Philosophie du vieillir: Existence et temporalité dans la pensée antique 9782343113838, 2343113831

La vieillesse s'est imposée avec une sorte d'évidence énigmatique à l'observation des hommes dès les prem

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Table of contents :
I Avancer en âge Paradoxes du devenir humain
II Le sommet, la perte, la limite Anthropologie du vieillir
III La vie, la mort, le temps Philosophie de l’âge ultime
IV De l’existence tardive Éthique de la longévité
Bibliographie sélective
Table
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Philosophie du vieillir: Existence et temporalité dans la pensée antique
 9782343113838, 2343113831

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H I P P O C R AT E E T P L AT O N Études de philosophie de la médecine

Jean Lombard

Philosophie du vieillir Existence et temporalité dans la pensée antique

Philosophie du vieillir Existence et temporalité dans la pensée antique

HIPPOCRATE ET PLATON

Études de philosophie de la médecine Collection dirigée par Jean Lombard Cette collection accueille des études consacrées à la relation fondatrice entre la médecine et la philosophie dans la pensée antique ainsi qu’à la philosophie de la médecine, de l’âge classique aux Lumières et à l’avènement de la modernité. Elle vise à donner à l’éthique et à l’épistémologie médicales un cadre dans lequel peuvent se retrouver, comme aux premiers temps de la rationalité, médecins et philosophes.

Déjà parus Jean Lombard, L’épidémie moderne et la culture du malheur, petit traité du chikungunya, 2006 Bernard Vandewalle, Michel Foucault, savoir et pouvoir de la médecine, 2006 Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’hôpital, 2007 Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie, le temps de l’émergence, 2007 Simone Gougeaud-Arnaudeau, La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique, 2008 Jean Lombard, Éthique médicale et philosophie, l’apport de l’Antiquité, 2009 Gilles Barroux, Philosophie de la régénération, médecine, biologie, mythologies, 2009 Bernard Vandewalle, Spinoza et la médecine, éthique et thérapeutique, 2011 Victor Larger, Devenir médecin, phénoménologie de la consultation médicale, 2011 Victor Larger, Le médecin et le patient, éthique d’une relation, 2012 Jean Lombard, La pratique, le discours et la règle. Hippocrate et l’institution de la médecine, 2015 Gilles Barroux, Les sources médicales de la connaissance de l’homme. Six années de séminaires au Collège international de philosophie, 2016

Jean LOMBARD

PHILOSOPHIE DU VIEILLIR Existence et temporalité dans la pensée antique

L’Harmattan

Du même auteur chez le même éditeur Aristote. Politique et éducation, 1992 Bergson. Création et éducation, 1997 Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, 1999 L’école et la cité, 1999 L’école et les savoirs, 2001 Peinture et société dans les Pays-Bas du XVIIème siècle. Essai sur le discours de l’histoire de l’art, 2001 L’école et l’autorité, 2003 Hannah Arendt. Éducation et modernité, 2003 Aristote et la médecine. Le fait et la cause, 2004 L’école et les sciences, 2005 L’épidémie moderne et la culture du malheur. Petit traité du chikungunya, 2006 Philosophie de l’hôpital*, 2007 L’école et la philosophie, 2007 Philosophie de l’épidémie. Le temps de l’émergence*, 2007 Éthique médicale et philosophie. L’apport de l’Antiquité, 2009 La démarche et le territoire de la philosophie. Six parcours exotériques, 2014 La pratique, le discours et la règle. Hippocrate et l’institution de la médecine, 2015 Du même auteur chez d’autres éditeurs Isocrate. Rhétorique et éducation, Klincksieck, 1990 Philosophie et soin*, éditions Seli Arslan, 2009 Philosophie pour les professionnels de la santé*, éditions Seli Arslan, 2010 Philosophie de l’altérité*, éditions Seli Arslan, 2012

* en collaboration avec Bernard Vandewalle

© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-11383-8 EAN : 9782343113838

I Avancer en âge Paradoxes du devenir humain

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uelque relation que nous ayons avec elle, quelque point de vue que nous adoptions à son égard, que nous la vivions, l’attendions ou la redoutions, que nous l’acceptions ou tentions de la nier ou de la combattre, ou bien encore qu’à l’abri tout provisoire de sa menace nous l’observions chez autrui dans un premier contact prophétique, la vieillesse nous apparaît toujours avec cette sorte d’évidence énigmatique qu’avait si bien perçue la Grèce ancienne. D’un côté, elle est une réalité familière et qui d’une certaine façon va de soi. Nous la reconnaissons avant de la connaître ; il est impossible de l’ignorer, de ne pas remarquer son apparence sans grâce et d’éviter, le moment venu, l’inconfort dont elle assortit la vie, que dans une éclatante et inquiétante contradiction elle prolonge et achève à la fois. Car elle est une « destruction continuée », un perpétuel memento mori. Objet physique aisément repérable, elle est aussi un objet de connaissance : les sciences humaines l’explorent et l’éclairent et elles constituent à son sujet un immense savoir en se plaçant de ce que Simone de Beauvoir appelle, par opposition à celui du vécu, « le point de vue de l’extériorité »1. D’un autre côté, il y a aussi en elle une réalité plus dissimulée, un contenu plus obscur, un sens toujours en attente. Elle est un âge qui n’est pas du tout comme les autres âges, un primus inter pares des âges, celui, comme dit Manlio Sgalambro, « où se cache […] le secret de l’âge ». La vieillesse est, parmi tous 1

S. de Beauvoir, La vieillesse, Gallimard, Paris, 1970, p. 21 sq. Ce titre est donné aux chapitres sur les données des sciences (biologie, ethnologie, histoire), distingués de la réflexion sur « L’être dans le monde » (2ème partie).

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ces âges qui « se partagent la vie comme un butin », le seul où « il ne reste rien en main », le moment final où « l’âge apparaît vraiment », où paradoxalement ce qui commence est un achèvement. L’âge avancé est le seul âge véritable, les autres n’étant que des nuances, des phases enchaînées dans un cursus linéaire. Seul le vieillard est « littéralement occupé par le temps, traversé [par lui] de part en part »1, seul il est le temps. La vieillesse est en ce sens un âge absolu, non pas un objet de savoir comme un autre, mais une relation bien particulière avec l’être, une modalité originale de l’existence, un compte à rebours dont l’origine et le terme, étrangement, se confondent.

L’impensable vieillesse : devenir autre et devenir soi Ainsi, de la vieillesse nous savons tout et en même temps, sauf ce qu’elle finit par nous apprendre à nos dépens quand elle survient, nous ne savons rien. Aussi n’est-il « pas facile de la cerner » : elle n’est pas « un fait statique » mais « l’aboutissement et le prolongement d’un processus »2 – et on notera la terrible opposition de ces deux termes en apparence convergents. Elle est en somme la partie mobile et déclinante d’une totalité ellemême éphémère. C’est en tant que « changement progressif, imperceptible, cumulatif » qu’elle aurait d’une certaine façon « échappé à la réflexion philosophique », comme l’a soutenu François Jullien3 : elle aurait appartenu, pour les Grecs, à une espèce de « point aveugle » de sorte qu’elle aurait été traitée comme un état et non comme un devenir : on sait que le changement n’était jamais rangé, dans la pensée antique, du côté de l’intelligible, alors que la pensée chinoise aurait au contraire saisi le vieillir en tant que processus. 1

Manlio Sgalambro, Traité de l’âge, une leçon de métaphysique, Payot, Paris, 2001, pp.11 sq., 88 et 153. 2 S. de Beauvoir, op. cit., pp. 15 et 17. 3 F. Jullien, « Vieillesse et longévité : comment penser le procès de la vie ? », in M. Godelier, F. Jullien, J. Maïla, Le grand âge de la vie, PUF, Paris, 2005, pp. 69-118.

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Dans ces conditions, le vieillir aurait « résisté à la pensée grecque et [n’aurait pas] pu se constituer en objet de sa réflexion » parce que le principe de contradiction a empêché Platon de penser la transition et de saisir le changement, et qu’à sa suite Aristote a mis « en valeur l’existence du changement, mais n’a pas pu l’analyser en tant que mouvement ». La vieillesse nous échapperait en tant que vieillir : contrairement aux autres âges, elle n’est pas un parcours qui va d’un point à un autre, comme l’adolescence nous conduit de l’enfance à la maturité et l’âge adulte de la jeunesse au troisième âge – et pourquoi pas de celui-ci au quatrième. En fait le vieillir commence à la naissance : il s’accumule, il progresse, il persiste, il parcourt la vie entière1 et il prend fin non pas par un autre âge, mais par une rupture absolue, une absence radicale, une complète défaillance de l’être. Vieillir, malgré l’apparence du mot2, ce n’est pas sim1 Cf. l’article déjà cité de F. Jullien : « on a toujours déjà commencé de se défaire, de se raidir, de s’user ».Vieillir « est de l’ordre de la transition, non de la traversée » et « ne prend pas seulement la suite du grandir » - ni n’en est, a fortiori, le symétrique. 2 L’idée de vieillissement est confiée par le grec (gerasko) et le latin (senesco) à des verbes inchoatifs, construits avec le sk qui signifie entrer dans, c’est-àdire indiquant soit le commencement d'une action ou d'une activité, soit l'entrée dans un état (dualité d’interprétation qui va concerner tout particulièrement, nous l’avons noté, l’idée de vieillesse). L’équivalent de ces deux verbes inchoatifs est le français vieillir, à partir de la racine indo européenne wet, qu’on retrouve dans le grec etos, l’année, ou dans des mots d’origine latine tels que vétéran ou bien vétuste. On notera la riche polysémie du latin aetas, à la fois âge, temps, génération, durée de la vie, et sa parenté avec aeternitas, qui en est à certains égards le contraire. En ce qui concerne le lexique grec de la vieillesse, il s’est construit autour de deux termes : gêras, la vieillesse, d’origine archaïque et présent chez Homère, apparenté et lié sémantiquement à son doublet géras, la part d’honneur, le privilège, et d’autre part presbus, vieux, vieil homme et en même temps personnage important. Cf. sur ces questions Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, Paris, 2009, pp. 207, 211 et 902-903. Ces deux vocables ont une place éminente dans l’histoire et la vie politique de la Grèce ancienne, avec par exemple les presbutéroi (les aînés, les anciens, comparatif de presbus) et les gérousies (les sénats, comme à Sparte), avec toujours une nuance positive de sagesse, d’expérience ou de compétence utile à la cité.

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plement passer de la jeunesse à l’âge avancé, mais à un moment donné, qui est toujours insaisissable, devenir autre en même temps que continuer à devenir soi.1 La ligne de séparation de ces deux axes, le devenir autre et le devenir soi, correspond aussi à la limite entre le « point de vue de l’extériorité » et ce qui semble être son contraire, ce qui tient de l’expérience vécue, de la signification intime et de la dimension existentielle de la vieillesse. Le concept de vieillesse en effet n’a pas d’unité et il ne nous est pas donné – pour reprendre le mot de Gilles Deleuze « les concepts ne nous attendent pas tout faits comme des corps célestes ». Aussi, dire la vieillesse, sans autre précision et en l’absence d’un contexte qui éclaire l’usage de la notion et du mot, c’est courir un sérieux risque de malentendu. Par exemple, lorsque Simone de Beauvoir estime « impossible d’écrire une histoire de la vieillesse », ce qu’elle a en grande partie fait, et que l’historien Jean Delumeau, préfaçant une Histoire de la vieillesse, lui répond qu’elle s’est trompée puisque Georges Minois l’a bel et bien écrite2, de toute évidence ils ne parlent pas de la même chose. D’un côté, en effet, il y a la vieillesse objet, du moins celle qu’on n’en finit pas d’objectiver, d’éclairer voire de cerner de discours scientifiques. Dès l’aube de l’Occident, la dégradation 1 Cf. la remarque de Diotime : « ce qui s’en va et vieillit laisse place à un être nouveau qui ressemble à ce qu’il était » (Platon, Banquet, 208 b). Sur un autre plan, Proust a bien montré dans des pages sublimes de la fin de À la recherche du temps perdu (vol. III de l’édition de la Pléiade, pp. 929-959) comment la vieillesse est aussi une réalisation et un accomplissement, au physique comme au mental : même si elle détruit et fige, elle traduit « la force de renouvellement original du temps » qui « respecte l’unité de l’être » tout en introduisant de « hardis contrastes dans les aspects successifs ». Ainsi, lorsque le « nez droit » du Prince d’Agrigente devient « crochu » avec l’âge, il retourne à sa vraie nature et il se transforme, avec ce retour à l’origine, en « un nez nouveau et familial » (p. 935). Cf. également, p. 948 : si on part de l’idée « que les gens sont restés les mêmes, on les trouve vieux », mais à l’inverse si on part de l’idée qu’ils sont vieux, on les trouve au fond les mêmes. Par exemple, Odette vieillie aura l’air « de l’exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune ». Le temps, dit Proust, nous « montre ainsi sa lanterne magique ». 2 Georges Minois, Histoire de la vieillesse. De l’Antiquité à la Renaissance, Fayard, Paris, 1987, préface de Jean Delumeau, p. 7.

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physique et psychique de l’âge qui avance, les pertes qui lui sont associées, sensorielles, comportementales, sociales, ont été énoncées comme un donné incontestable. Leurs causes et leurs symptômes, parfois même leurs thérapeutiques, ont aussi envahi le savoir médical naissant1. Ainsi très tôt la vieillesse a trouvé place dans la théorie des humeurs, premier grand modèle scientifique de l’Antiquité2. Très tôt, également, les aspects économiques et sociaux, la problématique du corps usé, de la dépendance et de ce qui deviendra la prise en charge, la psychopathologie de la fragilité, du repli, de la solitude, du désespoir même, sont entrés dans la réflexion des hommes et y resteront présents à toutes les époques. La vieillesse – il y a là un paradoxe parmi tant d’autres – a été ressentie comme une menace tout autant dans les sociétés à l’espérance de vie courte que dans celles où la longévité a au contraire augmenté : rares, les vieillards impressionnent et s’imposent par cette rareté même, et nombreux, au contraire, ils bousculent l’équilibre du groupe humain et ils créent un problème démographique qui lui-même a de profonds retentissements économiques et politiques3. Cependant, il a existé dans le monde grec, dès les plus lointaines origines, une tradition vivace de la « belle vieillesse », de l’âge d’or de la vieillesse, idée qui prévaudra jusqu’à sa dissolu1

Sur l’anthropologie de la vieillesse en Grèce ancienne et la vieillesse dans la médecine hippocratique, voir plus loin, chapitre II, pp. 35-67. 2 Cf. sur cette question J. Lombard, La pratique, le discours et la règle, Hippocrate et l’institution de la médecine, L’Harmattan, Paris, 2015, p. 103 sq. 3 Sur le bouleversement démographique, l’impact sur la société, la biologie et les théories du vieillissement, cf. l’article « Vieillissement » de Christophe de Jaeger dans le Dictionnaire de la pensée médicale, sous la direction de Dominique Lecourt, PUF, Paris, 2004, pp. 1194-1199. Voir notamment, p. 1199, les remarques sur ce qui différencie la vieillesse contemporaine – marquée par le pouvoir de la science et la « remise en question » de la réalité de l’âge – de la vieillesse antique, ressentie comme « normale et inéluctable ». D’autre part, si la philosophie s’intéresse à l’unité du vieillir, la construction du concept est éclairée par ces variations d’une époque à l’autre. Voir aussi l’article « Vieillesse » de B. Pujalon et V. Trincaz dans le Dictionnaire du corps sous la direction de Michela Marzano, PUF, Paris, 2007, pp. 954-957 et, des mêmes auteurs, l’analyse des « violences faites aux vieux » dans l’article « Maltraitance » du Dictionnaire de la violence, PUF, Paris, 2011.

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tion, bien plus tard, dans les grandes concentrations urbaines et industrielles1. Les mécanismes par lesquels se sont maintenus et exprimés dans la société grecque le dynamisme et la combativité des citoyens les plus âgés ont été analysés par M. Finley2, qui a souligné la réalité de ces vieillesses réussies ou heureuses.

Un idéal de la Grèce ancienne : la belle vieillesse L’idéal de « belle vieillesse » n’en est pas moins un thème assez général de la rhétorique, on pourrait même dire une sorte d’idée reçue du discours du quotidien : la réussite des vieux jours est un idéal évoqué de façon récurrente3, comme nous le rappelle le célèbre passage d’Hérodote où Crésus reçoit Solon - celui où, 1

Cf. sur ce point Philippe Ariès, « Une histoire de la vieillesse ? », Communications, 37, 1983, Le continent gris. Vieillesse et vieillissement. L’auteur y aborde aussi, à son tour, l’idée d’une histoire de la vieillesse qui peut prendre selon lui « selon deux directions, l’histoire des rôles réels de la vieillesse » et « celle des représentations dans les images sociales ». 2 Cf. « Les personnes âgées dans l’Antiquité classique », Communications, 37, 1983, déjà cité, pp. 31-45. D’autre part, la démographie historique n’a pas établi de résultats absolument assurés sur la durée moyenne de vie des Grecs anciens. Cependant on sait que les hommes de plus de 60 ans étaient alors nombreux. Périclès a un peu plus de 60 ans, justement, quand il parle de la « force de l’âge » à propos de sa propre génération qui a selon lui « contribué à augmenter la puissance du pays » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 36) et il ne se considère pas comme vraiment âgé. D’ailleurs, l’intérêt porté par la médecine antique à la santé et aux maladies des gens âgés, les limites d’âge assez hautes fixées pour accéder à certaines fonctions politiques ou militaires, l’âge avancé de bien des philosophes et la présence à Athènes ou à Sparte d’un nombre non négligeable de centenaires attestent de l’existence effective d’une vieillesse en Grèce ancienne et même, incontestablement, d’une forme de vie active et heureuse à un âge avancé. 3 La description du vieillissement née dans le monde grec archaïque est restée pendant toute l’Antiquité un exercice relativement convenu, souvent réaliste mais relevant d’une rhétorique répétitive et reposant sur une catégorisation qui paraît systématique. Sur la genèse de ce discours dans l’œuvre homérique et ses développements aux époques archaïque et classique, cf. A. Catrysse, Les Grecs et la vieillesse d’Homère à Épicure, L’Harmattan, Paris, 2003. Pour un retour sur le lexique, voir Les mots du vieillir, études rassemblées par Alain Montandon, Presses de l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2004.

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dit-on, a été employé pour la première fois le verbe philosopher (philosophein)1. Même si mourir jeune est aux yeux des Grecs un bienfait des dieux – « il meurt jeune celui que les dieux aiment » dit Ménandre dans une sorte de critique radicale du vieillir – d’un autre côté une longue vie ne peut être heureuse si elle n’est pas couronnée par une vieillesse heureuse : « nul être ne réunit tout en lui. Il possède tel bien, mais tel autre lui manque ; celui qui en garde le plus grand nombre jusqu’à son dernier jour puis quitte gracieusement la vie, celui-là peut être dit heureux. Il faut en toute chose considérer la fin, car à bien des hommes le ciel a montré le bonheur pour ensuite les anéantir tout entiers ». On retrouvera souvent cette idée positive de la vieillesse et de son bonheur propre qui retentit sur la vie entière et d’une certaine façon la colore : l’âge avancé est perçu, d’une manière qui peut surprendre, comme un moment de toutes les chances, tel que le décrit Épictète. Chance de vivre pleinement jusqu’au bout, dit-il, « de labourer, de sarcler, de faire du commerce, d’être consul » et même « de digérer mal ou d’avoir la diarrhée », d’être un homme de bien lorsque la mort arrive ; chance de « cultiver la faculté d’user des représentations », de « remplir ses obligations sociales » et, si la chance est encore plus grande, d’avoir « de l’assurance dans les jugements », ce qui est considéré comme un degré supérieur de la philosophie2. Ce thème de la vieillesse comme âge le plus heureux de la vie – qui culminera avec les stoïciens tardifs 3 – a traversé toute l’antiquité : il était présent à l’époque classique et il a sa source dans la poésie homérique. Aristote, qui n’est pas tendre pour les vieux4, mentionne néanmoins la belle vieillesse parmi les autres 1

Hérodote, L’Enquête, livre I, §§ 29-35. Épictète, Entretiens, Vrin, Paris, 2015, IV, 10, p. 457. 3 Cf. Sénèque (« la vieillesse est l’âge le plus heureux de la vie ») et le lien entre le stoïcisme, l’épicurisme et le bien-vieillir dans De Senectute de Cicéron. Voir sur ce point Jean-Paul Resweber « Le rêve cicéronien d’une vieillesse heureuse », Le Portique, n° 21, 2008, et le thème de la vieillesse comme pharmakon, remède ou poison, dont on peut, par définition, bien ou mal user. 4 Cf. la description sévère qu’il en fait au ch. XIII du livre II de la Rhétorique, 1389 b-1390 a, sur laquelle nous reviendrons plus loin, ch. II. pp. 48-53. 2

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biens, comme la naissance ou la richesse, tout en la définissant de façon négative : il y a un bonheur propre à chaque âge et celui des vieux est en somme d’être exemptés des « maux qui gâtent la vieillesse », de vieillir le plus insensiblement et le plus lentement possible1. La belle vieillesse, c’est, par un nouveau paradoxe, de rester jeune, de savoir jusqu’au bout occuper ou, selon le mot de Heidegger, « habiter l’existence ». Le monde homérique était déjà traversé de vieillards admirables et admirés : il n’est pas rare d’y rencontrer ces fascinants « vieillards encore verts », ces hommes « plus âgés qui ont encore la faveur des dieux »2 et qui se révèlent de redoutables adversaires, comme le dit, dans l’Iliade, Antiloque, fils cadet de Nestor. Et c’est aussi en tant qu’homme encore vert, même si à nos yeux il n’est pas si âgé – mais les jeunes Grecs avaient tôt fait de voir partout des aînés – qu’Ulysse remporte les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Malgré l’existence, si souvent invoquée comme un obstacle, d’un « seuil maudit de la vieillesse »3, malgré les multiples déchéances de l’âge, jamais contestables et complaisamment décrites, et malgré la présence, chaque fois qu’il s’agit de la vieillesse, d’un qualificatif dévalorisant4, la belle vieillesse résiste encore et toujours, comme encouragement, comme consolation ou comme espérance5. 1

La belle vieillesse est aussi celle qui s’achève par une mort douce, si possible subite ou du moins rapide. Cf. Odyssée, XV, 409 sq. : « quand les citadins ont atteint la vieillesse, le dieu à l’arc d’argent accompagné d’Artémis, Apollon, les abat de ses plus douces flèches ». 2 Cf. Homère, Iliade, XXIII, 770-798. 3 Iliade, XXIV, 487. La formule se retrouve chez Hésiode, Les travaux et les jours, v. 331 et elle tendra à devenir une sorte de « lieu commun » de la pensée grecque. 4 Cf. A. Catrysse, op. cit., p. 31 sq. : « triste, amère, odieuse, pénible ou funeste », la vieillesse a en outre un inconvénient majeur pour les Grecs épris de beauté : elle enlaidit. Toutefois il existe dans l’Odyssée (comme dans l’Iliade) des exemples positifs de personnes âgées : ainsi Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, ou Laërte, père d’Ulysse et grand père de Télémaque. 5 L’Iliade et l’Odyssée comportent aussi un discours de l’aspect déclinant et handicapant de la vieillesse, qui deviendra courant à l’époque classique. Voir par exemple l’Odyssée, XI, 497, la vieillesse qui « enchaîne bras et jambes ». De même une rhétorique de la consolation se mettra en place parallèlement.

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C’est que sa force est cachée dans sa faiblesse, ainsi que le modèle homérique l’a montré une fois pour toutes : Nestor est peut-être sans énergie, il a sans doute perdu d’avance, comparé à des combattants jeunes et vigoureux, mais en même temps il possède, à cause de son âge, une qualité suprême que les jeunes ne peuvent pas espérer avoir : celle d’être l’homme « dont l’avis déjà s’est montré le meilleur »1. Ce pouvoir de rapprocher le présent du passé et d’en tirer profit dans l’action et dans la pensée deviendra vite un trait caractéristique du vieillard de qualité. On le retrouvera à la fin de l’Odyssée chez le « vieil Halithersès », clairement présenté comme étant le seul à « voir le présent et le passé »2. C’est donc en profondeur que la vieillesse révèle son ambigüité et son ambivalence. Au sortir de la période archaïque, elle peut être, dans des proportions variables, acceptée de bon gré, sous réserve que ses effets ne soient pas trop cruels et la rendent supportable, ou rejetée et détestée pour le déclin dont elle est jour après jour le symbole et pour les maux qu’elle apporte et l’impuissance qu’on ressent à lui résister. Elle peut être aussi désirée comme une chance, comme espoir d’un bonheur dont la totalité de l’existence, alors revécue et revisitée, recevra son sens et sa promotion en destin, fonction qu’elle exerce de façon conjointe avec la mort. Le lexique grec traduit bien le lien entre la vieillesse et la mort, les deux maux apportés par Pandore3 qui définissent ensemble la condition humaine. Le statut des dieux dont celui des hommes semble avoir été tiré comme par soustraction est d’être atanathos kaiagêrôs4, immortels et non soumis au vieillissement 1

Iliade, VII, 324-327. Odyssée, XXIV, 451-452. 3 Voir le récit de J.- P. Vernant, Pandora, la première femme, Bayard, Paris, 2006, surtout, page 25 sq., sur la décision de séparer les dieux et les hommes. 4 Le lien entre mort et « vieillesse maudite » se prolongera chez Hésiode dans Les Travaux et les jours, où est évoqué l’âge d’or du temps de Kronos, sans vieillesse, où les hommes passaient directement de la jeunesse au trépas. Cf. v. 113-116 : « la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil » (traduction de Paul Mazon). 2

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ou, si on peut dire, vieillissant jeunes, les deux aspects étant indissolublement liés. La notion de vieillesse n’en est donc que moins nette et sa frontière conceptuelle moins précise, jusqu’à ce que vers la fin de la période archaïque apparaisse une tentative de clarification et de catégorisation. Elle est ébauchée par Hésiode, avec la mise en place de la division de l’existence humaine en deux ou trois âges aux limites encore incertaines. Elle s’affirme avec l’analyse rigoureuse, même si elle peut être jugée contestable dans le détail, qu’entreprend Solon, le législateur d’Athènes, celui-là même qui a rencontré Crésus1 : les âges de la vie correspondent à la division du cours de l’existence en dix étapes de sept années chacune2. Solon recourt à des signes qui sont purement physiques pour les premiers stades (perte des dents de lait à sept ans, manifestations corporelles de l’adolescence débordant sur la phase suivante, force et sommet de l’excellence à l’âge adulte) puis à des signes relevant du statut civil et de la construction de la vie (avec le souci du mariage et de la procréation de la cinquième période), puis au souci de développement complet de l’intelligence, à l’apogée de la parole et du langage (où se loge pour beaucoup d’auteurs le moment idéal pour une pratique de la philosophie), enfin aux deux phases de déclin, avec la seconde, à l’admirable formulation, où « si la mort survient elle n’est pas hors de saison ». Le déclin commence vers 63 ans et vers 70 ans la mort ne semble pas « prématurée »3. La confirmation en est donnée symboliquement quand Socrate meurt en 399 av. J.-C., justement à l’âge de 70 ans, mais on sait qu’avec la classification de Solon le débat sur l’âge de la vieillesse ne fait que commencer. 1

Cf. supra, p. 13, note 1. Cf. Solon, Elégie 19. Le texte est cité dans A. Catrysse, op. cit. p. 44. Voir aussi, p. 45, la célèbre formule de l’Elégie 22 : « en vieillissant, toujours je m’instruis », qui fait exception au pessimisme entourant alors l’idée de vieillir, tel que l’expriment Anacréon et Théognis aux VIème et Vème siècles. 3 Les étapes de la vie font l’objet dès l’Antiquité de multiples découpages à partir du schéma ternaire d’Aristote (cf. Rhétorique, livre II, ch. 12, 1388-9). 2

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Vieillir : être « de nouveau libre et sans excuses » Il portera non seulement sur l’âge seuil (60, 70, 75 ans ?) mais sur la définition de ce qui au juste est vieux dans la vieillesse, avec la querelle interminable sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’âge des artères : a-t-on « l’âge de son cœur, de son cerveau, de son état-civil ? Rien de plus fluctuant que les contours de la vieillesse, en effet, considérée comme un complexe « physiologico-psychologico-social », dit Georges Minois1. Sans compter qu’à bien des égards la vieillesse est aussi et peut-être surtout ce que les autres voient, ce que soulignent, aggravent ou dissimulent le mode de vie de chacun, l’environnement social et culturel, la situation individuelle comme la cessation d’activité qui marque le passage au-delà de l’acmé, au lendemain du point culminant de la vie. L’idée de vieillesse paraît fuyante parce que le vieillir humain n’est pas, comme pourrait l’être un vieillir animal, purement biologique2, mais correspond à une situation où se répondent une facticité et une liberté, pour recourir à un lexique dont ne disposait évidemment pas la pensée antique. La problématique correspondante préexistait, cependant, même si l’élaboration du concept de vieillesse, qui en conditionne la formulation, était encore en grande partie à venir. La vieillesse, en effet, n’est pas seulement un déclin passif, une diminution subie, mais un ensemble vécu qui comporte une réaction à cette condition d’affaiblissement. En tant que cette situation est faite à l’homme, celui-ci ne peut que l’assumer, en la changeant, en l’aménageant, en la reprenant à son compte comme un projet dont il serait le maître : « je conserve ce que je suis par le mouvement dans lequel j’invente ce que je vais 1

op. cit. p. 7. La spécificité du vieillissement humain est qu’il est celui d’une personne, et non pas simplement d’un organisme (écart entre bios et zoè). M. Finley commence d’ailleurs son article sur « Les personnes âgées dans l’Antiquité classique », in Communications, 37, 1983, par la mention de « l’imprécise frontière biologique » du concept de vieillesse, « notion statistique » inutilisable au plan individuel et liée à de très nombreux facteurs autres que biologiques. 2

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être », dit Sartre. Le vieillard est comme le sportif qui tombe malade : « sa situation change comme le monde change », il est « diminué », et en un certain sens il est « négativement déchargé de toute responsabilité », du moins en apparence. En réalité, ses « possibilités ne sont pas supprimées, mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités »1, ne serait-ce qu’« être un bon ou un mauvais malade », de sorte qu’à l’intérieur de sa condition il est « de nouveau libre et sans excuses ». La vieillesse est, comme la maladie – que cependant elle n’est pas – une condition. Celui qui vieillit est comme le malade de Sartre : « il n’a pas voulu cette maladie et il doit à présent la vouloir »2. On note l’aspect stoïcien de cette formule venue de l’existentialisme, mais qui ne surprendrait pas dans un texte de Marc-Aurèle ou de Sénèque, dans la dernière étape de la construction antique de l’idée de vieillesse. Celle-ci, portée d’abord, comme on sait, par la mythologie, la poésie et la création dramatique, connaît son véritable commencement avec Socrate et avec la naissance de la philosophie, comme en témoignent les premiers textes de Platon. Si presque tous les écrits platoniciens comportent à un titre ou à un autre une réflexion sur la vieillesse, les Lois seront par excellence l’ouvrage du philosophe âgé, et un ouvrage profondément marqué par l’âge : sa rédaction aurait été interrompue par la mort de son auteur, sans que cela soit complètement établi3. Platon en avait cependant entrepris la rédaction bien plus tôt, ce qui en fait, peu avant la mort, le livre d’une vie, où malgré l’amour des Grecs pour la jeunesse, la vieillesse est jugée « plus respectable aux yeux des dieux »4. Ce texte extrême des Lois prévoit qu’il 1

J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, Paris, 1983, p. 447 sq. Il s’agit du passage où est analysée, afin d’éclairer le sens de la formule-clé de l’existentialisme « nous sommes condamnés à être libres », la situation de diminution à partir de l’exemple d’un sportif frappé par la tuberculose. De même il est possible d’être, en réaction, un bon ou un mauvais vieillard. 2 J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, p. 448. 3 Cf. l’introduction de L. Brisson et J.-F. Pradeau à l’édition des Lois, GFFlammarion, Paris, 2006, pp. 7-56. 4 Platon, Lois, livre X.

