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French Pages [291] Year 2001
Myriam ROMAN et Anne TOMICHE
U n iv e rs ité Blaise-Pascal
FIGUR6S DU PfiRñSIT €
Collection Littératures Collection dirigée par ALAIN MONTANDON Professeur à l'Université Biaise Pascal Comité de lecture Pierre BRUNEL (Professeur à la Sorbonne - PARIS IV) Max MILNER (Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Paris III) Lise ANDRIES (CNRS - Paris) John WOODHOUSE (Professeur à Oxford) Rose DUROUX (Professeur à l’U.B.P.) Charles GRTVEL (Professeur à l'Université de Mannheim) Jacques LAJARRIGE (Professeur à l’U.B.P.) Jacques CARRÉ (Professeur à la Sorbonne - Paris IV) Alain MONTANDON (Professeur à l'U.B.P.)
© Presses Universitaires Biaise Pascal Clermont-Ferrand (France), 2001 ISBN 2-84516-168-9
Littératures
FIGUR6S DU PRRRSIT €
MyriamJ&pman Rnnc Tomiche avec lo collaboration de Gug Ducrey, Véronique Gélÿ, Rlain Montandon, Corinne Saminadayar-Perrin
Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines
Presses Universitaires Biaise Pascal Maison de la Recherche 4, rue Ledru - 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1 TéL 04 73 34 65 68 — Fax 04 73 34 65 69
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Cet ouvrage a été réalisé avec la collaboration de plusieurs spécialistes : Guy Ducrey, de l’Université de Lille III, spécialiste de la décadence, pour le chapitre sur «L’homme de lettres, ce parasite...». Véronique Gély, de l’Université de Reims, spécialiste des relations entre littérature et mythologie, et en particulier des mythes qui ont trait à la séduction, pour le chapitre sur «Le parasite et sa séduction». Alain Montandon, de l’Institut Universitaire de France et de l’Université Blaise-Pascal, spécialiste du fantastique, pour le chapitre «Dehors ou dedans ?». Corinne Saminadayar-Perrin, de l’Université de Saint-Étienne, spécialiste des réécritures de l’Antiquité au XDC« siècle, pour le chapitre sur «Les théâtres du parasite». Myriam Roman est Maître de conférences en Littérature française du XIXe siècle à l’Université Paris IV-Sorbonne. Anne Tomiche est Maître de conférences en Littérature comparée à l’Université d’Artois (Anas). Cet ouvrage s’inscrit dans un large programme de recherches sur l’hospitalité, menées par le Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines (CRLMC). Un certain nombre de travaux ont déjà été publiés : Mythes et représentations de l ’hospitalité ; Espaces domestiques et privés de l ’hospitalité ; Lieux d ’hospitalité : Hospice, Hôpital, Hôtellerie ; Les Rites de l ’hospitalité ; L ’Hospitalité dans les contes ; Le Don d ’hospitalité : de l ’échange à l ’oblation ; L ’Hospitalité au XVffle siècle. Un Dictionnaire de l ’hospitalité est en cours d'élaboration. Un grand merci à toutes celles et tous ceux qui nous ont aidées dans notre «chasse aux parasites», et tout particulièrement à Claire Bardelmann, Dominique Bertrand, Bernadette Bricout, Laurent Bury, Valérie-Angélique Deshoulières, Isabelle Gassino, Éveline Manna, Sabine Roman, Guy Rosa, René Schérer, Jean Senoy, Sylvie Thorel, Nada Tomiche.
I
I
SOMMAIRE Piges INTRODUCTION
11
PREMIÈRE PARTIE : STRATÉGIES
67
Ou comment s’en débarrasser ?
69
Le moyen de chasser ce quifa it du plaisir ? Le parasite et sa séduction
95
Les théâtres du parasite
111
Parasites philosophes
133
SECONDE PARTIE : FIGURES
155
Sociétés de parasites
157
Dehors ou dedans ?
177
L’homme de lettres, ce parasite...
203
Langues parasites
223
CONCLUSION : PETITE LOGIQUE PARASITAIRE
249
Bibliothèque du Parasite
263
Index des auteurs et titres cités
271
Introduction Curculio, Ergasile, Péniculus, et Gnathon : tous sont désignés, dans la liste des personnages des pièces de Plaute et de Térence, comme des «parasites» (parasiti). Tartuffe, l’abbé Faujas, la cousine Bette et le cousin Pons, hypocrites et parents pauvres : tous sont présentés, de Molière à Balzac en passant par Zola, comme des «parasites». Parasites encore les rats des Fables de La Fontaine, installés chez le fermier et qui mangent à sa table et à son insu. Parasites toujours les vampires qui, tels Dracula, vivent du sang de celui qu’ils ont choisi pour hôte. C’est à ces représentations littéraires du parasite, dans leur diversité, que s’intéresse cet ouvrage. Le parasite définit un type de personnage, dont il s'agira d’élucider les caractéristiques (vorace, bavard, comédien...) et les fonctions (auxiliaire ou adversaire, secondaire ou principal...). D implique également des structures et des schèmes qui servent à définir ce qu’on appelle le parasitisme : intrusion, installation, dévoration... Le sujet même du parasite et du parasitisme trouve son origine dans l’horizon plus large de l’hospitalité et de ses rites. C’est de l’accueil de l’Autre qu’il s’agit, mais un Autre «parasite» qui représente souvent une figure du Même, un double de son hôte. C’est sans doute ce qui le différencie en profondeur du simple invité. Là où l’invité offre une figure véritable de l’altérité, le parasite se trouve justement «à côté», comme le dit le préfixe grec para. «À côté» et, au fond, «tout près». Le parasite est ainsi l’élément indispensable pour interroger les ambivalences de l’hospitalité sachant que, contrairement à l’usage courant du terme aujourd’hui, le parasite a pu faire partie, dans l’Antiquité en particulier, du rituel nécessaire et évident de l’hospitalité. Si l’origine de la notion est une position sociale qui prend sens dans le cadre sociologique de l’hospitalité, d’autres sens sont apparus au cours des siècles, qui ont transposé le type dans d’autres domaines, essentiellement les sciences de la nature et de la communication. Non pas que des significations radicalement autres soient apparues, mais le sens premier du mot a pu être adapté à d’autres domaines, par analogie (du parasite social au parasite biologique) et par abstraction sémantique (en dégageant des schèmes, des principes parasites de l’échange). Ces éléments fondateurs du parasite comme figure logique de pensée ont été mis au jour dans l’ouvrage central de Michel Serres, Le Parasite, paru en 1980. Ce texte essentiel, qui constitue une référence indépassable sur le sujet, fait l’objet d’une étude dans le chapitre consacré aux parasites
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INTRODUCTION
philosophes (voir 1,4, «Parasites philosophes»). Michel Serres étudie un corpus d’œuvres littéraires de l’Antiquité au XVIII« siècle. Les œuvres analysées par M. Serres sont données à la fin de son ouvrage, dans une rubrique qui s’intitule non pas «Bibliographie» mais «Histoires, animaux» : M. Serres raconte autrement, en effet, plutôt qu’il n’étudie (voir le chapitre des parasites philosophes, sur la philosophie de Serres comme récit). Il s’intéresse plus particulièrement à L'Odyssée, aux fables de La Fontaine, au Tartuffe et à Rousseau (Les Confessions et Rousseau, juge de Jean-Jacques). S’il n’invente pas le parasite, il le donne à voir et invente en tout cas de nouvelles lectures de textes classiques, en particulier dans ses brillantes analyses de Tartuffe. C’est à sa suite et dans cette perspective que nous dégagerons les éléments essentiels d’une logique parasitaire. Un parcours lexicologique et sémantique s'impose donc pour saisir à la fois l’extension historique de la notion et son enrichissement sémantique progressif. Puisque l'objet qui nous intéresse est la littérature, il s'agira ensuite de dresser un panorama générique des corpus possibles, a i regroupant des ensembles de textes qui réservent aux personnages de parasites une place de choix. Ce n'est qu’après ces deux reconstructions que nous fixerons les traits définitoires du parasite, des plus évidents aux plus abstraits. La double évolution du terme, lexicologique et littéraire, met en évidence une intellectualisation progressive de la notion, de la description d’un objet (le social) à une réflexion sur les modes de transmission et les conditions de la com préhension.
Extension et évolution sémantiques du terme De la fonction honorifique qu'il occupait dans la Grèce antique comme officier chargé de percevoir le blé produit par les terres sacrées et nourri au Prytanée aux fiais de l'État, au statut fort peu honorable de piqueassiette, d’écomifleur et d'hôte abusif auquel on l'associe aujourd’hui, le parasite a occupé des positions sociales presque contradictoires. Cette complexité de l’évolution sémantique du terme «parasite» n’est pas sans évoquer la complexité de l’étymologie de celui par opposition à qui le parasite se définit aujourd'hui, «l’hôte» qui reçoit. Dans son chapitre consacré aux tomes qui se rapportent au fait social qu'est l'hospitalité, Émile Benvéniste souligne la complexité sémantique du terme de base de la famille lexicale : hospes, combinaison de hostis et *potisl. Si *potis (de ^ Émile Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-emopéennes, tome 1, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 87-101.
INTRODUCTION
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possum, potuU pouvoir) renvoie au «maître», de sorte que hospes signifierait proprement «le maître de l’hôte», hostis a en latin le sens d’«ennemi». Pour expliquer le rapport entre «hôte» et «ennemi», on admet en général que l’un et l'autre dérivent du sens d’«étranger», qui est encore attesté en latin (d’où «étranger favorable = hôte» et «étranger hostile = ennemi»). Hospitalité et hostilité sont donc étymologiquement liées. L'ambivalence est au fondement même du paradigme de l’hospitalité, et le don d’hospitalité est lié au dommage causé par l'hostilité. L'étranger, l’arrivant, le voyageur protégé par les dieux est aussi celui qui peut envahir et perdre la cité, celui qui peut s'incruster et devenir hostile et destructeur. Le parasite en tant qu'invité abusif et destructeur est donc déjà inscrit dans l'étymologie de l'hôte. Si le parasite est déjà présent dans l'étymologie de l'hôte, l'honorabilité et l'hospitalité sont, elles, inscrites dans l'étymologie du parasite. Du grec parasitos (para, «à côté de», et -sitos, le «grain des céréales», d’où le «pain» et la «nourriture» ; littéralement, donc, celui qui mange à côté de), le parasite désigne, à l'origine, une fonction honorable, liée au sacré. Dans la Grèce antique, les parasites étaient des officiers associés aux prêtres2. Leurs principales fonctions consistaient, d'une part, à percevoir le blé produit par les terres sacrées et, d'autre part, à assista* les prêtres dans l'accomplissement des sacrifices à la divinité. En récompense, les parasites prenaient part aux repas et il leur revenait de droit une part des victimes. Ils étaient nommés par l’archonte-roi et choisis parmi les citoyens riches et honorables. Fonction sociale tout à fait honorable, donc, que celle du parasite : les Athéniens s'étant démis, entre les mains des parasites, de l'intendance des temples, ces parasites étaient placés immédiatement après les prêtres. On appelait parasitéion le lieu où l’on conservait le blé sacré collecté par les parasites, et par extension, le lieu où se réunissaient les parasites. La parasitie religieuse semble avoir été une institution fort ancienne puisqu'il en est question, dès le Vie siècle avant notre ère, dans les lois de Solon. Mais elle a dû disparaître assez tôt puisque Aristote, dans sa Constitution des Athéniens, n'y fait aucune allusion, et qu'un de ses contemporains, Diogène de Sinope, en parie comme d’une chose abolie. Les Romains eurent également, sous le nom d'epulones, des parasites attachés au service des temples et chargés d’organiser, puis de manger, les festins qu'il était d'usage d’offrir aux 2 Sur la fonction saaée des parasites, voir le Grand Dictionnaire universel du XIXe stid e de P. Larousse, Paris, 1865*1876, et le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de C. Darembag et E. Saglio, Paris, 1877-1919, tome IV.
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INTRODUCTION
dieux dans certaines occasions. Jupiter comme Apollon avaient leurs parasites, comme l’atteste telle épigramme de Martial : «Appelez-moi, si vous voulez, un parasite de Phébus couronné de laurier, pourvu que Rome sache que je suis le serviteur de son Jupiter»3. Ce statut sacré du parasite semble avoir été une spécificité du monde gréco-romain. On ne trouve aucune trace d’une fonction semblable dans le monde arabe ou dans l’Orient turc. D’abord associé au sacré par sa fonction de prêtre, par son rôle dans l'intendance des temples et dans l’organisation des sacrifices, le parasite désigne bientôt celui que les plus riches citoyens voulurent avoir à leur table pour entretenir et égayer la conversation. «En toute exactitude, écrira Michel Serres, [le parasite] échange de bons morceaux contre de bons mots, il paie son repas, il l’échange en monnaie de langue. C’est le plus vieux métier du monde»4. De fait, quelle que soit l'ironie de Lucien de Samosate dans son dialogue Le Parasite, c'est comme un aimable convive, comme celui qui, dans un banquet, «sait [le] mieux divertir les convives» qu'il définit le parasite. Et si le riche souhaite la présence du parasite à sa table, c’est parce qu’«un riche sans parasite paraît être d’humble et basse condition [...] le riche reçoit du lustre de son parasite»5. De l’esprit, de l'art du bon mot et de la conversation qui font du parasite un convive recherché, Philoxène de Leucade fournit un exemple célèbre, évoqué par Athénée dans ses Deipnosophistes, immortalisé par Suidas dans la biographie qu'il lui consacra, utilisé par La Fontaine dans sa fable «Le Rieur et les Poissons» et cité dans la plupart des grands dictionnaires et encyclopédies du XIXe siècle. Philoxène était, nous dit la Biographie universelle, ancienne et moderne, «un des grands mangeurs de son siècle»6, «on le vit engageant les cuisiniers des maisons où il était invité à servir brûlant, afin qu'il pût manger tout seul»7. La même anecdote revient sous la plume d'Athénée et des divers biographes de Philoxène et a servi de matière à la fable de La Fontaine : Philoxène dînait à la table de Denys le Tyran quand il s’aperçut qu'on lui avait servi un petit rouget alors que 3 Martial, Épigrammes, tome II, texte établi et traduit par H J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1973, livre IX, épigramme XXVIII : «Vos me laurigeri parasitum dicite Phoebi, / Roma sui famulum dum sciât esse louis» (p. 44). * Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 49. ^ Lucien de Samosate, Le Parasite ou Que le Métier de parasite est un art, traduit par Émile Chambry, Œuvres complètes, Paris, Gamier, tome 3,1934, p. 28 et p. 32. 6 C’est-à-dire de la fin du cinquième siècle et du début du quatrième siècle avant notre ère. >67. Dans la satire VIII d'Horace, dans-la satire V de Juvénal, comme dans le Satiricon de Pétrone, le parasite est l'un des convives du «repas ridicule», de ce festin despotique que Florence Dupont analyse comme l’image déformée du logos sympotikos grec. Alors que ce dernier réalisait l'alliance des sens et de la parole, du plaisir et de la loi, le festin détruit cette harmonie mesurée en lui substituant les excès de «la parole triviale et [de] la “mangeaille”»68. Le parasite se retrouve également dans des genres satiriques plus brefs, comme le caractère, l'épigramme ou la fable. Chez Théophraste, il s'incarne dans une espèce particulière de flatteur, le kolax, flatteur guidé par le profit, par opposition à Yareskos, «le complaisant», dont le seul but est de plaire69 : «On peut définir la flatterie un commerce honteux, mais profitable au flatteur». Cette première phrase introduit une suite de petites scènes qui peignent de manière vive et allègre le quotidien du flatteur. On en donnera quelques-unes :
65 Juvénal, Satires, livre I, V, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle et François Villeneuve, revu et corrigé par J. Gérard, Les Belles Lettres, p. 50. 66 Ibid., p. 48. 67 Juvénal, ibid., livre I, m , p. 27. ^ Florence Dupont, Le Plaisir et la Lot Du «rBanquet» du Platon au «rSatiricon», Maspero, 1977, p. 63. 69 Théophraste, «Le flatteur» [La flatterie / kolakeias], Caractères IL, texte établi et traduit par Octave Navarre, deuxième édition revue et corrigée, Les Belles Lettres, 1952, p. 43.
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INTRODUCTION
De tous les invités, il est le premier à vanter le vin : «Quel fin gourmet tu fais !» dit-il ; et prenant quelqu’un des mets sur la table : «Regarde, quel beau morceau !». Il presse de questions son hôte : «N’a-t-il pas froid ? ne veut-il pas son manteau ?», Et, joignant l’acte à la parole, il le lui met sur les épaules. Penché à son oreille, il lui chuchote quelque confidence ; et il ne le quitte pas des yeux, même pour adresser la parole à autrui70.
La Bruyère place ses Caractères sous le patronage de Théophraste. Son parasite à lui se nomme Troîle et apparaît dans la section De la Société et de la conversation : Troîle a pris la place du maître, il est devenu «l’oracle d’une maison, celui dont on attend, que dis-je ? dont on prévient, dont on devine les décisions»71. Le texte multiplie les scènes qui montrait la prise de possession complète de la maison par le parasite, jusqu’à la chute finale : une seconde personne surgit brutalement, celle du lecteur interpellé comme s’il était l’hôte ayant accueilli Troîle. Le moraliste s'adresse à lui pour souligner la métamorphose du parasite : «Bien loin d’attendre de lui qu’il défère à vos sentiments, qu’il soit complaisant, qu'il vous loue, vous n’êtes pas sûr qu’il aime toujours votre approbation, ou qu’il souffre votre complaisance»72. Le flatteur s’est mué en despote, ce que sa dureté envers ses semblables laissait déjà présager : «L’on vent qu’un parasite ne le fiait pas rire ; il peut lui déplaire : il est congédié»73. Les caractères composait des portraits en action du parasite. Les épigrammes en vers de Martial proposent également des saynètes dont l’alacrité spirituelle se fonde à la fois sur la diversité des locuteurs et des interlocuteurs mis a i scène et sur les effets de suspens puis de chute. On s’intéressera en ce sens au personnage de Selius : Si tu vois, Rufiis, passer Selius le front assombri par un nuage ; si tu le vois arpenter si tard le portique ; si sa morne physionomie tait quelque lugubre secret ; si son nez s’allonge vilainement presque à toucher le sol ; si de sa main droite il se frappe la poitrine et s'arrache les cheveux, ce n’est pas qu’il ait à déplorer la triste fin d’un ami ou d’un frère ; ses deux fils sont bien vivants et je fais des vœux pour qu’il les conserve ; il n’est rien arrivé de fâcheux à sa femme, ni à ses meubles, ni à ses esclaves ; son fermier
70 Ibid., p. 44. 71 La Bruyère, Les Caractères, De la Société et de la conversation, 13, Classiques Garnier, rééd. 1991, p. 157. 72 Ibid., p. 158. 73 Ibid., p. 157.
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pas plus que son intendant ne lui ont fait le moindre toit. Quelle est donc la cause de son chagrin ? Il dîne chez lui74. Quand Selius tend ses filets en vue d’un bon dîner, prends-le avec toi pour t'applaudir, soit que tu fasses une lecture publique, soit que tu plaides. «Bien réussi ! Que de vigueur ! Quelle prestesse ! Malin, cela ! bravo ! parfait !» - «C’est là ce que je voulais. Tu as déjà gagné ton dîner : tais-
toi»^. Ou à celui de Philon : Philon jure qu’il n’a jamais dîné chez lui et il dit vrai : il ne dîne point, quand personne ne l’a invité76.
Le genre de la fable, enfin, peut mettre a i scène des parasites de manière plus ou moins directe. Dans «Le Rieur et les Poissons», La Fontaine traite le thème de façon indirecte en mettant en scène un Rieur, de ces «méchants diseurs de bons mots» qui parvient ainsi à obtenir de son hôte le Financier, qui appartient à ces «sots» dont parle l’introduction de la fable, un plus gros poisson77. Plus intéressante peutêtre en ce qui concerne notre sujet, seront les fables qui font intervenir des animaux. Soit que les hommes se mêlent aux animaux dans une mimésis de type réaliste : «Le Jardinier et son Seigneur» confronte «Un amateur du jardinage, / Demi bourgeois, demi manant» à un lièvre rusé qui vient piller son jardin, moins gravement toutefois que le Seigneur auquel il fait appel pour s’en débarrasser : Il déjeune très bien ; aussi fait sa famille, Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentés : Il commande chez l’hôte, y prend des libertés, Boit son vin, caresse sa fille78.
Soit que la fable choisisse essentiellement des animaux, en jouant d'emblée le jeu du discours second et des conventions d’un genre où les bêtes peuvent être douées de parole. La fable animale de La Fontaine la plus intéressante serait «La Mouche et la Fourmi», inspirée de Phèdre 74 Martial, Épigrammes, tome I (livre I-VÜI), texte établi et trachiit par H.-J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1969, livre II, XI, p. 59. 75 Ibid, livre 0 , XXVII, p. 63. 76 Ibid., livre V, XLVII, p. 164. 77 La Fontaine, Fables, livre VIO, VIII. 7®Ibid, livre IV, IV.
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INTRODUCTION
(IV, 25)™, où les deux insectes entament une dispute au sens rhétorique du terme : la «ménagère», «chétive et misérable», «Vi[vant] trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi» (c’est la Mouche qui parle), s’oppose à la Mouche de cour, parasite des Palais, qui partage les festins de Jupiter («ô Jupiter ! [...] / Si l’on t’immole un bœuf, j ’en goûte devant toi») voire ses bonnes fortunes : «je baise un beau sein quand je veux». Comme dans «La Cigale et la Fourmi» [livre I, fable I], la Fourmi lui oppose la prévoyance et le travail, seules garanties contre les changements de saison et les fluctuations de la faveur. L’insecte travailleur incite l’insecte parasite, in fine, à se taire : «Adieu : je perds le temps : laissez-moi travailla' ; / Ni mon grenier, ni mon armoire / Ne se remplit à babiller»80. Cet exemple est particulièrement représentatif des schèmes attachés au parasite, puisque l’appétit et le bavardage sont réunis autour de figures animales emblématiques de certains rapports sociaux. Les exemples que nous avons choisis, de l’Antiquité au XVIIe siècle, appartiennent en fait à un type d’écriture qu’on paît qualifier de «moraliste». L’écriture moraliste se définit non seulement par ses sujets (des représentations sociales ou psychologiques) et sa visée (satirique et morale), mais avant tout par un style concis, fondé sur la pointe et le sousentendu, s’exprimant de préférence dans des genres brefs. Le parasite trouve sa place dans ce type de textes parce qu’il est un des personnages du monde social. La naissance du roman picaresque dans l’Espagne du Siècle d’Or et le rayonnement du genre dans l’Europe du XVIIIe siècle en particulier offient une autre «réserve» générique de parasites sociaux. Les parasites du roman picaresque appartiennent à diverses espèces : les parasites de profession, personnages le plus souvent très secondaires, les parasites avérés mais qui occupent, en apparence, une autre situation sociale que celle de parasites (aristocrates ruinés, prêtres ou marchands âpres au gain, usuriers, etc.), le picaro enfin, vagabond affamé qui se met au service de différents maîtres. Nous verrons plus loin, dans la section consacrée au discours social (II, 1, «Sociétés de parasites»), comment dans les textes dits «réalistes», c’est-à-dire se donnant pour projet de représenter la société d’une époque donnée, les parasites au sens figuré du terme sont souvent plus nuisibles que les parasites de profession, les parasites «à l’antique» comme le Cousin Pons de Balzac. Remarquons pour 79 Phèdre, «Formica et musca», Fables, texte établi et traduit par Alice Brenot, Les Belles Lettres [première édition, 1924], rééd. 1989, p. 73-74.
80Ibid., livre IV, DI.
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l’instant à propos du roman picaresque que les caractéristiques du parasite se disséminent et se répartissent entre divers personnages. Le roman picaresque prend naissance au XVIe siècle dans une Espagne en aise : les picaros correspondent à une réalité sociale qui voit Taccroissement des pauvres et des marginaux dans une société économiquement archaïque et figée dans l’intransigeance d’un idéal nobiliaire qui perçoit le travail comme un déshonneur : «les picaros proviennent de tous les horizons sociaux : hidalgos ruinés, mais se refusant par orgueil à travailler, étudiants, paysans écrasés d’impôts, soldats démobilisés, laquais, truands, gitans et même moines...»81. Le personnage romanesque du picaro ira de ville en ville et de maître en maître, révélant par ses pérégrinations la décadence du pays. Dénué de scrupules, prompt aux métamorphoses, il prend position dans le champ littéraire en récusant l’héroïsme des livres de chevalerie et l'irréalisme du roman pastoral : «le picaro est l’anti-chevalier errant au sein d’une épopée de la faim dans un monde crapuleux, où l’escroquerie permet de survivre»82. Les œuvres fondatrices du picaresque sont La Vie de Lazarillo de Tormes (1554), dont l'auteur est inconnu, et VHistoire de Guzman d 'Alfarache (1599) de Mateo Alemán. Le picaresque espagnol du Siècle d'Or trouve une postérité dans le XVIIe siècle allemand (Les Aventures de Simplicius Simplicissimus [1668] de Grimmelshausen) et surtout dans le XVIIIe siècle fiançais et anglais principalement, du Gil Blas de Lesage [1715-1735] à Mail Flanders [1722] de Daniel Defoe ou Tom Jones d’Henry Fielding [1749]. Mais ces «traductions» et ces adaptations des Lumières sont beaucoup plus profanes ; elles évacuait la problématique religieuse baroque du Siècle d'Or pour développer les conflits de l'individu et de la société d'une part, et la vie intérieure des personnages d'autre part. Le picaro espagnol, né infâme et veule, ne connaît pas la réussite sociale ; le parvenu du XVIIIe, picaro malgré lui comme Gil Blas, évolue et ne veut pas resto* picaro. Il devient un modèle porteur de la justification et de l'espoir de la bourgeoisie en plein essor. Si on cherche le parasite dans les traits constitutifs du picaresque relevés par Didier Souiller, on constate la dissémination des caractéristiques du personnage et, d'une manière générale, leur prolifération. Contrairement au parasite, le picaro possède une condition : Lazarillo, Guzman ou Gil Blas sont des valets, non des commensaux, sans SI Les éléments qui suivent sont empruntés à l’ouvrage de Didier Souiller, Le roman picaresque, PUF, «Que sais-je ?», 1980, p. 14. 82 Ibid., p. 17.
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INTRODUCTION
parler de Moll Flanders... Leur monde, plutôt que celui de l’hospitalité et de la maison, est constitué par l’errance et le voyage ; le récit, autobiographique, possède une valeur éducative, religieuse dans le roman espagnol baroque (orienté dans la perspective du theatrum mundi et du salut) ou ses épigones allemands au XVII«, sociale dans les romans français et anglais qui se rapprochent du roman d’apprentissage. Pourtant, le picaro se rapproche du parasite en ce qu’il est un gueux perpétuellement en quête de nourriture83. À la fois jouisseur et bouffon, il se révèle comme un virtuose de la mise en scène et du discours trompeur, qui doit savoir, en bon parasite, s’adapter à chaque nouveau maître. Guzman d’Alfarache, comme plus tard Gil Blas, choisissait une morale pratique d’adaptation à l’autre, dont on trouverait les principes dans la morale baroque de Balthazar Graciân : «Trouver le faible de chacun. C’est l’art de manœuvrer les volontés... c’est l’art de savoir par où l’on doit se glisser dans chacun. Observer les caractères, s’adapter à chacun, au grave et au jovial, entrer dans leur humeur par de politiques transformations : urgent pour ceux qui dépendent»84. Le picaro apparaîtrait ainsi à l’origine comme un parasite de l’époque baroque, chargé de signifier combien Fapparaître constitue l’être. Il rappelle la nature théâtrale du parasite, qui fera l’objet d’une section, consacrée aux «théâtres du parasite». Or, si les mœurs sociales exigent la comédie, alors il est normal que le picaresque dénonce d’autres formes bien plus dangereuses et institutionnalisées de parasitismes. Dès les débuts du picaresque, les maîtres de Lazarillo sont présentés comme de véritables parasites. La typologie établie par D. Souiller montre que le picaro se met au service des milieux traditionnellement moqués et dénoncés comme des parasites : l’homme d’église, le grand seigneur, l’avare, les médecins, la maréchaussée, les gais de justice85... Le roman picaresque rejoint sur ce point la tradition satirique et moraliste. L’héritage picaresque du gueux se retrouve au XVIIIe siècle dans des textes qui accusait certains traits du type tout en appartenant à d’autres genres. Le théâtre du Neveu de Rameau, cette figure emblématique du parasite, doit peut-être quelque chose à l’anti-héros picaresque, tout comme le valet Trivelin au début de La Fausse suivante de Marivaux : 83 D. Souiller écrit d’ailleurs à propos de Guzman d’Alfarache : «le picaro est en marge de la société comme un parasite ; il en est la partie la plus infime», ibid., p. 34. 84 B. Graciân, Oraculo manual [L’Homme de cour], traduit par Benito Pelegrin, Paris, 1978, cité par D. Souiller, ibid., p. 65. 85 D. Souiller, ibid, p. 58.
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dénué de scrupules, Trivelin se présente à Frontín comme un Protée picaresque, maltraité par la Fortune, et par les conditions sociales qui ne l'ont pas reconnu, dit-il, à sa juste valeur : «Tantôt maître, tantôt valet, [...] changeant à propos de métier, d’habits, de caractères, de mœurs, risquant beaucoup, réussissant peu, libertin dans le fond, réglé dans la forme, démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j ’ai tâté de tout, je dois partout»86. Chez Marivaux comme chez Diderot, la dénonciation de la comédie des conditions remet là encore en question l’identification claire des parasites : qui est le parasite de qui ? le valet du maître ? ou le maître du valet ? ou le maître comme le valet ? Le gentilhomme Lélio, qui dit l’amour et cherche une dot, ou le valet Trivelin qui se rejouit d’avoir trouvé «de l’argent et une maîtresse»87... Cette ambivalence sera traitée dans le chapitre concernant le parasitisme et le discours social (II, 1, «Sociétés de parasites»). Le type social du parasite est donc en fait loin d’être aussi nettement délimité que les parasites des comédies antiques. Au contraire, il peut devenir coextensifà l’ensemble des professions, voire des conditions d’une société donnée. Le parasite constitue en effet un mode de présentation critique et satirique, qui commence en fait très tôt, quand Juvénal assimile le client à un parasite..., quand Molière écrit avec Le Tartuffe une pièce remarquable sur la fausse dévotion qui est en fait tout entière une pièce sur le parasitisme. Le parasite est donc moins un type social en lui-même qu’une manière de représenter certaines catégories sociales. Et ce, de manière de plus accentuée à partir du XIXe siècle, quand les usages de l’hospitalité qui incluaient l’accueil du parasite se sont progressivement raréfiés. La tradition antique et précise du parasite est passée au second plan derrière la multiplication de parasites au second degré, plus ou moins réactualisés en fonction des sociétés qu’ils dénoncent On notera d’ailleurs qu’Édouard Pailleron est cité à deux reprises dans l’article «Parasite» du Grand Larousse du XIXe siècle, pour une pièce imitée de la comédie antique, Le Parasite (voir supra, p. 35), mais aussi pour un recueil de poèmes satiriques intitulés Les Parasites (1861), où il s’agit là de satire sociale : parmi elles, P. Larousse signale une réécriture «filandreus[e]» (sic) de Tartuffe, réactualisé en journaliste. Il est également significatif que la dernière pièce de théâtre choisie par P. Larousse pour illustrer le traitement littéraire du parasite soit le drame en cinq actes d’un M. Rasetti, créé à l’Odéon, le 2 octobre 1865. S’il s’intitule Les Parasites, l’auteur du 86 Marivaux, La Fausse suivante, acte I, sc. 1, Le Livre de Poche, 1999, p. 29. 87 Ibid., acte H, sc. l.p .5 1 .
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dictionnaire tient d'emblée à préciser : «[M. Rasetti] n'a pas voulu remettre en scène les parasites de l’Antiquité, ces bouffons plus ou moins spirituels, toujours à la recherche d'un repas, et qui, pour une coupe de vin de Faleme, pour une cuisse de paon, dépensaient autant de bassesse que d’esprit Les premières scènes du drame justifient seules le titre ; on y voit, en effet, une collection de parasites modernes, de ces mutiles qui, dans la société actuelle, prennent, sans le travail ni les charges, tous les profits des affaires, de la renommée, de l'amour». La pièce raconte la tragédie d'une jeune femme poursuivie par son ancien fiancé, «un jeune égoïste, qui fait de la sculpture à ses moments perdus». Le mot de parasite fonctionne ici comme une condamnation morale. Nous sommes dans un emploi non seulement figuré mais connoté péjorativement, qui vise à dénoncer une inutilité sociale et une moralité pervertie. Le parasite comme type social se trouve de la sorte élargi et investi de multiples possibilités, ce qui correspond d'ailleurs à l'usage courant du mot : tout individu, en lui-même ou dans la profession qui est la sienne, peut être perçu comme un parasite. Métamorphosesfantastiques Si le type du parasite prolifère dans le discours social, il subit des métamorphoses révélatrices dans le genre fantastique qui se constitue progressivement comme tel à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle88. Cela est explicite dans la nouvelle de Conan Doyle intitulée justement Le Parasite (The Parasite, 1894) : le professeur Gilroy, brillant physiologiste, fiancé à une jeune fille qu'il aime, Agathe, est envoûté par la puissance magnétique de miss Penelosa, femme étrange, plutôt laide et frêle, séjournant comme invitée chez son collègue Wilson. Or celle-ci reconnaît avoir «le don de [...] projeter [sa volonté] dans une autre personne et de l'y substituer à celle qui s'y trouve»89. Le professeur l’apprend à ses dépens : «Elle a une âme de parasite, oui, une âme de parasite, de monstrueux parasite. Elle s'introduit dans ma charpente comme le pagure dans la coquille du bulime»90. «Je ne suis plus le maître de mon âme. / À tout moment, cet ignoble parasite peut y pénétrer, et alors...»91. Mais les histoires de magnétiseurs sont très souvent, quand 88 Voir Jean-Luc Steinmetz, La littérature fantastique, PUF, «Que sais-je?», troisième édition corrigée, 1997, p. 41. 89 Conan Doyle, Le Parasite, traduit de l’anglais par Albert Savine, in C. Doyle, Inédits et introuvables, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1992, p. 472. 90 Ibid., p. 481. 91 Ibid., p. 493.
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bien même le terme ne figure pas, des récits qui mettent en scène des parasites. Inséré dans Les Frères de Saint-Sérapion, Le Sinistre visiteur [Der unheimliche Gast] d’E.T.A. Hoffmann raconte comment un comte italien, généreusement accueilli par le colonel von G. à qui il est redevable, magnétise sa fille Angelika pour la ravir à celui qu'elle aime, le jeune capitaine Moritz de R., tandis que de son côté, le jeune capitaine est magnétisé par la Française Marguerite qui cherche à le retenir : il se sent comme «dépossédé de lui-même» comme «si une puissance étrangère disposait de [s]on être»92. En fait, nombre de figures du fantastique peuvent être analysées commes des avatars du parasite : le magnétiseur bien sûr, mais aussi les goules, psylles ou autres lutins, les vampires mâles et femelles, les fantômes, ou encore les créatures «extra-terrestres». Ces parasites peuvent représenter des êtres légendaires et archaïques comme c’est le cas chez Nodier, quand il imagine Trilby, le lutin familier de la chaumière de l’Écossais Dougal dont il aime l’épouse Jeannie. Trilby habite l’âtre domestique et «fait son habitation dans les fentes de la muraille, à côté de la cellule harmonieuse du grillon»9^. Esprit de gaieté et de prospérité, il est associé à un ancien monde de légendes que viennent détruire les prêtres et le christianisme ; Trilby est un parasite éminemment favorable à ses hôtes : Nodier raconte son bannissement puis sa mort, et avec elle, la mort de Jeannie. Tuer le parasite, c’est tuer ici l’hôtesse qui l’abrite... À Pinverse, avec Smarra, récit de cauchemar et réécriture de L ’Âne d ’Or d’Apulée, Nodier met en scène une forme radicalement destructice de parasite fantastique : Smarra est le monstre qui suigit de la bague de Méroé la magicienne, «nain difforme et joyeux, dont les mains sont armées d’ongles d’un métal plus fin que l’acier, qui pénètrent la chair sans la déchirer, et boivent le sang à la manière de la pompe insidieuse des sangsues»94. On peut le classa dans une autre série bien représentée dans les parasites fantastiques, les vampires : de Lord Ruthven, imaginé par Byron, écrit et achevé par son secrétaire Polidori (The Vampyre, 1817), à Clarimonde, la «Morte-amoureuse» de Théophile Gautier (La Morte amoureuse, 1836) jusqu’au Dracula de Bram Stoker (1897), le vampire constitue un avatar du parasite puisqu’il ne peut se maintenir dans 1a vie 92 E.T.A. Hoffmann, Le Sinistre visiteur, dans Les Frères de Saint-Sirapion, cinquième veillée, Phébua, 1982, p. 149. 93 Charles Nodier, THlby, dans La F ie aux miettes, Smarra, THlby, Gallimard, coU. «Folio», 1982, p. 70. 94 C. Nodier, Smcrra, dans La F ie aux miettes, Smarra, Trilby, ibid., p. 48-49.
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relative qui est la sienne qu'en buvant le sang d'un être vivant95. La nouvelle de Joseph Sheridan Le Fanu, Carmilla (1871), offre un remarquable exemple de vampire parasite : le monstre a les traits d'une jeune fille, Carmilla, et réussit à s’insinuer dans le château d'un ancien officier de l'armée autrichienne, en Styrie. Celui-ci accepte sans méfiance de l'héberger et de la donner comme compagne à sa fille, Laura. Carmilla est en fait la comtesse Mircalla von Kamstein, «morte» depuis cent cinquante ans et elle a jeté son dévolu sur Laura. Le célèbre récit du Horla (voir II, 2, «Dehors ou dedans ?») offrira une synthèse à ces exemples de parasites fantastiques parce que Maupassant y rassemble plusieurs types de fantastique, et à ce titre, plusieurs avatars du parasite. Habitant une propriété en bord de Seine, non loin de Rouen, le narrateur écrit son journal du 8 mai au 10 septembre, - du moins ce sont les feuillets qui sont donnés à lire. Après avoir vu passer un trois-mâts brésilien, il éprouve le sentiment que sa personne, sa chambre et son jardin, sont envahis par un être étrange qui se nommerait lui-même, «le Horla» : vérité ou hallucination T96 La narration à la première personne ne permet pas de trancher. Au début du journal, lorsque le narrateur est encore capable de s’éloigna' de sa maison, il échappe à l’emprise du Horla. Les épisodes qui se situent «ailleurs», «hors» de la maison ramènent pourtant «là», c'est-à-dire au phénomène étrange dont se plaint le narrateur. Ces échappées constituent en effet des épisodes où le fantastique est mis en abyme dans ses variantes littéraires : le voyage au Mont Saint-Michel offre un développement sur le fantastique des légendes médiévales, objectivé et extériorisé dans des chimères, des diables et des bêtes extraordinaires, «un bouc à figure d’homme et une chèvre à figure de femme»97. Ce type de légendaire est associé à un décor pittoresque, tout en pointes et en jeux de lumières, exactement comme les demeures du roman gothique à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, ou comme le romantisme architectural de Victor Hugo. Une seconde échappée conduit le narrateur à Paris, chez sa cousine, où il assiste à une expérience 95 Sur le vampire, on peut lire Pouvrage dirigé par Jean Marigny, Dracula, Paris, Éditions Autrement, 1997. Le XIXe si¿de n’invente pas cette légende mais en la reprenant et en lui donnant une ampleur sans précédent, il la constitue en mythologie, qui perdure largement au XXe siècle dans le cinéma en particulier. 96 «Il semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas... le... oui... il le crie... J’éco u te, je ne peux pas... répète... le... Horla... J’ai entendu..j*, Guy de Maupassant, Le H orla, Gallimard, coU. «Folio», 1991, p. 50. 97 Ibid., p. 31.
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d’hypnotisme et de suggestion98. On trouve alors un autre type de récit fantastique, scientifique cette fois-ci et qui, contrairement au précédent, suppose l’intériorisation du parasite : le docteur Parent s’immisce dans la volonté de Mme Sablé, comme le comte S...i chez Hoffmann ou miss Penelosa chez Doyle. La dernière échappée du narrateur, bien restreinte cette fois-ci, puisqu'elle se limite à la bibliothèque de Rouen, lui permet de découvrir l’ouvrage d’un docteur en philosophie et en théogonie qui annonce la venue d’un être nouveau, plus fort que l’homme99. Une troisième forme de fantastique apparaît, celle-là même que Le Horla donne comme hypothèse : le parasite est cette fois-ci un être nouveau, au corps transparent, se nourrissant d’eau et de lait, laissant de côté le vin et les fraises, prenant la place de son hôte (il tourne les pages de son livre, effeuille une rose de son jardin, dévore son reflet dans le miroir), puisant dans sa bouche même son énergie : «Le règne de l’homme est fini»100. Le Horla, variante immatérielle du vampire, annonce à ce titre les créatures étranges de la science-fiction, en particulier celles qui ont dépassé les contingences matérielles auxquelles sont soumis les simples humains. Le narrateur du Horla insiste sur son enracinement terrien dans le pays normand ; son parasite se définit au contraire dans son immatérialité, qui le laisse insensible au feu. La métamorphose du parasite en fantôme, vampire, ou «horla», témoigne à l’évidence d’une mtériosatkm du type. On étudiera cet aspect dans les chapitres qui portent sur les stratégies d’élimination du parasite (1,1, «Ou comment s’en débarrasser ?») et sur sa place (II, 2, «Dehors ou dedans ?») mais on notera d’emblée que les parasites fantastiques sont avant tout des parasites intérieurs, qui tirent leur force de l’emprise qu’il possèdent sur l’âme de leur hôte. C’est en envahissant l’âme qu’ils manipulent le corps, comme miss Penelosa qui transforme ainsi les corps de ses victimes en automates et en véritables machines101. Ce principe fantastique est en réalité sous-jacent au type même du parasite : Tartuffe s’est insinué dans l’intimité d’Orgon, et c’est parce qu’il a tout pouvoir sur l'opinion et l’affection du maître de maison qu’il peut le poussa: à lui confier une cassette compromettante, à lui donner sa fille et à déshériter 98 Ibid., p. 36-41. " ib id ., p. 46-47. 100 Ibid., p. 49. 101 La tentative réussie de suggestion réalisée par miss Penelosa sur Agathe, la fiancée de Gilroy, est d’ailleurs comparée à un succès technique : «Une personne se tenant à distance l’avait fait se mouvoir comme un ingénieur manœuvre de la côte une torpille Brennan», C. Doyle, Le Parasite, op. cit., p. 469.
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son fils. De même, le parasite est un vampire en puissance. Là encore, Molière le donne explicitement à entendre dans le célèbre récit théâtral de Dorme qui met en parallèle la maladie d’Elmire et l’appétit de Tartuffe. Que l’on saigne Elmire pour soulager sa fièvre,... et c’est Tartuffe qui boit du vin : celui-ci, «pour réparer le sang qu’avait perdu Madame, i But à s o t déjeuner quatre grands coups de vin» (acte I, scène 4). Le parallélisme comique instauré entre ces deux actions, entre la faiblesse physique de l'hôtesse et le teint vermeil du parasite, suggère une forme de vampirisation de l’un à l’autre... On peut soutenir ainsi que le vampire du genre fantastique radicalise des potentialités inscrites dans le type du parasite et ne fait qu'accentuer davantage la séduction intime et psychologique que celui-ci exerce sur le parasité. Le parasite fantastique commence par être l’hôte d'une maison avant d'être l’hôte d'une conscience, mais l’hospitalité première prépare déjà la violation du Moi. Reprenant les analyses de Gaston Bachelard dans La Poétique de l ’espace et de Jung dans ses Essais de psychologie analytique qui compare l'âme à une maison «dont les étages dateraient d'époques différentes, de plus en plus reculées au fur et à mesure que l’on descendrait en elle», Maurice Lévy a montré comment l’eirance des héroïnes du roman gothique dans les tréfonds de châteaux maléfiques correspondait à la descente d’un niveau de conscience à un autre, jusqu’aux «couches les plus archaïques de l’être»102. L’importance des lieux clos dans le genre fantastique, qu’il s'agisse du schloss gothique et pittoresque de Carmilla ou de la chambre du Horla, a partie liée avec les représentations de la conscience et se retrouve bien sûr à ce titre dans les histoires de parasites fantastiques. Le parasite fantastique cherche à se loger à l'intérieur de la conscience de son hôte. Gilroy se (fit «possédé d'une sorte de double conscience» : «Il y avait d'abord la volonté étrangère, prédominante, qui avait pour tendance de me traîner à côté de la personne qui la possédait, et il y avait aussi la personnalité, plus faible, qui protestait, où je reconnaissais mon propre moi»103. Deux volontés dans un même corps : le parasite entretient un lien étroit avec le double ; il fragilise ainsi l'identité de l’hôte. L'hôte se dédouble dans le parasite, qui constitue son ombre, son reflet Le fantastique accentue là encore des traits qui sont déjà présents antérieurement dans le personnage : en grec ou en latin le mot ombre, skia 102 Maurice Lévy, Le Romem «gothique» anglais, 1764-1824, rééd. en poche, Albin Michel, coll. «Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité», 1995, p. 629-630. C. Doyle, Le Parasite, op. cft-, p. 487.
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ou umbra pouvait servir à désigner le parasite104 ; dans la comédie latine, le parasite peut jouer le jeu du soldat fanfaron et lui tendre ainsi un miroir où il aime à se contempla-. Mais surtout, l’attirance du parasité pour son parasite peut aussi être motivée par une parenté profonde et secrète qui unit les deux figures, comme Orgon si fort entiché de son Tartuffe qu’il en oublie sa propre épouse [voir infra, p. 58]. Amour de soi ou réalisation, par l’Autre parasite, de pulsions inavouées et refoulées ? (voir I, 2, «Le parasite et sa séduction»). Le genre fantastique explore plus spécifiquement que la comédie les ambivalences constitutives de la psyché humaine. Les parasites y sont, phis qu’ailleurs, des doubles de leurs hôtes : le récit de Joseph Le Fanu est fondé sur la séduction homosexuelle exercée par Carmilla sur Laura, où l’homosexualité latente sert ici la fascination du parasité pour un autre Soi. D’une autre manière, le parasité de Conan Doyle n’est en fait attiré si fortement par miss Penelosa que parce qu’elle touche en lui la corde extrêmement sensible qu’il a voulu refouler a i s'abritant derrière les remparts de la science exacte et matérialiste. Le professeur Gilroy précise dès le début que, «par nature», il est «un homme essentiellement psychique» : «Jeune garçon, j ’étais nerveux, sensitif, sujet aux rêves, au somnambulisme, plein d’impressions, d’mtuitions»1*^. La faille est intérieure et miss Penelosa ne fiait que réaliser l’une des potentialités latentes de sa victime. Les avatars fantastiques du parasite servent ainsi de révélateurs et, à ce titre, correspondent à ¡’«inquiétante étrangeté» que définissait Freud. L'adjectif substantivé allemand, «Das Unheimliche», désigne une étrangeté qui n’est inquiétante que parce qu’elle «remonte au depuis longtemps connu, [au] depuis longtemps familier»106. Le parasite comme figure de Y Unheimliche est de même inquiétant non parce qu’il n’est pas connu, mais au contraire parce qu’il réactive un élément familier mais caché et refoulé. Freud retranscrit un article de dictionnaire (le Wörterbuch der Deutschen Sprache, 1860) qui cite Schelling : «On qualifie de un-heimlich tout ce qui devrait rester... dans le secret, dans l'ombre, et qui en est sorti»107. Le parasite fantastique trahit de même un secret (geheim ; das Geheimnis). Freud analyse principalement deux cas de surgissement de Yunheimlich, soit que ressurgissent des complexes infantiles refoulés (c’est le cas de L'Homme au sable d’Hofîmann), soit i°4 Voir par exemple le repas ridicule d’Horace. 105 C.Doyle, Le Parasite, op. cit., p. 460. 106 S. Freud, L ’Inquiétante étrangeté et autres essais, NRF Gallimard, 1985, p. 215. 107 Ibid., p. 221.
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que des convictions primitives dépassées sur notre rapport à la mort (animisme, croyance dans le retour des morts), se trouvent réactivées. Le premier cas concerne un individu dans l’histoire qui lui est propre ; le second, l'humanité dans ses croyances collectives et universelles. L'Unheimliche se trouve de la sorte intimement lié d’une part à un phénomène de répétition, au retour du même (c'est du familier qui surgit) et d’autre part à un processus de dédoublement : le familier qui surgit est projeté sur un autre, reporté sur un double. Les parasites du fantastique répondent très souvent à cette fonction. Le parasite fantastique peut ainsi ramener des souvenirs enfouis dans la mémoire du parasité. Nous reverrons cet aspect dans le chapitre consacré à l’élimination du parasite (I, 1 «..., ou comment s ’en débarrasser ?»). Dans Carmilla comme dans Le Sinistre visiteur, la victime vampirisée ou magnétisée découvre qu’elle a déjà vu, enfant, son parasite, dans ce qu’elle croyait être un simple rêve et qui correspondait en fiait déjà aux entreprises du parasite. Angelika a rêvé l’histoire qui va lui arriver (la menace représentée par le comte et le salut grâce à Moritz) quatre ans auparavant, «dans la nuit de [s]es quatorze ans»107. Ce rêve n’est pas exactement un pressentiment irrationnel, puisqu’il est survenu au moment où le comte voyait le portrait-miniature d’Angelika que son pète avait emporté dans son voyage109. Moritz de son côté avoue que l’arrivée inopinée du comte réactive a i lui comme «un souvenir», «presque un rêve», «comme si cet homme mêlé à d’horribles événements, surgissait du fond le plus obscur de [s]a conscience»110 Chez Le Fanu, le récit s’ouvre sur un cauchemar vécu par la narratrice dans sa petite enfance («Frayeur d’enfant»111). Bien plus tard, une fois Carmilla accueillie dans la maison, Laura croit rêver d’une bête dans sa chambre, qui aurait la souplesse d’un fauve, qui bondit sur son lit, plante ses dents aiguës dans sa gorge avant de se métamorphoser en une forme féminine112. Ce faux rêve réactive alors le «rêve» de son enfance, qui correspondait en lait à une tentative précédente du vampire113. Chez Hoffmann comme chez Le Fanu, l’intrusion du parasite réveille chez sa future victime un rêve effrayant de l’enfance. Cette structure associe le parasite fantastique à des traumatismes infantiles et c’est cette régression vers l’enfance qui génère 108 E.TA. Hoffmann, Le Sinistre visiteur, op. cit., p. 118. 109 Ibid., p. 130. 110Æ*d,p. 129. 111 Laura est âgée de six ans à peine. Le Fanu, Carmilla, op. cit., p. 489. 112 Ibid, p. 518. 113 Ibid., p. 522.
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la terreur : le personnage de Dagobert, le jeune juriste du conte d ’Hoffmann, associe les peurs de l'enfance à une menace réelle et précise justement que ce qui explique la séduction des contes effrayants et aussi le danger qu’ils représentent, c'est qu'«ils touch[ent] des cordes de résonance qui sont cachées au plus profond de notre âme»114. Le professeur Gilroy précise de son côté au sujet de miss Penelosa : «J’ai une frayeur enfantine quand je pense à elle»115. Chez Hoffmann et chez Le Fanu, l’intrusion du parasite réveille des souvenirs précis qui correspondent à l’histoire personnelle du personnage ; dans d’autres récits fantastiques, le parasite s’introduit dans des rêves qui correspondent à des sentiments et à des aspirations, non à des événements déjà vécus. Dans un cas comme dans l’autre, on notera que le parasite fantastique s’introduit dans l’intimité de son hôte en pénétrant ses rêves. Le lutin Trilby habite le sommeil de Jeannie, et lui inspire des «rêves innocemment voluptueux»116 : le refoulé que Trilby réveille n’a ici rien d’effrayant, il correspond à cette nostalgie de la simplicité naturelle et primitive, féérique, qui est récurrente chez Nodier. Smarra représente en revanche l’autre facette du refoulé, non pas la nostalgie d’une nature animiste mais l’horreur sanglante associée aux échafauds et aux mises à mort : Smarra vient hanter les nuits de Polémon117 et le convie à d’horribles festins où les créatures infernales de la mythologie antique, l'entraînent «faible et captif comme un enfant au berceau» et l'associent à leur repas de cadavres...118. On peut dire que l’emprise du parasite se manifeste dans le fantastique par sa capacité à envahir les rêves de sa victime. Lorsque miss Penelosa fait exécuta* à Gilroy ses propres volontés, celui-ci dit agir comme dans un rêve : «J’ai un vague souvenir, comme celui d'un rêve», écrit-il en se remémorant les actes infâmants que lui fait commettre la diabolique femme119. Et le prêtre de Théophile Gautier, séduit par la courtisane, se voit emporté dans une double vie, où il croit rêver ses journées de prêtre et «vivre» réellement ses 114 E.T.A. Hoffmann, Le Sinistre visiteur, op. cit., p. 112 115 C. Doyle, Le Parasite, op. rit-, p. 484. 116 C. Nodier, Trilby, op. citn p. 72. 117 Et aussi celle de Lucius et de Lorenzo, puisque Nodier multiplie les enchâssements, brouille les niveaux de narration et efface la distinction entre le «réd» ou du moins la convention fictive du réel et les cauchemars du personnage narrateur : Lorenzo rêve qu’il est Lucius, lequel rêve, • ou rencontre - le fantôme de son ami mort (?), Polémon qui raconte que Smarra vient hanter ses rêves... 118 C. Nodier, Smarra, op. cit^ p. 53. 119 C. Doyle, Le Parasite, op. cit., p. 480.
