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Mais pour décoder ce langage, encore faut-il en avoir les clés, en connaître les règles, pouvoir capter l’essence même de sa structure, de sa syntaxe et de sa polysémie. Si Freud et ses successeurs ont reconnu dans les mythes, tout du moins dans quelques-uns, certains mécanismes névrotiques de leurs patients, en revanche, ils n’ont guère mis l’accent sur leur pouvoir réparateur, leur effet réconciliateur, et sur l’idée que chaque individu porte en lui une part de cette mémoire qu’il va exploiter selon la coloration de sa sensibilité. Enfin, outre qu’elle raconte tous les mécanismes psychiques dont Freud s’est en partie inspiré pour fonder ses théories psychanalytiques, la mythologie ne cesse également de nous parler de l’âme et de son évolution comme l’ultime but de l’existence. À l’heure où la société se questionne sur la perte des valeurs : religieuses, morales, culturelles, elle nous fait revenir aux sources de notre être. Grand théâtre ouvert sur les préoccupations humaines, elle possède cette atemporalité et cette universalité qui fait d’elle une source inépuisable de réflexion et d’introspection.
Chercheur en sciences humaines, Pierre Delmas s’attache dans cet ouvrage à montrer le lien très étroit qui existe entre l’homme et la mythologie. Auteur d’articles sur ce sujet dont certains sont inclus dans ce livre, et d’un ouvrage, Wilhelm Reich ou le complexe de Prométhée, paru aux éditions L’Harmattan, il propose une nouvelle vision de la mythologie et fait de ces légendes une forme d’expression encore bien vivante qui nous concerne tous.
Illustration de couverture : Mosaïque romaine d’Éros et Psyché à l’Alcazar de Cordoue, Espagne. ISBN : 978-2-343-17598-0
20,50 €
Pierre Delmas
La mythologie a-t-elle encore sa place au XXIe siècle, a-t-elle encore des choses à nous apprendre ou n’est-elle que la représentation d’un univers extravagant peuplé de héros et de dieux, un vestige du passé précieusement conservé mais qui n’a plus sa raison d’être dans notre société ? Sous ses oripeaux se cache néanmoins à qui sait voir au-delà des apparences un grand livre dont chaque page, remplie de symboles et d’allégories, nous éclaire sur les processus complexes de la psyché, ses errements, ses aveuglements comme ses éclairs de lucidité, sa quête de sublimité.
Pierre Delmas
Petit traité de psycho-mythologie ou le pouvoir évolutif du mythe
ou le pouvoir évolutif du mythe
ou le pouvoir évolutif du mythe
Petit traité de psycho-mythologie
Petit traité de psycho-mythologie
Psycho - logiques Collection fondée par Philippe Brenot et dirigée par Joël Bernat Sans exclusives ni frontières, les logiques président au fonctionnement psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les pratiques, toutes les écoles ont leur place dans Psycho - logiques.
Déjà parus Patrick ALARY, Puisque je passais par là… De la psychiatrie de secteur à la réhabilitation polaire, 2018. Myriam NOEL-WINDERLING, Vaincre vos traumatismes par la méthode IPSCi. Une histoire naturelle de la souffrance et de la guérison, 2018. Didier BOURGEOIS, Le syndrome de Schopenhauer, Variante psycho-sociale des troubles du comportement à l’adolescence, 2018. Clément RIZET, Les tentatives de suicide des adolescents. Du Négatif à la Subjectivation, 2018. Walter TRINCA, les multiples visages du self, Traduit du brésilien par Pascal Reuillard, 2018. Sophia DUCCESCHI JUDES, Anorexie mentale, Quand un père passe… et manque, 2018. Agnès VOLTA & Jean-Claude ROLLET, Influence socioculturelle sur la souffrance psychique, Une question de place, 2017. Jean-Claude GRULIER, Eugène Minkowski, philosophe de la psychiatrie, 2017. Christian LEJOSNE, Un fil rouge. Ce qui relie l’œuvre d’un auteur à son enfance, selon la théorie d’Alice Miller (Abécédaire), 2017. Marie-Laure BALAS-AUBIGNAT, Identification au traumatisme des petits-enfants de survivants, 2017. Cécile CHARRIER, Tous des monstres. Voir sa violence en face, 2017. Myriam NOËL-WINDERLING, Théorie de la solitude, 2017. Arlette VILLA-PORTENSEIGNE, L’expertise sous le regard de la psychanalyse. « Faux-Pas » ou la question des mères, 2017.
PETIT TRAITÉ DE PSYCHO-MYTHOLOGIE OU LE POUVOIR ÉVOLUTIF DU MYTHE
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17598-0 EAN : 9782343175980
Pierre Delmas
Petit traité de psycho-mythologie ou le pouvoir évolutif du mythe
Du même auteur : Wilhelm Reich ou le complexe de Prométhée, collection « Études psychanalytiques », L’Harmattan, 2017.
Introduction Le mythe est le miroir de l'homme et de son âme, il est la source de son évolution et le chemin de son immortalité. Les mythes se caractérisent par le fait qu'ils font toujours l'objet, tout du moins à l'origine, d'une élaboration et d'une transmission orale. La mythologie gréco-romaine, fondatrice de l'imaginaire de notre civilisation occidentale, présente tout un foisonnement de récits et de légendes rehaussés de multiples variantes selon les auteurs qui les ont rapportés, et elle a imprégné et imprègne encore de sa marque indélébile toutes les générations qui se sont succédé depuis cette période jusqu'à nos jours. Si bien que l'on peut affirmer qu'elles peuplent notre inconscient et étendent même leur influence jusque dans la sphère sociale et culturelle même si à notre époque leur rayonnement n'est plus ce qu'il a été par le passé. On s'est posé la question de savoir si le mythe était d'origine divine ou humaine alors même qu'il a toujours été un relais entre le divin et l'humain, entre le ciel et la terre si bien que certains ont considéré ces fables comme des récits dépassés qui ne font plus sens de nos jours. Il n'empêche, comme le dit Charles Picard dans sa préface au « Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine »1 : Aujourd'hui encore, nous apprenons, souvent à nos dépens, qu'il y a parfois autant de réalité dans les légendes que dans l'histoire. Dans son introduction, l'auteur de ce dictionnaire met d'emblée en garde tous ceux qui seraient tentés de ne voir 1
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
dans la mythologie que le récit fantaisiste de dieux trônant sur un Olympe imaginaire, et la définition qu'il donne du mythe nous enseigne à quel point celui-ci est plein de sens et de richesse lorsqu'il écrit : L'esprit hellène opposait, comme deux modes antithétiques de la pensée, le logos et le mythos, le raisonnement et le « mythe ». Le premier, c'est tout ce dont on peut rendre compte rationnellement, tout ce qui atteint à une vérité objective, et qui est identique pour tous les esprits. Le second, c'est tout ce qui s'adresse à l'imagination, tout ce qui n'est pas susceptible de vérification, mais porte sa vérité en soimême, dans sa vraisemblance, ou, ce qui revient au même, la force de persuasion que lui confère sa beauté un mythe et une parole performative. Si le mythe de la période hellénique peut être considéré d'un point de vue géographique culturel et historique, il possède néanmoins une valeur imaginaire qui peut parler à toutes les cultures et toutes les époques, et c'est en ce sens qu'il nous intéresse puisque alors il devient en quelque sorte universel et traduit des éléments de la psyché qui appartiennent et peuvent être compris par tous, quel que soit le cadre dans lequel l'homme s'inscrit. S'il possède un sens, il le puise aux racines de l'inconscient. Comme le précise Pierre Grimal, la psyché est avant tout construite sur des mécanismes qui s'appuient essentiellement sur la vie irrationnelle, sur le mythos qui échappe à toute logique susceptible d'être vérifiée mais qui n'en est pas moins vrai. Il importe donc de savoir s'il possède un sens, une valeur explicative qui pourrait guider l'homme moderne dans sa quête psychique. Si les mythes sont tous nimbés d'histoire et de culture et sont le reflet d'une époque, leur interprétation peut également se faire selon les principes qui gouvernent notre psychisme car, de ce point de vue, le ressenti devient universel et atemporel et peut être compris et s'adresser à tous. 8
Grands archétypes primordiaux tels que les a décrits Carl Gustav Jung, ils vivent en nous, à notre insu, et chaque individu, même sans avoir une connaissance particulière de cette mémoire ancestrale, puise dans ce grand réservoir émanant de l'inconscient et s'en nourrit comme d'un fruit indispensable à sa vie. Il en est de même de ces légendes vieilles pourtant de plusieurs millénaires qui, dès notre venue au monde, hantent cette part insondable de nous-même et nous interpellent grâce à leur portée universelle. De même que chaque homme possède ses propres goûts et ses propres intérêts, de même en chacun de nous résonne un chant qui nous vient de loin, une geste qui nous poursuit et nous entraîne vers des chemins qui nous semblent familiers. Comme ces légendes récitées lorsque nous étions enfants sans bien comprendre ce qu'elles signifiaient vraiment, ils figuraient déjà en nous. Peut-on dire que les mythes parlent à tous les hommes, que leur langage est compréhensible par tous, que les personnages qui les animent deviennent des compagnons de route chers à notre âme et qu'ils nous suivent sur le chemin de la vie, à moins que ce soit plutôt nous qui les suivions happés par le fil invisible qui nous relient à eux, et que par une sorte de mimétisme intérieur qui nous dépasse, nous tentions de rivaliser avec eux et d'utiliser ce qu'ils ont déposé dans notre cœur pour faire de notre vie une légende ? Est-ce que les mythes sont réellement ancrés en nous, au plus profond de notre inconscient ou ne sont-ils que des miroirs qui reflètent les interrogations de notre âme ? Vaste et obsédante question à laquelle cet ouvrage tente de répondre, non par quelque artifice de la pensée mais sur la base de certaines théories issues des plus féconds esprits des deux siècles précédents : Freud, Jung, Malinowski, Diel, d'autres encore qui ont trouvé dans cette profusion de légendes de quoi satisfaire leur connaissance des mécanismes. Et pour étayer mon propos, rien de tel que de l'illustrer par de nombreux exemples puisés dans le grand éventail des 9
hommes qui surent exploiter avec brio, parfois même avec génie, les trésors mythologiques enfouis au plus profond d'eux.
