et puis bon ben voilà (Rh) (25) L1 : vous êtes venue à Paris à quel âge L2 : eh bien euh voilà mes parents tous les deux ont vécu à Paris jeunes hein (Rh) (26) ensuite euh je vais euh prendre je crois que c' est l' avenue Alsace Lorraine que je vais remonter je vais traverser le cours Jean Jaurès si je me souviens bien et je vais euh je vais toujours continuer cette avenue Alsace Lorraine et euh et (eh ?)3 ben voilà j' arrive au niveau de la grande place de la gare (Rh) (27) donc j'me suis dit bah voilà je vais apprendre mon russe (CLAPI) (28) alors euh la nana m' dit ben voilà oui j' peux avoir des places moins chères et tout euh (CLAPI) Les exemples (24) à (28) se répartissent en deux sous-ensembles : dans (24) et (26) l’expression qui contient voilà est plutôt conclusive et renvoie en tout cas à l’aboutissement d’un processus, alors que dans (25), (27) et (28), l’expression avec voilà est orientée vers ce qui suit et sert d’introducteur. Il faut toutefois être prudent sur le rôle de voilà dans ces emplois car les fonctions respectivement conclusive et introductive ne sont pas forcément liées à la présence de voilà. Par exemple, une des fonctions de eh bien, sous cette forme et sans voilà, est précisément déjà de commencer un discours, une intervention verbale quelconque.4 Une propriété remarquable de l’expression eh ben voilà est qu’elle peut être l’objet de deux interprétations : avec une intonation montante, l’absence de
3 Nous suggérons plutôt la graphie eh pour le second [e]. 4 Voir notamment sur ces emplois Lambert (2012).
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difficulté du résultat est soulignée et l’expression introduit un résultat positif, avec une intonation descendante, c’est le caractère attendu du résultat qui est souligné et celui-ci est alors perçu comme négatif : (29) Ahhhhhhhhhhhh ! En fin !!! Alléluia ! – Eh ben voilà ! Tu y es arrivée ! (internet) versus (30) Eh ben voilà nougat t'as réussi à me faire chialer snifff tu me fou (sic) les boules (internet) On notera que (29) repose sur un désaccord entre les interlocuteurs, l’auteur de l’énoncé présentant le résultat favorable à la fois comme attendu de sa part et comme inattendu pour son interlocuteur. Le contexte est celui d’un exercice de mathématiques que le premier locuteur ne comprend pas, doutant de lui-même et de sa capacité à trouver la solution. Dans le cas de (30), les deux intonations sont en réalité possibles, mais elles déclenchent deux interprétations convergentes : avec l’intonation montante, la « réussite » consistant à « faire chialer » est alors interprétée ironiquement, comme quand on dit à propos d’un événement négatif « t’as gagné » ; avec l’intonation descendante, l’interprétation est d’emblée négative. Mais dans les deux cas, le locuteur s’inscrit dans une forme de désaccord avec le co-énonciateur, désaccord limité au décalage entre l’encouragement et le découragement dans le cas de l’interprétation positive, désaccord entre le résultat attendu par le co-énonciateur et le résultat « réel » dans l’interprétation négative. Dans la catégorie des emplois en fin d’énoncé que Léard analyse comme marques d’« étape », on trouve à l’oral des cas où une personne se trouve accomplir une série de tâches successives, plus ou moins reliées dans une suite cohérente, par exemple la préparation d’un repas, le rangement d’une pièce, la réalisation d’un travail complexe comme de repeindre un local, nécessitant plusieurs étapes (lessiver, préparer les fonds, première couche, deuxième couche par exemple). On peut observer que, dans ces cas-là, à la fin de chaque tâche, il arrive souvent que celui qui réalise le travail énonce un voilà isolé qui, accompagné d’une intonation suspensive, signale la fin de l’étape et laisse attendre la proximité d’une nouvelle tâche. Souvent aussi, la dernière étape est marquée par un et voilà, dont la valeur conclusive dépend autant de la présence de et que de l’intonation descendante. Cet emploi se caractérise par ailleurs par un statut monologique ou « réflexologique », le locuteur paraissant « penser à voix haute » en s’adressant à lui-même.
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Les emplois précédents ont plus ou moins tous été décrits par les études antérieures. En revanche il me semble qu’il y a un emploi beaucoup plus « automatique » et, pourrait-on dire, irrépressible, de voilà qui vient émailler le discours oral spontané. Cet emploi peut en fait être subdivisé en deux catégories. Dans une première série, voilà est énoncé en fin de séquence, ce qui est analysable comme une ponctuation orale forte, d’autant que l’intonation est caractérisée par une légère pause précédente et un ton bas. Un exemple : (31) – les soirs y a du monde mais bon c'est vrai qu'à partir de vingt heures euh une fois que la piscine est fermée euh y a plus personne quoi c'est euh ça. . . – Oui c'est calme. . . – ça devient très calme voilà – Et au Palais des sports. . . ? (ESLO) Interpréter voilà comme une ponctuation orale ne suffit pas néanmoins. Par exemple dans (31) il est clair que la présence de voilà implique une forme de satisfaction du locuteur, qui exprime son accord avec la formulation proposée par son interlocutrice. La satisfaction est clairement soulignée par l’enchaînement qui suit, le et impliquant un glissement thématique. Dans la seconde série, voilà se trouve imbriqué en plein travail d’élaboration de l’énoncé oral. Le mot peut ainsi prendre place absolument n’importe où dans l’énoncé, y compris après un mot inachevé. C’est là une propriété qui le distingue nettement, entre autres, d’un marqueur comme eh bien/eh ben/ben, qui introduit en principe une composante à fonction rhématique. Voici quelques exemples de ce type de voilà : (32) (= 19) mon premier choix euh c'était euh psychologie et en fait euh j'ai pas été acceptée parce qu'il y avait un entretien oral et je le savais pas donc en fait euh voilà c'est c'est trop enfin s~ stupide donc j'ai pris italien en deuxième choix parce que aussi euh j'ai des facilités en italien (Rh) (33) Antoine Flahault bon ben on commence par vous hein c'est voilà est -ce que vous maintenez vos prévisions si je puis dire enfin sauf que là on n'est pas dans la météo (Rh) (34) vous voyez donc il y il y a eu des gradations je voilà euh mais surtout elle nous a dit faut se méfier du retour de balancier (Rh)
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(35) vous remontez euh jusqu' à la une grande place c'est la place de Verdun là sur la place de Verdun il y a mh la Préfecture voilà comme repère il y a la Préfecture donc quand vous arrivez sur la place de Verdun la Préfecture est sur votre droite (Rh) (36) et donc pour nous c'était important parce qu'on voilà c'était notre + notre sortie tous les soirs avant d'rentrer à la maison (Rh) (37) j'm'occupe aussi euh pas mal de des histoires de ma mère c'est-à-dire que ma mère euh malheureusement a est est tombée malade et donc a pas pu s'o- euh elle a un patrimoine immobilier et euh et pas mal de enfin elle s'o- voilà elle a un patrimoine immo- immobilier elle s'occupe de louer des apparts des studios et cetera (Rh) Dans (32), voilà est inséré dans la partie la plus déstructurée de l’énoncé et semble permettre au locuteur de ne pas perdre pied, ou de se présenter comme ne perdant pas pied dans la progression de son énoncé. On notera que voilà est encadré d’ailleurs par deux donc, le premier introduisant la zone de turbulence tandis que le second signale la reprise en main de l’énoncé. Dans (33), voilà permet de casser le moule syntaxique entamé pour lui substituer une question. Dans (34), ce qui précède voilà est abrégé et la sortie de la déstabilisation est marquée par mais surtout. Dans (35), on note à nouveau que voilà correspond à la fois à l’abandon de la description précédente puis à une reprise en main, soulignée par « comme repère ». Dans (36), la formulation initiale commençant par « parce qu’on » est abandonnée également et voilà introduit la nouvelle formulation jugée plus adéquate. Enfin dans (37), on constate que, parallèlement à euh, voilà interrompt le verbe s’occuper après la première syllabe et introduit à nouveau une reformulation jugée préférable, le locuteur exprimant par l’emploi de voilà sa satisfaction d’avoir obtenu la formulation souhaitée. Dans les exemples (38) et (39), voilà, toujours doté de cette valeur d’ajustement de la formulation, occupe une place parenthétique (et non plus initiale) : (38) donc on a beaucoup de mal à maintenir voilà une clientèle de quartier (Rh)
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(39) enfin ça dépend des moments en fait hein moi y a des moments où voilà faut que je fasse attention et je l'sais et (mm) et dans c'cas-là j'fais attention (Rh) Enfin dans l’exemple (40), le caractère jugé suffisant de la formulation produit néanmoins un doute chez le locuteur et enfin voilà laisse entendre que l’interlocuteur a maintenant les éléments en main pour comprendre ce qu’on lui dit, malgré l’approximation ou le flou du discours du locuteur. (40) euh donc on est pas sur euh on est donc sur euh un désaccord sur euh du bon usage du chaos enfin voilà je sais pas si c'est clair ce que je dis (CLAPI) Les emplois précédents de voilà relèvent tous de la gestion discursive. D’autres occurrences réfèrent à la situation d’énonciation, ce qui conduit à les considérer comme déictiques. En voici quelques exemples : (41) je mets en marche voilà et c'est parti donc pour une heure quarante cinq de lavage et on se retrouve juste après voilà le cycle de lavage est terminé (Rh) (42) c'est désormais en son propre nom que Jésus chasse les démons il enseigne avec autorité pas comme les pharisiens et les scribes il guérit en donnant la vie en donnant sa propre vie mais voilà le mal est toujours présent au milieu de nous depuis le temps de Jésus (Rh) (43) ensuite euh je vais euh prendre je crois que c'est l'avenue Alsace Lorraine que je vais remonter remonter je vais traverser le cours Jean Jaurès si je me souviens bien et je vais euh je vais toujours continuer cette avenue Alsace Lorraine et euh et ben voilà j' arrive au niveau de la grande place de la gare où il y a tous les trams tous les bus non pas tous les bus ils sont pas de ce côté -là et voilà et je suis arrivée (Rh) Dans (41), il s’agit d’une publicité pour un lave-linge. La deixis concerne à la fois l’acte de mise en route (sans doute repéré spatialement par un bouton), le temps (à la fois le moment du démarrage et celui de la fin du cycle) et la participation des interlocuteurs, qui constatent les différentes phases du cycle. Dans (42), on retrouve en fait les mêmes composantes : dimension spatiale (« au milieu de nous »), dimension temporelle (« toujours présent »), dimension interlocutive (« nous »).
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Dans (43), le locuteur reconstruit un parcours, qu’il a déjà fait sans doute, et qu’il reproduit fictivement en se mettant à la place de son interlocuteur. Voilà rythme les étapes du parcours, et on retrouve la triple dimension déictique, spatiale, temporelle et interlocutive. Récapitulons cette typologie des emplois absolus oraux de voilà. Il faut reconnaître qu’elle part dans des directions assez variées, ce qui rappelle les difficultés des études antérieures à attribuer une classe morphosyntaxique claire à voilà. C’est ainsi qu’on va avoir des emplois orientés vers la conclusion, d’autres vers l’introduction et d’autres encore vers la notion d’étape, qui n’est rien d’autre qu’une conclusion provisoire. Cette diversité d’orientation argumentative se retrouve au niveau des connecteurs qui viennent renforcer voilà : au caractère nettement conclusif de enfin ou de et, s’oppose parfois le caractère introductif de (eh) ben, qui peut à son tour être conclusif, tandis que donc joue également de l’ambiguïté entre la conclusion et la relance (on sait que donc exprime souvent un retour au thème principal, comme dans « nous disions donc que . . . »). Une catégorie d’emplois a particulièrement retenu notre attention : il s’agit des cas où voilà participe de l’élaboration du discours oral, avec à nouveau une certaine ambiguïté. En effet, non seulement il prétend garantir une posture de maîtrise du locuteur sur son discours alors même qu’il éprouve une certaine difficulté à l’élaborer, mais on trouve là encore soit une conclusion, plus ou moins provisoire, soit l’amorce d’une formulation ou d’une reformulation. On retrouve également une certaine ambiguïté dans la référence de voilà : une majorité d’occurrences correspondent à une fonction discursive. Mais on vient de voir que d’autres emplois réfèrent déictiquement à des composantes énonciatives elles-mêmes diversifiées (lieu, temps, interlocuteurs). On notera d’ailleurs que le fait de référer à des composantes énonciatives introduit encore une nouvelle ambiguïté, puisqu’il y a encore là une fonction discursive. Après ce parcours des différentes données orales de voilà en construction absolue, nous allons tenter de les interpréter à partir de l’hypothèse évoquée au début à partir de la valeur aspectuelle.
3 Valeur aspectuelle des emplois absolus de voilà Nous avons vu en introduction que voilà sélectionne la valeur de présent accompli du passé composé. Cela ne signifie évidemment pas que voilà ne se construit qu’avec des passés composés. Et il n’est pas sûr non plus que l’aspectualité de voilà se résume à la notion d’accompli. En réalité, on pourrait s’inspirer, pour
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décrire la valeur aspectuelle de voilà, de l’approche de Vendler (1957). Deux des catégories aspectuelles définies par Vendler peuvent rendre compte de la notion d’accompli. La première intègre directement l’idée d’accomplissement, c’est ce qu’il nomme précisément « accomplissements » (accomplishments), c’est-à-dire les procès qui combinent à la fois une activité (activity) et une finalité (aspect télique). Vendler oppose ainsi les verbes d’activité comme courir et les « verbes » d’accomplissement comme courir un cent mètre. Cette catégorie de prédicats combine ainsi deux valeurs : l’idée d’un procès en cours et l’idée d’un but à atteindre. La deuxième catégorie qui intègre la notion d’accomplissement, mais cette fois indirectement, c’est celle qui est représentée par les « verbes » de « résultat » (achievement), qui renvoient aux prédicats dénués d’extension temporelle mais qui impliquent une phase préparatoire. Cette phase préparatoire est nécessairement présupposée par le « résultat » mais elle n’est pas exprimée directement par le prédicat lui-même. C’est ainsi qu’atteindre le sommet est un résultat qui implique d’avoir gravi la montagne, activité qui, elle, a une durée, mais l’arrivée au sommet en elle-même est dépourvue de durée.5 Une première hypothèse que nous souhaiterions défendre est que voilà fonctionne sur le plan aspectuel comme un prédicat de résultat : il est télique et renvoie à un résultat mais il présuppose une phase préparatoire (macrohétérogène au sens de Recanati 1999). Pour prendre des exemples classiques, atteindre le sommet présuppose l’ascension, trouver présuppose la phase de recherche. C’est le lien entre la phase préparatoire et le résultat qui explique les différents effets de sens constatés.6 Nous allons donc revenir sur les emplois mis au jour par notre typologie pour tester cette hypothèse. On a d’abord constaté que beaucoup d’occurrences de voilà revenaient à valider une formulation. Ce sont notamment les exemples (16), (17) et (18) répétés ci-dessous :
5 Les Recanati (1999) distinguent notamment les activités et les accomplissements par leur micro-homogénéité, c’est-à-dire le fait que chaque phase du procès est identique aux autres, par exemple, chaque moment d’une course correspond à des mouvements identiques. C’est cette micro-homogénéité qui est donc partagée par les activités et les accomplissements. Contrairement aux activités simples, les accomplissements et les résultats (achievements) sont macro-hétérogènes du fait de leur caractère télique, l’état final étant différent de l’état initial ou précédent. Avant d’avoir terminé le 100 mètres, on n’a pas « couru un 100 mètres » même si on s’en approche. Avant d’avoir atteint le sommet, on s’en approche peut-être mais on ne l’a pas atteint. 6 Cette construction aspectuelle serait à rapprocher de l’instruction sémantique (dispersion d’éléments et regroupement de ces éléments pour les rendre perceptibles) proposée par Col/ Danino/Rault (2015).
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(44) (= 16) avant j'pense que ça s'arrêtait effectivement à Panthéon – à Panthéon oui voilà – d'accord (CFPP2000) (45) (= 17) ensuite on change de séquence et on se retrouve dans la rue avec une jeune fille euh qui visiblement regarde des vitrines euh avec des chaussures en train de euh euh enfin voilà elle a l'air triste (46) (= 18) L2 : je crois que je ne me suis pas conduit d'une façon conforme à ce qu'on attend euh d'une jeune fille d'abord et d'une femme ensuite L1 : d'une jeune bourgeoise L2 : dans la disons d'une jeune bourgeoise voilà Dans ces exemples, le schéma aspectuel s’applique bien. Dans (44), le locuteur, en utilisant voilà, met un terme à un éventuel désaccord entre les interlocuteurs. La phase préparatoire correspond au contexte précédent, où la convergence entre les interlocuteurs n’était pas assurée. Le résultat est le passage à la validation, explicitée par oui, et qui clôt l’ajustement des points de vue entre les interlocuteurs. Dans (45), il y a une certaine ambiguïté sur le lien entre voilà et « elle a l’air triste ». Dans la mesure où justement cette dernière phrase n’a pas un rapport évident avec la description précédente,7 on peut supposer qu’elle constitue une rupture thématique rendue possible par le caractère télique de voilà : les informations précédentes appartiennent à un ensemble que voilà, ici renforcé par enfin, contribue à terminer. La phase préparatoire est ici représentée par l’énumération en fait inachevée des éléments descriptifs de la scène. La présence de voilà cette fois ne concerne pas la collaboration interlocutive mais simplement ce que souhaite dire le locuteur, celui-ci signifiant par-là que ce qu’il a dit suffit à saturer informationnellement la description. Au contraire, dans (46), c’est bien sur un accord définitif entre interlocuteurs sur la formulation que voilà conclut. Un indice du caractère achevé de ce qui est sous la portée de voilà, c’est que la suite ne revient pas sur l’objet de l’accord. Les exemples où voilà est accompagné par donc : (47) (= 21) euh à la base je voulais pas faire L je voulais faire S et euh en fin de compte euh on m'a pas acceptée en S parce que j'avais une trop mauvaise
7 Voir l’analyse qui est faite de cet extrait dans le chapitre consacré à l’approche expérimentale pour analyser les conditions d’émergence de voilà dans le discours (Knutsen/ Col/Rouet, ce volume).
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moyenne en SVT et donc voilà ça m'a beaucoup déçue parce que j'avais énormément de d'attachement pour les les matières scientifiques et euh et donc j'ai choisi L un peu par défaut au début Ici l’orientation scolaire imposée et non choisie reçoit une explication claire qui, en tant que telle, est présentée comme suffisante, les conséquences, introduites par donc, étant alors présentées comme inévitables et sans surprise. Ce à quoi il est mis un terme c’est la logique explicative elle-même. On notera à nouveau que, comme dans l’exemple (17), la phase préparatoire est en quelque sorte rétrécie (nous parlions dans notre deuxième partie d’accélération) par voilà, dont la présence permet au locuteur de ne pas rentrer dans les détails en comptant sur l’intelligence de son interlocuteur pour compléter ce qui pourrait manquer. Cet effet est encore plus net quand voilà est précédé de et, comme dans l’exemple (22) repris ici : (48) on a visité pas mal de choses aux Lilas à Montreuil et et dans l'vingtième et on voulait rester dans l'vingtième (mm) aussi pour nos enfants mais euh mais aussi pour nous parce qu'on aime bien c'quartier et euh et et voilà et donc du coup on a on a ouais on on était bien contents d'ret- de trouver euh (mm) quelque chose euh dans l'vingtième Dans cet exemple, la cooccurrence de et et de voilà fait apparaître très clairement la collaboration et la répartition des rôles entre les deux marqueurs. Et euh et et montre que le locuteur s’apprête d’abord à continuer l’énumération des motifs d’adoration du vingtième arrondissement, puis voilà interrompt brutalement le processus, l’allongement de l’énumération risquant de détourner de l’essentiel alors que ce qui précède est jugé suffisant. À nouveau et donc introduit une conséquence logique qui ne nécessite pas d’autres explications. D’autant que « du coup » vient appuyer l’évidence logique de ce qui suit. La même évidence se retrouve dans l’exemple (23) avec mais : (49) j'ai envie de dire que Nelson Mandela à sa manière a su faire ce travail intérieur à tout un peuple euh que d'autres z- que d'autres personnes dans ce monde ont été capables de faire ce travail je dirais entre la France et l'Allemagne certains ont su faire voilà mais euh dans le temps présent là euh On retrouve ici ce caractère vague et expéditif de la phase préparatoire close par voilà, qui permet en fait d’escamoter partiellement son explicitation.
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Les exemples du type ben voilà, on l’a vu, donnent lieu à plusieurs interprétations : certains sont introductifs, d’autres conclusifs, et parmi ces derniers, ils peuvent être négatifs ou positifs. Les cas où ben voilà (ou une de ses variantes) est introductif pose évidemment un problème dans la perspective adoptée par notre hypothèse aspectuelle faisant de voilà un terme à valeur télique. Nous revenons donc vers les exemples (25), (27) et (28), repris ci-dessous : (50) L1 : vous êtes venue à Paris à quel âge L2 eh bien euh voilà mes parents tous les deux ont vécu à Paris jeunes hein (51) donc j'me suis dit bah voilà je vais apprendre mon russe (52) alors euh la nana m' dit ben voilà oui j' peux avoir des places moins chères et tout euh Dans ces exemples, comme nous l’avons déjà suggéré, c’est peut-être la présence de eh bien, bah et ben qui oriente vers ce qui suit et se trouve donc responsable d’une valeur introductive. Du côté de voilà, on peut parfaitement retrouver une valeur résultative. Voici comment peuvent s’interpréter ces trois exemples. Pour (50), la forme eh bien est courante pour commencer un discours et elle est effectivement souvent accompagnée de voilà. Celui-ci ne renvoie pas vraiment à ce qui suit mais signifie que le locuteur est prêt à parler, qu’il sait pourrait-on dire, ce qu’il a à dire. Cela rejoint l’idée que la formulation est dorénavant satisfaisante. En l’occurrence, on peut supposer que le locuteur est en mesure de répondre aux attentes de son ou ses auditeurs. Dans (52), la « nana » est censée introduire son intervention par un voilà renforcé par un oui qui confirme la capacité à répondre à une demande, le ben supposant de son côté un certain doute de la part de l’interlocuteur. Voilà est donc bien résultatif en ce sens qu’il implique que l’objectif – pouvoir « avoir des places . . . » – a été atteint. Quant à (51), il suppose à son tour que le locuteur présente son point de vue (en langage intérieur) comme résultant naturellement de ce qui précède, ce qui vaut à l’idée résultative d’avoir trouvé ce qu’il cherchait. Le bah représente cette fois une satisfaction modérée. Les exemples (29) et (30) reproduits ci-dessous, et qui illustrent d’apparentes valeurs introductives de eh ben voilà, ont déjà été interprétés plus haut comme des points de vue différents sur un résultat. (53) (=29) Ahhhhhhhhhhhh ! En fin !!! Alléluia ! – Eh ben voilà ! Tu y es arrivée !
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(54) (= 30) Eh ben voilà nougat t'as réussi à me faire chialer snifff tu me fou (sic) les boules Sous une forme qui peut être plus ou moins complexe, ces énoncés renvoient à une phase préparatoire qui est une certaine attente qui débouche sur un résultat qui est présenté comme mettant un terme à l’attente. Ce qui suit est alors la formulation du résultat lui-même, comme le montre l’usage des passés composés de verbes précisément résultatifs. Une question reste en suspens sur ces exemples, c’est le statut du résultat : s’agit-il d’un fait ou d’un fait de discours ? Apparemment c’est la première hypothèse qui est la bonne, mais la question est peut-être moins triviale, en particulier si on prend en compte les jeux d’intonation et on peut se demander si on n’a pas affaire ici à des phénomènes délocutifs, voilà renvoyant au fait de dire voilà. En effet, dans (53) et (54) le locuteur qui emploie voilà met en scène davantage le point de vue8 de son interlocuteur, dont la satisfaction présentée comme méritée ou ironique. Une autre catégorie d’emplois repérée dans notre première partie est le voilà de fin de tâche, fin provisoire (interprétation d’étape) ou fin absolue (souvent renforcée dans et voilà). Là encore il ne s’agit pas d’un emploi strictement discursif, à moins d’avoir à nouveau recours à l’analyse par la délocutivité. Mais il y a une question qui mérite d’être posée, qui concerne le statut de l’interprétation comme étape. Dans la mesure en effet où les prétendues valeurs introductives peuvent être rejetées, comme nous avons pu le démontrer plus haut, on gagnerait à rejeter également l’interprétation par étape en tant que valeur irréductible. Évidemment la notion d’étape suppose a minima une conclusion provisoire, ce qui n’est déjà pas très éloigné de la valeur résultative. Nous ajouterons que voilà a un statut informationnel qui mérite d’être souligné. On a vu à plusieurs reprises que la valeur résultative avait pour conséquence de mettre un terme à l’exploitation discursive du thème qui est dans la portée de voilà. Autrement dit, quand on en arrive au stade marqué par voilà, on épuise, du fait de la saturation du thème, sa dynamique informationnelle. La puissance d’évacuation de voilà est ainsi une conséquence directe de sa valeur résultative telle que nous l’avons analysée. Cela signifie en fait qu’il n’a pas une valeur strictement conclusive. On notera d’ailleurs que la collocation et voilà, qui ne peut pas être considérée comme un marqueur d’étape, comporte, plus qu’une valeur conclusive, l’idée de facilité attachée au résultat final. C’est en réalité le et qui véhicule l’idée conclusive. Quelle est alors la fonction de voilà ? Car on finit par
8 Voir Delahaie (2013) pour l’utilisation du concept de point de vue dans la description des emplois de voilà.
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ne plus avoir aucune des trois valeurs proposées par Léard : ni introduction, ni étape, ni maintenant conclusion ! Nous proposons donc de reformuler notre hypothèse. L’usage de voilà met un terme moins au thème en cours qu’à ce que le locuteur (et sans doute pas seulement) a à en dire. Ce qui suit voilà (ou son domaine de validité) ne peut porter au mieux que sur une version modifiée du thème initial. En fait voilà prétend stabiliser définitivement ce qui est en débat, qui constitue donc le focus informationnel de ce qui précède. Le résultat est alors que voilà, décidément bien loin d’être un présentatif, a une fonction défocalisante, sorte de point barre, pour ainsi dire : ce qui a donné lieu à une résolution ne peut plus être en débat. Cela n’interdit pas pour autant une certaine diversité d’interprétation contextuelle : introduction, étape, conclusion seront dépendants de cette intégration contextuelle. Par exemple, le statut d’étape sera simplement lié à la combinaison entre la fonction défocalisante de voilà et l’intégration dans une série, dont seule la composante défocalisée est évacuée. C’est ce qui se passe quand, dans la réalisation d’une tâche complexe, comme par exemple repeindre une pièce ou réaliser une recette de cuisine compliquée, on ponctue d’un voilà la fin de la réalisation d’une des étapes. Si l’on revient à la typologie proposée plus haut, nous pouvons tester notre hypothèse aspectuelle sur les exemples (33)–(34) et (36)–(40), ici répétés : (55) (= 33) Antoine Flahault bon ben on commence par vous hein c'est voilà est – ce que vous maintenez vos prévisions si je puis dire enfin sauf que là on n'est pas dans la météo (56) (= 34) vous voyez donc il y il y a eu des gradations je voilà euh mais surtout elle nous a dit faut se méfier du retour de balancier (57) (= 36) et donc pour nous c'était important parce qu'on voilà c'était notre + notre sortie tous les soirs avant d'rentrer à la maison (58) (= 37) j'm'occupe aussi euh pas mal de des histoires de ma mère c'est-àdire que ma mère euh malheureusement a est est tombée malade et donc a pas pu s'o- euh elle a un patrimoine immobilier et euh et pas mal de enfin elle s'o- voilà elle a un patrimoine immo- immobilier elle s'occupe de louer des apparts des studios et cetera
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(59) (=38) donc on a beaucoup de mal à maintenir voilà une clientèle de quartier (60) (=39) enfin ça dépend des moments en fait hein moi y a des moments où voilà faut que je fasse attention et je l'sais et (mm) et dans c'cas-là j'fais attention (61) (=40) euh donc on est pas sur euh on est donc sur euh un désaccord sur euh du bon usage du chaos enfin voilà je sais pas si c'est clair ce que je dis Ces exemples relèvent de l’oral très spécifiquement dans la mesure où voilà porte sur une formulation en construction, à la fois sur un plan monologique et sur un plan dialogique. Monologiquement, le locuteur cherche tout en parlant la meilleure formulation de son point de vue ; dialogiquement, le locuteur élabore sa formulation en fonction du co-énonciateur. Certains emplois correspondent ainsi à la satisfaction, que le locuteur présente comme partageable, d’avoir trouvé la bonne formulation. Mais bien souvent, la formulation est en fait escamotée et le locuteur présente la formulation précédente comme suffisante pour permettre à son co-énonciateur de la compléter. Ce jeu peut être assez subtil, car il permet en fait souvent d’esquiver une formulation qui risquerait d’être ou difficile ou fragile sur le plan argumentatif. Dans ce dernier cas, il arrive souvent que voilà ne soit pas placé strictement en fin de séquence, mais il apparaît en construction parenthétique avec une valeur qui est proche de « vous voyez ce que je veux dire ». En fait tous ces emplois reposent à nouveau sur le fonctionnement aspectuel décrit plus haut : sur un plan nettement métadiscursif, le locuteur reprend la main sur son travail de formulation provisoire, qui correspond à la phase préparatoire, et, soit qu’il soit réellement parvenu à un résultat qu’il peut présenter comme satisfaisant, soit qu’il le présente comme suffisamment évident pour laisser à son interlocuteur le soin de compléter, le processus est présenté comme parvenu à son terme et débouche sur la défocalisation évoquée ci-dessus. Dans (33), on a à la fois un faux début et un vrai départ : voilà installe comme acquis le fait que l’interlocuteur accepte d’être le premier à être interrogé ; en quelque sorte on ne revient plus, après voilà sur cet acquis et c’est ce qui permet à la première question d’être posée. Dans (34), on a typiquement, comme le montre le caractère désarticulé de la syntaxe, une formulation lacunaire mais que voilà permet d’évacuer en l’état pour passer à l’essentiel, introduit par mais surtout. (36) montre clairement la satisfaction du locuteur d’avoir trouvé la bonne formule, avec un voilà parenthétique, le raisonnement étant plutôt lacunaire mais la formule trouvée étant présentée,
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grâce à voilà comme adaptée. (37) est scandé par des répétitions plus ou moins tronquées de s’occuper, avec un glissement comme sujet du verbe du locuteur à sa mère, et voilà, là aussi parenthétique, transfère à l’interlocuteur la tâche d’articuler les différents plans du scénario. À nouveau c’est la formulation qui est présentée comme achevée. Les exemples (38) et (39) illustrent également un emploi parenthétique, voilà interrompant une formule tout à fait classique et cohérente. Ce qui est ici en cause c’est le caractère satisfaisant de l’énoncé par rapport à ce qui est en question. Le locuteur demande alors implicitement à l’interlocuteur d’assumer la pertinence de ce qu’il dit, et donc de ne pas revenir dessus. Enfin l’exemple (40) est évidemment intéressant parce qu’il révèle la fonction cachée, pourrait-on dire, de voilà : on glisse de l’idée d’une formulation dont le caractère satisfaisant est partagé par les interlocuteurs à quelque chose comme « je ne peux pas en dire plus ». C’est ce que révèle naïvement la formule qui suit, « je sais pas si c’est clair ce que je dis », qui semble revenir en fait sur l’efficacité de voilà, qui aurait dû mettre un terme au thème en cours. On peut évoquer à ce propos les nombreux cas où un voilà final signe la fin d’une prise de parole avec ce qu’on pourrait appeler un profil bas (non pas « il n’y a rien d’autre à dire » mais « je n’ai rien d’autre à dire »), donc une sorte de voilà faible. Les exemples qui relèvent d’une interprétation déictique ne font que confirmer l’importance de la dimension aspectuelle. Reprenons donc les exemples (41) à (43) : (62) (= 41) je mets en marche voilà et c'est parti donc pour une heure quarante cinq de lavage et on se retrouve juste après voilà le cycle de lavage est terminé (63) (= 42) c'est désormais en son propre nom que Jésus chasse les démons il enseigne avec autorité pas comme les pharisiens et les scribes il guérit en donnant la vie en donnant sa propre vie mais voilà le mal est toujours présent au milieu de nous depuis le temps de Jésus (64) (=43) ensuite euh je vais euh prendre je crois que c' est l' avenue Alsace Lorraine que je vais remonter remonter je vais traverser le cours Jean Jaurès si je me souviens bien et je vais euh je vais toujours continuer cette avenue Alsace Lorraine et euh et ben voilà j' arrive au niveau de la grande place de la gare où il y a tous les trams tous les bus non pas tous les bus ils sont pas de ce côté -là et voilà et je suis arrivée
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(62) représente une forme explicite de l’aspect résultatif avec sa phase préparatoire. Le premier voilà suppose un geste qui lance le programme et le lancement du programme met un terme à cette phase, le présent accompli « c’est parti donc » explicitant la phase résultative. Le second est littéralement exprimé par « le cycle de lavage est terminé ». Dans la perspective argumentative de cette publicité, le fait que voilà soit résultatif met en relief l’efficacité du lave-linge, la présupposition de la phase préparatoire produisant comme dans certains exemples précédents un effet d’accélération « magique ». Et on a en même temps la fonction défocalisante, qui instaure une progression définitive : « c’est parti », « le cycle est terminé ». Quant aux phénomènes déictiques, ils s’appuient sur cette base aspectuelle. Dans (63), mais voilà (sans doute un peu moins spécifique de l’oral), est une construction intéressante, où mais introduit une rupture, tout à fait conforme à la théorie de mais de Ducrot (1980), les deux composantes reliées par mais s’opposant non par ce qu’elles assertent mais par les conclusions qu’elles impliquent. La question qui se pose ici est celle de la nature de la phase préparatoire. Quelques exemples supplémentaires permettent d’y voir plus clair : (65) On avait quand même trois pièces donc on avait une toute petite chambre pour pour Laura donc c'était c'était tout à fait viable mais voilà les pièces étaient petites donc c'est quand même vite. . . enfin on a vite trouvé que c'était trop petit (CFPP2000) (66) Sinon j'aimerais euh comme spécialité je sais pas je peux pas vous dire mais voilà c'est c'est c'est surtout l'hôpital public qui m'attire (Rhapsodie) (67) Je viens lancer notre site : culturecine.com, mais voilà il y a un élément du blog qui est introuvable pour la page Cine News (internet) Dans ces exemples, on retrouve le caractère irrévocable d’un événement qui est arrivé à son terme. La situation évoquée, qui modifie radicalement la conclusion qu’on pouvait attendre avant le mais, est le résultat d’un parcours qui envisage virtuellement dans un premier temps une situation favorable à la première conclusion (avant mais) et débouche sur un résultat final incontestable qui oriente vers une conclusion opposée. Dans l’exemple (65), le parcours commence par envisager que l’appartement est « quand même » assez grand, la conclusion étant qu’il restait habitable, puis le caractère définitif de la petitesse des pièces amène à une conclusion opposée. L’exemple (66) se situe dans une discussion où le locuteur argumente contre l’exercice médical dans le
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privé, qui est orienté vers l’argent et pousse à une hyperspécialisation. Après avoir malgré tout envisagé d’évoquer une éventuelle spécialité, il renonce, sa préférence pour l’hôpital étant non-négociable. Quant à (67), le lancement du site devrait déboucher sur sa mise en service immédiate, sauf que l’obstacle évoqué est présenté comme infranchissable et donc le site ne peut être opérationnel. Dans l’exemple (64), les deux emplois précédés de et reposent eux aussi sur un parcours, cette fois physique, le résultat étant explicité par les verbes « j’arrive » et « je suis arrivée ». Mais il n’est pas certain que ces verbes se situent sur le même plan que voilà. Il s’agit plutôt de la mise en perspective d’une difficulté à surmonter, qui est de trouver son chemin quand on ne le connait pas. C’est ce qui explique sans doute la présence de eh ben et de et, dont on a déjà vu qu’ils pouvaient contribuer à exprimer une réussite plus facile que ce qui est attendu. Le bilan de ces analyses permet de confirmer l’hypothèse de l’importance du phénomène aspectuel dans l’interprétation des emplois absolus de voilà à l’oral. En effet, non seulement le processus décrit, c’est-à-dire le passage d’une phase préparatoire présupposée à un résultat, a pu être retrouvé, sous des formes diverses, dans les différents emplois énumérés, mais on a pu repérer des phénomènes de projection. L’un d’entre eux, que nous appelons défocalisation, correspond au fait que, dans le maniement même du discours, le locuteur pose, en utilisant voilà, une borne de passage où ce qui est en débat auparavant se trouve à la fois résolu et ipso facto dépassé, ce qui fait que voilà sert alors d’accélérateur pour modifier le focus du discours, plus ou moins artificiellement. Or la défocalisation est une opération dont on peut dire qu’elle fonctionne comme le processus aspectuel mis en œuvre par voilà d’une façon générale, son caractère efficace reposant sur le fait que, comme un procès résultatif, elle implique une phase initiale où un processus est en cours (une question se pose) puis il s’opère un changement d’état qui produit un résultat qui met un terme à la situation initiale (la question ne se pose plus.) Cela signifie que le phénomène aspectuel se projette sur le plan argumentatif. Sur ce plan effectivement, nous suivons l’hypothèse proposée par Danino/Col/Rault (2015) que voilà signale les présupposés discursifs, culturels ou situationnels qui permettent aux participants d’une situation de locution de s’accorder et d’aligner leurs points de vue. On peut le voir comme un connecteur exprimant la co-orientation argumentative des points de vue en interaction dialogique. Plus spécifiquement, voilà se rapprocherait d’un opérateur d’intersubjectivité qui signale que les points de vue sont co-orientés (rôle conclusif) ou tenus pour conciliés (rôle introducteur). On a vu d’autre part que ce phénomène de défocalisation jouait tout particulièrement dans la performance orale, où la formulation ne se stabilise
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qu’au fur et à mesure, contrairement à ce qui se passe à l’écrit, où les préliminaires d’élaboration sont éliminés. Un autre effet intéressant correspond au fait qu’en défocalisant le locuteur peut évacuer discrètement toutes les difficultés qu’il peut rencontrer dans la formulation de ses idées ou dans son argumentation. L’exemple suivant, issu d’un entretien télévisé avec le footballeur F. Ribéry juste après un match de son équipe contre celle de Valence (Espagne), montre justement ce phénomène de défocalisation et la recherche de convergence qu’il contribue à mettre en place : (68) Ouais je pense qu’on s’est peut-être un peu mis euh tous seuls en difficulté je pense qu’on a bien démarré le match euh et j’pense qu’aussi valence euh ont fait un très bon match aussi euh même à 10 euh ça a été difficile jp- euh mais voilà j’pense qu’il faut pas non plus euh (inspire) faut pas c’est pas une catastrophe non plus on a on a pris un bon point euh j’pense qu’on est euh voilà on est qualifié euh (hausse les épaules) c’était un peu l’objectif aussi du club maintenant on a encore la chance de faire premier chez nous contre Borisov il faudra euh/se le gagner ce match et puis voilà c’est euh c’est important aussi d’avoir euh égalisé ce soir (. . .) J’ai essayé j’ai euh voilà jusqu’au bout ce soir On peut diviser cette intervention en deux parties autour de mais voilà (en gras dans l’extrait). Dans un premier temps, Ribéry défend un premier point de vue relativement négatif sur les performances de sa propre équipe. Puis il développe un point de vue plutôt opposé, ou tout du moins « complémentaire » sur le match dont il juge finalement l’issue positive. C’est dans cette seconde partie qu’apparaissent trois voilà qui, chacun, articulent un nouvel argument qui va dans le sens de l’idée que le match n’est pas une catastrophe : la qualification de l’équipe, l’égalisation, la tentative et l’effort payants de Ribéry luimême. Le locuteur ne se contredit pas (en apparence en tout cas), mais il cherche plutôt à se convaincre et à aligner son point de vue sur un autre, plus positif et officiel (qualification effective de son équipe) et moins lié à l’émotion d’après effort. C’est dans cette tentative d’alignement que les voilà jouent leur rôle de balise et surtout de recherche de convergence : ils marquent l’intégration des trois arguments (qualification, égalisation, effort) dans le discours de Ribéry en faisant appel implicitement au co-locuteur pour valider cette évolution du point de vue initial. Les trois voilà marquent également l’alignement du locuteur sur son propre discours en train de se dérouler. Dans « on est est euh voilà on est qualifié », le locuteur semble effectivement élaborer son discours et confirmer en même temps son accord avec ce qu’il propose, la pause cognitive marquant une recherche
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d’ajustement entre le vouloir dire et le processus de verbalisation. Dans la toute dernière phrase, « (. . .) J’ai essayé j’ai euh voilà jusqu’au bout ce soir », voilà se substitue même au prédicat et par le même mouvement, il évacue l’idée d’essai et renforce celle de résultat et de succès. On peut maintenant s’interroger sur l’existence éventuelle d’autres domaines de projection du principe aspectuel décrit pour voilà. Une question reste en effet en suspens, qui est celle de la deixis, que la dernière série d’exemples (41) à (43) a fait apparaître.
4 Quelques projections de la valeur aspectuelle de voilà La valeur déictique couramment décrite dans les études sur voilà mérite d’être à son tour précisée. Il me semble que le terme de deixis réunit deux opérations assez différentes en fait. La première peut être décrite à partir du terme de pointage, que la recension de Col/Danino/Rault (2015) signale comme une des propriétés de voilà présente dans plusieurs études. C’est en fait la deixis au sens propre, c’est-à-dire le fait qu’un élément linguistique « pointe » vers un segment de l’univers extra-linguistique pour construire la référence de ce qu’il désigne. La seconde opération est plus indirecte, elle consiste en un détour par l’énonciation, la construction de la référence comportant l’intégration d’au moins une variable que les conditions d’énonciation permettent d’actualiser. Autrement dit, la deixis proprement dite sort du langage (ce qu’on peut illustrer par l’image du doigt pointé) pour y revenir alors que l’actualisation énonciative ne construit ses repérages que par référence à l’acte énonciatif lui-même. Ceci n’est pas sans conséquence pour la question de voilà. En effet, on sait que le français oppose les particules -ci et -la/là. C’est ce qui se manifeste dans l’opposition voici/voilà, mais aussi ceci/cela ou ici/là. Or il y a un déséquilibre connu entre les deux séries, la série en -ci étant nettement moins générale et fréquente que la série en -la. Par exemple on peut avoir des échanges comme le suivant : (69) – Est-ce que je peux parler à Pierre ? – Non il n'est pas là. – Mais c'est très urgent. . . – Enfin je vous dis qu'il n'est pas là/ici ! Cet exemple fait apparaître que, alors que là peut fonctionner à la fois comme pointage et comme actualisateur, ici est plus marqué comme opérateur de pointage. En ce sens, le pointage marqué par là serait un cas particulier
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d’actualisation et non un pointage au sens propre. On retrouve un peu le même contraste dans l’opposition article/démonstratif : (70) Donne-moi le livre qui est sur la table. (71) Donne-moi ce livre/Donne-moi le livre qui est sur cette table./*Donne-moi ce livre qui est sur cette table. Dans (71) il y a bien actualisation, ce qui implique de se servir des conditions énonciatives pour interpréter la référence actuelle du livre et de la table. Dans (72), le démonstratif, du fait qu’il est marqué, ne peut pas être répété, et il repose sur un pointage. En ce qui concerne voilà on dira donc qu’il n’est pas déictique au sens propre mais qu’il s’agit plutôt d’un actualisateur, c’est-à-dire qu’il déclenche une procédure de repérage à partir des conditions d’énonciation. Cela signifie que trois principales directions de repérage sont susceptibles d’être définies par voilà : un repérage locatif, un repérage temporel et un repérage interlocutif, ce dernier pouvant être orienté soit vers l’énonciateur, soit vers le co-énonciateur, soit vers les deux à la fois. C’est en ce sens que l’on analysera les exemples (41) à (43) à nouveau répétés : (72) (= 41) je mets en marche voilà et c'est parti donc pour une heure quarante cinq de lavage et on se retrouve juste après voilà le cycle de lavage est terminé (Rh) (73) (= 42) c'est désormais en son propre nom que Jésus chasse les démons il enseigne avec autorité pas comme les pharisiens et les scribes il guérit en donnant la vie en donnant sa propre vie mais voilà le mal est toujours présent au milieu de nous depuis le temps de Jésus (74) (= 43) ensuite euh je vais euh prendre je crois que c'est l' avenue Alsace Lorraine que je vais remonter remonter je vais traverser le cours Jean Jaurès si je me souviens bien et je vais euh je vais toujours continuer cette avenue Alsace Lorraine et euh et ben voilà j' arrive au niveau de la grande place de la gare où il y a tous les trams tous les bus non pas tous les bus ils sont pas de ce côté -là et voilà et je suis arrivée (41) suppose un repérage temporel (= ‘à présent’), (42) un repérage interlocutif (= ‘on est bien obligé de constater’) et (43) un repérage à la fois locatif et temporel (= ‘à cet endroit-là à présent’).
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Mais il n’y a pas que ces exemples précédemment analysés comme déictiques au sens large, qui mettent en jeu ces repérages. En fait, comme dans le présent accompli, voilà associe systématiquement la valeur aspectuelle et l’opération de repérage. Mais ce qui est remarquable, c’est que les deux composantes ne sont pas strictement disjointes. La preuve en est que l’opération de repérage est elle-même formatée par la construction aspectuelle dans la mesure où l’actualisation est elle-même le résultat d’une opération de repérage qui suppose une phase de recherche et la réussite du repérage. Il y a ainsi un niveau de projection aspectuelle dans le repérage lui-même. En ce qui concerne le repérage interlocutif, on a remarqué que plusieurs emplois de voilà sont tournés vers l’énonciateur. C’est le cas des recherches de formulation, ou des tâches complexes où un simple voilà semble ne s’adresser qu’à l’énonciateur lui-même. Les combinaisons avec les variantes de eh ben sont plutôt tournées vers le co-énonciateur, soit, comme on l’a vu, négativement (= ‘c’est toi qui l’as cherché’), soit positivement (= ‘tu as réussi et tu avais tort de te sousestimer’). Mais le plus souvent, voilà repère un point de convergence entre les interlocuteurs, le locuteur présentant comme acquis l’accord entre l’énonciateur et le co-énonciateur. À nouveau tout ce travail de repérage est traversé par l’aspectualité, dans la mesure où le repérage interlocutif est le résultat d’une recherche de convergence interlocutive, dans le cadre de la collaboration conversationnelle. Dans le cas de voilà, ce point de convergence correspond à ce qu’on pourrait nommer évidentiel.9 Cela coïncide avec l’effet de défocalisation que nous avons analysé plus haut. En effet, arrivé au point d’évidence, les questions en cours ne se posent plus. L’évidence est cette propriété qui repose sur le caractère visible, perceptible, accessible en général, de la réponse à une question qu’on se pose. Osons, tellement c’est évident, faire le rapprochement entre notre analyse et ce qu’on peut dire de la formation de voilà. D’un côté, voir, qui appartient au registre de l’évidence, de ce qui se voit bien, de ce qui crève les yeux, de ce qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir. D’un autre côté, là, qui déclenche une opération de repérage et d’actualisation. Enfin la fonction interlocutive de l’impératif. Mais ajoutons une remarque importante concernant le mode. Alors que l’indicatif du verbe voir correspond à un état, au sens de Vendler, ce qui signifie l’immédiateté de la vision, l’impératif implique une mise en place progressive de la vision. C’est sensible dans des expressions comme : (75) Vois ce que tu peux faire.
9 Nous prenons le sens d’« évidentiel » dans un sens différent de celui de Aikhenvald (2004).
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(76) Voyez ce désordre ! Dans (75) et (76) l’impératif est un appel à se mettre en position de voir, ce qui n’est pas le cas dans (77) : (77) Vous voyez bien qu'il n'y a rien à faire. Autrement dit, l’impératif de voir a des propriétés aspectuelles qui ne sont pas sans rapport avec celles de voilà. On peut conclure de cet examen des propriétés traditionnellement considérées comme déictiques qu’elles nécessitent une redéfinition de la catégorie de la deixis, distinguant une « deixis forte », où les composantes linguistiques concernées « pointent » directement vers des segments de réalité, et une « deixis faible », où le repérage dépend de la composante énonciative, qui met en jeu le lieu, le temps et la relation interlocutive. Mais surtout, nous sommes arrivés à la conclusion que, à travers la catégorie de l’évidentiel, les repérages opérés par voilà dans les constructions absolues à l’oral peuvent à leur tour être considérées comme des projections du fonctionnement aspectuel et qu’il devient possible de proposer une analyse compositionnelle de voilà, où le repérage et l’évidentialité rejoignent certaines propriétés de l’impératif du verbe voir et la fonction de repérage de là.
5 Conclusion À l’issue de ce parcours, il apparaît que le rapprochement initial entre le présent accompli du français et voilà se justifie pleinement. En effet, l’étude des emplois absolus à l’oral de voilà a permis de confirmer l’hypothèse que la construction aspectuelle joue un rôle primordial dans la sémantique et la pragmatique du terme. En ce qui concerne la construction aspectuelle, nous avons montré que voilà impliquait une phase préparatoire marquée par une tension, une problématique, qui, d’une façon ou d’une autre se trouvait soit résolue soit évacuée conformément à la valeur aspectuelle résultative. Nous avons ainsi posé une fonction discursive défocalisante pour voilà. Cette fonction permet ainsi dans l’échange oral de poser comme résolu une difficulté quelconque. En particulier, nous avons montré que beaucoup d’emplois oraux de voilà présentent l’intérêt d’accompagner les efforts de formulation/reformulation, le marqueur faisant jouer l’aspect résultatif au niveau métalinguistique pour poser le caractère satisfaisant de la formulation/reformulation.