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nuits de fête et d’amour avec Clarimonde, la morte amoureuse120. Le parasite fantastique brouille ainsi les contours de la réalité et du rêve, les frontières de la vie et de la mort. Le parasite fantastique présente ainsi une version intériorisée du type : il correspond aux aspirations nostalgiques des hôtes (c'est le cas de Jeannie dans Trilby ou du prêtre dans La Morte amoureuse) ou à la part hantée et destructrice de leurs personnalités : il introduit alors la menace de la folie : «Je deviendrai fou !», «Ma tête bout !», s'exclame Gilroy121. On sait de même que l'hypothèse de la folie du narrateur est une lecture possible du Horla. Le parasite fantastique s'attaque souvent au portrait ou à l'image que la personne a d'elle-même : dans Le Sinistre visiteur, le comte commence par magnétiser le portrait d'Angelika. Dans Le Parasite, Gilroy se regarde dans un miroir et voudrait avoir été défiguré pour ne pas avoir séduit involontairement miss Penelosa122. Dans Le Horla, le parasite a absorbé le reflet du narrateur123. Le type du parasite dans le fantastique sot donc une interrogation sur l'intime et l'image que le sujet possède ou ne possède plus de lui-même... Deux ultimes remarques s'imposent concernant cette typologie sommaire des genres susceptibles de faire intervenir le personnage du parasite. Ce que nous avons distingué pour des commodités de pensée et d'exposition peut le cas échéant se superposer. Ainsi, le personnage de Beloved dans le roman de Toni Morrison peut se lire comme un parasite fantastique : est-elle ou n’est-elle pas le bébé assassiné de Sethe ? elle exhume en tout cas le refoulé de l'infanticide dans la mémoire de Sethe (voir le chapitre I, 1). Mais Beloved est aussi un parasite social à sa manière dans la mesure où d'une part, elle reflète la croyance afroaméricaine dans les esprits des morts (le type du parasite fantôme revendique ici son appartenance à une culture noire) et d'autre part, elle se dresse comme un acte d'accusation contre la traite des noirs et l'esclavage : ce sont les Blancs qui l'ont faite «parasite». Il est significatif à cet égard, que l'un des monologues fragmentaires du roman, attribué à Beloved, raconte l'atroce voyage sur un bâteau négrier124. Le point de vue social 120 T. Gautier, La Morte amoureuse, dans T. Gautier, Œuvres, coll. «Bouquins», 1995, p. 433-457. 121 Ibid., p. 486. 122 Ibid., p. 485. 123 G. de Maupassant, Le Horla, op. cit^ p. 53. 124 Toni Morrison, Beloved, traduction Hortense Chabrier et Sylviane Rué [Christian Bourgois, 1989], 10/18, «Domaine étranger», 1995, p. 293-298.
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(entendu au sens large comme visée réaliste) peut donc se combiner avec la dimension psychique individuelle. Enfin, il convient de remarquer que ce panorama se limite aux genres littéraires alors que le type même du parasite investit d'autres genres non littéraires. Le type social du parasite serait tout aussi bien représenté dans la bande dessinée par le personnage de Séraphin Lampion qui apparaît dans l'univers policier et réaliste d’Hergé avec L ’Affaire Tournesol : représentant des Assurances Mondass, cette «image parfaite de la vulgarité bonhomme» réussit d'ailleurs à s'inscruster avec toute sa «petite famille» (neuf personnes !) à Moulinsart125, et accueille en ces termes le capitaine qui revient de Bordurie : «Mais entre donc, vieille branche, ne te gêne pas... Fais comme chez toi...» ; «11 faisait beau temps... Alors, je me suis dit : ‘Séraphin, il faut profiter des dernières journées de vacances’. Et comme ta bicoque était vide, je suis venu passer quelques jours ici... ; ...avec ma petite famille». Et d’accompagner sa déclaration d’un geste qui montre l'étendue de cette invasion de sans-gênes, et offre un équivalent en images de la théâtralisation associée au type du parasite126. Au cinéma et dans une toute autre tonalité, la science-fiction et en particulier la quadrilogie des A lien offrirait de même une remarquable variation sur le parasite : chaque film, réalisé par un metteur en scène différent, propose un regard neuf sur le sujet initial, à savoir un organisme extra-terrestre qui se développe en se greffant dans le ventre des hommes, avant de «naître» en leur perforant les entrailles et qui, une fois né, se nourrit des humains. Dans Alien (1979), Ridley Scott construit un film à suspense fondé sur l'attente angoissante d'un alien qui hante le vaisseau spatial du Nostromo et décime son équipage sans qu’on parvienne à voir distinctement l'étrange créature. Au contraire du parasite obscur (présentabsent) de Ridley Scott, les aliens prolifèrent dans la suite réalisée par James Cameron en 1986 (Aliens) : le parasite est devenu une véritable espèce, avec ses nids, ses rites de reproduction et ses pratiques alimentaires (les humains ont une place de choix dans son gardemanger !). Les parasites sont présentés comme de nouvelles espèces biologiques qui colonisent la planète que les humains avaient d’abord tenté de coloniser : James Cameron joue sur le schème biologique du l 2^ Séraphin Lampion, qui apparaît dans L ’A ffaire Tournesol (1956), revient ensuite de manière ponctuelle dans Coke en stock, Les Bijoux de la Castafiore, Vol 714 pour Sydney et Tbttin et les Picaros. Hergé, qui dit avoir finalement préféré «quelque chose de soufflé, une sonorité qui exprime à la fois le ctté rebondi et mou du personnage», avait un moment pensé le nommer «Crampon», cité par Benoît Peeters, Le Monde d ’Hergé, Casterman, Bibliothèque de Moulinsart, 1990, p. 103. 126 Hergé, L'Affaire Tournesol, Casterman, éd. 1984, p. 61.
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parasite, il exploite plus particulièrement la peur de la contagion et la disparition de l’espèce humaine dévorée par une espèce supérieure. Le troisième volet, réalisé par David Fincher, Alien3 (1992), se situe sur une planète pénitencier, Fiorina 161 : cette version mystique de YAlien s’intéresse davantage aux potentialités intérieures de la créature. Dans un lieu étrange où des criminels expient et cherchent le rachat, YAlien cette fois-ci a pondu son oeuf dans Fhéroïne. Il devient plus nettement une figure d'Unheimliche, attirante et fascinante à la fois. Le dernier volet, du français Jean-Pierre Jeunet, Alien. Résurrection (1997) accentue le mélange du parasite et du parasité grâce à la fiction des manipulations génétiques. Cette fois-ci, les ADN de Ripley et du parasite sont définitivement mélangés : l’Autre est à l’intérieur de soi et vice versa. Devant le succès de cette quadrilogie, on pourrait s’interroger sur les projections imaginaires que représente cet alien, hôte terrifiant et inattendu d’un lieu clos (sans aucune échappée naturelle), que l’héroïne virile «Ripley» (jouée par une Sigoumey Weaver volontairement déféminisée) ne parvient jamais à expulser définitivement et avec lequel elle entretient un rapport intime de fascination. L’alien fait couple avec son hôte... La saga est fondée non pas exactement sur le retour de la créature, mais sur le retour du couple parasite/parasité, autant de variations, peut-être, sur l’Autre monstrueux qui e(s)t le Même.
Premiers éléments de définition Les parasites de littérature en particulier et de fiction en général investissent certes des genres différents : la comédie latine, les satires, épigrammes, fables, les romans, picaresques puis réalistes, les récits fantastiques et la science-fiction. Pourtant, à la diversité de ces textes ne correspond pas une variété proportionnelle du personnage. Des structures relativement constantes peuvent, au contraire, être observées. Qu’il s’agisse d’un commensal qui, convive respectable ou écomifleur, invité à la table et dans la maison d’un hôte est nourri, voire logé, aux dépens de l’autre, qu’il s’agisse de l’animal ou de la plante qui se nourrissent aux dépens d’un organisme hôte, ou qu’il s’agisse des éléments superflus, voire perturbateurs, qui brouillent la communication linguistique, le parasite se définit en tant qu’il agit dans une maison ou dans un milieu d’accueil, auxquels il est lié par une relation d’hospitalité. Car le parasite est d’abord un hôte, mais un hôte dont il faudra dégager la spécificité. C’est donc à partir d’une relation d’hospitalité et par rapport à un lieu
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d'accueil qu’il faut envisager la relation parasitaire pour esquisser les premiers éléments d’une définition. L'hospitalité est à la fois définie comme une vertu, qu’Aristote associe à la générosité dont elle est le complément127 et que l'âge classique associera au savoir-vivre et à la civilité ; comme un devoir, que Platon place au premier rang des obligations prescrites au citoyen128 et dont le porcher Eumée souligne le caractère sacré, lorsqu'il dit à Ulysse déguisé en mendiant : «Il serait impie, étranger, de mépriser un hôte / fut-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers / viennent de Zeus»129 ; et comme un droit, que Kant présente comme un droit de visite (Besuchrecht) en vertu duquel l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, ne doit pas être traité par lui en ennemi130. Qu’elle soit vertu ou devoir (de l’accueillant), droit (de l’accueilli), qu’elle recouvre une pratique individuelle et privée (du festin antique au dîner mondain) ou une pratique institutionnelle et publique (hôpital, hospice, hôtel, par exemple), l’hospitalité est fondée sur la notion d’altérité et sur un rapport à un autre perçu comme tel. L ’Odyssée, première épopée occidentale du voyage et donc des rencontres avec autrui, est assurément, pour reprendre l'expression qu’utilise René Schérer pour la qualifier, un «livre de l’hospitalité» : «l’hospitalité forme le cadre et les repères du voyage d’Ulysse, jalonne l’espace des rencontres et de l’errance, ouvre aussi et clôt le temps de l’histoire»131. Au fil des vingt-quatre chants, la séquence rituelle de l’hospitalité revient de façon récurrente132. L’accueil s’organise autour du festin (avec les ablutions, le repas, les chants de l’aède et les danses). Ce n ’est qu’après avoir restauré l’arrivant que l’hôte qui reçoit peut lui
127 Anatole, Ethique à Nicomaque, livre IV, chapitres 1 et 2.
!28 Platon, Lois, V. 129 Homère, L ’Odyssée, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Maspéro, éd. La Découverte, 1982, XIV, v. 56-58. 130 Kant, Vers la paix perpétuelle, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 73-131. 131 René Schérer, Zeus hospitalier. Eloge de l'hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 109. 132 Au chant I, Télémaque accueille Athéna déguisée en Mentès. Aux chants m et IV, Télémaque et Athéna-Mentès sont accueillis par Nestor puis Ménélas. Au chant VI, Ulysse, débarquant en terre des Phéaciens, est accueilli par Nausicaa. Au chant VU, c’est Alldnoos, le roi des Phéaciens qui reçoit Ulysse. Au chant XŒ, Ulysse quitte ses hâtes, et son départ donne lieu à une séquence rituelle. Au chant XIV, anivant à Ithaque, il est accueilli par Eumée, le porcher. Au chant XV, Télémaque quitte Ménélas. Et au chant XVTI, Télémaque accueille sur son bateau Théodymène.
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demander son identité133. Viennent ensuite les cadeaux d’hospitalité. À la séquence codifiée de l’accueil répond celle, tout aussi codifiée, du départ Si un bon hôte ne peut refuser l’hospitalité à un étranger qui se présente à sa porte, ce même bon hôte ne doit jamais retenir trop longtemps celui qu’il accueille. C’est ce que dit Ménélas à Télémaque quand ce dernier exprime le désir de rentrer à Ithaque : «Télémaque, je ne te retiendrai pas davantage / si tu désires le retour : je blâme autant, chez l’hôte / un accueil trop affectueux pour l’invité / qu’un accueil trop glacial [...] Il n’est pas plus séant de presser le départ d’un hôte / qui n’y tient pas, que de retenir l’impatient»134. Quand le séjour de l’hôte a été long, le départ dorme lieu à une nouvelle séquence avec repas, aède et danses, cadeaux. C’est le cas quand Télémaque quitte Sparte et Ménélas. Après avoir acquiescé au départ de Télémaque et fait l’éloge de lajuste mesure hospitalière, Ménélas ajoute : «Mais attends que je pose mes cadeaux dans votre char, / [...] et dise aux femmes / d’apprêter un repas dans la salle sur les réserves»135. Là où l’étude de l’hospitalité envisage l’accueil de l’autre par l'hôte qui reçoit, s’intéresser au parasitisme implique de mettre l’accent sur la figure de cet autre accueilli dans un milieu et une structure qui ne sont pas les siens. Si L ’Odyssée est un «livre de l’hospitalité», c’est aussi un livre du parasitisme. À plus d’un titre. D’abord, parce que c'est en se transformant en parasite qu'Ulysse réussit à échapper au Cyclope au chant IX. Accroché sous le ventre du bélier - comme une bête parasite qui loge dans le corps de son hôte -, il sort de la caverne sans que Polyphème, dont Ulysse vient de crever l'œil, s'en rende compte : «Je me glissai sous la toison / du ventre ; accroché par les mains à sa laine admirable, / je m'y maintins de toute la vigueur, patiemment [...] Rongé de malignes douleurs, / le Cyclope palpait le dos de chaque bête / qui passait Mais le sot ne sut pas deviner / qui était attaché sous le poitrail laineux des bêtes»136. Ensuite, parce qu'Ulysse, quand il répond à Polyphème, qui lui demande son nom, «outis em oig’onoma» (à la fois affirmation de outis comme nom et négation de la personne puisque outis marque la négation), provoque le parasitage et le brouillage total de la communication entre Polyphème et les autres cyclopes : le premier affirme que Outis le tue, les seconds 133 Comme le souligne Nestor au chant m , v. 60-70 : «Il n’est plus indécent de demander aux étrange» / qui ils sont, dis qu’ils ont joui des plaisirs du repos». De même, Ménélas accueille Télémaque et Athéna en leur disant : «Restaurez-vous, régalez-vous, 6 étrange» : plus tard, / quand vous aurez fini, nous demanderons votre nom» (IV, v. 60-61). 134 L ’Odyssée, op. cit., XV, v. 68-73. 135 Ibid., XV, v. 74-76. 136 Ibid., IX, v. 433-443.
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entendent outis comme négation et comprennent que personne ne tue Polyphème. Enfin, parce que les prétendants, installés dans le palais d’Ulysse, passent leur temps à immola* des bœufs, à manger et boire aux fiais d'Ulysse : l’évocation des troupeaux qu’on amène au palais, du pain que mangent les prétendants et du vin qu'ils puisent dans les jarres, est récurrente. Ni Ulysse logé dans la laine du bélier, ni les prétendants installés dans le palais ne sont désignés comme des parasites dans L ’Odyssée. Et pourtant ils fonctionnent comme tels et permettent de distinguer deux sortes de parasites : ceux qui ne sont pas nuisibles à leur structure d’accueil et ceux qui le sont. En tant qu'hôte dans la toison du bélier, Ulysse ne s’attaque pas au milieu qui l'héberge : il ne porte en aucune façon préjudice à l'animal. Le parasitisme fonctionne ici comme ruse - Ulysse introduit d'ailleurs son récit de la sortie de l'antre de Polyphème en disant : «J'ourdissais cent tours et cent ruses» (IX, v. 422), et il note que le bélier est «alourdi par sa laine et par [s]on poids d'homme rusé» (IX, v. 445). De fait, dans la confrontation avec le Cyclope, le parasitisme est l'une des formes de la métis odysséenne, c'est-à-dire de l'intelligence rusée. Pas plus qu'Ulysse-parasite du bélier ne cause de dommage à son hôte, les parasites de la comédie latine et de ses avatars n'ont un caractère nuisible. Comme pour Ulysse dans l'épisode du Cyclope, leur statut de parasite tient à leur nature rusée. Ils incarnent en effet, on l'a vu, la figure de l'adjuvant qui, grâce à sa ruse et à son intelligence, aide le jeune amoureux dans ses entreprises afin de s’assurer une place à table. On pourrait multiplier les exemples de personnages de parasites qui ne sont pas nuisibles. Aucun des parasites qui hantent la table des banquets antiques, d'Alcibiade dans Le Banquet de Platon à Alkidamas dans celui de Lucien, en passant par le bouffon Philippe chez Xénophon, ne cherche à porter atteinte à la structure qui les accueille, même s'il est vrai qu'ils perturbent souvent le symposium. Ni Trébius, le parasite de Virron chez Juvénal, ni sa version moderne qu'est le cousin Pons chez Balzac, ne cherchent à nuire à leurs hôtes. Trébius n'a d'autre désir que de «remplir [s]on ventre vide»137. Pons, présenté comme un «glorieux débris de l’Empire», est bien inoffensif138. Il en est de même pour les personnages de parasites que l'on rencontre souvent chez Tourgueniev et chez Tchékhov. Dans Le Pain d'autrui de Tourgueniev, les deux propriétaires terriens que la pièce met a i scène ont chacun leur parasite. Kouzovkine est 137 juvénal, Satins, op. cit., p. 48. 138 Balzac, Le Cousin Pons, Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 21.
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un «gentilhomme hébergé par charité chez les Eletski», dont l'intendant du domaine dit : «on l’entretenait déjà du temps du vieux maître. Il le gardait près de lui, ça le distrayait pour ainsi dire»139. Kouzovkine a d’ailleurs son «coin» attitré dans la grande salle de la maison, et il y «reçoit» ses invités : «Tu viens me voir», dit-il à Ivanov, son ami et voisin, lui aussi très pauvre. Et d’ajouter : «Entre. Assieds-toi là ! C’est mon coin»140. Tropatchov, qui vient rendre visite aux Eletski, est lui aussi accompagné d’un parasite : «Lui aussi vit chez moi, car il est très pauvre. Il m’accompagne. Vous savez, quand on voyage seul, on s’ennuie»141. À l’acte I, Tropatchov fait boire Kouzovkine. En état d’ébriété, ce dernier divertit ses hôtes qui riait à ses dépens, et qui, comme Virron chez Juvénal, vont jusqu’à l’humilier. Comme chez Tourgueniev, chez Tchékhov les parasites semblent souvent faire partie du domaine. Dans La Cerisaie, Piotr Serguéevitch Trofimov vit chez Lioubov Andréevna. Il semble presque être de la maison. Certes il a été le précepteur de son fils Gricha, mais il y a longtemps que ce dernier s’est noyé et la présence du précepteur n’est justifiée par aucun travail. Dans Oncle Vania, Téléguine, propriétaire terrien ruiné vit chez Sérébriakov et à ses dépens. À l’acte I, il se présente lui-même à Eléna Andréevna, la jeune femme de Sérébriakov, comme un parasite : «J’habite maintenant chez vous, dans cette propriété [...] Vous avez peut-être remarqué que je dîne avec vous tous les jours». Il se réjouit d’ailleurs de son statut et de sa vie : «Je ressens toujours un bonheur inexprimable ! Le temps est charmant, les oiseaux chantent, nous vivons tous en paix et en bonne entente [...]. Que peut-on souhaiter de plus ?»142. Pas plus Piotr Serguéevitch Trofimov que Téléguine ne cherchent à nuire, à détruire la maison ou à y prendre un quelconque pouvoir. Tous ces parasites, de Trébius à Téléguine en passant par Pons, attestent de la ténuité de la frontière entre hospitalité et parasitisme. Pour tous, leur position à l’intérieur de la maison qui les accueille est justifiée par la logique de l’hospitalité : hôtes respectés, tolérés ou méprisés, ils se contentent d’être là en vertu de l’hospitalité de structures auxquelles ils ne s’attaquent pas. En cela ils sont aux antipodes des prétendants de L'Odyssée, qui constituent le prototype du parasite destructeur. Les prétendants, installés chez Ulysse, dévorait ses bêtes. Or, dans une société où le bétail constitue 139 Ivan Tourgueniev, Le Pain d ’autrui et autres pièces, Paris, L’Arche, 1964, acte L, p. 101 140 Ibid., p. 93. 141 Ibid., p. 103. 142 Anton Tchékhov, Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, coll. «Pléiade», 1967, p. 365 et p. 362.
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la richesse par excellence, les festins des prétendants traduisent métaphoriquement la déperdition de la substance de la maison d'Ulysse et la ruine qui lui est infligée. D'où la récurrence de formulations qui associait dévoration littérale et dévoration métaphorique : Télémaque accuse les prétendants de «dévorer impunément le bien d’un seul» (I, v. 377), Eumée dit qu’ils «dévorait avec insolence et sans mesure [l]es richesses» d’Ulysse (XIV, v. 92), et Pénélope qu’ils «mangent [...] impunément le bien d’autrui» (XVIII, v. 280). Comme les prétendants, qui détruisent la maison d’Ulysse, Tartuffe et l’abbé Faujas, installés respectivement chez Orgon (Le Tartuffe) et chez les Mouret (La Conquête de Plassans), sont, contrairement à Pons, des parasites destructeurs parce qu’ils s'attaquait à la structure qui les accueille et qu'ils cherchent à usurper une place qui n'est pas la leur. Si le premier type de parasitisme (Ulysse dans le bélier, les parasites de la comédie latine, Trébius chez Virron, Pons et les parents pauvres) s’inscrit dans la logique même de l'hospitalité, dont il n'est au fond qu'une forme, le second type de parasitisme (les prétendants, Tartuffe, Faujas et tous les arrivistes hypocrites) relève de l'abus d'hospitalité. La maison qui accueille ce second type de parasites et à laquelle ils s'attaquait, est à la fois une construction matérielle (le dàmos grec et Yaedes latin, qui désignent la maison comme construction) et une entité non matérielle, familiale et sociale (Voikos grec et le domus latin, qui désignait ce qui constitue le «chez soi»). Le parasite commence par entrer dans les lieux, par s'y installer, qu'il y ait été invité (c'est le cas, par exemple, de Tartuffe) ou qu'il s'y soit invité (comme les prétendants dans le palais d’Ulysse). Cette installation met en jeu le franchissement de la porte, du seuil. Le parasite qui, venu du dehors, a franchi le seuil de la maison et s’est installé dedans, devient celui qui contrôle les entrées et les sorties, transformant la maison a i une sorte de prison pour les occupants légitimes. Pénélope et Télémaque ne sont pas libres de leurs mouvements dans leur propre maison (quand Télémaque demande aux prétendants un navire pour aller à Sparte et à Pylos chercher des nouvelles de son père, il se le voit refusé). Si les prétendants veulent empêcher Télémaque de quitter Ithaque, Tartuffe, lui, contrôle les entrées chez Orgon et coupe la maison de l’extérieur : Dorine souligne, dès le début de la pièce, qu'il «ne saurait [...] souffrir qu'aucun hante céans» (1,1). L'entreprise des parasites destructeurs a pour enjeu l'appropriation des lieux. Les prétendants occupait le palais et refusait de partir tant que Pénélope n'aura pas choisi l'un d'entre eux. Tartuffe devient propriétaire potentiel quand Orgon fait de lui son héritier et qu'il lui lègue tous
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ses biens. «Je te prive, pendard de ma succession», dit-il à son fils, Damis, à la fin de la scène 6 de Pacte III, avant d’ajouter à l'adresse de Tartuffe : «Je vais de ce pas [...] / Vous faire de mm bien donation entière» (III, 7). De fait, à l'acte V, monsieur Loyal annonce que Tartuffe est devenu le maître et propriétaire de la maison et des biens d’Orgon : «La maison à présent, comme vous savez de reste, / Au bon monsieur Tartuffe appartient «ans conteste / De vos biens désormais il est maître et seigneur» (V, 4 ). De la même façon, la réussite de l'entreprise parasitaire de l'abbé Faujas se mesure à la progression de son appropriation de la maison des Mouret D'abord confiné dans sa chambre du second étage, il commence par descendre régulièrement, avec sa mère, passer la soirée avec les Mouret Puis il s’approprie le jardin : «le jardin de Mouret lui appartenait i maintenant II ne se contentait plus de se réserver la tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire ; toutes les allées, toutes les plates-bandes étaient à lui»143. Enfin il installe chez les Mouret les Trouche qui «achevèrent la conquête de la maison, [...] pénétrèrent dans les coins les plus étroits»144. Mais cette installation dans la maison, qui devient prise de possession des lieux, est aussi installation dans un cercle d'appartenance familiale et sociale. La «maison» d'Ulysse englobe non seulement son palais mais également son épouse, son fils, ses serviteurs et savantes, et tous ses hôtes éventuels. La «maison» d’Orgon, c'est sa famille sur laquelle il règne en maître, tout comme la «maison» de Mouret c'est la famille dont le tableau ouvre le premier chapitre du roman. Le parasite s'en prend non seulement aux biens matériels mais également à la maison en tant que groupe familial et social. Les violences des prétendants comme celles de Tartuffe ou de Faujas sont non seulement des atteintes aux biais matériels (le vin qu'ils boivent, le pain et la viande qu'ils mangent) mais également des atteintes aux personnes de la maison. Les prétendants maltraitait les serviteurs et les savantes restés fidèles à Ulysse ; ils ignorent, voire brutalisent, les visiteurs qu'ils devraient accueillir avec respect et hospitalité145. Ils poursuivent Pénélope de leurs assiduités contre son gré tandis que Tartuffe cherche à séduire Elmire et que Faujas entraîne Marthe dans une folie amoureuse. Ils s'en prennent au fils d'Ulysse dont ils 143 Émiie Zola, La Conquête de Plassans, Paria, Librairie Général« Française, 1999, p. 205206. 144 Ibid., p. 381. 145 Au chant I, Athéna déguisée en Mentis arrive à Ithaque, au palais. Elle est accueillie par Télémaque tandis que les prétendants, occupés à boire et à manger, ne s’aperçoivent même pas de sa présence. Au chant XVII, lorsqu’Ulysse se présente au palais déguisé en mendiant, Antinoos, en guise d’aumôoe, lui lance un escabeau à la téte.
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préparent le meurtre, tandis que Tartuffe s’en prend à la fille d'Orgon qu’il veut épouser et à son fils, qu’il laisse Orgon déshériter sans sourciller, et que Faujas sépare à jamais Serge, le fils de Mouret, de son père en lui révélant sa vocation de séminariste. Non seulement les parasites destructeurs s’attaquent à la structure qui les a accueillis en s’en prenant aux biens matériels et aux personnes de la maison, mais de plus, ils cherchent à usurper une place et un pouvoir qui ne sont pas les leurs : la place du maître de la maison, c’est-à-dire la place de l’autorité et du pouvoir. Le parasitisme n’est alors qu’une stratégie de conquête du pouvoir. À propos de Tartuffe, Michel Serres écrit : «Il est frère du père, il est son héritier, il est le mari de la femme, l’amant de la fille, il est le propriétaire. Nommez tous les personnages, il s’est substitué à tous»146. La stratégie de tous les parasites destructeurs, des prétendants de L ’Odyssée à l’abbé Faujas en passant par Tartuffe, consiste à se substituer à tous les personnages, pour occupa' toutes les places, en particulier celle du propriétaire. Dès la première présentation des prétendants, dans L ’Odyssée, on les voit se comporter comme s’ils étaient les maîtres : ils sont «installés sur la peau des boeufs qu’ils avaient abattus» (I, v. 107) et ils se font servir. Quand, plus loin, au chant XVII, Antinoos prend Eumée à partie et lui reproche d’avoir invité le mendiant (v. 379), U se comporte là encore en maître, dans la mesure où c’est au maître qu’il revient de réprimander ses serviteurs et de décider qui est invité ou non à entrer dans sa maison. De la même façon, Tartuffe se comporte en maître chez Orgon. Dès la scène 1 de l’acte I, Dorme s’indigne de ce qu’«il contrôle tout, ce critique zélé» et elle s’exclame : «c’est une chose aussi qui scandalise / De voir qu’un inconnu céans s’impatronise» (v. 61-62) et ergées par la famille riche en échange d'un effacement d'elles-mêmes. Ainsi dans le roman d’Henry James, Washington Square, le persoonage de la tante venue servir de duègne et de confidente à sa nièce orpheline de mère apparaît comme celui d'une «femme sans qualités» qui, comme toutes les vieilles tantes, se fond dans le décor, absorbe et reflète ses interlocuteurs : Grande, élancée, blonde et plutôt fanée, Mrs Penniman était dotée d’une amabilité sans faille, d’une grande distinction, d’un goût certain pour la littérature facile et d’un caractère absurdement dénué de droiture et de loyauté. Romanesque et sentimentale, elle avait la passion des petits secrets et des petits mystères [...]*.
Mais une fois en place, cette catégorie de parasites peut tomber à son tour sous le charme d'un autre parasite, moins complaisant mais plus séduisant Mrs Lavinia Penniman succombe à celui du coureur de dot, Morris Towsend, c'est elle qui l'introduit dans la maison pendant le voyage en Europe de son frère et de l'excellent parti qu'est sa nièce Catherine : À Washington Square, Mrs Penniman s’arrangeait fort bien de son absence. Elle adorait exercer son empire sur la maison vide et se flattait de la rendre plus attrayante pour leurs amis que lorsque son frère y demeurait Pour Morris Towsend, d ie la fit en tout cas merveilleusement accueillante. D en était le visiteur le plus assidu et Mrs Penniman aimait beaucoup l’inviter i prendre le thé. Il avait son fauteuil attitré, un siège confortable près de la cheminée du petit salon (quand étaient fermées les grandes portes coulissantes, dont les charnières et les poignées d’argent éclairaient l’acajou et qui séparaient cette pièce du grand salon plus solennel) et il avait pris l’habitude de fumer son cigare dans le bureau du docteur, où il passait souvent une heure à examiner les curieuses collections du maître de céans. Nous l’avons vu, il jugeait Mrs Penniman niaise ; mais lui-même ne l’était pas, et ce jeune homme au goût de luxe et aux minces ressources découvrit dans cette maison le palais de l’indolence. Elle devint pour lui un club à un seul membre7.
5 Balzac, La Cousine Bette, op. d t-, p. 21. 6 Henry James, Washington Squerr, trad. CL Bonnafont, Paris, «10/18», 1993, p. 24. 7 Ibid., p. 186.
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Gouvernante, femme de charge, la femme parasite est alors proche non seulement du type de la confidente, mais aussi elle exerce une fonction de domestique, et c'est à ce titre qu'elle est courtisée, car les parasites les plus habiles savent bien que les vrais maîtres de la maison se tiennent à l'office, et c'est de la petite porte qu'ils entreprennent le siège. D'ailleurs, la condition subalterne, voire servile, du «gueux» qu'est le parasite lui rend traditionnellement nécessaire de fréquenta" l'entrée de service, de se gagner la faveur de la domesticité comme le fait la cousine Bette : Enfin partout elle savait amadouer les domestiques en leur payant de petits pourboires de temps en temps, en causant toujours avec eux pendant quelques instants avant d’entrer au salon. Cette familiarité par laquelle elle se mettait franchement au niveau des gens, lui conciliait leur bienveillance subalterne, très essentielle aux parasites8.
On note qu'ici l’argent intervient : la cousine Bette achète la complicité des domestiques. Or ce peut être une grave erreur dans la tactique du parasite que de remplacer la séduction par la corruption, une adhésion volontaire par une aide conditionnelle. Courteline a construit sa comédie des Boulingrin à partir de cette faute de son parasite professionnel, Monsieur des Rillettes. Dans la première scène, Des Rillettes commet la double erreur d'offrir quarante sous à la bonne, et de ne pas lui faire la cour avant de s'attaqua aux maîtres : Des Rillettes. - Je crois que nous pourrons nous entendre. Il y a longtemps que vous servez ici ? Félicie. - Bientôt deux ans. Des Rillettes. - À merveille ! Vous ¿tes la femme qu’il me finit. Félicie. - Vous voulez m’épouser ? Des Rillettes. - Ne faites pas la bête. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit Félicie. - On peut se tromper. Excusez9.
On sait ce qu'il lui en coûte, d'avoir dédaigné et «barbé» Félicie : loin de pouvoir jouir des fauteuils moelleux et de la chaleur douillette du foyer Boulingrin, il se trouve pris au piège par ceux qu'il croyait ses victimes, très vraisemblablement mis en garde contre lui par la bonne. C'est en effet la savante qui «fait entrer» le visiteur, qui introduit l’hôte. C’est Rose qui, dans le roman de Zola, fait franchir à l'abbé Faujas le pas qui le transforme de locataire du second étage en parasite du premier : 8 La Cousine Bette, op. cit., p. 2!. 9 Courteline, Les Boulingrin, in Théâtre, Garnier-Flammarion, 1965,1, 1.
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L’abbé Faujas se hâta. 11 voulait faire monter M. Maffre au second, à son appartement ; mais Rose avait déjà ouvert la porte du salon. - Entrez donc disait-elle. Est-ce que vous n’êtes pas chez vous ici ! D est inutile de faire monter deux étages à M. le juge de paix... Seulement, si vous m’aviez prévenue ce matin, j ’aurais épousseté le salon. Comme die refermait la porte sur eux, après avoir ouvert les volets, Mouret l’appela dans la salle à manger. • C’est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, ce soir, à ton curé, et, s’il n’a pas assez de couvertures a i haut, tu l’apporteras dans mon lit, n’est-ce pas
Faujas n’a jamais commis le faux pas de circonvenir Rose, au contraire il a su se gagner sa sympathie en prenant la cause des femmes de la maisonnée. Il a su faire sa cour, endosser l’habit d’un Tartuffe efficace : les bonnes gais de Plassans identifient en lui l’héritier du héros de Molière en l'appelant «le pauvre homme» (p. 38), mais il a tiré la leçon des fautes de son modèle. Tartuffe, avant Des Rillettes, avait en effet lui aussi négligé de courtiser la bonne (dans la célèbre scène 2 de l’acte m , avec son «Couvrez ce sein que je ne saurais voir»), et cela lui avait coûté cher. Rose est au contraire le premier allié de Faujas et de sa mère. Tartuffe avait choisi, lui, de courtiser directement le maître de maison. Cette troisième stratégie demande là encore une mise en scène, une comédie de la séduction, qui met en jeu tout à la fois une pantomime et une rhétorique, et qui repose sur un ressort. Figure christique ou franciscaine du dénuement et du besoin, le parasite est celui que l’hôte recueille, envers qui il exerce son devoir de charité, d’asile et d’assistance, et qui lui fait découvrir les délices de la pitié et le bonheur de se sentir utile. Indissocié de la pitié, le sentiment de sa propre supériorité devant l’humilité du pauvre place alors le maître de maison dans la position du souverain devant son courtisan. Mais le roi sait que le flatteur attend quelque chose de lui. En revanche, le parasité est abusé dans la mesure où il croit pénétrer grâce à son parasite dans un ordre différait, régi non par les lois de l’échange mais par celles du don absolu. Le charme du parasite participe alors de la grâce chrétienne, du moins le parasité a-t-il l’impression de pénétrer par son intercession dans l’ordre de la grâce. C’est en récupérant ce schéma que, bien avant d’entrer dans sa maison, Tartuffe a fait la conquête d’Orgon. Tartuffe à l’église joue muettement le rôle du pauvre, du démuni, puis se conduit envers Orgon comme un domestique gratuit, qui n’attend ni salaire ni récompense : ^®Émile Zola, La Conquête de Plassans, Paris, [Fasquelle, 1957], Le Livre de Poche, p. 188.
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VÉRONIQUE GÉLY
Ha ! Si vous aviez vu comme j ’en fis rencontre, \fous auriez pris pour lui l'amitié que je montre. Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux, Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
[...] Et lorsque je sortais, il me devançait vite, Pour m’aller à la porte offrir de l'eau bénite. (1,5, v. 283-296)
Tartuffe, rendant spontanément service à Orgon, sans y être invité et sans être rémunéré, donne à celui-ci l'idée - l’illusion - qu'il existe un univers de la gratuité, de la dépense en pure perte qui le comble de plaisir. Tartuffe refuse en effet l'argent qu’Orgon lui offre en contrepartie de ce don de soi, manifestant ainsi son désintéressement par de subtils procédés oratoires : Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait, Et de son indigence, et de ce qu’il était, Je lui faisais des dons ; mais avec modestie Il me voulait toujours en rendre une partie. C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ; Je ne mérite pas de vous faire pitié (1,5, v. 292-296)
Enfin et surtout il n’accepte l’hospitalité qu'après résistance, puisque Orgon a besoin de l'aide du «Ciel» pour le persuader de le suivre. Le parasite, de ce fiait, ensorcelle d'une manière inexplicable pour l'entourage le paterfamüias qu'il choisit pour proie. Sa tactique est de faire en sorte que celui qu'il séduit ne s'en rende pas compte, et au contraire désire le séduire. S’il y a bien avant tout une séduction, au sens propre (de déviation, d'entraînement à l'écart de la route première), c'est a i ce sens l'hôte qui le premier séduit - qui détourne - le parasite. Ainsi du libraire qui sauve Boudu de la noyade contre sa volonté. Ainsi d’Orgon qui insiste pour emmener Tartuffe chez lui («Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer», I, 5, v. 299), de Mouret qui guette son locataire pour marcher à ses côtés, puis pour l'introduire dans ses propres appartements : Le frôlement de sa soutane sur les marches avertissait Mouret, qui, presque chaque jour maintenant, se trouvait au bas de l’escalier, heureux de faire, comme il le disait, un bout de chemin avec lui. [...] Alors il rêva de l’enlever complètement au salon vert, de le garder pour lui11.
11 La Conquête de Plassans, op. cit., p. 100.
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Si le maître de maison se dépense pour entraîner et maintenir chez lui le parasite, c'est que lui-même a été attiré, que le parasite en puissance a su éveiller en lui un sentiment ou un besoin nouveau, lui a révélé quelque chose de lui-même. Pour charmer, le parasite use donc à la fois des rituels de l’hospitalité et des ressorts de la charité chrétienne, mais ce qu'il éveille chez le maître de maison est de l’ordre du désir. Hors du contexte chrétien, le parasite s'offie à son hôte, au même titre qu’un animal domestique, comme une compagnie luxueuse, gratuite, et à sa femme comme un partenaire sexuel disponible. Mais cette disponibilité même est précisément ce qui peut compromettre une séduction érotique. Le parasite évolue dans la marge très étroite où se rencontrent le désir du superflu et le dégoût de l'encombrant
Créer le besoin : le désir de l'absent L'ordre de la grâce ou de la gratuité n'est pas l'ordre social, bel et bien quant à lui régulé par l'échange. La perturbation introduite par Tartuffe va donc très loin. Dorme, dans la pièce de Molière, lance comme une boutade l’idée que son maître épouserait volontiers le parasite12, mais la dimension amoureuse de leur relation est de toute façon patente. Orgon dominé par une maisonnée de femmes (l'autoritaire Madame Pemelle, l'habile Elmire, la robuste Dorine, l’amoureuse Marianne) qui n’ont que faire de lui, attaqué par son fils rebelle, par l'amant de sa fille et par le frère de sa femme, trouve en Tartuffe celui qui semble avoir besoin de lui et respecter son autorité, celui qui le fait exister en le désignant comme le maître, qui lui renvoie une image flatteuse. Dans le roman de Zola, le maître de maison, Mouret, fait mine de résister. Mais lui aussi tombe en réalité sous le charme. C'est qu'avec lui le parasite use d'un autre type de séduction : il n'est pas exactement hypocrite, il ne joue pas un rôle, mais il se cache, il fait mystère de lui-même. De ce mystère la soutane, ce vêtement noir et couvrant du prêtre qui dissimule son corps aux regards est le signe extérieur. Dans le roman de Zola, en effet, la charité chrétienne n'est plus qu'un prétexte qui ne trompe personne, car l’indigence de l’abbé Faujas avait au commencement suscité le mépris et la raillerie de Mouret13. La sollicitude 12 Et que à Tartuffe est pour lui si charmant D le peut épouser sans nul empêchement (II, 3, v. 595-596). 13 Avez-vous vu le derrière de sa soutane, quand il s’est tourné ?... Ça m’étoonerait beaucoup, à les dévotes couraient après celui-là H est trop râpé ; les dévotes aiment les jolis curés (p. 26).
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n’intervient que plus tard, comme expédient pour son propre désir de séduction : - Tu ne sais pas, [dit-il à sa femme, Marthe], il faut inviter les Faujas à venir passer la soirée ici. Comme cela, ils se chaufferont au moins pendant deux ou trois heures14.
Le ressort bien plus puissant de la séduction du parasite, derrière la charité, est l'intérêt qu'il suscite. Le parasite révèle à celui qui l’accueille l’ennui dans lequel il vivait, et comble cet ennui par l’énigme de sa présence. François Mouret brûle d’une «fièvre de curiosité»15 pour les gestes de l’abbé Faujas qui lui fait venir à la bouche les mots mêmes de la sollicitude d’Orgon («Et Tartuffe ?») lorsqu'il rentre chez lui le premier soir («Et l'abbé ? demanda-t-il avant même d'ôter son chapeau»16). Mouret n'a de cesse de voir l'abbé et de le faire parler précisément parce que l’abbé se dérobe à ses regards : Pas un pli de ces rideaux ne bougeait. Ils avaient un air béat, une de ces pudeurs de sacristie, rigides et froides. Derrière eux, semblaient s'épaissir un silence, une immobilité de cloître1?.
[...] il se heurtait évidemment à une volonté bien nette prise par l'abbé de se tenir barricadé chez lui. Cette lutte ne faisait que rendre sa curiosité plus ardente18.
Sa curiosité a d’ailleurs pour corollaire sa propre impudeur : Faujas devient celui devant qui il se révèle, dévoile les secrets de sa maison et de sa ville, dans l’espoir de lui faire rompre son silence : «- Ce diable d’homme ! Il ne demande rien et on lui dit tout !»19. En réalité, Mouret, comme Orgon, est un mutile - un parasite - dans son propre logis mort d’ennui et de régularité. Sa femme Marthe s’occupe à son ouvrage, Désirée joue, les deux garçons chahutent, Rose cuisine ; lui seul n’a rien à faire et «rôd[e] dans la maison»20. La présence de l’abbé lui fait ressentir sa propre vacuité et, dans le même mouvement, désirer la combler :
14 La Conquête de Plassans, op. cit., p. 101. 15 Ibid., p. 33. l6 Ibid., p. 33. 17 Ibid., p. 36. 18 Ibid., p. 39. 19 Ibid., p. 58. 20 Ibid., p. 35.
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Cet espionnage allait emplir les heures vides qu’il passait au logis à tatillonner, à ranger les objets qui traînaient, à chercher des querelles à sa femme et à ses enfants. Désormais il aurait une occupation, un amusement, qui le tirerait de sa vie de tous les jours. Q n’aimait pas les curés, comme il disait, et le premier prêtre qui tombait dans son existence l’intéressait à un point extraordinaire21.
«Puis ça nous fera une compagnie, nous nous ennuierons moins...», finit-il par avoua* lui-même pour convaincre sa femme d'inviter les Faujas au salon22. Car en dernier ressort, c’est la femme du maître - ou sa fille, s’il est veuf - qui décide du maintien à domicile du parasite : la bonne lui ouvre la porte, le maître l’autorise à entrer, la maîtresse l’accueille. C’est donc elle qu’il doit séduire enfin. «Plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous», dit à Faujas Félicité23. Si le prêtre veut pour commencer que la maison soit à lui, c’est à Marthe qu'il doit plaire, et pour le faire entrer au salon, Mouret a besoin de l'accord de Marthe. Dans l'entreprise de séduction des femmes de la maison, Tartuffe est pour un parasite l’exemple à ne pas suivre. On a vu qu’il avait malencontreusement oublié de séduire la bonne ; de même, il fait l’erreur de croire qu’il aura la fille en se contentant de persuader le père. L’abbé Faujas, lui, sait adressa* «d’un air tendre» ses premières paroles à la fille de la maison, Désirée : «- Mademoiselle, me permettez-vous d'être votre ami ?»24. Un prétendant habile comme le Morris Towsend de Henry James commence par mettre en œuvre ses talents de comédien pour faire sa cour à l’héritière, même si elle est aussi disgraciée que Catherine : Catherine n’avait jamais entendu quiconque, et surtout pas un jeune homme, p arla de cette manière. C’était la façon dont un jeune homme pourrait parler dans un roman ; ou mieux encore, dans une pièce, sur la scène, tout près des feux de la rampe, face au public dont les yeux sont braqués sur lui, si bien que chacun s’émerveille de sa présence d’esprit Et cependant Mr Towsend n’avait rien d’un acteur ; il semblait si sincère, si naturel25.
Morris Towsend n’échoue, finalement, que parce qu’il a la malchance d’être tombé sur un père particulièrement obstiné, et particulièrement 21 Ibid., p. 31. 22 Ibid., p. 101. 23 Ibid., p. 95. 24 Ibid., p. 22. Henry James, Washington Square, op. cit., p. 39.
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lucide, qui l’a immédiatement identifié pour ce qu’il est «- Vous autres femmes vous ¿tes toutes les mêmes !» s’exclame le docteur devant la sœur du jeune homme, aux crochets de laquelle il vit : Le type auquel appartient votre frère a été créé pour votre plus grand malheur et vous-mêmes avez été mises au monde pour être ses servantes et ses victimes. Le signe distinctif de ce type est la détermination - parfois terrible dans sa tranquille intensité - d’accepter de la vie ses seuls plaisirs et de se les assurer le plus souvent à l'aide de vos complaisantes sœurs. Les jeunes hommes de cette catégorie ne font rien par eux-mêmes aussi longtemps qu’ils obtiennent que d’autres le fessent à leur place, et ce sont uniquement l’engouement, le dévouement et l’illusion des autres qui les portent Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent ces autres sont des femmes. L’exigence prioritaire de ces jeunes messieurs, la voilà : «Un autre doit souffrir pour moi», e t vous le savez, les femmes s’y entendent à merveille26.
«Accepter de la vie ses seuls plaisirs» : Henry James définit son parasite comme un jouisseur, un être uniquement tendu vos la réalisation de ses désirs. L'appétit de plaisir qui habite le parasite suffit-il à susciter celui de ses victimes ? S'adressant à la femme et non plus à la fille, l'erreur de Tartuffe est de tenir pour acquis que l’univers de la dépense orgiaque qui est celui du parasite, univers de la gratuité du plaisir et de sa non réciprocité, est aussi celui d'Elmire, qu’il croit comme lui délivrée des contraintes de l’échange et uniquement préoccupée de son image sociale. D'où sa proposition brutale d'un «plaisir sans peur» : [...] les gras comme nous brûlent d’un feu discret Avec qui pour toujours on est sûr du secret : Le soin que nous prenons de notre renommée Répond de toute chose à la personne aimée, Et c’est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur; De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur27.
Or ce n'est pas d'abord du plaisir, avec ou sans peur, que doit donner un am an t, mais du désir, et le parasite s'il est habile séduit donc la femme comme il séduit le mari, en lui résistant et en devenant pour elle une énigme. Là encore l'abbé Faujas surpasse de très loin son modèle classique, parce qu'il sait figurer aux yeux de Marthe une radicale altérité, une essentielle différence : 26 Ibid., p. 118. 27 Le Tartuffe, III, 3, v. 995-1000.
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[...] au milieu d’un rire, elle s’arrêtait brusquement, en apercevant sa soutane ; elle s’arrêtait, embarrassée, étonnée de parler ainsi avec un homme qui n ’était pas comme les autres28.
Au «nous» de Tartuffe qui l’inclut dans la catégorie banale et sans gloire des amants à domicile - type repris dans la comédie de Courteline avec André qu’Adèle, à la barbe de Boubouroche son amant officiel, tient en permanence à disposition, caché dans le garde-manger ou dans le bahut, consommable à toute heure comme les poires cuites dont le parfum l’imprègne29 - s’oppose la singularité du prêtre. Dans le triangle symétriquement inverse que met en scène le roman de Toni Morrison, Beloved, la femme-parasite, se pose en énigme de manière identique au mari de la maîtresse de maison, et cette énigme accompagne de manière identique son érotisme, que Paul D. appelle sa «luisance» : Beloved luisait, et cela ne plaisait pas à Paul D.30.
[...] Beloved était différente. Sa luisance, ses chaussures neuves le dérangeaient Peut-être était-ce simplement le fait de sentir que lui, il ne la dérangeait pas31.
Plus prosaïquement Morris Towsend s’intéresse à Catherine et lui plait parce qu’elle voit en lui un «étranger»32 revenu à New York après un tour du monde ; non que l'ailleurs la passionne : elle s’ennuie ferme pendant son voyage en Europe. Mais Vautre étrange éveille son désir, en d’autres termes, son désir de le séduire, lui. Si la séduction du parasite ne repose pas sur l’échange d’un plaisir, elle met bien en scène une circulation du désir.
28 La Conquête de Plassans, op. cit.., p. 106. 29 Courteline, Boubouroche, in Théâtre, op. cit.. H, 1. 30 Toni Morrison, Beloved, Christian Bouigois, «10/18», Domaine étranger, 1989, p. 95. 31 Ibid., p. 98. 32 Washington Square, op. cit., p. 48.
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Consumer «L’énigme, celle dont le ressort est inconscient, est séduction par ellemême, et ce n'est pas en vain que la Sphynge [sic] est postée aux portes de Thèbes avant même le drame d'Œdipe», écrit Jean Laplanche33. Le nourrisson serait de fait «séduit» par l’énigme que lui posent aussi bien l'observation du colt parental que le langage des parents, qu'il est contraint d'«habiter»34 avant de le comprendre. La «séduction originaire» serait donc «cette situation fondamentale où l’adulte propose à l’enfant des signifiants non verbaux, voire comportementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes»35. Or l'exemple premier que choisit Jean Laplanche pour illustra' cette théorie de la séduction de l’enfant par l'adulte est celui du sein maternel : «que me veut-il, au-delà de m'allaiter, et après tout pourquoi veut-il m'allaiter T»36. Cette question obscure que le nourrisson se pose pourrait être une question que se posait tous les parasites au sujet de leurs hôtes : que me veut-il, pourquoi me nourrit-il ? Car en définitive le pervers séducteur n'est peut-être pas le parasite, comparable au nourrisson en ce qu'il est comme lui démuni, à la merci de ses «parents», réduit à la nécessité de plaire pour être nourri, c'est-à-dire d’offrir à ceux qui le nourrissent un plaisir qu'il ignore et qu’il ne partage pas, mais l'hôte qui nourrit le parasite et le séduit parce qu'il «veut quelque chose de lui». Le premier parasite séducteur pourrait être Hélène introduite par l'amour à Troie pour causer sa ruine. Étrangère, hôtesse indésirée mais femme désirable, Hélène a été enlevée à son mari en violation des lois de l'échange et de l'hospitalité. Ce «parasite» qu'elle devient dans les murs d'Ilion, dans la famille de Priam, dissout les liens de la cité royale37 et c'est à cause de son introduction dans les murs de la ville que Troie se consume en un gigantesque incendie. Comme le démon des chrétiens, elle tente, elle divise, elle détruit La fonction du parasite séduisant et destructeur assumée par Hélène est même répétée dans un épisode bien connu qui conclut le siège de Troie : celui du cheval de bois. Ce simulacre (Hélène, elle aussi, est un simulacre, dans la pièce d'Euripide comme dans celle de Giraudoux) 33 Jean Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse. La séduction originaire, Paris, PUF, 1987, p. 126. 34 Ibid., p. 124. 35 Ibid., p. 125. 36 Ibid., p. 125. 37 «Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hdèoe, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs, et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie» (1,6, p. 59).
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s’introduit, tout comme un parasite, en jouant de la curiosité et de l’admiration. Et de ses flancs surgissent la mort, le feu. Mais Hélène se contente de susciter un désir qu’elle n’éprouve pas, elle ne se brûle pas aux flammes qu’elle fait naître, elle regarde à l’écart l’incendie de la ville : [...] je vois, sur le seuil de Vesta, Hélène assise loin, muette, se cachant38.
Hélène dans la ville de Troie est un parasite, et elle fait naître le désir. Mais le séducteur, ce n’est pas elle, c’est Pâris qui l’a enlevée parce qu’il voulait quelque chose d’elle, parce qu’elle lui posait l’énigme fondamentale de l’absence. «L’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout», explique le héros de Giraudoux39 à sa sœur Cassandre : la séduction du parasite tient sans doute finalement au paradoxe que tout en s'imposant il se dérobe, il ne donne pas prise. De la même façon, dans la pièce de Tirso de Molina, Dom Juan ne reste pas dans la demeure qu'il investit, il la consume aussitôt et la fini La guerre de Troie, de fait, tient dans la pièce de Tirso de Molina le rôle d'un référait permanent pour les métaphores qui désignent la séduction donjuanesque. Thisbe
Au feu, au fieu, carje brûle et ma cabane est embrasée ! Sonnez au feu, amis, car mes yeux versent bien des larmes. Mon pauvre édifice est une autre Troie dans les flammes, car depuis qu’il n'est plus de Troie, l’amour s’attache à brûler des cabanes40-
C'est que la séduction du parasite - et c'est en ce point qu'elle rejoint la séduction donjuanesque - consiste uniquement à éveiller chez l’hôte le désir de le séduire pour le garder. C'est l'hôte et non le parasite qui veut, qui désire. Les parasites qui veulent ou désirent trop échouent Le parasite ne réussit dans son œuvre que s'il n'est pas lui-même dévoré de désir. L’appétit sexuel de Tartuffe est cause de sa perte, parce qu'il le contraint à souleva son masque. S'il éprouve du désir, s’il veut séduire et ne se contente pas de se laisser séduire par son hôte, le parasite se brûle à ses propres flammes, il est emporté dans l’incendie de la maison. Même 38 Virgile, Énéide, trad. JJ*. Chausserie-Laprée, Paris, Éditions de la Différence, 1993, H, v. 567-569. Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, éd. C. Wril, Le Livre de Poche [Grasset, 1935], 1991,1,6, p. 85. ^ Tirso de Molina, L'Abuseur de SévÜle et / ’invité de pierre, éd. et trad. P. Guenoun, Paris, Aubier-Flammarion, 1968, v. 985-992, p. 77.