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« est honteux de voir un vieillard se faire maltraiter par un jeune homme », mais que « tout jeune hommes frappé par un vieillard doit souffrir patiemment […], se préparant à lui-même la même déférence dans sa vieillesse ». Malgré l’apparence, on n’est plus dans la vieillesse honorée de la Grèce archaïque, mais dans une notion déjà traitée politiquement, fondée sur l’idée d’une éducation qui portera ses fruits à 50 ans, sur une gérontocratie établie au nom de la compétence telle que Platon veut la construire et sur la relation d’une âme que l’âge n’atteint pas avec un corps qui n’est qu’une sorte de faux semblant1. Les premiers dialogues de Platon, ceux que l’on tient pour appartenant aux deux premières vagues des écrits platoniciens, expriment un respect pour la vieillesse qui semble surtout hérité de la tradition. Socrate s’y montre attaché à la déférence envers les parents et les Anciens, ce que confirment ses prises de position dans le récit qu’en donne par ailleurs Xénophon2. Quand arrive l’époque de son procès, Socrate a soixante-dix ans, qu’il semble fort bien porter. Le Phédon mentionne qu’il est encore, en un sens, un jeune père de famille : au début du dialogue, son épouse Xanthippe tient « dans ses bras son petit enfant » et vers la fin, un peu avant l’exécution de la sentence, juste après le bain, « on lui apporte ses deux fils encore petits »3. Néanmoins, soixante-dix ans est un âge déjà respectable pour l’époque et Socrate l’évoque souvent comme tel, comme dans sa réplique ironique à Cratyle, dont il trouve une formule trop subtile pour lui et pour les gens de son âge4. À l’évidence, non seulement il prend ses distances par rapport à son âge, mais d’une certaine façon il en joue. En général, il juge la vieillesse avec équilibre 1

Sur la pensée platonicienne de la vieillesse à partir des dialogues de la maturité, voir plus loin, ch. III, p. 71 et suivantes. 2 Cf. Mémorables, V, XV, où l’exemple des Lacédémoniens qui respectent les aînés est invoqué de façon élogieuse. Pour autant, Socrate ne considère pas que toute personne d’âge a une compétence : un spécialiste peut lui être préféré, surtout si le vieillard a fait un mauvais usage de sa vie, voire s’il a « vieilli par négligence », ce qui est « honteux » (id., III, 12, 8). 3 Un autre fils est « plus grand ». Cf. Platon, Phédon, 60 a et 116 b. 4 Platon, Cratyle, 429 d.

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et modération, faisant place à la fois à la sagesse qu’elle est censée apporter et aux défaillances1 dont elle est à plus ou moins long terme l’annonce ou le signal. Il adopte, tout en faisant preuve de son habituelle vigilance, une position conforme au bon sens de l’époque. Du moins est-ce le rôle que Platon lui fait jouer dans les premiers écrits, l’Hippias majeur, l’Apologie de Socrate, le Criton, puis le Gorgias. Le grand âge, la vieillesse et tout simplement l’âge ou la théorie de l’âge y sont à leur stade initial : ils semblent disposés en vue d’une réflexion future, soulignés ou mis en avant pour un traitement philosophique qui est encore à venir et s’annonce seulement : il prendra son élan véritable au début du livre I de la République2, mais pour le moment, l’âge est déjà, à travers le récit de la fin de vie de Socrate, l’objet d’une belle insistance.

L’âge avancé : le chant du cygne et l’oiseau de Minerve Dans l’Apologie et dans le Criton, Socrate, qui a alors soixantedix ans, est en effet spécialement concerné par la vieillesse, en raison à la fois de l’âge qui est le sien et des circonstances dramatiques que l’on sait, avec la perspective de la condamnation et de l’exécution de la sentence. Il n’est pas tant menacé par la vieillesse, qui lui a épargné jusque-là ses maux les plus cruels, que par cette place de dernier moment et de temps ultime de la vie souligné par les étapes du procès puis la détention et les trois temps de cette imminence graduée et tragique. La conception de l’âge qu’exprime Socrate au fil de ces textes est on ne peut plus classique pour l’Athènes de l’époque. « À mon âge, il ne serait pas raisonnable de m’irriter parce que je dois déjà mourir », dit-il. C’est à peine si on remarque que cette sérénité n’est pas de celles qui sont données à tout le monde et Criton lui fait observer qu’il en est que « leur âge ne dispense en rien de 1

Cf. les difficultés de mémoire si bien observées dans le Lachès, 189 c : mon âge, dit Lysimaque, « fait que j’oublie désormais la plupart des questions que j’avais l’intention de poser et la plupart des réponses que j’ai entendues. » 2 En particulier dans un texte essentiel commençant en 328 b.

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s’insurger ». Peut-être l’« heureuse humeur » dont Socrate a fait preuve pendant « toute son existence »1 est-elle, plutôt qu’un simple trait de caractère, le résultat d’un travail philosophique. « Vous voyez bien mon âge, ma vie est déjà avancée et je ne suis pas loin de la mort »2, disait Socrate dans l’Apologie. Mais là encore, l’évènement fatal n’est pas redouté. Il est justifié par l’âge, ce qui rejoint sans doute le point de vue presque unanime des Athéniens, même si on doit noter qu’il est fait mention du statut intellectuel de cet homme âgé : la mort dont on parle est celle de « Socrate, un homme renommé par son savoir » (et c’est le mot sophos qui est utilisé). Dans Hippias majeur, Hippias reprend justement l’idéal répandu en Grèce : « ce qu’il y a de plus beau pour un homme […], c’est d’être riche, bien portant et honoré par les Grecs, d’atteindre la vieillesse, d’avoir fait à ses parents de belles funérailles et de recevoir soi-même de ses enfants un bel et magnifique enterrement »3. Socrate abonde alors dans ce sens, sans aucune hésitation en apparence, mais en montrant beaucoup de moquerie : « Oh oh ! Hippias, voici de merveilleuses et grandioses paroles, et bien dignes de toi » – ce qui traduit, un regard critique sur les idées reçues qu’Hippias fait siennes et reprend. C’est dans le Gorgias, avec des propos de Calliclès, que le lien entre l’âge et l’exercice philosophique va se trouver posé pour la première fois avec intensité. La philosophie étant tenue pour une discipline éducative, « faire de la philosophie, c’est un bien, aussi longtemps qu’il s’agit de former », c’est-à-dire dans la jeunesse : « philosopher quand on est adolescent, ce n’est pas une vilaine chose, mais quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient une chose assez ridicule ». Car un homme d’âge qui se livre à la philosophie est quelqu’un qui « joue comme un enfant », qui « babille » et qui n’arrive pas à « se débarrasser de la philosophie »4. Ce à quoi 1

Platon, Criton, 43 b-c. Platon, Apologie de Socrate, 38 c-d. 3 Platon, Hippias majeur, 291 d-e. 4 Platon, Gorgias, 485 a. 2

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Socrate répondra un peu plus tard en proposant un modèle de vie de justice et de philosophie1, mais surtout en mettant en rapport le choix de l’homme qu’on doit être – « la plus belle des questions », dit-il – et le moment de s’engager dans telle ou telle activité « selon qu’on est plus âgé ou plus jeune »2. Ainsi s’annonce l’idée qu’avancer en âge n’est pas un itinéraire neutre mais un parcours conduisant au dépassement des apparences, un voyage vers l’être (« traversée sans déplaisir » comme diront les stoïciens), une marche, que seule l’expérience rend possible, en direction de l’intelligibilité du monde. Cette idée est reformulée plus tard lorsque, dans le Phédon, Socrate adresse à ses amis l’aimable reproche de le juger « inférieur aux cygnes pour la divination » : quand ils sentent qu’ils vont mourir, ils « chantent de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d’aller retrouver le dieu qu’ils servent » alors que les hommes « se lamentent sur leur mort » et que c’est au contraire « la douleur qui leur inspire leur dernier chant »3. La notion d’une valeur intrinsèque de ce qui achève et clôture et le constat que la vérité est longue à conquérir et donc à poursuivre jusqu’à la fin de la vie accréditent l’idée que la vieillesse est, tout autant qu’un déclin, un accomplissement, une certaine apogée : si elle est une perte de liberté, elle est également le lieu d’une liberté neuve et une condition de l’émergence de la philosophie. « Tandis que pour l’anthropologie le vieillard perd en liberté, il est peut-être plus philosophe que ses cadets »4 : l’avancée en âge permet l’exercice de cette fonction crépusculaire que Hegel évoque dans la célébrissime formule des Principes de la philosophie du droit « l’Oiseau de Minerve prend son vol à la tombée de la nuit ». Si par nature la philosophie arrive trop tard, c’est parce qu’elle n’existe qu’en tant que re1

Id., 506 b sq. Id., 487 e- 488 a. 3 Platon, Phédon, 84 e- 85 b. Socrate parle à ses disciples et à ses amis de ce qu’ils n’osent pas vraiment lui demander, compte tenu des circonstances, sur la connaissance et sur l’immortalité de l’âme. 4 Claire Pagès, « L’âge de la liberté : Hegel avec Foucault », Revue française de philosophie, 2011-4, pp. 527-542. 2

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tour sur ce qui a été, réflexion du soir sur la journée écoulée, approche entièrement réfléchissante de la sagesse. Ainsi, la vieillesse apparaît comme l’âge où « l’esprit a à devenir ce qu’il est », le moment par excellence de la réalisation de soi et de la philosophie, c’est-à-dire du chant du cygne et de l’envol de la chouette. Ce lien privilégié établi au temps de Platon entre la philosophie et la vieillesse se renforcera encore dans la pensée stoïcienne tardive à Rome1, où se produit un « renversement des valeurs » dans la hiérarchie des âges : la jeunesse et l’âge mur cessent alors de représenter à eux seuls le sommet de l’existence (l’acmè) au profit de l’âge avancé et la philosophie devient ainsi, d’une certaine façon, « l’apanage des vieillards », philosopher consistant « dès la jeunesse, à s’anticiper comme déjà vieux »2. Le traité de Cicéron De la vieillesse (De Senectute) consacré à celle de Caton l’Ancien ne se réduit certes pas à cette position extrême – qu’il analyse au contraire avec la plus grande rigueur – mais il en donne par moments l’impression, ne serait-ce que par rapport à son sujet : Caton a vécu jusqu’à 85 ans une belle vie et il a montré suffisamment d’enthousiasme pour apprendre à 80 ans le grec, langue de la philosophie.

La fin « interminable » et autres paradoxes du temps Cette inversion de la place des âges relativement à la pratique de la philosophie et à l’activité intellectuelle en général n’est pas le moindre des nombreux paradoxes que la pensée antique a relevés dans le vécu comme dans la conceptualisation et la problématisation de l’âge avancé. La vieillesse est d’emblée para1

La philosophie est vue comme une finalité pour le grand-âge, par exemple par Épicure et par Sénèque : cf., pour un aperçu synthétique de cette question, l’article de Jacqueline Trincaz « Les fondements imaginaires de la vieillesse dans la pensée occidentale » in L’homme, n° 147, t. 38, 1998, pp. 167-189. Ce lien entre vieillesse et philosophie se superpose à l’appréciation positive de la vieillesse par l’Antiquité mais il en est bien distinct. Comme le dira plus tard Montaigne, la vieillesse est à la fois ce qui doit être contesté et ce qui rend possible la contestation, c’est-à-dire une impuissance et un pouvoir. 2 René Schérer, « Vieillards d’harmonie », in Le Portique, n° 21, 2008.

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doxale, nous l’avons entrevu, parce qu’elle porte en elle, dans un affrontement permanent de la positivité et de la négativité, des dualités irréductibles, avec la double marque de la continuation et de l’interruption, du désir et de la satiété, de la sagesse et de la folie, de l’innovation et de la péremption, de la structure et de la désorganisation, de la plénitude et du manque, du présent auquel elle donne un avenir et du passé auquel elle redonne un présent1. Moyen de la vie, qu’elle continue, elle en est en même temps le contraire, l’image en quelque sorte inversée et c’est elle, « plutôt que la mort, qu’il faudrait opposer à la vie »2. Le premier grand paradoxe de l’âge avancé, dont découlent plusieurs autres, est évidemment relié à son insertion particulière dans le temps. On commence à vieillir, mais on n’en finit pas de vieillir : on vieillit de plus en plus, dans un mouvement qui ne s’inverse ni ne s’atténue jamais plus et auquel on ne peut fixer de terme. C’est donc un âge à la fois « déterminé et indéterminé » et même – comme les mots le disent si bien – « terminable et interminable »3. La vie se poursuit, sans cesse mourante et sans cesse naissante, selon une modalité particulière qui est celle de la prolongation, par nature étirée et insensible, souvent douce, mais aussi devenant « dans un dernier stade, blette et caduque », comme Cicéron le fait dire à Caton4 : les possibilités se réduisent jusqu’à n’être plus suffisantes pour permettre au système de compensation de ces impossibilités de rester luimême possible. Ainsi se trouve affirmée la dimension essentielle du grand âge, plus que de tout autre âge, l’irréversibilité, 1 Cf. l’article cité de J. Trincaz, p. 168 : la pensée africaine traditionnelle voit dans celui qui vieillit « le signe qu’il a su vivre selon la loi du groupe, qu’il a su atteindre la sagesse avant de rejoindre les ancêtres dans la mort pour continuer à jouer un rôle social en répandant à l’infini ses bienfaits sur ses descendants ». À des degrés divers, toutes les cultures trouvent au moins pour partie dans le fait vieillir une certaine forme de mérite ou même d’exploit. 2 Id., p. 176. Un autre propos de S. de Beauvoir est cité à ce sujet : « En un certain sens, j’ai plus de dégoût pour la vieillesse que pour l’idée de mourir ». 3 J.-P. Resweber, article cité, p. 3. 4 De Senectute, I, 6 (vietum et caducum rendent très bien l’idée empruntée au végétal de se faner, persistance altérée mais qui dure, puis celle de tomber tout à coup, inexorablement).

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dont Jankélévitch a montré qu’elle « n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères » mais « la temporalité même du temps »1, le verbe être étant « pris ici au sens ontologique et non pas copulatif ». Le second paradoxe qui s’articule à celui-ci est que l’action du vieillissement elle-même prend son temps et n’est en outre ni uniforme ni homogène. Le plus souvent l’affaiblissement va toucher le corps en premier lieu, épargnant les dispositions mentales et la vie intellectuelle, dans lesquelles réside justement ce qu’on peut appeler la capacité de résister, le vouloir vivre, le potentiel qui permet de penser. Il n’y a plus de « vigueur juvénile », dit Cicéron, mais ce n’est pas plus grave que de manquer dans la jeunesse d’une « vigueur de taureau ». Certes, quelques activités en souffrent, comme l’avocat qui a besoin de ses poumons pour se faire entendre2, mais la plupart du temps, même si une vie intempérante a laissé au grand âge le « corps épuisé », les ressources de l’esprit suffisent pour affirmer un vouloir vivre, pour opposer une résistance à la dégradation3. Cette résistance même est la vie, paradoxalement renforcée par la mobilisation de ce qu’elle n’a pas encore perdu, l’impuissance du corps devenant jusqu’à un certain point, et jusqu’à un certain moment, une ressource nouvelle, jusque-là insoupçonnée. En ce sens, la vieillesse, qui est subie, entre aussi, pour une part, dans ce qui « dépend de nous ». Les premières lignes des Entretiens d’Épictète exposent cette coexistence d’une impuissance et d’un pouvoir. D’un côté, « ce corps n’est pas à toi ». 1 C’est la première ligne de L’irréversible et la nostalgie, Flammarion, Paris, 1974, p. 7. « L’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité ; en, d’autres termes il n’y a pas de temporalité qui ne soit irréversible et pas d’irréversibilité qui ne soit temporelle ». Vieillir, c’est, en ce sens, devenir le temps. Cette irréversibilité se fait d’une manière qui est aussi insensible « que l’éro-sion des montagnes, le glissement des glaciers ou les modifications du littoral » (p. 79). 2 De Senectute, IX, 27-28. 3 Cette partition entre le corps affaibli et l’âme renforcée n’a pas sa place chez Aristote. L’âme étant la forme du corps, les maux de la vieillesse atteignent l’homme entier : « il faut que le corps demeure intact pour que la vieillesse soit heureuse ». Cf. sur ce point l’analyse de S. de Beauvoir, op. cit. p. 136 sq.

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D’un autre côté, il faut « organiser au mieux ce qui dépend de nous », tout en usant « des autres choses comme la nature les a faites »1. De même l’absence de plaisirs qu’on déplore dans la vieillesse n’empêche pas un plaisir de vivre. Dans vivre avec plaisir et vivre sans plaisirs, ni vivre ni plaisir n’ont vraiment le même sens – et de surcroît tous les plaisirs ne sont pas perdus à la fois. La vieillesse représente l’avenir quand on est jeune et elle reste l’avenir quand on est âgé. « Il faut vivre pour être vieux » disait Michel Foucault, en parlant de la vieillesse chronologique mais aussi d’une « vieillesse idéale qu’on se fabrique ». En ce sens, il faut au contraire être vieux pour vivre et Sénèque a raison de refuser de suivre « les gens qui découpent leur vie en tranches et qui n’ont pas la même façon de vivre qu’ils soient à un âge ou à un autre » : c’est dans la vieillesse que se trouve « la forme la plus haute du souci de soi ». En fait, « il n’y a pas d’âge pour s’occuper de soi » et il faut à tout âge « vivre sa vie comme au dernier jour »2. La séparation des âges a d’ailleurs été profondément remise en cause dans l’Antiquité même (Sénèque, saint Augustin, transmis par Montaigne) : le déclin ne succède pas réellement à la croissance, car la vie construit à mesure qu’elle démolit. L’homme « gravit le versant ascendant » et il « s’éloigne de ce dont il se rapproche »3 pendant toute sa vie, puis dans la vieillesse, inversement, se rapproche de ce dont il s’est éloi1

Épictète, Entretiens, 5, I, I, 11-12 et 17. Id., IX, 29. La vieillesse réussit notamment à ceux qui ont montré de la mesure dans les âges précédents et qui ont fait preuve de droite raison (recta ratio), précise Cicéron. Il y a dans l’idée que la vieillesse heureuse fait suite à une jeunesse vertueuse et bien employée (ou la vieillesse misérable à une jeunesse de débauche) un thème classique dans toute l’Antiquité. Cf. par exemple Xénophon, Mémorables, II, I, 33-35. 2 M. Foucault, Le souci de soi, Œuvres, II, Gallimard, Paris, 2015, p. 1006 sq. suiv. Cf. la maxime d’Epicure : « il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour s’occuper de son âme ». 3 Cf. V. Jankélévitch, La Mort, Flammarion, Paris, 1977, pp. 185-188. Le vieillissement n’est en aucun cas « une mort diluée, un instant continué agrandi aux dimensions de l’intervalle » (p. 186). Il y a une temporalité particulière de la sénescence, « fatigue des fatigues qui diminue la réparabilité elle-même, en attendant d’installer pour toujours l’irréparable » (p. 191).

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gné : « la marge du futur tendant vers zéro, les dernières traces de sens achèvent de se perdre dans le non-sens ».

Éloignement ou présence : âge et rapport au monde Cette ambivalence de la vieillesse par rapport au temps et au parcours de l’existence est également présente dans le rapport au monde. À mesure que l’âge avance, « les prises de l’individu sur le monde tendent à s’effriter ». Il doit renoncer à certaines activités, s’abstenir de celles qui requièrent des habiletés ou des savoirs qu’il n’a pas acquis et faire son deuil de celles que lui interdit son état. Il risque aussi de perdre, année après année, des proches, amis, contemporains ou condisciples dont la disparition est déjà à elle seule une modification décevante, inconfortable ou même douloureuse du monde. En sens inverse, il doit s’adapter aux changements, compenser les manques, créer des réponses nouvelles et d’une certaine façon réinventer des liens. Une tension essentielle se met en place, une recherche d’équilibre qui s’installe entre « éloignement du monde » et « maintien dans le monde »1 : présente dans tous les âges, elle est désormais vitale. Le vieillissement révèle ainsi une relation originale avec le monde, une modalité majeure de son habitation. « La vieillesse, c’est l’être », disait Deleuze, et de fait, elle est un « poste avancé de l’existence »2. Cette plénitude de l’âge était mieux conçue dans le monde antique3, lorsque les aînés accomplissaient une œuvre de médiation essentielle – d’où l’intérêt d’une interrogation de la Grèce 1 Vincent Caradec, « L’épreuve du grand âge », in Retraite et Société, 2007/3, n° 52. L’article examine cette expérience particulière du grand âge en la distinguant de la crise de la vieillesse, huitième crise existentielle selon Erikson, et analyse successivement trois notions en vue d’une interprétation : la déprise, l’inachèvement de soi et l’étrangeté au monde. 2 Cf. Jacques Baillagou, « La vieillesse c’est l’être », Implications philosophiques, revue électronique de philosophie. 3 C’est le cas, plus généralement, dans les grandes traditions religieuses, où la personne âgée atteint à une plénitude de l’humain. Cf. par exemple Deutéronome, 5, 16 « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent ».

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et de Rome sur ce point. La modernité, au contraire, a eu tendance, avec l’accroissement de la démographie du troisième et du quatrième âge et la rapide évolution de l’économie mondialisée, à faire de la vieillesse une catégorie à la marge : le plus souvent retraités improductifs, en transit entre la mort sociale et la mort biologique, les vieux deviennent des « zombies de la société occidentale, marginaux de la vie, forcenés de la survie ». À l’opposé du loisir des Grecs (scholè), ils sont des « déchets récupérés par l’industrie des vacances »1, soulignant la dimension résiduelle de la vieillesse et son aspect à la fois rassemblé et désintégré que l’Antiquité n’avait pas eu à affronter. Scholè, qui a donné l’école, renvoie par une sorte de faux paradoxe lié à la perception laborieuse que nous avons à présent du fait scolaire, à l’idée de loisir et implique l’idée de liberté, d’activité désintéressée et donc, en Grèce ancienne, d’étude. Le couple latin formé par otium et negotium oppose aussi le loisir (otium est parent d’oisiveté) et le non-loisir (nec-otium, d’où le négoce, activité affairée, donc pas réellement libre). Otium relève de la sphère des clercs et des personnes dégagées des impératifs du quotidien, negotium appartient à la sphère de la production asservie au calcul du profit. La vieillesse s’apparente ainsi, dans l’Antiquité, à l’étude en tant qu’activité libre, alors qu’elle est orientée dans la modernité vers le tourisme, le loisir de masse et autres activités du système libéral. Pour autant, la vocation de transmission des plus anciens n’allait pas, à l’époque, sans difficulté : la possession d’un savoir, d’une expérience, d’un regard plus exercé sur les choses, n’en assure pas la communication et redouble même le sentiment d’impuissance de celui qui échoue à assurer ce transfert. Platon vieillissant a éprouvé une tristesse comparable à celle 1

Jean-Didier Urbain, « Les vacanciers des équinoxes », in Communications, 37, 1983, op. cit. Cet article étudie avec précision le décalage temporel que les voyages de groupes du « troisième âge » instituent en séparant du reste de la société une masse minoritaire, sous couvert de l’émanciper et de combler le vide de la dernière partie de la vie. Le « nomadisme artificiel et forfaitaire » qui est effectué dans les « internats de la hors-saison » a plutôt, au contraire, un effet de mise à l’écart et de désintégration, mais il produit de la rentabilité.

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que lui avait occasionnée la mort de Socrate de ne pas avoir pas réussi à convertir Denys et Syracuse à la philosophie. Sa Lettre VII a les accents du désespoir lorsqu’il expose sa déconvenue1 ainsi que les conclusions qu’il en tire : « les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n'arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher réellement »2 – texte qui pose indirectement un lien très fort entre les deux formes de maturité que sont la vieillesse et la philosophie. Il rappelle que sans philosophie réelle, l’âge ne conduit qu’à un ressassement sénile de points de vue révolus et que l’expérience conférée par l’âge est indispensable à l’action politique, où la jeunesse, comme il l’a appris lui-même à ses dépens, est source d’illusion : j’avais, dit-il, « le projet, du jour où je pourrais disposer de moi-même, d’aborder aussitôt la politique »3. Encore faut-il que le temps de l’étude ait été effectif et qu’il s’accompagne d’une sincère disposition à le poursuivre : ce qui est reproché par Platon à Denys de Syracuse, c’est « qu’il faisait l’homme qui sait bien des choses et les plus sublimes, qui n’a plus rien à apprendre », alors qu’il ne possédait en fait que des « bribes […] recueillies chez les autres »4. En pratique, l’âge apporte seul une vraie maturité – c’est pourquoi la philosophie ne peut pas « se mettre en formules », c’est-à-dire se transmettre toute faite – mais il ne peut pas exercer un pouvoir absolu, force devant rester à la raison et à son libre exercice que l’âge en lui-même ne garantit pas et parfois même compromet : en ce sens, « la vieillesse, âge de la transmission, fait en quelque sorte barrage à la transmission ellemême »5. 1

Dans la Lettre VII, 341 d, Platon dit qu’il « souffrirait plus que personne » s’il faisait, pour transmettre la philosophie, un exposé « défectueux ». 2 Platon, Lettre VII, 326 a-b. 3 Id., 324 b. 4, Id., 341 b, problématique qui recoupe celle du Phèdre, 275 d – 276 c. 5 J.-P. Resweber, article cité, p. 4. La raison peut en être « la difficulté à saisir l’essentiel de cette sagesse, l’incapacité de la mobiliser, et faute de projet, de la transposer dans la situation présente ou future ».

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La philosophie au tournant de l’âge – et vice versa Quoi qu’il en soit, l’insistance sur l’âge a été une constante dans la philosophie naissante et, en sens inverse, une certaine activité « philosophique », expérience du désir éperdu de vérité, de la confrontation des opinions, du parcours en tous sens de l’espace discursif1, a été par excellence celle qui trouve sa place dans la vieillesse. C’est pourquoi l’âge avancé est visé, bien plus encore que la jeunesse ou la maturité, dans le vaste mouvement, survenu à Athènes au Vème siècle av. J.-C., de reconnaissance de la philosophie comme élément essentiel de la formation. Le conflit des générations et la dispute de l’ancienne et de la nouvelle paideia sont alors partout dans la littérature, mais aussi dans la cité, où s’opposent très symboliquement le gymnase et l’agora2. Chez les philosophes eux-mêmes, et au premier chef avec Socrate, l’apprentissage de la philosophie a lieu à tout âge et ne connaît aucune limite : il ne finit jamais et il envahit même le grand âge, n’y trouvant plus l’obstacle des passions, de la recherche des plaisirs et de tout ce qui relèverait du gymnase. Même installée près du gymnase du même nom, l’Académie ne fixera pas de limite d’âge – et on pense aux moqueries dont est l’objet Connos, pédagogue et musicien qui donne des leçons de cithare à Socrate et qui est pour cela surnommé « professeur des vieillards »3. C’est dire qu’a fortiori la pratique de la philosophie s’adresse aussi aux « vieilles gens », qui seront désormais, 1 Cf., chez Platon, la philosophie tenue pour « le bienfait le plus important qui ait jamais été offert et qui sera jamais accordé à la race mortelle » (Timée, 47 a-b) et le goût du philosophe pour « toutes sortes d’efforts » (République, V, 537 c) en vue d’atteindre « la sagesse tout entière » (République, V, 475 b). 2 Cf. L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Seuil, Paris, 1993, pp. 103-143, « Devenir homme ». 3 Platon, Euthydème, 272 b-d. Socrate insiste sur l’efficacité de ces apprentissages tardifs, admirant les vieillards qui ont appris en un an l’éristique. Pourtant, dans un texte des Lois, livre VII, 821 e, l’Athénien affirme : « si c’étaient des choses vraiment difficiles, vieux comme je suis, je ne serais jamais capable de les mettre sous les yeux d’hommes de votre âge ». L’idée d’une adaptation des activités au grand âge est présente dans les Lois (par exemple le chant, qui fatigue, est remplacé par les récits de mythes, II, 664 d).

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à toutes les époques, « condisciples » intemporels de Socrate. Lorsque Platon, dans l’Apologie ou le Ménon, prend parti contre Mélétos et Anytos, les deux accusateurs de Socrate, qui tiennent les citoyens d’Athènes pour les éducateurs de la jeunesse, c’est pour affirmer que ces citoyens, quel que soit leur âge, sont euxmêmes encore à éduquer et qu’ils ont tout à apprendre des philosophes, au propre et au figuré plus âgés qu’eux. C’est seulement au terme d’une vie d’efforts – efforts de l’esprit autant qu’efforts de l’âme, comme le dit la Lettre VII1 – que la vocation philosophique peut être acquise, au terme d’un très long parcours et d’un long détour : « pour atteindre un objectif élevé, beaucoup de détours sont nécessaires, [et] pour peu qu’on accepte les détours, on obtiendra des résultats merveilleux ». Seule la vieillesse peut, en même temps, révéler pleinement l’unité et l’inanité de l’existence et donner accès à l’acceptation finale de ce que Marc-Aurèle appelait la « transformation et la dissolution du tout »2. Seule elle permet d’atteindre, par un retour sur soi libéré des nécessités de l’action et par l’expérience assumée, la sagesse comme perception du goût des choses (avec la parenté de sapientia la sagesse et sapor la saveur) et comme capacité de commencer à leur trouver sens, in extremis, c’est-àdire de justesse. L’âge de l’affaiblissement du corps est aussi, pour autant qu’assez de force se maintienne, celui de l’activité la plus haute de l’esprit qu’on appelle la contemplation (theoria)3. Du moins est-ce le cas tant que la pensée grecque est à la recherche des savoirs et élabore une méthode, autrement dit tant que le parcours s’étale sur toute la durée de la vie parce qu’il ne produit ses effets que tardivement. Dans une seconde phase, la connaissance et la compétence deviendront peu à peu le fait des spécialistes et des savants, et non plus, cette fois, des anciens et des parents. Le savoir ou la capacité d’y accéder remplace alors la tradition et l’ancienneté. Le véritable maître est désormais le savoir et l’apport de la philosophie à la construction de la trans1

La notion d’« immense effort » et de « peine » est aussi dans Phèdre, 274 a. Cf. les dernières lignes du livre II des Pensées, 17, 5. 3 Cf. par exemple Platon, République, VI, 486 a et VII, 517 d. 2

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mission va être de subordonner la filiation à la rupture1. S’engage déjà le mouvement où le savoir le plus ancien et l’expérience la plus longue risquent de ne pas être, comme jusque-là, plus sûrs mais simplement dépassés2 : dans la modernité, le savoir ne s’accumule plus mais se périme, l’âge devient ce qui entraine une disqualification. Au terme de ce processus, on est entièrement à l’opposé du point de vue originel de l’Occident : après avoir été au centre de tous les récits fondateurs il y a plus de vingt-cinq siècles, « la vieillesse n’intéresse plus personne »3 à l’ère des pensées d’un jour, des vérités éphémères et du règne du tout jetable. Réalité mouvante et diverse, la vieillesse est en même temps un universel humain. C’est bien à ce double titre qu’elle s’est imposée très tôt à l’observation et à la description des hommes. Dès les temps les plus anciens de la Grèce, elle a donné lieu à une anthropologie fondée d’abord sur des légendes et des mythes d’origine, puis sur le regard des dramaturges, des poètes et des acteurs de la polis, et enfin sur les démarches et les résultats des sciences et, notamment, sur le discours médical alors naissant. Ensemble, toutes ces avancées du savoir ont examiné le grand âge, tour à tour comme un sommet, une limite et une perte4. L’accès à l’intelligibilité et le passage au concept seront l’œuvre de la philosophie, lorsque se produira la rencontre platonicienne de la vie, 1

Sur cette question, cf. J. Lombard, La démarche et le territoire de la philosophie. Six parcours exotériques, L’Harmattan, Paris, 2014, pp. 83-114. 2 Dans la modernité, la vieillesse est de l’ordre du périmé. Elle est aujourd’hui « l’âge par lequel nos contemporains ne veulent plus passer, ou plutôt aux rives duquel ils ne veulent plus s’échouer », note Robert Redeker dans Bienheureuse vieillesse, éditions du Rocher, Monaco, 2015, p. 11. Il la définit comme « un peuple dont le temps est la patrie», un peuple « qu’on ne veut plus voir ». Il y a même un « danger de gérontocide » (pp. 7 et 9). Une fois de plus, la modernité prend à revers la pensée antique dont elle se fait en un sens le symétrique, à la fois analogue et contraire, avec un effet de miroir. R. Redeker propose de rendre à la vieillesse cette part de lumière que l’Antiquité lui donnait, qui conditionne à coup sûr la continuité de toute civilisation. 3 Ce mot de Gide, prêté au vieux La Pérouse dans Les Faux monnayeurs, est cité par S. de Beauvoir, op. cit. p. 258. 4 Voir ci-après, ch. II, p. 35 sq.