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Chapitre I : Diverses physionomies et interprétations du mythe Si l'on en réfère à la mythologie gréco-romaine celle que je me propose d'étudier dans cet ouvrage - mais cela est sans doute vrai pour toutes les autres mythologies – il s'avère nécessaire de procéder à un classement qui répertorie les légendes selon plusieurs grands thèmes ce qui permet à chacun d'entre eux d'avoir sa spécificité et de les étudier en fonction de celle-ci. Quatre groupes semblent émerger tout particulièrement de ce classement : - Les mythes comme appartenance sociale et culturelle ; - Les mythes comme appartenance philosophique et spirituelle ; - Les mythes comme appartenance religieuse et cultuelle ; - Les mythes comme appartenance psychologique et individuelle. C'est de ce dernier groupe dont je vais m'entretenir comme le titre de mon ouvrage l'indique. Son avantage est qu'il s'adresse à tous les individus. Il s'inspire essentiellement des problèmes psychologiques qui rendent compte de la destinée humaine. Même s'il décrit des faits extérieurs, visibles et concrets, il ne faut pas s'y méprendre, il est en fait la traduction de conflits intérieurs qui sont mis en scène dans le réel pour mieux instruire les lecteurs. Il dresse le plus souvent le portrait d'un être pris dans ses passions, ses désirs, ses pulsions, ses ambivalences, ses régressions aussi bien que ses évolutions. Si l'on étudie les grands mythes qui se sont édifiés durant l'époque hellénistique on s'aperçoit, avec le recul, qu'ils sont pour la plupart un grand livre ouvert sur la psyché humaine, une grande encyclopédie où sont répertoriés tous les comportements des hommes. Loin de traduire des épisodes fantaisistes dénués de tout fondement, ils reflètent au contraire la somme des trajectoires que les
hommes peuvent incarner, chacun pouvant puiser à sa guise dans ce grand réservoir d'archétypes. J'entends par-là que chaque individu, de manière inconsciente, calque son mode de réaction sur une légende qu'il fait sienne en raison de sa propre structure psychique. De même que certains psychologues ont procédé à des classements humains permettant de définir l'ensemble des composantes psychologiques réunies sous le terme de typologie, de même les hommes pourraient sans doute faire l'objet d'un classement en fonction des mythes qui les gouvernent. En ce qui concerne les typologies, l'un des premiers classements connus est celui d'Hippocrate qui répartit les tempéraments en quatre grands groupes. Plus tard, avec l'avènement de la psychologie puis de la psychanalyse, certains chercheurs donnèrent leur nom à d'autres classements : Le Senne et son célèbre traité de caractérologie qui répartit les hommes selon un classement ternaire puis vint d'autres typologies : celle de Sheldon, Vigot, Kretschmer ou encore Jung. Chacun, selon sa vision, créa sa propre typologie en fonction de certains critères psychologiques plus ou moins dominants. Si la psyché de l'homme est le réceptacle d'une mythologie qui lui est propre, c'est parce qu'elle est fondée sur un certain nombre d'archétypes qui constituent l'histoire de son inconscient édifié à partir des premières expériences de sa vie et de sa généalogie, et qui constituent en quelque sorte son ADN psychique. Chaque individu se construit selon des schémas que l'on retrouve dans le grand livre de la mythologie sous une forme symbolique et imagée qui représente l'ensemble des comportements humains. La mythologie n'est donc rien d'autre - si l'on met de côté toutes les références historiques, culturelles et géographiques qu'un immense dictionnaire où sont répertoriés tous les modèles susceptibles de façonner la psyché, et que chaque individu utilise en fonction de ses propres structures mentales. Freud avait d'ailleurs perçu ce phénomène puisqu'il avait 12
très tôt décrit certains stades du développement de l'enfant en se référant à des mythes - le complexe d'Œdipe, d'Électre ou de Jocaste pour ne citer que les plus importants - sinon qu'il les avait universalisés et considérés comme un passage obligé dans l'évolution du jeune enfant sans leur donner plus de valeur et de dimension. Dans la perspective que je me propose de décrire, le mythe devient au contraire un élément personnalisant qui investit la psyché en fonction du vécu du sujet. S'agit-il d'un archétype issu de l'inconscient collectif tel que Jung l'a défini ou alors le produit des conflits qui ont forgé le psychisme de l'individu ? Je pencherai plutôt pour une interpénétration, une interférence de ces deux processus. D'où l'intérêt de savoir comment chacun traduit son mythe à l'aune de ses propres conflits psychologiques. Dès lors que Freud avait constaté que l'enfant, au cours de son développement, passait par différents stades dont le plus important, le complexe d'Œdipe, n'était que le reflet du mythe grec qui porte son nom, il semblait alors évident que toutes ces légendes devaient avoir un sens profond, qu'elles étaient une transposition allégorique des innombrables structures psychiques qui façonnent l'âme humaine dans toutes ses caractéristiques, qu'elles soient pathologiques ou normales. D'où l'idée que je nourris depuis longtemps que chaque homme, une fois arrivé à l'âge adulte, et en fonction des éléments psychologiques qui forment sa personnalité, est habité par un mythe ou un réseau de mythes qu'il va tenter de mettre en scène au cours de sa vie. Autrement dit, chaque individu, quel que soit son degré de santé psychique, est porteur d'un récit primordial qu'il va façonner et réinventer à l'aune de sa personnalité. Si la typologie permet de classer les hommes selon des critères psychologiques précis, de son côté la mythologie constitue toutes les réactions humaines susceptibles d'exister au sein de l'humanité. Si Freud s'est inspiré des mythes gréco-romains pour expliquer ses théories psychanalytiques, cela ne veut pas dire qu'il considérait que ce bagage était en lien permanent avec 13
l'inconscient du sujet. C'était sans doute une manière pour lui d'accréditer ses théories sur les complexes qu'il avait forgés même si, une fois liquidés par l'enfant devenu adulte, ils n'avaient plus guère d'influence sur sa personnalité. En somme, la référence aux mythes était pour Freud un moyen d'accréditer ses conceptions sur la théorie de la libido. Ajoutons que la légende permettait à Freud de confirmer le caractère universel des différents stades de développement infantile. Pour autant, il ne s'était peut-être pas demandé si c'est le mythe qui investit l'homme ou si c'est l'homme qui investit le mythe. Dans le premier cas cela signifie qu'il est inscrit au cœur de la psyché et que certains enfants y seront plus sensibles que d'autres, alors que dans l'autre cas, il s'agit, comme il l'avait remarqué, d'un stade de développement de l'enfant. En son essence profonde, le mythe résulte d'une série de situations exposées principalement en mode métaphorique, archétypique ou symbolique qu'il convient de décrypter. C'est la raison pour laquelle certains n'y voient qu'une suite de scènes souvent dénuées de toute logique, et par conséquent toutes plus indéchiffrables les unes que les autres. Ils n'y apportent que peu de crédit. Chateaubriand, en parlant de ces légendes, les dénommait « le troupeau des dieux ridicules », c'est dire toute la considération qu'il avait pour elles. L'un des mérites de Freud est d'avoir compris que, si on ne se contentait pas de les lire au premier degré, ces légendes avaient un sens dont il fallait connaître les codes. S'il fut le premier à théoriser certains mythes en montrant qu'ils reflétaient une mise en abîme de l'inconscient, d'autres avant lui avaient déjà pressenti la vérité profonde de ceux-ci, encore faut-il avoir traversé le miroir des apparences si l'on veut se pénétrer de leur grandeur et de leur puissance ! Aussi bien en littérature, qu'au cinéma ou en poésie, le mythe est considéré comme révélateur de la psyché et des actions humaines depuis bien longtemps. C'est donc qu'il habite l'homme depuis toujours et qu'il peut être un 14