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l’abbé Faujas connaît ce sort, sans doute parce que lui-même est habité par un désir, celui du pouvoir, ou plutôt parce qu'il s'est lui-même laissé parasiter. Les parasites qui se sauvent sont justement ceux qui fuient la maison, ceux qui utilisent le parasitage comme moyen provisoire d'arriver à leurs fins, à l'image du nourrisson qui se laisse séduire par ses parents, qui se laisse nourrir puis quitte la maison. On peut comprendre ainsi l'étrange situation des prétendants dans la maison de Pénélope : ce sont eux les parasites, mais ils disent (par la voix d'Eurymaque répondant à Télémaque) désirer qu’on les chasse, ils se plaignent de Pénélope qui les garde chez elle, l'accusent d’abuser d'eux : Voilà, ce que te répondent les prétendants, pour qu’en ton cœur tu saches la vérité, et que tous les Achéens la connaissent Renvoie ta mère, presse-la d’épouser celui que désignera son père et qui saura lui plaire, à elle-même. Mais si, par tant de délais, elle vexe encore une fois les fils des Achéens, [...] cette fois son calcul est faux. Car les prétendants mangeront tes vivres et tes biens aussi longtemps qu'elle s’obstinera au dessein que les dieux lui mettent en la poitrine. Elle y gagne pour elle une grande gloire, mais pour toi le regret de tant de vivres ! Nous, nous n’irons pas à nos tenes ni ailleurs, avant qu’elle ait épousé l’Achéen qui aura su lui agréer41.
Les prétendants ne demandent qu'à lever le siège, et reprochent justement à Pénélope de les retenir auprès d'elle parce qu'elle en retire un profit, un plaisir. Ds demandent à Télémaque de la chasser, elle, de la maison d'Ulysse, et désignent de ce fait la véritable source du désir parasitaire : Ses biens à lui [Télémaque] seront mangés pour sa raine, et jamais on ne lui en paiera le prix, tant que sa mère bernera les Achéens avec son mariage ; nous, qui passons nos journées à attendre, nous sommes en rivalité à cause de ses mérites, sans songer aux partis brillants qui s’offrent à chacun de nous42.
C'est bien de fait le prétendant qui est séduit, détourné de son lieu et de son devenir, par une Pénélope hôtesse aussi abusive que l'est Calypso pour Ulysse. Les parasites qui ne savent pas partir à temps sont consumés, massacrés, par le même désir qu'ils ont éveillé chez leur hôte. Ce n'est donc pas parce qu'il séduit, mais parce qu'il se laisse séduire que le parasite investit la maison. Machiavel de la vie privée, le séducteur met en œuvre pour se faire inviter une tactique de l'imitation, du masque 41 Homère, L "Odyssée, trad. M. Dufour et J. Raison, Paris, Gamier-Flammarion, 1965, p. 32. 42 Ibid.,{). 34.
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(l’hypocrisie). Mais cette séduction n’est pas un contre-don dans la loi de l’échange qui régit l’hospitalité : elle n’est pas active, mais passive, car le parasite se laisse désirer pour jouir du désir de ses hâtes. La séduction du parasite n’est pas l’offrande d’un plaisir, c’est l’intrusion d’un désir. Le processus de la séduction du parasite ne ressortit pas à la loi de l’échange (contre-don du plaisir contre don de l’asile), mais à une autre loi, celle que Georges Bataille appelait la dépense. La séduction du parasite ne consiste pas à combla* les hôtes par le don du plaisir, mais à vider l’asile par l'imposition du désir. Le parasite, comme 1’¿ras, comme l’«amoureux désir» qui émerveille l’Agnès de Molière, est celui qu’on ne peut pas chasser, non seulement parce qu’il «fait du plaisir»43, mais parce qu’il ouvre une porte dans l’espace clos de la maison, parce qu’il montre une voie autre, celle du vide ou de la combustion.
43 Molière, L'École desfa n m a , y , 4, v. 1527,
Les théâtres du parasite par Corinne Saminadayar-Perrin Théâtralité du parasite : on touche là, indéniablement, un caractère fondamental propre à cette figure par essence protéiforme. Théâtral, le parasite l'est d'abord parce qu'il constitue un type hérité de la comédie latine, qui hante la scène sous divers masques jusqu’au XIXe siècle - le Charançon de Plaute, le Gnathon de Térence ont pour descendants les modernes Mondoux ou Fringale que mettent en scène Picard, Scribe et consorts, l'ensemble formant une riche famille dramaturgique. Mais, audelà de ce rôle codifié, c'est la fonction même du parasite, c'est sa stratégie qui en font nécessairement un acteur, maître du jeu parce qu'il a su se rendre maître des masques. Car le parasite opère toujours en jouant ce qu'il n'est pas. En tant que «coureur de dîner professionnel», il monnaye l'hospitalité qu'on lui offre par ses bons mots et saillies spirituelles qui animent le festin - c'est en partie son rôle «sociab> (et très officiel) dans l'Antiquité, qu'on retrouve dans les cercles de la mondanité classique (La Fontaine) et jusqu'au siècle dernier (au moins). Ce métier apparente le parasite au bouffon, à l’histrion, au jongleur - le parasite se loue comme un spectacle à lui tout seul, qui met en scène, sur le mode jubilatoire, le corps et la parole1. Envers inquiétant de cette figure hyperbolique et ostentatoire de l'acteur : l'hypocrite, qui utilise son génie de comédien pour jouer la sincérité, sa maîtrise de la parole pour dissimula' et pour séduire - le masque se donne alors pour le visage, le parasite devient Tartuffe, ce Tartuffe que le Neveu de Rameau (expat en parasitisme, pratique et théorie, actes et paroles) jugeait avant tout comme comédien. Cousins redoutables des Gnathons long-endentés, les Tartuffes constituent eux aussi une longue lignée littéraire : «Depuis la comédie antique, le personnage du parasite goinfre apparaît comme une valeur sûre qu'on retrouve tout naturellement dans les comédies italiennes de la Renaissance, par exemple Lo Ipocrito de l’Arétin, où, non contait de s'établir dans la maison d'un vieil homme sur le dos duquel il se met à vivre, le parasite se double d'un hypocrite sensuel qui «marche toujours un bréviaire sous le bras» et qui convoite l'épouse du maître de maison, à 1 Le chapitre «Langues parasites» développera cette idée.
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CORINNE SAMINADAYAR-PERRIN
qui il lance des œillades appuyées. Un type de situation que les canevas de la commedia dell’arte utilisent aussi...»2. Sur le double registre de l’ostentation et de la dissimulation, le parasite 9e présente comme l’homme du masque ; au-delà de la réflexion qu'il engage sur le mimétisme comme pratique sociale et comme stratégie (le parasite participe toujours, peu ou prou, du singe et du flatteur), il permet aussi (et paradoxalement 7) une opération de dévoilement Le discours du parasite, comme celui du fou et du bouffon, ouvre obliquement sur une vérité autre, surgie des profondeurs ; d'autre part, miroir grossissant, reflet hyperbolique et impudent de la société où il prospère, le parasite offre au lecteur et/ou au spectateur une sorte de point d’optique dont l’exact équivalent est le théâtre - c’est la théâtralité intrinsèque du parasite qui lui confère ses pouvoirs de vérité.
Jeux de masques Un intermède comique vivant : ainsi se présente le parasite, par tradition et par nécessité professionnelle. Si «tout parasite un peu doué, à la table d’un hôte un peu fastueux, la transforme vite en théâtre»3, c'est d’abord parce que telle est, explicitement, sa fonction, quasiment institutionnalisée dans l’Antiquité, implicite ensuite : échanger des bons mots contre des bons morceaux, se mettre et mettre les autres en spectacle. La comédie latine souligne cette spécificité en la redoublant sur la scène : non seulement, dans la fiction, le parasite se loue comme spécialiste pour ranimation des festins, mais dans l’économie même de la pièce, il permet de nombreux «sketches» comiques ; ces séquences revêtent la forme de monologues à schéma fixe : le personnage, seul sur scène, déplore hyperboliquement le vide de son estomac et la dureté de sa condition, ou au contraire se félicite de son habileté dans son art Plus essentiellement, le parasite, être de la relation et maître des masques, renvoie à une théâtralité intrinsèque : «[Le parasite] est comédien. Il monte les tréteaux, il plante les décors, invente le théâtre, impose le théâtre. Il est tous les visages de l’écran. S'il est homme, il est à l'origine de la comédie, de la tragédie, du cirque et de la farce...»4.
2 Jean Senoy, Notice du Ibrtuffie, Gallimard, Folio-Théâtre, 1997, p. 174. 3 Michel Serres, Le Parasite, éditions Grasset, Paris, 1980, p. 284. 4 Michel Serres, Le Pcrasite, p. 86.
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Aussi le parasite s’offre-t-il ouvertement comme histrion à louer. Son nom même en témoigne, qui tient le ^us souvent du sobriquet de comédie : c'est Gnathon, l’homme-mâchoire ; c'est Gélasime, le clown : «C’est à cause de ma pauvreté que j ’ai pris ce nom, parce que la pauvreté m’a contraint de faire rire : elle apprend tous les métiers, lorsqu’elle s’est emparée de quelqu’un»5 - le personnage lui-même fait d’ailleurs de son nom un objet de plaisanterie6. Les parasites «modernes» s’inscrivent dans cette même tradition onomastique : qu’ils s'appellent Fringale ou Mondoux, leur nom souligne leur gloutonnerie et leur tendance à la flagornerie. Quant au cousin Pons, le «parent pauvre» qui poursuit une pitoyable carrière de parasite, il se trouve qualifié de «Casse-noisette» : surnom de comédie qui rime éloquemment avec «Pique-assiette», et renvoie à un visage de farce (par exemple celui de l'acteur Odry des Variétés, dont les traits, à en croire Théophile Gautier, rappelaient par leur laideur comique les casse-noisettes de Nuremberg). A ces sobriquets comiques répond donc le grotesque grimaçant dans la physionomie, un grotesque que le Neveu de Rameau partage avec le malheureux Pons - quoiqu’il sache en tirer un meilleur parti «professionnel». Le parasite est un homme-spectacle : c'est pourquoi son métier est souvent mis en parallèle avec celui du musicien (le Parasite de Lucien compare son art avec celui d'un joueur de flûte, autre divertissement fort apprécié dans les festins), à moins que, comme le Neveu ou le cousin Pons, il ne soit luimême musicien de formation. Reçu comme histrion à la table de ses hâtes, le parasite doit payer son repas en «monnaie de singe». Tout parasite qui se respecte possède donc un répertoire de lazzis et de traits d'esprit - La Fontaine, dans «Le Rieur et les Poissons», a i donne un exemple ; c'est sur la place publique, succursale du marché, que le parasite au chômage vante son talent : «Venez, je vous prie ; ce sera tout profit pour ceux qui seront là. Je vends des bons mots. Allons, faites une offre ! Qui en veut pour un dîner ? Qui en demande pour un déjeuner ? [...] Hein, tu as fait signe que oui ? Personne ne t'en donnera de meilleurs. Je ne permettrai à aucun parasite d’en avoir de meilleurs»7. À cette parade de la parole s’ajoute le don pour la pantomime : le Neveu de Rameau joue à lui seul vingt rôles divers, il résume aussi toute l’humaine comédie. Même lorsque le parasite n'est pas, au sois propre, 5 Piaule, Stichus, traduction Pierre Grimai, édition Folio, 1971, p. 913. 6 \foir par exemple le monologue initial du parasite Eigasile (Plaute, Les Captifs) ; quant à Gélasime, après une jotraée de diète forcée, il se rebaptise Microtrogus (Rooge-petit), tandis que Saturion devient Famélkm (Le Perse, p. 669). 7 Plaute, Stichus, p. 913.
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dans l’exercice de ses fonctions, la présence plus ou moins volontaire d’un public l’érige souvent en spectacle : le Neveu fiait des joueurs d'échecs qui peuplent le café, comme du Philosophe, des spectateurs fascinés ; dans la comédie latine, le Parasite à jeun offre aux passants un réjouissant spectacle d’auto-déploration comique ou de gloutonnerie lyrique. Cette extrême plasticité devient inquiétante lorsque l’histrionisme affiché se renverse en hypocrisie. La mère Cibot, parasite du cousin Pons et résolue à le dépouiller par la ruse, appuie sa stratégie sur un véritable génie de la mise en scène. Lorsque son dévouement intéressé de gardemalade l'amène à porter dans ses bras robustes sa victime déjà amaigrie et «vampirisée», le hasard des circonstances lui suggère immédiatement une séquence hautement mélodramatique, qui ne tarde pas à rassembler un groupe de spectateurs complaisants : «Je me suis donné un effort que j ’en serai blessée pour jusqu'à la fin de mes jours ! ajouta la Cibot ai paraissant éprouver de vives douleurs [...] La Cibot accrocha la rampe et roula par les escaliers a i faisant mille contorsions et des gémissements si plaintifs, que tous les locataires, effrayés, sortirent sur les paliers»8. À plus grande échelle, une courtisane comme Valérie Mameffe, dans La Cousine Bette, séduit ses adorateurs par son talent consommé d'actrice : elle tombe en vierge dans le bras de son vieil amant Hulot et affiche des remords de jeune femme vertueuse, elle joue la dévotion avec une efficacité que n'a pas la sincère piété de la «sainte et martyre» Adeline Hulot, enfin elle met en scène, dans les règles, un tableau de «flagrant délit» destiné à «piéger» son amant9. Notons d'ailleurs que cette vertigineuse plasticité engage une réflexion sur l'articulation texte/geste, sur la dialectique de la sincérité et du masque, sur la théâtralité inhérente aux relations sociales : le Neveu de Rameau permet à Diderot d'articuler certains éléments relevant d'une théorie générale de l’imitation ; quant à Valérie, elle joint à un talent inné une solide étude du gestus social - la scène de la dévotion redouble, sur le plan de la diégèse, la séquence symétrique où la chaste Adeline exprimait 8 Balzac, Le Cousin Pons, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 618. Surprise en flagrant délit de détournement de testament, la Cibot, sans se démonter, improvise aussitôt une nouvelle scène de mélodrame, qui - paradoxe ! - a pour premiers spectateurs, et pour premières victimes, ceux-là mêmes qu’elle cherchait à dépouiller : «Ah ! cria la Cibot / Elle tomba la face en avant dans des convulsions affreuses, réelles ou feintes, on ne sut jamais la vérité. Ce spectacle produisit une telle impression sur Pons, qu’il fut pris d’une faiblesse mortelle [...] La Cibot, à genoux, fondait en larmes, et tendait les mains aux deux amis en les suppliant par une pantomime très expressive» (p. 709). 9 Balzac, La Cousine Bette, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, respectivement p. 185,333,304.
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par les mêmes gestes et les mêmes paroles une émotion sincère. Texte et image, discours et corps parlant, le parasite s'impose comme un maître du Verbe - ce qui fait de sa parole-spectacle un double paradoxal de la littérature. Le parallélisme se trouve d’ailleurs revendiqué par les maîtres de l'art ; le parasite de Lucien affirme ainsi sans ambages : «Pour les autres [arts], il faut des maîtres, pour celui du parasite il n'en faut point ; ainsi que la poésie, selon Socrate, cet ait est un bienfait des dieux»10 ; position que ne partage apparemment pas le Gnathon de Térence, qui préfère apparenter sa profession à celle du sophiste ou du philosophe : «Je dis [à mon admirateur] de me suivre, pour voir si l'on ne pourrait pas, comme les écoles de philosophes prennent un nom dérivé de celui de leur fondateur, faire que les parasites, de la même manière, soient appelés Gnafhoniciens»11. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce rapprochement, puisque, inversement, les écrivains ratés se reconvertissent en parasites - ce sont les convives qui siègent avec le Neveu de Rameau à la table de Bertin, le texte de Diderot reprenant sur ce point un lieu commun du siècle : «Tous les poètes qui tombent, nous les ramassons. Nous eûmes Palissot après sa Zara ; Bret, après le Faux généreux ; tous les musiciens décriés ; tous les auteurs qu’on ne lit point»12. Le parasitisme apparaît ainsi comme un envers grimaçant de la littérature. La séduction de sa parole fait du parasite la figure emblématique de l’orateur, ou plutôt du sophiste ; dans le célèbre Daphnis et Chloé de Longus, Gnathon s’illustre par un discours sur l'amour longuement médité - discours qui réécrit (la référence est claire dans le récit) le Banquet de Platon, ou le discours de Lysias dans Phèdre. Le parasite occupe tous les «lieux» oratoires propres à son époque : au XIXe siècle, chez Vallès, le réfractaire Chaque se spécialise dans les repas Lucien, Que le métier de parasite est un art, traduction Talbot, éditions JeanJacques Pauvcrt, 1965, p. 130. 11 Térence, L ’Eunuque, traduction Pierre Grimai, édition Folio, 1971, p. 88. 12 Diderot, Le Neveu de Rameau, édition GF, 1983, p. 89. On retrouve ces parasitesnunginaux de la littérature dans nombre de récits du XVIIIe siècle - dans Le Colporteur par exemple (François-Antoine Chevrier, 1758) : «Le financier est de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [...] Cette qualité inonde sa maison de petits auteurs parasites». Même ramassis de sous-littérateurs dans Margot la ravaudeuse (Fougeret de Monbron, 1750) : «J’avais soir et matin une table de huit couverts, dont six étaient régulièrement occupés par des poètes, des peintres et des musiciens, lesquels pour l’intérêt de leur ventre, prodiguaient en esclaves leur encens mercenaire à mon Crésus». Le XIXe siède connaît quelques résurgences de ce parasitisme paralittéraire : ainsi, le (calamiteux) poète Baijou, dans le feuilleton Pierre Moras de Vallès, agrémente (?) la table de ses hâtes de ses vers pompeux.
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d’enterrement, qu’il paie en oraisons funèbres13. Traditionnellement aussi, le parasite égaie le banquet de saillies et de bons mots : telle est exactement la stratégie des bohèmes de Murger, ou des journalistes piqueassiette qui hantent les pages de Balzac. La parole du parasite s’offre alors comme modèle d’une écriture de la gesticulation et de la parade14 - celle notamment de la presse : alors que nombre d’œuvres du XIXe siècle dénoncent cette pratique de l’histrionisme journalistique, le récit (c’est très visible chez Balzac) se trouve parasité par cette même écriture, obstinément présente alors même qu’on la met à distance. Ainsi en est-il du festin que le banquier Taillefer, dans La Peau de Chagrin, offre pour fêter la fondation de son journal. À cette orgie assistent, en parasites, le journaliste Blondet escorté d’une flopée de plumitifs en tout genre, ainsi que Raphaël de Valentín ; le discours romanesque prononce sur cette débauche de vins et de paroles un jugement sans équivoque : Blondet lui-même présente une critique alerte et sans concessions de la perversion discursive généralisée qu'instaure la presse, et le récit précise que l’amphitryon est un héritier de Trimaicion - son orgie n’aura rien du banquet philosophique de Platon : «Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d'un journal, et les propos tenus par les joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le XIXe siècle du XVIe»15. Reste que ce spectacle de la parade journalistique occupe un espace textuel important : les bons mots et traits d’esprit des journalistesparasites envahissent l’œuvre qui les dénonce. L’ambiguïté va plus loin : c’est cette libération de la parole qui déclenche, chez Raphaël, le récit autobiographique qui constitue toute la deuxième partie du roman • comme si la gesticulation verbale du parasite provoquait l’avènement de la littérature. Même paradoxe d’ailleurs chez La Fontaine dans «Le Rieur et les Poissons» ; la fiable s’ouvre sur une dénégation : «On cherche les Rieurs ; et moi je les évite. / Cet art veut sur tout autre un suprême mérite. / 13 M es Vallès, Les Réfractaires, édition Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 196 - notre pm site est à la fois logographe et orateur : «D a l’oraisao funèbre toute prête, très lisible, et le cousin peut parler lui-même sur le bord de la fosse. Chaque, si l'on veut, mouille le papier de larmes ; si l’on veut aussi, il prend la parole lui-même...». 14 C’était déjà le cas dans la comédie latine : le parasite-messager fait de sa mission le prétexte d’un débordement jubilatoire de la parole, où le mot se substitue & l’acte, l’accélération verbale à la course proprement (fite (voir Ergasile en action dans Les Captifs, v. 720-752, ou Charançon en plein élan : «Éloignez-vous tous, fuyez ; rangez-vous de mon chemin. Prenez garde que, dans ma com e, je ne vous heurte., j»). 15 Balzac, La Peau de Chagrin, éditions Piesses-Pocket, 1989, p. 67.
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Dieu ne créa que pour les sots / Les méchants diseurs de bons mots». Après quoi se déploie un récit centré justement sur l'un de ces «bons mots»... À la littérature le parasite emprunte sa puissance de fiction, mensonge et création tout à la fois - et aussi, en partie, sa puissance de vérité : «À première vue, on aimerait situer le Neveu de Rameau dans la vieille parenté des fous et des bouffons, et lui restituer tous les pouvoirs d'ironie dont ils avaient été chargés. Ne joue-t-il pas dans la mise à jour de la vérité le rôle d'inattentif opérateur, qui avait été si longtemps le sien au théâtre, et que le classicisme avait profondément oublié ? N’arrive-t-il pas souvent à la vérité de scintiller sur le sillage de son impertinence ?»16. De fait, la parole désordonnée des parasites de Plaute mêlait déjà aux considérations alimentaires des réflexions plus graves et d’apparence incongrue - les Gnathons de tout poil renvoyant à la société l’image d'un collectif luimême parasitaire, ramassis d’usuriers, de délateurs et de marchands de filles, dans un contexte où «les riches eux-mêmes se font parasites»17. La flatterie même peut se faire, par une suprême ruse de l'art, révélation d’une vérité. Jusque dans ses dérapages, le discours du Parasite ouvre sur une vérité autre, révélation des profondeurs dont les derniers vers du «Rieur et les Poissons» offrent la superbe et énigmatique métaphore - métaphore qui occupe symboliquement la place de la morale : «Il les sut engager / À lui servir d’un monstre assez vieux pour lui dire / Tous les noms des chercheurs de mandes inconnus / Qui n’en étaient pas revenus, / Et que depuis cent ans sous l'abîme avaient vus / Les anciens du vaste empire».
La scène et la coulisse Parce qu'il incarne aussi bien l'histrion que l'hypocrite, le parasite transforme son aire d’opération en théâtre : «Il faut et il suffit, pour qu’il y ait théâtre, qu’il y ait des hommes unis par la fonction du regard : les regardants et les regardés»18. Même la forme dialoguée qu’adopte Diderot fait de Moi le spectateur distancié quoique étrangement troublé d’un homme-spectacle ; dans le cas d’une écriture spécifiquement dramaturgique, le personnage du parasite introduit d’emblée un dédoublement de l’action scénique - la famille d’Orgon adopte vis-à-vis de Tartuffe le regard passionnel mais impuissant du public assistant à une représentation théâtrale. *6 Michel Foucault, Histoire de la fo lie à l ’âge classique, 1972,3e partie. 17 Plaute, Stichus, p. 932. 18 Anne Ubcrsfeld, Lire le théâtre D, L ’École du spectateur, Belin, 1996, p. SI.
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Le parasite se dame pour autre qu’il n’est ; or, cette stratégie du masque est au service d’un mimétisme plus profond. Théoricien du parasitisme «moderne», le Gnathon de Térence définit sa parole comme miroir verbal : «À tous ce que disent [mes victimes], j ’applaudis ; s’ils disent le contraire, j ’applaudis encore ; quelqu’un dit non, je dis non ; on dit oui, je dis oui ; enfin, j ’ai obtenu de moi d’approuver tout ; et ce métier est, maintenant, le plus profitable de tous»19. Ce discours-écho s’appuie sur une gestuelle parfaitement maîtrisée, performance mimétique qui s’appuie sur une exacte analyse des codes a i usage dans tel ou tel groupe constitué : le collectif peut donc contempler, dans le parasite, la forme épurée et rendue absolument signifiante de sa propre pantomime sociale. Le Neveu de Rameau sait en spécialiste lever les masques, discerner un lâche dans la peau d’un matamore : de par sa profession, il juge en expert ce qui relève de l’être et ce qui se résume à l’attitude - cette dernière étant, au demeurant, suffisante à assurer sa propre réussite. Rien de surprenant, non plus, à ce que son don pour la pantomime lui fasse incarner, à la perfection, un exemplaire Bertin - le parasite se métamorphose en parasité : «... Cent faquins me viendraient encensa’ tous les jours ; et il croyait les voir autour de lui [...] ; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les rappelait..»20. On ne saurait voir là un mimétisme purement instinctif, qui ferait du parasite un être «spongieux» ou apparenté au caméléon. Bien au contraire, cette attitude suppose une authentique démarche théorique ; le parasite efficace se définit avant tout par sa compétence herméneutique, sa clairvoyance professionnelle : «Celui-là est-il donc inhabile qui sait reconnaître les hommes de bon et de mauvais aloi ? [...] C’est ce dont se plaint le sage Euripide, quand il écrit : Eh ! ne devrait-on pas à des signes certains Reconnaître le cœur des perfides humains ?
L’art du parasite est, pour cette raison même, d’autant plus important, qu’il connaît et découvre beaucoup mieux que la divination les choses secrètes et cachées»21. Inversement, le cousin Pons doit ses déconvenues à son incompétence dans ce domaine : «Ce bonhomme qui, depuis douze ans, voyait joua le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne reconnut pas les grimaces de la comédie sociale»22. 19 Térence, L ’Eunuque, p. 88. 20 Diderot, Le Neveu de Rameau, p. 57. 21 Lucien, Que le métier de parasite est un art, p. 120. 22 Balzac, Le Cousin Pons, p. 549.
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Renversement total, donc : c’est le parasite qui (se) dame en spectacle le collectif qui se croyait spectateur de ses performances d’acteur. Cette mise en théâtre, à elle seule, a pleine valeur de dévoilement ; ce que révèle le parasite, c’est non seulement la puissance des masques, mais les conditions même d’exercice du discours qui régissent les interactions sociales23. Cette capacité d’analyse propre au parasite vient de ce qu’il est, par définition, un être de la médiation : «[Son] pouvoir est simplement issu de ce qu’il est la relation et qu’il n’est pas fixé dans l’être, qu’il n’est pas fiché dans une station, qu’il est dans le fonctionnement des relations en ce qu’il est plongé dans leur fuseau, a i ce qu’il est relationnel, et donc «1 ce qu’il est multiple et collectif»24. Confident idéal (c’est parfois sa seule fonction dans la comédie latine : voir Le Soldatfanfaron de Piaule), le parasite se place à l’articulation entre la parade du Verbe (le matamore), le mensonge social, et ce qu’ils recouvrent d’inavoué : «Pons était d’ailleurs partout une espèce d’égout aux confidences domestiques, il offrait les plus grandes garanties dans' sa discrétion connue et nécessaire...»25. Une telle fonction de confident, que partage le Neveu de Rameau, confère une garantie d’authenticité à la clairvoyance dont se targue le parasite - si le Neveu peut disséquer la ménagerie Bertin, c’est qu’il en connaît la scène et la coulisse. On ne s’étonnera donc pas de voir le parasite exceller dans le rôle d’entremetteur, rôle de médiation par essence, pour toutes les affaires qui réclament discrétion et habileté relationnelle. Dans la comédie latine, le parasite est souvent chargé, comme Charançon, d’aller emprunter de l’argent pour que son maître rachète, à l’insu de son père, sa bien-aimée au marchand de filles ; le Neveu de Rameau, lui, se flatte de savoir comme personne glisser billets et discours séducteurs aux jeunes filles comme aux femmes mariées. Quant aux parents pauvres, ils sont pour leurs hôtes des messagers toujours complaisants : «Pons se maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait II entra dans une 23 «Ce qu’exprime la représentation théâtrale, son message propre, ce n’est pas tant le discours des personnages que les conditions d’exercice de ce discours [...] Le théâtre (fit moins une parole que comment on peut ou l’on ne peut pas parier» (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, Belin, 1996). 24 Michel Serres, Le Parasite, p. 86. 25 Balzac, Lé Cousin Pons, p. 516 ; un rôle similaire est dévolu à l’autre parente pauvreparasite, la cousine Bette : «On emploie beaucoup plus ses inférieurs que ses supérieurs dans les affaires secrètes ; ils deviennent donc les complices de nos pensées réservées, ils assistent aux délibérations [...] La cousine se surnommait elle-même le confessionnal de la famille» (p. 84).
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voie fatale en s'acquittant d'une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion»?*. Cette vocation de messager est facilitée par les bonnes relations que, par nécessité professionnelle, les parasites entretiennent avec les domestiques et les portiers27, autres êtres charnières qui hantent les coulisses de la scène sociale. Cette fonction d'entremetteur thématise, sur le plan de la fiction, la puissance propre au parasite, qui réside dans sa maîtrise du relationnel - la stratégie de Tartuffe chez Orgon en est une preuve exemplaire : «Il attaque les relations plus que les êtres. Il est d'abord en tiers entre l'aïeule et toute sa famille, il coupe leur dialogue ; il est en tiers entre mari et femme, entre père et fille, entre mère et fils, entre Valère et sa fiancée Mariane, entre le maître et son dépositaire»28. D'où la métaphore obsessionnelle des échecs qui hante Le Neveu de Rameau - le pouvoir (du Neveu sur autrui, de Moi par rapport au Neveu et réciproquement) tient à la position respective de chacun autant qu'à son être propre, le dialogue comme le collectif fonctionnant comme un jeu où l'efficacité réside avant tout dans la mobilité et l'interaction fluctuante qui en résulte. On peut voir dans le discours cynique du Neveu à la jeune fille qu'il séduit (p. 61) une mise en abyme de ce mode de fonctionnement : l'entremetteur dépouille les liens entre les êtres de toute dimension moule ou affective, les réduisant à de purs rapports de pouvoir - le père, la mère, le confesseur, dans le cadre d’une telle analyse «mathématique» du relationnel, n'apparaissent plus que comme des obstacles à la réalisation des désirs de la belle enfant29. Conséquence : connaissant parfaitement les lois qui régissent les rapports entre les individus, au-delà des masques que constitue le discours, le parasite peut les employer à son profit, sans avoir aucunement besoin d’intervenir par lui-même ; ainsi le parasite Faujas, néo-Tartuffe à l'œuvre dans la Conquête de Plassans, se débarrasse de son hôte sans avoir besoin d'intervenir lui-même : «Il se contente de laisser agir les Trouche et Félicité Rougon conformément à leur cupidité et à leurs intérêts, et de laisser bavarder la société des personnages secondaires. Le personnage 26 Balzac, Le Cousin Pons, p. 493. 27 «Enfin [la cousine Bette] savait amadouer les domestiques en leur payant de petits pourboires de temps en temps, en causant toujours avec eux pendant quelques instants avant d’entrer au salon. Cette familiarité par laquelle elle se mettait franchement au niveau des gens, lui conciliait leur bienveillance subalterne, tris essentielle aux parasites» (p. 84). 28 Michel Serres, Le Parasite, p. 277. 29 Voir sur ce point Marc Bufibt, «La Loi de l’appétit». Autour du Neveu de Rameau, Champion, 1991, p. 39.
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n’en est devenu que plus habile et plus inquiétant»30. Notons que le parasite, observateur, a valeur de catalyseur : il ne crée pas les dysfonctionnements relationnels, mais se contente de les exploita' à son profit - si bien que, face à Tartuffe, chacun se révèle pour ce qu'il est, par-delà les codes du jeu social ; effet de dévoilement que Diderot synthétise dans un passage célèbre du Neveu de Rameau : «S’il en paraît un dans une compagnie ; c’est un grain de levain qui fomente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde»31. Ce rôle d’opérateur de vérité est le résultat de la nécessaire réflexion «professionnelle» que le parasite mène sur la fiabilité des signes et le jeu des masques - il en est, lui-même, une exemplaire illustration : contre toute attente, le Neveu de Rameau a les traits d’un Marc-Aurèle ou d’un Socrate, et Valérie Mameffe figure à s’y tromper une Madeleine très séduisante et très repentante. La stratégie du parasite renverse le rapport scène/coulisse, et met en plein jour l’envers inavouable du théâtre social32 - envers qui, habituellement refoulé hors-scène, constitue la vérité. Vérité des êtres, vérité aussi du politique - dans La Conquête de Plassans, le Parasite fait du jardin de son hôte l'espace charnière de l’entre-deux idéologique (projection spatiale de sa fonction relationnelle), où, horsmasques, les pseudo-adversaires politiques révèlent leur ressemblance profonde, les communs intérêts qui les feront se rallier au «régime fort» de Napoléon III. L’un des «notables» de Plassans avoue sans vergogne cette duplicité scène/coulisse : «D n'y a aucune cérémonie là-dedans. Je garde ma veste de toile. C'est de la vie privée. Personne n'a le droit de juger ce que je fais sur le derrière de ma maison... Sur le devant, c'est autre chose ; nous appartenons au public, sur le devant.. Nous ne nous saluons seulement pas, Monsieur Péqueur et moi, dans les rues»33. «On fait de m oi, avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m’en 30 Henri Mitterand, Note à La Conquête de Plassans, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 1671. 31 Diderot, Le Neveu de Raneau, p. 47. 32 On songe au rôle central du masque dans la réflexion que mène l’âge baroque sur la sociabilité et «l’honnêteté» : «L’ostentation se lie à la dissimulation, qui est chez Grarian une autre vertu mqjeure : se rendre impénétrable, cacher son cœur, donner le change, c’est un des thèmes centraux de son honnêteté. Cette honnêteté est une stratégie ; car la vie de l’homme est un combat contre l’homme ; un combat de masques ; il finit se masquer et cacher son jeu pour mieux lever le masque d'autrui» (Jean Rousset, La Littérature de l ’âge baroque en France : C iné et le paon, José Corti, 1954, p. 221). 33 Zola, La Conquête de Plassans, p. 1094.
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fonnalise», avoue le Neveu de Rameau34 : le regard du parasite, ses performances d'acteur et d’hypocrite, son efficacité d’«inattentif opérateur» font surgir ce que le jeu social mettait tous ses soins à dissimuler - le masque démasque35. La théâtralité intrinsèque à la figure du parasite explique qu'un tel personnage importe avec lui, dans chaque texte qu'il investit, un mode d'écriture soit dramatuigique, soit (au moins) dialogique. Le Neveu de Rameau revêt, à cet égard, une valeur exemplaire : le fonctionnement du dialogue incame dans la forme même de l'écriture la mise à l'épreuve du relationnel que marque l'arrivée du parasite. Comme dans un jeu d’échecs - métaphore implicite qui subsume toute l’œuvre - les positions respectives de Lui et de Moi sont successivement testées, les pièces sont mobiles, les renversements nombreux ; la progression même du texte l'instaure en spectacle, et désigne la place du spectateur potentiel - place qu'occupent, a i un vertigineux tournoiement, Moi spectateur de Lui, les habitués du café contemplant le Neveu, le Neveu lui-même qui abandonne la scène textuelle pour se rendre à l'Opéra...36. Le lecteur se trouve déstabilisé par les positions diverses qu'il se trouve contraint d'adopter tour à tour, partageant le point de vue de l'un puis de l’autre, bref subissant le décentrement du regard propre à l'esthétique dramaturgique - et propice au travail de renversement et de dévoilement que provoque l'opération parasitaire. Même dans le cas où le personnage du parasite s'introduit dans un univers spécifiquement romanesque, sa présence déstabilise la logique narrative par l'intrusion (parfois incongrue) de quelques éléments de comédie. Sans doute n'est-ce pas par hasard que La Conquête de Plassans, dans les projets initiaux de Zola, devait d'abord faire l'objet d'une œuvre dramatique. Quant au diptyque des Parents pauvres, quoique régi implicitement par l'esthétique du roman-feuilleton, il garde la trace d'une structure apparentée à la comédie. Balzac souligne avec insistance l'articulation exposition/drame qui organise son récit : «Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible [...] Cette comédie, à 34 Diderot, Le Neveu de Rameau, p. 57. 35 Ainsi des masques animaux que, dans Le Neveu de Rameau, Moi applique à toutes sortes de graves personnages : «Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis» (p. 128). 36 Sur ce point, voir Roselyne Rey, «La Morale introuvable», Autour du Neveu de Rameau, p. 60-63.
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laquelle cette partie du récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d'ailleurs pour acteurs tous les personnages qui jusqu'à présent ont occupé la scène»?7. Fréquent dans ce que le XIXe siècle a appelé le «récit dramatique», ce type de formule prend un sens plus précis lorsqu'il se trouve corrélé avec d'autres éléments envoyant explicitement à l'univers de la comédie - comme le titre que portait initialement le chapitre V du roman, «Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiette», ou l'excipit, «Excusez les fautes du copiste», qui renvoie à la clausule traditionnelle de la comédie latine, reprise par la Commedia dell ’Arte : «Excusez les fautes de l'auteur !». Cette théâtralité «programmée» de l'écriture semble à première vue résulter d'un effet prégnant d'intertextualité : le Parasite incame un des rôles codés propres à la comédie, rôle toujours vivace au début du siècle dernier. Même Pons, qui n'a rien du pique-assiette servile et hypocrite de Picard ou de Scribe, qui acquiert une véritable épaisseur tragique, conserve quelques traits farcesques de ses ancêtres fameux : comme les antiques Gnathons, comme Gélasime dont «la Faim fut la mère» (Plaute), il est considéré «[non] comme un homme, c'était un estomac»38 ; comme le Neveu de Rameau, il est musicien de formation, et se trouve réduit à «manger de rage» pour venger les avanies qu'il doit subir en silence. C'est cependant la figure inquiétante de Tartuffe qui se devine le plus souvent derrière bien des masques de parasites - même le Neveu, qui se veut meilleur acteur que le personnage de Molière, endosse parfois son rôle39. Les dangereux vampires qui s'attaquent à Pons ont tous quelque chose du héros de Molière : la mère Cibot, prise en flagrant délit comme le faux dévot aux pieds d'Elmire, se montre «fière comme Tartuffe»40 ; quant au docteur Poulain, apprenti-parasite, Balzac l'avait d'abord doté des «yeux ardents de Tartuffe». Avec la figure de l'abbé Faujas, Zola semble recomposer un Tartuffe «politique» ; les premières ébauches poussaient le 37 Balzac, Le Cousin Pons, p. 630. On trouve une formule parallèle dans La Cousine Bette, avec cette fois une référence à un autre genre dramaturgique : «Ce récit est au drame qui le complète ce que sont les prémisses à une proposition, ce qu’est toute exposition à toute tragédie classique» (p. 186). 38 Balzac, Le Cousin Pons, p. S16. 39 On se souvient que le Neveu adresse à Tartuffe le même reproche que celui qu’avait déjà formulé La Bruyère : celui d’être un mauvais comédien. Les «marges» du texte dessinent la silhouette inquiétante d’un néo-Tartuffe redoutable : «Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au père et à ma mère qu’il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez ; lui disaient qu’il était fou, et je vis le moment que la chose était faite» (p. 47). Balzac, Le Cousin Pons, p. 710.
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parallélisme assez loin : «D avait d'abord imaginé son personnage de prêtre, qu'il appelait Bonnard, comme une sorte de Tartuffe moderne : ambitieux, mais sensuel, *[...] Il devient l'amant de la femme, brutalement, bêtement, et il s'en repent’»41. La version finale, qui fait de l’abbé un chaste - , principe de nuisance absolu, s'installe en effet dans le pavillon inachevé des Marcel, dont le père, Étienne, fait de la 59 D chante d’abord simplement l’ouverture des Indes galattes (ib id p. 26) ; puis c’est un chant en fugue, de triomphe, pour saluer sa fourberie digne de Mascarille (p. 80). 60 Ibid., p. 34, p. 42-44, p. 68-71. 61 Ibid., p. 103, p. 105-107, p. 109. 62 Ib id , p. 36-37. 63 Ibid., p. 86-88, voir supra le chapitre sur les «théâtres du parasites». 64 Ibid., p. 87, p. 91. 65 Rameau avoue d’ailleurs qu’il a «un (fiable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la halle», ibid , p. 97. 66 Raymond Queneau, Le Chiendent [1933], Gallimard, «Folio», 1997, p. 335, p. 385.
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métaphysique depuis qu'il a découvert dans la réalité un simple jeu d’apparences67. Le nain, qui vit, de son propre aveu, de la peur et de la lâcheté des autres, se fait le tyran du fils, Théo, et finira par expulser la mère de la maison. Seul Étienne parvient un moment à le chasser par la ruse d'un dialogue philosophique parfaitement absurde : répondant à Étienne qui feint de l’interroger sur les apparences, le parasite se lance dans une «conférence» philosophique sur «l’impossible», associé dans son cas particulier à un «déficit en altitude» qui ne lui laissait que deux voies, le grotesque, ou «le parasitisme par la terreur»68. Or non seulement cette réflexion travestit de manière comique les méditations sur la destinée et mine la potentialité tragique par le burlesque de la situation et du personnage, mais la question philosophique d’Étienne n’est, dans ce cas précis, qu’une stratégie pour provoquer le nain69. Pour une fois, le dialogue philosophique n'est qu'un piège, alors que les passages philosophiques du roman sont beaucoup plus ambigus, entre comique et sérieux. Le parasite de Queneau apparaît tout entier voué à incarner un principe de régression : absolument méchant, il apporte avec lui saleté, puanteur et plaisanteries obscènes. Cette thématique régressive rejoint deux autres personnages du roman, Mme Cloche et le père Taupe, eux aussi systématiquement repoussants. La saleté est associée au débris et au bric-à-brac qui finit par triompher à la fin du roman. Bébé Toutout achève la maison des Marcel en lui faisant ajouter un étage... pour ouvrir une maison de passe. Bébé Toutout construit à partir du moment où tout se délite dans la famille Marcel et dans l'histoire (une guerre est déclarée), à partir du moment où le roman sombre dans un cataclysme burlesque (réécriture bouffonne de la guerre de 1914 qui ramène la France 67 Les personnages de Queneau semblent entretenir avec la philosophie le même rapport que Bouvard et Pécuchet avec les savoirs... La comparaison n’est pas choisie au hasard puisque Queneau a écrit plusieurs préfaces au livre inachevé de Flaubert en soulignant que les deux bonshommes ne sont pas bêtes mais expérimentent l'universelle relativité du savoir et sa pluralité constitutive (l’une d’elles est reproduite dans Bâtons, chiffres et lettres [1965], Gallimard, «Folio essais», 1994, p. 93-117). De même, les philosophes de Queneau «copient» des interrogations philosophiques, les informent de manière maladroite (c’est-àdire superbement virtuose de la part de l’auteur) - mais sans pour autant que le lecteur puisse ea conclure &leur ineptie. Le lecteur réagit avec les apprentis-philosophes de Queneau un peu en fonction de la célébré déclaration de Flaubert projetant un Dictionnaire des idées reçues «arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non». Le Chiendent, p. 351. 69 Le nain s’est enfermé à d é dans la chambre de Théo ; Étienne finit par mettre en doute son nanisme : un nain, «ça n’existe pas. C’est absurde et immoral. Et, par-dessus le marché, je n ’en ai jamais vu». Bébé Toutout se précipite alors, indigné, hors de la chambre..., ibid., p. 353.
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au temps des Gaulois et des Étrusques). Alors que dans le roman, tant de personnages esquissent des discours philosophiques (Étienne, mais aussi Saturnin, ou Emestine la petite bonne), Bébé est en-deçà de toute réflexivité, pur cauchemar qui n’en finit pas moins par s'installer. Dans Le Chiendent, le parasite est ainsi le voisin des philosophes comiques du roman, qui ne philosophe pas, lui, mais objective a i son personnage le fond d'angoisse et de terreur sur lequel les autres personnages méditent (le néant, la mort, le mal métaphysique). De bouffon, le parasite est devenu diable, mais à la manière d'un animal de cirque, antipathique et ridicule. Il apparaît pour la dernière fois dans le roman «armé d'un revolver pour faire respecter l'ordre» parmi les clients et se pinçant la barbe dans la porte du coffre-fort70. La terreur qu’il pourrait instaurer est désamorcée par des effets dérisoires71. La polyphonie implique-t-elle obligatoirement la parodie, et le parasite tient-il forcément le rôle de bouffon ou de diable du philosophe ? La Nouvelle Héloïse nous offre une intéressante variation sur la polyphonie. Même si le terme n’est surtout pas prononcé, le rôle de SaintPreux dans l'histoire des deux amants ressemble à celui d'un parasite. Au début du roman, Saint-Preux, qui vit sous le même toit que Julie, qui vit tout entier «de» Julie, éprouve à la fois la situation d'invité du parasite e t.. la perte de substance du parasité : «disposez de moi comme d'un homme qui n'est plus rien pour lui-même, et dont tout l'être n'a de rapport qu'à vous»72. C'est au fond la même place qui lui est calculée par M. de Wolmar dans l'utopie de Clarens. Clarens attend la présence de SaintPreux entre Julie et M. de Wolmar pour parfaire le bonheur dans l'idéal d'une petite société qui pense retrouver l'immédiateté naturelle dans la transparence des coeurs, c’est-à-dire par un jeu perpétuel de médiation (à trois joueurs, Julie, Claire et Saint-Preux, dont M. de Wolmar en démiurge qui «[lit]» dans «le cœur des hommes»73, prétend sublimer et donc réguler l’affectivité). Julie accueille son ancien amant en lui serrant la main et en s'adressant à son mari : «je le reçois de vous, et ce n'est 70 Ibid., p. 424. 71 Les maladresses des méchants qui se travestissent et ébauchent des ruses plus ou moins éventées se retrouvent dans d’autres romans de Queneau. C’est le cas de Trouscaiilon dans Zazie, mais s’agissant de parasites, on pense au personnage de Purpulan dans Les Enfants du limon, qui se présente comme un ¿live de Bébé Toutouî, mais qui, au début du roman, se laisse piéger maladroitement par son parasité, Chambemac, qui transforme alors le parasite en esclave ! 72 La Nouvelle Héloïse, première partie, lettre XH, 11, p. 101. 73 Ibid., sixième partie, lettre IV, t II, p. 293.
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quTionoré de votre amitié qu’il aura désormais la mienne». Saint-Preux se sentira «presque oppressé d’aise de voir qu’on [...] prenait possession de [lui]»74. Saint-Preux est accueilli en enfant de la maison qu’il faut aimer et éduquer par une série d’épreuves. Le bonheur utopique de Clarens possède un prix ; la transparence n’y résulte que d’une subtile et permanente manipulation75. Wolmar règne par Pillusion et la mise en scène ; Saint-Preux est traité comme un «coursier ombrageux» qu’on «mène à l’objet qui Feffraye, afin qu’il n’en soit plus effrayé»76. Le jardin privé de Julie, l’Élysée, jardin sauvage qui offre au premier regard l’antithèse de Clarens, n’est lui-même qu’un suprême trompe-l’œil. Julie a fabriqué artificiellement la splendeur sauvage d’une nature dont l’immédiateté est définitivement perdue77. Les «ombrages verts et touffus» qui protègent le jardin des regards extérieurs, tout en dispensant à l’intérieur une «agréable sensation de fraîcheur» sont ainsi obtenus par des «plantes rampantes et parasites qui, guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage et leurs pieds d’ombre et de fraîcheur». On a même favorisé le parasitisme en «fai[sant] prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes» : les fruits, «excellents et mûrs», n’en sont pas moins «clairsemés et de mauvaise mine»78. L’utopie de Clarens pourrait bien offrir une hospitalité tout entière fondée sur le parasitisme comme systématisation de l’échange inégal, si on entend par là la fabrication artificielle du naturel, et s’agissant des deux amants, le détournement systématique de la passion amoureuse vos le sentiment de la vertu. L’histoire est connue ; le monde clos de Clarens éclate de l’intérieur, parce que Saint-Preux et surtout Julie, consentants à l’aliénation dirigée par Wolmar, découvrait malgré eux que la sublimation terrestre de la vertu ne comble pas tout à fait la soif du cœur, que l’échange reste inégal. Julie confie à Saint-Preux : «Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du 74 Ibid., quatrième partie, lettre VI, t H, p. 32, p. 33. 75 Voir par exemple les contacts entre hommes et femmes : «On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en sorte qu’ils n’en aient ni l’occasion, ni la volonté», ibid., quatrième partie, lettre X, L n, p. 64. 76 Ibid., quatrième partie, lettre XIV, t H, p. 131. 77 Sur les contradictions de Clarens, voir Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La trcmspcrence et l ’obstacle, [1971], Tel, «Gallimard», 1985, chap. V, p. 102-148 ; JeanMkhel Racault, L'Utopie narrative en France et en Angleterre. 1675-1761, University of Oxford, «Studies on Voltaire and the eighteentfa ceotuiy», 1991, «Clarens comme utopie» (p. 694-713) et «Violence et illusion : mensonges et contradictions de Clarens» (p. 714-724). 78 La Noitvelle-Hélohe, quatrième partie, lettre XI, L H, p. 88, p. 90-91.
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vôtre ; l’attachement que j ’ai pour tout ce qui m'est cher ne suffît pas pour l’occuper, il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire»79. Julie mourra (et contrôlera parfaitement sa mort), tout en confiant qu'elle «[s'est] longtemps fait illusion»80, qu'elle n'était pas «guérie». La petite société des belles âmes n'était peut-être qu'une scène où l'on jouait le bonheur, et chacun, comme Julie, a dû «boire jusqu'à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité»81. Saint-Preux, arrivé à Clarens en parasité consentant... s'est mué malgré lui en parasite ; le lien s'est transformé en obstacle. Contrairement aux textes de Lucien, de Diderot ou de Queneau, La Nouvelle Héloîse ne comporte des parasites qu'au sens figuré du terme, et suivant des modes complexes qui renversent les pôles attendus (l'hospitalité y devient vampirique et illusionniste ; le parasite habite le cœur de Julie invitus invitant). Rien d’étonnant à partir du moment où l'on considère, avec Michel Serres, que le parasite pose la question de l'échange et du tiers, inévitable mais incontrôlable. Dès lors, les parasites que nous avons pris comme exemple ont en commun de perturber l ’én o n cé philosophique, c'est-à-dire la visée idéologique et référentielle du discours qui prétend «dire» une vérité sur le monde. Le parasite est un facteur dialogique, une dissonance. C'est à ce titre que l'unité du Neveu et sa singularité, sont paradoxalement constitués de sa perpétuelle dissemblance : il est d'abord une voix, mais dont le ton est tantôt haut, tantôt bas et qui peut contenir les bruits du monde ; il est un corps, mais «dissemblable]» de lui-même. Sa valeur n'est pas d’affirmation mais de rupture : «ces originaux-là» «rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage ont introduite»82.
Parasiter rénonciation : la philosophie comme écriture L'interruption du parasite se répercute à un autre niveau, qui met en cause le style de la philosophie. Ou plus exactement, elle donne à l'écriture philosophique un style, en attirant l'attention sur les mots, vecteurs de l'idée. De manière directe ou indirecte, le parasite dénonce la chimère d'un discours philosophique transparent qui irait droit au signifié 79 Ibid., sixième partie, lettre VIII, t. H, p. 334. 80 Ibid., sixième partie, lettre XII, t. 0, p. 385. 81 Ibid., sixième partie, lettre XI, t H, p. 377. 82 Le Neveu de Rameau, p. 78, p. 16, p. 17.
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sans rencontrer le concours et donc aussi le détour des signifiants. Dans les textes qui nous intéressent, on pourra même parler d’une fragmentation volontaire de l'écriture en accord avec la nécessaire polyphonie exhibée par le parasite. Les textes de Michel Serres donnent à penser à travers un fond commun de textes littéraires. Le philosophe rapproche defacto la science et la fiable et, dans Le Parasite, exprime sa nostalgie d'une littérature de la fable qui se donnait comme une «anthropologie figurée, instructive, légère et profonde, sans théorie»83. Pourtant, Michel Serres ne conte pas des histoires ; il raconte «autrement» des histoires bien connues, en présupposant de la part du lecteur leur (re)connaissance. Et il les raconte en jouant délibérément l’allusion et la parcellarisation du récit Le texte du Parasite joue dans son style l'interruption de la communication par le parasite ; la digression peut constituer à la fois l'objet du paragraphe et sa pratique : «Quel est donc ce bruit soudain, hasardeux, à la porte, qui m’empêche toujours de finir et me conduit à d'autres gestes T»84. La bifurcation devient marque stylistique, lorsque l'adverbe «autrement», isolé en une ¡Arase, lance un paragraphe et exhibe un principe de réitération différentielle85. Contre la clôture du système, Michel Serres maintient le doute de la forme interrogative : «Qui saura jamais si le parasitisme est un obstacle à son fonctionnement ou s'il en est la dynamique même T»86. Sa réflexion philosophique s’exprime dans une écriture du fragment, qui entretient un rapport sensuel avec la langue. Le philosophe «se nourrit» de sa langue, il la «possède» : «le monde est là, sans moi, avant moi, après moi. Je ne suis, privatif, que mon sexe et ma langue, feux sans lieu»87. Cette érotisation du rapport à la langue ne semble correspondre qu’au côté fécond du parasite ; alors même que le texte est tissé d’emprunts et d'allusions, celles-ci ne sont pas perçues comme aliénantes ; au contraire, elles circonscrivent l’espace du propre. Michel Serres définit son style comme une musique, la belle langue précise et sensuelle au besoin du XVIIIe : «J'aime son côté musique de chambre, la pudeur presque sourde, muette, de ses accents toniques, sa distinction un peu nobiliaire, son hellénicité secrète et ses terres rares», 83 M. Serres, Le Parasite, p. 21. 84 Ibid., p. 25. Voir aussi les annonces et anticipations qui commentent de même le refus de la linéarité : «Œdipe. Je n’ai pas le temps d’en parier tout de suite. À suivre» (p. 151). 85 Ibid., p. 121, p. 124, p. 140. W /bid., p. 56. 87 Ibid., p. 414, p. 260.