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de la mort et du temps. Pendant la période hellénistique et sous l’Empire romain enfin, les courants philosophiques épicuriens et stoïciens édifieront sur ces bases une pensée de l’existence tardive, une « culture de soi », un « prendre soin de soi-même », selon les mots de Michel Foucault1. Ils formuleront une éthique de la longévité, dont la modernité, si ardente à prolonger la vie, ressent dramatiquement le manque.

1

M. Foucault, Le Souci de soi, op. cit., p. 1006.

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a pensée antique de la vieillesse a sans aucun doute été marquée par la confrontation, où elle a trouvé son origine, entre le statut divin, qui comporte l’éternelle jeunesse, et le triste statut des hommes, promis à non pas seulement à la mort mais à une transformation péjorative, à une altération fatale, à un inéluctable déclin : aboutissement et prolongement à la fois, la sénescence est un destin qui est par essence un mal absolu et un parfait contraire du bonheur des dieux. « Les dieux sont tous heureux », dit Agathon dans un passage inoubliable du Banquet de Platon, mais Éros est « le plus heureux car il est le plus beau et le meilleur » et surtout il est le plus jeune : « voyez de quelle fuite il fuit la vieillesse, laquelle […] vient à nous plus rapidement qu’il ne faudrait ». Il est donc « tout à fait naturel à Éros de la haïr et de ne même pas l’approcher, fût-ce de loin »1. L’idée d’un âge des dieux fait référence à une donnée humaine : ce sont de toute évidence les hommes qui ont un âge, qui vieillissent et qui meurent, et il y a là quelque chose qui « fait problème », comme le disait J.-P. Vernant à propos de l’idée, très voisine, du corps des dieux2. Le texte du Banquet insiste en tout cas sur la réalité presque matérielle de la vieillesse : il la présente comme placée dans un lieu déterminé, qu’Éros pourrait 1

Platon, Le Banquet, 195 a-b. Les dieux sont déjà heureux par nature, du fait de leur perfection, mais la jeunesse ajoute à la beauté et à la vigueur et le texte précise un peu plus loin qu’Eros est « le plus jeune des dieux ». 2 Cf. son étude « Corps obscur, corps éclatant » in Corps des dieux, Gallimard, Paris, 1986, p. 19 sq. Cette tension dans ce qui sépare le divin de l’humain et ce qui, au contraire, pour le rendre accessible et compréhensible, l’en rapproche, est quelque chose qui « hante toutes les religions ».

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éviter ou contourner. D’une certaine manière, il la chosifie1 et c’est de cette vieillesse objectivée qu’a surtout parlé la Grèce ancienne jusque-là, bien plus que d’une expérience individuelle, d’un évènement à portée existentielle ou d’un vécu personnel.

Vieillesse antique : fond commun et discours divergents C’est d’ailleurs bien l’histoire d’une chose que nous livrent la plupart des textes grecs ou latins depuis le VIIIème siècle av. J.C. jusqu’aux premiers temps de la Rome impériale, une chose qui inspire tour à tour des sentiments tantôt de respect, tantôt au contraire de répugnance ou de rejet. Et c’est bien aussi une anthropologie de l’âge qui se construit, à partir de lieux communs et de redites dont l’accumulation et la combinatoire finissent par faire sens. Face à ce qui s’affirme ainsi comme la vision antique de la vieillesse et le fond commun de toute réflexion sur l’âge qui avance, se dressent deux autres discours divergents, celui de la poésie et du théâtre, et celui de la science et de la médecine alors en voie de constitution. Le premier recouvre toutes les périodes de la Grèce et de Rome, depuis les grands poèmes homériques et hésiodiques et leur écho dans les Élégies de Mimnerme2, le folâtre et tardif amoureux de Nanno, représentant du courant hostile à la vieillesse : « Puissé-je mourir le jour où j'aurai perdu le souci de ces plaisirs : secrètes amours, présents délicieux, amoureuses étreintes ». Lorsqu’est survenue la douloureuse vieillesse, qui rend l'homme à la fois laid et méchant, des soucis cruels rongent continuellement son âme ; la vue des rayons de soleil ne le réjouit plus, mais il est détesté des enfants, méprisé des femmes, tant la divinité a fait la vieillesse pénible ». La vieillesse est 1

Ainsi que la fuite, qui est fuite fuyante (pheugôn phugè), mobile plus rapide que celui qu’il fuit et auquel il veut échapper, la vieillesse, « rapide comme on sait » . 2 Mimnerme, Elégies, in Poètes élégiaques et moralistes de la Grèce, trad. par E. Bergougnan, Garnier, Paris, 1958, pp. 127-131. Les plaisirs de la jeunesse et l'horreur de la vieillesse sont des sujets récurrents, traités aussi par Théognis et Solon, par exemple.

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dépeinte sous un jour entièrement négatif et surtout elle est radicalement séparée des valeurs héroïques auxquelles elle avait été associée dans l’épopée : elle devient un mal pire encore que la mort (un « malheur éternel » comme dit l’Élégie 5) qui atteint l’individu « dans toute la profondeur de son être »1. C’est un « âge de mort et de souffrance », clame l’Hymne homérique à Aphrodite2. À l’autre bout de l’Antiquité, au début de l’Empire romain, Ovide chante au contraire la vieillesse dans l’histoire de Philémon et Baucis. Il fait certes l'éloge du mode de vie simple et sans excès préconisé par l'empereur Auguste, mais en même temps la vieillesse heureuse apparaît, au fil du récit des Métamorphoses, comme le résultat d’une certaine manière de vivre qui la fait mériter3. Que ce soit à l’aube de la Grèce ou dans la Rome tardive, la poésie exerce sa fonction de rêver la vieillesse, 1

Cf. l’étude de Sylvie Galhac, « La représentation de la vieillesse dans les fragments 1, 2 et 5 de Mimnerme et dans les poèmes homériques », Revue des Études Grecques, tome 119, 2006/1, pp. 62-82. La poésie homérique, au contraire, a sur la vieillesse un regard plus équilibré, comme nous l’avons vu à propos de Nestor ou d’Ulysse par exemple. Elle établit une ambivalence fondamentale de la vieillesse, à la fois bien et mal, objet de haine ou d’acceptation résignée. Mimnerme, qui porte une attention particulièrement soutenue à la problématique de l’âge avancé, en gomme tous les aspects positifs. Sur la vieillesse chez Homère et dans la littérature de l’époque archaïque, voir A. Catrysse, op. cit., pp. 21-56. 2 La poésie archaïque assimile la vieillesse à la fin des plaisirs d’amour. Avec sa « charmante jeunesse », Tithon « jouissait de l’amour d’Aurore », mais dès qu’apparaissent « ses premiers poils grisonnants », celle-ci « s’éloigne de son lit » (Hymne homérique à Aphrodite, vers 225 sq). 3 Ovide, Métamorphoses, VIII, 611-724. Zeus et Hermès (Jupiter et Mercure), sous les traits de mortels, demandant partout l'hospitalité et partout elle leur est refusée. Une seule maison leur offre un asile. C’est une cabane modeste, assemblage de chaume et de roseaux, où Philémon et la pieuse Baucis, « unis par un chaste hymen, ont vu s'écouler leurs plus beaux jours […] Ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres soins, la rendant plus douce et plus légère. » Les dieux changent cette cabane en temple, dont les deux vieux souhaitent être les gardiens – et ne pas être séparés dans la mort. Zeus exauce leur vœu : ils vivent dans le temple jusqu'à leur ultime vieillesse et, à leur mort, ils sont changés en arbres dont les feuillages se mêlent : Philémon devient un chêne et Baucis un tilleul, ce qui, notera S. de Beauvoir, op. cit., p. 121, fait de cette vieillesse une forme de « victoire sur la mort ».

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jusque dans ce qui en fait un mauvais rêve, et elle en construit la représentation en révélant ses aspects plus secrets, ou en tout cas plus intimes, se démarquant toujours, par son incursion dans le champ des valeurs et du sens de l’existence, des lamentations et des éloges convenus. En même temps, la création littéraire explore l’infinie variété de la vieillesse, qu’elle soit liée à sa nature ou aux évolutions successives du système économique et social dans lequel elle prend place. En effet, loin d’être un âge simplement symétrique de la jeunesse – ce qu’indirectement vient rappeler le célèbre adage du centenaire Démocrite « le vieillard a été jeune mais le jeune homme ne sait pas s’il atteindra la vieillesse » – la vieillesse est l’âge de la multiplicité et de la dispersion individuelle, d’où cette impression de désordre qui compromet jusqu’à sa claire définition : à la fois « elle possède tout mais elle manque de tout »1. Aussi bien, l’étonnante variété des modèles des âges de la vie « en trois, quatre, cinq, sept ou encore dix phases de l’existence » reflète la difficulté d’établir une certaine unité du concept2.

L’âge de savoir : expérience, éducation et temporalité En outre, la place de la vieillesse est instable : elle varie avec les époques, faisant prévaloir tantôt l’idée d’une longue vie comme 1

Démocrite, Fragments, DK 68 B. Sur cet aspect, cf. l’analyse de Beate Wagner-Hasel « Vieillesse, savoir et genre. Réflexions sur les discours consacrés à la vieillesse dans l’Antiquité », Genre, sexualité et société, 6 /Automne 2011 et notamment l’opposition entre les modèles grecs qui tournent autour de la polis et les modèles romains tardifs où se font face « l’intempérance juvénile et le contrôle de soi ou l’austérité du citoyen adulte ». Les catégories comme puer, adulescens, juvenis, puis senex et senior, et pour les femmes casta matrona, puella docta, anilis prudentia, révèlent l’écart entre la réalité vécue et les énoncés théoriques de la philosophie des âges de l’époque. L’article traite notamment de la marginalisation des femmes âgées à Rome, en soulignant leur rôle dans la transmission du savoir. Sur les aspects sociopolitiques contemporains de la « dépréciation » de l’âge chez la femme, cf. en contrepoint l’article de Juliette Rennes « Vieillir au féminin », Le Monde diplomatique, décembre 2016, p. 13. 2

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aventure individuelle, tantôt sa dimension collective, politique. Le concept même d’âge avancé est affecté par les grandes modifications qui marquent l’histoire grecque et romaine. Ainsi, dès le VIIème siècle av. J.-C., « la colonisation d’un « nouveau monde amène une révolution économique » : la société ne repose plus, ou en tout cas plus seulement, sur la propriété foncière, mais sur « l’industrie, le commerce, la monnaie », entraînant un pouvoir nouveau pour les oligarchies qui se mettent en place, conservatrices et favorables au pouvoir des anciens et aux Gérousies : le maintien de l’ordre établi joue contre la jeunesse et contre son esprit d’initiative, et la vieillesse plus que jamais est tenue pour une « qualification », même si « en tant qu’avatar individuel elle n’est pas aimée »1. À l’époque classique, l’avis des anciens est sollicité en cas de décision difficile à prendre, parce qu’on le suppose inspiré par une sagesse plus grande : dans son discours célèbre rapporté par Thucydide, Nicias demande « l’appui des citoyens plus âgés » pour empêcher une expédition militaire qui mettrait « la cité en danger »2. En fait, malgré ce point de départ, qui rappelle combien la Grèce a autant et sur certains points plus que d’autres sociétés anciennes valorisé la vieillesse, le statut des vieillards ne va connaître qu’un lent et long déclin. Le poids des anciens s’était érodé dès le VIème siècle avec la naissance et l’affirmation des cités. Le pouvoir des Érynies, vieilles femmes persécutrices3 qui sont des déesses infernales, allait diminuant, remplacé peu à peu par les actions judiciaires publiques. D’un autre côté, l’autorité des hommes d’âge faisait place, quand il s’agissait de rendre la justice, à des juges élus. Surtout, dans un mouvement lié à la naissance de la philosophie, l’acquisition du savoir tendait à remplacer l’accumulation de l’expérience, la réflexion individuelle prenait de plus en plus de place à côté de la tradition, la 1

S. de Beauvoir, op. cit., p. 123. Ce n’est pas tant le vieillard qui est respecté que sa propriété : Solon donne « tout le pouvoir aux gens âgés » (p. 125). 2 Guerre du Péloponnèse, VI, 12-13. Nicias est un modéré qui saura s’opposer à l’impérialisme agressif d’Athènes et la paix de 421 porte son nom. 3 Cf. par exemple Hésiode, Théogonie, 156-190, Homère, Iliade, IX, 571 et XIX, 87, Virgile, Enéide, VI, 571, VII,324, XII, 846.

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sagesse relevait désormais d’une construction plus que d’une transmission. Pour la plupart, les connaissances nouvelles entraînaient « un affaiblissement du pouvoir des anciens et du principe de séniorité », de sorte que « le grand âge n’est plus une condition pour être digne de foi »1. En même temps, la compétition entre les âges et les générations s’installe puis s’accélère. La rationalité, la suprématie du logos sur laquelle s’édifiera la pensée de l’Occident, prend le relai de l’expérience, à laquelle va se substituer l’éducation. La paideia, qui est, comme disait Werner Jaeger, la « forme achevée de l’âme grecque »2, l’idéal culturel offert par les Grecs au monde, bouleverse entièrement le rapport de la formation des hommes à la temporalité et il déconstruit d’une certaine manière le système des âges lui-même. La définition que Cicéron donnera plus tard de l’humanitas, comme « traitement à appliquer aux enfants pour qu’ils deviennent hommes »3, illustre la façon dont à un moment donné l’éducation va devenir, dans toute existence humaine, un moteur au même titre que le temps. Elle le reste aussi dans la vieillesse : la paideia n’est pas seulement une instruction ni une éducation scolaire, mais une démarche humaniste beaucoup plus large, que nous dirions à présent culturelle4. Elle inclut cet apprentissage qui ne finit jamais par lequel nous 1

Léopold Rosenmayer, « L’image de la vieillesse à la naissance de l’Europe » in Retraite et société, op. cit., pp. 11-27. La critique de la tradition serait surtout l’œuvre de Xénophane : « Les dieux n’ont pas révélé aux mortels tout à la fois mais ceux-ci découvrent petit à petit ce qui est mieux » (fragment 31). 2 Werner Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Gallimard, Paris, 1964, p. 15. 3 De oratore, I, 71, et II, 72. C’est origine des humanités. Cf. aussi la définition de la cultura animi dans Les Tusculanes, II, 13 : « La culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes ». La culture non seulement se conserve mais s’acquiert encore jusque dans la vieillesse, ce qui donne son vrai sens au célèbre « vieux, je continue d’apprendre » de Solon. 4 Sur le rôle joué par la philosophie dans la mise en place de ce qu’on pourrait appeler une éducation par le savoir, cf. J. Lombard, Aristote. Politique et éducation, L’Harmattan, Paris, 1994.

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acquérons des savoirs nouveaux – ou en reprenons des anciens – à partir desquels nous restructurons notre expérience et compensons les pertes que nous avons éventuellement subies du fait de l’âge : apprendre autre chose est aussi une parade à l’oubli de ce qu’on a su. Quoi qu’il en soit, ces changements majeurs vont inéluctablement dans le sens d’une perte d’influence et donc d’un statut minoré du grand âge. Ce mouvement s’est poursuivi de façon ininterrompue en Grèce et ensuite à Rome. Athènes avait très tôt fait place aux jeunes, dès les réformes de Clisthène à la fin du VIème siècle (droit de vote à 20 ans, candidature au Conseil à 30, notamment). Bien après le procès de Socrate, où le philosophe est accusé en fin de compte de dresser les fils contre les pères, Aristote pose encore de façon indirecte mais très précise la question fondamentale et révélatrice de savoir si « on doit tout concéder à son père et lui obéir en toutes choses ou bien [s’il ne faut pas] quand on est malade faire confiance à son médecin ou, dans le choix d’un stratège, voter pour l’homme le plus apte à la guerre »1. Un repère beaucoup plus tardif, dans la Rome impériale, est par exemple que Cicéron, en écrivant en 44 avant J.-C., à l’âge de 62 ans, son De Senectute sur Caton, ne disposait pas de l’autorité et du prestige qui avaient permis à Caton lui-même d’exercer fermement un rôle politique à plus de quatre-vingts ans et que cela ne tenait pas à leurs vigueurs ou à leurs ambitions respectives, mais à la situation faite aux anciens à près de deux siècles d’intervalle : âgé de 85 ans en 149, Caton l’Ancien continuait à se faire entendre au Sénat, et on devrait même dire du Sénat, à défendre la tradition et à s’opposer, souvent avec succès, aux idées nouvelles et à tout ce qu’on appellerait aujourd’hui le changement. La personne âgée, cependant, sera de moins en moins un modèle. De la même manière, le regard sur les vieillards avait 1

Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 2, 20-25. Le texte porte évidemment la marque de l’analyse platonicienne de l’idée de compétence, notamment par l’affirmation du lien entre le statut de l’objet à connaître ou de l’action à faire et le mode de connaissance ou d’intervention.

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connu, si on en croit le théâtre grec, une évolution négative de ce type en seulement un demi-siècle : « dans la tragédie, le vieillard est sujet, on le montre tel qu’il existe pour soi. Lorsque, cinquante ans après Euripide, la comédie s’épanouit avec Aristophane, elle saisit le vieillard comme objet »1.

Le sujet et l’objet : vieillesse tragique, vieillesse comique Le théâtre grec semble s’être emparé, en effet, de la question de la vieillesse dans sa globalité : à la fois la vieillesse heureuse, déjà formulée par l’épopée, celle que rien ne semble pouvoir altérer, car même celle de Priam demeure sereine, au-delà des douleurs liées à la descendance frappée par le destin2, et la vieillesse qui inspire l’horreur et l’effroi devant l’extrême déclin et l’insup-portable laideur : cheveux blancs, visages ridés, troubles de la vue, faiblesse générale, dentition gâtée si ce n’est absente, perte de l’esprit, marche avec des cannes et mouvements difficiles. À l’époque classique, des créatures nettement plus séniles remplacent souvent les vieillards encore verts légués par les poèmes homériques, sans qu’on puisse dire très exactement ce qui relève dans cette modification d’un allongement de la vie3. En tout cas, deux orientations se dégagent. Chez les poètes tragiques, les vieillards ne sont pas très nombreux en tant que personnages, mais ils sont présents dans les chœurs d’Eschyle (Les Perses, Agamemnon), représentants assez traditionnels de l’expérience et de la sagesse, montrant quand il le faut dignité et courage malgré les faiblesses de l’âge. Ils ont la même vocation 1

S. de Beauvoir, op. cit., p. 130. « Le public athénien continua de s’émouvoir de la grandeur d’Œdipe et d’Hécube », poursuit le texte, mais « il riait de bon cœur au spectacle de vieillards ridicules ». 2 D'après Homère, Priam, roi mythique de Troie, a cinquante fils, dont vingttrois cités, et douze filles mariées qui vivent avec lui. La guerre de Troie verra le malheur ou la mort de nombre d’entre eux. Cf. en particulier Iliade, IV, 45, XXII, 40, XXIV, 505. 3 Cf. l’étude synthétique de J.-N. Corvisier « La vieillesse en Grèce ancienne d’Homère à l’époque hellénistique », in Annales de démographie historique, 1985, « Vieillir autrefois », pp. 53-70.

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dans trois tragédies de Sophocle Antigone, Œdipe roi et Œdipe à Colone. Quelques personnages, domestiques, serviteurs, poursuivent leur activité malgré leur grand âge. D’autres ont des rôles beaucoup plus marquants, comme Tirésias, le devin qui affrontera Œdipe, et surtout les vieillards de Œdipe à Colone, Créon et Œdipe lui-même, « le vieil aveugle », tous exprimant avec le chœur le désespoir de la vieillesse que ressentait sans aucun doute Sophocle : « ne pas naître vaut mieux que tout, ou du moins retourner vite d’où on est venu », dès la jeunesse « avec ses vaines folies » et bien plus encore lorsqu’on est « enfin sans forces, sans amis ni compagnons », dans « l’odieuse vieillesse où résident les pires malheurs »1. Euripide représente beaucoup plus de personnages âgés ou même très âgés, mais qui ressentent une moindre désespérance : des parents et grands-parents, de vieux serviteurs intégrés à la famille (nourrices ou pédagogues encore actifs) parfois marqués déjà par le déclin physique, poussifs, courbés, sans force, mais rarement très diminués sur le plan intellectuel et parfois même admirables d’énergie malgré leur terrible destin, comme Hécube et Jocaste2, ou Admète, habité d’un grand désir de vivre et pour qui Alceste son épouse se sacrifiera, montrant que la force de l’amour l’emporte sur celle de l’amitié ou du lien de famille3. L’image du vieillard se dégrade, néanmoins, avec d’Euripide – on pense à Tirésias buvant et dansant dans Les Bacchantes. Si elle représente l’inutilité ou les tourments de la vieillesse, la tragédie n’écarte donc pas du monde les vieillards, elle ne les exclut pas du cours des choses. Elle leur laisse ou même leur confère un destin d’homme ou de femme, dont la vie continue malgré les signes multiples et pesants de son terme proche. La comédie va prendre un autre parti en systématisant à des fins 1

Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1225-1238. (traduction de J. Grosjean). Il s’agit de l’antistrophe qui répond à la strophe « celui qui veut plus que sa part de vie n’est pas habile, je le vois ». Sophocle, 495-406, mort presque nonagénaire exprime dans Œdipe à Colone la souffrance de la solitude et de l’abandon. Il désigne l’extrême vieillesse par un terme nouveau, hypergèrôs. 2 Euripide, Hécube, Les Troyennes et Les Phéniciennes. 3 Euripide, Alceste.

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comiques, la création de personnages de vieillards, présentés de façon parfois ridicule ou cynique et de consistance morale guère plus séduisante, anticipant d’une certaine façon les observations que fera Aristote dans la Rhétorique. Quant au théâtre d’Aristophane, il semble plein de vieillards, que ce soit dans les chœurs, comme chez les tragiques, ou dans les personnages. Beaucoup, parmi eux, sont encore verts. Certains échappent aux stéréotypes, comme le vieux Strepsiade dans Les Nuées1, père un peu trop faible, sans doute, envers un fils dont il est fier, mais affectueux et compréhensif2. La description des vieillards est le plus souvent sévère et sans pitié : ils sont sales, édentés, ridés, et leur corps est déformé. Les vieilles femmes, surtout, sont desséchées et accoutrées de façon ridicule. Dans Les Femmes à l’Assemblée, un intermède choral annonce : « la maison est maintenant celle de plusieurs femmes. Une vieille outrageusement fardée se tient sur le pas de la porte »3. Elle se plaint d’attendre vainement une compagnie masculine et une jeune fille vient l’injurier à propos de son âge4. Dans Ploutos, ce type de dialogue, fréquent dans les comédies, revient de nouveau, entre Chrémyle et un personnage type appelé simplement la vieille5. Ces plaisanteries en forme 1

Strepsiade est un vieux paysan ruiné par son épouse et par son fils et il pense avoir trouvé une issue à ses difficultés en envoyer son fils suivre l'enseignement de Socrate, avec l’espoir qu’il deviendra capable de le défendre à son procès et de lui éviter d’avoir à payer ses dettes. Le thème de la pièce est le conflit des générations à travers Strepsiade et son fils Pheidippidès. La présence de Socrate fait des Nuées la comédie antique sans doute la plus étudiée, bien qu’elle ait eu sans doute à l’origine peu de succès et que Socrate n’y ait pas produit une bonne impression (pour finir Strepsiade met le feu à l’école). 2 Strepsiade, en outre, ne retient plus ce qu’il apprend (Nuées, v. 627-631). 3 Aristophane, L’Assemblée des femmes, v. 877 sq. : « Et moi, toute fardée à la céruse, je reste plantée là, désœuvrée, gazouillant pour moi-même ». 4 Id., v. 883 sq. Voir aussi, v. 927-930, l’échange traditionnel de moqueries (« que pourrait-on dire de nouveau à une vieille ? ») et le terrible aveu d’impuissance en retour (« ce n’est pas ma vieillesse qui te fera des misères »). 55 Aristophane, Ploutos, v. 1032 sq. Chrémyle demande à la vieille combien elle a de dents et, alors qu’elle se dit « liquéfiée de chagrin », il réplique : « plutôt toute putréfiée ». Chrémyle est pourtant un bon mari et un bon père, pieux, sincère et altruiste.

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de dérision insultante visent les vieilles femmes et font partie, de manière significative, des conventions comiques alors en usage. Les hommes ne sont pas épargnés non plus, que ce soit au plan physique ou au plan moral. Ils perdent la mémoire, ils ressassent, ils radotent, ils sont susceptibles, ils sont fourbes, malhonnêtes, parfois ivres, ils ont des phobies et des manies, comme le Philocléon des Guêpes qui veut continuellement être dikaste, aller juger au tribunal populaire1. Rares sont ceux qui, tel le roué Pisétaire des Oiseaux, sont capables de se mobiliser vraiment afin de faire face à leurs difficultés2. Avec Ménandre3, la nouvelle comédie reprendra beaucoup plus tard ces mêmes thèmes et présentera, pour décrire dans une intention plus réaliste l’univers sénile, des gérontes actifs qui sont parfois atteints de misanthropie4. Ainsi, contrairement à la tragédie, la comédie a rejoint, sur la vieillesse, l’anthropologie que la représentation populaire de la vieillesse avait lentement forgée. Celle-ci se lit aussi dans une 1 Il est atteint d’une « tribunalite aigüe » et la pièce, comme on sait, a inspiré Racine pour Les Plaideurs. Elle conte les rebondissements liés à la séquestration du héros par sa famille qui veut le guérir de son obsession, et elle décrit à cette occasion les aspects plus physiques de la vieillesse (cf. notamment les v. 370 sq., 788 sq., 1488 sq.). 2 Cf. Aristophane, Les Oiseaux, v. 255-257 : « un vieillard pénétrant, neuf d’esprit et d’entreprises neuves manipulateur ». Pisétaire fondera même une cité idéale et épousera, malgré son âge, la jeune Basiléia, fille de Zeus. 3 Ménandre, 343-292 av. J.-C., ami d’enfance d’Épicure, a écrit des comédies désengagées de la politique, plus intimistes et soucieuses de peindre avec exactitude des caractères bien individualisés dans une intrigue domestique.

4

C’est le cas de Cnémon dans Le Bourru (ou L’Atrabilaire). Il déteste le monde et vit sur un grand domaine, rêvant de ne voir personne. Par ailleurs Le Bourreau de soi-même (Héautontimôroumenos), présente un sexagénaire original qui veut se punir d’avoir châtié trop durement son fils. La pièce, dont seulement les premiers vers été conservés, est connue par l’adaptation latine de Térence. Le théâtre romain a en effet repris les grands sujets de la comédie grecque et notamment, avec les jeunes filles enlevées et les maîtres dupés par leurs esclaves, les pères qui se disputent avec leurs fils sur fond de conflit de générations.

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quantité remarquable de textes poétiques, dans la lignée et la thématique ouvertes par l’épopée et poursuivies par le théâtre. Les adjectifs, les images et les métaphores donnent à la sénescence un lexique révélateur, à la fois accusateur et consolateur, allant « de la grande tendresse au réalisme le plus saisissant »1.

Le sommet et la perte : la vieillesse comme démesure À l’époque classique, toute pensée du vieillir pourra s’appuyer sur cette anthropologie. Platon l’a prise en compte dès les premiers dialogues, comme nous l’avons vu2, avant de la mettre en doute et de la soumettre à un questionnement nouveau, à partir de la République. Aristote en revanche semble bien avoir pris d’emblée une autre direction, celle de la recherche d’une sorte de science de l’âge à partir de l’observation directe et de la problématisation de ses résultats d’une part, et à partir des données scientifiques disponibles, partagées avec la biologie et avec la médecine principalement, d’autre part. Le point de rencontre entre le maître et le disciple est l’axe politique de la réflexion, avec la place de l’expérience dans le gouvernement de la cité et le rôle consenti aux anciens, qui en résulte. Aristote recourt, plus que Platon, au modèle biologique et médical pour traiter à 1

Cf. Simon Byl, « Les infirmités physiques de la vieillesse dans les épigrammes de l’Anthologie palatine » in Revue des Etudes Grecques, tome 114, juillet-décembre 2011, pp. 439-455. Voir par exemple, p. 443 et suiv., l’étude de l’emploi de polios, mot renvoyant à grisonner et vieillir, et son remplacement dans certains cas par leukos, blanc, ainsi que les pratiques de teinture, de fard et de dissimulation des rides. Voir aussi les nombreuses références qui couvrent toute la période et les importantes indications bibliographiques qui complètent l’analyse. Un second volet est consacré aux aspects mentaux de la vieillesse dans une autre étude de S. Byl, « Les facultés mentales du vieillard dans la littérature grecque » in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n° 2, 2003, pp. 27-49, où sont abordées les questions de la supériorité morale et de l’éventuelle infériorité intellectuelle de la vieillesse, quand l’âge fait retomber en enfance et perdre la raison comme l’évoque Sophocle à plusieurs reprises, rend gâteux comme Tithon dans l’Hymne à Aphrodite, et mêle le risible et le pénible comme Aristophane et au IIème siècle Lucien. 2 Cf. supra, pp. 19-20.

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la fois de la vie humaine et de la vie des constitutions1. Il applique par exemple la métabolè, qu’il emprunte aux hippocratiques (le changement, celui qui va de la santé à la maladie ou vice-versa), aux corps comme aux régimes politiques. Cependant, les limites de ce modèle médical ne sont pas identiques dans les deux domaines. Les constitutions évoluent, mais elles ne disparaissent pas pour autant et durent en général beaucoup plus longtemps qu’une vie humaine. La vieillesse et la mort, au contraire, interviennent bien par une forme de dépérissement (la phtora, autre notion commune à la médecine et à la politique) mais elles sont inéluctables et ne peuvent être évitées ou guéries par aucune médecine. Elles sont encadrées par une temporalité fermée qui est celle des « trois âges de la vie humaine, jeunesse, âge mûr, vieillesse »2, et non dans la perspective longue et indéfinie de l’histoire de la cité. Dès lors, ce schéma ternaire oppose un sommet (acmé), qui est en fait un milieu (métrion), la maturité, le point d’équilibre, la pleine possession de ses moyens, et deux extrêmes qui sont le début et la fin de la vie humaine, considérés comme des excès (hyperbolè) perceptibles dans le comportement : dans l’ordre, « imperfection des débuts, maturité, vieillesse et mort »3. À ce titre, la vieillesse est par elle-même un déséquilibre, au même titre que la jeunesse, à ceci près que celle-ci avance vers la maturité et qu’elle est en ce sens perfectible, alors que celle-là restera à jamais – et sera toujours davantage à mesure qu’elle défie le temps – une imperfection. La symétrie des deux âges imparfaits apparaît nettement dans l’exposé de la Rhétorique, où se succèdent les mœurs de la jeunesse (chapitre XII) et les mœurs de la vieillesse (chapitre XIII) avant que soient abordés en tant que juste milieu, et par déduction à partir d’eux, les « mœurs de l’homme fait », dont le caractère moral « tient le 1

Cf. sur ces questions Jacques Jouanna, « Médecins et politique dans la Politique d’Aristote (II, 1268 b 25-1269 a 28) », Ktéma, 5, 1980, p. 257 sq. 2 Aristote, Rhétorique, 1388 b-1389 a. 3 Cf. l’étude de Sylvie Vilatte, Espace et temps, La cité aristotélicienne de la Politique, Les Belles Lettres, Paris, 1995, pp. 287-290.