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Notre description par ailleurs nous amène à rejeter hors de la valeur aspectuelle elle-même les interprétations habituelles comme introductive, d’étape ou conclusive, ces effets de sens pouvant être construits en réalité à partir de la valeur aspectuelle résultative. De ce point de vue, si nous partageons en partie les analyses de Delahaie (2013), nous pensons que l’interprétation de la base préparatoire comme limitée à des connaissances partagées est trop restreinte. D’autre part, du côté de la deixis, nous avons montré que l’interprétation de voilà nécessitait bien une certaine part de repérage en rapport avec l’énonciation, mais il nous est apparu que la deixis de voilà était différente de celle de ici par exemple. Nous avons proposé de scinder la notion globale de deixis en deux fonctionnements distincts. Le premier, proprement déictique, que nous avons appelé « deixis forte », consiste à associer un segment de langue et un segment extralinguistique, comme c’est le cas avec ici. Le second, qui est à l’œuvre avec voilà, repose sur une médiation par les composantes énonciatives (repérage spatial, temporel et/ou interlocutif), nous l’avons nommé « deixis faible » ou repérage énonciatif. Nous avons vu que ce repérage énonciatif dans le cas de voilà fonctionnait à son tour comme une projection de la valeur aspectuelle résultative. C’est ainsi que nous avons mis au jour le rôle de la catégorie de l’évidentiel dans le fonctionnement de voilà. Cela nous a permis de suggérer une interprétation compositionnelle de voilà, l’impératif du verbe voir concentrant l’aspect résultatif avec sa phase préparatoire et l’évidentialité interlocutive, tandis que là contribuait au repérage.10 Dans le repérage interlocutif, trois directions ont été envisagées : vers le locuteur, vers l’interlocuteur, ou partagée (sur ce point nous nous accordons également avec les analyses de Delahaie 2013.) L’orientation autoréflexive se trouve illustrée en particulier par les emplois de voilà dans l’exécution d’une tâche complexe où le locuteur semble s’adresser à lui-même.
Bibliographie Aikhenvald, Alexandra Y., Evidentiality, Oxford, Oxford University Press, 2004. Cesare, Anna-Maria de, L’italien « ecco » et les français « voici », « voilà ». Regards croisés sur leurs emplois dans les textes écrits, Langages 184 (2011), 51–67. Col, Gilles/Danino, Charlotte/Rault, Julien, Éléments de cartographie des emplois de « voilà » en vue d’une analyse instructionnelle, Revue de Sémantique et Pragmatique 37 (2015), 37–59.
10 Cela rejoint les propositions de Delahaie (2013), qui utilise la notion de « monstration » issue des travaux de Ducrot et Anscombre pour caractériser certains emplois de voilà, qui lui semblent en rapport avec l’étymologie du mot.
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Danino, Charlotte/Col, Gilles/Rault, Julien, Convergence de points de vue et signalement d’informations dans l’argumentation. L’exemple de « voilà », Colloque ARGAGE : « Argumentation et langage », Université de Lausanne, 2015, accessible en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01380326 [dernière consultation 26.11.2018]. Damourette, Jacques/Pichon, Édouard, Des mots à la pensée, vol. 7, Paris, Édition d’Artrey, 1911–1940. Delahaie, Juliette, Vers une analyse sémantique (presque) unitaire des multiples emplois de « voilà » à l’écrit et à l’oral, Revue de Sémantique et de Pragmatique 33–34 (2013), 99–116. Ducrot, Oswald, Analyses pragmatiques, Communications 32 (1980), 11–60. Lambert, Frédéric, Eh bien, eh ben, ben. L’interlocution est-elle grammaticalisable ?, in : Douay, Catherine/Roulland, Daniel (edd.), L’interlocution comme paramètre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 151–166. Léard, Jean-Marcel, Les gallicismes. Étude syntaxique et sémantique, Paris/Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 1992. Moignet, Gérard, Le verbe « voici – voilà », Travaux de linguistique et de littérature 8:1 (1969), 189–202. Morin, Yves-Charles, On the two french subjectless verbs « voici » and « voilà », Language 61:4 (1985), 777–820. Oppermann-Marsaux, Évelyne, Les origines du présentatif « voici/voilà » et son évolution jusqu’à la fin du 16ème siècle, Langue française 149 (2006), 77–91. Porhiel, Stéphanie, The presentative « voici/voilà ». Towards a pragmatic definition, Journal of Pragmatics 44 (2012), 435–452. Récanati, Catherine/Récanati, François, La classification de Vendler revue et corrigée, Cahiers Chronos 4 (1999), 167–184. Vendler, Zeno, Verbs and times, The Philosophical Review 66:2 (1957), 143–160. Vendler, Zeno, Linguistics in philosophy, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1967.
Corpus consultés Corpus oraux : http://clapi.ish-lyon.cnrs.fr/ http://eslo.huma-num.fr/ http://www.projet-rhapsodie.fr/ http://cfpp2000.univ-paris3.fr/ Corpus écrit : http://www.frantext.fr/
Mélanie Petit
La prosodie de voilà en français dans le discours médiatique Résumé : Le but de ce chapitre est de mener à bien une première analyse prosodique de voilà, ayant vocation à servir de base à une prochaine analyse plus étendue de cette unité en termes de sources et de nombre de données. La présente étude porte sur la caractérisation prosodique de voilà dans un discours exclusivement médiatique. Le corpus est constitué d’une centaine d’occurrences extraites des émissions télévisées C à dire, C dans l’air et C Politique. La faible variété des sources permet d’obtenir un corpus de travail relativement homogène du point de vue de la situation de communication, des locuteurs présents et des conditions d’enregistrement. Différents paramètres (sémantiques, pragmatiques et prosodiques) ont été pris en considération comme la fonction de voilà, le statut monologal ou dialogal de la conversation ou encore la configuration de la mélodie de voilà. Ce travail se fonde également sur différents travaux existants et relatifs à la description sémantique de l’unité considérée. Les premiers résultats obtenus tendent à montrer qu’une prosodie particulière n’est pas liée à un emploi spécifique de voilà (conclusif, présentatif, de validation . . . ) mais plutôt à une coloration sémantico-pragmatique apportée à un emploi, permettant de distinguer celui-ci, de manière générale, en deux sousemplois, même si d’autres nuances sémantiques peuvent également apparaître à la marge. Pour l’emploi conclusif de voilà par exemple, les deux sous-emplois apparaissant fréquemment – et clairement liés à la prosodie – sont celui de clore un sujet en mettant davantage l’accent sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de revenir dessus ou bien en clôturant le sujet tout en appuyant ses propos. Ces premières conclusions viennent conforter les résultats obtenus au cours de précédents travaux plus poussés et portant sur d’autres unités (notamment enfin) et pour lesquels un rôle de la prosodie dans la mise en place de nuances sémantiques d’un emploi avait été mis au jour. Abstract : Our research aims is to account for the diversity of uses of « voilà » in a perspective that integrates the prosodic dimension of the interpretative process. This work is based exclusively on French media oral corpora and its goal is to define a process of prosodic discrimination of the different senses of the same lexical
Mélanie Petit, Université Bordeaux Montaigne, ERSSàB, UMR 5263 https://doi.org/10.1515/9783110622454-005
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unit. We establish an association of prosody and senses at the level of lexicon which takes into account the argumentative nature of language, dealing with validation, conclusive or introductory uses and a particular one used to « filling discourse ». This study of « voilà » claims to be exploratory and have to be increased.
1 Introduction Notre étude porte sur la caractérisation prosodique de l’adverbe voilà dans un discours exclusivement médiatique, en français standard. Notre objectif est de mener à bien une première analyse prosodique de cette unité ayant vocation à servir de base à une prochaine étude plus étendue en termes de sources et de nombre de données. Ce travail nous amène à soulever différentes questions et nous souhaitons précisément, à travers cette étude exploratoire, proposer des pistes de recherches et faire mention de difficultés d’ordre méthodologique qui se posent au cours d’un travail d’analyse prosodique à un niveau lexical. Nous nous situerons dans la continuité de nos précédentes recherches (sur enfin et sur oui) à ce sujet et proposerons notamment ici une distinction des emplois de voilà en différentes nuances interprétatives mises au jour par l’étude de la prosodie des occurrences. Comme évoqué au cours des chapitres précédents, voilà a été traité sous différents points de vue et a donné lieu à de nombreuses recherches sur lesquelles nous ne reviendrons pas. Nous nous réfèrerons toutefois au sens originel de ce présentatif et au caractère déictique encore présent aujourd’hui dans les différents sens de voilà observés. Rappelons que la complexité du comportement de voilà et l’angle (discursif, grammatical . . . ) sous lequel il est étudié a donné lieu dans la littérature à différentes dénominations. Les trois emplois de voilà dégagés par Bruxelles/Traverso (2006) dans le cadre de leur analyse multimodale, à savoir un voilà déictique-présentatif, un voilà marqueur de structuration et un voilà marquant l’accord – ces trois usages partageant selon elles certains de leurs traits – nous semblent pertinents afin d’établir dans un premier temps une classification sémantique de voilà qui pourrait être amenée à évoluer au terme de ce travail. Les différentes fonctions de voilà mentionnées par Col/Danino/Rault (2015), à partir de corpus oraux et écrits, nous ont également été utiles afin de mener cette analyse.
2 Présentation du corpus Nous proposons une démarche consistant à intégrer la dimension prosodique et à observer ce que celle-ci peut apporter à l’analyse. S’il est souvent intuitivement évident que la modulation prosodique avec laquelle est réalisée une
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unité ou un type d’unité lexicale joue un rôle dans son interprétation et semble a priori liée à l’expression d’un sentiment, il n’est pas si aisé sur corpus d’aboutir à des paires forme prosodique/sens stables et non discutables. Toutefois, De par son rôle de ponctuant, sa position syntaxique souvent isolée ou de par la multiplicité des nuances interprétatives qu’il permet, voilà se prête particulièrement bien au type d’étude que nous entendons mener. Notre corpus de travail est constitué d’une centaine d’occurrences orales de voilà extraites des émissions télévisées C à dire, C dans l’air et C Politique, toutes diffusées sur France 5 entre 2014 et 2015. Même si voilà est souvent traité parallèlement à voici dans la littérature, nous avons fait le choix de ne considérer pour le moment que la première de ces unités, voici étant peu présent dans le discours oral. Par ailleurs, une certaine homogénéité des données est requise dans un premier temps afin d’aboutir à de premières conclusions pertinentes qui pourront servir de base à un élargissement de l’étude. Nous allons présenter rapidement les spécificités de chacune des émissions concernées, les contextes situationnels pouvant influencer la prosodie des énoncés. C à dire est une émission d’une dizaine de minutes dans laquelle un journaliste invite quotidiennement un spécialiste afin d’éclaircir une question d’actualité. Il peut s’agir d’un chercheur, d’un autre journaliste, d’une personnalité politique ou de toute autre personne compétente dans un domaine ciblé. La situation est celle d’un entretien en face à face. Le journaliste en charge de cette émission est toujours le même à quelques exceptions près. C dans l’air est également une émission quotidienne visant à traiter d’un point d’actualité. Le format est beaucoup plus long, une cinquantaine de minutes, et les invités sont au nombre de quatre. Il s’agit là encore d’intervenants spécialistes d’un domaine et représentant des idées différentes voire opposées afin d’instaurer un débat. L’animateur est très souvent le même également, et lorsqu’il est remplacé, il l’est souvent par celui de C à dire ou par l’animatrice de C Politique, la troisième source de notre corpus. Ce point est intéressant à noter car les locuteurs sont finalement en nombre limité à l’échelle de la totalité de notre corpus, cette homogénéité réduisant les limites de l’analyse prosodique. C Politique enfin est une émission hebdomadaire d’une cinquantaine de minutes. Chaque semaine une personnalité politique est invitée, la majorité de l’émission de déroule en face à face sauf les dix dernières minutes durant lesquelles un second journaliste est invité à se joindre à la discussion. Toutes ces émissions se déroulent en direct, ce qui permet d’obtenir un discours spontané, même si les locuteurs sont par ailleurs habitués à la prise de parole en public.
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Ces trois magazines se situent dans un type de discours bien particulier qu’est le discours journalistique, spécificité qu’il convient de garder à l’esprit lors de l’analyse prosodique. Il est à noter toutefois que ces émissions peuvent être ponctuées par la diffusion de courtes vidéos dans lesquelles des locuteurs non habitués à la prise de parole en public peuvent s’exprimer. Nous avons également pris les occurrences relevant de ce discours en considération mais elles constituent une part très faible de notre corpus. Ces trois sources présentent l’intérêt commun d’engendrer des débats, de l’argumentation et des occurrences de voilà variées d’un point de vue interprétatif et très typées prosodiquement (courbes mélodiques amples, durée importante . . . ). Par ailleurs, les chevauchements de parole sont peu importants et la faible variété des sources permet d’obtenir, comme nous l’avons déjà évoqué, un corpus de travail relativement homogène du point de vue de la situation de communication, des locuteurs présents et des conditions d’enregistrement. La constitution du corpus s’est faite de la façon suivante : nous avons recueilli les occurrences au fil de leur apparition et les avons analysées une à une, sans chercher pour ce travail à traiter un emploi particulier de voilà. La méthode se veut réellement exploratoire et la représentativité des emplois à partir de notre échantillon n’est pas garantie. Aucune occurrence n’a été rejetée sauf en cas de chevauchement de parole ne permettant pas de mener l’analyse prosodique. Le corpus comporte ainsi des interprétations de voilà peu fréquentes mais faisant partie de la multiplicité des sens possibles de cette unité et qu’il conviendra de traiter dans une plus large mesure ultérieurement. Une étude prosodique globale d’une unité lexicale ne peut aucunement, à notre sens, rejeter d’interprétations, aussi peu fréquentes soient-elles. Tout l’intérêt d’une linguistique de corpus est d’avoir accès à cette multiplicité de nuances sémantiques et de placer le chercheur face à des interprétations qu’il n’aurait pas considérées sinon, faute de les avoir imaginées ou rencontrées. Il serait nécessaire, pour une analyse exhaustive, de disposer de plusieurs centaines d’emplois et d’automatiser une partie de l’analyse, comme cela a été fait par exemple pour oui (Hacine-Gharbi et al. 2015). Rappelons que cela n’est pas l’objectif ici car nous cherchons davantage à appréhender dans un premier temps le comportement prosodique de voilà et à cerner si celui-ci est lié à un sens ou à une fonction particulière de voilà. Voici une répartition des occurrences de voilà par source et par sexe des locuteurs : – C à dire : 26 occurrences (26 hommes) – C dans l’air : 25 occurrences (25 hommes) – C Politique : 49 occurrences (36 hommes, 13 femmes)
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3 Caractérisation sémantique 3.1 Classement des emplois Suite aux travaux que nous avons menés précédemment à propos du lien entretenu entre le sens et la dimension prosodique d’unités lexicales telles que enfin (Petit 2009) ou oui (Hacine-Gharbi et al. 2015), nous partons de l’hypothèse que la prosodie ne sera pas liée à la discrimination d’un type d’emploi mais qu’elle permettra plutôt de nuancer un emploi en lui apportant une coloration sémantique particulière. Autrement dit, nous n’envisageons pas d’aboutir au terme de ce travail à des corrélations entre une fonction de voilà (telle que le présentatif ou le conclusif) et une forme prosodique particulière mais plutôt à des effets de sens en discours différents pour chacune de ces fonctions, ces derniers étant pour leur part susceptibles d’être discriminables prosodiquement. Nous avons en effet montré sur enfin que la prosodie à un niveau lexical permettait de diviser une interprétation-type (par exemple le soulagement) en deux « sous-sens » (soulagement manifeste et soulagement teinté d’irritation de type ‘c’est pas trop tôt !’). Cette sous-division s’est révélée systématique pour la plupart des sens de enfin et a par ailleurs permis d’affiner la description sémantique. Nous avions en outre défini une méthodologie au cours de ces recherches consistant à effectuer une « navette » entre la typologie des emplois de voilà et les configurations prosodiques observées. Nous reviendrons plus précisément sur cette méthodologie au cours de ce chapitre lorsqu’il s’agira de la mettre en œuvre, mais apportons toutefois quelques précisions à ce sujet : il est possible de partir dans un premier temps de similitudes sémantiques et d’observer s’il existe des similitudes prosodiques, ou inversement. Le principe de « navette » consiste à ne négliger ni l’une ni l’autre de ces deux démarches légitimes mais à les suivre toutes les deux afin d’affiner progressivement les observations en confrontant les conclusions obtenues. C’est à nouveau cette façon de procéder que nous adopterons ici. Face à la complexité du comportement sémantique de voilà et en partant des différents travaux de description de voilà existants, nous avons opté pour un classement relativement consensuel et large des différents sens de voilà en français oral. Les sens retenus sont les suivants : – Emploi de validation : Il s’agit d’une validation ou d’une confirmation de la part du locuteur en réaction à une question, ou à un constat de l’interlocuteur, ou sur son propre discours.
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Journaliste (à propos d’un scandale lié à la vente de viande avariée) : « Comment on fait ensuite on les nettoie on enlève le vert ? » Invité : « Voilà il y a un parage de surface qui se fait. »
– Emploi conclusif : Il s’agit d’un emploi de voilà servant à clore un sujet. Le locuteur peut soit conclure son tour de parole par voilà soit enchaîner ensuite sur un autre point, d’où sa qualification parfois en termes de « marqueur de discours » (Somolinos 2011). Il n’est pas toujours aisé de distinguer dans le discours spontané l’emploi conclusif de l’emploi introductif lorsqu’il y a poursuite du discours ensuite et que voilà est en situation de connecter les deux énoncés.1 La question se pose en effet de savoir si le locuteur conclut sur son premier point, introduit plutôt le second qui est lié ou fait les deux à la fois. Nous avons considéré comme introductifs les emplois de voilà ne présentant pas d’énoncé à gauche de voilà en lien avec l’énoncé de droite. Les autres cas ont donc été considérés comme relevant de la catégorie des conclusifs. (2)
Exemple sans poursuite de discours : Invité (à propos d’un sondage) : « Attendons de voir quelle va être leur progression c’est ça qui nous intéresse voilà. »
(3) Exemple avec poursuite de discours : Invité (Florian Philippot) : « Il n’y a qu’une seule ligne au Front National c’est celle qui nous porte à 30% d’intentions de vote aujourd’hui à la présidentielle celle qui nous a mis en tête aux Européennes celle qui fait que nous n’avons jamais eu autant d’adhérents voilà donc ceux qui s’exprimeraient comme ça de manière euh anonyme pour remettre en cause cette ligne sont juste stupides. » – Emploi de validation-conclusif : Nous avons rencontré à plusieurs reprises un emploi mixte entre la validation et la conclusion. Celui-ci est certainement dû au format même des situations de communication. Le locuteur valide à la fois le sujet de l’interlocuteur tout en concluant ce dernier afin d’embrayer sur un nouveau point. Cet emploi apparaît également par exemple pour conclure sur une vidéo qui vient de passer et en valider simultanément le contenu. Cette catégorie hybride mériterait davantage
1 Je remercie Frédéric Lambert pour sa remarque selon laquelle un emploi considéré comme introductif est en réalité conclusif car il peut conclure un acte, un temps de pause etc.
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de réflexion et les quelques occurrences concernées seront traitées comme des emplois conclusifs, l’analyse des thèmes des contextes droits et gauches et le constat d’un changement entre les deux permettant plus objectivement de trancher en faveur d’un emploi conclusif. (4) Invité : « La loi c’est la loi pour tout le monde qu’on soit petit ou qu’on soit grand. » Journaliste : « Voilà et c’est vrai que par exemple dans ces vingt-cinq propositions. . . » – Emploi servant à « combler le discours » : Voilà peut être également employé en cas de panne lexicale afin de combler le discours ou d’anticiper des propos gênants. Le sens du déictique est ici très présent et l’occurrence peut souvent être facilement remplacée par ‘vous voyez très bien ce que je veux dire’. Par ailleurs on trouve des marques d’hésitation dans le co-texte. Cet emploi est parfois proche du conclusif car il va servir par exemple à terminer une énumération pour laquelle on ne trouve plus d’éléments à ajouter. (5) Invité : « oui oui c’est révélateur d’un sacré ras-le bol et les je voilà vous avez entendu les chiffres sur Jean Moulin c’est moins que la semaine dernière. » – Présentatif : L’emploi présentatif de voilà, au sens restreint du terme, que l’on retrouve dans différentes grammaires et dont le but est, comme son nom l’indique, de présenter un élément, est peu fréquent dans notre corpus et bien plus présent dans le discours écrit. Il peut s’agir pour le locuteur de présenter un fait, un objet ou une personne. (6) Invité : « Voilà autant de travail qui justifie des frais dit la banque. » – Introductif : A l’instar du voilà présentatif, l’introductif est parfaitement décrit et peu présent dans notre corpus. Rappelons que d’un point de vue syntaxique, nous entendons par emploi « introductif » le fait qu’il n’y ait pas de cotexte à gauche de voilà. (7) Invité (proposant à un interlocuteur un énoncé qu’il aurait fallu dire) : « En leur disant voilà ça ne s’est pas passé comme on le raconte dans la presse. »
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– Voilà + complétive : voilà que Voilà se situe dans une position syntaxique précise puisqu’il introduit une complétive, et présente un effet de sens particulier, même s’il se rapproche sémantiquement du présentatif. (8) Invité : « On a l’impression d’une double peine voilà qu’on y met un millefeuille la banque vient ponctionner. »
3.2 Remarques Systématiquement en contexte dialogal dans les trois émissions sélectionnées, nous avons pris en considération le fait que voilà porte sur le discours du locuteur (le locuteur valide ainsi ou conclut par voilà son propre discours) ou sur celui de l’interlocuteur (le locuteur valide ou conclut par voilà le discours de l’interlocuteur).2 Nous verrons que cette distinction a peu d’importance au niveau de l’analyse prosodique qui va suivre. À noter également que quelques occurrences de notre corpus sont polyphoniques (Ducrot 1984), le locuteur imagine ou reprend le discours d’un autre auteur. En raison de la polysémie développée par voilà, nous trouvons aisément des liens sémantiques entre les emplois évoqués, les classes n’étant pas complétement hétérogènes. Le sens originel du déictique VOIS LÀ souvent lié à la notion d’évidence et de monstration d’une preuve, se retrouve dans la plupart des emplois pour lesquels il est de fait possible de proposer des synonymes du type ‘vous avez la preuve sous les yeux’, ‘c’est évident’, ‘je viens de le démontrer’. Nous verrons que la prosodie va pouvoir nuancer l’interprétation notamment en permettant au locuteur d’appuyer la notion d’évidence lorsqu’elle est considérée comme nécessaire par le locuteur, sans pour autant que cela soit lié à un emploi particulier de voilà. Il en résulte un réseau de liens sémantiques complexe entre les différents emplois, le sens d’un emploi pouvant en effet être conçu comme un ensemble de strates sémantiques, certaines de ces strates étant susceptibles d’être partagées par plusieurs emplois.3
2 Authier-Revuz (1995) parle d’« auto-dialogisme » lorsque le discours du locuteur porte sur son propre discours. 3 Voir Nemo/Petit/Portuguès (2012) pour une analyse détaillée de la notion de strate sémantique en lien avec la dimension prosodique.
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3.3 Pourcentage de chaque emploi sur la totalité du corpus Une fois ces précisions sur le classement apportées, nous présentons maintenant ci-dessous un pourcentage des emplois à l’échelle de la totalité de notre corpus : – Validation : 24 occurrences (24%) – Conclusif : 39 occurrences (39%) – Validation-conclusif : 6 occurrences (6%) – « Combler le discours » : 24 occurrences (24%) – Présentatif : 5 occurrences (5%) – Introductif : 1 occurrence (1%) – + complétive : 1 occurrence (1%) Les trois derniers emplois (le présentatif, l’introductif et le « voilà + complétive ») étant sous-représentés, nous ne pourrons les traiter de manière pertinente dans le cadre de cette analyse.
3.4 Pourcentage de chaque emploi par source Il nous semble intéressant de proposer également un pourcentage des emplois pour chaque émission-source (cf. Tab. 1).
Tab. 1 : Types d’emploi de voilà selon les émissions TV. Type d’emploi Validation Conclusif Validation-conclusif « Combler le discours » Présentatif Introductif + complétive
C à dire
C dans l’air
C Politique
(,%) (%) (%) (,%) (%) (%) (%)
(%) (%) (%) (%) (%) (%) (%)
(,%) (%) (%) (,%) (%) (%) (%)
3.5 Paramètres sémantico-pragmatiques Une fois le premier classement établi, nous avons cherché pour préciser celui-ci à définir plus précisément les fonctions de voilà, ce sur quoi les locuteurs mettent l’accent et les sentiments exprimés par ces derniers. Ce second
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travail de caractérisation sémantique est celui qui va nous permettre d’affiner la description des emplois et de pouvoir faire des liens avec la prosodie. Rappelons que nos recherches sur enfin nous avaient amenée à conclure que la prosodie n’était pas liée à un sens spécifique qui permettrait de le discriminer en contexte mais qu’elle permettait plutôt de distinguer pour chaque emploi des sous-emplois que nous avions nommés « emplois-types ». Nous partons ici de cette hypothèse que la prosodie apporte un commentaire (de nature thymique et/ou attentionnelle) sur un emploi afin de lui donner une coloration particulière dans l’interprétation. L’interprétation de l’emploi luimême se fait donc à l’aide du contexte. Les fonctions principales – et dont certaines recouvrent les noms des classes – sont d’appuyer le discours (par exemple insister sur un point précis en cherchant à convaincre), de le clore, de montrer son accord (par une expression enthousiaste notamment), de sous-entendre quelque chose (par le recours à la prosodie et/ou au mimo-gestuel), de reprendre son fil, de s’expliquer, de combler le discours (en cas de panne lexicale par exemple), de passer à autre chose ou de valider simplement.4 La prise en compte de ces fonctions, couplée au premier classement, va permettre de l’affiner et de voir apparaître des sous-classes. Le fait d’appuyer/insister/souligner pourra se retrouver tant pour un emploi de validation que pour un emploi conclusif. Les sentiments et attitudes exprimés sont variables et parfois difficiles à déterminer. On trouve de l’irritation, de l’indignation, du simple désaccord, de la neutralité (aucun sentiment dominant perceptible), de l’implication (de la part du locuteur dans son discours), de la gêne, de la satisfaction, de l’ironie, de l’assurance ou encore de la fermeté.5 S’il est évident que l’expression des émotions et des attitudes est très liée à la prosodie, il est très difficile de faire la part des choses sur corpus et de déterminer clairement quel sentiment est exprimé, comment le nommer (le mécontentement est-il toujours de l’irritation ?), sans compter que plusieurs sentiments peuvent se superposer. Il convient également de distinguer ce qui révèle de la prosodie phrastique, de la prosodie de voilà et des éléments co-textuels. Nous avons également observé le co-texte et relevé les marques d’hésitations et les collocations fréquentes telles que bon bah voilà, eh bah
4 Certaines de ces fonctions étant essentiellement liés à la prosodie, il est difficile d’en donner des exemples par écrit. 5 Il est là encore difficile pour cette liste de proposer des exemples par écrit alors que le sentiment est exprimé par la modulation prosodique et/ou mimo-gestuelle.
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voilà, donc voilà, enfin voilà ou ben voilà pour ne citer que celles-ci. Dans certains cas l’interprétation d’un sentiment est effectivement liée aux termes utilisés (bon, bah) et non à la prosodie.
4 Analyse 4.1 Paramètres prosodiques S’agissant de l’observation de la prosodie, nous avons mené l’analyse à l’aide de Praat, et considéré les paramètres suivants : la forme de la mélodie sur voilà (qui sera le paramètre le plus saillant dans l’interprétation), la continuité ou la rupture prosodique avec le contexte (les pauses en collocation et les différences de registres), la longueur de voilà, la qualité de la voix et les réalisations particulières des locuteurs (wala) ainsi que l’influence de la prosodie contextuelle sur voilà lorsque celui-ci est intégré prosodiquement. Le statut notamment interjectif (ou de ponctuant) ou de marqueur de validation de voilà lui confère fréquemment une place isolée par rapport à son contexte qui limite ou exclut l’influence de la prosodie contextuelle ou phrastique sur l’unité lexicale. Vincent (1993, 19) disait à propos du lien entre les ponctuants et la prosodie : « Je crois que les références à la prosodie restent les points d’ancrage les plus pertinents pour comprendre l’incursion des ponctuants dans la langue : en marquant explicitement un découpage entre des constituants, ils accentuent la rythmique des énoncés dans des contextes de grande production verbale. Le rôle des ponctuants ne consiste pas à établir des relations de type grammatical ou logique entre les constituants. Cependant, les lieux d’émission des ponctuants, révélateurs de l’adaptation de la syntaxe au discours, peuvent donner des indices de la valeur stylistique ou argumentative de l’énoncé ponctué par rapport aux énoncés environnants. »
Une première observation des configurations prosodiques par type d’emploi – une fois l’influence de la prosodie contextuelle exclue – nous a rapidement amenée à conclure, d’une part à l’absence de lien entre un type de voilà et une configuration prosodique, et d’autre part à la constatation de l’existence de nuances sémantiques au sein d’un même type.6
6 Nous entendons par « influence de la prosodie contextuelle » le fait que la prosodie d’une unité lexicale soit contrainte par celle des unités de son contexte gauche ou droit ou par la position syntaxique qu’elle occupe.
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Le paramètre de la durée ne s’avère pas être un critère pertinent à ce stade de notre étude. Les variations sur cette unité de deux syllabes sont très fines (les occurrences font de 0,108 à 0,447 seconde) et sont par ailleurs également liées au débit. Nous pouvons toutefois noter que les occurrences « neutres »7 de voilà ou celles ayant simplement pour fonction de clore un sujet sans exprimer de sentiment particulier se situent parmi la première moitié des occurrences, celles-ci étant classées des plus brèves aux plus longues. Les courbes mélodiques sensiblement les plus fréquentes sont celles présentant la forme descendante (25%) ou bien une forme de cloche (montantdescendant, 43%), cette dernière pouvant être symétrique, montante ou descendante. En plus de la configuration prise par la cloche mélodique, son amplitude présente également un rôle dans l’interprétation. Il existe peu de paramètres à considérer dans une analyse prosodique, et c’est essentiellement la mélodie qui joue un rôle dans l’interprétation, mais une grande subtilité peut se manifester, au niveau de la configuration des courbes (le degré de la pente montante ou descendante, l’amplitude de la cloche, la combinaison du trait cloche + montant etc.), et cette subtilité se répercute au niveau des nuances sémantiques exprimées. Il est toujours difficile de faire la part des choses entre les paramètres prosodiques pertinents ou non et de situer à quel moment dans l’interprétation on passe d’un sens à un autre et comment nommer ceux-ci de manière objective lorsque l’on cherche à aller au-delà de la caractérisation traditionnelle des sentiments à un niveau supralexical (joie, tristesse, colère . . . ). Cette difficulté est d’autant plus présente que l’on trouve une gradation dans l’expression des sentiments et des fonctions qui peut engendrer de la polysémie. Voici un petit florilège des questions que l’on alors peut être amené à se poser : l’évidence8 est-elle une marque d’appui ? Le dépit est-il de l’irritation ? À quel moment passe-t-on de la neutralité à l’assurance ? Nous nous sommes déjà interrogée à ce sujet lors de l’analyse de oui et avons constaté qu’il était indispensable de connaître le contexte et le passé des locuteurs en présence afin de déterminer la part de non-dit et les pensées/croyances de ces locuteurs (Beyssade et al. 2004).9 Cela permet en effet de déterminer de manière plus objective si le locuteur est en situation de remise en cause (implicite) par
7 Ou « associées à une faible modalisation affective ». Il est à la fois très difficile de juger de ce qui relève de la neutralité au niveau des sentiments et très utile de disposer de cet étalon afin de distinguer les emplois présentant une expression marquée des sentiments. 8 Au sens classique du terme. 9 Les auteurs concluent sur le fait que de manière générale un contour descendant indique un consensus, un contour montant un conflit au terme duquel le locuteur adopte son propre point de vue et un contour montant-descendant un conflit au terme duquel le locuteur adopte le point de vue de l’interlocuteur.
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autrui et se retrouve ainsi dans la position de devoir répondre, notamment par le biais de l’expressivité permise par la prosodie, à cette remise en cause. Ce paramètre était important lorsqu’il s’agissait de répondre oui à une question avec ou sans arrière-pensée et elle le sera tout autant lorsqu’il s’agira de conclure son discours par un voilà qui devra mettre un point final à un désaccord ou à un consensus a priori. La prosodie s’en trouvera modifiée selon que l’on soit dans un cas ou dans un autre. Afin de faire face à ces problèmes inhérents à toute analyse de la prosodie à un niveau lexical, nous avons choisi de regrouper les sentiments proches et de les considérer comme identiques. Une analyse plus fine de ces sentiments proches n’est pas exclue mais ne peut se faire qu’après avoir traité dans un premier temps les grandes classes d’emplois, et ne sera pas l’objet de ce travail. Il en résultera un travail de corrélations entre les formes prosodiques les plus fréquentes et mentionnées ci-dessus et les sentiments ou les fonctions récurrents. Y aurait-il par ailleurs davantage l’expression d’une fonction (clore un sujet, appuyer ses propos) qui serait prosodiquement marquée au niveau de l’unité lexicale voilà que l’expression d’un sentiment qui serait davantage corrélé pour sa part à l’interprétation de l’énoncé dans sa totalité ? Les deux peuvent-ils être exprimés de manière simultanée ? Ces questions se posent-elles uniquement pour des unités ayant le statut de marqueur de discours ? Autant de questions qui méritent d’être posées et considérées mais qui ne trouveront pas toutes une réponse ici. Une démarche fondée sur la mise en place de tests de perception d’occurrences isolées de voilà contribuerait à nous éclairer sur l’expression ou non d’un sentiment sur voilà seul. Nous n’avons pratiqué ces tests de perception que de manière non protocolaire et sur un faible nombre de données mais nous avons d’ores et déjà pu constater que l’irritation par exemple n’est pas forcément perceptible à l’écoute d’un voilà isolé, même si elle est très perceptible à l’écoute de l’occurrence dans son contexte. Les autres formes mélodiques observées mais de manière plus marginale sont la forme montante, des courbes plates ou peu modulées, des cloches inversées ou des occurrences partiellement assourdies. Même si celles-ci, tout comme la qualité de la voix, peuvent être liées à des interprétations particulières, elles sont bien trop peu nombreuses à l’échelle de notre corpus pour permettre de produire des résultats pertinents.
4.2 Analyse par classe d’emplois Nous allons à présent détailler l’étude de trois types d’emplois dont le nombre est relativement significatif, l’emploi conclusif, l’emploi de validation et l’emploi de type « combler le discours ».
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Lors d’une étude mettant en lien l’analyse sémantique et prosodique d’une unité lexicale, si la méthodologie de navette entre les deux dimensions a été adoptée, la question se pose de savoir si l’on part d’un classement sémantique et que l’on observe les similitudes et les différences de configurations prosodiques des occurrences à l’intérieur de chaque classe ou si l’on considère dans un premier temps l’entièreté du corpus et que l’on regroupe entre elles les occurrences présentant une configuration prosodique proche, en se posant la question de savoir si des traits interprétatifs communs sont décelables. La méthodologie éprouvée la plus pertinente est d’étudier d’abord les occurrences relevant de la même classe sémantique avant de chercher à mettre au jour les nuances de sens permises par la prosodie à l’intérieur de cette classe, puis de regarder à l’échelle du corpus si ces nuances (ou d’autres) sont également présentes et corrélées à une même prosodie pour les autres sens de voilà. Plus généralement, la question posée est de savoir si des paires forme prosodique/interprétation sont transversales à plusieurs unités lexicales, à plusieurs types d’unités lexicales etc. Ce travail à plus long terme ne peut bien sûr être mis en place qu’après une étude sérieuse d’un nombre élevé d’unités lexicales différentes mais nous guidera toutefois dans nos travaux.
4.2.1 Emploi conclusif L’emploi de voilà en tant que marqueur de conclusion est très présent dans notre corpus (39% de conclusifs + 6% de validation-conclusifs). La conclusion peut porter sur un constat fait par le locuteur ou l’interlocuteur, lequel constat pouvant être de nature positive (satisfaisante) ou négative (décevante, source d’irritation, etc.). Il peut s’agir d’un constat relativement consensuel ou d’une demande de preuve à apporter et nous allons voir que ce dernier point a son importance dans notre étude. La notion même de conclusif va bien sûr de pair avec l’idée de clore le discours, or notre étude sémantico-prosodique des données montre que deux nuances sémantiques majeures (et corrélées à une forme mélodique spécifique) se distinguent.10 En effet, lorsqu’un locuteur conclut un point, il le fait en mettant en avant un aspect précis parmi plusieurs possibles au moment de la réalisation de voilà :
10 La forme de la mélodie est le paramètre prosodique essentiel permettant l’expression d’une nuance de sens.
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– Clore simplement et ne pas à avoir à revenir sur le sujet : mélodie descendante Le constat exprimé (positif ou négatif) fait consensus, le locuteur ne se trouve pas dans la position de devoir prouver son opinion, il exprime simplement par voilà le fait que le point soulevé est clos. Il s’agit donc d’un acte performatif pour lequel on ne perçoit aucune implication particulière du locuteur. La mélodie est, sans surprise, descendante sur voilà, cette configuration étant liée de manière générale à la fin d’un énoncé (cf. Fig. 1). Cette observation est valable tant pour les emplois conclusifs que pour ceux considérés comme « de validationconclusifs ». Le lien étroit conservé avec la dimension déictique de ce marqueur se retrouve ici, un énoncé synonyme de type ‘vous voyez que je viens de terminer ma contribution sur le point X’ pourrait être proposé dans ce cas pour voilà. (9) Invité : ([il y a ceux qui prennent les risques]) « de la responsabilité et du pouvoir et puis ceux qui préfèrent le confort de l’opposition » Journaliste : « hm » Invité : « bah voilà » Journaliste : « c’est dit »
Fig. 1 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie de bah voilà.
Dans l’exemple proposé le locuteur signifie clairement ‘vous tirez la conclusion naturellement par vous-même’ comme si cela allait de soi car la mélodie est clairement descendante et le sens de voilà ne peut pas être interprété comme ‘je viens de vous prouver que c’est ainsi alors que vous en doutiez.’
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– Chercher à clore en appuyant : mélodie en forme de cloche Le locuteur peut par ailleurs, tout en clôturant son discours, mettre davantage l’accent sur la notion d’évidence contenue dans les propos qu’il vient d’énoncer. Il y a alors une implication du locuteur dans ses propos, souvent motivée, pour les émissions concernées, par une remise en cause de la part de l’interlocuteur obligeant le locuteur à justifier son point de vue. La nuance exprimée, toujours en lien avec la dimension déictique, est plutôt du type : ‘vous voyez bien par vous-même, je viens de vous donner une preuve’. De par la gradation permise dans le discours, il peut y avoir plus ou moins de fermeté dans les propos tenus et en l’occurrence dans voilà et donc de la variation dans la configuration mélodique présentée (cf. Fig. 2). Souvent, lorsqu’il y a une implication émotionnelle du locuteur, une mélodie montantedescendante (cloche) est observée. Une expression forte de l’implication du locuteur va également être liée à une durée de l’occurrence plus importante. (10) Invité : « qui aurait dit deux ans et demi avant que François Hollande aurait été le candidat des socialistes et aurait été élu président personne et surtout pas vous » Journaliste (s’adressant à une troisième personne présente) : « merci beaucoup Carl » Invité : « voilà »
Fig. 2 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie en cloche de voilà.
Dans ce second exemple le locuteur tient à appuyer sa dernière tirade qu’il considère comme une attaque réussie face à la journaliste. Il n’était absolument pas dans le besoin de conclure puisque la journaliste le fait justement au lieu de lui répondre. De cette manière il souligne la teneur de ses propos. Une troisième nuance interprétative apparait mais de manière moins fréquente pour les emplois conclusifs :
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– Clore en cherchant à convaincre : mélodie montante A la différence des occurrences de voilà conclusifs en forme de cloche pour lesquels les locuteurs considèrent que la preuve est apportée une fois qu’ils l’ont énoncée et qu’elle a été appuyée par voilà, il semble, lorsque la mélodie est montante pour un voilà conclusif, que le locuteur soit encore dans le besoin de convaincre (cf. Fig. 3). (11) Journaliste : le problème Invité (ne laissant pas à la journaliste le temps d’évoquer le problème en question) : « Marion Maréchal-Le Pen est devenue je ne sais plus la deuxième ou la première dans les désignations et Jean-Marie Le Pen a rappelé quelle était la ligne du parti voilà »
Fig. 3 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie montante de voilà.
La comparaison entre cet exemple et le précédent est d’autant plus intéressante que le locuteur est le même et que dans les deux cas voilà est soit réalisé de manière holophrastique pour le premier cas, soit isolé entre deux pauses dans le second, et donc non contraint par sa prosodie contextuelle.
4.2.2 Emploi de validation Le second emploi fréquent de voilà à nous avoir intéressée est l’emploi de validation. Un quart de nos données correspondent à cette interprétation. La validation
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porte essentiellement sur le discours de l’interlocuteur, même si elle peut parfois porter sur le propre discours du locuteur, et peut porter sur une question ou sur un constat ou commentaire de type neutre, plutôt négatif ou positif. Ce ne sont pas ces paramètres qui vont influencer la représentation prosodique des occurrences de voilà. Là encore, s’il s’agit pour le locuteur de donner son assentiment par le biais de voilà, il peut mettre en avant deux nuances sémantiques majeures : – Valider de manière neutre : mélodie descendante (cf. Fig. 4) Dans ce cas le locuteur ne cherche pas tant à faire connaître son opinion et à partager réellement son enthousiasme qu’à envoyer une marque de validation à son interlocuteur et à signifier qu’il n’est pas nécessaire d’approfondir la question. La neutralité (ou l’absence d’enthousiasme particulier) peut également s’expliquer par les croyances en jeu dans la situation de communication : le commentaire à valider ne présente pas un enjeu fondamental, il n’y a pas de doute ou de désaccord particulier sur le point évoqué entre les interlocuteurs ou dans l’opinion générale ou il s’agit d’un fait mineur d’un point de vue attentionnel. Il est intéressant de noter que ces emplois ne sont pas très fréquents et qu’ils se trouvent essentiellement dans les emplois de validation-conclusifs, pour lesquels la fonction est à la fois de fournir une marque de validation mais également de passer à un autre sujet. L’idée de clôture apparaît à nouveau dans cette catégorie d’emploi. (12) Invité : « Donc ça devrait quand même éveiller notre attention » Journaliste : « L’Allemagne » Invité : « Voilà » Dans l’exemple ci-dessus le journaliste propose un exemple, ratifié par l’invité qui ne manifeste pas pour autant un accord marqué comme cela aurait pu être le cas si l’exemple fourni était édifiant. – Valider en marquant son accord et son enthousiasme : mélodie en forme de cloche (cf. Fig. 5) La plupart des emplois de validation de voilà sont liés à une marque d’appui ou d’enthousiasme qui rappelle la notion d’évidence. Il est ainsi intéressant de noter que l’utilisation même de voilà à la place de oui par exemple semble liée au besoin d’insister sur un point précis et d’en montrer le caractère pertinent. Un énoncé synonymique de type ‘ceci illustre parfaitement mon propos’ serait parfaitement envisageable.
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Fig. 4 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie descendante de voilà.
(13) Journaliste : « l’AFUB on va répéter l’Association Française des Usagers des Banques » Invité : « Voilà »
Fig. 5 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie en cloche de voilà.
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Dans l’exemple proposé, le locuteur insiste sur la validation car il est très important pour lui que les auditeurs retiennent le nom de l’association et prennent contact avec lui. Nous proposons un autre exemple à mettre en parallèle avec l’exemple de validation neutre évoqué plus haut et pour lequel il s’agit également pour l’interlocuteur de suggérer un exemple qui sera ratifié par le locuteur : (14) Journaliste : « Celui du Mans sur vos terres en 2005 » Invité : « Celui de Grenoble aussi » Journaliste : « Oui euh toutes ces voilà avec des synthèses formidables »
Fig. 6 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie en cloche de voilà.
Ici l’exemple proposé illustre parfaitement les propos de l’interlocuteur, il est d’abord ratifié par un oui présentant lui aussi une cloche mélodique (cf. Fig. 6), marque de conviction (Hacine-Gharbi et al. 2015), puis par voilà dont la mélodie représente une cloche ample, mis en évidence dans le segment rosé. Lorsqu’un constat négatif est ratifié par voilà, une marque de déception ou de dépit peut être perceptible dans la voix du locuteur. Celle-ci nous apparaît comme s’interprétant plutôt par un calcul sémantico-pragmatique que par la prosodie de l’occurrence elle-même. Il en va de même pour l’expression de la satisfaction lors de la validation d’un constat positif. 4.2.3 Emploi « Combler le discours » Le dernier emploi qui nous intéresse est celui consistant à combler le discours en cas de panne lexicale à l’aide de voilà. On trouve dans ce cas des marques
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d’hésitation dans le contexte. L’emploi de voilà sert par exemple à terminer une énumération pour laquelle le locuteur ne trouve plus d’exemple ou bien pour ne pas prendre la peine de chercher à formuler un énoncé considéré comme évident pour l’interlocuteur. Il s’agit aussi très souvent d’introduire un discours gênant (pour différentes raisons), cette gêne pouvant être la raison même des marques d’hésitation. Le test de la synonymie ‘vous voyez ce que je veux/vais dire’ est très pertinent dans ces cas-là. Une fois de plus, nous avons constaté l’apparition de deux sous-emplois au sein de cette catégorie, selon que soit mis en avant le fait de vouloir clore le discours ou que l’on souligne l’évidence des propos non formulés ou à venir. – Clore le discours : mélodie descendante (cf. Fig. 7) Nous trouvons peu d’illustrations de cette nuance sémantique dans notre corpus : (15) Invité : « Et qui vous dit je n’ai pas à condamner enfin c’est voilà qu’est-ce que vous voulez que je vous dise c’est complètement débile » (16)
Fig. 7 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie descendante de voilà.
Nous constatons bien la présence de marques d’hésitations dans le discours du locuteur et le discours à droite de voilà est polémique mais l’interprétation de voilà avec cette mélodie prend le sens de ‘je préfère ne pas insister’.
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– Souligner l’évidence des propos non formulés : mélodie en forme de cloche (cf. Fig. 8) L’idée d’implicite est particulièrement présente pour cet emploi. Dans la grande majorité des cas, le discours qui fait suite à voilà ne convient pas parce qu’il est insultant, grossier, trop vague ou qu’il ne correspond pas à la réalité souhaitée. (17) Journaliste : « À revenir dans le parti si j’ai bien compris dont le vice-secrétaire général serait NKM bon bah voilà »
Fig. 8 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie en cloche de voilà.
Le journaliste ne termine pas sa phrase mais résume en quelque sorte son idée par voilà, partant du principe que la conclusion de ses propos est une évidence pour tout le monde. La collocation avec bah participe à la mise en place de la notion d’évidence, mais même sans cette unité dans le co-texte, l’interprétation de voilà serait identique. Il y a très certainement dans ce cas une stratégie de la part du locuteur visant à transmettre une opinion sans la formuler directement et donc sans avoir à en assumer complètement la paternité. Voyons un autre exemple de ce type d’emploi dans une situation qui donne lieu à des hésitations mais pour lequel cette fois-ci voilà va non pas remplacer mais introduire un énoncé gênant (cf. Fig. 9) :
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(18) Invité : « Et que cette viande-là ne peut être destinée qu’au au rebut à la poubelle et euh ça ça voilà ça suinte ça ça coule euh »
Fig. 9 : Spectrogramme mettant en évidence la mélodie en cloche de voilà.
Par l’emploi de voilà qui prend toujours le sens de ‘vous voyez ce que je veux dire’, le locuteur annonce que l’énoncé à venir est gênant (dans d’autres cas il est polémique) et désamorce d’une certaine façon la réaction de l’interlocuteur. On est très proche du sens présentatif de voilà. Comme nous l’avons évoqué au début de ce chapitre, on peut difficilement, et particulièrement lorsque l’on traite du discours oral, cloisonner les différents sens ou différentes fonctions de voilà. On le voit très bien à travers l’emploi servant à combler le discours qui se rapproche du conclusif ou du présentatif selon les cas. Ce constat n’est pas surprenant puisque comme pour toute unité lexicale polysémique les différents sens sont reliés entre eux.
4.3 Autres paramètres prosodiques Outre les deux configurations mélodiques récurrentes, la mélodie descendante associée à l’idée de consensus et de clôture, et la mélodie en forme de cloche, liée quant à elle à l’implication du locuteur et à la notion d’évidence – et apportant des nuances sémantiques particulières lorsqu’elles se mêlent au
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sémantisme de voilà – nous avons remarqué d’autres paramètres prosodiques qui semblent pertinents dans la mise en place de nuances interprétatives. Il s’agit des ruptures mélodiques par rapport au contexte, que ce soit un changement brutal de registre vers une mélodie plus grave ou plus aigüe. En effet, deux occurrences de voilà présentant une cloche mélodique sont perçues différemment selon qu’il y ait ou non un changement de registre par rapport au contexte. Lorsque voilà se trouve réalisé dans un registre plus haut, Il semble que ce soit pour attirer l’attention sur quelque chose. La rupture dans un registre bas pourrait être liée à un sentiment négatif, de la déception ou de l’irritation. Il ne s’agit là pour le moment que de pistes à explorer. Nous proposons ci-dessous (Fig. 10) une synthèse de nos observations :
Voila
Conclusif
Clore
Appuyer Convaincre
Volidation
Accord
Neutralité
Evidence
Clôture
Fig. 10 : Représentation schématisée des nuances sémantiques obtenues.