instrument de compréhension très précieux de la psyché humaine. Comme je l'ai déjà exposé, tout individu, face aux conflits qu'il rencontre dans sa vie, s'imprègne d'une légende dont la symbolique rappelle peu ou prou ses avatars personnels, et ceci en raison du filtre invisible qui laisse s'écouler dans l'inconscient les grands mythes qui ont fondé notre société depuis l'Antiquité. Freud fut l'un des initiateurs de cette voie lorsqu'il établit la relation qui existe entre les successifs développements de l'enfant et certaines légendes grécoromaines comme Œdipe, Électre ou Jocaste. Il n'a cependant pas poursuivi cette trajectoire alors qu'il aurait fort bien pu considérer le complexe de castration comme une illustration humaine saisissante du mythe du dieu Arès. Ce dieu de la guerre, du carnage et du sang, armé du bouclier, de la lance et de l'épée (on notera au passage les symboles phalliques que représentent ces deux armes) n'est rien moins que l'ancêtre déifié de tous ceux qui souffrent d'un complexe de castration. Et de même qu'Arès est un dieu rempli d'agressivité - il pousse des cris terribles et il est accompagné de démons qui lui servent d'écuyers, notamment Déimos et Phobos (la crainte et la terreur) - de même l'individu doté d'un complexe de castration est souvent brutal, violent, agressif et plein de rage à l'instar de son homologue divin. Ces traits lui valent de se complaire dans des situations conflictuelles où il est en mesure de montrer sa force, sa vindicte et même parfois sa cruauté. Toutes ces caractéristiques ne sont en fait que le résultat de ce sentiment de castration qu'il a ressenti dès son plus jeune âge et qui a façonné son psychisme dans ce sens. L'on peut également observer une autre manière d'éprouver la castration qui se traduit, cette fois, par un tout autre comportement qui n'est que le pendant du précédent. L'individu se sent alors dévalorisé dans ses valeurs essentielles de virilité et il en résulte un sentiment d'infériorité qui en fait un homme désarmé, blessé dans son orgueil de mâle conquérant. Le 15
mythe d'Arès est tout à fait édifiant à cet égard puisque la légende raconte également tous les déboires et les mésaventures que le dieu dut subir et nous enseigne qu'il est loin d'avoir toujours été victorieux. L'histoire le présente comme une force brutale contenue et, dans certains cas, trompée par l'intelligence d'Héra ou la sagesse d'Athèna. Néanmoins le complexe de castration, tel que Freud l'a décrit, peut également être attribué à la femme qui, dans ce cas, adopte une attitude virile et tend à vouloir s'égaler aux hommes ou à les mépriser voire les castrer au sens symbolique du terme. Or, il existe une légende qui illustre bien avant l'heure le portrait de la déesse castratrice par excellence. Il s'agit de Penthésilée, la fille même d'Arès, une amazone dont un sein avait été tranché lors d'un combat à Troie. Depuis lors toutes les amazones, en signe de reconnaissance, se déplaçaient en hordes avec à leur tête une reine. Elles ne toléraient la présence d'aucun homme sinon des serviteurs. Elles s'unissaient à des étrangers pour perpétuer la race mais elles mutilaient leurs enfants mâles en les rendant aveugles ou boiteux ou même en les tuant, ne gardant que les enfants de sexe féminin. Au lieu de le nommer complexe de castration, Freud aurait donc pu, comme il l'a fait pour Œdipe ou Jocaste, le nommer complexe d'Arès pour l'homme et de Penthésilée pour la femme. Or il n'a pas poursuivi dans ce sens. Toutefois l'on se rend bien compte que toute la symbolique du complexe de castration est littéralement calquée sur le mythe d'Arès. Et l'on pourrait sans doute poursuivre cette liste des complexes en les rapprochant d'autres mythes qui coïncident avec certaines structures pathologiques décrites par Freud. Carl Gustav Jung, autre célèbre psychanalyste, fut un temps le disciple et l'ami de Freud mais il finit par se brouiller avec lui et alla beaucoup plus loin dans son approche des mythes. Freud avait réfuté avec force ses théories sur l'inconscient collectif découvert lorsqu'il exerçait 16
au Burghölzli… Sous l'autorité de Jung depuis son entrée au Burghölzli en 1909, un jeune psychiatre en formation, Johann Jakob Honneger (1 885 – 1 911), se passionne pour la psychanalyse. Jung lui donne alors à étudier le cas d'Emil Schwyzer, pensionnaire de la clinique zurichoise depuis 1901. Un délire de ce patient intéresse particulièrement Jung : Schwyzer y voit le soleil comme un astre sexué, possédant un phallus dont le mouvement érotique produit le vent. Très vite, Honneger et Jung y reconnaissent l'expression de mythes inconnus du patient, comme celui lié à la liturgie de Mithra. Un rêve de Jung l'oriente alors vers le concept d'archétype qu'il développe formellement à partir de 1911, dans l'ouvrage fondateur de la psychologie analytique, « Métamorphoses et symboles de la libido » qui traite des images mythologiques dans les rêves et les hallucinations ce qui le conduit avec son disciple au concept d'inconscient collectif et permet à Jung d'affirmer sa position en ces termes : « Nous ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose sans la mythologie et l'histoire des civilisations." L'étude des imaginations créatrices subconscientes de Miss Miller lui procure les matériaux nécessaires pour développer sa théorie de l'inconscient collectif dans Métamorphoses de l'âme et ses symboles. Les théories de Jung selon lesquelles la structure psychique de l'homme serait dotée d'un inconscient collectif peuplé de mythes viennent conforter l'idée que ceux-ci représentent des schémas psychologiques introjectés au cœur même du psychisme et sélectionnés par l'individu en fonction des conflits qui se sont formés au cours des premières années. La racine archétypique de ces conflits se retrouve symbolisée dans les mythes par des personnages dont les comportements et les actions coïncident avec les 17
schémas complexuels du sujet. De son côté, Jung s'opposa aux théories de Freud selon lesquelles toute névrose était le résultat du refoulement des pulsions sexuelles. Si ce phénomène était bien réel, il existait d'autres éléments susceptibles de perturber le psychisme. L'inconscient n'était pas seulement un magma de pulsions libidinales et agressives refoulées, il était également un réservoir de richesses parfois inaccessibles au sujet. Durant son activité au Burghölzli, Jung avait travaillé sur des cas de schizophrénie et il en avait conclu que, bien souvent, la psyché de ces malades était dissociée au point qu'ils n'étaient pas en mesure d'unifier les deux tendances fondamentales que sont le masculin et le féminin et qu'il nomma, selon sa formule célèbre « l'animus et l'anima », deux instances qui coexistent en chaque être humain, qu'il soit homme ou femme, et qui, lorsqu'elles sont mal intégrées, peuvent engendrer de sérieux conflits. Le grand mérite de Jung est d'avoir émis l'hypothèse d'un inconscient collectif : ensemble d'images primordiales ou archétypiques qui structurent le psychisme de l'individu dès sa naissance et s'opposent par conséquent à l'inconscient personnel qui, lui, s'élabore au fur et à mesure des expériences vécues. À partir de là, il est tout à fait possible d'émettre l'idée selon laquelle les grands mythes révélés durant l'Antiquité se présentent donc comme des archétypes universels qui participent à la structure psychique des individus. C'est d'ailleurs l'idée préconisée par Jung dans son ouvrage Métamorphoses et symboles de la libido lorsqu'il étudie le cas de Schwyzer et qu'il retrouve dans le rêve de son patient l'expression d'un mythe inconnu de ce dernier. Si, à partir de ces données, Jung put en déduire que le psychisme était structuré selon des formes préétablies qu'il a nommées archétypes, il est fort probable que l'homme puise à la source de ces images primordiales pour alimenter et orienter ses expériences personnelles dans un sens qui lui convient selon la loi des correspondances ou, pour employer un langage 18
plus parlant, selon la loi des affinités psychiques. La notion d'archétype découverte par Jung serait donc en mesure d'expliquer pourquoi chaque individu est porteur d'une combinaison mythologique dans laquelle il puise en fonction des conflits qui sont les siens, et dont il va user comme s'il les voyait dans un miroir déformant. On observe donc un jeu incessant de va-et-vient entre l'inconscient personnel nourri par les expériences et les traumatismes de la vie et les images de l'inconscient collectif projetées sur l'écran de la psyché comme un vieux film muet sur lequel le sujet raconterait sa propre histoire. Le mythe se présente donc comme une instance inhérente aux structures psychiques de l'individu et il est une tentative de résolution de ses conflits. Ainsi les découvertes de Jung confortent l'idée selon laquelle ces récits constituent les images primordiales véhiculées par le psychisme que chaque individu, en fonction de son vécu, transforme sur la scène de son théâtre intérieur et qu'il projette ensuite dans le monde extérieur par une action, une œuvre ou une réalisation émanant directement de sa conscience. Nous voici donc en mesure de valider les récits mythologiques comme expression de la nature humaine et c'est la raison pour laquelle leur étude s'avère pleine d'enseignement pour appréhender la psychologie de chaque individu et peut, au même titre que l'étude des rêves – peutêtre même plus encore - être un instrument de thérapie au service de l'homme. Mais il faut bien comprendre que tout individu est le messager sinon d'un mythe, tout du moins d'un agrégat de récits mythologiques qu'il agence en fonction de la diversité de son vécu. Lorsque des conflits importants liés à des processus de refoulement se manifestent, tout le réseau des images mythiques perd alors de sa cohérence et peut engendrer une dissociation psychique. Cela fait partie du travail du thérapeute de reconnaître les grandes lignes archétypales qui préoccupent son patient et de l'aider à les assembler afin qu'il retrouve son unité psychique. Si les rêves 19