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milieu », en effet, et peut être tiré de ceux des âges extrêmes en « retranchant ce qui se trouve en excès dans les uns et dans les autres »1. Ce « retranchement » est purement déductif et théorique, car l’équilibre de la maturité détruit dans la vieillesse ne peut pas être réellement rétabli : on ne peut pas aller contre un mouvement naturel. Le modèle est celui de la théorie hippocratique des humeurs : les maladies surviennent lorsqu’une humeur l'emporte sur les autres ou exerce une influence excessive. Les traitements consistent à rétablir l'équilibre perdu ou à prescrire des régimes pour le prolonger : on peut ainsi corriger momentanément la froideur des vieillards en leur donnant du vin, interdit aux jeunes gens pour les raisons inverses2, mais dans leur cas la chaleur excessive cessera d’elle-même avec le temps. Ce schéma mécaniste explique en partie, sans aucun doute, la grande sévérité du jugement porté par Aristote sur la vieillesse : il n’y a rien de bon à en attendre est en substance le message de la Rhétorique, qui est un véritable « portrait repoussoir »3 établi à partir d’un système causal sans faille. L’homme, selon Aristote, progresse jusque vers cinquante ans4, car l’âge lui permet d’acquérir jusque-là une sorte de sagesse prudente assurant une rectitude de jugement et une justice de la conduite, 1

Aristote, Rhétorique, 1390 a. Sur l’usage du vin en fonction de l’âge cf. Aristote, Problèmes, XXX, 30-36. 3 Cf. l’article de J. Trincaz et al., Dictionnaire de la violence sous la dir. de M. Marzano, Paris, PUF, 2011, pp. 853-858. Une tradition de répugnance et de rejet à l’égard du « corps vieux » serait « particulièrement exacerbée dans les sociétés ayant le culte de la beauté physique », comme celles de l’Antiquité gréco-romaine ou de la Renaissance mais la gériatrie moderne aurait confirmé dans les années 1980 l’idée d’un vieux corps « en ruine », où « tout est réduit, diminué, altéré, ralenti ». Par ailleurs, la modernité véhicule aussi des images négatives et des attitudes d’exclusion et de violence à l’égard des vieillards. 4 Hippocrate fixe la rupture d’équilibre des humeurs à 56 ans. La médecine antique conçoit comme fatale l’altération de l’organisme à un moment donné et n’entreprend pas de la contenir ou de la contourner. Au nom de la théorie de l’âme forme du corps, Aristote considère de la même façon, dans la Rhétorique, les effets psychosociaux de l’avancée en âge comme résultant de processus naturels, la nature agissant là comme ailleurs « en bon maître de maison », selon la formule de la Génération des animaux, II, 6 , 744 b 16. 2

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mais d’un côté ce type de savoir, vécu plutôt qu’abstrait, est difficilement communicable et d’un autre côté l’inévitable déclin du corps entraînera, pour finir, des effets sur la personnalité tout entière. La réflexion aristotélicienne n’accepte donc l’idée de belle vieillesse, pourtant présente en permanence dans la pensée antique, que dans sa plus petite signification possible : bien vieillir, nous l’avons vu, c’est vieillir lentement et donc en un certain sens c’est ne pas réellement vieillir. À tout âge, « la qualité principale du corps est la santé », au sens où « on garde l’usage de son corps », dit un texte du livre I de la Rhétorique1. La santé de la jeunesse est l’aptitude à supporter les fatigues liées aux exercices violents, celle de l’âge mûr est de pouvoir supporter « les fatigues de la guerre » en conservant « un air agréable, mais qui inspire la crainte », celle du vieillard enfin est de pouvoir « suffire aux travaux nécessaires […] sans mauvaise humeur, parce qu’on n’éprouve alors aucun des maux qui affligent la vieillesse »2. En fait, la Rhétorique d’Aristote contient, bien qu’elle soit un texte à visée pratique intervenant dans la recherche d’un art de parler3, une véritable théorie de la vieillesse, à travers une 1

Aristote, Rhétorique, 1361 b. La conception minimaliste de la « belle vieillesse » inclut l’indépendance (l’autonomie) et l’absence de souffrance, mais leur associe le maintien d’un caractère encore plaisant – alors qu’en général le déclin du corps entraîne la conséquence contraire. A. Catrysse note fort justement qu’Aristote ne rapporte pas explicitement « la morosité des gens âgés à la conscience du déclin de leurs facultés tant physiques qu’intellectuelles » (op. cit., p. 140), mais son propos, dans la Rhétorique, est de décrire en vue du discours et non de juger. D’autre part, il mentionne « les états d’esprits » dans lesquels « on se trouve suivant les passions, les habitudes, les âges et la bonne ou la mauvaise fortune » (1388 b). 3 Sur cet aspect, cf. la notice d’André Motte sur la Rhétorique dans l’édition des Œuvres d’Aristote sous la direction de Richard Bodéus, Gallimard, Paris, 2014, pp. 1429-1459. Les citations qui sont faites de la Rhétorique sont empruntées à l’édition de la Librairie Générale de France, Paris, 1991, la traduction de Ruelle, qui a été révisée, présentant l’avantage de comporter, outre les repères habituels, une subdivision en paragraphes numérotés qui les rend aisément identifiables. 2

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série de cinq chapitres consacrés aux « caractères ». Il ne s’agit plus là d’éthique ni de normes comme dans les passages qui ont précédé mais d’une description d’ordre psychologique et social. Jeunesse et vieillesse s’articulent à un âge mûr qui paraît en être déduit et à propos duquel est définie la partie centrale de l’existence : « le corps est dans toute sa force depuis l’âge de trente ans jusqu’à trente-cinq, l’âme vers l’âge de quarante-neuf »1.

L’âge et le monde : retour sur l’expérience L’analyse commence par l’étude des mœurs de la jeunesse, ou de ses caractères, selon la façon dont on traduira êthos, manière d’être habituelle, cette notion essentielle du grec ancien dont le sens s’étend du séjour habituel au comportement2. C’est dans ce chapitre XII3 qu’est construite la structure de l’analyse, autour d’éléments divers et d’importance inégale qui peuvent être regroupés selon quatre grands axes : désir et volonté, tempérament et naturel, moralité et conception de la vie, relation aux autres et au monde. Désir et volonté désignent l’ardeur, l’intensité du vouloir et de l’action et même leur envers, la violence et même le manque de force comme celle « de la soif et de la faim chez les malades » (§§ III et IV). Le tempérament et le naturel renvoient à la tendance à l’emportement et à la colère et au fait de ne pas être portés au mal, en l’absence d’expérience négative de la vie (§§ V, XIV, VII). La moralité et la conception de la vie regroupent l’optimisme spontané de la jeunesse, dont l’avenir est plus 1

Aristote, Rhétorique, 1390 b, ch. XIV, IV. Il convient de rapprocher ce texte du livre VII de la Politique sur les tranches d’âge à propos des mariages et de la procréation (1334 b 28 - 1336 a 3). On y apprend que l’écart d’âge entre les enfants et les parents doit être suffisant pour permettre le respect (1335 a 1-4) et que l’homme doit cesser d’engendrer à 70 ans et la femme à 50, ces deux âges étant donc à certains égards des seuils de la vieillesse. Le texte permet en outre d’apprécier la perspective dans laquelle Aristote a conduit sa réflexion sur la question des âges de la vie. 2 Voir sur ce point P. Chantraine, op. cit., p. 390. 3 Aristote, Rhétorique 1389 a et b.

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long que le passé, le courage, l’élévation de la pensée, l’âme pas encore rabaissée par la vie, le respect spontané de la loi, la hauteur de vue (§§ VIII, IX, X, XI). Enfin, la relation aux autres et au monde est la prédominance du sentiment du beau sur celui de l’utile, de la valeur sur l’intérêt, le goût de l’amitié, de la générosité et de la confiance en l’autre, de la pitié, de l’absence de méchanceté et, dans ce contexte, du goût du rire et de la plaisanterie (§§ XII à XVI). La description de la vieillesse entreprise aussitôt après, au chapitre XIII1, est présentée comme « empruntée » à celle de la jeunesse, au nom d’un système de contraires justifié par le fait que jeunesse et vieillesse s’opposent sur un point essentiel qui est l’expérience de la vie. En effet, « les vieillards et ceux qui ont passé l’âge mûr […] ont vécu de longues années, le plus souvent ils ont été abusés, ils ont commis des fautes » et ils ont été exposés au fait que « les actions humaines sont mauvaises »2 (§ I). L’expérience, si souvent tenue en Grèce ancienne pour la source ou pour la condition de la sagesse, est considérée ici, à l’inverse, comme un contact a priori néfaste avec la laideur du monde. Dès lors l’application de la « plupart » des critères donnera des résultats opposés. En termes de désir et de volonté, la vieillesse est tiède, ceux qui parviennent à cet âge « n’aiment ni ne haïssent avec une grande force »3, ils « croient et ne savent pas et, quand on discute, ils ajoutent peut-être, sans doute ». « Leurs colères sont vives, mais peu fortes », au plan de l’action « ils sont timorés et tout leur fait peur » – et la peur est « une sorte de refroidissement », qui vient s’ajouter à la froideur humorale de la vieillesse (§§ IV, II, XIII, VII). La moralité et la conception de la vie sont marquées, dans les vieux jours, par la méfiance et la malice dues à l’expérience, par l’absence de générosité, par un rapport particulier à l’argent 1

Aristote, Rhétorique, 1389 b-1390 a. La formule, insistante, revient à deux reprises (§ I et § XI). 3 « Ils aiment comme s’ils devaient haïr un jour et haïssent comme si plus tard ils devaient aimer », formule reprise par Cicéron dans De amicitia, 16. 2

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(spécifiquement lié aussi à l’expérience)1, par un esprit étroit, dû à des désirs limités « aux besoins de la vie », par un égoïsme excessif, par une désespérance qui est due à une grande prédominance du passé sur l’avenir. Enfin, en termes de relation aux autres et au monde, la vieillesse est guidée par l’intérêt et le calcul au point que le désir lui-même n’est guère ressenti qu’en liaison avec le profit. Quant aux lamentations des vieillards, qui sont « toujours à se plaindre », elles font qu’ils « ne plaisantent pas et n’aiment pas à rire » (§§ III, VI, XI, XII, XIV, XVI). Le tempérament et le naturel, qui étaient clairement définis pour la jeunesse, ne sont pas mentionnés en tant que tels pour la vieillesse. Le naturel en tant que disposition candide n’a plus à être invoqué lorsque l’expérience de la vie a fait son œuvre : le fait même d’avoir vécu, d’avoir traversé l’existence et d’avoir été exposé au monde suffit en somme à inverser les facteurs en présence. C’est ainsi que la vieillesse, en tant qu’elle implique un long vécu antérieur, est en quelque sorte par elle-même un facteur négatif, une cause de disqualification. Par exemple, la pitié, qui était interprétée comme une forme d’humanité dans la jeunesse, procède d’une faiblesse chez les plus âgés (§ XV). Les qualités et défauts liés aux âges extrêmes sont étrangement entrecroisés : « la jeunesse est brave, mais intempérante, la vieillesse est tempérante, mais timorée ». L’âge n’est donc plus un facteur de progrès mais au contraire d’involution2 : s’être longtemps trompé ou avoir été longtemps trompé par les autres ne peut en somme conférer une supériorité sur une jeunesse qui n’a sim1

L’expérience enseigne à propos de l’argent qu’il est une chose « difficile à acquérir et facile de perdre » (§ VI). 2 S. de Beauvoir notait que Plutarque mort lui-même à 80 ans et représentant du moyen platonisme au 1er siècle après J.-C. montrait pour la vieillesse une sévérité voisine de celle d’Aristote. Il la comparait à un automne, qui est en Grèce saison de l’abondance, quand « la chaleur s’en est allée et l’humidité n’est pas encore venue ». Cf. aussi les thèses de Lucien au siècle suivant, à travers la formule bien connue « tu peux teindre tes cheveux, tu ne teindras pas ta vieillesse » (op. cit., pp. 136-140).

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plement pas eu le temps de commettre ces mêmes erreurs, et cela ne constitue d’ailleurs pour elle ni un mérite ni, à terme, l’assurance d’une vie plus réussie. On sait qu’Aristote a tiré les conséquences de ces analyses en matière politique et plus particulièrement constitutionnelle, ce qui montre qu’il n’y voyait pas un jeu purement rhétorique. Dans le livre II de la Politique, il revient ainsi sur le sénat de Sparte et la « magistrature des Gérontes ». Ces anciens, note-til, ont peut-être qualité pour conduire l’État lorsqu’ils sont « des gens d’élite et formés suffisamment par leur éducation » mais le fait qu’ils soient nommés à vie juges souverains de causes importantes est une mesure contestable parce qu’il y a, « comme pour le corps, une vieillesse de l’esprit »1. En outre, l’Éthique à Nicomaque présente l’âge avancé comme un obstacle à la sociabilité. Morose et âgé sont en ce sens presque synonymes2.

Bios et zoè : Aristote et les « choses de la vie » De ce fait, les « citoyens qui ont renoncé à une vie active » doivent pouvoir bénéficier d’une « retraite paisible » : c’est pourquoi on leur confiera « des fonctions sacerdotales »3. Le service de la cité et donc l’activité politique supposent le loisir (scholè), dont le citoyen dispose en tant qu’homme libre et particulièrement celui qui, l’âge venu, est libéré des affaires. En outre, à un bon partage des âges doit correspondre un juste partage des 1

Aristote, Politique, II, 9, 1270, 35-40 (trad. Tricot). On sait qu’à la différence de Platon, Aristote veut placer à la tête de l’État non des intellectuels mais une police, donc une partie de la classe moyenne et de la jeunesse qui a des qualités physiques et des vertus militaires. 2 « Chez les personnes moroses ou âgées, l’amitié naît moins fréquemment, en tant qu’elles ont l’humeur trop chagrine », car « on ne devient pas ami de gens avec qui on n’éprouve aucune joie », Éthique à Nicomaque, 1358 a, 2-9. 3 Aristote, Politique, VII, 9, 1329 a, 30-34. « Les sacerdoces doivent être réservés à des citoyens retraités », sous-titre l’édition de Jean Aubonnet aux Belles Lettres, Paris, 1986. Les cultivateurs et les travailleurs manuels doivent être exclus, autrement dit c’est aux seuls citoyens qu’il revient d’honorer les dieux de la cité. Cf. aussi, sur les sacerdoces et la désignation des exégètes à vie, Platon, Lois, VI, 759 d,

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tâches, qui est fixé par l’ordre de la nature à partir de la « force des jeunes gens et de la prudence des personnes âgées »1. Aristote sépare la vieillesse et la sagesse, les plaçant de part et d’autre d’une ligne qui semble infranchissable. Par bien des aspects, l’expérience n’est de nul apport. Par d’autres, elle peut conduire à la prudence (phronèsis), cette vertu intellectuelle qui représente l’excellence de l’intellect pratique2, et elle est même à certains égards une condition pour y parvenir, dans la mesure où la prudence se construit avec le temps – mais cette condition est seulement nécessaire et non suffisante. On se réfèrera à ce passage à rebondissements, où « le jeune homme n’est pas un auditeur bien propre à des leçons de politique », ou de science pratique, c’est-à-dire d’éthique, « car il n’a aucune expérience des choses de la vie ». Toutefois, « peu importe qu’on soit jeune par l’âge ou par le caractère, l’insuffisance à cet égard n’est pas une question de temps ». L’expérience en effet ne profite pas aux « étourdis » ni à ceux qui « suivent leurs passions » mais seulement à ceux qui se conforment à la rationalité, à qui elle est d’un immense profit3. Vieillir ne rapproche certes pas de la rationalité, mais peut apporter l’équivalent d’une sagesse pratique : « les paroles et les opinions indémontrées des gens d’expérience, des vieillards et des personnes douées de sagesse pratique sont aussi dignes d’attention que celles qui s’appuient sur des démonstrations, car l’expérience leur a donné une vue exercée qui leur permet de voir correctement les choses »4. La réflexion aristotélicienne situe donc la vieillesse au point de rencontre de trois types de données. D’abord celles de la Rhétorique, qui semblent assimiler le dernier âge à une sorte de pure négativité. Il est vrai que la rhétorique n’a pas, dit Aristote, à usurper ce qui revient aux sciences, à savoir la découverte de la vérité et des principes premiers. Néanmoins elle emprunte à 1

Aristote, Politique, VII, 9, 1329 a, 13-19. Cf. notamment Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1103 a 5-7. 3 Id., I, 2, 1095 a 1-12, cité selon l’interprétation de Tricot, qui traduit kata logon par conformément à la raison en l’opposant aux passions du to kata pathos zên de I, 8. 4 Id., VI, 12, 1143 b 12-18. 2

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la politique et à l’éthique, elle n’est pas séparée d’elles et elle n’est pas exemptée d’un devoir scientifique équivalent au leur1, ce qui sans doute ne l’empêche pas de se situer, par moments, à un niveau d’approfondissement et d’examen critique moins élevé, compte tenu des finalités techniques qui sont les siennes. Une « psychologie sociale » de l’âge avancé, qui est en pratique le projet de la Rhétorique, aurait probablement apporté des résultats un peu plus nuancés. Néanmoins l’Éthique à Nicomaque les rectifie en rappelant le rôle de l’expérience de la vie qui est liée à l’âge et en édifiant quelques éléments de doctrine sur la fonction du vieillir. Restent enfin les données scientifiques, qui sont au centre de la recherche aristotélicienne. On sait la place qu’ont tenue la science et la médecine naissantes dans la pensée du Stagirite, et on en trouve trace même dans des textes qui n’ont pas de visée scientifique tout en reposant sur des études positives, comme la Politique ou bien les Éthiques. Au Lycée, l’enseignement scientifique, qui s’appuyait sur la littérature médicale de l’école de Cos et de l’école pneumatique sicilienne, donnait lieu à l’élaboration de documents en vue des leçons d’anatomie et de physiologie qui constituaient, par rapport aux habitudes de l’Académie de Platon et aux études du Timée, une innovation radicale2. Une part non négligeable de l’approche du grand âge par Aristote est probablement liée à son intégration à une perspective médicale3. La vieillesse est interprétée comme une étape sur un parcours naturel, parfaitement décrite dans le petit traité De la vie et de la mort où est repris en termes « physiologiques » le schéma ternaire jeunesse - âge mûr - sénilité4. 1

Cf. la note déjà citée d’André Motte, p. 1145, et le renvoi aux passages de la Rhétorique où Aristote aborde cette question de méthode, I, 2, 1358 a 23 -26, 1359 b 2-18, et 8, 1366 a 20-22. 2 Sur l’organisation de la recherche par Aristote, cf. W. Jaeger, Aristote, fondements pour une histoire de son évolution, L’Eclat, Paris, 1997, pp. 346-348. 3 Cf. sur ces questions, J. Lombard, Aristote et la médecine, le fait et la cause, L’Harmattan, Paris, 2004. 4 De la vie et de la mort, 479 a-b, Petits traités d’histoire naturelle, GF Flammarion, Paris, 2000.

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Aristote revient à l’idée que « dans la vieillesse, la mort est très douce et la délivrance de l’âme presque insensible », qu’il emprunte à son maître Platon : la mort, lit-on dans le Timée, « qui est la conséquence de la vieillesse, dont elle est la fin naturelle, est la mort la moins pénible et s’accompagne de plus de joie que de souffrance »1. Médicalisant d’une certaine façon la vieillesse, Aristote soutient dans le De anima qu’elle « n’est pas due à une affection quelconque, mais à une affection du sujet où elle réside, comme cela arrive dans l’ivresse ou les maladies »2. Dès lors, vieillir, c’est en quelque sorte mourir selon l’ordre de la nature, et la sénescence est à voir comme une parmi d’autres de ces choses « douloureuses et sources de perte » dont la Rhétorique dresse la liste : « la mort, la flagellation, les infirmités, la vieillesse, les maladies, le manque de nourriture »3. Aristote adhère pour l’essentiel aux principes de la science hippocratique et au schéma du vieillissement comme dessèchement et refroidissement qui s’applique au monde animal : « la matière des corps est constituée du froid, du chaud, du sec et de l’humide, et il est donc nécessaire qu’ils se dessèchent en vieillissant »4. Plusieurs textes dans les Petits traités (Parva naturalia) traitent de la vieillesse indirectement, à partir de l’espérance de vie, du type de longévité, de la chaleur du vivant par rapport à la consomption et à l’extinction5. En outre, les traités de zoologie, descriptifs ou plus théoriques, portent la marque d’une attention soutenue portée au vieillissement sur le plan anatomique et physiologique, la précision de la description contrastant le plus souvent avec celle de l’interprétation : ainsi « les 1

Platon, Timée, 81 e. Aristote, De anima, I, 4, 408 b 13. 3 Aristote, Rhétorique, II, VIII, § IX. À comparer aux bienfaits et idéaux qui sont énumérés dans la Poétique : « un grand nombre d’amis, l’amitié des gens honnêtes, une descendance prospère, une belle vieillesse ». 4 Aristote, De la longévité, (Petits traités, op. cit.), 466 a 20. Cf., un peu plus plus loin, en 467 a, le contrepoint végétal : les plantes « sèches et terreuses » ont « une humidité qui ne se dessèche pas facilement ». Donc paradoxalement « les plantes rajeunissent continuellement ». 5 Cf. par exemple De la jeunesse, 469 b, De la longévité, 467 a-b. 2

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sourcils deviennent si épais dans la vieillesse qu’il faut les couper », ce qui est attribué au fait qu’ils « sont placés à la jointure des os, et les os s’écartent, laissant passer l’humidité »1. Quoi qu’il en soit, Aristote reprend à son compte et en les systématisant les bases du savoir et de la pratique hippocratique de la vieillesse tenue pour un analogon de la maladie. Elle n’est pas elle-même une maladie véritable – le concept de maladie du reste n’est pas établi – mais elle rend les maladies plus graves et plus dangereuses, puisqu’elles peuvent éteindre la flamme affaiblie qui brûle encore chez le vieillard et qui est le reste de la chaleur interne, de l’esprit vital consommé peu à peu au cours de l’existence. C’est ainsi la conception même de la vie qui se trouve engagée. Or les Grecs « ne disposaient pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par vie. Ils se servaient de deux mots […] : zôê, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants, et bios, la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe »2. En le considérant tantôt du point de vue du bios, articulé à une vie au sens de biographie, tantôt de celui de la zôè, une vie sans configuration particulière, comme dans zoologie3, Aristote inscrit le vieillir à deux titres distincts dans les « choses de la vie ».

Maladie chronique, maladie mortelle : soigner l’âge ? Ainsi, sa pensée de l’âge avancé s’inscrit à la fois dans la lignée de Platon et dans celle d’Hippocrate. Depuis la fin du Vème siècle, la médecine s’est ajoutée aux savoirs et pratiques qui se 11 Cf. Aristote, Histoire des animaux, 519 a sq. Les changements du sang sont aussi étudiés : il est « plus lymphatique chez les jeunes, épais et noir chez les plus vieux » et, selon le schéma ternaire, intermédiaire dans l’âge mûr. 2 G. Agamben, Homo sacer, vol. I, Paris, Seuil, 1997, p. 9. 3 En termes modernes, on pourrait dire que le bios revient au psychanalyste et la zôè à l’anesthésiste. La zôè est en un sens la mécanique du bios. Cependant les deux notions ont un seul et même contraire, thanatos, qui signifie le terme de l’existence dans le chronos, la limite au-delà de laquelle tout s’achève et dépérit (cf. le latin deperire pour dire mourir). Les morts ont tous en commun d’avoir passé cette ligne. Les morts, oi thanontes, sont ceux qui ont fini.

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soucient prioritairement de la vie1. Le Serment d’Hippocrate, qui sera rédigé au siècle suivant, atteste de ce long mouvement par lequel la médecine se constitue en une philosophie de la vie. L’éthique médicale de l’Antiquité philosophe sur la vie et la mort, les deux états entre lesquels l’art médical établit son empire. La vie occupe avec l’art (technè) l’article central du Serment : « pur et sain je conserverai ma vie (bios) et mon art (technè) ». Elle forme l’axe essentiel de la morale médicale de l’Antiquité, focalisée sur la problématique de la vie naissante – procréation, contraception, avortement, infanticide – et sur celle de la vie finissante, avec le suicide et l’euthanasie qui, en Grèce et à Rome, sont les deux grandes questions récurrentes que pose la vieillesse : le Serment tout entier peut être tenu pour la proclamation d’une thèse favorable à la vie2 et pour un guide qui organise les grandes orientations du soin humain autour d’un équilibre acceptable entre bios et zôè, la conservation de l’un ne devant pas conduire à la destruction de l’autre3. Conserver la vie et donc prolonger la vieillesse sont la préoccupation du médecin antique, malgré l’absence à cette époque d’une gérontologie constituée. Néanmoins, l’action effective de la médecine est en ce sens très limitée. Notre admiration pour les grands médecins de l’Antiquité est liée en fait à la qualité de l’observation et du diagnostic, au travail patient et rigoureux de recueil des données, à la recherche d’un savoir du corps, aux techniques chirurgicales de haut niveau par rapport aux moyens et aux connaissances, à la rationalité des méthodes et des prin1

Sur les liens d’Aristote avec la médecine, cf. M. Crubellier et P. Pellegrin, Aristote le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, 2002 et P. Louis, Vie d’Aristote, Paris, Hermann, 1990. Sur la médecine hippocratique, cf. J. Jouanna, Hippocrate, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1992. 2 Cet énoncé d’un a priori qui n’allait pas de soi dans le monde antique et qui contredisait même la pratique courante est resté à jamais un principe humaniste universel. Sur son origine pythagoricienne, cf. Ludwig Edelstein, “The Hippocratic Oath”, in Ancient Medicine, John Hopkins University Press, Baltimore, 1987, p. 6. 3 Cf. les soins supportés par Hérodicos selon Platon, République, III, 405 e406 e. Hérodicos se serait « préparé une mort lente en soignant une maladie mortelle », la médecine devenant de « l’élevage appliqué à la maladie ».

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cipes. Cependant, la science établie est souvent contestable1 et les résultats thérapeutiques sont peu assurés. De façon générale, les médecins grecs « ne pouvaient ni guérir ni prolonger la vie d’un malade atteint d’une maladie contagieuse, d’une insuffisance cardiovasculaire […] ou de toute autre maladie potentiellement mortelle, d’où l’absence de discussion sérieuse sur la vieillesse dans la littérature médicale ancienne »2. Il y a cependant assez de vieillards alors pour que la médecine leur porte attention et établisse un discours de l’âge avancé, dont on trouve trace dans quelques textes célèbres des Aphorismes. Les personnes âgées ne sont pas toujours plus fragiles que les autres et dans bien des cas, au contraire, elles résistent mieux : « les vieillards supportent très bien le jeûne » et ils ont « des fièvres moins aigües, parce que leur corps est froid » (I, 13 et 14), ils supportent mieux les travaux familiers que des jeunes non habitués (II, 49). D’autres textes confirment qu’ils sont généralement « moins touchés par l’arthrite avec fièvre » (Affections, 30), qu’ils n’ont pas certains types de tumeurs et qu’ils ont des cancers qui ne finissent qu’avec leur vie (Prorrheticon, II, 11). L’observation est systématique et dans les Aphorismes, l’âge sert de principe de classement des pathologies au même titre que les saisons. Chaque catégorie d’âge 1

Cf. les analyses de R. Joly dans Le niveau de la science hippocratique, Les Belles Lettres, Paris, 1966. 2 Moses Finley, « Les personnes âgées dans l’Antiquité classique », in Communications, 37, 1983, pp. 31-45. Voir aussi dans cette étude l’aspect démographique de la vieillesse en Grèce et à Rome et sa dimension statistique. La démographie grecque est « restée fondamentalement stable et indépendante du contrôle humain ». Jusqu’à l’époque moderne, la médecine a eu peu d’action directe sur l’évolution des populations. Dans Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Payot, Paris, 1994, p. 141 et pp. 157-165, Mirko Grmek a montré que la médecine grecque n’a en rien amélioré la santé des Grecs : un équilibre sanitaire avait été trouvé à l’époque égéenne mais il est rompu progressivement au Vème siècle, alors que la médecine « scientifique » se développe, de telle sorte que l’espérance de vie en réalité a reculé quand la médecine avançait. Les vieillards sont alors remarquables par leur vigueur. Ils sont jugés « dans la force de l’âge », comme Thucydide (II, 36) le dit de Périclès bien après 60 ans, et les centenaires ne manquent pas.

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donne lieu au regroupement de maladies bien définies : on voit « chez les vieillards, les dyspnées, les catarrhes avec toux, les stranguries, les douleurs d’articulations, les maladies des reins, les vertiges, les apoplexies, les cachexies, les démangeaisons, les insomnies, les flux de ventre, l’écoulement des yeux et du nez, les amblyopies, la cataracte, les duretés de l’ouïe »1. Les malades âgés font l’objet d’une observation spécifique et des fiches sont établies sur eux en cette qualité, comme le montre la description des douleurs de celui qui est désigné dans Epidémies IV sous le nom de « vieillard demeurant dans les Propylées de pierre » : il a mal « dans les lombes et dans les deux membres inférieurs » et les symptômes sont analysés dans le détail, jusqu’à l’apparition de la fièvre, qui ouvre une nouvelle étape 2. La médecine va aussi tenter d’expliquer le vieillissement, d’en établir les causes. Elle l’interprète comme une perturbation de l’ordre corporel et plus précisément comme une rupture de l’harmonie et de l’équilibre des humeurs, sang, phlegme, bile jaune et bile noire, dont les propriétés s’opposent deux à deux, chaud et froid, humide et sec. Le déséquilibre qui provoque la maladie peut résulter d’une cause extérieure, en rapport avec la saison (par exemple l’hiver augmente la sécrétion de phlegme,) ou propre à l’individu (comme l’âge). Le processus du vieillissement est interprété comme une perte de chaleur et d’humidité et la vieillesse est en quelque sorte une maladie chronique, liée à la prédominance de la bile noire, humeur de l’hiver venant de la rate et occasionnant les maladies les plus graves, le grand âge rendant en outre hypocondriaque3. Au IIème siècle, Galien ajoutera à la tradition hippocratique4 la théorie aristotélicienne 1

Aphorismes, III, 31. Les regroupements permettent un classement cohérent selon des critères mais ne désignent pas à proprement parler des maladies, le concept de maladie étant postérieur et destiné à évoluer avec Galien. 2 Épidémies, IV, 42. 3 Cf. aussi Aristote, Génération des Animaux, V, 3-4 sur la vieillesse froide et sèche, Histoire des Animaux, VII, 1, 582 a sur l’activité sexuelle dans la vieillesse, Génération des animaux, IV, 6 sur la femme qui « vieillit plus vite ». 4 La théorie des humeurs sera complétée ensuite, comme nous l’avons indiqué, avec des qualités, des éléments et des saisons.

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de la vie comme chaleur interne et de la vieillesse comme effet du refroidissement : la perte de l’eau fait baisser la température du corps, de telle sorte que l’organisme s’affaiblit, se racornit et se fragilise. Il faut donc le réchauffer et l’humidifier, en buvant du vin, en prenant des bains chauds1, en faisant des frictions et des massages, tout en s’abstenant de ce qui pourrait déshydrater au sens le plus large, comme l’activité sexuelle ou la saignée. Ce régime de vie pour la sénescence s’accompagne aussi d’un « dosage mesuré des activités et des plaisirs », qui reprend en quelque sorte le rythme suggéré par la nature et en « prolonge le mouvement intime », comme disait Canguilhem2. Les traitements sont sommaires, comme pour toutes les maladies, chroniques ou non3. On soigne surtout par les plantes, en décoctions, en tisanes ou bien en onguents, et on s’appuie sur le régime (diaitia) et sur la gymnastique. Les autres moyens, tels que la purgation, la saignée, la résection, etc., reposent sur une conception mécaniste du corps et de ce fait les médicaments sont surtout des évacuants, comme les émétiques, les laxatifs et les diurétiques.

Médecine et choix vitaux : l’âge célébré, l’âge refusé Néanmoins, la vieillesse n’est pas une maladie mais la maladie des maladies, celle qui prédispose à toutes les autres et dont on ne peut guérir : symptômes de maladies et signes intrinsèques du vieillissement finissent par se confondre dans un ensemble jugé conforme à la nature et irréversible. Dans l’attente de la 1 La fonction créatrice de la chaleur et son aspect vital sont des constantes de la science antique : le monde croît grâce « à un juste degré de chaleur », note Cicéron dans De la nature des dieux, II, X, 26. 2 Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 2015, p. 12. Cf. Nicole BenoîtLapierre, « Guérir de vieillesse », Communications, 37, 1983. On sait d’autre part que l’effet des maladies varie selon les âges, par exemple dans Maladie sacrée, 8-9, que l’épilepsie peut tuer ou paralyser les plus âgés, ou n’avoir pas de conséquences graves chez les hommes mûrs et faire mourir les enfants. 3 L’art de la thérapeutique est de soigner en fonction de la constitution primitive du malade, et les vieillards ont souvent une constitution solide.