5 Conclusion En conclusion de ce travail, nous observons que la dimension prosodique ne permet pas de distinguer les différents sens de voilà traités dans ce chapitre, à savoir le conclusif, l’emploi de validation et l’emploi utilisé afin de combler le discours. En revanche, notre analyse montre que deux nuances interprétatives majeures apparaissent pour chacun de ses emplois et que ces sous-emplois sont discriminables prosodiquement. Ces nuances sont toujours liées au fait de mettre en avant un aspect du sens de voilà : la clôture ou l’évidence/pertinence caractérisées par une mélodie descendante pour l’une et par une mélodie en forme de cloche pour la seconde. L’interprétation se fait par ailleurs grâce au contexte.
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L’éventail des nuances interprétatives est particulièrement riche, et d’autres nuances de sens et d’autres configurations prosodiques sont apparues au cours de notre travail, mais de manière si marginale par rapport à notre corpus qu’il n’est pas possible de les traiter ici.
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Mélanie Petit
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
Marquer l’accord en français et en espagnol. Voilà et claro, convergences et divergences Résumé : Les chapitres qui précèdent ont tenté de cerner la valeur centrale de voilà à l’oral (Petit ; Lambert/Col), en lien avec sa fonction cognitive profonde (Col et al. 2016), également à l’oral, à travers des outils d’analyse variés. Nous proposons quant à nous d’approfondir la valeur de voilà en français parlé lorsqu’il remplit la fonction d’accord dans l’interaction, et en le comparant au marqueur claro qui peut remplir cette fonction en espagnol. L’hypothèse de départ, c’est que la comparaison entre les deux langues nous permettra de mettre au jour le fonctionnement pragmatique et sémantique particulier de voilà lorsqu’il sert à exprimer un accord. Lambert/Col ici-même ont souligné que voilà peut posséder à l’oral une valeur de « validation d’une formulation », il s’agit d’un marqueur qui « exprime la co-orientation argumentative des points de vue ». Nous voudrions ici montrer que cette co-orientation argumentative, notion presque définitoire de l’accord, doit être approfondie pour rendre compte du fonctionnement sémantique de voilà en tant que marqueur d’accord. L’approche comparative avec claro en espagnol nous a parue particulièrement pertinente pour atteindre cet objectif, la comparaison entre des contextes d’emploi en apparence similaires et surtout divergents nous ayant permis d’approfondir son sens. Nous étudierons les marqueurs claro et voilà lorsqu’ils servent à marquer un accord dans le cadre d’une intervention réactive répondant à une question, une assertion, une demande de faire.
Abstract : The previous chapters have attempted to define the central meaning of voilà in oral speech (Petit; Lambert/Col, this volume), in connection with its intrinsic cognitive function (Col et al. 2016), also in oral speech, through various analysis tools. As far as we are concerned, we propose to deepen the value of voilà in spoken French when it performs the function of agreement marker in interaction, comparing it with the Spanish marker claro that can also carry out this function. The starting hypothesis claims that the comparison between the two languages will allow us to highlight the specific, pragmatic and semantic functioning of voilà when it serves to express an agreement. Juliette Delahaie, Université SHS Lille 3, STL UMR 8163 Inmaculada Solìs Garcia, Università degli Studi di Salerno, Italie https://doi.org/10.1515/9783110622454-006
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Lambert/Col have emphasized that voilà can convey a value of « validation of a formulation » in oral speech : it is a marker that « expresses the coorientation of argumentative points of view. » We would like to show here that this argumentative co-orientation – a concept close to the notion of agreement might be deepened to account for the semantic functioning of voilà as an agreement marker. The comparative approach with claro seemed particularly relevant to reach this objective, for the comparison between similar, but also between diverging contextual uses, allowed us to deepen its core meaning. We will address claro and voilà when they are used to mark an agreement as part of a reactive response to a question, to an assertion and to a request.
1 Introduction Les chapitres qui précèdent ont tenté de cerner la valeur centrale de voilà à l’écrit, en diachronie longue et dans le discours littéraire ; en lien avec le chapitre 3 qui porte sur l’oral, nous nous proposons quant à nous d’approfondir la valeur de voilà en français parlé, avant tout lorsqu’il remplit la fonction d’accord dans l’interaction, et en le comparant au marqueur claro qui peut remplir cette fonction en espagnol. L’hypothèse de départ est que la comparaison entre les deux langues nous permettra de mettre au jour le fonctionnement pragmatique et sémantique particulier de voilà, non seulement lorsqu’il sert à exprimer un accord, mais aussi lorsqu’il revêt d’autres fonctions interactionnelles que nous présenterons dans ce travail. Col et Lambert ici-même soulignent (chapitre 3) que voilà peut posséder à l’oral une valeur de « validation d’une formulation », il s’agit d’un marqueur qui « exprime la co-orientation argumentative des points de vue ». Nous voudrions ici montrer que cette co-orientation argumentative, notion presque définitoire de l’accord, peut être approfondie pour rendre compte du fonctionnement sémantique de voilà, et notamment pour le différencier d’autres marqueurs qui fonctionnent comme marque d’accord comme bien sûr ou d’accord. L’approche comparative avec le marqueur claro en espagnol nous a paru particulièrement pertinente pour atteindre cet objectif, la comparaison entre des contextes d’emploi en apparence similaires et surtout divergents nous ayant permis d’approfondir le sens de l’un et l’autre marqueur. Avant d’élargir notre analyse à d’autres contextes d’emploi, nous étudierons les marqueurs claro et voilà lorsqu’ils servent à marquer un accord dans le cadre d’une intervention réactive répondant à une question, une assertion, une demande de faire, comme dans les deux exemples suivants tirés d’interactions dans une agence de voyage (corpus Lancom 2006 pour la partie française, corpus Nonnelli non publié et Contreras 2004 pour la partie espagnole) :
Marquer l’accord en français et en espagnol
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(1)
E1- ce s/era peut-être l’occasion pour lui d’aller en Finlande C- si lui est là-bas je l’emmèn/erai là-bas voilà je l’emmèn/erai là-bas E- voilà bien sûr (agence de voyage, Suède)
(2)
E- pues sí que te conviene irte con/que te lleven ellos sabes ? (‘donc c’est clair qu’il te convient de repartir avec ceux qui t’ont amené tu sais ?’) C- depende de donde vayas (‘ça dépend d’où tu iras’) E- claro (‘tout à fait’) (corpus Nonnelli, 2004)2
L’étude se situe dans le cadre des approches contrastives en pragmatique interculturelle, puisqu’il s’agit d’analyser des fonctionnements discursifs et des comportements interactionnels dans plusieurs langues à partir de l’analyse précise d’un marqueur. Sa spécificité réside dans le choix des langues : le français et l’espagnol, car les langues généralement étudiées en pragmatique interculturelle sont des langues éloignées, ou du moins n’appartenant pas à la même famille typologique.3 Son originalité tient également à l’approche proposée : alors que les analyses d’interactions en pragmatique interculturelle visent généralement à décrire des fonctionnements discursifs différents dans les langues (voir Traverso 2006), l’objectif est ici double : à la fois décrire des comportements interactionnels différents et approfondir la valeur sémantique d’un marqueur de discours dans une langue donnée, l’approche comparative étant selon nous un moyen très efficace pour mettre au jour des phénomènes qui passeraient inaperçus sans un effet de contraste avec une autre langue. Notre méthodologie sera la suivante : on partira d’un corpus comparable de données authentiques dans une agence de voyage en France et en Espagne et de dialogues semi-guidés dits du jeu des différences, dans lesquels voilà et claro marquent dans les deux langues une même fonction interactionnelle, l’accord. On étudiera les contextes qui semblent similaires dans les deux langues, pour ensuite comprendre comment voilà et claro fonctionnent dans des contextes non
1 Dans les extraits d’interactions à l’agence de voyage, côté francophone et hispanophone, E désigne l’employé de l’agence, et C un client, les / indiquent que la voyelle qui suit n’a pas été prononcée, et les soulignements indiquent des chevauchements. 2 Le corpus Nonelli (non publié) a été recueilli en 2014 dans des agences de voyage de la ville de Malaga. L’ensemble est composé de 14 interactions (9.251 mots, 58’34”). 3 Voir par exemple les études de Béal (1993 ; 2010) sur l’anglais australien et le français, ou le numéro spécial du Journal of French Language Studies (20/2010) qui traite de pragmatique comparée, proposant des études sur le français et l’anglais, et le français et le japonais.
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similaires, aussi bien pour marquer l’accord que d’autres fonctions interactionnelles. Dans cette analyse, on postulera que nos deux marqueurs sont pourvus d’un noyau sémantique unique (cependant ce n’est qu’une hypothèse), mais dont les fonctions interactionnelles varient selon les contextes. L’objectif est d’approfondir la description de cette valeur sémantique unitaire en étudiant des contextes d’emploi différents.
2 Présentation générale 2.1 Définition de la notion d’accord En pragmatique interculturelle ont surtout été étudiés des actes de langage pour lesquels sont mobilisées des stratégies de politesse particulières : le désaccord, le refus, et plus généralement ce qui est appelé la « violence verbale » et le discours polémique, ont suscité beaucoup plus d’intérêt chez les chercheurs que l’expression de l’accord à proprement parler (voir Kerbrat-Orecchioni 1980, ou plus récemment Auger et al. 2008 ; Amossy 2014). On peut expliquer cet intérêt par l’influence de l’ouvrage de Brown et Levinson (1987), qui considèrent qu’il existe une corrélation positive entre politesse et stratégie indirecte, si bien qu’ont été étudiées différentes figures d’évitement de la violence verbale comme l’excuse ou l’expression polie du refus. L’expression du consensus a suscité plus d’intérêt en analyse des interactions dans une perspective qui n’est pas de comparer les langues, mais de décrire le plus finement possible comment se « co-construit » le discours. Ont ainsi été étudiés les modes de construction collaborative du discours (par exemple André 2014) : il s’agit d’analyser les traces de la collaboration entre les locuteurs, comment ils combinent leurs interventions et s’engagent conjointement dans la production d’un événement de parole, notamment à travers les phénomènes de reprise (André 2014) et de complétion collaborative (Oloff 2014 ; Lerner 1987). C’est dans une perspective différente que s’inscrit ce chapitre, dans la mesure où le point de départ est l’analyse de marqueurs, voilà comparé à claro, en tant que chacun des deux termes contribue à la construction collaborative du discours. Notre étude de ces marqueurs ne sera pas faite dans le cadre de l’analyse de conversation qui a largement exploré les marqueurs de discours (voir Schiffrin 1987 ; Schourup 1999 ; plus récemment Fischer 2006 ; Aijmer 2013) : ces études, qui traitent essentiellement de la langue anglaise, visent plutôt à recenser et à expliquer les différentes fonctions d’un marqueur, et notamment dans ses fonctions d’accord, dans des contextes différents. Dans ce type d’approche, la comparaison
Marquer l’accord en français et en espagnol
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entre les différentes fonctions permet éventuellement d’identifier un ou des invariants sémantiques. Néanmoins, l’ensemble de ces études met l’accent sur le caractère multifonctionnel des marqueurs de discours. Notre approche sera en quelque sorte inverse : nous plaçant dans le cadre d’une sémantique énonciative et pragmatique, il sera postulé ici que les marqueurs de discours voilà et claro sont pourvus d’un noyau sémantique unique que l’on peut mettre en valeur par une série de propriétés, et qui permet d’expliquer leurs différentes fonctions dans l’interaction. Cela veut dire que voilà et claro peuvent être définis comme des marqueurs de discours qui servent, entre autres, à exprimer la fonction interactionnelle d’accord. Ils possèdent en effet les principales propriétés définitoires des marqueurs de discours, telles qu’elles ont par exemple été présentées dans Andersen (2007), Dostie/Pusch (2007), ou Schourup (1999) : ils sont plutôt employés à l’oral ; ils appartiennent à des catégories grammaticales dites « mineures », adverbe pour claro, construction impersonnelle à « présentatif » pour voilà ; comme les interjections, ces marqueurs jouissent d’une forte autonomie dans la phrase et ne modifient pas la valeur de vérité d’un énoncé ; enfin, ils peuvent jouer différents rôles dans l’interaction, et notamment revêtir une fonction d’accord. L’objectif du présent travail est justement de déterminer, à travers l’étude de voilà et claro, des paramètres qui permettraient de modéliser la notion interactionnelle d’accord, et qui donneraient en retour des informations sémantiques et pragmatiques sur le positionnement respectif de voilà et claro par rapport à ces paramètres. On donnera pour l’instant une définition limitée de l’accord qui nous permet de comprendre comment il fonctionne au niveau des marqueurs de discours étudiés. On fera d’abord la différence entre affirmation/négation d’une part, et accord/désaccord d’autre part : il s’agit d’un problème modal d’un côté (énoncé affirmatif ou négatif, ou à polarité positive ou négative), et interactionnel de l’autre. Accord et polarité ne sont donc pas équivalents : on peut marquer son accord en niant (Pierre n’est pas parti ? Non, il n’est pas parti), et son désaccord en affirmant (Pierre n’est pas parti ? Si, il vient de partir.) Au niveau interactionnel, l’accord sera circonscrit ici à un énoncé réactif dans une structure d’échange, à la suite d’un énoncé initiatif ; il peut s’agir d’un échange binaire au cours duquel l’interlocuteur marque son accord par rapport à l’énoncé du locuteur précédent, comme dans l’exemple (3) extrait d’une interaction à l’agence de voyage (2006, corpus Lancom) où le client C répond par voilà à une demande de l’employée M : (3) (L’employée est en train de rechercher une réservation d’hôtel) M- c’était l’hôtel (nom) hein c’est ça hein ? C- voilà à Lesbos et il y a une semaine à Kyos (agence de voyage, Lesbos)
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Il peut s’agir également d’un échange ternaire du type question/réponse/ évaluation, dans lequel le marqueur vient évaluer positivement la réponse à une question, comme dans cet exemple tiré encore d’une interaction à l’agence de voyage, où d’accord sert à enregistrer l’information donnée par le client E1 : (4) (L’employée M est en train de recueillir les informations afin de trouver un séjour aux clients) M – OK et vous êtes combien d/e personnes à partir↑ E1 – deux M – d’accord vous cherchez plutôt du : de l’hôtel du club ? (agence de voyage, Les Baléares) Il est rare de trouver voilà à un tel poste interactionnel, et quand c’est le cas, il semble cumuler plusieurs fonctions. On le montrera dans l’exemple suivant : (5) (L’employée M est en train de parler d’un hôtel aux Baléares) M – [. . .] c’est vrai qu/e c’est vraiment un bon produit franch/ement bon c’est quand même une grande infrastructure ça i/l faut être honnête mais heu d/e toute façon sur la destination euh ce s/era pas forcément évident de trouver des : des p/etites structures hein ça c’est E1 – ouais les Baléares ouais M – c’est un peu voilà c’est un peu contradictoire par rapport à la destination et eu : h et là comme j/e vous dis bon il a l’avantage d’être sur une petite plage directement vous traversez la route vous êtes sur la plage c’est vrai qu/e c’est euh ça reste un bon compromis sinon eu : h après i/l y en un autre qui est très très bien aussi qui est le (nom) la seule chose euh le seul inconvénient de l’hôtel alors attendez est-ce qu’il est avan : t (agence de voyage, Les Baléares) Dans cet exemple, voilà occupe la fonction d’accord : M signale qu’elle rejoint l’opinion du locuteur E1 ; cependant voilà a aussi une fonction de conclusion d’un échange initié par le même locuteur qui va ensuite passer à une thématique annexe, à savoir les qualités de l’hôtel en question. Voilà cumule donc ici plusieurs fonctions, celles d’accord, de conclusion et de démarcation, la plurifonctionnalité étant souvent considérée comme un trait définitoire des marqueurs de discours. Si l’on revient à la notion d’accord, on dira donc qu’il existe plusieurs manières de marquer l’accord en fonction du format de l’énoncé initiatif (assertion, question, requête, demande de confirmation), mais aussi en fonction de la modalité d’adhésion du locuteur par rapport à l’énoncé approuvé : en marquant son accord, le locuteur prend en charge l’énoncé de l’interlocuteur
Marquer l’accord en français et en espagnol
185
précédent à différents titres. La notion de prise en charge peut être définie de plusieurs manières (voir Coltier/Dendale 2009 pour une synthèse sur le sujet), et nous la définirons dans le cas précis de l’accord par deux traits définitoires que nous expliciterons par la suite : en marquant son accord, le locuteur valide l’énoncé prononcé par un autre locuteur, il s’engage donc au sujet de la pertinence de cet énoncé dans un contexte donné, en exprimant notamment son orientation par rapport au locuteur (‘vous avez raison’ versus ‘j’ai raison’), et son rapport au savoir transmis (savoir partagé, déjà connu, ou inconnu).
2.2 Présentation des données Lorsque l’on cherche à dégager les différentes fonctions d’un marqueur de discours dans un contexte donné, il existe un risque connu : chaque genre d’interaction génère sa propre typologie de fonctions, et partant les fonctions trouvées pour tel ou tel marqueur dépendent parfois moins du marqueur lui-même que de la nature des données. Ainsi, Schourup (1999, 250) ne mentionne pas moins de douze valeurs à propos du marqueur well, en fonction du genre de discours étudié. Nous situant dans un autre cadre méthodologique que celui de l’analyse de conversation, nous avons choisi néanmoins de traiter voilà et claro dans deux types d’interactions qui mobilisent différemment ces marqueurs. Nous montrerons ainsi que quel que soit le genre de l’interaction, leur noyau sémantique ne change pas ; de plus, nous utiliserons cette variété contextuelle pour approfondir l’analyse des marqueurs traités. Le premier sous-corpus est constitué d’interactions enregistrées dans des agences de voyage en France et en Espagne. Il s’agit de 10 interactions (9.251 mots) côté hispanophone, et 7 interactions (9.668 mots) côté francophone ; le nombre d’interactions est déséquilibré, mais nous avons choisi un volume total presque semblable en nombre de mots. La partie francophone appartient au corpus Lancom, propriété de l’Université de Louvain-Leuven et accessible en partie en ligne sur le site Elicop (http://bach.arts.kuleuven.be/elicop/),4 la partie espagnole est formée de deux corpus différents, le corpus Contreras (Contreras 2004) et le corpus Nonnelli (2004, non publié). Les interactions à l’agence de voyage sont intéressantes du point de vue de la construction du consensus ; il s’agit d’un genre transactionnel5 dans lequel on peut supposer que les stratégies d’accord (à
4 Voir Annexe 1 pour un extrait de ces données. 5 Voir Kerbrat-Orecchioni/Traverso (2008) pour une présentation détaillée des caractéristiques de l’interaction transactionnelle.
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la différence du débat politique par exemple) sont importantes, dans la mesure où les interlocuteurs doivent se mettre d’accord sur un certain nombre d’éléments afin de finaliser l’interaction qui doit aboutir à l’obtention ou la promesse d’un service. De plus, l’interaction dans une agence de voyage possède un script relativement clair composé d’une série d’actes à effectuer comme demander un séjour, s’informer sur la date, le lieu, le budget, etc. Les rôles interactionnels d’employé et de client sont bien définis, et pour ainsi dire asymétriques et complémentaires : l’un et l’autre sont en possession d’informations dont chacun a besoin pour faire progresser l’interaction ; dans le même temps, les interlocuteurs possèdent un savoir commun : chacun sait a priori comment fonctionne une interaction dans une agence de voyage (c’est-à-dire le script, le service souhaité, etc.), et l’employée possède souvent déjà des données sur l’identité de son interlocuteur et le voyage demandé ; organiser un séjour nécessite en effet généralement plusieurs visites à l’agence de voyage et plusieurs interactions entre les mêmes personnes, les locuteurs possèdent ainsi une même histoire conversationnelle Enfin, il s’agit d’un type d’interaction dans lequel la politesse linguistique peut jouer un grand rôle : au niveau relationnel, l’employé doit faire preuve de plus de bonne volonté que le client, même si le client n’est pas dispensé de tout travail de politesse. Le second sous-corpus présente des spécificités tout à fait différentes. Il s’agit d’un jeu « task oriented » composé de cinq interactions en français et neuf interactions en espagnol, tirées du corpus PraTiD. La partie espagnole est accessible en ligne sur le site www.parlaritaliano.it, tandis que la partie française est en cours de constitution, ce qui explique le différentiel de volume. Pour ce dialogue, les deux locuteurs ont chacun une image semblable mais à dix différences près. Le but du jeu est de trouver ces différences sans regarder l’image de l’autre. Les locuteurs doivent donc collaborer pour arriver à trouver les ressemblances et les différences dans leurs images. La relation entre les locuteurs est cette fois-ci symétrique : ils possèdent un savoir non partagé (on dira, l’image A et l’image B) et doivent arriver, en quelque sorte, à un savoir commun constitué par les dix différences. Il s’agit donc de vérifier si le savoir de A sur l’image A1 correspond au savoir de B sur l’image B1, s’il y a concordance ou non entre les deux. Il y a donc en quelque sorte symétrie des savoirs. Ce type de dialogue se rapproche du dialogue de Tangram utilisé dans Knutsen/Col/Rouet ici même, dans la mesure où il s’agit d’une tâche guidée dans laquelle les participants doivent travailler ensemble pour atteindre un but commun, d’un côté la réalisation de la figure de Tangram, de l’autre la collecte des différences. Toutefois, le rapport au savoir partagé n’est pas le même et nous verrons qu’il explique en partie pourquoi voilà est si peu fréquent dans nos interactions tandis qu’il apparaît assez souvent dans le dialogue du Tangram, et généralement dans la bouche du directeur qui dispose des informations nécessaires pour réaliser la tâche. De plus, nous verrons que les conclusions
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187
de Knutsen/Col/Rouet expliquent dans le cadre de la psychologie cognitive ce que nous essayons de décrire ici dans un cadre plus strictement linguistique à propos du fonctionnement sémantique de voilà. Les deux types d’interactions traités dans ce chapitre sont donc très différents du point de vue du savoir partagé entre les locuteurs et de leur relation (symétrique ou non). Ils possèdent néanmoins un point commun, c’est que les locuteurs doivent collaborer pour arriver à un accord sur l’éventualité d’un séjour/sur les différences entre les deux images. L’utilisation de voilà et de claro dans nos deux types de données est très contrastée. Pour en avoir un aperçu général, nous présentons d’abord un tableau global de l’emploi des marqueurs d’accord dans ces deux sous-corpus, ainsi qu’une visualisation par un graphique (Fig. 1 à Fig. 4) :
Corpus Contreras + Corpus Nonelli 10 interactions en agence de voyage (Espagne). 9.251 mots. 58ʹ34″
Corpus Lancom 7 interactions en agence de voyage (France). 9.668 mots. 59ʹ56″
Items
Nb d’occ.
%
Items
Nb d’occ.
%
Sí
182
36,6
Oui/ouais
341
69,3
Claro
112
22,6
D’accord
52
10,5
Vale
62
12,4
Voilà
37
7,6
Hm hm
26
5,2
Hm hm
28
5,8
Bueno
24
4,8
OK
14
2,8
Muy bien
18
3,6
C’est ça
11
2,2
Ahà
18
3,6
Tout à fait
4
0,8
Ya
14
2,8
Exactement 2
0,4
Eso
8
1,6
Très bien
1
0,2
Exacto
8
1,6
C’est bien
1
0,2
Bien
6
1,2
Absolument 1
0,2
Ah
6
1,2
Total
100
De acuerdo
4
0,8
Correcto
3
0,6
Eso es
3
0,6
Exactamente 3
0,6
Desde luego 1
0,2
Total
492
498
Fig. 1 : Les marqueurs d’accord dans les deux corpus français/espagnol à l’agence de voyage, présentation générale.
188
Item
Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
%
Oui/ouais
69,3
D’accord
10,5
Voilà Hm hm OK C’est ça
7,6 5,8 2,8 2,2
Tout à fait
0,8
Exactement
0,4
Très bien
0,2
C’est bien
0,2
Absolument 0,2 Total
100
Item
%
Sí Claro Vale Hm hm Bueno
36,6 22,6 12,4 5,2 4,8
Muy bien
3,6
Ahà Ya Eso Exacto Bien Ah
3,6 2,8 1,6 1,6 1,2 1,2
De acuerdo
0,8
Correcto
0,6
Eso es
0,6
Fig. 2 : Les marqueurs d’accord dans le corpus français à l’agence de voyage.
Exactamente 0,6 Desde luego 0,2 Total
100%
Fig. 3 : Les marqueurs d’accord dans le corpus espagnol à l’agence de voyage.
Marquer l’accord en français et en espagnol
Jeu des différences Données espagnoles 18.756 mots Items Nb d’occ. Si 849 Vale 324 Claro 9 Total 1.182
% 70,49 28,80 0,11 100
Jeu des différences Données françaises 9.872 mots Items Nb d’occ. Oui/ouais 759 D’accord 11 Voilà 8 Ok 63 C’est ça 45 Total 886
189
% 85,7 1,2 0,9 7,1 5,1 100
Fig. 4 : Les marqueurs d’accord dans les deux corpus français/espagnol du jeu des différences.
Items
%
Oui/ouais
85,7
D’accord
1,2
Voilà
0,9
Ok
7,1
C’est ça
5,1
Total
100
Items
Fig. 5 : Les marqueurs d’accord dans le corpus français jeu des différences.
%
Sí
70,49
Vale
28,8
Claro
0,11
Total
100
Fig. 6 : Les marqueurs d’accord dans le corpus espagnol du jeu des différences.
La méthodologie choisie pour le comptage des marqueurs d’accord est la suivante : ont été identifiés les items qui servaient à marquer un accord dans le deuxième ou le troisième tour d’un échange. Une fois cette liste établie, nous avons comptabilisé tous les items présents dans les données, indépendamment de leur fonction. Nous avons en effet mentionné plus haut que le marqueur voilà était souvent plurifonctionnel, mais nous voudrions montrer que voilà et claro, même lorsqu’ils ne revêtent pas spécifiquement la fonction d’accord, conservent néanmoins dans leur instruction sémantique une valeur qui explique pourquoi ils contribuent à la construction du consensus dans une interaction donnée. L’hypothèse, c’est donc qu’un marqueur d’accord, même quand il sert par exemple à conclure (ce qui est souvent le cas pour voilà), sert néanmoins, aussi, à marquer l’accord. Nous avons donc décidé de ne pas comptabiliser nos
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
marqueurs selon une typologie de fonction, pratique qui a souvent cours en analyse de conversation, parce qu’il nous a paru pour le moins difficile et risqué de créer des catégories fonctionnelles, par exemple d’accord, de conclusion, etc. qui reposent souvent sur une glose explicative selon nous peu convaincante. Nous rejoignons en cela l’approche du groupe Disco qui a collectivement élaboré une instruction sémantique pour voilà, indépendante de ses fonctions en conversation. Quoiqu’il en soit, nos deux sous-corpus donnent des résultats fort intéressants relativement à la co-construction de l’accord en français et en espagnol, et l’on listera les points qui nous paraissent les plus importants : – Ce que l’on peut voir, et qui est à investiguer, c’est le fait que le locuteur français dise plus de oui/ouais que de sí en espagnol dans les deux souscorpus. En fait, il semble que les oui français, qu’ils soient phatiques ou non, participent beaucoup plus que les sí espagnols à la co-construction d’une interaction consensuelle. – Dans les données à l’agence de voyage en français et en espagnol, on a affaire à une triade de marqueurs : oui/d’accord/voilà d’un côté, et si/ claro/vale de l’autre, mais avec des pourcentages différents. On peut donc se demander s’il s’agit d’un système cohérent et proche, avec un oui/sí plurifonctionnel, et deux marqueurs plus spécifiques. – Dans les données du jeu des différences, les marqueurs employés ne sont pas exactement les mêmes que dans l’agence de voyage : voilà et claro sont très peu employés, et l’on essaiera d’expliquer pourquoi en nous servant de ce sous-corpus comme corpus témoin.6 L’analyse comparée des contextes d’accord dans lesquels apparaissent voilà et claro nous permettra de dégager pour ces deux marqueurs une instruction sémantique particulière à partir des deux paramètres du savoir partagé et de l’orientation locuteur/interlocuteur. Dans ce cadre, voilà et claro n’ont pas exactement la même valeur sémantico-pragmatique, et nous essaierons de montrer en quoi l’instruction sémantique qui leur est attachée permet d’expliquer leurs différentes fonctions. On étudiera d’abord voilà et claro dans le souscorpus de l’agence de voyage en commençant par les contextes dans lesquels ils semblent interchangeables, pour ensuite approfondir leur étude à travers des contextes d’accord non similaires, et terminer par des emplois dans lesquels la fonction d’accord n’est pas dominante.
6 Ce qui serait également à expliquer, c’est la présence de vale et l’absence de d’accord, qui est remplacé par une forte fréquence de c’est ça et ok en français. Voir Delahaie/Solìs Garcia (en préparation) : Stratégies d’accord en français et en espagnol. Analyse sémantique et pragmatique de si/vale/claro et oui/d’accord/voilà.
Marquer l’accord en français et en espagnol
191
3 Voilà et claro dans des contextes similaires d’accord 3.1 Valeurs sémantiques et pragmatiques de voilà et claro Voilà et claro ont déjà largement été étudiés séparément (voir Bruxelles/ Traverso 2006 ; Col et al. 2015 ; Delahaie 2013 ; Porhiel 2012 pour voilà, et Freites Barros 2006 ; Maldonado 2010 ; Perez Garcìa 2012 et Solís García 2012 pour claro), mais nous voudrions montrer en quoi l’étude contrastive permet d’emprunter de nouvelles pistes sémantiques. Notre hypothèse est que voilà et claro mettent en jeu deux paramètres essentiels : – le savoir partagé ou terrain commun (common ground en anglais, voir Clark 1996 ; Stalnaker 2002). Il s’agit de l’ensemble des connaissances partagées ou supposées partagées par les locuteurs en présence, des informations d’arrière-plan nécessaires à l’interaction, et susceptibles de se modifier et de s’enrichir (on parle de grounding en anglais) au cours de l’interaction. Nous avons vu que le savoir partagé entre les locuteurs était différent dans nos deux sous-corpus. Ainsi, les locuteurs de l’interaction du jeu des différences ne partagent pas d’information à propos de leur image, tandis que les locuteurs de l’agence de voyage partagent généralement un minimum d’informations sur le séjour recherché. Notre hypothèse est que les locuteurs de claro/voilà présentent ce sur quoi claro/voilà portent comme faisant partie d’un savoir partagé par locuteur et interlocuteur – même s’il ne l’est pas, cela peut être une simple stratégie. – l’orientation locuteur/interlocuteur : on peut rapprocher cette idée d’orientation des études sur la médiativité et les sources de savoir (voir Dendale/Coltier 2011 sur ce point), ou sur la polyphonie, modèle dans lequel la question des sources de l’information est également cruciale (voir Ancombre et al. 2013), sources qui ne sont pas toujours assimilables au locuteur de l’énoncé mais à d’autres « personnages du discours » comme le ON-locuteur (la communauté linguistique à laquelle le locuteur appartient) ou l’allocutaire.7 Néanmoins, aucun des modèles cités ne correspond vraiment à la notion d’orientation comme nous
7 Le projet de description des opérateurs sémantico-pragmatiques du français dirigé par Maria Luisa Donaire (Université d’Oviedo), et qui a déjà donné lieu à plusieurs publications, notamment Anscombre et al. (2013), propose une description polyphonique des marqueurs de discours.
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
l’entendons ici, et nous la définirons du point de vue de la politesse dans l’interaction en nous inspirant du modèle de la politesse linguistique proposé par Kerbrat-Orecchioni (1994, 176 et suiv.). Commentant le modèle de la politesse de Brown/Levinson (1987) essentiellement basé sur le « travail des faces », Kerbrat-Orecchioni (1994) critique le fait que les chercheurs ne distinguent pas clairement entre les principes « destinataireorientés » et « locuteur-orientés » régissant les face threatening acts : il y a en effet des actes orientés vers le locuteur responsable de l’énoncé, comme les promesses ; et des actes orientés vers le destinataire, comme les compliments. Proposant son propre modèle de la politesse, Kerbrat-Orecchioni (1994, 179) rajoute un axe majeur constitué par les « principes régissant les comportements que L doit adopter vis-à-vis de lui-même (principes L-orientés), ou au contraire vis-à-vis de son partenaire (principes A-orientés) ». Les principes A-orientés sont tous favorables au récepteur A du message, par exemple ceux qui consistent à atténuer la formulation d’un ordre. Les principes L-orientés concernent les faces positives et négatives de L, et peuvent consister à éviter de faire des promesses inconsidérées ou atténuer les auto-louanges. À partir de l’analyse de Kerbrat-Orecchioni (1994, 184) et des notions de source de savoir, nous donnerons notre propre définition de l’orientation : du point de vue de l’interaction, elle concerne la relation entre le locuteur et le destinataire du message, et du point de vue sémantique, elle renvoie à la détermination de la source du savoir entre locuteur ou destinataire/allocutaire (même si cette source peut bien sûr être médiée et impliquer d’autres sources de savoir que nous n’explorerons pas vraiment ici.) Nous dirons donc que claro et voilà expriment une orientation soit « de l’interlocuteur vers le locuteur » (orientation 1), soit « du locuteur vers l’interlocuteur » (orientation 2) ; cette orientation ne dépend pas de la source de savoir, mais plutôt de ce que le locuteur veut mettre en valeur, et nous verrons comment il le fait à travers l’étude de voilà et claro. Pour faire schématique, en disant voilà/claro, le locuteur exprime soit « j’ai raison » (orientation 1), soit « vous avez raison » (orientation 2). On voit bien que ces deux paramètres pourraient servir à définir la notion d’accord d’un point de vue sémantique et pragmatique, mais nous mettrons surtout ici l’accent sur le fait qu’ils permettent aussi de rendre compte d’emplois très divers de voilà et claro en conversation. À partir de ces deux paramètres, on proposera ainsi un modèle explicatif de voilà et claro. On prendra deux locuteurs A et B, B étant le locuteur de claro/voilà qui répond à A :
Marquer l’accord en français et en espagnol
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– avec voilà, le savoir partagé est un savoir B-A,8 versus avec claro le savoir partagé est un savoir A-B. – en disant voilà, le locuteur B indique que le locuteur A a dit/pensé la même chose que lui, versus en disant claro, le locuteur B indique qu’il aurait pu dire la même chose que A. L’orientation locuteur/interlocuteur est donc très différente, et nous essaierons de montrer l’efficacité de ce modèle explicatif pour approfondir le sens de voilà et claro à travers l’étude de différents contextes d’emploi dans les interactions à l’agence de voyage et dans les données du jeu des différences.
3.2 Quand voilà et claro marquent l’accord dans des contextes similaires Le premier contexte que l’on étudiera est celui de la demande de confirmation. Celle-ci peut être définie comme un acte intermédiaire entre l’assertion et la question, et qui présente l’information à la fois sur le mode de l’apport et de la demande. Cette définition est large, et nous en donnerons deux différentes qui s’appliquent parfaitement, à claro pour l’une, et voilà pour l’autre. Selon Heddesheimer (1974, 30) d’abord, qui s’intéresse à l’expression de l’assentiment et de la confirmation en langue anglaise, la confirmation est « l’acte verbal par lequel l’interlocuteur B marque expressément qu’il aurait pu émettre le même énoncé que l’interlocuteur A ». Cette définition est intéressante à plus d’un titre, pour l’idée de savoir partagé entre les deux interlocuteurs, mais aussi pour l’orientation exprimée, dira-t-on, de ce savoir partagé, de B vers A, ce qui correspond à notre modèle explicatif de claro énoncé plus haut. En revanche, Labov (1973, trad. franç. 1976, 344) propose une autre définition qui inverse l’orientation entre A et B, et qui correspond au modèle explicatif présenté plus haut pour voilà : La demande de confirmation porte sur des faits que l’on peut appeler A-B : « A asserte quelque chose sur un fait B, mais il n’en est pas sûr, B est le mieux
8 La lettre en caractère gras indique la source du savoir, le locuteur A ou le locuteur B.
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
placé pour savoir ce qu’il en est et il interprétera l’énoncé de A comme une demande de confirmation ». Dans la définition de Labov, B est la source première du savoir (presque) partagé : A asserte sur un fait B dont il n’est pas sûr, ce qui semble l’inverse chez Heddesheimer : A asserte sur un fait que B aurait pu également asserter, ce que confirme B par une marque de confirmation. Dans les contextes de confirmation en français et en espagnol qui peuvent à première vue paraître similaires, cette différence d’orientation entre A et B va nous permettre de creuser les valeurs de voilà et claro. En effet, voilà et claro apparaissent bien dans des contextes confirmatifs, comme dans les exemples suivants : (6) A- a qué fecha queréis ir ? Hay toda la semana↓ o sea del uno al siete del siete al trecee toda la semana ↓ (‘à quelle date vous souhaitez partir ? Il y a toute la semaine soit du premier au sept ou du sept au treize toute la semaine ?’) B- claro↓ (Contreras 1, 11–15) (‘voilà’) (7) A- c’était l’hôtel (nom) hein c’est ça hein ? B- voilà à Lesbos et il y a une semaine à Kyos (agence de voyage, Les Baléares) Dans ces deux échanges tirés des données à l’agence de voyage, voilà et claro servent à marquer une confirmation. Dans l’exemple (6), le locuteur A demande confirmation au sujet de la durée des vacances, à savoir « toute la semaine ». Dans l’exemple (7), le locuteur A est en train de rechercher un séjour déjà réservé par B sur son ordinateur et demande confirmation au sujet du nom de l’hôtel. Dans les deux cas, le locuteur A pose une question au sujet d’une information qui ne lui est pas inconnue. Cependant dans les contextes de confirmation, claro ne dit pas exactement la même chose que voilà, et c’est dans le cadre de la réponse à une assertion que les différences sont les plus claires. Certes, claro et voilà peuvent être employées à la suite d’une assertion pour marquer un accord, et dans l’exemple (11), on traduirait facilement les claro énoncés par des voilà : (8) B- bah en fait mon épouse euh a une carte euh j/e sais pas quoi parc/e qu’elle voyage tout l/e temps A- fréquence plus B- donc euh ouais donc le billet d’avion euh elle pourrait l’avoir mais j/e suppose qu’il y a d/e certaines places A- elle va l’utiliser elle va l’utiliser avec des miles
Marquer l’accord en français et en espagnol
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B- voilà j/e suppose qu’il y a certaines places de réservées sur l’avion ou elles sont toutes disponibles (agence de voyage, Egypte) (9) (les clients parlent de la peur de l’avion) A- lo pasas mal (‘c’est un mauvais moment’) B- es subir y bajar (‘c’est monter et descendre’) A- sabes↑ (rires) (‘voilà !’) C- es como un metro o sea es como un tunel (‘c’est comme un métro ou un tunnel’) B- claro es subir y luego bajar (‘voilà c’est monter et ensuite descendre’) (Contreras 1, 167–170) En (8), B ne sait plus comment s’appelle la carte de voyage de sa femme, et l’employée lui donne la réponse, « elle va l’utiliser avec des miles ». Les deux tours fonctionnent de manière complémentaire et manifestent combien la frontière entre demande de confirmation et assertion est ténue, le locuteur B construisant avec A un échange autour de l’utilisation de la carte ; cependant, même s’il ne se souvient plus exactement du fonctionnement de la carte, c’est le locuteur B qui mène l’échange et qui signifie par voilà qu’il sait comment elle fonctionne, les dires de l’employée A ne faisant que confirmer ce qu’il sait déjà. Voilà est donc la confirmation a posteriori que la proposition assertée fait bien l’objet d’un savoir partagé par les interlocuteurs, et d’un savoir dont la source première est B. On est donc là encore dans le cadre d’une confirmation d’un savoir partagé, où le locuteur qui dit voilà confirme une donnée qu’il est censé savoir, pourrait-on dire, mieux que l’interlocuteur (on est donc dans un cadre de confirmation à la Labov.) Dans l’exemple (9), claro pourrait fonctionner de la même manière que voilà. Cependant, il existe un certain nombre de cas dans le corpus espagnol de l’agence de voyage, pour lesquels claro marque bien une confirmation après une assertion, mais ne pourrait pas se traduire par voilà. Nous analyserons les deux exemples suivants pour donner une explication du fonctionnement de claro : (10) (B parle des grandes possibilités de sortie à Valence) B- sales por las mañanas y te vas viendo cosas (‘tu sors le matin et tu vas te promener’) A- claro pero aquí en Valencia estas aquí ya toda la vida (‘bien sûr, mais ici à Valence, tu y es depuis toujours’) B- claro (‘c’est sûr’)
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
A- y lo que quieres es salir de ahí (‘et moi ce que je veux c’est sortir de cet endroit’) B- claro (‘bien sûr’) A- de la playa del calor (‘de la plage de la chaleur’) B- claro (‘bien sûr’) A- y todo (‘en fait’) (Nonnelli, Grabación Asturias) (11) (A présente à son client un circuit au Danemark) A- tiene aquí los días de salida Copenaguen Estocolmo Ooslo y luego interior y los Fiordos Oslo y Estocolmo 16 días o 18 días (‘vous avez ici les jours de sorties Copenhague Oslo et ensuite l’intérieur et les Fjords Oslo et Stockholm 16 jours ou 18 jours’) A- no 16 días lo que tampoco queremos es ir de maratón porque entonces (‘16 jours non ce qu’on ne veut pas c’est faire un marathon parce que bon’) B- no no claro no (‘non non bien sûr non/ ?? non non voilà non’) (Nonnelli, Grabación Fiordos) Dans l’échange (10), le client B explique pourquoi il souhaite faire son voyage (changer d’horizons, sortir de la plage et de la chaleur qui caractérisent Valence). Dans cet échange, l’employé A peut difficilement répondre à ces assertions par voilà dans la mesure où il s’agit d’énoncés portant sur des opinions personnelles et qui ne peuvent pas faire l’objet d’une connaissance antérieure de la part de l’employé A. En revanche, l’employé A peut donner son accord par bien sûr ou c’est clair à des énoncés qui peuvent être considérés comme relevant du sens commun, d’idées « allant de soi », l’employé A indiquant par là à son interlocuteur qu’il a raison, qu’il partage le même avis, et qu’il pourrait dire la même chose que lui. La différence entre voilà et claro tient donc dans l’orientation entre locuteur et interlocuteur, et l’échange (11) le met bien en valeur. Dans cet échange, le locuteur B de claro a fait une proposition rejetée par A, à savoir un séjour de 16 jours comprenant plusieurs visites ; il peut cependant très facilement donner son accord à A par claro, disant qu’il dirait/ferait finalement la même chose que lui. Dans la traduction française de ce passage, nous avons choisi bien sûr à la place de voilà qui ne pourrait fonctionner ici. En effet avec voilà, le locuteur B ferait comme s’il avait dit l’assertion de A « avant » (puisqu’il est la source première du savoir partagé), il y a ici une impossibilité contextuelle et de cohérence, puisque B vient d’expliquer tous les parcours possibles ; cette impossibilité de voilà
Marquer l’accord en français et en espagnol
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n’est donc pas liée à la présence de la négation mais à une impossibilité contextuelle. Voilà fonctionnerait en revanche très bien dans l’échange modifié suivant où B confirme des propos B-A : (12) B- ce n’est pas la peine de visiter trop de sites en 16 jours A- non ce que nous ne voulons pas, c’est faire un marathon donc. . . B- non non voilà/oui oui voilà
3.3 Quand voilà et claro apparaissent dans des contextes divergents Nous venons de voir que voilà et claro ne disent pas la confirmation de la même manière. Les contextes divergents, c’est-à-dire les contextes dans lesquels on ne peut pas trouver de contexte comparable pour voilà ou claro qui remplissent alors des fonctions interactionnelles très différentes, permettront de confirmer les traits d’orientation et de savoir partagé énoncés plus haut. On étudiera deux contextes d’accord divergents, dans lesquels le trait du savoir partagé permet ainsi d’expliquer le fonctionnement de claro et voilà. Ainsi, voilà ne peut pas servir à répondre à ce qui s’apparente être une vraie question demande d’information pour laquelle l’interlocuteur valide une information inconnue de celui qui a formulé la question, contrairement à sí/oui ou bien sûr : (13) – est-ce que vous avez des séjours spéciaux pour famille nombreuse ? – oui/bien sûr/?? voilà Ce qui est tout à fait possible pour claro : (14) – ¿Tenéis viajes con tarifas especiales para familias numerosas ? – ¡claro ! Claro est la manifestation a posteriori d’un savoir partagé parce qu’il va de soi : il va de soi, disons pour un employé dans une agence de voyage, de posséder des brochures spéciales. L’orientation vers le locuteur manifestée par claro permet de passer de la demande d’information en confirmation a posteriori. On étudiera enfin un dernier contexte d’accord, cette fois-ci divergent, la requête. Claro sert souvent, dans les interactions à l’agence de voyage, à exprimer un accord à la suite d’une requête ou d’une demande de permission,
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Juliette Delahaie et Inmaculada Solìs Garcia
comme dans l’exemple (15) suivant, alors que voilà en (16) ne peut pas remplir une telle fonction : (15) A- puedo fumaar ? B – claro (Nonnelli, Grabación Zanzíbar) (16) A- je peux fumer ? B- bien sûr/? voilà En (16), le marqueur d’accord bien sûr fonctionne parfaitement pour répondre positivement à une demande de permission, alors que voilà signifierait plutôt un désaccord : ‘c’est ça, voilà, fume, ça recommence !!’. Il serait d’ailleurs facilement précédé de et : ‘et voilà, ça recommence, toujours la même demande !’. Dans cet énoncé, et introduit plutôt un désaccord, Lambert (2005) parlant à propos de et d’une « disjonction à valeur de gradation ». En disant claro en revanche l’accord va de soi, c’est la réponse préférée à ce type de requête, ce qui semble confirmer le fait que claro va toujours dans le sens de l’interlocuteur : claro dit que la réponse est celle que A aurait faite, c’est une réponse attendue et conventionnelle. En revanche en disant voilà, le locuteur indique que l’interlocuteur connaît déjà la réponse, et qu’il s’attendait à cette question qui pourrait être une mauvaise habitude de la part de A : ‘et voilà, ça recommence, pourtant tu connais la réponse !’. De plus, l’interprétation négative que l’on tire obligatoirement d’une réponse en voilà peut venir de son orientation : l’interlocuteur B qui répond par voilà n’est pas orienté vers le locuteur alors que ce type d’orientation semble attendu dans le cadre d’une requête qui appelle de préférence une réponse positive, un refus pouvant être perçu comme un acte menaçant par l’auteur de la requête. Le trait de l’orientation locuteur/interlocuteur, qui s’exprime différemment pour voilà et claro, explique peut-être aussi pourquoi voilà possède des fonctions de conclusion que claro ne possède pas. Ainsi, voilà peut servir à clore une intervention tronquée, ce qui correspondrait à un discours du type ‘vous voyez ce que je veux dire’, comme dans cet exemple tiré de l’agence de voyage : (17) B- [. . .] alors on va regarder ce qu’on peut ce que je peux regarder parce que en fait si vous voulez le samedi pendant les vacances les euh tour-op érateurs ferment plus tôt (nom) ferme à seize heures trente et (nom) ferme à dix-sept heures et euh voilà (agence de voyage, Chypre)
Marquer l’accord en français et en espagnol
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Voilà renvoie ici à la conclusion ‘je vais regarder ce que je peux’ (en matière de séjour), conclusion que peuvent tirer les clients A à partir des indices discursifs que constitue l’énoncé « les tours-opérateurs ferment plus tôt le samedi ». Pour opérer ce raisonnement, A et B partagent un même savoir, que l’on pourrait traduire par l’énoncé selon lequel « on sait qu’une agence de voyage travaille avec des tours-opérateurs ». Là encore, c’est B qui invite à opérer le raisonnement et qui se présente comme première source de ce savoir néanmoins accessible aux clients A. Cela veut dire que dans sa fonction de clôture d’intervention, voilà conserve à la fois les traits de savoir partagé et d’orientation locuteur/interlocuteur, mais aussi sa valeur d’accord : voilà renvoie à un savoir consensuel, partagé. Le marqueur claro serait en revanche impossible dans un tel emploi dans la mesure où il s’agit d’un marqueur essentiellement dialogal qui ne pourrait pas être glosé par ‘vous voyez ce que je veux dire’, mais plutôt par l’inverse : ‘je comprends ce que vous voulez dire’. Voilà apparaît également fréquemment dans les séquences de clôture dans les interactions à l’agence de voyage, dans un moment où il s’agit à la fois de résumer les éléments de l’interaction et de réitérer une forme d’accord entre les interlocuteurs : (18) (le client B parle d’une brochure) B- bon je peux me permettre de l’emmener ? A- bien sûr sans souci sans souci B- à ce moment-là je vais le je vais cogiter un peu A- et donc euh voilà sachez qu/e pour l’aérien donc i/l y a pas de souci B- oui oui A- en aller simple en aller-retour ou en retour simple B- tout à fait A- et qu’à côté de ça euh si c’est pour l’hiver effectivement euh ce sera plus euh à partir du mois de septembre B- pour l’hiver oui d’accord A- ok ? B- donc je verrai demain je ne sais pas je vais voilà (agence de voyage, Suède) Dans ce passage, les locuteurs A et B prononcent des voilà qui n’ont pas à proprement parler une fonction d’accord et qui ne sont pas spécifiquement d’ordre dialogal dans la mesure où ils ne servent pas à répondre à un acte initiatif ; contrairement à voilà lorsqu’il marque proprement un accord, ces voilà peuvent être supprimés. Cependant ce marqueur signale là aussi une forme de savoir partagé : voilà apparaît dans une interaction finalisée au scénario
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précis, à un moment, la conclusion, attendu en vertu d’une série d’indices contextuels donnés par le contexte spatio-temporel et le script supposé connu des interlocuteurs de l’interaction : un ensemble de questions attendues dans le cadre d’une interaction à l’agence de voyage ont été posées, et le sujet étant épuisé on arrive ainsi au moment de clôture exhibé en tant que tel par voilà accompagné d’un donc à valeur récapitulative et conclusive. Là encore, le marqueur voilà véhicule une certaine forme d’accord et de consensus entre les interlocuteurs, même s’il n’apparaît pas en position réactive après une première intervention qui ouvrirait un échange. Dans les séquences conclusives, voilà peut être glosé par ‘c’est tout ce que j’avais à dire’, le locuteur appelant l’interlocuteur à attester qu’il en est ainsi en vertu d’un savoir partagé, ici la reconnaissance de la fin d’une interaction en vertu de la connaissance d’un script et du déroulement de l’interaction. Le marqueur claro ne peut être utilisé pour de tels emplois, et les interactions espagnoles de l’agence de voyage finissent plutôt par des expressions d’accord associées à des invitations (de faire/de prendre/de repasser), qui reçoivent généralement une réponse par vale : (19) B- bueno→ pues voy a ir a comentárselo a mi marido↑ y ya vendré para→ que me hagas las reservas↓ eeh↑ (‘bien donc je vais aller expliquer ça à mon mari et je reviendrai pour que vous me fassiez la réservation d’accord ?’) A- muy bieen→/LLÉvese el folleto↓ (‘très bien emportez la brochure’) B- vale gracias→ (‘d’accord merci’) A- hasta [luegoo→ (‘à bientôt’) B- [hasta luego→]/adiós↓ (‘à bientôt au revoir’) (Contreras, Grabación Sevilla) (20) B- me confundo ahí yo siempre porque son en seis o siete noches↑seis no sé que venga pues muchas gracias pues algún día (‘je confonds toujours ici parce qu’il y a six ou sept nuit six je ne suis pas sûr que ça convienne mais merci beaucoup et puis un de ces jours’) A- hm↓ B- me pasoo (‘je repasse’) A- muy bien (‘très bien’) B- vale↑ y ya miramos↑ (‘d’accord ? Et on regarde ça’) A- vale pues muchas gracias→ (‘d’accord merci beaucoup’) (Contreras, Grabación Actividades)
Marquer l’accord en français et en espagnol
201
3.4 Voilà et claro dans les dialogues du jeu des différences L’étude de claro et voilà à partir des deux traits distinctifs – parmi d’autres possibles – du savoir partagé et de l’orientation, nous permet de comprendre pourquoi ces marqueurs d’accord apparaissent si peu dans le sous-corpus des dialogues du jeu de différences. Dans ces dialogues, l’activité principale des locuteurs consiste, soit à poser de vraies questions demandes d’information (21/ 23), soit à décrire sa propre image (22/24) : (21) A- Alors donc du coup euh donc toi aussi t’as un gamin qui regarde un œuf par terre à la plage B- oui c’est ça en gros, y a un bateau en arrière plan A- ouais B- euh avec un : petit drapeau tourné vers la gauche A- ah non moi c’est vers la droite B- ah ah je m’en doutais A- ah ouais ça c’est fait (jeu des différences, dialogue 1) (22) A- euh sur la gauche est-ce que t’as cinq points ? B- ouais A- ok B- j’ai cinq points et la direction de la coque pour toi c’est vers la droite ou vers la gauche ? (jeu des différences, dialogue 2) (23) A- vale eeh bueno en mi viñeta pues hay un niño en una playa en la tuya tambièn ? (‘ok euh bon sur mon image il y a un enfant sur une plage sur la tienne aussi ?’) B- sí tambièn en la mía (‘oui aussi sur la mienne’) A- ehm vale como es el niño ? tiene es moreno tiene flequillo ? (‘euh ok comment est l’enfant ? Il a il est châtain il a une frange ?’) (PratiD, DGtdB01ES) (24) B- bueno Ana explicamè què hay en tu didujo en general (‘Anna, expliquemoi ce qu’il y a sur ton dessin en gros’) A- ehm hay un banco en la parte mas cercana de la imagen hay un banco y hay un hombre sentado [. . .] (‘euh il y a un banc en avant-plan il y a un banc et il y a un homme assis’)
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B- vale = ehm bueno en la mia/en mi dibujo el hombre también tiene como un teléfono (‘d’accord = euh bien sur ma sur mon dessin l’homme aussi tient comme un téléphone’) (PraTiD, DGtdA01ES) Dans les échanges question/réponse, il n’y a pas de savoir partagé, ce qui est beaucoup moins clair dans les échanges du type de (21) du côté francophone, dans la mesure où l’assertion de A, « alors donc du coup euh donc toi aussi t’as un gamin qui regarde un œuf par terre à la plage » peut être considérée comme une demande de confirmation : A fait une supposition sur ce que comporte l’image de B. Dans ce type d’échange de demande de confirmation, le marqueur c’est ça est très employé en fonction d’accord dans le corpus francophone. Or, il nous semble que la différence avec voilà tient dans l’orientation locuteur/interlocuteur, dans la mesure où c’est ça est orienté vers l’interlocuteur : (25) A- enfin bref en tout cas on a t’as l’impression d’avoir deux truc superposés c’est ça ? B- ouais c’est ça A- ok (jeu des différences, dialogue 2) Dans l’échange (25), l’orientation vers l’interlocuteur est marquée par le locuteur A dans la mesure où A fait des suppositions sur l’« impression » que doit avoir B, et par le fait que c’est ça puisse à la fois servir de réponse et de marqueur de demande de confirmation. Là où voilà conserve à la fois une valeur déictique et anaphorique (voir Delahaie 2013), c’est ça comporte uniquement une valeur déictique dans la mesure où il sert à renvoyer à un segment de discours dans le co-texte immédiat, sans comporter de valeur anaphorique et résomptive. On rejoint ici une conclusion faite dans le chapitre de Col/ Knutsen/Rouet ici-même à propos d’un genre similaire d’interaction, et notamment à propos de l’hypothèse de l’instruction de regroupement propre à voilà. Cette explication rend compte de la faible présence de claro dans la mesure où la construction du discours est différente : dans les dialogues du jeu des différences hispanophones, il n’y a pas vraiment d’assertion qui tendent vers la demande de confirmation, mais plutôt des assertions qui répondent, comme en (24), à une demande de description, et qui sont clôturées par vale. Cela veut dire que l’absence de claro, très proche de c’est ça dans l’explication que nous en avons donnée, est due à une construction interactionnelle et discursive différente en français et en espagnol.
