Phénoménologie transcendantale: Figures du transcendantal de Kant à Heidegger (Phaenomenologica, 232) (French Edition) 3030771040, 9783030771041

This book presents the history of metaphysics through transcendental phenomenology and interpretations of Kant, Fichte,

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Table of contents :
AVANT-PROPOS
Contents
INTRODUCTION
Kant et la phénoménologie
La connaissance transcendantale, le sujet central et le sujet introuvable
La connaissance transcendantale et la question de l’objet
Le problème phénoménologique
Méthodologie de l’enquête
PREMIÈRE PARTIE: TRANSCENDANTALISME PRATIQUE DU NÉOKANTISME ET ANTI-
CHAPITRE PREMIER: WINDELBAND ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE
Kant et la philosophie des valeurs : le « construit » contre le « donné »
L’axiome et la valeur
Valeur, anti-psychologisme et praxis
Le sujet et le problème de la source de la normativité
Une axiomatisation impossible ? le problème de la méthode téléologique
CHAPITRE DEUXIÈME: RICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE
De la simple représentation à l’objet valorisé
La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert
Le sentiment (Gefühl) qui accompagne la reconnaissance de la valeur : la psychologie axiologique de Rickert
La nécessité du jugement de connaissance : le Sollen
Un exemple: l’histoire dans le « système des valeurs »
Une conséquence : la philosophie transcendantale des valeurs et l’exclusion de la vie
CHAPITRE TROISIÈME: HUSSERL CRITIQUE DE RICKERT : L’INTENTIONNALITÉ CONTRE LE TRANSCENDANTALISME PRATIQUE
Logique normative dans les Prolégomènes
La théorie de l’intentionnalité contre l’axiologie : remplissement contre sentiment
Approfondissement : le remplissement et l’objet comme norme
CHAPITRE QUATRIÈME: HEIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : L’USAGE ET LA VIE
La critique par le jeune Heidegger de la circularité de la théorie des valeurs
L’intentionnalité comme auto-suffisance
Du contexte pratique du vécu à son origine
Qui vit ? le « Je » et son rapport au vécu : le problème de la réduction
Conclusion générale à la première partie
DEUXIÈME PARTIE: L’ANTI-TRANSCENDANTALISME PHÉNOMÉNOLOGIQUE : PRAXIOLOGIE
L’herméneutique contre le transcendantal
CHAPITRE CINQUIÈME: SYNTHÈSE ET PRAXIS NON TRANSCENDANTALES
L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques I : A priori matériel et désubjectivation
L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques II : Intuition catégoriale, désubjectivation, hénologie
De l’objet aux outils : phénoménologie et praxiologie
CHAPITRE SIXIÈME: MAX SCHELER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE ET CONTEXTUELLE
Husserl et l’intentionnalité pratique : la double intentionnalité et le jugement
A priori matériel axiologique
Vouloir
L’objet pratique et le praticien
L’intuition catégoriale pratique
Le problème de l’intentionnalité sociale
CHAPITRE SEPTIÈME: HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE
L’intentionnalité sociale et le transcendantal
Le « on » et le transcendantal
Mondanéité et transcendantal
Monde environnant et transcendantal
La réforme praxiologique de l’intentionnalité et le transcendantal
L’être en-main empêché: d’une pré-réduction pratique évanescente
Le signe, le renvoi, l’infondation
Le Dasein comme but des renvois
La praxis des outils et le « on » : le Dasein disséminé
Affectivité et praxiologie : vers l’exigence éthique
Comprendre et transcendantal: l’exigence éthique
L’intuition catégoriale de Heidegger : la synthèse praxiologique
Conclusions : la tension praxiologico-transcendantale et le fondement moral (à partir d’une remarque d’Alexander Schnell)
TROISIÈME PARTIE: PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE : LA RÉDUCTION ÉTHIQUE
CHAPITRE HUITIÈME: HUSSERL ET LA RÉDUCTION TRANSCENDANTALE ÉTHIQUE
La praxis de la réduction phénoménologique et l’objectivité
Réduction phénoménologique et praxiologie : la dépraxiologisation
La réduction éthique de Husserl
Critique apparente et influence inapparente de Heidegger chez Husserl
Vouloir transcendantal et réduction phénoménologique : la répétition transcendantale
Note rapide sur l’angoisse et la réduction chez Husserl
Le sujet universel de la réduction : la personne transcendantale
CHAPITRE NEUVIÈME: MAX SCHELER ET L’ÉTHIQUE DE LA PERSONNE
Les balbutiements de la personne
L’appel de la conscience
La personne comme fondement
La personne et le temps
Conclusions : praxiologie et fondement
CHAPITRE DIXIÈME: LE TOURNANT TRANSCENDANTAL D’ÊTRE ET TEMPS : LES RÉDUCTIONS ÉTHIQUES
La réduction transcendantale et la praxis: problèmes fondamentaux
La première réduction : l’angoisse comme réduction existentiale
La seconde réduction: l’appel de la conscience comme réduction éthique
La réduction éthique comme brisure du « on » : vouloir transcendantal
Réduction éthique et fondement jeté : vouloir-avoir-conscience
La temporalité comme répétition, praxis transcendantale
La temporalité transcendantale comme condition de possibilité de l’ustensilité : l’accord praxiologico-transcendantal
Conclusions
QUATRIÈME PARTIE: RETOUR À KANT. KANT, FICHTE, COHEN, HEIDEGGER: 
TRANSCENDANTAL ET LIBERTÉ
CHAPITRE ONZIÈME: LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE
La connaissance transcendantale chez Kant
Kant et la subjectivité transcendantale pratique
Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité
Fichte et l’agir transcendantal II : Le moi et la déduction pratique des catégories
Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement
Fichte et l’agir transcendantal IV : Imagination transcendantale, praxis et liberté
La phénoménologie et Fichte : liberté
CHAPITRE DOUZIÈME: KANT ET LA POSSIBILITÉ D’UNE EXPÉRIENCE DU TRANSCENDANTAL
L’interprétation méthodologico-transcendantale par Hermann Cohen de l’exposition métaphysique de l’espace
Heidegger et l’Esthétique transcendantale comme pensée du sujet
CHAPITRE TREIZIÈME: L’ANALYTIQUE, LE SUJET TRANSCENDANTAL, L’IMAGINATION : LIBERTÉ
Vérité transcendantale et possibilisation
Réflexion, concepts et hénologie
Hermann Cohen interprète de l’Analytique : les principes, l’aperception, l’imagination
La réponse de Heidegger par le schématisme comme source des deux souches de la connaissance
L’agir transcendantal comme respect
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
FONDS PRIMAIRE
IMMANUEL KANT
EDMUND HUSSERL
MARTIN HEIDEGGER
AUTRES AUTEURS
LITTERATURE SECONDAIRE
Index Nominum
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Phénoménologie transcendantale: Figures du transcendantal de Kant à Heidegger (Phaenomenologica, 232) (French Edition)
 3030771040, 9783030771041

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Phaenomenologica 232

Paul Slama

Phénoménologie transcendantale Figures du transcendantal de Kant à Heidegger

PHAENOMENOLOGICA SERIES FOUNDED BY H. L. VAN BREDA AND PUBLISHED UNDER THE AUSPICES OF THE HUSSERL-ARCHIVES Series Editors Julia Jansen, Husserl Archives, Leuven, Belgium Stefano Micali, Husserl Archives, Leuven, Belgium Editorial Board R. Bernet, Husserl-Archives, Leuven, Belgium R. Breeur, Husserl Archives, Leuven, Belgium H. Leonardy, Centre d’études phénoménologiques, Louvain-la-Neuve, Belgium D. Lories, CEP/ISP/Collège Désiré Mercier, Louvain-la-Neuve, Belgium U. Melle, Husserl-Archives, Leuven, Belgium J. Taminiaux, Centre d'études phénoménologiques, Louvain-la-Neuve, Belgium R. Visker, Catholic Univerisity Leuven, Leuven, Belgium Advisory Editors R. Bernasconi, Memphis State University, Memphis, USA D. Carr, Emory University, Atlanta, USA E. S. Casey, State University of New York at Stony Brook, Stony Brook, USA R. Cobb-Stevens, Boston College, Chestnut Hill, USA J. F. Courtine, Archives-Husserl, Paris, France F. Dastur, Université de Paris, Paris, France K. Düsing, Husserl-Archiv, Köln, Germany J. Hart, Indiana University, Bloomington, USA K. Held, Bergische Universität, Wuppertal, Germany K. E. Kaehler, Husserl-Archiv, Köln, Germany D. Lohmar, Husserl-Archiv, Köln, Germany W. R. McKenna, Miami University, Oxford, USA J. N. Mohanty, Temple University, Philadelphia, USA E. W. Orth, Universität Trier, Trier, Germany C. Sini, Università degli Studi di Milano, Milan, Italy R. Sokolowski, Catholic University of America, Washington, DC, USA B. Waldenfels, Ruhr-Universität, Bochum, Germany

SCOPE: Phaenomenologica is the longest running phenomenological book series world-wide. It was originally founded as a companion series to the Husserliana, and its first volume appeared in 1958. To this day, the series publishes studies of Husserl's work and of the work of related thinkers, investigations into the history of phenomenology, in-depth studies of specific aspects of phenomenology and phenomenological philosophy, and independent phenomenological research by scholars from all over the world. This unique series now unites several generations of phenomenologists, including Emmanuel Levinas, Jan Patočka, Eugen Fink, Roman Ingarden, Alfred Schutz, Bernhard Waldenfels and Marc Richir. Initial inquiries and manuscripts for review should be sent directly to the attention of the Series Editors at [email protected]. More information about this series at http://www.springer.com/series/6409

Paul Slama

Phénoménologie transcendantale Figures du transcendantal de Kant à Heidegger

Paul Slama Fonds National pour la Recherche Scientifique (FNRS)/ Université de Namur Département de philosophie Namur, Belgique University of Johannesburg Department of philosophy Johannesburg, South Africa

ISSN 0079-1350     ISSN 2215-0331 (electronic) Phaenomenologica ISBN 978-3-030-77104-1    ISBN 978-3-030-77105-8 (eBook) https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8 © The Editor(s) (if applicable) and The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 This work is subject to copyright. All rights are solely and exclusively licensed by the Publisher, whether the whole or part of the material is concerned, specifically the rights of translation, reprinting, reuse of illustrations, recitation, broadcasting, reproduction on microfilms or in any other physical way, and transmission or information storage and retrieval, electronic adaptation, computer software, or by similar or dissimilar methodology now known or hereafter developed. The use of general descriptive names, registered names, trademarks, service marks, etc. in this publication does not imply, even in the absence of a specific statement, that such names are exempt from the relevant protective laws and regulations and therefore free for general use. The publisher, the authors and the editors are safe to assume that the advice and information in this book are believed to be true and accurate at the date of publication. Neither the publisher nor the authors or the editors give a warranty, expressed or implied, with respect to the material contained herein or for any errors or omissions that may have been made. The publisher remains neutral with regard to jurisdictional claims in published maps and institutional affiliations. This Springer imprint is published by the registered company Springer Nature Switzerland AG The registered company address is: Gewerbestrasse 11, 6330 Cham, Switzerland

À Carien Smith

AVANT-PROPOS

Ce livre est la récriture d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l’Université Paris-Sorbonne, sous la direction de Jean-Louis Chrétien, et écrite principalement grâce aux cours que j’ai donnés en Sorbonne pendant quatre années, qui m’ont permis d’identifier une trame praxiologique de l’histoire de la métaphysique. J’ai publié les premiers résultats de cette investigation dans un ouvrage qui tentait une interprétation phénoménologique du De Interpretatione d’Aristote, Elementa logicae heideggerianae1, principalement à partir de Heidegger qui était également la figure centrale de mon travail de thèse. Je présentais alors cette figure praxiologique à partir d’un questionnement sur le logos : la question de la synthèse, dont Kant a donné la configuration proprement moderne, est inscrite au cœur de la métaphysique occidentale certes à partir de la question d’une part de la relation des concepts et des parties de la proposition entre eux, d’autre part de la relation du discours avec le réel, mais dans l’horizon du rapport pratique que ce discours entretient presque toujours avec ce réel. Ainsi, il fallait, à l’aide de Heidegger et au moyen du texte aristotélicien, inscrire le discours dans une herméneutique praxiologique fortement contextuelle où les réseaux de sens fabriquent les significations, sans véritablement remplir des intentions dans la mesure où les discours ne disent pas ce qu’ils disent en apparence, mais bien plutôt ouvrent la possibilité de pratiques spécifiques au contexte, voire pratiquent eux-mêmes ce contexte. J’inscrivais ainsi (dans une perspective franchement métaphysique, à partir d’une réflexion sur le statut ontologique des concepts) le discours dans ses pratiques ordinaires, mais également dans sa temporalité complexe, surtout lorsque cette temporalité est future. Plus spécifiquement, j’ancrais le logos dans une figure contrariée de la subjectivité, une figure praxiologique, où je suis l’auteur anonyme des paroles socialisées que je prononce, et l’auteur temporalisé des paroles qui m’ouvrent un avenir aussi présent que le présent déjà passé. Tous ces éléments de logique praxiologique prenaient place dans une interprétation phénoménologique d’Aristote, principalement du De Interpretatione, et ainsi inscrivaient la praxiologie dans 1  Elementa logicae heideggerianae. Heidegger interprète d’Aristote. Logos, être et temporalité, Bruxelles, OUSIA, 2016.

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l’histoire aristotélicienne et post-aristotélicienne (d’Ammonius à Bentano…) de la métaphysique, au prix d’une réduction bien attestée par la tradition, même la plus scolaire, de la logique (ou tout cas d’une certaine logique) à la métaphysique. Car une telle praxiologie impliquait, plus qu’une description des actes de langage, une définition des rapports possibles du logos à l’être, même si un tel être se trouve singulièrement concurrencé par les outils auxquels le discours a toujours d’abord affaire. J’identifiais, sans utiliser le concept, une dissémination du monde parlé, en autant d’ustensiles inscrits dans un contexte et appropriés aux situations, mais je cherchais l’hénologie capable d’unifier ces outils au sein d’un sens suffisamment fort pour faire sens, précisément, dès le début non pas seulement de la parole, mais de l’inscription de cette parole dans le contexte du monde où elle s’ébruitera. Synthèse praxiologique, unification par la praxis de ce qui est dit comme sens, mais également unification temporelle par le futur, par ce qui se constitue presque comme objet, par-delà l’outil, comme objet futur, anticipé, pensé, déjà présent dans sa futurité puisque tel est (contre les illusions rêveuses de nombreuses spéculations) le seul rapport possible au futur. Mais au fond, une telle hénologie est parcellaire, vaincue d’emblée par une praxiologie disséminante, au risque de l’absence de sujet, d’objet, une évanescence dans le social qui fait qu’« on » parle, « on » nous comprend, « on » nous répond, on est baignés dans le social et on est disséminés, comme les objets, en lui. C’est la question métaphysique de l’hénologie, dont Lambros Couloubaritsis a montré qu’elle était plus fondamentale que la question de l’être, car cette dernière doit toujours in fine la présupposer. La question fondamentale du logos, c’est la synthèse dans son extrême problématicité, c’est-à-dire l’hénologie en tant qu’elle ouvre la possibilité de l’unité de la signification et de l’être lui-même (comme Aristote y a insisté) soumis au risque de la dislocation. La logique est ainsi fondée par la métaphysique en tant qu’elle a besoin d’un édifice plus puissant qu’elle pour éviter la dislocation qui est son risque constant. Ce livre continue le précédent en tant qu’il affronte plus distinctement le problème métaphysique de l’hénologie à partir de celui de la dislocation. Ce que dans son déploiement le logos masque toujours c’est le sujet possible d’où part l’énonciation, le lieu possible, par-delà le monde social (mais un tel par-delà existe-t-il ?), des synthèses de discours qui se disloquent dans le monde pour néanmoins unifier des communautés de sens et d’échanges, même dans l’échec. C’est l’espoir presque impossible du sujet, en tant que le sujet est toujours espoir, et – en ce sens en tout cas  – transcendantal, fantomatique, peut-être nécessaire, mais dans son absence empirique radicale, tout à sa dislocation (s’il fut avant quelque chose) dans le monde social en autant de « on » accaparés par les normes invisibles. Le sujet, ici, est une question, et ne sera donc pas décrit dans ses dimensions concrètes : il le sera dans ses possibilités, car il n’est que possibilité, possibilité (incertaine) d’existence, de vie, de concrétude, d’instauration, de pouvoir ; du point de vue de la métaphysique, possibilité de l’hénologie constamment risquée par la description du rapport humain au monde et des structures de ce rapport. Cette possibilité, c’est la philosophie transcendantale qui la décrit, elle qui cherche le lieu des synthèses possibles, le lieu qui possibilise ces synthèses possibles. Le transcendantalisme est inévitable comme question. Aucun réalisme ne peut faire l’économie de la question

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t­ ranscendantale. Le transcendantalisme n’est pas nécessairement un subjectivisme, en aucun cas. Il est la question de l’ombre du sujet, il est son hypothèse et rien que son hypothèse, indispensable dans le désir philosophique de gagner l’hénologie, de l’instaurer comme question au milieu même de la dislocation. Ici, la philosophie transcendantale est l’entreprise métaphysique qui se confronte, dans ses descriptions, à la dislocation du monde, et qui le fait à partir d’une entreprise téléologique hénologique, dont la nature est tâche continue. Le transcendantalisme est quête, décision rassurante mais jamais vraiment rassurée de l’hénologie. Il est aussi quête de l’origine. Là aussi, il n’est pas subjectiviste. Car le transcendantalisme est aussi tentation du transcendantisme. Ou encore : le transcendantalisme est compréhension du transcendantal dans son voisinage avec le transcendant. Le transcendant est projection du sujet dans les structures qu’il est sensé (sans certitude) fonder  ; mais précisément, cette projection possible (là encore  : possible !) est l’annihilation même de la fondation subjective du monde. Or elle est dès la percée du transcendantalisme kantien fortement en jeu, comme la forte interprétation méthodologico-transcendantale d’Hermann Cohen l’a vigoureusement montré : le sujet transcendantal n’est pas transcendantal en tant que fondement, mais en tant que projection vers une structure qu’il doit bien porter en lui, mais qui n’est pas lui, ni empiriquement ni idéalement, une structure insituable, fantomatique, aussi bien fondement possible que fondement projeté dans ses possibilités d’objectivité, voire méthodologiquement constitué par l’objet lui-même, fondement dont il faut partir pour reconstituer de façon quasi fictionnelle la structure transcendantale de la subjectivité. Structure transcendantale dès lors dépendante de l’objet, issue de l’objet, structurée par l’objet où elle se projette donc toujours. Là n’est pas la seule position transcendantale, c’est évident  ; mais c’en est une possibilité insigne, sa tentation constante, que la phénoménologie illustre parfaitement, elle qui se trouve contrariée entre d’une part un fort objectivisme où l’être-au-monde est de prime abord gouverné par la structure du monde lui-même, qu’il soit environnant ou scientifique, et d’autre part un subjectivisme particulier qui réduit le monde à ce qui est visé de lui par le sujet, ou du moins à la relation qu’il entretient avec le sujet, « conscientisant » ainsi (et pour ainsi dire) le monde lui-même. La phénoménologie est un terrain philosophique compliqué par cette antinomie qui lui est constitutive. À son origine objectiviste, allant jusqu’à faire dépendre les actes de synthèse des structures objectives, elle ne pouvait pas ne pas poser la question transcendantale à l’acte intentionnel, c’est-à-dire identifier l’instance originaire possible qui possibilise un tel acte intentionnel, sans quoi l’on eût affaire à l’enchantement de la rencontre intentionnelle, une conscience pour un objet, un objet pour une conscience, ici, maintenant, et de telle façon. Or il fallait considérer bien différemment l’intention : d’une part parce que la plupart des actes que nous posons, y compris perceptifs, sont des actes sociaux  : j’imagine, je perçois, j’intellige, selon des normes sociales incontournables, mouvantes, qui façonnent le monde auquel j’ai affaire, qui le disloquent en autant d’outils qui se répondent, tout comme elles disloquent le sujet qui s’évanouit dans la multiplicité des autres. Ce que j’appelle ici « praxiologie ». C’est parce que la phénoménologie a pris, sur un plan franchement métaphysique, le social très au sérieux, qu’elle s’est imposée la tâche de l’hénologie, de sa

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possibilité là où tout est disloqué (dans la praxiologie), sauf l’accord du sens, peut-­ être, et encore… Tâche qui chez Husserl se trouve franchement réduite à la quête de ce qui viendrait stabiliser théoriquement/scientifiquement le monde, l’objet, et c’est aussi vrai au plan transcendantal où c’est au fond le sujet universalisé, objectivé dans l’objet, qui est authentiquement transcendantal, dans la découverte qu’il fait de cette dimension universalo-transcendantale. Scheler, puis Heidegger, feront d’une telle entreprise l’individu lui-même, son processus transcendantal l’individualisant en tant que personne morale capable d’effectuer le procès transcendantal du monde. Ici est la clé métaphysique : la philosophie transcendantale est le chemin que fait la conscience (Bewusstsein) vers la conscience (Gewissen). Ce que j’appelle le « praxiologico-transcendantal ». Cette fusion des subjectivités métaphysiques et pratiques est fondée par Fichte, auquel Kant répondait déjà dans ses manuscrits de vieillesse, en endossant une partie importante de la Doctrine de la science : la philosophie transcendantale est un geste fondationnel où le sujet se découvre au monde en habitant enfin ses propres entrailles, dans et par le processus de la philosophie transcendantale elle-même. Une praxis transcendantale, la contemplation pratique propre à la métaphysique la plus ancienne qui se découvre dans les entrailles d’une subjectivité possible, emplie par ses possibilités pratiques. Ce qui était déjà au travail dans la philosophie antique, la praxis de la contemplation, est au cœur de la philosophie transcendantale dès sa naissance, et vient nourrir le problème naissant de la subjectivité et de son rapport au réel, pensé comme frottement, choc, vie dans la praxis transcendantale même, avant tout événement, avant toute histoire, jamais étrangère au monde, prise dans la possibilité très concrète du monde, sa matérialité agrippante, dont le contact est un point indéfinissable, le lieu d’une très secrète praxis, dont le risque est l’auto-praxis qui poserait le réel pour le sujet par le sujet lui-même. Loin de l’évidence des réalistes, loin de l’ombre idéaliste, le réel est – pour le philosophe transcendantal – une question, un frottement questionnant, une angoisse en somme, le doute le plus insupportable qui lui est donné et qu’il a à surmonter. L’on pourrait croire ici que la métaphysique vient avant la praxis. Or elle se donne dans la praxis, qui met en frottement sujet et monde, qui donne non pas du réel au-dehors mais le frottement, le lieu de la puissance avec le dehors, l’impossible interaction qui se frotte à moi et qui produit dans la praxis même de la praxis, c’est-à-dire de la subjectivité. Mais quelle subjectivité, sinon une liberté pour la théorie, la réduction en somme, le vouloir le plus radicalement ancré en l’homme de se laisser sentir le frottement du réel et d’accéder à un niveau de praxis où le vouloir constitue l’accueil difficile d’un tel frottement comme question  ? Laisser advenir la question comme question, sans succomber à la tentation de la convertir en proposition, telle est la grande tâche du vouloir transcendantal, sa croix, son quasi impossible chemin, puisqu’il lui faut bien émettre des propositions, comme des propositions, pour se déployer en savoir. Mais ce savoir est lui-même question, question répondant à une question, il est bien réponse alors, mais question, vouloir quasi renonçant à l’éloignement infini du réel dans sa plus intense proximité. Quel renoncement  ?

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celui de capter la différence dans une synthèse propositionnelle qui ne ferait pas droit à l’exceptionnalité de la question métaphysique, et qui la réduirait à une suite d’apories et d’expériences de pensée. La philosophie transcendantale est méditative : elle fait l’expérience d’un sujet qui questionne très sérieusement sa propre possibilité. Cette question provient d’un vouloir qui est dépossédé de son pouvoir par la question même qui lui est posée par le frottement du réel. La phénoménologie, ici, est transcendantale par le vouloir de la réduction qu’elle met en œuvre et qui ouvre à la fois à la question du monde et à celle de la liberté du sujet questionnant et questionné devant ce monde. Elle est la vibration du frottement, et la décision d’une telle vibration. Faire entendre cette vibration, telle est l’ambition de ce livre. Il doit d’abord à ses premiers juges : Jean-Louis Chrétien, mon maître dans la pensée, qui n’a accepté de la thèse ni la tendance franchement subjectiviste, différente dans le livre, ni le sociologisme intentionnel ici franchement accentué, mais qui l’a ouverte à Husserl et à Être et temps, principalement lors de nos marches dieppoises qui me manquent tant. Les membres du jury de la soutenance, Jean-­ François Lavigne, Dominique Pradelle, Claudia Serban, qui ont réfuté les principales orientations de mon travail avec profondeur et m’ont contraint à questionner beaucoup plus avant les enjeux aporétiques d’une phénoménologie transcendantale. Jean-Luc Marion surplombe tout ce travail, comme il le fait sur le travail de tous ceux formés à son école anti-transcendantaliste, qui – dans le sillage d’Emmanuel Levinas, et en compagnie de Jean-Louis Chrétien – a orienté la philosophie continentale contemporaine vers la primauté de l’appel sur la constitution. Si j’ai voulu chercher dans la praxiologie transcendantale une autre issue à la question de la métaphysique, c’est parce qu’un autre maître, Alexander Schnell (aussi membre de mon jury de thèse), a joué (et continue de jouer) un rôle décisif : sa façon de situer la position transcendantale dans l’horizon non pas de la subjectivité, mais de la réalité, m’a appris à lire la tradition transcendantale loin des caricatures subjectivistes. Ce livre est à son école, et son thème provient de son enseignement si marquant. Enfin, je veux saluer mes compagnons de pensée belges, Jean Leclercq, Nicolas Monseu, et Lambros Couloubaritsis à qui je dois ma compréhension de la métaphysique non pas d’abord comme ontologie, mais comme hénologie. Sa thèse est la bonne, et ce livre la suit. Fondamentalement, c’est avec les étudiants que j’ai appris à penser. D’abord à l’Université Paris-Sorbonne, désormais à l’Université de Namur, où le questionnement insatiable des étudiants a instauré la praxiologie que décrit ce livre. À L’University of Johannesburg aussi, avec l’aide bienveillante de Rafael Winkler, où les discussions avec les étudiants m’ont fait voir l’importance d’une méthode non plus transcendantale, mais comparative et globale – car la philosophie transcendantale est occidentale. Mais puisqu’elle laisse aussi comparaître la pensée humaine devant le double tribunal du réel et du divin, elle est ouverte au dialogue que l’Afrique du Sud, le pays de l’Apartheid et de la vérité et de la réconciliation, est en train de m’apprendre.

Contents

PREMIÈRE PARTIE TRANSCENDANTALISME PRATIQUE DU NÉOKANTISME ET ANTI-­TRANSCENDANTALISME DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE CHAPITRE PREMIER  INDELBAND ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE����������    5 W Kant et la philosophie des valeurs : le « construit » contre le « donné »����������    5 L’axiome et la valeur������������������������������������������������������������������������������������������    9 Valeur, anti-psychologisme et praxis������������������������������������������������������������������   14 Le sujet et le problème de la source de la normativité��������������������������������������   19 Une axiomatisation impossible ? le problème de la méthode téléologique ����������������������������������������������������������������������������������������   23 CHAPITRE DEUXIÈME  ICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE ������������������   27 R De la simple représentation à l’objet valorisé����������������������������������������������������   27 La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert��������������������������������������������������   34 Le sentiment (Gefühl) qui accompagne la reconnaissance de la valeur : la psychologie axiologique de Rickert��������������������������������������������������   40 La nécessité du jugement de connaissance : le Sollen��������������������������������������   41 Un exemple : l’histoire dans le « système des valeurs »������������������������������������   47 Une conséquence : la philosophie transcendantale des valeurs et l’exclusion de la vie ��������������������������������������������������������������������������������������   53 CHAPITRE TROISIÈME  USSERL CRITIQUE DE RICKERT : L’INTENTIONNALITÉ H CONTRE LE TRANSCENDANTALISME PRATIQUE����������������������������   59 Logique normative dans les Prolégomènes��������������������������������������������������������   59 La théorie de l’intentionnalité contre l’axiologie : remplissement contre sentiment ������������������������������������������������������������������������������������������������   63 Approfondissement : le remplissement et l’objet comme norme����������������������   71 xiii

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CHAPITRE QUATRIÈME  EIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : H L’USAGE ET LA VIE������������������������������������������������������������������������������������    85 La critique par le jeune Heidegger de la circularité de la théorie des valeurs��������������������������������������������������������������������������������������������������������    85 L’intentionnalité comme auto-suffisance ��������������������������������������������������������    91 Du contexte pratique du vécu à son origine����������������������������������������������������    95 Qui vit ? le « Je » et son rapport au vécu : le problème de la réduction����������������������������������������������������������������������������������������������������������   102 Conclusion générale à la première partie��������������������������������������������������������   108 DEUXIÈME PARTIE L’ANTI-TRANSCENDANTALISME PHÉNOMÉNOLOGIQUE : PRAXIOLOGIE CHAPITRE CINQUIÈME SYNTHÈSE ET PRAXIS NON TRANSCENDANTALES������������������������   117 L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques I : A priori matériel et désubjectivation����������������������������������������������������������������   117 L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques II : Intuition catégoriale, désubjectivation, hénologie ������������������������������������������   126 De l’objet aux outils : phénoménologie et praxiologie������������������������������������   137 CHAPITRE SIXIÈME  AX SCHELER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE ET M CONTEXTUELLE����������������������������������������������������������������������������������������   143 Husserl et l’intentionnalité pratique : la double intentionnalité et le jugement��������������������������������������������������������������������������������������������������   143 A priori matériel axiologique��������������������������������������������������������������������������   155 Vouloir��������������������������������������������������������������������������������������������������������������   162 L’objet pratique et le praticien ������������������������������������������������������������������������   168 L’intuition catégoriale pratique������������������������������������������������������������������������   178 Le problème de l’intentionnalité sociale����������������������������������������������������������   182 CHAPITRE SEPTIÈME  EIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE��������������������������   187 H L’intentionnalité sociale et le transcendantal ��������������������������������������������������   187 Le « on » et le transcendantal��������������������������������������������������������������������������   189 Mondanéité et transcendantal��������������������������������������������������������������������������   193 Monde environnant et transcendantal��������������������������������������������������������������   199 La réforme praxiologique de l’intentionnalité et le transcendantal ����������������   204 L’être en-main empêché : d’une pré-réduction pratique évanescente������������������������������������������������������������������������������������������������������   210 Le signe, le renvoi, l’infondation ��������������������������������������������������������������������   217 Le Dasein comme but des renvois�������������������������������������������������������������������   222

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La praxis des outils et le « on » : le Dasein disséminé������������������������������������   227 Affectivité et praxiologie : vers l’exigence éthique ����������������������������������������   231 Comprendre et transcendantal: l’exigence éthique������������������������������������������   235 L’intuition catégoriale de Heidegger : la synthèse praxiologique��������������������   243 Conclusions : la tension praxiologico-transcendantale et le fondement moral (à partir d’une remarque d’Alexander Schnell) ������������������������������������   251 TROISIÈME PARTIE PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE : LA RÉDUCTION ÉTHIQUE CHAPITRE HUITIÈME  USSERL ET LA RÉDUCTION TRANSCENDANTALE H ÉTHIQUE������������������������������������������������������������������������������������������������������   257 La praxis de la réduction phénoménologique et l’objectivité��������������������������   257 Réduction phénoménologique et praxiologie : la dépraxiologisation��������������   266 La réduction éthique de Husserl����������������������������������������������������������������������   272 Critique apparente et influence inapparente de Heidegger chez Husserl ����������������������������������������������������������������������������������������������������   276 Vouloir transcendantal et réduction phénoménologique : la répétition transcendantale������������������������������������������������������������������������������������������������   280 Note rapide sur l’angoisse et la réduction chez Husserl����������������������������������   283 Le sujet universel de la réduction : la personne transcendantale ��������������������   284 CHAPITRE NEUVIÈME  AX SCHELER ET L’ÉTHIQUE DE LA PERSONNE��������������������������   289 M Les balbutiements de la personne��������������������������������������������������������������������   289 L’appel de la conscience����������������������������������������������������������������������������������   291 La personne comme fondement ����������������������������������������������������������������������   294 La personne et le temps������������������������������������������������������������������������������������   299 Conclusions : praxiologie et fondement����������������������������������������������������������   303 CHAPITRE DIXIÈME  E TOURNANT TRANSCENDANTAL D’ÊTRE ET TEMPS : L LES RÉDUCTIONS ÉTHIQUES����������������������������������������������������������������   307 La réduction transcendantale et la praxis : problèmes fondamentaux ������������   307 La première réduction : l’angoisse comme réduction existentiale������������������   313 La seconde réduction : l’appel de la conscience comme réduction éthique����������������������������������������������������������������������������������������������   324 La réduction éthique comme brisure du « on » : vouloir transcendantal��������������������������������������������������������������������������������������������������   334 Réduction éthique et fondement jeté : vouloir-avoir-conscience��������������������   340 La temporalité comme répétition, praxis transcendantale ������������������������������   348 La temporalité transcendantale comme condition de possibilité de l’ustensilité : l’accord praxiologico-transcendantal������������������������������������   356 Conclusions������������������������������������������������������������������������������������������������������   367

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QUATRIÈME PARTIE RETOUR À KANT. KANT, FICHTE, COHEN, HEIDEGGER: TRANSCENDANTAL ET LIBERTÉ CHAPITRE ONZIÈME  A PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET L FICHTE����������������������������������������������������������������������������������������������������������   373 La connaissance transcendantale chez Kant����������������������������������������������������   373 Kant et la subjectivité transcendantale pratique����������������������������������������������   378 Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité ������������������������������   386 Fichte et l’agir transcendantal II : Le moi et la déduction pratique des catégories ��������������������������������������������������������������������������������������������������   393 Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement������������   397 Fichte et l’agir transcendantal IV : Imagination transcendantale, praxis et liberté������������������������������������������������������������������������������������������������   404 La phénoménologie et Fichte : liberté ������������������������������������������������������������   409 CHAPITRE DOUZIÈME  ANT ET LA POSSIBILITÉ D’UNE EXPÉRIENCE DU K TRANSCENDANTAL ����������������������������������������������������������������������������������   413 L’interprétation méthodologico-transcendantale par Hermann Cohen de l’exposition métaphysique de l’espace��������������������������������������������   413 Heidegger et l’Esthétique transcendantale comme pensée du sujet����������������   436 CHAPITRE TREIZIÈME  ’ANALYTIQUE, LE SUJET TRANSCENDANTAL, L L’IMAGINATION : LIBERTÉ��������������������������������������������������������������������   449 Vérité transcendantale et possibilisation����������������������������������������������������������   449 Réflexion, concepts et hénologie ��������������������������������������������������������������������   458 Hermann Cohen interprète de l’Analytique : les principes, l’aperception, l’imagination����������������������������������������������������������������������������   463 La réponse de Heidegger par le schématisme comme source des deux souches de la connaissance ��������������������������������������������������������������������   473 L’agir transcendantal comme respect��������������������������������������������������������������   486 CONCLUSION GÉNÉRALE ����������������������������������������������������������������������   499 BIBLIOGRAPHIE����������������������������������������������������������������������������������������   513 INDEX NOMINUM����������������������������������������������������������������������������������������  525

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Kant et la phénoménologie La phénoménologie possède une double appartenance. Elle naît dans un horizon anti-kantien : il s’agit pour elle d’inscrire les conditions de possibilité de tout rapport à l’objet dans l’objet lui-même au moyen de concepts phénoménologiques comme le « remplissement », l’ « évidence » ou encore l’ « a priori matériel » et l’  «  intuition catégoriale  ». Le Husserl des Recherches logiques, ou encore Max Scheler, semblent appartenir à cette tendance. Cependant, la phénoménologie possède également sa tendance kantienne, non moins importante : le recours au transcendantal du Husserl des Ideen, mais aussi le retour de Heidegger à la Critique de la raison pure interprétée dans l’horizon de l’ontologie fondamentale. Anti-­ transcendantalisme et transcendantalisme, à chaque fois avoués, semblent à la fois s’opposer et cohabiter au sein du mouvement phénoménologique. Il y a assurément une raison historique à cela, le tournant transcendantal de la phénoménologie de Husserl, à la fois contesté et repris par les disciples immédiats du maître, qui a impliqué une explication avec le sens kantien du transcendantal et plus largement avec l’œuvre de Kant. Mais il y a également, plus profondément, une raison doctrinale et philosophique  : la phénoménologie ne pouvait se contenter, méthodologiquement, d’en appeler de façon seulement incantatoire à l’intuition et au donné pour légitimer l’expérience et la connaissance. Il fallait revenir à Kant, non sans une explication soutenue et tenace avec diverses formes de néokantismes, pour tenter à la fois d’éprouver les prétentions du principe des principes et en même temps d’asseoir méthodologiquement la prétention de la phénoménologie à la scientificité, lui permettant de s’extraire de la « simple méthode de description purement intuitive »1 au profit d’une « science absolue » ou encore « science éidétique autonome de la conscience pure en général »2 – comme Husserl peut l’écrire dans sa conférence de 1924 «  Kant und die Idee der Transzendentalphilosophie  ». Plus  Hua. VII, p. 231 ; trad. Arion L. Kelkel, Paris, PUF, 1970, p. 288.  Ibid., p. 234 ; trad. cit., p. 292.

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spécifiquement, l’avant-propos de cette conférence permet selon nous de poser les bases fondamentales pour introduire au rapport si problématique de la phénoménologie à Kant. Tout d’abord, Husserl rappelle les principes qui ont présidé à la naissance de la phénoménologie, et particulièrement celui de la donation : le phénomène à décrire, pour la phénoménologie, est « toute “donnée” » (jede « Gegebenheit »), ce qui est d’ores et déjà donné en tant que cela peut surgir, par le moyen de la description, « devant le regard attentif de la conscience, exactement tel qu’il se donnait à lui (in den aufmerkenden Bewußtseinsblick…, wie es sich in ihm gab) »3. Il s’agit de faire correspondre une conceptualité adéquate aux phénomènes, sans que cette conceptualité ne fasse encore l’objet d’une réflexion en tant que telle. Ce qui est central alors, c’est la restriction de l’analyse au domaine du donné, certes en tant que c’est donné pour un sujet et donc une conscience, mais non pas à partir de ce sujet ou cette conscience – bien plutôt, à partir du fait que c’est donné. Le donné est donc l’objet, mais il implique pour la description la conscience qui vise cet objet, en tant qu’il est présent en personne, ou symbolisé, ou reproduit, etc. La méthode de mise en variable peut précisément faire varier le rapport de cette conscience au même objet, selon qu’il est donné directement dans l’intuition, selon qu’il est reproduit, jugé, mis en relation, mais aussi bien mis en doute, nié, affirmé4… Il est tout à fait clair, à lire la reconstruction de Husserl, que la phénoménologie s’est immédiatement interrogée sur le statut du sujet qui produit des actes signitifs et varie son rapport à l’objet, mais il est tout aussi clair que ce qui fait que la phénoménologie est phénoménologie, pour Husserl, tient en ce que se maintient, pendant la variation des actes et des qualités d’acte qui visent ces objets, la caractéristique fondamentale à la fois de l’objet et de la connaissance – le donné. L’ « en soi » du phénomène n’est jamais présent en-dehors du sujet qui l’appréhende, mais c’est toujours en tant qu’il est donné au « pour moi »5 : tout type de donné n’excède jamais la sphère de la conscience, de telle sorte que l’identité même de cette conscience était constamment présupposée par la démarche des Recherches logiques, sans que néanmoins ce présupposé soit interrogé pour lui-même : il y a un donné, il y a donc une conscience qui reçoit ce donné, quelle que soit d’ailleurs la nature de cette conscience. En outre, si le travail d’abstraction et de généralisation à l’œuvre dans les mêmes Recherches logiques avait toujours affaire à l’être-donné d’objectités cette fois idéales, éidétiques, « légalités éidétiques » qui renseignaient sur les lois d’essence de l’objectivité, en élaborant les ontologies formelles et matérielles  – ce travail d’abstraction et de généralisation devait aussi déjà impliquer une certaine forme de réflexivité de la raison sur elle-même, Husserl soulignant que «  la liberté avec laquelle le regard s’orientant selon diverses directions (die Freiheit der ­verschiedenen  Ibid., p. 231 ; trad. cit., p. 288.  Ibid. 5  Ibid., p. 232 : « … denn sie war für das Subjekt nie anders als in diesem subjektiven Milieu gegeben, und bei rein intuitiver Deskription des subjektiv Gegebenen gab es kein An-sich, das nicht in subjektiven Modis des Für-mich oder Für-uns gegeben ist, und das An-sich selbst tritt als ein Charakter in diesem Zusammenhang auf und mußte darin seine Sinnesklärung erfahren. » 3 4

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Blickwendungen) lui permettait de se porter des données directes aux données réflexives (von geraden zu reflexiven Gegebenheiten) »6. De ce point de vue, si la phénoménologie portait en son projet descriptif même cette incontournable réflexivité de la conscience sur elle-même, elle n’en demeurait pas moins perméable à des compréhensions immanentistes ou encore psychologiques. Or, ce qui était encore latent dans les Recherches logiques devait selon la même conférence être thématisé dans le premier volume des Ideen au titre de « l’unité universelle du domaine de l’intuition immédiate et de la description la plus originaire » ; c’est dans « l’essence de la conscience » que sont fondés « tous les moments réellement immanents possibles et ses noèmes et objectités qui s’y trouvent inclus de façon intentionnelle-­ idéale »7. Il est donc clair, à suivre la conférence de 1924, que pour Husserl ce que les Recherches logiques présupposaient à chaque fois qu’elles produisaient des abstractions et des généralisations devenait enfin thématisé et l’objet à son tour d’une science éidétique – la conscience constituante, ou encore le sujet transcendantal. En somme, loin que les lois phénoménologiques de la donation excluent le questionnement sur un sujet transcendantal, elles l’appelaient. Mais ce sujet transcendantal – peut-il être encore, en régime phénoménologique, constituant  ? peut-il donner à l’objectivité ses normes de phénoménalisation  ? n’est-ce pas plutôt, dès les Recherches logiques, l’objet qui prescrit à la connaissance ses normes ? Il fallait en tout cas reprendre le dialogue avec Kant, alors même (et nous le montrerons amplement tout au long de ce travail) que « la plupart des chercheurs phénoménologues se sont primitivement senti en opposition vigoureuse avec les méthodes de travail de Kant et des écoles postkantiennes »8. En effet, le concept même d’a priori chez Kant, pensé en termes subjectifs alors même qu’il fallait penser à la loi d’essence, a pu empêcher la rencontre du transcendantalisme kantien avec la phénoménologie – sans parler de la doctrine de la chose en soi, sur laquelle Husserl insiste dans cet Avant-propos, et qui est aux antipodes du corrélationisme strict de la phénoménologie husserlienne dès ses débuts. Cependant, s’il s’agit de penser la subjectivité « comme le lieu originaire (Urstätte) et la source originaire (Urquelle) de toutes les donations de sens et productions de vérité (Wahrheitsleistungen) et partant de toutes les objectités vraies »9, alors la phénoménologie redevient kantienne, ou Kant phénoménologue ! À l’évidence, Husserl investit l’une des difficultés les plus abyssales de l’édifice critique kantien, à savoir le statut même de la réflexivité de sa démarche. C’est ici, et précisément ici, que la phénoménologie est et doit être kantienne, en s’efforçant de dépasser l’attitude descriptive naïve, fût-elle abstractive et généralisante (par le moyen par exemple de la mise en variable éidétique), par une mise en question radicale de cette attitude même, ou encore par une «  radicale méditation sur soi (Selbstbesinnung) » qui permet de clarifier « l’essence de cette attitude » et puiser à

 Ibid.  Ibid., p. 234 ; trad. cit., p. 292. 8  Ibid. 9  Ibid., p. 235 ; trad. cit., p. 295. 6 7

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des « données originaires »10. C’est bien une attitude, ou encore un comportement, qui est le propre de la philosophie transcendantale kantienne, une attitude transcendantale, c’est-à-dire transcendant tout type d’attitude naturelle. En d’autres termes, il s’agit de se mouvoir au sein d’une « ultime conscience de soi philosophique »11, afin de circonscrire le domaine même du transcendantal où la description peut avoir lieu, c’est-à-dire en mettant à distance non pas seulement l’attitude naturelle, mais aussi bien l’attitude scientifique par une démarche réflexive particulièrement radicale. C’est une distance prise avec la démarche scientifique en tant qu’elle est à son tour objectivée, pour ainsi dire, de telle façon que soit « compris le caractère méthodique de ces procédés  » et leurs «  nécessités éidétiques  »12. Il s’agit donc d’une entreprise de légitimation méthodologique, au sens où il s’agit de fonder la nécessité des lois d’essence découverte par le discours phénoménologique dans la conscience en tant qu’elle opère sur elle-même un travail de réflexivité. Le sens de la réduction phénoménologique (puisque c’est bien d’elle, ici, qu’il s’agit) est ainsi de légitimer toute entreprise scientifique qui découvre des lois d’essence sur tel ou tel domaine d’objets. Mais – et c’est là que Kant n’est pas allé, de l’aveu même de Husserl ici – la sphère transcendantale, ultimement légitimante, doit être reconnue comme « la subjectivité absolue, concrète et intuitive (der absoluten, konkret anschaulichen Subjektivität) »13, et c’est bien l’adjectif « anschaulich », ici, qui est tout à fait capital pour l’acception phénoménologique du transcendantal et de la subjectivité transcendantale. Il y a bien, d’une certaine manière, une transparence intuitive de l’ego à lui-même en régime phénoménologique, là où Kant refusait cette transparence au nom d’un problème, celui du sujet qui doit accompagner toutes mes représentations sans que je puisse en avoir une intuition. L’importance de Kant pour la phénoménologie est d’avoir orienté le questionnement vers la subjectivité constituante et originaire et vers la possibilité d’une intuition possible de celle-ci. Or, cela pose une double difficulté : 1) Tout d’abord, il n’est pas possible d’unifier la phénoménologie autour du problème de la subjectivité transcendantale, fût-ce par le biais de la réduction, pour la raison que la phénoménologie n’a pas immédiatement pratiqué la phénoménologie transcendantale, et qu’elle s’est d’ailleurs déployée dans un premier temps contre – sinon le kantisme, du moins un certain kantisme. Du même coup, loin  Ibid., p. 236–237 : « Ob man in phänomenologischer Einstellung naiv theoretisiert ode rob man in radikaler Selbstbesinnung sich über das Wesen dieser Einstellung und das Wesen der in ihr direkt vor Augen stehenden Unendlichkeit möglichen Bewußtseins überhaupt prinzipielle Klarheit verschafft undo b man somit eine in ursprünglich geschöpften Wesensbegriffen verlaufende Beschreibung schafft, die über Sinn und Notwendigkeit einer über alle Erkenntnisweise natürlicher Einstellung hinausführenden, also völlig neuartigen Einstellung und Erkenntnisweise, der “transzendentalen”, aufklärt. » 11  Ibid., p. 237. 12  Ibid. 13  Ibid. 10

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d’un retour à Kant ou encore d’une reprise de la philosophie transcendantale de Kant, la ­phénoménologie pourrait aussi bien s’en éloigner au nom d’une primauté de l’objet en tant qu’il se donne et qu’il prescrit au sujet ses modes de donation. 2) Ensuite, la phénoménologie ne se résume ni au tournant transcendantal husserlien, ni même à Husserl, mais comporte, dès ses commencements, des variations profondes et irréductibles. Heidegger, après Max Scheler, a modifié en profondeur, tout au long des années 1920, la pratique de la phénoménologie, en un sens qui ne semble franchement pas suivre le tournant transcendantal husserlien, puisque l’être-au-monde, concept central permettant de caractériser le Dasein, n’est pas un sujet réflexif qui purifie les vécus naturels pour accéder aux lois d’essence noétiques et noématiques, mais un être d’emblée auprès des choses du monde qu’il pratique. Il est même originairement cette ouverture à l’étant et à l’être. Si Kant continue de jouer un rôle en phénoménologie à partir de Heidegger, ce n’est peut-être pas (ou alors, de façon problématique) le Kant de la subjectivité transcendantale que présente Husserl dans l’avant-propos à sa conférence de 1924. En somme, si la phénoménologie peut être appelée transcendantale, ce serait d’abord et avant tout au nom de la phénoménologie transcendantale élaborée par Husserl à partir de la fin des années 1900, donc de façon très circonstanciée. Pour approfondir ce problème, il est indispensable de présenter d’abord les deux sens fondamentaux qui selon nous permettent de saisir ce que Kant appelle « transcendantal » quand il utilise l’adjectif, car ces deux sens jouent en fait un rôle capital dans ce que la phénoménologie a réactivé au titre de philosophie transcendantal dans la première moitié du XXe siècle. Ces deux sens sont en fait une double orientation : l’une vers le sujet ; l’autre vers l’objet.

 a connaissance transcendantale, le sujet central et le sujet L introuvable La définition que Kant donne de l’expression « connaissance transcendantale » est célèbre : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe non pas tant des objets que de nos concepts a priori des objets en général (A11–12) », que la seconde édition modifie en ces termes : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe en général non pas tant des objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-là doit (soll) être possible a priori » (B25). Une connaissance peut être dite « transcendantale » à condition qu’elle ne décrive pas les objets, mais seulement si elle porte sur les conditions de possibilité de l’objectivité en générale. Si elle est une science de l’objet, elle ne l’est même pas au sens scolastique de l’objet « en général », mais elle est science de ses conditions, de ce qui rend possible tout objet, et par conséquent des structures ou facultés nécessaires et préalables à toute connaissance d’objet. Elle est connaissance de la connaissance des

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objets en tant que cette connaissance est possible a priori. Cela fait beaucoup de distance entre la connaissance transcendantale et l’objet. Dans ses notes Mrongovius, Kant distingue la connaissance de l’objectivité en générale de la connaissance transcendantale. Il souligne d’abord, à propos de l’ontologie, qu’elle « ne contient rien d’autre que tous les concepts fondamentaux et les propositions fondamentales de notre connaissance a priori en général : car si elle doit considérer les propriétés de toutes choses, elle n’a pour objet qu’une chose en général, c’est-à-dire chaque objet de la pensée, donc aucun objet déterminé  »14. Selon la conceptualité de l’ontologie scolastique, il s’agit d’une analyse de l’objet en général, en tant qu’il a les propriétés de tous les objets. L’objet est bien conçu selon ses propriétés transcendantales, mais propres à l’objet en général. On décrit bien alors l’objectivité elle-même, en tant que cette description vaut pour tout objet particulier. Mais la connaissance transcendantale est bien différente, comme le disent les mêmes notes, puisqu’elle « ne dit rien a priori des objets, mais examine le pouvoir de l’entendement ou de la raison à connaître quelque chose a priori, elle est donc une connaissance de soi de l’entendement ou de la raison quant au contenu, de même que la logique est une connaissance de soi de l’entendement et de la raison quant à la forme : la critique de la raison pure appartient nécessairement à la philosophie transcendantale »15. La définition de la deuxième édition de la Critique de la raison pure ajoute le mot « possible », qui marque de façon décisive la différence avec l’ontologie médiévale : ce n’est pas l’objet en général qui est décrit, pas non plus la propriété « possible » qui est peut-être celle de l’objet, mais c’est la possibilité de l’objectivité en général, c’est-à-dire ses conditions de possibilité. C’est pourquoi Kant ne parle pas du transcendantal, mais qu’il l’utilise toujours comme une épithète. Peu importe l’objet, ce qui est l’objet de l’étude, ce sont les conditions de possibilité de la connaissance d’objet, et donc l’objectivité en ce sens précis de connaissance de l’objet en tant qu’elle doit être possible. L’Opus postumum dit avec plus de force encore la même chose : « La philosophie transcendantale fait abstraction de tous les objets (Objecten) comme objets (Gegenständen) de perception possible (m[ög]licher Wahrnehmung) et concerne seulement des principes de ce qui est formel dans la connaissance16. » Ou encore, un peu plus loin dans la même liasse : « La philosophie transcendantale est la raison pure faisant abstraction de tous les objets (Objecten), qui ne s’occupe de rien d’autre comme objet en général, que de son autodétermination (Selbstbestimung), en tant qu’elle a affaire seulement avec le côté formel de la connaissance synthétique a priori par concepts et avec les principes de cette synthèse17. » Kant insiste sur ce point dans ces notes car il craint qu’on entende par philosophie transcendantale un idéalisme dogmatique, dans lequel en cherchant comment l’objectivité doit être  Ak. XXIX, p. 785 (cité et traduit par Sophie Grapotte, « Ontologie critique/ontologie wolfienne : la réforme kantienne de l’ontologie », dans Sophie Grapotte et Tinca Prunea-Bretonnet (éd.), Kant et Wolff. Héritages et ruptures, Paris, Vrin, 2004, p. 144). 15  Ibid. 16  Ak. XXI, p. 88 ; trad. François Marty, Paris, PUF, 1986, p. 227. 17  Ibid., p. 99 ; trad. cit., p. 228. 14

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possible on fonderait réellement l’objectivité, c’est-à-dire que l’objet serait créé à partir des seules facultés du sujet. En faisant abstraction de tous les objets, la ­philosophie transcendantale est donc aux prises avec le sujet, quel qu’il soit, ou du moins avec ses facultés, c’est-à-dire la forme nécessaire pour qu’il y ait de l’objet. On note que Kant parle d’autodétermination de la raison pure où a lieu la connaissance transcendantale, très difficile à interpréter, que l’on peut comprendre comme l’esprit se saisissant lui-même en train de penser, le penser pensant, en somme, avant tout objet. Comme si philosophie transcendantale et sujet (mais quel sujet ?) coïncidaient. Ce problème fera l’objet d’une discussion constante tout au long de l’ouvrage. La connaissance transcendantale n’est donc pas la connaissance d’un objet, fût-il « en général » et universel, et donc pas davantage la connaissance d’un étant. La connaissance transcendantale est une « connaissance de second degré »18, dont l’objet n’est en fait pas un objet, et qui fonde une connaissance de premier degré, a priori (qui s’exprime par le moyen de jugements synthétiques a priori), scientifique donc, qui peut en revanche être à bon droit nommée « ontologie ». Il convient ici de faire une remarque sur notre emploi du verbe «  fonder  ». « Fonder » ne signifie pas ici créer, ou constituer, mais signifie « légitimer », car en effet les connaissances de premier degré sont bien effectives pour Kant, que ces connaissances de premier degré soient a priori ou pas, d’ailleurs  : arithmétique, géométrie, géographie, histoire, anthropologie empirique, expérience quotidienne… L’Introduction à la Critique de la raison pure ne laisse de ce point de vue aucune place au doute  : «  De ces sciences [la mathématique pure et la physique pure], puisqu’elles sont réellement données, il convient bien de demander comment elles sont possibles ; car qu’elles doivent être possibles, c’est prouvé par leur réalité19. » La connaissance transcendantale vise ainsi à expliciter la condition de possibilité de jugements effectifs, comme l’atteste le grand nombre de jugements synthétiques a priori qui ont été et sont produits par la science. C’est le « comment », le « Wie », qui importe ici, et c’est donc lui qui conduit la connaissance transcendantale jusqu’à l’entendement et la raison, et seulement eux. De ce point de vue, le rôle de l’entendement dans le sujet est primordial non pas parce qu’il s’agit de refonder entièrement la connaissance à partir de lui, mais il l’est parce que l’on part du fait des connaissances de premier degré qui doivent bien, pour avoir lieu, reposer sur une connaissance de second degré. C’est donc en ce sens que nous pouvons parler, provisoirement et encore de façon générale, de fondation. Cependant, c’est bien l’entendement qui devient le champ d’investigation fondamental de la connaissance transcendantale : «  Car, que ce système soit possible, même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse en espérer l’achèvement complet, on peut déjà le pressentir du fait qu’ici ce n’est pas la nature des choses (Natur der Dinge), qui est inépuisable, mais l’entendement, qui juge de la nature  Otfried Höffe, Introduction à la philosophie pratique de Kant. La morale, le droit et la religion, trad. François Rüegg et Stéphane Gillioz, Paris, Vrin, 1993, p. 30. 19  Ak. III, p. 40 (B20). Je remercie Raphaël Ehrsam pour m’avoir orienté vers cette piste lors d’une discussion. 18

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des choses (der über die Natur der Dinge urteilt), et même celui-ci à nouveau seulement à l’égard de sa connaissance a priori, qui constitue l’objet (den Gegenstand ausmacht) ; ses richesses, parce que nous n’avons pas à les chercher au dehors, ne peuvent nous demeurer cachées20… » Kant évoque ici la possibilité de constituer un système transcendantal, c’est-à-dire une philosophie transcendantale accomplie. Un tel système est possible à l’avenir (car la Critique de la raison pure n’y suffit pas) parce que la connaissance qu’il déploie n’est pas une connaissance des objets, encore moins une connaissance des choses (en elles-mêmes), mais une connaissance de l’entendement qui juge, ce qui restreint l’enquête à ce qui est en nous. La connaissance transcendantale n’est pas celle de la condition de possibilité des objets, mais celle de la condition de possibilité de la connaissance de ces objets. Là encore, la critique n’est pas une ontologie. Elle est une connaissance qui se limite aux formes transcendantales dans le sujet en tant qu’il produit la légitimité de l’objectivité. La note Mronvogius dit également que la connaissance transcendantale est « une connaissance de soi de l’entendement ou de la raison quant au contenu, de même que la logique est une connaissance de soi de l’entendement et de la raison quant à la forme ». Comment comprendre ce curieux usage de l’expression « connaissance de soi  » appliquée quant au contenu à la connaissance transcendantale, et à la logique quant à la forme ? À la différence de la logique (et donc des propositions analytiques), les synthèses produites par l’entendement sont bien des synthèses d’objet, même si la philosophie transcendantale s’intéresse à la synthèse d’objet en général, sans objet particulier qu’il faudrait décrire. Ainsi, si la connaissance transcendantale porte sur l’entendement et non pas sur l’objet, elle prend en compte l’objet en tant que l’entendement est en rapport avec l’objet, en tant qu’il doit y avoir de l’objet pour l’entendement. En somme, la connaissance transcendantale est bien une connaissance de notre façon de connaître les objets (et – pour l’instant du moins – c’est en ce sens qu’il faut sans doute entendre ici « connaissance de soi »), qui implique de se demander ce qu’il faut dans le sujet pour qu’il y ait de l’objet. De là provient une tradition subjectiviste et idéaliste, selon laquelle il faut reprendre l’édifice kantien à partir du problème du sujet transcendantal. De ce point de vue, la philosophie transcendantale serait une philosophie du sujet, qui ne décrit pas les objets mais qui fonde l’objectivité dans une normativité subjective, qui devient l’objet principal de l’enquête philosophique. Alors, la philosophie transcendantale est un certain type de « connaissance de soi ». Mais quel soi, chez Kant ? Ce sujet est introuvable, et ce à quoi l’on a affaire, ce sont des facultés transcendantales, formelles, et ses synthèses, mais qui ne donnent pas au sujet son identité. S’il est empirique, le sujet se représente lui-même dans le temps, ce qui implique qu’il soit toujours précédé par un sujet antérieur qui accueille la forme du temps et qui soit condition de possibilité du sujet empirique. Mais ce sujet antérieur, lui, ne se représente pas, est purement formel. Comme l’écrit Mai Lequan, « en révolutionnant la connaissance, en la recentrant sur le sujet transcendantal, à la fois il désontologise  Ak. III, p. 44 (A13/B27). La première édition arrête le paragraphe à cet endroit, ce qui montre son importance aux yeux de Kant.

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le sujet et évince l’individu du pôle constitutif du connaître »21. Elle poursuit : « Ce qui est au centre du connaître est paradoxalement le moins substantiel, la forme logique vide du Je pense transcendantal22. » Heidegger lui-même, au §63 d’Être et temps, même s’il reconduit le sujet transcendantal kantien à une substance à cause de sa nécessaire permanence dans le temps, reconnaît en même temps l’abîme qu’est un tel sujet comme pure forme, qui doit toujours accompagner mes représentations, et qui en même temps n’est nulle part une substance23. En somme, quel (qui) que soit ce sujet transcendantal et où qu’il soit, il est remarquable qu’il soit au cœur de toute connaissance, et que ce soit lui qui accueille des facultés conditionnantes pour l’objectivité. Le sens de la révolution copernicienne est clair  : ce sont les conditions subjectives de l’objectivité qu’on décrit, et non pas l’objectivité elle-même. Résumons : la philosophie transcendantale est une connaissance de second degré qui fonde des connaissances d’objet. Il ne s’agit donc pas du tout de décrire un type d’objets, mais il s’agit de se tourner vers les façons dont nous les connaissons. C’est le résultat de la révolution copernicienne. Cela laisse donc penser que se détournant de l’objet, la philosophie transcendantale se tourne vers le sujet. En un sens, c’est le cas, puisque ce qu’elle décrit, ce sont bien les facultés d’un tel sujet connaissant en tant qu’il opère des synthèses. Disons que c’est une philosophie dont le terrain est le sujet, puisqu’elle est elle-même l’œuvre d’un sujet, d’un sujet qui se scrute lui-­ même, qui examine son propre pouvoir de connaître en tant qu’il doit être possible a priori au moyen d’une certaine forme de réflexivité exercée par la philosophie transcendantale. Mais alors, il est bien clair que ce qu’on appelle « sujet » est tout sauf localisable, identifiable comme un objet (c’est-à-dire synthétisé dans l’espace et dans le temps), puisqu’il est à chaque synthèse la condition. Apparaît alors une dimension fondamentale de la philosophie transcendantale et de son histoire : si elle est indiscutablement tournée vers le sujet, elle fait face à une profonde aporie qui est qu’on ne peut parler du sujet que comme une forme, qui doit accompagner mes représentations, mais dont je ne peux avoir aucune expérience puisqu’il est la condition de toute expérience. C’est un point crucial pour notre enquête.

La connaissance transcendantale et la question de l’objet Cependant, si la connaissance transcendantale implique un retour au sujet (fût-il anonyme et introuvable), cela n’empêche nullement qu’elle soit aussi en un sens tournée vers l’objet. Pour examiner ce point, tâchons de mettre en perspective le projet transcendantal avec son origine scolastique, afin de montrer comment Kant s’en distingue, précisément concernant le statut de l’objet.  Mai Lequan, « Kant ou l’individu absent ? », dans Jean-Marie Vaysse (dir.), Kant, Paris, Cerf, 2008, p. 319. 22  Ibid. 23  Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 200716, p. 320. 21

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Kant combat explicitement, dans la première Critique, l’acception transcendantale de la vérité par les scolastiques. Au §12 de l’ « Analytique transcendantale », à la fin de l’exposé de la table des catégories et juste avant la Déduction, Kant écrit : Mais il y a encore dans la philosophie transcendantale des anciens (Transzendentalphilosophie der Alten) un chapitre qui contient de purs concepts de l’entendement, qui, bien qu’ils ne soient pas comptés parmi les catégories, devraient néanmoins valoir d’après eux comme concepts a priori d’objets (Gegenstanden) ; mais en ce cas ils augmenteraient le nombre des catégories, ce qui ne peut être (nicht sein kann). Ils sont énoncés dans la proposition si célèbre chez les scolastiques : Quodlibet ens est unum, verum, bonum. Or, bien que l’usage de ce principe ait abouti à des conséquences déplorables (donnant des propositions purement tautologiques), si bien que l’on a coutume, dans les temps modernes, de ne l’admettre dans la métaphysique que par bienséance, une pensée qui s’est maintenue si longtemps mérite cependant toujours, si vide qu’elle puisse sembler, qu’on en recherche l’origine (Ursprung), et autorise à supposer qu’elle a, dans quelque règle de l’entendement, son fondement (Grund), qui a été seulement, comme il arrive souvent, faussement interprété24.

Ce n’est certes pas le lieu ici de rappeler la « doctrine », si diverse, des transcendantaux, mais s’impose tout de même une rapide mise au point quant à l’expression : « quodlibet ens est unum, verum, bonum »25. La recherche ignore la provenance de cette expression. Clemens Timpler, dans sa métaphysique, écrit : « omne enim ens quatenus ens est unum, verum, bonum »26 ; Johann Peter Reuschn, en 1735, écrit : « Quodlibet igitur ens est metaphysice verum »27. Mais ce sont là des citations habituelles pour introduire au problème scolastique des transcendantaux dans les manuels scolaires. Surtout, Hans Leisegang, dans un célèbre article, pionnier, du début du siècle dernier, montra l’importance des transcendantaux pour le concept kantien de « transcendantal », via Wolff et surtout Baumgarten, chez lequel il lit : «  Ontologia (ontosophia, metaphysica universalis, architectonica, philosophia prima) est scientia praedicatorum entis generalium »28, et où il aperçoit davantage les traces de la doctrine scotiste ; à partir de cette citation, il envisage diverses hypothèses pour expliciter la provenance de la liste kantienne (unum, verum, bonum), qui ont été discutées par la littérature29. Une hypothèse semble donner une explication  Ak. III, p. 97 (B 114).  Auparavant, les Vorlesungen über Metaphysik disaient : « Quodlibet ens est transcendentaliter unum, verum, bonum », Ak. XXVIII, 2, p. 714. Le mot « transcendentaliter » est abandonné dans la KrV, mais non pas la chose, qui devient : « catégories ». Cf. infra. 26  Metaphysicae Systema methodicum, 1604, p. 46. 27  Nous devons ces références à Peter Baumanns, Kants Philosophie der Erkenntnis. Durchgehender Kommentar zu Hauptkapiteln der «  Kritik der reinen Vernunft  », Würzburg, 1997, p.  251. Les pages suivantes offrent un éclairant commentaire au §12. 28  Baumgarten, Metaphysica, editio III, Halae Magdeburgiae, 1750, §4, 2. 29  Cf. Hans Leisegang, « Über die Bedeutung des scholastischen Satzes : Quodlibet ens est unum, verum, bonum seu perfectum, und seine Bedeutung in Kants Kritik der Reinen Vernunft », dans Kant-Studien, 20.4, 1915, p. 403–421. La thèse de Leisegang est discutée par Norbert Hinske dans Kants Weg zur Transzendental Philosophie, Stuttgart/Berlin, Kohlhammer Verlag, 1970, p. 56 sq., qui, plutôt que celui de Baumgarten, insiste sur le rôle de Wolff et de sa « cosmologie transcendantale » pour le terme même de transcendantal dans l’œuvre de Kant et son rapport à la scolastique – Wolff, Cosmologia generalis, methodo scientifica petractata, qua ad solidam imprimis Dei atque 24 25

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purement textuelle à cette tripartition – celle de Cornelio Fabro dans un article qui prolonge le débat initié par Leisegang. Il voit dans la seconde partie de la troisième question des Disputationes metaphysicae le possible texte source de Kant30. Citons Suarez (III, 2, 3) (la question est celle des « propriétés de l’étant », c’est-à-dire les propriétés transcendantales : « Quod sint passiones entis et quem ordinem inter se servent ») : 3. Passiones entis tres tantum.— Haec quaestio solum proponitur ut tractationem hanc de passionibus entis ad certa capita revocemus, et ideo breviter dicendum est, si proprie loquamur et non fingamus distinctiones minime necessarias, tres tantum esse proprias passiones entis, scilicet, unum, verum et bonum. Quod enim hae tres inter se distinctae sint saltem ratione formali, sive illa sit negativa, sive positiva, sive realis, sive rationis, facile quis sibi persuadebit. Primo, ex communi sententia omnium scribentium de hac materia. Secundo, ex communi modo concipiendi et significatione ac interpretatione ipsarum vocum; nam unum ut sic solum significat quod res sit in se integra et indivisa; unde formaliter negationem addit, in quo distinguitur a vero et bono. Haec autem inter se distinguuntur, quia verum dicit adaequationem vel habitudinem ad intellectum, bonum autem ad voluntatem seu appetitum tamquam conveniens illi, sive hoc dicat formaliter sive fundamentaliter ; hae autem sunt rationes vel habitudines valde diversae. Quod etiam a contrariis facile declarari potest: nam unitas opponitur multitudini, bonitas malitiae, veritas falsitati; haec autem valde distincta sunt. Tandem ex his, quae in particulari de his passionibus dicemus, hoc evidentius constabit, simulque ostendemus, quodlibet istorum attributorum convenire omni enti atque ita converti cum ente ; sunt ergo hae tres passiones entis (III, 2, 3)31. naturae, cognitionem via sternitur, Francofurti et Lipsiae, Libraria Rengeriana, 1737  ; repr. Hildesheim, Georg Olms, 1964, §1. Voir aussi, de N.  Hinske, «  Die historischen Vorlagen der Kantischen Transzendentalphilosophie », Archiv für Begriffsgeschichte, 12, 1968, p. 86–113. Un autre savant, Ignacio Angelelli, revint à l’hypothèse de Leisegang et à l’importance de Baumgarten, dans « On the origins of Kant’s Transcendental », Kant-Studien, 63, 1972, p. 117–122, étude à laquelle Hinske répondra l’année suivante, dans «  Kants Begriff des Transzendentalen und die Problematik seiner Begriffsgeschichte, Erwiderung auf Ignacio Angelelli  », Kant-Studien, 64, 1973, p. 56–62. Le dossier est encore gros de nombreuses autres hypothèses, qui ne prétendent d’ailleurs qu’à ce titre. Sur toute cette bibliographie, voir John P. Doyle, On the Borders of being and Knowing. Late scholastic theory of supratranscendental being, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012, p. 185 sq. 30  Cf. Cornelio Fabro, « Il transcdendentale moderno e il trascendentale tomistico », Angelicum, 60, 1983, p. 534–558. 31  « Les propriétés de l’étant sont uniquement au nombre de trois. – La question présente se propose seulement de réduire cette étude sur les propriétés de l’étant à quelques aspects concrets. Pour cela, afin de parler adéquatement et sans inventer des distinctions qui n’auraient aucune nécessité, nous devons affirmer brièvement que les propriétés propres de l’étant sont uniquement au nombre de trois : l’unité, la vérité et le bien. Et on se persuadera aisément que ces trois propriétés sont distinctes entre elles, du moins en vertu d’une raison formelle, qu’elle soit négative ou positive, réelle ou de raison. En premier lieu, en fonction de la sentence commune de tous ceux qui traitent de ce sujet. En second lieu, en fonction du mode général de conception et en fonction de la signification et de l’interprétation des termes eux-mêmes. Effectivement, l’unité en tant que telle signifie seulement que la chose est, en soi, entière et indivisible, ce qui ajoute formellement une négation ; et elle se distingue en cela de la vérité et du bien. Ces transcendantaux diffèrent entre eux car la vérité exprime une adéquation ou une relation à l’intellect, alors que le bien désigne une relation à la volonté ou à l’appétit en tant qu’elle s’accorde à ce dernier, ou exprime cette relation selon une modalité formelle ou fondamentale ; mais ces raisons ou relations sont très diverses. Ce qui a été dit peut également s’expliquer aisément, en considérant les propriétés contraires : car

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Les propriétés (transcendantales) de l’étant (passiones entis32) sont donc réduites au nombre de trois («  tres tantum esse proprias passiones entis, scilicet, unum, verum et bonum »), contre les six généralement admises dans la doctrine thomiste (par exemple, la célèbre occurrence du De Veritate, q. 1, a. 1, ou encore, celle de Summa theologica, I, q. 11, a. 2 et q. 16, a. 1, 433). Suarez parvient à cette réduction par le moyen de l’exclusion des res et aliquid, motivée par le fait que ceux-là ne sauraient exprimer des perfections positives, puisqu’elles se laissent reconduire à ens et unum. Pour la res : nam res et ens iuxta communem usum tamquam synonyma usurpantur; et interdum de ente actu existente dicuntur, interdum vero ab actuali existentia praescindunt, quare neutrum est passio alterius. Cuius etiam signum est quod unum nunquam praedicatur de alio, et si ita praedicetur, censetur esse nugatio seu identica praedicatio. Alia vero praedicantur de ente, illique adiunguntur, ut adiectivum substantivo; sic enim dicitur ens unum, ens verum, etc.; ens autem et res substantiva sunt, neque possunt eo modo coniungi; signum est ergo unum non esse passionem alterius34.

l’unité s’oppose à la multiplicité, la bonté à la malignité et la vérité à l’erreur ; mais la multiplicité, la malignité et l’erreur sont parfaitement distinctes. Enfin, tout apparaîtra de manière bien plus évidente lorsque nous traiterons de ces propriétés en particulier, et nous démontrerons en même temps, que chacun de ces attributs convient à tout étant, car ils se transforment avec l’étant. Donc, ils constituent tous les trois des propriétés de l’étant », trad. Jean-Paul Coujou, Paris, Vrin, 1998, p. 306–307. 32  Sur l’origine aristotélicienne de cette expression, voir Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, op. cit., p. 345 sq., où l’on peut lire également une analyse détaillée de l’origine du terme «  transcendantal  », depuis sa première occurrence attestée chez Roland de Cremone jusqu’à la question chez Suarez (voir en particulier p. 355 sq.). Le texte d’Aristote décisif ici, pour le terme « passiones », est Mét. Γ 2, 1004b5–8 (ἐπεὶ οὖν τοῦ ἑνὸς ᾗ ἓν καὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὂν ταῦτα καθ’ αὑτά ἐστι πάθη, ἀλλ’ οὐχ ᾗ ἀριθμοὶ ἢ γραμμαὶ ἢ πῦρ, δῆλον ὡς ἐκείνης τῆς ἐπιστήμης καὶ τί ἐστι γνωρίσαι καὶ τὰ συμβεβηκότ’ αὐτοῖς) que cite très précisément le maître de Suarez, Duns Scot, lorsqu’ « il introduit la question des propriétés transcendantales de l’étant » (Courtine, op. cit., p. 345) : « Habet enim (ens) passiones proprias, ut patet per Philosophum VI Metaphysicae cap.3, ubi vult quod sicut linea in quantum linea habet passiones, et numerus in quantum numerus, ita sunt aliquae passiones entis in quantum ens » (Ord. I, d. 3, pars 1, q. 3, n° 134). Faut-il alors voir dans ce lieu de la Métaphysique la source, pour les auteurs médiévaux, de la question des transcendantaux ? Les pages de Jean-François Courtine font également un sort à la question du katholou, lorsqu’il souligne, p. 354, que « le transcendens scotiste traduit ici à sa façon le καθόλου aristotélicien… » Sur l’acception suarézienne des passiones entis, après celle de Duns Scot, voir ibid., p. 376 sq. 33  Il vaudrait mieux dire, si l’on s’en tient à ces occurrences, que Thomas dénombre quatre transcendantaux fondamentaux (ens, unum, verum, bonum), res et  aliquid jouissant d’un rôle plus secondaire. Sur ce point, et sur le problème des transcendantaux chez Thomas en général, voir l’étude de A.J. Aertsen, The Medieval Philosophy and the Transcendentals. The Case of Thomas Aquinas, Leiden/New York/Köln, 1996. 34  « Chose et étant sont communément employés comme synonymes ; et ils sont parfois prédiqués de l’étant existant en acte, alors que, dans d’autres circonstances, ils font abstraction de l’existence en acte ; pour cette raison, aucun d’entre eux n’est la propriété de l’autre. Ainsi, c’est ce que suggère également le fait que jamais on ne prédique l’un de l’autre ; et si parfois, ils apparaissent comme se prédiquant mutuellement, nous estimons que l’on a commis une prédication vide ou une prédication identique. En revanche, les autres transcendantaux se prédiquent de l’étant et s’y ajoutent comme l’adjectif à un substantif ; ainsi, on dit “étant unique”, “étant vrai”, etc. Cependant,

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Le fait qu’on peut prédiquer « chose » d’ « étant », ou « étant » de « chose », prouve qu’en le faisant, on ne fait que produire une tautologie (une « identica praedicatio »). En outre, « chose » ne peut sortir de son caractère de substantif – et on ne peut prédiquer, grammaticalement, un substantif d’un autre, alors qu’on dit « étant vrai », « étant bon », « étant unique ». Par ailleurs, les prédications que l’on peut faire de « chose » sont identiques aux mêmes que l’on fait d’« étant ». Pour l’aliquid : Aliquid, iuxta varias vocis etymologias, vel entis vel unius est synonymum.— Rursus aliquid duplicem etymologiam seu interpretationem habere potest. Una est quod idem sit aliquid quod habens quidditatem aliquam; sive enim haec fuerit prima derivatio vocis sive non, tamen iam in communi usu in hoc sensu accipi videtur; aliquid enim et nihil contradictorie seu privative opponi censentur; nihil autem idem significat quod non ens vel non habens entitatem ullam; aliquid ergo idem est quod habens aliquam entitatem vel quidditatem. In hac ergo significatione constat aliquid non esse passionem, sed synonymum entis; idemque censetur etiam secundum formalem rationem et conceptum dicere de aliquo esse aliquid et dicere ens35…

Les arguments sont là encore grammaticaux. Jean-François Courtine insiste, dans son commentaire, sur la synonymie : « Par là même Suarez adopte en effet l’esprit de la problématique scotiste, et rejette en conséquence le caractère transcendantal de la res ou de l’aliquid. Ainsi ce qui constituait pour Thomas une propriété transcendantale de l’étant commun, devient pour Suarez purement et simplement synonymum entis. (…) [La liste de Saint Thomas est] trop longue dans la mesure où elle comprend des termes qui ne désignent pas à proprement parler des propriétés transcendantales de l’être, mais qui énoncent précisément le sens même de l’être de tout étant36. » Au fond, et ce serait surtout vrai pour le concept de res, il n’est pas tant dévalué qu’érigé en quasi synonyme d’ens, comme nom qui convient par excellence à l’étant, et par conséquent qui ne saurait constituer une des passiones entis. Jean-­ François Courtine poursuit  : «  il faut entendre le terme res comme le synonyme strict de l’étant en son sens nominal ». Res comme aliquid disent l’étant quant à son “étant” et “chose” sont des substantifs, et ils ne peuvent selon cette modalité s’unir, ce qui prouve que l’un n’est pas la propriété de l’autre », trad. cit., p. 307. 35  «  Quelque chose, selon les différentes étymologies du mot, est synonyme d’étant et d’un.  – Inversement, quelque chose est susceptible d’une double étymologie ou interprétation. L’une consiste à le considérer comme identique à ce qui possède une quiddité quelconque ; il semble qu’on le prenne habituellement en ce sens, que cela constitue ou non la première dérivation du terme ; on estime, en effet, qu’il y a une opposition contradictoire ou privative entre quelque chose et rien. Cependant, rien désigne la même chose que non étant, ou ce qui ne possède aucune entité. Par voie de conséquence, quelque chose est identique à ce qui n’a aucune entité ou quiddité. Donc, il en résulte qu’il est évident que “quelque chose” ne constitue pas une propriété mais un synonyme de l’étant. Pour cette raison, on estime que, eu égard à la raison formelle et au concept, dire qu’une chose est “quelque chose” équivaut à dire qu’elle est un étant », trad. cit., p. 308–309. 36  Jean-François Courtine, op. cit., p. 377–378. L’auteur rappelle III, 2, 1 : « Primum probari potest ex dictis, quia res solum dicit de formali rei quidditatem, et ratam seu realem essentiam entis ; unde multi censent magis essentiale praedicatum esse rem quam ipsum ens. Similiter aliquid, cum distinguatur immediate contra nihil, nihil aliud formalissime significare videtur quam ipsummet ens ; perinde enim dictum videtur aliquid ac habens aliquam quidditatem; haec autem formalis significatio coincidit cum significatione rei et entis. »

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essence – et Suarez pointe d’ailleurs, on l’a vu, le fait que les deux termes sont des substantifs37. A contrario, l’unum ajoute à l’ens la signification de ce qui n’est pas multiple, le verum ajoute l’intentio, ou du moins la relation à l’intellect, et le bonum fait intervenir ce qui n’est pas compris dans l’ens, la volonté. À l’évidence, cela ne prouve en rien que Kant avait sous les yeux le texte de Suarez au moment où il écrivait ce §12 ; mais Wolff conforte cette hypothèse, qui fait strictement droit à cette question de la synonymie entre res et ens, dans un texte où l’aliquid joue un rôle grammatical important : « Quicquid est vel esse posse concipitur, dicitur Res, quatenus est aliquid : ut adeo Res definiri potest per id, quod est aliquid. Unde et realitas et quidditas apud Scholasticos synonyma sunt38.  » Res et aliquid sont synonyma entis, dans la mesure où «  la chose peut être définie comme ce qui est quelque chose ». L’exemple de Wolff, c’est un arbre, « appelé à la fois étant et chose », étant sous l’aspect de l’existence, chose sous l’aspect de la quiddité, la différence entre les deux aspects n’étant que relative. La présence de Suarez à ce point attestée chez Wolff renforce assurément l’hypothèse du rôle de Suarez dans ce §12 de l’Analytique transcendantale. Avec cette petite question du dénombrement des transcendantaux dans l’expression kantienne, c’est le difficile et subtil passage des transcendantaux au transcendantal qui est en jeu. Mais aussi bien le statut de la « chose » en question. Pour Kant, il s’agit d’un certain fondement (Grund), puisque si la scolastique voyait dans les transcendantaux le moyen de fonder plus originairement les catégories aristotéliciennes, Kant fait de même avec les transcendantaux qu’il nomme « prétendus prédicats transcendantaux des choses (vermeintlich transcendentale Prädikate der Dinge) ». Quelle est la thèse de Kant ici ? les prédicats transcendantaux « ne sont que des exigences logiques (logische Erfordernisse), et des critères de toute connaissance des choses en général (Kriterien aller Erkenntnis der Dinge überhaupt) et ils lui donnent pour fondement (Grund) les catégories de la quantité, c’est-à-dire de l’unité (Einheit), de la pluralité (Vielheit) et de la totalité (Allheit)  ; seulement, ces catégories, qui devraient être prises proprement en un sens matériel (material), en tant qu’elles concernent la possibilité des choses elles-mêmes (Möglichkeit der Dinge selbst), étaient en fait employées par les Anciens avec une signification seulement formelle (formaler Bedeutung), comme concernant l’exigence logique de toute connaissance (logischen Forderung in Ansehung jeder Erkenntnis) ; et pourtant les Anciens faisaient, sans y prendre garde, de ces critères de la pensée des propriétés des choses en elles-mêmes (Eigenschaften der Dinge an sich selbst)39. » Le seul plan de validité des transcendantaux serait alors celui de l’accord de la connaissance avec elle-­  Pour une discussion de cette question de la synonymie, voir les nuances apportées par Roberto Perini, «  Transcendantaux scolastiques dans la scientia cartésienne  », dans Graziella Federici Vescovini (éd.), Le Problème des transcendantaux du XIVe au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 2002, p. 162 sq. 38  Philosophia prima sive Ontologia, 17362, Pars I, sect. III, cap. II, §243 – cité par Jean-François Courtine, op. cit., p. 380. On trouve une rapide analyse de ce passage, notamment eu égard à la question du rapport entre possibilité et existence, dans Jean-Paul Paccioni, Cet esprit de profondeur. Christian Wolff, l’ontologie et la métaphysique, Paris, Vrin, 2006, p. 127. 39  Ak. III, p. 98. 37

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même, et celui-là seul. La connaissance ne fait qu’attester sa propre validité ­formelle. Les transcendantaux sont des concepts vides, non déductibles, des catégories qui rendent justice au fonctionnement logique de la connaissance sans égard pour l’objet dont la connaissance veut pourtant rendre compte. On voit ainsi que Kant n’appelle pas seulement « transcendantale » la connaissance des facultés subjectives, car ce qu’exige ce qu’on appelle « transcendantal » est la possibilité d’un objet. L’ « aliquid » ou encore la « res » scolastique est sans objet. Là est le cœur de la réinvention kantienne du transcendantalisme, du moins dans son versant objectif et non plus subjectif. Voilà pourquoi les transcendantaux ne fondent aucune « vérité transcendantale ». Kant le dit à propos justement des catégories au début de l’Erläuterung des « Postulats de la pensée empirique en général » : « En effet, si [les catégories] n’ont pas une signification simplement logique et n’ont pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais ont à se rapporter aux choses et à leur possibilité, réalité ou nécessité, elles doivent concerner l’expérience possible et son unité synthétique, dans laquelle seulement les objets sont donnés dans la connaissance40. » Les transcendantaux ne satisfont pas à l’exigence objective de l’expérience possible, puisqu’ils demeurent dans la pensée sur le plan formel et déploient analytiquement les concepts à partir d’une position a priori41. Ils sont privés d’objet42, ils ne participent d’aucune expérience possible. Ils ne sont le fondement que de jugements analytiques. Pour qu’il y ait expérience, et donc synthèse, il faut qu’il y ait Objekt, et pour qu’il y ait objet, il faut qu’il y ait une « chose » (Ding), c’est-à-dire ce sur quoi la pensée porte comme objet possible, c’est-à-dire objet d’expérience possible. Cependant, n’avons-nous pas dit plus haut que la connaissance transcendantale est privée d’objet  ? Rappelons-nous que la connaissance transcendantale est «  une connaissance de soi de l’entendement ou de la raison quant au contenu, de même que la logique est une connaissance de soi de l’entendement et de la raison quant à la forme  ». Si la connaissance transcendantale n’est donc connaissance d’aucun objet mais connaissance de notre façon de connaître les objets, il n’en demeure pas  Ak. III, p. 186 (A219/B267) « Denn wenn diese nicht eine bloß logische Bedeutung haben und die Form des Denkens analytisch ausdrücken sollen, sondern Dinge und deren Möglichkeit, Wirklichkeit oder Nothwendigkeit betreffen sollen, so müssen sie auf die mögliche Erfahrung und deren synthetische Einheit gehen, in welcher allein Gegenstände der Erkenntniß gegeben werden. » Certes, Kant fait ici porter les « Postulate des empirischen Denkens überhaupt » sur les catégories de la modalité ; mais les remarques qu’il fait tout au long de l’Erläuterung valent pour toutes les catégories, dont cette remarque sur la nécessaire corrélation de la catégorie à l’objet dans l’ « Analytique transcendantale ». 41  Ibid., p. 98–99 (B115) : « Oder so ist auch das Kriterium einer Hypothese die Verständlichkeit des angenommenen Erklärungsgrundes oder dessen Einheit (ohne Hülfshypothese), die Wahrheit (Übereinstimmung unter sich selbst und mit der Erfahrung) der daraus abzuleitenden Folgen und endlich die Vollständigkeit des Erklärungsgrundes zu ihnen, die auf nichts mehr noch weniger zurückweisen, als in der Hypothese angenommen worden, und das, was a priori synthetisch gedacht war, a posteriori analytisch wieder liefern und dazu zusammenstimmen. » 42  Ibid., p.  99 (B116)  : «  …indem das Verhältniß dieser Begriffe auf Objecte gänzlich bei Seite gesetzt wird… ». Cela s’oppose singulièrement à l’association faite par la Réflexion 5743 : « Einheit des Begriffs (objects) »… 40

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moins que l’objet est un des termes fondamentaux de l’équation. Notre façon de connaître n’a de sens qu’en tant que la connaissance qui est ainsi fondée est une connaissance d’objet. Autrement dit, il faut que ce qui est dégagé transcendantalement puisse avoir affaire à des objets possibles. Ici, le problème est bien celui des catégories. La vérité comme transcendantal scolastique (verum) n’est donc vérité d’aucun objet possible, et par conséquent, elle n’est pas transcendantale. Les modalités permettent d’indiquer cela, car le possible lui-même engage l’objet, l’expérience : la possibilité logique est certes conforme aux transcendantaux, puisqu’elle exige que le concept soit cohérent et ne se contredise pas, mais elle ne dit rien de l’objet possible, justement, c’est-à-dire l’objet possible de l’expérience. La possibilité est davantage que la non-contradiction : « Que dans un tel concept il ne doive se trouver aucune contradiction, c’est assurément une condition logique nécessaire ; mais il s’en faut que cela suffise à la réalité objective du concept, c’est-à-dire à la possibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept43. » Cette distinction entre possibilité réelle et possibilité logique chez Kant inscrit d’autant plus l’objet dans l’horizon du transcendantal, objet indispensable même pour une catégorie apparemment (et traditionnellement) logique, la possibilité. Que la réalité ait besoin de l’objet, Kant souligne que cela va presque de soi44 – mais en ce qui concerne la possibilité, c’est tout aussi vrai : la possibilité est toujours, complètement et « transcendantalement » comprise, possibilité de l’objet, c’est-à-dire possibilité du concept dans son rapport à l’objet. Un concept possible ne fait pas pour autant un objet possible. Une catégorie n’est « transcendantale » que si et seulement si elle est une catégorie d’objet, c’est-à-dire une catégorie d’objet possible. C’est l’objet et sa possibilité qui déterminent si une catégorie est ou non transcendantale. L’explication avec les scolastiques permet de fonder le rôle transcendantal des catégories comme rôle objectivant. La déduction des catégories implique donc tout autant un objet qu’un sujet. Si nous résumons, la «  connaissance transcendantale  » implique deux orientations : 1) soit celle-ci, ne se préoccupant d’aucun objet, pas même de l’objet en général, est tout entière tournée vers les conditions subjectives de sa connaissance, ce qui implique alors de faire reposer l’édifice sur le sujet transcendantal, au risque de faire de la psychologie en décrivant ces conditions ; 2) soit elle est tournée vers l’objectivité possible, en tant que les facultés du sujet n’ont de validité que si et seulement si elles prouvent leur validité dans l’hypo-

 Ibid., p.  187 (A220/B268)  : «  Daß in einem solchen Begriffe kein Widerspruch enthalten sein  müsse, ist zwar eine nothwendige logische Bedingung; aber zur objectiven Realität des Begriffs, d. i. der Möglichkeit eines solchen Gegenstandes, als durch den Begriff gedacht wird, bei weitem nicht genug. » 44  Ibid., p. 188 (A223/B270) : « Was Realität betrifft, so verbietet es sich wohl von selbst, sich eine solche in concreto zu denken, ohne die Erfahrung zu Hülfe zu nehmen: weil sie nur auf Empfindung, als Materie der Erfahrung, gehen kann und nicht die Form des Verhältnisses betrifft, mit der man allenfalls in Erdichtungen spielen könnte. » 43

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thèse de l’exercice d’une connaissance d’objet. Mais à chaque fois, le sujet possède un statut éminemment problématique, et du même coup philosophique.

Le problème phénoménologique Si nous revenons à Husserl, le détour par Kant semble riche d’enseignement : la phénoménologie serait tournée vers la dimension subjective de la philosophie transcendantale, par l’importance accordée au sujet transcendantal par le moyen de la réduction phénoménologique. Si l’on regarde la conférence sur « Kant et l’idée de la philosophie transcendantale » dont nous lisions l’avant-propos, il apparaît que la grande tâche de Kant est d’avoir conféré « une intelligibilité théorique à la sphère entière des productions transcendantales de la subjectivité pure »45. Et, à la fin de la même conférence, traçant une filiation Descartes-Kant, Husserl va plus loin et écrit : « Une fois que l’on eut appréhendé l’ego cogito comme la pure subjectivité connaissante formant une sphère fermée sur elle-même (war das ego cogito als die reine, in sich abgeschlossene Erkenntnissubjektivität einmal gesehen), plus exactement comme le fondement de connaissance universel de tout ce qui devrait jamais être objet de connaissance, et, par conséquent, une fois qu’on eut reconnu en elle la source originaire (Urquell) de la méthode philosophique mise en valeur dans des œuvres écrites, un horizon intentionnel était ouvert aux philosophes des époques ultérieures qu’il fallait à tout prix explorer46.  » La philosophie transcendantale investit l’ego cogito comme sphère fermée de la conscience et de ses vécus, sphère dont l’ouverture à l’objet est garantie par le fait qu’elle en est le fondement universel. La phénoménologie serait ainsi du côté du sujet  – hypothèse d’autant plus séduisante que, nous le verrons, l’interprétation marbourgeoise, à partir d’Hermann Cohen, fera de l’objet (et plus particulièrement de l’objet scientifique) l’alpha et l’oméga de la philosophie transcendantale. Ainsi, nous aurions une opposition conceptuelle marquée, tout au long de l’histoire contemporaine du kantisme, entre le subjectivisme phénoménologique et l’objectivisme néokantien. Or, les choses sont (du moins à première vue) plus complexes. D’une part, si l’on en reste à la problématique de la réduction phénoménologique, il n’est pas du tout certain que ce soit le sujet transcendantal qui prime chez le Husserl du tournant transcendantal : nous aurons l’occasion d’y revenir, il semble que les Ideen I fassent de la découverte du pôle noématique, qui seul est à même de donner l’objet en personne, la découverte phénoménologique la plus cruciale. La conscience n’est alors pas tant close sur elle-même qu’ouverte non pas seulement à la part noétique de l’objet, mais à ce qui en fait la chair, pour ainsi dire, le noème. De ce point de vue, l’objet joue un rôle non pas seulement déterminant, mais aussi capital voir primordial, dans le rapport du sujet à l’objet. En outre, toute la première phénoménologie de Husserl, disons celle des Recherches logiques, privilégie la voie objective pour 45 46

 Hua. VII, p. 242 ; trad. cit., p. 303.  Ibid., p. 284

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fonder toute connaissance, au sens où l’objet prescrit ses normes, nous le verrons, à tout type de connaissance qui prétend le viser. Même le catégorial, alors, se trouve donné dans l’intuition à partir de l’état de choses qui est visé. À l’évidence, à partir de ces rapides remarques, on voit bien que le rapport de la phénoménologie au transcendantal se trouve singulièrement mis en question. À s’en tenir là, la tâche est déjà profondément complexe, et elle a d’ailleurs fait l’objet de nombreux commentaires décisifs47. Le présent ouvrage souhaite partir d’un problème plus spécifique, afin d’identifier – sur la longue durée, à savoir depuis Kant lui-même – une tradition de la philosophie transcendantale que nous appelons « praxiologique », voire « pr-axiologique » (écriture par laquelle on explicite tout à la fois une certaine praxis de la subjectivité et l’axiologie qui décrit le rapport de l’être humain à des valeurs)48. Ce concept est crucial dans tout notre travail qui le déterminera au fur et à mesure : il désigne une figure métaphysique où la subjectivité est prise entre ses pratiques quotidiennes et une pratique de soi plus profonde, où il y va d’une tâche transcendantale ; il désigne ainsi une tradition où le transcendantal et la praxis (nous verrons en quel sens l’entendre) cocheminent. Pourquoi cet angle ?

 En langue française, on citera les travaux de Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie. La genèse de l’idéalisme transcendantal phénoménologique dans la recherche et l’enseignement de Husserl (1900–1913), Paris, PUF, 2005  ; Accéder au transcendantal ? Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées directrices… I de Husserl, Paris, Vrin, 2009 ; ceux de Dominique Pradelle, L’archéologie du monde. Constitution de l’espace, idéalisme et intuitionnisme chez Husserl, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000 ; Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, 2012 ; Généalogie de la raison, Paris, PUF, 2013 ; ceux d’Alexander Schnell, Temps et Phénomène. La phénoménologie husserlienne du temps (1893–1918), Hildesheim, Olms, 2004  ; De l’existence ouverte au monde fini. Heidegger, 1925–1930, Paris, Vrin, 2005 ; Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Jérôme Millon, 2007 ; Réflexion et spéculation. L’idéalisme transcendantal chez Fichte et Schelling, Grenoble, Jérôme Millon, 2009 ; En deçà du sujet. Du temps dans la philosophie transcendantale allemande, Paris, PUF, 2010 ; En voie du réel, Paris, Hermann, 2013 ; La déhiscence du sens, Paris, Hermann, 2015. En d’autres langues, parmi les travaux qui tâchent de croiser les itinéraires de Husserl et de Heidegger eu égard au problème du transcendantal, citons Manfred Brelage, Studien zur transzendentalphilosophie, Berlin, De Gruyter, 1965, qui consacre des pages instructives au rapport de Heidegger au néokantisme ; et sur la présence de la tradition transcendantale dans la pensée de Heidegger, citons l’ouvrage de Carl-Friedrich Gethmann, Verstehen und Auslegung. Das Methodenproblem in der Philosophie Martin Heidegger, Bonn, Bouvier, 1974. Plus récemment, et en paysage anglo-saxon cette fois, citons Steven Cromwell, Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning : Paths Toward Transcendental Phenomenology, Evanston, IL, Northwestern University Press, 2001, et du même, Normativity and Phenomenology in Husserl and Heidegger, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, ou encore William Blattner, Heidegger’s Temporal Idealism, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. Citons enfin l’étude de Christian Steffen, Heidegger aks Transzendental-philosoph. Seine Fundamuntalontologie im Vergleich zu Kants Kritik der reinen Vernunft, Heidelberg, Universitätsverlag Winter Heidelberg, 2005. 48  Nous n’utiliserons la forme « pr-axiologique » lorsque nous voudrons insister sur l’association entre praxis du sujet et axiologie qui l’environne. Dans la plupart des cas, nous conserverons la forme « praxiologie ». 47

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À la fin de sa conférence sur « Kant et l’idée de la philosophie transcendantale », Husserl écrit : Et peut-être [la philosophie transcendantale] constitue-t-elle aussi la fonction théorique d’une praxis, et précisément de celle par laquelle doivent nécessairement s’épanouir les intérêts les plus nobles et les derniers de l’humanité49.

La praxis à laquelle pense Husserl est la morale dont l’humanité ne peut vraiment faire preuve que si la philosophie transcendantale joue correctement son rôle fondationnel, fondationnel donc également pour l’éthique. Or, les successeurs immédiats de Husserl, Scheler puis Heidegger, ont réformé en profondeur l’intentionnalité en termes pratiques, ce qui a eu des conséquences décisives sur le statut du transcendantal ou plus spécifiquement de la phénoménologie transcendantale dans leurs œuvres. Résumons d’abord les grandes lignes de cette réforme pratique de la phénoménologie, avant de poser la question du rôle du transcendantal. 1 )  a)   Tout d’abord, l’œuvre de Max Scheler, écrite dans le mouvement de la parution des Ideen I, principalement le Formalisme en éthique (1916), où l’intentionnalité se trouve décrite en termes axiologiques. En effet, le plan de la description est celui du rapport du sujet aux valeurs, autre dimension du rapport intentionnel à côté de l’intentionnalité théorique qui n’est pas invalidée par Scheler. Il s’agit de comprendre comment les actes intentionnels peuvent viser des valeurs. Scheler montre comment nous sommes quotidiennement à des objets/valeurs qu’on ne perçoit pas sur le même mode que des objets théoriques. On ne les voit pas, on ne les scrute pas, mais on les « ressent » (le verbe « fühlen » et tous ses dérivés sont très présents dans le texte), on les éprouve de façon pratique, car précisément on les pratique, dans un « milieu »/contexte spécifique. Quand je marche dans la rue, écrit Scheler, je suis entouré d’objets/valeurs que je ne vois pas mais que je ressens, dont je tiens compte et que je pratique ; plus encore, ce sont des signes pour une conscience pratique, des indications qui appartiennent au « milieu », qui orientent ma pratique avant toute mise en œuvre de la raison pratique. Le rapport intentionnel se trouve bouleversé par rapport au modèle husserlien, parce qu’il est d’abord pensé de façon pratique, où la valeur n’entoure pas un objet donné intuitivement de façon neutre, mais où elle est à la base de la donation même de l’objet. Les enjeux métaphysiques sont alors complexes : la valeur est-­elle donnée, et si oui, comment l’est-elle ? quel rôle joue l’espace social dans la constitution de ces valeurs si elles sont données ? Le rapport intentionnel devient un rapport tendanciel, la conscience devient un Gewissen voire une « personne », en tout cas une volonté qui vise des objets/ valeurs et qui en les visant les pratique. Cette réforme pr-axiologique de l’intentionnalité modifie ainsi en profondeur le sens et la pratique de la phénoménologie. b) L’œuvre de Heidegger est, tout au long des années 1920, profondément influencée par celle de Scheler, et au premier chef par cette réforme pr-axiologique de l’intentionnalité dont il reprend beaucoup. C’est dans Sein und Zeit (1927) 49

 Hua. VII, p. 283 ; trad. cit., p. 363.

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que cette influence est la plus visible, avec la théorie de l’ustensilité. La principale différence avec Scheler est que la dimension pratique de l’intentionnalité n’est pas mise sur un plan égal avec une intentionnalité qui serait théorique : elle est plus originaire, et donc fondatrice, pour l’intentionnalité théorique. Selon Heidegger, l’intentionnalité husserlienne manque la dimension toujours déjà pratique (nous disons pr-axiologique) de l’intentionnalité au sens où elle est toujours, in fine, visée d’un objet (fût-il un état de choses), alors qu’il faut bien plutôt penser l’intentionnalité comme disséminée, c’est-à-dire éclatée dans le tout d’un contexte systématique de signes, où je ne vois pas un objet, mais où je pratique un outil toujours accompagné d’autres outils qui font système avec lui, sans lesquels cette pratique serait impossible. Pour Heidegger, les étants sont autant d’outils, c’est-à-dire de « signes » en vue d’usages déterminés, dans un contexte, une « tournure » systématique, un système de renvois où chaque signe prend son sens par rapport à d’autres signes, ce qui était implicitement pensé avec le concept de « milieu » chez Scheler. Pour reprendre l’exemple de Scheler, lorsque je marche dans la rue, les objets sont autour de moi comme des outils, c’est-à-­dire qu’ils sont pris en compte dans une certain usage conformément au contexte de cet usage, à savoir le fait que je marche dans la rue pour me rendre par exemple à l’université. La voiture n’est pas un objet-voiture, mais elle est d’emblée la voiture qui m’empêche de traverser, l’eau qui ruisselle le long du caniveau est d’emblée perçue comme cette eau que je dois enjamber pour monter sur le trottoir, etc. Un outil est précisément cette structure systématique où les objets sont toujours perçus en vue de quelque chose d’autre qu’eux, comme signe renvoyant à la totalité de la tournure qui est ce à quoi je suis pour parvenir aux fins de mon action. L’intentionnalité n’est plus pensée en termes de voir, mais en termes de pratiques, d’usage. 2) C’est à partir de cette réforme fondamentale de l’intentionnalité que la question transcendantale se pose plus instamment, et de deux façons : a)  Tout d’abord, si le sujet est pour la connaissance transcendantale la condition de possibilité de toute objectivité, cela signifie que pour qu’une philosophie puisse être appelée «  transcendantale  », elle doit accepter qu’un tel sujet soit pleinement constituant. Or, cette assertion est, chez Scheler comme chez Heidegger, problématique. Chez Scheler, parce que le sujet, loin d’être le lieu fondateur du rapport intentionnel, en est plutôt le second terme, au sens où la valeur des objets provient de ces objets eux-mêmes en tant qu’ils possèdent matériellement, indépendamment de la conscience qui les vise (même s’ils sont toujours pris dans la corrélation intentionnelle), cette valeur. De ce point de vue, la norme pour l’intentionnalité pratique n’est pas le sujet et ses facultés, mais l’objet lui-même (ce qui est une reprise en termes axiologiques de l’acquis fondamental des Recherches logiques). Chez Heidegger, on trouve une forte réfutation de la conception kantienne du sujet transcendantal au moyen du concept d’« être-au-monde », qui est immédiatement auprès des choses du monde, sans passer par la représentation et son objet. Dès lors, si le Dasein est ainsi au monde,

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comment distinguer sujet et objet, et cette distinction a-t-elle encore un sens, surtout si l’on met le sujet au cœur de l’édifice philosophique ? b)  La philosophie transcendantale, de Kant à Husserl, peut être aussi comprise comme une philosophie de l’objet, c’est-à-dire où l’objet est déterminé dans son unité, individuellement constitué. Or, Scheler comme Heidegger rompent avec une telle pensée de l’objectivité, pour penser une intentionnalité disséminée, où ce qui est visé est un tout, un ensemble d’objets. Avec Scheler puis Heidegger, ce à quoi on a de prime abord affaire, ce sont des outils qu’on pratique, qu’on manie, et qui renvoient les uns aux autres dans un contexte précis. De ce point de vue, il n’y a pas plus d’objet que de sujet, puisque l’objet est précisément disséminé dans tel ou tel contexte de pratique. Que serait alors une philosophie transcendantale de la praxis, où le conditionné ne serait pas un objet, mais un outil ? Quel sujet transcendantal ­pourrait fonder ce nouveau type d’objets, si tant est qu’on puisse encore parler d’objet, et donc de sujet ? Pour répondre à ces questions, nous nous proposons d’identifier une tradition transcendantale spécifique à laquelle il serait possible de rattacher ce courant pr-axiologique de la phénoménologie, mais aussi Husserl lui-même. Or c’est précisément l’hypothèse principale que nous souhaitons défendre dans ce travail : s’il y a effectivement une aporie phénoménologique entre une « pr-axiologie », c’est-à-­ dire une description de notre façon pratique d’être aux choses, et une philosophie transcendantale qui fonde l’existence humaine dans un sujet ontologiquement compris (ce que nous appelons dans ce travail une « tension praxiologico-­ transcendantale  »), elle trouve sa résolution dans une interprétation pratique du transcendantal. Autrement dit, la quête vers le fondement transcendantal a lieu dès les analyses phénoménologiques du monde pratique dans la mesure où il s’agit de trouver, dans un certain sujet pratique qu’il nous faudra décrire, les ressources fondationnelles spécifiques au sein de la pr-axiologie. C’est en fait toute l’ambiguïté du mot « praxis » qui trouve ici une résonnance particulière, et qui donne le problème fondamental de ce travail. Le mot, en effet, est à la fois grec et allemand. Si l’allemand veut dire avec ce mot tout ce qui a trait à l’usage, la pratique, l’acte, le grec, ou plutôt le grec d’Aristote, voulait dire autre chose. La distinction célèbre entre poiesis et praxis l’atteste, en Eth. Nic., VI, 4, 1140a1–2 : ἕτερον δ’ ἐστὶ ποίησις καὶ πρᾶξις. On trouve la distinction en VI, 5, 1140b6–7, reprise de I, 1, 1094a4–6 : Τῆς μὲν γὰρ ποιήσεως ἕτερον τὸ τέλος, τῆς δὲ πράξεως οὐκ ἂν εἴη· ἔστι γὰρ αὐτὴ ἡ εὐπραξία τέλος (« la poièsis en effet a une fin différente d’elle-même, la praxis n’en a pas ; car c’est la praxis bonne elle-même qui est fin »). Le nom allemand « Praxis » désigne la «  poièsis  » au sens aristotélicien, c’est-à-dire toute action à partir du corps ou d’un outil en vue d’autre chose, comme l’action d’un ouvrier, par exemple. Le sens aristotélicien de « praxis », en revanche, désigne une immanence de la fin en tant que, comme le souligne plus précisément VI, 2, 1139b1–3, l’objet de la praxis « est fin au sens absolu (τέλος ἁπλῶς) », car la praxis est en fait eupraxia, action bonne. L’action morale est à elle-même sa propre fin. Cette distinction a connu un nombre infini de commentaires, et il ne s’agit pas ici d’en faire l’interprétation. Il s’agit en revanche de montrer qu’avec cette distinction entre ce qui a sa fin

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à l’extérieur et ce qui a sa fin en soi-même, il y a la double orientation qui structure entièrement notre propos : a) orientation vers l’en-tant-que, c’est-à-dire l’en-vue-de-quoi, c’est-à-dire le sens allemand du mot «  Praxis  »  : l’usage que nous faisons des choses conçues comme des outils dans le monde ; b) praxis transcendantale, qui n’a pas d’autre objet qu’elle-même, c’est-à-dire praxis au sens aristotélicien. De ce point de vue, nous voulons montrer la possibilité d’un passage, chez Scheler puis Heidegger, entre praxis comme usage, ce qui implique une réforme pratique de l’intentionnalité (nous ne sommes pas dirigés vers des objets, mais vers des outils), et praxis comme praxis de soi-même, ce qui possède une connotation morale très forte. Par «  passage  », on veut désigner une sorte de conversion du regard, une réduction praxiologique qui fait passer le sujet de la pratique ordinaire des outils à une pratique transcendantale où le sujet devient le propre outil de sa praxis. En d’autres termes, dans le mot « praxis » lui-même, il y a la présence du passage que nous voulons décrire en compagnie d’une certaine phénoménologie d’une praxis mondaine à une praxis transcendantale. Ce que cet ouvrage veut alors décrire, c’est la praxis qui est transposée au moyen d’une réduction praxiologique du plan de l’intentionnalité au plan du sujet, en tant qu’il lui revient de se pratiquer soi-même au moyen d’une praxis transcendantale. Husserl effleure cette solution lorsqu’il en appelle à la pratique de la réduction légitimée par la liberté du sujet ; mais c’est surtout Scheler, puis Heidegger, qui vont la développer. Si l’intentionnalité est de prime abord pratique, le sujet est lui aussi compris de façon pratique, non pas seulement en tant qu’il est au monde de façon pratique, mais aussi et surtout en tant qu’il est la condition de possibilité pratique de tout rapport au monde : un sujet transcendantalement libre. Nous défendons ainsi, avec la figure praxiologico-transcendantale, une figure subjectiviste de la phénoménologie, mais un subjectivisme pratique, qui trouve ses racines dans un certain Kant, et surtout dans le Fichte de la Wissenschaftslehre. Nous faisons donc l’histoire d’une séquence de la métaphysique, qu’une histoire générale de la métaphysique à partir de la figure praxiologique viendra un jour compléter. De ce point de vue, nous n’étudions pas les potentialités par exemple sociologiques ou historiques du concept de « praxiologie » que nous fondons ici, même si constamment le lecteur pourra songer à ces implications que notre développement n’envisage pas. C’est que nous nous en tenons à la métaphysique elle-même, comme philosophie transcendantale ; ou encore, notre méditation s’en tient à la subjectivité transcendantale et à ce qui se passe en elle quand elle a affaire au monde, dans la profondeur la plus abyssale de son être, au sein de ses praxeis les plus anciennes et les plus configuratrices, avant toute pratique historique et sociale. Ceci est un ouvrage de métaphysique, et non pas d’éthique. Cependant, c’est aussi un ouvrage praxiologico-transcendantal, où le transcendantal est toujours déjà une praxis. Il étudie la vie la plus ancienne du sujet comme praxis.

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Méthodologie de l’enquête Ce travail a d’abord une ambition historique ; il importe donc de préciser le type d’approche que nous adoptons pour l’histoire que nous voulons faire. Il est aussi conceptuel : là encore, il faut préciser la façon dont nous restituons les concepts et les formons. 1) L’histoire de la philosophie. Nous souhaitons appliquer le prisme pr-axiologique à la pratique que nous tentons ici de l’histoire de la philosophie. Dans un précédent ouvrage, nous avons tenté l’interprétation du De Interpretatione d’Aristote à partir des outils et des interprétations phénoménologiques, au premier chef celle de Heidegger, en appliquant donc au texte grec d’Aristote un prisme qui n’était pas le sien, avec pour ambition néanmoins d’identifier, avec l’aide de la philologie, les trames conceptuelles fondamentales du traité50. Par cette rencontre entre restitution philologique et conceptualité contemporaine, nous n’estimions pas seulement (ou du moins pas centralement) que nous rendrissions ainsi le De Interpretatione actuel, aux prises avec les questions contemporaines (à la fois phénoménologiques – Brentano, Husserl, Heidegger – et logiques – Lukasiewicz), mais nous voulions marquer le fait que l’interprétation ne peut pas faire l’économie d’une rencontre de conceptualités dès lors qu’il s’agit non pas de restituer le matériau textuel (ce qui implique d’ailleurs toujours un certain type d’interprétation), mais d’interprétation conceptuelle et de prolongements conceptuels. La « rencontre des conceptualités » est nécessairement un combat, au sens où nous parlons d’ici de ce qui est là-bas, dans l’économie et l’expérience d’une langue qui, si elle traduit et restitue, n’en est pas moins autre dans la trame du temps et des concepts. Nous avions choisi d’accentuer cette « rencontre des conceptualités » en faisant dialoguer Aristote et Heidegger, Heidegger et Aristote, au moyen de nombreux intermédiaires, mais d’un bout à l’autre de l’histoire de la métaphysique. Malgré les critiques que nous formulions à son encontre, l’influence de l’histoire de la métaphysique pensée comme histoire de l’être par Heidegger était patente. Le présent travail souhaite restituer un moment assez long de l’histoire de cette métaphysique, depuis la première édition de la Critique de la raison pure (1781) jusqu’à l’interprétation heideggérienne de cette même Critique de la raison pure (1929). Il souhaite exhiber une tradition que nous appelons « praxiologico-transcendantale  » au sein de la philosophie transcendantale et donc du kantisme, et montrer son importance pour la constitution du courant phénoménologique. Nous varions les rapports aux textes de trois façons. a) Tout d’abord, ce projet demande une histoire et une confrontation des sources. La première partie de cet ouvrage propose à ce titre d’inscrire la constitution du courant phénoménologique dans une confrontation avec le néokantisme de  Elementa logicae heideggerianae. Heidegger interprète d’Aristote : logos, être et temporalité, op. cit.

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la valeur de Windelband et Rickert. Nous montrons, après Arnaud Dewalque, comment les principes fondamentaux de la première phénoménologie de Husserl (l’intentionnalité, le remplissement, le donné…) peuvent trouver leur origine dans une explication critique avec la théorie néokantienne de la valeur (Windelband et Rickert), à partir de la double thématique du transcendantal et de la praxis, et donc de la figure pr-axiologico-transcendantale. L’accusation husserlienne à l’égard de la théorie néokantienne porte en effet sur une practicisation indue du sujet transcendantal : comme ce qui donne la valeur des jugements appartient à une sphère autonome, absolument logique et pure de toute matière, le sujet transcendantal n’a pas d’autre moyen pour accéder à cette valeur que de prendre position par rapport à elle, de s’engager vers elle dans une pratique de la vérité qui a des accents moraux très forts. De fait, principalement chez Windelband, il s’agit d’un Sollen qui appelle le sujet à la vérité, qui le somme (comme le fait l’impératif catégorique) de reconnaître et d’approuver la valeur. La sphère transcendantale est si pure qu’elle est inatteignable, sauf à exiger du sujet une morale de la vérité inadmissible pour Husserl. Là-contre, la doctrine des Recherches logiques, qui ne pensent plus en fonction d’un plan transcendantal valant, mais en fonction de l’objet tel qu’il se donne et qu’il peut se donner, jusqu’à son plein remplissement dans l’évidence. Ainsi, Husserl opère-t-il une révolution anti-copernicienne qui le détourne du sujet pour le conduire vers l’objet qui devient le prescripteur des normes pour la connaissance, mais à la condition de ne plus penser le jugement comment prenant position par rapport à une valeur afin d’évaluer une ou plusieurs représentations. La phénoménologie naît ainsi à partir d’une primauté accordée au donné comme prescripteur pour tout type d’intentionnalité, contre une philosophie transcendantale de la valeur qui fait des objets des objets évalués et du sujet un sujet évaluateur. b) Cette restitution historique et conceptuelle nous conduit à interpréter la phénoménologie à partir de grands textes paradigmatiques dans les deuxième et troisième parties. La deuxième partie tâche de décrire la dimension anti-­ transcendantaliste de la phénoménologie à partir des concepts fondamentaux des Recherches logiques, principalement l’a priori matériel et l’intuition catégoriale, comme moyen de renverser la constitution subjective de l’objectivité en constitution objective, où l’objet et sa structure norment l’intentionnalité. Elle montre ensuite comment l’axiologie de Max Scheler dans le Formalisme en éthique reprend la charpente conceptuelle des Recherches logiques pour penser une intentionnalité pratique normée par les objets/ valeurs qui possèdent en eux-mêmes la structure axiologique de l’intentionnalité qui les vise. Enfin, elle inscrit l’herméneutique heideggérienne de l’outil (Être et temps) dans une tâche anti-fondationnelle où les outils se constituent à même la phénoménalité, dans le jeu de renvois des uns aux autres sans possibilité de fondation de ces renvois, encore moins dans un sujet transcendantalement constituant. Ici, la pr-axiologie est anti-­ transcendantale. La troisième partie tâche quant à elle de réconcilier pr-­ axiologie et philosophie transcendantale. Tout d’abord, nous lisons les Ideen

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I & II, où nous tâchons de reconnaître une tension entre monde pratique (partie du monde environnant) et sphère de la conscience pure, ou encore entre la pratique que nous faisons des objets valorisés et la pratique de la réduction phénoménologique. Puis, on montre comment, chez Scheler et chez Heidegger, dans le Formalisme en éthique et dans Sein und Zeit, il y a une réconciliation pr-axiologico-transcendantale, au sens où il s’agit de penser un sujet transcendantal pratique, voire éthique, une « personne » et un Dasein (qu’il s’agit de ne surtout pas confondre), atteint au moyen de ce que nous appelons une « réduction éthique », réforme pr-axiologique de la réduction phénoménologique. c) La quatrième partie, quant à elle, inscrit les résultats de ces analyses dans la Critique de la raison pure de Kant, d’abord présentée dans l’opposition herméneutique majeure entre l’interprétation d’Hermann Cohen, que nous appelons méthodologico-transcendantale, et l’interprétation praxiologico-transcendantale de Heidegger. Nous confrontons alors le texte de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantale à ces deux lectures opposées, celle d’Hermann Cohen et celle de Heidegger (dans son cours de 1927/28, et dans le Kantbuch de 1929). Pour y parvenir, nous isolons des thèmes de la Critique de la raison pure  : le statut de l’exposition métaphysique de l’espace, la phrase de B40 selon laquelle « l’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée (der Raum wird als eine unendliche gegebene Größe vorgestellt) », la distinction « intuition formelle » / « forme de l’intuition », le temps et l’intuition de moi-même, le rôle de la réflexion, l’imagination transcendantale, les analogies de l’expérience, et nous montrons comment à chaque fois l’interprétation méthodologico-transcendantale s’oppose à l’interprétation praxiologico-transcendantale : pour Cohen, les structures a priori et subjectives ne sont pas subjectives au sens où elles seraient des moments réels du sujet, mais elles sont déduites méthodologiquement depuis l’objectivité scientifique, et n’ont qu’un statut normatif. Il doit y avoir des intuitions pures, il doit y avoir de l’aperception, il doit y avoir de l’imagination, etc., cela doit être sans être tout à fait pour que l’objet scientifique soit légitimé. C’est un Kant entièrement tourné vers l’objectivité, une objectivité évidemment scientifique. En un certain sens, on ne peut penser plus à fond la transcendance en compagnie de Kant, puisque pour Cohen le sujet est essentiellement cette ouverture à l’objet. A contrario, nous interprétons l’interprétation heideggérienne comme une interprétation subjectiviste de Kant, où les moments du sujet ne sont pas des moments psychologiques, mais des moments autonomes. Mais ces moments conduisent in fine à la pensée d’un sujet pratique, qui était déjà décrit par le Kant de l’Opus postumum et par le Fichte de la Wissenschaftslehre : la philosophie transcendantale, avant d’être un système cohérent et de connaissance, est le fait d’un sujet qui cherche en lui-même les structures de son rapport aux choses, un sujet qui fait donc son propre système, et qui choisit librement de le faire. C’est bien la liberté qui est ce long chemin d’appropriation par le moi de lui-même. C’est donc une potentialité de l’œuvre critique de Kant ­lui-­même, une association entre transcendantal et

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pratique, qu’on décrit ici, en identifiant une trajectoire et une tradition qui trouvent appui dans la Critique de la raison pure et qui trouve son premier représentant chez Fichte. Une telle analyse implique un présupposé cette fois-ci principalement conceptuel qu’il faut désormais présenter. 2) Le présupposé axiologique de l’interprétation. Cet ouvrage trace l’histoire d’une tradition praxiologico-transcendantale de Kant à Heidegger en développant des principes axiologiques d’une lecture des textes. Le principe fondamental d’une telle lecture consiste à considérer que les auteurs ne font pas ce qu’ils disent qu’ils font, au sens où ils sont pris par des décisions qui ne sont pas les leurs, dont ils sont tributaires. Ils sont certes des sujets qui déploient librement une pensée personnelle et globalement libre, mais ils ne sont pas d’abord cela. Nous ne lirons pas Heidegger à partir de la conceptualité de Heidegger, car ses décisions philosophiques sont constamment déterminées par les décisions d’un ensemble d’autres auteurs, appartenant à des temporalités diverses, qui se retrouvent sur des plans thématiques et des sources communes. Dans le présent travail, nous nous situons sur le plan strictement historico-conceptuel, sans prendre en compte les conditions sociales de production de discours51. Nous souhaitons mettre au jour les présupposés axiologiques fondamentaux qui agissent (pour ainsi dire) la pensée et les concepts des auteurs, à leur insu, si l’on admet qu’une pensée prétendant produire de la conceptualité et un certain type de discours produit en fait en grande partie une régénération conceptuelle, dans un certain contexte intellectuel, où des concepts ou des conceptualités traditionnels sont métamorphosés. Cela implique donc à la fois une lecture minutieuse des corpus, mais également une lecture de ce qui les nourrit secrètement, en inscrivant ces corpus dans une tradition à laquelle ils ne disent pas toujours qu’ils appartiennent. En somme, il s’agit de dévoiler les évaluations minutieuses et inconscientes auxquelles se livrent les auteurs lorsqu’ils élaborent une conceptualité propre, évaluations qui impliquent toujours des normes traditionnelles et rationnelles, qu’il faut identifier à l’extérieur même de la conceptualité que l’on commente. Cela implique d’abord de ne surtout pas utiliser la conceptualité de l’auteur qu’on commente. Cela implique aussi l’usage de concepts unificateurs pour l’interprétation qu’on voudrait présenter maintenant. Ces concepts unificateurs visent à retracer (ou refaire le parcours) d’une tradition propre à la philosophie transcendantale et que nous appelons «  praxiologico-transcendantale  ». Nous identifions, répétons-le, une fracture conceptuelle que nous appelons « tension praxiologico-transcendantale », entre d’une part une description de la praxis des choses qui ne peut pas être fondée dans un sujet transcendantal, et d’autre part l’aspiration, maintenue tout au long de cette tradition, au ­transcendantal, voire au sujet transcendantal, certes métamorphosé. Clarifions les deux principaux concepts que nous utilisons pour décrire cette tension ;  C’était le prisme prometteur adopté par Pierre Bourdieu, dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, notamment pour expliquer le débat de Heidegger avec le néokantisme. Prometteur, mais insuffisant, tant l’approche conceptuelle faisait défaut à ce livre.

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a) « Praxiologie ». Ce terme désigne la tâche d’une description de la praxis qui détermine l’essence de notre rapport au monde, tout autant que toutes ses concrétudes, et dans un horizon éthique  : il s’agit de l’association du mot « praxis » et du mot « axiologie ». Le mot praxis, nous venons de le voir, désigne chez Aristote l’action morale qui trouve en elle-même sa fin, et non pas à l’extérieur – comme le fait la poièsis. Cependant, en allemand, le mot « Praxis » désigne en fait beaucoup plus largement toute action, y compris poiétique comme l’usage d’un outil en vue d'un but. Il y a donc  – répétons-­le – un double sens du mot, selon qu’on l’entende de façon allemande ou grecque. Au premier abord, c’est le sens allemand qui importe ici, puique ce que nous appelons « praxiologie » est un discours qui tente de mettre au jour les modalités de l’usage quotidien des choses – et qui tâche plus largement de décrire toute intentionnalité quotidienne comme intentionnalité pratique. La praxiologie réduit ainsi toute phénoménalité à la praxis, qui précède même toute affectivité et toute « compréhension », sans parler de tout rapport objectif et donc théorique aux choses. Mais le sens grec est sourdement présent lorsqu’on parle de « praxiologie », de même qu’il faut bien entendre, dans ce mot, tout autant la pratique que l’ « axiologie » – c’est pourquoi on l’écrit parfois, pour bien le faire entendre, « pr-axiologie ». Dès lors, le sens aristotélicien est réinvesti : depuis la praxis des choses d’usage (« Praxis » au sens allemand), on s’achemine vers une praxis de soi-même qui porte en elle l’origine aristotélicienne, Aristote chez qui « praxis » signifie l’action morale dont la moralité se trouve dans son processus même, dans l’immanence de son processus. b) «  Hénologie  ». Nous devons l’importance de ce terme à Lambros Couloubaritsis52. Nous le comprenons comme un certain discours philosophique pour lequel l’unité est ce qui doit être gagné au terme de la description, plus encore ce qui régit la fondement de tout rapport d’un sujet au monde. J’appelle « hénologique » tout objet de ce type de discours métaphysique. Le concept d’  «  hénologie  » existe depuis longtemps, mais nous le refondons dans une double dimension : i) La dimension de l’objet. L’hénologie désigne alors la visée intentionnelle d’un objet, où l’affectivité et l’interprétation accompagnent une telle visée, qui est constituée par l’unité même de l’objet. Autrement dit, l’hénologie déploie la pensée d’une objectivité individualisante, où il s’agit de décrire le rapport d’abord perceptif que nous pouvons entretenir à des  Pour les ouvrages où Lambros Couloubaritsis fait un usage opératoire du concept d’hénologie pour penser l’ensemble de l’histoire de la métaphysique, dans un rapport critique à l’ontothéologie heideggérienne, voir La Physique d’Aristote. L’Avènement de la science physique, Bruxelles, OUSIA, 19982 ; Aux Origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, De Boeck, 20044  ; Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Grasset, 1998 ; et enfin La Philosophie face à la question de la complexité, tomes 1 & 2, Bruxelles, OUSIA, 2014. Sur une note plus personnelle, il nous est agréable de dire ici tout ce que nous lui devons, philosophiquement mais aussi amicalement, à lui qui est sans le savoir notre maître. 52

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individus du monde, des entités délimitées comme tel objet, séparé des autres. Un tel concept d’hénologie se trouve interdit par la «  praxiologie » : dans la praxis, et il revient à Max Scheler de l’avoir mis au jour, nous n’avons pas affaire à un objet, puis un objet, mais nous avons affaire à une multiplicité d’objets, tous les objets qui sont autant de signes dans un contexte déterminé que nous avons à l’avance compris. Quand je suis au marteau, je suis autant au clou, au bois, à ma main, etc. Le rapport perceptif se trouve ainsi disséminé par la praxiologie, et l’hénologie interdite. ii) La dimension du sujet. L'hénologie, c'est tout aussi bien, mais pas encore dans une perspective transcendantale, le questionnement dirigé vers l’identité d’un sujet. Chez Scheler, ce problème prend la forme de la « personne ». Comment singulariser la personne dans l’horizon d’une praxiologie où le monde se trouve radicalement fragmenté ? Chez Heidegger, il prend la forme du combat que se livrent Dasein et « on » : au quotidien, c’est-à-dire dans la pratique quotidienne des outils, c’est autant moi que tous les autres appartenant à une communauté sociale définie qui agissent. Dès lors l’hénologie devient une tâche : comment retrouver l’unité de sa personne, et son autonomie ? L’appellation « sujet » est par ailleurs, pour Heidegger, éminemment problématique, comme nous le verrons. À chaque fois, pour ces deux concepts, le transcendantal joue le premier rôle. Il est en conflit avec l’analyse praxiologique, car là où il y a praxis, il y a toujours déjà eu praxis, et le fondement semble dans l’action même qui constitue les étants, le rapport qui me lie à eux et moi-même. Il est en revanche en dialogue avec l’analyse hénologique, dans la mesure où la recherche d’une unité de l’étant appelle, quitte à la réfuter, une fondation transcendantale de cette unité dans le Dasein. En ce sens, si l’analyse hénologique s’avère si cruciale, c’est parce que la démarche transcendantale, fondamentalement, appelle une hénologie objective/subjective, elle appelle un discours de l’unité, vers l’unité, un discours suffisamment puissant pour rassembler les disséminations objectives et subjectives. Ce livre décrit l’impossible tâche, dans l’acte même de l’écriture philosophique, de ce rassemblement par le discours des disséminations incontrôlables : disséminations d’actes, disséminations sociales, disséminations subjectives, disséminations du discours lui-même pris dans le tourbillon des outils et des sujets. L’hénologie est ainsi mise en crise par la phénoménologie, qui ne l’anéantit pas, mais en fait la tâche contredite par l’autre tâche, la pr-axiologie. C’est en quelque façon une telle dialectique héno-praxiologique qui donne leur site aux diverses figures du transcendantal que nous nous apprêtons à rencontrer. Ces concepts ne sont pas ceux des auteurs que l’on commente. Ils visent à la fois à unifier les trajectoires de chacun des auteurs, mais aussi à révéler le lien secret qui les unit, les évaluations inconscientes et traditionnellement normées qui les motivent – en somme l’axiologie qui gouverne la production des discours produits. L’enrichissement escompté est bien historique, puisque cet ouvrage vise à reconnaître la spécificité d’une tradition que nous estimons importante à la fois pour le

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kantisme et pour la phénoménologie. Il prétend aussi à être philosophique, au sens où il espère lui-même, bien modestement, évaluer les doctrines et les concepts à son tour à partir de cette tradition qu’il identifie, mais également peut-être à partir de traditions inconscientes qui le travaillent. Car l’herméneutique axiologique qu’on tente ici, en dévoilant les évaluations et leurs normes des auteurs et ouvrages qu’elle commente, ne peut se prétendre indemne des mêmes effets d’évaluation.

PREMIÈRE PARTIE

TRANSCENDANTALISME PRATIQUE DU NÉOKANTISME ET ANTI-­ TRANSCENDANTALISME DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Cette première partie inscrit les concepts fondamentaux de la phénoménologie dans l’horizon d’un dialogue important avec le néokantisme, plus précisément avec le néokantisme de Bade qui a défendu une philosophie transcendantale axiologique très originale. Les enjeux du débat sont d’une grande importance pour identifier les positions fondamentales de la première phénoménologie, celle des Recherches logiques. Ce prisme herméneutique permet d’opposer la théorie husserlienne de l’intentionnalité et du remplissement à la théorie de la valeur défendue différemment par Windelband et Rickert. Les enjeux concernant la philosophie transcendantale sont les suivants : 1) Tout d’abord, Windelband et Rickert ont posé la nécessité d’une sphère valante, logique, par rapport à laquelle tout jugement prend position. Lorsqu’un jugement porte sur la beauté d’un objet, ou encore la justesse d’une équation, le processus est le même – à chaque fois il s’agit de rapporter par le jugement la représentation jugée à une sphère valante, indépendante des représentations et d’ailleurs de tout être. Cette sphère n’est rien d’étant, elle ne fait que valoir en un lieu logique pour toutes sortes de représentations, et cette pureté de la valeur permet de garantir la pureté de la connaissance, qui sait comment rapporter un type de représentations aux valeurs adéquates. Un jugement vrai est ainsi un jugement qui rapporte les bonnes représentations à la bonne valeur, qui produit de bonnes évaluations des représentations qui par elles-mêmes sont neutres. Il n’y a donc pas de connaissance de l’objet comme tel, par exemple intuitionné, mais il y a connaissance lorsque j’ajoute à la représentation une valeur qui va la normer. Il nous faudra donc décrire ce plan des valeurs qui est proprement transcendantal, c’est-à-dire conditionnant pour la connaissance. De ce point de vue, c’est un plan radicalement non-subjectif, que le sujet n’invente pas, mais par rapport auquel il se positionne et qu’il doit donc au préalable retrouver. 2) Cependant, cette absolutisation de la sphère valante implique une décision philosophique concernant le statut du sujet. Si l’on résume, dès qu’on se met à émettre un jugement, aussi minimal soit-il (par exemple un simple jugement de perception), sur un objet, on ne se contente pas de recevoir cet objet ou de le

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qualifier comme il est, mais on prend position, on approuve ou désapprouve le fait qu’il est tel ou tel. En d’autres termes, on prend position par rapport à une valeur, sans la plupart du temps s’en rendre compte puisque ce qu’on vise, ce sont des objets. Dès lors, un phénomène ne trouve un sens que si on le rapporte à la valeur qui permet de l’interpréter de telle ou telle manière. Pour Rickert, un phénomène est neutre, il n’« est » rien. Prenons un exemple : j’entends un son. À partir de ce phénomène (qui est totalement neutre), si je veux émettre un jugement portant par exemple sur l’existence réelle de ce son ou sur sa provenance, il faut d’abord approuver le jugement « j’entends un son », sous-entendu « le jugement “j’entends un son” est vrai », i.e. possède la valeur de la vérité, avant de prendre position par rapport à la valeur du jugement « ce son existe réellement à l’extérieur  », c’est-à-dire la valeur de l’existence, qui n’est en rien donnée, mais qui est purement formelle. Tout est à approuver, en quelque sorte. Or, cette approbation est une prise de position du sujet par rapport à la valeur, une adhésion pratique (nous dirons pr-axiologique) aux normes de la connaissance. Le sujet n’est pas orienté de façon innée vers les valeurs, il doit les chercher et enquêter sur l’adéquation possible entre des représentations et un champ de valeurs. Cette recherche implique à la fois un engagement pratique pour la vérité et donc pour la valeur, mais également une certaine satisfaction éthique d’accomplir un devoir pour ainsi dire gnoséologique, celui de reconnaître les valeurs adéquates pour juger des représentations que nous avons. Le sujet devient ainsi pratique de par l’absolutisation radicale de la sphère de la valeur. C’est en quelque sorte la contrepartie fondamentale à cette absolutisation. 3) Or, Husserl a combattu cette doctrine avec vigueur, suivi bientôt par le jeune Heidegger. En effet, pour Husserl, elle implique tout d’abord une éthicisation du transcendantal qui serait impropre. En effet, la valeur est valeur en soi, absolue, invariable. Mais ce qui compte, c’est son effectivité au sein d’un jugement. Or cette effectivité n’a lieu qu’à condition que le sujet qui juge prenne position par rapport à cette valeur, car elle ne vient pas se nicher dans le jugement d’elle-­ même. C’est l’intention pour la valeur du sujet qui juge qui permet dans un second temps au jugement d’être valorisé : si je dis que « la racine carrée de 9 est 3 », je ne fais pas que retranscrire un jugement préexistant, mais je prends position par rapport à la valeur de vérité de cette liaison, je « reconnais » comme valable cette liaison et je suis donc engagé dans la vérité au sens où je m’engage. Loin de l’exigence d’intuitivité propre à la phénoménologie, il s’agit de reconnaître la valeur qui se déploie dans un jugement, et en produisant ce jugement, je prends position, j’ai presque foi dans la validité de la valeur. Le vocabulaire de Windelband, mais aussi – dans une moindre mesure – celui de Rickert est fortement pratique. Or, pour Husserl, cela gâte la prétention à l’universalité de la science telle que la philosophie transcendantale veut la fonder. Mais, contre l’association spécifique de la praxis et du transcendantal, Husserl dans les Recherches logiques exige des jugements une fondation dans l’intuitivité, à partir de la thèse du remplissement. Du même coup, le transcendantal est détruit, puisque l’origine de la normativité pour la connaissance n’est plus le sujet transcendantal, mais l’objet dans la corrélation intentionnelle, ou – pour le dire autrement – le

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plein remplissement de la visée intentionnelle. C’est un renversement, mais c’est aussi une pensée en termes d’acte intentionnel, où la normativité de la connaissance surgit au sein de l’acte lui-même, vers l’objet rempli, et à partir d’une intuition première. Ce n’est pas un hasard, de ce point de vue, si on trouve chez le jeune Heidegger une lutte acharnée contre la théorie transcendantale de la valeur, dans le prolongement des Recherches logiques, au nom d’une pensée de la vie, ou encore de l’Ereignis, où la constitution de l’expérience et de la connaissance a lieu dans le co-apparaître même du sujet et du monde, à même la vie et son mouvement originaire, pré-théorique. D’ailleurs, la doctrine de l’herméneutique est regénérée par le jeune Heidegger à partir des positions transcendantales néokantiennes. La description, si révolutionnaire, du lutrin dans l’amphithéâtre de l’université en 1919, et son mode herméneutique d’apparition, s’oppose radicalement à la doctrine de la valeur, et explicitement. C’est à même le procès de la vie, depuis son origine pré-théorique, que l’expérience et plus largement la connaissance trouvent leur constitution. Cela rejoint la critique husserlienne, puisque chez Husserl il faut penser la normativité des jugements au sein d’un procès intentionnel qui prend sa source dans une donation originaire. Arnaud Dewalque a résumé le débat en ces termes : « Contrairement à Husserl, qui définit l’évidence en termes intentionnels, comme la coïncidence de la visée signitive avec l’intuition de l’objet visé, Rickert maintient à la suite de Windelband, au moins jusqu’à un certain point, l’idée d’un “sentiment d’évidence” qui indique le fait de “devoir” approuver une proposition vraie ou rejeter une proposition fausse. C’est précisément ce caractère “indexical” de l’évidence, c’est-à-dire le fait que l’évidence est la propriété d’un acte immanent “ajusté à” (nach... gerichtet) un critère de validité transcendant, qui rend nécessaire la fondation logico-objective de toute investigation portant sur les actes (…). Pour Rickert, confondre le critère de validité du jugement avec l’objet auquel se rapporte le jugement, c’est ipso facto rallier la “théorie du reflet” (Abbildtheorie) et adopter une conception non critique de la vérité comme “conformité à l’être”1. » C’est bien, à suivre Arnaud Dewalque, la thèse fondamentale de la phénoménologie (le dualisme entre acte signitif et remplissement intuitif) qui est remise en cause, et fondamentalement, par la philosophie transcendantale de la valeur. C’est la question de la normativité transcendantale qui est alors centrale : un plan non étant, valant pour Windelband et Rickert, auquel le sujet doit rapporter l’objet par le moyen d’un jugement, l’objet lui-même pour Husserl, en tant qu’il est donné dans l’intuition et à laquelle coïncide la visée signitive. C’est ce débat qu’on voudrait approfondir dans cette première partie, à partir de trois textes principaux : la Ve des Recherches logiques, le texte de Rickert Zwei Wege der Erkenntnistheorie (1909) qui répond en partie à Husserl, et le cours de 1919/1920 du Kriegsnotsemester de Heidegger. 1  Arnaud Dewalque, « Validité du sens ou idéalité des significations ? Rickert et Husserl : deux variétés de “logique pure” », Les Etudes philosophiques, n° 84, vol. 1, 2008, p. 104. Voir aussi Christian Krijnen, «  Le sens de l’être. Heidegger et le néokantisme  »,  Methodos,  3, 2003, qui donne un aperçu des recherches de l’auteur sur les oppositions entre le néokantisme de Bade et la phénoménologie allemande.

CHAPITRE PREMIER

WINDELBAND ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

 ant et la philosophie des valeurs : le « construit » contre le K « donné » L’une des philosophies les plus marquantes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, pour des courants aussi divers que la phénoménologie (Husserl, Heidegger) ou la sociologie (principalement Max Weber), est la philosophie transcendantale des valeurs. Elle s’est voulue de part en part kantienne, et a prétendu interpréter les acquis fondamentaux de la philosophie critique de Kant à l’aune du concept de valeur, à l’aune d’une axiologie transcendantale qui comprend l’a priori comme une norme et le sujet transcendantal comme un sujet évaluateur. Un texte qui montre par excellence la nature et les principes fondamentaux de ce kantisme très particulier est un article de 1910 de Windelband, intitulé « Kulturphilosophie und transzendentaler Idealismus », où le néokantien présente la découverte « immortelle » de Kant, celle de la « conscience synthétique » (synthetischen Bewußtseins). Windelband écrit : « Depuis la Critique de la raison pure, il est une fois pour toutes exclu qu’une conscience philosophique parvenue à sa maturité puisse penser, à la manière de la conscience naïve, que le monde est “donné” et se réfléchit en elle (ist es ein für allemal damit vorbei, daß ein gereiftes philosophisches Bewußtsein die Welt so als “gegeben“ und in sich abgespiegelt denken dürfte, wie es dem naiven erscheint)1. » À quelque niveau de connaissance qu’on se place (simple perception, ou bien jugement de la science physique), le monde n’est jamais « donné », et il ne s’agit jamais, du même coup, de le rejoindre au moyen d’une théorie de l’adéquation entre le donné et la conscience qui accueille ce donné. C’est naturellement une des lignes de fracture les plus fondamentales avec la phénoménologie (que Windelband, en 1910, vise peut-être déjà) : le kantisme, selon Windelband (et en 1  Wilhelm Windelband, «  Kulturphilosophie und transzendentaler Idealismus  », Logos, Bd. 1, Tübingen, 1910, p. 282 ; trad. Eric Dufour, Qu’est-ce que la philosophie ? Et autres textes, Paris, Vrin, 2002, p. 173.

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_1

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fait, avec lui, tous les auteurs de toutes les écoles néokantiennes), fait de la conscience autre chose qu’un simple réceptacle de data déjà prêts à l’expérience, pour ainsi dire. Il est intéressant que le propos de Windelband se situe sur deux plans, a) le premier décrivant le rapport qu’une conscience entretient avec le monde, b) le second décrivant la conscience qui décrit le rapport que cette conscience entretient ou peut entretenir avec le monde, b) étant le propre d’un discours transcendantal qui porte sur a). Dans les deux cas, a) et b), la conscience n’a pas affaire à un donné, mais : Dans tout ce qui nous semble être « donné » se cache déjà le travail de notre raison, et notre droit à connaître les choses repose seulement sur le fait que nous commençons d’abord par les construire pour nous. Qu’il nous faille nécessairement d’abord nous approprier le monde que nous devons vivre, cela repose sur le fait que nous ne pouvons jamais vivre qu’un choix qui, lui-même, ne peut jamais être vécu qu’au sein d’un contexte ordonné, et que les principes de ce choix comme de cet ordre ne peuvent être cherchés que dans la structure de notre conscience. Le monde que nous vivons est le résultat de notre action2.

Commentons. Le « donné » n’est qu’une illusion de la « conscience naïve », et la phénoménologie est peut-être implicitement rapportée à cette conscience naïve. En fait de «  donné  », il faut penser les phénomènes de l’expérience en termes de « construit » : « … daß wir sie für uns erst schaffen », écrit Windelband, c’est-à-dire que nous construisons spontanément ce qui nous apparaît comme étant donné, de telle sorte que la véritable tâche de la philosophie transcendantale est de mettre au jour les structures de construction qui sont derrière l’illusion de donation dans l’expérience dont la phénoménologie est la victime. Ce n’est donc pas seulement qu’il y a un donné (la matière) mis en ordre par l’activité de l’esprit (la forme), c’est davantage que (en tout cas du point de vue de la philosophie transcendantale, de ce qui l’intéresse) rien dans l’objet connu (et connu par la raison, donc l’objet de connaissance au sens plein du terme) ne doit être considéré comme donné pour être connu. Tout ce qui fait qu’un objet peut être connu est construit, est le résultat d’une construction de l’esprit (selon quelles normes ? c’est la question fondamentale pour Windelband). La philosophie des valeurs est donc d’abord et avant tout un constructivisme, qui fait un choix dans l’alternative pour le coup kantienne entre intuition (la matière donnée à la sensibilité) et l’entendement (les formes a priori qui organisent tout type de rapport à un objet). Contre l’intuitionnisme phénoménologique (dont il faudra voir les caractéristiques complexes), le néokantisme défend un constructivisme – et Windelband de le spécifier en termes clairement pratiques : ordonner le monde où l’on vit pour le connaître implique un «  choix  », une «  sélection  » (Auswahl). C’est patent plus loin dans le même article, ou Windelband évoque l’art, et souligne  : «  Même là où l’impressionniste pense ne reproduire qu’un simple donné (nur ein beliebiges Gegebenes wiederzugeben meint), l’aspect créateur de 2  Ibid. : « In allem was wir für gegeben erachten, steckt schon unsere Vernunftarbeit: und nur darauf beruth unser Erkenntnisrecht auf die Dinge, daß wir sie für uns erst schaffen. Daß wir die Welt, die wir erleben sollen, uns erst selbst zu eigen machen müssen, beruth darauf, daß wir immer nur eine Auswahl und diese immer nur in einem geordneten Zusammenhang erleben können, und daß die Prinzipien für die Auswahl wie für die Ordnung nur in der Struktur unseres Bewußtseins selbst gesucht werden können. Die Welt, die wir erleben, ist unsere Tat. »

Kant et la philosophie des valeurs : le « construit » contre le « donné »

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son activité, qui consiste à opérer un choix et à introduire un ordre (doch mit einer Auswahl und einem Gestalten schöpferisch tätig gewesen), se manifeste dans la détermination du sujet et dans la manière dont il a “vu” ce “donné”3. » Ce n’est donc pas tant qu’il y a un donné qui compte que le fait que ce donné est d’emblée mis en ordre, en figure, à partir de choix du sujet créateur qui font d’ailleurs pour Windelband toute la jouissance de la contemplation du spectateur. Le donné n’est que le matériau sur lequel des choix peuvent opérer, il est pensé de façon téléologique, essentiellement en attente de la forme qui lui sera appliquée à partir des choix actifs du sujet connaissant. Ce vocabulaire pratique a quelque chose de déroutant. En effet, l’activité de connaissance est un éloignement de la vie naïve, des pratiques spontanées que nous faisons des choses autour de nous en vue de certains buts plus ou moins immédiats. De ce point de vue, la philosophie transcendantale s’éloigne de la praxis naïve pour objectiver les actes de pensée et leurs structures, attitude théorique s’il en est. En outre, la sélection dont il s’agit est une activité de connaissance, c’est-à-dire une opération sur le réel visant à le rationnaliser. Là encore, le modèle n’est pas pratique. En fait, il s’agit d’une praxis théorique, ou d’une théorie pratique, au sens où le sujet connaissance choisit dans les représentations du réel qu’il a, il sélectionne et classifie afin de constituer des objets à l’intérieur de jugements de connaissance. Autrement dit, il se met à l’œuvre par toutes sortes de choix pour la connaissance, et les sélections qu’il opère sur le réel impliquent de sa part une certaine attitude, attitude certes théorique mais qui est aussi un ethos. Ce choix obéit d’ailleurs à une structure tout à fait pratique : il s’inscrit dans un certain contexte (par exemple, la mécanique obéit à des normes en vigueur dans l’activité théorique en question, dans telle communauté de savants), et exige du sujet-conscience des décisions prises en contexte – étant entendu que, pour Windelband, c’est bien le sujet-conscience qui est décisionnaire en matière de connaissance, au sens où c’est lui qui sélectionne, c’est lui qui prend position par rapport à des normes. Il s’agit donc de ce que nous appelons une praxiologie transcendantale, au sens où un sujet pratique (ou du moins déterminé de façon pratique) s’engage pour la connaissance, praxiologie théorique donc, où « praxis » doit être entendue au sens « allemand » du terme, à savoir pratique en vue d’autre chose que soi-même, en l’occurrence la connaissance. Il s’agit d’une pensée de la subjectivité puisque Kant pense la source de la connaissance dans la conscience, mais parce que la conscience n’est pas seulement réceptrice mais aussi productrice, elle est « action », « fait » au sens fort (Tat), action des jugements sur les représentations. « Le monde que nous vivons » est toujours déjà, selon Kant compris par Windelband, conceptualisé, organisé par la conscience, de telle sorte qu’avant tout donné il y a ce construit qui implique le fait par excellence, une praxis de la conscience sur le monde de la vie – praxis assurément théorique, qui constitue des objets de connaissance. La praxiologie kantienne décrite par Windelband est assurément théorique au sens fort  : il y va de la connaissance humaine qui passe par les jugements. Seule cette vie-là, une vie théorique, est décrite dans ces lignes.  Ibid., p. 288 ; trad. cit., p. 177.

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Cependant, quelle est la norme de cette praxis  ? Telle est la question que Windelband pose à Kant. Il répond : un a priori absolu qui est « le pur et simple valant en soi (das schlechthin ansich Geltende) au sens que Lotze donne au ὄντως ὄν  : dès qu’il entre dans la conscience empirique, il reçoit (…) une coloration (Färbung) qui fait qu’il devient la norme pour une fonction qui veut connaître, agir et produire des configurations (daß es zur Norm für eine erkennen, handeln, gestalten wollende Funktion wird) »4. De praxiologique (d’une praxis du sujet pour la connaissance), le propos de Windelband devient pr-axiologique, c’est-à-dire qu’il devient une description des valeurs qui norment la pratique de la conscience connaissante. Reprenant à Lotze l’idée d’une sphère logique valante de façon nécessaire et universelle5, Windelband praxiologise le sujet transcendantal en lui incorporant des valeurs qui norment son engagement pratique pour la connaissance. Ces valeurs doivent être logiques, c’est-à-dire nécessaires et universelles, pour pouvoir normer suffisamment puissamment les jugements et en faire de véritables jugements scientifiques. Le modèle d’une telle interprétation (praxiologique) de la Critique de la raison pure est bien la Critique de la raison pratique, où le propos kantien est ouvertement normatif : « il y a [dans la philosophie de la culture] un primat de la raison pratique (…) seulement au sens où, dans la vie quotidienne, il n’y a pas d’autre domaine que le domaine pratique dans lequel la production des objets par la loi de la conscience est aussi manifeste et fréquente »6, c’est-à-dire où le donné naturel est normé par une loi de la raison universelle. Ce que l’on connaît alors n’est pas ce donné, mais les objets en tant qu’ils sont normés : « C’est l’entendement qui prescrit ses lois à la nature (es ist der  Verstand, der  Natur die Gesetzevorschreibt)7. » Assurément, le transcendantalisme que décrit ici Windelband ne peut pas être un idéalisme pur et simple. Les valeurs ne sont pas le produit d’un individu pour lui-­ même, qui n’est en aucun cas « la force créatrice qui produit des objets (die schöpferische Kraft in der Erzeugung der Gegenstände) », car le sujet connaissant n’agit pas « à titre d’individu ni même à titre d’exemplaire du genre humain, mais à titre d’êtres abritant et portant en eux des fonctions rationnelles transcendantes qui s’incarnent en eux »8. Chez Kant, selon Windelband, la norme est à la fois subjective et transcendante pour que la connaissance soit véritablement universelle et nécessaire.  Ibid., p. 285–286.  Sur la théorie des valeurs de Lotze, voir Claude Piché, « Hermann Lotze et la genèse de la philosophie des valeurs », Les Etudes philosophiques, n° 4, 1997, p. 493–518. Sur l’influence de Lotze sur le néokantisme de Bade, voir du même « Kants dritte Kritik und die Genese des Badischen Neukantianismus », dans G. Funke (éd.), Akten des Siebenten Internationalen Kant-Kongresses, Bonn, Bouvier, 1991, p. 615–627, et plus largement voir Federico Boccaccini (éd.), Lotze et son héritage, Berne, Peter Lang, 2015. 6  Wilhelm Windelband, « Kulturphilosophie und transzendentaler Idealismus », op cit., p. 288 ; trad. cit., p. 177. 7  Ibid., p. 291. 8  Ibid., p. 294 ; trad. cit., p. 181. 4 5

L’axiome et la valeur

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Elle nous dépasse et est donc de ce fait, déjà chez Kant, trans-subjective. Elle sera bientôt, dans le système des valeurs propres à l’École de Bade, a-subjective : les ordres rationnels «  signifient plus que nous-mêmes (mehr bedeuten als wir selbst) »9. Ainsi se conclut l’interprétation axiologique, voire pr-axiologique (et non pas seulement, selon la distinction exposée plus haut, praxiologique), de Kant par le fondateur de l’École néokantienne de Bade. C’est le fondement kantien, en somme, d’une théorie qui implique à la fois un sujet pratique, qui s’engage pour la connaissance, et une normativité absolument transcendante, irréductible à cet individu et purement logique. Fondement kantien d’une doctrine où le donné ne joue plus aucun rôle normatif, où le sujet ne reçoit pas un donné mais où il évalue des représentations au moyen de sélections rationnelles et en fonction de valeurs a priori, trans-subjectives, trans-culturelles. Tout le débat de la théorie transcendantale de la valeur avec la phénoménologie est présent dans ce texte de Windelband : la valeur contre le donné. Tel est le fil conducteur des recherches qui suivent désormais, et plus largement de toute cette première partie.

L’axiome et la valeur Le texte de Windelband « Kritische oder genetische Methode » (1883), propose une méthode programmatique pour toute la philosophie des valeurs, et pose la question de la fondation de la connaissance en lien avec celle de la vérité (c’est d’ailleurs ce texte qui sert à Heidegger de manuel en néokantisme dans un cours de 1919). Windelband analyse d’abord l’importance transcendantale des axiomes qui sont les tout premiers principes universels. L’universalité des principes scientifiques est elle-­ même fondée sur une axiomatique indémontrable, le point de départ absolu de l’activité de la pensée. Le domaine de la logique, ici, permet de remplir les étapes du fondement principiel à la sensation individuelle – Windelband parle d’« opérations logiques »10. Cette question de l’axiome, décisive pour celle de la validité, est d’abord liée au problème transcendantal, lorsque Windelband écrit, fidèlement à l’esprit kantien : « [Le fait que la masse de nos sensations se prête réellement à être subsumée sous nos présupposés axiomatiques] n’est pas nécessaire au sens où l’on ne pourrait pas le penser comme supprimé, mais [l’est] seulement au sens où il est absolument exigible s’il doit nous être possible de penser en général (daß sie absolut erforderlich ist, wenn überhaupt Denken für uns möglich sein soll). »11. Pour que soit possible la connaissance a priori, la masse des sensations particulières doit (soll – le verbe est ici essentiel) pouvoir être subsumée sous des principes universaux et premiers que  Ibid.  Wilhelm Windelband, « Kritische oder genetische Methode » (1883), dans Präludien. Aufsätze zur Philosophie und ihrer Geschichte, Vol. II, Tübingen, 1915, p. 106–107. 11  Ibid., p.  107  ; trad. Carole Prompsy et Marc de Launay, dans Néokantismes et théories de la connaissance, Paris, Vrin, 2000, p. 232. 9

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Windelband nomme : axiomes. Une perception, en tant que telle, n’implique donc aucune valeur. Le problème des valeurs ne se pose que là où il y a jugement, c’està-dire connaissance  – ce sur quoi Rickert, nous le verrons, insistera beaucoup. Certes, il peut y avoir au niveau de la simple perception quelque chose comme une pré-évaluation de la part du sujet, comme l’atteste ce texte de l’ouvrage Einleitung in die Philosophie (1914) : « Déjà dans la perception (Wahrnehmung), on trouve toujours un choix dans les sensations possibles de la conscience empirique elle aussi (aus den möglichen Empfindungen auch des empirischen Bewußtseins gegeben), et tout progrès des perceptions jusqu’aux concepts et de ceux-ci jusqu’à des concepts supérieurs est toujours conquis en omettant les caractéristiques variables et en conservant les caractéristiques communes. La logique appelle ce processus spirituel l’abstraction : tous les résultats qui se fondent sur elle ont la valeur d’un choix (den Wert einer Auswahl) dans la diversité de l’effectif qu’on ne saurait embrasser. Une telle simplification du monde dans le concept est, dans les faits, l’unique possibilité par laquelle une conscience limitée comme la conscience humaine peut se rendre maître de son propre monde de représentations (Vorstellungswelt) 12. » Il y aurait déjà une première mise en œuvre de sélections conceptuelles dans la perception, par exemple quand nous différencions ce qui est important de ce qui ne l’est pas quasi immédiatement. Une perception serait déjà orientée vers le jugement de connaissance qu’elle peut fonder, et serait déjà l’occasion de proto-évaluations, non conscientes, mais bel et bien présentes, une mise en œuvre de sélections que le travail conceptuel accentue au sein d’une science particulière. Mais il n’est nul besoin de valeurs pour que nos sensations deviennent des perceptions ordonnées d’objets dans l’espace et le temps. La nécessité des valeurs ne s’impose que là où il y a des jugements, c’est-à-dire là où il y a connaissance. La connaissance transcendantale part donc du fait de la science, de l’effectivité des connaissances scientifiques, et c’est parce que ce point de départ est aussi le point d’arrivée qu’il faut subsumer aussi bien le monde sensible sous des lois a priori. S’il ne s’agissait que de décrire le monde sensible, il ne serait pas nécessaire de rechercher ces lois. On voit le kantisme qui est celui de Windelband, un kantisme de la théorie de la connaissance, pour lequel la connaissance transcendantale régresse du fait de la science jusqu’à ses conditions de possibilité. Windelband est encore kantien quand il écrit : « des simples axiomes, sans l’assistance du particulier, rien ne résulte (aus bloßen Axiomen folgt, ohne Zuhilfenahme des Besonderen, nie etwas) »13. Le fait de la science que doivent fonder les axiomes  Wilhelm Windelband, Einleitung in die Philosophie, Tübingen, 1914, p. 234–235, cité et traduit par Eric Dufour dans son introduction à Qu’est-ce que la philosophie ? Et autres textes, op. cit., 21. 13  Wilhelm Windelband, « Kritische oder genetische Methode », op. cit., p. 107. On lit encore cette formule kantienne, frappante, ibid. : « Weder bloße Axiome, noch bloße Empfindungen genügen, nun etwas anderes zu beweisen. Wer nur das Allgemeinste besitzt, findet darin nicht den Stoff, um das Besondere herauszuspinnen: wer nur vor der Masse des Besonderen steht, findet keinen Weg, ein Allgemeineres hineinzuschmuggeln.  » Trad. cit., p.  233  : «  Ni les simples axiomes ni les simples sensations ne suffisent à démontrer quoi que ce soit d’autre. Qui n’utilise que l’universel n’y trouve pas la matière pour tisser le particulier ; qui ne part que de la masse du particulier ne trouve aucune voie pour introduire un universel. » 12

L’axiome et la valeur

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est un fait d’objets, c’est-à-dire que partir des connaissances scientifiques est aussi bien partir des objets de ces connaissances scientifiques. La connaissance transcendantale doit donc attester la validité des axiomes à partir de la possibilité de les appliquer à des objets singuliers, non pas ceux de l’expérience ordinaire, mais ceux de la connaissance scientifique. Cette constatation conduit Windelband à la distinction entre méthode inductive et méthode déductive : C’est pourquoi l’on détermine mal l’opposition entre méthode déductive et méthode inductive lorsqu’on pense que la première ne résulte que d’axiomes et la seconde de sensations. Les deux idées sont inexactes. Dans les mathématiques aussi, chacun des principes ne résulte des axiomes qu’en ce que ces derniers sont appliqués à des combinaisons intuitivement certaines (daß die letzteren auf gewisse anschauliche Kombinationen angewendet werden), dont la représentation (Vorstellung) n’était pas contenue dans les axiomes eux-­ mêmes et ne pouvait être dérivée d’eux seuls. Les principes du triangle plat ne résultent des axiomes de la géométrie que grâce à l’intervention justement de la représentation du triangle, et aucune nécessité purement logico-analytique ne peut tirer le concept de triangle de ces axiomes. Mais d’autre part, toute preuve inductive d’une quelconque loi naturelle particulière se fonde ultimement dans le présupposé d’une continuité générale de la légalité des phénomènes naturels, qui se manifesterait dans leur succession constante ; sans l’adjonction de cet axiome, toute interprétation de la série jusqu’alors considérée en une « loi » (Gesetz) et tout espoir qu’elle se répète sont annulés et sans fondement (grundlos)14.

On reconnaît la critique kantienne des jugements analytiques et la nécessité pour une authentique connaissance d’être synthétique, c’est-à-dire de combiner principes et singularités données par l’expérience. Aucun axiome fondamental ne peut donner lieu à une loi sans l’intervention de singularités expérimentales, mais aucune singularité expérimentale ne peut davantage donner lieu à une connaissance sans des axiomes préalables qui orientent la pensée en fondant la légalité des phénomènes. L’induction a tout autant besoin de l’axiome que la déduction, en tant que si la seconde repose manifestement sur des axiomes, la première est dans l’horizon de l’axiome, puisqu’un individu d’une représentation – par exemple d’un phénomène naturel – repose sur la nécessité qu’il y ait des axiomes pour que cet individu s’inscrive dans une « série » obéissant à une certaine légalité. Dès lors qu’il y a connaissance ou ambition de connaissance (et c’est bien de la nécessité de cette connaissance que Windelband part), l’individu sensible est pris dans une série qui permet les comparaisons, les hiérarchies, les ressemblances, etc. Il faut donc une mise en forme préalable à toute perception quand on fait des inductions, et avant la conclusion de l’induction, cette mise en forme axiomatique est déjà à l’œuvre. De même, la déduction a besoin de la représentation individuelle pour s’actualiser dans la pensée, pour devenir certaine, de telle manière qu’induction et déduction sont reliées fondamentalement aux axiomes. Là encore, l’axiome doit, par induction ou par déduction, être relié à l’objet singulier que pense une connaissance scientifique, et c’est ainsi qu’il reçoit sa validité transcendantale. Il faut donc éviter l’illusion de faits qui se donnent à eux-mêmes les lois qui les inscrivent dans leur série. Tous les types de sciences reposent sur des axiomes. Le fondement est l’axiome, et il est universel.

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 Ibid., p. 107–108 ; trad. cit., p. 233.

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Toute la question est alors de savoir comment de tels axiomes prennent leur validité objective, et donc transcendantale. La philosophie transcendantale doit faire le système de ces axiomes : « Présenter le système de ces axiomes et développer leur relation à l’activité de connaissance  (das System dieser Axiome darzustellen und ihr Verhältnis zur Erkenntnistätigkeit zu entwickeln)  – la tâche de la philosophie théorétique, de la logique, ne peut consister en rien d’autre15. » Science des axiomes, des premiers principes, qui valent aussi pour les sciences inductives, dont le cas a déjà été présenté, et qui sont ici plus précisément envisagées : « Mais, dans le domaine éthique, et en partie déjà dans le domaine historique, les fins universelles que chacun aspire à reconnaître (die allgemeinen Zwecke, deren Anerkennung von jedem verlangt wird), et d’après lesquelles toute activité finalisée (Zwecktätigkeit) est jugée, ont déjà la même valeur axiomatique, conditionnant et fondant toutes les fonctions particulières16. » Sciences de la nature, sciences la culture : l’enjeu est bien ici de définir l’axiome en tant que valant pour tel ou tel domaine de biens, permettant ainsi d’articuler les sciences au sein d’un système qui est du même coup un système transcendantal – ou mieux, phrase que citera le jeune Heidegger : « das Problem der Philosophie ist die Geltung der Axiome »17, problème méta-scientifique et donc philosophique, qui doit pouvoir s’appliquer à la fois pour les sciences logiques, naturelles ou encore historiques, malgré la différence fondamentale des objets qu’elles connaissent. Windelband distingue entre validité factuelle et validité téléologique des axiomes. Cette distinction repose sur le caractère indémontrable des axiomes : parce qu’ils ne peuvent être à leur tour fondés, ils ne supportent aucune démonstration, et donc aucune approche logique. On voit l’enjeu  : celui d’une légitimation du discours transcendantal sur le transcendantal. Comment reconnaître les axiomes qui doivent valoir inconditionnellement pour chaque science, alors même que ces axiomes, inconditionnés, sont indémontrables ? Parce qu’ils sont indémontrables, une logique des axiomes est impossible, mais il y va (très étonnamment) d’une «  évidence immédiate » (unmittelbare Evidenz) qu’il faut (ou plutôt qu’on « doit » – soll) « présenter »18. Est-ce à dire que les valeurs sont données dans une évidence intuitive ? non pas ! Cette présentation des axiomes n’est pas la description, qui elle est bien « logique », de ce qu’ils fondent, même en partant de ces axiomes ; cette présentation doit bien plutôt prendre en considération les axiomes eux-mêmes, d’une certaine manière indépendamment de ce qu’ils fondent, même si ce n’est pas tout à fait possible. On analyse leur validité même. En quoi sont-ils valants ? en quoi eux et pas d’autres  ? Un passage de l’article de Windelband mérite ici toute notre attention :

 Ibid., p. 108 ; trad. cit., p. 234.  Ibid. ; trad. cit., p. 235. 17  Ibid. 18  Ibid., p. 109. 15 16

L’axiome et la valeur

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Soit on présente la validité factuelle (tatsächliche Geltung), on cherche à montrer que, dans le processus réel des représentations humaines (menschlichen Vorstellens), des vouloir et ressentir humains, ces axiomes sont effectivement reconnus (anerkannt) au sein de la réalité empirique de la vie psychique, – soit on montre qu’il leur revient un autre mode de nécessité, à savoir la nécessité téléologique, que leur validité doit inconditionnellement être reconnue pour que soient accomplies des fins certaines19.

Windelband oppose ici deux plans explicatifs : l’un qui rend raison de la validité de l’axiome par la structure réelle de l’esprit, i. e. die empirische Wirklichkeit des Seelenlebens, l’autre qui étudie la reconnaissance (Anerkennung) de la nécessité de la validité des axiomes en vue de telle ou telle science. C’est le second terme de l’alternative qui est reconnu  : si déduction transcendantale de l’axiome il peut y avoir, c’est une déduction téléologique, si l’on peut dire. L’entreprise de Windelband est anti-psychologique. Il ne s’agit pas de décrire la vie psychique, sa structure interne, sa structuration en telles et telles parties, l’agencement de ces parties – il ne s’agit nullement de trouver dans la structure psychique le fondement physique des axiomes. Le fondement n’est donc pas dans les mécanismes du représenter (Vorstellen), du vouloir (Wollen) et du ressentir (Fühlen), dans ces processus psychologiques dont on pourrait d’abord croire qu’ils gouvernent l’esprit de telle sorte qu’ils gouvernent du même coup la vérité, ce qui fait qu’un axiome vaut. Windelband appelle cette approche psychologique « génétique » : « Pour la méthode génétique, les axiomes sont des manières factuelles de concevoir (tatsächliche Auffassungsweisen), qui se sont constituées au cours du développement des représentations, sentiments et décisions humains et tiennent leur validité de là20.  » Le psychologisme conduit alors à un anthropologisme radical qui rapporte tous les modes de connaissances à leur déploiement psychologique, aux structures de l’esprit qui ont rendu possibles de telles appréhension des objets – ce qui était, après tout, une possibilité kantienne, dans l’examen des facultés de la sensibilité et de l’entendement qu’opère la Logique transcendantale (nous revenons sur ce problème dans la dernière partie de ce travail). C’est aussi pour empêcher une telle interprétation psychologisante du transcendantal, une interprétation pour laquelle les conditions de possibilité sont des facultés du sujet que la connaissance transcendantale décrit de façon psychologique, que la philosophie transcendantale devient une philosophie transcendantale des valeurs. Ce que veut à tout prix empêcher Windelband, c’est donc une subjectivation et du même coup une psychologisation de la connaissance transcendantale de la Critique de la raison pure. Kant restait ambigu, et il ne faut plus du tout l’être. En effet, le système des valeurs ne se mêle pas de la réalité ; l’axiome doit (soll) accompagner toutes mes connaissances. La philosophie transcendantale de la valeur permet d’articuler les sciences, de fonder les connaissances, sans être à proprement parler une connaissance de la réalité. Elle tâche de reconnaître une normativité qui doit valoir pour..., c’est-à-dire qu’elle se situe en deçà ou au-delà de tout champ concret d’expérience pour ne se préoccuper que des valeurs par rapport auxquelles 19 20

 Ibid. ; trad. cit., p. 235.  Ibid., p. 110 ; trad. cit., p. 236.

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1  WINDELBAND ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

on construit nos jugements sur le réel. Mais quel mécanisme est mis en œuvre dans les jugements de connaissance ? comment nous rapportons-nous à ces valeurs sur lesquelles porte la philosophie transcendantale ?

Valeur, anti-psychologisme et praxis Un article qui précède d’un an celui que nous commentons, «  Normen und Naturgesetze » (1882), décrit cette dualité entre d’une part les phénomènes proprement psychiques, et d’autre part le type de normativité qui unit ce psychique à la vérité. Lisons : La psychologie nous montre que, même en ce qui concerne les représentations avec lesquelles nous croyons connaître le monde, les éléments et leurs liaisons sont, tout autant que le sentiment de certitude (Gefühl der Gewißheit) qui s’attache à quelques-unes de ces représentations, le produit nécessaire d’un mécanisme psychique. Cependant, celui qui aspire à la vérité se sent responsable de ses représentations (wer aber nach Wahrheit ringt, der fühlt sich für seine Vorstellungen verantwortlich), celui-là sait qu’il y a, même dans cette sphère, un système de prescriptions qu’il doit accomplir et desquelles le processus effectif de sa pensée s’écarte plus ou moins. Partant, ici aussi, à l’effectivité conditionnée du point de vue de la nécessité naturelle s’oppose une conscience des règles (Bewußtsein von Regeln) qui déterminent la valeur de ce qui a été pensé avec une nécessité causale21.

« Ici aussi », c’est-à-dire dans le domaine théorique, aussi bien que dans le domaine pratique ! Étonnante confusion des plans, où d’ailleurs c’est à partir de la troisième antinomie et la difficulté de la dualité entre causalité phénoménale et causalité nouménale que Windelband aborde la distinction entre plan de la causalité psychique et plan de la normativité… Comprenons : le psychologisme désigne les causes psychologiques des représentations et de leurs liaisons dans des jugements. Même le jugement qui a atteint un degré de certitude demeure explicable par une structure et un phénomène psychologique, par ce qui a lieu concrètement dans l’esprit. Il serait insensé de nier cela : nous devons bien penser quelque part, selon des lois naturelles fixes et identifiables. Cependant, ces mécanismes ne sont pas normatifs : car dans le phénomène de la connaissance, ils se règlent sur un domaine qui leur est étranger, qui prescrit des lois (et pas seulement des « maximes » !) au sujet en quête de vérité. Il y a des prescriptions et les mécanismes psychiques se rapprochent ou s’éloignent de ces prescriptions : l’esprit est plus ou moins véridique ou plus ou moins faux. C’est cela qui se passe lorsque nous produisons des jugements de connaissance. La démonstration de Windelband prend appui sur l’exemple du jugement faux. Si le mécanisme psychologique qui produit le jugement s’éloigne de la norme, comme il pourrait d’ailleurs s’en rapprocher, c’est que cette norme ne se trouve pas dans le mécanisme, qu’elle lui est étrangère. Il y a donc, chez Windelband :

 Wilhelm Windelband, «  Normen und Naturgesetze  », dans ibid., p.  55  ; trad. Eric Dufour, W. Windelband. Qu’est-ce que la philosophie ? et autres textes, Paris, Vrin, 2002, p. 110.

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1) Le plan psychologique. Les lois psychologiques sont des « lois de la nature », lois universelles qui font l’objet d’une science (la biologie par exemple, mais plus précisément la psychologie), et portent sur «  la succession de processus spirituels dans lesquels nous pouvons dériver les faits singuliers de la vie psychique ». Les jugements que prononce alors la psychologie sont universels, théoriques, appartiennent à un domaine particulier de l’ « explication » scientifique, et sont déductifs, puisqu’il s’agit de « dériver le particulier de l’universel » et de « voir dans cet élément universel le pouvoir qui détermine le singulier »22 : du coup, « la psychologie, grâce à ses lois, explique comment nous pensons effectivement, comment nous sentons effectivement, comment nous voulons et agissons effectivement (die Psychologie erklärt mit ihren Gesetzen, wie wir wirklich denken, wirklich fühlen, wirklich wollen und handeln) »23 . La psychologie elle-­ même produit des jugements qui se conforment à des valeurs, mais ces valeurs ne norment pas d’autres valeurs comme le font les valeurs que recherche la philosophie transcendantale. L’explication psychologique n’est donc pas normative pour les autres sciences ; elle s’appuie à son tour sur une normativité bien spécifique, mais qui ne peut être généralisée à l’ensemble des sciences : ce qui est alors à expliquer, c’est le fonctionnement de l’esprit à partir des lois de son fonctionnement. Ces jugements scientifiques ne disent rien de ce qu’il faut, ce qui doit être pour qu’un jugement soit vrai ; ils ne font que dire ce qui est, ce qui a lieu dans l’esprit, certes de façon universelle, mais sans pouvoir indiquer les normes valantes pour toute connaissance. L’article de 1883 assignait à la méthode génétique la position selon laquelle en décrivant ainsi le fonctionnement psychologique, on atteignait en fait le « Sollen », parce que l’esprit aurait acquis la vérité sur le fondement de son propre fonctionnement. Or, pour la philosophie des valeurs, la vérité ne peut pas être relative aux lois naturelles de l’esprit humain. La vérité y est transcendante et absolue – et c’est parce qu’elle est transcendante qu’elle est transcendantale. Elle n’est pas ce qui arrive, et comment cela arrive : elle est ce qui doit être valide, ce vers quoi doit tendre le fonctionnement psychique. 2) Le plan des axiomes, donc, qui « n’ont rien à voir avec l’explication théorique des faits auxquels [ils] se rapportent (haben mit der theoretischen Erkärung der Tatsachen, auf welche sie sich beziehen, nichts zu tun) ». Et Windelband de poursuivre : « Ils ne font qu’exprimer comment ces faits devraient être (wie diese Tatsachen beschaffen sein sollen) pour qu’on puisse les approuver d’une manière universellement valide, à titre de vrai, de bien, de beau. Ce ne sont donc pas des lois d’après lesquelles il serait nécessaire que ce qui arrive s’accomplisse objectivement ou bien d’après lesquelles ce qui arrive devrait être subjectivement compris, mais ce sont des normes idéales d’après lesquelles on apprécie la valeur de ce qui arrive conformément à la nécessité naturelle24. » Cette dernière phrase est frappante : « was naturnotwendig geschieht » est bien ce sur quoi portent les  Ibid., p. 59–60.  Ibid., p. 60 ; trad. cit., p. 112. 24  Ibid., p. 60–61 ; trad. cit., p. 112. 22 23

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valeurs ; cependant, la norme ne se trouve précisément pas dans ce qui advient conformément à la nécessité naturelle. Elle ne se trouve pas non plus dans l’application de la loi générale aux cas particuliers. On ne la trouve pas davantage dans la loi générale sous laquelle sont subsumés les cas particuliers. La norme véritablement transcendantale pour les sciences est dans ce qui doit être vrai, dans ce qui exprime la nécessité d’être des choses – ou, pour mieux dire, ce qui doit être dans le particulier comme dans le général, dans les faits singuliers comme dans les lois générales, pour qu’ils puissent donner lieu à des jugements absolument valides. Comme l’écrit un peu plus loin dans ce même article de 1882 Windelband : « C’est à partir des lois de la nature que nous comprenons les faits, c’est d’après les normes que nous devons les approuver ou les désapprouver (aus den Naturgesetzen begreifen wir die Tatsachen, nach den Normen haben wir sie zu billigen oder zu mißbilligen)25. » C’est difficile à décrire, car ce n’est pas de l’être. C’est un idéalisme, celui de l’appréciation (Beurteilung). Une fois cette distinction approfondie, demeure le problème du lien que peuvent entretenir psyché et normes, dont on a vu qu’il imposait un engagement pratique pour la vérité. Lien qui d’abord s’exprime de façon triviale : « La conscience ne peut nullement désirer une chose que la détermination de la vie psychique (Bestimmtheit des seelischen Leben) relevant de la nécessité naturelle rendrait impossible et qu’elle exclurait complètement26.  » Puis, Windelband souligne que si les individus possèdent une structure psychologique naturelle identique (il parle d’une «  volle Gleichheit der psychologischen Gesetze »), ils n’en ont pas moins des « liaisons de représentations  » (Vorstellungsverbindung) fort différentes, voire spécifiques à chaque personne. L’expérience, l’éducation, la mémoire, la prudence, l’intelligence et mille autres facteurs encore – tout cela fait de chaque connexion de représentations une connexion spécifique, unique, qui repose pourtant sur la même structure naturelle, sur les mêmes « lois de la nature ». Eh bien : « Cependant, il n’y a qu’une de ces manières d’établir des connexions qui possède la valeur de l’exactitude : il n’y en a qu’une qui correspond à la norme de la pensée (aber nur eine von diesen Verknüpfungsweisen hat den Wert, richtig zu sein : nur eine entspricht der Norm des Denkens)27. » Parce que rares sont les connexions effectives qui conduisent à cette exactitude, cela prouve que la structure naturelle du psychique n’est en rien reliée de façon nécessaire à la normativité des valeurs, et plus encore que cette dernière ne se trouve pas dans le psychique ; en revanche, parce qu’il peut arriver que la philosophie trouve les axiomes les plus fondamentaux (car telle est, pour Windelband, sa tâche ultime), alors la structure naturelle rend possible le fait de la recherche et du résultat, sans avoir partie liée, et d’aucune façon, avec la normativité de l’axiome28. Et donc : « Les règles de la pensée, édictées par la conscience logique (logischen Bewußtsein), ne sont pas identiques avec les lois de l’association des ­représentations  Ibid., p. 62 ; trad. cit., p. 113.  Ibid., p. 63 ; trad. cit., p. 113. 27  Ibid. 28  Ibid., p. 63–64. 25 26

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en général d’après lesquelles s’accomplit nécessairement toute pensée – mais elles ne sont pas non plus quelque chose qui en est tout à fait différent29. » La question de l’association des représentations joue un rôle quasi-expérimental : pour toutes les associations possibles ou qui arrivent concernant un objet, parce qu’une seule est la bonne, pour ainsi dire, la « norme » de la structure naturelle est le faux. La structure naturelle rend davantage possible le faux que le vrai : on associe à partir du « belief », à partir de l’habitude des associations récurrentes, et l’issue fausse n’est pas moins nécessaire, du point de vue des « lois de la nature », que l’issue vraie : « La vérité est la seule bille blanche parmi de nombreuses billes noires30. » On n’a guère besoin de montrer comment cela vaut tout autant sur le plan moral en termes kantiens… On voit en tout cas comment la lutte contre le psychologisme, chez Windelband, est une lutte contre la réalité. La normativité des axiomes, le niveau transcendantal de la connaissance, n’a rien de réel, mais appelle un « Sollen », une téléologie de la vérité où celle-là est une tâche pour la pensée, et non un processus psychique, mécanique. Ou encore, comme dit Windelband en un lieu décisif de son article de 1882 : « Les normes sont ces formes de réalisation des lois de la nature qui doivent être approuvées sous la présupposition de la fin qu’est la validité universelle (Normen sind diejenigen Formen der Verwirklichung von Naturgesetzen, welche unter der Voraussetzung des Zwecks der Allgemeingültikeit gebilligt werden sollen)31.  » Le psychologique est assujetti à la valeur comme à une forme. Dans le néokantisme de Heidelberg, il n’y a pas de donation de ce qui vaut. D’où le rôle de l’appréciation morale de la valeur qui ne peut être connue comme objet puisqu’elle n’est pas donnée. Si la valeur est absolue et si elle doit l’être pour garantir la vérité, elle n’en garantit pas pour autant l’accès à la vérité. Pour y accéder, la conscience joue un rôle primordial, à tel point que de Bewusstsein elle passe au Gewissen : il s’agit de prendre position, de s’engager pour la valeur, ce qui est une praxis d’un certain type pour accéder au transcendantal, c’est-à-dire à la valeur. Car, tout comme la norme de la moralité ne se trouve pas dans le seul déploiement des mécanismes psychiques, à côté de la conscience morale, il y a la « conscience logique » (logisches Gewissen), Gewissen, et non Bewusstsein, conscience engagée, conscience axiologique qui cherche la vérité au sens fort. Clairement, le vocabulaire (pour s’en tenir pour l’instant au vocabulaire) devient un vocabulaire moral – ou encore « pr-axiologique », au sens où il implique un rapport à une valeur, donc une évaluation, évaluation pensée comme une praxis d’un sujet appelé « Gewissen ». La suite du même article de 1882 donne une mesure plus grande encore à cette moralisation des concepts théorétiques : [L’homme dont la culture est parvenue à la maturité] se rend responsable (er macht sich verantwortlich für…), non seulement de son vouloir et de son action, mais aussi de sa pensée et de son sentiment (Denken und Fühlen). Il se reproche tout autant une erreur de la pensée et un manque de goût qu’une négligence morale. Il reconnaît tout autant pour son  Ibid., p. 64 ; trad. cit., p. 114.  Ibid., p. 64–65. 31  Ibid., p. 68 ; trad. cit., p. 117. 29 30

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1  WINDELBAND ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE vouloir et son action que pour sa pensée et son sentiment un devoir, et il sait, il sent avec douleur et honte la manière dont, souvent, le cours de sa vie interne qui relève de la nécessité naturelle enfreint ces devoirs32.

Commençons par le problème : si le plan psychique ne donne pas tout, et si le plan des valeurs est absolu, alors il faut demander comment le sujet peut reconnaître la validité des valeurs. C’est que le sujet connaissant n’est pas seulement un sujet qui opère effectivement des liaisons concrètes, psychiques ; ces liaisons n’ont de valeur de vérité qu’à condition qu’il reconnaisse la norme qui indique cette valeur de vérité et à laquelle il faut se conformer, de même que le sujet moral doit reconnaître la norme morale adéquate (le principe) pour orienter son action. Il n’y a de vérité que là où un jugement est produit. Autrement dit, il y a un devoir de vérité tout comme il y a un devoir moral, et la reconnaissance de la norme passe par une reconnaissance subjective, un savoir qui est aussi bien un « sentir », l’épreuve d’une douleur et d’une honte lorsque la norme n’est pas clairement identifiée et que, tout de même, le jugement est prononcé. On se souvient que Windelband parlait de la présentation de l’axiome dans l’évidence. Le sujet éprouve la vérité de l’évidence dans un sentiment de « responsabilité », voire même un « sentir » (« er empfindet mit Schmerz… ») de la nécessité de la loi, de la normativité des valeurs. Une telle conscience est alors très proche d’une conscience morale. De fait, «  c’est avec les formes logique et esthétique qu’apparaît tout d’abord, d’une manière pure, le sentiment de responsabilité (das Verantwortlichkeitsgefühl) »33 ! Autrement dit, avant tout respect de la loi morale, il y a le respect pour les normes théoriques de la part d’un scientifique, qui est un « sentiment de responsabilité » : je suis responsable de respecter la loi théorique, c’est-à-dire la valeur correspondant au jugement que je formule. La vérité implique une praxis pour des valeurs. D’ailleurs, dans le texte qu’on citait, Windelband soulignait que la conscience éprouve de la « douleur » à voir le mécanisme psychique s’écarter de la loi théorique. C’est que je dois reconnaître « une norme qui [me] dépasse et qui vaut pour elle-même, [sans la visée des] avantages et désavantages qui résultent (…) de l’accomplissement ou du non-accomplissement de la norme  »34. Vocabulaire qui devient massivement éthique, où la conception  Ibid., p. 56 ; trad. cit., p. 110 : « Er macht sich nicht nur für sein Wollen und Handeln, sondern auch für sein Denken und Fühlen verantwortlich ; er wirft sich einen Denkfehler und eine Geschmacklosigkeit nicht minder vor, wie eine sittliche Nachlässigkeit ; er kennt wie für sein Wollen und Handeln, so auch für sein Denken und Fühlen eine Pflicht, und er weiß, er empfindet mit Schmerz und Beschämung, wie oft der naturnotwendige Lauf seines inneren Lebens diese Pflichten verletzt. » 33  Ibid. 34  Ibid., p. 57 ; trad. cit., p. 111 – citons plus largement le passage : « Die sittliche Wirkung intellektueller und ästhetischer Bildung besteht im wesentlichen darin, daß der Mensch eine Norm über sich hat, sowie darin, daß er dieselbe als um ihrer selbst willen geltend anzuerkennen lernt und nicht mehr nach den Vorteilen und Nachteilen schielt, die ihm aus der Erfüllung oder Nichterfüllung eines Gebots erwachsen werden : was er so auf anderen Gebieten erfahren hat, das überträgt sich ihm dann von selbst auch auf das moralische Leben. » On suit la leçon de l’éditeur des Präludien qui lit ici « Nichterfüllung » au lieu du « Richterfüllung » du manuscrit, ce qui donnerait un distinguo inutile ici, puisqu’il faut rapporter « Erfüllung » et « erfüllung » à « Vorteilen » et « Nachteilen ». 32

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kantienne de la « maxime » empiète sur le domaine théorique, et où plus encore elle devient le fondement même d’une conception adéquate du théorique. Il faut donc penser, selon Windelband, une « subordination des fonctions psychiques de l’homme » au plan de la valeur35. Mais cela, au prix d’une « axiologisation » du rapport à la valeur – et on a souvent l’impression, en lisant ces textes, que plus est marqué le gouffre qui sépare le plan logique du plan psychique, plus s’impose quelque chose comme un sentiment, une épreuve charnelle et éthique de la valeur, quelque chose qui s’impose à moi et que je ressens comme ce qui doit être pour que je pense correctement. Praxis (en un sens moral de ce que l’on doit faire) et transcendantal cocheminent. Il s’agit d’une figure originale de ce que nous appelons « praxiologico-transcendantal », à savoir le lien doctrinal et conceptuel établi entre une subjectivité pratique (en l’occurrence, un sujet qui s’engage pour la vérité) et la fondation de toute connaissance des objets. La doctrine de la valeur implique nécessairement cette figure praxiologico-transcendantale, seule à même de décrire l’accessibilité du plan des valeurs absolues au sujet qui pratique des évaluations. Évaluer ce n’est pas seulement intelliger, c’est aussi mettre en œuvre une praxis normée par l’injonction des valeurs à être appliquées aux représentations.

Le sujet et le problème de la source de la normativité Dans son article de 1883 sur le dépassement de la méthode génétique par la méthode critique, Windelband décrit les trois grands domaines téléologiques, c’est-à-dire les domaines d’application de la philosophie téléologique (des valeurs), en montrant à chaque fois pourquoi il s’agit de téléologie et pourquoi il s’agit d’axiomes. 1) La philosophie théorétique : elle ne peut pas démontrer ses axiomes. Elle ne peut démontrer, plus largement, la validité des processus logiques, de ses structures. Windelband est ici kantien, puisqu’il souligne que ce plan n’est aucunement à fonder « durch Erfahrung ». En somme, il n’y a pas de connaissance discursive du niveau transcendantal des axiomes sur le plan théorétique, « mais la logique peut parler à tout un chacun : tu veux la vérité, souviens-toi, et tu dois reconnaître la validité de ces normes pour que ton vœu soit accompli (aber die Logik kann zu einem jeden sprechen : Du willst Wahrheit, besinne dich, du mußt die Geltung dieser Normen anerkennen, wenn dieser Wunsch je erfüllt werden soll)36. » Maxime de l’impératif catégorique de la valeur ! « Wollen », « müssen », « Geltung », « Normen », « anerkennen », « sollen » … : en une phrase, tout le programme de la philosophie néokantienne des valeurs dans son projet transcendantal, mais dans un horizon pratique et moral… La vérité est une position, un engagement, une reconnaissance telle qu’elle implique vouloir, devoir, activité du sujet qui prend position, non pas par rapport au réel lui-même, mais par 35 36

 Ibid., p. 58.  « Kritische oder genetische Methode », dans op. cit, p. 110 ; trad. cit., p. 237.

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r­ apport à la valeur, par rapport à ce qui doit être pour être vrai. C’est l’attitude ici, l’engagement dans la vérité, qui supplante la démonstration (puisque l’axiome est indémontrable). Voilà l’ « évidence » qu’on évoquait plus haut. Le sujet joue donc un rôle cardinal dans le processus de connaissance, et ce sujet (voulant, engagé) est pratique. 2) La philosophie pratique  : là encore fidèlement kantien, Windelband souligne que ni induction ni déduction de la métaphysique, de la psychologie ou de la sociologie ne permettent d’atteindre les maximes ; de façon tout à fait similaire aux axiomes théorétiques, les maximes « s’adresse[nt] à chacun avec cette argumentation : tu es convaincu qu’il y a une mesure absolue (ein absolutes Maß) d’après laquelle doit (soll) être décidé de ce qui est bon et de ce qui est mauvais ; allons, si tu réfléchis bien, tu trouveras que ce n’est possible que si la validité de normes certaines est reconnue comme nécessaire (wirst du finden, daß das nur möglich ist, wenn die Geltung gewisser Normen als unerläßlich anerkannt wird)37. » Ce qui est frappant ici, ce n’est pas tant la résurgence de l’impératif moral kantien que sa surprenante proximité avec ce que Windelband disait de l’attitude théorétique devant l’axiome : fondamentalement, c’est bien d’une loi morale qu’il s’agit dans la quête de l’axiome, celle qui dit que « du willst Wahrheit, besinne dich, du mußt die Geltung dieser Normen anerkennen…  », etc. Il y va d’un élargissement de l’attitude du sujet devant la loi morale à toute attitude de connaissance, d’une prise de position pratique par rapport à la vérité. Il y va donc autant d’une théorisation du pratique que d’une practicisation du théorique, qui nous intéresse au premier chef dans ce travail. Et là encore, le statut du sujet pensé de façon pratique est considérable : la « mesure » (Maß) qui norme les jugements de connaissance qui portent sur des objets est reconnue par un sujet (« Du » !), un sujet soumis à une injonction et qui doit y répondre. La subjectivité joue un rôle fondamental, et c’est une subjectivité pratique. 3 ) Enfin, le domaine esthétique, où la beauté ne se démontre ni par une étude scientifique du monde, ni par une enquête sociologique sur la totalité ou une majorité des êtres humains – « mais elle peut nous contraindre à nous souvenir que, si la beauté doit être autre chose qu’une satisfaction individuelle, nous devons nécessairement reconnaître pour elle une norme universellement valide (wir eine allgemeingültige Norm für sie anerkennen müssen)  »38. Nulle démonstration, mais une fin, celle qui veut une norme pour que la beauté soit autre chose, si elle doit être belle, que la seule satisfaction du plaisir esthétique individuel, l’addition des goûts ou encore ce qui correspond aux normes sociales en vigueur  ; nulle démonstration, mais un « Sollen », une « norme », une « reconnaissance » (Anerkennung), et un « Müssen ». Ces mots, ces verbes, conviendraient admirablement là encore aux deux précédents domaines d’objets, précisément parce qu’à chaque fois il s’agit de téléologie, de ce qui doit être pour…, ce qui vaut en vue de l’universalité que l’esprit pose comme nécessaire pour s’ajuster aux normes. Cette fin n’est pas réelle, elle n’est pas le reflet de ce qu’il y a dans les 37 38

 Ibid., p. 211 ; trad. cit., id.  Ibid.

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choses  – la valeur n’est pas dans le phénomène  ; il ne s’agit donc pas d’une théorie de l’adéquation entre la chose même et l’esprit qui la pense. Il faut bien ajouter quelque chose au phénomène représenté pour qu’il ait une valeur, pour qu’on le juge comme ayant telle valeur. Nous y reviendrons amplement lorsque nous présenterons les positions métaphysiques fondamentales de Rickert. Signalons ici que cette tripartition sujet-représentation-valeur ne diminue pas le rôle du premier, mais le décrit de façon pratique. La téléologie ici engagée est pensée sur le modèle d’un focus imaginarius : « La reconnaissance des axiomes est partout conditionnée par une fin, qu’il faut nécessairement présupposer comme idéale pour notre pensée, notre volonté et notre sentiment (die Anerkennung der Axiome ist überall durch einen Zweck bedingt, der als Ideal für unser Denken, Wollen und Fühlen vorausgesetzt werden muß)39. » L’axiome est une fin, un horizon pour la pensée, à la fois indémontrable et structurant. C’est dans une telle téléologie que l’usage de l’axiome est possible : la conscience n’est pas à la valeur, mais elle tend vers la valeur afin d’accorder ce mécanisme aux normes de validité qui permettent la connaissance scientifique. L’orientation est téléologique, et non pas psychologique (la matière d’une telle connaissance doit être trouvée dans la structure de l’esprit humain) ou encore socio-culturelle (la matière doit être trouvée dans l’évolution de cette structure à travers les âges, et selon les sociétés diverses). Mais cette téléologie a un prix : le focus imaginarium l’est d’abord pour le sujet qui évalue, qui projette en un sens la fin axiologique des objets qu’il juge – même s’il le fait à partir d’une norme logique qui elle est strictement non subjective. Une telle pensée de la subjectivité pratique a pour première conséquence une forme de relativisme. En effet, quand bien même on pourrait embrasser toutes les formes de pensées humaines dans l’histoire des hommes, jamais on ne parviendrait à rassembler les données en une axiomatique, et par conséquent à universaliser – par exemple – quelque chose comme une « essence » de l’homme. Les faits ne disent rien de l’universel, et l’empirique n’est d’aucun secours : « Les exemplaires adultes de l’espèce homo sapiens offrent tant de variétés que rien d’universel ne peut valoir parmi eux tous comme étant reconnu universellement (daß nichts als allgemein anerkannt zwischen ihnen allen gelten darf). On ne peut trouver quoi que ce soit qui vaille universellement (das Allgemeingültige) ni par la comparaison inductive de tous les individus et les peuples ni par la dérivation déductive à partir d’un concept de l’ “essence” de l’homme.40 » Alors qu’il évoque le « belief » de Hume, Windelband montre que c’est le seul moyen pour le psychologisme de trouver une sorte d’universel  – tous les hommes éprouvant leur vérité par le moyen de l’apprentissage spécifique à leur expérience propre ; mais alors, la nécessité passe du plan fondateur et transcendantal au plan individuel et relatif, c’est-à-dire psychologique : chaque homme acquiert nécessairement des connaissances, peu importe ces connaissances, et « toutes ces convictions doivent nécessairement valoir comme équivalentes, car 39 40

 Ibid.  Ibid., p. 213 ; trad. cit., p. 239.

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comme naturellement nécessaires au même titre (ihr müssen alle diese Überzeugungen als gleichberechtigt, weil als gleich naturnotwendig gelten) ». Windelband évoque d’ailleurs le relativisme de Protagoras. La validité dépend alors de l’époque et du lieu où elle est pratiquée. Du coup, « la validité de fait est soit à rechercher auprès de la majorité, soit à fonder sur le progrès historique (die tatsächliche Geltung ist entweder bei der Majorität zu suchen oder durch den Fortschritt der Geschichte zu konstatieren) »41 : le premier cas conduit de Protagoras à Thrasymaque, où c’est la loi du plus fort qui donne sa norme à la validité  ; le second implique également un relativisme historique où à chaque moment de l’histoire correspond un système de normes, assujettissant ainsi la science aux faits de cette histoire : dès lors, le « dernier en date » est le meilleur, et il ne peut y avoir que du progrès, chaque étape supplantant la précédente – mais alors, on utilise tacitement un étalon, une valeur absolue qui décide qu’une étape est toujours meilleure que celle qui la précède. Le cercle est le suivant : on n’admet de valeur que celle qui est reconnue toujours davantage au cours du progrès humain, mais en posant ainsi la valeur relativement à l’histoire, on fait déjà reposer la considération sur une appréciation antécédente de la valeur. Il est cependant tentant de considérer la force d’une conception relativiste des valeurs. La plupart du temps, en effet, nous n’évaluons pas des objets à partir de normes logiques (c’est le scientifique qui accomplit cela), mais nous le faisons à partir de normes relatives aux préjugés du groupe social auquel on appartient. Il est tout aussi évident que nous évaluons sans cesse lorsque nous jugeons, que nous le faisons quotidiennement à partir de normes relatives à ce groupe social. Ce que nous estimons beau n’est jamais jugé à partir de normes transcendantes, mais bien à partir de jugements (et donc d’évaluations !) antérieurs dont nous ne sommes pas les auteurs et qui préparent nos évaluations présentes et futures. La source des normativités qui gouvernent nos jugements ordinaires n’est jamais absolue, mais toujours relative et socialement constituée. À l’évidence, la doctrine badoise de la valeur est un outil formidablement puissant pour penser le rôle des normes sociales dans les jugements que nous formulons, même quand ces jugements prétendent à la connaissance – nous aurons l’occasion de revenir sur ce problème avec Rickert. Cependant, malgré l’efficacité de la théorie de la valeur pour penser une telle sphère sociale des jugements, elle n’est en rien une de ses préoccupations, ou alors en tant qu’elle est un frein fondamental pour le procès de connaissance. D’où l’importance pour la philosophie d’être véritablement transcendantale, c’est-à-dire de déployer une axiomatique des valeurs transcendantes, absolues, non relatives à telle époque et à tel lieu, seules à même de déployer la connaissance.

41

 Ibid., p. 214 ; trad. cit., p. 241.

Une axiomatisation impossible ? le problème de la méthode téléologique

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 ne axiomatisation impossible ? le problème de la méthode U téléologique Le problème de la philosophie transcendantale de Windelband s’impose immédiatement : qu’est-ce qui peut garantir à la connaissance transcendantale que les valeurs dont elle fait l’axiomatisation sont des valeurs nécessaires et absolues, non relatives à des productions sociales de normativité ? Comment le philosophe transcendantal peut-il être assuré d’avoir découvert les valeurs universelles régissant les champs principaux de la connaissance humaine ? N’est-il pas lui-même pris dans un milieu et des pratiques scientifiques qui orientent sa recherche transcendantale sur laquelle il ne peut du même coup jamais avoir la distance suffisante ? i) Tout d’abord, il faut présupposer une conscience qui soit pour des valeurs. Windelband reconnaissait lui-même ce présupposé important de toute recherche transcendantale : «  Qui s’y adonne doit nécessairement présupposer qu’aussi bien lui-même que celui à qui s’adresse sa recherche est doté de la conscience normale (normale Bewußtsein)42. » La maxime morale, l’axiome logique, l’universel esthétique  – à chaque fois, la norme doit valoir pour une conscience « normale » (qui n’est pas une conscience empirique), et, plus largement, chaque norme est valeur-pour, et implique par conséquent la considération d’un critère humain, une conscience « normale », capable d’être à son tour pour la valeur. Pour jouer effectivement son rôle, la norme a besoin du sujet pour être évaluée. Et Windelband de faire droit à une critique que reprendra Heidegger – celle qui veut que la philosophie transcendantale, par là, ne fait qu’absolutiser la dernière étape philosophique, l’état de la recherche, comme on dit, tombant ainsi dans l’illusion de l’absolu là où il ne s’agit en fait que de moment. C’est ce que Windelband appelle « die Täuschbarkeit der subjektiven Evidenz »43. La réponse de Windelband à cette objection est peut-être un peu rapide  : au fond, la « conscience normale » est le minimum requis, le seul moyen, pour que l’opération de « reconnaissance » de la valeur soit accomplie. Il s’agit donc d’un moyen, et non d’une fin, c’est-à-dire de l’horizon et du fondement de la téléologie. Il s’agit de consulter, dit Windelband, la conscience normale, pour éprouver la possibilité de la reconnaissance, et non pas de la poser comme fondement de la normativité. ii) La fin est donc bien la « validité universelle » (Allgemeingültigkeit), la loi qui ordonne la diversité des axiomes en fonction des domaines d’objets qui s’y rattachent, indépendamment des contenus qui s’ordonneront en vue de cette fin. C’est bien d’une pure logique qu’il s’agit, ou, plus précisément, d’une logique téléologique : « La fondation des axiomes et des normes consiste purement et simplement en eux-mêmes, dans la signification téléologique qu’ils possèdent en tant que moyens pour la fin qu’est la validité universelle. Là où ils peuvent

42 43

 Ibid., p. 217 ; trad. cit., p. 245.  Ibid., p. 219.

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être ainsi prouvés, il ne s’agit néanmoins plus de l’évidence individuelle ou purement historique, mais de la nécessité immanente à la relation téléologique44. » C’est là que le discours sur le transcendantal peut enfin attester sa propre légitimité, dans l’horizon téléologique de toute valeur. Mais que faire du contenu, c’est-­ à-­dire de ce qui est à proprement parler valorisé, l’objet représenté par exemple ? disparaît-il lorsque l’enquête vise les valeurs ? Windelband souligne que « ce n’est pas le contenu particulier » du matériau qui est envisagé par la méthode téléologique ; en revanche, c’est bien « le caractère universel du matériau (den allgemeinen Charakter des Materials) que l’on doit connaître pour prendre conscience des problèmes qui doivent être résolus par là »45. Le matériau est alors secondaire ; il est matériau en tant qu’il repose en droit sur un fondement universel qui rend à son tour ce matériau universalisable, en tant qu’il est en vue d’une valeur absolue et fondamentale. Le matériau, dit encore Windelband, est un outil. On pourrait présenter les choses de cette façon, pour rendre concret le processus de découverte de la valeur : 1) Le philosophe rencontre, à des «  occasions  » particulières, un matériau qui manifeste une activité psychologique. Ces facteurs, qui sont reconnus empiriquement, « fournissent l’occasion pour laquelle on se rappelle ces axiomes ou normes ». Windelband dit encore qu’« elles constituent pour ainsi dire la charpente dont nous avons besoin pour travailler à la construction de la conscience normale  ». Il y a bien un matériau, mais il permet de disposer de conditions expérimentales satisfaisantes afin de préparer la reconnaissance de la validité qui joue toujours déjà à l’intérieur du matériau spécifique. Autrement dit, le matériau est d’emblée considéré en vue de la forme qui l’organise, et en outre il révèle la conscience qui a la représentation et qui l’ordonne. La téléologie est déjà au travail. 2) Puis, le philosophe progresse de normes particulières en normes particulières, toujours de façon empirique, et ne fait alors que « rattacher sa connaissance de leur figure correcte (korrekte Gestaltung) aux formes de liaison représentative décrites dans la psychologie empirique » : les « occasions » empiriques lui permettent de reconnaître des figures du psychique, et de rattacher les représentations particulières aux conditions psychologiques de la représentation – ce qui n’est certes pas encore le plan transcendantal, loin s’en faut. Tout cela, à ce niveau encore, est en vue du fondement. 3) Dès lors, on peut reconnaître plus fondamentalement deux choses, au niveau seulement logique, immatériel : d’abord, plan moins fondamental, les normes logiques d’articulation des représentations  : les relations des conclusions aux  Ibid., p. 224 : « Die Begründung der Axiome und Normen liegt lediglich in ihnen selbst, in der teleologischen Bedeutung, welche sie als Mittel für den Zweck der Allgemeingültigkeit besitzen. Wo sie als solche nachgewiesen werden können, da ist aber auch nicht mehr die bloße Tatsächlichkeit der Geltung, sondern da ist die immanente Notwendigkeit des teleologischen Zusammenhangs vorhanden. » 45  Ibid., p. 221 ; trad. cit., p. 247–248. 44

Une axiomatisation impossible ? le problème de la méthode téléologique

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inférences, par exemple  ; ensuite, plan plus fondamental, les normes ­téléologiques, le lieu véritable des catégories, où «  l’on démontre que le problème de la substantialité n’est à résoudre que par le concept de causalité, etc. » Ici, c’est la question kantienne des catégories qui joue le rôle téléologique, ce en vue de quoi les représentations s’articulent d’abord empiriquement – que ce soit dans le domaine théorique, dans le domaine moral ou le domaine esthétique, voire même historique. Loin d’une quelconque induction, il s’agit ici d’une méthode téléologique où jamais l’axiome fondamental n’est séparé du matériau qu’on examine d’abord, ou, pour mieux dire, où jamais on ne sépare matière et forme, sauf lorsqu’il s’agit d’aborder enfin la forme même, au plan strictement logique des valeurs  : ici, la forme règne46. Dès lors  : «  la philosophie a donc besoin du guide de la psychologie empirique pour se rappeler de manière ordonnée les axiomes et les normes47 ». En somme, la conscience empirique est un guide pour atteindre le plan transcendantal, à condition que la méthode soit bien téléologique, c’est-à-dire que toujours déjà soit reconnue la nécessité de l’axiome, toujours déjà soit admis le fondement en tant que tel. Se pose dès lors, soulignons-le d’emblée, le problème que vont affronter les critiques phénoménologiques de la philosophie des valeurs, comme nous le verrons. En effet – et si l’on adopte ce point de vue critique – la philosophie transcendantale des valeurs fonde trop loin, en quelque sorte, en éloignant tellement toute norme de toute donation qu’elle abandonne le sujet à lui-même, pour ainsi dire, elle donne par contre-coup un grand pouvoir à la conscience empirique et c’est par la voie psychologique seulement que l’on peut parvenir à édifier une méthode susceptible de donner accès aux valeurs transcendantes sur lesquelles la même conscience devra se régler. Quel moyen de vérification dispose le philosophe transcendantal ? a-t-il les outils pour parvenir à une connaissance des valeurs irréductibles à leur appréhension par la conscience ? On a l’impression, à lire Windelband, que l’attestation subjective de la loi théorique constitue une sorte d’évidence par laquelle s’atteste le bon usage d’une norme, qu’il faille une confirmation subjective, dans le sentiment de plénitude quasi morale du sujet théorique devant la bonne valeur pour les bonnes représentations, dans son approbation quasi irrépressible. La transcendance des normes semble avoir pour effet la subjectivation de la vérité, des procédures de vérification, et plus largement de tout rapport judicatif au monde. Il faut dire – mais c’est aussi bien la puissance spéculative d’une telle philosophie que de l’impliquer – que les valeurs ont un statut immensément problématique : elles n’ont pas d’être, pas de substance, elles volettent au-dessus des étants mais aussi des concepts en attente de devenir normes, c’est-à-dire contraignantes pour un jugement de connaissance, mais sans qu’on puisse, même au moment où elles deviennent normatives, identifier plus précisément un hypothétique statut ontologique. Là où chez Platon, le bien fait l’objet de l’art dialectique et se constitue donc en entité connaissable, fût-ce au prix de contradictions rationnelles très difficiles, chez Windelband, 46 47

 Ibid., p. 222–223 ; trad. cit., p. 248–249.  Ibid., p. 222 ; trad. cit., p. 249.

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les valeurs semblent au-delà d’un tel exercice, hors d’atteinte, hormis peut-être dans ce fameux sentiment d’évidence subjective éminemment suspect, mais néanmoins bien compréhensible au sein d’une telle pr-axiologie où le sujet doit au moment où il juge prendre une position pratique par rapport aux valeurs, même quand le jugement qu’il façonne est exclusivement théorique. C’est à cette difficulté que répond Heinrich Rickert, en élaborant une double voie d’appréhension des valeurs, l’une objective, l’autre subjective – cette dernière s’attachant à identifier les façons dont le sujet est précisément désubjectivé, en tout cas comme sujet empirico-psychologique, dans son rapport épistémique aux valeurs.

CHAPITRE DEUXIÈME

RICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

De la simple représentation à l’objet valorisé En exposant la doctrine de Windelband, nous avons également montré les principes du débat avec la phénoménologie concernant le statut du donné. Sans élaborer encore la réponse phénoménologique pour elle-même, nous avons tout de même défendu l’hypothèse (encore à explorer) selon laquelle c’est la source de la normativité pour l’objectivité qui fait débat. Chez Windelband, il semble bien que la normativité de toute connaissance (c’est-à-dire toute connaissance d’objet) soit tout à fait transcendante à la fois à la conscience qui évalue et à l’objet évalué, de telle sorte d’ailleurs que la conscience doit prendre position de façon pratique par rapport à la valeur pour juger d’une ou de plusieurs représentations. La critique phénoménologique, on le verra, remet en cause la légitimité de ces valeurs transcendantes et déplace le critère du plan logico-valant au plan de la donation de l’objet et de son remplissement. Nous verrons les fondements husserliens de cette critique dans le chapitre suivant, mais disons déjà que le nœud de discorde entre le néokantisme de la valeur et la phénoménologie réside dans le statut du donné. Le grand œuvre de Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, permet de poser les bases fondamentales de la pensée de son auteur, et de comprendre plus précisément le rôle des valeurs dans la théorie de la connaissance badoise. On voudrait montrer comment les valeurs jouent leur rôle, depuis la simple représentation jusqu’au plein jugement de connaissance. Tout d’abord, Rickert distingue fermement la simple représentation (Vorstellung) de la perception (Wahrnehmung). Rickert donne un exemple : « Je perçois cette table comme marron et je construis la représentation d’une table marron (ich nehme diesen Tisch als braun wahr und bilde die Vorstellung eines braunen Tisches). Elle contient une connaissance, car elle cor-

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_2

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respond à la perception1. » Ce qui a lieu lorsque l’on passe de l’une à l’autre, c’est qu’on ajoute la perception à la représentation. Percevoir, c’est « für wahr nehmen », tenir pour vrai, c’est-à-dire percevoir quelque chose en tant que ou comme (als) quelque chose, la table en tant que marron2. D’ailleurs, il se peut que la représentation et la perception ne coïncident pas, et je peux percevoir, à cause d’une inattention, la table comme bleue – alors, la perception est fausse. Si la représentation ne peut pas être fausse, la perception (au sens de Wahrnehmung) peut l’être. Toute la question est alors de savoir ce qui fait la différence entre une simple représentation et un niveau prédicatif, fût-il encore esquissé, qui apporte une connaissance de l’objet. Qu’est-ce qui est ajouté pour qu’il y ait commencement de connaissance ? et d’où vient ce qui est ajouté ? Dans le passage que nous venons de citer, Rickert s’en prend à la théorie de la correspondance où l’on pense la Wahrnehmung comme correspondance entre le contenu immanent de la représentation et l’objet transcendant. L’ajout ne vient pas du sujet (idéalisme), il ne vient pas de l’objet extérieur que l’on connaîtrait adéquatement (réalisme) ni d’ailleurs de la rencontre entre l’un et l’autre. D’où vient-il alors  ? Suivons l’ouvrage de Rickert pour comprendre comment la théorie de la valeur émerge de ce problème. La thèse est résumée en une phrase au tout début du chapitre 3 de Der Gegenstand der Erkenntnis : « Ce que confère la connaissance à l’objectivité ne doit pas être recherché seulement dans la réalité (dürfen wir nicht nur im Wirklichen suchen)3. » Tout dépend en fait ce qu’on entend par réalité. Pour la comprendre et plus largement pour saisir ce que l’on connaît lorsqu’on connaît – faut-il partir des représentations, et concevoir la connaissance comme une représentation plus claire et distincte, en tout cas d’un ordre supérieur ? L’on reste alors dans le cadre de l’Abbildtheorie ; en effet : « Les représentations sont comme des images, donc comme des choses représentées (Vorgestelltes), également comme les choses que nous devons connaître (erkennen sollen) à travers elles, tout simplement les objets4.  » Mais connaître un objet par les représentations, traverser en somme la représentation pour atteindre l’objet de connaissance, cela n’implique-t-il pas un sujet de connaissance capable de « constater » le rapport entre l’image et l’original ? mais comment accéder à l’original, sinon par une nouvelle représentation ? Rickert décrit ici une régression à l’infini où nous serions indéfiniment renvoyés à ce qu’il y a derrière les représentations pour légitimer la connaissance de l’objet – de telle sorte en outre que nous « vivrions de façon immédiate » la réalité ainsi retrouvée dans  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis. Ein Beitrag zum Problem der philosophischen Transcendenz, Freiburg in Brigsau, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 19153, p. 131 (nous traduisons). Cette troisième édition a pour mérite d’être notamment en conversation avec les Recherches logiques et les Ideen I. Sur les différences entre les diverses éditions de l’ouvrage, voir les multiples remarques tout au long de son travail d’Arnaud Dewalque, Être et jugement. La fondation de l’ontologie chez Heinrich Rickert, Hildesheim/Zürich/New York, Olms, 2010. 2  Cette théorie de la perception comme Wahrnehmung, et de la Wahrnehmung comme prédicative (für wahr nehmen…) est bien évidemment brentanienne. Sur les rapports de Rickert à Brentano, voir Christian Krijnen, Nachmetaphysischer Sinn. Eine problemgeschichtliche und sustematische Studie zu den Prinzipien der Wertphilosophie Heinrich Rickerts, Wurzbourg, Königshausen & Neumann, 2001, p. 178 sq. 3  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 135. 4  Ibid., p. 137. 1

De la simple représentation à l’objet valorisé

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l’adéquation5. La critique de la connaissance-représentation comme adéquation a pour corrélat la critique de la connaissance comme vécu immédiat de la chose même, purifiée de ses médiations. Contre cette position, il faut rester kantien et maintenir la différence entre matière et forme, la forme jouant le rôle capital de mise en ordre des représentations pour une connaissance possible des objets. Reprenant l’exemple à Husserl, Rickert souligne que connaître que la feuille de papier est blanche ne doit pas impliquer que l’on aille retrouver l’Urbild, et une telle conception adéquationniste ou encore intuitionniste échoue à expliquer d’où provient la connaissance de la blancheur de la feuille de papier, mais également la connaissance de la réalité (de l’effectivité, Wirklichkeit) de la feuille de papier6. Derechef, la question se pose : lorsque je dis « cette feuille de papier est blanche », d’où vient qu’on ajoute à la simple représentation de la feuille de papier blanche la réalité de cette feuille de papier, son être  ? et d’où vient également qu’on ajoute à la simple ­représentation de la feuille de papier blanche la vérité du fait que cette feuille de papier est bel et bien blanche ? C’est en fait le développement de la célèbre formule kantienne que Rickert d’ailleurs cite à peu près (KrV, A598/B627) : « Sein ist offenbar kein reales Prädikat, d. i. ein Begriff von irgend etwas, was zu dem Begriffe eines Dinges hinzukommen könnte. » La position d’existence, base de tout type de jugement, ne se trouve pas dans le contenu de la représentation, mais doit être cherchée dans la forme qui s’ajoute à cette représentation7. On pourrait cependant tout à fait comprendre la proposition « cette feuille de papier est blanche » comme vraie parce que la feuille de papier est effectivement blanche dans la réalité. Car reconnaître que cette feuille de papier est effectivement blanche dans la réalité, c’est faire usage des concepts de chose, de propriété de chose, et encore le concept selon lequel une chose a des propriétés et que les propriétés sont des propriétés de choses – ce qui repousse plus loin encore le problème de l’adéquation8. C’est aussi le cas quand Kant (mais aussi bien, nous le verrons plus bas, Husserl !) fait usage du concept de donné pour penser la donation d’un contenu matériel qui ne serait pas encore informé : en fait de donné, il s’agit du concept de donné appliqué à des représentations9. Croyant rejoindre la réalité, nous nous enfonçons en fait d’autant plus dans les concepts. Dès que nous  Ibid., p. 139.  Ibid., p. 141. Nous revenons sur cet exemple plus bas. 7  Sur le rôle de la thèse de Kant sur l’être qui n’est pas un prédicat réel chez Rickert, voir Arnaud Dewalque, Être et jugement. La fondation de l’ontologie chez Heinrich Rickert, op. cit., p. 37 sq. 8  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 144 : ” Es wird in dem angegebenen Satz nämlich außer dem weiß sein nicht nur das weiß sein behauptet, sondern ferner das Weiß als ”Eigenschaft” einem ”Ding” beigelegt, und so das weißsein näher bestimmt. Ding und Eigenschaft aber sind ebenso wie Sein und Wirklichkeit Begriffe, die nicht zum Inhalt der Erkenntnis gehören. Man muß bereits wissen, was es erkenntnistheoretisch bedeutet, daß ein ”Ding” eine ”Eigenschaft” hat, und worauf die Gegenständlichkeit dieser Erkenntnis beruht, ehe man sagen kann, der Gedanke : dies Papier ist weiß, erkenne das Wirkliche durch abbildende Vorstellungen. ” 9  Ibid., p.  147. Tout ce passage est un ajout de la troisième édition de Der Gegenstand der Erkenntnis. On peut donc présumer que la lutte contre la catégorie phénoménologique de ” donné ” joue ici un rôle central. Nous revenons plus bas sur cette critique rickertienne des catégories phénoménologiques. 5 6

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jugeons, nous utilisons des concepts généraux qui informent la singularité matérielle du contenu. Arnaud Dewalque résume la critique rickertienne de l’Abbildtheorie en ces termes  : «  L’argumentation de Rickert se ramène aux thèses suivantes  : a) la vérification du jugement “cette feuille est blanche” s’effectue à l’aide d’une thèse d’existence qui, théoriquement parlant, doit être équivalente à un nouveau jugement du type “cette feuille blanche existe” ; b) ce nouveau jugement, qui est ce que l’on appelle au sens ordinaire un jugement existentiel ou un jugement d’existence, a besoin à son tour d’être fondé ; c) cette fondation ne peut être assurée par la position d’un original dont le jugement existentiel serait une copie, car cela reviendrait à vouloir fonder la position d’existence qui a lieu dans le jugement à l’aide d’une nouvelle position d’existence que l’on croirait à tort pouvoir dissocier de l’activité judicative10. » Comment parler de matière indépendamment des concepts, de réalité extérieure, mais aussi bien de donné, de chose même (Sache selbst !), étant donné que ces concepts sont obtenus « par réflexion à partir du jugement et n’[ont] aucune signification existentielle en dehors des actes judicatifs »11 ? En d’autres termes, il y a toujours des jugements préalables à tout dogme réaliste, toujours des concepts préalables à tout phénoménisme ou intuitionnisme, et donc à chaque fois, pour ces types de doctrine, un circulus vitiosus indépassable. L’intuition originaire de la phénoménologie se trouve ainsi empêchée  : la donation ne précède pas le jugement produit par un sujet sur des représentations, mais c’est bien plutôt des jugements (la plupart du temps implicites) qui précèdent la soi-disant donation. Dans l’élaboration de la réponse au problème de la forme des jugements, c’est-­ à-­dire ce qui fait qu’un jugement est plus qu’une simple représentation, Rickert envisage le psychique comme lieu de production et d’effectivité des jugements, mais, tout comme Windelband, et pour les mêmes raisons, il rejette cette hypothèse12 : 2 + 2 = 4 peut bien être effectué par une conscience selon un mécanisme psychologique individuel, il n’en demeure pas moins que par-delà cette prestation psychologique, il y a une prestation signitive, la saisie d’une vérité transcendante qui demeure lorsque j’effectue plusieurs fois le calcul, ou que d’autres l’effectuent à leur tour. Il faut donc distinguer a) la prestation psychologique (ce qui a lieu dans l’esprit, les mécanismes qui concourent à l’effectuation du calcul), b) la prestation signitive (qui se met en rapport avec la vérité, mais toujours sur le plan immanent – Rickert parle à ce propos de « sens immanent »), et c) la vérité transcendante, qui se maintient malgré les différentes prestations qui portent sur elle. C’est au sein de cette lutte contre le psychologisme que Rickert introduit conceptuellement sa solution – la théorie de la valeur issue de la pensée de Windelband. En effet, il souligne que le sens immanent (le b) « appartient, en tant que sens des actes, à une sphère particulière de l’irréel qui, à titre de règne intermédiaire (Mittelreich) non effectif d’un genre propre, doit être séparée aussi bien de l’étant psychique réel que de la  Arnaud Dewalque, Être et jugement. La fondation de l’ontologie chez Heinrich Rickert, op. cit., p. 51. 11  Ibid. 12  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 154–168 ; voir le commentaire d’Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 55 sq. 10

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teneur objectivement valide du jugement (vom objektiv gültigen Gehalt des Urteils) »13. Comme l’écrit Arnaud Dewalque, « la théorie de la connaissance ne connaît que deux modes d’être distincts : la réalité de l’acte psychique factuel et la validité du sens transcendant. Le “règne intermédiaire” investi par la noétique ne désigne rien d’autre qu’un certain point de vue sur les actes réels, à savoir le point de vue critique qui envisage les actes en les rapportant à la validité  »14. Ainsi le processus même de mise en rapport à une validité, processus éminemment subjectif mais en même temps transcendant en tant que je vise la validité au sein d’un jugement – ce processus repose sur la différence radicale entre la sphère psychique et la sphère logique de validité, seule garante de la valeur de vérité des jugements que nous produisons. Il faut alors montrer comment l’on passe des simples représentations immanentes au jugement qui prend position par rapport à des valeurs. Il est certain que pour Rickert un jugement ne se contente en aucun cas d’une liaison de représentations. L’exemple des notes de musique qu’il donne est clair : la représentation d’une mélodie implique la liaison de plusieurs notes entre elles, sans pourtant que ne soit impliqué un quelconque jugement. Il faut envisager un « élément supplémentaire »15, un élément qui vient s’ajouter à la liaison des représentations. Reprenons l’exemple de la mélodie : j’entends une mélodie ou je me souviens d’une mélodie. Pour Rickert, dans l’un ou l’autre cas, même lorsque cela dure longtemps, je n’ai pas besoin d’un jugement pour éprouver les représentations immanentes de la musique qui sont alors de simples représentations. Or, si je me mets à émettre un jugement sur la musique que j’écoute, et l’expression le dit bien, la représentation ne s’en trouve pas modifiée, et je ne perçois pas plus clairement et plus intensément la mélodie que je me mets désormais à juger, même si certains éléments peuvent – il est vrai – apparaître plus clairement parce que mon jugement met l’accent dessus. Comme l’écrit encore Arnaud Dewalque, suivant de près le texte de Der Gegenstand ser Erkenntnis, « lorsque je me souviens de l’enchaînement des notes do-ré et lorsque je juge que la note ré suit la note do, c’est bien la même relation entre les notes qui est tantôt représentée, tantôt prise comme objet de jugement »16. En d’autres termes, « être » n’est pas un prédicat réel en tant qu’il n’ajoute aucune représentation aux représentations qu’il permet de juger  ! L’impossibilité de distinguer le contenu représenté du contenu jugé implique là encore qu’il faut sortir de la représentation mais aussi bien de la structure prédicative du jugement (S est p) pour trouver ailleurs l’élément supplémentaire. On sait également qu’on ne peut trouver cet élément dans le réel lui-même auquel le jugement serait adéquat, car le réel est une catégorie de pensée et le poser à l’extérieur repose sur un jugement antécédent, comme nous l’avons déjà vu.

13  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 167 ; passage traduit par Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 73. 14  Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 73. 15  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 170. 16  Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 79.

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Il est tout à fait remarquable que Rickert envisage l’histoire des théories du jugement d’abord par Brentano, selon lequel « das Urteilen nicht als bloßes Vorstellen verstande werden darf »17. La thèse brentanienne est bien connue : ce qui fait la caractéristique judicative n’est pas la représentation, pas davantage la prédication comme liaison de représentations ni la copule qui les articule, mais dans l’approbation que le sujet qui juge fait de l’existence de la liaison de représentations – liaison approuvée comme une unicité, comme un tout, comme une seule Wahrnehmung. Le jugement n’est pas distingué de la représentation quant au contenu tout simplement car le contenu est le même, mais c’est le mode de rapport à l’objet, c’est-à-dire la dimension qualitative de l’acte, qui va distinguer la simple représentation d’un jugement. La nature du jugement tient ainsi dans l’acte de belief que j’accomplis lorsque je juge, l’Annerkennung qui reconnaît l’existence (c’est-à-­dire pour Brentano la vérité) de l’état de fait que je juge. Il est d’ailleurs tout aussi remarquable que Rickert explicite la position de Windelband à partir de la théorie brentanienne du jugement (il faut vraiment insister sur ce point, car c’est le lieu de discorde profond avec Husserl et plus largement la phénoménologie)18 : pour la théorie de la valeur (qui reste encore implicite dans le propos et la présentation de Rickert), la conception du jugement comme belief, comme Anerkennung portant sur des représentations (ou du moins, portant en partie sur des représentations, car la théorie de la valeur modifie en profondeur cette position), est une conception fondamentalement pr-axiologique. La forme question/réponse est fondamentale pour une telle conception19. Rickert donne l’exemple : « le soleil brille ». Il faut en fait penser la forme sous-jacente : « le soleil brille-t-il/oui ». Le « oui », c’est l’adhésion de la réponse à une question – et cela signifie que le «  oui  » est sous-jacent au jugement affirmatif. «  Le soleil brille », cela veut dire de façon exactement équivalente : « oui le solel brille »20. On voit déjà comment le jugement est pensé comme positionnement, prise de position par rapport à une synthèse de représentations, acquiescement devant une telle synthèse qui prend du coup son sens judicatif, c’est-à-dire sa validité. Rickert explicite une telle position dans le texte de 1909 sur Les Deux Voies de la théorie de la connaissance : la question représente la matière du jugement, c’est-à-dire les représentations – et de fait, la totalité des représentations est déjà présente dans la ques Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 172.  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 174 : ” Die Urteile sind die rein theoretischen Vorstellungsverbindungen, welche erst durch eine Beurteilung für wahr oder falsch erklärt werden. Jedes Urteil muß also eine Beurteilung sein, wenn Urteile das sein sollen, was wahr oder falsch ist. Soweit unser Denken auf Erkenntnis, d. h. auf Wahrheit gerichtet ist, unterliegen alle unsere Urteile einer Beurteilung, die in der Bejahung, weil die Tendenz, wahr zu sein, selbstverständlich ist, keinen eigenen sprachlichen Ausdruck findet, in der Verneinung auch sprachlich besonders bezeichnet wird. ” 19  Ibid., p. 176 : ” Dürfen wir in jedem Urteil, soweit sein Leistungsbegriff in Betracht gezogen wird, eine Antwort auf eine frage sehen, so kann ser eigentliche Urteils akt nu reine Bejahung ode reine Verneinung bedeuten. ” J’analyse également la théorie du jugement de Rickert dans ”Deux platonismes contemporains : Rickert et Husserl. Théorie du jugement, valeurs et intentionnalité”, Philosophie, n° 141, 2019, p. 19–34. 20  Ibid., p. 178. 17 18

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tion. La question n’est bien évidemment pas un jugement, mais elle le prépare, l’annonce, l’anticipe même, elle tend vers le jugement, elle tend vers l’approbation, le « oui », qui n’ajoute aucune représentation à la question, mais qui constitue la dimension judicative en tant qu’il est l’acte d’approbation qui s’ajoute aux représentations tout en appartenant à un autre ordre  – l’ordre formel. C’est  – souligne Rickert – une façon de « prendre possession de l’objet de la connaissance », une façon de constituer un objet de connaissance par-delà les seules représentations21. On voit donc en tout cas ce qui est extérieur aux représentations : le « oui » n’est aucune représentation ! quand je juge que « oui, le soleil brille », « oui » n’ajoute aucune représentation aux représentations qui sont le contenu du jugement, mais il ne fait qu’acter (pour ainsi dire) une prise de position par rapport à la validité de ce jugement : « oui, il est vrai que le soleil brille », c’est-à-dire, « oui, le jugement “le soleil brille” est vrai ». Cette prise de position implique ainsi un écart constant entre le sujet et l’objet : l’objet ne lui est pas donné dans une évidence intuitive, et davantage il ne peut pas l’être ; il est en quelque sorte validé par l’évaluation du sujet. La question (tout comme chez Windelband) est alors  : à partir de quelles normes le sujet évalue-t-il l’objet au sein d’un jugement ? Suivons l’exemple de Rickert : j’entends un son. La seule écoute n’implique aucun jugement, cependant il peut m’inciter (veranlassen) à émettre un jugement. Une simple perception est donc en quelque sorte déjà orientée vers la connaissance, ce qui ne constitue certes pas encore une connaissance, qui l’attend22. Il ne faut pas toutefois comprendre, écrit Rickert, que le jugement serait la réponse à une question constituée par la simple représentation : non pas, car là où il y a question en attente de réponse, il y a déjà jugement, ou du moins acte de judication en train de s’effectuer. Si donc la représentation est bien une « incitation » au jugement (certaines représentations suscitent un questionnement, un étonnement), le jugement ne commence véritablement que lorsqu’il y a mise en œuvre d’une véritable prise de position et donc une distance conceptuelle par rapport à l’objet représenté. En d’autres termes, la connaissance de la perception (Wahrnehmungserkenntnis) « contient le jugement affirmatif (das bejahende Urteil) selon lequel ce qui est représenté existe (das Wahrgenommene existiert) »23. Rickert écrit encore : « L’étape qui mène de la perception au jugement de perception correspond à l’étape qui mène de l’athéorique au théorique24. » Il faut donc insister (c’est décisif dans le débat avec la théorie husserlienne du remplissement) : la simple perception n’est pas encore une question, c’est-à-dire début de l’acte judicatif, ou encore (structurellement) fondement de l’acte judicatif. Il y a un écart profond entre l’un et l’autre, qui implique un engagement du sujet connaissant pour sortir de l’un

 Zwei Wege der Erkenntnistheorie. Transscendentalpsychologie und Transscendentallogik, dans Kant Studien, n° 14, vol. 1–3, 1909, p. 182 ; trad. Arnaud Dewalque, Paris, Vrin, 2007, p. 123. 22  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 183. 23  Ibid., p. 185. 24  Ibid., p. 184. Voir sur ce point Eric Dufour, Les Néokantiens. Valeurs et vérité, Paris, Vrin, 2003, p. 45 : ” La perception, si on la considère en elle-même et donc indépendamment du jugement qui s’y mêle, équivaut pour Rickert à la représentation : elle ne fournit qu’un matériel informe qualifié pour cette raison d’athéorique. ” 21

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pour entrer dans l’autre  – même si, et c’est une nuance qui a son ambiguïté, la simple perception est parfois une «  incitation  » au jugement. C’est dire s’il faut séparer radicalement contenu et forme, le contenu étant donné (mais peut-on parler en rigueur de termes de « donné » ?) avec la représentation, c’est-à-dire la simple perception prise en elle-même, la forme commençant avec la mise en question de ce matériau. Là encore, la position est radicalement différente de celle de Husserl. Mais comment comprendre qu’il y ait à la fois, avec la simple perception ou représentation, différence radicale avec le théorique (disons la forme question/ réponse) et en même temps une « incitation » au théorique ? De fait, on pourrait donner un sens assez fort à ce mot, dans la mesure où la représentation, tout comme la question prise pour elle-même, n’est ni vraie ni fausse. La différence, cependant, tient en ce que la question est déjà théorique, alors que la représentation est athéorique. La question n’est ni vraie ni fausse, mais engage à un jugement complet qui sera pour sa part ou vrai ou faux. Dès qu’on questionne, on est déjà dans le commencement d’un jugement, parce qu’on prend position par rapport à l’objet, ou plutôt, parce qu’on est engagé à prendre position par rapport à l’objet. Entendre un son, ce n’est s’engager à rien pour Rickert – c’est neutre, athéorique. Cependant, dès lors que la question « ce son est-il réel ? » s’éveille, la structure approbative (la Jaform) est téléologiquement engagée (ce qui implique aussi bien qu’on puisse prendre une position négative). Mais cette téléologie judicative (là encore il faudra s’en souvenir pour le débat avec Husserl) commence après la simple représentation (ou simple contenu), qui en elle-même ne commence pas le processus du jugement. Il y a donc une rupture radicale entre le contenu et la mise en forme, entre la représentation et la forme question/réponse. C’est la rupture, en fait, de l’évaluation par rapport à la neutralité axiologique. Tout cet édifice prépare une interprétation axiologique du jugement.