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contre ceux qui la «rabatt[ent] sur mille emplois courants», «je la voudrais belle et vivante, comme aux temps de Bougainville»88. Ses textes se lisent à voix haute pour goûter la résonance sonore des mots et cette voix qui se module en tonalités, grave ou lyrique, toujours un peu miraculée : «Oui, ma philosophie est adjective, elle est émerveillée»89. Alessandro Delco présente le style de Michel Serres comme une «parole» où «vibrent les petites énergies vitales qui pluralisent l’univers - fragments d’espace et flocons de temps à la dérive»90. La physique lucrétienne y devient principe stylistique... Simon et Rameau sont les parasites du philosophe, au sens où ils se logent dans la philosophie pour la jouer comme un langage parmi d’autres. Le dialogue comme genre dialectique devient avec Lucien et Diderot satire, c’est-à-dire «pot-pourri», «mélange» des styles, où le bouffon du philosophe fragilise la prétention du langage à dire le vrai. Il est impossible au lecteur de prendre Rameau ou Simm au mot - puisque leurs paroles sont des emprunts et leur être des miroirs déformants. Dans le dialogue de Lucien, le rapport de la littérature et de la philosophie se joue dans la déformation parodique : «littérariser» la philosophie signifie la parodier comme texte, en s’appuyant de surcroît sur le fond commun de la culture classique (Homère, Thucydide...) dont Simon s’approprie les citations avec la mauvaise foi la plus totale. Ulysse devient le type idéal du parasite heureux ; telle citation, qui en contexte, désigne l’absence d’agriculture chez les Cyclopes, est offerte pour signifier que le parasite travaille «couché sur un lit, comme un roi» : «il ne plante aucun plant de ses mains, ni ne laboure, mais récolte tout sans rien semer ni cultiva»91. Simon réinterprète les amitiés célèbres de L ’Iliade pour faire de Nestor le parasite d’Agamemnon ou de Patrocle celui d’Achille ; ailleurs, l’histoire et Thucydide sont revus et corrigés : AristogHon devient le parasite d’Harmodius l92 Lucien réécrit les lieux fondateurs de la culture et de l'histoire grecques en une histoire de glorieux parasites. Maître du langage, Simon est un parfait rhéteur qui sait retourner les mots de son adversaire. À Tÿkhiadès qui entend le rabaisser en le situant aussi loin de la philosophie que le vice lui-même [è kakia], le parasite répond à partir du mot kakos, pour le revendiquer : «je conviens 88 Jbid., p. 414. 89 Ib id , p. 91. En contexte, M. Serres fait l’éloge de l’adjectif «à côté» du substantif (parasitas lui aussi). 90 A. Delco, Morphologies, p. 10. 91 Lucien, Le Parasite, p. 11, p. 16. L ’Odyssée, chant IX, p. 145. «2 Ibid., p. 25-26.
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que je suis vicieux et pire que tu ne penses» [phèmi gar kakos einai kai khevrôn è su dokeis] : la réplique est astucieuse, car Simon y signifie moins son vice (Simon n’est pas le Neveu de Rameau qui se reconnaît des vices) que son éloignement radical d'avec la philosophie93. Le dialogue est une joute où les mots sont en cause, et non pas ce qu’ils signifient On retrouverait une dérivation comparable dans les romans de Raymond Queneau. Quand le concierge Saturnin s'interroge devant Narcense sur l’être et le néant, il offre au lecteur un pastiche du Parménide et la parodie d'une problématique existentialiste : «Y a le nonnête et puis c'est tout puisque l'être n'est pas»94. Lorsque Queneau évoque la genèse de son roman a i référence à Descartes, il n'en parle pourtant pas comme d'un ouvrage de philosophie, mais comme d'«un petit essai de traduction du Discours de la Méthode en français moderne», et pour souligner qu'il est rapidement «tombé dans le bain romanesque»95. La philosophie semble d'emblée un texte. Cela ne signifie pas qu'elle ne soit que cela, mais la question du sens, prise sérieusement chez Queneau, révèle un fond tragique de mort et de néant, celui-là même qu'incarne Bébé Toutout Or, même si ce néant appartient aux thèmes de l’œuvre, il y est «littérarisé», posé par un palimpseste. Bébé Toutout offre une variation sur le nam du conte de fées, et Purpulan avec Chambemac une réécriture du pacte faustien. Le roman s'achève dans le fantastique burlesque puisque le démon Purpulan, jeté à la Seine par Chambemac, fond littéralement «comme du sucre»96. Le voile posé sur le sens est double, qui implique à la fois des pastiches génériques (le dialogue philosophique, le conte de fées, le conte fantastique...) et des jeux de mots familiers aux lecteurs de Queneau, qui affirmait : «Quand je me mets à penser, je n’en sors plus. Je préfère botter le train au langage»97. Alors, l'écriture allusive et ludique des romans queniens se rapproche du masque évoqué par le personnage mystérieux de Pierre dans Le Chiendent, romancier et prestidigitateur (peut-être...). Le masque, les masques, dont il parle * et qu'il porte - dans un passage entre le rêve et le conte à la Edgar Poe, sont attribués à
93 Ibid , p. 4. 94 le Chiendent, p. 376. La référence au Parménide est donnée explicitement par l’auteur dans «Connaissez-vous le chinook 7», Bâtons, chiffres et lettres, op. cit, p. 57. 95 Conversation avec Georges Ribemont-Dessaignes, Bâtons, chiffres et lettres, p. 41. 96 Les Enfants du limon, Gallimard, 1938, p. 310. 97 «On cause», Bâtons, chiffres et lettres, p. 53.
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un homme qui dissimule derrière eux le secret de sa mort, et derrière la mort, le néant98. De là à faire du texte (littéraire et philosophique), le masque coloré et gai d'un néant et d'une disparition, l’interprétation est tentante. Comme si le jeu «horizontal» de Queneau avec les mots compensait la profondeur tragique des idées. Chez Lucien et chez Queneau, les rapports de la littérature et de la philosophie obéissent à une logique exclusive : le parasite qui joue le texte, contredit le philosophe qui parie su* le sens. La fragmentation de l’écriture possède donc un sens inverse à celle pratiquée par M. Serres, pour qui le fragment dessine un autre rapport du langage au sens, dans lequel littérature et philosophie peuvent être appréhendées dans une logique inclusive. La philosophie de Michel Senes a (est) un (son) style. Le cas du Neveu de Rameau et de La Nouvelle Héloîse paraît moins tranché, sans doute parce que le XVIIIe siècle admet comme une évidence que la philosophie est une écriture, et parce que la pensée y est associée au dialogue et à l’ouverture, valorisant les formes d’inachevé". On peut lire Le Neveu de Rameau dans une logique exclusive, et considérer qu’il transforme en profondeur le genre du dialogue philosophique, vers le théâtre et vers le roman, qui représentent des individus singuliers sans que l’auteur prenne parti pour l’un ou pour l’autre. Les propos du parasite reportent toute stabilité dans la pensée, dans un texte fondé sur le dédoublement : Moi / Lui (dont les caractéristiques s’échangent au besoin100), Rameau, le Neveu / le célèbre musicien. Le paratexte présente le dialogue comme «Satire seconde», par rapport à la «Satire première» sur les idiotismes et par rapport aux Satires d’Horace dont un extrait figure en exergue. Difficile de trouver une assise dans un texte qui généralise la seconde main et systématise la bifurcation. Contrairement à Lucien ou à Queneau, les œuvres littéraires ne sont pas des signifiants pour Rameau. Par un biais opposé, le Neveu rejoint le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau en faisant de la comédie sociale une école d’immoralité. Rameau lit dans le théâtre de Molière ou Les Caractères de La Bruyère des leçons de morale, à ceci près qu'elles Le Chiendent, «Il enleva son masque de romanichel aux yeux verts et l'effaça entre ses mains comme un escamoteur fait d’un mouchoir. Puis il prit une figure et se la colla sur la face et se mit à parier. C'est moi, le mort», p. 318. 99 Voir Georges Benrekassa, Le Langage des Lumières. Concepts et savoir de la langue, Paris, PUF, «Ecriture», 1995. 1°° Les multiples contradictions internes et les changements à vue du dialogue ont été maintes fois relevés. Voir H Jt Jauss, art cité, p. 152 ou R. Rey, a rt cité, p. 77 par exemple.
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lui enseignent ce qu'il ne faut pas faire : «Quand je lis le Tartuffe, je me dis : sois hypocrite, si tu veux ; mais ne parle pas comme l’hypocrite»101. La logique exclusive (le texte dialogique contre le sens) peut alors être perçue comme une logique inclusive : l'angle imprévu, la contradiction mettent en œuvre une pensée libre, qui parie sur le vagabondage comme valeur d’ouverture102. La Nouvelle Héloïse semble appartenir à la logique inclusive, où la philosophie trouve un autre style qui ne la remet pas en cause comme telle. Les lecteurs contemporains et Rousseau lui-même furent conscients que la nouveauté de l'œuvre résidait, entre autres, dans son écriture. Les préfaces de l'auteur postulait pour ainsi dire l'insularité de la personne humaine, celle des personnages (ils ne sont pas français, n’appartiennent pas à la «société» parisienne et vivait retirés loin des villes), celle de l'auteur, celle du lecteur : «Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s'entretiennent entre eux des intérêts de leur cœur. [...] Ils sont enfants, penseront-ils en hommes ? Ils sont étrangers, écriront-ils correctement ? Ils sont solitaires, connaîtront-ils le monde et la société ? Pleins du seul sentiment qui les occupe, ils sont dans le délire et pensent philosopher»103. Mais cette insularité est moins un isolement qu’un recentrement du Moi dans le sentiment, appelé à se reconnaître dans la coulée d'un style. Rousseau n’a pas doté ses personnages de parlures différentes, et il le dit : les «belles âmes» parlent le même langage, mais en un style «naturel» qui inclut le désordre, la répétition, la contradiction104... Un rapport plus intime à la philosophie se dessine, qui renouvelle l’éloquence des discours et semble chercher une autre notion de'la fiction105. Non sans ambiguïté pourtant, puisque cet épanchement 101 Le Neveu de Rameau, p. 66. 102 R. Rey note que le seul accord entre Rameau et le philosophe, déplacement plus que réconciliation, c’est la liberté, «radicalement disjointe de la morale» : «Liberté du rire, liberté d’épouser tous les rôles, liberté d’écrire : celle d’un individu par rapport à un autre individu, irréductible l’un à l’autre», p. 86. 103 «Entretien sur les romans», La Nouvelle H ëcise, t. CL, p. 399. 104 «J’observe que dans une société tris intime, les styles se rapprochent ainsi que les caractères». En contexte, c’est une objection faite à Rousseau par son interlocuteur dans (’«Entretien sur les romans», ibid., p. 413. 105 En particulier dans la préface, 11, p. 71, où Rousseau refuse de prendre le masque de l’Éditeur, mais sans avouer pour autant qu’il a écrit les lettres : «Gens du monde, que vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous». Le débat vérité historique/fiction inventée est détourné en accusation portée contre la société, mais il est aussi décalé vers un autre sens : si la réalité n’est «réelle» que pour celui qui fiât l’expérience de ce réel, celui qui le connaît e t le ressent, alors, le «réel» correspond au senti et donc peut se confondre avec l’imaginé. Voir Jean-Louis L«cercle, Rousseau et l'art du roman, Paris, Colin, 1969.
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continu, ce lien entre des âmes sensibles achoppe dans le principe et la pratique épistolaires. Le roman par lettres fragmente inévitablement106, et d’autant plus quand 1’«éditeur» prend ses distances dam des notes, quand certaines lettres manquent, quand d'autres s’emboîtent (la dernière lettre de Julie, pour Saint-Preux, incluse dans celle de M. de Wolmar), quand le lecteur doit décrypta: dans ce qui est dit, ce qui veut être dit et ce qui voudrait être tu. La belle unité rêvée qui donnerait à la philosophie un style sensible répercute alors les contradictions de la sensibilité, les dissonances et les éclats du coeur. L'inclusion se retourne en exclusion... Plus complexe que la réduction du philosophe à une profession, le dialogue du parasite offre une autre façon plus fondamentale de parasiter la philosophie : la littérariser - c’est-à-dire en problématiser l’énonciation, qu'il s’agisse de rompre le contrat d’initiation du dialogue philosophique (la vérité surgissant dans un «interrogatoire» méthodique), ou le contrat d'exposition du traité (le discours comme idée où le mot vaut comme signifié). Le parasite implique une autre logique, selon laquelle l’idée ne s’atteint pas «sans se communiquer», ce qui suppose un contexte d’échange et des ambivalences dans les deux pôles de l’émetteur et du récepteur. L’«amour de la sagesse» n'est justement pas une science exacte. Le parasite problématise le désir du philosophe de dire quelque chose, en lui renvoyant une image gestuelle et textuelle de ses idées. La philosophie ne s'en trouve pas éradiquée ; elle est ai revanche déviée et contrainte de prendre en compte sa propre situation d'énonciation. Le parasite devient alors le daimon du philosophe.
106 Voir Alain Montandon. Le Roman au XVIIIe siècle en Europe, «Littératures modernes», 1999, p. 279-285.
PUF,
SECONDE PARTIE
FIGURES
Sociétés de parasites par Myriam Roman À partir du sens neutre de «fin connaisseur», d’«animateur de dîner», il semble que très tôt, dès l'Antiquité, «parasite» ait revêtu le sens péjoratif d’écornifleur. Au XIXe siècle, les premiers exemples fournis par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel insistent d’emblée sur les connotations défavorables d'un terme que viennent illustrer des sentences morales : «Le PARASITE est toujours un sans cœur, qui sacrifie sa dignité à sa paresse (Boitard). Malheur à qui veut être PARASITE, il sera vermine (V. Hugo)». Le vaudevilliste et chansonnier Désaugiers joint sa voix à Hugo et à l'obscur Boitard pour déplorer la corruption des moeurs contemporaines : Combien voyons-nous aujourd’hui De ces gens nommés parasites, Fondant sur la table d'autrui Les intérêts de leurs visites ! Associé au topos de la décadence des contemporains, le parasite comme type social occupe une place de choix dans la satire, qu'il soit passif ou actifs inoffensif ou nuisible. Qui fait métier de manger à la table d'autrui est moralement et socialement condamnable. Juvénal le marque avec assez de force dans l'exorde et la pâmaison de la satire V, adressée au client devenu parasite : le parasite qui achète sa nourriture au prix des pires avanies que son hôte, Virron, lui fait subir, abdique volontairement sa condition d'homme libre pour celle d'esclave. Donc, Virron «a raison de te traiter ainsi, car si tu es capable de tout supporter, c'est que tu le mérites» (v. 170-171). Le parasite a perdu, ici, le statut de convive, où il pouvait offrir en contrepartie un art de la conversation, pour être ravalé au rang de pique-assiette, que sa propre paresse et sa gourmandise livrent en souffre-douleur au maître de maison. C'est aussi l’histoire du Cousin Pons de Balzac, passé du statut d’«invité perpétuel» qu'il occupait sous l'Empire, à «l'état de pique-assiette», «se sentfant] capable des plus grandes lâchetés pour continua- à bien vivre»1. 1 H. de Balzac, Le Cousin Pons, chap. IV, «Folio», 1993, p. 64.
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L’autre variante du type n’est contraire qu’en apparence : si le parasite passif est méprisable pour ses lâchetés, le parasite actif ne l’est pas moins pour ses succès. Le parasite triomphant, prodigue en paroles, prend la place du maître, à l'instar de Tartuffe, qui cherche à faire expulser et emprisonner Orgon, ou comme Troïle dans Les Caractères (De la société et de la conversation, 13). Malfaisant, il capte alors à son profit les richesses du naïf qui l’accueille. La Cousine Bette vient ainsi compléter le diptyque des Parents pauvres voulu par un Balzac qui se présente dans l’avant-propos de La Comédie Humaine (1842) comme un observateur en sciences sociales, attentif aux différences d’«espèces». Objet du discours social, le parasite appartient ainsi aux «caractères» ou aux «types», dans lesquels visée morale et analyse sociale se recoupent2. Ses traits comportent à des degrés divers quatre péchés capitaux, paresse, gourmandise, envie, luxure. Ne vivant ni de ses biens propres ni de son travail, il semble placé dans une situation marginale par rapport au système social, en-dehors d’un circuit de production dans les textes du XIXe qui nous intéresseront plus particulièrement3. Inutile, le parasite serait alors une verrue dans l’ordre social, ce que le substantif «parasitisme» traduit avec plus de netteté : le parasitisme caractérise F«état de tous ceux qui consomment sans produire, ou qui ne produisent que des choses mutiles ou nuisibles» (P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle). L’usage du mot «parasite» comme adjectif est d’ailleurs attesté à partir de 1817 et de Saint-Simon dans un sois élargi qui n’implique plus forcément l’idée du commensal : «qui vit dans l’oisiveté, aux dépens de la société» (Trésor de la languefrançaise).
Le parasitisme, voilà l’ennemi Les analyses de Saint-Simon sous la Restauration s’appuient sur un usage systématique du terme. Pour que la France et l’Europe retrouvent unité et stabilité, il faut «terminer la Révolution», car l’Ancien Régime est 2 Sous le terme «discours social», nous regroupons les textes, genres confondus, qui proposent une représentation de la société : poèmes satiriques, caractères, romans ou comédies de moeurs, écrits des penseurs sociaux... 3 Mais que l'on envisage un autre type de fondement social (puisque la notion de production est une notion qui prend son essor avec l’ascension de la bourgeoisie et son triom phe au XIXe siècle), le caractère marginal et asocial du parasite semble demeurer. A insi, les prétendants d’Ithaque dans L'Odyssée sont justement ceux qui refusent de rendre aux dieux les libations et les hommages qui leur sont dus. Ou encore Tartuffe qui contrevient systématiquement au modèle de l’honnêteté dont les valeurs sont assurées par Cléante, Elmire et l’exempt, porte-parole du Roi.
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définitivement caduc. La Restauration ne devrait pas reproduire les structures du passé, mais intégrer les bouleversements sociaux entérinés par 1789 - la montée de la bourgeoisie, de 1’«industrie» contre les privilèges du sang, de l’initiative privée contre les héritages. Parce que le contraire se produit, Saint-Simon dénonce un parasitisme politique (celui du parti ultra) qui bloque le développement économique, opposant les producteurs aux non-producteurs : «J'écris pour les industriels contre les courtisans et contre les nobles ; c'est-à-dire j'écris pour les abeilles contre les frelons»4. Les «classes parasites» sont les «classes féodale et théologique», nobles, militaires, «tonsurés», légistes et «propriétaires oisifs», «dont l'ensemble forme la grande association des frelons contre les abeilles» ; «il résulte inévitablement d'un tel fait, que l'administration qui ne devrait jamais être qu'un moyen, devient le but du gouvernement, lequel n'est plus, à proprement parla*, qu'une vaste coalition des oisifs pour vivre le plus grassement possible aux dépens des producteurs»5. Le parasite pour Saint-Simon est donc assimilé à un résidu anachronique. Forme de l'inactuel, il est désigné comme un «débris» («débris de la féodalité et de la théologie»), qui, pour posséder le pouvoir politique, n'en forme pas moins une minorité, dans une «nation composée de vingtneuf millions et demi de producteurs, contre cinq cent mille nonproducteurs»6. La «faction» parasite, elle-même âpre à se disputer les privilèges, veut ignorer la «nation», mais «il est clair que la lutte doit finir par exister entre la masse entière des parasites d'un côté, et la masse des producteurs de l'autre, pour décider si ceux-ci continueront à être la proie des premiers, ou s'il obtiendront la direction suprême d'une société qui ne se compose plus aujourd’hui que d'eux seuls, essentiellement»7. Parce qu'il est hétérogène par rapport à l’ensemble de la société, donc superfétatoire, ce «surplus faible et parasite»8 devrait pouvoir être aisément éradiqué. Le politique doit se fonder sur le social, confondu ici avec l'économique. Saint-Simon en appelle au Roi pour qu'il coïncide 4 Claude-Henri de Saint-Simon, Du Système industriel, dans Œuvres, «Anthropos», t 3, 1966, réimpression anastaltique des Œuvres de Saint-Simon «publiées par les membres du conseil institué par Enfantin pour l’exécution de ses dernières volontés», Dentu, 1869, cité p. XVm dans les «Explications bibliographiques». 5 Du Système industriel rassemble une succession de brochures adressées sous forme épistolaire à plusieurs instances, ibid., (1821), t H, «Au Roi», p. 172-73. 6 Ibid., p. 217. 7 Ibid., «À son excellence M. le Garde des sceaix», p. 258. 8 II a conservé «la direction d’une société avec laquelle il n’a rien d’homogène», ibid., «Au Roi», p. 223.
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avec le transfert de pouvoirs qui caractérise le XIX« siècle, vo s «le système industriel et scientifique ; c’est-à-dire, celui qui établira un nouveau pouvoir temporel placé entre les mains des travaux de culture, de fabrication et de commerce, et un nouveau pouvoir spirituel confié aux savants positifs»9. Charles Fourier emploie lui aussi le tom e «parasite» pour signifier «improductif». Le Traité de l 'unité universelle distingue trois groupes, les parasites domestiques (les trois quarts des femmes, des enfants et des serviteurs), les parasites «accessoires» (chômeurs, sophistes, oisifs et marginaux, les «scissionnaires») et les parasites «sociaux» : présents dans tous les secteurs de la société, les militaires et les agents fiscaux dans leur totalité, «la franche moitié des manufacturiers [...] qui sont improductifs relativement, par la mauvaise qualité des objets fabriqués», les deux tiers des agents du transport et surtout «les neuf dixièmes des marchands et agents commerciaux»10, le parasite social par excellence étant pour Fourier le négociant (qui comprend alors le commerce et la banque). Si les parasites accessoires vivent simplement aux dépens des producteurs sans rien produire, les autres, liés à la société et à la maison comme organisation sociale et économique, sont parasites en un sens plus complexe. Leur parasitisme désigne ce gaspillage de forces qui caractérise l’état civilisé, «le monde à rebours»H. D’où le défi de Fourier dans Le Nouveau Monde industriel, quadrupler le revenu grâce à ce qu’il appelle des «bénéfices négatifs», par une meilleure gestion des farces productives : «tout ce qui peut être supprimé dans une mécanique sans en diminuer l’effet, joue un rôle parasite. On fait un toumebroche avec deux roues, si un ouvrier trouve moyen d’y introduire quarante roues, il y en aura trente-huit parasites. C’est ainsi qu’opère le commerce mensonger ou système de concurrence complicative et pullulation d’agens (sic)»12. 9 Ibid., p. 142. Saint-Simon ne voit pas d’antagonisme entre maîtres et ouvriers qui appartiennent à la même classe des «industriels». Le saint-simonisme ne cherche pas à favoriser les intérêts privés, mais à promouvoir un ensemble. Sur le rapport avec la collectivité et les idéologies religieuses, voir Philippe Régnier, «Les socialismes originels : de Saint-Simon à Proudhon», dans I. Poutrin (dir.), Le XDP siècle. Science, politique et tradition, Berger-Levrault, 1995, p. 365-381. 10 C. Fourier, Thaité de l ’unité universelle (paru en 1822 sous le titre Traité de l'association domestique agricole), Œuvres complètes de Charles Fourier, «Anthropos», 121 1966-1968, t IV, p. 173. Voir Claude Morilhat, Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 51. 11 Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, ou Les Séries passionnées (1829), Paris, «Chez tous les libraires», 1840,2 vol., vol. I, p. 29. 12 Ibid., p. 28. «Le bénéfice négatif consistera à produire sans rien faire, plus que des civilisés forçant de travail», p. 25.
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Le parasite désigne ici l’intermédiaire comme facteur de gaspillage et comme obstacle. Comme chez Saint-Simon, est parasite ce qui pourrait être supprimé sans dommage, mais à la différence de ce dernier, le parasitisme ne signale pas un dysfonctionnement dais un système économique cohérent par ailleurs. La critique de Fourier condamne toute la civilisation comme une entrave parasitaire à la liberté des «attractions passionnelles» qu'il s’agira de régler harmonieusement et fondamentalement autrement dans l’utopie du «monde à droit sens». On ne peut amender la civilisation : «le mécanisme civilisé n'est toujours que l'extrême complication, le mode le plus faux»13. L’économie bourgeoise, improductive par nature, repose sur des intermédiaires venant systématiquement parasiter les échanges14. Pour Proudhon aussi, les rouages de la société bourgeoise composent un vaste système parasitaire. La vigueur polémique de Qu ’est-ce que la propriété ? se fonde sur des raisonnements logiques (parfois des syllogismes) où sont démontrés des paradoxes provocateurs : en un mot devenu célèbre, «la propriété, c’est le vol». Au nombre des arguments, la propriété est un vol dans la mesure où les propriétaires sont des parasites. Dans le chapitre IV chargé de prouva’«que la propriété est impossible», la «première proposition» soutient la thèse que «la propriété est impossible, parce que de rien, elle exige quelque chose». C'est ce que Proudhon appelle «le droit d'aubaine»15. Il s'attaque ainsi au fermage en récusant l’argument des économistes qui font du champ un «grand outil» que le cultivateur louerait au propriétaire. Mais on ne peut dire que le propriétaire fabrique son instrument (la terre) comme on dit que le forgeron fabrique des instruments aratoires par exemple. Le propriétaire se fait donc paya- le service d’un instrument qu'il n'a pas fait Faut-il suggéra* alors qu'il loue la force productive de sa terre ? La nature ne 13/Wtf., p. 29.
14 René Scbérer, Chartes Fourier ou la contestation globale, Séguier, rééd. corrigée et augmentée, 1996. Fourier conteste radicalement les utopies du progrès continu, auquel se rattache Saint-Simon. Sur le rapport avec Saint-Simon, voir en particulier p. 21-23. 15 ProuAon emploie dans un sens spécifique un vieux terme juridique, qui accorde au roi les biens de l’étranger qui meurt sur son territoire. C’est tout le profit capitaliste qui est inclus pour Proudhon dans le droit d’aubaine - droit de disposer de ce qui ne nous appartient pas. «L’aubaine reçoit différents noms, selon les choses qui la produisent : fermage pour les terres ; loyer pour les maisons et les meubles ; rentes pour les fonds placés à perpétuité ; intérêt pour l’argent ; bénéfice, gain, profit (trois choses qu’il ne faut pas confondre avec le salaire ou prix légitime du travail), pour les échanges». Pierrc-J. Proudhon, Qu 'est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement (1840), Paris, Garaier Frères, 1849, p. 131-132.
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produit rien en elle-même ; pour qu’il y ait production, il faut la main de l'homme. Le propriétaire qui exige une «aubaine» pour la force productive de sa terre, exige quelque chose en échange de rien. Enfin, tandis que l’ouvrier qui crée ou répare les instruments ne se fait paya qu’une seule fois son service, le propriétaire se fait payer toujours et plusieurs fois : «donc entre le propriétaire et le fermier il n’y a point échange de valeurs ni de services ; donc, [...] le fermage est une véritable aubaine, une extorsion fondée uniquement sur la fraude et la violence d'une part, sur la faiblesse et l'ignorance de l’autre. [...] Le propriétaire ne produisant ni par lui-même ni par son instrument, et recevant des produits en échange de rien, est un parasite ou un larron». L’alternative est purement rhétorique : un parasite et/est un larron : «La propriété est le droit de jouir et de disposer à son gré du bien d'autrui, du fruit de l'industrie et du travail d'autrui»16. Proudhon ne remet pas en cause la société, ni la propriété en elle-même. Sa antique est moins radicale que celle de Fourier. «L'homme est né sociable»17 ; le lien social idéal consiste en échanges effectués sur le mode associatif, entre des égaux. Contre le rapport inégal et disproportionné maître/esclave, patron/ouvrier, propriétaire/fermier, Proudhon préconise un mutuellisme, un système d'association entre producteurs égaux. Ce qui est condamnable comme parasitisme n'est pas le fait de posséder, mais le fait qu'un individu confie le travail à un autre «en lui disant» : «Travaille pour moi pendant que je me repose». «[AJlors il déviait injuste, inassocié, inégal : c'est un propriétaire»18. Proudhon souhaite une société qui garantisse, sous forme d'association libre, l'égalité dans les moyens de production et l'équivalence dans les échanges. Il refuse la «propriété», mais prend parti pour «la possession individuelle» (en fait la petite propriété, où le cultivateur travaille une terre qui lui appartient). Le parasite dans l'organisation sociale n'est donc pas seulement un élément improductif ; il perturbe les échanges, les paralyse, les détourne à son profit dans des circuits foncièrement inégalitaires (le propriétaire de Proudhon, le négociant de Fourier). Pour rétablir l’équilibre de l’échange et la circulation, il suffirait pourtant, en théorie et en utopie, de s’attaquer aux parasitismes. Les Misérables offrent un écho romanesque à ce type d'analyse sociale. À l'instar de Saint-Simon, Hugo présente l'institution conventuelle comme le reste parasite d'une théocratie et d’une féodalité 16 Ibid., p. 142-143. 17 Ibid., ch. V, p. 221. 18 Ibid., ch. IV, p. 203.
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anachroniques19. Du côté des socialismes utopiques, du haut de la barricade, Enjoints prophétise une société sans parasites20, tandis que dans «L'Intestin de Léviathan», Hugo reprend à Pierre Leroux un système de drainage qui permettrait d’utiliser les égouts comme engrais ; il propose «les données d'une économie sociale nouvelle» : «atténufer]» la «misère» en décuplant le produit de la terre, la «rés[oudre]>> enfin en «supprimant] [l]es parasitismes»21. Par parasitisme, on entend alors désigner un phénomène qui va du résidu anachronique au gaspillage, jusqu'au vol organisé avec escroquerie et abus de confiance, et le cas échéant, voies de fait Le parasite correspond au superflu nuisible qu’on doit enlever au bénéfice de la société d’accueil. Pourtant, l’utilisation polémique du terme problématise d’emblée sa localisation, ainsi que le passage du type parasite (le commensal) à la notion de parasitisme. Dans ce cas en effet, les «parasites» désignés comme tels le sont en un sens dérivé. Nous n'avons plus affaire stricto sensu à des parasites de métier ; à l'inverse, oe sont certains «métiers» qui sont présentés comme des formes larvées de parasitisme. L'extension de la structure parasitaire à certaines positions sociales implique des retournements et des paradoxes : le parasite, c'est Yultra dans la société post-révolutionnaire, ou le propriétaire, le négociant ou encore l'homme de la civilisation. En retour, il devient plus difficile de cerner en extension les parasites. Aisément identifiable et restreint à une minorité chez Saint-Simon, le parasite prolifère chez Proudhon et encore plus chez Fourier. Le fonctionnement social est entièrement remis en cause comme un système dont le parasite n’est plus l’acolyte marginal, mais le type essentiel et multiple.
Un parasite, des parasites^. Loin de constituer des exceptions, les parasites tendront à expliciter les règles d'une société donnée et leurs identités sociales seront variables. Le parasite n'est plus un objet du discours social parmi d'autres ; il semble phis juste d’inverser la proposition. Le discours social construit les 19 V. Hugo, Les Misérables (1862), II, VII, 3, «Le Livre de Poche», 1998,11, p. 709-712. H, p. 1602 : «Nous allons à l’union des peuples ; nous allons à l’unité de l’homme. Plus de fictions ; plus de parasites. Le réel gouverné par le vrai, voilà le but». Le terme parasite, non précisé par des exemples, est donné en contexte comme un facteur antagoniste de dispersion et comme un mécanisme d’illusion. «Parasite»» s’oppose à «unité» et ¿«vrai». 21 Ibid., V, H, 1, p. 315.
20 Ibid, V, I, 5, t
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parasites, à mesure qu’il les dénonce comme tels. Ce transfert était déjà manifeste dans Le Tartuffe : Molière met en scène le caractère social du faux-dévot, mais avec tous les traits du parasite, théâtralisation, gourmandise, dissimulation... Avec Tartuffe parasite, on passe d’une tradition héritée de la comédie latine (où le parasite est un emploi d’adjuvant dans le schéma dramatique) à une comédie de mœurs, où un parasite se cache sous l’habit d’un dévot Or la postérité de Tartuffe comme parasite social par excellence est longue22. C’est une référence du Neveu de Rameau, qui souhaite faire mieux que l’hypocrite de Molière ; c’est aussi une allusion récurrente dans Les Parents pauvres, où l’on retrouve la même dérive intéressante du type social. De même que Tartuffe était directeur de conscience avant d’être un parasite, de même Célestin Crevel dans le salon d’Adeline Hulot, Mme Cibot ou le docteur Poulain au chevet de Pons sont respectivement un ancien parfumeur enrichi, une portière et un médecin, avant d’être comparés par le narrateur à des «Tartuffe». La notion de parasite semble en effet extensible à loisir, même quand le terme n’apparaît pas. Dans La Fortune des Rougon, seul le marquis de Camavant, père supposé de Félicité, appartient stricto sensu au type du parasite. Cet aristocrate d’Ancien Régime ruiné, «recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, [...] vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel»23. Représentant d’une monarchie caduque et anachronique dans la France de 1851, le marquis de Camavant reste à distance, apportant de loin et sans trop se compromettre avec les bourgeois, le soutien des ultras au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce parasite explicite ne présente au fond qu’une variante archaïque et inoffensive, dans une société composée de nombreux parasites qui ne se désignent pas forcément comme tels. Dans les Rougon-Macquart, le premia: lieu du parasitisme est la famille. En un sens radical : la famille n’est pas envahie, comme celle d’Orgon, par un élément étranger ; les Rougon-Macquart se parasitent entre eux. Pierre Rougon, le fils légitime, regarde son frère Antoine et sa sœur Ursule issus de la branche bâtarde comme des «parasites éhontés, des bouches qui dévoraient son bien»24. Mais il abrite chez lui avec Aristide et son épouse Angèle, un fils parasite. «Il y a ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d’individus vivant aux crochets de leurs parents, 22 Voir le chapitre supra sur les «théâtres du parasite». 23 É. Zola, La Fortune des Rougon, Presses Pocket, 1980, ch. QI, p. 90. Voir aussi p. 93. 24 Ibid., p. 61.
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feignant parfois de travailler, mais cultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion»25. Au demi-frère et au fils parasite, Antoine Macquart ajoute le cas du père de famille parasite de sa femme et de ses enfants. «Pill[ant] la maison sans la moindre vergogne», celui-ci ne travaille pas et s’empare des salaires pour aller boire et «péror[er]>> sur les questions politiques au café26. Ce parasitisme familial qui met en scène des parents pauvres ou non, le plus souvent cupides, possède des implications historiques et sociales : la bourgeoisie triomphante du Second Empire, incarnée par les Rougon, naît du meurtre de la brandie ouvrière et petite bourgeoise honnête (les Mouret) par alliance avec la lie du peuple, corrompue (Antoine Macquart). Deux parasitismes s’entendent, celui, brutal, de l'ivrogne paresseux, et l’autre, plus dissimulé mais tout aussi violent, du bourgeois ambitieux, qui chasse pour la «curée». La fortune des Rougon s'établit sur un meurtre et une habile supercherie, où Pierre joue à bon compte le rôle du sauveur de Plassans. On trouve ici les stratégies d'un parasitisme supérieur : prendre la place des autorités locales (investir la mairie), jouer la comédie de l'héroïsme (théâtraliser et payer de mots ; l'Histoire dans La Fortune des Rougon avance par la rumeur), retenir à dessein les informations envoyées par Eugène (contrôler la communication), devenir le tiers indispensable dans des systèmes d’échanges faussés. Félicité est comparée à une cigale et à une mouche, l’animal parasite par excellence de la fable (voir en particulier «La Mouche et la Fourmi», IV, 3), mais une mouche qui, «avec ces vols continuels de mouche inquiète»27 aurait l'activité de la fourmi : en régime bourgeois qui consacre le profit, les qualités de la fourmi (le travail et l'organisation) viennent aider le parasitisme de la mouche (la souplesse et la convoitise). Les institutions - ici le Second Empire - se présentent comme des systèmes d’exploitation élaborés. Le parasite présenté comme tel est donc rarement un cas isolé, et s’il reste cantonné à un rôle secondaire, à l’instar du marquis de Camavant, vestige désuet du parasitisme aristocratique, c’est parce que le parasitisme se joue à grande échelle autour de lui dans cette «meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang»28. Le marquis constate «avec
25 Ibid., ch. II, p. 77. 2 6 /Me/., ch. IV, p. 143-144. 27 Ibid., ch. II, p. 71. 28 Ibid., ch. VII, p. 326.
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amertume» : «La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes»29. Dans nombre de textes qui nous intéresseront ici, le centre d’intérêt se déplace ainsi du parasite traditionnel et simple, aux parasites masqués qui font corps avec l’Institution. Camavant s’efface derrière les bourgeois de Plassans comme d’ailleurs la cousine pauvre, Bette, tend à disparaître derrière la femme de l’employé, Valérie Mameffe, qui use de ses charmes pour compléter les émoluments trop faibles de son époux. Le parasite traditionnel, le commensal, devient un simple point de vue sur la société. N’est-ce pas d’ailleurs le cas dès le festin de Trimalchion ? Encolpe et Ascylte, les deux parasites, servent de simples témoins aux mirabilia orchestrées par l’affranchi, comme au début de La Peau de Chagrin, Raphaël et ses trois amis au festin de Taillefer. Le parasite n’est qu’une «ombre» en grec (skia), qui met en valeur les liens étroits d’une société avec le parasitisme. La représentation critique d’une société donnée redéfinit les parasitismes et procède à un jeu de transferts. C’est un des principes hérités du roman picaresque, que l’on retrouve par exemple dans la France de la Régence évoquée indirectement dans Gil Bios de Santülane. Au début de son voyage, Gil Blas, encore naïf, est dupé à deux reprises par des parasites. Avec la complicité de l’aubergiste de Peflaflor, le premier mange et boit en abondance aux frais de Gil Blas dont il s’est attiré les bonnes grâces par d’hyperboliques flatteries (Gil Blas de Santülane, livre I, ch. II). La leçon ne porte pas immédiatement ses fruits, puisque le jeune homme se laisse duper un peu plus loin à Valladolid par trois aventuriers (ch. XVI). Le livre I présente l’apprentissage du jeune homme qui reçoit la leçon de la bouche même de ceux qui ont abusé de lui : le parasite de Peflaflor («Soyez désormais en garde contre les louanges») ou les voleurs, a i un sens honnêtes hommes, qui l’enlèvent : «tous les hommes aiment à s’approprier le bien d’autrui C’est un sentiment général. La manière seule en est différente. Les conquérants, par exemple, s’emparent des États de leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne rendent point Les banquiers, trésoriers, agents de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupuleux». Gil Blas s’adaptera aux lois du monde en se faisant valet, parce qu’il appartient à un «génie supérieur» qui «entre en condition», d’«entrer dans une maison pour commander plutôt que
29 Ibid., ch. ffl, p. 119.
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pour servir»30. Du parasitisme, on retrouve l'idée de comédie, d’échange inégal (monnaie de singe et marché de dupes) conduisant au vol et à l’épuisement de l’hôte d’accueil. Le domestique imite son maître, aspirant à prendre sa place. Le parasite de métier révèle au jeune homme ébahi que le parasitisme est une loi sociale qu'il convient d’assimiler si l’on ne veut pas rester l’étemel dupé. L’apprentissage du jeune homme consiste alors à découvrir les parasitismes sociaux. C'est le principe d'un roman satirique qui connut un franc succès sous la Monarchie de juillet et que l'on doit à l’économiste Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale31. Dans la première partie, Jérôme, qui refuse de devenir bonnetier comme son oncle, fait l’expérience des illusions et des désillusions d’un jeune homme de la petite bourgeoisie dans les années trente («j’ai voulu être poète, saint-simonien, industriel, journaliste, écrivain politique, philosophe, et que sais-je encore T»32). L’auteur dresse une revue satirique des ridicules et des escroqueries de l’époque, s'attaquant en particulier à la spéculation, à la médecine, à la justice et aux fonctionnaires... Max, l’homme de lettres, occupe un emploi au Bureau de l’Instruction publique où il est chargé de la conservation des monuments. Jérôme le trouve en train de festoyer gaiement avec ses collègues. Comment conserve-t-on des monuments ?, s’enquiert Jérôme : «ici, partout, en te parlant, en mangeant, en causant», «c’est ainsi que l'on sauve des empires». «- Oui, Max, et que l'on épuise le budget». «- C’est le but de l’Institution»33. La première partie des tribulations de ce Candide sous la Monarchie de juillet, décrit la société comme une vaste comédie de dupeurs et de dupés, et l’Institution étatique comme un nid de parasites... La typologie des parasites sociaux s’enrichit pour inclure la courtisane, qui ne fait pas mystère de la nature parasitaire de son métier (des Joséphas balzaciennes, qui restent artistes, à Nana, «mouche d’or», qui «mange» les hommes les plus en vue du Second Empire), le faux dévot ou le prêtre (de 30 Le Sage, Gii Bios de Santillane, Gallimard, «Folio», 1973 (rééd. 1995), livre I, ch. H, p. 43 ; ch. V, p. 59 ; ch. XVII, p. 11S). Sur la «naturalisation» du roman picaresque en France, qui fait évoluer le genre vers le roman de formation, voir Alain Montandoti, Le Roman au XVIIIe siècle en Europe, P.U.F., «Littératures modernes», 1999, p. 142-154. 31 Louis Reybaud (1799-1879) fut à la fois un économiste libéral (connu en particulier pour ses études sur les réformateurs sociaux, entre 1836 et 1840) et un auteur de mélodrames romancés. Jérôme Paturot est composé de deux parties dont la première parut d’abord en feuilleton en 1842 et la seconde en volume en 1843. Les deux parties furent réunies en 1844. Voir la présentation de Sophie-Anne Leterrier dans la réédition du roman chez Belin, 1997. 32 Jérôme Paturot à la recherche d ’une position sociale, première partie, XVI, p. 171. 3 3 /tó /.,x m ,p . 144 et p. 145.
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Tartuffe à l'abbé Faujas dans La Conquête de Plassans), mais aussi le médecin, l’homme de loi, le fonctionnaire de l'État, le serviteur, petit ou grand.. Nous sommes donc passés d’une conception étroite du type (le pique-assiette) à une extension figurée (le fonctionnaire, le valet, l’homme de loi, etc.), en soulignant que ce déplacement peut être évoqué dans les textes par la confrontation de l’écomifleur de métier avec les parasites dérivés, et par l’eflacement du premier derrière les seconds.
La réversibilité do lien parasite Le parasitisme s’abrite donc au sein du pouvoir, en retour le pouvoir s’appuie sur le parasite. Alors, l’action du parasite est loin d’être périphérique, superflue. C’est déjà le cas pour le parasite traditionnel. Le maître qui a des parasites souscrit implicitement avec eux un contrat de prestige. Pour nourrir des parasites, il finit être riche ; leur imposer toutes sortes d’humiliations est un bon moyen de vérifier en actes, son importance sociale, à l’instar de Vinon dans la satire de Juvénal. Le parasité en régime despotique, peut humilier le parasite. Ou à l’inverse, il peut être contraint de le circonvenir, de l’acheter. La seconde partie de Joseph Paturot met en scène un Paturot enrichi par le commerce, qui brigue les plus hautes fonctions politiques. Il parviendra à se faire élire député, en traitant ses électeurs en parasites. Paturot candidat doit solliciter l’honneur d'être parasité et pillé... L’épisode culmine avec le repas organisé au château de Valombreuse pour «tous les électeurs qui n’étaient pas notoirement hostiles» : «j’allais voiturer, nourrir, abreuver, loger, héberger mes électeurs ; je devenais leur hôte, leur Automédon, leur Amphitryon». Le succès électoral sera acquis par un pillage en règle : «les nuées de sauterelles ne laissent pas plus de traces dans les steppes asiatiques qu’un passage d’électeurs au sein d’une maison»34. Le pouvoir du parasité dépend des parasites. Que Jérôme fasse faillite et «l’essaim des parasites» «[prendra] la volée»35. La solidarité du parasité et de son parasite vient remettre en cause l’idée simple que pour supprimer les parasitismes, il suffirait de supprimer les parasites. Le lien parasitique a beau constituer un mode de liaison paradoxal, qui tend vers l’absorption de l’hôte, sa destruction, il s’intégre
34 ibieL, deuxième partie, XVm et XIX, p. 321, p. 324. Ce qui correspondait, dans l’Antiquité romaine, au système du clientélisme, n’est perçu id que comme un parasitisme. 35 Ibid., XXIX, p. 390.
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dans une vaste chaîne d’interdépendances36. Le parasite dépend du parasité comme le parasité du parasite, le tout dans un vaste système où chaque parasite a son petit parasite. «Chacun a sa petite Hus et son Bénin», commente «le philosophe» après avoir regardé le Neveu de Rameau exécuter la pantomime des gueux37. Même le Roi. On «s’entre parasite» les uns les autres en société. Il finit passer d’une approche qui énumère les différents parasites sociaux à une approche qui les associe les uns aux autres, suivant une dialectique du parasite et du parasité qui ménage là encore de surprenants retournements. C’est bien ce qui fait la complexité idéologique de La Comme Bette : dans la dédicace au prince de Teano, Balzac se réclame du Diderot de Ceci est un conte et pose le dialogisme, la possibilité d’affirmer une chose et son contraire, comme clé de lecture du diptyque des Parents pauvres. On serait donc tenté par l’opposition simple entre une version active et nuisible du parasite (Bette) et une version passive et pathétique (Pons). Animal malfaisant, «araignée» ou «chèvre», la «Bette» comme on rappelle, correspondrait au bourreau diabolique, tandis que Pons, ce pauvre «mouton», serait le Christ du parasitisme... Et pourtant, le principe dialogique est déjà au cœur de La Cousine Bette. Dès le début du roman, celle-ci est en effet condamnée aux seconds rôles sur la scène sociale. Balzac démonte avec acuité le mécanisme de l’exclusion et de la frustration. Lisbeth Fischer est impitoyablement marginalisée dans une société fondée sur le mariage parce qu’elle est laide, pauvre et célibataire3*. Ouvrière en passementerie d’or et d’argent, elle a vu ses ambitions ruinées par la chute de l’Empire qui l’a condamnée au parasitisme du parent pauvre, c’est-à-dire à l'inexistence sociale. Dès le premier chapitre, même l’angélique Adeline Hulot manifeste sans le vouloir combien le parasite peut être transparent : Bette ne figure que comme l’accompagnatrice d’Hortense, la dame de compagnie qu’on est habitué à «compt[er] pour presque rien»39. Que Bette soit la confidente des secrets de famille n’est pas une marque d’amitié, bien plutôt un indice supplémentaire qu’elle n’existe pas : «On croyait cette pauvre fille dans une telle dépendance de tout le monde, qu’elle semblait condamnée à un mutisme absolu»40. On peut confier ses secrets à Bette, parce qu’on sait 36 C ’est la thèse de M. Serres dans son livre sur Le Parasite. 37 D. Diderot, Le Neveu de Rameau, Le Livre de poche, 1984, p. 106. Michelle Perret, «En marge : célibataires et solitaires», dans P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privéet Seuil, «L’Univers historique», 1 4, 1987, p. 287-303. 39 H. de Balzac, La Cousine Bette, Gamier-FLammarion, 1977, ch. L, p. 53. 40 Jbid., ch. IV, p. 85.
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bien que sa position l'oblige à les garder... Le parasite est «une espèce d’égout aux confidences domestiques»41. Le roman de Balzac est organisé sur un schéma dramatique où le passage de l'exposition au nœud de l'action est fortement ponctué par le narrateur. Comment s'enclenche le drame ? Par un vol dont la cousine Bette est la victime. Hortense Hulot hii prend son «amoureux», Wenceslas Steinbock, par des ruses habiles : «la plus grande rouée de la terre sera toujours la Naïveté»42. Il ne s’agit pas ici de réhabiliter la cousine Bette, mais de montrer combien la vengeance du parasite s’appuie en l'occurrence sur une analyse implacable du système social. La société apparaît comme une combinaison d’ingratitudes et de vengeances, qui constate au fond le divorce radical de la morale et de la vie sociale. La cousine parasite, à la fois bourreau et victime, vient rendre impossible l'évaluation axiologique. Et faire dériver les questions sociales d’une impossible approche morale vers une vision plus cynique de la mécanique sociale, où la comédie se combine à la cruauté43. Partis d’un parasite isolé, nous découvrons en fait une chaîne supérieure de parasitismes qu’on ne saurait aisément supprimer, tant les liens qu’elle tisse sont forts. Sous un certain angle, tout être est parasite, au sens où il vit aux dépens d’autrui. Il est clair que certaines réflexions sociales, chez Balzac par exemple, aboutissait à des considérations sur la nature humaine. Le parasite occupe ainsi une place charnière, où le théâtre éminemment social, acte de distance et de civilisation, se joue au bénéfice des instincts et des pulsions (l’or et le désir chez Balzac). La dissimulation, l’échange biaisé et la dévoration de l’Autre, au fond l’asocialité, sont érigés en principe social. Alors, le moins parasite est peut-être encore le parasite qui ne prétend pas être autre chose... La Fontaine l’illustre dans «Le Jardinier et son Seigneur» (IV, 4) : pour se débarrasser d’un lièvre, parasite naturel, le jardinier fait appel à son Seigneur. Le parasite féodal sera autrement nuisible, lorsque, accompagné de ses «gens bien endentés», il envahit la
41 Le Cousin Pons, ch. X, p. 92. 42 La Cousine Bette, ch. IX, p. 144. 43 Les morales sociales qui se dégagent des Parents Pauvres ne manquent pas de cynisme. Si Valérie, Valler ego de la cousine, tout aussi parasite qu’elle, est punie à la manière d’une Merteuil bourgeoise (elle est punie par où elle a péché, et son âme se lit sur son corps putréfié), il est remarquable que Bette, elle, ne retourne pas dans le sein de la religion et ne soit en rien punie de sa malfaisance. Au contraire, elle meurt en odeur de sainteté. De leur côté, le pauvre Pons et son ami Schmucke sont tués et pillés sans état d’âme.
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maison de son hôte, «[faisant] plus de dégât en une heure de temps / Que n'en auraient fait en cent ans / Tous les lièvres de la province». Partant de la relative innocuité de ce premier parasite, on glissera aisément aux configurations où il occupe une position de victime, comme dans certains romans de l'orphelin, dans la littérature victorienne. L'asile d’indigents au début d'Oliver Twist (1838 pour l'édition en volume) met en scène un cas d’hospitalité publique et sanitaire. Les responsables locaux de l'asile traitent pourtant les indigents qu'ils recueillent en parasites de la respectable société victorienne. La verve satirique de Dickens inverse évidemment la critique en dénonçant les fonctionnaires de l'asile comme les parasites des indigents. Dans Les Temps difficiles (1854), roman sur la révolution industrielle et le positivisme sec et pragmatique des affaires («Dans la vie, on n'a besoin que de fûts»), la famille Gradgrind sera sauvée in extremis par Sissy, la fille de saltimbanques, qu'ils ont recueillie chez eux. Le salut vient de celle qui était en apparence un parasite de la réussite sociale de Gradgrind, après que le récit a fait éclater le parasitisme caché de la gouvernante M» Sparsit et de l'aventurier James Harthouse (lequel s'introduit sans scrupule dans la maison dont il convoite l'hôtesse). Un ultime renversement viendra clore, sur toute l'ironie mordante de Flaubert, le doute jeté sur le parasitisme effectif du parasite. Le mot apparaît une fois dans L ’Éducation sentimentale, en début de chapitre, dans la deuxième partie, signalant une nouvelle étape dans les relations de Frédéric Moreau et de Mmc Amoux : «Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison»44. Le parasite ou le parasité ? Frédéric Moreau paie cher l'intimité et les confidences de la femme aimée, par une complaisance envers ses enfants et son mari, qui finira par un prêt de quinze mille francs au sieur Amoux (à fonds perdus, évidemment). Aux professions manquées de Frédéric, il conviendrait d'ajouter celle de parasite...
Requiem pour un parasite Dans une société qui institue l'exploitation généralisée de l'Autre, le parasite, comme la Sissy des Temps difficiles, pourra représenter le dernier asile des valeurs non monnayables, irréductibles à un système fondé sur le pouvoir et la richesse. On découvrira, sur fond de comédie sociale, le registre plus sombre des requiem pour parasites assassinés. 44 G. Flaubert, L ’Éducation sentimentale, «Folio», deuxième partie, ch. III, p. 191.