Marquer l’accord en français et en espagnol
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4 Conclusion En conclusion, l’approche comparée des deux marqueurs d’accord à la fois proches et éloignés, a permis de mettre en évidence des paramètres explicatifs de voilà et claro encore peu étudiés. Les deux paramètres de l’orientation locuteur/interlocuteur et du savoir partagé peuvent servir à la fois à définir l’accord et à approfondir le sens de ces deux marqueurs. Il nous semble qu’il est important ici de souligner que même si l’explication que l’on a donnée de voilà s’inspire largement des travaux de Anscombre et al. (2013), elle rejoint pour une large part les études faites en sémantique et psychologie cognitive dans ce même volume, notamment celles qui mettent en valeur pour voilà l’idée d’une instruction sémantique concentrée sur le regroupement d’informations et le savoir partagé.
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Pierre-Don Giancarli
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que) aspectuels et temporels en français, et leurs équivalents en anglais et en corse Résumé : Voilà à valeur temporelle/aspectuelle est mal connu. À partir d’extraits de corpus authentiques nous nous intéressons dans ce chapitre au micro-système il y a/ça fait/voilà suivis d’une complémentation temporelle, et dans une démarche contrastive à leurs équivalents en anglais et en corse. Ces marqueurs français se subdivisent en un emploi prépositionnel (il est parti il y a/voilà deux jours) permettant de localiser un événement, et un emploi de pivot verbal faisant appel à une proposition en que et permettant de mesurer un intervalle (il y a/ça fait/voilà deux jours qu’il est parti). Le corse et l’anglais par contre ont des marqueurs spécialisés qui les conduisent à changer de marqueur quand ils changent d’opération, avec des contraintes plus lourdes en anglais quant à la sélection de la polarité et au choix du repère. Abstract: Temporal/aspectual voilà has as yet received little attention. Drawing on authentic extracts from parallel corpora, this chapter examines the microsystem il y a/ça fait/voilà + temporal complementation, and from a crosslinguistic perspective which equivalents are selected in English and Corsican. The French markers can be categorized into a preposition-like use which makes a location of the process possible (il est parti il y a/voilà deux jours) and a verb-like one through which an interval is measured up (il y a/ça fait/voilà deux jours qu’il est parti). On the other hand Corsican and English resort to specialized markers and are thus led to change markers when they swap from one operation to the other. English is subjected to the particular constraints of a positive polarity and a stricter deictic locator.
Pierre-Don Giancarli, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3916 https://doi.org/10.1515/9783110622454-007
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Pierre-Don Giancarli
1 Introduction Ce chapitre aborde une facette de voilà différente et complémentaire, non pas le voilà holophrastique (ou absolu) et discursif 1 mais celui qu’on trouve dans il est parti voilà deux jours (préposition) et voilà deux jours qu’il est parti (pivot verbal), avec dans les deux cas à sa suite une complémentation temporelle. Afin d’avoir une vision en système, nous le replaçons au sein de la triade il y a/ça fait/voilà 2 et le traitons en outre dans une perspective contrastive en examinant ses équivalents en anglais, langue germanique occidentale fortement romanisée, et en corse, langue de la Romania orientale bien ancrée dans la romanité en dépit d’un substrat initial pré-roman. Nous opérons donc une double comparaison, à la fois intralingue à l’intérieur du français et interlingue entre les micro-systèmes de ces trois langues, afin de mieux cerner les spécificités de chacun des marqueurs et leur organisation à l’intérieur du domaine considéré. Les sources du corpus trilingue ainsi que le sens des abréviations que l’on retrouve en fin de chaque exemple figurent en annexe 1. Les exemples français voient leur numérotation suivie d’un f, les corses d’un c et les anglais d’un e. Nous commencerons par poser comme base fondamentale en français la dichotomie que cette langue dresse entre deux séries de ces présentatifs selon qu’ils sont pourvus ou dépourvus de complémentation en que.
2 Situation en français 2.1 Dichotomie générale selon qu’il y a présence ou absence de complémentation en que Sans complémentation en que, il y a (du moins en français contemporain) et voilà (mais pas ça fait) ont seulement un sens de localisateur d’événement, par rapport à un repère qui se trouve être le moment d’énonciation To quand les présentatifs conjugables sont conjugués au présent, comme dans les extraits (1) et (2) ci-dessous :
1 Au sein du groupe DisCo nous avons retenu quatre statuts pour voilà regroupables en trois : holophrase (adverbe et interjection), pivot verbal (Voilà une occasion de . . . ) et préposition. 2 Il y a/ça fait/voilà sont en relation de commutation partielle en tant qu’existentiels de façon générale (cf. Lagae 2008). L’appellation de « présentatif » étant déjà utilisée pour voilà dans maints travaux (Léard 1992 ; Oppermann-Marsaux, etc.) y compris le présent ouvrage (fût-ce éventuellement pour la contester) et étant également bien établie pour il y a/c’est/voilà depuis au moins Chevalier et al. (1969, 84–86), nous la conserverons pour notre triade il y a/ça fait/voilà.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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(1f) – J'ai succédé au docteur Merlu, qui avait une grosse réputation. – Oui, mais il y a trois mois de ça. En trois mois, on fait du chemin (K). (2f)
Il y a de cela quelques jours, deux de nos collaborateurs se promenaient tranquillement sur les quais d'un petit port breton. . . quand. . . (RG).
Tels des circonstants de temps, dont ils ont d’ailleurs la relative mobilité3 et la non-pronominabilité,4 ils donnent un cadre temporel à la prédication et répondent à la question quand. Ils permettent, à partir d’un moment-repère, de situer un événement-repéré, qui pour sa part reste situé dans le révolu.5 Cet événement-repéré prime d’autant plus quand il fait l’objet d’une seconde mention, sous la forme du GPrép de cela/de ça placé soit à la suite à la suite du circonstant (exemple 1f) soit à l’intérieur du circonstant juste après le présentatif (exemple 2f). Cet ajout, qui n’est en français qu’une option, n’est en général rendu ni en corse ni en anglais. Ainsi les circonstants de (1f) et (2f) sont-ils traduits respectivement par trè mesi fà/three months ago et qualchì ghjornu fà/a few days ago, exactement comme s’il n’y avait pas eu ce GPrép. Par contre, Il y a + que/ça fait + que/voilà + que comportent une composante aspectuelle6 et plus précisément durative : (3f) Ça fait un moment qu'il n’a pas vu de gibier, celui-là ! (RG)/Il y a un moment que [. . .]/Voilà un moment que [. . .] mais pas *Ça fait hier que [. . .]/*Il y a hier que [. . .]/*Voilà hier que [. . .].
3 Il y a une vingtaine d’années, ayant dû renoncer à l’étude des langues romanes, j’étais vendeur aux « Dames de France » de Marseille. (K)/Ayant dû, il y a une vingtaine d’années, renoncer à l’étude des langues romanes [. . .]./Ayant dû renoncer à l’étude des langues ro-manes il y a une vingtaine d’années [. . .]. 4 C’est ici que sont enterrés les six cents hommes de la Sémillante, à l’endroit même où leur frégate s’est perdue, il y a dix ans (LDM)/[. . .] *il y a les/*les il y a. [. . .], ça fait dix ans/[. . .] *ça fait les/*les ça fait. [. . .], voilà dix ans/[. . .] *voilà les/?? les voilà. Les voilà en soi existe, mais il renverrait à un GN argument et pas circonstant, il n’a pas un sens temporel et il ne déterminerait pas leur frégate s’est perdue. 5 Et la présence d’un dateur d’avenir couplé à une variation du temps sur le présentatif n’y change rien : dans Demain ça fera huit jours que je me suis marié l’événement repéré (le mariage) est révolu, puisque le verbe principal est au passé (cf. 3.2). Quant à ?? La semaine prochaine ça fera deux jours que je me suis marié il renvoie effectivement à un événement non-révolu puisque le locuteur n’est pas encore marié à To, et c’est pourquoi l’énoncé est pragmatiquement mal formé. 6 Pour une vision aspectuelle de voilà holophrastique, voir ici-même Lambert/Col sur ses fonctions discursives.
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Les schémas en que ne localisent pas un événement dans le révolu, ils mesurent une distance par rapport à un repère. Ils ne posent pas un intervalle pour situer un événement sur sa borne de gauche, ils posent un intervalle afin de quantifier celui-ci.7 Prenons le cas le plus simple, quand le repère est To (nous ferons varier le repère en 3.2). L’intervalle va bien jusqu’à To mais sa nature varie. Le procès peut lui aussi avoir commencé dans le révolu et s’étendre jusqu’à To, auquel cas l’intervalle est plein et il s’identifie au procès (le procès se développe à l’intérieur de l’intervalle), d’où une possible glose en depuis puisque celui-ci est à même d’introduire une durée. Ceci vaut quand le verbe de la proposition en que est au présent, comme illustré par les trois présentatifs : (4f) [Le maître à son serviteur] Il y a un quart d'heure que je vous appelle ! . . . (BC) = ‘Je vous appelle depuis un quart d’heure’. (5f) [Il est question d'un chapeau] Voilà une heure que je suis là et je ne l'avais pas vu ! (EAG) = ‘Je suis là depuis une heure’. (6f) Ça fait déjà un mois que nous parlons ensemble (PP). = ‘Nous parlons ensemble depuis un mois’.8
7 La version anglaise de l’extrait localisateur suivant ne remet pas en cause cette dichotomie bien qu’elle fasse intervenir un intervalle : Je répète : ordre à toutes brigades de gendarmerie d’intercepter une caravane de Romanichels partie, il y a quelques heures, de Moulinsart pour une destination inconnue (BC). Le localisateur il y a quelques heures a été traduit très classiquement en corse par une poche d’ore fà, aurait pu en anglais être traduit par a few hours ago mais il l’a été de la façon suivante : Intercept band of gipsies. Believed to have left Marlinspike within past few hours for unknown destination. Dans cette traduction, dans laquelle la référence est révolue grâce à l’adjectif past, la préposition within crée un intervalle par dilatation du point correspondant au procès, dont il est dit qu’il est difficile à localiser de façon moins approximative mais que, contenu entre les deux bornes, il ne s’étend cependant en aucun cas au-delà de celle de droite. Certes il y a un intervalle, mais il est exploité comme localisateur de l’événement auquel il correspond. 8 En termes d’aspect lexical, sont donc exclus au présent les verbes d’achèvement, du fait qu’ils sont à la fois bornés et non-duratifs, et ce qu’ils soient transitifs ou intransitifs : Ça fait deux heures qu’il a gagné la course/*ça fait deux heures qu’il gagne la course. Ça fait deux heures qu’elle est partie/*ça fait deux heures qu’elle part (sauf si, dans une interprétation contrefactuelle, on veut faire comprendre qu’il y a contradiction entre l’annonce du départ et l’absence effective de départ, au sens de ‘Ça fait deux heures qu’elle dit qu’elle part’).
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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Le procès peut aussi être entièrement révolu, ce qui rapproche ces configurations en que de celles sans que, mais leur spécificité est qu’elles marquent un intervalle : le procès se limite à la borne initiale de l’intervalle, auquel cas le procès ne continue plus, et ce qui est mesuré n’est donc pas le procès mais l’intervalle entre le moment de l’événement révolu et le moment-repère, l’intervalle constituant l’acquis postérieur à l’événement validé. L’intervalle mesuré étant vide, une glose en depuis n’est plus acceptable. Ceci se produit quand le verbe de la proposition en que est au passé : 9 (8f) Il y a une heure qu'on a sonné, mon ami ! . . . (BC) ≠ *On a sonné depuis une heure. (9f) Cela fait bien une dizaine d'années qu'on a construit un escalier en pierre venue d'ailleurs (ABM). ≠ *On a construit un escalier depuis une dizaine d’années. (10f) Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu'il en a écrit le dernier vers (LDM). ≠ *Il en a écrit le dernier vers depuis près de six mois. Ça fait (+/- que) est partiellement différent.
2.2 Statut particulier de ça fait (+/- que) Voilà et il y a se rejoignent par le biais suivant : (4) Il y a un quart d’heure que je vous appelle (qui a le sens de Je vous appelle depuis un quart d’heure) n’a évidemment pas le sens de *Je vous appelle il y a un quart d’heure, qui est agrammatical, et ce pour la raison que le lien de Il y a avec To ne peut pas (ne peut plus) se faire par identification puisqu’il n’est plus compatible avec du présent même si Il y a est au présent.10 De la même manière (5) Voilà une heure que je suis là (qui a le sens de Je suis là depuis une heure) n’a évidemment pas le sens de *Je suis là
9 Mais s’il y a ellipse de la proposition en que il n’y a pas non plus de verbe, et il arrive qu’on ne puisse pas décider si le verbe qui en aurait fait partie aurait été au présent ou au passé : (7f) Cette nuit, ça fera un an. Mon étoile se trouvera juste au-dessus de l’endroit où je suis tombé l’année dernière . . . (PP) Ça fera un an que je suis sur ta planète au présent, ou ça fera un an que je suis tombé sur ta planète au passé ? 10 Cela n’inclut pas le présent de narration, qui a valeur non de présent mais de passé (aoristique) : Il y a dix ans on modifie la Constitution pour dire que le français est la langue de la République (UT).
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voilà une heure, qui est agrammatical, car lui aussi n’est pas compatible avec du présent mais seulement avec du révolu. Mais ça fait a un comportement à part : (6) Ça fait déjà un mois que nous parlons ensemble a bel et bien le sens de Nous parlons ça fait déjà un mois, qui est grammatical,11 et ce sens commun s’aligne sur celui du premier c’est-à-dire sur (6) Ça fait déjà un mois que nous parlons ensemble et donc sur la base de depuis : Nous parlons ensemble depuis un mois. En un mot, ça fait (sans que) ne se comporte pas comme il y a ou voilà (sans que) car il a le même sens de mesureur d’intervalle que ça fait + que. On peut sans doute trouver là une justification à sa faible fréquence : ça fait s’écarte de la dichotomie systématisante mise en relief en 1.1 : les présentatifs sans que sont des localisateurs temporels, ceux en que sont des mesureurs aspectuels. Or ça fait sans que perturbe cette organisation en se comportant non comme un localisateur mais comme un mesureur. Ça fait connaît aujourd’hui le comportement qui fut celui de il y a entre le 13e et le 16e siècle, voire le 19e puisque c’est seulement dans un mouvement amorcé au 16e et finalisé au 19e (Wilmet 1971, 301) que il y a n’a plus été synonyme de il y a + que. Dans une étape initiale, il y a avait en effet le même sens que il y a + que, c’est-à-dire était glosable par depuis : (11f) Le Discours préliminaire est imprimé il y a plus de six semaines (18e siècle, Dalembert, Correspondance, au sujet du discours préliminaire de l’Encyclopédie, qu’il a rédigé) = Le Discours préliminaire est imprimé depuis plus de six semaines. C’est dans cette même étape initiale que semble se situer aujourd’hui ça fait, qui vient brouiller l’opposition radicale (en français contemporain) entre les deux série de marqueurs selon qu’ils sont pourvus ou dépourvus de complémentation en que, comme on l’a observé pour il y a et voilà.12 Dans la mesure où la version sans que se centre sur la fonction de localisateur et laisse à celle en que la fonction de mesureur, ça fait semble engagé sur un chemin que il y a a parcouru avant lui. Une autre raison de voir ces deux marqueurs suivre une même évolution à
11 Grammatical mais peu fréquent. En voici un exemple donné dans Blanche-Benvéniste (2010, 134) : Il est parti ça fait bientôt trois ans. Cf. aussi cet extrait de Proust : « Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d’un mois » (Proust, Sodome et Gomorrhe). 12 Pour être un peu plus précis, l’opposition opératoire et sémantique constatée pour il y a et voilà et basée sur la forme (présence ou absence de complémentation en que) n’est pas automatique. En effet l’absence de proposition en que ne permet pas d’identifier à coup sûr la structure, dans la mesure où la proposition peut avoir fait l’objet d’une ellipse. Autrement dit certains voilà et il y a sont en réalité des voilà + que et des il y a + que : - Il y a combien de temps que tu es là ? - Il y a un moment, monsieur (EAG). Comme le montre clairement le contexte, Il y a un moment est une phrase elliptique mise pour Il y a un moment + que + je suis là. Il s’agit d’une réponse, qui ne prend son sens que par rapport à la question.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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quelques siècles d’intervalle est que ça fait rappelle il y a par sa capacité à offrir des variantes morphologiques relatives à l’aspect et au temps (il y a, il y a eu, il y aura, etc. ça fait, ça a fait, ça fera, etc.) mais le degré de grammaticalisation/ opacification plus avancé de il y a peut être mis en évidence par le fait que lui seul peut être précédé de c’est (Henry 1968, 66), plus exactement c’était à l’imparfait dans la mesure où le renvoi doit se faire à du révolu : (12f) C'était il y a cinquante ans, mes enfants (ICB). / ?? C'était voilà cinquante ans/*C'était ça fait cinquante ans. Or c’est ne peut pas introduire un verbe conjugué : *c’était vous allez bien/ *c’était il faut partir/c’était il y a cinquante ans. Il y a, au sein de son syntagme il y a + durée, tend donc à s’opacifier et à connaître une évolution de son appartenance catégorielle (il y a + durée est devenu une sorte de GPrép à fonction de circonstant comparable à dans/depuis/en cinquante ans) tandis que ça fait reste clairement conjugué avec des éléments plus autonomes, d’où l’agrammaticalité de *c’était ça fait cinquante ans. Quant à voilà, la faible acceptabilité de ?? C’était voilà cinquante ans ne prouve pas qu’il n’y a pas grammaticalisation mais juste que ce n’est pas un verbe conjugué. Au contraire son opacification est encore plus avancée que celle de il y a puisque dans voilà (et à fortiori voilà non pas discursif mais celui sous analyse ici suivi d’une complémentation temporelle) le locuteur lambda ne perçoit plus ni adverbe de lieu ni modalité impérative du verbe ni même aucun verbe, ni aucun de ses composants de départ d’ailleurs unifiés en un lexème unique. C’est ainsi qu’on voit mal Voilà la situation et à fortiori Voilà deux jours que j’ai la fièvre être suivis d’une question en Où ça ? , ni d’une réaction en Ne me donne pas d’ordre ou Désolé je ne vois rien.
3 Ce que les marqueurs temporels il y a/ça fait/ voilà (+/- que) ont en commun Tout en gardant à l’esprit la singularité de ça fait (sans que), on peut mettre en avant un certain nombre de points communs aux trois marqueurs :
3.1 Possibilité d’ellipse Il y a/ça fait/voilà + que ont en commun d’accepter d’être élidés, si bien que dans une telle réalisation, sauf phénomène de matériau clairement présent et
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Pierre-Don Giancarli
récupérable dans le contexte, on ne sait plus à quel présentatif on a affaire et toute différence entre eux se trouve de ce fait neutralisée. Cependant quand le français se permet une telle ellipse c’est justement parce qu’en général le présentatif a déjà été mentionné sous forme complète, ce qui permet d’éviter une inutile reprise voire plusieurs. Ainsi en (13f) le présentatif choisi est il y a, et c’est à lui que se rapportent toutes les autres mentions d’intervalle, évitant d’avoir à dire (13f’) : (13f) – Ah ? le docteur Parpalaid ! Un revenant, ma foi. Il y a si longtemps que vous nous avez quittés. - Si longtemps ? Mais non, trois mois. - C'est vrai ! Trois mois ! Cela me semble prodigieux (K).13 (13f’) - Il y a si longtemps que vous nous avez quittés. - [Il y a] si longtemps ? Mais non, [il y a] trois mois. - C'est vrai ! [Il y a] trois mois !
3.2 Absence de variation de nombre Voilà (+/- que) mais aussi Il y a et ça fait (+/- que) ont aussi en commun de ne pas connaître de variation de nombre, c’est-à-dire qu’ils sont indépendants du nombre porté par le GN qu’ils introduisent : Voilà un jour/voilà huit jours. Il y a un jour/il y a huit jours/*il y ont huit jours. Ça fait un jour/ça fait huit jours/*ça font huit jours. Il y a et ça fait parce que les verbes concernés restent invariables (peut-être en raison d’un accord de surface avec leur sujet unipersonnel singulier), voilà parce que ce n’est pas un verbe, ou si ça en est un parce que c’est un verbe défectif. Voilà s’éloigne d’un verbe dans la mesure où, dépourvu de morphologie verbale temporelle, diathétique ou autre, il ne se conjugue pas. Mais il fait penser à un verbe14 dans la mesure où il peut faire phrase à lui tout seul,
13 En réalité il y a ici une double ellipse : ellipse du présentatif, et ellipse de la proposition en que qui fait croire que c’est un il y a localisateur alors que c’est un il y a que mesureur d’intervalle. 14 Voilà est d’ailleurs fondé sur un verbe, puisqu’il est l’impératif 2e personne du singulier du verbe voir, auquel s’est adjoint l’adverbe locatif là (ou ci dans voici), voir ici-même la seconde partie de Danino/Joffre/Wolfsgruber sur voilà en diachronie. Dans un sens initial spatial il
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
215
introduire un régime substantival, régir une phrase nominalisée par la conjonction que, et être enchâssé dans une relative : la femme que voilà est ma cousine. Notre explication syntaxique ci-dessous de voilà aspectuel, indépendamment de ces indices et indépendamment de l’étymologie mais en convergence avec eux, rejoindra la nécessité de lui accorder une dimension verbale.
3.3 Instanciation d’un sujet purement syntaxique, analyse par extraposition, et conséquence sur la nature verbale des trois présentatifs français Au moins deux des trois présentatifs, il y a et ça fait, et peut-être aussi voilà à un certain niveau comme nous allons essayer de le montrer, ont un sujet purement syntaxique (il et ça) c’est-à-dire explétif et non-référentiel. Ces sujets syntaxiques ne sont pas contrastables et ne peuvent par conséquent pas porter un accent fort, et ils ne sont ni dislocables (*lui il y a huit jours, *lui, ça fait huit jours) ni clivables (*c’est lui qui y a huit jours, *c’est ça qui fait huit jours). Ce sont des sujets désémantisés et on considère traditionnellement que ce sont des constituants vides, différents des pronoms ça et il référentiels.15 Nous ne renonçons cependant pas à généraliser notre remarque d’un sujet purement syntaxique pour les trois constructions du français, il y a + que, ça fait + que mais aussi voilà + que, comme le suggère une analyse syntaxique par extraposition. Si on met en relation la présence d’un sujet explétif dans certaines de ces constructions, la défectivité de ces formes verbales et le type de verbe, on peut poser l’hypothèse que toutes comprennent des verbes monovalents (puisque précédés d’un unique argument sujet et suivis non d’un argument objet mais d’un circonstant) dans une proposition indépendante mettant en œuvre une structure extraposée. Par exemple on dira qu’à partir de qu’il a menti est évident on aboutit à il est évident qu’il a menti suite au déplacement vers la droite (extraposition) du groupe qu’il a menti et à son remplacement par le sujet syntaxique il.
permettait d’attirer l’attention de l’interlocuteur vers un objet présent en situation, cf. Oppermann-Marsaux (2004, 229) et (2006, 77). Morin (1985, 777) fait d’ailleurs de voilà (voilà ni temporel ni aspectuel) un verbe sans sujet, au seul temps présent et au seul mode indicatif. Nous rejoindrons partiellement Morin pour notre voilà aspectuel. 15 Différence entre le il de il y a et le ça de ça fait : il est seulement cataphorique alors que ça est en plus anaphorique. On peut comparer Nous deux, ça fait longtemps (avec renvoi à une prédication présente dans le contexte-gauche ou préconstruite du genre qu’on se connaît, qu’on est ensemble, etc.) et ?? Nous deux, il y a longtemps. Ce dernier ne se suffit pas à luimême car le il a besoin d’un repère à droite : Nous deux, il y a longtemps qu’on se connaît.
216
Pierre-Don Giancarli
Nos présentatifs verbaux (il y a, ça fait, et sans doute aussi voilà) peuvent être mis en parallèle avec d’autres verbes impersonnels (il faut, il vaut mieux, . . . ), dont le sujet impersonnel/non-référentiel est également ça ou il. Certes ça ou il n’apparaissent jamais avec voilà, mais d’abord ils n’apparaissent pas toujours avec les verbes impersonnels non plus (il faut/faut, il n’empêche/ n’empêche, ça suffit ! /suffit !). De plus, un -t-il (ou un -ti) peut se trouver après voilà : Moignet (1969, 191) cite Te voilà-t-il ?, que d’aucuns pourront aujourd’hui juger archaïque, mais aussi (1969, 192) des interrogatives négatives équivalant à des exclamatives comme Ne voilà-t-il pas la concierge qui arrive ! et V’là-t-i pas que . . . Or la présence de ce il est directement intéressante, tout comme celle de -ti qui en est le descendant : en effet jusqu’à la fin du 14e siècle le français construisait ses questions fermées par inversion du verbe qu’il plaçait avant le sujet : vient ton fils ?, vient-il ?. Puis au 16e siècle l’ordre est passé à celui d’une assertion mais il figurait en fin de séquence un pronom anaphorique de rappel du sujet (ton fils vient il ?) avant que dans la langue parlée du 17e siècle le -l final tombe et que soit généralisée la consonne de liaison -t entre le verbe et le pronom de rappel réduit à -i (ton fils vient-ti ?). C’est ce -ti qui va s’étendre aux autres personnes et devenir invariable quelle que soit la personne (j’y vas-ti j’y vas-ti pas) et qu’on entend encore aujourd’hui au Canada (Leard 1995, 220)16 ou dans l’hexagone en français populaire (Pourquoi vous êtes-ti sortis ? in Gadet 1992, 80) (Leard 1995 ; Roberts 1993). La composante verbale de voilà, même défective, fait qu’il a besoin d’un sujet. Ce dernier apparaît dans des configurations privilégiées (interrogatives, et exclamatives comme Ne voilà-t-il pas . . .) mais nous considérons qu’il est présent partout, fût-ce de façon sous-jacente. Ceci sera une raison, dans la manipulation ci-dessous, pour recourir avec voilà non pas au sujet ça mais au sujet il. Nous proposons donc de voir pour les trois marqueurs temporels français une extraposition avec une place vide de sujet syntaxique instanciée par un sujet de surface non-référentiel, et un déplacement à droite du composant le plus lourd c’est-à-dire d’une complétive en fonction sujet. Commençons par ça fait : Ça fait longtemps qu’il a emménagé. Ça est un sujet de surface invariable et non-référentiel qui instancie la place de qu’il a emménagé, sujet réel apparaissant comme tel dans la construction dérivante suivante : [Ça] – fait – longtemps [qu’il a emménagé]. [Qu’il a emménagé] – fait – longtemps. Qu’il a emménagé est une proposition complétive, sujet propositionnel du verbe faire, verbe d’existence assimilable à un marqueur d’identification, tel qu’on le trouve dans Deux et deux font quatre.
16 Nous l’entendons nous-même régulièrement lors de nos séjours au Canada et en particulier dans les Provinces Maritimes : j’vas-ti venir avec toué ?, tu vois-ti la lumière ?
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
217
Continuons avec il y a : Il y a longtemps qu’il a emménagé. Il, comme ça, est un sujet de surface invariable et non-référentiel qui instancie la place de qu’il a emménagé, sujet réel apparaissant comme tel dans la construction dérivante suivante : [Il] – y a – longtemps [qu’il a emménagé]. [Qu’il a emménagé] – y a – longtemps. Qu’il a emménagé est une proposition complétive, sujet propositionnel du verbe avoir (y avoir), verbe d’existence assimilable à un marqueur d’identification et d’ailleurs proche de être avec lequel il commute quand il y a a son sens existentiel/spatial de base : Il y a des gens qui . . . /Il est des gens qui . . . Même si l’adverbe locatif déictique y rend le rapprochement entre avoir et être plus net dans l’interprétation spatiale que dans l’aspectuelle, c’est le même rôle fondamental d’identification que nous voyons à l’œuvre dans le avoir du il y a spatial et dans le avoir du il y a aspectuel. On verra d’ailleurs que dans leurs structures à présentatif l’anglais et le corse font directement apparaître du être (respectivement be et esse) non seulement pour l’équivalent du il y a/il est français spatial, mais aussi pour l’équivalent du il y a aspectuel. Et enfin voilà, le plus délicat : Voilà longtemps qu’il a emménagé. Nous postulons la présence en structure profonde d’un il comme sujet du verbe défectif voilà (cf. Ne voilà-t-il pas que . . . ) et disons que ce il est un sujet invariable et nonréférentiel qui instancie la place de qu’il a emménagé, sujet réel apparaissant comme tel dans la construction dérivante suivante : [Il] – voilà – longtemps [qu’il a emménagé]. [Qu’il a emménagé] – voilà – longtemps. Qu’il a emménagé est une proposition complétive sujet propositionnel de voilà, qui est non seulement un verbe défectif mais plus précisément un verbe d’existence assimilable à un marqueur syntagmatique d’identification comme fait ou y a/est, si ce n’est qu’il inclut obligatoirement comme repère maintenant (cf. 3.1.2).17 Glose : tu peux mesurer cet intervalle à partir du repère To et cet intervalle équivaut à la durée mentionnée à la droite de voilà. Puis après ellipse du fragile sujet explétif il on peut passer de [Il] – voilà – longtemps [qu’il a emménagé] à Voilà – longtemps [qu’il a emménagé], tout comme on tend en français familier18 à élider ce même sujet avec les verbes impersonnels en général (il faut réduit à faut) et avec il y a en particulier et donc à passer de [Il] – y a – longtemps [qu’il a emménagé] à Y a – longtemps [qu’il a emménagé]. Le point important est que la construction comprend toujours au départ un sujet, qui n’est pas un sujet référentiel de 2e personne (on ne perçoit plus un impératif du verbe
17 La perception en situation tirée de son origine spatiale (lieu d’énonciation) se transpose temporellement en moment d’énonciation. On voit la cohérence de ce marqueur déictique. 18 Qui ne fait là que rejoindre le comportement de l’ancien français (Falk 1969 ; Ménard 1988).
218
Pierre-Don Giancarli
voir, cf. par exemple Moignet 1969, 201) mais un sujet non-référentiel de 3e personne venant conjuguer un verbe défectif disposant déjà de son sujet réel, un verbe monovalent et pas bivalent puisqu’il est suivi non d’un argument objet mais d’un circonstant (de temps). Cela résout la difficulté de ne pas pouvoir faire pour voilà ce qu’on faisait avec il y a et ça fait à savoir laisser derrière lui un sujet de surface (il ou ça), et fait de y a [est], de fait et de voilà des marqueurs d’identification de nature verbale. Plus précisément ce sont des marqueurs d’identification entre la prédication (présentée de façon nominalisée dans la proposition en que) et l’intervalle qui leur est associé, comme si on avait : [Qu’il a emménagé] = longtemps.19 Cette organisation syntaxique a des répercussions sur la structuration de l’information dans la linéarité :
3.4 Mise en relief de l’intervalle On a dit que Il y a/ça fait/voilà + que comportent une composante durative. Grâce à leur aménagement syntaxique (par exemple (4f) Il y a un quart d’heure que je vous appelle !) ils s’intéressent tous plus à l’intervalle (situé entre l’événement passé et le repère) qu’au procès, car l’extraposition permet 1) de ne pas avoir en position initiale de sujet réel un groupe qui pourrait être très lourd et très long avant d’en arriver au marqueur d’identification introduisant l’intervalle et 2) de mettre la durée introduite par le présentatif en relief au titre d’information principale c’est-à-dire sous forme rhématique. Ces marqueurs s’éloignent de ce fait d’une glose en depuis ((4f’) Je vous appelle depuis un quart d’heure) dans laquelle en termes de saillance le procès fait presque jeu égal avec l’intervalle qui le quantifie. Mutatis mutandis on peut en dire autant du corse et de l’anglais quand ils font appel à un aménagement syntaxique : l’anglais met d’avantage en relief l’intervalle quand il a recours à sa tournure en it + be + durée + since (cf. 3.6) plutôt qu’à seulement for pour introduire un intervalle, et le corse quand il fait appel à
19 En anglais (It is a long time since he moved in) on peut sans difficulté dire également que it est un sujet de surface non-référentiel qui instancie la place du sujet réel since he moved in, avec be marqueur d’identification, mais avec plus ou moins de crédibilité selon la forme choisie sur be, à savoir une forme en have -EN ou pas (cf. 3.6). En corse la question d’un sujet explétif ne se pose pas, mais la même hypothèse peut être faite avec les verbes esse (être) et faci (faire) pris comme des verbes monovalents marquant une identification, et permettant de qualifier leur argument unique et propositionnel par le biais d’un attribut incarné par un circonstant de temps. Cependant on verra en 3.5.2.3 qu’une hypothèse plus convaincante peut être proposée pour cette langue.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
219
ses tournures en chì (cf. 3.5) plutôt qu’à seulement da ou dapoi.20 A fortiori quand dans les trois langues il ne demeure que le présentatif suivi de la durée, et que la proposition en que/chì/since est élidée : (7f) Cette nuit, ça fera un an. (7c) Istanotte, sarà un annu. (7e) Tonight, it will be a year. . . (PP) Passons à une comparaison interlingue, et à une comparaison intralingue du français un peu plus fine.
4 Comparaison interlingue À partir d’un corpus de plus d’1 million de mots (1.081.837) constitué de 20 textes et leurs traductions (10 dans le sens français-corse et 10 dans le sens corse-français, cf. annexe 1), en majorité des contes et des romans, nous avons obtenu 133 occurrences de nos présentatifs en français et autant d’équivalents en corse, soit 266 occurrences. Une partie des 10 textes français (8 exactement) disposant d’une traduction en anglais, nous avons pu collecter 46 occurrences en français et autant d’équivalents en anglais, soit 92 occurrences, pour un total global de 312 occurrences.21 Nous fournissons ci-après les données avant de les commenter. Les répartitions au sein du français et les correspondances entre les trois langues sont organisées en deux tableaux, un pour les relations entre français et corse, suivi d’un second pour les relations entre français et anglais. Les chiffres en écriture romaine habituelle valent pour le sens français-corse ou français-anglais, ceux en italiques valent pour le sens corse-français. Dans chacun des deux tableaux les colonnes A à C en abscisses concernent les présentatifs sans que (et leurs équivalents interlingues) c’est-à-dire les localisateurs d’événement, tandis que les colonnes D à
20 Différence entre da et dapoi : da s’emploie quand le circonstant de temps est muni d’une détermination forte. Ainsi on trouve chez un même auteur (Ceccaldi) dapoi dans dapoi X anni (‘depuis X années’) mais da dans da piú di X anni/da X anni e più (‘depuis plus de X années’), ou encore dapoi dans dapoi un pezzu (‘depuis longtemps’) mais da dans da un bellu pezzu (‘depuis bien longtemps’) quand pezzu est déterminé/quantifié. L’ajout éventuel du circonstant in quà permet de préciser que le parcours d’occurrences se fait sans interruption : Si piatta indù a machja da trentadui anni in quà (‘Il se cache dans le maquis depuis trente-deux ans’). 21 Ce chiffre peut paraître modeste, mais il faut garder à l’esprit que nous travaillons sur corpus de trois langues qui doivent être parallèles, qu’il ne s’agit pas du voilà quasiment invasif à l’oral sous forme holophrastique, et que comme nous allons le voir voilà aspectuo-temporel souffre de la concurrence des deux autres présentatifs.
220
Pierre-Don Giancarli
F concernent les présentatifs avec que (et leurs équivalents interlingues) c’est-àdire les mesureurs d’intervalle. Vu qu’en ordonnées les lignes 1 à 4 des deux tableaux répertorient les localisateurs (en corse et en anglais) et à partir de la ligne 5 les mesureurs dans ces deux langues, nous avons fait apparaitre dans les cases grisées les réponses attendues au sens où un localisateur est traduit par un localisateur et un mesureur est traduit par un mesureur. Les réponses dans les cases blanches sont donc des réanalyses de la part des traducteurs. Ainsi dans le Tab. 2 case E1 un mesureur en il y a + que est rendu en anglais par le localisateur d’événement ago : (14f) Il y aura bientôt soixante ans que ça dure [que je suis vivant]. Oui, bientôt soixante (14e) That was nearly sixty years ago. Yes, nearly sixty. (EAG).
4.1 Deux marqueurs français inexistant (ça fait) ou rare (voilà) en tant que localisateurs d’événement 4.1.1 Ça fait Ça fait localisateur (colonne C) est, dans nos corpus, inexistant. Rappelons que Ça fait ne se situait pas, malgré son absence de complémentation en que, du côté localisateur attendu mais du côté des mesureurs d’intervalle en que (cf. 1.2). On ne sera donc pas surpris de l’absence de la seule variable sur les six dont nous avons montré en quoi elle sortait de la logique qui nous semble en œuvre dans la dichotomie systématisante du français.22
22 Ce marqueur français fait penser au corse passà (verbe intransitif conjugué avec un auxiliaire essif, cf. Giancarli 2011) qui est également un mesureur malgré son absence de complémentation, et équivalent dans les traductions anglaises aux verbes pass ou go by : Et maintenant, bien sûr, ça fait six ans déjà . . . [que . . . ]/È avà, hè vera, sò passati sei anni aghjà . . . [da quandu . . . ]/And now, of course, six years have already passed . . . [since . . . ] (PP). Mais à la différence du français et des autres constructions corses du Tab. 1, le rétablissement de la complémentation est peu naturel. Et si on force son rétablissement cela ne se fera pas au moyen du subordonnant chì (correspondant à que sauf que que est possible en français car ça fait + que est un présentatif : ça fait six ans qu’il est mort) mais, rappelant en cela l’anglais since, au moyen d’un subordonnant temporellement sémantisé (*Sò passati sei anni chì ellu hè mortu/da chì ellu hè mortu/dapoi chì ellu hè mortu/da quandu ellu hè mortu) venant indiquer grâce au morphème da que la quantification se fait précisément à partir de la borne de droite immédiatement consécutive à la fin de l’événement. En corse et en anglais l’intervalle n’est pas circonstant mais sujet des verbes passà et pass (antéposé en anglais et mis en relief en corse par sa postposition) si bien que ces constructions corse et anglaise ne sont pas concernées par l’analyse syntaxique donnée en 2.3 car contrairement au français ce ne sont pas des structures à présentatif.
( + )
Chì + esse + intervalle
( + )
( + )
E Il y a + intervalle + que
( + )
D Voilà + intervalle + que
Vi + esse + intervalle + chì
(,% de )
(,% de )
(,% de )
(% de )
Total
( + )
C Ça fait + intervalle
Ci + esse + intervalle + chì
Esse + intervalle + chì
(% de )
Esse + intervalle
(% de )
Annuc
Total
( + )
intervalle + passat-onib
intervalle + Fàa
B Il y a + intervalle
A Voilà + intervalle
Tab. 1 : Les équivalences entre le français et le corse.
( + )
F Ça fait + intervalle + que
(% de )
(% de )
(,% de )
(, % de )
Total
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
221
D Voilà + intervalle + que
(,% de )
(,% de )
( + )
E Il y a + intervalle + que
(,% de )
( + )
( + )
F Ça fait + intervalle + que
(% de )
(,% de )
(,% de )
(% de )
Total
b
Sous réserve que le présentatif français correspondant ne soit pas porteur d’un temps autre que le présent, cf. 3.1.2. Avec seulement un pluriel indéterminé (anni et tempi) comme intervalle si celui-ci est en co-occurrence avec le participe passé du verbe passà suffixé d’un augmentatif en -oni pour accroître le degré de façon morphologique : anni passatoni, tempi passatoni au sens de ‘il y a très longtemps’. Le suffixe augmentatif peut monter sur le premier terme (temponi) s’il ne figure pas sur le deuxième : temponi passati, temponi fà. c Le substantif temporel annu est le seul à même de s’employer seul comme circonstant, en alternative à un annu fà au sens de ‘il y a un an’, comme le latin pouvait à l’ablatif employer anno seul de façon déjà archaïque : Annu di marzu Paulu Zarzelli, u nosciu amicu fidu, chjusi i so ochja in eternu (ML), mot à mot ‘Il y a un an au mois de mars [. . .]’.
a
Total
Passà + intervalle
Faci + intervalle + chì
Total
C Ça fait + intervalle
Eccu + intervalle + chì
B Il y a + intervalle
A Voilà + intervalle
ø + intervalle + chì
Tab. 1 (suite )
222 Pierre-Don Giancarli
In/within + past + intervalle
Total
It + be + intervalle + since
intervalle + pass/go by + since
E Il y a + intervalle + que
D Voilà + intervalle + que
ø + intervalle
(,% de )
(,% de )
(,% de )
(% de )
Total
C Ça fait + intervalle
For + intervalle
intervalle + Earlier
intervalle + Back
Total
B Il y a + intervalle
intervalle + Ago
A Voilà + intervalle
Tab. 2 : Les équivalences entre le français et l’anglais.
F Ça fait + intervalle + que
(,% de )
(,% de )
(,% de )
(,% de )
Total
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
223
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Voilà localisateur est peu fréquent (il est même absent du sous-corpus français-anglais) : seulement 8% des localisateurs temporels, et avec toujours pour équivalent en corse fà. Cette correspondance parfaite23 ne tient pas du hasard mais de leurs identiques spécialisations, que nous présentons dans la section qui suit. Le parallèle avec l’anglais ago se justifie également mais dans une moindre mesure.
4.1.2 Spécialisation du français voilà, du corse fà, et partiellement de l’anglais ago Dans le cas de voilà le moment-repère de l’événement ne peut être que To, tout comme dans le cas de voilà + que le moment-repère de l’intervalle mesuré ne peut être que To. Et To directement, même pas un repère calculé par rapport à To : (15f) Je me suis marié voilà huit jours/*je me suis marié voilà huit jours hier/ *je me suis marié voilà huit jours demain. (16f) Voilà huit jours que je me suis marié/*voilà huit jours hier que je me suis marié/*voilà huit jours demain que je me suis marié. Voilà (+/- que) se comporte alors en embrayeur : sa référence, en l’occurrence temporelle, change chaque fois que le moment de son énonciation change. L’invariant de voilà + complémentation temporelle est donc le suivant : dans le cas de voilà sans que l’événement est en relation de différentiation avec To ; dans le cas de voilà + que la borne de droite de l’intervalle (en général non explicitée) s’aligne sur To tandis que la borne de gauche de l’intervalle toujours présente se superpose à l’événement et est en relation de différentiation avec To. Voilà (+/- que) fonctionne donc sur la base d’une relation de différentiation avec le paramètre temporel de la situation d’énonciation. Voilà se comporte ainsi pour deux raisons : 1) Son absence de morphologie verbale et d’adaptation à tout changement de temporalité. 2) Sa composante déictique en là qui, bien que nonaccessible à la conscience de la plupart des locuteurs, est peut-être en cause dans cette limitation à la fonction d’embrayeur (cf. son étymologie d’impératif présent) et plus précisément dans sa valeur de différenciation en contraste avec le ( i )ci d’identification.