La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert Mais de quelle axiologie s’agit-il ? de quelles valeurs s’agit-il ? Pour Rickert, « il y a des objets réels qui ont une valeur  », comme par exemple une œuvre d’art25. Cependant – où est la valeur dans ces objets ? peut-on identifier cette valeur à même le contenu de perception ? Nous pouvons aisément nous apercevoir que la valeur, qui adhère à [l’objet], n’est pas quelque chose d’identique à sa réalité (daß der Wert, der an ihm haftet, nicht etwa mit seiner Wirklichkeit identisch ist). Toute la réalité d’une image, la toile, les couleurs, le vernis, n’appartient pas aux valeurs (gehört nicht zu den Werten), qu’elle possède pourtant26.

Cette question du rapport de la valeur à son support perceptif, ou du moins au contenu perceptif auquel il « adhère », n’est pas centrale chez Rickert, mais elle l’est 25 26

 Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 198.  Ibid.

La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert

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chez Husserl par exemple. Ce concept d’adhésion (Rickert emploie le verbe « haften ») est cependant crucial : pour certains objets, le rapport à la valeur est très intime. Que serait un tableau sans la valeur qui le caractérise (la beauté par exemple) ? mais aussi bien – que serait une fourchette sans la valeur de l’utilité, ou encore (exemple que prend Rickert) un billet sans sa valeur d’échange ? Pour certains objets, la valeur semble adhérer énormément au contenu perceptif au point qu’il peut sembler difficile de les distinguer. Rickert fait deux choses : d’une part, il les distingue : la valeur n’est pas dans le contenu perceptif, mais elle est dans la forme qui s’empare (pour ainsi dire) de ce contenu ; mais surtout, il ne s’agit pas ici du concept de « valeur » qu’il analyse. Pour ces objets qui ne peuvent être perçus ni jugés sans la valeur qui leur correspond, il faut bien plutôt parler de « biens » (Güter). La question, pour les biens, se pose de savoir le rôle que joue le sujet-évaluateur. Après tout, il n’y a de valeur qu’au sein d’un acte d’évaluation de la part d’un sujet : un sentiment agréable est ressenti par un sujet et c’est au moyen de ce sentiment que la valeur apparaît comme précisément agréable. Rickert pose la question de savoir si nous évaluons des « biens » au moyen d’une bonne évaluation, ou bien au moyen d’une reconnaissance des bonnes valeurs qui « adhèrent » aux biens27. Le risque est alors pour Rickert de retomber, en analysant la valeur des « biens », dans le psychologisme. Mais si les « valeurs » dont parle Rickert ne sont pas celles qui « adhèrent » aux « biens », mais sont des valeurs d’une tout autre sorte, le problème est en revanche ici comme là le même, à savoir le statut ontologique d’une valeur. La distinction qu’établit Rickert entre « bien » et « valeur » l’affronte : Les biens et les évaluations ne sont pas des valeurs (Güter und Wertungen sind keine Werte), mais des relations de valeurs avec des réalités (sondern Verbindungen von Werten mit Wirklichkeiten). Les valeurs n’appartiennent en effet ni au domaine des objets réels ni au domaine des sujets réels (weder im Gebiete der realen Objekte noch in dem der realen Subjekte). Elles constituent un royaume pour lui-même (ein Reich für sich), qui se situe par-delà sujet et objet (das jenseits von Subjekt und Objekt liegt), aussi longtemps que l’on pense par ces mots à des réalités28.

Lorsque Rickert parle de valeurs, il parle d’un plan étranger à la réalité comprise soit comme le contenu des représentations soit comme le psychique d’un sujet ; il parle d’entités logiques qui appartiennent à une sphère indépendante de l’une ou l’autre de ces réalités. Mais alors – comment peut-on parvenir à cette sphère ? C’est tout le rôle du sujet, que l’on devine prépondérant lorsqu’une théorie du jugement s’exprime en termes d’approbation ou encore de reconnaissance (Anerkennen). Tout comme Windelband, Rickert combat une compréhension psychologique du sujet connaissant, et c’est au moment où il mène ce combat dans Der Gegenstand der Erkenntnis qu’apparaît véritablement le concept de « Wert ». Car 1) ce qui fait qu’un jugement est plus qu’une simple représentation, et 2) ce qui fait que le sujet qui juge n’est pas un sujet psychologique, c’est que le sujet qui juge a affaire à des valeurs, dans la mesure où « l’acte judicatif lui-même, en tant qu’approbation ou dénégation

27 28

 Ibid., p. 199.  Ibid., p. 200.

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(als Bejahen oder Verneinen), doit être confondu quant à son sens avec la prise de position pour une valeur ou une absence de valeur (nach dem Stellungnehmen zu einem Wert oder Unwert) »29. Or, aussitôt, un tel sujet qui « prend position » pour une valeur quand il juge est décrit en termes profondément pr-axiologiques, au sens où l’axiologie exigée de tout jugement implique nécessairement une praxis du sujet qui juge, c’est-à-dire une décision provenant de son « vouloir » (Wollen), vouloir qui induit un « comportement » (Verhalten). C’est bien là que réside la différence avec la simple représentation, avec laquelle le simple jugement de perception rompt déjà en un sens puisqu’il implique un début de classification ou de mise en ordre du perçu : la simple représentation est purement « contemplative », lorsque le jugement (c’est-à-dire l’approbation ou la dénégation) est actif, voire « pratique »30 ! Cependant, comme l’écrit Arnaud Dewalque, « il faut se garder de voir là une confusion entre les actes théoriques et les actes pratiques : le comportement contemplatif de la theôria n’est nullement assimilé au comportement actif de la praxis. L’analyse axiologique pose simplement qu’ils ont quelque chose en commun, à savoir une prise de position, et plus exactement une prise de position envers des valeurs »31. Rickert est d’ailleurs parfaitement clair sur ce point, lorsqu’il souligne qu’on ne doit pas interpréter « la loi de la gravitation est vraie » ou « la feuille de papier est réelle » sur le même mode que « cette odeur est agréable », « cette image est belle » ou « ce souhait est moral »32. Un jugement de connaissance théorique (ce que cherche à fonder Der Gegenstand der Erkenntnis) n’est pas un jugement axiologique. Cependant, pour reprendre une fois encore une expression d’Arnaud Dewalque, l’approbation et la dénégation dont des «  actes apparentés aux actes ­volitifs  »33, une volonté de la vérité qui implique de reconnaître la «  nécessité  » d’une valeur accordée à des représentations que l’on juge. Cette nécessité en soi n’a rien de pratique : elle est purement logique, et se meut dans une sphère seulement logique, celle des valeurs. Cependant, « aussitôt qu’elles sont rapportées à un sujet,

 Ibid., p. 189.  Ibid., p. 189–190. Voir la traduction d’un passage important par Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 96, que nous nous permettons de citer : ” Alors que, en effet, la conception habituelle de la pensée et de la connaissance réunit en un seul groupe la représentation et le jugement en tant que comportement (Verhalten) ”contemplatif” et les oppose à la volonté ”active”, nous sommes d’avis que – si une répartition doit absolument être faite eu égard à la différence de prestation et de sens que notre comportement présente vis-à-vis des contenus de conscience – la représentation doit être placée dans la première classe et le jugement affirmatif ou négatif dans l’autre, avec la volonté et en tant que co-appartenant à elle (als zusammengehörig), aussi important que soit ce qui la distingue aussi à maints égards de toute volonté. Il y a effectivement dans l’acte judicatif – et ce en tant qu’élément essentiel pour l’expression de son sens logique immanent ou de son sens théorique – un comportement ”pratique” (ein praktisches Verhalten) (…) qui, dans l’affirmation vraie, approuve ou reconnaît une valeur et, dans la négation vraie, désapprouve ou rejette une non-valeur. ” Pour la contextualisation savante de cette introduction de la praxis dans la théorie du jugement, voir ibid., p. 92 sq. 31  Ibid., p. 97. 32  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 195. 33  Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 97. 29 30

La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert

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les valeurs logiques deviennent des normes pour l’activité judicative  »34, ce avec quoi nous tombons pleinement d’accord dans la mesure où la dimension pratique n’a ici de sens que rapportée à la question du sujet, c’est-à-dire (puisque c’est clairement là sa définition) à un sujet qui « prend position », ou encore (c’est la même chose) qui doit (soll) prendre position. Ce qui signifie que le sujet théorique, c’est-­ à-­dire le sujet de la connaissance (le sujet tel qu’il est décrit par l’Erkenntnistheorie), est aussi bien un sujet pratique au sens où il fait quelque chose quand il juge, et ne se contente pas de refléter une réalité donnée. Toute la critique rickertienne du donné trouve son aboutissement dans ces pages axiologiques : le sujet n’accueille pas un donné, mais il prend position pour la valeur au sein d’un jugement qui sera vrai ou faux35. Il évalue, c’est-à-dire qu’il s’oriente par rapport à une norme qui ne dépend pas de lui, mais par rapport à laquelle il doit bien prendre position. Approuver ou désapprouver, c’est approuver une norme et désapprouver une absence de norme (Unwert)36, et non pas l’existence de l’objet à partir de l’objet lui-même. C’est pourquoi Rickert utilise fréquemment l’expression «  theoretische Verhalten  »37, sorte d’oxymore qui atteste chez lui la praxiologisation du sujet transcendantal. Cela signifie que l’existence elle-même doit être approuvée et qu’elle est donc une valeur qui n’appartient pas à l’objet, mais à une sphère non existante qui est celle de la valeur. C’est donc bien la théorie de la valeur qui vient contrer toute tentation d’adéquationnisme ou de théorie du reflet. Comme Rickert l’écrit dans ces mêmes pages, quand bien même on défendrait une théorie du reflet entre la représentation et une image originaire (Urbild) qui serait la chose même derrière sa représentation, on ne peut faire l’économie du sujet qui est le seul juge de cette adéquation38. Il faut bien plutôt parler en terme de « sens » (Sinn) : pour qu’il y ait un sens, il faut à la fois un sujet qui se représente des objets et donc qui a des contenus dont on peut faire l’analyse, mais il faut aussi qu’une forme s’empare de ces contenus pour qu’ils puissent devenir des objets au sens plein du terme, c’est-à-dire au sens d’objets qui possèdent une valeur et dont il s’agit de reconnaître la valeur selon ce que l’on veut savoir. Le sens (Sinn) réside dans cette union entre un contenu et une forme, entre un sujet qui a des contenus et des valeurs par rapport auxquelles il doit prendre position. Le Sinn est ainsi pour Rickert l’antidote le plus sûr contre à la fois la théorie de l’adéquation entre le sujet et l’objet compris comme chose même, et une théorie psychologique où c’est dans le sujet et ses processus psychiques qu’on peut com Ibid., p. 98.  Comme l’écrit encore Arnaud Dewalque, ibid., p. 99–100 : ” [Les actes judicatifs] approuvent (ou rejettent) la vérité (ou la fausseté) de certaines propositions, mais se distinguent précisément, en tant qu’actes d’approbation (ou de rejet) en fonction de valeurs déterminées, de toute activité purement contemplative, qui ne consisterait qu’à reproduire aussi fidèlement que possible une réalité donnée. ” 36  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p.  190  : ”  Was ich anerkennend bejahe, kann ich nur um seines Wertes willen bejahen… ” 37  Par exemple ibid., 194 – expression que reprendra, nous le verrons, Heidegger. 38  Ibid., p. 192 : ” Selbst wenn die Erkenntnis in der Übereinstimmung einer abbildenden Vorstellung mit ihrem Urbild bestünde, müßte immer erst ein Subjekt hinzutreten, das diese Übereinstimmung konstatiert. ” 34 35

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prendre la vérité ou la fausseté d’un jugement. Dans Vom Begriff der Philosophie (1910), Rickert aborde le problème du sens à partir de Kant : Kant, déjà, a formé des concepts qu’on ne peut comprendre qu’en tant que concept de sens, et dont il savait aussi qu’ils ne sont pas des concepts psychologiques. Son aperception transcendantale, par exemple, ne peut être ni le concept d’un acte psychique effectif, ni celui d’une pure valeur, ni celui d’une effectivité transcendante (seine transzendentale Apperzeption z. B. darf weder der Begriff eines wirklichen psychischen Aktes noch der eines reinen Wertes noch der einer transzendentalen Wirklichkeit sein). Ne reste disponible pour elle que le concept de sens. (…) C’est ainsi qu’on ne veut pas se satisfaire de la psychologie du moi individuel, mais on exige une science du sujet supra-individuel (eine Wissenschaft vom überindividuellen Subjekt) qui doit tout de même s’appeler aussi psychologie, bien qu’il soit certain que le moi supra-individuel n’est pas une effectivité psychique39.

Windelband s’expliquait déjà avec cette difficulté  : le sujet kantien peut être accusé d’être psychologique, mais il est en fait pensé en fonction du « concept de sens », c’est-à-dire qu’il est constitué par ce qui est supra-individuel et donc transcendantal. Mais le problème psychologique demeure, comme Rickert le reconnaît, car il faut penser la liaison de l’instance subjective concrète (psychique) avec le droit du transcendantal, ce que le concept de sens (Sinn) tente de faire  : le sens déploierait le rapport subjectif à la valeur. L’aperception transcendantale est alors un lieu intermédiaire, le lieu du sens, qui n’est ni la sphère des valeurs (qui demeure logiquement transcendante) ni la sphère psychique (qui demeure empirique). Le sujet doit donc être pensé non pas comme une pure instance psychique qui possède des états mentaux qu’on peut décrire, ni comme une pure instance logique qui doit accompagner toutes mes représentations, mais il est à la fois supra-individuel (c’està-dire aux valeurs) et en même temps une instance particulière ; il est à la fois l’un et l’autre. En fait, ce que veut dire Rickert, c’est qu’il est pour la valeur. C’est net un peu plus loin dans le même texte : Nous ne pouvons comprendre le concept de ce sujet que comme concept d’un sens, c’està-­dire qu’il ne peut être question que d’une interprétation subjectivante du sens et jamais d’une explication subjectivante de la réalité effective ; nous devons en outre nous rendre clair le fait que le sujet reste encore parfaitement vide tant que le sens de sa prise de position n’est pas interprété à partir de valeurs déterminées dans leur contenu. (…) Ce n’est qu’en partant des valeurs que nous pouvons pénétrer dans le sens du sujet et de ses actes40.

Rickert présente ici le pôle subjectif de la philosophie de la valeur. Le sens est soumis à la valeur dans la mesure où le sujet doit d’abord, avant tout acte effectif, se positionner par rapport aux valeurs, signifier « pour la valeur » dit encore Rickert41.  Heinrich Rickert, ”  Vom Begriff der Philosophie  ”, dans Logos. Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, I, 1910–1911, p. 31 ; trad. Julien Farges, dans H. Rickert. Le Système des valeurs et autres articles, Paris, Vrin, 2007, p. 86–87. 40  Ibid., p. 27–28 ; trad. cit., p. 82 : ” Aber, wir dürfen den Begriff dieses Subjekts nur als Begriff eines Sinnes verstehen, also nur von einer subjektivierenden Sinnesdeutung und niemals von einer subjektivierenden Wirklichkeitserklärung kann die Rede sein, und wir müssen uns außerdem klar machen, daß auch dann noch das Subjekt vollkommen leer bleibt, solange der Sinn seines Stellungnehmens nicht von inhaltlich bestimmten Werten her gedeutet ist. (…) Nur von den Werten aus können wir in den Sinn des Subjekts und seiner Akte eindringen. ” 41  Ibid., p. 26. 39

La valeur et le sujet, la praxiologie de Rickert

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De même que la valeur est valeur-pour…, le sujet est pour la valeur. Mais c’est à partir de la valeur que l’on peut envisager la subjectivité, car c’est elle qui donne le sens du contenu de ses actes ; ou, plus précisément, c’est à partir de l’effectivité de la valeur, investie d’un contenu, par exemple dans l’exercice d’une science particulière, que l’on peut régresser jusqu’au sujet. Le sujet n’est donc pas l’instance première à partir de laquelle on fonde les strates successives qui le séparent de la valeur. Il s’agit d’une opération régressive, comme chez Windelband, qui atteste la validité d’une valeur pour un objet scientifique, et qui exige du même coup un sujet qui soit pour la valeur. Ce qui donne son contenu au sujet, dès lors, c’est bien l’usage de la valeur au sein d’une science particulière, sans que la valeur soit réductible à cet usage, puisqu’elle est bien pré-judicative, en deçà de toute connaissance et de tout déploiement effectif de jugements de connaissance. Cette dimension régressive de l’entreprise transcendantale est encore manifeste à tel endroit du même texte  : «  Ainsi procédons-nous par conséquent de manière en quelque sorte “subjectivante”, en construisant en effet le concept de sujet et de son acte à partir de la valeur, mais jamais nous ne pouvons entrer en conflit avec l’appréhension objectivante de la réalité effective qui est celle de la psychologie car nous ne voulons pas du tout établir l’être psychique de l’acte, nous ne voulons en construire aucun concept en tant que pure effectivité42. » Le sens est toujours transcendant à cause des valeurs qu’il implique, ce qui n’exclut pas une présence incontournable du sujet et de la subjectivité dans la mesure où pour qu’une valeur s’introduise dans un jugement, pour qu’il y ait vérité, il faut que le sujet prenne position pour la valeur et qu’il la reconnaisse. Son activité, qui n’est pas comprise par Rickert en termes psychologiques (mais après tout, dans un tel cadre, cela ne changerait pas grand’ chose qu’elle le soit), est nécessaire au déploiement de la vérité. La théorie aristotélicienne selon laquelle «  je dis vrai lorsque je dis que ce qui est blanc est blanc et faux lorsque je dis que ce qui est blanc est non-blanc » est métamorphosé en : « Connaître, c’est (…) la reconnaissance de valeurs ou le rejet de non-valeurs (Anerkennen von Werten oder Verwerfen von Unwerten), alors que faire erreur doit être compris, par conséquent, comme le fait de rejeter les valeurs et de reconnaître des non-valeurs (als Verwerfen von Werten und als Anerkennen von Unwerten)43. » Cette reconnaissance, qui possède donc une connotation pratique très forte, implique deux autres dimensions ordinairement attribuées aux jugements pratiques : 1) un certain sentiment accompagnant la reconnaissance de la valeur, et 2) la nécessité de jugement (Urteilsnotwendigkeit), à savoir l’idée que l’attribution d’une valeur à un état de choses s’impose en quelque sorte au sujet. Une telle conception implique à l’évidence un approfondissement de la subjectivité dans son rapport aux valeurs, dans nos termes, de la subjectivité pr-axiologique.

 ” Vom Begriff der Philosophie ”, dans op. cit., p. 26 ; trad. cit., p. 80 : ” So verfahren wir dann freilich in einer gewissen Weise ”subjektivierend”, nämlich den Begriff des Subjektes und seines Aktes vom Wert her bildend, aber wir können jetzt niemals mit der objektivierenden Wirklichkeitsauffassung der Psychologie in Konflikt kommen, denn wir wollen  ja gar nicht das psychische  Sein  des Aktes feststellen, wir wollen keinen Begriff seiner als einer reinen Wirklichkeit bilden. ” 43  Ibid. 42

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2  RICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

 e sentiment (Gefühl) qui accompagne la reconnaissance de la L valeur : la psychologie axiologique de Rickert L’évaluation qui a lieu dans un jugement est donc une prise de position par rapport à une valeur. Il y a une practicisation de l’attitude théorique à l’œuvre dans ces pages. Déjà, parler dans un site théorique d’évaluation avait pour effet d’introduire la praxis au sein du théorique. Cela conduit le raisonnement de Rickert jusqu’à une subjectivité théorique et pratique tout à la fois : au sein d’une théorie axiologique aussi forte, une place centrale ne peut qu’être réservée au sujet-évaluateur, et à sa façon d’évaluer (sans toutefois que cette « attitude » d’évaluation ne soit elle-même prescriptrice de normes, on l’a dit). Cette place est d’abord abordée par Rickert par le biais du « sentiment » (Gefühl) qui accompagne l’évaluation et donc le rapport à la valeur. Ce sentiment est particulièrement frappant dans le cas de valeurs sensuelles. Ici, « la valeur elle-même ne coïncide pas avec le sentiment de plaisir psychique et son évaluation »44, mais Rickert ajoute que la valeur ne pourrait s’appliquer à l’objet éprouvé par le sujet s’il n’y avait pas un tel sentiment. On pourrait dire que le sentiment est alors le milieu subjectif où la valeur peut jouer son rôle. Peut-on cependant élargir ce sentiment éprouvé dans le rapport du sujet à une valeur à toute affirmation au sein d’un jugement quel que soit le type de valeur mis en jeu ? Rickert fait une distinction importante à ce sujet : il y a des idées sans valeur (wertfrei) par rapport auxquelles on ne prend pas position, et des idées qui sont valorisées qui sont alors accompagnées d’un sentiment, de telle sorte qu’un jugement affirmatif sera la prise de position par rapport à un sentiment (ein Stellungnehmen zu einem Gefühl). Ne retombons-nous pas alors dans l’explication psychologique, contre laquelle pourtant se dresse l’école de Windelband et de Rickert ? Après tout, ce sentiment est bien une manifestation psychique, une altération de l’état de l’esprit à un instant t que l’on peut interpréter seulement en termes psychologiques. Quelle valeur explicative peut donc avoir ce sentiment ? Il permet de rendre compte de l’évidence telle qu’elle se manifeste à l’esprit. Cependant, il ne faut pas du tout comprendre ce sentiment comme un sentiment de plaisir qui concerne les valeurs hédonistes par exemple – Rickert répond ici implicitement aux critiques formulées notamment par Husserl (cf. infra). Dans un jugement qui affirme, je rejoins quelque chose d’« intemporel », mais je le fais dans un « Augenblick » lorsqu’il s’agit d’une évidence45. Il faut donc distinguer ce que j’éprouve lorsque je fais un jugement vrai, de ce que je rejoins lorsque je formule ce jugement vrai. Mais cette distinction n’interdit pas de prendre en compte aussi le plan psychologique : « Ainsi, même dans un jugement, la valeur que nous reconnaissons est attachée à un état mental qui constitue pour nous le critère factuel et présent pour la vérité du jugement, et qui pourrait être qualifié de “sentiment” (Gefühl) si le mot n’était pas susceptible de donner lieu à des malentendus psychologiques46.  » Cette troisième édition peut ainsi répondre aux  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 200.  Ibid., p. 202. 46  Ibid., p. 203. 44 45

La nécessité du jugement de connaissance : le Sollen

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critiques de Husserl, mais on voit bien que c’est encore une question de mot. «  Sentiment  » peut être conservé si on le comprend comme un état d’esprit qui accompagne la reconnaissance de la valeur et la rend subjectivement possible. Ce n’est qu’un moment de l’analyse, mais un moment important : le moment psychologique, à condition de toujours le concevoir en tant qu’il est « connecté » (verknüpft) à la sphère logique souverainement indépendante du psychologique. Ainsi, ce qui est vraiment propre à Rickert, selon nous, et ce qui lui permet d’aller plus avant que Windelband, c’est de laisser une place possible à l’enquête psychologique et à l’analyse des vécus de conscience tournée vers la valeur (Rickert parle d’« individuell Bewusstseinsinhalt »47). Il n’était pas besoin, selon nous, de tant de précautions : dire, comme le fait très nettement la première édition de L’Objet de la connaissance (1892), qu’un jugement vrai est accompagné d’un sentiment de plaisir (Lustgefühl), ce n’est pas du tout se livrer au psychologisme tant que ce sentiment n’est décrit précisément qu’au plan psychologique, et qu’il ne détermine en rien la teneur de la valeur ni celle de l’objet valorisé. Comme l’écrit Rickert dans cette première édition : « Sur le plan psychologique, il n’est pas pensable que quelque chose d’autre qu’un sentiment puisse pousser à accepter ou à refuser48. » Cette sphère antéprédicative n’a aucune validité, elle est un simple fait de conscience qui explique comment l’on s’engage pour la vérité et comment on la ressent ; mais elle n’a aucun caractère de validité. Il s’agit juste du fait que je reconnais la vérité d’abord en la ressentant au sein d’un sentiment de plaisir, lorsque l’évidence s’impose à moi. Et de fait, l’évidence s’impose, le sentiment ne la produit pas. Car c’est en fait là tout le sens de la doctrine rickertienne du sentiment : plus encore qu’un sentiment, le rapport d’un sujet à la vérité d’un jugement passe par un devoir qui lui incombe, qui lui tombe dessus pour ainsi dire. La subjectivité connaissante est ainsi soumise à une nécessité logique que Rickert passe du temps à décrire.

La nécessité du jugement de connaissance : le Sollen Ce point est lié au sentiment présenté à l’instant. Reprenons le texte sur les Deux Voies de 1909, où l’on peut lire : « L’objet doit se présenter au sujet connaissant comme une exigence (Forderung), c’est-à-dire comme quelque chose qui doit être accepté. C’est seulement à des exigences que nous pouvons nous ajuster par l’approbation, c’est seulement à des exigences que nous pouvons nous rapporter sur le mode de l’acceptation. Par ce moyen, nous avons obtenu le concept le plus vaste pour désigner l’objet de la connaissance. Ce qui est connu, c’est-à-dire ce qui est approuvé ou reconnu dans le jugement, doit se trouver dans la sphère du devoir

 Ibid.  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (18921), p. 58 – cité et traduit dans A. Dewalque, Les Deux Voies de la théorie de la connaissance…, op. cit., p. 36.

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2  RICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

(Sollen)49. » Rickert parle d’« exigence ». Sa solution est téléologique : approuver, c’est moins saisir une valeur que la viser. La valeur n’est donc pas donnée, contrairement à ce que disait sans doute maladroitement Windelband, dans une évidence (cf. supra). Cette exigence, c’est le Sollen, « pur », « inconditionnel »50, une sorte de loi morale. Rickert parle encore d’un « devoir-juger »51 : je peux entendre un son sans émettre un jugement ; mais si, à partir de ce vécu, j’émets (et je veux émettre) un jugement, je vais d’abord approuver le jugement « j’entends des sons » sur lequel reposeront les jugements suivants concernant ces sons. Il s’agit d’une progressivité des approbations, des reconnaissances, qui s’enchâssent les unes dans les autres. Rickert a donc pu maintenir, au sein d’un texte qui pourtant souhaite s’expliquer précisément sur ce point, un « sujet voulant, actif et prenant position (nehmenden, aktiven, wollenden Subjekts) »52, sujet qui ferait l’épreuve pratique de son rapport à la sphère de la validité. Il apparaît ici que l’aperception transcendantale kantienne, dans le cadre de la philosophie des valeurs de Rickert, se trouve réinvestie curieusement d’une façon pratique, au sens où il y aurait, à la naissance de la reconnaissance par le sujet de la sphère valante, un « Sollen » initial dont dépend ultimement tout jugement. Mais soit on tombe dans un psychologisme où le Sollen est une manifestation psychique, soit dans le phénoménologisme où il est un phénomène ! Comme l’écrit Rickert dans le même texte de 1909 : « Nous nous occupons de la connaissance effective (wirklichen Erkennen). Pour que celle-ci puisse reconnaître un devoir, le devoir doit aussi être là effectivement, et cela en tant que partie du processus de pensée, donc en tant qu’être psychique (damit dieses ein Sollen anerkennen kann, muß auch das Sollen wirklich da sein und zwar als ein Teil des Denkprozesses, also als ein psychisches Sein). L’objet de la connaissance ne redevient-il pas alors une effectivité (Wirklichkeit) ? On peut dire que l’exigence doit intervenir en tant que sentiment d’exigence (Forderungsgefühl), pour caractériser par ce terme le rapport à l’acte d’accepter. L’objet de la connaissance ne devient-il pas alors lui-même un sentiment d’exigence53 ? » L’exigence qui tombe sur moi ne demeure-t-elle pas un fait de l’esprit, et ne serait-ce pas ce fait qui rendrait compte du caractère vrai des jugements que je prononce ou que je peux prononcer ? La réponse de Rickert, toujours dans les Deux Voies…, mérite d’être citée in extenso : Il va de soi que nous n’avons pas voulu dire cela, et nous devons soigneusement prévenir un tel malentendu [principalement soulevé par Husserl]. À vrai dire, aussi longtemps que nous considérons le processus psychique de connaissance, non seulement l’acte d’approbation est un processus psychique, mais en outre, on doit considérer que l’exigence à laquelle cet acte donne son acceptation est liée à un être psychique, et on peut nommer cet être un sentiment d’exigence. Mais l’exigence ne coïncide pas pour autant avec le sentiment auquel

 Zwei Wege der Erkenntnistheorie…, op. cit., p. 184 ; trad. cit., p. 124.  Ibid., p. 187 : ” Im Grunde ist das nur eine Erläuterung des Begriffes der Forderungen, die nichts als Forderung ist. Das ”reine” Sollen, das von keinem Sein ausgeht, muß stets ein unbedingtes Sollen sein. ” 51  Nous reprenons ici l’expression d’Arnaud Dewalque, op. cit., p. 38. 52  ” Vom Begriff der Philosophie ”, dans op. cit., p. 27 ; trad. cit., p. 82. 53  Zwei Wege…, op. cit., p.185 ; trad. cit., p. 125. 49 50

La nécessité du jugement de connaissance : le Sollen

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elle se rattache, et ce n’est pas non plus le sentiment qui pose l’exigence (und es ist auch nicht das Gefühl, das die Forderung stellt). Devoir et être ne coïncident jamais, pas même quand le devoir est ressenti (Sollen und Sein fallen nie zusammen, auch dann nicht, wenn das Sollen gefühlt wird). Ce n’est pas le sentiment qui est reconnu, mais seulement le devoir. Le sentiment est simplement le représentant psychique (der psychische Repräsentant) de ce devoir et n’est nullement l’objet auquel peut s’ajuster (richten) la pensée. Que ce sentiment existe, cela même est une connaissance qui nécessite son objet, et l’objet de cette connaissance ne peut même pas être représenté par le sentiment qui est connu en tant qu’étant54.

Si nous comprenons bien, le sentiment ne fait qu’ « accompagner » le Sollen, ou encore il ne fait que le « représenter » (Rickert dit qu’il est le « Repräsentant » du Sollen), sans jamais se confondre avec lui qui doit « valoir de façon inconditionnelle », non pas comme un être (cela nous ferait retomber dans la théorie de l’adéquation), mais comme un pur valoir, un devoir pur, au sens où « le devoir pur, qui ne vient d’aucun être, doit toujours être un devoir inconditionnel (das reine Sollen, das von keinem Sein ausgeht, muß stets ein unbedingtes Sollen sein) »55. Aussi peut-il y avoir par ailleurs un sentiment éprouvé du devoir, mais ce n’est en aucun cas ce sentiment qui atteste la légitimité de ce devoir. Le sentiment qui accompagne la prise de position existe sans doute, et il a du poids pour le sujet, mais il ne renseigne en rien sur la légalité de la valeur. Il ne fait qu’accompagner la prise de position, le devoir qui me porte vers la valeur, sans qu’il n’ait aucune valeur légale. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un sentiment d’exigence nous porte vers la valeur que la valeur n’en reste pas souverainement logique. C’est notre moyen, subjectif, d’atteindre ce qui n’est absolument pas subjectif. On pourrait parler, alors, du sentiment d’une nécessité qui n’est pas produite par ce sentiment. Nécessité que tel jugement sur tel objet dans tel champ scientifique soit ainsi et non pas ainsi. La reconnaissance est reconnaissance d’une telle nécessité – la troisième édition, qui renonce on l’a vu au vocabulaire du « sentiment » pour éviter les malentendus notamment dans le débat avec Husserl, parlant plutôt de « Macht », de force qui entraîne le jugement compris sur le plan subjectif comme reconnaissance56. Mais cette force ne doit pas être entendue (Rickert est clair sur ce point) comme une force causale dont l’effet serait un mécanisme psychique  ; elle est plutôt la puissance de la norme sur la conscience qui transcende ses mécanismes pour rejoindre la norme. C’est l’« impératif »57, tout comme chez Kant la maxime (sur le plan subjectif) s’impose au sujet pratique. D’une certaine manière, une maxime doit être appliquée dans la mesure où elle est comprise dans son caractère (si l’on ose dire) nécessairement nécessaire : je dois traiter autrui comme une fin et non comme un moyen. L’Urteilsnotwendigkeit que décrit Rickert a trait à cette conception pratique du sujet et de son rapport aux valeurs théoriques. D’où le fait que la vérité est conçue dans son processus logique comme «  Sollen  », comme devoir. La troisième édition de Der Gegenstand der

 Ibid., p. 186 ; trad. cit., p. 125–126.  Ibid., p. 187 ; trad. cit., p. 126. 56  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 204. 57  Ibid., p. 205. 54 55

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Erkenntnis a beau se défendre d’une practicisation du théorique58 (et d’ailleurs, c’est selon nous un recul net de la pensée de Rickert qui concède trop ici à Husserl), c’est tout de même, dans la droite ligne de Windelband, ce qui a lieu sur le plan subjectif : au sujet incombe un devoir même sur le plan théorique et non pas seulement sur le plan pratique. De ce point de vue, le Sollen est la manifestation subjective de la nécessité de vérité qui accompagne un jugement de connaissance. Ce n’est pas l’objet qui contraint le sujet à le connaître, mais la normativité qui accompagne un jugement de connaissance sur cet objet : non pas la réalité de l’objet ou de l’état de choses que je considère, mais le devoir-juger concernant l’existence de cet objet. C’est subjectif au sens où cela oriente le sujet connaissant vers la valeur qui norme le jugement qu’il veut faire, et en fait qu’il doit faire dans tel contexte et concernant tel objet. Mais ce Sollen n’est pas subjectif au sens psychologique, car il n’est pas le sentiment de certitude qui accompagne mon jugement  ; il est bien plutôt une contrainte exercée sur le sujet depuis une valeur transcendante59. C’est alors que le dialogue avec la phénoménologie devient le plus prégnant. Le problème est celui de la réalité (Wirklichkeit) et de ses concepts apparentés (Sein, Objekt…). La thèse de Rickert qu’on énonçait plus haut trouve ici toute sa justification théorique : un jugement porte sur le réel non pas parce qu’il s’applique à des objets à l’extérieur (même s’il le fait aussi, mais ce n’est pas le problème d’une théorie de la connaissance) ; il porte sur le réel parce qu’il doit (soll) porter sur le réel, parce qu’une norme permet de dire s’il porte ou non sur le réel. Un objet est dit réel au sein d’une forme prédicative par un sujet de connaissance affirmant et donc prenant position. « Réel », « Réalité », ou encore « Être », ce sont là des expressions, des concepts, qui doivent être ou non approuvés – et c’est tout ce qu’ils sont. Nous sommes alors à mille lieux de l’expérience phénoménologique de l’être comme donné. La théorie néokantienne en reste strictement au concept en pensant le « contenu » (Inhalt) comme concept : Alors il doit être clair que ce n’est que par le jugement, qui reconnaît un contenu en affirmant la forme de la réalité ou de l’être sur la base du Sollen, que ce contenu peut devenir pour nous un être ou une réalité. En tant que simple contenu expérimenté sans forme (als bloss erlebter Inhalt ohne Form), il n’aurait encore aucun être et aucune réalité60.

On ne saurait dire suffisamment l’importance de ce passage dans le débat du kantisme avec la phénoménologie. Rickert est ici ultra conceptualiste : la réalité, l’être, l’objet, ou encore le donné (pour mettre encore plus en évidence le débat avec Husserl) ne sont pas des phénomènes, mais des concepts, simplement des concepts, qui en outre ne possèdent de validité (c’est-à-dire ne s’appliquent à une réalité concrète, reconnaissable) que s’ils sont affirmés par un sujet qui prend

 Ibid., p. 207.  Comme l’écrit Arnaud Dewalque, Être et jugement…, op. cit., p. 109 : ” Il ne faut pas confondre la nécessité judicative avec l’état psychique de ”certitude” qui l’accompagne. En tant qu’état psychique, la certitude ne saurait pas, par principe, être un critère transcendant pour la validité objective des actes de jugement. ” 60  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 208. 58 59

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position par rapport à cette validité. Aucun être n’existe «  als bloss erlebter Inhalt ohne Form ». Ce n’est pas seulement d’une exclusion de l’antéprédicatif du champ de la connaissance théorique qu’il s’agit, mais plus largement d’une exclusion de l’Erlebnis comme critère validant l’objet et donc comme norme. « Être » et « réalité » ne sont pas donnés au sein d’une expérience qu’il faudrait reconstituer au moyen d’un dispositif phénoménologique, mais ils sont des concepts qui possèdent certes une matière (ce qui est expérimenté), mais qui ne deviennent opératoires pour la connaissance que s’ils sont approuvés selon une valeur spécifique – par exemple la valeur de la réalité que l’on peut appliquer à telle ou telle observation au sein d’un jugement. Dans les Deux Voies…, Rickert explicitera sa critique du concept phénoménologique de « donation » et d’ « être » en soulignant qu’«  être  » se rapporte à la forme et seulement à elle, à ce qui donne sa validité à la matière qui ne contient aucun « être » (l’ « être » étant alors strictement un concept) ; quant au « donné », il s’agit aussi d’un concept qui loin d’être donné, implique une reconnaissance et une approbation à partir de ce qu’on appelle « donné » : je reconnais un contenu comme « donné », mais il ne l’est pas phénoménalement61. Nous revenons sur ces passages plus bas, au moment de notre interprétation des Recherches logiques en débat avec la théorie de la valeur. C’est que la connaissance n’a rien d’« Abbilden mit Hilfe der Vorstellungen »62, d’images-reproductions du réel tel qu’il se donnerait dans quelque représentation. Le jugement : « oui, c’est bien réel », ne veut pas dire « ce qui se donne là-devant se donne de façon réelle, c’est-à-dire que la façon de se donner de ce qui se donne est une façon réelle de se donner », mais veut bien plutôt dire : « Le jugement doit être affirmé parce que ce contenu particulier perçu en tant que sujet correspond à la forme de la réalité comme prédicat63. » Autrement dit, « réalité » est un concept qui pour être reconnu joue le rôle de prédicat au sein d’un jugement qui reconnaît la conformité de la liaison qu’il opère avec la norme par rapport à laquelle il juge. La norme, la base de validité du jugement n’est ainsi pas l’objet, « ce qui se tient en soi », ou encore la « substance » réelle qui serait donnée, mais la valeur qui donne à un jugement sur la réalité d’une chose sa validité théorique. Comme Rickert l’écrit encore : La valeur de l’acte de l’acte judicatif ne peut être dérivée d’aucun étant (von keinem Seienden abgeleitet werden kann)64.

Le fait que la pensée défendue ici est axiologique est évidemment le cœur de la polémique : une valeur n’est attachée à aucun étant, aucun étant ne possède en soi une valeur. Une valeur est ajoutée à un contenu représentationnel, et c’est cet ajout qui donne l’illusion que c’est l’étant qui la possède. La pensée de Rickert n’est pas une ontologie, mais une axiologie. Le donné n’est en aucun cas la norme du  Heinrich Rickert, Zwei Wege…, op. cit., p. 176–180.  Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit. (19153), p. 208. 63  Ibid., p. 209. 64  Ibid., p. 211. 61 62

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jugement. C’est d’ailleurs pour Rickert tout le sens de la «  révolution copernicienne » : « La réalité ne tourne pas autour du sujet connaissant (erkennende Subjekt) de telle sorte qu’elle deviendrait théoriquement valable, mais le sujet connaissant doit tourner autour de la valeur théorique s’il veut connaître la réalité65. » La réalité, ce n’est pas ce qui se donne dans quelque intuition, mais c’est une catégorie formelle qu’il s’agit de reconnaître, qui est d’un tout autre ordre que tout contenu représentationnel. Intuitionner un objet sans le juger, ce n’est pas intuitionner un objet réel. Certes, le concept « couleur » est quasi identique au concept « couleur réelle et existante » ; cela veut-il dire que la simple représentation contient le concept de réalité et d’existence ? non pas. « Être » n’est pas un prédicat réel, certes, c’està-dire qu’il s’ajoute formellement aux représentations pour leur donner une signification judicative, et pour les inscrire ainsi dans l’horizon de la connaissance. Seul le jugement peut apporter la forme « réel/réalité » au contenu représentationnel. C’està-dire, dans les termes de Rickert, que « réalité » ne peut être qu’un prédicat, et pas un sujet. Nul hasard, dès lors, lorsque Rickert, dans ces pages de Der Gegenstand der Erkenntnis, reprend à nouveau (cf. supra) aux Recherches logiques de Husserl l’exemple du jugement : « la feuille de papier est blanche ». Rickert, parce qu’il cherche à montrer le caractère formel de la catégorie de l’«  existence  », donne l’exemple : « le feuille de papier est réelle ». Ce que conteste absolument Rickert, on l’aura compris, c’est que la représentation de la feuille de papier donne l’indice et la connaissance de son existence : « Je ne me représente en aucun cas une feuille de papier comme existante ou réelle, mais je me représente simplement une feuille de papier, c’est-à-dire un contenu perçu ou rappelé, déterminé et théoriquement indifférent66. » Or l’objet, au sens théorique, ou du moins l’objet de la connaissance, c’est nécessairement un objet valorisé : « La forme théorique est la valeur théorique qui constitue l’objet théorique67. » L’objet au sens rigoureux est un objet valorisé et donc (au plan subjectif) évalué, ce que ne peut pas être une simple représentation, un simple contenu représentationnel. Mais comment forme et contenu peuvent-ils s’associer ? C’est le Sollen, ce qui oblige le sujet (sur le plan subjectif) et ce qui s’impose depuis la valeur au sujet (sur le plan objectif), qui les associe : « c’est ce que le sujet doit reconnaître, et le jugement qui l’affirme est vrai »68. Autrement dit, il n’y a pas d’unité entre forme et contenu en soi ; cette unité, c’est l’acte subjectif du jugement qui l’accomplit, à partir néanmoins d’une nécessité objective, celle d’approuver telle valeur accordée à tel objet – sans qu’en soi cet objet possède cette valeur. La pensée de Rickert est de ce point de vue une pensée de la subjectivité, quoiqu’il ne cesse de s’en défendre : un sujet qui doit approuver la valeur d’une liaison de représentations, un sujet qui doit sans vraiment vouloir, un sujet d’emblée dépris de lui-­même dans la nécessité qu’il doit suivre pour entrer dans l’horizon de la vérité.

 Ibid., p. 209.  Ibid., p. 217. 67  Ibid., p. 230. 68  Ibid. 65 66

Un exemple : l’histoire dans le « système des valeurs »

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Si l’on résume  : la pensée de Rickert, après celle de Windelband, est pr-­ axiologique. En effet, elle implique un Sollen subjectif, qui ne constitue certes pas la norme de la vérité, mais qui est indispensable pour toute connaissance. Ce Sollen est littéralement un devoir, un devoir-juger des représentations en fonction d’une valeur, tout comme la maxime kantienne, au plan subjectif, contraint le sujet à s’accorder à elle dans sa praxis. Praxis du sujet théorique, donc, en fonction de normes de la vérité. L’axiologie reconnaît ces normes, qui s’appliquent à un sujet. Avant de montrer comment Husserl a contesté une telle position, et ainsi d’illustrer du point de vue phénoménologique les concepts fondamentaux d’un débat crucial pour la naissance même de la phénoménologie, on voudrait montrer un exemple d’axiologie à l’œuvre dans le cadre de la pensée rickertienne : celle de la discipline historique.

Un exemple : l’histoire dans le « système des valeurs » Prenons donc l’exemple de la science historique, pour examiner de plus près comment la théorie transcendantale de la valeur trouve une application possible. Un court texte de 1913, « Vom System der Werte », propose un élargissement de la philosophie transcendantale à la sphère de la connaissance historique. Ce cas est exemplaire : comment les manifestations contingentes de la vie historique peuvent-elles se soumettre à un système des valeurs ? Dans l’article de 1913, Rickert souligne d’emblée la difficulté d’élaborer un « système » qui intègre la vibration de la « vie culturelle historique  », sa «  non-fermeture  » (Unabgeschlossenheit), lorsque «  la véritable systématique peut reposer sur des facteurs qui, dépassant toute histoire, n’entrent pas pour autant en conflit avec elle »69. La tâche est alors d’intégrer l’histoire, la culture, bref la totalité de l’expression de l’esprit humain dans un système transcendantal qui ne se concentre plus seulement sur la fondation des sciences de la nature70. Après tout, il est tout à fait évident que toute science historique, quelle que soit l’école, classe les événements selon des normes qui ne sont pas dans ces événements. C’est la raison pour laquelle l’histoire est une discipline scientifique, avec des procédures spécifiques. C’est toute la question des principes unitaires et organisationnels à partir desquels toute science humaine est possible. Il faut donc chercher un principe qui ne se contente pas d’additionner les manifestations historiques et culturelles, mais qui donne ses lois à ces manifestations, d’une façon

 ” Vom System der Werte ”, dans Logos. Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, IV, 1913, p. 297 ; trad. cit., p. 136. 70  Sur ce point, voir Arnaud Dewalque, ”  À quoi sert la logique des sciences historiques de Rickert ? ”, dans Études philosophiques, n° 92, 2010/1, p. 45–66, qui rappelle d’ailleurs les origines du problème chez Windelband. Ce numéro des Études philosophiques est très précieux pour le thème et les auteurs qui nous occupent, où l’on trouve également l’article de Julien Farges, ”  Philosophie de l’histoire et système des valeurs chez Heintich Rickert  ”, ibid., p.  25–44, qui propose une lecture instructive de l’article de 1913. 69

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transcendantale, des lois compatibles avec le mouvement de la vie historique71. Cela implique, du côté du système, une anhistoricité radicale, un «  caractère supra-­ historique » (übergeschichtlichen Charakter), « ineffectif » (unwircklich), valeurs ineffectives auxquelles se rattachent des « biens » – et enfin, le sujet qui se rapporte aux unes et aux autres, qui « prend position » (Stellung nehmen), s’il est vrai qu’il n’y a de «  Weltanschauung  » que pour un sujet. Mais que peuvent bien être des normes logiques pour l’interprétation d’objets historiques qui par essence sont contingents  – interprétations dont on sait combien elles peuvent varier sur les mêmes objets ? En même temps, si l’on veut parler de « science historique », il faut bien qu’il existe des principes invariants pour la classification des objets. Comment Rickert parvient-il à accorder « valeurs » immuables et « biens historiques  »  changeants ? En concevant un système comme tâche, au sens kantien, lorsque le sujet « aspire » à un terme déterminé sans l’atteindre, dans une « tendance au plein-achèvement » (Voll-Endung) – le Gefühl propre au « Sinn » éprouvant alors cette «  tendance  », cette «  aspiration  » de l’évaluation à la valeur. On voit alors concrètement la théorie de Rickert à l’œuvre, dans une interprétation implicite du « focus imaginarius » kantien. C’est ici le lieu du « sens » dont il parle principalement dans le texte de 1909 sur les Deux Voies. Ce « sens » (subjectif) a lieu dans une tendance  que Rickert appelle «  tendance au plein-achèvement  » (Voll-Endungs-­ Tendenz)  : «  Si la tendance au plein-achèvement (Vollendungstendenz) s’oriente vers le tout inépuisable du matériau, un sujet fini ne peut alors jamais venir à bout de la mise en forme. Les buts atteints ne peuvent dès lors valoir que comme des étapes dans le cours d’une évolution (die Ziele, die erreicht werden, dürfen dann nur als Stufen in einem Entwicklungsgang gelten)72. » On remarque le verbe « gelten », qui intègre la valeur dans le mouvement du « focus imaginarius » qu’est la totalité «  un-endlich  », «  in-finie  »73. L’infinité est alors entendue de façon négative, « comme inachèvement ou absence de terme » (als Unfertigkeit oder Endlosigkeit), et c’est au sein d’une tendance vers une idée régulatrice que le sujet peut se mettre en quête de la valeur historique qui permet de classer scientifiquement les objets. Rickert distingue trois domaines, qui manifestent la progression du sujet depuis les limites qui lui sont propres jusqu’à la sphère valante : 71  Si, dans l’article de 1913, Rickert ne fait pas explicitement référence à l’entreprise kantienne, il le faisait dans un texte de 1907, comme le rappelle Arnaud Dewalque, art. cit., p. 47. Cf. Heinrich Rickert, ” Geschichtsphilosophie ”, dans W. Windelband (éd.), Die Philosophie im Beginn des zwangigsten Jahrhunderts. Festschrift für Kuno Fischer, Heidelberg, Carl Winter, 1907, p. 324–325 (cité par Arnaud Dewalque) : Rickert y distinguait de la même manière qu’en 1913 la méthode accumulative des faits historiques, comme ” histoire universelle ”, d’une ” doctrine des principes de la vie historique ”, qui fait abstraction des contenus particuliers de ladite vie historique. Cette doctrine est elle même fondée, dans ce texte de 1907, sur un niveau proprement transcendantal, où l’on trouve la réflexion gnoséologique sur laquelle reposent les lois d’explication de cette ” doctrine des principes de la vie historique ”. Le travail de fondation est dans ce texte semblablement à l’œuvre. 72  ” Vom System der Werte ”, dans op. cit., p. 302 ; trad. cit., p. 141 (nous soulignons). 73  Sur ce problème chez Rickert, notamment celui de la Vollendung et l’intégration des biens historiques et culturels dans la pensée transcendantale des valeurs, voir les très instructives remarques de Christian Krijnen, ” Selbsterkenntnis und Systemgliederung : Hegel und der südwestdeutsche Neukantismus ”, dans Hans Friedrich Fulda et Christian Krijnen (éd.), Systemphilosophie als

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Un exemple : l’histoire dans le « système des valeurs »

1 ) le domaine de cette in-finité inachevée, opposée au « plein-achèvement » ; 2) le domaine de la particularité pleinement achevée, domaine fini de biens, ancré dans un segment temporel particulier ; 3) le domaine de la « totalité pleinement-achevée » (voll-endlichen Totalität), « le but dernier qu’une aspiration à la réalisation effective de valeurs peut se fixer » (das letzte Ziel, das sich ein Streben nach Wertverwirklichung zu setzen vermag)74, troisième et définitif domaine, où l’on comprend bien que la totalité n’est pas donnée comme objet, mais constitue bien plutôt, comme régulatrice, l’horizon de la totalité achevée, comme si celle-là était effectivement donnée :

1) in-finité inachevée « biens d’avenir » futur

2) particularité pleinement achevée « biens du présent » présent

3) totalité pleinement achevée « biens d’éternité » atemporels75

Notons que le dernier type de bien appartient au domaine «  transcendant  », c’est-­à-­dire supra-sensible, non-existant, et c’est à ce titre valant, par conséquent, qu’il constitue un «  principe supra-historique de répartition, tel qu’un système ouvert le réclame (ein übergeschichtliches Prinzip der Einteilung (…), wie ein offenes System es braucht)  »76. Cette classification doit permettre à Rickert de laisser le système « ouvert », c’est-à-dire tolérant à l’endroit des biens historiques et culturels à venir, sans toutefois retomber dans un psychologisme accumulatif. On voit bien que la description est principalement téléologique, puisque c’est l’idée régulatrice qui permet de penser le « sens » comme la façon dont le sujet peut se rapporter à la sphère des valeurs. La description de Rickert est en fait très concrète  : il trouve dans l’activité du savant l’attestation de la présence d’un « Sinn » qui serait le lien entre le sujet psychologique et les valeurs transcendantes. Décrivons plus précisément ce sens. Les objets historiques sont singuliers, et le danger d’une classification est d’anéantir cette singularité : Napoléon Ie, voici un objet singulier qu’on ne va pas classer dans un groupe d’objets plus large ! Un texte de 1915, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, souligne, à propos de ces objets historiques, que « nous voulons les connaître historiquement de façon individualisante  »77.  Et Rickert Selbsterkenntnis. Hegel und der Neukantismus, Würzburg, Königshausen and Neumann, 2006, p. 118 sq. Voir aussi, sur le problème du rapport de la totalité ” in-finie ” aux parties finies dans l’article de 1913, les remarques de Stephan Nachtsheim, ”  Systemstellung und Bedeutung des Ästhetischen in der Philosophie des Neukantianismus ”, dans Christian Krijnen et Ernst Wolfgang Orth (éd.), Sinn, Geltung, Wert. Neukantianische Motive in der modernen Kulturphilosophie, Würzburg, Königshausen and Neumann, 1998, p. 35 sq. 74  ” Vom System der Werte ”, dans op. cit., p. 302 ; trad. cit., p. 142. 75  Ibid., p. 302–303. 76  Ibid., p. 303 ; trad. cit., p. 143. 77  Heinrich Rickert, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Tübingen, Paul Siebeck, 19153,

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d’ajouter que « la signification culturelle d’un objet (die  Kulturbedeutung  eines Objekts), c’est-à-dire le sens et la valeur intelligible dont il est porteur (also  der verständliche Wert und Sinn, den es trägt), ne repose pas, dans la mesure où on le considère en tant que tout, sur ce qu’il a en commun avec d’autres réalités, mais justement sur ce qui l’en distingue ; et c’est pourquoi la réalité que nous considérons par rapport à la relation qu’elle entretient avec les valeurs dont elle est le porteur réel, doit aussi être envisagée sous l’aspect du particulier et de l’individuel  »78. L’historien ne cherche pas ce qui fait que tous les agents historiques sont des êtres humains, mais il s’intéresse à la singularité même de tel agent historique. « Jules César » ne regroupe aucun autre objet, et plus les propositions définissent le concept, plus elles en approfondissent l’unicité du contenu. Cependant, il est tout à fait clair que l’historien n’a pas d’abord affaire à la multitude des faits individuels pour ensuite les classifier et souligner lesquels l’intéressent ; il est toujours déjà dans un rapport de sélection, toujours déjà dans un rapport de signification, d’évaluation, par rapport à la représentation qu’il a des événements historiques. La recherche de la vérité commence bien avant le travail de classification proprement dit, et avant de se mettre à la tâche on a déjà pré-classé, en quelque sorte, puisque dès le commencement du processus il y a un principe organisationnel. Ce n’est donc pas l’expérimentation qui m’indique la voie à suivre, mais c’est un processus de valorisation qui précède l’expérimentation. La conception de Rickert, sans doute au fil conducteur de la célèbre thèse kantienne de la seconde Préface à la Critique de la raison pure sur l’expérimentation, reconnaît donc que l’empirique ne décide pas pour la science, mais que la science précède l’expérience, l’expérimentation, Voilà le «  Sinn  » à l’œuvre. Comment cette reconnaissance de la valeur s’opère-t-elle ? Dans une discussion avec le principe d’objectivité de Ranke79, Rickert oppose à une objectivité naïve qui reconduirait à une Abbildtheorie tout aussi naïve l’existence d’un « principe directeur de sélection  » (ein leitendes Prinzip der Auswahl)80  – principe qui rend du même coup caduque l’exigence d’une suppression du « moi », sans quoi l’histoire ne serait que la recension d’un « fourmillement absurde de pures et simples configurations singulières, qui seraient toutes également pourvues ou dépourvues de

p. 87–88 ; trad. Anne-Hélène Nicolas, Paris, Gallimard, 1997. 78  Ibid., p. 88 ; trad. cit., p. 116. 79  Rickert dit à propos de Ranke : ” Hat doch einer ihrer größten Meister ihnen ausdrücklich die Aufgabe zugewiesen, darzustellen, ”wie es eigentlich gewesen” ”, ibid., p. 92. Cette phrase célèbre se trouve dans les Histoires des peuples romans et germaniques, 1824, p. 47. Elle a connu des reprises et des discussions innombrables, à commencer par Burckhardt et Nietzsche – sur cette fortune, voir Jacques Le Rider, L’Allemagne au temps du réalisme. De l’espoir au désenchantement (1848–1890), Paris, Albin-Michel, 2008, p. 413 sq., qui permet de modérer la vulgate sur l’exigence d’objectivité absolue chez Ranke ; sur Ranke en général et sur cette formule en particulier, toujours pour en modérer la caricature, et pour une abondante bibliographie, voir Frederick C. Beiser, The German Historicist Tradition, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 253 sq. Nous nous contentons ici d’examiner l’interprétation qu’en donne Rickert. 80  Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, op. cit., p. 92.

Un exemple : l’histoire dans le « système des valeurs »

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sens, et dont aucune n’offrirait d’intérêt historique  »81. La présence du «  moi  » indique que c’est bien de l’activité subjective qu’il s’agit ici, du « Sinn ». Rickert poursuit en renforçant l’argument par l’absurde : « Si nous considérons tout étant comme dépourvu de sens et sans rapport à des valeurs, chaque chose dans le monde a son “histoire”, c’est-à-dire son devenir unique, de même que toute chose a sa “nature”, et peut ainsi être soumise à des concepts généraux ou à des lois générales ; or, le fait que nous ne voulions et ne puissions (wollen und können) le plus souvent écrire l’histoire que d’êtres humains, montre bien que nous sommes alors conduits par des valeurs qui distinguent l’événement signifiant de celui qui est dénué de sens, et que sans valeurs directrices, il ne pourrait pas y avoir de science de l’histoire (die sinnvolles von sinnfreiem Geschehen trennen und daß es ohne leitende Werte keine Geschichtswissenschaft geben könnte)82. » L’exemple est contestable. On sait bien par exemple que l’école des Annales s’efforcera de minimiser le rôle des biographies pour les inscrire dans les séries témoins de la longue durée. Mais quel que soit le type d’histoire pratiqué, il n’en demeure pas moins qu’un horizon pré-défini de classification, une méthodologie préalable, précède la classification des objets depuis le travail empirique sur l’archive. Ces principes préalables sont des normes qui guident le travail de l’histoire et ses classifications. Mais dès lors, la valeur semble bien être, sinon subjective, du moins relative : l’histoire ne peut être objective parce que son exercice est orienté par ce qui a du sens pour un groupe de sujets connaissant, à une époque donnée83. Or aucune science ne peut être gouvernée par des valeurs relatives. Mais la science historique, celle de l’historien, n’évalue rien à proprement parler ! Elle décrit des objets et ne se présente pas comme évaluative. En effet, l’historien ne fait pas une théorie des valeurs historiques ! C’est ainsi par exemple que l’historien, en tant qu’historien, ne peut pas décider si la Révolution française a été un bienfait ou un méfait pour la France ou pour l’Europe. Cela serait une évaluation (Wertung). Mais aucun historien ne doutera que les événements que l’on rassemble sous cette appellation n’aient été significatifs et importants (bedeutsam und wichtig) pour le développement culturel de la France et de l’Europe, et qu’ils ne doivent donc être compris dans leur individualité comme essentiels dans la représentation de l’histoire européenne. Ceci n’est pas une évaluation pratique, mais un rapport théorique aux valeurs (das ist keine praktische Wertung, sondern eine theoretische Beziehung auf Werte). Pour le dire brièvement, évaluer revient toujours à prononcer une louange ou un blâme. Rapporter quelque chose à des valeurs n’est ni l’un, ni l’autre84.

L’historien n’évalue pas la Révolution, au sens où il ne se préoccupe pas d’abord de souligner ce qui fut bon ou mauvais dans la Révolution. Il s’occupe plus fondamentalement de décrire ce que fut la Révolution ou ce qu’elle a pu être, mais au sein d’horizons de signification bien spécifiques, en tant que l’événement historique,

 Ibid., p. 93 ; trad. cit., p. 122  Ibid. 83  Sur l’histoire de cet argument critique, voir Arnaud Dewalque, ”  À quoi sert la logique des sciences historiques de Rickert  ?  ”, art. cit., p.  55–57. Sur les sources windelbandiennes de la réflexion de Rickert, voir le même article. 84  Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, op. cit., p. 98 ; trad. cit., p. 127. 81 82

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2  RICKERT ET LA PR-AXIOLOGIE TRANSCENDANTALE

pour Rickert, n’est événement non pas principalement en tant qu’il a eu lieu et qu’il fut un fait, mais d’abord et avant tout parce qu’il possède une « signification » et une « importance ». Bref, l’événement n’est événement que dans la mesure où il a une valeur, et non pas en tant qu’il aurait simplement eu lieu, ou encore en tant qu’il aurait marqué une rupture factuelle. Et Si Rickert pointe d’abord la relativité des évaluations historiques  (la Révolution est «  significative  » pour l’histoire européenne et aussi d’abord pour l’historien européen), c’est pour montrer qu’elle n’est pas insurmontable : la Révolution est objectivement importante pour l’Europe, où qu’on se trouve sur la planète. Les valeurs qui doivent présider à l’interprétation de l’événement historique sont donc universelles, même si les objets ainsi valorisés ne le sont pas. Cet argument est convaincant, à condition qu’on décrive les valeurs en question comme suffisamment générales pour prétendre à une telle universalité. De ce point de vue, la valeur est un but au sein d’une téléologie. Elle est nécessaire pour que la classification de l’historien possède une dimension essentiellement scientifique, mais les historiens n’atteignent jamais la pleine adéquation entre les jugements qu’ils produisent et la valeur adéquate. C’est une tâche. Ainsi, on comprend mieux comment, chez Rickert, le sujet s’engage pour la valeur, et en quoi consiste cet engagement. En fait, il se manifeste dans l’affrontement des écoles, des pensées, sur les mêmes faits historiques. C’est bien les divers engagements pour la valeur qui s’affrontent alors, dans un progrès continu vers l’unicité de la vérité, jamais atteinte mais constamment dans l’horizon de la discipline historique. Et de fait, même un historien relativiste souhaite néanmoins se représenter les faits historiques à partir d’un point de vue, d’une problématique. Il ne décrit pas simplement les faits, mais les intègre dans une série qui les réunit, même de façon limitée, il plaque sur ces faits une grille de lecture qu’il n’espère pas subjective. L’historien évalue constamment, il produit des jugements qui se réfèrent à des normes, dans une tension très forte entre le caractère logique de la norme, la matière contingente à laquelle elle s’applique, et ses propres tendances subjectives. C’est tout simplement l’effort de la science, cet effort manifestant mieux que tout autre phénomène l’exigence de la valeur tout comme l’indispensable prise de position du sujet pour la valeur. Ne s’agit-il pas d’une Auseinandersetzung avec la parole d’Aristote ? Διὸ καὶ φιλοσοφώτερον καὶ σπουδαιότερον ποίησις ἱστορίας ἐστίν· ἡ μὲν γὰρ ποίησις μᾶλλον τὰ καθόλου, ἡ δ᾽ ἱστορία τὰ καθ᾽ ἕκαστον λέγει85. C’est la sphère des 85  Poétique, IX, 51b6-11 : Διὸ καὶ φιλοσοφώτερον καὶ σπουδαιότερον ποίησις ἱστορίας ἐστίν· ἡ μὲν γὰρ ποίησις μᾶλλον τὰ καθόλου, ἡ δ᾽ ἱστορία τὰ καθ᾽ ἕκαστον λέγει. Ἔστιν δὲ καθόλου μέν, τῷ ποίῳ τὰ ποῖα ἄττα συμβαίνει λέγειν ἢ πράττειν κατὰ τὸ εἰκὸς ἢ τὸ ἀναγκαῖον, οὗ στοχάζεται ἡ ποίησις ὀνόματα ἐπιτιθεμένη· τὸ δὲ καθ᾽ ἕκαστον, τί Ἀλκιβιάδης ἔπραξεν ἢ τί ἔπαθεν. On trouve chez Rickert un commentaire implicite de ce problème aristotélicien, dans l’édition de 1926 : ” Nur eins ist zur Bestimmung des individualisierenden Verfahrens mit Rücksicht auf den Begriff des allgemeinen Kulturwertes jetzt noch ausdrücklich hinzuzufügen. Wenn die im angegebenen Sinne ”objektive” historische Darstellung nur von allgemein gewerteten Werten geleitet werden kann, so scheinen schließlich doch diejenigen recht zu haben, die sagen, daß es vom Besonderen und Individuellen als solchem eigentlich keine Wissenschaft gibt und das ist insofern in der Tat richtig, als das Besondere zugleich von allgemeiner Bedeutung sein muß, um in die Wissenschaft einzugehen und ferner nur das von ihr wissenschaftlich dargestellt wird, worauf diese seine allgemeine Bedeutung beruth. Ja, das ist sogar mit Nachdruck zu betonen, damit nicht der Schein entsteht, als bestehe die Geschichte in einer bloßen ”Beschreibung” einzelner Tatsachen.

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valeurs, à laquelle se rapporte l’historien qui étudie les biens historiques et culturels, qui assure cette universalité de l’histoire comme science, universalité que refusait par ailleurs Aristote. Cette universalité est une tâche pour Rickert. C’est ainsi que le sujet peut se rapporter à des valeurs – un sujet pratique, pour la valeur, c’est-à-dire orienté vers elle : c’est le progrès.

 ne conséquence : la philosophie transcendantale des valeurs U et l’exclusion de la vie Une des conséquences les plus marquantes de cette conception transcendantale de la connaissance est l’éloignement de la problématique de la vie, si importante pour la phénoménologie. Le grand ouvrage de Rickert sur la « vie » est Die Philosophie des Lebens (1920)86. Un article de 1912 a préparé cet ouvrage : « Valeurs de vie et valeurs de culture », où l’on trouve déjà une discussion très critique des courants philosophiques « à la mode », vitalistes, biologistes, qui trouvent leur enracinement chez Schopenhauer et Nietzsche87. On résumera la critique rickertienne à partir de ce que l’on sait déjà de sa philosophie transcendantale de l’histoire : la biologie comme science positive, comme science de la nature, est incapable de décrire les biens culturels et historiques qui ont besoin d’un rapport spécifique aux valeurs, sur le mode qu’on vient d’élucider. Ni la « sélection naturelle », ni la « lutte pour la vie » ne peuvent décider de la vie morale – et Rickert dit espérer que cela n’arrive jamais, ce qui sonne comme une angoisse prémonitoire88… Cependant, la vie est un objet pour la philosophie, ce qui implique qu’elle doit avoir une « valeur » correspondante, qui Auch die Geschichte ordnet wie die Naturwissenschaft das Besondere einem ”Allgemeinen” unter. ” Rickert s’est lui-même défendu assez longuement des accusations de systématisme touchant le problème de l’histoire, qui semble résister davantage qu’aucun autre domaine d’objets à cette systématisation. Citons par exemple la réponse aux critiques de T. Tönnies, qu’on trouve dans Heinrich Rickert, ”  Über die Aufgaben einer Logik der Geschichte  ”, Archiv für Philosophie, II.  Abteilung  : Archiv für systematische Philosophie, VIII/2, 1902, p.  137–163, traduit par A. Dewalque, ” Les tâches d’une logique de l’histoire ”, Les Etudes philosophiques, 2010/1, 92, p. 87–107. 86  Heinrich Rickert, Die Philosophie des Lebens. Darstellung und Kritik des philosophischen Modeströmungen unserer Zeit, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1920. 87  Heinrich Rickert, ”  Lebenswerte und Kulturwerte  ”, Logos. Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, II, 1911–1912, p. 131–166 ; trad. Julien Farges, op. cit., p. 91–133. Pour un résumé de la critique rickertienne des ” philosophies de la vie ”, voir par exemple Benjamin D. Crowe, ” Heidegger et le néo-kantisme de Bade. Critique de la philosophie des valeurs ”, dans Sophie-Jan Arrien & Sylvain Camilleri (éd.), Le jeune Heidegger (1909–1926), Paris, Vrin, 2011, p. 89 sq. Pour un exposé plus spécifique et complet, voir Volker Schürmann, Die Unergründlichkeit des Lebens. Lebens-Politik zwischen Biomacht und Kulturkritik, Berlin, Transcript, 2011, p. 111 sq. Pour une critique de cette critique, critique qui assimile la pensée de Rickert à la philosophie de la vie qu’il pourfend, voir les remarques stimulantes de Frederick C.  Beiser, The German Historicist Tradition, op. cit., p. 440 sq. 88  Heinrich Rickert, ” Lebenswerte und Kulturwerte ”, dans op. cit., p. 151.

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pourrait bien être même fondatrice pour les sciences de la culture : « Même si elle doit renoncer à toute fondation sur la biologie comme science de la nature, l’attribution d’une valeur à la vie – ou encore son identification au bien suprême – ne peut-­ elle pas avoir encore un autre fondement  ? N’y a-t-il pas, en particulier, un sens correct à parler de valeurs de vie qui doivent être posées comme assise fondamentale des valeurs de culture (die zur Grundlage der Kulturwerte zu machen sind)89 ? » Rickert n’exclut pas que la vie constitue le «  bien suprême  » (höchstes Gut) qui donnerait le canon à partir duquel on jugerait du rapport bien/valeur dans tous les autres cas. Seulement, pour éclaircir cela, il faut envisager la « vie » non pas de façon vivante, mais de façon objective : la vie devient une représentation sur laquelle on fait porter des jugements à partir d’un domaine de valeurs particulier. Comprenons bien. De façon très significative, Rickert mène une réflexion tout à fait similaire à celle qu’il conduit déjà, au moment où il écrit ces lignes, sur la discipline historique : tous les vivants ne sont pas d’égale valeur, et la science accorde davantage d’attention à certains types de vivants qu’à d’autres – ou encore, dans l’expérience quotidienne, il y a des formes de vie qui sont supérieures à d’autres. Rickert songe ici naturellement au vivant animal/vivant humain. Mais précisément, cette constatation (dans un certain cadre théorique ou pratique, c’est l’humain qui est « intéressant » ; mais dans un autre, ce sera l’animal) ne fait qu’indiquer que la valeur ne provient pas de la « vie » : bien plutôt, on applique de la valeur à la vie90. En somme, la vie ne se donne pas à elle-même sa propre valeur. Alors même que la vie semble jouer un rôle cardinal dans notre appréciation des choses du monde, ce n’est certainement pas elle qui constitue la « valeur » de ces appréciations. Parce que la vie est en soi axiologiquement indifférente, elle doit se référer, pour être dotée de sens, d’une valeur qui n’est pas elle91. Même le simple fait d’exister, de pratiquer la barque ou même la science pour la pure jouissance de l’existence, rapporte les faits au plaisir, et c’est à ce même plaisir que l’on attribue une valeur. Les implications méthodologiques sont importantes, puisque les valeurs culturelles décident de la valeur des biens culturels à l’intérieur de chaque domaine culturel – cela impliquant qu’un bien culturel peut se voir attribuer des valeurs différentes en fonction du domaine culturel dans lequel il s’inscrit ; c’est seulement à cette condition que l’on peut penser la vie (la « vie vivante », simplement effective, d’un être humain) comme se rapportant à un bien culturel. La conséquence « anthropologique », pour ainsi dire, est la suivante : « Ne peut être appelé homme de culture que celui qui parvient à refouler, en un sens ou en un autre, la pure et simple vitalité (die bloße Lebendigkeit), et qu’il n’y a de biens culturels que là où l’on trouve des formations qui se tiennent dans une sorte de

 Ibid.  Ibid., p. 152. 91  Ibid., p. 153. 89 90

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contrariété par rapport à la pure et simple vitalité. En d’autres termes, on doit “tuer” la vie jusqu’à un certain degré (das Leben bis zu einem gewissen Grade “töten”) pour parvenir à des biens pourvus de valeurs en propre92. » Le monde de la vie est opposé au monde de la culture, et l’empêche. Dans une expression très marquante (man muß das Leben bis zu einem gewissen Grade « töten » !), Rickert montre combien c’est en s’extrayant de la vie concrète, biologique, pulsionnelle, en se dégageant de la simple force de vie, que la culture devient un domaine de biens pour l’homme, et que l’homme peut s’ouvrir à ces biens culturels qui sont « morts », qui ne vivent pas. La rationalité, au moyen de la conceptualité, s’empare ici du progrès et prétend arracher l’homme à la pure vie biologique qui est d’abord la sienne. L’homme théorique est de ce point de vue l’homme le plus éloigné de la vie biologique, et Rickert décrit, un peu à la façon hégélienne, le processus historique qu’il a fallu pour que l’homme s’arrache de plus en plus à ses instincts et ses besoins pour accéder au royaume de la valeur, et ainsi pour qu’il confère une certaine valeur à sa propre vie – Rickert dit qu’il a appris ainsi à « vivre dans la valeur »93. Le moment grec est pour Rickert capital, où la sortie de la caverne implique l’accession au concept  : «  Tout d’abord chez un petit nombre de cas exemplaires, l’homme ne chercha plus pour vivre, mais se mit à vivre pour chercher (der Mensch […] forschte nicht mehr, um zu leben, sondern er lebte, um zu forschen). C’est seulement par la vérité que la vie recevait pour lui de la valeur (durch die Wahrheit erst erhielt für ihn das Leben Wert). (…) Pour le développement de la culture cela signifie un sommet. Le fait d’avoir congédié des valeurs de vie (Lebenswerte) au profit des valeurs théoriques en propre (theoretischen Eigenwerten), voilà ce qui assure l’immortalité à ce moment historique94. » Heidegger interprètera, on le sait bien, tout à fait à rebours le premier commencement grec, en montrant que c’est d’une expérience, d’emblée, qu’il s’agissait, et non pas d’un rapport théorique aux biens scientifiques : Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει… Pour Rickert, il y eut là un bien culturel décisif : le renversement par lequel, comme eût dit Harpagon, on ne sait pas pour vivre, mais on vit pour savoir, renversement qui soumet la vie à la connaissance, qui rehausse les valeurs théoriques par rapport aux valeurs de la vie – ce renversement est le premier moment grec, et du même coup, par un effet d’abîme éloquent, le premier grand moment culturel, le premier moment significatif, pour ce qui concerne la connaissance théorique. Conceptualiser, c’est tuer la vie vivante, c’est sa mort. Et c’est faire « rechuter » l’humanité dans la « barbarie », écrit juste après Rickert, que de défendre une conception vitaliste de la connaissance – c’est suivre une orientation «  spécifiquement hostile à la culture  » (die spezifisch kulturfeindliche

 Ibid., p. 154.  Ibid. 94  Ibid., p. 154–155 ; trad. cit., p. 119–120. Sur ce ” miracle grec ” à la ” façon ” de Rickert, voir la reprise de ce passage, élargi, dans Heinrich Rickert, ” Das Leben der Wissenschaft und die griechische Philosophie ”, Logos. Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, XII, 1923–24, p. 303–339. 92 93

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Richtung)95. De ce point de vue, il est tout à fait l’héritier de Windelband, puisque la vie biologique ne saurait constituer un critère ou encore un substrat pour l’activité scientifique. C’est un anti-nietzschéisme intégral (assurément selon une compréhension biologisante de Nietzsche pour le moins discutable). Derrière cette axiologie théorique, il y a l’apologie d’une compréhension conceptualiste de l’activité scientifique, anti-biologique mais aussi anti-intuitionniste (comme on l’a déjà vu) : « Il n’y a pas de science sans pensée conceptuelle, et c’est précisément le sens du “concept” que de rendre la chose non-vivante, de la mettre à distance de notre vie (daß er die Dinge unlebendig macht, sie in einen Abstand von unserem Leben bringt). L’objet le plus vivant sur lequel la connaissance se porte cesse de vivre dès lors qu’il est conçu (das lebendigste Objekt, worauf das Erkennen sich richtet, hört auf zu leben, soweit es begriffen ist). La vérité ne s’incarne que dans le “sens” logique non-vivant (die Wahrheit verkörpert sich nur im unlebendigen logischen “Sinn”)96. » La science, et donc aussi la science historique, s’extrait du vivant pour entrer dans le régime du concept, dans la « sphère où il n’y a plus de vivre immédiat » (in der [sc. « eine Sphäre »] es kein unmittelbares Erleben mehr gibt)97, dans un rapport fait de distance avec la vie. Donc, aussi la science historique, disions-nous – alors même qu’on pourrait croire qu’elle entretient un rapport privilégié avec la vie humaine qu’elle décrit non pas seulement dans ses structures biologiques et sociales, mais également et surtout dans ce qu’elle émane de valeurs, d’intérêt et de grandeur. Rickert évoque un cas limite qui justement pourrait faire penser cela  : «  C’est tout au plus la science historique qui semble pouvoir rivaliser avec l’art en matière de plénitude vitale (Lebensfülle), mais cela seulement parce qu’elle doit intégrer en elle des moments artistiques et qu’elle atteint par là à une proximité avec la vie (ein Lebensnähe) à laquelle elle doit renoncer en tant que science. Ce qu’il y a de proprement scientifique en elle tue déjà la vie en ce que l’intuition immédiate, dans sa plénitude vitale, doit être détruite par le concept (das eigentlich Wissenschaftliche in ihr tötet das Leben schon deshalb, weil durch den Begriff die unmittelbare Anschauung in ihrer Lebensfülle zerstört werden muß)98. » Le statut de l’art est difficile – mais dans la mesure où le rapport de l’art aux « biens » n’est pas un rapport théorique, ou ne l’est que partiellement, son intense et irréductible « proximité avec la vie » (Lebensnähe) peut être acceptée au moins comme problème  – Rickert parle d’«  une perspective au moins  » (wenigstens in einer Hinsicht…) où l’art est bien « en contact immédiat avec la vie »99. L’histoire fait cependant aussi l’histoire de l’art – mais cela ne fait que révéler plus intensément

 Heinrich Rickert, ” Lebenswerte und Kulturwerte ”, dans op. cit., p. 155.  Ibid. 97  Ibid., p. 156. 98  Ibid., p. 158 ; trad. cit., p. 123. 99  Ibid. 95 96

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ce qui n’est précisément pas artistique dans l’histoire, qui est et doit être conceptuel. On retiendra surtout de ce dernier texte ce qu’il met précisément en italiques – l’intuition (Anschauung), intuition dite « unmittelbar », où c’est avec l’exemple de l’art la phénoménologie husserlienne tout entière qui se trouve mise en cause, comme une pensée artiste, bien loin des exigences scientifiques qui excluent nécessairement cette intuition  : le concept la «  détruit  », et il doit la détruire… Approfondissons maintenant le débat avec la phénoménologie.

CHAPITRE TROISIÈME

HUSSERL CRITIQUE DE RICKERT : L’INTENTIONNALITÉ CONTRE LE TRANSCENDANTALISME PRATIQUE

Logique normative dans les Prolégomènes La pensée de Rickert, qu’on a présentée ci-dessus, comporte une composante platonicienne nette. À ce propos, dans l’Introduction à la métaphysique de 1935, Heidegger souligne que chez les néokantiens, l’être est soumis au devoir et ne donne plus la « mesure » (Massgebende) », puisqu’il est subordonné (comme chez Platon) à l’idée de bien (ἰδέα τοῦ ἀγαθοῦ) – le « Massstäbliche », qui norme l’être. D’où le bien comme ἐπέκεινα τῆς οὐσίας  ! l’être n’est dit «  être  » que relativement au « bien ». Plus largement, c’est bien toute la tradition métaphysique qui peut être comprise comme la soumission de l’être aux valeurs, l’étant se constituant dans la façon qu’il a d’être normé par telle ou telle valeur dominant l’époque où il est. Platon déjà, et à sa suite l’ensemble de la tradition de la métaphysique, n’a pas su entendre à la suite d’Héraclite et de Parménide la proximité essentielle de l’être avec la phusis : « Platon a conçu l’être comme idée. L’idée est modèle (Vorbild), et à ce titre elle donne la mesure (massgebend). Quoi de plus naturel dès lors que de comprendre les idées platoniciennes comme des valeurs, et d’interpréter (deuten) l’être de l’étant à partir de ce qui vaut (was gilt)1 ? » D’ailleurs, à partir d’une philosophie des valeurs, on a trop vite fait de retomber au mieux dans une philosophie de la subjectivité, au pire dans une psychologie, on a vu pourquoi plus haut. La façon dont Heidegger, dans l’Introduction à la métaphysique, s’efforce de récuser la lame de fond métaphysique comme compréhension de valeurs qui précéderaient toujours l’être comme donné trouve son héritage dans la façon dont, plus jeune, il s’en prenait à la philosophie transcendantale de la valeur au nom – non pas encore, certes, de l’ontologie, mais du donné qui précède toute façon de l’appréhender et a fortiori 1  GA 40, p. 207. Pour une étude du rôle du néokantisme de la valeur chez le second Heidegger, voir Arnaud Dewalque, «  La critique de la théorie des valeurs dans “L’origine de l’œuvre d’art”. Contributions à une confrontation entre Rickert et Heidegger », Revue Philosophique de Louvain, vol. 103, n° 3, p. 390–414.

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_3

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toute norme qui s’interposerait entre le donné et moi. En 1935, cela s’inscrit dans une critique de l’histoire de la métaphysique, non pas seulement pensée comme onto-théologie, mais peut-être plus fondamentalement ou (en tout cas) aussi comme axio-ontologie, où la tentation propre à la métaphysique consiste dans le fait de ne jamais laisser l’être apparaître en-dehors du prisme normatif, en-dehors également de la façon dont le sujet évalue l’être qui s’est donné d’abord de façon impensable, alogique. Dès lors, l’ontologie, voire même l’ontologie fondamentale – mais pensée, cette fois, de façon structurellement historique, dans le mouvement même de l’histoire du concept « être » – constitue le lieu le plus fondamental de tout rapport au monde, c’est-à-dire de tout rapport authentique à l’être, qui est aussi méditation sur l’histoire. Il semble que Heidegger soit ici tout à fait fidèle à Husserl dans sa façon de récuser la primauté épistémologique du Bien sur l’être, c’est-à-dire en plaçant l’ontologie avant l’axiologie. C’est du moins, avant que nous compliquions notre interprétation de Husserl, ce qui apparaît dans les Prolégomènes aux Recherches logiques lorsqu’il s’agit de s’expliquer avec les logiques normatives. Si l’on s’appuie sur nos lectures des Néokantiens de Bade, il s’avère que la logique, en tant qu’elle statue sur les façons dont la connaissance doit être conduite, comporte avant toute dimension ontologique une fonction normative puissante, d’autant plus que toute « ontologie » doit nécessairement reposer sur une façon dont doit être pensé le concept « être », et par conséquent être soumise à une axiologie qui aura toujours, sur le plan transcendantal et fondationnel, le dernier mot. Avant tout «  donné  », avant tout « être » – qui ne sont rien d’autre que des concepts utilisés par le philosophe, et utilisés naïvement en dehors de l’axiologie transcendantale  – il y a la norme qui rend possible que je puisse avoir de l’ « être » pour « donné » ; et concevoir qu’il y a du donné ontologique, c’est en fait émettre un jugement, et par conséquent, même de façon fausse, appliquer des valeurs à l’association de représentations qui constitue la matière du jugement. Contre une telle position, Husserl veut fonder la logique normative sur une logique pure. Cependant, la logique normative joue bien, pour Husserl, un rôle capital, puisqu’elle donne ses instructions à la scientificité et lui garantit de façon normative ses procédures2. C’est ainsi que le §11 des Prolégomènes souligne que la logique comme « discipline normative » assigne aux sciences un « but » (Ziele) qui est en fait la norme par rapport à laquelle on peut juger qu’une science est rigoureuse selon telle ou telle région d’objet ; ainsi entendue, la logique est prescriptrice, et elle l’est en identifiant les « buts » que se donne la science qu’elle norme – sa normativité est donc aussi téléologique, ce que Husserl souligne dans des termes singulièrement kantiens : « ein normierendes Grundmass – z. B. eine Idee oder einen obersten Zweck ». La norme est aussi l’Idée, l’idée directrice, voire normative, qui tout en orientant la finalité de la science lui assigne ses règles fondamentales. C’est selon sa conformité aux normes et aux buts fixés par la logique normative que telle science sera jugée comme « valable » (gültig) – Husserl 2  Cf. Denis Seron, Objet et signification. Matériaux phénoménologiques pour la théorie du jugement, Paris, Vrin, 2003, p. 26. Voir également Denis Seron, Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique, Genève, Université de Liège, 2006, p. 51.

Logique normative dans les Prolégomènes

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parle, dans ce §11, de « sciences valables » (gültigen Wissenschaften)3. Ce niveau normatif est tout autant motivé par la lutte contre le psychologisme que contre une épistémologie relativiste – Husserl est ici fidèle à Rickert en un sens, et ne confond pas axiologie et relativisme. Une bonne épistémologie sait qu’il faut d’abord identifier les bonnes normes épistémiques pour tel ou tel domaines scientifiques, et après coup reconnaître le bon usage de ces normes dans l’effectivité de telle ou telle science. Ainsi, depuis la logique normative, au moyen de normes et de buts spécifiques en fonction du domaine, on aboutit aux pratiques épistémiques valides – c’est précisément ce que Husserl appelle technologie scientifique, « Kunstlehre » 4. De ce point de vue, nier que la logique, y compris la logique pure, soit normative, c’est lui dénier son statut de technologie scientifique, précisément, de modèle pour toute pensée scientifique rigoureuse ! La logique, par définition, est normative, elle prescrit des lois. Mais alors, même au niveau fondamental de la logique pure, il faudrait penser une évaluation, c’est-à-dire des valeurs et un sujet approbateur ou désapprobateur à l’égard de ces valeurs, tout comme pour Windelband et Rickert il n’est pas de plan plus originaire que celui qu’il faut évaluer ! Or Husserl souligne (d’ailleurs très injustement) qu’en ce cas, l’estimation trouve en fait sa norme dans le sentiment qui accompagne l’acte d’évaluation5. Tout le projet de Husserl est alors de fonder toute évaluation dans ce qui n’est pas évaluatif, dans des structures objectives, pré-axiologiques, dans un effort de désaxiologiser la logique, c’est-à-dire – selon lui – échapper définitivement au relativisme et au psychologisme. Pour ce faire, les apparences normatives de lois théoriques fondamentales peuvent trouver une expression théorique ontologique : au lieu de «  Tout A doit être B  », on écrira  : «  Seul A qui est B a les propriétés de C  »6. Ontologique, car au §14, Husserl soulignait déjà que « ce qui est » (et qu’énoncent les lois de la logique pure), c’est-à-dire le plan théorique, fonde le « Seinsollen » du plan de la logique normative. Cependant, tout jugement axiologique n’implique pas forcément une prise en compte du plan psychologique ! Pour prendre l’exemple de Husserl, «  un guerrier doit être brave  » n’implique aucun désir, aucun vouloir, aucune exigence psychologique, en tout cas pas nécessairement, il y a ici une dimension descriptive, voire ontologique, patente, dans la mesure où ce jugement ne fait que décrire ce qu’il faut pour qu’un guerrier soit « bon », quelles que soient les façons de l’interpréter, de le comprendre, etc. Mais davantage, un guerrier doit l’être, c’est-à-dire que la définition même du « guerrier » implique ce jugement de valeur : il y a des conditions à « remplir », écrit Husserl dans ce §14, utilisant le vocabulaire ontologique phénoménologique pour décomposer un jugement 3  Hua. XVIII, p. 26 (trad. H. Elie, A. I. Kelkel & R. Scherer, Paris, PUF, 20025 ; c’est cette traduction qu’on utilise toujours.) 4  Ibid., p. 27. 5  Sur la critique (virulente) par Husserl du rôle du sentiment chez Rickert, voir le cours de 1906– 1907 d’ « introduction à la logique et à la théorie de la connaissance », Hua. XXIV, p. 155 sq., qui réduit de façon injuste la doctrine rickertienne à un subjectivisme sentimental. Voir sur la critique husserlienne du Gefühl, le commentaire d’Arnaud Dewalque, dans trad. cit., p. 33–69. 6  Hua. XVIII, p. 48 (§16).

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a­ xiologique. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il y a peut-être la reconnaissance par Husserl d’un entrelacs entre fait et valeur, un frottement de l’ontologique avec l’axiologique, puisque la conversion d’un énoncé formellement axiologique en un énoncé ontologique est possible – d’autant que cela révèle d’autant plus combien il est nécessaire pour toute proposition normative d’impliquer une évaluation (une approbation) où se forme le concept de « bon » (la « valeur ») par rapport à une certaine classe d’objet – et ce sont les objets eux-mêmes, selon la classe à laquelle ils appartiennent, qui seront bons ou mauvais, selon des pré-évaluations conceptuelles que j’ai à l’esprit avant d’évaluer. Husserl accentue la quasi interprétation ontologique qu’il fait des jugements normatifs lorsqu’il souligne que « nous sommes naturellement intéressés à décider dans quelles circonstances, en vertu de quelles propriétés internes ou externes l’être-bon (das Gut-Sein) ou encore l’être-mauvais (das Schlecht-Sein), en ce sens défini, est authentique ou non »7, etc. Cependant, si l’on cherche la source de « remplissement » de tous les objets normatifs, ou, plus précisément, la source normative qui prescrit leurs conditions aux objets normatifs d’une classe spécifique, alors l’on trouve une « norme fondamentale », et non pas un donné intuitif originaire : « C’est ce rôle que joue, par exemple, l’impératif catégorique dans le groupe de propositions normatives qui constituent l’éthique de Kant ; de même, le principe du “plus grand bonheur possible du plus grand nombre possible” dans l’éthique des utilitaristes8. » Au fond, c’est la norme fondamentale qui donne sa définition au concept de « bien » dans telle ou telle classe d’objets normatifs, voire c’est une telle norme qui constitue la définition, dont Husserl précise qu’elle n’est donc pas logique, mais qu’elle est elle-même évaluative. Cependant, et c’est tout le sens du §16, la norme fondamentale implique des pré-connaissances théoriques, soit la connaissance théorique des états de choses qu’elle va associer à des valeurs au sein d’une évaluation : « toute discipline normative exige la connaissance de certaines vérités qui ne sont pas normatives », même si c’est l’intérêt normatif qui guide pratiquement la découverte de connaissances théoriques9. Malgré les façons dont Husserl semble faire s’enchevêtrer ontologie et axiologie, c’est toujours, en phénoménologie, l’ontologie qui précède l’axiologie  – ce dont Heidegger est en fait un témoin fidèle lorsque, dans l’Introduction à la métaphysique de 1935, il combat les doctrines de la valeur, issues selon lui de la métaphysique platonicienne, qui assujettissent l’être au bien. Ainsi, aussi fondamentale que soit une loi normative, comme l’impératif catégorique, elle a besoin d’une pré-connaissance d’états de choses qui viendront se rassembler sous une telle loi, et il faut présupposer cette connaissance pour que le plan axiologique, dans un second temps, puisse s’y appliquer. Cependant, et au-delà du flottement conceptuel axiologico-ontologique qu’on a vu, au-delà aussi du vocabulaire ultra intuitif du §39 pour désigner la visée des essences, Husserl semble – dans les mêmes Prolégomènes – reprendre à son compte une certaine approche normative pour d­ ésigner le domaine  Ibid., p. 43.  Ibid., p. 45. 9  Ibid., p. 49. 7 8

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de la vérité idéale ! En effet, il est le « domaine de ce qui a une validité absolue » (Bereich des absolut Geltung), « dont la validité s’impose à nous avec une évidence intuitive  » (von dessen Geltung wir Einsicht…)10  ! Au moment même où il s’est débarrassé de la tentation psychologiste et qu’il a purifié le domaine de la vérité, bref, au moment où il a accompli le grand geste phénoménologique de ne faire dépendre la vérité, au fond, que de son intuition tout aussi pure dans une intuition originairement donatrice, Husserl parle de cette vérité comme de ce qui impose sa validité, fût-elle absolue. Le donné dans l’évidence, à l’encontre de toute axiologie transcendantale à la Rickert, a une valeur normative pour la théorie, et semble même posséder une valeur pour la conscience qui le reçoit, la valeur absolue de la vérité, valeur tout de même, c’est-à-dire norme pour toute connaissance, y compris ellemême en un sens, auto-norme prise dans le donné ! Si jamais Rickert ne pourrait s’exprimer en ces termes, il n’en demeure pas moins qu’on peut parler d’une proximité axiologique entre Husserl et Rickert sur ce point, malgré toutes les différences maquées par Arnaud Dewalque, qu’on développe désormais.

 a théorie de l’intentionnalité contre l’axiologie : L remplissement contre sentiment Husserl, après Emil Lask, et avant le jeune Heidegger, s’en est pris à la praxio­ logisation du transcendantal chez Rickert11. Dans le cours de 1906–1907 d’« introduction à la logique et à la théorie de la connaissance  », il rappelle à propos de l’évidence les lieux de dissonance avec Rickert en ces termes : Nous avons dans beaucoup de cas une lumen naturale  ; nous prononçons beaucoup de jugements avec une certaine certitude lumineuse. Elle est le caractère requis. À la question de savoir quelle sorte de caractère elle est, on répond par exemple, avec Rickert et beaucoup d’autres  : elle est un sentiment. Un sentiment accompagnateur d’un genre propre, et  Ibid., p. 130.   Sur le débat Rickert / Husserl, voir C.  Krijnen, «  Eine logische Unstimmigkeit im Begründungsverhältnis von subjektiver und objektiver Logik bei Husserl », dans H.  R. Sepp, Husserl Heute, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2003/4. Voir aussi l’ouvrage séminal et encore à ce jour de référence, Iso Kern, Husserl und Kant, Den Haag, 1964, surtout p. 376 sq. qui expose les lieux de conflit entre Husserl et Rickert, mais qui dépouille également toute une série de notes de Husserl qu’il date de 1910 et qui font une lecture critique des Zwei Wege… Nous nous appuyons beaucoup sur ce travail dans les pages qui suivent. Sur la critique par Emil Lask de Rickert, voir surtout la conférence «  Gibt es einen “Primat der praktischen Vernunft” in der Logik ? », dans Emil Lask, Gesammelte Schriften, 3 vol., éd. E. Herrigel, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1923, t. I, p. 349–356. Voir la présentation et la traduction de Marc de Launay dans Néokantismes et théorie de la connaissance, trad. sous la direction de M. de Launay avec la collaboration de C. Prompsy, Isabelle Thomas-Fogiel, E. Dufour, J. Seidengart, Paris, Vrin, 2000, p. 295–307. Sur les sources fichtéennes de la supposée primauté de la raison pratique dans le rapport du sujet aux valeurs, et sur la critique de Lask qui vise cette primauté, voir Claude Piché, Kant et ses épigones. Le jugement critique en appel, Paris, Vrin, 1995, p. 178 sq. Nous consacrons à cette primauté de la raison pratique chez Fichte le tout dernier moment de ce travail.

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3  HUSSERL CRITIQUE DE RICKERT : L’INTENTIONNALITÉ CONTRE LE… n­ aturellement un sentiment de joie, car la connaissance est assurément une jouissance ; il a dans notre vie psychique la fonction de luire devant la vérité. De fait, une prodigieuse fonction. Nous attachons et détachons un index, une marque distinctive (auszeichnende Marke). Qu’en serait-il, alors, si, soudain, des jugements comme « tous les pentagones ont 20 angles droits » ou « tous les nombres sont pairs » et d’autres jugements absurdes recevaient cet index ? Seraient-ils dès lors des vérités ? Cela serait effectivement ainsi ? Les sentiments sont, dans la conception habituelle, quelque chose de subjectif au sens particulier. C’est-à-­ dire que l’un ressent d’une façon, l’autre d’une autre. De gustibus12…

Et Husserl poursuit : Qu’en serait-il, si le goût se modifiait soudain en lui ? Dira-t-on par exemple : ce sentiment, ce prodigieux index a ceci de particulier qu’il est immuable, qu’il indique de façon absolument juste la vérité, que tous les hommes doivent nécessairement s’accorder en lui ? Mais que vient faire ce discours idiot dans la théorie de la connaissance ? D’où savons-nous que ce sentiment indique la vérité ? D’où savons-nous donc quoi que ce soit d’une vérité en dehors et en plus de l’évidence ? Et d’où savons-nous que tous les hommes doivent nécessairement s’accorder sur elle ? Tout cela est-il rien de plus qu’une simple construction ? Une chose en tout cas est claire d’emblée, c’est que la théorie de l’évidence comme sentiment et comme index est entièrement dépourvue de signification, et qu’ici se situe le problème philosophique : parvenir à la clarté évidente de ce qu’est l’évidence et de la façon dont doit devenir compréhensible le fait que l’évidence soit directement liée aux lois logico-­ formelles et, à l’intérieur de la sphère empirique et ontologico-réelle, qu’elle soit liée aussi aux principes des probabilités et autres principes complémentaires. Et aussi comprendre ce que signifie, et ce que signifie à bon droit, le fait que, dans l’évidence, sont donnés les états de choses, selon leur être véritable, ou bien leur probabilité13.

On est tout d’abord un peu frappé par la lecture réductrice et à vrai dire peu bienveillante de Husserl, qui réduit l’édifice des premières éditions de Der Gegenstand der Erkenntnis au problème du sentiment subjectif, dont Rickert pourra d’ailleurs dès 1915, on l’a vu, se passer. Cependant, Husserl pointe ainsi ce qui distingue fondamentalement la phénoménologie de l’axiologie rickertienne : comment la valeur peut-elle être atteinte puisque rien n’est donné avec l’évidence ? Le sujet n’intuitionne rien, il doit de son propre chef, à partir d’une pré-conception de ce qu’il cherche, s’engager pour la vérité, se tourner vers la bonne valeur qu’il n’a pourtant aucun moyen de connaître. C’est alors dans la théorie de l’évidence, comme l’a montré avec force Arnaud Dewalque, qu’on doit trouver le lieu de la contradiction la plus vive avec la philosophie transcendantale des valeurs. Résumons le débat du point de vue de Husserl : ce dernier semble, dans les problèmes, plus proche de la théorie de l’adéquation. En effet, l’évidence a lieu lors de la coïncidence de la visée de signification et de l’intuition de l’objet visé, lors du remplissement parfait de cette visée, lorsque la chose même se donne sans reste. C’est ce qu’il veut dire d’abord quand il associe l’évidence aux probabilités, en l’occurrence la probabilité pour l’objet de parfaitement remplir l’acte intentionnel du sujet connaissant, ce qui n’arrive jamais tout en étant un telos pour tous les niveaux inférieurs de remplissement. C’est aussi ce qu’il veut dire quand il souligne dans ce passage que dans l’évidence «  les états de chose sont donnés  ». Si l’évidence est le lieu même de 12 13

 Hua. XXIV, p. 155 ; trad. Laurent Joumier, Paris, Vrin, 1998, p. 201.  Ibid., p. 156 ; trad. cit., p. 201–202.

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l’explication de Husserl avec le néokantisme, c’est qu’elle implique à la fois un critère pour les actes intentionnels et une donation en bonne et due forme de l’état de choses visé par l’acte intentionnel. C’est de l’essence du vécu intentionnel qu’il s’agit dans l’évidence, et Husserl reconduit la partie subjective de la théorie de la connaissance de Rickert dans le psychologisme, où le sentiment ne serait rien d’autre qu’un vécu psychologique particulier, contingent, qui signalerait, « accompagnerait » l’évidence elle-même, l’objet évident. Un phénomène contingent serait alors la « marque » de ce qui ne peut pourtant se réclamer que de la nécessité. La marque serait alors tout autant contingente qu’abstraite, puisqu’à chacun son « sentiment », et dans le même sujet, à chaque vécu contingent son évidence, changeante, comme l’est tout « sentiment ». Aussi la lutte de Husserl contre l’École de Bade est-elle une lutte contre le subjectivisme. Est-ce le vrai lieu de la lutte, comme l’indique ici Husserl ? nous verrons que c’est plus complexe. Le cœur du problème, qui est analysé au §29 de la Ve Recherche (dont nous ferons ici le centre de notre analyse), est que Rickert ne fait pas droit suffisamment à la qualité de la représentation lorsqu’il exige, pour qu’il y ait jugement, en plus de la dualité matière/qualité de l’acte, un acte de belief – qui est l’adhésion pratique à la valeur au sein du jugement. Dès lors, la théorie de la valeur exige un saut entre la matière de l’objet et la qualité qui lui donne son sens intentionnel – un saut du sujet vers la valeur rendu possible grâce au sentiment pratique qui pousse le sujet à tendre vers cette valeur. Chez Husserl, nul saut, mais bel et bien, dès l’origine, l’objet en tant qu’il est toujours déjà visé par un acte intentionnel. En effet, au §29 de la Ve des Recherches logiques, Husserl aborde la distinction entre qualité et matière de la représentation, problème qui occupe tout le chapitre 3 de la Ve Recherche qui critique Brentano et la théorie de l’Anerkennung. C’est Brentano qui est l’adversaire principal de Husserl, mais avec lui c’est aussi la théorie rickertienne de l’Anerkennung. Husserl commence par admettre, avec des réserves, une telle théorie pour laquelle, «  en l’absence de toute décision judicative immédiate, nous avons dans l’esprit la simple représentation, à laquelle c’est seulement plus tard que vient s’ajouter l’assentiment (approbation ou, suivant les cas, refus, rejet – Anerkennung, bzw. die Ablehnung, Verwerfung), en tant qu’acte évidemment nouveau  »14. Un jugement est plus qu’une simple représentation, et de ce point de vue il faut bien admettre qu’il implique quelque chose comme une approbation d’une certaine validité de l’association des représentations : dire « la pomme est sur la table » n’est pas le même acte intentionnel que d’avoir la représentation d’une pomme sur une table. Quelque chose est affirmé dans un tel jugement, l’existence d’un tel état de chose qui à l’état de représentation est peut-être supposé exister, mais en tout cas pas jugé comme tel, pas affirmé. Or, tout le problème tient dans l’expression : « bloße Vorstellung » : à quel titre peut-on parler de simplicité de la représentation  ? faut-il entendre le jugement comme ayant affaire à une composition de représentations elles-mêmes simples ?  Hua. XIX/1, Bd. II, p. 447 ; trad. cit., p. 255. Nous analysons plus succinctement la théorie de jugement de Husserl dans cette cinquième Recherche dans « Deux platonismes contemporains, Ricket et Husserl… », art. cit.

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faut-il entendre cette simplicité au sens d’une simplicité de qualité, ou bien, comme Husserl le suggère lui-même au paragraphe précédent, comme une privation de qualité par rapport au jugement (de même qu’on parle de « simple » imagination par opposition à la perception)15 ? L’analyse de Husserl porte sur la qualité des représentations qui composent un jugement, à partir de la forme question/réponse. On se souvient que pour Rickert, « Cela est blanc », veut dire la même chose que : « Cela est-il blanc ? – oui », décomposition qui lui permet de montrer que (parce que la représentation «  oui  » n’introduit aucune nouvelle représentation) l’approbation appartient à un autre ordre que l’ordre des représentations, celui de la validité. Husserl analysait déjà le jugement à partir d’une telle décomposition question/ réponse, au moyen de l’exemple d’un échange entre deux personnes : « Je donne mon assentiment à tel jugement, cela veut dire que je juge exactement de la même façon que je juge en prenant la même matière pour base (ich urteile auf Grund derselben Materie). Je donne mon assentiment à la question, cela veut dire que je tiens pour vrai cela précisément qui, dans la question, était en question (Ich stimme der Frage zu, nälich ich halte genau das für wahr, was in der Frage für fraglich gehalten war) ; l’acte s’accomplit donc à nouveau sur la base de la même matière16. » Ici, Husserl pourrait aussi bien expliciter la position fondamentale de Rickert, qui (dans le vocabulaire de Husserl) associe la matière à la liaison des représentations et à leur contenu, et la qualité au jugement qui porte sur cette liaison. La matière est donc la même à la fois dans la question et dans la réponse. Pourtant, l’acte de la question et l’acte de la réponse ne sont en aucun cas un seul et même acte. Il semble donc que la matière est dans la question, la qualité dans la réponse qui statue, qui donne ou ne donne pas son assentiment, sur la matière examinée. «  Brentano/Rickert  » aurait donc raison, de ce point de vue, de faire intervenir une approbation pour rendre raison de la spécificité de la réponse (qui déploie un jugement de connaissance) par rapport à la question (qui n’est pas un jugement). La qualité est, en termes rickertiens, du domaine du « Sinn », qui ajoute un acte d’un ordre nouveau par rapport à la pure réceptivité de matière. La matière, quant à elle, me met en présence de l’objet, prescrit le comment de cette présence, sur quoi la qualité de l’acte va ajouter un mode intentionnel spécifique. La distinction qualité/matière permet ainsi d’analyser ce qu’est un acte intentionnel complet qui juge par exemple de l’existence de quelque chose de perçu, pour envisager une situation simple. Mais Husserl complexifie l’analyse : La succession de la question et du jugement concordant, ou encore du jugement et du jugement concordant, ne constitue pas encore le tout : jugement d’assentiment (zustimmendes Urteil) à la question ou au jugement. Manifestement, un certain vécu de transition (Übergangserlebnis) médiatise ou bien plutôt relie les membres distingués. L’ « intention » délibérative et interrogative trouve son remplissement dans la décision concordante (die erwägende oder fragende «  Intention  » findet in der gleichstimmigen Entscheidung ihre Erfüllung), et, dans cette unité de remplissement de la réponse (qui a le caractère

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 Ibid.  Ibid., p. 448 ; trad. cit., p. 256.

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p­ hénoménologique d’un moment d’unité, d’une qualité de forme17), les deux actes ne sont pas donnés dans une simple succession, mais ils se rapportent l’un à l’autre en une unité intime (innig einheitlich) ; la réponse s’adapte à la question, et la décision (Entscheidung) dit : il en est ainsi (so ist es)18.

Ici, Husserl désigne un phénomène qui est totalement absent de l’analyse que fera Rickert, le « vécu de transition » entre la question et le jugement. Que désigne cette expression ? On ne passe pas brutalement d’un simple matériau à une qualité d’acte qui donnerait au jugement sa validité grâce à l’approbation, et aussi bien la réponse n’est-elle pas davantage vide de représentation, mais elle entretient une «  intime unité » avec la question : le « so ist es » n’est pas purement formel, du seul ordre d’une prise de position formelle et non représentative. En fait, il faut comprendre que la réponse prolonge un remplissement simplement ébauché, ou partiel, contenu dans la question. Mais il ne s’agit pas seulement, souligne Husserl, d’un second moment, d’une qualité qui s’ajouterait à la représentation simple19. C’est bien plutôt le remplissement qui, dans l’unité de l’acte, vient parachever la matière à l’œuvre dans la simple représentation – et c’est pourquoi Husserl parle d’un « vécu de transition  », voire même d’  «  unité intime  » qui est l’  «  unité de remplissement  ». L’analogie avec le souhait permet à Husserl d’expliciter cette «  unité intime  » : lorsqu’on souhaite quelque chose, il n’y a pas d’un côté ce que l’on souhaite, la matière sur laquelle porte le souhait, et de l’autre une qualité d’acte qui serait le souhait lui-même  ; en fait, le souhait est toujours déjà au début de l’acte, dès le commencement de la visée de l’objet, et il trouve ensuite tel ou tel remplissement. L’acte se complexifie, mais reste unitaire. Pour revenir à l’approbation, elle n’est pas une qualité qui s’ajouterait brutalement à une matière indéterminée, la rendant en quelque sorte « valide » ; au contraire, la première représentation n’est certes pas encore une qualité, mais elle est la première strate sur laquelle va s’édifier un jugement complet, elle est déjà en vue de cette qualité et c’est bien l’association avec la qualité qui va donner la validité d’un jugement. Cette stratification n’est plus pensée en termes de validité, mais de remplissement : il n’y a plus deux champs hétérogènes, celui de la représentation et celui de l’approbation, mais il y a des différences de degrés de remplissement qui peuvent se décrire de façon stratifiée. On note que Husserl parle en termes de « vécu », ce que Rickert se refusait à faire. Dès lors, qu’est-ce qui donne sa validité à l’acte intentionnel complet en ce cas ? il n’est plus besoin de faire intervenir une sphère valante par rapport à laquelle l’esprit prend position, mais il s’agit d’inscrire le jugement dans les strates complexes du remplissement, vers la chose même, vers l’objet (ce qu’indiquait déjà avec clarté les Prolégomènes). Il faut donc renoncer à placer côte à côte deux vécus et à abandonner à la sphère valante le critère du jugement ; bien plutôt, le jugement se constitue dans le processus du passage des représentations au jugement, c’est-à-dire dans l’intensité du remplissement qui grandit entre la « question » et la « réponse ». Il faut une transition entre les deux que la théorie du remplissement rend possible.  « Gestaltqualität » est un ajout de la 2nde édition.  Hua. XIX/1, Bd. II, p. 448–449 ; trad. cit., p. 257. 19  Ibid., p. 450. 17 18

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Husserl souligne en effet que le « vécu de remplissement » (Erfüllungserlebnis) se rapporte à « l’estimation des données en question », dans la « résolution d’une sorte de tension » (Lösung einer Art Spannung)20. L’intentionnalité joue évidemment son rôle ici, qui permet de refuser que la question soit une matière neutre de toute visée, et montre au contraire que cette matière attend la résolution de la tension déjà en jeu dans la question. Le vocabulaire de la tension est pour le moins frappant : il y a, dans la question, une tension vers un remplissement plus complet, celui du jugement. Une question est toujours en vue d’un jugement, quelles que soient les intentions de la question posée. Doit-on alors considérer que la question est déjà qualitative, et qu’elle contient plus qu’en puissance le jugement vers lequel elle tend ? La conclusion du §29 tente de répondre : L’assentiment ne s’ajoute pas comme une qualité d’acte qui s’ajouterait à l’acte préalable de simple représentation  ; ce que l’analyse décèle véritablement, c’est tout d’abord la simple représentation (ce qui comprenait, dans l’exemple cité, les actes étroitement enchevêtrés de la réception de ce qui est proposé [Dahinstehend-Habens], de la mise en question et de l’estimation) qui, grâce au caractère du remplissement, se transforme en jugement de la même matière. Le jugement n’est pas en lui-même une sorte d’approbation de cette simple représentation donnée au préalable, mais le jugement n’est approbatif, assentiment, que dans un tel rapport de remplissement ; c’est seulement en lui qu’il reçoit ce prédicat exprimant la relation, de même que c’est en lui seulement que la « représentation » (ou encore l’estimation) est dotée du caractère relationnel d’être «  l’intention visant  » cet assentiment21.

Husserl semble conserver le vocabulaire de l’approbation, mais en l’accolant aussitôt à la notion de remplissement. En effet, l’assentiment ne peut jouer son rôle de reconnaissance de la validité d’un jugement que dans le cadre d’une théorie du remplissement, dans laquelle c’est à l’intérieur de l’acte intentionnel qui vise un objet que la question trouve une résolution dans un jugement. Il faut donc dire, sans que cela n’empêche par ailleurs le maintien d’un dualisme matière/qualité, que la qualité d’acte judicatif est en puissance dès la question, dès le souhait, dès la première représentation qui attend la liaison avec la seconde. Il convient dès lors de distinguer des degrés de remplissement dans l’acte de visée lui-même, et de cheminer au sein de ce remplissement du doute à l’évidence, du degré vide de remplissement, degré zéro qui n’est pas extérieur à l’acte lui-même, mais qui tout simplement attend le remplissement, et donc le prépare en un sens – de ce degré zéro au remplissement total dans l’évidence. C’est ainsi la doctrine du remplissement qui rend impossible toute théorie du belief, celle de l’école de Brentano en général, et celle  Ibid., p. 449.  Ibid., p. 450 ; trad. cit., p. 259 : « Die hinzutretende Zustimmung ist nicht eine zum vorgängigen Akte bloßer Vorstellung hinzutretende Aktqualität ; was die Analyse wirklich vorfindet, ist zunächst die bloße Vorstellung (und das befaßte hier das Ineinander der Akte des Dahingestellt-Erscheinens, der In-Frage-Stellung und Erwägung) mittelst des Erfüllungscharakters übergehend in ein Urteil gleicher Materie. Nicht ist etwa das Urteil für sich und in sich Anerkennung jener zunächst gegebenen bloßen Vorstellung ; sondern anerkennend, zustimmend ist das Urteil nur hier und jetzt, in diesem Erfüllungszusammenhang, nur in ihm erhält es dieses relative Prädikat, sowie die Vorstellung (bzw. Erwägung) nur in ihm den relativen Charakter der Intention auf diese Zustimmung erhält. »

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La théorie de l’intentionnalité contre l’axiologie : remplissement contre sentiment

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de l’École de Heidelberg en particulier. La rupture de la phénoménologie avec la philosophie transcendantale de la valeur tient dans la doctrine du remplissement. Arnaud Dewalque commente le même passage en ces termes : « On ne peut parler de réponse et, par suite, d’approbation ou de désapprobation, qu’à la condition de lier entre eux les deux vécus dans une “conscience du remplissement”, c’est-à-­ dire à la condition de se rapporter au vécu A comme à une intention vide, en attente de remplissement, et au vécu B comme à une intention remplissante (dirigée vers le même état de choses ou de même “matière”) qui vient combler l’attente de A. En d’autres termes, il faut que la proposition interrogative apparaisse, non pas comme un simple vécu “statique” clos sur lui-même, mais au contraire comme une visée à proprement parler, comme un vécu qui prend en vue la décision judicative et qui tend vers elle. Dans cette perspective, le fait de s’interroger sur la recevabilité d’un jugement implique que la représentation se trouve animée d’une intention bien définie, qui s’apparente certes à un souhait, sans toutefois se confondre purement et simplement avec un acte volitif ou optatif de nature pratique. En me demandant si, effectivement, “S est p”, j’ai en vue un but qui est pour ainsi dire de trancher la question. La réponse vient satisfaire cette tension et ainsi clôturer la visée qui était ouverte par l’acte interrogatif22. » Autrement dit, la première représentation a déjà lieu au sein d’une visée intentionnelle dans l’acte intentionnel. Parler de « visée », c’est bien complexifier la rigidité d’une conception où la représentation serait un acte complet et en un sens clos en attente d’une approbation selon une norme transcendante à l’approbation et à la représentation. La conception rickertienne de la valeur qui norme un jugement se transforme en un acte non pratique, l’acte intentionnel, qui travaille déjà la simple représentation. Cette dernière n’est pas neutre, en attente d’une approbation, mais elle est déjà une visée qui attend une complexification de l’acte qui repose sur sa matière. On y reviendra, mais la conséquence est considérable, puisque l’origine du remplissement qui norme pour ainsi dire l’approbation à l’œuvre dans le jugement se trouve dans le donné de l’intuition, qui confirme le procès du remplissement et participe de ce remplissement. Si Husserl n’est pas fondé à critiquer comme il le fera dans le cours qu’on a cité le psychologisme de Rickert, quand il attribue au sentiment pour la valeur une normativité que Rickert pour sa part ne lui attribue jamais, il est cependant tout à fait pertinent quand il souligne que les théories de l’approbation neutralisent beaucoup trop le souhait qui précède le jugement. En effet, le souhait manifeste par excellence la tension qui précède la résolution de la vérité (ou de la fausseté !) du jugement. Dès les premiers moments de l’acte intentionnel, avant tout remplissement, il y a la visée de ce remplissement, pour ainsi dire, il y a en puissance la donation complète de l’objet à laquelle correspondra l’acte judicatif complet. La donation, on y reviendra, unifie (souvenons-nous de l’importance de l’unification de l’acte) le premier et le dernier moment de l’acte intentionnel. En somme, pour simplifier, cela veut dire que dans la simple perception de la pomme sur la table, il y a en puissance, mais déjà active en quelque sorte, la position d’existence que le jugement aura pour tâche  Arnaud Dewalque, Heinrich Rickert, Les Deux voies de la théorie de la connaissance…, op. cit., p. 52.

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d’expliciter, ou bien de nier. Cela explique sans doute pourquoi en retour Rickert se défend constamment de la théorie de l’adéquation ou encore de l’Abbildtheorie : la validité n’est jamais remplie, et elle ne peut donner lieu à aucune intuition ; elle est indépendante de tout matériau intuitif, et si la sphère absolument valante n’est pas subjective, la relation à cette sphère, en revanche, l’est, et c’est alors dans le sujet qu’a lieu la reconnaissance du jugement, sans objet extérieur. Nulle intuition donatrice, mais une constitution axiologique du sens qui passe par une forme de subjectivisme en termes de «  Sinn  ». Dès lors, Rickert (on l’a vu plus haut) reprend l’exemple du « papier blanc » du §40 de la VIe des Recherches logiques, mais en montrant que contrairement à la phénoménologie, la philosophie des valeurs échappe à l’Abbildtheorie – et la copule joue ici un rôle capital, car non matériel : À quoi s’ajuste la connaissance quand nous disons que quelque chose est effectif ou, en général, est  ? Cette question ne concerne pas, pour s’exprimer ainsi, le contenu de la connaissance, mais sa forme. Ce qu’est la forme est de prime abord laissé en suspens. Il suffit provisoirement de mentionner la détermination négative, selon laquelle on doit entendre par là tout ce qui n’appartient pas au contenu, et de renvoyer à un exemple. À cet égard, le concept d’être peut nous servir. En effet, dans la connaissance selon laquelle quelque chose est, l’être n’appartient pas au contenu du quelque chose, il ne peut même désigner par soi absolument aucun contenu et doit donc avoir la signification d’une forme. (…) S’il est seulement question du contenu de la connaissance, alors cela a du sens de dire que la connaissance doit établir comment est l’effectivité, donc qu’elle doit s’ajuster à l’effectivité par la pensée. Si par exemple je dis de ce papier qu’il est blanc et non bleu, ma pensée copie en fait l’effectivité en ce qui concerne le blanc, et c’est parce qu’elle le fait qu’elle est vraie. Le papier blanc doit (soll) être pensé comme blanc et non bleu parce qu’il est blanc et non bleu. C’est là la chose la plus simple du monde. Mais si on se limite à ce concept de connaissance, on n’a pas encore aperçu un seul problème de la théorie de la connaissance. Dans la pensée que nous avons mentionnée, en effet, outre l’être blanc, on affirme non seulement le fait d’être blanc, mais on adjoint par ailleurs le blanc à titre de « propriété » à la « chose » qu’est le papier et on détermine ainsi le fait d’être blanc avec plus de précision. Or chose et propriété, tout comme être, sont des concepts qui n’appartiennent pas au contenu de la connaissance. On doit donc déjà savoir ce que signifie qu’une chose a une propriété avant de pouvoir dire que la pensée selon laquelle ce papier est blanc copie l’effectivité23.

Notamment dirigé contre Husserl et son intuition catégoriale (sur laquelle nous revenons longuement dans notre deuxième partie), ce passage interprète la thèse de Kant sur la copule « être », qui n’est pas un prédicat réel, pour montrer que ce qui s’ajoute au contenu représentationnel pour qu’il y ait un jugement est de l’ordre de la forme. Le « est » est comparé à un « doit » (soll), car par le jugement « le papier est blanc » on veut dire que le papier doit être pensé comme blanc parce qu’il a la propriété d’être blanc. Cette affirmation n’est rien dans le contenu du jugement, rien de palpable ou d’intuitif, car rien dans la seule représentation ne me dit que ce papier a la propriété d’être blanc. En fait, on est reconduit à un jugement antérieur qui doit justifier le concept de « chose » et de « propriété », et ainsi de suite, sans jamais aboutir à un donné intuitif. Alors que chez Husserl la matière même du jugement ne peut être absolument coupée du procès de remplissement, il y a pour Rickert 23

 Heinrich Rickert, Zwei Wege…, op. cit., p. 176–177 ; trad. cit., p. 117–118.

Approfondissement : le remplissement et l’objet comme norme

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une distinction fondamentale entre le contenu et la forme, la forme surplombant absolument le contenu. L’intuition catégoriale est aussi bien visée par Rickert ici, puisqu’elle permet de penser une donation intuitive de l’état de choses. Rickert insiste d’ailleurs plus loin, toujours contre Husserl, en soulignant que pour qu’un objet me soit donné, même à un niveau tout à fait fondamental et simple, il me faut déjà avoir la forme de la donation, autrement dit, il faut que la donation d’un contenu soit possible formellement, indépendamment de tout contenu effectif : « Même la vérité du simple fait a besoin, pour être une vérité, de l’objet et de la forme qui s’ajuste à cet objet. Même si je dis que ceci m’est “donné” immédiatement, j’exprime une connaissance et cela n’a aucun sens de dire qu’avec cette connaissance je m’ajuste au donné. Quand j’appelle un contenu donné, je l’ai déjà reconnu en tant que donné, il a donc déjà reçu la forme de l’être-donné et cette forme de la pure factualité est de ce fait un problème pour la théorie de la connaissance aussi bien que toute autre forme cognitive. C’est le plus élémentaire et en même temps le plus incontournable de tous les problèmes formels que renferme toute connaissance de l’effectivité24. » La donation elle-même, qui est tout de même la base de la théorie phénoménologique du remplissement, ne peut être appelée « donation » que dans la mesure où le sujet juge que quelque chose lui est donné, ce qui implique un jugement antérieur qui pose qu’il y a quelque chose comme un donné. On l’a vu : contre l’intuitionnisme de la thèse husserlienne sur l’intentionnalité, Rickert défend une forme rigoureuse et forte de conceptualisme. Cette frontière est aussi bien celle qui sépare la phénoménologie du néokantisme : pour ce dernier, la norme est la valeur ; pour la première, la norme doit être trouvée dans la structure de l’objectivité. Approfondissons.

 pprofondissement : le remplissement et l’objet comme A norme Il convient de bien saisir la portée de la critique husserlienne de la théorie de l’approbation/belief dans la Ve Recherche. Dès l’annonce du programme du chapitre 3, le problème est plus largement posé à partir de la matière  : «  Cette question est d’autant plus importante que la matière doit être ce qui, dans l’acte, confère à celui-là la relation déterminée à l’objet (was ihm die bestimmte gegenständliche Beziehung verleiht)25. » La matière est l’en tant que qui donne l’objet et qui permet  Zwei Wege…, op. cit., p. 180 : « Auch die Wahrheit der bloßen Tatsache bedarf, um Wahrheit zu sein, des Gegenstandes und der Form, die sich nach diesem Gegenstand richtet. Auch wenn ich sage, dies ist mir unmittelbar "gegeben", so spreche ich eine Erkenntnis aus und es hat keinen Sinn zu sagen, daß ich mich bei dieser Erkenntnis nach dem Gegebenen richte. Wenn ich einen Inhalt gegeben nenne, so habe ich ihn bereits als gegeben erkannt, so hat er also auch bereits die Form der Gegebenheit erhalten und diese Form der reinen Tatsächlichkeit ist daher ein erkenntnistheoretisches Problem, so gut wie jede andere Erkenntnisform. Es ist das elementarste und zugleich unabweisbarste von allen Formproblemen, das jede Wirklichkeitserkenntnis enthält. » 25  Hua. XIX/1, Bd. II, p. 427 ; trad. cit., p. 233. 24

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à l’acte intentionnel de renvoyer bel et bien à un objet (et donc de ne pas seulement renvoyer à des combinaisons de représentations). Mais faut-il alors entendre cette matière indépendamment de la qualité de l’acte intentionnel qui va porter sur elle ? Il semblerait qu’on soit reconduit à une sorte de dualisme à la façon brentanienne mais aussi bien néokantienne, où il faut ajouter à la matière des représentations un acte supplémentaire de belief, qui prend position par rapport à cette matière au sein d’un jugement. En d’autres termes, il faudrait maintenir, dans le cadre des Recherches logiques, la nécessité d’un belief qui viendrait s’ajouter à de simples représentations. C’est, à la lumière du débat avec Rickert, le problème majeur des analyses de Husserl. On lit, dans les dernières pages de cette Ve Recherche, que la « relation à une objectité se constitue d’une façon générale dans la matière », que « toute matière (…) est matière d’un acte objectivant, et [que] ce n’est qu’au moyen d’un tel acte qu’elle peut devenir la matière d’une nouvelle qualité d’acte fondée en lui »26 : ce qui veut dire que la matière implique une complexité, voire même qu’elle contient une telle complexité (par exemple, la donation intuitive + l’appréhension signitive) avant qu’une couche qualitative vienne lui donner sa direction, en tant que question par exemple, ou en tant que jugement affirmatif, etc. Il faut ici rappeler que la conception brentanienne consiste dans la fondation de tout jugement dans une représentation préalable, qui est reconnue dans un acte supplémentaire (l’Anerkennung) comme existant – tous les jugements pouvant être reconduits à la forme existentielle. Un jugement n’est donc pas une association de deux représentations, mais il est une représentation sur laquelle porte une reconnaissance, une approbation qui en atteste l’existence. La représentation ne donne lieu à un jugement que dans le cas de l’ajout d’un acte sur les représentations, un acte de belief. Chez Rickert, cela se traduit par des représentations identiques dont l’évaluation peut changer, selon la modalité de l’acte : l’évaluation selon l’existence, l’évaluation selon la vérité, l’évaluation selon la beauté, l’évaluation selon la moralité, etc. Ce qui est commun entre la thèse de Brentano et celle de Rickert, c’est une forme de dualisme où la représentation matérielle ne change pas lorsque la qualité, elle, peut varier. Et on a l’impression que c’est la même chose qui a lieu chez Husserl : un acte intentionnel est constitué d’une matière (la maison que je perçois) et d’une qualité qui est distincte de cette matière (le souhait, la question, le jugement qui vont porter sur la représentation). Où se situe alors la critique de Husserl ? Il faudrait peut-être distinguer deux « intentions » chez Husserl, une « primaire » et l’autre « secondaire », mais chacune ayant trait à l’objectité, et à l’intention objectivante : le souhait qui fonde un jugement complet, par exemple, est bien intentionnel, et peut attendre en lui-même un remplissement spécifique. Mais ce que Husserl veut contredire ici, c’est bien que la représentation soit pleinement autonome, et n’ait pas besoin d’une qualité intentionnelle. En fait, il se tourne bien plutôt vers l’objet qui «  remplit  » les actes intentionnels, à chaque moment du remplissement. La description est celle d’une stratification qui mène d’un degré  Ibid., p. 494 ; trad. cit., p. 309. Cf. le commentaire de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl. L’ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p. 303–304.

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Approfondissement : le remplissement et l’objet comme norme

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de remplissement à l’autre, depuis la représentation fondatrice elle-même, comme le §23 l’enseigne à propos des actes comme le désir ou le sentiment (Fühlen) : Ces nouveaux caractères intentionnels ne doivent manifestement pas être conçus comme des actes complets et indépendants (als volle und selbständige Acte). Ils ne sont pas, en effet, concevables sans l’acte de représentation objectivant et sont donc fondés en lui (sie sind ja nicht denkbar ohne den objectivirenden Vorstellungsact, also in ihm fundiert). Un objet ou un état de choses désiré, qui ne serait pas conjointement représenté dans et avec ce désir, non seulement n’existe pas en fait, mais est encore absolument inconcevable (undenkbar). Et il en est de même dans chaque cas. (…) Nous ne devons pas considérer, par exemple, l’adjonction du désir à la représentation fondatrice (der fundierenden Vorstellung) comme l’adjonction de quelque chose qui, tel qu’il est ici, pourrait aussi exister en lui-­ même (für sich sein), et surtout pourrait déjà être en lui-même l’intention dirigée sur un objet (für sich schon Intention auf ein Gegenständliches sein könnte)  ; nous devons, au contraire, l’envisager comme l’intervention d’un facteur dépendant qui est un facteur intentionnel, en tant qu’il se rapporte véritablement à un objet (sofern er wirklich Beziehung auf ein Gegenständliches hat )27, et qui, sans une telle relation a priori ne serait pas concevable, mais qui, précisément, ne peut manifester ou seulement acquérir cette relation que par sa compénétration la plus intime (innige Verwebung) avec une représentation. Cette dernière est toutefois plus qu’une simple qualité d’acte, elle peut fort bien, contrairement à la qualité du désir fondée par elle, exister en elle-même, comme « simple » représentation, en tant que vécu intentionnel concret (als « blosse » Vorstellung sehr wohl für sich sein, d.h. als ein concretes intentionales Erlebnis für sich bestehen)28.

L’acte de désirer est tout à fait paradigmatique pour la théorie de l’intentionnalité. Husserl souligne qu’un désir est désir d’objet : lorsque je désire, je désire un objet, et il ne faut pas distinguer dans le vécu la matière/objet et le désir ainsi isolé. Il y a une « compénétration » entre les deux. La matière de l’acte intentionnel et la qualité de ce même acte sont donc bien distinguées par l’analyse phénoménologique, mais de façon abstraite ; elles sont intimement liées, et il n’y a pas d’indépendance de chacun de ces deux moments. L’erreur de Brentano est d’avoir déjà mis de la qualité dans une simple représentation, alors qu’elle ne donne que la matière de l’objet. Il faut donc lier plus fermement matière et qualité au sens où la pure matière qui donne l’objet en personne (en chair et en os) trouve avec la qualité sa direction intentionnelle spécifique. C’est l’objet qui joue le rôle central, car la qualité ne peut se rapporter à un objet (et elle le fait assurément) qu’à la condition d’être associée à une matière d’acte qui a auparavant donné l’objet en personne. Si l’on considère que l’acte intentionnel complet doit avoir affaire à un objet, alors il ne faut pas penser dans son indépendance la qualité de cet acte. C’est, selon notre interprétation, l’objet qui garantit l’unité entre matière et qualité de l’acte intentionnel, même si les deux sont séparés par l’analyse : la visée intentionnelle désirante, par exemple, est une visée d’objet, comme toute visée intentionnelle. Dès la première représentation, il y a l’objet, et c’est vers l’objet que les diverses strates intentionnelles s’acheminent. Il semble alors que l’analyse phénoménologique doive s’attarder sur ces différentes strates d’actes objectivants, depuis le tout premier qui fonde les autres, la représentation fondatrice (fundierenden Vorstellung), et qui fonde les actes 27 28

 Nous soulignons.  Hua. XIX/1, Bd. II, p. 428–429 ; trad. cit., p. 234–235.

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fondés, et d’abord le désir, ou le souhait, etc., qui accomplissent un remplissement supplémentaire, et qui entretiennent un rapport à l’objet qui n’est pas radicalement différent, mais qui est davantage rempli. Autrement dit, en distinguant nettement matière et qualité, Husserl garantit que l’objet lui-même est modifié selon le mode de se rapporter à lui. Plus exactement, il faut des essences auxquelles renvoient les actes à chaque fois selon un degré de remplissement, et si bien sûr on ne doit pas réduire la position phénoménologique à une position réaliste, il est évident en revanche que le vécu intentionnel n’a pas affaire, comme chez Rickert, à une loi de l’esprit, à une normativité qui n’« est » pas. L’essence « est », même si elle n’est pas une chose concrète là-devant, elle « est » ce à quoi renvoient les actes intentionnels, ce à quoi est corrélé l’acte intentionnel. Autrement dit, l’acte ne constitue pas l’objet, ou encore, l’objet n’est pas la simple adéquation de l’acte à la règle qui vaut pour tel état de choses ; l’objet n’est pas dans l’acte lui-même29, mais il est bien ce que vise l’acte, ce vers quoi tend l’acte. L’acte ne tend pas vers la norme, mais vers l’objet ainsi compris qui donne à la visée ses lois, les « lois d’essence ». La norme, c’est donc l’essence, c’est-à-dire l’objet en tant que tel30. Le telos n’est plus la valeur, mais l’objet lui-même, ou plutôt le plein remplissement de l’objet qui est promis dès la première intuition donatrice. Au niveau de cette première «  représentation  », comme dit encore Husserl, il y va à la fois de l’objet donné, effectivement donné, mais également de l’objet pleinement donné, donné en puissance, comme telos de l’acte intentionnel. Il serait donc tout à fait incongru de nier à la pensée de Husserl un caractère téléologique, qu’elle possède de plein droit ; en revanche, il ne s’agit nullement de la même téléologie que la néokantienne. Ce qui est le but de l’acte est le remplissement complet de l’acte de visée, et non pas la valeur qui n’est rien et qui est toujours dans son versant subjectif (qui est le seul versant que parvient à penser Husserl lorsqu’il lit Rickert) valeur-pour, en vue de la vérité dans le jugement. La phénoménologie va à la chose même. La philosophie transcendantale des valeurs va à la valeur. Telle serait la critique husserlienne dans les Recherches logiques ! Il faut du même coup distinguer abstraitement matière et qualité et en même temps penser, à partir de l’objet, et à même le vécu, une unité profonde qui les unit, selon le degré de remplissement qui est en jeu dans l’acte qu’on veut décrire, comme l’enseigne tel passage ajouté dans la deuxième édition  : «  [Si l’acte] est un acte composé (…), l’essence intentionnelle complexe n’est alors rien d’autre qu’un complexe de qualités reliées en une unité et par là fondant une qualité globale unitaire », précisément parce que « considérées en elles-mêmes, les matières ne seraient ellesmêmes rien d’autre que des “qualités”, c’est-à-dire des qualités de représenta-

 Comme l’écrit Jocelyn Benoist, Autour de Husserl…, op. cit., p. 307.  Citons Jocelyn Benoist, ibid., p. 312 : « Peut-être la pensée de Husserl relève-t-elle d’une métaphysique de la “présence”, si par là il faut entendre que la “présence en personne” y joue le rôle de garant ultime et absolu, sur lequel est pour ainsi dire gagée l’intentionnalité, dans son pouvoir constitutif de renvoyer à un objet, mais la puissance d’idéalisation de cette présence (et donc sa capacité de faire “norme” par rapport à l’intentionnalité) ne s’entend que sur fond d’absence… »

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tion »31. Ce qui donne l’objet, la matière, ne doit pas se comprendre indépendamment de la qualité qui accompagne cette donation32. Certes, pour un même objet (et donc une même matière) on peut avoir diverses qualités qui le viseront : un souhait, une question, un ordre, une proposition complète… Cependant, à chacune de ces qualités correspond un degré de remplissement qui entraîne avec lui la matière complète, de telle sorte que l’objet du souhait n’est pas le même que l’objet de la proposition qui repose sur tel souhait. Il n’est pas le même, car il n’est pas donné de la même façon  – même si, quand je souhaite une brioche et quand je vois une brioche, il s’agit bien en un sens de la même matière. En fait, matière et qualité sont intégrées dans le même acte intentionnel. Cette unité de la matière et de la qualité, qu’on pourrait appeler « unité intentionnelle », ne vaut que parce que précisément seul le remplissement garantit le rapport de la noèse à l’objet. Jamais Husserl, contrairement à ce qu’a pu laisser entendre son auto-critique des Ideen, n’oublie le plan noématique. Bien au contraire, c’est parce que toujours il y a un tel plan que l’unité (un certain type d’unité) matière/qualité peut être décrite. Au sein d’un même acte intentionnel, matière et qualité sont intimement liées. Chez Rickert, le jugement a un statut clair : il y a l’énoncé « le tableau est noir », et il y a le jugement en tant qu’il se conforme à la valeur, et qui se laisse décomposer en : la proposition « le tableau est noir » est valable33. Théorie des deux mondes, au fond, qui distingue la représentation du jugement en donnant au jugement un ­critère,  Hua. XIX/1, II, p. 430 ; trad. cit., p. 237.  Sur ce point, voir Laurent Perreau dans Le Monde social selon Husserl, Paris, Springer, 2013, p.  129  ; Bruce Bégout, La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, Paris, Vrin, 2000, p. 287. Bertrand Bouckaert, dans L’Idée de l’autre. La question de l’idéalité et de l’altérité chez Husserl, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer Academic Publishers, 2003, p. 54, insiste davantage sur la différence entre qualité et matière. 33  Comme l’écrit Arnaud Dewalque, Heinrich Rickert, Les Deux Voies de la théorie de la connaissance, op. cit., p. 63–64 : « Connaître, cela signifie toujours, y compris pour les sciences empiriques qui ont affaire à des objets réals, reconnaître une norme transcendante. Tout se passe en effet comme si Rickert considérait que le jugement “ce papier est blanc” ne peut être vrai qu’à la condition de contenir le jugement “ce papier blanc est (donné)” ou “ce papier blanc existe de facto”. Ou encore, le contenu de représentation ou l’état de choses “papier blanc” ne peut être posé dans un jugement vrai qu’à la condition d’avoir au préalable reçu la forme de l’être-donné. Ainsi, selon Rickert, il y a un primat de la connaissance de la forme sur la connaissance du contenu. Pour connaître un contenu, je dois toujours lui attribuer implicitement une forme. L’idée qui sous-tend ce raisonnement, en quelque sorte, est celle d’une “transitivité” de la validité : la validité de la proposition “ce papier est blanc” dans laquelle la propriété “blanc” est attribuée à la chose “papier”, est suspendue à la validité de la proposition “ce papier m’est donné en tant que blanc”, dans laquelle la catégorie d’“être-donné” est appliquée à l’état de choses “papier-blanc”. Et cette transitivité est interprétée en termes de présupposition. Selon l’expression de Rickert, l’acte judicatif par lequel je pose une proposition empirique présuppose logiquement un acte de “reconnaissance” ou d’“approbation” qui est “donateur de forme”. » Dès lors, comme l’écrit Denis Seron, Objet et signification. Matériaux phénoménologiques pour la théorie du jugement, Paris, Vrin, 2003, p. 145, « sitôt qu’il est conçu comme un acte ajouté du dehors à la représentation, le jugement est par là même privé de tout contenu propre, il est une qualité juxtaposée à un contenu dont l’entière responsabilité incombe à la représentation. C’est pourquoi la conception brentanienne est incapable de fournir ce qu’exige précisément la logique pure, à savoir de reconnaître dans le jugement un contenu signitif à part entière ». Pour la critique de Brentano et ses enjeux, voir ibid., p. 157 sq. 31 32

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celui de la norme, qui oblige le véritable jugement à se dédoubler en un jugement sur le jugement, un jugement qui juge de la validité du jugement énoncé. Nous avons vu le processus qu’il faut pour passer de la simple structure judicative comme liaison de représentations au jugement qui dit vrai sous le règne de la normativité de la valeur. Avec la théorie de l’intentionnalité, il s’agit en fait d’une autre théorie des deux mondes, une théorie des essences qui seules prescrivent aux jugements leurs normes. C’est au sein de cette théorie des essences que la spécificité du jugement peut être comprise. Husserl écrit : « Quand, par exemple, nous portons un jugement, l’intention totale de ce jugement – le moment correspondant, dans l’acte d’énonciation, à la signification de la proposition énonciative – n’est-elle pas complexe, composée de l’intention de représentation qui nous donne la représentation de l’état de choses, et d’une intention complémentaire en tant que caractère propre du jugement, grâce auquel l’état de choses est présent comme existant (wodurch der Sachverhalt in der Weise des seienden dasteht)34 ? » Le jugement est bien sûr un acte fondé, mais peut-on vraiment l’interpréter comme étant du même ordre que l’acte de la représentation qui le fonde ? En d’autres termes, d’où vient l’ajout de la qualité, chez Husserl, si l’on ne doit pas passer par une praxis prenant position pour la valeur ? Il faut comprendre comment on passe du contenu intentionnel, la matière de l’acte (la figure d’une dame) à un acte intentionnel doxique, qui pose cette dame comme existante, et quelle est la norme d’une telle doxa, d’un tel acte thétique qui pose quelque chose comme étant vraiment là. On peut dès lors se demander, comme le fait Denis Seron, si « les différences de contenu sont dépendantes ou indépendantes des différences qualitatives, par exemple du fait que tel acte soit une représentation ou un jugement »35. Entendu dans le débat avec la philosophie de la valeur, on pourrait dire que du point de vue néokantien, le plan qui donne l’objet est le saut de la représentation au jugement lui-même, le saut qui aboutit à l’approbation36. Or le « postulat d’immanence », selon la formule de Jocelyn Benoist37, interdit un tel saut en phénoménologie. Husserl envisage, concernant la façon dont un jugement peut se rapporter à un objet, deux hypothèses. 1) Première hypothèse : on fait varier selon le genre et l’espèce la représentation : de la couleur en général, on passe à telle couleur déterminée, de telle couleur déterminée, on passe à telle nuance de telle couleur déterminée. De la même façon, « pape » et « empereur » doivent être entendus comme des « différences

 Hua. XIX/1, II, p. 431 ; trad. cit., p. 238.  Denis Seron, Objet et signification…, op. cit., p.  161. Nous sommes également tributaires du commentaire très clair de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl…, op. cit., p. 289 sq. 36  Jocelyn Benoist résume le problème de ce passage en ces termes (Autour de Husserl, op. cit., p. 290) : « La différenciation des sens des intentionnalités s’accomplit-elle par simple “déclinaison” de l’intentionnalité elle-même, où une forme spéciale se détermine par son opposition à l’autre, comme pure “variante” d’une structure commune (“valeur” de la structure) ? Ou bien le sens de telle ou telle intentionnalité est-il irréductible à une “valeur” qualitative prise par l’intentionnalité, dans son déploiement linéaire et immanent sur le seul axe de sa “qualité” ? » 37  Autour de Husserl, op. cit., p. 290. 34 35

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déterminées », des « nuances » (cela laisse ouverte la question sémantique, assurément essentielle ici). La question de l’objet se poserait alors en ces termes : Qu’une représentation se rapporte à un certain objet, et cela d’une certaine manière, elle ne le doit assurément pas à une opération qu’elle exercerait sur l’objet existant en soi, hors d’elle, comme si elle se « dirigeait » (richtete) vers lui au sens littéral de ce mot, ou comme si, de quelque autre manière, elle s’occupait de lui et le manipulait, par exemple, comme la main qui écrit a affaire à la plume ; ce rapport à l’objet, elle ne le doit en aucune façon à quelque chose qui demeure de quelque manière extérieur à elle, mais exclusivement à son caractère propre [la première édition disait, ce qui est peut-être plus parlant : « caractère interne »]. Cette dernière constatation vaut pour toute appréhension (Auffassung) ; quant à celle dont il s’agit dans le cas présent, on la détermine ainsi : c’est seulement en vertu de sa qualité de représentation, différenciée de telle ou telle manière, que chaque représentation donnée constitue précisément une représentation, qui nous représente tel objet de telle manière38.

Du point de vue de la seule qualité, l’objet serait ainsi donné uniquement par la variation d’intensité de la représentation, de la qualité de la représentation. On pourrait croire qu’il s’agit d’une position proprement phénoménologique : observer ce qui a lieu dans la conscience, ce qui apparaît, tout d’abord et avant tout dans la mesure où ça apparaît, et là où ça apparaît ; mais elle nous met en fait dans des difficultés inextricables, puisque la représentation joue le rôle de fondement pour les autres actes (souhait, jugement…), fondement qui donnerait l’objet par le seul différentiel, interne au « genre » représentation, et l’objet serait ainsi immédiatement donné dans cette immanence, sans qu’on sache trop ni pourquoi ni comment, en somme comme la cause fantomatique de cette représentation. La représentation donnerait l’objet, ou plus exactement – chaque type qualitatif de représentation donnerait son objet, après quoi des strates fondées (jugement, désir, souhait…) en spécifieraient le sens. Cette pure noétique est en fait sans objet39. Si la dimension qualitative de l’acte intentionnel ne donne pas l’objet, il faut donc que la qualité soit étroitement liée à la matière pour que, dans le vécu lui-même, mon acte intentionnel soit entièrement tourné vers un objet – en effet, le souhait d’une brioche ne part pas d’un objet qui serait l’en tant que… de la visée, pour ensuite laisser le mode se déployer indépendamment de l’objet. L’objet est bien présent dans le souhait, même si c’est d’une certaine façon. L’hypothèse n°1 doit donc être rejetée. Il faut, dans l’acte intentionnel, une transcendance, une objectité à laquelle fait face la visée signitive – il faut en somme un donné.

 Hua. XIX/1, II, p. 435 ; trad. cit., p. 242.  Comme le rappelle Husserl au §25 (ibid., p. 436, trad. cit., p. 243), « le caractère qualitatif qui, en lui-même, fait de la représentation une représentation, et par voie de conséquence fait aussi du jugement un jugement, du désir un désir, etc., n’a dans son essence interne aucune relation à un objet (der qualitative Charakter, welcher an und für sich das Vorstellen zum Vorstellen, und consequenter Weise dann auch das Urtheilen zum Urtheilen, das Begehren zum Begehren u. s. w. macht, hat in seinem inneren Wesen keine Beziehung auf einen Gegenstand) ».

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2) La deuxième hypothèse est assurément plus proche de la vérité40, parce que, même naïvement, elle distingue qualité et matière dans le même acte, deux moments dont «  l’un est la qualité de représentation, le caractère d’acte, pris purement en lui-même et partout le même (der rein für sich genommene und überall gleiche Aktcharakter des Vorstellens)  ; l’autre est le “contenu” (la matière) qui n’appartient pas à l’essence intrinsèque de ce caractère comme étant sa différence, mais qui, précisément, se surajoute à elle et achève la signification complète (sondern eben hinzutritt und die volle Bedeutung completirt) »41. L’acte est alors complexe, mais la matière se surajoute à la qualité pour donner l’objet, de façon non déterminée, et pour trouver sa spécificité dans la qualité qui va déterminer le type de rapport à l’objet. Cela implique que dans la simple représentation, il n’y ait pas déjà un acte intentionnel qui vise l’objet, que l’intentionnalité commence dans un second moment, celui de la qualité. Mais alors : « Aurons-nous encore, en effet, dans ce cas, un motif sérieux de maintenir cette proposition, que tout vécu intentionnel ou bien est une “simple représentation”, ou bien implique, comme fondement nécessaire, des représentations42 ? » C’est bien le cœur de l’apport de la phénoménologie que d’instaurer dans les actes apparemment les plus simples de la complexité, au moins celle du rapport à l’objet, élément fondamental et premier de toute « Als-Struktur » – ce qu’elle nomme, pour rendre problématique la question de l’objet, « intentionnalité ». Il est donc problématique de découper aussi radicalement l’acte intentionnel en deux pôles distincts, alors même que la simple représentation tend déjà vers un acte intentionnel complet, et que la qualité semble à l’avance travailler un matériau donné. Si Husserl distingue les deux, c’est surtout pour en penser la proximité essentielle. La solution husserlienne est exposée au moyen de l’exemple de la figure de cire : la matière et la qualité de l’acte perceptif doivent s’entendre dans un rapport complexe, dont décide in fine l’objet lui-même, qui remplit plus ou moins le jugement43. Selon la thèse qui dissocie la représentation et l’approbation d’une telle représentation, la figure de cire d’un côté et la vraie personne de l’autre possèdent la même matière – la même « simple représentation » lorsque je la prends pour une dame ou lorsque je ne suis pas victime de l’illusion : « Peut-être évoquera-t-on ici la possibilité d’une illusion exactement correspondante et pensera-t-on que celle-ci, une fois qu’on l’aura décelée comme telle, doit être interprétée comme étant la simple représentation isolée qui, tout de même, était comprise dans la perception et lui apportait sa matière (als die isolierte blosse Vorstellung zu fassen sei, die ganz so in der  C’est la remarque de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl…, op. cit., p. 295.  Hua. XIX/1, II, p. 435 ; trad. cit., p. 242. 42  Ibid., p. 437 ; trad. cit., p. 245 : « Denn haben wir noch ernstlich Grund, an dem Satze, es sei jedes intentionale Erlebnis entweder eine “bloße” Vorstellung, oder es implicire Vorstellungen als seine notwendige “Grundlage”, überhaupt festzuhalten ? » 43  Sur cet exemple et sa postérité dans l’œuvre de Husserl, voir les remarques de Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal. Réduction et idéalisme transcendantal dans les Ideen I de Husserl, Paris, Vrin, 2009, p. 86 sq.

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Wahrnehmung eingewoben war und ihr die Materie beistellte). L’illusion, tant qu’elle n’avait pas été reconnue comme illusion, était une perception pure et simple (schlechtin Wahrnehmung). Mais ensuite a disparu le caractère de la perception, la qualité d’acte (Aktqualität) du belief et il n’est resté que la simple représentation perceptive (die blosse Wahrnehmungsvorstellung)44.  » En d’autres termes, le « contenu » perceptif, la matière de l’acte perceptif, ne doit pas être pensé de façon si autonome qu’il demeurerait invariable dans le cas de l’illusion et dans le cas de la perception de l’objet. Ou encore, la perception n’a pas un niveau identique à chaque fois, dans les deux cas, pour ensuite donner lieu à un jugement qui, par la différence de deux « approbations » distinctes, celle qui approuve que je perçois un mannequin et celle qui approuve que je perçois une dame réelle, donne son intentionnalité à chaque acte ; bien au contraire, même si en un certain sens (et en un certain sens seulement) on peut dire que les deux actes ont trait à la même matière, il n’est pas tenable de dire que la représentation est à chaque fois la même. L’exemple de la figure de cire a cela de tout à fait singulier qu’il implique l’attention : je peux d’un instant à l’autre tourner mon attention vers l’objet en tant que mannequin, ou en tant que dame, même lorsque j’aurais la certitude qu’il s’agit de l’un ou de l’autre, comme l’ajoute la deuxième édition : « … c’est seulement avec le mannequin comme ne faisant qu’un avec lui, et en même temps que lui, que la dame apparaît  : deux appréhensions perceptives ou encore deux phénomènes se compénètrent, coïncident, pour ainsi dire, quant à un certain contenu phénoménal, et ils se compénètrent tout en se contredisant, car le regard de l’attention peut se tourner tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre de ces objets, qui apparaissent tout en se détruisant l’un l’autre dans leur être45. » Le cas est limité, et la deuxième édition insiste précisément, avec cette mention de l’attention absente de la première, sur la dimension limite du cas. En effet, s’il suffit d’un détour de l’attention, ou encore d’une dissociation de l’attention pour que l’objet change, c’est bien que la matière est la même. Husserl va presque jusqu’à nier qu’il s’agisse à chaque fois de la même matière, mais il ne le fait pas46. Il nie en revanche qu’il s’agisse à chaque fois de la même représentation : Mais représentation veut dire, dans le second cas (une fois l’illusion démasquée), la même chose que conscience perceptive « supprimée » dans le conflit des représentations. Cette conscience, qualifiée telle qu’elle apparaît là, ne se trouve naturellement pas dans la  Hua. XIX/1, II, p. 442 ; trad. cit., p. 250.  Ibid., p. 443 ; trad. cit., p. 251. 46  Comme l’écrit Jean-François Lavigne, dans Accéder au transcendantal…, op. cit. p. 88, n. 2 : « Husserl ne pouvait donc pas apercevoir (ou admettre) cet effet modificateur sur la matière même ; cela eût remis en question la séparation artificielle de l’acte appréhensif et de sa motivation passive, qui constitue dans les Recherches logiques un postulat fondamental ; et cela eût bouleversé par contrecoup sa conception stratifiée de l’acte perceptif. » Autrement dit, la dissociation artificielle entre matière et qualité doit bien s’entendre, dans l’économie des Recherches logiques, comme deux moments, stratifiés… d’un même acte  ! c’est pourquoi, précisément, même si la matière est la même, la perception du mannequin et celle de la dame réelle sont deux perceptions indépendantes, car il faut en quelque sorte reprendre la stratification à chaque fois depuis le début, comme un tout. Nous y revenons plus bas. 44 45

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3  HUSSERL CRITIQUE DE RICKERT : L’INTENTIONNALITÉ CONTRE LE… p­ erception primitive. L’une et l’autre ont sans doute quelque chose de commun ; (…) toutes deux ont, sans doute (ce qui, d’ailleurs, n’exigerait nullement une similitude aussi poussée), la même matière. C’est la même dame qui apparaît dans les deux cas, et, la seconde fois comme la première, avec des déterminations phénoménales identiquement les mêmes. Mais, d’une part, elle nous est donnée comme réalité ; de l’autre, au contraire, comme fiction, apparaissant « en personne » et cependant comme inexistante. La différence réside de part et d’autre dans les qualités. Nous avons en tout cas « presque » l’impression qu’elle est là elle-même, que c’est une personne véritable et réelle. La similitude insolite de la matière et des autres constituants extra-qualitatifs des actes éveille, en fait, l’inclination à glisser de la conscience d’image à la conscience de perception. (…) La même matière est, tantôt matière d’une perception, tantôt matière d’une simple fiction perceptive.

D’où la conclusion, qui s’impose tout autant contre l’école de Brentano que contre le néokantisme de Bade : « Il en résulte que l’analyse descriptive ne semble nullement donner raison à la conception qui, aux yeux de bien des gens, paraît presque aller de soi, que toute perception serait une complexion dans laquelle un moment du belief, qui constituerait le qualitatif de l’acte perceptif, s’édifierait sur un acte complet, donc doté d’une qualité propre de “représentation perceptive”.47 » Husserl s’en prend ici à la thèse brentanienne selon laquelle le belief s’ajouterait à un acte complet, c’est-à-dire à un composé de matière et de qualité. La représentation pure et simple ne possède pas par elle-même de qualité, même si sans elle l’acte intentionnel n’aurait pas affaire à l’objet en tant que tel objet. Il faut donc deux moments complémentaires dans un acte intentionnel, le moment matériel et le moment qualitatif – et seul ce dernier permet à l’acte d’être complet, de poser l’objet au-dehors pour ainsi dire. On remarque ensuite que Husserl distingue radicalement la perception illusoire de la perception de la dame réelle. Il s’agit en réalité de deux actes perceptifs bien distincts. Mais en revanche, il lie bien les deux matières comme étant à chaque fois la même, « sans doute » … La même matière, mais qu’il s’empresse de qualifier tantôt de «  matière d’une perception  » (pour la dame réelle), tantôt « matière d’une simple fiction perceptive » : on voit donc que déjà Husserl va presque jusqu’à dissocier les deux matières apparemment identiques, ce que le « sans doute » indique dans son hésitation ! Ce qui est en jeu ici, plus fondamentalement, c’est la façon dont on pourrait plus généralement relier une question du type : « s’agit-il d’une dame réelle là-bas ? » avec une proposition du type : « il s’agit d’une dame réelle là-bas ». Là est tout l’enjeu : car soit l’on considère que la matière est la même mais que l’approbation qui porte sur cette représentation, elle, est absente de la question et présente dans la proposition  ; soit l’on répond bien différemment, en faisant de la question un énoncé qui vise bien le même objet, mais qui attend un remplissement, qui est en attente d’un remplissement adéquat, et de la proposition un énoncé qui possède un certain degré de remplissement, dont c’est à l’analyse phénoménologique de dire lequel48. La réponse de Husserl est claire : le second acte ne prolonge pas le premier, il est un acte tout différent. La différence de qualité entraîne une différence radicale des deux actes : au fond, comme nous le suggérions à l’instant, il faudrait aller jusqu’à dire que la matière même de chaque  Citons le passage en entier, Hua. XIX/1, II, p. 443–444, trad. cit., p. 251–252.  Sur ce problème du remplissement comme réponse aux apories néokantiennes, voir Arnaud Dewalque, Heinrich Rickert. Les deux voies…, op. cit., p. 52–53.

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acte n’est pas la même, car il faut les considérer chacun entièrement, reparcourir – en quelque sorte – pour chaque acte les différentes strates qui permettent de décrire l’acte intentionnel dans son ensemble – quel que soit cet acte intentionnel. Pour le dire encore autrement : point de saut de la représentation, simple ou complexe, au plan de la valeur, par un positionnement pratique du sujet qui pense. Il s’agit de strates qui vont de la simple représentation, fondatrice, aux divers degrés de remplissement dans le cadre d’un état de choses défini (la matière) et d’une qualité spécifique (le mode de rapport à ce donné). C’est tout le sens du §29 que nous lisons. Refuser la distinction radicale entre représentations et «  Anerkennung  », c’est simplement défendre une position phénoménologique. La matière est « ce sur quoi » porte l’intention de l’acte, c’est elle qui la nourrit ; c’est elle qui permet à la qualité d’être toujours dans un rapport, possible ou effectif, à l’objet. L’intentionnalité, ce n’est pas la seule qualité de l’acte intentionnel ; c’est aussi bien, et dans le même mouvement, la matière de l’acte, cela qui fait qu’il y a de l’objectualité. Il y a bien, de ce point de vue, un adéquationnisme husserlien, une reprise de la vieille théorie métaphysique de l’adaequatio pensée tout de même (et c’est toute la nouveauté de la théorie phénoménologique) dans le cadre immanent (traversé néanmoins de la transcendance de l’objet) de l’acte intentionnel49. C’est décisif dans le cadre du débat avec Rickert – pensons par exemple à la copule : la norme qui donne le « est » dans « le tableau est noir » est bien, pour Rickert, extrinsèque au sujet, dans la valeur que j’approuve ou que je rejette : « le tableau est noir » n’implique pas tant la chose même que la prise de position par rapport au caractère d’être-noir du tableau. Chez Husserl, l’intuition catégoriale donnera, dans la VIe Recherche, le « est » lui-même, sur un mode perceptif, quoique non sensible ; c’est même davantage l’état de chose qui se donne en tant qu’état de chose dans le « est » – nous y reviendrons. Là où la philosophie des valeurs voit des preuves de l’indépendance de la sphère des valeurs par rapport à l’acte de représentation, Husserl inscrit de la donation à tous les étages, même dans le cas où aucune chose réelle ne peut être donnée dans un mot (« est »). Reprenant l’exemple de la question/réponse, Husserl souligne dans la seconde édition que la réponse « fournit le remplissement » à la question, lorsque la première édition se contentait de dire, ce qui reste tout à fait explicite, que «  naturellement, le remplissement concerne alors spécialement le membre correspondant de l’alternative soulevée par la mise en question  »50  – et Husserl d’ajouter, rappelons-nous, que « c’est manifestement dans ce vécu de remplissement (Erfüllungserlebnis) se rapportant à l’estimation des données en question, dans cette résolution d’une sorte de tension, que réside aussi la source originaire de l’expression »51. Ou encore, aussitôt : « le véritable assentiment se constitue dans le vécu complexe où un jugement perçu ou représenté conduit à une mise en ques Sur la question de l’ « adéquationnisme » de Husserl, voir les remarques de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl…, op. cit., p.  295 sq., où la question est précisément soulignée à partir des mêmes textes de la Ve Recherche que nous commentons. Ou encore, dans le cadre du débat avec Rickert, voir Arnaud Dewalque, op. cit., p. 53 sq. 50  Hua. XIX/1, II, p. 449. 51  Ibid.  : «  Offenbar liegt in diesem, auf die erwägende Frage bezogenen Erfüllungserlebnis, in dieser Lösung einer Art Spannung, auch die ursprüngliche Quelle für die Rede von zustimmenden Urteil… » 49

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tion qui, de son côté, trouve son remplissement (ou, dans le cas opposé, subit une déception, est refusée) dans le jugement actuel correspondant »52. C’est sur cette base qu’il faut penser le jugement, c’est-à-dire sur le fondement de l’objet en tant qu’il se donne dans le remplissement, transitoire, comme le montre, nous le disions, la continuité qu’il y a entre un souhait et son remplissement – puisque le souhait, déjà, est un acte intentionnel qui vise son remplissement. En somme, loin du sentiment d’évidence qui fonderait l’adéquation du jugement à la valeur correspondante, le critère (le fondement !) est ici l’objet lui-même en tant qu’il est visé dans le jugement. C’est le remplissement qui vient ainsi unifier intuition et acte signitif. Puisque Husserl pense désormais en termes de strates, depuis la simple représentation jusqu’au jugement complet, il n’y a pas de coupure entre la représentation et la « valeur » qu’elle peut prendre, et du même coup le sujet n’a pas à opérer de façon pratique un saut de ses représentations à la valeur qu’elles peuvent prendre. Il n’a pas à prendre position pour une valeur, puisque c’est bien un l’objet en tant qu’il est visé par l’acte intentionnel qui est prescripteur. En ce sens, par rapport au néokantisme de la valeur, la phénoménologie est une ontologie où avant tout travail conceptuel l’objet est prescripteur pour l’intentionnalité. Résumons. Si les deux matières peuvent être (« sans doute ») identiques dans le cas de la dame et le cas de la poupée, il faut tout de même reconsidérer chacune eu égard à l’acte intentionnel complet : un souhait ici, une proposition affirmative là, « il faudrait que nous allions nous promener », et « nous sommes allés nous promener », certes, déploient la même matière, mais on ne peut partir de cette identité pour ensuite faire varier cette même matière en fonction de ce qui s’ajoute par la suite. Bien au contraire, il faudrait décrire l’énoncé depuis la fin (depuis l’objet donné dans l’acte intentionnel complet), en le reconduisant jusqu’à la matière qui lui est propre, et ainsi reconstituer les diverses strates qui ont concouru à l’acte intentionnel complet – et de ce point de vue, la phénoménologie est bien une téléologie. En ce sens, il n’y a pas telle matière sans telle qualité qui lui est aussitôt propre, et vice versa53. Certes, l’objet est en partie le même dans les deux énoncés  ; il n’est le même que dans la mesure où sa matière est identique, mais non pas quant au mode d’intention qui lui est à chaque fois propre. D’ailleurs, on peut, en s’attachant cette fois à la qualité, faire varier la matière et non pas le mode d’intention : un souhait portant sur la promenade et un autre portant sur le déjeuner de demain. Mais cela reste et doit demeurer formel : dès la simple représentation, nous le soulignions, il y a déjà une complexion de matière et de qualité, car dès la représentation il y a de la complexité d’acte, et donc dépendance de la matière et de la qualité. D’ailleurs, il faudrait une attitude très radicale pour attester un phénomène concret d’indépen Ibid., p. 449.  Comme l’écrit Denis Seron, Objet et signification…, op. cit., p. 158 : « matière et qualité sont deux moments abstraits de l’acte total, (…) l’une et l’autre sont dépendantes de l’acte total, et (…) in concreto il ne saurait donc pas plus y avoir de matière sans qualité que de qualité sans matière. La “simple représentation” ne saurait être une manière qualitativement indifférenciée à laquelle la qualité d’acte s’ajouterait du dehors, mais son caractère de représentation est précisément déjà une détermination qualitative. Il faut écarter l’idée que la matière du jugement serait donnée dans la seule représentation, à laquelle le belief s’adjoindrait à la manière d’une qualité. »

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dance  : une simple représentation peut rester cette simple représentation, mais peut-on la couper tout à fait de l’intention, ou de la possible intention vers l’objet (du moins, dans le strict cadre des Recherches logiques) ? N’y a-t-il pas déjà une complexité intentionnelle dans la représentation première, une attente du remplissement, tout comme dans le souhait qui est déjà, comme le souligne Husserl, un « acte de visée » ? Même si une simple représentation n’a pas encore de remplissement, elle l’attend, tant il est difficile de penser une représentation parfaitement neutre, entièrement matérielle, sans intention. Certes, Husserl souligne qu’il faut bien maintenir que le remplissement a lieu dans le jugement, et non pas déjà dans le souhait par exemple qui lui donne sa matière54. Husserl cantonne, contre Brentano en un sens, la présence exclusive de la vérité dans le jugement. Mais ce jugement a à son tour lieu grâce au remplissement, c’est-à-dire ultimement à la mesure de l’objet qui se donne. Rickert, lui, refusait radicalement la thèse de l’adéquation pour fonder la validité du jugement dans des jugements antérieurs, qui renvoient in fine, ou téléologiquement, à une norme transcendante à tout jugement, mais également à tout être. L’objet lui-même n’a lieu que dans les divers jugements, et il n’est pas de donné qui ne se laisse reconduire à une catégorie, et seulement à cela55. Or, pour Husserl, c’est bien ce qui se donne qui donne du même coup son critère à la connaissance : non pas l’objet à l’extérieur (Husserl n’est pas un réaliste naïf), mais l’objet tel qu’il se donne, à partir des diverses manières dont il se donne – et c’est pourquoi la phénoménologie est la science qui décrit l’objet tel qu’il apparaît à la conscience, sans s’enfermer dans un pure subjectivisme : il s’agit bien de penser l’adéquation de la visée et de la signification, adéquation qui ne créé pas son objet, mais qui se laisse remplir plus ou moins par lui.

 Hua. XIX/1, II, p.  451  : «  Wir würden es aber für durchaus unrichtig halten, wollte man die beantwortende Erfüllung der sozusagen theoretischen Frage (in welcher sich das als fraglich Erscheinen konstituirt) mit der Erfüllung des in ihr fundirten Wunsches (der Wunschfrage) identifieren. » 55  Arnaud Dewalque, dans op. cit., p. 68–69, résume la position de Rickert : « Rickert “propositionnalise” ou “logicise” d’emblée la problématique du donné. Pour lui, parler de “donné” en théorie de la connaissance implique eo ipso de parler de “jugements de perception”, c’est-à-dire de formations logiques dotées d’un sens. Cela tient au fait que la théorie de la connaissance, à ses yeux, est nécessairement une théorie au sens fort ; elle se présente comme un enchaînement de propositions et de jugements, dont elle doit garantir elle-même la validité a priori, en vertu de l’exigence d’autofondation. Par conséquent, dire qu’une proposition est vraie parce que l’état de choses qu’elle vise est donné, c’est effectuer un nouveau jugement qui réclame à son tour un fondement extérieur. Dans cette optique, le donné n’est pas le critère de la validité de la connaissance, mais il n’est qu’une catégorie parmi d’autres, dont l’usage légitime, comme celui de toute catégorie, est garanti par un devoir transcendant, par une norme ou par une exigence “vide”, purement formelle. Ainsi, tous les jugements qui prétendent énoncer une connaissance – y compris les jugements phénoménologiques sur le “donné” – tirent leur validité de la reconnaissance d’une norme indépendante de l’expérience. » On ne saurait mieux résumer la contradiction entre philosophie transcendantale des valeurs d’une part, et phénoménologie (celle des Recherches logiques !) d’autre part : le critère est soit la norme, soit l’objet tel qu’il se donne – et dont le mode de donation est le critère lui-même. 54

CHAPITRE QUATRIÈME

HEIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : L’USAGE ET LA VIE

 a critique par le jeune Heidegger de la circularité de la L théorie des valeurs Husserl, on l’a vu, oppose au transcendantalisme de la valeur une théorie des vécus qui passe par la thèse de l’intentionnalité. C’est au prisme de son opposition aux principes fondamentaux du néokantisme de Bade que l’on a souligné les principes propres à la doctrine naissante de la phénoménologie. Si ces principes (intuition, donation, remplissement, objet…) s’opposent à la philosophie transcendantale, c’est explicite dans la VIe des Recherches logiques, à propos de l’évidence, où l’on peut lire, au §38 : Or, le sens prégnant du mot évidence dans la critique de la connaissance (der Erkenntniskritisch prägnante Sinn von Evidenz) vise exclusivement ce dernier but indépassable, c’est-à-dire l’acte de cette synthèse de remplissement la plus parfaite, acte qui donne à l’intention, par exemple à l’intention judicative, la plénitude absolue du contenu, celle de l’objet lui-même (die absolute Inhaltsfülle, die des Gegenstandes selbst). L’objet n’est pas seulement visé, mais, tel qu’il est visé et conjointement posé comme ne faisant qu’un avec cette intention, il est, au sens le plus strict du mot, donné (im strengsten Sinn gegeben)1.

« Erkenntniskritisch » ! L’idéal de remplissement joue ici le rôle « critique » au sein d’une théorie de la connaissance. L’idéal est cependant renversé par rapport à Rickert : il est bien étant, puisque c’est l’objet donné au sens le plus strict dans l’intention pleine et entière. D’ailleurs, au §66, cette tâche s’oriente par rapport à l’insuffisance de la tâche critique de Kant : Kant tombe d’emblée dans le sillage de la théorie métaphysique de la connaissance, étant donné qu’il vise à un « sauvetage » critique des mathématiques, de la science de la nature et de la métaphysique avant d’avoir soumis la connaissance comme telle, la sphère totale des actes dans lesquels se réalisent l’objectivation prélogique et la pensée logique, à l’élucidation d’une analyse d’essence et d’une critique, et avant d’avoir ramené les concepts et  Hua. XIX/2, p. 121–122.

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© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_4

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4  HEIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : L’USAGE ET LA VIE les lois logiques primitifs à leur origine phénoménologique. (…) En dernière analyse, toutes les obscurités de principe de la critique kantienne de la raison sont en connexion avec ce fait que Kant ne s’est jamais clairement rendu compte de ce qu’on entend par caractères propres de l’« idéation » pure ou par appréhension adéquate des essences conceptuelles et de la validité générale des lois d’essence, que, par conséquent, le concept authentique phénoménologique de l’a priori lui a manqué. Aussi n’a-t-il jamais pu faire sien le seul but possible d’une critique scientifique rigoureuse de la raison, à savoir de rechercher les lois d’essence pures qui régissent les actes en tant que vécus intentionnels selon tous leurs modes de donation de sens objectivant et de constitution remplissante de « l’être vrai ». C’est seulement au moyen de la connaissance évidente de ces lois d’essence que toutes les questions d’intelligibilité, susceptibles de se poser raisonnablement à propos de la « possibilité de la connaissance », peuvent trouver leur réponse absolument satisfaisante2.

Seule une théorie de l’intentionnalité, qui prend en compte le rapport entre l’intuition et la signification précisément dans un cadre où le critère est recherché dans la pleine adéquation, est à même de poser le fondement d’un véritable a priori pour la « possibilité de la connaissance ». Il a manqué à Kant d’avoir pensé en termes d’objet donné et de remplissement, qui sont les authentiques conditions de possibilité de toute connaissance d’essence. L’a priori n’est plus subjectif, mais il appartient à la structure des essences intuitionnables. Toute la première tradition phénoménologique (par exemple Max Scheler – cf. notre deuxième partie) se trouve comprise dans cette réforme anti-transcendantaliste de l’a priori. Ici, la cible transcendantale, kantienne, est très clairement désignée. Le jeune Heidegger est incontestablement dans le prolongement anti-­ transcendantaliste des Recherches logiques, puisqu’il mobilise également les concepts de « vécu », de « donné », d’« intuition », voire même de « remplissement », mais dans un horizon quelque peu différent. C’est d’ailleurs à partir de ce vocabulaire qu’il s’en prend, dans les deux cours de 1919, le Kriegsnotsemester et le semestre d’été, à la philosophie transcendantale des valeurs comme « Weltanschauung », au privilège d’une phénoménologie seule capable d’inscrire la vie au niveau originaire de toute connaissance possible. C’est dans ces cours que Heidegger invente la phénoménologie herméneutique promise à un si riche avenir. Et c’est par un exposé critique du rapport entre la théorie de la valeur avec le concept de «  Weltanschauung  » que s’ouvre le Kriegsnotsemester, où on lit d’abord une description de la théorie en termes de « théorie de la connaissance » : La philosophie reçoit sa fondation scientifique (wissenschaftliches Fundament) dans la théorie de la connaissance critique, sur laquelle sont bâtis les points de vue fondamentaux (Grundeinsichten) des disciplines philosophiques restantes : éthique, esthétique et philosophie de la religion. Dans toutes ces disciplines – et dans leur logique même – la réflexion « critique » (die « kritische » Besinnung) reconduit aux valeurs ultimes (letzte Werte), à la validité absolue, dont l’ensemble (Gesamtheit) peut être conduit à une cohérence systématique ordonnée. Le système des valeurs fournit avant tout le moyen scientifique pour la construction d’une vision du monde critique et scientifique (für die Ausbildung einer kritischen, wissenschaftlichen Weltanschauung). (…) Il créé la base scientifique élaborée (sie schafft die wissenschaftlich erarbeitete Basis) à partir de laquelle peut s’éveiller la possibilité d’une

 Ibid., p. 203 ; trad. cit., p. 243.

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vision du monde scientifique qui lui est attachée, une vision du monde qui ne s’efforce pas d’être autre chose que l’interprétation du sens de l’existence et de la culture humaines (die nichts anderes sein will als die Deutung des Sinnes menschlichen Daseins und menschheitlicher Kultur), en tenant compte du système des normes absolument valides qui se sont déployées dans le déroulement du développement humain en tant que normes valides, les normes de la vérité, du bien, du beau ou du saint3.

La philosophie des valeurs est une philosophie transcendantale, c’est-à-dire une connaissance de second degré, qui ne porte pas tant sur les phénomènes que sur les modes de connaissances de ces phénomènes : le plan des valeurs régit non pas le déploiement historique de telle communauté mais la connaissance de ce déploiement historique. Cette philosophie transcendantale correspond, quant à sa tâche, à la définition qu’en donne Kant dans la Critique de la raison pure. Et en effet, toute connaissance scientifique semble bien s’appuyer sur un domaine de valeurs distinct des objets sur lesquels elle porte, qui permet une organisation de ces objets (classer les phénomènes, délimiter leurs domaines, les hiérarchiser, leur donner un sens) que les phénomènes par eux-mêmes ne donnent pas. La question est évidemment ici ce qui permet de faire le lien entre le phénomène historique, par exemple, et la valeur, en d’autres termes ce qui permet au jugement d’un historien de rapporter un phénomène à une valeur qui est purement logique. On a vu cette difficulté plus haut, on n’y revient pas. Mais le cœur de l’exposé de Heidegger ici est que la philosophie des valeurs, se tournant ainsi vers les domaines culturels, devient à son tour vision du monde, vision du monde « scientifique ». Ne donnant aucun moyen d’accéder à la sphère fondamentale des valeurs, elle ne peut prétendre qu’à l’arbitraire d’une Weltanschauung. Le système des valeurs n’est alors pas autre chose qu’une philosophie de la conscience, qui en reste à la vision du monde sans s’inquiéter du monde lui-même : « Dans l’attitude raide du criticisme propre à la théorie de la connaissance (erkenntnistheoretischen Kritizismus), la philosophie en reste au domaine de la conscience, dont trois types fondamentaux de l’activité, le penser, le vouloir, le sentir (Denken, Wollen, Fühlen), correspondent aux valeurs logiques, éthiques et esthétiques (entsprechen die logischen, ethischen und ästhetischen Werte), valeurs qui, en harmonie, fusionnent avec la valeur du saint, la valeur religieuse (die sich in ihrer Harmonie zum Wert des Heiligen, dem religiösen Wert, zusammenschließen). Ici aussi la philosophie culmine dans une vision du monde, mais une vision du monde critique, scientifique » – et, ajoute aussitôt Heidegger, c’est dans la personnalité du philosophe, fondamentalement, que se détermine la théorie de la connaissance qui l’exclut pourtant : elle ne peut pas, malgré elle, en faire l’économie, parce que le plan des valeurs reste à jamais inaccessible4. Alors même que la philosophie transcendantale des valeurs souhaite décrire comment une connaissance peut être a priori, c’est-à-dire purifiée de toute empiricité, Heidegger reconduit une telle tâche aux phénomènes psychiques, et lui ôte l’aprioricité pourtant indispensable à son projet. Car si le néokantisme prétend déterminer ce que sont les valeurs en tant que  GA 56/57, p. 9 (nous traduisons à chaque fois).  Ibid., p. 9–10.

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ces valeurs sont a priori, il n’a pas d’autre choix que de donner paradoxalement une trop grande place à la conscience qui prend position par rapport à ces valeurs absolues. En effet, si la valeur est purement logique, le seul moyen de lier une dimension représentationnelle à une dimension logique est une prise de position de la conscience. Pour reconnaître une valeur propre au jugement « la racine carrée de 9 est 3 », il faut que ma conscience reconnaisse une telle valeur, et la pose sur les représentations. C’est à la conscience de se mettre en marche pour la vérité, et par conséquent une telle philosophie est foncièrement psychologisante. C’est en cela qu’elle est une vision du monde. En effet, parce que les normes dépendent de la conscience, elle dépendent d’une vision du monde qui ne peut pas être critique : «  [La philosophie] ne peut plus sérieusement entrer en ligne de compte comme science, car la philosophie scientifique telle que la science critique des valeurs, qui se construit sur les actes fondamentaux de la conscience (den Grundakten des Bewußtseins) et sur ses normes, a dans son système la tendance ultime et nécessaire de la vision du monde (hat in ihrem System eine letzte notwendige Tendenz auf Weltanschauung)5. » Cette tendance prive la philosophie néokantienne du véritable fondement de la philosophie, qui – pour être véritablement originaire – doit s’extraire de la conscience (entendue comme simple conscience psychologique), et atteindre un véritable a priori. La recherche de l’a priori est ainsi la tâche fondamentale de la philosophie, et le nœud de la discorde entre phénoménologie et théorie de la valeur, plus largement la philosophie transcendantale. Approfondissons. C’est bien le concept de « validité » qui ruine une telle recherche selon Heidegger : «  La connaissance entendue comme phénomène psychique (psychische Phänomene) avance sous le chef d’une nouvelle légalité de l’appréhension (eine neue Gesetzlichkeit der Auffassung). n’est vraie que dans la mesure où elle a de la validité (Gültigkeit). La considération normative de la connaissance (die Normbetrachtung der Erkenntnisse) distingue une classe privilégiée : la connaissance vraie est identifiée par sa valeur correspondante (die wahren Erkenntnisse sind ausgezeichnet ob ihres besonderen Wertes). Cette valeur est elle-même compréhensible (verständlich) dans la mesure où la connaissance vraie porte en elle le caractère de la valeur6. » Toute « connaissance » possède donc une classe de valeurs correspondante, comme l’éthique, l’esthétique, ou l’histoire. La philosophie des valeurs classifie ainsi les connaissances en fonction des valeurs sur lesquelles elles s’appuient. Mais toute la difficulté est celle de l’accès à la vérité, le caractère « compréhensible », ou encore « intelligible » (verständlich) de la valeur : si la valeur est logique et absolue, ce qui semble garantir une absoluité de la connaissance, elle est aussi bien valeur-pour…, en vue du psychique pour lequel elle vaut, pour lequel elle a de la légalité. Le discours sur la valeur a donc ce statut difficile de porter à la fois sur un parfait a priori qui ne peut cependant être pensé que comme a priori pour… Heidegger dit cela en ces termes :

 Ibid., p. 12.  Ibid., p. 32.

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Les normes sont nécessaires eu égard au telos de la vérité (die Normen sind notwendig mit Rücksicht auf das Telos Wahrheit)7.

La très grande radicalité logique de la philosophie des valeurs est contrebalancée par le rapport que doit nécessairement entretenir la conscience avec cette logique : « La méthode critico-téléologique vient au jour (ergab sich) en tant que toute nouvelle méthode contredisant les systèmes fondant la science dans une science particulière ou une science expérimentale, fidèle ainsi au nouveau programme qui vise non plus à fonder des états de factualité (Tatsächlichkeiten) ou encore des propositions d’expérience (Erfahrungssätze) identifiées à partir de l’expérience, mais ce qui repose sous toute expérience comme ses conditions de possibilité – un “être-­ valant” préservé dans sa validité idéale (sondern was vor aller Erfahrung, als deren Bedingungen der Möglichkeit, liegt, ein notwendig Sein-Sollendes in seiner idealen Geltung sicherzustellen)8. » Heidegger pose la question de la fondation du discours transcendantal. La théorie de la valeur entre dans un cercle transcendantal qui rend problématique toute entreprise fondationnelle : parce que la valeur, au fond, n’est jamais donnée, et qu’elle est toujours, comme nous venons de le suggérer, présupposée par tout discours rationnel, il faut bien pour la conscience trouver un moyen pour la rejoindre ; or, ce moyen, selon Heidegger, est une prise de position éthique pour la valeur bien plutôt qu’une certitude apodictique de sa validité. Partant du sujet pour s’en émanciper et atteindre le niveau a-psychologique de la vérité, Windelband retomberait en fin de compte sur le sujet. Ce cercle transcendantal est la conséquence d’une absolutisation inconséquente de la valeur, de son indonation principielle, contre laquelle tout l’édifice phénoménologique se dresse. Il est à ce propos très remarquable que Heidegger cite quelques mots de l’article de Windelband évoquant le caractère indémontrable des axiomes, qui ne peuvent pas à leur tour être fondés – Windelband de suggérer, on s’en souvient, une « évidence immédiate » (unmittelbare Evidenz) qu’il faut (ou plutôt qu’on «  doit  »  – soll) «  présenter  ». L’«  intuition immédiate  » des axiomes serait le moyen d’entendre leur caractère inconditionné, et serait la justification épistémologique du discours transcendantal sur la valeur. Parler de l’inconditionné ne peut être autre chose que parler à partir d’une « intuition immédiate », d’un donné non logique, non théorique, d’une irréalité – d’un donné qui ne serait pas donné... Heidegger s’engouffre dans ces écarts théoriques de Windelband  : privée de donation, la transcendance des valeurs est telle qu’elle laisse indécidé et indécidable le mode d’apparition de la vérité pour le sujet. Du même coup, « l’intuition immédiate », pour n’avoir affaire à aucune donation, en demeure vide, et nous avons affaire, avec Windelband, à une sorte de mystique… Nous affrontions déjà, lorsque nous exposions les théories de Windelband et de Rickert, la difficulté, et la solution téléologique apparaissait comme la plus forte. Le jeune Heidegger nous prévient cependant contre cette solution  : «  Comment décidons-nous alors si la méthode téléologico-critique, concernant ce qui lui est  Ibid., p. 29.  Ibid., p. 39.

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demandé, réussit ou échoue ? Ne demeure manifestement que la possibilité d’une méthode téléologico-critique qui démontre par elle-même (aus ihr selbst heraus zu erweisen) son aptitude ou sa non-aptitude, en tant que science originaire, grâce à une analyse de sa propre structure9. » Le risque est alors celui de toutes les tentatives fondationnelles de la philosophie  – entrer dans un cercle où le fondateur s’efforce à tout prix de se fonder lui-même, perdant ainsi la légitimité de l’essence de son activité10. La réponse téléologique ne nous sort pas du cercle. Or, tâcher de sortir du cercle, ou – du moins – reconnaître le cercle et sa difficulté, cela implique de poser la question de la donation. La tâche fondationnelle qui est celle de la «  nouvelle philosophie transcendantale  », comme l’appelle Heidegger, requiert en fait, pour fonder la fondation, un donné originaire, primordial, que cette philosophie refuse de penser, ce qui explique le cercle qu’elle doit affronter. Il faut aux normes une norme, précisément, et seul un donné, ou encore un «  pré-donné  » comme l’écrit le jeune Heidegger, serait capable de donner aux normes axiologiques leur légitimité fondationnelle : Lesquelles de telles ou telles formes et normes déterminées du penser remplissent le but idéal, ou sont le moyen nécessaire du remplissement idéal de ce but (Welche, d. h. so und so bestimmte Formen und Normen des Denkens erfüllen den idealen Zweck, sind notwendige Mittel der idealen Zweckerfüllung) ? La sélection, cependant, qui repose sur le critère de l’ensemble des buts de la pensée universellement valide (vraie), présuppose la donation de ce qui peut être sélectionné (Gegebenheit von Auswählbarem). La fondation téléologico-­ axiomatique (die teleologisch-axiomatische Begründung) perdrait tout son sens sans la prédonation d’un quid qu’on peut sélectionner et surtout qu’on peut évaluer (ohne ein vorgegebenes auswählbares und überhaupt beurteilbares Was)11.

Cela n’est plus néokantien, mais husserlien (avec le vocabulaire du remplissement) ! Si la philosophie transcendantale des valeurs n’implique aucune donation d’essence, c’est parce qu’elle présuppose toujours les critères qui sont aussi les fins de la recherche : la vérité est déjà dans la méthode qui fonde les conditions de possibilité de l’accès à la vérité. Dans le cercle, rien ne peut pénétrer. Davantage, ce cercle ne repose que sur de l’idéalité  : le néokantisme présuppose le «  Sollen  » comme un quasi fait, mais il ne s’agit pas d’un être. En somme, l’esprit se donne à lui-même la chose-même qu’il doit penser. Mais en fait il faut présupposer logiquement une donation, une prédonation de la valeur dans le sujet pour que ce dernier puisse s’orienter par rapport à elle. Or, à n’avoir pas pensé phénoménologiquement un tel donné (comme le fit Husserl !), la philosophie transcendantale des valeurs s’est condamnée à une mise en rapport pratique et arbitraire du sujet et de la valeur.  Ibid., p. 39–40.  C’est tout l’objet du §2 b) du cours que de montrer le problème de cette circularité. Cf. ibid., p. 15 sq. Notons que cet enjeu est tout à fait décisif pour le cours tout entier qui vise bien une auto-fondation de la philosophie originaire, une auto-fondation qui serait non plus théorique, mais pré-théorique. Nous analysons cela plus loin. Voir, pour une présentation introductive à ce problème du cours du Kriegsnotsemester, Françoise Dastur, Heidegger. La question du logos, Paris, Vrin, 2007, p. 60 sq. Pour une présentation du même cours et de la problématique du cercle, voir Sophie-Jan Arrien, L’Inquiétude de la pensée, Paris, PUF, 2015, p. 38 sq. 11  GA 56/57, p. 41. 9

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Cette absence de donation implique en effet une logique du sentiment, déjà critiquée par Husserl, une sentimentalisation ou encore une moralisation de la vérité. Tout autre doit être une pensée authentiquement phénoménologique de la validité, sur le mode de l’expérience, quelque chose comme une expérience primordiale du « Sollen », une réflexion originaire qui le donnerait à lui-même, en tant désormais que «  phénomène  », lui-même originaire. C’est ici le premier lieu où Heidegger laisse échapper la percée de la philosophie de la vie, pré-théorique, au cœur de sa critique de la philosophie transcendantale de son temps. Lisons le passage : Un être est connu de façon théorique – mais un « Sollen » ?... Aussi longtemps que n’est pas soulignée l’orientation expérientielle originaire de l’expérience vécue du Sollen (die originale Erlebnisgerichtetheit des Sollenserlebnisses), de la donation du Sollen (Sollens-gebung) et de la saisie du Sollen (Sollens-nehmung), la méthode , déjà par elle-même problématique, demeurera obscure dans son cœur même. L’introduction (Einschluß) du phénomène du Sollen (Sollensphänomen) dans la méthode téléologique laisse entrevoir que cette dernière ne peut plus être entendue comme une construction purement théorique (als ein rein theoretisches Gebilde)12…

C’est clairement sous l’influence de l’évidence husserlienne, thématisée dans la VIe des Recherches logiques, que parle Heidegger. Pour sortir du cercle de la validité, il faut penser un donné, une donation de quelque chose de primordial à partir de quoi l’on pourrait fonder la possibilité d’une valeur qui soit bien, véritablement, valeur de quelque chose. Il faut alors penser le Sollen comme un phénomène, non pas un phénomène psychique ou psychologique, mais un phénomène phénoménologique, pour ainsi dire  – un phénomène qui se laisse expérimenter dans un certain type d’« expérience vécue », d’Erlebnis, et qui donc, pour cette expérience, se donne : Sollens-gebung ! Le jeune Heidegger, dans sa critique de la philosophie transcendantale des valeurs, est donc authentiquement husserlien. Cependant, la philosophie des valeurs joue également un grand rôle dans le développement qu’il fait de sa propre phénoménologie comme (déjà) herméneutique, dans une distance appuyée avec Husserl. Examinons cela désormais.

L’intentionnalité comme auto-suffisance Heidegger vise bien, dans ses jeunes années, une réforme de l’intentionnalité. En témoigne tel passage du cours sur les « Grundprobleme der Phänomenologie » (du semestre d’hiver 1919/1920) : « Le comment principiel de la motivation de nouvelles tendances et le comment principiel des formes de leur cours et de leur remplissement (Erfüllung) est ce qui doit être délimité terminologiquement en tant qu’“auto-suffisance” de la vie13. » Comprenons d’abord de quoi il est question : la vie est le lieu de diverses tendances14. Ce que Heidegger nomme tendances, ce sont  Ibid., p. 45.  GA 58, p. 41 (cité et traduit par S.-J. Arrien, L’Inquiétude de la pensée…, op. cit., p. 159). 14  Parmi les travaux les plus importants sur la phénoménologie du jeune Heidegger, citons : Sophie-­ 12 13

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les orientations de la vie, le fait qu’elle est à certains objets, et qu’elle s’y oriente, pour ainsi dire. Ces tendances trouvent, à l’instar de l’intentionnalité husserlienne, un remplissement : elles deviennent concrètes, elles sont dans la matière du monde, lorsque par exemple j’entre dans une salle de classe, que je me dirige vers le bureau pour poser mes affaires et pour commencer vraiment le cours. Diverses tendances sont manifestes ici : d’abord, celle d’entrer dans la classe en vue du bureau ; ensuite, celle de poser mes affaires sur le bureau en vue de commencer le cours ; ensuite, celle de commencer le cours en vue de…, etc. Pour que cela ait un caractère concret, que ce soit expérimenté, il faut un remplissement. D’un point de vue husserlien, on l’a vu, le remplissement a lieu depuis la structure même de l’objet tel qu’il se donne, au sein de l’acte intentionnel où se constitue l’objet et dans l’adéquation entre la visée signifiante et l’intuition. Or, le problème est ici celui de l’adéquation, puisque s’il y a bien remplissement (Erfüllung), il est celui de la vie à partir de la vie-même. Autrement dit, il faudrait comprendre que la vie se remplit elle-même, ce qui interdit du même coup de penser en termes d’adéquation. On assiste ici à une première rupture avec Husserl  : l’intentionnalité n’est pas présentée d’abord comme une intentionnalité visant la structure d’un objet. Elle est plutôt pensée comme un ensemble de tendances à forte dimension pratique. Plus généralement, que signifie une telle « auto-suffisance » (Selbstgenügsamkeit) de la vie, où le remplissement a lieu à l’intérieur de la vie, et depuis la vie même ? Un passage tout à fait décisif du même cours décrit l’auto-suffisance en ces termes : L’accomplissement est de telle sorte qu’il est quelque chose qui en général s’accomplit à partir de ses propres formes dans la vie même (das sich im Leben aus seinen eigenen Formen heraus vollzieht), (…) la vie s’adresse à elle-même et se répond à elle-même dans sa propre langue (das Leben immer in seiner eigenen Sprache sich anspricht und sich antwortet), (…) la vie structurelle n’a pas besoin de se défaire elle-même d’elle-même (das Leben sich nicht aus sich selbst herauszudrehen braucht), afin de se maintenir elle-même dans son propre sens (um sich selbst seinem Sinne nach zu erhalten), (…) sa structure suffit

Jan Arrien, L’Inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919–1923), op. cit.  ; Sophie-Jan Arrien & Sylvain Camilleri (éd.), Le Jeune Heidegger (1909–1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie, Paris, Vrin, 2011 ; Sylvain Camilleri, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger. Commentaire analytique des Fondements philosophiques de la mystique médiévale (1916–1919), Dordrecht, Springer, 2008 ; Jean-François Courtine (éd.), Heidegger 1919–1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996 ; Jean Greisch, L’Arbre de vie et l’arche du savoir, Paris, Cerf, 2000 ; Georg Imdahl, Das Leben verstehen. Heideggers formal anzeigende Hermeneutik in den frühen Freiburger Vorlesungen (1919 bis 1923), Würzburg, Königshausen & Neumann, 1997 ; Servanne Jollivet & Claude Romano (éd), Heidegger en dialogue. Rencontres, affinités, confrontations, Paris, Vrin, 2009  ; Arion Lothar Kelkel, «  De la phénoménologie des vécus à l’herméneutique de la vie », Analecta Husserliana, n° 16, 2000, p. 189–220 ; Theodor Kiesel & John van Buren (éd.), Reading Heidegger from the Start. Essays in His Earliest Thought, Albany, State University of New York Press, 1994 ; Theodor Kiesel, The Genesis of Heidegger’s Being and Time, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1993 ; Christian Sommer, Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Être et temps, Paris, PUF, 2005 ; John van Buren, The Young Heidegger. Rumor of the Hidden King, Bloomington/ Indianapolis, Indiana University Press, 1994  ; Laurent Villevieille, «  Heidegger, de l’indication formelle à l’existence », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 9, n° 5, 2013.

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en soi, même pour surmonter, encore et encore, ses imperfections, ses insuffisances dans toutes leurs figures, toutes leur contingence et leurs limitations (sogar seine Unvollkommenheiten, seine Ungenügendheiten immer wieder irgendwie zu überwinden, in allen möglichen Gestalten und Zufälligkeiten und Bedingtheiten) – tel est le sens de l’expression « auto-suffisance » (Selbstgenügsamkeit)15.

Heidegger parle d’abord en termes d’accomplissement (Vollziehung). L’accomplissement, c’est la facticité de la vie, sa plénitude interne, qui ne recourt à rien d’autre. Le mot « Vollziehung » implique à la fois le fait de la vie et son autonomie. Et Heidegger parle des « formes » de cet accomplissement, au sens où il est en quête de ce qui à chaque fois a lieu dans les vécus singuliers. Cet accomplissement possède une structuration spécifique : la vie possède une langue et elle se parle à elle-même au moyen de cette langue. Ces formules fortement herméneutiques assument un héritage husserlien, puisque dans le vécu lui-même se déploie, à même le phénomène, la structure de ce vécu – de même que l’état de choses chez Husserl donne à la visée intentionnelle sa propre structure. Mais là encore se pose le problème de l’adéquation, puisque la vie se parle à elle-même, c’est-à-dire qu’elle produit sa propre structure d’accomplissement depuis elle-même : lorsque je rendre dans la salle de classe, que je pose mon sac sur la table, que je m’apprête à prendre la parole, etc., se déploie une structure qui est en même temps la condition de possibilité de ces vécus. Ce n’est pas l’état de choses qui donne cette structure, mais c’est le processus même de l’acte tendanciel au sein du vécu. Cette structure, nous y revenons plus bas, tient dans la continuité même qui traverse les différents vécus, dans le fait qu’en entrant dans la classe, en posant mon sac, en prenant la parole, j’accomplis des actions différentes, tout en néanmoins les accomplissant de façon fluide, comme si dans le fait d’entrer dans la classe il y avait déjà le vécu « commencer à parler ». Cette structure de la continuité et de la différence implique une phénoménologie de l’imperfection (unvollkommenheit) et de l’insuffisance (ungenügendheit). Ces deux mots sont capitaux, et il convient de s’y arrêter un instant, car ils déploient une dialectique très riche avec ce qu’ils décrivent : 1) le premier fait signe vers la «  Vollziehung  », l’accomplissement  : la vie est accomplissement au sens où elle est factive, elle a lieu pleinement et entièrement, et nous ne vivons pas – pour ainsi dire – à moitié : nous y sommes entièrement. Cependant, il y a une incomplétude de cette complétude. Si j’y suis entièrement, cela n’empêche nullement que je sois du même coup en déséquilibre, que sans cesse je doive rééquilibrer ces déséquilibres. Or, à ce niveau de l’analyse, ce n’est pas moi qui rééquilibre, mais c’est la vie elle-même qui le fait, qui s’ajuste aux situations auxquelles elle est confrontée : j’entre dans la classe, j’ajuste mes pas pour bien me situer par rapport au bureau que je vise, tout cela se fait immédiatement ; puis je pose mon sac sur le bureau, et je dois m’y prendre à deux fois pour équilibrer le sac afin de sortir les affaires dont j’ai besoin pour  GA 58, p. 42 (nous traduisons). Je tente une explication du concept d’« auto-suffisance » dans son rapport à la théorie husserlienne de l’intentionnalité axiologique dans « Hussel et Heidegger sur l’intentionnalité pratique et sociale  : de l’enroulement intentionnel à l’auto-suffisance de la vie », Studia Phaenomenologica, XVIII, 2018, p. 231–254.

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faire cours ; etc. La vie n’est qu’une suite d’imperfections, d’empêchements en tous genres, qui participent de la Vollziehung lorsque la vie, malgré ces moments imparfaits, corrige d’elle-même les imperfections en se donnant comme complétude, plénitude, ce qu’elle n’est pourtant pas structurellement. L’intentionnalité est métamorphosée en termes pratiques. 2) Le second mot, l’insuffisance (ungenügendheit), fait signe vers la Selbstgenügsamkeit, l’auto-suffisance (le radical est le même). C’est la même dialectique qui est à l’œuvre, mais qui vise cette fois le concept clé du passage, l’auto-suffisance de la vie. Cette auto-suffisance implique une insuffisance foncière. Qu’est-ce à dire ? La vie se maintient, elle s’accomplit dans sa plénitude en compensant continûment ses insuffisances. Lorsque je pose le sac sur le bureau de la salle de classe, il arrive souvent qu’il bascule par exemple, et les mouvements que je fais pour y remédier sont machinaux, n’impliquent aucune réflexion par concepts qui nous sortirait de la vie. Tout acte mondain implique ces corrections infimes ou plus importantes, ces ajustements dont la vie, par ellemême, est capable. S’il y a auto-suffisance, c’est que les faits sont par euxmêmes insuffisants, et qu’ils trouvent une ressource pour être continués, pour mener à l’étape suivante  – prendre la parole, et commencer le cours. On trébuche, et on se relève. Qui est ce « on » ? laissons cette question pour le moment en suspens. Là encore, on voit comment l’intentionnalité est pratique. Le même cours approfondit cette auto-suffisance en ces termes : « En buvant du thé, je tiens la tasse de thé dans ma main. Dans la conversation je tiens la tasse devant moi. Il n’est pas vrai (es ist nicht so…) que je saisis quelque chose de coloré ni d’ailleurs que je saisis en moi-même des data de sensation en tant que chose (Empfindungsdaten in mir als Ding), et cette chose en tant que tasse, déterminée dans le temps et dans l’espace, quelque chose qui se donne dans une succession perceptuelle (das in Wahrnehmungssukzessionen sich gibt)16. » Heidegger souligne aussitôt que je suis «  pris dans la significativité  », et que cette significativité est «  entourée  » (umringt) par de nouvelles significativités17. Les significativités qui s’ajoutent prolongent celles qui précèdent. Il ne s’agit donc pas de penser des strates successives qui donneraient sa valeur à l’objet, ou encore de partir d’un donné intuitif qui se complexifierait selon les actes intentionnels qui visent l’objet. Heidegger décrit la façon dont la vie se prolonge elle-même à partir d’elle-même, dont elle trouve des voies nouvelles et en même temps parfaitement accordées les unes aux autres. Suivons l’exemple de Heidegger : je tiens, lors d’une réception, une tasse de thé entre mes mains. Alors, tout au long de la soirée, vont se multiplier et s’enchâsser toutes sortes de tendances : d’abord, j’occupe mes mains avec la tasse pour me donner une contenance sociale, mais peu à peu, je m’anime, la tasse devient une sorte de rythme pour mes conversations, pour ensuite me permettre de finir le repas de façon agréable. L’auto-suffisance, c’est la succession des significativités, leur projection dans la vie-même, dans des tendances d’attente (Erwartung). La vie se 16 17

 Ibid., p. 104.  Ibid., p. 105.

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p­ erpétue à partir d’elle-même, dans sa propre imperfection. C’est d’ailleurs parce que la vie est imperfection qu’il peut y avoir auto-suffisance : avoir la tasse entre les mains, ce n’est jamais stable et fini, mais c’est toujours une « esquisse » d’autre chose, la tendance qui réalise quelque chose autant qu’elle attend autre chose : je bois le thé mais ce n’est qu’un moment d’un processus global, d’une tendance plus vaste dont le fait de boire du thé dans une tasse n’est qu’une ébauche, un moment à la fois essentiel et parfaitement dépendant de tout ce qui précède et de tout ce qui va suivre. C’est le processus même qui est la vie, ce passage d’une ébauche à l’autre, non pas en vue du plan global, mais bien à même les ébauches, la vie trouvant son chemin par elle-même, corrigeant les scories et s’adaptant à ce qui arrive autant qu’elle décide des actions. On voit ici combien la façon dont Husserl comprenait le jugement comme la tendance continue depuis une attitude disons questionnante, tendue vers l’assouvissement d’un désir théorique, jusqu’à cet assouvissement, la libération de la tension intentionnelle  – on voit comment Heidegger reprend ce continuisme intentionnel, pour ainsi dire, au sein de sa phénoménologie de la vie. On voit aussi en quoi consiste la réforme de l’intentionnalité qu’effectue le jeune Heidegger : cette réforme est pratique, au sens où notre rapport tendanciel a lieu avec des choses dont je fais usage ou dont je peux faire usage. La vie est auto-­ suffisante précisément parce qu’elle n’est pas à des objets, mais à des choses d’usage comme une tasse de thé. « Vivre » cette tasse de thé, ce qui est le rapport que j’entretiens avec elle, ce n’est pas la viser intentionnellement comme objet, mais c’est l’utiliser de diverses manières, c’est la pratiquer dans une tendance qui vise des buts pratiques, sans cesse renouvelés. C’est d’ailleurs ce que manifeste tout à fait le fameux exemple que donne Heidegger du vécu de l’amphithéâtre. C’est ici que le débat avec Rickert devient d’ailleurs primordial.

Du contexte pratique du vécu à son origine Si l’on résume, l’intentionnalité n’est pas pensée sur un fond théorique, mais pratique. La plupart du temps, l’intentionnalité n’est pas la visée signitive d’un objet intuitivement donné, mais elle consiste dans des tendances pratiques qui m’affairent, m’occupent. Sa caractéristique fondamentale est l’auto-suffisance telle que nous l’avons décrite. Deux questions s’élèvent dès lors : qu’est-ce qui fonde une telle auto-suffisance, quel est son lieu originaire ? et quel est le rôle du « Je » qui est celui à qui adviennent les vécus ? Les deux questions sont en fait, pour Heidegger, étroitement liées. Le plan originaire est chez le jeune Heidegger le lieu d’une expérience, où la vie poursuit son cours, et qu’il nomme « pré-théorique ». Il faut ainsi décrire un vécu originaire, ce que Heidegger fait, dans le cours du Kriegsnotsemester de 1919, au moyen de l’analyse très concrète d’une situation perceptive, dans un amphithéâtre d’Université. Voyons cette description, en traduisant in extenso, et en nous arrêtant pour le commenter, le célèbre passage sur le lutrin dont je fais l’expérience. Heidegger demande aux étudiants d’accomplir avec lui l’expérience qu’il va

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décrire : cela indique que ce qui est central dans la description est le « Je » qui perçoit. La question des valeurs est ici cruciale. Si l’intentionnalité doit d’abord être pensée de façon pratique, la question se pose de savoir s’il faut aussi penser des valeurs qui viendraient de l’extérieur colorer les phénomènes et leur donner le sens qu’ils ont. La réponse de Heidegger, disons-le d’emblée, est claire : la phénoménologie interprète l’intentionnalité comme expérience vécue qui trouve en elle-même son propre critère, ce qui n’est pas sans poser problème dans la mesure où le contexte social joue en même temps un rôle cardinal. Nous distinguons dans notre commentaire des étapes qui montrent la progression de la description de Heidegger jusqu’à un plan proprement originaire, ce qui est, insistons, le programme qu’il se fixe avec l’exemple de l’amphithéâtre18. 1) « Vous êtes entrés, comme d’habitude, dans cet auditorium à l’heure habituelle, et vous avez rejoint votre place habituelle. Arrêtons-nous devant cette expérience vécue (Erlebnis), celle du “voir votre place” (Sehens Ihres Platzes), ou alors vous pouvez adopter ma propre position : en entrant dans l’auditorium, je vois le lutrin19. » Heidegger introduit son exemple en soulignant qu’il s’agit d’une description de l’attitude naturelle : que se passe-t-il lorsque vous ou moi entrons dans l’amphithéâtre ? Cela implique un certain type de réduction, où l’on sort de cette attitude naturelle pour la décrire. On note que les étudiants peuvent adopter la position de Heidegger, c’est-à-dire essayer de se substituer à lui en essayant d’entrer dans son horizon d’expérience propre. La description doit donc permettre une certaine dimension d’universalité. Il demande ainsi aux étudiants de prendre de la distance par rapport à leur vécu, non pas pour atteindre une sphère de description théorique, mais pour essayer de trouver un lieu de description qui fasse droit au vécu en tant que vécu, c’est-à-dire dans son caractère concret, pratique. C’est pourquoi on passe du « vous » au « Je », ce qui est ici absolument primordial : le « vous » désigne chaque étudiant, mais non pris individuellement, les étudiants en général. La méthode de Heidegger vise à s’acheminer vers l’originaire, et du même coup à s’extraire du « nous » pour atteindre un authentique « Je », le « Je » du vécu, le « Je » qui en entrant dans l’amphithéâtre voit sa place. Heidegger parle de l’expérience vécue du « voir votre place », le « votre » étant en italiques. L’expression est curieuse, et formelle : il va s’agir, pour Heidegger, de déformaliser cette expression pour la rendre à la vie qui est la sienne quand l’expérience est vécue. Le premier moyen de le faire est de se mettre à sa place. Il engage les étudiants qui écoutent le cours à se mettre à sa place, à faire comme si l’expérience qu’il ne peut exprimer qu’en son « Je » propre soit éprouvée par les étudiants comme une expérience que leur « Je » pourrait faire. Il s’agirait non pas d’une réduction transcendantale, mais plutôt de quelque chose comme une expérience collective, partagée, au moyen de la conceptualisation.  Sur cet exemple dans le cours du Kriegsnotsemester, voir les considérations de Charlotte Gauvry, « Une intentionnalité pratique et contextuelle chez le Heidegger de 1919–1929 ? », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, n° 10, 2009. 19  GA 56/57, p. 71 (nous traduisons). 18

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2) «  Nous nous abstenons d’exprimer verbalement une telle expérience vécue (Erlebnis). Qu’est-ce que “je” vois  ? une surface brune dont les angles sont droits  ? non, je vois quelque chose d’autre. Une caisse, d’assez grande taille, avec une plus petite posée dessus ? en aucun cas : je vois le lutrin à partir duquel je peux parler, vous voyez le lutrin à partir duquel je vous parle, et à partir duquel je vous ai déjà parlé. Dans une expérience pure (im reinen Erlebnis) il n’y a pas de soi-disant connexions fondatrices (Fundierungszusammenhang), comme si je voyais d’abord les surfaces brunes et coupées qui se donneraient (gäben) ensuite comme une caisse, puis comme pupitre, puis comme un pupitre d’enseignement académique, de telle sorte que j’accolerais le caractère de lutrin à la caisse comme une étiquette. Tout cela provient d’une interprétation mauvaise et égarante, nous éloignant d’une vision pénétrante dans l’expérience vécue (Abbiegung vom reinen Hineinschauen in das Erlebnis). Je vois le lutrin pratiquement d’un seul coup (in einem Schlag) ; je le vois non pas seulement isolé, mais je vois le pupitre en tant qu’il est placé trop haut pour moi. Je vois un livre posé dessus, immédiatement, me gênant (un livre, et non pas une suite de pages stratifiées et saupoudrées de taches noires), je vois le lutrin dans une orientation, une illumination, un contexte (ich sehe das Katheder in einer Orientierung, Beleuchtung, einem Hintergrund)20. » Heidegger souligne que la description part du « Je », qu’il met entre guillemets. Cependant, lors de la deuxième occurrence de « je », les guillemets disparaissent. On voit comment la description déformalise le « Je » pour laisser celui du locuteur l’exprimer et l’incarner. Ce qui est visé, c’est une «  vision pénétrante  » du vécu, un regard à l’intérieur et de l’intérieur (Hineinschauen) du vécu, qui implique une intention concentrée sur son propre «  Je  », au sein d’une sphère originaire qui laisse se manifester la dimension concrète, en situation, du vécu. En termes husserliens, Heidegger contemple la conscience et les vécus qu’elle abrite. Ce qui apparaît alors, c’est que le vécu ne part pas – comme chez Husserl – d’un donné intuitif simple pour se complexifier au sein de strates constitutives et supérieures. Le lutrin est immédiatement perçu comme un lutrin, avec l’usage qu’il implique dans tel « contexte », selon une réforme pratique de l’intentionnalité. Car si Heidegger parle de « vécu », c’est pour orienter de façon pratique l’analyse de l’intentionnalité. Le «  voir  » du lutrin est immédiatement, dès l’origine, qualitatif, dans un certain usage possible de l’objet perçu, dès la source de l’acte intentionnel. Toute perception est toujours en situation pour Heidegger, en situation concrète, en contexte où l’objet prend non seulement son sens, mais plus simplement son contour pour la visée intentionnelle. On note également que l’intuition repose ici sur de l’expression : le lutrin que je vois est ce lutrin à partir duquel je parle et je peux parler. Il y a une connexion profonde entre l’intentionnalité et l’expression, qui donne sa façon «  herméneutique  » (et du même coup pratique) à la description de Heidegger21. Nulle représentation simple sur laquelle reposerait d’autres strates  Ibid.  Pour à la fois un rappel de la thèse heideggérienne ici formulée et une interprétation critique de cette thèse, voir les analyses de Jocelyn Benoist, « Le mythe de l’usage », Les Études philoso-

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qui seraient autant de façons de se rapporter à l’objet. En d’autres termes, la chose que je perçois, toujours en contexte, est immédiatement valorisée. Mais alors, où se trouve cette valeur de la chose ? 3) « Vous allez certainement vous dire que cela peut advenir de façon immédiate dans une expérience vécue (das mag im Erlebnis unmittelbar vorfindlich sein), pour moi et d’une certaine façon pour vous aussi, car vous aussi voyez cet agencement de bois et de planches en tant que lutrin. Cet objet (Gegenstand), que nous tous ici percevons (wahrnehmen), a d’une certaine manière la signification déterminée (bestimmte Bedeutung) de “lutrin”22. » L’« en tant que » n’est pas ici le pur et simple rapport à l’objet donné par la matière, comme chez Husserl. Il est bien plutôt autant la matière que la qualité de l’acte, dès le départ de la visée. Le premier moment de la perception donne donc immédiatement la qualité, qualité d’usage en l’occurrence. Ce qui veut dire que séparer le souhait d’un verre d’eau de l’acte perceptif fondateur qui ne donnerait que la matière de l’acte est égarant, même de façon abstraite et théorique. C’est d’emblée que le verre d’eau est pris dans le souhait, de même que c’est d’emblée que le lutrin est vu en tant que je peux poser des livres ou mes notes de cours dessus. La perception simple n’est pas séparable de la qualité effective qui lui donne sa signification complète. Du même coup, il est clair que la simple perception du lutrin implique un acte signitif complet, bien « déterminé » par l’« en tant que » où est toujours déjà comprise la perception. Mais comment comprendre que le « Je » recule dans ce passage au profit du « nous », nous tous qui sommes dans le même amphithéâtre et voyons le même lutrin qui a la même signification ? Il faut comprendre que Heidegger nous conduit à saisir l’importance du contexte, de la situation pratique qui donne le lutrin dans l’expérience vécue. Il n’y a d’expérience d’objet (Gegenstand) qu’à la condition que cet objet appartienne à un contexte déterminé où il possède un usage immédiatement identifié dans le contexte. Cela implique donc que l’objet n’est pas séparé de sa situation perceptive, mais cela implique également que l’objet possède la même signification pour la communauté qui appartient à ce même contexte – en l’occurrence, les étudiants et le professeur dans l’amphithéâtre. Avec ce retour du « nous », Heidegger fait signe vers la communauté, c’est-à-dire le groupe d’êtres humains qui partagent les mêmes normes sociales, et donc les mêmes usages. Il n’y a d’usage du lutrin que dans la mesure où cet usage est partagé, où il est commun à plusieurs individus. Il n’y a pas d’usage privé. Cela prend beaucoup d’importance par la suite. On note donc que la description se complexifie : le contexte, et le « nous », jouent un rôle dès l’origine de l’acte intentionnel, et semble assigner aux choses leur valeur d’usage. 4) « Les choses sont différentes si nous conduisons un paysan de la haute ForêtNoire jusqu’à l’auditorium. Verrait-il le lutrin, ou verrait-il une caisse, un arrangement de planches ? il verrait “la place du professeur”, il verrait l’objet en tant qu’il est affecté d’une signification (Bedeutung). Dans tous les cas où quelqu’un phiques, vol. 3, n° 94, p. 63 sq. 22  GA 56/57, p. 72.

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voit une caisse, il ne voit pas une pièce de bois, une chose (eine Sache), un objet naturel (Naturgegenstand). Mais pensons alors à un Noir du Sénégal soudainement transplanté de sa hutte à notre auditorium, ici. Ce qu’il verrait, s’il regardait cet objet, est difficile à déterminer précisément – peut-être quelque chose qui a à voir avec la magie, ou quelque chose qui pourrait l’abriter des flèches et des pierres, mais aussi (ce qui est tout à fait vraisemblable) ne saurait-il pas du tout quoi en faire ; il verrait alors un simple complexe de couleurs et de surfaces, une simple chose (blosse Sache), un quelque chose (ein Etwas) qui est tout simplement donné (das es einfachhin gibt)… Ce que je vois (mein Sehen) et ce que voit le Noir du Sénégal sont deux choses fondamentalement différentes. Nous n’avons qu’une chose en commun : dans les deux cas quelque chose est vu. Ce que je vois (mein Sehen) est quelque chose de suprêmement individuel, que je ne peux en aucun cas sans m’égarer utiliser afin de fonder l’analyse de l’expérience vécue (Erlebnis), car une telle analyse doit fournir des résultats scientifiques universellement valides en vue de l’élaboration d’un problème23. » On voit pourquoi Heidegger, à l’étape précédente que nous avons distinguée, repassait à la troisième personne du pluriel. Le « nous » implique de préciser davantage le rôle du contexte où apparaît l’objet, puisque le paysan de la Forêt-Noire verra le lutrin selon une signification différente, même si cette différence est ténue, qu’un étudiant habitué aux amphithéâtres et à ses objets. Ce qui est invariant, c’est le fait de la signification, le fait qu’un objet se donne toujours dans une signification et en contexte  – qu’il est immédiatement signifiant. Mais si ce contexte varie, au sens où celui qui regarde n’appartient pas au milieu où se trouve l’objet, alors l’objet n’est tout simplement pas le même. Le paysan verrait « la place du professeur », avec une signification différente que l’étudiant. Mais qu’est-ce qui vient déterminer cette signification ? Qu’est ce qui fait que, dans le même lieu, devant les mêmes choses, ce ne sont pas les mêmes objets qui sont perçus selon la provenance culturelle de l’observateur ? il faudrait rapporter l’acte intentionnel à des valeurs qui ne seraient pas dans la perception, tout en concédant que ces valeurs sont différentes selon qu’il s’agisse de l’étudiant de l’université ou du Noir du Sénégal. D’ailleurs, Heidegger souligne bien qu’il faut que l’on puisse unifier les deux perceptions dans un jugement de connaissance valide, dont la valeur ne réside donc pas dans l’objet perçu. Où trouver ainsi une telle validité ? dans le contexte historique et culturel  ? C’est plausible, puisque le Noir du Sénégal ne verra pas la même chose que l’étudiant de l’université. Non seulement l’intentionnalité est pratique, mais elle est aussi sociale. 5) « Supposons que ces deux expériences vécues soient fondamentalement différentes, supposons que nous ne retenions que ma seule expérience vécue : j’affirme que des propositions universellement valides sont encore possibles. Cela implique que ces propositions valent également pour l’expérience vécue du Noir

 Ibid. Sur cette partie de l’analyse, voir le commentaire de Philippe Quesne, Les Recherches philosophiques du jeune Heidegger, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, p. 68 sq.

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du Sénégal24. » Cela confirme l’ambition scientifique de la démarche du jeune Heidegger. Même si la question qui s’éveille à partir de l’insistance sur la différence des vécus entre l’étudiant et le Noir du Sénégal semble être celle de l’origine de la valeur dans l’acte intentionnel, cette différence joue en fait un rôle de variation éidétique : le vécu n’est pas le même, mais qu’est-ce qui demeure à chaque fois et qui est irréductible à la différence  ? Il faut fonder une science suffisamment originaire pour parvenir à faire droit à la singularité des vécus en tant que vécus. Il faut donc parvenir à énoncer des propositions universellement valides, qui valent pour tous les vécus perceptifs, et qui fassent droit à la contingence extrême de ces vécus. En ajoutant de la complexité au vécu intentionnel, Heidegger rend plus problématique encore la possibilité d’une science portant sur ces vécus, et il le fait d’ailleurs au moyen du vocabulaire de la validité. 6) « Laissons cette affirmation de côté, et revenons à l’expérience vécue du Noir du Sénégal une fois de plus. Quand bien même il ne verrait le lutrin que comme un simple quelque chose (als blosses Etwas) qui est là, il aurait pour lui une signification, un moment de signification (ein bedeutungshaftes Moment). Il demeure néanmoins la possibilité, évidente, selon laquelle le noir du Sénégal transplanté ici et non scientifique (mais non pas dénué de culture) verrait le lutrin en tant que simple quelque chose, qui existe de façon absurde, mais non pas contradictoire, c’est-à-dire qui n’est pas impossible au sens “logico-formel”. Le Noir verrait alors le lutrin en tant qu’un quelque chose (als ein Etwas) “dont il ne saurait quoi faire”. La signification de l’“étrangeté instrumentale” (zeuglichen Fremdsein) et la signification de “lutrin” sont dans leur essence absolument identiques. Dans l’expérience vécue (Erlebnis) de la vision du lutrin (Kathedersehens) quelque chose m’est donné d’un monde ambiant immédiat (gibt sich mir etwas aus einer unmittelbaren Umwelt). Ce monde ambiant (lutrin, livre, tableau, collègues, stylos à plume, concierge, communauté des étudiants, bus, automobile, etc., etc.) ne consiste pas dans des choses (Sachen) qui possèderaient des caractères de signification déterminés (mit einem bestimmten Bedeutungscharakter), des objets (Gegenstände), que l’on concevrait en tant qu’ils signifient ceci ou cela – mais la significativité (Bedeutsame) est primordiale, elle se donne à moi de façon immédiate (gibt sich mir unmittelbar), sans détour de pensées qui porteraient sur les choses. Vivant dans un monde ambiant (in einer Umwelt lebend), cela signifie pour moi partout et toujours, partout il y a de la mondanéité (es ist alles welthaftes), “cela mondanise” (es weltet), qu’on ne doit pas confondre avec le “cela vaut” (es wertet)25. » Voici l’explication centrale avec la théorie néokantienne de la valeur, préparée par le commentaire des positions de Windelband par le jeune Heidegger. L’intentionnalité n’est pas vers un objet, mais vers un outil, déjà nommé dans ce texte et promis à un bel avenir dans Être et temps (cf. la partie suivante). Qu’est-ce qui donne sa valeur aux outils ? la réponse de Heidegger est ici très radicale : il trouve sa validité dans le phénomène du monde lui-même.  GA 56/57, p. 72.  Ibid., p. 73.

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Être au monde veut d’emblée dire être à des choses qui ont une valeur. La valeur n’est pas du tout extérieure au phénomène, mais elle est à l’intérieur de la phénoménalité. Originairement, l’objet est donné avec sa valeur d’usage qui appartient à l’horizon de la phénoménalité. La validité ne se trouve donc pas sur un plan extérieur à l’être ou au phénomène, par exemple à la façon néokantienne, sur un plan logique. La validité est donnée dans la mondanéisation, si l’on peut dire, dans le processus même de constitution du monde qui est la métamorphose heideggérienne du mouvement intentionnel. La validité est toujours déjà dans le monde, elle est le phénomène du monde. « Ce lutrin est utile pour poser mes feuilles » : ce jugement est déjà en puissance dans la simple perception du lutrin, dès le premier moment où je m’approche de lui, puisque le lutrin est d’emblée vu en tant que je peux poser mes livres dessus. Ce qui fait la validité d’un tel jugement est le phénomène lui-­même qui fait apparaître le lutrin immédiatement comme ce que je peux utiliser de telle ou telle manière. C’est le mouvement même de phénoménalisation de l’objet qui lui donne au cœur du procès luimême sa valeur. Ce texte prétend ainsi remplacer la thématique transcendantale de la valeur en atteignant un niveau plus fondamental de l’expérience entendue comme expérience vécue (Erlebnis) : la valeur émerge au cœur de l’émergence de l’expérience vécue. On note que le Noir du Sénégal peut se retrouver face à quelque chose qu’il ne comprend pas, quand il entre dans l’amphithéâtre. Mais même alors, devant une « simple chose », un outil étrange, dont il ne sait pas quoi faire, il est dans un rapport d’usage, davantage – c’est précisément parce qu’il ne sait pas quoi en faire qu’il a affaire de prime abord à un objet d’usage, à un outil (puisque Heidegger utilise l’expression «  étrangeté instrumentale  », zeuglichen Fremdsein), ce qui implique qu’essentiellement, sur le plan eidétique de la description phénoménologique, il n’y a aucune différence entre le lutrin perçu par l’étudiant et le lutrin perçu par le Noir du Sénégal. Être et temps sera très attentif à ce phénomène qui est ici déjà important : ne pas savoir quoi faire d’un outil, c’est encore être à un outil. Il est clair que ce qu’il y a toujours dans un acte perceptif, c’est l’usage d’un objet, en situation, en contexte, et au sein d’une communauté donnée. On voit à nouveau comment l’intentionnalité est décrite en termes pratiques. Et cette pratique est fondée dans le procès même de l’apparaître, et non pas dans un plan axiologique transcendant. À la transcendance de la valeur, Heidegger oppose l’immanence du vécu comme processus. Ce que veut faire Heidegger dans ce texte, c’est examiner le niveau le plus profond de l’expérience, celui que fonde immédiatement l’expérience la plus originaire, celle du « es gibt etwas ». Le jeune Heidegger met donc bien en œuvre, après Husserl, la défense d’une philosophie de la donation (la phénoménologie), contre la philosophie transcendantale et notamment la philosophie transcendantale de la valeur. L’intentionnalité est ainsi métamorphosée de façon pratique, et surtout, une telle opposition à la théorie de la valeur permet à Heidegger de développer une conception phénoménologique neuve de la subjectivité, que l’on analyse maintenant.

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 ui vit ? le « Je » et son rapport au vécu : le problème de la Q réduction Si la norme de toute expérience vécue se trouve à l’intérieur du vécu lui-même, au sein du processus intentionnel compris comme tendance, il faut donc refuser l’hypothèse d’un sujet transcendantal qui serait prescripteur de la donation de l’objet. Précisément, un peu avant la description du vécu de l’amphithéâtre, Heidegger écrivait : « Ce qui est décisif est que la pure inspection ne découvre rien de tel qu’un “Je” (das schlichte Hinsehen findet nicht so etwas wie ein “Ich”). Ce que je vois, c’est que cela vit, et davantage, que cela vit en direction de quelque chose, et que ce “vivre dirigé vers” est un “vivre questionnant sur quelque chose vers quoi il se dirige”, quelque chose qui lui-même possède le caractère de la question même (Ich sehe : Es lebt, und weiter, es lebt auf etwas hin, und dieses “Leben auf hin” ist ein “fragend Leben auf etwas hin”, und das Etwas selbst steht im Charakter der Fraglichkeit)26. » Autrement dit, dans l’introspection où je cherche l’origine de mes vécus et leur structure, le « Je » ne se révèle pas comme constituant pour le vécu, et il n’apparaît même pas au sein du vécu questionnant : ce que j’expérimente, c’est bien plutôt l’orientation même, le mouvement, la tendance  – en somme, le fait même du vécu dans sa concrétude, et non pas une forme qui le rendrait possible. Pour éviter le formalisme transcendantal, il faudrait alors éviter une pensée transcendantale du « Je ». Un autre passage du cours qui précède la description du vécu du lutrin utilise de curieuses formules qui permettent d’approfondir ce refus du « Je » : « Je suis ici avec cela, je le vis comme expérience, cela appartient à ma vie, et cependant c’est si détaché de moi en son sens, si absolument loin de moi (Ich bin doch dabei, ich er-lebe es, es gehört meinem Leben zu, und doch ist es seinem Sinn nach so losgelöst von mir, so absolut Ich-fern)27. » Je suis si détaché de moi-même (so losgelöst von mir), dit Heidegger, lorsque je décris le vécu originaire qui me place devant le monde. L’expression est étonnante, radicalement anti-subjectiviste : en expérimentant originairement le vécu que j’accomplis dans l’amphithéâtre par exemple, je vis l’Umwelt, mais précisément parce que je la vis, « je » disparais dans cette expérience, je ne m’apparais pas à moi-même, pour ainsi dire. Parce que je suis au lutrin vers lequel je me dirige, où je m’apprête à poser mes livres, je ne suis pas à moi-­ même, mais je suis « projeté » (comme le dira Être et temps) vers les choses dans le contexte, je suis à ce que je fais et aux pratiques que je fais du monde environnant – j’y suis en quelque sorte absorbé. De ce point de vue, « je » ne suis plus rien au profit de ce à quoi je suis – mais le risque n’est-il pas alors que « je » devienne une forme transcendantale qui « doit accompagner toutes mes représentations », et de retomber dans un formalisme que la phénoménologie de la vie s’efforce pourtant de combattre ? En guise de conclusion à la longue description du vécu de l’amphithéâtre du même cours du Kriegsnotsemester, le jeune Heidegger écrit : 26 27

 Ibid., p. 66.  GA 56/57, p. 69.

Qui vit ? le « Je » et son rapport au vécu : le problème de la réduction

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Tâchons de comprendre les deux expériences (…) dans leur sens propre, et voyons si dans cette compréhension même, en nous tournant vers ces expériences, nous les considérons comme des pro-cès (diese als Vor-gänge auffassen), comme des objets (Objekte) qui sont représentés et déterminés (die vor-, festgestellt werden). Mais quelque chose advient bel et bien (aber es geschieht doch etwas). En voyant le lutrin je suis là avec mon “Je” plein et entier, cela vibre avec une telle expérience (im Kathedersehen bin ich mit meinem vollen Ich dabei, es schwingt mit), (…) c’est une expérience vécue qui m’est propre et je la vois ainsi (es ist ein Erlebnis eigens für mich, und so sehe es auch) ; cependant ce n’est pas un procès (Vorgang), mais un événement appropriant (Ereignis) (…). Le vivre dans l’expérience (Er-leben) ne passe pas devant moi comme une chose (das Er-leben geht nicht vor mir vorbei, wie eine Sache), que je positionne comme objet (die ich hinstelle, als Objekt), mais je me l’approprie moi-même (sondern ich selbst er-eigne es mir), et cela s’approprie soi-­ même selon son essence (und es er-eignet sich seinem Wesen nach)28.