de Schwyzer faisaient état de fragments mythologiques, c'est sans doute que sa dissociation psychique l'empêchait d'utiliser ce contenu pour se réaliser d'où l'émergence de ceux-ci dans son sommeil. Si Jung avait constaté que des éléments de mythologie émergeaient des rêves de ses patients, c'est sans doute dû également au fait qu'il existe une similitude de rapport entre ces deux modes narratifs si ce n’est que l'un s'exprime sur le mode conscient tandis que le second fait intervenir l'inconscient mais tous deux véhiculent des images qui doivent le plus souvent être interprétées en mode symbolique, analogique ou allégorique pour en délivrer le sens. Ces deux formes de récits ont donc de nombreux points communs. Le mythe émane de la collectivité tandis que le rêve n'est que la projection d'un mythe que l’individu se réapproprie. C'est sans doute la raison pour laquelle il est possible de trouver dans les rêves des matériaux provenant de la mythologie. Ne pourrait-on également émettre l'hypothèse que certains mythes sont la transcription de rêves particulièrement marquants et qu'ils ont dès lors fait l'objet d'un intérêt particulier auprès des mythographes ? Compte tenu de leur analogie formelle et structurale, on serait en droit de le penser. Ils se présentent la plupart du temps sous l'aspect d'une discontinuité d'images bien souvent dépourvue de logique, j'entends celle qui a cours dans le récit ou le langage conscient. Le décodage d'un rêve fait appel aux mêmes processus d'interprétation que le décodage d'un mythe. Le premier fait intervenir l'inconscient personnel du rêveur tandis que le second est directement issu de l'inconscient collectif. Il peut néanmoins s'infiltrer dans les rêves par un système d'associations. On assiste donc à une imbrication de ces deux modes narratifs qui procèdent cependant d'une différence capitale : le rêve est un processus issu de l'inconscient personnel alors même que le mythe, une fois entré dans la littérature, appartient à l'humanité et peut être rangé dans la sphère de l'inconscient collectif. 20
On comprend pourquoi Freud était en désaccord avec Jung. Il ne partageait pas l'idée selon laquelle il existe un inconscient collectif qui aurait emmagasiné l'ensemble des mythes inventés par les hommes au cours de l'histoire des sociétés. Il faut rappeler que le rêve d'Emil Schwyzer, le cas du patient du Burghölzli portait sur un fragment de mythe lié à la liturgie de Mithra, dieu indo-iranien que le sujet ne pouvait connaître et qui n'avait rien à voir avec sa culture. Pour le père de la psychanalyse seuls les mythes issus de la mythologie gréco-romaine, fondement de notre société occidentale, avaient une valeur paradigmatique. En étudiant les différentes phases du développement de l'enfant il avait pu les rapprocher de certaines légendes puisées dans la grande matrice de la mythologie. Il avait reconnu dans celleci des similitudes de comportement qu'il avait été en mesure de comparer pour mieux illustrer sa théorie sur les complexes. Contrairement à Jung il n'avait pas considéré les mythes comme un bagage archétypal inscrit dans l'inconscient collectif mais comme une prescience de l'Antiquité à la notion de psychanalyse. Les Grecs anciens étaient en quelque sorte les précurseurs des découvertes de Freud. Elle avait été mise en images pour mieux être à la portée de tous et elle racontait toute l'histoire des pathologies que Freud, des siècles et des siècles plus tard, avait décodées par le biais des concepts psychanalytiques. Si l'on considère, comme je le crois, que les légendes de la mythologie gréco-romaine ne sont que la reproduction divertissante des aléas de la psyché humaine, il n'est par conséquent nul besoin de recourir à la notion d'inconscient collectif décrite par Jung pour comprendre comment ces légendes se sont introduites dans la psyché de l'homme moderne. C'est qu'en effet, en dépit de l'évolution historique, sociale, culturelle et technologique qui sépare l'Antiquité de notre monde actuel, l'homme, dans ses profondeurs psychiques, est resté identique à lui-même, et ce que les anciens ont décrit dans leurs légendes s'applique et reste vrai 21
de nos jours. Freud n'a fait que retrouver dans la mythologie gréco-romaine une grande part de ses conceptions psychanalytiques. C'est pourquoi l'humanité, quel que soit son degré d'avancement, reproduit en permanence les archétypes mythologiques énoncés naguère. Si Freud a eu entièrement raison de relier ses conceptions de base telles que les différents stades de la libido à un certain nombre de légendes gréco-romaines, il n'a vu que le caractère pathologique de ces mythes puisque ses recherches portaient uniquement sur les troubles psychiques de ses patients. Or, à la lecture des textes anciens, il apparaît qu'ils ne traitent pas uniquement du caractère morbide de leurs héros. Leur comportement est, la plupart du temps, ambivalent, ils oscillent constamment entre deux grands schémas décrits par Paul Die : sublimation-spiritualisation et perversion-banalisation, en fonction des épisodes qui se succèdent au cours des récits. Ce qui me fait dire qu'elles ne sont pas, comme Freud le laisse entendre, uniquement la traduction des comportements pathologiques humains mais aussi bien celle de leur bonne santé psychique. C'est pourquoi dans un grand nombre d'entre elles le héros se comporte en personnage ambivalent. Si Arès est le dieu de la colère de la rage et de la destruction, il est aussi celui qui sauve certains du péril des guerres. La déformation professionnelle de Freud a eu comme conséquence de ne voir dans les mythes que l'aspect pathologique des comportements des héros et non leur force d'âme ou leur bienfaisance alors même que nombre d'entre eux, dans certaines situations, font preuve de courage et d'abnégation et peuvent même vivre leur destin en toute conscience et parvenir au sommet de leur réalisation. Les légendes sont donc instructives de ce point de vue car elles décrivent les personnages qui les animent sous toutes leurs facettes. Tantôt ils se montrent sous un jour défavorable, tantôt sous des traits malsains, tantôt ils commettent des actes héroïques qui sont tout à leur honneur et sont la manifestation d'un 22
esprit loyal. De son côté, Pascal Hachet interprète la notion de mythe2 dans la lignée des recherches de Nicolas Abraham et de Maria Torok. Selon lui le mythe aurait pour fonction de gérer les traumatismes subis par un individu ou un groupe d'individus. Il serait une manière et une tentative de réparation d'un conflit par les images que recouvre le mythe. De ce processus émergent plusieurs éventualités : les images qui constituent le récit mythologique évoluent en fonction de la résolution du trauma. Si le mythe n'évolue pas c'est qu'il subsiste un blocage dans l'esprit des individus qui n'arrivent pas à assimiler le trauma. Lorsque les images évoluent, elles facilitent leur intériorisation et, par-là même la résolution du conflit. Le mythe a donc, selon l'auteur, une fonction salvatrice permettant en un premier temps d'incorporer le trauma puis une fonction thérapeutique qui libère l'individu et le met sur la voie de la résolution du conflit. On retrouve cette idée exprimée également par Jung3. Il s'était rendu compte que dans les rêves de certains patients atteints de schizophrénie émergeaient des fragments de récits mythologiques qui étaient une tentative de réunification de la psyché. Le mythe pourrait donc être une voie de réconciliation des individus avec leur psychisme et sa trame serait susceptible d'évoluer en fonction de l'introjection du traumatisme au sein du groupe. Il faut signaler d'ailleurs que, d'une manière générale, chaque récit – ce phénomène est facilement observable dans la mythologie gréco-romaine – est suivi de diverses variantes susceptibles d'illustrer les différentes résolutions du conflit contenu dans un mythe, selon qu'il est vécu par tel ou tel individu, chacun trouvant une issue en fonction de sa réaction personnelle au trauma initial. Cette description de la fonction du mythe rejoindrait Pascal Hachet, Le mensonge indispensable, du trauma social au mythe, Armand Colin 1999. 3 Carl-Gustav Jung, Métamorphoses et symboles de la libido. Montaigne 1947. 2