23 Dans le sens français-corse, mais pas dans le sens corse-français car fà est le localisateur corse le plus fréquent alors que voilà n’est pas le localisateur français le plus fréquent.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
225
L’anglais et le corse disposent eux aussi d’un marqueur permettant de prendre pour repère directement To, respectivement ago et fà, qui seront tous deux non pas antéposés comme en français24 mais postposés à l’élément temporel. Ago et fà sont même plus spécialisés que voilà puisque rappelons que, par le biais de l’adjonction de que, voilà peut également fonctionner dans le système mesureur d’intervalle. Ago et fà par contre s’emploient seulement dans le système localisateur d’événement. Au français de l’extrait (17f) correspondent donc le corse (17c) et l’anglais (17e) : (17f) Qui garde encore en mémoire la polémique qui se répandit voilà soixante ans [. . .] (17c) Quali hè à ramintassi a pulemica spartusi sissanta anni fà [. . .] (ML) (17e) Who remembers the polemics that spread sixty years ago [. . .] Fà est selon Ceccaldi (1974, 141) le verbe faire (faci) à sa forme de participe passé (fattu) apocopé (fà). Ce qui le rapprocherait à nouveau de l’anglais ago qui est également un participe passé (celui du verbe agon/agan formé sur go et signifiant passer en parlant du temps, cf. Skeat 1978, 9) et également tronqué par apocope. L’origine de ces termes n’est plus perceptible au locuteur anglophone ou corsophone d’aujourd’hui, mais on peut aussi penser à une autre hypothèse, à savoir la grammaticalisation du verbe faci (faire) à la 3e personne apocopée du singulier du présent. Dans cette optique fà ferait penser non à l’anglais ago, qui en tant que participe passé n’a pas de lien étymologique avec le présent et est en théorie compatible avec n’importe quel temps, mais au français fait au présent ou plus exactement au présentatif avec sujet ça fait : sissanta anni fà = ça fait soixante ans = soixante ans ça fait = soixante ans fait.25 Cette seconde hypothèse rendrait mieux compte du lien que fà entretient avec le présent, même si force est de reconnaître que l’étymologie de l’anglais ago en un participe passé n’empêche pas le marqueur d’aujourd’hui d’entretenir lui aussi un lien privilégié avec To. Concernant l’anglais nous serons amené dans la partie 3.2 qui suit à nuancer quelque peu son identité de fonctionnement par rapport à celui de voilà et de fà : ces derniers sont vraiment spécialisés dans le repérage avec le seul To, alors que ago peut éventuellement se plier à un autre repère temporel.
24 Du moins en français moderne, mais en ancien français le terme temporel pouvait être non seulement postposé à il y a mais aussi antéposé : a huit jors/huit jors i a. C’est avec la postposition que le sens localisant de il y a prendra le pas sur son sens duratif (Wilmet 1971, 305), cf. notre section 1.2. 25 Sans oublier que le corse possède en plus pour ses emplois temporels le verbe faci, qui formellement correspond plus directement au français ça fait.
226
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4.2 Adaptabilité temporelle de il y a (+/- que) et ça fait (+/- que) sous condition. Comparaison avec l’anglais et avec le corse À la différence de voilà, les marqueurs il y a (+/- que) et ça fait (+/- que) disposent d’une morphologie verbale. Cela leur permet de mettre en jeu un moment-repère qui peut être variable et situé aussi bien dans le révolu que dans l’avenir, moyennant un choix adéquat de leur morphologie verbale. En l’absence de précision temporelle explicite,26 l’événement localisé (par il y a et ça fait) et l’intervalle mesuré (par il y a + que et ça fait + que) le sont par rapport à To, qui est donc le repère par défaut, et il y a/ça fait (+/- que) conjugués au présent se comportent donc en embrayeurs tout comme voilà.27 Mais si le repère n’est pas To, alors que le français voilà est à priori hors-jeux, il y a et ça fait (+/- que) restent mobilisables, moyennant le passage à un temps passé ou futur sur le présentatif, et un repère alternatif doit alors être mentionné dans le contexte (Rivière 1993, 123) sous la forme d’un dateur de passé ou d’avenir. C’est ce que nous allons montrer dans les sections 3.2.1 et 3.2.2 qui suivent.
26 Avec il y a et ça fait au présent le repère est parfois explicité, ce qui ne change rien sur le fond puisqu’une référence présente est de toute façon exprimée par défaut. Dans ce cas un dateur tel que maintenant apparaît de façon non contraignante, et vient doubler le moment de parole de façon plus ou moins restreinte ou large (maintenant/ce matin/aujourd’hui/cette année, etc.). 27 On sera alors peut-être surpris du maintien de il y a en français et de fà en corse dans l’extrait suivant, face au choix non de ago mais de earlier en anglais (B3 dans le Tab. 2) : Et tout en admirant le luxe et l’ordre de ces choses [. . .] je songeais qu’il y a vingt ans, quand ces braves gens étaient venus s’installer dans ce vallon du Sahel, ils n’avaient trouvé qu’une méchante baraque de cantonnier/[. . .] pinsava vinti anni fà [. . .]/[. . .] I reflected that twenty years earlier [. . .] (LDM). Dans ce début de discours indirect, le traducteur de la version anglaise a considéré, de façon assez stricte, que le repère n’était pas déictique (To) mais anaphorique dans la mesure où le narrateur parle d’un moment antérieur au moment de la narration pris comme repère, d’où un earlier (ou un before) qui rend ce passage tout à fait homogène sur un plan d’énonciation de type récit. Par contre les versions française et corse ont choisi de changer de plan et d’articuler l’énoncé sur la situation d’énonciation, d’où la sélection d’un il y a et d’un fà. Pour autant ces divergences ne sont pas représentatives de différences entre langues mais de différences de choix selon les traducteurs (ce que permettait un texte dans lequel le narrateur est en même temps le personnage central) car auparavant et innanzu auraient été possibles en corse et en français tout comme ago l’aurait été en anglais : celui de la version anglaise a choisi un anaphorique calculé sur le « à l’époque du récit » inhérent à toute production décrochée de To dans laquelle évoluent des personnages qui sont des énonciateurs cités, tandis que ceux des versions corse et française ont choisi un déictique calculé par rapport à la temporalité de l’énonciateur citant. En anglais le narrateur à la 1e personne reste immergé dans son récit, en français et en corse il s’en extrait et se repositionne pour un temps comme sujet valideur et origine des repérages.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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4.2.1 Au passé (18f) Je me suis marié il y a huit jours. (19f) ?? Je me suis marié il y a eu huit jours. (20f) Je me suis marié il y a eu huit jours hier. (18) est bien formé avec il y a au présent et un repère qui par défaut est le présent, (19) ne l’est pas car le présentatif au passé (il y a eu) est inadapté en l’absence de repère contextuel passé puisque le repère par défaut est le présent, (20) est bien formé car le présentatif au passé (il y a eu) est soutenu par un dateur de passé (hier). Et ce dateur n’est pas quelconque. Ça peut être un déictique comme ci-dessous en (21) (ou un repère absolu en (22)) mais pas un anaphorique (en (23)), autrement dit s’il est calculé il est lui aussi calculé par rapport à To : (21f) Je me suis marié il y a eu huit jours hier/dimanche dernier. (22f) Je me suis marié il y a eu huit jours le 10 août. (23f) *Je me suis marié il y a eu huit jours la veille. Mêmes raisonnements avec les mesureurs : (24f) Il y a huit jours que je me suis marié/?? Il y a eu huit jours que je me suis marié/Il y a eu huit jours hier que je me suis marié. Ça fait huit jours que je me suis marié/?? Ça a fait huit jours que je me suis marié/Ça a fait huit jours hier que je me suis marié. En corse le présentatif en esse, conjugable puisque verbal, doit également être à un temps adapté et un dateur de passé sera mentionné, ou, possibilité dont ne dispose pas le français, le présentatif peut aussi être totalement absent dans la mesure où le dateur est là : (20f) Je me suis marié il y a eu huit jours hier. (20c) Mi sò maritatu sò stati ottu ghjorna arimani./Mi sò maritatu ottu ghjorna arimani. En anglais le fait même de positionner un événement par rapport à un repère déictique qui n’est pas To mais un repère intermédiaire lui-même issu d’un calcul par rapport à To semble compliqué et artificiel, et la référence temporelle correspondant à (20f) Je me suis marié il y a eu huit jours hier sera spontanément rendue par (20e) I got married nine days ago. Si vraiment l’effort doit être fait pour être au plus près du français et que hier doit être pris comme repère par exemple parce que hier était une date anniversaire, curieusement on trouvera (20e’) I got married eight days ago yesterday, qui est dicible et même relativement naturel.
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Alors que le français doit sélectionner un présentatif conjugable c’est-à-dire adaptable au temps du dateur ( ? Je me suis marié voilà huit jours hier) et adapter le temps de son présentatif conjugable au dateur (Je me suis marié il y a eu huit jours hier/? il y a huit jours hier) à moins de vouloir en rester à une référence calculée par rapport à To (Je me suis marié voilà huit jours/il y a huit jours) dans la mesure où Je me suis marié il y a huit jours et Je me suis marié hier se basent sur des repères différents et incompatibles (soit To soit un repère déictique intermédiaire mentionné dans le contexte se substituant à lui), l’anglais pour sa part peut rendre compatibles les deux repères eight days ago et yesterday. Ou plus exactement ago est compatible avec yesterday car il se subordonne à lui : il perd son statut de repère quand un repère temporel est mentionné et il l’abandonne à ce dernier. C’est donc par rapport à yesterday et pas par rapport à To que ago accomplit le décompte des huit jours afin de localiser la bonne date. Il n’est donc plus un embrayeur. Avec les mesureurs d’intervalle l’anglais aura du mal à rendre Il y a eu huit jours hier/Ça a fait huit jours hier que je me suis marié. Since est exclu (*It was eight days ago yesterday since I got married), that suivi d’une copule au passé est éventuellement envisageable (It was eight days ago yesterday that I got married) mais la structure est à la fois artificielle et difficile à comprendre en raison du parasitage par une interprétation en clivée.
4.2.2 Au futur (18f) Je me suis marié il y a huit jours. (25f) ??Je me suis marié il y aura huit jours. (26f) Je me suis marié il y aura huit jours demain. (18) est bien formé avec il y a au présent et un repère qui par défaut est le présent, (25) ne l’est pas car le présentatif au futur (il y aura) est inadapté en l’absence de repère contextuel futur puisque le repère par défaut est le présent, (26) est bien formé car le présentatif au futur (il y aura) est soutenu par un dateur de futur (demain). Comme dans le cas de la référence passée, ce dateur peut être un déictique comme ci-dessous en (27) (ou un repère absolu en (28)) mais pas un anaphorique (en (29)) : (27f) Je me suis marié il y aura un an demain/dimanche prochain. (28f) Je me suis marié il y aura (de cela) un an le 10 août. (29f) *Je me suis marié il y aura un an le lendemain.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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Mêmes raisonnements avec les mesureurs : (30f) Il y a huit jours que je me suis marié/?? il y aura huit jours que je me suis marié/Demain il y aura huit jours que je me suis marié. Ça fait huit jours que je me suis marié/?? Ça fera huit jours que je me suis marié/Demain ça fera huit jours que je me suis marié. L’anglais connait la même difficulté avec l’avenir qu’avec le passé, qui tient à sa préférence pour les repères directs sur les repères indirects. Il accepte de traduire (26f) par (26e) I got married eight days ago tomorrow28 avec coexistence de ago et de tomorrow parce que ago est déchu de son statut de repère (et d’embrayeur) au profit du repère temporel explicite tomorrow. Avec les mesureurs d’intervalle l’anglais aura du mal à rendre Demain il y aura huit jours/ça fera huit jours que je me suis marié. Même Tomorrow it will be eight days (ago) since/? that I got married semble artificiel. En corse le présentatif en esse doit également être à un temps adapté (futur synthétique en avoir suffixé ou futur périphrastique avec avoir auxiliaire) et un dateur d’avenir est mentionné, ou le présentatif peut aussi être totalement absent dans la mesure où le dateur est là : (26f) Je me suis marié il y aura huit jours demain. (26c) Mi sò maritatu sarà/hà da essa ottu ghjorna dumani/Mi sò maritatu ottu ghjorna dumani.
4.3 Prédominance de il y a (+/- que) en français, et ses équivalents en corse et en anglais Nous avions déjà signalé en tant que localisateurs d’événement l’absence de ça fait et la rareté de voilà, et en avions donné la raison. Cela a pour conséquence la prédominance de il y a dans le système localisateur de procès (il représente à lui seul 92% des localisateurs d’événement). Et si opérativement le corse fà et l’anglais ago correspondent au plus près à voilà, ils correspondent en termes de fréquence à il y a (quand celui-ci repose sur un repérage par rapport à To) puisque ces trois marqueurs ont en commun d’être les plus fréquents au sein de leurs systèmes localisateurs d’événement respectifs. De même en tant que mesureurs d’intervalle ça fait + que et voilà + que sont peu fréquents (dans le système mesureur d’intervalle on compte 16,7% de voilà + que et 19,7% de ça fait + que). Cela a pour conséquence la prédominance
28 Ou (26e’) I got married eight days ago come tomorrow avec un verbe come conjugué au subjonctif et antéposé à son sujet, ce qui transforme le circonstant en circonstancielle.
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de il y a + que également dans le système mesureur d’intervalle (63,6% des occurrences). Un équivalent corse de Il y a + que, construit non pas sur avoir mais sur être,29 couvre une proportion équivalente : esse + chì, qui est choisi à hauteur de 65,2% (ligne 5 dans le Tab. 1). Mais ce marqueur donne lieu à des variantes, dont le il y a français (mis à part l’amuïssement du sujet) ne dispose pas, et qui totalisées se montent à 90,8% des emplois des mesureurs d’intervalle corses (ligne 5 à 9) : ordre inverse chì + esse + durée, ø + durée + chì, vi + esse + durée + chì, ci + esse + durée + chì. L’équivalent anglais le plus fréquent de Il y a + que (et des mesureurs d’intervalle français de façon générale) n’est pas for (22,7% des mesureurs) pourtant spécialisé dans l’introduction d’intervalle mais la structure à présentatif en it + be (45,5% des mesureurs) qui permet une mise en relief de l’intervalle par un moyen syntaxique similaire à celui du français. Et c’est since qui est employé en tête de proposition pour introduire non pas l’intervalle mais sa borne de gauche : (10f) Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu'il en a écrit le dernier vers pourtant, il n'ose s'en séparer encore. (10e) This poem, Mistral has been working at for seven years, and it is now six months since he wrote the last line of it; but he dares not part from it yet. (LDM) Autrement dit il y a, avec ou sans complémentation en que, est le marqueur temporel le plus fréquent des trois marqueurs français au sein des deux systèmes. Cela signifie que le français s’appuie principalement sur un seul marqueur (il y a, +/- que), majoritaire dans chacun des deux systèmes et exportable de l’un à l’autre, alors que le corse et l’anglais feront appel majoritairement à un marqueur quand il s’agit d’un système mais changent de marqueur quand ils changent d’opération : En corse les localisateurs d’événement se concentrent sur fà à 89% (ligne 1 du Tab. 1), en anglais à 87% sur ago (ligne 1 du Tab. 2), qui n’existe pas dans le système mesureur d’intervalle. Dans ce dernier prédomine (45,5%) le présentatif en it + be + since. En corse le mesureur d’intervalle le plus fréquent est esse + chì (65,2% mais jusqu’à 90,8% en comptant les variantes). De façon
29 En corse être est le seul choix possible, avoir serait agrammatical. En français être n’est pas usité : il est peut se trouver en parallèle à il y a mais seulement dans un sens spatial et non pas aspectuel ni temporel.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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plus générale, alors que le français peut, à partir d’un même marqueur il y a ou voilà,30 les faire fonctionner à la fois dans le système localisateur d’événement et dans le système mesureur d’intervalle, le corse et plus encore l’anglais ont des marqueurs spécialisés pour l’un et l’autre domaine. Deux caveats cependant concernant le corse : – Il y a en corse un pont à établir entre les deux systèmes car fà, utilisable seulement pour la localisation, est étymologiquement lié au verbe fà/faci (faire) (cf. 3.1.2), utilisable seulement pour la mesure d’intervalle (moyennant bien sûr une complémentation en chì). Cela veut dire en outre qu’un présentatif construit sur les verbes faire et faci est commun aux deux langues : (3f) Ça fait un moment qu'il n’a pas vu de gibier, celui-là ! (3c) Face un pezzu ch'ellu ùn hà vistu salvaticume, què ! (RG) (4f) Vous voilà enfin, ma fille !. . . Il y a un quart d'heure que je vous appelle !. . . (4c) Site puru quì, a mo zitella. Face un quartu d'ora ch'o vi chjamu. . . (BC) (31f) C'est un ami. Ça fait longtemps qu'on se connaît. (31c) Hè un amicu. Face un pezzu ch'è no ci cunniscimu. (ICB) Précisons cependant qu’il est bien plus courant en français qu’en corse : dans notre corpus ça fait + que représente au sein du français 19,7% des mesureurs d’intervalle contre 4,5% pour faci + chì au sein du corse. Dans le sens françaiscorse faci est sur-représenté puisqu’il lui correspond 50% des fois contre seulement 11,1% des cas dans le sens corse-français si bien que, même si faci n’est pas un gallicisme, on peut penser qu’il y a là un effet dû au sens de traduction et donc une influence du texte-source sur les traducteurs. – Deuxième caveat : esse se prête aux deux systèmes (majoritairement en tant que mesureur ligne 5, et minoritairement au sein du système localisateur ligne 4 dans lequel il offre une alternative à fà) et est une alternative à fà utile dans trois cas, tous en lien avec le fait que esse est conjugable : 1e cas) Esse peut s’adapter à une référence passée ou future, ce que peuvent faire aussi il y a et ça fait mais ni voilà ni fà : je me suis marié il y a eu/ça a fait/*voilà huit jours hier, je me suis marié il y aura/ça fera/*voilà un an demain.
30 Mais difficilement pour ça fait, qui comme on l’a vu est rare tel quel sans que, et qui quand il se trouve sans que a néanmoins le sens de ça fait + que.
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2e cas) Esse +/- chì (comme faci +/- chì) peut apporter une indication sur le niveau de langue, plus ou moins élevé selon qu’il y a respectivement accord en nombre ou pas de esse avec le GN qu’il introduit (ce que ne fait le français avec aucun de ses trois présentatifs). Rappelons que le corse accorde généralement ses verbes présentatifs esse ou faci avec le GN post-verbal qu’ils introduisent, ce qui oppose des constructions personnelles en corse à des constructions impersonnelles (ou unipersonnelles) en français dans il y a et ça fait, et non-verbale (ou plus exactement non-conjugable) dans voilà. En réalité avec esse l’accord avec un GN post-verbal pluriel est dans nos corpus régulièrement fait.31 Le verbe faci, par contre, nous donne dans un registre quelque peu relâché l’exemple suivant de non-accord avec le pluriel numérique ottu mesi (‘huit mois’), ce qui a pour conséquence de faire ressembler le sujet post-verbal du verbe intransitif à l’objet d’un verbe transitif : (34c) U sgiò Wurmser ùn s'hè datu vintu è face ottu mesi ch'ella dura. (34f) Monsieur Wurmser a insisté quand même et depuis huit mois me demande encore. (LT) Cela dit, on est sûr qu’il y a accord seulement quand le GN post-verbal est au pluriel et que donc l’accord verbal se voit. Quand le GN est singulier on ne sait pas si l’accord se fait avec un GN singulier ou s’il y a absence d’accord, si bien qu’il se pourrait que le nombre de non-accords soit sous-estimé. L’ellipse du présentatif (esse et faci) est encore plus fréquente en corse que celle de il y a/ça fait/voilà en français. En cas d’ellipse dans la version corse mais pas française, évidemment en traduction dans le sens français-corse la consultation de la version corse ne permet pas de savoir quel était le présentatif employé dans le texte-source, par exemple il y a ou voilà dans les deux extraits suivants du même texte par le même traducteur :
31 En tant que présentatif temporel esse s’accorde même là où en tant que présentatif spatial il ne s’accorde pas. Nous pensons à certains quantifieurs sylleptiques à sens pluriel mais à accord singulier, comme unipochi (un certain nombre de) ou parechji (plusieurs). Ainsi l’exemple (32) (temporel) diffère-t-il du (33) (spatial) non seulement par l’absence de ci (cf. plus bas notre 3.5.1) mais aussi par la présence d’accord pluriel de esse (sò) avec le GN pluriel : (32c) Mi sò tenuta di dì li d’accende ne una chi sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu/(32f) Je me suis retenue de lui dire d’en allumer une [de cigarette] parce qu’il y a plusieurs mois qu’il s’est arrêté de fumer (ABM). (33c) Mi hà dettu di a facultà veterinaria duv’ellu ci hè parechji Francesi chì venenu à piglià i so diplomi/(33f) Mot à mot : Elle m’a raconté la faculté vétérinaire où il y a plusieurs Français qui viennent prendre leurs diplômes (ABM).
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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(35c) [Ellipse] Trè anni chè nò simu spiccati è mi pare. . . un' eternità, u mo fratellu caru. . . (35f) Il y aura bientôt trois ans que nous sommes séparés mais c'est trois siècles, mon cher frère ! (LT) (36c) [Ellipse] Sei mesi ch'ella dura, chè nò sparlamintemu ! Ùn hai ancu i soldi è ferma tuttu à accuncià. (36f) Voilà plus de six mois que nous sommes en pourparlers ! Et tu n'as pas encore tout l'argent et je n'ai encore rien préparé. (LT) À la différence du français, cela se produit en corse sans qu’il y ait besoin de s’appuyer sur un présentatif complet préalable, et se fait d’autant plus aisément que le matériau élidé pose moins la question de son identification : si en français on se demandait lequel des trois a été élidé, en corse mis à part le verbe faci on est globalement ramené à un présentatif unique en esse (et c’est d’ailleurs plutôt l’absence de esse que de faci qui est ressentie), qui n’est pas un agencement relativement lourd et complexe avec sujet, verbe et éventuellement locatif mais la simple copule d’identification. 3e cas) Esse +/- chì peut apporter des précisions aspectuo-temporo-modales (faci, plus rare, ne s’y prête pas dans nos corpus). Par exemple pour une même référence présente il peut ouvrir une alternative entre présent et futur épistémique afin de jouer sur le degré de probabilité, ce que fait peu le français de France : (9c) Seranu dece anni avà ch'elli anu custruitu una scalinata di petra ghjunghjiticcia. (9f) Cela fait bien une dizaine d'années qu'on a construit un escalier en pierre venue d'ailleurs. (ABM) En (9c) mot à mot ‘Seront dix ans’, le futur est non pas à visée d’ultériorité mais un futur épistémique marquant un temps présent32 doublé d’une hypothèse probable, comme si on avait en français non pas Ça fait une dizaine d’années mais Ça doit faire une dizaine d’années. Cependant ce résultat est atteint sans faire intervenir d’auxiliaire supplémentaire, juste en jouant sur le temps de façon économe, ce que le corse fait souvent sur ses procès qualitatifs et notamment esse. La modalisation par une hypothèse permet d’éviter l’assertion, et correspond en français au choix de dizaine avec son suffixe approximatif.
32 La présence de l’adverbe avà (‘maintenant’) signe sans équivoque l’ancrage de l’évaluation des degrés de probabilité dans le présent de l’énonciateur.
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Si esse est majoritaire en tant que mesureur d’intervalle (ligne 5 du Tab. 1) face aux ça fait/il y a/voilà + que du français, cela signifie qu’il nivelle les différences, et c’est bien ce que l’on constate en traduction, par exemple cidessous le même marqueur esse (+ chì en première mention et avec ellipse de la proposition en seconde mention) rend à la suite ça fait + que et voilà + que : (37f) Ça fait déjà un moment que je l'ai vu et je ne peux en détacher mon regard. Voilà bientôt une heure que nous avons commencé et nous sommes loin d'avoir fini. (37c) Hè un pezzu ch'o 1'aghju vistu è ùn mi ne possu spiccicà. À mumenti hè un' ora è simu in u più bellu. (ICB) Après les points communs (cf. 2) et un début de différences (cf. 3.1 à 3.3), intéressons-nous de façon plus précise à ces dernières.
4.4 Les différences au sein des mesureurs d’intervalle français entre il y a + que/ça fait + que/voilà + que 1)
2)
Dans les trois cas33 il y a + que/ça fait + que/voilà + que a lieu une opération de parcours sur tous les éléments de la classe (des mois en (36) Voilà plus de six mois que . . ., la classe des t en (31) Ça fait longtemps que . . . ), puis sont opérées des extractions successives de chacun d’entre eux, ce qui aboutit à une totalisation. Ceci suffit à caractériser il y a + que, construction non-marqu ée relativement neutre par rapport aux deux autres pour laquelle So ne pose pas de regard particulier, d’où peut-être sa prédominance quantitative en français. Par contre pour les deux autres marqueurs il entre en ligne de compte la façon dont So se situe par rapport à la phase de l’opération de parcours : Avec ça fait + que, So se situe pendant le parcours, les unités défilent et sont comptabilisées au fur et à mesure en une saisie médiane. La vision s’effectue de l’intérieur, comme si le point de vue se situait à l’intérieur du décompte, d’où des effets de sens possibles d’accumulation, d’évaluation qui peut être précise (exemples (38) et (39)) ou approximative quand le chiffre n’est pas encore fixé mais en cours de fixation (exemples (40) et (9)), en tous cas c’est une dimension de comptage qui est en jeu, avec un élément temporel volontiers numérique et assorti d’un quantifieur :
33 Le système localisateur du français étant déséquilibré par la faible fréquence de voilà et le statut particulier de ça fait (d’ailleurs absent de nos corpus), c’est sur le système mesureur d’intervalle en il y a + que/ça fait + que/voilà + que que nous nous concentrerons.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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(38f) Comptez, nous sommes le 6, ça fait 11 jours, exactement 11 jours (Henry 1968, 111) (39f) Ça fait deux ans trois jours et 6 heures que je ne l’ai pas vu (idem) (40f) Ils étaient ensemble depuis, voyons, je crois que ça fait presque 15 ans (ibid.) (9f) Cela fait bien une dizaine d'années qu'on a construit un escalier en pierre venue d'ailleurs et un terrain plat qui donne tout de suite après l'entrée du cimetière. (ABM) C’est peut-être pour cette raison que ça fait n’a pas un sens localisateur mais le sens mesureur d’intervalle de ça fait + que : il s’appuie toujours sur un parcours (et une addition) d’occurrences. La dimension de comptage donne aisément lieu à une modalisation appréciative de jugement (souvent négatif) porté sur la relation dans la mesure où le parcours d’occurrences et l’ajout de l’une aux autres dans une séquence inaccomplie (ouverte) sont appréhendés comme excessifs. On passe alors d’un repérage par rapport à To à un repérage par rapport à So. Dans ce cas la forte prise en charge sera rendue par une intonation marquée à l’oral et éventuellement un point d’exclamation à l’écrit : (41f) Ça fait deux heures que je l'attends ! (42f) Cela fait dix ans que le conseil d'administration de l'hôpital d'Ajaccio ne peut pas faire ce qui lui incombe, étant donné que les documents qui lui sont fournis ne disent pas la vérité de la réalité, ni des finances, ni du personnel, ni des structures. (UT) Cette interprétation a peut-être son origine dans le repérage par différenciation par rapport à So dont le ça/cela de ça fait est la trace, par opposition à ceci hérité de ce + ici et fonctionnant par repérage par identification par rapport à So. En traduction ces effets de sens sont difficiles à rendre en corse, qui fera généralement appel à esse + chì, et difficiles à rendre aussi en anglais qui pourra éventuellement mobiliser un aspect be + ing à sens modal ou/et ajouter des éléments lexicaux quantifiants venant insister sur l’étendue de l’intervalle (par exemple whole dans la traduction de Testot-Ferry ci-dessous) : (6f) Ça fait déjà un mois que nous parlons ensemble. (6c) Hè aghjà un mese chì no a ci discurremu. (6e) We have already been talking together for a whole month. (PP) 3. Par contre avec voilà + que on ne se place pas à l’intérieur mais à l’extérieur du parcours, au stade des extractions déjà effectuées et
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considérées comme préconstruites. La quantification fait l’objet d’un regard rétrospectif dans le cadre d’une saisie clôturante. En (5) ci-dessous il est question d’un chapeau, et en (43) la locutrice fait le bilan à To de ses deux années écoulées au service de son employeur : Voilà une heure que je suis là et je ne l'avais pas vu ! Sò qui chì hè una bella stonda è mancu l'avia vista ! I've been here an hour and never saw it. (EAG) Eh, voilà deux ans que je travaille chez vous et vous ne m'avez jamais donné un seul jour de congé ! (43c) Eh, sò dighjà dui anni ch'eiu travagliu ind'è voi [. . .]. (F) (5f) (5c) (5e) (43f)
Ces effets de sens ne sont pas aisément tranportables en traduction. En anglais en (5) le circonstant n’est pas introduit par for (qui ne serait d’ailleurs pas forcément présent non plus dans la question correspondante en how long) mais directement sans préposition (for an hour/an hour), ce qui ancre l’établissement du bilan davantage dans la situation d’énonciation mais fait perdre la mention explicite d’une construction d’intervalle avec évaluation de sa borne de droite à sa borne de gauche ainsi que le lien présent/passé. Cependant la perte de ce dernier élément est compensée par la présence sur le verbe d’un present perfect, qui marque l’association entre un événement commencé dans le passé et se continuant à To. De plus, si on considère qu’un for n’aurait fait que marquer l’identification de l’intervalle mesuré avec le procès, on peut dire qu’il ne s’agit que de l’ellipse d’un marqueur d’identification, qui laisse le procès quantifié juxtaposé à la quantification dont il est la cible. Quant au corse il fera le plus souvent appel à esse + chì comme en (43),34 mais une variante inversée en chì + esse se trouve également,35 comme on le voit en (5c) qui est sous la forme non pas de Hè una bella stonda ch’e sò qui mais de Sò qui chì hè una bella stonda. Ce qui nous conduit à nous interroger sur la logique à l’oeuvre au sein du système des mesureurs d’intervalles du corse, en particulier sur quelle base se fait la répartition entre eccu et les différentes variantes en esse répertoriées dans le Tab. 1 : 36
34 Premier choix comme équivalent de voilà + que puisque choisi 55% du temps, et également premier choix des mesureurs d’intervalle corses de façon générale au taux de 65%. 35 Deuxième choix comme équivalent de voilà + que puisque choisi 28% du temps, et également deuxième choix des mesureurs d’intervalle corses de façon générale au taux de 9%. 36 Nous avons dit quelques mots en 3.3 sur les mesureurs plus rares que sont ø + durée + chì (ligne 9) et faci (ligne 11).
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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4.5 Les différences au sein des mesureurs d’intervalle corses 4.5.1 Trois mesureurs d’intervalle à prendre avec précaution Trois mesureurs d’intervalle apparaissant dans le Tab. 1 sont quelque peu sujets à caution, correspondant aux lignes 6, 7 et 10 : 4.5.1.1 Ci + esse + chì Ci + esse + chì (ligne 6), dont 4 des 5 occurrences sont du même traducteur (celui de Tintin et de Gaston), est très probablement une erreur consistant à traiter le présentatif temporel comme le spatial, c’est-à-dire suivant la même extension que dans son histoire le français a opérée sur son il y a.37 Rappelons que il y a, tout comme voilà, est passé de l’expression de l’espace à celle du temps. Expression de l’espace qui reste encore visible puisque tous deux comportent une particule adverbiale figée/fossilisée d’origine locative : y dans le cas de il y a, là dans le cas de voilà puisque dans voilà il y a là, déictique situationnel de même nature que le y de il y a.38 Dans le cas du corse le présentatif quand il est existentiel/spatial se construit sur ci + esse (du latin ecce hic, ecce étant d’ailleurs le présentatif latin que le français abandonnera au profit de voilà, voir ici-même la première partie du chapitre consacré à voilà en diachronie). Ci, bien qu’il ressemble à l’ancien français ci et au français contemporain ici, équivaut au français là et se rend souvent par un y clitique comme dans il y a.39 Mais, alors que le présentatif polyvalent il y a peut s’employer de façon aussi bien spatiale que temporelle, le corse fait normalement appel à esse en corrélation avec ci pour sa prédication d’existence mais à esse sans ci dans un sens temporel. Il renonce donc au locatif ci quand la référence n’est plus situationnelle. L’extrait suivant illustre la différence entre les
37 L’anglais pour sa part peut dans un registre informel remplacer le localisateur temporel ago par back c’est-à-dire un localisateur spatial qui donne à voir le regard rétrospectif : (44f) Je les ai aperçus il y a des années/(44c) L’aghju avvintati chì sò anni è anni/(44e) I caught sight of them, several years back (PP). 38 Cependant le là de voilà n’est plus autonome, et le y de il y a n’est plus un locatif puisque il y a se combine aisément avec un locatif : il y a là . . . 39 Cependant, autant il y a est un présentatif relativement figé avec une particule d’origine locative fossilisée, autant le verbe d’existence corse (esse) et sa particule (ci) sont plus autonomes et plus sémantisés : Du coup la misère est plus discrète mais elle est toujours là/ A miseria di una volta hè più piatta ma ci hè (ICB). C’est la raison pour laquelle, pour parler de l’infinitif du verbe correspondant à ci hè, nous préférons dire que c’est le verbe esse employé avec ci que le verbe esseci, qui ferait penser à un présentatif figé.
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deux langues avec les deux emplois à la suite, identiques en français mais pas en corse : (45f) Il y avait plusieurs mois que Maria Laura n'était plus elle-même et il n'y a rien eu à faire pour la garder avec nous. Il y avait des signes depuis plusieurs années mais nous n'avions pas voulu voir la vérité. (45c) Maria Laura eranu parechji mesi ch'ella ùn era più in sè è ùn ci hè statu nunda à fà per tene la cun noi. Ci eranu i segni da parechji anni ma ùn aviamu micca vulsutu vede a verità. (ABM) Les traductions suivantes sont donc contestables par leur emploi de ci dans des présentatifs temporels : (46c) Amighettu, ci hè diggià un belle pezzu ch'o. . . (46f) Mon jeune ami, il y a bien longtemps déjà que. . . (BC) (47c) Ci hè un bellu pezzu ch'ellu ùn hè statu sbucinatu. . . (47f) Il y a un bout de temps qu'on ne l'a plus déroulé. . . [il est question d'un tapis] (G) Par contre le ci est tout à fait justifié en (48) : (48c) Ci hè statu un mumentu à issa epica chì chjamava guasi tutti i ghjorni. (48f) Il y a eu un moment à cette époque où elle appelait presque tous les jours. (ABM) En effet, bien qu’un terme temporel soit placé entre esse et chì, il ne s’agit pas d’un présentatif temporel marquant un intervalle, et ce chì n’est pas une conjonction de subordination mais un pronom relatif (on a d’ailleurs où dans la version française et on aurait du when en anglais : There was a time when . . . ) qui remplace un Groupe Prépositionnel (un mumentu chì = un mumentu induva = un moment pendant lequel) circonstant du verbe principal. 4.5.1.2 Vi + esse + chì Vi + esse + chì (ligne 5), avec un vi sans doute issu du latin ibi, semble également sujet à caution : vi est un adverbe de localisation spatiale et un correspondant du français là/y mais en italien, et il n’est répertorié en tant que locatif dans aucun dictionnaire corse que nous avons consulté.40 S’il survit ici ou là dans des
40 Ceccaldi (1974), Culioli et al. (1998), Papi (2013), Sicurani (2013), U Muntese (2014).
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formulations solennelles et archaïsantes, c’est sans doute en tant qu’héritage de la présence toscane dans l’île, mais si on rejette l’emploi de ci avec esse parce que contrairement à l’usage il exporte un adverbe de lieu dans une expression de temps, celui de vi, même sans se poser la question de son statut exogène ou endogène, est stigmatisable selon la même logique. Ses deux seules occurrences se trouvent chez le même traducteur, dans le même texte et à la suite : (49c) Vi sò i milioni di 1'anni chì elli ingiardineghjanu pruni i fiori. Vi sò i milioni di 1'anni chì elle manghjanu quantunque i fiori e pecure. (49f) Il y a des millions d'années que les leurs fabriquent des épines. Il y a des millions d'années que les moutons mangent quand même les fleurs. (PP) 4.5.1.3 Eccu + chì Eccu + chì (ligne 10), qui pourrait être un gallicisme, est dans notre corpus un hapax. On peut aussi entendre v’eccu, avec un v’ initial, apocope d’un vi sans doute identique à celui mentionné ci-dessus. Si eccu mime la spatialité dans la mesure où il est une extension temporelle d’un emploi préalablement spatial (comme le il y a français fut spatial avant d’être temporel), v’eccu est une extension doublement spatiale vu qu’il a hérité à la fois du ecce latin (eccu se dit tel quel en corse) et du ibi, d’où sans doute son effet de sens imagé.41 Abordons à présent esse + chì et chì + esse, qui sont les deux formes de mesureur les plus fréquentes (lignes 5 et 8 du Tab. 1).
4.5.2 Différences entre esse + chì et chì + esse Nous appellerons la formulation de loin la plus fréquente (esse + durée + chì) « version standard », et la seconde formulation « avec inversion » (chì + esse + durée). Les deux versions sont illustrées respectivement par les exemples cidessous, (32) où il question d’allumer une cigarette et (5) où l’on parle d’un chapeau :
41 Et la question d’une interprétation verbale de eccu (temporel ou pas) se pose comme pour voilà (temporel ou pas, cf. 2.2), avec des justifications propres. Ainsi eccu peut-il introduire un marquage différentiel (DOM) au moyen d’un accusatif prépositionnel, comme avec certains objets les verbes corses bivalents et en particulier transitifs (cf. Giancarli 2014) : Voilà Falbala . . ./ Eccu à Falbalà . . . (RG).
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(32c) Mi sò tenuta di dì li d'accende ne una chi sò parechji mesi ch'ellu hà piantatu. (32f) Je me suis retenue de lui dire d'en allumer une parce qu'il y a plusieurs mois qu'il s'est arrêté de fumer. (ABM) (5c) Sò qui chì hè una bella stonda è mancu l'avia vista ! (5f) Voilà une heure que je suis là et je ne l'avais pas vu ! (EAG) Le standard Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu, mot à mot ‘Sont plusieurs mois que il a arrêté’, aurait en correspondant inversé (32c’) Hà piantatu chì sò parechji mesi, mais *Hà piantatu chì elli sò parechji mesi (mot à mot ‘Il a arrêté que ils sont plusieurs mois’) serait une version inversée agrammaticale, tout comme le serait une version standard en *Sò parechji mesi chì ø hà piantatu, mot à mot ‘Sont plusieurs mois que ø a arrêté’. De même la version inversée Sò qui chì hè una bella stonda, mot à mot ‘Suis ici que est un beau moment’, aurait en correspondant standard (5c’) Hè una bella stonda ch’e sò qui (mot à mot ‘Est un beau moment que je suis ici’) mais *Hè una bella stonda chì ø sò qui (‘Est un beau moment que ø suis ici’) serait une version standard agrammaticale, tout comme le serait une version inversée en *Sò qui chì ella hè una bella stonda. Il y a donc une différence importante à signaler dans la construction de ces deux variantes sur la présence ou l’absence de sujet : 4.5.2.1 Présence ou absence de sujet : argument ou circonstant Le corse n’est pas véritablement une langue à sujet nul du type pro-drop comme l’italien ou l’espagnol, langues dans lesquelles le sujet est récupérable de façon morphologique au travers des nombreuses flexions verbales. Car, et c’est là un apport original de cette langue à la linguistique générale, elle n’est à sujet nul que dans ses indépendantes et ses principales. En effet, le corse fait apparaître en tête de tout type de subordonnée un sujet proclitique pour instancier cette place d’argument. Et, dans les subordonnées, ce sujet argumental a la triple particularité d’être obligatoire (spécificité des subordonnées par rapport aux autres propositions), d’être obligatoirement pré-verbal (spécificité des subordonnées par rapport aux autres propositions) et d’appartenir à une série spécifique (o/e, tu/t’, ellu, ella, no/n’, vo/v’, elli, elle) distincte de la série pronominale tonique (eo/eiu, tu, ellu, ella, noi/no, voi/vo, elli, elle) de mise en relief. On dit donc en version standard Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu avec sujet pronominal (et pas *Sò parechji mesi chì ø hà piantatu) parce qu’il y a un sujet argumental de 3e personne du singulier (ellu), qui peut
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d’ailleurs être précisé par un terme lexical ou un nom propre qui se voit alors anticipé par cataphore : Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu Petru (‘Il y a plusieurs mois que Pierre a arrêté de fumer’). Mais on dit en version inversée Sò qui chì hè una bella stonda sans sujet pronominal (et pas *Sò qui chì ella hè una bella stonda) même si on est en tête de subordonnée, car le GN n’est pas un argument mais un circonstant, en l’occurrence un circonstant de temps. 4.5.2.2 Une analyse syntaxique inadaptée L’analyse syntaxique par extraposition que nous avions proposée pour le français se révèle pour le corse soit gauche (dans le cas de la formulation standard) soit problématique (dans le cas de la formulation à inversion) : On peut éventuellement pour la version standard dire que Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu comprend une proposition complétive (ch’ellu hà piantatu) en fonction de sujet propositionnel du verbe esse, verbe d’existence suivi d’un circonstant de temps. L’assimilation de esse à un marqueur d’identification serait encore plus aisée que pour le français faire et voilà et même que y avoir. Mais il faudrait rendre compte en outre 1) du nombre pluriel sur esse, dont on pourrait certes dire qu’il s’accorde avec le seul argument de surface présent pouvant jouer le rôle de sujet syntaxique, 2) du fait que l’extraposition n’est pas obligatoire puisque la forme dérivante (Ch’ellu hà piantatu hè parechji mesi) est dicible en soi, ce qui n’était pas le cas du français, et surtout 3) que suite au mouvement à droite du sujet réel ch’ellu hà piantatu il n’y a pas de sujet nonréférentiel de surface qui viendrait instancier la place laissée vide, ce qui laisserait l’opération d’extraposition incomplète. Quant à la version avec inversion elle se prête encore moins à ce genre d’analyse puisqu’il n’y a pas à droite de proposition pouvant jouer le rôle de sujet. En effet Sò qui chì ø hè una bella stonda n’est pas issu de [Sò qui chì] [hè] [una bella stonda] dans lequel, à gauche du marqueur d’identification hè, figurerait pour sujet réel une proposition complétive inédite dont la marque de nominalisation serait non en début mais en fin de segment. Une autre analyse, mieux adaptée aux faits, est donc nécessaire, et nous proposons par conséquent une autre piste : une interprétation non pas de re (syntaxique) mais de dicto (argumentative). 4.5.2.3 Interprétation de re/de dicto Nous pensons qu’on ne peut même pas soutenir que, dans la formulation à inversion, chì hè una bella stonda est une proposition subordonnée, ni que chì est un subordonnant, à la différence de la formulation standard. Nous dirons que
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chì relie deux propositions p et q aux statuts non pas inégaux comme dans une subordination mais égaux, à savoir deux indépendantes. La formulation à inversion, qui se prête mieux à l’oral et à l’interaction que la formulation standard, met en place deux actes de langage : une assertion en p (Sò qui), suivie en q de la justification non pas de p mais de l’acte de langage que constitue p. Dans Sò qui chì hè una bella stonda (mot à mot ‘Suis ici que est un beau moment’), non seulement je suis ici (p, préconstruit) mais la preuve que je suis justifié à dire p est que non seulement je suis ici mais que je le suis depuis une heure. Je suis ici dans le présent puisque je suis ici non seulement dans le présent sur la borne de droite d’un intervalle mais aussi depuis la borne de gauche de cet intervalle localisée dans le passé. Le présent dans lequel je m’inscris tire sa stabilité de son enracinement dans le passé. Et si q est vrai, alors à fortiori p l’est forcément. Q hè una bella stonda oblige à revenir sur p Sò qui qui se trouve sur-asserté au sens où sa véracité ne peut pas être mise en cause, mais s’en trouve au contraire renforcée. Dans l’alternative sò quì/ùn sò quì (c’est-à-dire p/p’ être ici/ne pas être ici),42 je ne peux pas ne pas être ici, la polarité négative de la proposition p est exclue grâce à q. Même analyse pour un exemple comme (51) : (51c) No' l'avemu capita po' chì hè un pezzu. (51f) Voilà un bail qu'on a pigé, nous autres. (USM) Non seulement nous somme en situation de compréhension (p, préconstruit) mais la véracité de p date puisque remonte au début d’un intervalle d’une étendue laissée dans l’indéterminé mais en tous cas substantielle. Glose : ce que je dis en p est vrai puisque q la véracité de p n’est qu’une partie d’une véracité plus vaste, comme la borne de droite de l’intervalle n’est qu’une partie de cet intervalle. Il y a donc une strate argumentative dans la formulation à inversion, que ne possède pas la formulation standard. Et on remarque la présence de pò (‘oui, en effet, c’est bien ça’) qui insiste sur la véracité et renforce la préconstruction de p.
42 Dans la théorie des opérations prédicatives et énonciatives, on considère qu’à partir de la notion, « système complexe de représentation structurant des propriétés physico-culturelles d’ordre cognitif » (Culioli 1999, 100), on construit un domaine notionnel. Ce domaine se structure en plusieurs zones : un Intérieur ouvert I, où se situent les occurrences qui ont vraiment la propriété p, et son complémentaire linguistique, composé de l’Extérieur E et de la frontière F qui possède des propriétés mixtes, où se localisent les occurrences p’ pour lesquelles tel n’est pas le cas (Culioli 1990, 70).
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C’est parce que q est la justification de p que, dans la variante inversée, q (introduit par chì) doit rester postposé à p et ne peut pas lui être antéposé : on dit Sò qui chì hè una bella stonda et pas *Chì hè una bella stonda sò qui car il est exclu de mettre la justification d’un objet avant l’objet qu’elle justifie. Par contre dans la formulation standard, dans la mesure où la proposition q ne constitue pas une justification, q peut être soit postposé soit antéposé à p, et on peut dire alors soit Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu (q postposé) soit Ch’ellu hà piantatu sò parechji mesi (q antéposé). La postposition sert bien la stratégie argumentative dans l’exemple suivant : (52c) Veni à dì ch'è no semu minuritarii annantu à a noscia propia terra, par via di a pulitica suvitata da a Francia chì sò 234 anni, qualsiasi u guvernu in piazza. (52f) C'est-à-dire que nous sommes minoritaires sur notre propre terre, en raison de la politique suivie depuis 234 ans par la France, quel que soit le régime en place. (UT) Dans une formulation standard (Veni à dì chì sò 234 anni chì, par via di a pulitica suvitata da a Francia, semu minuritarii annantu à a noscia propia terra) la durée se serait située à l’initiale, portant moins sur la cause c’est-à-dire la politique suivie, détachée en une incise à la fois par la syntaxe et la prosodie, que sur la conséquence identitaire et démographique. La variante à inversion choisie, par contre, permet à la mention de la durée d’être repoussée plus loin dans la phrase et placée juste après la mise en cause de la politique de la France, si bien que directement la durée affecte la politique suivie par l’État, et seulement indirectement la situation de minorité qui en découle, ce qui montre bien la relation cause-conséquence et la mise en cause de la cause. Bien qu’il y ait chì on est, dans la version inversée, plus près d’un lien coordinatif que d’une subordination.43 Ici, de par sa non-mobilité et plus précisément sa place obligée en deuxième position, la proposition en chì de la formulation inversée se comporte non pas comme une subordonnée mais comme une coordonnée, et chì de par sa position obligatoirement médiane entre les conjoints p et q se comporte non pas comme un subordonnant mais comme un coordonnant.
43 On pense au fait qu’on peut déplacer une proposition subordonnée (subordonnant inclus), mais pas une coordonnée (coordonnant inclus), et ce en corse comme en français : J’habite en ville bien que j’aime la campagne/Bien que j’aime la campagne j’habite en ville. J’habite en ville mais j’aime la campagne/*Mais j’aime la campagne j’habite en ville.