On comprend alors le rôle si complexe des pronoms personnels dans l’analyse du vécu du lutrin dans l’amphithéâtre. On peut certes considérer ces vécus comme des processus tournés vers des objets, mais qui vit au sein de ces vécus, qui est l’acteur de ces vécus ? La réponse n’est pas évidente : car si bien sûr c’est moi qui entre dans l’amphithéâtre, est-ce tout à fait moi qui le perçois, et qui perçois ensuite le lutrin ? Si c’est le contexte qui donne sa valeur d’usage au lutrin, et si ce contexte est par ailleurs culturel, alors c’est autant moi que nous qui percevons le lutrin, au sens où il y aurait une intentionnalité collective qui permettrait l’usage du lutrin, usage immédiatement en jeu dès l’origine de la perception. Mais pour Heidegger, ce qui donne cette valeur d’usage est en fait le processus même de mondanéisation, l’apparaître du lutrin qui donne, en apparaissant, les normes de cet apparaître. Que faire alors du « Je », et peut-il être encore transcendantal ? au premier abord, à lire le passage qu’on vient de citer, la réponse semble affirmative  : je suis là avec mon « Je » plein et entier – tout comme la vie se manifestait dans sa plénitude, et comme si cette plénitude s’identifiait avec la plénitude du « Je ». En outre, l’Erlebnis m’est propre (eigens für mich). Or, cette « propriété » ne m’est pas propre au sens commun, mais elle procède d’une «  appropriation  », Ereignis, mot où il faut aussi entendre la notion d’événement. Le vécu est approprié et appropriant, c’est-à-dire qu’il est tout à la fois sujet et objet, et donc ni l’un ni l’autre. Le vécu semble à la fois subjectif et asubjectif – autrement dit, je suis le sujet de mes vécus tout comme je suis saisi par mes vécus, ce que Heidegger nomme aussi bien, dans le même passage, Schwingung, vibration. On retrouve cette vibration dans un passage important du même cours : « Nous découvrons plus avant que le comportement de l’expérience vécue (das erlebende Verhalten) ne se concentre ni ne se conclut sur une objectivation (Ojektivierung), que le monde ambiant (Umwelt) ne se tient pas là avec un indice fixé de l’existence (dasteht mit einem festen Index der Existenz), mais que se balance dans l’expérience vécue (im Erleben entschwebt), qu’il porte en lui-même le rythme d’expérience vécue (in sich selbst den Rhythmus des Erlebnisses) et qu’il ne se laisse expérimenter que selon cette rythmique là (und nur als dieses  GA 56/57, p. 75. Sur le rôle du « Je » dans ce cours, voir les remarques indispensables de Sophie-­ Jan Arrien, L’Inquiétude de la pensée…, op. cit., p. 140 sq.

28

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4  HEIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : L’USAGE ET LA VIE

Rhythmische sich erleben läßt)29. » Rappelons un passage du texte cité à l’instant : « En voyant le lutrin je suis là avec mon “Je” plein et entier, cela vibre avec une telle expérience (im Kathedersehen bin ich mit meinem vollen Ich dabei, es schwingt mit)30… » Cette vibration, qui deviendra si importante chez le « second Heidegger », en particulier celui des Beiträge zur Philosophie (où l’on retrouve également le concept d’Ereignis), est ici le concept qui permet de dégager la spécificité pour ainsi dire épistémologique de l’Erlebnis : qui veut penser les conditions de possibilité d’une telle expérience doit considérer le caractère non pas «  contingent  » mais « essentiel » de cette vibration, de cet apparaître du monde dans le « es weltet » décrit plus haut, de ce scintillement des étants en jeu dans le contexte de signification qui est le leur dans l’expérience vécue. C’est d’ailleurs cette « Schwingung » qui permet de sortir de l’alternative réalisme/idéalisme, et qui fait comprendre comment c’est le monde ambiant qui donne l’expérience tout comme c’est l’expérience qui donne le monde, dans un avènement du « Je » à soi-même dans et par l’expérience, dans le rythme de son oscillation, de ce qui bat à même le vécu du monde. Il est intéressant de noter que cette description intervient dans le cadre de remarques méthodologiques. Il veut donc faire voir que ce rythme du monde, ce balancement, cette vibration (Schwingung) du monde est sa caractéristique essentielle : les renvois continuels du lutrin au tableau, du tableau aux chaises, du professeur aux élèves, etc., etc., ces renvois sont un rythme, ils sont une vibration à la fois unitaire et multiple, qui donne le monde  – ou plus exactement par laquelle le monde est vécu, et devient vraiment monde. La vibration qui donne le « Je » au monde et le monde au « Je » est bien à l’œuvre dans la pratique que nous faisons des choses, pratique herméneutique où le lutrin n’est pas seulement là-devant, mais là en vue d’une certaine pratique cohérente avec le contexte. C’est ce rythme qu’il convient de préserver dans le discours philosophique31. Cette préservation est impossible dans le cadre d’un projet transcendantaliste kantien, mais aussi bien au sein du tournant transcendantal de la phénoménologie que nous aborderons dans notre troisième partie. En effet, le jeune Heidegger peut écrire, à propos du lutrin : La conscience naïve, qui compose avec l’expérience vécue du monde ambiant (Umwelterlebnisse), implique trop de choses et trop de présuppositions au lieu de méditer ce qui donné de façon immédiate et primordiale. Ce qui est donné immédiatement (was unmittelbar gegeben ist) ! tous les mots ici ont une signification. Que veut dire « immédiatement » ? Le lutrin est donné immédiatement dans l’expérience vécue du lutrin que je fais (unmittelbar ist mir im Kathedererlebnis das Katheder gegeben). Je le vois en tant que tel (als solches) et je ne vois pas quelque chose comme une sensation ou des data de sensation (Empfindungen und Empfindungsdaten)  ; je n’ai en rien la conscience des sensations (Bewußtsein von Empfindungen). Mais je vois cependant le marron, la couleur marron. Mais je ne la vois pas en tant que sensation-du-marron (Braun-Empfindung), comme un

 GA 56/57, p. 98.  Ibid., p. 75. 31  Sur l’importance de la discussion critique avec Natorp pour comprendre ces pages, voir Sophie-­ Jan Arrien, «  Natorp et Heidegger  : une science originaire est-elle possible  ?  », dans Servanne Jollivet & Claude Romano, Heidegger en dialogue, 1912–1930. Rencontres, affinités, confrontations, op. cit., p. 121–122, et L’Inquiétude de la pensée…, op. cit. p. 120 sq. 29 30

Qui vit ? le « Je » et son rapport au vécu : le problème de la réduction

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moment dans mon processus psychique. Je vois quelque chose de marron, mais dans une connexion de signification unitaire (aber in einheitlichem Bedeutungszusammenhang) avec le lutrin. Mais je peux toujours renoncer à voir (absehen) tout ce qui appartient au lutrin, je peux supprimer (wegstreichen) tout cela jusqu’à ce que je parvienne à la pure sensation de marron (die bloße Braunempfindung), que je puisse en faire un objet (und kann diese selbst zum Objekt machen) ; alors elle se montre comme un donné primordial (dann zeigt sie sich doch als ein primär Gegebens)32.

Tout d’abord, il paraît clair que le jeune Heidegger refuse les façons rickertienne ou husserlienne de décomposer le jugement « la feuille de papier est blanche » au moyen soit d’une analyse axiologico-transcendantale, soit au moyen du composé matière/qualité de l’acte. Il faut plutôt, si l’on suit les précédents passages du même cours, penser qu’un tel jugement (en l’occurrence « le lutrin est marron ») est immédiatement donné par et dans l’expérience vécue, ce qui veut dire donné pratiquement, dans et par la pratique que j’en fais, que je sois étudiant ou professeur. Les qualités que je vois sont toujours prises en vue de façon pratique, dans l’usage que je fais d’un environnement donné. Également, Heidegger oppose l’attitude naturelle à la réduction, mais non pas en faveur de la seconde – car il semble bien qu’il réhabilite la « conscience naïve », ou du moins ce qui est donné en tant que tel dans l’expérience vécue, le phénomène dans le « complexe de signification » qui est le sien, lorsque pour apparaître le lutrin a besoin du contexte de signification de l’amphithéâtre d’université, de la salle de classe, dans un horizon à la fois unitaire et multiple. Le complexe, c’est moi et le lutrin en tant que ce que je peux faire avec lui  – c’est précisément cela que Heidegger nomme complexe de signification. Je suis donc dans l’orbe du comprendre, de la compréhension, mais il semble aussi dans ce texte que cette compréhension, cette donation qui paraît parfaitement immédiate et indécomposable du lutrin en tant que marron, soient réductibles  ; qu’on puisse, en somme, opérer sur elles une réduction, une mise entre parenthèses du comprendre lui-même, du fait que se donne en tant que tel le lutrin marron, dans l’unité même de ses déterminations sur fond de la connexion de signification qui lui correspond. La réduction me donnerait alors un stade antérieur de la perception, la couleur marron elle-même indépendamment de l’étant qui la porte, indépendamment du type de surface qui la rend apparente – la couleur marron pure et simple, die bloße Braunempfindung, qui du même coup deviendrait un objet pour la connaissance ; puis, remontant ainsi jusqu’à la conscience pure, afin de mettre définitivement hors circuit l’attitude naturelle, on s’en tiendrait à l’ego pur, car purifié de l’expérience vécue, et – en somme – du vécu lui-même. Or, Heidegger conteste la possibilité d’une telle réduction. D’abord, parce qu’on voit bien que l’expérience vécue du lutrin est une expérience originaire, ou du moins se présente phénoménalement comme telle, au point qu’il semble artificiel de vouloir accomplir une réduction qui aurait toutes les chances de ressembler à une abstraction. Ensuite, car alors la sensation est elle-même là (die Empfindung ist selbst da), mais seulement dans la mesure où je détruis le monde ambiant (daß ich das Umweltliche zerstörte), si je mets hors circuit, je supprime et je renonce à voir mon « Je » historique et si je conduis une théorie – primauté donc dans l’attitude théorique (primär in der theoretischen Einstellung)33. 32 33

 Ibid., p. 85.  Ibid.

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4  HEIDEGGER CONTRE LA THÉORIE DE LA VALEUR : L’USAGE ET LA VIE

On voit comment Heidegger échafaude le piège qui va se refermer sur la réduction husserlienne. En refusant le monde ambiant et quelque chose comme une primauté du monde ambiant, une immédiateté d’un tel monde, au nom en fait d’une philosophie de l’objectivité et donc de l’objectivité théorique, Husserl met entre parenthèse la vie et le vécu et reconduit la démarche philosophique à une entreprise purement théorique. La primauté de la conscience pure n’est alors primauté que pour l’attitude théorique, c’est-à-dire une attitude qui considère la conscience et le «  Je  » comme un objet, comme quelque chose d’objectif sur quoi porte le discours théorique, objectivation qui n’a en tant que telle rien à voir avec ce qui a effectivement lieu dans l’Erlebnis du lutrin dans l’amphithéâtre, rien à voir avec l’attitude vivante qui est à chaque fois la nôtre aux choses qui nous entourent, qui est la plus ordinairement nôtre. S’agit-il pour autant de se contenter d’une telle expérience vécue ? non pas, car il y a une sphère originaire ! mais au moins de souligner la contradiction entre le phénomène tel qu’il est décrit en lui-même et l’attitude théorique qui réduit ou reconstruit la subjectivité. Mais alors on tombe dans des apories insurmontables – à quoi bon philosopher sur de telles expériences si l’on ne peut rien conceptualiser sans tomber dans la dévitalisation (Ent-lebnis) du vécu, et donc sans perdre l’objet qu’on était pourtant venu trouver ? parler de « donné », n’est-ce pas déjà conceptualiser, et donner dans l’attitude théorique, détruire le vécu qu’on veut décrire ? Heidegger ne s’enferme pas dans l’aporie ; il maintient la tâche fondationnelle au sein d’un nouveau concept capable de faire droit au vécu au niveau originaire, qu’il nomme « intuition herméneutique ». Parce que la philosophie ne peut se contenter de suivre pas à pas l’expérience vécue de façon immanente, parce qu’elle est un discours qui doit maintenir intacte l’exigence de fonder la connaissance et l’expérience que nous faisons du monde, il faut trouver un lieu qui ne soit pas théorique, et qui pourtant parvienne, sans réduction ni reconstruction, à dire le fondement de ce rapport au monde. Cette sphère ne sera donc pas théorique ni pratique, mais « pré-théorique » – et c’est ici que joue la « vibration » qu’on décrivait un peu plus haut, qui doit être préservée au sein de la description phénoménologique. Or, résumant à grands traits la démarche phénoménologique des Ideen I et la réduction phénoménologique, Heidegger affirme à propos de Husserl : Cette méthode la description réflexive ou la réflexion descriptive (der reflektiven Deskription oder beschreibenden Reflexion) est-elle d’explorer la sphère de l’expérience vécue et de la rendre manifeste de façon scientifique  ? Avec le regard tourné vers la réflexion (in der reflektiven Blickwendung) nous faisons de ce qui n’était pas regardé précédemment (machen wir ein vordem nicht erblicktes), une expérience vécue simplement, sans réflexion (sondern nur schlicht, reflexionslos erlebtes Erlebnis)  – nous faisons de cela quelque chose de «  regardé  » (erblickten). On voit cela en direction de… (wir sehen auf es hin). Dans la réflexion nous avons cela qui se tient là (haben wir es dastehen), nous sommes dirigés vers lui (sind darauf gerichtet), nous en faisons un objet (machen es zum Objekt), un objet en tant que tel (Gegenstand überhaupt). Cela veut dire : avec la réflexion, nous sommes disposés de façon théorique (in der Reflexion sind wir theoretisch eingestellt). Tout comportement théorique, disions-nous, est dévitalisant (ist ein entlebendes)34. 34

 Ibid., p. 76.

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En d’autres termes, la réduction phénoménologique est dévitalisante – elle prive la vie de son rythme, elle interrompt de rythme au nom de l’objectivité théorique, au nom de l’objet, elle fait cesser la vibration à l’œuvre dès l’origine de l’expérience vécue. La sphère pré-théorique que découvre le jeune Heidegger se trouve résumée en un axiome  : «  Jedes Erlebbare überhaupt ist mögliches Etwas, unangesehen seines genuinen Welcharakter35. » Il s’agit d’une indication formelle de ce qui fait que chaque expérience vécue est une expérience vécue : les concepts philosophiques doivent faire signe, malgré leur caractère conceptuel, vers les vécus qu’ils désignent, ils doivent poursuivre, par d’autres moyens, la vie qui se transforme alors en vie pré-théorique, en vie originaire. Beaucoup de choses ont été écrites sur cette méthode36. On a vu, avec l’exemple du lutrin, comment elle était mise en œuvre au sein d’une phénoménologie herméneutique anti-transcendantaliste, soucieuse de trouver les concepts adéquats qui permettraient de maintenir la vie en la transformant en vie pré-théorique. Il y a là une part de mystère, de dialectique et d’aporie. Heidegger dit que cette méthode en reste au «  Noch-nicht  », au ne-pas-encore nécessaire pour parler sur l’expérience vécue, sans nécessairement avoir besoin de la faire dans le présent où l’on philosophe, un « ne-pas-encore » qui laisse le rythme propre de la vie intact, l’impetus préservé de la vie. Il s’agit du monde possible, des objets possibles du monde, en en restant à cette possibilité. Le philosophe est alors aux prises avec une telle intentionnalité qui pré-vise les objets sans encore les viser effectivement ; nous sommes presque engagés dans la visée d’objets en restant cependant sur le plan de la visée possible, donc des objets possibles. Cette sphère est pré-théorique, car « pré-mondaine » (Vor-weltliche)37. Un tel discours a trouvé son épreuve dans l’expérience vécue elle-même, non pas au terme d’une réduction phénoménologique, mais au moyen d’une formalisation de ce qui était d’abord éprouvé au cœur de l’expérience vécue, dans une reconduction de cette expérience vécue jusqu’à la plénitude de son énergie, jusqu’à ce qui fait la vibration même de son procès – son intensité. Ainsi, par cet effort de formalisation du vivant lui-même, on préserve une telle intensité, l’« essence de la vie », dans une proximité avec l’Ereignis de l’expérience. Ainsi y a-t-il l’espoir d’un discours universel qui maintienne la singularité profonde du rythme de la vie, la singularité profonde de ce qui a lieu lorsque je fais l’expérience du lutrin, l’herméneutique qui s’y joue, ou encore – l’intuition herméneutique. Je laisse alors la force vivifiante de la vie à elle-même, son autonomie profonde, je laisse apparaître un tel phénomène dans sa profondeur et son rythme. Il s’agit alors d’un laisser-se-déployer du phénomène, d’une démarche qui laisse s’ac GA 56/57, p. 115.  Sur ce concept important chez le jeune Heidegger, outre les études de Theodore Kiesel (voir par exemple « L’indication formelle de la facticité : vers une “grammaontologie” heideggérienne du temps », Les Études philosophiques, 1999, vol. 15, n°29–30, p. 107–129) qui furent séminales, lire l’ample exposé de Laurent Villevieille, «  Heidegger, de l’indication formelle à l’existence  », Bulletin d’analyse phénoménologique, IX, 5, 2013. 37  Sur une telle « possibilité » chez le jeune Heidegger, voir Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, Paris, PUF, 2016. 35 36

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complir le phénomène en tant que phénomène, c’est-à-dire en tant que vécu. Cette démarche est celle du « Noch-nicht », du ne-pas-encore, quelque chose que le cours de 1919/20 sur les Grundprobleme der Phänomenologie appellera la… « destruction », contre la reconstruction natorpienne, et anticipant ainsi l’un des topoi fondamentaux de l’œuvre heideggérien.

Conclusion générale à la première partie Nous avons essayé de mettre en scène et de problématiser le débat fondamental, dès les premiers pas de la phénoménologie, entre celle-là et la philosophie transcendantale des valeurs. Il nous a semblé que c’était un moyen sûr de mettre en évidence à la fois les principes fondamentaux de la phénoménologie dans sa dimension anti-transcendantaliste, et en même temps les lieux de crise et d’aporie qu’elle n’a pas été capable de résoudre. En effet, les principes fondamentaux de la phénoménologie apparaissent d’autant mieux qu’ils sont contextualisés au moyen d’un néokantisme qui fait des valeurs l’origine de tout sens et de toute connaissance, dans la mesure où ces valeurs viennent colorer depuis l’extérieur (l’extériorité radicale et irréductible du plan logique) les phénomènes dont la conscience tâche de reconnaître le sens, depuis la perception un peu complexe jusqu’aux jugements scientifiques. Ce modèle est radicalement anti-immanentiste, et anti-phénoménologique (on l’a abondamment montré) dans la mesure où il refuse de faire du donné l’origine et le critère de tout rapport de sens à un objet. Si l’on parle de donné, on s’inscrit dans l’horizon du sens et donc des valeurs – il s’agit donc d’évaluer l’objet à l’aune du concept de « donné », déterminer s’il est bien subsumé sous ce concept qui lui-­ même peut se diviser en de nombreux autres concepts qui peuvent l’expliciter. L’anti-transcendantalisme de la première phénoménologie peut ainsi se révéler d’autant plus aisément : partant fondamentalement du donné, elle considère que la recherche des lois d’essence est aussi bien la recherche d’adéquations entre des visées et ces essences en tant qu’elles doivent être pensées comme données au sein d’intuitions de niveau supérieur, elles-mêmes reposant sur des intuitions fondamentales qui sont le socle de tout jugement de connaissance. Une telle compréhension stratifiée de tout rapport au monde fait de l’objet et de sa structure la norme de l’intentionnalité, au moyen d’un immanentisme phénoménologique aux antipodes de l’externalisme radical de la théorie néokantienne de la valeur. Cet externalisme avait besoin d’une philosophie du sujet, au sens où ce dernier doit prendre position pour des valeurs lorsqu’il connaît. Le modèle est la subjectivité savante : le véritable savant est réflexif, il sait les valeurs à partir desquelles il connaît les objets et s’efforce de justifier que ces valeurs sont bonnes pour connaître tel ou tel objet. La phénoménologie s’en est pris au saut qui était impliqué par une telle prise de position, mais aussi bien, dans le prolongement des critiques de Lask, à la dimension pratique de la position néokantienne : il y va d’une certaine éthique épistémique, dans nos termes d’une «  pr-axiologie transcendantale  » où le plan logique et transcendant des valeurs doit trouver son corrélat subjectif dans l’action

Conclusion générale à la première partie

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épistémique du sujet qui tend vers la vérité en statuant sur les valeurs fondamentales de la connaissance. La phénoménologie tend à préserver le statut théorique de la subjectivité connaissante au moyen de la théorie de l’intentionnalité ; mais le jeune Heidegger lui-même, s’il refuse la dimension pratique de la connaissance théorique, la fonde néanmoins dans un lieu antérieur à la théorie et à la pratique, un lieu pré-théorique où le vécu est préservé. On voit bien dès lors que l’anti-­ transcendantalisme phénoménologique est aussi animé par un refus de tout subjectivisme et notamment d’un refus de tout subjectivisme pratique pour décrire les opérations de connaissance de la conscience. Plusieurs questions méritent ici d’être posées. Tout d’abord, le statut du discours qui décrit les vécus demeure énigmatique, que ce soit dans le néokantisme ou dans la phénoménologie. Il reviendra à la réduction phénoménologique, dont on présentera les enjeux plus loin, de répondre à cette difficulté et de prétendre donner une base solide au discours philosophique. Ni le Husserl des Recherches logiques, ni le jeune Heidegger, ne pratiquent cette réduction, ce qui implique une sorte d’adhésion pleine de présuppositions aux principes fondamentaux de la phénoménologie comme la donation ou encore le principe des principes, ce que le néokantisme en retour aura vite fait de remarquer et de critiquer. Au fond, la première phénoménologie souhaite en rester aux vécus, dans leur immanence (fût-elle traversée par la transcendance de l’objet par exemple), et laisser aux concepts leur caractère flottant, nécessairement inadéquat par rapport aux vécus, tout en s’efforçant de les adapter à ces vécus, de les charger en quelque sorte de ces vécus. La question des valeurs devient du coup problématique, du moins lorsqu’elles sont pensées comme se superposant depuis l’extérieur sur l’acte intentionnel qui doit du même coup prendre position par rapport à elles. L’immanentisme phénoménologique est de ce point de vue à la fois une solution et un problème : une solution dans la mesure où il s’épargne la tâche de rejoindre le lieu apatride des valeurs, et un problème si l’on considère qu’il réduit la difficulté même de la transcendance (autant celle des valeurs que celle de l’objet) au moyen d’une petitio principii qui est celle des concepts phénoménologiques fondamentaux : le donné, l’exigence intuitive, l’objet, le remplissement, etc. Ce serait, en somme, confondre une solution de méthode avec la structure même de la phénoménalité. Car que faire de la majorité des objets auxquels nous avons affaire et qui sont incontestablement des objets valorisés, et non pas au sein même de l’acte intentionnel ? C’est bien le problème du statut social de l’intentionnalité qui s’impose du même coup. Car ce que Husserl, on le verra, avait seulement entrevu, et avec peine, le jeune Heidegger le thématise fortement et le place au cœur de son entreprise phénoménologique. Comment penser alors, dans un cadre phénoménologique issu des Recherches logiques, une telle intentionnalité sociale, où les objets sont d’abord des objets d’usage au sein de contextes déterminés  ? Si l’on rejette, avec la théorie néokantienne de la valeur, un transcendantalisme des valeurs qui implique é­ galement une transcendance de ces valeurs, comment comprendre la source normative qui constitue la valeur des objets ? À en rester au contrat immanentiste, ce que fait assurément le jeune Heidegger, la phénoménologie manque la dimension fondamentalement extérieure des valeurs qui colorent le monde de l’expérience, et se contente

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d’une description des vécus, certes très profonde, mais qui risque bien de retomber dans ce que le néokantisme comme la phénoménologie abhorrent le plus, le psychologisme. Car se donner la capacité de décrire les vécus ne veut pas forcément dire que l’on parvient à sortir de toutes sortes d’illusions de l’attitude naturelle, comme le fait que la valeur ne se montre pas comme telle, en adhérant à l’objet jusqu’à faire corps avec lui. Sans doute, la réduction phénoménologique viendra-t-­elle complexifier ces analyses ; mais si la phénoménologie semble tant peiner à décrire la dimension sociale de l’expérience, jusqu’à la surdité, la théorie néokantienne de la valeur a pu donner des outils fondamentaux pour la penser38  ; et si la phénoménologie manquait des outils pour décrire une telle dimension sociale (les outils des théories normatives), elle n’a néanmoins eu de cesse de la décrire. Nous retrouvons abondamment ce problème dans la partie suivante. Enfin, la question est posée de savoir ce qu’il advient de ces concepts fondamentaux de la phénoménologie une fois le tournant transcendantal opéré, à la fois par Husserl et par Heidegger. En effet, si l’un comme l’autre phénoménologues refusent (pour le dire vite) le transcendantal kantien au nom d’un anti-subjectivisme, ils élaborent une nouvelle conception du transcendantal qui passe par l’attitude réflexive de la réduction phénoménologique, chez Husserl au moyen d’une epokhè qui met entre parenthèses l’attitude naturelle, chez Heidegger au moyen d’une réduction éthique qui met entre parenthèses la nature sociale de l’individu (on montrera cela dans la troisième partie de notre étude). Naturellement, la question est posée de savoir s’il n’y a pas déjà une réduction à l’œuvre dans les analyses qu’on a décrites jusque-là, au sens où l’attitude de Husserl comme de Heidegger est profondément réflexive. N’est-elle pas en quelque sorte impliquée par le discours même de la toute première phénoménologie ? On reviendra sur ces questions dans les parties qui suivent. Contentons-nous de souligner que les principes fondamentaux de la théorie néokantienne des valeurs, s’ils sont nettement rejetés par la première phénoménologie, vont avoir tendance à rejaillir sur le tournant transcendantal qui pourra lui aussi s’exercer au moyen d’une forme de « praxiologie transcendantale », c’est-dire d’une théorie des diverses pratiques possibles de réduction qui impliquent bel et bien des prises de position du sujet par rapport à sa propre subjectivité et aux procédures de connaissance. De ce point de vue, il se pourrait bien que la phénoménologie se réconcilie avec le ­transcendantal en se réconciliant aussi, du même coup, avec une certaine conception pratique de la subjectivité. C’est tout l’enjeu de ce livre que de montrer cela.

 C’est la raison pour laquelle le néokantisme de la valeur a donné naissance à une partie de la pensée de Max Weber, qui fut le disciple de Rickert. L’étude la plus complète sur les rapports entre Weber et Rickert, principalement concernant les problèmes épistémologiques, est Guy Oakes, Weber and Rickert. Concept Formation in the Cultural Sciences, London, MIT Press, 1988. Voir aussi l’étude érudite de H. H. Brunn, « Weber On Rickert : From Value Relation to Ideal Type », Max Weber Studies, vol. 1, n°2, 2001, p. 138–160, également sur les questions épistémologiques mais spécifiquement sur la question des valeurs.

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DEUXIÈME PARTIE

L’ANTI-TRANSCENDANTALISME PHÉNOMÉNOLOGIQUE : PRAXIOLOGIE

L’herméneutique contre le transcendantal Dans cette partie, on veut identifier des motifs anti-transcendantaux de la phénoménologie, au sens où elle s’est déterminée largement contre les principes fondamentaux du transcendantalisme kantien. Nous repérons trois grandes figures de ce transcendantalisme, en puisant dans l’œuvre de trois fondateurs de la phénoménologie, Husserl, Scheler, et Heidegger : d’une part, l’anti-subjectivisme, avec la tendance, surtout chez Scheler puis chez Heidegger, de faire du sujet un être-au-monde, absorbé par l’environnement où il se trouve ouvert à lui  ; d’autre part, l’anti-­ objectivisme, chez Scheler et Heidegger, dans la mesure où ce à quoi on a la plupart du temps affaire, et qui est fondateur pour les autres types d’intentionnalité, sont des contextes d’usage où les choses ne sont pas individuées mais reliées les unes aux autres en formant des systèmes de signes ; enfin, l’anti-théoricisme, dans puisque ce qui est en jeu chez Scheler et Heidegger, ce n’est pas la recherche des conditions de possibilité de la connaissance scientifique, mais la description des rapports les plus quotidiens et habituels au monde. Nous voulons ainsi défendre la thèse suivante : l’un des apports tout à fait majeurs de la première phénoménologie est la description de l’intentionnalité en termes de pratiques et d’usage, et au moyen d’une subtile praxiologie où les objets sont d’abords des choses d’usage. Et, du moins dans un premier temps, une telle mise en évidence de la dimension pratique de l’intentionnalité semble passer par des positions philosophiques anti-transcendantalistes. L’explication de Heidegger, en 1925, avec Rickert, reprenant celle de 1919–1920, met bien en avant ces dimensions anti-transcendantalistes de la phénoménologie ; c’est donc par elle que nous commençons ici. Heidegger, dans le cours sur le « concept de temps » de 1925, revient sur les traces de son maître Rickert, mais contre lui, et avec Husserl. C’est Rickert qui est le premier interlocuteur de Heidegger dans ce cours qui annonce Être et temps, et c’est donc la problématique transcendantale qui est mise au premier plan de l’interprétation heideggérienne des Recherches logiques. Il reprend en fait toute la critique

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DEUXIÈME PARTIE  L’ANTI-TRANSCENDANTALISME…

de la valeur qu’il faisait déjà en 1919, mais aussi celle que fit implicitement Husserl de Rickert dans la Ve Recherche : [Rickert] admet l’intentionnalité pour ce qui concerne le comportement judicatif, mais la rejette pour la représentation. Il dit  : représenter, ce n’est pas connaître. Il arrive à cette conclusion parce qu’il s’accroche à des dogmes : ma représentation n’a en soi aucune transcendance, elle ne sort pas d’elle-même pour atteindre un objet situé au-dehors. Descartes a dit en effet que la représentation, la perceptio ne se trouvait que dans la conscience et Rickert pense que la transcendance du jugement, dont il détermine l’objet en tant que valeur, est moins problématique que la transcendance de la représentation au sens de sortir de soi pour atteindre une chose réelle au-dehors. Il parvient à cette conception parce qu’il pense que, dans le jugement, on reconnaît quelque chose qui a un caractère de valeur et qui n’existe donc pas réellement, et qu’il identifie cela avec le spirituel, lequel est la conscience même1.

Restituons cette (volontaire ?) mésinterprétation de Rickert. Rickert refuse l’intentionnalité dans son principe car il sépare radicalement les représentations et les jugements. Une représentation seule ne peut pas être intentionnelle dans la mesure où elle ne déploie pas en tant que telle une connaissance, de la signification, et ne vise donc pas encore un objet. Seule la valeur permet à la représentation de sortir de la perception interne pour véritablement « valoir » pour tel objet, et cela seulement dans un jugement. La conscience doit prendre position par rapport à la représentation, et c’est la valeur qui lui permet de le faire, puisqu’elle est la norme de la prise de position de la conscience, qui évalue la matière qu’elle reçoit, et qui en fait du même coup un objet de connaissance, ou plutôt une connaissance d’objet. Mais en fait, devenant objet, ce qui est représenté n’est même pas visé en lui-même, car ce que vise la conscience ce serait la valeur de l’objet, et non pas l’objet lui-même. Double handicap, du même coup : car si la conscience n’a pas d’emblée affaire à un objet avec la représentation, elle n’a pas davantage affaire à un objet une fois qu’elle a pris position par rapport à la valeur, puisque c’est la valeur elle-même qui est visée. Et cette valeur, pour Heidegger, ne peut se situer que dans la conscience. La conscience se vise donc elle-même. Cette critique a sa part d’injustice, mais Heidegger répète en fait la critique husserlienne qui portait sur la moralisa­ tion du rapport à la chose, et souligne, critiquant la distinction représentation/Anerkennung : Quand je perçois une chaise et dis : la chaise a quatre pieds, le sens de cette connaissance consiste donc selon Rickert à reconnaître une valeur (so ist der Sinn dieser Erkenntnis nach Rickert Anerkennen eines Wertes). Avec la meilleure volonté du monde, on ne trouvera jamais rien de tel dans la structure de cet énoncé perceptif (Wahrnehmungsaussage) ; car je 1  GA 20, p. 41 ; trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 59 : « … denn er nimmt die Intentionalität für die urteilsmäßige Verhaltung in Anspruch, aber für das Vorstellen läßt er sie fallen. Er sagt : Vorstellen ist kein Erkennen. Er kommet dazu, weil er an Dogmen festhält : Mein Vorstellen hat in sich keine Transzendenz, es kommt nicht zum Gegenstand hinaus. Descartes hat ja gesagt, das Vorstellen, die perceptio, bleibt nur im Bewußtsein, und Rickert meint, die Transzendenz des Urteilens, dessen Gegenstand er als Wert bestimmt, sei weniger rätselhaft als die Transzendenz, die im Vorstellen liegt im Sinne des Hinauskommens zu einem realen Ding. Zu dieser Auffassung kommt er, weil er meint, daß im Urteil etwas anerkannt wird, das den Charakter des Wertes hat, also nicht realiter existiert, und identifiziert es mit dem Geistigen, das das Bewußtsein selbst ist. »

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ne suis pas dirigé sur des représentations et encore moins sur une valeur, mais au contraire sur la chaise donnée en sa facticité (denn ich bin nicht auf Vorstellungen gerichtet und noch weniger auf Wert, sondern auf den faktisch gegebenen Stuhl). Le fait d’approuver n’est pas accolé aux représentations, mais représenter est en soi-­ même se-diriger-sur (das Anerkennen wird nicht den Vorstellungen angeklebt, sondern Vorstellen ist selbst Sich-richten-auf) ; ce sur quoi (Worüber) peut porter le jugement est donné au préalable, et l’affirmation judicative est fondée sur la représentation. Il y a même une connexion intentionnelle (ein intentionaler Zusammenhang) entre le représenter et le juger. Si Rickert avait vu l’intentionnalité de la représentation, il ne serait pas tombé dans la mythologie de la connexion du jugement et de la représentation, comme si le jugement venait « en sus » (hinzu)2.

Il ne s’agit pas, pour Heidegger, de défendre coûte que coûte l’intentionnalité (on verra, en effet, qu’il en est un profond critique), mais il s’agit de défendre une phénoménologie où le donné joue le rôle constitutif. Le jugement : « la chaise a quatre pieds », perceptif, ne consiste pas dans les deux temps d’un processus cognitif où d’abord j’ai deux représentations que je relie à partir d’une approbation qui prend position par rapport à leur liaison – trouvant alors la norme du jugement dans une sphère qui est purement logique. Ce jugement consiste bien plutôt dans le fait de se diriger vers ce qui est « donné », en sa factualité ; il consiste à tendre vers la chaise elle-même, et non pas à donner son approbation à une représentation. Autrement dit, et c’est le cœur de la critique phénoménologique, je ne prends pas position par rapport à mes représentations, ou encore, je ne juge pas mes représentations, mais je juge la chaise elle-même, la chose même, en tant qu’elle est donnée (« …sondern auf den faktisch gegebenen Stuhl »). Le questionnement est vif : comment attribuer une valeur à nos représentations, si ces représentations ne sont qu’un matériau pour la conscience ? ne faut-il pas que j’aie déjà un intérêt pour…, pour qu’ensuite je juge en rapport avec un critère idéal ? ne faut-il donc pas que je sois avant même l’Anerkennung dirigé sur cela que je me représente, ne faut-il pas déjà autre chose que la seule représentation dans l’acte même de me représenter quelque chose sur quoi je vais formuler un jugement ? En fait, selon son critique ici, l’erreur de Rickert est de refuser à la représentation un caractère de connaissance, et de faire du jugement sa condition exclusive, et donc le seul lieu de l’objectivité. Or, pour Heidegger, la représentation (on verra comment la qualifier plus précisément) est un lieu très spécifique et profond d’intentionnalité, et donc d’une certaine forme de connaissance : Dans le cas d’une représentation au sens d’une simple perception, aucune représentation n’est représentée, mais je vois une chaise. C’est ce qu’il y a dans le sens même de la représentation (im Sinne des Vorstellens) ; lorsque je lance le regard (wenn ich hinsehe), ce que je vise (meine), ce n’est pas une représentation de quelque chose, ce qui n’est pas présent là-devant (vorhanden), mais la chaise. Dans le fait de se rendre simplement présent (bloße Vergegenwärtigung) (…), même dans le cas où on se borne à penser à quelque chose (bloßen Denkens an etwas), ce qui est représenté, ce n’est pas une représentation, ce n’est pas un contenu de conscience (Bewußtseinsinhalt), mais la chose même (sondern die Sache selbst). On peut en dire tout autant du souvenir, par exemple celui d’une promenade en voilier  ; je ne me souviens pas de représentations, mais du bateau et de la promenade  Ibid., p. 42–43 ; trad. cit. (modifiée), p. 60–61.

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DEUXIÈME PARTIE  L’ANTI-TRANSCENDANTALISME… e­ lle-­même. Les états de choses (Primitivste Tatbestände) qui se trouvent dans les structures elles-mêmes (die in den Strukturen selbst liegen) sont tout simplement sacrifiés [par Rickert] au profit d’une théorie3.

Considérer que la représentation ne donne pas déjà accès à l’objet est un mépris théorique de la pratique perceptive, où nous voyons bien la chose même, et non pas sa représentation ; la représentation disparaît au profit de la chose même, et c’est à la chose même que je suis (il n’est pas du tout certain que ce soit le point de vue de Heidegger ici ; il semble plutôt qu’il défende les grands principes de la phénoménologie husserlienne). Cela veut dire que mon rapport à la chose est intentionnel dès la représentation, et qu’il n’est nul besoin d’attendre un niveau supérieur de connaissance, le jugement, pour avoir quelque chose de la chose. J’ai bien quelque chose de la chose en percevant la chose. Il faut bien, alors, que la chose possède en quelque sorte le critère de la connaissance déjà en jeu dans la représentation, si Heidegger refuse la position logique ; il faut bien, du moins, que la chose même puisse donner, de ses propres forces, quelque chose d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle se donne bien plus fondamentalement qu’elle ne se juge ou ne s’évalue. La lutte de Husserl contre le néokantisme de Bade est donc rappelée, sinon reprise, par Heidegger. C’est que la thèse fondamentale de la phénoménologie, pour lui, est d’une limpidité radicale : ce que nous percevons, « pour le dire sans aucune prévention (Vorurteilslos) – c’est la chaise elle-même ». Et que fait alors Heidegger ? il répète le long passage du cours de 1919 que nous citions en première partie ! En effet : Je ne vois pas des «  représentations  » de la chaise, je ne saisis pas l’image (Bild) de la chaise, je ne ressens pas des sensations de la chaise (spüre nicht Empfindungen von dem Stuhl), mais c’est elle que je vois tout simplement – elle-même (sondern sehe ihn schlicht – ihn selbst). Voilà le sens le plus immédiat de percevoir (das ist der nächst gegebene Sinn des Wahrnehmens). Il faut se demander plus précisément : que vois-je au juste dans ma perception (Wahrnehmung) « naturelle », celle au sein de laquelle je me tiens vivant dans cette salle (in der lebend ich mich hier im Saale aufhalte) ? que puis-je dire à propos de cette chaise ? – Je pourrais dire qu’elle se trouve dans la salle de cours n°24, un peu au-dessous du pupitre, qu’elle est probablement utilisée (gebraucht) par les assistants s’ils préfèrent s’asseoir pendant le cours. Ce n’est pas n’importe quelle chaise, mais une chaise bien précise, la chaise du pupitre de la salle de cours n°24 de l’université de Marbourg, une chaise peut-être un peu fatiguée par les ans, mal peinte par la fabrique de meubles dont elle provient de toute évidence4.

On voit bien ce qu’il y a déjà, dans cette redite du cours de 1919 (on est certes passé de Fribourg à Marbourg…), d’herméneutique, nouvel horizon qui trouble le sens qu’il faut donner à «  chose même  ». Car je vois peut-être la chaise «  elle-­ même », mais en fait je vois plus que cela et de prime abord : je vois tout ce qui accompagne nécessairement la chaise, ses utilisateurs habituels, sa localisation par rapport à d’autres étants d’usage (le pupitre), donc son rapport à d’autres étants d’usage, et ce que son état usagé nous inspire immédiatement dans le perçu naturel. Non pas la représentation de la représentation, ou de la liaison de deux ou plusieurs représentations qui attend une approbation, mais la chaise elle-même, en tant qu’elle  Ibid., p. 45 ; trad. cit. (modifiée), p. 63.  Ibid., p. 48–49 ; trad. cit., p. 66–67.

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est ceci ou cela – comme Umweltding5. Non pas l’objet d’une connaissance de la nature, mais l’objet d’un usage quotidien dans le langage quotidien, de même que, comme le remarque Heidegger, je dis que « j’envoie des roses », ou encore « des fleurs », mais non pas que « j’envoie des plantes ». La langue même respecte cette distinction entre chose du monde ambiant et chose de la nature (Umweltding/Naturding). D’ailleurs, la description est approfondie aussitôt, et en ces termes : « Lorsque je dis en parlant naturellement, c’est-à-dire sans procéder à un examen ni à une étude théorique de la chaise, que la chaise est dure, lorsque je dis cela, je ne cherche pas à établir le degré de fermeté ni de densité de cette chose en tant que chose matérielle, mais je veux dire : la chaise n’est pas confortable. (…) La dureté, la résistance matérielle sont là en elles-mêmes dans le caractère du “ne-pas-être-confortable”, et elles ne sont là que de cette façon. (…) Le perçu se donne en lui-même, et non pas sur le fondement de points de vue qui seraient ajoutés à la chose (das Wahrgenommene gibt sich an ihm selbst, nicht etwa aufgrund von Gesichtspunkten, die an das Ding herangebracht werden)6. » Ce sont ici les propositions qui sont décrites d’une façon herméneutique, c’est dans l’énoncé lui-même que je ne dis pas simplement la dureté de la chaise, que je ne dis en fait pas du tout cela, mais bien plutôt que je ne peux pas m’y asseoir car elle est inconfortable, etc. Ainsi, les perceptions quotidiennes, mais aussi les énoncés quotidiens, du monde ambiant, fonctionnent ainsi : « les fleurs sont belles » ne veut assurément pas dire que les fleurs ont une belle qualité de fleurissement, ou encore que l’on attribue thématiquement la qualité de ce beau fleurissement, aux fleurs. Bien plutôt, on veut remplir la discussion, c’est-à-dire empêcher la gêne de s’installer ; on veut séduire la personne qui nous accompagne ; on dit que l’on est bien, entouré de ces belles fleurs – et on déploie alors un mode de rapport pratique à l’étant. C’est que, dans ce monde ambiant, les choses sont d’abord cela, ou plutôt, les choses se présentent d’abord ainsi, en tant que telle chose, c’est-à-dire du même coup en tant qu’autres choses. Avant une analyse qui extrait de ma perception la matière et l’étendue par exemple, les lois universelles de la perception, il y a ce rapport vivant à la chose qui est un rapport herméneutique, pratique, où ce que je perçois, ou bien ce que je dis sur ce que je perçois, se montre dans un rapport pratique, un rapport d’usage, où ce que je perçois ou dis est pris en considération dans une ustensilité irréductible à une substance déterminée par telle ou telle qualités. Le monde ambiant jouit d’une primauté phénoménologique. En effet, on note d’emblée combien ce qu’il y a de riche, pour Heidegger, dans l’intentionnalité (mais s’agit-il encore d’intentionnalité  ?), c’est le retour à ce moment là de l’expérience : « Au rebours de cette description scientifique [qui fait du jaune que je vois la seule chose que je vois vraiment, tout le reste se tenant dans la subjectivité], ce que nous voulons, c’est pourtant bien la naïveté, et la naïveté pure, celle qui voit de prime abord et à proprement parler la chaise du pupitre (wollen wir allerdings Naivität und reine Naivität, die zunächst und eigentlich den Kathederstuhl sieht).  » Autrement dit, la tâche de la phénoménologie consiste  Ibid., p. 49.  Ibid., p. 50 ; trad. cit., p. 68.

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d’abord et avant tout dans une description du monde naturel lui-même comme monde environnant ; la description, en somme, de tout ce que charrie de renvois non explicites la perception, comme par exemple la fabrique de meuble d’où vient la chaise, que pourtant nous ne percevons pas, que nous ne thématisons pas davantage par un raisonnement, mais qu’«  on voit en la regardant  ». Il est très étonnant de constater cette percée de l’herméneutique dans un exposé introductif à la phénoménologie de Husserl, au beau milieu de considérations qui portent plus généralement sur le caractère matériel de la perception intentionnelle. Au beau milieu de ces rappels, éclate un morceau d’herméneutique, qui ne s’annonce même pas comme tel, mais qui se contente de s’inscrire dans une analyse de la chose du monde ambiant ; un morceau qui en outre inscrit l’herméneutique dans le langage lui-même et non pas seulement dans le perçu qui le précède. Comme si Heidegger, déjà, signalait que c’était là la plus grande promesse des Recherches logiques, précisément dans leur combat avec le néokantisme qu’il souligne avec insistance. Cela nous donne une indication de lecture précieuse pour tout notre chapitre  : l’explication avec les Recherches logiques est au service de l’élaboration d’une phénoménologie herméneutique. Elle est surtout l’outil qui permet à Heidegger de refuser apparemment l’approche transcendantale : l’herméneutique ne fonde pas la présence des choses ailleurs que dans la structuration même de ces choses qui est une structuration herméneutique. On donne du même coup le sens de notre interprétation de la première phénoménologie allemande : de Husserl à Heidegger, elle a été capable de décrire le monde de l’expérience en termes d’usages et de pratiques, au sein d’une praxiologie dont nous voudrions montrer qu’elle se présente d’abord dans une opposition avec le transcendantalisme kantien. On montre d’abord en quoi cette opposition trouve sa source dans les analyses canoniques des Recherches logiques sur le jugement comme synthèse, comprise de façon phénoménologique et non transcendantale  ; puis on indique comment le rapport phénoménologique à la synthèse s’est prolongé dans ce qui constitue l’un des apports les plus importants de la phénoménologie à la philosophie, c’est-à-dire la description de l’expérience en termes de pratique au sein d’une praxiologie descriptive. Ce qui nous guide dans toute cette partie est à la fois l’opposition de ces analyses aux conceptions transcendantalistes kantiennes, mais également les signes de leur proximité avec un tel transcendantalisme.

CHAPITRE CINQUIÈME

SYNTHÈSE ET PRAXIS NON TRANSCENDANTALES

L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques I : A priori matériel et désubjectivation Dans notre première partie, nous avons montré le rôle de la Ve des Recherches logiques dans le refus d’une sphère transcendantale logique. Chez Husserl, c’est dans l’objet que le critère décisif de la connaissance doit être trouvé, dont l’évidence est la norme téléologique. Il fallait ainsi penser, en dernière instance, une continuité entre qualité et contenu, c’est-à-dire un rapport véritablement intentionnel où l’acte associe intimement les deux pôles (pourtant bel et bien séparés au départ par l’analyse phénoménologique), et où c’est au type de visée intentionnelle de donner sa forme à la matière, pour in fine laisser au plein remplissement de l’objet la tâche de donner aux différentes manières de se rapporter à l’objet leur assise. Nous soulignions, en passant, le rôle de l’intuition catégoriale dans une telle critique. Pour Rickert, rappelons-le, la norme qui donne la signification de la copule, dans une proposition, n’est ni dans l’intuition, ni dans le sujet qui intuitionne ou qui connaît, mais elle est bien au dehors, dans la sphère valante – et en ce sens, le jugement exige une prise de position de celui qui juge par rapport à son jugement. Or, c’est précisément la tâche de l’intuition catégoriale, implicitement attaquée à plusieurs reprises par Rickert, que de contrer ce genre d’arguments, et de souligner que dans l’état de choses visé par l’acte intentionnel il y a le « est », ou plutôt que l’état de choses donne le « est », dans un certain type d’intuition. Ce qui était jusqu’alors du ressort du logique devient clairement intuitionnable, d’une façon très particulière, certes, mais à rebours de la thèse d’une sphère logique qui donnerait aux synthèses leur norme. Cela implique une position non transcendantale, ou anti-transcendantale, dont l’herméneutique de Heidegger, dès 1919, hérite fortement. Mais avant l’intuition catégoriale, une première percée permet à Husserl de rendre intuitionnable ce qui ne l’est pas en régime kantien : l’a priori, qui se trouve du même coup décrit en termes d’objectivité, et non plus de subjectivité. On voudrait dans un premier temps © The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_5

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décrire un tel a priori, pour ensuite approcher le renversement qu’opère l’intuition catégoriale. Heidegger donne lui-même, dans le cours de 1925 dont la première partie porte sur une explication avec les positions fondamentales de la phénoménologie de Husserl, des indications d’une extrême clarté sur la réforme phénoménologique du concept d’a priori. Son rappel du sens traditionnel insiste sur la sphère subjective qui abrite l’a priori : « Une connaissance apriorique, c’est, sur la base de l’interprétation cartésienne du connaître, quelque chose qui se trouve de prime abord uniquement dans le sujet en tant que tel, pour autant que celui-ci reste enfermé en soi, dans sa sphère  ; c’est pourquoi une connaissance apriorique est toujours déjà incluse dans toute connaissance du réel, c’est-à-dire dans toute connaissance transcendante. » On ne discutera pas ce qui est ici très discutable – l’amalgame cartésianisme/kantisme à propos du subjectivisme. On note que le subjectivisme est ensuite décrit par le moyen de l’expression «  comportement subjectif  » (subjektive Verhalten), comportement « avant que ce comportement ne franchisse les limites de sa sphère d’immanence (vor der Überschreitung der Grenze seiner Immanenz) »1. Mais ce que Heidegger veut renverser, c’est une conception subjective de l’a priori, condition du monde mais séparée du monde, hors du monde. Là-contre, « la phénoménologie a montré que l’a priori n’était pas limité à la subjectivité, et n’avait même d’abord rien à voir avec elle (daß das Apriori nicht auf die Subjektivität beschränkt ist, ja daß es überhaupt primär zunächst mit der Subjektivität nichts zu tun hat). La caractérisation de l’idéation comme intuition catégoriale a montré qu’il y a une mise en relief d’idées aussi bien dans le champ de l’idéal, donc des catégories, que dans celui du réel ». Et Heidegger de faire signe vers l’a priori matériel en ces termes : « Il y a des idées sensibles, ce sont par exemple celles dont la structure possède un contenu réal (couleur, matérialité, spatialité), ce qui est déjà là dans toute réalité singulière, c’est-à-dire ce qui est a priori par rapport à cette couleur bien déterminée ici et maintenant. La géométrie comme telle tout entière est la preuve d’un a priori matériel2.  » L’a priori est ainsi une structure dont on peut mettre en relief les moments, une structure synthétique qui se trouve dans l’objectivité elle-même, et non pas dans l’isolement du sujet qui configurerait le monde par ses structures transcendantales. D’où l’affirmation qu’on ne trouverait assurément pas aussi abrupte chez Husserl, mais qui a le mérite de délimiter clairement la frontière avec le transcendantalisme kantien : « L’a priori, au sens où l’entend la phénoménologie, ne caractérise pas un comportement (Verhalten), mais bien l’être3. » Ou encore : « Les concepts de ces objets doivent être obtenus de façon authentique, c’est-à-dire qu’ils doivent être tirés des objets eux-mêmes et être légitimés à leur contact4. » Et Heidegger d’insister, à bon droit, sur la donation intuitive et directe de cet a priori, intuitivité qui marque sans doute la frontière la plus nette avec, sinon le kantisme où (on le verra dans notre quatrième partie) elle joue un rôle  GA 20, p. 100 ; trad. cit., p. 116.  Ibid., p. 101 ; trad. cit., p. 117. 3  Ibid. 4  Ibid., p. 106. 1 2

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plus ou moins important selon les interprétations, du moins avec le néokantisme où il ne peut être question d’un tel rôle législateur. C’est donc, avec cette insistance sur l’intuitivité, la marque de la phénoménologie par rapport aux autres doctrines contemporaines et concurrentes5. Ici, Heidegger radicalise un geste qui n’est pas tout à fait celui de Husserl. La nécessité de revenir sur la doctrine kantienne de la mise en forme du divers de l’intuition par l’esprit humain se trouve exprimée de façon paradigmatique par Husserl en ces termes (en 1923/24) : Kant abhorrait la fondation de la théorie de la connaissance sur la psychologie, en tant que science purement empirique des activités de l’âme. Ce point est tout à fait correct. Mais une espèce de psychologie semble bel et bien être présente dans sa doctrine des formes. À la nature de l’intellect humain – certes, pas de l’homme singulier, ni du peuple, ni de la race, mais de l’homme en général – appartiennent certaines formes fonctionnelles dont la légalité est telle qu’elle possède une validité universelle, qu’elle appartient à tout homme en tant que tel. Hume dirait, exactement de la même manière : à l’essence de la nature humaine appartiennent les lois de l’habitude, et celles-ci sont les sources des sciences de fait. L’homme contracte des habitudes nécessaires et universelles parce qu’il est homme, et c’est ainsi que surgit l’unité du monde de l’expérience et de la science empirique. Même si Kant introduit, en lieu et place du principe de l’habitude, d’autres principes de mise en forme de l’expérience, mais tout aussi subjectifs et, plus généralement, humains – cela fait-il vraiment une différence si fondamentale ? La révolution copernicienne n’est-elle pas présente aussi dans la doctrine de Hume d’après laquelle toutes les unités de l’expérience se conforment à la pensée6 ?

Ce texte dit avec clarté la réserve husserlienne, maintenue même (et surtout) après le tournant transcendantal, à l’endroit du transcendantal kantien. Si la normativité doit trouver sa source dans l’esprit humain (dans l’entendement et dans la pensée), alors elle trouve sa source quelque part dans un sujet, et c’est bien le sujet, avec ses variations inévitables, qui est prescripteur de norme pour l’objectivité. C’était au fond la position de Hume, pour lequel les lois de la science trouvaient leur légitimité dans le sujet, certes dans le rapport empirique qu’il a au monde et à sa communauté. Mais chez Kant, cette légitimité reste du ressort du sujet. Le problème est bien celui du lieu : le psychique, fût-il universalisé, et donc un lieu anthropologique. La position de Kant, comme l’écrit Husserl juste après, est donc « tout aussi sceptique » que celle de Hume, lorsqu’il subjectivise à la fois les formes de l’intuition et les « formes de l’entendement »7. Même « 2 + 2 = 4 » ne vaut plus que pour nous, c’est-à-dire du seul point de vue anthropologique, ce qui est la conséquence du fait que chez Kant, l’a priori est entendu « en un sens anthropologiquement falsifié ». C’est une interprétation anthropologique du transcendantal kantien tout à fait 5  Sur ces débats, notamment le combat de Schlick contre l’a priori matériel, voir Jocelyn Benoist, L’A priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, p. 59 sq. 6  Hua. VII, p. 354 ; trad. A. L. Kelkel, Philosophie première, Paris, PUF, 1970 (cité par Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010, p. 52 – on se reportera à ibid., p. 52 sq., pour des analyses sur le rôle phénoménologique de l’a priori matériel. Voir également Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel…, op. cit., très largement consacré au problème de l’a priori matériel/synthétique). 7  Hua. VII, p. 355.

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dans la tradition de Lange, que Husserl critique dans les Prolégomènes avec des arguments très semblables8. Au fond, le néokantisme n’aurait fait que tirer les conséquences les plus radicales d’une telle attitude, en choisissant d’externaliser la norme dans un lieu qui n’est rien d’étant, mais qui demeure logique, afin d’éviter le psychologisme et la contingence de l’esprit humain. La position phénoménologique pour lutter contre le psychologisme, du moins celle des Recherches logiques, n’est pas celle-là. Elle est clairement exprimée, rappelons-­le, au §65 des Prolégomènes, où Husserl souligne (au moyen d’un vocabulaire de la validité pour le moins déroutant, on l’a vu) que s’il y a bien des conditions de possibilité qui ressortissent au sujet connaissant, sans égards pour les singularités empiriques, il y a aussi des conditions de possibilité qui ressortissent à la logique pure, « fondées dans l’Inhalt de la connaissance » : « Mais d’un autre côté il est aussi évident que des vérités elles-mêmes, et spécialement des lois, des fondements, des principes, sont ce qu’elles sont que nous les saisissions ou non dans l’évidence. Or, comme ce n’est pas en tant que nous pouvons en saisir l’évidence qu’elles sont valables, mais en tant qu’elles sont valables que nous pouvons en saisir l’évidence, nous devons les considérer comme des conditions objectives ou idéales de la possibilité de leur connaissance. » La conséquence est dès lors la suivante : « Il s’agit manifestement de conditions a priori de la connaissance qui peuvent être considérées et étudiées indépendamment de toute relation avec le sujet pensant et avec l’idée de la subjectivité en général. Les lois en question, dans leur contenu de signification, ne recèlent, en effet, absolument rien d’une telle relation, elles ne parlent pas, serait-ce même d’une manière idéale, du connaître, du juger, du se représenter, du fonder, etc., mais de vérité, concept, proposition, raisonnement, principe et conséquence, etc.9 » Non seulement les conditions de possibilité de la connaissance ne sont pas relatives à un sujet particulier, mais elles ne le sont pas davantage à l’esprit humain en général. Les lois a priori sont indépendantes de toute notion de subjectivité. Cela signifie que c’est l’objet, dans l’évidence, qui est prescripteur de toute validité  – on remarque une fois de plus que si Husserl s’oppose à ce qu’il considère comme étant le subjectivisme néokantien, il n’en conserve pas moins la notion même de validité pour décrire la procédure universelle et a priori de connaissance. Dès lors, outre une théorie de la signification, la phénoménologie appelle une théorie de l’objet, voire de l’être, en somme une ontologie, quoi qu’il en soit par ailleurs de cette ontologie dans les Recherches logiques, qui, comme Jocelyn Benoist l’a montré avec force, a toujours besoin d’une sémantique pour être effective. Cependant, s’il y a une ontologie dans les Recherches logiques au sens où les structures prescriptrices doivent être reconnues du côté de l’objet, c’est à la doctrine de l’a priori, à l’œuvre dans la IIIe des Recherches logiques, qu’il revient de la déployer. En effet, pour Husserl la théorie des touts et des parties (où se trouve 8  Voir, pour une anthrpologisation du transcendantal kantien, Friedrich Albert Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart, Frankfurt am Main, 1974, p. 455 sq. 9  Hua. XVIII, p. 240. Nous devons à Paula Lorelle la connaissance de ce passage.

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é­laborée la thèse de l’a priori matériel) ne concerne pas seulement le contenu immanent de la conscience  : «  elle s’étend au-delà de la sphère des contenus de conscience (über die Sphäre der Bewusstseinsinhalte hinaus) et devient une différence de la plus haute importance théorique dans le domaine des objets en général »10. L’objet en général n’est pas seulement une affaire de grammaire, mais il est donné dans une intuition : le rouge en général n’est pas une abstraction indépendante de l’intuition : le général est donné lui-même, il est saisi dans l’intuition, quels que puissent être les modes de donation des cas particuliers par ailleurs (le rouge de la table, le rouge de la couverture du livre…) – « rouge » signifie bien la même intuition11. Mais cela, qui est suggéré dès l’introduction de la IIIe Recherche, est évidemment problématique, d’autant plus lorsqu’il s’agit de propositions, où l’on tâche de déterminer une loi d’essence telle que « la couleur a besoin de l’étendue », par exemple, qui ressortissent bien plutôt à ce que Kant appelle l’analytique, et que pourtant Husserl va appeler synthétique. Qu’est-ce qui est donc intuitionné avec de telles propositions ? où est le matériel, et donc l’objet lui-même ? C’est la méthode qui permet d’approcher de la réponse – méthode de mise en variable dont on sait la fortune dans la phénoménologie husserlienne pratiquant les variations éidétiques après les Recherches logiques. Déjà, dans la IIIe Recherche, c’est bien connu, la méthode de variation, encore balbutiante, est mise en place : le moyen de faire apparaître une essence, c’est mettre en variable, car alors on peut éprouver la partie qui résiste à la variation. Le premier exemple que donne explicitement Husserl de cela, au §5 de la IIIe Recherche, c’est celui de la «  tête de cheval  ». Pour identifier qu’il s’agit bien d’un contenu en soi, séparable, il faut mettre en variation le « contexte » (Zusammenhang), et voir si la représentation de la tête de cheval se maintient. Démarche très artificielle, puisqu’il n’est aucune tête de cheval, fût-elle tranchée, qui ne trouve son sens précisément dans un contexte. Mais la démarche de Husserl est bien formelle ici, au sens où il s’agit d’isoler des essences, un « en-soi »12. Du coup : « Séparabilité signifie seulement que nous pouvons maintenir ce contenu identique dans notre représentation, malgré une variation illimitée (arbitraire, qui ne soit interdite par aucune loi fondée dans l’essence du contenu) des contenus liés et, en général, donnés avec lui » ; davantage, « cela implique de toute évidence que l’existence de ce contenu pour autant qu’il dépend de lui-même, d’après son essence, n’est nullement conditionnée par l’existence d’autres contenus, que, tel qu’il est, a priori, c’est-à-dire précisément d’après son essence, il pourrait exister même s’il n’existait absolument rien en dehors de lui ou si tout se modifiait autour de lui arbitrairement »13. Ce qui est ici très frappant, c’est que la seconde édition des Recherches logiques a systématiquement supprimé, dans ce passage, les références à la « conscience » : au lieu de « l’existence de ce contenu pour autant qu’il dépend de  Hua. XIX/1, I, p. 225 ; trad. cit., p. 5.  Sur ce point, voir les remarques du §52 de la VIe Recherche – op. cit., p. 162–163. 12  Voir sur ce point Dominique Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, 2012, p. 173. 13  Hua. XIX/1, I, p. 236. 10 11

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lui-même, d’après son essence  », la première édition dit  : «  l’existence de ce contenu dans la représentation et, en général, dans la conscience ». Le sens n’est pas différent, mais l’insistance n’est pas la même. En supprimant ainsi la référence à la conscience, Husserl ontologise, c’est-à-dire inscrit sa méréologie plus nettement sur le plan de l’objet – ce qui est plus clairement affirmé un peu plus loin dans le même §5  : «  Il nous suffit de dire ici “objet” et “partie d’objet” (Gegenstand und Gegenstandsteil) à la place de contenu et de partie de contenu (Inhalt und Inhaltstheil) (…), pour obtenir une distinction objective (objective Unterscheidung) qui soit affranchie de tout rapport, d’une part avec les actes d’appréhension et, d’autre part, avec toute espèce de contenus phénoménologiques [1e édition : psychique] à appréhender14. » L’idéalité est donc objective, et non pas conceptuelle exclusivement, ou du moins il s’agit d’une conceptualité essentiellement orientée vers l’objet, et non pas vers les contenus de la conscience. Il faut donc comprendre que tout autant que les contenus concrets, les contenus abstraits sont aussi des contenus objectifs appréhendés par la conscience qui en aucun cas ne les produit. Même dans le cas des abstractions, il faut penser d’abord la structure de l’objet d’où – pour ainsi dire – elles proviennent15. Outre la difficulté de savoir comment un tel renversement par rapport à la subjectivité transcendantale kantienne peut avoir lieu sans une imposante petitio principii (parce qu’il y a de l’évidence dans la conscience, il y a de l’objet), on voit bien déjà l’importance de la méthode de mise en variable. Car (et ce sera décisif à la fois pour Scheler et Heidegger) si l’on ne peut pas se représenter un objet indépendamment d’un arrière-fond dont il se détache, il faut mettre en variable ce contexte et voir si le contenu demeure ou non inchangé. Alors nous commençons d’avoir une propriété essentielle de l’objet, en observant qu’il se maintient, dans une unité, malgré la variation opérée sur son appréhension en contexte – Husserl va jusqu’à dire que ce contexte est « inévitable »16. « Nous ne pouvons nous représenter le contenu visuel “tête” sans un arrière-plan visuel sur lequel il se dégage (den visuellen Inhalt Kopf können wir nicht vorstellen, ohne visuellen Hintergrund, von dem er sich abhebt) »17, écrit Husserl. Ce qu’il nomme «  intuition  » est en fait d’un tout autre ordre que l’intuition empirique, qui a toujours besoin du contexte pour donner un objet. C’est qu’il s’agit bien d’une intuition idéale, éidétique : « ”nous-mêmes” ne pourrions pas nous le représenter, en raison de la force d’associations primitives ou acquises, ou à cause d’autres circonstances d’ordre purement empirique. Mais la possibilité “logique” n’en serait nullement ébranlée, notre champ visuel “pourrait”, par exemple, se réduire à ce seul contenu, etc.18 » La formule est étonnante : nous ne faisons pas ce type d’intuition, c’est-à-dire en-dehors du contexte où elle peut avoir lieu et où la partie s’inscrit, mais nous « pourrions » la faire. Le verbe « können »  Ibid., p. 237.  Cf. Dominique Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, op. cit., p. 172–173. 16  Hua. XIX/1, I, p. 238. 17  Ibid. 18  Ibid. 14 15

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implique ici que certes nous ne voyons jamais rien de tel qu’une essence, empiriquement, mais qu’il faut faire « comme si » nous la voyions, parce que fondamentalement, nous avons la faculté d’intuitionner, mais précisément pas sur le mode empirique, les essences. De fait, le mot «  können  », crucial pour la philosophie transcendantale qui vise la connaissance possible a priori, vise ici encore l’a priori, mais non pas subjectivement : quand le petit mot « pouvoir » apparaît en relation avec le terme prégnant « penser », ce que l’on vise par là, ce n’est pas une nécessité subjective (wo also im Zusammenhang mit dem prägnanten Terminus denken das Wörtchen können auftritt, ist nicht subjektive Notwendigkeit)19,

mais bien une nécessité idéale, donnée intuitivement dans l’évidence. Il s’agit (tout comme chez Kant !) d’une « légalité » (Gesetzlichkeit) qui donne à chaque fois ses conditions à l’objet, mais cette légalité est « objective », tout en demeurant entièrement universelle, et non empirique. La légalité est donc le corrélat de la nécessité des essences matérielles et l’on peut dire que cette légalité est donnée par l’objectivité, bien que nous devions posséder en nous la faculté d’intuitionner cette nécessité. Pour que cette légalité ait force de fait, et non pas seulement de droit, il faut que la nécessité appartienne à l’essence de l’objet indépendamment du sujet qui intuitionne, perçoit et pense, et lui soit prescrite par cette essence. Elle vaut pour tout sujet, même Dieu20. La légalité sort ainsi du champ transcendantal, du moins défini par Kant – comme D. Pradelle l’indique en reprenant le vocabulaire transcendantal, mais pour l’inverser : « La démarche husserlienne consiste, au contraire, à interroger la possibilité de l’acte subjectif de représenter ou non séparément l’objet, et à régresser vers ses conditions de possibilité en tant qu’elles résident dans la nature du contenu lui-même21. » Si le questionnement est bien aux conditions de possibilité de l’objectivité, le rapport du sujet et de l’objet est très précisément renversé, au sein d’une sorte de déduction transcendantale à l’envers, non plus vers le sujet mais vers l’objet. L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques apparaît ici avec force. Assurément, il y va de ce que nous ne pouvons pas voir. Plus exactement, ce que nous ne pouvons pas concevoir, ce que nous ne pouvons pas penser, et qui est ici un critère très sûr, selon Husserl, des propriétés objectives et idéales de l’étant. Mais n’est-ce pas tout à fait contestable, et retomber dans le subjectivisme le plus dur ? Cavaillès le souligne, à propos de la variation éidétique : « Le fondement de toute nécessité est ce “je ne peux autrement” de la variation éidétique qui, si légitime soit-il, est une abdication de la pensée22.  » N’avons-nous pas un esprit fini pour lequel certaines choses sont impossibles du fait de cette finitude ? En outre, les lois d’essence, si elles conduisent certes à l’a priori, ne sont-elles pas analytiques au sens kantien, lorsque B est déjà contenu dans A ? Enfin, qu’est-ce qui nous dit que  Ibid., p. 239.  Sur ce point, voir Dominique Pradelle, op. cit., p. 87 sq. 21  Ibid., p. 174. 22  Jean Cavaillès, Sur la Logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 19762, p.  77 (cité par D. Pradelle, op. cit., p. 175). 19 20

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l’on peut véritablement intuitionner la tête de cheval sans l’arrière-fond ? n’est-ce pas plutôt que nous faisons porter notre attention plutôt sur la partie « tête de cheval » en faisant abstraction (mais par un effort d’abstraction, précisément) de ce sur quoi elle fait fond ? Pour contrer cet argument, Husserl souligne la différence évidente, et donc essentielle, qu’il y a entre la tête de cheval, séparable, et la couleur, inséparable du substrat auquel elle appartient. Il faut donc qu’à chaque fois nous ayons à l’esprit que la loi d’essence est évidente, qu’elle est certes une abstraction par rapport à l’empirique (l’intuition éidétique est tout sauf empirique, elle est bien idéale), et cela en quelque sorte doit s’imposer. C’est assez proche de Hume, à cette différence que le critère n’est pas que c’est toujours arrivé ainsi dans l’expérience que nous avons faite du monde ; cela vaut pour toute expérience possible, et par conséquent cela a force de loi au sens transcendantal ! Néanmoins, l’objection se maintient : et que se passerait-il si une doctrine physique, admise par la majorité de la communauté scientifique, nous apprenait qu’une couleur existe parfaitement indépendamment du support qui l’accueille  ? Après tout, la physique théorique des hautes énergies, au XXe siècle, n’a pas cessé de remettre en cause des a priori que Husserl eût sans doute appelés matériels. En outre, et nous le suggérions, il est tout à fait probable que beaucoup de ce que Husserl appelle a priori matériels aient trait bien plutôt, en régime kantien, à ce que Kant nomme propositions analytiques, qui n’apporteraient par conséquent aucune connaissance  – ou plus exactement, que les propositions synthétiques a priori décrites dans la IIIe Recherche soient fondées sur des propositions analytiques, comme par exemple : « une couleur nécessite un support pour être vue ». En termes kantiens, il semble que le prédicat est déjà contenu dans la définition du sujet, et qu’il se contente de l’expliciter, de le déplier. Dès lors, il suffirait d’appliquer à de l’a posteriori une telle proposition en remplaçant le sujet par une couleur spécifique : le rouge nécessite un support pour être vu, ce qui n’a pas du tout pour conséquence d’en faire un jugement de connaissance23. La réponse de Husserl est méréologique : si on supprime le deuxième terme d’une proposition et que le premier se maintient, alors nous avons affaire à une proposition synthétique. La proposition : « une couleur ne peut exister sans une certaine étendue qui soit recouverte par elle », n’est pas analytique parce que même si nous ne pouvons nous représenter une couleur sans la surface colorée, il n’en demeure pas moins que l’on peut considérer la couleur pour elle-même, l’abstraire de la surface, et considérer seulement son essence, en tant que couleur – lorsque la proposition : « un tout ne peut exister sans parties » ne permet pas de séparer les termes corrélés ; « ils ne peuvent être pensés ni exister l’un sans l’autre »24. La différence est entre le formel et le matériel : le matériel est un concept qui exprime quelque chose de concret, tout en restant général, tout en restant une catégorie – que Husserl appelle ainsi « catégorie matérielle ». Un concept matériel peut être envisagé en lui-même, par abstraction, et par conséquent n’appelle pas en lui-même une dépendance quelconque. Ainsi : « Que,  Sur le problème du statut gnoséologique des propositions synthétiques a priori selon Husserl, et la critique de Schlick allant dans ce sens, voir Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel, op. cit., p. 28 sq. 24  Hua. XIX/1, I, p. 253. 23

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par exemple, “l’existence de cette maison implique celle de son toit, de ses murs et de ses autres parties” est une proposition analytique. Car on fera valoir la formule analytique que l’existence d’un tout G (a, b, c, …) en général inclut celle de ses parties a, b, c, … Cette loi n’implique pas de signification qui exprimerait une espèce ou un genre concrets. La position d’existence individuelle qu’impliquait dans notre exemple le ceci a, comme on le voit, disparu, par le passage à la loi pure. Et c’est là une loi analytique, elle s’édifie purement sur des catégories logiques formelles et des formes catégoriales25. » Husserl admet donc la variation également pour une proposition synthétique ; mais cette variation n’exhibera pas seulement une formule logique, elle manifestera une vérité d’essence pour une classe d’objets matériels. En effet, la proposition : « il n’y a pas de couleur sans substrat » fonctionne pour toutes les couleurs possibles, et toutes les propositions qui remplacent « couleur » par le nom d’une d’entre elles conserve le même degré de validité. Mais, comme le souligne Bruno Leclercq, à propos de la synthèse : « l’interdépendance entre étendue et couleur, (…) d’après Husserl, ne pourrait être fournie par les intentions de signification mais seulement donnée par l’intuition. Que toute couleur doive être étendue et qu’à l’inverse toute étendue doive être colorée, n’est-ce pas là quelque chose qu’il faut voir et qui relève des contraintes de l’intuition et non seulement de l’intention de signification ? Rien, en effet, dans la visée de la signification “étendue” n’impose de rapport à la signification “couleur”26 ». Pour Husserl, il faut donc de l’intuitivité qui remplisse les concepts pour que la synthèse puisse être véritablement a priori, c’est-à-dire fondée dans les essences objectives  : sans ce principe, il n’y a plus de méthode phénoménologique. Évidemment, le cœur du problème réside dans la conceptualité de ces a priori. Tout se passe comme si une proposition synthétique a priori dépendait, chez Husserl, de l’état de la connaissance au moment où l’énoncé est prononcé. Car répétons-le, la physique contemporaine permet sans doute de déclasser un bon nombre de propositions synthétiques a priori au sens de Husserl. Pour le dire autrement, l’exigence de scientificité husserlienne entre en tension profonde avec son exigence d’intuitivité, puisque ce qu’on intuitionne est toujours intuitionné en contexte, même des lois d’essence – en contexte, en ce cas, scientifique, dans un horizon de connaissances précis (ce problème du cadre historique de toute intuition n’est certes pas encore le problème du Husserl des Recherches logiques). C’est pourquoi d’ailleurs l’a priori matériel sera transmis à la tradition phénoménolo Hua. XIX/1, I, p. 255–256. La façon dont Husserl reprend à nouveaux frais la distinction entre ” jugement analytique ” et ” jugement synthétique ” doit beaucoup, cela a été mainte fois remarqué, à Bolzano. Entrer dans le détail de cette influence nous entraînerait trop loin – on se réfèrera, pour ce problème à la fois chez Bolzano et chez Husserl, à Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel, op. cit. Voir aussi Jan Sebestik, Logique et mathématique chez Bernard Bolzano, Paris, Vrin, 1992. Voir également, sur le problème de la partition anlytique/synthétique, Joëlle Proust, Questions de forme. Logique et proposition analytique de Kant à Carnap, Paris, Fayard, 1987. Sur les rapports de Bolzano à Kant, concernant tout à la fois l’analycité mais aussi la question des intuitions pures, voir Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993. 26  Bruno Leclercq, ”  Grammaire matérielle et erreurs de catégories  ”, Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 12, n° 2, 2016. 25

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gique métamorphosé, chez Scheler comme chez Heidegger, qui – pour le dire grossièrement – vont se contenter de reprendre de l’invention husserlienne la conjonction a priori/matériel, afin d’accomplir un renversement anti-kantien où les conditions de possibilité sont toujours déjà dans de l’intention, dans du matériau, dans de la signification. C’est cela, plutôt que la méréologie au sens strict, que reprend en définitive la phénoménologie post-husserlienne.

L’anti-transcendantalisme des Recherches logiques II : Intuition catégoriale, désubjectivation, hénologie La seconde percée anti-transcendantale des Recherches logiques doit être cherchée dans la VI Recherche. Le point de départ de notre questionnement est une indication de Heidegger lui-même, dans le séminaire de Zähringen de 1973, où on lit : Chez Kant, la substance est l’une des catégories de l’entendement. Ce qui signifie, si l’on se rappelle la « révolution copernicienne », que la chose se règle par avance sur le pouvoir de connaître, ou que la catégorie « substance » sert par avance à mettre en forme le divers des données hylétiques. Par la connaissance, donc, qui est pour Kant un travail de mise en forme effectué par l’entendement, l’objet est posé comme synthèse d’intuition et de concept. À la différence de Kant, pour qui la mise en forme n’est, comme concept, qu’une fonction de l’entendement, Husserl va chercher à rendre présent ce que Kant se borne à caractériser par le concept de forme. Or l’idée kantienne d’intuition débouche directement sur l’idée d’un donné à l’intuition. Que la catégorie soit davantage qu’une forme, la locution d’intuition catégoriale le dit excellemment. Intuition qui donne à voir une catégorie ; ou bien : une intuition (un être-présent à) donnant directement sur une catégorie. Avec la locution d’intuition catégoriale, Husserl parvient à penser le catégorial comme donné.

Et, quelques lignes plus loin, la reconnaissance de la dette : Le tour de force de Husserl a justement consisté dans cette mise en présence de l’être, phénoménalement présent dans la catégorie. Par ce tour de force, j’avais enfin le sol : « être », ce n’est pas un simple concept, une pure abstraction obtenue grâce au travail de la déduction27.

Ce qui nous intéresse au premier chef, ici, n’est pas tant cette reconnaissance bien connue de l’importance de l’intuition catégoriale pour la pensée de l’être que l’association de l’intuition catégoriale à la problématique kantienne des catégories, ou plus précisément la reconduction critique du problème de l’intuition catégoriale au problème transcendantal de la fondation de l’objectivité. L’intuition catégoriale prétend fonder la catégorialité à partir de l’objet, c’est-à-dire à partir d’une donation intuitive, à rebours d’une fondation logique : la « mise en forme » appartient à la structure de l’état de choses, et non pas aux facultés de l’entendement ; la sphère catégoriale doit être pensée en dernier ressort dans l’ordre de l’objet, lorsqu’elle est 27

 GA 15, p. 388–390 ; trad. J. Beaufret, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 462–466.

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au contraire chez Kant la condition formelle, et seulement formelle, de la constitution de l’objectivité. Ce que Heidegger voit, dans ces quelques lignes, ce n’est donc pas simplement l’importance de l’intuition catégoriale pour son propre chemin, mais c’est aussi et surtout l’importance d’une telle doctrine pour la réforme radicale de la philosophie transcendantale de source kantienne – ce qu’il repère également, nous l’avons vu, dans l’a priori matériel. La doctrine de l’intuition catégoriale a connu un nombre impressionnant de commentaires28. La perspective n’est d’emblée pas du tout celle d’un problème d’ontologie, mais bien plutôt d’épistémologie : les objets idéaux sont-ils susceptibles de trouver un remplissement au sens dégagé, on l’a vu, par la Ve Recherche ? Est-ce d’abord la chaise, puis le jaune, qui sont donnés dans l’intuition, ou bien l’état de chose lui-même, dans son caractère relationnel, ne se donne-t-il pas également  ? L’intuition catégoriale vise d’abord à résoudre la difficulté de l’intuition des significations idéales, qui ne sont ni des noms ni des représentations, mais qui déploient une forme articulée : l’algèbre, par exemple. Mais du même coup, l’intuition catégoriale, qui veut répondre à cette difficulté, touche également la structuration même de l’intuition sensible dès lors qu’on l’articule dans une forme «  S est q  »29. Autrement dit, les idéalités, qu’articule par exemple l’algèbre, révèlent un problème plus général qui est présent dans la structuration même de la perception, au sens où cette structuration semble idéale, ou ne semble pas donnée. Cependant, l’intuition catégoriale, si elle peut faire appel d’une manière ou d’une autre à la perception, concerne néanmoins la théorie phénoménologique du jugement. Husserl écrit, au début du chapitre VI de la VIe Recherche : « Si le remplissement de significations nominales apparaît à quelqu’un suffisamment clair, nous lui posons la question de savoir comment l’on peut comprendre le remplissement des énoncés complets, surtout pour ce qui s’étend au-delà de leur “matière”, c’est-à-dire en l’occurrence au-delà des termes nominaux. Qu’est-ce qui doit et peut procurer leur remplissement aux moments de signification qui ont constitué la forme de la proposition comme telle et dont fait partie, par exemple, la copule – c’est-à-dire aux moments

 Citons quelques études, sans exhaustivité : Bruce Bégout, La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, Paris, Vrin, 2000 ; Jocelyn Benoist, ” Intuition catégoriale et voir comme ”, dans Revue Philosophique de Louvain, vol. 99, n° 4, 2001, p. 593–612 ; Rudolf Bernet, ” Perception, categorial intuition and truth in Husserl’s Sixth ”Logical Investigation” ”, dans The Collegium Phaenomenologicum. The first ten years, Dordrecht, Kluwer, 1988 ; D. Lohmar, ” Le concept husserlien d’intuition catégoriale ”, dans Revue Philosophique de Louvain, vol. 99, n° 4, 2001, p. 652–682 ; Marya Gyemant, ” Le remplissement des objets idéaux : sur la théorie du remplissement catégorial dans la VIe Recherche logique de Husserl ”, dans Bulletin d’analyse phénoménologique, IX, 4, 2013 ; R. Cobb-Stevens, ” Being and categorial intuition ”, dans Review of metaphysics, vol. 44, 1990, p. 43–66 ; Dominique Pradelle, ” Qu’est-ce qu’une intuition catégoriale de nombre ? ”, dans Jocelyn Benoist et Jean-François Courtine (éd.), Les Recherches logiques, une œuvre de percée, Paris, PUF, 2003, p. 165–180 ; A. Dewalque, B. Leclerq & D. Seron (dir.), La Théorie des catégories. Entre logique et ontologie, Liège, PULg, 2011, ou encore Denis Seron, Objet et signification…, op. cit. 29  Sur ce point, voir D. Lohmar, art. cit., p. 663 ; voir également Marya Gyemant, art. cit., p. 5. 28

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de la “forme catégoriale”30 ? » Cette question, poursuit Husserl, est d’autant plus importante qu’elle était déjà posée par la théorie de l’évidence, selon laquelle la chose même devait être trouvée dans le remplissement complet : tout dans un jugement peut-il être rempli ? ou encore : « est-ce qu’à toutes les parties et à toutes les formes de signification correspondent aussi des parties et des formes de la perception (Entsprechen allen Teilen und Formen der Bedeutung auch Teile und Formen der Wahrnehmung)31 ? » La conséquence serait la suivante : « L’expression serait une réplique, une sorte d’image de la perception (der Ausdruck wäre ein bildartiges Gegenstück der Wahrnehmung)32… » C’est alors l’articulation des actes intentionnels qui devient un problème puisque, sur la base de la téléologie du plein remplissement, il faudra bien, ultimement, penser un remplissement de toutes les parties de cette articulation  – sans quoi le remplissement serait seulement partiel, mélangé avec des produits de l’esprit que seraient la copule, mais également « le », « un », « quelques », « beaucoup », « de », « deux », « ne pas », « lequel », « et », « ou »… bref, les syncatégorèmes ! Le problème, cependant, est que, comme Heidegger le soulignera, lorsque je dis que le papier est blanc, il ne me semble pas que j’articule deux représentations, ou encore, que j’aie affaire à autant de remplissements que de mots. Autrement dit, la pluralité des parties dans une proposition ne me semble pas devoir répondre à un remplissement spécifique, et à chaque fois. En effet  : «  Le papier est blanc  »  : lorsque je dis cela, j’ai bien l’impression que je ne fais que dévoiler un état de choses qui pourrait tout aussi bien être donné simplement dans la perception ; ce que je vois avec une telle expression, c’est bien le papier blanc : « Je vois du papier blanc et je dis du papier blanc ; je n’exprime ainsi, d’une manière exactement adéquate, que cela que je vois (damit drücke ich, genau anmessend, nur das aus, was ich sehe). Il en va de même pour les jugements complets. Je vois que ce papier est blanc et c’est précisément cela que j’exprime, j’énonce : le papier est blanc33. » On remarque d’abord combien la question du jugement est reliée au « voir », dans la mesure où pour Husserl la signification d’un jugement est en quelque manière vue par celui qui le prononce ou l’écoute. Mais cela ne suffit assurément pas à résoudre la difficulté de la forme catégoriale, qui ne peut se laisser si facilement interpréter sur le seul modèle de la perception simple (c’est peut-être ici Brentano, et la reconduction de toutes les propositions à la forme existentielle, donc simple – es gibt ! – qui est attaqué). Est-ce, avec « le papier est blanc », « blanc » qui est connu, ou bien plutôt le sujet qu’on qualifie, « papier » ? Le moment blanc, dépendant du moment  Hua. XIX/2, p.  128–129  ; trad. cit., p.  160  : ”  Erscheint Jemandem die Erfüllung nominaler Bedeutungen als hinreichend klar, so stellen wir die Fage, wie die Erfüllung der ganzen Aussagen, zumal nach dem, was über ihre ”Materie”, d. h. hier über die nominalen Termini hinausreicht, zu verstehen ist ? Was soll und kann den Bedeutungsmomenten, welche die Satzform als solche ausmachen, und wozu beispielsweise die Kopula gehört – den Momenten der ”kategorialen Form” – Erfüllung verschaffen ? ” 31  Ibid., p. 129 ; trad. cit., p. 161. 32  Ibid. 33  Ibid., p. 130. 30

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« papier », que je peux extraire de l’articulation, n’est pourtant qu’un moment, et ne permet pas de remplir entièrement la signification du papier blanc. Je ne vise pas seulement le « blanc » quand je dis : « le papier est blanc » : « L’intention de l’adjectif blanc ne coïncide que partiellement (deckt sich nur partiell) avec le moment couleur de l’objet qui apparaît, il reste un excédent de signification, une forme qui ne trouve, dans le phénomène lui-même, rien qui l’y confirme. Du papier blanc, cela veut dire du papier qui est blanc.  » La signification n’est pas davantage dans « papier », car que fait-on alors de la façon dont on le qualifie ? en vérité, cette analyse montre qu’on ne peut penser le remplissement d’un tel énoncé en termes d’addition de remplissements  – le remplissement de «  le  », le remplissement de « papier », le remplissement de « est » et le remplissement de « blanc ». Encore une fois, dans l’intention de signification de « le papier est blanc », je ne vise pas divers moments pour les unifier une fois qu’ils sont articulés. C’est bien plutôt un tout, une totalité, qui est visé par un tel énoncé. Autrement dit, les moments d’un tel énoncé sont dépendants les uns des autres pour dire la chose même qu’on veut dire – le papier en tant qu’il est blanc. L’étant que je vise est alors «  en tant que  » papier34 «  en tant que  » blanc. « Papier » tout seul ne donne pas tout ce qu’il y a à voir, puisqu’il est vu « en tant que » blanc – de la même façon que « blanc » ne se donne pas en personne, purement et simplement : je vois le blanc en tant qu’il est dans la table, en tant qu’il est un accident de la table. Voir purement du blanc, sans support, n’est pas possible, ou alors c’est possible dans l’abstraction. Qu’on se situe donc là où il y a un remplissement intuitif ou qu’on se situe sur le plan des syncatégorèmes, quand tout cela est présent dans une articulation prédicative – peu importe, puisque pour chaque remplissement, pour penser l’acte intentionnel global, j’ai besoin de penser l’articulation, la dimension idéale de la prédication. La perception simple ne peut donc pas venir à bout d’un tel énoncé – alors même qu’il ne semble pas y avoir de différence entre la perception du papier blanc, là, devant, et l’énoncé « le papier est blanc ». Husserl néanmoins voit bien que le modèle d’unité de la perception est indispensable pour comprendre phénoménologiquement ce que nous montrons quand nous disons un énoncé de type prédicatif. Les énoncés géométriques en sont la preuve, qui donnent à voir (de façon non perceptive, plutôt intellectuelle) « une unité manifestement cohérente (eine fühlbar zusammengehörige Einheit) »35, et c’est même dans la mise en rapport de la proposition de géométrie avec la figure que l’évidence pleine et entière apparaît, lorsqu’il y a évidence. Dès lors, on retombe dans la nécessité de distinguer les remplissements perceptifs qui sont donnés dans les parties d’un énoncé des «  formes de liaison  », dit parfois Husserl, qui eux ne sont susceptibles de ne donner aucun remplissement perceptif. Et il est essentiel, précisément, de maintenir la différence entre les éléments de l’énoncé qui sont remplis  Que dans l’énoncé ” le papier est blanc ”, ” papier ” soit ainsi inscrit dans une ” Als-Struktur ”, et soit du même coup tout aussi problématique (tout aussi catégorial !) que ” blanc ”, tel passage l’atteste (ibid., p. 131) : ” auch hier ist der ganze Gegenstand als Papier erkannt, auch hier eine ergänzende Form, die das Sein, obschon nicht als einzige Form, enthält ”. 35  Ibid., p. 133. 34

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par ­l’intuition et ceux qui ne peuvent pas l’être, entre les « éléments matériels » (stofflichen) et les « formes complémentaires » qui ne trouvent pas de remplissement perceptif36. Il y a bien une «  différence catégoriale  » entre «  forme  » et « Stoff » du Vorstellen, matériau, et non pas matière, c’est-à-dire non pas la matière de l’acte intentionnel, mais le matériau absent des syncatégorèmes, par exemple, dans l’acte catégorial. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui constitue la difficulté majeure des §§43–44 de la VIe des Recherches logiques – le verbe « être », entendu comme copule. Si le problème est traditionnellement aristotélicien37, Husserl l’inscrit dans l’horizon kantien du verbe « être » qui n’est pas un « prédicat réel »38, en songeant non pas comme Kant à la position d’existence, mais à la copule – au « est » comme syncatégorème. Notons d’ailleurs ici que la position d’existence pose un problème strictement analogue : nulle part dans le sensible nous ne rencontrons que telle chose est, i. e. que telle chose existe. Ce qui se « montre » dans le jugement existentiel n’est à l’évidence rien de sensible, rien dans le sensible39. Cela veut-il dire que « être » n’est que l’expression du penser, qu’une fonction du jugement, puisqu’il ne peut être représenté ? ou encore, « être » est-il du même coup une prise de position par rapport à une valeur qui n’est pas dans l’objet, une valeur qui me permet d’attribuer ou non une validité à l’énoncé, comme (on l’a vu) chez Rickert ? Précisément pas : Je puis voir la couleur, non ce qu’est l’être-coloré. Je puis sentir le poli, mais non ce qu’est l’être-poli. Je puis entendre le son, mais non ce qu’est l’être-sonore. L’être n’est rien dans  Ibid., p. 135–136 ; trad. cit., p. 168 : ” Aber schliesslich kommen wir in jeder Wahrnehmungsaussage und desgleichen natürlich bei jeder anderen, Anschauung in einem gewissen primären Sinn Ausdruck gebenden Aussage, auf letzte in den Terminis vorhandenen Elemente – wir nennen sie die stofflichen Elemente – welche in der Anschauung (Wahrnehmung, Einbildung u. dgl.) direkte Erfüllung finden, während die ergänzenden Formen, obschon sie als Bedeutungsformen gleichfalls Erfüllung heischen, in der Wahrnehmung und den gleichgeordneten Akten unmittelbar nichts finden, was ihnen je gemäss sein könnte. ” 37  Cf. le célèbre De Int. 3, 16b22–25 : οὐ γὰρ τὸ εἶναι ἢ μὴ εἶναι σημεῖόν ἐστι τοῦ πράγματος, οὐδ’ ἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν. αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύνθεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι. Ce texte a appelé dans la tradition des commentaires infinis. Pour une mise au point sur certains d’entre eux, voir Lambertus Marie de Rijk, Aristotle, Semantics and Ontology, Leiden, Brill, 2002, vol. I, p.  215 sq.  ; voir également Suzanne Husson (éd.), Interpréter le De Interpretatione, Paris, Vrin, 2009 (volume presque entièrement consacré à ce passage). On consacre une partie de nos Elementa logicae heideggerianae, op. cit., à ce problème. 38  Rappelons Ak. III, p. 401 : ” Sein ist offenbar kein reales Prädicat, d. i. ein Begriff von irgendetwas, was zu dem Begriffe eines Dinges hinzukommen könne. Es ist bloß die Position eines Dinges oder gewisser Bestimmungen an sich selbst. ” 39  Denis Seron le remarque dans Objet et signification…, op. cit., p. 150 : ” L’état de choses est un objet fondé, un objet de niveau supérieur qui, comme tel, n’apparaît que dans des actes catégoriaux. Et cela s’applique d’ailleurs autant au jugement existentiel qu’au jugement catégorial, à l’être qu’à l’être-ainsi. Un jugement existentiel peut certes être fondé dans une perception sensible, mais ce qui ”apparaît” en lui n’est rien de sensible ; le fait que l’objet est, l’être posé dans le jugement d’existence, n’existe pas dans la réalité, il est strictement un ”objet intentionnel”.  ” L’intentionnalité, nous y reviendrons, n’a pas seulement trait au fait que la chose apparaît, mais elle a trait au fait qu’elle est, ce qui implique une position et donc un jugement. 36

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l’objet, ni une de ses parties, ni un moment qui lui soit inhérent ; il n’est ni une qualité ou une intensité, ni davantage une figure, ni en aucune façon une forme intrinsèque, ni un caractère constitutif, de quelque manière qu’on le conçoive. Mais l’être n’est non plus rien d’adhérent à l’objet, il n’est pas plus un caractère réel extrinsèque qu’intrinsèque, aussi n’est-il absolument pas au sens réel un « caractère »40.

« Être » ne peut être découpé dans l’expérience de l’objet tel que je me le représente : il n’en est pas une partie ; il n’en est pas une variation d’intensité, où l’on pourrait dire : voilà « être » ! il n’est pas davantage une qualité, un attribut – il n’est pas un prédicat réel. Où est « être » ? est-il alors extrinsèque à l’objet ? par exemple, ce qui marque la limite entre tel objet et tel autre ? ou encore l’harmonie composée de divers sons ? telle palette de couleur composée de diverses couleurs ? « être » est-il dans le lien qui permet de passer d’un son à une harmonie ? est-il dans le lien qui permet de passer de la droite à la gauche, ou plutôt d’articuler droite et gauche ? Non, répond Husserl : rien d’extrinsèque à l’objet non plus, et ce sont aux « formes d’unité matérielles » de jouer ce rôle de coordination des objets entre eux. Nulle articulation dans l’objet même qui puisse être représenté et donner le remplissement sensible adéquat pour « être ». Car à l’évidence, « l’être n’est rien de perceptible »41. La liaison n’est pas un caractère réal de la chose, et si nous isolons « être » dans l’énoncé, si nous prenons « être » par lui-même, la copule coupée de sa fonction logique, nous ne trouvons aucun remplissement sensible correspondant. Et pourtant, quand je dis que le papier est blanc, je ne relie pas deux représentations, ou encore deux significations ! Quand je dis cela, je vise bel et bien un unique objet, un état de choses… Il y a donc ici une très grande difficulté : comment penser « être » comme rien de réal dans l’objet, tout en refusant qu’il soit simplement un produit du penser, un produit logique de ce penser ? C’est ici tout le sens de l’invention de l’intuition catégoriale – ou, pour expliciter ce dont il s’agit profondément avec cette invention, de l’acte catégorial. On pourrait néanmoins opérer la réduction en découvrant que « est » est en fait saisi par une réflexion sur l’acte psychique que j’opère, ce qui m’évite de passer par la perception sensible. Autrement dit, « est » est le produit de ma pensée, car c’est par « réflexion » que je le récupère, pour ainsi dire, et que se manifeste sa signification, ou son rôle. C’est l’acte psychique qui déploierait la copule, tout comme d’ailleurs tous les objets catégoriaux. Mais la seule chose qu’on trouve ainsi, c’est l’idée de jugement, par exemple, qui n’a rien à voir avec le « est ». Pourquoi ? car si ce qui est donné dans l’intuition est un acte, cela voudrait dire qu’en visant l’état de choses « S est p », je vise en fait la représentation de l’objet, et non pas l’objet lui-même ; cela voudrait dire que je fais un jugement sur la liaison de représentation, et non pas sur la chose même telle qu’elle se donne dans une structure d’état de choses. Ou

 Hua. XIX/2, p. 137 ; trad. cit., p. 169–170 : ” Das Sein ist nichts im Gegenstande, kein Teil desselben, kein ihm einwohnendes Moment ; keine Qualität oder Intensität, aber auch keine Figur, keine innere Form überhaupt, kein wie immer zu fassendes konstitutives Merkmal. Das Sein ist aber auch nichts an einem Gegenstande, es ist wie kein reales inneres, so auch kein reales äusseres Merkmal und darum im realen Sinne überhaupt kein ”Merkmal”. ” 41  Ibid., p. 138. 40

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encore, nous aurions une contradiction manifeste entre la signification, si l’on maintenait qu’elle vise l’objet en personne, et l’intuition, si l’on concédait qu’elle vise l’acte psychique  : que serait une signification d’objet remplie par une intuition d’acte ? un remplissement impossible ! Husserl ne veut de toute manière pas que « intuition » puisse référer à autre chose qu’un objet que l’on vise effectivement, fût-il un objet idéal. Ce ne peut pas être un acte psychique qui donne sa validité à l’acte intentionnel. Mais au nom de quoi Husserl s’en prend-il à la réflexivité de l’acte catégorial ? Cette question est d’importance si l’on veut échapper à l’accusation d’arbitraire. Pourquoi, alors ? sans doute parce que, pour Husserl, lorsqu’un objet se donne de façon articulée, il n’est pas moins vu que l’objet qui se donne dans une intuition simple. Autrement dit, la structuration catégoriale donne une unité, elle donne la perception d’une chose visible, exactement sur le même mode, même si ce n’est pas au même niveau, que la chose simplement perçue. La structure est même ce qui donne plus précisément la chose dans son unité ; c’est que cette structure est elle-même donnée, ou plutôt qu’à la structuration catégoriale de la signification correspond bien la structuration catégoriale de l’intuition42. L’intuition catégoriale joue un rôle hénologique, et c’est ce qu’on voudrait montrer ici. En effet, il ne s’agit pas seulement, pour Husserl, de rendre cohérente la doctrine catégoriale avec celle du remplissement, mais il est aussi et surtout question de satisfaire à l’évidence phénoménologique selon laquelle une proposition donne à voir, que l’on voit bien un seul et même objet, et en un seul acte intentionnel, quand on fait une proposition sur lui. On le voit certes « en tant que… », mais ce n’en est pas moins un seul et unique objet que l’on voit, qui se montre. C’est le problème hénologique au sein de la question de la synthèse et du catégorial. Mais le catégorial ne scinde pas, il donne d’autant plus une unité qu’il est catégorial. Appelons donc cela « hénologie » : l’unité donnée non pas avant l’articulation de la synthèse, mais bien après, comme reposant sur elle, comme synthèse non pas de contenus au sens kantien, mais comme synthèse d’actes dans le remplissement. La synthèse a donc lieu dans un acte et c’est cet acte qui donne l’unité43. Du même coup, la question de la « validité » risque bien de trouver une réponse « ontologique », c’est-à-dire que

 On ne saurait mieux dire, ici, que Jocelyn Benoist, dans Phénoménologie, sémantique, ontologie. Husserl et la tradition logique autrichienne, PUF, 1997, p. 136 : ” Pour l’intuition (”le voir”), si l’on peut dire, l’information par des actes catégoriaux se précède toujours déjà elle-même comme condition de sa propre visibilité. On voit toujours sur fond de paroles et même plus, ce qu’on parle : tel pourrait aussi être le sens de la doctrine de l’”intuition” catégoriale, qui met en évidence l’existence et le déploiement du catégorial d’origine signitive au cœur même de l’intuitivité, comme élément de l’intuition elle-même. Ce n’est qu’à la condition de ce paradoxal échange des propriétés que les conditions d’un remplissement deviennent pensables pour ces fameuses ”formes catégoriales” qui viennent de la signitivité. Il faut en un sens que l’intuition soit déjà formée par la catégorie pour être susceptible de la remplir et lui donner la plénitude intuitive. Ici, l’intuition cesse d’être l’élément inerte indéfiniment relié par des formes catégoriales qui lui seraient étrangères, purs produits de la spontanéité d’un entendement non sensible, suivant les schémas de la pensée catégoriale classique. ” 43  Sur la synthèse comme synthèse d’actes, voir Pierre-Jean Renaudie, ” La logique du remplissement ”, Recherches Philosophiques, n° 3, 2016, p. 28–54. 42

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l’état de chose (l’objectivité  !) donnerait alors les conditions de sa validité. Empirisme naïf ? intuitionnisme ? On peut le croire si on lit, au §44 : Dans le jugement – dans l’énoncé prédicatif – le est intervient comme moment de signification tout comme or et jaune, mais dans une autre position et une autre fonction. Le est lui-même n’y intervient pas, il n’est que signifié, c’est-à-dire visé signitivement dans le petit mot est. Mais il est lui-même donné ou, du moins, présumé donné dans le remplissement qui, éventuellement, s’ajuste au jugement  : dans l’aperception de l’état de choses présumé. Dès lors, ce n’est pas seulement ce qui est visé dans la partie signifiante or qui apparaît lui-même, ni non plus le jaune ; mais c’est l’or-est-jaune ; le jugement et l’intuition du jugement s’unissent ici pour former l’unité du jugement évident, dans le cas le plus favorable, du jugement évident en tant que limite idéale44.

La dimension hénologique de la doctrine de l’intuition catégoriale est ici explicite. Ce qui est alors intuitionné (d’une manière non perceptive, qu’il faudra précisément caractériser), c’est l’état de choses dans son unité. « L’or est jaune » : si j’ai bien affaire, dans la visée, à une unité, c’est que la complexité se donne en tant que complexité dans l’intuition, « l’-or-est-jaune », tous ces éléments qui appartiennent au noème, au pôle objectif (mais non réal) de ce qui est donné, qui donne donc sa structure au jugement. Ce n’est pas le jugement qui produit cette structure, par exemple afin de prendre position par rapport à la validité ou non de l’objet tel qu’il est ; c’est bien plutôt l’objectité de l’état de choses qui donne l’articulation à l’œuvre dans le jugement. Je perçois l’unité, mais ce qui m’est donné est plus que l’unité. J’ai affaire à la chose même dans une unité indécomposable, mais ce qui m’est donné est plus que l’unité, c’est l’état de choses dans sa complexité, dans son articulation, avec la copule qui lie deux concepts. Ou plutôt, ce qui m’est donné est ce qui rend possible l’unité. L’or est jaune veut en fait dire : « l’or-est-jaune ». L’énoncé se donne comme un tout45, il donne à voir l’objet dans son unité. La pluralité ne se donne dans la visée judicative qu’au sein d’une unité : ce n’est pas A + B que je vise dans l’état de chose « A et B », mais bien le complexe lui-même dans son unité. Comme l’écrit Husserl lui-même, au §48, « ces deux actes ne s’effectuent pas simplement comme des actes simultanés ou successifs, à la manière de vécus “discrets” ; au contraire, ils se réunissent en un acte unique dont la synthèse seule donne A comme contenant en soi B. Pareillement, même en cas de “direction” inversée de la “perception” relationnelle, B peut arriver, en tant que relevant de A, à être donné en personne »46. Ce qui veut dire que  Hua. XIX/2, p. 139–140 ; trad. cit., p. 172 : ” Im Urteil – der prädikirenden Aussage – kommt das ist als Bedeutungsmoment vor, so wie etwa, nur in anderer Stellung und Funktion, Gold und gelb. Das ist selbst kommt darin nicht vor, es ist in dem Wörtchen ist nur bedeutet, d. i. signitiv gemeint. Selbst gegeben oder zum Mindesten vermeintlich gegeben ist es aber in der, sich dem Urteil unter Umständen anschmiegenden Erfüllung : der Gewahrwerdung des vermeinten Sachverhalts. Nicht nur das im Bedeutungsteil Gold Gemeinte erscheint nun selbst, und imgleichen das gelb, sondern es erscheint Gold-ist-gelb ; Urteil und Urteilsintuition einen sich dabei zur Einheit des evidenten Urteils, günstigen Falls des evidenten im Sinne der idealen Grenze. ” 45  Pour reprendre l’expression de Jocelyn Benoist, Phénoménologie, sémantique, ontologie…, op. cit., p. 139. 46  Op. cit., p. 153 ; trad. cit., p. 187. 44

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1) soit c’est l’état de choses en tant qu’articulant A et B qui est visé, sans mettre en relief l’un ou l’autre des termes ; 2) soit c’est l’un des deux termes, par exemple B, qui est mis en relief, et dans ce cas B apparaît sur le fond de A, mais toujours dans une unité, celle de l’articulation même. À chaque fois, l’intuition catégoriale ne donne pas «  A + B  », mais un objet entièrement nouveau, unitaire, fondé sur le premier. C’est cette strate supérieure qui permet précisément que nous parlions d’« hénologie » : non pas un objet + un objet, mais une représentation + une représentation = un objet entièrement nouveau, et qui est visé dans son unité même. L’intuition catégoriale fonde une hénologie. Le §49 de la VIe Recherche insiste bien sur ce rapport entre objet d’un jugement (donc d’une synthèse) et unité : La fonction de la pensée synthétique (la fonction intellective) agit sur [les représentations], elle leur donne une forme nouvelle, bien que ce soit en tant que fonction catégoriale selon un mode catégorial ; et, par suite, de telle manière qu’ainsi le contenu sensible de l’objet phénoménal demeure inchangé (dass hierdurch der sinnliche Gehalt des erscheinenden Gegenstandes ungeändert bleibt). L’objet n’apparaît pas avec de nouvelles déterminations réelles, il est là, bien le même, mais là selon un mode nouveau (aber in neuer Weise da)47.

La chaise « perçue » dans un jugement n’est pas décomposée dans ce nouvel acte. La catégorialité ne scinde pas l’objet, mais le donne d’autant plus dans une unité que cette unité est articulée, ou plutôt, qu’un des termes de la proposition est mis en relief. Cela veut-il dire que le matériau lui-même est catégorial ? non, et Husserl n’assimile assurément pas catégorial et perception simple48. C’est pourquoi d’ailleurs entre la perception simple et l’acte catégorial, s’il s’agit bien d’objets tout aussi simples, il ne s’agit pas de la même simplicité – car l’acte qui le vise change du tout au tout, quoique le second acte repose sur le premier. Il s’agit de la corrélation, et en ce sens la catégorialité n’en est pas moins donnée, dans et par l’acte intentionnel. Mais de même que l’intuition catégoriale donne de l’unité, on pourrait tout aussi bien dire que la perception simple n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît ; que la multitude des esquisses, par exemple, sur le même objet, implique une structuration, une articulation au cœur de l’acte perceptif. Mais l’idée de Husserl est plutôt de distinguer entre acte simple et acte complexe, entre un type de donation et un autre ; et en ce sens, il y a bien pour lui une différence entre un acte simple et un acte catégorial. En quoi réside cette différence ? L’articulation « ce papier est blanc » est explicitée : c’est bien ce papier, que j’ai d’abord vu dans une perception simple, qui est blanc, c’est bien tel papier, là, devant, qui est blanc. Quand je vois le papier dans une perception simple, je ne thématise pas le fait qu’il est blanc. Sans doute puis-je voir qu’il est blanc, et au fond si je vois le papier, je vois aussi sa blancheur. Mais ce que je vois n’est pas thématisé comme tel ; je n’appuie pas le regard de telle sorte que je vois tel papier en tant que blanc. Je vois le papier lui-même, peu importe qu’il soit blanc ou noir. Mais lorsque, 47 48

 Ibid., p. 157 ; trad. cit., p. 191.  Voir sur ce point Bruce Bégout, La Généalogie de la logique, op. cit., p. 290.

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s­ortant de la perception simple, je juge que le papier est blanc, alors je n’ai pas davantage affaire à un moment (une partie) de ce papier, c’est-à-dire le blanc ; je ne porte pas davantage mon attention sur la blancheur du papier comme telle ; c’est bien plutôt à l’articulation que j’ai affaire, à l’état de choses dans son articulation. Et pourtant, cette articulation  – je ne la vois pas. Elle n’est pas perceptible. Car l’acte de visée vise toujours la même chose que dans le cas d’une perception simple, même si cette visée s’accomplit selon une autre modalité. Il faudrait se demander si ce n’est pas la perception simple qui maintient l’unité de la chose perçue, alors même qu’en changeant d’acte on change de matière intentionnelle en ne se rapportant pas de la même façon au même objet (suivant les principes de la Ve des Recherches logiques – cf. supra). Ce qui change, c’est la précision de la visée, qui rend explicite la mise en relief de telle partie de l’objet, de telle qualité, etc. L’intuition catégoriale, pour être catégoriale, n’en donne donc pas moins à voir quelque chose. Mais où alors situer la donation même du « est », par exemple, pour l’état de choses « A est B » ? Dans la chose même ? dans l’être ? dans l’objet ? Husserl est ici tout à fait précis : Naturellement, il ne s’agit ici que des parties composantes de l’objet comme il apparaît dans la perception (so wie er in der Wahrnehmung erscheint) et tel qu’il se trouve en elle-même (als was er in ihr selbst dasteht), et non de celles qui appartiennent à l’objet existant dans la «  réalité objective  », et que seules des expériences ultérieures, des connaissances, des sciences, nous permettent de dégager49.

Husserl désigne ici ce qui donne l’état de choses, ou plutôt ce qui donne la synthèse à l’œuvre dans l’intuition catégoriale : assurément pas la chose matérielle, à l’extérieur (sans quoi on retomberait dans un réalisme strict que refuse Husserl), assurément pas, non plus, l’esprit et ses facultés, mais bien plutôt l’objet, certes, mais comme il apparaît, en tant qu’il est : wie, als was. La synthèse, mais non pas produite par le sujet transcendantal comme chez Kant, ni produite par l’être à l’extérieur, et qui n’est pas davantage produite par la corrélation entre les deux50. La synthèse est bien donnée, mais dans l’acte même de la visée intentionnelle propre à l’intuition catégoriale – ce que Husserl souligne encore, un peu plus loin dans le même §48, opposant aux formes de connexion sensibles ou réelles, qui sont dans l’objet réel, et qu’on ne peut connaître que par perception abstractive, les formes de la connexion catégoriale : « Là-contre, les formes de connexion catégoriale sont des formes qui ressortissent au mode de la synthèse d’acte, donc qui se constituent objectivement dans les actes synthétiques édifiés sur la sensibilité (dagegen sind die Formen der kategorialen Verknüpfung zur Weise der Akt-Synthesis gehörige Formen, also Formen, die sich in den synthetischen, auf Sinnlichkeit aufgebauten Akten objektiv constituiren)51. » Et, à la toute fin du même paragraphe, on lit que l’intuition catégoriale « exige un acte nouveau qui s’empare de ces représentations, qui

 Op. cit., p. 154 ; trad. cit., p. 187.  Sur l’opposition de la thèse de l’intuition catégoriale à une pensée du sujet transcendantal constituant, voir D. Pradelle, Par-delà la Révolution copernicienne…, op. cit., p. 184 sq. 51  Op. cit., p. 156 ; trad. cit., p. 190. 49 50

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leur donne forme et les relie adéquatement »52. C’est bien l’acte intentionnel qui relie A et B, c’est-à-dire qui accomplit la synthèse, et donc non pas l’objet lui-­ même, ni l’entendement au sens kantien, ni non plus la simple corrélation entre les deux, mais la corrélation en tant qu’elle est donnée dans un acte nouveau, dans un engagement intentionnel pour l’objet53. Pour le dire autrement, c’est la corrélation acte signitif/donné intuitif, dans leur correspondance même (c’est-à-dire l’acte intentionnel lui-même), qui donne l’unité de l’objet54. La philosophie de la valeur est ainsi définitivement rejetée, qui postulait comme fondation de la synthèse le rapport du sujet à la valeur. Ici, la position est un acte intentionnel, un engagement vers l’objet, et non pas une axiologie. Une herméneutique dans le style de celle qu’élaborera plus tard, on l’a vu, le jeune Heidegger ? non pas, assurément, puisque ce qui est en jeu est la constitution pour ainsi dire « hénologique » d’un objet, qui se donne sans « compréhension » ou « interprétation » préalable. Mais il s’agit tout de même d’un acte dans son sens plein, où a lieu (plutôt qu’elle ne la produit) la synthèse55. Cet acte n’est pas le produit d’un sujet  Ibid.  Comme l’écrit si justement Maria Gyemant, art. cit., p. 17 : ” Tout le poids de la catégorialité revient donc à l’acte et non pas à l’objet, quoique, par un effet de retour, l’objet d’un acte catégorial soit conçu lui-même comme étant catégorial, comme présentant une articulation qui n’apparaissait pas dans la visée simple.  ” Voir aussi, sur cette dimension fondamentale d’acte, Pierre-Jean Renaudie, ” La logique du remplissement ”, art. cit. 54  Pierre-Jean Renaudie écrit justement, ”  Intuition et signification. Remarques sur le statut des synthèses catégoriales dans les Recherches logiques de Husserl  ”, Trans-paraître, n° 1, 2007, p. 149 : ” Il est donc absolument fondamental de comprendre que ce qui constitue l’identité phénoménologique de l’objet n’est ni la visée intentionnelle de signification, ni ce qui est donné dans l’intuition remplissante mais c’est le rapport intentionnel de l’une à l’autre. ” 55  Pour une réfutation parfaitement nette d’une interprétation ” herméneutique ” de l’intuition catégoriale, voir Jocelyn Benoist, ” Intuition catégoriale et voir comme ”, art. cit., p. 597–598 : ” Dans les Recherches logiques, on trouve, dans le même sens, une récusation en règle de ce qu’on pourrait appeler ”théorie herméneutique de la perception”. La vertu référentielle de l’intentionnalité est censée nous porter immédiatement à l’objet, sans qu’il soit nécessaire de passer (sauf cas particulier, qui est en propre celui de l’interprétation, et suppose une saisie préalable) par une interprétation. Précision d’autant plus nécessaire que l’emploi répété, dans la première édition des Recherches, de la notion d’interprétation (Deutung) en lieu et place de celle d’appréhension (Auffassung) pourrait, c’est le moins qu’on puisse dire, introduire quelque ambiguïté  ! (…) la perception n’est pas édifiée sur une première perception dont elle serait l’interprétation. S’il y a du ”sens” dans la perception, ce sens est visée directe de l’objet lui-même – et qui, comme nous l’apprendra la Recherche VI, ne l’empêche pas d’être directement donné  : c’est même la modalité propre de ce type de visée. Et il n’a nullement besoin de la visée intermédiaire d’un ”signe” qui viendrait en quelque sorte l’étayer – comme c’est le cas, en règle générale, du sens d’une visée significative, pour faire vite d’une visée ”linguistique”, la question demeurant par ailleurs ouverte de savoir si ce relaiement par des signes est quelque chose d’intrinsèque ou seulement contingent à ce dernier type de visée. Le rapport que nous entretenons à nos sensations n’est, en règle générale, pas du type de celui que nous nouerions avec des signes que nous aurions à interpréter. ” Nous ajouterions néanmoins à ce constat deux choses : 1) il n’est pas question d’interpréter l’intuition catégoriale comme une herméneutique ici, et c’est d’ailleurs pourquoi nous forgeons le concept de ” praxiologie ” pour mettre l’accent sur ce que l’intentionnalité catégoriale, à sa façon, contient de praxis et de synthèse ; 2) l’herméneutique implique-t-elle à ce point de la médiation ? ce que donne à voir le Verstehen, c’est bien la maison, telle maison, et c’est la structure qui sous-tend une telle donation qui elle est bel et bien synthétique. 52 53

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transcendantal, mais il est son propre processus, pour ainsi dire. Il y a alors quelque chose comme une praxis de l’objet dans le rapport intentionnel que nous avons avec lui, dans la mesure où c’est dans le processus que le catégorial trouve son remplissement. C’est donc par l’acte que Husserl évacue du même coup toute perspective transcendantale. L’hénologie que nous décrivions est ici rendue possible par l’acte catégorial. Il n’y a d’hénologie, c’est-à-dire de donation d’un objet unique, que dans la mesure où nous sommes engagés vers l’objet, que nous tendons activement vers lui, dans le mouvement même de l’acte intentionnel. Cette activité intentionnelle n’a rien à voir avec l’axiologie rickertienne de l’engagement pour la valeur ; l’engagement est vers la chose même, qui donne, dans la donation, les conditions de son apparition. Avec une telle activité, on semble entraîné le plus loin possible de l’approche transcendantale, dans la mesure où la synthèse est opérée par l’acte intentionnel et à partir de l’objet qu’il vise, et non à partir d’un lieu qui n’est pas présent dans cet acte, mais qui le fonde et le rend possible.

De l’objet aux outils : phénoménologie et praxiologie Heidegger a justement pointé, dans son interprétation du concept d’« intuition catégoriale », sa dimension anti-kantienne, tout en métamorphosant l’invention husserlienne en herméneutique. En somme, il refonde l’intentionnalité husserlienne en considérant que ce ne sont pas des objets que nous visons la plupart du temps, mais des outils, c’est-à-dire un ensemble de choses par rapport auxquelles nous nous comportons. Cette entreprise de réforme praxiologique (pr-axiologique, graphie par laquelle nous insistons sur la dimension axiologique) de l’intentionnalité a lieu d’abord dans une contradiction du moins apparente avec le subjectivisme transcendantal kantien, dans la tradition des Recherches logiques qu’on vient de voir. Ce qui est accentué par cette réforme, c’est la dimension d’« acte » de l’intentionnalité, qui chez Husserl conservait assurément un sens théorique, mais qui revêt peu à peu chez Scheler puis Heidegger une dimension pratique très forte : l’acte devient un engagement, un « comportement » (Verhaltung) comme Heidegger traduit d’ailleurs, de façon très symptomatique, l’acte intentionnel. L’intuition, dit Heidegger dans le cours de 1925 sur « l’histoire du concept de temps », c’est « saisir simplement tel que cela se montre ce qui est donné corporellement  (schlichtes Erfassen von leibhaftig Gegebenem, wie es sich zeigt) »56. L’intuition donne la chose en personne, en chair et en os. Mais il y a également, dans « la perception la plus ordinaire » et « dans toute expérience », une saisie du catégorial57. Il est parfaitement clair, ici, que Heidegger élargit la doctrine de l’intuition catégoriale à l’ensemble du champ de l’expérience, alors qu’elle ne concernait, pour Husserl, que la question du jugement. En effet, Heidegger écrit que «  l’intuition 56 57

 GA 20, p. 64.  Ibid.

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catégoriale se trouv[e] pour ainsi dire incluse dans toute perception concrète (toute perception de chose) [in jeder konkreten Wahrnehmung (Dingwahrnehmung) findet].  » Husserl distingue bien l’intuition catégoriale de l’intuition simple, par exemple l’intuition simple de la chaise où aucune détermination n’est mise en relief, qui est différente de l’intuition catégoriale qui donne la chaise en tant qu’elle est jaune – « la chaise est jaune », l’état de choses. L’acte n’est pas le même : voir telle chose, et la voir « en tant que » n’est pas le même acte intentionnel, même si le second repose sur le premier. Le second acte est plus riche, il est plus déterminant, il qualifie davantage, il restreint la visée et par là même donne davantage à voir au moyen du jugement. Or Heidegger dit ceci : « toute perception de chose », « toute perception concrète » déploie l’intuition catégoriale. La chaise – pour la voir, il me faut du catégorial. Selon nous, cette métamorphose est capitale : elle montre le passage de l’intentionnalité d’objet à l’intentionnalité pratique, où tout acte perceptif est d’emblée complexe, catégorial au sens où il implique une forme fondamentale d’interprétation, en tout cas de compréhension. Heidegger a besoin du concept d’« intuition catégoriale » pour inscrire la compréhension dans les actes les plus simples et ordinaires de perception – c’est cela que la présente partie s’efforcera de décrire. Heidegger rappelle d’ailleurs la position fondamentale de Husserl en l’articulant implicitement avec le transcendantalisme kantien, lorsqu’il écrit, à propos du jugement vrai : La complexion structurelle phénoménale est la suivante : un état de choses vrai qui possède en lui-même, dans sa structure, cet « est », cet « être », le corrélat qui est un corrélat dans l’état de choses lui-même, c’est-à-dire l’état de choses en tant qu’état de choses simplement visé est vrai pour autant qu’il est légitimé dans l’état de choses lui-même (daß ein wahrer Sachverhalt, der in seiner Struktur dieses « ist », dieses « Sein », in sich hat, das Korrelat, das eine Korrelat im Sachverhalt selbst ist, d. h. der Sachverhalt als bloß vermeinter ist wahr als ausgewiesener am Sachverhalt selbst)58.

L’interprétation de Heidegger est objectiviste, sinon ontologique – du moins estelle anti-subjectiviste. « Ausgewiesener » n’est pas simple à traduire ici, et « légitimer » est certainement une sur-traduction, mais proche du sens dans la mesure où c’est l’état de choses qui « autorise » la corrélation intentionnelle elle-même, ou plutôt, que c’est l’état de choses qui donne au jugement sa valeur de vérité. Il en va ici d’une autre radicalisation de l’intuition catégoriale  : la catégorialité n’est pas seulement présente dans l’état de choses, mais c’est la structure de l’état de choses qui donne à la visée intentionnelle ses conditions de validité. Il s’agit d’une légalité objective, sur le modèle de l’a priori matériel  – et donc, d’un renversement anti-transcendantal des conditions de possibilité de toute connaissance. Ce pas gagné est d’emblée radicalisé, avant même l’analyse par Heidegger de ce qu’est une intuition catégoriale, dans un tout autre horizon : …nos comportements sont de fait couramment imprégnés d’énoncés (unsere Verhaltungen durchgängig von Aussagen durchsetzt sind), (…) ils sont effectués à chaque fois au sein d’une expressivité déterminée (in bestimmter Ausdrücklichkeit). C’est également un fait 58

 Ibid., p. 72–73 ; trad. cit., p. 89.

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(Faktisch ist es auch so) que nos perceptions et nos dispositions d’esprit sont toujours déjà exprimées (daß unsere schlichtesten Wahrnehmungen und Verfassungen schon ausgedrücke), bien plus elles sont déjà interprétées (interpretierte) d’une façon particulière. Primairement et originairement, nous ne voyons pas tant les objets et les choses mais nous en parlons d’abord, plus exactement nous n’exprimons pas ce que nous voyons, mais à l’inverse nous voyons ce qu’on dit au sujet de la chose en cause59.

Nous avons examiné comment, au beau milieu d’une description du caractère intentionnel de tous nos vécus, Heidegger inscrivait une note d’herméneutique, très rapide (« la chaise est dure », cela ne veut pas dire qu’elle est dure, mais qu’elle est inconfortable, que je ne peux pas m’asseoir dessus). Ici, l’herméneutique apparaît furtivement comme une extension possible à la doctrine de l’intuition catégoriale, dans son élargissement à une théorie de la perception : si une structure prédicative sous-tend notre rapport aux choses, même notre rapport perceptif, c’est que nous interprétons toujours déjà les choses que nous percevons. Il n’y a pas d’abord le rapport perceptif puis le rapport prédicatif, mais c’est le contraire – renversement radical, ici, de la position husserlienne chez lequel l’intuition catégorial est et ne peut être qu’un acte fondé. On voit comment Heidegger inscrit la doctrine herméneutique dans l’héritage husserlien, et particulièrement dans l’héritage anti-­ transcendantaliste des Recherches logiques. Au moindre moment perceptif il y a un comportement synthétique envers l’étant. Et si l’herméneutique se veut l’héritière de l’intuition catégoriale, alors il se pourrait bien qu’elle hérite également de sa portée anti-transcendantale. Précisément, l’interprétation que fait ensuite Heidegger des §§41–44 de la VIe Recherche logique que nous venons de lire a lieu contre le kantisme et plus largement contre l’idéalisme : « Si l’on est aujourd’hui à même de combattre l’idéalisme (…), cela n’est possible que grâce à la preuve apportée par la phénoménologie selon laquelle l’insensible, l’idéal ne peuvent être identifiés sans plus à l’immanent, au domaine de la conscience, au subjectif60. » « Être », « cet », « et » ne sont certes pas perceptibles, ne sont pas susceptibles de recevoir un remplissement perceptif ; cela les rabat-il du même coup dans le domaine de la subjectivité ? non pas, on le sait, car le catégorial est pensé phénoménologiquement comme donné, et c’est tourné vers l’objet, en décrivant ce à quoi la visée intentionnelle a affaire, que je peux isoler les moments « être », « cet », « et » dans l’énoncé où ils sont tous articulés (Heidegger souligne que pour isoler le concept de somme, je ne réfléchis pas sur l’acte que je fais quand j’additionne, mais je vise l’objet que j’additionne, sur ce que l’acte donne). Il ne s’agit donc pas de la conscience qui donnerait à l’objet ses catégories (qui ne seraient du même coup plus les siennes), il ne s’agit pas d’une faculté de l’entendement, mais d’abord de la corrélation même dans l’acte intentionnel. Non pas un sujet transcendantal, mais l’acte même de la corrélation. Cette remarque de Heidegger insiste : les actes catégoriaux « geben Geständlichkeit »61. « Geben » est en italiques. On trouve constamment, dans le commentaire de Heidegger, la même  Ibid., p. 74–75 ; trad. cit., p. 91–92.  Ibid., p. 78–79 ; trad. cit., p. 95. 61  Ibid., p. 85. 59 60

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insistance sur le vocabulaire de la Gegebenheit. Et ce qui est donné, ce n’est pas plusieurs parties d’un objet qu’il s’agit de relier ou de séparer, mais l’objet lui-­ même, dans son unité, même si c’est bien une structure d’objet, une structure articulée, à laquelle a affaire l’intuition catégoriale. La dimension hénologique de l’intentionnalisme husserlien est ici mis en évidence. Dès lors, l’intentionnalité est intentionnalité vers un objet, même lorsque je mets en relief telle qualité de tel objet : « Sunthesis et diairesis sont à entendre intentionnellement, c’est-à-dire que leur sens est de donner un objet (sunthesis und diairesis sind intentional zu verstehen, d. h. der Sinn ist ein Gegenstand gebender). La synthèse n’est pas une liaison d’objets, mais la sunthesis et la diairesis donnent des objets (Synthesis ist nicht ein Verknüpfen von Gegenständen, sondern sunthesis und diairesis geben Gegenstände).  » Autrement dit (et cela apparaît très nettement tout au long des interprétations d’Aristote des années 1920) synthèses et séparations mettent en relief l’objet « en tant que… » ; cette mise en relief ne scinde pas l’objet, mais donne plus précisément l’objet dans son unité. Mais la théorie phénoménologique n’est pas selon Heidegger une forme de réalisme matérialiste. En fait, ni transcendantalisme ni réalisme strict, elle s’appuie sur l’actualité de l’intentionnalité : [Les formes catégoriales] ne sont rien qui serait fabriqué par un sujet, encore moins quelque chose qui serait ajouté aux objets réels, si bien que l’étant réel serait lui-même modifié par cette mise en forme, mais elles présentent l’étant plus proprement dans son « être soi ». Les actes catégoriaux constituent une nouvelle objectivité : cela est toujours à entendre intentionnellement et ne signifie pas que ces actes feraient surgir les choses n’importe où. « Constituer » ne veut pas dire produire au sens de fabriquer et de confectionner, mais de faire voir l’étant dans son objectivité »62.

La problématique transcendantale est ici saillante, et Heidegger l’associe à une conception praxiologique de l’intentionnalité où l’acte joue le rôle majeur. Non seulement il parle en termes d’« Akt », mais en outre il utilise l’expression « Faire voir l’étant » – tel est ce que fait l’intuition catégoriale – laisser-voir l’étant, le laisser être un objet  : «  Sehenlassen des Seienden in seiner Gegenständlichkeit  ». Autrement dit, le « Sehenlassen », laisser-voir l’étant, est la solution à l’alternative idéalisme transcendantal/réalisme dogmatique. L’acte devient « faire/laisser-être », une forme d’activité travaillée par la passivité, propos qui devient nettement praxiologique lorsque Heidegger, à la toute fin de son interprétation, parle de « l’intuition catégoriale en tant que comportement intentionnel (als intentionales Verhalten) »63. Comportement, praxis, articulée de façon synthétique, par une Als-Struktur. Idéalisme impossible, alors, car le comportement est au contact de la chose même, pour ainsi dire, il est façonné par elle tout autant qu’il la façonne, au cœur de la  Ibid., p. 96–97 ; trad. cit., p. 112–113 : ” Sie sind nichts vom Subjekt Gemachtes und noch weniger etwas an die realen Gegenstände Herangebrachtes, so dass durch diese Formung das reale Seiende selbst modifizirt würde, sondern sie präsentieren ihn gerade eigentlicher in seinem ”An-sich-sein”. / Die kategorialen Akte konstituieren eine neue Gegenständlichkeit, dies ist immer intentional zu verstehen und besagt nicht  : Sie lassen die Dinge erst irgendwo entstehen. ”Konstituieren” meint nicht Herstellen als Machen und Verfertigen, sondern Sehenlassen des Seienden in seiner Gegenständlichkeit. ” 63  GA 20, p. 98. 62

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praxis qui le fait viser des objets – l’intentionnalité. Cette interprétation résume ce que nous souhaitons décrire dans cette première partie  : Scheler puis Heidegger conservent des Recherches logiques une tonalité anti-transcendantale tout en comprenant l’intentionnalité de façon pratique. Il y a, nous le verrons, une contradiction praxiologico-transcendantale dans cette entreprise phénoménologique, mais il y a également la promesse d’une réconciliation, puisque la problématique de la réduction transcendantale traverse les descriptions de l’intentionnalité pratique chez Scheler puis Heidegger, qu’on examine tour à tour.

CHAPITRE SIXIÈME

MAX SCHELER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE ET CONTEXTUELLE

 usserl et l’intentionnalité pratique : la double intentionnalité H et le jugement Nous avons examiné comment la théorie phénoménologique de l’intentionnalité, dans les Recherches logiques, mettait au premier plan, contre l’idéalisme mais aussi le réalisme matérialiste, la notion d’« acte intentionnel », l’acte reliant objet et sujet mais également signification et intuition, pour donner l’objet unifié de la connaissance. Scheler, puis Heidegger, vont faire de cet acte un « comportement », parce qu’ils considèrent que ce à quoi l’on a la plupart du temps ce ne sont pas des objets, mais des choses d’usage. Si l’on s’extrait du travail que nous faisons et que nous regardons autour de nous, nous voyons que toutes les choses qui nous environnent sont à quelque degré que ce soit des choses d’usage, que nous pratiquons directement ou indirectement  : la fenêtre là-devant, la table sur laquelle je travaille, le téléphone portable posé dessus, les livres que j’utilise, le sol sur lequel je marche, etc. Ce ne sont pas là des objets théoriques, mais ce sont des objets pratiques, ce que Heidegger appelle (mais Scheler anticipe cela, on le verra) « outils ». C’est bien du concept de « Praxis » au sens allemand du terme qu’il s’agit alors (cf. notre introduction) : la pratique en tant qu’elle vise autre chose que moi-même et au moyen d’autre chose, la pratique des choses en vue de telle ou telle action, par exemple de la fourchette en vue de manger. Toute action, même une action morale, implique une telle praxis même si elle ne se réduit pas à elle. Elle conserve de l’intentionnalité husserlienne une forme prononcée de téléologie. Le premier à accomplir cette réforme pratique de l’intentionnalité, à l’intérieur de la première école phénoménologique, est Max Scheler, dans son Formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, ouvrage anti-kantien où il récuse le formalisme au nom de « valeurs » proprement « objectives » (où il accomplit en somme pour le monde des valeurs ce que les Recherches logiques avaient accompli pour le monde théorique des objets). Chez Scheler, le mot « valeur » ne désigne pas comme chez les néokantiens de Bade © The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_6

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une valeur transcendantale, indépendante du monde auquel elle doit pourtant s’appliquer, mais désigne un étant qui a un statut objectif et intentionnel, avec lequel l’homme est aux prises. L’a priori matériel subit ici une métamorphose éthique, où c’est dans l’intérêt que l’être humain prend pour un objet que l’objet est du même coup constitué ; mais l’objet à son tour constitue cet intérêt et la valeur qui l’ouvre à la perception. On lit ici Scheler du point de vue de la question de l’intentionnalité et de l’objectivité ; dans la troisième partie de ce travail consacré à la tournure transcendantale de la phénoménologie, on le lira du point de vue de la question de la réduction phénoménologique et de la subjectivité. Commençons par lire une phrase de l’ouvrage de Scheler, pour entrer dans son problème : [Les tendances vers des valeurs se font] sans aucune intervention d’un acte de « représentation ». Sans doute il se peut qu’un « contenu final » devienne à son tour objet d’une représentation, ou encore d’un jugement. Mais la stimulation (Regung) qui nous pousse en ce moment, par exemple, à « aller nous promener », à un autre moment à « travailler », ne présuppose aucunement que nous nous représentions la promenade ou le travail. Nous ne cessons de tendre vers des choses et d’avoir de la répulsion pour d’autres choses (wir erstreben fortgesetzt Dinge und widerstreben anderen), sans que nous ayons jamais et d’aucune façon «  expérimenté  » objectivement ni les unes ni les autres (die wir nie und nirgends gegenständlich « erfahren » haben). La plénitude, l’étendue, la différenciation de notre vie tendancielle ne dépend jamais univoquement de la plénitude, de l’étendue, de la différenciation de notre vie représentative et intellectuelle. Nos tendances ont leur source propre et leur propre niveau de signification (es hat seinen eigenen Ursprung und seine eigene Bedeutungshöhe)1.

Pour Scheler, la théorie de l’intentionnalité des Recherches logiques, qui avait alors seulement un peu plus de dix ans, est une théorie qui décrit la sphère théorique de l’intentionnalité, c’est-à-dire l’intentionnalité qui vise des objets de connaissance. C’est tout à fait juste à la fois sur le plan du contenu des Recherches logiques et sur le plan de son ambition générale. Scheler se donne donc pour tâche de compléter la doctrine phénoménologique de l’intentionnalité sur le plan pratique, où les objets ont des valeurs et où l’acte intentionnel est une action que nous faisons. Aller se promener, voilà qui n’est sans doute, dans une situation habituelle, ni bien ni mal, et pourtant il s’agit bien avec cette action d’un engagement pour une valeur, d’une tendance vers elle sans que nous nous la représentions ou que nous nous représentions son objet. Car c’est sur le mode de l’action que j’entre en rapport avec la 1  Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus, Halle, Max Niemeyer, 19161, p. 35 ; trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1991, p. 62 (nous modifions souvent la traduction très défectueuse, sans le signaler à chaque fois). Sur la date d’écriture du livre, l’avant-propos de la première édition allemande (1916) souligne (ibid., p. V) : « Nous avons rassemblé ici, en tirage séparé, les études publiées en deux parties, sous le même titre : Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, dans le Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, la première en janvier 1913 [où l’on trouvait également les Ideen I de Husserl], la seconde en juillet [1916]. Le manuscrit de cette seconde partie était prêt depuis trois ans et la majeure partie en était déjà imprimée ; des circonstances personnelles et les perturbations causées par la guerre en ont retardé la publication jusqu’à cette année. L’ouvrage était donc entièrement écrit avant le début de la guerre. »

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plupart des choses du monde, avant toute représentation objective, avant toute connaissance théorique, fût-elle minimale, de la chose avec laquelle j’agis. Nous faisons bien des différences, mais de façon pratique, nous différencions les étants les uns des autres sans pour autant en faire des objets. La vie est une tendance, elle est alors intentionnelle, mais c’est une intentionnalité pratique, qui trouve son fondement, son fondement de « signification » (Bedeutung), en elle-même. La signification, ou mieux la significativité de l’acte est ici pratique. Scheler pense aux multiples descriptions husserliennes des actes non objectivants, dont les actes intentionnels de valeur. Mais là où chez Husserl ces actes sont fondés par des actes objectivants, chez Scheler ils semblent bien au fondement même de l’intentionnalité quand elle est pratique. Autrement dit, les actes théoriques ne fondent pas les actes pratiques, mais ce sont simplement deux types différents d’actes qui possèdent leur propre mode de fondation. Il convient de nous arrêter ici sur la thèse husserlienne de l’intentionnalité pratique, pour comprendre ce avec quoi précisément Max Scheler rompt. Lisons un passage du §27 des Ideen I : Aussi quand la conscience est vigilante, je me trouve à tout instant – et sans pouvoir changer cette situation – en relation avec un seul et même monde, quoique variable quant au contenu. Il ne cesse d’être « présent » pour moi ; et j’y suis moi-même associé. Par là ce monde n’est pas là pour moi comme un simple monde de choses mais, selon la même immédiateté, comme monde des valeurs, comme monde de biens, comme monde pratique. D’emblée je découvre les choses devant moi pourvues de propriétés matérielles, mais aussi de caractères de valeurs : elles sont belles et laides, plaisantes et déplaisantes, agréables et désagréables, etc. Les choses se présentent immédiatement comme des objets usuels : la « table » avec ses « livres », le « verre », le « vase », le « piano », etc. Ces valeurs et ces aspects pratiques appartiennent eux aussi à titre constitutif aux objets « présents » en tant que tels, que je m’occupe d’eux ou non – ou des objets en général. Ce qui est vrai des choses vaut naturellement aussi pour les hommes et les animaux de mon entourage. Ce sont mes « amis » ou mes « ennemis », mes « subordonnés » ou mes « supérieurs », des « étrangers » ou des « parents », etc.2

2  Hua. III/1, p. 50 (§27) ; trad. Ricoeur (légèrement modifiée), p. 90 : « In dieser Weise finde ich mich im wachen Bewußtsein allzeit, und ohne es je ändern zu können, in Beziehung auf die eine und selbe, obschon dem inhaltlichen Bestande nach wechselnde Welt. Sie ist immersort für mich “vorhanden”, und ich selbst bin ihr Mitglied. Dabei ist diese Welt für mich nicht da als eine bloße Sachenwelt, sondern in derselben Unmittelbarkeit als Wertewelt, Güterwelt, praktische Welt. Ohne weiteres finde ich die Dinge vor mir ausgestattet, wie mit Sachberschaffenheiten, so mit Wertcharakteren, als schön und häßlich, als gefällig und mißfällig, als angenehm und unangenehm u. dgl. unmittelbar stehen Dinge als Gebrauchsobjekte da, der “Tisch” mit seinen “Büchern”, das “Trinkglas”, die “Vase”, das “Klavier” usw. Fluch diese Wertcharaktere und praktischen Charaktere gehören konstitutiv zu den “vorhandenen” Objekten als solchen, ob ich mich ihnen und den Objekten überhaupt zuwende oder nicht. Dasselbe gilt natürlich ebensowohl wie für die “bloßen Dinge” auch für Menschen und Tiere meiner Umgebung. Sie sind meine “Freunde” oder “Feinde”, meine “Diener” oder “Vorgesetzte”, “Fremde” oder “Verwandte” usw.  » J’analyse les mêmes textes dans “Husserl et le jeune Heidegger sur l'intentionnalité pratique et sociale : de l’enroulement intentionnel à l’auto-suffisance de la vie”, Studia Phaenomenologica, n° XVIII, 2018, p.  231–254, et “Husserl et Scheler sur l'intentionnalité pratique : de la double intentionnalité à l'intentionnalité sociale”, Revue Philosophique de France et de l'Étranger, vol. 3, n° 142, 2017, p. 341–358.

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Le monde quotidien et ordinaire est un monde d’usage, composé d’objets dont la caractéristique la plus générale est qu’ils sont des objets d’usage, d’abord expérimentés dans leurs potentialités pratiques. Ce n’est en fait qu’à la fin de sa description du monde naturel (et sans doute par le moyen d’une pré-réduction, comme l’a souligné Jean-François Lavigne3  – nous y revenons dans la troisième partie) que Husserl mentionne le monde de valeurs, de biens, c’est-à-dire le « monde pratique ». Je suis le praticien incorporé (« Mitglied ») dans ce monde pratique, je pratique le monde et j’y puise les ressources de cette pratique. Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord, Husserl modifie considérablement la conception disons kantienne du rapport ordinaire aux objets, puisque ces objets sont des objets d’usage, et doivent être pensés comme tels. Pour reprendre l’exemple du jeune Heidegger, la tasse de thé, le fauteuil, le salon tout entier et ses éléments, je les pratique comme des «  biens  », c’est ma première et originaire façon d’être en relation avec eux. L’objet, c’est d’abord le piano dont je veux jouer, le verre que je veux utiliser, la chaise sur laquelle je pourrais m’asseoir, le gâteau qui me tente, et non pas une forme rencontrant une matière située dans l’espace et dans le temps. En ce sens, l’objet valorisé est bien originaire dans le rapport quotidien que j’ai aux choses. Telle est l’attitude naturelle  ! Le texte parle bien d’immédiateté («  in derselben Unmittelbarkeit… »), d’immédiateté de la valeur dans l’objet. L’objet est immédiatement agréable, désagréable, beau, il est «  vorhanden  », Husserl faisant parler, avant Heidegger, le radical « handen », puisque ce qui est immédiatement objet, c’est ce qui est immédiatement à portée de la main, pratiquable, non pas au sein d’« eine bloße Sachenwelt », « un pur monde de choses », mais d’une « praktische Welt ». D’emblée, le plus souvent, l’intentionnalité est praxiologique. Or, Husserl donne, au §117, les outils pour penser phénoménologiquement les actes intentionnels affectifs et volitifs, en insistant sur le fait que lorsque je désire un objet, mon acte intentionnel vise bien un tel objet, et non pas le désir lui-même : « Également dans l’évaluer, le souhaiter, le vouloir, quelque chose est “posé” (auch im Werten, Wünschen, Wollen ist etwas “gesetzt”) »4. Cette position est « doxique » : quand je suis face à un objet qui a une valeur, je n’ai pas affaire à la valeur séparée de l’objet, mais je suis à l’objet lui-même, qui possède cette valeur et dont je postule l’existence. La table sur laquelle je pose mon verre n’est pas visée selon Husserl en tant que je peux y poser mon verre, mais elle est visée en tant qu’objet, même si elle est bien dotée d’une valeur dans l’acte intentionnel. Cela ne nous dit pas du tout comment penser cette doxa, cette présence intentionnelle de l’objet et non pas seulement de la valeur séparée de l’objet, qui est le grand problème de l’analyse husserlienne. Toujours est-il que lorsque j’utilise une table, la table est bel et bien présente, avec (mais toute la difficulté est dans cette façon d’interpréter le « avec » ici) la valeur qui lui est attribuée. Ce n’est donc pas seulement dans un jugement en bonne et due forme que l’intentionnalité d’évaluation, pour ainsi dire, vise un objet (au sens où dans un jugement de valeur, par exemple « la table est inutilisable », on viserait un 3  Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal ? Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées directrices…I de Husserl, op. cit. 4  Hua. III/1, p. 272.

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objet, lorsque le sentiment que j’ai, lui, se rapporterait simplement à la valeur). Dans les Ideen I, il semble que même une perception d’un objet valorisé, en ellemême, soit la perception d’un objet qui postule l’existence de cet objet – qui possède, en somme, une modalité doxique. Quand je pratique la table, je ne suis pas dans une position réflexive par rapport à cette table, je n’ai pas affaire à un état de valeurs, pour ainsi dire, à l’utilité de la table comme telle ; selon Husserl, c’est bien à cette table, présente là-devant, que j’ai affaire, l’objet dans sa particularité. Mais c’est un type d’objectivité particulier, une objectivité axiologique, qui possède donc une façon très particulière de poser un objet là-devant, assez ambiguë d’ailleurs, parce que d’une certaine façon, je vise bien aussi la valeur de la table. Comme l’écrit Husserl, « dans l’acte d’évaluer nous sommes tournés vers la valeur (im Akte des Wertens aber sind wir dem Werte zugewendet) (…), sans pour autant saisir tout cela. L’objet intentionnel, ce qui est évalué (das intentionale Objekt, das Werte), réjouissant, aimé, espéré en tant que tel, l’action en tant qu’action devient un objet que l’on saisit à la faveur d’une conversion originale qui l’“objective” (wird vielmehr erst in einer eigenen “vergegenständlichenden” Wendung zum erfassten Gegenstand)5. » Ici, l’acte intentionnel est à la valeur avant d’être à l’objet, qui n’est pas d’abord saisi comme tel. On se réjouit, on aime, on espère, on évalue, on ne thématise pas encore un objet, même s’il est (on vient de le voir) d’une certaine façon présent. Je suis en quelque sorte projeté dans la valeur de l’objet, avant toute thématisation, et en même temps quelque chose de l’objet est bien présent, une pré-thématisation, une sorte de présence fantôme derrière l’éclat de l’évaluation, l’éclat de ma projection dans la valeur et l’éclat de la valeur dans cette évaluation, une valeur qui entoure l’objet qui s’absente, ou plutôt se met en retrait, dans un tel acte intentionnel axiologique. Pour que l’objet devienne objet thématisé, il faut une « conversion » qui « objective » la chose évaluée dans l’acte intentionnel, il faut sortir de la pratique pour pouvoir objectivement évaluer, c’est-à-dire associer la valeur au bon objet – on décrit cela un peu plus loin. Il faut en fait montrer que l'acte axiologique est un acte intentionnel complexe : «  Quand je suis tourné vers une chose pour l’évaluer, il est sans doute impliqué que je saisisse la chose ; mais ce n’est pas la chose simple, mais la chose évaluée ou la valeur (…) qui est le corrélat intentionnel complet de l’acte d’évaluation (wertend einer Sache zugewendet sein, darin liegt zwar mitbeschlossen die Erfahrung der Sache  ; aber nicht die blosse Sache, sondern die werte Sache oder der Wert ist (…) das volle intentionale Korrelat des wertenden Aktes)6. » La « chose évaluée » est un type d'objet complexe, fondé sur une base qui elle est simple - un peu à la façon des actes catégoriaux. C’est un objet saisi en simplicité, donc non décomposé dans sa phénoménalité, mais dont la structure est néanmoins complexe – dont la structure doit être complexe pour donner à la signification une simplicité. Si donc l’acte axiologique est complexe, c’est pour donner un degré supérieur de simplicité, la simplicité à laquelle j'ai affaire lorsque je pratique des unités pratiques de sens quotidiennement. La simplicité de ces unités pratiques est donc fondée, dans sa complexité intentionnelle (mais  Ibid., p. 76 (trad. Ricoeur).  Ibid.

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laquelle ?), sur une simplicité antérieure qui est la donation de l'objet qui secondairement sera valorisé7. Il semble cependant que chez Husserl, le rapport à une valeur ne fonctionne pas sur le même mode que le rapport à un objet. L’acte catégorial est complexe car il correspond à un état de choses lui-même complexe, et ne continue pas moins de donner un objet, le même objet que celui que donne une perception simple, mais plus déterminé. Mais l’acte intentionnel axiologique doit-il être pensé ainsi, comme une spécification axiologique d'un même objet déjà donné une première fois ? Spontanément, on penserait plutôt que la table comme objet spatialisé et temporalisé est un objet bien différent que celle que j’utilise pour écrire par exemple. Différence au niveau naturel en tout cas, même si à un niveau plus réflexif, il apparaît que je peux accorder les deux appréhensions au sein de jugements : «  cette pomme me dégoûte », et plus objectivant encore, « cette pomme est dégoûtante », où c'est bien l’objet simple qui se trouve caractérisé comme ayant une valeur. Il y a dans ces descriptions une sorte de dualisme irréductible, malgré l’hénologie indéniable qui voit l’objet axiologique trouver un remplissement unifié d’objet. Dualisme entre l’objet et la valeur, que l’acte axiologique, complexe, vient en quelque sorte résorber avec le « corrélat complet de l'acte d'évaluation », ce niveau intentionnel supérieur au simple objet, où il reste néanmoins quelque chose de l’objet primairement donné. En fait, Husserl décrit la complexification à l’œuvre dans l’acte intentionnel axiologique à l’aide de la double intentionnalité. Citons d’abord le texte : « Dans les actes du même type que l’évaluation, nous avons donc un objet intentionnel en un double sens du mot : il nous faut distinguer entre la “chose” pure et simple et l’objet intentionnel complet  : à quoi correspond une double intentio, une double façon d’être dirigé vers. Quand nous sommes dirigés vers une chose dans un acte d’évaluation, nous diriger vers la chose c’est l’observer, la saisir  ; mais nous sommes également “dirigés” vers la valeur, mais ce n’est plus de façon à la saisir8.  » Apparemment, la complexité à l’œuvre dans l’acte axiologique est double : d’une part, comme un acte catégorial, il vient complexifier l’acte d’appréhension objective simple, en spécifiant d'une certaine façon l'objet de la visée. En ce sens, il s’agit d’une unification via la complexification de l’objectivation. Mais d’autre part, Il s’agit d’une complexification au niveau même de l’acte axiologique, qui rend d’autant plus problématique l’hénologie à ce niveau. En effet, l’acte axiologique semble impliquer d’une part la visée d’un objet que l’on « saisit » comme objet simple (la table en tant que tel), d'autre part la valeur elle aussi visée, au même moment, 7  Sur la différence entre un acte d’évaluation et un acte catégorial, voir Samuel Le Quitte, « Un modèle axiologique de l’intentionnalité ? », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. VI, n° 8, 2010, p. 195. Cet article donne de précieuses indications sur le problème qui nous occupe ici. 8  Hua. III/1, p. 76 : « Im Akten der Art, wie es die wertenden sind, haben wir also ein intentionales Objekt in doppeltem Sinne : wir müssen zwischen der blossen “Sache” und dem vollen intentionalen Objekt unterscheiden, und entsprechend eine doppelte intentio, ein zwiefaches Zugewendetsein. Sind wir im einem Akte des Wertens auf eine Sache gerichtet, so ist die Richtung auf die Sache ein Achten auf sie, ein sie Erfassen ; aber “gerichtet” sind wir – nur nicht in erfassender Weise – auch auf den Wert. »

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comme pratique par exemple de la table qui ne semble pas du tout impliquer l'objet en tant que tel. Viser la valeur, c’est viser une coloration, tendre vers une pratique, être plongé dans une telle coloration quasi indépendamment de la table ! et pourtant, la table est bien présente, grâce à la première intention qui la vise comme telle. Deux intentions s’additionnent au sein du même acte, deux actes en un seul, qui donne de l’objet mais pas tout à fait, de l’objet mais différemment, un objet quasi instantanément annihilé par la valeur qui vient l’envahir, le remplacer et qui a en même temps besoin de lui. Objekt (le corrélat de l’acte complet) et Gegenstand (l’objet simple) se trouvent en quelque sorte combinés, enveloppés – et le mode de complexification réside dans cet enveloppement : « Le mode d’actualité ne porte plus seulement sur la représentation de la chose mais aussi sur l’évaluation de la chose qui enveloppe cette représentation (nicht bloss das Sachvorstellen, sondern auch das es umschliessende Sachwerten hat den Modus Aktualität)9. » Représentationde-chose et évaluation-de-chose s’associent dans un enroulement intentionnel où l’intentionnalité pratique est tout autour de l’intentionnalité théorique, lui est à la fois consubstantielle et en même temps distincte dans l’acte ainsi unifié et dédoublé, tout à la fois deux et un, deux mouvements oscillants entre l’unité et la différence. Non pas la dualité brentanienne et néokantienne entre d’une part l’association des représentations, d’autre part le belief, non pas un belief qui serait l’enveloppe d’un premier acte intentionnel neutre de toute position, mais deux actes intentionnels de plein droit, qui produisent l'un avec l'autre (presque l’un dans l'autre) une vibration entre l’objet et la valeur, vibration qui s’expérimente au sein du vécu intentionnel où je ne puis avec certitude me représenter l’objet valorisé ni sa valeur. Il y a une sorte d’embarras ici, en tout cas une hésitation entre l’identité et la différence, la dualité et l’unité. L’attitude naturelle reflète cette vibration, nous l’avons dit. Qu’est-ce que viser intentionnellement un objet axiologique ? Husserl répond : « Grâce à cette objectivation nous faisons face, dans l’attitude naturelle et donc en tant que membres du monde naturel, non à de simples choses naturelles, mais à des valeurs et à des objets pratiques de toute espèce, villes, routes avec leurs installations d’éclairage, habitations, meubles, œuvres d’art, livres, outils, etc.10 » On lit bien ici la vibration axiologique, même s’il est clair que Husserl insiste sur l’objectivation, sur la dimension objective qui transperce la praxis intentionnelle. Car l’objet est ici « objet pratique », donc objet lui-même en quelque sorte brouillé par une axiologie qui le rend pratique, qui lui donne son applicabilité pratique au sein de l'acte intentionnel. Tout cela est en quelque sorte imbriqué dans l’objet, la praticabilité de la route éclairée, l’œuvre d’art que je contemple et qui m’émeut, ou encore l’outil que je pratique et 9  Patrick Lang dans « Statut et signification des développements sur l’affectivité et la valeur », dans A.  Grandjean et L.  Perreau (éd.), Husserl. La Science des phénomènes, Paris, CNRS éditions, 2012, écrit : « La notion de double intentionnalité, que Husserl introduit dans le présent contexte, est également délicate à saisir. Il ne s’agit pas de deux directions de l’intentionnalité qui seraient divergentes, mais bien plutôt d’une intentionnalité qui en entoure une autre comme une gaine. » L’expression de « gaine » est assurément très heureuse ici. 10  Hua. III/1, p. 76.

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dont l’objet est envahi pour ainsi dire par sa valeur d’usage. Car l’intentionnalité pratique ne vise pas des valeurs, seule une axiologie le fait ; l’intentionnalité vise des objets valorisés, le marteau en tant que je peux le pratiquer de telle façon, et non pas la valeur d’usage du marteau en tant que telle. C’est l’objet qui a une valeur, et la valeur ne flotte pas mystérieusement en l’air. On voit combien un constat propre à l’attitude naturelle donne de précieuses indications pour l’analyse eidétique du vécu de valeur. Tout cela implique du même coup, mais c’est tout à fait transparent dès le §37, que l’intentionnalité pratique est fondée sur l’intentionnalité théorique, parce qu’elle est toujours in fine – et malgré les hésitations de Husserl lui-même – intentionnalité d’objet, l’objet dominant la double intentionnalité ici décrite. Le §116 affirme brusquement que les noèses de sentiment, de désir, de vouloir « sont fondées (fundiert sind) sur des “représentations”, des perceptions, des souvenirs, des représentations-signes… » – la représentation de signe étant l’intuition que j’ai par exemple d’une maison lorsqu’on m’en parle, sans que je l’aie sous les yeux11. Il faut donc que j’aie une première représentation pour qu’ensuite cette même représentation soit accompagnée d’un acte d’évaluation (accompagnement qui constitue la double intentionnalité qu’on décrivait). Dès lors la signification s’enrichit littéralement, au moyen de cette double dualité pour ainsi dire, d’une part la dualité donation première/donation seconde, d’autre part l’enroulement intentionnel objet/ valeur. Tout cela donne lieu à une hénologie intentionnelle : « Un nouveau sens se constitue qui est fondé dans celui d’une noèse sous-jacente, en même temps qu’il l’englobe (es konstituiert sich ein neuer Sinn, der in dem der unterliegenden Noese fundiert ist, ihn zugleich umschliessend). Le nouveau sens introduit une dimension de sens totalement nouvelle ; avec lui se constituent non plus de nouveaux éléments déterminants de la simple “chose”, mais les valeurs des choses, les qualités de valeur, ou les objectivités concrètes qui portent les valeurs (mit ihm konstituieren sich keine neuen Bestimmungstücke der blossen “Sachen”, sondern Werte der Sachen, Wertheiten, bzw. konkrete Wertobjektitäten)  : beauté et laideur, bonté et méchanceté ; l’objet d’usage (Gebrauchsobjekt), l’œuvre d’art, la machine, le livre, l’action, l’œuvre, etc. » « Konkrete Wertobjektitäten » écrit Husserl, l’élément hénologique gagné au terme de cette double dualité intentionnelle, une objectité axiologique concrète, concrétude phénoménale de l’objet axiologique, contre le formalisme néokantien : l’objet obtenu ainsi est un objet unitaire et concret, objet beau ou laid, action bonne ou mauvaise, où l’adhésion de la valeur à l’objet se fait au sein d’une unité supérieure qui est bien réelle, un objet en bonne et due forme et non pas seulement une sorte d’objet illusoire plein de fantômes axiologiques. On retrouve également dans ce texte la notion d’englobement, d’enveloppement : la noèse de valeur englobe une première noèse, tout aussi thétique, mais plus simple, qui donne la simple chose – saisie par une perception simple, par l’imagination, etc. La question qui se pose néanmoins, à ce moment de l’analyse, est celle de la norme pour une telle intentionnalité. Bien entendu, l’on pense spontanément à l’espace social, qui  Sur la « représentation de signes », voir Jocelyn Benoist, « L’héritage autrichien dans la pensée du jeune Husserl : représentations propres et impropres », dans Austriaca (cahiers universitaires d’information sur l’Autriche), n° 44, 1997, p. 38–39.

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attribue leurs valeurs aux objets. Mais dire cela, ce n’est en aucun cas rendre compte phénoménologiquement du processus phénoménal à la source de l’acte intentionnel qu’on a décrit. S’agit-il de l’objet lui-même, comme pour l’objet théorique tel qu’il se donne téléologiquement dans l’évidence ? Les Ideen I ne sont donc pas si éloignées de la position des Recherches logiques de ce point de vue. Pour qu’un objet d’usage apparaisse justement comme utilisable, c’est-à-dire du même coup comme un objet utilisable (car ce n’est pas l’utilité qui apparaît, mais bien l’objet lui-même en tant qu’il est utilisable), il faut qu’une position préalable, non évaluante, ait donné l’objet. Néanmoins, il est tout à fait clair que cette double intentionnalité ne donne pas deux objets : je n’ai pas d’abord une pomme neutre de toute valorisation, puis la pomme dégoûtante, une deuxième pomme, car considérée autrement. Si elle est considérée autrement, c’est bien qu’elle est la même, et je n’ai pas deux pommes devant les yeux. Le deuxième acte enveloppe le premier, c’est-à-dire qu’il le prolonge en apportant un amendement considérable : la pomme devient dégoûtante, alors qu’elle pouvait encore, dans la perception préalable, être appétissante. L’objet est modifié – et c’est d’ailleurs ce qui peut conduire à chercher du secours dans la thèse de l’intuition catégoriale, par laquelle un objet simple est bien modifié, car spécifié de façon catégoriale ou prédicative. La différence avec un acte d’évaluation est cependant dans l’enveloppement, la différence donc du second acte par rapport au premier, différence qui ne fait pas pour autant de la pomme et de la pomme pourrie deux objets. Il y va bien plutôt d’une coloration de l’objet qui s’ajoute, qui le complexifie dans la mesure où l’acte lui-même est complexifié par rapport au premier. Dès lors, il convient de penser, comme le fait le §116, la dimension thétique des actes d’évaluation. Mais on l’a déjà en un sens fait, lorsqu’on évoquait, avec Husserl, la possibilité de convertir un sentiment agréable en un étant agréable. En fait, c’est en termes de potentialités que s’exprime Husserl, au §116 des Ideen I : « Dans le noème du degré supérieur, l’évalué en tant que tel est un noyau de sens, entouré de nouveaux caractères thétiques (umgeben von neuen thetischen Charakteren). Le “valable”, “l’agréable”, le “réjouissant”, ont une fonction semblable au “possible”, au “conjecturé”, voire même au “nul” ou au “oui réellement”12. » Il y a ici, peut-être, une solution importante à notre problème de la double intentionnalité. Si l’objet n’est pas clairement ressenti dans le vécu intentionnel axiologique, c’est parce qu’il n’est d’abord qu’une potentialité d’objet, possibilité d’une position doxique inscrite sans le cœur même de l’acte intentionnel axiologique, présence potentielle de l’objet dans la valeur. Dès le premier moment du rapport à un objet axiologique, dès le sentiment par exemple, même s’il n’y a pas encore à proprement parler de position d’objet, il y a néanmoins sa potentialité nichée en son cœur, infimement peut-être, mais suffisamment en un sens pour que ce soit de l’objet, pour que ce soit déjà de l'objet avant sa thématisation comme objet. Il faut mieux parler de position doxique possible, donc pas tout à fait doxique. La position de valeur devient véritablement doxique lorsqu’on convertit le sentiment agréable en « étant valable », mais c’est déjà le cas, en fait, dès lors que le sentiment agréable se rapporte même de façon infime à un objet. 12

 Hua. III/1, p. 240.

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Disons que la position ontologique de l’objet agréable est implicite, nichée dans l’acte intentionnel qui ne formule cependant pas encore de jugement explicite. C’est conforme à la pensée des Recherches logiques qu’on a interprétée dans la partie précédente : dès le début de l’acte intentionnel l’objet complet est déjà présent, en puissance, guidant l’ensemble de la chaîne, la parcourant entièrement et en fait – c’est ce qu’il nous faut préciser maintenant – lui donnant sa norme. L’objet complet, c’est-à-dire tel qu’un jugement de valeur pourrait l’accueillir. Comme Denis Seron l’écrit : « Tout acte est constituant pour un objet, c’est-à-dire objectivant. Par conséquent, tout acte a par essence un caractère thétique, et tout acte peut être décrit dans les termes mêmes qui ont servi à décrire le jugement. La différence entre les actes doxiques proprement dits et les actes non doxiques ne signifie pas que la théorie du jugement est limitée par la simple représentation, mais elle réside dans le caractère actuel ou potentiel de la position d’existence. Les simples représentations peuvent toujours être analysées comme des actes potentiellement objectivants et potentiellement positionnels. (…) Par essence, tout objet peut être exprimé, c’est-à-dire nommé et intégré dans des complexes signitifs de niveau supérieur, eux-mêmes nominalisables. Si donc tout acte est positionnel, c’est-à-dire si tout acte se rapporte (potentiellement ou actuellement) à un objet, alors tout acte est exprimable, au sens où son intentum peut être exprimé sous forme “logique”13. » Dès le début de l’acte axiologique, par exemple dans la perception, il y a donc la potentialité de l’objet axiologique complet, c’est-à-dire de l’objet tel qu’il s’exprime dans un jugement complet. Cela ne veut pas dire que la simple perception est, comme elle le sera chez Heidegger, déjà complexe. Cela signifie plutôt que cette complexité est en puissance dans la perception première, et cette potentialité qui explique qu’il y a tout de même déjà un peu l’assomption de la présence d'un objet, là, dehors, qui est un bien que je peux pratiquer. Le possible est ici le moyen pour Husserl d’inscrire le jugement à la source de l’acte intentionnel, sans nier la simplicité anté-prédicative des premiers pas de cet acte. L’objet complet est la fin de l’acte, c’est-à-dire (puisque la pensée de Husserl est intensément téléologique, de part en part) son début et son milieu, dans l’absence même d'un tel objet qui est en fait une insigne présence, un insigne acte de présence, pour ainsi dire. Le pouvoir de l’objet va jusque-là. Du point de vue noétique, cela signifie que dès la perception de l’objet valorisé il y avait le jugement complet en puissance. Il semble que ce soit une conception très rationaliste : au fond, si je reviens sur le premier moment intentionnel, même lorsqu’il n'a pas été complété par une strate plus complexe, je peux donner des raisons de cette première saisie, je peux rétrospectivement déclarer la vérité ou la fausseté d’un tel acte qui n’est pourtant en tant que tel encore ni vrai ni faux. C’est d'ailleurs le sens des passages suivants au §117 : Tout vécu affectif, toute évaluation, tout souhait, tout vouloir, est en soi caractérisé comme être certain ou comme être supputé ou comme évaluation, souhait, vouloir qui conjecturent, doutent. Dans ce cas quand nous ne nous occupons pas des modalités doxiques de position, la valeur par exemple n’est précisément pas posée de façon actuelle dans son caractère doxique. On a conscience de la valeur dans l’évaluer, de l’agréable dans le prendre plaisir, 13

 Denis Seron, op. cit., p. 267–268 :

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du réjouissant dans le se-réjouir, mais de telle sorte parfois que dans l’évaluer nous ne sommes pas tout à fait « sûrs » ; ou bien la chose est supputée seulement comme valable, comme peut-être valable, cependant que dans l’évaluation nous ne prenons pas encore parti pour elle. Tant que nous vivons au sein de ces modifications de la conscience en train d’évaluer, nous n’avons pas besoin de nous occuper de l’aspect doxique. Mais nous pouvons y venir quand par exemple nous vivons dans la thèse de supputation et que nous passons ensuite à la thèse correspondante de croyance ; celle-ci, saisie de façon prédicative, prend maintenant la forme suivante : « la chose devrait être valable », ou bien, en se tournant vers la face noétique et vers le moi en train d’évaluer  : «  elle se laisse supputer à mes yeux comme valable (peut-être valable) »14.

Puis : En tout caractère thétique se dissimulent de cette façon des modalités doxiques (in allen thetischen Charakteren stecken in dieser Art doxische Modalitäten).

Autrement dit, lorsque l’acte d’évaluation n’en est qu’aux supputations concernant la valeur d’un objet, et que donc elle est tournée plutôt vers la valeur que vers l’objet auquel cette valeur est accolée, il peut aussi y avoir une position doxique, si j’exprime ces supputations dans un jugement. Même dans une attitude très flottante devant la valeur, dont on ne sait pas encore si elle correspond bien à tel objet, même alors il y a en puissance une position doxique, intellectuelle donc, une tendance à attribuer cette valeur à quelque chose. Dès lors, pour décrire le rapport habituel à des objets de valeur où l’on n’hésite assurément pas à penser que c’est bien tel objet qui a telle valeur, sans pour autant l’exprimer dans un jugement, il est besoin a fortiori de penser le rapport à un objet, que seul possibilise un premier acte, qui n’est pas de valeur, mais qui est pleinement d’objet. Du coup, « tous les actes en général – y compris les actes affectifs et volitifs  – sont des actes “objectivants” (Objektivierende), qui “constituent” originairement des objets (Gegenstände)  »  ; dès lors, « la conscience qui évalue constitue un nouveau type d’objectivité : l’objectivité “axiologique”, par opposé au simple monde de choses (Sachenwelt)15. » Le jugement de valeur est le lieu de la pleine actualité de l'objet, il «  opère en acte l’objectivation  ». Samuel Le Quitte souligne que «  nous aurions affaire ici à des actes authentiquement intentionnels mais dépourvus d’objets au sens strict. Les actes évaluatifs, regardant ailleurs que leur propre objet, mais vers quelque chose qui néanmoins est porteur d’une objectivité en ce qu’il n’exprime pas uniquement  Hua. III/1, p. 243–244 : « Denn jedes Gemütserlebnis, jedes Werten, Wünschen, Wollen ist in sich entweder charakterisiert als Gewißsein oder als Angemutetsein oder als vermutendes, zweifelndes Werten, Wünschen, Wollen. Dabei ist z. B. der Wert, wenn wir nicht auf die doxischen Setzungsmodalitäten eingestellt sind, eben nicht in seinem doxischen Charakter aktuell gesetzt. Der Wert ist im Werten bewußt, das Gefällige im Gefallen, das Erfreuliche im Sich-freuen, aber mitunter so, daß wir im Werten nur nicht ganz “sicher” sind ; oder so, daß die Sache sich nur als werte anmutet, als vielleicht werte, während wir noch nicht für sie im Werten Partei ergreifen. In solchen Modifikationen des wertenden Bewußtseins lebend, brauchen wir nicht auf das Doxische eingestellt zu sein. Wir können es aber werden, wenn wir etwa in der Anmutungsthesis leben und dann in die entsprechende Glaubensthesis übergehen, die prädikativ gefaßt nun die Form erhält : “die Sache dürfte eine werte sein”, oder bei einer Wendung zur noetischen Seite und zum wertenden Ich : “sie mutet sich mir als werte (vielleicht werte) an”. » 15  Ibid., p. 244. 14

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l’état émotif du sujet, seraient sujets à la diplopie  »16. Peut-être faut-il accentuer l’interprétation dans le sens de l’objectivation : dans un rapport intentionnel axiologique, il y a toujours à l’arrière-fond la possibilité  – fût-elle évanescente  – d’un objet, c’est-à-dire la possibilité d’un jugement objectif complet. C’est compliqué : d’une part, c’est bien la fourchette elle-même que je vois comme outil, dans l’usage même que j’en fais ou que je peux en faire ; mais d’autre part, c’est tout de même autre chose que la fourchette comme objet que je vois alors, puisque je l’utilise, puisque je l’ai en main, et que je ne la fixe pas de façon théorique. D’une certaine manière, le caractère non-objectivant de l’acte d’évaluation est maintenu dans les Ideen I : ce n’est pas à un objet théorique que j’ai affaire. Néanmoins, j’ai besoin d’abord d’un objet pour ensuite le viser autrement. Et cela n’est jamais remis en cause par Husserl, même pas (et en fait surtout pas) dans ses Leçons sur l’Ethique de 1908–191417. Il est alors permis de penser que Husserl comprend l’intentionnalité pratique à partir du jugement, ce qui le conduit ainsi à de riches apories phénoménologiques, par exemple la coexistence, en même temps, de deux intentionnalités, l’une visant la valeur elle-même et l’autre l’objet, ce qui donne au « monde pratique » un mode particulier de phénoménalisation. Pour éclaircir la position husserlienne, il semble qu’elle implique un rationalisme fort, où les valeurs possèdent une objectivité, c’est-à-dire qu’il est possible rationnellement de justifier telle ou telle évaluation, telle ou telle valeur accolée à un objet. Il y a ainsi des structures axiologiques objectives, qui ne proviennent pas de l’évaluation du sujet. Cela reste vague, car que faire de la constitution historique et sociale de la valeur des objets ? La phénoménologie husserlienne est-elle capable de la décrire18 ? Quoi qu’il en soit de cette question sur laquelle nous reviendrons, la position objectivante de Husserl est celle de Scheler qui s’est néanmoins efforcé, avant Heidegger et contre Husserl, de penser l’intentionnalité pratique de façon autonome par rapport à la sphère théorique, en sortant ainsi de la difficulté de la thèse de la double intentionnalité : d’emblée, en ce qui concerne l’intentionnalité pratique, la visée tend vers des objets/valeurs, sans représentation (on l’a vu) qui précèderait une telle visée. Il faut penser l’immédiateté de la dimension pratique. L’intentionnalité devient pratique dans la mesure même où elle est repensée comme tendance vers un but, au sein de praxeis intentionnelles spécifiques que Scheler s’efforce de décrire d’abord dans un horizon nettement anti-transcendantal.

 Samuel Le Quitte, « Un modèle axiologique de l’intentionnalité ? », art. cit. p. 197.  Les textes concernant ces questions dans le corpus husserlien sont les Vorlesungen über Ethik und Wertlehre (Hua. XXVIII – volume traduit en français en 2009), leçons dispensées entre 1908 et 1914, cinq articles écrits en 1922/23 sur l’éthique individuelle et communautaire (Hua. XXVII), et le cours d’Introduction à l’éthique de 1920–1924 (Hua. XXXVII). 18  Cf. Laurent Perreau, Husserl et le monde social, op. cit. 16 17

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A priori matériel axiologique La tendance pratique que décrit Scheler précède toute représentation de but. Elle est une intentionnalité en soi, non précédée d’une visée qui donnerait d’abord l’objet. S’il s’agit de récuser l’idée kantienne selon laquelle les tendances qui sont naturellement les nôtres seraient axiologiquement neutres, avant la « mise en ordre » de la raison pratique, il s’agit aussi bien de contester la conception husserlienne de l’intentionnalité de valeur telle qu’on vient de la rappeler. Les tendances ont affaire à des a priori matériels, souligne Scheler, à partir desquels le vouloir peut se décider pour telle ou telle voie. Ces a priori matériels conditionnent les buts, les fins qu’on se donne : Assurément, ce qui est moralement « bon », ce n’est pas immédiatement l’« inclination » ni la tendance et la tendance vers… (die « Neigung », das Streben und das Ausstreben) (…), mais l’acte du vouloir (Willensakt), par lequel, parmi les valeurs « données » dans les tendances, nous élisons celle que nous ressentons comme supérieure. Mais cette valeur est déjà « supérieure » dans les tendances mêmes19.

J’identifie le bien qui convient à mon action dans la tendance qui est corrélée à des a priori matériels de valeur qui sont donnés, et qui donnent son horizon aux choix que nous faisons. Certes, ce qui est en jeu est le comportement moral des personnes en tant qu’elles agissent. Mais la tendance est tout autant celle d’une bonne action que d’une promenade. L’horizon de signification où je peux agir est déjà informé, il est plein de sens, et n’a pas besoin de la raison pratique pour être plein de sens. Il y a toujours déjà du sens autour de moi, et c’est au beau milieu de cet horizon de signification (Scheler parlait à l’instant de « Bedeutungshöle ») que je peux choisir tel ou tel « bien ». Nul « chaos », dit encore Scheler, mais un matériel ordonné, qui rend possible l’action, matériel que je « ressens », que j’éprouve. L’a priori matériel devient ici la norme fondamentale pour l’action, et il est dans la structure de l’objectivité, pas dans la conscience qui la saisit. Il y a assurément des présupposés à tout jugement axiologique, à toute décision concernant le bien ou le mal. Il y a toujours, dit Scheler, une pré-connaissance du bien et du mal qui oriente mes choix et mes décisions ; toujours un arrière-plan qui est à l’œuvre dans mes actions – que Scheler nomme « intuitive Evidenz », au sens husserlien d’intuition originaire qui fonde les strates supérieures de connaissance20. De cette intuition, celle qui donne l’essence, Scheler fait le rappel assez longuement, pour ensuite appliquer la donation en personne de l’essence de la chose à la description pratique de l’existence humaine. Pour ce qui est de l’intuition donatrice, «  c’est précisément l’un des critères de la nature essentielle (Wesensnatur) de constituants donnés, que, lorsque nous tentons de les “observer”, il apparaisse 19  Der Formalismus in der Ethik…, p. 38 ; trad. cit. (modifiée), p. 65. J’étudie spécifiquement le rapport entre la thèse husserlienne de la double intentionnalité et la compréhension praxiologique de l’intentionnalité chez Scheler dans « Husserl et Scheler : de la double intentionnalité de valeur à l'intentionnalité sociale », Revue Philosophique, n° 3, 2017, p. 343–361. 20  Ibid., p. 40.

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t­oujours qu’il faut bien que nous les ayons déjà intuitionnés pour orienter l’observation dans le sens souhaité et présupposé (dass wir ihn immer schon erschaut haben müssen, um der Beobachtung die gewünschte und vorausgesezte Richtung zu geben)  », et une telle intuition est toujours fondatrice de nos rapports plus complexes à l’objet21. L’intuition étant, le rappelle Scheler, un type d’expérience, alors l’a priori est bien donné à l’occasion d’une expérience, précisément celle d’un donné. Ce qui est tout à fait frappant, c’est comment Scheler transpose le principe des principes husserlien aux valeurs : l’évidence intuitive, ici, est déjà valorisée. Ce qui est au fondement de toute action a déjà une valeur (mais cela ne vaut, pour Scheler, que pour les objets que nous pratiquons  ; il y a bien, à côté de cela, un monde d’objets théoriques), qui provient de la structure de ce qui est donné. Les strates de constitution doivent être alors comprises dans une sorte de « fusion », où le matériel comme a priori détermine bien plus sûrement l’action morale que le formel : « Plus nous voulons avec force et énergie, plus nous nous perdons dans la valeur et dans le contenu imaginatif donnés à réaliser dans notre vouloir (mehr findet ein Sichverlieren in dem in ihm gegebenen – als zu realisierend gegebenen – Werte und Bildinhalte statt)  ; c’est donc dans le cas du vouloir maximum que l’être-voulu-par-nous (Durch-uns-gewollt-sein) du contenu présente au minimum le caractère d’un donné, et c’est au contraire précisément lorsque le vouloir est faible qu’en raison de l’“effort” (Anstrengung) qu’il requiert le vouloir du contenu ressort lui-même avec plus de relief22. » Autrement dit, lorsqu’on est vraiment aux choses que l’on fait, on ne se représente pas ce que l’on veut, ce vers quoi l’on tend. Nous ne sommes pas dans un rapport de thématisation du contenu vers lequel nous tendons, et le donné a priori, qui reste un donné, fusionne avec l’acte lui-même. Scheler dit aussitôt que cela vaut pour tout acte volontaire « énergique ». La matière engage l’action à agir – et Scheler donne l’exemple de héros qui agissent sans aucun égard (sans aucune représentation) pour les conséquences que leurs actes peuvent avoir sur eux-mêmes, ou sur le contexte qui pourrait empêcher leur action ; ils sont portés, en quelque sorte, par le milieu (matériel) où ils jouent un rôle exceptionnel. L’acte intentionnel est alors pleinement compris comme acte, action tendue vers un but. Il est une tendance pratique. Est posée alors, plus largement, la question de l’aprioricité des actes pratiques – « l’esprit d’émotionnel (das Emotionale des Geistes), le sentir (Fühlen), la préférence, l’amour, la haine, le vouloir », qu’il est hors de question de reconduire à une raison pratique formelle. Le vouloir, le tendre-vers…, reposent sur un «  sentir  » (Fühlen) originaire, et permettent ainsi une matérialisation de l’a priori à partir d’une métamorphose pratique du principe des principes husserlien, et d’une reprise éthique de l’a priori matériel. Il faut dès lors comprendre comment l’acte intentionnel trouve une interprétation pratique. Scheler évoque un « apriorisme de l’émotionnel » (Apriorismus des Emotionalen). Il y a bien, dès lors, une reprise du vocabulaire transcendantal, mais contre le formalisme kantien, au nom d’une inscription de l’a priori dans la pratique, et au moyen d’une praticisation de l’a priori matériel 21 22

 Ibid., p. 45 ; trad. cit., p. 72.  Ibid., p. 56 ; trad. cit., p. 83.

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h­ usserlien  : «  Une des erreurs fondamentales de la théorie kantienne est d’avoir identifié l’“apriorique” avec le “formel”. Cette erreur est également à la base du “formalisme” éthique, disons mieux : de tout “idéalisme formel”23. » Que reste-t-il du transcendantal kantien dès lors ? apparemment rien. Scheler critique d’ailleurs aussitôt après, dans une veine assurément nietzschéenne, la « haine du monde » du transcendantalisme kantien, haine d’un subjectivisme qui a nécessairement besoin d’un sujet pour être mis en ordre, pour sortir du chaos. Le passage mérite d’être cité plus largement : « Je ne réussis à décrire cette “attitude” qu’en parlant d’une “hostilité” tout à fait fondamentale, ou d’une méfiance à l’égard de tout “donné” en tant que tel, d’une angoisse ou d’une crainte devant ce donné. “Le monde, là, au dehors, et la nature, ici, au dedans”, telle est bien, littéralement, l’attitude de Kant à l’égard du monde, et la “nature” pour lui, c’est ce qu’il faut informer, organiser, ce qu’il faut “dominer”, elle est l’“ennemi”, le “chaos”, etc. Par conséquent l’exact opposé de l’amour pour le monde, de la confiance, de l’amour contemplatif et aimant envers lui. Il ne s’agit au fond, que de cette haine-du-monde, de cette hostilité au monde, qui a exercé une si forte influence à travers tout le monde moderne, de cette méfiance de principe contre lui et ses conséquences, du besoin indéfini d’une action capable de l’“organiser”, de la “dominer”24… » Scheler fonde tout rapport au monde dans une émotivité positive, une ouverture émotionnelle au monde lorsque la conception transcendantale est quant à elle rapportée à une fermeture idéaliste, une méfiance ordonnatrice et ainsi dominatrice à l’égard du monde ! La « praxiologie » schelérienne se construit explicitement contre le concept kantien de transcendantal. On lit encore : « Il n’existe aucun “entendement qui prescrirait ses lois à la nature” (lois qui n’appartiendraient pas à la nature elle-même) ; il n’existe aucune “raison pratique” qui aurait à imposer sa “forme” au chaos primitif des instincts. (…) Nous n’avons rien à prescrire25… » Le lien de la praxis au transcendantal est essentiellement problématique, d’entrée de jeu. Scheler entend l’a priori matériel en termes de biens et de valeurs, ainsi qu’en termes de vécu. Il écrit : « Excluons donc absolument de [la catégorie de contenu sensible] le son, la couleur, la qualité olfactive et la qualité gustative ; mais faisons-y entrer la faim, la soif, la douleur, le bien-être, la fatigue, ainsi que toutes ces sensations vaguement localisées dans des organes déterminés et qu’on appelle “sensations organiques”. Tels sont les patrons (Musterbilder) des “sensations” et pour ainsi dire des sensations qu’on “sent”26. » Scheler découvre des a priori matériels où s’associent des sensations et des valeurs, au détriment de la teneur représentative des sensations : de prime abord, ce que nous sentons, ce ne sont pas de pures sensations, mais la sensation est prise dans un sentir, puis dans des tendances qui visent des biens, des choses d’usage. Toute sensation est valorisée. Devant un gâteau, j’ai faim ou je suis écœuré, d’emblée ; un son me procure d’emblée de l’agrément ou de la douleur, etc. Sur ce plan immanent, je n’ai pas affaire à du rouge, mais à une  Ibid., p. 49 ; trad. cit., p. 76.  Ibid., p. 54 ; trad. cit., p. 89. 25  Ibid., p. 69. 26  Ibid., p. 54. 23 24

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tendance, une direction dit encore Scheler, en rapport avec mon Leib. Parler du rouge, c’est déjà sortir de l’expérience vécue de la sensation comme telle – c’est déjà une œuvre d’abstraction : « Il suit de là qu’une sensation “pure” n’est jamais donnée. Elle n’est jamais qu’un X à déterminer ou plutôt un symbole par lequel nous décrivons ces dépendances. La pure sensation n’est jamais “donnée” d’un rouge qui serait déterminé selon la qualité, l’intensité, la luminosité (…) ; car ce qui peut être “donné” n’est jamais que la couleur d’un objet, co-déterminée par ce qu’on appelle la mémoire sensorielle, et cette couleur elle-même est déjà déterminée par le commerce visuel qu’on a eu précédemment avec l’objectum en question27. » Autrement dit, la perception originaire est d’emblée prise dans un horizon, un complexe d’actes où les tendances vont de pair avec la mémoire, l’histoire personnelle sans doute tout autant que le contexte culturel d’appréhension. De même que ce que je vois quand je vois un cube, c’est toujours le cube lui-même, totalement, et non pas une seule esquisse de ce cube, de même qu’il faut un travail d’abstraction pour retrouver quelque chose comme une expérience d’une seule esquisse de ce cube, de même ce que je vois avec le gâteau, c’est d’abord un étant qui me donne faim ou qui me fait penser à le manger plus tard, et non pas un objet qui a telle et telle qualités, à partir desquelles je vais me mettre à avoir faim – et cela, dès le début (l’origine !) de l’acte intentionnel. Pour Scheler, c’est sur le plan pratique que cette analyse est opératoire : « Ici, ce qui nous est naturellement donné, ce ne sont plus des choses, mais des biens28. » L’a priori matériel est axiologique  – Scheler parle à ce propos de «  matière axiologique  ». L’on peut bien parler ici de pr-axiologie, de description de la praxis au moyen d’une axiologie où les objets sont visés en tant qu’ils sont des objets/valeurs. La cible est la deuxième Critique : au lieu de penser, comme Kant, que le vouloir ne peut être orienté que par une forme pour être ordonné de façon a priori et pour être moral, le phénoménologue oppose un a priori matériel axiologique où les sensations sont d’emblée données dans un acte de vouloir, où le vouloir est d’emblée compris dans une sensation donnée, et où il s’agit alors originairement d’un a priori qui est dans la matière de la perception, étant bien entendu que cette matière n’est en rien de purs data de sensations. « La matière est immédiatement donnée au vouloir »29, écrit Scheler, et cette matière est d’emblée une « qualité axiologique » où s’oriente le vouloir. L’a priori matériel est bien donné immédiatement, dans une intuition, sans quoi, en rapportant l’a priori exclusivement au rationnel et à la pensée, les conséquences pour l’éthique sont « fâcheuses »30. C’est confondre les signes conventionnels, les mots, avec l’a priori, c’est abstraire ces concepts de l’objectivité matérielle qui seule pourtant peut les légitimer. L’intuition de cet a priori est donc requise pour légitimer les principes, pour leur donner d’emblée du contenu31. En effet, « ce qu’il y a dans l’esprit d’émotionnel, le ressenti, la préférence, l’amour, la  Ibid., p. 54–55 ; trad. cit., p. 81.  Ibid., p. 55. 29  Ibid., p. 58. 30  Ibid., p. 59. 31  Ibid., p. 69–70. 27 28

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haine, le vouloir, tout cela aussi a des constituants originaires aprioriques, qui ne sont pas empruntés à la “pensée”, et que l’éthique doit mettre en lumière sans rien emprunter à la logique »32, ce que Pascal, s’il y avait pensé, aurait appelé « logique du cœur », logique a priori de la matérialité. Par conséquent, une telle éthique n’est en rien empirique, mais repose sur la thèse (devenue axiologique) de l’a priori matériel, au moyen d’un renversement anti-kantien/transcendantal parfaitement husserlien où le sujet n’a aucun rôle dans la valorisation. Dans cette praxis des choses, la norme est bien celle des essences, mais désormais exclusivement matérielles : le bon ne précède pas le « discernement de ce qui est bon », mais c’est dans le mouvement de l’acte moral qu’est donnée la bonté – et non pas, donc, dans la seule subjectivité : pour Scheler, le formalisme kantien est un subjectivisme radical – ce qui a d’ailleurs pour conséquence, chez Scheler, de ne pas tant rejeter la philosophie transcendantale que le subjectivisme où elle s’est selon lui enlisée : « Si erronée soit-elle, la conception transcendantale de l’a priori procède d’un esprit profond. Il n’en est pas de même de l’aspect subjectiviste que conserve l’a priori chez Kant, et qui, chez cet écrivain qui ne craint pas l’ambiguïté, paraît tantôt en pleine lumière tantôt dans la pénombre. Ici il ne s’agit pour nous que de marquer nettement la limite qui sépare le véritable apriorisme de tout subjectivisme33. » Il faut penser un a priori axiologique objectif, c’est-à-dire un entrelacs, une compénétration entre l’objectivité apriorique et la valeur, dont Scheler donne au moins un exemple : « Que l’agréable soit préféré (ceteris paribus) au désagréable, ce n’est pas là non plus un principe qui repose sur l’observation et sur l’induction ; il appartient à l’essence de ces valeurs et à l’essence de la perception affective d’ordre sensoriel. Si par exemple un voyageur, un historien, un zoologiste nous décrivaient une espèce d’hommes ou d’animaux chez qui le désagréable serait préféré à l’agréable, nous ne lui accorderions a priori aucune créance. Nous dirions  : “Voilà une hypothèse exclue  ; ou bien ces êtres sentent d’autres choses que nous comme agréables et désagréables, ou bien alors ils n’ont l’air de préférer de désagréable que parce qu’il existe pour eux une valeur (peut-être inconnue) d’une certaine “modalité” supérieure et c’est en la préférant qu’ils se trouvent par accident préférer le désagréable ; ou bien encore, il s’agit d’une perversion des instincts qui leur fait vivre “comme agréables” des choses nuisibles à la vie, etc.”34. » En somme, il n’est pour certaines vérités axiologiques aucune déduction possible, mais c’est d’un donné, intuitif donc, de la loi d’essence, qu’il est question. On peut alors pratiquer sur lui la variation eidétique. Sur le plan subjectif, mais toujours pris dans le rapport intentionnel, il faut penser un engagement toujours déjà commencé au monde qui fonde notre rapport à lui – ou, dit encore Scheler, l’« oriente », le « dirige » (richtet). Comment alors, en régime pratique/éthique, déterminer la donation de l’a priori ? Lisons Scheler :

 Ibid.  Ibid., p. 70. 34  Ibid., p. 104, trad. cit., p. 125–126. 32 33

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[Les valeurs] surgissent dans un échange sentant et vivant avec le monde (im fühlenden, lebendigen Verkehr mit der Welt) (…), dans l’amour et dans la haine mêmes, c’est-à-dire dans la ligne d’accomplissement de ces actes intentionnels (in der Linie des Vollzugs jener intentionalen Akte)35.

C’est bien à même l’acte intentionnel que l’a priori matériel axiologique est intuitionné, dans le mouvement de la vie où je suis dans un rapport amoureux ou haineux aux choses qui m’entourent (sans que l’on sache encore comment ces choses m’entourent – on y revient plus loin). Je ne reçois donc pas passivement le donné, tout comme chez Husserl chez lequel l’activité de l’intentionnalité est toujours requise, mais j’agis au sein d’une tendance, qui abrite mon vouloir qui à son tour tend vers tel ou tel type d’objet selon la détermination correspondante de l’a priori matériel. La théorie de l’intentionnalité devient une théorie de la tendance intentionnelle, parce qu’elle devient une théorie de l’intentionnalité pratique. Scheler approfondit une telle praxiologie au moyen du concept de « préférence » (Vorziehen). L’acte de « préférence », supérieur à ceux que nous avons jusqu’à présent décrits, est la façon pour le sujet (encore indéterminé) de posséder un type de « connaissance axiologique » (Werterkenntnis). Cette « préférence » est un « acte », où la valeur peut être donnée : « On ne peut pas dire que la supériorité d’une valeur soit ressentie, exactement comme l’est la valeur singulière, et qu’ensuite la valeur supérieure soit “préférée” ou “subordonnée”. En réalité la supériorité d’une valeur n’est donnée selon la nécessité de son essence que dans l’acte préférentiel36. » Avec ce concept de « préférence », Scheler approfondit celui de « tendance » – il est clair qu’il s’agit d’une forme de tendance ajustée au donné des a priori matériels axiologiques. On voit encore, dans une veine fortement husserlienne, la nécessité de l’acte pour la donation. La préférence ne suit pas d’une perception affective (Erfühlung) de la valeur, mais c’est dans l’acte de préférence qu’est donnée la valeur. Scheler met en italiques le mot « gegeben » : il est bien question d’une donation, donc d’une description non subjectiviste de l’expérience des valeurs. Mais cette donation ne précède pas l’acte, elle a lieu au sein de l’acte de préférence. Il semble bien qu’en régime éthique, c’est la préférence qui joue le rôle de l’intentionnalité, l’acte préférentiel remplaçant l’acte intentionnel. Scheler illustre cette thèse en ces termes : « Tout “choix” se situe entre un acte et un autre acte (alle “Wahl” findet zwischen einem Tun und einem anderen Tun statt)37. » Qu’est-ce à dire ? je suis déjà orienté par telle ou telle préférence primaire. Avant le choix il y a déjà une orientation fondamentale vers tel groupement de biens, une pré-orientation dans le monde des valeurs qui n’est pas intellectuelle. Comme l’écrit Scheler, «  je préfère la rose à l’œillet sans penser à un choix (ohne an eine Wahl zu denken) »38. Il ne faut pas  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 64 ; trad. cit., p. 90.  Ibid., p. 85 ; trad. cit., p. 108 : « Man darf nicht sagen, es werde das Höhersein eines Wertes genau so “gefühlt” wie der einzelne Wert selbst, und es werde dann der höhere Wert sei es “vorgezogen”, sei es “nachgesetzt”. Vielmehr ist das Höhersein eines Wertes wesensnotwendig nur im Vorziehen “gegeben”. » 37  Ibid. 38  Ibid. 35 36

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concevoir une intentionnalité pratique qui partirait de la préférence pour aller vers la rose individuée ; il s’agit plutôt d’un horizon d’intentionnalité sans bien déterminé, d’un ensemble, d’une classe de bien (Scheler parle d’«  unbestimmt grosse Güterkomplexe »). Autrement dit, ce n’est pas d’abord telle rose, à cause de son aspect, son parfum, que je vise intentionnellement (que je « préfère »), mais c’est un type de roses en général, à laquelle telle rose correspond, et sans réflexion. Au dualisme intentionnel de Husserl pour penser l’intentionnalité axiologique, Scheler oppose un monisme où la valeur colle à l’objectivité visée. Mais à ce premier niveau d’analyse, il n’y a pas encore d’individuation. L’analyse n’est pas encore hénologique, mais demeure dans l’indétermination des possibles au sein d’une même classe de biens. C’est pourquoi d’ailleurs en préférant tel objet à tel autre, ou telle conduite à telle autre, nous ne nous représentons pas les autres possibilités. En tendant vers la rose qui se trouve devant moi et qui me plaît, je ne me représente pas au même moment une rose ou une autre fleur qui ne me plairait pas. Il en va de même pour les actions simples, où je n’ai pas à me décider, pour ainsi dire, où il n’y a pas vraiment de choix : j’y vais, je le fais, mais sans me représenter l’action différente ou opposée. Scheler ajoute qu’il peut arriver que de façon confuse, l’alternative apparaisse à la conscience – et cela peut arriver, poursuit-il, lorsque la préférence est la plus indubitable et la plus sûre : alors, d’une certaine manière, quand il n’y a aucune hésitation possible, l’autre valeur, inférieure, apparaît un peu, mais confusément, en renforçant la certitude de la plus haute. Mais cela veut dire du même coup que la préférence actualise les hiérarchies, que c’est dans le mouvement de préférence que les hiérarchies s’articulent. Tout cela n’empêche en rien, d’ailleurs, que dans un second temps, dans l’action même qui est fondée sur la préférence, nous examinions différentes valeurs qui semblent se neutraliser, pour se décider. Quoi qu’il en soit, ces phénomènes prouvent, selon Scheler, que nous sommes déjà dans un contenu de préférence qui oriente nos actions, notre praxis du monde, immédiatement. Résumons. Comme l’écrit Samuel Le Quitte : « Nous ne “voyons” jamais des valeurs, mais nous préférons ou subordonnons certaines valeurs à d’autres. La perception de valeur ne serait jamais procurée par une donation réglée d’une objectité axiologique mais par l’affirmation d’une préférence ou d’une subordination. (...) Scheler cherche (...) à montrer que la véritable dimension de la valeur ne se donne pas dans des actes basiques de représentation ou de perception, mais dans un sentir (Fühlen) intentionnel39.  » Avant toute perception affective de telle valeur, vers laquelle je me dirige, il y a déjà une « évidence préférentielle intuitive », le fait que je préfère de façon a priori le noble à l’agréable, pour reprendre un exemple de Scheler, préférence qui est fondée dans la structure même de la valeur. Si je dois préférer le noble à l’agréable, c’est parce que l’état de valeur considéré se donne dans la valeur de la noblesse. Il peut arriver que lorsque je ressens une valeur, que je m’y engage, j’estime que j’aurais pu mieux faire, sans pour autant que la valeur correspondante soit perçue. Je le sens, ressens (fühlen), mais ce n’est pas perçu théoriquement. Les valeurs sont donc primitivement données au sujet par une 39

 Samuel Le Quitte, « La perception des valeurs selon Husserl et Scheler », art. cit., p. 134.

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i­ntuition originaire axiologique, qui fonde toute perception de valeur et tout choix. Comme nous le soulignions, la préférence précède alors le choix. Il y a des inclinations primordiales, non perçues affectivement (i.e. comme des objets), qui rendent possible le fait que je m’oriente vers telle valeur plutôt que telle autre : « La hiérarchie des valeurs ne peut jamais être déduite. Quelle valeur est “supérieure”, c’est toujours par l’acte de préférence et de subordination que nous devons le saisir de nouveau. Il existe à cet effet une “évidence préférentielle” intuitive que ne peut remplacer aucune déduction logique (es gibt hierfür eine intuitive “Vorzugsevidenz”, die durch keinerlei logische Deduktion zu ersetzen ist)40.  » Les valeurs sont déjà valorisées concrètement, matériellement (c’est pour cela qu’il s’agit bien d’un a priori matériel), et c’est d’ailleurs pourquoi la vie possède toujours déjà des valeurs communes, une « expérience commune »41, qu’on peut en outre unifier : les valeurs durables, concentrées, indépendantes d’autres valeurs, qui donnent une satisfaction plus « profonde », etc.42, tout cela tient à la matérialité même des a priori qui nous permettent de nous engager dans la valeur. Ce qui est ici (mais en fait, tout au long de ces pages) problématique, c’est l’hypothèse selon laquelle des états de choses posséderaient en eux-mêmes la valeur noblesse, absolument et universellement, en tant qu’elle se donne dans l’intuition correspondante, sans qu’il soit question, du moins ici, de la constitution culturelle et sociale de telles valeurs. Nous reviendrons sur ce problème.

Vouloir Au plan subjectif, Scheler décrit une disposition qui serait « le support le plus originaire de la valeur morale »43, en interprétant le concept kantien de Gesinnung. Dans la Religion dans les limites de la simple raison, Kant décrit ce concept en ces termes : « Die Gesinnung, d. i. der erste subjective Grund der Annehmung der Maximen, kann nur eine einzige sein und geht allgemein auf den ganzen Gebrauch der Freiheit44.  » La disposition, l’état d’esprit, Gesinnung, est le premier fondement subjectif pour l’adoption de la maxime. Scheler, reprenant implicitement à son compte une telle définition kantienne, en fait l’a priori subjectif de tout engagement pratique dans le monde. La « disposition » (Gesinnung) a lieu là où il n’y a encore aucun dessein (Absicht) ; au moment même où l’on me sollicite, avant même d’être véritablement orienté vers telle décision et donc telle valeur, il y a une disposition préférentielle qui m’engage toujours déjà en un sens ou dans l’autre. Scheler décrit ici le pôle subjectif de l’acte intentionnel de valeur. Loin d’une neutralité qui attendrait une prise de position envers la valeur pour décider, donc loin d’une neutralité  Ibid., p. 87–88 ; trad. cit., p. 111.  Ibid., p. 88. 42  Ibid. 43  Ibid., p. 112. 44  Ak. VI, p. 25 (nous soulignons). 40 41

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formelle qui attendrait un remplissement matériel, mon attitude est toujours déjà orientée dans une tendance. Scheler s’appuie sur un exemple : Supposons qu’un homme se présente à nous et sollicite de nous une certaine démarche en sa faveur ; notre toute première expérience vécue c’est, en ce cas, celle d’un acte tendanciel, qui se finalise à l’égard de cet homme (so ist das allererste, was wir erleben, ein Strebensakt), (…) et cela tout à fait indépendamment du dessein que nous pouvons avoir déjà d’accomplir ou de ne pas accomplir, de telle ou telle façon et selon telle ou telle modalité, la démarche qui nous est suggérée. (…) En ce sens la disposition est un fait d’expérience et ce fait d’expérience est plus qu’une simple « modalité » ou qu’une simple « forme » de la tendance, dans la mesure même où nous trouvons en lui dès l’abord et de façon claire une orientation vers des valeurs déterminées, positives ou négatives (als in ihr eine Richtung auf bestimmte positive oder negative Werte bereits klar gegeben ist), et que c’est seulement dans les limites de cette orientation que peuvent ensuite se former des desseins proprement dits45.

La disposition n’est pas avant la tendance, mais elle est déjà engagée dans la tendance. Aussi n’est-elle pas formelle, mais elle est un « fait d’expérience », une expérience originaire, celle de la confiance, de la méfiance, de la rancœur, de la bienveillance, etc., des orientations primordiales vers le monde qui donnent son horizon (au sens husserlien) aux projets plus précis que l’on fait46. J’ai en moi une disposition préférentielle dont je fais l’expérience (qui n’est rien de formel), qui est aux états de valeur de telle façon que je tends d’abord vers un ensemble de biens limité, où l’un se détachera dans le projet. Parce que la disposition n’est pas séparée de la tendance, elle diffuse sa tonalité sur elle, et en ce sens, elle peut « apparaître » à tout moment, lorsque je m’exprime sur ce que je fais, lorsque je rêve, lorsque je souris, dans ces gestes qui trahissent parfois les intentions. Méthodologiquement, il ne s’agit pas de rétrograder depuis l’acte se réalisant jusqu’à la disposition qui l’a permis, mais il s’agit de se rendre attentif au mode d’apparaître, à n’importe quel moment de l’action, de la disposition, souvent visible dans les détails insignifiants d’une telle action. En bref – la disposition est un phénomène, elle est un étant du monde, pour ainsi dire, et non pas un être formel. C’est pourquoi d’ailleurs le mot allemand « Disposition » ne convient pas pour Scheler47. Il ne faut pas entendre, dans le français « disposition », un caractère/substrat indépendant du donné de l’expérience. La disposition est bien matérielle, prise dans l’action. Appliquant à l’éthique la thèse de l’a priori matériel, Scheler fait une analyse de l’homme toujours déjà en situation, toujours déjà, dès l’a priori, dans un engagement pour l’étant. Cela implique une conception anticipatrice de l’action, que Scheler nomme  : «  éthique du succès  » (Erfolgsethik), qui inscrit le «  Können  » au cœur de  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 110–111 ; trad. cit. (légèrement modifiée – M. de Gandillac traduit « Gesinnung » par « état-d’esprit »), p. 132. 46  Sur l'importance du concept husserlien d’horizon pour la compréhension praxiologique de l’intentionnalité chez Scheler et Heidegger, voir notre « Phénoménologie de l’outil. Husserl, Scheler et Heidegger et la dissémination intentionnelle », Revue Philosophique de Louvain, n° 117, vol. 4, 2020, p. 653–682. 47  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 116 : « Da Gesinnung keine Disposition ist, sondern eine aktuelle anschauliche Gegebenheit, so ist sie auch grundverschieden von dem, was wir gemeinhin als den “Charakter” eines Menschen bezeichnen. » 45

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l’« Aktualität ». L’éthique du succès associe intimement ces deux concepts : « Le phénomène du vouloir se réduit en réalité tout simplement à une tendance, dans laquelle un contenu est donné comme destiné à être réalisé (im Phänomen des Wollens überhaupt liegt zunächst nichts als dies, dass es ein Streben ist, in dem ein Inhalt als ein zu realisierender gegeben ist). Par là le vouloir se distingue de toutes les simples “aspirations” (Ausstreben), mais aussi du “souhait” (Wünschen), lequel est une tendance (Streben), dont la visée intentionnelle (seiner Intention nach) n’a pas pour fin la réalisation de son contenu (nicht auf die Realisierung eines Inhaltes selbst abzielt)48.  » Le souhait n’engage pas l’action  – il est en deçà de la praxis. Lorsqu’il y a véritablement « vouloir », c’est-à-dire praxis, alors il y a une téléologie, une pré-actualisation du possible que l’on vise. Cela implique que l’on ait l’expérience des actions, que l’on acquière une telle expérience par la répétition des actions. Un enfant peut « vouloir » (et non pas seulement « souhaiter ») « qu’une étoile lui tombe sur les genoux »49. Il peut le vouloir le plus sérieusement du monde. L’expérience lui apprendra, peut-être, que ce n’est pas possible, et si cela arrive, l’expérience montrera encore que son vouloir n’y était en fait pas du tout impliqué. Par l’expérience des causes et des effets, nous intégrons au vouloir lui-même les fins qu’il se donne. Ainsi, l’expérience complexifie toujours plus les buts que l’on se donne, que l’on considère comme possibles. Mais ce que montre a contrario l’exemple de l’enfant, c’est que notre « vouloir » est primitivement un vouloir-de-­ contenu, un vouloir toujours déjà matérialisé par un contenu préalable ; c’est ensuite que, l’expérience décevant les attentes, certains buts ne peuvent plus qu’être souhaités, et non voulus. Là encore, l’objectivisme l’emporte, dans une veine assurément husserlienne. On voit d’ailleurs comment Scheler investit le concept husserlien d’horizon pour l’appliquer au monde des valeurs. Il peut écrire : « La personne est une actualité continue ; elle fait l’expérience vécue de la vertu sur le mode du “pouvoir” de cette actualité dans la perspective d’une “obligation” (Person ist kontinuierliche Aktualität ; sie erlebt die Tugend im Modus des “Könnens” dieser Aktualität in Hinsicht auf ein “Gesolltes”)50. » Nous reviendrons sur ce passage dans notre troisième partie, pour approfondir le concept de « personne » ; mais l’on peut déjà dire que le « pouvoir » est ici inhérent au « vouloir » : tendre vers un but, ce n’est pas avoir d’un côté un vouloir purement déterminé (au sens kantien, par exemple par la loi morale), et d’un autre côté le contenu que l’on vise et qui constitue un but. Il n’y a pas de vouloir sans qu’il soit toujours déjà au but, à la fin. Dans l’acte du « vouloir », ce but trouve des variations qui peuvent aller jusqu’au renoncement. On réduit ses prétentions, on les modifie : la matière qui est d’emblée (originairement) donnée au vouloir est transformée, et ne cesse de l’être au fil conducteur des expériences de la vie. Il y a une imbrication (qui n’est pas une identification), au sein de l’acte intentionnel/tendanciel, entre engagement et donation, entre la disposition et l’objet/ valeur intuitionné. En termes phénoménologiques : «  La visée intentionnelle pri Ibid., p. 123 ; trad. cit., p. 143.  Ibid., p. 123. Plus loin, il souligne que les rêves de l’enfance ne sont précisément pas, pour l’enfant, des rêves. Ils le deviennent. 50  Ibid. 48 49

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maire du vouloir reste toujours orientée vers la réalisation d’un état de choses (die primäre Intention des Wollens immer auf die Realisierung eines Sachverhaltes gerichtet bleibt)51. » La réalisation (de l’état de choses) dans l’acte intentionnel est à l’avance donnée dans le vouloir qui ne veut pas bouger un bras pour attraper le chapeau, mais qui déjà à l’avance attrape le chapeau, littéralement. Le « Können » est en fait toujours déjà une « Aktualität », comme si notre agir était constamment encadré et déterminé par des structures axiologiques objectives. Cela donne telle analyse, très concrète : L’intention primitive du vouloir (die primäre Intention des Wollens) reste toujours orientée vers la réalisation d’un état de choses (die Realisierung eines Sachverhaltes), le cas échéant d’un état de valeurs (Weltverhalt), et ce n’est qu’en seconde ligne que s’ajoute une intention de « vouloir-faire » (eine Intention des « Tunwollens ») (…). Si je veux avoir ici, sur cette table, le bougeoir qui est sur cette autre table, ce qui est d’abord voulu, c’est cet état de choses « que ce bougeoir soit ici », non « le fait de l’apporter » ni les intentions de mouvement ou les pulsions de mouvement (Bewegungsintentionen und Impulse) (ni davantage l’ordre donné au domestique de le transporter, ordre à la suite duquel c’est ma volonté, non celle du domestique, qui sera réalisée). Lorsque je décroche mon chapeau d’une patère et que je le mets sur ma tête, je ne « veux » pas faire un « mouvement », je veux simplement « avoir mon chapeau sur la tête ». Sans doute il se peut que l’état de choses voulu soit lui-­ même un mouvement, par exemple quand je fais de la gymnastique. Mais même si les mouvements étaient les mêmes dans les deux cas, le second n’en resterait pas moins fondamentalement distinct du premier. Celui qui assassine un autre homme veut l’« assassiner », non pas « mouvoir » d’une certaine façon ses bras et la hache qu’il brandit52.

Assurément ! La question est alors de savoir si les états de choses que nous visons ainsi sont toujours déjà liés au « vouloir ». Scheler semble répondre par l’affirmative. Il distingue deux cas ici : 1) le cas où « le vouloir s’oriente primairement vers un état de choses » (das Wollen auf einen Sachverhalt primär richtet), et le « primär » est ici cardinal ; et le cas où l’état de choses est le « faire » (das Tun) lui-même. Dans les deux cas, le « vouloir » a toujours à l’avance une matière qui lui est donnée, il a toujours déjà à l’avance ce vers quoi il tend. La plupart du temps, ce qui est voulu originairement, c’est ce qu’on vise, la chose valorisée qu’on veut pratiquer, et non pas le vouloir de cette chose – ce qui signifie que le vouloir n’est pas réflexif. Lorsque je veux, c’est que je veux quelque chose, et c’est le « quelque chose » qui est le but de l’action, la visée de l’acte intentionnel/préférentiel – le vouloir est toujours vouloir de quelque chose, ou, mieux, vouloir quelque chose ! Je ne veux pas non plus le mouvement de mon bras pour attraper mon chapeau, je veux attraper mon chapeau, je veux le chapeau lui-même. Il faudrait ajouter, ce que Max Scheler ne fait pas, du moins pas encore, que ce n’est pas tant le chapeau que je veux que m’en aller et rentrer chez moi, par exemple – le but est plus lointain que le chapeau. L’objectivisme phénoménologique est ainsi traduit en termes pr-axiologiques comme un engagement où je suis toujours précédé, dans mon action, par ce vers quoi tend mon action. L’anti-transcendantalisme schélérien, à ce moment de son ouvrage, se situe là. 51 52

 Ibid., p. 126.  Ibid., p. 126 ; trad. cit. (légèrement modifiée), p. 145.

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2) Pour le deuxième cas, Scheler prend l’exemple du pyromane, qui ne vise pas à mettre feu à la belle ferme du voisin dont il serait jaloux, mais qui « veut mettre le feu ». Le cleptomane ne veut pas posséder un bien d’autrui, il « veut voler ». Scheler ajoute l’exemple suivant, aussi universel que les deux autres : un certain capitaliste ne cherche même pas à être riche, il cherche juste à «  faire des affaires », « gagner de l’argent ». Mais dans tous les cas, « l’état de chose reste toujours le contenu premier du vouloir (bleibt das Wollen des Sachverhaltes durchaus der primäre Inhalt des Wollens) »53. On voit mieux, alors, comment le matériel est bel et bien un a priori. Il y a une expérience vécue (Erlebnis) du « pouvoir faire » (Tunkönnen) dans le « vouloir ». Le « pouvoir » (Können) devient du même coup un « pouvoir-faire » (Tunkönnen), non pas une possibilité de faire telle ou telle chose, mais un « faire » du « pouvoir », si l’on peut dire, que Scheler appelle aussi « Willensmacht », puissance du vouloir, une expérience réelle de ce pouvoir en tant qu’il est engagement vers la réalisation, la donnant du même coup avant qu’elle ait lieu. Par une action, je ne veux pas « faire », je veux réaliser quelque chose de concret. Ainsi, le vouloir, appuyé sur l’habitude et l’expérience, dépend de ce que l’état de choses transforme en nous. J’agis différemment à chaque fois, en fonction de l’état de choses que je vise, qui exige de moi une attitude différente, et ce sont les successions d’états de choses qui me donnent à chaque fois l’expérience du monde. En des termes plus «  personnels », la personne a toujours déjà cette capacité de changement par rapport aux états de choses. Scheler écrit : De même que le sentiment vital (Lebensgefühl), indépendamment de la somme des sentiments sensoriels (der Summe sinnlicher Gefühle), obéit à ses propres lois de variation (avec ses modifications de « lourdeur » et de « fraîcheur », de « santé » et de « maladie », de « croissance » et de « déclin ») et ne représente jamais une somme des sentiments sensoriels (sinnlichen Gefühle), (…) de même le pouvoir-faire (Tunkönnen) est de prime abord une expérience vécue unitaire et soumise à ses propres lois de variation (ein einheitlich und eigensetzlich variierendes Erlebnis), de l’individu vivant à titre de totalité (des lebendigen Individuums al seines Ganzen), totalement indépendant de toute reproduction des états sensoriels et affectifs (Empfindungs- und Gefühlszustände) qui sont liés aux mouvements qu’accomplissent effectivement les membres (ou qui sont initialement causés par ces mouvements) au cours de l’exécution des conduites54.

Ce texte déploie une hénologie sur le plan noétique : après les longues descriptions de ce qui advient a priori lorsque nous « voulons », dans la vie pratique, il s’agit de comprendre ce qui fait l’unité des actes que nous accomplissons, même si ces actes ne vont pas jusqu’au bout. Car assurément, même si je ne parviens pas à attraper le sel à l’autre bout de la table sans me lever, et que je ne me lève pas, nous n’avons pas affaire à un fragment d’action  ! de même, tous les moments de l’action que j’accomplis ne fragmentent pas cette action en autant de parties. Scheler fait ici une analogie entre :

53 54

 Ibid., p. 127.  Ibid., p. 129.

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1) d’une part, les sensations, sentiments, qui ne cessent d’évoluer, sans toutefois que cette évolution soit manifeste. Je peux passer de l’état « malade » à l’état « bonne santé », je n’éprouve pas différents états successifs, mais bien à chaque fois une unité : « je suis malade », ou « je vais mieux », avec toutes les nuances qui sont effectives. Je suis toujours dans un état unitaire où je suis bien à un état, si l’on peut dire, et non pas à plusieurs ; et je ne vis pas alors la somme de tous les états que j’ai vécus précédemment, mais je vis l’état où je suis, à ce moment précis, à nul autre pareil ; 2) d’autre part, le « pouvoir-faire » (Tunkönnen), donc, qui ne recouvre pas, dans la tendance à l’action, la somme des actions déjà réalisées, des mouvements de muscle qu’il faut pour faire l’action : je suis tout entier à l’action que je vais faire, dès que le « vouloir » se met à l’œuvre, je suis unitairement à l’action elle-­ même unitaire. Il y va alors d’une «  double hénologie  », qu’on retrouvera de façon problématique mais centrale dans Être et temps : l’unité de ce que vise le vouloir, l’unité de l’état de choses ; et l’unité de la personne qui veut. Les deux unités sont requises pour la description du « vouloir » – c’est pourquoi l’on peut parler, au niveau de la description elle-même, de « double hénologie » qui manifeste d’ailleurs une sorte d’inquiétude transcendantale au sein de la praxiologie qu’on décrit ici en compagnie de Scheler. D’ailleurs, décrire l’action volontaire comme une impulsion de la volonté à l’intérieur, qui donne ensuite le mouvement des membres à l’extérieur, et qui aboutit à un effet qui donne en retour à la conscience la totalité de l’acte, c’est manquer le phénomène originairement unitaire de la praxis. De même que l’intuition catégoriale ne donne pas l’association des représentations qui remplissent l’acte de visée, mais bien l’objet en personne, de même la disposition ne vise pas du tout les moments intermédiaires entre elle-même et l’acte achevé, mais vise l’acte achevé lui-même. L’unité originaire est celle de l’acte achevé. La praxis unifie ici le sens de la visée, elle donne une certaine unité (qui deviendra plus problématique par la suite), toujours déjà à l’avance, et empêche la visée de se décomposer dans les moments qui permettent à l’action d’avoir lieu  – le vouloir, les muscles qui se mettent en mouvement, le bras qui accomplit son geste, et l’acte enfin effectué. Chez Scheler, l’hénologie repose sur le mouvement intentionnel lui-même, sur l’acte intentionnel/tendantiel compris comme praxis. Si donc « objet » pratique il y a, c’est un objet qui n’est pas représenté ni représentable, c’est un objet non seulement vers lequel je tends, intentionnellement et au sens fort, mais aussi qui «  résiste  », qui oppose une résistance à mon intention, depuis le début du « vouloir ». On perçoit aussitôt combien un tel concept de « résistance » (Widerstand), sur lequel nous allons revenir, brouille le dualisme sujet/objet, comment il engage de mouvement tout autant du sujet vers l’objet que de l’objet vers le sujet. Souvent, Scheler le souligne, nous hésitons à mettre la cause de la résistance sur la faiblesse de nos forces ou sur l’objet qui s’opposerait trop. Mais cette question elle-même objective l’état de choses (Scheler parle d’une

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« Vergegenständlichung »55), et du même coup paralyse l’action qui se perd en tergiversations. Dès lors apparaît un nouveau problème : être à son action, ce n’est pas être à un objet, ce qui remet en cause le vocabulaire de l’objectivité. La praxiologie qui fonde l’hénologie, discours sur l’unité, semble désormais la mettre à mal.

L’objet pratique et le praticien Scheler, au moyen de la conceptualité husserlienne, veut atteindre l’actualité de l’acte intentionnel, et ainsi se situer dans l’acte même de la corrélation sujet/objet. Ici, l’objet n’est pas théorique, mais pratique. Toute l’enquête de Scheler n’a de sens que si l’on se situe sur le plan des objets pratiques, qui prétend ainsi compléter la dimension théorique de la phénoménologie husserlienne. C’est d’ailleurs du point de vue pratique que la perspective hénologique que nous venons de décrire se trouve singulièrement déséquilibrée. Notre problème est alors le suivant : dans la description pratique de l’intentionnalité, l’objet semble perdre son unité. Nous n’avons pas besoin d’être à un objet, mais nous sommes au tout qui contient cet objet, sans voir l’objet. Cela implique deux choses : 1) d’une part, l’intentionnalité commence à être disséminée. Chez Husserl, on l’a vu, l’intentionnalité pratique ajoute une strate à la visée intentionnelle de l’objet, mais c’est toujours tel objet, un objet, qui est valorisé. Avec Scheler, commence une réforme qui culminera avec Heidegger, où en pratiquant les objets on perd leur unité. Ce que nous appelons la dissémination de l’intentionnalité. 2) D’autre part, les objets ne sont pas d’abord vus. Ils sont bien plutôt « sentis », « ressentis », dans le tout/contexte auquel ils appartiennent. Ainsi la dissémination de l’intentionnalité implique une disparition de la perception hénologique. C’est cela qu’on souhaite examiner maintenant. Scheler décrit l’« objet pratique » (praktische Gegenstand) en ces termes : « [les objets pratiques] ne sont pas des choses de perception (Dinge der Wahrnehmung) ou de la représentation (Vorstellung), mais des choses de valeur (Wertdinge) ou les biens (Güter), et les “choses mêmes” (Sache)56.  » L’objet du «  vouloir  », l’objet pratique n’est pas perçu comme on perçoit un objet, il n’est même pas perçu du tout, et encore moins représenté (nous avons vu pourquoi) ; il n’y a donc pas d’image d’un objet qui précède le « vouloir ». L’objet pratique a une valeur, d’emblée, nous lui attachons des affects, nous nous projetons d’une certaine manière vers lui comme un « bien », et c’est à un autre type d’intuition qu’il revient d’appréhender un tel objet, que Scheler nomme « Wertfühlen », sensation de valeur tout aussi bien que sentiment ou encore sensorialité de valeur, ou même ressenti de valeur. La tendance vers le bien est amoureuse ou haineuse, et dans cette tendance l’objet se constitue sans image, sans contenu objectif d’image dit Scheler. Mais à quoi avons-nous 55 56

 Ibid., p. 136.  Ibid., p. 133.

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affaire alors lorsque nous tendons vers un objet/valeur ? Comment un tel objet se donne s’il ne se donne pas à la perception ? Tout vouloir présuppose un tel «  Wertfühlen  ». Les états de choses, du même coup, possèdent une structure axiologique, et toute la chaîne intentionnelle, si l’on peut dire, est ainsi valorisée, depuis l’intuition fondatrice. L’objet, dit Scheler, possède un «  états de valeur  » (Wertverhalten), comme l’on parle d’états de choses (Sachverhalten). Donc, dans le « vouloir », d’emblée, il y a l’objet pratique qui est visé par l’intentionnalité pratique, les objets pratiques «  qui sont déjà pour le “vouloir pur” des objets possibles en vue de la réalisation de comportements de valeur (et d’états de choses fondés sur ces comportements de valeur) sont toujours déjà sélectionnés selon les valeurs et sur la base des valeurs (die Gegenstände, die schon für das “reine Wollen” mögliche Gegenstände zur Realisierung von Wertverhalten (und in ihnen gegründeten Sachverhalten) sind, bereits religiert sind nach und auf Grund der Werte)57. » Il peut arriver cependant que le vouloir soit contrarié par des choses d’usage qui résistent. La résistance (Widerstand) d’objets qui ne sont pas d’emblée « pratiquables », qui sont « hors de cette sphère d’objets-valeur (aus dieser Sphäre von Wertgegenständen) »58, tend à objectiver la praxis : C’est en elle, et seulement en elle, qu’est donnée la conscience de réalité pratique (in ihm und nur in ihm ist das Bewusstsein praktischer Realität gegeben)59.

Heidegger sera tributaire d’une telle analyse, pour lequel (on le verra) l’impossibilité de pratiquer un outil peut révéler sa nature d’outil. C’est une sorte de pré-­ réduction, une réduction évanescente  : lorsque l’objet pratique résiste, je prends conscience du caractère pratique de la réalité, et cette réalité apparaît pour ce qu’elle est. La résistance n’est résistance que dans l’acte de vouloir, dans la tendance contrariée du vouloir, et révèle du même coup la nature du monde pratique. Le vouloir est alors orienté vers un objet pratique qui se révèle résister à la tendance tout en demeurant en quelque sorte objet pour elle. Une telle résistance nous déséquilibre : nous ne savons pas si c’est notre vouloir psychique qui est trop faible, si c’est notre corps qui l’est, ou si c’est la chose même qui est trop résistante... Scheler écrit alors : S’il advient que, vivant l’expérience vécue d’une résistance, un homme se demande « si cette résistance ne résiderait pas dans son vouloir », le seul fait de se poser la question révèle une objectualisation de l’état de choses « avoir voulu ainsi », qui n’accroît pas le vouloir, mais le paralyse. Il en va de même pour celui qui se demande s’il a « voulu faire » ce qu’il voulait en mettant en jeu suffisamment d’énergie, ou s’il est capable de faire ce qu’il a à réaliser dans son vouloir (et qui est donné comme tel) ; cette objectualisation du pouvoir-­ faire paralyse l’expérience vécue du pouvoir-faire. C’est le phénomène de « ­tergiversation »

 Ibid., p. 134.  Ibid., p. 135. 59  Ibid. Nous rapportons « ihm » à « Widerstand », comme selon nous la phrase y invite avec certitude : « Der Widerstand ist ein Phänomen, das unmittelbar nur in einem Streben gegeben ist ; und dies nur in einem Wollen. In ihm und nur in ihm… » 57 58

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qui consiste précisément dans un renversement de l’ordre normal dans lequel doit apparaître le phénomène de résistance60.

La résistance apparaît dans des conditions normales (c’est-à-dire au sein de la pratique que nous faisons des choses), mais modifie en profondeur l’acte de visée. Elle objectivise le champ pratique comme tel, et le sujet fait des jugements sur ce qu’il est en train de vouloir. Ainsi, l’objet-valeur perd sa valeur, il devient un objet théorique dont on recherche les raisons de sa résistance. C’est pourquoi l’action est empêchée, ou contrariée : est-ce que je veux faire ce que je fais ? voulais-je ce que j’ai fait ? Le vouloir devient théorique, et la tendance est renversée. Le monde théorique perce derrière le monde pratique, alors même que le monde pratique se maintient. Cela révèle en miroir la constitution fondamentale de l’intentionnalité pratique. C’est une réduction évanescente, arrivant ordinairement, qui peut mettre aux prises avec la structure de l’intentionnalité pratique en elle-même, qui peut commencer d’être décrite. Elle l’est chez Scheler par une remise en cause des principes hénologiques qu’il a dégagés à l’instant. Et d’abord, par une remise en cause très précise de l’objet théorique. L’objet est une chose environnante (Milieuding). Ces « choses de milieu » résistent. « À mon milieu n’appartient que ce qui est vécu par expérience (nur das auf mich als wirksam Erlebte gehört dazu) »61, ce que je pratique et qui agit en retour sur moi, qui se plie ou ne se plie pas à la force que j’exerce. Non pas un objet, mais un objet qui résiste. Mais un objet qui résiste est-il encore un objet ? dans une telle practicisation de l’intentionnalité, la visée est-elle encore à un objet ? Scheler semble d’abord répondre par l’affirmative : les choses du milieu, environnantes, « sont toujours des unités de valeur (Werteinheiten) »62. Elles sont bien senties, dans les expériences vécues, comme des choses unes, séparées les unes des autres. Cependant, le fait qu’elles ne soient précisément pas perçues intentionnellement, qu’elles ne soient donc pas l’objet de perception, rend difficile le maintien d’une hénologie objective. Le soleil qui me réchauffe n’a pas l’unité de l’objet astronomique, il n’est ni représenté, ni perçu. Scheler met en péril tout à fait clairement la possibilité d’une hénologie, lorsqu’il écrit : Car il se peut que nous « vivions » une modification de notre monde environnant sans savoir ce qui s’est modifié dans nos perceptions (par exemple lorsqu’un tableau a été enlevé de la pièce où nous habitons), mais il arrive fréquemment que nous faisions l’expérience vécue de l’effectivité de quelque chose que nous ne percevons pas, et que ce soit le retour ou la

60  Ibid., p. 136 : « Fragt sich ein Mensch bei erlebten Widerstande, ob “der Widerstand nicht in seinem Wollen läge”, so liegt schon in der Frage eine Vergegenständlichung des Sachverhaltes, “dass er es so gewollt habe”, die das Wollen nicht steigert, sondern lähmt ; dasselbe gilt, wenn er fragt, ob er das Gewollte mit einem genügenden Krafteinsatz “tun wollte”, ode rob er ein im Wollen zu Realisierendes (und so Gegebenes) tun könne  ; diese Vergegenständlichung des Tunkönnens lähmt aber das Erleben des Tunkönnens. Es ist das Phänomen des “Zögern”, das in einer solchen umgekehrten Ordnung in der Aussuchung des Widerstandsphänomens beruht, dem als äusserstes Gegenteil die “Kühnheit” des Wollens entgegensteht, in der Widerstand in besonderem Masse im Sein der Sache – allein – lokalisiert ist. » 61  Ibid., p. 140. 62  Ibid.

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disparition de cette action qui oriente notre regard dans la direction d’où elle est venue pour nous faire percevoir l’objectualité effective63.

Ce passage, exemplairement praxiologique, semble bien compromettre la possibilité d’une hénologie qui est pourtant programmée par Scheler lui-même lorsqu’il parle d’unité de valeur (Werteinheit). Lorsqu’un tableau est retiré d’une pièce, c’est l’ensemble de la pièce qui est changée, c’est le Milieu qui est entièrement transformé, ce que j’éprouve affectivement – non pas la transformation du tableau en pan de mur vide, mais la transformation du tout, avec quelque chose comme un pressentiment de cela qui manque, dans tel coin de la pièce. C’est ce pressentiment que Scheler appelle « Wertfühlen ». La visée est alors disséminée. Comment comprendre cette dissémination  ? comment se manifeste-t-elle, phénoménologiquement  ? À propos de la chose de milieu, Scheler parle d’un «  domaine intermédiaire entre notre contenu perceptif et les objets qui le constituent d’une part, et d’autre part les objets objectivement pensés (Zwischenreiche zwischen unserem Perzeptionsinhalt und seinen Gegenständen und jenen objektiven gedachten Gegenständen)  »64. Curieuse formule  : on comprend un domaine intermédiaire entre d’une part les impressions qui s’agitent en nous, le contenu perceptif et la pluralité des objets qui s’y trouvent, sans individuation véritable, la multiplicité et l’effet que cela fait, en somme, et d’autre part les objets (objectivement pensés, dit Scheler, qui redouble ainsi leur objectivité), plus individués. En effet, lorsque la pièce change de tonalité, il manque quelque chose, on ressent le manque du tableau sans savoir que c’est du tableau qu’il s’agit. Mais il y a un semblant d’intentionnalité, une esquisse d’intentionnalité, qui ne peut pas aller à son terme. Il semble bien qu’il y ait une dissémination de cette intentionnalité dans un cas qui semble le plus ordinaire du monde, et qui appartient à une classe d’expériences extrêmement courante, si ce n’est la plus courante : Ainsi le « milieu » (Milieu) ne se réduit pas à la série des objets que je perçois quand je marche dans la rue ou quand je suis assis dans ma chambre (qu’il s’agisse de sensations ou de représentations), mais il comprend aussi tout ce dont je tiens pratiquement compte (ich praktisch rechne), en tant que cela est présent ou absent, identique ou différent, par exemple les voitures et les hommes que j’évite (perdu moi-même dans mes pensées ou alors que j’ai les yeux dirigés au loin sur un autre homme). De même le matelot peut « compter » sur une tempête prochaine à partir des variations de son «  milieu  », sans pouvoir dire que telle modification déterminée (par exemple la formation de nuages, la température, etc.) lui sert de signe (Zeichen) pour cette prévision65.