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connaissance de la cellule, autant dire, en pratique, de la science moderne, une gériatrie n’aurait pu avoir pour fin que de soigner l’inexorable. L’origine surnaturelle des maladies mentales, idée très répandue en Grèce ancienne, aura pu ajouter encore à leur caractère incurable1. Devant cette vieillesse-destin, cet âge qui exprime la nature dans sa volonté d’effacement de la vie, la médecine antique aura deux attitudes bien distinctes mais peutêtre moins opposées qu’il ne semble d’abord, l’une d’acceptation de l’âge au titre d’une certaine positivité accordée au vieillir en tant qu’expression de la nature, l’autre de prise en compte du désir humain d’en finir avec le déclin ou avec la souffrance en exerçant un libre choix d’interrompre le vieillir, ce qui revient à supprimer, mais aussi en un autre sens à protéger la vie. La première attitude, optimiste, s’appuie sur l’idée qu’il y a une sorte de générosité de la nature dans la longévité : certes, la vigueur décroît mais elle dure, et les plus âgés témoignent d’une force qui a triomphé des risques de la vie, considérée aussi bien comme bios que comme zôè. Certaines conditions naturelles favorisent les populations. Par exemple, on vit plus longtemps dans les régions exposées aux vents froids et abritées de la tramontane. La qualité de l’eau est aussi mise en avant, ou le climat et surtout le genre de vie, qui est pour Platon une donnée essentielle. Socrate en esquisse les contours dans la République en faisant remarquer les grandes vertus pour la santé d’une cuisine simple et peu « élaborée »2 : lors des banquets, il doit certes y avoir des « plats cuisinés », mais aussi « du sel, des olives, du fromage, des oignons et des légumes, qui sont le menu des gens qui vivent à la campagne ». Car on peut, avec cette existence 1

À noter que les données sont presque inexistantes en matière de santé mentale des vieillards, cf. M. Finley, article cité, p. 43. L’origine surnaturelle des maladies mentales qui est très répandue dans la Grèce ancienne a pu ajouter à leur caractère jugé incurable. Voir les remarques de S. Byl à ce sujet dans l’article cité sur « Les facultés mentales du vieillard » et son étude « La vieillesse dans le corpus hippocratique » in Formes de pensée dans la collection hippocratique, Droz, Genève, 1983, pp. 85-95. 2 Platon, République, II, 372 c. Il y aura par exemple des « desserts faits de figue, de pois chiches et de fève » et on boira « avec modération ».

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simple, « passer sa vie en paix et en bonne santé et mourir à un âge avancé » et transmettre la même vie et la même espérance de vie à tous ses descendants1. Il est du pouvoir des hommes de vivre très longtemps en faisant d’une certaine façon alliance avec la nature, ce qui est aussi le cas de la médecine. Mais celle-ci ouvre en même temps, au titre de sa parenté originelle avec la philosophie, le vaste champ de l’éthique de la vie et de la mort, qui est à l’époque classique le principal cadre de référence de la problématique médicale. Pour beaucoup, la vieillesse est une souffrance, physique ou morale, et souvent les deux à la fois, et la question se pose par conséquent de savoir s’il est ou non légitime de la fuir. Une certaine éthique occidentale du suicide est née dans la pensée grecque de la valeur de la vie, entendue comme valeur d’existence, c’est-à-dire cette fois comme bios et non pas simplement comme zôè2. La vie mérite toujours d’être protégée, dit la morale du Serment, qui a été en son temps une conquête héroïque. Néanmoins, la vie est aussi, lorsqu’elle est promue existence, une chose dont la valeur est inégale et peut fluctuer. Elle peut être aimée ou non, sembler digne d’être vécue ou non et, par voie de conséquence, on peut choisir, dans le monde libre et plutôt permissif de la Grèce ancienne, de la quitter ou de la conserver. Le suicide est prôné pour les malades, le plus souvent âgés, qui sont atteints d’affections chroniques et invalidantes. De toute façon, en cas de mal incurable ou d’infirmité irréversible, il ne faut pas, dit Platon, observateur sans pitié de l’essor de la médecine et donc à la fois de sa puissance et de son impuissance, « tirer en longueur le jour de se donner la mort »3. Si quelqu’un de très malade ou de trop âgé sent que son « corps 1

Cf. ensuite, en 372 d-e, la cité parvenue au luxe et donc moins « en santé ». Sur cet aspect de la pensée grecque, cf. Pierre Jacerme, Introduction à la philosophie occidentale, Paris, Pocket Agora, 2008, notamment p. 33 sq. 3 Platon, République, 406 b. Il y va aussi de l’intérêt de la cité, surtout lorsque le malade est un travailleur. Si on suppose que « c’est un charpentier qui est malade », un traitement visant à le « débarrasser de son mal » sera justifié s’il a une chance de lui rendre la santé et de le faire bientôt retourner à son « existence habituelle » afin « d’accomplir la tâche qui est la sienne ». 2

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n’a pas une résistance suffisante, c’est la mort qui le débarrasse des tracas »1. Le même raisonnement vaudra pour l’euthanasie, et notamment pour une forme élargie d’euthanasie passive. La responsabilité de la médecine est engagée si elle veut aller audelà des limites qui lui ont été assignées dès l’origine. Asclépios a révélé la médecine pour soigner par des moyens éprouvés des malades « en bon état corporel, mais affectés d’un mal local »2 et non pour traiter « les corps dont l’intérieur est gâté par la maladie », avec « un régime d’épuisements et d’arrosages de détail » tout juste bon à assurer « une longue et misérable existence » au détriment de l’intérêt individuel et collectif. Et plus généralement « un homme incapable de vivre la durée normale, il ne faut pas le soigner, car cet homme-là n’est plus de nul avantage ni pour lui-même ni pour la cité »3. Dans les Lois, le suicide sera permis sur « arrêt de justice émanant de la cité », ou pour mettre fin à des « souffrances aigües [provenant] d’un mal accidentel à l’assaut duquel on n’a pu échapper » ou encore en raison d’une « ignominie sans issue ou invivable ». Dans tous les autres cas, il est condamné en tant que geste de mort qu’on accomplit contre soi-même en usurpant le rôle du destin. C’est « une lâcheté indigne d’un homme » de s’imposer à lui-même « un arrêt sans justice »4. À l’époque classique, pourtant, la mort volontaire est une issue permise, honorable, et même raisonnable. Se dessine là, tout comme il y a une belle vieillesse, un bon suicide, celui par lequel son auteur prend la responsabilité de quitter une vie5 qui en se prolongeant le rend malheureux ou lui apporte une souf1

Id., 406 c-e. Sur le traitement énergique et adapté que se doit de prescrire le médecin, voir 406 d, début. 2 Id., 407 c-d. 3 Id., 407d - 408 c. La préoccupation eugénique n’est pas loin : offrir à cet homme « la possibilité de procréer » serait lui donner l’occasion de produire une « descendance vraisemblablement toute pareille ». 4 Platon, Lois, IX, 873 c- d. 5 Pour ce qui est de Platon, dont l’analyse de la vieillesse sera traitée plus loin, pp. 71-85, le suicide, refusé dans le Phédon, conseillé dans la République dans certaines situations précises, est finalement excusé dans les Lois sous réserve de correspondre à une infortune gravissime – qu’il revient à chacun de définir.

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france de plus en plus difficile à endurer. C’en est fini, en tout cas, du respect absolu et inconditionnel de la vie humaine tel que l’a proclamé, dans une perspective et des conditions différentes, l’idéal hippocratique que traduit le Serment. L’existence d’une âme qui survit au corps, d’une perspective après la mort, n’est pas sans lien, à l’évidence, avec cet assouplissement1. On sait combien le suicide a pu être admiré dans l’Antiquité et la place qu’ont tenue pour cette raison dans la mémoire collective Socrate, Thémistocle, Diogène, Démosthène, Empédocle, Démocrite, Caton, Brutus et même, selon certaines sources, Pythagore lui-même. La thèse aristotélicienne de l’âme comme forme du corps, et qui disparaît donc avec lui, conduit à une interdiction complète du suicide, puisqu’il s’apparente à un saut dans le néant2. Aristote n’accorde pas au suicide et à l’euthanasie la place qu’ils avaient prise avec Platon, mais deux passages importants de l’Éthique à Nicomaque sont consacrés à ce débat. La thèse est qu’il n’est pas moralement permis à un homme trop vieux, très malade et incurable, ou à un handicapé de quitter la vie volontairement3. Celui qui recourt au suicide doit être blâmé pour avoir agi contre la vie et contre la nature, et avoir oublié ses devoirs de citoyen. Le problème est abordé d’un point de vue moral et Aristote analyse avec beaucoup de soin les conditions de l’acte courageux4 et ne méconnaît pas la crainte légitime qu’inspirent la maladie et la mort. Il estime pourtant qu’un citoyen ne sera pas excusable s’il se donne la mort, parce que 1

Pour Cicéron, Épictète et Marc-Aurèle, les justifications de la mort volontaire sont la perte de la liberté, l’asservissement à ses propres vices, l’extrême pauvreté, la maladie et l’invalidité de la vieillesse. Cicéron pose avec beaucoup de soin la distinction entre l’homme « chez qui l’emporte le nombre de choses conformes à la nature, qui doit demeurer en vie, et celui chez qui l’emportent le nombre de choses contraires, qui doit quitter la vie » (Des termes extrêmes des biens et des maux, III, XVIII, 60). 2 Sur la « désespérance du point final » chez Aristote, cf. J. Lombard, Éthique médicale et philosophie. L’apport de l’Antiquité, L’Harmattan, Paris, p. 65 sq. 3 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 10. La question est étudiée à propos ses injustices que l’on commet à l’égard de soi-même. 4 Id., III, 9, 1115 a.

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« mourir afin d’échapper à la pauvreté, ou à des chagrins ou à quelque autre souffrance, c’est le fait non d’un être courageux, mais d’un lâche. Les questions de la mort volontaire, suicide et euthanasie, confirment que l’exercice de la médecine antique a été soumis à une éthique fondée sur une philosophie de la nature et sur l’exercice éclairé du jugement. La mort, comme la maladie, et comme la vieillesse elle-même, est une réponse de la nature, révélée au terme d’un processus qui est la vie. Elle est perçue comme une issue, exactement au même titre que la guérison. En outre, le corps a ses rythmes propres et ses propres pouvoirs. Chez tel malade, dans telle sorte de maladie, ou à tel âge, le devoir du médecin sera d’assister les forces de la nature qui conduisent à la guérison. Au contraire, dans d’autres cas, c’est la mort qui sera la véritable issue et qui mettra un terme au mal et aux souffrances qu’il occasionne1. Le devoir du médecin ne sera jamais d’aller contre la nature, mais de se soumettre à son dessein, que l’art lui a permis de comprendre – c’est sans doute un aspect majeur de l’importance du pronostic2. D’autre part, l’illustre précepte des hippocratiques « ne pas nuire » exprime, par rapport à l’euthanasie, un principe neutre. Nuire signifie aller contre la nature, ce qui s’applique aussi bien à la conservation de la vie qu’à son interruption. Vouloir empêcher le cycle normal de la génération et de la mort serait faire 1

La pratique médicale antique fait place, quoique par des moyens limités, à l’obligation d’accompagnement du malade « en fin de vie ». Celui-ci n’est pas abandonné et il est jusqu’à ses derniers jours l’objet de soins jugés appropriés. Il est significatif qu’il soit souvent confié, compte tenu de ses besoins, à la médecine des temples, dont la médecine rationnelle combat l’influence et les méthodes. Le temple est chargé des soins ultimes et il est une préfiguration antique des services de soins palliatifs. Les médecins laissent cette voie ouverte à leurs patients, par compassion pour la souffrance et souci d’adoucir la mort, autrement dit, au sens propre du terme, d’euthanasier. 2 Dans son introduction au Pronostic d’Hippocrate, Les Belles Lettres, Paris, 2013, pp. XXXIII et XXXIII, J. Jouanna insiste sur le fait que le pronostic est, pour l’auteur du traité, « comme un art à l’intérieur de l’art de la médecine », l’art « de correctement comprendre à l’avance ce que sera l’issue ».

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obstacle à la nature et se rendre coupable d’hubris. Certes, la vieillesse est d’abord, dans chacune de ses dimensions, comme sommet, comme limite ou comme perte, une manifestation de la nature. C’est en tant que telle que la pensent l’aristotélisme et la médecine, dont on connaît les liens étroits. En reconnaissant l’expérience comme une voie d’accès à la science1, la philosophie d’Aristote a modifié le statut de la connaissance médicale. Un lien nouveau s’est établi entre la médecine et la philosophie de la nature et, paradoxalement, la médecine a été confirmée comme savoir et revalorisée du point de vue épistémologique, mais placée sous l’autorité de la physique, science de la nature qui est encore une partie de la philosophie. Entre temps, comme s’il s’était conformé à la formule du Phèdre « il faut, en plus d’Hippocrate, consulter la raison »2, Platon s’était engagé dans la voie qui conduira à terme à une philosophie de l’ultime.

1 2

Métaphysique., 981 a : « c’est l’expérience qui enfante l’art et la science ». Platon, Phèdre, 270 c.

III La vie, la mort, le temps Philosophie de l’âge ultime

D

es divergences ou des désaccords, a-t-on dit, sépareraient Platon et Aristote sur la question de la place des vieillards dans la cité, à partir d’analyses très différentes de la vieillesse qui les auraient conduits à des « conclusions opposées »1. Cela n’est vrai qu’en partie si on examine le point de vue dont ils se sont placés l’un et l’autre à un moment donné, pour le maître, la perspective politique, et pour le disciple la théorie de l’âme formant l’arrière-plan de la problématique. Pour Platon, « seuls les hommes qui sont sortis de la Caverne et ont contemplé les idées sont désignés pour gouverner »2 – et on admet que cela prenne du temps, le temps de toute une vie, peut-être. Pour Aristote, le déclin du corps ne peut épargner l’âme, qui en est la forme. L’expérience n’est nullement, en ce sens, « un facteur de progrès », ce que semble confirmer l’observation du comportement des anciens, dont la place doit par conséquent être subordonnée à ce que, dans leur condition, ils peuvent apporter réellement à la cité3. Pourtant, les deux positions ne sont pas réellement antagonistes et aucune ne suppose ni ne signifie un véritable rejet de l’autre. Il ne s’agit pas du tout d’une sorte de procès du vieillard où Platon serait avocat de la défense et Aristote représentant de l’accusation. Il est clair du reste qu’ils ne parlent pas du même 1

La remarque a été faite dans ces termes par S. de Beauvoir, op. cit., p. 134, et c’est à elle qu’on attribue souvent cette lecture. 2 Id., p. 135 (« Le règne des compétences est donc une gérontocratie », le déclin physique ne comptant guère à côté de l’âme immortelle). 3 Id., p. 138 sq. Selon Aristote, la vertu militaire est requise pour le maintien de l’ordre et on la trouve surtout dans la première partie de l’existence, c’està-dire la jeunesse et la maturité naissante.

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vieillard1 et on ne peut donc pas appliquer à leurs arguments le schéma habituellement retenu pour écrire des résumés d’histoire de la philosophie, d’opinions qui se succèdent en ayant toujours l’air de se mettre à mal les unes les autres alors qu’elles forment ensemble une même recherche de la vérité. Aristote se place du point de vue de l’établissement d’un savoir biologique, médical, ou anthropologique et s’appuie sur une observation qui doit lui permettre de parvenir à l’universel2. Platon, en revanche, ne se place pas du point de vue de la triste réalité de la vieillesse. Les Lois, qui marqueront le point d’aboutissement de sa réflexion, sont, au-delà de l’organisation dont elles énoncent le détail en vue d’une mise en œuvre idéale, une grande utopie. Entre la République, qui a été sur la question de l’âge un tournant par rapport aux premiers dialogues3, et les Lois, dernier écrit de l’auteur devenu octogénaire, il y a eu place pour une très longue interrogation et pour une méditation de la vie, de la mort et du temps, contemporaine d’évènements majeurs sur le plan de la pensée, la naissance et les premiers développements de la philosophie.

L’âge de philosopher : expérience et liberté Ainsi il ne s’agit évidemment pas des avis, différents ou non, de Platon et d’Aristote, mais des premières avancées d’une philosophie du vieillir, dont pourtant l’existence est souvent mise en doute. Les philosophes, croit-on, auraient assez peu parlé de ce sujet, et ils auraient généralement, si du moins on excepte Montaigne, tenu sur lui des propos convenus. Ou bien on fait remarquer que la vieillesse n’est pas une notion philosophique, ce qui n’a guère de sens puisque la philosophie ne se définit pas par l’objet sur lequel elle s’exerce à un moment donné. En outre, les philosophes n’ont pas pu méconnaître ce qui fait la différence 1

Cf. sur ce point la remarque de G. Minois, op. cit., p. 89. Sur l’épistémologie antique, cf. A. Virieux-Reymond, Les grandes étapes de l’épistémologie jusqu’à Kant, Patino, Genève, 1986, pp. 19-31. 3 Cf. supra, chapitre I, pp. 19-23. 2

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entre vieillesse et vétusté, entre le prendre de l’âge qui est proprement humain et l’usure qui ne vaut que pour les objets – ce qui les distingue étant, pour le premier, l’unité du vécu à travers le temps, le fait sublime que « la vieillesse jusqu’au bout est une vie »1. Au-delà des descriptions faites sur un mode empirique et défectif, et elles ne sont pas rares, il y a bien, malgré la classique difficulté de penser à la fois l’être et le devenir2, l’état et la transition, la continuité et la rupture, une philosophie de la vieillesse3, qui commence au livre I de la République. Le modèle choisi par Platon est Céphale, prospère et robuste vieux marchand du Pirée qui, en dehors du fait qu’il ne peut plus venir à pied à Athènes, n’est atteint d’aucun malheur particulier. Sans doute semble-t-il « avoir beaucoup vieilli » quand Socrate le rencontre, mais sa vie continue et il peut encore « se joindre à la compagnie des jeunes gens »4. L’âge ne lui pèse guère et il fait à Socrate, qui lui demande si le vieillissement est « un moment difficile de la vie », une description engageante et quelque peu idéalisée : « la plupart se lamentent et regrettent les plaisirs de leur jeunesse », dit-il, ils « récriminent comme s’ils étaient privés de biens d’une grande importance » et ils se sen1

Nous reprenons ici le titre d’un article d’Eric Kiledjian dans Jusqu’à la mort accompagner la vie, 2014/4, n° 19, Presses de l’Université de Grenoble. 2 Cf. les analyses de François Jullien, article cité, p. 28 sq. : « ne pensant pas l’Être », la Chine « ne pense pas des états, des essences mais des « transformations », notamment des « transformations silencieuses » comme le vieillir. Voir en particulier la modification comme étant l’inverse de la continuation et en même temps sa condition, ainsi que le rapprochement entre Confucius et Platon sur le « tournant » de la cinquantaine (voir République, 540 a). 3 On pense par exemple aux analyses de Descartes, avec l’allusion futuriste, dans le Discours de la méthode (6ème partie, § 2), à la possibilité d’empêcher « l’affaiblissement de la vieillesse si on avait assez de connaissances [de ses] causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus ». Cf. aussi la lettre à Huyghens du 25 janvier 1638. Kant aborde la question de la vieillesse dans la 3ème section du Conflit des facultés (« l’âge veut être regardé comme quelque chose de méritoire » mais « l’art de prolonger la vie humaine nous amène à n’être que toléré parmi les vivants, ce qui n’est pas précisément la condition la plus réjouissante »). Voir aussi les différents apports de l’Atelier de Philosophie en ligne animé par F. Galichet sur le vieillir. 4 Platon, République, I, 328 d-e.

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tent traités comme un « rebut ». Ils « rendent la vieillesse responsable de tous leurs maux » alors qu’elle n’en est pas du tout « la vraie cause » : elle apporte au contraire « une grande paix et libération » et elle nous fait nous échapper du « maître enragé et sauvage » que sont les passions1. D’une certaine façon, les limitations que l’âge avancé fait subir à l’existence sont aussi des facteurs de liberté, et les inconvénients qu’on attribue à la vieillesse peuvent tout aussi bien rendre pénible la jeunesse selon le « caractère » et le comportement de chacun. Socrate est alors « subjugué par ce propos et désireux de le voir se poursuivre », ce qui montre l’importance de ce qui vient d’être acté. En fait, c’est une sorte de libre usage de la vieillesse qui a été esquissé – la suite immédiate, sur les différents aspects de la possession de la richesse, faisant penser, par contraste, à une digression2 où seraient soulignés des facteurs extrinsèques de la vieillesse réussie. Mais on revient aussitôt à l’essentiel, la tâche prioritaire, éminemment socratique, de l’examen de soi, auquel il convient de consacrer la liberté du grand âge. Le surgissement de la temporalité, avec la perspective de la fin qui approche3 et le raccourcissement du délai disponible, interviennent alors comme déclenchement de la lucidité et de l’espérance qu’apportera en temps voulu la « bonne nourrice du vieillard »4, selon le mot de Pindare L’âge a en ce sens partie liée avec la vertu, car la vieillesse est la réalisation de la vie entière, l’étape 1

Id., 329 b-d. Lorsque les désirs perdent de leur intensité et s’apaisent, on se trouve « libéré de tyrans nombreux et maniaques ». 2 Id., 329 e. Céphale est interrogé sur l’hypothèse selon laquelle la richesse aide à supporter la vieillesse (l’impact de la condition sociale sur la vieillesse est donc évoqué par Platon) puis secondairement sur les effets des modalités d’acquisition de la richesse (reçue par héritage ou par ses propres efforts), et on peut se demander si l’importance qui est accordée à ce qu’on a soi-même créé, appliqué ici à la fortune, ne pourrait pas concerner aussi d’autres œuvres. 3 Cf. en 330 d cette temporalité de l’imminence, « lorsque quelqu’un se rapproche de ce qu’il entrevoit comme sa fin » et ressent des craintes pour ce qui jusqu’alors ne l’inquiétait pas, en concevant de « l’appréhension ». 4 Id., 330 e-331 a. La suite du texte revient à la question de la richesse, puis à l’homme de bien et enfin à l’idée de justice. L’âge aura servi d’introduction à une interrogation sur la morale.

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où s’institue un rapport au temps particulier, porteur d’un savoir irremplaçable, mais pour qui ne le possède pas insaisissable et même inimaginable, ce qui peut expliquer qu’il ne soit pas toujours désiré par qui ne l’a pas encore atteint. « Je suis heureux, dit Socrate, de dialoguer avec des gens avancés en âge et il me semble qu’il faut apprendre auprès d’eux comme il nous faut apprendre auprès de gens qui se sont engagés sur un chemin que nous devrons aussi parcourir de quelle nature est ce chemin »1. L’existence selon le temps finit par créer une capacité née de l’expérience, laquelle sera au livre VI une des conditions de la philosophie2 (la connaissance des hommes, des affaires et des passions mise au service d’un « don pour l’action »). Elle acquiert ici un statut que laissent entrevoir aussi d’autres textes : la formule du Protagoras « nous sommes encore bien jeunes pour décider dans une affaire importante »3 dessine en creux cette compétence particulière qui est liée à l’âge, ce savoir qui n’est savoir de rien mais qui, né d’un contact diversifié et prolongé avec le monde, donne un regard avisé sur tout. L’angoisse créée par la fin qui approche, la défiance et l’effroi aussi montrent que ce savoir de l’âge ne suffit pas, qu’il n’a pas le pouvoir de la philosophie mais qu’il en est le début, un peu comme les incantations évoquées par Socrate dans le Phédon jouent par avance le rôle de la philosophie, pour exorciser la crainte de la mort4. L’âge avancé protège ainsi de certaines passions, mais il en fait naître d’autres et il n’est donc que pour partie sagesse. De même si, comme dit le proverbe « on se plaît avec ceux de son âge », parce que l’identité des goûts et des plaisirs engendre l’amitié, ce « commerce produit la satiété »5. Ce n’est pas tant l’âge qui importe, c’est l’usage qu’on est capable d’en faire. 1

Id., 328 e. Il s’agit de l’empeireia, déjà évoquée dans le Gorgias comme se différenciant de la technè. 2 Platon, République, VI, 484 a- 487 a. 3 Platon, Protagoras, 314 b. Cf. aussi le Politique, 261 e : « tu te montreras en vieillissant plus riche de pensée », mais dans le texte la formule s’applique à l’usage rigoureux des mots. 4 Platon, Phédon, 778 d-e. 5 Platon, Phèdre, 240 c.

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Il est posé en tout cas qu’une parenté relie la vieillesse et la philosophie. Au livre VI s’opposent deux schémas, l’un réel et l’autre idéal. Ce sont les jeunes gens qui « s’approchent de la partie la plus difficile », mais ensuite même ceux qui cherchent une formation de « philosophes accomplis » s’en éloignent, et tout en considérant qu’il s’agit de « grandes choses », ils la pratiquent comme une « activité secondaire », de telle sorte que lorsque l’âge arrive ils ne « s’y attachent plus avec aucune ardeur »1. Or il faudrait que ce soit « tout le contraire », que les jeunes gens reçoivent leur éducation à travers une « philosophie propre à la jeunesse », se soucient de leur développement et de leur entretien physique (pour se préparer à être de solides futurs serviteurs de la philosophie), puis se spécialisent en philosophie au moment où ils atteignent la maturité. Enfin, que lorsque « les forces viennent à manquer » et qu’ils se trouvent désormais exclus des tâches politiques ou militaires, on « les laisse vaquer en liberté et sans rien faire d’autre que de la philosophie », à titre de passe-temps et vivant ainsi heureux2. Après leur mort, ils auront, à partir de la vie qu’ils auront menée « le lot qui làbas, correspond à cette vie »3. On ne peut mieux affirmer une ressemblance et une convergence entre la philosophie et la vieillesse qui ont l’une et l’autre en commun d’être d’irremplaçables regards en arrière, et en même temps dresser à partir d’elles le tableau des activités humaines selon les âges de la vie fondé sur l’idéal de « finir ses jours âgés »4, comme on le dit au détour d’un récit du Banquet, tel qu’il s’appliquera pour longtemps en Grèce et à Rome puis dans toute la civilisation de l’Occident, formant un de ses traits les plus caractéristiques. À partir de là, la vieillesse et son ana1

Platon, République, VI, 498 a-b. Cf. le propos de Lysimaque dans le Lachès, 180 d : « notre âge avancé nous fait passer le plus clair de notre temps à la maison ». 3 Id., 498 c. Nous retenons ici pour partie la traduction de L. Robin. 4 Platon, Banquet, 179 e. Il s’agit d’Achille et l’autre hypothèse est le combat, avec la mort héroïque. La vieillesse interviendra plus tard, dans le Banquet, avec la vieillesse comme antivaleur et pôle négatif (195 b, déjà cité plus haut à propos d’Eros). 2

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lyse seront partie intégrante du mouvement même de la philosophie naissante. L’âge avancé sera pris en compte dans sa dimension vécue, son caractère ultime devenant une modalité particulière d’insertion dans la temporalité.

Un changement de modèle : filiation et rupture C’est d’abord une reconversion de la notion et de la fonction de la vieillesse qui s’opère en profondeur, avec le nouvel espace discursif qu’institue la philosophie. En Grèce ancienne, le grand âge avait d’abord, dans une première longue période, incarné seul l’autorité, non pas juste politiquement mais aussi épistémologiquement, si on peut dire. La vérité n’était pas dans le monde archaïque quelque chose qui se construit ou qui se démontre, comme ce à quoi la science nous a habitués, mais quelque chose qui se dévoile, selon une forme encore passive de transmission. Comme l’a dit Michel Foucault, le discours vrai était alors « le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis ». C’est donc toujours un même trésor dont on distribuait des bribes, indéfiniment répétées par ceux qui en étaient les gardiens – nécessairement des anciens. Ce savoir-là en effet n’est pas une chose qui se communique pleinement, ou dont les règles de construction peuvent être peu à peu diffusées mais une chose qu’on peut tout au plus entrevoir, et ensuite transmettre à d’autres comme en confidence. Il n’y a donc pas encore et il ne peut pas y avoir pour le moment de transmission authentique au sens où va la concevoir la philosophie : il n’y a que des secrets plus ou moins partagés, transmis de génération en génération. Les progrès dans l’accès à la connaissance ont un caractère initiatique1 et la philosophie elle-même en portera d’abord la trace : Platon en subordonne l’accès à ce qu’il appelle le long détour, visant à la fois la formation du philosophe et son inter1

L’exemple emblématique en est l’école pythagoricienne, société fermée qui multiplie les secrets et les silences. Platon fait référence à Pythagore, au livre X de la République (600 a-b), évoquant un lien mystique plus qu’une relation d’enseignement.

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minable cursus et, en ce qui concerne le moment même de la pensée, l’indispensable retard à prendre pour ne pas se perdre dans la fulgurance de l’immédiateté ou les dangers de l’illusion, la réflexion étant un cheminement. La philosophie est lenteur par essence, elle ne surgit, tout comme la vieillesse, qu’au terme d’un parcours qui « prend du temps » et c’est pourquoi elle n’a lieu que dans « le temps d’après les autres temps ». Toute une période initiale de la pensée antique a été marquée par ce règne presque exclusif de la filiation, fondé sur le temps et par conséquent sur l’âge. Le naturel philosophe que dessine la philosophie de Platon suppose une constance dans le désir du vrai et de ce fait un long temps passé, une longue vie. La maturité qui est nécessaire, et qui est si souvent invoquée, pourrait bien en pratique être aux frontières de la vieillesse ou même se confondre avec elle. En ce sens, la philosophie est « définie par un idéal de maturité qui fait signe vers la vieillesse »1. Dans un étonnant paradoxe, la philosophie, qui était si liée jusque-là à la vieillesse, va tout changer et mettre un terme, au moins théorique, au privilège de l’âge. Ce n’est pas en tant que grand ancien que Socrate institue la philosophie. Il affirme au contraire qu’il n’est pas un maître. Il refuse à de nombreuses reprises et toujours avec la dernière énergie cette qualification. Autrement dit, il ne transmet rien. On connaît ses dénégations dans l’Apologie de Socrate2, quand il se défend devant ses juges d’avoir jamais vendu son savoir : « je ne suis pas de ceux qui parlent quand on les paye et qui ne parlent pas quand on ne les paye pas », disait-il. « Des disciples, à vrai dire, je n’en ai jamais eu un seul : si quelqu’un désire m’écouter quand je parle, quand je m’acquitte de ce qui est mon office, je n’en refuse le droit à personne ». Sans aucun doute est-ce la première formu1

Cf. Guillaume Le Blanc, « En quoi une philosophie de la vie ne peut-elle être qu’une philosophie de la vieillesse ? » in Anthropologie du corps vieux, PUF, Paris, 2008, p. 87 sq. 2 Socrate soutient que ceux qui considèrent de tels auditeurs ou se considèrent eux-mêmes comme étant ses disciples sont de vils calomniateurs (Apologie de Socrate, 33 a-b).

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lation de la rupture sur laquelle va se construire la philosophie, à partir de deux négations, la négation du maître et celle d’une certaine forme de savoir constitué, qui resteront l’une et l’autre à des degrés divers des caractéristiques de la philosophie. D’une part, ce n’est pas par des leçons bien faites, de beaux discours ou de parfaits rituels que la vérité peut être enseignée ni approchée, mais par une méthode qui permet même aux plus jeunes disciples de la construire ou de la dégager des idées fausses, des illusions et des errements où elle est peut-être ensevelie. D’autre part, la fréquentation de ses concitoyens d’Athènes a montré à Socrate que ce sont les plus savants qui bien souvent déçoivent le plus, comme si l’ignorance et l’incompétence étaient en proportion de la connaissance d’abord revendiquée1. Même s’il se montre favorable au respect de la tradition en matière d’âge, Socrate soutient la supériorité de la compétence sur l’ancienneté, comme le montrent des textes célèbres de Xénophon et de Platon2. On en voit une application dans certaines dispositions des Lois : il y a dans la cité plusieurs titres à commander, dont le cinquième est d’être le plus fort, car le plus faible doit évidemment obéir, le sixième, le plus important de tous, étant que c’est, indépendamment de son âge et de sa génération, à celui « qui est dépourvu de savoir de suivre et à l’homme réfléchi de diriger et de commander »3. En privilégiant ainsi la rupture par rapport à la filiation, la philosophie a déplacé la fonction de la vieillesse, mais en en faisant un modèle à un autre titre, car de toute manière il faut du temps pour « voir les choses d’en haut, les choses véritables »4, 1

Le discrédit jeté sur le savoir tout fait et l’ignorance affichée par le maître vont de pair : l’ignorance qui aurait disqualifié le maître ancien qualifie d’une certaine façon le maître nouveau. Pour Platon, indépendamment même de la réalité historique de Socrate, il s’agit de créer un maître sur lequel prendra appui non simplement une filiation mais une rupture. 2 Cf. en particulier Xénophon, Mémorables de Socrate, I, 2, 51, et Platon, Gorgias, 455 a-b. 3 Platon, Lois, III, 690 b. On voit aussi, par exemple, que les dix Gardiens des Lois qui siègent au Conseil Nocturne ont étudié les mathématiques et sont en même temps les plus âgés (Lois, XII, 961 a-b). 4 Platon, République, VII, 515 c-516 a.