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La comédie mélancolique de Tourguéniev, Au Foyer d ’autrui (1848), met en scène le retour de l’héritière, Olga, dans la maison familiale qui n’abrite plus que le vieux parasite Kouzovkine. Son époux, Eletslri, «homme ordinaire, pas méchant, mais sans cœur», et le riche propriétaire voisin Tropatchov, s’amusait à faire boire et à humilier le vieil homme. Tropatchov, personnage de fâcheux, est lui-même accompagné de son parasite, Karpatchov, qu’il commande en maître despotique. Tropatchov se montre par ailleurs impoli avec ses hâtes, les Eletski, en s’imposant de façon importune. L’intrigue repose sur la révélation qui échappe à Kouzovkine : Olga est sa fille, à cause de ce soir où la défunte maîtresse de maison, négligée par un époux violent, lui dit : «Je sais que tu m'aimes, Vassîli Sémionytch ; et lui me méprise ; il m’a abandonnée, m’a offensée... Et à mon tour, moi aussi...»45. Des propriétaires cruels, une maîtresse de maison désemparée et en quête de vengeance. Le parasite est le pion dont on joue, l'objet sur lequel on se défoule. Il arrive alors qu'avec le parasite, meure le meilleur d'une société, comme c'est le cas dans la high society new-yorkaise du début du siècle dans le roman d'Edith Wharton, Chez les Heureux du monde (1905), comme c'est le cas dans Le Cousin Pons avec les bourgeois parvenus de la Monarchie de juillet Sylvain Pons et Lily Bart sont deux parasites sur le retour, dont on narre la déchéance et la mort tragique, assassinés par leur milieu. Deux ans de la vie de Lily Bart, Pons d'octobre 1844 à avril 1845. Le roman du parasite est ici un roman de l'inadapté. Pons est un «vestige archéologique» de l'Empire, complètement «démonétisé» sous la Monarchie de juillet : le système d'échange qui lui conférait un «droit de fourchette» dysfonctionne, comme les métaphores monétaires sont chargées de le signaler. Habitué à payer en «monnaie de singe», Pons «se servait des compliments comme de menue monnaie» ; en 1844, après trente-six ans de parasitisme, il n'est plus reçu que «comme on accepte un impôt»46. Lily Bart est un parasite des riches familles où elle se fait inviter dans l'espoir d'un riche mariage. Mais depuis trop longtemps : à vingtneuf ans au début du roman, la jeune femme a déjà trop attendu. Edith Wharton la montre descendant un à un les degrés très hiérarchisés de la haute société new-yorkaise, des anciennes et nobles familles auxquelles elle appartient jusqu’au milieu plus trouble des nouveaux 45 I. Touiguéniev, Au Foyer d ’autrui, dans Théâtre II, traduit du russe par Denis Roche, éd. Bossard, 1923, acte n, p. 204. 46 Le Cousin Pons eut un moment comme titre Le Parasite, ch. VIL, p. 80 ; ch. IV, p. 65.
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riches (la vulgarité de la parvenue de l’Ouest ou le juif enrichi Rosendale). Le parasite accuse ici les mutations historiques et sociales d’une époque47. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu'il figure le gardien de ce qui ne produit rien, de ce qui ne s'achète pas. Le cousin Pons est un esthète, gardant en son cœur le «sentiment du beau», «artiste plein de naïveté, ne croyant qu'au bien moral comme il croyait au beau dans les arts»48. Ce roman du pique-assiette est construit sur un renversement : toutes les classes sociales s'allient, de la portière (Mme Cibot), au médecin, à l'homme de loi et à la femme d'un président de chambre à la cour royale de Paris (M“« Camusot de Marville) pour dépouiller un pauvre parasite de sa précieuse collection d'œuvres d'art. Pons aura contre lui tous les pouvoirs de l’État, les institutions sociales : «cette société [...] roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf»49. Même la mort sociale est présentée comme une entreprise d'exploitation systématique venant profiter du chagrin de Schmucke et interdire le deuil intime. Pons et son ami Schmucke sont des grains de sable broyés dans la machine sociale50. Schmucke est très légalement chassé de chez lui. Les valeurs du goût, un certain esthétisme et «la passion de l'harmonie» sont aussi du côté de Lily Bart Dans une société d'artifice, elle seule est véritablement et naturellement belle, telle que la sacre son triomphe dans les tableaux vivants chez les Bry : la jeune femme est décrite comme la vivante image de la Mrs Lloydàc Reynolds51. Dans son autobiographie, Edith Wharton commentera en ces tomes la construction dramatique de son roman : «une société frivole ne peut acquérir de portée dramatique qu'à travers ce que sa frivolité détruit. Son implication tragique tient à sa faculté d'avilir les gens et les idéaux. La réponse, en bref, ce fut mon héroïne Lily Bart»52. Edith Wharton démonte avec une cruauté d'entomologiste les rouages impitoyables d’un tout petit milieu qui finit par chasser son parasite, non parce qu'il est parasite, mais parce
47 Vpir Diana Trilling, «The House o f Mirth revisited», dans Edith Wharton. A Collection o f C ritical Essays, ed. by Irving Howe, Prentice Hall Inc., Englewood Cliffs, N Jn 1962, p. 103118. 48 Le Cousin Pons, ch. HI, p. 60 ; ch. XXII, p. 130. 49 Ibid., ch. XXX, p 166. 50 La métaphore du grain de sable structure tout le roman. 51 E. Wharton, The House c f Mirth / C ha les Heureux du monde, traduit de l’anglais par Charles Du Bos, «Folio», 1982, ch. VI, p. 117 ; ch. XII, p. 221. 52 E. Wharton, A Backward Glance, London, Constable, 1962, p. 207, traduit par F. Vhoux dans I’introduction à l'édition Folio de Chez Its Heureux du monde, p. 21.
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qu’il n’a pas su respecter la règle des apparences et n'offre pas une image convenable et respectable. Il serait excessif néanmoins de voir en Pons et en Lily Bart deux martyrs de la cause artistique. Leur statut de parasite fait retour sur leurs âmes d'artistes. Pans est musicien, mais cet ancien prix de Rome n'était connu en son temps, sous l'Empire, que pour des airs à la mode. Sylvain Pons n'est pas un artiste génial, c’est un collectionneur. Et un collectionneur dont la gourmandise est le talon d’Achille. Pons meurt de ne plus fréquenter les dîners fins de ses hôtes. La gastronomie est le vice dont il ne peut se passer53. Tout comme Lily Bart ne peut vivre sans luxe. Plutôt que de sens artistique, il faudrait parler dans son cas de valeur «purement décorative», «mission» «moins facile à remplir avec harmonie parmi les êtres en société que dans le monde de la nature»54. Lily est unique, comme une œuvre d’art, mais incapable de vivre a i dehors de son milieu. Le lien social qui suscite le parasitisme de Lily est comparé à une chaîne dorée. Les deux parasites sont donc attachés à leur milieu par un lien très fort de dépendance, lien présenté comme une faiblesse. Lily Bart a trop et pas assez de scrupules dans son métier de parasite qui exige une souplesse constante, et coûte plus cher que ce que l’on pourrait croire: «Vous croyez que nous vivons des riches, plutôt qu'avec eux : et c'est vrai, dans un sens... mais c'est un privilège que nous avons à payer ! Nous mangeons leurs dîners, nous buvons leurs vins, nous fumons leurs cigarettes, nous nous servons de leurs voitures, de leurs loges à l'Opéra et de leurs wagons particuliers... oui, mais nous avons une taxe à paya pour chacun de ces luxes. L'homme la paye, cette taxe, en donnant de gros pourboires aux domestiques, en jouant aux cartes au-delà de ses moyens, par des fleurs, des cadeaux, et bien d'autres choses qui sont chères ; la jeune fille, elle, la paye par des pourboires et par le jeu aussi...»55. Quant à Sylvain Pons, Balzac le présente en victime, mais en même temps comme un personnage ridicule. D'une certaine manière, Pons et Schmucke sont trop bêtes, et annoncent par moments Bouvard et Pécuchet, en se faisant les miroirs grotesques des correspondances romantiques56.
53 La gourmandise et la collection sont des voluptés solitaires. Voir ch. IV, p. 64, p. 67 ; ch. XV, p. 109 ; ch. XVm, p. 118. 54 Lily a été élevée pour «être [...] purement décorative», ch. XXVI, p. 459, p. 464. 55 ib id ch. XXm, p. 414. 56 Le Cousin Pons, ch. XXI, p. 130.
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Peut-on stabiliser la fonction du parasite dans les descriptions sociales, en arrêta la valeur ? Nous avons insisté au contraire sur un perpétuel renversement : le parasite condamné comme dysfonctionnement isolé, le parasitisme agrandi à tout un système social qui institue le déséquilibre. Alors, le parasite isolé peut devenir inoffensif, voire non parasite, voire parasité. On retrouve dans le parasite une structure d’écart, mais positive cette fois. C’est que nous sommes passés des assises sociales (les hommes d’État parasites, les marchands, les propriétaires) aux figures pathétiques de l’exclusion (le petit noble ruiné devenu bouffon, le parent pauvre, la femme non mariée). D'un parasite objet de condamnation morale, nous sommes passés au parasite ambivalent, point de vue pour dénoncer la cruauté des liens sociaux. Dégager une définition sociale unique du parasite est évidemment impossible, par la diversité même des textes étudiés. On peut néanmoins proposer quelques structures récurrentes. Le parasite permet de réfléchir aux liens entre une unité (lui-même) et un groupe (même si le groupe se révèle fonctionner comme un dispositif parasitaire) ; il conduit à envisager l'homme en société comme un rouage dans une grande machine sociale. Sa position est intéressante en ce qu'elle est intermédiaire : le parasite appartient à une société (celle de son hâte), mais il occupe un statut périphérique qui permet de faire jouer la distance critique et de ménager éventuellement des retournements. De montrer le cas échéant la résistance de l'unité à la pression du groupe. À ceci près que le parasite ne peut représenter l'irréductible singularité d'un être, que sous une forme éminemment socialisée, donc forcément comprise dans la critique qu'il orchestre. On opposera à cet égard d'autres formes de discours social qui prennent appui sur un autre point de vue : le point de vue extérieur et radicalement en-dehors du candide par exemple, ou au contraire le point de vue directement intérieur de l'acteur social (par exemple le travailleur dans un roman de Zola). Le parasite, lui, est à la fois intérieur et extérieur, mais forcément compromis dans le système où il se loge (voir le Neveu de Rameau, Lily Bart, Sylvain Pons)...
Dehors ou dedans ? par Alain Montandon
Locataire incommode En 1881, Léon Hennique publie une nouvelle amusante et cruelle intitulée Benjamin Rozes, l'histoire d'un vénérable notaire, «tiré à quatre épingles», «coiffé d’un panama irréprochable»1 qui découvre avec horreur et abattement qu’il est victime d'un parasite scatophile, un tœnia ou ver solitaire, le «locataire incommode» qu’il héberge à contrecœur. Ce bothriocéphale, ainsi que le nomme savamment et précisément le docteur Pédoussault, est de la catégorie des endoparasites : il loge dans la plus secrète intimité de son hôte. La description qui en est faite ne nous épargne aucun détail : «le bothriocéphale est le plus souvent de couleur grise. 11 est plus mince, plus large, à anneaux moins longs que le toenia v u lg a r is é et sa longueur devient l’objet d’obsession et de cauchemar pour Monsieur Rozes. Dans ce récit naturaliste qui n’hésite pas à nous plonger dans l’excrément haussé à la hauteur de la tragédie3, il existe d’autres parasites, le docteur lui-même qui profite pécuniairement de la situation pour prolongo' les affres de son naïf patient dont l’épouvante l'égaye, les proches du notaire qui considérait avec ironie le patient, les gais du village qui se réjouissent avec toute la mesquinerie et la médiocrité provinciales possibles de la déchéance du personnage «considéré et considérable», le notaire propret, méticuleux et si facile à troubler. Le bruit qui l'entoure le dérange, que ce soient les salutations des passants, le «tapage de gros souliers», la présence bruyante de Jeanne, la petite fille qui fait cabrioler la sonnette à son arrivée.
1 Léon Hennique, Benjamin Rozes, in Deux Nouvelles, Bruxelles, Kistemaeckers, 1881, réédité par Flammarion, p. 7. Ifbid.p. 16. 3 Très symboliquement les trois coups ne cessent de frapper : l'horloge sonne trois fois, les frères prennent le train de trois heures et la guérison s’opère grâce à trois décoctions de grenadier.
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Mais outre ces parasites externes, outre le parasite interne, il a i est un autre plus retors, plus profond, plus intime encore que l'animal lui-même, c’est l’imagination morbide de Benjamin Rozes qui voit en lui un dragon, un serpent, une bête immonde et innommable. Des sueurs froides couvraient le brave homme ¿ la pensée que, maternellement, il portait dans ses entrailles, comme les femmes enceintes, un être, quel être ! nourri par lui, vivant par lui, grâce à d’étranges moyens. Et il se le représentait tantôt vorace, tordu en de folles ondulations, agitant une tête fine, pointue, tantôt, au mépris des plus vulgaires notions d’anatomie, dormant en rond le long de sa colonne vertébrale, ainsi que jadis il avait vu des serpents entrelacés à des branches, à Paris, derrière les vitrines du Jardin des Plantes4.
L’idée de cet empiétement sur le territoire le plus intime, la pensée de l’activité vampirique de cet être activent une angoisse qui prend l'aspect d’un affaissement généralisé de son être. Le parasite engendre un autoparasitisme surgissant dans la conscience individuelle, amenant accablement physiologique et dépression psychique. La figure de l’intrusion de celui qui vient prendre place est une menace pour l’identité en son fondement (si l’on peut dire en l’occurrence). Sombrant dans le solipsisme, Tégocentrisme maniaque et mélancolique, «M. Rozes, accroupi, déculotté, ancien notaire» est plongé, paradoxalement par cette présence incongrue, dans la solitude et dans l’ennui ; et l’atrabilaire de s’écrier : «Laissez-moi seul [...] Vous m’assommez tous à me regarder ainsi. J’ai besoin de rester seiü»5. Habité par un autre, son corps n’est plus le sien. Benjamin accède alors à une dimension jusqu’alors inconnue de lui, celle de la douleur morale et de l’humiliation. H est dépossédé de lui-même et de sa prestance, de son image. Le ridicule intestinal fait éclater sa face (au sens de Erving Goffinan) et le dépossède de sa propre volition. Quand il veut quitter le docteur pour alla- manger, ce dernier s’exclame malicieusement : Ah! il a faim, dit le docteur... Très bien, ne le contrariez jamais. - Q u i?
- Le bothriocéphale. Un frisson parcourut le notaire6.
Cette hantise d’une dépossession de soi caractérise celui dont la zone proximale, l’espace de l’identité et de l'intime sont empiétés par le parasite. On a avec un autre récit, «L’ami Joseph» de Maupassant, paru 4 Léon Hennique, Benjamin Rozes, op. city p. 27.
5 IbieL, p. 53. ¿Ibid., p. 21.
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dans Le Gaulois le 3 juin 1883, un modèle paradigmatique de l’intrusion du parasite dans un espace domestique, sous la forme d’un vieil ami retrouvé qui s'installe, bouscule les modes de vie et de pensée du couple hôte qui finalement quitte sa propre maison. On remarquera qu’une telle intrusion n'est possible que si le terrain est favorable et que d'une manière ou l'autre il se prête au développement et à l'épanouissement du parasite. La vie bourgeoise du couple de Méroul constitue bien en effet un terrain propice à cette apparition : la vie bourgeoise paisible, indolente, oisive, rangée, égoïste, sans audace, pleine de faiblesses, de respect et de compromissions favorise la propension à être dominé. Il en est de même dans Théorème de Pasolini, ou encore dans les récits de Dostoïevski, de Kafka et d'autres, dans lesquels nous verrons que c’est le personnage luimême qui favorise en son sein la naissance d’un double parasite. Dans le récit de Maupassant, le parasite est un méridional au franc parler dont l’autorité naturelle contrebalance dangereusement la morgue bourgeoise et «bien née» des de Méroul. Ignorant les ménagements, ce qui fait déjà de lui un trublion potentiel, ce républicain sans gêne, Joseph Mouradour, se caractérise par une «indépendance de parole allant jusqu’à la brutalité». La bonhomie, la cordialité de cet ami de collège retrouvé conçoit l'hospitalité comme un sans-gêne autorisé. Son hôte lui-même est à l'origine du phénomène de parasitage : «Quand il mit le pied sur le perron du château, Monsieur de Méroul lui dit avec une certaine solennité amicale : «tu es chez toi, maintenant»7. Et l'ami Joseph (c'est le titre ironique du conte) en use et en abuse : «moi d’ailleurs, je ne me gêne pas avec mes amis. Je ne comprends l’hospitalité que comme ça». Sa tenue, ses propos, la visite qu’il fait des fermes (témoignant d’une emprise sans cesse croissante), choquent, désespèrent et scandalisent le couple qui n’ose plus inviter ses connaissances, car le pouvoir a changé de main (l'invité dit à son ami en parlant du curé : «Tu sais, d’ailleurs, tu vas me faire le plaisir de ne plus m’imposer ce bonhomme-là pendant les repas»). La dépossession n’est pas seulement matérielle, elle est aussi intellectuelle : l'invité fait de la propagande républicaine dans ce foyer catholique et monarchiste qui voit avec horreur arriver des journaux honnis qui violent l’espace domestique. Le parasitage a abouti à inverser les rôles et le couple finit par prendre la fuite, abandonnant son nid au coucou tyrannique.
7 «L’ami Joseph», in Maupassant, 1.1, Laffoot, collection «Bouquins», 1993, p. 632.
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Pour en revenir au parasite de Benjamin Rozes, le terrain propice à la crise est le sérieux de ce bourgeois ramené brutalement à un corps qui lui échappe, et dans lequel se joue une scène qui le ridiculise. La perturbation objective est démesurément grossie par la perturbation subjective, qui intègre, ingère, voire intrqjecte l’intrus. S’il est affiché dans le cabinet du dentiste que la douleur est la peur de la douleur, il en est de même ici : la peur du parasite est le parasite lui-même. Du parasite à l'heautontimorouménos («Je suis de mon cœur le vampire») nous connaissons l’antienne : Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue Et la victime et le bourreau !
Dédoublements L'une des figures les phis connues de l'autoparasitisme, est celle du double. Le roman de Dostoïevski par exemple (les sources hoffînanniermes et gogoliennes sont tout aussi importantes pour notre thème) nous montre comment le fonctionnaire Goliadkine rencontre un double qui parasite sa vie, le dépossède et le conduit à l'asile. Ce qui est intéressant ici est le fait que la narration épouse la perspective du personnage et présente l’histoire au lecteur comme le délire d’un pauvre être malade qui s’enfonce inexorablement dans son hallucination, sans cependant exclure absolument l’existence réelle du double lui-même. Le statut très ambigu de ce personnage témoigne que nous nous trouvons dans une zone limite, indécise, presque fantastique, comme si la folie de Goliadkine avait un fondement bien réel. Particulièrement notable est dans ce cas clinique tel qu’il nous est présenté admirablement par l'auteur, le mécanisme de projection de l’ancien Goliadkine sur le nouveau. Le double incarne tout ce que l’ancien n’est pas : la facilité de parole, l’aisance mondaine, l’ambition efficace, l’habileté à ruser, les poses avantageuses envers les supérieurs, le tour d'esprit et ses plaisanteries. Ce portrait moralement condamnable est celui d’un personnage que Goliadkine refuse explicitement d'être, mais dont les traits sont en lui : le double incame ses tentations, ses désirs inconscients, son ambition rentrée. Et le double se nourrit des rêves obscurs du «conseiller titulaire», prospère et parasite l'ancien propriétaire du nom.
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Incarnation des pulsions refoulées, il dévoile l’homosexualité latente de Goliadkine8, son ambition professionnelle. Le double est issu du langage et l'on peut voir, avec Bakhtine, comment le langage crée la double anticipation du mot d'autrui. Le héros est anxieux du discours de l'autre, il anticipe ses réponses, et s'il se parle à lui-même, c'est pour se dédoubler avec un interlocuteur imaginaire. Faux-fuyants et réactions offusquées montrent qu'il anticipe les reproches qui pourraient être faits à une quelconque transgression. En répétant les mots, il veut les enraciner dans l'esprit de son interlocuteur, il les dédouble pour mieux les faire exister. C'est dire que «la conscience de soi est sans cesse doublée par la conscience qu'en a autrui : le moi-pour-moi-même se réfère constamment au moi-pour-les-autnes»9. Ce dialogue avec soi comme avec une personne étrangère révèle une profonde polémique intérieure, un conflit important, non résolu. Le discours prêté à autrui parasite le discours de Goliadkine, le truffe d'éléments extérieurs, étrangers, et ces incursions d'une altérité obscure provoquent des cassures, des protestations, des répétitions, une syntaxe brisée, des ruptures de ton, des digressions, le conflit de voix opposées et contradictoires, c'est-à-dire, pour Bakhtine, un affrontement dialogique intériorisé. L'infhjence du mot d'autrui sur le discours est indéniable : on a par exemple dans YEscargot entêté de Boudjedra, où se manifeste un parasite sous forme animale, également la reprise de discours rapporté, en l'occurrence de la mère, et précisément des formules figées que sont les proverbes. Goliadkine use de la langue des fonctionnaires, de proverbes, de jurons, de mots étrangers, de la langue archalsante de la chancellerie, avec gaucherie, doute, manque d'assurance. Son style, sa syntaxe sont hétérogènes, discontinus, sans cesse contaminés par différentes registres au point de perdre toute cohérence. Le discours de Goliadkine qui ne s'adresse qu'à lui-même s’efforce de le tranquilliser («Il est tout à fait comme tout le monde, c'est seulement comme ça, mais sinon il est comme tous les autres»). Il veut d'ailleurs passer inaperçu et s'efforce d'être soumis et résigné. C’est ainsi que s’exprimait l’enthousiasme de monsieur Goliadkine, et cependant quelque chose continuait à trotter dans sa tête : ce n’était pas une véritable angoisse mais son cœur parfois se serrait à tel point que notre héros ne savait quelle consolation se trouver. «Mais attendons le jour, nous pavoiserons après. D’ailleurs qu’est-ce que cela veut dire ? Bon, 8 On retiendra par exemple la déclaration d’amour de junior en vers, les moqueries de celui qui rappelle «Mon chéri !» et le traite de «Faublas russe... embrassons-nous mon chéri». 9 Mikhail Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 269.
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réfléchissons, voyons. Allez, au travail, réfléchissons mon jeune ami, réfléchissons. Soit, voilà un homme qui est comme toi, tout à fait comme toi, et d’un. Eh bien, qu’est-ce que cela peut faire ? Si cet homme est comme ça, faut-il en pleurer ? Que m’importe à moi ? C’est pas mon affaire. Je siffle et je passe, c’est tout ce que je fais, point à la ligne ! Qu’il prenne du service s’il veut ! C’est inouï, bizarre qu’ils disent, des frères siamois... Pourquoi faut-il donc mêler à cela les Siamois ? Admettons qu’ils soient jumeaux, mais même de grands hommes en ont fait de drôles à leurs heures. C’est connu l’histoire que le célébré Souvorov chantait comme un coq... Et puis, d’ailleurs, il fait tout cela par politique ; et les grands chefs d’armée... Mais pourquoi des chefs d’armée ? Je me suffis à moi-même, un point c’est tout ; je ne veux connaître personne et fort de mon innocence, je méprise l’ennemi. Je ne combine pas d’intrigues et j ’en suis fier. Propre, droit, soigneux, avenant, sans rancune, voilà mes qualités»10.
Le rôle de ce dialogue dans la vie intérieure de Goliadkine est suivant le théoricien russe de remplacer par sa propre voix celle d'autrui. Cette fonction de substitution perce partout chez Goliadkine et sans elle on ne peut comprendre ses dialogues intérieurs. S’adressant à lui-même comme à quelqu’un d’autre («mon jeune ami»), se faisant des compliments, entretenant une tendre familiarité avec sa propre personne («ma colombe Iakov Petrovitch, espèce de Goliadka ! ah, ce nom de famille que tu as !»n ), il adopte une voix autoritaire, ferme et satisfaite, vis-à-vis de sa première voix hésitante et timide, mais «le dialogue n’arrive pas à se transformer en un monologue sans failles et tranquillement assuré»12. Car cette seconde voix s’émancipe, ne se fond pas avec la première mais s’en détache par une schize dangereuse dont la conséquence est l’indépendance de plus en plus grande qu’elle prend au point de s’incarner dans l’Autre. Son double, sa mauvaise part dévoile ses propres ambitions carriéristes, son caractère méchant et les tendances philanthropiques-humanitaires de l’auteur ne suffisent pas à réhabiliter le double réactionnaire et pessimiste. Il est infesté, contaminé par des éléments extérieurs, qu’il ne saurait reconnaître comme venant de lui. Goliadkine s’efforce de se cacher, pour mieux paraître. Cette fuite, cet anéantissement de soi est rendu possible par l’apparition d’un double qui par son comportement mimétique lui dérobe son discours, son travail, des papiers, sa vie dans un jeu de miroir vertigineux. 10 Dostoïevski, Le Double, Folio, chapitre 6, p. 108-109. 11 Ibid., p. 122. 12 Mikhail Bakhdne, La Poétique de DostoîevkL, op. cit., p. 277.
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Goliadkine, dans sa solitude, ne vit que dans l'image de l’autre qui parasite tout son être, le trahit et joue le rôle de l’usurpateur. Ainsi la confession dramatisée avec voix polyphoniques est-elle l'histoire d’une décomposition. Le double, qui reprend le discours de Goliadkine, le transforme, le métamorphose, en fait un persiflage tragique tout en mettant le monde à l’envers. Tel est le rôle de ce double détronisant qui parasite et envahit la conscience du conseiller titulaire en la faisant voler en éclats, dans une dissolution de la personnalité qui dès l’origine prend une forme onirique. Goliadkine est sans aucune doute le représentant d’un ordre social inhumain. Dostoïevski présente la maladie comme la résultante d’un fait social. La solitude, l’isolement dans la machine bureaucratique, la faiblesse issue d’un complexe d’infériorité que contrebalance un complexe de supériorité, la tendance à perdre le contrôle de soi-même en raison de l’hypertrophie d’un moi égocentrique qui parasite son existence et l’unité de sa personne (ce que Louis Allain appelle «un moi mal cadré»13 qui oscille sans cesse entre l’autodénigrement et l’autoglorification) déterminent une zone d’indétermination, un balancement entre deux réalités que le cadre même de Pétersbourg rend sensible, avec ses brouillards et ses brumes, ses jeux de clair-obscur, sa luminosité pâle, ses heures de pénombre, le gris mouillé aux reflets fantomatiques de ses bâtiments de granit. L’être lui-même n’existe plus, il est soumis à la météorologie ; le temps qu'il fait parasite profondément l'être, et de phénomène physique devient une puissance métaphysique qui amène le clivage, l'apparition fantomatique du double dans la brume de la ville. Ce double n’apparaît pas immédiatement, mais progressivement C'est d'abord un inconnu qui sort des ténèbres, qui éveille un sentiment désagréable, puis de plus en plus angoissant jusqu'à ce qu'il se concrétise progressivement en double. Et cela en un moment où Goliadkine, désespéré, prêt au suicide, s'invente, halluciné désespérément un autre luimême qui lui porterait secours et amitié. D'abord perçu comme un frère, le double se révèle vite comme expression du refoulé, de la mauvaise conscience ; il est l'usurpateur, qui s’approprie un nom qui n'est pas le sien, qui brouille les marques entre le même et l'autre, le vrai et le faux, l'authentique et le mensonge. Telle est la logique paradoxale du double qui cherchant le même, le trouve, mais le trouvant le fait exister comme un autre, autre qui n'est plus soi, mais qui étant plus soi que soi, parasite et détruit l’identité de l'original. 13 Louis Allain, Dostoïevski et l'Autre, PUL, 1984.
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Le texte est lui-même parasité par le chiffre de cette dualité qui le fait exister : chez Dostoïevski la dualité est une constante (Goliadkme a deux chefs (Andrej Filippovic et Anton Antonovic) et deux supérieurs (son Excellence et Olsufij Ivanovic), il a deux femmes (Karolina Ivanovna et Klara Olsufevna), il a deux valets (Petruska qui le quitte et Eustaphius) ; au bureau il y a deux copistes, il rencontre deux jeunes collègues, et ainsi de suite). On a le même phénomène dans le Horla de Maupassant, où tout va par deux, sans compter les répétitions du discours qui ne cesse de produire le double parasitant Si le langage est parasité par la répétition double, par les jumeaux, les miroirs, tout cela n’est pas sans une grande ambivalence de la part de Goliadkine envers son parasite. André Green écrit que «le masochisme est perpétuellement satisfait, tant par ses faux pas - à la lettre - que par la harcelante agression du Double»14. Il y a bien une relation sadomasochiste entre la victime et son bourreau, entre le moi et son parasite. Si les humiliations, les rebuffades sociales sont à l'origine de la création du double, ce dernier est perçu de manière fortement ambivalente (ami/ennemi) ; s'il accomplit ce qu'il ne pouvait, lui, accomplir, il lui dérobe ce faisant une part de lui-même. On a pu dire que le double était un drame de la solitude. «Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément qu'il n'y serait plus ! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul», écrit Maupassant dans Lufl*. Une telle solitude peut être sociale (on le voit dans la critique de la société allemande bourgeoise et la critique de la société bureaucratique tsariste), psychologique avec la difficulté de sortir de soi, d’affronter le regard de l'autre, d’admettre l’ambition et l'égofeme. Elle peut également être aussi une solitude fondamentale, celle d'être soi (c’est-à-dire limité et ne pouvoir échapper à ses limites). Le double peut paraître alors comme une instance salvatrice, le temps d’un leurre. Rank disait que le double est à l'origine une assurance contre la disparition du moi, un démenti énergique de la puissance de la mort On voit qu'une telle illusion est vite démasquée pour jouer au contraire le rôle inverse : le double c'est la mort ; la mort-là ! synonyme de pessimisme, de mélancolie, d'enfermement, de réclusion. Ami intime en tant que même, Autre en tant que moi extérieur, le double est séparé de moi : il est l'image du moi séparé. D'où la haine et le sentiment d'une immense et terrible frustration, d'une ambivalence terrible et d'une dualité tragique. Le double enferme définitivement le moi, le chosifie en l'extériorisant 14 André Green, «Le Double et l’Absent», Critique, n° 312, mai 1973, p. 161-162. Maupassant, Contes et nouvelles, Laffont, collection «Bouquins», 1.1, p. 1014.
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Aliénations L’influence mentale de l’autre sur soi a été depuis le romantisme allemand un thème traditionnel de la littérature fantastique, bien connu depuis Mesmer. La suggestion hypnotique (tout comme le somnambulisme ou autres manifestations liées au magnétisme animal) témoigne du pouvoir effrayant qu’un être étranger peut avoir sur un sujet sans qu’il le sache. Cette ignorance, l’aliénation qui en résulte sont proprement angoissantes. Après Hoffmann, et bien d’autres, Maupassant qui a suivi l’enseignement de Charcot, est fasciné par l’existence de ces facultés inconnues : «Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible, d’endormir par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant qu’il dort, de lui voler sa pensée, comme on volerait une bourse»16. Dans Bel-Ami, il avait évoqué «une force plus puissante que la volonté, dominatrice, irrésistible»17, «ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et qu’on ne découvre qu’en allant fouiller tout au fond de soi»18, «cet inconnu de l’être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, en ces moments de nongarde, ou d’abandon, ou d’inattention, qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’esprit»19. Ces forces obscures ressortissent de la psychologie, s’il s’agit de l’inconscient, du fantastique, s'il s'agit d'un être mystérieux, voire même de la science-fiction s'il s'agit d'un alien qui vient tourmenter les humains. Un autre être enfermé a i moi, qui veut sans cesse s’échapper, agir malgré moi, qui s’agite, me ronge, m’épuise. Quel est-il ? le ne sais pas, mais nous sommes deux dans mon propre corps, et c’est lui, l’autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir (Un fo u P)20.
Cet inconnu inexploré, cet invisible qui rend visite, est un parasite d'autant plus inquiétant que son statut est équivoque. Projection ? fantasme ? hallucination ? être réel ? Sa réalité, quelle qu'elle soit, est bien établie, vérifiable expérimentalement et par des témoignages de bonne foi, incontestable. Cette force est d'autant plus patente qu'on en ignore l'origine. 16 Maupassant, «Un fou ?», in Contes et nouvelles, Laffont, collection «Bouquins», t H, p. 149. 17 Maupassant, Romans, Bibliothèque de la Pléiade, p. 314. 18 Ibid.t p. 336. 19/to i, p. 426. 20 Maupassant, «Un fou ?», op. cit., p. 1SO.
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L’hypnose est un épisode essentiel du Horla. La séance d’hypnose de Mme Sablé est la manifestation incontestable et terrifiante d’un pouvoir invisible, qui révèle l’existence de forces inconnues, extérieures à l’être humain et qui, cependant, ont la faculté de s’installer en lui. Cette intrusion parasitaire est une idée récurrente chez Maupassant, hanté par les lectures scientifiques qu’il a pu faire et qui l’ont convaincu de l'infirmité des sens humains, de l’incapacité à percevoir le réel dans toute sa richesse. Le développement des sciences a amené une inquiétude, brisé des certitudes, et ouvert des perspectives à l'exploitation fantastique de telles angoisses. Le fantastique se nourrit de telles incertitudes et Jacques Parent, dans Un fou donne l’exemple d’un pouvoir qu’aucune explication scientifique ne peut justifier. 0 s’agit d’une «puissance affreuse» qui est la marque de la présence, à l’intérieur même du personnage, d’un hôte étranger. G. Ponnau a amplement analysé les rapports de la folie et du fantastique à l’époque de Maupassant et «l’ambiguïté esthétiquement féconde et, sur le plan proprement psychologique, troublante, de l’invisible et de la folie. Puisque par principe, en effet, l’être imperceptible aux sens de l'homme ne saurait être identifié, et puisque par là même sa présence et son existence demeurent conjecturales, le récit devient le lieu d’un débat entre l’hypothèse de la folie et la thèse fantastique de l’envahisseur venu d’un univers inconnu et hostile»21. La folie présentée du point de vue du fou, vécue et décrite de l’intérieur (depuis Gogol et Dostoïevski) déroule son inquiétante étrangeté aux yeux d’un lecteur qui est enfermé dans un insoluble dilemme. «Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ?». Telle est la question que se posent les personnages des différentes versions d’un récit dont le titre s’est cristallisé en Horla.
Voix intérieure Un des modèles épistémologiques pourrait-on dire de cette hantise de l’invisible menaçant, du parasite secret, est l’épidémie du choléra (à l’époque encore menaçante, comme ce fut le cas a i 1884). «Le choléra c'est autre chose, c'est l'invisible, c'est un fléau d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante». Certains ont pu voir dans le choléra, l'origine même du mot Horla. Il est vrai que le parasite arrive avec le trois-mâts qui vient du Brésil où sévit l'épidémie de manière endémique. 21 GwenhaCl Ponnau, La Folie dans ¡a littérature fantastique, Paris, PUF, 1997, p. 300.
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Le parasite mêle sa voix à celle du sujet Parfois, il s'agit d'une voix intérieure : Une voix crie sans fin dan» notre âme et nous reproche d’une façon continue, obscurément et douloureusement torturante, harcelante, inconnue, inapaisable, inoubliable, féroce [...] tout ce que nous avons fait et en même temps ce que nous n’avons pas fait (Sur l ’ea u fil.
Avec le Horla, cette voix effiaie par son silence bruyant au point qu'on ne sait comment l'appeler. «Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi ? Je ne sais point», écrit Maupassant dans la première version23. Dans la dernière version du Horla, c’est lui-même qui se désigne ainsi Malheur à nous ! Malheur à l’homme ! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas... le... oui... il le crie... J’écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J’ai entendu... le Horla... c’est lui... le Horla... il est venu I...24.
Le nom n’est plus inventé, il vient de l’extérieur, il est même crié au personnage qui a du mal à l’entendre, et à le transcrire (pourquoi un h à horla, ce qui phonétiquement ne s'impose pas25). Pourquoi proclamer ce nom ? S'agit-il d'une auto-nomination ? est-ce le nom que le surnaturel se donne à lui-même (Alain Schaffiier26) ? Ou n'est-ce pas un nom qui par son formidable impact sur le langage et l’affect du lecteur s'avère être un formidable parasite? Tout d'abord le mot ne renvoie à rien de précis et Yincertitude nominale répond et exacerbe une incertitude objectale. Le nom de l’innommable perturbe le bon fonctionnement de la langue. Certes l'invisible est insituable, on ne sait où il est, ce qu'il fait et quand on a affaire à lui. Il est appelé «cet invisible», «cet inconnaissable», «ce rôdeur 22 Maupassant, Sur l'eau. Albin Michel, Livre de poche, 1972, p. 73. 23 Maupassant, Les Harlas, Babel, Actes Sud, 199S, p. 29. 24 Ibid., p. 68. 25 Mary Donaldson-Evans en suggère une belle raison : «[...] le h muet est la seule consonne muette de la langue française, la seule qui gouverne des règles de grammaire et de phonétique interdisant la contraction, le lien et la liaison dans l’espace qui le précède. Quel autre moyen plus parfait pour suggérer le drame de l’aliénation que déploie le Horla. Et quel véhicule plus précis que le h aspiré, pour évoquer la force invisible qui est l’instrument de l'étrangeté et qui est implicitement liée au vent [...] ?» (A Woman's revenge. Thechmnology o f dispossession in Maupassant's fiction, French Forum Ptélishers, 1986, cité par Thérèse Thumerel, «Modulations sur un titre : ‘Le Horla’», L'École des Lettres, n° 15, juin 1994, p. 30). 26 Alain Schaffiier, «Pourquoi ‘Horla’ ? ou le passage du miroir», Les Temps Modernes, p. 151.
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d'une race surnaturelle», «l'Être nouveau», «le nouveau maître», «il», «Lui», «quelqu'un»27, «on»28. Les points d'interrogation comme les points de suspension participent également de cette nomination impossible. Le nommer, c'est cristalliser son existence et piéger le lecteur, car Horla renvoie à quantité d'associations possibles et sollicite de nombreuses interprétations. Ce nom vide de référait, signifiant sans signification a la même fonction que la page blanche, il est (presque) un vide, une béance qui peut recevoir quantité de sens. Alain Schafîner a pu souligner à juste titre la richesse de ses sonorités (qui évoquent la mort, l'horreur, le hurlement, etc.), mais s'agit-il d'un nom propre ou d'un nom commun ? Le nom renvoie-t-il à quelqu'un ou à quelque chose ? On ne peut manquer de rappeler que le récit intitulé Le Horla est écrit par un narrateur sans nom, dans un journal sans fin ni début et qui n'est pas signé. Le Horla n’est-il pas alors l'histoire de la perte du nom, de l'effondrement du langage ? Mais aussi de la réversibilité : Horla/Alors, pointant le phénomène qui transgresse les lois naturelles du temps et de la causalité, tout comme il transgresse à de multiples reprises celles de l’espace étant à la fois là et hors. Tout comme chez Kafka, l’identité est chez Maupassant définie moins par la ressemblance que par l’espace occupé, la place. Le parasite est celui qui prend ma place, qui occupe mon fauteuil. Le nom parasite a suscité bien des interprétations (parasites d'un parasite !). On a pensé à Mont-Oriol, roman de Maupassant : le génitif d’Oriol en russe serait Orla ou l’accusatif. Oriol signifie l’aigle. Le rapport avec l’histoire du Horla n’apparaît pas. On a vu aussi qu’il pouvait s’agir d’un anagramme de choléra. On a aussi rapprocher le Horla du Rolla29 de Musset chez lequel on trouverait la même angoisse métaphysique. Le narrateur du Horla lit, la nuit, du Musset (La nuit de mai). La chambre, la nuit, la fenêtre ouverte, le livre sur la table, la menace de la folie semblent entourer cette lecture. Thérèse Thummerel a cité Horlaville, le nom de deux Normands, Prosper Horlaville et Césaire Horlaville, respectivement 27 «Je ne veux plus vouloir; mais quelqu’un veut pour moi ; et j ’obéis». 28 «On a bu - j'a i bu - toute l’eau». 29 Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air Vous y faites vibrer de sublimes paroles ; Elles flottent au loin dans des vents empestés, Elles ont ébranlé de terribles idoles ; Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L’hypocrisie est morte ; on ne croit plus aux prêtres ; Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu. Musset, Œuvres complètes, Seuil, «L’Intégrale», 1963, p. 144.
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paysan et cocher. De ce nom Marie-C. Bancquart dit : «Point n’est besoin de s’interroger sur la signification de ce tome (Horia) ; il veut dire ‘celui qui vient d’ailleurs’, le ‘horsain’ (étranger) du dialecte normand. Le patronyme Horlaville est des plus fréquents en Normandie et Maupassant l'a donné à deux de ses héros». Le critique observe même que le nom «Herestauss», présent dans la nouvelle, «semble avoir été forgé sur les mots allemands *Her(r)': monsieur, maître, et ‘aus\ hors de. Herestauss, c'est le ‘Horla’, celui qui ‘est d'ailleurs'»30. On le rapproche également de Hurlubleu, méchant magicien, ou encore de Lahor, pseudonyme du médecin et ami intime de Maupassant, Henry Cazalis (1840-1909) (le renversement du nom renverrait à la relation soignant/soigné) ou encore de Roland, ce Pierre Roland qui dans Pierre et Jean veut éclaircir l'adultère de la mère. Marie-Claire RoparsWuilleumier observe : «Du Hor/LA à Ro/LAND il n'est, ou presque, que l'inversion d'une anagramme [...]. Les deux textes fonctionnent ainsi à l’envers l'un et l'autre, - Pierre et Jean constituant la version refoulante, rassurante d'un même récit latent, celui du double, porteur de mort»31. Ou encore de Laure, le prénom de la mère de Maupassant qu'Antonia Fonyi retrouve : «Enfin, une suggestion d’ordre associatif : anagramme vocale de Laura, forme à peine déguisée de Laure, prénom de la mère»32. L'aura, l’or des alchimistes, le loriot, appelé aussi merle d’or ou encore le Horka que Maupassant a pu trouver chez Flammarion et qui serait le mot égyptien pour Saturne. Flammarion avait d'ailleurs signalé que les habitants de Saturne avaient des corps transparents. Pourquoi pas Hermaphrodite aussi, puisque le Horla combine l'indice du masculin et celui du féminin ? Monstrueuse abolition de la différence sexuelle de ce parasite qui n’hésite pas à se coucha1 sur le personnage, cauchemar incarné,... pour l'étrangler. Signifiant innommé, le hor et le là sont des phonèmes qui envahissent le texte (horrible, là) ainsi qu'il a été également montré dans le poème «Terreur» («Ce soir-li j'avais lu fort longtemps quelque auteur»............ «il était bien minuit, et tout à coup j'eus peur. Peur de quoi ? je ne sais, mais une peur horrible»33). Mais bien évidemment c'est d'abord le hors là qui s'impose, hors de là dont Antonia Fonyi écrit : «Mais si ces mots 30 Marie-Claire Baocquart, Le par la «race compacte des grimpeurs du Parnasse»5. Ainsi d'un héros de Catulle Mendès, Fabien Liberge, littérateur à la face de pieuvre, chroniqueur ignoble et redouté. Pour mieux asseoir sa puissance, il s'entoure d'une cour de profiteurs - conformément à un mécanisme constitutif du parasitisme déjà noté par Lucien de Samosate au IIe siècle apr. J.-C., et qui fait de la présence du parasite le signe même de la puissance de l’hôte6 : «Mais Fabien Liberge ne se bornait pas à la drôlerie meurtrière ; il poussait la haine jusqu'à l'obligeance ! Ces pauvres diables - ces pauvres anges - [...], il les invitait à déjeuner, et il leur prêtait de l'argent - afin qu'ils fussent des parasites ! ou par une prévoyance d'ogre»7. Difficile de mieux révéler le jeu d'un parasitisme généralisé qui frapperait, à en croire ces portraits, le monde littéraire de l'époque. Ces caricatures, à l'évidence, n'ont pas pour objet le seul divertissement du lecteur : elles participent à 4 Louis Dumur, Albert, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1890. Cité d’après l’édition Romansftn-de-siècle, Paris, Robert Lafibot, collection «Bouquins», 1999, p. 236. *Ibid. 6 «Un riche sans parasite paraît mesquin et sans valeur» (Lucien de Samosate, Le Parante ou que le métier de parasite est un art, in Œuvres complètes. Traduction par Eugène Talbot, vol. 2, Paris, Hachette, 1866, p. 193). Sur ce mécanisme, on se reportera, ici même, au chapitre «Sociétés de parasites». 7 Catulle Mendis, Le Chercheur de tares. Roman contemporain, Paris, Charpentier, 1898. Cité d’après l'édition Romansfin-desiècle, op. cit^ p. 365.
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un vaste imaginaire de la décadence, qui cherche &accumuler entre 1880 et 1900 les signes de la corruption générale, littérature comprise. • Parasites, ces écrivains ne le sont pas seulement, en effet, les uns pour les autres. Ils le sont, plus gravement, de la marâtre Littérature, dont il tètent le sein sans rien donner en retour. «Une soif insatiable de gagner quelque chose - note encore le héros de Dumur juste avant son suicide -, qui des rentes, qui une position sociale, qui un nom, qui des femmes, tourmentait tous les fils d’Apollon [...] Et ils osaient parler d’art !»8. De fait, tous ces littérateurs ne cessent de se réclamer de leur appellation d’artistes, de l’utiliser pour parvenir, alors même qu’ils ne produisent qu’œuvres chétives, ou même invisibles. Et telle est peut-être la manifestation suprême du parasitisme dans le monde des lettres : des écrivains choyés, courtisés, parfois adulés, mais en peine de véritable création, voir inaptes absolument à toute écriture. Ils abondent dans les récits de l’époque. Le personnage, déjà évoqué, de Clodomir de Bêlovent, est de ceux-là : il est présenté comme l’auteur d’«une série de jolis petits volumes d’un rose pâle, mignons, coquets, intéressants comme la peau d’une délicate Anglaise mourant de spleen, et qui sortaient tout parfumés de chez l’éditeur à la mode»9. Vbilà, assurément, trop de mignardises pour pouvoir faire honneur à la littérature et lui rendre ses bienfaits. Jules Ricard, conteur et nouvelliste à succès de l’époque, franchit un pas de plus en inventant la figure d’un poète auteur, lui, d’une œuvre complètement virtuelle, et significativement intitulée Effluves nostalgiques : Rafaël Kami, illustre dans trois brasseries, connu dans deux salons, d’une célébrité d’autant moins facile à discuter qu’il ne publie jamais rien. Aux gens peu informés qui avec candeur l'interrogent : - L’encre d’imprimerie infecterait mes parfums sensationnels, répond-il simplement D distribue à ses admirateurs pâmés quelques fragments de son «œuvre immense» écrits d’un pinceau trempé de laque sur des papiers japon colorés précieusement éclaboussés de poudres métalliques, tigrés de morsures d’acides10.
Encore cela suffit-il à lui assurer une position mondaine, de bons repas et quelques admiratrices - comme au poète caricaturé par Dumur. Et comme ‘au romancier brocardé, à la même époque par Hermaim Bahr, en Autriche,
8 Louis Dumur, Albert, op. cit., p. 237. 9 Ibid., p. 236. 10 Jules Ricard, «Amour de poète», in Contes à mon singe, Paris, Calmann Lévy, 1889, p. 286-287.
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et qui usurpe lui aussi le titre d’écrivain. Adulé en effet par ses pairs, respectueusement salué par tous comme «Apôtre de la modernité»11, il se disperse de manifeste en manifeste et ne parvient jamais à écrire le roman que ses contemporains attendent, et acclament par avance... Les exemples de ce type pourraient être multipliés. Il s'agit en somme dans ces fictions de jeter le doute sur la fonction même de l'écrivain professionnel, agrippé aux parois de l'ait qu'il prétend servir, et dont il chercherait surtout à profita* au mieux. En portant ainsi l'accusation de parasitisme, ou en dévoilant les stratégies de littérateurs parasites, les écrivains du XIXe siècle finissant n'évoquent pas seulement la décadence d'une société. Ils expriment une inquiétude aiguë quant à l'avenir même de la littérature et à ses conditions d'existence à l’ère de la grande presse tapageuse et du fait divers triomphant. Comment subsister entre cent professionnels des lettres ? Quelle place tenir dans l'univers grouillant de confrères également arrivistes, et qui n’hésitent pas à se plagier les uns les autres ? N’est-on pas condamné ici à la stérilité et à l’impuissance ? Car telle est l'ultime implication de ces textes sur les hommes de lettres en milieu confiné : ils montrent des parasites à leur tour parasités par les textes innombrables qui les entourent, et qui, bruissants jusqu'à rendre sourd, entravent toute créativité, toute originalité. À suivre ces figures, à retracer leurs stratégies et leurs déboires, c'est donc au cœur du pessimisme fin-de-siècle que l’on touche : en ce lieu mystérieux où parasitisme littéraire et décadence se rejoignent, et s'éclairent mutuellement de feux blafards...
Un paradigme Le parasitisme diffus qu’évoquaient les romanciers, souvent à coups d’allusions et de métaphores, pour décrire le monde littéraire fin-de-siècle, trouva brusquement à s'incarner, en 1892, dans une figure inoubliable : celle de l'Écomifleur de Jules Renard. Nulle métaphore ici, et point de faux-semblant : il s’agit bien - dès ce titre emprunté au vocabulaire des XVIe et XVIIe siècles, et qui désignait les profiteurs de table - d'un parasite au sens le plus strict du terme. Le héros de Renard n’aura d’ailleurs de cesse de se revendiquer tel, renouant avec la tradition inaugurée par Lucien de Samosate qui, déjà, donnait la parole au parasite dans son fameux dialogue. Ainsi, dès la deuxième page du roman, lorsque Henri (c'est son nom, et le seul qu'il sera donné au lecteur de connaître) 11 Hermann Bahr, «Der Roman», in Caph, Berlin, Fischer Verlag, 1894, p. 43.
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repère sa proie, le bouigeois Vernet dans l’omnibus : «Oh ! je me tiens sur mes gardes. Une récente histoire m’a rendu discret Je viens de ‘quitter’ certaine famille honorable que j'aimais beaucoup, un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage»12. De même, aux dernières lignes, au moment où l’Écomifleur, in extremis et par crainte d'une expulsion déshonorante, s’arrache au paradis qu'il s'est aménagé dans sa famille d'accueil, il s'exclame en son for intérieur : Mes chets amis, une dernière fois merci et adieu ! Il ne me reste plus qu’à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le journal des Goncourt : «À céder, un parasite qui a déjà servi»1?.
Ainsi encadré, le récit de Renard, développé en quelque cent cinquante pages que rythment de très courts chapitres et des dialogues théâtraux, se donne explicitement pour un épisode circonscrit dans la vie d'un parasite professionnel, qui n'en est ni à sa première, ni à sa dernière expérience. À charge pour le lecteur de suppléer par l'imagination aux silences du passé, et d’imaginer l’avenir. Ce professionnalisme - hérité sans doute, là encore, de Lucien, qui saluait déjà le parasitisme comme un métier - est proclamé par le héros à plusieurs reprises, avec un mélange de cynisme, de tendresse et de candeur qui fait le ton inimitable du roman. Il ose même, dans l’ivresse d’un succès qui rend téméraire, révéler à ses hôtes naïfs sa propre stratégie, sous couvert de leur décrire un de ses amis : Mais quant à cet autre, dis-je, il m’est impossible de le voir sans dégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-cœur. Croiriez-vous, monsieur Vernet, qu’il s’est installé au milieu d’une famille complète ? Il la ronge, possède la mère, conseille le père, dirige l'éducation des enfanta, préside à table et organise la dépense. [...] En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là ? - Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis !14
Ce qui se donne ici, dans une mise en abyme parfaitement lucide, n'est rioi moins que le portrait canonique d'un parasite, présenté, par surcroît d'ironie, à celui-là même qui en est la victime élue. Henri, lui aussi, rongera consciencieusement la famille Vernet au cours du récit : séduisant madame Vernet, puis sa nièce Marguerite, qu'il déniaisera au cours d'un chapitre intitulé «Le demi-viob>. Quant à présider à table, ce sera bien vite son privilège admis («Je découpe à table et il m’est permis d'affirmer que 12 Jules Renard, L'Écorwfieur, op. cit., p. 6. •3 /« d „ p. 164. 14/**/., p. 33.
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je préside. Je paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi»15), tout comme d'organiser la dépense, puisqu’il se verra même confier le porte-monnaie familial lors des emplettes au marché : J’ouvre ce porte-monnaie d’autrui avec une telle aisance que, par imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. D m’arrive de le mettre dans la poche jusqu’au prochain débours. On ne songe pas i le réclamer16.
Détail après détail, le personnage de Jules Renard s’inscrit ainsi dans la tradition séculaire du parasitisme comique, telle qu’elle s’est constituée de Piaule à Molière, de Juvénal à Pailleron. Mais les détails ici ne sont pas seuls en cause. La structure d’ensemble reprend elle-même l’un des schémas traditionnels des fictions consacrées aux profiteurs : l’incursion du parasite au début, son expulsion tout à la fin et, entre-temps, ses manœuvres de trublion, implacablement menées, tant dans l’ordre domestique et financier que sentimental et sexuel. Car l’Écomifleur est doté de cette plasticité fabuleuse qui semble propre à tout bon parasite. Comédien dans l’âme, il ne recule devant aucun accommodement, devant aucune palinodie, et cherche à exploiter sans relâche les virtualités de son être. Toutes qualités parfaitement symbolisées par la blancheur même de la carte de visite qu’il tend à monsieur Vernet, lors de leur premier dialogue, et qui porte pour toute indication un prénom. C’est assez signifier, d’emblée, son ouverture à tous les possibles, cette disponibilité faite homme qui caractérise les véritables parasites - à commencer par Tartuffe, le plus célèbre d’entre eux. Que l’on considère donc son aventure dans le détail ou dans l’ensemble, le personnage de Jules Renard apparaît sans conteste comme le modèle le plus accompli de parasite qu’ait produit la fin du XIXe siècle française, et ne dépare nullement une longue tradition littéraire. Mais où réside alors son originalité propre ? C’est évidemment dans sa nature d’homme de lettres laborieux qu’il faut la chercher. Pour la décrire, Renard déploie tout son talent et puise abondamment dans le registre des métaphores animalières, ou organiques. Il parvient ainsi à tisser des liens étroits entre littérature, parasitisme et animalité.