Les choses de l’Umwelt, de ce que Scheler appelle le « Milieu », ne sont pas sous les yeux, mais elles sont invisibles et pourtant bel et bien là, dans un système pra Ibid., p. 140 : « Denn wir können eine Veränderung unserer Umwelt nicht nur erleben, ohne zu wissen, was sich da innerhalb des etwa Perzipierten verändert hat (z. B. bei Entfernung eines Bildes aus dem Zimmer, in demwir wohnen), sondern wir erleben auch häusig die Wirksamkeit von etwas, das wir nicht perzipieren  ; wobei dann häusig erst das Neuhinzutreten oder der Ausfall dieser Wirksamkeit uns in die Richtung blicken lässt, daher sie kam, und uns das wirksam Gegenständliche perzipieren. » 64  Ibid. 65  Ibid., p. 141 ; trad. cit., p. 158. 63

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tique, où tout est présent sur un tel mode pratique, dans un horizon bien défini – la chambre d’un domicile, par exemple, et tout ce qui doit s’y trouver habituellement. Elle a son contexte, et « je compte » avec ce qu’elle contient, j’en « tiens pratiquement compte », ce qui ne signifie pas que je vise les choses de milieu unitairement, dans leur objectité unifiée. L’unité n’est pas perçue, elle est ressentie pratiquement, au sens où dans la pièce, dans la rue, sur le bateau, tout ne part pas en morceau, mais se donne dans une cohérence certaine – j’ai d’ailleurs de l’habileté, de l’habitus, dans de tels milieux lorsqu’ils me sont familiers. Mais cette unité n’est pas perçue comme unité, et c’est même la condition pour que je me promène normalement dans la rue par exemple. Les choses sont des « signes » (Zeichen), des signes qui ne renvoient pas à un objet à percevoir ou à penser, mais qui renvoient à des praxeis spécifiques : les nuages ne sont pas pour le matelot un objet perceptible là-devant, mais ils jouent un rôle annonciateur dans le mouvement même de sa praxis – il peut ainsi prévoir le grain qui arrive. Ces nuages appartiennent à un système de signes où le signe peut être signe de ce dont il est signe – non pas un objet, mais une praxis possible. Ces signes jouent leur rôle pratique à condition de ne renvoyer à aucune unité objective. L’unité réapparaît précisément quand une objectivation a lieu : l’exemple de Scheler est l’amour que nos parents nous retireraient ; alors l’unité de cet amour, de ce qui avait lieu avec un tel amour, apparaît, et est thématisé. Spécifiquement, la cohérence pratique du milieu n’a lieu que lorsque nous n’y pensons pas, lorsque nous sommes aux choses en les pratiquant dans l’horizon invisible de leur usage, où les choses sont pratiquement déterminées, et donc non pas objectivement, où elles sont disponibles et où une, vers laquelle je tends (mais non pas absolument indépendamment de toutes les autres choses du même horizon), résiste, oppose une résistance affective, qui me touche immédiatement, sans forme qui précéderait cette expérience  : «  il s’agit bien d’une expérience vécue intentionnelle, et non d’un simple événement objectif (gleichwohl besteht ein intentionales Erleben, nicht einfach ein objektives Geschehen) »66. La visée intentionnelle est Erlebnis, expérience vécue d’un environnement, où il s’agit bien d’un enveloppement, d’un entourement (pour ainsi dire), mais bien différent de la double intentio husserlienne : Le praticien (der Praktiker) (…) est pour ainsi dire entouré d’unités chosales (umringt von dinghaften Einheiten), qui se présentent à lui indépendamment de la perception qu’il peut en avoir, comme un royaume d’actions efficaces présentant divers niveaux et qualitativement singularisées (als ein Reich abgestuster und qualitativ gesonderter Wirksamkeiten darstellen), royaume qui doit être déjà singularisé et articulé (schon gesondert und gegliedert) pour servir de point d’appui à une conduite possible ; et l’homme d’action « apprend » à « faire le tour » de ces unités, sans avoir aucune sorte de savoir théorique concernant les lois qui les régissent67.

Et, avant même de commenter cet extrait, citons ce qui suit immédiatement, extrêmement important pour ce que nous appelons « praxiologie » : Et pourtant cet « apprentissage pratique », cette logicisation progressive de l’action est tout autre chose que le simple exercice et que la simple accoutumance (und doch ist dieses 66 67

 Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 141 ; trad. cit., p. 158.  Ibid., p. 141–142.

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« praktische Lernen », diese steigende Logisierung des Handelns etwas anderes als etwa blosse Übung und Gewöhnung)68…

« Logicisation progressive de l’action », « steigende Logisierung des Handelns », « praxio-logie » donc, articulation, complexité de structure et unité tout à la fois, logos, en somme, au cœur de la pratique même des choses du monde. Le texte précédent était clair sur ce point : le « royaume » du praticien est bien « logique », mais au sens où il est articulé (gegliedert  – le mot est husserlien). C’est ainsi, chez Scheler, que peut avoir lieu la donation unitaire de l’objet. Les choses sont nivelées au sein d’un système pratique : lorsque j’évite une voiture, en marchant, c’est parce que la chose-voiture, valorisée, a un poids que n’ont pas les autres choses dans le même contexte, alors même qu’elle dépend tout de même de ces autres choses qui sont «  autour de moi  » dans ma perception, c’est-à-dire dans ma pratique. Ces choses sont toutes présentes sans toutefois être visibles, et parfois même lorsqu’elles sont absentes. Je connais tout cela, je suis à toutes ces choses qui composent l’horizon où j’agis, sans pourtant connaître ces choses de façon théorique, sans pourtant que ces choses constituent des objets pour moi. Davantage, dans cet horizon même, loin que ma raison pratique doive reconnaître ce qui a de l’importance et le distinguer de ce qui n’en a pas, ce sont les choses elles-mêmes, les états de choses (pratiques), qui possèdent une structuration telle que ce qui est important est donné aussitôt comme important  – par exemple, la voiture qui manque de m’écraser –, sans que j’aie besoin de l’habitude pour savoir m’y prendre. Cette remarque de Scheler est assez étrange, puisque les exemples qu’il donne ont tous trait à une certaine habitude pratique. Ce qu’il veut dire, peut-être, c’est que nous nous ajustons à chaque fois de façon nouvelle aux choses, que nous sommes habiles précisément parce que les choses ne sont pas des objets, mais composent quelque chose comme un système. De ce système et des choses qui s’y trouvent, il y a une intuition très particulière, une manière d’en tenir « pratiquement » compte, sans représentation, sans image d’objet, sans même perception. Scheler parle de « Wertrelief », relief de valeurs, que les états de choses donnent d’emblée. Là, sans doute, doit-on voir la métamorphose, l’intensification praxiologique de l’intuition catégoriale husserlienne : les valeurs pratiques et ordinaires sont objectives, elles s’imposent à moi dans et par l’acte tendanciel qui m’unit pratiquement à elles. Mais aussi bien, l’on perçoit l’enroulement intentionnel, non pas de la double intentio, mais de la visée intentionnelle parcourant le milieu qui nous « englobe » (umringt). D’ailleurs, le bon praticien ne sait pas vraiment comment il sélectionne les objets-valeurs, comment il se débrouille dans le milieu où il est. Il n’intellectualise pas ce qu’il fait (il ne réfléchit pas à ce qu’il doit faire et à comment le faire, la plupart du temps – cela arrive quand la résistance est trop forte, nous l’avons vu). Le sportif ne pense pas à la technique qu’il faut à tel moment, mais tout cela est spontané, comme si rien n’était valorisé. Il est à son action, à la pratique, il n’a pas besoin d’appliquer les lois de son sport, elles sont dans l’action même, c’est l’action qui les lui dicte, il y est, « dans son vouloir et son agir (in seinem Wollen und Handeln) sans 68

 Ibid., p. 142.

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accomplir nécessairement à l’égard des lois en question un acte de “reconnaissance”, il les “reconnaît pratiquement” (praktisch anerkennt) en en faisant l’expérience vécue comme effective (als wirksam erlebt) »69. Il est frappant que Scheler, pour décrire le mode de connaissance du praticien, en appelle au concept brentanien (assurément défiguré) d’« Anerkennung ». Une telle reconnaissance ne porte pas, comme chez Brentano, sur la représentation qui attendrait une prise de position, par exemple dans un jugement. Il s’agit d’un monstre conceptuel, où le concept qui a le plus besoin de celui de « représentation » en est privé : il y a reconnaissance des choses du milieu, mais immédiatement, sans qu’il faille se les représenter avant de les reconnaître, de les approuver. Le musicien, s’il regarde sa main sur le manche ou son archet, ne sera pas à ce qu’il fait. En revanche, les yeux dans la partition ou fermés, l’art s’ouvre et il y est, au sens plein. Ce ne sont pas les yeux qui sentent le monde. Il y a une autre faculté, que Scheler nomme « Erlebnis », propre au « vouloir », qui « ressent » (fühlt) le monde. C’est ainsi que nous sommes des « praticiens » dans le monde lui-même pratique. L’exemple de Scheler est la promenade en forêt. Le promeneur dans une forêt ne sera pas dans le même « Milieu » que le garde-forestier, et il en va de même pour le chasseur ; et il ne s’agit là nullement du résultat des « différents intérêts que portent les hommes à la forêt », donc au même milieu ou au même objet ; il ne s’agit pas davantage de différences de degrés de comportements par rapport au même milieu ou au même objet ; ni, enfin, de parties différentes qui seraient considérées, le gibier pour le chasseur, la beauté des plantes pour le promeneur, la taille des arbres pour le garde-forestier70. « Tout au contraire, quelle que soit la façon dont peuvent être donnés les actes qu’on vient de dire, il faut toujours qu’un objet appartienne d’entrée-­ de-­jeu à un “milieu” pour pouvoir devenir contenu d’un tel acte avec toutes ses possibilités d’accroissement (damit er Inhalt eines solchen Aktes mit all seiner möglichen Steigerungsfähligkeit werden könne)71.  » Il ne s’agit donc pas d’une même matière qui serait mise en forme par divers entendements, mais la matière elle-même n’est pas la même à chaque fois, et c’est ce qui est alors perçu (affectivement) depuis l’intuition fondatrice qui diffère du tout au tout : l’intentionnalité se heurte ici à un « mur », dit Scheler72, « à quelque chose dont les constituants représentent d’entrée de jeu la seule matière possible pour leurs contenus, lesquels varient selon le mode et le degré de l’acte (etwas, dessen Gehalt bereits die überhaupt mögliche Materie für ihre nach Aktart und Grad variabeln Inhalte darstellt)73. » Là encore, l’anti-kantisme/transcendantalisme est explicite, puisque loin de dépendre d’une quelconque réceptivité de l’entendement, la donation des choses en contexte dépend d’un tel contexte, qui n’est certes pas indépendant de la réceptivité humaine, mais qui est tout autant que cette réceptivité le moteur de la mise en forme. La réceptivité est elle-même prise dans l’acte, l’agir du sujet/agent. La preuve phéno Ibid.  Ibid., p. 144. 71  Ibid., p. 144–145. 72  Ibid. 73  Ibid. 69 70

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ménologique de cela est que le monde du chasseur est aux antipodes de celui du promeneur, alors qu’ils sont dans le « même » lieu. Mais ce n’est précisément pas le même, car il n’est pas question ici d’aborder les choses topologiquement, en objectivant les espaces et les temps, en assignant aux choses une place fixe. C’est toujours dans un mouvement intentionnel pratique, lorsqu’il s’agit de pratique, que les choses se donnent. Dès lors, l’attention du chasseur portera sur telle ou telle chose du « Milieu » où il est ; « mais ce faisant, il ne pénètre jamais dans le milieu du promeneur »74. Et Scheler ajoute : « Pour ces activités et leur degré le milieu constitue certainement un mur dur comme de l’acier »75, des remparts, des fortifications qui séparent ce milieu d’un autre, et dont dépendent absolument toutes les perceptions de valeur. Nul rapport théorique aux choses, mais bien plutôt une façon toujours colorée d’apparaître, une prise toujours de biais des choses, dans et par le « milieu » où je suis, et au sein de mon agir : un « élément objectif » appartient « à l’objet lui-même », et c’est là son « aptitude à se faire remarquer » (Auffälligkeit), comme les « placards de publicité »76… Cette capacité à se faire remarquer, comme dit Scheler, existe bel et bien : le chasseur peut faire attention à tel mouvement d’oiseau, et sortir ainsi de l’hébétement dans lequel le « Milieu » le plonge. Mais cette singularisation de certains objets est secondaire, elle repose sur le Milieu qui s’est d’abord donné comme milieu. À cette singularité de la chose, qui apparaît toujours en tant que ceci ou en tant que cela pour mon agir, répond la singularité de mon intérêt, tout autant déterminé par le milieu, comme par exemple la mère qui sursaute aux cris de son enfant, « ce réveil qui se produit même dans le cas d’un sommeil très profond »77, intérêt présupposé donc par le milieu, dans l’entrelacs de ma perception et du monde. C’est un fort contextualisme. Le milieu/contexte précède donc tout intérêt, toute prise de position pratique, pour telle ou telle chose de ce milieu. Ce réalisme contextuel est appuyé par un autre exemple : deux fermiers dont l’un vend sa ferme à l’autre. Un même milieu les unit : le milieu de ce qu’est une ferme pour un fermier, dans le cadre de leur profession et de ce qu’elle implique d’« actions ». Ils partagent le même milieu, différent de celui du peintre qui, au même moment, serait à proximité en train de peindre la même ferme. Cependant, le fermier qui se porte acquéreur de la ferme sera attentif à des détails précis, liés à l’achat qu’il s’apprête à faire (il remarquera les défauts), alors que le fermier qui la vend sera plus attentif aux avantages. Comme l’écrit Scheler : «  le milieu est déjà présupposé pour l’intérêt (das Milieu ist also auch für das Interesse bereits vorgefunden) »78. Le milieu précède donc les tendances vers tel ou tel bien. Mais Scheler va plus loin, et accentue encore la critique du subjectivisme transcendantal en faisant jouer au milieu le rôle d’un conditionnant pour la perception elle-même :

 Ibid., p. 146.  Ibid. 76  Ibid. 77  Ibid., p. 147. 78  Ibid., p. 148. 74 75

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6  MAX SCHELER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE ET CONTEXTUELLE L’objet de milieu détermine également la perception des choses (das Milieugegenstand bestimmt auch die Perzeption der Dinge). (…) Le milieu, en tant que tout intuitionnable, n’est pas seulement l’arrière-plan de tous les contenus de la perception, mais aussi le réservoir d’où sortent ces contenus (das Milieu bildet als ein anschauliches Ganzes nicht nur den Hintergrund für alle Inhalte der Wahrnehmung, sondern auch das Reservoir gleichsam, aus dem diese entnommen sind). (…) La réalité du milieu (Milieuwirksame) enveloppe (umgibt) la sphère perceptive comme un cercle plus large, de la même façon que la sphère perceptive enveloppe celle de l’intérêt et cette dernière celle de l’attention. Et c’est ainsi que ce qui appartient à la sphère perceptive est fondé dans l’objet de milieu (und so ist auch, was in der perzeptiven Sphäre liegt, noch fundiert durch den Milieugegenstand) !

On peut résumer  : le milieu donne une structure (Struktur) aux choses environnantes, structure dure comme l’acier. Mais cela implique, au plan subjectif, des réponses diverses, en fonction 1) de l’attention (Ausmerksamkeit), le chasseur prêtant attention aux saillances invisibles pour le promeneur. Ou encore, pensons à la même photographie selon qu’elle est regardée par un publicitaire, un journaliste, un artiste, etc. : elle ne sera précisément pas le même objet de milieu dans chacun de ces cas ; 2) de l’intérêt (Interesse), qui structure généralement l’attention : un paysan voulant acheter un bâtiment identifiera tel ou tel aspects bien différents de ceux qui arrêteront le peintre devant la même maison ; 3) de la perception, au sens ou le milieu est la structure d’horizon, l’arrière-plan (Hintergrund) ou encore le « réservoir » (Reservoir) pour l’apparition de chaque chose qui appartient toujours à un ensemble plus vaste. Ici, la progression est spectaculaire : le milieu, c’est-à-dire le contexte constitué par les objets de milieu qui ensemble sont ce milieu, fonde. Le rapport de fondation est le suivant, du fondateur au fondé : a. tout d’abord le milieu, le contexte qui contient les objets intuitionnables ; b. puis la totalité des choses qu’on peut intuitionner dans leur singularité ; c. puis l’intérêt qui nous porte vers tel ou tel bien ; d. puis l’attention qui fait que je distingue tel objet plutôt que tel autre ; e. enfin, la perception. Les « contenus de la perception » (Inhalte der Wahrnehmung) sont fondés par le milieu, qui agit comme une enveloppe, qui enrobe (umgibt) le perceptible – où l’on retrouve le vocabulaire husserlien de l’enveloppement qu’on a vu plus haut, mais pour décrire une dimension pratique du rapport au monde. Autrement dit, le milieu n’est pas la somme des contenus sensibles, mais il en est la condition, et tout ce que nous percevons appartient nécessairement à un milieu. Ce contextualisme est anti-transcendantal. Du même coup, les objets sensibles jouent un rôle d’indication (Zeigen) au sein du milieu : « Mais en réalité les sensations (Empfindungen) ne sont données (gegeben), absolument parlant, à un être vivant qu’autant que (et dans les limites où) elles ont une fonction indicatrice pour les choses (im denen sie Zeigefunktion für Dinge haben), et de plus pour les choses de son milieu global (für Dinge seines Gesamtmilieus)79. » Dans le milieu, les contenus sensibles ne sont des objets pra79

 Ibid., p. 150.

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tiques qu’à la condition qu’ils soient des indications, des symboles en sommes, des signes vers la fonction de ce contenu dans la totalité du milieu. L’acte visuel sur quelque chose, par exemple, n’a en fait de sens pratique qu’en tant qu’acte d’« être-­ aux-­aguets », l’acte auditif qu’en tant qu’acte de « prêter l’oreille » à telle chose dans un milieu bien déterminé. Comme le dit Scheler, l’acte sensible a une « fonction indicatrice  » (Zeigefunktion) si et seulement si elle «  rend service  », si elle permet d’agir sur l’objet correspondant, «  de façon conforme à l’intérêt  »80. En somme, le vol de l’oiseau sera pour le promeneur le signal d’un émerveillement ; pour le chasseur, le même vol d’oiseau ne sera pas le même objet, et ce sera le signal de la mise en joue. C’est le milieu qui donne au signe sa fonction, dans la dépendance avec les autres signes du même milieu. Scheler fait l’analogie (singulièrement herméneutique) avec les œuvres littéraires  : le «  littéraire  » n’est pas dans les signes, mais il est pourtant besoin des signes pour qu’il y ait le « littéraire ». Il y a un « milieu » des œuvres littéraires, tout comme il y a un milieu du monde – ce qui fait écrire à Scheler, dans une veine là encore assurément herméneutique, que les combinaisons d’éléments sensibles, l’ « alphabet » du monde, jouent le même rôle que les lettres et que les mots dans « le grand poème du monde environnant (das grosse Gedicht der Umwelt) »81. Ainsi, il y a la mise en œuvre d’une véritable herméneutique chez Scheler, puisque les sensations pures sont comparées à un alphabet mis en ordre par le milieu, comme des signes qui trouvent leur signification en contexte, et où ces signes jouent un rôle à chaque fois spécifique, et donc où chaque « lettre » prend son sens, non pas en tant que lettre, mais en tant que membre d’un tout. Il y a ici une structure de fondation qui est décrite, et qui semble faire jouer au contexte un rôle fondationnel. L’anti-­ transcendantalisme prend ici un tour pour le moins radical, puisque la perception n’est pas fondée par les structures a priori de l’entendement, mais par le « milieu » où je me trouve et qui est le prisme de toute appréhension perceptive d’un objet. Cependant, cette position «  contextualiste  », qu’on retrouvera abondamment chez Heidegger, n’est que provisoire, et il n’est que de constater, à ce propos, combien la question du sujet, de son rôle et de son identité, transparaît derrière ces analyses, comme par exemple on le lit dans une longue note : comment, au sein d’une telle description, garantir l’unité du corps-propre (Leib) qui est au monde ambiant (Umwelt), et plus profondément de la «  personne  » (Person) qui est au « monde » (Welt) ? Dans cette dissolution de l’intentionnalité, ou plutôt de l’« objet » de la visée intentionnelle, dans le « Milieu », demeure en arrière-fond la question de l’unité du « Je » qui est à ce monde, de sa résistance à la dissolution des choses dans le milieu : loin de se laisser prendre par l’éclatement des objets-valeurs auxquels il a affaire, il demeure un « individu » (Individuum)82. On voit comment praxiologie et transcendantal sont mis en tension. Kant, dans ces pages, est certes attaqué, au nom de l’a priori matériel. Néanmoins, l’aspiration transcendantale au fondement est maintenue, et ouvre une tension décisive entre un certain «  contextualisme  »  Ibid.  Ibid. 82  Ibid., p. 144, n. 1. 80 81

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pratique, qui fonde la perception des objets sur un niveau originaire où nous ne sommes pas d’abord aux objets, mais à un milieu qui conditionne les objets, et un subjectivisme, ou un personnalisme transcendantal, qui demande si ce milieu n’est pas lui-même fondé par un sujet qui n’a plus rien de formel, la personne. Ainsi, si la praxiologie se bâtit contre la philosophie transcendantale accusée de formalisme, la question du sujet ne s’en trouve pas moins posée, à nouveaux frais, par Scheler, dans la seconde partie de son grand ouvrage de 1913.

L’intuition catégoriale pratique La Ve des Recherches logiques s’en prenait à l’« Anerkennung » de Brentano, et par là-même à l’ « Anerkennung » néokantienne, où le sujet prend position par rapport à une valeur quand il émet des jugements. Dans ce cas, il y a les représentations qui sont liées par le jugement, et il y a l’acte d’évaluation qui s’ajoute à cette liaison, un devoir-être qui n’est contenu dans aucune de ces représentations, ni même dans la liaison, mais qui se trouve tout à fait en-dehors du champ réel. La valeur donne leur valeur à tous les faits sans se trouver dans ces faits. On a bien compris, dans les lignes qui précèdent, que Scheler se trouve aux antipodes d’une telle pensée de la valeur  : la valeur existe, elle est dans les états de choses, et elle peut même être considérée phénoménologiquement comme l’essence du phénomène. D’ailleurs, Scheler reprend rapidement les acquis de la Ve Recherche de Husserl, dans un passage qui aborde la question des propositions axiologiques83. Tout d’abord, de façon là encore entièrement husserlienne, Scheler souligne que la proposition « ce tableau est beau » signifie « quelque chose » qui se trouve « dans le tableau » lui-même, et non pas une prise de positions par rapport aux représentations : des mouvements sensoriels peuvent accompagner l’expression de la proposition, mais en aucun cas ils ne sont visés par son sens. Le sens vise la chose-même, l’état de choses, en l’occurrence donc l’état de valeurs, de la même manière que quand je dis « ceci est rouge », je ne vise pas « certaines sensations dans les muscles de mes yeux », mais je vise ceci que voilà qui est rouge84. Les exclamations comme «  Ah  !  », ou «  Fi donc  », ressortissent à un langage quasi privé, quelque chose comme un dialogue intérieur où j’exprime mon ressenti, mais un jugement axiolo Après l’étude du monde ambiant, l’étude du logos qui peut le dire.  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 173. Ou encore ibid., p. 175 : « Tout énoncé de valeur (Wertaussage) est orienté vers des constituants qui sont accessibles à une connaissance intuitive adéquate. Dans une formule comme “cet homme est bon”, ce que nous visons et signifions est une objectualité (Gegenständliches), ce n’est pas l’expression ou la notification de nos vœux et de nos tendances. » Scheler, de façon peut-être un peu rapide, interprète au contraire des exclamations comme « Ah ! », devant le même tableau, comme l’expression d’un état affectif, sans visée intentionnelle et donc sans signification, alors que  – et Heidegger le notera avec force dans Être et temps – dans « Ah ! », il y a à l’évidence déjà tout ce que présuppose une proposition. En l’occurrence, le « Ah ! » peut signifier avec plus de force que la proposition « le tableau est beau » précisément que le tableau est beau. Nous ne nous arrêtons pas ici sur ce problème pourtant central.

83 84

L’intuition catégoriale pratique

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gique repose toujours sur un rapport intuitif à l’objet-valeur : « ils se fondent eux-­ mêmes sur la saisie des matières de valeur (Wertmaterien)  »85. En somme, le jugement est un acte fondé sur une intuition de valeur, et si je peux dire que « ce paysage est beau », c’est que le paysage s’est donné à voir, non pas en tant que paysage (car l’intuition originaire n’est pas une intuition d’objet dépourvu de valeur, on l’a vu), mais en tant que beau paysage. Il y a déjà, dans la perception qui précède le jugement, l’articulation originaire objet/valeur que déploie à son tour et explicitement le jugement de valeur. Néanmoins, le jugement ajoute quelque chose, et tend dans sa nature à s’éloigner de la simple intuition de valeur. Scheler prend l’exemple de l’ennemi auquel nous reconnaissons une valeur morale positive. Nous le haïssons, l’intuition de valeur que nous avons de lui est fondée par cette haine qui oriente la visée intentionnelle pratique, mais il n’en demeure pas moins qu’à un niveau supérieur d’intuition axiologique (nous savons depuis la VIe Recherche de Husserl que le jugement implique bien une forme d’intuition, une intuition catégoriale), je peux «  constater  », sine ira et studio, la valeur. Ici intervient la «  conscience de valeur », Wertbewusstsein, et non plus Gewissen, au-delà de la simple tendance vers des valeurs : en « reconnaissant » la vertu de l’homme que je déteste, un acte intentionnel supplémentaire est requis par rapport au simple engagement pour des objet-valeurs dans un milieu. C’est là le rôle de la «  Wertaussage  », la proposition/l’énoncé de valeurs. Il s’agit alors d’une complexification du monde de valeur (Wertwelt), lorsque par exemple j’étudie les mœurs d’une période historique passée : je n’ai pas besoin d’être à la tendance de tel trait axiologique pour l’étudier. La difficulté ici est que devant la moralité d’un homme, mille jugements peuvent diverger selon les observateurs, et parfois selon le même observateur. Il ne semble n’y avoir nulle évidence d’un état de fait/valeur qui donnerait à une intention son remplissement intuitif, et l’objectivisme axiologique de Scheler semble difficile à tenir. Sa réponse est assez proche de la position rationaliste de Husserl qu’on a présentée plus haut : lorsque nous comparons les divers jugements portés sur une action morale, par exemple des ouvriers qui ne font pas la grève, le jugement des grévistes étant au blâme, celui des chefs d’entreprise étant à la louange, ce qu’on trouve à chaque fois, ce sont des jugements de valeur. En effet, loin de seulement insulter, par exemple, on dit plutôt : « c’est scandaleux », c’est-à-dire qu’on émet un jugement de valeur, on objectivise (voire ontologise) la valeur au lieu de seulement l’exprimer. Lorsque je dis  : «  C’est scandaleux  », qui sous-entend d’ailleurs que «  c’est mal  », et donc le blâme, j’implique que ça l’est effectivement, de façon rigide, sans que doive entrer en compte mon appréciation. Au lieu de se méfier de ce qui pourrait être interprété comme une illusion du langage, Scheler l’embrasse, en soulignant que la plupart des syndicalistes porteront ce même jugement sur les ouvriers qui ne font pas grève : cela implique que l’énoncé porte sur autre chose que seulement ce qui se passe en moi d’émotionnel, d’affectif, et de tendance, qu’il obéit à une norme qu’il ne créé pas. Nous utilisons le plus souvent ce caractère essentiel (au sens de l’essence matérielle) des états de valeur à notre profit, pour faire de notre ressenti moral un jugement vrai, la structure propositionnelle aidant à 85

 Ibid., p. 174.

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produire l’illusion. Pour Scheler, cela prouve au contraire que ce que vise l’énoncé n’est pas un ressenti subjectif de la valeur, ni même la tendance qui est la mienne vers tel objet-valeur, mais bien l’état de choses tel qu’il est, quand bien même je pourrais évidemment faire fausse route et par conséquent me tromper quant au blâme ou à la louange que j’énonce. Ce qui valide une telle interprétation, c’est qu’on retrouve ici le rôle du milieu, dont dépend l’objet-valeur (cf. supra) : le milieu du travail ouvrier, par exemple, donne son sens à des propositions portant sur telle action syndicale. La valeur du concept de « grève » n’a de sens que dans le milieu du travail, et ce milieu peut toujours être davantage spécifié par le raffinement de la focale envisagée. Une telle distance que je prends par rapport aux premières intuitions axiologiques semble impliquer un rapport à une valeur extrinsèque au jugement et aux perceptions qui le fondent. Alors, si nous voulons éviter la solution néokantienne où la valeur est un non-être qui est ajouté aux représentations par le moyen d’un jugement, il faut se demander où la valeur trouve sa source. Or, toute l’entreprise de Scheler, on l’aura compris, est d’inscrire la valeur dans les choses mêmes. Comme il l’écrit, « ce que cherche l’homme moral par son vouloir, c’est à être bon, non à être tel qu’il puisse se juger bon »86. En d’autres termes il vise à décrire les jugements axiologiques sur le modèle des jugements de perception : dans « A est bon », on trouve les mêmes éléments que dans « A est rouge », à la « seule différence » de la « matière du prédicat » (Materie des Prädikates). Autrement dit, « bon » se donne matériellement au même titre que « rouge », ce qui ne nous étonne pas, puisque nous avons vu que les objet-valeurs constituent des a priori matériels. L’ontologisation de l’axiologie est à son comble. Dès lors, la philosophie néokantienne de la valeur se trouve récusée de fond en comble : Il ne sert à rien de prétendre que ce qu’on appelle les « jugements de valeur » (Werturteile), au lieu d’une liaison d’être (Seinsverbindung), soient l’expression d’une liaison de devoir (Sollensverbindung), d’un devoir-être (Soll-Sein), et que le «  bon  » et le «  méchant  » seraient seulement des modalités d’un tel devoir (Sollen), ni d’ailleurs que tout jugement de valeur (Werturteil) trouve sa fondation (Fundierung) dans l’expérience vécue de quelque devoir que ce soit (oder auch nur, dass ein irgendwie erlebtes Sollen die notwendige Fundierung sei für ein Werturteil). Le sens moral (sittliche Sinn) de propositions comme « cette image est belle », « cet homme est bon », n’est nullement que cette image ou que cet homme « doivent » être quelque chose. C’est (il est) bon ; il ne « doit » pas l’être (ou quoi que ce soit d’autre). Ces jugements ne donnent tout simplement qu’un état de fait (Tatbestand)87.

Le Sollen n’est pas requis par une authentique philosophie des valeurs, car le matériau qui est donné est valorisé au sein de la donation elle-même. Cela interdit de penser qu’en faisant un jugement sur un objet-valeur, je prends position sur des représentations en les valorisant de telle ou telle manière, le regard tourné vers une sphère valante immuable. C’est ignorer les choses mêmes que d’affirmer « qu’on ne trouverait rien qui ressemble à de la valeur dans les objets (Objekten) eux-mêmes », que les processus du vouloir seraient en eux-mêmes « axiologiquement neutres » 86 87

 Ibid., p. 185.  Ibid., p. 185–186.

L’intuition catégoriale pratique

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(Wertfreie), et que ce serait « par l’appréciation (Beurteilung) qu’on fait d’eux, en vertu d’une norme ou d’un idéal, qu’ils recevraient une valeur »88. Comme le dit encore Scheler, dans une formule dont sera (une fois encore) tributaire Heidegger : « Il ne saurait être question que les expériences vécues fussent d’abord données, même un instant, comme des “objets axiologiquement neutre” (als “wertfreie” gegeben), qui recevraient ensuite une valeur par un nouvel acte ou l’adjonction d’une seconde expérience vécue89.  » Ici, c’est aussi bien le néokantisme que le Husserl de l’intentionnalité de valeur (cf. supra) qui sont visés. Après l’a priori matériel, l’intuition catégoriale devient intuition catégoriale de valeur : un jugement a affaire à la donation d’un état de choses/valeurs. Dès lors, le monde perceptible (si seulement il est perceptible, ce qui est discutable, comme nous l’avons vu) est toujours déjà valorisé. La matière du jugement, jugement fondé sur un acte intuitif, est donnée par un tel acte, et elle est simplement articulée dans un acte de niveau supérieur ; et si un jugement utilise bel et bien le verbe « sollen », c’est tout simplement qu’il vise un état de choses/valeurs idéal, idéalisation qui a précédé le jugement, et qui est une essence intuitivement donnée. Comme l’écrit Scheler, les valeurs « sont des états de choses (Tatsachen), qui appartiennent à un type d’expérience déterminé (gehörig zu einer bestimmten Erfahrungsart), et il appartient à l’essence de la vérité d’une telle proposition de correspondre (übereinstimmen) à un tel état de choses (Tatsachen) »90. Il faut alors une réceptivité particulièrement fine, celle du Gewissen, qui accueille les objet-valeurs et les juge. Cela veut dire : Tout comportement originaire au monde en général (alles primäre Verhalten zur Welt überhaupt), non seulement au monde extérieur (Aussenwelt), mais également au monde interne (Innenwelt), non seulement à autrui, mais également à notre propre Je (zu unserem eigenen Ich), n’est tout simplement pas un comportement (Verhalten) de représentation et de perception, mais en même temps et (…) primordialement un comportement émotionnel et saisissant les valeurs (ein emotionales und wertnehmendes Verhalten)91.

Monde qui, du même coup, s’« ouvre » : On ne prend jamais garde à ce qui, dans l’expérience affective, dans la préférence, dans l’amour et dans la haine, s’ouvre à nous du monde et de la structure de valeurs du monde (sich uns an Welt und Wertgehalt der Welt erschliesst)92.

Les affectivités fondamentales qui orientent les tendances dans le vouloir sont le lieu de l’ouverture du monde. On voit que la description de Scheler tend à dépasser la seule sphère éthique pour décrire le fondement de notre rapport au monde en général, tel qu’il se donne ordinairement. Saisir des objets, c’est-à-dire séparer les objets de leur valeur, est une attitude artificielle, scientifique. Une telle démarche est une violence faire à l’Erlebnis, souffrance du savant qui met à distance les objets par la théorie, tout comme le peintre éprouve une douleur à se mettre à distance de sa  Ibid., p. 197.  Ibid., p. 198. 90  Ibid., p. 190. 91  Ibid., p. 200. 92  Ibid., p. 267. 88 89

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perception pour rendre ce qu’il voit. Chez Husserl, l’a priori peut être matériel. Chez Scheler, l’a priori peut être matériel, donc éthique, tout comme le devient la doctrine de l’intuition catégoriale. Elle lui permet de sauver une morale non relativiste, mais non formaliste, une morale universelle et affective tout à la fois, à l’aide du concept d’intuition eidétique. C’est presque comme si Scheler suivait la marche des Recherches logiques en appliquant le prisme axiologique. Heidegger, à son tour, suivra la marche du Formalisme en éthique en appliquant le prisme… existential ! Nous avons vu que ces deux concepts husserliens que sont l’a priori matériel et l’intuition catégoriale s’inscrivent dans un projet anti-transcendantaliste de désubjectivation. Scheler, reprenant et l’un et l’autre de ces concepts, doit donc également, pour la sphère axiologique, en appeler à une telle désubjectivation – ce qu’il fait explicitement, comme nous l’avons vu plus haut, pour s’en prendre à Kant. Or, Scheler exige aussi, tout au long des analyses qu’on a vues, que l’identité du sujet qui a affaire à des valeurs soit dévoilée. Nous avons vu que Scheler nomme un tel sujet : « Gewissen », conscience morale, dont il refuse le caractère fondationnel, au nom d’une lutte contre un relativisme subjectif. Anti-subjectiviste, il ne peut faire du Gewissen «  l’instance suprême et absolue  »  ; cette conscience «  n’a plus ou moins de valeur que dans la mesure où ce qu’elle déconseille ou conseille est effectivement quelque chose d’objectivement bon (das objektiv Gute)  »93. L’instance normative originaire est bien, de ce point de vue, l’objet, et le Gewissen n’est pas Bewusstsein. La conscience morale est donc d’emblée ouverte à l’objet, et ne le constitue pas transcendantalement. On demandera donc dans la partie suivante comment Scheler parvient à résoudre la tension entre contextualisme (la description de l’objet de milieu) et aspiration au sujet qui transparaît nettement dans toutes ces pages.

Le problème de l’intentionnalité sociale À lire de près l’ouvrage de Scheler, comme nous venons de le faire, il apparaît qu’il défend un objectivisme axiologique où c’est dans la structure même des choses, données dans l’acte tendantiel, que se trouve leur valeur. Au fond, et dans une veine là encore husserlienne, cela signifie que si l’on émet des jugements sur les valeurs auxquels on a affaire, on peut en rendre raison, justifier l’objectivité de ces états-de-­ valeurs. Évidemment, c’est très contestable, au moins pour la raison qu’identifiera très nettement Heidegger, à savoir que la valeur des choses ordinaires provient de normes sociales relatives : la coloration pratique de l’intentionnalité doit ainsi être aussi pensée en direction de son origine sociale. Or, il est intéressant de noter que Scheler a très bien aperçu cette dimension sociale de l’intentionnalité, qui jouera d’ailleurs (on le verra) un grand rôle lorsqu’il mettra en œuvre sa réduction transcendantale. Rappelons en les résumant les étapes que l’on a suivies ci-dessus. Scheler renverse la conception husserlienne : chez Husserl l’intentionnalité pratique reposait 93

 Ibid., p. 333.

Le problème de l’intentionnalité sociale

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doublement sur le théorique – sur un premier acte objectivant et neutre, et sur l’attente d’un jugement de valeur doxique. Chez Scheler, il faut prendre en compte l’entière spécificité du monde pratique, qui n’est pas le monde théorique, et ainsi réformer l’intentionnalité en soutenant que : 1 ) l’acte intentionnel est dès l’intuition originaire dirigé vers des valeurs ; 2) la conscience intentionnelle est un vouloir qui ressent et reconnaît des valeurs en les anticipant ; 3) l’acte intentionnel a affaire à plusieurs objets, et il est ainsi disséminé ; 4) conséquence, l’acte intentionnel est au contexte avant d’être à un objet. La pensée de Scheler ouvre l’un des champs de recherche les plus féconds de la phénoménologie : la prise en compte de la dimension pratique de l’intentionnalité, ce qui promet une prise en compte, avec le contexte, des situations sociale et politique de la conscience intentionnelle – et ce n’est pas un hasard, de ce point de vue, si Scheler s’est orienté par la suite vers une phénoménologie sociologique. Mais dès le Formalisme en éthique, cette sociologie est à l’œuvre. Elle était en fait nécessaire : car un tel réalisme axiologique ne peut pas manquer d’éveiller chez le lecteur un soupçon de formule magique, d’autant que le réalisme phénoménologique n’a pas besoin de sortir de la conscience pour demeurer néanmoins réalisme. D’autant plus nécessaire, en fait, lorsque les exemples (abondants) de Scheler sont des exemples de pratiques (la chasse, la marine) si sociales qu’elles sont évidemment dépendantes de normes sociales construites, lentement sédimentées dans les esprits et les corps. Max Scheler a cependant fait un sort au rôle de l’espace social et des sujets qui s’y trouvent imbriqués. En effet, la «  personne  » qui ressent les objets-valeurs co-vise ces objets ; et il y a une sorte de « personne commune » au sein de chacun lorsqu'il accomplit de tels actes intentionnels axiologiques. Une telle personne appartient à une « unité sociale » (Sozialeinheit), et « chacun est également donné comme “co-auteur”, comme “homme-avec-les-autres” (Mitmensch) », comme une « personne commune » (Gesamtperson)94. Cette socialité de la personne, dont l’ambitus dépend en somme de la perspective adoptée (la communauté des riverains jusqu’à l’humanité tout entière), est un a priori phénoménologique, même dans les êtres les plus solitaires, les Robinson ; même un être abstrait aussi radicalement de toute communauté «  co-vivrait par expérience vécue son être-membre dans une unité sociale (sein Gliedsein in einer Sozialeinheit miterleben) »95. Certes, Scheler insiste particulièrement sur certains actes essentiellement communautaires, comme obéir, promettre, souhaiter, etc. Ces actes, en tant qu’ils sont essentiellement sociaux, impliquent une intentionnalité sociale spécifiquement stratifiée, qui a lieu dans une conscience partagée en un sens, constituant ainsi une personne sociale :

94 95

 Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 542.  Ibid.

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1) Tout d’abord, la « contagion » ou « imitation involontaire », le « troupeau » chez les animaux et la « masse » chez les êtres humains96. Ce sont surtout des lois psychologiques. 2) Le « vivre-avec » (Miterleben), qui se déploie sur le mode du « ressentir-avec » (Mitfühlen), « tendre-avec » (Mitstreben), « penser-avec » (Mitdenken), « juger-­ avec » (Miturteilen), « un comprendre (Verstehen) qui s’effectue dans le vivre-­ avec lui-même  ». L’acte social, par exemple la promesse, n’atomise pas les sujets, mais au contraire les assemble, lorsque pour promettre il faut en quelque sorte une co-visée dans l’acte lui-même, une fluidité et une continuité entre les deux interlocuteurs, la promesse étant promesse de par la présence dans le même acte de celui à qui je promets. Il y a ici un rassemblement intentionnel, une co-­ intentionnalité qui ne coupe pas les deux interlocuteurs en deux personnes totalement distinctes. Depuis la perspective de l’acte intentionnel, il y a une certaine forme d'unité, une unité intentionnelle qui est aussi bien une unité sociale, « actus unitaire » (einheitlichen Aktus), ou « actus inter-individuel »97. 3) Enfin, il faut distinguer entre «  unité sociale qui correspond à la société  » et « unité sociale qui correspond à la communauté de vie (Lebensgemeinschaft) »98. La première catégorie définit les relations contractuelles, rationnelles, entre les individus, sans conscience communautaire particulière. C’est la société : formelle, juridique, formellement égalitaire, aplanissant toute valeur, elle est fondée sur une co-intentionnalité plus originaire qui est la communauté de vie. Le contrat de réciprocité n'est possible que sur la base phénoménologique de la promesse qui est le phénomène originaire de toute réciprocité sociale. Plus profondément encore, il y a la « communauté spirituelle », où les personnes sont originairement reliées vers un but spirituel commun99. Ici, l’espace social joue un rôle crucial : « Chacun se vit lui-même comme personne sociale dans une expérience vécue aussi originaire que celle dans laquelle il se vit comme personne intime (Jeder sich ursprünglich ebensowohl als soziale Person wie als intime Person selbst erlebt). Celui, par exemple, qui accomplit une tâche professionnelle, s’accomplit aussi dans l’expérience vécue, dans le vouloir, dans l’agir, etc., “à titre de” personne sociale100. » Ainsi, la subjectivité intérieure, celle dont on est pour ainsi dire sûr, dans le secret du cœur, est en fait subjectivité sociale, non pas exclusivement, mais aussi, c'est-à-dire sociale et intime, extérieure et intérieure, car l’intentionnalité qui vise des objets sociaux est toujours co-­intentionnalité, ou bien basée sur de la co-intentionnalité, par exemple la promesse. Le sujet est ainsi envahi par la société parce qu’il est en fait tout aux actes intentionnels qu’il accomplit, qui sont la plupart du temps des actes sociaux. Manger est social, non pas  Ibid., p. 547.  Ibid., p. 548. 98  Ibid., p. 549. 99  Pour une étude précise de ces distinctions et particulièrement de ce dernier moment de la description de Scheler, voir Jérôme Porée, art. cit., p. 105 sq. 100  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 589–590. 96 97

Le problème de l’intentionnalité sociale

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seulement parce que je partage mon repas, mais parce que les outils que j’utilise pour manger sont eux-mêmes visés de façon sociale, pour ainsi dire dans une communauté d’usage, la convention, l’anonymat du sujet qui agit ainsi comme n’importe qui d’autre au sein de la même communauté. Mais dans les expériences plus visiblement communes, comme le métier que l’on pratique, « vouloir », « agir », plus largement parler, tout cela prend une connotation sociale très forte, tout cela est imbibé de social en imbibant le sujet de social, les visées apparemment individuelles qui sont alors à l'œuvre étant en fait des visées co-intentionnelles, collectives, où l’intimité solitaire est une illusion pré-phénoménologique. Cela ne va pas sans ambiguïté dans le travail phénoménologique de Scheler : s’il pense en termes objectivistes les valeurs qui nous entourent, il est en même temps contraint de faire droit au fait que ce qui colore axiologiquement l’Umwelt est une source normative non immanente aux objets, la normativité sociale, relative au groupe et à l’espace où ont lieu les pratiques intentionnelles. Il faut bien dès lors sortir de la seule immanence intentionnelle pour l’éclairer depuis le dehors, depuis la société et au moyen de quelque chose comme une sociologie phénoménologique conciliant structure intentionnelle et approche normative. Le concept de « on » chez Heidegger donne à la phénoménologie davantage de moyens pour penser et résoudre cette ambiguïté.

CHAPITRE SEPTIÈME

HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

L’intentionnalité sociale et le transcendantal Le grand apport de Scheler, par rapport à Husserl, est de donner à l’intentionnalité pratique, contextuelle et sociale une place considérable au sein de ses descriptions phénoménologiques. Heidegger aura compris une telle importance et placera également cette intentionnalité au centre de la première période de son œuvre (disons jusqu’à la fin des années 1920), au moyen d’une conceptualité tout à fait différente il est vrai. En outre, une telle approche praxiologique se fait en tension avec une approche transcendantale dans la mesure où une certaine forme de contextualisme prend la place d’une fondation des structures du monde dans un sujet, fût-il au monde. C’est parfaitement net dès les premiers développements de Heidegger sur l’intentionnalité : son grand apport, comme on a commencé de le montrer dans la première partie, fut d’insister sur la dimension sociale de l’intentionnalité, normée par l’espace social et les habitudes qui s’y déroulent. Dans une note program­matique du cours sur les « Problèmes fondamentaux de la phénoménologie » (1919–1920), on lit ce passage au vocabulaire explicitement phénoménologique : Ne pas isoler (nicht isolieren) l’existence personnelle au sens d’une quelconque Ichphilosophie. (…) Avec l’intuition (Anschauung) phénoménologique de l’expérience vécue facticielle (der faktischen Lebenserfahrung), étudier sa totalité (dans le tout de sa désarticulation  – im Ganzen einer Ungegliedertheit) concernant aussi le monde du soi (Selbstwelt) – aussi pour la significativité (Bedeutsamkeit) (compositum mixtum) ; également la singularité propre de la “communauté de vie” (das Eigentümliche der “Lebensgemeinschaft”). Co-effectuation des actes qui vivent spécifiquement dans la significativité (Mitvollzug der in der Bedeutsamkeit spezifisch lebenden Akte) – « co »-caractère de la significativité (« Mit »-Charakter der Bedeutsamkeit) ; mais non pas qui reposerait sur la communication (Mitteilung), où le « avec » viendrait à la donation phénoménale. (…) La concentration dans l’accentuation isolée dont il est question, encore trop de résonance d’une orientation égoïque-transcendantale naissante (Zugespitztheit in der

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_7

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v­orliegenden isolierten Betonung noch zu sehr Nachklang einer anfänglichen ichlich-transzendentalen Orientierung) – elle devient vraiment effective phénoménologiquement lorsqu’elle est prise dans le procès de découpage des autres (étranger) et du soi-même (…) aucun « monisme » de l’existence, car le monisme convient à une attitude qui concerne des objets, et avec une telle caractérisation on ne comprend pas le tout à partir du fondement 1.

On remarque la notation anti-transcendantale, c’est-à-dire anti-kantienne mais visant aussi bien la méthode de la réduction phénoménologique : le point de départ méthodologique, mais également ontologique, n’est pas l’ego dans sa difficile singularité, mais c’est l’être-en-commun que je suis toujours déjà avant même d’être à un objet du monde. La significativité trouve son lieu dans une co-intentionnalité où c’est toujours en commun que je vise chaque objet, par quoi ils prennent leur sens et leurs usages  : c’est vrai pour la perception autant que pour l’usage. L’intentionnalité sociale, qui semble l’intentionnalité principale et par excellence qui vise le monde environnant, et du même coup qui constitue l’intentionnalité quotidienne, ne peut pas trouver un fondement transcendantalement compris dans un ego configurateur ou réflexif. Dans ma tendance (pour reprendre un concept schelérien) vers le monde il y a toujours déjà la communauté à laquelle j’appartiens. Entre ma tendance et celle des autres il y a un fort « contexte d’imprégnation » (Durchdringungszusammenhang)2, qui fait par exemple que tous les étudiants de telle université, de tel pays et plus fondamentalement de telle culture visent la même chose en visant tel amphithéâtre, et ainsi cette co-intentionnalité constitue en somme l’objet intentionnel tel qu’il apparaît à tous comme objet essentiellement pour tous, et seulement cela. Le monisme concernant le sujet est un monisme concernant l’objet, c’est-à-dire que l’objet stabilisé et en fait théorique appelle un sujet isolé et tout aussi théorique. Or l’Umwelt n’est pas un monde théorique, un monde d’objets, mais il est un monde de choses d’usage. L’intentionnalité est ici soumise à de l’extériorité, celle des normes, c’est-à-dire des institutions, des lieux communautaires : « Il y a certaines parties du monde qui sont également accessibles à quiconque appartient à un groupe particulier d’êtres humains : les objets d’usage de la vie quotidienne (die Gebrauchsgegenstände des täglichen Lebens), les moyens de transport, les installations “publiques” (la “sphère publique” (Öffentlichkeit), “le marché” de la vie (“der Markt” des Lebens)), certains contextes voués à certaines fins (Zweckzusammenhänge) accessibles à chacun  : école, parlement, etc.3 » Ce texte est fin, car il décrit les objets depuis les plus simples (les 1  GA 58, p. 197–199. Je dois à Guillaume Fagniez des corrections importantes de ma traduction de ce passage. J’analyse plus longuement ces textes, ainsi que d’autres, dans « Max Weber et Martin Heidegger sur les normes sociales. Autour d’un appendice au cours sur les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie de 1919/1920 », in Sylvain Camilleri, Guillaume Fagniez & Charlotte Gauvry (ed.), Les Concepts fondamentaux de l’herméneutique de la facticité du jeune Heidegger, Berlin, Bautz, 2018. 2  Ibid., p. 56. 3  Ibid., p. 34. On note la remarque nettement anti-libérale, déjà, sur le « marché de la vie » ; comme s’il y avait une tension entre l’opinion politique du jeune Heidegger, sans doute déjà franchement marquée, et sa philosophie qui ne porte aucun jugement moral sur l’Öffentlichkeit qui est le lieu

Le « on » et le transcendantal

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objets d’usage, la fourchette que j’utilise, la table sur laquelle je travaille) jusqu’aux institutions (l’école, le parlement), en passant par les lieux de socialisation. Des "parties du monde" où l’intentionnalité est essentiellement sociale, partagée, mais on peut justement appliquer une telle intentionnalité plus largement à tout type d’objet ordinaire, ainsi qu’au logos lui-même en tant qu’il est par essence partagé, mis en commun et prenant son sens à partir de cette mise en commun préalable. Ce qui intéresse ici Heidegger, c’est le processus de l’acte intentionnel même, la façon dont il se dissémine de façon sociale, dont il devient acte co-intentionnel. Certains objets, la plupart en fait, sont ainsi visés, au sens où leur structure même appelle une telle visée sociale. Scheler avait envisagé ce point fondamental dans son ouvrage de 1916, sans néanmoins le systématiser. Heidegger le place au centre de sa réforme praxiologique de l’intentionnalité, mais il faut attendre Sein und Zeit et les analyses du « on » pour que cette réforme pratique et sociale de l’intentionnalité, nettement anti-transcendantale, soit systématisée.

Le « on » et le transcendantal L’une des inventions les plus importantes du traité de 1927 Sein und Zeit, c’est le « on », c’est-à-dire la description de l’intentionnalité quotidienne comme une intentionnalité sociale, en contexte, disséminée dans le tout du système culturel et social (en somme contextuel) auquel on appartient. L’enjeu transcendantal est massif. Kant s’efforce, dans la Critique de la raison pure, de fonder l’objectivité en général, en se demandant comment des jugements synthétiques a priori peuvent être possibles. Que l’interprétation de la démarche kantienne soit régressive (on part du fait des sciences de la nature pour régresser jusqu’à ses conditions de possibilité) ou fondationnelle (on cherche à fonder les sciences de la nature), à chaque fois ce qui est légitimé, c’est l’objectivité scientifique. Mais cela implique de fonder aussi l’expérience ordinaire, qui obéit aux mêmes lois transcendantales que l’expérience scientifique. Or, pour Kant, ce qui est fondé par les facultés du sujet transcendantal, c’est l’objet – un objet donné dans l’espace et le temps, et synthétisé par les concepts purs. Chez Heidegger, ces facultés deviennent inopérantes, car l’expérience ne donne plus des objets, mais a affaire à des outils. En effet, les choses ne se donnent pas comme des objets synthétisés mais comme des outils en vue d’un certain usage, renvoyant à d’autres outils appartenant au même contexte, dans une singulière tournure où la pratique que je fais est toujours au-delà de l’objet, au-delà même du phénomène sensible  – puisque je ne vois pas l’outil lorsque je le pratique. Cette description, anticipée par les analyses de Scheler sur les objets pratiques qu’on a vues, opère une réforme pratique de l’intentionnalité où la synthèse a lieu dans le mouvement même qui me fait tendre vers les outils, ou plutôt qui me fait passer par les outils pour tendre vers l’action que je veux faire – planter des clous à l’aide du marteau par exemple : synthèse de ma main et du marteau, synthèse de ma main et même de la vie facticielle.

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du marteau et des clous, synthèse de ma main et du marteau et des clous et de la commode que je répare, synthèse de ma main et du marteau et des clous et de la commode que je répare et des habits que j’y entreposerai, etc., etc. Selon Heidegger, ce rapport est le premier que nous avons au monde, avant tout rapport au monde. Après tout, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas fonder, de façon transcendantale, dans des facultés subjectives, de telles synthèses. Nous pourrions avoir, à côté des facultés théoriques identifiées par Kant, des facultés pratiques pensées sur le même modèle, qui seraient les conditions de possibilité de toute expérience pratique à des outils. Pourquoi n’est-ce pas cependant ce que fait Heidegger ? Pour une raison fondamentale, qui règne sur toutes les analyses heideggériennes de la mondanéité du monde. Celui qui pratique les outils n’est pas un « je transcendantal », ni même un soi-même au sens fondationnel du terme. Celui qui pratique les outils, c’est le « on ». Pour le montrer, lisons le §27, qui va donner son orientation à l’ensemble du chapitre que nous commençons. La thèse fondamentale de ce §27 est exposée dans les termes suivants  : «  le Dasein, en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien, se tient sous l’emprise d’autrui (in der Botmäßigkeit der Anderen). Ce n’est pas lui-même qui est, les autres lui ont ôté l’être (nicht es selbst ist, die Anderen haben ihm das Sein abgenommen)4.  » L’expression essentielle, ici, est : « nicht es selbst ist », l’insistance étant marquée sur le verbe « être », et commentée aussitôt par le fait que les autres le privent de cet être, ou plutôt l’ont privé de cet être, le temps passé étant important puisque cela a toujours déjà eu lieu. Mais ce verbe « être » doit être pensé dans un entrelacs profond avec le « selbst » : quotidiennement, je ne « suis » pas moi-« même », à cause de l’ « emprise » que les autres ont sur moi, emprise qui me soumet à eux. Mais qui sont-ils, « eux » ? Heidegger souligne aussitôt qu’ils ne sont pas déterminés, que n’importe qui ferait l’affaire, puisqu’autrui a ici un sens général – et c’est fondamental, car tout comme moi, autrui qui serait déterminé est sous la même domination d’autrui en général. La réponse à la question « qui est le Dasein » est alors la suivante : « Le qui n’est alors ni celui-ci, ni celui-là, ni soi-même (man selbst), ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le “qui” est le neutre, le “on”5. » L’enjeu du « on » est alors de décrire la perte de soi (selbst) du Dasein : le Dasein n’est pas lui-même dans le « on », mais il est à autrui entendu généralement, il est « aliéné ». Ce n’est pas seulement quand on utilise les « transports publics » ou quand on lit le « journal » que l’on est « on » ; également, « nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge (wir lesen, sehen, und urteilen über Literatur und Kunst, wie man sieht und urteilt) ; plus encore nous nous séparons de la “masse” comme on s’en sépare ; nous nous “indignons” de ce dont on s’indigne  »6. La phrase que nous indiquons aussi en allemand semble ambiguë, même si cette ambiguïté est peut-être seulement grammaticale  : «  wir lesen, sehen  » semble détaché de «  urteilen über… », parce que « sehen über… » serait une forme vraiment insolite. Ou bien il  Ibid., p. 126.  Ibid. 6  Ibid., p. 126–127. 4 5

Le « on » et le transcendantal

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faut entendre que le « über » ne se rattache qu’à « urteilen », et dès lors il faudrait comprendre «  sehen Literatur und Kunst  », ce qui serait tout de même un peu étrange. Peut-être faut-il donc comprendre : nous voyons les choses du monde, de même que nous jugeons des œuvres d’art, comme « on » voit les choses du monde et comme « on » juge les œuvres d’art. Quoi qu’il en soit de cette difficulté, le sens est clair : les pratiques que nous faisons du monde sont déterminées non pas par nos facultés transcendantales, mais par le « on », c’est-à-dire le groupe auquel « on » appartient. Il s’agit bien de conditionnement : « Le “on” (…) prescrit le mode d’être de la quotidienneté (schreibt die Seinsart der Alltäglichkeit vor) », qui est « le nivellement de toutes les possibilités d’être (die Einebnung aller Seinsmöglichkeiten) »7. Il n’y a pas de surprise, pas d’extraordinaire. Tout est nivelé, tout ce qui est à venir, je m’y attends, car cela appartient à la perspective du « on ». « Vorschreiben » a d’abord un sens juridique en allemand, ce qui est prescrit par un décret ou une loi, par exemple. Le vocabulaire est transcendantal, ici, mais ne renvoie pas aux facultés du sujet transcendantal : l’horizon de mes expériences est régi par un plan collectif qui est le « on ». Heidegger dit encore que tout, dans cette perspective (qui est ordinaire), devient « handlich », maniable, manipulable, pratique, à portée de main8. On songe évidemment à la qualification des étants du monde environnant comme « zuhanden », que nous traduisons par « en-main » pour bien indiquer qu’il s’agit des outils que l’on pratique ou que l’on peut pratiquer (nous revenons sur cette traduction plus bas). Autrement dit, ce qui est « en-main » n’est « maniable » (handlich) qu’à la condition que le « on » détermine ou encore conditionne cette maniabilité. Il est clair, à lire ces lignes, que la norme de l’ustensilité, ce qui assigne aux outils leur ustensilité, c’est le « on ». La norme n’est pas trouvable dans un formalisme transcendantal, mais dans le rapport à autrui, c’est-à-dire le « on ». Mais qui est ce « on » ? ou plutôt, où est-il ? Heidegger répond : dans l’Öffentlichkeit, le public, la publicité : « [L’Öffentlichkeit] règle toute explicitation du monde et du Dasein et s’arroge tous les droits (regelt zunächst alle Welt- und Daseinsauslegung und behält in allem Recht)9. » Nous traduisons littéralement un allemand aux connotations fortement juridiques. Le public, la publicité, « règle » tout rapport au monde du Dasein, toute compréhension quotidienne de ce monde comme monde que l’on pratique. «  Régler  », «  regeln  », possède un sens transcendantal fort  : ce qui régit, ce qui donne ses lois à… Ce sens est accentué par l’expression « behält in allem Recht », qu’E. Martineau traduit par « a toujours le dernier mot », ce qui ôte à l’expression sa force juridique, et en fait transcendantale : les lois de la compréhension ordinaire des choses sont les lois du «  on  », c’est-à-dire de l’Öffentlichkeit. Mais étrange transcendantalisme que celui qui fonde la normativité de l’expérience dans ­l’Öffentlichkeit, c’est-à-dire l’espace public, ou encore l’espace social d’une com Ibid., p. 127.  E. Martineau traduit étrangement « handlich » par « objet d’échange », ce qui implique un horizon économique que le mot n’a pas du tout en allemand. « Handlich » fait bien plutôt signe vers ce qui est « zuhanden » ! 9  Sein und Zeit, op. cit., p. 127. 7 8

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munauté donnée  ! le fondement du rapport d’usage aux choses du monde est un fondement social, communautaire, auquel on ne peut d’ailleurs assigner aucun lieu, au sens où un « on » renvoie toujours à un autre « on », n’est jamais le dernier terme des renvois, puisque chacun est aliéné, et donc appartient à cette communauté donnée et en dépend. Le Dasein est ainsi quotidiennement dispersé, il est ordinairement à lui-­même sur ce mode de la dispersion, déterminé par les normes sociales qui ajustent jusqu’à ses façons de percevoir les choses, c’est-à-dire chez Heidegger de pratiquer les outils. Cette pratique, selon la distinction que nous faisions en introduction, nous l’appelons « Praxis » au sens allemand, c’est-à-dire pratique au sens du poiein grec, en vue d’autre chose qu’elle-même, renvoyant à autre chose qu’elle-même, au but qu’elle se fixe. C’est la « praxis » au sens courant de « pratique », l’utilisation d’un outil en vue d’une fin qui ne se trouve pas dans l’outil et dans l’action que je fais en pratiquant l’outil. La structure de renvois illustre parfaitement cela, puisque quand je plante des clous, le marteau n’est pas pour lui-même, celui qui pratique ce marteau (moi-même) n’est pas davantage pour lui-même, mais l’utilisateur et l’outil sont en vue d’autre chose, de la réparation de la commode, qui elle-même est en vue de mieux ranger la chambre, ce qui est en vue d’un meilleur bien-être, qui lui-même est en vue de…, etc., etc. Comment dès lors peut-on parler de philosophie transcendantale lorsque l’invention majeure d’Être et temps, le rapport au monde comme rapport à des outils, implique que la norme soit dans le « on », l’espace social qui nous détermine et nous prive de ce que nous sommes originairement ? comment encore parler de transcendantal lorsque les renvois ne sont pas seulement ceux des outils qui scintillent les uns par rapport aux autres, rendant difficile voire impossible la tâche fondationnelle, mais aussi aux « on », pour ainsi dire, qui se co-déterminent dans leur communauté même, sans que l’on puisse déterminer où se trouve le lieu précis de la normativité des phénomènes ? Ce que nous appelons « infondation », dans les pages qui suivent, c’est précisément cela qui se trouve au cœur de l’analytique existentiale d’Être et temps, dans la description de la mondanéité du monde comme monde d’outils, et qui rend hautement problématique l’interprétation d’Être et temps comme philosophie transcendantale. Dans le présent chapitre, nous décrivons cette « praxiologie » en montrant son incompatibilité avec une perspective transcendantale, mais également combien elle l’appelle aussi. C’est pourquoi, pour chaque moment de l’analyse (introduit par un titre en italiques), nous associons un phénomène propre au monde des outils à une perspective transcendantale, pour montrer comment Heidegger instaure lui-même une problématique et une tension transcendantales entre la pratique des outils et ce qui la fonde. Car il se pourrait bien que, derrière l’«  infondation  » qui règne dans ces pages, sourde l’appel d’un retour à soi-même, à un fondement qui serait en-deçà de tout usage quotidien, et qui impliquerait alors un retour du sujet en bonne et due forme, d’une « praxis » non plus au sens allemand, action en vue d’autre chose, mais au sens aristotélicien, c’est-à-dire où le but même de l’action se trouve dans l’action elle-même, dans l’immanence de cette action.

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Mondanéité et transcendantal Dans cet effort d’identifier notre rapport ordinairement pratique aux choses du monde, Heidegger affronte une tension que nous nommons «  praxiologico-­ transcendantale », qui est d’abord une opposition entre d’une part un contextualisme social appelé par les descriptions de la quotidienneté du « on » et d’autre part un fondationnalisme subjectiviste dans le Dasein10. Au moment de ces analyses, Heidegger réforme le kantisme en profondeur puisqu’il ne s’agit pas d’une théorie du jugement, mais d’une théorie sur laquelle doit reposer toute théorie du jugement. Cependant, Heidegger ne dit-il pas également, au §12, que « le propos souvent cité aujourd’hui : “l’homme a son monde environnant”, ne peut rien signifier ontologiquement tant que cet “avoir” reste indéterminé. L’”avoir” est fondé en sa possibilité dans la constitution existentiale de l’être-à... (die heute vielgebrauchte Rede “der Mensch hat seine Umwelt” besagt ontologisch solange nichts, als dieses “Haben” unbestimmt bleibt. Das “Haben” ist seiner Möglichkeit nach fundiert in der existenzialen Verfassung des In-Seins)11.  » Ce monde environnant, c’est le monde des outils. Mais « avoir » son monde, cela requiert une analyse non pas seulement du monde que j’ai présentement, ou encore que je peux avoir, mais surtout de la structure qui rend possible une telle analyse, ce qui « fonde dans sa possibilité » un tel monde. Scheler exprimait déjà cette exigence quand il distinguait l’Umwelt de la « Welt ». Cette entreprise fondationnelle, qui fait signe vers une « détermination » de l’In-Sein, de l’être-à, requiert aussitôt une recherche des « conditions de possibilité ». Qu’est-ce à dire ? On se souvient que la connaissance transcendantale, pour Kant, est une connaissance de second degré, qui ne porte pas sur les choses quelles que soient les façons de connaître ces choses, mais sur ces façons de les connaître. Le questionnement est sur le «comment de la connaissance», et non pas sur ce qu’il y a à connaître. Or, Heidegger, en soulignant que ce qui lui importe, dans les pages consacrées au monde des outils, ce ne sont pas les outils ni même les genres d’outils, mais bien l’ « être-à » qui peut être aux outils, déploie également une connaissance de second degré, et donc – au sens strictement kantien, même si ce qu’il en découvre est bien différent – une connaissance transcendantale. L’atteste encore tel passage du cours de 1925, carrément explicite cette fois : « Mais il ne s’agit pas [avec la description phénoménologique de la mondanéité] de tout ce qui peut survenir dans le monde, il s’agit bien plutôt du comment de l’être (das Wie des Seins) d’un monde et de chaque étant de cette sorte : l’en quoi en tant que possibilité d’être du laisser-faire encontre de l’être-à… ; il s’agit de mettre en lumière de façon transcendantale la mondanéité à partir de l’être du Dasein en tant qu’être-à…, non pas de décrire les événements du monde (Worinheit als die Seinsmöglichkeit des Begegnenlassens des In-Seins, um eine transzendentale Aufweisung der Weltlichkeit  Cette tension a été identifiée par William Blattner, « Ontology, the A Priori, and the Primacy of Practice », dans W. Blattner et S. Crowell (éd.), Transcendental Heidegger, op. cit., p. 10–27, qui cependant reste dans l’aporie qu’il estime constitutive du traité Être et temps. 11  Sein und Zeit, op. cit., p. 57–58. 10

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aus dem Sein des Daseins qua In-sein, nicht erzählender Bericht über Weltvorkommnisse…)12 … » Passage d’autant plus essentiel que la partie qui mentionne le « transcendantal » est longuement mise en italiques, donc soulignée dans la rédaction du cours, ou dans sa mise au propre. Ce transcendantal, c’est ce que vise la description de la mondanéité, c’est-à-dire du monde des outils, qui ne se cantonne donc pas à décrire les événements singuliers de ce monde, mais qui analyse le « comment » de la façon dont on se rapporte à eux. Il ne s’agit pas de décrire de façon immanente ce qui advient au Dasein, mais la description vise le fondement dans le Dasein (le texte est explicite sur ce point) qui rend possible son rapport quotidien et pratique au monde. L’Umwelt requiert une analyse de ses conditions de possibilité pour être dévoilé comme Umwelt – ce qui nous éloigne singulièrement des tentatives de 1919, où la condition de possibilité était dans l’Umwelt lui-même, qu’il fallait décrire de telle manière qu’on en fasse ressortir le caractère tout à la fois originaire et constitutif. Contre sa propre position de 1919, Heidegger oriente vers Kant et vers le transcendantal lorsqu’il s’agit de décrire le monde d’outils ! D’emblée l’herméneutique fait signe vers le transcendantal, avant toutes les tensions qui pourront par la suite les opposer très profondément. Néanmoins, à la toute fin du §12, cette tension entre herméneutique et transcendantal, que nous nommons « tension praxiologico-transcendantale », est indiquée, seulement formellement, dans une phrase hésitante et néanmoins lourde de présupposés conceptuels : « Comme c’est la connaissance du monde qui, le plus souvent et même exclusivement, représente exemplairement le phénomène de l’être-à..., et cela pas seulement pour la théorie de la connaissance — puisque le comportement pratique est compris comme le comportement “non-théorique” et “athéorique” —, et comme cette primauté du connaître compromet la compréhension de son mode d’être le plus propre, il convient de dégager de manière encore plus aiguë l’être-au-­ monde par rapport à la connaissance du monde, et de le rendre lui-même visible en tant que “modalité” existentiale de l’être-à...13 » On reconnaît ici l’orientation du jeune Heidegger, qui souhaitait fonder la connaissance dans une sphère non théorique. Même là (par exemple chez Scheler) où l’on parle de comportement pratique comme d’un comportement insigne de l’être humain, et qu’on l’oppose à un comportement qui serait théorique, demeure la primauté du théorique, ou encore de l’Erkenntnistheorie. Le mot « pratique » est assurément périlleux. Scheler est visé ici, qui distinguait nettement comportement pratique et comportement théorique, et qui soulignait tout aussi nettement que sa description n’était valable que dans le cadre d’une philosophie pratique, davantage, d’une philosophie morale ; en somme, le comportement pratique ne permet qu’une analyse des actions de l’homme,  GA 25, p. 228 ; trad. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 247–248.  Sein und Zeit, op. cit., p. 59 : « Weil das Welterkennen zumeist und ausschließlich das Phänomen des In-Seins exemplarisch vertritt und nicht nur für die Erkenntnistheorie – denn das praktische Verhalten ist verstanden als das “nicht”- und “atheoretische” Verhalten –, weil durch diesen Vorrang des Erkennens das Verständnis seiner eigensten Seinsart mißleitet wird, soll das In-der-­ Welt-sein im Hinblick auf das Welterkennen noch schärfer herausgestellt und es selbst als existenziale “Modalität” des In-Seins sichtbar gemacht werden. »

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a­ nalyse incapable de généraliser de telles analyses pour d’autres types de rapport au monde – par exemple le rapport théorique. Au sein d’une « Erkenntnistheorie » qui articulerait le pratique par rapport au théorique et le théorique par rapport au pratique, l’« interprétation » ne peut donc être que « formelle », où l’on pense le rapport au monde en termes de « relation entre sujet et objet ». De même que chez Scheler une telle relation était mise à mal, puisque c’est toujours pour lui dans la visée intentionnelle elle-même, dans l’acte (au sens fort) de la visée qu’advenait quelque chose pour quelqu’un, de même pour Heidegger il y va d’un tout autre mode de rapport que celui d’un objet pour un sujet, et vice-versa14. D’un tout autre mode, donc, que le rapport théorique à un objet qui était le mode d’interprétation de Husserl. Le problème est ici massif : comment peut-on parler, comme le fait explicitement Heidegger, de tâche transcendantale, alors même que la tâche fondationnelle ne peut jamais être comprise comme une tâche théorique  ? De ce point de vue, Heidegger ne serait pas éloigné de ses jeunes années anti-transcendantales qui sortaient de l’impérialisme du théorique par l’invention de la sphère pré-théorique. En effet, le mode d’expression de toute philosophie théorique, l’énoncé, Aussage, n’est pas propre à décrire les phénomènes pratiques et quotidiens. Lisons un passage du §13 : « L’être-au-monde, en tant que préoccupation, est capté par le monde dont il se préoccupe. Pour que devienne possible le connaître en tant que détermination considérative du devant-la-main, il est préalablement besoin d’une déficience de l’avoir-à-faire préoccupé avec le monde. C’est en se retirant de toute production, de tout maniement, etc., que la préoccupation se transporte dans le seul mode d’être-à... alors résiduel15.  » On remarque d’abord que pour entreprendre une connaissance théorique (transcendantale) de l’être-à, dont il ne reste alors qu’un «  résidu  » (Heidegger entend peut-être par là, et de façon critique, une réduction), il faut  Ibid., p. 59–60 (§13) : « Wenn das In-der-Welt-sein eine Grundverfassung des Daseins ist, darin es sich nicht nur überhaupt, sondern im Modus der Alltäglichkeit vorzüglich bewegt, dann muß es auch immer schon ontisch erfahren sein. Ein totales Verhülltbleiben wäre unverständlich, zumal das Dasein über ein Seinsverständnis seiner selbst verfügt, mag es noch so unbestimmt fungieren. Sobald aber das “Phänomen des Welterkennens” selbst erfaßt wurde, geriet es auch schon in eine “äußerliche”, formale Auslegung. Der Index dafür ist die heute noch übliche Ansetzung von Erkennen als einer “Beziehung zwischen Subjekt und Objekt”, die so viel “Wahrheit” als Leerheit in sich birgt. Subjekt und Objekt decken sich aber nicht etwa mit Dasein und Welt. » 15  Ibid., p. 61 : « Das In-der-Welt-sein ist als Besorgen von der besorgten Welt benommen. Damit Erkennen als betrachtendes Bestimmen des Vorhandenen möglich sei, bedarf es vorgängig einer Defizienz des besorgenden Zu-tun-habens mit der Welt. Im Sichenthalten von allem Herstellen, Hantieren u. dgl. legt sich das Besorgen in den jetzt noch einzig verbleibenden Modus des In-Seins. » La traduction d’Emmanuel Martineau, admirable en tout point ici, pourrait peut-être être modifiée pour « Zu-tun-habens », qui donnerait – au lieu d’« avoir-affaire » – « avoir-à-faire », pour éviter la confusion « affaire » et « faire », le faire qui doit être mis en avant ici. C’est donc le sens de notre modification ponctuelle. Pour « Vorhanden », sans revenir sur les polémiques, nous proposons «  devant-la-main  », ce qui n’est précisément pas «  en-main  » (zuhanden), mais qui pourrait l’être  – et il est important ici de laisser le mot «  main  », qui résonne tout autant dans « vorhanden » que dans « zuhanden ». Ce qui est « devant-la-main » n’est pas encore « en-main » (ou plutôt, pour respecter la priorité ontologique de l’un sur l’autre, n’est plus en-main), et est vu sur un mode théorique. Ce que l’on voit, c’est en ce sens ce que l’on thématise, ce que l’on extrait du monde ambiant, pratiqué, pour le thématiser. On y revient amplement plus bas. 14

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s­’extraire de toute une préoccupation du monde, toute une production, tout un maniement des choses de ce monde – c’est une figure de la pré-réduction husserlienne, nous le verrons dans notre troisième partie. Cela signifie tout d’abord que le monde naturel est régi par des valeurs pratiques, ce que Husserl concédait volontiers au § 27 des Ideen I. Le Dasein, comme « être-au-monde », est de prime abord et la plupart du temps, un être-à-une-praxis, praxis que nous entendons ici au sens courant, habituel (le sens « allemand »), comme l’usage que nous faisons d’un outil en vue d’un but. Mais cette praxis n’est pas l’autre terme d’une alternative où l’on trouverait aussi la theôria ; elle est primordiale en tant qu’elle est le mode le plus immédiat (au sens général du terme) de se rapporter aux étants, le plus habituel. Nous aurons l’occasion de préciser cela, mais soulignons que dans une telle praxis (que Heidegger nomme « Besorgen »), je suis « capté » (benommen) par le monde dont je me préoccupe, je suis pris par lui, ou encore « captivé ». Je n’ai donc pas de rapport énonciatif qui implique une certaine distance. Autrement dit, je n’accomplis pas (ou du moins apparemment pas) de synthèse comme chez Kant. Le théorique part donc de la praxis, du maniement, pour « réduire » ce maniement à ce qui ne manie plus rien, à ce qui ne pratique plus rien du monde. Il est probable que Heidegger vise la réduction husserlienne ici. Il appelle cette attitude « Hinsehen », « regard inspectant », « scrutateur » pourrait-on dire, regard enquêtant sur l’être-à... Il y a alors une « Defizienz » par rapport au mode d’être-au-monde quotidien, qui manie et qui produit, par rapport à la praxis. Praxis implicitement distinguée du même coup de l’énoncé  : l’Aussage est le mode de la «  saisie  » (Vernehmen) théorique des choses, lorsqu’on les détermine en tant que ceci ou en tant que cela, lorsqu’on articule un sujet et un prédicat pour dire quelque chose de quelque chose16. C’est alors qu’on « réduit » l’être-à… à un mode théorique, qu’on l’explicite « en un sens large », non pas au sens herméneutique (on le verra), mais au sens de la «  détermination  » (Bestimmung). Auslegen = Ausgesagtes, énoncé, affirmé dans une proposition. La praxis n’aurait pas de logos  – en tout cas pas celui-là. C’est au contraire le théorique, le rapport au « Vorhanden » qui est logique, qui a besoin de l’articulation « S est p », de la synthèse qui donne quelque chose en tant que quelque chose. Aussi le discours qui porte sur la mondanéité du monde n’est-il plus une praxis, et ce qui est « transcendantal », selon le cours de 1925, c’est un lieu théorique, en fait, puisqu’un lieu thématisant où l’étant (en l’occurrence, l’être-à…) devient l’objet d’un jugement. Remarquons qu’au cœur du §33, où la question de l’énoncé est approfondie, l’on trouve une critique virulente du thème de la « valeur » : l’énoncé apophantique n’est pas du tout théorique au sens où une proposition serait une prise de position par rapport à la valeur. Car où situer la valeur ? Dans une proposition en soi ? dans une forme pure à laquelle répondrait le jugement et le « processus psychique » qui l’effectue ? Alors l’« être », qui donne son sens au jugement, est idéal, c’est-à-dire qu’il n’est rien, comme on l’a vu dans notre première partie. Mais alors, comment l’objet peut-il être ainsi validé ? c’est le pôle objectif de la valeur tel qu’on le trouvait par exemple dans Les deux voies de la théorie de la connaissance de 1909 de Rickert, la 16

 Sein und Zeit, op. cit., p. 62.

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valeur en tant qu’elle s’applique à un objet, qu’elle valide la présence d’un objet pour la connaissance. Du même coup, la valeur doit aussitôt porter sur le pôle subjectif, puisque le sujet doit se mettre en rapport avec la valeur, et c’est à cette condition que lui sera donné un objet  – dont il est du même coup nécessairement «  coupé  »  : «  le sujet ne “déborde” pas “véritablement” jusqu’à l’objet  », il est constitué par le rapport à la valeur et l’objet est toujours médiatisé par la valeur17. Quelle que soit l’interprétation qu’on donne à la valeur  – chose en soi purement idéale, valeur pour-un-sujet ou valeur pour-un-objet –, à chaque fois le sujet n’est pas au monde, mais à la valeur pour se déterminer par rapport à l’objet, pour constituer l’objet dans un acte de connaissance. Contre cela, l’énoncé n’est pas purement formel pour Heidegger, il est bien en rapport à la chose même qu’il vise  – et Heidegger reprend alors tout à fait les leçons du Husserl des Recherches logiques, pour lequel l’apophantique, loin de séparer l’objet en plusieurs parties, le donnait bien plutôt à un niveau plus « déterminant » dans son unité. Cependant, Heidegger écrit aussi, après avoir réglé sommairement (et assez injustement) son compte au néokantisme de la valeur : « Bien loin de restreindre d’abord le concept de sens à la signification de “teneur du jugement”, nous le comprenons comme le phénomène existential – plus haut caractérisé – où devient en général visible la structure formelle de l’étant ouvrable dans le comprendre et articulable dans l’explicitation (darin das formale Gerüst des im Verstehen Erschließbaren und in der Auslegung Artikulierbaren überhaupt sichtbar wird)18. » La « teneur judicative » qu’il rejette, Urteilsgehalt, c’est « ce qui est jugé, la teneur de sens logico-objective qui est indépendante de l’acte et qui peut être visée par tous les individus comme étant “la même” »19. En revanche, Heidegger maintient la dimension formelle du jugement, ou plutôt, le fait que dans le jugement devient visible la « structure formelle » (formale Gerüst) de l’étant qui s’est d’abord donné de façon non formelle, puisqu’il s’est déjà «  ouvert  ». Cependant, l’énoncé est un «  existenziale Phänomen  », il accueille le comprendre (Verstehen) et s’il articule un sujet et un prédicat, il le fait dans l’Auslegung, qui appartient au comprendre en tant qu’explicitation. Et, de fait : « La mise en évidence de l’énoncé s’accomplit sur la base de l’étant déjà ouvert – ou circonspectivement découvert – dans le comprendre. L’énoncé n’est pas un comportement flottant en l’air qui pourrait de lui-même et primairement ouvrir de l’étant en général, mais il se tient toujours déjà sur la base de l’être-au-monde20. » Il est dès lors tout à fait net que l’énoncé, déterminant telle chose en tant que telle, a lieu sur le fondement du «  comprendre  » qui le précède, comprendre qui saisit de façon pratique (au sens du maniement des outils) les étants. L’articulation « S est p » n’est pas présente, du moins formellement, au moment du « comprendre », au moment où  Ibid., p. 155–156 (§33).  Ibid., p. 156. 19  Arnaud Dewalque, Les deux voies de la théorie de la connaissance…, op. cit., p. 19. 20  Sein und Zeit, op. cit., p. 156 (§33) : « Das Aufzeigen der Aussage vollzieht sich auf dem Grunde des im Verstehen schon Erschlossenen bzw. umsichtig Entdeckten. Aussage ist kein freischwebendes Verhalten, das von sich aus primär Seiendes überhaupt erschließen könnte, sondern hält sich schon immer auf der Basis des In-der-Welt-seins. » 17 18

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je m’inscris dans un premier rapport d’usage et de pratique au monde qui m’entoure. Autrement dit, le discours apophantique semble bien formel au sens où il s’éloigne d’un tel rapport pratique : dès lors qu’il y a énoncé, il y a principalement de la communication, répétition de ce qu’on a d’abord vu et qu’on détermine en l’articulant. Si c’est bien la chose même que je désigne alors quand je dis « la chaise est jaune », c’est néanmoins la chose en tant que je prends du recul par rapport à elle, que je ne la tiens plus dans un usage possible, mais en tant que je la saisis comme étant là-devant, « devant-la-main », et non pas « en-main » (zuhanden), non pas dans l’usage que je peux en faire. L’articulation est alors le lieu de cela que je détermine comme étant devant-la-main, précisément en personne (la proposition ne sépare pas l’étant en deux en articulant un sujet et un prédicat), mais non plus dans un horizon pratique. « L’énoncé se meut dans une conceptualité déterminée ; le marteau est lourd, la gravité advient au marteau, le marteau a la propriété de la gravité21. » Mais pour pouvoir dire : « le marteau est lourd », il faut que cela ait du sens de le dire, il faut que je sois dans un contexte d’énonciation où je sais déjà ce qu’est un marteau, où je sais m’en servir, où le marteau est orienté vers tel ou tel usage. Cela précède l’énoncé, qui lui, en articulant sujet et prédicat, le thématise en dehors de la praxis. En quelque sorte, Heidegger retrouve Husserl, à la différence que ce n’est pas une intuition d’objet qui précède une telle détermination, mais bien plutôt une praxis qui m’ouvre aux outils dont je peux me servir. D’ailleurs, Heidegger souligne aussitôt que lorsque je suis en usage avec le marteau, je peux dire des phrases, propositionnelles ou non propositionnelles formellement, sans qu’il y ait de détermination – comme si le rapport au monde passait avant ce que nous disons, comme si c’était d’abord la visée pratique des choses qui rendait possible les phrases que nous énonçons (« le marteau est trop lourd » ; « trop lourd le marteau », etc.). Dès lors, la proposition nivelle cela qu’on disait d’abord dans un rapport engagé aux choses : « Elle est coupée de la significativité (Bedeutsamkeit) où se constitue la mondanéité ambiante (Umweltlichkeit) ». La praxis serait sans logos, sans articulation synthétique de « S » et de « p ». C’est évidemment plus compliqué, et nous reviendrons sur ce difficile problème. Or, le problème est le suivant : le transcendantal qui implique des énoncés apophantiques est fondé par la praxis quotidienne du monde ; il s’éveille lorsque cette pratique se tait, et si Heidegger nomme l’élucidation de la structure de l’être-à… « transcendantale », il semble que ce soit afin d’en montrer le caractère formel, et dérivé. Du même coup, praxis et transcendantal se situent aux antipodes l’une de l’autre, la première au monde concret, le second aux concepts objectivants et à une «  réduction  » théorique. Autrement dit, le transcendantal ne peut plus fonder la praxis, il est dérivé d’une praxis qui est toujours primordiale. La description pratique du monde dans Être et temps, en secondarisant ainsi le discours transcendantal, semble le débarrasser de son rôle fondationnel, et donc le congédier purement et simplement. Au fondement, il n’y a pas de synthèse par l’entendement de ce qui est donné dans la sensibilité, mais il y a un rapport pratique au monde, antérieur à toute alternative pratique/théorique ! Donc la praxiologie à l’œuvre dans Sein und Zeit est 21

 Ibid., p. 157.

Monde environnant et transcendantal

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contradictoire avec un discours transcendantal. La tension praxiologico-­ transcendantale, concept que nous utilisons pour décrire les rapports contrariés du discours praxiologique et du discours transcendantal, est ici à son comble, et en même temps inaugurale de toutes les descriptions de la mondanéité du monde comme monde des outils.

Monde environnant et transcendantal Heidegger oppose-t-il aussi radicalement la sphère pratique à la sphère transcendantale ? Il s’agit en tout cas, avec la description de l’Umweltlichkeit, de la question de l’être par-delà l’étant. Nous lisons, en effet, au §14 : « Le premier pas sera donc une énumération de ce qu’il y a “dans” le monde : des maisons, des arbres, des hommes, des montagnes, des astres. Nous pouvons dépeindre l’”aspect” de cet étant et raconter ce qui survient en lui et avec lui. Cependant, tout cela reste à l’évidence une “affaire” pré-phénoménologique, qui ne peut prétendre à aucune pertinence phénoménologique. La description reste attachée à l’étant. Elle est ontique. Mais c’est l’être qui est cherché. Le “phénomène” au sens phénoménologique a été déterminé formellement comme ce qui se montre en tant qu’être et structure d’être22. » Ce qui importe à la description phénoménologique, c’est s’acheminer vers la façon dont les choses se montrent vraiment, jusqu’au phénomène dans sa structure ontologique. La façon dont les choses m’apparaissent dans l’Umwelt, ce qui fait qu’un étant est un étant de ce monde-là, avec lequel je suis dans un certain rapport – cela a trait à l’ontologique, et non pas seulement à l’ontique. Le phénomène est d’abord un phénomène dans l’Umwelt, et il n’y a étant que dans la mesure où je suis dans un certain rapport avec lui. La description phénoménologique/ontologique est alors une connaissance de second degré ! « Être », ce n’est pas un étant, mais c’est la condition pour qu’il y ait de l’étant, c’est le fond à partir duquel il peut y avoir de l’étant pratiqué. Avec l’« être », il y va d’un niveau plus fondamental de la description, qui vise les conditions de l’apparaître lui-même. Faut-il donc retrouver le mode d’analyse transcendantal, à la fois kantien (connaissance de second degré) et husserlien (nécessité d’une réduction pour atteindre ce second degré) ? Au §15, on lit : « Nous appelons [“être-au-monde”] l’usage que, au monde, nous avons avec l’étant intramondain (…das wir auch den Umgang in der Welt und mit

 Ibid., p. 63 : « Der erste Schritt ist dabei eine Aufzählung von solchem, was es “in” der Welt gibt: Häuser, Bäume, Menschen, Berge, Gestirne. Wir können das “Aussehen” dieses Seienden abschildern und die Vor- kommnisse an und mit ihm erzählen. Das bleibt aber offensichtlich ein vorphänomenologisches “Geschäft”, das phänomenologisch überhaupt nicht relevant sein kann. Die Beschreibung bleibt am Seienden haften. Sie ist ontisch. Gesucht wird aber doch das Sein. “Phänomen” im phänomenologischen Sinne wurde formal bestimmt als das, was sich als Sein und Seinsstruktur zeigt. » J’analyse plus succinctement ces pages de Heidegger, dans leur rapport au concept husserlien d’« horizon », dans « Phénoménologie de l’outil. Husserl, Scheler et Heidegger et la dissémination intentionnelle », art. cit.

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dem innerweltlichen Seienden nennen)23.  » Le commerce, l’usage (Umgang) est « avec » l’étant (« avec » qu’Emmanuel Martineau ne traduit curieusement pas), et c’est cet « avec » qui accompagne le « in » qui désigne le « monde », dans lequel je suis, ou plutôt, auquel je suis. L’In-Sein, simple conjonction dans le «  …in der Welt », peut être aussi bien exprimé par le « avec ». Cet « avec » provient de Scheler. Il est la métamorphose du « in » de la visée intentionnelle au sein de la praxiologie. La conjonction essentielle est à la fois « au » et « avec ». Rappelons ce passage de Scheler que nous citions  : «  [Les valeurs] surgissent dans un échange sentant et vivant avec le monde (im fühlenden, lebendigen Verkehr mit der Welt) (…), dans l’amour et dans la haine mêmes, c’est-à-dire dans la ligne d’accomplissement de ces actes intentionnels (in der Linie des Vollzugs jener intentionalen Akte)24.  » On retrouve ici la vibration entre «  in  » et «  mit  », dans le surgissement du monde ambiant. Pour qu’il surgisse, il faut ce double mode de donation, « dans » puisqu’il s’agit de s’inscrire dans le monde, d’être un étant parmi les étants du monde, et « avec » dans la mesure où je suis avec les étants qui m’entourent, que je m’engage avec eux dans un rapport d’usage, de commerce (Umgang). Et c’est parce que je m’engage au milieu d’eux qu’ils peuvent du même coup apparaître comme tel ou tel. Il semble ainsi que le «  in  » rassemble le Dasein comme «  être-au-monde-­ environnant » au moment où le « mit » disperse. Je suis dans le milieu, où les choses sont avec moi, c’est-à-dire tout autour de moi. Hussel développait une phénoménologie de l’enroulement intentionnel ; Scheler disait que le praticien « est pour ainsi dire entouré d’unités chosales (umringt von dinghaften Einheiten) ». Pour Heidegger, viser quelque chose ce n’est pas être « dans » ou « aux » choses, c’est être avec elles. L’usage des choses du monde m’inscrit au (« dans le ») monde, mais aussi (et surtout ?) il m’inscrit avec les choses du monde. On voit bien que le problème hénologique devient considérable : cet enroulement du monde, pour ainsi dire, multiplie les perspectives possibles, me place devant une telle multiplicité, je suis enroulé au monde et dès lors absent à l’objet unifié, enroulé par les multiplicités informes de la praxis. Je suis plongé, enroulé dans un tout informe, plein de sens et désuni, je suis enroulé par un monde disséminé, qui m’assaille de toutes parts, je suis disséminé dans une telle dissémination pratique. Alors, comment une telle dissémination praxiologique peut-elle donner l’unité du monde lui-même («  in  »)  – dans nos termes, comment la praxiologie peut-elle laisser un espace à l’hénologie ? Comment échapper à la dissémination de ce « mit », des choses qui composent mon monde ambiant, comment l’unifier pour que la salle de classe, avec les étants qui la composent, soit bien telle salle de classe, dont l’unité donnerait à son tour, dans un second temps, les fragments ? mais est-ce ainsi que les choses arrivent ? après tout, ne dois-je pas plutôt penser que c’est la dissémination elle-même qui pourrait me donner l’unité ? qu’il y a d’abord les tables, le tableau, les craies, les chaises, les fenêtres, tout cela se donnant dans la dissémination du « avec », et qu’ensuite, il y aurait la salle de classe – si tant est que cela a du sens de « voir » la salle de classe,

 Ibid., p. 66–67.  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 64 ; trad. cit., p. 90.

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si tant est que la salle de classe, qui unifierait les fragments, puisse apparaître comme phénomène unifié ? Commençons d’approcher cette dissémination de l’intentionnalité, à partir d’un exemple que donne Heidegger : « Le Dasein quotidien est toujours déjà dans cette guise [de la préoccupation], par exemple : ouvrant la porte, je fais usage du loquet (das alltägliche Dasein ist schon immer in dieser Weise, z.B. : die Tür öffnend, mache ich Gebrauch von der Klinke)25. » L’étant est toujours déjà « avec » le loquet, dans l’horizon de sa « préoccupation » (Besorgen). Ouvrir une porte, ce n’est pas voir un objet (le scruter – Hinsehen), ce n’est pas faire porter mon regard sur lui, mais c’est la pratiquer, c’est être dans un rapport aveugle avec elle, une science machinale de la porte qui s’est incorporée en moi depuis l’enfance, et qui n’implique aucune attitude théorique. Le fait que je manque le loquet, que je l’agrippe mal, que je l’actionne dans le mauvais sens – tout cela n’est qu’une preuve supplémentaire du phénomène. Je ne vise pas intentionnellement le loquet, je ne le perçois même pas au sens strict, mais je suis « avec » le loquet, il est « avec » moi, il joue un rôle précis dans le monde ambiant auquel il appartient, et mon rapport à lui est alors pratique. Mais n’est-ce pas là le propre d’un type d’étant particulier comme le loquet, un étant avec lequel je ne peux être que dans un tel rapport ? comment soutenir que tous les étants de l’Umwelt se comportent en fait exactement ainsi ? Cela, c’est l’analyse de la Zeughaftigkeit, de l’ustensilité, qui permettra de l’attester. Mais avant une telle analyse – on voit d’emblée ce qui sépare Heidegger de Scheler : il ne s’agit pas du tout d’une enquête éthique sur les conditions de possibilité de l’action bonne ; il s’agit de questionner le rapport quotidien au monde, la façon dont « d’emblée  » l’étant se donne  – en somme, l’expérience26. Et Heidegger insiste sur ce « d’emblée ». « Le Dasein quotidien est toujours déjà dans cette guise » – c’est-à-­ dire la guise de la préoccupation, ou encore de l’usage (Gebrauch), du « besoin » des choses qui nous entourent. Voici donc, répétons-le, ce qu’est le Dasein ordinairement, c’est-à-dire ce qu’il fait : être-au-monde(-environnant). Ou encore, être aux pragmata. Le texte décisif est le suivant  : «  Les Grecs avaient, pour parler des “choses”, un terme approprié, pragmata, c’est-à-dire ce à quoi l’on a affaire dans l’usage de la préoccupation (praxis). Cependant, ils laissèrent justement dans l’obscurité le caractère ontologique spécifiquement “pragmatique” des pragmata et déterminèrent “d’abord” ceux-ci comme “simples choses”. L’étant qui fait encontre dans la préoccupation, nous l’appelons l’outil. Ce que l’on trouve dans l’usage, ce sont des outils pour écrire, pour coudre, pour effectuer un travail manuel, pour se déplacer, pour mesurer27. » « Pragmata » veut dire : « das,  Sein und Zeit, op. cit., p. 67.  Il convient tout de même de relativiser cette différence de Scheler avec Heidegger : nous avons vu comment chez Scheler c’est en fait tout rapport quotidien au monde qui se laisse interpréter par son éthique, puisqu’une telle éthique implique une remise en cause de la philosophie traditionnelle de la perception, jusqu’à Husserl. Scheler a en fait éthicisé la quotidienneté, sans toutefois réserver ses analyses au seul domaine de l’éthique. C’est donc qu’il a fait le contraire : il a mis l’éthique dans la philosophie de la connaissance. 27  Ibid., p. 68 : « Die Griechen hatten einen angemessenen Terminus für die “Dinge” : pragmata, d. i. das, womit man es im besorgenden Umgang (praxis) zu tun hat. Sie ließen aber ontologisch 25 26

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womit man es im besorgenden Umgang (praxis) zu tun hat ». Si la mondanéité est avant tout une affaire de praxis, Heidegger l’inscrit au cœur de la phénoménalité qu’il veut décrire. Nous n’interrogerons pas ici l’accusation faite contre les Grecs selon laquelle ils auraient laissé les « pragmata » dans l’indétermination28. Ce qui est cependant parfaitement clair, c’est qu’au moment de parler du mode quotidien de se rapporter au monde, Heidegger évoque la dimension «  pratique  » d’un tel rapport. Il s’agit, si l’on reprend la définition qu’il donne de « pragmata », d’un usage préoccupé, c’est-­à-­dire d’une mise en rapport concernée envers les choses, dont il est toujours possible, en contexte (mais cela a toujours lieu précisément en contexte), de faire usage. «  Praxis  » est mis entre parenthèse non pas après « Besorgen », mais après « Umgang », l’usage, le commerce avec les choses. Dès lors, le pragma est ce avec quoi l’usage est aux prises : l’outil, Zeug. Le rapport intentionnel n’a pas affaire d’abord à une « simple chose », à un objet dont le remplissement viendrait correspondre à la signification et le stabiliserait comme un objet, tel objet. L’étant qui est donné quotidiennement, dans les actes perceptifs les plus simples, un tel étant est un « outil ». L’étant est toujours pour moi un « outil », il est toujours pratiquable. Non pas qu’il soit seulement possible de le pratiquer. Bien plus : il est toujours déjà pratiqué, même s’il n’est pas spécifiquement pris en vue  – il est toujours avant toute appréhension dans le champ d’une pratique. « Praxis » est ici employé de façon positive par Heidegger : ce n’est pas l’alternative à « théorique », mais c’est antérieur au couple pratique/théorique – la praxis comme le mode sur lequel les choses ordinaires, et ordinairement, m’apparaissent, avant tout rapport théorique. « Praxis » plutôt au sens allemand qu’au sens aristogerade den spezifisch “pragmatischen” Charakter der pragmata im Dunkeln und bestimmten sie “zunächst” als “bloße Dinge”. Wir nennen das im Besorgen begegnende Seiende das Zeug. Im Umgang sind vorfindlich Schreibzeug, Nähzeug, Werk-, Fahr-, Meßzeug. » 28  Le lien entre « praxis » et « pragmata » est lui-même plus que problématique. Pour une première approche, voir l’enquête séminale de Pierre Hadot, « Sur différents sens du mot pragma dans la tradition philosophique grecque », dans Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 20102. Sur la présence et le sens du mot chez Aristote, voir Pierre Rodrigo, Aristote, une philosophie pratique. Praxis, politique et bonheur, Paris, Vrin, 2006, ou du même, Aristote et les choses humaines, Bruxelles, OUSIA, 1998. Sur le rapport de Heidegger à la notion aristotélicienne de praxis, notamment dans la discussion avec Husserl, et dans l’interprétation de l’Éthique à Nicomaque, voir Franco Volpi, « Dasein comme praxis : l’assimilation et la radicalisation heideggérienne de la philosophie pratique d’Aristote », dans Franco Volpi (éd.), Heidegger et l’idée de la phénoménologie, Dordrecht, Kluwer, 1988, p. 1–42, et sur le rapport de la πρᾶξις au εὖ ζῆν, voir en particulier p. 22. Pour la même notion de πρᾶξις dans l’explication du Heidegger de Marbourg avec Aristote, voir Michael Bowler, Heidegger and Aristotle : philosophy as praxis, New York / London, Continuum, 2008. Toujours sur les rapports de Heidegger avec l’Eth. Nic., voir Jacques Taminiaux, « Poiesis et praxis dans l’articulation de l’ontologie fondamentale », dans Franco Volpi (éd.), op. cit., p.  107–126. Et plus généralement, voir les décisives recherches de Volpi sur les sources aristotéliciennes de Sein und Zeit  : «  Sein und Zeit. Homologien zur Nikomachischen Ethik », dans Philosophisches Jahrbuch, 1989, 2, p. 225–240 ; du même, « Being and Time : A translation of Nicomachean Ethics ? », dans Th. Kiesel et J. van Buren (éd.), Reading Heidegger from the start. Essays on the earliest thought, Albany, 1994, p. 195–211. N’oublions pas les nombreuses remarques de John van Buren, The Young Heidegger  : Rumor of the Hidden King, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 1994.

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télicien, c’est-à-dire – répétons-le – « praxis » au sens d’une action qui vise un but, où elle est au-delà, par-delà elle-même. Heidegger se situe ici sur un plan de description quotidien : il décrit la structure formelle (formelle car il doit nécessairement sortir d’une telle pratique pour la thématiser philosophiquement) de l’activité perceptive la plus quotidienne. Là où chez Husserl cette activité perceptive était une visée intentionnelle, où l’objet se donnait en personne dans la visée, au bout de la visée, grâce à l’acte intentionnel (qui est, on l’a vu, acte au sens plein du terme), chez Heidegger, et Scheler permit cela, l’acte est « pratique ». Reprenons un passage du texte que nous citions à l’instant : « Im Umgang sind vorfindlich Schreibzeug, Nähzeug, Werk-, Fahr-, Meßzeug » : « … outils pour écrire, pour coudre, pour… », traduction de Martineau qui rend le « um- » de « Umgang » par « pour », « um- » désignant tout à la fois ce qui entoure et l’en-vue-de-quoi de la chose29. On croirait à un subjectivisme radical : les choses sont « pour » moi, et ne sont qu’à la mesure de ce qui est pour moi. Mais je suis tout autant à l’outil que l’outil est à moi, ce qui laisse d’ailleurs indéterminée, pour le moment, la question du « Je » qui manie l’outil. Autrement dit, je suis tout autant constitué en tant que « praticien » (pour reprendre le mot de Scheler) par les outils que je constitue l’outil en tant que « praticien ». L’étant n’est rien de neutre, devant moi, avec telles propriétés que la proposition peut décrire ; il est d’abord, et avant tout mode de saisie, un outil, ce que j’utilise ou peux utiliser en vue d’une activité30. Mais alors, la question transcendantale est implicitement posée. Quel mode de fondation des conditions de possibilité d’une telle non-objectivité pourrait convenir ? si l’outil est déterminé par le « praticien », si le « praticien » est déterminé par le mode d’être de l’outil, où situer, dans cette praxis ininterrompue qui me met en rapport à l’outil et qui met en rapport l’outil avec moi-même – où situer quelque chose comme une fondation transcendantale d’un tel donné  ? y a-t-il encore un donné, là où les étants sont en vue d’un usage ? Ce n’est pas un hasard, répétons-le, si Scheler, qui comprenait les étants sur le mode de l’usage, s’opposait vigoureusement au formalisme transcendantal du kantisme. La praxis semble incompatible avec une approche transcendantale et fondationnelle qui tâche d’atteindre un point d’origine, en deçà de l’energeia de la praxis. La praxis appelle ce que nous appelons une « infondation ». La tension praxiologico-transcendantale semble indépassable. Jamais nous en sommes en deçà. Toujours déjà – nous y sommes. Da-sein.

 Voir sur ce point la remarque de Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, 2012, p. 119 : « On ne peut malheureusement pas rendre en français le double sens du um- allemand : um signifie “autour”, mais aussi “pour” (pour un but ou un projet). Et il faut tenir ensemble les deux sens pour comprendre l’Umwelt. » 30  C’est pourquoi Marlène Zarader a raison de dire (ibid.), p. 122, qu’« à la limite, toute chose peut apparaître comme outil », mais le « à la limite » est peut-être superflu : toute chose, sans exception, peut apparaître comme outil, même ce qu’on échoue à utiliser. On y revient plus bas.

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 a réforme praxiologique de l’intentionnalité et le L transcendantal En l’absence de fondation possible (d’où l’infondation), du moins à ce moment de la réflexion, il n’y a pas un outil. La praxiologie empêche l’hénologie. Là où l’intentionnalité husserlienne donne un objet, quel que soit le mode de la visée, l’intentionnalité heideggérienne (mais est-ce encore une intentionnalité ?) ne peut percevoir que dans la mesure où ce qui est vu est un ensemble de choses, ou plutôt renvoie immédiatement à autre chose. Heidegger dit en effet, toujours au §15 : « Un outil, en toute rigueur cela n’ “est” pas. À l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est (ein Zeug “ist” strenggenommen nie. Zum Sein von Zeug gehört je immer ein Zeugganzes, darin es dieses Zeug sein kann, das es ist)31. » « Un » est mis en italiques – le problème est explicitement hénologique. Rappelons-nous les passages de Der Formalismus in der Ethik de Scheler qui décrivent les étants dans le contexte d’un ensemble, un ensemble qui est pratiqué en globalité32. Le garde-forestier articule, dans sa praxis, l’ensemble qui est pour lui ; ce n’est pas à l’arbre isolé qu’il a affaire, comme un objet qui serait l’aboutissement de la visée intentionnelle – mais c’est à l’arbre sur fond du contexte propre au professionnel de la forêt, qui n’a rien à voir avec celui du promeneur. Autrement dit, l’individualité de tel arbre n’est possible que sur le fond du contexte qui donne tout un ensemble de choses : « tout ce dont je tiens pratiquement compte », disait Scheler, « en tant que cela est présent ou absent, identique ou différent… ». Contexte que Scheler appelait un royaume (Reich), royaume de l’effectivité, de l’efficacité (Wirksamkeit), dont le « praticien » « fait le tour », « apprend à faire le tour ». Chez Heidegger, cette remise en cause de l’intentionnalité en tant qu’elle viserait l’objet dans son unité est radicalisée  : l’outil renvoie toujours à autre chose que lui-même : L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil (Zeug ist seiner Zeughaftigkeit entsprechend immer aus der Zugehörigkeit zu anderem Zeug) : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre (diese « Dinge » zeigen sich nie zunächst für sich, um dann als Summe von Realem ein Zimmer auszufüllen). Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement (das Nächstbegegnende, obzwar nicht thematisch Erfaßte), c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’ « intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation. C’est à partir de lui que se montre l’ « aménagement » (Einrichtung), et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte (vor diesem ist je schon eine Zeugganzheit entdeckt)33.

 Sein und Zeit, op. cit., p. 68.  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 141 ; trad. cit., p. 158. 33  Sein und Zeit, op. cit., p. 68–69 (§15). 31 32

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La proximité avec les analyses par Scheler du « milieu » est frappante. L’enjeu est difficile : l’individuation d’un étant ne se fait que sur fond d’une totalité, mais non pas au sens husserlien où la perception viendrait isoler un étant sur le fond des étants qui l’entourent, et viserait cet étant sans le fond (et en effet, pour Husserl, quand je vise le couteau sur la table, la table n’est pas co-présente dans l’aboutissement de l’acte intentionnel, même si elle l’était dans l’acte intentionnel lui-même). Pour Heidegger, ce qui est d’abord découvert, et donc perçu, c’est le tout, avant l’outil singulier : c’est un ensemble de co-appartenances (« Zugehörigkeit ») qui clignotent tout autour de moi et qui forment un tout que je vise avant tout individu, c’est la chambre tout entière que je vise avant le moindre objet qui s’y trouve ou pourrait s’y trouver, la chambre s’inscrivant elle-même dans un horizon plus vaste, celle de l’appartement où j’habite, etc. Le tout est un contexte, la perspective contextuelle où s’inscrivent les outils non individués mais anonymisés par ce tout. Mais au sein d’un tel contextualisme praxiologique, quelle place accorder à une condition de possibilité indépendante du champ de l’expérience ? Le fondement de toute expérience, n’est-ce pas la coloration des contextes, les perspectives qu’ils rendent possibles lorsque le sujet s’y plonge ? La praxiologie interdit le transcendantal. C’est le problème de l’infondation au sein de la tension praxiologico-transcendantale qui est en jeu. La praxiologie rend ainsi également problématique l’hénologie, ou du moins une telle hénologie semble reposer sur la praxis des choses du monde ambiant. Les unités ne sont pas d’abord données pour constituer une somme, mais la somme (le contexte des choses, le tout du contexte) est d’abord donnée. Mais que veut dire une telle donation ? qu’est-ce que je perçois alors, quand je perçois le marteau que j’utilise  ? si le tout m’est donné avant la partie, si au fond je n’isole pas vraiment, comme chez Husserl, la partie du tout mais que je reste aux prises avec le tout – où est donné le marteau ? qu’est-ce qui m’est donné avec le marteau ? qu’est-ce qui apparaît ? où est le phénomène ? C’est l’énigme de savoir ce que donne ce nouveau type d’intentionnalité. Pas un objet. Autre chose. Cela donne sans « voir » au sens strict. La perception s’en trouve radicalement bouleversée : Moins la chose-marteau est simplement « regardée béatement », plus elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle, plus manifestement elle fait encontre comme ce qu’elle est — comme outil (je weniger das Hammerding nur begafft wird, je zugreifender es gebraucht wird, um so ursprünglicher wird das Verhältnis zu ihm, um so unverhüllter begegnet es als das, was es ist, als Zeug). C’est le marteler lui-même qui découvre le « tournemain » spécifique du marteau (das Hämmern selbst entdeckt die spezifische “Handlichkeit” des Hammers)34.

Ici a lieu le grand renversement de l’intentionnalité husserlienne, préparé par Scheler. Là où chez Husserl le paradigme de la vision est essentiel, ici, s’opère un glissement sémantique important, puisque la chose est « utilisée » (gebraucht), non pas « regardée béatement » (begaffen). Au §13, on lisait, à propos de l’In-der-Welt-­ sein comme Besorgen  : «  Dieses Schon-sein-bei ist zunächst nicht lediglich ein

34

 Ibid., p. 69.

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starres Begaffen eines puren Vorhandenen »35. Heidegger soulignait que l’être-au-­ monde préoccupé ne regarde pas les choses du monde comme des étants là-devant, subsistants (« devant-la-main ») ; il est auprès d’eux, il s’en préoccupe. Si en sortant de la pratique, il est à des substances, lorsqu’il pratique il ne « regarde pas béatement » les choses dans le monde, car « regarder » sur le mode de l’étant devant-la-­ main, vorhanden, c’est prendre l’objet indépendamment de l’usage que je pourrais en faire. « Begaffen », cela veut dire regarder sans préoccupation, i.e. sans préoccupation pour l’usage. C’est l’inverse de « brauchen ». Cela veut dire que regarder sans la praxis, c’est-à-dire « voir » au sens de Husserl, dans une visée intentionnelle qui donne un objet – cela veut dire : « begaffen » ! regarder sans considération pour l’usage, regarder à distance, contempler bêtement, sans savoir quoi faire. La perception est ici définie, pour autant qu’elle est neutre, de façon négative. Certes, « ...l’agir a sa vue propre (das Handeln seine Sicht hat) »36, mais cette vue n’est pas le regard intuitif de l’intentionnalité. Cette vue, c’est l’agir lui-même, le ressenti (au sens schélérien !) praxiologique de choses prêtes à l’usage, en vue d’être utilisées – c’est l’engagement, potentiel ou actuel, du Dasein dans les usages et les buts rendus possibles par le contexte pratique. Un tel voir, c’est l’agir – cela signifie : « das Hämmern selbst entdeckt die spezifische “Handlichkeit” des Hammers  ». Non pas voir le marteau, mais marteler, prendre en main le marteau et l’agir, pour ainsi dire, voire le laisser agir alors que je le prends en main, le marteler étant précisément un acte non subjectif, mais de réciprocité pratique, où je martèle tout comme je suis martelé – précisément parce que je ne le vise pas comme marteau, c’est-à-dire que je ne le regarde pas. C’est cela qui se « découvre » (endeckt) phénoménologiquement – mais il s’agit alors d’une phénoménologie sans visée intuitive, d’une phénoménologie intensément praxiologique, où le monde se découvre (c’est-à-dire apparaît) dans l’agir même des outils, dans l’acte non plus intentionnel mais herméneutique, acte métamorphosé en son sens le plus fort, le sens pratique. La vue phénoménologique, ici, est agir, ou « vue-­ pour  », «  Umsicht  », c’est-à-dire voir proportionné à l’Um-gang, plus largement l’Umwelt, la circonspection qui est regard aveugle, aveuglé par la tournure des outils dont la potentialité des usages danse tout autour de moi : Zuhandenheit37 ! Cette métamorphose/destruction de l’intentionnalité a lieu de façon moins technique, plus « pédagogique », dans le cours de 1925 sur le « concept de temps », où Heidegger met en évidence la contradiction entre ce que nous appelons « praxiologie » et « hénologie » : Il apparaît donc en toute netteté que ce auprès-de-quoi séjourne l’usage préoccupé, ce sont les renvois, et non pas les choses du monde prises isolément et en aucun cas les objets perçus de façon thématique et théorique. Les choses se retirent bien plutôt constamment dans  Ibid., p. 61. E. Martineau traduit alors « Begaffen » par : « contemplation béate ». Pourquoi du coup, lorsqu’il traduit « begafft » dans notre passage, il utilise « regardé » ? le sens n’est assurément pas le même. 36  Ibid., p. 69. 37  Ibid., p. 69 : « Die Seinsart von Zeug, in der es sich von ihm selbst her offenbart, nennen wir die Zuhandenheit. » 35

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l’entièreté de renvois ou plus exactement : elles ne ressortent pas du tout dans l’usage quotidien tel qu’il s’effectue de prime abord. Ce fait : ne pas ressortir de l’entièreté des renvois, de sorte, à vrai dire, que cette entièreté elle-même fasse encontre primairement comme familière, ce phénomène confère à la réalité du monde environnant le caractère de ce qui va de soi et ne se met pas en avant. Les choses se retirent dans les rapports, elles ne se mettent pas en avant de façon à être là comme telles pour la préoccupation38.

Peut-être la position est-elle ici plus radicale encore que dans Être et temps. La chose n’est pas du tout individualisée. Elle se retire à la mesure même de la mondanéité qui l’environne, et plus nous sommes à même ce quotidien, plus la chose se retire. Où l’on retrouve le marteau qui désigne cela parfaitement – le marteau que je ne vois plus dès lors que l’utilise. Ce que je vois, c’est le tout, et en ce sens l’intentionnalité husserlienne est bien détruite par la dissémination, par l’impossibilité d’une unité de l’outil. L’outil ne ressort pas des renvois des outils dans un même contexte, il adhère essentiellement à ce contexte. Plus explicite encore, tel passage qui suit dans le même cours de 1925 : « L’outil disparaît dans le renvoi (es geht in der Verweirung auf). » L’outil, ici « Werkzeug », l’outil de travail, l’outil d’artisanat, l’outil pour tel ou tel métier artisanal. Heidegger poursuit : « La préoccupation porte le regard d’une certaine façon loin de la chose-outil (das Besorgen sieht in gewissem Sinne weg vom Werkzeugding), celle-là n’est pas du tout là primairement en tant que telle, mais elle est utilisée en tant qu’outil – “outil pour” (sondern als Werkzeug – “Zeug zu” – verwendet)39. » On pourrait rétorquer que l’individuation a lieu précisément au plan de l’ouvrage que je réalise  : non pas le marteau, certes, mais la commode qu’il permet de fixer au mur. En somme, le « um- » pourrait tout à fait se comprendre en termes téléologiques, et il y aurait un but fixe (une substance, un objet) derrière les renvois des outils les uns aux autres. Dans le but de la praxis se réfugierait l’hénologie. Mais c’est que la commode que je fixe, elle-même, est un outil. Tous les étants qui appartiennent à mon monde ambiant sont des outils. Dès lors, ce que vise le marteau est un outil qui lui-même vise autre chose, etc. On voit ici que le renvoi

 GA 25, p. 253 ; trad. cit., p. 271 : « Damit wird deutlich, dass die Verweisungen gerade das Wobei sind, in denen sich der besorgende Umgang aufhält, nicht aber sind es isolierte Umweltdinge und schon gar nicht thematisch theoretisch wahrgenommene Gegenstände. Die Dinge treten weit mehr ständig in die Verweisungsganzheit zurück, eigentlicher gesprochen : Im Zunächst des alltäglichen Umganges treten sie gar nicht ers taus ihr heraus. Dieses Nichtheraustreten aus der Verweisungsganzheit und zwar so, dass diese selbst primär im Charakter der Vertrautheit begegnet, dieses Phänomen charakterisiert die Selbstverständlichkeit und Unaufdringlichkeit an der Realität der Umwelt. Die Dinge treten in die Bezüge zurück, sie drängen sich nicht auf, um so für das Besorgen da zu sein. » On lit cela plus loin, qui explicite le présent propos à partir de l’ustensilité de l’outil  (ibid., p.  277)  : «  La préoccupation porte le regard d’une certaine façon loin de la chose-outil, celle-ci n’est pas du tout là primairement en tant que telle, mais elle est utilisée en tant qu’outil – “outil pour…” C’est dans la mesure où elle fait encontre dans l’utilisation, c’est-à-dire – pour employer le langage de la vision – dans le regard qui s’éloigne d’elle en tant que chose simplement là-devant, que se montre sa véritable réalité. » Quelque chose est donc bien « montré » avec le mode d’être sous-la-main de l’outil – quelque chose est bien découvert, quoique non véritablement « vu ». 39  GA 25, p. 259 ; trad. cit., p. 277. 38

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n’est pas seulement celui des outils compris horizontalement dans le même Umwelt ; il est aussi transcendant, puisque l’outil qui est devant moi renvoie aussitôt à ce qu’il permet de faire, faire qui est d’emblée compris aussi en vue de ce qu’il permettra à son tour, etc. En aucune dimension, pour ainsi dire, nous tenons une fixité. En aucun lieu nous trouvons un fondement. Cela va jusqu’aux étoiles. Le soleil n’est pas un terme, mais il est lui-même pris dans la « tournure » de l’usage, et dans les jeux de renvois selon le contexte d’expérience où il apparaît et peut apparaître. Nulle brèche fondationnelle, ici encore, et donc infondation ! Et pourtant, dès 1925, Heidegger use d’un vocabulaire fondationnel, même si le jeu des renvois semble bien cerner de part en part le champ praxiologique des phénomènes. Il va même jusqu’à suggérer jusqu’où peut mener une telle entreprise fondationnelle, dans un passage proprement sidérant dans un tel contexte  : le temps40… La structure quotidienne de notre rapport au monde comme « Umwelt » rend tout autant problématique la fondation transcendantale qu’elle l’appelle. C’est précisément cette exigence impossible que nous appelons «  tension praxiologico-transcendantale ». Le « on » ajoute une dimension supplémentaire à la description : certes, c’est ainsi, dans le monde de l’usage, que nous vivons. Il s’agit donc de ce que nous expérimentons quotidiennement. Mais qui fait de telles expériences ? autrement dit, si l’hénologie semble impossible sur le plan des objets expérimentés, elle doit bien exister au moins sur le plan de celui qui expérimente, à nul autre pareil, moi-même qui pratique l’outil. En effet, c’est bien moi qui fais usage du marteau pour planter le clou dans le mur, et personne d’autre ! Dès lors la tâche fondationnelle, au lieu de se perdre dans les jeux de renvoi des outils les uns aux autres, n’a qu’à s’arrêter à celui qui pratique l’outil, bien identifié, unique, un. On retrouverait ainsi l’hénologie, et on briserait le cercle de l’infondation. Le cours de 1925 souligne : Si nous analysons de façon plus approfondie la structure phénoménale du monde telle qu’elle se montre dans l’usage quotidien, il apparaît qu’il ne s’agit pas tant, dans cet usage avec le monde, du monde à chaque fois propre à chacun, mais, dans l’usage naturel avec le monde, nous nous mouvons, précisément, dans une entièreté environnante commune. « On » se meut dans un monde qui est familier à «  tout un chacun  », mais sans connaître pour autant le monde ambiant propre à tel ou tel, et sans non plus pouvoir s’y mouvoir41.

Si l’on suit cette indication du cours de 1925, c’est bien le « on » qui est dans un tel rapport d’usage, qui du même coup impose un monde commun d’usage, là où je ne suis pas, il s’agira de le montrer, authentiquement moi-même. Cela veut dire deux choses d’une grande importance pour inscrire cette description du monde d’outils dans son lieu propre.  Ibid., p. 267.  Ibid., p. 255 ; trad. cit., p. 273 : « Wenn wir die phänomenale Struktur der Welt, so wie sie sich im alltäglichen Umgang zeigt, noch genauer festhalten, ist zu beachten, dass es sich bei diesem Umgang mit der Welt nicht so sehr um eine jeweils eigene Welt handelt, sondern dass wir gerade im natürlichen Umgang mit der Welt uns in einer gemeinsamen Umgebungsganzheit bewegen. “Man” bewegt sich in einer Welt, die “einem” vertraut ist, ohne dass man dabei die jeweilige Umwelt des einzelnen kennt und sich darin zu bewegen vermag. »

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La réforme praxiologique de l’intentionnalité et le transcendantal

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1) Qu’est-ce que le « on » ? ce qu’ « on » fait dans un espace commun, « familier ». Le monde environnant est commun  – le jeune Heidegger, on l’a vu, décrivait déjà l’intentionnalité dans les termes de la communauté. Heidegger parle au §27 d’Être et temps d’Öffentlichkeit. Qu’est-ce à dire ? que le « contexte » est un contexte social, public. Cela accentue la difficulté fondationnelle. En effet, si le monde d’outils est le monde du « on », cela signifie que ce qui donne aux outils leur valeur est la normativité sociale en vigueur là où ces outils sont pratiqués. Loin de fonder la signification dans le sujet transcendantal et ses facultés, il faut penser la source de la normativité pour les phénomènes dans l’organisation et les structures sociales, dans les représentations communes qui déterminent nos usages. 2) « On », ce n’est assurément pas moi, mon moi propre, avant même que cela soit attesté par une analyse de ce moi. Ce qu’« on » fait, ce n’est pas ce que « je » fais. Il y a ici une sorte d’aliénation, encore seulement suggérée. Avec le « on », il manque quelque chose, il y a une certaine signification dépréciative qui surgit immédiatement – ce qui implique que doit être cherché un lieu plus originaire que le « on » où je ne serais plus « on », mais moi-même. Aussi y a-t-il avec le « on » à la fois une impossibilité fondationnelle et en même temps une exigence de la fondation. En effet, si le « on » gouverne la pratique des outils, si c’est le « on » qui est alors à l’œuvre, l’agir en jeu dans ces pages est pris par la structure d’infondation. À l’hénologie impossible sur le plan des outils, renvoyant chacun à tous les autres dans un contexte déterminé, répond une hénologie impossible sur le plan du Dasein : il est à autrui quand il pratique un outil dans la mesure où il est à une norme commune, et il n’est que cela, obnubilé par ce qu’il a à faire. La dissémination touche autant les choses pour le Dasein que le Dasein aux choses, ce qui implique à chaque fois une hénologie impossible. Cependant, Être et temps souligne, toujours au §15 : L’ouvrage produit ne renvoie pas seulement au pour... de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un renvoi à celui qui le portera et l’utilisera (das hergestellte Werk verweist nicht nur auf das Wozu seiner Verwendbarkeit und das Woraus seines Bestehens, in einfachen handwerklichen Zuständen liegt in ihm zugleich die Verweisung auf den Träger und Benutzer). L’ouvrage est taillé à la mesure de son corps, il « est » co-présent dans la naissance de l’ouvrage (das Werk wird ihm auf den Leib zugeschnitten, er « ist » im Entstehen des Werkes mit dabei)42.

Ce qui est très remarquable ici, c’est que « celui qui portera et utilisera » l’outil est qualifié, il n’est pas (du moins pas encore) tout le monde. La traduction d’E.  Martineau escamote d’ailleurs étrangement cette qualification  : «  das Werk wird ihm auf den Leib zugeschnitten…  », capitale, puisqu’elle donne un lieu, au cœur de la description de l’Umweltlichkeit, pour le fondement. Le Dasein, mais non pas n’importe comment – en tant qu’il est dans son « Leib », en tant que les choses d’usage sont taillées à la mesure de ce «  Leib  ». Le traducteur ne considère ici 42

 Sein und Zeit, op. cit., p. 70.

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l’expression qu’en tant qu’elle renvoie à l’expression « auf den Leib geschnitten », « taillé à la mesure », « aller bien », « épouser les formes ». Mais l’usage d’une telle expression ne doit pas faire disparaître le mot « Leib », que Heidegger fait sonner avec profondeur, à la fois au sein d’une expression qui le fait disparaître, mais aussi dans le cadre d’une conceptualité technique qui contraint à entendre le concept philosophique. Non pas la matérialité de mes mains qui peuvent s’emparer du marteau, non pas la pure matérialité qui seule pourrait transformer les choses – mais tout à la fois la forme et la matière, tout à la fois les mains et l’esprit (c’est la même chose), le corps vibrant de sens qui manie, ou ne manie pas mais pourrait manier, ce corps qui est peut-être le dernier renvoi après lequel la résonance ne peut que faire écho, et non aller plus loin. De fait, où qu’on se situe dans le système de renvois qu’on étudie – par exemple la menuiserie qui a besoin du marteau –, quel que soit l’étant, l’outil sur lequel on s’attarde, un étant n’est pas à la mesure de tous les autres, mais tous les autres sont à sa mesure (« auf den Leib geschnitten » !) : le Dasein, de chair et de sang. À chaque fois présent dans sa singularité, en tant qu’il est ultimement le « pour… », « Wozu », ce en vue de quoi les choses s’articulent – ce Leib que les analyses de Scheler inscrivaient au cœur du dispositif pratique. Certes, mais celui qui pratique, où mènent tous les renvois, est « on », et non pas « moi » ! Cela change tout. Parce qu’il est alors comme tout le monde, indistinct dans la communauté où « on » agit toujours de la même façon. Le problème fondationnel est alors reconduit au contexte social, au tout dont dépendent les phénomènes singuliers. Au moment où les renvois conduisent au Dasein, il faut se souvenir que celui qui manie les outils, c’est le « on ». Le sujet, après les objets, est à son tour disséminé. La description de Heidegger vibre entre l’exigence du fondement ­(fondation) et son impossibilité (infondation).

 ’être en-main empêché : d’une pré-réduction pratique L évanescente Comment, chez Heidegger, reconduit-on de l’Umwelt au Dasein, ou, pour le dire autrement, comment le Dasein devient-il la question directrice pour l’élucidation de l’Umwelt ? Tout comme chez Scheler, il y va d’une quête du fondement, intrinsèque à la démarche même de la praxiologie, comme tension praxiologico-transcendantale. « Wie gibt es Welt ? », demande Heidegger au début du §16 d’Être et temps43. Non pas « Wo gibt es Welt ? », mais « Wie », c’est-à-dire le « comment » qui implique les conditions de possibilité de sa manifestation, au moins de son ustensilité. Comment « ça donne monde », autrement dit « comment quelque chose de tel que ce que nous nommons “monde” peut surgir »44 ? Le « Es gibt Welt » du cours de  Sein und Zeit, op. cit., p. 72.  Voir, sur cette expression et son rôle pour les analyses de l’Umweltigkeit dans Être et temps, les remarques de Jean-François Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 302.

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1919, qui se métamorphosait, radicalisé, en « das Welt weltet », trouve ici abri dans un questionnement sur le « comment », un questionnement transcendantal sur les conditions de mondanéité sous la guise primordiale, du moins pour l’instant, de l’ustensilité. Si, encore en 1919, on pouvait tenir éloigné le transcendantal de l’analyse phénoménologique du monde, ce n’est plus possible en 1927, où un pas supplémentaire (ou en retrait, au sens où il retomberait dans la «  métaphysique  ») est accompli pour penser la structure fondamentale qui fait qu’il y a monde45. Il s’agit alors tout autant des conditions de possibilité pour le philosophe de penser quelque chose comme « le monde », au singulier, comme totalité, que pour l’être humain d’être aux prises avec les choses dans un monde. La perspective hénologique est ici appuyée, puisque rien, dans l’usage des outils, ne permet de penser encore quelque chose comme un monde  : tout est disséminé, l’intentionnalité est éclatée, et tout scintille sans qu’on comprenne bien la totalité de tous ces outils auxquels on a pourtant affaire dans la même vie, et, on le pressent bien, dans le même monde. En d’autres termes : comment la synthèse de la dissémination des moments de l’Umweltigkeit s’opère-t-elle ? comment peut-on encore parler du même monde lorsqu’on plante des clous avant de se promener dans les bois ? C’est un phénomène qui va éclairer le questionnement. Triple phénomène, ou triple déclinaison d’un même phénomène : quand l’outil n’est plus utilisable – Max Scheler dirait : quand il « résiste ». La description est bien connue. Il faut que l’outil se montre comme outil, ce qui rend possible l’analyse du monde d’outils comme tel. Mais comment l’outil peut-il se montrer lorsque précisément son mode d’être est précisément de ne pas apparaître ? Ce qui est en jeu, avec cette apparition de l’outil en tant qu’outil, est un phénomène de pré-réduction : il s’agit de remonter jusqu’à un niveau qui précède la pratique des outils, pour dévoiler une structure possibilisante. C’est un phénomène qui permet cela, et non pas une décision arbitraire  : l’outil qui ne fonctionne pas comme il devrait fonctionner. Au sein de ce phénomène, quelque chose se dévoile de l’ustensilité qui ne se montrait pas dans la pratique des outils. Il s’agit alors d’une pré-réduction pratique, puisque le phénomène se révèle à même la pratique des outils. Mais si l’être-au-monde est de prime abord et essentiellement à des outils, avant tout rapport théorique, comment pourrait-on alors réduire ce monde pratique ? Heidegger décrit trois configurations : 1) L’outil est inutilisable. Comment cela permet-il de voir quelque chose  ? Heidegger précise en effet que « ce qui découvre cependant l’inemployabilité, ce n’est pas la constatation scrutatrice de telles ou telles propriétés, mais le regard  La note qui clôt le §15 nous engage d’ailleurs à considérer à nouveaux frais les analyses de 1919 (op. cit., p.  72)  : «  Qu’il soit permis à l’auteur de remarquer qu’il a communiqué à plusieurs reprises dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919–1920, l’analyse du monde ambiant et, en général, l’“herméneutique de la facticité”. » Cela montre d’autant plus la différence, principielle, entre les analyses de 1919 et de 1927 : la première se situe dans une querelle avec le néokantisme, où c’est dans une « détranscendantalisation » progressive du questionnement que l’essence de la mondanéité est gagnée ; la seconde, en revanche, « retranscendantalise », dans le sens que nous sommes en train d’analyser, afin de conduire jusqu’aux conditions de possibilités de l’apparaître du monde.

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à l’entour propre à l’usage qui utilise (was aber die Unverwendbarkeit entdeckt, ist nicht das hinsehende Feststellen von Eigenschaften, sondern die Umsicht des gebrauchenden Umgangs) »46. Avec l’inemployabilité, il ne s’agit nullement du passage de l’Umsicht à l’Hinsehen, c’est-à-dire (rappelons-le) du regard à l’entour, le regard en-vue-de…, ou encore la circonspection comme traduit Emmanuel Martineau, ce regard qui est en quelque sorte perdu dans l’usage que je fais d’un outil – il ne s’agit nullement du passage de ce regard au regard scrutateur, béat, fixe, qui détaille les facettes de l’outil. Nous ne retombons pas, avec l’inemployabilité, dans l’intentionnalité d’objet rudement remise en cause au §15. Plus précisément, ce n’est pas parce qu’on regarde un objet en le scrutant qu’il apparaît inemployable. C’est parce qu’il demeure d’abord invisible au regard intentionnel, qu’il demeure donc dans l’horizon du «  Um- », loin du « Hin- », qu’il apparaît inemployable. Il faut bien être d’abord dans un horizon d’employabilité pour que l’inemployabilité soit possible. Le regard, au moment même où l’outil apparaît comme inutilisable, au moment où le stylo n’écrit plus, est toujours perdu dans la pluralité des étants du monde environnant. Le phénomène est compliqué  : lorsque l’outil est inutilisable, il l’est soudainement. J’abaisse la main pour appliquer le stylo sur le papier, et au moment précis où le stylo s’apprête à écrire, pour ainsi dire, il n’écrit pas. Quelque chose s’ouvre alors dans le phénomène, plutôt que cela ne se referme. On reste dans le monde d’usage, dans la Zuhandenheit. Quand le stylo ne fonctionne pas, on tente à nouveau sa chance, puis, en fait, on comprend aussitôt ce qui arrive – car ce n’est pas la première fois qu’un stylo ne marche pas. Que la plume soit abimée, ou encore qu’il n’y ait plus d’encre – à chaque fois on tâtonnera pour trouver une solution : une cartouche d’encre, ou un autre stylo. L’intentionnalité est encore disséminée. Elle ne se pétrifie pas (Hinsehen !) dans l’étant qui ne fonctionne pas – ce que Heidegger indique : « Le ressortir donne l’outil en-main sous la figure d’un certain ne-pas-­être-en-main (das Auffallen gibt das zuhandene Zeug in einer gewissen Unzuhandenheit). » « Auffallen », qu’Emmanuel Martineau traduit par « imposition », veut dire ici « ressortir », au sens de ce qui se fait remarquer, ce qui fait impression, ce qui se distingue. L’outil s’impose, mais non pas durablement, au regard. Il se fait remarquer au sens où il résiste, il ne se laisse pas faire. Alors, on cherchera une solution. Mais non pas en regardant benoîtement le stylo ou le marteau ! L’outil demeure invisible, même lorsqu’il est inutilisable47. C’est la continuation des analyses sur l’auto-suffisance de la  Ibid., p. 73.  Emmanuel Martineau propose ici tel commentaire : « Le marteau mal emmanché, le marteau sans clous, le marteau et les clous rencontrant l’obstacle d’un nœud dans le bois, bien loin de retenir mon attention, de m’être importuns, de m’imposer leur persévération — ce qui est évidemment exact, mais secondaire ici — demeurent si bien à-portée-de-la-main que c’est alors justement que leur être-à-portée-de-la-main s’annonce. » « À-portée-de-la-main », la polémique a rendu cela bien connu, traduit « zuhanden ». Nous lui préférons « en-main », car l’outil, même s’il n’est évidemment pas toujours à proprement parler « manié », l’est bien phénoménologiquement, et constamment. Pour « vorhanden », nous l’avons dit, au lieu d’« à-portée-de-la-main » ou de « sous-la-main », qui chacun sont très ambigus car désignent tout autant l’en-main que ce qui est loin de la main,

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vie que faisait au tout début des années 1920 Heidegger, où la vie a pour propre de se perpétuer elle-même, dans les échecs mêmes des visées et des tendances. Restons-nous pour autant dans le même horizon que si l’outil fonctionnait encore  ? ou alors quelque chose se révèle-t-il dans l’inemployabilité, dans le « ressortir » de l’outil comme outil ? Heidegger dit ceci : L’inutilisable gît simplement là — il se montre comme chose-outil qui a tel ou tel aspect et qui, en son être-en-main, manifeste par cet aspect qu’elle était aussi et constamment devant-­ la-­main. Le pur étant devant-la-main s’annonce dans l’outil, pour ensuite cependant se retirer à nouveau dans l’étant en-main d’un étant dont on se préoccupe, en ce sens qu’on le remet en état. Cet étant devant-la-main de l’inutilisable n’est pas encore purement et simplement privé de tout étant en-main, l’outil ainsi devant-la-main n’est pas encore une chose qui surviendrait seulement quelque part. La dégradation de l’outil n’est pas encore un simple changement chosique, une simple mutation de propriétés survenant dans un étant devant-la-main48.

Loin de révéler durablement l’étant devant-la-main qui se cachait derrière l’être en-main, l’inemployabilité le fait apparaître en un éclair qui s’estompe aussitôt qu’il a surgi, puisqu’on le remet en état, ou on s’efforce de le faire. Même s’efforcer de le réparer c’est l’inscrire à nouveau dans l’en-main. Alors quand apparaît-il comme chose subsistante qu’il était en un sens toujours déjà, mais secondairement ? quand, du même coup, permet-il de révéler ce qu’est l’ustensilité, pour ainsi dire par contraste ? dans l’éclair du moment. L’apparaître de l’étant-outil comme outil est quasi instantané, car c’est dans l’usage lui-même, et à partir de l’usage, que cela peut se montrer. Afin que le monde se montre comme monde d’outils, il faut une brèche dans le réel, une brisure qui plie le monde en son cœur, c’est-à-dire qui laisse être l’usage tout en le révélant comme usage. Cela a lieu notamment lorsque l’outil est inemployable, lorsqu’il est détérioré et que l’on s’en rend compte au moment où l’on s’apprête à l’utiliser. Nous sommes dans l’usage des choses, on ne les voit pas, on prend son stylo, tout est « naturel », mais quelque chose résiste plus que d’accoutumée, et comme cela résiste, nous résistons à notre tour à cette résistance, nous voulons rester dans l’usage, et nous y restons, nous n’en sortons pas, jusqu’à l’échec, l’inemployabilité totale49. Max Scheler décrivait une semblable résistance. nous lui préférons « devant-la-main », qui marque beaucoup plus nettement que quelque chose de « vorhanden » n’est précisément pas « en-main ». 48  Sein und Zeit, op. cit., p. 73 : « Das Unbrauchbare liegt nur da–, es zeigt sich als Zeugding, das so und so aussieht und in seiner Zuhandenheit als so aussehendes ständig auch vorhanden war. Die pure Vorhandenheit meldet sich am Zeug, um sich jedoch wieder in die Zuhandenheit des Besorgten, d. h. des in der Wiederinstandsetzung Befindlichen, zurückzuziehen. Diese Vorhandenheit des Unbrauchbaren entbehrt noch nicht schlechthin jeder Zuhandenheit, das so vorhan- dene Zeug ist noch nicht ein nur irgendwo vorkommendes Ding. Die Beschädigung des Zeugs ist noch nicht eine bloße Dingveränderung, ein lediglich vorkommender Wechsel von Eigenschaften an einem Vorhandenen. » 49  Marlène Zarader souligne fort clairement cette oscillation du «  en-main  » et du «  devant-la-­ main » dans l’inemployabilité, lorsqu’elle écrit (op. cit., p. 131) : « Prenons garde toutefois : il n’y a pas là (…) une transformation pure et simple du disponible en subsistant, mais plutôt l’apparition fugace du subsistant sous le disponible – et ceci justement à cause d’un raté du disponible. »

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Même là, d’une certaine manière, on reste dans l’usage, sauf le temps d’un éclair, où le monde est visible comme monde d’outils, où la mondanéité est visible comme telle. Mais l’usage recouvre aussitôt ses droits. L’expression de Heidegger marque fortement cela : « Die pure Vorhandenheit meldet sich am Zeug, um sich jedoch wieder in die Zuhandenheit des Besorgten, d. h. des in der Wiederinstandsetzung Befindlichen, zurückzuziehen  »  : l’outil «  se souligne  », « s’annonce » (au sens où l’on déclare sa présence, voire même son existence dans un cadre administratif – sich melden), et pour ce faire il doit passer du en-main au devant-la-main, sans quoi (nous l’avons vu) l’outil n’apparaît pas comme outil. Mais presque aussitôt, alors qu’il a ainsi brillé, il « se retire » dans l’ustensilité même et donc dans l’invisibilité de l’usage. Le verbe « zurückziehen » désigne le fait de battre en retraite, de déclarer forfait, ou encore de se retirer comme on se retire de la vie publique, par exemple. Cela décrit un renoncement, ou une décision de ne pas se montrer, de se faire discret. L’outil, pour être outil, se fait discret. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est pas un objet pour une conscience intentionnelle. Il n’est pas visé. Il est utilisé. Autrement dit, l’outil passe en un éclair de l’« en-main » au « devant-la-main », pour tout aussi rapidement retrouver l’« en-main ». L’Unzuhandenheit n’est pas « Vorhandenheit », et l’on reste encore, avec l’inemployabilité, dans le règne de l’usage. C’est pourquoi nous parlons de pré-réduction évanescente. Pré-réduction : en effet, cette apparition éclair de l’outil comme outil nous sort, précisément le temps d’un éclair, du monde naturel, pour faire apparaître une structure fondamentale de ce monde inapparente dans sa pratique ordinaire – l’ustensilité, c’està-dire le caractère d’outil de l’outil. En ce sens, le monde naturel est réduit, ou du moins pré-­réduit, pour laisser apparaître le comment de ce monde naturel50. Évanescente : cependant, cette pré-réduction a lieu en un éclair pour refermer aussitôt l’ustensilité au profit du maniement de l’outil. Autrement dit, elle ne dure pas, elle est une indication, et seulement une indication qui appelle une réduction de tout autre ampleur. Cette évanescence est pour le moins problématique. En effet, il y a une difficulté phénoménologique à défendre une telle réduction de l’outil à l’ustensilité comme telle. Illustrons  : quand mon stylo ne fonctionne plus, je reste dans l’usage, car je vais chercher à compenser cette inutilité soudaine : remplacer la cartouche d’encre, chercher un autre stylo, etc. À chaque fois, les praxeis se nourrissent les unes des autres, dans ce que le jeune Heidegger appelait sans doute bien plus exactement « auto-suffisance de la vie », en tant qu’elle n’a pas besoin de sortir d’elle-même en cas de déséquilibre. En fait, il n’y a pas de plan plus originaire que le plan des outils qui serait l’ustensilité en tant que tel, et auquel on pourrait parvenir. L’être-au-­monde est, du moins à ce moment du traité, originairement aux outils, et par conséquent toute réduction de cette pra Nous parlons de « pré-réduction » en empruntant une idée fondamentale de l’interprétation par Jean-François Lavigne des Ideen I, pour lequel la description du monde ambiant nécessite un pas en retrait par rapport à l’attitude naturelle ; pour parler de l’attitude naturelle, il faut déjà ne plus y être. Cf. Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal ?..., op. cit.

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L’être en-main empêché : d’une pré-réduction pratique évanescente

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tique au plan de l’ustensilité comme ustensilité ne peut qu’échouer. Cela est patent dans les deux autres cas, qu’on analyse plus rapidement. 2) La deuxième modalité de découverte du monde d’outils comme tel, c’est non plus l’inemployabilité «  à l’intérieur  » (innerhalb) de l’en-main (Zuhanden), mais l’absence pure et simple de l’outil. Nous ne commençons alors même pas l’usage circonstancié de tel outil, mais nous nous apprêtons à commencer, pour ainsi dire, et nous ne trouvons pas l’outil adéquat. En quoi alors l’outil se montrerait-­il comme outil  ? après tout, on est alors à la recherche de l’outil, par exemple du stylo, en vue de signer le document qu’il faut signer. On reste dans l’usage ! là encore, ce que le jeune Heidegger appelait « auto-suffisance de la vie » semble répondre avec efficacité à la difficulté. Heidegger dit que « l’étant fait défaut » (es fehlt), qui « non seulement n’est pas “maniable”, mais n’est pas non plus “en main” (was nicht nur nicht “handlich”, sondern überhaupt nicht “zur Hand ist”)  »51. Mais précisément, l’outil qui fait défaut reste maniable, quoiqu’il ne soit pas, en effet, « en main », au moment précis où j’en ai besoin. On voit mal en quoi l’outil, parce qu’il est absent, perd son statut d’étant «  maniable  ». Au contraire, d’une certaine manière  ; l’outil est d’autant plus outil, d’autant plus maniable, car d’autant plus urgent, qu’il est absent. Mais la description de Heidegger répond à ce point difficile, car de même que dans le cas de l’inemployabilité d’un outil pourtant bien présent, l’étant devant-la-main surgit seulement l’espace d’un éclair, de même ici il n’y va pas d’une présence constante de ce même « devant-la-main » : « Plus le besoin de ce qui fait défaut se fait sentir de façon pressante, plus proprement il est rencontré dans son ne-pasêtre-en-main, et d’autant plus insistant devient l’étant en-main, au point même de sembler perdre le caractère de l’être-en-main (je dringlicher das Fehlende gebraucht wird, je eigentlicher es in seiner Unzuhandenheit begegnet, um so aufdringlicher wird das Zuhandene, so zwar, daß es den Charakter der Zuhandenheit zu verlieren scheint)52. » C’est pourquoi nous parlons de pré-réduction évanescente. Ici est décrit le phénomène de l’Aufdringlichkeit, l’insistance, c’est-à-dire la façon qu’a l’outil de s’imposer malgré son absence, de marquer sa présence par cette absence même. L’absence est bien un mode de présence insigne de l’outil, et ce n’est pas parce qu’il manque que du même coup nous perdrions l’horizon de la signification qui est en jeu dans tel ou tel contexte. D’une certaine manière, le contexte d’outils parvient toujours à pourvoir à l’absence de l’outil, il y a toujours une solution – et si l’on n’en trouve pas, il doit bien y en avoir, si l’on peut dire. Je n’ai pas de stylo, mais l’écriture de cette lettre est si urgente qu’il ne peut pas arriver que je n’en trouve pas un. Peut-être, n’en trouvant pas, vais-je oublier au fond dans le découragement la tâche, mais en aucun cas surgirait en se maintenant l’être-devant-la-main,  Sein und Zeit, op. cit., p. 73. Notons qu’« en main », ici, doit être distingué d’« en-main », c’est-­ à-­dire « zuhanden ». « En main », sans tirets, veut dire ici que j’ai effectivement, concrètement, et présentement, l’outil entre les mains, alors qu’un outil « en-main » est d’abord un outil qui peut l’être, sans que nécessairement il le soit. 52  Ibid., p. 73. 51

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

l’étant subsistant comme tel. D’autant plus l’étant n’est pas, de fait, « en-main », d’autant plus il l’est, dit ici Heidegger  – et c’est précisément alors qu’il peut perdre ce caractère d’être « en-main ». Ou plutôt – c’est alors qu’il « semble » (scheint) perdre ce caractère-­là. Tout est, dans ce texte, nuancé. Là encore, c’est sur le fond de l’en-main que le devant-la-main apparaît – qu’apparaît donc l’ustensilité de l’outil, son caractère même d’outil, hors de l’usage qui masquait ce caractère. On ne se débarrasse pas comme ça de l’outil. Il sait toujours les moyens de se maintenir, il contourne constamment l’interdit pour conserver son caractère d’usage, et son absence même fait d’autant plus signe vers l’usage qu’on doit en faire – « auto-suffisance de la vie » circulaire et sans brèche. La Zuhandenheit se maintient dans l’Unzuhandenheit, mais quelque chose de la Vorhandenheit (le «  devant-la-main  »), sous un certain regard, perce derrière l’Unzuhandenheit, tout comme dans le premier cas. Quelque chose de la Vorhandenheit vibre tout de même. Le désarroi devant l’outil qui manque (ratlos Davorstehen) est désarroi précisément parce que l’horizon est celui de l’usage – sans quoi cela n’aurait aucun sens d’être en désarroi. Être en désarroi, même jusqu’à en être interdit, c’est encore faire usage. On voit mal, en fait, où il n’y aurait plus d’outil, et nous pouvons poser la même question que pour le point 1) : l’auto-suffisance de la vie ne parvient-elle pas à résoudre la difficulté de l’Aufdringlichkeit ? Si pré-­réduction il y a dans ces pages, en tant qu’elle prétendrait dévoiler l’ustensilité comme telle (ce qui implique de sortir de l’attitude naturelle quotidienne), elle ne peut être là encore qu’évanescente. 3) Le troisième cas est l’outil qui dérange, qui fait obstacle à l’usage. C’est l’objet qui n’est pas à sa place, qui entrave un usage précis. Non pas le marteau cassé ou le marteau absent, mais le mauvais outil pour enfoncer les clous – ce qui prouve d’ailleurs que le marteau est marteau d’abord par l’usage qu’on en fait, et non pas par l’objet qui dans un second temps est utilisé. C’est l’usage qui qualifie le marteau, et si l’usage échoue, alors le marteau n’est plus digne d’être un marteau – ça ne fonctionne pas, et nous perdons notre temps : « Ce non-en-main perturbe, et rend visible l’insoumission de l’objet premier et primaire de la préoccupation (dieses Unzuhandene stört und macht die Aufsässigkeit des zunächst und zuvor zu Besorgenden sichtbar). Avec cette insoumission s’annonce d’une façon nouvelle l’être-devant-la-main de l’étant en-main : c’est l’être de ce qui traîne encore, et demande à être liquidé (mit dieser Aufsässigkeit kündigt sich in neuer Weise die Vorhandenheit des Zuhandenen an, als das Sein dessen, das immer noch vorliegt und nach Erledigung ruft)53. » « Aufsässigkeit », tel est le mode d’être de tels outils qui font perdre du temps, qui ne conviennent pas – et qui conviendraient, en fait, pour un autre usage, mais précisément pas celui-là : insoumission, désobéissance, indiscipline. L’outil ne se plie pas à tel usage. L’outil, loin de laisser paraître un pur objet, devant la main (l’insoumission le dépouillant de son invisibilité), demeure encore en-main, mais de façon ­impossible, d’où toutes sortes d’émotions qui traduisent mon impatience, mon agacement. Mon ajustement est immédiat : je peux m’acharner à le faire fonc53

 Ibid., p. 74.

Le signe, le renvoi, l’infondation

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tionner alors qu’il ne convient pas, mais d’emblée je perçois bien qu’il ne fonctionnera pas, car il ne convient pas. Nous restons dans un horizon bien précis de signification – que Heidegger nommera plus loin dans le traité, en l’approfondissant : compréhension. Même dans ces cas limites, qui sont en fait les plus courants, l’outil demeure outil, et c’est pour un regard bien expert, en somme, qu’il apparaît comme outil, c’est-à-dire en tant qu’outil. L’outil inutilisable, l’outil absent, l’outil qui ne convient pas – à chaque fois ce sont des outils, mais qui ne s’accordent pas à une certaine norme, qui est celle de l’usage. Dès lors, la réduction échoue, car on ne sort pas de l’attitude naturelle. On y reste bien puisque l’outil qui dysfonctionne reste fondamentalement un outil, et le Dasein se débrouille autrement. C’est pourquoi il faut parler de pré-réduction, ou encore de pré-réduction évanescente. Cette pré-réduction évanescente est la marque, à ce moment du traité, de la tension praxiologico-transcendantale : alors que le phénoménologue cherche des phénomènes qui nous conduiraient au fondement, ce fondement est tout à la fois promis (il apparaît le temps d’un éclair) et impossible, en tant qu’il se refuse. Car en fait, c’est bien la situation, le contexte qui donne sa tonalité à l’usage, même lorsqu’un outil fait défaut. Dès lors, l’infondation domine puisque les outils renvoient les uns aux autres et ne cessent de le faire, même lorsqu’un outil dysfonctionne. La pré-réduction, qui tâche de nous extraire de l’attitude quotidienne aux outils, est évanescente – voire, échoue : nous restons au monde d’usage, tout simplement parce que ce monde d’usage précède toujours le rapport théorique aux choses.

Le signe, le renvoi, l’infondation L’impossibilité d’une fondation transcendantale d’un tel monde est rendue manifeste par la structure de renvoi du monde ainsi décrit, que même le dysfonctionnement d’un outil n’arrête pas. D’où l’infondation, la constitution non fondationnelle du sens dans le renvoi. C’est bien le « renvoi » qui caractérise la phénoménalité de l’outil, et c’est d’ailleurs pour cela que l’outil est exemplairement un signe qui renvoie donc à autre chose que lui-même. À quoi, précisément, renvoie-t-il ? Il semble, à lire ces pages sur l’ustensilité, que ce qui donne sa valeur d’outil à l’étant est le contexte où il se trouve, le contexte d’usage et par conséquent le contexte social particulier. Ce qui fonde l’usage en donnant leur valeur aux choses est alors le contexte où l’on se trouve. Cependant, avant que l’outil soit à la pratique qu’on en fait, il est à d’autres outils à l’intérieur d’un même contexte. C’est en effet dans la description de la structure de l’ustensilité comme structure de renvois que l’approche transcendantale bute sur son premier obstacle qui est un contextualisme fort. Lisons un exemple que prend Heidegger pour déterminer cette structure de renvoi de l’outil comme signe, au §17 :

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE Récemment, les voitures ont été équipées d’une flèche rouge mobile dont la position montre à chaque fois, à un carrefour par exemple, quelle direction la voiture va prendre. La position de cette flèche est réglée par le chauffeur. Ce signe est un outil, qui n’est pas seulement en-main dans la préoccupation (conduite) du chauffeur. Même ceux — surtout ceux — qui ne font pas route avec lui se servent de cet outil, en s’écartant d’après la direction indiquée ou en s’arrêtant. Ce signe est en-main de manière intramondaine au sein du complexe total d’outils des moyens de locomotion et des règlements de circulation. En tant qu’outil, cet outil de monstration est constitué par le renvoi. Il a le caractère du pour..., il a son utilité déterminée, il est là pour montrer. Ce montrer du signe peut être saisi comme « renvoyer »54.

Scheler ouvrait la voie à une pensée plus étendue du « signe », quand il écrivait : « De même le matelot peut “compter” sur une tempête prochaine à partir des variations de son “milieu”, sans pouvoir dire que telle modification déterminée (par exemple la formation de nuages, la température, etc.) lui sert de signe (Zeichen) pour cette prévision55. » Le signe ne correspond pas à un objet perçu. Il n’y a signe, c’est-à-dire signe vers autre chose (le gros temps qui va bientôt tomber) que dans la mesure où la chose n’arrête pas le regard, donc où il n’y a pas d’objet. Je « tiens pratiquement compte » du signe à condition qu’il fasse disparaître l’objet-support du signe pour laisser apparaître ce vers quoi il fait signe. Chez Heidegger, c’est le concept de « renvoi », Verweisung, qui explicite la structure du « Um- » sur laquelle nous avons tant insisté. À quoi renvoie le signe, par exemple le clignotant ? 1) D’abord aux autres conducteurs, et non pas seulement au conducteur qui manie cet outil. Autrement dit, le clignotant est en-main du conducteur tout comme des conducteurs à qui il s’adresse. Tel est le signe  : renvoi de l’un à l’autre, et continûment renvoi, jamais interrompu par un « en soi » du signe. Le signe est toujours renvoyé. 2) Il renvoie également au système de signes auquel il appartient : la signalétique routière. Mais également, car le complexe peut être vu plus largement, aux signes propres aux moyens de locomotion. Il y a donc ici un double renvoi : renvoi au complexe de la signalétique routière, mais également à tout ce qui a trait aux moyens de locomotion. En somme, l’interprétation dépend de la perspective qu’on adopte, et il y a diverses sphères de renvois qui se compénètrent, qui co-existent dans le même phénomène (ici le phénomène du conducteur qui actionne le clignotant).

 Ibid., p. 78 : « An den Kraftwagen ist neuerdings ein roter, drehbarer Pfeil angebracht, dessen Stellung jeweils, zum Beispiel an einer Wegkreuzung, zeigt, welchen Weg der Wagen nehmen wird. Die Pfeilstellung wird durch den Wagenführer geregelt. Dieses Zeichen ist ein Zeug, das nicht nur im Besorgen (Lenken) des Wagenführers zuhanden ist. Auch die nicht Mitfahrenden – und gerade sie – machen von diesem Zeug Gebrauch und zwar in der Weise des Ausweichens nach der entsprechenden Seite oder des Stehenbleibens. Dieses Zeichen ist innerweltlich zuhanden im Ganzen des Zeugzusammenhangs von Verkehrsmitteln und Verkehrsregelungen. Als ein Zeug ist dieses Zeigzeug durch Verweisung konstituiert. Es hat den Charakter des Um-zu, seine bestimmte Dienlichkeit, es ist zum Zeigen. Dieses Zeigen des Zeichens kann als “verweisen” gefaßt werden. » 55  Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 141 ; trad. cit., p. 158. 54

Le signe, le renvoi, l’infondation

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3) Le signe renvoie enfin – et ce n’est que sous-entendu par Heidegger – à un autre apparaître que lui-même. Pris dans la tournure des divers renvois, il est toujours remisé, évacué vers un autre apparaître, puisqu’il est transpercé par ce vers quoi le signe fait signe. Repartons de l’exemple de Heidegger : le conducteur actionne le clignotant gauche. Le signal retentit de façon répétitive dans l’habitacle, et alors le premier niveau d’apparaître est tout à la fois le signal lumineux et le signal sonore – les deux vont ensemble, car nous avons l’habitude de les saisir ensemble. Déjà, se pose la question de l’usage qui a déjà été fait d’un tel signe – puisque pour qu’un signe soit un signe, il faut qu’il soit inscrit dans un usage, et donc qu’il ait déjà été utilisé. Le deuxième niveau d’apparaître est ce que cela dit du mouvement de la voiture : la voiture s’apprête ou est en train de tourner à gauche. Même si elle n’est pas encore en train de tourner à gauche, et même si elle ne tournera jamais à gauche (nous connaissons bien ces moments où finalement on n’aurait pas dû actionner ce clignotant là – et c’est alors, souvent, qu’un klaxon retentit…), il s’agit tout de même d’un phénomène auquel renvoie le signe, un autre signe, car là encore, tourner à gauche renvoie à l’itinéraire choisi, et donc à ce vers quoi on se dirige. Etc., etc. Trois niveaux (au moins) d’apparaître, donc, à ce troisième niveau de renvoi. Si la description a certes besoin de concepts formels pour stabiliser ce continuel mouvement, le phénomène est pour sa part, dans son être, inarrêtable. Rien d’autre ne semble le fonder que le mouvement de renvois lui-même. Là est l’infondation dont nous parlions plus haut. Dans la pensée du système de renvoi, l’infondation défie le transcendantal. Revenons, pour mieux comprendre, à ce que tente de décrire Heidegger – cette évaporation du signe pour laisser paraître ce qu'il désigne et laisser l’usage se déployer. L’esquive du signe prend une direction, et cette direction ne vise pas une substance qui serait désignée par la flèche – elle vise bien plutôt un certain usage de ce que vise la flèche. Tourner à droite, cela implique toute une orientation, tout un mouvement où le corps tout entier se trouve pris à partir de l’impact du signe, pour ainsi dire. C’est pourquoi Heidegger écrit : « Das Zeichen adressiert sich an ein spezifisch “räumliche” In-der-Welt-sein (le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement “spatial”)56. » Loin encore de la temporalité, c’est la spatialité qui gouverne le Dasein accueillant les signes. C’est orienté, en situation, que l’être humain reçoit ces signes, et non pas immobile, dans une attitude théorique. Scheler, on le verra dans la troisième partie de cet ouvrage, avait déjà tenté d’inscrire la pratique au cœur d’un sujet-personne qui est au monde en tant qu’il est toujours déjà agissant. Le Dasein est au monde quotidien en tant que continûment agissant, c’est-à-­ dire orienté spatialement. Le Dasein n’est ni une substance, ni un ego pur comme pure conscience de quelque chose, car il n’est pas conscience de quelque chose ; il est bien différemment orientation vers une pluralité d’étants, vers le monde ­environnant tout entier qui est concerné, pour ainsi dire, par l’action en train de se faire, par la situation dans tel contexte précis. Le comportement du Dasein saisit l’Umwelt, il est orientation au sein d’un tel monde, et loin de saisir l’étant en-main 56

 Sein und Zeit, op. cit., p. 79.

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

en tant qu’en-­main, c’est-à-dire loin de réaliser ainsi qu’il a affaire à un étant en-main, il est d’emblée à cet étant, comme il est du même coup à tous les autres qui composent ce monde. Il est au tout, et non pas à la partie. C’est la dissémination de l’intentionnalité : le Dasein ne vise pas des objets à chaque fois dans leur unicité ; bien au contraire, à ce moment de la description, il est essentiellement pratique, spatialisé dans le contexte et ainsi orienté. Cette spatialité du Dasein rend possible le fait que l’étant en-main est primordial, puisqu’il s’adresse à un tel Dasein. Nous avons déjà vu que l’en-main n’est pas second par rapport au devant-la-main, de même que le pratique ne seconde pas le théorique. C’est d’emblée que le signe comme outil incite à la prise en main, et renvoie à un usage déterminé dans un contexte déterminé qui est celui de sa pratique. Ce qui implique qu’il n’y a pas d’abord l’étant purement et simplement devant-la-main, puis une valeur qui vient s’ajouter et le valoriser comme en-vue-de telle ou telle action (comme c’était le cas, on l’a vu, chez Husserl) : Lorsque par exemple dans le travail des champs le vent du sud « vaut » comme signe de la pluie, cette « valeur » particulière, ou en général toute « valeur attachée » à cet étant n’est pas un supplément rajouté à un étant déjà en soi sous-la-main, à savoir le courant atmosphérique et une certaine direction géographique. Le vent du sud n’est jamais de prime abord devant-la-main à titre d’étant survenant sans plus et météorologiquement accessible en tant que tel, qui, après-coup, revêtirait à l’occasion la fonction d’un signe précurseur. C’est bien plutôt la circonspection propre au travail des champs qui, tenant compte de lui, découvre justement pour la première fois le vent du sud en son être57.

Le mot «  Geltung  » est frappant, qui doit être mis en consonance avec le mot « Wert », dont « Geltung » est, chez Rickert, le correspondant « éthique »58. Ici, il semble qu’il y ait deux sens, l’un positif, l’autre négatif, du mot « valeur ». D’abord, positif, lorsque Heidegger dit que le vent du sud « vaut » (gilt), certes entre guillemets, comme signe de la pluie. Assurément, il endosse cette proposition, malgré les guillemets : en un certain sens, le vent du sud, pour le paysan, possède cette valeur de renvoyer à la pluie. Scheler parlait déjà dans des termes semblables de « valeur ». Mais si valeur il y a, et pourquoi pas, après tout, conserver le vocabulaire de la valeur, elle ne saurait être comprise à la façon de Husserl ou des néokantiens, comme ce qui viendrait dans un deuxième temps, après une première représentation – comme « valeur attachée » (haftende Wert). Pour le paysan, le vent du sud n’est pas un phénomène qui se montre d’abord devant-la-main et qui devient, avec 57  Ibid., p. 80 : « Wenn zum Beispiel in der Landbestellung der Südwind als Zeichen für Regen “gilt”, dann ist diese “Geltung” oder der an diesem Seienden “haftende Wert” nicht eine Dreingabe zu einem an sich schon Vorhandenen, der Luftströmung und einer bestimmten geographischen Richtung. Als dieses nur noch Vorkommende, als welches es meteorologisch zugänglich sein mag, ist der Südwind nie zunächst vorhanden, um dann gelegentlich die Funktion eines Vorzeichens zu übernehmen. Vielmehr entdeckt die Umsicht der Landbestellung in der Weise des Rechnungtragens gerade erst den Südwind in seinem Sein. » 58  Sur la différence entre les deux concepts chez Rickert et leur consonance, voir les remarques instructives de Lutz Herrschaft, Theoretische Geltung. Zur Geschichte eines philosophischen Paradigm, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1995, p. 96 sq. Pour une explication de Rickert avec cette double acception du mot «  Geltung  », voir Heinrich Rickert, «  Über logische und ethische Geltung », dans Kant-Studien, n° 19, 1914, p. 182–221.

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une analyse, en-main, c’est-à-dire le signe de la pluie, signe de la pluie qui renvoie à diverses pratiques du travail du champ instantanément (il ne s’agit pas là non plus du savoir théorique qu’il va pleuvoir : le renvoi se poursuit bien plus loin). Ce n’est pas non plus ce qui se passerait à l’insu de ce même paysan, dans la structure intentionnelle qui gouverne son rapport au monde. Le Dasein étant foncièrement (mais quotidiennement) en train d’esquiver le signe, le signe ne se donne pas théoriquement, mais d’emblée de façon pratique, comme renvoyant à autre chose, au sein d’une pratique définie – ici celle du travail des champs, dans telle région d’Allemagne, etc. Dans l’exemple de Scheler (qui utilisait, rappelons-le, le concept de signe), le matelot « tient pratiquement compte » de la forme des nuages, de la température, du roulis, etc., mais il ne thématise pas ces « signes », il ne perçoit pas les objets derrière les signes, et encore moins le signe comme signe. Bien au contraire, tout cet usage des choses va tellement de soi que c’est d’un coup que la perspective de la tempête apparaît. Le matelot ne sait pas que telle forme de nuage annonce un coup de vent, mais il le « sent », cela accompagne sa perception de toutes ces choses. Heidegger est très proche de cela avec l’exemple du paysan. Le paysan est pris dans tout un contexte qu’il pratique très bien, qu’il connaît par cœur, pour ainsi dire, et cette pratique détermine les choses avant même qu’elles apparaissent comme des objets. C’est d’emblée que les choses se donnent comme des signes, parce que le Dasein est prioritairement un être qui perçoit pratiquement les chose (« Umsicht ! »). Point de troisième règne, non réel, de la valeur. Pas davantage de double intentionnalité comme la décrivait Husserl. La valeur est à même le signe, et c’est cela qui est, dans la chair de la chose, l’être de la chose. Dès lors, le transcendantal semble empêché par la significativité du signe, par son mode de déploiement. Le signe provoque l’infondation. La valeur est à même l’usage qui le constitue comme signe – et Heidegger d’insister, à partir de l’exemple du « nœud au mouchoir »59, sur le rôle de l’usage (Gebrauch), qui permet au signe de se fixer sous les yeux de l’« utilisateur », un usage dans lequel est tout autant pris le signe que le Dasein, qui ne peut du même coup pas être un fondement. L’usage, à ce niveau de description, précède le Dasein, parce que c’est dans un tel usage, en son sein, que le signe prend sa validité, et que le Dasein peut le pratiquer. Je fais un nœud au mouchoir pour ne pas oublier. Mais ne pas oublier quoi ? le nœud ne l’indique pas. C’est l’usage, à tel moment, qui donne son contenu, pour ainsi dire, au nœud – qui n’est pourtant pas une pure forme. Il contient d’emblée une signification, celle que l’usage lui donne. Et ne plus se souvenir de ce dont on doit se ­souvenir, ce n’est pas avoir affaire à une pure forme, puisque le nœud est toujours en-main, même s’il devient « inquiétant » – il est d’emblée signifiant60.  Sein und Zeit, op. cit., p.  81  : «  …zum Beispiel der bekannte “Knopf im Taschentuch” als Merkzeichen. Was er zeigen soll, ist je etwas in der Umsicht der Alltäglichkeit zu Besorgendes. Dieses Zeichen kann Vieles und das Verschiedenartigste zeigen. Der Weite des in solchem Zeichen Zeigbaren entspricht die Enge der Verständlichkeit und des Gebrauchs. » 60  On ne saurait, du même coup, s’accorder avec les fines remarques d’Alain Séguy-Duclot, Recherches sur le langage, Paris, Vrin, 2011, p. 43 : « Dans un emploi restreint, on appelle signal, 59

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Résumons. Heidegger décrit d’abord l’échec d’une tentative de réduction, réduction recherchée au cœur de la phénoménalité, dans le dysfonctionnement d’un outil, qui – loin de révéler une strate antérieure qui serait en-dehors de l’usage – s’intègre parfaitement à l’usage, même si, le temps d’un éclair, se montre, mais négativement, l’ustensilité comme telle. C’est qu’elle est seconde, et que la façon quotidienne pour le Dasein d’être aux outils, est première. Cela trouve une explication dans le phénomène de l’infondation : les outils sont des signes qui renvoient les uns aux autres, et c’est dans ce contexte de renvois qu’ils trouvent la norme de leur usage : le nœud de mouchoir, signe pour me rappeler d’une tâche à faire, ne désigne pas explicitement cette tâche, mais c’est le contexte de renvois qui le fait à sa place. Voilà le phénomène de l’infondation. Cependant, c’est quand même bien moi qui fais usage. Que serait un monde d’outils autonome, sans Dasein ? c’est inconcevable. Il faut bien alors que le Dasein joue un rôle tout à fait particulier puisqu’il n’y a de monde d’outils que pour des Dasein. La réflexion de Heidegger est tout à la fois métaphysique et anthropologique. Mais le Dasein, tel que le comprend Heidegger à ce moment du traité, est-il capable de fonder les renvois, c’est-à-dire aussi de les arrêter  ? Approfondissons cette question.

Le Dasein comme but des renvois Au §17 d’Être et temps, Heidegger montre que ce qui élucide en définitive le mode d’être de l’outil, c’est le «  comportement  », puis l’«  être-au-monde du Dasein » : Le comportement (être) correspondant au signe tel qu’il fait encontre est l’« esquive » ou l’« arrêt » par rapport au véhicule équipé de la flèche (das entsprechende Verhalten (Sein) zu dem begegnenden Zeichen ist das « Ausweichen » oder « Stehenbleiben » gegenüber dem ankommenden Wagen, der den Pfeil mit sich führt). L’esquive, en tant qu’elle emprunte une certaine direction, appartient essentiellement à l’être-au-monde du Dasein (Ausweichen gehört als Einschlagen einer Richtung wesenhaft zum In-der-Welt-sein des Daseins)61. un signal (au sens large) qui n’est pas un signe. Par exemple, une sirène d’alarme qui ne varie pas en fonction du type de danger est un signal au sens restreint. Elle possède une signification mais pas de sens. Comme tout signal, elle s’inscrit dans une logique typale binaire. À partir du moment où elle est reconnue dans son identité de type fonctionnel, elle provoque auprès du public une réaction type, par exemple de fuite dans un abri. De même, un nœud au mouchoir que Heidegger prend dans Être et temps comme exemple de signe est en fait un simple signal. Car le nœud au mouchoir, au même titre qu’une sirène d’alarme, ne porte aucun sens déterminé, mais uniquement une signification. En l’occurrence, l’injonction de se souvenir de quelque chose, sans que l’identité de ce dont il faut se souvenir ne soit indiquée. » Qu’est-ce qu’un signe déjà rempli de signification ? un signe qui prend sa signification dans l’usage qu’on en fait – même si cet usage est toujours le même, par exemple l’usage du clignotant droit. Peu importe qu’il soit toujours le même – c’est bien l’usage qui régit sa signification, et en ce sens, il se comporte de la même façon que le nœud au mouchoir qui trouve sa signification dans l’usage de façon paradigmatique. 61  Sein und Zeit, op. cit., p. 79.

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Voilà donc, sous une forme très particulière, mais en dernière instance, à quoi renvoie le signe – au Dasein, et davantage, à son « être-au-monde ». Heidegger introduit la question du comportement, «  Verhalten  », dont c’est véritablement la première occurrence « herméneutique ». L’herméneutique ajoute à la description praxiologique de la mondanéité du monde le Dasein comme ce à quoi les choses sont ultimement renvoyées. « Verhalten (Sein) » – autrement dit, avec ce comportement, il s’agit du sens de l’être dont l’ouvrage est en quête, et c’est bien à partir de ce comportement, à partir du Dasein pratique, comme « se comportant… », que le sens de l’être trouve, du moins au sein de la quotidienneté, son sens. Ce comportement est celui de l’esquive, de l’évitement – tel est le sens du mot « Ausweichen », qui désigne bien plus proprement que « Stehenbleiben », rester en place, interdit, le mouvement inhérent au comportement du Dasein sur lequel viennent les signes62. La traduction d’E. Martineau d’« Ausweichen » par « écart » ne fait pas entendre ce qu’il y a de négatif dans le terme, ce qu’il y a précisément d’esquive, d’évitement, d’échappatoire  – voire même, au sens courant du terme, de fraude  ! Il y a là le poids, imperceptible mais réel, de la dette qui touche déjà le Dasein quotidien. Mais Heidegger note, au §18 : « …par exemple, avec cet étant en-main que nous appelons, et pour cause, un marteau, ce dont il retourne, c’est de marteler ; avec ce martèlement, il retourne de consolider une maison ; avec cette consolidation, de se protéger des intempéries ; cette protection “est” en vue de l’abritement du Dasein, autrement dit en vue d’une possibilité de son être (dieser “ist” um-willen des Unterkommens des Daseins, das heißt, um einer Möglichkeit seines Seins willen)63.  » Möglichkeit seines Seins que Heidegger nomme aussitôt après  : « Bewandtnisganzheit », totalité de tournure. C’est bien du Dasein comme individu, en tant qu’il pratique tel outil, qu’il retourne ultimement si l’on suit cette indication. Comment la comprendre ? L’exigence de la fondation est posée, lorsque la tournure tourne en fait autour du Dasein, qui est « a priori » (Heidegger ne cesse de le répéter dans ce §18) en direction d’étants en-main, avant toute rencontre effective de tel étant en-main ou encore avant tout regard vers un étant devenu du coup devant-la-main. Il semble dès lors, contre sa pensée de jeunesse, que Heidegger ne pense plus une co-advenue du Dasein et du monde dans le phénomène, mais qu’il considère le Dasein comme l’a priori de toute phénoménalité. Or quel est cet a priori ? Heidegger le nomme : « Or qu’est-ce que cela veut dire : ce vers quoi de l’étant intramondain est de prime abord libéré doit préalablement être ouvert ? À l’être du Dasein appartient la ­compréhension de l’être. La compréhension a son être dans un comprendre64.  » Le comprendre,  Heidegger précise juste après le passage que nous venons de citer que « Stehen und Bleiben sind nur Grenzfälle dieses ausgerichteten “Unterwegs”  » (ibid.). Il s’agit bien de montrer, pour Heidegger, ce qu’il y a de pratique dans le rapport aux choses, bien loin de l’arrêt propre à notre rapport aux choses devant-la-main, sous les yeux, vorhanden. 63  Sein und Zeit, op. cit., p. 84. 64  Ibid., p. 85 : « Was besagt aber nun : das, worauf innerweltlich Seiendes zunächst freigegeben ist, muß vorgängig erschlossen sein ? Zum Sein des Daseins gehört Seinsverständnis. Verständnis hat sein Sein in einem Verstehen. »

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c’est-à-dire l’annonce de la dimension herméneutique de l’existence humaine. Cette dimension herméneutique est introduite à partir d’un questionnement portant sur l’a prioricité du Dasein, ou encore portant sur la « condition de possibilité » (Bedingung der Möglichkeit), comme dit Heidegger, de la Zuhandenheit65, dans un vocabulaire explicitement transcendantal. Il fait encore, plus loin dans le même §18, cette remarque importante (qu’il met d’ailleurs, à ce titre, en italiques) : « Das Dasein ist in seiner Vertrautheit mit der Bedeutsamkeit die ontische Bedingung der Möglichkeit der Entdeckbarkeit von Seiendem, das in der Seinsart der Bewandtnis (Zuhandenheit) in einer Welt begegnet und sich so in seinem An-sich bekunden kann (le Dasein est, en sa familiarité avec la significativité, la condition ontique de possibilité de la découvrabilité de l’étant qui fait encontre dans un monde sur le mode d’être de la tournure (être-en-main) et peut ainsi s’annoncer en son en-soi)66. » « Condition de possibilité », mais « ontique », et non pas ontologique. Le niveau ontique est plus superficiel que le niveau ontologique. Pourquoi le Dasein est-il seulement, à ce moment de l’analyse du moins, condition de possibilité seulement « ontique » ? que lui manque-t-il ? Gardons ce problème pour l’élucider un peu plus tard. Il est clair que l’expression « Bedingung der Möglichkeit », kantienne, est utilisée dès les analyses de la mondanéité quotidienne, parce qu’il faut bien, déjà, que le phénomène soit légitimé par une norme qui le laisse apparaître de telle ou telle façon. Et Heidegger d’ajouter ce qui tend aussitôt vers le cœur de l’herméneutique : « Le Dasein est, en tant que tel, toujours celui-ci ou celui-là ; avec son être est toujours déjà essentiellement découvert un contexte d’étant en-main (Dasein ist als solches je dieses, mit seinem Sein ist wesenhaft schon ein Zusammenhang von Zuhandenem entdeckt)67.  » Le Dasein précède le contexte (Zusammenhang), la complexion d’étants en tel lieu et à tel moment, dans telle situation. Pour qu’il y ait un contexte, il faut un Dasein. Ce n’est donc pas le contexte qui fonde la phénoménalité des outils, du moins à ce qu’il semble ici. Le Dasein anticipe toujours sur le contexte, et c’est parce qu’il est toujours en avance sur le contexte que le clignotant droit aura une signification précise, au sein de la significativité (Bedeutsamkeit) de la tournure des outils. Si je comprends (mot essentiel ici) le clignotant droit dans le cas où je suis passager, c’est-à-­ dire s’il s’inscrit dans un horizon de sens très précis, par exemple quand la voiture s’engage dans le rond-point et que le clignotant prévient les autres voitures que l’on s’apprête à en sortir – si le Dasein comprend instantanément la situation, c’est qu’il l’a déjà comprise avant même qu’elle advienne. Je pré-vois le clignotant avant qu’il ne clignote, cela a du sens qu’il clignote dans cette situation-là, et le Dasein est non seulement préparé à voir le clignotant, mais en plus il le voit déjà à l’avance, la nécessité de tourner à droite se faisant sentir alors même que je ne suis pas le conducteur. L’outil apparaît toujours de cette façon. J’ai l’outil en-main avant de l’avoir réellement en-main. Je sais déjà utiliser un marteau, et je l’ai déjà en-main avant de le prendre réellement – je fais déjà le geste avant qu’il soit fait. Là est la  Ibid.  Ibid., p. 87. 67  Ibid. 65 66

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progression herméneutique de la praxiologie, une progression vers le Dasein comme fondement, un Dasein anticipateur. Mais si le Dasein anticipe le contexte, ne faut-il pas pour cela qu’il soit en fait toujours déjà à un contexte, contexte pré-situationnel pour ainsi dire, avant l’événement en tant que tel, mais qui ne dépend pas du Dasein ? après tout, le Dasein ne décide pas qu’un clignotant droit signifie que la voiture s’apprête à se diriger vers la droite… Autrement dit, s’il s’ouvre à ce contexte, il est aussi bien ouvert par ce contexte en tant qu’il lui répond, en tant qu’il le pratique comme tous les autres (les « on » !), dans le même contexte. Ce qui reconduit à l’infondation des renvois, en tant que le Dasein ouvre le contexte tout en étant ouvert par lui, dans une tension praxiologico-transcendantale insoluble. Cette tension se présente ainsi : d’un côté la praxiologie empêche le transcendantal, puisque toujours la signification apparaît en contexte, dans l'usage de la situation, et donc, puisque toujours le renvoi renvoie à autre chose, sans arrêt, sans fondement – ce que nous appelions « infondation » ; d’un autre côté la praxiologie l’appelle, puisque la description trouve son fondement dans celui pour qui la tournure est tournure, pour qui le signe est signe, pour qui l’outil est outil – le Dasein. La praxiologie est ainsi scindée, traversée par une double postulation – celle de la seule praxis qui trouve dans l’usage et ses contextes la seule norme de l’étant, et celle du Dasein comme a priori, qui prétend lui aussi, en tant que fondement, au titre de norme pour la praxis – ce qui n’est pas, d’ailleurs, sans risque : au sein d’un usage où le fondement est sans cesse ajourné, le monde d’une certaine manière décide des orientations et des « prises » du Dasein sur lui ; mais si c’est bien au Dasein qu’aboutissent toutes les tournures, alors le risque est de retomber dans un subjectivisme transcendantal, où les conditions de possibilité de la phénoménalité doivent être trouvées dans le seul sujet, quand bien même il serait « au-monde »68. Un passage du §24 sur la spatialité du monde se défend du subjectivisme : Pas plus que l’espace n’est dans le sujet, pas plus le monde n’est dans l’espace. L’espace est bien plutôt « dans » le monde pour autant que l’être-au-monde constitutif du Dasein a ouvert de l’espace. L’espace ne se trouve pas dans le sujet, et celui-ci ne considère pas davantage le monde « comme si » celui-ci était dans un espace – c’est au contraire le « sujet » ontologiquement bien compris, le Dasein qui est spatial, et c’est parce que le Dasein est spatial de la manière qu’on a décrite que l’espace se montre comme a priori. Ce titre ne

 La fin du §23 semble choisir clairement la seconde solution, à propos des conditions de possibilité de l’orientation du Dasein dans l’espace, et plus largement des conditions de possibilité d’un espace dans le monde environnant (ibid., p. 110) : « Allerdings liegt Kant auch nicht an einer thematischen Interpretation der Orientierung. Er will lediglich zeigen, daß jede Orientierung eines “subjektiven Prinzips” bedarf. “Subjektiv” wird aber hier bedeuten wollen : a priori. Das Apriori der Ausgerichtetheit auf rechts und links gründet jedoch im “subjektiven” Apriori des In-der-Welt-­ seins, das mit einer vorgängig auf ein weltloses Subjekt beschränkten Bestimmtheit nichts zu tun hat. » A priori subjectif de l’être-au-monde – tel semble être le véritable a priori que vise Heidegger au sein de l’analyse de la mondanéité du monde. « Subjectif », donc, mais « qui n’a rien à voir avec une déterminité d’emblée restreinte à un sujet sans monde », donc rien à voir avec un sujet transcendantal qui viendrait avant le monde. Il n’empêche que le Dasein, fût-il « au-monde », reste – dans le vocabulaire de Heidegger – un sujet, et transcendantal qui plus est.

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

signifie pas quelque chose comme l’appartenance préalable à un sujet de prime abord encore sans monde qui pro-jetterait un espace69.

Passage qui devient nécessaire après les considérations que l’on vient de faire : la mondanéité doit trouver un fondement, un a priori, et le Dasein est déjà, au cœur des analyses de la quotidienneté (où le questionnement n’est pas encore explicitement transcendantal), un a priori. En ce sens, il est bien une instance dont dépend la spatialité de l’espace, que Heidegger appelle bien « sujet », mais en tant qu’il est « ontologiquement bien compris », c’est-à-dire au sens où le monde est toujours déjà donné à lui, où il n’est jamais sans monde. Déjà, au cœur de l’analyse de la mondanéité du monde, la question est orientée vers le sujet comme fondement, et clairement Heidegger refuse un «  sujet transcendantal = x  », impersonnel, tout comme le refusait Scheler, on le verra. « Sujet » est d’ailleurs entre guillemets, ce qui est d’une grande importance – comme si l’usage du mot était presque parodique, en tout cas ironique, ce qu’atteste l’affirmation finale, selon laquelle s’il y a espace, c’est qu’il y a Dasein, mais un Dasein dont le monde est l’être même, c’est-à-dire qui est toujours déjà projeté vers un monde. Il n’est en tout cas pas un « sujet transcendantal », puisque Heidegger reproche à Kant d’avoir appelé « sujet transcendantal » une instance fondamentalement coupée du monde, une substance à laquelle le monde viendrait dans un second temps, ce qui (on le verra) est hautement contestable. Pourquoi cependant Heidegger maintient-il le terme de « sujet » en tant qu’il est « ontologiquement bien compris » ? Si le Dasein demeure un « sujet », c’est parce que la tâche de Heidegger est fondationnelle, et que le Dasein est candidat pour le fondement. Autrement dit, là où il y a un « sujet » il y a un fondement possible, une condition de possibilité possible pour la phénoménalité. Mais que serait un tel sujet-fondement qui, loin d’être en-dehors du monde en le conditionnant, lui est ouvert, le fait advenir en étant essentiellement «  au-monde  »  ? Cela ne fait que repousser la tension praxiologico-transcendantale plus loin : cet « être-au-monde », à quel monde est-il  ? au monde des outils, à l’Umwelt. Et qui, dans ce monde, est-il ? où est l’individualité de celui qui comprend que la voiture sur sa droite va tourner à droite en comprenant le clignotant droit (c’est tout de même l’exemple de l’être-au-monde que Heidegger donne dans ces pages !) ? Ce Dasein est-il ce sujet ontologiquement bien compris, bien identifiable et isolé ? qui pratique les outils, et plus largement à qui renvoie cette pratique ? Qui est le « sujet ontologiquement bien compris » ? Il s’agit désormais de répondre à cette question.

 Ibid., p.  111  : «  Der Raum ist weder im Subjekt, noch ist die Welt im Raum. Der Raum ist vielmehr “in” der Welt, sofern das für das Dasein konstitutive In-der-Welt-sein Raum erschlossen hat. Der Raum befindet sich nicht im Subjekt, noch betrachtet dieses die Welt, “als ob” sie in einem Raum sei, sondern das ontologisch wohlverstandene “Subjekt”, das Dasein, ist räumlich. Und weil das Dasein in der beschriebenen Weise räumlich ist, zeigt sich der Raum als Apriori. Dieser Titel besagt nicht so etwas wie vorgängige Zugehörigkeit zu einem zunächst noch weltlosen Subjekt, das einen Raum aus sich hinauswirft. »

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La praxis des outils et le « on » : le Dasein disséminé

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La praxis des outils et le « on » : le Dasein disséminé Au moment même où il semble que nous ayons atteint un fondement, un « sujet » conditionnant, Heidegger renverse la tendance, pour ainsi dire, en s’attardant sur le point suivant : un tel Dasein, qui fonde l’ustensilité de l’outil, la significativité du signe, bref la mondanéité du monde – un tel Dasein qui a en-main les outils, qui sont dans l’horizon, toujours, d’une telle significativité, n’est pas authentique. Autrement dit, à ce niveau de l’analyse, le prisme transcendantal ne relève pas d’un plan originaire. Relisons tel passage du §27, et approfondissons l’interprétation qu’on en donnait pour introduire à notre lecture d’Être et temps : C’est [la publicité] qui de prime abord règle (regelt) toute explicitation du monde et du Dasein, et qui s’arroge tous les droits (und behält in allem Recht). Et s’il en va ainsi, ce n’est pas sur la base d’un rapport d’être insigne et primaire aux « choses », pas parce que la publicité dispose d’une translucidité expressément appropriée du Dasein, mais bien parce qu’elle ne va pas « au fond des choses mêmes » (sondern auf Grund des Nichteingehens « auf die Sachen »), parce qu’elle est insensible à l’égard de toutes les différences de niveau et d’authenticité. La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous70.

Ce qui signifie que la praxiologie a décrit, pour l’instant, un Dasein qui ne va pas « auf die Sachen selbst », comme le dit presque le texte qu’on vient de citer. Ce qui fait le cœur de ce que nous avons appelé la réforme praxiologique de l’intentionnalité n’est en fait qu’une modalité de l’existence qui manque les « choses mêmes », dans leur fond (Grund). Pratiquer le monde, c’est être à des choses ressemblantes, égales, des familiarités totales qui n’ont besoin d’aucune question, d’aucune pensée, pour être en-main, pour être menées à leur terme pratique. Sans distance par rapport aux outils, je suis ordinairement sans pensée, quand je marche dans la rue en évitant les voitures, quand je croise des visages, quand j’ouvre ma porte d’entrée et que je m’oriente vers la cuisine, etc., je suis aux outils, absorbé par eux, projeté sans reste, et je ne suis pas « aux choses mêmes ». Mais ce n’est pas les outils en tant que tels qui me « dirigent », mais c’est l’Öffentlichkeit, la publicité au sens le plus ordinaire et au sens plus large de l’espace public, le lieu des échanges ordinaires, c’est elle qui « règle » tout mon rapport au monde. Le « on » se confond avec un tel espace public, il y est absorbé, mais plus important encore, il devient le transcendantal en tant qu’il est lui-même un tel espace public, s’y confondant au sens strict : il « règle » (regelt) le sujet au monde. Heidegger utilise également l’expression  : «  …und behält in allem Recht ». L’expression est en effet idiomatique (« avoir le dernier mot »), mais il faut ici entendre le mot « Recht » dans toute sa force, d’autant plus qu’il suit le verbe «  regeln  ». Le «  droit  », la règle d’après laquelle je suis au monde, la  Ibid., p. 127 : « [Die Öffentlichkeit] regelt zunächst alle Welt- und Daseinsauslegung und behält in allem Recht. Und das nicht auf Grund eines ausgezeichneten und primären Seinsverhältnisses zu den “Dingen”, nicht weil sie über eine ausdrücklich zugeeignete Durchsichtigkeit des Daseins verfügt, sondern auf Grund des Nichteingehens “auf die Sachen”, weil sie unempfindlich ist gegen alle Unterschiede des Niveaus und der Echtheit. Die Öffentlichkeit verdunkelt alles und gibt das so Verdeckte als das Bekannte und jedem Zugängliche aus. »

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

juridiction transcendantale qui conditionne ma présence à ce monde, c’est la normativité sociale qui m’entoure et qui, depuis les lieux institutionnels jusqu’à la cellule familiale, s’empare des sujets et les gouverne. Le vocabulaire juridique, comme chez Kant, est ici transcendantal. Ce qui conditionne le fait que je pratique le marteau, c’est qu’on pratique le marteau. Autrement dit – on retombe dans l’alternative qui ne cesse de tarauder notre analyse praxiologique de Sein und Zeit : soit le fondement est le contexte, soit c’est le Dasein – et alors qu’on croit s’orienter vers le Dasein comme «  sujet ontologiquement bien compris  », on retourne en fait au contexte avec l’Öffentlichkeit. Car l’être-au-monde qu’il est, à ce moment du traité, est à l’Umwelt, c’est-à-dire aux outils – c’est-à-dire, sur le plan subjectif (mais cela a-t-il encore du sens de parler en ces termes ?) qu’il est aux autres, c’est-à-dire qu’il est « on ». Quand je comprends le clignotant droit, ce qu’il implique, c’est « on » qui comprend, c’est-à-dire l’être-au-monde-environnant. Autrement dit, quand Heidegger dit que le but des renvois est le Dasein, ce qu’il faut comprendre par Dasein, c’est un « on » parmi d’autres, comme les autres, pris par la même normativité sociale que les autres. D’ailleurs, Heidegger dit dans le même passage qu’on vient de citer que ce fondement est fondement précisément parce qu’il n’est pas le bon : c’est un prisme social, celui de la culture moderne sans doute pour une large part américanisée (mais cela, Heidegger ne le dit pas encore…), qui obscurcit les choses pour les aplanir, les niveler, les mettre à la portée de toutes les actions que nous faisons dans tous les contextes propres à cette culture, sans qu’il y ait de surprise ou de mystère. Tout est « bien connu » – cela veut dire que le contexte culturel qui est le nôtre ramène toute chose dans l’orbe du familier, de ce dont on peut se préoccuper. La problématique du fondement s’en trouve bouleversée : « Weil das Man jedoch alles Urteilen und Entscheiden vorgibt…71 » Les jugements que le Dasein formule sur le monde sont réglés non pas par une sphère des valeurs ou par les structures du Dasein, mais par un contexte social qui donne une allure aplanie aux choses qu’il perçoit et juge. Cela signifie qu’il y a un fonds de jugements disponibles, les préjugés sociaux et culturels, qu’« on » se contente de reprendre. Les « règles » transcendantales sont des règles sociales. L’Öffentlichkeit est une règle. Elle régit le mode de donation quotidien des étants. Autrement dit, il n’y a pas seulement cet horizon de perception qui pulvérise l’intentionnalité hénologique en des objets disséminés, ceux qui sont autour de moi et qui permettent la prise en-main de tel étant, qui n’est plus du tout sous les yeux – cet horizon de perception est permis, réglé et réglementé par le milieu social dans lequel je suis, et où a lieu la tournure des signes dans le système de renvois qui régit à son tour les outils. Nous retombons dans un contextualisme fort, qui prend même, et c’est toute l’orientation du passage, le Dasein comme cible, puisque l’auto-compréhension qu’il peut avoir de lui-même repose à son tour sur une telle règle : il est bien le « on », comme tous les autres. Cela nous éloigne d’autant plus de la problématique d’un « sujet ontologiquement bien compris  » que le Dasein, pris dans le «  on  », est décentré, en perte de lui-même  : « Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. Le “on” qui répond à la question du qui 71

 Ibid.

La praxis des outils et le « on » : le Dasein disséminé

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du Dasein est le personne auquel tout Dasein, dans son être-les-uns-parmi-les-­­ autres, s’est à chaque fois déjà livré (das Man, mit dem sich die Frage nach dem Wer des alltäglichen Daseins beantwortet, ist das Niemand, dem alles Dasein im Untereinandersein sich je schon ausgeliefert hat)72. » D’ailleurs, dans le même §27, il s’en prend aux conceptions (peut-être marxistes) qui maintiendraient un sujet au milieu du « on », et de deux manières : 1) D’abord, il ne s’agit pas d’une communauté de sujets. En effet : « À un “voir” ontico-ontologique non prévenu, il se dévoile comme le “sujet le plus réel” de la quotidienneté (dem unvoreingenommenen ontisch-ontologischen “Sehen” enthüllt es sich als das “realste Subjekt” der Alltäglichkeit)73. » Il y aurait alors des outils, et un sujet réel, subsistant, qui les pratiquerait, et ce sujet serait le résultat de l’être-ensemble qui conditionne la pratique des outils – comme l’écrit Heidegger, « le résultat obtenu après coup de l’être-ensemble-devant-la-main de divers sujets (Resultat des Zusammenvorhandenseins mehre- rer Subjekte) »74. Pour Heidegger, il n’y a pas de sujet social, pour ainsi dire, c’est-à-dire une substance qui trouverait son être par la communauté à laquelle il appartient, qui en serait le résultat. Peut-être pense-t-il à un certain Marx ou à un certain marxisme ici  – pensons à tel passage célèbre de la VIe thèse sur Feuerbach  : «  Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux (Aber das menschliche Wesen ist kein dem einzelnen Individuum inwohnendes Abstraktum. In seiner Wirklichkeit ist es das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse)75. » Hypothèse d’autant plus séduisante que Heidegger parle du « realste Subjekt », entre guillemets, et que Marx parle quant à lui de l’essence de l’homme «  in seiner Wirklichkeit », sans oublier que ce texte est republié, après l’édition et la réécriture d’Engels lui-même en 1888, en 1924. Mais ce ne peut être qu’une conjecture. Il est en tout cas tout à fait clair que c’est à ce type de pensées sociales que s’oppose Heidegger : le « on » est bien social (l’Öffentlichkeit !), mais cette dimension sociale ne produit pas un sujet individuel, permanent. 2) Il ne s’agit pas davantage d’un sujet collectif, d’un super-sujet : « Le “on” n’est pas davantage quelque chose comme un “sujet universel” flottant au-dessus d’une multiplicité de sujets (das Man ist auch nicht so etwas wie ein “allgemeines Subjekt”, das über mehreren schwebt)76.  » Heidegger explicite cette position en soulignant qu’il ne s’agit pas de dépasser l’individu concret pour parvenir à l’espèce puis au genre (Gattung), là-encore vocabulaire qui fait ­beaucoup penser au jeune Marx. Dès lors, on ne peut déceler l’être du « on », et donc du Dasein à ce moment du traité, dans l’être social, c’est-à-dire l’essence de l’homme comme genre. Le « on » n’est pas un genre, parce que « la profon Ibid., p. 128.  Ibid. 74  Ibid. 75  MEGA1, I/1, p. 535. 76  Sein und Zeit, op. cit., p. 128. 72 73

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deur, la netteté de son pouvoir peuvent changer historiquement (Eindringlichkeit und Ausdrücklichkeit seiner Herrschaft können geschichtlich wechseln) », luimême possédant « diverses possibilités de concrétion quant à son existence (verschiedene Möglichkeiten seiner daseinsmäßigen Konkretion) »77. Le « on » ne correspond à aucun genre humain parce qu’il est historiquement variable, les représentations sociales ne restant pas les mêmes, évoluant avec l’histoire des peuples, et dépendant de chacune de ces histoires. Là encore, le sujet transcendantal est destitué, car l’instance qui perçoit et juge, le « on », est une instance historique, variable historiquement, ce que n’est pas le sujet transcendantal78. Nous parlions plus haut, en compagnie de Scheler puis de Heidegger, de la dissémination de l’intentionnalité, cette façon dont la visée se trouve disloquée dans le tout composé des outils qui renvoient les uns aux autres. Il faut ici parler de la dissémination du Dasein, disloqué dans la totalité des « soi » qui composent le « on » dans un même contexte social donné, les « soi » qui consomment, les « soi » qui travaillent, les « soi » qui se promènent, les « soi » qui dialoguent, etc., qui sont en fait des «  on  », anonymes dans leurs similarités extrêmes, voire même dans leur anéantissement, puisque le Dasein est alors «  le personne  » (das Niemand), ce « nom » qui aussitôt prononcé dissémine voire anéantit le sujet dans le « on » : En tant que « on »-même, chaque Dasein est dispersé dans le « on », et il doit commencer par se retrouver (als Man-selbst ist das jeweilige Dasein in das Man zerstreut und muß sich erst finden)79.

La dissémination praxiologique (dont la description commençait déjà avec Scheler) est bien transposée du plan des outils, des étants en-main, au plan du Dasein qui manie les outils. Mais alors qu’on perd le sujet transcendantal, surgit dans le même temps la raison d’être phénoménologique, si l’on peut dire, d’une tâche transcendantale : contrer l’impossibilité d’une hénologie phénoménologique au sein de la praxiologie par l’instauration, pour l’instant en mouvement, d’un point d’unité à partir duquel il sera permis de parler non pas seulement de faculté de penser ou de juger, par exemple, mais également de responsabilité : le Dasein « doit commencer par se retrouver  ». En ce sens, Sein und Zeit est praxiologique jusqu’à ce qu’il cherche – le lieu fondamental à partir duquel le Dasein peut être enfin lui-même. Si nous résumons : 1) d’abord, l’être-au-monde a affaire à un système d’outils, où l’intentionnalité est disséminée : le rapport pratique aux choses les dissémine, et plus je suis à un objet, c’est-à-dire plus je l’ai en-main, et moins c’est à lui en tant qu’individu que j’ai affaire ; c’est même là la condition pour que je puisse avoir en-main

 Ibid., p. 129.  Sur ce problème de l’historicité du sujet transcendantal, voir Dominique Pradelle, Généalogie de la raison. Essai sur l’historicité du sujet transcendantal de Kant à Heidegger, Paris, PUF, 2013. 79  Sein und Zeit, op. cit., p. 129. 77 78

Affectivité et praxiologie : vers l’exigence éthique

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quelque chose – ne pas l’individuer, mais le laisser être à son contexte propre où je suis, comme étant parmi d’autres, inscrit. 2) Se pose alors la question de savoir ce qui fonde l’usage que je fais des outils. Il semble dans un premier temps que ce soit le contexte où je puis avoir prise sur eux, puisque c’est le contexte qui donne sa coloration aux outils, et c’est lui qui décide de l’ustensilité même de tel ou tel outil. Cependant, une seconde orientation paraît s’imposer du même coup : pour qu’il y ait une situation où j’ai tel ou tel outil en main, il faut que je sois en contexte, que je manie les outils dans un contexte qui me préoccupe, et où je comprends (mais ce concept n’est qu’ébauché pour l’instant) la significativité même qui m’entoure. 3) Cependant, ce « je » est disséminé à nouveau dans l’espace social, Öffentlichkeit, en tant que celui qui manie l’outil est le « on ». Le « on » interdit toute perspective transcendantale dans la mesure où il n’y a plus de sujet, mais une ouverture en commun des Dasein aux outils qui prennent leur valeur depuis des normes sociales déterminées, et relatives à tel lieu et telle époque. C’est ici la réponse de Heidegger à la question : qui pratique les outils ?, et à la dissémination de l’intentionnalité répond la dissémination du Dasein, qui n’est personne sinon un « on ». 4) Dès lors, l’orientation pr-axiologique devient primordiale, où il s’agit pour le Dasein de ne pas se disséminer devant la dissémination des outils, de se rassembler, de trouver une unité qu’il perd dans le « on ». Là apparaît en toute lumière la nécessité pr-axiologique du transcendantal, alors qu’auparavant praxiologie et transcendantal semblaient s’opposer dans la tension praxiologico-­ transcendantale. Il faudra naturellement nous demander en quoi cette nouvelle praxiologie est transcendantale. Mais tâchons d’abord de nous demander comment l’exigence axiologique de soi-même apparaît dans Être et temps, au sein même des analyses herméneutiques. Si transcendantalisme de Heidegger il y a (et ce n’est pas du tout certain ici), il se pourrait qu’il soit moral.

Affectivité et praxiologie : vers l’exigence éthique Il s’agit donc, dans Être et temps, d’une tension continue entre praxiologie/infondation et transcendantal/fondement  : quand on pense atteindre un fondement, il est aussitôt mis en déséquilibre. D’abord par le renvoi sempiternel des signes les uns aux autres ; ensuite par le contexte qui met le Dasein en situation ; ensuite par le « on » ; enfin par l’« ouverture » au monde, qu’il faut examiner maintenant. L’ouverture semble un concept qui repose sur l’intentionnalité : je suis au-monde en tant que je m’ouvre à lui, c’est-à-dire que je me dirige vers autre chose que ma seule conscience, ce qui implique quelque chose comme une extraction hors de la conscience elle-même, vers les outils. Notre problématique permet d’approcher une telle ouverture comme un nouveau moyen, conceptuellement plus profond, de penser la possibilité d’une unité de l’outil expérimenté, qui maintiendrait cet outil dans une unité que son maniement met singulièrement à mal. La possibilité, en somme, d’une hénologie.

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Il faut tâcher de donner une définition, en lisant Heidegger, de cette transcendance qui nous « jette » dans le monde de telle sorte qu’on y est toujours de telle ou telle façon. L’être-jeté est le premier brouillage de l’unité qui survient dans l’analyse du §29 sur la Befindlichkeit. Être-jeté (Geworfenheit), comme traduit E. Martineau, est une excellente traduction, car « jeté » a une connotation un peu sombre en français : on jette quelque chose on ne sait pas trop où ni comment, on est jeté quelque part sans savoir bien comment ni pourquoi, on jette les détritus dont on ne sait pas trop quoi faire. C’est bien d’ailleurs un des sens immédiats de « geworfen » : jeter des ordures, être jeté comme un malpropre, etc. Dès lors, l’être-­ jeté ne veut pas du tout dire que je suis, comme dans l’acte intentionnel husserlien, jeté vers tel étant de façon intentionnelle. Jamais du reste Heidegger ne parle ici en termes d’intentionnalité. « Être-jeté » veut dire du Dasein que « le pur “qu’il est” se montre, mais son “d’où” et son “vers où” restent dans l’obscurité (das pure “daß es ist” zeigt sich, das Woher und Wohin bleiben im Dunkel) »80. La facticité est alors recouverte. C’est bien le sens que nous disions de « jeté », « geworfen », qui est en jeu ici. D’où vient le Dasein et où il va, il ne le sait pas – et là encore survient massivement un vocabulaire moral, où la dispersion du Dasein dans le « on » devient l’ignorance dans laquelle il est de sa provenance et de sa destination. Il a tous les outils qu’il faut en main, mais cela le perd à lui-même, ne l’inscrit pas (et Heidegger ne cesse de répéter cela) dans la totalité qui est la sienne en tant que Dasein. Il est à ses affaires, à ses tâches, mais nullement à lui-même comme ouvert. Il n’est personne, comme le disait déjà le §27, là encore avec une teinte axiologique nette – et n’être personne, cela implique qu’il faudrait être quelqu’un. Le vocabulaire intensifie la dimension pr-axiologique : jusqu’alors, les outils sont pratiqués, et c’est cette pratique des étants qui donne à la phénoménologie sa teinte praxiologique ; mais ici, il s’agit pour le Dasein de se ressaisir, ce qui implique une coloration morale évidente, quoique Heidegger n’ait cessé de la contester. Le vocabulaire autour du radical «  antwort  », qui fait signe vers la «  Verantwortung  » (mot qui, à notre connaissance, n’apparaît jamais comme tel dans Sein und Zeit), ne trompe pas – par exemple, dans ce §29, quand on lit, précisément à propos de l’être-jeté  : « L’expression “être-jeté” doit suggérer la facticité de la délégation (der Ausdruck Geworfenheit soll die Faktizität der Überantwortung andeuten)81.  » E.  Martineau traduit « Überantwortung » par « remise », ce qui manque la dimension éthique du mot : « überantworten », c’est déléguer sa responsabilité, dans un allemand plutôt administratif. Cela peut aussi être “placer sous la responsabilité”, mais ce ne peut pas être le sens ici, qui est plutôt que l’être-jeté veut échapper à sa responsabilité, parce qu’il a toujours à s’assumer, à devenir ce qu’il n’est pas encore puisqu’il est jeté. «  Überantwortung  », aux connotations éthiques, inscrit donc le questionnement dans l’horizon de la temporalité : délégation, au sens de remise de responsabilité à plus tard, ajournement. Parce que l’être-jeté brouille les cartes, pour ainsi dire, le Dasein diffère son ressaisissement à plus tard. C’est bien là une tâche pratique. On voit ici une métamorphose étonnante de la pratique : de l’ustensilité, elle passe 80 81

 Ibid., p. 134.  Ibid., p. 135.

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au « devoir » (pris dans un sens lâche, qu’il faudra préciser) de lutter contre la dissémination. Ce n’est plus le Sollen de la sphère des valeurs : c’est un Sollen existentiel, qui regarde le Dasein et l’authenticité possible de son existence. On comprend mieux, dès lors, la formule : « Le “que” de la facticité n’est jamais trouvable dans un intuitionner (das Daß der Faktizität wird in einem Anschauen nie vorfindlich)82. » L’intuition originaire qui donne d’emblée l’objet, avant les diverses strates qui en complexifient la donation, n’a plus lieu d’être, parce que d’emblée le Dasein est au monde, c’est-à-dire disséminé, ajourné. Aux outils, il est disséminé. Dès lors, aucune tentative hénologique et intuitionniste ne peut venir à bout de cette dissémination : ce n’est pas une unité perdue qui est en jeu, c’est une dispersion originaire, qui a lieu dès la première strate de l’expérience des choses. L’être-jeté jette précisément le soupçon sur la possibilité d’unifier un Dasein qui trouve ici son premier ébranlement temporel. Le « que » est toujours à accomplir, au cœur de la facticité, où le Dasein doit trouver un moyen de se maintenir tout en restant bel et bien factice – donc, non pas, mais il faudra y revenir, en pratiquant une réduction qui le reconduirait aux lois d’essence, dont la première, la donation intuitive originaire. Il s’agit pour lui de se maintenir au cœur de la dissémination, alors que sa tendance naturelle est de se laisser aller à cette dissémination, d’ajourner sa responsabilité. Mais Heidegger refuse, au cœur d’une analyse de l’affectivité (Befindlichkeit), une localisation subjective de cette affectivité, qui, en tant que Stimmung, est bien plutôt un mode fondamental de l’ouverture du Dasein – ou, pour le dire simplement, une condition de possibilité qui précède de beaucoup le sujet. Avant de prendre telle ou telle position judicative, avant même de jeter un œil sur tel étant (ou plutôt, de prendre en-main tel outil !), je suis déjà disposé envers lui, je suis pré-orienté. C’est pourquoi « Befindlichkeit », plus qu’« affectivité », veut bien plutôt dire : disposition affective, le fait d’être toujours ouvert aux choses et à moi-même selon telle ou telle humeur, telle tonalité affective. À première vue, on pourrait croire que Heidegger va contre Kant, mais au profit d’une nouvelle subjectivation : ce qui est transcendantal, ce ne sont pas seulement les facultés de l’entendement, mais c’est aussi tout ce qui accompagne leur exercice, les passions de l’âme. Ce serait juste, si justement ce sujet n’était pas profondément et originairement ouverture au monde. Heidegger le dit fort clairement, au même §29 : L’affection est si peu réfléchie qu’elle tombe justement sur le Dasein tandis qu’il est adonné et livré sans réfléchir au «  monde » dont il se préoccupe. La tonalité tombe sur… . Elle ne vient ni de l’« extérieur », ni de l’« intérieur », mais, en tant que guise de l’être-au-monde, elle monte de celui-ci même. Or, avec cette détermination, nous sommes en mesure de dépasser une simple délimitation négative de l’affection par rapport à la saisie réflexive de l’« intérieur » et d’accéder à un aperçu positif dans son caractère d’ouverture. La tonalité a à chaque fois déjà ouvert l’être-au-monde en tant que totalité, et c’est elle qui permet pour la première fois de se tourner vers83…  Sein und Zeit, op. cit., p. 135.  Ibid., p. 136–137 : « Die Befindlichkeit ist so wenig reflektiert, daß sie das Dasein gerade im reflexionslosen Hin- und Ausgegebensein an die besorgte “Welt” überfällt. Die Stimmung überfällt. Sie kommt weder von “Außen” noch von “Innen”, sondern steigt als Weise des In-der-Welt-­ seins aus diesem selbst auf. Damit aber kommen wir über eine negative Abgrenzung der 82 83

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C’est ici la poursuite, par d’autres moyens, de la lutte de la phénoménologie contre le psychologisme. Le cours de 1934/35 sur les Hymnes de Hölderlin radicalisera et mettra au premier plan cette doctrine des Stimmungen assaillantes, qui «  überfallen », qui (littéralement) tombent sur le Dasein – ce à quoi il faut ajouter que la tonalité n’est justement pas « un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite mystérieusement pour colorer les choses et les personnes (ist selbst kein Zustand drinnen, der dann auf rätselhafte Weise hinausgelangt und auf die Dinge und Personen abfärbt) »84. Où nous retrouvons à la suite de Husserl et surtout de Scheler, l’a priori matériel, où la tonalité, loin d’être seconde, est bien a priori, a priori de toute perception et de tout jugement, non pas dans le sujet, mais dans le lieu de l’ouverture même – Husserl dirait : au sein de l’acte intentionnel lui-même, au niveau corrélationnel. C’est parfaitement net un peu plus loin dans le §29, où on lit qu’il n’y aurait nulle affection sensible «  wenn nicht befindliches In-der-Welt-sein sich schon angewiesen hätte auf eine durch Stimmungen vorgezeichnete Angänglichkeit durch das innerweltlich Seiende (si l’être-au-monde affecté n’était pas déjà tributaire d’une abordabilité, prédessinée par les tonalités, à travers l’étant intra-mondain) »85. Cette phrase tortueuse est pourtant très éloquente : 1 ) tout d’abord, l’être-au-monde est qualifié d’ « affecté » ; 2) il est dans telle disposition affective, il est triste, dans telle nuance de tristesse ; 3) cependant, cette tristesse est « tributaire », « dépendante » (angewiesen), « déjà » (schon), c’est-à-dire à l’avance, avant même qu’elle touche le sujet, d’un mode d’aborder les choses, d’une ouverture aux choses, que les tonalités rendent à leur tour possible, mais sur la base de l’étant lui-même. Nous sommes alors dans un cercle ; 4) mais plus profondément, c’est l’étant lui-même qui m’ouvre ainsi : « durch das innerweltlich Seiende  », le «  durch  » répondant en le fondant davantage au « durch » de « durch Stimmungen »… L’ouverture est « durch Stimmungen » parce qu’elle est d’abord « durch das Seiende ». Clairement, le passage de l’a priori depuis le sujet jusqu’à l’étant lui-même est une reprise de l’a priori matériel husserlien, où la donation est possibilisée, pour ainsi dire, par la structure de l’objet lui-même. Le matériel, c’est ici la Stimmung, cette affectivité qui possibilise la donation des choses dans le monde. Nulle ­perception sans tonalité qui la précède, qui l’accompagne. Cette tonalité est ainsi non seulement une condition de possibilité, a priori donc, de tout rapport à quelque chose, mais elle est également, et de façon plus importante, une condition de possibilité du rapport à soi-même – puisque l’ouverture peut être comprise en deux sens, ouverture aux choses du monde, et ouverture à soi-même. Autrement dit, la dimension éthique est exceptionnellement importante pour comprendre la radicalisation Befindlichkeit gegen das reflektierende Erfassen des “Innern” zu einer positiven Einsicht in ihren Erschließungscharakter. Die Stimmung hat je schon das In- der-Welt-sein als Ganzes erschlossen und macht ein Sichrichten auf... allererst möglich. » 84  Ibid., p. 137. 85  Ibid. Nous reprenons « abordabilité » et « prédessinée » à E. Martineau.

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heideggérienne du travail de désubjectivation qui était déjà à l’œuvre chez Husserl, au moins dans les Recherches logiques : l’éthique, je n’en décide pas. Le devoir, il tombe sur moi, et je dois y (en) répondre. L’a priori est ainsi autant matériel qu’éthique, chez Heidegger, après Scheler. Heidegger radicalise le renversement anti-copernicien à l’aide du vocabulaire de la responsabilité (même si le mot « Verantwortung » n’apparaît pas littéralement, tous ses dérivés sont présents, ce qui est une étrange situation : il manque le mot central, mais tous les mots périphériques qui renvoient à lui sont là ; ils sont bien entendu plus que des indices). Le Dasein et les choses du monde sont toujours autant disséminés, mais le geste philosophique central est accompli  : l’a priori affectif, pour ainsi dire, n’est pas dans le « sujet », mais est bien un a priori. Voici, grâce à une première étape de l’éthicisation du transcendantal, le renversement du kantisme qui commence : le Dasein est pris, dans la dissémination qui est la sienne, par un devoir remis à plus tard (car l’affectivité est seulement un premier moment dans l’analyse), devoir de s’unifier au sein de la quotidienneté qui dissémine. En fait, toute la description de l’Umweltigkeit appelait une telle dimension morale : s’il y a dissémination sur le plan des choses (le renvoi des outils en contexte) et sur le plan du Dasein (le renvoi de soi aux autres, c’est-à-dire le « on »), alors il doit y avoir une unification possible de l’un et de l’autre. L’unité devient une tâche. La tonalité lui permet de fuir, mais en même temps exhibe la nécessité de cette tâche. La quête vers le fondement devient éthique.

Comprendre et transcendantal: l’exigence éthique Le Dasein est-il transcendantalement un être affectif ? est-ce exclusivement sur le fondement de ses affections qu’il perçoit et juge ? Assurément, nous aurions la description d’une existence partielle, purement émotionnelle, quelque chose comme un sujet transcendantal émotionnel. Or, tout aussi originairement qu’un être affectif, le Dasein est un être compréhensif. Et cette compréhension qui lui est propre risque fort de mettre à mal la thèse d’un sujet transcendantal, fût-il « ontologiquement bien compris ». Nous avons déjà rencontré l’existential « comprendre », lorsqu’on lisait, au §18, ce passage : « Le Dasein est, en tant que tel, toujours celui-ci ou celui-là ; avec son être est toujours déjà essentiellement découvert un contexte d’étant en-main (Dasein ist als solches je dieses, mit seinem Sein ist wesenhaft schon ein Zusammenhang von Zuhandenem entdeckt)86. » Il s’agissait alors d’expliciter la « condition de possibilité » de l’ustensilité. Or nous venons de voir qu’un tel a priori doit bien plutôt être trouvé dans l’affectivité. Il faut donc qu’il y ait co-originarité des deux existentiaux. Cette co-originarité veut dire  : il n’y a de monde, même seulement d’outils, que pour le Dasein, un monde ne s’ouvre à lui que dans l’horizon de l’affectivité et du comprendre. De même que le Dasein anticipe affectivement tout ce qu’il perçoit par 86

 Sein und Zeit, op. cit., p. 87.

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exemple – la couleur du mur de la salle de classe ne se donne pas indépendamment de la disposition affective où je suis –, de même il anticipe ce qu’il perçoit par le comprendre. C’est d’ailleurs le comprendre qui (pour ainsi dire) incarne l’ouverture, comme on le lit au §31 : « Dans l’en-vue-de-quoi, l’être-au-monde existant est comme tel ouvert, et c’est cette ouverture qui a été nommée le comprendre (im Worumwillen ist das existierende In-der-Welt-sein als solches erschlossen, welche Erschlossenheit Verstehen genannt wurde)87.  » Le renvoi est ici au §18, où le Worumwillen explicitait la façon dont, au sein du monde d’outils, le Dasein laisse de l’étant en-main faire encontre, et comment la tournure des outils renvoie à lui : il est en vue des outils, et le « vers » qui lui est propre (vers les outils) exige un « où » qui est le Dasein lui-même, en tant qu’il a déjà, au sein de la tournure d’outils, une pré-compréhension de lui-même, en tant qu’il est déjà une personne, avant même toute authenticité88. Qu’est-ce à dire ? 1) d’une part, la familiarité du Dasein avec le monde qu’il rencontre devient cruciale, avec toutes sortes de contextes qui donnent les situations et qui placent les outils dans leur système particulier. Le Dasein comprend ce contexte au sens où il ne le découvre jamais pour la première fois, au sens où c’est toujours à partir d’une certaine familiarité (qui n’empêche nullement la surprise, bien au contraire) qu’il pratique les choses. Ce tableau noir, je sais à quoi il sert, et au moment d’écrire sur lui j’ai déjà compris, longtemps à l’avance, les possibilités qui vont avec le contexte où il s’inscrit. On trouverait peu de contre-exemples, parmi les objets quotidiens, de ce constat phénoménologique. Cependant, nous le savons, c’est moins le Dasein comme personne qui pratique les outils que le « on ». 2) D’autre part, la nécessité, pour que cela ait lieu, que le Dasein se soit déjà compris lui-même, qu’il parvienne à surmonter le « on » qui l’aliène. Le passage que nous commentions plus haut du §18, qui fait du Dasein la condition de possibilité du contexte d’étants en-main, et ce qui précède ce passage, tout cela dit clairement que c’est sur la base d’une saisie compréhensive du Dasein par lui-­ même qu’est possible la donation d’étants en-main. Autrement dit, on retrouve au §31, avec l’existential « comprendre », le combat que nous essayons d’expliciter dans notre interprétation, entre un contextualisme praxiologique et un questionnement transcendantal orienté vers le Dasein comme fondement. Cette vibration est résumée par la célèbre formule du §31 : « Dasein ist Seiendes, dem es als In-der-Welt-sein um es selbst geht (« le Dasein est l’étant pour lequel il y va, en tant qu’être-au-monde, de lui-même »)89. »

 Ibid., p. 143.  Ibid., p. 86. 89  Ibid., p. 143. On trouve, dans Poul Lübcke, « Die Zweideutigkeit der “Daseins-formel” beim jungen Heidegger », Danish yearbook of Philosophy, vol. 18, 1981, p. 99–101, la recension de tous les passages d’Être et temps où l’on retrouve l’essentiel de cette formule : Sein und Zeit, op. cit., p. 12, 41–42, 52–53, 72, 84, 133, 141, 143, 153, 179, 181, 191, 192, 228, 231, 223, 235, 263, 285, 297,313, 322, 333, 406. 87 88

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Là est toute la tension qui habite le concept de « Worumwillen » : l’en-vue-de-­ quoi de l’ouverture, c’est tout de même les étants, les outils que j’ai en-main, et qui appartiennent à un système particulier de signes. Mais c’est aussi le Dasein lui-­ même, en tant qu’il est le point central du système, le lieu de départ et d’arrivée de la significativité (Bedeutsamkeit), le point d’arrêt des renvois. Cette dernière phrase que nous citions désigne par elle-même cette problématique : le Dasein est tourné, d’une certaine manière, vers lui-même, mais ce «  lui-même  » est l’  «  être-au-­ monde », c’est-à-dire un être toujours déjà auprès du monde. Autrement dit, il se tourne vers lui-même et ainsi s’ouvre d’autant plus au monde auprès duquel il est. Du coup, ce lieu est-il un lieu  ? avons-nous seulement là la promesse d’un lieu stable, où un fondement serait possible ? Le comprendre, existential qui fonde le Dasein là où la Befindlichkeit le fait aussi mais sur le mode de l’ajournement, de l’esquive, pourrait du même coup donner accès à un tel lieu qui surmonterait l’emprise du « on » sur la personne. Mais non pas, puisque le comprendre est tourné vers l’avenir  ! dès lors, tout comme avec la Befindlichkeit, le lieu transcendantal est ajourné, remis à plus tard, puisqu’il est toujours à faire. On peut alors définir le concept d’existential, en tant qu’il s’oppose au transcendantal : si le comprendre est un existential, et non pas un transcendantal, c’est qu’il ne fixe rien, au contraire : alors même qu’il renvoie, plus encore que l’affectivité, au Dasein, c’est pour le projeter plus encore, et le décentrer davantage : il devient essentiellement fuite (en un sens non péjoratif) vers ses possibilités. Là encore la promesse d’un fondement transcendantal, au moment où il semble véritablement s’imposer, est aussitôt contrariée par un contre-phénomène, proprement existential : « Das im Verstehen als Existenzial Gekonnte ist kein Was, sondern das Sein als Existieren (ce qui est connu dans le comprendre en tant qu’existential n’a rien d’un “quelque chose”, mais c’est l’être en tant qu’exister) »90, c’est-à-dire le « Seinkönnen », le pouvoir-être que le Dasein est à chaque fois91. Le « pouvoir » fait signe vers la définition kantienne de la connaissance transcendantale  : «  Ich nenne alle Erkenntniß transscendental, die sich nicht sowohl mit Gegenständen, sondern mit unserer Erkenntnißart von Gegenständen, so fern diese a priori möglich sein soll, überhaupt beschäftigt92.  » La possibilisation est non plus celle de la connaissance des objets en tant qu’elle doit être possible a priori, mais elle est celle du Dasein lui-même, en tant qu’il doit pouvoir être à lui-même de façon a priori, lui dont l’identité est compromise par le « on ». Il s’agit non pas de donner leur légitimité transcendantale aux jugements a priori, mais de penser un Dasein qui serait libre de toute détermination ontique, qui serait capable d’être pleinement lui-même au monde. Un passage, plus loin dans le même §31, fait le lien entre la possibilité propre à la connaissance transcendantale et celle dont il est question avec le Seinkönnen, le pouvoir-être :  Ibid.  De nombreuses études ont porté sur ce thème tout à fait central dans le traité de 1927. On en trouve la bibliographie, ainsi qu’une interprétation renouvelée à partir de Husserl, dans Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, Paris, PUF, 2016. 92  Ak. III, p. 43 (A 11-12/B 25). 90 91

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En tant que pouvoir-être, l’être-à est à chaque fois pouvoir-être-au-monde. Celui-ci n’est pas seulement ouvert, en tant que monde, comme significativité possible, mais encore la libération de l’étant intramondain lui-même libère cet étant vers ses possibilités. L’en-main est comme tel découvert dans son utilité, son employabilité, son importunité. La totalité de tournure se dévoile comme le tout catégorial d’une possibilité de complexion d’étant en-main. Même l’« unité » du devant-la-main en sa diversité, la nature, ne devient découvrable que sur la base de l’ouverture d’une possibilité à elle propre. Est-ce un hasard si la question de l’être de la nature vise les « conditions de sa possibilité » ? Or où un tel questionnement se fonde-t-il ? Face à lui, une autre question ne peut pas ne pas s’élever : pour-­ quoi (warum) l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein est-il compris en son être lorsqu’il est ouvert vers ses conditions de possibilité ? Cette compréhension, Kant la présuppose peut-être à bon droit. Cependant, ce présupposé même ne saurait, à tout le moins, rester sans légitimation93.

Tout d’abord, on remarque que le Seinkönnen, pouvoir-être, devient « Sein-können-­ in-der-Welt », pouvoir-être-dans-le-monde. Autrement dit, si la possibilité diffère la présence même de ce qu’il y a à faire, elle n’en est pas moins instauratrice de l’ouverture même du Dasein. Il y va alors d’une «  libération  » (Freigabe) de l’étant intramondain, c’est-à-dire l’outil, par exemple, qui sort de la seule prise en-main pour entrer dans une thématisation (catégoriale !) en tant qu’outil : non plus l’outil en-vue-de…, mais l’outil en tant que c’est un outil, son essence d’outil  : « Dienlichkeit, Verwendbarkeit, Abträglichkeit… », ce que la pré-réduction évanescente (au moyen de l’outil qui dysfonctionne) échouait à faire. Le Dasein comprend qu’il a affaire à des outils, il sait que ce sont des outils – ou plutôt, il a la possibilité de comprendre cela, et c’est fondateur pour libérer l’étant lui-même en tant qu’outil. L’étant n’est plus seulement pris comme outil dans la dissémination intentionnelle qu’on a décrite, mais il repose sur une unité antérieure qui peut le rendre apparent comme outil. Un pas en retrait est nettement accompli par rapport à la pratique quotidienne de cet outil. Le Dasein est alors essentiellement possibilité au sens où devant les choix qui s’offrent à lui, par exemple prendre en-main le marteau pour monter une armoire, il a déjà choisi avant même de se décider : le contexte, la situation, les autres, tout cela l’incline pour ainsi dire à monter l’armoire, c’est-à-dire notamment à prendre en-main le marteau pour se mettre au travail. «  Il faut s’y mettre », dit-on. C’est bien qu’on a déjà choisi. Mais la possibilité que nous évoquons est plus fondamentale : c’est la conscience (en un sens encore très général) de ce que je manie un outil, non pas au moment où je le manie, car là je dois être à 93  Sein und Zeit, op. cit., p. 144–145 : « Als Seinkönnen ist das In-Sein je Sein-können-in-der-Welt. Diese ist nicht nur qua Welt als mögliche Bedeutsamkeit erschlossen, sondern die Freigabe des Innerweltlichen selbst gibt dieses Seiende frei auf seine Möglichkeiten. Das Zuhandene ist als solches entdeckt in seiner Dienlichkeit, Verwendbarkeit, Abträglichkeit. Die Bewandtnisganzheit enthüllt sich als das kategoriale Ganze einer Möglichkeit des Zusammenhangs von Zuhandenem. Aber auch die “Einheit” des mannigfaltigen Vorhandenen, die Natur, wird nur entdeckbar auf dem Grunde der Erschlossenheit einer Möglichkeit ihrer. Ist es Zufall, daß die Frage nach dem Sein von Natur auf die “Bedingungen ihrer Möglichkeit” zielt? Worin gründet solches Fragen? Ihm selbst gegenüber kann die Frage nicht ausbleiben : warum ist nichtdaseinsmäßiges Seiendes in seinem Sein verstanden, wenn es auf die Bedingungen seiner Möglichkeit hin erschlossen wird ? Kant setzt dergleichen vielleicht mit Recht voraus. Aber diese Voraussetzung selbst kann am allerwenigsten in ihrem Recht unausgewiesen bleiben. »

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l’outil, mais tout le temps, d’une certaine manière, au sens où j’ai un rapport à mon existence beaucoup plus complexe que le seul maniement des choses qui m’entourent et dont j’ai besoin. Non seulement je sais à l’avance les possibilités du marteau, dans différents contextes, et cela précède l’usage que je peux en faire, mais en outre, j’ai la possibilité de penser tout cela qui a lieu dans le monde d’outils, la possibilité de méditer cela. Je peux avoir conscience que je suis à des outils. Dès lors s’impose une « analytique » : « La totalité de tournure se dévoile comme le tout catégorial d’une possibilité de complexion d’étant en-main. » La catégorialité fait son entrée, non pas dans le cadre d’une intuition, mais au sein de la possibilité même pour le Dasein de comprendre. Ici, plusieurs strates sont décrites. 1) D’abord, donc, la catégorialité de l’ustensilité : les outils sont dans un contexte particulier (Zusammenhang), les uns avec les autres, et l’un ne va pas sans les autres. Cela implique une catégorialité spécifique, celle qui apparaît par exemple dans l’énoncé catégorial, où tel sujet va bien, dans tel contexte, avec tel prédicat, ou tel prédicat peut être ajouté, parce que le contexte l’autorise, avec tel autre prédicat. 2) Ensuite, la « nature », comme unité et comme tout, dont la Critique de la raison pure a voulu légitimer la science, et qui repose sur le concept de « possibilité », puisqu’il y va alors des « conditions de possibilité ». Mais il faut, selon Heidegger, penser d’abord la possibilité en elle-même, avant de la penser à partir de ce qu’il y a à fonder, c’est-à-dire la nature. Alors, soit l’on pense la possibilité elle-­même à partir des étants qu’il faut fonder, soit l’on analyse la possibilité elle-­même, séparée des étants qu’il faut fonder. Ce que suggère ici Heidegger, c’est que le questionnement (transcendantal) portant sur les conditions de possibilité doit aller plus en profondeur que chez Kant : non pas seulement fonder l’objectivité de l’objet par une analytique de l’entendement du sujet, mais en venir au Dasein ouvert, c’est-à-dire possible. Heidegger veut ainsi remonter à la possibilité ellemême – c’est-à-dire : au Dasein compris comme possibilité. Le Dasein possibilise tout rapport à l’outil par une saisie de soi-même, c’est-à-dire une saisie (mais laquelle ?) de ses possibilités : il est le « Seinkönnen zu ihm selbst, umwillen seiner »94, pour (vers) lui-même, en vue de lui-même, tout cela qui caractérisait auparavant le rapport aux outils. Avant un tel rapport, et a fortiori avant le rapport scientifique à la nature, il y a une strate plus profonde qui est celle du Dasein avec lui-même. C’est là une intensification de la praxiologie. Non plus au sens de l’analyse du rapport pratique que j’entretiens avec les choses du monde, mais au sens de la pratique que je fais de moi-même – autrement dit, de la responsabilité qui m’incombe en tant qu’être humain. Là se trouve le premier moment du passage entre ce que nous appelons « Praxis » au sens allemand et courant du terme, à savoir la pratique que nous faisons de quelque chose en vue d’autre chose, d’un certain but (la valeur de l’action n’est pas dans l’action elle-même mais dans son but), et la « praxis » au sens aristotélicien, qui n’est pas un simple poiein, mais qui implique une profonde 94

 Ibid., p. 143.