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On pourrait avancer l’objection suivante : n’y a-t-il pas tout de même une dépendance sémantique entre p et q, puisque q justifie p ? La réponse est négative : la proportion en chì n’apporte pas une justification linéaire au contenu propositionnel de p, il ne s’agit pas d’une justification objective portant sur les événements mentionnés en p, bref sur le faire, au sein d’un ensemble p + q. Elle apporte en interaction une justification à l’énonciation de p c’est-à-dire au dire, à l’acte de langage sous-tendant ce qui a été dit en p. Elle est une assertion détachée de p, et à un autre niveau que p, qui effectue un retour sur la prise en charge de p afin de la légitimer. On dira que la variante standard (Sò parechji mesi ch’ellu hà piantatu) est à interprétation de re (syntaxique), et la variante à inversion (Sò qui chì hè una bella stonda) à interprétation de dicto (argumentative). 4.5.2.4 Haut degré Parce que, dans la variante à inversion, q est l’élément porteur de durée et qu’il constitue la justification pragmatique de l’assertion de p, la durée exprimée en q est souvent choisie comme élevée c’est-à-dire porteuse de haut degré, ce que le français faisait déjà en (51) au niveau lexical (un bail) mais cette tendance se trouve volontiers renforcée à la traduction : (44c) L'aghju avvintati chì sò anni è anni. (44f) Je les ai aperçus il y a des années. (PP) (5c) Sò qui chì hè una bella stonda è mancu l'avia vista ! (5f) Voilà une heure que je suis là et je ne l'avais pas vu ! (EAG) En (5) dans sa variante à inversion le traducteur a choisi non pas un terme numériquement précis (heure) mais aux frontières extensibles (stonda signifie ‘moment’) et l’a muni d’une qualification par le biais de bella, un adjectif quantifiant absent du texte-source. Le sens global est ‘un moment bon poids’, qui situe dans la zone haute de l’échelle. En (44) le traducteur a choisi d’ajouter l’expression d’un haut degré, absent du texte-source, et marqué ici par la coordination anni è anni (mot à mot ‘des années et des années’) où au sein d’une liste ouverte chaque occurrence de anni renvoie par addition à un degré supérieur à celui qui la précède. Précisons que cet accroissement quantitatif était tributaire d’un pluriel non-télique, marqué ici par une détermination plurielle indéfini signalée par un article zéro que le corse a en commun avec l’anglais.
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4.6 Les différences au sein des mesureurs d’intervalle anglais en it + be : choix des temps et des aspects Dans la séquence en it + be + intervalle + since, les différences vont se concentrer sur le choix des temps et des aspects à la fois sur la copule be et sur le verbe principal.44 La ligne 8 du Tab. 2 est détaillée dans le Tab. 3 ci-dessous. Parce qu’on ne sait évidemment pas quel temps aurait été choisi après since quand il y a ellipse de la proposition en since, par rapport au Tab. 2 deux exemples ont dû être exclus.45 En compensation nous avons pris en compte onze exemples de corpus bilingues français-anglais, figurant entre parenthèses dans le tableau cidessous et dont la source figure en annexe 2.
Tab. 3 : Détail des temps et aspects possibles en anglais dans la séquence en it + be + intervalle + since : D Voilà + intervalle + que a It + be au perfect + intervalle + since + prétérit b It + be au perfect + intervalle + since + perfect c It + be au présent + intervalle + since + prétérit d It + be au présent + intervalle + since + perfect
E Il y a + intervalle + que
F Ça fait + intervalle + que
Total
(+) =
(+)
(+)
Dans tous les extraits de notre corpus les mesureurs ont pour repère To, mais parfois en français la proposition en que est au présent et parfois elle est au passé, comme respectivement en (53) et (8) ci-dessous : (53f) Il y a à peine huit jours que je suis installé, j'ai déjà la tête bourrée d’impressions et de souvenirs. . . (LDM) (8f) Il y a une heure qu'on a sonné, mon ami !. . . (BC)
44 Nous avons déjà dit quelques mots sur les mesureurs anglais moins fréquents que sont for + intervalle (en 2.4) et ø + intervalle (en 3.4). 45 (46f) Mon jeune ami, il y a bien longtemps déjà que . . ./(46e) My dear young Tintin, it is so long since . . . (BC) (7f) Cette nuit, ça fera un an/(7e) Tonight, it will be a year . . . (PP).
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Ceci est révélateur d’une différence qui est sémantiquement pertinente pour le français, comme le montre la possibilité d’une glose en depuis pour le premier mais pas pour le second : je suis installé depuis à peine huit jours/?? On a sonné depuis une heure. En effet comme on l’a vu en 1.1 dans le premier cas le procès a commencé dans le révolu et s’étend jusqu’à To, ce que n’interdit pas l’aspect lexical sur le verbe d’état être installé, auquel cas l’intervalle est plein et il s’identifie au procès. Dans le second cas le procès est entièrement révolu et le procès se limite à la borne de gauche de l’intervalle, auquel cas le procès ne continue plus (on ne sonne plus à la porte) et ce qui est mesuré n’est donc pas le procès mais l’intervalle entre le moment de l’événement et le moment-repère, et l’intervalle mesuré est vide. Cependant cette différence temporelle n’est pas pertinente pour l’anglais, qui pourra très bien employer les mêmes aspects et les mêmes temps, en l’occurrence du présent sur la copule et du prétérit sur le verbe principal, dans les deux cas qu’illustraient en français (53f) et (8f) : (53e) It is scarcely a week since I came, and yet my head is already stuffed full of impressions and memories.46 (8e) It’s ten minutes since the bell rang ! 47 Mais l’anglais peut très bien aussi, à partir d’une proposition en que au passé, sélectionner autre chose que du prétérit et du présent, par exemple du prétérit et du perfect : (13f) - Ah ? le docteur Parpalaid ! Un revenant, ma foi. Il y a si longtemps que vous nous avez quittés. (13e) - Dr. Parpalaid ! A ghost, upon my word ! It's been such a long time since you left us. (K) Avec pour repère To, et en considérant respectivement la copule puis le verbe principal, on peut en théorie envisager 4 possibilités d’appariement, dont seules
46 Au prix cependant d’une réanalyse aboutissant à ce que le verbe d’état du français soit remplacé par un verbe de processus. Même quand cela ressemble à un verbe d’état ou de façon générale à une construction non-télique, comme have dans l’exemple It is a long time since I had a cat, l’anglais en introduisant un intervalle va effectuer un travail quantitatif et poser une Frontière à droite entre l’état p et son absence, cf. infra. 47 Le caractère hyperbolique de la durée n’a pas été conservé à la traduction en anglais.
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la 1e, la 3e et la 4e sont représentées dans notre corpus : 1) perfect + prétérit, 2) perfect + perfect, 3) présent + prétérit et 4) présent + perfect.48 Le perfect, souvent présenté comme contraint dans la principale,49 n’est pourtant ici que possible sur be (il est même de façon générale rare quand du parfait figure déjà sur le verbe principal, ce qui correspondrait à l’appariement n°2) et concurrencé par du présent. Si on veut y voir deux relations prédicatives on s’appuiera sur la sémantisation de since mais il faut au moins que be porte non pas du présent mais du have -EN. Dans ce cas on parlera de proposition principale pour la partie It’s been + durée de notre construction temporelle comme on le ferait pour une principale banale du type I haven’t seen you ou He’s been gone ci-dessus, avec dans les deux cas des événements référentiels dans une principale qui se trouve mise en relation avec une subordonnée temporelle en since. Mais on s’éloigne d’une structure à présentatif. Si par contre (et de préférence) on l’analyse en une relation prédicative unique, on retrouve une structure à présentatif et on dit comme pour le français (et de façon encore plus évidente que pour le français) que be est une simple copule d’identification au sein d’une structure extraposée, et que le it est un sujet de surface désémantisé qui instancie la place du sujet réel, par exemple since you left us en (13e) It’s been such a long time since you left us (cf. 2.3). Une telle analyse devrait être impossible si on était dans le strict cadre d’une principale en relation avec une subordonnée puisque c’est have -EN qui serait alors non pas possible mais obligatoire,50 or elle est possible dans notre structure temporelle quand be porte du have -EN et obligatoire quand il n’en porte pas. De plus le cas de figure où il n’en porte pas est majoritaire dans notre corpus (élément donné à titre indicatif vu le faible nombre d’occurrences) et semble de plus en plus fréquent en anglais. Nous en concluons que l’analyse par extraposition est la bonne pour l’anglais et que l’on a bien affaire à une structure à présentatif. La sémantisation de since peut être vue comme problématique. Cependant le choix non de since mais de that quand le repère est autre que To51 constitue
48 La 4e possibilité se trouve aussi mais traduit un depuis et pas une structure à présentatif : It is years since I have seen anyone yawning./ Je n’ai vu personne bâiller depuis des années. (PP) 49 À juste titre, comme le montre par exemple cet extrait : Il est parti depuis ce matin . . ./He’s been gone since first thing this morning . . . (BC)/*He is gone since . . . 50 *I don’t see you since you left us/I haven’t seen you since you left us, *He is gone since first thing this morning/He’s been gone since first thing this morning. 51 Voire même quand le repère est To selon certaines grammaires : It’s been nearly ten years that Max has been sick (Salkoff 1999, 37).
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un contre-argument et un soutien supplémentaire en faveur de notre analyse, cf. en 3.2 It was eight days ago yesterday that I got married. Comment le choix des temps et des aspects sur le verbe principal et sur la copule se fait-il ? Commençons par le choix entre présent et perfect sur la copule. Le perfect est employé sur la copule quand l’association entre un événement passé et le présent est explicite, comme le montre l’extrait (13) muni d’un peu plus de contexte : (13f) – Ah ? le docteur Parpalaid ! Un revenant, ma foi. Il y a si longtemps que vous nous avez quittés. – Si longtemps ? Mais non, trois mois. – C'est vrai ! Trois mois ! Cela me semble prodigieux. (13e) – Dr. Parpalaid ! A ghost, upon my word ! It's been such a long time since you left us. – Such a long time ? But no. . . three months. – That's true ! Three months ! To me it seems prodigious. (K) Dans cet extrait le Dr. Parpalaid est de passage dans son ancien cabinet qu’il a cédé au Dr. Knock et il tombe sur le pharmacien M. Mousquet. Entretemps le Dr. Knock a révolutionné dans la région la relation médecin/patients, pour le plus grand profit de lui-même et du pharmacien. Le traducteur a choisi de mettre en avant le fait que malgré les changements c’est dans son propre cabinet, que le Dr. Parpalaid a occupé si longtemps, qu’il se retrouve à présent. Et le contraste est d’autant plus saisissant quand une continuité aspectuelle se superpose et vient mettre en relation le procès-origine et To. Le présent par contre est préféré sur be quand on considère moins la période (sur laquelle porte la mesure allant du procès origine dans le passé jusqu’à To) que la mesure elle-même, ce qui est bien le but d’une structure à présentatif : (10f) Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu'il en a écrit le dernier vers pourtant, il n'ose s'en séparer encore. (10e) This poem, Mistral has been working at for seven years, and it is now six months since he wrote the last line of it; but he dares not part from it yet. (LDM) Dans l’extrait ci-dessus ce qui prime est la mesure de durée elle-même (six months) et le présent dans lequel elle est évaluée/jugée, aidé en cela par l’ajout d’un now juste après be dans la traduction.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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Quant au verbe (le seul verbe véritable de la proposition c’est-à-dire après since) se pose la question du choix entre un prétérit et un perfect. Un perfect signalerait un repérage par rapport à To, par exemple it is a long time since I’ve had a cat pour indiquer que la proposition est toujours vraie du présent, tandis qu’inversement le prétérit (since I had a cat) marquera une rupture avec To. Ainsi dans l’exemple (10e) ci-dessus it is now six months since he wrote the last line of it l’intervalle temporel est fermé et coupé de Sito, et So considère que l’écriture du poème (et le prétérit porte sur un verbe de processus et non pas d’état) a atteint son terme dans un passé révolu, comme le montre aussi la précision qu’il s’agissait de the last line of it. Ce qui a lieu dans le présent n’est plus de l’ordre de la rédaction, mais de la décision de remettre le manuscrit. Une précision doit être apportée eu égard au caractère télique ou nontélique du procès (détermination comprise). Pas pour l’anglais, pour lequel cela ne change rien à sa nécessité que since soit suivi d’une occurrence de procès positive, mais pour le rapport entre l’anglais et les deux autres langues sous examen ici. Si un perfect, grâce à son repérage par rapport à To, laisse entendre que la proposition est toujours vraie du présent (par exemple dans it is a long time since I’ve had a cat j’ai toujours un chat, en français il y a longtemps que j’ai un chat), un prétérit asserte le contraire : it is a long time since I had a cat signifie que je n’en ai pas (en français il y a longtemps que je n’ai pas de chat). Dans ce dernier cas de figure le français et le corse, mais pas l’anglais, introduisent parfois une négation, comme dans les deux extraits (3) et (54) ci-dessous, et parfois pas comme en (10) ci-dessus : (3f) À en juger par sa taille, ça fait un moment qu'il n'a pas vu de gibier, celui-là ! (3c) D'appressu à a so presenza, face un pezzu ch'ellu ùn hà vistu salvaticume, què ! (3e) Judging by his size, it's a long time since he was fed up ! (RG) (54f) Pensez donc ! il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis sous la dent ! (54c) Pinsate ! Da tantu tempu ch'ellu ùn s'è sciaccatu qualcosa ! (54e) Just think how long it is since she had a morsel between her teeth ! (LDM) En français et en corse nous sommes en présence de négations qui sont de vraies négations syntaxiques. À quoi tient cette différence ? Manipulons l’extrait (10) en deux versions : (10f’) Voilà six mois que j'ai écrit ce poème. (10f’’)Voilà six mois que je n'ai pas écrit de poèmes.
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(10f’) est une assertion positive qui n’admet pas de formulation négative : ?? Voilà six mois que je n’ai pas écrit ce poème. (10f’’) est une assertion négative plus naturelle que sa contrepartie positive : ? Voilà six mois que j’ai écrit des poèmes. On voit que l’acceptabilité change selon la détermination apportée au procès : quand le procès, muni d’une détermination clôturante (un pluriel numérique ou un singulier), est télique c’est-à-dire construit un dernier point, alors la formulation positive est la bonne : Voilà six mois que j’ai écrit ce poème. Quand le procès, muni d’une détermination faible (un pluriel indéfini), est non-télique c’est-à-dire non-borné, alors la formulation négative est meilleure : Voilà six mois que je n’ai pas écrit de poèmes. Le français, et il en va de même pour le corse,52 choisit donc une polarité positive ou négative fondée sur le caractère respectivement télique ou non-télique de la construction. En anglais, quel que soit l’aspect lexical télique ou non-télique et la détermination éventuelle, la formulation est toujours positive. Since donne un repère, qui en l’occurrence est un point si la construction est déjà télique (fût-ce en traduction au prix d’une transformation, cf. (53e) It is scarcely a week since I came pour Il y a à peine huit jours que je suis installé) ou un dernier point si elle ne l’est pas : en l’occurrence en (3e) le dernier moment où il en a eu assez, en (54e) la dernière occasion où il s’est mis quelque chose sous la dent, et en (10e) la dernière occurrence où il y a eu rédaction du poème. Ces événements constitueront la borne de gauche d’un intervalle permettant de mesurer explicitement la distance entre le repère (To) et le dernier point où il y a eu validation de he/be fed up et de she/have a morsel between her teeth. Et par conséquent de mesurer implicitement la durée où p n’est pas le cas c’est-à-dire un vide de p, un vide par absence. Le français et le corse procèdent « à l’anglaise » quand leur procès est télique, comme en (10) ou (10ʹ). Avec il y a/ça fait/voilà + que en français, et en corse avec par exemple esse + chì et ses variantes, ces langues mesurent un intervalle. Pour être mesurable ce dernier doit être fermé à droite et fermé à gauche. Il est fermé à droite par un repère (dans nos exemples To) incarné par voilà ou le présent de il y a/ça fait/esse, et il est fermé à gauche par un point constituant un donné. Après ce point commence l’état d’absence.
52 (10c’) Sò sei mesi ch’e aghju scrittu ‘ssu puema/(10c’’) Sò sei mesi ch’e ùn aghju scrittu puemi. (10c’) est une assertion positive qui n’admet pas de formulation négative : ?? Sò sei mesi ch’e ùn aghju micca scrittu ‘ssu puema. (10c’’) est une assertion négative plus naturelle que sa contrepartie positive : ? Sò sei mesi ch’e aghju scrittu puemi.
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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Mais quand le procès est non-télique, comme en (3), (54) ou (10ʹ’), ces langues introduisent une négation : l’intervalle est fermé à droite par le repère et fermé à gauche par le dernier point, constituant un construit, à savoir la dernière occurrence où en positif il y a eu du il a vu du gibier (5), du il s’est mis quelque chose sous la dent (54) ou du j’ai écrit un poème (10ʹ’). C’est ce double bornage qui permet l’évaluation des intervalles à respectivement un moment, si longtemps et six mois. Mais le terme temporel (la distance évaluée entre les deux bornes) correspond à l’évaluation de l’intervalle qui est attribué à la relation négativée ne pas voir de gibier/ne pas se mettre quoi que ce soit sous la dent/ne pas écrire de poèmes, puisqu’après la dernière occurrence positive commence la borne de gauche de l’intervalle c’est-à-dire l’état de non-p. C’est donc la valeur complémentaire ne pas p qui est quantifiée entre le repère et le repéré, d’où des négations syntaxiques en français et en corse. Précisons qu’en corse c’est la négation unaire qui a été utilisée (ùn) et pas la binaire (ùn + micca),53 étant entendu que les deux sont négativantes au sens où elles confèrent à la relation une polarité négative et que micca ne pourrait pas ici être employé seul. Une piste à suivre serait que la négation binaire marquerait une négation quantitative (absence de p, et on sait que micca, du latin mica désignant une miette/particule/parcelle, représente étymologiquement l’occurrence quantitativement minimale) et l’unaire une négation qualitative par altérité (autre que p), d’où son choix ici pour un intervalle qualitativement négatif. Nous ne développons pas davantage ce point que nous laissons pour investigations ultérieures.
Conclusion Le français s’organise de façon dichotomique à partir du recyclage d’un matériau relativement restreint : trois marqueurs, formant deux sous-systèmes selon qu’ils se construisent avec ou sans proposition en que : d’un côté et respectivement un mesureur d’intervalle de nature aspectuelle (dont, indépendamment de la diachronie qui met en lumière une composante verbale, nous faisons pour des besoins syntaxiques un verbe, à parité avec les deux autres présentatifs), d’un autre côté un localisateur d’événement de nature temporelle. Telle est la logique
53 (3c) Face un pezzu ch’ellu ùn hà vistu salvaticume, què ! (RG) / ?? ch’ellu ùn hà micca vistu salvaticume (54c) Da tantu tempu ch’ellu ùn s’è sciaccatu qualcosa ! (LDM) / ?? ch’ellu ùn s’è micca sciaccatu qualcosa !
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générale de cette architecture à laquelle l’un des trois (ça fait sans que) échappe partiellement en se cantonnant du côté aspectuel. Le corse et l’anglais par contre changent de marqueur quand ils changent d’opération, certains étant spécialisés pour le domaine aspectuel (principalement leurs équivalents de être + proposition) et d’autres pour le temporel (principalement fà et ago). L’idée générale peut être rendue au moyen d’une image : nos trois présentatifs font penser aux deux branches d’un compas posées sur une règle (échelle orientée) : on arrime la première, qui se fixe sur la position-repère (mettons que quand le repère est le moment d’énonciation To celle-ci corresponde à la graduation 0, ce qui est toujours le cas avec voilà, fà, et avec ago sous réserve d’absence de tout dateur autre que To), et on pose la seconde sur un point dit repéré (forcément dans le révolu donc dans la partie de la règle numériquement négative, mettons -8 si je suis sur l’échelle des jours et que je dise Je me suis marié il y a/ voilà huit jours ou Il y a/ça fait/voilà huit jours que je suis marié). Cet outil permet deux opérations distinctes : soit la mesure de la distance entre le point-repéré et le point-repère (si je sais où poser la deuxième branche et que j’ignore mais veux connaître cette mesure) par exemple dans Il y a/ça fait/voilà huit jours que je suis marié ; soit la localisation du point où viendra se poser la deuxième branche (si je connais la mesure de l’écartement des deux branches et que j’ignore mais veux connaître cette localisation) par exemple dans Je me suis marié il y a/voilà huit jours. Le reste n’est qu’un enrichissement de ce schéma de base. Prenons deux illustrations, celle de l’intervalle et celle du choix du repère : L’intervalle peut être plein ou vide : il est plein quand on mesure un procès qui se développe à l’intérieur de l’intervalle (Il y a/ça fait/voilà un quart d’heure que je vous appelle), il est vide quand le procès se limite à la borne initiale de l’intervalle et que ce qui est mesuré n’est donc pas le procès mais l’intervalle entre le moment de l’événement révolu et le moment-repère (Il y a/voilà/ça fait six mois que j’ai écrit ce poème, Il y a/voilà/ça fait six mois que je n’ai pas écrit de poèmes). Le corse est lui aussi à même de quantifier un intervalle vide et peut si besoin s’appuyer sur sa négation unaire. Les possibilités de l’anglais par contre se limitent à choisir entre un intervalle plein et la reformulation par le biais d’une localisation même si cela implique la construction d’un dernier point (Il y a si longtemps qu’il ne s’est rien mis sous la dent/Da tantu tempu ch’ellu ùn s’è sciaccatu qualcosa/Just think how long it is since she had a morsel between her teeth). La branche qui se fixe sur la position-repère peut se placer ailleurs que sur la graduation 0, par exemple la graduation –1, et on pose la seconde sur un
Voilà (+/- que)/il y a (+/- que)/ça fait (+/- que)
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point repéré, mettons –7 si je suis sur l’échelle des jours et que je dise Je me suis marié il y a eu/ça a fait sept jours hier). Ou la graduation +2, et on pose la seconde sur un point repéré, mettons -10 si je suis sur l’échelle des jours et que je dise Je me suis marié il y aura/ça fera dix jours après-demain).54 Ou je peux prendre une échelle non pas déictique avec repère translaté mais munie de repères absolus et dire Je me suis marié il y a eu huit jours le 10 août/Ça fera huit jours le 10 août que je me suis marié. Ceci est possible avec Il y a (+/- que) et ça fait (+/- que), qui disposent d’une morphologie verbale (mais pas avec voilà +/- que, qui n’en dispose pas), quand est choisi un temps grammatical autre que le présent et moyennant la présence explicite d’un dateur adapté dans le contexte. Mêmes capacités en corse avec son présentatif verbal en esse. L’anglais pour sa part répugne à prendre un repère qui même déictique ne serait pas To, et s’il s’y risque ago se subordonne au dateur explicite et perd donc son statut d’embrayeur. Les différences à l’intérieur des marqueurs du français tiennent à la présence ou absence (dans le cas de il y a) d’un point de vue sur les occurrences parcourues, et quand il y a point de vue à l’appréhension des occurrences dans une séquence inaccomplie (ça fait), ou préconstruite (voilà) permettant à So de poser un regard rétrospectif sur la quantification dans une saisie clôturante. Le corse, en jouant sur la position esse + chì/chì + esse, gagne à être analysé non par extraposition mais par la coordination d’actes de langage comportant une strate argumentative. L’anglais, qui comme les deux autres langues met davantage en relief l’intervalle quand il a recours à son aménagement syntaxique, exploite l’appariement des temps et aspects sur la copule be et sur le verbe principal, et se démarque des deux autres langues par son obligatoire polarité positive sur ce dernier alors que français et corse doivent s’ajuster en fonction de l’aspect lexical du verbe, télique ou non-télique.
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54 Ces trois formulations étant en relation d’équivalence référentielle : Je me suis marié il y a / voilà huit jours (0 – 8 = –8), Je me suis marié il y aura / ça fera dix jours après-demain (2 – 10 = –8), Je me suis marié il y a eu / ça a fait sept jours hier (–1 – 7 = –8). Idem dans le domaine aspectuel bien sûr.
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55 La traduction donnée est toujours celle de Cuffe sauf une fois celle de Testot-Ferry, qui est signalée.
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Dominique Knutsen, Gilles Col et Jean-François Rouet
L’apport de la méthode expérimentale à l’étude de certains aspects de voilà Résumé : L’objectif de ce chapitre est d’explorer, à l’aide des outils d’analyse proposés par la psychologie expérimentale, les conditions d’émergence de voilà dans le discours, et plus particulièrement en situation de dialogue. Quelles caractéristiques de la situation discursive favorisent l’apparition de ce mot ? L’hypothèse est que les locuteurs utilisent voilà comme un outil permettant de résoudre une difficulté liée à l’énonciation ou l’interlocution. Cette hypothèse a été testée dans le cadre d’une double démarche. Dans une première phase (phase exploratoire), nous avons invité des participants à produire du discours dans des situations de monologue plus ou moins complexes, en vue de mettre à jour le lien entre la difficulté de la situation discursive et la production de voilà. Dans une seconde phase (phase expérimentale) impliquant un dialogue finalisé, nous avons manipulé la charge cognitive ressentie par des participants en vue de tester ce lien dans un cadre contrôlé. Les résultats obtenus nous ont permis de proposer des pistes concernant la manière dont voilà peut contribuer à éclairer la nature des processus psychologiques en jeu chez les locuteurs pendant le dialogue. Abstract : The goal of this chapter is to explore, using some of the methodological tools of experimental psychology, the conditions of use of the term « voilà » in spoken discourse, especially in dialogue situations. More specifically, we were interested in identifying features of the discourse situation that promote the use of this word. We assumed that speakers use « voilà » in order to cope with difficulties in either production or the management of dialogue. We tested this hypothesis using a twofold approach. In the first phase (exploratory study), we invited participants to summarize the content of short videoclips that depicted more or less incongruous situations, in order to provide evidence for a link between the complexity of the discourse object and the use of « voilà ». In the second phase (experiment), we set up a scenario involving two participants and a targeted dialogue situation involving a collaborative task. We manipulated the time pressure associated with the task and we measured the participants’ experienced cognitive load, which we Dominique Knutsen, Université d’Essex, Department of Psychology ; Université de Lille, SCALab, UMR 9193 Gilles Col, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 Jean-François Rouet, CNRS et Université de Poitiers, CERCA, UMR 7295 https://doi.org/10.1515/9783110622454-008
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then attempted to relate with the production of « voilà » during task completion. The data provided several insights into how « voilà » may serve as a cue toward some specific cognitive processes that support dialogic behavior.
1 Introduction L’objectif de ce chapitre est d’explorer, à l’aide des outils d’analyse proposés par la psychologie, les conditions d’émergence de voilà dans le discours. Ce chapitre s’inscrit plus précisément dans le cadre de la psychologie cognitive, qui a pour but d’expliquer comment les humains traitent l’information à laquelle ils sont exposés dans leur vie quotidienne (voir Gardner 1985). Dans ce contexte, ce champ d’étude a pour objet les grandes fonctions cognitives que sont la mémoire, l’apprentissage, la résolution de problème, etc., et le langage, auquel nous nous intéressons plus particulièrement ici. Jusque-là, les différents chapitres se sont concentrés sur les emplois et les sens de cette unité, dans différents états de la langue française, ou bien en relation avec des unités proches par leurs sens et leurs valeurs et parfois comparées avec des unités prises dans des langues « voisines ». Ce qui va nous intéresser maintenant est l’étude des éléments d’une situation discursive qui favorisent l’apparition de ce mot. Les « éléments » qui nous intéressent ici ne sont pas des éléments purement linguistiques, mais plutôt les processus mentaux à l’œuvre dans les situations discursives, notamment dans des situations de dialogues et plus généralement d’interaction avec autrui. L’hypothèse que nous cherchons à étayer est que les locuteurs utilisent voilà comme outil pour résoudre une difficulté liée à l’énonciation ou l’interlocution. Dans ce but, nous avons mis en place une expérimentation qui se compose d’une phase exploratoire et d’une expérience à proprement parler. Dans ces deux étapes, nous ne cherchons pas à reconstituer une situation « naturelle » présentant une difficulté énonciative et où s’épanouiraient des exemples de voilà. Certes, ces exemples apporteraient une contribution fondamentale à l’étude de voilà mais ce type de reconstitution paraît en fait un peu illusoire. La variété de l’énonciation, qui fait la richesse du langage humain, nous autorise plutôt à essayer de répliquer une situation particulière dans laquelle apparaît une occurrence relativement typique de voilà. C’est ce que nous avons tenté de faire dans un premier temps (phase exploratoire). Dans un second temps (phase expérimentale), nous avons réalisé une expérimentation afin d’examiner de plus près une fonction spécifique de voilà. C’est donc une double démarche, d’abord purement exploratoire au cours de laquelle on teste une expérimentation sur quelques sujets dans un dialogue non contrôlé, puis proprement expérimentale sur un plus grand nombre de personnes dans un dialogue finalisé et contrôlé,
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que nous présentons dans ce chapitre. Comme justifié ci-dessous, cette double démarche s’étend d’une étude de voilà en situation monologique à une étude de voilà en situation dialogique, avec des conséquences importantes sur les conclusions que nous avons établies.
2 Étude exploratoire 2.1 Point de départ Un exemple assez particulier de voilà rencontré dans le corpus de français oral Rhapsodie1 nous donne une première piste d’exploration à partir d’un premier constat : voilà semble être utilisé dans une situation de difficulté ou de perturbation cognitive. L’écoute du fichier « Rhapsodie_movie_Chaplin_Gabrielle »2 nous permet en effet d’observer un cas où l’unité voilà est utilisée lorsqu’un « écart » discursif est en train de se produire. Par « écart » discursif, il faut comprendre une situation où le locuteur devient conscient que son discours prend une orientation qu’il n’a peut-être pas souhaitée et qui, en tout cas, l’oblige à revenir en quelque sorte « au sujet ». Dans ce cas précis, la locutrice raconte un extrait d’un film qu’elle vient de visionner. La scène racontée par la locutrice est extraite du film de Chaplin Les temps modernes (1936) : une jeune femme errante et affamée observe avec envie la vitrine d’une boulangerie. Les spectateurs peuvent alors brièvement apercevoir la vitrine garnie de pains, de gâteaux et de biscuits. Puis la jeune femme, voyant un livreur entrer dans la boulangerie en laissant ouverte sa camionnette chargée de pain, décide d’en voler un. Cette scène est devenue très célèbre et fait partie de la mémoire collective des films de Charlot. (1)
ensuite on change de séquence et on se retrouve dans la rue avec une jeune fille euh qui visiblement regarde des vitrines euh avec des chaussures en train de euh euh enfin voilà elle a l’air triste euh à côté d’elle il y a une voiture avec une camionnette en avec euh un monsieur en train de de décharger euh de ça a l’air d’être un traiteur en train de décharger des aliments mh euh et elle vole une baguette de pain elle est euh prise en flagrant délit par une euh une autre dame euh qui est à côté et elle s’apprête
1 http://www.projet-rhapsodie.fr 2 Référence du fichier : Rhap-M0019-Rhapsodie-meta. Les paramètres situationnels du dialogue figurent sur le site de Rhapsodie.
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à courir avec sa baguette et elle rentre dans Charlie Chaplin ensuite le traiteur revient euh et le le on voit expliquer euh bon après moi je j’ai pas compris XXX ce qui était écrit euh je lisais pas euh et on le le v~ on voit la dame expliquer qu’elle a volé la baguette de pain il y a une explication qui commence avec euh la foule qui s’attroupe et euh et le policier La locutrice de l’extrait issu de Rhapsodie fait cependant un récit dans lequel sont confondus les pains avec des chaussures, peut-être à cause de la forme des pains et de leur présence dans une vitrine, ou bien peut-être aussi à cause du fait que le personnage ne porte pas de chaussure et qu’elle semble choisir une paire en vitrine avant d’entrer dans le magasin : « on se retrouve dans la rue avec une jeune fille euh qui visiblement regarde des vitrines euh avec des chaussures en train de euh euh enfin voilà elle a l’air triste euh à côté d’elle il y a une voiture avec une camionnette ». Ce qui nous frappe dans cet extrait, c’est qu’à partir du moment où la locutrice se rend compte qu’elle fait cette confusion en produisant des marques d’hésitation (« euh, euh »), elle s’interrompt et ponctue son discours d’un voilà qui marque le retour dans le récit de la scène où les pains sont bien des pains.
2.2 Objectif et mise en œuvre de l’étude exploratoire L’exemple de la confusion pain/chaussure nous conduit à l’idée que voilà pourrait apparaître dans le discours au cours d’une situation où interviennent des références complexes ou ambigües. Voilà serait alors dans ce contexte la marque d’un réalignement, c’est-à-dire, une forme de correction explicite du discours. C’est donc la piste d’une forme de difficulté dans le discours et dans l’énonciation que nous proposons de développer, en menant une étude exploratoire visant à recréer des contextes favorisant la production de ce type assez particulier de voilà. Comme l’origine de l’apparition de voilà dans cet exemple semble être la confusion entre chaussure et petit pain lors d’un récit de film, nous avons décidé, dans le cadre d’une étude préliminaire, de montrer une série de films très brefs (reportages sans paroles) ou d’extraits de film également très courts à différents participants d’âges et d’intérêts proches (5 étudiants de licence de psychologie) et de leur demander de restituer ce qu’ils ont visionné. Le protocole était assez simple : 10 extraits différents (de films, de documentaires ou de reportages) étaient proposés et présentés dans le même ordre. Leur caractéristique principale était d’être très variés. On trouvait ainsi un reportage sur une course de natation au pays de Galles (Euronews, sans parole), sur une
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rixe au parlement macédonien (Euronews, sans parole), sur Mickey Rourke se promenant au marché de Moscou (Euronews, sans parole) et des passages de La grande vadrouille de Gérard Oury (1966), du film Rubber de Quentin Dupieux (2010), d’un documentaire sur la sieste des lions (sans parole), de Jour de fête de Jaques Tati (1949), d’un reportage sur les tortues géantes d’un zoo (sans parole), d’un court métrage de Roman Polanski (Deux hommes et une armoire, réalisé en 1958) et enfin un épisode de Pingu (dessin animé pour les enfants, sans parole). Leur variété reposait à la fois sur l’opposition film muet ou peu bavard/ film non muet voire très bavard, film avec action/ film où il ne se passe quasiment rien, et films de longueur différente pour finir. La raison de cette diversité est de faire varier un paramètre important : celui de la charge cognitive. La définition de charge cognitive utilisée ici est la même que celle utilisée par Chanquoy/Tricot/Sweller (2007) et elle correspond à « la mesure de l’intensité du traitement cognitif engagé par un individu particulier pour réaliser une certaine tâche, d’une certaine manière, dans un certain environnement » (Chanquoy et al. 2007, 31). La charge cognitive est liée, entre autres, au nombre d’éléments à traiter simultanément et au degré d’interaction entre ces éléments. Précisons tout de suite que dans cette expérience, nous n’avons pas quantifié ou mesuré la charge cognitive comme nous l’avons fait dans un second temps lors de la seconde expérience. Nous avons toutefois fait l’hypothèse que le niveau de difficulté de la tâche pouvait varier d’un extrait à l’autre. On peut ainsi supposer que dans le cas d’un extrait comme celui de La grande vadrouille3 par exemple, l’accumulation de personnages courant dans tous les sens dans un lieu aux multiples pièces va créer une certaine charge cognitive et avoir hypothétiquement une conséquence sur le récit de la scène. Mais à l’inverse, un homme faisant sa sieste au milieu d’un troupeau de lions, ou bien l’apparition d’une armoire portée par deux hommes sortant de l’océan pourrait également être à l’origine d’une charge cognitive, non pas par accumulation d’informations, mais par leur aspect surprenant et difficile à traiter. Pour finir, les extraits n’ont pas tous la même longueur (de 1 à 3 minutes), ce qui rajoute une difficulté supplémentaire pour la mémorisation et donc pour la restitution. La consigne donnée aux participants était simple : il s’agissait pour les étudiants de raconter ce qu’ils avaient retenu de l’extrait. C’était donc une tâche de mémorisation et de restitution qui était demandée, à partir d’un seul visionnement des différents extraits. La restitution se faisait au fur à mesure des visionnements, et pour une durée maximale d’une minute. L’expérience
3 C’est un extrait de la scène de l’incendie dans l’hôtel, au cours de laquelle les héros du film réussissent à échapper aux soldats allemands en créant une grande pagaille.
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était menée par une étudiante stagiaire qui relançait parfois le récit en posant une ou deux questions. Précisons malgré tout que ce que nous attendions des étudiants était un récit effectué essentiellement sous la forme d’un monologue en interaction ponctuelle avec l’expérimentatrice. Cette dernière n’avait pas pour rôle principal de dialoguer avec les étudiants car l’objectif de cette phase exploratoire était de tester l’hypothèse de difficulté en laissant les participants restituer ce qu’ils ont retenu des extraits successifs.
2.3 Observations et commentaires Au total, cinq étudiants ont participé à cette étude exploratoire. Leurs récits nous ont permis d’obtenir un corpus de 53 minutes au total, contenant 39 occurrences différentes de voilà. La production de ces voilà est en fait largement irrégulière si on regarde les résultats de plus près, irrégulière pour ce qui est de leur distribution sur l’ensemble des 53 minutes, et irrégulière également pour un même locuteur. Ainsi, certains locuteurs ont produit deux fois moins de voilà que les autres participants, d’autres en ont produit 3 en 55 secondes sur un extrait donné mais aucun en 2 minutes et 50 secondes d’un autre extrait. Nous obtenons donc des résultats hétérogènes et irréguliers. Certains extraits ont par ailleurs « inspiré » davantage les locuteurs que d’autres : ainsi, la visite du marché de Moscou par Mickey Rourke a déclenché plus de voilà que la mise en mouvement d’un pneu (fût-il un pneu tueur !) dans le film Rubber. Globalement, la fréquence de production de voilà peut se résumer par la liste suivante : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.
Rourke (5 participants) : 7 voilà pour 6’ Grande vadrouille (5 participants) : 6 voilà pour 6’20” Sieste des lions (5 participants) : 5 voilà pour 5’40” Rixe au parlement (5 participants) : 5 voilà pour 6’08” Jour de fête (5 participants) : 4 voilà pour 7’ Natation (5 participants) : 4 voilà pour 7’15” Rubber (5 participants) : 4 voilà pour 8’20” Pingu (2 participants) : 3 voilà pour 4’25” Tortues (3 participants) : 2 voilà pour 60” Polanski (3 participants) : 1 voilà pour 75”
Le premier commentaire que nous pouvons faire est la faible fréquence de voilà dans ces récits. Effectivement, si nous comparons avec ce qui a été le point de départ de ce travail collectif sur voilà, c’est-à-dire la session radio du marin Jean Le Cam face à sa caméra en plein océan (voir Col et al. 2015) au cours de laquelle
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nous avions relevé 1 occurrence toutes les 70 secondes, nous sommes loin du compte. Ceci étant, il semble actuellement impossible de calculer la fréquence réelle absolue de ce mot en français oral contemporain car il faudrait pouvoir le détecter au fil de sa production ce qui, techniquement, n’est pas encore possible. Ce que nous arrivons à faire seulement, c’est identifier les contextes favorisant son apparition. À cet égard, il semble que ce genre de situation de locution, monologique, narrative et à difficulté variable, ne soit pas totalement propice à son apparition. Quand on examine de plus près les résultats, on constate en outre que la valeur sémantique de voilà est quasiment toujours la même : la valeur conclusive, qui apparaît en majorité en fin de narration et qui est illustrée dans les exemples ci-dessous. (2)
il y a des photos donc j’imagine que ça va être publié après par la suite dans un journal [hm]4 voilà
(3) ensuite la scène d’après il remonte sur son vélo il faits des zigzags il heurte un pommier et les pommes lui tombent dessus voilà (4) pendant ce temps il continue de sauter sur le lit il fait le tour il met le pot de chambre sur la tête enfin bon voilà Du point de vue des valeurs de voilà qui sont relevées dans Col et al. (2015), la valeur conclusive n’est généralement pas aussi fréquente que la valeur introductive, qui, rappelons-le, constitue l’autre grande valeur de voilà. Dans la mesure où la valeur conclusive apparaît massivement dans les récits de films, nous pouvons estimer que notre étude réussit à recréer une situation relativement favorable à son émergence. Ce constat demande cependant à être approfondi et testé sur de plus amples échantillons. Nous observons par ailleurs que voilà apparaît dans les restitutions plutôt concises. Nous pouvons là aussi nuancer cette observation car il nous est arrivé de trouver deux occurrences de voilà dans une restitution de plus de deux minutes mais parfois aucune pour une narration de durée égale. Dans d’autres cas également, trois occurrences de voilà apparaissent dans une intervention de 55 secondes seulement. Comme on peut le constater, la production du marqueur est très irrégulière et nous pouvons difficilement retenir des paramètres qui permettraient de corréler l’émergence de voilà avec une durée particulière de récit ou un type de film particulier. Il y a en fait
4 Les crochets indiquent le chevauchement du discours du co-locuteur sur celui du locuteur.
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une seule vraie constante dans nos observations, c’est une corrélation avec la richesse d’un film en événements ou son exact contraire. L’extrait de La grande vadrouille par exemple, qui contient de nombreux personnages qui effectuent de nombreuses actions, a favorisé de manière régulière chez tous les locuteurs l’apparition de voilà. Mais en même temps, une séquence où il ne se passe pratiquement rien comme la sieste d’un homme au milieu de lions a également provoqué l’apparition régulière du marqueur, ce qui nous a amenés à l’hypothèse que l’apparition de voilà était liée non pas à l’accumulation d’informations, mais à leur aspect surprenant et difficile à traiter. Ces deux films ont en fait suscité entre une et deux occurrences de voilà par locuteur :5 (5) et à la fin il y a un camion de pompier [oui] voilà (Grande vadrouille) (6) il est allongé la tête sur lui et puis les lions ils bougent ils ont pas l’air dérangés par l’homme qui est présent à côté d’eux voilà (Sieste des lions) L’exemple (5) illustre le cas d’un récit fait à partir d’une séquence visuelle très riche et l’exemple (6) illustre le cas inverse. Dans le récit d’où est issu (5), on a relevé 2 occurrences de voilà en 50 secondes cependant, et dans le récit d’où est issu (6), la fréquence est quasiment équivalente (1 voilà pour 1 minute et 15 secondes). Le point commun à ces deux exemples semble être finalement soit la difficulté à restituer ce qui a été mémorisé pendant le visionnement de la vidéo, soit au contraire la difficulté à parler à propos de rien, en quelque sorte. La difficulté n’est évidemment pas la même, mais elle représente finalement une charge dans les deux cas : ne pas oublier de dire quelque chose vs. dire quelque chose à tout prix. Il semble donc difficile de déterminer exactement ce qui, dans ces films, augmente ou diminue la charge mentale. L’issue de chacune des interventions est en revanche la même : une occurrence de voilà à valeur conclusive. Il faut relever par ailleurs que certains voilà apparaissent en corrélation avec d’autres marqueurs : enfin voilà, bon voilà, enfin bon voilà, oui voilà, et puis voilà, voilà quoi ainsi que donc euh voilà. Ce ne sont pas les cas majoritaires relevés dans nos données et ils complexifient en fait la « simple » valeur conclusive. Nous proposons de les mettre de côté pour l’instant car ils nécessitent une étude entièrement dédiée. De la même façon, nous avons pu parfois relever des cas où voilà est employé non pas dans la seule séquence narrative (récit des évènements mémorisés), mais en réaction soit à une question soit à un
5 Deux participants ont produit deux voilà pour La grande vadrouille et un troisième (différent des deux premiers) a produit deux voilà pour la sieste des lions.
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acquiescement de la part de l’« expérimentatrice » qui intervient parfois pendant les restitutions.6 C’est ce qui apparaît dans les exemples (2) et (5) que l’on a commentés plus haut. Les interventions de l’expérimentatrice, sous la forme de [hm] et [oui] sont toutes deux suivies de l’apparition de voilà. Ainsi, dès que l’on sort de la narration monologique, on augmente visiblement les chances d’obtenir des occurrences de voilà. Cette augmentation semble par ailleurs être liée à une situation de difficulté qui trouve une sorte de solution, soit parce que le locuteur ne sait plus quoi dire et prend la question de l’interlocuteur comme une occasion de relancer son discours, soit parce que l’interlocuteur approuve le récit du locuteur qui en retour se sent plus à l’aise et va dans le sens de cette intervention « salutaire » (typiquement le cas de (5)).
2.4 Pourquoi la valeur conclusive ? La fréquence de la valeur conclusive dans cette étude nous amène à réfléchir aux raisons de cette récurrence. Nous venons de voir que l’intervention de l’expérimentatrice favorise en quelque sorte l’émergence de voilà et ce avec la valeur conclusive. Mais en fait, elle intervient très peu dans ces récits de séquences vidéo et cela pourrait être une des raisons de la fréquence relativement faible de voilà. Précisons effectivement que nous n’avons pas du tout affaire à un dialogue finalisé et contrôlé : notre approche est exploratoire et nous cherchons à mettre en évidence des paramètres qui seront testés par la suite. Nous pouvons avancer l’argument de l’apprentissage. Les étudiants sont effectivement de plus en plus à l’aise au fur et à mesure des visionnements et leur tâche (la restitution des extraits) s’en trouve facilitée : ils apprennent progressivement à construire leurs réponses. Ce formatage n’a cependant aucun effet direct sur l’augmentation de la production de voilà : il n’y en a pas plus au début de la série de récits qu’à la fin. Nous pouvons en revanche voir une influence de l’apprentissage de la tâche dans l’apparition massive de la valeur conclusive, mais à une échelle différente. Les étudiants sont effectivement de plus en plus à l’aise à l’intérieur même d’un récit et par conséquent, les voilà rencontrés en fin de récit sont comme des marques de fin (voire de soulagement). Cependant, ce
6 Les interventions de l’expérimentatrice ne sont pas systématiques pour chaque participant et les réactions des étudiants ne le sont donc pas non plus ; nous n’avons par conséquent pas pu établir de régularité à ce niveau mais nous avons souhaité malgré tout prendre en compte les voilà apparus dans l’interaction avec l’expérimentatrice car ils nous ont permis de mettre en place la seconde expérience (voir plus bas). Au total, nous avons relevé 7 voilà en interaction.
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type d’explication repose malheureusement sur trop peu de cas pour pouvoir asseoir un raisonnement plus solide. Il faut enfin souligner que voilà n’est pas la seule balise discursive rencontrée dans les récits et des mots comme enfin, donc, en fait ou du coup se partagent aussi le temps de parole. Nous sommes partis du sentiment que les apparitions de voilà sont liées à une situation de difficulté cognitive. Nous avons tenté d’identifier cette difficulté et de la reproduire à travers l’étude exploratoire que nous décrivons plus haut. Cette étude ne permet cependant pas de proposer de conclusions solides sur l’usage de voilà en situation de difficulté et ceci pour plusieurs raisons : elle comporte trop peu de participants pour pouvoir établir des données quantitatives à proprement parler, les participants ont produit peu de voilà, ce qui tend à montrer que les conditions ne sont pas très favorables et que voilà a été moins utile à la construction du discours dans cette situation que nous ne le pensions initialement ; enfin, nous n’avons pas mesuré la difficulté réelle de la tâche et nous ne pouvons pas affirmer qu’elle est difficile ou pas pour les participants. Nous avons malgré tout pu observer que la situation de dialogue est propice à l’émergence de voilà. Ce constat nous a conduits à poursuivre nos expériences en nous concentrant plus particulièrement sur l’hypothèse de difficulté et en privilégiant la situation de dialogue.
3 Mise en œuvre d’une expérience visant à tester l’hypothèse de difficulté En vue de tester l’hypothèse selon laquelle voilà est utilisé dans les situations où le locuteur est en difficulté (et notamment dans les situations de dialogue ; dans de telles situations, la difficulté peut être liée à la nouveauté du thème abordé, à la pression temporelle ressentie par les partenaires, aux enjeux de l’interaction, etc.), une expérience a été réalisée au cours de laquelle (1) la charge cognitive ressentie par les participants était manipulée directement et (2) deux participants avaient l’opportunité d’interagir l’un avec l’autre. La retranscription et l’analyse des interactions entre les partenaires devraient amener à une meilleure compréhension des processus sous-jacents à la production de voilà.