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comme dit Platon à propos des prisonniers sortis de la Caverne.

Temps créateur, temps destructeur : vieillir et changer L’idée de temps héritée de la période qui a immédiatement précédé Socrate et Platon est marquée par la temporalité tragique, mais elle va connaître une évolution saisissante, au moment où la vieillesse est interprétée, notamment par Platon, comme devenir plutôt que comme état. Dans la tragédie, le temps constituait « une menace » et non « une évolution où on souhaitait s’insérer ». Il était tout entier contenu dans la limite d’un étroit maintenant : comme l’a montré J. de Romilly, il y a « dans la structure même de la tragédie quelque chose qui, dans une certaine mesure, est un refus du temps »1. Dans chaque pièce se joue une « crise brève et continue » – double rythme du temps2. L’analyse platonicienne de la vieillesse va prendre place au contraire dans une pensée du changement et du temps créateur par lequel tout se modifie. Dans le Banquet, Diotime s’adresse ainsi à Socrate : « quand on dit de chaque être vivant qu’il vit et qu’il reste le même – par exemple on dit qu’il reste le même de l’enfance à la vieillesse – cet être en vérité n’a jamais en lui les mêmes choses3. Même si on dit qu’il reste le même, il ne cesse pourtant […] de devenir nouveau […] par tout son corps. Et cela est vrai non seulement de son corps mais de son âme »4. Le principe est ainsi posé de l’existence d’éléments révélateurs du 1

J. de Romilly, Le temps dans la tragédie grecque, Vrin, Paris, 1971, pp. 2628. Les Grecs en effet « s’attachent plus à ce qui reste qu’à ce qui change » et ils ont développé les idées de temps cyclique et d’éternel retour de préférence à celles de progrès ou de transformation. J. de Romilly interprète, juste après, l’intervention du chœur comme un système de rémissions et d’alternances qui vient briser la continuité du récit dans une « négation du temps » (p. 28). 2 Id., p. 16. A noter le passé prédominant et source d’angoisse dans le théâtre d’Eschyle, ainsi que l’analyse concluant que « la tragédie grecque décrit une crise aigüe de nature dans un monde qui demeure intemporel ». 3 Il est admis, semble-t-il, qu’il faut voir là une référence à l’idée d’un écoulement héraclitéen : « tout passe et rien ne demeure » ou « on ne se baignera pas deux fois dans le même fleuve ». Cf. le rappel dans le Cratyle, 402 a. 4 Platon, Banquet, 207 d-e.

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devenir en fonction de l’âge comme reflet du temps : « dispositions, caractères, opinions, désirs, déplaisirs, chagrins, craintes, aucune de ces choses n’est identique en chacun de nous ; bien au contraire, il en est qui naissent, alors que d’autres meurent ». Le changement (la vieillesse) s’identifie à la stabilité (la vie qui continue), ce qui assure « la sauvegarde de ce qui est mortel ». Au terme d’une étonnante analyse de la succession complexe de l’oubli et de la recherche du savoir est énoncée une approche originale et neuve du vieillissement : « ce qui s’en va et vieillit laisse place à un être nouveau, qui ressemble à ce qu’il était »1. Par ce processus, la vie intègre la mort et, dans un même mouvement, elle la préfigure et elle la dépasse. Déjà, Héraclite jugeait que « c’est la même chose en nous que la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, car ceux-ci se transforment en cela, et inversement ceux-là en ceux-ci »2. Il n’y aurait plus de naissances, dit Platon, si les choses, « comme si elles tournaient en cercle », ne revenaient pas sur elles-mêmes et ne s’en allaient pas dans la direction opposée3. La contribution de Platon à la distinction entre ce qui est éternel (l’éternité intemporelle de Parménide) et ce qui dure toujours (le sempiternel d’Héraclite) est essentielle, mais elle n’est pas le seul apport du platonisme à la construction de l’idée de temps4 et de celles du changement et d’âge. Platon a aussi remis en perspective à de nombreuses reprises les deux grandes manières opposées de vivre et de concevoir le temps en Grèce, 1

Id., 208 a-b. « Voilà par quel moyen ce qui est mortel participe ainsi de l’immortalité, tant le corps que tout le reste », ajoute Diotime. Cf. aussi Lois, IV, 721 c : « le genre humain est immortel parce qu’il participe à l’immortalité en se reproduisant – immortalité transmise par des mortels. 2 Héraclite, fragment 88. Selon la traduction de L. Robin, « c’est le même en nous d’être ce qui est vivant et d’être ce qui est mort, éveillé ou endormi, jeune ou vieux ; car, par le changement, ceci est cela, et par le changement, cela est à son tour ceci ». 3 Cf. Platon, Phédon, 72 a-b. 4 La première analyse exhaustive et systématique du temps est celle d’Aristote dans les cinq derniers chapitres du livre IV de la Physique. Sur la construction de l’idée de temps en Grèce ancienne, cf. l’étude de G.E.R. Lloyd « Le temps dans la pensée grecque », UNESCO, Paris, 1972.

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d’un côté, le mode1 cyclique, à partir des saisons, des mouvements périodiques des corps célestes et donc de la répétition, avec le retour, chaque année, des fêtes civiques et religieuses, et d’un autre côté le caractère irréversible du temps, notamment dans le vieillissement, avec le caractère hautement transitoire de la jeunesse et de la maturité et la dimension inéluctable de la mort. La notion de temps joue un rôle majeur dans la métaphysique et elle intervient dans la distinction entre l’être et le devenir, entre les idées et les choses particulières. Le vieillissement joue aussi un rôle essentiel d’indicateur dans les deux directions possibles que peut prendre la rotation du monde évoquée dans le Politique avec le règne de Kronos. C’est d’un renversement qu’il est question – la vieillesse résulte, en effet, d’un retour en arrière. L’Étranger commence son récit par l’âge : « l’âge qu’avait chacun des vivants commença alors par s’arrêter chez tous et tout ce qu’il y avait de mortel cessa d’évoluer dans la direction où la vieillesse est de plus en plus visible, puis, se remettant à évoluer, mais en sens contraire, ils devenaient de plus en plus jeunes et tendres ». Les cheveux blancs des plus âgés reprennent de la couleur, les barbus redeviennent imberbes comme au temps de la jeunesse, les adolescents retournent à l’état de nouveau-né, etc. Les processus naturels sont inversés par rapport à ceux que nous connaissons, les astres se lèvent à l’ouest, les humains ne s’engendrent plus mutuellement, mais naissent de la terre. Le dieu a laissé le monde à son sort, à son propre mouvement, et pour l’empêcher d’aller à sa ruine, il va reprendre les commandes mais dans des conditions différentes du système pastoral initial. De ce fait, « de nouveau le cours des âges s’arrêta et tout repartit à l’envers pour les gens d’alors » : les petits grandissent et « les corps qui venaient de naître de la terre avec des cheveux blancs connaissent de nouveau la mort et rentrent sous terre ». Au-delà de la signification cosmologique du mythe2, la double 1

Platon, Le Politique, 271 c-272 d. Cf. la notice de L. Brisson et J.-F. Pradeau dans l’édition GF Flammarion du Politique, Paris, 2005, 2

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inversion du temps et du mouvement du monde propose un modèle à la pensée du changement : l’intelligibilité du vieillir s’accroit de celle d’un rajeunir. C’est explicitement pour « ordonner le monde, le rendre immortel et le soustraire au vieillissement » que le dieu avait repris les commandes. Le règne de Kronos signifie qu’une rotation négative, comme l’est celle du vieillir, entraîne toujours une dégradation et que la vieillesse est une imperfection du monde. Le Timée en apportera la confirmation : même s’il est un « vivant parfait et fait de parties parfaites », le cosmos court le risque, en tant qu’il est un composé, d’être « dissous par la maladie et par la vieillesse »1. Pour lui comme pour tous les mortels, « les maladies et la vieillesse » tiennent lieu d’« épreuve probante »2. Une fois passé l’équilibre éphémère et miraculeux qui est l’œuvre du pilotage divin – ce moment de l’organisation triomphante qu’on appelle maturité – la désorganisation survient peu à peu et ne cesse plus jusqu’à l’échéance fatale. « Le devenir de l’être vivant n’est donc pas une altération indifférente, un quelconque devenir », commentait Jankélévitch, c’est « un devenir vécu qui a une mauvaise intention » puisqu’il est « orienté dans le sens du non-être ». Même si un secret du rajeunissement était trouvé, imaginait-il, je vieillirais « encore et toujours, sous le poids des années », parce que c’est « le temps à l’état pur qui nous vieillit », d’une décadence, appelée vieillissement, qui ne survient qu’une fois dans une vie, qui ne recule ni ne s’arrête et ne connait pas de « rebondissement »3. Le doute qui naît, alors, sur la continuation de l’être, avec l’idée d’un futur qui pourrait 1

Platon, Timée, 33 a-b. L’expression est dans Lois, XI, 922 d. Le Timée reprend l’idée que les maladies et la vieillesse sont une désorganisation d’éléments non conformes à la nature ou qui changent de place de manière non conforme à la nature » (81 e). On trouve dans le Timée une intéressante classification des maladies, qui peut s’appliquer aux maux de la vieillesse (81 e- 86 a). 3 V. Jankélévitch, La mort, op. cit., pp. 189-192. En ce sens « la vieillesse est l’anomalie normale au sens où la mort est la maladie des bien-portants ». L’auteur cite Bérulle, le situant dans la lignée de Platon : la vie n’est « qu’un flux perpétuel à la mort » et tout le temps vécu n’est que « désagrégation et catagenèse ». 2

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ne pas être et le vécu d’un présent qui est en train de se dissoudre fait de la vie tardive des hommes une sorte de règne de Kronos inversé. Il apporte des « maux de toute sorte », disait Socrate, mais « une divinité a mêlé à la plupart un agrément momentané »1. L’allongement du passé, néanmoins, se fait sans cesse au détriment de l’avenir, qui s’appauvrit d’autant, jusqu’à ce que disparaisse cette « marge sursitaire et dilatoire »2 qu’est finalement toute la vieillesse : un temps qui semble n’avoir été laissé là que pour attendre le moment où, faute de futur et en face du seul présent de plus en plus dilaté par le passé, le temps ne sera plus le temps.

Avoir fini et être fini : exister à la limite C’est aussi bien ce qu’on appelle par opposition à avoir fini, qui désigne la mort3, être fini, qui s’applique à l’âge extrême : celui-ci est l’installation d’un passé qui risque de régner en maître dans un éternel présent4 venant à la rencontre de ce qui reste d’existence, pour l’asservir et lui dicter sa loi au nom de ce qui est devenu une destinée. Être vieux, c’est n’avoir plus devant soi que cette vie déjà faite et privée à jamais de tout nouveau commencement. Être vieux, c’est vivre dans la certitude que le véritable après se fera sans vous5. Mais en cela la vie tardive est aussi d’un autre côté la vraie vie, car la vie entière est une certaine attente, l’attente que la vie commence. Pour autant le passé, aussi figé et impérieux soit-il, n’en est pas moins, dans la 1

Platon, Phèdre, 240 a-b. V. Jankélévitch, op. cit., p. 200. Il semble toujours rester un peu de temps, le parcours vers le néant étant comparable à celui de la tortue d’Achille ou de la flèche de Zénon, où la subdivision fait naître sans cesse un dernier délai (cf. p. 205 sq). 3 Cf. sur oi thanontes, p. 57 note 2. 4 Cf. l’idée d’un « vieillard éternel » ou « barricadé dans ses éternels quatrevingt ans » chez Jankélévitch. 5 Cf., sur cet aspect de la question, les analyses d’André Gorz dans Le vieillissement (1964), publié avec Le Traître, Gallimard, Paris, 2005. Vieillir c’est « voir s’organiser une suite d’évènements et d’expériences en cette nébuleuse déjà prise irrémédiablement et qu’on appelle la vie ». 2

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vieillesse, objet de désir. Il tyrannise en tant que regret, ou en tant qu’aliment d’une nostalgie1 du nouveau départ, alors que dans le même temps la proximité toujours croissante de la fin de la vie révèle la densité de l’existence, si souvent oubliée quand celle-ci est moins comptée2. Le voisinage de la mort fait du grand-âge un révélateur privilégié du statut heideggerien d’êtrepour-la-mort, mais il intervient chez Platon d’une autre manière, au titre de la recherche de la vérité. « Mort et philosophie travaillent de la même façon en déliant l’âme du corps » – ce corps qui, comme on sait, « fait obstacle à la pensée »3. Mais si l’âge dégrade le corps et lui retire peu à peu sa force physique, cet affaiblissement lié à la vieillesse a pour effet de créer les conditions du détachement par rapport au monde sensible – et ainsi de la contemplation. L’âge avancé crée en effet des contraintes et des manques qui paradoxalement ont pour contrepartie une libération, par suite d’une moindre dépendance à l’égard des besoins, désirs, opinions et autres sources d’erreur et d’aveuglement, des passions aussi, comme le souligne le livre I de la République4. On se souvient, selon un modèle analogue, des effets apparemment bénéfiques de l’emprisonnement de Socrate5. Habituellement libre de ses mouvements dans la cité, dans les rues, sur l’Agora, dans des maisons privées du Pirée ou bien dans des gymnases, il s’entretient avec ses concitoyens sans aucune contrainte. Or le Phédon révèle au contraire Socrate en prison, dans 1 Sur les affects tels que l’attente, le deuil, la mélancolie, le regret, qui concernent de près le vieillir, cf. David Lapoujade Puissances du temps. Versions de Bergson, Les Editions de Minuit, Paris, 2010, pp. 9-25. 2 Sur le vécu de la vieillesse comme continuité ou comme discontinuité de soi, c’est-à-dire comme maintien ou comme perte, insistance ou renoncement, cf. l’étude de Vincent Caradec « Etre vieux ou ne pas l’être », in L’Homme et la Société, L’Harmattan, Paris, 2003/1-2, pp. 151-167. 3 Cf. l’introduction de Monique Dixsaut au Phédon, GF Flammarion, Paris, 1991, p. 11. 4 Cf. supra, p. 72. 5 L’espace s’était déjà rétréci au tribunal dans l’Apologie de Socrate. Sur cette question, cf. l’étude de Djibril Agné « La prison de Socrate : la dernière leçon du maître », in Gerion, 2007, 25, I, pp. 219-234.

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un espace rétréci et sous la menace du temps qui reste jusqu’à l’arrivée du navire de retour de Délos1 et des rythmes quotidiens de la prison prenant place dans le rythme du monde représenté par les levers et couchers du soleil. En outre le philosophe est enchaîné et quand il est détaché parce que la chaîne lui fait mal, il en éprouve un plaisir dont l’analyse servira d’introduction à l’argument des contraires2. Or, dans cette situation très particulière, Socrate en prison n’est privé d’aucun de ses exercices habituels ni des débats entre amis sur des sujets philosophiques et moraux : au contraire, il les conduit avec une vivacité et une profondeur encore accrues par l’urgence, par l’anxiété, par la tristesse des visiteurs et par la pression psychologique, qui sont autant de facteurs a priori négatifs, pourtant. On voit que le cadre de la prison accentue la sérénité de Socrate et l’indépendance de ses propos, que l’écart se creuse alors entre le maître et ses compagnons, qui peinent à adopter et même à comprendre son attitude détachée et sa tranquillité intérieure, que les limites de temps et d’espace deviennent des facteurs de libération. La captivité produit des effets, mais au lieu de gêner ou d’empêcher la réflexion, elle la favorise, car les idées ne s’emprisonnent pas et l’altération des conditions matérielles, qui pourrait compromettre la pensée, tout aussi bien la stimule. Or l’effet de l’âge avancé est comparable à une telle altération3 : si la thèse sôma sêma (« le corps est un tombeau ») énonce l’entrave fondamentale et les misères de la corporéité ainsi que la libération par la mort, la vieillesse joue un rôle analogue avec l’ascèse et l’affranchissement de l’esprit par l’exercice philosophique aux effets purificateurs4, du moins pour ceux qui s’y consacrent jusqu’au bout. Il en va de même du point de vue du temps : le compte à rebours, temporalité caractéristique de la vieillesse, correspond 1

Platon, Phédon, 58 b : « aucun condamné ne sera exécuté au nom du peuple jusqu’à ce que le navire touche à Délos et en revienne ». 2 Id., 60 b. 3 Cf. Phédon, 66 b-66 e. Voir aussi Phèdre, 250 c, « ce sépulcre que nous promenons avec nous comme une coquille et que nous appelons le corps ». 4 Phédon., 82 a-c.

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à l’imminence du retour du navire et à la création d’une urgence de penser, de déchiffrer ce qui est encore obscur et d’en assurer en toute clarté la synthèse : les interventions de Socrate dans le Phédon portent la marque d’un souci pédagogique particulier, lié à l’évidence à ce souci de transmission ultime. Un parallèle s’établit entre mourir en philosophe, ce que fera Socrate devant ses amis en larmes, et philosopher avant de mourir, ce qui est l’emploi du temps d’une belle vieillesse, car le temps de la vieillesse est pour tous les mortels, comme il l’est en raccourci pour le condamné à mort, magnifié par la brièveté qui lui est promise par le destin : « je ne crois pas avoir rien à gagner à retarder le moment de boire – sinon me couvrir de ridicule à mes propres yeux en me cramponnant à la vie et en l’économisant, alors qu’il n’en reste déjà plus », dit Socrate1, énonçant ainsi un bon usage du temps ultime et éclairant d’une vive lumière les fonctions du vieux sage, voyant, devin, prophète, et créateur de luimême en « s’éduquant à la sagesse », comme dira Sénèque2. Ultimus est non seulement ce qui vient en dernier, mais ce qui est le plus reculé, le plus éloigné, le plus élevé, le plus audelà de, ou inversement, si on n’y prend pas garde, le plus bas, le plus infime et le plus insignifiant, autant de degrés du grand âge. Il s’agit comme dit Cicéron de « savoir être à soi », et sans tarder, dans ce temps du vieillir finalement ambigu et qui, en ce qui touche l’action et la pensée, peut être celui du désengagement ou au contraire de l’engagement. Mais Cicéron est platonicien et il accepte le principe de l’immortalité de l’âme, qui peut rendre la vieillesse paisible, les limites du temps étant moins menaçantes, puisque la mort est avant tout une guérison : l’âme est guérie de son union à un corps3 et le temps qui avait été donné était celui d’un prendre soin de soi4. 1

Platon, Phédon, 116 d- 117 a. Sénèque, Lettres à Lucilius, XXIV. 3 Ce serait une des significations possibles des dernières paroles de Socrate « Nous devons un coq à Asklépios, payez ma dette, n’oubliez pas » (Phédon, 118 a). Cf. l’interprétation de M. Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Seuil-Gallimard, Paris, 2009, pp. 87-105. 4 Phédon, 115 b. 2

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Prendre soin de soi : philosophie et art d’exister Le testament laissé par Socrate à ses amis qui vieilliront sans lui est donc : « occupez-vous de vous-même »1. Il se rattache à un large courant de la philosophie antique, surtout après Platon, à partir de l’idée de l’épiméléia heautou ou cura sui, le soin qu’il faut prendre de soi, qu’on retrouve dans beaucoup de doctrines2, souvent sous le nom de soin de l’âme. Dès l’Apologie et le procès devant les juges d’Athènes, Socrate apparait mandaté par le dieu pour rappeler aux hommes qu’il doivent se soucier non des honneurs, de leur réputation ou de leur richesse, mais plutôt d’eux-mêmes c’est-à-dire, dans le langage platonicien, de leur âme et de son amélioration3. Ce thème du souci de soi sera au centre des « arts de l’existence », surtout aux époques hellénistique et romaine, dans les deux grandes philosophies qui, après l’Académie et le Lycée, seront alors rivales, l’épicurisme et le stoïcisme4. L’âme apparaît comme le seul « organe de la vie », selon un mot d’Apulée qui se demandait pourquoi on ne s’en soucie pas comme on se soucie d’autres organes appartenant au corps5. Or l’épicurisme, à travers un de ses textes majeurs, la Lettre à Ménécée, va partir d’une définition de la philosophie comme exercice du prendre soin de soi. Cette lettre traite direc1

L’utopie des Lois n’empêchera pas un relevé réaliste des maux de la vieillesse. Voir par exemple, au livre II, les imperfections de l’âge comparées à celles de l’enfance (659 e), au livre IX les crimes commis « dans un accès de folie ou sous l’effet de quelque maladie ou d’une vieillesse décrépite ou d’une imbécillité », avec l’idée de retour en enfance (864 d). A plusieurs reprises la vieillesse est classée dans « les discours qui font pleurer », selon le mot du Phèdre (267 c), et c’est en ce sens que « la mort naturelle apporte plus de joie que de souffrance », comme le conclut le Timée (81 e). Platon admet les faiblesses de l’âge et le respect et le pouvoir qu’il demande pour les vieillards dans la cité idéale pourraient bien avoir été un correctif à la situation réelle. 2 Cf. sur ce point M. Foucault, Le souci de soi, Œuvres II, op. cit., p. 1008 sq. 3 Platon, Apologie de Socrate, 29d-e. Dès ce passage, Socrate annonce : « ne vous attendez pas que je cesse de philosopher, jusqu’à mon dernier souffle », rejetant ainsi une exigence antérieure du tribunal. 4 Michel Foucault considérait les deux premiers siècles de l’Empire romain comme un « âge d’or de la culture du soi ». 5 Apulée, Du Dieu de Socrate, XXI, 167-169.

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tement du bonheur de l’individu et de la méthode pour l’atteindre. Autrement dit, pour être heureux, but immédiat et unique et non dérivé ou lointain, que faut-il faire de ses opinions, de ses peurs, de ses plaisirs et de ses douleurs ? Il s’agit d’aller au plus pressé, en dehors de tout long détour de type platonicien, de marcher dans l’urgence vers le bonheur, ce qui a priori semble plutôt adapté au projet de réussir sa vieillesse, âge qui par définition ne laisse guère de temps. D’autre part, la doctrine d’Épicure s’adresse à tous. Le Jardin, son école, accueillait hommes et femmes, libres et esclaves, et après une étude de la physique des atomes et d’une théorie de la connaissance fondée sur les sens1, il les préparait à une éthique, étude et pratique du souverain bien, de l’art du plaisir et de l’évitement de la douleur, ce qui suppose d’abord l’élimination de la crainte des dieux et de celle de la mort2. Mais là encore ce n’est qu’un préalable, indispensable et pas surprenant dans une démarche philosophique, mais ce n’est qu’un préalable, qui ne doit pas retarder longtemps le moment de philosopher : ce moment ne peut pas attendre, parce que les hommes sont malheureux et qu’une partie de la philosophie consiste à comprendre et à écarter les peurs qui les rendent tels. Cependant l’urgence de la libération et le besoin, si pressant qu’il n’attend pas, font qu’il ne convient pas de s’encombrer de savoirs théoriques en excès. La philosophie n’est pas chez Épicure « un jeu d’intellectuels ou un luxe de professeurs, mais un travail sur le plus urgent des problèmes »3. Il suffira d’acquérir les bases de ce qu’on a appelé le tetrapharmakon (« quadruple remède » ou bien « quadruple poison, », ce n’est qu’une question de posologie). Il avait été gravé, à l’initiative de Diogène d'Œnoanda sur les murs d'un portique de cette ville de Lycie, 1

Epicure reprend les thèses de l’atomisme de Démocrite et une épistémologie où la sensation est vraie et où l’erreur ne surgit que dans le jugement sur la sensation dans son rapport à l’objet. Cf. A. Virieux- Reymond, op. cit., pp. 3334, puis pp. 34-38 sur l’épistémologie stoïcienne. 2 Cf. Epicure, Lettre à Ménécée, 125. La mort afflige non pas lorsqu’elle est là mais « à l’idée qu’elle sera là » et « le sage ne craint pas la non-vie ». 3 « Epicure et la vieillesse », étude de J.-P. Ake, L’Harmattan, Paris, 2011.

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formulé ainsi : « Les dieux ne sont pas à craindre. La mort n'est pas à craindre. On peut atteindre le bonheur. On peut supprimer la douleur »1. Ce seul énoncé montre comment l’épicurisme s’adresse aux plus âgés sans même parler du grand âge, car s’il faut se libérer des fausses craintes, le plus tôt ne sera-t-il pas le mieux ? Par exemple, s’il est bon d’apprendre à ne pas « craindre l’Hadès », source à ce qu’on dit de tant d’insomnies du vieillard, pourquoi attendre l’âge où on dormira mal ? La grande avancée de l’épicurisme est paradoxalement de faire d’une sagesse de l’âge une urgence pour la jeunesse, c’est-à-dire pour tout âge. La vieillesse est doublement concernée : si la philosophie doit apporter le bonheur, il ne faut pas philosopher plus tard, il ne faut pas attendre le moment où le grand âge le requerra absolument et en faisant cruellement ressentir son manque, mais là, maintenant, faute de quoi nous allons laisser la vie se perdre, le temps passer, le loisir se remplir d’activités qui n’en seront pas. Si la philosophie apporte le bonheur, il faut nous y engager tout de suite. Si nous ne le faisons pas, nous faisons d’autres choses, et dans ces autres activités nous cherchons ce que nous pourrions obtenir par la philosophie et que nous n’aurons peut-être jamais, parce que nous serons morts demain, accablés d’occupations. Les premières lignes de la Lettre à Ménécée2, qui reprennent en apparence la problématique traditionnelle du cursus du philosophe, sont en réalité un texte d’une rare puissance qui, loin d’apporter des indications seulement pratiques sur l’accès à la philosophie, remet en question fondamentalement le rapport de la philosophie à l’âge et reconsidère la jeunesse et la vieillesse en tant que catégories, employées tout à coup de façon neuve. D’entrée et sans le moindre préambule, l’âge va être au centre du débat : « Que personne, parce qu’il est jeune, ne tarde à phi1

Sur Diogène d'Œnoanda « monument de l’épicurisme » et sur « l’inscription murale épicurienne », cf. Les Epicuriens, dir. par D. Delattre et J. Pigeaud, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010, pp. 1029-1072 et pp. 1400-1405. 2 Epicure, Lettres, maximes, sentences, Le Livre de poche, LGF, Paris 1994. Nous citons cette édition et la traduction de J.- F. Balaudé mais aussi celle de M. Conche, Epicure, Lettres et maximes, PUF, Paris, 2009.

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losopher ni, parce qu’il est vieux, ne se lasse de philosopher, car personne n’entreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l’âme ». La jeunesse offre une possibilité qui reste sans effet et qui est gaspillée si elle n’est pas mise en œuvre et, avec une symétrie parfaite, la vieillesse se présente comme un âge où il serait trop tard pour penser. D’un côté, on croit que le temps n’est pas encore venu et de l’autre, en faisant la même erreur dans l’autre sens, qu’il est déjà passé.

Suave mari magno : un passage qui ne dure pas Ce n’est pas pourtant pas une question de temps, car la totalité du temps, le système complet des âges, est un temps à consacrer à la philosophie : il faut « philosopher quand on est jeune et quand on est vieux ». Cette mobilisation de la temporalité entière au service de la philosophie s’explique ainsi : il faut philosopher si on est jeune « pour qu’en vieillissant, on reste jeune avec les biens », ce qui associe la juvénilité actuelle et la sénescence à venir, placées sur un même axe. Et quand on est âgé, il faut philosopher pour « la reconnaissance qu’on éprouve pour ce qui s’est passé [dans la jeunesse et l’âge mûr] ». Dans ce second cas, les deux parties, montante et descendante, de la vie viennent à coïncider parfaitement : dans une vieillesse philosophique, il faut, dit Épicure, être « à la fois jeune et vieux »1. Sans doute faut-il voir là une philosophie de l’âge qui intègre une pensée de la vieillesse plus qu’une philosophie qui prend la vieillesse pour objet. Néanmoins, Épicure conclut sur plusieurs points à un renversement de la tradition antique des âges de la vie et de leur valeur relative. D’abord, il situe la première urgence de la philosophie dans la jeunesse et non plus dans la vieillesse. Ensuite il réunit la vie et la mort, jusque-là pensées comme des contraires, parce que « c’est une seule et même chose que le souci de bien vivre et celui de bien mourir »2 et que la suppression, espérée grâce à la philosophie, de la crainte 1 2

Lettre à Ménécée, 122. Id., 126.

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de la mort « permet de jouir du caractère mortel de la vie puisqu’elle ne lui impose pas un temps inaccessible mais retire, au contraire, le désir de l’immortalité »1. Il y a là un aspect essentiel de la libération que l’épicurisme apporte à la vieillesse. L’affirmation « celui qui exhorte le jeune homme à vivre bien et le vieillard à bien s’éteindre est stupide »2 vient prendre à revers des convictions remontant aux époques les plus anciennes de la Grèce et proclamer, fût-ce tardivement, la positivité de la vieillesse, indépendamment de toute intention consolatrice. Le grand âge est un bel âge aussi parce qu’il s’adapte aisément aux règles de vie les plus sages, qui sont celles de toutes les périodes de la vie. L’épicurisme semble en quelque sorte fait pour lui. D’un côté, sur le plan de l’existence quotidienne, le régime frugal et rustique prôné par les épicuriens est adapté aux besoins des personnes âgées, dont en outre les goûts sont portés à une alimentation modérée et plaisante : le sage « ne choisit pas la nourriture la plus copieuse mais la plus agréable », et de manière plus générale il montre un sens de la mesure et une appréhension du monde qui forment un véritable art de vivre, malgré le peu de jours qui lui restent : « il cueille les fruits du temps [qui est ] non pas le plus long, mais le plus agréable ». Une des Sentences vaticanes estime d’autre part que « ce n’est pas le jeune le plus heureux, mais le vieux qui a bien vécu, car le jeune dans la plénitude de l’âge erre l’esprit troublé, victime de la fortune, [alors que] le vieux a abordé à la vieillesse comme à un port, enfermant ceux des biens en lesquels il plaçait auparavant peu d’espoir, dans une sûre reconnaissance »3. Une autre4 ajoute : « oublieux de ce qui a été, l’homme bon est redevenu vieux le jour même ». L’oubli interdit la possession du bien, seule la mémoire nous rend maîtres du temps. Le prin1 Id., 124. Voir aussi : « Accoutume-toi à penser que la mort n’a aucun rapport avec nous car tout bien et tout mal résident dans la sensation, or la mort est privation de sensation » et 125 : « tant que nous sommes, la mort n’est pas là et une fois que la mort est là alors nous ne sommes plus ». 2 Id., 126. 3 Epicure, Sentences vaticanes, 17. 4 Id., 19.

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cipe actif du bonheur dans la vieillesse est ainsi la pratique de « la pensée heureuse de ce qui a eu lieu »1. L’art de l’existence ultime est en ce sens celui du bon ordonnancement du bonheur passé. Si le vieux sage est heureux jusque dans le taureau de Phalaris2, c’est que, quel que soit le port où l’âge l’a conduit, il peut se souvenir des félicités passées : pour être heureux, annonce Épicure, il suffit de l’avoir été une fois dans sa vie. Face à la sagesse stoïcienne, qui est acceptation, d’une âme égale, de ce qui ne dépend pas de nous, la vieillesse épicurienne apparaît plutôt comme une sorte de solitude discrète. « Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem » dit l’épicurien Lucrèce3 : il est doux quand sur la vaste mer les vents agitent les flots, de contempler du rivage les peines d'autrui. Comme le temps du monde qui ne touche pas le sage, la vieillesse est un passage qui ne dure pas.

1

Cf. l’interprétation qui est proposée par « Epicure ou le bonheur sans détour » (collectif) dans l’édition des Maximes d’Epicure, Actes Sud, 1993. 2 Taureau d'airain rougi au feu où Phalaris, tyran d'Agrigente, suppliciait ses victimes. Cf. Cicéron, Tusculanes, II, 7, 17 et De finibus, II, 27, 88. 3 Lucrèce, De Natura rerum, II, vers 1-2.