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immanence  : l’action possède en elle-même sa valeur et son but. On passe de la transcendance de la praxis (praxis en vue d’autre chose, en vue d’un but) à l’immanence de la praxis (praxis de soi-même qui trouve donc en elle-même sa valeur). Dans ce passage d’un sens à l’autre de la praxis, la praxiologie devient éthique, puisque la responsabilité joue le premier rôle. Plus encore que la responsabilité – la liberté, comme l’écrit de façon frappante le même §31 : Le Dasein est un être-possible remis à lui-même, une possibilité de part en part jetée. Le Dasein est la possibilité de l’être-libre pour le pouvoir-être le plus propre95.

La praxis devient éthique, aristotélicienne. Alors que le mot « responsabilité » (Verantwortung) est continûment refusé par Heidegger, qui préfère le suggérer en jouant sur les mots apparentés, le mot libre, « frei », est écrit. « Freisein », l’être-­ libre qu’est le Dasein au niveau existential, c’est-à-dire fondamental, possibilise (on ne sait pas comment pour le moment) le rapport aux outils et aux autres, sujet (agent) libre, sujet moral donc, bien loin d’un sujet transcendantal qui devrait attendre une « critique de la raison pratique » pour trouver une stature morale96. En cherchant le fondement, on trouve d’emblée un sujet éthique, qui doit s’emparer de son propre être. Mais « s’emparer » est-il un mot juste ? Comment ce sujet se donnet-il à lui-même, répond-il à la charge qui est la sienne de se comprendre ? par une réduction ? apparemment pas : Ce « savoir » n’est pas d’abord né d’une auto-perception immanente, mais il appartient à l’être du Là, qui est essentiellement comprendre (dieses «  Wissen  » ist nicht erst einer immanenten Selbstwahrnehmung erwachsen, sondern gehört zum Sein des Da, das wesenhaft Verstehen ist)97.

Nulle permanence de l’ego qui pourrait s’éprouver en cette permanence et qui se donnerait à lui-même. En ce sens, et comme le remarque Denis Seron, la critique heideggérienne de la réduction rejoint celle de Natorp : l’ego n’est en rien donné, et il s’agit de le reconstruire, ou du moins d’en pratiquer une analyse qui exhibe ses structures fondamentales98. Nulle intuition donatrice originaire, mais pas davantage d’auto-donation de l’ego dans une certaine permanence  – c’est-à-dire, en fin de 95  Ibid., p. 144 : « Das Dasein ist ihm selbst überantwortetes Möglichsein, durch und durch geworfene Möglichkeit. Das Dasein ist die Möglichkeit des Freiseins für das eigenste Seinkönnen. » 96  Nous analyserons le poids considérable de la deuxième Critique pour le projet de l’analytique existentiale dans notre troisième et dernière partie. C’est bien à un télescopage des deux premières critiques que nous assistons, que Fichte avait d’ailleurs lui-même accompli très explicitement. 97  Sein und Zeit, op. cit., p. 144 (§31). 98  Denis Seron, Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique, op. cit., p. 265 : « Or on peut se demander, comme Heidegger par exemple, si l’idée d’une telle permanence du vécu, d’un vécu “toujours présent” s’offrant comme tel à la perception réflexive, n’équivaut pas à une “réification” de la conscience, qui nous ferait régresser en deçà de l’anti-naturalisme phénoménologique défendu par Husserl lui-même à partir de 1905. Cette idée de Heidegger est à l’origine de sa critique de la théorie husserlienne de la perception immanente, ainsi que de son concept de compréhension d’être authentique. (…) Si le Dasein comprend son propre être, c’est toujours comme pouvoir-être, c’est-à-dire sur le mode du “projet”. (…) Par ce biais, Heidegger se prononce en faveur d’une réflexivité constructive qui n’est pas sans rappeler la méthode de reconstruction de Natorp. »

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compte, nul ego-substance, nul « Was », mais un pouvoir-être par lequel il doit se pratiquer. Et là encore, la promesse pour le Dasein de se saisir en une unité demeure une promesse, à l’avenir donc, sans aucun présent possible : « In seinem Seinkönnen ist es daher der Möglichkeit überantwortet, sich in seinen Möglichkeiten erst wieder zu finden (dans son pouvoir-être, il est donc remis à la possibilité de se retrouver dans ses possibilités)99. » Wieder zu finden : étonnante formule, où il y va à la fois d’une promesse et d’un recouvrement, d’un avenir et d’un passé. De même qu’avant que le marteau soit en-main il faut qu’il l’ait déjà été, de même avant que le Dasein se comprenne il faut qu’il se soit déjà compris. Γένοι’ οἷος ἐσσὶ μαθών100. Passé et avenir, déjà, co-cheminent. Le fondement promis et annoncé est aussitôt fissuré dans le mouvement même du comprendre qui est, puisque c’est un existential, le mouvement même de l’existence. Ce mouvement est d’ailleurs fortement temporel, puisque le Dasein est à la fois condition de possibilité (avec la Befindlichkeit) et marche en avant de soi-même, toujours déjà à soi-même (passé) et ayant à l’être (futur). L’analyse affronte alors l’impossibilité de la stabilisation de ce qui est en vibration essentielle, le déjà-choisi et l’à-choisir, le déjà engagé dans l’étant et le choix lui-même, tout cela devant être saisi par le Dasein pour se « re-trouver », lui qui est déjà à lui sans tout à fait l’être. La temporalité, déjà présente ici, joue ce rôle de vibration. En d’autres termes, elle met le Dasein en surcroît de lui-même, en débordement – celui de l’avenir dont il est le « projet ». À l’« être-jeté » (qui associe passé et avenir : ignorance d’où l’on vient et d’où l’on va) répond le « projet » (Entwurf) tourné vers l’avenir. Là encore, nul sujet transcendantal qui viendrait unifier les diverses disséminations. Pour résumer les résultats obtenus suite à notre interprétation du concept de « comprendre », voyons les implications autant sur le plan des choses du monde que sur le plan du Dasein, et enfin examinons le questionnement que cela ouvre. 1) Sur le plan des choses, le projet déploie une intentionnalité disséminée. Prenons un exemple : il faut que l’on achète une table pour le jardin. Où s’arrête, ici, l’intentionnalité ? où est l’objet que vise l’acte intentionnel ? la table ? certainement pas, car la table est en vue d’autre chose qu’elle-même. Mais quoi donc ? le jardin ? pas davantage, car le jardin, où la table sera installée, est lui-même en vue d’autre chose. Alors le dîner que l’on pourra faire dehors ? non plus, car ce dîner n’a de sens que dans un contexte familial, ou amical, où le dîner n’est précisément pas la fin de l’acte intentionnel. Autrement dit, tout comme dans l’analyse de l’ustensilité de l’outil, avec le comprendre et son projet, les choses que l’on vise sont tout autant disséminées. 2) Sur le plan du Dasein, Heidegger reproche à Kant d’avoir laissé de côté l’en-­ vue-­de-quoi de la possibilité, c’est-à-dire le Dasein, dont il n’a fait qu’un « présupposé ». Chez Kant, le sujet transcendantal ne peut être que présupposé, il est  Sein und Zeit, op. cit., p. 144.  Pyth. II, v. 72  – mots de Pindare que Heidegger traduit, dans ce même §31, ibid., p.  145  : « Werde, was du bist ! » Nietzsche traduisait, quant à lui (Fröhliche Wissenschaft, KSA 3, 270) : « Du sollst der werden, der du bist », « oubliant », comme Heidegger, « μαθών ».

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le restant de l’opération de l’objectivité, mais il n’est pas véritablement investi. Or, avec ce §31, le sujet est le contraire de ce restant, de cette nécessité logique. Il est, au sens littéral, « plus » que cela, s’il s’agissait de l’« enregistrer » factuellement, devant-la-main, c’est-à-dire s’il s’agissait d’en quantifier l’objectivité. Il est toujours davantage que ce qu’il est quantitativement à un moment donné, car il est toujours au-devant de soi, projeté. Il est donc toujours plus que ce qui lui arrive. Loin d’être un réceptacle vide de toute l’objectité possible (sujet transcendantal), il est toujours plus que cette objectité, toujours en avance sur elle – alors même, et c’est tout le paradoxe temporel, que ce qu’il est facticement (faktisch) (et non pas tatsächlich), essentiellement, il ne l’est pas encore ! « Das Dasein ist aber als Möglichsein auch nie weniger, das heißt das, was es in seinem Seinkönnen noch nicht ist, ist es existenzial101. » Le « ne-pas-encore », qui pourrait aussi bien qualifier un sujet transcendantal de type kantien, en attente de l’objectité possible, est ici une détermination positive du Dasein, pour ainsi dire une détermination matérielle (au sens schelérien), qui constitue la « personne » (là encore au sens schelérien) qu’il est toujours déjà. La destruction de la visée intentionnelle d’objet au profit de l’acte lui-même implique, sur le plan du Dasein, une constitution temporelle de la personnalité, où l’avenir travaille toujours déjà à l’avance l’être humain qui agit. Avant tout choix, il est déjà constitué par le choix. Avant toute action, il est déjà ce qu’il fera. Mais du même coup, il ne se constitue pas encore en unité, puisqu’il est pris dans ce mouvement temporel sans lieu assignable. 3) Comment sortir de cette aporie fondamentale de l’herméneutique, à savoir le fait que ce que je comprends n’est jamais unitaire, et que je ne suis jamais moi-­ même une unité  ? D’abord, dans le fait que notre distinction entre plan des choses et plan du Dasein n’a plus grand sens concernant le comprendre. En effet, en se comprenant lui-même, le Dasein comprend le monde, et vice-versa  : «  Dans le comprendre du monde, l’être-à est toujours co-compris, et le comprendre de l’existence comme telle est toujours un comprendre du monde (im Verstehen von Welt ist das In-Sein immer mitverstanden, Verstehen der Existenz als solcher ist immer ein Verstehen von Welt)102. » Parce que le Dasein est essentiellement ouvert, en se comprenant il comprend le monde dont il est l’ouverture, et à l’ouverture duquel il est. Il se « voit », il est « vue » de lui-même (Sicht), non pas de lui-même comme « point fixe », mais de lui-même comme mouvement des différents moments (moment de l’ustensilité, moment de l’être-avec-les-­ autres, moment de l’être-affecté, etc.). Ce qu’il faut retenir, c’est que le Dasein se donne à lui-même dans le comprendre (se donne-t-il complètement  ? non, et c’est pourquoi Sein und Zeit poursuit son analyse), qui donne le mouvement du Dasein, son projet à travers ses différents moments, et il s’agit alors d’un certain type de « voir » qui permet une saisie du

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 Sein und Zeit, op. cit., p. 145.  Ibid., p. 146.

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Dasein par lui-même103 : une Durchsichtigkeit, dont le sens est « transparence », mais qu’il faut bien plutôt entendre littéralement, à défaut de pouvoir le traduire ainsi : à-travers-soi-mêmeté, si l’on osait, où résonne le « durch » et le « sich », le «  sich  » se saisissant non pas par une intuition (car une intuition doit donner un objet, et ne sait faire que cela !), mais par l’acte de saisie lui-même, à même l’acte de saisie. Les moments du Dasein qui sont en acte donnent, avec le monde, le Dasein à soi-même, dans des conditions mystérieuses que Heidegger n’explicite pas, mais qui sont peut-être l’acte de philosopher. Le « Sicht » est enfin au Dasein, alors qu’auparavant il était «  Umsicht  », regard, vue tournée (perdue  ?) vers les environs, ou plus encore aux environs, « on » qui pratiquait les outils. Ici il pourrait à la rigueur être encore nommé « Umsicht », mais au sens où la vue est tournée vers le Dasein lui-même, comme catalyseur de toute l’ouverture au monde, dans tous ses modes et tous ses possibles. La dissémination à l’œuvre sur le plan intentionnel (le renvoi des outils) et sur le plan du Dasein (le « on ») trouve avec l’affectivité et surtout le comprendre une problématique fondamentale : puisque je me perds dans les renvois des outils et que je ne suis plus à moi-même, comment revenir à moi-­ même ? Comment faire en sorte que ma pratique du marteau pour monter la bibliothèque ne soit pas celle du « on », mais celle de moi-même ? Dans les termes de Heidegger, comment puis-je me co-comprendre avec la compréhension que j’ai des outils et de mon environnement ? Comment me saisir moi-même ?

 ’intuition catégoriale de Heidegger : la synthèse L praxiologique Au terme du §31, le Dasein demeure à ce point en mouvement qu’il en est pour le moins insaisissable : pro-jeté, et essentiellement tel, il est toujours en avance sur un soi que l’on voudrait fixe, et il fuit au-devant, là où l’on voudrait un fondement. La tâche est de parvenir, par les concepts, à suivre ce mouvement. Qu’en est-il, alors, de la structure qui nous met au monde, quotidiennement – la structure herméneutique qui sous-tend tout rapport au monde ? Elle n’est pas intuitive, certes, mais elle est synthétique – elle met ensemble des éléments. Or, si cette synthèse est la condition de possibilité de tout rapport à des outils, n’est-ce pas alors la marque

 Ibid., p. 147 : « Dadurch, daß gezeigt wird, wie alle Sicht primär im Verstehen gründet – die Umsicht des Besorgens ist das Verstehen als Verständigkeit –, ist dem puren Anschauen sein Vorrang genommen, der noetisch dem traditionellen ontologischen Vorrang des Vorhandenen entspricht. “Anschauung” und “Denken” sind beide schon entfernte Derivate des Verstehens. Auch die phänomenologische “Wesensschau” gründet im existenzialen Verstehen. Über diese Art des Sehens darf erst entschieden werden, wenn die expliziten Begriffe von Sein und Seinsstruktur gewonnen sind, als welche einzig Phänomene im phänomenologischen Sinne werden können. » Cette critique de l’intuition husserlienne, nous la trouvions déjà au §29, à propos de la Befindlichkeit, quand on lisait (ibid., p. 135) : « Le “que” de la facticité n’est jamais trouvable dans un intuitionner (das Daß der Faktizität wird in einem Anschauen nie vorfindlich). »

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transcendantale la plus certaine d’Être et temps, où on trouverait une synthèse a priori et constituante ? Au §32, Heidegger revient sur la structure de renvois des outils auxquels nous avons primordialement affaire dans les affaires quotidiennes. Nous avons vu comment Heidegger détruit l’intentionnalité husserlienne de façon praxiologique, où la perception ne s’arrête pas à un objet  : elle se poursuit toujours, elle est toujours remise à plus tard, elle dépasse constamment l’objectif, elle vise une multiplicité de lieux et de choses – elle est prise en somme par les jeux de renvois incessants qui constituent les outils en tant qu’outils. Cependant, ne voit-on pas l’outil qu’on pratique en tant que tel outil ? plus précisément, n’utilise-t-on pas tel marteau en tant que tel, irréductible à tout autre outil qui peut par ailleurs co-exister dans le même contexte, et dont on pourra en outre faire usage après pour une autre tâche  ? Autrement dit, n’y a-t-il pas finalement une forte individualisation à l’œuvre dans le monde d’outils ? Il semble bien qu’une structure d’explicitation (Auslegung – mot qui veut aussi bien dire  : interprétation) permette une individualisation des outils, et donc des étants. Autrement dit, alors que le monde semble absolument tremblant, alors que l’analytique existentiale a détruit tout semblant de fixité, de repos, où tout est vie et facticité, il semble qu’avec l’approfondissement du « comprendre » comme explicitation/interprétation, c’est-à-dire du même coup avec l’avènement de l’herméneutique (qui est, nous l’avons vu, au travail sourdement depuis les analyses de la mondanéité du monde), nous trouvions un principe synthétique d’individuation suffisamment fort pour donner des étants délimités à un Dasein lui-même identifiable. Comment ? grâce à une structure elle-même composée, mais en même temps synthétique  : la «  Als-Struktur  », structure de l’«  en tant que  ». L’Auslegung, terme difficile à traduire mais qui désigne habituellement l’interprétation, le déploiement, touche d’abord l’étant. Lisons un passage du début du §32 : La circonspection découvre, ce qui veut dire que le « monde » déjà compris est explicité. L’en-main vient expressément à la vue compréhensive. Accommoder, préparer, réparer, améliorer, compléter, tout cela s’accomplit en explicitant en son pour... l’en-main découvert par la circonspection, et en s’en préoccupant conformément à cet être-explicité devenu visible. L’étant explicité comme tel par la circonspection en son pour..., expressément compris, a la structure du quelque chose en tant que quelque chose104.

Tout d’abord, l’explicitation, l’interprétation articulée, n’a lieu que lorsque le Dasein a déjà compris le monde. Pour reprendre un exemple qu’on trouve dans le cours de « logique » de 1925/26, où on lit les considérations les plus longues à propos de cette «  Als-Struktur  », et dans le cadre d’une interprétation du De

 Ibid., p. 148–149 : « Die Umsicht entdeckt, das bedeutet, die schon verstandene “Welt” wird ausgelegt. Das Zuhandene kommt ausdrücklich in die verstehende Sicht. Alles Zubereiten, Zurechtlegen, Instandsetzen, Verbessern, Ergänzen vollzieht sich in er Weise, daß umsichtig Zuhandenes in seinem Um-zu ausei- nandergelegt und gemäß der sichtig gewordenen Auseinanderge- legtheit besorgt wird. Das umsichtig auf sein Um-zu Auseinandergelegte als solches, das ausdrücklich Verstandene, hat die Struktur des Etwas als Etwas. »

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Interpretatione d’Aristote105, pour pouvoir voir un chevreuil (qui s’avère d’ailleurs, à l’approche, être un buisson) dans un bois, pour pouvoir voir donc un étant en tant que tel, ici en tant que chevreuil, il faut avoir déjà compris le contexte où je me trouve, c’est-à-dire qu’un chevreuil ne peut apparaître en tant que chevreuil que dans la mesure où j’ai déjà compris le bois où je me trouve, où je sais à l’avance ce qui se trouvera dans un bois, où je pré-vois tous les possibles qui peuvent apparaître dans un bois. Cela n’empêche nullement la surprise, mais cette surprise reste dans les limites de ces possibles. L’exemple que donne Heidegger dans le même cours de 1925/26 est le suivant : si je me promène dans un bois et que le Shah d’Iran s’y trouve, quand bien même je saurais qui est le Shah d’Iran et à quoi il ressemble (il faudrait assurément actualiser l’exemple…), je ne verrais pas le Shah d’Iran. Je verrais un vagabond, un étant dont la présence a du sens dans ce contexte de bois. En voyant tel étant en tant que tel, j’explicite en fait ce que j’ai déjà compris, le monde que j’ai déjà compris (« die schon verstandene “Welt” »). Notons qu’il n’y a nul rapport au monde sans comprendre, et nul rapport à un ou à plusieurs étants sans «  Auslegung  », explicitation. Les exemples que donne Heidegger sont des actions : « Accommoder, préparer, réparer, améliorer, compléter… » Pourquoi des actions ? Auparavant, Heidegger a utilisé un adjectif lourd de sens, qu’il met d’ailleurs en italiques  : «  ausdrücklich  », expressément, mais où il faut entendre «  Ausdrück  », l’expression énoncée. Il y a une structure semblable à celle qu’on utilise lorsqu’on parle dans le rapport au monde  – et ici, c’est l’étant en-main (zuhanden) qui possède, dans le rapport qu’il entretient avec le Dasein, une telle structure. Heidegger hérite ici, tout en lui étant très infidèle, non pas tant de la synthèse subjective kantienne que de l’intuition catégoriale de la VIe des Recherches logiques. L’étant lui-même possède une structure d’« en tant que… » ; tout comme chez Husserl l’état de choses lui-même, et non pas seulement l’entendement comme chez Kant, possède une structure synthétique qui compose et unifie à la fois. La différence n’est pas mince cependant : chez Husserl, l’état de choses constitue un objet ; chez Heidegger, l’étant ainsi structuré est zuhanden, « en main » – il est un outil, c’est-à-dire un moyen d’actions. Différence majeure, qui regarde la ­transformation praxiologique de l’intentionnalité ! Mais l’outil prend une structure synthétique, une « Als-Struktur », ce qui semble promettre, pour la première fois, au moyen de cette synthèse praxiologique, une hénologie phénoménologique, c’est-àdire une théorie où l’étant auquel nous avons affaire est un étant, séparable des autres, parfaitement individué. Après tout, il doit bien avoir une synthèse quand je plante les clous, car j’utilise bien ce marteau et ces clous, et pas d’autres, et je ne confonds d’ailleurs pas le marteau que j’utilise avec un autre ! La question est alors de savoir ce qui est « vu » dans une telle vue (Sicht !) explicitante. Ce qui est vu, c’est ce à quoi on a affaire quand on utilise un outil en vue d’autre chose. L’outil, il faut bien qu’il soit présent d’une certaine manière, et comme individu, pour qu’il puisse faire encontre et être utilisé. Bien entendu, lorsqu’il est en-main, on ne le voit plus. Cependant, il y a un mode du voir qui fait qu’on  GA 21, p. 143–153. Nous renvoyons à nos Elementa logicae heideggerianae, Bruxelles, OUSIA, 2016.

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le voit tout de même un peu, que c’est bien lui que l’on a en main, et non pas un autre outil, même si tous les autres outils de ce contexte-là sont co-présents : le marteau implique le clou, qui implique le bois, qui implique la commode, qui implique le mur, etc. On le voit « en tant que », c’est-à-dire (c’est synonyme) en vue de telle ou telle action106. Les verbes d’action qu’utilise Heidegger dans le passage que nous citions sont précisément là pour manifester la métamorphose de l’intuition catégoriale en vue explicitante (c’est-à-dire pratique). La synthèse est praxiologique. La structure synthétique est bien dans l’objet, mais cet objet est un outil, qui a un usage et qui vise un but. Le comprendre met au jour, par un voir (Sicht), l’« en vue de quoi…  » de l’outil, ce qui revient au même qu’exhiber sa structure d’  «  en tant que… ». Prenons l’exemple du verbe « améliorer » qu’évoque Heidegger. Ce qu’on améliore, il semble que ce soit un objet : je change les pneus de mon vélo, je lui mets des pneus plus endurants, ou plus performants – à chaque fois selon ce que je souhaite faire avec le vélo : plus endurants si je souhaite faire de la route sur de longues distances, sans préoccupation pour la performance ; plus performants si je souhaite faire de la vitesse, au risque de devoir les changer plus rapidement. Ce qui est clair, c’est qu’en tâchant d’améliorer mon vélo, je m’efforce de le rendre plus apte à l’action. Mais cette action vise-t-elle le vélo comme objet ? non pas ! bien plutôt, elle vise le plaisir que j’ai à faire du vélo, et cela renvoie encore à d’autres sensations, comme le goût de l’effort, le besoin de faire du sport, etc. Si donc Heidegger fait fond, dans ce §32, sur ce que Husserl avait déjà découvert au titre de l’intuition catégoriale, il y a cette différence, de taille : ce que vise l’explicitation n’est pas un objet fixe, mais un « en vue de quoi », un « pour quoi », même, qui est précisément ce que désigne, dans le vocabulaire d’Être et temps, l’« en tant que… » L’explicitation ne cerne donc pas, dans un acte intentionnel de classe ­supérieure par rapport à l’acte seulement perceptif, un objet spécifié et mis en relief par ledit acte intentionnel, mais elle engage, dans l’acte lui-même (et le mot « acte » a un sens fort), à l’action qui prend en main l’étant et le met en usage. Dès lors qu’il y a explicitation, il y a usage, c’est-à-dire outil, quand bien même cet usage serait passé ou remis à plus tard. L’hénologie demeure impossible, car la « Als-Struktur » fonde une action qui est à plusieurs étants, et non pas la visée intentionnelle d’un objet. La synthèse joue ainsi un rôle radicalement différent et nouveau. En somme, l’acte catégorial joue un nouveau rôle, qui est investi en termes pratiques : l’en-tant-que, structure fondamentale de l’apophantique, devient synonyme d’« en-vue-de », non pas seulement au sens intentionnel de la visée, mais au sens téléologique de la praxis. C’est le maniement en-vue-de telle ou telle action qui est décrit par l’en-tant-que/en-vue-de… Ce qui change par rapport à la VIe des  Cette synonymie entre « en tant que… » et « en vue de… », Jean Greisch l’évoque implicitement, mais vivement, lorsqu’il souligne (op. cit., p. 195) : « Toutes ces activités ne pourraient pas être exécutées, si chaque chose n’était pas appréhendée en tant que quelque chose. Etwas als etwas : la chaussure en tant que chaussure de marche ; la fourchette en tant qu’élément du service de table ; la casquette en tant que couvre-chef, le tableau de classe en tant que surface destinée à recevoir des inscriptions, le policier en tant qu’agent réglant la circulation, etc. » L’en tant que… spécifie le but de l’outil, ce pour quoi il peut être utilisé. Telle est la compréhension (praxiologique) heideggérienne de la synthèse !

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Recherches logiques, donc, c’est que l’acte intentionnel, loin d’aboutir à un objet, aboutit à une praxis – c’est comme si l’acte intentionnel ne cessait pas, comme si l’objet continuait en fait l’acte intentionnel, d’autant plus acte qu’il est action. Cela laisse donc les étants à leur pluralité, et c’est même cette pluralité (le fait qu’un outil renvoie à d’autres) qui rend possible l’action. La synthèse n’est pas unifiante au sens où elle saisirait un objet, elle unifie le sens de l’action, la rend fluide si l’on peut dire (et on peut parler d’unité dans ce sens-là). On peut évidemment objecter que parfois nous sommes interdits devant un outil, et nous ignorons tout à fait à quoi il peut servir alors même que nous le voyons : il devient unitaire. En fait, le §16 a déjà très précisément répondu à cette objection  – rappelons-nous  : un outil dont nous ne savons que faire est un outil qu’on aborde de prime abord sur le mode de son usage. Prenons un exemple  : nous allons changer les pneus de notre vélo, et nous nous rendons dans un magasin pour le faire. Dans le magasin, toutes sortes d’outils sont en-main, tout autour, et notre « Umsicht », notre circonspection, voit bien d’emblée à quels types d’outils elle a affaire. Mais là, soudain, gît une sorte d’objet noir, abandonné négligemment sur une chaise. Notre regard peut ne pas y prêter attention, mais au contraire il peut s’y aventurer, et s’y perdre : qu’est-ce donc que cela ? une trace de graisse ? non, c’est solide, plastifié… qu’est-ce que cela peut être d’autre ? Dans ce cas, s’agit-il d’un étant vorhanden ? On pourrait le croire : nous le regardons bien, frontalement, et nous ne l’avons pas, à ce qu’il semble, en-main. Mais c’est aller trop vite : car non seulement nous ne le regardons pas pour lui-même, mais en outre nous l’avons bien en-main. Qu’est-ce à dire ? en fait, quand on regarde cette tâche noire, il s’avère que nous la regardons en vue d’autre chose, « en tant qu’ » autre chose, précisément : en tant que ce qu’elle pourrait être dans le contexte d’un magasin de vélos – une tâche de graisse, par exemple. Nous ne la regardons donc pas autrement que lorsqu’on regarde une chambre à air qui pend sur la gauche du même magasin. En outre, nous l’avons bien en-main, au sens où il s’agit de lui donner un sens, parce que c’est le seul véritable moyen pour cette tâche d’apparaître. Elle apparaît d’emblée en vue de…, et c’est cette primauté de l’en vue de… qui précisément fait que nous nous posons la question de son usage – c’est-à-dire de ce qu’elle est, cette tâche, en tant que… (il s’avèrera ensuite, après qu’on aura posé la question au vendeur, qu’il s’agit d’une rustine – tout s’éclaircit alors). Telle est l’attestation, pour Heidegger (c’était déjà le cas au §16 qui, on le voit bien, est absolument décisif pour l’invention de l’herméneutique), de la primauté de l’« en tant que… » sur toute intuition préalable. Il n’y a pas d’intuition sans « en tant que… » pratique, et c’est là le cœur de la discorde avec Husserl, alors même qu’il partage avec lui la thèse selon laquelle un étant peut avoir une structure synthétique. Il faut donc penser une Bedeutsamkeit, une significativité qui précède toujours déjà la donation de tel étant, de même que chez Kant la synthèse précède toujours la donation d’un objet. Davantage :

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

Zuhandenes wird immer schon aus der Bewandtnisganzheit her verstanden (tout étant en-main est toujours déjà compris à partir de la totalité de la tournure)107.

Cela signifie que la tâche noire que je vois et que je ne reconnais pas, tout comme les vélos présentés ou encore les chambres à air accrochées, tout cela revoie à la totalité de la tournure, c’est-à-dire au contexte (celui d’un magasin de vélos), qui peut s’étendre davantage en fonction du point de vue (on peut par exemple inscrire un magasin de vélos dans un contexte plus large de magasin de sport, etc.), et qui se donne d’emblée au comprendre dans sa structure d’en tant que... Tout est déjà donné, avant que ne se donne tel ou tel étant en tant que tel ou tel. Qu’est-ce que cela signifie dans le cadre de la doctrine de l’herméneutique  ? La triple distinction « Vorhabe/Vorsicht/Vorgriff », plus loin dans le même §32, approfondit cette anticipation qui précède toujours l’apparition de tel ou tel étant et qui repose sur la Als-­ Struktur. Ce qui importe ici au premier chef, par rapport à toutes les analyses précédentes, c’est la temporalité (nous marquons les indices temporels par des italiques). 1) La «  pré-acquisition  », le «  pré-avoir  » (Vorhabe)  : ce concept désigne le fait qu’avant de voir la tâche noire, j’ai déjà à l’avance le contexte du magasin de vélos qui est donné. J’ai déjà compris ce contexte avant de percevoir la tâche noire, et c’est pourquoi elle est aussitôt énigmatique, et non pas après la perception proprement dite, ou pure. Le fait même qu’elle est énigmatique, qu’elle arrête ma circonspection, prouve qu’elle ne l’arrête pas tout à fait : si énigme il y a, c’est qu’il y a toujours le contexte de compréhension, toujours le même. Sinon il y aurait indifférence, ou pur arrêt devant l’objet. D’emblée j’ai le contexte, et je l’ai déjà compris. Il y a bien entendu des cas où je suis en terre inconnue, même si c’est très rare. Par exemple, avant de passer un oral d’examen, et le tout premier, on pourrait dire que je n’ai pas (je ne « pré-ai » pas, vor-habe) la tournure, le contexte d’un oral d’examen, et que je vais découvrir ce contexte en le pratiquant pour la première fois. Mais pratiquer pour la première fois un contexte – cela est-il seulement possible ? bien au contraire, ne suis-je pas alors, d’autant plus que je ne « connais » pas un tel contexte, en train d’anticiper ce contexte, en train de le constituer à l’avance, et d’ailleurs d’une façon qui n’est pas trop mauvaise, parce que j’ai tout de même d’autres points de repère – un concours de musique, l’angoisse avant une rencontre… ? Que l’événement en lui-même soit différent de ce que j’en imagine ne change rien à l’affaire : j’ai le trac car j’ai à l’avance un contexte, et il y aura d’autant plus surprise (bonne ou mauvaise) qu’il y aura Vorhabe, pré-avoir  : je vais m’y retrouver lors de l’événement, aussi pénible puisse-t-il être, et aussi mal que cela puisse se passer. 2) La « pré-vision », Vorsicht : elle mène du « pré-avoir » à l’événement lui-même, elle tend la visée vers ce qui aura lieu. À partir du contexte que j’ai à l’avance, je pressens une possibilité de phénoménalisation, voire même plusieurs. Lorsque Heidegger fait du Dasein un être tendu vers les possibles, il veut dire que je m’attends à tout, dans un contexte que j’ai à l’avance (Vorhabe), que j’ai la 107

 Sein und Zeit, op. cit., p. 150 (§32).

L’intuition catégoriale de Heidegger : la synthèse praxiologique

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pré-vision (Vorsicht) d’un événement, et même s’il n’arrive pas, celui qui arrive à la place n’était pas impossible. J’entre dans la classe, je m’attends à un tableau fixé au mur, mais il est placé en bas, à droite, quasi inutilisable. Mais d’emblée je comprends ce qui arrive  ; d’emblée je saisis qu’il y a un problème, avant même de thématiser que le tableau n’est pas à la place qu’il faut – c’est-à-dire à la place qui lui est habituellement réservée dans une salle de classe. De ce mauvais emplacement j’avais tout autant la pré-vision que du bon emplacement, car l’un va avec l’autre, et il n’y a nul mauvais emplacement sans un bon. Notons que si perception visuelle il y a dans Être et temps, c’est ici qu’il faut la chercher  : non pas un Sicht en bonne et due forme, mais un pré-voir, une vision anticipante qui me met aux prises avec les événements et pratiques à venir dans le contexte. Un voir en somme temporalisé. 3) La « pré-saisie » (Vor-griff), ou « pré-saisie conceptuelle »108. Cette notion est ce qui pourrait se rapprocher le plus, chez Heidegger, de ce que la philosophie de la perception défend aujourd’hui au titre de « conceptualisme ». Heidegger présente les choses en ces termes : « L’explicitation peut puiser dans l’étant à expliciter lui-même la conceptualité qui lui appartient, ou au contraire le plier à des concepts auquel cet étant répugne en son mode d’être. Mais quoi qu’il en soit, l’explicitation s’est à chaque fois déjà décidée, définitivement ou avec réserve, pour une conceptualité déterminée109. » Ce passage est délicat. Veut-il dire que toute saisie d’un étant est conceptuelle, et à l’avance conceptuelle ? qu’en fait, il s’agit de penser que lorsque je vois le tableau mal placé, j’ai à l’avance le concept de tableau qui implique telle ou telle position, tel usage ? Ce n’est pas impossible, mais c’est aussi douteux, parce que tout cela a lieu avant toute conceptualisation (Vor-griff). L’herméneutique est bien synthétique et il y va bien d’un « comprendre », mais pré-conceptuel. Mais il est aussi possible que Heidegger vise par la notion de « Vor-griff » l’approche conceptuelle, p­ récisément, d’un étant, dans la mesure où pour qualifier conceptuellement tel étant comme tel, il faut que d’autres concepts aident à le qualifier – et c’est d’autant plus vrai quand je conceptualise un étant pour la première fois. En même temps, Heidegger peut aussi vouloir dire quelque chose qui permettrait de concilier les deux positions : en entrant dans la salle de classe, une pré-conceptualité oriente constamment mon rapport aux choses, qui est la pré-conceptualité immanente, c’est-à-dire sociale, héritée de la culture à laquelle j’appartiens et que j’ai assimilée au cours de ma socialisation. Cette conceptualité n’est pas thématisée, elle n’est pas théorique, mais elle l’a été, au sens où mon éducation m’a appris, sur le mode théorique ou pratique, cette conceptualité, cette orientation du monde qui se passe désormais de concepts thématisés. Autrement dit, des concepts orientent mon  Pour l’origine de ce concept, voir GA 59, p. 179–181. À propos du « Vorhabe », voir ibid., p. 54 sq., dans le sillage de la conceptualité husserlienne de l’« esquisse » et de l’« horizon ». Sur tout cela, voir les pages instructives et documentées de Philippe Quesne, Les Recherches philosophiques du jeune Heidegger, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, 2004, p. 132 sq. 109  Ibid., p. 150.

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

regard, mais ils le font de façon pratique, au sens où j’ai intégré par la socialisation une certaine conceptualité non explicite qui me permet de m’y retrouver dans ma praxis110. On voit comment l’herméneutique déploie la temporalité du Dasein comme possibilité, et comment celle-ci ajoute encore de l’instabilité à l’existence. Les §15 sq. d’Être et temps anticipaient clairement sur de telles analyses. Mais pourquoi y revenir, en rompant à nouveau avec la promesse transcendantale, compromise par cette intuition catégoriale praxiologique, où il semble que l’instigateur de normes soit le contexte, où les étants s’articulent les uns par rapport aux autres dans une « Als-­ Struktur  »  ? En fait, alors qu’on semble perdre le fondement dans un tourbillon pratique proche de celui décrit aux §15 sq., Heidegger signale ceci, au même §32 : Le fait ontique que le « comme » ne soit pas exprimé ne doit pas conduire à le méconnaître en tant que constitution existentiale apriorique du comprendre (die ontische Unausgesprochenheit des « als » darf nicht dazu verführen, es als apriorische existenziale Verfassung des Verstehens zu übersehen)111.

Le comprendre était lui-même décrit comme un « a priori », et ce, nous l’avons vu, dès le §18 où il était anticipé. Ici, la « Als-Struktur » est la « constitution apriorique » : en somme, elle est l’a priori, ou encore la structure a priori qui rend possible quelque chose comme un « comprendre ». Pour qu’il y ait comprendre, il faut qu’il y ait une Als-Struktur. Ce ne serait pas loin de Kant, si justement cette structure n’était pas décrite d’abord comme appartenant à l’étant en-main, à l’outil. Un a priori pratique, donc, et singulièrement temporalisé. On voit donc comment, à la suite de Husserl mais aussi de Scheler (chez lequel nous avons souligné l’importance de l’aprioricité des structures praxiologiques, c’est-à-dire de l’a priori matériel/axiologique), Heidegger propose une définition neuve de l’a priori, désubjectivisé, même s’il n’est pas encore très clairement défini112. Mais par-là apparaît plus clairement la tension entre la recherche du Dasein comme fondement et ce travail de désubjectivation, où l’acte de visée ne dépend plus seulement des structures subjectives, mais où il rejoint une structure déjà présente dans l’étant lui-­ même qu’il vise – ou plutôt les étants, puisqu’un outil n’est jamais isolé.

 Un dialogue intéressant entre conceptualisme et phénoménologie est mené par Sean D. Kelly : The Relevance of Phenomenology to the Philosophy of Language and Mind, New York, Routledge, 2000 ; « Demonstrative Concepts and Experience », dans Philosophical Review, 110, n° 3, 2001, p. 397–420 ; « The Non-Conceptual Content of Perceptual Experience : Situation Dependence and Fineness of Grain », dans Philosophy and Phenomenological Research, 62, n° 3, 2001, p. 601– 608 ; « What Do We See (When We Do) ? », dans Philosophical Topics, 27, n° 2, 1999, p. 107– 128 ; « What Makes Perceptual Content Non-Conceptual ? », dans Electronic Journal of Analytic Philosophy, 1998. 111  Sein und Zeit, op. cit., p. 149. 112  Cf. la notation rapide du même §42, un peu plus bas (ibid., p. 150) : « Wie ist der Charakter dieses “Vor-” zu begreifen ? Ist es damit getan, wenn man formal “apriori” sagt ? » 110

 Conclusions : la tension praxiologico-transcendantale et le fondement moral (à partir…

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 onclusions : la tension praxiologico-transcendantale et le C fondement moral (à partir d’une remarque d’Alexander Schnell) Avec le comprendre, nous obtenons un existential d’une grande importance. S’agit-il cependant aussi d’une structure synthétique transcendantale d’un type nouveau ? Alexander Schnell le pense, quand il écrit : Que le transcendantalisme kantien exige une « refonte », cela apparaissait déjà clairement à Husserl. Alors que pour Kant, le transcendantal échappe à l’expérience, dans la mesure, précisément, où il rend l’expérience possible, pour Husserl, la fondation d’une philosophie comme science exige que les moments constitutifs de tout phénomène se laissent exhiber dans une évidence intuitive. Cela implique alors que le transcendantal doit lui-même s’attester dans une forme d’expérience, qui n’est certes plus empirique mais « catégoriale ». Heidegger suit à son tour cette voie entamée par Husserl, tout en la modifiant conformément à ses préceptes méthodologiques propres. Dans son projet fondationnel d’une « ontologie fondamentale », Heidegger cherche en effet partout des « conditions de possibilité », des « fondements », etc. Mais au lieu de reconduire toute fondation à la subjectivité transcendantale originairement constituante, il se demande en outre dans quoi un questionnement relatif aux « conditions de possibilité » elles-mêmes est fondé. Heidegger répond : dans l’existential du comprendre. (…) Ainsi, Heidegger fonde le principe même de toute philosophie transcendantale – à savoir la recherche des conditions de possibilité de l’expérience – dans la structure ontologique de l’être-à113.

Ce commentaire repose sur un fort fondement textuel – ne serait-ce que le passage du §31 qui associe explicitement la « possibilité » qu’est le Dasein comme comprendre et ce que Kant appelle « conditions de possibilité ». Ensuite, il est tout à fait clair que ces paragraphes d’Être et temps reprennent, dans une herméneutique, la percée fondamentale de la VIe des Recherches logiques, avec l’invention de l’intuition catégoriale, sans même parler de l’a priori matériel par le prisme de Scheler. En outre, que Heidegger ne cesse de s’enquérir du « fondement », des « conditions de possibilité », est une caractéristique très frappante de son écriture. Aussi, cette reprise de Husserl donne aussi lieu à un combat, que livre Husserl lui-même dans les Recherches logiques, contre le transcendantal kantien compris comme subjectivisme transcendantal, dont hérite la praxiologie de Scheler tournée vers l’objectivité axiologique par le moyen des états de valeurs, et que reprend également Heidegger lorsqu’il place d’abord la synthèse, l’articulation, dans l’étant en-main lui-même qui fait encontre comme en-vue-de…, au sein du contexte où ont lieu les renvois. Il y a davantage. Si le « comprendre » joue un rôle transcendantal dans la partie herméneutique d’Être et temps comme le souligne Alexander Schnell, Heidegger écrit tout de même, au §35 : Dans le Dasein, cet être-explicité du bavardage s’est à chaque fois déjà fixé. Il y a beaucoup de choses que nous apprenons d’abord de cette manière, et il y en a tout autant qui ne  Alexander Schnell, De l’Existence ouverte au monde fini. Heidegger 1925–1930, Paris, Vrin, 2005, p. 74–75. Nous en profitons pour dire à nouveau notre dette à l’égard de l’enseignement d’Alexander Schnell, décisif au moment le plus important – les premières années de formation. Tout cet ouvrage lui doit sa problématique.

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7  HEIDEGGER ET L’INTENTIONNALITÉ PRATIQUE

dépassent jamais une telle compréhension médiocre. À cet être-explicité où le Dasein est de prime abord engagé, jamais il ne peut se soustraire. C’est en lui, à partir de lui, contre lui que s’accomplit tout comprendre, tout expliciter, tout communiquer, toute redécouverte, toute réappropriation véritables. Jamais un Dasein n’est placé en soi, indemne de tout contact et de toute séduction de cet être-explicité, devant la terre vierge d’un « monde » pour regarder simplement ce qui y fait encontre. La souveraineté de l’être-explicité public a même déjà décidé des possibilités de l’être-intoné, c’est-à-dire du mode fondamental en lequel le Dasein se laisse aborder par le monde. Le « on » prédessine l’affection, il détermine ce que l’on « voit », et comment114.

Passage qui constitue la totalité du problème qu’on affronte dans notre interprétation : si le comprendre joue le rôle d’une faculté transcendantale, comment comprendre que c’est «  à partir  » de l’être-explicité du bavardage, ou encore l’être explicité public, que « s’accomplit tout comprendre » ? C’est le même être public (le « on ») qui « a déjà décidé des possibilités de l’être-intoné ». L’être-possible qu’est le Dasein est alors conditionné, explicitement, par le « on », qui détermine les étants perçus, et le « comment » (Wie) de cette perception, là encore vocabulaire intensément transcendantal. Autrement dit, la structure synthétique de tout rapport pratique au monde répond en fait à une structure synthétique qui n’est pas propre à tel Dasein, mais qui est commune aux Dasein qui appartiennent au même espace public. Le conditionnant est alors social, il est les synthèses préétablies par la société où je me trouve. Il y a donc, clairement, une concurrence entre d’une part un comprendre dans la pure possibilité du Dasein, à nulle autre pareille, et d’autre part le « on » qui, quotidiennement, est la condition de possibilité effective. En d’autres termes (car il faut insister !), avec le comprendre, il y a certes le premier mouvement qui ouvre à une « praxis » éthique du soi-même du Dasein (je dois me saisir comme être-possible), mais cette auto-saisie est encore empêchée en tant que tout comprendre est d’abord et avant tout conditionné par l’espace public. En effet, le texte dit que «  le “on” prédessine l’affection, il détermine ce que l’on “voit”, et comment » : le « on » endosse ici des qualités transcendantales, il conditionne le comprendre. Loin d’être la condition originaire de tout rapport au monde, le comprendre, du moins à ce moment du traité, est lui-même conditionné par l’espace public, par ce qu’on y dit, par les jugements qu’on y prononce (les bavardages). Je ne suis pas d’abord « en moi », mais je suis au « on », je comprends par ce qu’on comprend, etc. C’est-à-dire que les synthèses que j’accomplis de façon compréhensive sont en fait des synthèses déjà accomplies par l’espace public où je me trouve : je perçois la salle de classe en tant que l’on y écoute et y écrit parce que c’est ainsi que, dans telle société donnée, on fait. Ce sont des synthèses («  en tant que…  ») qui sont pré-­ déterminées par un tel horizon. Alors, il faudra un choc pour rompre ce bavardage ! L’intuition d’Alexander Schnell nous conduit à souligner que si transcendantal il y a dans ces pages, c’est constamment dans une tension praxiologico-­transcendantale, entre herméneutique et fondement existential, entre contexte d’outils et « on » qui donneraient sa norme à l’apparaître et Dasein qui prétend également à la normativité. Quelle est la norme transcendantale effective  ? Là est le cœur du «  cercle

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 Sein und Zeit, op. cit., p. 168.

 Conclusions : la tension praxiologico-transcendantale et le fondement moral (à partir…

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herméneutique » qui apparaît à la fin du §32. Pris dans le cercle de la compréhension, de l’interprétation, le Dasein est constamment renvoyé à tous les outils qui composent le contexte, la tournure où il est pris, et il est constamment renvoyé à lui-­même comme acteur de ce contexte et de ces outils. Mais précisément  – là encore il y a un cercle, car s’il est acteur, il est aussi « agi » : je ne décide pas d’être étonné de la place du tableau en bas à droite dans la classe ; je ne décide pas d’écrire sur un tableau bien placé, cette fois-ci, ou encore d’être à la recherche de ce que peut bien être la tâche noire sur le fauteuil du magasin de vélo. C’est le « on » qui décide de tout cela. Le contexte donne la situation, qui inscrit des étants dans un horizon de sens, dans une Bedeutsamkeit, qui ne dépend pas du Dasein, mais où bien plutôt il est jeté, dépendant des choses, de leur structure, de leur texture. Dès lors, l’herméneutique de Sein und Zeit serait anti-transcendantale, tout comme l’étaient, à leur façon, les Recherches logiques, c’est-à-dire anti-subjectivistes. On voit ainsi les proximités entre les positions de Scheler et de Heidegger. Tous deux, contre Husserl, comprennent l’intentionnalité de façon pratique, mais dans le mouvement anti-transcendantaliste des Recherches logiques. Cependant, il y a dans leurs descriptions de l’intentionnalité une tension praxiologico-transcendantale  : s’il est vrai que je pratique le monde environnant avant de le percevoir ou de le connaître, «  je  » devient une question importante. Non pas d’un point de vue théorico-­fondationnel, mais du point de vue éthique : pour que le monde s’ouvre véritablement, il faut que je le réfléchisse en moi-même, et surtout que je me réfléchisse, devoir qui m’incombe. Ainsi, ce que nous souhaitons montrer maintenant, c’est que la tension praxiologico-transcendantale trouve sa résolution dans une conception praxiologique du transcendantal, où le sujet transcendantal est un sujet éthique. Les concepts de réduction et de subjectivité seront ici mobilisés pour justifier l'expression « transcendantal ».

TROISIÈME PARTIE

PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE : LA RÉDUCTION ÉTHIQUE

Nous avons vu que l’influence des Recherches logiques de Husserl avait inspiré au fond à ses successeurs un anti-transcendantalisme dans leurs descriptions de l’intentionnalité comprise comme intentionnalité pratique. Être au monde, cela signifie pour eux être à des outils dans des contextes qui donnent à ces outils leur nature, sans qu’il soit besoin de s’enquérir d’un sujet transcendantal pour fonder une telle intentionnalité. Tout se passe dans l’acte intentionnel lui-même, comme chez le premier Husserl, tout y a lieu, tout y arrive, mais au lieu de priver définitivement le sujet de lui-même, cela a plutôt tendance à appeler la question de ce qu’il est. C’est ce que nous avons appelé « tension praxiologico-transcendantale » : derrière toutes les praxeis d’outils que nous faisons, il y a secrètement une exigence, celle de savoir que nous pratiquons des outils, que ce sont des outils, et plus profondément encore, que je dois me reconnaître comme une personne absolument singulière qui pratique ces outils, et dont la singularité pose à son tour problème. Disons-le simplement : le problème transcendantal implique deux orientations : la première est la compréhension kantienne du transcendantal, tel qu’on l’a exposée en introduction, qui implique de poser un sujet compris comme foyer de toute perception et de toute connaissance du monde. La seconde est la compréhension husserlienne où un tel sujet peut faire l’expérience de lui-même au moyen de la réduction phénoménologique, qui lui permet de saisir l’essence de ses actes intentionnels. Ces deux orientations ne sont pas du tout incompatibles, nous le verrons, et se rejoignent chez Scheler puis chez Heidegger, dans des sens spécifiques : en effet, pour l’un comme pour l’autre, et plus que pour Husserl, il s’agit de se demander qui est le sujet transcendantal, quel contenu il peut avoir par-delà le projet qu’il est vers le monde. C’est une exigence éthique, parce que d’une certaine manière, pour Scheler comme pour Heidegger, il est insoutenable de laisser le sujet transcendantal dans cet état, pour ainsi dire. On a beau jeu de défendre la neutralité axiologique de la phénoménologie ; ici, même chez Husserl d’une certaine façon même si c’est moins frappant, rien n’est axiologiquement neutre, mais tout procède d’évaluations éthiques très fortes : il est mieux d’être une personne que d’être un sujet anonyme, il est mieux de se singulariser que d’être à la ressemblance de tout le monde, il est mieux d’opérer une réduction plutôt que de ne pas le faire, il est mieux

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TROISIÈME PARTIE  PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE…

d’échapper à l’anonymat social plutôt que d’y plonger… À chaque fois, il y a une décision axiologique qui précède la description, et cette décision n’est pas (du moins explicitement) rationalisée. C’est tout le problème en fait de l’attitude transcendantale et de sa motivation, croix de toute la phénoménologie transcendantale ! Mais c’est aussi dans ce problème que réside la dimension la plus forte de la position transcendantaliste  : ce qui est postulé, c’est la supériorité de la réflexivité humaine en tant qu’elle peut libérer et donner l’être humain à lui-même. Il y aurait lieu, ici, d’examiner les sources à la fois rationalistes et théologiques d’une telle conception – nous réservons cette tâche à un travail ultérieur. Mais ce qu’il importe de montrer ici, c’est qu’au contraire d’une neutralité qui serait celle de l’entreprise éidétique phénoménologique, la phénoménologie transcendantale a, dès son invention, envisagé l’attitude transcendantale (la réduction) comme une attitude éthique. C’est aussi le point de jonction entre transcendantalisme phénoménologique et transcendantalisme kantien : le sujet transcendantal est ultimement pensé, déjà chez Kant, comme un sujet pratique, qui prend position, et qui repose ainsi sur le sujet éthique de la deuxième Critique. Phénoménologie transcendantale, c’est-à-dire phénoménologie du praxiologico-transcendantal  – ou encore  : praxiologie transcendantale.

CHAPITRE HUITIÈME

HUSSERL ET LA RÉDUCTION TRANSCENDANTALE ÉTHIQUE

La praxis de la réduction phénoménologique et l’objectivité Reprenons le dialogue combatif entre néokantisme de la valeur et phénoménologie. On peut dire que : 1) d’une part, il y a la praxiologisation du sujet transcendantal, contraint à prendre position presque à partir d’un acte de foi pour la valeur radicalement étrangère au plan des représentations. Or, que la vérité exige du sujet un engagement pratique de reconnaissance implique une dévaluation de l’universalité propre à la science, et c’est contre une telle pratique du transcendantal (en l’occurrence de la valeur comme norme de toute connaissance d’objet) que Husserl puis Heidegger élaborent leur critique et leur position philosophique. 2) D’autre part, c’est la philosophie transcendantale comme telle qui se trouve attaquée à la fois par Husserl puis Heidegger : la normativité est chez Husserl dans l’objet donné dans l’évidence, c’est cet objet qui donne sa norme à l’acte intentionnel, quel que soit le remplissement auquel il a affaire. Nous sommes non seulement loin de la théorie transcendantale de la valeur, mais aussi bien de la théorie kantienne de la connaissance transcendantale pour laquelle ce sont les facultés du sujet qui prescrivent à l’objet ses lois d’apparition. Chez le jeune Heidegger, c’est le procès de phénoménalisation lui-même qui est le critère, dans le monde, loin donc d’une fondation logique de la connaissance. Et il est bien l’héritier de Husserl, qui voit dans l’idéal de remplissement comme lieu de l’évidence un « vécu » en bonne et due forme, l’Erlebnis de la visée pleine et entière de l’objet. Mais qui vit ce vécu ? comment la description de ce vécu originaire est-elle possible dans le cadre de la science pré-théorique  ? Il est fort possible ici que la réduction phénoménologique joue un rôle central. Il ne s’agit pas pour nous de rappeler les grandes lignes de cette réduction. En revanche, rappeler le rapport que l’entreprise des Ideen entretient avec Kant peut © The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_8

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nous permettre de mieux comprendre les enjeux transcendantaux de la réduction1. Par là-même, nous souhaitons mettre en évidence que Husserl réintroduit la question de la praxis transcendantale qu’il critiquait pourtant chez Rickert. En effet, la réduction est une pratique d’une certaine attitude, une mise en œuvre qui a besoin d’un agir, et que c’est cet agir qui rend possible l’accès au transcendantal. Comme si, mais nous ignorons jusqu’à quel point cette hypothèse peut prouver sa fécondité, en inscrivant la phénoménologie dans la philosophie transcendantale, il fallait pour Husserl au même moment la réconcilier avec la praxis qu’il critiquait chez Rickert. En d’autres termes, pour qu’il y ait transcendantal, il faut qu’il y ait une certaine praxis à l’œuvre, sans néanmoins que la réduction ne conduise à une sphère pratique. N’est-il pas remarquable, de ce point de vue, qu’au moment où Husserl a introduit avec Descartes la possibilité du doute universel, il précise ce dont le doute peut douter en ces termes (§31) : La tentative universelle de doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté (der universelle Zweifelsversuch gehört in das Reich unserer vollkommenen Freiheit)2 ?

La première détermination du champ d’application du doute universel est une détermination pratique : il y va de la décision quasi morale du sujet qui pratique la réduction. C’est d’une part que la réduction est une affaire de volonté, mais c’est aussi que ce sur quoi elle porte est de l’ordre du choix. Elle laisse la volonté intacte, irréductible, mais elle laisse aussi à la volonté le pouvoir de décider du champ d’application. C’est son « empire » (Reich), ce qui veut aussi bien dire que ce qui est atteint par la réduction est la région même de cet empire. Il y va de la liberté, et donc, nécessairement, de la pratique du théoricien, du philosophe qui pratique la réduction – on y revient plus bas. On peut aisément retourner la question que Husserl posait si souvent à Rickert : que vient faire un tel vocabulaire moral dans une enquête qui vise à obtenir de l’apodictique, qui conduit à une sphère théorique, et qui déploie un discours scientifique sur les vécus de conscience ? Au moment où la science se prétend transcendantale (on verra dans quel sens), elle fait intervenir un vocabulaire pratique, à l’instar, certes dans un autre horizon, de la théorie de la valeur… En outre, ce n’est pas seulement la volonté qui parvient par elle-même à réduire, mais cette volonté doit bien conduire à un acte, à une praxis, qu’est en soi la réduction – Husserl parle au même endroit de l’« Akt » qu’est le doute. De ce point de vue, douter est assurément une praxis, la décision de douter suivie de l’acte de douter. Douter peut même être une « tentative » (Versuch), ce qui accentue la dimension pratique de la réduction. Le doute lui-même n’est pas l’antithèse ou encore la négation de la réalité, ce qui demeure de l’ordre de la thèse. Husserl écrit : « rien de tout cela n’est au pouvoir de 1  Sur le rôle qu’a pu jouer la lecture de Kant dans l’invention de la phénoménologie transcendantale chez Husserl, voir Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900– 1913). Des Recherches logiques aux Ideen : la genèse de l’idéalisme transcendantal phénoménologique, op. cit., p. 529 sq. 2  Hua. III/1, p. 54.

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notre libre arbitre (unserer freien Willkür) ». Qu’est-ce à dire ? ce qui est ainsi visé, c’est la mise entre parenthèses de la thèse de l’attitude naturelle, et seulement cette mise entre parenthèse qui maintient en un sens cette thèse, en dehors des parenthèses. Il s’agit d’un phénomène presque contradictoire, à la limite de la cohérence, où l’attitude naturelle continue en un sens de jouer à l’extérieur, alors même que nous ne sommes plus à l’extérieur, alors que nous sommes en-dehors des parenthèses, pour ainsi dire. Nous ne faisons « aucun usage » (keinen Gebrauch) de la thèse de l’attitude naturelle, mais elle n’en est pas pour autant anéantie. Elle est là, secrètement, le monde est toujours au-dehors, et pourtant ma pleine et entière liberté la met entre parenthèses. La praxis est alors spécifiée : elle est la mise en place du doute à partir d’une décision entièrement libre, et elle est le maintien de cette décision malgré une contradiction dans l’expérience transcendantale entre la thèse naturelle en un sens maintenu et la mise entre parenthèses de cette même thèse. L’expression « mise entre parenthèses », ou encore « mise hors circuit », manifeste bien cette expérience limite : ce qui est mis entre parenthèses existe encore, mais est relégué à l’arrière-plan. Husserl qualifie d’ailleurs explicitement la mise entre parenthèses comme étant un « phénomène »3, ce qui implique que ce phénomène est bien expérimenté par le sujet qui pratique la réduction. La praxis transcendantale est alors une nouvelle fois qualifiée en ces termes : « Cette conversion de valeur dépend de notre entière liberté (diese Umwertung ist Sache unserer vollkommenen Freiheit)  »4. Cela implique une double dimension pratique de la réduction transcendantale : 1) la praxis propre à l’opération de la réduction, c’est-à-dire l’acte de mise entre parenthèses proprement dit de la part du sujet, quel que soit par ailleurs cet acte ; 2) la praxis propre au déploiement de la liberté dans la mise entre parenthèses, sur laquelle Husserl insiste considérablement dans ce §31. Mais en quoi ce que cette praxis dévoile est-il « transcendantal », et en quel sens ? La question centrale (qui fut déjà celle de Sartre, si grand premier lecteur français de la phénoménologie5) est de savoir en quoi ce qui reste après la réduction est encore un « ego », ou encore – une substance. L’ego qui résiste à la réduction est-il encore une substance, ou plus exactement un substrat formellement nécessaire, qui doit accompagner toutes mes représentations  ? Ne risque-t-on pas d’une part de tomber dans le danger du psychologisme, et d’autre part d’aller dans un sens contraire à celui de Kant, où le sujet ne peut être une substance expérimentée comme objet, ou encore comme telle ? Par ailleurs, la thèse de l’intentionnalité, gagnée avec les Recherches logiques, semble difficilement compatible avec une telle réflexivité d’un sujet transcendantal par exemple au sens kantien, substrat de tout acte intentionnel6. Le §57 souligne le rapport de l’ego obtenu grâce à la réduction au « sujet transcendantal » kantien :  Ibid. : « Wir n nur das Phänomen der “Einklammerung” oder “Ausschaltung” heraus… »  Ibid., p. 55. 5  Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l’ego, Paris, 1936 (rééd. Paris, Vrin, 1965). 6  Voir sur ce point Jocelyn Benoist, Autour de Husserl. L’ego et la raison, op. cit., p. 64–65. 3 4

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[La vie du moi pur] s’épuise en un sens particulier avec chaque cogito actuel ; mais tous les vécus de l’arrière-plan adhèrent à lui et lui avec eux ; tous, en tant qu’ils appartiennent à un unique flux du vécu qui est le mien, doivent pouvoir être convertis en cogitationes actuelles, ou y être inclus de façon immanente ; en langage kantien : « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Si la mise hors circuit du monde et de la subjectivité empirique qui s’y rattache laisse pour résidu un moi pur, différent par principe avec chaque flux du vécu, avec lui se présente une transcendance originale, non constituée, une transcendance au sein de l’immanence. Etant donné le rôle absolument essentiel que cette transcendance joue en chaque cogito, nous n’aurons pas le droit de la mettre hors circuit, quoique pour bien des études il sera possible de laisser en suspens les questions du moi pur. Mais c’est seulement dans la mesure où les propriétés eidétiques immédiates et susceptibles d’une observation évidente sont données conjointement à la conscience pure et n’en dépassent pas les bornes, que nous voulons mettre le moi pur au rang des data phénoménologiques ; par contre toutes les doctrines qui portent sur ce moi et sortent de ce cadre doivent subir la mise hors circuit7.

Il semble y avoir, dans ces deux paragraphes, une contradiction : comment se référer d’abord à un « je transcendantal » qui « doit pouvoir accompagner toutes mes représentations », sorte de substrat logique hors de toute réelle immanence vécue, pour ensuite souligner qu’il y va d’une « transcendance au sein de l’immanence », transcendance elle-même « originale » ? La page qui précède va plutôt dans le sens d’un sujet transcendantal (qui doit accompagner toutes mes représentations), puisque Husserl y insiste sur ce qui reste de l’ego «  une fois exécutée cette réduction  », lorsque « le moi paraît être là constamment, même nécessairement (das Ich scheint beständig, ja notwendig da zu sein) », moi pur qui « semble être un élément nécessaire », lui qui se maintient quelles que soient les variations des vécus eux-mêmes8. Bien entendu, ce qui est visé est d’abord le fait que l’ego n’appartient pas aux vécus, qu’il n’en est pas un moment réel, et qu’en ce sens il ne peut être appelé à proprement parler « immanent » – et c’est pourquoi, d’ailleurs, Husserl parle aussitôt, si fameusement, de « transcendance au sein de l’immanence ». Il semble bien alors que nous n’ayons affaire qu’à la pure forme de la cogitatio en la personne de l’ego – ce que Husserl dit presque lorsqu’il demande si la cogitatio perd la forme du cogito quand j’exerce la réduction transcendantale9. C’est la permanence essentielle de 7  Hua. III/1, p. 109–110 ; trad. P. Ricoeur, p. 190 : « In jedem aktuellen cogito es sich in besonderem Sinn aus, aber auch alle Hintergrundserlebnisse gehören zu ihm und es zu ihnen, sie alle, als zu dem einen Erlebnisstrom gehörig, der der meine ist, müssen sich in aktuelle cogitationes verwandeln oder in solche immanent einbeziehen lassen ; im Kantischer Sprache : “Das, Ich denke muss alle meine Vorstellungen begleiten können.” / Verbleibt uns als Residuum der phänomenologischen Ausschattung der Welt und der ihr zugehörigen empirischen Subjektivität ein reines Ich (und dann für jeden Erlebnisstrom ein prinzipiell verschiedenes), dann bietet sich mit ihm eine eigenartige – nicht konstituierte – Transzendenz, eine Transzendenz in der Immanenz dar. Bei der unmitterlbar wesentlichen Rolle, die diese Transzendenz bei jeder cogitatio spielt, werden wir sie einer Ausschaltung nicht unterziehen dürfen, obschon für viele Untersuchungen die Fragen des reinen Ich in suspenso bleiben können. Aber nur soweit, wie die unmittelbare evident fesststellbare Wesenseigentümlichkeit und Mitgegebenheit mit dem reinen Bewusstsein reicht, wollen wir das reine Ich als phänomenologisches Datum rechnen, während alle Lehren über dasselbe, welche über diesen Rahmen hinausreichen, der Ausschaltung verfallen follen. » 8  Ibid., p. 109. 9  Ibid. : « Verliert es diese Form, wenn wir transzendentale Reduktion üben ? » Jocelyn Benoist pose la question du statut formel de l’ego dans Autour de Husserl…, op. cit., p. 65.

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l’ego qui le constitue d’emblée comme transcendantal, permanence indépendante du vécu réel – ce qui, à ce moment de l’analyse, le cantonne alors au champ formel, de la pure et simple nécessité formelle ; il doit accompagner tous mes vécus, sans y participer ; et c’est pourquoi d’ailleurs il résiste ultimement à la réduction. Autrement dit, et toujours (insistons) à ce moment de la description, l’ego est toujours la forme des cogitationes. De ce point de vue, ce qui est obtenu grâce à la pratique de la réduction n’est pas lui-même un vécu. L’ego au fondement de tous les vécus est le substrat de ces vécus, mais non pas un vécu en tant que tel. Cependant, l’ego transcendantal de Husserl n’est pas seulement formel. On remarque comment l’acheminement vers les propriétés les plus fondamentales de l’ego rencontrent la problématique kantienne, qui restait seulement problématique, précisément, du sujet transcendantal qui doit accompagner toutes mes représentations. L’ego serait en effet constamment au risque d’un caractère purement formel, si Husserl, dans ce même §57, ne soulignait pas aussi bien la dimension déjà intentionnelle d’un tel ego – ou plutôt, la dimension toujours déjà fondatrice de l’intentionnalité : « [Le moi] appartient plutôt à tout vécu qui survient et s’écoule ; son “regard” se porte sur l’objet “à travers” tout cogito actuel. Le rayon de ce regard varie avec chaque cogito, surgit à nouveau avec un nouveau cogito et s’évanouit avec lui. Mais le moi demeure identique10. » On voit nettement que la permanence du moi, thématique radicalement formelle chez Kant, est ici pensée en tant qu’elle constitue le fondement de l’intentionnalité. Même si l’ego n’est pas à proprement parler dans l’immanence, il y est aussi, « transcendance au sein de l’immanence »11, en tant qu’il est déjà regard, regard vers quelque chose, premier moment du regard qui va se spécifier dans les strates supérieures de l’intentionnalité. En effet, si l’on regarde de près la syntaxe de Husserl, c’est bien le « moi » qui regarde, c’est-à-dire le moi pensé à partir du moi pur résistant à la réduction. Il y a bien immanence en ce sens : l’ego – déjà – regarde, même s’il est pensé ici d’abord comme « l’ego d’un regard »12. Immanence (vécu de l’ego lui-même) traversée de transcendance (transcendance de l’ego par rapport aux vécus), c’est bel et bien ici que Husserl s’explique avec le sujet transcendantal kantien : refusant le caractère seulement formel d’un tel ego (que toute la doctrine de l’intentionnalité refuse), Husserl n’en est pas moins conduit à des formulations profondément ambiguës qui entrainent peut-être le moi sur cette pente. L’immanence est immédiatement prise dans la transcendance, si bien qu’on voit mal de quelle façon l’ego pourrait pour ainsi dire se vivre lui-même, ou encore s’auto-saisir dans un vécu. Même avec cette expression de « ­transcendance

 Hua. III/1, p. 109 ; trad. cit., p. 189 : « Vielmehr gehört es zu jedem kommenden und verströmenden Erlebnis, sein “Blick” geht “durch” jedes aktuelle cogito auf das Gegenständliche. Dieser Blickstrahl ist ein mit jedem cogito wechselnder, mit dem neuen neu hervorschiessend und mit ihm verschwindend. Das Ich aber ist ein Identisches. » 11  Pour une généalogie de l’expression et de ce qu’elle désigne chez Husserl, voir les remarques de Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900–1913). Des Recherches logiques aux Ideen : la genèse de l’idéalisme transcendantal phénoménologique, op. cit., p. 676–681. 12  Pour reprendre la belle expression de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl…, op. cit., p. 66. 10

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dans l’immanence », il est permis de penser que l’immanence de l’ego n’est pas un plan à proprement parler expérimenté. C’est cette contradiction fondamentale qui s’exprime encore lorsque Husserl souligne, dans le passage que nous citions le premier, que « sa vie s’épuise en un sens particulier avec chaque cogito actuel (in jedem aktuellen cogito lebt es sich in besonderem Sinn aus)  »13. Le moi pur vit bel et bien, il est vie autant que vécu (immanence et transcendance !), et c’est d’ailleurs cette vie que l’on trouvait dans les Recherches logiques au niveau de l’évidence qui est travaillée et métamorphosée dans les Ideen au sein du « restant » après la réduction. Quelque chose, précisément le moi lui-même en tant que moi, est donné dans le moi pur, purifié de l’attitude naturelle. Pour l’exprimer autrement, « ça » vit encore ; après la réduction, le moi pur demeure vivant, malgré le fait qu’il n’est rien des vécus réels. Il vit en un sens ce qu’il vivra ultérieurement dans les strates de conscience pour l’instant réduites, en tant qu’il est en vue de cela qu’il vivra ; mais il vit également une fois réduit et réduit tout à fait, lorsqu’il reste seul, certes en vue des vécus vers lesquels il tend, mais vivant tout de même sans ces vécus, de leur seule promesse, et au présent. Il y a un combat entre le formalisme du sujet transcendantal et ce qui vibre encore de vie après la réduction – c’est en fait un combat qui touche à l’acception du « transcendantal » en phénoménologie. En effet, il se pourrait bien que le « transcendantal », qui désigne souverainement l’ego réduit, soit précisément transcendantal parce que l’immanence atteinte dans et par la réduction est avant tout une transcendance, isolée du reste de la sphère des vécus. L’expérience du transcendantal, que contre Kant Husserl instaure comme possibilité, n’est pas une chose qui va de soi. Elle est tout entière prise dans la contradiction de l’expression «  transcendance dans l’immanence », où l’immanence est aussitôt prise dans une transcendance qui semble lui ôter toute l’expérience. Husserl s’est expliqué sur le vocable transcendantal au sein même des Ideen, notamment au §86 où il s’agit de déterminer positivement ce qui était alors principalement décrit sur le mode négatif, comme ce qui reste, comme le « résidu » après la réduction – comme ce qui est réduit. Le lien est donc aisément fait entre ce §86 et le §57 que nous lisions, d’autant que son ambition est principalement méthodologique, comme l’atteste la précision terminologique sur l’expression « phénoménologie transcendantale ». On lit en effet : Par son attitude purement eidétique et la « mise hors circuit » de toute espèce de transcendance, la phénoménologie est nécessairement conduite, sans quitter son propre terrain qui est celui de la conscience pure, à poser tout cet ensemble complexe de problèmes transcendantaux au sens spécifique ; c’est pourquoi elle mérite le nom de phénoménologie transcendantale. Sans quitter son propre terrain, elle doit en arriver à ne pas considérer les vécus comme de quelconques choses mortes, comme des « complexes de contenus », qui existent purement, mais ne signifient rien, ne veulent rien dire et qu’il suffirait de distribuer en éléments et formations complexes, en classes et en sous-classes ; elle doit se rendre maîtresse de la problématique unique en son genre que lui proposent les vécus en tant que vécus

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 Hua. III/1, p. 109 ; trad. cit., p. 190.

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intentionnels, c’est-à-dire purement en vertu de leur essence eidétique, en tant que conscience « de »14.

Lors même que la tâche phénoménologique, au moment de la description de l’évidence dans la VIe Recherche logique, était ironiquement rapprochée de la tâche de la « critique de la connaissance », c’est bien toute l’entreprise phénoménologique fondée sur la réduction qui se trouve définie désormais comme entreprise transcendantale, et la phénoménologie comme « phénoménologie transcendantale ». Ce qui fait que la phénoménologie est « transcendantale », c’est qu’elle vise la conscience pure, dans et par la réduction, mais c’est tout aussi bien (et ce point est essentiel) qu’elle exhibe le caractère foncièrement intentionnel de tous les vécus que fonde le moi pur. À partir de la réduction, les vécus qui sont décrits à partir de la méthode de variation sont tous déterminés par leur caractère intentionnel, et c’est ce caractère (selon lequel tout vécu est « conscience de… ») qui constitue le plan originaire de toutes les descriptions à l’intérieur du contrat phénoménologique – ce qui signifie que Husserl ne voyait pas tant ici une rupture avec les Recherche logiques qu’une fondation même de la description des vécus en termes intentionnels. Par où l’on retrouve les Recherches logiques, où c’était bien ce caractère intentionnel fondamental de tout acte qui permettait à la phénoménologie de s’acheminer vers la notion téléologique d’évidence. Tout vécu est intentionnel, et c’est tout autant cela que la réduction qui fait de la phénoménologie une phénoménologie transcendantale. Le transcendantal est bien affaire de vécu, contrairement au néokantisme de Bade, mais au sens où l’analyse transcendantale révèle à la conscience le caractère intentionnel des vécus qu’elle vit. Il est alors tout à fait important de remarquer combien le transcendantal a ici affaire à la transcendance ! Même s’il y a bien un sujet transcendantal dans la réduction, comme nous venons de le voir, ce sujet transcendantal n’est pensé que dans l’horizon de l’intentionnalité, qu’en tant qu’il est le fondement pour une « conscience de…  », et donc conscience de quelque chose, loin d’une description des seules connexions formelles qui rendraient raison de la pensée. La conscience est affaire de vécus, et donc d’intentionnalité, même si, au grand dam de Sartre (et de Heidegger !), Husserl continue bien de penser le sujet transcendantal comme une substance… La fin du §97 des Ideen renforce cette analyse, et approfondit ce sens gagné de l’adjectif « transcendantal », en montrant l’articulation qui doit être faite avec le concept de « transcendance », qui implique une théorie appuyée du noème,  Ibid., p.  177–178  : «  In ihrer rein eidetischen, jederlei Transzendenzen “ausschaltenden” Einstellung kommt die Phänomenologie auf ihrem eigenen Boden reinen Bewusstseins notwendig zu diesem ganzen Komplex der im spezifischen Sinne transzendentalen Probleme, und daher verdient sie den Namen transzendentaler Phänomenologie. Auf ihrem eigenen Boden muss sie dazu kommen, die Erlebnisse nicht wie beliebige tote Sachen, wie “Inhaltskomplexe”, die bloss sind, aber nichts bedeuten, nichts meinen, nach Elementen, Komplexbildungen, nach Klassen und Unterklassen zu betrachten, sondern sich der prinzipiell eigenartigen Problematik zu bemächtigen, die sie als intentionale Erlebnisse darbieten und rein durch ihr eidetisches Wesen darbieten, als Bewusstsein “von”. » Sur les adversaires précis de ce paragraphe qui porte plus largement sur le concept de « fonction », voir Denis Seron, Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique, Liège, Droz / Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et lettres, 2006, p. 88–90.

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véritable lieu, désormais, de l’investigation sur l’intentionnalité et la transcendance qu’elle implique. Là encore, citons longuement le passage avant de le commenter : Si l’on a pu nommer « transcendantale » la réduction phénoménologique et également la sphère pure du vécu, c’est parce que cette réduction nous fait découvrir une sphère absolue de matières et de formes noétiques dont les combinaisons de nature déterminée impliquent, en vertu d’une nécessité eidétique immanente, cette propriété étonnante : avoir conscience de telle ou telle chose déterminée ou déterminable donnée à la conscience ; cette chose est le vis-à-vis de la conscience elle-même ; elle est autre par principe, irréelle, transcendante ; nous atteignons ici à la source ultime d’où l’on peut tirer la seule solution pensable en réponse aux problèmes les plus profonds de la théorie de la connaissance, concernant l’essence et la possibilité d’une connaissance objectivement valable du transcendant. La « réduction » transcendantale exerce l’ἐποχή à l’égard de la réalité : mais c’est à l’élément qu’elle conserve de cette réalité qu’appartiennent les noèmes avec l’unité noématique qui réside en eux-mêmes ; ils enveloppent aussi par conséquent la manière dont la réalité naturelle accède elle-même à la conscience et y est donnée de manière spéciale15.

Interrompons ici la lecture. Il est curieux que Husserl s’arrête, comme il le fait rarement dans le corps des Ideen, sur le concept de « transcendantal », au moment où il engage le tournant de la réflexion vers la question du noème. D’autant plus curieux qu’on retrouve au début de ce texte la première partie des Ideen I, lorsqu’on lit que « si l’on a pu nommer “transcendantale” la réduction phénoménologique et également la sphère pure du vécu, c’est parce que cette réduction nous fait découvrir une sphère absolue de matières et de formes noétiques » ! Ce qui serait transcendantal, ce qu’on appellerait « transcendantal », c’est la réduction qui permet à la conscience de se saisir elle-même, purement et simplement, en mettant au jour les actes et les opérations qu’elle fait – et ce serait alors le plan noématique que la réduction réduirait, la dimension objective de l’acte, même si l’on s’arrête au plan noétique dont la seule analyse, par la réduction, permet de donner le sens, ou plutôt, de saisir comment le sens se donne… L’accusation d’idéalisme forcené serait alors parfaitement légitime, et elle n’a d’ailleurs jamais manqué, depuis 1913 au moins, de s’élever contre le projet husserlien. On réduirait en fait l’objet, pour s’en tenir au sujet, sujet transcendantal donc, constituant par ses actes noétiques l’objet auquel il a affaire16. Or, c’est là négliger le fait que dans l’immanence pure il y a la dimension ­noématique.  Hua. III/1, p. 204 ; trad. cit., p. 340 : « Die Bezeichnung der phänomenologischen Reduktion und im gleichen der reinen Erlebnissphäre als “transzendentaler” beruht gerade darauf, daß wir in dieser Reduktion eine absolute Sphäre von Stoffen und noetischen Formen finden, zu deren bestimmt gearteten Verflechtungen nach immanenter Wesensnotwendigkeit dieses wunderbare Bewußthaben eines so und so gegebenen Bestimmten oder Bestimmbaren gehört, das dem Bewußtsein selbst ein Gegenüber, ein prinzipiell Anderes, Ireelles, Transzendentes ist, und daß hier die Urquelle ist für die einzig denkbare Lösung der tiefsten Erkenntnisprobleme, welche Wesen und Möglichkeit objektiv gültiger Erkenntnis von Tranzsendentem betreffen. Die “transzendentale” Reduktion übt ἐποχή hinsichtlich der Wirklichkeit : aber zu dem, was sie von dieser übrig behält, gehören die Noemen mit der in ihnen selbst liegenden noematischen Einheit, und damit die Art, wie Reales im Wewußtsein selbst eben bewußt und speziell gegeben ist. » 16  Sur cette accusation, voir les remarques de Robert Brisart, « La réduction et l’irréductible phénoménologiques. Husserl critique de Heidegger  », dans Robert Brisart & Raphaël Célis (éd.), L’Évidence du monde. Méthode et empirie de la phénoménologie, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, 1994, p. 167 sq. 15

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La réduction reconduit tout autant à la dimension noétique qu’à la dimension noématique. C’est le lien cogito/cogitatum que vise la réduction, la corrélation intentionnelle de la noèse et du noème. L’expression « transcendance dans l’immanence » demeure pertinente ici, où la noèse trouve son corrélat objectif dans le noème, mais où du même coup le noème trouve son corrélat subjectif dans la noèse, tout cela s’unissant à même la réduction, ou après la réduction, au moment transcendantal proprement dit. Les moments noétiques et hylétiques ne trouvent leur sens phénoménologique que dans la mesure où ils sont originairement, transcendantalement corrélés au perçu, au jugé, etc. Ce qui était déjà à l’œuvre dans les Recherches logiques, l’unité foncière de la matière et de la qualité, l’est toujours dans les Ideen, au moment de la réduction où l’on ne peut ultimement séparer le moment de la noèse et le moment du noème, chacun renvoyant tout aussi originairement à l’autre. La transcendance est bien dans l’immanence, l’immanence dans la transcendance – et le transcendantal semble ici refuser une formalisation outrancière d’un sujet constituant, même si, à l’évidence, au strict plan descriptif, on en reste à la sphère de l’objectivité immanente. Mais c’est parce que cette objectivité est gagnée au plan immanent qu’elle est pleinement atteinte comme objectivité, c’est-à-dire comme objectivité vécue. C’est donc le vécu du noème qui permet l’analyse de la pleine structure de la donation de l’objet en tant qu’elle prend enfin en compte le fait que tout le procès de l’intentionnalité a bien lieu dans la conscience et relativement à elle17. La conscience comme conscience de quelque chose est révélée par la face noématique obtenue au moyen de la réduction. C’est à notre sens la reprise « transcendantale », c’est-à-dire noético-­noématique, de la doctrine de la Ve Recherche, celle de l’unité foncière de la matière qui donne l’objet sans toutefois qu’il s’agisse vraiment de l’objet (car il est alors en-dehors du cadre intentionnel), et de la qualité de l’acte intentionnel qui vise l’objet lui-même18. Mais le noème prend une importance toute particulière, car c’est là que l’on trouve «  la source ultime d’où l’on peut tirer la seule solution pensable en réponse aux problèmes les plus profonds de la théorie de la connaissance, concernant l’essence et la possibilité d’une connaissance objectivement valable du transcendant (die Urquelle für die einzig denkbare Lösung der tiefsten Erkenntnisprobleme, welche Wesen und Möglichkeit objektiv gültiger Erkenntnis von Tranzsendentem betreffen) ». Parce que dans le contenu réel se révèle la visée de l’objet comme tel, en tant que tel, la phénoménologie est véritablement transcendantale, fondatrice pour la théorie de la connaissance – et plus encore, c’est grâce à cette dimension ­noématique  Voir sur ce point les remarques de Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie…, op. cit., p. 698, ou encore Accéder au transcendantal…, op. cit., p. 279–280. 18  Le lien est d’ailleurs fait dans la belle étude de Maria Manuela Saraiva, L’imagination selon Husserl, La Haye, Nijhoff, 1970, p. 11 : « [Le cadre] des Log. Unt. est centré sur la notion d’acte psychique compris comme le résultat de la structuration des contenus sensoriels par les intentions ou caractères d’actes. De cette dualité découle l’opposition entre vécus intentionnels (actes) et vécus non intentionnels (contenus sensoriels) et, finalement, celle d’objet intentionnel de l’acte et matériaux sensoriels qui signalent à la conscience la présence de l’objet mais ne sont pas l’objet. Les Ideen I inscrivent ce schéma dans un cadre plus large, car on y fait une place aux corrélats noématiques des différents caractères d’actes. » 17

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aperçue après la réduction que l’on tient la possibilité d’une connaissance « objectivement valable du transcendant ». Où l’on retrouve la validité néo-­kantienne, non pas gagnée au sein d’une théorie des deux mondes, du plan valant et du plan de la conscience, mais obtenue grâce à la description de la transcendance dans l’immanence, que seule la réduction phénoménologique pouvait révéler. Les enjeux sont kantiens  ; ils sont aussi néokantiens. Tout au fond de la conscience, ce qui fait que peut valoir une connaissance objective, il y a déjà la conscience dirigée vers…, et presque déjà ce vers quoi elle est dirigée. Le transcendantal, en ce sens, ne prive pas de monde. Où est alors la praxis ? assurément, dans la méthode de la réduction. La critique husserlienne de Rickert peut être retournée contre son auteur : en effet, de même que chez Rickert il fallait une prise de position pratique du sujet connaissant par rapport à la sphère des valeurs qui donnent leur validité aux jugements qu’il pense, de même le sujet connaissant chez Husserl doit mettre en pratique, librement, et sans autre motivation que cette liberté même, une réduction phénoménologique suffisamment puissante pour dévoiler la face noématique immanente à la conscience qui est le cœur du résultat de la réduction. On retrouve bien la nécessité d’une praxis pour atteindre le transcendantal, même si le transcendantal husserlien n’est pas une valeur indépendante du sujet transcendantal. La réduction implique une prise de position qui motive son exercice, et la praxis est alors dédoublée en une première qui est la décision d’opérer la réduction, et une seconde qui réside dans la pratique même de la réduction, son opération. Cependant, il est aussi tout à fait clair que cette praxis ne touche l’ego qu’en tant qu’elle permet la réflexion. L’ego est ainsi dédoublé  : il pratique la réduction, mais ce qu’il trouve est un ego foncièrement gnoséologique, et non pas pratique – ego gnoséologique qui sera le lieu de discorde le plus profond avec Heidegger. Autrement dit, la praxis est le moyen du transcendantal pour Husserl, non pas l’expérience même de ce transcendantal, c’est-à-dire aussi bien son essence. Nous verrons comment les manuscrits posthumes sur la réduction permettent de nuancer cette position en déployant une véritable praxis transcendantale.

 éduction phénoménologique et praxiologie : la R dépraxiologisation Mais reprenons ce que Husserl dit de l’intentionnalité pratique au §27 des Ideen I, avant la démarche de l’épochè : « Aussi quand la conscience est vigilante, je me trouve à tout instant – et sans pouvoir changer cette situation – en relation avec un seul et même monde, quoique variable quant au contenu. Il ne cesse d’être “à portée de main” pour moi (für mich “vorhanden”), et j’y suis moi-même associé (ich selbst bin ihr Mitglied). Par là ce monde n’est pas là pour moi comme un simple monde de choses (als eine bloße Sachenwelt) mais, selon la même immédiateté (Unmittelbarkeit), comme monde des valeurs, comme monde de biens, comme

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monde pratique (als Wertewelt, Güterwert, praktische Welt). D’emblée je trouve les choses (ohne weiteres finde ich) devant moi pourvues de propriétés matérielles, mais aussi de caractères de valeurs : elles sont belles et laides, plaisantes et déplaisantes, agréables et désagréables, etc. Les choses se présentent immédiatement (Unmittelbar stehen) comme des objets usuels (Gebrauchsobjekte) : la “table” avec ses “livres”, le “verre”, le “vase”, le “piano”, etc. Ces valeurs et ces aspects pratiques (diese Wertcharaktere und praktischen Charaktere) appartiennent eux aussi à titre constitutif aux objets “à portée de main” en tant que tels (gehören konstitutiv zu den “vorhandenen” Objekten als solchen), que je m’occupe d’eux ou non – ou des objets en général. Ce qui est vrai des choses vaut naturellement aussi pour les hommes et les animaux de mon entourage. Ce sont mes “amis” ou mes “ennemis”, mes “subordonnés” ou mes “supérieurs”, des “étrangers” ou des “parents”, etc.19 » C’est une chose que le monde se manifeste de façon pratique, c’en est une autre que de parvenir à le dire, à décrire ce rapport pratique aux choses de l’Umwelt. Ne faut-il pas d’ailleurs quelque chose comme une « pré-réduction », selon les analyses de Jean-François Lavigne, avant la réduction même, pour y parvenir20 ? L’attitude naturelle n’est assurément pas capable d’une telle description, qui a besoin d’un certain retrait hors de l’usage pour que l’usage lui-même, en tant que tel, soit exhibé. Cela implique un certain dégagement, et donc, déjà, une certaine epokhè phénoménologique. Husserl quant à lui parle, au §30, d’une « description pure antérieure à toute théorie », sans principes unificateurs. Heidegger affrontera le même problème, nous l’avons vu, en pratiquant ce que nous avons appelé une « réduction évanescente » qui est bien une pré-réduction, dans la tradition husserlienne. Husserl souligne bien que ce à quoi nous avons quotidiennement affaire n’est pas « un simple monde de choses » (eine blosse Sachenwelt), mais un monde où les choses sont « constitutivement » dotées de « valeurs » (Werte), des « objets d’usage » (Gebrauchsobjekte), et cela de façon immédiate (Unmittelbarkeit) – notation extrêmement importante, puisqu’il n’y a pas d’abord un sens neutre où se situeraient les objets, avant qu’ils prennent, ici ou là, un sens pratique : c’est d’emblée, immédiatement, qu’ils prennent ce sens pratique, et qu’ils apparaissent tels. Bien entendu, cette immédiateté est pour Husserl une illusion de l’attitude naturelle, et nous avons vu comment les §§116–117 des Ideen font de l’intentionnalité de valeur une intentionnalité secondaire, fondée sur un acte primordial et neutre. Il s’agit d’une dimension de sens nouvelle, qu’il reviendra à une phénoménologie de l’affectivité de décrire, en prenant bien soin de rattacher cette affectivité aux actes objectivants qui  Hua. III/1, p. 50 (§27) ; trad. Ricœur (légèrement modifiée), p. 90.  Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal…, op. cit., p. 64, à propos de ce §27 des Ideen I : « Ce que Husserl présente ici, bien improprement, comme la structure ontologique du monde selon l’attitude naturelle, est donc bien en réalité déjà le produit d’une pré-réduction, arbitraire : ce n’est que la structure phénoménale du monde-de-l’expérience.  » La thèse de l’auteur est que Husserl a besoin de cette pré-réduction pour placer au cœur de la deuxième section des Ideen I la «  subjectivité intentionnelle  », qui sera plus tard l’objet de la réduction proprement dite. On a essayé plus haut d’appliquer cette hypothèse de Jean-François Lavigne au phénomène de l’inemployabilité, en montrant néanmoins comment, chez Heidegger, cette pré-réduction est évanescente, voire avortée.

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la sous-tendent. Pour l’instant, il s’agit bien d’un type de description inadéquat, naïf, qui ne prête attention qu’à ce qui advient spontanément au sujet. Il me paraît que je suis toujours en « présence » de la réalité qui m’environne, qu’elle ne cesse jamais, et que même si je réalise que j’hallucine ou que je rêve, je ne fais que « biffer » ce que je croyais être présent dans le monde. Mais précisément, cette présence ne va pas sans moi, et – comme l’a montré Jean-François Lavigne, que nous suivons ici – dès la description de l’environnement naturel engagée, il s’agit de moi-­ même qui le décris, et qui davantage décris ma position par rapport aux choses de ce monde-là (ce qui est une part importante de la pré-réduction) : « nous éluciderons le sens de [l’expression “attitude naturelle”] au cours de simples méditations que nous poursuivrons d’une meilleure façon à la première personne (die wir am besten in der Ichrede durchführen)  »21, ce qui conduit Husserl, alors qu’il s’apprête à décrire rapidement une telle attitude, à écrire : « Ich bin mir einer Welt bewußt…22 » Ce qui signifie, littéralement, «  je suis pour moi-même conscient d’un monde  », formule étrange qui double la présence du moi et qui annonce par là d’emblée la nécessité d’une réduction, comme le souligne Jean-François Lavigne23. Ici, au simple niveau de description « naïve », il faut reconnaître non pas les objets de l’expériences, mais le comment de mon expérience ordinaire des choses, selon que je porte ou non mon attention sur les choses qui m’entourent, selon que je m’occupe ou non de ces choses. La façon, d’ailleurs, dont Husserl décrit la manière dont « je comprends immédiatement ce qu[e les autres] se représentent et pensent, quels sentiments ils ressentent, ce qu’ils souhaitent ou veulent »24, est entièrement tournée vers mon intuition des situations, vers mon «  champ de perception  » (Wahrnehmungsfeld), vers les déplacements de perception et d’attention que j’opère d’ici à là. De ce point de vue, la description du monde des valeurs, du monde pratique, n’a de sens que dans la mesure où elle est rapportée à une conscience, à un moi qui perçoit et ressent. Il suffit de nous rappeler les mots de Husserl lui-même, lorsqu’il souligne que ce monde pratique (praktische Welt) n’est pas « là pour moi seulement comme un monde de choses (für mich nicht da als eine bloße Sachenwelt) ». Für mich, qui suis éveillé et qui prête ou non attention aux choses qui m’entourent, qui suis devant la présence des choses. Mais alors que tout le §27, qui décrit à grands traits les saillances du monde environnant pour l’attitude naturelle, se contente d’une simplification de cette ­dernière (constamment décrite dans des termes de Vorhandenheit en un sens non heideggérien, de simple présence là-devant), dans son dernier alinéa, une percée a lieu, qui progresse jusqu’au monde pratique des outils. C’est primordialement à ce monde-là que nous avons affaire quotidiennement  : «  Les choses se présentent immédiatement comme des objets usuels ». Après réduction, il s’avèrera que cette  Hua. III/1, p. 48 (§27).  Ibid. 23  C’est cette formulation, comme d’autres du §27 qui insistent sur le « für mich », qui conduit J.-F. Lavigne à parler précisément de « pré-réduction ». Cf. Accéder au transcendantal…, op. cit., p. 60 sq. 24  Hua. III/1, p. 48. 21 22

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pratique des choses est en fait un acte fondé par un acte objectivant plus fondamental, on l’a vu – mais au moment où il s’agit de décrire naïvement le monde environnant, les choses se présentent – se donnent – bel et bien « de façon immédiate » selon leur mode d’usage propre, comme des objets usuels. Le volume suivant des Ideen, consacré au problème de la « constitution », parsème l’analyse d’allusions à cette sphère pratique, sans approfondissement  – puisque ce qui compte, là encore, c’est atteindre la sphère parfaitement théorique obtenue grâce à la réduction qui nous extrait de l’attitude naturelle. Le §5 des Ideen II part de l’exemple d’une nouvelle qui nous procure de la joie. Cette joie est bien un phénomène vécu, indéniable en tant qu’il appartient à la sphère de ma conscience, et il appartient donc à une couche intentionnelle fondée, ce que l’attitude théorique révèle : car pour qu’un tel vécu de sentiment puisse avoir lieu, il faut que la nouvelle soit rendue possible par acte objectivant, théorique donc, il faut en somme que l’objet de la nouvelle soit donné pour qu’ensuite le sentiment de joie s’établisse comme vécu (cela, on l’a vu, Heidegger l’a fermement contesté). Cela signifie que la réduction phénoménologique est le lieu théorique où « la joie reste à l’arrière-plan », un acte qui lorsqu’il étudie le sentiment de la joie est sans joie, un acte qui reconduit une telle joie à ses conditions objectives de possibilité et d’objectivité, à un acte objectivant qui est théoriquement (donc phénoménologiquement !) premier. On a vu, avec les Ideen I, comment il fallait penser le rapport de l’intentionnalité de valeur à des objets, intentionnalité d’enroulement pensée principalement sur le modèle judicatif. Ce qui nous importe ici, c’est de montrer le rôle de la réduction par rapport à cette intentionnalité pratique. Husserl écrit que « de tout acte non objectivant il est possible de tirer des objectités, par le moyen d’une conversion, d’un changement d’attitude, ce qui implique que chacun de ces actes est en même temps, et par essence implicitement objectivant »25. Nous avions commenté la position des Ideen I comme inscrivant l’objectivité au cœur des actes axiologiques comme possibilité d’objectivité, possiblité quasi effective en tant que l’acte axiologique repose toujours d’une certaine manière sur un objet, et porte sur lui tout comme sur sa valeur. La réduction, les Ideen II l’indiquent clairement, prend aussi l’acte axiologique pour objet, et non pas seulement le premier acte objectivant sur lequel il repose : « si le plaisir est fondé sur une perception objectivante simple, je peux saisir théoriquement non seulement le perçu lui-même, mais aussi l’élément nouvellement objectivé par le plaisir, je peux par exemple saisir la beauté comme un prédicat théorique du perçu »26. Deux voies dans la réduction phénoménologique, donc : 1) soit je mets entre parenthèse la couche axiologique de l’acte, seconde, et je m’en tiens au premier moment de la donation. Alors, je suis « hors de l’action, hors de la prise en considération  »27  ; «  il n’y a alors ni beau ni laid, ni plaisant ni  Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch : PhÄnomenologische Untersuchungen zur Konstitution, Hua. IV, p. 16 (§7) ; trad. Eliane Escoubas, Paris, Gallimard, 1982, p. 40. 26  Ibid. 27  Ibid. 25

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d­ éplaisant, ni utile, ni bon, il n’y a aucun objet d’usage, pas de coupes, de cuillères, de fourchettes, etc. »28 ; 2) soit la couche axiologique est incluse dans le travail transcendantal, et alors elle est elle-même convertie de façon théorique : je détermine la joie que je ressens comme correspondant à une valeur, je décortique cette valeur et la façon dont elle s’associe à telle objectivité, elle et en fait tous les moments de l’acte axiologiques sont objectivés et théorisés phénoménologiquement. En effet : Et c’est précisément parce que les évaluations qu’accomplit le sujet comme tel au sein de son expérience de la nature, et dans sa pratique de la science de la nature, ne sont pas constitutives pour les objets auxquels il a affaire, qu’on a pu avec raison dire qu’il n’y a, dans son domaine, aucun objet doté de valeur et autres choses semblables. On fera cependant ici une remarque. Les actes d’évaluation et de volonté : l’affect, le vouloir, la résolution, l’action, ne sont pas mis hors circuit et rejetés hors de la sphère des choses, quand bien même ils ne se présenteraient pas eux-mêmes comme supports de prédicats de valeur ou de prédicats analogues. C’est la conscience dans sa totalité que nous prenons du même coup en tant qu’objet, mais c’est seulement par la conscience objectivante doxique, et non pas la conscience évaluante, que nous faisons « constituer des objets ». C’est la sphère des choses, dont nous pouvons faire l’expérience de cette manière, qui doit déterminer pour nous maintenant la sphère de la science de la nature. Nous nous tenons donc désormais absolument dans l’attitude de la science de la nature et, ce faisant, il est clair pour nous que nous accomplissons par là une sorte de mise hors circuit, une espèce d’ἐποχή. Dans la vie quotidienne, nous n’avons pas du tout affaire à des objets de la nature. Ce que nous appelons des choses, ce sont des tableaux, des statues, des jardins, des maisons, des tables, des vêtements, des outils, etc. Ce sont là diverses sortes d’objets-valeurs, des objets d’usage, des objets pratiques. Ce ne sont pas des objets de la science de la nature29.

L’ἐποχή secondarise le rôle objectivant des actes axiologiques. Ils visent bien d’une certaine manière un objet, mais ils ont besoin pour cela d’une couche antérieure qui donne l’objectivité comme telle, avant qu’elle ne se trouve colorée de telle ou telle valeur. La réduction se débarrasse de tout évaluation pour l’objet, et contrairement à la philosophie néokantienne des valeurs, elle exclut tout valeur et toute évaluation de l’attitude transcendantale : elle revient à l’objet de la nature, comme le dit ici Husserl, objet de la science des essences. Il faut donc théoriser la praxis, la dépraxiologiser, la remettre à son originaire condition théorique, ce qui implique que la praxis est doublement secondaire  : d’une part parce qu’elle fondée sur des actes théoriques, d’autre part parce que l’attitude transcendantale est une attitude théorique. La dépraxiologisation secondarise ce que l’attitude naturelle estime spontanément comme premier, et comme ontologiquement inscrit dans le monde, l’Umwelt. Or elle « n’est pas monde “en soi”, mais monde “pour moi”, c’est-à-dire justement monde environnant de son propre sujet égologique »30, propos qui ne font que répéter les positions fondamentales des Ideen I à propos de l’attitude naturelle : ce qui est décrit (ou plutôt esquissé), c’est le rapport quotidien qu’entretient la  Ibid., p. 16–17.  Ibid., p. 26–27 (§ 11) ; trad. cit., p. 53. 30  Ibid., p. 186 (§50). 28 29

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conscience avec le monde environnant, mais même alors, peut-être en réaction contre les thèses de Heidegger (j’y reviens plus bas), Husserl souligne qu’ « en premier lieu, le monde, dans son noyau, est un monde qui apparaît de façon sensible et qui est caractérisé en tant que vorhanden, il est donné et, éventuellement, actuellement saisi, dans des intuitions empiriques simples »31. Le monde est originairement « vorhanden », et non pas « zuhanden », il est simplement et objectivement donné, avant le fait que « l’objet est donné à la conscience comme ayant une valeur, comme agréable, beau, etc. »32. En cela, la réduction phénoménologique est dépraxiologisation, car dépraxiologisante, c’est-à-dire théorisante. Husserl donne son exemple habituel : « Si j’entends le son d’un violon, alors l’agrément, la beauté sont donnés originairement (ursprünglich gegeben), quand le son touche mon sentiment originairement et de manière vivante, et la beauté en tant que telle est précisément donnée originairement dans l’élément de ce plaisir, de même que, médiatement, la valeur du violon en tant qu’il produit un tel son, dans la mesure où nous le voyons lui-même au moment où on effleure les cordes et que nous saisissons intuitivement (anschaulich… erfassen) la relation causale qui est ici fondatrice33.  » Cette analyse est généralisable aux objets d’usage, c’est-à-dire la plupart des objets auxquels on a affaire : dans la première moitié du XXe siècle, percevoir un morceau de charbon (pour reprendre l’exemple de Husserl), c’est percevoir un objet potentiellement chaud, c’est-à-dire un objet potentiellement réchauffant, utile car réchauffant, et c’est d’emblée qu’il est perçu ainsi : « C’est sous ce point de vue que je l’appréhende : je “peux l’utiliser à cet effet”, il m’est utile à cet effet ; d’autres aussi l’appréhendent ainsi et il acquiert une valeur d’usage intersubjective (einen intersubjektiven Nutzwert), il est, dans le groupe social, apprécié et appréciable comme servant de la manière dite, comme utile aux hommes, etc. Désormais, c’est ainsi qu’il est “considéré” immédiatement ; puis ensuite comme une “marchandise” qui est mise en vente à cet effet, etc.34 » Husserl met beaucoup de mots et d’expressions entre guillemets : ce sont des expressions d’usage courant, que nous employons quotidiennement, ce qui place l’analyse de Husserl sur un plan nettement sémantique. En effet, il s’agit de ce que nous disons du charbon ordinairement et immédiatement : on le perçoit immédiatement comme un objet d’usage, quand bien même cet usage peut être le chauffage ou bien la marchandise, selon qu’on en a besoin pour chauffer la maison ou pour faire du commerce. Ce plan sémantique est approfondi par l’analyse du contexte social, par l’intersubjectivité qui concourt à donner à tel objet telle ou telle valeur, la valeur étant une valeur d’échange tout autant que d’usage, et où l’objet prend une valeur conformément à l’usage que j’en fais dans tel cadre (telle profession par exemple), avec tel passage de main en main. Cette analyse sociale de l’objectivité est la promesse d’une phénoménologie sociologique dont Max Scheler avait déjà, lors de la patiente  Ibid.  Ibid. Cf. notre interprétation supra de la conception husserlienne dans les Ideen… I de l’intentionnalité de valeur. 33  Ibid., p. 186–187. 34  Ibid., p. 188 (nous soulignons). 31 32

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é­ laboration du deuxième volume des Ideen, commencé la tâche35. Or, dit aussitôt Husserl, ces objets sont « fondés », et les actes qui appréhendent de tels objets sont tout aussi « fondés » sur une donation originaire. L’« attitude pratique »36 n’est donc pas l’attitude transcendantale. Or, dans des manuscrits posthumes, Husserl est plus nuancé, et semble atténuer l’importance d’une telle dépraxiologisation, voire même d’une certaine manière la réfuter, en inscrivant la praxis au cœur du transcendantal, dans une primauté transcendantale irréductible. Ainsi il renoue en quelque sorte avec la praxiologisation du transcendantal pratiquée par les néokantiens.

La réduction éthique de Husserl Est-il donc si évident que la réduction soit un geste essentiellement théorique ? Il nous semble que ça ne peut précisément pas être le cas, dans la mesure même où la question de sa motivation a été, déjà dans les Ideen I, un problème capital. On l’a vu rapidement, et il s’agit maintenant de s’y appesantir, ce qui motive la réduction phénoménologique, c’est la liberté du sujet qui la pratique. Autrement dit, si la réduction est bien un dépassement de la pratique par la théorie, cette même théorie repose en dernière instance sur une pratique, celle de la réduction – et le mot pratique doit ici, et ce sera décisif pour Scheler puis Heidegger, être pensé de façon éthique. En effet, rappelons le passage : La tentative universelle de doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté (der universelle Zweiselsversuch gehört in das Reich unserer vollkommenen Freiheit)37.

Ou encore : Cette conversion de valeur dépend de notre entière liberté (Diese Umwertung ist Sache unserer vollkommenen Freiheit)38.

Emmanuel Levinas avait avec force remarqué cette liberté en ces termes  : «  La réduction consiste à se regarder vivre. (…) Husserl se donne la liberté de la théorie, comme il se donne la théorie elle-même (…). La liberté dont il s’agit – analogue du doute – c’est la liberté de la théorie39. » Si Levinas a raison, alors cela signifie que la théorie elle-même est fondée par la praxis chez Husserl, du moins par une certaine praxis ; par conséquent, que l’accusation de théoricisme que Heidegger a pu faire à la réduction transcendantale n’est pas juste. Et Patocka d’aller plus loin encore  : «  La finitude n’est donc pas théorique, elle n’est pas contenue dans la  Sur le rôle que joue le « social » chez Husserl, voir l’étude de Laurent Perreau, Le Monde social selon Husserl, Dordrecht/Heidelberg/New York/London, Springer, 2013. 36  Ibid., p 190. 37  Hua. III/1, p. 54 (§31) ; trad. cit., p. 97. 38  Ibid., p. 55. 39  Emmanuel Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 1930, p. 221–222 (cité par Pierre Rodrigo, L’Intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique, Paris, Vrin, 2009, p. 241). 35

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réceptivité perceptive, mais dans l’émotivité originaire qui à la fois atteste et concourt à constituer, à fonder un intérêt à l’être propre. C’est d’un tel intérêt que procède cela même sur quoi Husserl tente de fonder sa réduction phénoménologique (la réduction à l’immanence pure de la conscience), à savoir l’epokhè. L’epokhè signifie une liberté, une libération de tout lien aux “thèses” de l’étant. La thèse générale ne peut être prise originellement, de la manière dont Husserl l’envisage le plus souvent, comme un acte universel d’objectivation, mais doit l’être aussi comme une non-liberté non objectivante, l’assignation de la vie, dans son être effectif, à un autre, à quelque chose d’étranger. Cette dépendance entraîne la recherche d’une attitude de la liberté. C’est cela qu’est l’épochè. Son résultat, généralement parlant, doit être le suivant : les liens ne peuvent être supprimés qu’avec l’existence, mais c’est précisément dans ce rapport constant au non-être que réside notre liberté précaire, à savoir le rapport à l’“être”, différencié de tout étant, qui est notre propriété40. » On ne saurait mieux dire : la réduction phénoménologique est une réduction éthique dans la mesure où il s’agit pour le sujet de s’attester en sa liberté, contre l’aliénation de la doxa dans l’attitude naturelle, où je suis déterminé par ce que je n’ai pas questionné. Je pose ce qui m’apparaît comme étant parce que l’habitude me le fait faire, parce que suis enchaîné à le faire, pour ainsi dire. Interprétant Husserl de façon heideggérienne, mais non pas sans une réelle pertinence quant aux passages des Ideen I qu’on vient de citer, Patocka souligne que le passage de l’attitude naturelle à la réduction implique le passage du règne de l’étant au règne de l’être, engageant une différence (ontologique  ? en tout cas épistémique) fondamentale. Liberté précaire, du coup, parce qu’on ne peut tout réduire, comme Merleau-Ponty y a fameusement insisté, parce qu’il restera toujours un élément qu’on n’aura pas réduit, et par conséquent une thèse dont on ne se sera pas débarrassé. Comme l’intentionnalité est ordinairement une intentionnalité pratique, comme Husserl (on l’a vu) y consent d’une certaine manière, alors il semble tout à fait possible voire probable que la moralité soit ici centrale : pratiquer le monde en suivant la doxa appelle un renversement radical qui n’est pas moins pensé de façon morale, une réduction qui est l’insoumission de la liberté, son appel en plein milieu des actes intentionnels quotidiens. Tout Heidegger, en un sens, est déjà là. Il s’agit assurément d’une volonté libre, mais celle de théoriser. Peut-on aller jusqu’à dire qu’avec la réduction, et pendant la réduction, je fais l’épreuve de ma liberté, à la fois celle de pratiquer la réduction mais également celle qui m’appartient en propre, en tant qu’ego ? Le mot le plus frappant, peut-être, dans la phrase des Ideen I que nous venons de citer, est « Umwertung ». Certes, il peut ne revêtir aucun sens pr-axiologique, et simplement signifier une conversion, voire simplement une correction – c’est par exemple le cas en mathématique, où on change la valeur dans un calcul. Mais, dans le contexte, comment ne pas le reconduire, sinon à l’emploi fameux de Nietzsche, du moins à la théorie des valeurs dont précisément Husserl, dès les Recherches logiques, tenait à se distinguer ? Car « Umwertung » ne veut pas dire « Abwertung », absence de valeur, mais bien conversion, retournement  Jan Patocka, Papiers phénoménologiques, trad. E.  Abrams, Grenoble, Jérôme Million, 1995, p. 234.

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de valeur d’un point à l’autre. Sans surdéterminer l’expression, il est clair qu’accolée au vocabulaire de la « Freiheit », elle pourrait discuter en la nuançant la position impartiale et désintéressée du sujet transcendantal, qui éprouve dans et par la réduction sa liberté de sujet, à l’aide de la volonté qu’il y déploie. L’ego serait ainsi transformé moralement, dans et par l’acte de réduction, et ne fait pas seulement la connaissance théorique du monde où il est  : avec la réduction, il s’éprouve lui-­ même en tant qu’il éprouve la liberté qui est la sienne. Il est intéressant d’examiner les réflexions plus tardives de Husserl sur cette praxis de la réduction phénoménologique – par exemple dans ces travaux personnels sur la réduction phénoménologique, rédigés entre 1926 et 1935. Elle y est d’abord décrite comme « position absolue » (absoluten Setzung) de la pure subjectivité transcendantale41, et, peu après, au moyen de telle formule pour le moins frappante : [L’attitude thématique du moi transcendantal] est bien sûr une attitude pratique (eine praktische Einstellung) dans la mesure où elle porte sur une « mise entre parenthèses », sur une considération qui intuitionne, sur un déploiement et une description. Donc ici se trouve d’abord une autodétermination du moi transcendantal, un se-traiter soi-même dans la direction de la connaissance transcendantale (eine Selbstbestimmung des transzendentalen Ich vor, ein Sich-selbst-Behandeln in Richtung auf transzendentale Erkenntnis)42.

Le langage est fortement fichtéen ! La réduction est donc bien une pratique, mais d’avantage elle est une autodétermination du moi, un se-comporter soi-même selon la norme de la connaissance transcendantale. Quand je me mets à pratiquer la réduction, il s’agit d’une praxis que je fais de moi-même, un changement d’attitude qui implique naturellement un changement de comportement. Cela implique une «  volonté  ». D’abord, Husserl décrit ce qu’il appelle en note de son manuscrit « natürliche Willen », c’est-à-dire la pratique ordinaire et naturelle que je fais du monde, lorsque je vise des fins en calculant les moyens pour le faire par exemple. Le problème est le suivant – nous citons ici encore longuement : Visiblement, toute volonté que j’exerce en interprétation transcendantale du monde (transzendentaler Interpretation der Welt) est une volonté transcendantale (transzendentaler Wille), son faire, son but, son acte [sont] un transcendantal (sein Tun, sein Ziel, Seine Tat ein Transzendentales). Mais de quelle façon si je mets en jeu une volonté naturelle avec pour fin l’observer transcendantal (um ihn transzendental zu betrachten) ? (…) Ne devons-­ nous pas introduire une séparation entre thème comme telos et thème comme moyen ? Cela va de soi. (…) Je peux donc dès à présent exercer (vollziehen) une epokhè universelle, c’est-­ à-­dire poser (setzen) hors thème tout l’horizon naturellement thématique, puis néanmoins vivre une partie de vie naturelle, et seulement comme moyen d’une recherche transcendantale (als Mittel transzendentaler Untersuchung) : j’ai alors au sein de mon intérêt transcendantal, qui est seul un intérêt dernier, un non transcendantal pour moyen et, dans cette mesure, il est lui-même transcendantal, fonctionnant transcendantalement (dann habe ich innerhalb meines transzendentalen Interesses, das allein Endinteresse ist, ein Nichttranszendentales als Mittel, und insofern ist es selbst transzendental, transzendental fungierend)43.  Hua. XXXIV, p. 9 ; trad. J.-F. Pestureau, Grenoble, Jérôme Million, 2007, p. 37.  Ibid., p. 15 ; trad. cit., p. 42. 43  Ibid., p. 15–16 ; trad. cit., p. 43. 41 42

La réduction éthique de Husserl

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Nulle part Husserl n’est à ce point explicite quant à la dimension essentiellement pratique de la réduction transcendantale, d’autant plus qu’il en analyse le mécanisme pratique si l’on peut dire : les finalités que se donne la volonté naturelle (je me rends à la bibliothèque pour travailler) sont converties en moyens de la finalité transcendantale (je veux analyser transcendantalement le vécu pratique qui me fait aller à la bibliothèque pour travailler) : la fin est l’observation transcendantale, et la fin naturelle devient moyen pour la nouvelle praxis, transcendantale cette fois, que je réalise. Husserl pose donc l’effectivité d’une « volonté transcendantale », celle-là qui accomplit l’epokhè afin d’obtenir une pleine connaissance transcendantale. Husserl ne fait donc que transposer le mécanisme pratique ordinaire au plan transcendantal, au moyen d’une conversion axiologique, ou encore d’une conversion de la volonté – et on voit bien alors comment les descriptions théoriques du processus de réduction dans les Ideen I sont ici transposées, ou complétées, en termes pratiques ! En outre, cette réduction requiert de la volonté un immense courage, car l’epokhè, pour aboutir à une pleine connaissance transcendantale, doit être une « epokhè universelle », soit un « bouleversement » (Umsturz)44. Mais quelle norme pour cette volonté ? Husserl le suggère en ces termes : « Il est besoin d’une démarche méthodique pour gagner par son travail une stricte objectivité qui soit scientifique. C’est ce que je veux (will) rendre radicalement possible, et donc je veux (will) commencer par le début  : donc un bouleversement universel (also universaler Umstrurz)45. » Ce « Ich will » revient très souvent sous la plume de Husserl dans ces manuscrits. La norme est ainsi l’évidence selon laquelle toute connaissance doit être scientifiquement objective. Chercher la connaissance objective universelle (à savoir la connaissance transcendantale), cela signifie avoir pour norme la validité inconditionnée de cette connaissance objective universelle comme tâche. En ce sens, il est clair que la praxis transcendantale husserlienne vise un plan strictement théorique, qu’elle est normée par le théorique, comme Heidegger ne cessera de le souligner. Levinas, parlant de « liberté pour la théorie », résumait admirablement la tension à l’œuvre dans le projet transcendantal husserlien. D’ailleurs, un passage tout à fait frappant des mêmes manuscrits ne laisse aucune place au doute concernant la fondation pratique de l’ouverture au théorique : On n’est pas phénoménologue si on a, par exemple pour satisfaire un intérêt passager éveillé par la nouveauté de la littérature phénoménologique et fait connaissance de quelques analyses intentionnelles, ou si on les a originairement menées à terme par soi-même. Mais on l’est si, de ce point de vue, on a rencontré une décision de vie personnelle (eine personale Lebensentscheidung), comme dans le cas de la décision prise en faveur d’une science positive (…). Cela signifie pour la vie ultérieure une méthode de vie dans le clivage du moi, l’epokhè, la direction de recherche sur la sphère phénoménologique à toujours mettre en œuvre à nouveau (à travers des interruptions) (das bedeutet für das weitere Leben eine Lebensmethode in immer wieder (durch Unterbrechungen hindurch) zu betätigender Ichspaltung)46.

 Ibid., p. 18.  Ibid., p. 17 ; trad. cit, p. 44. 46  Ibid., p. 44 ; trad. cit., p. 69. 44 45

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Le phénoménologue ne pratique pas nuit et jour, sans discontinuités, la réduction, mais au contraire il a essentiellement affaire, dans sa vie de savant, à des discontinuités (dans un manuscrit réunis dans le même volume, Husserl prend l’exemple du phénoménologue qui doit s’occuper de ses enfants turbulents alors qu’il est en pleine réduction…) ; et c’est parce qu’il a essentiellement affaire à ces discontinuités que sa volonté transcendantale doit répéter à chaque fois la réduction, la conduire là où il le souhaite. Ce manuscrit date de 1926 ; on peut concevoir que Husserl l’ait discuté avec Heidegger, du moins qu’il ait envisagé ces pistes de réflexions avec son disciple. La proximité avec Heidegger est en tout cas (on le verra) très frappante. Je dois répéter la réduction, je dois sans cesse prendre sur moi le fait de replonger dans l’attitude naturelle et, par pure volonté de connaissance, mais volonté quand même, reprendre l’effort de la réduction. C’est une tâche, un engagement constant, même quand je fais autre chose – et d’une certaine manière, de même qu’au moment de la réduction le monde naturel est en un sens encore là, dans les moments où je n’opère pas de réduction la réduction est encore là, travaillant à même mes pratiques ordinaires, où « je me regarde simultanément moi-même, m’espionne »47, je scrute mes états de conscience même si je n’effectue pas une réduction universelle, en bonne et due forme ! Ces manuscrits nous semblent très importants, au point qu’on voudrait les examiner plus avant maintenant, afin de mettre au jour au fond une proximité praxiologico-transcendantale cruciale pour l’ensemble de notre ouvrage.

 ritique apparente et influence inapparente de Heidegger C chez Husserl Le matériau est donc le tome XXXIV des Husserliana, ces manuscrits posthumes sur la réduction transcendantale. Ces manuscrits, qui s’étendent de 1926 à 1935, semblent manifester une explication avec Heidegger qu’il faut d’abord dégager pour elle-même – ce qui d’ailleurs préparera notre propre lecture de Heidegger dans cette même partie. Il y a tout d’abord la critique, explicite, de la subordination du théorique au plan herméneutique chez Heidegger. Cette critique a particulièrement lieu dans un appendice de mai 1931 (l’appendice 15) appartenant à une liasse de manuscrits datant du printemps 1931. Husserl comprend parfaitement que les pages de Sein und Zeit refusant la primauté du théorique étaient dirigées contre lui. Il comprend aussi que malgré les préventions de Heidegger contre une compréhension unilatéralement pratique de son herméneutique, c’est bien une fondation pratique, disons pratico-herméneutique, que met en œuvre le traité de 1927. Husserl feint d’abord, dans cet appendice, de s’interroger sur l’incomplétude de la réduction qu’il décrivait depuis les années 1907–1908 en ces termes :

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 Ibid., p. 47 ; trad. cit., p. 69.

Critique apparente et influence inapparente de Heidegger chez Husserl

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La subjectivité pratique n’est-elle pas aussi constituante (ist die praktische Subjektivität nicht auch konstituierend) (…) ? (…) La structure du monde pratique environnant et du moi, ou du nous comme pratiques, n’est-elle pas pour cela quelque chose de très tardif, quoique indubitablement le monde pratique soit le plus concret en relation avec la subjectivité intéressée de façon pratique, vivant conscientiellement de façon pratique (ist dafür nicht die Struktur der praktischen Umwelt und des Ich oder Wir als des praktischen ein sehr Spätes, obschon unzweifelhaft die praktische Welt die konkreteste ist in Korrelation mit der praktisch interessierten, praktisch bewusstseinslebenden Subjektivität)48 ?

Husserl, dans la parfaite continuité des développements rapides des Ideen I (dès le §27) mais également des Ideen II, reconnaît à la subjectivité une originaire existence pratique, ou plutôt, une immédiate existence pratique, au sens où je suis d’abord un sujet « intéressé de façon pratique », un sujet dirigé vers des objets de valeurs (Heidegger dirait les « outils », dans une tout autre économie phénoménologique il est vrai) selon des évaluations préalables, et sur fond d’horizon colorant cet intérêt. C’est bien le premier sujet auquel le sujet commençant l’œuvre de réduction, ou disons (avec Jean-François Lavigne) de pré-réduction, a affaire. Car Husserl n’est pas aveugle et soutient bien ici que même au sein d’une attitude réflexive, en toute conscience, l’être-au-monde apparaît bien d’abord pour celui qui le pratique comme monde environnant. Cependant, et non moins dans la continuité des Ideen, on l’a vu, la réduction révèle cette subjectivité pratique comme seconde, voire comme « sehr Spätes » par rapport à un plan fondamental qui a déjà donné depuis longtemps déjà l’objet à la visée intentionnelle. La couche intentionnelle qui donne des objets pratiques est bien un acte très fondé sur des actes plus fondamentaux et plus simples, comme le révèle la réduction telle que les Ideen II l’exposait. Heidegger n’a pas réduit selon Husserl, et par conséquent a pris l’illusion de primauté de l’attitude pratique pour la dimension transcendantale de la subjectivité. D’autant que la réduction ne doit précisément pas être pratique, intéressée, et c’est même la condition de sa motivation dont Heidegger soulignait très tôt la problématicité : « Il y a en plus des motifs particuliers pour rendre possible une attitude théorétique (um theoretische Einstellung möglich zu machen) et, contrairement à Heidegger, il me semble qu’il se trouve un motif originel, pour la science comme pour l’art, dans la nécessité du jeu et spécialement dans la motivation d’une “curiosité théorétique” qui est libre, c’est-à-dire qui ne provient pas d’une nécessité vitale impérieuse, pas d’un métier (in der Notwendigkeit des Spieles und speziell in der Motivation einer spielerischen, d. i. nicht aus Lebensnotdurft, nicht aus Beruf)… (…) Et une praxis “déficiente” n’a rien à faire ici (und nicht "defiziente" Praxis soll hier vorliegen)49. » Dans une veine assurément kantienne (et qu’on retrouvera par la suite), Husserl affirme fermement que la réduction n’est pas intéressée, ne doit pas l’être, pour être la plus libre possible. Mais aucune réduction pratique (celle de Heidegger, mais aussi bien celle de Scheler) n’est suffisamment désintéressée pour donner lieu au découvrement le plus fondamental de la vie originaire de la conscience. Autrement dit, le véritable plan ontologique ne peut pas être pratique/intéressé, et Heidegger en est resté, avec la 48 49

 Hua. XXXIV, p. 260 ; trad. cit., p. 238.  Ibid.

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primauté du pratique, au plan ontique. D’autant que (et ici Husserl croit prendre Heidegger à son propre jeu) la subjectivité pratique est embourbée dans le sol instable de la «  famille  », de la «  condition [sociale]  », du «  peuple  » qui sont des matrices stabilisatrices, qui donnent l’illusion ontique d’une stabilité là où, ontologiquement, il n’y en a pas. C’est seulement dans l’attitude théorétique qu’il apparaît que « telle chose vaut ici pour le sujet A comme tel outil, pour le sujet B comme un tout autre outil (…dass dieses Ding hier dem Subjekt A als solches Zeug gilt, dem B als ein ganz anderes Zeug), que chaque chose peut être entrelacée en bien des enchaînements d’outils pour le même sujet et pour des sujets différents (dass jedes Ding in vielerlei Zeugzusammenhängen für dasselbe und verschiedene Subjekte eingeflochten sein kann) »50. Dans une note marginale à Être et temps, Husserl se demandait ironiquement, à propos des descriptions du monde environnant : comment Heidegger peut-il savoir cela s’il n’est pas dans une attitude théorique ? C’est tout à fait cela qui est en jeu ici : l’outil n’est outil que dans la structure contextuelle où il s’inscrit, dans la communauté de pratique qui est changeante. Le même objet sera tel outil pour l’un, tel autre outil pour l’autre s’il n’appartient pas au même contexte de pratique – tel autre outil pour le même sujet également s’il change de contexte de pratique. Seule une attitude ontologique, selon Husserl théorique, est à même d’identifier ce jeu d’entrelacs et de modifications axiologiques. Car seule l’activité théorique peut identifier l’identité par-delà les différences, l’être par-delà les étants. C’est pourquoi, non sans provocation, Husserl demande si « l’élaboration heideggérienne de la question de l’être de l’étant (Frage nach dem Sein des Seienden) a un sens correct » dans la liasse 17 du même manuscrit, pour aussitôt envisager l’importance cruciale de l’ontologie formelle et son «  étant en général (Seiendes überhaupt) », son « quelque chose en général » (Etwas überhaupt), ou pour le dire encore autrement « l’étant comme pouvant être dans la vérité objet de jugement en général (in Wahrheit beurteilbarem überhaupt) », comme faisant l’objet de « déterminations catégoriales »51. L’être de l’étant, la question qui le pose, ressortit d’abord à l’effort de l’ontologie formelle, bientôt suivie de l’ontologie matérielle. La question de l’être, souligne donc Husserl, c’est la sienne. Elle impose la théorie. C’est à partir de ce principe que l’effectivité de la réduction peut être mise en question. Cependant, dans un texte d’août 1930, Husserl semble récrire Être et temps : Je suis déjà homme, j’ai déjà mes façons typiques de « vivre », d’être occupé, de pâtir, de me défendre contre [ceci ou cela], mes façons de faire l’expérience des autres et de vivre avec les autres, et les autres sont précisément des hommes comme moi. Être et vivre, [cela s’accomplit] dans un style de connu, un style d’habitude, et tout étant, le monde est une forme d’habitude, les réalités sont des pôles d’être-dirigé par habitude… (Ich bin schon Mensch, habe schon meine typischen Weisen des «  Lebens  », des Beschäftigtseins, des Leidens, des Dagegen-mich-Wehrens, meine Weisen, Andere zu erfahren und mit Anderen zu leben, und die Anderen sind Menschen eben wie ich. Sein und Leben (vollzieht sich) in einem Bekanntheits-, in einem Gewohnheitsstil, und alles Seiende, die Welt ist eine Gewohnheitsform, die Realitäten sind Pole gewohnheitsmäßigen Gerichtetseins…). (…) 50 51

 Ibid., p. 261 ; trad. cit., p. 239.  Ibid., p. 265 ; trad. cit., p. 242.

Critique apparente et influence inapparente de Heidegger chez Husserl

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Comment puis-je rompre la naturalité (wie kann ich die Natürlichkeit durchbrechen)52 ?

Ici, ce n’est pas seulement la nature de l’outil qu’il faudrait réduire dont il est question, mais c’est le sujet qui manie les outils qui est désigné, dans une description proche de celles qu’on peut trouver dans les Ideen II, qui souligne l’importance de l’habitude. Mais Heidegger semble bien présent, lorsque Husserl évoque le fait que « die Anderen sind Menschen eben wie Ich », cette communauté où peut croître l’habitude, Gewohnheit, quotidienneté en commun, partagée  – ce que Heidegger désignait par le «  on  ». L’intentionnalité habituelle, déjà décrite par les Ideen II donc, est décrite à la suite de Heidegger, prise au sérieux dans un manuscrit où Husserl s’interroge sur la façon dont cette habitude, si omniprésente, si envahissante pour notre intentionnalité quotidienne, peut être rompue (durchbrechen). Et n’est-il pas permis d’identifier une forme d’évaluation lorsque Husserl, posant la question de la possibilité d’une telle réduction, demande : « comment (…) mettre en jeu [la vie habituelle] comme une autre vie (wie ein anderes Leben ins Spiel setzen) en laquelle je ne me laisse pas entraîner par l’habitude, passivement (in dem ich nicht mich von der Gewohnheit treiben lasse, passiv) »53 ? Une telle vie est passive, car elle est nourrie des pré-données qui sont autant de « constitutions associatives passives », et qui ont lieu à l’intérieur d’un « horizon par habitude », c’est-à-dire un horizon communautaire et social. Plus encore, et peut-être faut-il voir dans l’expression un aveu, Husserl distingue l’attitude de la réduction de l’attitude naturelle en soulignant que dans cette dernière on «  laisse s’exercer la vie en fonctions anonymes (in anonymer Funktion) », cet anonymat que Heidegger décrit si précisément dans son traité. La réduction, alors, produit un renversement dont Heidegger n’est peut-être pas étranger : …un nouvel être, s’activer en vivant, accomplir des actes, laisser avancer les formations associatives passives, intervient sur le plan issu de ma liberté de me révolutionner dans l’épochè. Ce n’est donc plus l’empire de ma vie dans le monde pré-donné et en communauté avec mes compagnons qui me sont prédonnés et qui, de leur côté, sont éprouvés comme vivant de la sorte – une vie qui se déroule en un style de connu, toujours et toujours déjà préformé de telle façon qu’une autre vie n’est pas en question comme possibilité (und ein neues Sein, Lebend-sich-Betätigen, Akte-Vollziehen, Passiv-assoziative-Bildungenvonstatten-gehen-Lassen tritt auf den Plan aus meiner Freiheit, mich in der Epoche umzustellen. Dies ist also nicht mehr das Reich meines Lebens auf vorgegebene Welt hin und in Gemeinschaft mit meinen mir vorgegebenen Genossen, die ihrerseits als so lebende erfahren sind - ein Leben, das in einem immer und immer schon vorgeformten Stil der Bekanntheit verläuft, so dass ein anderes Leben als Möglichkeit nicht in Frage ist)54.

Certes, Husserl répond implicitement à la critique de Heidegger selon lequel la réduction ferait disparaître le monde et priverait l’être-au-monde de ce dont il est l’être. Au cœur de la réduction, le monde est toujours présent, y compris ses passivités qui font la demeure quotidienne de notre existence (Husserl ne cesse d’insister sur ce point dans ces manuscrits). Mais ce monde est renversé, ou converti, au même  Ibid., p. 159 ; trad. cit., p. 159.  Ibid. 54  Ibid. 52 53

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titre que le Dasein opère une conversion depuis la vie inauthentique jusqu’à la vie authentique. Car l’épochè est un renversement, une révolution  – ou plus précisément, je me révolutionne dans l’épochè (« mich in der Epoche umzustellen »). Car l’épochè permet d’accomplir ce que l’attitude naturelle ne peut pas accomplir, où « une autre vie n’est pas questionnée comme possibilité (so dass ein anderes Leben als Möglichkeit nicht in Frage ist) » ! Absence de question et de déploiement de possibilité tout à la fois – l’attitude naturelle que décrit ici Husserl est la jumelle de la quotidienneté sous l’emprise du « on » décrite par le traité de Heidegger. Et c’est bien la « liberté », tout comme chez Heidegger, et que Husserl décrivait déjà fameusement au §31 des Ideen I, qui est la motivation fondamentale (ontologique) de la réduction.

 ouloir transcendantal et réduction phénoménologique : la V répétition transcendantale En 1931, Dorion Cairn rapporte une conversation avec Husserl par ces mots  : « Husserl dit qu’il travaille à l’exposition d’un volontarisme universel »55. Ce que veut fondamentalement défendre Husserl, répondant ainsi à la grande critique de Heidegger, c’est qu’il y a bien une vie transcendantale, une concrétude du sujet non seulement réduit, mais qui aussi pratique la réduction transcendantale. C’est en fait ce dédoublement entre sujet réduit et sujet réduisant, qui est à la fois le même et scindé, qui constitue ce que Husserl nomme «  volonté transcendantale  » (transzendentaler Wille) dès un manuscrit de 1926. Cette volonté n’est pas la volonté de « l’enfant du monde » (Weltkindes), mais elle n’en est pas moins volonté, « vouloir » (Willen), activité, efficience de la volonté « dans l’interprétation transcendantale (in transzendentaler Interpretation) », dont l’accent herméneutique saute aux oreilles (comme Sebastian Luft le remarque dans l’introduction à son édition)56. Comment décrire la conversion de la volonté naturelle au « vouloir transcendantal » ? Le problème reste celui du maintien de l’attitude naturelle au sein de l’épochè. Ce vouloir, selon Husserl, conserve quelque chose de naturel dans son « fonctionnement », je « vis » encore, au sein de l’epochè universelle, un « morceau de vie naturelle (ein Stück natürliches Leben)  », vie naturelle qui se transforme, dans l’attitude transcendantale, en « moyen », en « transcendantal de fonctionnement », comme l’écrit au même endroit Husserl57 ! De la même façon que si je suis un phénoménologue transcendantal, si c’est mon métier, cela influe « en secret », « de façon voilée », sur ma vie naturelle, eh bien la vie naturelle influe, doit influer, par son habitus de volonté, sur l’opération de réduction. Au cœur de la « praxis de

 Cité par Sebastian Luft dans son Introduction, trad. cit., p. 27.  Hua. XXXIV, p. 15. 57  Ibid., p. 16. 55 56

Vouloir transcendantal et réduction phénoménologique : la répétition transcendantale

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la raison transcendantale » (transcendantale Vernunftpraxis)58, il y a cette scission et cette unité à la fois, cette rencontre à la fois impossible et effective entre vie naturelle et vie transcendantale – c’est la volonté qui les assemble : volonté de connaître transcendantalement qui emprunte à la volonté pratique ordinaire son fonctionnement téléologique ! Quel est ce fonctionnement téléologique ? celui de toute intentionnalité volitive, en somme, décrite dès les Recherches logiques par Husserl. Téléologie de quoi ? quel but pour le vouloir transcendantal ? eh bien, le monde dans sa totalité, non plus le monde pensé comme arrière fond de tous nos intérêts pratiques ordinaires, non pas le champ d’horizons de nos expériences ordinaires, non pas même l’extension infini des horizons lorsque nos intérêts nous poussent toujours plus loin dans les possibilités de ces horizons : le monde, donc, qui « n’est normalement pas un thème  »59, excepté pour le philosophe transcendantal qui convertit les valeurs ordinaires (valeurs pratiques, sociales, les parties du monde qui comptent pour lui lorsqu’il est dans l’attitude naturelle) en valeurs transcendantales, c’est-à-dire que ce qui va valoir pour lui c’est bien le monde en tant que tel, où il pourra effectuer les variations phénoménologiques de façon tenace et méthodique (et il faut insister ici sur cet usage omniprésent par Husserl du concept de valeur (Geltung) et valoir (gelten) lorsqu’il s’agit de la vie transcendantale, alors même que les Prolégomènes – on l’a vu – mettaient en demeure la logique pure de s’échapper de l’axiologie  – principalement celle de Lotze et des néokantiens de Bade). Mais dès lors, le vouloir transcendantal se comporte précisément comme n’importe quel vouloir mondain, c’est-à-dire qu’il comporte bien une structure intentionnelle de part en part : Husserl décrit d’abord, en 1926, le fonctionnement déjà décrit dans les Ideen I & II des actes volitifs, pensés à partir de l’acte du jugement qui trouvera, à partir des orientations souhaitées et délibérées, un remplissement ou non60. L’intentionnalité d’aspiration (Strebensintentionalität) est le concept qui qualifie cette attente par le sujet du remplissement – mais remplissement par quoi ? en situation de réduction, qu’est-ce qui peut bien remplir la visée intentionnelle ? Le monde ? mais n’est-ce pas oublier que la réduction, si elle ouvre bien, comme chez Heidegger, au monde, n’en est pas moins réduction de la subjectivité elle-même, sur elle-même et à elle-même ? Du même coup, l’intentionnalité volitive et réduite a pour «  forme finale l’obtention du soi originaire (Endform die Erzielung des originalen Selbst)  »61. Ici, le vouloir transcendantal se trouve confronté au « Ichspaltung », au clivage du moi, non pas seulement en tant que le moi est à la fois sujet et thème du vouloir, ce qui est au fond un enjeu classique de la philosophie du sujet, mais aussi en tant qu’il est à la fois le moi voulant ordinairement, dans l’attitude naturelle, pris dans les contextes d’outils où il désire et veut (suivant une logique classique de remplissement et non-remplissement), et le moi voulant transcendantalement, c’est-à-dire dont la thématique (là encore clivée) est  Ibid., p. 17.  Ibid., p. 38. 60  Ibid., p. 40. 61  Ibid. 58 59

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tout à la fois le monde et là où s’ouvre le monde, c’est-à-dire le moi transcendantal. Trois clivages, donc : a) entre le moi comme sujet et le moi comme thème du vouloir transcendantal ; b) entre le moi qui veut ordinairement et le moi qui veut transcendantalement ; c) entre le monde et le moi comme thèmes transcendantaux. Ces scissions impliquent de la part du moi transcendantal, c’est-à-dire – on l’aura compris – du moi qui aussi accomplit la réduction transcendantale, un engagement existentiel profond : « [L’on est phénoménologue] si on a rencontré une décision de vie personnelle (eine personale Lebensentscheidung) (…). Cela signifie pour la vie ultérieure une méthode de vie dans le clivage du moi, l’épochè, la direction de recherche sur la sphère phénoménologique à toujours mettre en œuvre à nouveau (immer wieder)62. » Par-delà le clignotement entre moi naturel et moi transcendantal, en fonction de l’intérêt (une fois naturel, une fois transcendantal), on doit noter l’expression « immer wieder », l’importance, pour le phénoménologue transcendantal, de la répétition, qui est un engagement, une endurance dans l’effort transcendantal qui seuls peuvent constituer suffisamment l’activité transcendantale en tant que transcendantale. C’est de ce point de vue que Husserl peut aller jusqu’à dire que « l’attitude naturelle n’est pas une attitude volontaire (die natürliche Einstellung ist keine Willenseinstellung)  »63, parce que dans ce cas le monde est pré-donné, ou encore il est un « pré-donné passif », il est l’horizon non interrogé des pratiques et des évaluations ordinaires. Seule la répétition de l’œuvre de réduction, l’acharnement en somme de l’effort transcendantal, peut mener à bien la mise entre parenthèse de ces évaluations passives sur la base de l’horizon du pré-donné du monde non thématisé. Cette répétition du vouloir transcendantal, Husserl, dans un autre manuscrit de 1926, la qualifie de « volonté infinie » (unendlichen Willen), celle « se répétant alors éventuellement dans l’âme du phénoménologue (eventuell sich wiederholendes Aktvorkommnis in der Seele des Phänomenologen) »64. Avec cette répétabilité (et c’est en fait tout le sens du développement de Husserl ici), ce n’est plus la vie naturelle qui influe sur la vie transcendantale, mais c’est le contraire, la vie transcendantale donnant sa coloration à tous les aspects de la vie du phénoménologue. Comment qualifier plus précisément cette « volonté infinie » qui n’est autre que le vouloir transcendantal ? Écoutons-le, dans le même manuscrit de 1926 : Mais il y a aussi des attitudes qui, en tant qu’accomplies de façon pratique et volontaire, ont un horizon infini de façon non seulement doxique, mais pratique, et comme telles ont pour leur sujet une habitualité de la validité de la volonté qui la fait rester une vie infinie (es gibt auch sonst Einstellungen, die als praktisch willentlich vollzogene nicht nur doxisch, sondern praktisch einen unendlichen Horizont haben und als das eine Habitualität der Willensgeltung für ihr Subjekt haben, die sie zu einer unendlichen, d. i. für sein ganzes weiteres Leben bleibenden macht)65.

Il qualifie encore ces attitudes par «  Bleibend-so-Stehenbleiben  », ou encore « Dabei-bleiben », « y-rester durablement », « rester et tenir bon ». Une telle volonté  Ibid., p. 44.  Ibid., p. 67. 64  Ibid., p. 105. 65  Ibid. ; trad. cit., p. 116. 62 63

Note rapide sur l’angoisse et la réduction chez Husserl

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est infinie en tant qu’elle ne sera close que lorsque les résultats seront entiers et définitifs, ce qui n’arrivera pas du vivant du phénoménologue – la structure essentiellement téléologique de l’intentionnalité étant toujours valable dans le processus de réduction. Le monde comme thème transcendantal est donc bien compris de façon téléologique. Il y a bien un habitus transcendantal, une forme de vie transcendantale, dans le vouloir transcendantal plein de vie, car pris dans l’aspiration au monde, vouloir qui est « volonté vivante issue d’un acte de volonté originairement instituant (ein lebendiger Wille, aus einem urstiftenden Willensakt hervorgegangener) »66, quelles que soient les péripéties de la vie du phénoménologue. Dans des manuscrits plus tardifs, de décembre 1931, Husserl est beaucoup plus précis quant à cette répétition transcendantale. Elle est tout à la fois « projeter » (Vorhaben, littéralement « pré-avoir ») et « avoir » (Haben), grâce au « ressouvenir » (Wiedererinnerung) qui est la matrice de la répétition puisqu’il est tout à la fois l’avoir-été d’une praxis et la présence de cet avoir-été en tant précisément que désormais il a été, et qu’ainsi il peut être répété et rendu à nouveau présent. La « validité » de cet avoir-été ne cesse pas et est, parce qu’il a été, répétable – ce que Husserl nomme «  Immer-wieder-Können  »67. La réduction est un événement si ancien et profond qu’elle ne cesse de se donner, dans le ressouvenir et la répétition, comme présence par excellence.

Note rapide sur l’angoisse et la réduction chez Husserl Dans un manuscrit que Sebastian Luft juge qu’il a été écrit peut-être en mai 1933, qui discute vraisemblablement Heidegger, Husserl décrit une situation de pré-­ réduction qu’il rattache implicitement à la réduction heideggérienne par l’angoisse (Husserl avait donc compris, si notre hypothèse est juste, que Heidegger concevait l’angoisse comme une réduction) : Je suis dans l’attitude naturelle, même si, hors sens dans l’angoisse (in besinnungsloser Angst), je me tiens figé et arrête toute action, ne veux absolument ni voir ni entendre, ni accueillir du tout en faisant l’expérience (…) de ce qui se passe là. (…) Sur le sol mondain qui continue d’avoir validité, l’epokhè universelle ne peut, de façon tout à fait semblable à cet état d’immobilité (qui est analogue à une epokhè mais n’est pas, comme celle-ci, une abstention par volonté – ein willentliches Sich-Enthalten), qu’être transitoirement un arrêt volontaire (vorübergehend willentliches Arretieren) de la vie mondaine positionnelle68.

Auparavant, Husserl a décrit, une énième fois, la permanence et la constance du monde pour l’attitude naturelle, «  présupposition pour des actes  » et celé à la conscience (athématique, ou encore pré-thématique69), conscience engourdie dans le monde qu’elle ne questionne pas, qui va de soi. L’angoisse a ici un statut ambigu :  Ibid., p. 107.  Ibid., p. 358. 68  Ibid., p. 263 ; trad. cit., p. 240. 69  Ibid., p. 262. 66 67

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elle est bien un coup d’arrêt à la pratique du monde, mon moi conscientiel est mis « hors sens » (« besinnungsloser Angst »), mais aussi hors-action, hors-sensation, hors-perception, expérience immobile et pathologique du monde. Mais également, Husserl l’ajoute, hors-question, au sens où « besinnungslos » signifie aussi absence de réflexivité sur le monde pré-donné, absence de réflexivité parce que l’abstention n’est pas «  volontaire  » (willentlich). De ce point de vue (mais peut-être heideggérianise-­t-on trop ici…), l’angoisse constituerait une étape, ou pré-­réduction, en chemin vers la réduction véritablement universelle dont seul le vouloir transcendantal est capable. La volonté est, chez Husserl, désangoissante, elle est une résolution pacifiée et tenace, elle est  – après l’arrêt de l’angoisse devant l’expérience, davantage, devant « toute action » – la mise en œuvre de la réduction, son déploiement disons positif où le philosophe transcendantal devient en quelque sorte, en toute liberté et en tout mouvement, transcendantal, pleinement transcendantal.

 e sujet universel de la réduction : la personne L transcendantale Que vise positivement une telle réduction ? Chez Husserl, la réduction ne vise pas à singulariser, mais à universaliser. La Krisis a rendu célèbre une telle position – j’aimerais l’illustrer à partir de ces mêmes manuscrits sur la réduction phénoménologique qui éclairent très singulièrement le problème bien connu des rapports entre réduction et intersubjectivité. a) L’universalisation psychologique Le rôle de ce qu’on peut appeler « universalisation » obtenue par la réduction s’oppose à la fois à Heidegger et au psychologisme, pris très au sérieux par Husserl dans ces manuscrits, et en bien meilleure part que dans les Recherches logiques ou les Ideen. Dans un manuscrit de juillet 1930, Husserl martèle que le « psychologue phénoménologique » doit affronter une sorte de paradoxe qui fait aussi la richesse de son entreprise, à savoir qu’en examinant la singularité d’une psyché, il doit toujours présupposer un monde commun pour tous, et du même coup une répartition de psychés étendues et « dispersées » qui ont affaire à ce monde commun. Le monde m’apparaît comme commun à partir du moment où la réduction que j’opère, fût-elle psychologique, réalise une telle communauté psychique, l’objective et atteste l’existence d’autres psychés également confrontées au monde et de la même façon70. Au sein d’une telle approche psychologique, une visée universalisante doit déjà être accomplie : La méthode de purification de cette face psychique du monde présupposé exige que celle-ci soit universellement soumise à l’épokhè – c’est-à-dire non seulement présupposée par moi,

70

 Ibid., p. 132.

Le sujet universel de la réduction : la personne transcendantale

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mais par quiconque, et présupposée par moi déjà avec ce sens référé à autrui d’une concordance universelle, intersubjective de la confirmation possible71.

L’universalité est donc bien le sol du psychologue phénoménologue, parce qu’en enquêtant sur la psyché il enquête sur ce qui fait qu’il y a de l’étant pour toute psyché normale (Husserl parle des « hommes normaux »72). D’une certaine manière, parce que le psychologue n’est pas phénoménologue transcendantal, parce que donc il présuppose le monde, il présuppose positivement un monde commun et à partir de ce monde commun une psyché normale qui serait l’universel auquel correspondrait le concept le plus général d’étant. Dans ce va et vient physique entre l’étant en général (le monde physique) et le psychique purifié (donc la psyché en général) apparaît une forme universelle de corrélation, et donc une intersubjectivité psychologique originaire qui me fait appartenir scientifiquement à la totalité des subjectivités normales (ce qui laisse ouverte la question importante du statut des subjectivités non normales – nous n’insistons pas sur ce point ici). Pour résumer, l’universalisation psychologique est l’objectivation scientifique d’une présupposition de toute conscience normale en mode ordinaire, à savoir que le monde que je perçois ou que je rationalise est un monde commun, partagé par des sujets semblables à moi. C’est la même chose, mais comprise comme localisée spatio-temporellement dans le monde, comme étant psychique en général dans le monde, dont la psychologie phénoménologique peut faire varier les possibilités pour le connaître : représentations du monde, connaissance du monde, connaissance scientifique du monde, inter-­ subjectivités de toutes sortes, etc., tout cela peut être analysé tour à tour au seul plan psychologique. Mais le plan transcendantal, on le sait bien, va beaucoup plus loin en invalidant inconditionnellement le sol du monde pré-donné. Husserl note furtivement, dans le même manuscrit de 1930, qu’au plan transcendantal, ce que je vois de ma subjectivité est « déjà fondateur pour la communauté (für die Gemeinsamkeit schon fundierend ist) »73. Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord, comme Sebastian Luft y a insisté, le moi transcendantal se révèle dans la totalité de ses possibilités qui sont partagées en humanité74. Certes, Husserl peut dire, par exemple, qu’avec l’attitude ­transcendantale

 Ibid., p. 132 ; trad. cit., p. 137–138.  Ibid., p. 134. 73  Ibid., p. 138. 74  Sebastian Luft, « Husserl’s concept of the “transcendantal person” : another look at the Husserl-­ Heidegger relationship », International Journal of Philosophical Studies, vol. 13, n° 2, 2005, p. 154 : «  Hence, although this concept of transcendental is quite distinct from its traditional, Kantian heritage, what Husserl means by the term is quite straightforward when combined with ‘person’. The transcendental person is the human being in its broadest, i.e. intersubjective and genetic, dimensions as viewed from the standpoint of the transcendental theory of constitution. Of these dimensions, factical human life is but one instantiation of various potentialities; in other words, eidetic laws of transcendental life are valid, no matter if any life factually exists. The transcendental person is man in ‘fullness’ or ‘concreteness’ with all actualities and potentialities. It is not an entity different from that of the ‘mundane person’; rather, it is the same human being viewed from the standpoint of the rigorous scientific first-person perspective of transcendental phenomenology. » 71 72

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« je passe du factum monde (…) à un monde possible en général »75, et si avec elle je deviens un sujet que je peux faire varier précisément dans la variété de ses possibles épistémiques, pratiques, éthiques, esthétiques, etc., je deviens aussi véritablement une monade, celle décrite par les Méditations cartésiennes, une monade qui me constitue comme «  humanité transcendantale  » (transzendentales Menschentum)76, ou encore comme « homme » dans le « monde », au sens plein – car s’ouvre alors « l’intersubjectivité transcendantale », ou encore « communauté monadique » (monadische Gemeinschaft)77 – humanité transcendantale que Husserl affirme concrète par excellence ! En effet, à l’automne 1930, Husserl peut écrire : Mais le moi transcendantal, entendu concrètement comme subjectivité transcendantale, est précisément la concrétion dévoilée qui co-embrasse le sujet humain naturel et, en lui, la personne humaine en son abstraction, qu’il a rendus visibles en cette concrétion par réduction transcendantale (aber das transzendentale Ich, konkret verstanden als transzen- dentale Subjektivität, ist eben die enthüllte Konkretion, die das natürliche menschliche Subjekt und darin die menschliche Person in ihrer Abstraktion mit befasst und durch transzendentale Reduktion in dieser Konkretion sichtlich gemacht hat)78.

L’abstraction du genre «  humain  » dans son absoluité, quasiment le concept d’humain pris dans son sens le plus universel, est rendu concret, « visible » (sichtlich) par la fonction eidétique de la réduction transcendantale  ; l’universalité de l’être humain est alors concrétisée par l’effort de réduction qui donne à voir au sujet réduisant et réduit tout à la fois sa condition d’être humain et, Husserl y insiste juste après, la totalité de ses potentialités d’humain. Le sujet husserlien reste bien un sujet théorique, mais – aussi universel qu’il soit – il reste un sujet théorique phénoménologique, donc rendu concret par la vision de la réduction phénoménologique : Le moi transcendantal comme pôle et comme substrat de la totalité des pouvoirs est, pour ainsi dire, la personne transcendantale qui vient à institution originaire par la réduction phénoménologique, qui s’adjuge, pénétrant dans l’universalité du transcendantal concret, la vie pleinement englobante, mettant en jeu toutes les potentialités, et qui peut mener à formation tous les modes à présent possibles de mettre en œuvre le maintien de soi (das transzendentale Ich als Pol und als Substrat der Allheit der Vermögen ist sozusagen die transzendentale Person, die durch die phänomenologische Reduktion zur Urstiftung kommt, die in die Universalität des konkreten Transzendentalen eintretend sich das voll umfassende, das alle Vermöglichkeiten ins Spiel bringende Leben zueignet und alle nun möglichen Modi, Selbsterhaltung zu üben, zur Ausbildung bringen kann)79.

Cette personnalité est difficile à saisir. Elle ressemble beaucoup à la personnalité kantienne, dans son rapport à la fois à la subjectivité et à l’universalité, dans sa façon de rendre quasi subjective l’universalité acquise par la démarche phénoménologique transcendantale. Naturellement nulle loi morale ici, sinon peut-être la loi de la réduction comme tâche (puisqu’elle semble tout de même un devoir au  Hua. XXXIV, p. 155.  Ibid., p. 153. 77  Ibid. 78  Ibid., p. 200. 79  Ibid. Pour une interprétation de ce texte à la lumière du §34 des Méditations cartésiennes, voir Julien Farges, «  Une réponse husserlienne  ? Réfutation et absorption des objections heideggériennes dans les manuscrits de Husserl », Alter, n° 25, 2017, p. 215–233. 75 76

Le sujet universel de la réduction : la personne transcendantale

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philosophe phénoménologue), réduction assurément universalisante mais de façon théorique, en tant que je me découvre comme « homme », « humain », dans et par la réduction, comme semblable aux autres au sein d’une communauté théorique possible (précisément la monade qui contient cet universel). Husserl semble donc répondre à Heidegger, on le verra (mais aussi bien à Scheler, penseur fondamental de la personne), que ce n’est pas par l’extrême singularisation pratique qu’on atteint la personne, mais par l’extrême universalisation au moyen de la réduction bel et bien théorique qui est la condition de la loi morale. En contemplant mon être de possible, en contemplant l’infinité de mes possibilités, je deviens un universel concret, c’est-à-dire une personne, c’est-à-dire une personne morale, qui « pénètre dans l’universalité du transcendantal concret  », qui contemple théoriquement les possibles et par là même se met en situation de les évaluer moralement, à partir d’une loi elle aussi universelle. Selbsterhaltung, dit Husserl, se tenir ferme, c’est-à-­ dire (si nous comprenons bien) avoir la possibilité de se maintenir dans une situation de responsabilité à partir du moment où mon moi transcendantal m’est visible, à partir du moment où la totalité des moi transcendantaux me sont visibles comme co-dépendants, co-dépendance dont je fais partie. C’est l’abstraction de mon sujet transcendantal, son universalité, qui permet sa concrétude éthique (car c’est bien de cela qu’il s’agit) : la concrétude tient dans cette communauté transcendantale originaire qui outrepasse transcendantalement les simples potentialités de ma vie naturelle. Au fond, Husserl a foi dans l’universalité qui est pour lui la plus haute manifestation de la concrétude, au détriment sans doute de la diversité des milieux culturels et sociaux, de la diversité des normalités, au détriment de la dimension sociale de la subjectivité que Heidegger, pour sa part, avait inscrit au cœur de la démarche phénoménologique. Foi dans l’universalité qui lui fait écrire, en décembre 1930, que dans la personne transcendantale s’ouvre « la communauté humaine en son infinité ouverte »80, dont le sens est résumé par telle phrase du chapitre 39 du De vera religione d’Augustin que Husserl cite également à la fin de la Ve des Méditations cartésiennes : « in interiore homine habitat veritas ». Non pas la vérité de Dieu, mais celle de la raison ayant accès au transcendantal, véritable transcendance abritée en chacun des sujets (au moins des sujets normaux), présence de l’universel au sein de chacun des singuliers que nous sommes. C’est au fond (et l’on y reviendra longuement) le fichtéisme de la phénoménologie que ces textes illustrent. Un fichtéisme très pur (sur lequel Fink insistait déjà à propos de Husserl), où le sujet théorique (celui de la doctrine de la science) fait corps avec une pratique de la doctrine de la science, la praxis par excellence, praxis transcendantale d’un sujet se pratiquant en pratiquant le monde. L’idée plus fondamentalement grecque d’une théorie praxiologique trouve dans la première phénoménologie un profond prolongement. Jacques Derrida le pressentait bien, dans La Voix et le phénomène, où il souligne, à propos de la signification intentionnelle  : « Car si intentionnalité n’a jamais voulu dire simplement volonté, il semble bien que dans l’ordre des vécus d’expression (à supposer qu’il ait des limites) conscience intentionnelle et conscience volontaire soient synonymes aux yeux de Husserl. Et si l’on en venait à penser – comme Husserl nous y autorisera dans Ideen I – que tout 80

 Hua. XXXIV, p. 246.

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vécu intentionnel peut au principe être repris dans un vécu d’expression, on devrait peut-être conclure que malgré tous les thèmes de l’intentionnalité réceptrice ou intuitive et de la genèse passive, le concept d’intentionnalité reste pris dans la tradition d’une métaphysique volontariste, c’est-à-dire peut-être simplement dans la métaphysique. La téléologie explicite qui commande toute la phénoménologie transcendantale ne serait au fond qu’un volontarisme transcendantal81. » C’est bien dans la notion même d’« acte » intentionnel qu’il faut trouver un tel volontarisme, au fond dans la pleine conscience que je suis en fait censé avoir d’un tel acte, et de sa façon presque pratique de se déployer, téléologiquement, comme s’il fallait toujours (quoique peut-être seulement par analogie) rapporter l’intentionnalité à l’intention, en tout cas à de l’acte en un sens conscient et volontaire, on oserait dire éthique. Mais c’est au fond ce que les manuscrits que l’on a lus indiquent, la reprise d’une telle thématique intentionnelle au plan transcendantal, où on pourrait identifier une intentionnalité cette fois franchement intentionnelle au sens éthique, l’intention de la réduction elle-même, c’est-à-dire sa volonté pleinement libre, ce qui fait indiscutablement tomber la phénoménologie transcendantale dans une forme de métaphysique de la volonté. De fait, l’histoire de la métaphysique repose essentiellement sur l’idée selon laquelle l’activité théorique serait la plus haute des praxeis, et notre ouvrage ne fait qu’étudier un court segment d’une telle histoire praxiologique de la métaphysique. Et de ce point de vue, ce qui relie bien Husserl au néokantisme de la valeur, c’est bien ce volontarisme transcendantal, donc, cette nécessité de placer au commencement de la décision transcendantale (la réduction  !) une volonté pour la vérité, un devoir pour le savoir, une mise en œuvre praxiologico-­ transcendantale de la phénoménologie. Car Husserl comprend bien que l’enjeu, dans la fronde heideggérienne, tient au statut de la praxis et de son rôle dans le processus de réduction transcendantale. Et sa réponse à la critique heideggérienne visant l’absence de motivation et donc de fondation de la réduction, c’est celle de la pure et simple liberté pour la théorie, liberté de connaître de vénérable tradition platonico-aristotélicienne. Cependant, le critère est (si nous avons bien compris ces pages de Husserl) l’objectivité de la connaissance, l’exigence d’une telle objectivité. Tel est le présupposé de Husserl, la définition de la liberté comme liberté de connaître scientifiquement le monde. La réduction est toujours manquée, et ce n’est pas tant son défaut que son processus-même, tourné vers l’universel sans jamais pleinement l’atteindre. L’epokhè doit être universelle, et dans cette mesure elle ne peut l’être que comme projet, celui de se débarrasser du maximum possible de présupposés, jusqu’à leur disparition totale dans la sphère transcendantale. Ce projet, c’est bien une décision issue de la volonté, c’est même la manifestation par excellence de ce que peut la volonté. Chez Husserl, on trouve les linéaments de ce qui devient cardinal chez Scheler et Heidegger, la réconciliation « praxiologico-transcendantale ».

 Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p.  40. Je dois cette référence à Amaury Delvaux.

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CHAPITRE NEUVIÈME

MAX SCHELER ET L’ÉTHIQUE DE LA PERSONNE

Les balbutiements de la personne Il est très marquant que tout au long de ses analyses – disons – de l’attitude naturelle morale qu’on a interprétées dans la partie précédente, Scheler ne cesse d’en appeler à une réforme du « Je transcendantal ». Il s’agit d’un tout premier niveau d’analyse, qui accompagne la description phénoménologique des vécus pratiques, mais qui n’en demeure pas moins appelé par la critique du formalisme kantien, et donc par conséquent du « Je transcendantal ». Mais loin d’en appeler à une réflexion, Scheler décrit plutôt un «  Je  » qui prendrait conscience de lui-même en tant que «  personne » (mot qui apparaît pour la première fois dans l’analyse, et qui constitue en fait, on le verra, l’enjeu majeur du Formalisme en éthique) : « Ce n’est qu’à partir de l’instant où, à la fois dans un acte quelconque de perception interne, où la nature nous est donnée aussi immédiatement que le Je dans l’acte de perception interne, nous prenons conscience de nous-même comme étant cette même personne qui effectue cette sorte d’acte – que nous sommes en mesure de dire, par exemple, “Je perçois l’arbre”, formule où “Je” ne signifie ni “le Je”, ni le Je “individuel” de celui qui parle (par opposition à la nature), mais seulement le “Je” qui s’oppose au “Tu”, c’est-à-dire la personne individuelle de celui qui parle, par opposition à une autre personne. Ce n’est pas un Je qui perçoit l’arbre, mais un homme en possession d’un Je et qui est conscient de soi comme d’une même personne, dans l’effectuation à la fois de ses perceptions extérieures et de ses perceptions internes1. » S’il ne s’agit pas 1  Der Formalismus in der Ethik…., p. 74 ; trad. cit., p. 99 : « Erst indem wir uns in je einem Akte innerer Wahrnehmung, in dem unser Ich erscheint, und in einem Akte äusserer Wahrnehmung, in dem uns Natur so unmittelbar wie im ersten Falle das “Ich” gegeben ist, als derselben Person, die diese Art von Akten vollzieht, bewusst werden, können wir sagen : “Ich nehme den Baum (z. B.) wahr”, wobei “Ich” weder “das” Ich noch das individuelle “Ich” des Redenden (im Gegensatze zu Natur) bedeutet, sondern allein “Ich” im Gegensatze zum “Du”, d. h. die individuelle Person des Redenden im Gegensatze zu einer anderen Person. Nicht “ein Ich nimmt den Baum wahr”, sondern ein Mensch, der ein Ich hat, und der sich als dieselbe Person bewusst ist im Vollzuge seiner äusse-

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_9

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encore d’une analyse de la « personne » proprement dite, Scheler envisage une telle analyse, en refusant la réduction husserlienne au profit d’une intuition immédiate (certes provisoire) de conscience qui me distingue aussitôt du « Tu » en tant que je suis immédiatement « Je », sans que « Je » ne devienne pour autant un objet. En somme, le « je » de la personne est provisoirement expérimenté au sein de la différence, comme une individualité qui est toujours plus qu’une substance parce qu’elle n’est pas « Tu », tout en pouvant être à « toi ». Dans cette perception interne où je perçois des couleurs, des sons, etc., le « Je » est d’emblée beaucoup plus qu’un sujet formel ; il est déjà une « personne », c’est-à-dire (puisque tel est le sens du mot « personne ») une personne morale, pour des valeurs. Mais il n’est pas configurateur de monde, il n’est pas transcendantal. Scheler déploie ici une première figure de la tension praxiologico-transcendantale, tension entre la description de l’intentionnalité en termes de praxis et l’exigence d’un sujet transcendantal décrit dans la tradition de Kant. En effet, le « Je transcendantal » formel serait universel, et par conséquent les valeurs qui valent pour lui valent nécessairement, parce qu’elles sont à la fois formelles et a priori, pour tous les autres « Je » également conçus comme transcendantaux. Or, au nom d’un matérialisme phénoménologique, Scheler veut penser l’individualité de la «  personne  », et par conséquent son rapport individuel aux valeurs. C’est le concept de « Gewissen » qui lui permet de penser dans un premier temps cette individualité personnelle. La « conscience morale » (Gewissen) est individuelle, elle doit l’être, sans quoi les « Je individuels » ne seraient qu’empiriques, et commandés par un « Je transcendantal » universel mais sans personnalité, donc sans individualité. Car ici, la tension praxiologico-transcendantale (tension, répétons-­le, entre d’une part la description d’une intentionnalité pratique et d’autre part la description d’une subjectivité transcendantale dans la tradition kantienne) est causée par l’incapacité pour un sujet transcendantal formel d’être une personne individuelle qui tendrait vers des objets/valeurs : seule une personne morale peut tendre axiologiquement vers des objets : « Les actes volontaires et les conduites ne sont eux aussi bons ou méchants que dans la mesure où à travers eux ce sont des personnes factuelles qui sont considérées (auch Willensakte und Handlungen sind nur gut oder böse, soweit in ihnen tätige Personen miterfasst werden)2. » Se placer sur le plan de la praxis implique de mettre au cœur de l’analyse la « personne », et la personne « factuelle », comme nous traduisons « tätige Personen » : la personne en acte, dans l’action, vers des biens et par des valeurs, non pas un sujet transcendantal formel. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’objectualité de l’a priori matériel, mais la «  personne  » est un terme essentiel pour penser la corrélation intentionnelle entre le sujet et les biens. La personne est l’actualité même des valeurs – et Scheler va plus loin encore, en soulignant en note, à cet endroit : La personne est une actualité continue ; elle fait l’expérience vécue de la vertu sur le mode du «  pouvoir  » de cette actualité dans la perspective d’une «  obligation  »  (Person ist

ren und inneren Wahrnehmungen. » 2  Ibid., p. 83.

L’appel de la conscience

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k­ontinuierliche Aktualität  ; sie erlebt die Tugend im Modus des «  Könnens  » dieser Aktualität in Hinsicht auf ein « Gesolltes »)3.

L’actualité, ou mieux la « factualité » de la personne est aussi bien un « Können », un pouvoir obéir ou ne pas obéir. En cela, alors qu’il ne cesse d’être sur le mode du fait, il n’est néanmoins pas résolu à l’avance pour telle ou telle possibilité ; il est factuel sur le mode du possible, et c’est ce qui fait de lui une personne, un être capable d’obéir ou de désobéir, un être libre, en somme, et donc un être bon ou mauvais selon ce qu’il fait. Il fait, mais surtout peut faire le bien ou le mal. Il est ouvert à l’avance aux valeurs, et là réside son « actualité continue ». Cependant, à ce moment de l’analyse, il est encore trop vaguement décrit pour être entendu comme une véritable singularité concrète, une personne au sens le plus fort. Il faut pour cela une réduction transcendantale éthique.

L’appel de la conscience Il y a une instance qui oriente le sujet vers l’état-de-valeurs, que Scheler appelle « voix de la conscience » (Stimme des Gewissens), qui est ou non entendue correctement. Lisons Scheler : Ce qui constitue l’essence même de la conscience morale (Gewissen), c’est le sédiment du discernement (Einsicht) que j’ai (à partir de ma propre expérience de vie [Lebenserfahrung]) de ce qui est bon, en tant que cela est « bon pour moi ». En ce sens il appartient essentiellement à la conscience morale de ne pouvoir être remplacée par aucune « norme », aucune « loi de mœurs » (Sittengesetze), etc. Son action (Leistung) commence précisément là où cesse celle de ces normes et de ces lois, là où la conduite (Handeln) et le vouloir (Wollen) satisfont déjà à leurs exigences. Il en résulte que dans une situation identique, plus ma conscience parle purement (je reiner es redet), plus elle doit dire autre chose que ce que dit la conscience d’autrui, et elle se tromperait certainement si elle parlait de la même façon ! À la « conscience » prise en ce sens on peut appliquer sans réserves le principe de liberté de conscience (Prinzip der Gewissensfreiheit), ce qui signifie que – dans les questions qui ne sont pas (et qui par nature ne sauraient pas être) résolues par la partie objectivement valable des principes axiologiques de contenu discernables (einsichtigen) et des normes bâties sur ces principes –, chacun est libre (frei) d’écouter la voix de sa conscience (seinem Gewissen Gehör zu geben). En face des prétentions injustifiées de lois de mœurs (Sittengesetze) n’ayant d’autre validité qu’universelle, ce principe assure donc la sauvegarde du droit de l’individu moral en tant qu’individu (das Recht des sittlichen Individuums als Individuum). C’est précisément pourquoi la conscience et la liberté de conscience (Gewissensfreiheit) ne portent atteinte ni à l’idée d’un bien objectif, dont la conscience est justement l’organe permettant de la connaître dans la mesure où il s’agit de ce qui est objectivement bon «  pour  » un individu, ni à l’idée et aux prérogatives d’un discernement (Einsicht) universellement valable concernant les principes de valeur et les normes pour tous (für Alle geltender Wersätze und Normen)4.  Ibid.  Der Formalismus in der Ethik…, op. cit., p. 337 ; trad. cit. (modifiée), p. 333–334. Je commente la réduction schélérienne de façon plus détaillée, et dans son rapport à Heidegger, dans « D’une réduction phénoménologique pratique. Scheler, Heidegger et l’appel de la conscience face aux 3 4

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9  MAX SCHELER ET L’ÉTHIQUE DE LA PERSONNE

On remarque que la voix du Gewissen est active lorsque les lois en vigueur dans la société se taisent. Elle est d’abord décrite comme une expérience intime, comme l’intuition (Einsicht) par l’ego de ce qui est « bon pour lui », une intuition originaire éthique, souverainement individuelle, dont je suis donc (mais en tant que je suis intuitionnant) la seule norme, insubstituable. L’action, le vouloir, sont ici seuls, sans les normes sociales et les lois en vigueur, l’action et le vouloir en tant qu’ils appartiennent à la conscience souverainement individuelle, méditant en elle-même la justesse de sa norme. Ici, la singularité est la marque de la justice : ce que dicte ma conscience est unique, et doit l’être, elle ne ressemble à aucun autre appel qui s’adresserait à une autre conscience, il s’agit d’une « liberté » pure, inobjectivable, une liberté qui cependant s’élève au milieu des normes sociales et des lois positives, qui se prétendent universelles. Elle est un contrecoup, une réaction à ce qui vient détruire, dans les normes extérieures, ma liberté intérieure – la réaction d’une norme intérieure aux normes extérieures. En somme, il s’agit ici d’un retour à la justice du soi, qui vient corriger une normativité extérieure ressentie comme injuste. La conscience agit négativement : elle vient s’interposer en quelque sorte entre le sujet et des normes qui ne seraient pas objectivement valides, et désigne ainsi par la négative le devoir de tendre vers des valeurs objectives. Cette conversion transcendantale purifie l’ego de la brume injuste du monde social, et ainsi le prépare à la juste appréciation des états de choses axiologiques. Purification fondamentale, donc, afin de libérer la voie de la conscience vers l’objectivité axiologique, pour la rendre disponible, en toute liberté, pour une telle objectivité. Scheler insiste bien sur l’importance d’une telle « réduction » (nous utilisons ce terme) pour l’accès à l’objectivité axiologique, car il faut s’abstraire du monde social (c’est-à-dire de son espace normatif) pour débrouiller l’objectivité, pour la réparer en quelque sorte, elle que l’histoire brouille en faisant passer du contingent pour de l’universel. Le retour à l’intériorité de la conscience est un retour à la possibilité de l’objectivité, qui passe par une singularisation extrême de la norme dans et par la liberté. Un tel retour est du même coup retour à la plus extrême singularité, celle de l’individu qui, se retrouvant, prépare le chemin de l’universel, c’est-à-dire de l’éthique. On voit comment Scheler reprend la réduction de l’attitude naturelle/sociale husserlienne en termes éthiques. L’enjeu est alors de qualifier le mode de résonance d’un tel appel, alors que les normes sociales sont en quelque sorte assourdissantes, alors qu’elles vont tellement de soi, ainsi que les lois positives que nous avons incorporées, qu’il semble impossible de s’en détacher, de s’en défaire. C’est ici que la réduction s’avère très difficile, plus difficile peut-être que ne le pensait Husserl : l’individu est englué dans le social, il est traversé au plus intime par les normes qui le gouvernent – le « on », comme dit Heidegger, est son identité la plus intime, il gouverne corps et esprits, il s’insinue là où l’on ne pourrait pas penser qu’il soit, dans les expressions les plus intérieures. Réduire, de ce point de vue, est une tâche impossible, car toujours il restera un résidu de social, pour ainsi dire, un mécanisme invisible et pourtant décisif qui n’aura pas été identifié par le philosophe transcendantal, incapable de saisir la totalité des effets sociaux normatifs qui le pénètrent. La réponse de Scheler à cette normes sociales », Philosophiques, vol. 45, n° 1, 2018, p. 159–180.

L’appel de la conscience

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immense difficulté et de donner un immense pouvoir à l’appel de la conscience qui réoriente cette dernière vers les états de choses axiologiques, vers l’objectivité donc : immense pouvoir car très large, imprécis et brutal, qui réside tout entier dans une négativité originaire, dans une mise en garde au cœur du social. En effet : Ajoutons à cela que, prise en son sens propre, la conscience morale (Gewissen) fonctionne essentiellement de façon négative (wesentlich negativ funktioniert). Elle se présente quelque chose comme mauvais, comme ne devant-pas-être, elle « élève des protestations », etc. (es stellt als schlecht dar, als nichtseinsollend, es « erhebt Einspruch » usw.). Lorsque nous disons : « la conscience se dresse… » (das Gewissen regt sich…), cela signifie immédiatement qu’elle s’oppose d’une certaine façon à tel comportement (Verhalten), non pas qu’elle dise jamais que quelque chose est bon (nie aber : das Gewissen sagte, es sei etwas gut). C’est pourquoi la « mauvaise conscience » (schlechte Gewissen) est un phénomène beaucoup plus nettement positif que la «  bonne conscience  » (eine entschieden positivere Erscheinung wie das « gute Gewissen »), laquelle se réduit, en face d’un comportement déterminé qui pose un problème moral, à l’absence vécue de toute « mauvaise conscience ». Même avant une décision de vouloir, lorsqu’on « consulte sa conscience », la conscience « met en garde » et « défend » bien plutôt qu’elle ne recommande et n’ordonne (auch vor einer Willensentscheidung, wenn man mit seinem « Gewissen zu Rate geht », « warnt » und « verbietet » das Gewissen mehr, als es empfiehlt oder gebietet). Sa fonction n’est pas de fournir un discernement originairement positif, mais de critiquer, tantôt en mettant en garde, tantôt en condamnant (so hat es keine ursprünglich positive Einsicht gebende, sondern nur eine kritische, teils warnende, teils richtende Funktion)5.

La « voix de la conscience » met la « personne » devant l’exigence de l’objectivité des valeurs, devant le caractère a priori (et donc radicalement non relatif) des valeurs : quoi que dise le droit, en somme, les valeurs ont un caractère objectif : elles se donnent. Le Gewissen est la faculté discriminante qui juge négativement des états de valeur, et qui les entend mieux ainsi que ne le fait le droit relatif à la communauté où il est en vigueur. Du même coup, la voix de la conscience n’exprime rien de positif : elle ne dit pas quoi faire, elle ne donne aucune prescription, mais elle est essentiellement une «  mauvaise conscience  », dont l’expression est essentiellement négative. Elle dit « non ! », et c’est là sa positivité, car dans l’usage quotidien des valeurs non objectives, seul un « non ! » peut nous en sortir. Le Gewissen avertit, met en garde, il contrecarre l’évidence de ce qu’il faut faire. Son Einsicht dépend de cet avertissement, qui est un ressenti, celui de la «  mauvaise conscience  », une telle mauvaise conscience n’énonçant rien, ne dictant aucun comportement spécifique sous forme de jugement, par exemple. Elle est une pure négativité, une protestation devant ce qui est et ne devrait pas être. Elle prévient de la confusion entre état objectif de valeurs et normes sociales. Ce point est très important, et il explique pourquoi Scheler recherche un fondement : en effet, si le Gewissen est la faculté qui permet de substituer aux lois de la tradition ou de la cité (Sittengesetze) son appréciation des valeurs, c’est que la plupart du temps la source de la normativité pratique est sociale. En fait, dans le cadre fortement objectiviste/ontologique de Scheler où les valeurs sont dans les objets ou les états de choses, il y a une sorte de concurrence entre la normativité objective et la normativité sociale ; lorsqu’elles entrent en concurrence, le sujet devient une part importante de la solution, il entre de plain-pied dans l’analyse  Ibid., p. 334.

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phénoménologique du même coup. En effet, pris entre ces deux sources normatives, il est le lieu de la décision, mais aussi – en tant que Gewissen, conscience morale – le lieu de la liberté, dans la mesure où « chacun est libre d’écouter sa conscience »6. Pour véritablement juger entre les deux normativités, il doit entrer en lui-même, et écouter la voix de sa conscience, qui n’est à aucun autre, qui l’interpelle d’une façon négative. Voilà pourquoi, selon nous, Scheler n’en reste pas à une description des états de choses, mais élabore, dans la deuxième partie du Formalisme en éthique, une véritable phénoménologie du sujet moral, au moyen d’une réduction éthique. On note une certaine proximité, à ce moment de réduction phénoménologique praxiologique, avec la théorie badoise de la valeur : chez Windelband surtout, la conscience peut être mauvaise lorsqu’elle ressent intuitivement qu’elle ne juge pas correctement ; et le devoir de vérité, chez lui, avait trait à un sentiment d’accomplissement, un sentiment de devoir – un sentiment éthique, en somme ! – qui pour être scientifique n’en était pas moins moral. Chez Scheler, il y a de façon symétrique de la mauvaise conscience, de ne pas juger en toute objectivité un état de choses axiologique, d’être soumis à une axiologie relative qui m’éloigne d’une telle objectivité. Dans la mise en route de la réduction praxiologique, il y a une responsabilité éthique qui m’incombe, le devoir de l’objectivité en quelque sorte. Et tout comme chez les Badois, la question du sujet s’impose avec force : puisque deux normativités s’opposent, l’une objective, l’autre sociale (Sittengesetze), c’est au sujet de trancher, tout en étant contraint à la réduction par l’appel, et donc dessaisi par lui. L’analyse phénoménologique est ainsi orientée vers le thème fondamental de la pr-axiologie schelérienne (où résonne plus que jamais l’ « axiologie »), la « personne ».

La personne comme fondement Toute la tâche du Formalisme en éthique est de débusquer une subjectivité qui ne soit plus seulement formelle (ce que le Gewissen est encore, en un sens), mais qui possède une « dignité », et du même coup une incarnation, non seulement dans un corps, mais plus encore – dans une « personne ». Assurément, à partir du fort objectivisme moral de Scheler, la personne risque bien d’être un « X d’une action volontaire conforme à la norme »7, le simple « point de départ » de toute volonté elle-même conforme à la norme objective. Un sujet transcendantal = X, mais sur le plan éthique. Le Gewissen, nous l’avons vu, est à peine plus que cela, qui est empêché de toute positivité par sa seule fonction de mise en garde. Or, Scheler veut surtout montrer que la personne n’est pas une « chose » ou une « substance » qui aurait des facultés, et chercher ce qui, dans la personne, constitue une unité (Einheit), et davantage une «  unité de l’expérience vécue co-vécue  » dans et par la personne  : «  Person ist vielmehr die unmittelbar miterlebte Einheit des Er-lebens  »8. Le sujet doit être  Ibid., p. 337.  Ibid., p. 385. 8  Ibid. 6 7

La personne comme fondement

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pensé comme une « personne », donc comme un sujet « moral ». Pensé de façon pratique, le sujet est « vécu », il expérimente sa propre « unité » – unité qui n’est donc en rien gagnée par le foyer nécessaire aux représentations, foyer lui-même jamais atteint comme objet. L’hénologie se tourne désormais vers le sujet, et s’efforce d’en faire une personne, distincte de toutes les autres. La difficulté de l’unité du sujet transcendantal trouve donc ici un programme  : celui d’une expérience vécue d’une telle unité, immédiate – co-expérimentée dans la mesure où avec les choses pratiques que le sujet aborde, il s’aborde lui-même. C’est la tâche qui permet de refuser l’indistinction du sujet transcendantal, son anonymat – le « je pense » qui doit accompagner toutes mes représentations. Cela veut dire que le sujet n’est pas créé par la norme. S’il peut obéir à cette norme, c’est qu’il y a en lui un lieu pour la moralité qui est lui-même moral, avec un contenu, avec toute une vie. C’est qu’il y a une ouverture pour la vie pratique, une condition de possibilité de cette vie pratique qui la fonde, sans toutefois se situer en-dehors d’elle. C’est ce que Scheler appelle la « personne ». Scheler n’a pas à sa disposition le premier volume des Ideen, qui paraît au même moment que Le Formalisme en éthique. En revanche, il connaît bien la théorie de la réduction, au moins à l’œuvre dans les cours de Husserl depuis 1907. Pour Scheler, Le sujet transcendantal au sens kantien n’a plus aucun sens, puisque la phénoménologie oppose à la révolution copernicienne un a priori objectif, qui n’est plus dans le sujet. Le sujet n’est plus une « condition du monde » (Bedingung der Welt)9, et le monde est indépendant du sujet, il lui est «  transcendant  », transcendance (Transzendenz) qui signifie l’« indépendance d’essence de l’étant » (wesenhaften Unabhängigkeit des Seienden)10. Du même coup, il existe une sorte d’intuition de soi-même, un donné intuitif qui « sonne (tönt) dans toute sa véritable expérience vécue », sonorité qui signifie que dans toute expérience vécue des objet-valeurs, le « Je » est co-donné. Mais cela implique sans doute que le « Je » dont on fait ainsi l’expérience n’est plus transcendantal. Le « Je » n’est pas davantage un « Je empirique », car l’existence du « Je » est son essence, qui ne cesse pas lorsqu’on cesse de faire réflexion sur soi-même. Autrement dit, le Je individuel est capable de saisir son essence, sans réflexion, sans «  observation  », sans «  induction  ». Une telle essence n’a rien de l’universel kantien, mais tout de l’essence individuelle phénoménologique. Or, Scheler est prêt à accepter le qualificatif de «  transcendantal  » pour un tel sujet. Cependant, voici comment il faut l’entendre : Si l’on entend par « transcendantal » quelque chose qui appartient à la sphère des essences, il faut alors, pour être logique, parler d’un Je transcendantal individuel (von einem transzendental-individuellen Ich reden), qui soit en même temps «  supra-empirique  » ­(überempirisch) et pourtant un ensemble de constituants matériels d’intuition (ein materialer Gehalt der Anschauung)11…

 Ibid., p. 390.  Ibid., p. 393. 11  Ibid., p. 394. 9

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« Transcendantal » change de sens : désormais, le « Je » peut rester transcendantal à condition qu’on entende par ce mot tout à la fois l’essence phénoménologique et l’individualité matérielle. Il est transcendantal car supra-empirique, non constitué par la somme des expériences mais précédant bel et bien ces expériences, et en même temps ce transcendantal est matériel et non pas formel, et il implique le monde – en tout cas le monde intuitionné. Essence individuelle, individualisée, en quelque sorte ! Or, pour trouver un tel sujet transcendantal matériel, Scheler opère d’abord une réduction phénoménologique, qu’il nomme d’ailleurs (« phänomenologische Reduktion »), qui dévoile les diverses essences d’acte, le juger, l’aimer, le haïr, le vouloir, la perception interne et externe, mais indépendamment même de celui qui effectue ces actes. Pourquoi indépendamment de celui qui pourtant devrait être donné dans une réduction phénoménologique ? parce que la réduction échoue à montrer le lien fondamental entre « personne » et « monde » : « C’est alors que nous nous trouvons pour la première fois en face du problème du monde comme unité du monde (das Problem der Welt als der Welteinheit), problème qui correspond de la façon la plus précise à celui de la personne12. » À la personne correspond un monde, dit encore Scheler  – «  so korrespondiert der Person (als Wesen) eine Welt (als Wesen) ». La réduction donne non pas un ego pur, mais un ego-au-monde, pour ainsi dire, un monde unitaire pour un ego unifié. L’hénologie est double, à la fois sur le plan du monde et sur le plan du sujet. Le monde est un monde où l’ego agit. En effet : « Car la personne est précisément cette unité qui existe pour des actes de toutes les variétés d’essence possibles – dans la mesure où ces actes sont pensés comme effectués (denn Person ist eben gerade diejenige Einheit, die für Akte aller möglichen Verschiedenhelten im Wesen besteht – sofern diese Akte als vollzogen gedacht werden)13. » Ce que trouve Scheler au terme de cette réduction phénoménologique, c’est un sujet pratique, dont sont dévoilés les actes intentionnels et éthiques essentiels (vouloir, amour, haine…), qui sont toujours envisagés dans l’hypothèse de l’activité concrète. Où l’on retrouve, avec une telle description de la «  personne  », l’association entre «  Können  » et « Aktualität », puisque le possible, ici, correspond en fait à la réalisation possible des possibles. C’est là ce que Scheler nomme : « être » (Sein), c’est-à-dire « existence », fait d’existence, contre une « Formeinheit », une pure unité de forme, celle du sujet transcendantal kantien14. C’est dans ce « Sein », explicitement, qu’est la « personne », c’est-à-dire « l’unité d’être concrète, elle-même essentielle, d’actes d’essences diverses (Person ist die konkrete, selbst wesenhafte Seinseinheit von Akten verschiedenartigen Wesens)  »15. Le transcendantal est alors matériel en ce sens là – celui d’un sujet transcendantal pratique car agissant. Le sujet transcendantal est un Sein, concrètement à tous ses possibles, dans la réalisation anticipante de ces possibles. C’est seulement ainsi, dans cette association au plus haut point paradoxale entre transcendantal et concrétude singulière, qu’a lieu le fondement :  Ibid., p. 396.  Ibid., p. 397. 14  Ibid., p. 397–398. 15  Ibid. 12 13

La personne comme fondement

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L’être de la personne « fonde » tous les actes d’essence divers (das Sein des Person « fundiert » alle wesenhaft verschiedenen Akte)16.

Seulement en présupposant une telle essence concrète de l’individu existant, on donne aux essences d’actes intentionnels et pratiques leur concrétude, et du même coup leur concrétude aux objets. Ainsi, tout ce qui a été auparavant décrit phénoménologiquement trouve avec la personne son fondement. Pour le dire autrement, la personne est essentiellement effectuatrice d’actes, il y va de son essence d’agir intentionnellement dans l’objectualité pratique qu’on a décrite. Le sujet « transcendantal » est concret, donc singulier, donc pratique, en ce sens-là ; il est lui-même la corrélation en acte, ni avant, ni après, mais au-dedans : Il est certain que la personne est et qu’elle s’expérimente qu’à titre d’essence effectuant des actes, qu’en aucun sens elle n’est située «  derrière  » ces actes ou «  au-dessus  » d’eux, comme quelque chose qui subsisterait à la manière d’un point fixe « au-dessus » de l’effectuation et du déroulement de ses actes (gewiss ist die Person und erlebt sie sich auch nur als aktvollziehendes Wesen und ist in keinem Sinne « hinter diesen » oder « über diesen » oder etwas, das wie ein ruhender Punkt « über » dem Vollzug und Ablauf ihrer Akte stünde)17.

Ce qui invalide phénoménologiquement la validité d’un sujet transcendantal formel, substrat formel de toutes les représentations. L’essence est trouvée dans une tripartition de la praxis (1/ l’effet ; 2/ l’effectuation ; 3/ l’acte lui-même = « aktvollziehendes Wesen »), dans une radicalisation de la praxis qui du même coup unifie le sujet comme sujet transcendantal pratique. Où l’on trouve enfin la première figure de l’unité entre praxiologie et hénologie. Cela veut encore dire qu’à chaque acte, la personne est là tout entière, malgré toutes les variations que ces actes successifs impliquent ; qu’en étant cet acte avant d’être un point fixe, la personne ne peut pas être un objet puisqu’elle est essentiellement acte. En réfléchissant sur soi-même, par la réflexion phénoménologique (la réduction !), la personne est encore dans l’acte, l’acte d’elle-même. Alors, dans ce pur acte de soi-même, la personne se laisse décrire en ces termes : Ce qui correspond à la personne, c’est un monde, et non pas un monde environnant (der Person entspricht eine Welt und keine Umwelt)18.

La personne, transcendantale, est donc, en tant qu’essence, aux essences, bien avant d’être au milieu et aux objets de milieu. Cela veut dire que la personne est essentiellement réflexive, qu’elle est à elle-même, en somme, au beau milieu de n’importe quel acte pratique qu’elle accomplit par ailleurs. La personne est le sujet qui est auprès de lui-même, si nous comprenons bien Scheler ici, car auprès de ses propres actes (les essences). Ce qui veut dire aussi qu’elle est tout autant tournée vers les actes à venir, les actes possibles, les expériences vécues possibles, puisque « la personne ne réalise précisément son existence que dans l’ expérience vécue de ses expériences vécues possibles (die Person ihre Existenz ja eben erst im Erleben ihrer möglichen Erlebnisse vollzieht) », et c’est pourquoi  Ibid., p. 398.  Ibid., p. 399–400. 18  Ibid., p. 403. 16 17

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d’ailleurs on ne comprend pas la temporalité de la personne dans les « expériences vécues telles qu’elles se vivent simplement »19. La temporalité de la personne doit être comprise d’abord à partir des actes qu’elle accomplit : l’allemand insiste sur l’action de l’expérience vécue (Erleben, la forme verbale substantivée), et cette action d’expérimenter les choses du monde est en vue des «  expériences vécues possibles ». Autrement dit, c’est la temporalité de l’avenir qui permet d’inscrire la « personne » dans ses actes, car un acte appelle toujours l’acte à venir, et ainsi de suite – et non pas la permanence de la substance individuelle dans le temps. C’est en cela que la personne n’est pas la simple addition de ses actes, ou encore leur corrélation ; elle est vivante tout entière en chacun de ses actes (« in jedem ihrer Akte lebend… »20), et c’est alors que le monde est « son monde », avant le monde environnant, le monde de l’usage qui est fondé sur ce monde-là. Scheler dit, un peu plus loin : Les actes jaillissent de la personne dans le temps (Akte entspringen aus der Person in die Zeit hinein)21.

La description de l’Umwelt appelle une description de celui qui y est, la «  personne », et sa temporalité propre. Autrement dit, la description du « Milieu » appelle une investigation plus fondamentale, « transcendantale » au sens de Scheler, où ce n’est plus une disposition qui est aux objets pratiques qui est décrite, mais une « personne » qui est au « monde ». Le Leib devient alors central. Ce mot est important pour Scheler qui veut détruire la distinction « cartésienne » entre psychique et physique (le cartésianisme étant ici plus un slogan que Descartes lui-même, on l’aura compris). Le Leib permet d’en sortir, où le corps est intensément spiritualisé. Mais il n’est pas suffisamment originaire, pour Scheler, et il lui préfère le mot « Geist », où la même association de physique et de psychique doit être reconnue, au privilège de l’esprit, plus essentiel à la personne. Car « Leib » met encore aux prises avec un dualisme corps vivant/ monde ambiant, Leib/Umwelt, que Scheler refuse. L’acte étant au cœur du concept de «  personne  », il prétend dépasser un tel dualisme, et ouvre à une dynamique même du monde où sujet et objet entrent en dynamique. La « personne » est en deçà du «  Je  », en deçà de l’ipséité, elle possède une «  totalité  qui se suffit à elle-­ même (Totalität, die sich selbst genügt) »22. Que veut dire cette totalité ? eh bien, précisément, une radicalisation des considérations sur le « Milieu » qu’on présentait plus haut. En effet, voici ce qui caractérise cette totalité de la personne : Une personne « agit… » ; elle « va se promener », etc. Tout cela est impossible à un Je. Les « Je » n’agissent pas, et ne vont pas se promener (eine Person « handelt » z. B. ; sie « geht spazieren  » usw.  ; dies kann ein «  Ich  » nicht. «  Iche  » handeln weder, noch gehen sie spazieren)23.  Ibid., p. 401.  Ibid. 21  Ibid., p. 403. 22  Ibid., p. 405. 23  Ibid. 19 20

La personne et le temps

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Évoquer le monde de l’« action », le décrire comme Scheler le faisait précédemment, cela renvoie en dernière instance à la personne qui agit, non pas à un sujet qui pense ou qui se poserait comme substance des actions qui lui arriveraient. La personne, c’est-à-dire la personne agissante, celle qui « handelt », celle qui est dans un rapport d’action, d’engagement, aux choses. Ce rapport même interdit toute substantialisation seulement grammaticale du sujet. Ce qui est en jeu est, à même cette action, l’Erleben (au sens pleinement actif, nous commençons de le comprendre vraiment), qui constitue le véritable sujet transcendantal qui n’est plus rien de formel, « celui qui prend la parole » – celui par exemple qui souligne : « Je perçois mon Je » ; ce qui importe ici, c’est le premier « Je », celui qui accomplit l’action, et non pas le second, qui est regardé, et donc passif. À rebours de Natorp et son ambition reconstructive, et donc réflexive, d’un « Je » devenant progressivement et lentement objet de lui-même, il s’agit pour Scheler de laisser aller le « Je » comme personne à son action, de le laisser expérimenter l’action même qui est la sienne, dans le jaillissement du temps. Le « je transcendantal » (Scheler accepte l’adjectif « transcendantal  », pour le refonder), est un sujet transcendantal pratique. Poursuivons sa description, qui s’inscrit désormais dans le problème de la temporalité.

La personne et le temps Scheler accepte donc l’appellation «  Je transcendantal  » pour qualifier la «  personne ». Ce « Je » n’est ni objet, ni d’ailleurs « partie du monde » : « Seule la personne n’est jamais “partie”, mais toujours le corrélat d’un “monde”, celui dans lequel elle se vit elle-même par expérience vécue (nur die Person ist niemals ein “Teil”, sondern stets das Korrelat einer “Welt” : der Welt, in der sie sich erlebt)24. » Certes, la réduction husserlienne voyait clairement la spécificité de la conscience par rapport aux étants qu’elle vise. Mais la « personne » est le contraire d’un ego pur chez Scheler : elle est à la fois l’a priori par excellence qui la distingue des états de chose, et en même temps un contenu concret, constamment actualisé, dont chaque acte contient essentiellement tous les actes possibles – et cela n’aurait aucun sens de séparer tel acte de tel autre dans le même homme, et d’attendre de les avoir tous (après la mort !) pour enfin obtenir la personne. Peut-être est-ce surinterpréter, mais si l’on approfondit ce que Scheler disait plus haut de la temporalité propre à la personne, il semble qu’un acte n’est pas séparable de ceux qui suivront, quand bien même ils n’auraient pas encore eu lieu, parce que précisément il est orienté vers cette possibilité, qu’il la contient en quelque sorte déjà. Le monde est monde ­d’action, et du même coup monde des possibles que contient déjà telle action réalisée et déterminée dans le temps. Une seule action d’une personne contient toute la personne, et toute la personne s’y trouve. C’est aussi vrai concernant le passé. En effet, tous les événements qui sont advenus à la personne, même dans le plus lointain passé, continuent de modifier le « Je » au présent : « Les expériences vécues 24

 Ibid., p. 408.

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passées n’ont aucunement cessé d’exister ni d’être effectives (wirken) : elles existent “dans” le Je et la disparition de l’une quelconque d’entre elles entraînerait ipso facto une variation quelconque de l’expérience vécue dans sa totalité présente »25, ce qui ne peut évidemment constituer qu’une expérience de pensée. Ce n’est pas parce que je me souviens de tel moment passé de temps en temps, voire parfois une seule fois dans ma vie, que cela signifie que ce moment n’est pas souverainement intégré au « Je » concret, à la personne telle qu’elle vit et éprouve le monde. Le « Je » n’est pas spectateur des événements dans le temps qui lui seraient extérieurs ; il incorpore ces événements, il est proprement à ces événements, ou mieux, il est ces événements mêmes pour autant qu’il en est d’une façon ou d’une autre l’acteur – Scheler parle d’« inclusion mutuelle dans le je » (Ineinander im Ich)26, et le « Je » lui-même devient autre à chaque événement qui l’affecte, et qui ne cessera jamais de l’affecter : « Ces expériences vécues ne sont donc pas dans un espace mystérieux du passé, comme des ombres exsangues qui viendraient de temps à autre frapper à la porte de mon présent, pour y boire le sang de la vie27. » Là encore il s’agit de préserver la vie, et son unité. Le passé qui resurgit ne coupe pas du présent. Le passé n’est pas une sphère séparée de celle du présent, qui nécessiterait pour se réveiller la mise entre parenthèses du monde présent. Le passé poursuit continûment la personne. Quelques événements le manifestent : Il existe un état qu’on appelle « rassemblement », c’est-à-dire le fait d’être concentré en soi-même, et qui consiste à «  vivre profondément en soi-même  ». Tout se passe alors comme si la vie de notre « âme » tout entière, y compris notre passé, était rassemblée et unifiée dans son être comme dans son action. De tels moments sont rares ; on les rencontre par exemple à la veille de grandes décisions et d’actions importantes. Lorsqu’ils se produisent, nous n’avons pas le souvenir singulier de « chacune » de nos expériences vécues passées, mais elles sont toutes « présentes » en quelque façon et elles « agissent » toutes sur ma décision présente. Nous ne sentons aucun « vide » en nous, mais au contraire « plénitude » (voll) et « richesse ». Nous sommes vraiment « chez nous », « en nous » (bei uns, in uns). Les expériences vécues effectives nous parlent (sprechen) de tous les points de notre vie ; de notre passé et de notre présent nous entendons résonner des milliers d’« appels » (Rufe) discrets28.

Heidegger fut très marqué par la conceptualité de tels passages  : Entscheidung, Sammlung, « bei uns… », Ruf... Ce que décrit Scheler à partir du phénomène de la temporalité, c’est l’unité en acte, pratique, vivante, du « Je » qui éprouve la totalité des instants de sa vie dans un présent intensifié, celui des grandes décisions, lorsque  Ibid., p. 434.  Ibid., p. 435. 27  Ibid. 28  Ibid., p. 436 : « Es gibt einen Zustand, den die Sprache “Sammlung” nennt, d.h. konzentriertes Insichsein – gleichsam “tief Leben in sich”. Hier ist es, als sei unter ganzes seeliches Leben, auch das der Vergangenheit, in eins zusammengefasst und als eines wirksam ; es sind seltene Momente – z. B. vor grossen Entscheidungen und Handlungen. Nichts “einzelnes” aus unseren früheren Erlebnissen ist dabei erinnert – aber alles ist irgendwie “da” und “wirksam”. Wir sind nicht leer dabei, sondern ganz “voll” und “reich”. Hier sind wir wahrhaft “bei uns”, “in uns”. Wirsamkeitserlebnisse sprechen und von allen Punkten unseres Lebens her an, ein Abertausend ganz leiter “Rufe” aus Vergangenheit und Zukunft klingen in uns an. » 25 26

La personne et le temps

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le temps se rassemble, se concentre pour donner lieu à la présence de tous les moments, et non pas à leur fragmentation. Ce type d’expérience, exceptionnel, ne fait que révéler la norme du « Je » concret. Alors, nous ne tendons pas vers le passé, nous ne tendons plus vers le «  Je  » lui-même dans une réflexion ou encore une réduction, non, nous sommes au tout du monde, en somme, et c’est même la condition pour que cette structure fondamentalement unifiante du « Je » puisse « apparaître ». C’est là que retentissent les « appels » (Rufe) du temps, des événements passés qui travaillent le cœur du présent. Où l’on constate que la quête du fondement demeure dans un horizon praxiologique : ce sont des moments de décisions et d’actions importantes (…grossen Entscheidungen und Handlungen) qui manifestent ce type de concentration, et c’est donc l’action même – la décision étant ici associée à l’action – qui révèle l’« effectivité », l’ « acte » du « Je », en sa temporalité. En s’acheminant vers le fondement, Scheler ne donne pas congé à ce que nous appelons « praxiologie » ; bien au contraire, il la retrouve alors, et la tâche est de parvenir à réconcilier fondement («  transcendantal  », comme l’appelle Scheler) et praxis – dans une expérience vécue, une « concentration », forme axiologique de la réduction husserlienne. Il s’agit du mode de donation du corps vivant lui-même, c’est-à-dire qu’il se donne dans une telle unité temporelle vécue, où tous les moments se rassemblent – il est véritablement dans l’écoulement de ces moments. Mais il peut arriver que le corps vivant soit perçu en premier, avant l’unité des moments temporels – lorsqu’on vit « dans notre corps vivant »29, dans un type d’expérience opposé mais non moins immédiat que celui de la « concentration » : « C’est ce qui arrive, par exemple, quand nous sommes tout à fait ternes et accablés de fatigue, lorsque nous éprouvons une grande envie de dormir, lorsque nous nous abandonnons provisoirement à de vaines jouissances et à des “divertissements”, etc.30 » Ce n’est plus l’ « Ineinander im Ich », ou encore l’ « Ineinandersein », mais un « Ausseinandersein », un être au-dehors, au-dehors de soi-même, c’est-à-dire à partir de son corps vivant véritablement éprouvé comme premier. Non plus concentration, mais dilution, ou dilatation : Maintenant nous vivons à la périphérie de notre être, par le corps vivant (jetzt leben wir an dieser Leibesperipherie unseres Seins), dans l’extériorité mutuelle et la proximité mutuelle de son état qui est son contenu (und dem extensiven Aussereinander und Nacheinander seiner inhaltichen Zustände). Là où c’était « plein » (voll), maintenant c’est « vide » (leer). Et ce «  vide  » nous est encore donné en lui-même (ist uns selbst noch gegeben). Nous vivons encore « dans le moment » (im Moment), et dans la mesure où nous vivons dans notre corps vivant, car c’est lui maintenant qui occupe pour ainsi dire la « place du Je » (Ichstelle)31.

Le contraire de la « concentration », c’est le laisser s’évaporer de l’existence, qui donne aussi la personne à elle-même, mais non pas dans le « Je ». C’est le « Leib », ici, qui est éprouvé, ce qui vibre à l’entour du corps vivant, ce qui le touche ou ce  Ibid., p. 437.  Ibid. 31  Ibid., p.  437. La traduction de Maurice de Gandillac, ici comme ailleurs, est loin du texte allemand. 29 30

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qu’il touche, dans l’état de rêverie ou d’épuisement, ou le corps en quelque sorte s’évapore, en restant corps, en restant senti. Non pas comme un objet, mais quelque chose de corporel, un je-ne-sais-quoi de corporel est alors ressenti, qui m’appartient sans pourtant que je puisse le modifier. Ces deux modalités du « Je », l’une plus profonde, l’autre moins, et entre lesquelles notre expérience vécue de nous-même oscille constamment, donc qui impliquent d’innombrables niveaux et degrés – ces deux modalités sont inatteignables par la théorie (Scheler s’en prend tout autant à la théorie qu’au mécanisme de l’homme moderne qui veut tout expliquer ; mais sans doute a-t-il aussi en vue le théoricisme de la réduction husserlienne). Il s’agit en quelque sorte d’une praxis de nous-même que seule une phénoménologie attentive aux phénomènes est capable de déceler et d’exposer. La conséquence est du même coup le constant retard et la constante avance, tout à la fois, que j’ai à l’égard de moi-même – ou plutôt, que je suis tout entier. Le « Je » n’a pas originairement de permanence, il ne « dure » pas : « Le Je individuel “dure” si peu qu’en réalité, sans préjudice de son égoïté, il “s’altère” dans chacune de ses expériences vécues (das individuelle Ich “dauert” so wenig, dass es  – seiner Ichheit unbeschadet  – sich vielmehr in jedem seiner Erlebnisse “ändert”). (…) Disons plus : ce “devenir autre” dans ses expériences vécues, et ce devenir autre à sa façon individuelle sont bien toute la teneur de son “existence” (ja : dieses “Anderswerden” in seinen Erlebnissen und dies Anderswerden auf seine individuelle Art – das ist der ganze Gehalt seiner “Existenz”)32. » Autrement dit, la temporalité révèle que loin d’unifier les moments, le « Je » originaire est au mouvement même de ces moments qui ne sont plus, du même coup, des moments – il est dans le flux et c’est le flux lui-même qui constitue l’unité, le «  tout  » du «  Je  ». Le «  devenir autre  » (Anderswerden), c’est ce qui « ändert », ce qui altère, et continuellement, sans même une référence stable pour parler dans un second temps d’altération. Le passé n’est pas qu’un souvenir, car il peut altérer le présent sans le souvenir – je peux être tourmenté par le passé sans le savoir, souvent en ayant même oublié le fait passé qui me tourmente pourtant. Il faut bien un « Je » qui unifie ces moments, mais ce « Je » n’est pas une substance. Il est dans le mouvement continuel dont la totalité unifie en fait la « personne », à travers le corps propre. Chez Scheler, la praxiologie conduit nécessairement au « Je » qui agit, qui fait ; elle conduit à la recherche du fondement de l’action. Là où le concept d’action apparaît, l’appel du fondement se fait entendre. Du même coup, la dimension transcendantale (Scheler emploie le mot de façon positive, nous l’avons vu) apparaît clairement, dans la tension même avec l’impossibilité, dans un tel cadre praxiologique, d’un sujet transcendantal qui serait en deçà ou au-delà de l’action elle-même. D’une certaine manière le fondement est mouvement, action, praxis, déjà engagé de telle ou telle manière pour et vers le monde.

32

 Ibid., p. 441.

Conclusions : praxiologie et fondement

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Conclusions : praxiologie et fondement Il nous a semblé que la structure du Formalisme en éthique visait à restituer le transcendantal dans ses droits, en faisant subir au concept de « transcendantal » également une mutation pratique. Rappelons les étapes du Formalisme en éthique, pour comprendre le rôle joué par la praxiologie transcendantale dans la phénoménologie de Scheler : 1) Toute action que nous faisons n’implique pas de prime abord une représentation d’objet. Dans l’action, je n’ai pas le temps, en quelque sorte, de me représenter quelque chose. Davantage, quand je commence d’agir, il n’y a même pas de but clairement identifié : en décidant d’aller me promener, je ne me représente pas la promenade. Je suis toujours déjà dans une orientation, au sens où il n’y a pas d’état mental axiologiquement neutre avant une délibération qui me pousse vers telle action plutôt que telle autre. Il y a toujours un arrière-plan qui m’incline à agir de telle manière, un arrière-plan donné, intuitivement donc, par un a priori matériel (concept issu de la IIIe des Recherches logiques, et qui est central pour l’engagement anti-transcendantal de la phénoménologie, nous l’avons vu), ou encore, un « a priori émotionnel ». Et de même que le fondement des motivations de l’action est intuitivement donné, de même toute sensation se trouve prise dans un a priori axiologique : le gâteau, je le vois d’emblée comme appétissant, et non pas d’abord par le prisme de data de sensation qui prennent après coup telle valeur. D’emblée, mon rapport au monde est d’amour, de colère, de préférence, qui orientent mes perceptions et mes actions. La thèse de l’a priori matériel devient la thèse de l’a priori matériel axiologique. 2) Cela implique une redéfinition de l’acte intentionnel, tout comme le début d’une analyse du « Je » : il est très remarquable que Scheler, au cours de ces analyses praxiologiques, en appelle au problème du « Je » qui est toujours déjà engagé dans les actes que l’on fait, et qui est co-présent dans toute praxis. Le Je est alors une personne, toujours en acte, mais sur le mode d’un «  pouvoir  » (Können) d’« actualiser » telle potentialité morale. Elle est toujours vers le monde selon des préférences qui pré-actualisent, si l’on peut dire, le Können qu’il est, ce que révèlent les actions quasi-automatiques que nous faisons par milliers chaque jour : je prends plutôt les petits verres que les grands, etc. Dans ces cas minuscules, je suis déjà à la chose, ce qui révèle les pré-dispositions axiologiques qui sont toujours déjà les miennes. Si la personne est dans de tels actes pour être à un monde, elle l’est selon ce que Scheler nomme « éthique du succès ». Cette formule tâche d’expliciter comment nous nous donnons les buts de nos actions : les contenus qui sont donnés dans la tendance du vouloir sont destinés à être réalisés. Le vouloir, qui est le moteur de l’action, n’est pas un simple souhait, mais il tend toujours, intentionnellement et pratiquement tout à la fois, vers la réalisation du contenu qu’il intuitionne. L’acte pratique a lieu dans un vouloir qui tend vers des réalisations concrètes. Ainsi donc, du début à la fin de la visée intentionnelle pratique, l’acte est unifié, quand bien même il n’aboutirait pas. La

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praxiologie appelle ici une hénologie, une description de l’unité des objet-­ valeurs auxquels nous avons affaire au sein des actes. 3) Mais avoir affaire à des objet-valeurs, est-ce les percevoir ? Quand je suis aux choses, quand je les pratique, il me paraît clair que je les vois ! Pour Scheler, je les intuitionne, mais je ne les perçois pas. Scheler utilise souvent, pour décrire une telle intuition (par exemple, du verre que je prends pour le porter à mes lèvres), le verbe « fühlen », et parfois il utilise l’expression : « Wertfühlen ». De quoi s’agit-il ? Il est d’abord question d’une « résistance » (Widerstand), mais de certains objets seulement, ceux que vise notre vouloir mais qui ne se laissent pas saisir. En d’autres termes, les étants qui peuvent être l’objet de la tendance d’un vouloir, mais qui ne le sont finalement pas. Le concept de « résistance » correspond bien à un « Fühlen » sans perception, un ressenti sans visée d’objet. En outre, et c’est capital pour Heidegger, une telle résistance, mettant en échec la visée de la tendance, permet dans un second temps l’objectivation : puisque ça résiste, le monde pratique apparaît comme un objet, on réalise que l’on a affaire à de la valeur. 4) Mais surtout, ne pas percevoir des objets, cela veut dire que l’on est dans un milieu de choses, souvent parfaitement invisibles : on a ôté le tableau du mur, et quelque chose a changé, sans que je sache précisément quoi. Scheler va même plus loin : ces choses de milieu sont des « signes » : signes pour le piéton qui s’appuie sur tout ce qui l’entoure pour s’orienter ; il est alors à des signes, c’est-­ à-­dire des outils (mais Scheler ne parle pas d’outils) pour s’orienter, sans qu’il ait besoin de voir ces signes, qui appartiennent au milieu. Signes pour le marin, qui ressent le grain qui s’annonce grâce aux nuages, combinés au tangage, tous ces signes jouant ensemble. Ce sont ce que nous avons appelé des « signes sans objet » : ils ont perdu leur objet puisque le marin ne voit pas les nuages, ne voit pas la houle, ne voit pas l’oscillation du tangage, mais il « ressent » tout cela, ce sont autant de signes sans objets. C’est qu’il s’agit du rapport qu’a le « praticien » au monde. Mais là où chez Heidegger, les choses perdent leur individuation en étant de tels signes, chez Scheler ils demeurent individués : il y a des « reliefs » qui mettent en valeur tel étant, des niveaux de sentir – et quand je suis dans la pièce où a disparu le tableau, je sens bien que c’est dans ce coin-là qu’il y a un problème. Cette description met l’accent sur la praxis : le praticien ne thématise pas ce qu’il pratique, il y est, pour ainsi dire. Ces reliefs dépendent des différents milieux : le chasseur n’appartient pas au même milieu que le promeneur, alors que les deux se trouvent dans la même forêt au même moment. Le milieu est le prisme indépassable pour l’intentionnalité pratique, et c’est du milieu que dépend la configuration des choses de milieu. Le milieu est le « tout intuitionnable », ce que Heidegger appellera « monde ». C’est dans ce tout que les choses peuvent être des signes, et jouer leur rôle d’indication pour la praxis. 5) Mais en évitant ainsi la question transcendantale, on risque fort de la manquer plutôt que de la dépasser. En effet : dans ce milieu de choses, qu’est-ce qui donne leur valeur aux choses ? le contexte ? Certes, une chose n’a une valeur qu’en contexte. Mais qu’est-ce qui valorise le contexte  ? qu’est-ce qui fait qu’un contexte assigne à tel objet telle place par rapport à tel autre ? On voit bien que

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le risque est celui d’un regressus ad infinitum. Or Scheler semble refuser la position transcendantale, tout comme il refuse la théorie de la valeur néokantienne, au nom des acquis de la Ve des Recherches logiques de Husserl : en tentant de déterminer le jugement de valeur, en l’articulant au simple vouloir précédemment décrit, Scheler montre qu’il repose sur une intuition, sur un donné, et que l’état de choses (qui est donc état de valeur, Wertverhalt) décide de la valeur que prend la Wertaussage : « cet homme est bon » concorde avec un matériau axiologique qui trouve abri dans le prédicat. « Bon » est autant rempli qu’« homme ». Il y a donc bien un remplissement axiologique, qui interdit que l’on fasse appel à un règne logique des valeurs. Au fond, la théorie de la perception de Scheler empêche une telle philosophie des valeurs : puisqu’aucun matériau ne se donne jamais sans sa valeur propre, il ne saurait être question d’une mise en forme du matériau par une sphère logique qu’il faudrait reconnaître. Il s’agit plutôt pour le jugement d’être adéquat aux états de choses qu’il vise. Les valeurs sont objectives, et non pas relatives. Mais comment parvenir à une telle adéquation entre jugement et valeurs ? 6) D’abord, grâce aux facultés du Gewissen, qui reçoit l’a priori matériel (et non pas le Bewusstsein, puisque nous sommes en régime pratique). Il n’est pas au fondement, car il est une simple faculté appréciative, qui juge des valeurs et les discrimine. En outre, ses capacités d’expression sont très limitées : elle ne peut interpeller que sur un ton négatif ; pour m’avertir d’un état de valeurs elle dit « non ! » Autrement dit, elle est essentiellement « mauvaise conscience ». La « voix de la conscience » nous sort des normes sociales, construites, relatives à la communauté, pour nous mettre aux prises avec l’objectualité des valeurs, avec les valeurs qui sont dans les choses mêmes. C’est en cela qu’elle est discriminante : elle met en garde contre les normes sociales qui ne sont pas adéquates aux choses mêmes, aux valeurs données par les objet-valeurs. C’est une première réduction phénoménologique, une réduction éthique, qui enjoint le sujet à retourner à soi-même, ou du moins à réfléchir une dimension fondamentale de lui-même. 7) Cette dimension fondamentale de soi, c’est la personne, appelée une fois au moins « fondement du fondement » par Scheler. Ici, nos concepts de praxiologie et d’hénologie permettent de rendre compte de la démarche phénoménologique : en disséminant l’intentionnalité des choses du monde par le concept de « milieu », Scheler tentait de penser des « unités chosales » compatibles avec une conception pratique de l’intentionnalité. Désormais, il s’agit de fonder l’unité d’un sujet qui ne soit pas seulement gouverné par la pratique, qui ne soit pas dilué par la pratique toujours en acte des choses, mais qui parvienne à se tenir, et à constituer une personne au sens plein du terme. Car, à l’évidence, nulle éthique sans personne morale, sans personne qu’on peut louer ou blâmer, non pas seulement ses actions, mais lui-même, dans son unité – dans ce que Scheler appelle sa « dignité ». L’hénologie devient alors la condition de la praxiologie. 8) Mais c’est que la personne, en tant que telle, est en fait ce qu’elle fait. Bien plus qu’un Je qui accompagnerait mes représentations, elle est elle-même pleine de contenu, pleine du contenu qu’elle fabrique, et c’est en ce sens seulement qu’elle

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demeure « transcendantale ». Un transcendantal pratique, telle est l’invention cruciale de Scheler. Un transcendantal qui se réconcilie avec la praxis, un lieu où le transcendantal est transcendantal précisément parce qu’il est praxis : la personne est le sujet agissant dans le monde, constituant le monde tout en étant constitué par lui, par les « données » qu’il reçoit de lui. 9) Ce sujet transcendantal est un sujet matériel, mais aussi bien un sujet pratique, fortement temporalisé. En effet, la matérialité de ce sujet pratique consiste essentiellement dans le rassemblement unitaire (qui implique donc une hénologie transcendantale de la part du phénoménologue) des différents moments temporels de la « personne ». Ce que tâche de penser Scheler par là, c’est la pleine présence de la totalité de l’être de la personne dans chacun de ses moments, ce qui se manifeste dans les instants de concentration ou de dilatation, lorsque nous sommes à nous-mêmes de façon concrète, circonstanciée. La praxis devient propre à la personne, qui en se pratiquant déploie la temporalité qui est la sienne, une temporalité unitaire plus que linéaire, où le passé est tout autant le présent que l’avenir. Il nous semble que ce que vise ultimement tout le parcours de ce grand livre, c’est la découverte d’une praxis du transcendantal, au sens où la « personne » est le lieu véritablement originaire de tout ressenti et de tout jugement moral. Mais comme c’est une personne toujours agissante au monde, il ne s’agit pas d’une éthique subjectiviste empirique, ou encore une éthique subjectiviste formelle, donc kantienne. Scheler tâche de dépasser empirisme et idéalisme par une praxiologie très puissante, où le sujet est d’abord un sujet moral, et où le monde, pratiqué par un tel sujet, est lui aussi moral – ce qu’on trouve aussi, on l’a vu, dans certains développements de Husserl sur la réduction transcendantale. Ce qu’on voudrait montrer désormais, alors que nous atteignons le cœur de ce travail, c’est comment Heidegger hérite de Scheler, et comment il parvient, différemment mais à l’aide de la percée et du rythme de son prédécesseur, à une telle réconciliation entre praxis et transcendantal. Notre projet est donc d’inscrire cette problématique au cœur de Sein und Zeit. Tout le problème est alors celui du statut du Dasein, et de ce qu’il fonde. Le débat est avec Husserl, surtout celui des Ideen I et plus largement celui du tournant transcendantal. Alors que la réduction n’est pas amplement thématisée par Scheler, chez Heidegger la réduction, pourtant jamais revendiquée comme telle, joue le rôle primordial de toute l’analytique existentiale – une réduction praxiologico-transcendantale.

CHAPITRE DIXIÈME

LE TOURNANT TRANSCENDANTAL D’ÊTRE ET TEMPS : LES RÉDUCTIONS ÉTHIQUES

 a réduction transcendantale et la praxis : problèmes L fondamentaux Nous avons déjà insisté, dans les analyses précédentes, sur la dimension éthique du propos d’Être et temps. Si le Dasein est un « on » comme un autre, pour ainsi dire, cela implique qu’il lui manque quelque chose, qu’il doit dépasser une aliénation. « Éthique » veut dire tout simplement : qui implique un engagement, une décision axiologique de la part du Dasein. En effet, la situation de dissémination dans le « on » est une situation insatisfaisante, et Heidegger fait plus que laisser entendre, dans les passages qu’on a commentés, qu’une situation plus authentique est possible. Il y a donc un nivellement axiologique du « on » par rapport à ce qui en serait délivré. Dès lors qu’il y a un nivellement (ou encore une hiérarchisation) axiologique, il est autorisé, selon nous, à parler d’éthique. De ce point de vue, un passage du §35, que nous citions à la fin du chapitre précédent, mérite d’être cité à nouveau : Dans le Dasein, cet être-explicité du bavardage s’est à chaque fois déjà fixé. Il y a beaucoup de choses que nous apprenons d’abord de cette manière, et il y en a tout autant qui ne dépassent jamais une telle compréhension médiocre. À cet être-explicité où le Dasein est de prime abord engagé, jamais il ne peut se soustraire. C’est en lui, à partir de lui, contre lui que s’accomplit tout comprendre, tout expliciter, tout communiquer, toute redécouverte, toute réappropriation véritables. Jamais un Dasein n’est placé en soi, indemne de tout contact et de toute séduction de cet être-explicité, devant la terre vierge d’un « monde » pour regarder simplement ce qui y fait encontre. La souveraineté de l’être-explicité public a même déjà décidé des possibilités de l’être-intoné, c’est-à-dire du mode fondamental en lequel le Dasein se laisse aborder par le monde. Le « on » prédessine l’affection, il détermine ce que l’on « voit », et comment1.

À l’occasion d’une analyse du « bavardage », mode déchu de la parole où l’« on » parle à chaque fois pour moi, Heidegger souligne que si tout étant/outil est vu par le  Sein und Zeit, op. cit., p. 168.

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© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_10

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prisme de l’affectivité et du comprendre, il est aussi vu, peut-être plus originairement encore, par un « autre » que le Dasein, le « on ». Voilà qui permet de complexifier davantage notre propos, et d’avancer une hypothèse de lecture : s’il y a bien une tension praxiologico-transcendantale entre contexte et Dasein, c’est que l’éthique n’est pas encore conquise. Sans éthique, le Dasein n’est pas à lui-même, et il repose sur une normativité qui lui vient de l’extérieur (hétéronomie  !)  : l’espace public (Öffentlichkeit), la société où il vit, la vie moderne… Ce sont les normes sociales qui le gouvernent, puisqu’il n’est rien qu’il ne voit (sous-entendu : pas même lui-­ même !) qui ne soit conditionné par ces normes. D’ailleurs, on soulignait qu’elles ne s’ajoutent pas à l’intuition, mais qu’elles constituent l’intuition, en sont les conditions de possibilité : « le “on” prédessine l’affection, il détermine ce que l’on “voit”, et comment » écrit ici Heidegger. C’est le « on » qui alors est le fondement. On oserait presque mettre en parallèle la critique de l’hétéronomie dans la deuxième Critique, au nom précisément de l’autonomie de la raison pratique. Nous ne sommes pas très loin de cela ici, à cette différence près que ce qui est en jeu n’est pas la vie morale, mais tout type de rapport au monde, et d’abord le rapport purement et simplement perceptif. On comprend mieux, dès lors, la lente appropriation par Être et temps du fondement, et les tâtonnements que cette appropriation implique : en réalité, tant que le Dasein n’est pas lui-même, il est gouverné par un autre que lui – le « on ». Tant qu’il ne s’est pas « re-trouvé »2, il dépend d’un conditionnant qui n’est pas lui. Jean-François Courtine, dans un texte séminal, « Réduction et différence », suivant une intuition de Merleau-Ponty, a tâché de reconnaître dans Être et temps la trace d’une réduction transcendantale, avec le motif existential de l’« angoisse ». Transcendantale, en effet : « la “reprise” heideggérienne de la problématique de la réduction, loin d’en effacer le motif transcendantal, l’accentue dans la mesure où elle tend à articuler aussi étroitement que possible être/compréhension-de-l’être et être-là (Dasein). Ainsi (…) la réduction est encore expressément destinée à reconduire au Moi, au “sujet”, à la “conscience” »3. Et J.-F. Courtine d’ajouter : « le phénomène de l’angoisse est ce par quoi le Dasein se donne dans l’unité de ses déterminations structurelles  ; le phénomène de l’angoisse assure donc le ­remplissement du regard, de la visée en quête de cette uni-totalité originaire4. » Il rappelle certes combien la présence réflexive de l’ego à lui-même est une illusion 2  Souvenons-nous de ce passage (ibid., p. 129) : ” En tant que ”on”-même, chaque Dasein est dispersé dans le ”on”, et il doit commencer par se retrouver (als Man-selbst ist das jeweilige Dasein in das Man zerstreut und muß sich erst finden). ” 3  Jean-François Courtine, Heidegger et la phénoménologie, op. cit., p.  229. Didier Franck avait pour sa part, dans Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Minuit, 1986, p.  73–74, déjà reconnu le lien entre réduction et ” angoisse ” : ” L’angoisse assure dans l’analytique existentiale une fonction méthodique cardinale, analogue à celle de la réduction transcendantale pour l’analyse intentionnelle de la subjectivité : elle révèle le Dasein à lui-même dans son être-au-monde vers la mort. ” J.-F. Courtine, pour sa part, présente son hypothèse en ces termes (op. cit., p. 234) : ” Dans SuZ, c’est l’analyse de l’angoisse qui constitue comme la ”répétition” de la problématique husserlienne de l’épochè et de la réduction phénoménologique-transcendantale. ” 4  Ibid., p. 237.

La réduction transcendantale et la praxis : problèmes fondamentaux

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pour Heidegger (l’être-au-monde est toujours déjà auprès de ce vers quoi il est projeté), mais il n’en demeure pas moins que la tâche qu’il vise est bien (selon notre conceptualité) hénologique, au sens où il s’agit pour le Dasein de ressaisir son « soi » non disséminé dans le « on », ce « soi » étant naturellement tout autre chose qu’un ego purifié de tout événement concret. En revanche, la question de savoir si ce « soi » peut être qualifié de « sujet » ne peut encore trouver ne serait-ce que le début d’une réponse. On voudrait dans un premier temps mettre à l’épreuve cette hypothèse, en la confrontant d’abord à la critique sévère que fait Heidegger en 1925 de la réduction transcendantale. Heidegger, qui avait connaissance dès 1925 des manuscrits préparatoires des Ideen II, et qui connaissait naturellement par cœur les Ideen I, reprendra à son compte la stricte description des objets d’usage présents dans les Ideen I, mais en refusant de la qualifier de naïve. À vrai dire, la critique heideggérienne de la réduction, qu’on trouve dans le cours de 1925 sur le concept de temps, donne ici de précieuses indications. Tout d’abord, Heidegger décrit la tâche de la réduction en ces termes : « Le vécu réel (das reale Erlebnis) est en tant que réel mis hors circuit (ausgeschaltet), afin de gagner le vécu pur, le vécu absolu (epokhè). (…) Le sens de la réduction consiste précisément à ne faire aucun usage de la réalité de l’intentionnel (…). Puisqu’on part, d’une façon générale, de la conscience réelle (vom realen Bewusstsein) dans un homme existant factivement (im faktisch existierend Menschen), ce point de départ n’est là que pour qu’il en soit fait abstraction au bout du compte5. » Husserl évoquait bien la façon dont je suis partie prenante (Mitglied) de ce monde, la façon dont il est « immédiatement » monde d’usage, de biens, de valeurs, la façon, en somme, dont ma conscience est intentionnelle pour des objets valorisés. De ce point de vue, l’homme n’est pas ordinairement un phénoménologue transcendantal ! Mais la réduction sépare la conscience de cette facticité : « Cette conception de l’idéation conçue comme abstraction de toute singularisation réelle (Absehen von der realen Vereinzelung) se nourrit de la croyance selon laquelle le “quoi” de chaque étant (das Was eines jeden Seienden) devrait être déterminé abstraction faite de son existence (unter Absehen von seiner Existenz)6. » Pour Heidegger, le Was de l’étant, le fait même de l’étant, est inséparable de son Wie – avec le double sens de transcendantal (comment il peut avoir lieu, selon quelles règles a priori) et de réel (comment il a lieu, ici et là) ; on retrouve la position de Scheler ici. Séparer conscience pure et conscience réelle, conscience engagée déjà et toujours dans le monde, c’est ignorer que l’étant comme phénomène n’est jamais qu’à la fois Was et Wie7. Le Wie ne désigne pas seulement la méthode, il est le réel  GA 20, p. 150.  Ibid. 7  Comme Jocelyn Benoist l’a remarqué, l’accusation de Heidegger, dans le cours de 1925, vise principalement la portée transcendantale de la réduction phénoménologique : ” Loin de formuler une thèse métaphysique au sens classique du terme, Husserl, avec les Ideen, est passé sur le terrain du transcendantal. Mais c’est précisément ce mouvement que Heidegger conteste, et ici en tout premier lieu parce qu’il donne bel et bien prétexte à des déterminations ontologiques qui comme telles sont infondées, limitées qu’elles sont par les contraintes propres de la problématique transcendantale. Si l’exigence transcendantale était sans effet sur la détermination de l’être proposée, 5 6

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lui-même (le monde), et par conséquent la manière pour l’étant de se donner. Autrement dit, poser la question du « Wie » n’est jamais s’interroger seulement sur la question Quid juris ?, mais c’est également, et peut-être surtout, la manière d’être de l’étant que vise l’investigation phénoménologique. Et l’erreur de la réduction, qu’elle soit éidétique ou transcendantale selon Heidegger, tient en ceci : « Elle considère le quid, la structure des actes, mais non pas la manière d’être (nicht aber die Weise zu sein)8. » Cette coupure entre conscience et ce qu’elle vise, cette mise entre parenthèse de l’existence qui pourtant, pour Heidegger, constitue tout autant le Was que le Wie de l’étant – cette coupure est-elle aussi irrémédiable chez Husserl ? N’oublions-nous pas ici trop vite tel passage que nous analysions du §97 des Ideen I, où la réduction a fondamentalement affaire à la face noématique de la visée intentionnelle9? Si Heidegger a raison d’observer la stricte immanence que livre la réduction, ne passe-­ t-­il pas sous silence la contrepartie noématique à l’activité noétique de la conscience, la transcendance fût-elle réduite ainsi à une corrélation strictement idéale – mais corrélation tout de même ? L’acte intentionnel vécu, dans la réduction, ne se passe pas du moment noématique, du moment du corrélat intentionnel, c’est-à-dire de l’objet. C’est un objet dans l’immanence, certes, mais il est le fil conducteur d’une analyse de la corrélation intentionnelle qui « conserve » quelque chose de la réalité, pour qu’il y ait déjà, dans la conscience, un « sens ». Il y a toujours déjà le perçu, en somme, le « perçu comme tel »10, l’objectivité préalable à toute prise de position (préalable à toute «  qualité  » d’acte) de l’acte intentionnel. Autrement dit, la conscience n’est véritablement conscience que par le noème, par le sens noématique qui l’ouvre en tant que conscience à la transcendance, dès le moment parfaitement réduit, donc immanent. La conscience est toujours conscience de quelque chose, même au plan immanent, surtout au plan immanent où il s’agit de découvrir l’es-

peut-être serait-elle acceptable. Mais le fait est qu’elle conduit ici Husserl à des affirmations proprement ontologiques qui ne paraissent dès lors constituer rien d’autre que l’artefact de la problématique transcendantale. Pour le dire dans la langue de Heidegger, le caractère d’être absolu n’est attribué à la conscience que dans la mesure où elle est entendue dans l’horizon d’une théorie de la raison, de la validité (Geltung), comme s’il s’agissait exclusivement de savoir à quelle condition quelque chose peut être vrai ou faux, à quelle condition c’est ”réel” ou non. (…) En ordonnant le déploiement de la phénoménologie à une théorie de la raison, dans laquelle elle s’accomplit, selon l’économie des Ideen I, Husserl a renoncé à la tâche essentiellement descriptive qui était celle de la phénoménologie, et a très concrètement historiquement succombé aux sirènes du néo-kantisme et de la pré-détermination non phénoménologique qu’il donne de la philosophie comme ”théorie de la connaissance”. Comme si la connaissance constituait une voie d’accès unique ou même simplement privilégiée à l’être ! ” Assurément, pour Heidegger, le renoncement husserlien à la description de l’attitude naturelle (puisque c’est d’abord de cela qu’il est question) implique un tournant transcendantal où la conscience pure, une fois atteinte, est une conscience purement rationnelle, qui donne leur ” validité ” à tous les actes intentionnels qu’elle accomplit. 8  GA 20, p. 151. 9  Hua. III/1, p. 204 ; trad. cit., p. 340. 10  Ibid., p. 181.