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celle que j'ai évoquée précédemment qui considère le fait mythologique comme l'inventaire de tous les comportements psychologiques qui résultent d'un trauma vécu. Chaque individu ou chaque culture réagit à un conflit en développant ses propres références mythologiques. Si, au cours du temps, de nouveaux mythes apparaissent, ils ne sont cependant que la réplique sous d'autres configurations de leurs prédécesseurs. Sous des apparences parfois très différentes, ils traduisent toujours les mêmes conflits déjà mentionnés sous l'Antiquité, et ils s'enrichissent au cours du temps. Chaque individu en est porteur et peut puiser à sa guise dans ce réservoir à chaque fois qu'un conflit se noue dans sa psyché. En calquant son comportement sur un mythe sélectionné par l'inconscient, il peut alors tenter de dépasser un trauma qu'il n'arriverait pas à résoudre sans ce schéma. Le mythe, comme le rêve, pourrait donc servir d'instrument thérapeutique mis à la disposition de tous et utilisé comme moyen thérapeutique à la même enseigne que d'autres techniques servant à la résolution des conflits. Paul Diel De façon plus systématique que Freud et Jung, ses deux prédécesseurs, Paul Diel, psychologue d'origine autrichienne (1893-1972) mais ayant vécu et travaillé en France dès 1938 pour échapper à l'Allemagne nazie, entrera après la libération au CNRS comme psychothérapeute dans le laboratoire de psycho biologie de l'enfant dirigé par Henri Wallon. Mais sa contribution majeure sera sans doute l'étude de la mythologie au regard de la psychologie. On peut même dire qu'il a été le premier à introduire de manière systématique la mythologie dans la réalité du psychisme de l'homme. Les ouvrages qu'il a écrits sur ce sujet en témoignent. Dans la préface qu'il rédigea pour « le symbolisme dans la mythologie grecque », Bachelard résume bien l'immense apport de Diel sur ce sujet lorsqu'il écrit : Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de 24
mythes, on comprendra que le mythe couvre toute l'étendue du psychisme mis à jour par la psychologie moderne. Tout l'humain est engagé dans le mythe. De son côté, Maridjo Graner dans sa préface à « Ce que nous disent les mythes » écrit : La grande originalité du célèbre psychologue est d'avoir traduit les récits mythologiques et leurs images symboliques en termes de fonctionnement psychique. Si l'on suit Paul Diel dans son cheminement et dans son raisonnement, on ne peut qu'aboutir à la conclusion évidente que chaque individu, en raison de la structure et des caractéristiques de ses conflits intrapsychiques, est amené à conduire sa vie en fonction des modèles préétablis par la « science » mythologique. Selon des variantes propres à sa personnalité, son mode de fonctionnement pourra fort bien être en résonance avec tel ou tel héros, telle ou telle légende qu'il reformulera dans le cadre de sa vie personnelle et du contexte social qui l'a vu naître. Si Diel a fait de la mythologie le grand réservoir du psychisme humain et qu'il a su traduire les symboles en mode de fonctionnement psychique, s'il a codifié les légendes pour mieux se les approprier en termes d'actions humaines, il s'est néanmoins cantonné à faire de ces récits l'histoire générale du psychisme humain avec ses grandes orientations qui l'attirent tantôt vers la spiritualisation tantôt vers la banalisation, tantôt vers l'extra-conscience, tantôt vers l'infra-conscience, tantôt vers l'exaltation imaginative des désirs, tantôt vers la fonction spiritualisante de la vie. Il voit dans les combats titaniques de la Théogonie le récit de la naissance de l'univers et des dieux mais également le jeu perpétuel de l'ambivalence inhérente à tous les hommes qui consiste à osciller entre perversion-banalisation et sublimation-spiritualisation. Une invention imaginative de l'homme. Cependant cette invention n'est pas arbitraire : elle est une projection idéalisante et personnifiante des conflits 25
dont est ravagée la psyché humaine. Si Paul Diel a su fort bien montrer l'impact de la mythologie sur le fonctionnement psychique de l'homme, je souhaiterais aller plus loin dans cette démarche en postulant pour une réappropriation du mythe par l'homme en fonction de ses conflits intrapsychiques et des aspirations qu'il poursuit. De ce point de vue, Paul Diel nous a légué une sorte de dictionnaire des symboles avec ses règles de grammaire qu'il convient d'utiliser selon le contexte du récit et des héros qui le composent. En ce sens la mythologie pourrait être comparée à une langue dont chaque mot serait une image, chaque phrase une métaphore, chaque personnage un attribut. Muni de ce bagage sémantique, il devient alors possible de reconstituer en chacune de nos destinées le récit entrecroisé de plusieurs légendes dont nos structures intrapsychiques deviennent les composantes. Outre le symbolisme qui constitue une grande part de la traduction des mythes, la théorie de Paul Diel s'appuie sur une antithèse qui traverse tous les récits quels qu'ils soient et montre les héros aux prises avec un grand principe fondé sur un antagonisme majeur : la sublimation-spiritualisation et la banalisation perversion. Toute l'histoire de l'évolution humaine s'éclaire, selon lui, par ces deux attitudes face à la vie engendrant ainsi une oscillation permanente entre l'une et l'autre. Ainsi la sublimation-spiritualisation caractérisée par l'idée du père mythique, constitue la phase évolutive du héros et lui permet d'atteindre la joie, sens ultime de la vie, contrairement à la banalisation-perversion caractérisée par la mère mythique qui devient la phase régressive le maintenant dans une quête incessante de la matière réduite à l'exaltation imaginative des désirs. En ce sens les récits mythologiques illustrent par le biais des héros le grand balancier et la grande force de vie qui habite tous les hommes et, tel un cycle éternel, le fait s'élever ou au contraire chuter selon les modulations de leur conscience.
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La mythanalyse À La suite des précurseurs comme Jung, Freud ou Diel, un certain nombre de psychanalystes parmi lesquels Abraham, Torok, Lacan et ses mythèmes, Resnik ou encore Solié ont tenté de faire rentrer la mythanalyse dans la thérapie psychanalytique mais il faut bien admettre que cette approche n'a jamais eu de réelle audience au sein des différentes écoles psychanalytiques en dehors peut-être de l'école jungienne. Si toutefois certains thérapeutes l'ont utilisée, ce fut essentiellement dans le cas des personnalités dites « états limites » et pour lesquelles cette méthode semblait convenir plus que toute autre en raison d'une insuffisance de la fonction réalitaire. Inspiré sans doute par les concepts jungiens, Solié figure parmi ceux qui ont eu le plus recours à cette voie, et c'est ainsi que Pascal Hachet évoque cette expérience :4 Solié, d'obédience jungienne, a mis au point une écoute mythanalytique de patients diagnostiqués états limites. Cette technique n'a de légitimité que dans la mesure où elle s'appuie strictement sur le discours du patient. Le cas princeps de Laure souffrant de mélancolie, révèle que le thérapeute a pensé à un texte mythique - Le livre des morts égyptiens - quand il a perçu que sa patiente tentait de balbutier son propre mythe. Solié s'est autorisé à parler du mythe auquel il avait pensé et en a prêté le livre. S'il est donc indispensable voire salutaire d'en référer à la mythologie dans le cas de personnalités pathologiques, cette approche n'est pas non plus sans intérêt pour l'homme de la rue qui doit de plus en plus s'autodéterminer au risque sinon d'être déterminé par la société. En découvrant par le biais de la mythologie les héros qu'elle met en scène, il peut s'identifier à l'un d'entre eux et détenir du même coup un fil conducteur pour mieux asseoir sa personnalité dans un 4
Le mensonge indispensable, Pascal Hachet, Armand Colin 1999.
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monde où règne toujours plus la dépersonnalisation au profit de la culture de masse. L'intérêt des mythes réside dans leur résonance symbolique, laquelle offre un vaste champ opératoire permettant à chacun d'y retrouver ses affinités personnelles et d'atteindre ainsi le cœur même de sa psyché.