3.1 Présentation de l’expérience Le protocole expérimental utilisé dans cette seconde expérience a largement été validé dans le cadre de la psychologie du dialogue. Avant de décrire ce protocole,
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il est tout d’abord important de souligner qu’en psychologie du dialogue, un dialogue est défini comme une activité conjointe au cours de laquelle au moins deux locuteurs interagissent en vue d’atteindre un but commun (Clark 1996 ; pour une revue critique de la littérature en psychologie du dialogue en français, voir aussi Knutsen/Le Bigot 2013). Par exemple, deux locuteurs peuvent engager un dialogue en vue de préparer une réunion (ordre du jour, date, heure, personnes à inviter, etc.) ou de planifier un voyage (visites, mode de transport, etc.). Bien sûr, il est possible que l’un des locuteurs (ou les deux) poursuive également un ou plusieurs buts qui ne sont pas nécessairement partagés par son partenaire. Par exemple, l’un des locuteurs pourrait avoir tout intérêt à ce qu’un sujet en particulier soit abordé dans l’ordre du jour. Que les locuteurs poursuivent également des buts non-partagés, ou non, la progression globale du dialogue est déterminée par le but commun des locuteurs, qui permet à ceux-ci de déterminer quels sujets doivent être abordés et quels sont les critères de réussite de l’interaction (voir Bangerter/ Clark 2003). En accord avec cette définition initiale, la plupart des expériences réalisées en psychologie du dialogue portent sur des situations d’interaction finalisées où le but des participants est prédéfini à l’avance par l’expérimentateur. Les caractéristiques de ces situations sont manipulées de façon à tester des hypothèses précises et à mettre à jour les processus psychologiques en jeu pendant l’interaction. Dans la présente expérience, la tâche utilisée était une tâche d’appariement (cf. Brennan/Clark 1996 ; Clark/Wilkes-Gibbs 1986 ; Isaacs/Clark 1987 ; Krauss/ Weinheimer 1966). Dans ce type de tâche, les participants doivent travailler ensemble pour atteindre un but commun, comme par exemple réorganiser des images dans un ordre donné. Toutefois, un seul des participants (le directeur) dispose des informations nécessaires à la réalisation de la tâche. Aussi, celui-ci doit communiquer ces informations à l’autre participant (l’exécutant). Ce protocole a largement été utilisé pour étudier la construction et l’exploitation du terrain commun en dialogue (c’est-à-dire de l’ensemble des connaissances mutuellement partagées par deux partenaires de dialogue ; Brown-Schmidt 2012 ; Clark/Marshall 1981). Dans le cadre de la présente étude, ce protocole a été choisi car il force les participants à s’engager réellement dans l’interaction et mène habituellement à la génération d’un grand nombre de tours de parole par les participants. Dans la variation de cette tâche utilisée dans cette expérience, les participants interagissaient par téléphone. Ils pouvaient par conséquent s’entendre, mais n’étaient pas dans la même pièce et ne pouvaient pas se voir. La tâche des participants était de reconstituer ensemble des puzzles de type « Tangram » (voir Fig. 1). Pour chaque figure, le directeur avait sous les yeux la solution du puzzle (l’exécutant ne voyait pas la solution
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Fig. 1 : Figures de Tangram.
pendant la tâche). Les sept pièces du puzzle étaient remises à l’exécutant, dont la tâche était de réorganiser ces pièces de façon à reconstituer le puzzle sur la base des instructions fournies par le directeur. Pour réaliser cette tâche, les participants pouvaient dialoguer librement. Lorsque le directeur et l’exécutant parvenaient à reconstituer un puzzle, ils passaient au puzzle suivant. Ils avaient pour objectif de réaliser le plus grand nombre de puzzles possible pendant l’expérience. Comme mentionné plus haut, l’objectif principal de cette expérience était de montrer que voilà est produit lorsque le locuteur est soumis à une difficulté particulière. Pour tester cette hypothèse, la charge cognitive ressentie par les participants au cours de la tâche d’appariement a été manipulée. Le raisonnement sous-jacent était qu’une augmentation de la charge devrait amener les participants à percevoir la tâche comme étant plus difficile ; par conséquent, une augmentation du nombre de voilà dans la condition où la charge cognitive était la plus élevée serait en faveur de l’hypothèse de difficulté. Dans la présente étude, la charge cognitive ressentie par les participants était manipulée à travers la mise en œuvre d’une pression temporelle (pour une manipulation similaire, voir Horton/Keysar 1996). Dans la moitié des cas (condition « avec charge »), les participants étaient informés au début de la
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tâche qu’ils avaient un maximum de dix minutes pour réaliser la tâche et que l’expérimentateur leur indiquerait le temps restant toutes les deux minutes. Dans l’autre moitié des cas (condition « sans charge »), les participants disposaient également de dix minutes pour réaliser la tâche, mais ils n’étaient pas informés de cette limite de temps avant de réaliser la tâche, et l’expérimentateur ne leur donnait aucune information liée au temps lors de la réalisation. Dans cette condition, l’expérimentateur indiquait simplement aux participants avant le début de la tâche qu’ils seraient interrompus « après un certain temps ». La variable « pression temporelle » était une variable intra-participants, ce qui signifie que chaque participant réalisait deux sessions différentes : dans une des sessions, il réalisait la tâche en condition « avec charge » et dans l’autre session, il réalisait la tâche en condition « sans charge ». Pour éviter d’éventuels effets d’ordre (le fait de systématiquement réaliser la tâche dans la condition « avec charge » puis dans la condition « sans charge », ou dans l’ordre inverse, aurait pu biaiser le comportement des participants), l’ordre de passage dans chaque condition était contrebalancé. La moitié des dyades réalisait la tâche dans la condition « avec charge », puis dans la condition « sans charge » ; l’autre moitié des dyades réalisait la tâche dans la condition « sans charge », puis dans la condition « avec charge ». Toutefois, pour éviter un potentiel effet de « contamination » d’une session sur l’autre, seuls les résultats de la première session ont été analysés et rapportés ici. Pour s’assurer de la validité de la manipulation de la charge, chaque participant complétait un questionnaire de charge cognitive visant à quantifier la charge cognitive ressentie lors de la réalisation de la tâche. Le questionnaire utilisé était une traduction française du NASA-TLX (Hart/Staveland 1988). Ce questionnaire est constitué de six questions ; pour chaque question, le participant doit évaluer son ressenti vis-à-vis de la tâche sur un continuum en 20 points allant d’une dimension à l’autre (par exemple, de « simple » à « complexe »). Les six questions et les dimensions correspondantes (entre parenthèses) sont listées ci-dessous : – Avez-vous trouvé la tâche simple ou complexe ? (Simple – Complexe) – Avez-vous trouvé la tâche physiquement contraignante ? (Non contraignante physiquement – Très contraignante physiquement) – Avez-vous ressenti une pression temporelle lors de la réalisation de la tâche ? (Pas de pression temporelle – Forte pression temporelle) – Vous a-t-il semblé difficile, mentalement et/ou physiquement, d’obtenir votre niveau de performance ? (Facile – Difficile) – Êtes-vous satisfait de votre performance dans l’accomplissement de la tâche ? (Pas satisfait – Très satisfait)
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– Vous êtes-vous senti découragé, irrité, stressé ou au contraire motivé, content, satisfait durant l’accomplissement de la tâche ? (Content – Frustré) La charge cognitive ressentie par chaque participant est ensuite estimée en calculant la moyenne à ces six questions ; plus elle est proche de 20, plus la charge cognitive ressentie est élevée. Comme souligné ci-dessous, l’analyse des réponses des participants à ce questionnaire a permis de confirmer que les participants ressentaient une charge cognitive plus forte dans la condition « avec charge » que dans la condition « sans charge ». Un total de 38 participants répartis en 19 dyades a participé à cette expérience. Parmi ces participants, 25 étaient des femmes et 13 étaient des hommes. Tous les participants étaient des étudiants de Licence ou de Master de diverses disciplines : philosophie, psychologie, géographie, informatique, etc. La moyenne d’âge des participants était 22,16 ans (écart-type = 2,19). Chaque participant réalisait les deux sessions avec le même partenaire ; les rôles dans la dyade (directeur et exécutant) étaient identiques d’une session à l’autre (le participant jouant le rôle de directeur restait le directeur lors des deux sessions ; le participant jouant le rôle d’exécutant restait l’exécutant lors des deux sessions). Les rôles de directeur et de participant étaient attribués de façon aléatoire dans la dyade. Tous les participants ont signé un formulaire de consentement éclairé avant de participer à l’expérience, indiquant qu’ils étaient d’accord pour participer à l’étude. À la fin de l’expérience, l’expérimentateur expliquait les objectifs de l’étude aux participants et répondait à leurs questions potentielles. L’expérience durait environ une demi-heure et était divisée en plusieurs étapes : (a) Accueil des participants et consigne. (b) Réalisation de la première session. (c) Complétion du questionnaire de charge cognitive pour la première session. (d) Réalisation de la seconde session. (e) Complétion du questionnaire de charge cognitive pour la seconde session. (f) Débriefing.
3.2 Analyse des résultats 3.2.1 Caractérisation du corpus Les dialogues entre les participants lors de la première session ont été intégralement retranscrits. Au total, 10 dyades ont réalisé cette session dans la condition « avec charge » et 9 dyades ont réalisé l’expérience dans la condition
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« sans charge ». Le corpus généré était constitué de 3.795 tours de parole, ou 33.377 mots, au total. Le nombre moyen de tours de parole produits par chaque dyade était 199,68 (écart-type = 35,99) et le nombre moyen de mots produits par chaque dyade était 1.756,68 (écart-type = 186,80). Un exemple complet de dialogue dans chacune des deux conditions est fourni en annexe de ce chapitre. La tâche étant asymétrique (i.e., le directeur disposant de plus de connaissances que l’exécutant), le directeur produisait généralement plus de mots que l’exécutant. En effet, le nombre moyen de mots produits par le directeur était 1.172,16 au cours de la session (écart-type = 173,06) tandis que le nombre moyen de mots produits par l’exécutant au cours de la session était 584,53 (écart-type = 120,55). Le nombre de mots et de tours de parole produits dépendait également de la condition expérimentale. Dans la condition « avec charge », le nombre moyen de tours de parole produits était 205,20 (écart-type = 39,26) et le nombre moyen de mots produits était 1.834,20 (écart-type = 127,78) ; dans la condition « sans charge », le nombre moyen de tours de parole était 193,56 (écart-type = 33,17) et le nombre moyen de mots produits était 1.670,56 (écart-type = 210,44).
3.2.2 Analyse des questionnaires d’évaluation de la charge cognitive ressentie Pour chaque participant, le score moyen de charge cognitive a été obtenu en additionnant le score attribué à chaque question (/20), puis en divisant le score total obtenu par le nombre de questions (c’est-à-dire 6). La charge moyenne ressentie (toutes conditions confondues) était 12,76/20 (écart-type = 1,95). Les exécutants rapportaient une charge cognitive plus élevée (moyenne = 13,14, écart-type = 3,42) que les directeurs (moyenne = 12,39, écarttype = 2,51). Par ailleurs, comme attendu, les participants rapportaient une charge cognitive plus élevée dans la condition « avec charge » (moyenne = 13,83, écart-type = 1,67) que dans la condition « sans charge » (moyenne = 11,58, écarttype = 1,56). Le même pattern était retrouvé aussi bien chez les directeurs (condition « avec charge » : moyenne = 12,75, écart-type = 2,68 ; condition « sans charge » : moyenne = 11,98, écart-type = 2,40) que chez les exécutants (condition « avec charge » : moyenne = 14,90, écart-type = 2,95 ; condition « sans charge » : moyenne = 11,19, écart-type = 2,87). Ces résultats sont rapportés dans la Fig. 2. En somme, comme attendu, les participants (directeurs et exécutants) ressentaient une charge cognitive plus forte dans la condition « avec charge » que dans la condition « sans charge », confirmant l’efficacité de la manipulation de la charge cognitive dans cette expérience.
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Charge cognitive moyenne ressentie (/20)
16 14 12 10 Directeur
8
Exécutant 6 4 2 0 Condition « avec charge »
Condition « sans charge »
Fig. 2 : Charge cognitive moyenne ressentie par les participants en fonction de la condition expérimentale et du rôle dans la dyade.
3.2.3 Analyse des occurrences de voilà dans le corpus Les tours de parole incluant au moins un voilà ont ensuite été identifiés dans le corpus. Deux exemples sont fournis ci-dessous. (7) Dyade 1 : Directeur : là il faut que tu prennes ton petit triangle Exécutant : ouais Directeur : ton petit triangle et tu mets l’angle droit en haut à gauche tu vois dans la continuité du petit carré sur la face droite du petit carré Exécutant : ok donc ça ferme la coque quoi c’est ça Directeur : voilà ça c’est l’arrière du bateau (8) Dyade 6 : Directeur : à partir de la moitié de la moitié tu tu tu le colles sur l’hypothénuse la moitié euh Exécutant : il est sur la moitié droite ou gauche Directeur : droite Exécutant : d’accord Directeur : voilà ça fait le cou
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Au total, 186 tours de parole contenant au moins un voilà ont été identifiés. Ces tours de parole étaient plus souvent produits par les directeurs (159 au total) que par les exécutants (27 au total). De plus, comme attendu, les tours de parole contenant au moins un voilà étaient plus fréquents dans la condition « avec charge » (123 au total) que dans la condition « sans charge » (63 au total). Le même pattern était retrouvé aussi bien chez les directeurs (108 dans la condition « avec charge » et 51 dans la condition « sans charge ») que chez les exécutants (15 dans la condition « avec charge » et 12 dans la condition « avec charge »), même s’il était moins prononcé chez les exécutants que chez les directeurs. Le nombre total de tours de parole n’étant pas le même d’une condition à l’autre (comme souligné ci-dessus), ces chiffres ont été divisés par le nombre total de tours de parole produits dans chaque condition pour refléter la fréquence de voilà dans le corpus. Chez les directeurs, la fréquence de voilà était 108/1026 = 0,11 dans la condition « avec charge » et 51/871 = 0,06 dans la condition « sans charge ». Chez les exécutants, la fréquence de voilà était 15/1026 = 0,01 dans la condition « avec charge » et 12/871 = 0,01 dans la condition « sans charge ». Ces résultats (fréquences) sont rapportés dans la Fig. 3.
Proportion d'énoncés contenant au moins un « voilà »
0.12
0.1
0.08 Directeur
0.06
Exécutant 0.04
0.02
0 Condition « avec charge »
Condition « sans charge »
Fig. 3 : Proportion d’énoncés incluant au moins un voilà en fonction de la condition expérimentale et du rôle dans la dyade.
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Pour résumer, trois éléments principaux devraient être retenus ici. Premièrement, la charge cognitive associée à la tâche était perçue comme plus élevée par les exécutants que par les directeurs. Deuxièmement, comme attendu, la proportion de voilà était plus élevée dans la condition « avec charge » que dans la condition « sans charge ». Troisièmement, la différence (en termes de voilà) entre les deux conditions était principalement due aux directeurs. En effet, la proportion de voilà produits par les exécutants était relativement faible et variait peu d’une condition à l’autre. Aussi, les résultats ne sont pas entièrement en faveur de l’hypothèse de difficulté énoncée au début du chapitre : une augmentation de la charge cognitive conduisait bien à une augmentation du nombre de voilà produits, mais les voilà étaient principalement produits par les directeurs, qui percevaient la tâche comme moins difficile que les exécutants.
3.2.4 Discussion des résultats de l’expérience Les résultats obtenus dans cette seconde expérience sont en accord avec l’idée selon laquelle voilà est produit en situation de difficulté, même si voilà n’est pas nécessairement produit par le locuteur expérimentant cette difficulté luimême. Plus précisément, ici, la notion de difficulté renvoie à une situation où la charge cognitive ressentie par les participants était augmentée par rapport à une situation contrôle (condition « sans charge »). Dans le reste de la discussion, nous défendrons la proposition que les travaux réalisés en psychologie du dialogue permettent d’expliquer pourquoi voilà était alors principalement produit par les directeurs dans cette expérience. En psychologie du dialogue, toute interaction verbale entre deux locuteurs ou plus est définie comme une activité conjointe, c’est-à-dire une activité où chaque participant contribue tout en s’attendant à ce que son ou ses partenaire(s) contribue(nt) également à la réalisation de l’activité (Clark 1996). Par exemple, lorsque deux pianistes jouent un duo ensemble, chacun joue sa part du morceau tout en s’attendant à ce que l’autre fasse de même. Dans le cadre du dialogue, quand un émetteur produit un énoncé, il le fait en s’attendant à ce que le récepteur prête attention à ce qui est dit et cherche à comprendre l’énoncé produit ; quand un récepteur cherche à interpréter un énoncé, il le fait en s’attendant à ce que l’énoncé ait été produit de façon à être facilement compris par lui. Dans ce cadre, le dialogue est défini comme une activité fondamentalement collaborative au cours de laquelle les partenaires travaillent ensemble pour s’assurer qu’ils se comprennent mutuellement. En cours de dialogue, les locuteurs disposent d’un certain nombre de stratégies pour assurer la compréhension mutuelle. L’une de ces stratégies
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consiste pour l’émetteur à produire des énoncés dont il pense que le récepteur est capable de les comprendre facilement, l’amenant à adapter les expressions et mots employés en fonction de l’identité du partenaire avec qui il interagit (Clark/Marshall 1981 ; Heller/Gorman/Tanenhaus 2012). Par exemple, un chercheur utilise plus ou moins de jargon scientifique selon qu’il interagit avec un collègue travaillant dans le même département que lui, ou avec une personne n’ayant aucune connaissance de son champ de recherche. Dans ce cadre, la notion de coût cognitif est particulièrement importante. En effet, l’adaptation langagière représente un coût cognitif élevé, étant donné qu’elle requiert de se représenter mentalement les connaissances et compétences du partenaire afin de choisir les termes et expressions les plus appropriés (Horton/Keysar 1996 ; Rossnagel 2000). Cependant, il faut souligner ici que dans l’approche collaborative du dialogue, les coûts liés à la production et à la compréhension ne sont pas gérés au niveau de l’individu (c’est-à-dire au niveau du locuteur), mais au niveau collectif (c’est-à-dire au niveau de la dyade) (Clark/Wilkes-Gibbs 1986). Par exemple, le fait que l’émetteur s’engage dans la production (coûteuse) d’énoncés adaptés contribue à rendre la compréhension des énoncés plus facile du point de vue du récepteur (un énoncé adapté étant habituellement plus facile à comprendre qu’un énoncé mal adapté) ou, en d’autres termes, à réduire les coûts cognitifs associés à la compréhension du point de vue du récepteur. Une autre stratégie utilisée par les partenaires de dialogue consiste à ponctuer le discours de marqueurs de dialogue, c’est-à-dire de mots tels que hm, ok ou encore ouais et oui, qui sont utilisés pour marquer les transitions dans l’interaction et qui permettent aux locuteurs de s’assurer qu’ils se comprennent mutuellement (Bangerter/Clark 2003). Hm, ouais et oui sont principalement utilisés par le récepteur pour indiquer sa compréhension à l’émetteur, sans toutefois l’interrompre directement. Quant à ok, ce marqueur est principalement utilisé pour indiquer qu’un but a été atteint, et que les partenaires peuvent désormais se consacrer à la réalisation d’un autre but. Bangerter et Clark utilisent les notions de « marqueur horizontal » et de « marqueur vertical » pour distinguer ces deux types de marqueurs. Hm, ouais et oui sont des marqueurs horizontaux qui permettent aux locuteurs de progresser au sein d’une activité. Par contraste, ok est un marqueur vertical qui permet aux locuteurs de marquer explicitement la fin d’une activité donnée et le début d’une autre activité. L’utilisation de ces différents marqueurs peut être illustrée à travers l’exemple suivant, extrait du présent corpus : (9) Dyade 1 Directeur : donc t’as ta coque maintenant tu t’as tes deux grands triangles Exécutant : ouais
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Directeur : donc il faut que tu mettes tes angles droits vers le bas Exécutant : ouais Directeur : et en fait donc t’as ça te fait deux voiles t’en as une à l’avant une à l’arrière t’en as une qui est au-dessus du parallélogramme donc il va falloir que tu prennes un angle droit euh un angle droit s sur au niveau du parallélogramme Exécutant : ouais mais à quel niveau sur la pointe tout à gauche Directeur : pas pas tout à l’avant mais justement euh euh à l’intersection du parallélogramme et du moyen triangle Exécutant : ok ça marche Dans cet exemple, les deux premiers ouais produits par l’exécutant (tours de parole (2) et (4)) sont utilisés pour indiquer au directeur que l’exécutant pense avoir compris les informations fournies dans le tour de parole précédent. Ils ne constituent pas des interruptions à proprement parler, étant donné que le directeur poursuit simplement ses descriptions après la production de chacun de ces marqueurs. Il s’agit bien de marqueurs horizontaux, puisque l’activité des locuteurs (ici, placer les deux grands triangles) n’est pas encore terminée à ce stade ; au contraire, ils sont utilisés pour marquer le progrès de l’exécutant dans l’activité. Lors du dernier tour de parole (tour (8)), l’exécutant produit le marqueur ok ; dans ce contexte, celui-ci semble indiquer que le but poursuivi par les partenaires au cours de cet échange (placer les deux « voiles ») a été atteint, et que ceux-ci peuvent maintenant se consacrer à un autre but. En ce sens, il s’agit bien d’un marqueur vertical qui permet à la fois de clore l’activité en cours (placer les deux grands triangles) et de marqueur le début de l’activité suivante. À notre connaissance, voilà n’a, à ce jour, pas été étudié en tant que marqueur de dialogue. On peut toutefois supposer que tout comme ouais ou ok, voilà est employé par les locuteurs pour « naviguer » dans le dialogue. En accord avec l’argument développé plus tôt, notre suggestion est que voilà a une valeur conclusive dans le dialogue : dans ce contexte, tout comme ok, il serait employé pour indiquer qu’un but a été atteint et que les partenaires peuvent désormais se consacrer à un autre but. Il s’agirait par conséquent d’un marqueur de dialogue vertical (Bangerter/Clark 2003). Plusieurs exemples de voilà, extraits du présent corpus, semblent en accord avec cette proposition. (10) Dyade 10 Directeur : euh ohlàlà alors les ohlà je sais pas comment commencer euh donc au au mi enfin tu prends un petit le petit carré Exécutant : ouais
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Directeur : au-dessus tu lui mets euh ben un un triangle euh le triangle moyen Exécutant : ouais Directeur : et tu le le mets ce triangle moyen tu le disposes pour qu’il touche la moitié donc que sa base touche la moitié du carré c’est-à-dire qu’il doit avoir la moitié dans le vide et l’autre qui touche la Exécutant : ok Directeur : voilà Exécutant : c’est bon Directeur : après euh partie euh gauche de ce triangle tu mets le parallélogramme qui le touche (11) Dyade 11 Directeur : ah ouais ouais bah le 2ème petit triangle ça fait la véranda tu le colles à droite euh du premier triangle qu’on a posé Exécutant : ok Directeur : faut que ça fasse une véranda donc euh Exécutant : en haut quoi Directeur : voilà Exécutant : ok Directeur : et après tu prends ton 2ème carré Dans le premier exemple, voilà est produit par le directeur à l’issue de la mise en place du carré et du petit triangle ; dans le second exemple, voilà est produit encore une fois par le directeur à l’issue de la construction de la « véranda » par l’exécutant. Il est important de rappeler ici que le directeur et l’exécutant interagissaient par téléphone dans cette expérience ; aussi, le directeur ne voyait pas la progression de l’exécutant. Par conséquent, voilà dénote vraisemblablement le fait que le directeur pense que le but a été atteint par l’exécutant (sur la base des indications fournies par ce dernier), sans toutefois en être certain. Jusqu’à présent, nous avons défendu l’idée selon laquelle voilà serait un marqueur de dialogue vertical, à valeur conclusive, permettant aux locuteurs de progresser dans l’interaction. Reste maintenant à déterminer pourquoi voilà est produit plus souvent quand la charge cognitive augmente. Une réponse possible à cette question est que dans les situations où les partenaires de dialogue sont en difficulté, le risque d’incompréhension des partenaires est élevé (par exemple, comme dans la présente expérience, parce que les partenaires ont moins de ressources cognitives à allouer à la tâche et à la gestion de l’interaction lorsqu’ils sont en situation de charge cognitive). Les partenaires pourraient
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alors utiliser plus de marqueurs de dialogue en vue d’éviter tout malentendu. En d’autres termes, plus le risque d’incompréhension est élevé, plus les locuteurs deviennent susceptibles de produire des marqueurs de dialogue pour structurer l’interaction. Deux hypothèses peuvent alors être formulées pour expliquer pourquoi l’utilisation de voilà incomberait principalement au directeur dans la présente expérience. D’une part, il est possible que le directeur ait perçu la difficulté ressentie par l’exécutant (plus élevée que celle ressentie par le directeur lui-même, comme révélé dans l’analyse du questionnaire de charge cognitive). Le directeur a alors pu considérer que l’exécutant ne disposait pas de suffisamment de ressources pour produire les marqueurs de dialogue nécessaires à la réussite de l’interaction, augmentant potentiellement le risque d’incompréhension entre les partenaires. Ceci pourrait avoir amené le directeur à prendre en charge la production des marqueurs de dialogue (ou tout au moins la production de certains d’entre eux, parmi lesquels voilà), d’autant plus dans la condition avec charge. Cette explication est en accord avec le cadre plus large de l’approche collaborative (décrite plus haut), d’après laquelle les coûts cognitifs liés au dialogue sont gérés non pas au niveau individuel, mais au niveau de la dyade (Clark 1996). En effet, ici, la difficulté ressentie par l’un des locuteurs (l’exécutant) est prise en charge par l’autre locuteur (le directeur). Produire des marqueurs de dialogue supplémentaires a nécessairement augmenté les coûts cognitifs du dialogue du point de vue du directeur, mais a potentiellement réduit le risque qu’une incompréhension survienne entre le directeur et l’exécutant, contribuant nécessairement à la compréhension mutuelle. D’autre part, le fait que voilà était principalement produit par le directeur pourrait directement être lié à la nature de la tâche employée. La valeur conclusive de voilà en dialogue pourrait inclure non seulement l’idée qu’un but a été atteint, mais aussi le succès des partenaires dans la réalisation de ce but. Par exemple, dans l’exemple de la véranda, voilà semble indiquer non seulement que la réalisation de la « véranda » est achevée, mais aussi que l’exécutant a réussi à la réaliser correctement. Dans ce type de tâche (tâche d’appariement), c’est le directeur qui dispose de toutes les informations nécessaires à la réalisation de la tâche. Il est donc raisonnable de penser que c’est surtout le directeur qui est en mesure de formuler ce type de jugement et par conséquent à produire ce type de voilà. Il est par ailleurs intéressant de souligner que dans les deux exemples fournis ci-dessus, voilà est suivi ou précédé de ok, produit par l’exécutant. Comme discuté plus haut, ok est habituellement utilisé en dialogue pour indiquer qu’un but a été atteint. En ce sens, ok et voilà sont tous deux porteurs d’une valeur conclusive ; cependant, ok serait moins fort que voilà en ce sens que voilà serait en plus porteur d’un jugement de valeur lié à la
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réussite de la tâche. Ceci contribuerait à expliquer pourquoi ok était produit par l’exécutant et voilà par le directeur dans ces exemples. En somme, les résultats de la seconde expérience sont en accord avec l’hypothèse que voilà est principalement utilisé en dialogue dans les situations où les partenaires sont en difficulté. Cependant, voilà n’est pas nécessairement produit par le partenaire le plus en difficulté. Nous avons en effet suggéré que la répartition des coûts cognitifs dans la dyade pourrait amener le locuteur le moins en difficulté à produire plus de voilà en vue d’aider le partenaire le plus en difficulté (ceci dépendrait également du rôle joué dans la dyade). En d’autres termes, nos données suggèrent que la production de voilà est davantage liée à la régulation dialogique de la difficulté plutôt qu’à l’expérience individuelle de la difficulté, en accord avec l’approche collaborative du dialogue (Clark 1996).
4 Conclusions et perspectives L’objectif de ce chapitre était d’explorer, à l’aide des outils proposés par la méthode expérimentale, les processus psychologiques en jeu au cours du dialogue, qui amènent potentiellement les locuteurs à produire voilà. Cette exploration a alors permis une meilleure compréhension des conditions d’émergence de voilà dans le discours. Nous nous sommes donc intéressés aux éléments d’un dialogue, éléments langagiers mais aussi cognitifs. L’expérience que nous avons mise en place a tenté de mettre en évidence ces éléments. Dans une phase exploratoire, qui consistait à faire produire des récits de films brefs, nous avons constaté que l’apparition de voilà était liée à une situation de difficulté cognitive (mémorisation d’éléments complexes) sans pouvoir cependant mesurer cette difficulté ni être capables de la reproduire véritablement. Cette première phase nous a cependant permis d’observer que la situation de dialogue est davantage propice à l’émergence de voilà. C’est cette piste que nous avons suivie dans une seconde phase d’expérimentation, en proposant une tâche d’appariement dans laquelle les participants s’engagent dans une interaction et cherchent à atteindre un but commun. Dans cette expérimentation, nous avons par ailleurs fait varier un paramètre, celui de la charge cognitive, sous la forme de la pression temporelle. Nous avons alors constaté que la charge cognitive était davantage ressentie par les exécutants de la tâche que par les directeurs de la tâche. Par ailleurs, voilà apparaît en plus grande proportion quand il y a une pression temporelle, donc une charge cognitive. Enfin, les voilà sont produits essentiellement par les directeurs plutôt que par les exécutants. Ces trois constats principaux vont dans le sens d’une relation entre la production de voilà et une situation de difficulté, et
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c’est dans une activité langagière où chaque participant contribue de manière collaborative comme le dialogue que l’émergence de voilà se trouve facilitée. À travers la valeur conclusive, valeur principalement produite dans notre corpus, voilà se rapprocherait alors de ok (marqueur de dialogue vertical ; Bangerter/Clark 2003) pour indiquer qu’un but a été atteint. Ces deux marqueurs se distinguent cependant dans le fait que voilà implique l’idée de succès des participants dans leur tâche commune alors que cette idée est absente, ou moins forte, dans l’usage de ok. L’expérimentation exposée dans ces lignes nous permet de définir une piste solide de réflexion autour de la question du dialogue et de la difficulté : voilà serait alors produit par le directeur d’une tâche commune pour en marquer la réussite à travers un jugement de valeur. Cette piste mérite bien entendu de plus amples développements, notamment du point de vue de la comparaison interlangue qui devrait nous aider à pouvoir mettre en évidence le processus lui-même à l’œuvre dans l’usage de voilà et d’unités proches. Des travaux sont en cours en vue de répliquer l’expérimentation décrite ci-dessus en anglais britannique (Université de l’Essex, Royaume-Uni). De plus, une des limitations les plus importantes de cette expérimentation était que la charge cognitive était manipulée au niveau de la dyade, et non au niveau de l’individu (c’est-à-dire que les deux participants étaient exposés au même niveau de charge cognitive). Dans la vie quotidienne, deux partenaires de dialogue sont susceptibles d’être exposés à des niveaux de charge cognitive différents. Par exemple, si le dialogue a lieu dans une voiture entre le conducteur et un passager, le conducteur est susceptible de ressentir une plus forte charge cognitive que le passager à cause de l’activité de conduite dans laquelle il est engagé. De la même manière, si l’un des locuteurs a une langue maternelle différente de celle dans laquelle le dialogue a lieu, les coûts cognitifs liés à l’interaction seront plus élevés pour lui. Ce constat soulève plusieurs questions théoriques. D’une part, chacun des locuteurs est-il capable d’estimer correctement la charge cognitive ressentie par son partenaire ? Dans les pages précédentes, nous avons supposé que le directeur était capable d’estimer la charge cognitive ressentie par l’exécutant et d’ajuster le contenu de ses énoncés en fonction de cette estimation (voir aussi Mainwaring/Tversky/Ohgishi/Schiano 2003 ; Schober 1995), mais il est important de souligner qu’à ce jour, aucune étude n’a été entreprise en vue d’examiner directement cette capacité. D’autre part, comment les locuteurs prennent-ils en compte les disparités potentielles de charge cognitive ressentie lors de la production de marqueurs tels que voilà ? Répondre à ces questions irait bien au-delà de l’objectif premier de ce chapitre, mais elles feront l’objet de futures recherches plus poussées.
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Il est également important de souligner ici que le point de départ du présent chapitre était l’idée selon laquelle voilà est notamment produit dans les situations où il existe un décalage entre ce qui est dit et la situation d’énonciation (par exemple, une situation où une locutrice fait référence à des chaussures plutôt qu’à des pains, comme dans le corpus Rhapsodie décrit en début de chapitre). Ceci nous a amenés à poser l’hypothèse, bien plus générale, que la difficulté ressentie par les locuteurs est un déterminant de la production de voilà, notamment en situation de dialogue. Dans ce contexte, nous avons suggéré que les voilà produits en dialogue ont principalement une valeur confirmatoire, mais nous n’avons pas cherché à examiner plus en détail le contexte linguistique dans lequel ces voilà sont produits. Il serait intéressant, dans une prochaine étude, ou dans une nouvelle analyse du présent corpus, d’examiner de manière plus fine la fonction de l’ensemble des voilà produits dans ce type de tâche, afin de déterminer s’ils sont plus susceptibles d’être produits après qu’une erreur a été détectée (par exemple, l’exécutant commet une erreur ; le directeur détecte cette erreur à travers les descriptions produites par l’exécutant, et donne à ce dernier des indications supplémentaires pour corriger l’erreur ; l’exécutant corrige l’erreur et décrit la façon dont les pièces sont désormais arrangées ; le directeur confirme à l’exécutant que l’erreur a été corrigée en disant voilà). Confirmer cette hypothèse validerait l’idée selon laquelle un décalage perçu dans la situation discursive serait à l’origine d’une augmentation de la production de voilà. Le dialogue (qui, comme indiqué précédemment, est défini comme une situation d’interaction finalisée) constituerait une situation d’étude privilégiée pour tester cette d’hypothèse, puisqu’il est facile de quantifier un tel décalage dans ce type de situation (un décalage correspondant, en situation de dialogue, à la différence entre le but explicitement poursuivi par les partenaires, et leur progression effective dans la tâche). En conclusion, même si nous sommes conscients que les usages de voilà décrits dans ce chapitre ne sont pas les seuls, il semble cependant de plus en plus évident que la dimension intersubjective est centrale dans l’usage de cette unité et c’est cette dimension qu’il faut davantage explorer.
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Annexe Dialogues complets Dans les deux transcriptions ci-dessous, les énoncés du directeur sont en gras. Les marques de ponctuation ont été omises des transcriptions. Les transcriptions sont issues de deux dyades différentes. Condition « sans charge » Bonjour Salut Ce que tu vas faire c’est que tu vas commencer par faire c’est relever un peu le micro Est-ce que là c’est mieux Vas-y parle un peu Est-ce que là c’est mieux C’est un peu mieux encore un petit peu Ca va là Ouais là c’est bon c’est mieux Et là ça va encore Ouais Bon beh je reste comme ça en fait j’ai bougé là D’accord alors la première figure qu’on va faire Oui Ca a la forme d’un E mais retourné donc qui ressemble à un M tu vois ce que je veux dire D’accord Donc c’est la barre du E en haut et les pattes en bas donc c’est bien un E bien carré euh bien rectangulaire même Oui Donc ce que tu vas faire c’est que tu vas d’abord prendre un gros triangle Oui Tu vas mettre l’angle droit du triangle Oui Dirigé vers le haut à gauche Vers le haut à gauche Voilà l’angle rectangle, l’angle droit
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Oui Donc ça va faire la base du E Euh attends ce que je comprends pas c’est pourquoi on le met à gauche, moi si je le mets soit vers le haut Non parce que ton E il est tourné 90 degrés vers la droite Donc en fait la diagonale qui est opposé à l’angle droit En fait la diagonale doit aller d’en bas à gauche jusqu’en haut à droite Ah d’accord elle est pas plate, elle est oblique Voilà D’accord C’est l’angle droit D’accord ça marche je l’avais bien placé tu me dis l’angle droit en haut à gauche Voilà Ok Ensuite tu vas prendre un petit triangle Oui Et tu vas le placer en dessous du grand triangle et donc son angle droit va être en bas à droite D’accord au milieu en fait les diagonales elles se touchent en fait Ouais les diagonales se touchent et tout en bas de la diagonale de la grande D’accord àa marche Donc déjà tu as la première petite face du E Ouais Et je t’ai dit que les petites faces étaient dirigées vers le bas et donc ensuite tu vas prendre un losange Oui Et tu vas le coller contre l’autre moitié de diagonale qui te reste du grand triangle D’accord et c’est une de ces diagonales qui vient aussi se coller à la diagonale Voilà Ok là ça doit être bien Donc là t’as un début de ligne Oui De barre qui se prolonge De la gauche vers la droite Voilà Ok
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Ensuite tu vas prendre un triangle Le moyen ou le petit il me reste un moyen et un petit Le moyen Ouais Et tu vas le mettre avec sa base vers le bas et une des diagonales contre la diagonale du losange pour prolonger la barre Alors Pour prolonger la barre avec et donc Alors attends, sur ce triangle-là t’as une diagonale un angle de côté on va dire Ouais ça fait un angle droit pardon tu vas diriger l’angle droit vers le haut pour que les deux côtés qui vont vers l’angle droit soient en diagonale Ouais ok et le Contre le losange Et l’hypoténuse est droit vers le bas De quoi L’hypoténuse J’ai pas compris Enfin la diagonale du triangle Ouais Elle va de enfin, elle est tout droit en bas Ouais Ok Ouais donc ensuite tu vas prendre encore un grand triangle Ouais Et tu vas le coller symétrique au premier grand triangle mais à droite cette fois ci A droite Ouais à droite donc il va faire le coin droit de ton E Attends mon grand triangle il est à gauche Ouais non mais il va pas se coller contre ton grand triangle, tu vas avoir ton angle droit qui va être vers le haut avec un côté qui va vers le bas, un côté qui est horizontal Ah il est à droite du moyen triangle De quoi Il est à droite du moyen triangle Ouais il est à droite il va se coller contre le moyen triangle Ah d’accord ok je confondais du moyen triangle ok Et donc ensuite tu vas prendre un petit triangle
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Oui Et tu vas faire exactement ce que t’avais fait avec l’autre petit triangle c’est-à-dire tu vas le coller contre le grand Oui mais à gauche du grand A gauche et symétrique Ouais ok Et ensuite tu vas prendre un carré Oui Et tu vas le mettre au milieu Au milieu En dessous du moyen triangle En dessous du moyen triangle Ouais Ok donc en fait juste un petit truc l’angle droit il dépasse du losange Il dépasse Ouais Il devrait pas Oh putain Ton moyen triangle il doit Bon d’accord je me suis trompée non c’est bon c’est bon il a les trois pattes vers le bas le E Oui le E il a les trois pattes vers le bas Ah d’accord moi j’avais compris que celui du milieu était en haut d’accord ok c’est bon c’est fini D’accord on passe au suivant Ouais Alors cette fois-ci on va faire un carré tourné à donc faut qu’il soit en diagonale ton carré voilà on va le construire le carré là Ouais Et en dessous va y avoir un grand triangle qui pointe vers en bas D’accord c’est une maison à l’envers Hein C’est une maison à l’envers C’est Une maison à l’envers J’arrive pas à comprendre ça sature C’est pas grave laisse tomber Donc on va d’abord faire Le grand triangle Le triangle qui pointe vers le bas donc tu prends deux grands triangles
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Oui Et tu colles leurs angles droits côte à côte comme ça tu as les deux diagonales qui partent vers l’extérieur Ça fait un nœud papillon Non non tu colles deux côtés ensemble Beh ça fait un losange alors Ça doit te faire la moitié d’un triangle qui pointe vers le bas, euh non ça doit faire un triangle qui pointe vers le bas tu prends tes deux grands triangles Oui Tu prends les deux côtés qui vont vers l’angle droit tu les diriges pour que tous les deux ils aient une face horizontale, que les deux côtés soient horizontal et l’autre vertical Ça fait un carré je vois pas du tout là où tu veux en venir attends tu me dis je prends les deux triangles Il suffit de les coller ensemble D’accord de côté et ça fait une pointe vers le bas Voilà Ok Voilà et les deux grands côtés sont en diagonale Ouais C’est bien ça Ouais Donc par-dessus ce grand triangle on va construire un carré Ouais Qui va être tourné un peu pour que tu ais tes pointes en haut en bas à gauche et à droite tu vois ce que je veux dire Pas du tout mais c’est pas grave Tu prends un carré et tu le tournes de 15 degrés tu vois D’accord Voilà et donc il va toucher le milieu du triangle D’accord Voilà Ça marche Et donc pour construire ce carré ça va pas être évident Ouais Alors on va commencer par l’angle en haut du carré parce que c’est le dernier à 45 degrés tu as une pointe du carré qui est en haut d’accord Oui
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Alors tu prends un triangle Moyen ou petit il me reste un moyen et deux petits Euh il te reste un moyen et deux petits alors c’est un petit C’est un petit ok Alors tu vas le tourner pour que son grand côté soit horizontal Oui Et vers le bas D’accord Donc la pointe vers le haut C’est une pyramide Voilà ok ensuite tu prends un losange Oui Et tu le mets à ce que t’aies deux côtés qui soient horizontaux Oui Et à ce qu’il pointe vers la droite Attends je sais pas si t’as les pièces avec toi y’a un parallélogramme à deux côtés parallèles deux à deux Ouais Alors sauf qu’il a deux grands côtés et deux petits côtés Ouais je pense que c’est ça ouais Alors c’est un petit côté ou un grand côté qui colle le triangle C’est un grand côté Et il pointe vers la droite Ouais donc c’est-à-dire qu’il va suivre Ouais il va suivre le côté droit du triangle Non le côté gauche comment dire tu as le bas du losange qui va être plus à gauche et le haut du losange plus à droite Condition « avec charge » Oui Oui mon chéri tu m’entends Oui je t’entends Ok [inaudible] Oui ah ben Alors donc le premier objet donc on a dix minutes je vais te faire donc un E Alors va doucement va doucement je t’écoute On va essayer de dessiner un E D’accord D’accord donc euh dis-moi ce que tu vois en fait
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Euh dessiner un E moi qu’est-ce que je vois bah les morceaux éparpillés devant moi Des des morceaux éparpillés donc tu vois normalement tu dois avoir deux gros triangles Oui je les ai Donc tu les as Hm Donc tu vas les mettre en fait t’imagines que ça fait le la base du E au départ euh comment te faire comprendre On va s’y prendre autrement je pense Ouais je pense aussi alors euh donc tu vas prendre un grand triangle Oui Euh tu vas mettre le donc le le côté per le côté perpendiculaire Rectangle oui Voilà le côté perpendiculaire du premier euh triangle Hm Euh vers le haut vers le haut à gauche Vers le haut à gauche d’accord [Inaudible] tu vas mettre un tout petit triangle Hm tout petit Voilà juste à côté donc y a rien qui se superpose Juste à côté Voilà donc juste à côté en fait ça doit toucher le attends je vais t’expliquer ça doit toucher le gros triangle La pointe vers le bas Voilà D’accord Ensuite tu dois avoir un moyen triangle Le moyen triangle je l’ai Voilà donc Je le mets au-dessus Voilà D’accord Ensuite t’as le carré que tu dois mettre à côté du moyen triangle D’accord Jusque-là tu suis ensuite t’as toujours ton losange Oui Euh donc il doit venir en continuité du moyen triangle Alors du moyen triangle d’accord alors le carré je le mets où j’ai dû mal comprendre
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Bah tu sais il fait le le E il fait la petite barre du milieu Alors je le pose en fait euh sur le coin sur le coin qui va sur la droite du moyen triangle c’est ça Voilà c’est ça Le coin du haut on va dire le coin du haut d’accord donc l’autre fait la continuité Voilà Le le donc y a un coin qui touche euh le coin du milieu du triangle Ouais Alors le l’autre pointe elle va où euh plus éloignée dans la diagonale Voilà c’est ça en fait Elle va où Tu peux commencer à voir ses barres en fait la barre tu sais du grand E qui commence Oui oui ça là je vois T’as ton grand triangle donc Hm Que tu vas venir superposer à ton losange D’accord D’accord Pointe vers le haut aussi Pointe vers le bas Vers le bas Tu sais ton ton ta perpendiculaire elle doit arriver vers le bas pour faire le bas du E en fait Ah oui c’est vrai d’accord Et le petit triangle Oui je le mets pareil que l’autre en face Voilà D’accord Alors est-ce que t’as un E Oui c’est vrai que ça y ressemble Bon c’est déjà ça Non ça ressemble pas à un E Non c’est pas ça D’accord Alors euh donc est-ce que tu peux me répéter ce que t’as Bah j’ai donc euh le premier euh tri grand triangle qui forme le coin du E le petit triangle qu’est sur la même ligne en fait
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Ouais exactement Qui fait en fait la lettre c’est ça Ouais c’est ça Pointe vers le bas Ouais Alors après en-dessous on a le mo moyen triangle Ouais Avec la pointe qui va vers la droite Voilà euh le moyen triangle la pointe qui va vers la gauche La pointe euh rectangle Oui L’angle droit il va vers la gauche Oui D’accord et donc je mets le carré au milieu Oui D’accord Juste en dessous en f en fait si tu veux ton carré il doit venir entre tes deux petits triangles Entre les deux petits triangles d’accord J’ai du mal à j’ai du mal je vois pas ce que tu fais euh euh imagine-toi en fait avec les deux gros triangles Oui Donc un pour faire le haut du E et l’autre pour faire le bas Ouais Et t’as ton losange qui vient à côté donc en fait il continue celui du bas D’accord En donc en haut Hm Et encore au-dessus t’as ton moyen triangle qui vient s’imbriquer en fait entre ton gros triangle Oui Et ton losange D’accord Et ça s’imbrique en fait Pointe vers la gauche Voilà D’accord et Et Et le carré je le mets où alors Alors le carré donc tu vois le moyen triangle
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Ouais Donc tu le mets à côté à droite Oui En bas En bas En bas en bas du m en bas du moyen triangle il doit être au milieu en fait [Inaudible] Non tu vois pas Alors euh oui [inaudible] non mais j’ai fait comme tu m’as dit donc en fait il doit pratiquement toucher le le trapèze Oui quasiment oui en fait le leurs coins se c’est [inaudible] en fait c’est au niveau des coins qu’il faut que ce soit il faut que ça fasse une forme vraiment carrée en fait euh j’ai du mal à me faire comprendre Hm hm bah je vois pas ce qui va pas j’ai fait ce que tu m’as dit est-ce que le parallélépipède enfin le trapèze là est-ce qu’il doit être imbriqué aussi avec le le moyen triangle Tout à fait D’accord donc ça fait un truc un peu bancal en fait Non pas du tout Ah d’accord ça y est j’ai compris [inaudible] comme ça parce que en fait tout se touche Oui C’est pas coin contre coin Non non tout se touche par exemple euh tu vois ton moyen triangle Oui En fait ton petit carré il touche euh le côté en fait du moyen triangle t’es pas obligé de prendre euh un coin Hm Non Non non Ton triangle Ouais Le la face perpendiculaire elle est vers la gauche Alors quel triangle Le moyen D’accord Il est vers la gauche Hm Il s’imbrique entre ton losange
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Et euh et le grand triangle Et le grand triangle On y est presque C’est le carré visiblement que t’y arrives pas Ouais Donc tu vois donc t’as ton tu commences à avoir un C là en fait si t’enlèves le Ouais voilà ouais j’ai un C ouais Bah voilà tu mets le tu mets le carré au milieu quoi Au milieu Ouais Voilà il est au milieu Et donc en fait Et il touche quelque chose Oui Ah Il touche le moyen triangle il doit pas toucher du tout le losange Bah normalement le losange il peut pas le toucher puisqu’il est un peu en retrait Voilà D’accord et je le mets où exactement au bout Voilà parce que en fait tu le mets euh sur la [inaudible] euh tu le mets à droite Oui Tu mets en dessous tes deux petits triangles et euh tu vois la pointe du bas du triangle Oui Et ben ton carré en fait euh le bas le bas du carré en fait ça doit se toucher Oui bah c’est bon alors Est-ce que la demoiselle à côté elle est d’accord [L’exécutant demande à l’expérimentateur de vérifier la figure ; l’expérimentateur indique que celle-ci n’a pas été reconstituée correctement.] Non elle est pas d’accord Euh Bah là je vois pas je fais exactement ce que tu me dis et Tu l’as mis de travers ou droit le carré Bah droit Droit Ouais
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Et le losange pourquoi tu me dis qu’il est un peu de en retrait Bah parce que tout se touche donc euh du coup euh Il est un peu en bas Ouais il est un peu en ouais il est un peu en haut justement Le le le losange Ouais Ah non le losange il est un peu en bas D’accord il est tout en bas ou Il est au-dessus du triangle du gros triangle du bas Ouais bah ouais ça fait un E en fait où il manque un peu [inaudible] Où il manque euh Un peu il manque une partie là on dirait du E Non D’accord bon pas mieux euh on va reprendre on prend le grand carré avec le triangle euh avec le côté rectangle qui est en haut le petit triangle pointe vers le bas à droite Attends tu fais p tu fais pas un un triangle enfin tu fais pas un carré avec les deux triangles Bah non du tout du tout du tout Ok Donc oui attends écoute-moi euh donc tu as un triangle avec le côté rectangle qui fait le coin du E Voilà En-dessous tu euh à côté à droite qui se touche Ouais Coin contre coin Ouais Le petit triangle avec Alors non pas coin contre coin il faut que ce soit la f euh il faut que la face perpendiculaire qui soit dirigée vers la droite vers le bas en bas à droite du petit triangle tu comprends pas ce que je te dis là coin contre coin Bah et tu vois un angle euh qui se touchent entre eux quoi Ah tu sais quand tout à l’heure t’as imbriqué tes gros triangles ensemble Ouais Tu sais c’est la face du milieu qui se touchait Ouais Bah là c’est pareil sauf que c’est avec le petit C’est avec le petit Ouais
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D’accord Il faut que la face du milieu euh t’imagines un carré Hm T’imagines la face du milieu en fait elle doit toucher le gros le gros triangle D’accord hm Tu l’avais fait ou pas trop Attends attends je crois que je suis en train de trouver je crois que c’est bon j’ai trouvé enfin [inaudible] euh donc le moyen triangle lui il vient en fait s’imbriquer euh d’accord et Alors en fait le losange est en-dessous du moyen triangle et il nous reste qu’une minute [inaudible] Ca passe vachement vite C’est toujours pas ça Ah ben non c’est pas ça pourtant ça y ressemble vachement Euh Là en fait j’ai tout fait avec euh j’ai tout fait pour que les les angles se touchent en fait enfin les lignes se Oublie les angles si tu veux D’accord Il faut que tu te représentes un E Bah oui bah là ça se rapproche ça se rapproche vachement beaucoup il manque juste un petit truc pour que ça fasse un E [inaudible] Mais qu’est-ce qu’il manque justement Bah c’est le losange enfin le le losange le trapèze qui euh à qui il manque une épaisseur quoi parce qu’il est un peu en retrait par rapport au moyen triangle Ouais Et du coup ça fait un espace vide Ah non alors rapproche-le en fait rapproche le du moyen triangle D’accord bah il est déjà dessus en fait enfin il est déjà euh il le touche déjà donc il faut que je le rapproche du carré Voilà
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La perspective multimodale : quelques pistes à partir du cas de la multimodalité télévisuelle Résumé : L’ultime chapitre de ce volume consacré à voilà propose de prendre en compte les dimensions gestuelles associées à ses emplois dans le discours et le dialogue télévisés, que ces gestes soient co-incidents aux apparitions de voilà dans le discours, ou qu’ils soient simplement co-occurents dans la situation interlocutive. L’étude présentée ici est une étude préliminaire faite à partir d’un corpus médiatique télévisé dans laquelle la gestualité co-verbale est envisagée en lien avec l’héritage déictique de voilà et sa valeur de pointage, mais aussi dans son fonctionnement discursif. En retenant les valeurs mises au jour dans les chapitres précédents, les auteurs envisagent un certain nombre de gestes : ils tiennent compte non seulement du pointage, geste évident en la matière, mais également de la direction des regards ou de gestes d’acquiescement en lien avec le rôle de voilà dans l’alignement intersubjectif. Par ailleurs, la prise en considération de la synchronisation entre voilà et le geste identifié, problème qui occupe une part importante de la réflexion des auteurs, a été réalisée en lien avec le montage propre à la télévision, ses codes sémiotiques et les routines journalistiques. Les quelques exemples développés dans ce chapitre visent essentiellement à montrer l’intérêt de l’étude multimodale d’un marqueur dont les usages travaillent au cœur de la relation intersubjective. La gestualité étant un des systèmes de signes de la communication audiovisuelle, ces analyses permettent tout à la fois de conforter certains éléments développés au long de l’ouvrage, notamment l’hypothèse du grouping et l’essence profondément intersubjective du terme, tout en suggérant de nouvelles pistes : le rôle de voilà dans l’organisation et la maitrise des niveaux interactifs, et sa congruence avec les logiques métadiscursives. Abstract : The final chapter of this volume proposes to take into account the gestural dimensions associated with the uses of « voilà » in televised discourse and dialogue. The study presented here is a preliminary study based on a televised
Charlotte Danino, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, PRISMES, EA 4398 Gilles Col, Université de Poitiers, FORELLIS, EA 3816 https://doi.org/10.1515/9783110622454-009
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media corpus in which co-verbal gestuality is envisaged in connection with the deictic inheritance of « voilà » and its value of Pointing, but also in its discursive functioning. By retaining the values displayed in the previous chapters, the authors explore a certain number of gestures : they not only consider Pointing, obvious gesture in the matter, but also the gaze direction or gestures of acquiescence in relation to the role of « voilà » in intersubjective alignment. Moreover, the consideration of the synchronization between « voilà » and the gesture identified, a problem that occupies an important part of the authors’ reflection, was carried out in connection with the specific editing of television, its semiotic codes and its journalistic routines. The chapter thus adresses two methodological issues : 1) are the gestures coincident to « voilà » or are they simply cooccurring in the interaction situation ? 2) how is it possible to study multimodality starting not from a gesture or posture but from a word or phrase ? The few examples developed in this chapter try to address both these issues and are essentially intended to show the interest of the multimodal study of a marker whose uses operate at the heart of the intersubjective relationship. Gesture and gaze analysis tend to confirm the deeply intersubjective essence of the term and multimodality, as a sign system of audiovisual communication, seems to reinforce certain elements presented in previous chapters, most notably the Grouping Hypothesis. New tracks are suggested : the role of « voilà » in the organization and mastery of interactive levels, and its congruence with metadiscursive logics.