La réduction transcendantale et la praxis : problèmes fondamentaux

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sence de la conscience11. Transcendance dans l’immanence, en somme, qui est l’ancêtre de l’être-au-monde, et que Heidegger a mauvaise grâce de dissimuler. Mais si noème il y a après la réduction, ce noème ne donne aucun objet existant ; il ne donne qu’un « X » – objet transcendantal = X, en somme, alors qu’il semble bien que le Dasein soit toujours déjà auprès de tel ou tel étant, qu’il a d’ailleurs également toujours déjà compris12. Mais Heidegger lui-même concédait cet apport de Husserl, lorsqu’il soulignait, dans le grand cours de 1927 sur les « Grundprobleme der Phänomenologie » : « L’appréhension de l’être, l’investigation philosophique, se tourne toujours d’abord et nécessairement vers quelque étant ; mais alors, et d’une façon précise, cette investigation est repoussée de l’étant pour revenir à son être. Nous appelons cette composante essentielle de la méthode phénoménologique – le revenir ou re-conduction du regard investiguant hors de l’appréhension naïve qui passe d’un étant à l’autre  – réduction phénoménologique13. » Puis, la reconnaissance partielle : « Nous adoptons ainsi un terme central de la phénoménologie de Husserl, et nous l’adoptons dans sa formulation littérale, mais non pas dans son intention essentielle. Pour Husserl, la réduction phénoménologique (…) est la méthode qui mène le regard phénoménologique depuis l’attitude naturelle de l’être humain dont la vie est engagée dans le monde des choses jusqu’à la vie transcendantale de la conscience et ses expériences noético-noématiques, dans lesquelles les objets sont constitués comme corrélats de la conscience. Pour nous la réduction phénoménologique signifie le retour du regard phénoménologique à l’appréhension de l’être14. » C’est au moment où Heidegger reconnaît l’appartenance du noème à la sphère de la conscience réduite qu’il reprend à son compte l’expression « réduction », réduction de l’étant à l’être ! Mais qu’est-ce que Heidegger nomme « être », sinon précisément le Dasein qui est au-monde ? que fait Heidegger, sinon rejouer, à nouveaux frais mais semblablement, le jeu de la réduction qui privait Husserl de la description du « monde pratique » (cf. le §27 des Ideen I) pour reconduire l’analyse à la sphère de la conscience, en elle-même, mais non pas coupée du monde auquel elle est ? que fait-il sinon reconduire l’analyse au Dasein se retrouvant lui-même, retrouvant son « soi » par-delà le « on » qui gouverne le rapport pratique aux outils et qu’il faut bien réduire ? Autrement dit, tout comme chez Husserl, il semble qu’il faille reconduire l’analyse de l’Umwelt au Dasein, en tant qu’il ne pratique plus les outils. On pourrait tout à fait objecter qu’il n’y a nul besoin de réduction, puisque le Dasein est d’emblée non seulement aux choses, mais aux choses comprises, aux choses articulées et explicitées – non pas à un donné intuitif primordial sur lequel prendraient appui les divers actes intentionnels tournés vers le même objet. Le Dasein est d’emblée au moteur de la voiture, et il n’y a rien à réduire pour retrouver des données hylétiques  Sur la co-présence noèse-noème, voir les remarques de Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal…, op. cit., p. 279 sq. 12  Sur ce point, voir les remarques de Dominique Pradelle, ” De Husserl à Heidegger : intentionnalité, monde et sens ”, Discipline filosofiche, XXV, n°2, 2015, p. 46–47. 13  GA 24, p. 29. 14  Ibid. 11

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primordiales qui fonderaient une telle visée intentionnelle : en cela, il ne peut pas être un sujet  – le sujet étant originairement coupé du monde pour Heidegger. Cependant, ce n’est pas aussi simple. Car l’exigence d’un retour au Dasein est omniprésente dans les paragraphes d’Être et temps que nous avons lus, et il ne suffit pas d’affirmer qu’il est essentiellement ouverture, donc au-delà de lui-même, pour éviter l’analogie avec l’effort de réduction à l’œuvre dans la seconde phénoménologie de Husserl. En outre, nous avons tenté de donner une explication à cette tendance vers le Dasein : l’exigence éthique, c’est-à-dire l’exigence de la responsabilité. En effet, puisqu’il lui faut se « retrouver », le Dasein doit se débarrasser de toutes sortes de choses qui le rendent irresponsables. De quoi, au juste ? de ce qui est inauthentique, de ce qui est la propriété du « on », et non pas du Dasein lui-même, du soi-même (Sich-selbst). Des choses comme outils ! Il y a donc en rigueur de termes une réduction qui nous sort de l’attitude naturelle (pratique) chez Heidegger, ce qu’on souhaite désormais montrer. On voudrait le faire en approfondissant une double hypothèse. 1) Il y a bien une réduction à l’œuvre dans Sein und Zeit, comme l’avait si fortement souligné J.-F. Courtine, et c’est une réduction « égologique », ou « existentiale  », c’est-à-dire qu’il s’agit pour le Dasein de revenir à soi-même en se débarrassant du « on », et du même coup des étants tels qu’ils apparaissent dans la phénoménalité ordinaire : c’est l’angoisse, distincte de la peur, qui permet ce retour au soi-même du Dasein. 2) Mais il y a une seconde réduction, «  éthique  » cette fois (mais la précédente l’était déjà en un sens), car ultimement responsabilisante (au sens fort, car il faut répondre à/de l’appel) : c’est la réduction par l’appel de la conscience, qui réduit le Dasein du proche au lointain, si l’on peut dire, qui paradoxalement l’éloigne de lui-même pour faire enfin apparaître, ce qui sera le dernier temps de ce chapitre, la structure temporelle de l’existence, c’est-à-dire le transcendantal en bonne et due forme15.  Rudolf Bernet, dans un article qui reprend l’intuition de J.-F. Courtine, a également attiré l’attention des lecteurs sur la présence de deux réductions dans Être et temps. Il fait de l’angoisse une réduction, mais il en voit une autre dans l’inemployabilité de l’outil – alors que pour notre part, nous avons interprété une telle employabilité comme une pré-réduction, et encore évanescente, voire avortée (cf. supra). Cf. Rudolf Bernet, ” Husserl et Heidegger sur la réduction phénoménologique et la double vie du sujet ”, dans Rudolf Bernet, La Vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, PUF, 1994, p. 12 : ” Pour Heidegger aussi, c’est l’être et notamment l’être des étants qui apparaît grâce à la réduction phénoménologique : l’être des outils, l’être du monde ambiant, l’être du Dasein, dans ses divers modes de l’existence, et finalement le sens de l’être en général. ” Et ibid., p. 14, à propos des deux réductions : ” Ainsi la réduction phénoménologique révèle-t-elle dans un premier moment l’être à-portée-de-main des outils et la signifiance du monde familier, et dans un deuxième moment l’être propre du Dasein tel qu’il apparaît quand cette signifiance du monde s’effondre. ” La distinction entre inauthenticité et authenticité lui permet de faire cette distinction, à juste titre. À propos de la première réduction, il souligne, ibid., p. 24 : ” Ce n’est qu’une première réduction phénoménologique qui, à travers un certain dysfonctionnement de la vie naturelle, révèle cette corrélation entre l’existence (impropre) du Dasein et le monde familier auquel elle se rapporte. (…) Cette première réduction, en faisant

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 a première réduction : l’angoisse comme réduction L existentiale Nous avons vu qu’Être et temps peut s’interpréter, du moins concernant ce que nous avons lu jusqu’ici, comme une praxiologie qui met à mal la possibilité d’une hénologie phénoménologique, c’est-à-dire le discours qui décrirait une visée intentionnelle d’un objet, quels que soient les horizons et les affections dont cette visée intentionnelle est entourée. Pour Heidegger, l’impossibilité d’une hénologie concernant l’objet n’est pas une difficulté centrale : en effet, pour être à un étant, il faut que je sois d’abord à une complexion ou un contexte (Zusammenhang) d’étants, c’està-­dire le monde, où peut apparaître tel outil en tant qu’il est associé à tous les outils qui composent ce contexte. En revanche, lorsque la problématique hénologique se tourne vers le Dasein, cela devient grave. En effet, là où pour Husserl, l’individualité de ma conscience ne fait aucun doute, fût-elle anonyme, et ce dès la description de l’attitude naturelle, ou du moins de la thèse de l’attitude naturelle, pour Heidegger en revanche, elle est problématique dès lors que le thème de l’inauthenticité (et partant du « on ») est posé. En effet, le Dasein est foncièrement, en régime inauthentique, autre que lui-même, au sens où il est à la fois la promesse d’un soi-même et un « on » qui pense, ressent et agit pour lui. Pire : ce sont les autres qui agissent pour moi, puisque l’autre est toujours « les autres », c’est-à-dire l’opinion dominante, l’état concret de la société, les influences sociales qui me poussent à penser, ressentir, agir de telle ou telle manière. C’est pourquoi la praxiologie, alors, rejoint la problématique de l’hénologie et ne l’exclut plus : parce qu’il s’agit pour le Dasein de « trouver » son « Sich-selbst », il s’agit pour lui de trouver son « unité », sa « totalité », et il y va alors d'une éthique. Pourquoi «  éthique  »  ? Nous avons tenté de justifier un tel concept plus haut  : Heidegger déploie une hiérarchie axiologique entre le « on » et le « soi-même », car il s’agit pour le Dasein d’être enfin responsable de son propre être, de ne plus se laisser dicter sa praxis par le «  on  » (le vocabulaire de Heidegger, déjà éthique jusqu’alors, le devient encore plus à partir du §40). En d’autres termes, Heidegger décrit une praxis de soi-même, et non plus seulement une praxis des choses du monde. Une praxis qu’on ne doit plus entendre au sens « allemand », comme nous le soulignions, c’est-à-dire au sens de la pratique d’une chose en vue d’autre chose, d’un but, lorsque l’action ne comporte pas en elle-même sa propre fin – mais qu’on apparaître l’être intra-mondain des outils dans sa relation avec l’être-au-monde du Dasein préoccupé, révèle l’être caché du monde et du Dasein, leur différence et leur lien. ” Cette affirmation revient un peu à dire, comme l’a fait Jean-François Lavigne, que la description de l’attitude naturelle relève elle aussi, chez Husserl, d’une réduction, d’un arrêt devant la donation du monde, pour commencer de l’analyser, d’abord comme elle vient quotidiennement. Mais nous avons essayé de montrer qu’avec l’inemployabilité l’ustensilité échouait à se montrer comme telle, dans la mesure où elle n’apparaissait que le temps d’un éclair, pour aussitôt être réintégrée au contexte d’outils. En outre, la force du propos de Rudolf Bernet est de souligner la différence fondamentale entre la réduction husserlienne et la réduction heideggérienne : la première relève d’un désir du sujet d’en savoir plus, la seconde est un événement qui lui tombe dessus, l’angoisse. Il faudra revenir sur ce point capital.

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doit entendre au sens aristotélicien, une action qui comporte en elle-même, dans son mouvement même, sa fin. Or la praxis de soi-même est une chose difficile. Elle implique de se détourner de la praxis des outils pour en revenir à un niveau plus originaire, où cette praxis fondatrice, pour ainsi dire, est possible. Le premier indice d’une réduction qui permettrait cet acheminement, c’est un mot du §39 : « ausgeschaltet », que Heidegger utilise pour dire qu’il met hors circuit la définition traditionnelle de l’homme avec son analyse du souci16. Il soulignait, dans le même alinéa, qu’il s’agit avec les analyses du souci de passer d’une compréhension ontique basée sur le « sens commun » (gemeinen Verstand) à une compréhension ontologique qui déconcerte ce sens17. Le Dasein a à se ressaisir au sens de ne plus fuir devant ce qu’il est, c’est-à-dire une possibilité. Fuite bien naturelle, si par possible on entend le fait d’être au-devant de soi-même, projeté dans les possibilités à venir, puisqu’en affrontant cette essence de possibilité, le Dasein affronte déjà quelque chose comme un néant, un ne-pas-encore, lui qui cherche ordinairement la stabilité. C’est la fuite dans le « on », dans ce qui n’est pas moi-même en un sens plus trivial : les autres, la doxa. Et « dans cette fuite, en effet, le Dasein ne se transporte précisément pas devant lui-même (in dieser Flucht bringt sich das Dasein doch gerade nicht vor es selbst) ». « Bringen vor » semble vouloir dire ici « faire paraître devant soi », presque « appeler à comparaitre », avec cette nuance que c’est le Dasein lui-même qui s’interpelle ainsi, et qu’il n’y va pas, avec cette expression, d’un « paraître ». Il se présente à lui-même, mais de quelle façon ? en mettant au jour la fuite elle-même. On voit l’engagement axiologique de Heidegger : le « on » doit être dépassé. En quoi cet engagement est-il justifié ? disons-le d’emblée, il ne le sera jamais. Mais poursuivons. Le phénomène est compliqué : car ce qui est mis au jour par l’angoisse, c’est le fait que l’étant qui fuit et ce devant quoi cet étant fuit est « de même mode d’être (Seinsart) »18. Ici apparaît quelque chose de décisif : l’angoisse ne fait que répondre à un phénomène quotidien et naturel, à savoir la fuite du Dasein devant lui-même, qui est le mode d’être ordinaire du Dasein. Soit, je me mets à table : je me fuis. Je me promène : je me fuis. Je discute avec des amis : je me fuis. Quoi que je fasse quotidiennement, le mode d’être le plus courant est celui de la fuite au-devant de soi-même, du divertissement ! L’angoisse ne fait donc que révéler quelque chose de tout à fait courant. C’est d’ailleurs dans ce phénomène quotidien de la fuite du Dasein que l’angoisse se distingue d’un autre phénomène quotidien : la peur. Mais là où la peur est bien celle d’un étant et l’angoisse celle de l’indéterminé, là où c’est cette distinction qui donne à l’angoisse sa spécificité, comment ne pas penser que le  Sein und Zeit, op. cit., p. 183 : ” …von der Gewaltsamkeit ganz zu schweigen, die man darin erblicken könnte, daß die überlieferte und bewährte Definition des Menschen ausgeschaltet bleibt. ” 17  Ibid., p. 182 : ” Die ontologische Interpretation des Daseins als Sorge liegt wie jede ontologische Analyse mit dem, was sie gewinnt, fernab von dem, was dem vorontologischen Seinsverständnis oder gar der ontischen Kenntnis von Seiendem zugänglich bleibt. Daß den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Rücksicht auf das ihm einzig ontisch Bekannte befremdet, darf nicht verwundern. ” 18  Ibid., p. 185. 16

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phénomène de la peur est bien pratique lorsque celui de l’angoisse, à l’instar de ce qui est obtenu par la réduction husserlienne, serait profondément théorique ? Dès lors, la réduction heideggérienne, comme chez Husserl, ouvrirait la possibilité d’une description théorique des façons dont le Dasein se rapporte au monde. Le résultat de la réduction serait alors théorique. Pour répondre à cette question, il convient de décrire la distinction entre peur et angoisse, en commençant par la peur. La peur est décrite au §30 comme « Befindlichkeit », voire même comme son paradigme. En ce sens, elle s’inscrit tout à fait dans le rapport aux étants intramondains, c’est-à-dire aux outils, en contexte donc, ce que le « Wovor », le « devant-quoi » de la peur exhibe clairement. Quelque chose de contrariant se montre «  à l’intérieur d’un complexe de tournure  » ­(innerhalb eines Bewandtniszusammenhangs)19, c’est-à-dire d’un contexte déterminé, où il y a un sens pour que quelque chose contrarie ou menace. Un ours ne fait pas peur dans un parc zoologique, il fait peur lorsqu’on tombe dessus lors d’une promenade. Heidegger souligne d’ailleurs que « la contrée elle-même et ce qui provient d’elle est reconnu comme quelque chose d’“inquiétant” (die Gegend selbst und das aus ihr Herkommende ist als solches bekannt, mit dem es nicht “geheuer”)  »20, ce qui peut vouloir dire deux choses  : soit le contexte devient inquiétant à cause de l’ours qui apparaît dans ce contexte, soit c’est parce que le contexte est inquiétant que l’étant à son tour le devient. Il y va, comme pour toute fonctionnalité d’outil, un peu des deux, pour ainsi dire, en somme d’une circularité herméneutique. Regardons bien : une forêt, lorsque nous sommes en de bonnes dispositions, n’a rien en soi d’inquiétant. Nous pouvons être tout à fait tranquille, et nous effrayer d’un coup à la vue de l’ours. Cependant, il est tout aussi vrai que la forêt contient la possibilité de l’ours, comme elle contenait tout à l’heure la possibilité de la biche. Autrement dit, que l’idée d’un ours me traverse l’esprit, et le contexte devient tout entier angoissant  – le monde tout entier devient angoissant. Si l’on approfondit la description, on se rend compte que les deux sont indissociables : j’ai peur de l’ours car un ours dans une forêt est effrayant, ce qui ne serait pas le cas dans une cage. Et j’ai peur de la forêt parce qu’un ours peut très bien s’y trouver. Le contexte colore l’étant, mais l’étant peut très bien à son tour colorer le contexte. L’atmosphère est angoissante non pas seulement parce que l’atmosphère est ainsi, mais parce qu’il peut y avoir un ours qui surgisse soudainement. Autrement dit, une atmosphère n’est pas magiquement inquiétante. Si elle l’est, c’est que certains étants peuvent s’y trouver et constituer une menace. Mais alors, comme ce sont des outils au sens herméneutique, ils renvoient à tous les autres à l’intérieur du contexte, et par conséquent c’est le contexte tout entier, et tous les étants qui s’y trouvent, qui prennent cette couleur-là. Ainsi, l’ours peut surgir : du coup, le bruit du vent dans les arbres, d’habitude si bucolique, s’avère une menace constante, car l’annonce possible de la venue de l’ours ; un vol d’oiseau, d’ordinaire si émouvant, sera là aussi l’indice d’une présence, et deviendra à son tour inquiétant. De proche en proche, tous les étants du contexte prennent cette coloration. Cependant, en aucun 19 20

 Ibid., p. 140.  Ibid.

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cas je ne vois l’ours, puis j’ai peur. Non, car si j’ai peur de cet ours, c’est que je pouvais le craindre au moment précis où j’entrais dans la forêt pour me promener. En d’autres termes, je m’inscrivais d’emblée dans un contexte de peur possible, et c’était toujours déjà dans l’affectivité de la peur comme possible, même si c’était à mon insu (je ne m’attendais pas du tout à voir un ours), que je me promenais. Comme l’écrit Heidegger dans le même §30 : « La circonspection voit le redoutable parce qu’elle est dans l’affection de la peur (die Umsicht sieht das Furchtbare, weil sie in der Befindlichkeit der Furcht ist)21. » Autrement dit, il n’est pas du tout dit que j’aie peur de quelque chose ! La dissémination de l’intentionnalité semble ici jouer à plein, de sorte que l’on ne sait pas si l’intentionnalité, si elle existe encore, vise l’ours ou la forêt, ou même les deux à la fois – sans oublier l’hypothèse que nous faisions, à savoir qu’elle pourrait aussi bien viser la totalité des outils présents dans le contexte… Visée bien indéterminée, disséminée. L’Umsicht, le voir-à-l’entour, la circonspection, c’est précisément cela : voir tout un contexte (Zusammenhang), y voir tout ce qui est pris en considération par la praxis du monde. Du même coup, j’ai peur tout autant de la forêt, de l’ours, que de l’affection même qui me frappe, dans la mesure où c’est cette affection qui ouvre au contexte et à sa tournure22. D’où le fait que le Dasein est co-dévoilé par la peur, au sens où il n’est pas seulement à l’étant, mais il est déjà aussi à lui-même. En effet, lorsque j’ai peur de l’ours (mais est-ce bien de l’ours que j’ai peur ?), j’ai aussi un peu peur de moi-même. Ou, plus exactement : « Ce en-vue-de-quoi la peur a peur, c’est l’étant même qui a peur : le Dasein (das Worum die Furcht fürchtet, ist das sich fürchtende Seiende selbst, das Dasein)23. » Worum, c’est-à-dire l’en-vue-­ de-quoi non pas de l’outil, mais du Dasein – souvenons-nous §18, où le Worumwillen décrit le Dasein laissant de l’étant en-main faire encontre, et comment la tournure des outils renvoie à lui – comment il est en vue des outils, comment le « vers » qui lui est propre (vers les outils) exige un « où » qui est le Dasein qui a une compréhension, une pré-compréhension de lui-même au cœur de la tournure des outils24. Là encore, la tension entre praxiologie et transcendantal bat son plein. Heidegger écrit en effet, au même §30 : « La peur dévoile toujours, même si c’est avec une netteté variable, le Dasein en l’être de son là (die Furcht enthüllt immer, wenn auch in wechselnder Ausdrück- lichkeit, das Dasein im Sein seines Da)25. » L’analyse atteste la validité de notre hypothèse (à savoir la variation praxiologique entre contextualisme et transcendantal, à l’œuvre dès la première section d’Être et temps) : la peur est bien peur de quelque chose, mais Heidegger précise que ce dont il retourne (worum !) alors est le Dasein lui-même, qui est « auprès de ce dont il se ­préoccupe », et en ce sens il est déterminé par l’étant dont il a peur – il prend la couleur de cela  Ibid., p. 141.  Il y aurait lieu, ici, de déceler précisément l’influence des Principles of Psychology de William James et sa riche théorie des émotions : je ne cours pas parce que j’ai peur, mais j’ai peur parce que je cours ! 23  Sein und Zeit, op. cit., p. 141. 24  Ibid., p. 86. 25  Ibid., p. 141. 21 22

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dont il a peur. Mais cela veut tout aussi bien dire qu’il a déjà peur, avant même l’étant qui apparaît, qu’il est déjà en vue de la peur et qu’il en est bien la condition de possibilité en tant qu’il y est « ouvert ». Il se perd dans la peur et il doit, aussitôt qu’elle a passé, reprendre ses esprits. Il doit se «  retrouver  » (wieder zurechtfinden…). Ce serait un forme de pré-réduction, là encore, mais il faut un phénomène plus fondamental pour vraiment réduire : l’angoisse. Un passage du §40 mérite qu’on s’y arrête : Dès lors, en s’orientant sur le phénomène de la déchéance (Verfallen), l’analyse ne s’interdit nullement d’expérimenter ontologiquement quelque chose au sujet du Dasein qui est ouvert en lui (ontologisch etwas über das in ihm erschlossene Dasein zu erfahren). Bien au contraire : c’est alors que l’interprétation échappe le mieux au danger de se livrer à une auto-saisie artificielle du Dasein (einer künstlichen Selbsterfassung des Daseins). Tout ce qu’elle accomplit, c’est l’explication de ce que le Dasein ouvre lui-même ontiquement. Plus est originaire le phénomène qui fonctionne méthodiquement comme affection ouvrante, et plus s’accroît la possibilité de progresser, en l’accompagnant et le poursuivant interprétativement au sein d’un comprendre affecté, jusqu’à l’être du Dasein. Or que l’angoisse ait une telle fonction, c’est ce que nous affirmons tout d’abord26.

De même qu’en décrivant, ne serait-ce que très rapidement, certains traits de l’attitude naturelle, Husserl en est déjà un peu sorti (selon l’hypothèse de Jean-François Lavigne), de même en décrivant l’absence du Dasein à lui-même, son décentrement dans le « on » qui existe à sa place, nous ne sommes plus tout à fait dans le « on ». C’est en suivant les traits saillants de la déchéance dans le « on » qu’on évite précisément d’espérer dans une « Selbsterfassung des Daseins », dans une auto-saisie du Dasein, par la réflexion qui le donne à intuitionner en lui-même et par lui-même. Cette auto-saisie vise certainement la réduction phénoménologique des Ideen I. Mais ce qui est surtout souligné dans ce passage, c’est comment, à partir d’une critique de la réduction phénoménologique qui donnerait accès au transcendantal, Heidegger promet néanmoins un accès à l’« être du Dasein » (Sein des Daseins), c’est-à-dire au Dasein dans son identité sienne. La différence est néanmoins nette : certes, Heidegger parle ici de méthode (« methodisch… »), mais elle se veut à la différence de Husserl (et Rudolf Bernet le soulignait à juste titre – cf. supra) légitimée par les phénomènes eux-mêmes. Elle sera – on le verra – légitimée par une conception morale de l’homme… Du point de vue de Heidegger en tout cas, il ne s’agit pas de mettre entre parenthèses, mais de suivre les phénomènes les uns après les autres, selon l’ordre de fondé à fondateur, dans une phénoménalité qui mène jusqu’au fondement. Là où chez Husserl c’est un acte de liberté pure et hors du monde qui achemine vers le transcendantal27, chez Heidegger c’est un phénomène à part entière, au même titre que prendre en main un marteau ou s’effrayer d’un ours, qui conduit (« vordringen », dit le texte : qui progresse) jusqu’au transcendantal. La réduction est donc un phénomène au sens strict.

 Ibid., p. 185.  Pour une défense et une justification de la réduction à partir des choses mêmes, voir Jean-­ François Lavigne, Accéder au transcendantal…, op. cit., p. 20 sq. 26 27

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Il est clair que le problème de la légitimation de la réduction phénoménologique est central. Au §50 des Ideen I, on peut lire, à ce propos : « Jetzt leuchtet es ein, daß in der Tat gegenüber der natürlichen theoretischen Einstellung, deren Korrelat die Welt ist, eine neue Einstellung möglich sein muß, welche trotz der Ausschaltung dieser psychophysischen Allnatur etwas übrig behält — das ganze Feld des absoluten Bewußtsein28.  » Réécriture de la définition kantienne  : «  Ich nenne alle Erkenntniß transscendental, die sich nicht sowohl mit Gegenständen, sondern mit unserer Erkenntnißart von Gegenständen, so fern diese a priori möglich sein soll, überhaupt beschäftigt29. » On passe donc, avec Husserl, de l’expression « möglich sein soll… » à l’expression « möglich sein muß », injonction plus ferme. Le verbe « müssen » contient un sens moral important – et on a vu en quoi la morale était impliquée dans la mise en œuvre du processus de réduction chez Husserl. Chez Heidegger, cela devient encore plus décisif : Le devant-quoi de l’angoisse est complètement indéterminé. Non seulement cette indéterminité (Unbestimmtheit) laisse factuellement indécis quel étant intramondain menace, mais elle signifie qu’en général ce n’est pas l’étant intramondain qui est « pertinent ». Rien de ce qui est en-main et devant-la-main à l’intérieur du monde ne fonctionne comme ce devant-­ quoi l’angoisse s’angoisse. La totalité de tournure de l’en-main et du devant-la-main découverte de manière intramondaine est comme telle absolument sans importance. Elle s’effondre (Sie sinkt in sich zusammen)30.

Alors que la peur déjà laissait au Dasein une impression qu’il y retournait de soi-­ même avec l’objet dont on a peur, l’angoisse, pure sentiment, pure affection, fait s’effondrer l’édifice herméneutique quotidien, et aucune unité, aucune structure intentionnelle, ne subsiste : seul le néant peut, à ce moment, donner au Dasein l’impression de son être. On pourrait croire qu’il s’agit d’une reprise, à nouveaux frais, du « reines Ich und nichts weiter » du §80 des Ideen I. Surtout, tout comme chez Husserl, mais de façon beaucoup plus explicite, ce « rien » qu’est l’ego, du moins à ce moment de l’analyse, s’éprouve, s’expérimente. De ce fait, il y a bien, avec l’angoisse, et de façon analogue à Husserl, donc contre Kant, une expérience du transcendantal. L’angoisse est le moyen de la réduction précisément parce qu’elle est une expérience  – imparfaite, temporaire  – d’un transcendantal du même coup entr’aperçu. Une expérience limite, assurément, où rien n’est expérimenté, sinon l’angoisse elle-même, comme auto-affection, si l’on peut dire. Aussi, contrairement à l’inemployabilité qui demeurait dans l’orbe de l’ustensilité, en sortons-nous radicalement. La tournure s’effondre sur elle-même, et nous nous effondrons sur nous-­ mêmes, condition pour que nous puissions nous retrouver. Chez Husserl, la sphère pratique, celle des objets d’usage, était mise hors circuit, avec d’autres sphères, par la réduction. Ici, la même sphère, décrite plus amplement par Heidegger, se trouve mise entre parenthèses : les objets d’usage n’ont plus lieu d’être, et il n’y a plus d’outils ; il n’y a pas davantage d’objets théoriques ou sur le point de l’être (vorhanden). Il n’y a plus rien à proprement parler, plus rien d’autre que l’angoisse et le  Hua. III/1, p. 94 (§50 – nous soulignons).  Ak. III, p. 43 (A 11-12/B 25 – nous soulignons). 30  Sein und Zeit, op. cit., p. 186. 28 29

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Dasein, mais ce dernier ne s’expérimente que négativement, avec et dans l’angoisse. Il est l’angoisse même. C’est une contre-expérience, non seulement sans objets, mais sans outils, ce qui veut tout simplement dire, pour Heidegger, qu’il s’agit d’une expérience sans monde. Mais est-ce bien sûr ? sommes-nous privés de monde ? Il faut tout d’abord remarquer que l’angoisse est la source de la déchéance dans le « on », sa condition de possibilité. Pour quelle raison ? parce qu’une telle existence est une fuite, une fuite du Dasein par lui-même, c’est-à-dire une fuite de l’angoisse qu’il a à affronter (müssen !). Au lieu de cela, il se réfugie dans le monde des outils, et il s’affaire. La peur même a une fonction rassurante, puisqu’elle demeure une fuite de l’angoisse, quand bien même on affronterait le menaçant avec tout le courage du monde31. Dès lors, l’angoisse est une condition de possibilité de l’existence aliénée au « on », et joue une fonction proprement transcendantale, car conditionnante. Se pose alors la question de savoir pourquoi, dans un tel cadre très axiologique pour dire le moins, on se met à s’angoisser. Si Heidegger souhaite bien éviter l’arbitraire de la réduction husserlienne, sa dimension principalement méthodologique, il ne fait qu’éviter un arbitraire scientifique pour embrasser un arbitraire éthique : de quel droit exige-t-il de nous ce retour à une angoisse dont il n’est pas certain (litote !) que nous l’ayons tous, et qui semble jouer un rôle transcendantal tel qu’il gouverne également l’existence quotidienne qui la fuit32 ? De fait, l’entreprise heideggérienne vise un double phénomène qui est souhaité : l’angoisse réduit les phénomènes quotidiens jusqu’au monde en tant que tel (c’est-­ à-­dire l’être-au-monde qu’est le Dasein), et ce faisant, elle reconduit le Dasein jusqu’à la singularité qu’il n’avait pas jusqu’alors. Dès lors, la réduction découvre la structure hénologique du Dasein, son unité. Les deux phénomènes sont contradictoires, car le « monde » comme tel est tout sauf singularisé, il est ouvert à tous les possibles et à tous les étants  ; en revanche, le Dasein ainsi «  retrouvé  » et  Voir sur ce point les remarques de Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, op. cit., p.  329, qui souligne qu’avec l’angoisse, les choses intramondaines  ”  ne peuvent plus servir de refuge : la possibilité même d’être pris-par-le-monde et de s’identifier au On se voit brutalement interrompue ”, ce qui lui fait dire que ” l’angoisse est à la fois la condition de possibilité de la déchéance et l’arrachement possible à celle-ci ”. 32  Les sources théologiques de l’angoisse ont été précisément identifiées ces dernières années. Citons, parmi les commentaires les plus érudits qui ont tenté d’établir la filiation : Ryan Coyne, Heidegger’s Confessions. The Remains of Saint Augustine in Being and Time & Beyond, Chicago/ London, The University of Chicago Press, 2015 ; du même auteur, voir ” A Difficult Proximity: the Figure of Augustine in Heidegger’s Path ”, dans Journal of religion, 2011, vol. 91, n° 3, p. 365– 396. Voir également Christian Sommer, Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d’Être et temps, Paris, PUF, 2005 ; Sylvain Camilleri, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger. Commentaire analytique des Fondements philosophiques de la mystique médiévale (1916–1919), Dordrecht, Springer, 2008  ; Benjamin D.  Crowe, Heidegger’s Phénomenology of Religion. Realism and Cultural Criticism, Bloomington, Indiana University Press, 2008, et du même, Heidegger’s Religious Origins. Destruction and Authenticity, Bloomington, Indiana University Press, 2006, ou encore John D. Caputo, The Mystical Element in Heidegger’s Thought, Athens, Ohio University Press, 1978, et du même, Heidegger and Aquinas. An Essay on the Overcoming of the Metaphysics, New  York, Fordham University Press, 1982 ; voir aussi Marlène Zarader, La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, Paris, Seuil, 1990. 31

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d­ ébarrassé du « on » commence à se singulariser. Voyons cela plus en détail, pour comprendre ce qui unit ces deux phénomènes. Tout d’abord, l’angoisse dévoile le monde comme tel. On s’angoisse du monde, semble dire Heidegger : « Il implique la contrée en général, l’ouverture d’un monde en général pour l’être-à essentiellement spatial. Par suite, le menaçant ne peut pas non plus faire approche à l’intérieur de la proximité à partir d’une direction déterminée, il est déjà “là” – et pourtant nulle part, il est si proche qu’il oppresse et coupe le souffle – et pourtant il n’est nulle part33. » Lorsqu’on a peur, la menace n’est pas forcément proche, elle peut même être lointaine, annoncée par le contexte qui se met en quelque sorte à vibrer – et plus lointaine est la menace dit Heidegger au §30, plus intense est la peur. Cela s’éclaircit lorsqu’on est enfin face à ce qu’on craignait, et que la peur s’estompe pour une autre émotion, qui peut être tout aussi violente – l’effroi, ou la colère. La peur anticipe ce qui arrive, et plus ce qui arrive met du temps à arriver, plus la peur nous prend34. L’angoisse est d’une autre sorte : d’une certaine manière, lorsqu’on est vraiment angoissé, on ne peut plus fuir, on ne peut même pas lutter contre ce dont on a peur, puisque ce qui a peur et ce qui fait peur est le même étant. Là est la proximité spatiale de l’angoissant, auquel l’angoissé ne peut pas échapper car il l’emporte partout avec lui. Avec l’angoisse, se manifeste quelque chose d’impalpable, de non singularisé, un « nulle part » qui cependant est au plus proche de soi-même. Du même coup, l’angoisse semble privée de la dimension pratique que possédait la peur : s’il y a une téléologie de la peur, un en-vue-de-­ quoi, tel ne semble pas être le cas avec l’angoisse, qui n’est rien que phénomène, et pure épreuve de celui-là. S’agit-il pour autant d’une pure immanence, sans aucune  Sein und Zeit, op. cit., p. 186 : ” Das Drohende kann sich deshalb auch nicht aus einer bestimmten Richtung her innerhalb der Nähe nähern, es ist schon ”da” – und doch nirgends, es ist so nah, daß es beengt und einem den Atem verschlägt – und doch nirgends. ” 34  Pour une discussion et un approfondissement de ce phénomène de l’éloignement/proximité lié à la peur, voir le texte canonique en Rhet., 1382a25-35 : οὐ γὰρ πάντα τὰ κακὰ φοβοῦνται, οἷον εἰ ἔσται ἄδικος ἢ βραδύς, ἀλλ᾽ ὅσα λύπας μεγάλας ἢ φθορὰς δύναται, καὶ ταῦτα ἐὰν μὴ πόρρω ἀλλὰ σύνεγγυς φαίνηται ὥστε μέλλειν. τὰ γὰρ πόρρω σφόδρα οὐ φοβοῦνται: ἴσασι γὰρ πάντες ὅτι ἀποθανοῦνται, ἀλλ᾽ ὅτι οὐκ ἐγγύς, οὐδὲν φροντίζουσιν. εἰ δὴ ὁ φόβος τοῦτ᾽ ἐστίν,ἀνάγκη τὰ τοιαῦτα φοβερὰ εἶναι ὅσα φαίνεται δύναμιν ἔχειν μεγάλην τοῦ φθείρειν ἢ βλάπτειν βλάβας εἰς λύπην μεγάλην συντεινούσας: διὸ καὶ τὰ σημεῖα τῶν τοιούτων φοβερά: ἐγγὺς γὰρ φαίνεται τὸ φοβερόν: τοῦτο γάρ ἐστι κίνδυνος, φοβεροῦ πλησιασμός. τοιαῦτα δὲ ἔχθρα τε καὶ ὀργὴ δυναμένων ποιεῖν τι (δῆλον γὰρ ὅτι βούλονται τε καὶ δύνανται, ὥστε ἐγγύς εἰσιν τοῦ ποιεῖν). (” Car tous les maux n’inspirent pas la peur (par exemple, on n’a pas peur d’être injuste ou bête), mais seulement ceux qui sont gros de souffrances ou de destructions graves, et cela s’ils paraissent non pas éloignés mais d’une proximité imminente. Car on n’a pas vraiment peur de ce qui est éloigné : tout le monde sait qu’il va mourir, mais comme l’échéance est éloignée, on ne s’en soucie nullement. Si c’est bien cela la peur, fait nécessairement peur tout ce qui paraît gros de destruction ou de dégradations de nature à entraîner une grande souffrance. C’est pourquoi, même les signes avant-coureurs de ces choses sont effrayants (car la chose effrayante paraît proche : c’est là ce qui définit le danger, la proximité de ce qui fait peur), telles la haine et la colère de personnes qui ont le pouvoir de faire du mal, car il est évident qu’elles le veulent, de sorte qu’elles sont près de le faire ” – trad. Pierre Chiron). Heidegger fait implicitement signe vers ce texte en GA 20, p. 395, l’élaboration parallèle à la rédaction d’Être et temps des mêmes problématiques et des mêmes phénomènes. 33

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transcendance  ? Découvrir le monde comme tel, n’est-ce pas se priver de toute transcendance, n’est-ce pas seulement avoir affaire à une structure, à un concept (celui de « monde ») ? que peut bien être quelque chose comme « le monde » ? Heidegger ne veut pas dire que nous avons affaire au concept : « Mais le monde appartient ontologiquement de manière essentielle à l’être du Dasein comme être-­ au-­monde (diese jedoch gehört ontologisch wesenhaft zum Sein des Daseins als In-der-Welt-sein)35. » Monde et être-au-monde cohabitent dans un même lieu. Mais comment décrire plus positivement le phénomène de l’angoisse et ce dont il s’angoisse ? peu avant dans le même alinéa, on peut lire : Ce qui oppresse, ce n’est pas ceci et cela, pas non plus la somme totale du devant-la-main, mais la possibilité de l’en-main en général, c’est-à-dire le monde lui-même (was beengt, ist nicht dieses oder jenes, aber auch nicht alles Vorhandene zusammen als Summe, sondern die Möglichkeit von Zuhandenem überhaupt, das heißt die Welt selbst)36.

Ce qui angoisse est positivement décrit comme « die Möglichkeit von Zuhandenem überhaupt ». C’est précisément la transposition éthique de la transcendance dans l’immanence des Ideen I. En effet, loin de reconduire à une pure immanence du Dasein privé de monde concret, la réduction mène jusqu’à la possibilité de ce monde concret, c’est-à-dire le moment qui le précède, où le Dasein s’apprête à y « fuir », mais ne s’y résout pas, maintenu par l’angoisse dans ce qui précède et fonde ce monde concret. Le monde environnant est alors bloqué, comme il l’était dans le cours du Kriegsnotsemester de 1919 qui décrivait déjà dans la sphère pré-théorique un « Je » qui serait à la seule possibilité des choses du monde, mais sans leur effectivité. Mais en 1927, le Dasein s’éprouve affectivement enfin pour ce qu’il est, même si une telle épreuve n’est pas totale encore – il s’éprouve comme possibilité, comme possibilité d’un monde pratique, d’un monde où il y a à faire. C’est un moment de manque, où je voudrais fuir pour retrouver le monde commun, mais où je tiens bon dans l’angoisse et par elle, où je suis auprès de moi-même, sans le « on » social et commun, où je vibre à ma mesure, où je suis cette possibilité de n’être plus moi-même sans n’être plus moi-même. La possibilité n’est pas pure, mais elle est la possibilité d’avoir des outils en main en général ! Je voudrais être affairé, mais quelque chose résiste, me maintient dans le non-avoir-affaire – et du même coup la mondanéité se révèle là où l’usage la cachait. Mais c’est aussi là que le transcendantal se trouve pour une première fois expérimenté, puisque la possibilité du monde, ou la condition de possibilité du monde, c’est-à-dire l’être-au-monde, est expérimentée dans l’angoisse. Le fait d’être intrinsèquement et essentiellement transcendant vers le monde est constitutif du Dasein, tout comme il l’était de la conscience pure de Husserl. Le Dasein fait l’épreuve de cette transcendance dans l’immanence, transcendance sans outils, mais dont l’en-main en général se montre avec la plus grande insistance. Il est erroné de croire qu’il y va d’une pure  Sein und Zeit, op. cit., p. 187 (§40). Que l’angoisse ne donne pas un concept (celui de monde, pour par exemple une analyse philosophique), Heidegger le souligne explicitement plus loin dans le même §40 (ibid.)  : ”  Das bedeutet jedoch nicht, daß in der Angst die Weltlichkeit der Welt begriffen wird. ” 36  Ibid. 35

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indétermination : assurément pas ! il y a encore une vibration de l’ustensilité, de la pratique des choses du monde dans leur absence. Le monde continue de vibrer pendant la réduction, comme chez Husserl ! L’être-au-monde n’a plus affaire qu’à un sentiment vague d’exister, qu’à la possibilité même de cette existence, sans moments concrets qui la manifesteraient. Or, la vertu fondamentale de la réduction existentiale qu’opère Heidegger est la suivante : L’angoisse singularise le Dasein vers son être-au-monde le plus propre, qui, en tant que compréhensif, se projette essentiellement vers des possibilités. Par suite, avec l’en-vue-de-­ quoi du s’angoisser, l’angoisse ouvre le Dasein comme être-possible, plus précisément comme ce qu’il ne peut être qu’à partir de lui-même, seul, dans la singularité (als vereinzeltes in der Vereinzelung)37.

Ainsi est-on plus à même de comprendre l’annonce programmatique du §8 d’Être et temps, où nous pouvions lire : « La question du sens de l’être est la plus universelle et la plus vide ; toutefois, elle contient en même temps la possibilité d’être individuée de manière plus aiguë sur le Dasein singulier (die Frage nach dem Sinn des Seins ist die universalste und leerste ; in ihr liegt aber zugleich die Möglichkeit ihrer eigenen schärfsten Vereinzelung auf das jeweilige Dasein)38. » L’angoisse singularise, individualise le Dasein. Voilà enfin le résultat, encore partiel, de la réduction à l’œuvre dans Sein und Zeit – et c’est toute la différence avec Husserl chez lequel le sujet transcendantal s’universalise dans et par la réduction. C’est ici qu’il faut penser en termes éthiques. Nous avons vu qu’à la perte de l’individuation des objets dans la destruction praxiologique de l’intentionnalité répondait la perte du Dasein dans le « on », puisque la condition de l’ustensilité, c’est le « on ». Or le « on », ce n’est pas « moi-même », ou le « soi-même » du Dasein. Je ne suis pas réductible au prisme social qui a déjà pris tous les étants de l’Umwelt – je suis un autre. Je peux être plus sûrement et plus authentiquement que le « on », c’est-à-dire les autres dans tel contexte social. Partant, la condition de la singularité est le recouvrement par le Dasein de lui-même, par une réduction phénoménologique où il se débarrasse de l’attitude inauthentique (qui a pris la place de l’attitude naturelle  Ibid., p. 187–188 : ” Die Angst vereinzelt das Dasein auf sein eigenstes In-der-Welt-sein, das als verstehendes wesenhaft auf Möglichkeiten sich entwirft. Mit dem Worum des Sichängstens erschließt daher die Angst das Dasein als Möglichsein und zwar als das, das es einzig von ihm selbst her als vereinzeltes in der Vereinzelung sein kann. ” Nous suivons, pour ” Vereinzelung ”, la traduction de Jean Greisch, pour appuyer notre interprétation transcendantale qui trouve ici une assise fondamentale. La traduction par ” isolement ” a pour elle la dimension éthique, tout aussi fondamentale ici. Mais ce que nous voulons montrer, au fond, c’est bien le caractère indissociable, pour Heidegger, de l’éthique et du transcendantal. Sur ces questions de traduction, voir les très claires remarques de Marlène Zarader, op. cit., p. 330. Pour une interprétation également éthique de la Vereinzelung, voir les analyses de Günter Figal, Martin Heidegger. Phänomenologie der Freiheit, Tübingen, 2013, p. 170 sq., qui met l’accent sur le comportement (Verhalten) et donc la praxis en jeu dans l’angoisse. 38  Sein und Zeit, op.  cit., p.  39 (§8). Sur cette formule, et sur la genèse et la postérité du mot ” Vereinzelung ” chez Heidegger, voir Jean-François Marquet, ” Genèse et développement d’un thème heideggérien  : l’isolement  ”, dans Restitutions. Études d’histoire de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 2001, p. 269 sq. 37

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husserlienne) pour « retrouver » le « soi-même » qu’il est toujours déjà dans l’angoisse, mais qu’il fuit. C’est donc en un sens de façon négative qu’il se singularise (et c’est d’ailleurs pourquoi il sera besoin d’une seconde réduction), car il se singularise en n’étant pas à tous les autres qu’est le « on ». La praxiologie retrouve enfin l’hénologie, mais une hénologie renversée – non pas tournée vers l’objet qu’il s’agit d’individualiser, comme le fait l’hénologie husserlienne, mais tournée vers le Dasein qui, parce qu’il est essentiellement au-monde, est le lieu même de l’ouverture du monde. Du même coup, la conscience réduite n’est plus anonyme et universelle comme chez Husserl39, elle est (comme chez Scheler) individuelle, personnelle, même si l’angoisse ne singularise que négativement, et ne qualifie pas positivement la personne qu’est le Dasein. Elle ne dévoile pas un sujet théorique, et n’ouvre pas à une théorisation des actes de conscience, mais elle instaure un lieu éthique où il s’agit d’être à soi-même, ou il y va d’une résolution. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que le thème hénologique de la Vereinzelung reviendra dans les analyses de l’appel de la conscience. Mais aussi bien, le vocabulaire d’un tel appel est-il anticipé dans le §40 : « La familiarité quotidienne se brise. Le Dasein est isolé, mais comme être-au-monde. L’être-à revêt la “modalité” existentiale du hors-de-chez-soi. Ce n’est pas autre chose que veut dire l’expression d’ “étrang(èr)eté”40. » Dans l’angoisse le monde familier disparaît pour un monde étrange(r), où les outils perdent leur familiarité, où l’angoisse elle-même constitue le monde. Par l’étrang(èr)eté (pour reprendre la traduction d’E. Martineau), le Dasein est seul, il est isolé dans et par le phénomène de l’angoisse, même s’il reste (mais comment  ?) au monde41. Tout cela anticipe l’appel de la conscience. Mais surtout, il semble que nous progressions vers un subjectivisme. Si Heidegger a certes pris le soin de décrire le lieu gagné par cette première réduction comme étant au-monde42, ce qui lui permet implicitement de refuser la réduction husserlienne en tant qu’elle met entre parenthèse le monde là où lui-même le gagne, un tel maintien du monde au cœur de la réduction renvoie-t-il à un phénomène ? Il ne suffit pas de dire conceptuellement que le Dasein est toujours déjà au monde pour éviter le subjectivisme. Après tout, le Dasein ne fait plus rien, et c’est sa propre angoisse (et non celle du monde !) qu’il affronte, cette scission entraînant une i­ndividuation/  Sur la critique par Heidegger du caractère anonyme de la conscience réduite chez Husserl, voir Jean-François Courtine, Heidegger et la phénoménologie, op. cit., p. 223. 40  Sein und Zeit, op. cit., p. 189 : ” Das Dasein ist vereinzelt, das jedoch als In-der-Welt-sein. Das In-sein kommt in den existenzialen ”Modus” des Unzuhause. Nichts anderes meint die Rede von der ”Unheimlich- keit”. ” 41  Jean-François Courtine dit le phénomène de la singularisation du Dasein en ces termes (Heidegger et la phénoménologie, op. cit., p. 241) : ” L’angoisse simplifie dans la mesure où elle isole. Elle isole, esseule, en arrachant le Dasein à ce que Husserl nommait la Weltkindschaft, l’état naturel d’enfant du monde, la Weltvertrautheit, la familiarité mondaine de celui qui est pris dans le monde (hineinleben). (…) Dans l’angoisse ”la familiarité quotidienne s’effondre”, tout devient ”étranger” (unheimlich). L’angoisse en effet, en tant que Befindlichkeit, manifeste à celui dont elle s’empare, un ”comment c’est”, un ”où il en est” (wie einem ist) ; l’angoisse ne révèle rien à proprement parler, elle s’accorde au quomodo, à la guise de l’apparition elle-même. ” 42  Sein und Zeit, op. cit., p. 188. 39

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isolement avec l’exclusion du « on ». Du même coup, il semble que ce soit bien d’un sujet transcendantal éthique, d’une conscience (Gewissen !) qu’on parle, purifiée de l’attitude pratique en vue d’une autre pratique, qui est cette fois une éthique au sens plein du terme : un devoir-s’affronter. Pour conclure, citons un passage du cours de 1925 sur le concept de temps, où l’on peut lire qu’avec l’angoisse, le fondement est existential, c’est-à-dire : le fondement a toujours à être ouvert – et en vérité c’est un abîme (der Grund ist ein existenzialer, d. h. ein erschlossener Grund - und zwar ein Abgrund)43.

Avec l’angoisse, le fondement commence de s’expérimenter (de s’ « affecter », si l’on pouvait dire) en tant que tel, c’est-à-dire qu’il est tout à la fois expérimenté et s’expérimente  – puisqu’il s’agit du Dasein. Avec une telle affectivité, le Dasein éprouve sa pure facticité, et là advient la singularité, l’individuation, dans cette « expérience originaire de lui-même » (in einer ursprünglichen Erfahrung)44, qui ouvre du même coup, outre une scission entre moi et moi-même, un abîme  – Abgund. Il faut être extrêmement attentif à cette notation du cours de 1925 (absente du traité de 1927), car sur un tel mot repose toute la pensée heideggérienne à venir de la liberté. Le hors-fond, l’abîme, Abgrund, signe la profonde métamorphose praxiologique du transcendantal qu’opère Heidegger dans Être et temps : parce que le fond doit constamment se fonder soi-même, parce qu’il est un « avoir à fonder » constant, une facticité à reprendre sans cesse, il est repoussé à plus tard. Autrement dit, le « fondement » est un concept indissociable du « faire », ou mieux du « à faire » comme tâche active du Dasein. Le fond est non seulement à découvrir en affrontant l’angoisse au lieu de la fuir, mais au moment où c’est le cas, la chose n’est pas « faite », elle reste à faire, et il y va d’ailleurs de son essence que de rester à faire. Il n’y a pas de résultat substantiel de l’angoisse. Il n’y a pas de position définitive. Il s’agit avec elle d’une auto-position toujours à prolonger, à entretenir, à faire durer dans le temps. En s’expérimentant (« s’affectant ») comme facticité pure, le Dasein demeure à faire, comme facticité. Le fondement trouve ici, après le conflit avec l’herméneutique, une réconciliation avec l’approche praxiologique des phénomènes : le fondement est une praxis – position que la seconde réduction radicalise.

 a seconde réduction : l’appel de la conscience comme L réduction éthique Le Dasein est donc déchiré dans l’affairement quotidien par d’un côté la préoccupation qui le fait être aux outils, et d’un autre l’angoisse qui le somme d’être à lui-­ même, et non pas au « on », tout comme le sujet phénoménologique était déchiré chez Husserl entre l’attitude naturelle, jamais disparue, et l’attitude 43 44

 GA 20, p. 402 ; trad. cit., p. 420.  Ibid., p. 403.

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transcendantale45. Il l’est aussi lorsqu’il est réduit, puisque demeure la possibilité du monde d’outils, pour la préoccupation, ce monde apparaissant au moment même où il est suspendu dans son effectivité (mais non pas dans sa possibilité). Pensé ainsi comme possibilité, l’ego que décrit Heidegger n’est pas figé, formel, mais il est au mouvement même de l’auto-affection46 de l’angoisse, dans la vibration d’une telle affectivité dont il est tout autant l’affectant que l’affecté. Assurément, l’affectivité était bien décrite par Heidegger comme n’appartenant pas exclusivement au sujet, mais tout aussi bien à la situation où il est jeté. Je ne suis pas angoissé seulement parce que je le décide, même librement, mais quelque chose avec l’angoisse tombe sur moi  – die Angst überfällt47. Heidegger refuse la décision scientifico-­ méthodologique de la réduction husserlienne, et rend la réduction nécessaire à partir de la chose même. Mais que serait, ici, la chose même  ? qu’est-ce qui viendrait rendre nécessaire la conversion de l’anonymat du « on » à la singularité du soi ? Car l’enjeu est celui d’une effectivité, d’une affectivité de l’authenticité, après les pages sur la mort où le phénomène de l’angoisse se trouve radicalisé. On peut lire en effet, à la fin du §53, cette remarque : « Il convient d’examiner dans quelle mesure en général et selon quelle guise le Dasein donne témoignage à partir de son pouvoir-être le plus propre d’une authenticité possible de son existence, et cela non pas seulement en l’annonçant comme existentiellement possible, mais en l’exigeant de lui-même48.  » Ce que les pages qui suivent immédiatement la description de  Cette scission a été décrite par Jean-François Courtine, Heidegger et la phénoménologie, op. cit., p. 246 : ” L’angoisse réductrice en effet n’est pas destinée, comme la réduction, à mettre en évidence dans sa spécificité irréductible la région-conscience, en marquant l’Ur-scheidung, le partage primordial qui sépare la sphère de l’immanence pure de la réalité transcendante, elle est bien plutôt le surgissement de la différence (Unterschied). ” Rudolf Bernet a conduit plus avant cette analyse en parlant de ” double vie ” du Dasein, et en poursuivant (” Husserl et Heidegger sur la réduction phénoménologique et la double vie du sujet ”, dans op. cit., p. 36–37) : ” En faisant apparaître l’être du Dasein, la réduction phénoménologique fait apparaître un double phénomène dont chacun a son propre mode d’apparaître. En faisant apparaître différemment l’existence impropre et l’existence propre du Dasein, la réduction phénoménologique révèle du même coup la différence et la déchirure qui traversent l’être de cet étant singulier qu’est le Dasein. En effet, si ”l’être” du Dasein est son ”existence”, et si le Dasein existe ”cooriginairement” d’une manière propre et impropre, l’être du Dasein ne peut être tenu à l’abri de la contamination par cette double vie que mène le Dasein. La réduction phénoménologique qui fait apparaître l’être du Dasein le montre écartelé entre la vérité et la non-vérité. Il n’y a donc pas de Dasein dont l’être se résumerait à l’existence propre, pas plus qu’il n’y avait pour Husserl et Fink de pur spectateur phénoménologisant. La vie du Dasein aussi bien que la vie du sujet transcendantal est une vie dans le propre et dans l’impropre, dans le souci de soi et dans la préoccupation du monde. ”Être” veut dire pour le Dasein aussi bien que pour le sujet transcendantal ”être encore autrement” ou ”être toujours différent de soi”, bref : ne jamais coïncider avec soi. Si la différence est ainsi logée au sein même de l’être du sujet transcendantal et du Dasein, il s’ensuit que la réduction phénoménologique qui est appelée à faire apparaître cet être, sera à jamais incapable d’exhiber un phénomène ”pur”. ” 46  Rudolf Bernet utilise l’expression dans son article (op. cit., p. 35) : ” L’angoisse est une auto-­ affection dans laquelle le Dasein éprouve son individualité en ce qu’elle a d’incomparable et d’irremplaçable.  ” Michel Henry eût peut-être été d’accord, qui a fait de l’angoisse (mais sans temporalité qui la précèderait) une dimension de l’auto-affection. 47  Comme le rappelle Jean-François Courtine, op. cit., p. 245. 48  Sein und Zeit, op. cit., p. 267 : ” Vor der Beantwortung dieser Fragen gilt es nachzuforschen,

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l’être-vers-la-mort appellent, c’est non plus comme chez Husserl une intuitivité du transcendantal, mais plutôt une praxis effective, si l’on peut dire, de ce transcendantal  : ce que Heidegger nomme une «  attestation  ». Dans «  Zeugnis  », d’ailleurs, résonne le radical « Zeug », l’outil, le « truc » qu’il y a à pratiquer en contexte, et que le contexte permet de pratiquer. Heidegger maintient donc la praxiologie en un lieu désormais franchement transcendantal, puisque c’est au Dasein, et seulement lui, d’exiger la pratique de l’authenticité, tout comme chez Kant c’est au sujet de trouver en lui-même les impératifs de la raison pratique. Et c’est d’autant plus à lui de le faire que le «  on  » le prive de choix et d’identité  : «  Dieses wahllose Mitgenommenwerden von Niemand…49 » Avec le « on », au moins deux personnes choisissent pour une seule, et par conséquent personne ne choisit à proprement parler. Il faut donc remonter en deçà du sujet dans un monde, pour atteindre un pôle où il y a à faire, un lieu de praxis : « C’est dans le choix du choix que le Dasein se rend pour la première fois possible son pouvoir-être authentique50. » Se rendre disponible à la possibilité du choix, se choisir soi-même pour être soi-même – aussi spéculatif que cela semble être, la perspective est nettement éthique, tout en demeurant fondationnelle. C’est pourquoi ce que la deuxième réduction, que nous appelons éthique, découvre, ce n’est pas la conscience (Bewusstsein) pure et ses actes, mais la conscience morale : Gewissen. S’il est permis de conserver le mot « sujet » pour Heidegger, alors les pages sur la « voix de la conscience » pourraient bien décrire un sujet pratique. Il est en tout cas tout à fait clair qu’une telle voix appartient à une tradition ancienne. Cette tradition est largement kantienne. Kant la reprend de Rousseau, qui dans l’Émile distingue la conscience des passions en ces termes : « La conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps », afin de souligner l’importance d’une écoute attentive de la conscience, « le vrai guide de l’homme », abstraction faite de la raison. On lit encore ce célèbre morceau : « Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe51. » Rousseau convoque la conscience au cœur d’un raisonnement sur la morale, en postulant que la conscience contient en elle-même et à l’avance les principes d’une éducation réussie. Cette divinisation de la conscience n’est pas

inwieweit überhaupt und in welcher Weise das Dasein aus seinem eigensten Seinkönnen her Zeugnis gibt von einer möglichen Eigentlichkeit seiner Existenz, so zwar, dass es diese nicht nur als existentiell mögliche bekundet, sondern von ihm selbst fordert. ” 49  Ibid., p. 268 (§54). 50  Ibid. 51  Jean-Jacques Rousseau Emile ou De l’Education, IV (éd. Tanguy L’Aminot), dans Œuvres complètes, VIII, 2, éd. Raymond Trousson & Frédéric S.  Eigeldinger, Genève/Paris, Slatkine/ Champion, 2012, p. 720.

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exclusivement rousseauiste, comme Alexis Philonenko l’a souligné52, qui rappelle qu’on trouve déjà ce topos dans la Religion naturelle d’Abauzit (1732) et surtout dans le Commentaire philosophique de Pierre Bayle, où l’auteur parle d’ « inspiration de la conscience  »  : «  La première, & la plus indispensable de toutes nos Obligations, est celle de ne point agir contre l’inspiration de la conscience ; & que toute Action, qui est faite contre les Lumières de la Conscience, est essentiellement mauvaise : de sorte que, comme la Loi d’aimer Dieu ne souffre jamais de suspense, à cause que la Haine de Dieu est un Acte mauvais essentiellement ; ainsi, la Loi de ne pas choquer les Lumières de sa Conscience est telle que Dieu ne peut jamais nous en dispenser : vu que ce seroit réellement nous permettre de le mépriser ou de le haïr ; Acte criminel intrinsèque & par sa nature. Donc, il y a une Loi éternelle & immuable, qui oblige l’Homme, à peine du plus grand Péché mortel qu’il puisse commettre, de ne rien faire au mépris & malgré le Dictamen de sa Conscience. D’où il s’ensuit visiblement, & démonstrativement, que si la Loi éternelle, ou une Loi positive de Dieu, vouloient qu’un Homme, qui connoît la vérité, emploiât le Fer & le Feu pour l’établir dans le Monde, il faudroit que tous les Hommes emploiassent le Fer & le Feu pour l’établissement de leur Religion53. » La conscience est donc le lien essentiel qui conduit à Dieu, mais également le moyen pour Dieu de se faire entendre, et pour la conscience de se faire morale. C’est évidemment un topos augustinien, via Luther. Kant reprend cette tradition qu’il connaît bien, par exemple dans l’« introduction à la doctrine de la vertu », qui définit la conscience dans son rapport à la voix qui la diffuse et à l’oreille qui l’entend : « Devoir (Pflicht) consiste en ceci uniquement : cultiver sa conscience (Gewissen), aiguiser l’attention donnée à la voix (Stimme) du juge intérieur et mettre en œuvre tous les moyens (ce qui par conséquent n’est qu’un devoir indirect) pour l’écouter54. » Être à l’écoute de la conscience, par « tous les moyens », prêter l’oreille à cette voix – et se soumettre ainsi à cette conscience qui est la mienne, et qui est le juge. Mais pourquoi Kant parle-t-il ici de la conscience comme d’un juge ? La page de Kant, à laquelle Heidegger fait d’ailleurs implicitement référence au §55 d’Être et temps, et pour s’en distinguer (il s’agit du §13 de la seconde partie de la Métaphysique des Mœurs) – cette page ouvre un questionnement sur le rapport de l’homme à son propre devoir. Le titre du chapitre est : Von der Pflicht des Menschen gegen sich selbst, als dem angebornen Richter über sich selbst (« Du devoir de l’homme envers lui-même comme juge naturel de lui-même »)55. Ce  Alexis Philonenko, La Théorie kantienne de l’histoire, Paris, Vrin, 19982, p. 66 sq.  Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, contrain-les d’entrer  ; ou Traité de la tolérance universelle, tome I, Rotterdam, 1713, p.  403–404. On lira des remarques très instructives sur les présupposés philosophiques d’un tel texte dans Antony McKenna, Études sur Pierre Bayle, Paris, Honoré Champion, 2015, particulièrement p. 205–222. (On notera incidemment qu’un tel texte rend un peu ridicules car anachroniques les tentatives d’en faire un ” plaidoyer pour la tolérance ” au sens qu’on entend aujourd’hui…) 54  Ak. VI, p.  401  ; trad. A.  Philonenko, Paris, Vrin, 1996, p.  73. ”  Die Pflicht ist hier nur sein Gewissen zu cultiviren, die Aufmerksamkeit uf die Stimme des inneren Richters zu schärfen und alle Mittel anzuwenden (mithin nur indirecte Pflicht), um ihm Gehör zu verschaffen. ” 55  Ak. VI, p. 437 sq. 52 53

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titre indique tout le problème : être à moi-même mon propre juge, et parvenir ainsi à m’extérioriser de moi-même. Il faut donc que dans mon intériorité une instance me mette à distance de moi-même pour faire de moi mon propre juge. La métaphore du juge s’appuie d’abord sur une brève description philosophique du jugement, appuyée sur le droit romain : il disculpe, il accuse56. Passage qui se conclut par cette phrase qui ouvre la métaphore : « La conscience (Bewusstsein) d’un tribunal intérieur en l’homme (“devant lequel ses pensées s’accusent ou se disculpent l’une l’autre”) est la conscience (Gewissen)57. » Les termes de la métaphore sont : le tribunal, et les pensées de l’homme qui s’affrontent. Il est intéressant de noter que Kant pose l’équivalence Bewusstsein/Gewissen. Le premier constitue le «  débat  » qui a lieu dans le «  tribunal intérieur en l’homme  », c’est-à-dire la connaissance que la conscience prend des arguments de chacune des parties  : il n’est pas moral, car il prend juste connaissance, il écoute les arguments et les plaidoiries (Bewusstsein désigne une forme de connaissance, dans la conscience) ; le second voit s’accomplir la totalité du procès, et se déploie dans une dimension proprement morale, donc après que le jugement a été rendu. Mais comment cela peut-il avoir lieu dans un seul sujet ? Voyons d’abord les procédés de la métaphore, que Kant décrit en ces termes : « Tout homme a une conscience (Gewissen) et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par  Ak. VI, p.  437–438  : ”  Ein jeder Pflichtbegriff enthält objektive Nötigung durchs Gesetz (als moralischen unsere Freiheit einschränkenden Imperativ) und gehört dem praktischen Verstande zu, der die Regel gibt; die innere Zurechnung aber einer Tat, als eines unter dem Gesetz stehenden Falles (in meritum aut demeritum) gehört zur Urteilskraft (iudicium), welche, als das subjektive Prinzip der Zurechnung der Handlung, ob sie als Tat (unter einem Gesetz stehende Handlung) geschehen sei oder nicht, rechtskräftig urteilt; worauf denn der Schluß der Vernunft (die Sentenz), d.i. die Verknüpfung der rechtlichen Wirkung mit der Handlung (die Verurteilung oder Lossprechung) folgt: welches alles vor Gericht (coram iudicio), als einer dem Gesetz Effekt verschaffenden moralischen Person, Gerichtshof (forum) genannt, geschiehet. ” 57  Ak. VI, p. 438 ; trad. cit., p. 112 : ” Das Bewußtsein eines inneren Gerichtshofes im Menschen (”vor welchem sich seine Gedanken einander verklagen oder entschuldigen”) ist das Gewissen. ” Par ” vor welchem sich seine Gedanken einander verklagen oder entschuldigen ”, Kant reprend la Bible de Luther en la modifiant très légèrement (Rom. 2, 14–15) : ” Denn so die Heiden, die das Gesetz nicht haben, doch von Natur tun des Gesetzes Werk, sind dieselben, dieweil sie das Gesetz nicht haben, sich selbst ein Gesetz, als die da beweisen, des Gesetzes Werk sei geschrieben in ihren Herzen, sintemal ihr Gewissen ihnen zeugt, dazu auch die Gedanken, die sich untereinander verklagen oder entschuldigen… ” Le texte de Paul dit : Ὅταν γὰρ ἔθνη τὰ μὴ νόμον ἔχοντα φύσει τὰ τοῦ νόμου ποιῇ οὗτοι, νόμον μὴ ἔχοντες, ἑαυτοῖς εἰσιν νόμος: οἵτινες ἐνδείκνυνται τὸ ἔργον τοῦ νόμου γραπτὸν ἐν ταῖς καρδίαις αὐτῶν, συμμαρτυρούσης αὐτῶν τῆς συνειδήσεως, καὶ μεταξὺ ἀλλήλων τῶν λογισμῶν κατηγορούντων ἢ καὶ ἀπολογουμένων (” cum enim gentes quae legem non habent naturaliter quae legis sunt faciunt eiusmodi legem non habentes ipsi sibi sunt lex qui ostendunt opus legis scriptum in cordibus suis testimonium reddente illis conscientia ipsorum et inter se invicem cogitationum accusantium aut etiam defendentium ”). On note que la Vulgate dit bien : ” conscientia ”. Au lieu d’insister comme on le fait souvent sur ce qu’il y a d’universel dans la citation de Paul qui viserait tout aussi bien les ”  gentils  ” que les Chrétiens, il vaudrait mieux montrer comment Dieu joue le rôle capital, vers lequel tendent tous les hommes, qu’ils le sachent ou non. Chez Kant, cette citation joue du coup un rôle compliqué – plus compliqué du moins que si l’on se contente de souligner la valeur universelle de la loi morale soi-disant attestée par Paul. 56

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un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais fait corps avec son être (sondern ist seinem Wesen einverleibt). Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. (…) Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix (Stimme), mais il ne peut jamais éviter de l’entendre58.  » Kant rejoint ici Rousseau : l’homme jouit naturellement d’une conscience morale intérieure admonitrice, qui est en soi une sorte de tribunal, fonctionnant comme un tribunal, donnant bons et mauvais points à toute action accomplie par le sujet. La fameuse expression  : «  [Das Gewissen] folgt ihm wie sein Schatten wenn er zu entfliehen gedenkt ([la conscience] suit [l’homme] comme son ombre quand il pense lui échapper) », dit bien le caractère inné du Gewissen : si la conscience morale est comme une ombre, c’est qu’elle est inhérente à la nature humaine : nouvelle métaphore, dans la métaphore, de l’ombre, c’est-à-dire ce qui subsiste de la rencontre entre l’homme et la lumière  : la conscience est ce qui demeure, ce qui est voilé et qui se dévoile selon les « intempéries ». La conscience est l’ombre de l’existence. Une ombre à laquelle on ne peut fondamentalement pas échapper, même lorsqu’on voudrait le faire, une menace constamment présente qui m’observe en tout temps et en tous lieux. Cette analyse du Gewissen trouve sa raison d’être dans la recherche d’une coercition, d’une norme, d’une loi («  comme un impératif moral restreignant notre liberté » écrit juste avant Kant), fournie par l’entendement pratique. Il y a donc une action du sujet, qui tombe sous le coup d’une loi ; la raison doit conclure en articulant la loi et l’action et en condamnant ou en absolvant, ce qui a lieu devant un tribunal (coram judicio), « comme devant une personne morale qui donne à la loi son effet »59. Il faut donc qu’à l’intérieur de l’être humain, « les pensées s’accusent et se disculpent l’une l’autre  »  : voilà ce qu’est la conscience au double sens de Bewusstsein/Gewissen. Il y va d’une parole intérieure sur le modèle d’une cour de justice où les parties s’interrogent et se répondent. Remarquons que cette conscience, dans l’homme, n’est pas un tiers qui le jugerait par rapport à une norme, mais elle fait corps avec son être (sondern ist seinem Wesen einverleibt). Elle est incorporée dans l’être humain, elle appartient de plein droit et de plein fait à sa personne. Le sujet moral n’est pas tout à fait formel ici, la conscience qui lui lance les impératifs lui est incorporée. Cette conscience a une voix (Stimme) – Kant utilise bien l’expression «  Stimme des Gewissens  » –, une voix qui l’inscrit davantage dans une intuitivité possible, voire même une corporéité. La conscience est cependant bien «  originaire  » (ursprünglich), comme l’a dit en d’autres termes Rousseau dans l’Émile. Cependant, son intériorité ne signifie pas pour autant une unité qui rendrait  Ak.VI, p. 438 ; trad. cit. (légèrement modifiée), p. 112–113 : ” Jeder Mensch hat Gewissen, und findet sich durch einen inneren Richter beobachtet, bedroht und überhaupt im Respekt (mit Furcht verbundener Achtung) gehalten, und diese über die Gesetze in ihm wachende Gewalt ist nicht etwas, was er sich selbst (willkürlich) macht, sondern es ist seinem Wesen einverleibt. Es folgt ihm wie sein Schatten, wenn er zu entfliehen gedenkt. (…) Er kann es (die Stimme), in seiner äußersten Verworfenheit, allenfalls dahin bringen, sich daran gar nicht mehr zu kehren, aber sie zu hören kann er doch nicht vermeiden. ” 59  Ibid. 58

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caduque la métaphore, puisqu’une seule et même entité qui serait à la fois accusée, plaignante et juge, serait une entité qui déciderait de la norme, là où pourtant elle doit être coercitive. Kant souligne que dans une telle configuration, « l’accusateur perdrait toujours  ». L’aporie est donc la suivante  : le procès a bien lieu dans ma conscience, car le jugement moral doit procéder de moi-même ; cependant, cette pure intériorité ne risque-t-elle pas d’acquitter à chaque fois l’accusé, c’est-à-dire moi-même ? En réalité, la métaphore du tribunal doit mettre en évidence le caractère multiple de la conscience, sa faculté de sortir d’elle-même et d’entendre au contact d’un autre sa propre voix. Cet autre, dit Kant, ce peut être autrui ou soi-même : « Cet autre peut être une personne réelle ou seulement une personne idéale que la raison se donne à elle-même60. » La raison pratique produit la voix de la conscience depuis elle-même. Dans une note qui correspond à ce passage, Kant met en évidence la difficulté de penser cette duplicité du Moi produite par la raison. Cette séparation du moi en deux (pour l’instant) est difficile parce qu’elle est intérieure, comme le rappelle Kant : « En effet le tribunal est établi dans l’intérieur de l’homme (denn der Gerichtshof ist im Inneren des Menschen aufgeschlagen) » : cette intériorité doit être, souligne Kant, toute puissante, sans quoi elle ne réussirait pas toujours, et lui manquerait le poids suffisant pour rendre un jugement équitable – un jugement dans lequel l’importance des passions humaines ne serait pas supérieure à celle de la voix de la conscience. Cette toute puissance, parce qu’elle est celle du gardien de cette équité, est ainsi la garantie d’un procès juste : le juge. Mais où le trouver, pour qu’il soit suffisamment puissant afin de me contraindre à la justice ? « Il faut donc concevoir la conscience comme le principe subjectif d’un compte à rendre à Dieu de ses actions (so wird das Gewissen als subjektives Prinzip einer vor Gott seiner Taten wegen zu leistenden Verantwortung gedacht werden müssen)61. » Dieu, c’est-à-dire son idée mais produite par la raison pratique, donc effectif pour toute action, est en quelque sorte la caution morale d’une « dette » que l’homme croit avoir à son égard. La toute-puissance de l’idée de Dieu, du Juge suprême, garantit le respect par le sujet des injonctions de la voix de la conscience. Il est suffisamment grand pour être un Autre. Dieu n’est pas la conscience, il n’est pas non plus sa voix, il est l’un des acteurs « idéaux » du tribunal produit par la raison pratique. L’idée de Dieu est donnée par la raison à l’homme comme l’une des « parties » du dédoublement du moi62. Avec Dieu, Kant trouve une instance suprême suffisamment autre pour être juge, sans lequel aucune délibération morale n’est possible. Mais Dieu est une idée de la raison. C’est en nous-même, dit Kant, que nous trouvons le lointain le plus abyssal ;  Ak. VI, p. 438–439 : ” Diese andere mag nun eine wirkliche oder bloß idealische Person sein, welche die Vernunft sich selbst schafft. ” 61  Ak. VI, p. 439. 62  C’est aussi là toute la différence avec Rousseau, comme le souligne fermement (peut-être un peu trop, tant ces pages tiennent tout de même essentiellement de Rousseau) Alexis Philonenko (La Théorie kantienne de l’histoire, op. cit., p. 66) : Dieu ne précède pas la conscience en la guidant, mais il appartient à la sphère de la conscience, pour ainsi dire, davantage il en est un des produits idéaux, et il y joue un rôle défini. 60

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il ne s’agit là d’aucun Dieu de la théologie, d’aucun Dieu créateur qui serait « objectivement » le juge de notre action morale (car alors l’homme perdrait son autonomie qui est pourtant la condition de l’action morale) : Kant souligne que cette instance judiciaire ne présuppose en aucun cas son existence extérieure, « objective », que la « raison théorétique » pourrait penser ; au contraire, parce qu’il faut conserver l’intériorité radicale d’une telle instance (fût-elle Dieu), c’est à la raison pratique subjective qu’il revient de donner (Kant emploie le verbe « geben ») cette idée, vraie ou fausse (Kant ne se pose pas la question de la vérité de Dieu !) ; et c’est pourquoi d’ailleurs Kant qualifiait la conscience d’ « originaire ». Du même coup, la coercition est suffisamment puissante, et il faut qu’elle le soit pour que la conscience soit véritablement morale63. C’est en fait par « analogie » que la raison parvient ainsi à se scinder : « Et au moyen de cette idée, suivant une simple analogie avec un législateur de tous les êtres raisonnables du monde, l’homme en vient à considérer une pure direction, la délicatesse de conscience (Gewissenhaftigkeit) (qu’on appelle aussi religion) comme quelque chose dont il doit répondre devant un être saint différent de lui, mais qui lui est intérieurement présent (dans la raison qui lui dicte les lois morales), et à se soumettre à la volonté de cet être comme à la règle de l’honnête. L’idée de la religion en général n’est là pour l’homme “qu’un principe qui lui fait considérer tous ses devoirs comme des commandements divins”.64 » D’abord, Dieu est une «  différence  » (Unterschied) suprême qui pourtant se maintient en moi-­ même, et parvient ainsi à s’éloigner absolument de moi (c’est-à-dire à m’éloigner de moi-même) tout en demeurant en moi  ; ensuite, pour que l’on puisse consentir à obéir à la voix de sa conscience, il est nécessaire que le jugement rendu (en l’occurrence par l’idée de Dieu, Dieu donné par la raison pratique) soit universel, qu’il soit valable pour tous les hommes sur la terre (nur nach der Analogie mit einem Gesetzgeber aller vernünftigen Weltwesen…) ; seule l’idée de Dieu est assez puissante pour juger suffisamment (en fait, absolument), c’est-à-dire universellement. En effet, le gage de réalisation de l’action morale passe, chez Kant, par l’universalisation de la maxime de l’impératif ; l’idée de Dieu n’est bien entendu pas cette  Comme l’écrit Claude Piché, ” cette métaphore de la cour de justice transposée au sein du sujet individuel vise avant tout à montrer que le jugement de la conscience a un pouvoir de contrainte, si bien que par-delà le simple jugement logique, le juge, investi des pleins pouvoirs, prononce un verdict qui acquitte ou condamne le prévenu, en sorte que sa sentence est pour ainsi dire exécutoire. La peine imposée se solde dès lors par le regret, le remords et la honte du sujet face à lui-­ même. Mais elle n’en a pas moins la valeur d’une peine, vivement ressentie. (…) C’est dire que pour Kant, cet aspect contraignant et exécutoire du jugement de la conscience est essentiel au phénomène lui-même  ”. Cf. ”  La conscience morale  ”, dans Sophie Grapotte et Tinca Prunea-­ Bretonnet (éd.), Kant et Wolff. Héritages et ruptures, Paris, Vrin, 2011, p. 197 – où l’auteur montre que si Kant reprend les termes du tribunal à Wolff, ce dernier lui fait jouer un rôle très faible, contrairement à Kant, qui est sur ce point original. C’est que – selon nous – l’influence décisive est ici Rousseau, et non pas Wolff. 64  Ak. VI, p. 440 : ” Und der Mensch erhält vermittelst dieser, nur nach der Analogie mit einem Gesetzgeber aller vernünftigen Weltwesen, eine bloße Leitung, die Gewissenhaftigkeit (welche auch religio genannt wird) als Verantwortlichkeit vor einem von uns selbst unterschiedenen, aber uns doch innigst gegenwärtigen heiligen Wesen (der moralisch-gesetzgebenden Vernunft) sich vorzustellen und dessen Willen den Regeln der Gerechtigkeit zu unterwerfen. ” 63

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maxime, ni même l’origine, mais elle est la condition de possibilité pour l’homme de l’entendre et de s’y conformer. La voix de la conscience est produite par la raison pratique, qui donne (gibt) le dédoublement dans la conscience du moi subjectif en un accusé, la « mauvaise conscience », et un juge qui est aussi l’accusateur – Dieu65. On voit bien comment de telles pages ont commandé les analyses sur l’appel de la conscience, à partir simplement du programme que se donne Heidegger au §53 : l’attestation de l’authenticité – en termes kantiens, la réalisation de la loi morale ! Heidegger, en pleine analyse métaphysique, convoque implicitement la philosophie morale kantienne pour attester la possibilité pour le Dasein de se « trouver », par lui-même. Certes, il ne suffit pas de dire que la pensée de Kant s’inscrit dans la question de la subjectivité de la raison pratique, dans le sujet pratique que ne pourrait pas être l’être-au-monde toujours déjà ouvert à un monde – cela ne suffit pas pour disqualifier la référence kantienne : en effet, c’est le Dasein qui est le fondement, pas le monde, et c’est à partir de lui, de son existence, qu’il peut y avoir un monde. Il ne suffit pas non plus de dire que « Dieu » n’a rien à voir avec l’appel de la conscience. Certes, il y a la « note bibliographique » de la fin du §55 qui, à propos de l’ouvrage de H.-G. Stoker, Das Gewissen, dit ceci : « Dès lors, l’effacement des frontières entre phénoménologie et théologie est inévitable  – au préjudice de l’une comme de l’autre  (damit geht die Verwischung der Grenzen zwischen Phänomenologie und Theologie – zum Schaden beider – zusammen) »66 ; mais si l’on comprend bien que Dieu est un produit de la raison pratique qui vise la « différence », et la différence la plus radicale, à l’intérieur même de la conscience, différence qui constitue la conscience (Bewusstsein) comme «  Gewissen  », alors on pressent ce qu’il y a de kantien dans la démarche heideggérienne : trouver à l’intérieur du Dasein une différence de soi à soi-même susceptible d’attester une existence authentique, de la rendre effective, à même une praxis de soi-même, au même titre qu’avec le tribunal de la conscience, il y va d’une praxis intérieure qui juge l’action que j’ai commise67.  La difficulté de ce texte, qui n’est d’ailleurs en rien due à une ” faiblesse ”, est qu’elle présente la métaphore du tribunal en passant sous silence le ” personnage ” de l’accusateur ; or il semble bien que Dieu soit à la fois accusateur et juge, puisque la ” mauvaise conscience ” proviendrait de l’idée de Dieu. Comment comprendre l’amalgame kantien entre accusateur et juge dans la métaphore ? 66  Sein und Zeit, op. cit., p. 272. 67  Jean-Louis Chrétien, dans L’Appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992, p. 57–100, consacre tout un chapitre, intitulé ” l’autre voix ”, à la question du dédoublement intérieur, notamment à partir de ces pages de Kant, en les élargissant à l’ensemble de la tradition philosophique. Il faudrait en outre ici, en contrepoids de Kant (et de Rousseau, donc), faire droit à la critique nietzschéenne d’une telle ” voix de la conscience ”. Résumons les grands traits de cette critique. Nietzsche, au §335 du Gai savoir, discute l’infaillibilité de la conscience par l’intermédiaire de sa ” voix ”, ou plus exactement de sa ” parole ” (Sprache) : ” Mais pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience (Sprache des Gewissens) ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible ? Cette croyance, n’y a-t-il plus de conscience qui l’examine ? N’avez-vous jamais entendu parler d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience qui se tienne derrière votre ”conscience” ? ” (Kritische Gesamtausgabe von Nietzsches Werken (KGW), Berlin/New-­York, Walter de Gruyter, 1980, Bd. III : ” Aber warum hörst du auf die Sprache deines Gewissens ? Und inwiefern hast du ein Recht, ein solches Urteil als wahr und untrüglich anzusehen ? Für diesen Glauben — gibt es da kein 65

La seconde réduction : l’appel de la conscience comme réduction éthique

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Avec Kant, nous pouvons résumer la problématique de la réduction éthique vers la conscience, entendue comme conscience morale (Gewissen), qu’opère Être et temps. 1) Il s’agit tout d’abord d’un « sujet » scindé, comme l’angoisse le montrait déjà, un sujet où « on » et « soi-même » combattent âprement, et où l’issue du combat dépend de l’écoute d’une voix, d’une altérité (qui chez Kant est absolument radicale – Dieu), qui donne sa légitimité et sa force à la réduction éthique. Si la conscience de Kant parle dans un sujet et pour un sujet, alors acceptons temporairement le concept de « sujet » pour parler du Dasein, à condition de le comprendre comme originairement déchiré, pris par une altérité. Un sujet moral ! 2) Ensuite, si la réduction est éthique, c’est qu’il s’agit d’une conversion, d’un retour sur soi-même qui demeure toujours à accomplir, à faire, qui met en jeu la responsabilité que j’ai à l’égard de moi-même. C’est une praxis qui ne s’arrête pas comme chez Husserl à la sphère de la conscience pure, mais qui est toujours

Gewissen mehr? Weißt du Nichts von einem intellektuellen Gewissen? Einem Gewissen hinter deinem ”Gewissen” ?  ”) Nietzsche retourne contre la pensée d’une conscience nécessairement et essentiellement morale la difficulté de définir le mot Gewissen, et le caractère hautement arbitraire d’une telle supposition. Pour Nietzsche, la conscience ne s’appartient pas elle-même moralement et n’est morale qu’après coup, après que les penchants, les instincts, l’histoire propre de tel individu, etc., ont imprimé sur elle leurs vestiges. La ” parole de la conscience ” pour rester au plus près de l’expression neitzschéenne ” Sprache des Gewissens ”, est une illusion, car son origine demeure indéterminée, et croire à une conscience morale advocative qui gouvernerait, avant toute autre instance, nos actions, ressortit à l’arbitraire le plus complet. En effet, toujours dans ce §335 du Gai savoir, on peut lire : ” Or il se peut que vous entendiez dans tel et tel jugement la voix de votre conscience, — que vous trouviez bien telle ou telle chose, — parce que vous n’avez jamais réfléchi à vous-même et que vous avez accepté aveuglément ce qu’on vous a donné comme bien depuis votre enfance ; ou parce que le pain et les honneurs vous sont venus jusqu’ici de ce que vous appelez votre devoir ; ce devoir vous paraît ”bien” parce que vous y voyez la ”condition de votre existence” (et votre droit à l’existence vous apparaît irréfutable!). — Mais la fermeté de votre jugement moral pourrait fort bien être la preuve de la pauvreté de votre personnalité, d’un manque d’individualité ; votre ”force morale” pourrait avoir sa source dans votre entêtement, ou dans votre impuissance à concevoir de nouveaux idéaux ! ” (Ibid. : ” Dass du aber dies und jenes Urteil als Sprache des Gewissens hörst, also, dass du Etwas als recht empfindest, kann seine Ursache darin haben, dass du nie über dich nachgedacht hast und blindlings annahmst, was dir als recht von Kindheit an bezeichnet worden ist: oder darin, dass dir Brod und Ehren bisher mit dem zu Teil wurde, was du deine Pflicht nennst,  — es gilt dir als ”recht”, weil es dir deine ”Existenz-Bedingung” scheint (dass du aber ein Recht auf Existenz habest, dünkt dich unwiderleglich !). Die Festigkeit deines moralischen Urteils könnte immer noch ein Beweis gerade von persönlicher Erbärmlichkeit, von Unpersönlichkeit sein, deine ”moralische Kraft” könnte ihre Quelle in deinem Eigensinn haben — oder in deiner Unfähigkeit, neue Ideale zu schauen ! ”) Le texte raille l’expression ” Sprache des Gewissens ” pour en montrer toute la topique liée aux ” valeurs ” des ” intellectuels ”. La ” voix de la conscience ” n’est qu’une valeur que le philosophe doit entreprendre de questionner, elle n’est que le produit de l’obstination (Eigensinn), ” entêtement ” (là où résonne la voix, dans le crâne), entêtement de se conformer aux valeurs sans jamais les questionner, ni même interroger leur provenance – en faire la ” généalogie ”. Il faut reconnaître que Heidegger, dans les années 1920, n’en est pas à ce niveau de regard sur la métaphysique ; pas encore, du moins, car bientôt il va développer la pensée de l’histoire de l’être.

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à poursuivre, puisque c’est à condition qu’il y ait (que soit faite la…) réduction qu’elle est opérative. 3) Enfin, c’est une réduction de la différence, du déchirement, où le « sujet » est d’autant plus lui-même qu’il est déchiré, pris par un autre que lui, mais cet autre le ramenant à lui-même, et non plus au «  on  ». Le prix d’une expérience du transcendantal est celui-là : le déchirement du « sujet » qui peut ainsi s’expérimenter lui-même comme fondement  – c’est-à-dire, nous l’avons vu, comme Abgrund, comme sans-fond, comme abîme. Mais voyons plus précisément comment a lieu cet appel.

 a réduction éthique comme brisure du « on » : vouloir L transcendantal L’appel vise la facticité elle-même. Le Dasein doit faire l’épreuve de sa facticité propre. La tonalité de l’angoisse le mettait devant ce « Daß », ce pur factum d’existence, qui fait apparaître la tâche de l’existence elle-même. Dans le pur factum il n’y a pas seulement le fait, mais il y a surtout, indissociablement, la tâche à accomplir, l’avoir-à-faire, le devoir. Comment se présente, chez Heidegger, la réduction par l’appel de la conscience ? Lisons un passage du §55, où la seconde réduction se trouve quasi entièrement comprise : En se perdant dans la publicité du « on » et son bavardage, [le Dasein] mésentend, n’entendant que le « on »-même, son soi-même propre. Si le Dasein doit pouvoir être ramené – et certes par lui-même – hors de cette perte de la mésentente de soi, alors il faut qu’il puisse d’abord se trouver, lui-même qui s’est mésentendu et mésentend dans l’écoute du « on ». Cette écoute doit être brisée, autrement dit il faut que lui soit donnée par le Dasein même la possibilité d’un entendre qui l’interrompe. La possibilité d’une telle rupture se trouve dans l’être-appelé immédiat. L’appel brise l’écoute prêtée au « on » par un Dasein qui se mésentend, lorsque, conformément à son caractère d’appel, il éveille un entendre qui est en tous points caractérisé de manière opposée à l’entendre perdu. Si celui-ci est pris par le « vacarme » de la multiple équivoque d’un bavardage chaque jour « nouveau », il faut que l’appel appelle sans vacarme, sans équivoque, sans point d’appui pour la curiosité. Ce qui donne à comprendre en appelant ainsi, c’est la conscience68.

 Sein und Zeit, op. cit., p. 271 : ” Sich verlierend in die Öffentlichkeit des Man und sein Gerede überhört es im Hören auf das Man-selbst das eigene Selbst. Wenn das Dasein aus dieser Verlorenheit des Sichüberhörens soll zurückgebracht werden können – und zwar durch es selbst – dann muß es sich erst finden können, sich selbst, das sich überhört hat und überhört im Hinhören auf das Man. Dieses Hinhören muß gebrochen, das heißt es muß ihm vom Dasein selbst die Möglichkeit eines Hörens gegeben werden, das jenes unterbricht. Die Möglichkeit eines solchen Bruchs liegt im unvermittelten Angerufenwerden. Der Ruf bricht das sich überhörende Hinhören des Daseins auf das Man, wenn er, seinem Rufcharakter entsprechend, ein Hören weckt, das in allem gegenteilig charakterisiert ist im Verhältnis zum verlorenen Hören. Wenn dieses benommen ist vom ”Lärm” der mannigfaltigen Zweideutigkeit des alltäglich ”neuen” Geredes, muß der Ruf lärmlos, unzweideutig, ohne Anhalt für die Neugier rufen. Was dergestalt rufend zu verstehen gibt, ist das Gewissen. ”

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La conversion de la quotidienneté à l’authenticité s’opère par une «  brisure  » (Heidegger utilise le verbe « brechen »), par un appel (Ruf) qui anéantit la quotidienneté, c’est-à-dire le « on » qui empêche l’individuation du Dasein. On voit ainsi que la réduction semble avoir beaucoup à voir avec celle qu’opérait déjà l’angoisse. De ce point de vue elle semble radicalement subjective, le Dasein revenant à lui-­ même dans la brisure. Cependant, cette subjectivation est mise en branle par la reprise par Heidegger d’une thématique kantienne (de provenance luthérienne)  : l’altérité de soi à soi-même. Comment une telle écoute est-elle possible ? l’écoute est toujours écoute-de… ou écoute-vers…, Hören-auf69. Le cours de 1925 insiste sur le rapport de l’écoute avec le comprendre en ces termes : « Dans ce comprendre-­ ensemble, le comprendre est pris en même temps au sens d’écouter-vers… (Hören-­ auf). Ce pouvoir écouter (Hörenkönnen) quelqu’un d’autre avec lequel on se trouve, ou encore ce pouvoir s’écouter soi-même – celui que l’on est – lorsqu’on parle (…) se fonde sur la structure d’être originaire de l’être-ensemble-les-uns-avec-lesautres70. » L’écoute n’est pas constituée d’une intuition complétée par une première strate d’objectivité qui donne leur signification objective aux sonorités, mais elle est d’emblée, en tant que compréhensive, dans la signification – à tel point que toute discussion est fondée sur de l’anticipation de sens. J’ai déjà entendu ce qu’autrui m’a dit avant même qu’il ait fini sa phrase, parfois même avant qu’il ait commencé de parler, car la discussion donne un cadre (non pas seulement thématique, mais émotionnel, affectif, intellectuel, amical, etc.) dans lequel les mots sont des signes qui appartiennent à un système. Les sons sont aussi des signes, dans la mesure où ils ne peuvent être dissociés (sinon par une attitude très artificielle) des mots et de leur signification, de même que les mots à leur tour ne peuvent être dissociés de leur sonorité qui joue sur le sens – l’intonation, la vibration, la chaleur, etc. Il faut donc qu’il y ait un niveau herméneutique, un rapport contextuel aux choses, qui fonde l’écoute – c’est tout le sens de la distinction que Heidegger fait, au §34 d’Être et temps, entre « Hören » et « Horchen » : 1) L’ « entendre » (Hören) : « Das Dasein hört, weil es versteht71. » Entendre, c’est comprendre, c’est-à-dire s’inscrire dans un réseau d’outils où le sens est anticipé, car compris. 2) L’écouter (Horchen), qui repose sur l’entendre/comprendre. C’est du coup l’effectivité de l’écoute, sa factualité, voire l’identité même du phénomène que  Sur la thématique de l’écoute chez Heidegger, en dialogue avec la phénoménologie mais aussi la littérature, voir l’ouvrage de David Espinet, Phänomenologie des Hörens. Eine Untersuchung im Ausgang von Martin Heidegger, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009. 70  GA 20, p. 366 ; trad. cit. (modifiée), p. 384 : ” In diesem Mitverstehen ist das Verstehen zugleich als Hören-auf genommen. Dieses Hörenkönnen den Anderen, mit dem man ist, bzw. Redens ist (...), gründet in der Seinsstruktur des ursprünglichen Miteinanderseins. ” Ou encore, plus explicite encore, ibid. : ” Etwas Wesentliches ist im Auge zu behalten : Das phonetische Sprechen und das akustische Hören sind seinsmässig im Reden und Hören als Seinsmodi der In-der-Welt-seins und des Mitseins fundiert. Es gibt phonetisches Sprechen nur, weil es die Möglichkeit der Rede gibt, genauso wie es akustisches Hören nur deshalb gibt, weil das Miteinandersein ursprünglich als Mitsein charakterisiert ist im Sinne des Aufeinanderhörens. ” 71  Sein und Zeit, op. cit., p. 163. 69

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j’écoute : « L’écouter (Horchen) a lui aussi le mode d’être de l’entendre compréhensif (verstehenden Hören).72 » C’est le moment où j’entends telle phrase, et où j’anticipe déjà sa fin pour reprendre la main. Le phénomène est alors singularisé – mais tout comme l’outil, le phénomène écouté, sa signification, est disséminé, et je suis tout autant à ce qu’on me dit qu’à ce que je vais répondre, tout autant aux sons qui sont présents qu’à l’ensemble de la discussion. Là encore l’hénologie est difficile. La conséquence est la suivante : « “De prime abord” (Zunächst), nous n’entendons jamais des bruits et des complexes sonores, mais toujours la voiture qui grince ou la motocyclette. Ce qu’on entend, c’est la colonne en marche, le vent du nord, le pivert qui frappe, le feu qui crépite73. » Ou encore, plus explicitement, en 1925 : « Prêter l’oreille, c’est aussi écouter en comprenant, ce qui signifie qu’on ne perçoit pas “originairement et de prime abord” des bruits ou des complexes sonores, mais la voiture qui grince, le “tram”, la motocyclette, la colonne en marche, le vent du nord. Il faut se placer dans une attitude très artificielle et pour le moins sophistiquée pour pouvoir “se mettre à l’écoute” d’un “bruit pur”74.  » Une attitude très artificielle, sophistiquée, une réduction, en somme, que ce passage semble frapper d’absurdité  – comme l’atteste le même cours, un peu plus loin  : «  Le fait que nous entendions de prime abord des motocyclettes ou des voitures – ce qui sonne au fond assez bizarrement – est la preuve phénoménologique que, dans notre être au monde, nous sommes toujours déjà auprès du monde lui-même (immer schon bei der Welt selbst), et non pas d’abord auprès de “sensations” (Empfindungen) et ensuite seulement, sur la base d’on ne sait quel théâtre, auprès des choses elles-mêmes. Nous n’avons pas besoin de commencer par élaborer et par mettre en forme une masse (Gewühl) de sensations, mais nous sommes d’avance auprès de ce dont nous avons compréhension lui-même75. » Ou bien, encore plus explicitement, en 1927 : « Mais que nous entendions de prime abord des motocyclettes et des voitures, c’est la preuve phénoménale que le Dasein en tant qu’être-au-monde séjourne à chaque fois déjà auprès de l’en-main (Zudanden) intramondain, et non pas d’abord auprès de “sensations” (Empfindungen) dont le “fouillis” (Gewühl) devrait être préalablement mis en forme (geformt) pour confectionner le tremplin permettant au sujet (Subjeckt)

 Ibid.  Ibid.  : ” ”Zunächst” hören wir nie und nimmer Geräusche und Lautkomplexe, sondern den knarrenden Wagen, das Motorrad. Man hört die Kolonne aud dem Marsch, den Nordwind, den klopfenden Specht, das knisternde Feuer. ” 74  GA 20, p. 367 ; trad. cit., p. 385 : ” Auch das Horchen ist verstehendes Hören, d. h. ursprünglich und zunächst hört man gerade nicht Geräusche und Lautkomplexe, sondern den knarrenden Wagen, die Elektrische das Motorrad, die Kolonne auf dem Marsch, den Nordwind. ” 75  Ibid. : ” Dass wir aber zunächst gerade solches hören, Motorräder und Wagen, was im Grunde doch merkwürdig klingt, ist der phänomenologische Beleg dafür, dass wir zunächst gerade in unserem Sein in der Welt immer schon bei der Welt selbst sind und nicht zunächst bei Empfindungen und dann aufgrund irgendwelchen Theaters schliesslich bei den Dingen sind. Wir brauchen nicht erst ein Gewühl und Gemenge von Gefühlen zu bearbeiten und zu formen, sondern wir sind gerade zuerst beim Verstandenen selsbt. ” 72 73

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d’atteindre enfin un “monde”76. » Ce qui est dit ici, c’est que c’est en restant dans l’herméneutique, dans le cercle de la compréhension, que quelque chose comme la question de l’être pourra être posée, mais à condition qu’une conversion ait lieu, depuis ce qui est décrit ici (l’être quotidiennement au monde, communautaire) jusqu’à l’étant que je peux être, capable de questionner le sens de l’être. Cela veut dire que le sujet est intégralement compris comme herméneutique : écouter, c’est s’inscrire dans une communauté d’écoutes, de signes proférés et reçus, au fond ce que Wittgenstein appelait des jeux de langage, fortement socialisés. C’est ce que signifie l’expression « Hören auf… », auprès des outils en main, zuhandenen77. Les paroles, aussi, sont des outils. Mais alors, je suis dans l’inauthenticité. Je bavarde avec autrui, anticipant tout ce qu’il va dire, jouant le beau rôle, ou encore écoutant par intérêt, pour obtenir une information qui me permettra d’accomplir une action, etc. La parole est outil au sens de Heidegger – elle est zuhanden. C’est ici que l’outil prend définitivement une connotation morale, et dépréciative. Parler sur le mode de l’ustensilité est une déchéance, car en écoutant les étants, dans l’affairement, le Dasein mésentend (überhört), il écoute « en vue de… » faire telle ou telle chose. C’est lui et « on » qui écoutent. Le bavardage est ainsi, où l’on parle toujours des mêmes choses à la mode, sur le même ton. Toute la communauté parle avec moi, en même temps que moi, dans chacune de mes paroles, et je «  me perds  ». Heidegger marquait nettement qu’en «  mésentendant  », le Dasein se «  mésentend  » lui-même  : l’expression « überhören » implique l’expression « Sich-überhören ». Le bavardage manifeste plus fermement que l’ustensilité perceptive la déchéance ontique, l’omniprésence du « on ». C’est donc d’abord lui qui est brisé par l’appel, réduction qui parvient au niveau éthique par le moyen de l’écoute, et non du voir, ce qui est une différence profonde avec Husserl :

 Sein und Zeit, op. cit., p. 164 : ” Dass wir aber zunächst Motorräder und Wagen hören, ist der phänomenale Beleg dafür, dass das Dasein als In-der-Welt-sein je schon beim innerweltlich Zuhandenen sich aufhält und zunächst gar nicht bei ”Empfindungen”, deren Gewühl zuerst geformt werden müsste, um das Sprungbrett abzugeben, von dem das Subjeckt abspringt, um schliesslich zu einer ”Welt” zu gelangen. ” Cf. sur ce dossier le précieux commentaire de Dominique Pradelle, ” De Husserl à Heidegger : intentionnalité, monde et sens ”, art. cit., p. 46. 77  Le cours de 1925 l’explicite en ces termes (GA 20, p. 367) : ” L’être-ensemble n’est pas une chose qui se rencontrerait là-devant parmi les hommes, mais, en tant qu’être-au-monde, il signifie toujours en même temps : ”obéir” (hörig sein) aux autres, écouter ce qu’ils disent, ou au contraire ne pas le faire. Être ensemble a pour structure une entre-appartenance (Zu(ge)hörigkeit) où chacun prête l’oreille à l’autre, et c’est sur le fond de cette entre-appartenance primordiale qu’il peut y avoir séparation, que des groupes peuvent se former, qu’une société (Gesellschaft) peut se constituer et ainsi de suite. ” La réminiscence est à Kant, qui au §18 de l’Anthropologie avait déjà fait porter l’attention sur le rapport entre communauté humaine et écoute (Ak. VII, p. 165) : ” Et c’est précisément par ce moyen (celui de l’air), moyen que l’organe de la voix (Stimmorgan), la bouche, met en mouvement, que les hommes peuvent le plus aisément et le plus totalement entrer dans la communauté de pensée et d’impressions (Gemeinschaft der Gedanken und Empfindungen) avec les autres, surtout si les sons, que chacun peut entendre des autres, sont articulés, et, liés par des lois à l’entendement, s’ils constituent une parole. ” Mais il y a là assurément les lois de l’entendement qui mettent ainsi en ordre le fouillis matériel, ce que Heidegger refuse. 76

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Dans la tendance d’ouverture de l’appel est contenu le moment du choc, de la secousse venue de loin. L’appel retentit depuis le lointain vers le lointain. Est touché par l’appel celui qui veut être ramené78.

Il faut un choc, mot (on le verra) fichtéen, venu de loin, un ébranlement. « Gerufen wird aus der Ferne in die Ferne » : l’angoisse ne brisait pas d’assez loin. Avec l’appel lointain, Heidegger détient le phénomène qui légitime phénoménalement la réduction : ce phénomène secoue, il ébranle, nous extrait de la torpeur du « on ». Il faut insister sur tel fragment du passage : « … wer zurückgeholt sein will »79, qui est à la fois exceptionnellement important et non moins embarrassant. Il instaure un nouveau cercle herméneutique, où pour être frappé par l’appel il faut le vouloir. Dès lors, où est la différence avec Husserl ? Souvenons-nous : La tentative universelle de doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté (der universelle Zweiselsversuch gehört in das Reich unserer vollkommenen Freiheit)80.

et : Cette conversion de valeur dépend de notre entière liberté (Diese Umwertung ist Sache unserer vollkommenen Freiheit)81.

Le « volontarisme transcendantal » de Husserl dont parlait Derrida est ici à l’œuvre chez Heidegger qui souligne que seul celui qui le veut (will) peut être reconduit à lui-même par l’appel. Ce vouloir commence de l’arracher au « on » : l’appel retentit au milieu du « on », c’est l’écoute de ce « on » qui est brisée. Le vouloir n’est pas pleinement vouloir dans ce « on », parce que le Dasein se laisse dicter ses choix par la communauté, par les normes sociales – par autre(s) que lui-même. Puisque le soi-­ même est entendu d’un point de vue moral, selon l’exigence d’un devoir, et puisqu’il n’y a de soi-même qu’à condition précisément qu’il y ait cette exigence-là, le « on » joue le rôle capital. Et avec l’appel, le « on » tombe dans l’insignifiance – c’est-à-­ dire dans l’absence de la significativité du monde des outils. Le Dasein n’est plus dans l’usage et en communauté, il n’est même plus « vers ce qu’il a saisi », vers les outils qui constituent ce monde. Il ne fuit plus ce soi-même dans le refuge de l’Öffentlichkeit et de ses usages. Il affronte la fuite, il est appelé à le faire. Il est « démasqué », à découvert, là où le « on » se dissimule lui-même, et du même coup dissimule son incomplétude. Les outils donnent tout, ils n’appellent à rien d’autre, ils suffisent au Dasein – ils sont même en abondance. L’extraction hors d’une telle abondance ne se fait pas sans vouloir. Cependant, à la différence de la réduction husserlienne, ce vouloir est matériellement rempli par un phénomène. Il est un vouloir qui répond à un appel. Mais que veut précisément le vouloir ? Il semble qu’il soit un vouloir tout négatif, vouloir ne pas fuir. Or on se souvient que pour Scheler, la voix du

 Sein und Zeit, op. cit., p. 271 (nous soulignons) : ” In der Erschließungstendenz des Rufes liegt das Moment des Stoßes, des abgesetzten Aufrüttelns. Gerufen wird aus der Ferne in die Ferne. Vom Ruf getroffen wird, wer zurückgeholt sein will. ” 79  Nous soulignons. 80  Hua. III/1, p. 54 (§31) ; trad. cit., p. 97. 81  Ibid., p. 55. 78

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Gewissen le rendait capable de dire « non » à la conscience sociale. Or, Heidegger peut dire similairement : « L’appel n’énonce rien, il ne donne aucune information sur des événements du monde, il n’a rien à raconter (der Ruf sagt nichts aus, gibt keine Auskunft über Weltereignisse, hat nichts zu erzählen)82. » Heidegger montre la négativité fondamentale du contenu de l’appel. On doit comprendre le rôle d’une telle négativité à partir du « on ». En effet, il faut que quelque chose vienne briser le bavardage quotidien, c’est-à-dire les énoncés habituels normés par le monde social, et cette brisure ne peut provenir du même mode quotidien d’énonciation. Heidegger, suivant ici une tradition mystique dont Scheler héritait déjà, identifie le mode d’expressivité de l’appel dans le « faire-silence » (Schweigen), qui peut différer jusqu’à la brisure du bavardage. Ici, il convient d’insister sur le vocabulaire fortement phénoménologique que Heidegger utilise pour désigner le mode d’intuition de l’appel : pour être silencieux, il n’en est pas moins intuitionné sur le mode de la «  Vernehmlichkeit  »83. Avec ce mot, Heidegger engage la confrontation avec l’« intuition » de l’ego dans la réduction, en opposant au paradigme du voir celui de l’écoute et du silence. Il y a, au plus fort de la réduction éthique, une perception, une appréhension, Vernehmen, de soi-même, une saisie originaire (tout cela étant auditif) d’un devoir. C’est d’abord celui de ne pas se complaire dans la tonalité ambiante, de parvenir à entendre la dissonance fondamentale au cœur de la quotidienneté, le «  on  », et la possibilité (pour ainsi dire) d’un autre réel. Le «  on  » est bavard, bruyant ; le silence en est l’envers, ou plutôt par le silence en révèle l’envers. Il y a donc dans le Dasein une faculté de percevoir le phénomène de l’appel, qui se donne bel et bien à un certain type de perception – l’écoute. Le vouloir est ainsi rempli par l’appel dans un Vernehmen. On voit bien comment la problématique de la réduction phénoménologique, de la réduction à l’ego pur, est axiologisée, ce que faisait aussi, on l’a vu, Husserl au même moment. Mais il n’est pas certain que nous soyons face à une authentique singularité. D’une part, on l’a vu, parce que (dans une veine kantienne) le Dasein est scindé, d’autre part parce que l’instance qui appelle, en lui, est une instance anonyme, le « ça » (Es) qui appelle – et le vouloir transcendantal, ici, est singulièrement compliqué : « L’appel, précisément, n’est pas et n’est jamais ni projeté, ni préparé, ni accompli volontairement par nous-mêmes. “Ça” appelle, contre notre attente, voire contre notre gré (der Ruf wird ja gerade nicht und nie von uns selbst weder geplant, noch vorbereitet, noch willentlich vollzogen. “Es” ruft, wider Erwarten und gar wider Willen)84. » Alors qu’il a insisté sur l’instance du vouloir dans l’effectivité de l’appel, Heidegger souligne que « ça » appelle contre « notre » volonté, la volonté de l’instance qui reçoit, qui subit l’appel silencieux. Comment peut-il mobiliser à la fois volonté et involonté ? au sein d’un sujet scindé, faut-il penser tout à la fois une instance qui veut et une instance qui ne veut pas, ou bien faut-il plutôt caractériser de façon plus subtile le vouloir  ? Il est en fait thématisé en profondeur lorsque Heidegger décrit la dette sur laquelle ne cesse d’exister le Dasein, cette dette au  Sein und Zeit, op. cit., p. 273 (§56).  Ibid. 84  Ibid., p. 275. 82 83

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fond de lui qu’il a essentiellement (existentiellement) à combler, afin de se singulariser enfin suffisamment pour exister authentiquement.

Réduction éthique et fondement jeté : vouloir-avoir-conscience La piste que nous suivons, au fond, à partir des considérations husserliennes sur la réduction transcendantale, est l’idée d’un « volontarisme transcendantal » qui unifierait une tradition au moins phénoménologique (en fait, on le verra, plus largement allemande). La réduction qui a lieu dans ces pages mène au fondement. Ce fondement est appelé par Heidegger : « fondement jeté » (geworfene Grund) : « Et comment est-il ce fondement jeté ? Uniquement de telle manière qu’il se projette vers des possibilités où il est jeté. Le soi-même qui, comme tel, a à poser le fondement de lui-même, ne peut jamais se rendre maître de celui-là, et pourtant, en existant, il a à assumer l’être-fondement. Être son propre fondement jeté, tel est le pouvoir-être dont il y va pour le souci85. » Le Dasein est fondement en tant qu’être-en-dette. Mais être-en-dette veut dire être le fondement jeté, en tant que jeté dans le fondement. C’est un fondement impossible : le Dasein se trouve dans la réduction devant ses possibilités ; là est son soi-même, un soi-même possible, toujours à possibiliser ! Une telle subjectivité est essentiellement contrariée, car elle est toujours à faire, comme « fondement jeté » : le sujet n’est pas le maître du fondement que pourtant il est ; le voilà donc pris par lui-même qu’il doit pourtant saisir, auquel il doit retourner. Le voilà à la fois voulant et ne pouvant pas vouloir, dessaisi par l’appel. Abgrund ! Il y a ainsi un nouveau cercle, non plus herméneutique, mais transcendantal. En quoi consiste ce cercle transcendantal ? en ce que le transcendantal est à faire, faire qui est conditionné par le transcendantal. Du même coup, comme l’indique Marc Richir, la « dette » consiste dans le devoir d’assumer ce fardeau d’existence, de telle sorte que je dois le prendre sur moi alors que j’y suis toujours déjà86. Ce cercle  Ibid., p. 284 : ” Und wie ist es dieser geworfene Grund? Einzig so, daß es sich auf Möglichkeiten entwirft, in die es geworfen ist. Das Selbst, das als solches den Grund seiner selbst zu legen hat, kann dessen nie mächtig werden und hat doch existierend das Grundsein zu übernehmen. Der eigene geworfene Grund zu sein, ist das Seinkönnen, darum es der Sorge geht. ” 86  Cf. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité. Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Million, 2000, p. 167–168 : ” Par là l’on voit que c’est seulement dans le pur et simple fait d’exister (où il ne se passe rien) que le Dasein (et donc aussi moi-même) est le fondement de son pouvoir-être, et cela, sans qu’il ne l’ait jamais posé, ce pourquoi le fondement est le fardeau de l’existence. Comme nous le disions, avec le Grund, nous touchons à la structure métaphysique du Dasein – très proche de la structure métaphysique Grund/Existenz chez Schelling. (…) Cercle et contradiction (comment peut-il y avoir à poser – legen – un Grund qu’il n’a pas aussitôt posé – gelegt – lui-même ?) qui sont ceux où se trouve pour ainsi dire ”coincée” la facticité. Il ne peut en aller autrement, étant donné ce qui a été dit : le projet, c’est-à-dire les possibilités factices d’exister ne peuvent être – puisqu’il est impossible, à ce registre, de s’en libérer – que les possibilités déjà jetées, c’est-à-dire la contingence du contenu de l’exister. Il est donc, dans ce cas, impossible pour le Dasein – et le soi factice qui lui correspond ici – de ”maîtriser” ce qui est censé, comme pur pouvoir-être ou racine de la positivité de celui-ci, être au fondement de ces 85

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transcendantal n’est pas si éloigné du problème de l’accès au transcendantal chez Kant : puisque le transcendantal est toujours présupposé pour toute objectivité, lui-­ même ne peut être rendu accessible sur le même mode que les autres objets de connaissance qui reposent sur lui. Avec le fondement jeté, il en va de même : parce que le factum de l’existence est toujours déjà projeté, tout « faire » – toute praxis, fût-elle transcendantale ! – implique un déjà fait, un « passé » (pour reprendre le mot de Marc Richir). Pour faire il faut avoir déjà fait. Cela vaut au niveau transcendantal aussi bien. Autrement dit, le cercle transcendantal constitue l’essence même de ce qui est obtenu par la réduction éthique : parce qu’on ne peut pas être autrement que ce fondement-jeté, qu’on n’y peut rien, il s’agit tout de même de le choisir, de le pratiquer dans la réduction, autrement dit de l’assumer (übernehmen). Le fondement est toujours déjà jeté, en avant, vers la mort, accompagné de toutes les inquiétudes existentiales, il est toujours déjà mobile, instable, en avant de soi-même, et c’est précisément cela qu’il faut assumer, qu’il faut être, sans qu’on puisse s’en rendre le maître. Si donc le fondement est le Dasein lui-même dans son fondement, il n’est jamais identique à lui-même, jamais substance : « Il n’est jamais existant avant son fondement, mais toujours seulement à partir de lui et comme tel. Être-­ fondement signifie par conséquent fondamentalement, n’être jamais en possession de son être le plus propre (es ist nie existent vor seinem Grunde, sondern je nur aus ihm und als dieser. Grundsein besagt demnach, des eigensten Seins von Grund auf nie mächtig sein)87. » Le fondement révèle la néantité (Nichtigkeit) essentielle du fondement que n’est pas encore le Dasein tout en l’étant toujours déjà. Faire l’expérience du transcendantal, cela implique précisément cette radicale aporie88. possibilités factices d’exister ; et, dans le même temps, le Dasein est rendu par là impuissant devant quelque chose qui ne relève même pas de l’événement ou d’un ”choix” qui pourrait être repris : il ne lui reste plus qu’à ”assumer” (übernehmen) l’être-fondement qui lui échappe radicalement parce qu’il l’a toujours déjà précédé dans le jet (projet) des possibilités factices d’exister où il se reconnaît facticement. S’il ”s’est passé” quelque chose (le jet des possibilités factices), c’est à son insu, dans une sorte de ”passé” irrécupérable qu’il n’y a plus qu’à ”assumer”. ” Une telle analyse va au cœur de ce dont il s’agit avec le fondement-jeté, et de ce que nous appelons cercle transcendantal. Cependant, le phénomène est moins aporétique que ne le dit Marc Richir : la difficulté d’avoir à fonder ce qui est déjà fondé est résolue par la temporalité originaire qui n’est pas linéaire – on y revient plus bas. 87  Sein und Zeit, op. cit., p. 284. La traduction d’Emmanuel Martineau atteint, dans ces pages, toute son excellence. 88  Là encore, le commentaire de Marc Richir est riche d’enseignements (Phantasia, imagination, affectivité…, op. cit., p. 168–169 : ” C’est donc à la fois parce qu’il est toujours déjà jeté dans telle possibilité factice d’exister et parce que c’est de cette manière qu’il est le fondement qu’il ”reste en arrière” de ses possibilités factices d’exister qui, de la sorte, le précèdent toujours déjà, ou par rapport auxquelles il se trouve toujours déjà trop tard. Dire, ensuite, que c’est de cette manière qu’il est son fondement, c’est dire qu’il ne peut pas être avant (et face à) lui, mais, chaque fois qu’il existe dans le jet de telle possibilité factice d’exister, à partir de lui en tant que le fondement de cette possibilité. Le Dasein ne peut donc jamais s’assurer de son fondement, toujours déjà passé dans telle ou telle possibilité factice d’exister, donc ne peut jamais être maître de son être le plus propre qui correspondrait à l’exister dans toutes les possibilités factices d’exister. Le fondement, autrement dit, se dérobe essentiellement, par rapport à lui ; l’exister factice vient toujours déjà trop tard. Cela signifie ce paradoxe que s’il n’y a pas d’autre manière pour le Dasein d’être-fondement

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Le fondement est ici Abgrund, il y va de son essence que de se dérober dans la néantité. Si « sujet » il y a (en tant que l’appel qui brise l’écoute du « on » provient du Dasein lui-même), c’est en comprenant bien qu’il n’est pas théorique, mais praxique, ou plus exactement auto-praxique, c’est-à-dire profondément déchiré. Au cercle herméneutique (i.e. l’impossibilité d’un fondement au cœur des renvois dans la mondanéité) répond le cercle transcendantal (i.e. l’impossibilité d’un fondement qui fuit constamment en avant). L’expression « fondement-jeté » (geworfene Grund) est la manifestation conceptuelle du cercle transcendantal. Le fondement est à la fois transcendantal (condition de possibilité de l’existence) et jeté (factice, dans la facticité devançante de l’existence). « Le Dasein est en existant son fondement » (das Dasein ist sein Grund existierend), écrit ainsi Heidegger. Le fondement est ainsi néantité (Nichtigkeit), toujours en avant, jamais encore advenu, mais nécessairement advenu en même temps pour pouvoir être à venir. Je retrouve le fondement et ainsi je le constitue en le pratiquant. Le transcendantal s’inscrit ainsi dans une violente vibration. Ce sera à la temporalité de résoudre cette difficulté. Mais demandons-nous d’abord : comment une telle néantité peut-elle être accessible au Dasein réduit par l’appel, qui, pour être réduit, n’en est pas moins pris dans un cercle ? Par un concept qui donne chair, et positivement, au transcendantal, ou – plus exactement – au vouloir transcendantal : Gewissen-haben-wollen. Le transcendantal étant essentiellement à faire, il implique des moments, de la résonance de l’appel à la réponse que l’existence peut lui apporter. Le transcendantal étant projet (fondement-jeté), il implique une praxis qui accomplit, dans le temps, ce que requiert l’appel. Le transcendantal est un projet, qui peut. Au moment même où Heidegger qualifie le transcendantal de néantité, il en fait un projet. Gewissen-­haben-­wollen, écrit Heidegger «  vouloir-avoir-conscience  ». Souvenons-nous : «  Est touché par l’appel celui qui veut être ramené89. » C’est au sein de la scission qui le traverse que le Dasein est à la fois pris par l’appel (involontaire) et volonté de l’appel – volonté de comprendre l’appel, qui est le choix : « Das Rufverstehen ist das Wählen »90. Le choix incombe au Dasein de se choisir, c’est-à-dire de se saisir lui-même comme que l’exister factice (l’être-jeté) dans telle possibilité factice d’exister d’où le fondement comme être total se retire, le Dasein n’y est jamais que ”néantité de soi-même”, donc que tout l’être-­ fondement du Dasein dans l’exister factice est un non-être, une néantisation de l’existence – ce qui correspond bien au ”sum moribundus” de l’être pour la mort. En retour, le fondement, la racine ou la source du pouvoir-être positif, n’est que dans l’exister qui est néant par rapport à lui. L’être du Dasein comme exister factice (existentiel), c’est-à-dire aussi l’être soi-même dans la certitude factice d’exister, est ”être” comme ”non-être” (mode négatif de l’être) du fondement. Nous sommes au bord du non-sens puisque c’est par le retrait de l’être du fondement que, par une sorte de creusement pour le non-être ou le néant, le Dasein arrive à exister (à être) dans une sorte de réflexivité de soi (d’ipséité) du néant. Comme si l’exister n’était que de ne pas exister parce qu’il n’est jamais que l’exister d’un Autre (le fondement) qui lui échappe radicalement, et qui l’abandonne, le ”délaisse” sur la plage du monde. ” C’est qu’il s’agit en fait d’affronter l’aporie kantienne du transcendantal au sein d’une expérience, puisque nous sommes en phénoménologie. L’expérience est donc bien celle d’un néant. 89  Sein und Zeit, op. cit., p. 271 (nous soulignons) : ” Vom Ruf getroffen wird, wer zurückgeholt sein will. ” 90  Ibid., p. 288 (§58).

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pouvoir-être que lui révèle étrangement (et donc de façon inquiétante) l’appel. Davantage, dans la réduction éthique, le Dasein comprend ce que l’instance anonyme en lui (le « Es ») dit en silence, au sein d’une auto-­herméneutique transcendantale, que rend possible un vouloir spécifique : «  Anrufverstehen besagt  : Gewissen-haben-wollen ». Si l’on met cette phrase en parallèle avec celle que nous citions juste avant, alors on comprend que si le comprendre de l’appel est le choix (le choix du choix, comprenons-nous, dans ce redoublement praxiologique), le comprendre de l’appel dirigé vers le Dasein (« Anruf » désignant l’appel dans sa direction, son but) est le Gewissen-haben-wollen. Ce que nous appelons « sujet pratique » est ainsi qualifié originairement : il est un vouloir, un vouloir transcendantal. Dès lors, il s’agit d’une praxis très radicale du transcendantal : Le vouloir-avoir-conscience est bien plutôt la présupposition existentielle la plus originaire de la possibilité du devenir-en-dette (Schuldigwerden) factice. Comprenant l’appel (Rufverstehend), le Dasein laisse le soi-même le plus propre (das eigenste Selbst) agir (handeln) sur soi à partir du pouvoir-être qu’il a choisi. Ainsi seulement peut-il être responsable (verantwortlich)91.

Nous obtenons, avec cette définition, la réconciliation entre praxis et transcendantal. Il s’agit, avec la réduction éthique, d’une praxis de soi-même comme fondement-­ jeté. Le «  vouloir-avoir-conscience  » est la présupposition existentiale la plus originaire (die ursprünglichste existenzielle Voraussetzung) de la Möglichkeit, entendue comme « devenir en dette factice » : il est un vouloir transcendantal qui possibilise la possibilité de l’être-en-dette, qui possibilise la saisie de soi-même comme inauthentique, et donc la conversion vers l’authenticité. Il est la condition de possibilité de la possibilité, c’est-à-dire de l’existence, avant toute donation d’objet. Car avant de fonder l’objectivité, il faut fonder l’ustensilité, et avant de fonder l’ustensilité, il faut fonder le Dasein comme pouvoir-être. On comprend mieux, avec le « vouloir-avoir-conscience », l’expression « fondement-jeté » : il s’agit d’une ressaisie de ce que je suis toujours déjà, d’un devoir d’assumer ce qu’ordinairement je fuis, et que je ne dois pas fuir. Le Sollen ne m’est pas imposé du dehors, il n’est à aucune sphère hors du Dasein. Il est dans le Dasein, mais dans son lointain, son lieu non ordinaire, authentique, qui violemment appelle qui veut entendre. La réduction a bien atteint un sujet, mais un sujet pratique. En effet, le soi-même est véritablement atteint quand il « agit » (handelt) sur soi (in sich), quand il se transforme, qu’il s’assume comme pouvoir-être  – c’est-à-dire qu’il se choisit. Heidegger écrit, au §59, qu’« entendre authentiquement l’appel, cela veut dire se transporter dans l’agir factice (den Ruf eigentlich hören, bedeutet, sich in das faktische Handeln bringen) »92. L’appel m’engage à agir facticiellement, c’est-à-dire à prendre sur moi ce que j’ai à être. Agir tout en ayant déjà agi, pour reprendre le paradoxe du cercle transcendantal  – un agir qui n’est qu’une reprise de ce qui a déjà agi, mon soi-­ même – ce qui implique une praxis toute particulière, décrite en une phrase au §60 :

91 92

 Ibid.  Ibid., p. 294.

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Ce laisser-agir-en-soi le soi-même le plus propre à partir de lui-même en son être-en-dette représente phénoménalement le pouvoir-être authentique attesté dans le Dasein même (dieses In-sich-handeln-lassen des eigensten Selbst aus ihm selbst in seinem Schuldigsein repräsentiert phänomenal das im Dasein selbst bezeugte eigentliche Seinkönnen)93.

L’action qu’accomplit le soi-même en voulant-avoir-conscience est un «  laisser-­ agir-­en-soi », « laisser-agir » qui prend sur soi le paradoxe du fondement-jeté que nous essayons d’expliciter  – paradoxe d’un fondement à fonder à partir de lui-­ même – mais, aussi bien, paradoxe du vouloir et du non-vouloir dans le Dasein. Le « laisser-agir » est en ce sens la forme la plus transcendantale d’action, une praxis de soi-même où je suis toujours en retard sur le soi que je suis qui agit déjà. Puissance active, ou acte passif  – la passivité étant l’agir par excellence, l’activité étant la passivité la plus résolue. Il s’agit de la responsabilité, presque entièrement nommée, cette fois, dans l’extrait du §58 qu’on citait un peu plus haut : le soi-même est alors «  responsable  » (verantwortlich – qui comporte la même racine que le verbe antworten, « répondre », qui, tout comme en français, désigne à la fois le fait de répondre à une question ou celui de répondre de ses actes94), car il agit. Le sujet transcendantal est une praxis ! Ce sujet est le Gewissen-haben-wollen. Que fait-il ? il veut. Que veut-il ? soi-­ même. D’où la scission en lui, que nous interrogions, entre vouloir et non-vouloir. Comment Heidegger qualifie-t-il la praxis d’un tel sujet  ? «  Résolution  » (Entschlossenheit). Volonté, détermination, ce terme dont Franco Volpi a pu montrer de façon décisive qu’il consistait d’abord, en 1926, en une traduction du concept aristotélicien de prohairesis95 – et il faudrait alors une explication avec l’aristotélisme pratique de Heidegger, tout comme, d’ailleurs, de Scheler. Notons d’ailleurs que la «  résolution  » est un agir : «  Loin de se représenter d’abord, en en prenant connaissance, une situation, la résolution s’est déjà placée en elle. En tant que résolu, le Dasein agit déjà (die Entschlossenheit stellt sich nicht erst, kenntnisnehmend, eine Situation vor, sondern hat sich schon in sie gestellt. Als entschlossenes handelt das Dasein schon)96.  » Certes, Heidegger précise aussitôt qu’il ne convient pas de comprendre la résolution comme figure de l’homme pra-

 Ibid., p. 295.  Sur le lien entre réponse et responsabilité, voir Jean-Louis Chrétien, L’Appel et la réponse, op. cit., ainsi que Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, PUF, 2007, dont l’entreprise est de fonder la réponse au sens de ” répondre à… ” dans la réponse au sens de ” répondre de… ”, c’est-à-dire au sens moral de la responsabilité, figure supérieure de la réponse. Il s’agit à bien des égards de prolongements du pas gagné par Heidegger dans les paragraphes que nous commentons. 95  Franco Volpi, ” Dasein comme praxis. L’assimilation et la radicalisation heideggérienne de la philosophie pratique d’Aristote  ”, dans F.  Volpi, J.-F.  Mattéi, Th. Sheehan, J.-F.  Courtine, J.  Taminiaux, J.  Sallis, D.  Janicaud, A.L.  Kelkel, R.  Bernet, R.  Brisart, K.  Held, M.  Haar & S. Ijsseling (éd.), Heidegger et l’idée de la phénoménologie, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, 1988, p. 32. Pour une analyse de l’Entschlossenheit en rapport avec la philosophie pratique, et plus précisément avec le concept de ” liberté ”, voir Günter Figal, Martin Heidegger. Phänomenologie der Freiheit, op. cit., p. 224 sq. 96  Sein und Zeit, op. cit., p. 300. 93 94

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tique, par opposition à l’homme théorique ; mais c’est que, selon nous, la praxis est bien plus originaire que le couple pratique/théorique, au sens où avant toute activité théorique et pratique, il y a l’agir d’une praxis de soi-même comme fondement-jeté97. La résolution est alors la décision fondamentale du sujet comme « Gewissen-haben-­ wollen  »  : une décision de se laisser agir par l’appel, c’est-à-dire par soi-même, d’opérer une réduction pleinement phénoménologique où je ne me laisse plus guider par le « on », c’est-à-dire par les décisions que la communauté a déjà prises pour moi. Scheler pensait ainsi la voix de la conscience, mais non pas à un niveau originaire. Chez Heidegger, la décision est celle de l’authenticité – « la résolution est seulement l’authenticité »98, authenticité qui précède toute activité pratique ou théorique, mais aussi toute résolution, ce qui me précède toujours déjà et m’a toujours déjà mis en situation, ce que je dois ressaisir comme m’appartenant en propre, un transcendantal qui ne doit pas seulement « agir » à mon insu, spontanément, sans que je ne décide de quoi que ce soit, mais que je dois accompagner dans la décision, auprès duquel je dois être. Le transcendantal est à la fois factuel (un fait) et factice (à faire) – là est le cœur du cercle transcendantal, qui n’autorise en fait de décision que la décision elle-même, décision du tout, de tout, parfaitement indéterminée, cela qui fait sa détermination même en tant que décision99.  Notre lecture ici, comme partout ailleurs, est externe. On voit bien comment la réduction transcendantale est réinvestie en termes ouvertement ” pratiques ”, qui ont trait au champ de la philosophie morale tout à fait explicitement (” verantwortlich ” !). Ce qui est clair, c’est que la réduction éthique mène à un sujet pratique qui n’en demeure pas moins transcendantal, et donc fondateur de tout type de comportement, théorique ou pratique au sens second. Il y va d’une volonté transcendantale, d’une praxiologie transcendantale – en somme, d’une fusion entre morale et transcendantal, entre première et deuxième Critique, qu’avait déjà accomplie, nous y reviendrons dans notre dernière partie, Fichte. Ainsi, nous suivons difficilement la remarque de Jean Greisch, assurément fidèle à la lettre d’Être et temps (Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale d’Être et temps, Paris, PUF, 1994, p. 303) : ” Pas plus qu’elle n’est ordonnée à une philosophie de la volonté, la notion heideggérienne de résolution ne semble être ordonnée à une philosophie de l’action. ” Mais nous retombons d’accord avec l’analyse qui suit immédiatement (ibid.) : ” Elle n’en a pas besoin, parce qu’elle n’est pas une sorte de motion interne préparatoire à l’action, mais l’action elle-même, l’action saisie à la source existentiale  : ”En tant que résolu, le Dasein agit déjà”. La déclaration est évidemment importante, car elle engage tout le problème du rapport entre analytique existentiale et une philosophie de l’action. ” Sur l’impossibilité de tirer des impératifs moraux précis des pages que nous commentons, que met en évidence de façon critique Michel Haar, Heidegger et l’essence de l’homme, Grenoble, Jérôme Million, 1990, p. 45–54 (cité par Jean Greisch, op. cit., p. 304), ou plus fermement encore Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité…, op. cit., p. 170 sq., nous comprenons mal leur fondement : ce n’est tout simplement pas le problème de Heidegger, qui produit une philosophie transcendantale. Il ne s’agit pas de savoir comment agir, mais il est question ce qui est au fondement de tout agir, ce qui possibilise tout rapport au monde. En revanche, nous suivons parfaitement Marc Richir lorsqu’il souligne, op. cit., p. 172 : ” Sein und Zeit est une éthique. Celle de la philosophie, reprise et réélaborée par Heidegger ”, s’il est juste que le chemin vers la libération de soi-­même vers soi-même est le chemin que suit précisément le traité de 1927, qui est bien un traité de philosophie. 98  Ibid., p. 301. 99  Nous suivons là encore les remarques de Marc Richir, op. cit., p. 173 : ” Il y a dans cette décision une indéterminité existentielle puisqu’elle est à la fois (ou plutôt : doit être, au sens d’un ”Sollen”)

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Ainsi, la résolution est le lieu le plus haut de l’autonomie. La norme de l’authenticité est donnée (car, depuis Scheler, la norme est bien donnée comme a priori) par le Dasein, ce qui oblige Heidegger à le scinder : d’une part l’appelant, d’autre part l’appelé, d’une part le lointain, d’autre part le Dasein qui est au « on », en vue de la restitution du « soi-même le plus propre », comme ne cesse de le répéter Heidegger. Seulement, comment le soi-même pourrait-il se donner à lui-même sa propre norme ? De même que la critique d’un psychologisme larvé à l’endroit de la Critique de la raison pure a sa part de légitimité (qu’est-ce qui légitime la structure transcendantale de l’esprit ?), de même la normativité immanente de la résolution pourrait tout à fait nous reconduire au mieux vers un psychologisme transcendantal, au pire vers une pétition de principe. Il y a quelque chose, dans la réduction éthique, d’une paraphrase du vers de Parménide (τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι), ou d’Aristote paraphrasant Parménide (τὸ αὐτό ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοούμενον100), mais en des termes pratiques, quand il est question d’un étant capable non pas de se penser soi-même, mais de s’agir soi-même, dans une auto-praxis. La norme est dans la praxis elle-même, alors que, en régime quotidien, elle dépend tout autant du Dasein qui pratique les outils que du contexte où ces outils sont pratiqués, et par conséquent des normes sociales en vigueur pour tel ou tel usage. L’acheminement transcendantal progresse vers une auto-position jamais stable, toujours devançante, où le Dasein, ouvert radicalement au tout du monde, à tous les possibles, saisit son essence comme existence, c’est-à-dire comme possible. La condition de possibilité n’est pas seulement condition, elle n’est pas non plus seulement ce dont le Dasein résolu (et donc authentique) fait l’expérience fondamentale, une expérience qui n’est pas d’objet, ni d’ailleurs seulement un simple sentiment d’existence, mais elle est aussi une praxis. Elle s’exprime par exemple (mais en bien d’autres endroits aussi bien) dans l’expression : « fondement jeté ». Loin de trouver un point transcendantal où la structure existentiale peut prendre appui, nous trouvons un mouvement radical, une substance impossible, un fondement toujours déjà là et pourtant à fonder, un « fondement jeté » qui est à la fois au passé et au futur. La dette est ce devoir (Sollen ?) d’assumer ce qui a toujours déjà eu lieu, mais qui ne peut véritablement (authentiquement) avoir lieu que si je me ressaisis en-vue-de l’avenir, que je me projette entièrement, en toute conscience (Gewissen), vers les possibles, que je saisisse cela que je suis, sans avoir besoin d’outils pour le faire. Comme si je devenais, d’une certaine manière, mon propre outil, et en même temps cela même qui constitue désormais la norme de l’usage. Il s’agit d’une transcendantalisation des normes. D’une subjectivation ? la question est plus présente que jamais. Suffit-il que Heidegger dise « non » pour que nous ouverture au et du Dasein comme pouvoir-être tout, et une détermination de sa possibilité factice d’exister comme possibilité d’exister, à tout le moins, dans cette indéterminité même, par rapport au tout, donc comme possibilité vide en laquelle rien d’autre n’est décidé que la décision elle-­ même. La décision dans la résolution n’est donc que la décision existentielle de s’en tenir, quasi-­ héroïquement, à la résolution. ” 100  De An., 430a4-5.

Réduction éthique et fondement jeté : vouloir-avoir-conscience

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disions à notre tour « non » ? non pas ! Que le Dasein soit ouvert au monde, plus encore comme Gewissen-haben-wollen résolu, Heidegger ne cesse de le dire. Mais enfin, le monde, ce n’est pas moi, même le moi très spécial atteint par la réduction éthique ! où est donc la résistance du monde, ce qui n’est pas à ma mesure, ce que je ne peux atteindre, en de telles conditions ? Nous pensons que la réponse d’Être et temps est celle-ci : la praxis interdit de facto la pure immanence. Le Dasein est essentiellement un contact, un toucher, une praxis : νοητὸς γὰρ γίγνεται θιγγάνων καὶ νοῶν, ὥστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν101... La praxis est d’emblée ouvrante pour un monde, car elle n’est possible que sur fond d’altérité, qu’à condition que le sujet transcendantal soit traversé par une différence fondamentale. Car là où il y a praxis, il y a un élément qui pratique, un élément pratiqué, et une norme. Dans le monde d’outils, il n’est pas vrai que la norme est issue de la rencontre du pratiquant et du pratiqué : il est besoin à la fois d’un sujet qui a une certaine pratique des outils qui appartiennent à son monde environnant, et d’un contexte où les outils prennent leur sens, c’est-à-dire trouvent leur finalité. Dans le monde réduit, où le Dasein est résolu, il faut l’altérité entre l’appelant et l’appelé, altérité que nous avons décrite comme radicale, mais il faut aussi une norme. Où est-elle ? là est la grande difficulté de ces pages. On pourrait répondre : cela se passe ainsi. Mais alors nous retombons dans un psychologisme ou un anthropologisme : notre constitution d’être humain est ainsi faite. Telle n’est pas la tâche de Heidegger. Alors se pose la question de la violence de la description que nous lisons, de l’éthique transcendantale d’Être et temps. Violence d’un transcendantal factuel et fondateur du fait, transcendantal précédant la résolution et que la résolution fonde. Violence d’un transcendantal abyssal, où la norme semble bien être dans cette dimension abyssale, inarrêtable, cette régression ad infinitum de la norme introuvable. Violence d’un Sollen, en somme, qui – pour reprendre l’accusation par la phénoménologie à l’endroit du néokantisme  – n’a d’autre légitimité que de valoir, purement et simplement, que d’être un devoir absolu, constitutif de l’être humain comme tel. Et en fait, cela reconduit à une immanence radicale, parce que ce devoir, le Dasein se le donne à lui-même. Mais – selon nous – la réponse à l’origine de la norme transcendantale est ailleurs. La norme de la réduction éthique, l’étalon par rapport auquel on peut mesurer la nécessité de l’accomplir, est certes dans le fait de l’appel, qui retentit quoi qu’il arrive  ; et en ce sens il s’agit d’une nécessité phénoménale de la réduction, au contraire de l’arbitraire de la réduction husserlienne. Mais elle est aussi dans le « on ». Heidegger ne cesse de rappeler que ce qui est touché par l’appel, c’est le « on ». Il ne cesse de faire jouer au « on » le rôle phénoménal fondamental dans l’attestation de l’authenticité. Pourquoi donc ? précisément pour voir dans le monde social affairé, celui qui donne des outils et qui nous permet de les pratiquer, le contexte qui par lui-même indique son insuffisance. Aux outils, quelque chose manque. C’est en fait la pratique des outils qui fait signe vers son propre dépassement, dans la mesure où il n’y a d’appel (de silence) qu’au sein de cette pratique des outils, au sein de la familiarité du « on ». Sans « on », point d’appel, car il ne peut 101

 Met. Λ 7, 1072b18-22.

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retentir silencieusement que parce qu’il y a le brouhaha du bavardage. Pour parler grossièrement, un manque de monde se fait sentir – le monde qui précède le monde d’outils. Autrement dit, un autre monde, pendant que je suis aux outils, se donne silencieusement. Un monde qui se donne plus profondément que le monde d’outils, mais qui se donne en fait à travers l’usage des outils. Il n’y a pas deux mondes, mais un seul, dont deux modalités de donation sont possibles  : une inauthentique, et l’autre authentique. La normativité demeure bien à la donation, et en ce sens le propos demeure phénoménologique, même si le paradigme est désormais celui de l’écoute. Le Gewissen, tout comme chez Scheler, a la capacité d’entendre le monde plus fondamental derrière le monde des outils, car il est éthique. D’une praxis l’autre ! de la praxis des outils en contexte à la praxis de soi-même comme ouvrant un monde bien différent, un monde de possible, où j’éprouve la pure liberté d’être moi-même, déjà lancé, jeté dans le monde. Voilà en quel sens la réduction transcendantale est chez Heidegger une réduction éthique. Dès lors, fidèlement au principe phénoménologique, la norme transcendantale est le monde lui-même tel qu’il se donne, mais tel qu’il se donne à mon soi-même le plus propre, un monde qui m’est intime, qui m’est plus intérieur que toute intériorité.

La temporalité comme répétition, praxis transcendantale La temporalité est le fil conducteur de toutes les analyses d’Être et temps. Constamment il est question d’avance sur soi-même, de possibilité et donc d’avenir, mais aussi du passé qui doit être assumé en tant que je suis toujours déjà jeté dans la facticité. La problématique des pages sur la temporalité reste dans le prolongement de la progression transcendantale d’Être et temps. Nous avons vu que la réconciliation entre praxiologie et hénologie se faisait au prix d’une «  hénologie inversée », ou « contre-hénologie » : parce que l’intentionnalité n’est jamais orientée vers un objet (mais bien plutôt vers le tout du contexte d’outils), l’hénologie est cherchée sur le plan du Dasein, qui doit être pleinement soi-même, dans sa « singularité », son individuation radicale (Vereinzelung). Mais au moment du Gewissen-­ haben-­wollen, le monde auquel j’ai affaire est encore moins unitaire que celui auquel « on » a quotidiennement affaire – il est un tout indéterminé, un tout où tout ce qui est à la mesure du Dasein est possible ! C’est l’ouvert, où les possibilités sont « beliebige »102, quelconques, peu importe lesquelles. Ce n’est pas une individuation. En fait, ce qui produit cette individuation, c’est la saisie d’une possibilité, de la possibilité la plus unique de toutes, la mort. La résolution (du Gewissen-haben-­ wollen) met en chemin vers l’individuation, le devancement (l’être-vers-la-mort) isole une possibilité, une seule – celle de ma mort. La problématique de cette association est entièrement d’ordre hénologique. À l’hénologie inversée (ou contre-­ hénologie) doit répondre une hénologie de plein droit, compatible avec les descriptions du Dasein résolu. Telle est la tâche de la temporalité – tâche qui a à voir 102

 Sein und Zeit, ibid., p. 302.

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avec la liberté, puisqu’une telle description phénoménologique « wird zur interpretierenden Befreiung des Daseins für seine äußerste Existenzmöglichkeit ». La libération est « interprétative », mais l’adjectif verbal n’est pas seulement méthodologique (même s’il l’est aussi, Heidegger le souligne juste après) : l’on sait que l’herméneutique est la façon dont l’être humain se rapporte quotidiennement au monde. Il y va alors, avec l’écriture même d’Être et temps, d’une herméneutique philosophique, c’est-à-dire d’une existence philosophique qui se découvre. De ce point de vue, l’entreprise transcendantale implique aussi l’écriture même du traité. Au fond, Heidegger réunit résolution et devancement (ce qui engage à l’unité et ce qui la produit) tout comme Husserl unifiait, dans l’acte intentionnel, visée signifiante et intuition, pour produire une hénologie. Ça ressemble à de l’intentionnalité, une intentionnalité existentiale, du Dasein vers lui-même à partir de l’appel, et où la praxis (héritière de l’acte intentionnel husserlien !) joue un rôle crucial. En effet : «  La temporalité est expérimentée de manière phénoménalement originaire dans l’être-tout originaire du Dasein – dans le phénomène de la résolution devançante (phänomenal ursprünglich wird die Zeitlichkeit erfahren am eigentlichen Ganzsein des Daseins, am Phänomen der vorlaufenden Entschlossenheit)103.  » Et, aussitôt après : « Zeitlichkeit kann sich (…) zeitigen104. » Notons d’abord qu’il est bien question, avec la temporalité capable d’unifier devancement et résolution, d’une expérience : la temporalité est « expérimentée » (wird… erfahren), et elle l’est précisément lorsqu’elle joue son rôle, celui de constituer le Dasein comme un tout, d’en être la plus fondamentale condition de possibilité. Autrement dit, la temporalité ne totalise le Dasein, ne le fonde, qu’à condition qu’il y ait du même coup une expérience de ce tout, de l’être-tout (Ganzsein) du Dasein. Avec la temporalité comme transcendantal, il s’agit bien d’une expérience du transcendantal. Mais il y a plus, qui est le prolongement de cette expérience. Comme les derniers mots que nous citions l’indiquent, le temps « kann sich zeitigen ». L’expression signifie en allemand mûrir, venir à maturation105, mais ce qui est désigné par-là, c’est l’action même de la temporalité  : elle se définit par la temporalisation, le temps temporalise, il est cette action même. Le cours de 1925 évoquait bien le Dasein en ces termes  : «  Das Dasein zeitigt »106, mais c’est le pronom « sich » qui importe : la temporalité bien comprise temporalise certes le Dasein, mais elle « se temporalise » elle-même, elle est sa propre condition de possibilité. Fondement-jeté, là encore ! La temporalité est productive d’elle-même, elle est conditionnante d’elle-même et conditionnée par elle-même, elle est agissante en elle-même et par elle-même. On ne peut pas encore parler de praxis ici : car rien ne nous dit que quelqu’un pratique un tel transcendantal en l’incarnant. Si la temporalité se temporalise, ce peut être sans personne. Mais  Ibid., p. 304.  Ibid. 105  Comme l’indique William Blattner, dans Hubert Dreyfus & Mark A. Wrathall, A Companion to Heidegger, Oxford, Blackwell, 2005, p. 318, qui commente l’expression comme le moyen de désigner l’” être ” non substantiel du temps, un être en acte et qui n’a d’être que dans son acte même. 106  GA 20, p. 442. Sur cette expression, voir Inga Römer, Das Zeitdenken bei Husserl, Heidegger und Ricoeur, Heidelberg/London/New York, Dordrecht, 2010, p. 158. 103 104

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s’y joue déjà l’expérience du transcendantal. C’est d’ailleurs à propos de ces pages que la perspective transcendantale est explicitement mentionnée, dans le titre que Heidegger donne à la première partie (et seule publiée) d’Être et temps : Die Interpretation des Daseins auf die Zeitlichkeit und die Explikation der Zeit als des transzendentalen Horizontes der Frage nach dem Sein107.

L’horizon transcendantal, c’est-à-dire l’horizon transcendantal du traité tout entier, dont chaque partie doit être prise dans son orientation fondationnelle et praxiologico-­ transcendantale. Dès lors, Heidegger s’exprime franchement en termes transcendantaux, au §65  : «  Qu’est-ce qui possibilise l’être du Dasein et, avec lui, son existence factice (was ermöglicht das Sein des Daseins und damit dessen faktische Existenz)108 ? », et, un peu plus loin, dans une perspective nettement hénologique (sur laquelle on revient un peu plus bas) : « Qu’est-ce qui rend possible cet être-tout authentique du Dasein quant à l’unité de son tout structurel articulé (was ermöglicht dieses eigentliche Ganzsein des Daseins hinsichtlich der Einheit seines gegliederten Strukturganzen)109 ? » Le vocabulaire de la possibilisation, au moment précisément où il s’agit d’en venir au fondement qui unit résolution et devancement, est décisif. Il s’agit bien, avec la temporalité, d’un questionnement transcendantal visant un conditionnant, mais dont il y a une expérience. Expérience de l’unité la plus radicale, la résolution se phénoménalise comme « être vers la fin » (Sein zum Ende) : le pouvoir-être a une limite : la mort. Aussi impossible soit la mort, elle n’en demeure pas moins une fin, et cette fin fixe la possibilité d’une hénologie qui ne soit pas seulement inversée, une hénologie d’un Dasein qui serait à de la pure indétermination. C’est à condition que la résolution soit en fait la résolution à mourir, et non pas seulement la résolution à assumer son être ouvert à tous les possibles, que la totalité du phénomène de l’existence, et en fait (dans Être et temps) de l’être, est gagnée, car phénoménalisée, alors que l’appel de la conscience ne disait rien sur un mode positif. L’association du devancement et de la résolution possibilise sur un mode positif et déterminé. C’est ainsi que le cercle transcendantal trouve un commencement de solution hénologique. Le Dasein est ainsi « verstehendes Sein zum Ende », il trouve au fondement la limite qui rend possible la totalité, et rompt le cercle transcendantal. Ce qu’il comprend originairement, c’est sa propre fin. Ce que le Gewissen affronte est bien la possibilité de l’impossibilité, l’impossibilité de la mort, dont je suis en dette. Voilà ce qu’il y a à faire : se résoudre à mourir, à déjà mourir, dans la mesure où cela ne va pas « arriver », mais cela est déjà arrivé et arrivera tout à la fois, ce qui était – nous l’avons vu – la caractéristique du « fondement jeté ». Dès lors, la mort n’est pas un but qui nous contraint à utiliser le transcendantal comme moyen  : la mort est à même ce transcendantal, dans le fondement-jeté que je suis, c’est-à-dire l’être mourant que je suis chaque seconde. La conséquence est bien hénologique, et doublement, comme l’enseigne cette phrase du §62 :  Sein und Zeit, op. cit., p. VII.  Ibid., p. 325. 109  Ibid. 107 108

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La netteté imbrisable de la singularité essentielle (die ungebrochene Schärfe der wesenhaften Vereinzelung) sur le pouvoir-être le plus propre ouvre le devancement vers la mort comme possibilité absolue110.

Que veut ici dire Heidegger ? tout d’abord, il évoque la « netteté imbrisable » de la singularité/individuation (Vereinzelung). « Imbrisable », c’est-à-dire qui ne peut être brisé par l’appel comme l’était le « on » : cela résiste dans l’écoute de l’appel, et cela reste au fondement. On voit bien ici comment la réduction permet d’atteindre le lieu d’unité ultime qui ne se laisse plus réduire, c’est-à-dire briser par l’appel. Le paradigme de l’écoute est pleinement opératoire ici. La réduction ne peut plus aller plus loin, le Dasein n’est plus séparable, là où l’appel impliquait une scission : il est enfin lui-même, à lui-même, grâce à l’hénologie phénoménologique qui est parvenue à l’isoler. Mais cette hénologie, qui était jusqu’alors coupée de l’hénologie du monde (sauf à considérer que ce monde constitue un tout indéterminé et donc unique), trouve enfin son pendant noématique, s’il est permis de parler ainsi : en allant à sa fin qu’est la mort, le Dasein trouve l’unité des possibles comme « possibilité absolue  », ou non-relative (unbezüglich), unification des possibles dans la mort. Ainsi, l’hénologie renversée, ou contre-hénologie, pour reprendre notre vocabulaire, conditionne l’hénologie quasi intentionnelle  – mais une intentionnalité éthique au sens fort : je ne tends par vers un objet, mais je tends vers la mort. La réforme praxiologique de l’intentionnalité devient une réforme éthique, et est radicalisée à la fin du traité de 1927 : la visée intentionnelle devient la visée de la mort, et trouve ainsi l’unité de sa visée, qui ne se perd plus ni dans le contexte d’outils où je les vise tous à la fois, ni dans l’indétermination des possibles. On voit alors que la temporalité, introduite par le phénomène de la mort, joue un rôle phénoménal de premier plan  : elle manifeste le transcendantal. Une éthique de la détermination, aussi bien : [La situation] est seulement ouverte en une auto-décision libre, d’abord indéterminée, mais ouverte à la déterminabilité (sie wird nur erschlossen in einem freien, zuvor unbestimmten, aber der Bestimmbarkeit offenen Sichentschließen)111.

L’indétermination est propre au fondement-jeté, et à ce titre indépassable ; cependant, elle est mêlée à de la déterminité (Bestimmbarkeit), qu’apporte l’association résolution et devancement (vers la mort). Les deux ensemble, associés dans la temporalité, fondés donc par la temporalité originaire, manifestent une «  auto-­ décision », une décision de soi-même (Sichentschließ) libre, la liberté de la décision sur soi-même et en soi-même. Il s’agit alors d’une liberté transcendantale et d’une praxis transcendantale tout à la fois, et au niveau le plus originaire de l’analyse. Décision de soi-même, que Heidegger nomme : « répétition » (Wiederholung) de la résolution. Le mot « répétition » est ici le plus crucial, et sans doute l’est-il de toutes les considérations de la dernière partie de Sein und Zeit. En fait, avec la temporalité, il y va d’une éthique de la répétition, c’est-à-dire une praxiologie, dans la stricte mesure où la « répétition » est une praxis que je dois accomplir. Avec la répétition, 110 111

 Ibid., p. 307.  Ibid.

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nous obtenons non pas seulement une phénoménalisation du transcendantal, mais une praxis phénoménale du transcendantal qui est annoncée dès les pages sur l’angoisse. La résolution ne devient devançante que temporellement, c’est-à-dire par la répétition, par le fait de se reprendre, encore et encore, de se ressaisir comme mortel. La « répétition » est le concept praxiologique ultime d’Être et temps, et c’est lui qui décide également des analyses sur la temporalité transcendantale (c’était également, on l’a vu, une praxis répétitive du transcendantal qui qualifiait dans les manuscrits tardifs de Husserl la réduction phénoménologique). Davantage, il faut inscrire une telle répétition dans la primauté de l’avenir, dans le projet-jeté. Scheler déjà, nous l’avons vu, mais seulement en une esquisse (et il faudrait assurément ici ouvrir un dialogue avec le Husserl des leçons sur la « conscience intime du temps »), inscrivait la personne dans la temporalité de l’avenir, la personne étant essentiellement agissante, pleine d’actes à venir et vivant dans chacun de ces actes. On se souvient de la formule frappante : « Les actes jaillissent de la personne dans le temps (Akte entspringen aus der Person in die Zeit hinein)112. » Cette temporalité n’est en rien originaire, mais désigne la temporalité propre à la personne et à ses actes. Cette temporalité est essentiellement en avant. Heidegger radicalise cette position, pour lequel elle est « avenante » (zukünftig), au sens où le Dasein, pouvoir-être, projeté, a d’abord à saisir ce qu’il sera et qu’il est, en un sens, déjà. Non pas, précise Heidegger, un avenir qui n’est pas encore et qui sera, mais un à venir qui est, qui est déjà, dont j’ai à répondre. Ce qui implique du même coup que « l’être-été jaillit de l’avenir » (die Gewesenheit entspringt der Zukunft)113. Cela nous semble assez proche des analyses «  personnalistes  » de Scheler, qui employait le même verbe, «  entspringen  », surgir, jaillir comme d’une source, mais sans la source qu’on trouve chez Heidegger, puisque chez ce dernier elle est le temps lui-même, jaillissant. Le fondement-jeté est ainsi phénoménalisé : le Dasein est tout à la fois ce qu’il a été, qu’il doit ressaisir, refaire, répéter, et ce qu’il sera, vers quoi il est projeté, ce à quoi il est déjà. C’est cette double direction qui rend possible le « présentifier » (Gegenwärtigen), substantif où il faut en fait entendre la forme verbale, l’action temporalisante qui a lieu dans la double orientation qui trouve alors une unité. On voit bien pourquoi l’hénologie était jusqu’ici (et reste encore) un problème : l’existence étant fondée sur cette mouvementation temporelle irréductible, il est du même coup très ardu d’unifier à la fois le Dasein et ce à quoi il a affaire qui a lieu dans le temps. Ce phénomène, Heidegger le nomme en ces termes : « L’Être-été jaillit de l’avenir, de telle manière que l’avenir “été” (mieux encore : “étant-été”) dé-laisse de soi le présent (die Gewesenheit entspringt der Zukunft, so zwar, daß die gewesene (besser gewesende) Zukunft die Gegenwart aus sich entläßt)114. » L’avenir, en ces termes, ne jaillit pas du passé, ou plutôt il le fait, mais au même titre que le passé jaillit de l’avenir. En ce sens, l’avenir n’est pas seulement « été », mais il est « étant-été » (gewesende), c’est-à-dire qu’il travaille le présent en ayant été au passé. Là encore c’est la forme active qui  Der Formalismus in der Ethik..., op. cit., p. 403.  Sein und Zeit, op. cit., p. 326. 114  Ibid. 112 113

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doit retenir. La temporalité est constamment temporalisante. Les analyses de Heidegger sont traversées d’action, comme l’atteste le concept qui approfondit la temporalité  : «  phénomène unitaire en tant qu’avenir étant-été-présentifiant (gewesend-gegenwärtigende Zukunft einheitliche Phänomen)  »115, expression très marquante où les formes actives s’enchevêtrent, l’action étant unifiante : en effet, un passé qui continue de se présentifier et un avenir qui fait de même, chacun jaillissant de l’autre, cela n’a de sens qu’au cœur d’une action, d’un agir de la temporalité qui se déploie. L’action est unifiante, parce que c’est en train d’avoir lieu, passant et advenant sans cesse116. L’hénologie n’est désormais plus pensable sans praxis. Mais comment penser une «  répétition  », une praxis transcendantale, dans la temporalité dont l’essence est de passer, et d’être irréitérable  ? À vrai dire, nous venons de voir que la temporalité dont il est question avec Heidegger peut très bien être pensée comme trouvant sa source dans l’avenir, y compris le passé. Le temps surgit donc plutôt de l’avenir, ce qui renverse la conception « vulgaire » du temps : « Le “avant” du “en-avant” indique l’avenir tel qu’il rend en général pour la première fois possible que le Dasein soit de telle manière qu’il y aille pour lui de son pouvoir-être (das “vor” und “vorweg” zeigt die Zukunft an, als welche sie überhaupt erst ermöglicht, daß Dasein so sein kann, daß es ihm um sein Seinkönnen geht)117. » L’avenir « possibilise » (ermöglicht) le pouvoir-être du Dasein. La fondation possibilisante serait ainsi à chercher dans l’avenir, en tant qu’il fonde le jaillissement de la temporalité, ce qui est fidèle au phénomène du «  devancement  » puisque le Dasein est primairement à la mort, qui jaillit sur tout son être passé et présent. Mais c’est oublier que le passé ne cesse de le parcourir, puisqu’il n’en demeure pas moins essentiellement « jeté », et de ce fait « étant-été », à tel point que – à l’instar des tonalités – cet « être-été » l’« assaille », ou mieux – tombe sur lui : « überfällt »118 ! Quel est l’enseignement central ici ? l’enseignement que la temporalité n’est plus linéaire, car le Dasein est tout autant projeté vers l’avenir, qui est en fait la source d’un tel projet, que vers le passé, qui en est tout autant (voire davantage) la direction. Ce n’est pas donc pas que l’avenir possibilise le passé, c’est plutôt que le mouvement non linéaire de la temporalité est la condition de possibilité de l’existence du Dasein. Fondement-jeté phénoménalisé car temporalisé originairement, ou, dans les termes temporels qui conviennent, « avenir et être-été » (Zukunft und Gewesenheit)119, mouvement au sein duquel l’« Augenblick » est possible, le kairos qui ouvre le présent. Les sources grecques sont ici évidemment fondamentales, et nous ne pouvons

 Ibid.  Pour une étude sur le rôle de Husserl concernant un tel temps originaire chez Heidegger, étude qui fait la comparaison et l’interprète, voir Rudolf Bernet, ” Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger ”, Revue Philosophique de Louvain, vol. 85, n° 68, 1987, p. 499–521. 117  Sein und Zeit, op. cit.., p. 327. 118  Ibid., p. 328 : ” In der Befindlichkeit wird das Dasein von ihm selbst überfallen als das Seiende, das es, noch seiend, schon war, das heißt gewesen ständig ist. ” 119  Ibid. 115 116

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une fois de plus nous appesantir sur un héritage capital120, mais l’expression a là encore une connotation morale extrêmement forte. Le juste moment où s’ouvre les conditions de l’action, ou davantage, où s’ouvre l’action elle-même – tout cela agissant, l’instant présent n’étant rien d’autre que la résolution en mouvement, assumant tout à la fois passé et avenir. L’Augenblick/Kairos, c’est le lieu de la résolution, le lieu où l’« unité de l’existence » (Einheit von Existenz)121 (et donc le discours hénologique) est le plus radicalement accomplie. Voilà le « se temporaliser » de la temporalité, le fondement-jeté comme temporalité ekstatique, où l’on trouve, plus originairement que dans le phénomène de l’être-en-dette, le « Außer-sich », hors-­ de-­soi ici véritablement originaire. La finitude est le phénomène éthique qui résume tout cela : c’est bien d’une existence finie qu’il est question, et la résolution devient devançante dans la mesure où elle assume la finitude qui est celle du Dasein, finitude de l’avenir qui jaillit sur toutes les ekstases temporelles. C’est pour répondre à cette finitude, au sein d’une temporalité ekstatique et non pas linéaire, que la tâche de la « répétition » s’avère décisive. Elle l’est d’abord afin de caractériser le rapport authentique au passé : loin de se souvenir ou d’oublier (ce qui appartient au mode inauthentique), « répéter », c’est prendre sur soi son essence ekstatique : Dans le devancement, le Dasein se prend et se répète devant le pouvoir-être le plus propre. Nous appelons l’Être-été authentique la répétition122.

 Pour l’appropriation contemporaine du concept de ” kairos ”, voir Koral Ward, Augenblick. The concept of the decisive moment in 19th an 20th-century western philosophy, London/New York, Routledge, 2008. Pour une interprétation ” éthique ” et aristotélicienne du concept d’” Augenblick ”, voir William McNeill, The Time of Life. Heidegger and Ethos, New  York, State University of New York Press, 2006 (chapitre trois : ” Apportioning the moment. Time and Ethos in Heidegger’s reading of Aristotle’s Nicomachean Ethics and Rhetoric ”, p. 77–95), et, du même, The Glance of the Eye. Heidegger, Aristotle, and the Ends of Theory, New York, State University of New York Press, 1999. Voir également les très utiles informations de Hubert L. Dreyfus, ” Could anything be more intelligible than everyday intelligibility ? Reinterpreting division I of Being and Time in the light of division II  ”, dans James E.  Faulconer and Mark A.  Wrathall (éd.), Appropriating Heidegger, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 155–165. Chez le jeune Heidegger, pour les sources donc du concept d’”  Augenblick  ” dans Sein und Zeit, voir Katharina von Falkenhayn, Augenblick und Kairos. Zeitlichkeit im Frühwerk Martin Heideggers, Berlin, Duncker & Humblot, 2003 ; Christian Sommer, Heidegger, Aristote, Luther…, op. cit., p. 240 sq. ; Felix O. Murchadha, Zeit des Handelns und Möglichkeit der Verwandlung. Kairologie und Chronologie bei Heidegger im Jahrzehnt nach Sein und Zeit, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1999, ou encore Ryan Coyne, Heidegger’s Confessions…, op. cit., p. 42 sq. (pour l’interprétation heideggérienne du concept chez Paul). Sur l’importance de Scheler, là encore, pour la reprise heideggérienne du concept de Kairos, voir Sylvain Camilleri, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger…, op. cit., p. 29 sq. Il est aussi essentiel de penser la réappropriation heideggérienne de ce concept traditionnel en la confrontant à l’usage historique et politique qui en a été fait à l’époque de la République de Weimar. Voir sur ce point l’impressionnant Alf Christophersen, Kairos. Protestantische Zeitdeutungskämpfe in der Weimarer Republik, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008. 121  Sein und Zeit, op. cit., p. 328. 122  Ibid., p. 339 : ” Im Vorlaufen holt sich das Dasein wieder in das eigenste Seinkönnen vor. Das eigentliche Gewesensein nennen wir die Wiederholung. ” 120

La temporalité comme répétition, praxis transcendantale

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La tournure de l’allemand dans la première phrase est étrange : «  holt sich das Dasein wieder in das eigenste Seinkönnen vor », le radical « holen » étant construit avec « vor- », mais le tout prenant son sens grâce à « wieder », sans oublier l’importance du pronom réfléchi « sich ». Qu’est-ce à dire ? que le fait de se prendre, de se saisir (sich vorholen) n’est possible qu’à condition de se reprendre, de se répéter. Il faut comprendre ici que « holen » est construit à la fois avec « vor- » et avec « wieder- », la saisie de soi-même n’ayant de poids authentique qu’à la condition d’être répétée, qu’à condition donc de ne pas laisser passer linéairement le passé, mais bel et bien, dans une conception non linéaire, d’être capable, par une action, de le « répéter ». La « répétition », praxis temporelle et transcendantale, est donc introduite comme phénomène au moment où il s’agit de penser l’authentique rapport au passé. Mais alors, on ne fait que décrire le transcendantal comme condition de possibilité. Or, nous insistons beaucoup sur cela, et désormais cela devient plus concret, il convient de le pratiquer. En d’autres termes, le transcendantal n’est pas seulement condition de l’ustensilité, mais il est ce qui doit être pratiqué, dans une existence authentique, ce vers quoi il faut se tourner, grâce à un travail de réduction dont on a vu les modalités précises. Cela signifie que le transcendantal n’est pas seulement compris au sens kantien (condition de possibilité du monde), mais il est aussi compris au sens husserlien (comme une réduction qu’il y a à faire). L’angoisse, dès lors, devient le lieu privilégié de la répétition. Le soi-même est déjà présent dans la peur, nous l’avons vu : j’ai peur pour moi, et c’est ce qui rend la peur bel et bien présente – je suis, ici et maintenant, en danger, alors même que l’ours (pour reprendre notre exemple…) n’est pas encore là «  en personne  »… L’angoisse radicalise ce « pour moi », et il s’agit alors d’affronter ce que je fuis ordinairement, de contrecarrer la fuite. Sans reprendre les analyses sur l’angoisse, citons ce passage capital du §68 : « L’angoisse reporte à l’être-jeté comme être-jeté répétable possible. Et de ce fait, elle dévoile conjointement la possibilité d’un pouvoir-­être authentique qui, dans la répétition, doit revenir en tant qu’advenant vers le Là jeté. Transporter devant la répétabilité, telle est la modalité ekstatique spécifique de l’être-été qui constitue l’affection de l’angoisse123.  » La réduction transcendantale conduit ainsi à la praxis de la « répétabilité » (Wiederholbarkeit), c’est-à-dire la répétition possible. Qu’est-ce à dire ? reprendre son existence, répéter ce qui était jusque-là en sommeil lorsqu’on fuyait l’existence authentique, lorsqu’on fuyait la dette qui est toujours la nôtre. Si dans la peur, nous passons les outils pour nous préoccuper de nous-mêmes, avec l’angoisse, les outils disparaissent, et il n’y a plus de fuite : je dois rassembler l’existence inauthentique, la répéter sur un  Ibid., p. 343 : ”Wohl dagegen bringt die Angst zurück auf die Geworfenheit als mögliche wiederholbare. Und dergestalt enthüllt sie mit die Möglichkeit eines eigentlichen Seinkönnens, das im Wie- derholen als zukünftiges auf das geworfene Da zurückkommen muß. Vor die Wiederholbarkeit bringen ist der spezifische ekstatische Modus der die Befindlichkeit der Angst konstituierenden Gewesenheit. ” Sur ce passage, voir le commentaire de Michel Haar, Heidegger et l’essence de l’homme, Grenoble, Jérôme Million, 2002, p. 80 sq.

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mode authentique – ou plutôt, éprouver que je peux la répéter sur un mode authentique, sans encore le faire : « L’angoisse transporte seulement dans la tonalité d’une décision possible (die Angst bringt nur in die Stimmung eines möglichen Entschlusses)124. » Voilà qualifié originairement, c’est-à-dire de façon transcendantale, le vouloir ! La décision, comprise de façon transcendantale, est une répétition. Cette répétition est encore seulement possible  : je peux me répéter sur un mode authentique, sans encore le faire : il m’apparaît que je peux le faire. Se décider veut dire « se reprendre », et finalement « se répéter », c’est-à-dire répéter le passé que j’étais et le projeter sur un mode authentique. L’angoisse a la fonction de me « transporter devant la répétabilité ». De ce point de vue, tout l’édifice d’Être et temps peut être lu méthodologiquement (mais notre analyse n’est pas méthodologique) comme l’exercice d’une incessante répétition qui ne cesse de reprendre les analyses précédentes sur la base d’un fondement gagné, chaque fondement progressant plus avant vers le transcendantal. Être et temps se laisse ainsi entendre comme une telle répétition transcendantale, une réduction qui se reprend sans cesse pour, dans le dernier moment, ressaisir tous les moments sur le fondement ultime, la temporalité. En ce sens, le traité fait ce que le Dasein doit faire, et Heidegger opère une jonction entre ce qui est décrit et la façon dont c’est écrit125. L’atteste par exemple la reprise par la temporalité des analyses de l’ustensilité sur lesquelles nous avons passé beaucoup de temps. C’est avec cet accord gagné de la praxis transcendantale et de la praxis d’outils que nous souhaitons clore notre interprétation, qui voit dans un accord praxiologico-transcendantale, à savoir la fondation effective de la praxis des outils dans la praxis transcendantale, l’aboutissement de son cheminement.

 a temporalité transcendantale comme condition de L possibilité de l’ustensilité : l’accord praxiologico-transcendantal Nous souhaitons montrer ici comment la constitution transcendantale œuvre dans le monde quotidien qui doit être concerné par les analyses pour que ces dernières soient véritablement phénoménologiques, mais également transcendantales. Ainsi, nous espérons montrer que, loin d’une coupure entre une partie herméneutique et une partie transcendantale du traité, l’ensemble de ses analyses et descriptions impliquent en fait l’« horizon transcendantal », c’est-à-dire que la temporalité originaire conditionne non pas seulement le Dasein enfin retourné à lui-même  Sein und Zeit, op. cit., p. 344.  Sur la répétition méthodologique à l’œuvre dans Être et temps, voir Laurent Villevieille, Heidegger et l’indétermination d’Être et temps, où l’auteur manque selon nous la praxis transcendantale que décrit Sein und Zeit : du même coup, il croit repérer une dimension anti-­transcendantale du traité alors même que la ” répétition ” ne peut être que transcendantale, à l’issue des diverses réductions transcendantales qui visent à fonder l’existence et en même temps à expérimenter son fondement – davantage, à le pratiquer.

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(abandonnant ainsi la tâche de fonder l’herméneutique au « on » et à la tournure des outils), mais également le Dasein qui pratique les outils dans la préoccupation. Ainsi, l’ensemble du traité de 1927 peut être lu comme un traité de philosophie transcendantale, à la fois au sens kantien (l’intentionnalité ordinaire, le rapport aux outils, est fondé dans un sujet transcendantal d’une allure particulière il est vrai), et au sens husserlien (ce transcendantal est découvert, ou plus profondément a lieu, par le moyen de la praxis d’une réduction transcendantale, là aussi d’une allure particulière, car éthique). Le §69 a), avec lequel nous souhaitons conclure notre interprétation d’Être et temps (qui demeure à prolonger, par exemple concernant l’historialité essentielle du Dasein), montre précisément comment la temporalité fonde également la pratique que nous faisons des outils. En ce sens, deux praxiologies s’affrontent : celle qui décrit l’usage quotidien des outils, et celle qui vise la praxis transcendantale gagnée avec la temporalité. Même si l’étant-outil n’est pas devant-la-main, mais bien en-main, même s’il ne s’agit pas alors d’un sujet qui rencontre un objet extérieur par le moyen de structures a priori, il y a néanmoins entre le Dasein et l’outil une « connexion » (Zusammenhang)126. Cependant, cette connexion est problématique dans la mesure où l’intentionnalité est disséminée, comme le rappelle Heidegger dans ce §69 : Mais il est plus important encore de comprendre que l’usage préoccupé ne séjourne jamais auprès d’un outil isolé. L’utilisation, le maniement d’un outil déterminé demeure comme tel orienté sur un complexe d’outils. Supposons par exemple que nous cherchions un outil « égaré » : bien loin que la chose cherchée soit alors simplement ou primairement visée dans un « acte » isolé, c’est tout l’orbe du complexe d’outils qui est déjà pré-découvert. Tout « procéder », tout « s’emparer » ne se heurte pas de but en blanc à un outil prédonné isolément, mais il revient toujours du monde d’ouvrage à chaque fois déjà ouvert dans cet emparement vers un outil particulier127.

La dissémination de l’intentionnalité, qui est ici répétée, trouve des exemples frappants : l’outil que je n’ai pas, qui me manque, que j’ai perdu, n’est pas visé par un acte intentionnel, mais c’est le complexe d’outils que je vise, où je vais déceler ce qui manque. Toute prise en-main vise l’outil ainsi : c’est la totalité du complexe d’outils – donc du monde d’outils – que je vise. Cela décrit l’infondation : je suis avec l’outil, et un outil n’est outil qu’avec moi-même, mais aussi avec tous les autres outils du contexte. Le problème est alors le suivant : « Le caractère de rapport de la tournure, du “avec..., de...” indique qu’un outil est ontologiquement impossible (daß ein Zeug ontologisch unmöglich ist)128.  » Heidegger apporte ici une  Sein und Zeit, op. cit., p. 352.  Ibid.  : ”  Es gilt aber, darüber hinaus zu verstehen, daß der besorgende Umgang sich nie bei einem einzelnen Zeug aufhält. Das Gebrauchen und Hantieren mit einem bestimmten Zeug bleibt als solches orientiert auf einen Zeugzusammenhang. Wenn wir zum Beispiel ein ”verlegtes” Zeug suchen, so ist dabei weder lediglich noch primär nur das Gesuchte in einem isolierten ”Akt” gemeint, sondern der Umkreis des Zeugganzen ist schon vorentdeckt. Alles ”zu Werke Gehen” und Zugreifen stößt nicht aus dem Nichts auf ein isoliert vorgegebenes Zeug, sondern kommt aus der je schon erschlossenen Werkwelt im Zugriff auf ein Zeug zurück. ” 128  Ibid. 126 127

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réponse nette au problème propre à ce que nous nommions tension praxiologico-­ transcendantale : la question du fondement, loin de se partager entre l’hypothèse du contexte, de la complexion d’outils (Zeugzusammenhang), et celle du Dasein, doit exclure de facto le contexte en tant qu’il ne constitue pas une unité : l’outil n’est jamais seul et un (Heidegger, dans la phrase qu’on vient de citer, met en italiques « un »). L’hénologie étant impossible avec l’outil, il n’y a pas d’ontologie. C’est pourquoi l’enquête doit bien plutôt s’orienter vers ce que je comprends à l’avance de ce contexte, comment en somme ce contexte est contexte pour moi toujours déjà constitué  – ce que Heidegger appelle un «  laisser-retourner  » (Bewendenlassen). C’est à condition de faire cesser la tension praxiologico-transcendantale au profit du transcendantal que l’entreprise phénoménologique découvre véritablement les phénomènes. Dès lors, Le rapport aux outils est fondé par le concept de « laisser-­ retourner » de la « préoccupation », qui est fondé par le concept de « souci », qui est fondé par le concept de temporalité. On voit que c’est d’abord la recherche d’une hénologie qui fonde l’entreprise transcendantale. Après tout, si Heidegger n’avait pas cette inquiétude pour l’hénologie, rien n’empêcherait que ce soit le contexte qui constitue la condition de possibilité du rapport aux choses du monde, condition de possibilité dès lors conditionnée à son tour par les pratiques sociales (le « on »). Heidegger, peut-être trop violemment, refuse catégoriquement cela. Dès lors, comment la temporalité conditionne-t-elle la pratique des outils ? Voyons les différentes strates décrites par Heidegger. 1) Quand je pratique le marteau, la structure du « laisser-retourner » est présente, elle possibilise cette pratique du marteau. Dès ce premier niveau de fondement, la temporalité joue, puisque cette structure revient à un «  s’attendre à…  » (Gewärtigen), le contexte d’outils étant toujours déjà à l’avance compris. Lisons Heidegger : « Le s’attendre au “de”, inséparable du conserver de l’avec-quoi de la tournure, voilà ce qui possibilise, en son unité ekstatique, la présentification spécifiquement maniante de l’outil (das Gewärtigen des Wobei in eins mit dem Behalten des Womit der Bewandtnis ermöglicht in seiner ekstatischen Einheit das spezifisch hantierende Gegenwärtigen des Zeugs)129. » « De », ici, traduit « Wobei », adverbe substantivé, très difficile à rendre en français, qui signifie toujours en allemand le rapport à une chose, et dont le sens dépend toujours du contexte où il est utilisé. En fait, « Wobei » renvoie ici à l’usage qui en est fait un peu plus haut dans le même §69 : « es hat mit etwas bei etwas sein Bewenden »130, avec quelque chose il retourne de quelque chose. Ce dont il retourne avec l’outil, voilà ce que décrit le Wobei de la phrase que nous commentons, c’est-à-dire le contexte d’outils auquel appartient l’outil utilisé. Dès lors, la phrase dit ceci : en pratiquant un outil, le Wobei désigne ce à quoi je m’attends, ce que j’anticipe dans le maniement – avant même de m’emparer du marteau pour enfoncer les clous, je suis dans le contexte d’outils où un tel marteau peut être pratiqué, par exemple une chambre où il s’agit de monter une armoire. Je m’attends donc à ce 129 130

 Ibid., p. 353.  Ibid.

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contexte, à ce dont il retourne avec le marteau. Mais en même temps que ce Wobei, travaille le Womit, c’est-à-dire la dimension de co-présence des outils devant moi et de moi avec ces outils : je suis avec ce marteau, c’est-à-dire aussi bien avec le clou, avec l’armoire à monter, avec la chambre, etc. Tout cela travaille au présent, mais ne peut le faire que s’il y a l’attente de tout ce contexte, anticipé avant que je m’y mette et pendant que je m’y mets. Autrement dit, le présent (ce avec quoi je suis effectivement aux prises en plantant mes clous) jaillit du passé (le contexte qu’il a fallu que j’anticipe avant de m’y mettre) mais aussi de l’avenir (puisqu’en m’y mettant, au moment où je m’y mets, je dois anticiper la suite dans le même contexte auquel je continue de m’accorder). Voilà la phénoménalisation transcendantale de l’ekstase temporelle au niveau de la pratique des outils. Voilà comment praxis d’outil et praxis transcendantale s’accordent, comment la première trouve sa fondation dans la seconde. 2) Cet accord praxiologico-transcendantal, comme on peut, en cette fin de parcours, le nommer, qui résout la tension praxiologico-transcendantale, explique en fait pourquoi, quand je pratique les outils, je ne vois rien – ce qui est, on l’a vu, la grande métamorphose, sinon destruction, que Heidegger fait subir à l’intentionnalité d’objet husserlienne. En effet, dans cette pratique, je ne suis en fait thématiquement ni à l’outil que je pratique, ni au contexte, ni à l’ouvrage que je réalise. Parce que la temporalité est originairement ekstatique, je suis à tout cela, je suis au tout unitaire de tout ce qui est en jeu dans la pratique : « Le laisser-­retourner fondé dans la temporalité a déjà fondé l’unité des rapports où la préoccupation se “meut” le regard aux alentours (das in der Zeitlichkeit gründende Bewendenlassen hat schon die Einheit der Bezüge gestiftet, in denen das Besorgen sich umsichtig “bewegt”)131. » Au fondement il y a donc toujours déjà la totalité de la tournure car la temporalité n’est pas linéaire ! elle est ekstatique, et par conséquent cela légitime de façon transcendantale l’étrange temporalité de la pratique des outils, qui est à la fois anticipante et en rapport à ce qui a été déjà accompli. On voit là encore comment la pratique des outils et le transcendantal sont réconciliés, puisque les deux temporalités coïncident, la seconde conditionnant la première. C’est ce que nous appelons accord praxiologico-transcendantal. 3) Nouvelle figure d’un tel accord : l’oubli. Certes, à l’avance, j’ai déjà la familiarité du contexte d’outils, dans le «  monde environnant public  » (öffentlichen Umwelt)132, et le sens n’advient que lorsque je m’y attends, lorsque j’ai anticipé, de façon compréhensive, le contexte où les outils trouvent leur place. Mais du même coup, l’avenir du sens est aussi bien le passé de ce qui a déjà été compris avant le maniement lui-même, avant le présent du maniement. Cependant, ce passé travaille l’acte de la maniabilité en son cœur, puisqu’en maniant l’outil, je m’oublie moi-même, ou encore : « le soi-même doit nécessairement s’oublier », ce qui prouve que l’oubli propre à la peur est en fait une caractéristique plus générale de la maniabilité de l’être-en-main, avec certes des modalités différentes. Quand je suis aux outils, je n’ai plus de passé, je ne suis plus rien que ce 131 132

 Ibid., p. 354.  Ibid., p. 354.

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que je fais, et cela reste un passé. Je suis pleinement à la tâche, à ce que je fais, je manie, et si je ne maniais pas sur le mode de l’oubli, je manierais mal : si je suis à autre chose, l’ouvrage est mal fait. Là encore, la temporalité est tout autant au passé que j’oublie qu’à l’avenir de la réalisation de l’ouvrage. Il faut remarquer ici quelque chose de décisif. Lorsque Heidegger souligne : « Le soi-même doit nécessairement s’oublier  », cela convient au mode inauthentique d’existence qui est le lieu d’une fuite dans le « on », et donc d’un oubli de soi-même. Mais ce phénomène inauthentique trouve en fait une fondation authentique, avec la temporalité, phénoménalisée dans le «  s’attendre à…  ». Autrement dit, au cœur de l’inauthenticité, l’authenticité est toujours déjà au travail, elle est fondatrice de l’inauthenticité, elle est une condition de possibilité transcendantale et une tâche, un lieu à découvrir et à accomplir par une conversion. La temporalité ekstatique, originaire, trouve ici, dans le rapport habituel de l’être humain à l’étant, une manifestation. Heidegger disait nettement cette possibilisation transcendantale : « …voilà ce qui possibilise, en son unité ekstatique, la présentification spécifiquement maniante de l’outil (ermöglicht in seiner ekstatischen Einheit das spezifisch hantierende Gegenwärtigen des Zeugs)133. » Il n’y a pas deux mondes, le monde de l’oubli de soi et le monde du soi-même. C’est parce qu’originairement je suis à moi-même (quoique je ne le sache pas en toute conscience) que je puis ne pas être à moi-même lorsque par exemple je pratique des outils. 4) Du même coup, les phénomènes de l’outil qui manque, de l’outil inutilisable, de l’outil qui fait obstacle, s’inscrivent autant dans le monde d’outils que dans la temporalité originaire qui les fonde. Le non-maniable mettait au défi une conception objectivante de l’intentionnalité, puisque loin d’objectiver la praxis, c’est la maniabilité elle-même qui est prise dans la non-maniabilité, c’est elle qui est altérée, et non pas une quelconque perception d’objet, voire même une perception d’outil. Mais alors, temporellement (i.e. « ontologiquement » !), « le présentifier est retenu (aufgehalten) » : lorsque l’outil résiste, qu’il ne fonctionne pas, qu’il manque, à chaque fois nous sommes bien à l’outil, nous l’attendons et passé et futur jouent bien ensemble pour que nous soyons à l’outil, mais à l’instant même de la maniabilité, tout cela qui est en œuvre ne donne pas d’outil. Le «  pour…  » est bien là, mais sans l’outil. Le présent manque, ou plutôt il est arrêté, il ne se déploie pas depuis ce que j’ai pratiqué et en vue de ce que j’anticipe, mais il n’y a plus que passé et futur, ce que j’ai déjà anticipé et ce que je continue d’anticiper. La temporalité continue d’être non linéaire, ekstatique, mais l’endommagement est fondé sur un mode de phénoménalisation défaillant du ­présent. Il y a bien présent, puisque l’outil endommagé est là, devant moi, et c’est cette présence même qui fait que je ne puis rien pratiquer effectivement ; mais ce présent ne s’inscrit pas dans l’ekstase aisément, il est arrêté au sens où j’y suis pour ainsi dire bloqué. Ce qui est crucial ici, c’est de comprendre que la temporalité transcendantale est ekstatique, c’est-à-dire désordonnée par rapport à la temporalité linéaire. Si l’outil résiste et n’est plus pratiquable, et si par là se 133

 Ibid., p. 353.

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révèle l’outil en tant qu’outil, il faut que passé et futur jaillissent en même temps du présent, mais aussi bien que le présent jaillisse de l’un et l’autre : l’outil ne fonctionne pas présentement, et cela bloque le mouvement ordinaire de l’ekstase, c’est-à-dire le jaillissement du passé et de l’avenir : je ne m’appuie plus sur les mouvements que je viens de faire, je n’anticipe plus ce que j’ai à faire, mais je suis bloqué à cause de cet outil présentement inutilisable. Mais : de la même façon, il ne m’apparaît inutilisable que parce que je m’attendais à ce qu’il soit utilisable, j’anticipais son usage avant qu’il m’apparaisse tel – même lorsque je l’avais déjà en main. Et, identiquement, il ne m’apparaît inutilisable que parce que j’anticipe dans le futur ce que je voudrais faire avec. On voit, avec un phénomène aussi quotidien qu’enfoncer des clous, comment la temporalité authentique devient transcendantale au sens où elle est la condition de possibilité du phénomène quotidien de la praxis. Il ne peut y avoir un tel phénomène sans «  unité ekstatique du présentifier attentif-conservant (ekstatischen Einheit des gewärtigend-behaltenden Gegenwärtigens) »134. Là encore, il y a bien un accord praxiologio-transcendantal. 5) Heidegger envisage l’autre phénomène du défaut d’outil, lorsque l’outil manque purement et simplement. Que se passe-t-il lorsque je regrette ce manque  ? Heidegger écrit : « Si le laisser-retourner circonspect n’était pas “nativement” attentif à ce dont il se préoccupe et si le s’attendre ne se temporalisait pas en unité avec un présentifier, alors le Dasein ne pourrait jamais “trouver” que quelque chose fait défaut (wäre das umsichtige Bewendenlassen nicht “von Hause aus” des Besorgten gewärtig und zeitigte sich das Gewärtigen nicht in der Einheit mit einem Gegenwärtigen, dann könnte das Dasein nie “finden”, daß etwas fehlt)135. » Pour que quelque chose manque, il me faut l’avoir anticipé comme ne manquant pas (sans quoi je ne ressentirais aucun manque) tout comme il me faut, au moment où il manque, avoir besoin de l’utiliser dans le futur, c’està-dire en vue de faire ce que je dois faire. Là encore, une telle structure temporelle, si complexe, qui implique à la fois ekstaticité et unité (puisque cela ne peut donner lieu à un phénomène que s’il y a une unité), est fondée sur une structure transcendantale qui est l’ekstaticité même de mon être. Il faut qu’il y ait production d’unité à partir de cette ekstaticité pour qu’il y ait le phénomène pratique de l’ustensilité. Heidegger ne fonde plus l’objectivité, mais l’ustensilité, et la structure temporelle s’ajuste en quelque sorte à l’ustensilité, en tant qu’elle doit la fonder. Le discours est ici profondément transcendantal, au sens où le Dasein possède en lui-même une structure temporelle qui fonde la temporalité à l’œuvre dans la praxis des outils. Si l’on résume toutes ces étapes, l’on peut dire que même lorsque l’outil fait défaut, « das Besorgen findet sich damit ab »136, la préoccupation s’en arrange. Elle ne compte pas avec l’outil dont elle n’a pas besoin, mais elle compte avec l’outil  Ibid., p. 355.  Ibid. 136  Ibid., p. 355–356. 134 135

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absent dont elle a besoin : cet outil reste maniable, il l’est même avec plus d’insistance que ceux qui sont effectivement là. Aussi étranger soit l’outil, ou même aussi étranger soit le contexte où je me trouve, je m’y retrouve toujours, je m’arrange, il y aura une solution. Jamais le passé n’est privé d’avenir. Même dans les situations désespérées, le passé jaillit de l’avenir à l’avance présent dans le fait que je m’attends à… C’est bien qu’il y a une structure temporelle ekstatique (non linéaire) qui possibilise cette présence/absence : le fait qu’il soit là sans l’être prouve non seulement que nos visées ne sont pas d’objet, mais aussi que c’est une structure temporelle fondamentale non linéaire, où passé et avenir cocheminent en vue du présent, qui permet l’anticipation et l’être-déjà-donné, si l’on peut dire, et les deux à la fois, de l’outil. Son absence, lorsqu’il est attendu, révèle cela avec une grande force : s’il manque présentement, c’est bien que l’attente est à l’œuvre, mais également que l’outil est déjà passé : il n’est pas là quand auparavant il aurait pu l’être. Autrement dit, là encore, c’est une structure plus fondamentale que la seule ustensilité qui permet d’approcher ontologiquement (temporellement) la praxis qui est le premier rapport que nous entretenons quotidiennement à toute chose. Le transcendantal est présent au cœur de l’expérience quotidienne, perceptible, en quelque sorte, dans la praxis des outils. Car enfin, cette temporalité ekstatique de l’ustensilité est bien dans le monde, dans l’expérience qui l’ouvre et qui y est ouverte ; c’est bien au monde que je suis au futur de ce qui arrive dans un contexte et au passé de ce qu’il faut de pré-compréhension du même contexte. La fondation est au monde, dans le monde, quoiqu’il faille une analytique philosophique pour le dévoiler. Le transcendantal est bel et bien attesté, phénoménalement. Il s’agit d’autant plus d’une instance transcendantale que c’est sur cette base de la fondation de l’en-main qu’il peut y avoir la fondation que visait Kant, à savoir de l’objet théorique, « devant-la-main » comme dit Heidegger. Être et temps légitime ainsi la pratique des outils en indiquant sa condition de possibilité (la temporalité ekstatique), mais il légitime aussi du même coup ce qui est fondé par la pratique de l’outil, le rapport théorique à un objet. Autrement dit, ce que cherche à légitimer la Critique de la raison pure, l’objet théorique des sciences de la nature, constitue également la tâche de Sein und Zeit, même s’il s’agit pour Heidegger d’une tâche secondaire, moins primordiale que celle qui légitime la pratique des outils. Ce que montre le §69 c), c’est que le rapport théorique à un objet dérive du rapport pratique, et c’est parce qu’on a transcendantalement légitimé le rapport pratique qu’on peut en venir aux conditions de possibilité de l’objet théorique. Ainsi l’objet de la Critique de la raison pure se trouve-t-il phénoménologiquement fondé. Ainsi Être et temps est-il, finalement, une Critique de la Critique de la raison pure, ou encore, une philosophie transcendantale de la philosophie transcendantale. Heidegger demande en effet, en ce §69 c), quelles sont les «  existenzial notwendigen Bedingungen der Möglichkeit dafür, daß das Dasein in der Weise wissenschaftlicher Forschung existieren kann »137. Voilà, en langage heideggérien, le programme de la Critique de la raison pure. Si l’on pouvait avoir des réticences jusqu’à présent pour parler d’authentique philosophie transcendantale, elles doivent sans doute s’éva137

 Ibid., p. 357.

La temporalité transcendantale comme condition de possibilité de l’ustensilité : l’accord… 363

nouir lorsqu’on lit qu’à partir de la légitimation de l’ustensilité, découle la légitimation de l’objet scientifique, ce qui est le programme kantien de la philosophie transcendantale. Certes, la science doit être comprise non pas de façon « logique », dit Heidegger, mais comme une « façon de l’existence » (Weise der Existenz), et donc comme un «  mode de l’être-au-monde  » (Modus des In-der-Welt-seins)138. Cependant, cela implique-t-il que le rapport théorique aux choses soit un rapport privé de praxis, si l’on pose une telle praxis comme originaire par rapport au théorique ? non pas selon Heidegger, car la privation de praxis, on l’a vu, suppose que l’on reste encore dans l’horizon de la praxis. Par ailleurs, elle peut également conduire à une « vue d’ensemble sur le “chantier en repos” (Überschau über den gerade “still liegenden Betrieb”)  »139, un regard qui n’est pas encore théorique, mais qui prend de la distance par rapport à ce qui est fait – comme lorsque, sans doute aussi pour me reposer un peu, je cesse de monter l’armoire pour mesurer où j’en suis et ce qu’il me reste à faire. Comme l’écrit Heidegger : « L’usage “pratique” a ses guises propres de séjour (der “praktische” Umgang hat seine eigenen Weisen des Verweilens)  », soulignant aussitôt qu’«  à la praxis revient sa vue (“théorie”) spécifique (der Praxis ihre spezifische Sicht (“Theorie”) eignet) ». Autrement dit, observer en surplomb ce que l’on a fait, c’est encore rester dans le cadre de la praxis, même si la vue (theôria !) en un sens retrouve un peu ses droits. Mais de même que la praxis possède sa théorie, la théorie possède sa praxis, à savoir ses pratiques expérimentales – comme le dispositif nécessaire à l’observation par microscope. Heidegger va jusqu’à dire que dans les opérations scientifiques les plus abstraites (qui n’exigent donc pas d’expérimentation) il est besoin de manier… un crayon ! La portée de ces remarques est sans doute assez faible. Ce qui importe ici, c’est de voir comment Heidegger parvient à atteindre ce qu’il entend par « théorie » à partir de la préoccupation pour les outils. Tout d’abord, Heidegger oppose clairement le primat de l’intuition dans la théorie au mode d’appréhension propre à la préoccupation, dans une perspective nettement husserlienne  : «  On fera valoir que toute manipulation (Hantierung), en science, ne se trouve jamais qu’au service de la considération pure (reinen Betrachtung), de la découverte et de l’ouverture investigatrices des “choses mêmes” (Sachen selbst). Le “voir” (Sehen), au sens le plus large du terme, règle tous les “dispositifs” et garde la primauté140. » Il est tout à fait frappant que ce soit Kant, et non pas Husserl (alors même que ce dernier est sans doute le premier concerné par le propos), qui est ici cité, à savoir Critique de la raison pure, B33 : « Auf welche Art und durch welche Mittel sich auch immer eine Erkenntnis auf Gegenstände beziehen mag, es ist doch diejenige, wodurch sie sich auf dieselben unmittelbar bezieht, und worauf alles Denken als Mittel abzweckt, die Anschauung », passage qui ne met nullement l’intuition au centre de l’objectivité scientifique, mais sur lequel Heidegger s’appuie pour le faire, afin de montrer qu’il s’agit moins d’une tendance husserlienne que d’une orientation fondamentale de l’histoire de la pen Ibid.  Ibid., p. 358. 140  Ibid. 138 139

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sée, « depuis les débuts de l’ontologie grecque jusqu’à nos jours »141. Or, la démarche transcendantale de Heidegger tâche ici de montrer ce qui, dans la pratique des outils, possède les éléments fondamentaux d’un tel voir, afin de fonder le théorique. Il y a certes, et c’est une part importante de la destruction de l’intentionnalité qui est à l’œuvre chez lui depuis 1919, une critique fondamentale du paradigme visuel de la théorie husserlienne de l’intentionnalité. Cette critique est également présente au moment de la réduction éthique, puisque le Dasein ne séjourne pas auprès de lui-­ même à partir d’un voir, mais d’une écoute, celle de l’appel. En fait, Heidegger revient ici sur cette critique, ce qu’il faisait déjà d’ailleurs en son sein, puisqu’on pouvait lire au §15, rappelons-nous, que « l’agir a sa vue propre (das Handeln seine Sicht hat) »142. C’est en ce §69 c) que cette indication devient primordiale, où le champ lexical du voir (Sicht) est omniprésent pour caractériser l’être-en-main143. Il implique deux niveaux : 1) Tout d’abord, l’Umsicht, traduit heureusement par E. Martineau par « circonspection », où il faut entendre le « regard à l’entour », qui est (au sein de l’intentionnalité disséminée qu’on décrivait) au tout du contexte, c’est-à-dire à l’ensemble des outils qui renvoient les uns aux autres. C’est un voir disséminé, un voir qui n’est pas intentionnel au sens où il viserait un objet. Il est éclaté dans le tout du contexte. De fait, c’est ainsi qu’on perçoit ordinairement le monde : on ne thématise rien de précis, mais on laisse porter son regard ici et là, pris d’abord par le contexte avant de s’ajuster sur tel ou tel étant. 2) Or, cet Umsicht de la praxis implique au niveau plus originaire du comprendre l’Übersicht, la vue d’ensemble, surplombante sur l’ouvrage. Les outils du contexte, et donc le contexte lui-même composé de tous les outils, sont pris en vue par une vue compréhensive, qui ne se contente pas de rassembler ce que l’Umsicht a vu, mais qui bien plutôt l’anticipe et ainsi la rend possible, pré-­ vision de tout ce qu’il y aura à pratiquer dans un tel contexte, ce avec quoi je devrai tenir pratiquement compte. C’est cela que Heidegger désigne lorsqu’il parle de « comprendre primaire de la totalité de tournure (primäre Verstehen der Bewandtnisganzheit) ». Dès lors, si le comprendre possède lui aussi sa vue propre, l’Übersicht, il est clair que le pouvoir-être, qui est le mode d’être du comprendre, est engagé dans ce voir là, et alors il s’agit d’un voir plus authentique, plus originaire, que celui de la seule préoccupation – un voir plus proche du souci. C’est ce que Heidegger appelle aussitôt « réflexion », c’est-à-dire cette vue d’ensemble qui permet que l’on soit à la  Ibid.  Ibid., p. 69. 143  Ibid., p.  359  : ”  Die Umsicht bewegt sich in den Bewandtnisbezügen des zuhandenen Zeugzusammenhangs. Sie untersteht selbst wieder der Leitung durch eine mehr oder minder ausdrückliche Übersicht über das Zeugganze der jeweiligen Zeugwelt und der ihr zugehörigen öffentlichen Umwelt. Die Übersicht ist nicht lediglich ein nachträgliches Zusammenraffen von Vorhandenem. Das Wesentliche der Übersicht ist das primäre Verstehen der Bewandtnisganzheit, innerhalb derer das faktische Besorgen jeweils ansetzt. ” 141 142

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pratique de tel ou tel outil. Elle a toutes les caractéristiques de la délibération, puisque son « schème », dit Heidegger, est le « si…, alors… » – si je veux monter cette armoire de telle sorte qu’elle n’empêche pas la porte de fermer, alors il faudra disposer les pièces à monter d’abord de telle manière, dans tel coin de la pièce, etc. On voit alors que ce sont des « schèmes », comme chez Kant, qui permettent l’application du niveau fondateur au niveau fondé, et qui permettent que le voir effectif des outils puisse se rapporter à la temporalité ! Cependant, pour qu’ensuite le voir théorique soit fondé, il faut montrer comment un tel voir est fondé dans la temporalité, en rappelant comment la circonspection l’est. Comme une telle réflexion est immédiate pour Heidegger, non représentative (c’est-à-dire non médiatisée par la représentation, ce qui impliquerait un passé de la représentation et un présent de son effectivité dans la réflexion), elle est « présentification » (Gegenwärtigung). C’est le présent qui gouverne une telle réflexion, c’est-à-dire la vue d’ensemble qui permet de délibérer immédiatement sur ce que l’on s’apprête à faire. Tout m’est présent en un éclair, en un sens. Mais si ce présent n’est pas lui-même fondé dans l’ekstaticité de la temporalité originaire, alors il est superficiel, et donc il n’est pas véritablement fondé. Or, cette «  présentification  » repose nécessairement sur de l’ekstaticité. D’abord, parce que la réflexion (si…, alors…), pour être un « schème », c’est-à-dire pour pouvoir s’appliquer à la temporalité de l’ustensilité, doit impliquer un conserver (Behalten), c’est-à-dire qu’il faut que « la préoccupation comprenne déjà “en le voyant en son ensemble” un complexe de tournure (muß das Besorgen schon einen Bewandtniszusammenhang “übersichtlich” verstehen)  »144, c’est-à-dire qu’au moment où je délibère, où je réfléchis, je dois déjà avoir à l’esprit (mais on dirait aussi bien « en-main ») l’ensemble du contexte où je dois agir, ce qui implique un passé. Comme le dit encore Heidegger, « ce qui est advoqué avec le “si...” doit déjà être compris en tant que ceci et cela (was mit dem “Wenn” angesprochen wird, muß schon als das und das verstanden sein)  »145. On voit alors comment la «  Als-­ Struktur » propre à la compréhension est schématisée : l’ « en tant que… » ne trouve de concrétude temporelle que grâce au « si…, alors… » de la réflexion qui rend effectif le fait de comprendre les outils dans la totalité de leur tournure, c’est-à-dire par la pratique de tel outil plutôt que de tel autre, de telle façon plutôt que de telle autre. Heidegger déploie ici un véritable schématisme transcendantal, que l’on présentera dans sa version kantienne dans la dernière partie. Mais la temporalité qui fonde le voir propre à l’ustensilité n’est pas encore ekstatique, puisqu’elle n’est pour l’instant, puisque la «  présentification  » dans la «  réflexion  » n’implique que présent et passé. Or, la temporalité n’est ekstatique qu’à la condition que les trois ekstases temporelles soient rassemblées en une unité. Et précisément : « C’est seulement dans la mesure où le Dasein, attentif à une possibilité (einer Möglichkeit wärtig), c’est-à-dire ici à un pour-quoi (Wozu), est revenu vers un en-quoi (Dazu), c’est-à-dire conserve un en-main (ein Zuhandenes behält), que le présentifier appartenant à ce conserver attentif peut à l’inverse, en partant de cet étant conservé (Behaltenen), le rapprocher expressément dans sa référence au 144 145

 Ibid.  Ibid.

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pour-quoi (Wozu)146. » E. Martineau traduit « Dazu » par « pour-cela », ce qui peut entraîner une confusion. En effet : l’opposition Wozu/Dazu, que nous traduisons par « pour-quoi » / « en-quoi », désigne l’opposition entre ce en-vue-de-quoi et l’outil, ce qu’il permet de faire, et l’utilité qui apparaît immédiatement de lui, le « à-l’aide-­ de-­quoi », pour gloser « Dazu ». Il faut donc, dit Heidegger, que dans la praxis, je rapporte l’en-quoi de l’outil, ce à quoi il sert et comment il montre cette utilité, au pour-quoi il va servir. C’est pourquoi Heidegger dit que pour conserver l’outil dans son utilité, son en-quoi, il faut le projeter dans le futur, c’est-à-dire anticiper ce à quoi il servira, une de ses possibilités d’usage. Voilà donc gagnée l’ekstaticité temporelle au cœur de l’usage, ou plus précisément, car c’est cela qui intéresse ici Heidegger, au cœur du voir propre à l’usage. Il faut donc toutes sortes de schèmes, que Heidegger laisse franchement indéterminés, pour fonder l’effectivité temporelle de l’ustensilité dans la temporalité ekstatique, c’est-à-dire transcendantale, des schèmes qui établissent une passerelle (pour ainsi dire) entre l’une et l’autre temporalité. Mais comment alors passons-nous au théorique, et comment est-il fondé  ? Comme l’écrit aussitôt Heidegger, comment passe-t-on d’un énoncé non théorique, « le marteau est trop lourd », en tant que cela signifie que sa prise en main n’est pas aisée – comment passe-t-on de tel usage de l’énoncé à celui qui, en disant « le marteau est trop lourd », désigne effectivement la lourdeur du marteau comme qualité d’un sujet, qu’il s’agit d’une de ses propriétés ? Il s’agit alors d’expliquer l’étant à partir des lois de la pesanteur, et donc plus du tout de le pratiquer. Ce qui a lieu alors, c’est que « la compréhension d’être qui guide l’usage préoccupé de l’étant intramondain a viré (das Seinsverständnis, das den besorgenden Umgang mit dem innerweltlichen Seienden leitet, hat umgeschlagen) »147. Virage, ce qui implique dérivation de la praxis à ce qu’elle fonde, objet théorique. Pour montrer cette dérivation, Heidegger prend le cas assurément exemplaire pour son analyse d’un outil qui devient l’objet d’une science, afin de voir ce qui change dans le mode d’appréhension selon que le même outil est appréhendé de façon pratique ou théorique. Or, pour Heidegger, ce qui est fondamentalement modifié avec le voir théorique, c’est la « place » (Platz) de l’outil : « Celle-ci devient indifférente. Non que le devant-la-main perde en général son “lieu” (Ort). La place devient un emplacement spatio-temporel, un “point du monde” qui ne se distingue d’aucun autre de manière privilégiée148. » La « place » particulière devient « lieu » en général, lieu en tant que concept. Soit un outil : la place qu’il occupe dans l’espace n’a de sens qu’eu égard à la pratique que j’en fais, et cette place est à chaque fois singulière selon le moment. Avec l’universalisation scientifique, ce qui était particulier devient général, conceptuel : le fait qu’un outil doit toujours occuper un certain lieu, quel que soit ce lieu. Ce n’est donc pas que l’outil peut occuper tous les lieux possibles que vise la science (cela, c’est plutôt la compréhension qui le vise, en tant que le marteau peut être à plusieurs places avant que je me décide pour telle place en vue de  Ibid., p. 359–360.  Ibid., p. 361. 148  Ibid., p. 361–362. 146 147

Conclusions

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tel but), mais bien plutôt qu’il doit, à un moment précis, en occuper un, unité générale, délimitation (Entschränkung) générale dans l’espace. L’on spécifie ainsi que l’outil doit occuper un certain lieu. Dès lors, il s’agit d’opérer des classifications générales à partir de cette abstraction, en désignant diverses régions ontiques. La découverte des lois fondamentales de la physique, par exemple, procède de ce cheminement là pour Heidegger. Or, avec ce cheminement d’abstraction, « le projet » (Entwurf) « ouvre un a priori » (ein Apriori erschließt)149. Ainsi le rapport scientifique au monde est-il un « projet » au même titre que le rapport compréhensif au monde environnant. Tout étant est ainsi conditionné par l’a priori scientifique, pris par les concepts universels que par abstraction la science a historiquement édifiés. Tout cela mériterait de plus amples réflexions, et Heidegger lui-même n’en dit pas beaucoup plus. Retenons que Heidegger a reconduit sa recherche jusqu’à ce qui était l’objet de la Critique de la raison pure de Kant, à savoir la connaissance théorique. Il montre, dans le cadre d’un schématisme très particulier qui tâche de fonder le voir théorique sur le voir pratique à partir de la temporalité originaire, comment un jugement synthétique a priori repose nécessairement sur le plan pratique de l’usage des outils, pour ensuite trouver sa pleine légitimité transcendantale. Ainsi, lorsque Heidegger souligne que le « présupposé [kantien] ne saurait, à tout le moins, rester sans légitimation »150, alors que Kant souhaitait fonder la science de la nature, il vise la nécessité de fonder le plan théorique sur le plan pratique, qui lui-même repose sur la temporalité ekstatique originaire, c’est-à-dire transcendantale, condition de possibilité ultime de tout type de rapport au monde, pratique ou théorique. Le transcendantal kantien (condition de possibilité) et le transcendantal husserlien (réduction) sont ainsi réunis dans le traité de 1927.

Conclusions Dans cette partie, au moyen de Husserl, Scheler, et Heidegger, et avec comme centre de gravité le traité Être et temps, paradigme d’une phénoménologie transcendantale à la limite, nous avons montré comment la figure praxiologico-transcendantale de la philosophie permettait de résoudre un certain nombre de difficultés, au premier chef desquelles la destruction de l’intentionnalité d’objet pour aménager sa juste place à la praxis des outils. Le fondement n’est ni substantif, ni formel, il est le mouvement temporalisé d’une praxis transcendantalisée, à la fois tournée vers le sujet pratique et vers ce qu’il a à faire, la tâche transcendantale, le devoir transcendantal, qu’il a à accomplir. La réduction phénoménologico-transcendantale est aussi bien praxiologico-transcendantale, elle a lieu dans et par le sujet-vouloir immensément traversé par de grandes saillances transcendantales qui le font être (agir  !) phénoménologiquement, c’est-à-dire authentiquement. La condition de possibilité de toute expérience est dans le même temps pratique du transcendantal, faire 149 150

 Ibid., p. 362.  Ibid., p. 144–145.

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temporel/transcendantal. Les étapes d’Être et temps, telles que notre interprétation les a dégagées, indiquent les étapes fondamentales de la phénoménologie dans sa figure praxiologico-transcendantale : 1) La destruction praxiologique de l’intentionnalité et le problème de l’hénologie. Tout d’abord, après Scheler, Heidegger opère, dans Être et temps, une destruction pratique de l’intentionnalité husserlienne. Celle-ci est disséminée, rendant impossible toute approche hénologique. 2) La destruction praxiologique de l’intentionnalité et la tension praxiologico-­ transcendantale. Le problème hénologique qu’on vient de souligner entraîne un autre problème, qui est le problème transcendantal. En effet, si l’hénologie semble introuvable, c’est que, du côté opposé pour ainsi dire, il semble impossible de fonder l’ustensilité (c’est-à-dire le rapport ordinaire aux choses). En effet, où arrêter les renvois continuels qui unissent les outils les uns aux autres au sein d’un même contexte ? C’est le problème de l’infondation qui manifeste pour la première fois ce que nous appelons la tension praxiologico-transcendantale. 3) La primauté du « on » et le fondement social. Heidegger oscille entre l’infondation et un rôle prépondérant accordé au Dasein. En effet, si la tournure du contexte d’outils semble impénétrable et inarrêtable, le sujet pratique jouit d’un statut particulier. En même temps, il est lui-même disséminé dans le « on », dans une subjectivité sociale et anonyme. L’hénologie subjective est impossible. 4) L’affectivité et le comprendre comme première exigence praxiologico-­ transcendantale d’un retour à soi-même. Le « on » possède une connotation éthique importante : « on » est médiocre, et il nous place devant l’exigence de revenir à nous-même. Avec l’affectivité, je suis jeté dans ma responsabilité transcendantale, sans pouvoir y parvenir encore. Avec le comprendre, le Dasein comprend qu’il a affaire à des outils, il sait que ce sont des outils, il a un projet personnel qu’il peut formuler. Mais anonyme, « le “on” prédessine l’affection, il détermine ce que l’on “voit”, et comment »151. Il y a une tension praxiologico-­ transcendantale insoluble. 5) L’exigence d’un tournant transcendantal. Tout le vocabulaire de la responsabilité renvoie à une pr-axiologie, et peut-être même une théologie (ce que nous n’avons pas envisagé dans ces pages). Il doit exister un niveau plus authentique où le Dasein est enfin responsable de lui-même. Le sujet devient tâche. 6) La première réduction éthique  : l’angoisse singularisante. Que dévoile l’angoisse comprise comme réduction transcendantale ? chez Husserl, la réduction dévoilait la conscience comme conscience de quelque chose, comme conscience intentionnelle. Le sens de cette première réduction est éthique, puisqu’il s’agit de tenir bon dans l’angoisse, de ne pas la fuir. C’est une métamorphose de la praxiologie : il ne s’agit plus de la praxis des outils, mise entre parenthèses, mais d’une praxis de soi-même, le courage de s’affronter soi-même dans l’angoisse. La tension praxiologico-transcendantale trouve ici une esquisse de résolution, puisque le transcendantal, par le moyen de la réduction, devient pratique. 151

 Sein und Zeit, op. cit., p. 168.

Conclusions

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7) La seconde réduction éthique : l’appel de la conscience et le sujet déchiré. Plus encore que l’angoisse, l’appel est un phénomène puissant, qui possède la violence suffisante pour détourner le Dasein du « on ». Il me révèle non pas comme spectateur des vécus de conscience, mais comme conscience morale (Gewissen) : il a à se retrouver, comme fondement-jeté, en écart sur lui-même, c’est-à-dire endetté. 8) Cercle transcendantal et praxis transcendantale : le sujet comme vouloir. Parce qu’il se retrouve, le Dasein, sujet déchiré, a toujours déjà été le fondement qu’il doit devenir. C’est l’Abgrund, ou fondement-jeté, phénomène qui manifeste un cercle transcendantal qui répond au cercle de l’ustensilité. « Gewissen-haben-­ wollen ». L’essence de ce vouloir réside dans le fait de me vouloir moi-même, la « résolution ». Un tel sujet pratique n’implique donc pas le surmontement de l’aporie du cercle transcendantal, mais il en est l’incarnation originaire, pour ainsi dire : ce qu’il est toujours déjà, il doit le devenir. 9) Praxis transcendantale et temporalité ekstatique. Jusqu’ici, l’hénologie du monde est impossible, car la résolution laisse le monde des possibles indéterminé. Il faut ce que Heidegger appelle « devancement », qui oriente le Dasein vers une possibilité, et la plus propre – la mort. Avec le transcendantal, l’hénologie trouve sa solution, double hénologie en fait, hénologie d’une part concernant le Dasein par la résolution, hénologie concernant le monde où il est projeté d’autre part. La résolution est résolution à mourir, possibilité ultime et « une » de mon être, à la fois présente en tant que je suis mourant et à venir en tant que je mourrai. La praxis transcendantale est ici intensément éthique, Heidegger parlant d’«  auto-décision libre  » (offenen Sichentschließen), associée à la « répétition » (Wiederholung), modalité authentique du passé. En tant que sujet pratique, le Dasein est originairement et transcendantalement déchiré, en écart par rapport à lui-même. Mais il est tout de même coupé du monde des outils, il ne les pratique plus, et en cela il est bien distinct de ce monde, qu’il fonde. 10) Temporalité, ustensilité, objet : l’accord transcendantal. La question est kantienne : non plus comment des objets sont possibles, mais comment les outils le sont. Or, Heidegger fait lui-même explicitement le lien. Deux temporalités s’affrontent  : celle du rapport aux outils et la temporalité transcendantale. Il faut bien les relier pour que la seconde soit vraiment transcendantale, ­c’est-à-­dire condition de possibilité de la première. Heidegger le fait en montrant comment seule une temporalité ekstatique, non linéaire, peut fonder la praxis des outils elle-même non linéaire. En outre, c’est bien sur ce fondement là que peut, dans un second temps, être fondé l’objet scientifique, dérivé de l’en-main. Ainsi, la temporalité est non seulement transcendantale en conditionnant la praxis des outils, mais elle l’est également en conditionnant l’objectivité scientifique, en un sens dès lors tout à fait kantien. Concluons, et cette conclusion vaut pour la première phénoménologie transcendantale dans son ensemble. Chez Husserl, Scheler et Heidegger, le transcendantal doit être pratiqué  : chez Husserl, en tant que la réduction implique une volonté transcendantale dont le but (et la norme !) est l’objectivité scientifique ; chez Scheler,

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en tant que la réduction singularise le sujet comme « personne » morale, prenant sur elle son existence et ses actes  ; chez Heidegger, en tant que la réduction est une tâche éthique que le sujet se doit à lui-même. Cette tradition phénoménologique trouve dans Être et temps son accomplissement le plus approfondi. En effet, la praxis y est éthique, puisque pratiquer la réduction n’est plus en vue de l’objectivité de la connaissance, mais en vue d’une existence authentique, qui n’est plus plongée dans le bavardage et la publicité. La répétition est à faire. Naturellement, cela implique des a priori axiologiques massifs, et injustifiables objectivement. Là où chez Husserl l’entreprise phénoménologique trouvait sa justification dans la structure objective des états de choses, il semble que chez Heidegger, c’est une certaine conception de l’existence qui conduit à rendre légitime la réduction éthique. Ce n’est pas une démarche philosophique qui est au fondement de l’entreprise heideggérienne, ce qui ne l’invalide en aucun cas pour autant. Heidegger est évidemment tributaire d’un anti-modernisme ambiant extrêmement répandu, pendant la période de Weimar, et pas seulement à droite, mais également de l’influence de toutes sortes de théologoumènes, notamment protestants152. Tout cela travaille une œuvre bien éloignée de toute justification objective de la démarche phénoménologique – ce qui fera dire à Husserl, tout à fait naturellement, et avec beaucoup de raisons, qu’Être et temps est en fait une anthropologie. Mais au fond, la démarche même de la réduction ne peut trouver une telle justification objective. Husserl en avait bien conscience, accentuant la gratuité pratique du processus de réduction à la fois dans les Ideen et dans les manuscrits tardifs sur la réduction phénoménologique. Une pratique issue de la liberté, liberté pour la théorie comme l’écrit Levinas, mais dont le contenu ne saurait être donné par un état de choses, voire même d’un état de valeurs à la Scheler  ! Husserl, comme Heidegger, ont conscience de cette difficulté, et plongent au fond le lecteur dans le processus même de la réduction, dans la démarche se faisant, s’accomplissant sous les yeux du lecteur qui doit apprendre à accomplir à son tour la réduction phénoménologique. C’est qu’il s’agit bien d’une tâche à accomplir relativement à notre liberté d’être humain. Il y a à l’évidence, au cœur de ce dispositif énorme de la philosophie contemporaine, une angoisse théorique et pratique, une inquiétude profonde, ­thématisée par Heidegger, qui n’est pas sans rappeler les angoisses eschatologiques du moment de la Réformation, transmises à la phénoménologie par le moyen de la culture et de la pratique religieuse, via l’idéalisme allemand. Nous nous en tenons à la métaphysique ici, et il faut désormais se tourner vers l’histoire kantienne de la métaphysique, au moyen de Kant lui-même, afin d’identifier au sein d’une telle métaphysique les figures, voire les pratiques, d’un tel visage praxiologico-­ transcendantale de la philosophie transcendantale. Avec lui, c’est l’ensemble de la tradition transcendantale qu’on souhaite interpréter, dont Fichte est sans doute le penseur le plus cardinal.

152

 Voir l’ouvrage de Chritian Sommer, Heidegger, Aristote, Luther…, op. cit.

QUATRIÈME PARTIE

RETOUR À KANT. KANT, FICHTE, COHEN, HEIDEGGER: TRANSCENDANTAL ET LIBERTÉ

Retour à Kant. L’enjeux est ici d’identifier une partie de l’histoire de la métaphysique sous sa forme transcendantale, dont la phénoménologie transcendantale est un moment. L’intérêt d’une dernière partie concernant une telle histoire n’est pas seulement antiquaire, il est aussi et surtout d’ordre conceptuel : de quel sujet et de quel objet la philosophie transcendantale est-elle la science ? Nous avons identifié la figure praxiologico-transcendantale, qui manifeste en elle-même la contradiction d’un sujet qui s’efforce de fonder et de ce fait se trouve dans l’incapacité de fonder à son tour ce fondement. Kant avait – nous le verrons – une conscience très aiguë de cette difficulté, comme des notes métaphysiques l’attestent très fermement, notes prises après la mise en évidence de ce problème encore suggéré dans la Critique de la raison pure, mais c’est Fichte qui a, d’une façon décisive (et avec lequel les notes métaphysiques de Kant s’expliquent clairement), pointé la nécessité d’inscrire la subjectivité transcendantale dans un fond plus originaire de subjectivité pratique. Fichte est ainsi le héros de cette tradition – mais ce n’est pas si surprenant, lorsqu’on se souvient des résonances extrêmement fichtéennes du néokantisme des valeurs, dont les conceptions fondamentales n’étaient au fond pas si éloignées du projet phénoménologico-transcendantal qu’on a inscrit dans la figure praxiologico-transcendantale. Cette tradition a trouvé aussi sa résurgence herméneutique dans la façon dont la phénoménologie s’est appropriée Kant. Cette appropriation a pu avoir l’air d’être directe, Husserl et Heidegger ouvrant le texte kantien et – l’ayant sous les yeux – le commentant à partir des principes de la phénoménologie transcendantale. Nous montrerons qu’il n’en est rien, et que la réappropriation phénoménologique de Kant ne peut se comprendre que dans la rupture profonde avec l’interprétation néokantienne. Nous lirons Kant à partir de deux grandes interprétations, celle d’Hermann Cohen et celle de Martin Heidegger, en prenant soin d’avoir toujours en vue non pas seulement leurs positions respectives, mais le texte kantien lui-même. Que faut-il entendre par « transcendantal » ? Chez Cohen, le sous-bassement méthodologique (et surtout pas psychologique et anthropologique), pour la constitution de l’objet de la connaissance scientifique, est l’alpha et l’oméga de l’entreprise critique, là d’où l’on part et là où l’on va. Au contraire, l’interprétation phénoménologique de

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QUATRIÈME PARTIE  RETOUR À KANT.

Heidegger, dans la droite ligne de Husserl (comme on l’a suggéré dans l’introduction de ce livre), refuse de faire reposer l’édifice de la Critique de la raison pure sur l’objectivité scientifique, mais y reconnaît l’investigation du mode le plus fondamental de la subjectivité, de sa vie-même, au-delà ou en deçà de sa fonction transcendantale pour l’objectivité scientifique. Ce n’est pas surprenant, puisque la phénoménologie souhaite (au moins depuis le tournant transcendantal de Husserl) donner vie au sujet transcendantal, l’autoriser à faire l’expérience de lui-même, et ainsi refuser le formalisme kantien où il suffisait de dire (mais même pour Kant, on va le voir, cela ne suffit pas) qu’il doit accompagner toutes mes représentations. Mais cette expérience doit passer, c’est notre thèse, par une conception pratique (praxiologique) de la subjectivité, qui trouve son assise non pas seulement dans l’esprit de l’œuvre de Kant, mais également dans sa lettre. Fusionner la première et la deuxième Critique, faire de la seconde le développement de la première, et ainsi donner à pratiquer le transcendantal – tel serait le maître-mot de cette dernière partie, parce que, aussi bien, des précédentes.

CHAPITRE ONZIÈME

LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

La connaissance transcendantale chez Kant Kant donne une définition de l’expression « connaissance transcendantale », dans l’Introduction à la Critique de la raison pure : J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe non pas tant des objets que de nos concepts a priori des objets en général (A11–12),

que la seconde édition modifie en ces termes : J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe en général non pas tant des objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-là doit (soll) être possible a priori (B25)1.

Rappelons brièvement le sens de ces deux phrases. La connaissance n’est transcendantale que si elle ne décrit pas des objets, mais seulement leurs conditions de possibilité, non pas l’objectivité comme ens ou unum, mais bien la condition de toute objectivité en général qui n’est pas elle-même un objet. Nous le rappelions en introduction, dans ses notes Mrongovius, Kant distingue connaissance d’objet et connaissance transcendantale : l’ontologie « ne contient rien d’autre que tous les concepts fondamentaux et les propositions fondamentales de notre connaissance a priori en général : car si elle doit considérer les propriétés de toutes choses, elle n’a pour objet qu’une chose en général, c’est-à-dire chaque objet de la pensée, donc aucun objet déterminé »2. Analyse de l’objet général, en l’occurrence qui semble assez proche de la conception scolastique où l’objet général serait l’être dont les prédicats seraient dans toute entité particulière qui peut être appelée objet, l’être compris selon ses propriétés transcendantales d’objet, irréductible à tel ou tel objet 1  Nous utilisons toujours la traduction Delamarre & Marty, op. cit. (nous ne le précisons pas à chaque fois). 2  Ak. XXIX, p. 785 ; trad. cit., p. 144.

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_11

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singulier. Mais Kant s’exprime aussitôt autrement, pour éliminer la possibilité d’une telle interprétation scolastique, car la connaissance transcendantale « ne dit rien a priori des objets, mais examine le pouvoir de l’entendement ou de la raison à connaître quelque chose a priori, elle est donc une connaissance de soi de l’entendement ou de la raison quant au contenu, de même que la logique est une connaissance de soi de l’entendement et de la raison quant à la forme : la critique de la raison pure appartient nécessairement à la philosophie transcendantale  »3. C’est l’adjectif « possible », ajouté dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, qui change tout : l’objet possible, c’est-à-dire la possibilité de l’objectivité en général, c’est-à-dire ses conditions de possibilité. Possibilité d’une connaissance, de notre « mode de connaissance » (mode que la première Critique a pour tâche de définir), donc de la possibilité d’un rapport de connaissance à un objet, quel qu’il soit. Ce qui est l’objet de l’étude, ce sont les conditions de possibilité de la connaissance d’objet, et donc l’objectivité en ce sens précis de connaissance de l’objet en tant qu’elle doit être possible pour un sujet, et c’est la raison pour laquelle le sujet qui entreprend une telle enquête ne sort pas de lui-même : c’est là, en lui-même, qu’il trouvera les conditions de possibilité de toute objectivité. Non pas ontologie, donc, mais connaissance de second degré, connaissance de la connaissance – et il n’y aurait qu’un pas pour ajouter : connaissance par le sujet connaissant du sujet connaissant. De fait, la note Mrongovius qu’on citait à l’instant soulignait que la philosophie transcendantale est «  une connaissance de soi de l’entendement ou de la raison quant au contenu, de même que la logique est une connaissance de soi de l’entendement et de la raison quant à la forme ». Une connaissance de soi de l’entendement, de ses facultés qui ont affaire à de l’objet, mais en tant que cette connaissance est tournée vers le soi de l’entendement ou de la raison. Même si les conditions de possibilité, elles, sont formelles, la connaissance transcendantale n’est pas une entreprise formelle comme l’est la logique : ce que les conditions de possibilité doivent fonder, c’est l’objectivité, et en ce sens, elles doivent toujours être pour un objet possible, et c’est même cette objectivité des conditions de possibilité qui fait qu’elles peuvent être transcendantales. Comme nous le montrions en introduction, si les conditions sont subjectives, elles sont aussi bien objectives en tant qu’elles doivent être pour un objet, sans quoi elles sont vides, sans contenu, et donc purement logiques. Les conditions sont formelles, mais non pas logiques  : elles sont transcendantales, c’est-à-dire qu’elles fondent le rapport à un objet. C’est là le lieu d’une divergence profonde entre la lecture d’Hermann Cohen et celle de Martin Heidegger. Nous parlons de tâche fondationnelle par les conditions de possibilité de l’objectivité. Comment entendre cette tâche ? certainement pas au sens de création ou même de formation au sens idéaliste. Kant est très précis sur ce point. En effet, on peut lire, dans l’Introduction à la Critique de la raison pure, à propos de la mathématique pure et de la physique pure  : «  De ces sciences, puisqu’elles sont réellement données, il convient bien de demander comment elles

 Ibid.