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Chapitre II : Le mythe comme schéma des comportements humains L'Évhémérisme Si, précédant les psychanalystes du vingtième siècle, on revient aux sources de l'Antiquité qui a vu naître un certain nombre de mythographes, il faut rappeler le cas de l'un d'entre eux bien connu sous le nom d'Évhémère, né en 330 avant J.-C. Mythographe grec de la cour de Cassandre, auteur de « l'Écriture sacrée », roman à l'origine de la théorie de l'Évhémérisme, considéré comme l'un des théoriciens de l'athéisme qui introduisit l'idée selon laquelle les personnages mythologiques n'étaient pas des dieux mais des êtres humains dont les populations auraient divinisé la mémoire par admiration ou par crainte, sa théorie fut largement acceptée car elle apportait une plus grande crédibilité aux récits qui devenaient métaphoriques et pour lesquels on était en mesure de donner des explications dégagées de la dimension surnaturelle. Les mythographes du Moyen Âge s'inspirèrent également de cette théorie qui permettait de donner des interprétations renvoyant à un sens caché et révélant des préceptes religieux. Évhémère présenta dans son roman les dieux grecs comme des héros ou des grands hommes divinisés une fois morts. L'ouvrage est un voyage initiatique qu'il aurait effectué dans une île nommée « Panchée » où il aurait trouvé une colonne d'or sur laquelle auraient été inscrites les actions de ces héros à qui on avait donné le nom des divinités grecques. C'est ainsi que Zeus aurait été un souverain sage et bienfaisant, Aphrodite une courtisane du roi de Chypre, et Athéna une reine guerrière. Les dieux de la mythologie n'auraient été en fait que des hommes ayant réalisé des exploits dignes d'être immortalisées. Il faut signaler au passage que le mythe dans son acception moderne a conservé le même sens mais que sa grandeur même s'est
beaucoup dépréciée depuis l'époque d'Évhémère. Il n'est plus nécessaire d'avoir accompli de grandes actions pour devenir une légende ou un « mythe » de notre temps mais seulement d'avoir marqué une génération de son empreinte. On parle facilement du « mythe » Bardot ou du « mythe » James Dean alors même que ces acteurs, en dehors du fait qu'ils ont été les représentants d'une mode, d'une image appréciée de leur génération, ne peuvent se prévaloir d'avoir été des héros ! Si bien que le sens de ce mot s'est terriblement galvaudé, et qu'il n'a plus rien à voir maintenant avec la force et la grandeur que lui avait attribuées l'Antiquité. Évhémère va même jusqu'à considérer que les mythes auraient été créés de toutes pièces par des hommes qui dépassaient en force et en intelligence les autres afin de contraindre ceux-ci à leur obéir et à les vénérer. Ils arrivaient de cette façon à obtenir plus de respect de la foule. On reste donc loin du mythe comme idéal de grandeur, de force et d'héroïsme qui ne pouvait guère s'appliquer aux hommes mais seulement à certaines divinités dont les actions avaient comme finalité de servir de modèle mais non d'être égalées. L'idée d'Évhémère selon laquelle les mythes auraient été l'œuvre d'hommes en quelque sorte avides de pouvoir et désirant soumettre les populations à leur autorité semble tout de même peu fondée. Car, comment, dans ce cas, expliquer que ces légendes soient parvenues jusqu'à nous sans avoir été progressivement décrédibilisées. Comment auraient-elles pu faire l'objet de toute notre attention si elles avaient été de simples récits destinés à asseoir le pouvoir de quelques individus en mal d'autorité ? Et, si tel était le cas, pourquoi cette profusion de légendes qui, malgré leur apparente fantaisie, sont source d'enseignement inépuisable et résonnent encore de nos jours dans les domaines les plus divers : historiques, culturels, sociaux et psychologiques. Il faut de plus signaler, comme je le mentionne plus haut, que les personnages qui vivent à travers ces légendes ne se présentent pas toujours sous les traits de la grandeur d'âme 30
ou de la force de caractère qu'on souhaiterait retrouver chez des héros. Comment, dans ce cas, les populations pouvaientelles vénérer de telles personnalités qui, même si elles commettaient des actes de bravoure, se trouvaient à d'autres moments dans des situations qui les déshonoraient, les ridiculisaient ou encore les avilissaient ! Il est donc peu probable que la théorie d'Évhémère soit juste sinon ils auraient fort bien pu se montrer sous un jour meilleur. Que les mythes, en revanche, aient été créés par les hommes semble tout à fait plausible, voire évident en raison du fait que les sociétés de l'époque baignaient dans un univers sacralisé. Ils sont la représentation même de leur vie, tout du moins de certains, dans toutes ses dimensions : sociale, spirituelle, psychologique ou métaphysique. Pourquoi, dans ce cas, avoir choisi de les exprimer par la voix des dieux ? Sans doute pour mieux marquer les esprits et pour en faire des modèles susceptibles de mieux régler la conduite des hommes. Le monde supraterrestre a toujours fasciné les peuples et a toujours fait l'objet d'un étonnement auprès d'eux. C'est vers le ciel, appelé monde supérieur, que l'on se tourne quand on ne sait plus à quel saint se vouer et que l'on tente de déchiffrer les mystères de la vie et de la mort. Le ciel ne pouvait donc être peuplé que de dieux, lesquels régnaient en maîtres sur les hommes. Il transmettait donc par les voies divines son message aux hommes qui les reproduisait en mythes afin d'éclairer leur chemin. En considérant qu'ils émanaient de la sphère divine, ces récits détenaient par conséquent plus de valeur et de poids que s'ils avaient été le reflet de figures humaines. Ils forçaient d'autant plus l'admiration des hommes qu'ils avaient été vécus par des dieux. De même que le fait religieux a progressivement perdu de sa vigueur, tout du moins dans les sociétés occidentales, de même la mythologie est tombée en désuétude au fil des siècles. Évhémère, le premier, avait déjà commencé à saper les croyances concernant l'origine des mythes dès trois 31
siècles avant J.-C. En réalité, la mythologie allait de pair avec le fait religieux. Ces deux domaines étaient unis comme l'étaient également chez les peuples sumériens l'astrologie et l'astronomie. Puis ces disciplines tendirent à se scinder progressivement pour devenir complètement indépendantes au fur et à mesure des connaissances. Partant également d'une racine divine, la mythologie et la religion empruntèrent des voies différentes, l'une parvenant à maintenir l'idée d'un dieu tout-puissant régnant sur les hommes, et l'autre sa sacralité pour se substituer à un modèle social, psychologique et moral utilisant la sphère divine pour mieux instruire les hommes. C'est d'ailleurs ainsi que l'astrologie s'est édifiée : sur une représentation psychologique des hommes à travers les dieux du Panthéon grec. Tout thème astral est construit à partir des dix planètes (l'Antiquité n'en connaissait que sept) du Système solaire qui sont représentées par les principaux dieux de la mythologie. À chaque astre est dévolu un certain nombre de traits de caractère qui permettent de brosser le portrait d'un sujet. Si Mercure domine dans la carte, l'astrologue énumère les caractéristiques psychologiques décrites dans les textes mythologiques - propres à ce dieu, lesquelles vont pouvoir indiquer le tempérament du natif. Si c'est Jupiter qui prévaut, alors ce seront les traits du dieu de l'Olympe qui caractériseront le psychisme du sujet, et ainsi de suite pour les autres astres. Voilà bien la preuve que le divin n'est qu'une représentation céleste de l'humain, et que la mythologie n'est en réalité qu'une immense encyclopédie rassemblant l'ensemble des caractéristiques qui font l'humanité. C'est la raison pour laquelle elle est si foisonnante et multiforme et qu'elle fourmille de situations innombrables. Elle est à l'image de la nature elle-même, un tableau grouillant d'espèces les plus diverses. De même qu'il existe une variété incommensurable ou presque de végétaux et d'animaux, aux caractéristiques les plus inattendues et les plus étonnantes, de même on voit chez l'homme une variété 32
incalculable de comportements qui ont fait l'objet d'une description aussi minutieuse que surprenante dans le dictionnaire humain de la mythologie. C'est pourquoi la théorie de Jung sur l'immixtion de la mythologie par le truchement de l'inconscient collectif dans le psychisme, même si elle est tout à fait plausible, n'est cependant pas indispensable pour comprendre comment la mythologie fait irruption dans l'esprit humain même quand ce dernier ignore tout de celle-ci. C'est que les récits – tout du moins certains proposés dans les légendes ne sont en réalité que des modèles, des archétypes et des expériences directement issus des successives générations qui ont vécu à cette ère. Et l'on a choisi de les raconter en s'appuyant sur le mode religieux et sacré qui détenait un pouvoir et une influence immense et pouvait de ce fait retenir l'attention des peuples. Il y a là une hypothèse qui permettrait de fournir une autre explication de l'origine et de l'influence de la mythologie sur l'homme sans pour autant écarter celle de Jung qui peut parfaitement être complémentaire et former un ensemble d'éléments démontrant la vérité profonde des mythes. Le symbole Avant d'entrer dans le vif du sujet, examinons comment le symbole, expression fondamentale du mythe, trouve sa raison d'être et quelle est son origine. Cette entrée en matière permettra d'accréditer la valeur et le sens profond des légendes que d'aucuns considèrent avec beaucoup de scepticisme. Car l'expression et la signification du mythe reposent avant tout sur le symbole et son pouvoir polysémique. C'est d'ailleurs cette polysémie du symbole qui rend sa compréhension ardue et qui est bien souvent réfutée par ceux qui n'ont qu'un regard extérieur. L'interprétation que livre le mythologue leur semble, de ce point de vue, arbitraire. Il s'avère donc indispensable de remonter aux origines du symbole pour clarifier et faire entendre son 33