IV De l’existence tardive Éthique de la longévité

S

i la longue approche anthropologique et morale du grand âge s’est engagée dès la poésie homérique et poursuivie jusqu’à l’époque hellénistique et romaine, l’édification du concept de vieillesse a été contemporaine, comme nous l’avons vu, de la naissance de la philosophie, principalement avec les analyses de Platon, de La République jusqu’aux Lois. La jonction de l’expérience vécue considérée comme forme spécifique de savoir, de la culture de l’examen de soi et de l’idée d’un libre usage de la vie éclairé par la philosophie, qui en sens inverse s’en nourrit, donnent alors à la vieillesse les traits qui resteront les siens ensuite, malgré l’évolution des conditions historiques.

Grèce et Rome : ruptures et continuités du discours À la fin de l’Antiquité, la philosophie va porter à des sommets, avec les stoïciens romains Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, la réflexion sur la relation entre l’existence et le temps, alors que l’observation des aspects quotidiens psychologiques et sociaux de la vieillesse, son analyse par la littérature et discours convenu tenu sur elle, ne modifient plus guère le portrait qu’en avaient fait les Grecs. Le dernier auteur grec1 à publier un ouvrage sur le sujet, Plutarque, reprend au premier siècle de l’ère 1

Plutarque (46-125) a consacré dans ses Œuvres morales un livre à l’engagement des vieillards dans l’action publique : Si un vieillard doit prendre part au gouvernement. Il soutient que, privés d’autres plaisirs, les anciens doivent privilégier ceux de l’esprit, autre élément constant du discours antique. A ce titre, les anciens doivent donc, dans la logique platonicienne d’organisation de la cité, gouverner et diriger et par là « contribuer au bien public » (§ 28).

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chrétienne les positions de Platon et d’Aristote et recommande la participation des vieillards à la vie politique et institutionnelle, en adoptant les thèmes habituels d’éloge ou de défense de la gérontocratie, mais en essayant d’en fixer les limites en raison du risque qu’elle génère en termes de conflit de générations et aussi des défauts habituellement reconnus du grand âge, humeur instable, mémoire défaillante, faiblesses du corps et même de l’âme. Ils sont toutefois équilibrés en partie par des qualités liées à l’amortissement des passions, pendant ce triste automne qu’est le dernier âge, où on ne récolte plus guère. La détestation des vieillards ou du moins l’attitude peu enthousiaste des Grecs à leur égard se prolonge et on la retrouve pratiquement inchangée à l’époque romaine1. Là encore, les sentiments portés aux plus âgés correspondent à l’importance de leurs pouvoirs et à l’autorité qui leur est reconnue, et on sait la place considérable tenue à Rome par le paterfamilias quand il est riche et puissant et que ses fils doivent attendre longtemps pour lui succéder. Il est vrai que dans le cas où la richesse et le pouvoir, inversement, lui font défaut, il est le plus souvent détesté et méprisé2. La condition des anciens est liée fondamentalement à leur situation sociale : ils sont respectés en tant que propriétaires et deviennent sénateurs comme riches propriétaires mais le pouvoir construit ainsi s’érode peu à peu, l’autorité juridique laissant la place, au mieux, à une autorité morale. L’évolution est de même nature en politique : la République romaine a donné une grande place à l’âge et elle a fait confiance à l’âge avancé, mais sous l’Empire le pouvoir des Anciens et du 1

Les conditions démographiques sont toutefois différentes. Le monde grec était plus homogène, et le monde romain, premier melting pot de l’histoire occidentale, est confronté au problème du poids de la population âgée, même si la longévité elle-même n’augmente guère. Cf. G. Minois, op. cit., p. 117 sq. Les hommes vivent plus vieux que les femmes, contrairement à ce que montre la démographie moderne, d’où le thème récurrent du père qui courtise la même femme que son fils, grand ressort des comédies de Plaute ou Térence. 2 Il en va de même pour la vieille femme, parfois acariâtre mais douée d’une certaine autorité à la maison, alliée de ses fils contre son mari lorsqu’il s’agit de le berner.

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Sénat se réduit à presque rien, tout au moins sur le plan institutionnel, car l’influence politique ou personnelle demeure sur le plan individuel, survivant à la crise de l’oligarchie1. D’un autre côté, s’il prend en compte la réalité romaine, le théâtre latin ne s’éloigne pas du modèle grec à qui Plaute emprunte ses personnages : il peint à son tour des vieillards tyranniques, ridicules, libidineux ou avares qui avaient déjà fait la légende de la comédie à Athènes2. Térence représente des vieillards dont les défauts sont moins appuyés, sur des thématiques plus approfondies, mais il montre malgré tout les failles propres au grand âge, aggravées par l’omnipotence accordée aux vieillards. Les écrivains et les poètes reprennent, à cette époque de recul des valeurs traditionnelles, les thèmes hérités du passé : la nostalgie de ce qui aurait été un âge d’or, la difficulté à pouvoir à la fois être et avoir été, le regret, si bien exprimé par l’œuvre d’Ovide, de ne pas profiter de la vieillesse paisible dont on avait longtemps rêvé3. Pendant le même temps, le discours savant sur la vieillesse, malgré des avancées qui ne sont pas négligeables au regard de l’histoire de la médecine, ne connaît pas de changement majeur. L’attente de la fin de la vie ne retient guère l’attention des médecins et les premiers pas de la gérontologie restent sur un mode descriptif, avec des listes de maux et quelques tentatives de classification. Les écrits des cliniciens ne diffèrent pas beaucoup des textes satiriques en vogue, qui moquent les travers et les défaillances des vieillards. De façon générale, le discours médical, sur ce sujet comme sur d’autres, reste inspiré par celui d’Hippocrate, auquel il a peu à ajouter. L’explication causale est strictement conforme à la théorie humorale et elle est assez souvent nominale. Par exemple, « le radotage, mal de la vieil1

Cicéron cite de nombreux vieillards investis de responsabilités et il consacre le De Senectute à Caton l’Ancien, mort à 85 ans et resté très actif et influent jusqu’à au bout. 2 Certaines pièces comme Les Ménechmes soulignent aussi les misères de la vieillesse, « le mauvais âge ». Certains vieillards sont par ailleurs des personnages sympathiques malgré leurs défauts, tel Euclion dans L’Aululaire. 3 Ovide, Les Tristes, IV, 8.

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lesse, est un engourdissement et une narcose de la pensée dus au refroidissement de l’esprit »1. C’est aussi à cause de la froideur que les vieillards déraisonnent, dit Galien, car « manifestement le froid endommage toutes les fonctions de l’âme »2. La chaleur est, selon la conception des stoïciens, « immanente au monde » et même « cause créatrice », selon le mot de Cicéron3. Les soins dispensés ne changent guère et restent dans la lignée des bains chauds et du vin pur en quantité modérée. La médecine est toujours un savoir de ce qui est caché, et si la recherche est très active à Rome, et le débat médical vigoureux, comme il l’était en Grèce, la principale tâche est de passer au crible de l’examen critique et d’organiser de façon synthétique les connaissances antérieures, plutôt que de les renouveler et d’innover sur le plan thérapeutique, même s’il est vrai que Galien conduit la médecine antique à une sorte d’accomplissement4. En ce qui concerne la vieillesse, il la place du côté des pathologies « intrinsèques », celles que l’on ne peut ni éviter ni guérir. Il explique soigneusement le vieillissement comme un processus de dessèchement provoquant une série de dysfonctionnements du corps qui traduisent, à terme, « le destin inné de destruction de toute créature mortelle ». Chaque homme décline en quelque sorte sa programmation individuelle et la vieillesse se définit comme « la constitution sèche et froide du corps résultant d’une longue vie »5. Elle n’est pas, comme la maladie, 1

Arétée de Capadoce, cité par S. Byl, art. cit., p. 48. Id., p. 49. L’hippocratisme est associé chez Galien à des thèses aristotéliciennes. Cf. sur son explication du vieillissement et ses prescriptions « réchauffantes » le début de l’article de N. Benoît-Lapierre déjà cité. Ces thèses seront en honneur jusqu’à la Renaissance et même au-delà. 3 Cicéron, De la nature des dieux, II, 23 à 28 (trad. E. Bréhier) 4 Sur ce point, cf. l’étude de Danielle Gourevitch « Les voies de la connaissance : la médecine dans le monde romain », in Histoire de la pensée médicale en Occident, sous la direction de M. Grmek, Seuil, Paris, 1995, pp. 95122. On notera, outre la vitalité des « sectes » médicales (dogmatique, empirique, méthodique, pneumatique, etc.), le rôle de vulgarisateur de Celse et la réflexion théorique de Galien sur arrière-plan à la fois hippocratique et platonicien ainsi que ses qualités éminentes d’observation et d’« expérimentation ». 5 Nous empruntons cette citation à G. Minois, op. cit. pp. 153-154. 2

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contraire à la nature. Galien, point d’aboutissement de la pensée médicale grecque, réalise une magnifique synthèse « moderne » de savoirs accumulés et d’hypothèses souvent déjà formulées. Dans une démarche résolue et puissante, il conduit le plus loin possible la médecine existante, la pensant, comme on l’a fait à presque toutes les époques, déjà constituée et même pratiquement achevée1.

Vieillesse malheureuse et consolation : un bilan d’étape Cette synthèse galénique intervient à Rome au second siècle, quand la rationalité médicale s’est d’une certaine façon imposée et qu’un nouveau pas a été fait à partir de l’hippocratisme initial ou plutôt, devrait-on dire, à l’intérieur du cadre hippocratique, dont la domination, ainsi renforcée et transmise, durera pendant des siècles2. Mais quoi qu’il en soit, la médecine, comme technè du soin, est un discours du savoir et de la pratique et elle ne dit rien d’une dimension essentielle de la vieillesse en tant que période finale. Comme le rappelle Marc-Aurèle dans une sorte de litote sublime, « Hippocrate, ayant guéri bien des maladies, tomba lui-même malade et mourut »3. Par elle-même, la proximité de la mort rendrait philosophique la vieillesse. 1

Descartes adopte une vue extrêmement originale, en plein XVIIème siècle, en affirmant qu’en médecine, ce qu’on sait n’est rien par rapport à ce qui « reste à découvrir ». 2 Laënnec, emblème, s’il en est, du renouveau médical majeur qui est survenu au XIXème siècle, enseignait encore la « médecine hippocratique » à la Faculté de Médecine de Paris dans une chaire « doctrine d’Hippocrate ». La médecine de Galien, dont la pensée converge avec les apports de la théologie chrétienne, a fait autorité jusqu’à la Renaissance. Cf. sur ce point J. Lombard et B. Vandewalle, Philosophie pour les professionnels de santé, concepts et problématiques, Seli Arslan, Paris, 2010, ch. I, « La féconde ontogénèse de la technè médicale », pp. 27-33. 3 Marc-Aurèle, Pensées, III, 3. D’autres exemples suivent, de chefs militaires, Alexandre ou César, « qui ont détruit bien des villes puis eux-mêmes péri », de philosophes, Héraclite qui trépasse « après avoir fait tant d’études sur l’embrasement final du monde », etc. La thématique stoïcienne sous-jacente est particulièrement saisissante à propos d’Hippocrate et de la médecine, « art du salut », dirait Platon, dont l’inventeur lui-même meurt.

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Le bilan d’étape de ce débat ou du moins de ce qui apparaît comme la première synthèse de la réflexion antique sur l’âge avancé est intervenu vers le milieu du Ier siècle, avec le traité de Cicéron De la vieillesse (De Senectute), seul et unique grand texte latin sur la question – ce qui étonne dans un monde romain où elle se posait de façon si persistante et si aigüe. Écrit sous forme dialoguée à la manière de Platon, reprenant souvent des arguments largement utilisés, prêtant même à Caton, vieux romain peu tourné vers la Grèce, des propos qui rappellent ceux de Céphale dans La République1, il s’inscrit d’emblée dans la lignée de la philosophie naissante, où aucun sujet n’est abordé sans qu’il soit traité en même temps de l’entreprise philosophique elle-même : dès les premières lignes, qui annoncent le contexte de cet écrit, « l’attaque ou du moins l’approche de la vieillesse »2, hommage est rendu à la vocation de la philosophie qu’on « ne pourra jamais louer assez dignement […] puisqu’elle permet à celui qui lui est fidèle de passer sans ennuis toute époque de l’existence »3. L’idée de « la philosophie comme manière de vivre »4, donc actuelle à chaque âge, est ainsi affirmée dès le début du traité. L’ensemble s’organise dans une discussion où viendront s’opposer tour à tour des griefs faits à la vieillesse et des réfutations de ces griefs, après l’énoncé de quelques principes ou considérations de départ, comme la notion de « vie bonne et heureuse », utilisée couramment par Cicéron dans tous ses trai1

Cf. supra, p. 71 et suivantes. Cicéron a 62 ans alors, il est donc un « jeune géronte » qui peut croire aisément en l’agrément d’une vieillesse dont il ne subit pas encore vraiment les effets. Le dialogue a lieu entre deux jeunes adultes, Scipion Emilien et Lalius, et Caton lui-même, vieux censeur de 84 ans. Si on considère en outre l’âge de Cicéron, présent en filigrane en tant qu’auteur, la rencontre a lieu entre un vieillard qui a « dominé son époque » et des personnages répartis selon deux catégories temporelles subtiles, à la fois parallèles et opposées, jeune adulte et jeune vieux. 3 Cicéron, De Senectute, I, 2. 4 Cf. sur ce point essentiel les ouvrages de Pierre Hadot, notamment celui qui porte précisément ce titre, Albin Michel, Paris, 2001 et Éloge de la philosophie antique, Allia, Paris, 1997. 2

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tés, Les Tusculanes, De la vie heureuse, De l’amitié, etc. Dès le préambule se trouve mis en œuvre le mode de réfutation qui dominera tout le discours : ainsi, la vieillesse est « pesante » pour certains – souvent ceux qui « souhaitent l’atteindre puis l’accusent une fois atteinte » – mais la cause de ce poids tient à une absence de ressources pour l’affronter, qui pourrait valoir aussi bien pour la jeunesse ou l’âge mûr et qui ferait trouver « tout âge pesant »1. Réfutation qui est plus formelle que réelle, puisqu’elle porte sur le lien entre cause et conséquence et non pas sur le fond de la question, le poids de l’âge, notion liée au vécu et à la subjectivité par-delà les données objectives (douleur physique, faiblesse du corps). Il en sera de même dans les différents domaines entre lesquels on répartira les « raisons qui font apparaître la vieillesse malheureuse », à savoir « elle détourne des affaires, affaiblit le corps, prive de tous les plaisirs et n’est pas éloignée de la mort »2. Toute l’analyse grecque de l’âge avancé se trouve réexaminée et sur certains points réorganisée. Ainsi, au plan politique la vieillesse « ne fait pas ce que font les jeunes, mais plus et beaucoup mieux » et dire le contraire reviendrait à céder aux apparences et à soutenir que sur un navire « le pilote ne fait rien »3. Au plan intellectuel, l’âge bénéficie de souvenirs nombreux et de capacités démultipliées par un long exercice. Les arguments sont d’inégale portée : dans l’action, notamment agricole, « nul n’est si vieux qu’il ne pense pouvoir vivre une année de plus », ce qui n’avance guère le débat, mais se trouve racheté par une belle citation de Statius sur le travail désintéressé du vieillard : « il va planter un arbre au profit d’un autre âge »4. Enfin, en ce qui concerne les activités culturelles et éducatives, la vieillesse peut être « laborieuse » et non pas « inerte », et elle permet tout aussi bien de progresser dans ce qu’on sait que « d’apprendre chaque jour quelque chose », comme Caton a découvert le grec 1

De Senectute, II, 4. Id., V, 15. 3 Id., VI, 17. Cette liste est un exemple du plan très élaboré et serré du Traité. 4 Id., VI. 2

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sur le tard et Socrate pris des leçons de lyre, les deux exemples devenus classiques dans l’Antiquité, après la référence à Solon apprenant quotidiennement en vieillissant1. Plus loin seront repris, à propos de la vigueur, les arguments anciens sur la valeur de la transmission, sur le bon usage de la jeunesse en vue d’une vieillesse réussie2, sur l’attribution de la faiblesse à la santé et non à la vieillesse et sur le régime à suivre pour une heureuse fin de vie, tant pour le corps que pour l’âme. La vieillesse doit se « défendre elle-même, n’aliéner à personne son indépendance » et conserver « un peu d’adolescence ». Il y faut une stratégie de la résistance, il faut « lutter contre la vieillesse comme contre la maladie » et « racheter les inconvénients de la vieillesse à force de soins »3. Pour ce qui est des plaisirs, dont l’âge institue peu à peu la privation, ils donnent lieu à un éloge de l’absence de regrets, de la maîtrise des désirs et du recours à l’agrément procuré par la modération4. D’autre part, « il n’est rien de plus doux qu’une vieillesse pleine de loisirs », vouée au savoir, à la réflexion et à la recherche de la vérité5. La « vie du sage », notion devenue universelle dans l’Antiquité tardive, est évoquée à partir des plaisirs de l’agriculture et de la vie champêtre : rien ne vaut « un champ bien cultivé » et « loin d’en interdire la jouissance, la vieillesse y invite et y attire »6. La vieillesse a par ailleurs ses atouts spécifiques : « on recueille le prestige comme le fruit de sa fin », et dans ce même mouvement se trouvent réfutés les reproches traditionnels faits à l’âge – notamment au théâtre – de rendre « chagrin, soucieux, irascible, difficile, avare »7. 1

Id., VIII, 26. Cf. sur ces deux points IX, 29 (« l’adolescence voluptueuse transmet à la vieillesse un corps épuisé »). Voir aussi plus loin, X et XI, 34, une argumentation presque fallacieuse. 3 Id., XI, 35-38. Le programme de vie comporte exercices modérés et nourriture et boissons « pour refaire ses forces sans les écraser ». 4 Id., XII, 39-44. 5 Id., XIV, 50. 6 Id., XV, 51-60. 7 Id., XVII, 61-66. 2

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Des thèmes platoniciens et stoïciens convergent ici1, surtout dans l’analyse finale de « l’approche de la mort », si dramatique lorsque toute une vie n’a pas permis de la penser. « Qui serait assez fou, même en pleine adolescence, pour être assuré de vivre jusqu’au soir ? » : l’argument a été souvent utilisé, selon lequel si le grand âge est associé à la mort, tous les autres âges en sont proches aussi d’une certaine façon. Et Cicéron insiste, à la limite du sophisme : « les adolescents sont plus facilement malades […] et plus péniblement soignés, aussi arrivent-ils en petit nombre à la vieillesse »2. La réflexion s’éloigne pourtant quelque peu du terrain rhétorique pour se transformer en une interrogation autour des notions qui se révèleront être les clés de toute éthique de l’âge, la nature, la vie et le temps3. Vers une éthique de l’âge : la nature, la vie, le temps Vieillir n’est pas seulement avoir encore du temps, c’est aussi et peut-être surtout avoir eu du temps : paradoxale supériorité sur la jeunesse, puisque ce que l’autre [le plus jeune] espère [le vieillard] lui, l’a déjà obtenu ». La condition temporelle des hommes est contenue dans cette triple impossibilité : « le temps passé ne revient jamais, l’avenir est inconnu » et il faut « se contenter du temps qui reste »4. La quantité de temps est sans importance : « une courte existence est assez longue pour mener une vie bonne » et la vieillesse « n’a pas de terme fixe » : ce terme, c’est « peut-être aujourd’hui même »5. Le décret de la nature décide de la santé, de la maladie et de la mort et de leur entrecroisement qu’on appelle la vieillesse, définie comme « la 1

Peu avant la fin du texte, Cicéron qualifie les épicuriens de « pauvres petits philosophes » (XXII, 85), mais l’épicurisme est bien présent dans plusieurs parties du traité. 2 Id., XIX, 67. 3 La notion de nature sert depuis Hippocrate à séparer par une ligne de partage la vieillesse de la maladie : la première est un processus naturel (kata phusin), la seconde est contre-nature (para phusin). 4 Id., XIX, 69. 5 Id., XIX, 70-72 et- 74.

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scène finale dans le drame de la vie »1. L’idée de drame n’intervient donc qu’en tout dernier lieu, et le dialogue est volontairement apaisant et rassurant, contrastant en tout cas avec le pessimisme si marqué des Grecs – parce que Cicéron admet sans hésitation l’idée d’immortalité de l’âme héritée de Platon. Sans doute dresse-t-il, dans la situation dramatique qu’il vit au plan personnel, un état des lieux de la question du grand âge qui ne va plus tarder pour lui2, et sans doute veut-il aussi se rassurer lui-même. Autant qu’une analyse récapitulative et méthodique à la veille de l’ère chrétienne, le De Senectute est une sorte de consolation au sens antique3 en même temps qu’une étude, à la fois académique et intimiste, organisée pour cet usage. Le grand âge y est posé comme une période qui n’écarte pas la possibilité d’un sort heureux -– incertain du reste à tout moment de la vie. Souvent les arguments de Cicéron tiennent autant de la dévaluation de la jeunesse ou de la maturité que de la réévaluation du grand âge. Dans la vieillesse, le bonheur doit toutefois être conquis par des engagements et des occupations, par la recherche de plaisirs intellectuels et des activités d’ouverture au monde, par la poursuite à la fois de « l’autarcie et de l’ataraxie »4, donc par une constante affirmation de soi. Et c’est de la fonction de réflexion, de retour sur l’existence et de « retournement » sur soi-même exercée par la philosophie que naît dans l’Antiquité tardive une philosophie du vieillissement qui va s’identifier à la philosophie tout entière, la partie devenant d’une certaine façon le tout, ou le tout se concentrant dans la partie : parce qu’elle souligne la 1

Id., XXIII, 85. Cicéron a vécu avant - 44, date de l’ouvrage, le suicide de Caton d’Utique et la mort inexpliquée de sa fille Tullia. Il souffre aussi d’être désormais à l’écart des affaires et de la politique. 3 La consolation a été créée par les philosophes grecs et en particulier par les stoïciens pour valoriser la dignité de l'homme dans l'infortune. Elle a eu un écho important dans la littérature romaine à la fin de la République, grâce à Cicéron auteur des Tusculanes et du texte perdu Consolatio suite à la mort de sa fille bienaimée Tullia. Sénèque a écrit une Consolation à Marcia et Plutarque une Consolation à sa femme Timoxène au sujet de la mort de leur fille. 4 J.-P. Resweber, art. cit., p. 15. 2

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précarité et la finitude que la jeunesse et la maturité nous font souvent oublier, parce qu’elle nous fait rechercher la stabilité dont le déclin nous prive et fait renaître en nous le désir, parce qu’elle nous impose sur le mode du vécu la prise de conscience aigüe du caractère passager de toutes choses, la vieillesse en appelle à la philosophie comme interrogation non seulement sur l’âge ultime, mais sur l’existence elle-même et comme éthique de la nature, de la vie et du temps. La nature, d’abord, dont la connaissance est nécessaire absolument pour bien vivre : « Quelle est la nature du tout, quelle est la mienne (...) ? », dit laconiquement Marc-Aurèle1. Je dois me représenter l’ordre des choses pour distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas – car vouloir ce qui dépend de moi rend ma volonté et ma puissance infinies. Il ne dépend pas de moi de vieillir ou non, mais en me voulant tel que je suis et en consentant au monde, il dépend de moi d’y être encore heureux et sage, éclairé et digne. « Tu ne comprendras ce que tu es tenu de faire ou d’évi-ter que le jour où tu auras appris ce que te commande ta nature»2 : Sénèque dit de cette façon à Lucilius le lien entre la nature, y compris celle de l’homme, l’action qui s’y conforme, et ce que doit être le souci de soi véritable, tel qu’il est inscrit au centre du connais-toi toi-même delphique3. La vie, d’autre part, est le champ d’exercice de la vertu et la vertu est un art de la vie : seul le sage atteint la vertu parfaite, seul il est libre, seul il est juge, orateur, économiste, gouvernant, seul il possède cet art de la vie que le citoyen de la cité réelle doit chercher si longtemps qu’il n’a pas trop de la vieillesse pour s’en approcher, pour « tenir son rang d’homme » et « vivre 1

Marc-Aurèle, Pensées, II. Il s’agit de la nature universelle souvent invoquée (tôn olôn phusis) par exemple II, 11. 2 Sénèque, Lettres à Lucilius, 121, 3. Nous nous référerons, sauf indication contraire, à l’édition de Paul Veyne, Robert Laffont, Paris, 1993. Voir aussi Marc-Aurèle, Pensées, X, 2 : « observe ce qu’exige ta nature, en tant que tu es simplement gouverné par la nature […] Ensuite, observe ce qu’exige ta nature en tant qu’être vivant, et accepte-le intégralement ». 3 Gnothi séauton est, d’après le Charmide de Platon, le plus ancien des trois préceptes gravés à l'entrée du temple de Delphes.

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avec les dieux » pendant « l’intervalle bref et infinitésimal qui nous a été assigné », cette minuscule partie de la durée à travers laquelle nous participons au tout1. La temporalité sera ainsi au cœur de l’ars vitae, puisque celui-ci consiste à savoir « user du présent », c’est-à-dire savoir se satisfaire « de sa condition présente et se réjouir de tout ce qui arrive présentement »2. Il ne s’agit de rien d’autre que de résister héroïquement à la tentation, bien connue dans la vieillesse, de chercher refuge dans le passé, qui n’est plus qu’un « abîme infini », et dans un futur où, plus que jamais, « tout s’évanouit » et où rien ne sera jamais donné3. C’est dans cet intervalle qu’il faut savoir s’occuper de soi dans la vieillesse, âge par excellence où vient prendre son sens le précepte de Musonius Rufus, le maître dont Épictète fréquentait les leçons : « ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse »4. Sénèque recommande5 de renoncer à ses autres occupations, de se rendre libre pour se former soi-même et il n’est pas douteux que les conditions qui sont généralement celles du grand âge s’y prêtent particulièrement. De fait, MarcAurèle le confirme de façon indirecte en mentionnant l’urgence de ce retour à soi : « Ne vagabonde plus […] Hâte-toi donc, viens-toi en aide si tu te souviens de toi-même, tant que c’est encore possible »6. Et Épictète définit l’homme comme « l’être 1

Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, Paris, 1998, p. 73. La formule de Marc-Aurèle est extraite des Pensées, V, 24. V. Goldschmidt montre que le temps, qui n’a dans le stoïcisme qu’une « moindre existence » et qui n’est qu’un chapitre de la Physique, finit par prendre une place centrale dans le système. Dans la problématique de la vieillesse, elle souligne l’importance de l’être dans le temps. 2 Marc-Aurèle, Pensées, IV, 26, 5 et X, 1, 3 3 Id., IV, 50, « Regarde derrière toi l’abîme du temps et cet autre infini devant toi » (et 51 : « cours toujours au plus court ») ainsi que V, 23 : « comment ne serait-il pas fou l’homme qui en ce milieu s’enfle et se crispe ou se lamente comme si quelque chose lui avait causé un trouble pendant une durée appréciable, et même considérable ». 4 Cette formule de Musonius Rufus (30-101) est citée par Plutarque dans son traité De ira, 453 d. 5 Sénèque, De la brièveté de la vie, 24, 1, Lettres à Lucilius, I, 17, 75, etc. 6 Marc-Aurèle, Pensées, III, 14.

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qui a été confié au souci de soi »1 – la vieillesse apparaissant dès lors comme l’âge où coïncident, par rapport à l’éducation de soi, le besoin de la recevoir et la ressource suffisante pour la dispenser2.

« Jusqu’où voulons-nous vivre ? » Lecture de Sénèque Sénèque confirme dans un premier temps la dimension de produit de la nature, si on peut dire, de la vieillesse, à partir de convictions qui résultent au moins en partie d’intérêts politiques et personnels que lui aurait permis de défendre un stoïcisme que pour cette raison il aurait, a-t-on souvent dit, infléchi ou affadi. Romain richissime, exilé par Claude, tombé en disgrâce auprès de Messaline, revenu ensuite à la cour de Claude et d’Agrippine sa seconde épouse, précepteur de Néron, mort en s’ouvrant les veines sur ordre de ce même Néron, Sénèque a eu une étrange « vie philosophique » qui ne s’est même pas achevée par une retraite, celle-ci lui ayant été refusée par Néron en 62. Otage du pouvoir et prisonnier de ses obligations, il était tenu notamment de défendre l’institution sénatoriale et le pou1 La formule est de M. Foucault dans Le Souci de soi, op. cit., p. 1010. Le soin est une notion complexe qui va du médical au pédagogique : « une école philosophique est un cabinet médical (iatreion) » dit Epictète (III, 23, 36). Par ailleurs, note M. Foucault, les destinataires des conseils ne sont plus comme au temps de Socrate des « jeunes gens ». Ainsi, Lucilius n’avait que quelques années de moins que Sénèque alors sexagénaire. Sur la pédagogie et la formation pédagogique chez Epictète, voir l’introduction de J. Souilhé au volume I des Entretiens, Les Belles Lettres, Paris, 1948, notamment pp. XXXIII-LVII. 2 En d’autres termes, il s’agit de l’équilibre fragile et précieux qu’on appelle maturité. Cf. sur cette question les analyses d’E. Deschavanne et P.-H. Tavoillot, Philosophie des âges de la vie, Grasset et Fasquelle, Paris, 2007, notamment sur la déconstruction des âges (pp. 277-254) et l’idée d’une « dérégulation des âges de la vie ». La vieillesse est l’état où on déchoit de l’âge adulte (S. de Beauvoir), donc un temps de régression, mais l’âge adulte lui-même, en tant qu’il est « accomplissement de l’existence inauthentique », apparaît déjà comme une négativité (pp. 223-224). La philosophie antique avait sur plusieurs plans remis en question la « hiérarchie » des âges, le stoïcisme romain ayant même déjà conçu l’âge avancé comme en partie libéré du « seuil des âges » (pp. 251 et 252).

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voir du Sénat, ainsi que la place de la vieillesse dans la cité, ce qui trouvait une justification théorique dans le stoïcisme qu’il professait : la vieillesse étant conforme à la nature, il faut l’accepter pour soi-même et lui faire bon accueil chez autrui. Une des premières et des plus belles Lettres à Lucilius décrit à la fois la découverte du vieillissement (« De quelque côté que je me tourne, ce que je vois me convainc de ma vieillesse ») et la valeur de l’âge avancé, même en tant qu’il met un terme aux avantages de la jeunesse (« ce que les plaisirs réservent de plus exquis ils le réservent pour la minute où ils s’achèvent »). L’unité de compte de l’existence, si on peut dire, étant le jour, et le jour, comme disait Héraclite pieusement cité, « étant égal à un autre jour », chaque jour peut être le dernier sans perdre de son attrait et l’ensemble des jours forme, conformément au décret de la nature, « la carrière qu’assigne à chacun la fortune »1. Les jours accordés par le sort ne sont pas d’une autre qualité ou d’une autre densité que les jours qui pourraient être refusés, dans ce monde essentiellement neutre de l’existence humaine où tout se vaut – la vieillesse « que j’estime être chose à ne pas convoiter et à ne pas refuser non plus », dit aussi Sénèque2. Et « qu’importe, au reste, qu’on sorte plus ou moins vite d’où il faudra toujours sortir ? ». Ici intervient la distinction fondamentale entre « vivre longtemps, qui est l’affaire du destin », et « vivre pleinement, qui est l’affaire de l’âme : la vie est longue si elle est remplie »3. En ce sens, le temps de la vie tout à la fois dépend et ne dépend pas de moi. D’un côté, il relève des « choses extérieures », d’un autre côté il est ce que j’en fais, existant si « je gouverne », et n’existant pas si je me laisse gouverner et que je ne suis qu’un simple 1 Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 12. Le jour comme unité préfigure sans doute en partie le « présent » chez Marc-Aurèle, mais la lettre 12 montre la permanence des arguments utilisés déjà par Cicéron au siècle précédent. S. de Beauvoir a rapproché (op. cit., p. 150) les éloges de la vieillesse de Solon, Platon, Cicéron et Sénèque comme étant des discours de privilégiés sans cesse répétés comme s’ils étaient des vérités. 2 Id., 58, 32. 3 Id., 93, 1.