1 Hypothèse La réflexion présentée ici est née dans le cadre d’un workshop « Multimodalité et Constructions » (Col/Danino 2016). On envisageait que des liens entre les usages de voilà et les gestes coverbaux existent et qu’il puisse y avoir des corrélations systématiques. L’étymologie de voilà fournissait le point de départ : le terme évoque, comme on le sait, que le locuteur « pointe » vers un élément de la scène ou du discours. Or le pointage est un geste important dans le développement du langage, et qui plus est, fondamental dans la cognition (par exemple Tomasello 1999 ; Franco/Butterworth 1996). La première hypothèse est alors celle d’une corrélation possible entre les usages présentatifs de voilà et le geste de pointage, en ligne avec l’origine déictique et le sémantisme de cette unité linguistique (voir Danino/Joffre/Wolfsgruber, ce volume). L’hypothèse de grouping formulée tout au long de cet ouvrage laissait envisager une autre hypothèse, à savoir l’idée que voilà génère ou favorise un ensemble de gestes iconiques représentant le regroupement ou la délimitation d’une zone dans l’espace gestuel. Par ailleurs, le caractère hautement interactif de voilà rend particulièrement plausible
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la congruence d’une gestualité co-verbale qui participerait de la structuration de l’espace de parole (en référence à l’espace réel autour du locuteur au sein duquel les gestes sont réalisés).1 Ainsi, voilà servirait non seulement à pointer une entité sur la scène verbale, mais aussi à structurer cette dernière en termes d’espace interlocutif où la co-présence des interlocuteurs crée de fait un espace réel dans lequel l’interaction se joue. Cette étude s’appuie sur un corpus télévisuel qui rajoute encore l’espace de l’écran. Cela a deux conséquences. D’une part, l’interaction se donne dans deux espaces différents pouvant chacun être désigné – espace réel sur le plateau ou entre colocuteurs en co-présence, espace métaphorique de l’écran, médiatisant l’interaction entre studio et téléspectateur notamment. D’autre part, le discours télévisé donne bien lieu à deux interactions : sur le plateau et entre le plateau et les téléspectateurs, ce que Horton/Wohl (1956), dans ce texte fondateur et largement repris, ont caractérisé d’interaction « parasociale ». Notre hypothèse d’une corrélation entre la gestualité et les valeurs sémantico-discursives que nous avons mises en évidence dans les autres chapitres de ce volume prend ici une nouvelle formulation : voilà pourrait alors servir à naviguer particulièrement efficacement dans ce dédoublement de l’espace interactif et de l’interaction verbale.2 L’étude présentée ici est préliminaire et ne prétend pas répondre aux questions posées. Il s’agit en fait de dégager des pistes de réflexion pertinentes après avoir établi la viabilité de notre méthode. En effet, rares sont les études en multimodalité et/ ou études gestuelles qui partent d’un mot. D’ordinaire, ces études partent d’un geste (par exemple le shrug, typiquement représenté par le haussement d’épaule, dans Debras 2017) ou d’un type de sens ou de séquence interactionnelle (Debras/Horgues/Scheuer 2015). Notre réflexion préliminaire vise donc en premier lieu à tester la faisabilité d’une étude de plus grande ampleur. Pour ce faire, nous revenons sur les principales notions qui fondent l’étude de la gestualité coverbale. Nous présentons ensuite le corpus, deux émissions de Télématin, proposant différents modes de discours (Smith 2003 ; Vion 2005) et différentes configurations interactionnelles.
1 La notion d’espace est multiple. Elle a d’abord une acception réelle : le geste, fondé sur un mouvement et une posture, se déploie dans l’espace tridimensionnel physique. Ce faisant, il contribue avec le lieu notamment à créer l’espace interactionnel ; enfin, l’espace intersubjectif, plus abstrait, partage certains traits avec le terrain commun et les mécanismes de positionnement intersubjectif (voir Traverso 2012). 2 Il faut en toute rigueur mentionner une troisième interaction : entre les journalistes à l’écran et les techniciens et producteurs. En d’autres termes, toute émission de télévision compte en fait cette interaction entre le champ et le hors-champ, plus ou moins visible. Nous l’ignorons ici en la réduisant à une interaction en co-présence, en contraste avec l’interaction parasociale.
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2 La gestualité co-verbale : quelques éléments La gestualité co-verbale désigne l’ensemble des gestes qui accompagnent toutes activités de parole, y compris en compréhension – nous gestualisons aussi en écoutant. Le geste est ainsi distingué du mouvement car le geste est significatif dans l’élaboration du sens et le positionnement interactionnel (même si nous n’avons pas toujours conscience de les faire). Le mouvement lui est co-occurrent mais ne participe pas de la construction du sens a priori. Ainsi, hocher la tête en signe d’attention ou d’accord pendant une conversation est un geste dans notre étude ; attraper sa tasse de café ne l’est pas. Sauf si on la montre en en parlant par exemple. Les gestes peuvent être qualifiés (et décrits) de différentes manières (McNeill 2000 ; 2005 pour une présentation générale, avec classifications). Tout d’abord, ils concernent certains articulateurs : main, épaule, buste, sourcils, yeux (avec la direction du regard) sont autant d’exemples de parties de notre corps qui forment les supports de nos gestes. Le geste peut ainsi avoir pour articulateur la main : on précisera alors si la main est ouverte ou fermée, si la paume est vers le haut ou le bas, si la main effectue certains mouvements (un cercle par exemple) et bien sûr si nous utilisons une ou deux mains. D’autres articulateurs peuvent être mobilisés en même temps : direction du regard, orientation du buste, mobilisation des doigts. Rappelons avec McNeill (2005, 18) les liens entre le geste et l’image (imagery). C’est pour cela que l’on peut envisager une dimension analogique : le geste est-il iconique ou non ? Mimer ce dont on parle (un objet, un mouvement ou autre chose) n’a pas le même degré de signification intrinsèque qu’un haussement d’épaules. Il faut de plus considérer la dimension temporelle : quand le geste démarret-il ? Avant, pendant ou après son support verbal – en admettant qu’ils en aient tous un ? Ces deux derniers points sont, selon McNeill (2005, 22) les aspects essentiels du geste co-verbal : « Two core features of gesture are that they carry meaning and that they and the synchronous speech are co-expressive. Coexpressive but not redundant. Gesture and speech express the same underlying idea but express it in their own ways ». Gardons à l’esprit que les gestes ont une durée intrinsèque, plus ou moins longue, plus ou moins variable selon leurs occurrences. Kendon (2004), dans son ouvrage de référence, distingue ainsi la phase de préparation de la phase de réalisation, qui peut être ou non suivie d’un maintien (hold). La phase finale consiste généralement au retour de l’articulateur dans sa position initiale.
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Kendon (2004, 111) décrit de fait le geste comme une excursion : un articulateur quitte une position pour y revenir après la réalisation du geste : « When a person engages in gesturing the body parts that are employed in this activity undertake a movement excursion or a succession of excursions. That is, in the case of forelimb gesturing, for instance, the articulators are moved away from some position of rest or relaxation (this is sometimes called the ‹ home position › after Sacks/Schegloff 2002) toward a region of space (or sometimes toward some location specifiable with reference to the speaker’s body), and eventually, they are moved back again to some position of rest or relaxation. This entire excursion (. . .) will be referred to as a gesture unit ».
La grammaire gestuelle pourrait jouer sur cette dimension de même que sur l’amplitude. En effet, imaginez qu’un locuteur représente par un geste la taille d’un objet : l’amplitude permettra de distinguer petit, moyen, grand, énorme, etc. De même, le geste peut être plus ou moins perceptible selon la finalité qu’on lui accorde dans l’interaction. En fait, il s’agit d’une forme de volume, comme nous pouvons moduler le volume de notre voix. Nous ne pouvons ici qu’ébaucher les paramètres essentiels de l’étude de la gestualité coverbale (Kendon 2004 pour une introduction complète ; Cienki 2017 pour une approche cognitive). Le renouvellement de l’étude des liens entre langage et imagerie est particulièrement pertinente pour les approches cognitives, empruntes de localisme, c’est-à-dire fondées sur l’idée que notre expérience première de l’espace (donc dans lequel nous bougeons) informe par la suite la conceptualisation de notions plus abstraites (telles que le temps ou l’espace intersubjectif). Barsalou propose ainsi de rassembler perception et conception (Goldstone/Barsalou 1998) et propose la notion de symboles perceptuels (Barsalou 1999). Citons encore Bergen (2012) qui, dans sa théorie de la simulation, propose que tout traitement d’énoncé verbal implique sa représentation mentale. Nous n’allongerons pas la liste d’études qui considèrent ensemble perception, cognition et langage3 mais ce court détour nous a paru essentiel pour rappeler les substrats théoriques de la linguistique cognitive qui informe largement notre approche – et l’hypothèse d’instruction sémantique que cet ouvrage s’est fait fort de développer au fil des différents chapitres. Pour rappel, cette hypothèse se fonde sur la logique perceptuelle (grouping) que l’étymologie de voilà (verbe voir) laisse transparaître. La gestualité co-verbale pourrait donc être particulièrement congruente avec un marqueur de discours qui tout à la fois structure l’espace intersubjectif et contribue au balisage de l’information afin d’en faciliter la perception et le
3 Pour une synthèse de lectures sur cette question, nous renvoyons à Col (2017), notamment pages 49–52.
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traitement. Dans ce cadre-là, nous souhaitons examiner le type de gestes cooccurrents, s’il y en a, en prenant soin d’envisager ce que peut être cette co-occurrence ; le type d’articulateurs engagés ainsi que le type d’actes de langage que cela concerne.4 Nous souhaitons clôturer cette partie par une remarque d’ordre méthodologique : la plupart des études sur les gestes se concentrent sur un geste ou un articulateur dont il s’agit d’élucider les sens et les usages en contexte, pour l’insérer ensuite dans une grammaire gestuelle. Nous avons conscience que l’entreprise envisagée ici ne procède pas de la sorte en prenant comme point de départ un mot et dresser une sorte de catalogues des gestes potentiellement cooccurrents. Dans cette logique-là, il s’agit plutôt de mettre au jour des constructions multimodales, ou plutôt dans notre étude exploratoire forcément très réduite, de faire l’hypothèse de certaines de ces constructions. Une construction (Goldberg 1995) associe une forme et une fonction (form and function pairings) : elles fournissent des patrons (patterns) traités en tant qu’unités, qui permettent de faciliter le traitement du langage. Initialement développées à l’interface de la syntaxe et de la sémantique-pragmatique, la notion a été étendue aux routines linguistiques qui engagent un élément non verbal. Steen/Turner (2013) proposent ainsi plusieurs exemples d’analyse de constructions multimodales qui incluent la médiation technologique d’un graphique par exemple. Les gestes ont évidemment vocation à être plus systématiquement étudiés dans les approches constructionnelles de la langue.
3 Le corpus à l’étude Comme notre étude est exploratoire, nous avons souhaité trouver un corpus oral qui présente une certaine variété dans les modes de discours représentés : oral spontané, scripté ; dialogue, monologue (comme le reportage), interaction à plus de deux interlocuteurs ; situations de parole peu active (locuteurs assis à une table, configuration du plateau ou du cadrage serré), ou situation de parole active (cours de gym, interview concomitante à une tâche). Par ailleurs, il nous intéressait de trouver une émission de télévision avec une certaine pérennité
4 Il est évident que le discours peut ne pas être accompagné de gestes, de la part de l’interlocuteur certes, mais aussi de la part du locuteur. Il n’est pas possible de déterminer a priori si cette absence de geste est signifiante ou non : nous adoptons donc le principe d’examiner l’absence de gestes comme potentiellement signifiante notamment en regard de notre méthodologie particulière.
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afin de pouvoir envisager l’évolution du terme voilà, dont l’expansion à l’oral est une hypothèse que nous faisons et qui sous-tend une large part des réflexions développées dans cet ouvrage. Dans la même ligne d’idées, la possibilité de vérifier certains effets idiosyncratiques nous intéressent aussi. Pour ces raisons, nous avons constitué un corpus préliminaire à partir de l’émission de télévision française Télématin, sur France 2. Cette émission présente des contextes interactionnels variés (interviews, présentation, monologue, conversation courante) sans contraintes thématiques particulière puisque journalistes, chroniqueurs et invités abordent une très grande variété de sujets. L’émission se déroule en direct, et elle est seulement partiellement scriptée, ce qui offre la possibilité de traiter de l’oral spontané. L’émission ayant par ailleurs un certain nombre d’années d’existence avec des journalistes qui y collaborent pour certains depuis de longues années, nous pouvons vérifier certains idiolectes tout comme on peut envisager de considérer des évolutions sur le long terme (l’émission a fêté ses 30 ans il y a peu). L’image enregistrée permet en outre d’examiner une certaine partie de la gestualité coverbale, et une certaine partie seulement car, même de manière minime, l’image télévisée est sélectionnée et montée – cadreurs et réalisateurs créent une image complexe telle que nous la regardons (Jost 2011 par exemple) À titre d’exemple, les caméras ne sont pas braquées sur tous les locuteurs tout le temps. Ainsi, nous ne pouvons pas voir tous les gestes tout au long de l’interaction. Nous avons établi un corpus exploratoire de 6 heures composé de deux émissions diffusées en novembre 2014 et en janvier 2016. Les vidéos ont été examinées pour vérifier la présence de voilà et les occurrences ont été analysées au prisme des problématiques de la multimodalité. Elles n’ont pas encore été annotées systématiquement mais elles ont fait l’objet d’un relevé précis des occurrences de voilà. Ce relevé nous a permis d’envisager plusieurs cas de figure au moins en apparence différents des uns des autres. Nos analyses qualitatives, exploratoires donc, ont été guidées par les questions suivantes : – voilà occasionne-t-il une gestualité coverbale ? L’idée derrière cette question est de vérifier si l’emploi de l’unité s’accompagne d’un geste de la part du locuteur. Si tel est le cas, une seconde question se pose alors : cette gestualité est-elle strictement co-ocurrente à l’emploi de voilà ou non ? – La nature du geste est également examinée. La gestualité engage-t-elle effectivement une action de pointage ou relève-t-elle d’autres gestes de la part du locuteur, dont le sémantisme ne renverrait pas à voilà mais à un autre aspect de la situation d’interaction.
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– Le statut de la gestualité dans l’interaction verbale est aussi un point central. On peut se demander si les gestes sont pour ainsi dire orientés vers le locuteur, l’interlocuteur ou bien encore, le téléspectateur. On rappelle ici que le discours télévisé peut s’envisager comme une interaction qualifiée par Horton/Wohl (1956) d’interaction parasociale. – Enfin, la corrélation entre gestualité et prosodie, même si elle n’est pas approfondie dans ce chapitre, est examinée en envisageant une affiliation possible.
4 Premier exemple : situation de pointage Il s’agit de l’introduction d’un reportage sur un architecte italien, Renzo Piano, qui d’après le présentateur William Leymergie n’est peut-être pas suffisamment connu du grand public pour que son seul nom évoque les thématiques du sujet à suivre. Ainsi, pendant l’introduction de ce sujet, le montage permet cette clarification. L’écran est partagé en trois. Le présentateur apparaît dans la moitié droite de l’écran. Dans la moitié gauche, deux parties égalent se partagent l’espace : celle du haut montre une photo de Renzo Piano, et celle du bas, une photo de l’une de ses réalisations architecturales. Le geste qui nous intéresse ici est réalisé par William Leymergie qui pointe la photo de l’architecte qui apparaît dans le quart supérieur gauche de l’écran :5 (1)
Si je vous dis Renzo Piano/si vous êtes passionnés d’architecture/le voilà/ en haut à gauche
Le geste est effectué juste après l’apparition de la photographie à l’écran, quasi simultanément avec la production de voilà : « Le voilà, c’est lui » dit en somme le présentateur qui peut ainsi par le geste associer le visage et le nom. Voilà et le geste sont ici concomitants et congruents : tous deux pointent. Si nous examinons de plus près cette séquence, nous constatons qu’un nombre limité de « données prélangagières », pour reprendre l’expression de Paveau (2007, §35), suffit pour la perception et la compréhension de voilà. Par « données prélangagières », ou « prédiscours », nous entendons en suivant Paveau, un « ensemble de cadres prédiscursifs collectifs (savoirs, croyances,
5 Toutes les analyses ont été réalisées à partir des enregistrements audiovisuels complets. Les captures d’écran ne sont malheureusement pas reproductibles ici en raison d’une résolution insuffisante pour l’impression. Les barres obliques des transcriptions représentent des pauses intonatives comprises entre 0.2 et 1 seconde.
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pratiques) qui ont un rôle instructionnel pour la production et l’interprétation du sens en discours ». L’antenne vient d’être reprise après un moment de publicité. Il s’agit donc d’une nouvelle séquence qui n’a a priori pas de lien avec la séquence immédiatement précédente (la publicité). Le présentateur présente un nouveau sujet, en l’occurrence Renzo Piano, dont il ne peut pas avoir été question avant. Derrière la simplicité apparente de ce premier exemple, il faut prendre soin de comprendre la complexité du discours télévisé. Tout d’abord, le portrait de l’architecte apparaît alors que le présentateur s’est engagé dans une présentation indirecte (si je vous dis . . . ), qui donne malgré tout le métier de l’invité. Dans cette formulation autonymique, on a donc compris selon les codes télévisuels, que le présentateur est en train de construire un nouveau topique dont « Renzo Piano » et « architecture » seraient deux mots-clés, pertinents et congruents. Ceci est par ailleurs confirmé par la construction métaphorique multimodale de l’écran partagé : le présentateur partage l’écran avec une autre figure et la photo d’un bâtiment, l’une de ses créations. La distribution de l’information dans l’espace de l’écran fait écho à ce que le discours construit. La redondance image/mot permet ensuite ce que l’on pourrait appeler en reprenant le concept développé par Fauconnier/Turner (2002), un blend ou « mélange », ou encore une métaphore conceptuelle multimodale (Steen/Turner 2013). Effectivement, William Leymergie regarde d’abord vers le bas dès les premières phrases de son discours, lorsque que les encarts apparaissent. Il perçoit donc la même image que nous, spectateurs, sur son moniteur de contrôle. Il ne pointe pourtant pas vers ce moniteur, ni vers l’encart mais droit devant lui, c’est-à-dire vers nous. La direction du geste est en tout état de cause fausse, mais seul le type de geste (pointage) semble importer. Il revient alors aux téléspectateurs d’intégrer trois espaces différents dans un espace multimodal intégrant : le nôtre, celui de l’écran et celui du plateau, le geste co-incident à voilà ne se déroulant en fait dans aucun de ceux-là comme s’il appartenait à un espace de la conversation. Enfin, si l’on revient sur la problématique de la synchronie, on constate que là encore, ce cas de figure n’est pas aussi simple qu’il y paraît.
5 Exemple 2 : monstration sans pointage À l’inverse du premier exemple qui correspond à un cas typique, même s’il se révèle finalement assez complexe, nous trouvons des occurrences extrêmement contraintes. C’est le cas du second exemple où la liberté de mouvement des
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locuteurs est réduite et de ce fait, la gestualité est elle-même limitée. Il s’agit en effet d’un cours de gymnastique où les partenaires en dialogue exécutent un certain nombre de mouvements en tenant notamment un élastique. En d’autres termes, les articulateurs mains sont indisponibles et des gestes tels que les mouvements de buste sont limités. Dans ce contexte se développe une interaction asymétrique entre la professeure et le journaliste chroniqueur novice qui sert de cobaye. Pendant tout le temps de ses conseils, la professeure de gym regarde son élève tout en faisant le mouvement qu’elle attend de lui. Lorsque l’élève corrige sa posture selon ses directives, elle clôt la séquence en prononçant voilà dont la première syllabe est nettement allongée, puis détourne le regard (2)
Tire bien plus fort tes bras là/plus haut/penche toi un peu en avant/lèger. (montre le mouvement/regarde son colocuteur) (Voooiii)là (lorsqu’il corrige sa posture)
La direction du regard traduit bien la logique interactionnelle : la professeure s’adresse au chroniqueur en lui donnant des explications et en corrigeant sa posture. Son regard vaut contrôle : elle donne une série de recommandations et ordres pour atteindre la bonne posture, faire le bon mouvement et vérifie en même temps que le journaliste s’exécute correctement. Quand elle utilise voilà, c’est dans le but de confirmer et entériner la rectification de la posture du journaliste, si bien qu’elle peut suspendre sa vigilance et reprendre elle-même une posture adéquate (elle tourne la tête et se remet elle aussi à regarder devant elle), posture qu’elle a retrouvée avant même la fin du mot cible En d’autres termes, on peut voir un geste s’étaler sur deux images : tant qu’elle le regarde, la correction n’est pas atteinte. C’est la phase finale du geste qui est la plus éloquente – et qui intervient en même temps que voilà. Le terme est prononcé alors que sa tête (et son regard) retrouve(nt) leur position initiale. La fin du geste équivaut à valider la posture du journaliste. Ce geste-là se donne donc dans le temps et c’est sa suspension après un laps de temps de plusieurs secondes qui est la plus signifiante. On peut envisager que l’allongement de la voyelle finale du terme cible mime par analogie l’attente qui a présidé à son énonciation. Notons enfin que la professeure détourne la tête avant même de dire voilà : le geste anticipe sur la parole et voilà valide ici ce que la gestualité avait déjà exprimé. Il ponctue l’exécution du geste en même temps que la séquence interactionnelle de la correction d’une posture erronée. Voilà balise bien le discours et l’interaction, et permet de rassembler ici les différentes sources fonctionnelles de l’interaction : verbale, gestuelle et situationnelle. À titre d’exemple, Cienki (2017) envisage ainsi le rapport du geste et de la parole
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avec la double perspective de la redondance et de la complémentarité. Il s’agirait donc d’un rapport à même de favoriser le traitement de l’information (la redondance facilite la tâche et permet donc de comprendre plus vite).
6 Exemple 3 : voilà à usage strictement interactionnel Un troisième exemple permet de cibler précisément un usage de voilà qui a essentiellement maille à partir avec l’interaction et qui donc s’éloigne d’une forme de deixis pour assumer pleinement sa fonction de balisage discursif. Dans l’extrait qui suit, William Leymergie, le présentateur, revient sur un élément du reportage précédent consacré à un marché aux champignons. L’auteur du reportage a justement apporté sur le plateau du chocolat aux cèpes qu’il a découvert sur ce marché. À la fin de la chronique (consacrée à autre chose donc), William Leymergie se permet une parenthèse explicitement donnée comme telle (« vous me permettez une petite parenthèse rapide ? ») et montre à la caméra, donc aux téléspectateurs, un morceau de chocolat, qu’il a goûté (il en manque visiblement un bout) et qu’il n’a manifestement pas aimé : « il nous a donné du chocolat, sauf que c’est du chocolat aux cèpes » dit-il, « Vous avez jamais mangé ça ? C’est spécial » qualifie-t-il ensuite. Ce commentaire est potentiellement dangereux car nous sommes dans une interaction en coprésence (le chroniqueur est en face de lui) mais aussi dans une interaction parasociale qui implique plus largement les spectateurs et in fine le producteur du fameux chocolat. En effet, William Leymergie s’apprête à prendre publiquement position sur un produit présenté dans un cadre plutôt informatif qu’évaluatif (modèle du reportage plus que de la critique gastronomique). Après une pause, il se tourne vers les chroniqueurs présents sur le plateau et reprend la parole en utilisant voilà : (3) C’est du chocolat aux cèpes [. . .] c’est spécial (regard vers les téléspectateurs) Voilààà (regard vers les interlocuteurs présents en plateau) La particularité de l’emploi de voilà dans cet exemple est qu’il apparaît à la fin d’un commentaire négatif sans qu’il n’y ait de geste particulier sauf la direction du regard, orienté vers les interlocuteurs. Il apparaît aussi après une pause relativement longue, et il est marqué par une prosodie très spécifique, haute (le locuteur prend une voix plus aigüe), tenue, et avec un allongement très net de
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la syllabe finale. L’expression du visage est aussi modifiée et tend vers le sourire.6 Cette prosodie est très différente de celle de l’exemple 2 qui accompagne un usage monstratif de voilà, où la voyelle était tenue tant qu’était visible le stimulus visuel. Aucune co-incidence temporelle ne peut ici être envisagée. Ici, il n’y a aucune monstration, mais plutôt une recherche de connivence de la part du locuteur. Il s’agit aussi de « sauver » une interaction mise en péril : en effet, le terme est précédé d’une pause, c’est-à-dire d’un moment de silence. L’allongement final de voilà, doublé de la direction du regard permettent de garder la parole (hold the floor) tout en incitant les colocuteurs à prendre la parole (direction du regard). L’interaction n’aime pas le silence. En proposant son avis et en se taisant il laisse en fait le tour de parole suivant à un colocuteur, même s’il ne l’a pas explicitement sélectionné (Sacks et al. 1974 sur l’organisation de l’interaction en tour de paroles et la problématique de la sélection des locuteurs – next speaker selection). Voilà permet certainement ici de gagner un peu de temps (et surtout de combler un silence) mais cela n’explique pas par exemple l’allongement de la voyelle finale. Si l’on s’en tient à l’analyse du contenu du discours, on serait tenté de circonscrire le rôle de voilà à son rôle conclusif et implicitant : « vous voyez ce que je dire ; je n’ai rien à ajouter ; à vous », pourrions-nous gloser, ce qui rend explicite la désignation par l’interlocuteur d’une transition entre tour de parole (transition relevant place). La monstration (pointage) réalisée par voilà concerne peut-être le répertoire d’actions qui constituent les conversations. Sauf qu’une fois prise en compte la dimension multimodale et l’économie de l’interaction (dans le discours télévisé qui plus est), « je n’ai rien à ajouter » vaut en fait « je n’en dirai pas plus ».7 Il s’agit ici d’un phénomène de face-saving. C’est là encore le comportement des locuteurs qui nous permet cette affirmation. Durant la courte pause qui suit voilà, les interlocuteurs de William Leymergie rient. Or le rire est l’une des solutions faces aux problèmes de face. Les phénomènes de face (terme anglais) ont tous à voir avec la politesse et le respect. Goffman insiste dans ses Rites d’Interaction sur « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman 1974, 9). Cette
6 La voix et l’expression du visage tiennent des places ambigües respectivement vis-à-vis de la prosodie (voir par exemple Lacheret/Legallois 2013) et de la gestualité co-verbale (peut-on entendre un sourire par exemple ; voir Émond/Rilliard/Trouvain 2016). 7 Certains éléments peuvent d’ailleurs être interprétés comme contradictoires : l’allongement de la voyelle tend à signaler que le locuteur ne rend pas la parole. La direction du regard et la clôture de la séquence thématique poussent au contraire à une transition qui sélectionne un colocuteur.
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valeur fonde la notion de face. Diminuer la valeur d’un produit qui a pourtant fait l’objet d’un reportage (et donc d’une forme d’élection) est un acte qui peut menacer la face du locuteur – et celle de l’interlocuteur. En effet, rappelons que le reporter qui a rapporté le chocolat sur le plateau est encore présent et que, s’il ne s’agit pas d’en faire la promotion, une représentation négative sur une chaîne du service public (dans le cadre d’une émission importante) n’est pas souhaitable. William Leymergie doit donc naviguer entre son rôle social de présentateur et la manifestation d’un goût personnel. De plus, il s’agit de ne pas invalider le discours du reporter (ou son travail) en respect d’un pacte discursif télévisuel : les informations sont pertinentes et choisies avec soin par une rédaction compétente. Quel rôle tient alors voilà, et son formatage phonétique (tenue de la voyelle) et prosodique (hauteur de voix altérée) ? On peut envisager qu’il signale la conscience qu’a le locuteur du danger que représente le topique qu’il a ouvert dans cette séquence (très bien bornée : rappelons-le, il s’agit d’une « parenthèse » explicitement donnée comme telle). Voilà ferme la parenthèse en signalant ce qui ne sera pas dit. Mais il faut tenir compte du fait que les interlocuteurs commencent à rire avant le terme cible. En clair, le rire fonctionne comme une stratégie de gestion de cette face menaçante, stratégie dont voilà se fait l’écho avec une prosodie marquée : on traite la situation avec une fausse légèreté qui permet de diffuser un acte menaçant pour la figuration (face work) des uns et des autres (Goffman 1974 sur cette notion). Le point intéressant est que la séquence ne se clôt pas : que doit-on penser de ce chocolat ? Une interlocutrice demande à goûter et le reporter dit (hors caméra) que certains aiment et d’autres non. Il faut en fait résoudre un conflit entre un discours télévisé informatif et théoriquement neutre et une intervention subjective péjorative. Dans ce contexte, voilà doit se comprendre dans une fonction de balisage discursif en lien avec la direction du regard vers les interlocuteurs réels (rappelons que la séquence s’ouvre face caméra et que William Leymergie regarde sa feuille avant de relever la tête vers ses collègues). Il ne s’agit donc plus d’un pointage mais le principe de l’orientation pourrait être assimilé à une forme de fléchage néanmoins. Dans ces trois cas vus jusque-là, l’interaction a porté sur un objet réel (photo, posture du journaliste, chocolat). Les exemples présentés maintenant relèvent d’une logique légèrement différente. La dimension déictique n’est effectivement jamais loin mais elle sert davantage à des mécanismes d’ajustement intersubjectif et/ou de segmentation du dialogue. Le cas de voilà comme balise de discours rapporté par exemple, fait partie de ceux-là. Qu’en est-il alors de la gestualité coverbale lorsque le lien à l’espace physique de parole se distend ?
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7 Exemple 4 : effet liste et ajustement Le rôle de voilà comme moyen pour regrouper des informations, en les confirmant et en les intégrant dans le dialogue, apparaît bien entendu plus facilement dans les interactions directes, en face à face. Ainsi, dans l’exemple suivant et de manière schématique, A propose n exemples d’une catégorie discutée, son interlocuteur B propose un exemple n+1 et A valide cet exemple avec voilà. Dans ce que l’on pourrait qualifier d’« effet liste », le locuteur va jusqu’à valider en fait la conception même de la catégorie qui a émergé de manière collaborative dans l’interaction : c’est probablement un des cas de voilà où l’hypothèse d’un regroupement perceptif est la plus évidente. Dans cette séquence d’ouverture, nous sommes au tout début du cours de gymnastique. La professeure pose un cadre : les élastiques. Ceux dont il est question ici sont de très grandes bandes élastiques utilisées dans certains exercices physiques (nous sommes au tout début du cours de gymnastique, avec le même chroniqueur que plus haut) : (4)
A: B: A: B: A:
tu as déjà utilisé des élastiques ? oui à l’école, avec des trombones, de la colle . . . de la pâte à modeler (geste de la main) (hochement de tête) voilà, des choses [comme ça [C’est ça
Cet effet liste est en fait un cas récurrent et assez simple d’ajustement intersubjectif, et on trouve plusieurs de ces exemples dans les interactions non scriptées. Dans notre exemple, B joue en fait sur le sens du mot « élastique » qu’il prend ici au sens de fourniture de bureau et non au sens d’instrument d’exercice sportif. Ce genre d’interaction vise à s’assurer, sur un ton humoristique ici ou non, que l’autre a bien compris. Il s’agit donc d’entériner l’enrichissement du terrain commun et de confirmer la symétrie des connaissances des partenaires en dialogue au moins sur le point précis de la liste. Dans le cadre du discours télévisé, elle permet aussi de donner des explications au téléspectateur sans explication réelle – il s’agit de vérifier que le spectateur aussi partage ces connaissances prérequises. Comme ce dernier ne peut donner de retour, les journalistes proposent une liste, des exemples qui visent à faire comprendre. Ces exemples ont donc à voir avec les deux types d’interactions sociale et parasociale. Qu’en est-il de la gestualité ? En proposant des items de la liste trombone, colle, B utilise ses mains et fait un geste identique à chaque item. Le geste de A qui rallonge la liste de sa
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proposition (pâte à modeler) propose elle aussi un geste qui scande son item (beat8). Leurs mouvements de main ne sont pas exactement similaires – on s’intéresse notamment à celui de A qui dirige clairement sa main vers B de même que son torse, qui se penche légèrement vers B. On rappelle que les deux locuteurs sont libres de leur mouvement et se regardent durant cet échange. B accepte l’item proposé par A verbalement en disant voilà, gestuellement en hochant la tête, entérinant deux fois sa validation. Il rajoute ensuite « des choses comme ça » pour continuer virtuellement la liste, reprenant le geste « présentatif » de A (main paume vers le haut vers son interlocutrice). Durant ce chevauchement, A propose elle aussi une validation plus explicite : « c’est ça » qui identifie les propositions de B à son intention (de manière ironique ici bien entendu). Si voilà marquait l’alignement (intersubjectif) faisant mine de confirmer que les locuteurs parlent bien de la même chose, c’est ça est typiquement un marqueur d’accord, plus clairement déictique d’ailleurs.9 Que dire alors de la gestualité ? Marque-t-elle l’alignement (attitude des locuteurs) ou la validation d’un contenu (propositionnel) ? Il n’est pas évident de trancher. Cependant le timing semble ici assez clair. Chaque segment interpausal semble recevoir son geste assorti. Dans l’exemple suivant, les niveaux énonciatifs sont plus complexes et pour autant que gestualité et terme cible soient co-occurrents il n’est pas certain que leur contribution sémantique soit congruente.
8 Exemple 5 : voilà dans le discours indirect Dans l’extrait à l’étude voilà est utilisé comme un des premiers mots d’un discours rapporté : (5) « Il dit aux gens venez/voilà/je vais faire mon nouveau spectacle [. . .] », dit le chroniqueur sur le plateau.
8 Ces gestes, parfois appelés « bâtons » en français, ne sont pas iconiques. Ils servent à mettre en valeur le discours lui-même dans sa temporalité. Ils n’apportent pas – ou peu – d’information autre que cette scansion du discours. 9 En français du Québec, on constate justement que c’est ça, tout en étant le marqueur le plus proche de voilà en français de France, est massivement plus fréquent que ce dernier (3.477 c’est ça pour 98 voilà sur 688.542 mots) (source : site du Corpus de Français Parlé au Québec de l’Université de Sherbrooke, consulté le 23 avril 2018, https://recherche.flsh.usherbrooke.ca/ cfpq/index.php/site/index).
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Le chroniqueur propose un sujet sur un comédien commentant son nouveau spectacle et rapporte les propos de ce locuteur absent. Toutes les informations énonciatives sont données dans ce que dit le chroniqueur : la source, les interlocuteurs, et les propos du locuteur d’origine. Pour marquer le changement de source, le chroniqueur effectue un mouvement de balancier du haut du corps (épaule et tête) de la droite vers la gauche, ainsi qu’un mouvement de moulinet des mains qui passent tour à tour devant lui à hauteur de son buste. Toute cette gestuelle contribue à matérialiser le changement de source énonciative, et d’une certaine façon, à mimer cette source en lui prêtant sa voix (ou presque). Le verbe introducteur signale un contenu rapporté. Le verbe à l’impératif venez écarte la possibilité du discours indirect au sens strict et nous place dans le discours cité. Le geste de balancier démarre en même temps que l’inspiration qui prépare voilà. La gestualité de ce moment ne se contente pas de marquer le changement de source énonciative, elle marque aussi une forme de réserve sur la démarche du comédien cité (qui essaie de tester son spectacle dans le but de le modifier si les avis ne sont pas très positifs). Le mouvement de balancier devient en fait assez iconique et représente le pour et le contre que l’on pèse (sur une balance justement). Dans ce contexte voilà est autant un agent double qui construit l’oralité du discours cité et qui joue son rôle de présentatif : je vous présente mon spectacle, dites-moi ce que vous en pensez après l’avoir vu. On retrouve deux éléments clés du terme : la perception visuelle et l’oralité. Voilà véhicule ainsi une dimension appréciative qui se manifeste grâce à la gestualité, celle-ci ne se contentant pas de mimer le locuteur rapporté, ni de matérialiser le changement de source énonciative. En outre, voilà se trouve à la charnière du discours du chroniqueur et de celui du comédien : d’un côté, il contribue à signaler le décrochage énonciatif du discours rapporté ; de l’autre, avec l’aide de la gestualité, il fait aussi partie du discours du comédien qui présente son propos (« je vais faire mon nouveau spectacle »). Comme le geste de balancier, voilà fonctionne à deux niveaux. Dans l’énonciation rapportée, il est cataphorique et annonce les règles du jeu (ce pourquoi les spectateurs sont venus). Une fois les spectateurs venus, assis, il leur présente le spectacle (à venir : je vais faire). Dans l’interaction en cours sur le plateau il permet au chroniqueur de faire parler le comédien comme un pantin (marqueur d’un discours direct mais d’une source différente du colocuteur présent). Le geste fait de même : il commence en même temps que les propos cités (reconstruits en fait) et durent tout le temps de cette citation. Le geste s’oppose ici à son absence : les mouvements des mains prennent sens par contraste avec la phase qui précède et celle qui suit, où cet articulateur est notablement au repos (absence de geste). De plus, le mouvement de balancier, on l’a vu, évoque bien la pondération de différents éléments dans le jugement.
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De cet exemple, nous retenons que la synchronisation d’un geste et de voilà (partielle puisque le geste est maintenu bien au-delà de la prononciation du terme) permet de construire une modalité (appréciative) verbale et non verbale. Ce n’est plus ici l’espace de l’interaction qui est travaillé, mais bien le contenu du discours.
9 Exemple 6 : s’aligner en se détournant À l’inverse des cas où voilà maintient une pertinence pour le contenu de l’interaction, on trouve des occurrences qui semblent bien plus concernées par la structure du discours. Dans cette séquence, la professeure de sport échange avec le présentateur en plateau dans le cadre de l’introduction de sa séquence (le cours de sport qui avait été enregistré). Elle seule apparaît à l’écran. Le sujet du dialogue concerne l’usage des élastiques de sport, qui ne récoltent pas une adhésion totale de la coach qui formule explicitement ses quelques réserves. Pourquoi alors recommander et enseigner un exercice qui en fait usage ? Les locuteurs arrivent ensemble à la même conclusion : (6) Elle : Je préfère que vous fassiez des élastiques que rien du tout (Shrug (haussement d’épaule) + inclinaison de la tête (head tilt), regard maintenu vers le présentateur, son interlocuteur) Lui : Et voilà (hors écran – prosodie marquée) Elle : Voilà (détourne la tête et le regard de son interlocuteur tout en souriant) La professeure de sport concède que les élastiques ne sont pas son type d’exercice préféré, et met également en garde contre leur usage excessif ou inadaptaté en appelant à la prudence. Mais malgré ces réserves, cela vaut encore mieux qu’aucune activité sportive. Son interlocuteur va dans son sens en marquant son accord par et voilà, avec une prosodie montante et suspendue. La professeure de sport reprend pour ainsi dire la même prosodie et la poursuit lorsqu’elle prononce voilà. En utilisant voilà, elle va à son tour dans le même sens que son interlocuteur, tout en ajoutant une gestualité co-verbale : elle détourne la tête et le regard, et sourit. Il ne s’agit donc pas d’une simple reprise du voilà précédent, mais d’un voilà enrichi d’une gestualité et qui se situe dans le prolongement prosodique du premier emploi.
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En fait, en répétant voilà la journaliste s’aligne verbalement tout en se désalignant gestuellement. Il semble qu’ici verbe et geste ne soient pas congruents, construisant ce faisant un positionnement (stance) interactif ambivalent. Nous ne ferons pas ici d’interprétation forte de ce détournement du regard car nous n’avons pas accès au regard de l’interlocuteur. Or on sait depuis Goodwin (1984) qu’en matière de direction du regard, la coordination compte tout autant que la direction (sinon plus). Pour autant il est tout à fait possible d’envisager l’hypothèse énoncée plus haut en regard de remarques d’ordre séquentiel : la séquence atteint un terme (on sait maintenant pourquoi cette chronique présente quand même des élastiques). La chroniqueuse rit brièvement dans la logique du sourire amorcé pendant le changement de direction du regard puis rentre ensuite dans le détail de cette séance : « vous allez voir » commence-t-elle avant d’être interrompue par le présentateur qui l’emmène sur un autre sous-topique (le journaliste participant à l’exercice et non l’exercice lui-même). La professeure de gym reprend d’ailleurs son intention initiale quelques tours de parole plus loin : « vous allez voir ce sont des exercices qui sont très faciles à faire » dit-elle en pointant l’écran et sans se laisser interrompre une seconde fois dans le lancement de son sujet. La séquence apparaît donc nettement fractionnée et il est envisageable que le détournement tête-regard sur voilà cherchait à clore cette sous-séquence tout en entérinant l’excursion qu’elle avait représentée. Voilà balise et regroupe, et la gestualité se fait l’écho de cette structuration.
10 Exemple 7 : clôture de séquence et niveau interactionnel Cet exemple se construit autour d’un malentendu linguistique et d’une ambiguïté (un peu forcée) autour des propositions « qui l’a plaqué » et « qu’il a plaquée », distinguées graphiquement mais phonétiquement équivalentes. Le locuteur A souligne l’apparente ambigüité, suggère une alternative et propose de choisir entre les deux interprétations possibles. Son interlocuteur finit par entendre l’ambigüité et propose une formulation sans confusion possible, en ajoutant une prosodie marquée et une gestualité qui contribue à éliminer toute forme de doute sur l’interprétation. Voici la reproduction orthographique de l’échange entre le présentateur et le chroniqueur dont le sujet annonce un court reportage que le nouveau spectacle d’un humoriste (séquence déjà discutée plus haut) :
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(7) B: il va se raconter sur scène il va raconter son adolescence il va raconter que : une de ses ex donc quilaquitté de 25 ans sa cadette l’a laissé quand même bien bien sur les rotules bien triste donc tout ça il le dit lui c’est un pudique [et il fait rire A: [une de ses ex qui/l’a quitté (geste du doigt qui s’éloigne du locuteur)/* B: oui c’est elle qui est partie (B refait le même geste sur partir) A: [c’est ça B: [elle avait 25 ans de moins donc euhA: [xxx on va dire qui s’est tirée quoi c-c-[cB: [eA: comme ça on comprend mi[eux B: [ah ben elle l’a A: parce que qu’il [a quitté ou] [qui l’a quitté] B: [Aaaah] [elle william] B: elle l’a pla-qué (intonation descendante, hauteur de voix s’abaisse) A: voilà (détourne le regard hors de l’espace conversationnel) Le locuteur B insiste effectivement sur les mots en détachant toutes les syllabes. L’hypercorrection de l’articulation est renforcée par le geste des mains jointes, avec les doigts qui montent et s’abaissent sur la dernière syllabe de plaqué, tel un couperet entérinant la clarification. En réponse, A produit un voilà qui constitue la totalité de son tour de parole. Le début du geste de A n’est pas à l’écran (début de l’articulation de voilà donc) mais il semble qu’un hochement de tête signifie son accord. Voilà de son coté signale la clôture de la séquence interactionnelle, ou plutôt de la digression. B reprend d’ailleurs immédiatement la description du spectacle et le lancement du sujet face caméra. Lorsqu’A détecte l’ambivalence sémantique, il ne réagit pas immédiatement : B a le temps de dire pas mal de choses sur le spectacle, A force le retour sur ce point précis. Il peut donc proposer une formulation complète qui vérifie la version qu’il juge la plus probable. B confirme d’ailleurs, sans détecter la cause de cette demande de clarification. Rappelons par ailleurs que l’interaction est double : il est possible que A établisse cette séquence de clarification pour les téléspectateurs, participants silencieux qui ne peuvent pas manifester leurs éventuels problèmes de compréhension. Il est possible alors que la séquence conclue par voilà relève en fait d’une interaction parasociale. Le terme permet de clore cette séquence quel que soit le niveau interactionnel pertinent, construite comme une digression Il signale l’enrichissement parallèle du terrain commun puisque A a fait voir à B une formulation
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ambiguë. L’ambigüité fait courir le risque que les partenaires en dialogue n’aient plus la même représentation des faits. En d’autres termes, une partie du terrain commun n’est plus commune justement. En explicitant ce problème, et en forçant la résolution publique (dans l’espace de parole et non seulement dans sa représentation mentale) A s’assure que les connaissances partagées le sont bel et bien. Voilà entérine ce retour à un terrain que l’on sait commun, autant que la clôture de la séquence interactive qui a permis de le faire. Là encore, voilà joue son rôle autant au niveau du contenu discursif que de l’organisation et la maitrise de l’interaction.
11 En guise de conclusion Les quelques exemples développés ici n’ont d’autre ambition que de montrer l’intérêt d’une étude multimodale d’un marqueur dont les usages travaillent au cœur de la relation intersubjective. Or la gestualité est un des systèmes de signes de la communication audiovisuelle. Ces exemples nous ont permis tout à la fois de conforter certains éléments développés au long de l’ouvrage notamment l’hypothèse du grouping et sa nature profondément intersubjective, tout en suggérant de nouvelles pistes : l’organisation et la maitrise des niveaux interactifs, congruence avec les logiques métadiscursives. Dans ce cadre-là, la notion de pointage que l’étymologie insère au cœur du terme voilà est loin d’être le seul geste co-occurrent possible. Dans bien des cas, la direction du regard s’avère la plus pertinente car elle permet de coder de manière assez systématique l’engagement des co-locuteurs dans l’interaction en cours ainsi que l’attention (what speakers orient and attend to, auraient dit les analystes conversationnels). Ces pistes appellent évidemment à être confirmées sur des exemples plus nombreux et dans des corpus variés. Une première perspective de recherche est une étude contrôlée en termes quantitatifs : fréquence du terme, fréquence d’une gestualité co-occurrente, fréquence de certains gestes potentiellement récurrents. Dans cette logique, le corpus appelle à être étendu et systématisé (date de production régulière – tous les deux ans par exemple, ce qui permettrait peut-être d’envisager l’expansion à l’oral de ce terme, citée au seuil de cet ouvrage). Par ailleurs, il s’agit d’approfondir la réflexion méthodologique engagée ici, en prenant un terme comme point de départ, non seulement à une étude multimodale, mais à une étude des gestes. Les implications méthodologiques et théoriques devront ainsi être approfondies afin de pouvoir décrire précisément ce que nous entendons par « co-occurrent ». Est-elle seulement coïncidente ?
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Enfin, toute étude approfondie de la gestualité co-verbale à voilà devra tenir compte des cas où il n’y a pas de geste dans l’environnement immédiat du terme. Sans attendre la réalisation des perspectives de recherche, nous espérons avoir montré qu’elles sont pertinentes et que la gestualité apparaît comme un des aspects du discours oral qui pourrait permettre de conforter, affiner ou amender la typologie des usages de voilà proposés tout au long des chapitres de ce livre.
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