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La connaissance transcendantale chez Kant

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sont possibles ; car qu’elles doivent être possibles, c’est prouvé par leur réalité4. » Dès lors, deux voies s’ouvrent : 1) soit l’on considère que Kant part de la réalité de ces sciences, pour régresser jusqu’à expliciter des conditions dont on sait très bien qu’elles sont non seulement possibles mais également effectives : alors, la philosophie transcendantale n’est en aucun cas fondationnelle, mais régressive5. C’est la position d’Hermann Cohen, qui a des implications très profondes sur l’interprétation de chaque moment de la Logique transcendantale. 2) Soit l’on considère que la philosophie transcendantale est une démarche fondationnelle, au sens où ce qui est conditionnant possède une certaine réalité et peut donc être décrit en tant que tel, indépendamment de l’objet en général et de l’objet scientifique en particulier, même si l’on admet que les conditionnants ne sont transcendantaux que par rapport à de l’objectivité6. C’est la position de Husserl (nous l’avons vu en introduction) et de Heidegger. En somme, dans un cas le sujet (Heidegger), dans l’autre l’objet (Cohen). C’est caricatural, mais cela pose les conditions du débat et surtout son enjeu fondamental. C’est en fait toute l’ambiguïté (géniale) de la Critique de la raison pure, que d’ouvrir les interprétations à l’une ou l’autre solutions. Car si la connaissance transcendantale pense les conditions de l’objectivité, et donc pense la possibilité de cette objectivité, elle ne pense cependant pas les objets eux-mêmes, même comme possibles : « Car, que ce système soit possible, même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse en espérer l’achèvement complet, on peut déjà le pressentir du fait qu’ici ce n’est pas la nature des choses (Natur der Dinge), qui est inépuisable, mais l’entendement, qui juge de la nature des choses (der über die Natur der Dinge urteilt), et même celui-ci à nouveau seulement à l’égard de sa connaissance a priori, qui constitue l’objet (den Gegenstand ausmacht)  ; ses richesses, parce que nous n’avons pas à les chercher au dehors, ne peuvent nous demeurer cachées7…  » Comme nous le précisions dans notre introduction, Kant évoque ici la possibilité de constituer un système transcendantal, c’est-à-dire une philosophie transcendantale accomplie. Un tel système attend l'avenir (car la Critique de la raison pure n’y suffit pas) parce que la connaissance qu’il déploie n’est pas une connaissance des objets, ni une connaissance des choses (en elles-mêmes), mais de l’entendement qui juge – et c’est même pour cette raison que la critique peut être complète : son « objet » est très limité, beaucoup plus limité que ce qui se trouve au-dehors. Autrement dit, la  Ak. III, p. 40 (B20).  Aujourd’hui, on trouve cette position défendue par Karl Ameriks, par exemple dans ”  Kant’s Transcendental Deduction as a Regressive Argument  ”, Kant-Studien, n° 69, vol. 1–4, 1978, p. 273–287 ; elle l’est aussi par Antoine Grandjean, Critique et réflexion…, op. cit. 6  C’est aujourd’hui la position de James Conant, ou encore de Jocelyn Benoist dans Kant et les limites de la synthèse, Paris, PUF, 1996. Je remercie Raphaël Ehrsam de m’avoir éclairé sur les positions en présence sur ce problème. 7  Ak. III, p. 44 (A13/B27). La première édition arrête le paragraphe à cet endroit, ce qui montre son importance aux yeux de Kant. 4 5

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connaissance transcendantale n’est pas celle de la condition de possibilité des objets, mais celle de la condition de possibilité de la connaissance de ces objets. Là encore, comme nous le disions dans l’introduction, la critique n’est pas une ontologie. Même Heidegger voit très bien cela, qui souligne, dans Kant et le problème de la métaphysique  (1929) : «  La connaissance transcendantale n’examine donc pas l’étant luimême mais la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire du même coup la constitution de l’être de l’étant. Elle a trait au dépassement (transcendance) qui conduit la raison pure à l’étant, en sorte que l’expérience puisse désormais se rendre adéquate à celui-ci comme son objet possible8. » Si la connaissance transcendantale n’est pas une ontologie, c’est qu’elle n’est pas une ontologie traditionnelle ou vulgaire, car elle est une ontologie fondamentale  ! La connaissance transcendantale porte sur la transcendance sans être elle-­même cette transcendance : il s’agit d’élaborer la possibilité de cette transcendance vers l’être, possibilité égalant « essence ». C’est un pas en retrait, et donc bien une connaissance au second degré. Dans le cours sur l’« interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure  » du semestre d’hiver 1927/28, dont est issu le Kantbuch, on trouve la même interprétation du passage sur la « connaissance transcendantale » : « Ce que Kant décrit comme étant la tâche et le problème de la philosophie transcendantale n’est rien d’autre que l’élaboration des déterminations ontologiques d’un domaine, ou de tous les domaines, des étants, c’est-à-dire l’élaboration des ontologies régionales », et Heidegger d’ajouter aussitôt : « L’expression “philosophie transcendantale” est seulement une autre désignation et une autre formulation du problème de l’ ”ontologie”9. » Ontologie, mais alors au strict sens heideggérien issu d’Être et temps ! il suffit d’entendre la définition que Heidegger donne dans le Kantbuch des jugements synthétiques a priori : « Mais dans le problème des jugements synthétiques a priori, il s’agit encore d’un autre mode de synthèse, qui doit apporter, à propos de l’étant, quelque chose que l’expérience ne peut tirer de lui. Cet apport de la détermination de l’être de l’étant est une manière de se rapporter préalablement à l’étant. Cette pure manière de “se rapporter à…” (synthèse) constitue primitivement la direction et l’horizon dans lesquels l’étant devient susceptible de tomber sous l’expérience de la synthèse empirique (dieses Beibringen der Seinsbestimmung des Seienden ist ein vorgängiges Sichbeziehen auf das Seiende, welche reine “Beziehung auf…” (Synthesis) allererst das Worauf und den Horizont bildet, innerhalb dessen Seiendes an ihm selbst in der empirischen Synthesis erfahrbar wird)10. » Si la première phrase convient parfaitement à Kant, on ne peut qu’être dubitatif devant la métamorphose phénoménologique radicale qu’impose ensuite Heidegger à l’accep8  GA 3, p. 16 ; trad. Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 76 (nous modifions parfois la traduction) : ” Transzendentale Erkenntnis untersucht also nicht das Seiende selbst, sondern die Möglichkeit des vorgängigen Seinsverständnisses, d. h. zugleich  : die Seinsverfassung des Seienden. Sie betrifft das Überschreiten (Transcendenz) der reinen Vernunft zum Seienden, so dass sich diesem jetzt allerers als möglichem Gegenstand Erfahrung anmessen kann. ” 9  GA 25, p. 57–58. 10  GA 3, p. 15 ; trad. cit., p. 75.

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tion kantienne de la « synthèse a priori » : une pré-intentionnalité, un horizon originaire d’intentionnalité, où il y va d’une synthèse primitive entre le Dasein et l’étant, un « Worauf », une direction intentionnelle réduite, « pur rapport à… » L’être-à ! Autrement dit, avec le problème de la synthèse a priori, il n’y va pas de la fondation des sciences de la nature principalement, mais il s’agit surtout d’atteindre un plan originaire du rapport à l’étant, où il y a encore une direction intentionnelle, mais originaire. Ainsi, ce qui importe dans la connaissance transcendantale, c’est ce plan originaire qui fonde, et non pas ce qui est fondé ; la pure manière de se rapporter à…, et non pas ce à quoi on se rapporte. La connaissance de second degré a donc un contenu positif, et est ainsi fondationnelle. Là contre, Hermann Cohen, dont nous ferons le contrepoids indispensable à l’interprétation heideggérienne. Son Commentaire de la Critique de la raison pure de 1907 commente ainsi le passage définissant la « connaissance transcendantale » : La « connaissance transcendantale » s’occupe de notre « espèce de connaissance », est-il écrit. Cette espèce de connaissance qui est nôtre n’est autre que la science, que la mathématique et la physique. C’est sur cette science, « en tant qu’elle doit être possible a priori », que se règle la connaissance transcendantale. (…) Mathématique et physique sont des connaissances synthétiques a priori des objets : comment sont-elles possibles ? C’est de leur effectivité que part la connaissance transcendantale, posant cependant ensuite la question de leur possibilité (von ihrer Wirklichkeit geht die transscendentale Erkenntnis aus, fragt aber daraufhin nach ihrer Möglichkeit)11.

Certes, pour Cohen, la connaissance transcendantale porte bien sur la possibilité de la connaissance scientifique, ce qui laisse ininterrogé le statut de la connaissance transcendantale elle-même ; mais si cette connaissance est nécessaire, c’est bien à cause de la révolution copernicienne, à cause de la révolution kantienne de l’objectivité  : c’est vers l’entendement et la raison qu’il faut se tourner pour penser la possibilité de l’objectivité, et au premier chef la possibilité de l’objectivité scientifique. Or, selon Cohen, ce n’est pas tant cette possibilité qui importe, c’est-à-dire les conditions de possibilité elles-mêmes, que l’effectivité de l’objectivité scientifique reposant sur ces conditions. Le point de départ et en un sens le fondement de la philosophie transcendantale est cette objectivité scientifique dans son effectivité. De ce point de vue, le chapitre VI de l’Introduction de la deuxième édition de la première Critique, qu’on citait un peu plus haut, ne laisse guère de place au doute, lorsqu’il substitue à la question «  comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » les questions : « comment la mathématique pure est-elle possible ? » et « comment la physique pure est-elle possible12 ? » Et, en note à ce même passage de l’Introduction, on lit  : «  Il n’est besoin que de prêter attention aux diverses propositions qui viennent au début de la physique proprement dite (empirique), comme celle de la permanence de la quantité de matière, de l’inertie, de l’égalité de l’action et de la réaction, etc., pour être bientôt convaincu qu’elles constituent une physica pura (ou rationalis), qui mérite bien, comme science  Hermann Cohen, Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, Leipzig, 1907, p. 19 ; trad. Eric Dufour, Paris, éditions du Cerf, 2000, p. 62–63. 12  Ak. III, p. 40 (B19–20). 11

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spéciale, d’être présentée séparément dans son étendue, qu’elle soit large ou réduite, mais en son entier13. » Il est très remarquable que les trois exemples présentés correspondent précisément aux analogies de l’expérience : les principes de l’entendement sont en vue de la constitution de la science de la nature, et c’est même d’elle qu’il faut partir, puisque son effectivité est évidente. C’est pourquoi Kant demande « comment » ces sciences sont possibles, et non pas si elles le sont. Seulement, cela laisse la connaissance transcendantale elle-même, qui porte sur ce « comment », inéclaircie : admettons qu’elle parte de l’effectivité des sciences ; comment cependant doit-elle s’exprimer ? n’est-elle pas l’entretien de la raison avec elle-même, et de ce point de vue, factuellement, n’en reste-t-on pas au sujet ? Nous voudrions, dans ce premier chapitre, montrer comment l’interprétation fichtéenne et heideggérienne du sujet pratique peuvent trouver, en lieu théorique, une légitimation chez Kant. Le propos qui suit doit donc à la fois donner une attestation kantienne d’un sujet pratique tout comme une mise en évidence de la nécessité de questionner la Critique de la raison pure à partir du problème de la subjectivité pratique.

Kant et la subjectivité transcendantale pratique On trouve, dans l’Opus postumum, toute une liasse (la liasse I, feuillets 4–10, écrite entre 1800 et 1803) presque entièrement consacrée à des tentatives de définitions de la philosophie transcendantale. Comme le souligne François Marty, « c’est plus de 150 fois que l’on trouve, dans ces feuilles 4–10 de la liasse I, une tentative de définir la philosophie transcendantale »14 ; et, en énumérant les problèmes qu’on y trouve, F. Marty souligne : « La réflexion sur le sujet continue. Il y a autoposition de soi, dans la constitution même de [la] possibilité de l’expérience. (…) L’autonomie du sujet appelle des notations sur la liberté15. » Dans cette liasse consacrée à la philosophie transcendantale, il y a des remarques approfondies, en tout cas répétitives, sur le statut pratique du sujet transcendantal qui effectue la philosophie transcendantale. Jean-Christophe Goddard, dans plusieurs articles, a relevé ces lieux et en a donné une interprétation dans un horizon fichtéen16. Ce qui nous intéresse ici, c’est comment Kant lui-même a pu, en réponse à Fichte, faire droit à la dimension pratique du sujet qui accomplit la philosophie transcendantale – ce que Fichte appellera « doctrine de la science ». Suivons le texte de cette liasse I, 7, et relevons ce qui révèle la possibilité d’un sujet à la fois transcendantal et pratique.  Ibid., p. 40 (B21).  Opus postumum, op. cit., p. 225. 15  Ibid. 16  Jean-Christophe Goddard, ”  Commentaires du §16 de la Critique de la raison pure. Fichte, Deleuze, Kant ”, dans Jean-Marie Vaysse (éd.), Kant, op. cit., p. 129–147 ; ” Être auteur de soi-­ même. Le sujet kantien en question ”, dans Mai Lequan (éd.), Métaphysique et philosophie transcendantale selon Kant, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 259–271. 13 14

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Ce que décrivent ces pages, ce n’est donc pas la connaissance transcendantale telle qu’elle se déploie dans la Critique de la raison pure, mais la philosophie transcendantale, en tant qu’elle « est l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit traverser le plan tout entier de façon architectonique, c’est-à-dire à partir de principes, avec la pleine garantie du caractère complet et de la valeur sûre de toutes les pièces qui constituent cet édifice »17. La critique de la raison pure, comme connaissance transcendantale, n’est donc pas pour autant une philosophie transcendantale, mais en est la méthodologie, en prépare l’architectonique. La raison de cette limite de la critique était rapidement précisée un peu auparavant dans ce chapitre VII de l’Introduction, juste après la définition de la connaissance transcendantale : « Un système de tels concepts s’appellerait philosophie transcendantale. Mais cette philosophie est encore trop à son tour pour commencer (diese ist aber wiederum für den Anfang noch zu viel)18. » Trop, mais, on l’a vu, néanmoins faisable, puisqu’il s’agit pour l’entendement et la raison de s’expliquer avec eux-mêmes, en un « espace » qui est à la mesure d’eux-mêmes. Cependant, la tâche de la Critique ne peut pas être de faire le système complet de toutes les connaissances a priori. Les mathématiques et la physique sont des échantillons paradigmatiques, mais qui ne permettent pas d’édifier un système transcendantal, c’est-à-dire une philosophie transcendantale. La critique de la raison pure donne donc l’idée (au sens kantien d’idée régulatrice) de la philosophie transcendantale, mais n’en est pas la science. L’Opus postumum décrit une telle philosophie transcendantale en ces termes : La philosophie transcendantale est cette philosophie qui procède de toute philosophie pure (qui ne procède donc ni de principes empiriques ni de principes mathématiques)  : la connaissance synthétique a priori selon des concepts comme à partir d’un principe de la connaissance de soi-même, c’est le sujet s’auto-déterminant lui-même (das synthetische Erkentnis a priori nach Begriffen als einem Princip der Erkentnis seiner selbst ausgeht und sich selbst das Subject selbstbestimmend ist)19.

Ainsi, en faisant l’étude par exemple des concepts de l’entendement, la connaissance fait l’épreuve de soi-même, et elle est donc pleinement «  connaissance de soi-même  » (Erkenntnis seiner selbst), ou plus justement connaissance d’«  elle-­ même ». Il y a ainsi une profonde aporie dans la philosophie transcendantale, qui est celle d’une connaissance se connaissant, d’une pensée pensante se pensant elle-­ même. Cela implique un cercle, et ce qui permet de sortir de ce cercle est « das Subject selbstbestimmend », à quoi Kant ajoute : « sich selbst ». Ce n’est pas un pléonasme. Avec ce concept d’auto-détermination, il est question d’un sujet déchiré, traversé par ce qui agit en lui, déchirement qui rend raison de la nécessaire contradiction d’une connaissance se connaissant elle-même – et qui est accentué par le «  sich selbst  » que Kant ajoute alors que «  selbstbestimmend  » contenait déjà la réflexivité du « sich selbst ». Il s’agit donc bien d’un redoublement qui marque la déchirure qui traverse le sujet. Notons d’ailleurs que Kant parle bien d’un « sujet », et retenons qu’il parle de la philosophie transcendantale comme d’un sujet  Ak. III, p. 44 (B27).  Ibid., p. 43 (B25). 19  Ak. XXI, p. 87 ; trad. cit., p. 226. 17 18

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s’auto-­déterminant lui-même. Ce qui signifie qu’en pratiquant le transcendantal, on s’auto-­détermine – ce qui sera tout à fait le sens, dans un horizon bien différent il est vrai, de l’auto-praxis du sujet de la réduction phénoménologie. Il est cependant difficile, à suivre ces notes, de distinguer ce qui est assumé positivement par Kant et ce qu’il critique  – par exemple, surgissent des mentions curieuses à Spinoza ou encore à Schelling, qui sont évidemment critiques, même si elles succèdent semble-t-il à des définitions de la philosophie transcendantale qu’il endosse20. Nous partons du principe herméneutique que dès lors que le passage qui nous intéresse porte explicitement sur la « philosophie transcendantale », on peut estimer qu’il ne parle plus au nom de Spinoza ou de Schelling, mais au sien propre. Justement, peu après dans la même liasse, Kant rappelle que la philosophie transcendantale fait abstraction de tous les objets, et souligne qu’alors la raison pure « ne s’occupe de rien d’autre comme objet (Object) en général, que de son auto-­ détermination (Selbstbestimmung) »21. Avec la pratique de la philosophie transcendantale, le sujet n’a plus aucun objet, sinon lui-même. Il est vrai que la phrase n’est pas très claire, et il se pourrait qu’elle ne soit qu’une analogie, dans le sens : si le sujet était un objet, alors il serait dans la philosophie transcendantale le seul objet auquel il aurait affaire. Soit donc il s’agit d’une telle analogie servant à se présenter à soi-même les choses plus clairement (ce ne sont, après tout, que des notes, et leur style est le plus souvent sibyllin), soit Kant endosse totalement cette objectivation de la raison pure, qu’il appelait, dans la note précédemment citée, « sujet ». Si l’on rattache donc ce fragment au précédent, alors on peut dire que le sujet devient un objet pour lui-même par l’activité transcendantale, mais par l’effet d’une auto-­ détermination qui est à la fois la condition d’une telle objectivation du sujet comme une conséquence. On voit bien, là encore, le déchirement qu’une telle position implique. D’ailleurs, un peu plus loin, Kant souligne : « La philosophie transcendantale est le complexe des idées (forgées) de tous les principes de la raison technico-­spéculative et éthico-pratique en un tout inconditionné (absolu), pour se poser originairement eux-mêmes (ursprünglich sich selbst zu setzen) dans la connaissance synthétique a priori par concepts (faire du sujet l’objet [das Subject zum Object zu machen], comme Spinoza)22. » Il est clair que c’est la philosophie transcendantale dans le sens strict exposé par la Critique de la raison pure qui est ici investie, à savoir la philosophie transcendantale idéale, pleinement réalisée à la fois dans son système et dans son effectivité. D’ailleurs, dans la deuxième page de la même liasse I, 7, Kant explicite ce qu’il entend par « raison technico-spéculative et éthico-pratique », à savoir l’achèvement de la démarche transcendantale elle-même, et donc la connaissance entière du sujet par lui-même. Il s’agit donc d’un idéal ­systématique, la raison pure enfin pleinement aux prises avec elle-même, ce qui est seulement préparé par une critique de la raison pure. Mais aussi bien par une cri Sur la dimension critique de ces mentions à Spinoza et Schelling, voir Felix Duque, ” Le rapport de Kant, dans son œuvre tardive, à Fichte et à Schelling ”, dans Ingeborg Schüssler (éd.), Années 1796–1803. Kant, Opus postumum, Paris, Vrin, 2001, p. 210–211. 21  Ak. XXI, p. 89 ; trad. cit., p. 228. 22  Ibid. 20

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tique de la raison pratique, puisqu’il semble qu’au plan vraiment transcendantal, règnent aussi bien la raison pure que la raison pratique, et donc une subjectivité théorique et une subjectivité pratique. Kant lui-même cherche au principe la fusion des critique théorique et critique pratique ! Mais comment définir plus positivement une telle subjectivité ? Kant est alors très ambigu, et en même temps il donne une réponse : … idées par lesquelles le sujet pensant (das denkende Subject) se constitue lui-même (sich selbst… constituirt) en idéalisme non comme chose, mais comme personne (Person) et il est lui-même auteur de ce système des idées23.

Au sein de la pratique transcendantale, mais lorsqu’elle sera pleinement opératoire et donc achevée, le sujet formel co-cheminera avec la personne, il va se concrétiser, se matérialiser. En fait, Kant souligne aussitôt que la personne surgit de la « raison éthico-pratique  », celle-là même qu’il évoquait dans un passage à l’instant commenté. Il faut comprendre que dans l’exercice de la philosophie transcendantale, sont pensées des idées comme celle de Dieu, mais elle surgit du fait que ma propre raison se saisit elle-même comme seul auteur du système des idées. L’idée de Dieu apparaît alors, comme impératif de la raison pratique, mais en même temps, lorsque la philosophie transcendantale sera achevée (elle n’est encore qu’une idée régulatrice), cet impératif surgira en même temps que l’exercice de la raison théorique sur elle-même. On voit bien comment le praxiologico-transcendantal est présent, chez Kant, comme tâche, dont l’effectivité est à venir au sein du système complet de la raison. Ce praxiologico-transcendantal est le lieu du plus intense déchirement, puisque c’est bien Dieu qui surgit comme idée à l’intérieur de la raison qui s’auto-­ détermine, c’est-à-dire que c’est l’idée de Dieu qui arrache le sujet à lui-même et le sort de sa forme pour en faire une personne24. C’est avec ce passage à l’esprit, selon nous, qu’il faut entendre le passage suivant, trois paragraphes plus loin : « La philosophie transcendantale est le système du pur idéalisme de l’autodétermination du sujet pensant (der Selbstbestimmung des denkenden Subjects) par les principes a priori à partir de concepts, par l’intermédiaire desquels celui-ci se constitue lui-même en un objet et la forme constitue ici tout l’objet lui-même (dieses sich selbst zu einem Object constituirt und die Form macht hier den ganzen Gegenstand selbst aus)25.  » François Marty souligne que l’idéalisme ici décrit l’est positivement, sur le modèle de l’« idéalisme transcendantal », et il ajoute qu’il s’agit de l’idéalisme « qui dit le côté formel dans l’autodétermination du sujet, sans du tout exclure que cette forme n’aille pas sans matière »26. Autrement dit, si dans le théorique c’est bien le sujet formel qui est à lui-même, cela ne va pas, dans le cadre d’une philosophie transcendantale parvenue à son terme, sans un sujet  Ibid., p. 91 ; trad. cit., p. 230.  Sur cette étonnante apparition de la ” personne ” dans l’Opus postumum, voir Hedwig Marzolf, ” L’athéisme philosophique de la théologie de l’Opus postumum ”, dans Jean Robelin (éd.), Kant anti-kantien, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2004, p. 53 sq. 25  Ak. XXI, p. 92 ; trad. cit., p. 231. 26  Trad. cit., p. 351, n. 514. 23 24

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pratique qui donne au sujet théorique/formel sa matérialité, c’est-à-­dire sa personnalité. En devenant l’objet de lui-même, quand je fais de mon sujet mon objet et de mon objet mon sujet, alors, au sein d’une philosophie transcendantale achevée, je m’auto-détermine aussi bien formellement (comme créateur d’idées) que matériellement (comme sujet moral). C’est bien en un sens les principes de la philosophie pratique kantienne (l’autonomie du sujet qui se prescrit ses propres lois !) rabattu sur la philosophie théorique, certes de façon téléologique, mais dans une association qui est précisément tout le sens de la philosophie de Fichte, mais aussi de Heidegger (ainsi que celui de son interprétation de la Critique de la raison pure). Dès lors, le vocabulaire praxiologique apparaît de façon remarquable dans l’Opus postumum, dans des fulgurances qui font profondément penser à Fichte, par exemple quand on lit  : «  La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’auto-­déterminant par le complexe systématique des idées qui font un problème de la détermination complète de celui-ci comme objet (l’existence de celui-ci) pour se constituer lui-même comme donné dans l’intuition (sich selbst als in der Anschauung  gegeben  zu constituiren). Tout comme se faire soi-même (gleichsam sich selbst machen)27. » Ce qui est en jeu, c’est bien l’adhésion étonnante du sujet au système qu’il édifie en tant que ce système est à la fois système fait par le sujet et système de l’entendement et de la raison de ce même sujet. C’est bien en ce sens que le sujet peut-être à lui-même son propre objet, voire même se donner à lui-­ même dans l’intuition, intuition non pas (selon nous) intellectuelle, mais bien plutôt intuition pratique, sentiment moral qui est associé au sujet théorique et qui surgit dans l’auto-détermination elle-même. Je me donne à moi-même, non pas par une intuition intellectuelle qui serait exclusivement théorique, mais en me faisant  – comme l’écrit de façon lapidaire Kant : « Gleichsam sich selbst machen ». L’apparat critique, ici, indique que cette expression a été rajoutée après coup, sans doute lorsque Kant a relu ses notes – ce qui, à notre avis, renforce encore l’importance de l’expression que Kant a sentie nécessaire. Pourquoi cet ajout ? sans doute pour éviter que l’on pense à une intuition intellectuelle. Si le sujet peut-être son propre objet, c’est qu’il est déchiré par une auto-praxis (une praxis transcendantale) qui le scinde, qui provoque une profonde déchirure en lui. Comme l’écrit un peu plus loin Kant de façon plus calme, et en le soulignant, il s’agit « d’être l’auteur de soi-même » (seiner selbst Urheber zu seyn)28. Cette déchirure est aussi bien une question, la question que l’homme est alors pour lui-même en tant que sujet pratique : « Que fait l’homme de lui-même (was macht der Mensch aus sich selbst)29 ? », se demande mystérieusement Kant, au beau milieu de ses réflexions. Pourquoi une telle question, qui perce aussi mystérieusement au sein de notes pour soi-même ? est-ce la marque d’une sénilité de Kant, dont on sait qu’il montrait des marques aux visiteurs à partir de 1800 ? Assurément pas. La forme de la question ici est décisive : l’auto-praxis est en deçà de toute parole, en tout cas de toute proposition, et d’une telle praxis ne peut surgir que des ques Ak. XXI, p. 93 ; trad. cit., p. 232–233.  Ibid., p. 96 ; trad. cit., p. 235. 29  Ibid., p. 94 ; trad. cit., p. 233. 27 28

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tions. La structure même propre à cette déchirure praxiologico-transcendantale implique une question, ne peut être pensée sous une forme synthétique. Il s’agit d’un faire qui précède toute synthèse, un contact où pensant et pensé sont le même, où ce qui est pensé est le contenu de toute pensée et en même temps le processus de cette même pensée. Comme l’écrit F. Marty : « L’autonomie du sujet, qui est son autodétermination, dans l’acte de pensée, dont, comme sujet pensant, il constitue les lois, l’identifie au système lui-même ; c’est une variante du vieux principe scolastique : intellectus in actu et intellectum in actu sunt idem30. » Tel est le lieu de la question que pose Kant, question qui se trouve matérialisée, pour ainsi dire, lorsque Kant écrit à la ligne qui précède : « …par quoi l’objet se constitue lui-même comme être pensant (dadurch das Object sich als denkendes Wesen selbst constituirt)31. » L’apparat critique révèle ici qu’« Object » est difficile à lire, car l’encre est un peu effacée et rend illisible le mot. Mais si « objet » est le bon mot, alors on trouve là la pointe de l’auto-praxis décrite par Kant, où le sujet est à ce point objet que c’est l’objet qui s’auto-détermine, qui se constitue par l’acte de penser. Autrement dit, l’objet s’auto-détermine en tant qu’il est sujet, mais ici d’emblée objet, car d’emblée déchiré par la distance de soi à soi-même provoquée par la jonction de la raison théorique et de la raison pratique. Ainsi, la philosophie transcendantale parvenue à son achèvement est-elle présentée en ces termes frappants  : «  Le point de vue suprême de la philosophie transcendantale est la doctrine de la sagesse qui s’oriente tout entière à ce qui est pratique du sujet (der höchste Standpunkt der transsc. Philosophie ist die  Weisheitslehre welche ganz auf das Practische des Subjects abzweckt)32. » Aussi n’est-ce pas, dans une philosophie transcendantale pleinement achevée, à une association égale entre théorique et pratique que nous aboutissons, mais à une suprématie de la praxis qui va jusqu’à l’instauration du dernier sujet transcendantal (c’est-à-dire celui qui se déploie à même la philosophie transcendantale achevée) comme sujet pratique, en tant que la philosophie transcendantale est alors tout entière « à ce qui est pratique du sujet », pour traduire littéralement, c’est-à-dire la dimension pratique du sujet qui devient son identité ultime, son entière personnalité. Dès lors, c’est la liberté : La philosophie transcendantale est la faculté de se constituer soi-même, par des idées de la raison pure, en un objet, sous un principe de connaissance synthétique a priori selon des concepts et de se présenter en un système dans le rapport à soi-même et à d’autres êtres en dehors de soi (in Verhältnis auf sich selbst und auf andere Wesen ausser sich). Autonomie de la liberté (Autonomie der Freyheit). Mon existence dans l’espace et le temps est empiriquement déterminable. Je suis pour moi-même un objet des sens (ich bin mir selbst ein Sinnenobject). Mais pour pouvoir dire ceci le « cogito sum cogitans » n’est pas empirique. Pourquoi ne sentons-nous pas les objets du voir (warum fühlen wir nicht die Objecte des Sehens) comme des impressions qui arrivent (geschehene Eindrücke) dans l’intérieur de l’œil sur la rétine ? (…)

 Trad. cit., p. 351, n. 515.  Ak. XXI, p. 94 ; trad. cit., p. 233. 32  Ibid., p. 95 ; trad. cit., p. 234. 30 31

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Que l’homme non seulement pense, mais aussi puisse se dire à lui-même je pense, fait de lui une personne (daß der Mensch nicht allein denkt sondern auch zu sich selbst sagen kann ich denke macht ihn zu einer Person). Le penser est un parler et celui-ci un écouter (das Denken ist ein Sprechen u. dieses ein höhren). Le voir et l’écouter que la langue de la mine trahit – sourds-muets (das Sehen und Hören welches durch Minensprache verräth — Taubstumme)33.

Y a-t-il ici une cohérence ? essayons de la restituer, avec toute la prudence nécessaire devant un texte aussi bigarré dont il faudrait au moins être l’auteur pour connaître toutes les intentions. Prenons les choses dans l’ordre, qui n’est pas l’ordre du texte : tout d’abord, ce que cherche ici Kant est la présence sensible de moi à moi-même, lorsque je suis mon propre objet par les sens, donc un objet sensible (Sinneobject). Suis-je alors un sujet empirique ? non pas, Kant le précise aussitôt, même si je peux aussi l’être, mais ce n’est pas ce qu’il veut dire. Il s’agit bien plutôt d’une auto-affection, ce qu’atteste la curieuse mention qui suit le premier paragraphe, qui demande pourquoi nous ne voyons pas les représentations sensibles comme des représentations, c’est-à-dire en tant qu’elles sont pensées. Nous ne voyons pas des pensées quand nous voyons un objet sensible. Eh bien – ce que veut décrire Kant, a contrario, c’est précisément une sorte d’auto-affection où je verrais la pensée et non pas l’objet. Cela, il le reprend à Descartes. Cependant, la suite montre que cette auto-affection ne peut être effective, c’est-à-dire ne peut me donner à moi-même, faire de moi l’objet de ma pensée, qu’à la condition que je sois en même temps une «  personne  ». La pensée de la pensée n’est pas seulement une intuition sensible de moi-même, mais est aussi une saisie morale de ce que je suis qui me constitue du même coup comme sujet moral. Comme le dit le début du texte, dans le rapport à moi-même comme système (puisque je suis alors en un sens mon propre système) je suis aussi à autrui, car je m’institue comme sujet moral. Le sujet pratique est le lieu de l’autonomie de la liberté. La liberté est pleinement liberté lorsque je suis le système tout entier, la philosophie transcendantale. Ce qui est du coup très frappant, c’est comment le paradigme du parler et de l’écoute, parler impliquant l’écoute comme le texte le souligne, manifeste la nature morale du sujet transcendantal. En effet, me parlant à moi-même (sous forme de question, comme on le disait à l’instant ?), je suis à la fois celui qui parle et celui qui écoute. Autrement dit, il y a une conscience morale en moi qui me parle et que j’écoute, et qui me déchire encore davantage que lorsque je m’intellige moi-même. En fait, le sujet transcendantal, embrassant alors la totalité des parties de la philosophie transcendantale, devient une personne sous l’effet de la philosophie pratique, et il est pris sous l’appel qu’il se lance à lui-même. Le paradigme de l’écoute, nous l’avons vu avec Heidegger, est un paradigme pratique, et c’est celui qui prime lorsque la philosophie transcendantale est achevée. Enfin, Kant trouve une preuve : lorsque cette pensée de la pensée jaillit au-dehors, lorsque je découvre par ma mine ce que je pense. Alors, je suis sensiblement, aux yeux de tous, une personne morale, non pas dans mes seules intentions qu’on devinerait, mais dans l’apparence de personne que

33

 Ibid., p. 103 ; trad. cit., p. 242.

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j’ai, dans la parole que j’exprime sans mots et sans sons, comme celle à laquelle sont contraints les sourds-muets. Cette restitution est extrêmement contestable, et ne se présente que comme une suggestion devant un texte très énigmatique. Ce qui semble clair en revanche, c’est qu’on trouve, chez Kant, l’attestation d’une dimension éthique de la philosophie transcendantale, en un double sens : d’une part en tant qu’elle est une idée régulatrice que fonde la Critique de la raison pure, en tant donc qu’elle est un but, un horizon pour la pensée transcendantale. D’autre part, la dimension éthique envahit le sujet lui-même, traversé par une déchirure éthique entre soi et soi-même, entre un sujet-sujet et un sujet-objet, le sujet pratique étant à lui-même son propre objet. C’est que le système de la philosophie transcendantal correspond très exactement à ce que sont mon entendement et ma raison pure et pratique ; autrement dit, la philosophie transcendantale n’est rien d’autre que ma propre personne, parce qu’elle est moi-même en tant que je me pense – ce que très précisément Kant nomme dans ces pages « personne ». Il y a alors une primauté de la praxis. Kant avait bien évidemment lu Fichte, notamment sa première Doctrine de la science. Il est très frappant qu’il en soit si proche ici. La différence cependant est majeure : chez Fichte, on va le voir, la Doctrine de la science a une effectivité présente, et la liberté dans et par le système est effective avec la doctrine elle-même. Chez Kant, cette analyse est et ne peut être que téléologique. En effet, on lit dans l’Introduction à la Critique de la raison pure : Par suite, quoique les principes suprêmes de la moralité (die obersten Grundsätze der Moralität) et ses concepts fondamentaux soient des connaissances a priori, ils n’appartiennent pas cependant à la philosophie transcendantale, parce que les concepts du déplaisir et du plaisir, des désirs et des penchants, etc., qui sont tous d’origine empirique (die insgesammt empirischen Ursprungs sind), [B : ne sont pas mis, certes, au fondement de leurs préceptes (zum Grunde ihrer Vorschriften), mais doivent cependant être introduits dans la constitution du système de la pure morale, dans le concept du droit comme obstacle à surmonter, ou comme attrait dont on ne doit pas faire un mobile (der nicht zum Bewegungsgrunde gemacht werden soll).] devraient être ici présupposés [uniquement dans A]. Par suite, la philosophie transcendantale est une philosophie de la raison pure simplement spéculative. Car tout ce qui est pratique, en tant qu’il contient des mobiles, se rapporte au sentiment, qui appartient aux sources empiriques de la connaissance (denn alles Praktische, so fern es Triebfedern enthält, bezieht sich auf Gefühle, welche zu empirischen Erkenntnißquellen gehören)34.

Ce passage semble clairement exclure l’association théorique/pratique, au nom de l’impureté empirique du pratique, association qu’effectue près de quinze ans plus tard l’Opus postumum. Mais à y regarder de plus près, les choses sont plus compliquées : Kant est hésitant, et la seconde édition, qui a vu le travail sur la critique de la raison pratique considérablement progresser, fait un pas en retrait par rapport à l’affirmation de la première édition selon laquelle on doit présupposer des concepts dont la source est empirique  : plaisir, désirs, penchants… Dans la seconde, les acquis de la méthodologie transcendantale et de la préparation de la deuxième Critique poussent Kant à nuancer son jugement, ce qui est très significatif : car si 34

 Ak. III, p. 45 (A15/B29).

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l’on considère que les mobiles de l’acte moral n’ont et ne doivent rien avoir d’empirique, et si la seule raison d’exclure la morale de la philosophie transcendantale, comme dit la première édition, est qu’elle a affaire à l’empirique, alors la conception kantienne de la morale doit appartenir à la philosophie transcendantale, ce que la seconde édition corrige donc logiquement, en soulignant que cette empiricité ne doit pas être mise au fondement des préceptes. Mais faisant cela, elle n’exclut toujours pas radicalement la morale de la philosophie transcendantale. En fait, la philosophie transcendantale comme idée régulatrice implique la morale, sans parvenir encore à l’associer à son entreprise. C’est donc bien une téléologie. C’est cette inscription de l’éthique dans le transcendantal qui est le fil conducteur de tout notre travail, et singulièrement de cette dernière partie. Mais elle implique aussi que l’on s’attache davantage au transcendantal comme fondement que comme condition de possibilité de l’objectivité scientifique et ainsi qu’on autonomise des moments de la Critique de la raison pure (sujet, forme pure, principes…) qui pourraient bien n’avoir de fonction que méthodologique. C’est le combat que mène Heidegger contre le néokantisme dans son interprétation de Kant, et il est en soi discutable, partial, violent – d’où l’importance de donner la parole, et amplement, à Cohen. En revanche, ce choix est phénoménologiquement prometteur : il met en perspective la tâche commencée par Scheler et poursuivie par Heidegger dans Être et temps, faire de la question du fondement une question praxiologique. Or, lorsque Kant écrit ces notes, il répond à la première Doctrine de la science de Fichte, en en adoptant certaines grandes décisions, dont celle de faire de la praxis de soi-même (l’auto-praxis) le fondement du fondement, le lieu à partir duquel toute connaissance transcendantale est possible en tant qu’elle est, en tant que connaissance au second degré et non connaissance d’objets, connaissance du sujet par lui-même.

Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité On veut ici montrer comment c’est Fichte qui a constitué, à partir des deux premières Critiques de Kant, la figure du praxiologico-transcendantale que ce livre décrit, où la subjectivité se pratique elle-même, avant toute donation effective de monde, et qui donne ses conditions de possibilité à ce monde. Nous avons placé toute cette dernière partie sous l’autorité de quelques fragments de l’Opus postumum de Kant, où la philosophie transcendantale achevée devra contenir un sujet qui sera tout à la fois théorique et pratique, à la fois formel en tant qu’il conditionne toute objectivité et pratique en tant qu’il est l’auteur de lui-même en saisissant ses propres structures à l’intérieur du système même. Kant lui-même, en 1800–1803 (date estimée de ces fragments), a déployé la figure praxiologico-transcendantale. Mais il avait alors lu Fichte. C’est à lui qu’il faut donc revenir, afin d’expliciter la source d’une telle figure, avant de montrer comme la phénoménologie a pu la réinvestir en lisant Kant. Fichte est le véritable initiateur d’une compréhension praxiologico-­ transcendantale de la philosophie transcendantale. Dans une parenthèse anticipante

Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité

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de la deuxième partie de la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre (1794), premier exposé complet de la Doctrine de la science reprise d’innombrables fois par leur auteur, on lit ceci qui donne le ton de toute l’œuvre : « seule la faculté pratique rend possible la faculté théorique (bien que la raison en soi ne soit que pratique et ne devienne théorique que dans l’application de ses lois à un non-moi qui la limite) (… dass umgekehrt das praktische Vermögen erst das thoretische möglich mache, (dass die Vernunft an sich bloss praktisch sei, und dass sie erst in der Anwendung ihrer Gesetze auf ein sie einschränkendes Nicht-Ich theoretisch werde))  »35. La raison pratique, dans l’être humain en général tout autant que dans la démarche de la doctrine de la science, est première, et précède tout rapport théorique aux choses, même si une telle doctrine a besoin de passer par un premier moment théorique de façon problématique, pour atteindre dans un second moment le fondement pratique. Nous ne souhaitons pas ici nous appesantir sur cette question méthodologique, assurément essentielle pour Fichte, mais on voudrait montrer dans un premier temps ce que cela dit du moi transcendantal, avant de montrer le rôle que joue l’imagination transcendantale dans cette refondation pratique de la philosophie transcendantale. Le premier moment de l’analyse fichtéenne de ce moi transcendantal est pour le moins dialectique : « Le moi se pose comme déterminé par le non-moi (das Ich setzt sich, als bestimmt durch das Nicht-Ich)36. » Dialectique, car le moi se pose comme déterminé, ce qui pourrait laisser penser qu’il se détermine lui-même, mais cette autoposition du moi est aussitôt une position vis-à-vis du non-moi, de ce qui n’est pas lui. L’action du moi sur lui-même est action en tant qu’il est vis-à-vis d’un autre, et plus exactement en tant qu’il est agi (car déterminé) par un autre. Cette contradiction est le fait du moment théorique, qui doit être dépassé par le moment pratique. Sur le plan théorique, le moi est à la fois à lui-même et à un autre, il se détermine et se limite, voire se nie tout à la fois37, il est à la fois actif et passif, mais plus passif qu’actif lorsque Fichte souligne : « Le non-moi (actif) détermine le moi (qui dans cette mesure est passif – leidend ist) », mais il ajoute aussitôt : « Le moi se pose comme déterminé, par une activité absolue (das Ich setzt sich als bestimmt, durch absolute Tätigkeit)38. » Tätigkeit et Leiden, passivité, épreuve, se trouvent ainsi dans une dialectique difficile. En un sens, le moi se posant lui-même, il pose du même coup ce qui le détermine, c’est-à-dire la réalité – Fichte va alors jusqu’à dire que le moi « pose toute la réalité en lui-même comme un quantum absolu (als ein absolutes Quantum) »39, avant toute détermination de quantités particulières – en somme, la représentation d’une grandeur infinie donnée de l’Esthétique. Il faudrait ainsi comprendre de façon hyper-idéaliste que si le moi est déterminé par le non-moi, c’est parce qu’il doit poser, pour se poser lui-même, l’espace de la réalité avant toute  Johann Gottlieb Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre (1794), SW I, p. 126 ; trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1999, p. 41 (que nous modifions parfois). 36  SW I, p. 127. 37  Nous suivons ici le commentaire de Bernard Bourgeois, L’Idéalisme de Fichte, Paris, Vrin, 19952, p. 83. 38  SW I, p. 127. 39  Ibid., p. 129. 35

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donation et avant toute rencontre avec un objet. Ce serait le moi, alors, qui poserait la négation qui rend possible le moi. Cependant, « de la réalité est niée en lui »40 ; il n’est pas la réalité qu’il nie, et par conséquent une position hyper-idéaliste semble contredite par la négation radicale qui doit être posée pour que le moi se pose. Mais Fichte souligne que c’est le moi qui, se posant comme une partie de toute la réalité, nie du même coup le reste de la réalité qui n’est pas lui, et s’oppose alors à cette réalité dans la négation. Aussi faut-il être prudent, et Fichte l’est, quand il écrit : « Par conséquent le moi se détermine en partie, et il est déterminé en partie (demnach bestimmt sich das Ich zum Teil, und es wird bestimmt zum Teil)41. » C’est une manière de répéter l’aporie d’une synthèse impossible entre moi et non-moi : si je divise le non-moi ou la totalité de la réalité en dix parties, si j’en pose cinq dans le moi, le moi pose aussi, sachant qu’il y a en tout dix parties, avec les cinq parties en lui les cinq parties hors de lui, dans le non-moi. Autrement dit, le moi a parfaitement accès au non-moi, mais d’une manière qu’on ne peut encore comprendre, car cette manière semble essentiellement négative : « car la question de savoir comment le moi peut poser de la négation en soi ou de la réalité dans le non-moi n’est pas encore résolue, et rien n’a été véritablement résolu, s’il n’y a pas de réponse à cette question (denn noch immer bleibt die Frage unbeantwortet, wie das Ich Negation in sich, oder Realität in das Nicht-Ich setzen könne ; und es ist soviel als nichts geschehen, wenn diese Fragen sich nicht beantworten lassen)42. » Si activité du moi il y a, qui plus est « absolue », alors c’est une activité qui rencontre avec violence du non-moi, et qui est déterminée par le choc (nous reviendrons sur ce terme) avec le non-moi. La positivité d’une telle activité, d’une telle praxis, est aussi bien la négativité de ce qui la motive. Comment comprendre une telle praxis ? Le §1 de la Grundlage montre comment il faut, pour comprendre véritablement le « Je suis » comme principe, passer du fait (Tatsache) à l’activité (Tathandlung)43. 1) Voyons d’abord le fait. Le fait du « Je suis », c’est la conscience empirique qui le donne : « X est absolument posé ; c’est un fait de la conscience empirique (X est schelchtin gesetzt ; das ist Tatsache des empirischen Bewusstseins)44. » En d’autres termes, avant même qu’on pose l’existence conceptuelle d’un non-moi, je peux dire, en me contentant d’observer mes représentations : « C’est donc le principe d’explication de tous les faits de la conscience empirique, qu’avant toute position dans le moi, le moi lui-même soit posé (es ist demnach ­Erklärungsgrund aller Tatsachen des empirischen Bewusstseins, dass vor allem Setzen im Ich vorher das Ich selbst gesetzt sei)45. » Tous les faits de la conscience  Ibid.  Ibid. 42  Ibid., p. 130 ; trad. cit., p. 51. 43  Sur cette distinction, voir les remarques introductives de Luc Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et de Fichte, Paris, Kimé, 1997, p. 54 sq. 44  SW I, p. 95. 45  Ibid. ; trad. cit., p. 20. 40 41

Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité

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empirique, c’est-à-dire toutes les représentations, quelles qu’elles soient, du moi, qui doivent impliquer la permanence de ce moi, sans que ce moi soit luimême au cœur de ce fait. Il est le fait en tant qu’il doit être permanent pour les représentations – et on ne saurait trop insister sur le « sei » de la phrase ici : il faut que le moi soit posé pour qu’il y ait des représentations, donc des positions, dans le moi. Le fait n’est pas une activité car s’il n’est pas que logique (au contraire d’un Je qui doit accompagner mes représentations), il n’en est pas pour autant tout à fait à soi-même  : il est présent, mais dans les autres faits de conscience, qu’il accompagne effectivement, sans se saisir à proprement parler soi-même – ce qui est la tâche de l’activité. 2) L’activité précède le fait, lui est originaire, comme le sujet transcendantal chez Kant est toujours présupposé par le sujet empirique. Voici le passage essentiel pour entendre la compréhension fichtéenne du Je transcendantal, dans la traduction de Jean-Christophe Goddard : a) À travers la proposition A = A on effectue un jugement. Or, d’après la conscience empirique, tout juger est un acte de l’esprit humain (ein Handeln des menschlichen Geistes) ; car il remplit toutes les conditions de l’action (Bedingungen der Handlung) dans la conscience de soi empirique, que, dans le but de la réflexion, il faut présupposer connues et accordées. b) Or, au fondement de cet acte il y a quelque chose qui n’est fondé sur rien de plus élevé, à savoir X = Je suis. c) Par suite, l’absolument posé et fondé sur soi-même (das schlechthin Gesetzte, und auf sich selbst Gegründete) – est fondement d’un certain acte (Handeln) de l’esprit humain (il ressortira de l’ensemble de la Doctrine de la science qu’il l’est de tout acte de l’esprit humain), et donc de son pur caractère ; le pur caractère de l’activité en soi : abstraction faite des conditions empiriques particulières de celle-ci. Ainsi la position du moi par soi-même est la pure activité (reine Tätigkeit) de celui-ci. – Le moi se pose soi-même, et il est, en vertu de cette simple position par soi-même  ; et inversement : le moi est, et il pose son être, en vertu de son simple être. Il est en même temps l’agissant et le produit de l’action ; l’actif et ce qui est produit par l’activité ; action et fait sont une seule et même chose ; et c’est pourquoi le : Je suis est l’expression d’un acte ; mais aussi du seul acte possible, comme il ressortira nécessairement de l’ensemble de la Doctrine de la science (es ist zugleich das Handelnde, und das Produkt der Handlung ; das Tätige, und das, was durch die Tätigkeit hervorgebracht wird ; Handlung, und Tat sind Eins und ebendasselbe ; und daher ist das : Ich bin ausdruck einer Tathandlung ; aber auch der einzigen möglichen, wie sich aus der ganzen Wissenschaftslehre ergeben muss)46.

Le vocabulaire de la praxis est ici partout. C’est d’abord la praxis qui consiste à opérer une liaison au sein d’un jugement, quel que soit ce jugement, fût-il tautologique comme A = A (qui n’est pas tautologique dans le cas de « Je suis Je » pour Fichte, mais laissons ce point). A = A est un cas fondamental de jugement que Fichte prend comme exemple, à partir duquel il met en activité le moi pour comprendre une telle activité47. Quel que soit A, fût-il parfaitement étranger à « Je », la  Ibid., p. 95–96 ; trad. Jean-Christophe Goddard, dans Assise fondamentale de la doctrine de la science (1794), Fichte, Paris, Ellipses, 1999, p. 34 (qui constitue un commentaire de l’œuvre et qui propose la traduction de certains passages décisifs). 47  Voir Luc Vincenti, Pratique et réalité dans la philosophie de Kant et Fichte, op. cit., p.  54  : 46

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

liaison qui relie A et A au sein de ce jugement d’identité, autrement dit l’acte du jugement lui-même en tant que juger, est une praxis du moi. Il y a alors une position qui est effectuée par le moi, non sur lui-même, mais en tant qu’il relie deux termes, en tant qu’il juge, quoi qu’il juge48. La tâche est alors de refuser à la fois le sujet empirique et le sujet transcendantal qui serait l’instance subjective que l’on doit poser pour qu’il y ait l’acte de synthèse. Car ce que fait ici Fichte n’est pas la déduction d’un Je transcendantal à partir de l’acte qu’il pose en jugeant, mais la reconduction, ou mieux la « réduction » d’une praxis à l’autre, de l’acte de juger à l’acte qui le précède. Le fondement « X = Je suis » ne doit pas alors être pensé en tant que sujet transcendantal = X, précisément, et ce n’est pas un hasard si Fichte inverse la formule kantienne : « Sujet transcendantal = X »49 devient « X = je suis », l’anonymat transcendantal du « X » étant dépassé par la détermination (pratique) « je suis ». Ce que Fichte trouve alors n’est nullement l’auteur du jugement, le sujet sur lequel est fondé l’acte du jugement, mais la praxis même qui se fonde elle-même en tant que « je suis », l’« absolument posé et fondé sur soi-même ». Ainsi, quand Fichte souligne que ce fondement est fondement d’« un certain acte de l’esprit humain », il ne faut pas comprendre qu’il est le fondement en l’occurrence de l’acte de juger : il est le fondement de son propre acte, tout comme il peut l’être de toutes sortes d’autres actes de l’esprit. Si le « pur caractère » de l’esprit humain réside dans cet « acte », cet « agir » (Handeln), alors ce que fonde l’absolument posé et fondé sur soi-même est ce soi-même en tant qu’agir. Où l’on voit du même coup combien la contradiction qu’on observait au §4 dans la position du moi par rapport au non-moi est déjà à l’œuvre dans l’auto-position pratique du moi qui est à la fois agir et en même temps fondement, position fondatrice. Car lequel des moi est celui qui agit, et celui qui est agi  ? le même, bien entendu, ce qui montre qu’il faut penser (mais n’est-elle pas impensable  ?) une ” C’est toujours par abstraction que Fichte invite son lecteur à saisir pour lui-même cet acte originaire (…). Et dans la mesure où ce dont on est conscient, au terme de cette abstraction, est l’acte originaire de la conscience, nous pouvons donc partir d’une proposition quelconque : A = A dans la Grundlage, la pensée d’un mur ou d’un fourneau dans la Nova methodo, le tracé d’une ligne en 1801. C’est parce qu’il n’est pas question de trouver un nouveau fait de conscience au terme de ce processus d’abstraction, mais bien l’acte de la conscience originaire conditionnant tout autre acte de conscience, que nous pouvons partir d’une proposition quelconque. Et si l’on devient effectivement conscient de cet acte en partant d’une proposition quelconque, c’est là une confirmation du fait que cet acte est bien originaire. ” Tout de même, on se demande si ” A = A ” est bien une proposition quelconque ; n’est-elle pas bien plutôt une proposition par excellence, un paradigme, qui à dessein correspond précisément à l’auto-activité du moi qui se pose lui-même que va découvrir Fichte ? 48  Comme commente Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 35 : ” Il importe de souligner qu’il est indifférent de savoir si A existe ou non, comme il est indifférent de savoir si A est posé dans le moi jugeant par le moi lui-même ou par autre chose que lui (il est indifférent d’en donner une explication idéaliste ou réaliste). Seul importe le fait qu’en jugeant, en affirmant que A est A, en disant est, le moi pose absolument un rapport nécessaire entre deux termes (si A, alors A). ” Mais A, est-ce deux termes ? l’on reste ici tout de même dans le cadre d’une tautologie, sauf si A correspond au moi. Il semble que Fichte s’intéresse davantage à la forme du jugement qui révèle une praxis, et en ce cas il aurait mieux fait de dire : A est B. 49  Ak. III, p. 265 (A346/B404).

Fichte et l’agir transcendantal I : Le Moi comme activité

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déchirure qui traverse le moi lui-même en tant que son agir le met au monde et le rend possible du même coup, éternelle préséance du moi à lui-même en tant qu’il doit toujours déjà avoir agi pour être à lui-même. « Redoublement » de lui-même50, il n’est ni le Je transcendantal ni le Je empirique, mais le « Je pratique » où la praxis transcendantale de moi-même me met au contact de moi-même, en tant que je suis fondement et fondé tout à la fois, agissant et agi (le dernier alinéa du texte qu’on vient de citer portant tout entier sur cette déchirure). Le moi ne devient pas substance pour autant, loin s’en faut ; il est en constante fuite de lui-même, mais dans cette fuite il est praxis, et là est sa positivité (qui implique il est vrai, aussitôt, une négativité). Il s’agit d’une vibration (Fichte parlera, on le verra, de flottement) entre positivité et négativité, entre action et être-agi, entre activité et passivité, l’activité même du moi procédant tour à tour de l’un et de l’autre, l’un passant à l’autre et vice-versa, ce qui met en déséquilibre le concept de sujet-substance51. C’est d’ailleurs, dans le court mais néanmoins décisif §2 de la Grundlage, une activité qui produit l’opposition et qui permet de s’acheminer vers le non-moi. Il semble même que dans la pure activité qu’on vient de décrire, il y a la nécessité de poser un non-moi en tant que la praxis du moi sur lui-même se révèlerait dans l’opposition avec ce qui n’est pas lui, ce qui n’appartient alors pas à cette praxis qui doit bien trouver quelque chose comme une limitation. Certes, quand le moi se pratique à la fois en tant que moi posant et moi réfléchi, il faut bien penser l’unité et l’identité de ce moi. Mais avec l’identité advient aussitôt la différence : la différence du moi avec lui-même, certes, et plus largement la différence en général, l’opposition  : « Par cette action absolue, et seulement par elle, l’opposé, en tant qu’opposé (comme pur contraire en général), est posé (durch diese absolute Handlung nun, und schlechthin durch sie, wird das Entgegengesetzte, insofern es ein Entgegengesetztes ist (als blosses Gegenteil überhaupt) gesetzt)52. » À ce deuxième niveau, l’action est unie quant à la forme (le « Wie » de l’action), mais il faut bien penser deux actions, une action qui pose et une action qui oppose, et Fichte va jusqu’à soutenir que pour toute action qui pose il faut aussi une action qui oppose, puisque A implique -A, dès que A est posé, agit et est agi. Dans la praxis de A doit donc être pensée aussi bien la praxis opposée, de -A, qui possède une matière différente. Alors, la forme de -A est déterminée par l’action en tant qu’il est l’acte d’opposition impliquant la p­ osition de A. Du moi et de son activité, on en vient à poser le non-moi, également comme activité, car il faut supposer une activité du non-moi comme opposée à l’activité du moi  – et cette activité du moi implique nécessairement l’activité de son opposé.  Comme l’écrit Luc Vincenti, op. cit., p. 55.  Comme l’écrit J.-C. Goddard, op. cit., p. 17 : ” L’acte fondamental n’est pas l’acte d’un sujet, un acte subjectif ; il est, dirions-nous aujourd’hui, un acte sans sujet. Étranger à la division de l’être en puissance et de l’être en acte, du repos et du mouvement, n’ayant pas la passivité comme son contraire, l’acte fondamental définit une pure actuation, l’auto-engendrement spontané et autonome d’un agir impassible et impersonnel, présupposé en toute conscience, qui n’est pas mon fait et dont l’origine m’échappe toujours, étant à soi-même sa propre origine. ” Mais n’est-ce pas le problème même du concept de ” sujet ”, déjà chez Kant, que d’être toujours déjà en-dehors de lui-­ même, et jamais substantiellement à lui-même ? 52  SW I, p. 103 ; trad. cit., p. 25. 50 51

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

C’est une « opposition originaire » (ursprünglichen Entgegensetzten)53, c’est-à-dire que lorsque je pose mon moi en et par son activité même, je pose aussi du même coup un non-moi qui doit agir de façon contradictoire. L’identité du moi dans la praxis a besoin de la non-identité, de la différence, qui est la praxis même de l’opposé. C’est bien au sein d’une praxiologie que Fichte inaugure la pensée du moi et du non-moi dans la première version de la Doctrine de la science. C’est d’ailleurs au moment où il entreprend de faire la théorie de l’opposition entre moi et non-moi, au §4 que nous avons commencé de lire, qu’il revient sur ce concept d’activité (Tätigkeit/Tathandlung) au sein d’une longue parenthèse : Il est tout à fait indispensable ici de penser de façon entièrement pure le concept d’activité (Thätigkeit). Celui-ci ne peut absolument rien désigner, qui ne soit compris dans la position absolue du moi par lui-même ; rien, qui ne soit compris dans la proposition : Je suis. Il est par conséquent clair qu’il ne faut pas seulement faire totalement abstraction de toutes les conditions de temps, mais encore de tout objet de l’activité (nicht nur von allen Zeitbedingungen, sondern auch von allem Objecte der Thätigkeit). L’action du moi (die Thathandlung des Ich), puisqu’il pose son propre être, ne se dirige pas vers un objet, mais se réfléchit en elle-même (sondern sie geht in sich selbst zurück). Ce n’est que lorsque le moi se représente lui-même (sich selbst vorstellt) qu’il devient objet54.

Le Je fait la pratique de lui-même non pas en tant qu’il porte sur lui-même comme objet, et si déchirure il y a entre moi et moi, ce n’est pas en tant que je deviens l’objet de moi-même en tant que sujet. Il faut donc que l’activité soit parfaitement pure, sans objet. C’est bien du transcendantal qu’il s’agit, mais non pas au sens de l’instance formelle qui rend possible l’objectivité, et seulement cela. Le transcendantal, chez Fichte, est le lieu d’une activité pure, ou plus exactement il est cette activité pure, la position absolue du moi par lui-même. Il est le « Je suis » non pas comme forme fondamentale de tous les jugements, mais comme praxis fondamentale d’où peuvent être fondés tous les actes de jugement. Mais on n’a nullement besoin des jugements pour déduire le « Je suis ». Si l’on doit remonter au « Je suis », ce n’est pas seulement pour donner une légitimité transcendantale aux jugements, mais c’est pour observer, c’est-à-dire pratiquer la praxis transcendantale, absolument pas formelle, qu’est le « Je suis ». Sans objet, sans temporalité puisque le temps advient depuis le « Je suis » qui, contrairement aux objets, n’a pas besoin du temps pour «  apparaître  » (mais il n’apparaît pas, il se pratique…). Il est réfléchi, il est la réflexion même vers lui-même dans la praxis, sans apparaître véritablement, mais se ressentant, s’éprouvant au contact de lui-même dans la praxis qui précisément le frotte à lui-même. On voit ici nettement en quoi le Kant de l’Opus postumum répondait à Fichte en s’inscrivant dans son questionnement.

53 54

 Ibid., p. 104.  Ibid., p. 134 ; trad. cit., p. 47.

Fichte et l’agir transcendantal II : Le moi et la déduction pratique des catégories

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 ichte et l’agir transcendantal II : Le moi et la déduction F pratique des catégories Comme le court §2 l’a explicité, cette activité pure implique une contre-activité, et pour être activité d’un moi, « de l’activité doit être supprimée en lui (Tätigkeit soll in ihm aufgehoben sein) »55. Cela veut-il dire, comme le §2 le laissait entendre, qu’il doit y avoir à côté de l’activité transcendantale une co-activité qui doit être pensée ? non pas, car cette deuxième activité doit être pensée à partir de l’activité du moi qui l’implique, et elle sera en fait « passivité » (Leiden). Ainsi, si l’activité est ce qui qualifie transcendantalement le moi, alors l’opposition activité/passivité est peut-­ être plus transcendantale, pour ainsi dire, que l’opposition moi/non-moi qui reste sous-déterminée. Cette passivité n’est pas l’effet de l’activité, car on demeure ici au plan transcendantal, donc sans objet et sans temporalité où l’on pourrait attribuer une cause à un effet et un effet à une cause. Nous sommes en deçà des formes pures et en deçà des catégories, au plan strictement transcendantal, et la passivité est alors une instance qui est purement opposée à l’activité sans en être l’effet, mais qui implique tout de même une catégorie, avant toutes les autres, la quantité, puisque le passif n’est pas seulement le repos, pure négation de l’activité. Ce qui veut dire qu’en possédant la quantité, la passivité n’est pas le seul corrélat de l’activité : elle est posée aussi, avec l’activité, par le moi, comme ce qui n’est justement pas l’activité, ce qui est radicalement autre que l’activité : « Tout ce qui dans le moi n’est pas donné immédiatement dans le : Je suis, et par conséquent n’est pas posé immédiatement par la position du moi par lui-même, est pour le moi passivité (affection en général) (alles im Ich, was nicht unmittelbar im: Ich bin liegt; nicht unmittelbar durch das Setzen des Ich durch sich selbst gesetzt ist, ist für dasselbe Leiden (Affection überhaupt))56. » Mais la dialectique est plus profonde, car nous avons vu que le moi doit poser contre son activité une autre activité. Nous comprenons désormais ce que cela peut vouloir dire : le non-moi apparaît au moi à condition que le moi se saisisse alors comme passif au cœur de son activité : « Le non-moi, comme tel, n’a aucune réalité, mais il a de la réalité en tant que le moi est passif (Das Nicht-Ich hat, als solches, an sich keine Realität ; aber es hat Realität, insofern das Ich leidet)57. » Par où on retrouve une dualité foncièrement kantienne entre activité de l’entendement qui met en ordre et passivité de l’intuition qui reçoit la matière. Mais cette dualité n’est pas figée, et lorsque le moi se tourne vers le non-moi, il devient passif, en somme, car il n’est plus le centre de la visée, pour ainsi dire, il se décentre et pour ce faire devient passif pour laisser l’autre pôle se mettre en activité, un autre pôle saisi négativement. Le moi ne reçoit de la réalité que dans la mesure où il est un moi «  affecté  » (affiziert). Alors, sa pure activité devient pure passivité avant d’être

 Ibid.  Ibid., p. 135 ; trad. cit., p. 47. 57  Ibid. 55 56

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

passivité pour un objet qui l’affecte. La dialectique fondamentale, pour Fichte, est activité/passivité qui touche tout autant moi que non-moi, à tour de rôle58. C’est d’ailleurs à partir de ce couple fondamental que l’on déduit la catégorie de la causalité, mais au privilège de l’activité comme cause, l’agissant étant toujours cause de l’agi. On progresse donc d’une simple op-position entre activité et passivité, l’une impliquant l’autre et indifféremment, à la catégorie de la causalité qui implique une préséance de l’activité sur la passivité. L’action est la liaison de la cause et de l’effet qui sont déduits de l’activité et de la passivité. Cette catégorie semble bien la plus fondamentale, et elle est en tout cas déduite avant que l’on ait exposé le temps. La causalité est la catégorie la plus originaire parce qu’elle est déduite à partir du couple transcendantal activité/passivité, c’est-à-dire qu’elle est d’emblée dynamique, qu’elle implique une force qui rayonnera sur toutes les autres catégories. On sent bien qu’avec cette catégorie de la causalité, se prépare l’affrontement entre les positions idéaliste et réaliste, position de l’activité et position de la passivité59. Mais le moi n’est-il pas l’activité fondatrice du couple activité/passivité  ? Ce n’est pas si sûr à ce moment du §4, tant le moi est traversé de passivité en étant l’activité même. Fichte donne un exemple : le Je pense est une activité, il pense et comme tel agit en tant qu’il synthétise (cf. supra). Mais en se posant ainsi, il n’est pas toute la réalité : il n’en est qu’une partie, car il ne se pose pas comme totalité du monde. Penser, l’activité, implique donc une limitation, et une passivité : activité en soi, mais passivité par rapport à ce qu’il reste du monde quand il pense et qui n’est pas cette activité même. En fait, plus largement, la qualification «  Je pense  » implique un prédicat, et tout prédicat limite le sujet auquel il s’applique, fût-ce à un niveau transcendantal. Déterminer originairement le moi comme « Je pense », c’est ainsi lui opposer implicitement tout le reste de l’être qu’il n’est pas, et c’est donc, en posant l’activité ainsi, poser du même coup de la passivité. C’est en fait une différence de point de vue, de perspective. Fichte expose cela à l’aide de deux cercles l’un dans l’autre :

 Ibid. (les italiques sont de Fichte) : ” das Nicht-Ich hat, soviel wir wenigstens bis jetzt einsehen, für das Ich nur insofern Realität, insofern das Ich afficirt ist; und ausser der Bedingung einer Affection des Ich hat es gar keine. ” Cf. le commentaire d’Isabelle Thomas-Fogiel, Fichte. Nouvelle présentation de la doctrine de la science, 1797–1798, Paris, Vrin, 1999, p. 68 : ” La formule initiale ”le moi et le non-moi dans le moi” se définit donc comme une ”relation acte-passivité”. Cette formule renvoie très précisément à la formule de la représentation telle qu’on peut la trouver chez Kant ou, de manière plus épurée encore, chez Reinhold : l’activité (sujet, concept) et la passivité (objet, intuition) sont à la fois opposées et réunies dans la représentation. ”Par le moi” marque l’acte du philosophe qui pose que ”le sujet et l’objet sont à la fois opposés et réunis dans la représentation”. ” 59  Sur la primauté ” dynamique ”, et donc primauté tout court, de la catégorie de la causalité sur les autres dans la Doctrine de la science, voir Jean-François Goubet, Fichte et la philosophie transcendantale comme science. Etude sur la naissance de la première Doctrine de la science (1793–1796), Paris, L’Harmattan, 2002, p. 124 sq. 58

Fichte et l’agir transcendantal II : Le moi et la déduction pratique des catégories

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Le grand cercle A possède une surface X, qui s’oppose à l’espace infini exclu de sa surface. Le petit cercle B possède une surface Y. Y est, d’un certain point de vue, identique à X. Mais si on considère la délimitation de B, alors Y est opposée à la surface infinie exclue également de X, mais aussi de X que Y ne contient pas. On peut dire, de ce point de vue, que Y est opposé à lui-même en tant qu’il contient et ne contient pas à la fois X, car « il est ou une partie de la surface X, ou il est la surface Y considérée pour elle-même »60. Le « Je pense » est ici Y : il est une activité qui implique une altérité sur laquelle il agit (X), qui elle-même n’est qu’une partie de tout l’être (l’espace infini). En tant qu’il agit, le je pense est l’activité même, mais il n’embrasse pas tout l’être. Il se pose en soi-même et est donc tout seul l’activité même de son être (X et Y concordent, sont la même surface où il y a Y), mais il est aussi une activité qui implique une altérité qui ne lui appartient pas, qui n’est pas prise dans l’activité (X et Y se distinguent : Y exclut X qu’il ne contient pas, ainsi que la surface infinie exclue par X, donc aussi par Y). Toute la question est de savoir de quel cercle nous partons, c’est-à-dire de la perspective à partir de laquelle on juge que quelque chose est actif ou passif – car selon la perspective, cela peut être actif ou passif. À moins qu’il faille penser la totalité qui englobe les deux sphères comme le moi lui-même, position idéaliste. Mais avant même de se décider pour l’idéalisme ou de le réfuter, Fichte souligne que si l’on considère le moi comme la « sphère totale », « qui embrasse toute réalité », alors l’on obtient la catégorie de la « substance  », substance qui accueillerait des sphères inférieures comme B dans notre schéma. Le moi est alors considéré selon la perspective de A dont B ne serait qu’un accident contenu dans A. Mais l’on peut considérer le moi comme le cercle B, c’est-­ à-­dire comme contenu dans une sphère plus grande, comme s’opposant à la surface de cette sphère plus grande qu’elle ne contient pas, et alors le moi est « akzidentell ». On obtient la catégorie de l’accident, accident dans une substance plus grande (par exemple le réel : le moi serait accident de la substance « réel »). Ce qui veut dire que le moi est pensé comme substance qu’à la condition qu’on lui oppose aussitôt des accidents qui seraient en lui, des prédicats. Si donc la causalité est la catégorie

60

 SW I, p. 140.

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

primordiale, la substance la suit de peu, en tant qu’elle est dynamisée par la présence dialectique des accidents. Il est significatif qu’ici Fichte parle d’accidents pratiques : « Les réalités du moi sont ses modalités d’action ; il est substance, dans la mesure où toutes les modalités possibles d’actions (manières d’être) sont posées en lui (die Realitäten des Ich sind seine Handlungsweisen: es ist Substanz, inwiefern alle möglichen Handlungsweisen (Arten zu seyn), darin gesetzt werden)61. » La substance est déduite à partir de l’activité pure du moi en lui-même et sur lui-même, comme totalité de l’action et des modalités possibles de cette action. Mais cette activité suppose donc ces modalités mêmes, c’est-à-dire des accidents qui signifient les déterminations spécifiques de telle ou telle action produite à partir de la substance, l’activité pure. L’accidentalité est donc nécessairement posée avec la substance en tant que la substance active tend vers des déterminations spécifiques de son action. De même, il faut avoir recours à la catégorie de la quantité pour penser le degré de réalité que possède le moi et la négation qu’est le non-moi, et la réalité que possède le non-moi et la négation qu’est le moi par rapport au non-moi. Sans nous attarder sur l’usage fichtéen de toutes les catégories kantiennes, on note que celles que nous avons rencontrées (la causalité, la substance) sont déduites à partir de l’activité/passivité du moi, à partir d’une dynamique très vive. Autrement dit, la déduction des catégories n’est possible qu’à partir d’une prise en compte de l’essence du moi comme agir, et c’est cette conception du moi qui guide l’exposé fichtéen de façon singulièrement forte. S’il faut bien une « réflexion », comme chez Kant62, pour mettre en marche la déduction des catégories, cette réflexion a affaire à un moi pratique qui donne les indices pratiques de la présence des catégories. Aussi est-ce encore une aperception transcendantale qui est au fondement de l’Analytique au sens fichtéen, mais une aperception qui donne un moi pratique. Ce moi pratique n’est pas encore entièrement fondé, car il est ici le moyen d’atteindre les catégories, et la Doctrine de la science prétend atteindre le fondement de tout le savoir humain. Mais il joue déjà un rôle, et ainsi est partiellement atteint. Bref, moi et non-moi sont analysés ici en termes d’activité. Les catégories sont toutes pensées en tant que relationnelles, impliquant un jeu de force et de contre-­ force du moi vers le non-moi et réciproquement. Toutes les catégories dérivant ainsi de la causalité comme catégorie dynamique par excellence, toutes les catégories sont à leur tour dynamique. Comme l’écrit Jean-François Goubet : « À chaque fois, la conception dynamique l’emporte au final sur son pendant statique. Pour ramener les concepts fichtéens à leur origine kantienne dans l’Analytique des principes, on peut dire que les catégories de la relation l’emportent sur celles de la réalité, montrant la plus grande concrétion des considérations physiques sur les vues purement mathématiques63. » La Déduction des catégories, si une telle chose a lieu dans la  Ibid., p. 142 ; trad. cit., p. 52.  Cela apparaît en toutes lettres par exemple dans ibid., p. 154 ; trad. cit., p. 61 : ” …la passivité dans le moi est quelque chose de qualitatif (ce que l’on doit admettre par réflexion sur la seule proposition de causalité) ”. 63  Jean-François Goubet, Fichte et la philosophie transcendantale comme science…, op. cit., p. 128. 61 62

Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement

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Grundlage, prend son essor à partir d’une réflexion pratique du moi qui les fonde, et a pour conséquence une description pratique de ces catégories. Et c’est encore cette dynamisation des catégories qui conduit au «  problème suprême  » de la Doctrine de la science : « Comment le moi peut-il effectuer sur le non-moi, ou comment le non-moi peut-il effectuer immédiatement sur le moi, puisqu’ils doivent être absolument opposés l’un à l’autre (wie das Ich auf das Nicht-Ich, oder das Nicht-Ich auf das Ich unmittelbar einwirken könne, da sie beide einander völlig entgegengesetzt seyn sollen)64 ? » La question est celle du contact entre les deux, du point de rencontre – ce qui implique alors la déduction de la catégorie de la relation, et son usage afin d’expliciter ce point de contact pris dans l’opposition. L’enjeu est le type de doctrine à l’œuvre avec la Doctrine de la science, et c’est dans l’élaboration de la solution au problème de la représentation, problème naturellement kantien, que cette question trouve une réponse dans la partie théorique du système. L’enjeu est d’abord, pour Fichte, d’opposer le dogmatisme du choix de l’idéalisme à celui du réalisme pour ensuite proposer une « troisième voie », voie qui verra idéalisme et réalisme, dans un sujet transcendantal nouvellement conçu, se confondre en principe de la philosophie transcendantale tout entière.

 ichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et F flottement Fichte reprend la « Réfutation de l’idéalisme » de Kant, en la radicalisant. Il l’élargit par ailleurs au réalisme, ce qui fait que nous aboutissons à une « Réfutation du réalisme et de l’idéalisme », principalement au §4, au sein d’un passage qui résume une analyse qui tâche d’articuler passivité et activité entre moi et non-moi dans la production de la représentation au sens kantien : 1) Le réalisme dogmatisme : « En bref : si l’explication de la représentation, c’est-­à-­ dire l’ensemble de la philosophie spéculative, commence par adopter le point de vue selon lequel le non-moi est posé comme cause de la représentation (Ursache der Vorstellung), et celle-ci comme son effet, alors le non-moi est le fondement65 réel de tout ; il est absolument, parce qu’il est, et ce qu’il est (le fatum spinoziste) ; le moi lui-même n’est qu’un accident du non-moi et n’est en rien une substance ; et nous obtenons le spinozisme matériel, qui est un réalisme dogmatique ; un système qui présuppose l’absence de la plus haute abstraction possible, celle du non-moi, et qui, faute de produire le fondement ultime, est totalement infondé  SW I, p. 143. On traduit par le bizarre ” effectuer ” dans une forme intransitive incorrecte le verbe ” einwirken ”, qui implique une action accompagnée d’engagement, de confrontation effective, ici entre le moi et le non-moi, une compénétration qui est justement tout le problème. 65  ”  Grund  ”  ; Philonenko, dans sa traduction (op. cit., p.  62), dit  : ”  Raison.  ” Cela n’est pas infondé ; mais nous devons avoir toujours à l’esprit que le mot Grund, chez Fichte, fait signe à la fois vers le principe de ” raison ” de la tradition (et ici, du réalisme), et le fondement que vise toute philosophie transcendantale. 64

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(da es nicht den letzten Grund aufstellt, völlig ungegründet ist)66. » Le problème de la représentation (Vorstellung) implique la question de savoir le lieu où elle se constitue, le moi ou le non-moi. Avec le réalisme dogmatique, le moi devient un accident du non-moi qui est alors substance qui donne ses conditions à la Vorstellung. L’explication du rapport entre le subjectif (ou le moment « actif ») et l’objectif (ou le moment «  passif  ») est entièrement à l’avantage du second moment, et donc de la sensibilité qui donne l’objet selon ses propres normes. L’objet (ou non-moi, car l’objet n’est pas ici thématisé) provoque une certaine affection sensible qui détermine entièrement l’activité du moi – et c’est pourquoi cette activité est affectée par la passivité et subordonnée à elle : c’est hors du moi, dans le non-moi, qu’est trouvé le fondement (Grund – donc la raison !) de toutes mes représentations (c’est-à-dire des représentations du moi), et c’est donc là que le rapport entre le sujet et l’objet trouve son assise. Or pour Fichte, cette position est la plus inadmissible, car elle prétend obtenir la motivation de l’activité pure et autonome hors de moi, le non-moi qui devient alors actif comme une substance. Or l’activité pure, infinie, ne peut trouver son sol que dans le moi, là où l’activité doit trouver son fondement. Contre l’hétéronomie du réalisme, l’autonomie (quelle fusion des deux Critiques est à l’œuvre ici !). 2 ) L’idéalisme dogmatique : « Si, au contraire, l’explication de la représentation commence par adopter le point de vue selon lequel le moi serait la substance de la représentation, tandis que celle-ci serait son accident, alors le non-moi n’est en rien le fondement réel (Real-Grund), mais simplement le fondement idéal (Ideal-Grund) de la représentation : il n’a, en conséquence, absolument aucune réalité en dehors de la représentation, il n’est pas substance, rien pour soi de subsistant, d’absolument posé, mais un simple accident du moi (ein blosses Akzidens des Ich). Dans ce système on ne peut indiquer aucun fondement (kein Grund) pour rendre compte de la limitation de la réalité dans le moi (Einschränkung der Realität im Ich) (pour rendre compte de l’affection par laquelle naît une représentation). La recherche d’un tel fondement est ici complètement interrompue. Un tel système serait un idéalisme dogmatique, lequel cependant a entrepris la plus haute abstraction, et par conséquent est parfaitement fondé (und daher vollkommen begründet ist)67. » La passivité est ici déterminée par l’activité du moi, lorsque la possibilité pour le moi d’être affecté est entièrement régie par son activité – et la passivité devient alors une activité, une activité de moindre quantité, mais une activité tout de même dont la réalité (toute idéale) serait la même que l’activité du moi. Dès lors le problème de la corrélation (pour Fichte fondamental) disparaît entièrement au nom d’un idéalisme radical qui fait du non-moi un prolongement du moi. Nulle cause extérieure à moi, mais le moi est la propre cause de ses représentations. Si l’idéaliste, au contraire du réaliste, gagne le fondement, il manque la réalité. Il voit bien que le non-moi limite l’activité pure du moi – et comment ne le verrait-il pas, puisque le moi est lui-même le producteur de ses représentations qui l’affectent  ? 66 67

 SW I, p. 155 ; trad. Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 38 (nous soulignons).  Ibid., p. 155; trad. Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 38.

Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement

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Disparaît alors la limitation réelle, ou plus exactement celle-ci s’évanouit au profit de la seule activité du moi qui parvient à tout « expliquer » (erklären). L’idéaliste ne nie pas la réalité, il ne parvient tout simplement pas à l’expliquer (c’est-à-dire la « fonder »), il la manque d’autant plus qu’il la présuppose dans l’activité pure du moi. Il sépare en fait radicalement moi et réalité, et laisse le moi isolé en lui-même, se suffisant des représentations qui l’affectent (nous retrouvons ici encore la « Réfutation de l’idéalisme » kantienne). Toute la réalité ne se trouve pas dans la production de l’activité pure du moi, mais toute la réalité pour le moi s’y trouve. La représentation (Vorstellung) demeure inexpliquée, et donc infondée. L’avantage de l’idéalisme sur le réaliste cependant, c’est qu’il pose le fondement dans le moi – et il a raison de le faire pour Fichte. C’est pourquoi, en un certain sens, la philosophie critique est idéaliste. 3 ) L’idéalisme critique : « On verra que dans la partie théorique de notre Doctrine de la science cette question demeure totalement sans réponse, c’est-à-dire que l’on se contente de répondre : ces deux voies sont correctes ; sous une certaine condition on est forcé d’aller dans une voie, et sous la condition opposée d’aller dans l’autre ; et par là la raison humaine, c’est-à-dire toute raison finie, se trouve donc mise en contradiction avec elle-même et prise dans un cercle (wird denn die menschlische, d. h. alle endliche Vernunft in Widerspruch mit sich selbst versetzt, und in einem Zirkel befangen). Un système, en lequel ceci est rendu manifeste, est un idéalisme critique, lequel a été établi par Kant de la façon la plus conséquente et la plus complète68. » Ce texte est assez étrange, si l’on prend garde au fait qu’il s’agit là d’un « idéalisme » dont se réclame Fichte lui-même. Ici le texte ne dit pas que la doctrine de la science est elle-même cet idéalisme critique, mais il ne dit pas non plus qu’il n’a rien à voir avec lui. L’idéalisme critique «  explique  » (erklärt), fonde, sans privilégier aucune des deux voies. L’étonnant est que la doctrine de la science, en adoptant l’idéalisme critique, est « sans réponse », et s’en « contente ». Il est imparfait, car il est à la mesure de la finitude humaine que manifeste la limitation de l’activité pure du moi par le non-­ moi. Ainsi l’idéalisme critique est-il proprement contradictoire (Hegel dira : dialectique…), c’est-à-dire qu’il progresse vers l’impossible, en éprouvant la possibilité de la corrélation entre l’activité pure et autonome du moi et l’extériorité radicale du non-moi dans le cadre du problème de la «  représentation  » (Vorstellung). Son indécision autorise son accès au réel – et lui-seul, en effet, a accès au réel. Il est clair que cette indécision est d’abord le fait de l’usage positif que fait Kant du terme empirisme : en un sens, la critique est un empirisme, mais non dogmatique, critique, un empirisme qui considère l’objet constamment à l’aune du phénomène. En un autre elle est un idéalisme avec le rôle central qu’elle fait jouer à l’entendement. Réalisme empirique et idéalisme transcendantal tout à la fois. Plus largement, les deux souches de la connaissance, qu’on ne sait comment unifier avec le seul texte de la CRP, sont deux orientations pour l’interprétation. Toute la question est donc déjà celle du type d’unité qui pourrait

68

 Ibid., p. 156.

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

lier sensibilité et entendement. Pour Fichte, c’est la question fondamentale de la Doctrine de la science. C’est dans le §5 de la Grundlage que Fichte détermine cette autre « voie » de la philosophie transcendantale de la doctrine de la science à la fois comme réalisme et comme idéalisme, dépassant l’« indécision » du criticisme sans toutefois renoncer à une certaine forme de flottement. Il faut obtenir une voie moyenne entre idéalisme et réalisme, que la Doctrine de la science endosse tour à tour pour ensuite s’en éloigner : 1) La doctrine de la science comme « réaliste » : « La doctrine de la science est par conséquent réaliste. Elle montre que la conscience (Bewusstsein) des natures finies ne se laisse absolument pas expliquer si l’on n’admet pas l’existence, indépendante par rapport à elle, d’une force qui leur est totalement opposée (ihnen völlig entgegensetzte Kraft), et dont elles dépendent en ce qui concerne leur existence empirique69. » « Realistisch » signifie : qui a trait à la réalité au sens fort, au sens de la force d’opposition au moi qui le limite aussitôt, force qui se trouve en-dehors du moi, et radicalement. La conscience du fini implique d’emblée la limitation du non-moi, et par conséquent aussi son irréductible altérité. Le mot « force », Kraft, soumet le questionnement à la causalité – et cette cause est en l’occurrence motrice : elle émeut le moi qu’elle affecte par la représentation (Vorstellung) qu’il a d’elle – Fichte discute dans ces pages surtout la catégorie kantienne de la causalité. Il y a action, il y a même action réciproque : le moi se « représente » le non-moi qui agit sur le moi en l’affectant. Fichte dit un peu plus haut que c’est la seule chose que l’on puisse fondamentalement dire de cette « chose extérieure au moi »70. Cette mise en mouvement n’est pas, précise avec insistance Fichte, une position dans le moi lui-même, mais une mise en mouvement causale depuis l’extériorité, une limitation de l’illimité non pas à partir de l’illimité (si cela était le cas, alors nous aurions affaire à un « idéalisme dogmatique »). Fichte pense donc une extériorité radicale, une distance infinie entre moi et non-moi, et pourtant il pense aussi la corrélation, non sans avouer le caractère insoluble, « flottant », de cette corrélation. Car il s’agit de penser à la fois moi et non-moi, activité et passivité, illimité et limitation, identité et différence, indépendance et dépendance. Toute la difficulté tient dans la «  déduction » d’un tel non-moi comme « force », moteur qui émeut la conscience et du même coup la limite en l’ouvrant à l’action. Cette déduction peut être le produit d’un réalisme. Mais ce réalisme n’oublie pas qu’il pose les problèmes à partir du moi, même lorsqu’il doit poser l’existence d’une radicale extériorité au moi ! C’est un réalisme transcendantal en ce sens précis, selon Fichte (et non pas au

 Ibid., p. 280 ; trad. A. Philonenko, op. cit., p. 145.  Ibid. (nous soulignons) : ” Der letzte Grund aller Wirklichkeit für das Ich ist demnach nach der Wissenschaftlehre eine ursprüngliche Wechselwirkung zwischen dem Ich und irgendeinem Etwas ausser demselben, von welchem sich weiter nichts sagen lässt, als dass es dem Ich völlig entgegengesetzt sein muss. ”

69 70

Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement

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sens kantien). C’est d’ailleurs cela qui permet de mener à l’interprétation idéaliste de la Doctrine de la science. 2) La doctrine de la science comme idéaliste  : «  En dépit de son réalisme cette science n’est pas transcendante (transzendent), mais reste profondément transcendantale (transzendental). Elle explique toute conscience en partant de l’existence d’un être indépendant de toute conscience (sie erklärt allerdings alles Bewusstsein aus einem unabhängig von allem Bewusstsein Vorhandnen) ; mais elle n’oublie pas qu’en cette explication elle se dirige d’après ses propres lois (nach ihren eignen Gesetzen richte) et dès qu’elle réfléchit (reflektiert) sur ce fait, cette existence indépendante devient elle-même un produit de sa propre pensée (Produkt ihrer eignen Denkkraft), donc quelque chose de dépendant du moi, dans la mesure où elle doit être pour le Moi (dans son concept)71. » Comment considérer l’indépendance nécessaire du non-moi comme radicalement extérieur et différent du moi et en même temps la dépendance au moi nécessaire pour que le non-moi puisse l’affecter et tout simplement lui apparaître ? Fichte n’abstrait pas de sa réflexion la méthode même de la Doctrine de la science, puisqu’il considère que c’est à partir de la Doctrine elle-même que le non-moi trouve sa radicalité. La Doctrine est l’élément fondamental du système, ou encore un élément à part entière de ce système. De ce point de vue, le non-moi trouve lui aussi néanmoins abri dans la doctrine qui est un produit du moi en son activité illimitée. Cela permet à Fichte de déduire un certain lien, indéterminé, du moi au non-moi, dans le cadre même, investi philosophiquement, de la Doctrine de la science. Le transcendantal est l’idéalisme non dogmatique, mais critique, à partir duquel on peut lier l’indépendance du non-moi à la représentation de ce non-moi dans le moi. C’est à l’évidence changer radicalement de perspective. Le moi demeure, malgré les velléités de la Doctrine de s’affranchir de la pure subjectivation (l’idéalisme dogmatique), l’horizon indépassable de la philosophie transcendantale. Cela en fait un idéalisme, un idéalisme «  transcendantal  » qui assume entièrement la contradiction fondamentale de la corrélation, contradiction poussée à son apogée. Il s’agit d’un cercle, celui d’un non-moi à la fois « chose en soi » et exclusivement « pour le moi ». Cercle qui correspond surtout à la finitude de l’esprit pour lequel les deux voies sont également vraies : l’esprit doit « nécessairement poser quelque chose en-dehors de lui-même (une chose en soi) et cependant reconnaître par ailleurs que cet être n’est que pour lui (qu’il est un noumène nécessaire), tel est le cercle que l’esprit fini peut élargir jusqu’à l’infini (ist derjenige Zirkel, den er in das Unendliche erweitern), mais dont il ne peut s’affranchir »72. On note la distinction que fait Fichte entre chose en soi et noumène : la première n’est pas pensable, l’en-dehors inatteignable, avant la corrélation ; le second, lui, appartient au domaine du pensable, même si c’est pour affronter les apories les plus dures, même si c’est pour simplement dire que le non-moi, quel qu’il soit à l’extérieur, est pour le moi. Cette difficulté, propre à la philosophie transcendantale en général, correspond au problème de l’union entre dépendance et indépendance 71 72

 Ibid.  Ibid., p. 281.

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

qui s’organise dans un système compliqué que Fichte détaille en ces termes  : « Dans son idéalité tout dépend du moi, mais par rapport à la réalité le moi luimême est dépendant : cependant rien n’est réel pour le moi, sans être également idéal. Il s’ensuit que fondement réel et fondement idéal sont identiques dans le moi et que cette relation d’action réciproque entre le moi et le non-moi est en même temps une relation réciproque du moi avec lui-même (eine Wechselwirkung des Ich mit sich selbst). Celui-ci peut se poser comme limité par le non-moi (alsbeschränkt durch das Nicht-Ich), s’il ne réfléchit (reflektiert) pas sur le fait qu’il pose lui-même ce non-moi, qui le limite ; il peut se poser comme limitant lui-même le non-moi, lorsqu’il réfléchit sur ce fait73. » La réflexion du moi permet au moi de laisser parvenir jusqu’à lui le non-moi qui le limite, et ainsi renverser la limitation en limitant à son tour le non-moi qui le limite. Idéalité et réalité ne sont pas tous deux congédiés, ils sont réunis, ou plutôt ils valent chacun selon la perspective adoptée. En effet, l’idéalité du moi, qui ne saurait être invalidée quant au moi lui-même, garantit son « effort » vers lui-même, mais aussi vers le non-moi ; la réalité du non-moi ne saurait elle non plus être exclue, dans la mesure où son altérité est indiscutable et permet d’« expliquer » ce qui secoue le moi en l’affectant – permet d’« expliquer », en somme, la représentation. Tout dépend de la perspective, et en conséquence, fondement-réel et fondement-idéal s’accordent dans le moi du fait même de la réflexion qu’il effectue. On note une fois de plus que la priorité est donnée au moi : c’est de lui que la Doctrine de la science part. C’est dans le moi que les deux horizons, idéal et réel, interagissent (selon les mots de Fichte dans ce passage). Ce n’est pas que l’idéal est dans le sujet, et le réel dans l’objet ! car idéalité et réalité ne concernent pas tant les deux termes de la corrélation que le moi lui-même en son acte réflexif qui tâche de penser la corrélation. Le non-moi n’est donc pas seulement chose-en-soi indicible pour le moi ; il est aussi, du point de vue idéal, chose pour le moi, c’est-à-dire négation de l’activité pure, et la doctrine de la science l’examine de ce point de vue. Dans la réflexion, ce n’est plus seulement le non-moi qui, du point de vue réel, limite le moi dans sa pure activité, mais c’est le moi qui limite, par son activité même de réflexion, le non-moi. 3 ) La doctrine de la science « entre ces deux systèmes » : la doctrine de la science cherche une troisième voie, un moyen de concilier le non-moi avec son apparition à la conscience du moi – moyen unique, acceptant entièrement le « cercle » nécessaire à la conscience finie. Nous avons vu que Fichte pose la nécessité d’une conciliation que la Doctrine de la science impose en fait dans le phénomène de réflexion qu’elle engage. Cette conciliation a lieu dans le moi, le moi qui retourne sur lui-même dans la réflexion – qui deviendra, quelques pages plus loin, l’imagination comme « pouvoir », ou « flottement ». Selon Fichte, « la doctrine de la science se situe précisément entre ces deux systèmes ; c’est un idéalisme critique, qu’il serait aussi possible de nommer “idéalisme-réel” ou “réalisme-idéal”74.  » Nous sommes ici au cœur de ce que Fichte entend par 73 74

 Ibid.  Ibid.

Fichte et l’agir transcendantal III : idéalisme, réalisme, et flottement

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« philosophie transcendantale », qui se distingue à la fois de l’idéalisme dogmatique et du réalisme dogmatique, le premier niant la réalité pour les seules idées, et donc niant, en termes kantiens, « les choses extérieures à nous », le second récusant l’activité pure du moi en concentrant ses « efforts » sur le non-moi qui du coup n’est plus non moi, mais objet voire même chose en soi qu’il serait possible de connaître. Ces deux erreurs sont causées par le refus de considérer la finitude de la conscience, et d’affronter le « cercle » de la corrélation comme le problème fondamental de la philosophie. La Doctrine de la science provient de la réflexion du moi, réflexion qui oriente tout de même davantage la doctrine vers l’idéalisme transcendantal que vers le réalisme, même si l’acceptation des choses extérieures à moi implique chez Fichte un « réalisme » non dogmatique. Or tout part du moi pour revenir à lui. Fichte choisit ainsi l’idéalisme transcendantal dans lequel la réalité est l’élément essentiel, mais sous la figure du non-­ moi – le non-moi étant ce qui nie le moi, en le limitant ; mais alors l’objet est ainsi réduit à la négation du moi, et, dit Fichte, il n’est que ça, ou plutôt, la doctrine ne peut en dire davantage à son sujet. Schelling, dans le Système de l’idéalisme transcendantal (qui consiste largement dans un commentaire et un prolongement de la Grundlage), exprime la même conciliation, comme il le souligne en 1801 en ces termes : « Pour eux (les dogmatiques), “objectif” est synonyme de “réel”. Pour moi, comme ils pouvaient s’en rendre compte à la lecture de mon Système de l’idéalisme, l’objectif lui-même est quelque chose d’idéal et de réel tout à la fois  ; les deux ne sont jamais séparés, mais originairement (même dans la nature) réunis ; cet idéal-réel ne devient objectif que par le surgissement de la conscience, dans laquelle le subjectif s’élève à la plus haute puissance75. » Schelling veut conserver l’idéal-réel dans le pôle objectif, ce que ne faisait pas Fichte ; mais en insistant sur le « surgissement de la conscience » qui accomplit cette présence de l’idéal-réel dans l’objectif, Schelling rapporte la philosophie transcendantale au moi comme le faisait Fichte. Chez ce Schelling-­là aussi, nous ne sortons jamais de la « conscience de soi ». La possible réconciliation entre réalisme et idéalisme a lieu dans ce que Fichte nomme « flottement », ambivalence qui n’est ni indifférence ni indécision, mais qui décrit l’acheminement vers l’imagination transcendantale. Fichte écrit, comme conclusion à l’opposition idéalisme-réalisme : On ne devrait pas seulement réfléchir (reflektieren) sur le premier moment, ni seulement sur le second, il faudrait réfléchir sur l’un et l’autre en même temps ; flotter juste entre les deux déterminations opposées de l’idée (zwischen den beiden entgegengesetzten Bestimmungen dieser Idee mitten inne schweben)76.

Le mot essentiel est préparé par un premier, « reflektieren » : c’est par une réflexion du moi que le flottement entre réel et idéal advient. Vers quoi conduit cette réflexion ? vers un flottement entre réel et idéal qui est le produit de l’imagination  Schelling, Sur le vrai concept de la philosophie de la nature (1801), trad. E. Cattin, Schelling, Exposition de mon système de la philosophie, Paris, Vrin, p. 154. 76  SW I, p. 284 (nous soulignons). 75

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11  LA PRATIQUE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT ET FICHTE

transcendantale réinterprétée. L’imagination est ainsi la condition de la doctrine de la science – elle est aussi, par conséquent, la condition du « flottement » qui concrétise l’idéal-réel ou réel-idéal. La réflexion du moi atteint la condition de possibilité de la représentation, condition qui est alors le lieu d’une pratique très précisément décrite.

 ichte et l’agir transcendantal IV : Imagination F transcendantale, praxis et liberté Fichte précise à propos du flottement : Or ceci est le travail de l’imagination créatrice (dies ist nun das Geschäft der schaffenden Einbildungskraft)77.

Cette imagination est la reprise fichtéenne de l’imagination transcendantale kantienne. Elle est un « pouvoir » de l’homme, et ce pouvoir autorise la totalité de la représentation – il l’autorise dans et par le « flottement », cette hésitation créatrice entre non-moi réel (l’objet) et le non-moi idéal (la chose en soi, le noumène qui existe indépendamment de la conscience). Cette hésitation n’est pas indécision. Ce mouvement d’aller et de venue, déjà décrit à la fin du §4 à propos de l’auto-réflexion du moi qui ne va pas sans contradiction, est le mouvement fondamental de la Doctrine de la science, et de l’homme qui la suit pas à pas, qui accomplit l’effort de la réaliser à nouveau en lui-même. La Doctrine de la science fusionne avec le transcendantal. Elle est le lieu du moi. Kant envisageait, dans l’Opus postumum, une telle fusion entre sujet et philosophie transcendantale achevée : en ce sens il répondait bien à Fichte, pour lequel la Doctrine de la science est le sujet transcendantal, ni plus ni moins. Le Schweben est décision fondamentale, décision d’qffronter courageusement la contradiction du réel et de l’idéal et ainsi de mettre au jour l’union idéal-réel ou réel-idéal. En quoi consiste ce courage ? dans la « présentation » de l’image (Bild), qui apparaît « en un éclair » devant l’âme et que nous examinons pour en faire un « libre usage ». La Doctrine de la science est la manifestation suprême de ce libre usage de l’image, en remontant « jusqu’aux fondements ultimes de la connaissance humaine (auf die letzten Gründe der menschlichen Erkenntnis) », et Fichte d’ajouter  : «  En effet l’opération tout entière de l’esprit humain prend sa source dans l’imagination et l’imagination ne peut pas être saisie, si ce n’est par l’imagination »78. La Doctrine est donc le moyen pour accéder à l’imagination productrice, et en même temps le lieu de son déploiement le plus propre. L’imagination est ainsi la force capable d’affronter les oppositions du moi et du non-moi. On a pu rétorquer non sans raisons que l’idéalisme est alors poussé à son comble, si c’est non seulement le moi, mais en outre sa faculté productrice, qui lui donne la contradiction avec le non-moi, ce qui aurait pour conséquence de faire de la résistance ou opposition 77 78

 Ibid.  Ibid.

Fichte et l’agir transcendantal IV : Imagination transcendantale, praxis et liberté

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du non-moi une fiction imaginative, une image, précisément, issue de la spontanéité du moi. Mais dans le texte qu’on est en train de commenter, Fichte souligne que l’image apparaît en un éclair à l’âme, et que l’imagination est le moyen de fixer cette image, de se la représenter durablement et d’en faire un « libre usage ». Il est clair que le rôle du non-moi, son extériorité, provient d’une activité du moi, et que c’est cette activité qui est centrale pour le « choc » de l’un sur l’autre. En d’autres termes, l’imagination s’empare de la sensibilité pour la constituer comme sensibilité qui donne de l’altérité, du non-moi, et est donc la condition intellectuelle de la représentation. Avec l’imagination, l’esprit fini s’éprouve comme infini. Le flottement est d’abord l’apanage de la Doctrine de la science, ce nouveau système de philosophie capable, non pas de réconcilier idéal et réel, mais d’en unir la différence par le Schweben hérité de la « Dialectique transcendantale », qui parle des créations de l’imagination à l’aide de la formule « schwebende Zeichnung »79, desseins flottant parmi les expériences. L’oscillation flottante manifeste l’absence de dogmatisme de la Doctrine de la science, débarrassée de la tentation de la totalisation dans l’unification. Le flottement est alors transcendantal au sens où il est le produit d’un pouvoir que l’homme possède en propre (l’homme, c’est-à-dire tout homme), l’imagination transcendantale. Plus tôt dans la Grundlage, Fichte a fait jouer un rôle à l’imagination, lorsqu’il définit le moi comme activité pour lui-même, relation avec lui-même et intérieure, qui se pose comme infini (substrat d’une infinité de prédicats, c’est-à-dire être souverainement libre) et fini (substrat des prédicats) : le moi pose l’infinité qu’il affronte comme être libre, qui détermine du même coup de façon finie son activité en tant qu’elle est son activité propre80. Il se saisit comme pratique qui va vers l’infini (liberté), mais il est lui-même (et personne ne l’est à sa place) une activité, une activité limitée. Du coup, « dans le même moment, il tente à nouveau de se saisir dans la forme de la finitude (in dem nämlichen Momente abermals es in die Form der Endlichkeit aufzunehmen versucht) », ce qui est « le pouvoir de l’imagination » (das Vermögen der Einbildungskraft)81. La proximité avec l’interprétation que fera Heidegger de Kant est, on le verra, frappante : l’infini que le moi affronte en tant qu’il est libre provient de l’activité finie du moi qui est le propre de sa finitude, finitude immédiatement corrélée à la liberté qui lui est tout aussi propre. Le pouvoir de l’imagination est précisément cette saisie de l’infini posé par l’activité finie du moi. Ici, il est clair que l’infinité est le produit de cette finitude grâce à l’imagination ; autrement dit, le moi pose lui-même l’opposition, ce qui interdit l’idéalisme dogmatique : car cette opposition est radicale, le moi ne rapporte pas le non-moi à son activité. Au contraire, l’activité produit par l’imagination l’opposition, et produit donc un radical autre. Cela exige non pas une fixité rationnelle, car «  ­l’imagination est un pouvoir qui flotte (schwebt) entre la détermination et la non-détermination, entre le fini et l’infini. (…) Ce flottement (Schweben) même désigne l’imagination par son produit ; elle produit celui-ci pour ainsi dire dans ce  Dialectique transcendantale, II, 3, §1 (A570/B598).  SW I, p. 215. 81  Ibid. 79 80

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mouvement et par ce mouvement lui-même »82. L’imagination est donc en contradiction avec elle-même, elle est un mouvement contradictoire entre fini et infini, entre moi et non-moi, c’est-à-dire un flottement, ce qui ne peut durer « plus d’un moment »83. Et elle appartient, souligne Fichte en passant, « au domaine pratique » (im praktischen Felde)84. Autrement dit, l’opposition n’existe que par la production de l’imagination, qui est une activité, une pratique du moi. Seule l’imagination, parce qu’elle est intensément praxis, peut rendre raison de la contradiction apparente de la proposition fondamentale : « Le moi se pose comme déterminé par le non-moi (das Ich setzt sich, als bestimmt durch das Nicht-Ich).  » C’est la partie « pratique » de la Doctrine de la science qui met au jour le rôle fondamental de l’imagination transcendantale productrice, seule véritable solution à l’aporie de la proposition fondamentale. Le moi, par son imagination, est producteur, mais ce qu’il produit est l’opposition radicale à lui-même, le non-moi. C’est en ce sens que l’idéalisme de Fichte n’est pas dogmatique : le moi est bien producteur de l’opposition, mais ce qu’il produit n’est pas une opposition soluble dans la production même. La production produit une instance qui échappe fondamentalement au producteur. Le producteur produit une instance qui lui est radicalement étrangère. Le producteur produit une négativité originaire. Il faut donc une faculté transcendantale suffisamment puissante pour produire de la pure altérité avec le non-moi : c’est le rôle de l’imagination transcendantale. D’ailleurs, la spéculation philosophique est une partie de la réflexion du moi, et engage aussitôt l’affrontement en lui-même de ses deux tentations, idéalisme et réalisme, qu’il juge tous deux sensés, et qu’il ne parvient pas à unir ou à congédier. Le moi, avec le «  pouvoir créateur de l’imagination  », prend pour ainsi dire les devants, et produit la contradiction, ce qui possibilise la représentation. Il s’ouvre ainsi à l’acte pur conscient de ce qui le limite. Le flottement permet à l’activité pure de s’éprouver en sa pureté puisqu’elle affronte aussi la limite du non-moi, qui quant à lui est aussi envisagé, dans la réflexion du moi sur lui-même, en son illimitation. Fichte précise souvent qu’il refuse le terme « transcendance » pour qualifier l’existence indépendante du non-moi, puisque la doctrine de la science se situe dans le moi s’éprouvant ainsi dans la réflexion qu’il accomplit. Du même coup, la philosophie transcendantale est cantonnée ultimement dans le moi, qui décide de toutes les orientations spéculatives de la Doctrine de la science. Mais au sein d’un tel idéalisme, que faire du choc (Anstoss) qu’éprouve le moi affecté par ses représentations, et qui initie la réflexion du moi dont l’activité devient désormais centripète ? En effet, l’épreuve de la limite au cœur de l’activité illimitée initie ce mouvement de réflexion qui est aussi le mouvement par excellence de la Doctrine de la science. Ainsi un double mouvement, issu de ce choc, vient ­correspondre à l’activité centripète provoquée par le choc de l’extériorité : à partir de l’activité centripète, le moi se ressaisit dans la réflexion et rejoint à nouveau le choc imprimé par l’extériorité. Mouvement d’abord d’autoposition qui assure au  Ibid., p. 216.  Ibid., p. 217. 84  Ibid. 82 83

Fichte et l’agir transcendantal IV : Imagination transcendantale, praxis et liberté

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moi son activité pure assumant son illimitation, puis mouvement vers l’extériorité qui rejoint le choc comme l’affection produisant les représentations. Le terme de « choc », crucial car chargé de toute la contrariété patiemment tissée par la Doctrine, tend plutôt vers le réalisme. Un « choc », c’est l’épreuve d’une affection qui m’est étrangère et qui me saisit85. Du même coup, c’est l’intervention d’une normativité extrinsèque, que je ne peux pas produire – de même qu’un corps qui en rencontre un autre ne se meut pas seulement selon ses propres principes, mais également selon ceux du corps qu’il rencontre, et dont le « choc » constitue le point exact de rencontre. Comme l’écrit Jean-François Goubet, « l’intérêt d’un recours à ce type d’intelligibilité est de montrer justement que l’agir de l’esprit humain est soumis à des lois, qu’il est un véritable mécanisme, et non un champ arbitraire et indéterminé »86. Le moi tend à l’infini, il est le substrat d’une infinité de prédicats possibles, mais la rencontre de l’objet qui l’affecte le limite, et du même coup l’effort, la tendance (Trieb) du moi trouve un point d’arrêt ou d’opposition fondamental. Mais il faut sans doute comprendre que la liberté, trouvant ici la marque de sa finitude profonde, n’en est pas pour autant empêchée, mais au contraire qu’elle est pleinement déployée par le choc : elle résiste, s’efforce davantage, et du même coup s’éprouve elle-même à la fois comme liberté et comme finitude. Au niveau transcendantal a lieu l’inexplicable, à savoir la production par l’imagination transcendantale du « choc » de l’altérité. Aussi, la matière d’une perception est-elle produite par le moi, tout en étant pleinement matière. Elle n’est rien en soi, mais elle est tout de suite prise dans la forme que lui imprime le moi. Cette forme est d’emblée dirigée vers une matière dans l’imagination productrice, qui est une pratique de soi-même qui assume la nécessité de se donner une matière pour qu’il y ait un réel. Jean-François Goubet écrit : « Idéalement, par les lois de la représentation, on est incapable de donner le moindre éclaircissement sur la contingence qui se donne comme un fait à la conscience naturelle ; fort bien. Pour autant, pratiquement, on le fait aisément, dès qu’on s’est convaincu de la liberté souveraine de l’imagination, de son aptitude à commencer un état par soi, en l’occurrence une affection sentie87. » La liberté de l’imagination prend acte des lois de l’esprit, les assume et s’empare du même coup du donné matériel pour librement se soumettre au choc. Comprenons bien : ordinairement, je ressens une affection sensible, je l’éprouve et ne sens pas que je la créée. Mais en réfléchissant sur ce choc, je me rends compte qu’il met en jeu une certaine causalité, qui est une catégorie, et que la réflexion comprend comme étant propre au moi. Le moi porte ainsi en lui la nécessité de l’extériorité causale. Il y va d’une pratique des formes qui permettent la représentation. C’est une praxis, celle de la Doctrine de la science, qui s’approprie ce qui est vécu comme une chose qui m’affecte, et le traduit en termes idéalistes. L’intelligibilité du réel implique donc la primauté du moi qui ressaisit dans une praxis transcendantale (quelque chose comme une réduction) ce qui est d’abord éprouvé de façon passive. La Doctrine active la passivité, produit de l’idéalisme, car la compréhen Sur les significations de ces termes chez Fichte, voir Jean-François Goubet, op. cit., p. 127 sq.  Ibid., p. 131. 87  Ibid., p. 273. 85 86

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sion des phénomènes est le fondement de ces phénomènes – tel est le sens, sans doute, de l’idéalisme fichtéen. Plus qu’une simple praxis, c’est une éthique, avant la raison pratique au sens kantien, une éthique où la Doctrine de la science doit reconnaître à la fois qu’il y a un matériau qui est donné au moi et en même temps que c’est elle qui pense, qui conceptualise ce matériau – ce qui n’implique aucunement qu’il n’y a absolument rien de purement extérieur. En quelque sorte, la Doctrine de la science est le choix de l’idéalisme. C’est elle qui est la praxiologie transcendantale qui pose le moi à partir du moi. Il faut ici citer l’alinéa 13 du §11, soit la fin de la Grundlage, qui éthicise ultimement et radicalement le transcendantal : Ce qui est harmonie, déterminé de façon réciproque par soi-même, doit être tendance et action (das harmonirende, gegenseitig durch sich selbst bestimmte, soll seyn Trieb und Handlung). a) L’une et l’autre doivent pouvoir être considérées comme étant en même temps déterminées et déterminantes (als an sich bestimmt und bestimmend zugleich). Une tendance (Trieb) de ce genre serait une tendance qui se produirait elle-même absolument, une tendance absolue, une tendance pour la tendance (ein Trieb um des Triebes). (Si l’on exprime ceci en une loi, comme d’ailleurs, il faut, en vertu de cette détermination, l’exprimer à un certain moment de la réflexion, une telle loi pour la loi est une loi absolue (so ist ein Gesetz um des Gesetzes willen ein absolutes Gesetz) ou l’impératif catégorique  – tu dois inconditionnellement (du sollst schlechtin).) On peut voir où se situe l’indéterminé en cette tendance ; en effet elle nous pousse dans l’indéterminé, sans but (er treibt uns ins unbestimmte hinaus, ohne Zweck) (l’impératif catégorique est purement formel et sans objet (ohne allen Gegenstand)). b ) Dire qu’une action est déterminée et déterminante en même temps signifie : il y a action, parce qu’il y a action et pour agir avec une auto-détermination absolue et liberté (eine Handlung ist bestimmt und bestimmend zugleich, heisst: es wird gehandelt, weil gehandelt wird, und um zu handeln, oder mit absoluter Selbstbestimmung und Freiheit). Le fondement tout entier et toutes les conditions de l’action sont dans l’action (der ganze Grund und alle Bedingungen des Handelns liegen im Handeln). – Il est également facile de voir où se situe l’indéterminé en ce cas : il n’est pas d’action sans un objet (es ist keine Handlung, ohne ein Object) ; par conséquent l’action devrait en même temps se donner l’objet (demnach müsste die Handlung zugleich ihr selbst das Object geben), et c’est ce qui est impossible88.

La tendance du moi est tendance vers l’infini, autonomie du moi qui se pose lui-­ même et éprouve ainsi toute son étendue. L’on pourrait parler de pure volonté  – Fichte parle de « tendance pour la tendance », c’est-à-dire une tendance absolue et pure de toute opposition, sans objet qui la contrarierait, où elle aboutirait comme « action » (Handlung). La tendance ne rencontre encore aucun non-moi qui la limiterait, elle est l’épreuve pure de la liberté de la volonté au plus profond du moi. C’est l’impératif catégorique sans action dans le monde, c’est la pure tendance du « Du sollst », l’épreuve que fait le moi de sa pure volonté dans l’impératif catégorique. Le moi est livré à l’infinité de lui-même, c’est-à-dire de son vouloir, il est à mille lieux de quelque objet que ce soit. Comme l’écrit Augustin Dumont : « Forme primordiale du vouloir, la tendance est cette force réelle qui cherche à s’arracher à la finitude de la séparation pour se tenir dans l’arrachement absolu du moi originaire. Toute visée particulière lui rappelle son effectivité autant qu’elle dessert son

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 SW I, p. 327 ; trad. cit., p. 179.

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objectif, et c’est pourquoi, considérée isolément, elle ne vise rien d’autre qu’elle-­ même comme agir saturé de soi, indépendant de tout objet autre que soi à titre de sujet-objet. Prise au sens strict, cependant, la tendance n’est pas même sensible à ce qui vient l’anéantir, elle n’est que ce qu’elle est parce qu’elle l’est89. » C’est un pur surgissement, sans aucune effectivité (i.e. effectivité objective), qui est ainsi éprouvé dans la réflexion ; la pure loi morale, sans objectivité, qui est éprouvée comme tendance vers l’infini. Comme si le moi se voulait indéfiniment lui-même comme « je dois », sans rencontrer de limites. C’est la seule expérience possible du moi pure : il ne peut pas être pensé puisqu’il est à l’infini, mais il est une praxis de lui-même, et ici une épreuve originaire de l’éthique. Mais le moi ne se pratique pas pleinement ainsi : il lui manque la déterminité que lui apporte l’opposition du non-moi, opposition qui n’a lieu que dans l’action, et non pas dans la seule tendance qui n’a pas encore rencontré d’obstacle. L’action est déterminante parce que, provenant du moi, elle pose nécessairement la présence du non-moi, d’une limitation de la tendance qui devient effective dans le monde objectif. Ici, il s’agit d’un niveau pur d’action, et non pas telle action déterminée qui agit de telle sorte. Mais ce niveau est plus sensible que le précédent, et on devine que l’imagination transcendantale joue un rôle de matérialisation du réel où se meut le vouloir. Le fondement n’est pas alors dans l’impératif catégorique seulement, mais dans l’action en tant qu’action, c’est-à-dire dans l’effectivité de l’action du moi, qui doit avoir un objet (on agit en vue d’un objet, même si cet objet est très lointain), mais qui doit aussi produire cet objet grâce à l’imagination productrice. L’expression contradictoire «  gegenseitig durch sich selbst bestimmte  » désigne précisément l’acte par lequel le moi se pose lui-même en posant le non-moi. La tendance est ainsi contrariée, et c’est précisément ce que Fichte appelle « action », Handlung. Mais que serait une action qui produit son objet ? une action qui se donnerait son propre but, et sa propre opposition, ce qui est impossible. Il faut donc qu’une praxis originaire produise l’opposition en tant qu’elle doit être une véritable opposition, véritablement ce vers quoi tend l’action comme ce qui n’est pas elle. On retrouve les mêmes termes que ceux qui permettaient à Fichte d’analyser l’imagination productrice, mais ici en termes éthiques, termes qui concluent la Grundlage, c’est-à-dire la première version de la Doctrine de la science.

La phénoménologie et Fichte : liberté On voit bien alors que c’est à ce kantisme là qu’appartient la phénoménologie transcendantale qu’on a décrite. De ce point de vue, le sujet pratique trouve l’assise de son originarité dans le projet kantien compris en un certain sens, c’est-à-dire au sens de la conjonction entre la première Critique et la deuxième, où la deuxième est fondatrice de la première. L’imagination transcendantale de la première est  Augustin Dumont, ”  La genèse de l’affectivité  : tendance, pulsion et sentiment chez Fichte à l’époque d’Iéna ”, Philosophiques, vol. 38, n° 2, 2011, p. 559–578.

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assujettie à la liberté de la deuxième – ainsi a lieu l’unité praxiologico-transcendantale. Il est remarquable d’ailleurs que Heidegger a lui-même établi un lien profond entre la Grundlage et Sein und Zeit, dans un cours de 1929, sur « L’idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) et les problèmes philosophiques contemporains », dont une grande partie est consacrée à un commentaire suivi de la Grundlage. Il n’est pas nécessaire de suivre l’ensemble du commentaire heideggérien, ce qui a d’ailleurs déjà été fait par Jean-Marie Vaysse90. Contentons-nous, avant de montrer comment Heidegger, face à Hermann Cohen, a interprété phénoménologiquement la Critique de la raison pure, de lire un chapitre de ce cours. Au §11 a) de ce cours, Heidegger souligne qu’avec la Grundlage, Fichte n’interprète pas le moi de façon catégoriale, mais de façon existentiale : « Les déterminations d’être du moi et du Dasein humain ne sont fondamentalement pas des catégories. Je les appelle “existentiaux”91. » Avec l’expression « Je suis », il s’agit de la question de l’être, voire même du fondement de l’ontologie, en tant qu’« être », avec l’être humain, prend un sens radicalement autre et en même temps fondateur pour tous les autres sens92. Fichte, en posant la question « Je suis » pour parvenir au moi, pose en fait la question de l’être. Quand Fichte veut poser le non-moi dans le moi, il fait du moi un fondement au sens où le moi devient le fondement de la question de l’être. En partant du jugement thétique (nous l’avons vu), Fichte reconduit le questionnement jusqu’à l’être du moi qui produit ce jugement et qui opère la liaison. Ainsi atteint-il par le déploiement de l’activité du moi l’essence judicative du moi, c’est-à-dire active, où il pratique des liaisons. Mais le problème du fondement n’est pas résolu par la question du jugement. Heidegger prend l’exemple : « l’être humain est libre »93. Il y a là, certes, une prédication affirmative, qui rapporte l’être humain à la classe des étants libres, chacun en tant que concepts (le concept d’être humain et le concept d’étant libre). Mais la difficulté commence ici, avec le problème de la liberté, que Heidegger identifie comme cardinale dans la Doctrine de la science de 1794 : car il n’y a rien de tel qu’un concept d’« étant libre »94. Le fondement de ce jugement est introuvable, car il manque au moins un concept – si tant est que le concept d’« être humain » existe lui aussi… Il faut donc contourner la difficulté, et concevoir plutôt un tel jugement en tant qu’il s’agit d’un jugement négatif : l’être humain n’est pas soumis comme les autres êtres aux lois nécessaires de la nature95. Mais là encore, un jugement est-il à même de définir l’être humain ? L’être humain n’est-il pas d’emblée soustrait à la possibilité d’une détermination conceptuelle, précisément en tant qu’il est libre ? Dès lors, vouloir définir l’être humain comme être libre n’est-il pas tout à fait contradictoire ? Heidegger écrit : « Mais ici s’impose le bien-fondé de la réflexion de Kant : la liberté n’a rien d’une détermination que je pourrais abstraire des choses objectives (vorhandenen Dingen) que l’on  Jean-Marie Vaysse, ” Le ”Fichte” de Heidegger”, Kairos, n° 17, 2001, p. 53–95.  GA 28, p. 108 (nous traduisons). 92  Ibid., p. 109. 93  Heidegger paraphrase Fichte ici, le §3 de la Grundlage – cf. SW I, p. 116–117. 94  GA 28, p. 110. 95  Ibid. 90 91

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appelle “êtres humains”96. ». Aussi le concept de liberté ne peut-il pas être trouvé parmi les classes de choses – et une personne n’est pas une chose. L’être humain n’est pas vorhanden, ce que Fichte avait parfaitement compris selon Heidegger. La réflexion du moi sur lui-même, que Heidegger appelle d’ailleurs « sujet », est la marque de l’exceptionnalité du moi. Si le moi est au fondement de toutes les représentations d’objet, il n’est pas lui-même représentable comme objet, c’est-à-dire vorhanden. Le jugement « l’être humain est libre » est donc un jugement d’une tout autre sorte que des jugements objectifs. Il faudrait en fait le réécrire ainsi, pour sortir tout à fait de la Vorhandenheit : « Der Mensch, d. h. je ich bin frei97. » La rupture syntaxique qui passe du substrat/troisième personne au «  Je  », et qu’on retrouve constamment dans le sens inverse dans la Doctrine de la science (le passage de la première personne, « moi », à la troisième) marque bien la nécessité de faire l’expérience d’un tel jugement, et non pas d’opérer la liaison des deux concepts et de comprendre cette liaison à partir de ce que je sais des deux concepts. Si connaissance du moi il y a, elle n’a rien à voir avec une connaissance d’objet devant-la-­ main, mais elle est une connaissance qui est éprouvée par le moi lui-même. Pour Fichte selon Heidegger, Freiheit = mein Freisein, ce qui implique que «  mein Freisein ist je nur in meinem Mich-selbst-Befreien »98. C’est l’acte même de libération de mon être qui atteste ma liberté, et non pas un jugement qui en produirait une connaissance. Pour connaître sa liberté, il faut l’éprouver en acte, il faut agir librement. La liberté « détermine un pouvoir-être et un devoir-être (ein Seinkönnen und Seinsollen) », elle n’est pas un donné, mais elle est ce que je me donne en agissant. « Je » veut alors dire : « Ich handle »99. Et Heidegger de préciser aussitôt que la tâche qui s’accomplit ici n’a rien d’un « Sollen » ou d’une « valeur » qui flotterait devant moi (et il vise là le néokantisme), mais elle est mon être même comme existence : je suis la tâche même d’exister100. Il faut donc passer de la liberté comme prédicat du sujet « homme » à la liberté comme « wesenhaft Aufgabe meines Seins », et c’est alors la praxis qui succède au système faux des catégories. Ce qui me ­définit, c’est la praxis à l’œuvre dans mon existence même. Heidegger fait alors de ce passage du §3 de la Grundlage l’élément capital de la Doctrine de la science : [Die Freiheit ist uns als Idee] zum höchsten praktischen Ziele aufgestellt. Der Mensch soll sich der an sich unerreichbare Freiheit ins Unendliche immer mehr nähern101.

Dès lors, la finitude du moi gagnée par le choc avec le non-moi, qui détermine cette finitude à partir du moi lui-même (cf. supra) est le thème fondamental de la pensée  Ibid., p. 111.  Ibid., p. 112. 98  Ibid. 99  Ibid. 100  Ibid., p. 112–113 : ” Die Aufgabe ist aber nicht ein Sollen und ein Wert, der über mir schwebt, sondern diese Aufgegebenheit ist der Charakter meines Seins als Existenz. Was da aufgegeben ist, bin ”ich” selbst. ” 101  SW I, p. 117. 96 97

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de Fichte, et se laisse traduire en termes heideggériens : « ”Existence” veut toujours dire : se tenir dans les possibilités comme telles du pouvoir-être le plus propre (sich halten in Möglichkeiten als solchen des eigensten Seinkönnens)102. » Et Heidegger poursuit, au sein d’une parenthèse  : « Être-je est ouvert, c’est-à-dire que le sens d’être du “Je suis’ signifie : je me tiens dans les possibilités que je peux gérer de telle ou telle manière ; le se-tenir en elles est la nécessité de “tel ou tel choix”. “Ouverture du moi” signifie alors : l’existence est un pouvoir-être (Ich-sein ist offen, d. h. der Seinssinn des “Ich bin” besagt : Ich stehe in Möglichkeiten, die ich je so oder so verwalten kann ; das Stehen in ihnen ist die Notwendigkeit einer “so oder so Wahl”. Offenheit des Ich meint zunächst : Existenz ist Seinkönnen)103. » Le fondement est là, dans la praxis thématisée par Sein und Zeit mais auparavant aussi bien par Fichte, dans l’auto-saisie du moi comme choix et par conséquent comme libre, dans l’épreuve même de cette liberté (épreuve qui ne peut avoir lieu que dans l’agir, mais sans thématiser les motifs et les buts de l’action comme tels). Voilà l’essence du fondement (Wesen des Grundes) tel qu’il est posé par Fichte, et qui est, à partir de 1929, le cœur de préoccupation de la méditation de Heidegger. Au fondement (mais aussi selon la philosophie transcendantale, s’il est vrai que la philosophie de Fichte est une philosophie transcendantale), il y a la praxis la plus éminente qui révèle ce que l’homme est essentiellement – la liberté. Ich = Ich bin = Ich handle = Freiheit. N’était-ce pas par là que nous ouvrions cette partie, en lisant quelques pages de l’Opus postumum ? Kant n’était-il pas alors nourri de Fichte, dans ces notes postérieures à la parution de la Grundlage, lorsqu’il soulignait que le sujet est « l’auteur de lui-même  », qu’il «  s’auto-détermine  » au sein du système achevé (et donc à venir) de la « philosophie transcendantale » ? N’est-ce pas ce qu’a voulu faire à sa façon Fichte, faire correspondre la Doctrine de la science avec le moi, au sens où elle a lieu dans le moi et par le moi, et retourne sur le moi ? En effet, le dernier Kant, mais aussi bien Heidegger héritant lui-même de Husserl, s’efforcent de penser à l’instar de Fichte un sujet pratique que déploierait le système philosophique lui-­même, en tant que ce système n’est rien d’autre que le sujet scrutant ses propres facultés et sa propre activité. Où on aperçoit un certain kantisme, qui fait de la pratique le sommet de l’être humain, dans une alliance finalement assez ancienne entre praxis et transcendantal – ce qui implique du même coup de rester dans le giron de la métaphysique, voire même d’une certaine métaphysique, celle de l’idéalisme transcendantal, ou encore celle de la philosophie transcendantale. C’est l’aveu même de Heidegger en 1929, qui traduit Fichte dans les termes de sa propre philosophie ! Nous souhaitons désormais identifier, dans l’interprétation que fit Heidegger de Kant, la figure phénoménologique de ce praxiologico-transcendantal dans l’œuvre fondatrice à la fois pour le kantisme et pour la phénoménologie – la Critique de la raison pure, source, matrice textuelle de tout ce dont il a été question dans ce livre.

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 GA 28, p. 114.  Ibid. Sur ce §11 du cours de 1929, voir Jean-Marie Vaysse, art. cit., p. 62.

CHAPITRE DOUZIÈME

KANT ET LA POSSIBILITÉ D’UNE EXPÉRIENCE DU TRANSCENDANTAL

 ’interprétation méthodologico-transcendantale par Hermann L Cohen de l’exposition métaphysique de l’espace La thèse de Cohen tient peut-être en quelques mots : l’exposition métaphysique est insuffisante pour prouver la validité objective des formes pures. C’est la tâche d’une partie du grand œuvre sur La Théorie kantienne de l’expérience que de montrer cette insuffisance, qui souligne à propos de l’espace qu’il faut partir d’une espèce de connaissance, la mathématique, pour attester le caractère objectif de la forme pure considérée. Les mathématiques ont besoin d’un donné intuitif et par conséquent d’une intuition a priori qui donne la nécessité de la science en question. Seule l’exposition transcendantale permet de comprendre une telle nécessité. Les formes pures ne sont ainsi qu’un moyen pour l’objet, indépendamment de toute considération psychologique, et il faut partir de l’effectivité d’une science pour exposer ses conditions de possibilité1. Cette position conduit Cohen à minimiser l’importance de l’Esthétique, dans la mesure où ce qui compte, c’est l’unité du divers donné dans l’intuition. Du coup, l’ambition de Kant, dans l’Esthétique, est de fonder l’expérience possible en tant que cette expérience est reconduite aux sciences de la nature. Ce qui est fondé avec l’Esthétique n’est donc pas l’expérience ordinaire de l’étant, mais la connaissance scientifique2. Ce qu’il faut comprendre, et nous allons approfondir ce point, c’est que Cohen privilégie l’exposition transcendantale à cause de ce qu’elle part de l’objectivité gagnée par la science pour dégager la nécessité de 1  Sur tout cela, nous nous appuyons sur l’avant-propos d’Eric Dufour à sa traduction de La Théorie kantienne de l’expérience, Paris, édition du Cerf, 2001, p. 5–27. Pour l’interprétation que nous faisons du débat Heidegger/Cohen, nous nous appuierons beaucoup sur Michel Fichant, « Espace esthétique et espace géométrique chez Kant », Revue de Métaphysique et de Morale, n°4, 2004, p. 530–550, qui discute l’interprétation de Cohen. Nous compléterons ces références tout au long de l’analyse. 2  Voir les remarques d’Eric Dufour, La Théorie kantienne…, op. cit., p. 17.

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_12

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12  KANT ET LA POSSIBILITÉ D’UNE EXPÉRIENCE DU TRANSCENDANTAL

l’intuition a priori, alors que l’exposition métaphysique ne fait qu’exposer une empiricité de l’intuition pure sans en fonder véritablement l’aprioricité. Michel Fichant résume avec force les grandes lignes d’une telle interprétation, qu’on approfondit par la suite : « L’interprétation puissante de Hermann Cohen a reconnu dans la seconde édition de la Critique un progrès qui se manifesterait, en ce cas précis, de la même manière que dans ceux des autres corrections que Kant a apportées à son texte de 1787 : la dissociation explicite du moment métaphysique et du moment transcendantal signifierait la subordination du premier au second. Comme telle, l’exposition métaphysique resterait psychologique, en s’offrant comme l’analyse d’une représentation du point de vue de son origine subjective. Avec elle, le risque ne serait pas surmonté de confondre l’a priori et sa nécessité intrinsèque avec une innéité contingente  : sauf à recourir à l’artifice divin d’une harmonie préétablie, il n’y a aucun moyen de reconnaître l’accord nécessaire de représentations innées avec des objets. Seule l’exposition transcendantale atteint l’universalité que garantit l’objectivité de son résultat, en l’intégrant à ce qui fait la possibilité d’une science incontestable, la géométrie  : il y a une géométrie qui enseigne un réseau de vérités nécessaires portant sur l’espace, donc il faut que la représentation de l’espace soit une intuition pure, suivant une nécessité qui est fondamentalement la même que celle de la géométrie. La voie épistémologique dissipe les obscurités de la psychologie et sauve de tout malentendu scolastique le concept de forme : dire de l’espace qu’il est une forme, c’est dire qu’au fondement de la géométrie il est avant tout une méthode, celle de la construction des objets proprement dits de la géométrie et de l’enchaînement de leurs propriétés3. » En prétendant ainsi dépasser l’exposition métaphysique pour l’exposition transcendantale, et faire de l’espace (mais aussi bien, quoique différemment, du temps) une méthode pour les objets de la géométrie, n’est-ce pas éliminer le problème en soi de l’intuition pure pour n’en faire qu’un moyen, qu’un medium qui possibilise l’objet de la science ? ou, pour le dire autrement, est-il vrai que nous ayons besoin de la science à la fois comme terminus ad quem et terminus a quo de l’Esthétique transcendantale, dont l’objet serait alors seulement la science possible, et non pas l’intuition pure elle-même ? si c’était le cas, alors, bien entendu, tout ce que Heidegger a tâché de montrer à partir de la forme pure du temps comme lieu pour une possible expérience pure n’aurait aucun sens. Mais avant d’en venir à l’interprétation de Heidegger, examinons plus précisément la position de Hermann Cohen en la confrontant au texte kantien. C’est ainsi seulement qu’on pourra comprendre quel est le Kant de la « théorie de la connaissance », indépendamment de la critique que Heidegger en a faite. Kant définit l’exposition transcendantale en ces termes : « J’entends par exposition transcendantale l’explication d’un concept comme d’un principe, à partir duquel peut être saisie la possibilité d’autres connaissances synthétiques a priori. Or cela suppose deux choses : 1° que des connaissances de cette nature découlent réellement du concept donné ; 2° que ces connaissances ne sont possibles que sous

 Michel Fichant, « Espace esthétique et espace géométrique chez Kant », art. cit., p. 535–536.

3

L’interprétation méthodologico-transcendantale par Hermann Cohen de l’expositi…

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la supposition d’un mode d’explication donné de ce concept4. » L’exposition transcendantale montrera donc que la géométrie serait impossible sans l’espace comme forme pure, et la cinématique et l’arithmétique seraient impossibles sans le temps comme forme pure. Elle part donc de la factualité des sciences, dont elle présuppose l’effectivité, et elle opère comme par une sorte de déduction, pourtant impossible dans le cas des formes pures, à partir du fait des sciences. C’est ici que s’insère l’interprétation néokantienne de Cohen, amplement suivi par Cassirer : il faut privilégier cette exposition à l’exposition métaphysique, parce que c’est bien l’objectivité possible qui est alors décrite, et non pas le pur caractère intuitif des formes – objectivité possible qui est celle des sciences. Dès lors, se pose à bon droit la question de savoir ce que décrit l’exposition métaphysique. Le premier soupçon jeté par Hermann Cohen sur l’exposition métaphysique provient de l’anticipation d’un des problèmes les plus complexes de l’Esthétique : « Par le moyen du sens externe (une propriété de notre esprit [einer Eigenschaft unseres Gemüths]), nous nous représentons certains objets comme étant hors de nous (als außer uns) et placés tous ensemble dans l’espace. (…) Le sens interne, par le moyen duquel l’esprit s’intuitionne lui-même, ou intuitionne son état intérieur, ne nous donne sans doute aucune intuition de l’âme elle-même comme d’un objet ; c’est cependant une forme déterminée, sous laquelle l’intuition de son état interne est seulement possible… (der innere Sinn, vermittelst dessen das Gemüth sich selbst oder seinen inneren Zustand anschauet, giebt zwar keine Anschauung von der Seele selbst als einem Object ; allein es ist doch eine bestimmte Form, unter der die Anschauung ihres inneren Zustandes allein möglich ist…)5. » Kant semble introduire l’exposition métaphysique du concept (i.e. représentation, évidemment pas au sens de concept de l’entendement) d’espace par une considération sur la représentation par l’espace d’objets « hors de nous » (außer uns)6, donc en se tournant vers ce qui se représente ainsi les objets par le moyen de l’espace. La formulation kantienne semble en effet reconduire la forme pure de l’espace qui conditionne la représentation des objets hors de nous dans l’espace à la conscience qui se les représente : c’est « hors de nous » que sont les objets que nous nous représentons, et c’est alors une différence entre le « nous » (c’est-à-dire le moi qui se représente) et les objets dans l’espace, l’intériorité et l’extériorité, qui est ainsi décrite. Le statut de ce « hors de nous », de cette extériorité, que nous retrouverons par la suite, est ici bien énigmatique7, mais Kant veut sans doute décrire le caractère externe du phénomène à l’intérieur de la représentation, sans que l’objet n’ait d’ailleurs encore de stabilité, en l’absence de la déduction des catégories (c’est pourquoi d’ailleurs Kant, au §1 de l’Esthétique, définit l’«  Erscheinung  » comme «  der

 Ak. III, p. 54 (B40).  Ibid., p. 51–52 (A22–23/B37). 6  Ibid., p. 51 (A22/B37). 7  Pour une présentation des divers sens que peut prendre l’expression « außer uns »/ « außer mir » dans ces pages, voir Henry E. Allison, Kant’s Transcendental Idealism, New Haven/London, Yale University Press, 20042, p. 100 sq. 4 5

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u­ nbestimmte Gegenstand einer empirischen Anschauung »8). Sans donc donner à ce «  außer uns  » une signification trop forte (c’est-à-dire ontologique), il est en revanche clair que le « uns » reconduit à une intériorité qui devient alors interprétable en termes anthropologiques, sinon psychologiques. Que dire, alors, de la remarque sur le fait que l’esprit s’intuitionne lui-même « par le moyen » de la forme du temps ? Ces tentations psychologiques de Kant plongent Cohen dans une profonde perplexité. On nous excusera de le citer un peu longuement : On ne doit pas passer sous silence que Kant lui-même est en partie responsable de cette indignation [devant un prétendu psychologisme naïf de l’Esthétique] par la présentation qu’il donne du problème de l’espace dans les paragraphes introductifs de l’Esthétique transcendantale. Il est toutefois vrai qu’il était et qu’il reste difficile d’éviter une telle indignation. Car, qu’on le veuille ou non, il faut bien commencer par une quelconque disposition psychologique, dans la mesure où il s’agit de processus de la connaissance qui n’en sont et n’en demeurent pas moins des processus psychiques. (…) Ainsi Kant a-t-il également cru qu’il devait d’abord définir l’intuition, la sensibilité, l’entendement, la sensation, le phénomène, la forme et la matière, alors que la détermination plus précise de ces concepts ne peut pourtant résulter que du déroulement des discussions, à titre de contenu et de résultat de celles-ci. Il y a même une courte présentation qui précède la mise en place des propositions sur l’espace, dans laquelle la conscience est qualifiée de ce en quoi nous nous représentons des objets dans l’espace et des états d’âme dans le temps (in welcher auf das Bewusstsein hingewiesen wird, als in welchem wir Gegenstände im Raume und Seelenzustände in der Zeit vorstellen). Ainsi la conscience empirique est-elle à nouveau évoquée ici, et ainsi surgit l’apparence (Schein) qu’il pourrait s’agir d’une recherche psychologique sur la question de savoir par quel tour ou détour nous parvenons à nos représentations de l’espace et du temps. Cette apparence est d’autant plus imminente qu’on n’aperçoit pas de quel autre problème, de quelle autre signification de l’espace et du temps il peut s’agir pour la recherche philosophique. On croit que toute la validité de l’espace et du temps est fondée dans leur nature psychologique (alle Geltung von Raum und Zeit glaubt man in ihrer psychologischen Natur begründet). On ne remarque pas la différence entre exposition transcendantale et exposition métaphysique9. 8  Ak. III, p. 50 (A20/B34). Jacques Rivelaygue explicite avec limpidité cet « objet indéterminé », Leçons de Métaphysique allemande, tome II, Paris, Grasset, 1992, p. 83 : « la chose perçue n’a pas d’unité et ne peut pas en avoir : elle éclate pour ainsi dire dans toutes les directions et elle ne peut être posée que sur l’horizon de la totalité de l’univers spatio-temporel ». Voir également Michel Fichant, « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée : la radicalité de l’Esthétique », Philosophie, n° 56, 1997 : « Le phénomène est, à ce niveau, le représenté correspondant à un certain mode de représentation ; mais d’autre part, ce qui est visé dans ce phénomène n’est encore qu’une première couche de la phénoménalité de l’objet, une couche originelle, mais encore insuffisante à constituer l’objectivité pleine du phénomène. L’objet de l’intuition empirique tel qu’il est atteint à ce niveau n’est pas encore déterminé par les actes logiques de l’entendement, et il n’est donc pas un objet de l’expérience, au sens où celle-ci requiert la liaison des phénomènes selon les formes d’unité que les catégories imposent à la synthèse des représentations. “Objet indéterminé” veut donc dire : corrélat objecté à l’intuition empirique, mais non encore objectivé comme signification (Bedeutung) d’un concept.  » D’où l’importance, pour la détermination de l’objet, de l’Analytique. Mais elle n’est pas indispensable à ce moment de l’analyse. Cohen pense différemment, on le verra. 9  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, Berlin, 18852, p. 83 ; trad. cit. (E. Dufour), p. 127 (nous soulignons). Cette seconde édition radicalise l’importance de la fondation des sciences, et donc celle de l’exposition transcendantale. Sur les diverses éditions de l’ouvrage de Cohen, voir l’avant-propos d’E. Dufour à sa traduction de la troisième édition, op. cit., p. 5–27. Cohen reprend,

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Il est tout à fait clair que pour Cohen, l’exposition métaphysique de l’espace prêtait le flanc à l’accusation de psychologisme. Car si Kant part d’abord d’une définition de l’espace comme a priori, donc sans déduire (mais comment déduire ici ?) cet a priori de sciences déjà constituées, comment peut-il éviter de partir de constatations psychologiques, ce que laisse à penser le morceau du tout début du §2 (c’est-à-dire de l’exposition métaphysique de l’espace) qu’on citait à l’instant ? Il est clair que là où Kant était pour le moins allusif, Cohen le traduit en des termes outrancièrement psychologiques, dans la reformulation que nous indiquions en italiques  : « Bewusstsein », « Seelenzustände » … Et alors, pour reprendre (comme le fait sans doute Cohen) la critique par Bolzano de la fondation des sciences dans une « esthétique », l’on obtiendrait une telle fondation dans des données issues de la psychologie, du fonctionnement du psychique humain, ce qui n’assure plus la certitude des sciences. Dès lors, le risque est d’interpréter l’exposition métaphysique comme une démarche psychologique qui montre comment, « selon le temps, les processus et les produits de la conscience se forment »10. En refusant à l’espace le statut de représentation en soi, mais en lui accordant le fait de fonder les représentations, la psychologie n’en est pas moins amenée à souligner « le fait que la représentation de l’espace présuppose les sensations visuelles, tactiles et motrices »11. Si Kant part de cela pour exposer le concept d’espace, alors il a échoué dans sa tâche transcendantale. Mais Cohen tâche de trouver une autre source pour l’espace, qui demeurerait tout de même compatible avec le concept d’espace tel qu’il est présenté dans la première Critique  : ce que Descartes, par exemple, a appelé l’«  étendue  », quelque chose comme une réduction de l’espace non plus à ses conditions psychiques, mais à ce qui est primordialement représenté comme espace par la science. La position est dans son Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, op. cit., p. 27, sa perplexité sur les allures psychologisantes de ces pages, et notamment sur le commencement par le concept de temps, et aussi sur le concept de « Vorstellung », représentation, qui prête là aussi le flanc à une interprétation psychologisante. Il ajoute cette remarque qui est sans doute le point fondamental de désaccord, nous le verrons, avec la phénoménologie : « [Pour les empiristes], qu’on puisse avoir la représentation de l’espace sans celle d’objets spatiaux constitue alors le sommet de l’absurdité. Il est toutefois vrai que Kant a, sur ce point, manqué de la circonspection nécessaire, parce qu’il n’a pas distingué, d’une façon suffisamment explicite et prudente, la représentation psychologique et la connaissance méthodologique. » Et, en note à cet endroit, Cohen approfondit cette critique : « Du point de vue psychologique, il n’y a pas de représentation de l’espace sans celle d’objets spatiaux. Du point de vue transcendantal, il y a une intuition pure de l’espace, à savoir l’intuition mathématique. C’est en ce sens que le terme de “représentation”, trop psychologique, conduit à se méprendre sur l’Esthétique. Quant à l’“intuition pure”, elle est un moyen de la connaissance scientifique et n’a qu’un sens méthodologique. » Si intuition pure effective il y a, c’est dans l’exercice de la science mathématique, mais dans le monde ordinaire il n’est jamais possible de réduire nos expériences jusqu’à une intuition de l’espace pur, une représentation. C’est seulement au niveau transcendantal qu’il y a en fait une intuition pure, ce qui inscrit l’exposition métaphysique dans l’horizon de l’exposition transcendantale ou l’espace pur est un fondement/moyen pour faire de la géométrie, et il faut qu’il y ait ce fondement pour que la géométrie soit possible. Sur cette perplexité de Hermann Cohen, voir les remarques de Michel Malherbe, Kant ou Hume ou la raison et le sensible, Paris, Vrin, 19932, p. 30–31, qui montre comment Hume sert de repoussoir à Cohen. 10  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 84. 11  Ibid., p. 85.

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radicale : il faut penser l’espace et le temps comme des « ordres » au sens leibnizien, c’est-à-dire qui ordonnent les étants disposés dans l’espace et s’inscrivant dans le temps12. De ce point de vue, l’espace par exemple, en étant reconduit à la seule étendue qui permet de penser la disposition des corps les uns par rapport aux autres, et qui est peut-être l’élément le plus originaire de l’espace, est bien pensé de façon mathématique, tout étant originaire, et tout en étant intuitionné. Cohen, pour approfondir ce point, fait appel à un passage de L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, où les éléments fondamentaux de la géométrie, en dehors de son exercice même, frappent le sentiment en tant que géométriques plus sûrement que n’importe quel étant contingent de la nature qu’on aurait sous les yeux13. En faisant l’histoire pré-critique de l’exposition métaphysique, Cohen essaie de sauver la présence de la géométrie dans cette exposition. Bien entendu, le danger est ici de placer un tel espace fondamental dans l’intellect, et de tomber dans un idéalisme radical. Car s’il est une tâche que s’assigne l’exposition métaphysique, c’est bien de montrer que l’espace est a priori tout en étant une intuition. Or, dans sa généalogie pré-critique de la solution kantienne, Cohen met en évidence là encore, à partir de l’écrit d’habilitation de 1770 De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis, le rôle de la géométrie dans la découverte de la forme de l’intuition. En effet, il faut penser la forme comme une « loi de coordination » qui précède la sensibilité proprement dite, et la coordonne, une forme qui n’est pas donnée par les choses perçues et pensées, mais qui précède ce divers et l’unifie dans l’espace, un internum mentis principium qui met en forme le divers14. Mais, et c’est ce sur quoi insiste Cohen, cette forme conditionne d’abord et avant tout un type particulier de connaissance, qui n’est pas la perception sensible, mais

 Sur l’influence du concept leibnizien d’ « ordre » chez le jeune Kant, voir Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant. La philosophie critique, tome I, Paris, Vrin, 2003, p. 61 sq., où l’on trouve par ailleurs une généalogie du problème de l’espace chez Kant, dans le dialogue avec Newton et Leibniz. 13  Ak. II, p. 95 (nous soulignons) : « Wir haben, um in den nothwendigen Eigenschaften des Raums Einheit bei der größten Mannigfaltigkeit und Zusammenhang in dem, was eine von dem andern ganz abgesonderte Nothwendigkeit zu haben scheint, zu bemerken, nur blos unsere Augen auf die Cirkelfigur gerichtet, welche deren noch unendliche hat, davon ein kleiner Theil bekannt ist. Hieraus läßt sich abnehmen, welche Unermeßlichkeit solcher harmonischen Beziehungen sonst in den Eigenschaften des Raums liege, deren viele die höhere Geometrie in den Verwandtschaften der verschiedenen Geschlechter der krummen Linien darlegt, und alle außer der Übung des Verstandes durch die denkliche Einsicht derselben das Gefühl auf eine ähnliche oder erhabnere Art wie die zufällige Schönheiten der Natur rühren. » 14  Ak. II, p. 392–393 : « Porro, quemadmodum sensatio, quae sensualis repraesentationis materiam constituit, praesentiam quidem sensibilis alicuius arguit, sed quod qualitatem pendet a natura subiecti, quatenus ab isto obiecto est modificabilis  ; ita etiam eiusdem repraesentationis forma testatur utique quendam sensorum respectum aut relationem, verum proprie non est adumbratio aut schema quoddam obiecti, sed nonnisi lex quaedam menti insita, sensa ab obiecti praesentia orta sibimet coordinandi. Nam per formam seu speciem obiecta sensus non feriunt ; ideoque, ut varia obiecti sensum afficientia in totum aliquod repraesentationis coalescant, opus est interno mentis principio, per quod varia illa secundum stabiles et innatas leges speciem quandam induant. » 12

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la connaissance sensible ou sensitive (cognitio sensualis), dont le « prototype » est la géométrie15. À y regarder de plus près, nous sommes forcés de donner raison à Cohen. En effet, dans la « Dissertation » de 1770, au §5 de la section II, la géométrie est d’abord convoquée comme exemple pour montrer que la forme sensible, pour être forme, n’en est pas moins sensible : « les principes de la forme sensible que l’on trouve en géométrie (ou rapports déterminés dans l’espace) appartiennent bien à la classe des connaissances sensibles, si grand qu’ait pu être l’usage de l’entendement à leur endroit, lorsqu’il raisonne sur les données sensibles (de l’intuition pure) en suivant des règles logiques (…quae in geometria reperiuntur, formae sensitivae principia (respectus in spatio determinati), quantumcunque intellectus circa illa versetur, argumentando e sensitive datis (per intuitum purum) secundum regulas logicas, tamen non excedunt sensitivorum classem)16. » L’intuition pure, ici nommée, régit bien le domaine des connaissances sensibles, sans toutefois que la forme soit donnée par la matière sensible. Il s’agit bien d’une forme, qui demeure sensible, même si la géométrie, reposant sur cette intuition, déploie ensuite une connaissance intellectuelle et logique. Les « rapports déterminés dans l’espace » proviennent bien de cette forme, et sont les principes qu’on trouve en géométrie. Cela veut-il dire, néanmoins, que ce que vise Kant, c’est la fondation intuitive de la géométrie ? que donc c’est à partir de la nécessité de la géométrie que lui est apparue une autre nécessité, celle de distinguer parmi les deux souches de la connaissance une souche intuitive qui doit néanmoins demeurer formelle pour assurer à la géométrie son caractère a priori et universel ? Un passage du §7 pourrait autoriser une telle interprétation : Tout ceci montre que l’on définit mal ce qui est sensible comme ce qui est connu plus confusément, ni ce qui est intellectuel comme ce dont la connaissance est distincte. Car ce ne sont là que des différences logiques qui n’atteignent absolument pas les données qui sont soumises à toute comparaison logique. En effet les connaissances sensibles peuvent être parfaitement distinctes et les connaissances intellectuelles très confuses. Le premier cas s’observe dans la géométrie, qui est le prototype de la connaissance sensible…17

Mais la géométrie n’est alors très « distincte » que parce qu’elle est fondée par une intuition pure, une intuition qui n’en est pas moins forme, qui ne doit rien aux objets de l’expérience, mais qui appartient à la structure de la raison elle-même. En tant que « prototype » d’une telle cognitio sensualis, la géométrie est donc ce que fonde l’intuition pure. Dès lors, on comprend le sens de cette remarque de Hermann Cohen :  Cf. Ak II, p. 392–398. Ce n’est pas le lieu ici de commenter ces pages assurément fondatrices pour la tâche et même les résultats de l’Esthétique. Sur l’importance de ce texte et son développement, voir les remarques irremplaçables de Michel Puech, Kant et la causalité, Paris, Vrin, 1990, p. 304 sq. 16  Ibid., p. 393–394 ; trad. Arnaud Pelletier, Paris, Vrin, 2007, p. 91. 17  Ibid., p. 394–395 ; trad. cit., p. 93 : « Ex hisce videre est, sensitivum male exponi per confusius cognitum, intellectuale per id, cuius est cognitio distincta. Nam haec sunt tantum discrimina logica et quae data, quae omni logicae comparationi substernuntur, plane non tangunt. Possunt autem sensitiva admodum esse distincta et intellectualia maxime confusa. Prius animadvertimus in sensitivae cognitionis prototypo, geometria… » 15

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Il est nécessaire de faire de l’intuition pure une espèce nouvelle et autonome de connaissance (ist es notwendig, aus der reinen Anschauung eine neue und selbständige Art der Erkenntnis zu machen), à propos de laquelle on ne peut certes faire aucune concession à l’idée selon laquelle toute connaissance commence par l’expérience, bien qu’on puisse toutefois prendre une distance. Car ce dont il s’agit, c’est établir la dimension créative et autonome de cette espèce de connaissance fournie par l’intuition pure (das Schöpferische und Unabhängige derjenigen Art von Erkenntnis festzustellen, welche von dieser reinen Anschauung geliefert wird). Il faut mettre en évidence cette espèce d’activité originaire qui est à l’œuvre dans l’intuition pure, et poser en elle la signification de la forme (es muss die Art ursprünglicher Aktivität in der reinen Anschauung hervorgehoben, und in diese die Bedeutung der Form gesetzt werden)18.

On croirait à un texte de phénoménologie si l’on ignorait qu’il vise en fait l’activité de la géométrie ! La géométrie est d’autant plus le but, si l’on peut dire, du concept d’espace comme intuition pure, que la métaphysique est aussitôt nommée par Kant, à la suite du passage qu’on citait pour désigner les « connaissances intellectuelles » confuses. Pour l’exposition métaphysique, le problème se pose du coup de la légitimité de la proposition selon laquelle « l’espace n’est pas un concept empirique qui ait été tiré d’expériences externes »19. La difficulté que pointe Cohen est celle du risque d’un cercle vicieux, qu’il ne voit pas comme tel dans Kant, mais qui est un risque dans la mesure où pour réfuter les empiristes, il semble que Kant pose d’autorité une intuition a priori, dont l’aprioricité est prouvée par… le caractère a priori. Il faut que ce soit a priori, alors posons que c’est a priori. La solution de Cohen est d’abord stylistique, puisqu’il souligne que la première des preuves se protège de l’accusation de cercle vicieux par ses formulations négatives : « Der Raum ist kein empirischer Begriff, der von äußeren Erfahrungen abgezogen worden », ou encore : « Demnach kann die Vorstellung des Raumes nicht…20 » Alors : « Tout se passe comme si Kant, absorbé par la considération de ces rapports, avait voulu protéger sa première proposition introductive, en la formulant négativement, contre le reproche du cercle vicieux. Car il est vrai que l’aspect positif de cette proposition n’est pas encore prouvé  – seule l’exposition transcendantale peut fournir cette preuve21.  » Tout au plus peut-on parler de « promesse ». Cohen revient à la « Dissertation » de 1770, en montrant que si on y trouve déjà la formulation négative de la première preuve métaphysique  : «  conceptus spatii non abstrahitur a sensationibus ­externis »22, le propos reste néanmoins négatif avec la conclusion : « spatium ipsum sensibus hauriri non potest »23, alors que la très importante mention de la première preuve dans la CRP est en revanche positive  : «  dazu muß die Vorstellung des Raumes schon zum Grunde liegen »24. Cette positivité du fondement (Grund), cette nécessité positive qu’un espace soit antérieur aux sensations externes, et donc à  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 89–90.  Ak. III, p. 52 (A23/B38). 20  Ibid. (nous soulignons). 21  Hermann Cohen, op. cit., p. 96–97 ; trad. cit., p. 139–140. 22  Ak. II, p. 402. 23  Ibid. 24  Ak. III, p. 52 (A23/B38). 18 19

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l’espace auquel ces sensations ont affaire, est le grand résultat de l’exposition métaphysique, renforcé par la forte expression de la deuxième preuve : « [der Raum] wird also als die Bedingung der Möglichkeit der Erscheinungen… »25 Mais là où Heidegger aurait pu tomber d’accord, c’est lorsque Cohen interprète en fait, dans son Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft de 1907, avec beaucoup de radicalité ces derniers mots de l’Analytique, qui commentent la troisième division de la table du concept de rien : « si l’on n’a pas perçu des êtres étendus, on ne peut se représenter l’espace »26, quand il souligne : « Ce n’est cependant pas de représentation qu’il s’agit dans ce passage, mais de connaissance. On peut “penser” qu’il n’y a pas d’objets dans l’espace ; c’est cette pensée qu’on appelle “géométrie”. Si l’on veut néanmoins représenter ou, mieux, connaître des objets, des phénomènes, on ne peut “jamais se représenter qu’il n’y a pas d’espace”27. On ne peut pas renoncer à cette condition préliminaire qu’est la géométrie pour la physique, tel est le sens de l’argument. “L’espace est donc considéré comme la condition de possibilité des phénomènes, mais non comme une détermination qui en dépende”28. C’est de la possibilité de la physique qu’il s’agit, et par conséquent en premier lieu de la possibilité de la mathématique. Nous voyons à présent que l’espace est une condition de cette possibilité29. » À partir donc des derniers mots de l’Analytique, Cohen ne refuse ni plus ni moins que le mot « Vorstellung », représentation, pour lui donner le sens (qui en fait se substitue à « représentation ») de « connaissance », et plaque ce sens (et les mots de l’Analytique) sur la deuxième preuve métaphysique du concept d’espace. Qu’est-ce à dire ? une chose très simple : Cohen, en 1907 du moins, fait de l’exposition métaphysique une exposition transcendantale avant l’heure, puisqu’il s’agirait pour Kant de déjà partir de la nécessité de la géométrie. L’expression « condition de possibilité », qui déploie une positivité certaine au sein de l’exposition métaphysique, est en fait une expression qui présuppose la géométrie comme ce qui est à fonder. Voilà pourquoi Cohen parlait de « promesse » à propos des formules positives de l’exposition métaphysique : tout simplement car elles anticipent sur l’exposition transcendantale ! Traduire « Vorstellung » par « connaissance », c’est à l’évidence cela que vise Heidegger quand il parle, sans jamais beaucoup de précision, de la « théorie de la connaissance ». En somme, la thèse est claire : « Afin de ne pas manquer la tendance de l’exposition métaphysique, c’est sur la signification transcendantale de l’a priori que nous devons également orienter sa signification métaphysique »30. La troisième proposition de la seconde édition apporte de l’eau au moulin néokantien, puisqu’il s’agit de montrer, notamment à partir de la géométrie, que l’espace n’est pas un concept au sens technique d’universel : l’intui Ibid., p. 52–53 (A24/B39).  Ibid., p. 233 (B349). 27  Ibid., p. 52 (A24/B38). 28  Ibid., p. 52–53 (A24/B39). 29  Hermann Cohen, Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, op. cit., p. 27–28 ; trad. cit., p. 72. 30  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 99. 25 26

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tion pure ne donne qu’un unique espace. Pour Cohen, Kant veut éviter que l’on pense que la géométrie aurait affaire à des « choses qui seraient données et dont les rapports seraient pensés comme constituant l’espace »31. Dans la géométrie, il y a un espace unique, et aucune partie ne saurait le précéder : c’est bien de l’unicité que procède la diversité spatiale, et non pas l’inverse, ce pour quoi le fondement de l’unicité ne peut pas être un concept, qui par définition regroupe une pluralité. Les principes de la géométrie ne dérivent pas de concepts universels comme la ligne ou le triangle, mais de l’intuition pure qui seule peut fonder les concepts géométriques eux-mêmes. Mais alors, que faire de la suppression par Kant de ce qui était dans la première édition la troisième proposition de l’exposition métaphysique à l’exposition transcendantale ? Voici le texte, uniquement dans A : Sur cette nécessité a priori se fonde la certitude apodictique de tous les principes géométriques, et la possibilité de leurs constructions a priori. En effet, si cette représentation de l’espace était un concept acquis a posteriori, qui serait puisé dans l’expérience externe générale, les premiers principes de la détermination mathématique ne seraient plus que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception et il ne serait pas nécessaire qu’entre deux points il n’y ait qu’une ligne droite, mais l’expérience enseignerait toujours qu’il en est ainsi. Ce qui est emprunté à l’expérience n’a aussi qu’une universalité comparative, celle qui vient de l’induction. On pourrait donc seulement dire : D’après les observations faites jusqu’ici, on n’a point trouvé d’espace qui ait plus de trois dimensions32.

Ce texte appartient clairement, dans la seconde édition, à l’exposition transcendantale, puisqu’il tente de montrer comment l’intuition pure est nécessaire pour penser le caractère apodictique des principes géométriques : si, comme Kant le conçoit, ces principes sont apodictiques et non pas issus d’une induction à partir de l’expérience comme chez Hume, alors il faut penser un type d’intuition qui ne soit pas perceptif, qui soit à la fois singulier et nécessaire (car ce n’est pas un concept), qui fonde la distance entre deux points, par exemple, sans être donc la conséquence de leur perception. S’il est vrai que « l’argument 3 de A disparaît, mais son sens général se retrouve, sous une rédaction beaucoup plus rigoureuse, dans ce que B donne comme l’exposition transcendantale du concept d’espace »33, alors comment le comprendre en maintenant une interprétation telle que l’exposition métaphysique anticipe à maint égard l’exposition transcendantale  ? Il y a là une difficulté que contourne manifestement Hermann Cohen. Il n’est pas étonnant qu’il le fasse : car ce qu’il veut éviter à tout prix, c’est de concevoir la représentation de l’espace comme  Hermann Cohen, Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, op. cit., p. 28.  Ak. IV, p. 32 : « Auf diese Nothwendigkeit a priori gründet sich die apodiktische Gewißheit aller geometrischen Grundsätze und die Möglichkeit ihrer Constructionen a priori. Wäre nämlich diese Vorstellung des Raums ein a posteriori erworbener Begriff, der aus der allgemeinen äußeren Erfahrung geschöpft wäre, so würden die ersten Grundsätze der mathematischen Bestimmung nichts als Wahrnehmungen sein. Sie hätten also alle Zufälligkeit der Wahrnehmung, und es wäre eben nicht nothwendig, daß zwischen zwei Punkten nur eine gerade Linie sei, sondern die Erfahrung würde es so jederzeit lehren. Was von der Erfahrung entlehnt ist, hat auch nur comparative Allgemeinheit, nämlich durch Induction. Man würde also nur sagen können: so viel zur Zeit noch bemerkt worden, ist kein Raum gefunden worden, der mehr als drei Abmessungen hätte. » 33  Michel Fichant, art. cit., p. 354. 31

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véritablement une représentation, c’est-à-dire une représentation de la conscience. Tout à son souci d’exclure tout psychologisme, il admet que parce que le fondement n’est pas dans les choses, mais dans notre esprit, « dies ist der erste Schritt zum a priori, dass wir es im eigenen Geiste entdecken »34, que nous découvrons dans notre esprit, et Cohen d’ajouter : « … und, in bewusstem Experiment isoliert, in die Dinge tragen »35 : nous portons jusqu’aux choses l’espace à partir d’une expérimentation de notre propre esprit, de notre conscience, et cela n’a valeur que d’un «  fait de conscience » (Tatsache des Bewusstseins), et « la recherche ne peut en rester là »36. L’exposition métaphysique est un pis-aller. À l’évidence, ce qui fera justement chez Heidegger la grandeur de l’Esthétique, à savoir la possibilité d’une intuition pure sans objets, est chez Cohen un préalable, pis, un préalable méthodologique, à l’objectivité. Ici, nous sommes au cœur de ce qui sépare l’interprétation néokantienne de Kant de l’interprétation phénoménologique de Heidegger. Cohen écrit en effet : « Cette représentation de l’espace [“représentation” qui ne peut, pour Cohen, avoir de sens psychologique] désigne une possession méthodologiquement nécessaire de la conscience (sie bezeichnet einen methodisch notwendigen Besitz des Bewusstseins)37.  » Il n’y a donc pas d’expérience de l’intuition pure, expérience dont le lieu, si expérience il y a, ne peut être que l’exposition métaphysique. L’existence de l’intuition de l’espace n’est et ne peut être que méthodologique. Bien entendu, Cohen ne confond pas l’intuition pure de l’espace et la géométrie. Dans ses notes en vue d’une réponse à Kästner, traduites par Michel Fichant38, Kant distingue les deux espaces, l’espace métaphysique et l’espace géométrique, très clairement : l’espace métaphysique est donné (gegeben), l’espace géométrique est construit (gemacht) ; l’espace métaphysique est originaire (ursprünglich), l’espace géométrique est dérivé (abgeleitet)  ; l’espace métaphysique est «  un (unique) espace  » (ein (einziger) Raum), l’espace géométrique est composé de plusieurs espaces (viele Räume) ; l’espace métaphysique est donné subjectivement (subjektiv gegeben), l’espace géométrique est donné objectivement (objektiv gegeben)… Cohen n’ignore évidemment pas cela. Mais ce qu’il prétend est d’une grande radicalité : l’espace métaphysique n’est pas véritablement donné, il est reconstruit, dès l’exposition métaphysique, à partir de l’intuition de la géométrie, à partir donc d’un objet, celui de la géométrie, et il n’y a alors de sens des intuitions pures que méthodologique. Ce que décrit l’intuition pure de l’espace n’est pas une intuition d’un type particulier, sans objet, a priori, elle ne vise pas non plus à fonder les expériences quotidiennes que nous faisons, ni même les jugements de perception qu’on peut en tirer, mais elle fonde les jugements synthétiques a priori, et non pas ceux de la métaphysique, mais ceux de la géométrie. Comme l’écrit Cohen de façon très radicale : « Ce n’est pas à titre de sensation  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 103.  Ibid., p. 103–104. 36  Ibid., p. 104. 37  Ibid., p. 105. 38  Dans Philosophie, n° 56, 1997. Cf. Ak. XX, p. 410–423. Nous reprenons ci-après le tableau de Michel Fichant, art. cit., p. 537. 34 35

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que l’espace est une forme subjective a priori, ce n’est donc également pas à titre d’intuition, mais c’est absolument et uniquement à titre d’intuition pure de la géométrie, d’après la liaison méthodologique qu’entretient cette intuition géométrique avec la physique39. » L’intuition n’a en fait alors plus rien de sensible. Il faudrait plus justement parler, et en fait dès l’exposition métaphysique, d’intuition méthodologique. L’intuition pure devient un concept méthodologico-transcendantal. Avec cette conception méthodologico-transcendantale de l’espace, l’expression « transcendantal », contre la « métaphysique », se trouve réévaluée par Cohen, et l’exposition transcendantale devient le véritable sens de l’Esthétique. C’est vers l’objet compris comme objet de la science que s’oriente le « transcendantal », et non pas vers le sujet – ou plutôt, vers un lieu qui est très éloigné de la « disjonction entre subjectif et objectif »40. Pourquoi, selon Cohen, faut-il privilégier l’exposition transcendantale ? parce qu’elle fonde l’objet. La connaissance métaphysique repose sur une expérience interne douteuse (que Cohen s’efforce d’ailleurs de reconduire à une connaissance transcendantale, on l’a vu), mais elle n’explique pas comment il peut y avoir des objets dans l’intuition pure. La connaissance transcendantale implique donc d’orienter le questionnement vers l’objet, non pas en tant qu’elle porte sur l’objet, mais en tant qu’elle porte sur ce qui est nécessaire pour qu’il y ait de l’objet. Le transcendantal est entièrement soumis à l’objet. Autrement dit, le transcendantal doit réussir là où la métaphysique échoue : elle doit légitimer l’a priori en montrant comment il peut y avoir de l’objet. Non pas que l’on doive placer l’objet dans l’a priori, mais il s’agit seulement de la possibilité de cet objet, ou plutôt, de la possibilité de notre connaissance de cet objet en tant qu’elle doit être possible a priori. C’est un certain objet qui est visé quant à sa possibilité. Il faut donc se tourner vers un certain type de synthèses qui peut se réclamer de l’a priori, c’est-à-dire des jugements synthétiques a priori. Or, dans le cas de l’espace, c’est la géométrie qui prétend déployer des jugements synthétiques a priori, et c’est pourquoi pour Cohen la connaissance a priori de l’espace et la possibilité de la synthèse en géométrie est une seule et même question. Autrement dit, poser la question de savoir comment la géométrie peut être a priori conduit à poser la question de l’espace comme a priori, comme fondement méthodologique d’une telle connaissance a priori. Si l’exposition métaphysique «  n’a aucune valeur autonome »41, c’est bien parce que la question directrice de la Critique de la raison pure, « comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? », est aussi bien la question directrice de l’ensemble de l’Esthétique. Ce que cherche Kant, ce n’est pas l’aprioricité de l’espace comme telle, ce n’est pas la préséance de l’espace sur les représentations spatiales singulières, ce n’est pas non plus la représentation de l’espace pur, mais c’est la fondation de disciplines scientifiques (géométrie, mathématique, physique), et c’est bien en ce sens que l’interprétation de Cohen est méthodologico-­transcendantale  : il considère l’espace et le temps comme des concepts méthodologiques, dont il n’y a alors aucune représentation de quelque  Hermann Cohen, Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, op. cit., p. 35 ; trad. cit., p. 79. 40  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 134. 41  Ibid., p. 137. 39

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type que ce soit. Davantage, il faut fonder la science de la nature, la science physique, qui repose sur les mathématiques – d’où l’importance de donner aux mathématiques un fondement a priori certain. La tâche n’est donc pas seulement de savoir comment les mathématiques sont possibles, mais elle est plus largement de penser l’unité des sciences dans la science mathématique de la nature. La position de Cohen est alors radicale : avec l’espace et le temps comme formes pures, ce qui est visé exclusivement n’est en rien ces formes pures, mais la possibilité de la science mathématique de la nature. L’espace doit donc être pensé, dès l’exposition métaphysique, comme une partie méthodologique de ce qui doit être fondé, la science mathématique de la nature. Le seul sens (méthodologique) de l’espace est là. Autrement dit, si l’exposition transcendantale présente l’a priori comme tel, celui-ci ne peut véritablement être attesté qu’à condition de le faire tenir dans l’unité qui comprend aussi bien la géométrie, les mathématiques, que la science mathématique de la nature. L’exposition transcendantale ne fait alors que prouver l’absence totale d’autonomie méthodologique et phénoménologique (si l’on peut employer ce terme) de l’espace et du temps. L’Esthétique est une théorie de la connaissance – et on verra qu’elle ne peut d’ailleurs être pensée que dans l’horizon de la Logique transcendantale. C’est donc de l’exigence d’une certitude dans les sciences que la nécessité de l’a priori intuitif s’impose à l’esprit. L’esprit n’expérimente pas intérieurement une telle nécessité pour ensuite l’appliquer aux sciences, bien plutôt il l’expose à partir de la nécessité des sciences. C’est une pré-déduction, avant celle des catégories. Cohen, dans le cas où l’on espèrerait expérimenter la nécessité par elle-même, parle de « révélation surnaturelle » (übernatürlichen Offenbarung) ; « au-delà de la voie royale de la science », ajoute-t-il, « il n’y a qu’arbitraire et étroitesse »42. La suite du texte est pour le moins étonnante : « Cette idée, ce point de départ qu’est la reconnaissance du fait de la science mathématique de la nature, distingué d’avec la métaphysique de la morale, devient la loi suprême et cherche les moyens, tout d’abord de formuler cette loi suprême comme telle, et ensuite de tirer de la formulation de cette loi les principes particuliers inférieurs », et il poursuit en évoquant, à partir de «  l’esprit historique du protestantisme  », la «  justification religieuse de la raison scientifique »43 ! Il y a donc un impératif catégorique scientifique dans l’œuvre de Kant, qui commande de rechercher les principes de la science, et qui donne donc la science comme objet déjà constitué. C’est à partir du «  principe suprême  » que donne cet impératif que la possibilité devient un problème transcendantal : l’on part du fait de la science, et ce fait devient un problème. En un sens, le fondement est alors l’objet scientifique déjà constitué. La condition de possibilité est in fine et en fait essentiellement condition de possibilité de l’expérience scientifique, ou, pour le dire autrement, de l’objet tel qu’il peut être connu a priori. Il faut donc partir du fait de la science pour reconstituer les strates qui permettent d’y atteindre. C’est le cœur de l’interprétation méthodologico-transcendantale de Cohen.  Ibid., p. 139.  Ibid. : « Partant, même le transcendantalisme s’enracine, en ce qui concerne les directions principales de ses problèmes, dans cette justification religieuse de la raison scientifique. »

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Mais cette unité de la science n’implique-t-elle pas l’unité de ce qui accomplit la synthèse, à savoir la conscience ? Nous reviendrons amplement au chapitre suivant sur cette question, mais il est intéressant de voir ici comment Cohen l’inscrit dans son interprétation méthodologico-transcendantale. L’unité de la conscience est nécessaire, en effet, pour penser la source de la science : que serait un jugement synthétique a priori sans une conscience une qui l’effectue ? pour qu’elle soit la « racine de l’expérience », ou encore « la source de la science mathématique de la nature »44, il faut la penser non pas de façon spirituelle, mais bien comme une telle source, en tant qu’elle est en vue d’une telle science – et à ce titre, l’« aperception » est bien transcendantale. De ce point de vue, l’aperception transcendantale n’est pas pensée autrement que ne l’était à son niveau l’espace, puisqu’elle est la « condition transcendantale, principe suprême des jugements synthétiques  », mais non pas l’«  état transcendant d’une conscience personnelle dont le rapport à l’expérience serait complètement immédiat  (Zustand eines persönlichen Bewusstseins, dessen Beziehung zur Erfahrung gänzlich unvermittelt wäre) »45. Et Cohen ajoute : « La conscience, pensée d’après le point de vue du transcendantal, apparaît non seulement comme une formule originaire de la loi, mais plus précisément comme un ensemble de méthodes permettant de produire l’expérience dans sa consistance scientifique avec tous ses contenus (das Bewusstsein, unter dem Gesichtspunkt des Transscendentalen gedacht, erscheint nicht blos als Urformel des Gesetzes, sondern näher als Inbegriff von Methoden, die Erfahrung in ihrem wissenschaftlichen Gehalte, ja sammt allen ihren Inhalten zu erzeugen)46.  » L’unité de la conscience a là encore un sens méthodologico-­transcendantal : la conscience trouve en elle-même les ressources intuitives pour effectuer des jugements synthétiques et a priori, elle « introduit » dans l’objet l’espace et le temps, mais c’est justement ce qui fait qu’elle ne peut être pensée sur un mode psychologique : « Car il ne faut introduire dans les choses que ce qui en rend possible une connaissance apriorique (denn hineingelegt soll nur das werden dürfen, was apriorische Erkenntnis von den Dingen ermöglicht)47.  » Là encore, le devoir est de se conformer aux exigences de la pratique d’une science mathématique de la nature entièrement a priori. L’unité de l’aperception transcendantale doit donc être pensée selon Cohen dans un tel horizon scientifique, qui seul peut lui donner sa légitimité. En somme, la possibilité qui est recherchée, c’est celle de l’expérience d’objet, et non pas celle de la pensée – ce qui doit être fondé n’est pas le jugement analytique mais le jugement synthétique. Ce qui est visé avec l’Esthétique est donc plus que la pensée, autre chose que la pensée. Avec l’espace et le temps, il est question de la possibilité d’un objet pour la pensée, mais non pas de l’effectivité de cet objet au seul niveau de la forme pure. La forme pure n’a aucun objet à elle, pour ainsi dire, et la décrire ne veut aucunement dire qu’on s’attache à décrire le type de connaissance propre à la seule forme qui recevrait de la matière.  Ibid., p. 141.  Ibid., p. 142 ; trad. cit., p.179. 46  Ibid. (nous soulignons). 47  Ibid., p. 143. 44 45

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En d’autres termes, il n’est en aucun cas question de décrire par là un certain type d’intuition de choses qui existeraient à côté de l’expérience d’objet, ni de montrer que des choses à l’extérieur, matérielles, trouvent ainsi leur forme et donc le moyen d’être expérimentées grâce à la mise en forme spatiale – auquel cas on retomberait dans une problématique de l’adéquation du sujet à l’objet ou même de l’objet au sujet, que Cohen refuse. Il faut bien plutôt penser que le phénomène (et non pas l’objet à l’extérieur) a besoin de l’a priori, et la forme n’est forme qu’eu égard au phénomène qu’elle ordonne. Penser en termes d’une intuition qui recevrait originairement une matière n’a pas de sens, pour Cohen : le sujet n’a pas d’abord affaire à une matière dans une première perception qui serait celle de l’intuition pure pour ensuite percevoir un objet plus précisément ordonné. La forme est, comme l’objet, une détermination nécessaire du phénomène. Cohen vise ici très juste, puisque ce qu’il veut éviter est une théorie de l’adéquation intériorité/extériorité : il faut penser la forme pure comme concourant à la constitution de l’objet dans l’expérience. Mais si l’on remonte ainsi à la forme pure, comment éviter de la penser comme un organe qui perçoit ? en montrant que la forme concourt méthodologiquement à l’objectivité scientifique. Dès lors, le phénomène se constitue à partir des formes pures, mais il n’est pas senti, il devient l’objet d’une intuition pure pour ensuite, seul moment où il est enfin pensé, devenir un objet d’une connaissance scientifique48. Ce n’est pas seulement que Cohen rejette une perception par la forme pure, c’est aussi qu’il rejette le phénomène commun, la présence de l’objet de perception quotidien dans la description kantienne des formes pures. Ce vers quoi est la forme pure, c’est l’objet de la connaissance scientifique, sans qu’on perçoive quoi que ce soit entre la prise de la matière dans la forme et la pensée de l’objet scientifique proprement dite. Avec l’intuition pure, « l’intuition est prête, mais elle n’est pas achevée »49. Que vise plus fondamentalement l’interprétation méthodologico-­transcendantale de Cohen ? La forme de l’espace est pour lui une représentation méthodologique qui permet d’échapper à l’écueil d’une pensée de la matière, du sensible comme pur donné : elle est « le moyen scientifique de purifier (reinigen) l’intuition du divers, de la matière et de ce qui relève de la sensation, pour parvenir à l’intuition géométrique »50. Cet outil méthodologique permet non seulement de conserver la conception des mathématiques comme science ayant trait à la sensibilité tout en les maintenant dans la sphère de l’a priori, mais il est aussi le moyen d’inscrire ces mathématiques dans l’usage qu’en fait la science physique. L’intuition géométrique, et davantage l’intuition à l’œuvre dans la physique est en fait pré-ordonnée, préparée par la mise en forme gagnée d’emblée de toute matière, de toute sensibilité. Cohen va d’ailleurs jusqu’à dire que « la forme géométrique du phénomène est la qualité formelle de notre sensibilité (die geometrische Form der Erscheinung ist die Formale Beschaffenheit unserer Sinnlichkeit) »51. Le pas est encore plus radical que les précédents, comme si la forme pure préparait géométriquement la matière  Ibid., p. 154–155.  Ibid., p. 155. 50  Ibid., p. 158. 51  Ibid., p. 159. 48 49

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en vue de son utilisation dans l’exercice de la géométrie. Si aussitôt après Cohen accepte de parler de « donation pure de l’espace (reine Gegebenheit des Raumes) »52, c’est uniquement en ce sens-là. Dans ces quelques expressions du livre de Cohen, il semble y avoir quelque chose comme une confusion de l’espace métaphysique et l’espace géométrique, pourtant nettement distingués par Kant lui-même par exemple dans ses notes sur Kästner (cf. supra), au sens où il y aurait à même l’espace pur une préfiguration géométrique du monde, une mise en ordre géométrique en vue de l’effectivité a priori de la géométrie. C’est dire si, pour Cohen, l’intuition pure n’a aucune valeur pour elle-même, mais possède la vertu de possibiliser la connaissance a priori d’objets. C’est en cela que l’a priori doit être compris dans le sens « transcendantal » : le triangle que construit le géomètre n’est pas au-dehors dans l’espace, comme un objet, mais il peut le construire grâce à la forme pure de l’espace qu’il possède en lui, a priori. L’intuition pure protège la construction géométrique de la contingence de l’extériorité, et lui garantit son aprioricité. Elle n’a de véritable sens que dans l’usage qu’en fait le géomètre, puis le physicien. Le géomètre construit des figures en se tournant vers son propre sujet, ou plutôt vers ce que ce sujet contient de forme spatiale. Mais cela implique une quasi géométrisation de l’intuition pure elle-même, au sens suivant : « Le fait de rendre sensible l’intuition pure signifie, pour nous, qu’il ne reste, dans le contenu de notre conscience, aucun écart entre l’intuition empirique dont la physique ne peut pas se passer et l’intuition pure de la géométrie dans laquelle la première doit se vérifier53. » On voit comment l’édifice de fondation, pour Cohen, tend à refuser toute positivité intuitive aux formes pures : c’est bien la correspondance entre l’expérience et l’intuition qui donne les figures géométriques, qui fait que la science opère une véritable synthèse (et non pas seulement une analyse de concepts), que fondent les intuitions pures. L’intuition de la physique, qui complète le concept dans le jugement, est fondée dans l’intuition pure, et en fait lui correspond. C’est donc non seulement dans l’exercice de la géométrie, mais plus fondamentalement dans la physique, que l’intuition pure trouve son véritable rôle. On a l’impression que Cohen, ici, fait reposer l’intérêt méthodologique des intuitions pures avec ce qu’elles donnent positivement d’intuition : certes, Kant invente l’intuition pure pour qualifier les jugements scientifiques de jugements synthétiques a priori, qui augmentent la connaissance, mais cela ne veut pas nécessairement dire que l’intuition pure est seulement cela, qu’elle n’est pas précisément un certain type de représentation. La force de l’interprétation de Cohen, c’est de contrer toute interprétation subjectiviste, puisque les intuitions pures sont en vue de l’objet (scientifique) qu’elles possibilisent en partie. C’est à condition que ces intuitions pures soient subjectives, et radicalement, qu’elles peuvent donner de l’objectivité a priori  – c’est-à-dire constituer des jugements synthétiques a priori. «  Le ­subjectif-­transcendantal signifie quelque chose qui est pleinement objectif (das Transzendental-­Subjektive bedeutet das volle Objektive) », écrit Cohen, car « il n’y a absolument pas d’objectivité plus haute et plus certaine que cette aprioricité de 52 53

 Ibid.  Ibid., p. 169.

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l’intuition (es gibt gar keine höhere, gesichertere Objektivität als die (…) Apriorität der Anschauung) »54. C’est donc au nom de l’objectivité scientifique que le subjectif prend tout son sens. Au sein d’une telle analyse méthodologico-transcendantale, le sujet n’est qu’ouverture à l’objet, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un fondement méthodologique nécessaire pour penser l’effectivité de l’objectivité. Nous verrons ce qu’il en est au moment de l’Analytique pour Cohen, mais pour le moment, il reste tout de même la question du type de « représentation » (car après tout, tel est bien le mot qu’emploie Kant, et ce n’est pas forcément une approximation) à l’œuvre dans l’intuition pure. Ici, au moins deux lieux kantiens semblent aller dans un autre sens que celui de Hermann Cohen. 1) Tout d’abord, l’affirmation de la quatrième proposition de l’exposition métaphysique du concept d’espace : L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée (der Raum wird als eine unendliche gegebene Größe vorgestellt)55.

Si l’espace comme forme pure présente des parties à l’infini, ce n’est pas à la façon d’un concept qui enveloppe une infinité de singularités possibles. Kant dit qu’un concept contient « sous lui » une multitude possible de représentations, mais non pas « en lui » comme le fait l’espace, c’est-à-dire qu’un concept contient sous lui des sous-concepts subsumés qui le décomposent : on peut donc diviser un concept à l’infini, même si c’est irréalisable. Or, à la différence du concept, l’espace (qui est certes un « concept » mais au sens général de « représentation »56) contient en lui les parties infinies : l’espace, en d’autres termes, est d’un ordre beaucoup plus originaire que les parties infinies qu’il contient, il est unique, unifié (comme l’enseigne la troisième proposition de l’exposition métaphysique), il est un tout qui n’est pas fondé par une synthèse, mais qui précède toute synthèse. C’est en ce sens que l’infinité procède de ce tout, et non pas l’inverse. Du même coup, l’infinité de l’espace n’a rien à voir avec une progression à l’infini des phénomènes, comme l’enseigne la Réflexion 5893 : « L’infini n’est jamais donné, mais seulement la condition de la possibilité du progressus in infinitum ou indefinitum. / L’infinitudo n’est pas l’idée de l’omnitudo, donc pas du maximi, ni de la totalité57.  » Autrement dit, l’espace n’est pas une grandeur extensive, qu’on pourrait faire progresser à l’infini en additionnant les parties les unes aux autres pour former un tout. Le tout est ici « condition de possibilité  » de cette progression à l’infini. Mais alors, qu’est-ce qui est représenté avec cet espace infini  ? Kant n’est-il pas en tout point d’accord avec l’interprétation à venir de Hermann Cohen, qui fait de l’espace une représentation méthodologique, pure condition de possibilité et rien d’autre que cela ?  Ibid., p. 170.  Ak. III, p. 53 (B40). Nous nous appuyons beaucoup sur Michel Fichant, « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée : la radicalité de l’Esthétique », dans Jean-Marie Vaysse (éd.), Kant, op. cit., p. 7–46. 56  Sur le sens général de « représentation » chez Kant, voir Michel Malherbe, Kant ou Hume, ou la raison et le sensible, op. cit., p. 51 sq. 57  Ak. XVIII, p. 377 ; trad. Sophie Grapotte, op. cit., p. 167. 54 55

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C’est ici que la différence entre les deux rédactions de cette même proposition joue son rôle. La première édition dit ceci : « Un concept général de l’espace (qui est commun au pied aussi bien qu’à l’aune) ne peut rien déterminer par rapport à la grandeur. S’il n’y avait pas une illimitation dans le progrès de l’intuition, nul concept de rapports ne contiendrait en soi un principe d’infinité (wäre es nicht die Grenzenlosigkeit im Fortgange der Anschauung, so würde kein Begriff von Verhältnissen ein Principium der Unendlichkeit derselben bei sich führen)58.  » Michel Fichant a remarqué que dans cet exposé, l’infinité de l’espace est subordonnée à celle du temps : « en effet, ce qui est donné à la représentation de l’espace, c’était ici l’illimitation du progrès de l’intuition, lequel enveloppe un appel subreptice à l’inachevabilité dans le temps d’un parcours réglé »59. C’est donc sur le temps que se règle l’infinité de l’espace, c’est-à-dire qu’en parlant de l’infinité de l’espace, on ne dit rien de sa grandeur, mais on ne fait que poser la progression à l’infini, immesurable, mais dans le temps. Il y a toujours de l’espace disponible, et cette infinité de l’espace disponible qualifie la grandeur de l’espace, mais seulement négativement. Ainsi, l’intuition de l’espace entre dans un rapport de dépendance à l’intuition du temps. C’est en ce sens, peut-être, qu’on peut comprendre la Réflexion 5898 qui établit un tel lien entre espace et temps eu égard à l’infinité : « L’espace et le temps sont tous deux uniquement des compositions d’impressions sensibles. Cette composition va à l’infini, mais n’est jamais infinie. La grandeur de l’espace présuppose la grandeur du temps60. » L’infini veut dire la progression à l’infini, qui n’est qu’une définition négative de la grandeur infinie de l’espace. Rien n’est alors représenté positivement, et Hermann Cohen conserve tous les droits de son interprétation qui refuse énergiquement toute représentation positive de l’espace. Mais la détermination par la seconde édition de l’infinité de l’espace comme contenue « en lui », avec l’expression d’ailleurs de « représentation originaire de l’espace » (ursprüngliche Vorstellung vom Raume), donne une version positive de cette infinité, comme si, mais ce ne peut être qu’une hypothèse tant les formulations de Kant sont elliptiques, il pouvait y avoir une représentation positive de cette infinité, une présence intuitive de l’infinité à partir de laquelle les parties peuvent trouver leur lieu, une présence de la progression infinie de l’espace avant même les parties. Quelque chose comme un quantum actuellement donné, originaire, avant tous les quanta, et qui ne provient d’aucune synthèse61. Aussi difficile qu’il soit de penser une  Ak. IV, p. 33.  Michel Fichant, « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée : la radicalité de l’Esthétique », art. cit., p. 24. 60  Ak. XVIII, p. 378 ; trad. cit., p. 168. 61  Comme le rappelle Michel Fichant, deux endroits de la Critique de la raison pure évoquent l’expression « quanta originaires » pour qualifier l’espace et le temps. Par exemple, en B438, on lit (Ak. III, p. 284) : « Pour pouvoir donc dresser la table des idées d’après celle des catégories, nous prendrons d’abord les deux quanta originaires de toute notre intuition, le temps et l’espace. » Il est tout à fait clair que ces quanta précèdent la catégorie de la quantité, et qu’ils sont par conséquent pré-catégoriaux, tout en étant positivement présents dans l’intuition de l’espace – en étant, en fait, cette intuition de l’espace. Certes, la Réflexion 5900 dit bien qu’« un quantum infinitum peut être possible en soi, mais pas en tant que phaenomenon, parce qu’ici le progressus in infinitum 58 59

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a­ utonomie intuitive de l’intuition pure par rapport aux concepts, et donc à l’entendement, celle-là n’est pas pour autant interdite, loin de là, par la lettre kantienne – même si rien ne permet de qualifier une telle intuition de façon positive. Si quantum de l’espace il y a, c’est avant toute catégorie de la quantité, avant tout usage de l’entendement, un quantum qui est quantité sans combien, quantité et condition de possibilité de toute quantité, où prennent place tous les quanta déterminés et conditionnés dans et par le sens externe. Il ne se confond donc aucunement avec les quanta qu’il conditionne, dont il permet l’articulation – puisque sans lui, aucun étant ne peut trouver une position, c’est-à-dire une position par rapport à un autre étant. L’expression «  quantum originaire  » désigne ainsi une quantité sans catégorie, immesurable par essence, dans une intuition incomparable aux intuitions des quanta qui prennent place dans le sens externe et qui reposent sur ce quantum. Si Cohen ne peut pas penser, au fond, une intuition pure sans ce qu’elle fonde, et sans l’usage de l’entendement, c’est qu’il veut faire de l’Esthétique la préparation de la Logique, tout comme il faisait de l’exposition métaphysique une préparation de l’exposition transcendantale. Mais ne faut-il précisément pas distinguer, chez Kant, deux sens de la forme pure, l’un qui effectivement en fait une simple condition formelle de possibilité de toute intuition d’objet et plus largement de toute connaissance, dont la plus ultime, la connaissance des sciences mathématiques de la nature, donc la forme pure en tant qu’elle est tournée vers l’objet, et l’autre sens qui concerne exclusivement la forme pure, tâche d’en établir la phénoménologie, la structure intuitive propre, de façon autonome par rapport à l’entendement et par rapport à ce qu’elle fonde, en somme tournée vers le sujet ? Comme l’écrit encore Michel Fichant, «  Kant, pour qui l’infini en acte est impossible comme donnée objective (réalité empirique), l’assigne du côté du “cogitant” assimilé à la subjectivité porteuse de l’a priori métaphysique62 ». Il faudrait penser ainsi une « infinité subjective », et « la représentation de l’espace comme grandeur infinie donnée doit donc s’entendre d’une donation originaire, relevant de la constitution de la subjectivité »63. Et Michel Fichant de citer, en note, tel passage de l’Opus postumum qui atteste la possibilité d’une telle donation subjective : Il y a un unique espace et un unique temps, qui ne sont pas seulement représentés de façon négative comme illimités, mais aussi positivement comme grandeurs infinies (dans le progrès de la synthèse a priori), et donc comme donnés non dans l’objet de la représentation (comme dabile), mais dans le sujet assemblant (im zusammenstellenden Subject) (comme cogitabile)64.

est pensé comme complètement donné » (Ak. XVIII, p. 378 ; trad. cit., p. 168). Pour qu’il y ait phénomène, il faut une synthèse à l’œuvre et donc l’œuvre de l’entendement – et dans le cas de la première définition du phénomène comme « l’objet indéterminé… », il y va d’une anticipation de l’action de l’entendement. Il faut donc penser un autre mode de présence intuitive de l’infinité de l’espace en tant que telle, si elle est possible, qui n’est pas incompatible, en revanche, avec ce que Heidegger appelle de son côté « phénomène » … 62  Michel Fichant, art. cit., p. 42. 63  Ibid. 64  Ak. XXII, p. 27 (cité et traduit par Michel Fichant, art. cit., p. 42, n. 2).

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Pourquoi Kant parle-t-il de synthèse ici, et de « sujet assemblant » ? faut-il comprendre que la grandeur infinie donnée ne l’est que par l’intermédiaire de l’activité synthétique de l’entendement sur l’intuition ? Retenons que Kant envisage dans ces notes tardives un donné subjectif dont il n’est pas dit, dans l’Esthétique, qu’il ne puisse exister sans synthèse, par le seul moyen de l’intuition pure, un « champ primitif de donation »65 avant toute activité synthétique de l’entendement. Dès lors, cela signifierait qu’il faut penser, avec la quatrième proposition de l’exposition métaphysique du concept d’espace, une présence étonnante « dans la finitude de la réceptivité sensible [d’]un principe d’infinité »66, cette infinité nécessairement antécédente à toute représentation d’objet dans l’espace  ; qu’il faut penser aussi, du même coup, un « sujet sensible » qui « est, par la détermination formelle de l’espace qu’il porte en lui, originairement en dehors de lui-même, dans une disponibilité à être affecté du dehors qui ne comprend aucune borne »67. Paradoxalement, l’ouverture à l’extériorité que le sujet porte en son fondement ne manque pas pourtant de demeurer subjective, sans objets, sans même un commencement de représentation. Ainsi, la distinction « exposition métaphysique » / « exposition transcendantale », loin de signifier un manque de clarté de la pensée kantienne comme le pense Cohen, serait en fait l’expression de cette distinction objectif/subjectif. C’est que Cohen défend une interprétation méthodologico-transcendantale pour laquelle une structure transcendantale n’a de validité que si elle est tournée vers l’objet scientifique en jouant un rôle méthodologique, obtenu par une régression depuis le fait de la science jusqu’à ses conditions de possibilité. Or, avec ce passage de l’Esthétique, il se pourrait bien que nous ayons la description d’un mode très particulier, subjectif, de donation, qui possède sa propre positivité tout en conditionnant toute représentation dans l’espace. 2) Le second lieu kantien qui viendrait selon nous s’opposer à l’interprétation de Cohen prolonge en fait le premier – il s’agit de la célèbre note du §26 de la Déduction transcendantale dans la seconde édition, qui fait la distinction, capitale pour notre propos, entre la « forme de l’intuition » et l’ « intuition formelle », qui permettrait de penser comme condition des objets de la géométrie un objet espace, « l’espace représenté comme objet (ainsi qu’il en est réellement besoin en géométrie) » : L’espace représenté comme objet (ainsi qu’il en est effectivement besoin en géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition ; il contient le rassemblement en une représentation intuitive du divers, donné selon la forme de la sensibilité, de telle sorte que la forme de l’intuition donne simplement du divers, tandis que l’intuition formelle donne l’unité de la représentation. Cette unité, je l’avais, dans l’Esthétique, attribuée simplement à la sensibilité, pour faire remarquer seulement qu’elle est antérieure à tout concept, bien qu’elle suppose à vrai dire une synthèse, qui n’appartient pas au sens, mais par laquelle tous les concepts d’espace et de temps deviennent d’abord possibles. En effet, puisque par cette synthèse (alors que l’entendement détermine la sensibilité) l’espace et le temps sont d’abord

 Michel Fichant, art. cit., p. 43.  Ibid., p. 44. 67  Ibid., p. 44–45. 65 66

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donnés comme intuitions, l’unité de cette intuition a priori appartient à l’espace et au temps, et non au concept de l’entendement68.

Il est essentiel de noter à la fin de quelle phrase est placé l’appel de note : « Mais l’espace et le temps ne sont pas représentés a priori simplement comme des formes de l’intuition sensible, mais comme des intuitions mêmes (qui contiennent un divers), et par conséquent avec la détermination de l’unité de ce divers en eux (aber Raum und Zeit sind nicht bloß als Formen der sinnlichen Anschauung, sondern als Anschauungen selbst (die ein Mannigfaltiges enthalten), also mit der Bestimmung der Einheit dieses Mannigfaltigen in ihnen a priori vorgestellt)69. » La note explicite ainsi une distinction entre la pure représentation formelle de l’intuition pure et l’intuition elle-même (selbst), en tant qu’en elle prend place un divers qui se trouve unifié – la difficulté étant de savoir quelle synthèse peut, à ce niveau qui n’est pas encore celui de l’entendement, opérer une telle unité. De fait, l’«  intuition formelle », que Kant distingue de la « forme de l’intuition », se caractérise par l’unité à laquelle elle a affaire, à la différence de la forme de l’intuition qui elle n’est que la condition de possibilité unifiée formellement d’un divers, et seulement d’un divers (puisque les concepts de l’entendement ne sont pas encore déduits, et que donc la synthèse d’objet n’est pas encore possible). Kant, revenant sur les acquis de l’Esthétique, décrit ici l’intuition pure comme précédant bel et bien tout concept de l’entendement, mais il décrit aussi une « intuition formelle » qui opère une synthèse qui n’appartient pas au sens, mais grâce à laquelle l’espace et le temps sont donnés comme intuitions. Ce lieu, comme tant d’autres, met au défi la théorie critique kantienne telle qu’on la présente habituellement. Car comment penser une synthèse avant les concepts ? et que veut dire cette deuxième sorte d’intuition pure, qui ressemble beaucoup à la première, à cette différence près que la première était sans synthèse ? Il y a ici l’affirmation d’un « objet » sans concepts, que serait l’espace, mais aussi le temps. Il faut remarquer également que si l’on ne doit pas confondre la forme de l’intuition et l’intuition formelle, cette dernière n’en est pas moins fondatrice, puisque la note souligne que l’espace comme objet est ce dont a besoin la géométrie pour être effective (« …wie man es wirklich in der Geometrie bedarf »). Sauf à considérer qu’une telle intuition formelle synthétise grâce à l’entendement qui devient du coup la condition même de l’exposé des formes pures dans l’Esthétique70, il y a dans ces lignes un véritable problème.  Ak. III, p. 125 (B160–161) : « Der Raum, als Gegenstand vorgestellt (wie man es wirklich in der Geometrie bedarf), enthält mehr als bloße Form der Anschauung, nämlich Zusammenfassung des Mannigfaltigen nach der Form der Sinnlichkeit Gegebenen in eine anschauliche Vorstellung, so daß die Form der Anschauung bloß Mannigfaltiges, die formale Anschauung aber Einheit der Vorstellung giebt. Diese Einheit hatte ich in der Ästhetik bloß zur Sinnlichkeit gezählt, um nur zu bemerken, daß sie vor allem Begriffe vorhergehe, ob sie zwar eine Synthesis, die nicht den Sinnen angehört, durch welche aber alle Begriffe von Raum und Zeit zuerst möglich werden, voraussetzt. Denn da durch sie (indem der Verstand die Sinnlichkeit bestimmt) der Raum oder die Zeit als Anschauungen zuerst gegeben werden, so gehört die Einheit dieser Anschauung a priori zum Raume und der Zeit und nicht zum Begriffe des Verstandes. » 69  Ak III, p. 124–125 (B160). 70  Comme semble le faire Béatrice Longuenesse dans son ouvrage capital, Kant et le pouvoir de 68

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Un des enjeux de ce problème est évidemment de savoir laquelle de ces deux expressions explicite les formes pures exposées dans l’Esthétique. Béatrice Longuenesse a défendu la thèse selon laquelle la « forme de l’intuition » ne décrit pas les intuitions pures exposées dans l’Esthétique, contrairement à l’«  intuition formelle »71. Elle remarque qu’en B34–35, Kant identifie forme pure et intuition pure : « Cette forme pure de la sensibilité s’appellera encore intuition pure (diese reine Form der Sinnlichkeit wird auch selber reine Anschauung heißen)72. » Elle en conclut qu’il faut donc identifier les formes pures exposées dans l’Esthétique aux intuitions formelles, et faire déjà jouer la synthèse de l’imagination transcendantale, et donc aussi bien le rôle de l’entendement que celui de la sensibilité, dans la représentation de l’espace et du temps. Les formes pures sont des intuitions formelles parce que l’entendement permet de les donner en produisant une synthèse, et l’interprétation prend un tour intellectualiste très fort, contre une interprétation phénoménologique, et dans le prolongement de celle d’Hermann Cohen. Que devient alors la forme de l’intuition ? elle ne serait plus qu’une « potentialité de forme » qui n’est pensable qu’à condition que l’on pense également l’objet qu’elle fonde, accompagné de l’activité de l’entendement, la forme de l’intuition ressemblant fort alors à ce que Cohen croyait pouvoir décrire comme étant précisément les formes pures exposées dans l’Esthétique, c’est-à-dire des outils méthodologiques. Si l’on suit Michel Fichant, il semble plus économique de faire correspondre la «  forme de l’intuition  » du §26 aux formes exposées dans l’Esthétique. Ce qui reconduit l’intuition formelle à un statut très particulier, un statut en somme intermédiaire, puisqu’elle donne bel et bien un objet tout en fondant l’objectivité de la géométrie. L’apport de l’expression «  intuition formelle  » à ce que Kant expose dans l’Esthétique, c’est bien cette objectivité de l’espace lui-même, puisque dans l’Esthétique, l’espace n’est pas lui-même un objet, mais est la condition de tout objet. On se souvient d’ailleurs de l’ouverture par le temps de l’exposition métaphysique, où Kant soulignait que si le temps permet à l’esprit de s’intuitionner lui-­ même, il « ne nous donne sans doute aucune intuition de l’âme elle-même comme d’un objet (giebt zwar keine Anschauung von der Seele selbst als einem Object) »73. Cela ne revient certes pas à dire que le temps ne se donne pas lui-même comme objet, et donc que la forme pure ne se donne pas elle-même comme objet, mais enfin cela donne tout de même une certaine indication. L’expression « tous les concepts d’espace et de temps » donne sans doute une clé importante pour l’interprétation. Quel rôle accorder alors à l’intuition formelle si l’on ne suit ni Hermann Cohen ni Béatrice Longuenesse ? Comment se distingue-t-elle de l’intuition pure décrite dans l’Esthétique  ? Michel Fichant, à la suite de Heidegger74, cite le §38 des juger, Paris, PUF, 1993, p. 235 sq., en faisant jouer un rôle à la spontanéité dans les formes pures, ce que discute très précisément Michel Fichant, « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée : la radicalité de l’Esthétique », art. cit. 71  Béatrice Longuenesse, op. cit., p. 240 sq. 72  Ak. III, p. 50. 73  Ibid., p. 52 (A22/B37). 74  GA 25, p. 136.

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Prolégomènes : « Ce qui détermine l’espace en forme de cercle, en figure de cône et de sphère, c’est l’entendement, en tant qu’il contient le principe de l’unité de leur construction. La simple forme universelle de l’intuition, qui s’appelle l’espace, est donc bien le substrat de toutes les intuitions déterminables en objets particuliers et c’est assurément en lui que réside la condition de leur possibilité et de leur variété ; mais l’unité des objets est déterminée uniquement par l’entendement75. » Comme l’écrit Michel Fichant, un tel texte permet de comprendre que l’objectivation à l’œuvre dans l’intuition formelle dont parle le §26 « consiste, pour la géométrie, en une limitation de l’espace unique total, dans la construction de ses quanta dérivés  »76. Dès lors qu’il y a objectivation, il y a limitation, c’est-à-dire activité de l’entendement, qui rend possible une première objectivation de l’espace là-devant, si l’on peut dire, sans concept. Mais il s’agit d’un second niveau de l’intuition, après la forme pure, un niveau où l’entendement se met en marche, commence à synthétiser avant tout concept. Michel Fichant propose de relier ce premier moment d’objectivité à la détermination de l’espace comme tri-dimensionnel, dès B41 (donc au sein de l’exposition transcendantale), puis en B154, pour mettre en évidence qu’il y a alors déjà une synthèse en jeu77. L’intuition formelle prépare ainsi l’activité géométrique, elle aménage l’espace en une unité dans laquelle les figures géométriques vont pouvoir être articulées les unes par rapport aux autres. Elle serait, en un sens, pré-géométrique. Dans une interprétation néokantienne ou fortement intellectualiste, on voudrait identifier une telle « intuition formelle » avec les formes pures exposées dans l’Esthétique. Alors, Hermann Cohen tiendrait la bonne interprétation, puisqu’en faisant de l’espace la forme en vue de la géométrie, dont le sens tient dans ce qu’elle fonde, la géométrie, il trouverait dans ce texte l’attestation de ce que la forme pure de l’espace est en elle-même pré-géométrique. Déjà, l’entendement synthétise – et l’Esthétique perd tout à fait sa singularité  : elle n’est plus qu’en vue de la Logique, puisque la Logique la travaille déjà. Or, on peut tout à fait comprendre ce texte à rebours, et y voir la preuve textuelle, certes a contrario, que les formes pures n’ont strictement aucun rapport avec l’entendement, qu’elles possèdent une autonomie forte, puisque si elles fondent le premier moment, sans concepts, d’objectivation, opérée par l’imagination transcendantale, elles s’en distinguent du même coup ­nettement : l’espace intuitif à proprement parler n’est pas encore tri-dimensionnel, il n’est pas encore un objet, mais il est bel et bien une intuition, une intuition sans entendement, sans concepts. Il n’est pas du tout fortuit, à ce titre, que Heidegger ait précisément interprété ce texte afin de montrer la radicalité de l’esthétique, et le type  Ak. IV, p. 321 : « Dagegen ist das, was den Raum zur Cirkelgestalt, der Figur des Kegels und der Kugel bestimmt, der Verstand, so fern er den Grund der Einheit der Construction derselben enthält. Die bloße allgemeine Form der Anschauung, die Raum heißt, ist also wohl das Substratum aller auf besondere Objecte bestimmbaren Anschauungen, und in jenem liegt freilich die Bedingung der Möglichkeit und Mannigfaltigkeit der letztern ; aber die Einheit der Objecte wird doch lediglich durch den Verstand. » 76  Michel Fichant, « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée : la radicalité de l’Esthétique », art. cit. 77  Michel Fichant, « Espace esthétique et espace géométrique chez Kant », art. cit., p. 31. 75

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d’intuition irréductible à toute activité de l’entendement exposé par Kant. C’est par une interprétation symétriquement opposée à celle de Cohen que Heidegger reconnaît à l’Esthétique son extrême singularité, un tel excès phénoménologique dans l’interprétation répondant sans doute aux excès intellectualistes de la « théorie de la connaissance ». Et il n’est pas certain, d’ailleurs, qu’il n’y ait entre les deux positions un accord de fond, s’il est vrai que Heidegger reconduit in fine l’Esthétique à l’Analytique en faisant de l’imagination transcendantale le trait d’union entre sensibilité et entendement.

 eidegger et l’Esthétique transcendantale comme pensée du H sujet Heidegger a proposé une interprétation des deux difficultés que nous venons de soulever. Tout d’abord, il commente l’affirmation de la quatrième proposition de l’exposition métaphysique du concept d’espace  : L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée (der Raum wird als eine unendliche gegebene Größe vorgestellt)78 », en ces termes, au §9 du Kantbuch : Cette totalité ne possède pas, comme l’universalité du concept, la pluralité des individus «  en dessous d’elle  », mais elle contient ses parties en tant que toujours déjà co-­ intuitionnées (mit-angeschautes) « en elle » ; en sorte que cette pure intuition de la totalité (diese reine Anschauung des Ganzen) peut à chaque moment livrer les « parties ». La représentation d’une telle grandeur « infinie » en tant que donnée (als gegeben) est donc une intuition donatrice. Si cette totalité unique peut être donnée d’un coup, sa représentation laisse surgir ce qu’elle est susceptible de représenter et doit être appelée, en ce sens, un acte « originaire » de représentation (sofern das einige Ganze zumal gegeben wird, lässt dieses Vorstellen sein Vorstellbares entspringen und heisst in diesem Sinne ein « ursprüngliches » Vorstellen)79.

Si Heidegger interprète de façon tout à fait traditionnelle la pureté de l’intuition de l’espace comme conditionnant l’intuition de parties dans l’espace, il est plus radical lorsqu’il souligne qu’il y a bien une intuition positive d’une telle infinité, en tant qu’elle est en fait la représentation du représentable (Vorstellbare), de ce qui est susceptible d’être représenté. Il y a donc une intuition de la possibilité des étants dans l’espace en l’absence même de ces étants, une « pure intuition de la totalité ». Il y va bien alors d’un « acte originaire de représentation », d’une représentation au  Ak. III, p. 53 (B40).  GA 3, p. 47 ; trad. cit., p. 106, qui s’autorise des écarts inconséquents par rapport au texte allemand. Deux exemples, dans ces quelques lignes  : le «  in sich  », fondamental parce qu’il vient s’opposer à « unter sich », et qu’il est dans le texte de Kant, disparaît purement et simplement. Mais, plus grave, « …ist demnach ein gebendes Anschauen » devient : « …une intuition qui [se] donne [son contenu] » (sic). Plus grave, car si en effet Heidegger veut dire quelque chose de semblable à une telle auto-affection, il ne le dit précisément pas ici, par souci de prudence herméneutique et de progression de l’analyse. Cela donne une idée de la fiabilité de cette traduction en général.

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sens plein du terme, une représentation non pas d’objet, car il n’y en a pas encore, mais de leur possibilité même. Ce que Heidegger explicite en ces termes peu après, dans le même §9 : Ce qui est intuitionné dans la pure intuition se présente à nous dans une vue préalable, sans accéder à la forme d’objet et demeure dès lors non thématique. Cette vue préalable porte sur la totalité unique, laquelle rend possible la coordination selon le haut, le bas et la profondeur. Et ce que l’intuition atteint dans cette « modalité d’intuitionner » n’est pas absolument rien80.

C’est là l’inauguration et la pointe tout à la fois de la réfutation massive de l’interprétation néokantienne, dont on a vu la radicalité chez Hermann Cohen, de l’Esthétique transcendantale. La forme pure de l’espace est bien une représentation en tant que telle, un regard préalable, anticipateur (Vorblick) sur les étants qui peuvent devenir des objets de l’expérience. Ce concept, que Heidegger a peut-être repris des « leçons sur la conscience intime du temps » de Husserl, il le reprend surtout d’Être et temps : au niveau originaire (il s’agit bien d’un « acte originaire de représentation », et le mot « acte » est phénoménologiquement crucial), l’avenir prime, c’est en-vue-de… que nous sommes au monde avant les objets qui le constituent. L’espace pur est donc un intuitionner, et non pas seulement une condition formelle de possibilité, il est une première strate d’intuition sur laquelle se fondent les strates supérieures, mais qui possède une autonomie  : elle donne du non thématique, du non-objet, une totalité unique, l’ensemble des possibles à l’intérieur d’un contexte d’expérience donné, selon le haut, le bas et la profondeur. L’espace donne donc sur le mode de l’espace, c’est-à-dire que le regard préalable anticipe une certaine dimension de l’expérience, la spatialité des objets à venir. Cette dimension « n’est pas absolument rien », c’est-à-dire que ce que vise l’intuition pure de l’espace n’est pas absolument rien. C’est quelque chose, qui n’est pas un objet, et qui semble ressortir à la possibilité – le Vorstellbare. Une intuition donatrice originaire, en toute rigueur phénoménologique ! Une telle compréhension de la phrase : « L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée », est naturellement aux antipodes de l’interprétation de Hermann Cohen. Le cours de 1927 sur la Critique de la raison pure, qui expose avec plus d’amplitude que le livre de 1929 l’interprétation de Kant, souligne que l’espace est « le tout qui gît encore et toujours [au] fondement [de tout morceau d’espace singulier] »81, l’espace étant alors une « uni-totalité », une unité qui précède toutes les quantités possibles dans l’espace. Mais au lieu d’en faire une simple condition formelle de l’objectivité, Heidegger souligne aussitôt que l’espace doit alors « immédiatement faire encontre »82, tout à fait au sens que nous venons de voir dans le Kantbuch, à l’appui extrêmement allusif d’une note sur Kästner qui joue

 Ibid. (nous soulignons) : « Das in der reinen Anschauung Angeschaute steht ungegenständlich und überdies unthematisch in einem Vorblick. Vorgeblickt wird dabei auf das einige Ganze, das die Zuordnung im Neben-, Unter- und Hintereinander ermöglicht. Was in dieser “Weise anzuschauen” angeschaut wird, ist nicht schlechtin nichts. » 81  GA 25, p. 120 ; trad. E. Martineau, p. 125. 82  Ibid. 80

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un rôle décisif pour l’interprétation de Heidegger. Citons d’abord un passage de cette note : Cette infinité, que l’on peut appeler donnée de manière simplement métaphysique (c’est-à-­ dire subjectivement dans la forme de notre sensibilité, mais non pas objectivement à celle-là et dans l’ensemble des choses en soi), est, par rapport à tous les objets de notre intuition sensible externe, tout à fait réelle, elle fait partie de notre bien et n’est point, comme diraient les juristes, res merae facultatis (diese Unendlichkeit welche man als blos metaphysisch (d.i. subjectiv in der Form unserer Sinnlichkeit aber nicht objectiv ausser derselben und in dem Innbegriffe der Dinge an sich selbst) gegeben benennen kan ist in Ansehung aller Objecte unserer äußeren Sinnenanschauung ganz reell, sie gehört zum Besitze und ist nicht wie die Juristen sagen res merae facultatis)83.

Heidegger ne semble pas tout à fait prêter attention à la suite du texte, qui nuance fortement l’impression donnée par ce passage qui donne à l’intuition de l’espace un intuitionné «  réel  », un intuitionné qui, loin d’être une simple faculté, donne un « bien » au sens juridique, quelque chose, la grandeur infinie. En effet : Si donc la raison se heurte à l’idée d’une infinité effective donnée, la Critique n’a rien là-contre, puisqu’elle fonde précisément sa doctrine sur le fait que la représentation de l’espace n’appartient pas à la représentation des objets selon ce qui revient à ceux-ci en eux-mêmes, mais seulement par rapport à la forme particulière de notre intuition sensible. Toutefois, cette remarque, tout comme l’infinité effective de l’espace, ne concerne en rien le mathématicien, qui, lui aussi, n’a affaire qu’à des objets simplement possibles des sens externes, mais qui ne recherche pas alors comment il est possible d’avoir une représentation de l’espace avec ses propriétés essentielles, mais… [interruption du ms] (Wenn sich nun die Vernunft an der Idee von einem wirklichen gegebenen Unendlichen stößt so hat die Critik und eine darauf gegründete Metaphysik nichts dawieder, indem sie eben darauf ihre Lehre gründet daß die Raumesvorstellung nicht zur Vorstellung der Objecte nach dem was jenen an sich sondern nur in Beziehung auf die besondere Form unserer sinnlichen Anschauung zukommt, gehöre; diese Bemerkung aber so wie diei wirkliche Unendlichkeit des Raumes geht den Mathematiker nichts an der es auch blos mit möglichen Gegenständen äußerer Sinne zu thun hat bey diesen aber auch nicht mit der Untersuchung wie es möglich sey eine Vorstellung des Raumes überhaupt mit den wesentlichen Eigenschaften desselben zu haben sondern...)84

Il est clair qu’un tel texte relativise fortement la portée de la « réalité » de l’intuition pure puisqu’il reconduit cette réalité exclusivement à la forme de l’intuition sensible, une forme sur laquelle le mathématicien se contente d’ailleurs de faire fond, sans jamais s’occuper de l’atteindre. Une forme qui ne se manifeste jamais et qui ne manifeste pas davantage ce qu’elle intuitionne, simple condition de possibilité qui doit bien pourtant avoir une réalité, et qui doit bien donner quelque chose. Ce qu’il faut comprendre, comme Michel Fichant y insiste dans la présentation à sa traduction de ces notes sur Kästner, c’est que « l’espace du géomètre est donc l’objet d’une représentation dérivée, qui se fonde toujours, sans la thématiser, sur l’intuition originaire », intuition originaire qui est celle de « l’infini donné subjectivement dans la représentation métaphysique de l’unique espace englobant, forme idéale de

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 Ak. XX, p. 418.  Ibid.

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la réceptivité sensible »85. Ce qui est donné ne l’est donc pas, on l’a vu, de façon objective, puisque l’espace donné est fini. De cette difficulté, Heidegger fait une preuve : Il devient clair qu’espace et temps ne sont pas seulement des manières d’intuitionner, des modes se produisant dans l’esprit d’intuitionner indépendamment de l’expérience, mais que ces intuitions ont un intuitionné. Car Kant dit expressément, lors des troisième et quatrième étapes de l’exposition, qu’espace et temps sont des uni-totalités et sont, comme tels, donnés. Or donné, cela veut dire ici de toute évidence : intuitionné dans un intuitionner pur. Espace et temps, donc, sont à chaque fois en même temps un mode d’intuitionner pur et un intuitionné. Ils sont un intuitionner pur qui n’a pas besoin d’une déterminité issue de la sensation, mais rend bien plutôt celle-ci possible – mais ils n’en sont pas moins un intuitionner qui intuitionne un donné qu’il n’a pas lui-même produit86.

Heidegger tranche donc dans les ambiguïtés du texte, et interprète unilatéralement la donation dont parle Kant. Il faut donc décrire, avec les formes pures, un intuitionner (car condition de possibilité de toute intuition, première strate de l’acte de sensibilité) et un intuitionné, un actif et un passif, puisque dans ce cas l’intuitionner et l’intuitionné sont un seul et même étant. Ainsi y a-t-il une instance qui intuitionne et une autre qui est intuitionnée, deux modalités d’une seule et même chose, la forme de l’espace. Le concept central est ici celui d’« uni-totalité » : pour qu’il y ait la donation d’un intuitionné, il faut une hénologie qui la décrive. Or l’espace est unique, il fonde la diversité spatiale sans lui-même être divers, puisqu’il doit être originaire et a priori. Cette unicité est la condition de son auto-donation – puisqu’il s’agit bien d’une auto-donation. « Voilà une bien étrange intuition, assurément – une intuition sans objet, qui ne laisse pas d’être par ailleurs la condition de possibilité de l’intuition empirique du devant-la-main spatial et temporel  »87, ajoute Heidegger. Les étants devant-la-main doivent donc être fondés par une intuition d’une uni-totalité par une uni-totalité, et il faut donc distinguer, comme le faisait Être et temps, un plan ontique de présence des objets d’un plan ontologique qui le fonde. Plus loin, on lit que « dans la vue préalable ils ne sont pas saisis objectivement, mais donnés à nous de manière inobjective. Dans la mesure où nous existons, notre existence s’est toujours déjà engagée dans l’espace, sans pour autant faire de lui un objet ou même un thème »88. On voit ici les premières traces de l’inscription du projet propre de Heidegger dans la perspective de la Critique de la raison pure. L’espace est ici une pré-compréhension des rapports spatiaux et une anticipation de la spatialité des objets, avant les objets. Il semble alors que l’Esthétique possède sa souveraineté propre, et qu’elle n’ait pas besoin – du moins à ce moment de l’analyse – de l’Analytique. Il y aurait donc la possibilité, chez Heidegger, d’une lecture qui ne rabat pas l’Esthétique sur l’Analytique au nom de l’imagination transcendantale, mais qui donne à l’Esthétique une véritable autonomie, en décrivant  Michel Fichant, « “Sur les articles de Kästner”. Présentation », dans Jean-Marie Vaysse (éd.), Kant, la quatrième proposition de l’exposition métaphysique du concept d’espace, op. cit., p. 55. 86  GA 25, p. 121 ; trad. cit., p. 126. 87  Ibid., p. 122. 88  Ibid., p. 128. 85

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l’auto-­donation qu’elle décrirait. Par là, la phénoménologie devient ainsi l’adversaire sans concessions de l’interprétation méthodologico-transcendantale d’Hermann Cohen. Mais est-ce si clair ? En insistant sur ce que l’espace intuitionne tout autant que sur ce qu’il permet d’intuitionner, Heidegger en reste-t-il vraiment aux formes pures, ou bien en appelle-t-il aux facultés de l’entendement, facultés synthétiques qui seules semblent permettre à la totalité de se constituer comme une unité ? De quelle synthèse s’agit-il ici ? on a l’impression qu’il fait de l’espace non pas une forme de l’intuition, mais une intuition formelle, selon la distinction de la note au §26, et que par conséquent il en appelle à une coopération de l’entendement. Dès lors, il partagerait avec Hermann Cohen l’idée selon laquelle pour qu’il y ait véritablement un espace de donné, il faut du concept, et par conséquent il faut déjà être orienté vers la Logique transcendantale, qui seule est capable de donner son sens à l’Esthétique. L’interprétation de Heidegger est problématique précisément sur ce point, puisqu’il en appelle à une synthèse qui donnerait quelque chose au niveau purifié de la forme de la sensibilité, et qu’il semble bien que ce soit alors de l’intuition formelle qu’il parle, et non pas de la forme pure exposée dans l’Esthétique. Or, il se trouve que Heidegger a fait de la distinction entre forme de l’intuition et intuition formelle le cœur de son interprétation de l’Esthétique. Il commence son interprétation en exposant sa thèse : « l’intuition formelle n’est pas une représentation originaire, mais dérivée, donc (…) elle présuppose la forme de l’intuition, et (…) rien n’autorise à dissoudre ou dégrader la forme de l’intuition en intuition formelle »89. C’est donc une autonomie pleine et entière de l’intuition pure de l’Esthétique par rapport à toute activité de l’entendement que Heidegger veut défendre. Sa première décision herméneutique est de penser un certain type de synthèse à l’œuvre au niveau des formes pures qui sont présentées, dans l’Esthétique, comme des unités. Ce que Heidegger appelait, nommant l’espace, «  uni-­ totalité ». Avant la pure multiplicité qui a lieu dans l’espace, il y a l’unité qui permet que cette multiplicité soit donnée : non pas l’unité de la multiplicité elle-même, mais l’unité de l’espace en tant qu’il se donne à lui-même, et qui donne à son tour une multiplicité articulée comme multiplicité  – en somme, une unité originaire, sans activité synthétique préalable. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une synthèse, mais de ce que Heidegger appelle une σύνδοσις, qui rassemble au sein d’une unité. C’est avec une telle σύνδοσις, grâce à elle, que l’espace et le temps sont donnés, et « cette unité de la σύνδοσις ne se confond nullement avec l’unité qui appartient à la synthèse de l’entendement par concepts, aux catégories  »  – elle est « originairement intuitive »90. On voit bien le rôle de ce concept de σύνδοσις forgé par Heidegger : il veut penser la constitution d’une unité qui ne présuppose pas une synthèse qui passe par l’entendement, une constitution qui soit bien conditionnée, mais de façon limite, à l’intérieur même de l’intuition pure – il s’agit presque d’un auto-conditionnement. Les formes pures produisent cette σύνδοσις qui les donnent à elles-mêmes, mais du même coup elles se la donnent à elles-mêmes. C’est dans les 89 90

 Ibid., p. 132.  Ibid., p. 135.

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formes pures que les formes pures sont données intuitivement, c’est-à-dire par exemple que l’espace est donné dans l’espace par l’acte de σύνδοσις. C’est ainsi que l’espace pur devient présent à lui-même, et c’est ainsi également que l’intuition formelle, à son tour, peut devenir un objet pour l’intuition : l’intuition formelle donne l’espace unifié où des rapports spatiaux peuvent s’établir, elle fournit intuitivement une telle délimitation qui passe par l’activité de l’entendement, par une synthèse. Heidegger parle ici d’un « Verstehen » qui délimite ainsi l’espace91, une pré-­saisie qui possibilise les rapports spatiaux en tant que tels. Mais ce « comprendre » est luimême conditionné par la σύνδοσις à l’œuvre dans l’intuition pure (car l’intuition formelle, pour Heidegger, est conditionnée par la forme de l’intuition). Du coup, «  l’intuition formelle est ce qui pour la première fois transforme en objet exprès l’espace en tant que le “ce sur quoi” inobjectif de la prise en vue », elle est propre à la géométrie, et cette objectivation qui fait intervenir l’entendement n’est possible que sur le fondement de la forme de l’intuition. Heidegger va peut-être trop loin en faisant intervenir de plein droit les catégories, lorsque l’activité de l’entendement est plutôt pré-catégoriale (cf. supra). Mais s’il fait de cette intuition formelle une activité pleine et entière de l’entendement, s’il amoindrit la difficulté de ce passage au profit d’une distinction extrêmement tranchée entre forme de l’intuition et intuition formelle, c’est précisément pour renforcer l’autonomie du conditionnant par rapport au conditionné, c’est-à-dire pour renforcer l’autonomie intuitive des formes pures par rapport à l’intuition de cette forme comme objet. C’est pourquoi Heidegger peut affirmer, implicitement (ou quasi explicitement) contre l’interprétation d’Hermann Cohen : « Dans cette note au §26, l’Esthétique transcendantale est si peu corrigée ou même détrônée qu’elle se trouve au contraire établie plus explicitement qu’auparavant dans son droit originaire92. » Au fondement il y a la forme pure de l’espace qui donne bien quelque chose (ou, tout aussi bien, puisqu’il semble s’agir d’une auto-donation, à qui il est donné quelque chose), avant que l’intuition formelle ne donne l’espace comme objet, ce qui n’est pas possible sans l’activité de l’entendement. La σύνδοσις n’est pas une σύνθεσις, elle la fonde. On voit donc que l’exposition métaphysique de l’espace permet à Heidegger de marquer son opposition radicale à l’interprétation néokantienne de Kant, tout en inaugurant les conditions d’une interprétation phénoménologique de la première Critique. La forme pure de l’espace est non seulement la condition formelle de possibilité de toute objectivité, mais elle est aussi le lieu autonome d’une expérience – Heidegger soulignant dans le passage que nous citions plus haut que l’espace n’intuitionne pas « indépendamment de l’expérience »93. Il est donc question, avec les formes pures, d’une certaine expérience, qui n’est pas une expérience d’objet, mais l’expérience d’une uni-totalité à partir d’une uni-totalité. Faut-il alors ­penser une telle expérience sur le mode d’une «  auto-donation  » de la forme de l’intuition par elle-même ? mais que voudrait dire une telle auto-donation pour la connaissance, s’il faut, pour qu’un jugement soit jugement de connaissance, qu’un  Ibid., p. 136.  Ibid., p. 137 ; trad. cit., p. 139. 93  Ibid., p. 121. 91 92

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attribut ajoute quelque chose à un sujet ? C’est chez Heidegger le temps qui apporte les réponses les plus nettes, mais aussi les plus célèbres. C’est avec le temps qu’il est permis d’espérer dans une expérience du transcendantal, s’il est vrai que le temps prime sur l’espace dans l’Esthétique94. Toute l’argumentation de Heidegger à propos de la forme pure du temps vise à réconcilier les deux propositions apparemment contradictoires : Le temps ne peut être une détermination des phénomènes externes (die Zeit kann keine Bestimmung äußerer Erscheinungen sein)…95

Et : Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général (die Zeit ist die formale Bedingung a priori aller Erscheinungen überhaupt)…96

L’interprétation par Hermann Cohen de cette difficulté mérite qu’on s’y attarde d’abord, tant celle de Heidegger en est la stricte contradiction. Pour rendre compatible les deux affirmations, Cohen souligne que le temps « est la condition immédiate des phénomènes internes et, partant, la condition médiate des phénomènes externes (die unmittelbare der inneren Erscheinungen und dadurch die mittelbare der äusseren) »97, au sens où les représentations externes possèdent des déterminations de l’esprit, donc internes. Or, pour Cohen, la réponse à cette tension textuelle ne peut pas être dans l’Esthétique, car la « théorie du sens interne » ne s’y trouve pas développée, et en outre elle ne s’y trouve qu’à titre de préparation de la Logique. La primauté du temps sur l’espace ne trouve de réponse que dans une mise en rapport de l’Esthétique avec la Logique. Pour Cohen, la priorité du temps repose sur la capacité qu’il a à contredire le principe d’identité, grâce aux concepts de changement et de mouvement qu’il fonde. Avec le changement et le mouvement, contrairement à la simultanéité et la succession qui n’ont pas ce pouvoir, le principe d’identité doit pour ainsi dire se justifier devant le temps, car un seul et même objet peut tour à tour posséder tel prédicat puis un prédicat contradictoire. Le principe d’identité ne peut trouver sa légitimité que par la forme pure du temps, et non pas par l’espace, et c’est d’ailleurs par le temps qu’il s’atteste comme identité de la pensée avec elle-même, dans le sujet. Si le temps fonde ainsi le principe d’identité, alors c’est bien d’une théorie de la connaissance qu’il s’agit : le temps n’est pas du tout là pour attester la présence de la conscience à elle-même au moyen de  Il convient tout de même de noter que, si l’on s’en tient à l’interprétation par Heidegger de l’exposition métaphysique de l’espace, on peut observer déjà la présence d’une intuition en bonne et due forme. Autrement dit, il y a déjà, même si ce n’est que provisoire, une expérience du transcendantal dans la forme pure de l’espace, et par conséquent une autonomie de l’Esthétique. On le verra plus amplement avec le temps, si Heidegger conclura par la nécessité de l’Analytique pour penser le fondement dans l’imagination, il n’en demeure pas moins que, à s’en tenir à son interprétation de l’Esthétique, cette dernière possède une authentique autonomie, un « droit originaire » (ibid., p. 137). 95  Ak. III, p. 59–60 (A33/B49). 96  Ibid., p. 60 (A34/B50). 97  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 181 ; trad. cit., p. 215. 94

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l’aperception transcendantale. Le sujet identique n’a de sens qu’en vue de la science qui repose sur le principe d’identité. C’est parce que les sciences mathématiques ont besoin de reposer sur le principe d’identité qu’il est nécessaire d’attester l’identité de la pensée avec elle-même. Et si la géométrie en tant que telle ne pratique pas le principe d’identité, pour Cohen, en revanche elle est fondée sur l’arithmétique qui elle prend sa source directement dans un tel principe : « Le nombre, donc l’arithmétique et la partie métrique de la géométrie, présuppose toutefois le temps, dans lequel le nombre est produit et par la légalité duquel la légalité du nombre est conditionnée98. » Si le temps possède une primauté sur l’espace, c’est parce qu’il fonde le principe suprême de toute science qui fonde l’arithmétique qui fonde à son tour la géométrie qui fonde les sciences de la nature. Autrement dit, le rôle du temps est calqué, chez Cohen, sur le rôle de l’espace, il est méthodologique, à ceci près qu’il est plus originaire. En somme, le temps a un « droit de veto »99 sur l’identité, aussi monotone soit sa grammaire (il n’a, au contraire de l’espace, qu’une dimension). Que faire alors de « l’intuition de moi-même et de mon état interne » (B49), et est-il juste de ne lui faire jouer qu’un tel rôle méthodologique ? Cohen est radical : « Cette successivité n’est aucunement une forme apparente des événements internes, mais elle est la garantie la plus importante permettant de fonder la connaissance de la nature100. » L’identité ne renseigne aucunement sur une quelconque propriété ou essence du sujet humain, mais elle n’a de valeur que scientifique : l’édifice critique a besoin d’un fondement au principe d’identité qui résiste au « veto » du temps, qui trouve donc une stabilité identitaire dans le temps et par le temps. Avec le temps, nous sommes déjà rapportés au mouvement, donc au-delà des seules mathématiques que fondent aussi le temps : « Le temps intervient déjà dans la dynamique, la mathématique elle-même est reconnue à titre d’“instrument” de la science de la nature101. » Tout comme l’espace était presque originairement géométrisé par Cohen (cf. supra), avant l’intervention de l’entendement et de ses concepts, de même le temps est originairement dynamisé, c’est-à-dire physicalisé. Mais tout aussi bien, cette anticipation dans les formes pures des sciences qu’elles fondent a pour corrélat leur incomplétude foncière : avec les formes, aussi fondatrices soient-elles, nous n’obtenons que «  l’objet indéterminé  d’une intuition empirique  », mais sans spécifications, sans réelle unité que seul peut apporter l’entendement102. Il n’y a pas d’objet dans les formes pures, c’est-à-dire qu’il n’y en a pas encore. C’est sur ce «  pas encore » qu’insiste Cohen : la Logique doit être ainsi pensée comme une justifica Ibid., p. 183 ; trad. cit., p. 217.  Ibid. 100  Ibid., p. 184 ; trad. cit., p. 218. 101  Ibid., p. 187 ; trad. cit., p. 221. 102  Voir sur l’unité impossible de l’objet dans l’Esthétique les importantes remarques de Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, tome II, op. cit., p.  83 sq. Hermann Cohen écrit (op. cit., p. 188) : « L’Esthétique transcendantale ne dépasse pas la forme de la matière. Elle permet que la matière devienne phénomène ou soit donnée. Ce n’est toutefois que la condition négative de l’objet qui se trouve ainsi remplie, ce n’est que le premier pas de la méthode transcendantale qui est ainsi accompli. » 98 99

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tion plus fondamentale des intuitions pures que leur exposition. En fait, il faut aller plus loin, à partir de tel passage de l’Analytique : L’espace et le temps mêmes, aussi purs que soient ces concepts de tout élément empirique, aussi certaine que soit la pleine apriorité de leur représentation dans l’esprit, seraient sans validité objective, privés de sens et de signification, si on n’en montrait l’usage nécessaire pour les objets de l’expérience (selbst der Raum und die Zeit, so rein diese Begriffe auch von allem Empirischen sind, und so gewiß es auch ist, daß sie völlig a priori im Gemüthe vorgestellt werden, würden doch ohne objective Gültigkeit und ohne Sinn und Bedeutung sein, wenn ihr nothwendiger Gebrauch an den Gegenständen der Erfahrung nicht gezeigt würde)103.