mode de fonctionnement. Origine du symbole Il est une forme empirique et intuitive de la compréhension du monde. Il ne passe pas par le prisme de l'intellect mais par celui de la sensation. Né dès les premiers temps de l'humanité, il s'est forgé lorsque le langage est apparu et que les hommes ont pu formuler leurs impressions. Dans les sociétés primitives, la représentation du monde s'exerçait à travers des schémas émanant directement de la nature environnante, du cosmos et des rythmes de celui-ci : la succession du jour et de la nuit : au jour, la clarté, l'activité, la réalité des objets et des choses, à la nuit, l'obscurité, la diminution de la conscience, la prédominance de l'imaginaire sur la réalité. C'est ainsi que le psychisme des hommes primitifs se structura selon cette antithèse et donna lieu à une série d'analogies susceptible de représenter les diverses figurations du jour et de la nuit. Ce schéma fondamental se constitue à l'identique dans chaque série d'éléments antithétiques comme dans l'exemple du soleil et de la lune sur le plan cosmique : le luminaire diurne diffusant la clarté, la lumière, la vision claire des objets et des éléments vivants de la nature, et par conséquent apportant une plus grande conscience et objectivité dans le regard que l'homme porte sur le monde extérieur. À l’inverse, le luminaire nocturne engendre un monde d'obscurité plus ou moins relative qui laisse libre cours à l'imagination, au fantasme, à l'imprécision, voire à l'illusion accordant ainsi aux objets environnants un caractère beaucoup plus subjectif et trompeur pour ne pas dire erroné. À partir de cette dichotomie fondamentale qui se retrouve dans de nombreux aspects des structures physiques du monde (le ciel en opposition à la terre, le feu en opposition à l'eau, la terre en opposition à l'air, la montagne en opposition au sous-sol, etc..) s'est ensuite élaboré toute une série d'analogies qui se trouvent concentrées dans le symbole sous forme de synergie 34
globalisante qu'il convient d'interpréter en fonction du contexte dans lequel il s'insère. Valeur antinomique du symbole Le caractère antinomique de chaque dyade (jour nuit, soleil lune, ciel terre, feu eau, montagne sous-sol) engendre dans l'esprit humain la notion de dualité fondée sur l'observation des structures physiques du monde et partant psychiques de l'individu, et confère au symbole sa capacité à prendre deux sens totalement opposés qui figurent la dualité essentielle résidant au sein du cosmos. Ce système analogique établi d'après toutes les d'observations physiques que je viens de décrire a été transposé de la même manière au niveau psychique selon le phénomène de similarité qui suppose une interconnexion entre l'externe et l'interne ce qui a eu pour conséquence d'introduire au sein de la psyché une série de dualités qui ont fondé les bases de la pensée humaine (le bien opposé au mal, le sublime au vulgaire, le conscient à l'inconscient, le terrestre au céleste, le matériel au spirituel, et ainsi de suite). Tout symbole provient donc d'un élément observable dans la nature, sa polysémie prend sa source dans les rapports induits par les analogies issues de l'appréciation empirique des phénomènes physiques. Quant à sa dualité elle est la conséquence de l'antinomie des structures cosmiques. Il s'ensuit que, loin d'être des éléments subjectifs et artificiels de la compréhension du monde et des hommes, les symboles sont en réalité des émanations directes des lois de la nature qui forment l'univers et peuvent être considérés comme des éléments véridiques et immuables.
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Chapitre III : L'imprégnation des mythes dans la destinée humaine Mythologie de Freud : le Minotaure Pour mieux démontrer mon propos selon lequel le mythe n'est qu'un miroir de la psyché humaine et de ses représentations, je ne peux mieux faire que de l'illustrer avec celui-là même qui fut l'inventeur de la psychanalyse, cela n'en aura que plus de poids et de sens, me semble-t-il ! Pour bien comprendre l'âme humaine, rien de tel que de faire un tour par la mythologie dont les récits se dénombrent à l'infini. La difficulté réside dans le choix à faire en fonction de la personne qu'on se propose d'étudier pour établir des correspondances permettant de montrer les affinités profondes qui existent entre son vécu et les divers éléments qui composent un récit. Il convient de noter également que si toute vie est marquée par un ou plusieurs mythes entremêlés, certains vivent leur mythologie dans des proportions beaucoup plus intenses que d'autres, ce qui est fréquemment le cas de ceux qui ont laissé une œuvre dont le sens ou l'orientation se confond avec les grands archétypes contenus dans une légende. Il n'en reste pas moins que chaque individu nourrit un rêve qu'il est possible de rapprocher d'un mythe et ce travail lui fournit l'occasion de mieux appréhender les orientations de sa psyché. Car toujours il reviendra à ces fondamentaux, quel que soit son âge. Le mythe qui résonne en lui, est en quelque sorte le cœur qui bat au plus profond de son âme et qui le ramène toujours à l'essence même de son moi. En ce qui concerne Freud, sa vie est indissociable de la psychanalyse dont il a inventé les règles aussi bien théoriques que pratiques. Le mythe du Minotaure apparaît comme l'un des canevas sur lequel il s'est appuyé pour construire ses théories psychanalytiques. Je vais donc, en un premier temps, reprendre les grandes lignes de cette légende et montrer tous
les points communs qui existent entre l'une et l'autre. Nous allons pouvoir constater que cette comparaison est extrêmement édifiante et qu'elle ne peut être due au hasard tant les affinités qui les réunit sont nombreuses, de telle sorte que l'on sera en mesure d'affirmer qu'en inventant la psychanalyse et toutes les méthodes qui la constituent, Freud s'est abreuvé tout au long de cette aventure au récit qui retrace l'histoire du Minotaure par la réappropriation de tous les symboles et péripéties qui y sont contenus. Brossons maintenant à grands traits les lignes principales de ces péripéties puisées dans le dictionnaire de la mythologie grecque et romaine5 : On donne le nom de Minotaure à un monstre, qui avait le corps d'un homme et la tête d'un taureau. Il s'appelait en réalité Astérios ou Astérion, et était fils de Pasiphaé, la femme de Minos, et d'un taureau envoyé par Poséidon à celui-ci. Minos effrayé et honteux, à la naissance de ce monstre, né des amours contre nature de Pasiphaé, fit élever par l'artiste athénien Dédale, qu'il avait alors à sa cour, un immense palais (le Labyrinthe), composé d'un tel enchevêtrement de salles et de couloirs qu'il était impossible à tout autre que Dédale d'y retrouver son chemin. C'est là qu'il enferma le monstre. Et chaque année (d'autres disent tous les trois ans, voire tous les neuf ans), il lui donnait en pâture sept jeunes gens et sept jeunes filles, tribut qu'il avait imposé à la ville d'Athènes. Étudions de près les différentes propositions de la légende dont le sens semble n'avoir, à première vue, aucune relation avec l'histoire de la psychanalyse. Et pourtant, d'emblée le lien peut être fait entre l'une et l'autre. Le Minotaure est présenté comme un être double à la fois doué de raison puisqu'il a un corps d'homme mais également pétri d'instincts par la partie animale de son être. Cette image 5
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
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duelle met d'emblée en perspective les deux grands schémas que sont le conscient et l'inconscient décrits par Freud. La psyché humaine est à la fois ombre et lumière, instinct et raison. Comme le stipule la légende, le Minotaure est issu des amours de Pasiphaé, femme de Minos, avec un taureau envoyé par Poséidon. Ce passage illustre la force des puissances instinctuelles (le ça de Freud) capable de faire alliance avec des forces incontrôlées, le Minotaure figurant le résultat de cette alliance monstrueuse. En langage freudien cela signifie que le ça, lorsqu'il n'est pas contrôlé par le moi et le surmoi, peut déboucher sur une forme de perversion qui existe de façon latente chez tout homme. De la naissance de ce monstre naît la culpabilité de Minos qui ne peut supporter cette vision. Ce mécanisme constitue, de fait, l'un des piliers de la théorie freudienne. En effet, la culpabilité engendre bien souvent un processus de refoulement. La faute réelle ou imaginaire étant insupportable pour l'individu, ce dernier tente de l'oublier en la renvoyant dans l'inconscient où elle continue néanmoins de faire ses ravages à son insu. La méthode qu'emploie Minos pour se déculpabiliser est analogue à celle décrite par Freud. Pour oublier le produit de sa culpabilité, il demande à Dédale de construire un immense palais. Cet édifice symbolise à lui seul le réservoir de l'inconscient qui sommeille en tout homme et se présente, à l'image de l'architecture conçue par Dédale, comme un enchevêtrement de pulsions refoulées au plus profond de l'inconscient semblable à un vaste palais édifié par l'homme et inaccessible à sa conscience. Quant aux jeunes gens et jeunes filles lancées en pâture au monstre, ils incarnent on ne peut mieux ce que Freud a nommé le retour du refoulé constamment alimenté par toutes sortes de symptômes qui surgissent inopinément dans l'esprit du sujet sans qu'il puisse faire le lien avec la culpabilité qu'il a effacée de sa conscience par tout un 39
système de défenses. Les innombrables pièces qui composent le palais édifié par Dédale sont à l'image de l'inconscient qui n'est plus accessible à l'individu. La description que Dédale fait de son palais est semblable aux mécanismes psychiques que le sujet met en place pour refouler une pensée ou un acte qui le dérange : En bâtissant cette citadelle, j'y aménagerai des détours si trompeurs, des sinuosités si perfides, je la composerai d'un tel enchevêtrement de salles et de couloirs, j'y aménagerai tant de passages sans nombre, de sinueuses impasses, et tant de portes, tant de replis, de recoins et de galeries emmêlées, et je la remplirai de tant de causes d'erreurs que le regard sera trompé par la perfidie de la pierre et que seront brouillés tous les points de repère, j'emmêlerai, je démêlerai, je reviendrai sur mon chemin, je passerai et repasserai, je ferai d'immenses avenues qui ne conduiront nulle part et les passages sauveurs seront si dérobés, si petits, si chafouins que les yeux refuseront de les voir, et quand bien même il les verrait, ils seront si peu engageants que nul ne s'y engagera. Quiconque s'aventurera dans cet immense palais, dont déjà je médite les galeries, n'en pourra plus jamais sortir, et dans l'impossibilité d'y trouver son chemin, sera désormais condamné à errer inéluctablement jusqu'à l'heure de la mort. 6 Même si la comparaison peut sembler exagérée - une psychanalyse n'est pas toujours une errance aussi dramatique et ne se conclut pas sur une note aussi pessimiste - il faut bien reconnaître que le cheminement du patient ressemble à s'y méprendre à ce parcours semé d'embûches et de doute au cours duquel il a souvent l'impression que ses recherches n'aboutiront pas. Lui aussi peut se perdre dans le labyrinthe de sa pensée, et la victoire du conscient sur l'inconscient est un long périple qui semble ne jamais devoir prendre fin. 6
Ibid.