15 Ibid^ p. 84. 16Ibid., p. 86.
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Succions, sécrétions S'il est vrai que «la bouche est l'organe du parasite»17, l’Écomifleur de Renard est alors un parasite des plus achevés. Bouche il apparaît, bouche il s'installe, bouche il triomphe. Son action est toute de petites succions, aspirations, absorptions, mâchouillements, mais aussi, et à parts égales, expirations, expulsions, sécrétions, régurgitations : «Mon cœur de pique-assiettes s’emplit et se vide ainsi que les gobelets des fontaines publiques»18. Ce mécanisme de vases communicants n'est guère original et on le retrouverait aisément chez d'autres parasites. Mais Jules Renard va plus loin : il l'inscrit dans une vaste réflexion sur la parole et l’écriture. Et tel est sans doute l'intérêt majeur de son roman. .Le travail vaguement répugnant du parasite occupé ¿ l'ingestion et à l'expulsion, l'écrivain ne l'épargne guère à son lecteur. Il cherche, au contraire, à le restituer, non sans complaisances, à coups de métaphores répétées. Ainsi Henri parle-t-il de «sa bouche en suçoir»19, instrument même du plaisir qu'il savoure auprès de ses hôtes, avant d'évoquer plus généralement son projet en ces termes : Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de ces trois êtres, de les rendre miens, d’en extraire ce qu'ils pourront me donner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire20.
Ce vocabulaire, un peu de vampire, un peu de sangsue, ne s'applique pas seulement aux conditions générales de vie ; il se prête particulièrement bien aux manœuvres amoureuses, \foici notre cynique, un peu plus tard, tout occupé à imaginer son adultère : Il est temps d’empoigner cette femme, de la serrer sur son coeur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper M. Vemet Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de t'installer à sa place après avoir mangé sa soupe21.
Et, plus loin encore, au moment d'un baiser coupable et furtif avec la maîtresse de maison : «Je ne me presse pas et je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne de souffle humide»22. Après le modèle de la sangsue, celui de la ventouse : toute une vie 17 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Hachette. 1997 [1980], p. 436. 18 Jules Renard, L ’Écom ÿieur, op. cit., p. 159. i 9 Ibid^p. 73. 20 Ibid^ p. 86. 21 Ibid^ p. 96.
22/Mfnp.l31.
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caoutchouteuse et invertébrée semble palpiter dans ces pages où le Jules Renard des Histoires naturelles se profile déjà... Absorber pourtant ne saurait suffire et il faut bien, malgré tout, payer tant de bienfaits. Non point, évidemment, en espèces sonnantes (car le parasite alors deviendrait client) ; ni en services considérables (car le parasite alors ne serait que domestique) ; ni même en retour sincère d’affection (car le parasite alors serait un ami). Non. Mais bien plutôt en menue monnaie de mots sans valeur, en pacotille de paroles banales et de lectures vite révisées, aussi vite recrachées. En échange des flux nourrissants (sucs précieux et salive de baisers), répondre par de vains bruits de bouche. Pour payer le manger : la parole, à condition qu’elle n’exige aucun effort Tel est le génie de l’Écomifleur, par où, dès le début, il conquiert : «Je possède mon sujet et je parle, je parle ! Ça coule de source, semble-t-il»23. Et plus loin : «Nos conversations reviennent, les mêmes. Le plus souvent j ’ai la parole et, tandis que mes dents s’amusent d’un Palmer, ma bouche s’emplit et se vide de mots»24. Un flot de paroles : jamais sans doute l’expression n’aura semblé mieux adaptée qu’à cette pratique de la conversation désinvolte où le parasite dépense sans compter - à proportion seulement qu’il ne lui en coûte rien. Ce qu’il donne pour prix de l’hospitalité n’est jamais que cette fausse monnaie dont on use dans les jeux de société, ou sur les planches du théâtre, et dont on peut sans dommage être prodigue à l’infini : Ce que je dis ne peut être que banal Je n’y tiens pas. Je le prodigue, a i veux-tu, a i voilà. C’est de la monnaie de cuivre plate. Je n ’ai qu’à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et se répand. Pouvait-on espérer qu’il sortirait un bruit si continu d’un garçon aussi maigre ?25
Écoulements, flux, liquidités : dans les pages de ce roman s’établit une économie bien balancée, qui permet à chaque partenaire de se maintenir dans son rôle, et d’y trouver son compte. L’Écomifleur prend tout et crache du vent ; l’hôte, à l’inverse, donne tout et reçoit de petits bruits qui le satisfont : «M. Vernet [...] souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche»26. Fort lucide, à son accoutumée, sur ce mécanisme performant, le héros peut résumer d’une phrase : «Je dîne bien et souvent Je dis des vers à la satiété de tous»27. Satiété pour satiété, estomac contre 23 Ibid., p. 23. 24 Ibid., p. 35. 25 Ibid., p. 29. 26 Ibid., p. 133. 27 Ibid^ p. 31.
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oreille : le pacte parasitaire se donne tout entier ici, dans l’équilibre miraculeux d’une relation déséquilibrée. Car il ne faut guère s'y tromper : il s'agit bien là, constitutivement, d'un déséquilibre dans la relation. D'un côté tout, de l'autre presque rien. Ou même : moins que rien. Car aux tomes de son contrat tacite, FÉcomifleur de Renard n'était pas seulement convié à parler, mais, davantage encore, à écrire. Telle était la raison de son invitation au bord de la mer par les Vemet, et telle sa fonction alléguée : cette œuvre à venir, qui l'auréolait déjà, et rachèterait tous les efforts de ses hôtes. «Savezvous ce que je voudrais ? lui demande madame Vemet Je voudrais vous voir faire une belle œuvre, un roman, par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un peu de moi I»28. Vaine supplique : jusqu'à son expulsion, l'Écomifleur n'écrira rien («Que c'est embêtant d'écrire f»29), jamais rien, - par où il fera preuve d'un surcroît de tromperie e t en conséquence, de parasitisme. À la légèreté aérienne d'une parole aisément exhalée, l'écriture semble s'opposer comme une expérience de douloureuse pesanteur : «Ma plume me paraît lourde comme un instrument de travail»30. Et là où, dans l’ordre du langage, tout n'était que liquides dispensés sans effort tout n'apparaît au contraire, dans l'ordre de l'écriture, que comme épanchements impossibles : «Ça coule-t-il, monsieur Henri ? - Oui, ça coule, comme ci, comme ça»31. Mais trois lignes plus loin, il faut bien se l'avouer : «Non, ça ne coule pas du tout I»32. Fluides figés... N'est-ce pas assez dire le déséquilibre radical de la relation parasitaire ? Répondre aux bienfaits matériels par une parole bénigne, encore cela était-il possible. Mais quant à écrire ! À laisser une trace visible sur la blancheur matérielle du papier ! Ce serait trop donner ! Par cette impuissance même, le personnage de Renard atteint au faîte de son parasitisme. Restent à comprendre les raisons exactes de son inhibition. Paresse sans doute. Mais l'auteur de L ’Écomifleur les place ailleurs aussi - dans une relation particulière de son héros à la culture et aux livres. Et c'est par là qu’il le rattache au questionnement fin-de-siècle sur les possibilités mêmes de l'écriture dans un monde gangrené de parasitisme.
28 Ibid^ p. 102. Wlbid^p. 104. *>Ibid^ p. 135. 31 Ibid., p. 101. 32/« /.,p . 102.
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Impuissances, ou le parasite parasité S'il feint parfois quelque candeur devant ses hôtes, l'Écomifleur est loin d’être vierge de savoir. Au contraire : il conserve dans son esprit une masse de livres, qu'il sollicite à tout instant pour séduire, briller et conquérir. Ils constituent son arsenal, soigneusement entretenu par une méthode éprouvée, que le héros expose au lecteur pour lui permettre d'imaginer une soirée chez les Vernet : •
Les notes que je repasse tous les deux ou trois jours me sont alors bien utiles. Elles condensent ce qu'un jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait de l'Intelligence de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C’est une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C’est un v o s de Baudelaire qui étonne et qu’on écoute longtemps comme l’écho d’un bruit dans un caveau33.
Tout cela, que l'invité vaporise à petites doses et disperse comme à coups d'éventail dans le cours d'une conversation badine, suffit à l’installer comme parasite, et à le faire admirer infiniment Mais lorsqu'il s'agit de se mettre à écrire, de frayer en soi des chemins aux images inédites, ce savoir révèle ses dangers. C’est la leçon cruelle que son séjour balnéaire réserve à l'Écomifleur. Comment écrire à la mer ? Comment décrire la mer ? Prisonnier dans sa mansarde, il se consume devant une feuille blanche et finit toujours par renoncer. C'est d'abord que la tentation de la plage, et de la promenade, et des leçons de natation à Marguerite, est trop forte. Mais c'est surtout que d'autres, trop d’autres avant lui ont déjà décrit la Grande Bleue. Ils prennent des allures de censeurs. Dans la malle sous forme de livres, dans le cerveau sous forme de souvenirs, ils pèsent de tout leur poids : Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités : La M er de Michelet, La Mer de Richepin. Frappant à petits coups sur les tranches pour faire envoler la poussière, je me dis : «Avec ça, rien à craindre !» J'ajoutai à ces deux livres Les Paysans de Balzac, pour le cas où je serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer avec un médecin ou un curé et d’admirer la nature34.
Pour ce jeune homme trop lettré, tout accès direct à la réalité semble impossible. Sans cesse, les écritures des autres, qu'il s'est incorporées à coups de lectures, viennent faire obstacle. Entre soi et le monde, elles 33 Jbid. p. 35. 34 ibkî., p. 38.
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s'insinuent comme des médiatrices importunes. Ou, très exactement, comme des parasites. Bruissements confus, bourdonnements de paroles en fragments, étrangères et pourtant familièrement incrustées, elles empêchent d’entendre le son original du réel, et minent en fin de compte le pouvoir de créer : «La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une image de mon cru. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti»35, s’exclame, devant sa fenêtre, le littérateur en difficulté. Et, peu après : «Un torpilleur manœuvre au loin : gros cigare. Le Nautilus de Jules Verne m’a causé plus d’étonnement»36. Trop de livres ! trop de lectures ! trop de savoir ! Telle est l’affection dont souffre le héros de Mes Renard, et qui l’empêche tout ensemble de vivre et d’écrire. C'est à bon droit alors qu'il se baptise lui-même une vivante «anthologie»37 : un amalgame de textes choisis, et bien connus, mais d'où ne saurait émerger la moindre nouveauté. Que pourrait bien créer une anthologie personnifiée ? Elle n’est que le lieu de la contemplation critique et improductive. Anthologie faite homme, l’Écomifleur est tant habité par La littérature qu’il en a perdu tout pouvoir démiurgique. Ce que Marcel Schwob, dans un article où il analysait le roman de Renard comme celui par excellence des crises, résumait lumineusement en ces termes : L’Écomifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal. Il voit le XVIIIe siècle à travers Goncourt, les ouvriers à travers Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers Balzac et Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. D a beau regarder la mer, il n’est jamais au niveau de la mer. S’il aime, il se rappelle les amours littéraires. S’il viole, il s’étonne de ne pas violer comme en littérature. Sa tête est pleine de fantômes38.
Éclairé sous ce jour, ce personnage juvénile, mais déjà vieux de savoir et hanté par mille fantômes de littérature, laisse éclater la nature exacte de son être : un parasite parasité. Il manifeste d’ailleurs en ceci cette propension du parasite - si visible dans Tartuffe et souvent signalée par la 35 îbid^ p. 45. 36 p. 46. 37 Ibid^ p. 67. 3* Marcel Schwob, «La Perversité», in Mercure de France, IV, 1892, p. 193*199. Publié pour la première fois en volume dans SpicÜège (Paris, Mercure de France, 1896). Cité d’après l’édition SpicÜège, in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Bemouard, s. d. [1928], p. 132-133.
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critique39 - à se trouver lui-même un jour parasité, à devenir hii-même l’hôte des importuns. Ainsi de l’Écomifleur : d'autant meilleur parasite chez les Vemet, semble-t-il, qu'il est parasité par des textes à l'infini. Et d'autant plus grand parasite de la littérature, qu'il est parasité par elle : il lui prend tout, et ne lui raid rien ; elle lui prend tout, et l'empêche de vivre. En ce tourniquet infernal, cet étrange personnage rejoint une kyrielle de confrères littérateurs, évoqués à l'époque par d'autres écrivains que Renard. Ils souffrent de la même maladie, toute d'érudition et d'impuissance conjuguées, et qui n'est autre, peut-être, que le syndrome de la Décadence.
Indigestions, ou le plumitif farci À l'Écomifleur, les lettres fin-de-siècle avaient donné, quelques années plus tôt, un frère aîné, plus sarcastique encore, et plus malheureux : un personnage inventé en 1883 par Albert Giraud, et qualifié par lui, significativement, de Scribe. Comme l'Écomifleur, Jean Heurtot (tel est son nom) est homme de lettres ; comme lui aux prises avec les douleurs et les révoltes de la création. Mais il parvient, pour sa part, à les surmonter peu à peu, et finit par accoucher, péniblement, d'un volume, grâce à un «art patient de chinois [...], un art de ciseleur»40. Et le voici qui, un soir de solitude, contemple enfin son oeuvre achevée et se prend à la relire en tremblant d’appréhension. Las ! Une catastrophe l'attend ici : À la première ligne, il découvrit une réminiscence, et puis une autre, une autre encore. Il éparpillait autour de lui les pages, hagard devant l’écroulement de son rêve. Cette image appartenait à Hugo, ce vers à Leconte de Lisle, cette strophe était jumelle d'une strophe de Baudelaire. Et celui-là surtout se reflétait dans le poème. Tout à coup Jean se rappela que l’idée-mère de son œuvre était un sonnet des Fleurs du M i/*1.
39 On se souvient en effet qu’à l’acte IV (seines 4-5) de la pièce, Tartuffe tout absorbé dans sa déclaration d’amour à la maîtresse de maison, est espionné par Oigon caché sous la table. Où le parasite se trouve parasité dans ses œuvres... C'est ce que Michel Serres explique dans son ouvrage, op. cit., p. 372. Hillis Miller, dans une autre perspective, pouvait parler d’une inversion constante des rôles entre parasite et hôte : «the perpetual reversai of parasite and host» («The Critic as Host», in Deconstruction and Criticism, Londres et Henley, Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 225). 40 Albert Giraud, «Le Scribe», op. cit., p. 19. 41 Ibid^ p. 24-25.
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Ironique expérience de l'excès... Trop de culture ! et dans la tête trop de références ! Le plagiat est au Scribe ce que l'impuissance était à l’Ecomifleur de Renard. Les deux affections ont une cause commune : un savoir indigeste, intégré, incorporé, qui vient parasiter la création littéraire, et la rend impossible. Dans un sursaut de rage, aussi pathétique qu’hilarant, le personnage de Giraud ira même jusqu'à prétendre soudain que c'est Baudelaire qui l'a plagié, et non l'inverse - confirmant par là, une fois encore, l'aptitude du parasite et de l'hôte à s'échanger leur rôle : «Non, il n'était pas un plagiaire. C'était Baudelaire qui le volait !»42. L'inquiétude fin-de-siècle quant à la possibilité même de la littérature, considérée désormais comme le lieu de tous les parasitismes, se peut-elle mieux manifester ? Est-il encore possible, après Hugo, après Baudelaire, de faire œuvre originale, dans un monde saturé de textes célèbres, dont le bruissement vient sans cesse se mettre en tiers entre soi et la blancheur du papier ? Cette question lancinante, Hermann Bahr la pose aussi dans le récit, déjà évoqué, qu'il consacre à un romancier trop féru de théories pour faire acte de démiurge. Ce personnage vient-il à s'atteler enfin à la tâche, qu'aussitôt les fantômes des grands écrivains passés viennent le narguer, comme ils narguaient l’Écomifleur et le Scribe : «Ainsi hésitait-il entre Juvénal, l’Idylle et Stendhal. Et il changeait de ton chaque jour»43. On s'en doute : pareilles hésitations ne sont guère productives et ce romancier parasité par ses lectures finira par ne rien écrire du tout Apparemment endémique, l'indigestion qui atteint tant de figures de plumitifs à la fin du XIXe siècle avait été diagnostiquée et condamnée dès 1874 par une voix célèbre : celle de Nietzsche qui, dans le chapitre de ses Considérations inactuelles intitulé De l ’utilité et des inconvénients de l ’histoire pour la vie, la décrivait comme la maladie même de l’homme moderne. Ce dernier, hypnotisé par une connaissance collectionneuse du passé, se trouvait dans l'incapacité d'agir, de créa' - et simplement de vivre : L’homme moderne, en fin de compte, traîne avec lui une énorme masse de cailloux de l’indigeste savoir qui, à l’occasion, font entendre dans, son ventre un bruit sourd [...]. Ce bruit laisse deviner la qualité la plus originale de l’homme moderne : c’est une singulière antinomie entre un être intime à quoi ne correspond pas un être extérieur, et vice versa44. 42 Ibid^ p. 26. 43 «So zauderte er zwischen Iuvenal, Idylle oder Stendhal, und änderte auch tlgiich den Ton [...]» (Hermann Bahr, «Der Roman», op. cit., p. 56). 44 Friedrich Nietzsche, «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie» (1874), in Œuvres, Jean Lacoste et Jacques Le Rider éd., Pois, Robert Laffoct, collection «Bouquins», 1993, vol. l,p.237.
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En cette analyse, tous nos plumitifs semblent pouvoir se reconnaître, comme réunis sous le regard surplombant du philosophe : tous alourdis par des connaissances qu’ils ne parviennent pas à exploiter dans un acte de conquête original, et qui entrent en contradiction avec leurs aspirations démiurgiques. Et Nietzsche d’ajouter plus loin, à propos des littérateurs, hommes du peuple, fonctionnaires et politiciens du jour : «[...] ce ne sont point là des hommes, mais des manuels en chair et en os, et, en quelque sorte, des abstractions concrètes. Si par hasard ils avaient du caractère et une originalité propre, tout cela est si profond qu’il n’y a pas moyen de le tirer au jour»45. N’est-ce pas là, très exactement, le mal de cet Écomifleur, vivante anthologie, dont Marcel Schwob disait qu’il n’était «pas encore doué de la volonté nécessaire pour agir, ou pour projeter ses fantômes après avoir lutté contre eux»46. En cette incapacité même, le héros de Renard se révélait décadent : inapte à se jeter dans le joyeux devenir, et ruminant sans cesse des savoirs déjà constitués, et des textes déjà écrits. Hanté en somme par l’Histoire, qui le dévorait, et non par l’avenir de la création : «Si la création, note Jankélévitch dans son article fameux sur la décadence, veut des consciences peu encombrées de souvenirs et totalement extroversées dans le joyeux présent, la décadence, elle, favorise le culte des souvenirs et l’attachement aux coutumes ; la conscience de la tradition historique est elle-même une conscience décadente»47. Qu’ils soient paralysés par le souvenir du style de Juvénal ou celui de Stendhal, par les rythmes de Baudelaire ou ceux de Leconte de Lisle, par le savoir de Michelet ou par les métaphores de Richepin, tous ces plumitifs, travaillés par une surconscience historique, seraient alors à considérer comme des modèles achevés d’artistes décadents. De ces derniers, Hermann Bahr ne disait-il pas d’ailleurs, dès 1894, que «les oeuvres du passé leur cachaient les objets du présent»48 ? Faute de lutta* contre leurs parasites intérieurs, ces littérateurs de fiction sont condamnés, pour les uns, à devenir ces plagiaires que Voltaire appelait, joliment, des «écomifleurs du Parnasse»49 45 Ibid, p. 245. 46 Marcel Schwob, «La Perversité», op. cit., p. 132. 47 Vladimir Jankélévitch, «La Décadence», in Revue de Métcphysique et de M onde, 4, octobre-décembre 1950, p. 359. 48 «Die Werke der Vergangenheit verhüllten ihnen die Dinge der Gegenwart» (Hermann Bahr, «Décadence», in Die Zeit, vol. 1, n° 6, 10 novembre 1894. Repris en 1897 dans le volume Renaissance. Neue Studien zur Kritik der Moderne, Berlin, Fischer Verlag, 1897, p. 1-11. Cité d’après l’édition Zur Ueberwindung des Naturalismus. Theoretische Schriften 1887-1904, Gotthart Wunbag éd., Köln, Mainz, W. Kohlhammer Vertag, 1968, p. 169). 49 Voltaire, «Lettre à Damilaville», 24 septembre 1766, citée par le Dictionnaire de Lütré, sub verbo «Écomifleur».
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- et, pour les autres, plus gravement encore, à se taire, drapés dans un silence inhibé. C'est un processus que Nietzsche expliquait encore : «[...] la masse des matières de connaissance qui nous arrivent de toute part est si formidable, tant d'éléments inassimilables, exotiques, se poussent violemment, irrésistiblement, ‘tassés en hideux monceaux' pour trouver accès dans une jeune âme, que celle-ci n'a d'autre ressource, pour se défendre contre cette invasion, qu’une hébétude volontaire»50. Le silence. Pour digérer l’excès de connaissance, nul autre remède apparemment que lui. Ne plus écrire, certes, mais même ne plus parier. Comme si l’ultime criminel, le vrai parasite, n’était autre en somme que le langage. Ce serait lui en fin de compte, galvaudé par la presse, et bruissant partout, qui viendrait s’inscrire toujours en tiers importun pour inhiber l’éclosion de toute œuvre nouvelle, et empêcher jusqu’au joyeux bonheur de vivre. Hypothèse que les écrivains du XIX« siècle finissant ne se firent pas faute d’illustrer par leurs récits.
Culpabilité do langage Le pessimisme fin-de-siècle, qui ne laisse rien intact, devait bien finir par en arriver là : à mettre le langage lui-même en crise, à le désigner luimême comme l’invité importun de nos vies, dont il dévorerait la spontanéité naïve. Aux écrivains qui songeaient à pousser jusque-là leur désespérance, les figures de littérateurs, une fois encore, pouvaient servir d’exemples bienvenus. Ne faisaient-ils pas, en quelque sorte, profession du langage même, sous toutes ses formes ? N’étaient-ils pas mieux aptes que quiconque à déaire ses ravages sur la vie ? Le Scribe d'Albert Giraud excelle du moins à cette évocation, dans un passage de désespoir lucide et sarcastique : À quoi bon écrire, se disait Jean. À quoi bon le travail, le ploi sous une pensée ? Être double, un qui agit, un qui regarde ; un qui adore, un qui ricane, Méphistophélès et Faust ; devenir l'espion, le parodiste de soimême, perdre la béate et primitive inconscience, à quoi bon ? Imbécile, qui laisses la chose pour le mot !51
On mesure tout l'intérêt de cette plainte où le héros reconnaît soudain le parasite en lui-même, sous la forme du langage articulé. Un vertigineux dédoublement s'opère ici, qui est peut-être le propre de tout sujet parlant, mais que l'homme de lettres, dans sa lutte avec le langage, expérimente 30 Friedrich Nietzsche, «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie», op. cit., p. 257. Albert Ginuid, Le Scribe, op. cit., p. 22.
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avec une particulière acuité. Ce ne sont plus même les livres du passé qui pèsent sur l’acte créateur, et sur la vie, pour les inhiber, comme dans L ’Écomifleur. Ce sont, plus radicalement, les pensées du créateur, en ce qu’elles doivent être formulées et articulées. Ce constat douloureux, un autre personnage de fiction le fait, peu après, et dans des termes étrangement similaires. C’est, dans La Mouette de Tchékhov, le jeune Trigorine, écrivain déjà célèbre, et qualifié (en français dans le texte), d’«homme de lettres». Il décrit à une jeune fille, au deuxième acte, la torture intime d’une existence entièrement parasitée par le langage, hôte dévorateur et partout immiscé : J’écris sans interruption, je cours la poste, je ne peux pas faire autrement Quoi de beau et de lumineux là-dedans, je vous le demande ? Oh ! quelle vie barbare ! [...] Je vois un nuage qui ressemble à un piano à queue. Je pense : il faudra mentionner quelque part dans un récit qu’un nuage passait qui ressemblait un piano à queue. Ça sent l’héliotrope. Je m’empresse de fourrer cela dans ma tête : odeur suave, couleur de veuvage, s’en souvenir pour la description d’un soir d’été. Je me pille moi-même et je vous pille au détour de chaque phrase, de chaque mot, et je me hâte de ranger toutes ces phrases, tous ces mots, dans mon garde-manger littéraire : ça pourra servir ! Quand je m’arrête de travailler, je cours au théâtre, ou bien je vais à la pêche pour m’y reposer ! m’abandonner ! Eh bien, non ! Un lourd boulet de fonte roule déjà dans ma tête : le nouveau sujet ; et déjà ma table m’appelle, et il faut se dépêcher d’écrire, écrire encore, écrire. Et toujoias ainsi, toujours, et je n’ai pas de répit avec moi-même, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour un miel que je distribue je ne sais à qui dans l’espace, je butine le pollen de mes plus belles fleurs, j ’arrache les fleurs elles-mêmes, et je piétine les racines52.
Garde-manger bourré, tête fourrée de souvenirs, ou remplie de fonte : on retrouve ici ce vocabulaire du farci qui semble caractérisa’ ces récits sur le parasitisme littéraire. Mais ces intrus que l’homme de lettres a admis, qu'il s’est incorporés, et qui pèsent de tout leur poids sur son existence, ne sont autres désormais que des mots, des phrases, des thèmes, conçus comme autant de vampires. Ils le privent à tout jamais de la joie naïve de la vie. Trigorine rejoint en ceci le plus fascinant peut-être de tous les littérateurs fin-de-siècle : celui que Catulle Mendès avait campé, en 1886, dans un conte intitulé, précisément, «L’Homme de lettres», et qui, au cours d’un monologue pathétique, évoquait tous les symptômes de sa maladie, inoculée par le langage-parasite :
52 Anton Tchékhov, La Mouette [18%], Paris, Le Livre de poche, 1985, p. 49-50.
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À force de rêver ou d'observer, à force d'étudier, d'analyser, en nous et hors de nous, tous les sentiments et toutes les passions, d’en guetter l'éclosion, d'en suivie le développement et la décadence, de consigner dans notre mémoire les attitudes qu’ils produisent, le langage qu’ils inspirent, nous avons définitivement tué en nous la faculté des émotions ingénues, le pouvoir d’être heureux ou malheureux, avec simplicité. Nous avons perdu toutes les saintes inconsciences de l’âme ! [...] Notre abominable sens critique juge les baisers et les caresses, les compare, les approuve ou non ; fait des réserves ; nous découvrons des fautes de goût dans l’emportement de nos joies et de nos désespoirs ; nous mêlons la g ram m aire à l’amour ; et, en proie à l'imparfait du subjonctif en même temps qu'à la suprême ivresse, nous disons à notre amie épouvantée : «Oh ! je voudrais que tu m’aimasses jusqu’à la mort !». Littérature ! littérature ! tu es devenue notre cœur, nos sens, notre chair, notre voix. Ce n ’est pas une vie que nous vivons, c’est un poème, ou un roman, ou un drame. Ah ! toute l’espèce de gloire qu’ont pu me valoir trente années de travail, je la donnerais pour pleurer, un seul instant, à chaudes larmes, sans m’apercevoir que je pleure53.
Maladie tragi-comique de l’homme moderne. Ou, plus exactement, de l’homme moderne conçu comme un décadent : rejeton tardif et trop cultivé de siècles de littérature, qui le hantent et l’empêchent de vivre. Adieu, saintes inconsciences de l'âme ! Adieu, cette béate et primitive inconscience qu’évoquait quant à lui le Scribe de Giraud. Elles appartenaient aux temps archaïques de l’innocente création. C’est aujourd’hui le temps de la surconscience historique, et de 1’«abominable sens critique». Le temps de l'expressivité délirante et de la g ram m aire maladive. Le temps où les langages les plus variés, qui ont roulé de par les siècles et les livres, et que l'imprimerie diffuse à grands cris, se déposait en chacun comme une vase où la vie semble patauger, et la création s’embourber. Telle est la maladie, inquiétante entre toutes, que veulent décrire, par leurs héros interposés, Mendès, Tchékhov, Renard, Giraud. Et elle ne semble pas souffrir de remède. Ou presque.
Silences À la fin du roman de Louis Dumur, Albert, le héros éponyme, poète raté, s’apprête à se suicider. Le milieu littéraire, et avant lui l’enseignement qui lui a farci le cerveau d’Histoire, ont eu raison de ses forces. Mais ses propres créations surtout le dégoûtent et, plus généralement, le langage : 53 Catulle Mendès, «L’Homme de lettres», in Contes choisis, Charpentier, 1886, p. 120-122.
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Mais ce qui lui inspirait surtout de l'horreur, c’était ce qui sortait de sa propre imagination : non pas son imagination elle-même, en tant que chaos confus et voltigeant, mais les produits formulés de son imagination. Les vers qu’il avait jadis composés, ses essais en prose, ses paroles, ses idées, aussitôt qu’elles prenaient le moule des mots, l’expression telle qu’elle fût lui causait des nausées54.
Dans ce mal où l’on reconnaît l'indigestion endémique du plumitif parasité, un répit se donne pourtant : «Il ne souffrait qu'un peu de musique. Mystérieuse et indécise manifestation de ce qu'il y a de plus indéfini dans l’art, la musique parvenait parfois à bercer nuageusement l'esthétisme de son âme»55. Pour échapper aux ravages du parasite-langage, la musique s'offrirait comme solution. Ou la danse. On se souvient ai effet que dans un fameux texte de 1895, Hofmannsthal prêtait ce rôle exact à la chorégraphie et aux arts du mouvement : ils offraient un repos bienvenu, parce que silencieux, dans un monde définitivement gâté par la parole pléthorique. Car le mal effrayant que les Mendès, Renard, Bahr et Dumur situaient chez les hommes de lettres, Hofmannsthal, par un élargissement spectaculaire, le décelait dans le monde moderne tout entier : Les gens sont en effet las d’entendre parler. Ils ont un profond dégoût des mots. Car les mots se sont interposés devant les choses. L’ouï-dire a absorbé l’univers. Les mensonges infiniment complexes de l'époque, les mensonges rancis de la tradition, les mensonges des administrations, les mensonges des individus, les mensonges des sciences, tout cela est posé sur notre pauvre vie comme des myriades de mouches mortellement pernicieuses. Nous sommes en possession d’un affreux procédé pour étouffer entièrement la pensée sous les concepts. [...] Ainsi s’est éveillé un amour désespéré de tous les arts qui s’exercent sans paroles : la musique, la danse et tous les arts des acrobates et des jongleurs56. 54 Louis Dumur, Albert, op. cit^ p. 24S. 55 Ibid. 56 Hugo von Hofmannsthal, «Eine Monographie. ‘Friedrich Mitterwurzer’ von Eugen Guglia», in Die Zeit, 21 décembre 189S. Traduction d’Albert Kohn et JeanClaude Schneider, in Lettre à Lord Chandos et autres essais, Paris, Gallimard, 1980, p. 4243. «Die Leute sind es nfihmlich müde, reden zu hören. Sie haben einen tiefen Ekel vor den Worten : Denn die Worte haben sich vor (fie Dinge gestellt Das Hörensagen hat die Weh verschluckt Die unendlich komplexen Ldgen der Zeit, die dumpfen Lügen der Tradition, (fie Lügen der Ämter, die Lügen der einzelnen, die LOgen der Wissenschaften, alles das sitzt wie Myriaden tödlicher Fliegen auf unserem armen Leben. Wir sind im Besitz eines entsetzlichen Verfahrens, das Denken völlig unter den Begriffen zu ersticken. [...] So ist eine verzweifelte Liebe zu allen Künsten erwacht, die schweigend ausgeübt werden : die Musik, das Tanzen und alle Künste der Akrobaten und Gaukler» (Prosa, vol. 1, Francfort/Main, Fischer Verlag, 1950, p. 265).
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Mouche mortelle et parasitaire, le langage détruirait la vie : ce constat que faisaient les littérateurs de la fiction, Hofmannsthal le reprend à son compte, et l’applique à la réalité du monde moderne. Se taire donc, écouter un peu de musique, admirer enfin les acrobates, danseurs et pantomimes : tels seraient les derniers recours de ceux qu’un langageparasite anémie. «Quand nous ouvrons la bouche, notait encore le poète autrichien en 1895, dix mille morts parlent toujours avec nous»57. Dans leurs fictions sur le monde littéraire, les écrivains fin-de-siècle parviennent, par leurs moyens propres, à des conclusions similaires. Leurs héros, plumitifs et poétailions en mal de création, sont hantés par des morts : des fantômes de langage, des parasites qui menacent l’écriture, le livre et jusqu’à l’intégrité du sujet En les montrant à l’œuvre, Renard, Dumur, Mendès, tant d’autres cherchent à montrer que le parasitisme est peut-être la maladie par excellence d’un univers dont les artistes, trop cultivés, se plagient les uns les autres. Un univers confiné, où le langage, compromis par ses innombrables usages littéraires, entraverait la naissance d’une œuvre originale et neuve. Un univers sénescent : celui de la Décadence.
57 Ibid^ p. 44. («Wenn wir den Mund aufinachen, reden immer zehntausend Tote mit»).
Langues parasites par Anne Tomiche
Le personnage du parasite et la langue Le parasite, maître dans l ’art du maniement de la langue Que le parasite ait un rapport privilégié et particulier à la langue tient, on Ta vu, à son statut même (il est invité à la table et dans la maison d'autrui en échange de sa conversation1). Dès l’Antiquité, l'un des lieux de prédilection où l'on rencontre le personnage du parasite est le banquet, lieu où l'on dîne et où l'on converse : toute la littérature symposiaque met a i scène des parasites, on pourrait même aller jusqu'à dire qu'elle ne met en scène que des parasites, qu'il s'agisse des convives d'Agathon qui, chez Platon, paient en discours le repas que le tragédien offre en l'honneur de sa victoire2, de ceux de Callias, et en particulier du bouffon Philippe que l'on invite «pour réjouir les convives en les faisant rire», chez Xénophon3, de Philoxène de Leucade chez Athénée4, parasite «diseur de bons mots» que, plus tard, La Fontaine mettra en scène à nouveau dans «Le Rieur et les Poissons»5. Comme le souligne Lucien de Samosate dans son dialogue satirique Le Parasite, personne ne peut, dans un banquet, disputa au parasite la «palme pour le badinage», dans la mesure où il est celui «qui sait le mieux divertir les convives [...] avec ses chansons et ses p la isa n te rie s» ^ . Même le parasite de la comédie latine, s'il ne divertit pas des philosophes conversant à table, n'en est pas moins habile à manier la langue : quand Ergasile, parasite «en vacances» du fait de la captivité de son hôte habituel, se plaint de la difficulté de son «métier de parasite», il
1 Voir siq/ra, «Introduction» et «Les théâtres du parasite». 2 Platon, Le Banquet, traduction Émile Chambry, G.-F., 1964. 3 Xénophon, Le Banquet, traduction Pierre Chambry, G.-F., 1996, chapitre I, p. 261. 4 Athénée, Les Deipnosaphistes, traduction A. M Desrousseaux, «Les Belles Lettres», 1956, Hvre L P- 10-14. 5 La Fontaine, Fables, G.-F., 1995, livre Vin. 6 Lucien de Samosate, Le Parasite ou Que le métier de parasite est m art, traduit par Émile Chambry, Œ wres complètes, tome 3, Paris, Garnicr Frères, 1934, p. 28, je souligne.
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le décrit comme le métier de ceux «qui ne possèdent que leur langue, sans provision ni argent»7. À la suite des Alcibiade, Philippe ou Philoxène de l’Antiquité, les parasites modernes sont eux aussi avertis en matière de conversation. Chez la Fontaine, Simonide est invité chez l’Athlète précisément parce qu'il est Poète et maître dans l'art de la louange, art qui lui donne d'autant plus l'occasion d'exercer ses talents que ni l'Athlète ni son ascendance ne sont matière bien fertile et propice aux éloges8. Le parasite est donc maître dans l'art de tourner les mots, même sans matière. Louis Sébastien Mercier, décrivant dans son Tableau de Paris, ceux qu'on «appelait autrefois [...] des parasites», souligne qu'ils ont «pour passeport quelques historiettes», et «n'ont qu'à changer un peu de langage» en fonction de leurs hôtes pour «entretenir la conversation»9. D'ailleurs Mercier considère - et son point de vue est là celui du parasite - que le riche doit le couvât au poète10 et qu'il est «tout naturel que celui qui n'a pas une table (chose chère à Paris) aille chercher celui qui en a une toute servie»11. Le comte Aldini, hôte invité par le colonel Grenville et qui se révèle vite un parasite dangereux dans la nouvelle d'Hofimann, Der unheimliche Gast, est maître dans l'art de la conversation : «Dans chacune de ses conversations, le comte déroulait des trésors de connaissances les plus variées, et, [...] il discourait [...] avec une grâce et une facilité extrêmes»12. A contrario, c'est parce qu'il a trop parlé que Rameau le parasite a été expulsé de la maison de ses hôtes, ce qui lui fait dire, se parlant à hii-même : «c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà sur le pav6>13.
7 Haute, Les Captifs (C tftiu i), Théâtre complet I, édition de Piene Grimai, Folio, 1991 (première édition, 1971), acte m , scène 1. 8 La Fontaine, «Simonide préservé par les dieux», Fables, Ganner-Flammarion, 1995, p. 8688 : le statut de Simonide à la table de l’Athlète est bien celui d’un parasite puisqu’il y est invité en échange de l’éloge qu’il a composé en l'honneur de l’athlète. Comme cet éloge, dont les deux tiers sont à la gloire de Castor et Pollux, ne satisfait pas entièrement l’Athlète, il ne paie Simonide qu’un tiers du montant qu’il lui avait promis et l’invite à dîner. Un dfoer, donc, en échange d’une louange. 9 Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, tome 1, Mercure de France, volume 1, chapitre 56, p. 151. 10 Sans doute parce que telle était la situation de Mercier aux dîners de Grimod de La Reynière. 11 Ibid., p. 152. 12 Hoffmann, Le Spectrefiancé, Contesfantastiques 2, Garnier Flammarion, p. 328. ^ Diderot, Le Neveu de Rameau, Paris, Folio, 1972, p. 46.
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Être maître dans l'art de la conversation peut aussi signifier non pas tant maîtriser le pôle de l'émission des propos que celui de la réception. C'est ce pôle-là, plutôt que celui de l'émission, que contrôlent les parasites de la trempe des cousines Bette ou des abbés Faujas. Et c'est d'ailleurs l'un de leurs atouts dans leur entreprise de destruction parasitaire. La cousine Bette, qui «semblait condamnée à un mutisme absolu», était, du fait de sa discrétion, «une bonne confidente» et «se surnommait elle-même le confessionnal de la famille»14. Comme elle le fait remarquer à Crevel, l'un des hôtes qui l'invitent régulièrement à dîner, «ma situation [...] m’oblige à tout entendre et à ne rien savoir»15. L'abbé Faujas, lui aussi, est «un excellait auditeur» ; il a même «une mine d’homme bon à tout entendre»16. C'est effectivement ce qui se dégage de ses premières interactions sociales à Plassans. Lorsque Mouret, rongé par la curiosité, est enfin amené à entrer dans la chambre de Faujas qui veut lui montra' une fuite d'eau au plafond, il se lance dans une description détaillée du contexte politique de Plassans, description que Faujas, qui n'avait rien demandé, écoute avec la plus vive attention. Mouret, d'ailleurs, ne manque pas de le remarquer : «Ce diable d’homme ! Il ne demande rien et on lui dit tout !»17. Lorsqu'ensuite l'abbé Faujas accepte, pour la première fois, l'invitation à une soirée, chez Félicité Rougon, il a, au terme de la soirée, entendu deux conversations qui ne lui étaient pas destinées mais qui sont riches de renseignements pour lui : celle de Condamin et du fils du docteur Porquier, et celle des demoiselles Rastoil. Quant au cousin Pons, le narrateur souligne son «rôle d’écouteur»18. En cela les Pons, Faujas et Bette se révèlent être les lointains héritiers du parasite de la comédie latine, dont la fonction était souvent celle de confident, qu'il s'agisse, par exemple, de Péniculus, parasite et confident de Ménechme, ou d’Artotrogus auprès du soldat fanfaron Pyigopolinice19. Gnathon, parasite de Thrason dans L'Eunuque, sait, lui aussi, parfaitement écouter son maître raconter ses prouesses imaginaires et il s'est d'ailleurs lui aussi, comme Artotrogus, «fiait une loi de tout approuver perpétuellement»20. 14 Balzac, La Cousine Bette, Folio classique, 1972, p. 60. 15 Ibid., p. 144. 16 Zola, La Conquête de Plassans, Livre de Poche, 1999, p. 109. V Ibid., p. 84 Balzac, Le Cousin Pons, Folio, 1973, p. 62. Piaule, Les Ménechmes et Le Soldatfanfaron, Théâtre complet. Dans Le Soldatfanfaron, Artotrogus le parasite dit explicitement : «il faut que mes oreilles absorbent tout, pour que mes dents ne me démangent pas» (acte I, seine 1). Voir supra, «Les théâtres du parasite». ^T érence, L ’Eunuque, acte II, seine H, éd. F. Sorlot, 1941, p. 19.
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Du badinage et de Tait de la conversation à la flatterie et au mensonge, le pas est vite franchi. Déjà Théophraste, mettant en scène son flatteur dans le contexte d’un dîner où il est invité, associe flatterie verbale et parasitisme21. Le glissement du bon mot au mensonge est particulièrement net dam le Stichus de Plaute, quand Gélasime, le parasite, fait son autoportrait : «je suis presque mort de faim... je suis décidé à vendre mes biens aux enchères ; je suis contraint de vendre tout ce que j ’ai... je vends des bons mots... Qui en veut pour un dîner ? Qui en demande pour un déjeuner ?... Je vends aussi des énigmes grecques, à vous foire suer ; et aussi des gentillesses pour lendemain de cuite, des plaisanteries, des flatteries, des mensonges de parasite...»22. Des «bons mots» et des «plaisanteries» aux «flatteries» et aux «mensonges», le matériau que le parasite manipule est bien la langue, que sa maîtrise vise à faire rire ou à tromper pour plaire et acquérir les bonnes grâces de quelqu’un. La liste serait longue des parasites qui utilisent le langage pour flatter, duper, tromper. Le Phormion, «parasite de son métier» est un véritable maître-ès demandes en justice23 : il fait assigner Antiphon pour le contraindre à épouser Phanie, en arguant du liai de parenté qui l’unit à l’orpheline, et il se targue de pouvoir «fabrique[r] une paternité, une maternité, une parenté pour le plus grand bien de la cause» (acte I, scène 2). Autre parasite, grand maître du discours flatteur et mensonger : Tartuffe, qu’il fasse passer sa fausse piété pour une vraie dévotion ou qu’il dise le vrai pour convaincre du faux quand il feint l’aveu de culpabilité pour mieux convaincre Orgon de son innocence et expulser le fils de sa propre maison (acte III, scène 6). Après Tartuffe, l’abbé Faujas, son émule qui porte la fausseté et le mensonge dans son nom même, est présenté d’emblée comme quelqu’un qui s’exprime «sans bavardage, en dix paroles nettement choisies»24. Chez Le Sage, la stratégie du parasite pour être invité à dîner aux frais de Gil Blas, repose entièrement sur la flatterie. Rétrospectivement Gil Blas en a d’ailleurs bien conscience : «Pour peu que j ’eusse eu de l’expérience, je n’aurais pas été la dupe de ses 21 «De la flatterie». Les Caractères de Théophraste, présentés par La Bruyère, in Les Caractères, Bordas, Classiques Garnier, 1990, p. 21-23. 22 Plaute, Théâtre complet IL, traduction et annotations de H erre Grimai, Gallimard, «Folio classique», 1991, acte H, scène 1. 23 Térence souligne, dans son prologue, que sa pièce est «imitée de VEpidicazamenos des Grecs» epidicazomenos ou «demandeur en justice» (Le Phormion, in L'Heautonttmorovnenos. Le Phormion. Les Adeiphes, Gamier-Flammarioo, 1991, p. 118). 24 La Conquête de Plassans, op. cit., p. 43.
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démonstrations ni de ses hyperboles ; j'aurais bien connu, à ses flatteries outrées, que c'était un de ces parasites que l'on trouve dans toutes les villes, et qui, dès qu'un étranger arrive, s'introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre à ses dépens»25. Et faut-il rappeler que «l’esprit et l'ait» de Rameau le parasite, définis par lui-même, tiennent à ses talents de flatteur26 ? Dans le traité de morale de Paul-Henri d'Holbach, les termes de «parasite» et de «flatteur» fonctionnent de façon quasi synonymique : les parasites sont ceux qui «paient en flatteries le sot qui les régale»27. L'art de manier la langue que déploie le parasite est donc à la fois art du bien parler et art du bien écouter, ait du bon mot comme du mot faux, art de l'explicite comme du sous-entendu. Le parasite, perturbateur de la communication linguistique Or le parasite, maître dans l'art de manier la langue, est aussi celui qui interrompt une conversation ou qui détourne la communication, celui qui introduit dans la communication linguistique un principe de perturbation. De fait, l'arrivée du parasite correspond souvent, textuellement, à une interruption dans une situation de communication. Il est fréquent, dans les textes mettant en scène l’arrivée du parasite dans le lieu d'accueil, que le personnage du parasite interrompe un repas et la conversation qui s'y déroule. Alcibiade, invité au banquet en échange d'un discours sur l'Amour, est parasite non seulement en ce qu'il paie de mots sa place à table mais aussi en ce que son arrivée interrompt la discussion et le banquet : «Quand Socrate eut fini de parler, [...] Aristophane se disposait à répliquer [...] quand soudain la porte extérieure de la cour résonna, comme sous les coups redoublés d'un cortège de buveurs»28. C'est Alcibiade, que la compagnie prie d'entrer et de prendre place à table. De même, au banquet offert par Callias, «les convives dînaient [...] en silence, comme si une puissance supérieure le leur avait enjoint», quand tout à coup, «on frappe à la porte : c'était le bouffon Philippe»29. Chez Lucien, le banquet donné par Aristainetos en l’honneur du mariage de sa fille bat 25 Le Sage, Histoire de Gil Bios de Semtiltane, Gallimard Folio, 1973, p. 41. 26 Diderot, Le Neveu de Rameau, Folio, 1972, p. 73-75. 27 Paul-Henri d’Holbach, La Morale universelle ou Les devoirs de l ’hommefondés sur la nähere, Paris, Massan et fils, 1820, tome premier, section 3, chapitre n, p. 174. L’association parasite-flatteur revient, dans le tome 1, section 2 (chapitre XVI), dans le tome 2, sections 4 (chapitre 8) et 5 (chapitres 5 et 7). 28 Platon, Le Banquet, op. cit., p. 74. 29 Xënopbon, Le Btmquet, op. cit., p. 260.
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son plein et «Cléodèmos avait à peine fini de parier» quand voici qu’Alkidamas, «qui est vraiment doué du côté de la gueule et qui est le plus criard de tous les cyniques», «entra en coup de vent dans la salle, sans avoir été invité»30. La remarque vaut aussi pour les parasites modernes. L'arrivée de l'abbé Faujas interrompt le diner et la discussion des Moinet : «Comme Marthe [...] ôtait en souriant le couvercle de la soupière, un bruit se fit dans le corridor»31... Ce sont l'abbé Faujas et sa mère. Quant au comte Aldini, dans la nouvelle d’Hoflmann, si ce n'est pas un banquet qu'il interrompt, c’est le thé que prend «le petit cercle qui se rassemblait, tous les vendredis, dans la maison du colonel»32. Non seulement son arrivée perturbe la réunion du petit cercle mais, de plus, elle interrompt les conversations : «toutes les langues semblèrent] paralysées, et personne ne trouv[a] la force de prononcer une parole»33. Dans Théorème de Pasolini, «La famille est en train de déjeuner, recueillie» quand «on entend sonner à l'entrée [.~] Et voici que suigit [...] l’Angelot»34, le facteur porteur du télégramme annonçant l'arrivée du parasite. Le lendemain, «c'est probablement un dimanche et l’on donne une petite réception», au cours de laquelle «fait son apparition [...] le personnage inédit et extraordinaire de ce récit»35. Non seulement le parasite est un élément perturbateur de communication à son arrivée, mais, qui plus est, une fois arrivé, voire installé, sa présence produit des perturbations dans la parole du (ou des) parasité(s). Une telle action du parasite est particulièrement nette dans les nombreux récits du XIXe siècle où le parasitisme va de pair avec le magnétisme ou la possession. Sous l’effet du magnétisme, le parasite se rend maître de la parole du parasité, auquel il peut faire dire le contraire de ce que sa volonté consciente dirait C'est ainsi, par exemple, que dans Le Parasite de Conan Doyle, sous l'effet des envoûtements de Miss Penelosa, le professeur Gilroy, qui n'éprouve que répulsion pour Miss Penelosa, en arrive à lui faire des déclarations d'amour : «je causai, je causai, je parlai de mon amour pour elle, de la peine que m'avait fiait éprouver sa maladie, de la joie que me donnait son rétablissement, et combien je me sentais malheureux quand il me fallait passer loin d'elle 30 Lucien, Le Banquet ou Les Lapithes, Œuvres complètes, tome 3, op. cit., p. 341 et p. 340. 31 Zola, La Conquête de Plassans, op. cit., p. 41. 32 Hoffmann, Contesfantastiques 2, op. cit., p. 315. 33 Ibid., p. 324. 34 Pier Paolo Pasolini, Théorème, Folio, 1978, p. 20-21. 35 Ibid., p. 22.
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une seule soirée»36. Avant cela, la même Miss Penelosa avait poussé Agathe, sous hypnose, à annoncer à Gilroy la rupture de leurs fiançailles37. Le comte Aldini, lui aussi magnétiseur, agit sur la parole de Marguerite, «dont la disposition avait entièrement changé»38, en la rendant particulièrement vohibile, et sur celle d’Angélique, tantôt en la privant de sa parole articulée (quand elle apprend que le comte la demande en mariage, elle s’écrie «d'une voix lamentable» [mit herzzerschneidender Stimmep 9), tantôt en la conduisant à l'accepter «librement» pour époux. Quand, au début du Chercheur de tares, Arsène Gravache interrompt et perturbe la soirée du narrateur et de ses amis par ses déprimantes considérations sur la noirceur de l'univers, il le regrette presque aussitôt, disant au narrateur qu'il a parlé sous l'emprise d'une force qu'il ne contrôle pas et qui l'a poussé à parla1malgré lui : «je ne pouvais pas faire autrement, je ne pouvais pas faire autrement, jamais je ne peux faire autrement»40. Mais ce n'est pas exclusivement sous l’effet du magnétisme ou de la possession que le parasite perturbe la parole du parasité. Dans L ’Odyssée, les prétendants, parasites installés chez Ulysse et qui dévorait son bien et détruisent sa maison, rendent inopérante la parole de Télémaque. Ce dernier a beau convoquer les gais d'Ithaque à l'agora pour leur exposer les ravages des prétendants parasites dans sa maison, sa parole n'est pas entendue. D'ailleurs Eurymaque, l'un des prétendants, le dit explicitement : «nous ne redoutons personne, / pas même Télémaque, en dépit de son éloquence»41. On pourrait aussi mentionna l'exemple de Tartuffe, produisant une surdité totale chez Orgon, qui n’entend plus rien
^ Conan Doyle, Le Parasite, Inédits et introuvables, Paris, Robert Laffont, collection «Bouquins», 1992, p. 487. 37 Ibid., p. 467. 38 Hoffinann, Le spectrefiancé, op. cit., p. 324. 39 Ibid, p. 330. Der unheimliche Gast, Spukgeschichten, Frankfurt am Main, Verlag, 19%, p. 202. Qui plus est, au moment du récit où son pire lui annonce que le comte veut l’épouseï; Angélique se souvient d’un rêve dans lequel elle identifie la figure du comte comme une figure qui la paralyse et l’empêche précisément d’émettre un son : «le cri que je voulus pousser ne put s’échapper de ma poitrine chargée d’un effroi sans nom» (p. 331). [«der Schrei, den ich ausstossen wollte, konnte sich nicht der, mit namenloser Angst belasteten Brust entwinden», p. 203]. 40 Catulle Mendès, Le Chercheur de tares, Romans fin-de-sO cle, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 291. 41 Homère, L'Odyssée, traduction de Philippe Jaccottet, Paris, La Découverte, chant D, v. 199*200, je souligne.