C’est toujours la possibilité de l’expérience qui est l’étalon de toute analyse critique, car c’est toujours la réalité objective des formes et de l’entendement qui leur donne leur « validité », c’est-à-dire leur « validité objective ». En d’autres termes, on doit toujours pouvoir montrer la validité objective des principes, leur objectivité possible, puisque ces principes ne peuvent pas se donner à eux-mêmes un objet. C’est donc la notion d’« expérience possible » qui gouverne toute effectivité des principes a priori, et tout a priori doit être pensé dans l’horizon de son objet, c’est-­ à-­dire de ce qu’il fonde. C’est dire si l’ordre de priorité ordinairement attribué aux analyses de Kant, à savoir des conditions de possibilité à l’objet, peut aussi bien être renversée, puisqu’il ne peut pas y avoir de mise en évidence des principes a priori sans l’objet qu’ils fondent, comme si l’objet fondait les principes en tant qu’il en est un objet possible, mais nécessaire au sens où les principes doivent pouvoir supporter cet objet, sans quoi ils ne sont pas les bons principes. C’est bien là « le principe suprême de tous les jugements synthétique » selon Kant, i.e. la nécessité de la possibilité de l’objet. Cohen a sans doute l’oreille attentive, lorsque dans ce même passage, Kant écrit que sans les « concepts de l’objet des phénomènes en général » (Begriffen vom Gegenstande der Erscheinungen überhaupt), l’expérience ne serait pas une connaissance, mais une perception rhapsodique, sans unité, et ne se prêterait pas « à l’unité transcendantale et nécessaire de l’aperception (transscendentalen und nothwendigen Einheit der Apperception) »104. Clairement, dans ce texte, Kant reconduit l’unité de l’aperception transcendantale aux concepts de l’entendement grâce auxquels l’objet trouve son unité. L’aperception transcendantale n’a donc de validité qu’objective, et ne joue son rôle hénologique qu’à condition que ce soit l’objet qui soit ainsi unifié, et non pas le sujet lui-même qui n’a pas d’importance autre que fondateur d’objet. Cohen saute sur l’occasion, et souligne : « La forme apriorique se révélera bel et bien être une abstraction scientifique. » C’est pourquoi d’ailleurs, pour Kant, l’aperception transcendantale n’appartient qu’à la Logique, et non pas à l’Esthétique : le moi a besoin de l’activité synthétique de l’entendement, c’est-à-dire de l’objet. Et c’est aussi pourquoi Cohen, au lieu de parler de conscience pour qualifier cela qui garantit l’unité de l’expérience, parle de «  consciosité  » (Bewusstheit), terme qui met clairement à distance toute tentative psychologique, qui « conceptualise », pour ainsi dire, l’activité de la conscience. La consciosité ne 103 104

 Ak. III, p. 144 (A156/B195).  Ibid., p. 144–145 (A156/B195).

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vaut pas pour elle-même comme on serait tenté de le croire pour la « conscience », mais elle n’est là que pour unifier l’expérience, pour unifier les objets de l’expérience. Le terminus a quo et le terminus ad quem des analyses de Kant, même dans l’Esthétique, c’est l’objet. En ce sens, la « consciosité » est vraiment « transcendantale », « transcendantale » au sens de Cohen que nous n’avons pas cessé d’étudier : vers la production de la science, en vue de la science, au sein d’une interprétation méthodologico-­ transcendantale. L’a priori en tant que tel n’est pas « transcendantal », mais ce qui est transcendantal « établit que la connaissance a priori est une connaissance nécessaire pour la possibilité de l’expérience »105. Transcendantal veut dire que ce qui est qualifié de transcendantal est un «  instrument fondamental de la science  »106. Le temps, où la conscience peut s’expérimenter dans son unité, n’est rien d’autre qu’un tel instrument, plus fondamental que celui de l’espace. Le temps n’est donc pas davantage que l’espace susceptible d’attester une expérience du transcendantal. L’expérience est toujours expérience d’objet, et ce que Kant appelle véritablement «  expérience  », que les principes transcendantaux fondent, c’est la science elle-­ même, dont la plus haute, la science mathématique de la nature. Toute la démarche méthodologico-transcendantale de Cohen est tournée vers l’objet comme objet scientifique. Tout ce qui le précède est méthodologique. Là-contre, la façon dont Heidegger envisage le paradoxe d’un temps comme détermination des phénomènes internes et non pas externes et en même temps un temps qui est la condition de tous les phénomènes en général. Ce qui est ironique, c’est qu’il reprend quasi textuellement la solution de Cohen, qui soulignait que le temps « est la condition immédiate des phénomènes internes et, partant, la condition médiate des phénomènes externes (die unmittelbare der inneren Erscheinungen und dadurch die mittelbare der äusseren) »107 : « La première thèse de Kant (…) nie seulement l’intra-temporalité immédiate des objets physiques, mais elle accorde la possibilité d’une déterminité temporelle médiate des objets de l’intuition externe108. » Mais c’est pour aussitôt écrire : « Le temps, comme forme du sens interne, est en quelque manière plus subjectif encore que l’espace. Kant s’avise d’ailleurs très bien que le temps est plus originellement attaché au “sujet”, au “moi”, au Dasein humain que l’espace109. » Avant qu’il envisage la question du sujet transcendantal, lieu fondamental de son interprétation, Heidegger tâche de décrire, plus encore dans le temps que dans l’espace, un certain type d’expérience transcendantale, une expérience sans concept qu’il a déjà commencé de penser, comme nous l’avons vu, avec l’espace comme représentation d’un espace infini donné. Cette expérience sans concept, sans objet, cette curieuse expérience comme il le dit lui-même, ne peut être dès lors qu’une auto-affection. Comment Heidegger qualifie-t-il cette auto-­ affection ? Il reprend ses analyses précédentes, et souligne :  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 217 ; trad. cit., p. 249.  Ibid. 107  Ibid., p. 181 ; trad. cit., p. 215. 108  GA 25, p. 148 ; trad. cit., p. 148. 109  Ibid., p. 149–150 ; trad. cit., p. 149. 105 106

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Cette prise de vue sur… est un comportement du sujet (dieses Hinblicknehmen-auf aber ist eine Verhaltung des Subjekts). Cet intuitionner laisse le temps faire encontre purement à partir de lui-même et en même temps vers soi (dieses Anschauen lässt rein von sich aus und zugleich auf sich zu die Zeit begegnen). La pure intuition du temps est donc un accomplissement – libre d’expérience – du laisser-faire-encontre du l’un-après-l’autre, et, simultanément à ce l’un-après-l’autre, vient à la rencontre du soi quelque chose qu’en tant que soi il laisse ad-venir à partir d’elle-même et vers lui-même, quelque chose que lui-même est en quelque façon et que comme tel il se pré-figure, se pré-donne (die reine Anschauung der Zeit istalso ein erfahrungsfreies Vollziehen des Begegnenlassens des Nacheinander, und mit diesem Nacheinander begegnet dem Selbst etwas, was es selbst in gewisser Weise selbst ist und was es als dieses sich vor-bildet, sich vor-gibt). Le soi est ici abordé ou affecté de façon pure, a priori, libre de sensation par le temps, et cela de telle manière que c’est lui-même en tant qu’intuitionner du temps qui est le fondement de son être-affecté par le temps (das Selbst wird hier von der Zeit rein, a priori, empfindungsfrei angegangen oder affiziert, so zwar, dass es selbst als Anschauen der Zeit der Grund seines Affiziertwerdens von der Zeit ist). (…) L’affection est pure, la pure intuition du temps se laisse elle-même aller à la rencontre de celui-ci (lässt selbst sich ihr selbst begegnen). Le temps antérieur à toute expérience est donc auto-affection originaire pure (die Zeit vor aller Erfahrung ist daher ursprüngliche reine Selbstaffektion) : c’est un être abordé libre d’expérience par quelque chose qui n’affecte, n’aborde que sur le fondement du laisser-­faire-encontre ainsi accompli par le soi (das erfahrungsfreie Angegandenwerden von etwas, das nur affiziert, angeht aufgrund des vom Selbst so vollzogenen Begegnenlassens)110.

Ce que Heidegger tâche de décrire ici est une expérience pure, au niveau transcendantal des formes pures, une expérience sans objet, sans autre donné que le soi-­ même qui expérimente et qui donc s’expérimente lui-même. Reprenons le texte que nous venons de citer  : tout d’abord, le rapport du sujet dans le temps pur est en quelque sorte intentionnel : prise en vue sur…, sans qu’on sache bien sur quoi porte la visée. Mais cette visée intentionnelle semble pratique : il s’agit d’un « comportement », Verhaltung, et non pas seulement une réceptivité de quelque chose dans la forme du temps. Il y va d’une certaine activité, qui est habitée par la passivité en tant qu’un tel intuitionner pur revient à « laisser le temps faire encontre », c’est-à-dire laisser le lieu du sujet se donner au sujet à partir de lui-même, reconduisant le sujet vers lui-même. Un comportement du sujet qui se laisse affecter par lui-même, une praxis de soi-même dont la source est bien évidemment le traité de 1927, surtout si l’on considère que c’est dans et par le temps que le sujet advient ainsi à lui-même. Libre d’expérience (c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une expérience d’objet, au sens kantien), le sujet agit en se laissant rencontrer par lui-même, dans une anticipation de lui-même qui là encore fait fond sur Sein und Zeit. Le temps est le troisième terme qui permet de régler une telle auto-affection, de la légitimer, tout en appartenant essentiellement au sujet lui-même. Le sujet se laisse temporaliser essentiellement pour être enfin présent à lui-même originairement, avant toute visée intentionnelle d’objet, intuitionnant et intuitionné étant dans le même étant. Par le temps, il y a donc une auto-affection du sujet, un accomplissement, un comportement du sujet qui se présente à lui-même dans l’intuition pure. Le temps n’est donc pas comme chez Cohen une abstraction scientifique en vue de ce qu’il fonde, mais il a sa vie propre, si l’on peut dire, son autonomie, son propre champ d’expérience 110

 Ibid., p. 151 ; trad. cit., p. 150.

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(« expérience » entendue en un sens non kantien). L’Esthétique, avant la Logique, dévoile les conditions d’un certain monde, non pas un monde d’objets, mais un monde réduit, celui que tâchait de décrire Être et temps. C’est une réduction qui permet alors au sujet de s’expérimenter lui-même ainsi, dans le temps pur, par une praxis, un comportement (Verhaltung) par rapport à soi-même. Cette praxiologie ne vaut pas seulement au plan de l’auto-affection du sujet dans le temps. Elle est aussi la façon pour Heidegger d’inscrire les formes pures dans leur être. En effet, « espace et temps ne sont transcendantalement rien (sind transzendental nichts)111 », et n’ont de sens que par rapport à un sujet fini, privé d’intuitus originarius, et dans une telle intuition l’espace et le temps n’auraient sans doute aucun sens, ils ne « signifient plus rien » (A26/B42). Du point de vue absolu, il est clair qu’il n’y a rien de tel que l’espace et le temps, et c’est donc la finitude du sujet qui leur attribue un être, idéal certes. Les formes pures sont ce grâce à quoi nous avons accès à ce qui est à notre portée, et ne prennent place que dans un « Dasein existant de manière finie (endlich existierendes Dasein) »112, quelles que soient par ailleurs la tentation de l’absolutisation de la finitude (Verabsolutierung unserer Endlichkeit)113. Lorsque nous voyons le stylo sur la table, nous ne voyons pas un phénomène, mais la chose même, ce sur quoi la phénoménologie fera sa doctrine. Ainsi, le statut des formes pures est-il intrinsèquement lié à la finitude du sujet, et elles ne sont rien en-dehors de cette finitude – alors que la chose en soi demeure si l’on absolutise le phénomène, même si nous n’avons pas accès à cette chose. Dès lors, un tel questionnement implique que le vrai problème de la CRP soit celui de la constitution de la subjectivité : « Comment cette subjectivité elle-même est-elle en sa constitution de fond pour qu’elle puisse unifier quelque chose comme le temps et le Je-pense (wie ist diese Subjektivität selbst in ihrer Grundverfassung, dass sie so etwas wie Zeit und Ich-denke einigen kann)114 ? » Le problème des jugements synthétiques a priori n’a donc de sens qu’en vue du problème de la constitution de la subjectivité en tant que telle, fondement ontologique de tout rapport à l’étant. Cohen disait le contraire : le problème de la subjectivité n’a de sens qu’en vue de ce qu’elle fonde, les sciences. Ici, l’unité qui est recherchée n’est pas celle de l’objet, mais celle du temps et du Je pense, c’est-à-dire du sujet ontologiquement compris. L’Esthétique, si elle n’est pas seule, est le lieu le plus important de la CRP, car c’est en elle qu’est décrit le phénomène central qui dans la suite de l’œuvre ne fait qu’être plus solidement fondé. Assurément, la violence faite à Kant est ici très grande. Le texte de la CRP laisse ouverte la question de savoir s’il peut y avoir un certain type d’intuition (de « ­représentation ») propre aux formes pures, mais de là à anticiper sur Heidegger, il y a un pas que seul Heidegger pouvait franchir… Et quand Heidegger affirme que Kant atteint ainsi dans sa compréhension du temps une pointe radicale qui ne sera plus jamais atteinte, on esquisse tout de même un sourire en se demandant si  Ibid., p. 157.  Ibid., p. 158. 113  Ibid., p. 159. 114  Ibid., p. 162. 111 112

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12  KANT ET LA POSSIBILITÉ D’UNE EXPÉRIENCE DU TRANSCENDANTAL

Heidegger se rendait compte de la démesure d’un propos qui l’auto-proclamait successeur de Kant, mais tout aussi bien son inspirateur… Il ajoute d’ailleurs que Kant ne fait qu’apercevoir la temporalité ainsi conçue, et on se doute alors de l’identité de celui qui a pu vraiment la penser par la suite115… Mais Hermann Cohen, tout à la tâche de fonder la science et d’accorder la CRP à la théorie de la connaissance de l’Ecole de Marburg, n’est pas exempt de quelque prisme herméneutique. Ainsi en va-t-il de l’interprétation, et il est tout à fait certain que le texte kantien laisse ouverte la possibilité d’un certain type d’expérience dans les formes pures – comme on a essayé de le montrer116.

 Ibid., p. 152.  C’est pourquoi les entreprises de destruction contre Heidegger au nom d’un Kant authentique procèdent d’un préjugé déconcertant, à savoir qu’il y aurait un Kant authentique. Là-contre, on rétorquera que tout comme les textes antiques sont tributaires, dans leur réception matérielle et intellectuelle, des écoles d’interprétation, de même les textes modernes sont en constante réécriture, tout au long des courants interprétatifs qui les font vivre au présent. Tout cela a été très bien vu, une fois pour toutes et fameusement, par Hans-Georg Gadamer, élève de Heidegger, Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, 1960. Pour une reprise des positions fondamentales de Gadamer en histoire de la philosophie, voir Camille de Belloy, Dieu comme soi-même. Connaissance de soi et connaissance de Dieu selon Thomas d’Aquin  : l’herméneutique d’Ambroise Gardeil, Paris, Vrin, 2014. Ce relativisme n’exclut pas l’exigence dans l’interprétation, puisqu’il demande d’elle qu’elle soit entièrement consciente des prismes qu’elle subit et de ceux qu’elle crée.

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CHAPITRE TREIZIÈME

L’ANALYTIQUE, LE SUJET TRANSCENDANTAL, L’IMAGINATION : LIBERTÉ

Vérité transcendantale et possibilisation Dans la perspective de Heidegger, une question se pose : si l’Esthétique joue un rôle si originaire et autonome, les concepts de l’entendement semblent ne pouvoir que faire déchoir le rapport au monde au niveau du devant-la-main, au niveau de l’objectivité. Si cela était vrai, alors l’Analytique serait dévalorisée, un second moment ontique après le moment ontologique. Et de fait, il semble bien qu’alors que Hermann Cohen prétend que l’Esthétique n’a de sens que rapportée à l’Analytique et plus largement à la Logique, Heidegger à l’inverse prétend que l’Analytique n’a de sens que rapportée à l’Esthétique. Kant et le problème de la métaphysique est clair sur ce point : « Il convient pourtant, dès le début, de ne pas perdre de vue que c’est la connaissance pure finie qui est l’objet de la recherche. Cela signifie (…) que la pensée pure est essentiellement au service de l’intuition (hat wesenhaft Dienststellung zur Anschauung). La dépendance (Angewiesenheit) à l’intuition pure caractérise donc la pensée pure non pas d’une manière accidentelle et accessoire mais essentielle (wesensmässig). (…) Aussi longtemps que l’entendement pur n’est pas considéré selon son essence, c’est-à-dire selon sa relation pure à l’intuition, il est impossible de mettre au jour l’origine des notions comme prédicats ontologiques1.  » Les notions sont les catégories considérées comme étant données a priori2. Heidegger évacue ici la question du caractère rhapsodique des tables de Kant, au nom d’un questionnement sur l’origine de ces tables : ce qui permet d’atteindre l’essence des catégories n’est pas du tout l’Analytique, mais la source de ces catégories dans la relation de l’entendement et de l’intuition. Le texte clé, pour Heidegger, et qui assurément fait déjà signe vers le schématisme, est le suivant :  GA 3, p. 57.  Sur l’origine wolffienne du concept de « notion » chez Kant, voir Christian Leduc, « Les degrés conceptuels dans les logiques de Wolff et de Kant  », dans Sophie Grapotte et Tinca Prunea-­ Bretonnet (éd.), Kant et Wolff. Héritages et ruptures, op. cit., p. 57-71. 1 2

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8_13

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13  L’ANALYTIQUE, LE SUJET TRANSCENDANTAL, L’IMAGINATION…

Or l’espace et le temps contiennent un divers de la pure intuition a priori, mais appartiennent cependant aux conditions de la réceptivité de notre esprit, sous lesquelles seulement il peut recevoir des représentations des objets, qui doivent par conséquent en affecter toujours le concept (Raum und Zeit enthalten nun ein Mannigfaltiges der reinen Anschauung a priori, gehören aber gleichwohl zu den Bedingungen der Receptivität unseres Gemüths, unter denen es allein Vorstellungen von Gegenständen empfangen kann, die mithin auch den Begriff derselben jederzeit afficiren müssen)3.

La difficulté tient dans le mot « Begriff », puisqu’à ce moment de la CRP, nous ne savons pas encore que les concepts doivent avoir quelque lien avec l’intuition pure. En fait, la dernière proposition de la phrase est grammaticalement problématique4  : «  … die mithin auch den Begriff derselben jederzeit affizieren müssen  ». «  Die  » doit renvoyer, sans doute, à «  Bedingungen  » qui renvoie lui-même aux formes pures comme conditions de la réceptivité de notre esprit, mais « derselben » est plus complexe, car on peut l’attacher à « Vorstellungen » ou à « Gegenständen ». Le sens n’est pas le même  : soit il s’agit du concept des représentations, soit le concept des objets de ces représentations. Il faut plutôt rattacher « derselben » à « représentation », en tant que ce concept implique l’unité sans toutefois la constituer, puisque l’objet sera l’unité des représentations. On peut comprendre que l’espace et le temps en tant que conditions de la réceptivité doivent affecter le concept lié à une représentation pour que cette représentation devienne un objet. Se pose alors la question de savoir comment un concept peut être lié à une représentation pour constituer un objet, et à quel moment l’espace et le temps doivent intervenir. Ce qui intrigue Heidegger dans cette phrase, c’est le verbe « affizieren » : le divers des représentations ne peut être donné que sur le fondement de l’espace et du temps, mais son unité n’est possible que si, également, le concept est affecté par l’espace et le temps, s’il y a donc un donné intuitif mais non sensible qui touche les concepts. En d’autres termes, la pensée pure est affectée a priori par les formes pures. C’est là la condition de toute synthèse. Du coup, la synthèse « n’est ni l’affaire de l’intuition ni celle de la pensée »5, elle est médiatrice, s’apparente à l’une et à l’autre. À partir de ce texte, dont le sens n’est assurément pas évident, Heidegger place toute l’Analytique sous le chef de l’Esthétique, et programme l’importance de l’imagination qui sera le lieu de l’union entre l’une et l’autre. De ce point de vue, il cherche bien, comme Cohen, à rapporter l’Esthétique à l’Analytique, mais en surévaluant le poids de la première par rapport à la seconde, à l’inverse de Cohen. Comment Heidegger interprète-t-il les « concepts » de l’Analytique ? Au fondement de son interprétation de l’Analytique, il y a l’expression « possibilité de l’expérience ». Au fondement de la constitution des étants comme objets, il y a cette « possibilité de l’expérience ». Heidegger souligne : « Possibilité de l’expérience, cela ne désigne pas l’idée vide que quelque chose comme de l’expérience est possible, mais la totalité des conditions de ce qui possibilise l’expérience, et la  Ak. III, p. 91 (A77/B102).  Sur sa construction, voir Frank Pierobon, Système et représentation. La déduction transcendantale des catégories dans la Critique de la raison pure, Grenoble, Jérôme Million, 1993, p. 54. 5  GA 3, p. 62. 3 4

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p­ ossibilise primairement (sondern bedeutet die Ganzheit der Bedingungen dessen, was Erfahrung als ontische Erkenntnis wird primär ermöglicht)6.  » Tout comme l’intuition pure avait affaire à l’ensemble des objets possibles (cf. supra), de même la pensée pure renvoie à la possibilité de l’expérience. Or c’est bien la Déduction qui peut trouver, avec ce concept de « possibilité », une explicitation, car ce qui est central dans l’Analytique pour Heidegger, c’est l’analytique des principes, qui ontologise (ou objectualise) les concepts pour leur donner véritablement leur légitimité transcendantale. En effet, « elle fournit les connaissances ontologiques qui appartiennent nécessairement à la possibilité de l’expérience  ; et elle les fournit dans l’intention de fonder les catégories dans leur réalité objective, dans leur vérité transcendantale. Ce qui signifie que sous le simple titre de “principes”, il n’est plus seulement ni même primairement question de logique, mais qu’il s’agit précisément du problème de l’origine des purs éléments de l’entendement du point de vue de leur vérité transcendantale, c’est-à-dire du problème de l’origine des catégories dans l’intuition  »7. Ce texte veut montrer que les catégories n’ont de vraie légitimité qu’objectives, c’est-à-dire en tant que principes, et que cette position forte est la preuve que ce que Kant appelle « logique » n’est en rien seulement formel, et doit toujours trouver le trait d’union avec l’intuition, qui seule peut objectiver les catégories et donc en faire des principes. Le rôle du schématisme, clé de voûte bien connue de l’interprétation de Heidegger, apparaît ici, mais avant de l’aborder, il faut s’arrêter sur l’expression « vérité transcendantale ». Heidegger, dans Sein und Zeit, interprète l’être comme « transcendens par excellence  », puis, à propos de la «  connaissance transcendantale  », la vérité comme « veritas transcendentalis ». Il semble désigner la convertibilité des transcendantaux, en l’occurrence « être » et « vérité », avec comme arrière-plan la philosophie transcendantale kantienne comme philosophie de la connaissance. C’est l’occasion pour Heidegger de questionner la Seinsstruktur, i.e. la question de l’être comme question transcendantale qui conduit à la vérité comme veritas transcendentalis. C’est clairement souligné dans une occurrence de l’expression «  veritas transcendentalis » dans le cours de 1927 sur les Grundprobleme der Phänomenologie : « Ce problème de la relation (Zusammenhang) de l’être et de la vérité, nous le résumons (zusammenfassen) dans le problème du caractère de vérité (Wahrheitscharakter) de l’être (veritas transcendentalis)8. » Et, de façon plus analogue à l’occurrence de Sein und Zeit, dans le cours de Marburg du semestre d’été 1926 sur les Grundbegriffe der antiken Philosophie, nous lisons  : «  La science de cet être, transcendens, se compose de propositions qui énoncent sur l’être, non pas les vérités sur l’étant, mais les vérités sur l’être qui est transcendant (transcendenter), transcendens. Cette vérité (veritas) est transcendantale. La vérité philosophique est veritas transcendentalis, cependant non pas dans le sens kantien, quoique Kant se soit orienté vers ce concept, mais il l’a offusqué9. » Non pas au sens kantien : c’est-à-dire en un sens  Ibid., p. 207.  Ibid., p. 210-211 ; trad. cit., p. 198. 8  GA 16, p. 25 . 9  GA 22, p. 10. 6 7

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heideggérien, à partir cependant du concept kantien (on verra lequel), mais mieux compris, plus originairement compris : nous retrouvons là le dépassement des catégories kantiennes pour une ontologie existentiale plus originaire10. Kant combat explicitement l’acception transcendantale de la vérité des scolastiques. Nous en avons montré les sources historiques et décrit la conceptualité dans l’introduction de cet ouvrage, mais il n’est pas inutile, pour comprendre ce que Kant entend par « vérité transcendantale », de revenir rapidement sur quelques points. Au §12 de l’ « Analytique transcendantale », en fin d’exposition de la table des catégories11, Kant écrit : Mais il y a encore dans la philosophie transcendantale des anciens (Transzendentalphilosophie der Alten) un chapitre qui contient de purs concepts de l’entendement, qui, bien qu’ils ne soient pas comptés parmi les catégories, devraient néanmoins valoir d’après eux comme concepts a priori d’objets (Gegenstanden) ; mais en ce cas ils augmenteraient le nombre des catégories, ce qui ne peut être (nicht sein kann). Ils sont énoncés dans la proposition si célèbre chez les scolastiques  : Quolibet ens est unum, verum, bonum. Or, bien que l’usage de ce principe ait abouti à des conséquences déplorables (donnant des propositions purement tautologiques), si bien que l’on a coutume, dans les temps modernes, de ne l’admettre dans la métaphysique que par bienséance, une pensée qui s’est maintenue si longtemps mérite cependant toujours, si vide qu’elle puisse sembler, qu’on en recherche l’origine (Ursprung), et autorise à supposer qu’elle a, dans quelque règle de l’entendement, son fondement (Grund), qui a été seulement, comme il arrive souvent, faussement interprété12.

Les catégories scolastiques, si égarantes soient-elles, ne sont pas sorties de nulle part : elles doivient bien refléter quelque « règle de l’entendement », même si elles ne peuvent pas prétendre à être des « concepts a priori d’objets », même si elles ne peuvent avoir aucune validité objective parce qu’elles ne sont pas transcendantalement fondées. Elles disent donc quelque chose de l’entendement qui les produit, et qui ne les produit pas par hasard comme « prétendus prédicats transcendantaux des choses (vermeintlich transcendentale Prädikate der Dinge)  ». Cependant, ces prédicats

 On retrouve également une telle expression dans les Metaphysische Anfangsgründe der Logik, GA 26, p. 281. 11  §12 qui est un ajout de la seconde édition : ainsi Kant veut-il répondre aux objections qu’il anticipait déjà en A81/B107 (Ak. III, p.  93)  : «  Diese Eintheilung ist systematisch aus einem gemeinschaftlichen Princip, nämlich dem Vermögen zu urtheilen (welches eben so viel ist, als das Vermögen zu denken) erzeugt und nicht rhapsodistisch aus einer auf gut Glück unternommenen Aufsuchung reiner Begriffe entstanden, von deren Vollzähligkeit man niemals gewiß sein kann, da sie nur durch Induction geschlossen wird, ohne zu gedenken, daß man noch auf die letztere Art niemals einsieht, warum denn gerade diese und nicht andre Begriffe dem reinen Verstande beiwohnen. » Ainsi l’ajout du §12 n’a d’autre fonction que de répondre à l’objection selon laquelle la table des catégories ne serait que la désignation différente de catégories pré-existantes qui déjà se déployaient sur le mode rhapsodique ; or la table des catégories, pour être transcendantale, doit être nécessaire, et achevée quant aux catégories qu’elle présente. Les transcendantaux, comme méta-­ catégories à partir des catégories d’Aristote, doivent être subsumés sous la table transcendantale des catégories de l’ « Analytique transcendantale ». 12  Ak. III, p. 97 (B114) 10

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ne sont que des exigences logiques (logische Erfordernisse), et des critères de toute connaissance des choses en général (Kriterien aller Erkenntnis der Dinge überhaupt) et ils lui donnent pour fondement (Grund) les catégories de la quantité, c’est-à-dire de l’unité (Einheit), de la pluralité (Vielheit) et de la totalité (Allheit) ; seulement, ces catégories, qui devraient être prises proprement en un sens matériel (material), en tant qu’elles concernent la possibilité des choses elles-mêmes (Möglichkeit der Dinge selbst), étaient en fait employées par les Anciens avec une signification seulement formelle (formaler Bedeutung), comme concernant l’exigence logique de toute connaissance (logischen Forderung in Ansehung jeder Erkenntnis) ; et pourtant les Anciens faisaient, sans y prendre garde, de ces critères de la pensée des propriétés des choses en elles-mêmes (Eigenschaften der Dinge an sich selbst)13.

La validité des transcendantaux n’est que formelle, et ils ne renseignent que sur l’accord de la connaissance avec elle-même. Ils ne décrivent donc non pas la possibilité du rapport entre pensée et objet, et partant ce rapport lui-même, mais la possibilité pour la connaissance d’attester sa propre validité formelle. C’est donc un enseignement de l’entendement sur lui-même. Les transcendantaux n’étaient que des concepts vides, non déductibles, des catégories qui rendaient justice au fonctionnement logique de la connaissance sans égard pour l’objet dont la connaissance doit pourtant rendre compte. C’est la catégorie de la quantité comprise formellement qui est paradigmatique pour l’élaboration des transcendantaux  ; comme Einheit, Vielheit et Allheit, les catégories perdent alors tout rapport à l’expérience. Renseigner sur l’entendement n’est pas négligeable, mais ce n’est pas « transcendantal » au sens critique. L’Einheit renvoie à l’unité qualitative  : elle désigne l’unité de la synthèse du divers des connaissances (sans rapport à l’expérience) ; la Vielheit à la vérité des conséquences, qu’on pourrait comprendre comme la cohérence logique des connaissance intelligibles (là encore sans rapport à l’expérience) ; l’Allheit à la perfection ou « intégralité qualitative », c’est-à-dire ce qui valide la connaissance et la rend parfaite. Les transcendantaux « unum, verum, bonum » se rapportent ainsi à la catégorie de la quantité qui elle-même s’interprète comme « qualité » de la connaissance  : la quantité de l’un, de la pluralité et de la totalité font la qualité de la connaissance comme formellement correcte. Les transcendantaux sont donc soumis à une catégorie plus originaire qui est celle de la quantité et se subsument de l’Einheit, Vielheit et Allheit qui sont les catégories de la quantité dans la table des catégories. Ils en sont une manifestation formelle, comme l’indique la phrase  : «  Les concepts d’unité, de vérité et de perfection ne complètent donc nullement la table transcendantale des catégories, comme si elle était pour ainsi dire défectueuse (mangelhaft)14, mais, le rapport de ces concepts à des objets étant tout à fait mis de côté, l’emploi qu’on en fait rentre simplement dans les règles logiques générales de l’ac-

 Ak. III, p. 98; trad. cit., p. 146.  Cf. la phrase déjà citée en A81/B107 sur le caractère complet de la table des catégories (ce en quoi elle n’est pas défectueuse). Que les catégories soient « die wahren Stammbegriffe des reinen Verstandes », les « concepts souches » absolument fondateurs, c’est là la condition sine qua non de leur caractère transcendantal.

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cord (Übereinstimmung) de la connaissance avec elle-même15. » Bref – les transcendantaux étaient des catégories inférieures, purement formelles, soumises à des catégories plus fondamentales ignorées par les « scolastiques » et que Kant met en évidence par la « table transcendantale des catégories ». Et pourtant, ils ne prétendaient pas seulement déchiffrer les concepts logiques de l’entendement : ils se voulaient selon Kant des catégories ontologiques. Naturellement, il ne pouvait y avoir d’objet puisque les catégories n’avaient pas de validité transcendantale et qu’aucune intuition ne pouvait le donner. Afin d’illustrer clairement la subsomption des transcendantaux sous les catégories de la quantité, produisons le schéma suivant : Catégories de la quantité Einheit  Vielheit  Allheit ⇓ Transcendantaux unum  verum  bonum ⇓ Qualité formelle de la connaissance Définition du concept   vérité de ce qui peut en être dérivé   intégralité de ce qui en a été tiré Les transcendantaux fondent la logique formelle puisqu’ils se rapportent aux catégories de la quantité en désignant la qualité de la connaissance, mais ne peuvent en aucun cas fonder l’objectivité. Voilà pourquoi les transcendantaux ne fondent aucune « vérité transcendantale ». Kant le souligne à propos des catégories au début de l’Erläuterung des « Postulats de la pensée empirique en général », qui donne tout son enjeu à l’Analytique : En effet, si [les catégories] n’ont pas une signification simplement logique et n’ont pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais ont à se rapporter aux choses et à leur possibilité, réalité ou nécessité, elles doivent concerner l’expérience possible et son unité synthétique, dans laquelle seulement les objets sont donnés dans la connaissance16.

Voici ce que les transcendantaux scolastiques ne permettent pas, l’exigence objective de l’expérience possible, puisqu’ils demeurent dans la pensée sur le plan formel et déploient analytiquement les concepts à partir d’une position a priori17.  Ak. III, p. 99 (B 116).  Ibid., p. 186 (A219/B267) : « Denn wenn diese nicht eine bloß logische Bedeutung haben und die Form des Denkens analytisch ausdrücken sollen, sondern Dinge und deren Möglichkeit, Wirklichkeit oder Nothwendigkeit betreffen sollen, so müssen sie auf die mögliche Erfahrung und deren synthetische Einheit gehen, in welcher allein Gegenstände der Erkenntniß gegeben werden. » Certes, Kant fait ici porter les « Postulate des empirischen Denkens überhaupt » sur les catégories de la modalité ; mais les remarques qu’il fait tout au long de l’Erläuterung valent pour toutes les catégories, dont cette remarque sur la nécessaire corrélation de la catégorie à l’objet dans l’ « Analytique transcendantale ». 17  Cf. ibid., p. 98-99 (B115) : « Oder so ist auch das Kriterium einer Hypothese die Verständlichkeit 15 16

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Les transcendantaux sont alors privés d’objet18, ils ne fondent aucune expérience possible, et partant, sont parfaitement vides. Pour qu’il y ait expérience, il faut qu’il y ait Objekt, et pour qu’il y ait objet, il faut qu’il y ait une « chose » (Ding), c’est-à-­ dire ce sur quoi la pensée porte extérieurement comme objet possible, c’est-à-dire objet d’expérience possible. La vérité comme transcendantal scolastique (verum) n’est vérité d’aucune chose de l’expérience et partant d’aucun objet possible, parce qu’elle est vérité du concept attestée analytiquement par le concept, abusivement rapporté à l’expérience sur laquelle elle n’a pourtant aucune prise valide. Autrement dit, il n’est aucune vérité transcendantale ailleurs que dans l’attestation de la validité objective des catégories, c’est-à-dire du rapport de l’objet au sujet à partir de ces mêmes catégories : et ce sont là les catégories de la modalité qui l’illustrent exemplairement, car on pourrait penser que la possibilité, par exemple, n’a trait qu’au caractère formel de la connaissance – à la différence de l’existence attestée dans l’expérience. Or, Kant défie cette conception traditionnelle du possible en le rapportant lui aussi à l’expérience. La possibilité logique exige que le concept soit cohérent et ne se contredise pas, mais elle ne dit rien de l’objet possible, justement, c’est-à-dire l’objet possible de l’expérience. La possibilité est davantage que la non-contradiction  si l’on s’efforce de penser la possibilité comme possibilité de l’objet, et donc l’objet de l’expérience, et non pas seulement du concept : « Que dans un tel concept il ne doive se trouver aucune contradiction, c’est assurément une condition logique nécessaire ; mais il s’en faut que cela suffise à la réalité objective du concept, c’est-à-dire à la possibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept19. » Cette distinction entre possibilité réelle et possibilité logique permet à Kant de conduire à sa conception de la « vérité transcendantale ». Que la réalité ait besoin de l’objet, Kant souligne que cela va presque de soi20  – mais en ce qui concerne la possibilité, voilà qui est novateur  : la possibilité est toujours, «  transcendantalement » comprise, possibilité de l’objet, c’est-à-dire possibilité du concept dans son rapport à l’objet. Un concept possible ne fait pas pour autant un objet possible. C’est là que Heidegger voit la dimension fondamentalement ontologique de l’Analytique, et plus largement de toute la Logique21. des angenommenen Erklärungsgrundes oder dessen Einheit (ohne Hülfshypothese), die Wahrheit (Übereinstimmung unter sich selbst und mit der Erfahrung) der daraus abzuleitenden Folgen und endlich die Vollständigkeit des Erklärungsgrundes zu ihnen, die auf nichts mehr noch weniger zurückweisen, als in der Hypothese angenommen worden, und das, was a priori synthetisch gedacht war, a posteriori analytisch wieder liefern und dazu zusammenstimmen. » 18  Cf. ibid., p. 99 (B116) : « …indem das Verhältniß dieser Begriffe auf Objecte gänzlich bei Seite gesetzt wird… » 19  Ibid., p.  187 (A220/B268)  : «  Daß in einem solchen Begriffe kein Widerspruch enthalten sein  müsse, ist zwar eine nothwendige logische Bedingung; aber zur objectiven Realität des Begriffs, d. i. der Möglichkeit eines solchen Gegenstandes, als durch den Begriff gedacht wird, bei weitem nicht genug. » 20  Cf. ibid., p. 188 (A223/B270) : « Was Realität betrifft, so verbietet es sich wohl von selbst, sich eine solche in concreto zu denken, ohne die Erfahrung zu Hülfe zu nehmen: weil sie nur auf Empfindung, als Materie der Erfahrung, gehen kann und nicht die Form des Verhältnisses betrifft, mit der man allenfalls in Erdichtungen spielen könnte. » 21  Pour une étude sur le concept de possibilité chez Husserl et Heidegger, voir Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, op. cit.

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Or c’est tout le sens de l’expression « vérité transcendantale » : Ce n’est donc qu’autant que ces concepts expriment a priori les rapports des perceptions dans chaque expérience que l’on reconnaît leur réalité objective, c’est-à-dire leur vérité transcendantale, et cela, assurément, indépendamment de l’expérience, mais non pas pourtant indépendamment de toute relation à la forme d’une expérience en général, et à l’unité synthétique dans laquelle seule des objets peuvent être connus empiriquement22.

Citons, avant que de commenter, l’autre occurrence de l’expression «  vérité transcendantale » dans la Critique de la raison pure, qu’on trouve en A146/B185 : Or, c’est dans l’ensemble de toute expérience possible que résident toutes nos connaissances, et c’est dans la relation universelle à cette expérience que consiste la vérité transcendantale, qui précède toute vérité empirique et la rend possible23.

La seconde citation, première dans le texte, informe l’autre. La vérité transcendantale (transcendentale Wahrheit) correspond à la réalité objective (objektive Realität), c’est-à-dire à la possibilité même de l’objet. Au moment où il extrait le possible du seul cadre logique pour le faire entrer dans l’ordre du transcendantal, c’est-à-dire l’ordre de l’objectivité, Kant explicite du même coup le concept de « vérité transcendantale » qui insiste sur le besoin d’objet. Car si la vérité transcendantale a besoin de la réalité objective, cela ne signifie pas que ne sont vrais transcendantalement que les seuls phénomènes présents, mais cela implique qu’elle exige la possibilité de cette phénoménalité, ou plutôt, de cette objectivité. Est possible ce qui peut se rapporter à une expérience possible, et par conséquent, la vérité transcendantale, en tant qu’elle fonde la possibilité même de toute expérience, présuppose à son tour la possibilité de toute expérience. Kant, en refondant les catégories de possible et de réel, permet au transcendantal de devenir l’épithète de la vérité : il peut à la fois donner à la vérité transcendantale son contenu objectif tout en excluant l’expérience empirique de son domaine de validité, puisque comme transcendantale la vérité « précède » (vorhergeht) toute vérité empirique. Mais alors, en quoi l’expression « vérité transcendantale » correspond-elle à une ontologie, comme le prétend Heidegger dans son interprétation ? Heidegger écrit, dans son interprétation de la CRP : « Pour l’ontologie Kant utilise le titre de “philosophie transcendantale”, et il appelle donc la vérité originaire des connaissances synthétiques a priori la vérité transcendantale — dans notre langage la vérité ontologique. Kant retourne explicitement sur cette “vérité transcendantale” dans la courte section que je considère comme la plus fondamentale de la Critique, à savoir la section intitulée “Schématisme” » – et Heidegger de citer alors la phrase en A146

 Ibid., p.  187 (A222/B269)  : «  Nur daran also, daß diese Begriffe die Verhältnisse der Wahrnehmungen in jeder Erfahrung a priori ausdrücken, erkennt man ihre objective Realität, d. i. ihre transscendentale Wahrheit, und zwar freilich unabhängig von der Erfahrung, aber doch nicht unabhängig von aller Beziehung auf die Form einer Erfahrung überhaupt und die synthetische Einheit, in der allein Gegenstände empirisch können erkannt werden. » 23  Ak. III, p. 139 (A146/B185) : « In dem Ganzen aller möglichen Erfahrung liegen aber alle unsere Erkenntnisse, und in der allgemeinen Beziehung auf dieselbe besteht die transscendentale Wahrheit, die vor aller empirischen vorhergeht und sie möglich macht. » 22

Vérité transcendantale et possibilisation

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/ B185 que nous évoquions plus haut24. Plus loin il cite la phrase d’A222 / B269, en l’introduisant par ces termes : « Le concept de réalité objective (que nous avons déjà discuté) est intimement lié, sans toutefois lui être identique, au concept de vérité transcendantale », et il la commente avec concision : « La possibilité d’une telle anticipation des déterminations des objets avant toute expérience, tout comme la signification et la légitimité d’une telle anticipation, sont les problèmes fondamentaux de la logique transcendantale » : Heidegger pointe la difficulté (et la réussite) kantienne de réunir transcendantal et expérience dans la donation de l’objet hors de toute expérience réelle au profit de toute expérience possible  – ce qu’il nomme «  anticipation  », c’est-à-dire aménagement des conditions de possibilité de toute expérience. Et dans le cours de 1927-28, à la différence des réserves du cours de 1926 tout comme les réserves plus ouvertes d’Être et temps, Heidegger associe explicitement la tâche de l’ontologie fondamentale à celle de la philosophie transcendantale, et la vérité transcendantale à sa propre conception de la vérité  – la « vérité ontologique ». Du même coup, on voit bien la communauté sémantique, dans la langue de Heidegger, entre « transcendantal » et « ontologique » : « Se rapporter a priori à des objets signifie : être transcendantal ou ontologique25. » C’est en fait, pour Heidegger, tout l’enjeu de l’Analytique des concepts, qui demande comment les concepts purs de l’entendement peuvent être a priori, mais en même temps transcendantaux, au sens où ils doivent pouvoir être rapportés, a priori donc, à de l’objet. Heidegger dit encore  : «  Le problème de la Critique est la possibilité et la refondation de la connaissance ontologique, c’est-à-dire d’une connaissance qui connaît d’emblée la constitution d’être de l’étant, et cela avant et pour l’expérience de l’étant (das Problem der “Kritik” ist die Möglichkeit und die Grundlegung der ontologischen Erkenntnis, d. h. einer solchen, die bezüglich des Seienden im vorhinein vor aller Erfahrung und für die Erfahrung von Seiendem dessen Seinsverfassung erkennt)26. » Selon Heidegger, en visant le fondement, la CRP continue cependant à viser une connaissance d’être, un rapport à l’être, ce qui était pleinement visible dans son interprétation de l’Esthétique, où l’espace et le temps donnaient bien quelque chose, qui n’est rien d’étant, mais qui est. Il s’agit donc de poursuivre la quête d’une expérience ou du moins d’un rapport au monde transcendantal, contre une interprétation formaliste du transcendantal. Ce que Heidegger appelle désormais transcendantal est ce qui doit fonder le rapport à de l’objet, sans être à un objet en particulier mais en étant à l’être. Là est le choix herméneutique qu’il fait contre Cohen : ce n’est pas l’objet comme objet en général que désigne l’expression « vérité transcendantale », mais c’est l’ontologie, c’est-à-dire le discours sur l’être par-delà l’étant, le fondement depuis lequel il peut y avoir de l’étant. Alors que pour Cohen ce qui fonde ultimement le transcendantal est l’objectivité en tant que c’est d’elle qu’on part pour  Cf. Ak. III, p. 139 (A146/B185) : « In dem Ganzen aller möglichen Erfahrung liegen aber alle unsere Erkenntnisse, und in der allgemeinen Beziehung auf dieselbe besteht die transscendentale Wahrheit, die vor aller empirischen vorhergeht und sie möglich macht. » 25  GA 25, p. 242 ; trad. cit., p. 223. 26  Ibid. 24

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par mouvement régressif découvrir comment cette objectivité est possible, Heidegger, en confondant transcendantal et ontologie, part du fondement d’être avant tout étant/objet. Voyons cela plus précisément.

Réflexion, concepts et hénologie Cette présence de l’objet possible au cœur du transcendantal est encore recherchée par Heidegger quand il tâche de présenter ce qu’est une notion, c’est-à-dire un concept donné a priori. Heidegger prend appui sur la Réflexion 5051 de 1776-1778 : Tous les concepts en général, d’où qu’ils prennent leur matière, sont des représentations réfléchies, c’est-à-dire portées au rapport logique de la plurivalidité. Mais il existe des concepts dont tout le sens n’est autre que celui d’une réflexion ou une autre à laquelle des représentations qui surviennent peuvent être soumises. On peut les appeler concepts de la réflexion (conceptus reflectentes) ; et comme toute espèce de réflexion se produit dans le jugement, ils contiendront absolute en soi, en tant que fondements de la possibilité, la simple action de l’entendement qui dans le jugement est appliquée au rapport27.

Ce texte met en lumière ce qu’accomplit la réflexion eu égard aux concepts : il désigne ainsi la façon dont on découvre les concepts. Auparavant, Heidegger soulignait combien pour penser l’opérativité du concept comme rassemblant une diversité il était besoin de penser, au même moment et en fait auparavant, l’unité de la conscience qui fonde une telle opérativité. Quoique la représentation propre au concept soit tout autre que celle propre à l’intuition, elles partagent l’exigence d’un lieu unitaire qui se représente. Or c’est la réflexion qui déploie ce lieu unitaire dans le cas des concepts, réflexion que Heidegger nomme «  comportement  » (Verhaltung)28, comportement qui met au jour l’unité sur laquelle se fonde les concepts en tant qu’ils sont des lieux d’unité qui rassemblent chacun un divers. Il est quand même très singulier que Heidegger, pour évoquer le mode d’accès à l’unité fondant les concepts, parle de « Verhaltung », de comportement, qu’il utilise donc un vocabulaire pratique  – comme si l’accès au transcendantal, concernant les concepts, était une certaine pratique de l’unité. Une pratique de la conscience, du même coup, en tant que la réflexion prend en considération l’unité de la conscience qui abrite les divers concepts qui eux-mêmes sont des foyers d’unité. En effet, la Réflexion 2876 (après 1776) dit :  Ak. XVII, p. 73 : « Alle Begriffe überhaupt, von woher sie auch ihren Stoff nehmen mögen, sind reflektirte, d.i. in das logische Verhältnis der Vielgültigkeit Gebrachte Vorstellungen. Allein es giebt Begriffe , deren ganzer Sinn nichts anders ist als eine oder andre reflexion, welcher vorkommende Vorstellungen können unterworfen werden; sie können reflexionsbegriffe (conceptus reflectentes) heissen, und, weil alle Art der reflexion im Urtheile vorkommt, so werden sie die blosse Verstandeshandlung, die im Urtheile auf das Verhaltnis angewandt wird, absolute in sich fassen als Gründe der Moglichkeit zu urtheilen. » Sur ce texte et le sens de la réflexion originaire, nous nous appuyons sur Antoine Grandjean, Critique et réflexion…, op. cit., p. 82 sq. 28  GA 25, p. 229. 27

Réflexion, concepts et hénologie

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Logischer Ursprung der Begriffe : (…) durch reflexion (mit demselben Bewustseyn) : wie sie sich gegen einander in einem Bewustseyn verhalten als identisch oder nicht wie verschiedene in einem Bewustseyn begriffen seyn können29.

Il est intéressant que la phrase raturée mette aussi au centre «  in einem Bewusstsein ». C’est bien la même conscience qui se représente divers concepts, et derrière la communauté ou la divergence des concepts, il doit y avoir l’unité de la conscience qui les précède, et c’est pourquoi l’accès aux notions se fait par une « réflexion », c’est-à-dire une activité de cette conscience capable de se saisir dans son unité. La réflexion, en effet, ne part pas des objets pour en acquérir les concepts, mais elle vise d’emblée les conditions subjectives qui donnent les concepts. Comme l’amphibologie des concepts de la réflexion le disent clairement, la réflexion « est la conscience du rapport des représentations données à nos différentes sources de connaissance »30 ; ainsi, la réflexion indique le lieu auquel appartient telle ou telle représentation, lieu subjectif, qu’il soit la sensibilité ou l’entendement, elle ne porte pas sur les concepts eux-mêmes mais sur la faculté de connaître à laquelle ils appartiennent. Ainsi, elle peut fonder la « comparaison objective des représentations entre elles ». La réflexion joue donc un rôle tout à fait cardinal en tant qu’elle permet de distinguer ce qui appartient à l’une ou l’autre des deux souches de la connaissance, la sensibilité ou l’entendement. Mais tout cela implique de savoir « la manière dont des représentations différentes appartiennent comme telles à une conscience  »31. Avant l’unité de tout concept, avant même l’unité des notions, il y a ce qui fonde ces unités, l’unité de la conscience : « Réfléchir signifie : prendre conscience peu à peu des représentations, c’est-à-dire les confronter à l’unité de la conscience (reflectiren heißt: sich nach und nach der Vorstellungen bewust werden, d. i. sie mit einem Bewustseyn zusammen halten) »32 : étonnant texte où Kant décrit une progression temporelle (« nach und nach  ») vers l’unité de la conscience, c’est-à-dire la temporalité même de la réflexion, qui découvre les facultés subjectives dans la conscience, et qui, du même coup, rapporte ce qu’elle découvre, nécessairement, à l’unité de cette conscience. Or, la réflexion qui découvre les catégories porte sur la catégorialité même de la catégorie, leur forme conceptuelle, et c’est pourquoi elles sont des « concepts réfléchissants  » ou «  concepts de la réflexion  » (Reflexionsbegriffe / conceptus reflectentes), comme nous l’apprend la Réflexion 5051 que nous citions. Heidegger dit de façon pratique la chose – mais la réflexion est clairement une certaine praxis : le représenter réflechissant se replie « sur le comportement représentant lui-même (auf das vorstellende Verhalten selbst) », ou encore « sur le comportement représentatif en tant que comportement (auf das vorstellende Verhalten als Verhalten) »33. Et aussitôt, il souligne que le mot « réflexion » accentue « le caractère actif spécifique

 Ak. XVI, p. 555 (nous devons la référence à Antoine Grandjean, op. cit., p. 82).  Ak. III, p. 215 (A260/B316). 31  Ak. IX, p. 101 (Logik, §17). 32  Ak XVI, p. 556 (R. 2878) ; cité par Antoine Grandjean, op. cit., p. 83. 33  GA 25, p. 233. 29 30

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de ce représenter (der spezifische Handlungscharakter dieses Vorstellens) »34. Nous retrouverons cette praxis du transcendantal, que la réflexion met ici en œuvre. Ce que Heidegger veut dire par-delà cette praxis, c’est que la réflexion découvre les catégories dans leur contenu proprement catégorial, comme principe d’unité même. Comme l’écrit Antoine Grandjean, « les catégories sont en effet ces concepts qui, d’une certaine manière, ont la forme conceptuelle, c’est-à-dire l’unité synthétique du divers, pour contenu même. Elles sont ces fonctions d’unité dont le contenu tout entier tient dans une fonction synthétique, ou ces concepts dont la matière elle-­ même est réflexion »35. Heidegger est tout à fait clair ici : Maintenant, une certaine espèce de concepts s’appelle en même temps « concepts réfléchissants », expression qui désigne des représentations réflexives qui elles-mêmes représentent une réflexion et l’ont pour contenu : des concepts, donc, qui ne naissent pas seulement eux-­ mêmes par réflexion, mais comprennent eux-mêmes comme tels une réflexion et qui, en tant qu’ils sont ainsi la compréhension d’un réfléchir, accomplissent celui-ci a priori (jetzt heisst eine eigene Art von Begriffen zugleich «  reflktierende Begriffe  », mit welchem Ausdruck solche reflektiven Vorstellungen gemeint sind, die selbst eine Reflexion vorstellen und zum Inhalt haben : Begriffe also, die nicht nur selbst durch Reflexion entstehen, sondern eine Reflexion als solche begreifen und als dieses Begreifen eines Reflektierens dieses a priori vollziehen)36.

La réflexion se réfléchit elle-même en tant qu’elle laisse apparaître l’unité synthétique de la conscience, la simple action de l’entendement, action synthétique ; avec la réflexion, nous atteignons le déploiement de l’unité, l’action de synthèse ellemême. Le contenu des concepts ainsi découverts a pour contenu la forme de la réflexion, i.e. les unités en général. L’interprétation de Heidegger est alors entièrement hénologique : «  Dans la réflexion, nous voyons l’un où concordent plusieurs objets intuitivement donnés (in der Reflexion sehen wir das Eine, in dem mehrere anschaulich gegebene Gegenstände)37. » Dans la réflexion nous « voyons » l’unité. Mais n’est-ce pas problématique si l’on revient à la réflexion 5051, qui souligne que « toute espèce de réflexion se produit dans le jugement » ? Il ne peut s’agir, comme dans le cas des formes pures, d’une intuition pure, précisément ! Heidegger écrit : Nous trouvons donc ici une détermination des objets qui ne s’accomplit pas « tout droit » – dans un regard directement et purement intuitif sur eux (es liegt hier demnach eine Bestimmung der Gegenstände vor, die sichnicht geradezu – in direkt und schlicht anschauendem Blick auf sie  – vollzieht). (…) Cette représentation détournée, qui utilise comme moyen l’universalité du concept, caractérise la pensée, autrement dit la connaissance par concept, la réflexion comme un représenter médiat (dieses umwegige Vorstellen, das die Allgemeinheit des Begriffs als Mittel braucht, charakterisiert das Denken, und d. h. die Erkenntnis durch Begriffe, die Reflexion, als ein mittelbares Vorstellen). Ce représenter fait un détour par l’unité conceptuelle (es nimmt den Weg über die begriffliche Einheit) ; celle-ci

34  Ibid., p. 234 (plutôt que : « le caractère actif spécifique de ce comportement », comme traduit E. Martineau, qui manque la lettre mais non pas l’esprit du passage !). 35  Antoine Grandjean, op. cit., p. 84. 36  GA 25, p. 250 ; trad. cit., p. 229. 37  Ibid., p. 237.

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doit à chaque fois être parcourue, par suite la pensée est (…), en tant que réflexion, discursive38.

Si donc la réflexion se donne en quelque sorte elle-même en débusquant les notions, elle le fait de façon médiate contrairement à ce que fait l’intuition pure. Cette médiation est celle du jugement. Heidegger fait ici plein droit à la remarque de la réflexion 2878 : « Reflectiren heißt : sich nach und nach der Vorstellungen bewust werden ». L’unité ne se donne pas unitairement, mais elle est atteinte par une discursivité, une médiation, une comparaison originaire des concepts purs qui met au jour leur caractère fondamentalement unitaire. Du même coup, l’unité de la conscience est elle-même attestée indirectement, médiatement, par la praxis même de la réflexion, une praxis qui donne non pas avec elle la conscience, mais après elle, dans un second temps. Autrement dit, le « Je » ou la conscience n’est pas l’objet de la réflexion (qui porte sur les concepts), mais l’unité de la conscience est la condition transcendantale pour la réflexion39. La réflexion mène tout près du « Je », sans néanmoins y conduire. Il continue d’apparaître médiatement, indirectement. Elle est la synthèse des synthèses, elle réunit la diversité en général dans les concepts les plus généraux (les plus fondamentaux), au plus près de l’unité première que serait le Je, sans s’y confondre. C’est un mode non intuitif de se rendre présent, médiatement, le Je, comme y insiste le §7 de l’Anthropologie : L’expérience est une connaissance empirique, mais la connaissance (puisqu’elle repose sur des jugements) requiert la réflexion (reflexio), par conséquent la conscience de l’activité qui compose la multiplicité de la représentation selon la règle de son unité, c’est-à-dire le concept et la pensée en général (différente de l’intuition) : dans ces conditions, la conscience sera divisée en conscience discursive (qui doit précéder à titre de conscience logique, puisqu’elle donne la règle) et en conscience intuitive : la première (la pure aperception de l’activité de l’esprit) est simple. Le Je de la réflexion ne comporte aucune multiplicité ; et dans tous les jugements, il est toujours un seul et le même, car il ne comporte que la formalité de la conscience, alors que l’expérience interne contient l’élément matériel de cette même conscience et le multiple de l’intuition empirique interne, le Je de l’appréhension (par suite une aperception empirique)40.  Ibid., p. 237 ; trad. cit., p. 219.  Ici encore, voir Antoine Grandjean, op. cit., p. 92 : « De fait, que le Je du “je pense” ne soit pas l’objet de la réflexion (le réfléchi) ne doit pas faire oublier qu’il est l’instance réfléchissante opérant en toute réflexion. Le travail d’unification discursive (la réflexion) co-implique toujours l’unité de la conscience. L’unification discursive (tradition wolffienne) est toujours le fait du Je, de sorte que s’il n’en est pas l’objet (différence avec la tradition “réflexive”), il est bien toutefois son irréductible sujet, et donc le référent co-impliqué en toute réflexion (proximité encore indéterminée avec la tradition “réflexive”). » 40  Ak. VII, p.  141-142  ; trad. Michel Foucault légèrement modifiée, Paris, Vrin, 2002  : «  Weil Erfahrung empirisches Erkenntniß ist, zum Erkenntniß aber (da es auf Urtheilen beruht) Überlegung (reflexio), mithin Bewußtsein der Thätigkeit in Zusammenstellung des Mannigfaltigen der Vorstellung nach einer Regel der Einheit desselben, d. i. Begriff und (vom Anschauen unterschiedenes) Denken überhaupt, erfordert wird: so wird das Bewußtsein in das discursive (welches als logisch, weil es die Regel giebt, voran gehen muß) und das intuitive Bewußtsein eingetheilt werden; das erstere (die reine Apperception seiner Gemüthshandlung) ist einfach. Das Ich der Reflexion hält kein Mannigfaltiges in sich und ist in allen Urtheilen immer ein und dasselbe, weil es blos dies Förmliche des Bewußtseins, dagegen die innere Erfahrung das Materielle desselben 38 39

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Ce texte place le Je obtenu par la réflexion avant le Je expérimenté dans le sens interne, car il le fonde. En ce sens, le Je ne sera jamais l’objet de la réflexion, au contraire des notions  – ce qui est assurément une audace sémantique kantienne, puisque la réflexion peut être traditionnellement entendue comme ce qui précisément donne accès au Je comme objet. Si le Je est donné dans la réflexion, c’est médiatement, de façon « discursive », dans l’acte de la réflexion, à même cet acte. Si Heidegger place la « réflexion » au cœur de son interprétation de l’Analytique, c’est pour deux raisons : 1) la première, on le comprend aisément, tient dans l’acheminement de l’interprétation vers l’aperception transcendantale, vers la question, déjà centrale nous l’avons vu dans Sein und Zeit, du sujet, puisque la réflexion qui découvre le lieu des concepts purs donne indirectement le Je ; 2) la seconde réside, contre le texte du §7 de l’Anthropologie qu’on vient de citer, dans une secondarisation de la réflexion par rapport à l’intuition : la discursivité et la médiation font de la réflexion une faculté seconde par rapport à l’intuition qui donne immédiatement ce qu’elle donne. C’est d’ailleurs cette discursivité, pour Heidegger, qui la caractérise essentiellement : le concept déterminé par la réflexion peut s’énoncer de tous les objets donnés, aussi singuliers soient-ils, et est impliqué dans tous les jugements, fussent-ils simplement d’expérience. En fait, le concept est une fonction, fonction d’union pour toute prédication, et dans le même temps une « action » (Handlung)41, précisément l’action de l’unité – ce que Heidegger nommait « Verhalten », ou bien, à l’instar de Kant, « Handlung » (cf. supra). La question que cette description impose presque est la suivante : « Comment des concepts peuvent-ils avoir un contenu transcendantal42 ? » Comment penser le caractère transcendantal (c’est-à-dire la possibilité d’avoir un objet) du concept pur alors même qu’il est considéré – par réflexion – en lui-même, indépendamment de ce que peut lui apporter l’intuition ? en d’autres termes, comment le concept pur peut-il être mis en relation avec des objets ? La réponse à cette question conditionne la possibilité de reconduire l’Analytique des concepts à une ontologie au sens de Heidegger qu’on vient de voir. La tâche est alors de s’en tenir à l’entendement tout en pensant une objectivité a priori qui lui serait propre, de découvrir un « pouvoir pur d’entendement rapporté à l’objet (reine gegenstandsbezogene Verstandesvermögen) »43, non pas des objets de l’expérience puisqu’alors il faudrait un donné intuitif, mais des objets pensés dans leur possibilité a priori. C’est ici la grande orientation de l’interprétation de Heidegger, qui refuse radicalement le for-

und ein Mannigfaltiges der empirischen inneren Anschauung, das Ich der Apprehension, (folglich eine empirische Apperception) enthält. » 41  Ak. III, p. 87 (A68/B93) : « …die Einheit der Handlung, verschiedene Vorstellungen unter einer gemeinschaftlichen zu ordnen. » 42  GA 25, p. 243. 43  Ibid., p 246.

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malisme pour sans cesse penser en direction d’un contenu possible de la pensée. En direction du « Je pense » qui doit accompagner toutes mes représentations.

 ermann Cohen interprète de l’Analytique : les principes, H l’aperception, l’imagination Cette exigence d’une logique de l’objet qui ne serait pas une logique pure mais une logique transcendantale est centrale dans l’interprétation d’Hermann Cohen : « La logique pure, générale, reste encore équivoque, parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte du contenu. (…) Le terme transcendantal renvoie manifestement ici à la seconde partie de la métaphysique. À quoi sert-il à cet endroit, si cette logique a seulement affaire à la “simple forme de la pensée” ? Que peut en général signifier une forme qui ne serait pas, comme telle, la forme du contenu ? Il doit y avoir une logique qui correspond à cette véritable forme de la pensée, “dans laquelle on ne fait pas abstraction de tout contenu de la connaissance”, dans laquelle on pourrait donc en outre retourner “à l’origine de nos connaissances des objets”44. » Mais, et il n’y a aucune surprise, si le transcendantal doit être pensé comme l’exigence d’une objectivité a priori, le rôle de la synthèse ainsi fondée est évidemment d’un ordre scientifique : « C’est dans ce rapport à la possibilité de la connaissance, c’est-à-dire à la possibilité de la connaissance synthétique, à la possibilité de l’expérience comme science, comme mathématique et comme physique, que naît le concept d’une logique transcendantale qui doit déterminer “l’origine, l’étendue et la validité objective de telles connaissances”. La forme devient ainsi la forme du contenu45. » La vérité transcendantale, dont on a montré l’orientation toute différente chez Heidegger, n’a ainsi de sens que dirigée vers la fondation des sciences, et l’objet ne peut être, pour Cohen, que l’objet scientifique. La « possibilité » joue bien un rôle cardinal chez Cohen, mais c’est la possibilité de la science mathématique de la nature, à partir du fait brut de son existence (Faktum der Wissenschaft) : la connaissance transcendantale établit les conditions de possibilité a priori de la science mathématique de la nature, et reconduit cette dernière de son effectivité incertaine à sa possibilité, c’est-à-dire à ses conditions transcendantales qui l’inscrivent dans la certitude. La grande thèse de Cohen, dès lors, est la suivante : déduire les catégories, cela veut dire régler les concepts sur la physique, et non plus sur les mathématiques comme le faisait l’exposition transcendantale de l’espace. Position d’autant plus difficile que la Déduction porte sur les concepts purs, sans intuition. Cependant, il reconnaît dans l’Analytique deux approches, l’une métaphysique, l’autre transcendantale, exactement sur le modèle de l’Esthétique. L’approche métaphysique pose «  l’unité synthétique, qui se révèle dans chaque catégorie comme quelque chose 44  Hermann Cohen, Kommentar zu Immanuel Kants Kritik der reinen Vernunft, op. cit., p. 43 ; trad. cit., p. 87. 45  Ibid., p. 44 ; trad. cit., p. 88.

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d’originaire dans la conscience (al seine Ursprüngliches im Bewusstsein) »46. Cohen désigne ainsi la réflexion, qui s’approche au plus près de l’unité de la conscience sans toutefois confondre cette unité avec les catégories elles-mêmes, puisque dans une telle unité il y a aussi bien les intuitions pures. Il qualifie une telle réflexion en ces termes : « L’a priori des choses, la teneur scientifique de l’objet de l’expérience, repose en premier lieu et d’une manière positive sur cette reconnaissance et cette application méthodologique de l’élément originaire à l’unité synthétique de la pensée (das a priori der Dinge, der wissenschaftliche Gehalt des Gegenstandes der Erfahrung beruht positiv in erster Linie auf dieser Anerkennung und methodischen Anwendung des Ursprünglichen an der synthetischen Einheit des Denkens)47. » Là où Heidegger tâche de reconnaître dans la réflexion une praxis, certes provisoire, du transcendantal, un exercice de la pensée retournant à elle-même et presque jusqu’à l’origine (mais pas tout à fait), Cohen fait de la réflexion une « Anerkennung », une application méthodologique de l’unité  – par où l’on reconnaît la teneur méthodologico-­transcendantale de son interprétation  : cette unité n’a de sens méthodologique qu’en vue de légitimer l’objet scientifique. Cohen décrit ensuite une deuxième étape de la réflexion sur le concept, qui explique de quelle reconnaissance il s’agit : « l’entendement doit concilier les unités synthétiques de la logique à la physique, à la science pure de la nature »48. Autrement dit, en atteignant les notions, la pensée a affaire à de la logique qu’elle doit rapporter aussitôt à l’objectivité ultime de cette logique, celle de la science physique. Les notions comme unités originaires sont pré-scientifiques, mais en fait déjà scientifiques, elles sont des « types de l’esprit scientifique (Typen des wissenschaftlichen Geistes) »49. Si objet il y a au niveau transcendantal, c’est un objet pré-scientifique, de façon analogue à ce qu’on a vu à propos de l’Esthétique. Il est également clair que Cohen fait des concepts un lieu d’unité plus réel que les formes pures, un lieu qui a pour lui l’acte de l’unité, lorsque les formes pures étaient seulement méthodologiques. Il leur manquait ce qui pour Cohen est véritablement central, la synthèse – là où Heidegger reconnaissait un certain type de synthèse à l’œuvre au niveau des formes pures, la sundosis, pour autonomiser en un premier temps l’Esthétique par rapport à l’Analytique. Or, seuls les concepts purs peuvent déployer a priori une synthèse au sens strict du terme. Cependant, il faut bien comprendre que l’aprioricité des concepts n’a de sens que du point de vue transcendantal, la déduction métaphysique courant le risque (tout comme l’exposition métaphysique des formes pures !) du psychologisme50. C’est pourquoi la présence  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 250.  Ibid. 48  Ibid., p. 251. 49  Ibid. 50  Il est clair que pour Cohen le terme « fonction » prévient assurément contre une interprétation psychologisante, fonction définie par Kant comme « l’unité de l’acte qui ordonne différentes représentations sous une représentation commune  » (A68/B93). Cf. Béatrice Longuenesse, «  Les concepts a priori kantiens et leur destin  », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 44, 2004, p. 485-510 : « L’”acte” en question ne doit pas être compris comme un événement psychologique 46 47

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dans la seconde édition, un peu précipitée au §26 de l’Analytique, à la fin de la Déduction, de la distinction entre déduction métaphysique et déduction transcendantale joue un rôle exceptionnellement important pour Cohen51. Déduction transcendantale assurément préparée par le §22 où « la catégorie n’a pas d’autre usage pour la connaissance des choses que de s’appliquer à des objets de l’expérience »52. Dès lors, les principes précèdent dans l’ordre de la découverte les catégories, et les catégories sont issues de la découverte des principes, dans une reprise des thèses fondamentales de la physique de Newton : « Ayant fixé son regard sur les principes synthétiques, il redescendit vers la table des jugements et la systoechie des catégories, avec la certitude de ce qu’une unique pensée dirigeait toutes ces articulations – donc de ce que toutes les articulations, autant les jugements que les catégories et les principes synthétiques, étaient des divisions d’un unique principe. »53. Cela signifie une chose toute simple : les principes précèdent les catégories parce qu’elles sont plus objectives, c’est-à-dire qu’elles constituent positivement les objets scientifiques. Tout comme pour l’Esthétique, il faut partir de la science, c’est-à-dire de l’objet. Cohen expose son interprétation méthodologico-transcendantale de la dépendance des intuitions pures aux catégories en ces termes décisifs : Nous sommes plutôt tentés de penser que Kant a reconnu les catégories, avant l’espace et le temps, comme des éléments a priori du troisième degré. En effet, son but et son point de départ, c’était la question de savoir comment des propositions synthétiques a priori sont possibles. Cette possibilité repose sur l’unité synthétique que nous-mêmes introduisons dans les choses. Cette unité synthétique, c’est la catégorie. Il semble donc que le caractère transcendantal ne soit conféré à l’espace et au temps que parce qu’il est d’abord conféré aux catégories54.

Par « troisième degré », Cohen entend l’étape « transcendantale (…) qui relève des formes de la pensée (…) »55. La découverte des catégories a précédé celle des formes pures, car la question originaire de Kant est celle de l’unité à l’œuvre dans temporellement déterminé. Ce que Kant décrit ici sont des modes universels d’ordonnancement de nos représentations, quels que soient les processus empiriquement déterminés par lesquels ces ordonnancements sont produits. Ces modes d’ordonnancement consistent dans la subsomption d’individus sous des concepts, et la subordination de concepts moins généraux sous des concepts plus généraux. Ces subsomptions et subordinations sont elles-mêmes structurées de manières déterminées, et chaque mode spécifique de structuration constitue une spécification de la “fonction”. » 51  Ak. III, p. 124 (B159) : « Dans la déduction métaphysique, l’origine a priori des catégories a été mise en évidence en général par leur plein accord avec les fonctions logiques universelles de la pensée, et, dans la déduction transcendantale, a été exposée la possibilité de ces catégories comme connaissance a priori des objets d’une intuition en général. Il faut maintenant expliquer la possibilité de connaître a priori, par le moyen des catégories, les objets qui ne peuvent jamais s’offrir qu’à nos sens, et cela non pas selon la forme de leur intuition, mais selon les lois de leur liaison, de prescrire donc en quelque sorte sa loi à la nature et même de la rendre possible. » 52  Ibid., p. 116 (B146). 53  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., trad. cit., p.  274. Voir sur ce point Béatrice Longuenesse, « Les concepts a priori kantiens et leur destin », art. cit. 54  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., trad. cit., p. 288-289. 55  Ibid., p. 280.

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le jugement (synthétique a priori), unité dont sont incapables les formes pures, qui ne donnent que du divers, mais qui provient de l’activité synthétique de l’entendement, par le moyen des catégories. L’unité produite par les jugements scientifiques est la seule question de la CRP, et par conséquent cela suppose de placer la c­ atégorie avant les formes pures dans l’ordre de découverte, ce qui veut aussi bien dire que Kant avait en tête la nécessité de cette unité synthétique en exposant les formes pures. Si le phénomène n’était encore que l’« objet indéterminé » d’une intuition, c’est qu’il exigeait déjà l’unité du jugement produite par l’entendement. La catégorie a une « signification organisatrice pour le plan de la Critique ». Un passage de la Réponse à Eberhard permet à Cohen de justifier textuellement cette position : L’expression jugement synthétique (au contraire d’analytique) comporte immédiatement l’indication d’une synthèse a priori en général et doit, de façon naturelle, donner lieu de rechercher – ce qui n’est bien plus logique, mais déjà transcendantal – s’il n’y a pas des concepts (catégories) qui n’énoncent rien d’autre que la pure unité synthétique d’un divers (dans une intuition quelconque) en vue du concept d’un objet en général, et qui sont a priori au fondement de toute connaissance de cet objet ; et comme ces concepts ne concernent que la pensée d’un objet en général, de rechercher si une telle connaissance synthétique ne présuppose pas tout aussi bien a priori la façon dont cet objet doit être donné, c’est-à-dire une forme de son intuition ; alors, l’attention orientée là-dessus aurait immanquablement transformé cette distinction logique, qui autrement ne peut avoir aucune utilité, en un problème transcendantal56.

Ce texte donne une indication méthodologique qui semble aller dans le sens de Cohen : Kant part de la fonction unificatrice des catégories qu’il reconnaît nécessaires pour l’unité d’un jugement synthétique, pour ensuite en venir à l’intuition qui donne l’objet, et qui fait ainsi des catégories des catégories transcendantales. À vrai dire, on pourrait aussi bien tirer ce texte du côté inverse : la connaissance synthétique implique au préalable « la façon dont l’objet doit (müsse) être donné », donc les formes pures. Mais pour Cohen, cela atteste une disposition méthodologique, celle d’avoir déjà à l’esprit la nécessité de l’unité synthétique pour exposer les formes pures. Cohen semble ainsi fidèle à ce texte en privilégiant l’approche transcendantale des catégories, en vue de l’objet qu’elles unifient, et ainsi de leur faire jouer un rôle absolument capital. Les formes pures, de même, sont justifiées – nous l’avons vu – par l’anticipation de l’objet qu’elles reçoivent. Dès lors, parce que les formes pures anticipent l’objet qu’elles ne peuvent pourtant unifier, puisqu’elles ne peuvent avoir affaire qu’à du divers, elles doivent bien être précédées par l’idée des 56  Ak. VIII, p. 244-245 ; trad. Jocelyn Benoist, Paris, Vrin, 1999 : « … der Ausdruck eines synthetischen Urtheils (im Gegensatze des analytischen) sofort eine Hinweisung zu einer Synthesis a priori überhaupt bei sich führt und natürlicher Weise die Untersuchung, welche gar nicht mehr logisch, sondern schon transscendental ist, veranlassen muß : ob es nicht Begriffe (Kategorien) gebe, die nichts als die reine synthetische Einheit eines Mannigfaltigen (in irgend einer Anschauung) zum Behuf des Begriffs eines Objects überhaupt aussagen, und die a priori aller Erkenntniß desselben zum Grunde liegen; und da diese nun blos das Denken eines Gegenstandes überhaupt betreffen, ob nicht auch zu einer solchen synthetischen Erkenntniß die Art, wie derselbe gegeben werden müsse, nämlich eine Form seiner Anschauung, eben so wohl a priori vorausgesetzt werde; da denn die darauf gerichtete Aufmerksamkeit jene logische Unterscheidung, die sonst keinen Nutzen haben kann, unverfehlbar in eine transscendentale Aufgabe würde verwandelt haben. »

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catégories, si l’on peut dire, en somme par ce qui est seul capable de donner un objet. On comprend mieux, dès lors, pourquoi Cohen, après avoir donné la primauté aux catégories par rapport aux formes pures, veut prouver que les principes précèdent les catégories dans l’ordre de découverte. Ce que doit fonder la Logique, et plus précisément l’Analytique, ce sont les jugements d’expérience et non de perception, c’est-­à-­dire les jugements scientifiques. Le jugement d’expérience doit être autre chose que ce que Hume en dit, à savoir une association de divers jugements de perception, car il doit avoir une validité à la fois objective et a priori. Même si on admet la thèse selon laquelle l’esprit généralise la causalité à partir des diverses successions auxquelles il assiste par expérience, demeure tout à fait obscur comment cet esprit tire de ce qui appartient à un autre ordre la généralité elle-même. L’habitude ne donne pas le concept, ou si elle le fait, c’est mystérieux. L’opposition de Kant à Hume est fondatrice, pour Cohen ; par conséquent elle rend raison de la préséance des principes sur les catégories : c’est toujours en vue de l’expérience possible que Kant pense, et qu’il pose la nécessité des catégories. Le principe est premier en ce sens là : c’est le point de vue des principes qui fonde l’unité de l’expérience. Pour la même raison («  transcendantale  »), seuls les principes peuvent vraiment contrer les aspirations psychologiques de décrire les facultés de l’entendement, et seuls les principes donnent leur justification aux catégories. La déduction de ces dernières doit être pleinement « transcendantale ». « Transcendantal » veut dire : qui trouve sa justification dans l’objectivité, et pour Cohen dans l’objet scientifique. Si le « transcendantal » est central pour Cohen, il ne l’est que dans l’horizon de la science57. Mais du même coup, la quantité, la qualité, la relation et la modalité sont obtenus par le moyen du rapport à l’objet : pour obtenir les catégories, il faut anticiper les synthèses qu’elles rendent possibles, et donc l’objet. Comme l’écrit Béatrice Longuenesse, « [Cohen] s’emploie à expliquer et justifier la sélection qu’a faite Kant de ses formes logiques en les mettant en rapport avec chacune des catégories correspondantes et son rôle dans la constitution de l’expérience »58. Et ultimement, ce sont bien les principes qui donnent son fil conducteur à la déduction kantienne des catégories, qui gouvernent donc la découverte de ces catégories : « C’est à partir de la signification synthétique de la conscience (aus dieser synthetischen Bedeutung der Einheit des Bewusstseins), et donc, implicitement, à partir du point de vue des principes (aus dem Gesichtspunkt der Grundsätze), que Kant justifie les écarts, qu’il estime nécessaires, par rapport à la technique habituelle59. » S’ensuit la démonstration de cette préséance méthodologique des principes, c’est-à-dire cette préséance  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 270 ; trad. cit., p. 296 : « Etant donné que Kant a fait du concept de transcendantal l’objet et le centre de sa philosophie, il ne pouvait esquiver cette question. Pour cette raison, on peut comprendre également que, dans ce contexte, il ait introduit ce concept capital et qui lui est propre, en insistant une nouvelle fois dessus, comme s’il n’en avait jamais été question tout au long de l’Esthétique. » 58  Béatrice Longuenesse, « Les concepts a priori kantiens et leur destin », art. cit. Cf. Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 272-273. 59  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 273 ; trad. cit., p. 299. 57

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des jugements d’expérience (des jugements scientifiques, donc) dans l’élaboration de l’Analytique. L’on trouve par exemple une réflexion sur la forme logique de la causalité, tout à fait paradigmatique de la démarche méthodologico-transcendantale de Cohen. Il s’agit de la « conséquence », qui déploie la condition de relation en déterminant un rapport, mais alors seulement sur le plan logique. Ici, le « si, alors » n’est en aucun cas une détermination psychologique d’un « quand, alors », mais il a une valeur objective, mais plus fondamentalement une valeur objective et scientifique. Pour Cohen, c’est la raison pour laquelle Kant a nommé cette catégorie « causalité », et non pas « conséquence » – pour faire signe vers son rôle dans les jugements de la science. Du coup, cause et effet trouvent abri dans l’unité de la conscience, sont préservés de l’empirique, et peuvent trouver une application scientifique. La forme du jugement rend raison de la catégorie, mais c’est toujours en direction du jugement scientifique qui utilise telle catégorie que la démonstration est conduite. L’établissement de la table des jugements et des catégories est donc précédé, méthodologiquement, par la découverte des principes qui doivent nécessairement être pensés pour que l’on découvre à partir d’eux les catégories – alors même que le texte de la CRP semble dire que l’on a besoin des formes de jugement et des catégories pour poser la nécessité des principes. Cohen renverse l’ordre de l’exposition (c’est sans doute là la marque même de l’ensemble de son interprétation) afin de montrer que le jugement scientifique donne en quelque sorte son canon aux formes du jugement qui correspondent aux catégories. Un passage est encore parfaitement net sur ce point, à propos du rôle de la déduction transcendantale : « Les catégories, qui doivent faire leur preuve (sich bewähren sollen) à titre de formes de l’expérience, se trouvent désormais dans les espèces de jugement, c’est-à-dire dans les espèces du procédé de la pensée avec lequel opère la science mathématique de la nature60. » On ne sera pas étonné, du même coup, que la déduction transcendantale donne ses orientations à la déduction métaphysique, pour une large part afin d’éviter l’accusation selon laquelle Kant n’aurait pas découvert l’a priori a priori. C’est pourquoi d’ailleurs Cohen privilégie le chapitre de la Déduction de la seconde édition : la seconde édition corrige ce qu’il y avait encore de psychologique dans la première en affrontant ce que cette dernière n’approfondissait pas, le « Je ». Avec le « Je », pour Cohen, c’est l’objectivation possible de l’objet à partir des catégories qui est véritablement démontrée, et partant l’application possible des catégories dans un jugement scientifique qui est acquise. L’étude du « Je » ne nous conduit pas jusqu’au psychologisme, mais au contraire nous prévient de son risque en mettant au cœur de la Déduction l’objectivité, c’est-à-dire l’objectivité scientifique. En effet, mais cela est visible dès la première édition, la synthèse de la recognition dans le concept implique le fondement de l’aperception transcendantale, non pas comme fait psychologique, mais comme preuve de « cet état de choses fondamental de la conscience consistant dans le fait que nous objectivons le contenu du sens interne, que nous le façonnons (gestalten) comme objet de la représentation et

60

 Ibid., p. 292 ; trad. cit., p. 316.

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de la connaissance »61. Autrement dit, l’intérêt de l’aperception est là encore méthodologique : elle indique la nécessité de l’objectivation pour la connaissance, et donc la nécessité de penser les principes adéquats en vue de cette objectivation. La condition subjective est bien la condition de possibilité de l’objet, et le sujet n’a de sens qu’en vue de cet objet. Comme l’écrit plus radicalement encore Cohen, « l’objet trouve donc son ultime fondement dans cette aperception (also hat der Gegenstand seinen letzten Grund in ihr) », ce qui veut dire que toute connaissance d’objet (donc toute connaissance) « se fonde » (grundet sich) dans l’aperception transcendantale. Même une analyse seulement psychologique dévoilerait en fait cette fondation de l’objectivité, et ne pourrait donc pas s’en tenir au seul fait psychologique. La conscience de soi advient par le concept en acte, le concept qui rend possible l’objectivité. La conscience de soi trouve donc elle aussi sa légitimation dans l’objectivité qu’elle fonde. On pourrait presque dire, de ce point de vue, que ce n’est pas tant le « Je » qui fonde l’objectivité que l’objectivité qui fonde le « Je ». On comprend bien où cela conduit : « L’aperception transcendantale, avec les moyens dont elle dispose, les catégories, institue l’affinité transcendantale des phénomènes dans laquelle nous saisissons la nature (die transzendentale Apperception mit ihrem Hebeln, den Kategorieen stiftet die transzendentale Affinität der Erscheinungen, in welcher wir die Natur begreifen)62. » Et Cohen ajoute que « la nature ne peut devenir expérience que pour autant qu’elle acquiert une unité dans l’aperception transcendantale (die Natur nur soweit Erfahrung werden kann, als sie in der transzendentalen Apperception (…) Einheit gewinnt) », et que « la nature se règle sur notre fondement a priori qu’est l’aperception »63. La nature, c’est-à-dire l’objet de la science physique  ! L’aperception transcendantale n’a donc de sens (méthodologique ?) que si son rôle est de fonder la possibilité de la science physique. C’est pourquoi la conscience de soi n’est pas fondatrice de l’objectivité au sens d’un idéalisme. Ce que veut dire Kant selon Cohen, c’est que l’aperception est (dans l’économie de la CRP) en vue de l’objectivité, ouverte constitutivement à cette objectivité. Mais que faire de la synthèse qui produit l’unité du divers de nos représentations, à savoir la synthèse productrice de l’imagination ? Là est la grande maladresse de la première édition selon Cohen. Ce sera sa force pour Heidegger. Pour Cohen, en effet, avec la faculté de l’imagination, il y a le risque d’une interprétation idéaliste/ subjective, qui croirait qu’on peut se passer de la donation de la matière, du divers du phénomène, et que la sensibilité, toute seule, peut produire ce divers. Risque d’autant plus accentué que Kant ne précise pas à quelle faculté appartient cette imagination, et qu’on a tôt fait de la rapporter à la sensibilité coupée de l’entendement, ce qui augmente encore les risques d’une interprétation idéaliste. C’est pourquoi Cohen propose sans hésiter qu’on rapporte la faculté d’imagination non pas à la sensibilité, mais à l’entendement seul à partir de tel passage de la première édition : « Die Einheit der Apperception in Beziehung auf die Synthesis der Einblindungskraft  Ibid., p. 307 ; trad. cit., p. 328.  Ibid., p. 308 ; trad. cit., p. 329. 63  Ibid. 61 62

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ist der Verstand (l’unité de l’aperception en rapport à la synthèse de la faculté d’imaginer est l’entendement)64.  » Ce passage dit clairement le privilège de l’entendement, même si peu après Kant souligne bien que l’imagination est en rapport étroit avec l’intuition, ce que Cohen rejette massivement. Même dans A (ce sera plus net en B), le privilège de l’entendement est marqué selon Cohen. L’enjeu est donc celui de la relation de l’aperception aux catégories, dans l’entendement, et non pas la relation à la sensibilité – sans quoi « s’aggrave le soupçon selon lequel l’entendement, relativement à l’image qu’il lui faut produire, pourrait remplacer l’intuition et s’ériger en “intuition intellectuelle” », alors que « cette productivité se rapporte simplement à l’entendement et à ses unités, les catégories »65. Il ne s’agit donc pas du tout d’une sensibilisation de l’entendement ni d’ailleurs d’une intellectualisation de la sensibilité, mais simplement d’une façon de donner plus d’intensité et de pouvoir synthétique aux concepts en les rapportant au sensible, à l’image, une façon de « donner vie au concept »66, et c’est à partir du concept ainsi pensé qu’on peut comprendre comment sensibilité et entendement peuvent collaborer. Tel texte de A joue alors un rôle capital pour la lecture de Cohen : C’est sur [les catégories] que se fonde toute unité formelle dans la synthèse de l’imagination, et, par l’intermédiaire de cette unité, aussi celle de tout usage empirique de l’imagination (auf ihnen gründet sich also alle formale Einheit in der Synthesis der Einbildungskraft und vermittelst dieser auch alles empirischen Gebrauchs derselben)67…

Si la faculté productrice de l’imagination est le moyen pour Kant de relier sensibilité et entendement, c’est pour ainsi dire sur l’initiative de l’entendement qui a alors une préséance, pour une raison simple : la faculté de l’imagination et partant l’aperception n’ont de sens qu’en vue de l’objectivité selon Cohen. C’est toujours l’objectivité que vise Kant, même quand les accents de A sont psychologiques, voire subjectivistes – et Cohen d’insister sur la curieuse expression de A123 : « Die objective Einheit alles (empirischen) Bewußtseins in einem Bewußtsein68…  », le mot essentiel étant l’adjectif « objective ». L’unité obtenue grâce à la synthèse de l’imagination n’est pas l’unité du sujet transcendantal, de la conscience devenant enfin conscience de soi-même, mais elle est l’unité en vue de l’objet, et ultimement (mais c’est le plus important) en vue de l’unité de l’objet scientifique. Si conscience de soi il y a, c’est parce qu’il y a cette objectivité possible de l’unité. La seconde édition corrige en fait les impressions de psychologisme que laisse la première. Elle corrige aussi et surtout la possibilité laissée ouverte d’une fondation de l’imagination dans la sensibilité : « En effet, en elle-même, la synthèse de l’imagination, bien qu’exercée a priori, est cependant toujours sensible, puisqu’elle relie le divers seulement comme il apparaît dans l’intuition, par exemple la figure d’un triangle (obgleich a priori ausgeübt, dennoch jederzeit sinnlich, weil sie das  Ak. IV, p. 88 (A119).  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 309 ; trad. cit., p. 331. 66  Ibid., p. 312. 67  Ak. IV, p. 92 (A125). 68  Ibid., p. 90 (A123). 64 65

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Mannigfaltige nur so verbindet, wie es in der Anschauung erscheint…)69.  » En somme, la première édition hésite entre sensibilité et entendement, et risque de favoriser des interprétations qui privilégient la première par rapport au second. Pour Cohen, c’est parce que la signification de l’aperception n’est pas encore claire pour Kant : elle est à la fois unité des catégories et conscience de soi, fonction transcendantale et psychologie. Cohen reproche donc à Kant ses imprécisions. Par exemple, après la phrase : « Cependant, l’unité de l’aperception est le fondement transcendantal de la légalité nécessaire de tous les phénomènes dans l’expérience (die Einheit der Apperception aber ist der transscendentale Grund der nothwendigen Gesetzmäßigkeit aller Erscheinungen in einer Erfahrung)70 », Kant « devrait donc ajouter : et l’accomplissement de cette légalité se produit dans les catégories ou les principes synthétiques, à titre d’unités de l’aperception (und die Vollziehung dieser Gesetzmässigkeit erfolgt in den Kategorien oder Grundsätzen als den Einheiten der Apperception) » ! Si Kant n’avait pas récrit A, Hermann Cohen s’en serait chargé... Kant aurait dû insister plus qu’il ne le fit sur le fait que l’aperception ne consiste que dans les catégories, et c’est pourquoi il a modifié sa position dans B. C’est ainsi qu’il faut aussi comprendre : « Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations (das : Ich denke, muß alle meine Vorstellungen begleiten können) »71, qui répond à la fin de la célèbre note de A : « la possibilité de la forme logique de toute connaissance repose nécessairement sur la relation à cette aperception à titre de pouvoir (die Möglichkeit der logischen Form alles Erkenntnisses beruht nothwendig auf dem Verhältniß zu dieser Apperception als einem Vermögen) »72. Dans les deux cas, il s’agit d’un pouvoir (können/Vermögen), et ce pouvoir doit être entendu à partir de la note de A, à partir de l’importance de la « forme logique de toute connaissance » : il n’est pas question de l’effectivité du Je transcendantal, de sa réalité phénoménale, pour ainsi dire, mais de sa fonction au sein de la synthèse du divers des représentations – et sans cette synthèse, le Je transcendantal s’évanouit. C’est en ce sens qu’il est transcendantal (et on aura compris que pour Cohen, lorsque le mot « transcendantal » est employé, c’est souvent pour assigner à ce qui est ainsi qualifié une fonction quasi méthodologique). La proposition selon laquelle « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations  » a donc un tel sens fondationnel pour l’entendement, et l’aperception est identique, dit Cohen, à l’entendement73. C’est cela qu’a voulu intensifier la réécriture de B : « C’est dans le rapport à l’aperception, à titre d’expression générale des lois, que se trouve la possibilité de toute conscience scientifique, objective74. » Il n’y a donc aucune intuition du « Je pense » par lui-même, et ce n’est pas du tout ce qu’a voulu dire Kant. Il a voulu trouver un fondement formel de l’objectivité, c’est-à-dire  Ibid., p. 91 (A124).  Ibid., p. 93 (A127). 71  Ak. III, p. 108 (B131). 72  Ak. IV, p. 87 (A117). 73  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 319 : « Damit ist die Apperception mit dem Verstande identisch erklärt. » 74  Ibid. 69 70

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de l’objectivité scientifique (et il est significatif, de ce point de vue, que Cohen fasse suivre d’abord au nom « conscience » l’adjectif « scientifique », juste avant l’adjectif « objective », dans le texte qu’on vient de citer). À cet endroit, il rappelle d’ailleurs que l’intuition pure est une «  abstraction méthodologique  »75, mais on se demande si ce n’est pas en fait ce qu’il pense également du « Je pense ». C’est tout de même un peu plus complexe pour Cohen, car si le « Je pense » n’est pas l’objet d’une intuition et n’est donc rien d’intuitionné, il n’en demeure pas moins qu’il déploie un acte, comme l’enseigne, de façon un peu détournée il est vrai, tel passage du §17 de l’Analytique : Mais, pour connaître quelque chose dans l’espace, par exemple une ligne, il faut que je la tire, et qu’ainsi j’opère synthétiquement une liaison déterminée du divers donné, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même temps l’unité de la conscience (dans un concept d’une ligne), et que par là un objet (un espace déterminé) soit d’abord connu (um aber irgend etwas im Raume zu erkennen, z. B. eine Linie, muß ich sie ziehen und also eine bestimmte Verbindung des gegebenen Mannigfaltigen synthetisch zu Stande bringen, so daß die Einheit dieser Handlung zugleich die Einheit des Bewußtseins (im Begriffe einer Linie) ist, und dadurch allererst ein Object (ein bestimmter Raum) erkannt wird)76.

C’est dans ce texte de la deuxième édition que Cohen voit le « phénomène » du « Je transcendantal » (mais il ne l’appellerait assurément pas « phénomène »). Kant dit à partir de l’exemple du tracé de la ligne en géométrie qu’une synthèse et donc une unité a lieu pour que j’unifie avec ce moyen de connaissance le divers qui m’est d’abord donné. Ce qui est frappant, c’est la forme : « … so daß die Einheit dieser Handlung zugleich die Einheit des Bewußtseins », la conscience s’unifiant en mobilisant le concept de ligne. Cohen comprend cette proposition ainsi : « Le Je n’est donc nullement une substance qui serait un pouvoir productif particulier, mais il se résout au contraire en un acte dans lequel il naît et dans lequel il consiste (das Ich ist demnach so wenig eine als besonderes producirendes Vermögen gedachte Substanz, dass es vielmehr in eine Handlung afgelöst wird, in welcher es entstehe, ja welche es sei)77. » Le « Je » n’est pas une substance que l’on pourrait percevoir ou intuitionner, il n’est pas un quelque chose comme un objet à partir de quoi l’activité peut avoir lieu, mais il est l’activité elle-même, l’acte de synthèse appliqué à un objet qui l’auto-constitue. Le « Je » est ainsi identique aux actes qu’il accomplit, il est ces actes mêmes, l’un après l’autre. Mais Cohen n’est pas phénoménologue, et cette activité est celle de la conscience mobilisant des concepts scientifiques, comme l’indique l’exemple de Kant : la ligne est subsumée sous le concept de grandeur, et la synthèse accomplie par le géomètre repose sur ce concept de grandeur qui contient la ligne. L’activité est donc l’activité du concept pour Cohen, la façon dont l’entendement parvient à subsumer la ligne sous le concept de grandeur, la façon donc dont l’entendement pratique le concept de grandeur. L’imagination est donc, dans la seconde édition, directement rapportée au concept, puisque c’est du concept qu’il s’agit de faire usage lorsqu’on produit des jugements scientifiques. En tirant une  Ibid., p. 320.  Ak. III, p. 112 (B137-138). 77  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 323 ; trad. cit., p. 342. 75 76

La réponse de Heidegger par le schématisme comme source des deux souches de l…

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ligne, dit Cohen, j’unifie le divers sous le concept de grandeur, et ainsi j’accomplis l’unité de l’aperception. Nous nous étonnions à l’instant de la mention incidente de Cohen du fait que les formes pures sont des « intuitions méthodologiques », et nous nous demandions si cela ne devait pas être rapproché du « Je transcendantal ». Cohen lui-même le fait, d’une bien étrange façon (et il avoue d’ailleurs que Kant ne dit pas expressément cela…) : « De même que l’espace est la forme de l’intuition externe et le temps celle de l’intuition interne, l’aperception transcendantale est d’abord la forme des catégories78… » Cohen refuse ainsi le plus radicalement du monde la possibilité pour le fondement qu’est le « Je » d’être une conscience de soi singulière, une « personne individuelle »79. Il devient, au même titre que l’espace et le temps, une abstraction méthodologique, ce que l’on doit penser pour obtenir l’unité à l’œuvre dans les jugements scientifiques. C’est à ce qu’il semble le sens de « transcendantal » que retient Cohen à partir du pas selon lui gagné de la seconde édition : le sens de fondement en tant qu’abstraction méthodologique.

 a réponse de Heidegger par le schématisme comme source L des deux souches de la connaissance Si l’on résumait l’interprétation heideggérienne de l’Analytique, l’on dirait qu’elle est très exactement le contraire de l’interprétation qu’en donne Hermann Cohen. Le contraire veut donc aussi dire qu’il y a un point d’accord sur un fait qui est compris de façon opposée : la table des catégories est transcendantale, dit Heidegger, c’est-­ à-­dire qu’elle ne dévoile pas seulement et d’abord des lois logiques, mais d’abord une « fonction d’union rapportée à l’objet, (…) s’il est vrai que toute pensée est essentiellement relation d’objet  »80. Toute la question est alors ce que Heidegger entend par « objet ». Déjà, pour Heidegger, la logique générale, qui n’est pas encore la logique transcendantale, est en vue de l’objet : « La pensée attend, par essence elle s’ouvre à un déterminable qu’elle-même  – la pensée  – doit conceptuellement déterminer (das Denken wartet, seinem Wesen nach gewärtig eines irgendwie Bestimmbaren, das es – das Denken – begrifflich bestimmen soll)81. » Du coup, même la pensée considérée formellement est en attente de l’objet, en vue de l’objet, son essence est d’être ouverte à l’objet, mais ce qui lui manque est la chose suivante : La logique transcendantale trouve devant elle un divers de la sensibilité a priori, que l’esthétique transcendantale lui présente, pour donner aux concepts de l’entendement une matière sans laquelle elle serait sans aucun contenu, donc complètement vide (hat die transscendentale Logik ein Mannigfaltiges der Sinnlichkeit a priori vor sich liegen, welches  Ibid., p. 325.  Ibid. 80  GA 25, p. 262. 81  Ibid., p. 267. 78 79

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die transscendentale Ästhetik ihr darbietet, um zu den reinen Verstandesbegriffen einen Stoff zu geben, ohne den sie ohne allen Inhalt, mithin völlig leer sein würde)82.

L’insistance de Heidegger sur ce passage indique que ce qui sera le problème fondamental de son analyse de l’Analytique ne sera pas les concepts, mais leur rapport à l’intuition décrite dans l’Esthétique – en d’autres termes, le problème du lien entre l’Analytique et l’Esthétique, qui ne se posait pas du tout chez Cohen. Ainsi : « La Logique transcendantale traite d’une pensée déterminée, c’est-à-dire de la pensée rapportée a priori à l’objet, qui, comme telle et par essence (…) doit nécessairement être rapportée à de l’intuition pure, au divers pur de l’espace et du temps, lesquels sont représentés donnés comme grandeurs infinies83. » Ainsi donc, l’entendement est dirigé vers un objet si et seulement si l’on comprend comment il peut avoir affaire à ce qui est donné dans l’intuition, relation qui devient le problème fondamental de l’Analytique. L’allusion aux grandeurs infinies données, c’est-à-dire à ce que pourrait contenir de façon autonome les formes pures (cf. supra notre long développement sur ce problème), est une provocation : comment le donné de l’intuition et les concepts de l’entendement peuvent se rencontrer ? L’ « auto-affection », « affection qui touche le Soi, l’esprit, et ne provient pas d’objets empiriques, mais de quelque chose qui est soi-même a priori, c’est-à-dire qui appartienne à l’esprit (die das Selbst, das Gemüt trifft und dabei nicht von empirischen Gegenständen ausgeht, sondern von solchem, was selbst a priori ist, d. h. zum Gemüt gehört)84 », cette auto-affection qu’est l’intuition pure jouera donc un rôle dans l’Analytique. On est à mille lieux de la façon conceptualiste et objectiviste, pour ainsi dire, dont Cohen posait le problème. Heidegger, à l’orée de son interprétation de l’Analytique, évoque la troisième voie entre sensibilité et entendement qui les réconcilierait, fondement externe à l’une et à l’autre mais qui parviendrait à les lier, là où Cohen réduisait frontalement l’Esthétique aux résultats de l’Analytique, et où le schématisme n’est là que pour intensifier ou rendre plus vivant le concept. Pour Heidegger, la synthèse n’est originairement ni dans l’entendement, ni dans la sensibilité, et c’est là tout le problème. C’est pourquoi le schématisme est d’emblée le problème fondamental pour Heidegger, et il doit être pensé comme «  une troisième source fondamentale de l’esprit (eine dritte Grundquelle des Gemüts) »85, « comme si [Kant] ne venait justement pas d’écrire lui-même le premier alinéa de notre section III, et d’y opposer Esthétique et Logique transcendantales  ; comme si la caractérisation des deux souches de la connaissance n’avait jamais existé, Kant, tranquillement, introduit ici une nouvelle source fondamentale (so unbekümmert führt Kant hier eine neue Grundquelle ein)86  ». Nouvelle source que Hermann Cohen n’a jamais été ne

 Ak. III, p. 91 (A77/B102).  GA 25, p. 269 : trad. cit., p. 244. 84  Ibid. 85  Ibid., p. 277. 86  Ibid. 82 83

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serait-ce que près de reconnaître, puisqu’il rapportait cette faculté à l’entendement et à la synthèse par concepts. Telle est la célèbre solution heideggérienne à la célèbre énigme de l’Introduction à la CRP, dans la tradition de Fichte qui faisait également, on l’a vu, de l’imagination la clé de voûte de la Doctrine de la science : « Il semble seulement nécessaire, pour une introduction ou un avant-propos, de remarquer qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement (nur so viel scheint zur Einleitung oder Vorerinnerung nöthig zu sein, daß es zwei Stämme der menschlichen Erkenntniß gebe, die vielleicht aus einer gemeinschaftlichen, aber uns unbekannten Wurzel entspringen, nämlich Sinnlichkeit und Verstand)87. » La violence est grande, chez Heidegger, de nommer ainsi ce que Kant a pris bien soin de laisser anonyme – violence d’autant plus grande qu’elle rompt un anonymat qui avait peut-être le sens de la finitude humaine88. Violence d’une identification déjà opérée par Hegel89, permise selon Heidegger par l’expression qu’utilise Kant pour évoquer l’imagination, « une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurions absolument aucune connaissance, mais dont nous ne prenons que rarement quelque conscience (einer blinden, obgleich unentbehrlichen Function der Seele, ohne die wir überall gar keine Erkenntniß haben würden, der wir uns aber selten nur einmal bewußt sind)  »90. Heidegger, en rapprochant l’expression «  inconnue de nous  » (A15/B29) de «  dont nous ne prenons que rarement conscience  » (A78/B103), savait bien que « Funktion der Seele » a été corrigé par Kant, dans son exemplaire personnel de la première édition, par « Funktion des Verstandes », correction qui semble aller contre son interprétation, et dans le sens de celle de Cohen : si le texte de A et B semble impliquer ici que l’imagination n’est pas de l’ordre du seul entendement, mais appartient au domaine de l’âme tout entière, c’est-à-dire aussi bien la sensibilité dont elle possède les formes, la correction de Kant semble rétablir l’inscription de l’imagination dans l’entendement91. Heidegger, bientôt, reprochera à la  Ak. III, p.  46 (A15/B29). Sur les origines wolffiennes d’une telle affirmation, voir Mathieu Haussemer, « Distinction sensible et confusion intellectuelle : comment Kant élabore contre Wolff la problématique des sources de la connaissance », dans Sophie Grapotte et Tinca Prunea-Bretonnet (éd.), Kant et Wolff. Héritages et ruptures, op. cit., p. 71-85. 88  Si l’on suit le commentaire de Robert Theis, La Raison et son Dieu. Étude sur la théologie kantienne, Paris, Vrin, 2012, p. 162, qui souligne qu’un tel programme vise « à inscrire la démarche de la connaissance humaine dans ce qui en constitue la marque la plus fondamentale, à savoir sa finitude… » 89  Cf. André Stanguennec, Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985, p. 108. 90  Ak. III, p. 91 (A78/B103). 91  Sur l’annotation manuscrite de Kant, voir les remarques de Heiner F. Klemme, Kants Philosophie des Subjekts. Systematische und entwicklungsgeschichtliche Untersuchungen zum Verhältnis von Selbstbewusstsein und Selbsterkenntnis, Hamburg, Meiner, 1996, p.  154-155. Voir également Stephan Otto qui tire de cette correction une interprétation intellectualiste, Die Wiederholung und die Bilder. Zur Philosophie des Erinnerungsbewusstseins, Hamburg, Meiner, 2007, p. 87-88, ainsi qu’Alberto Rosales, Sein und Subjektivität bei Kant. Zum subjektiven Ursprung der Kategorien, Berlin/New York, De Gruyter, 2000, p. 107. Cette correction a été commentée par de très nombreux autres commentateurs, le plus souvent dans le sens intellectualiste, contre Heidegger donc. 87

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seconde édition, qui a pourtant écrit elle aussi « Funktion der Seele », d’avoir en fait pensé « Funktion des Verstandes », en s’éloignant ainsi de la percée de la première édition… Cette annotation sur la première édition de Kant semble de ce point de vue lui donner raison, au sens où Kant eût effectivement reculé devant une conception non intellectualiste de l’imagination que la première édition pouvait contenir. Mais Heidegger va contre la Selbstinterpretation kantienne ! Assurément, en tout cas, lorsqu’il écrit dans le cours : « Or Kant, dans notre troisième alinéa, n’introduit pas seulement l’imagination comme fonction spéciale de l’âme, de l’esprit, il la différencie en outre expressément de l’entendement, de telle sorte qu’il n’est plus possible de soupçonner encore un seul instant que l’action de la synthèse, comme action spontanée, jaillirait quand même de (…) l’entendement92. » Comment ne pas voir que l’adversaire est ici Cohen, qui défendait (nous l’avons vu) très précisément la thèse contraire, en rattachant l’imagination à l’activité de l’entendement, et de l’entendement seul ? De façon surprenante, Heidegger est ici le plus mesuré. Cohen, en effet, défend une position intellectualiste très forte, où c’est l’entendement qui seul peut être le lieu de l’imagination, c’est-à-dire ce qui donne aux concepts leur effectivité objective/scientifique. Heidegger, en revanche, ne place pas l’imagination dans la sensibilité, mais à un niveau originaire qui permet d’unir, dans une synthèse fondatrice, sensibilité et entendement. Pour une fois, c’est Heidegger qui est dans le compromis ! Le sens de cette opposition avec Cohen signifie ceci. Heidegger et Cohen sont d’accord pour mettre l’accent sur la Déduction transcendantale, et plus largement sur la primauté du transcendantal par rapport au formalo-logique dans l’Analytique – la Logique transcendantale n’étant pas une logique formelle ni une logique générale. Ils insistent tous deux sur le fait que les formes logiques du jugement ne précèdent absolument pas les catégories puis les principes  : au contraire, pour Cohen puis pour Heidegger, ce sont les principes, c’est-à-dire les catégories schématisées, qui donnent leur validité aux catégories qui ne trouvent avec les formes logiques du jugement qu’une justification formelle, mais non pas transcendantale. Pour Cohen, cela veut dire que le seul et unique but de la Logique est l’objectivité scientifique, c’est-à-dire la connaissance scientifique, à l’aune de laquelle les catégories trouvent leur effectivité, c’est-à-dire leur légitimité. C’est donc l’objet scientifique qui doit être ultimement synthétisé par l’entendement. Pour Heidegger, le transcendantal a un tout autre sens : il veut dire la reconduction des deux souches de la connaissance à un fondement originaire qui les réunit et donc les précède (il s’agit ainsi d’une conception particulière de l’imagination transcendantale comme fondement). Chez Heidegger, le transcendantal c’est le fondement. L’un vise l’objet, l’autre le fondement  – mais ce fondement n’est assurément pas formel, puisque Les annotations manuscrites de Kant sur son exemplaire de la CRP sont reproduites dans l’édition de Raymond Schmidt, Hamburg, Meiner, 1926. Quant à Heidegger lui-même, son commentaire mérite assurément d’être cité in extenso (GA 25, p. 281) : « Mais faisons d’abord abstraction de cette retouche et tenons-nous-en à la première version, que n’ont pas encore altérée les réflexions et les notes tardives de Kant »… 92  GA 25, p. 279 ; trad. cit., p. 252.

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Heidegger insiste sur la proximité voire l’identité (nous y revenons plus bas) entre l’imagination et l’intuition interne, le temps. C’est au fond une manière pour Heidegger de reconduire le texte kantien à la préoccupation qui est la sienne depuis Être et temps, fonder dans la temporalité le rapport au monde, dans le fondement le plus originaire possible. C’est ce qu’il appelle « ontologie », ontologie naturellement fondamentale, et il faut donc éclairer le caractère ontologique (c’est-à-dire transcendantal) des catégories, dans un tout autre sens (dans le sens précisément inverse) que celui de Cohen. Tout cela est résumé par cette formule du cours : « La pensée est en elle-même rapportée à l’intuition et que c’est pour cela qu’elle est rapportée à l’objet (das Denken in sich selbst anschauungsbezogen und daher gegenstandsbezogen ist)93. » Autrement dit, le caractère transcendantal des catégories n’est attesté que si l’analyse entreprend d’investir la souche commune à l’entendement et à la sensibilité. Les catégories sont des catégories d’objet si et seulement si elles sont fondées dans la synthèse de l’imagination qui a lieu dans le temps. Il faut donc poser, selon Heidegger, que les concepts sont fondés dans l’intuition pure du temps, ce qui est plus fondamental que le fait que les concepts sont reliés à l’objet. C’est en montrant comment les concepts sont fondés dans le temps que l’on peut prouver qu’ils peuvent avoir un rapport à l’objet. L’intuition pure du temps joue donc, conformément à cette position, un rôle fondamental pour la Déduction et plus largement pour l’Analytique. Ce qui veut encore dire autre chose : c’est à partir de la transcendance qui est la sienne (c’est-à-dire son ouverture à l’objet) que le Dasein est capable de faire retour sur son soi-même. Mais Kant n’est pas allé jusqu’à penser cela, accaparé par la question « quid juris ? », qui en définitive est une question qui examine ce qui doit valoir pour qu’un objet puisse être objet, c’est-à-dire objet d’expérience – la question de la « validité objective » (objektive Gültigkeit)94. L’intervention de la validité, ici, est une prise de distance de Heidegger par rapport à Kant. Il y a, selon Heidegger, une tentation d’interpréter la question «  quid juris  ?  » en termes de valeur, c’est-à-dire au bout du compte en termes formels. En insistant plus qu’il ne faut sur le «  Sollen  », l’on risque fort de s’éloigner de la conceptualité pré-­ phénoménologique qui selon Heidegger est déjà celle de Kant, et du même coup de s’exprimer en termes purement méthodologiques comme Cohen. L’imagination est pour Heidegger le moyen de sortir d’une compréhension trop étroite du Sollen, et de lui donner quelque chose comme une épaisseur phénoménologique. Plus précisément, c’est la synthèse de la recognition dans le concept qui lui permet de le faire, que Heidegger rapproche assurément d’une pré-herméneutique, de façon assez singulière. En effet, il prend l’exemple d’une craie laissée dans une salle de classe. Je m’en éloigne, et j’y reviens, une craie s’y trouve encore. Est-ce la même ? l’appréhension et la reproduction nous permettent d’en faire l’hypothèse, mais non pas de l’attester, car la craie peut être reconnue et expérimentée, elle n’en est pas pour autant maintenue en tant que la même craie, identifiée comme telle par-delà ce que j’en ai gardé 93 94

 Ibid., p. 312.  Ibid., p. 314.

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des perceptions passées. C’est la synthèse de la recognition qui permet une « expérience cohérente et close », et qui empêche « un divers sans fin, non dominable du regard », une chose qu’on ne parviendrait pas du tout à identifier comme étant la même95. On devine ici aisément ce qui fait le prix de la recognition pour Heidegger – le fait qu’elle est tournée vers l’avenir. C’est en effet ici que l’interprétation de Heidegger devient à proprement parler herméneutique : Cet étant offert dans l’appréhension se montre toujours lui-même déjà sur l’arrière-fond de quelque chose qui flotte tout d’abord devant nos yeux (zeigt sich selbst jeweils schon auf dem Hintergrund von solchem, was zuvor uns vorschwebt). Factuellement (faktisch) et essentiellement, nous ne commençons jamais par l’appréhension pure et simple de quelque chose de présent comme si auparavant rien n’était donné. Nous ne commençons jamais par un maintenant (mit einem Jetzt), mais lorsque nous commençons (sondern beginnend), c’est-à-dire appréhendons, il flotte déjà devant nos yeux un certain contexte unitaire de l’étant (schwebtund schon ein irgendwie einheitlicher Zusammenhang von Seiendem vor), sans que nous soyons conceptuellement au clair sur son caractère unitaire. (…) L’identification fait toujours déjà usage de quelque chose qui est prédonné et où elle s’engage pour identifier (die Identifizierung macht immer schon von solchem gebrauch, das vorgegeben ist und vorhinen sie identifiziert). À la base de toute identification, il y a l’anticipation d’un enchaînement unitaire de l’étant (aller Identifizierung liegt die Vorweghabe eines einheitlichen Zusammenhangs von Seiendem zugrunde)96.

Heidegger fait reposer l’appréhension et la reproduction, en somme présent et passé, sur la recognition – c’est-à-dire le futur ! – qui est déjà au travail en chacun d’eux, puisqu’avant d’être à un étant là-devant, je suis à un contexte qui me permet d’anticiper l’étant que je m’apprête à percevoir. La recognition est une anticipation qui donne un contexte et prédonne du même coup l’étant qui s’apprête à être donné unitairement par le moyen des trois synthèses, mais à partir de la troisième qui est en fait la première, car toujours présupposée par les deux autres. De l’art d’introduire l’herméneutique au cœur du texte kantien par le moyen de la recognition – nous avons vu dans notre deuxième partie comment dès la description de l’Umwelt, Heidegger faisait de l’anticipation le moteur de la perception. L’introduction de l’herméneutique dans Kant passe par la recognition, déjà en œuvre dans l’appréhension et la reproduction, puisque c’est dans un horizon unitaire, et donc de totalité pré-donnée, avant sa donation effective, que je peux percevoir un objet en tant qu’un objet. L’hénologie est donc ici la raison d’être de la recognition comme herméneutique. En appréhendant et en reproduisant, nous sommes déjà dans une anticipation, dit Heidegger, nous avons déjà l’étant unitairement donné, qui rend possible l’effectivité, la factualité de cette donation de l’objet en tant qu’un. Nous sommes toujours « en attente d’une unité de l’étant »97. Il parle encore d’un « projet anticipateur » (vorwegnehmende Entwurf)98, anticipant un «  tout qui peut être factuellement dévoilé de telle ou telle manière »99. Ou encore, plus loin : « Il est en général besoin  Ibid., p. 363.  Ibid., p. 363-364 ; trad. cit., p. 319. 97  Ibid., p. 364. 98  Ibid. 99  Ibid. 95 96

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d’une possibilité de pré-saisie (Vorgreifen) pour accomplir une action où je puisse voir ensemble ce qui s’offre dans la perspective de cette anticipation même. En apparence nous commençons par ce qui s’offre dans un présent, mais au fond (im Grunde) tout commencement de cette sorte est déjà essentiellement un retour à partir de quelque chose d’anticipé plus ou moins explicitement (ein Zurückkommen von einem schon mehr oder minder ausdrücklich Vorweggenommenen her). (…) Cette anticipation de la totalité régionale, voilà ce qui tout d’abord rend possible l’identification des objets singuliers de cette région100. » C’est bien la description herméneutique d’Être et temps qui est ici à l’œuvre : la perception est d’abord au tout avant d’être à un objet, et cet objet n’est perceptible que sur fond d’un tout qui lui assigne sa place parmi tous les étants. On voit bien à nouveau ce qui sépare Cohen de Heidegger, telle interprétation de Kant de telle autre : pour Cohen, ce que fonde le transcendantal est l’objet scientifique. Pour Heidegger, si c’est en effet un projet fondamental de la CRP, il y va plus largement de la fondation de tout type d’objectivité, et donc aussi bien l’objectivité perceptive, l’objet que nous rencontrons dans notre vie quotidienne. Du même coup, ce qui est central est la temporalité, fondée à partir de l’avenir dès lors que la recognition joue le rôle le plus important pour l’unité des trois synthèses. C’est donc, avant la recognition proprement dite, la temporalité qui est le lieu transcendantal d’où les trois synthèses peuvent agir sur l’objet. Heidegger parle bien d’une « action du sujet » (Handlung des Subjekts)101, action de l’entendement qui synthétise et qui donc unifie. Pour unifier l’objet il faut une action de l’entendement, une action anticipatrice. C’est la même craie que je vois aujourd’hui qui était à la même place hier, mais hier j’espérais déjà la retrouver, j’anticipais sa présence aujourd’hui. Il est clair que Heidegger transcrit en langage kantien (appréhension, reproduction, recognition) la triple ekstase temporelle décrite dans Sein und Zeit, avec le même privilège de l’avenir. Le lieu d’unité de cette ekstase est l’aperception transcendantale, qui elle même repose sur le temps. Ici, l’interprétation heideggérienne de Kant est intégralement commandée par les résultats de Sein und Zeit. Cette temporalité trouve sa manifestation dans l’image pure que Heidegger voit à l’œuvre dans le schématisme. Le cas de la première Analogie de l’expérience est ici particulièrement éclairant pour comprendre comment Heidegger, contre Cohen, comprend le rôle de la temporalité. Commençons avec l’interprétation de Cohen, car l’opposition entre les deux interprétations renseigne très clairement sur les deux orientations fondamentales possibles du criticisme kantien, l’objet scientifique d’une part et le fondement subjectif de l’objectivité d’autre part. Naturellement, le principe dynamique que sont les analogies de l’expérience incline Cohen à accentuer l’importance du thème de la fondation de la science physique, par-delà les mathématiques. Parce que les objets de la physique nécessitent des forces et des lois, ils nécessitent du même coup des principes capables de lier les rapports de mouvement et de force. L’enjeu est de dépasser les mathématiques pures par la science mathématique de la nature, d’obte100 101

 Ibid., p. 366-367 ; trad. cit., p. 322.  Ibid., p. 365.

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nir donc un niveau plus élevé d’objectivité. C’est d’ailleurs là où l’exigence d’unité est la plus grande : on peut certes se représenter de forces singulières, mais non pas comme essences : « Or, dans l’expérience, les perceptions ne se rapportent les unes aux autres, il est vrai, que d’une manière accidentelle, de telle sorte qu’aucune nécessité de leur liaison ne ressort ni ne peut ressortir des perceptions ­elles-­mêmes (nun kommen zwar in der Erfahrung die Wahrnehmungen nur zufälliger Weise zu einander, so daß keine Nothwendigkeit ihrer Verknüpfung aus den Wahrnehmungen selbst erhellt, noch erhellen kann)102 ». La notion de force implique par définition la notion de pluralité, et donc d’unité idéale qui met en relation, en rapport. Il s’agit donc de fonder ce que la physique appelle un « corps » en tant que ce corps « existe », et non pas seulement en tant que possible (ce à quoi s’en tenaient les principes mathématiques – cf. A179/B221 : « il doit en être tout autrement des principes qui doivent se soumettre a priori à des règles l’existence des phénomènes, das Dasein der Erscheinungen »103). La question des analogies est de savoir non pas la grandeur d’une perception, mais « comment elle est nécessairement liée à la première, quant à l’existence », et dans le temps104. Dès lors, « une analogie de l’expérience ne sera donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de l’expérience (…) doit résulter des perceptions, et elle vaudra comme principe des objets (des phénomènes) de manière non constitutive, mais simplement régulatrice (eine Analogie der Erfahrung wird also nur eine Regel sein, nach welcher aus Wahrnehmungen Einheit der Erfahrung (…) entspringen soll, und als Grundsatz von den Gegenständen (den Erscheinungen) nicht constitutiv, sondern bloß regulativ gelten)105. » Ce qui est en jeu est la légitimation transcendantale du rapport des perceptions entre elles, dans le temps, mais non pas de façon subjective (il y a de fait dans ma conscience des perceptions qui ont lieu dans le temps et qui possèdent en outre une certaine unité) ; ce qu’il faut trouver est le principe qui objective l’existence de ces rapports dans le temps, qui explique que « le rapport du divers dans l’existence » est « objectivement dans le temps » (wie es objektiv in der Zeit ist…)106. La temporalité est d’abord «  suspecte  » pour Cohen, car elle risque de faire reconduire le principe à la seule validité subjective – bref, de reconduire au sujet107. Tout l’effort de Cohen est alors de montrer la nécessaire validité objective du principe des analogies, c’est-à-dire sa validité sur le plan de l’existence des phénomènes comme objets, dans la mesure où « les déterminations de l’existence dépendent de  Ak. III, p. 158 (B218).  Ibid., p. 160 (A179/B221). 104  Ibid. (A179/B222). 105  Ibid. (A180/B222-223). Sur les sources leibniziennes et wolffiennes d’une telle thèse, voir François Marty, «  Kant héritier de Leibniz  », dans Robert Theis et Lukas K.  Sosoe (éd.), Les Sources de la philosophie kantienne. XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Vrin, 2005, p. 163 sq. Sur les importantes sources newtoniennes, voir Henri d’Aviau de Ternay, « De la science de la première Critique aux sciences de la troisième Critique  », dans Sophie Grapotte, Mai Lequan et Margit Ruffing (éd.), Kant et la science. La théorie critique et transcendantale de la connaissance, Paris, Vrin, 2011, p. 118 sq. 106  Ak. III, p. 159 (B219). 107  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 440. 102 103

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l’objectivation dans le principe (Objektivirung im Grundsatze) »108. Le temps joue donc un rôle en vue de l’objet, et non pas en tant qu’il se déploie dans le sens interne. Les déterminations de rapport sont unifiées dans la conscience, mais cette conscience n’est que la condition de la régulation par le principe des phénomènes en tant qu’ils doivent être des objets. L’insistance d’entrée de jeu de Kant sur le rôle de l’aperception transcendantale (B220) doit être interprétée dans ce sens : l’aperception joue son rôle unificateur en vue d’un objet scientifique possible dans l’expérience. Ce rôle est, on le sait bien désormais, méthodologique, et seulement cela. Heidegger fera au contraire de B220 et du rôle de l’aperception le cœur des Analogies, contre Cohen. « L’analogie de l’expérience n’est qu’une règle », comme dit Kant dans le passage qu’on a cité un peu longuement à l’instant (B222). Dès lors, l’Analogie de la substance est interprétée en ce sens là. Il est besoin d’une liaison pour le rapport qu’entretient la substance avec le temps, d’un schème pour penser la permanence du réel dans le temps. Les perceptions d’un même objet sont successives, et par conséquent elles se modifient dans le temps ; et pourtant il doit y avoir ici une unité pour que ce soit un seul et même objet qui est perçu, une unité qui laisse intacte le changement, qui consiste même dans le changement tout en demeurant unité. Le rôle du principe est de « fixer la valeur du rapport fondamental entre le permanent et le changement »109, et c’est le schème de la catégorie de la substance qui permet cela, substance en tant que « quelque chose qui demeure », « permanent ». Schème qui n’est pas l’objet ni même d’ailleurs un autre objet, précise Cohen, mais condition de possibilité de l’objet ainsi synthétisé. La permanence n’est donc pas une chose, mais un principe, et du même coup elle n’est pas un simple concept, mais elle est un concept schématisé, c’est-à-dire rapporté au temps. Ce schème n’est pas lui-même représenté, mais il permet la représentation – et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Cohen veut corriger telle expression de Kant  à propos du temps : « c’est seulement en lui, en tant que substrat (à titre de forme permanente du sens interne), que la simultanéité comme la succession peuvent être représentées (vorgestellt werden kann) »110. « …vorgestellt werden » veut en fait dire, selon Cohen, « bestimmt werden », et quand Kant va jusqu’à dire que la substance « représente le temps en général » (die Zeit überhaupt vorstellt)111, là où « le temps ne peut pas être perçu en lui-même (kann die Zeit für sich nicht wahrgenommen werden) »112, il « force les termes », car ce qu’il veut dire est que « le temps est considéré relativement aux objets »113. Autrement dit, Cohen refuse à chaque fois la possibilité d’une représentation du conditionnant, et n’en fait qu’une exigence qui doit valoir pour qu’il y ait quelque chose comme un objet, et en fait un objet scientifique. Heidegger au contraire, on a commencé de le voir avec l’Esthétique, ne refusera pas une telle possibilité. Pour Cohen, donc, le temps ne joue ici qu’en tant  Ibid.  Ibid., p. 442 ; trad. cit., p. 447. 110  Ak. III, p. 162 (A182/B224). 111  Ibid. (A182/B225). 112  Ibid. 113  Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 444. 108 109

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que l’objet est dans le temps et se maintient dans un temps, qu’en tant que l’objet est en corrélation avec un tel temps. La substance, d’ailleurs, est cette corrélation de rapports, et n’est rien que cela. Là est sa valeur transcendantale. Il devient alors pensable qu’une substance ait une grandeur, c’est-à-dire une durée. La qualification mathématique de la substance, c’est cette durée en tant qu’elle est sa grandeur – grandeur qu’il faut également élargir à la grandeur spatiale, extensive, qui fait de la substance un objet qui existe dans l’espace. Le schème de la substance fait donc passer du permanent au quantum invariable qui qualifie l’objet. La physique est une science mathématique de la nature précisément parce qu’elle emprunte aux mathématiques ses schèmes, notamment celui de grandeur, qui ne suffit pas cependant à penser pleinement la substance, qui a trait à la quantité, et qui permet d’atteindre un principe de liaison du divers des phénomènes. Le principe de la substance n’est ainsi qu’un substrat des rapports, sans lequel la physique serait impossible : « si le quantum de la substance corrélative était variable, et si les substances naissaient et disparaissaient, alors l’unité du temps, donc “l’identité du substrat” en tant que “ce qui peut seul représenter l’unité du temps”, et, partant, l’unité de l’expérience, seraient abolies. Sous cet éclairage transcendantal, c’est aussi l’invariabilité du quantum du corrélat de tous les phénomènes qui devient évidente : la constance de la nature est le concept fondamental de l’expérience qui signifie la science mathématique de la nature114. » Le substrat, schématisé, devient le « quantum permanent de la nature ». Dès lors, « nous voyons que la force, en tant que loi de la nature, est une analogie qui repose sur un concept pur, et qui présuppose par conséquent la pensée, cette dernière devant se schématiser dans l’intuition »115. Le schème permet donc la jonction du concept et de l’intuition, ce qui donne ici le quantum, qui n’a d’autre fonction (comme l’indique la fin du texte que nous venons de citer) que de possibiliser la science mathématique de la nature en tant qu’elle est véritablement science de la nature. Le schématisme est donc central dans la CRP, mais il ne l’est que parce qu’il donne enfin à la science ses principes, peu importe au fond ce qu’il est nécessaire de penser avec ces principes pour les possibiliser (aperception transcendantale, intuition pure…). Ce qui compte est l’effectivité de ces principes pour la science, et c’est le fait de cette science, tout comme dans l’Esthétique, qui est l’horizon de tout le schématisme. Le transcendantal veut dire pour Cohen la possibilité de l’objet scientifique. Là où l’interprétation de Cohen va vers l’objet (c’est-à-dire pour lui l’objet scientifique), l’interprétation de Heidegger va vers le sujet (mais non pas un sujet fermé sur lui-même). Le transcendantal n’est pas pour Heidegger la possibilité de l’objet scientifique, mais – nous l’avons déjà dit – le fondement lui-même qui possibilise l’objet en général. Sa lecture de la première Analogie est de ce point de vue aux antipodes de celle de Cohen. L’objectif de Heidegger est de montrer que l’origine du schématisme est dans les phénomènes (aus den Phänomenen)116, ce en quoi il est plutôt d’accord avec Cohen  Ibid., p. 447.  Ibid. 116  GA 3, p. 106. 114 115

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(il suffit de remplacer « phénomène » par « objet scientifique », mais les deux penseurs s’accordent sur le fait que la légitimité des principes n’est pas subjective, mais objective – c’est d’ailleurs là tout le sens du schématisme). Heidegger écrit d’emblée ceci : « Le temps n’est pas un permanent parmi d’autres mais (…) il donne la vue pure (den reinen Anblick) de la permanence en général. En tant qu’il est pareille image pure (vue pure immédiate), il présente la subsistance dans l’intuition pure (als dieses riene Bild (unmittelbarer reiner “Anblick”) stellt sied as Zugrundeliegen in der reinen Anschauung dar)117. » Là où Cohen refusait massivement toute représentation du schème lui-même en tant que tel, Heidegger insiste sur la façon dont le schème (la permanence) se donne comme une « image pure » dans une « vue pure » grâce au temps comme intuition pure, que Cohen laissait d’ailleurs singulièrement de côté dans son commentaire de cette première Analogie. Si ce n’est pas le temps qui est alors représenté pour lui-même, c’est le schème qui l’est, ainsi découvert. Le vocabulaire perceptif et en somme phénoménologique de Heidegger est aux antipodes du fonctionnalisme de Cohen pour lequel temps comme schème ne sont finalement que des fonctions pour l’objectivité scientifique, pour la possibilité de l’expérience (c’est-à-dire de l’objet scientifique). Heidegger renchérit : « ce qui est visé par la notion de substance peut a priori se donner dans le temps une image pure (das in der Notion Substanz Gemeinte kann sich a priori in der Zeit ein reines Bild beschaffen). Par là, l’objectivité (…) devient, dans l’acte d’objectivation, a priori visible et perceptible (a priori erblickbar und vernehmlich) »118. Il y va donc d’un mode d’apparaître du schème qui possibilise la manifestation de l’étant comme invariable dans le temps. Un apparaître conditionne un autre apparaître moins originaire, en somme. Mais Heidegger va plus loin, car il souligne aussitôt que par là-même, le temps doit avoir donné une pure image de lui-même pour qu’il y ait un schème tel que la substance, fondée dans ce temps. Ce que Heidegger appelle aussi «  ouverture  ». Le temps est ainsi perçu comme ce qui s’arrête à l’opposition de l’objet sans l’objet, et donc ce qui manifeste la finitude comme telle : « Le temps ne donne pas seulement à la transcendance une consistance préalable et unifiée, mais, en tant qu’il est ce qui se donne purement (als das rein sich Gebende schlechtin), il lui offre comme un arrêt (bietet sie überhaupt so etwas wie Einhalt). Il rend perceptible (vernehmbar) à l’être fini le “là-contre” (Dawider) de l’objectivité, qui appartient à la finitude de l’acte d’orientation qui accomplit la transcendance (das zur Endlichkeit der transzendierenden Zuwendung gehört)119. » Le premier morceau de cette phrase de conclusion à l’interprétation par Heidegger de la première Analogie souligne bien que le temps n’y est pas seulement une condition que l’on doit poser, mais qu’il est aussi ce qui se donne soi-même purement. Là est la rupture avec Cohen. L’exigence d’intuitivité de la phénoménologie touche le transcendantal, et la première analogie révèle que le temps se donne grâce à la pure image du schème. Le schème manifeste ainsi avec lui, comme pure image, le temps lui-même. Que donne le temps de lui-même, en absence d’objet  ? l’arrêt, la halte, l’absence de  Ibid., p. 107 ; trad. cit., p. 165.  Ibid. 119  Ibid., p. 108. 117 118

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l’objet. La transcendance, c’est-à-dire le mouvement vers l’objet, est arrêté net en son absence, ce qui révèle du même coup ce qu’il y a avant l’objet. Ce qui est perceptible et donc perçu, c’est l’opposition de l’objectivité, le fait qu’il doit y avoir de l’objet, et in fine la finitude de ce mouvement de transcendance qui sans l’objet n’est plus que cette finitude même. Aussi, ce que décrit Kant avec l’Analytique ne doit surtout pas être entendu sur un mode méthodologique. C’est particulièrement frappant lorsque Heidegger explique ce qu’il faut entendre par objet en général dans le cours de 1927/28 : « la connaissance ontologique au sens kantien vise justement de façon intentionnelle cette objectivité même (die ontologische Erkenntnis im Kantischen Sinne intendiert gerade diese Gegenständlichkeit selbst) »120. Autrement dit, ce qu’implique le transcendantal, l’objet en général, donne lieu à un type particulier d’intentionnalité, et n’est pas seulement une exigence de droit pour les concepts d’être remplis par des objets. Le fait que la conscience doit avoir affaire à un objet, un « objet transcendantal = x » qui est évidemment central pour l’interprétation de Cohen, est une certaine visée intentionnelle de cette conscience. Dans la nécessité pour les concepts d’avoir affaire à des objets, dans la primauté de l’objet dans la démarche transcendantale, il y a un rapport intentionnel d’un type particulier. Heidegger explicite ce rapport en ces termes : « [Kant] ne songe pas ici à une résistance ontique (ontischen Widerstand) opposée par un objet devant-la-main déterminé (der von einem bestimmten vorhandenen Gegenstand ausgeht), mais à une résistance apriorique (apriorischen Widerstand) »121. Et voici la conséquence, pour le moins fichtéenne, qui décrit le type d’intentionnalité au fond transcendantale, lorsque la conscience n’est pas à un objet, mais à l’objet en général, lorsqu’elle est face à cet objet en général qui doit remplir les concepts : Du coup, il s’agit d’une résistance résidant dans le sujet, et que le sujet s’oppose à lui-même (damit handelt es sic hum einen Widerstand, der im Subjekt liegt, den das Subjekt sich selbst gibt)122.

Le concept de « résistance », peut-être emprunté à l’usage qu’en fait Max Scheler (cf. notre deuxième partie), est très frappant ici : dans l’éclaircissement par Kant de ce qu’il faut pour qu’il y ait un objet, au sein donc de la question « quid juris ? », il y a une expérience qui est accomplie par le sujet, une visée intentionnelle de la conscience, au risque de tomber dans un psychologisme qui ferait de la conscience transcendantale quelque chose qui vibre et qui a une épaisseur physique. Tout comme dans Être et temps, et dans un esprit profondément fichtéen, une telle expérience est celle du sujet par lui-même, en tant qu’il vise essentiellement des objets, en tant qu’il est de son essence de viser intentionnellement des objets, mais du même coup en tant qu’il demeure en lui-­même, découvrant cette ouverture constitutive qui lui est propre. Cette expérience du sujet par lui même en tant qu’il est visé intentionnelle lui fait éprouver la résistance de l’objet en général, lui fait ressentir le  GA 25, p. 369.  Ibid., p. 370. 122  Ibid. 120 121

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besoin de l’objet qui lui manque puisqu’il fait retour sur lui-même en sortant de l’ontique. Mais dans l’ontologique il y a encore une expérience. On retrouve la conclusion de l’interprétation heideggérienne de l’Esthétique : le transcendantal est le lieu d’une expérience fondatrice qui est bien une expérience à part entière. Le « sujet », que Heidegger nomme tel ici, est le cœur de l’interprétation heideggérienne de Kant. L’imagination transcendantale donne avec la pure image l’auto-affection temporelle. « Je pense la substance », qui est la même chose que le « Je pense », est le moyen pour le temps de s’auto-affecter. Il y a alors une image, une représentation formatrice par l’imagination transcendantale, qui scinde le sujet à l’intérieur de lui-­ même, et provoque une auto-affection. Telle est la thèse de Heidegger sur l’imagination transcendantale. S’il est d’accord avec Cohen pour faire dépendre l’Esthétique de l’Analytique, ce n’est que dans l’horizon du schématisme et surtout, contre Cohen, en vue de l’auto-affection du temps par lui-même. Juste après qu’il a, au §29 du Kantbuch, évoqué l’impossibilité pour les intuitions pures, comme pour les schèmes, d’être intuitionnées par un organe sensible, Heidegger propose un autre sens d’« intuitif ». Cet autre sens précisément, est pratique (insistons : cette pratique est ici l’autre sens de l’intuitivité) : La nécessité, qui s’annonce dans l’opposition de l’objectivité, ne peut être une « contrainte » rencontrée que si elle trouve d’emblée un être libre à son égard. L’essence de l’entendement pur, c’est-à-dire de la raison théorique pure, contient déjà la liberté, si celle-ci équivaut à se placer sous une nécessité qu’on s’est soi-même imposée. L’entendement et la raison ne sont pas libres parce qu’ils ont un caractère de spontanéité, mais parce que cette spontanéité est une spontanéité réceptive pure, c’est-à-dire est imagination transcendantale123.

Voilà donc l’intuition défendue par Heidegger, une intuition pratique, intuition qui produit l’image de notre propre finitude, ou encore attitude de se laisser prendre par la nécessité de l’objectivité. L’imagination transcendantale est la faculté de l’auto-­ intuition ou auto-affection, la faculté qui permet de donner le transcendantal dans une intuition pratique. Ce qui le révèle, c’est une reconduction  étonnante : «  En même temps que s’accomplit la reconduction de l’intuition et de la pensée pure à l’imagination transcendantale, on s’aperçoit que, par cette reconduction, l’imagination transcendantale se manifeste de plus en plus comme une possibilité structurelle de la transcendance, c’est-à-dire comme ce qui rend la transcendance possible, comme l’essence du Soi fini124. » Rückfuhrung, reconduction, mais non pas à une  GA 3, p.  155  : «  Die Notwendigkeit aber, die sich im Entgegenstehen des gegenständlichen Horizontes bekundet, ist als begegende “Nötigung” nur möglich, sofern sie im vorhinein auf ein Freisein fürsie stösst. Im Wesen des reinen Verstandes, d. h. der reinen theoretischen Vernunft, liegt schon Freiheit, sofern diese besagt, sich stellen unter eine selbstgegebene Notwendigkeit. Der Verstand und die Vernunft sind nicht deshalb frei, weil sie den Charakter der Spontaneität haben, sondern weil diese Spontaneität eine rezeptive Spontaneität, d. h. transzendentale Einbildungskraft ist. » 124  Ibid. : « In eins mit der Rückführung der reinen Anschauung und des reinen Denkens auf die transzendentale Einbildungskraft soll aber ersichtlich werden, dass dabei die transzendentale Einbildungskraft mehr und mehr sich als strukturale Möglichkeit, d. h. in ihrer Ermöglichung der Transzendenz als des Wesens des endlichen Selbst, offenbart. » 123

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conscience pure : reconduction jusqu’à une activité, une praxis, celle de l’imagination transcendantale, souche commune à l’entendement et à la sensibilité, vrai fondement qui n’est pas formel, mais qui possède le contenu même de son activité, l’action elle-même de la production de l’image. Cette action est empêchée sans objet, et fait donc l’épreuve de cet empêchement, de cet « arrêt ». L’action est intuition des limites de l’être humain par l’imagination transcendantale. Du coup, l’intuition ainsi gagnée est l’épreuve de la liberté grâce à l’imagination transcendantale : Dans le sujet lui-même, donc, il existe, pour lui et pour ses actions aprioriques comme telles, une liaison qui n’a rien à voir avec une contrainte physique, mais qui s’enracine au contraire justement dans le centre du sujet lui-même, dans sa spontanéité – une liaison qui, de par son essence, est la liberté. Cette liberté est en soi la présupposition de la possibilité de toute nécessité apriorique des unions des synthèses pures du temps125.

Autrement dit, l’aperception transcendantale donne au sujet sa propre liberté, ou encore lui fait éprouver cette liberté, dans l’imagination transcendantale. Il convient ici d’ouvrir le dernier moment de notre travail, pour montrer comment l’interprétation heideggérienne de Kant devient une interprétation praxiologique du transcendantal, dans l’héritage de Fichte.

L’agir transcendantal comme respect Il y a assurément une différence de ton entre le cours édité sur la Critique de la raison pure, dont nous suivons la marche, et le livre sur Kant et le problème de la métaphysique. C’est frappant si l’on reprend les lieux déjà évoqués, mais cette fois-ci à partir du livre de 1929, par exemple concernant le caractère transcendantal des catégories : « Si l’entendement est désormais ce qui rend possible l’objectivation (Gegenstehenlassen), s’il est capable de régler par avance tout ce qu’apportera l’”intuition”, n’obtient-il pas le rang de faculté suprême ? n’est-ce pas le serviteur qui se transforme en maître ? Et que penser alors du caractère subordonné de sa fonction, caractère qui jusqu’ici fut regardé comme essentiel, comme l’indice originel de sa finitude ? Kant (…) n’a-t-il pas oublié la finitude de l’entendement (die Endlichkeit des Verstandes)126 ? » Le problème transcendantal de l’objectivation à partir de la normativité de l’entendement devient le problème de la finitude. La révolution copernicienne peut faire penser à un idéalisme triomphant qui oublie la finitude, ou prétend la dépasser. Or, toute la problématique transcendantale de la possibilité de l’objectivité tient en fait dans ce problème de la finitude, dans la mesure où il faut tâcher de penser «  la prépondérance (Herrschaft) qui revient à l’entendement comme faculté d’objectivation des règles d’unité (Walten als Gegenstehenlassen von Regeln der Einheit) » qui serait en un sens la « preuve de sa 125 126

 GA 25, p. 370.  GA 3, p. 75 ; trad. cit., p. 133.

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subordination »127 ; de ce point de vue, « dans sa faculté d’objectivation, il manifeste sous sa forme la plus originaire le dénuement d’un être fini (die ursprünglichste Bedürftigkeit des endlichen Wesens bekundet) »128. Alors, l’entendement est le fini par excellence dans la finitude, l’être le plus haut et du même coup le plus fini des êtres. Ce qui manifeste cette finitude, pour Heidegger, c’est une thèse qui est inverse à celle de Cohen  : la soumission de l’entendement à l’intuition pure. Pour être maître de l’intuition empirique, l’entendement doit être le serviteur de l’intuition pure – intuition pure qui à son tour manifeste plus essentiellement encore la finitude de l’être humain. Cette dimension éthique de la lecture de Heidegger, éthique parce qu’elle met au cœur de l’interprétation la question éthique de la finitude et de la liberté humaines, a d’emblée été célèbre, et par conséquent, discutée, par exemple par Cassirer qui – reprenant à Davos des arguments qui auraient aussi bien pu être ceux de Cohen – s’en prit à l’importance de la finitude dans le commentaire heideggérien en ces termes : Heidegger pose le problème de la vérité et dit : il ne peut y avoir en général de vérités en soi ou de vérités éternelles, mais les vérités, pour autant qu’elles existent, sont relatives au Dasein. Il en résulte qu’un être fini ne peut absolument pas être en possession de vérités éternelles. Il n’y a pas pour les hommes de vérités éternelles et nécessaires. C’est ici qu’éclate à nouveau l’ensemble du problème. Pour Kant le problème était justement le suivant : comment peut-il y avoir, en dépit de cette finitude que Kant lui-même a montrée, des vérités nécessaires et universelles ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-­ ils possibles, c’est-à-dire des jugements qui, dans leur contenu, ne soient pas uniquement finis, mais universellement nécessaires ? c’est pour résoudre ce problème que Kant prend l’exemple des mathématiques : la connaissance finie se place dans un rapport à la vérité qui ne développe pas de nouveau un pur « seulement ». (…) Ma question est alors : Heidegger veut-il renoncer à toute cette objectivité, à cette forme d’absoluité, que Kant a affirmées dans le domaine éthique, dans le domaine théorique et dans la Critique de la Faculté de juger ? Veut-il se retirer entièrement sur la clôture de l’être fini, et, sinon, où est pour lui la percée vers cette sphère de l’objectivité129 ?

Cohen eût parlé en ces termes. En effet, la connaissance scientifique vise l’absoluité de ses résultats et donc de ses objets. Ce qui est objectif l’est alors intégralement, en parfaite concordance avec l’objet connaissable qui est du même coup intégralement connu. C’est tout de même omettre, pour le domaine critique, que la science physique n’a encore affaire qu’à de l’objet, et non pas à la chose en soi, ce qui implique par essence que la question des jugements synthétiques a priori est cantonnée à la sphère de l’objet, ce qui est une restriction et donc une manifestation de la finitude. La raison de l’insistance de Heidegger sur la finitude tient à son refus de considérer l’Esthétique et l’Analytique comme le faisait Cohen, c’est-à-dire comme fondation de la science physique et seulement ainsi. Pour Heidegger, la CRP est une ontologie générale (ce point est assurément problématique et discutable – cf. notre introduc Ibid.  Ibid. 129  Ernst Cassirer/Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes de 1929-1931, éd. et trad. Pierre Aubenque, Paris, Beauchesne, 1972, p. 31-32. 127 128

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tion à cette partie), mais plus spécifiquement une exposition de la finitude humaine dans sa constitution transcendantale. C’est la différence entre le cours de 1927/28 et le livre de 1929. Lisons par exemple le développement sur le «  Je pense  » de la première édition dans le livre de 1929 : Cette conscience pure d’unité n’est pas seulement présente et accomplie de fait en certaines occasions, elle doit être possible constamment (dieses reine Bewusstsein von Einheit wird nicht zuweilen nur und faktisch vollzogen, sondern muss jederzeit möglich sein). C’est essentiellement un « j’ai le pouvoir de… » (ich vermag). (…) C’est seulement en tant qu’il est, à tout moment, un libre je puis que le « je pense » est capable de se laisser ob-jecter l’opposition de l’unité, s’il est vrai qu’une activité de liaison ne se conçoit que de la part d’un comportement essentiellement libre (denn nur als das ständig freie « ich kann » vermag das « ich denke » sich das Dawider der Einheit entgegenstehen zu lassen, wenn anders Bindung nur im Bezug auf ein wesenhaft freies Verhalten möglich bleibt)130.

Le caractère non méthodologique et non formel de l’aperception transcendantale apparaît du coup avec éclat : le « je peux » qu’est essentiellement le « Je pense » sans objets donnés effectivement n’est pas seulement un outil méthodologique pour penser l’objectivité et sa possibilité ; il est bien un lieu dont il peut être fait une certaine expérience, expérience décrite dans le livre de 1929 comme étant l’expérience de la liberté de l’être fini. Le transcendantal devient subrepticement pratique, et c’est la raison pour laquelle il en est une expérience possible. Une étonnante expérience, puisqu’il s’agit d’une pensée pure finie qui est incapable de se donner à elle-même ses objets. L’expérience qu’elle fait de façon pure, c’est précisément l’expérience de l’absence des objets, de l’incapacité à se les donner, de sa pure finitude. Nous sommes au cœur ici de ce qu’il faut entendre avec cette pratique du transcendantal que nous essayons de décrire depuis notre deuxième partie. Car si expérience du transcendantal il y a, elle est éthique, expérience de l’impossible ou encore de la finitude – expérience que Heidegger reconnaît dans deux passages de Kant. Le premier se trouve dans la Réflexion 5441 : Alle unsre und anderer Wesen Handlungen sind nothw necessirt, nur allein der Verstand (g und der Wille, so fern er durch Verstand bestimmt werden kann) ist frey und eine reine Selbstthätigkeit, die durch nichts anderes als sich selbst bestimmt ist. Ohne diese ursprüngliche und unwandelbare spontaneitaet würden wir nichts  a priori  erkennen ; denn wir wären zu allem bestimt, und unsere Gedanken selbst ständen unter empirischen Gesetzen. Das vermögen, a priori zu denken und zu handeln, ist die einzige Bedingung der moglichkeit des Ursprungs aller andern Erscheinungen. Das sollen würde auch gar keine Bedeutung haben131.

 GA 3, p. 79 ; trad. cit., p. 137.  Ak. XVIII, p. 182-183 : « Toutes les actions de notre être et celles d’autres êtres sont nécessitées, seul l’entendement (et la volonté pour autant qu’elle peut être déterminée par l’entendement) est libre et est une spontanéité pure qui n’est déterminée par rien d’autre que par elle-même. Sans cette spontanéité originaire et immuable, nous ne connaîtrions rien a priori, car nous serions déterminés à tout, et nos pensées mêmes seraient soumises à des lois empiriques. Le pouvoir a priori de penser et d’agir est l’unique condition de possibilité de l’origine de tous les autres phénomènes. Sinon le devoir même n’aurait pas de sens. » Cf. GA 25, p. 370-371.

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Ce texte est primordial pour l’interprétation praxiologique et plus largement éthique de Heidegger. Il est problématique, puisqu’il relie la nécessité à l’œuvre dans les jugements produits par l’entendement avec la liberté, alors même que cette nécessité est celle de la rencontre d’un objet qui n’est précisément pas l’entendement. Il s’agit sans doute ici d’une distinction entre plan nouménal et plan phénoménal, l’entendement appartenant au plan nouménal, soustrait à la nécessité causale des phénomènes132. La spontanéité de l’entendement est vraiment libre car elle est nouménale et non pas phénoménale, alors même qu’elle est la condition de possibilité des phénomènes. L’entendement est la faculté de l’a priori, qui n’est pas soumis à l’empiricité et donc qui n’est pas soumis aux lois empiriques de la causalité. Mais de quelle liberté s’agit-il lorsque l’entendement n’a d’autre choix que d’accueillir l’objet tel qu’il se donne, sans omettre qu’il ne peut avoir affaire à un phénomène que si l’objet lui est donné ? Il semble ici que c’est l’entendement en tant qu’il peut déterminer la volonté qui est en jeu, et de ce point de vue, c’est de la raison pratique qu’il est question, de la faculté de produire des jugements pratiques133. Or, Heidegger interprète ce texte comme portant autant sur la raison théorique que sur la raison pratique, ce qui est attesté par la formule « … würden wir nichts a priori erkennen » dans la Réflexion, formule qui semble englober tout type de connaissance a priori, et non pas seulement la connaissance morale. Du même coup, le type de liberté en jeu ici concerne aussi bien la liberté de se saisir soi-même, au plan nouménal (et donc sans objets !) comme tourné vers l’objectivité, c’est-à-dire précisément comme étant une instance transcendantale. Liberté de saisir son aprioricité pure, non dépendante de l’empirique. Faire l’expérience du transcendantal veut alors dire faire l’expérience de l’objectivité absente, en tant qu’elle est absente. C’est l’expérience du manque, de la finitude. Le deuxième passage qui atteste cela pour Heidegger est plus surprenant : « Wir finden aber, dass unser Gedanke von der Beziehung aller Erkenntnis auf ihren Gegenstand etwas von Notwendigkeit bei sich führe… » (A104). Ce qui empêche selon Heidegger d’interpréter formellement le « Je pense » ici, c’est l’expression «  wir finden dass unser Gedanke…  », qui l’éloigne aussi bien d’une analyse de l’aperception en termes psychologiques ou empiriques. Le verbe qu’utilise Kant est en fait le témoin de l’expérience que fit Kant lui-même du « Je pense », « les yeux fixés sur la constitution centrale de la subjectivité transcendantale »134. Et Heidegger d’ajouter : « Celle-ci est, en tant qu’aperception transcendantale, le savoir préalable et auto-nome de l’unité sur laquelle doit d’emblée être orienté tout ce qui doit avoir une relation à des objets (sie ist als transzendentale Apperzeption das vorgängige selst-ständige Wissen um die Einheit, auf die zuvor alles orientiert sein muss, was eine Beziehung auf Objkte haben soll)135. » C’est alors l’unité qui est saisie sans les objets, en tant qu’elle est unité qui doit être en relation à des objets. C’est le Sollen  C’est l’hypothèse de Sebastian Raedler, Kant and the Interests of Reason, Berlin/Boston, De Gruyter, 2015, p. 18-19. 133  Cf. Kant-Lexikon…, op. cit., p. 42. 134  GA 25, p. 371. 135  Ibid. 132

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qui est expérimenté, en tant qu’il est le besoin, la nécessité même de l’objectivité nichée au cœur du sujet. Si on admet que « transcendantal » désigne précisément cette nécessité de l’objectivité, alors il est clair que la saisie du transcendantal est au même moment la saisie de la finitude comme telle – le contenu d’une telle expérience sans objets est cette finitude. Ainsi Heidegger décrit-il bien, tout comme Hermann Cohen, un besoin d’objet, une ouverture à l’objet nichée au cœur de la subjectivité. Mais chez Cohen, ce besoin d’objet est la cause d’une orientation méthodologico-transcendantale où l’objet scientifique est le commencement et la fin de l’investigation transcendantale, en tant qu’on part de son fait pour parvenir, en passant par ses conditions de possibilité, jusqu’à son fait légitimé. Chez Heidegger, le besoin d’objet en tant qu’il est niché au cœur de la subjectivité implique une investigation centrée sur le sujet et sur ce que révèle le besoin d’objet du sujet lui-même. C’est une praxis qui est alors en jeu. Le « Je peux » que le livre de 1929 décrivait est analysé dans le cours comme étant saisi par l’aperception, la perception « vers » soi-même, où je me « reprends », je me « transporte » vers moi-même136, et c’est en ce sens là que je me « trouve » (pour reprendre le verbe de Kant). Ce qui veut dire (mais ici, Kant est de plus en plus heideggérien…) : « comprendre que l’on est déjà transporté dans son pouvoir propre  (verstehen des je schon Versetztseins in das eigene Vermögen) », et Heidegger ajoute : « Cet être-transporté en soi n’est pas un état, mais l’être-transporté dans le pouvoir propre est le Je-peux agissant. L’être du comportement réside justement dans son “Je-peux”, aussi la pensée comme action “est”-elle essentiellement sur le mode du “Je-pense”137.  » Non pas un état figé (Zustand), mais l’être du transport, c’est-à-dire le mouvement qui est le mien dans le transport, en tant que je suis transcendantalement un « Je-peux agissant ». La praxiologie transcendantale est ici à son comble, et c’est la Réflexion 5441 qui la rend possible  : «  Le pouvoir a priori de penser et d’agir  » (das vermögen,  a priori  zu denken und zu handeln) qu’on y trouve est réinterprété par Heidegger comme étant un seul et même pouvoir sur le plan transcendantal. Le « Je-peux » au sens de « je peux être face à un objet » est une action, un « J’-agis », ou encore un « Je-peux agissant » (handelnde Ich-kann). On retrouve peu après le même vocabulaire pratique : «  Le sujet (…) doit précisément accomplir, conformément à son essence active la plus intime, cette action primitive de pré-donation de l’horizon d’unité (das Subjekt muss dann im innersten Wesen seiner selbst als Handlung gerade diese Urhandlung der Vorgabe des Einheitshorizontes vollziehen)138.  » Handlung, Urhandlung, vollziehen, mais aussi müssen : le sujet doit agir afin d’accomplir l’action originaire sur soi-même, il doit (en termes fichtéens  !) se poser lui-même comme le même pour saisir l’unité qu’il déploie. La stabilité du moi est dans l’action même qu’il accomplit : « Au sujet revient cette stance propre, cette  GA 25, p. 375.  Ibid. : « Dieses Versetztsein in sich ist kein Zustand, sondern dieses Versetzt-Sein in das eigene Vermögen ist das handelnde Ich-kann. Das Sein des Verhaltens liegt gerade in dessen “Ich-kann”, daher “ist” das Denken als Handlung wesenhaft in der Weise des “Ich-denke”. » 138  Ibid., p. 377. 136 137

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stabilité-autonome (Selbst-ständigkeit) qui se possède elle-même dans l’agir  »139. L’action qui pratique la possibilité de l’objet mais sans l’effectivité de l’objet est le « Je-peux » lui-même, qui est à lui-même sa propre action – car « la possibilité est plus haute que l’effectivité  »140, formule d’Être et temps reprise ici141. Là est la liberté (au sens de 1927 !) : liberté devant les objets possibles, liberté de déterminer les objets par mon entendement. Du coup, le « Je pense » n’est rien de « logique », et il serait « aberrant » de le penser (i.e. de le penser comme le pensent les néo-kantiens à la suite de Cohen !)142. Si Kant dit qu’elle n’est rien d’effectif, il faut comprendre qu’elle est possible, qu’elle affronte la possibilité, qui « n’est rien d’étant au sens de la nature, mais qui est étant au sens de la liberté »143. Le transcendantal est le lieu de la possibilité. Est-il un lieu logique ? non pas, car la possibilité est un lieu d’expérience plus haut que l’effectivité, et en un sens c’est l’actus par excellence. Heidegger parvient à renverser radicalement la position de Cohen à partir de cette position très radicale : « sa position est assez claire pour que l’on puisse affirmer que, conformément à la caractérisation qu’il donne du sujet librement agissant (des frei handelnden Subjekts), la possibilité l’emporte à ses yeux sur la réalité effective »144. Le sujet transcendantal n’est pas une instance logique, non pas au profit d’un sujet empirique ou un sujet psychologique qui vivrait le flux de ses vécus au présent, mais au profit d’un sujet s’agissant lui-même au cœur de la possibilité qu’il est, possibilité d’objet sans objet, possibilité qui est la finitude même, c’est-à-dire le transcendantal. La temporalité comme intuition pure est le lieu originaire d’une telle praxis – le cours prouve cela à partir de la recognition dans le concept, et plus largement des trois synthèses qui sont l’ekstase temporelle du sujet sur le modèle des analyses d’Être et temps. Autrement dit, il faut sortir de l’alternative sujet transcendantal-­ formel-­ logique/sujet empirique-factuel-psychologique par le concept d’action (Handlung), le soi agissant sur lui-même sans qu’il soit besoin d’objet, dans le mouvement même de son soi. Le concept d’action transcendantale est la solution heideggérienne pour dépasser Cohen phénoménologiquement, mais aussi pour trouver une troisième voie qui dépasse l’alternative formel/empirique pour le sujet transcendantal – la voie d’un sujet agissant librement sur lui-même et trouvant ainsi son lieu. Le praxiologico-transcendantal trouve ainsi une attestation historique et métaphysique chez Kant. L’éthique devient alors centrale. Au moment où Heidegger a mis au jour l’imagination transcendantale comme lieu originaire de la liberté, il «  risque le dernier  Ibid., p. 378.  Ibid., p. 379. 141  Sein und Zeit, op. cit., p. 38. Notons que dans le cours sur Kant, Heidegger précise tout de même que Kant ne s’est « pas explicitement attaché à suivre ces relations ontologiques » (GA 25, p. 379). Sur le sens de cette formule sur la possibilité, voir Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité, op. cit. 142  GA 25, p. 380. 143  Ibid., p. 381. 144  Ibid. 139 140

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pas »145. C’est le §30 du Kantbuch, intitulé « L’imagination transcendantale et la raison pratique ». Le point de départ de l’interprétation éthique du transcendantal est tel passage de la première section du Canon de la raison pure, « De la fin dernière de l’usage pur de notre raison », qui part précisément de la distinction entre causalité phénoménale et causalité nouménale  – cette dernière étant propre à notre volonté146. Cette distinction était visée par la Réflexion 5541 que nous citâmes à l’instant : si la raison tâche de reconnaître la nécessité entre les phénomènes de la nature, la volonté, elle, appartient à un autre ordre – « la volonté a beau être libre, cela ne peut cependant concerner que la cause intelligible de notre vouloir (der Wille mag auch frei sein, so kann dieses doch nur die intelligibele Ursache unseres Wollens angehen) ». Cette conception de l’intelligibilité de la raison concerne alors la raison pratique, mais nous avons vu comment Heidegger, à l’aide de la Réflexion 5541, véritable pierre de touche de son interprétation éthique de la CRP, inscrivait cette raison pratique dans le problème de la raison théorique, dans l’horizon du fondement. Dans le §30 du Kantbuch, Heidegger part de cette phrase du même passage de la CRP : Est pratique tout ce qui est possible par liberté (praktisch ist alles, was durch Freiheit möglich ist)147.

Or, cette phrase permet à Kant de distinguer une liberté empirique au sein d’une morale empirique, des lois pures d’une morale a priori, comme produits de la raison pure considérée selon son usage pratique148. Certes, Kant souligne bien qu’un tel objet de recherche appartient de plein droit à la philosophie transcendantale  – et c’est même la condition pour qu’une telle morale ne soit pas empirique. Cependant, Heidegger force le texte, assurément, quand il en fait l’attestation de la dimension pratique de la raison pure théorique : « La raison théorique, pour autant que sa possibilité dépende de la liberté, est donc en elle-même, comme théorique, pratique »149, ce qui se laisse comprendre certes dans un horizon fichtéen et à partir de la pensée de Fichte, mais non pas à partir de la Théorie transcendantale de la méthode. C’est d’autant plus flagrant lorsque Heidegger tâche de fonder la raison pratique, comme la raison pure, dans l’imagination transcendantale (ce qu’accomplissait déjà au moins partiellement Fichte) – ce qui est d’un point de vue kantien presque impossible, l’imagination transcendantale ayant pour fonction de fonder l’objectivité, ce qui n’est pas du tout le problème de la raison pratique150. Mais la stratégie de  GA 3, p. 155.  Ak. III, p. 519 (A798/B826). 147  Ibid., p. 520 (A800/B828) 148  Ibid. 149  GA 25, p. 156. 150  Sur le caractère incompatible avec la pensée de Kant d’une telle hypothèse heideggérienne, voir François Calori, « ”Le dernier pas” : Kant, Heidegger, et la question du respect », dans Charles Ramond (éd.), Kant et la pensée moderne : alternatives critiques, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p.  34 sq. Voir également, dans le prolongement de François Calori, les remarques de Michèle Cohen-Halimi, Entendre raison. Essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris, Vrin, 2004, p. 103 sq. 145 146

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Heidegger est en fait très claire : sortir de l’aporie sujet transcendantal-formel/sujet empirique par une auto-affection pratique, une auto-contrainte qui a lieu dans le « respect ». Le Je transcendantal peut faire l’expérience de lui-même sans toutefois être un Je empirique, mais à condition que cette expérience soit pratique, qu’il s’agisse d’un engagement éthique envers soi-même, que manifeste le concept de « respect » dans la deuxième Critique. Après Fichte, la praxis est ainsi la solution heideggérienne à l’opposition idéalisme/empirisme. Aussi faut-il s’acheminer vers une détermination transcendantale du Soi comme « praktischen Selbst ». Nous l’avons dit, l’imagination transcendantale va, une fois de plus, jouer le rôle transcendantal et donc fondateur ou encore originaire - la structure essentielle du soi pratique, « c’est-à-dire éthique », « renvoie à l’imagination transcendantale comme à son origine (in die transzendentale Einbildungskraft als ihren Ursprung zurückweist) »151. Concernant ce sujet pratique, donc, il ne sera pas question seulement de la sensibilité, mais bien de ce qui fonde son expérience même, à la jonction des deux souches de la connaissance, l’imagination elle-même fondatrice pour le sujet pratique comme lieu originaire du soi. Le propos de Heidegger est alors en référence à Scheler : « Le moi éthique, le soi propre et l’essence de l’homme, Kant les nomme aussi la personne152. » Ce que vise Heidegger dans cette approche schelérienne de Kant (et l’on renvoie sur ce point aux analyses qu’on a consacrées à la personne chez Scheler dans la troisième partie de ce livre), c’est d’abord d’inscrire au cœur du transcendantal le sentiment (Gefühl), et principalement le sentiment du « respect » tel qu’il se déploie pour la loi morale. La tâche est donc, pour Heidegger, de faire du respect le moyen de trouver une saisie de soi-­ même authentique sans qu’on doive recourir à une intuition intellectuelle contraire à l’esprit kantien. Le problème majeur est bien entendu que le respect est pour la loi morale, et par conséquent ne concerne que la raison pratique, et non pas la raison théorique telle qu’elle est envisagée dans la CRP. Ce qui a pu conduire Heidegger à faire du respect une instance transcendantale valant pour le théorique comme pour le pratique – en somme, une praxis en deçà du couple théorie/pratique –, est sans doute tel passage de la Critique de la raison pratique : Or, il faut remarquer ici que, comme le respect est un effet produit sur le sentiment, par suite sur la sensibilité d’un être raisonnable, il présuppose cette sensibilité, par conséquent aussi la finitude de ces êtres auxquels la loi morale impose du respect, et que ce respect pour la loi ne peut être attribué à un Être suprême, ou même à un être libre de toute sensibilité, et chez qui, par suite, la sensibilité ne peut pas non plus être un obstacle à la raison pratique153.

 GA 3, p. 156.  Ibid. 153  Ak. V, p. 76 ; trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, Paris, Gallimard, 1985, p. 110 : « Hiebei ist nun zu bemerken: daß, so wie die Achtung eine Wirkung aufs Gefühl, mithin auf die Sinnlichkeit eines vernünftigen Wesens ist, es diese Sinnlichkeit, mithin auch die Endlichkeit solcher Wesen, denen das moralische Gesetz Achtung auferlegt, voraussetze, und daß einem höchsten, oder auch einem von aller Sinnlichkeit freien Wesen, welchem diese also auch kein Hinderni der praktischen Vernunft sein kann, Achtung fürs Gesetz nicht beigelegt werden könne. » 151 152

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Là est la grande différence de la praxiologie-transcendantale heideggérienne d’avec la fichtéenne. Un être fini n’a pas d’intuition intellectuelle. Il est ancré dans la sensibilité, et il est ainsi une personne à part entière car il doit affronter le combat entre aspiration sensible, qui lui est propre essentiellement, et aspiration rationnelle à la loi morale. Mais aussi rationnelle que soit cette aspiration, elle n’en est pas moins celle d’un être fini, dont la finitude est inscrite dans son rapport essentiel à la sensibilité qui est toujours en jeu dans tout acte moral. De plus, plus haut, Kant a souligné que le respect est un sentiment (Gefühl), mais un sentiment guidé par la raison pure pratique. La pathologie laisse alors place à la pratique, lorsque la représentation de la loi morale diminue les prétentions de mon amour de moi-même, et domine sur les motifs de la sensibilité. « Ainsi, le respect pour la loi n’est pas un mobile de la moralité, mais il est la moralité même, considérée subjectivement comme mobile, dans la mesure où la raison pure (…) donne de l’autorité à la loi, qui dès lors a seule de l’influence »154. Le respect est la condition de la moralité considérée de façon subjective, même si elle est suprêmement universelle. Le respect comme mobile pour l’observance de la règle est donc le lieu où la tension entre sensible et intelligible joue déjà pleinement sa partition, le respect étant un sentiment, la loi morale qui est respectée étant intelligible. Ce lieu est à la fois sensible et intelligible puisque le respect est un « sentiment », non pathologique, mais singulier – un sentiment qui reste, in fine, « aux ordres de la raison, et, à vrai dire, de la raison pure pratique »155. De ce point de vue, le sentiment du respect est donc un produit de la raison, et il est audacieux de vouloir en faire un lieu intermédiaire entre la raison et le sensible. Disons qu’il est ce dont a besoin l’être fini pour accéder pratiquement à l’intelligible156.

 Ibid., p. 75-76 ; trad. cit., p. 110.  Ibid., p. 76 : « Es ist so eigenthümlicher Art, daß es lediglich der Vernunft und zwar der praktischen reinen Vernunft zu Gebote zu stehen scheint. » 156  François Calori émet cette réserve en ces termes, « ”Le dernier pas” : Kant, Heidegger, et la question du respect », art. cit., p. 40 : « La démarche de Kant ne part donc pas de l’affectivité elle-­ même, d’une exposition de la nature du sentiment. En partir, c’est rester à jamais prisonnier de la conception sensualiste et empirique du sentiment, prisonnier du pathologique. Le respect n’est pas un sentiment découvert dans notre sens interne : c’est un sentiment produit par la raison. C’est pourquoi l’analyse part non pas du sentiment, mais de la raison et de l’exclusion par la raison pure pratique de tout motif sensible de détermination, qu’il soit seul mobile ou simple adjuvant. C’est donc paradoxalement à partir d’un rejet absolu de la sensibilité que la possibilité d’un sentiment moral se trouve établie. La réduction éthique du sensible ouvre une nouvelle dimension de notre sensibilité. Cette mise à l’écart de toute médiation d’un sentiment pour la détermination de la volonté se trouve désignée comme l’essentiel de la moralité. » Et François Calori de citer Kant, Ak. IV, p. 401 : « Mais quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point cependant un sentiment reçu par influence ; c’est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments du premier genre, qui se rapportent à l’inclination ou à la crainte.  » C’est ainsi que le sentiment de respect n’est pas pathologique. François Calori commente (art. cit., id.) : « Ce sentiment n’est plus connu empiriquement, mais a priori ; il n’est plus pathologique, reçu par l’influence, mais produit par la raison, le sujet s’auto-­ affectant lui-même… » C’est sur cette auto-affectation que va tant insister, dans la suite de son commentaire, Heidegger. 154 155

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Mais ce qui intéresse au plus haut point Heidegger est que le respect, pour être originaire, n’en est pas pour autant condition d’un objet : Ce sentiment ne porte sur aucun objet, si ce n’est uniquement pour cette raison. La loi morale détermine d’abord objectivement et immédiatement la volonté dans le jugement de la raison  ; mais la liberté, dont la causalité n’est déterminable que par la loi, consiste ­précisément en ceci qu’elle limite toutes les inclinations, et, par conséquent, l’estimation de la personne même à la condition de l’observation de sa loi pure157.

L’observation de la loi procure au sujet une peine en tant qu’elle limite ses inclinations vers les objets. Le sujet doit donc se couper de ces objets en rompant avec les inclinations qui le portent vers eux, et se tourner vers un principe subjectif, vers sa propre « personne » en tant qu’elle est définie comme ce qui observe la loi. Le respect reste un sentiment car il est éminemment subjectif, mais il n’est pas subjectif comme peut l’être un sentiment commun de jouissance. Il est subjectif en tant qu’il est au même moment nécessaire et a priori, ce qui d’ailleurs me fait sortir du seul amour de moi-même pour faire de moi une «  personne  » à part entière, au prix d’abord d’une humiliation de moi-même en tant qu’amour de soi. Mais cette humiliation, en abaissant les prétentions de l’estime de moi-même, ne vaut que dans le sensible ; sur le plan intellectuel, elle procure un sentiment « positif »158. Un passage très important a pu là encore jouer un grand rôle dans la réappropriation heideggérienne du sentiment de respect : Or, la reconnaissance de la loi morale, c’est la conscience d’une activité de la raison pratique (die Anerkennung des moralischen Gesetzes aber ist das Bewußtsein einer Thätigkeit der praktischen Vernunft)159…

Activité qui tient autant de l’humiliation que de la grandeur même de l’acte moral, l’un concernant et complétant l’autre, l’un ne pouvant être séparé de l’autre160. Le sentiment est ici sentiment pratique, car il est la conscience de la raison pratique effective, en train de déployer son pouvoir, c’est-à-dire en train d’obéir à la loi morale. L’objectivité est dans la pure nécessité d’une telle loi, mais en aucun cas dans le rapport à un objet du monde qui déterminerait mon action. L’action, on le sait bien, pour être morale, doit être subjective, et c’est cela qui permet à Heidegger de faire du sentiment de respect une auto-affection du sujet. Sans doute y a-t-il dans l’intérêt (qui n’est ni un plaisir ni un déplaisir) du sujet à observer la loi quelque chose comme le noyau du sentiment en jeu avec le respect. Intérêt seulement pra Ak. V, p.  78  ; trad. cit., p.  113  : «  …so wie dieses Gefühl auch auf kein Object anders, als lediglich aus diesem Grunde gerichtet ist. Zuerst bestimmt das moralische Gesetz objectiv und unmittelbar den Willen im Urtheile der Vernunft; Freiheit, deren Causalität blos durchs Gesetz bestimmbar ist, besteht aber eben darin, daß sie alle Neigungen, mithin die Schätzung der Person selbst auf die Bedingung der Befolgung ihres reinen Gesetzes einschränkt. » 158  Ibid., p. 79. 159  Ibid. 160  Comme le note François Calori, art. cit., p. 41 : « Le sentiment, qui ne se dévoilait jusque là que selon la simplicité d’un degré, d’une intensité, révèle avec le respect une structure complexe, l’unité d’un double mouvement qui conjoint en lui plaisir et déplaisir, plaisir pris au déplaisir lui-­ même, mais qui jamais ne l’efface, où aucune de ces dimensions ne vient annuler l’autre. » 157

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tique, ou moral, mais non pas intérêt pathologique, sensible. Le sentiment est ici en lien avec l’intelligible, et c’est toute sa spécificité que de rester tout de même un sentiment, ou encore un « sentiment moral » (moralische Gefühl)161. Ce sentiment fait toute la différence entre un acte légal et un acte moral : un acte légal est fait en conformité avec le devoir, mais non pas par devoir, qui est le seul sentiment moral. Une volonté peut tout à fait se résoudre à agir conformément au devoir sans toutefois y reconnaître le principe même de la moralité. Mais le sentiment moral, lui, doit adhérer pleinement à la loi morale, faire du devoir le seul mobile de son action, être tout entier à la loi de façon pleinement subjective, non pathologique. De ce point de vue, le sentiment n’est plus tout à fait « aux ordres de la raison », comme on le suggérait à l’instant, puisque le respect est bien la moralité même. La raison détermine la volonté, mais le lieu même de l’action pratique, le respect, n’est pas déterminé au sens où il est purement et simplement l’acte libre lui-même, l’acte spontané devant la loi morale, liberté qui ne peut être rationnellement expliquée162. Pour Heidegger, que le respect soit un sentiment est cardinal pour son interprétation. Mais il cherche la structure fondamentale du sentiment dans le sentiment commun, de plaisir ou de peine, celui qui pourtant est aux antipodes, pour Kant, du sentiment de respect. En effet : « Ainsi trouve-t-on dans tout sentiment (…) cette structure : le sentiment est un avoir-du-sentiment-pour… et, comme tel une manière de se sentir de celui qui ressent (das Gefühl ist ein Gefühlhaben für… und als dieses zugleich ein Sich-fühlen des Fühlenden) »163, même si dans le cas d’un sentiment de plaisir ou de peine, c’est la nature de l’objet qui co-détermine ce sentiment. Le respect ne fera donc que déployer de façon pure ce qui appartient à tout sentiment, sa dimension subjective, la part d’auto-affection qu’il implique toujours, puisque  – lorsque je ressens du plaisir à contempler un objet – je suis aussi en train de contempler le plaisir que je prends. En ce sens, le sentiment n’est pas qu’une sensation, et renvoie autant à l’objet qui suscite ce sentiment qu’au sujet qui l’éprouve intérieurement. C’est bien d’une auto-affection qu’il s’agit, celle-là que promettait déjà Heidegger dans son analyse de la forme pure du temps dans l’Esthétique (cf. supra), mais qui ne trouve d’effectivité que dans le sentiment du respect, au fondement du soi, et sur le fondement de l’imagination transcendantale. Du même coup : « Le sentiment est avoir-du-sentiment-pour…, tel que, par lui, le moi ressentant se sente lui-même (Gefühl ist Gefühlhaben für…, so zwar, dass hierin zugleich das fühlende Ich sich selbst fühlt). Il faut donc que, dans le respect pour la loi, le moi qui la respecte devienne manifeste d’une manière déterminée à lui-même (in der Achtung vor dem Gesetz muss demnach das achtende Ich sich selbst zugleich in bestimmter Weise offenbar werden)164. » Le dévoilement de moi-­ même qui a lieu dans le respect, pour Heidegger, « est en soi un rendre-manifeste de  Ak. V, p. 80.  Voir sur ce point une fois de plus l’explication de François Calori, art. cit., p. 42-43. 163  GA 3, p. 157. La traduction française n’est pas rigoureuse ici (trad. cit., p. 214) : « le sentiment est un sentiment à l’égard de…, et, comme tel, pour celui qui l’éprouve, une manière de se sentir, un sentiment de soi ». 164  Ibid. On se demande ici et ailleurs si la traduction française traduit le même texte… 161 162

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mon soi comme le soi agissant (ist in sich ein Offenbarmachen meiner selbst als des handelnden Selbst) »165. Le soi est donc avec le respect atteint en tant que soi agissant, en tant qu’il est rendu manifeste par le respect lui-même. La dimension subjective joue alors pleinement son rôle transcendantal : « Mon respect à l’égard de la loi me soumet à moi-même (unterwerfe ich mich mir selbst). Dans ce se-soumettre-à-­ moi-même je suis en tant que moi-même (in diesem Mich-mir-unterwerfen bin ich als ich selbst)166. » La soumission, en effet centrale dans le développement kantien, est de mon ressort : je choisis de me soumettre, et je pourrais ne pas le faire. En me soumettant ainsi, librement, je me soumets à moi-même, à ce que je m’impose à moi-même, et du même coup, je suis pleinement à moi-même, pleinement moi-­ même – comme l’indique telle phrase : « Le respect consiste en l’être-responsable du soi à l’égard de soi-même, l’être-soi authentique (die Achtung ist die Weise des Verantwortlich-seins des Selbst sich selbst gegenüber, das eigentliche Selbstsein)167. » Kant apporte la caution pour une philosophie transcendantale éthique, une philosophie qui pratique la réduction subjective et découvre au lieu d’une conscience pure un soi agissant, déjà au monde puisque agissant, déjà en résistance par rapport au monde, même si ce monde n’est plus un monde d’objets. Ce §30 du Kantbuch est le « dernier pas » (letzte Schritt), mais du coup peut-être aussi le dernier mot de la philosophie transcendantale allemande. Elle est, on espère avoir réussi à le montrer, tout entière dans la tradition fichtéenne du kantisme.

 Ibid. (et id. pour la traduction…).  Ibid., p. 158-159. 167  Ibid., p. 159. 165 166

CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de cette enquête, rassemblons les résultats et les problèmes. Nous avons souhaité identifier une figure praxiologico-transcendantale de l’histoire de la métaphysique, dont la phénoménologie transcendantale nous a semblé particulièrement hériter. Les penseurs interprétés ici ont développé, chacun à leur façon, et non sans différences irréductibles, une telle figure. C’est même elle qui rend possible, selon nous, l’invention de la réduction transcendantale. Comment définir une telle figure ? I) On a d’abord tâché de montrer l’inscription fondamentale de la toute première phénoménologie, celle des Recherches logiques, dans un débat avec le néokantisme des valeurs. Deux positions opposées, l’une phénoménologique/objectiviste, l’autre axiologico-transcendantale. D’une part, la philosophie néokantienne, pour laquelle l’objet n’est pas donné intuitivement à une conscience, mais où l’objet n’est donné que dans la mesure où le sujet est capable de l’évaluer à partir d’un plan axiologique qui n’est ni dans l’objet, ni dans le sujet. En effet, l’école néokantienne de Bade a défendu à partir des positions de Lotze une conception inédite du transcendantal, âprement combattue par Husserl et surtout par Heidegger. Ce qu’elle défend, c’est que dès qu’on se met à émettre un jugement, aussi minimal soit-il (par exemple un simple jugement de perception), sur un objet, on ne se contente pas de recevoir cet objet ou de le qualifier comme il est, mais on prend position, on approuve ou désapprouve le fait qu’il est tel ou tel. En d’autres termes, on prend position par rapport à une valeur, sans la plupart du temps s’en rendre compte puisque ce qu’on vise, ce sont des objets. Dès lors, un phénomène ne trouve un sens que si on le rapporte à la valeur qui permet de l’interpréter de telle ou telle manière. Prenons un exemple : j’entends un son. À partir de ce phénomène (qui est totalement neutre), si je veux émettre un jugement portant par exemple sur l’existence réelle de ce son ou sur sa provenance, il faut d’abord approuver le jugement «  j’entends un son  », sous-­ entendu «  le jugement “j’entends un son” est vrai  », i.e. possède la valeur de la vérité, avant de prendre position par rapport à la valeur du jugement « ce son existe réellement à l’extérieur  », c’est-à-dire la valeur de l’existence, qui n’est en rien donnée, mais qui est purement formelle. Tout est à approuver, en quelque sorte. Il © The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8

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est d’ailleurs important de noter que pour Rickert, il y a des valeurs intermédiaires, comme des valeurs culturelles, ou sociales  : quand j’émets des jugements, je ne prends pas position la plupart du temps par rapport à des valeurs absolues, mais par rapport à des valeurs relatives à ces valeurs absolues : sous la beauté absolue, il y a la beauté relative à telle époque et tel lieu. En science en revanche, l’on prend position par rapport à des valeurs absolues, et de façon téléologique puisqu’on ne les atteint jamais purement et simplement. Tout rapport au monde, qu’il soit ordinaire ou bien scientifique, même des perceptions où je reconnais ce que je perçois, se trouve unifié à l’aune de l’axiologie, puisque toute connaissance, même minimale, évalue l’objet qu’elle comprend. La structure du jugement est donc une structure axiologique, où l’on ne fait pas qu’identifier la structure d’un état de choses en la répétant dans la structure propositionnelle, mais elle est une prise de position par rapport à l’état de choses, dont on accentue telle ou telle saillance axiologique. Mais cette structure est aussi pr-axiologique, dans la mesure où le sujet joue un rôle capital, quasi éthique même en contexte de stricte connaissance d’objet : il prend position, il accomplit une praxis par rapport à des valeurs, il a le devoir (Sollen) de prendre position par rapport à la vérité des jugements possibles. Sujet pratique ? en un sens, puisqu’il a le devoir de la vérité, le devoir subjectif de la vérité objective. La vérité est un impératif catégorique. Le second Husserl, mais aussi Heidegger, devront beaucoup à cette conception d’un tel sujet, à une telle pr-axiologie. Mais les Recherches logiques, elles, en sont un radical adversaire. L’acte de naissance de la phénoménologie, dans la Ve Recherche logique de Husserl, implique la réfutation radicale d’une telle position. Tout d’abord, l’absolutisation de la norme implique selon Husserl une subjectivation radicale au sens où puisque la norme est absolument transcendante, c’est au sujet de prendre position par rapport à la valeur, d’éprouver un sentiment pour la vérité, une adhésion pratique pour elle – et ce serait dans la sphère subjective qu’on trouve l’attestation de la vérité, dans le sentiment d’évidence. C’est une forme de psychologisme, en tout cas de subjectivisme. En outre, il n’est pas vrai, pour Husserl, qu’un jugement implique un acte de belief, c’est-à-dire l’ajout à des représentations, intentionnelles ou non (elles sont chez Brentano par exemple intentionnelles), d’une prise de position, d’une approbation pratique. Prenons d’emblée, avant d’expliquer la position de Husserl, un exemple qu’utilise souvent Rickert : quand je pose une question, je déploie une représentation : Le train arrive-t-il ? Mais quand je réponds, « oui », il n’y a aucune nouvelle représentation. Pour Rickert, c’est la preuve que pour formuler un jugement, je n’ajoute pas une représentation à une autre, mais je prends position (j’acquiesce !) par rapport à une représentation préalable. Or, pour Husserl, si on relie la réponse à la question, alors il faut un vécu de transition entre les deux, il faut que dans le premier il y ait une intention, certes vide, mais en attente du remplissement, tension qui sera comblée ou non par la réponse. Ainsi, si Husserl abstrait la matière de l’acte intentionnel de sa qualité, la matière donnant l’objet en personne et la qualité la façon de se rapporter à cet objet (désir, question, jugement, etc.), il faut penser une unité de l’une et de l’autre au sein de l’acte intentionnel sous la juridiction de l’objet plus ou moins rempli, en vue de l’évidence. Dès lors, si la norme demeure téléologique, elle est l’objet saisi dans l’évidence, en d’autres termes elle est donnée,

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comme objet idéalement donné au sein d’un vécu intentionnel. La qualité doxique par exemple qui s’ajoute à la simple représentation ne consiste pas en une prise de position pratique par rapport à la valeur, mais consiste dans un comportement de croyance lié au mode de remplissement de la visée de l’objet, au sein d’un même acte intentionnel. Ce n’est plus la valeur, mais l’objet remplissant l’intention de signification, autrement dit l’objet donné, qui est la norme pour l’intentionnalité. Alors sans doute est-ce plus compliqué : on a vu, en lisant les Prolégomènes à partir du problème de l’axiologie épistémique, que Husserl ne pouvait pas ne pas éviter des évaluations originaires, avant le déploiement objectif de la science des essences. D’une certaine façon, il reste tributaire de ces évaluations en conservant le vocabulaire de ce qui vaut, de ce qui doit valoir, pour qu’une démarche scientifique soit véritablement objective. Peut-être est-ce là, au fond, qu’est apparue l’exigence de fonder la démarche scientifique dans quelque chose de moins friable, ce que seule la réduction phénoménologique pouvait attester. Le jeune Heidegger, on l’a vu, dialogue avec le néokantisme de la valeur afin d’affirmer ses propres positions phénoménologiques. En conclusion de sa célèbre description de l’expérience vécue de l’amphithéâtre dans le cours du Kriegsnotsemester de 1919, n’écrivait-il pas : « cela mondanise, qui ne coïncide pas avec cela vaut (es weltet, was nicht zusammenfällt mit dem “es wertet”) » ? Dans le même cours, il écrit que la question n’est pas de savoir « si quelque chose se meut ou se maintient, si quelque chose se contredit soi-même, si quelque chose fonctionne, si quelque chose existe, si quelque chose vaut (wertet), si quelque chose doit être (soll), mais s’il y a quelque chose (ob es etwas gibt) ». Pour Heidegger, les choses sont immédiatement données avec une valeur, la table devant moi pour m’appuyer ou pour poser mes feuilles, la valeur ne s’ajoute pas à une représentation première qui serait neutre (Rickert), ou encore à une intuition donatrice la précédant (Husserl). La chose se donne d’emblée comme valorisée, dans un contexte qui est donné en même temps qu’elle : « La significativité (Bedeutsame) est primordiale, elle se donne à moi de façon immédiate (gibt sich mir unmittelbar), sans détour de pensées qui porteraient sur les choses ». Les conséquences sont profondes, puisque c’est l’événement appropriant de l’expérience (Ereignis) qui fait advenir monde et « Je » l’un à l’autre, dans une immanence radicale où c’est le procès de phénoménalisation qui donne sa valeur aux choses et sa constitution au sujet – même si le jeune Heidegger réserve aussi une place pour les sources sociales de normativité, on y a insisté. De ce point de vue, la phénoménologie est anti-transcendantale, elle privilégie soit l’objet tel qu’il se donne intuitivement, soit l’immanence de la vie qui se donne à elle-même ses orientations. En fait, pour la phénoménologie, la philosophie transcendantale, et pas seulement la philosophie transcendantale des valeurs, éloigne du procès intentionnel, ne permet pas sa description, car elle implique une transcendance radicale qui ne peut en aucun cas être donnée – ce qui va contre le paradigme phénoménologique de la donation, qui va jusqu’au catégorial. Mais il y a plus : la phénoménologie refuse également l’implication d’un sujet quasiment moral, en tout cas pratique, qui prend position pour la théorie. Or ce sera précisément la position, avec ses caractéristiques propres, de

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la phénoménologie du tournant transcendantal, c’est-à-dire la phénoménologie qui pratique la réduction transcendantale ! II) Après une telle compréhension de la phénoménologie comme entreprise anti-­ néo-­kantienne et du même coup anti-kantienne, notre ouvrage a voulu prolonger la description de l’anti-transcendantalisme phénoménologique au moyen d’un approfondissement des thèses phénoménologiques sur l’intentionnalité. Après les Recherches logiques, il est apparu aux premiers disciples de Husserl, mais aussi à Husserl lui-même quoique de façon furtive, que l’intentionnalité devait aussi ou principalement être décrite en termes praxiologiques : le sujet ne vise pas des objets singularisés dans l’espace et dans le temps, mais vise des contextes d’usages, des outils dans leur multiplicité de réponses et de pratiques, dans des temporalités non linéaires où ils sont anticipés comme déjà utilisés au même instant. Selon nous, il s’agit de l’une des plus importantes découvertes de la phénoménologie, que Husserl a entrevue sans néanmoins en faire le cœur du phénomène intentionnel. Scheler, comme Heidegger, voient que l’intentionnalité quotidienne ne peut se comprendre qu’en cette approche disons herméneutique, que nous appelons aussi (depuis une perspective quelque peu différente) pr-axiologique dans la mesure où elle engage à penser le rapport au monde comme un rapport pratique, ce qui implique des évaluations et des valeurs, même si Heidegger par exemple refuse massivement un tel vocabulaire. C’est une pensée de la perception très active, où percevoir ce n’est jamais seulement viser un objet là-devant, mais faire usage de ce qui m’entoure en fonction de mes intérêts, de mes émotions, de mes intentions, et plus profondément en fonction de ce qui me projette originairement. Husserl tâche de décrire cela au moyen d’une double intentionnalité, une première qui donnerait l’objet en tant que tel, une seconde qui l’enroberait comme un écrin axiologique, pour lui donner sa valeur, son sens axiologique, ses usages possibles – prescription qui viendrait dans un second temps, après ce qui est d’abord donné. Scheler modifie cette approche, en posant l’existence d’une intentionnalité axiologique, qui refuse la théorie de la double intentionnalité pour penser un objectivisme radical des structures axiologiques : les valeurs sont dans les choses, comme états de valeurs, c’est de la valeur qui est prescrite objectivement au sujet qui doit les reconnaître, les ressentir. Ce qui est intéressant dans l’approche de Scheler, c’est la façon dont il reconnaît le monde ordinaire comme un monde pratique, où les choses sont utilisées, pratiquées, où le contexte joue un rôle primordial pour leur perception et leur pratique, un monde immédiatement valorisé, où tout possède une certaine coloration, où tout prend plus ou moins d’importance pour moi et dont les saillances dépendent de ces intérêts. Scheler reconnaît aussi l’importance de la normativité sociale dans ce processus intentionnel (cet engagement, ou encore cette « tendance »), même si c’est Heidegger qui va donner à ce monde social la première place dans sa description de l’intentionnalité. En effet, les choses sont ordinairement des outils, bien avant que d’être des objets de connaissance, des outils que je pratique dans des contextes précis, des étants en vue d’autre chose qu’eux-mêmes – à tel point que l’outil n’est pas vraiment, il s’évapore dans l’usage possible ou effectif, invisible au fond comme les touches de clavier que j’utilise sans voir. Outils du monde social, qu’« on » pratique

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en tant que membre de ce monde social, de la même façon que tous les autres membres de la même communauté de signification. À chaque fois, est à l’œuvre ce que nous avons appelé un phénomène d’« infondation ». Chez Scheler : il parle du sujet percevant comme d’un praticien, et cette praxiologie s’oppose à l’hénologie fondamentale de la phénoménologie husserlienne : je ne vise pas un objet, mais je vise d’abord (sans le percevoir, mais en le ressentant) un ensemble d’objets qui appartiennent au même contexte pratique, que Scheler appelle « Milieu ». Cette approche est anti-transcendantale, car la valeur des objets est constituée par des a priori matériels axiologiques, des qualités de valeurs transcendantes et objectives, indépendantes du sujet qui les ressent. En outre, Max Scheler reconnaît aussi une autre source de normativité, la source sociale, incompatible avec une fondation transcendantale de l’intentionnalité et du sens. Chez Heidegger : il reprend à Scheler la description de l’Umwelt comme monde pratique, en termes d’outils : les choses que nous percevons dans un tel monde sont toutes des outils « en-main » (zuhanden), toujours perçus en contexte, et d’ailleurs déterminés par ce contexte, au sein de ce que nous appelons ici une intentionnalité disséminée, qui rend impossible toute hénologie : l’outil n’est rien d’unifié pour le Dasein, d’une part parce que lorsqu’il est pratiqué il n’apparaît pas, d’autre part parce qu’il n’est qu’un signe dont la signification dépend du contexte et renvoie à la fois à d’autres signes et à un but précis. Ici, Praxis doit être entendu au sens allemand ordinaire, à savoir pratique en vue d’autre chose à réaliser. Et dans une telle analyse, il semble ne pas y avoir de place pour un fondement transcendantal, puisque les outils renvoient incessamment les uns aux autres, constitués par ces renvois, dans une profonde dissémination. C’est l’« infondation » essentielle à la praxiologie. Mais il y a autre chose encore : le sujet ne peut d’autant pas être le fondement de la phénoménalité que ce sujet est à son tour disséminé dans le « on », dans la mesure où c’est bien le « on » plutôt que moi-même qui pratique ordinairement les outils, c’est-à-­ dire que ma pratique est gouvernée par une normativité sociale qui précède toujours les pratiques que l’«  on  » fait du monde. Nous avons alors affaire à une tension praxiologico-transcendantale insoluble, que ce soit chez Scheler ou chez Heidegger. III) Néanmoins, et cela nous conduit jusqu’au tournant transcendantal, les Ideen II de Husserl montrent bien comment la réduction permet de reconduire la conscience de l’attitude naturelle où nous pratiquons les choses du monde à l’attitude transcendantale qui est capable de décrire avec objectivité ces pratiques. De ce point de vue, le sujet doit entrer en lui-même et examiner ce qui arrive lorsqu’il pratique quasi inconsciemment les objets du monde. Chez Husserl, chez Scheler et chez Heidegger – la réduction transcendantale sort le sujet du monde naturel pour le conduire jusqu’à la compréhension de ce qu’il fait lorsqu’il vise intentionnellement un objet. Cette compréhension est cependant différente en fonction de chacun de ces auteurs. Chez Husserl, la réduction permet certes d’accéder aussi aux vécus pratiques de conscience, mais le problème de sa motivation est central. En effet, dans les Ideen I, seule la liberté, la « liberté pour la théorie » dont parlera Levinas, permet de légitimer la démarche transcendantale. Le sujet est transcendantal dans la mesure où il prend la décision de mettre entre parenthèses le mouvement de la vie naturelle, librement, qu’il observe les vécus de cette vie depuis la position

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t­ ranscendantale – qui est une position au sens strict, on oserait presque dire au sens des néokantiens de la valeur : un sujet qui prend position, librement, qui fait le choix d’une pratique. Nous avons essayé d’indiquer, notamment à partir de manuscrits fascinants des années 1920/30 sur la réduction phénoménologique, combien Husserl acceptait la description de la réduction en termes pratiques (« volonté », « moyens », « fins », « but », « liberté »…), comment d’une certaine manière, la praxis du sujet devait nécessairement précéder toute entreprise théorique véritablement universel, ce que seule peut atteindre pour Husserl la réduction transcendantale  – et que Derrida évoquait déjà en parlant de « volontarisme transcendantal ». De ce point de vue, ce qu’obtiendrait ultimement la réduction, par-delà la connaissance des essences, c’est le sujet en tant qu’il fait l’épreuve de sa liberté. Scheler va plus radicalement inscrire la réduction dans un horizon praxiologique : la deuxième partie du Formalisme en éthique s’efforce de fonder le rapport aux valeurs dans un « sujet transcendantal », la personne, sujet matériel, pratique, individuel, originairement effectuant, foyer d’unité, une unité si forte qu’elle inclut autant les actes déjà effectués (passé) que les actes pas encore effectués (avenir), la personne étant aussi bien constituée par les uns que par les autres, sans oublier ce qu’elle est en train de faire. Mais ce qu’elle fait, elle en a désormais conscience, appelée par sa conscience à ne pas toujours suivre la normativité sociale, à résister, non plus face à des objets mais en elle-même, aux injonctions des lois sociales. Un Gewissen, un sujet transcendantal matériel, plein d’épaisseur vitale, de temporalité et de pratique, qui est le cœur du rayon du monde et qui fait l’épreuve de lui-même au sein de cette temporalité, s’abandonnant à lui-même, s’expérimentant dans la conversion pratique à soi-même, dans une intériorité vivante et axiologique. L’enjeu, ici, est la distinction qu’opère la réduction schelérienne entre la normativité sociale habituelle et les cas de décalage par rapport à ces normes qu’éprouve la personne en tant qu’elle est un sujet moral. C’est ce qui marquera profondément Heidegger. En effet, chez lui, le moment praxiologique de la description vise à être dépassé ou fondé par un moment transcendantal qui demeure pratique, transcendantal emprunté à la fois à Kant (en tant que condition de possibilité de tout rapport avec le monde) et à Husserl (avec la pratique de la réduction). L’ambition centrale de Heidegger est d’obtenir un phénomène unifié du Dasein, qui s’extrait de la dissémination dans le « on » pour revenir à lui-même. C’est une entreprise hénologique. Elle est rendue possible par une pratique nouvelle de la réduction phénoménologique, dont nous identifions trois figures : a) La première réduction consiste en une pré-réduction que nous appelons « évanescente », qui permet à Heidegger de décrire l’ustensilité comme telle, et donc de sortir, mais furtivement, de la pratique des outils. b) La deuxième est provoquée par l’angoisse, toujours présente mais à laquelle je dois me rendre attentif, qui me conduit jusqu’à mon être propre. Cette réduction est déjà éthique : elle dépasse le « on » pour me conduire jusqu’à ce que je dois être. Un certain sujet (« bien compris ») apparaît alors, mais un sujet éthique, qui a à s’accomplir. c) La troisième réduction est pleinement éthique, et radicalise l’angoisse : l’appel de la conscience, qui est plus violent que l’angoisse car il provient de ce qu’il y a de plus lointain en moi-même. C’est alors que le sujet devient pratique, déchiré par le « on » (l’être social) qu’il est encore et l’être authentique

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qu’il a (et qu’il aura toujours) à être. C’est par cette œuvre de réduction qu’apparaît la dimension transcendantalement temporelle de mon existence, temporalité ekstatique qui est la condition de possibilité de tout rapport au monde. La temporalité, au sein d’un sujet pratique, est bien transcendantale, en un sens praxiologisée : d’une part, ce qui est fondé ne sont pas les objets, mais les outils ; d’autre part, le fondement n’est pas un sujet formel, mais un sujet pratique qui pratique une auto-praxis. Les difficultés sont ici nombreuses. Elles reconduisent toutes en dernière instance à la question suivante  : où cette réduction éthique, les prescriptions et les injonctions qu’elle implique, trouve-t-elle sa norme ? Chez Husserl, le parti pris est assumé, et largement défendable  : dans la recherche de l’objectivité scientifique, vénérable en soi, et donc suffisante pour légitimer le processus de réduction. Mais chez Scheler, chez Heidegger  ? surtout chez ce dernier  ? En quoi l’authenticité vaudrait-­elle davantage que l’inauthenticité ? En quoi le « on » souffrirait-il d’une fuite de soi-même ? Au fond, quelles sont les dispositifs d’évaluation heideggériens qui légitiment une telle dépréciation de l’inauthenticité ? Ces questions semblent appeler une approche à partir de l’autre de la philosophie – les conditions politiques, sociales d’écriture, mais également la théologie, singulièrement protestante, dont la phénoménologie allemande pourrait bien être profondément tributaire, dans sa constitution comme dans ses résultats. IV) Enfin, le retour à Kant. Ce qu’on essaie de montrer dans cette dernière partie, c’est la tradition transcendantale à laquelle appartient cette première phénoménologie allemande. Tout d’abord, la Critique de la raison pure et les interprétations que donne Kant lui-même de ce qui doit être compris sous l’expression « philosophie transcendantale » dans l’Opus postumum – un sujet s’investissant lui-même, et se saisissant, en tant que philosophie transcendantale lui-même, comme sujet pratique, libre, au contact avec lui-même – dans l’autonomie pratique seule capable de libérer le sujet pour la théorie véritablement critique, c’est-à-dire transcendantale. C’est aussi une réponse à Fichte, chez lequel il s’agit pour le moi de se poser « comme déterminé par le non-moi », thèse fondamentale de la première Wissenschaftslehre de 1794/95. Il s’agit pour lui de défendre la primauté de la raison pratique, qui est le moi en et à lui-même faisant l’épreuve de sa pure liberté, sur la raison théorique, qui est le moi qui applique ses lois au non-moi qui le limite. Un tel moi apparaît comme un sujet déchiré, s’auto-déterminant comme déterminé et produisant une altérité qu’il ne peut pas produire, accomplissant ainsi doublement l’impossible, un fondement à la limite qui implique d’être déjà ce qu’on a à être – en d’autres termes, la liberté qui est le long chemin d’appropriation par le moi de lui-même. Souhaitant identifier de quel Kant il s’agit véritablement avec cette tradition praxiologico-transcendantale, nous nous sommes livrés, dans le dernier moment du livre, à un exercice d’interprétation où nous confrontons le texte de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales à deux lectures opposées, celle d’Hermann Cohen et celle de Heidegger. Pour y parvenir, nous avons isolé des thèmes de la Critique de la raison pure : le statut de l’exposition métaphysique de l’espace, la phrase de B40 selon laquelle « l’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée (der

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Raum wird als eine unendliche gegebene Größe vorgestellt)  », la distinction « ­intuition formelle »/ « forme de l’intuition », le temps et l’intuition de moi-même, le rôle de la réflexion, l’imagination transcendantale, les analogies de l’expérience… L’on peut dire pour résumer que a) l’interprétation de Cohen est quasi systématiquement ce que nous appelons méthodologico-transcendantale  : les structures a priori et subjectives ne sont pas subjectives au sens où elles seraient des moments réels du sujet, mais elles sont déduites méthodologiquement depuis l’objectivité scientifique, et n’ont qu’un statut normatif. Il doit y avoir des intuitions pures, il doit y avoir de l’aperception, il doit y avoir de l’imagination, etc., cela doit être sans être tout à fait pour que l’objet scientifique soit légitimé. C’est un Kant entièrement tourné vers l’objectivité, une objectivité évidemment scientifique. En un certain sens, on ne peut penser plus à fond la transcendance en compagnie de Kant, puisque pour Cohen le sujet est essentiellement cette ouverture à l’objet. b) L’interprétation de Heidegger, quant à elle, est subjectiviste. En effet, ce que cherche à faire Heidegger avec Kant, c’est isoler les moments de l’esthétique puis de l’Analytique, et les considérer comme des moments réels et autonomes. Ainsi la forme pure de l’espace donne-t-elle une représentation positive d’une grandeur infinie, la forme pure du temps procure-t-elle une auto-affection sensible du sujet ; mais, et cela ne va pas d’ailleurs sans une profonde ambiguïté et une souplesse herméneutique, cette autonomie des moments subjectifs ne prend son sens que dans l’horizon du schématisme. Alors, on atteint le fondement lui-­ même, fortement temporalisé, qui possède une pleine autonomie phénoménologique, et qui ne dépend pas de l’objectivité réelle des sciences comme chez Cohen. Le schème en est la marque, parce qu’il est selon Heidegger une pure image du temps, mais aussi bien de la finitude, puisque cette auto-manifestation du sujet marque un arrêt devant l’objet qu’il ne peut pas se donner à lui-même, et révèle du même coup la nécessité d’un tel objet qu’il ne produit pas. Le sujet s’oppose alors à lui-même une résistance, qui est sa propre finitude. C’est en fait la manifestation de sa liberté au sein d’un sujet pratique. La philosophie transcendantale est aussi une philosophie de la liberté. Que conclure véritablement de tout cela ? Trois choses principales. 1)  Tout d’abord, cette figure praxiologico-transcendantale de la métaphysique est peut-être de provenance plus ancienne, trouvant son rassemblement dans la « liberté » pour la théorie dont Husserl faisait – on l’a vu – la condition de l’exercice phénoménologique. N’est-ce pas au fond le coup d’envoi de la métaphysique que d’associer le Bien au Vrai ? ne faut-il pas concevoir que l’ensemble de l’histoire de la métaphysique trouve dans le praxiologico-transcendantal (où « transcendantal », on en conviendra, prend un sens très lâche de position pour la théorie !) une figure éminente, pas forcément concurrente avec d’autres (par exemple l’onto-théologique), mais au moins complémentaire, et certainement fondamentale, dans la mesure où il s’agit de la justification originaire de l’exercice métaphysique en tant

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que tel ? Ce livre a conduit la démarche transcendantale jusqu’aux confins de sa légitimation, dans l’auto-praxis libre du sujet qui trouve dans le fond abyssal de sa liberté la nécessité libre de la tâche transcendantale. Mais n’est-ce pas au fond reconduire la philosophie transcendantale jusqu’au ἐπέκεινα τῆς οὐσίας  platonicien, assujettir l’être au bien dont la démarche transcendantale procède toujours déjà  ? Si c’est le cas, alors il faudrait penser un renversement copernicien de la philosophie transcendantale, un autre renversement copernicien, celui qui place le bien dans l’auto-praxis du sujet et non plus dans les abîmes du ciel. La querelle des universaux ne joue assurément pas un petit rôle dans cette affaire… Mais alors, n’avons-nous pas déjà placé la métaphysique sous l’autorité de Nietzsche, et ne constituons-nous pas, en lieu et place d’une histoire de l’être, une histoire des valeurs ? Une lecture praxiologique de la métaphysique, dont nous n’avons identifié qu’un moment, reviendrait à penser que l’ontologie n’est jamais que l’illusion produite par des évaluations inconnues des évaluateurs eux-mêmes. Or nous avons vu que tel ne doit pas être le cas ; d’une certaine façon, tout ce livre est une réponse à Nietzsche : le sujet praxiologico-transcendantal sait le danger des évaluations involontaires, et pratique la plus considérable d’entre elles, mais aussi la plus volontaire, en ce qu’elle va sonder sa liberté d’être-au-monde la plus ancienne avant que d’en tenter la description transcendantale. D’où l’importance cruciale du concept de « vouloir », que l’on a rencontré à plusieurs occasions chez les auteurs étudiés : non pas un vouloir de quelque chose, non pas un vouloir du vouloir lui-même, mais un vouloir essentiellement contrarié en tant qu’il est le vouloir de se laisser déposséder par la description transcendantale, un vouloir qui ne peut se fonder lui-même, qui le sait, et qui tient bon dans cette impossibilité même. Seul un vouloir originairement contrarié, empêché, et constitué par cet empêchement même, peut répondre avec suffisamment de puissance à l’appel du fondement abyssal. Le sujet praxiologico-transcendantal est clairvoyant quant à son instabilité foncière, quant à son évanescence constitutive. La pensée de Nietzsche n’est possible que parce qu’il échoue. En droit, il a la capacité à déjouer les détours axiologiques de la métaphysique en instaurant, comme le fit Platon, l’axiologie tout en haut de l’édifice métaphysique. De Platon à Heidegger, c’est tout un renversement qui s’est opéré, depuis l’idée de Bien, anhypothétique, transcendance irréductible que le seul éclair du noûs peut contempler, jusqu’à sa réponse à l’autre bout de la chaîne métaphysique, le vouloir tout aussi radicalement irréductible, qui rejoue dans la sphère de l’auto-praxis l’infinie distance, cette fois de soi à soi-même dans le vouloir devant l’impossible réalisation du vouloir, le vouloir qui ne veut pas, qui fait du renoncement à être son propre fondement la clé de la connaissance métaphysique dans son ensemble. Ce grand renversement métaphysique est bien repéré par Kant, qui dans l’Opus postumum, au soir de sa vie, tirait toutes les conséquences praxiologiques de la révolution copernicienne proclamée dans la Critique de la raison pure, en tissant le lien qui devait nécessairement s’accomplir (et que Fichte avait déjà accompli) entre première et deuxième Critique, comme si la deuxième venait remplir un sujet transcendantal dont le formalisme ne permettait pas de légitimer avec suffisamment de force, sinon par la seule force de l’objet scientifique, la démarche critique, c’est-à-dire la démarche réflexive. Il fallait nourrir le sujet

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t­ ranscendantal d’un universel dont il était déjà gros dans la première Critique, mais qui attendait non seulement une description en bonne et due forme, mais également la rencontre entre sujet théorique et sujet pratique, c’est-à-dire rencontre entre praxis et theôria dans le plus pur esprit grec, fût-ce en terrain transcendantal. De ce point de vue, et malgré l’important livre de Jean-Luc Marion sur saint Augustin, il n’est pas vrai que fonder la connaissance dans l’amour nous sorte de la métaphysique ; au contraire, il s’agit d’une démarche foncièrement platonicienne, où c’est dans la praxis que s’accomplit le plus originairement qui soit la théôria la plus dialectique. L’homme métaphysique grec poursuit son existence dans le sujet praxiologico-­transcendantal qui en est la figure moderne puis contemporaine. Mais précisément, l’affrontement de cette figure moderne implique la prise en compte des modes contemporains de subjectivité. 2)  En effet, ce moment praxiologico-transcendantal de l’histoire de la métaphysique appelle le versant sociologique de l’analyse, où l’on devrait décrire un sujet social, pris dans les normes et les pratiques. De ce point de vue, le sujet praxiologique est aussi bien un sujet normé, c’est-à-dire contraint et soumis, dont chaque fait et geste se trouve sous la scrutation du regard de la communauté et donc sous son contrôle – s’il est vrai que plusieurs regards sont plus contraignants que la plus dure des menaces. Ici, nulle réduction ne serait suffisamment puissante pour éloigner le sujet des regards, pour le soigner des normes, pour l’extraire de ce qui le détermine d’autant plus que les couches sociales et causales sont multiples et complexement stratifiées. Car toute praxis est toujours prise dans une pr-axiologie, un réseau de pratiques et de normes, et ne peut jamais se penser de façon strictement matérialiste. Agi par l’invisible, par l’aimantation du regard, le sujet praxiologique a plus spécifiquement affaire à des cadres normatifs contraignants, des champs qui parfois se combinent et lui assignent pour un temps son identité sociale, mouvante et diverse, en produisant une angoisse secrète, souvent inconsciente. Cette socialisation radicale du sujet n’invalide aucunement les concepts que nous avons tout à la fois forgés et essayés dans ce livre ; au contraire, la dimension pr-axiologique, dans sa multiplicité même – puisqu’il n’assigne aucune autre identité au sujet que ses pratiques, et qu’il soumet ces pratiques à des normes elles-mêmes multiples  – conserve toute sa pertinence. Du même coup, l’approche hénologique demeure tout aussi profondément problématique : le sujet est balloté par les normes, pris entre divers cadres normatifs contraignants, ou encore en en changeant progressivement tout au long de sa vie, ce qui modifie les regards, ses contraintes, d’autant que c’est dans la même journée que, changeant de cadre, il joue à divers jeux normatifs, selon qu’il se trouve ici ou là, dans telle communauté ou dans telle autre. La dissémination intentionnelle, qui l’éparpille dans ses pratiques, est associée à une dissémination transcendantale où le sujet, comme un caméléon, se fond dans les cadres normatifs contraignants, parfois eux-mêmes fondus les uns dans les autres, que la situation lui assigne. Chacun de ses mots, de ses gestes, de ses pensées, trahissent qu’il joue tel rôle, à tel moment, dans tel groupe, sans que cela soit remarqué, comme l’outil qu’on pratique sans y prendre garde. Sans le rôle qu’il tient, le groupe

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n’est plus le même – mais que cela ne nous incline pas vers une hénologie, car rien n’est plus remplaçable qu’un rôle, rien n’est plus substituable qu’une soumission. Il est l’outil qu’il faut à tel moment et en tel lieu. De ce point de vue, l’infondation est sociale. Elle est la constante mouvementation subjective où il demeure à peine un sujet, clignotant dans ses constantes métamorphoses dans un milieu qui lui-même ne cesse de se métamorphoser, s’incorporant en lui, sujet transcendantal social, non-sujet, forme des normes, forme des contraintes, forme des cadres normatifs contraignants et des interactions qui s’y nouent et qui le nouent à des identités provisoires et vibrantes. Mais le discours lui-­ même praxiologique qui en rend raison, celui-là dont on a présenté dans ce livre la face métaphysique, pousse à l’hénologie, cherche l’unité perdue et tout en sachant sa quête vaine s’évanouit dans cette vanité. À force de réduire, encore et encore, il perd de vue que l’instance constituante, normative, est plus décisive, quand bien même ce serait une instance évanescente, car continûment au contact des pratiques, modifiée par elles. À suivre les phénomènes, n’est-ce pas dans le régime bureaucratique, et plus précisément managérial, dans la façon dont les subjectivités sont managées au sein de structures apparemment libres et foncièrement contraignantes (les outils conceptuels de Foucault sont, ici, précieux), de cadres normatifs contraignants qui occupent un espace et administrent des hiérarchies poreuses, où les initiatives individuelles sont d’autant plus encouragées par le cadre qu’elles sont précédées d’incorporations massives des exigences éthiques du travail, la vocation corporate comme appartenance à une secte exigeante, où chacun est le regard et la norme de l’autre  – n’est-ce pas ici qu’on peut trouver l’instance normative pour toute subjectivité  ? Ce dispositif très complexe, aux multiples intrications, est le système unique, car planétaire (là l’hénologie est possible, une macro-hénologie), s’emparant de tout type de communauté, et est foncièrement pr-axiologique au sens où les sujets managériaux sont tenus par des exigences éthiques très puissantes, bien au-delà de la seule rentabilité, mais plutôt de l’ordre de la fraternité, de la bonté, et du sacrifice de soi au nom de la communauté autant que de la productivité. Ici, loin de pouvoir se réduire, le sujet managérial se transcende dans l’éthique managériale, aussi bien dans le groupe dont il est membre et dont l’écosystème le modifie en se modifiant constamment. Au cœur d’une telle infondation praxiologique, on pourrait presque identifier la revanche d’un sujet transcendantal formel, suppôt et néant préalable à tout ce qui vient l’agir, le remplir, perméable (comme travailleur) à toutes les métamorphoses, toutes les exigences managériales éthiques qui viennent le remplir. En ce cas, la modernité n’en a pas fini avec le transcendantal. Mais peut-être une telle conception formelle du transcendantal, contre laquelle Kant lui-même, en discussion avec Fichte, a bataillé, et que le sujet éthique, personnalité, venait franchement contredire, est-elle plus égarante qu’utile, et peut-être qu’une autre figure est plus adaptée, plus heideggérienne en un sens, mais aussi bien kantienne, un sujet constamment projeté au-devant de lui-même, d’abord à l’altérité avant d’être à lui-même, un sujet sans intériorité. Un sujet à l’éthique, projeté dans son devoir et dont une histoire montre qu’il est en fait la figure la plus répandue, au

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moins depuis Descartes chez lequel l’infini exproprie le sujet au moment même où il fait la découverte de lui-même, en passant par Kant et son sujet respectueux se projetant dans l’universel qu’il porte en lui, mais également le sujet utilitariste foncièrement sacrificiel – figure de la subjectivité aux antipodes du sujet-substance prétendument métaphysique, et pleinement à l’œuvre dans le cadre normatif managérial où le travailleur est sommé de trouver sa vocation dans ses tâches bureaucratiques, est aussitôt transcendé vers sa communauté corporate qui constitue la totalité de sa vie « intérieure ». Au lieu du fondement qui – on l’a vu – repose fondamentalement sur une conception libertaire de la subjectivité, le sujet devant s’emparer en toute autonomie du fondement qu’il a à être, ne faut-il pas alors chercher en aval les conditions de possibilité du sujet, et de ce point de vue, n’est-ce pas dans les cadres normatifs contraignants dont le management est peut-être la dimension rassemblante qu’il faut trouver le point normatif ultime ? 3)  Hermann Cohen, on l’a vu, identifiait un héritage protestant dans des formules pour le moins frappantes – rappelons-les : la nécessité de la science n’a au fond pas besoin d’autre légitimité pour être admise comme essentielle que la «  révélation surnaturelle  » (übernatürlichen Offenbarung)  ; «  au-delà de la voie royale de la science  », ajoutait-il, «  il n’y a qu’arbitraire et étroitesse  »1. Puis  : « Cette idée, ce point de départ qu’est la reconnaissance du fait de la science mathématique de la nature, distingué d’avec la métaphysique de la morale, devient la loi suprême et cherche les moyens, tout d’abord de formuler cette loi suprême comme telle, et ensuite de tirer de la formulation de cette loi les principes particuliers inférieurs » ; c’est ainsi par « l’esprit historique du protestantisme » qu’il peut y avoir une « justification religieuse de la raison scientifique ». « Partant, même le transcendantalisme s’enracine, en ce qui concerne les directions principales de ses problèmes, dans cette justification religieuse de la raison scientifique2. » Ce constat est un ancien poncif, dont Hegel est largement la cause, qui associe esprit du protestantisme (principalement luthérien) et la quête scientifique de l’objectivité. Plus spécifiquement, il y a lieu de tisser un lien entre d’un côté la figure métaphysique d’une subjectivité praxiologico-transcendantale et de l’autre la figure théologique, principalement protestante mais héritée du mysticisme rhénan, d’une subjectivité aux prises avec d’une part sa nature essentiellement pécheresse, d’autre part sa radicale différence avec la transcendance. De fait, on trouve communément chez Luther la définition de la volonté humaine comme profondément contrariée, dont le seul pouvoir, au regard de la transcendance, est de se maintenir dans son impuissance et l’endurer dans le vouloir même. Dans un certain anéantissement de la volonté par elle-même, dans le dépassement d’un vouloir ontique pour un vouloir ontologique, véritablement aux prises avec l’absolue contradiction du vouloir lui-même, il y a la semence, de longue provenance théologique, pour une appropriation métaphysique, dont on a vu certaines figures, où la norme pour la volonté transcendantale

 Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, op. cit., p. 139.  Ibid.

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est bien plus sûrement dans des transcendances sécularisées, mais tout aussi inatteignables  : l’universel kantien, l’évidence husserlienne, l’authenticité ­ heideggérienne… Cette réappropriation métaphysique, dont seule une recherche érudite et méticuleuse pourrait identifier les moments et les voies, passe plus spécifiquement par le réinvestissement de la nécessité d’une transcendance qui traverse le sujet, d’un devoir qui l’enjoint à se mettre en chemin vers la vérité, et de sa finitude inébranlable. Finitude constamment aux prises avec l’ambition de la vérité, qui contient en elle-même sa propre conscience (Gewissen !), en son intériorité la transcendance la plus radicale, c’est-à-dire l’angoisse la plus vive dans la déchirure qui l’a toujours déjà traversée. Car ce vouloir empêché, et dont il y va de la nature volontaire même que d’être empêché, n’a d’autre manifestation qu’une insûreté profonde, l’instabilité psychologique de la scission avec la transcendance, l’angoisse de la limite que la connaissance métaphysique, loin d’apaiser, accentue. Il s’agit alors d’une autre figure que la praxiologico-transcendantale, une figure qui la traverse et plus largement traverse les champs de la théologie et de la métaphysique, la figure psycho-­ théologique où le sujet, appelé par une transcendance pourtant impossible s’anéantit dans cet impossible même, mais non pas en tant qu’il ne devient rien ni personne, au contraire si l’on peut dire, en tant qu’il devient sujet impossiblement transcendé, angoissé dans sa néantisation et répondant par cette angoisse, qui à son tour entraîne une vie sociale diverse  – n’est-ce pas, ici, la grande leçon du contemporain de Husserl, Max Weber, dans son Éthique protestante  ? Plus largement, peut-être faut-il appliquer, à partir de la figure praxiologico-transcendantale, la figure psycho-­ théologique à la subjectivité managériale, dont le travail, véritable vocation, ne s’en tient pas aux productions, mais s’intègre éthiquement dans une communauté de sujets laborieux, au sein d’un dispositif entrepreneurial plein de transcendance angoissante  – l’argent, peut-être, plus spécifiquement le capital, plus simplement l’entreprise, tous par définition immatériels, invisibles, dont il y va de l’essence que d’être en retrait, dieux cachés du monde technologique contemporain. Ces mots sont bien entendu trop allusifs, comme s’ils parcouraient, dans leur ambition historico-­critique, l’ensemble de ce livre qui s’achève enfin. Peut-être, au fond, que c’est sur une telle psycho-théologie du sujet que reposent toutes les pensées qu’on a ici décrites, dont le cœur est l’angoisse, qui d’eschatologique est devenue angoisse du savoir, angoisse du monde, et angoisse du sujet devant lui-même – sécularisation dans la métaphysique, en somme, de l’angoisse de l’homme de foi devant le silence du Dieu caché.

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INDEX NOMINUM

A Aertsen, A.J., xxviii Allison, H.E., 415 Angelelli, I., xxvii Aristote, xxviii, xxxvii, xxxix, xliii, 52, 53, 92, 140, 202, 245, 319, 344, 346, 354, 370, 452 Arrien, S.-J., 53, 90–92, 104 Aviau de Ternau d’, H., 480 B Baumanns, P., xxvi Baumgarten, A.G., xxvi, xxvii Bayle, P., 327 Beaufret, J., 126 Bégout, B., 75, 127 Beiser, F.C., 50, 53 Belloy de, C., 448 Benoist, J., 72, 74, 76, 78, 81, 97, 119, 120, 124, 125, 127, 132, 133, 136, 150, 259–261, 309, 375, 466 Bernet, R., 127, 312, 313, 317, 325, 344, 353 Blattner, W., xxxiv, 193, 349 Boccaccini, F., 8 Bolzano, B., 119, 125, 417 Bouckaert, B., 75 Bourdieu, P., xlii Bourgeois, B., 387 Bowler, M., 202 Brelage, M., xxxiv Brentano, F., xxxix, 28, 32, 65, 66, 68, 72, 73, 75, 80, 83, 128, 174, 178, 800 Brisart, R., 264, 344

Brunn, H.H., 110 Buren, J.v., 92, 202 C Calori, F., 492, 494–496 Camilleri, S., 53, 92, 188, 319, 354 Caputo, J.D., 319 Cattin, E., 403 Célis, R., 264 Chrétien, J.-L., vii, xi, 328, 332, 344 Christophersen, A., 354 Cobb-Stevens, R., 127 Cohen, H., ix, xxxiii, xli, 371–372, 374, 375, 377, 386, 410, 413–437, 440–450, 457, 463–477, 479–485, 487, 490, 491, 505, 506, 510 Cohen-Halimi, M., 492 Coujou, J.-P., xxviii Couloubaritsis, L., viii, xi, xliii Courtine, J.-F., xxviii–xxx, 92, 127, 210, 308, 312, 323, 325, 344 Coyne, R., 319, 354 Cromwell, S., xxxiv Crowe, B.D., 53, 319 D Dastur, F., 90 Descartes, 112, 258, 298, 384, 417, 510 Dewalque, A., xl, 3, 28–31, 33, 36, 37, 41, 42, 44, 47, 48, 51, 53, 59, 61, 63, 64, 69, 75, 80, 81, 83, 127, 197 Doyle, J.P., xxvii

© The Author(s), under exclusive license to Springer Nature Switzerland AG 2021 P. Slama, Phénoménologie transcendantale, Phaenomenologica 232, https://doi.org/10.1007/978-3-030-77105-8

525

Index Nominum

526 Dreyfus, H., 349, 354 Dufour, E., 5, 10, 14, 33, 63, 377, 413, 416 Dumont, A., 408, 409 Duns Scot E Espinet, D., 335 F Fabro, C., xxvii Falkenhayn, K. von, 354 Farges, J., 38, 47, 53, 286 Faulconer, J.E., 354 Ferry, L., 493 Fichant, M., 413, 414, 416, 422, 423, 429–432, 434, 435, 438, 439 Fichte, J.G., x, xxxiv, xxxviii, xli, xlii, 63, 240, 345, 370, 371, 378, 380, 382, 385–412, 475, 486, 492, 493, 505, 507, 509 Figal, G., 322, 344 Foucault, M., 461, 509 Fulda, H.F., 48 G Gadamer, H.G., 448 Gauvry, C., 96, 188 Gethmann, C.-F., xxxiv Goddard, J.-C., 378, 389–391, 398 Goubet, J.-F., 394, 396, 407 Grandjean, A., 149, 375, 458–461 Grapotte, S., xxii, 331, 429, 449, 475, 480 Greisch, J., 92, 246, 322, 345 Gyemant, M., 127, 136 H Hadot, P., 202 Haussemer, M., 475 Held, K., 344 Herrschaft, L., 220, 230, 486 Hinske, N., xxvi, xxvii Hume, D., 21, 119, 124, 417, 422, 429, 467 Husson, S., 130 I Ijsseling, S., 344 Imdahl, G., 92

J Janicaud, D., 344 Jollivet, S., 92, 104 K Kelkel, A.L., xvii, 61, 92, 119, 344 Kelly, S.D., 250 Kern, I., 63 Kiesel, T., 92, 107, 202 Klemme, H.F., 475 Krijnen, C., 3, 28, 48, 49, 63 L Lang, P., 8, 149 Lange, F.A., 120 Lask, E., 63 Launay, M. de, 9, 63 Lavigne, J.-F., xi, xxxiv, 78, 79, 146, 214, 258, 261, 265, 267, 268, 277, 311, 313, 317 Laz, J., 125 Le Quitte, S., 148, 153, 154, 161 Le Rider, J., 50 Leclercq, B., 125 Leduc, C., 449 Leibniz, G.W., 418, 480 Leisegang, H., xxvi, xxvii Lequan, M., xxiv, xxv, 378, 480 Lohmar, D., 127 Longuenesse, B., 433, 434, 464, 465, 467 Lotze, R.H., 8, 281, 499 Luft, S., 280, 283, 285 Luther, M., 92, 319, 327, 328, 370, 510 M Malherbe, M., 417, 429 Marion, J.-L., xi, 508 Marquet, J.-F., 322 Martineau, E., 191, 195, 200, 203, 206, 209, 212, 223, 232, 234, 323, 341, 364, 366, 437, 460 Marty, F., xxii, 373, 378, 381, 383, 480 Mattéi, J.-F., 344 McNeill, W., 354 Murchadha, F.O., 354 N Nachtsheim, S., 49 Natorp, P., 104, 240, 299 Newton, I., 418, 465

Index Nominum O Oakes, G., 110 Orth, E.W., 49 Otto, S., 475 P Paccioni, J.-P., xxx Pelletier, A., 419 Perini, R., xxx Perreau, L., 75, 149, 154, 272 Philonenko, A., 327, 330, 387, 397, 400, 418 Piché, C., 8, 63, 331 Pierobon, F., 450 Pradelle, D., xi, xxxiv, 121–123, 127, 135, 230, 311, 337 Proust, J., 125 Prunea-Bretonnet, T., xxii, 331, 449, 475 Puech, M., 419 Q Quesne, P., 99, 249 R Raedler, S., 489 Ramond, C., 492 Ranke, L.v., 50 Renaudie, P.-J., 132, 136 Richir, M., 340, 341, 345 Rickert, H., xl, 1–3, 10, 21, 22, 26–57, 59–83, 85, 89, 95, 110–114, 117, 130, 196, 220, 258, 266, 500, 501 Rijk, L.M. de, 130 Rivelaygue, J., 416, 443 Rodrigo, P., 202, 272 Romano, C., 92, 104, 119 Römer, I., 349 Rosales, A., 475 Rousseau, J.-J., 326, 329–332 Ruffing, M., 480 S Sallis, J., 344 Schelling, F.W.J., xxxiv, 340, 380, 403, 410

527 Schmidt, R., 476 Schnell, A., xi, xxxiv, 251–253 Schürmann, V., 53 Sebestik, J., 125 Séguy-Duclot, A., 221 Sepp, H.R., 63 Serban, C., xi, 107, 237, 455, 491 Seron, D., 60, 75, 76, 82, 127, 130, 152, 240, 263 Sheehan, T., 344 Sommer, C., 92, 319, 354, 370 Sosoe, L.K., 480 Stanguennec, A., 475 Steffen, C., xxxiv Suarez, F., xxx, xxix, xxvii, xxviii T Taminiaux, J., 202, 344 Theis, R., 475, 480 Thomas d’Aquin, 448 Thomas-Fogiel, I., 63, 394 V Vaysse, J.-M., xxv, 378, 410, 412, 429, 439 Vescovini, G.F., xxx Villevieille, L., 92, 107, 356 Vincenti, L., 388, 389, 391 Volpi, F., 202, 344 W Ward, K., 354 Weber, M., 5, 110, 188, 511 Windelband, W., xl, 1–3, 5–27, 30, 32, 33, 35, 38–42, 44, 47, 48, 51, 56, 61, 89, 100, 294 Wismann, H., 493 Wolff, C., xxx, xxvi, xxii, 331, 449, 475 Wrathall, M.A., 349, 354 Z Zarader, M., 203, 213, 319, 322