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passager »1. Méditer sur le vieillir c’est engager une philosophie du temps mais aussi de son usage, donc une éthique de la longévité. Il ne s’agit pas, dit en substance Sénèque, se démarquant des appels à une retraite active qui n’ont pas manqué pendant toute l’Antiquité, surtout romaine2, de se maintenir longtemps dans les affaires (negotium) : le seul « bien qui soit durable est celui de l’âme » et il ne faut pas vouloir « les mêmes choses à tout âge »3. Paradoxalement, ce n’est donc pas l’âge qui fait la vieillesse, mais la vieillesse qui fait l’âge, car la véritable question est « en fin de compte, jusqu’où voulons-nous vivre ? »4. Le temps dont parle ici Sénèque est celui des stoïciens, ce temps infime de notre existence, une chose « qui quelque développement qu’on lui donne reste toujours si voisine du néant ». En effet, toute notre vie « n’est même pas un point, rapportée à l’immensité du temps », de sorte que « nous n’avons qu’une seule façon de vivre beaucoup, et c’est de dire : assez de cette existence »5. Toutes les vies ont la même fin et le moment de la fin est peu de chose par rapport à cette identité de terme, car « toute chose n’a de but que sa dernière heure »6. Pourtant, Sénèque ne s’en tient pas à cette vue tragique du temps stoïcien et il la dépasse à la fois par une analyse de la dynamique du temps 1

Id., 93, 7 Il juge comme étant d’une extrême bassesse l’idée de Plutarque de faire des affaires dans le grand âge et plus généralement de « se préparer à vivre quand on est vieux ». 3 Id., 27, 2. 4 Elle est posée ainsi dans la lettre 93 déjà citée (§ 9) et dans le traité La brièveté de la vie. 5 Sénèque, Consolation à Marcia, XXI, 1-3. Voir aussi plus loin, § 6 : « les années qui allongent la jeunesse raccourcissent d’autant la vie ». On sait que Sénèque soutient le droit au suicide lorsque la vieillesse, qui peut être la meilleure et la pire des choses, fait « croupir dans les langueurs d’une existence qui ne fait d’elle-même nul usage ». Elle doit être prolongée dans le cas où elle nous « maintient tout entiers » mais elle ne doit pas l’être pas si elle nous « abat morceau par morceau ».Dans cette hypothèse, « l’abandon d’un peu de notre vie n’est pas plus cruel que l’abandon du droit d’y mettre fin », Lettres à Lucilius, 58, 34-36. 6 Cf. par exemple Sénèque, Consolation à Polybe, XI, 4. 2

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de la vie et par une permanente inquiétude sur son bon usage. L’existence n’est pas linéaire, elle est une déclivité : la lettre 49 détaille la divisibilité du temps et la terrible relativité de l’hier et du demain dans le texte bien connu « qu’est-ce qui n’est pas d’hier, quand on repasse ses souvenirs ? » Car tout notre passé « tombe dans un abîme », et lui qui semblait si long « devient bref », alors que le futur qui est sans limites nous donne l’illusion d’avoir devant nous « un siège à soutenir », une « tâche immense » qui doit nous faire renoncer aux « billevesées »1. Le temps de la vie n’est pas homogène, il a mille manières différentes de passer, parfois même sans que je le voie : « j’étais en vue de la vieillesse et maintenant j’ai peur d’avoir la vieillesse derrière moi ». Vieillir est un « ralentissement et non un épuisement »2, mais parfois le ralentissement épuise et l’épuisement ralentit. D’autre part, avoir le temps nous fait ajourner ce que nous avons à faire, nous fait tarder. Au contraire, il faudrait se saisir de ce temps, mais « si tu t’en saisis, il fuit » et « quand tu l’auras [encore] saisi, il fuira malgré tout », de sorte qu’il faut sans cesse « lutter de vitesse »3. L’exigence première d’une éthique de la longévité est de tenter de vivre en sachant comment et pourquoi. On voit « tellement de grands hommes [qui] ont franchi tous les obstacles, renoncé aux richesses, aux emplois, aux plaisirs, et travaillé uniquement pour savoir vivre : et pourtant, plusieurs ont avoué en mourant qu’ils ne le savaient pas encore »4. Ceux-là ont mal usé du temps, ils ont commis envers lui une des trois erreurs, et peut-être les trois, dont nous nous rendons si souvent coupables, « oublier le passé, négliger le présent, craindre l’avenir »5. De façon générale, les maux de la vieillesse sont de mauvais usages 1

Sénèque, Lettres à Lucilius, 49, 2-9. Id., 26, 1. 3 Sénèque, La Brièveté de la vie, IX. 4 Id., VII, 4. 5 Id., XVI, 1. Voir aussitôt après, XVI, 2 à 5 et XVII, les méfaits de l’oisiveté et les paradoxes de la longueur et de la brièveté du temps selon la nature du « délai », attente, espérance, crainte, etc., et XX, 5-6, la vanité des « préparatifs d’après vie ». 2

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du temps, des dyschronies1 : l’âge nous voit ainsi « surpris et désarmés » comme si nous affrontions la vieillesse d’un « esprit encore puéril »2. Il s’agit donc de comprendre que le « temps a un prix » et qu’il ne faut pas le laisser perdre, puisque « nous mourrons un peu chaque jour ». Or « la plus grande partie de la vie se passe à mal faire, une grande part à ne rien faire, et la totalité de la vie à faire autre chose que ce qu’il faudrait »3 – tel est le tout premier avertissement, en tête des Lettres à Lucilius. C’est de l’examen de soi qu’il nous faut partir, revenant à ce que nous avons fait, un peu comme Sénèque expose ce qu’en toute liberté il a fait « d’une journée tout entière à lui » et à laquelle « personne n’a rien dérobé »4. La philosophie est dans cette présence à soi et au monde qui est l’affaire de chaque instant quel que soit l’âge, mais dont la vieillesse est le grand révélateur, car il ne s’agit pas simplement d’étudier et d’apprendre ou d’avoir appris comme le ferait un enfant à l’école. Il s’agit de trouver « désormais en soi-même son point d’appui » et non dans les connaissances empruntées ou les citations apprises : « honte au vieillard, à l’homme arrivé en vue de la vieillesse, dont toute la sagesse ne tient qu’à son calepin. Que ce soit lui qui parle et non sa mémoire5 ». Sagesse, 1

Le terme est employé dans G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages Poche, Payot, Paris, 2008, p. 10 (traduction de M. Rovere). Plusieurs aspects de cette méditation éclairent aussi la question de la contemporanéité à soi-même, qui est essentielle au grand âge. 2 Sénèque, La Brièveté de la vie, IX. 3 Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 1. Sur le bon emploi du temps et particulièrement sur l’action dans la vieillesse, voir le débat instauré par le traité De otio, L’oisiveté, dès I, 4. On peut être conforme aux principes stoïciens en vivant à l’abri, y compris dans la jeunesse, « avant toute expérience », mais il s’agit d’une oisiveté « librement choisie » et non « de résignation ». 4 Id., 83, 3. Sur cet examen, cf. M. Foucault, Le souci de soi, op. cit., p. 1024. 5 Id., 33, 6. Les Lettres à Lucilius contiennent beaucoup d’analyses importantes pouvant constituer une sorte de manuel quotidien de la vieillesse, par exemple les lettres 12, 24 (sur l’utilisation du temps qui reste), 26 (éloge de la vieillesse), 30 (calme et fermeté dans l’attente de la mort), 33 (les maximes des philosophes), 49 (les futilités de la vie), 54 (la temporalité de la maladie), 55, 58, 61 (Sénèque se prépare à la mort), 67, 70 (le suicide), 72, 78, 83, 93, ( la valeur relative de la durée), etc.

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ou recherche de la sagesse, et souci de conservation physique se trouvent associés dans l’idéal d’une vieillesse qui se mérite, dont Platon est pour Sénèque l’exemple parfait. « Il s’est prolongé jusqu’à la vieillesse par une exacte hygiène » et outre sa solide constitution et l’exercice de la philosophie, « l’exactitude de son régime »1 lui a permis d’atteindre le grand âge puis de mourir très précisément « à la date de son jour natal », à quatrevingt-un ans révolus, un âge symbolique selon la tradition, puisqu’il est le carré de 92.

« Vouloir enfin tout ce qu’on a ». Lecture d’Épictète Quoi qu’il en soit, apprendre à « trouver en soi-même son point d’appui » est devenu le centre de l’ars vitae du dernier âge, la finalité d’un temps qui, à travers l’inévitable et désastreux déclin décidé par la nature, est un accomplissement et un indispensable accès à une sorte de totalisation de soi créatrice. La vieillesse, en ce sens, n’est pas seulement une épreuve, mais l’épreuve même à laquelle toute la vie d’une certaine façon nous expose – et à laquelle la philosophie nous prépare : « qu’est-ce donc que philosopher », va demander Épictète, « n’est-ce pas se préparer à faire face aux évènements ? ». À chaque instant de la vie, « à chaque épreuve qui se présente », il faut se dire : « c’est pour cela que je m’entraînais, c’est à cela que je m’exerçais »3. L’âge extrême, celui qui s’approche de plus en plus du moment « où l’âme est déliée du corps », est celui où grâce à la philosophie on aura à « sauvegarder son principe directeur » et non pas des « choses extérieures », comme « son mauvais vin, sa petite réserve d’huile, ou son pauvre corps », dont il faut s’occuper, en 1 Sur les remarques de Platon sur « le régime sain et malsain » et l’importance qu’il accorde aux questions diététiques. cf. J. Lombard, Platon et la médecine, le corps affaibli et l’âme attristée, L’Harmattan, Paris, 1999, notamment pp. 76-80. 2 Id., 58, 30-31. Cf. l’ouvrage du grammairien Censorin (238), De Die natali (Du jour natal), trad. G. Rocca-Serra, Vrin, Paris, 1980. 3 Épictète, Entretiens, III, 10, 6-7. Cette sauvegarde est explicitement le rôle de l’activité philosophique.

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effet, mais « en restant dans les limites du raisonnable ». Ce texte du livre III1 trace une délimitation essentielle entre ce qui fait partie de la vie (par exemple la fièvre, quand on est malade, est une situation qui doit être vécue comme en accord avec la nature) et ce qui n’en fait pas partie, comme « la promenade, la navigation ou le voyage », si agréables qu’ils puissent être2. Cette capacité philosophique n’est naturellement pas la possession d’un savoir ou d’une compétence en quelque sorte technique, acquise par l’étude appliquée et savante3. Elle fait partie de ce qu’on est soi-même devenu grâce à l’exercice, à la transformation de soi qui s’est opérée, dont on voit comment elle survient à la lecture, d’une « efficacité immédiate », des Entretiens d’Épictète, ce texte magnifique où la philosophie, tout en étant un enseignement d’école, apparaît pourtant si complètement « déscolarisée ». Aucun philosophe, a-t-on dit d’Épictète, « n’a été aussi absolument réduit à lui-même, aussi nu, aussi ramené à sa pure humanité »4 : il a laissé en héritage ce dont le grand âge a le plus grand besoin, l’expérience de la liberté absolue par la force du jugement et les vertus héroïques de grandeur d’âme, de volonté et de courage. Le platonisme ou le socratisme se trouve là d’une certaine façon reconduit et porté à ses limites dans le champ moral. Nombreuses sont les thèses communes aux Entretiens et aux Dialogues : la vie en tant que campagne militaire5, la mort en tant que séparation de l’âme et du corps6, l’âme seul véritable objet de souci et infiniment plus précieuse 1

Id., 11-17. On peut voir se dessiner là prophétiquement l’impasse que constitue la notion, pourtant devenue courante dans les politiques du troisième âge, d’activité occupationnelle. 3 Cf. Entretiens, I, 4, 22 (sur « s’approprier ce qu’il y a dans les livres »). 4 Alain Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome de -130 à 250 » in Histoire de la philosophie 1, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1969, p. 852. Cf. aussi, dans cette note synthétique, l’exposé de la théorie des représentations et de la notion de liberté comme consentement à ce que les choses soient ce qu’elles sont, favorisant une morale de l’acceptation et éliminant la notion de mal : « mourir n’est pas un mal, mourir est mourir » (pp. 855-6). 5 Platon, Apologie, 28 c-e, et Entretiens, I, 9, III, 13, 24 et 36, etc. 6 Platon, Phédon, 64 c et Entretiens, III, 10 et 22, etc. 2

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que le corps1, le corps source de tous les malheurs2, le sage est à l’abri du désir3, l’essentiel est de bien vivre et non de vivre4. Épictète a utilisé directement sa lecture de l’Apologie, du Criton et du Phédon surtout, pour représenter Socrate en sage stoïcien, dont le rapproche, il est vrai, un même amour du logos5. La question de l’âge ultime est présente à plusieurs niveaux dans les Entretiens6. D’abord dans les fondamentaux du livre I, avec le corps qui n’est pas à nous, qui est « de l’argile pétrie », la thèse majeure qu’il nous faut « organiser au mieux ce qui dépend de nous », l’idée de la liberté infinie avec « la faculté de choix exempte d’empêchements, de contraintes, d’entraves » et l’analyse de la vieillesse comme une difficulté qui « révèle les hommes », enfin l’expérience originale de la perte de ce qu’on ne possédait pas – ce dont la découverte génère de l’anxiété7. De ces conditions découlent les étapes d’une nécessaire préparation : il faut « être préparés à avoir des désirs et des aversions exempts d’empêchements et à l’abri des évènements », se préparer toute la vie, comme Socrate dit pour son procès avoir toujours préservé auparavant ce qui dépendait de lui. Et il faut être éduqué à temps pour affronter ce qui arrive. Il faut se préparer assez tôt pour de ne pas laisser s’installer une inattention8. 1

Platon, Gorgias, 512 a, Protagoras, 313 a, Alcibiade, 127 e-129 a, Phédon 65 a, 81 c et 82 e, et Entretiens, I, 1, 3 et 9, II, 12, III, 1 et 7, etc. 2 Platon, Phédon, 66 a-d et Entretiens, I, 9, 19, 22, 25,28, II, 2, 13, III, 23, etc. 3 Platon, Phédon, 64 d-e, 82 c-84 b et Entretiens, I, 4, 25, II, 2, III, 24, IV, 1, 3, 4, 7, 13, etc. 4 Platon, Criton, 48 b, Gorgias, 512 e, et Entretiens, I, 4, etc. 5 Sur la relation entre stoïcisme et platonisme, cf. l’étude d’Armand Jagu, Epictète et Platon, Vrin, Paris, 1946. Sur la place d’Epictète dans l’histoire de la philosophie, on notera que celui-ci est mentionné par Descartes dans la IIIème partie du Discours de la méthode (« le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire à l’empire de la fortune et, malgré les douleurs de la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux »). Epictète est cité aussi par Pascal (Entretien avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne) et il est particulièrement visé lorsque Kant parle des stoïciens. 6 Cahier d’exercices et guide, le Manuel d’Epictète peut être lu, d’une manière analogue, en tant que moyen d’apprentissage de la liberté et de la destinée. 7 Entretiens, I, 1, 11 et I, 17, 23-24, I, 24, 1, et 14, et sur l’anxiété II, 13. 8 Id., I, 1,31-32, II, 2, 8, II, 21, 9-10, IV, 12, 1-3

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Dans un dernier temps de la réflexion sont abordées les fins que doit viser une éthique de la longévité : elles relèvent de la « conscience réfléchie », qui nous distingue de l’animalité, de ses besoins et de ses désirs1. Le dieu a « introduit l’homme dans le monde pour qu’il le contemple, lui et ses œuvres » et il ne faut pas « mourir sans avoir contemplé tout cela »2. L’âge qui avance annonce la dernière occasion d’être homme, « d’ajuster notre volonté aux évènements de telle manière qu’aucun d’eux n’arrive contre notre gré » et de savoir ce que nous avons fait de notre vie3. C’est le temps de n’être plus que soi-même, après avoir « chassé les tyrans » qui auraient pu détruire la citadelle, et surtout c’est le temps de « vouloir enfin tout ce qu’on a »4. La dimension régressive du vieillir est aussi prise en compte en tant que telle. La description de « l’homme isolé », au livre III des Entretiens, avec « la condition de l’homme privé de secours », modélisent des situations auxquelles la vieillesse, par beaucoup de points, se rattache. Là encore, une préparation est utile : « exerce-toi quelquefois à vivre comme un malade »5. Il faut aussi apprendre à se retirer, à « renoncer à la fête », à cesser « d’être insatiable : pourquoi obstruer le monde ? »6. Même si l’horizon est sombre, il faut, comme le faisait Socrate, « lancer la balle avec grâce », continuer la partie de la vie comme s’il s’agissait d’une balle à lancer7 – et ne pas interrompre le jeu : « Hommes, attendez le dieu. Lorsqu’il vous fera signe, alors, puisque vous serez affranchis, allez vers lui ; pour le moment, supportez d’habiter la place qui vous est assignée8 ». Aussi bien 1

La ligne qui sépare l’humanité de l’animalité est évoquée avec insistance par Epictète, par exemple à propos de l’hygiène du corps et de la toilette. Cf. les Entretiens, IV, 11, 11-12 : « la nature nous dit : lave-toi les dents […], pour être un homme et non une bête sauvage ou un pourceau ». 2 Id., I, 6, 12-22. 3 Id., II, 14, 7, II, 18, 1-7 4 Id., IV, I1, 86-87. 5 Id., III, 13, 1, 2, et 21. On peut aussi tirer avantage de la maladie : III, 20, 4. 6 Id., IV, 1, 103-106. Diogène et Socrate sont cités comme modèles d’hommes libres. 7 Id., II, 5, 20. 8 Id., I, 9, 16.

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« examiner et assurer les règles, c’est cela philosopher »1. La morale de l’âge ultime est que la construction de soi-même ne finit jamais. Vieillir, malgré l’apparence, n’est pas un répit, et c’est au contraire sur l’idée d’urgence que s’achèveront, comme le cours de la vie lui-même, les Entretiens, avec cette mise en garde qui peut ressembler, si on n’y prend garde, à un simple conseil de méthode : « lorsque tu relâches un peu ton attention, ne te figure pas que tu la reprendras quand tu voudras »2.

« Il faut donc se hâter ». Lecture de Marc-Aurèle Comme dans la vie, et surtout dans la vie tardive, cette dimension d’urgence ne va plus cesser de grandir. Elle va être transmise par Épictète l’esclave-philosophe à Marc-Aurèle l’empereur stoïcien, qui mettra la temporalité au centre de cette citadelle intérieure, haut lieu d’un immense champ de vision et d’une base d’opérations permettant d’agir au loin, qu’il installée au fil de ses Pensées3. Ce texte, d’une altitude admirable par l’équilibre qu’il maintient entre la sérénité et la puissance, est animé d’une constante inquiétude du temps. L’existence tardive est manifestement au cœur du saisissant début du livre III : « Il ne faut pas seulement tenir compte de ce que la vie dépense chaque jour et que la part restante décroît à mesure. Il faut encore tenir compte de ceci4 … » : arrive alors la 1

Id., II, 11, 24. Id., IV, 12, 1. Il existe en effet des facteurs handicapants inhérents à la vieillesse, même si elle peut sembler par moments une « époque exquise où on glisse sur la pente des années » (Sénèque, Lettres à Lucilius, 12) et si elle voit « l’épanouissement de l’âme, qui n’a plus un grand commerce avec le corps » (id., 20) : il y a tant de pertes subies dans l’âge avancé que « la brièveté de la vie est le plus grand bienfait de la nature », disait Pline l’Ancien, reprenant le thème du temps dévastateur d’Ovide et annonçant celui de Juvénal. 3 Cf. Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc-Aurèle, Fayard, Paris, 1997. Cette étude montre bien, sous plusieurs angles, le lien entre Epictète et Marc-Aurèle, qui a reçu les notes de cours de Rusticus. Toute la pensée du IIème siècle est dominée par Epictète que Marc-Aurèle a repris et prolongé (p. 99- 128) puis en quelque façon dépasse (p. 173 et au-delà). 4 Marc-Aurèle, Pensées, III, 1. 2

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poursuite éperdue d’un temps plein de risques dont on pourrait perdre le contrôle si la vie dure plus longtemps que les moyens de la comprendre. À un homme âgé, restera-t-il assez de temps, « si sa raison commence à défaillir », pour tenter d’accéder à la connaissance des « choses divines et humaines » ? Ce ne sont pas « les fonctions de respirer, de se nourrir, d’imaginer et d’agir instinctivement qui manqueront » mais « l’usage de soimême, la connaissance des devoirs et la décision sur cette question : faut-il quitter la vie ? ». En effet, « tout ce qui exige une pensée bien exercée, voilà ce qui s’éteint d’abord ». La tragique fragilité du vieillir est dans cette course contre le temps qui se complique de plus en plus de son propre essoufflement1 : « il faut donc se hâter2, non seulement parce qu’on se rapproche de la mort à chaque instant, mais parce qu’on perd avant de mourir la capacité de concevoir les choses et d’y prêter attention »3. L’éthique de la longévité prend place dans une temporalité étroite qui est celle du présent. Elle s’inscrit parfaitement, en ce sens, dans la morale stoïcienne, qui refuse l’avenir en tant que lieu des passions et invite à se concentrer sur l’instant. « Applique-toi à faire ce que tu as sur les bras », disait Marc-Aurèle4, et il ajoutait : « accomplis chaque action comme si c’était la dernière » – il y a en somme une double contrainte du présent, le « présent, cet infiniment petit », puisque le reste, on connaît l’argument classique, « est déjà vécu ou bien est incertain »5. La vieillesse plus que tout autre âge encore a pour unique temps du salut celui de la libre initiative actuelle : « personne ne perd d’autre existence que celle qu’il vit et personne ne vit d’autre 1

En effet, cette course a lieu avec un potentiel réduit : il s’agit d’utiliser « la part de vie qui t’est laissée », précise le texte un peu plus loin (III, 4). 2 Le verbe grec épeigo comporte l’idée de s’élancer, de pourchasser avec célérité et ardeur (cf. P. Chantraine, op. cit., p. 340 : le substantif épeixis désigne l’urgence). 3 On a utilisé les traductions d’E. Bréhier dans Les Stoïciens, Gallimard, Paris, 1962, Bibl. de la Pléiade, ou d’A. I. Trannoy dans la collection G. Budé aux Belles Lettres. On retrouve ici l’attention qu’évoquait Epictète. 4 Pensées, II, 5. 5 Id., III, 10. Le texte ajoute : « Minime est donc l’instant que chacun vit, minime le coin où il vit » et « minime la plus longue gloire posthume ».

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existence que celle qu’il perd » – de ce fait, il n’y a pas de préparation au bien mourir, si ce n’est de bien faire ce qu’on est en train de faire1. La vieillesse est un pur et simple présent et le présent n’a pas d’âge. Ainsi la pensée antique a-t-elle tenté d’élucider le vieillir et de constituer un cadre conceptuel valant par-delà les variations de l’histoire et la mouvante multiplicité des cultures, et même à contre-courant des descriptions factuelles et du discours convenu. Elle l’a analysé comme une donnée existentielle, un vécu, au carrefour du rapport à soi, du rapport au temps et du rapport à l’être. À la fin de l’Antiquité, les invasions barbares et l’essor du christianisme vont modifier la plupart des conditions, socioéconomiques et idéologiques de la vieillesse : le monde barbare en acceptant la lutte des générations qui profite aux plus jeunes, et la religion chrétienne en faisant du dernier âge celui qui relève du devoir de charité et qui est voué à la recherche du salut2. Depuis, il appartient aux sciences humaines d’explorer le sort réservé par des majorités actives au monde minoritaire, improductif et handicapé des plus âgés. À la philosophie revient, à partir de ce précieux inventaire légué par la Grèce ancienne, l’examen du sens de la blanche vieillesse3, du coefficient d’adversité dont elle affecte la vie des hommes, de son statut de poste avancé de l’existence, de l’exil temporel dont elle est faite – et de ce qu’elle nous laisse entrevoir de ce que Sartre appelait « l’absurdité de toute attente »4.

1

Id., II, 14 et III, 10. Sur la question du présent, cf. V. Goldschmidt, op. cit., pp. 168-186. 2 Sur la fonction théologique originelle de l’hôpital et sa place dans la « généalogie de la machine à guérir », cf. J. Lombard et B. Vandewalle, Philosophie de l’hôpital, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 64 et suivantes. 3 Psaumes, I, 71, 18. Sur l’âge dans la théologie chrétienne, cf. l’article de J. Fantino « Parler des âges de la vie est-il pertinent en christianisme ? », in Le Portique, 21/2008. 4 J.-P. Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 593.

Bibliographie sélective I- Textes antiques Philosophie Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de J. Tricot, Vrin, Paris, 1990. Aristote, Politique, traduction de J. Tricot, Vrin, Paris, 1989. Aristote, Rhétorique, traduction de C.-E. Ruelle, LGF, Paris, 2001. Aristote, Petits traités d’histoire naturelle, traduction de PierreMarie Morel, GF-Flammarion, Paris, 2000. Cicéron, De la vieillesse (Caton l’Ancien), traduction de P. Wuilleumier, Les Belles Lettres, Paris, 2008. Épictète, Entretiens, Fragments et Sentences, traduction de R. Muller, Vrin, Paris, 2015, Manuel et Entretiens, traduction d’E. Bréhier in Les Stoïciens, Gallimard, Paris, 1962. Épicure, Lettres, maximes, sentences, traduction de J.-F. Balaudé, LGF, Paris, 1994. Marc-Aurèle, Pensées, traduction d’I. A. Trannoy, Les Belles Lettres, Paris, 1953, Pensées, in Les Stoïciens, traduction d’E. Bréhier, Gallimard, Paris, 1962, Écrits pour lui-même, traduction de P. Hadot, Les Belles Lettres, Paris, 2002. Platon, Œuvres complètes, traduction de Léon Robin, 2 vol., Gallimard, Paris, 1953. Autres traductions et présentations plus récentes chez GF-Flammarion et aux Belles Lettres. Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, édition de Paul Veyne, Robert Laffont, Paris, 1993. Médecine Hippocrate, Œuvres, collection des Universités de France, Les Belles Lettres, Paris (nouvelle édition du Corpus). Hippocrate, Œuvres complètes, 10 vol., édition d’Émile Littré, J.B. Baillère, Paris, 1839-1861.

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Hippocrate, La consultation, textes choisis et présentés par Armelle Debru, Hermann, Paris, 1986. Hippocrate, De l’art médical, introduction de D. Gourevitch, P. Pellegrin et M. Grmek, L.G.F., Paris, 1994. Hippocrate, L’Art de la médecine, traduction et présentation de Jacques Jouanna et Caroline Magdelaine, GF-Flammarion, Paris, 1999. II – Études et essais Jean Améry, Du vieillissement, Payot, Paris, 2009. Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Gallimard, Paris, 1970. Andrée Catrysse, Les Grecs et la vieillesse d’Homère à Épicure, L’Harmattan, Paris, 2003. Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, Philosophie des âges de la vie, Grasset et Fasquelle, Paris, 2007. Mirko Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, 1, Antiquité et Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1995. Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc-Aurèle, Fayard, Paris, 1997. Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Flammarion, Paris, 1974. Vladimir Jankélévitch, La mort, Flammarion, Paris, 1977. Jacques Jouanna, Hippocrate, Fayard, Paris, 1992. François Jullien, Les Transformations silencieuses, Grasset, Paris, 2009. Jean Lombard, Platon et la médecine, le corps affaibli et l’âme attristée, L’Harmattan, Paris, 1999. Jean Lombard, Éthique médicale et philosophie, l’apport de l’Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2009. Georges Minois, Histoire de la vieillesse, Fayard, Paris, 1987. Robert Redeker, Bienheureuse vieillesse, Éditions du Rocher, Monaco, 2015. Mario Sgalambro, Traité de l’âge, Payot, Paris, 2001.

Table I Avancer en âge. Paradoxes du devenir humain

7

II Le sommet, la perte, la limite. Anthropologie du vieillir

35

III La vie, la mort, le temps. Philosophie de l’âge ultime

69

IV De l’existence tardive. Éthique de la longévité

Bibliographie

93

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Philosophie aux éditions L’Harmattan

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Mpassi Alphée Clay Sorel

Le présent ouvrage se propose d’aller à la rencontre de l’herméneutique de Gadamer telle qu’elle s’articule dans Vérité et Méthode. Il s’attache, comme le

déclare l’auteur lui-même, à montrer que « la sécurité assurée par le recours à la méthodologie scientifique ne suffit pas à garantir la vérité ». En d’autres termes, la question centrale de cette analyse est de montrer les limites du concept de vérité et d’une herméneutique soumises à une norme ou à une méthode. (11.50 euros, 82 p.) ISBN : 978-2-343-09311-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-001377-5 Karl Raimund Popper une épistémologie sans visage et sans rivage (Volume 1) Critique(s), Controverse(s) et Confrontation(s) – Cahiers épistémo-logiques 4, 2016

Sous la direction de Marcel Nguimbi

Les contributeurs de cet ouvrage revisitent l’épistémologie sans sujet connaissant de Karl Raimund Popper. De nos jours, l’épistémologie de Popper est de plus en plus mésinterprétée. On lui donne plusieurs sens, même les plus contradictoires. L’épistémologie de Popper est finalement «sans visage», puisqu’elle parcourt la plupart des champs de la connaissance humaine, puis «sans rivage», car elle serait sans borne. La question qui se pose est celle de savoir si l’on peut aujourd’hui faire de l’épistémologie sans Karl Popper après Karl Popper. (31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-09485-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-001331-7 Nature et poétique en mouvement Italo Calvino lecteur de Lucrèce, de l’Arioste et Giordano Bruno

Di Benedetto Maddalena

Cet ouvrage est consacré à un rapport entre Antiquité, Renaissance et modernité. Plus précisément, il analyse la corrélation intime de la poésie avec l’univers, tout en partant du point de vue d’Italo Calvino. (Coll. La philosophie en commun, 31.00 euros, 302 p.) ISBN : 978-2-343-09619-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-001526-7 Le Salut ou l’Évangile selon Spinoza

Cauchepin Philippe

La bonne nouvelle (l’évangile), c’est que tous les hommes, sans distinction de culture ou de religion, sont en tant qu’êtres de la Nature dotés de raison et d’intuition et sont, de ce fait, capables d’acquérir une connaissance vraie de cette Nature dont ils font partie et donc de leur propre nature. Ils sont déterminés par cette Nature à être heureux. Cet ouvrage démontre comment Spinoza a conçu et la métaphysique de la Substance et l’éthique, en vue de nous introduire à cette connaissance du bonheur qui en découle. (Coll. La philosophie en commun, 20.50 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-343-09427-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-001341-6 Penser l’épistémologie de Karl Raimund Popper Deuxième édition revue, corrigée et augmentée de la belief revision et de la rhétorique de l’onto-logique

Nguimbi Marcel

Cette nouvelle version, augmentée d’une référence à la belief revision et de la rhétorique de l’onto-logique, respectivement prétexte pour dire «

poppériennement » la non-monotonicité de nos raisonnements argumentatifs et prétexte pour analyser les rapports d’interaction entre Aristote, Tarski et Popper, sur la question de la « vérité-correspondance », rappelle le questionnement déjà porté sur l’épistémologie poppérienne. Tout comme la version initiale, la présente version demeure une exigence d’élargissement du schéma poppérien de la croissance du savoir scientifique. (23.50 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-343-09083-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-001601-1 Les Processus de réception et de création des œuvres d’art Approches à la première et à la troisième personnes

Lambert Xavier, Couchot Edmond

Cet ouvrage est écrit à quatre mains et porte sur la relation entre création artistique et sciences de la cognition. L’ouvrage propose deux approches de l’expérience esthétique. Une approche en troisième personne mobilisant des modèles propres aux systèmes dits auto-organisateurs issus de la biologie dédiée à la réception des œuvres d’art et une approche en première personne rendant compte par auto-analyse d’une pratique artistique vécue qui s’appuie également sur de tels systèmes, systèmes eux-mêmes liés aux concepts d’émergence et de complexité. (Coll. Ouverture Philosophique, série Esthétique, 20.00 euros, 192 p., Illustré en N&B) ISBN : 978-2-343-08893-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001451-2 La Révolte de l’Universel Pour une autre vision de la mondialisation

Rabby Sy Hamdou

La Révolte de l’universel se propose d’explorer d’autres axes pour une mondialisation débarrassée de la toute-puissance de ceux qui prétendent détenir le pouvoir au grand mépris de l’intérêt des peuples. Il y est question de l’expérience de la pensée comme le signifiant primordial et prioritaire de l’agir responsable. La Révolte de l’universel signifie se redonner le temps et la disponibilité pour le loisir de la pensée, de la création. Elle entend se concevoir comme une éthique de la vérité, de la liberté et de la responsabilité. À travers elle, l’ouvrage explore et expose un autre visage de la mondialisation. (Coll. Questions contemporaines, 27.00 euros, 270 p.) ISBN : 978-2-343-09558-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-001504-5

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