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de ce qu’on lui dit et n'est capable que de répéter, obsessivement, «et Tartuffe ?» et «le pauvre homme» (acte I, scène 4). Le parasite, figure du bruit perturbateur De Platon, Xénophon ou Lucien à Zola en passant par Hoffmann, c'est le bruit que fait le parasite à son arrivée qui perturbe la situation de communication. Alcibiade, chez Platon, fait autant de bruit à lui tout seul qu'un cortège entier de buveurs ; chez Xénophon, le bruit fait par Philippe frappant à la porte est souligné par le contraste produit par rapport au silence des convives ; AUridamas, chez Lucien, est présenté comme «le plus criard de tous les cyniques» ; c'est aussi la concomitance entre le bruit, fait dans le corridor par Faujas et sa mère, et le début du dîner que souligne le narrateur de La Conquête de Plassans. Quant à Aldini, il arrive lui aussi bruyamment : «En cet endroit précis du récit de Maurice la porte du salon s’ouvrit à grand bruit. On vit entrer un homme entièrement vêtu de noir»42, qui se présente comme l'invité du colonel Grenville, le comte Aldini. C'est encore par le bruit que se manifeste le parasite dans le court récit d'Edward Gorey, The Doubtful Guest : par une nuit d’hiver, la famille est rassemblée, l'enfant lit un livre, entouré par les adultes qui causent et songent Un bruit perturbe cette réunion familiale : la cloche tinte. Un bruit mais personne : «ils allèrent ouvrir : nul ne se présenta». Ce n'est qu’ensuite qu'ils voient «un être sur une urne juché / Dont l'apparence les laissa tout effarouchés»43. Le parasite est donc parasite en ce qu'invité dans la maison de l’hôte il s'y incrustera mais aussi a i ce qu'il se manifeste par le bruit Le parasite, puissance du bruit : ce que ces textes thématisent c'est la dimension sonore du parasite, la définition «linguistique» du parasite comme bruit qui brouille une communication, perturbe un message. Que le bruit marque l'arrivée du parasite parce que le parasite est Puissance du bruit, c'est ce que montre Michel Serres à propos des rats des fables de La Fontaine. «Le Rat de ville et le Rat des champs»44, par exemple, met en scène toute une chaîne de parasites. Le Rat de ville, qui invite le Rat des champs, est un parasite chez le fermier général, puisqu'il vit dans la maison du fermier, des restes de ses repas. Le fermier est lui-même un parasite, au sens plus social et politique du terme. Le Rat des champs, 42 Hoffmann, Le Spectrefiancé, op. cit., p. 324. 43 Edward Corcy, L'Invité Douteux, trad. Michèle Hechter, Éditions du Promeneur, 1994 [The Doubtful Guest], 44 La Fontaine, Fables, Garaier-Flammarion, 1995, p. 82-83.
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invité par le Rat de ville «à des reliefs d’ortolan», est lui aussi parasite à la table du Rat de ville. Or le festin de ces deux parasites est interrompu : «À la porte de la salle / Ils [les deux rats] entendirent du bruit». Le bruit vient parasiter le dîner des parasites. Or paradoxalement ce bruit parasite est celui fait par l’hôte malgré lui, le fermier. L’hôte parasite par son bruit le dîner que les deux parasites font à ses dépens. «Le festin des rats fait du bruit pour l’hôte, l’hôte fait du bruit pour les rats», écrit Michel Serres45 : le bruit des rats parasites perturbe le sommeil de l’hôte qui se réveille et dont le bruit parasite le repas des rats. Le glissement dont il est question ici, du personnage du parasite comme figure du bruit au bruit parasite qui fonctionne comme actant dans un récit, est l’enjeu même d’une nouvelle de Gombrowicz, «Le Banquet»46. Un banquet de cour, donné en l’honneur du mariage du Roi Gnouillon 1er et de l’archiduchesse Christine-Adélàïde, est tout à coup perturbé par un bruit inattendu et parasite : «Quel est ce tintement ténu, léger, à peine perceptible et pourtant perfide qui arrive aux oreilles du Chancelier en même temps qu’à celles de ses ministres ? [...] entendentils réellement ce son menu, cet infime tintement comme si quelqu’un, à part soi... oui, à part soi, s’amusait à faire sonna* des sous». Le banquet continue et puis : «Une fois encore, le son perfide - un tintement bas, à peine audible, caractéristique de la menue monnaie remuée dans une poche - parvint aux oreilles du Chancelier et du Conseil tout entier»47. Le son parasite est d’abord associé par le narrateur à un personnage dont l’identité serait ignorée des convives : « De toute évidence, quelqu ’un qui tenait à compromettre le Roi et son banquet était en train d’éprouver, par cette ruse, la maladive avidité du souverain»48. Mais le son continue à retentir, sans que jamais ni le narrateur ni le lecteur ne sache d’où il vient ni qui l’émet. Ce son, détaché de tout émetteur personnage, «retentit, tellement distinct que Gnouillon l’entendit, et l’on vit la vipère de la cupidité ramper sur sa face vulgaire de camelot de marché aux puces»49. Or ce bruit s’avère être le pire et le plus destructeur des parasites : il transforme le banquet, lieu de convivialité, en champ de bataille et lieu de massacre. D conduit à la mort de tous. Le parasite est le bruit, actant mais non pas personnage. 45 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 93 46 Witold Gombrowicz, «Le Banquet», in BakakaT, Paris, Folio, 1984. 47 Ibid., p. 15 et p. 16. 48 Ibid., p. 16. 49 Ibid., p. 16-17.
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Figure du bruit perturbateur, le parasite incarne donc ce(lui) qui, dans la langue, interrompt la communication et perturbe la langue, ce qui ne relève pas d'une linguistique de communication et d’information. En ce sens, il incarne une forme d’altérité dans la langue. Perturbateur de la langue, le parasite est donc aussi révélateur d’une dimension de la langue qui ne se réduit pas au discursif et au rationnel
Do personnage du parasite aux parasites dans la langue La langue, lieu d ’accueil : de l ’hospitalité de l ’homme à l ’hospitalité de la langue Du parasite comme personnage et du rapport de ce personnage à la langue, nous avons donc progressivement opéré un glissement vers un parasitisme qui se situe dans la langue elle-même. Que l'hospitalité et, corollairement, le parasitisme puissent avoir lieu dans la langue, que la langue puisse ainsi être pensée comme un lieu d'accueil, hospitalier et/ou parasité, c'est ce que suggère déjà, bien avant la réflexion heideggerienne sur l'ontologie de la langue, Lucien dans son dialogue satirique Le Banquet ou les Lapithes. Plus précisément, c'est ce que suggère le contexte dans lequel Lyldnos fait à Philon le récit du festin qui a eu lieu la veille chez Aristainétos. On a vu comment, au cours de ce festin donné par Aristainétos en l’honneur du mariage de sa fille, Alkidamas arrivait en parasite, s'invitant au repas et payant d'une plaisanterie - peu appréciée de l'assistance, d'ailleurs - sa place à table. Or, pour amena- Lykinos à faire ce récit d'un banquet au cours duquel arrive un parasite, Philon lui demande : «Hâte-toi donc de me servir ce régal divertissant»50. Le récit est donc métaphoriquement repas et, s'invitant à la table de Lykinos, Philon se comporte en parasite, d'autant qu'a priori, Lykinos n'est pas disposé à jouer les hôtes : «Diocinos [...] a eu Uni de rapporter cette querelle à Charinos [...] Quant à moi, Dieu me préserve de rien dire de semblable». De même qu'Alkidamas s'invite au repas d'Aristainétos, Philon s'invite au récit/repas de Lykinos. Pour souligner la comparaison des deux situations, Philon oppose la violence du banquet d'Aristainétos au calme du repas/récit de Lykinos. Ce que raconte Lyldnos, c'est une parodie d'hospitalité : il narre comment durant le banquet d'Aristainétos, qu'il compare à celui des Centaures et des Lapithes, une dispute s'est élevée, qui a tourné à la bagarre, avec coups et blessures, le banquet se terminant quand on emporte les blessés et que seul demeure Alkidamas, 50 Lucien, Le Banquet ou Les Lcpithes, op. cit., p. 337.
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qui reste maître du champ de bataille et que F «on ne put [...] mettre dehors»51. S’invitant au repas/récit de Lyltinos, Philon souligne qu’à la différence du banquet d’Aristainétos, le festin que lui offrira Lykinos sera particulièrement agréable «d’autant plus, dit-il, que nous sommes àjeûn et que nous allons nous régaler pacifiquement, sans effusion de sang, loin des traits, en voyant jeunes et vieux se livrer aux brutalités de l'ivresse et, sous l'influence du vin, dire et faire les choses les plus inconvenantes»52. Or malgré cette opposition faite par Philon entre la brutalité du banquet d’Aristainétos et le calme du régal/récit de Lyldnos, les deux repas ont en commun de tourner à la violence : physique chez Aristainétos, verbale dans le cas de Philon. Ce dernier, en effet, se met en colère quand Lykinos commence par lui refuser le festin ; Lykinos lui-même lui dit : «Ne te fâche pas»53. La colère et la violence verbale de Philon font écho à la violence physique de la fin du banquet d’Aristainétos. La relation entre le festin d’Aristainétos et le récit de Lykinos tient donc à la fois à l’opposition soulignée par Philon entre les deux situations, la brutalité de l’une s’opposant au calme de l’autre, et au parallélisme dans la violence de leur issues respectives. Présenta le récit comme un repas qui «régale» celui qui s’y est invité, c'est bien déplacer le lieu d'accueil de la salle à manger à la langue. Un glissement s'est donc produit de l’hospitalité (et, corollairement du parasitisme) de l'homme vers l’hospitalité de la langue pensée comme lieu. Heidegger est sans doute le philosophe moderne qui a le plus explicitement pensé philosophiquement une telle inflexion de l'hospitalité de l'homme vers celle de la langue. L’habitation, dit Heidegger dans «Bâtir Habiter Penser», est l'être [Sein] de l'homme. La condition humaine réside dans l'habitation, au sens du séjour sur terre de l’homme : «nous n’habitons pas parce que nous avons ‘bâti’, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons, c’est-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme tels»54. Or séjourner, c’est donner et recevoir l’hospitalité : c'est ce que souligne Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?, en s’appuyant sur le poème «L'Ister» de Hôlderlin. Après avoir cité Hôlderlin, «Mais il faut des fentes à la Roche / Des sillons à la Terre / Où serait l'hospitalité sinon / Le séjour ?» («Es braucht aber Stiche der Fels...), Heidegger commente : «Ici le ‘il faut' désigne une appartenance 51 Ibid., p. 355. 52 Jbid., p. 337.
53 ibkL, p. 338. 54 Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 175. «Bauen Wohnen Desken». fbrtrgge vmd Avfsàtze, Pfullingen, 1954.
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essentielle du radier et des fentes, de la terre et des sillons. Mais cette appartenance essentielle est de son côté déterminée par l’essence de Thospitalité et du Séjour. Donner et recevoir l’hospitalité, et séjourner, caractérisent la demeure des Mortels sur la Terre»55. Non seulement l'homme bâtit pour autant qu’il habite, mais de plus il pense pour autant qu’il habite. La pensée - le penser et finalement le langage - relève «d’une relation de l’homme et de 1’espace»56, et en ce sens fait partie de l'habitation. Le penser est le mode de séjour auprès de l'Être comme l’habiter est le mode de séjour de l'homme sur la terre. Le langage est la «demeure» de l’être, sa maison. Habiter une telle demeure ne va toutefois pas sans difficulté puisque «l’homme [a] peine à habiter à proprement parler le langage»57. Or c’est «poétiquement [que] l’homme habite», répète Heidegger après Hôlderlin : «la poésie est le véritable ‘faire habiter' [...] En tant que ‘faire habiter', la poésie est un ‘bâtir' (bauert)»5*. La langue est donc un lieu de séjour, le lieu de séjour de l'être, lieu où se donne et se reçoit l'hospitalité. Ancré dans une ontologie de la langue qui prolonge la réflexion heideggerienne, Le Livre de l'hospitalité d’Edmond Jabès est d'une part un livre sur l'hospitalité, qui célèbre l'hospitalité de l’homme et, d'autre part et simultanément, la célébration de l’hospitalité du livre. Dans toute la première partie de l’ouvrage, qui se présente sous la forme de fragments mêlant les propos de «sages», rapportés sous forme de citations, et les réflexions/actions d'un personnage se désignant tantôt par «je» tantôt par «il», l’hospitalité dont il est question est celle de l'homme. Par exemple : «D disait : [...] La responsabilité aliène. L'hospitalité allège. Accueillir autrui pour sa seule présence, au nom de sa propre existence, uniquement pour ce qu'il représente. Pour ce qu'il est»59. Insensiblement, on glisse d’une hospitalité comme accueil de l’autre à une hospitalité qui est celle de la langue, du Livre et enfin du livre. La section centrale du Livre de l ’hospitalité s'intitule d'ailleurs «L’hospitalité de la langue»60, et se présente sous la forme d’un dialogue entre «je» et «tu» : 55 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959, p. 254-255. Was heisst Denken ?, Max Niemeyer Verlag, 1954. 56 Heidegger, «Bâtir Habiter Penser», op. cit., p. 184. 57 Heidegger, ibid., p. 134. 58 Heidegger, «... L’homme habite en poète». Essais et conférences, op. cit., p. 227. «... dichterisch wohnet der Mensch...)», Vorträge und Aufsätze. 59 Edmond Jabès, Le Livre de l'hospitalité, Paris, Gallimard, 1991, p. 21 60 Ibid., p. 49-63.
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- Un pays est, d’abord, une terre. - Cette terre est aussi dans mes mots [...] Je n’ai pas, vraiment de terre. J’ai, du livre, fait mon lieu. [...] La langue est hospitalière61.
Juif d'Égypte, de nationalité italienne mais de langue et de culture françaises, contraint à l’exil en France et naturalisé Français, Jabès affirme que la «non-appartenance est [s]a substance même»62. Il se revendique condamné au non-lieu de la condition de Juif et de poète, à une errance qui fait des mots sa seule terre. À la section sur l’hospitalité de la langue fait suite une section intitulée «L’hospitalité divine» qui met en scène Abraham, Moïse et d'autres sages, qui prennent l'un après l'autre la parole pour souligner l'inhospitalité de la tore : «chacun [...] aurait dit : ‘Seigneur, où est ma demeure ? Terre hostile et deux inhospitaliers’». Alors, dans cet échange imaginaire, Dieu aurait répondu : «Ingrates créatures. Vous m'accusez de faillir à mes devoirs d’hôte. Sans borne est l’hospitalité du Livre. Et vous ne vous en êtes même pas douté»63. Si la terre est inhospitalière, si la condition du Juif est nécessairement l'errance et l'exil, le Livre, lui, est hospitalier. Le Livre est le lieu d'accueil d'Abraham et de Moïse. Du Livre et de la parole sacrée, le passage s'effectue ensuite au livre, lieu d'accueil de l'étranger : «‘L'étranger comprendra, peut-être, qu'il a pénétré dans le pays désolé des sables, où l'hospitalité est gage de survie', enseignait-il [...] Et il ajoutait : ‘Ce pays est le livre' [...] Incommensurable est l’hospitalité du livre»64. Le livre est lieu, le livre est pays. Mais il ne s'agit pas de n'importe quel pays : il s'agit du «pays désolé des sables», du désert donc, ce lieu privilégié de l’hospitalité bédouine à laquelle Jabès consacre tout un récit pour en souligner et en louer la spécificité65. De la métaphore qui fait du livre le désert découle 1’«incommensurabilité» de l'hospitalité du livre puisque, au «pays des sables», l'hospitalité, étant la condition de la survie, est l'essence même du nomadisme bédouin. Chez Heidegger comme chez Jabès la langue est donc pensée non seulement comme lieu - lieu de séjour chez Heidegger, espace du nomadisme chez Jabès - mais aussi en termes d'hospitalité, ce qui ouvre donc l'espace de la langue à la possibilité du parasitisme.
61 Ibid., p. 52-53. 62 Edmond Jabés, Du désert au livre, Paris, Belfond, 1991 (première édition, 1980), p. 52. 63 ibid., p. 66-67. 64 Ibid., p. 90 et p. 100. 65 Ibid., p. 79-85.
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Parasites dans la langue De fait, après Malherbe et Boileau, bon nombre de réflexions sur la langue et le style au XVIIIe siècle reposent sur le présupposé que la langue est un lieu, voire un milieu, et qu'en tant que tel il peut être envahi par des parasites. Ce qui, pour Jean-Baptiste Rousseau, place «un écrivain audessus du vulgaire», tient à ce qu’il bannit «tous ces mots parasites / Qui, malgré vous, dans le style glissés, / Rentrent toujours, quoique toujours chassés»66. Le mot est le parasite, chassé du lieu d’accueil qu'est la phrase de style, mais qui y revient toujours. Parasites encore certains mots que Charles Palissot de Montenoy reproche à Diderot dans son Fils naturel : «il y a une foule de mots parasites, tels que ceux d'êtres, de préjugés, de vertu, d'accent inarticulé, etc. qui reviennent à chaque page»67. Et Diderot lui-même, dans le troisième des Entretiens sur Le Fils naturel, fait dire à Dorval : «ne croyez pas que ce soient ces mots parasites du style lyrique, lancer... gronder... trembler... qui fassent le pathétique de ce morceau ! c'est la passion dont il est animò)68. De même, dans son Cours de littérature ancienne et moderne, La Harpe souligne qu'il faut «éviter les tournures louches, ou prosaïques, ou recherchées, les expressions parasites et les chevilles»69. La langue, le style soit donc des lieux d'accueil menacés de parasitage. C'est que, après Malherbe et Boileau, la langue est pensée comme un milieu pur, que certaines impuretés - les parasites - menacent de polluer. Dans l'une des nouvelles de François de Baculard d*Arnaud, Julie, le «style parasite» est celui des flatteurs et des courtisans. Julie a été élevée avec de «bons principes». Quand elle est envoyée à Paris, elle découvre «le monde», ses «éloges toujours plus flatteurs et plus dangereux» avec «ces expressions outrées, ces compliments enflés d'hyperboles sans goût, toutes ces phrases parasites, le protocole des agréables et des élégans»70. De tels parasites - aussi bien les personnages («le monde») que leur langage («ces expressions outrées», «ces phrases parasites») - opèrent comme un «poison» dont Julie «s’enivre». (Im)pureté de la langue et (im)pureté des sentiments vont donc 66 Jean-Baptiste Rousseau, Épître I «Aux Muses», Épitres, in Œ wres, tome 1, Genève, SJaOdne, 1972, p. 10. 67 Charles Palissot de Montenoy, «Petites lettres sur de Grands Philosophes», Œuvres complètes, tome premier, Genève Slatkine, 1971, p. 305. 68 Denis Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1946, p. 1301. 69 Jean-François La Harpe, Cours de littérature ancienne et moderne, tome 9, chapitre 10, Paris, P. Dupont, 1825, p. 8. 70 François de Baculard d’Arnaud, «Julie, anecdote historique», Œ wres, tome 1, «Épreuves du sentiment», Genève, Slatkine, 1972, p. 14.
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ici de pair. Les parasites «agréables» et «élégans» parlait le discours parasite. Bien plus proche de nous, Rémy de Gourmont se donne explicitement pour objectif «l'examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c'est-à-dire sa pureté originelle»71. Et de cita* Malherbe en exergue : «Je défendrai toujours la pureté de la langue française». Il se met donc à faire la chasse aux «intrus», tels par exemple que les mots tirés du grec qui «sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu'il en a le pouvoir, à moins qu'il ne parvienne à les assimiler»72. Face à ces corps étrangers parasitant l'organisme qu'est la langue française, quelle solution préconise Rémy de Gourmont ? Les mots grecs, dit-il, pourraient être un peu moins parasites si on les d&arrassait de «leurs vaines lettres parasites»73. Débarrasser le parasite de ses éléments parasites, pour essayer de l'assimiler et de l’intégrer, lui donner une apparence telle que rien ne le distingue de l'hôte, telle est la solution préconisée par Rémy de Gourmont D s'agit donc de vivre avec le parasite en l'assimilant, et de le faire disparaître comme tel, en tant que parasite. Maladies parasitaires de la langue Même obsession de la pureté de la langue et mêmes associations entre l’impur et le parasitaire chez un philosophe du langage tel que J.L. Austin. Mais là où, pour Rémy de Gourmont, la langue française était originellement pure et a été envahie par des parasites étrangers (des mots grecs au jargon médicalX pour Austin la langue est «normalement» et «ordinairement» pure et ce sont certains usages de la langue qui constituent l’impureté et le parasitaire. Dans How to do things with words, Austin s’attache en effet à distinguer rénonciation constative (c'est-à-dire «l'affirmation» classique, conçue la plupart du temps comme une «description», vraie ou fausse, des faits) de l'énonciation performative (dans le cas de laquelle «the uttering of the sentence is, or is part of, the doing of an action»74). Austin est alors 71 Rémy de Gourmont, Esthétique de la languefrançaise, Paris, Mercure de France, 1938, Préface. 72 Ibid., p. 20. 73 Ibid., p. 38. 74 JX . Austin, Haw to do things with words, Londres et New York, Oxford University Press, 197S (première édition, 1962), p. S. Quand dire, c'estfaire, Traduction de Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
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conduit à considérer les cas d’échecs (urfelicities) du performatif. Il s’agit du cas particulier dans lequel rénonciation performative «est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un soliloque»75. Ce cas, qui conduit à l’échec du performatif, est qualifié de «maladie» qui «infecte» l’énonciation : «as utterances our performatives are also heir to certain [...] kinds o f ill which infect ail utterances»76. La maladie infectieuse en question relève d’une forme de parasitisme : «Il est clair qu’en de telles circonstances [c’est-à-dire dans les cas où le performatif est cité], le langage n’est pas employé sérieusement, et ce de manière particulière, mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal»77. L’image du parasite est filée tout au long de cette section. À l’instar de tous nos personnages parasites qui engraissait aux dépens de leur hôte qui, lui, s’étiole et dépérit, la maladie infectieuse et parasitaire qu’est la citation conduit à l’étiolement du langage : son étude «relève du domaine des étiolements du langage»78. D’un côté, donc, l’ordinaire et le sain ; de l’autre le parasitaire, l’étiolement : «there are etiolations, parasitic uses, etc., various *not serious’ and inotfull normal* uses. The normal conditions of référencé may be suspended»79. Comme chez Rémy de Gourmont, on retrouve, appliquée à la langue et à ses usages, la thématique du pur (associé au normal et à l’ordinaire chez Austin) s’opposant à l’impur et au parasitaire. Or en quoi consiste ici la maladie parasitaire ? En ce que l’énonciation performative (et a priori toute autre énonciation) peut être citée («formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un soliloque») ; et plus loin de nouveau : «la possibilité de l’‘étiolement’ du langage [...] se produit lorsque nous l’employons sur
75 Ibid., p. 55 de la traduction, p. 22 de l’original : «a performative utterance will, for example, be in a peculiar way hollow or void if said by an actor on the stage or if introduced in a poem, or spoken in soliloquy*. 76 Ibid., p. 21 Qe souligne) ; p. 55 de la traduction : «en tant qu’énonciations, nos performatifi sont exposés également à certaines espèces de maux qui atteignent toute énonciation». 77 Ibid, p. 55 de la traduction, p. 22 de l’original : «Language in such circumstances [c’està-dire dans le cas de la citation] is in special ways - intelligibly - used not seriously, but in ways parasitic upon its normal use». 78 Ibid , p. 55 de la traduction, p. 22 de l’original : «Sails under the doctrine of the etiolations of language». ^ Ib id , p. 104 de l’original (je souligne) ; p. 116 de la traduction : «On trouve aussi des emplois parasitaires du langage - pas 'sérieux’, pas tout à fait ‘normaux’. Il se peut que l’habituel renvoi à la référence fasse momentanément défaut».
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scène, dans le roman et la poésie, dans les citations et les lectures publiques»80. La citation, ou plutôt la possibilité pour l'énoncé d’être cité, est le parasite. Parasite qu’il faut chasser, expulser. C’est précisément ce que fait Austin en excluant catégoriquement et avec force - force, soulignée par l'emploi des italiques - ce parasitisme de son analyse : «Tout cela, nous l'excluons donc de notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou non, doivent être entendues comme prononcées dans des circonstances ordinaires»81. Si Rémy de Gourmont cherchait à vivre avec les parasites en les assimilant, Austin, lui, exclut donc le parasitisme, associé au «non-sérieux», à l’«étiolement» et au «non-ordinaire». Or ce qu’Austin exclut là de son analyse est précisément ce qu’il reconnaît pourtant comme étant la possibilité ouverte à toute énonciation : «en tant qu’énonciadons, nos performatifs sont exposés également à certaines expèces de maux qui atteignent toute énonciation», écrit-il pour introduire le mal parasitaire de la citation82. Ce qu’Austin exclut sciemment c'est donc un mal parasitaire qu'il reconnaît pourtant comme étant au fondement d'une théorie plus générale du langage : «Ces maux-là aussi - encore qu'on puisse les situer dans une théorie plus générale -nous voulons expressément les exclure de notre présent propos»83. Que signifierait alors un langage «ordinaire» défini par l’exclusion de la loi même du langage ? L’expulsion par Austin du parasitisme suggère-t-elle donc que le parasitisme relève d'une donnée structurelle de la langue ? Car, comme le fait remarquer Jacques Derrida, «ce que Austin exclut comme anomalie, exception, ‘non-sérieux’, la citation (sur la scène, dans un poème ou dans un soliloqueX n’est-ce pas la modification déterminée d'une citationnalité générale - d'une itérabilité générale, plutôt - sans laquelle il n'y aurait même pas de performatif ‘réussi’ ? De telle sorte -conséquence paradoxale mais inéluctable -
80 Ibid., p. 108 de la traduction, p. 92 de l’original: «the possibility of ‘etiolation’ [...] occurs when we use speech in acting, fiction and poetry, quotation and recitation». 81 Ibid., p. 55 de la traduction, p. 22 de ¡’original : «All this we are excluding from consideration. Our performative utterances, felicitous or not, are to be understood as issued in ordinary circumstances». 82 Ibid., p. 55 de la traduction, p. 21-22 de I’original: «as utterances our performatives are also heir to certain other kinds of ill which infect ail utterances. And these likewise, though again they might be brought into a more general account, we are deliberately at present excluding». 83 Ibid., p. 55 de la traduction, p. 21-22 de 1’original.
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qu’un performatif réussi est forcément un perfbrmatif ‘impur*, pour reprendre le mot qu’Austin avancera plus loin»84. En effet, un énoncé performatif pourrait-il réussir si sa formulation ne répétait pas un énoncé «codé» ou hérable, autrement dit si la formule prononcée pour ouvrir une séance ou prononcer un mariage n’était pas identifiable comme conforme à un modèle itérable, si donc elle n’était identifiable en quelque sorte comme «citation» ? Une telle «citation» n’est, bien sûr, pas du même type que dans une pièce de théâtre, un roman ou la récitation d’un poème. Il ne s’agit pas de nier la spécificité relative, comme le dit Austin la «pureté relative» des performatifs. Mais, comme le note Derrida, la «pureté relative» du performatif «ne s’élève pas contre la citationnalité ou l’itérabilité, mais contre d’autres espèces d’itération à l’intérieur d’une itérabilité générale qui fait effraction dans la pureté prétendûment rigoureuse de tout événement de discours»85. Si son étude du performatif, en tant qu’effet de langage, conduit Austin à exclure la citation comme parasite, ses propres analyses présupposent toutefois la citation comme l’espace général de la possibilité de fonctionnement de la langue. La citation comme parasite - cas d’utilisation de la langue qu’Austm considère comme parasitaire mais qui apparaît alors comme une donnée structurelle de la langue - fait l’objet de la réflexion de J. Hillis Miller dans son article «The Critic as Host»86. Hillis Mille-s’intéresse à deux types de citation : celle d’un texte littéraire par le critique qui le commente dans un essai et celle d’une œuvre antérieure à l’intérieur d’un texte littéraire donné. La citation fonctionne-t-elle comme un corps étranger et parasite à l’intérieur de l’essai critique ? Ou bien alors, le critique et son essai sontils, comme on les en accuse souvent, des parasites du texte littéraire commenté et, plus généralement, de la littérature ? Des parasites qui se nourrissent de la littérature, qui ne seraient rien sans elle, et qui vont même jusqu’à la tuer : «Is a citation an alien parasite within the body of the main text, or is the interpretive text the parasite which surrounds and strangles the citation which is its host ?»*7. Qui plus est, tout texte littéraire n’est-il pas parasite d’autres textes littéraires dont il se nourrit, en les citant explicitement ou allusivement ? Mais réciproquement ces citations ne 84 Jacques Derrida, «Signature, événement, contexte», in Marges de la philosophie. Minuit, 1972, p. 387-388. *5 Ibid., p. 388-389. 86 J. Hillis Miller, «The Critic as Host», Deconstmctkm and Criticism, New York, Seabwy Press, 1979, p. 217-253. 87 Ibid., p. 217.
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fonctionnent-elles pas comme des parasites qui ont éhi domicile dans le texte qui les cite : «Any poem [...] is parasitical in its turn on earlier poems, or it contains earlier poems within itself as enclosed parasites, in another version of the perpetual reversal of parasite and host»88. Et Miller prend l'exemple de The Triumph o f Life de Shelley. Sans entrer dans le détail de l’étude du poème de Shelley par Miller, ce que montre bien cette analyse, c’est, d’une part, que le poème est habité par une «longue chaîne de présences parasitaires»89 : échos, allusions, hôtes et spectres de textes antérieurs, de l’Ancien et du Nouveau Testament, d’Ezéchiel à la Révélation, â Dante, l’Arioste, Spenser, Milton, Rousseau, Wordsworth et Coleridge. D’autre part, le poème de Shelley est lui-même présence parasitaire chez Hardy, Yeats ou Stevens, pour ne citer qu’eux. Ce qui se dégage avec force de l’exemple de Shelley et de The Triumph o fLife, c’est que la littérature est citation, qu’il n’y a d’écriture et de littérature qu’en tant que citation, citation de citation, citation de citation de citation... La littérature serait donc, dans les termes d’Austin, le parasite conduisant à l’étiolement de la langue. La langue serait le parasite ? La question se pose alors : le parasite est-il dans la langue ou bien alors le parasite est-il la langue ? Avec Hugo, s’esquisse l’hypothèse que le parasite est la langue90. Le chapitre VII de la quatrième partie des Misérables est constitué par une étude de l’argot, «langue de la misère» selon la formule de Hugo qui en fait une langue parasite dans la langue : «C'est, écrit-il à propos de l’argot, toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage sinistre rampe sur tout un côté de la langue»91.
88 IbitL, p. 225. 89 Ibid., p. 225. 90 poyr une ¿tude approfondie de l’essai de Hugo sur l’argot, et en particulier pour une analyse des relations entre le texte de Hugo et celui de Balzac (dans Splendem et misères des courtisanes), voir Guy Rosa, «Essais sur l’argot Balzac (Splendeurs et misères des courtisanes) et Hugo (Les Misérables, IV, 7)», in Hugo. Les Misérables, sous la direction de Pierre Brunei, éditions InterUniversitaires, 1994. 91 Victor Hugo, Les Misérables, Robert LafFont, collection «Bouquins», 1985, p. 781, je souligne.
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De fait, cette langue parasite, telle que Hugo la décrit, partage nombre de caractéristiques avec les personnages de parasites, tels que nous les avons rencontrés. En bon parasite qui, installé chez autrui, vit sur et de son hâte, «l’argot vit sur la langue. Il en use à sa fantaisie»92. Comme les parasites-comédiens qui, de Tartuffe à Faujas ou Aldini, dissimulent leur véritable nature en jouant ce qu'ils ne sont pas, l'argot possède l’ait du masque et du déguisement : «l'argot n'est autre chose qu'un vestiaire où la langue [...] se déguise. Elle s'y revêt de mots masques [...] Elle est apte à tous les rôlesvP*. En conséquence, l'argot est constamment changeant, fuyant, il «cherche toujours à se dérober, sitôt qu'il se sait compris, il se transforme [...] Tous les mots de cette langue sont perpétuellement en fuite comme les hommes qui les prononcent»94 : la comparaison ne pourrait être plus explicite entre la langue parasite qu'est l’argot et les hommes qui la parlent, les criminels, parasites sociaux. Apte à tous les rôles, multiple, insaisissable, l’argot, tout en étant une langue - «l'argot, qu'on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C'est une langue»95 -, se situe aux limites de la langue : comme les parasites qui figurent le Bruit perturbateur et une altérité dans la langue de communication, l'argot est «un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole [...] les mots sont difformes, et empreints d'on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler. C'est l ’inintelligible dans le ténébreux»96. L'argot relèverait donc plus du bruit que du langage articulé, plus du non-sens que du sens. Vivre de et sur l'hôte, se déguiser et se dérober sans cesse, figurer le Bruit et la perturbation de la communication : toutes caractéristiques des personnages parasites qui sont aussi celles de l’argot tel que Hugo l'analyse. À la fois langue ayant sa poésie et non-langue plus proche du bruit que de l’articulation, l'argot est aussi et en même temps une sorte de creuset, rempli de toutes les langues d'Europe : «Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. Une foule d'âmes mauvaises, basses ou irritées, qui ont traversé la
92 Ibid., p. 783, je souligne. Ibid., p. 779, je souligne. 94 Ibid., p. 783. 95 Ibid., p. 781. Plus haut dans le chapitre I, l’argot est qualifié d'«idiome abject» (p. 776). 96 Ibid., p. 779, je souligne.
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vie et sont allées s’évanouir dans l’éternité, sont là presque entières et en quelque sorte visibles encore sous la forme d'un mot monstrueux»97. Ces diverses caractéristiques de l'argot contribuent donc à rendre son statut paradoxal : c’est à la fois une langue («langue dans la langue»), la négation de la langue («excroissance maladive») et l’ensemble totalisant des langues (l’image du creuset de langues et de Babel). Le statut de l’argot, langue parasite, à l'intérieur de la langue commune est le même que celui du criminel, parasite social, à l’intérieur de la société, d’où l’affirmation de Hugo : «L’argot, c'est le verbe devenu forçat»98. L'affirmation conduit à la même ambiguité que celle, poussée du côté de la satire, relevée chez Dickens" : si «la terre n'est point sans ressemblance avec une geôle», si après tout «qui sait si l'homme n'est pas un repris de justice divine ?»100, si donc la condition même de l’homme est celle de forçat-parasite, de même l’argot, «langue du crime» et langue parasite, serait la condition même de la langue, serait «la» langue. Entre l’hôte et son parasite, un renversement s’est opéré. L’argot n’apparaît plus seulement comme une langue parasite dans la langue mais comme la condition même de la langue. Si Hugo ne pousse pas explicitement aussi loin ses conclusions sur le statut de l’argot par rapport à la langue ordinaire, William Burroughs, lui, Hftna toutes ses œuvres des années 60, affirme haut et fort et à maintes reprises que le parasite est la langue. Plus de vingt ans avant Le Parasite de Michel Serres, l'œuvre de Burroughs suggère que c'est dans la structure parasitaire qu’il faut chercher le modèle de toutes les relations humaines : parasitisme de la bureaucratie («les bureaux qui sont de nature purement parasitaire, ne peuvent subsister sans leur hôte, sans leur organisme nourricier [...] La bureaucratie [...] détourne le cours normal de l’évolution humaine [...] au profit d’un parasitisme de virus»101), parasitisme interne que constitue la dépendance du toxicomane («the Man Within»), parasitisme des institutions policières et pénitentiaires («ceux qui contrôlent les criminels opèrent d’une manière
9 7 /ta /., p. 781. 98 Ibid., p. 786. Vera supra, «Sociétés de parasites». ÏOO Ibid., p. 779. 101 William Burroughs, Le Festin nu, Paris, Gallimard, 1964. Naked Lunch, New York, Grove Press, 1966 (première édition, 1959) : «Bureaus cannot live without a host, being true parasitic organisms [...] Bureaucracy is [...] a turning away from the human evolutionary direction [...] to the complete parasitism of a vims» (p. 134).
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très semblable à celle d'un virus»102), parasitisme de la sexualité (comme dans le cas de la drogue, le but de l'activité sexuelle est l’absorption parasitique d'un corps par un autre). Mais surtout, parasitisme de la langue. Burroughs élabore une fiction, qui est une fable des origines, pour expliquer que les mots sont des parasites, qui ont parasité leur hôte, le «singe» d'avant le signe : «le mot écrit était en fait un virus qui a rendu possible le mot oral [...] Le docteur Kurt Unruh von Steinplatz a avancé une théorie intéressante quant aux origines et à l'histoire de ce mot virus. Il avance que le mot était un virus de ce qu'il appelle «mutation biologique», produisant dans son hôte un changement qui fut ensuite transmis génétiquement L'une des raisons pour lesquelles les singes ne peuvent pas parler tient au fait que la structure interne de leur gorge n'est pas conçue pour articuler des mots. Il avance que des altérations de la structure interne de la gorge furent causées par une maladie virale»103. Le virus est un parasite particulièrement effrayant : c'est un corps étranger qui n'a pas seulement la capacité de s'introduire dans une maison, d'y dévorer la nourriture et de tuer l’hôte, mais la capacité aussi de transformer l'hôte en répliques proliférantes de lui-même. Il ne «mange» pas mais se reproduit. Dans la fable de Burroughs, le mot-virus a vécu pendant longtemps dans un état de symbiose avec son hôte-porteur104. C'est pour cela d'ailleurs que le mot n'a pas été identifié comme virus : «Le mot n'a pas encore été reconnu comme virus parce qu'il a atteint un état de symbiose stable avec son hôte»105. Mais cet état d’équilibre est ai train de se rompre, et les risques de dommages sont grands. On retrouve un récit similaire de l'évolution du mot-virus dans The Ticket That Exploded, par 102 William Burroughs, The Ticket That Exploded, New York, Grove Press, 1987 (première édition, 1962), p. 58 : «the criminal controllers operate in very much the same manner as a virus». Je traduis. 103 William Burroughs, «Playback from Eden to Watergate», The Job, Penguin Books, 1974 (première édition, 1969), p. 11 et 13 : «the written word was actually a virus that made the spoken word possible [...] Dr Kurt Unruh von Steinplatz has put forward an interesting theory as to the origins and history of this word virus. He postulates that the word was a virus of what he calls ‘biologic mutation’ affecting a change in its host which was then genetically conveyed. One reason that apes can’t talk is because the structure of their inner throats is simply not designed to formulate words. He postulates that alterations in inner throat structure were occasioned by a virus illness». Je traduis. 104 Burroughs parle d’un «équilibre bénin» («the benign equilibrium with the host cell»). Ib id, p. 14. 105 The Job, op. cit., p. 12: «The word has not yet been recognized as a virus because it has achieved a state of stable symbiosis with the host». Je traduis.
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exemple : «Le mot est maintenant un virus. Il se peut que le virus de la grippe ait été autrefois une cellule pulmonaire saine. C’est maintenant un organisme parasitaire qui envahit et endommage les poumons. Il se peut que le mot ait été autrefois une cellule nerveuse saine. C’est maintenant un organisme parasitaire qui envahit et endommage le système nerveux central»106. Comme le terme «parasite» lui-même, qui a évolué d’un sens connoté positivement (l'invité qui partage le repas de l’hôte et le divertit) à un sens connoté négativement (le pique-assiette qui prend sans rien donner en retour), la fiction de B urroughs est l’histoire de révolution d’un parasitisme comme symbiose bénigne à un parasitisme destructeur. Que le mot en général, c’est-à-dire que la langue, soit un virus qui a envahi l’homme a plusieurs conséquences. DeJunkie à The Job en passant par Naked Lunch et The Ticket that Exploded, les différents récits mettent en scène les effets de ce parasitisme de la langue. D’abord, la structure parasitaire ressemble, dit Burroughs dans Naked Lunch, «à une pyramide dont chaque étage grignoterait celui d’en dessous»107. À peu près à la même époque que Burroughs, quoique dans un contexte totalement différent, Roland Barthes, dans Mythologies, aboutissait à des conclusions similaires sur le fonctionnement de la langue et de ce qu’il appelle «mythe». Pour expliquer le fonctionnement du mythe, Barthes construit un tableau qui évoque la structure pyramidale de Burroughs10*. Le mythe fonctionne en effet comme une pyramide formée de deux systèmes sémiologiques superposés : le système linguistique et le système mythique. Au niveau linguistique, qui constitue la base de la pyramide, le signe est constitué d’un signifiant et d’un signifié. Ce signe linguistique (l’ensemble signifiant/signifié) sert de signifiant au signe qui fonctionne au niveau mythique. Le passage d’un étage à l’autre de la pyramide (de l’étage linguistique à l’étage mythique) est décrit par Barthes comme une véritable dévoration parasitaire : le signifiant du mythe se construit en «mangeant» le signifiant du signe linguistique. En effet, dans le signifiant du signe linguistique, une signification est déjà construite, «qui pourrait se suffire à elle-même, si le mythe ne la saisissait et n’en faisait tout d’un coup une forme vide, parasite [...]. En devenant forme, le sens [...] se vide, 106 william Burroughs, The Ticket That Exploded, op. cit., p. 49: «The word is now a virus. The flu virus may once have been a healthy lung cell. It is now a parasitic organism that invades and damages the lungs. The word may once have been a healthy neural cell. It is now a parasitic organism that invades and damages the central nervous system». Je traduis. 107 Burroughs, Le Festin nu, op. cit., p. 2 («a pyramid of junk, one level eating the level below», Naked Lunch, op. c it, p. xxxviii). !°8 Roland Barthes, «Le mythe aujourd’hui», M ythologies, Paris, SeuiL, 1957, p. 200.
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[...] perd sa valeur, mais garde la vie dont la forme du mythe va se nourrir»109. La signification du signe linguistique forme donc un système auto-suffisant, que le mythe, en parasite, vient manger et vider de sa substance, transformant de la sorte la signification du signe linguistique en «forme vide, parasite». Double opération parasitaire, donc, puisque le mythe opère a i parasite et que la signification du signe linguistique devient parasite. Là où Burroughs décrit la structure parasitaire comme une pyramide dont chaque étage mange celui du dessous, Barthes décrit le passage de l’étage du système linguistique à celui du système mythique comme une relation parasitaire, dans laquelle un parasite mange une structure pour la transformer en parasite. Ensuite, loin de contrôler les mots-virus qu’il utilise, l’homme est contrôlé par eux. Façon plus radicale et sans doute moins optimiste de dire, après Heidegger, que ce n’est pas tant l’homme qui parle la langue que la langue qui parle : «Die Sprache spricht Der Mensch spricht, insofem er der Sprache entspricht»110. Façon aussi de dénoncer l’utilisation de la langue comme moyen de contrôle et de destruction de l'individu. Comme le mot-virus de Burroughs, qui, loin de rester extérieur à la structure d'accueil, l'a envahie pour la contrôler, le mythe chez Barthes ne reste pas extérieur au système linguistique qu'il parasite mais entre dans son hôte pour y jouer à un «jeu intéressant de cache-cache»111. Enfin, dans le contexte de cette structure parasitaire dénoncée par Burroughs, la communication n'est plus un échange entre deux sujets parlant mais 1’«émission» envoyée par un «Émissioniste» {Sender), dont le narrateur de Naked Lunch affirme : «The Sender is not a human individual... It is The Human Virus»112. Toutes les diverses formes de déshumanisation de l’homme, qui traversent les récits de Burroughs, qu’il s’agisse de déshumanisation par les drogues ou par la religion, tiennent donc, en dernière instance, au parasitisme de la langue. Comme chez Burroughs, où la langue est un système parasitaire qui transforme l'individu en «virus humain», chez Barthes, «chaque jour et partout, l’homme est arrêté par les mythes, renvoyé par eux à ce prototype 109 Barthes, ibid., p. 202-203. HO Martin Heidegger, «Die Sprache», Unterwegs zur Sprache, Frankfint am Main, Vittorio Klostermann, 198S, p. 30 (première édition : Pfulligen, 1959). Traduction française : «La parole est pariante. L’homme parie pour autant qu’il répond à la parole». Acheminement vers la parole, Gallimard, Tel, 1976, p. 36. 111 Barthes, Mythologie*, op. cit., p. 203. 112 Naked Lunch, op. cit., p. 168 ; dans la traduction, p. 183 : «l’Émissioniste n’est pas un être hunain. D est le Virus Humain».
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immobile qui vit à sa place, l’étouffe à la façon d’un immense parasite interne»113. Deux paradigmes quant au fonctionnement de la langue s’opposent donc : d'une part, celui qui, de Malherbe à Rémy de Gourmont et Austin cherche à préserver ou à valoriser la pureté de la langue et, en conséquence, à en chasser les parasites. Et d’autre part, celui qui, avec Buiroughs ou Barthes, renverse la relation entre langue et parasite et voit dans la langue même un parasite. Mais de l’invité parasite qui, figure du Bruit perturbateur, interrompt une situation de communication aux parasites dans la langue, qui en troublent la pureté, et à la langue comme parasite, qui menace de contrôler l'homme et de l’étouffer, de Rémy de Gourmont à Burroughs et d’Austin à Barthes un trait demeure : le parasite fonctionne comme perturbation, interruption, danger et menace. Si chez Burroughs le mot-parasite risque de contrôler l’homme et si chez Barthes le mythe-parasite risque de l’étouffer, chez Beckett, bien qu’il ne soit pas explicitement question de parasites et de parasitisme, les syntagmes interpolés à l’intérieur des phrases fonctionnait comme des parasites qui remettent en question la cohérence sémantique et le sens de l'énoncé. Dans En attendant Godot, par exemple, la «pensée» de Lucky, loin d'être articulée et sémantiquement cohérente, est présentée comme une accumulation d'interpolations parasites : «à la suite des travaux inachevés de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n'anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wallmann il apparaît aussi clairement si clairement [...] que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l'homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme enfin bref que l'homme en bref enfin [...]»114. Les répétitions, métaplasmes, calembours et autres parasites, déconstructeurs de l'énoncé, fonctionnent-ils comme une «menace» pour le sens... ou comme une possibilité de jouer avec la langue, voire les langues, et de faire ainsi émerger une surcharge de significations inattendues ? C'est ce que semblerait suggérer Joyce qui, dans Finnegans Wake, pousse au plus loin les jeux avec les langues qui se parasitent les
113 Barthes, ibid., p. 244.
114 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 60. Cette tirade de Lucky vient en réponse à l’ordre donné par Pozzo : «Pense !». Pour une analyse détaillée du fonctionnement de cette tirade soliloque, ses effets d’échos et leurs conséquences sur la déconstruction du sens, leur relation avec le fonctionnement de l’écho dans la pastorale du XVIIe siècle, voir Véronique Gély-Ghedira, «Echolalies : dialogue ou monologue ?», L ’Esprit créateur, vol. 38, n° 4, Winter, 1998, p. 52-63.
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unes les autres. «And shall not jBabel be with Lehab ? And he war», écrit Joyce115 : le palindrome renverse la tour de Babel, accroît la confusion, entre la «guerre» du war anglais et le «c’était» du war allemand. Un nom et un verbe dans la tour qui se renverse, deux langues et leur confusion, leur parasitage réciproque. De l’image du «paradise», sur laquelle s’ouvre Finnegans Wake («rivemm, past Eve and Adam’s»116), au «parasite», qui apparaît comme le principe même de fonctionnement d’un texte dais lequel les interpolations parasitaires constituent la matière textuelle même, les glissements autorisés par la proximité phonique sont nombreux («Parisise», «paridise», «paradismic», «pappappapparrassan», «pair i site», «pair of eyes», «parasama», etc). Paradis de la multiplication des significations à l’infini, le parasitisme apparaît alors comme la logique babélienne de la langue.
115 James Joyce, Fimegcms Wake, New York, Penguin Books, 1984 (première édition, 1939), p. 258. Voir Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987. 116 Joyce, Fimegcms Wake, op. cit, p. 3.
Conclusion
Petite logique parasitaire Révélatrices ou destructrices, les stratégies du parasite peuvent ainsi se décliner en trois actions fondamentales : creuser dans l’hôte le gouffre du désir, jouer le monde comme un théâtre, parler à plusieurs voix... Autant d'actions qui le dépouillent de tout être propre pour le constituer comme un carrefour de voix et de désirs. C'est peut-être parce que le parasite n'existe qu’au second degré, comme un double ou un dérivé, que ses applications figurées ont montré combien il était difficile à fixer, dans les deux sens du terme, - à identifier et à arrêter. Le parasite se reproduit et prolifère... Figure sociale : est-il la verrue d'une société ? Ou la société ne constitue-t-elle en réalité qu’une vaste chaîne parasitaire ? Figure de la psyché : le parasite surgit-il d'ailleurs ou cet ailleurs n’est-il que le plus intime et le plus proche de mon être ? Figure décadente d’une écriture soupçonnée : comme si l'écrivain fin de siècle ne pouvait écrire qu'en parasite, sur le mode de la citation et du plagiat, jusqu'à ce qu'on lui dise, comme Martial dit à Selius, son parasite : «tais-toi I»1. Figure de la langue, enfin, où à une conception «classique» où l'on exclut les parasites, la «modernité» a substitué les jeux créateurs d'une langue parasitaire par essence, qui ne cesse de tirer sa vitalité de l’Autre, - mots, phonèmes éclatés en une Babel des langages. Les personnages de parasites qui, dans cet ouvrage, ont occupé le devant de la scène, provenaient d'horizons très divers, de la comédie antique au roman contemporain de Burroughs, en passant par le Cousin Pons, le Horla ou le Neveu de Rameau. Cet éclectisme diachronique et géographique n’a pas été un obstacle au rapprochement et aux comparaisons. Bien au contraire. Parce que l'être même du parasite est éclectique, composé de pièces diverses. Mais surtout, parce qu'il ne constitue ni un «thème», ni un «genre», ni exclusivement, dans les choix qui ont été les nôtres, un personnage. Le parasite est une figure, c’est-àdire qu'il implique des schèmes et des structures. L'évolution lexicologique du terme, a i dégageant des sois figurés (le superflu, l’interruption) et en changeant les domaines d’application du mot Oc parasite biologique, sonore ou informatique) a accentué et dégagé les 1 Martial, Épigrammes, voir supra l'Introduction, p. 39.
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enjeux logiques latents de cette figure. Ce qui était à l'origine une simple fonction sociale est devenu une figure logique de pensée. C'est à ce titre qu'il faut ici rendre un dernier hommage au Parasite de Michel Serres, parce qu’il propose une réflexion sur les implications philosophiques et logiques du parasite : que pense-t-on à travers le parasite et grâce à lui ? À quelle mode d'intelligibilité du réel correspond-il ? Ce mode pourrait se définir comme «moderne» et contemporain, au sens où il prend pour sujet principal le périphérique, le secondaire et le subalterne (ce qui est justement, à l'origine, «à côté» du maître de maison et moins qu'un invité), au sois aussi où il ne propose pas de contenu de pensée mais avant tout le dispositif d'une communication. La «modernité» que nous définissons ici en tout arbitraire et sans jugement de valeur, correspondrait en ce sens à une réhabilitation «systématique» de Fanti-système d’une part (à un manifeste pour les marges chaotiques du rationalisme) et d’autre part à un accent mis davantage sur les modes de communication que sur le contenu de cette communication. On s'intéresse moins à la chose qu'au tins, et d'autant plus quand il est marginal, au second degré (le parasite comédien), perturbateur (le parasite comme surprise) et ambivalent 0e parasite ambigu). La modernité n'invente pas le parasite, lequel existe, cet ouvrage l'a suffisamment montré, depuis l'Antiquité. Mais elle le voit, ou peut-être même ne voit plus que lui... Elle lui consacre en tout cas des développements autonomes, dont l'essai de Michel Serres est le symptôme. Que pense-t-on donc grâce au parasite ? À quelle Science delà Logique nous conduit-il ou plutôt justement refuse-t-il de nous conduire T2 Les dernières pages de cet ouvrage essaieront de dresser un bilan des structures logiques communes à tous les personnages de parasites que nous avons croisés dans cet ouvrage. Ce sont des constantes en effet, qui sont réapparues, d’un texte à un autre (de Charançon à Beloved), d'un sujet à un autre (le discours social, la langue, l’écriture...). Ces constantes offrent une structure logique dont on peut dégager cinq principes : le corps ostentatoire ; l’insatiable, figure de l’infini ; le paradoxe (la réversibilité toujours possible des positions et des enjeux) ; la médiation ; l’interruption.
2 La position de Michel Serres est anti-hégélienne et, d’une manière plus large, s’intéresse aux marges du rationalisme. On l’a vu dans le chapitre sur les parasites philosophes.
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Le parasite on les esprits animaux». Le parasite met en jeu une image du corps associée à la voracité (ingérer mais aussi rejeter) et à une certaine animalité (retour de l'instinct ou du biologique, instinct de meurtre ou mode de procréation des mammifères par fœtus «parasite»). La perspective est en quelque sorte anti-cartésienne, puisque le parasite agit non pour le triomphe de la raison, mais au contraire pour celui des esprits animaux. L'origine même du type, Y«edaxparasitus» de la comédie latine, en fait un estomac affiuné et les usages de l'onomastique traduisent bien souvent le rapport essentiel des parasites à la nourriture : la Mâchoire (Gnatho), le Rongeur de pain (Artotrvgus), le Charançon (Curculio), le Mangesauces (Fripesauces3), la Truffe (l'une des significations possibles de Tartuffe, de l'italien tartùfo, «truffe» au sens propre et «méchant petit homme» au sens figuré4), le pâté (Des Rillettes chez Courteline)... Mais le schème se retrouve tout aussi bien dans le corps de Beloved, toujours assoiffé d'eau et réclamant des sucreries, corps d'autant plus voyant et encombrant à la fin du récit que la jeune femme, enceinte, exhibe un ventre insolent5. Le corps envahissant du parasite peut conduire à des détails scatologiques, voire un peu obscènes. Le nain parasite Bébé Toutout de Queneau répond bien à cette définition, comme avant lui le parasite de comédie Fripesauces affirmant qu'un médecin qui «touche souvent du nez au bourlet d'un bassin» atteste que «[s]a faim est une maladie»6. De même, le picaro, qui est la lie de la société, se trouve souvent associé aux excréments : dans Guzman d ’Alfarache, le corps malséant proteste ainsi et camavalise l'honneur aristocratique qui ne donne pas à manger7... Parce qu'il est avant tout un appétit, le parasite, quand bien même il n’appartient pas directement au règne végétal ou animal, est indissociable d'un bestiaire : les mouches de la fable n'ont rien à envier aux personnages humains. Les images animales surgissent régulièrement, on l'a vu, dans le théâtre du parasite, dans le discours social ou dans la métamorphose de l'écrivain en cafard. La régression animale constitue également le ressort d'un certain fantastique : miss Penelosa, qui vient des Indes, terre de fauves et de passions sauvages, est comparée à un félin, un 3 Dans son sens populaire, «fripe» signifie «tout ce qui se mange». 4 Gérard FerreyroUcs, Molière. Tartuffe, PUF, «Études littéraires», 1987, p. 36-38. 5 Toni Morrison, Beloved, «10/18», 1995, p. 361. 6 Tristan l’Hennite, Le Parasite, acte I, seine 3, dans Le Théâtre complet de Distan l ’H ermite, The University of Alabama Press, 1975, p. 644. 7 D. Souiller, Le roman picaresque, PUF, «Que Sais-Je», 1980, p. 34.
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tigre ou un chat ; elle apparaît allongée sur le canapé et couverte d'une peau de tigre8. Elle parle avec le «sifflement d’un serpent»9. Sa victime, Gilroy, est transformée en esclave, en chien ou en souris10. Ce parasite animal fait surgir dans les textes des interrogations qui mettent en cause l’instinct, instinct de mort ou instinct érotique : les deux peuvent d’ailleurs aller de pair, en particulier dans le cas du vampire. Le récit de Conan Doyle ou celui de Le Fanu font ainsi c&iparasite une figure déculpabilisante, un alibi, en quelque sorte, qui laisse éclater dans des personnages volontairement très conventionnels et conformistes (la jeune fille de bonne famille ou le professeur, représentant la respectabilité victorienne) des fantasmes bien peu convenables... Le Parasite de Conan Doyle présente exactement les mêmes enjeux que le DocteurJekyUet Mister Hyde [1885] de Robot Louis Stevenson : miss Penelosa, comme la potion magique du docteur Jekyll, révèle au professeur rationaliste, maniaque du contrôle scientifique et image parfaite de la réussite sociale, la brute meurtrière qui sommeille en lui : «Elle éveille en moi quelque chose de mauvais - quelque chose à quoi je voudrais ne pas penser. Elle paralyse ce qu’il y a de meilleur dans ma nature, en même temps qu’elle y stimule ce qu’il y a de pire»11. Le parasite constitue ici l’alibi d’une violence naturelle12. Quant à Carmilla, elle tente de séduire une autrejeune fille et associe l’Éros à la mort : «Ma chérie, ma chérie [...], je vis en toi ; et je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi»13. À travers la voracité du parasite, c’est la nature qui ressurgit, comme une question cependant et non comme une réponse. Dans Le Sinistre visiteur [Der unheimliche Gast], le magnétiseur parasite laisse, après sa mort, une lettre qui corrobore les mises en garde du juriste Dagobert au début du conte. La nature possède des secrets qu’il est dangereux de chercher à maîtriser : «la nature est une marâtre qui poursuit de sa haine ses enfants dénaturés : aux espions téméraires, dont la main effrontée soulève son voile, elle jette un jouet séduisant qui les fascine mais retourne sa puissance maléfique contre euxmêmes»14. Coupable de transgression, le parasite d’Hoffinann exhibe la 8 C. Doyle, Le Parasite, dans C. Doyle, Inédits et introuvables, R. Lafifbnt, «Bouquins», 1992, p. 485, p. 498, p. 487. ^ Ib id , p. 489. 10 Ibid., p. 487, p. 488, p. 492, p. 498. 11 Ibidn p. 479. 12 Le professeur avoue ne pas posséder un «flegmatique tempérament d’Anglo-Saxon» - il a les yeux noirs et une figure d’espagnol : «Je suis un brun, et un Celte, et la griffe de cette sorcière m’entre profondément dans les nerf», ibid, p. 485, p. 482. 13 J.S. Le Fami, Carmiûa, dans L a Évadés des ténèbres, R. Laffbat, «Bouquins», 1993, p. 514. 14 E.T.A. Hoffmann, Le Sinistre visiteur, dans Hoffmann, Les Frères de Saint-Sérapion, Phébus, 1982, p. 153.
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non-réductibilité de la nature aux systèmes de rationalité et de contrôle. Comme miss Pendosa chez Doyle qui meurt d'épuisement Le parasite fantastique est moins le refoulé de la science (ce n'est pas une figure du non-rationnel, tout s’explique très bien dans les récits fantastiques que nous avons cités) que ce qui révélé la vanité du pouvoir humain sur la nature. On ne peut pas être maître et possesseur de la nature... C’est aussi bien au cinéma le message d'Alien. Le parasite est peut-être moins ce qui échappe à la raison que ce qui échappe au contrôle...
L'infini par la faim Par définition, le parasite n’est pas autonome, puisqu’il doit trouver sa substance en-dehors de lui-même. Le processus est sans fin : si la dépendance du parasite par rapport au parasité s’arrêtait, il n’y aurait plus de parasite. Ce processus s'entretient de lui-même et définit le parasite à partir d'un vide, d'une absence permanente que rien ne saurait définitivement combler. Ainsi les parasites de comédie ne mangent-il jamais à leur saoul. Le parasite, c'est la Faim... ou, dans ses variantes fantastiques, la Soif, pour le vampire par exemple qui ne gagne l’immortalité qu'à condition de trouver toujours du sang frais... Cet état de manque constitutif et de dépendance vitale à l'égard d'autrui associe le type à une dévoration sans fin. Le personnage du parasite Mormon est particulièrement représentatif de ce schéma. Il apparaît dans une satire d'inspiration rabelaisienne et carnavalesque, comme une allégorie grotesque et ludique de l'insatiable15. Sa naissance, «le soir d'un Mardy-gras»16, est placée sous le signe de la nourriture. Durant sa grossesse, sa mère, toujours affamée parce que le bébé la dévorait de l'intérieur, n'eut de cesse de dévorer, en vain, puisqu'elle meurt tout de même de faim : «ce parasite embrion affama [...] sa mère de telle sorte, qu'il la fit enfin mourir»17. La voracité du parasite est telle qu'il a mangé le fœtus de son frère jumeau, et qu'il sort du ventre maternel en y ouvrant un trou «à belles dents» (sic !)18. Aussitôt sorti, il s’élance sur la table et se met à manger avec force. L'enfance du parasite s'inscrit ensuite dans la droite ligne de sa naissance : tous les moyens sont bons au jeune goinfre pour se procurer 15 Voir Jeao Serroy, Roman et réalité Les histoires comiques au XVIIe siècle, Paris, Minard, 1981. Le Parasite Mormon, histoire comique, sans nom d’auteur, Paris, 1650, p. 11. 1 7 j M £ ,p .U .
18/W i,p.l2.
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de la nourriture : «on ne le voyait point comme les autres tirer des noyaux à ses compagnons, pouice qu'il les avallait tous. Il était toujours fort propre : il ne cachait point sur sa bavette car il ravallait toujours ses crachats, de peur de rien perdre»19. Parce qu'il dévore sans cesse, le parasite est un gouffre sans fond. Une autre manière de figurer la condamnation de la faim à perpétuité consiste à mettre en abyme le parasitisme : le parasite est habité à son tour par d’insatiables parasites. C'est ce dont se plaint Fripesauces qui décrit les tortures de la faim comme autant de morsures et de coups de griffe. Ses intestins sont en effet parasités par des bêtes voraces : Je sens dans mes boyaux plus de deux m illions De chiens, de chats, de rats, de loups, et de lions, Qui présentent leurs dents, qui leurs griffes étendent, Et grondant à tout heure, à manger me demandent20.
On constatera alors que le corps du parasite ne révèle pas essentiellement de la madère, du concret, mais évoque plutôt un principe abstrait, une forme d’étemel recommencement C’est en ce sens qu’on peut comprendre pourquoi les parasites peuvent être si constamment associés à la maladie, à la contagion. On a vu que le parasite contaminait son hôte : de même qu’Orgon devient dévot, les parasitismes sociaux s’engendrent les uns les autres, et les vampires cherchent à transformer les proies qu’ils aiment en vampires... L’épidémie n’est-elle pas une forme de l ’infini ?
L’infini de la faim sera vécu comme une menace dans le fantastique ou présenté comme une plaisanterie bouffonne dans les logorrhées des parasites de comédie dont les lamentations semblait plus intarissables encore que leurs appétits. Le schème du recommencement perpétuel et de la répétition se trouve en effet aussi bien à la source du comique que de l'inquiétant (VUnheimliche) : cela explique pourquoi les parasites que nous avons étudiés se répartissent suivant ces deux tonalités qui sont antithétiques alors qu'elles réagissent à un même phénomène, - le dédoublement Le parasite comique suppose une réaction jouissive et euphorique à l'absence de fin ; le parasite inquiétant compose l'autre regard sur le sans-fin, l'angoisse du gouffre.
W Ibid., p. 15. 20 Tristan l’Hermite, Le Parasite, acte I, scène 3, op. cit., p. 644.
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Les paradoxes do parasite Ainsi, le parasite suggère l’infini au creux même de la finitude, dans le corps affamé ou malade. Le parasite est un corps rusé qui donne à voir l’éternité sous forme de la répétition. Ce n’est pas là son unique paradoxe. Dans son ouvrage, Michel Serres montre la réversibilité des fonctions du parasite et joue, jusqu’au vertige conceptuel, des métamorphoses et des retournements de la figure : lorsqu’on localise des parasites dans un système, «qui saura jamais si le parasitisme est un obstacle à son fonctionnement ou s’il a i est la dynamique même 7»21. Le parasite, dit-il, c’est le «flou», l’impossibilité féconde des idées claires et distinctes, la puissance des circonstances et du hasard22. De même que l’hôte, étymologiquement, peut signifier l’invité aussi bien que «l'invitant, il semblerait que le parasite puisse tout aussi bien devenir le parasité et vice versa. Qu'il puisse construire, détruire ou construire en détruisant... Nous en avons fait l’expérience en rédigeant les chapitres de cet ouvrage : le sujet fuyait sous nos doigts, et chaque dispitre se construisait de lui-même sur des retournements logiques. Ce philosophe impossible parce que dialogique par essence, était moins séducteur que séduit. Son théâtre de mensonges exhibait le vrai. Ce superflu se révélait indispensable. Cette entité isolée se propageait, ne respectant ni les clivages sociaux (producteurs/non producteurs, utiles/inutiles), ni les frontières spatiales (le dehors et le dedans), ni l’exigence d’intelligibilité de la langue. Le parasite n'a pas de valeur ni de position fixe ; il se retourne et se renverse, se dédouble et se propage. Cette nature paradoxale du parasite, on peut la relier au processus originel qui le constitue comme tel ; est parasite celui qui, pour obtenir de bons morceaux, paye avec des mots. Pour avoir accès aux choses, pour assouvir ses sens insatiables au demeurant, le parasite parle. Échange inégal en lui-même, note Michel Serres, puisqu’il échange du «logicieb> contre de la matière, et on l’a vu, pour la matière la moins élaborée qui soit Mais de surcroit, le parasite parle le plus souvent au second degré, dans le détour23, la plaisanterie (voir «Le Rieur et les Poissons» de 21 M. Serres, Le Parasite, Hachette Littératures, «Pluriel», 1997, p. 56. 22 «Nous sommes emportés par le flux et le flou de l’existence, ses fluctuations et ses circonstances, l’avancée de sa production)», ibid., p. 27S. Voir aussi p. 107, p. 286. 23 M. Serres parte d’un Parasitas syriens parce que «le circuit parasitaire [est] toujours en détours de ruses, toujours complexe et dupliqué, toujours muni d’excentriques et d’épicycles», ibid., p. 189.
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La Fontaine) ou la ruse (voir par exemple Carmilla chez Le Fami qui s’invente un rêve parallèle à celui de Laura pour endormir la méfiance de la jeune fille24). Un parasite ne dit pas : «J’ai faim», - le langage irait alors droit au but, de la pensée à la chose. Tartuffe ne dit pas «J’ai gagné», quand il revient avec l’exempt, il continue à parler dévotement («Et je suis pour le ciel appris à tout souffrir»25). Même les parasites de comédie ornent leur faim de toutes les ressources comiques et rhétoriques de l’amplification, des métaphores et du jeu de mots : «Je suis mort ; je vois à peine», gémit Charançon. «Tu vas manger quelque chose», répond son maître Phédrome. «Non, par Hercule, pas ‘quelque chose’ ; j ’aime mieux une chose certaine que ‘quelque chose’»26. Le langage du parasite est indirect, parce que le parasite «joue» ce qu’il n’est pas pour obtenir ce qu’il veut II correspond donc à un type de personnage dérivé, «second» et c’est ce caractère clivé qui le rend prompt aux renversements et facilite les paradoxes.
La médiation Cette condition originelle de parasite - acheter la vie par sa parole - a également pour conséquence de le constituer d’emblée comme un être de langage. Un être qui n’atteint son but que dans l’indirect, en se greffant d’emblée non sur les choses mais sur les relations. Pour avoir la chose (la nourriture), il lui faut connaître toutes les ruses et les détours, savoir agir dans l’indirect et la distance... Le parasite ne reste en vie qu’à condition de maîtriser le complexe et le médiatisé27. Michel Serres le montre avec brio dans son ouvrage. Le parasite se place sur les médiations et s’offre lui-même comme la médiation par excellence. Dans la comédie antique, il est le messager qui circule entre les amants, fait le lira avec les pères ou avec les servantes... Dans le fantastique, le magnétiseur fait le lien avec les forces secrètes de la nature tandis que le vampire relie la mort et la vie... Dans un tout autre registre, Rameau, en racontant au philosophe le souper chez ses hôtes Bertin et la petite Hus, joue ainsi de sa position liminaire pour dénoncer la comédie des positions sociales. Rien de simple et de naïf dans le parasite, même le ventre ! Les affamés de la comédie antique «jouent» leur faim tout comme 24 J.S. Le Fanu, Carmilla, op. cit., p. 501-502. 25 Molière, Le Tartuffe, acte V, scène dernière, v. 1868. 26 Piaule, Charançon, H, III, dans Piaule, Théâtre complet, L I, Folio, 1991, p. 361. Le jeu de mois porte sur aliquid : «Nolo hercle aliquid ; ctrtvm quam aliquid mattolo*. 27 M. Serres, Le Parasite, op. cit., p. 77-78.
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au cinéma la mythologie des Aliéna ne correspond pas à une régression de l’espèce humaine, mais imagine son évolution intelligente (les Aliens absorbent et assimilent l’intelligence de leurs hôtes). On pourrait d'ailleurs soutenir que la difficulté que l’on éprouve à parler en propre du parasite tient à la quantité d’êtres, de savoirs et/ou de citations qu’il a ingurgités et qu’il régurgite parfois dans le plus grand désordre... Le parasite se constitue dans le «para» (la marge) ou le «méta» (le discours réflexif) : méta-théâtre (du théâtre avec le théâtre et sur le théâtre), métalittérature (des mots qui sont des échos tronqués d’autres textes et d’autres langues), méta-philosophie (Rameau ou la philosohie du gueux, devenant une réflexion sur l’impossibilité pour le philosophe d’avoir le dernier mot)... C’est que le parasite est d’abord partie prenante d’un processus de communication. Dans son sens le plus simple, son personnage doit en maîtriser parfaitement les pôles. C'est parce qu'il est maître du code, qu'il peut manipuler ses interlocuteurs. Dans Le Phormion de Térence, Phormion réussit à merveille un discours parfaitement vraisemblable mais tout à fait mensonger28. Michel Smes offre un regard renouvelé sur deux scènes du Tartuffe (acte I, scène 1 et scène 4) en montrant comment le parasite, absent sur la scène mais omniprésent dans la parole des parasités que sont Orgon et Madame Pemelle, vient empêcher les échanges de la famille et envahir l'espace du discours : «C'est le désordre, la cour du roi Pétaud. Nul ne peut plus parler que Madame Pemelle, la circulation va d'elle aux autres, sans retour. L’hôte revient, n'écoute pas et ne demande qu'une chose»29. Ce que montre aussi cette célèbre scène du Tartuffe, c'est que le fauxdévot manipule ses hôtes en brouillant la communication entre les membres de la famille. Ce travail de brouillage correspond au sens sonore du mot Si le parasite occupe donc un espace médian, s'il agit sur les relations plutôt que directement sur les choses, il faut ajouter qu'il n'agit pas en créant des liens. Au contraire, il introduit des ruptures. Autre paradoxe au fond : ce manipulateur de la communication est un maître du discontinu. 28 Térence, Le Phormion, «Les Belles Lettres», 1990, H, 3, p. 141-147. Dans la scène précédente, Phormion a avoué son projet concernant Détniphon : «Je m’en vais le manoeuvrer» / «I am ego hune aghabo» (p. 141). 29 Michel Serres, Le Parasite, op. cit., p. 332-333. D s’agit de la célébré seine 4 de l’acte I où le vocabulaire d’Orgon semble réduit à deux syntagmes exclanutifs, pas même des phrases verbales : «Et T&rtuffe ?» ; «Le pauvre homme !». Tartuffe a réussi à être seul à parier : qu’il prenne la parole directement ou à travers ses perroquets que sont Orgon et sa beUe-mire, sa parole est celle, prescriptive et coercitive, du sermon.
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L’interruption La logique du parasite induit une pratique systématisée de l’interruption. On a pu le constater maintes fois au cours de notre étude. L'interruption est d’abord un mode d’apparition essentiel du parasite, lequel surgit très souvent dans des mises en scènes dramatisées (intrusion, arrivée inopinée, surprise...). Elle correspond aussi à la manière dont le personnage s’approprie le discours : couper la parole, transformer les dialogues en monologues, et les monodies en polyphonies. Nous avons eu l'occasion de souligner les sapes discursives du parasite, en particulier dans le chapitre consacré aux rapports du parasite à la langue. Nombre de textes associeront les interventions des parasites au quiproquo ou au dialogue de sourds. Deux interruptions de Séraphin Lampion dans L ’Affaire Tournesol en apportent une amusante confirmation : alors que le capitaine Haddock et Tintin poursuivent en hélicoptère les ravisseurs du professeur Tournesol, le capitaine lance un appel à la police par radio... Malheureusement pour lui, il est sur la longueur d’ondes du radioamateur Séraphin Lampion qui croit évidemment à une plaisanterie. Le capitaine pourra s’égosiller - «bougre de crème d’emplâtre à la graisse de hérisson ! puisque je me tue à vous répéter que ce n'est pas de la blague l»30. En vain. Le même effet se reproduit plus loin, lorsqu'avant de s’envoler pour Szohôd, le capitaine cherche à joindre Nestor par téléphone mais que c’est le parasite installé à Moulinsart qui décroche à la place de valet31. Haddock et Lampion (dont le nom sonore semble en accord avec la logique intrusive et intempestive du personnage) fonctionnent comme un couple comique qui pourrait être un pendant réactualisé du soldat fanfaron et du parasite. Il est naturel que le parasite des années cinquante maîtrise et perturbe justement les moyens de communications du monde moderne, la radio et le téléphone... Le parasite agit comme un perturbateur qui interrompt un système antérieur pour le détourna1à son profit C’est pour cette raison qu’il est souvent doté d’une autre voix. Certains parasites, comme le Selius de Martial, sont la voix de leur maître (c’est-à-dire la voix de l'Autre) ; d’autres sont des bouffons à la verve pittoresque, comme Séraphin Lampion, dont la parlure est émaillée de tics de langage («Alors, je me suis dit : ‘Séraphin’» ; «comme disait mon oncle Anatole»...)
30 Hergé, L ’Affaire Tournesol, Cystennan, éd. 1984, p. 32-33. 31 I b id p. 43-44.
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et de familiarités («Ça c'est tapé !... Hein l»32) ; dans le fantastique enfin, cette voix autre peut être inarticulée, comme les voix de la nature dans Le Sinistre Visiteur33, voire radicalement muette (les Aliens ne parlent pas)... Ces autres voix interrompent ainsi le cours normal de la communication et de l'échange. Le parasite peut également servir à interrompre et à faire dévier une autre forme dérivée de communication, essentielle pourtant aux œuvres de fiction et d'imagination, à savoir la référence générique. Si le genre est ce repère qui permet au lecteur de saisir l'œuvre à travers des attentes préétablies, dérivées de ses lectures antérieures34, on notera que le parasite peut aussi aisément s'attaquer à ce type de communication et venir interrompre ce schéma de la réception et de lecture qu'est le genre. L’exemple en est très net dans L ’Affaire Tournesol : les vignettes qui font surgir Lampion au milieu du complot bordure interrompent le suspense du «film» d'espionnage par des effets qui sont ceux du gag... Si l'on cherche des exemples plus classiques, on pourra rappeler le lien étroit que le parasite philosophe de Lucien entretient avec la parodie (le dialogue de Simon et Tikhiadès pastiche le dialogue philosophe platonicien), on pourra montrer comment Fripesauces parle de sa faim dans le style noble de la tragédie35, ou encore souligner la manière dont le neveu de Rameau interrompt les discours par le geste pur (la pantomime) et la musique (l'opéra). On pourrait aussi s'intéresser à certains choix narratologiques du fantastique qui tirent parti de l'ambivalence du journal ou du témoignage à la première personne. La victime du parasite magnétiseur, vampire ou «horla», cherche à rationaliser son expérience dans une écriture qui se veut compte rendu, récit destiné à recueillir et à transmettre des preuves de l'incroyable. Le journal est une structure de rationalisation 32 Ibid^ p. 32*33. Séraphin Lampion vit dans l’inivers de la rigolade et prend tout comme une plaisanterie conviviale. Il semble ne vivre qu’en groupe, en famille ou dans des associations : il organise des rallyes pour le Volant club dont il est le président, ou emmène au San Théodoros un autocar de Joyeux Turlumna dont il a lui-même dessiné le costume de bouffon [Tintín et les Picaros]. Avec ce personnage, Hergé dénonce les réflexes grégaires et les comportements bêtes qu’ils induisent Voir B. Peeters, Le Afonde d ’Hergé, Castennan, Bibliothèque de Moulinsart, 1990, p. 103. 33 Voir le chapitre consacré aux «Langues parasites». 3* Nous nous situons ici dans la perspective d’une esthétique de la réception, telle qu’elle a pu être mise en place par Hans Robert Jauss. 35 « ô la rigueur étrange ! /Est-il donc ordonné que jamais je ne mange ? Ay*jc donc tracassé jusqu’à cette heure en vain ?», T. l’Hermite, Le Parasite, acte I, scène 3, op. cit., p. 642. D s’agit bien sûr d’une parodie du Cid, «ô rage ! ô désespoir 1 ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette inflhnie». Corneille, Le Cid, L 4, v. 237-239.
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destinée à prouver et à contrôler le parasite. Et pourtant, dans le même moment, le contrôle du parasite fantastique par récriture échoue. Soit que le lecteur soupçonne le personnage écrivain de folie : Le Haría est-il le journal d’un fou ou un récit d’anticipation ? Les deux lectures et les deux genres se superposent en ce cas. Soit que le scripteur avoue que récriture ne sert à rien contre le parasite. Le Parasite de Doyle repose sur un retournement du pacte générique. Le lecteur commence à lire un compte rendu d’expérience particulier puisque son rédacteur, Gilroy, a voulu être à la fois le patient et l’organisateur de l’expérience. Après une ellipse dans la rédaction du journal, du 15 avril au 26 avril, le récit se transforme en témoignage impuissant d’un homme au bord de la folie : Gillroy se compare à un «suicidé pr[enant] des notes sur les effets du poison qui le tufe]»36. Ici, les genres ne sont pas concomitants comme dans Le Horla, ils se substituent l’un à l’autre. C’est parce qu’il est une figure de l'interruption que le parasite facilite le mélange des genres. C’est pour cette même raison qu’il est apte à provoquer des interrogations fondamentales qui font dévier les idées admises et les évidences. C’est la fonction subversive du neveu de Rameau qui incarne à ce point la différence et la bifurcation qu’elle le constitue dans son identité (ou plutôt dans son absence d’identité stable) : «Rien ne dissemble plus de lui que lui-même»37. Le philosophe sera rêveur, un peu plus loin, devant «l’inégalité de [son] ton» de voix, «tantôt haut, tantôt bas»38. Cette bifurcation se retrouve de même dans le principe du fantastique, que les parasites viennent renforcer : Irène Bessière a montré que le récit fantastique est l’envers d’un discours préétabli (théologique, illuministe, spiritualiste ou psychopathologique) qu’il vient saper de l’intérieur. Il ne désigne ni un irrationnel, ni un désordre, mais au contraire il suggère une rationalité autre, «il tire son argument de l’alliance de la raison avec ce que celle-ci refuse habituellement»39. C’est bien cette fonction que le parasite remplit sous l’identité du magnétiseur ou du vampire, qui ne sont pas des êtres sans loi, mais au contraire des êtres soumis à des règles précises, distincts pourtant de la rationalité 36 C. Doyle, Le Paxaüe, op. cit., p. 495. Par ailleurs, miss Peoelosa transforme les cours respectables du professe!* en bouffonneries, dans leur contenu (il commet les hérésies les plus anti-scientifiques), dans leur forme (il accompagne ses cours de singeries et de contorsions) et dans leur élocution (il prononce des phrases incohérentes). 37 D. Diderot, Le Neveu de Rameau, Le Livre de Poche, 1984, p. 16. 38 Ibid., p. 78. 39 I. Bessière, Le récit fantastique. La poétique de 1‘incertain, Larousse Université, collection «Thèmes et textes», 1974, p. 13 et p. 23.
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quotidienne. Le vampire vit la nuit et ne supporte pas la lumière du soleil, on le tue en lui plantant un épieu dans le coeur, etc. Rien de plus raisonné et réglé que les étranges créatures du fantastique, mais ce sont des modes de fonctionnement radicalement étrangers au discours dominant de leur époque. C'est ce que découvre le professeur Gilroy : «Me voici dans une banale embrasure de fenêtre anglaise, qui donne sur une banale rue anglaise avec ses policemen flâneurs, et derrière moi se dresse une ombre qui n 'a rien de commun avec ce siècle, ce milieu»40. L’étrangeté du parasite vient de ce qu'il est à la fois tout près et si surprenant.. Le personnage du parasite s'intégre en fait dans la catégorie plus large du double : double de l’hôte, ou encore double parodique du philosophe, de l'écrivain, ou encore double en société du comédien. Il constitue une figure au second degré et c'est à ce titre qu'il est, par nature, ambivalent On notera comme une particularité du type qu’au schème du dédoublement, le parasite ajoute la mise en morceaux (il est un morceau, qui dépend d'une structure d'accueil, il s'exprime par «morceaux», - monologues, aphorismes spirituels -, il met en «morceaux» les évidences, et souvent la structure d'accueil) et la surprise. Surprises comiques (le rire de la saillie spirituelle ou du gag), tensions dramatiques (dans les romans réalistes qui mettront a i scène, autour d'un parasite, un complot et ses rouages) ou suspenses fantastiques (le fantastique se définit par une ritualisation de l'attente... On attend en particulier que surgisse le parasite alieri). Que pense-t-on donc à travers le parasite ? Le corps dans ses forces souterraines, seule continuité de l'être et figure du sans fin. Mais aussi l'intelligence langagière qui médiatise, manipule, interrompt, invente du nouveau. L'axiome de la «pensée» parasite - mais il n'y justement pas de pensée parasite, simplement un corps et une parole -, ce serait peut-être simplement : «J'ai faim, donc je parle».
40 C. Doyle, Le Parasite, op. cit., p. 496.
Bibliothèque du parasite Œuvres : les titres sont suivis de la date de première publication ou, à défaut de celle-ci, celle de composition. Mateo ALEMÁN, Guzmán de Alfarache [Histoire de Guzman d ’Alfarache] [première partie : 1599 ; seconde partie : 1603]. François d’AMBOISE, Les Néapolitaines [1584]. APULÉE, Asinus aureus [L'Âne d ’or ou les Métamorphoses]. ATHÉNÉE, Les Deipnosophistes, tome 1 (livres 1 et 2) [IIIe siècle]. Hermann BAHR, «Der Roman», in Caph [1894]. Jean-Antoine de BAlF, Le Brave [1567]. Honoré de BALZAC, La Peau de Chagrin [1831]. Honoré de BALZAC, La Cousine Bette [1846]. Honoré de BALZAC, Le Cousin Pons [1847]. BOILEAU, Satins, I [1657 ; 1666]. Samuel BECKETT, En attendant Godot [1952]. Rachid BOUDJEDRA, L ’Escargot entêté [1977]. William BURROUGHS, Naked Lunch [Le Festin nu] [1959]. William BURROUGHS, The Ticket that exploded [1962]. William BURROUGHS, The Job [1969]. James CAMERON, Aliens [film, 1986]. François-Antoine CHEVRIER, Le Colporteur [1758]. CICÉRON, Laelius de Amicita [Leiius ou De I ’amitié] [44 av. J.-C.] CICÉRON, «Pro L. Murena» [«Pour Murèna»], in Orationes [Discours] [63 av. J.-C.]. Paul-Louis COURIER, «Sur Diogène» [1802]. COURTELINE, Boubourvche [1892]. COURTELINE, Les Boulingrin [1898]. Charles DICKENS, The Adventures o f Oliver Twist [Les Aventures d ’Oliver T\vist] [1838]. Charles DICKENS, Hard Times [Temps difficiles] [1854]. Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau [composition de 1762 ¿ 1780 ; première publication à partir du manuscrit, 1891]. Ludovico DOLCE, Il Ragazzo [Le Garçon] [1541].
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Index des auteurs et textes littéraires L’ARÉTIN, La Talanta
33
Mateo ALEMÁN, Histoire de Guzman d ’Alfarache
41-42 ; 76-77 ; 251
ALEXIS, Les Parasites
27; 28
François d'AMBOISE, Les Neapolitaines
33
APULÉE, L ’Â ne d ’or ou les Métamorphoses
15; 45
ARISTOTE, Constitution des Athéniens Éthique à Nicomaque
13 55
ATHÉNÉE, Les Deipnosophistes
14-15 ; 223
Hermann BAHR, «Der Roman»
206; 215
Jean-Antoine de BAÏF, Le Brave
33
Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin La Cousine Bette
Le Cousin Pons
BOILEAU, Satires
116; 166 11; 95; 96-97; 98; 114-115 120; 123; 126; 129; 158; 164 ; 166 ; 169-170 ; 225 11 ; 40 ; 57-58 ; 59 ; 64 ; 75 77; 95; 113; 114; 118; 119-120; 123; 125; 127; 129 ; 130 ; 157 ; 164 ; 169 ; 170; 172-174; 175 ; 225 19
272
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Samuel BECKETT, En attendant Godot
247
Rachid BOUDJEDRA, L ’Escargot entêté
181
Edward Geoige BULWER-LYTTON, Les Derniers jours de Pompéi
126
William BURROUGHS, Naked Lunch The Ticket that exploded The Job
243 ; 245 ; 246 243-244 ; 244-245 244
James CAMERON, Aliens
53-54 ; 253 ; 257 ; 259 ; 261
François-Antoine CHEVRIER, Le Colporteur
115
CICÉRON, Pour Muréna
29
Paul-Louis COURIER, «Sur Diogène»
133
COURTELINE, Boubouroche Les Boulingrin
105 75; 98; 251
Daniel DEFOE, Moll Flanders
41-42
Giambattista DELLA PORTA, La Sorella
33
Charles DICKENS, The Adventures o f O liver Twist [Les Aventures d 'O liver Twist] 171 Hará Times [Les Temps difficües] 171
273
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau
42 ; 111 ; 113-114 ; 115 ; 117 ; 118; 119; 120-121; 122; 123; 127 ; 129 ; 134 ; 142-144 ; 148 ; 150-151 ; 152-153; 164; 169; 175; 224 ; 227 ; 256 ; 259; 260
Ludovico DOLCE, Il Ragazzo [Le Garçon]
34; 35
Fedor DOSTOÏEVSKI, Le Double
180-184
Conan DOYLE, Le Parasite
44 ; 47 ; 48 ; 49 ; 51 ;5 2 ;8 0 ; 84 ; 228-229 ; 251-252 ; 253 ; 260 ; 261
Louis DUMUR,
Albert
204; 205; 219-220
EURIPIDE, Hélène
106
Henry FIELDING, Tom Jones
41
David FINCHER,
Alienß Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet Dictionnaire des idées reçues L 'Éducation sentimentale Charles FOURIER, Traité de l ’unité universelle Le Nouveau Monde industriel et sociétaire
54 ; 253 ; 257 ; 259 ; 261 145 145 171 160 ; 163 160-161 ; 162 ; 163
274
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Théophile GAUTIER, La Morte amoureuse Avatar
45 ; 51-52 80-81 ; 82 ;
Albert GIRAUD, Le Scribe
204 ; 214-215 ; 217-218 ; 219
Jean GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n ’aura pas lieu
106-107
Witold GOMBROWICZ, «Le Banquet»
231
83-84
Edward GOREY, The Doubtfid Guest \L ’Invité douteux] 230 Balthazar GRACIÀN, L ’Homme de cour
42
Hans Jakob Christoffen von GRIMMELSHAUSEN, Les Aventures de Simplicius Simplicissimus 41 Léon HENNIQUE, Benjamin Rozes
26 ; 61 ; 76 ; 177-178 ; 180
HERGÉ, L ’Affaire Tournesol
53; 258-259
ETA. HOFFMANN, Die Elixiere des Teufels Der unheimliche Gast Der Sandmann
86 45; 47; 50-51 ; 52; 80; 84; 86-87 ; 224; 228 ; 229; 252253; 259 49 ; 86
Hugo von HOFMANNSTHAL, «Eine Monographie : ‘Friedrich Mitterwuzer’ von Eugen Guglia» 220-221 Paul-Henri d’HOLBACH, La Morale universelle ou les devoirs de l ’homme fondés sur la nature ^227
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
HOMÈRE, L'Iliade L ’Odyssée
HORACE, Épitres Satires
63; 140; 150 12 ; 55-57 ; 58-61 ; 65 ; ' 95; 108-109; 139; 140; 229 18 36 ; 49 ; 152
Victor HUGO, Le Livre satirique, Les Quatre Vents de l ’esprit 21 Les Misérables 162-163 ; 241-243 Edmond JABÈS, Du désert au livre Le Livre de l ’hospitalité
235 234-235
JÀMZ, Le Livre des Avares
16
Henry JAMES, Washington Square
97 ; 103-104 ; 105
Jean-Pierre JEUNET, Alien, Résurrection
54 ; 253 ; 257 ; 259 ; 261
James JOYCE, Fbmegans Wake
247-248
JUVÉNAL, Satires
77; 157; 168
Franz KAFKA, La Métamorphose Le Terrier
193-201 201-202
Immanuel KANT, Vers une paix perpétuelle
55
Jean de LA BRUYÈRE, «Théodas», Les Caractères «Trolle», Les Caractères
152-153 19 38 ; 158
275
276
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Jean de LA FONTAINE, Fables «La Cigale et la Fourmi» «Le Jardinier et son Seigneur» «La Mouche et la Fourmi» «Le Rat de Ville et le Rat des Champs» «Le Rieur et les Poissons» «Simonide préservé par les dieux»
11 40 39 ; 85 ; 170-171 39-40; 165 11 ; 85 ; 127 ;131 ; 230-231 14-15; 39; 113; 116-117; 118 ; 223 ; 256 224
Pierre de LARIVEY, Le Laquais Les Tromperies La Veuve
35 34 33 34
LazariOo de Tormes (La Vie de)
41-42
Patrice LECONTE, Viens chez moi, j ’habite chez une copine 95 Joseph Sheridan LE FANU, Carmilla
46; 48; 49; 50-51; 252; 256
LE SAGE, Gil Blas de SantÜlane
41-42 ; 166-167 ; 226-227
LONGUS, Daphnis et Chloé
115
LUCIEN de SAMOSATE, La double accusation ou les tribunaux Le Banquet ou Les Lapithes Le Parasite
142 57 ; 227-228 ; 230 ; 232-233 14; 16; 17-18; 29; 64; 115 ; 118; 125; 126; 133134 ; 140-141 ; 150-152 ; 204 ; 206 ; 207 ; 223 ; 259
Maurice MAETERLINCK, L ’Intruse
84-85
MARIVAUX, La Fausse suivante
42-43
277
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
MARTIAL, Êpigrammes Guy de MAUPASSANT, L ’Ami Joseph Bel-Ami La Chevelure Le Horla Lui ? Mademoiselle Cocotte Qui sait ? Sur l ’eau Unfou ? Unfou
14; 38-39; 249 ; 258 178-179 185 80 ; 82 ; 83 46-47; 48; 52; 81-82; 8384; 184; 186-192 ; 260 80-81 ; 82 ; 184 81-82 ; 83 82; 83 81 ; 187 81 ; 82 ; 185 186
MÉNANDRE, Les Adelphes L ’Eunuque
27; 72 27
Catulle MENDÈS, «L’Homme de lettres» Le Chercheur de tares
218-219 80; 81 ; 83-84 ; 204;229
Louis Sébastien MERCIER, Tableau de Paris
127 ; 224
MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme L ’École des femmes Les Fourberies de Scapin Le Tartuffe
134-135 109 35 11 ; 12 ; 43 ; 47-48 ; 49 ; 5962 ; 65 ; 73-75 ; 77-78 ; 79 ; 89-93 ; 95 ; 96 ; 99-100 ; 101 ; 102 ; 103 ; 104 ; 105 ; 108 ; 117 ; 120-121 ; 123124 ; 125-126 ; 128 ; 130131; 132; 152-153; 158; 164 ; 168 ; 208 ; 213-214 ; 226 ; 229-230 ; 251 ; 254 ; 256 ; 257
278
INDEX DBS AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Tirso de MOLINA, L ’Abuseur de Séville
107
Fougcrct de MONBRON, Margot la ravaudeuse
115
Toni MORRISON, Beloved
52-53 ; 76 ; 87-88 ; 105 ; 251
Charles NODIER, Smarra ou les Démons de la nuit THiby
45; 51 45 ; 51
Amélie NOTHOMB, Les Catilinaires
69 ; 93
; 52 ; 76
Édouard PAILLERON, Le Parasite, comédie 35 ; 43 Les Parasites, recueil de poèmes satiriques 43
; 71
Le Parasite Mormon, histoire comique
19 ; 253-254
Pier Paok) PASOLINI, Théorème
89-93 ; 179 ; 228
PÉTRONE, Satiricon
17 ; 37 ; 141 ;
PHÈDRE, «Formica et musca»
39-40
PHILÉMON, Le Vantard
27
Louis-François PICARD,
111 ; 123
Aeneas Sylvius PICCOLOMINI, L ’Alessandro
25
PLATON, Le Banquet Lois Phèdre
166
57 ; 64 ; 115 ; 139 ; 223 ; 227 ; 230 55 115
279
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
PLAUTE, Asinaria [La Comédie des ânes] Captiui [Les Captifs] Curculio [Le Charançon] Menaechmi [Les Ménéchmes] Miles gloriosus [Le Soldatfanfaron] Persa [Le Perse] Stichus [Stichus] Edgar Allan POE, Le Masque de ia Mort Rouge
27-28; 117; 208 70 11 ;2 9 ;3 0 ;3 2 ; 113; 116; 128; 223-224 11 ; 30 ; 31 ; 70 ; 95 ; 96 ; 111 11 ; 30 ; 72 ; 225 27 ; 30-31 ; 33 ; 71 ; 119; 225 ; 251 30 ; 113 27 ; 72 ; 75 ; 113 ; 117 ; 123 ; 127; 226 84 ; 85
Pierre-J. PROUDHON, Qu ’est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement 161-162 ; 163 Raymond QUENEAU, Bâtons, chiffres et lettres Le Chiendent Les Enfants du limon
145 ; 151 144-146 ; 151-152 ; 251 146 ; 151
Emest RASETTI, Les Parasites
43-44
Jules RENARD, L ’Écomifleur
204 ; 206-214 ; 216
Jean RENOIR, Boudu sauvé des eaux
95; 100
Louis REYBAUD, Jérôme Paturot à la recherche d ’une position sociale
167 ; 168
Jules RICARD, «Amour de poète»
205
280
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Jean-Baptiste ROUSSEAU, Épîtres Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions Julie ou la Nouvelle Héloîse Rousseau, juge de Jean-Jacques
21; 236 12 134; 146-148; 152-154 12
Claude-Henri de SAINT-SIMON, «Du système industriel»
158-160 ; 163
C.-A. SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi
20
SALLENGRE, Histoire de Pierre de Montmaur
19
SCARRON, Le Virgile Travesti
20
Marcel SCHWOB, «La Perversité»
213; 216
Nicolo SECCO, Gl'Inganm
33
Ridley SCOTT, Alien
53; 253; 257; 259; 263
Augustin Eugène SCRIBE,
111 ; 123
STENDHAL, La Vie de Rossini
32
Bram STOKER, Dracula
45
Anton TCHÉKHOV, La Cerisaie La Mouette Oncle Vania
58; 64 218 58; 64
281
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
TÉRENCE, Les Adelphes L ’Eunuque Le Phormion
27-32 18 11 ; 16 ; 27 ; 30-31 ; 33 ; 71-72 ; 111 ; 115; 117; 118; 123; 127; 225; 251 31 ; 32 ; 35 ; 70-71 ; 226 ; 257
THÉOPHRASTE, «Le flatteur», Caractères
37-38 ; 226
Roland TOPOR, Joko fête son anniversaire
86
Ivan TOURGUÉNIEV, Au Foyer d ’autrui/Lepain d ’autrui
57-58 ; 64 ; 172
TRISTAN L’HERMITE, Le Parasite
34 ; 35 ; 71 ; 251 ; 254 ; 259
Jules VALLÈS, Pierre Moras Les Réfractaires
115 115-116
VIRGILE, Énéide
107
VOLTAIRE, Candide
133-134
Édith WARTHON, The House o f Mirth [Chez les Heureux du Monde] 172-174 ; 175 A Backward Glance 173 Oscar WILDE, Le Fantôme de Canterville
79
XÉNOPHON, Le Banquet
57 ; 64 ; 223 ; 227 ; 230
282
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES LITTÉRAIRES
Émile ZOLA, L ’Assommoir La Conquête de Plassans
La Fortune des Rougon Nana
129 11 ; 59-62 ; 65-66 ; 73-75; 77 ; 89 ; 91-93 ; % ; 98-99 ; 100 ; 101-103 ; 104-105 ; 108; 111; 120-121; 122; 123-124 ; 126-132 ; 168 ; 225; 226; 228; 230 164-166 126-131 ; 171
Index des auteurs et textes critiques J.L. AUSTIN, How to do things with words Hermann BAHR, «Décadence» Mikhail BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski
237-238 ; 241 ; 247 216 141-142 ; 181-182
Roland BARTHES, Mythologues
245-247
Marie-Fiançoise BASLEZ, L ’.Étranger dans la Grèce antique
62-63
Émile BENVÉNISTE, Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes
12-13 ; 62
Georges BENRÉKASSA, Le Langage des Lumières. Concepts et savoir de la langue 152 Irène BESSIÈRE, Le Récitfantastique. La poétique de l'incertain
260
Biographie universelle, ancienne et moderne 14-15 ; 25 Pierre BOURDIEU, Les Règles de l ’art. Genèse et structure du champ littéraire 204 AM. CHOUILLET (Dir.) Autour du Neveu de Rameau de Diderot 120 ; 122 ; 142 ; 152-153 George CUVIER, Traité élémentaire de l ’histoire naturelle des animaux 22 DAREMBERG et SAGLIO, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines
13 ; 28 ; 36
284
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES CRITIQUES
Alessandro DELCO, Morphologies. À partir du premier Serres 136 ; 137 ; 139 ; 150 Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie
239-240
Dictionnaire de la conversation et de la lecture
24
DIDEROT et d’ALEMBERT, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, 21 ;24 des Arts et des Métiers A.-M. Constant DUMÉRIL, Traité élémentaire d ’histoire naturelle
22
Florence DUPONT, L ’Acteur Roi ou Le Théâtre dans la Rome antique Le Plaisir et la Loi Le Théâtre latin
27-28 37 27; 32
Encyclopaedia Universalis
22; 25
Maurice FICHET, Les Virus informatiques
23
Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l ’âge classique
117; 136
Sigmund FREUD, «Das Unheimliche»
49-50 ; 86 ; 254
Antoine FURETlÈRE, Dictionnaire Universel
20-21 ; 24
René GIRARD Le Bouc émissaire Mensonge romanesque et vérité romantique Rémy de GOURMONT Esthétique de la languefrançaise
137 137 237 ; 238 ; 239 ; 247
285
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES CRITIQUES
M.F. GUIZOT, Nouveau Dictionnaire Universel des Synonymes de la languefrançaise 24 Martin HEIDEGGER, «Bâtir Habiter Penser» «... L’homme habite en poète» Qu *appelle-t-on penser ? Acheminement vers la parole Hans Robert JAUSS, Pour une herméneutique littéraire
233 234 233-234 246 142 ; 152 ; 259
Jean-François LA HARPE, Cours de littérature ancienne et moderne 236 Jean LAPLANCHE, Nouveauxfondements pour la psychanalyse. La séduction originaire 106 Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire Universel du XIX* siècle Larousses du XXe siècle Larousse médical Jean-Louis LECERCLE, Rousseau et l ’art du roman
13 ; 19-20 ; 22 ; 24 ; 25 ; 43 ; 157 ; 158 22 ; 24 ; 25 22 153
Maurice LÉVY, Le Roman «gothique» anglais, 1764-1824 48 Ibn MANZÛR, Lisân al- ‘Arab
15 ; 16
Jean MARIGNY (Dir.), Dracula
45-46
René MARTIN et Jacques GAILLARD, Les Genres littéraires à Rome
28
Jean-Jacques MATRAS, Radiodiffusion et télévision
22-23
286
INDEX DCS AUTEURS ET TEXTES CRITIQUES
Charles MAURON, Psycho-critique du genre comique
28
Marcel MAUSS, «Essai sur le don»
63-64
J. Hillis MILLER, «The critic as host»
214 ; 240-241
Henri MITTERAND, Présentation de La Conquête de Plassans 121 ; 124 Alain MONTANDON, Le Roman au XVIIIe siècle en Europe
154 ; 167
Hans-Günther NESSELRATH, Lukians Parasitendiaiog
141
Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles
215-216 ; 217
Benoît PEETERS, Le Monde d ’Hergé
53 ; 259
Jean-Michel RACAULT, L ’Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761 147 Guy ROSA, «Essai sur l’argot. Balzac (Splendeurs et misères des courtisanes) et Hugo (Les Misérables, IV, 7)» 241 Clément ROSSET, Philosophes à vendre et autres écrits satiriques
141
Jean ROUSSET, La Littérature de l ’âge baroque en France : Circé et le paon 121 ; 124 Suzanne SAÏD, «Les crimes des prétendants, la maison d'Ulysse et les festins de L ’Odyssée» 78
287
INDEX DES AUTEURS ET TEXTES CRITIQUES
René SCHÉRER, Zeus hospitalier. Éloge de l ’hospitalité 55 Charles Fourier ou la contestation globale 161 Michel SERRES, Hermès Le Parasite
134 ; 135 11-12 ; 14 ; 61 ; 62 ; 65 ; 85-86; 112; 119; 120; 125; 126 ; 127 ; 131 ; 134 ; 135140 ; 148-150 ; 152 ; 169 ; 209 ; 214 ; 231 ; 250 ; 255 ; 256 ; 257
Jean SERROY, Roman et réalité. Les Histoires comiques au XVIle siècle 19; 253 Notice du Tartuffe 112 ; 126 Didier SOUILLER, Le roman picaresque
41-42 ; 251
Jean STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l ’obstacle 147 Jean-Luc STEINMETZ, La Littérature fantastique
44
Trésor de la languefrançaise
158
Anne UBERSFELD, Lire le théâtre 1,11 et IU Michel VOVELLE (Dir.), L ’Homme des Lumières
27 ; 117 ; 119 ; 124-125 ; 130 135
Presses Universitaires Blaise-Pascal Maison de la Recherche 4, rue Ledru - 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1 Tél. 04 73 34 65 68 — Fax 04 73 34 65 69
COLLECTION LITTÉRATURES
Ouvrages publiés Montandon A., éd., Etiquette et Politesse, 1992, 236 p. Montandon A., éd., Traités de savoir-vivre italiens, 1993, 338 p. Lioure F., éd., Construction/déconstruction du personnage dans la forme narrative au XXe siècle, 1993, 126 p. Montandon A., éd., Du goût, de la conversation et des femmes, 1994, 244 p. Coyault S., Lioure M., éd., Des Provinciales au Pacifique. Les premières œuvres de Giraudoux, 1994, 194 p. Chaouachi S. et Montandon A., éd., La Répétition, 1994, 356 p. Montandon A., éd., Pour une histoire des traités de savoir-vivre en
Europe, 1994, 494 p. Montandon A., éd., Hermès sans fil, 1995, 270 p. Lioure F. et Dezalay A., éd., Valéry Larbaud. Espaces et temps de l’humanisme, 1995, 200 p. Faverzani C., éd., Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, 1995, 292 p. Montandon A., éd., Bibliographie des traités de savoir-vivre en Europe,
du Moyen Age à nos jours, vol. 1 : France - Angleterre - Allemagne, 1995,452 p. + XII. vol. 2 : Italie - Espagne - Portugal - Roumanie - Norvège Pays tchèque et slovaque - Pologne, 1995, 416 p. + XII. Duroux R., éd., Les traités de savoir-vivre en Espagne et au Portugal du Moyen Âge à nos jours, 1995, 380 p. Pickering R., Paul Valéry. La page, l'écriture, 1996, 504 p.
Zenkine S., Madame Bovary et l ’oppression réaliste, 1996, 148 p. Bertrandias B., Afrique, autre scène. Histoire et poétique de l’identité dans les récits africains de Karen Blixen, 1997, 248 p. Montandon A., éd., Le Même et l'Autre. Regards européens, 1997, 288 p. Bemard-Griffiths S., Coyault S., Pickering R., Wagner J., éd., Les Styles
de l'Esprit, Mélanges offerts à Michel Lioure, 1997, 350 p. Montandon A., éd., Civilités extrêmes, 1997, 194 p. Ibrahim-Ouali L., Rachid Boudjedra. Écriture poétique et structures romanesques, 1998, 456 p. Gély-Ghedira V., éd., Mythe et récit poétique, 1998,416 p. Deshoulières V.-A., éd., Poétiques de ¡'indéterminé. Le caméléon au propre et au figuré, 1998, 496 p. Moncelet C., éd., Désir d'aphorismes, 1998, 394 p. éd., Marie-Madeleine, figure mythique dans la littérature et les arts, 1999, 416 p., 50 illustrations dont 20 en couleurs.
Montandon A.,
Montandon A., éd., Écrire la danse, 1999, 288 p. Montandon A., éd., Mythes et représentations de l'hospitalité, 1999, 348 p. Milkovitch-Rioux C., Pickering R., éd., Écrire la guerre, 2000, 494 p. Montandon A., Sociopoétique de la promenade, 2000, 232 p. Montandon A., éd., Espaces domestiques et privés de l'hospitalité, 2000, 408 p. Montandon A., éd., L ’hospitalité au XVIIIe siècle, 2000, 280 p. Montandon A., éd., Mythes de la décadence, 2001, 380 p.
Achevé d'imprimer en mal 2001 IMPRIMERIE UENHART A Aubenas (fArdèche MpM Mgel mai 2001 N* d'imprimeur : 3260 Primed tn Franco
FIGURES DU PARASITE Q uoi de commun entre le C u rcu lio de Plaute (le « Charançon »), le Gnathon de Térence (la « Mâchoire »), le Tartuffe de Molière et les prétendants de L'Odyssée ? Entre les deux parents pauvres de Balzac, la Cousine Bette et le Cousin Pons, et les créatures du fantastique, vampires, « horlas » et autres aliens ? De la comédie latine jusqu'au genre fantastique en passant par la fable, le « caractère », le roman social et même l'épopée, on peut observer le retour d'un personnage dont cet ouvrage tente de dégager le type dans ses caractéristiques et ses fonctions. Défini par sa voracité inextinguible, comédien-né, maître de tous les rouages du discours, séducteur paradoxal qui fascine sans beauté ni attraits, le parasite est tantôt un hôte aimable sachant se mettre au service de celui qui l'accueille, tantôt un hôte nuisible qui subvertit les lois d'échange de l'hospitalité, convoite les biens du maître de maison, jusqu'à faire éclater, parfois, la structure qui l'abrite et dont dépend sa subsistance. Personnage qui interroge les limites et les ambivalences de l'hospitalité, le parasite constitue une figure qui agit sur les relations entre les êtres, maîtrisant les communications pour les interrompre, les déformer mais aussi bien les autoriser. On verra comment, autour des parasites littéraires, basculent et s'inversent des assertions fondamentales sur le lien social, la psyché, l'écriture ou encore la langue. La figure du parasite, en réalité difficile à limiter et à cantonner, toujours proliférante, désigne peut-être alors un inconfort essentiel de la pensée, à l'instar du neveu de Rameau, ce héraut de l'imprévu et de la dissemblance.
ISBN 2-84516-168-9
140 F.