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Thésée s'offrit volontairement pour faire partie des jeunes gens et, grâce à l'aide d'Ariane, parvint non seulement à tuer l'animal, mais à trouver son chemin pour revenir au jour. Arrivé en Crète, Thésée fut enfermé, ainsi que ses compagnons, dans le labyrinthe qui était le palais du Minotaure. Mais auparavant, il avait été aperçu par Ariane, l'une des filles de Minos, qui en était devenue amoureuse, et lui avait donné une pelote de fil, afin qu'il pût retrouver son chemin dans le labyrinthe. Selon une autre version, Ariane lui avait donné non une pelote de fil, mais une couronne lumineuse, qu'elle avait reçue comme cadeau des fiançailles de Dionysos, et c'est grâce à la lumière de cette couronne que Thésée aurait retrouvé son chemin dans le labyrinthe obscur.7 Thésée dont on connaît la force et le courage puisqu'il avait réussi à surmonter de nombreuses épreuves, se proposa comme volontaire pour être avec ses six autres compagnons enfermés dans le labyrinthe. Cet épisode raconte en fait toute l'histoire du patient qui entre en psychanalyse pour descendre au plus profond de son inconscient afin d'en éclairer les moindres recoins. Cependant, pour réussir cet exploit il convient de s'armer de quelques instruments capables d'en ressortir plus grand. De même que pour pénétrer dans le labyrinthe et tuer le Minotaure, Thésée doit faire preuve d'un grand courage, de même pour ne pas se perdre dans cet enchevêtrement de pièces, il accepte la pelote de fil qu'Ariane lui a proposée. Ariane représente donc l'aide que le psychanalyste peut fournir au patient qui risque de se perdre dans les méandres de son inconscient. Et pour cela, il a besoin d'un fil conducteur qui le ramène toujours à sa propre conscience. Le fil d'Ariane constitue tous les éléments qui permettent au patient de s'y retrouver dans sa quête intérieure ; l'analyse des rêves, les associations 7
Ibid.
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libres sont les fils d'Ariane utilisés par le psychanalyste pour aider son patient à y voir plus clair dans le dédale de son inconscient, et qu'il peut enfin faire remonter à la conscience les névroses enfouies depuis l'enfance. La couronne lumineuse qu'utilise Thésée pour ressortir du labyrinthe illustre bien également le sens de la psychanalyse qui consiste à éclairer le psychisme du patient afin qu'il retrouve son chemin dans ce dédale où se cachent ses névroses. De la même manière que Thésée réussit à tuer le Minotaure et à sortir du labyrinthe, entendons se débarrasser de ses névroses et accéder à la pleine conscience, le patient qui entreprend et réussit sa psychanalyse devient le héros de luimême puisqu'il a résolu le conflit qui opposait ses instances psychiques, et réussi à libérer son moi de l'emprise du ça et du surmoi. Une fois sorti du labyrinthe, Thésée peut épouser Ariane, signe qu'il s'est enfin réconcilié avec son âme. Lorsque le patient sort vainqueur de l'analyse, ses instances psychiques sont enfin réconciliées. On peut considérer que Freud, par ses théories et ses méthodes de cure psychanalytique, s'était en quelque sorte identifié à Thésée, tout du moins dans la séquence du Minotaure. Par sa mise en abîme de la psyché il a réinterprété le mythe en montrant les ravages que le refoulement des pulsions pouvait engendrer dans les conduites humaines. Mythologie de Jung : Orphée aux Enfers Maintenant que j'ai décrit les processus par lesquels les images archétypiques s'introduisent au cœur de l'inconscient chez tous les individus, je souhaiterais prendre l'exemple de Jung, lui qui fut un pionnier dans ce domaine, et comprendre, en regard de son œuvre, les grands axes de sa mythologie intérieure et comment il a su les introduire dans ses travaux. En plus de la notion d'archétype fondamentale dans les conceptions jungiennes, la notion d'animus et d'anima ne l'est pas moins puisqu'elle est à l'origine de l'un de ses ouvrages majeurs L'homme à la recherche de son âme, sujet qui 42
est au cœur des préoccupations psychologiques et spirituelles de Jung. N'a-t-il d'ailleurs pas nommé ses théories sous le terme de psychologie des profondeurs, ce qui est une allusion directe aux pouvoirs de l'âme, cette insaisissable mais riche partie de l'inconscient qui n'est pas directement accessible. Elle est ce trésor enfoui en chaque être et auquel il doit avoir accès s'il veut atteindre l'individuation et faire de sa vie une réalisation à sa mesure. Or, contrairement à Freud, psychanalyste de la libido, Jung fut le psychanalyste de l'anima. Il faut voir sans doute dans cette orientation le rôle prépondérant qu'a joué le mythe d'Orphée sur son psychisme et sur la genèse de ses théories puisque ce récit retrace d'une manière tout à fait allégorique, l'homme aux prises avec la face cachée de son âme. À la fois musicien et poète, Orphée est décrit comme un dieu qui est en relation constante avec son anima, source de toute inspiration. Or, sa descente aux enfers pour y retrouver son épouse raconte toute l'histoire de l'homme à la recherche de son anima, la partie féminine de lui-même représentée dans la légende par Eurydice. Reprenons les différentes articulations de cette légende8 : () Le mythe d'Orphée s'est développé surtout comme thème littéraire à l'époque alexandrine, et c'est le IVe livre des Géorgiques de Virgile qui nous en donne la version la plus riche et la plus achevée. Eurydice, ellemême est une nymphe (une dryade) () Selon la mythologie grecque, les nymphes sont des divinités de la nature caractérisées par la jeunesse et la beauté. Elles peuplent la plupart des lieux : forêts, bois, vallées, sources, rivières, grottes et montagnes. Elles sont bienfaisantes et fertilisent la nature, elles inspirent les humains et peuvent les guérir de leurs maux. Elles personnifient les activités créatives et productives de la nature. 8
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
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Cette description des nymphes donne déjà un aperçu de ce que représente Eurydice pour Orphée : la part féminine, naturelle et créatrice de sa personnalité. La filiation d'Orphée est également instructive à cet égard puisqu'il est le fils d'Oeagre, personnage très secondaire dans la mythologie grecque. En revanche, sa mère, Calliope, figure la plus haute en dignité des neuf muses à qui l'on attribue la poésie lyrique. Orphée a donc reçu de sa mère ses dons artistiques. Il joue de la Lyre, instrument qui symbolise à lui seul tous les arts. On lui accorde d'ailleurs l'augmentation du nombre des cordes de l'instrument qui, de sept, passèrent à neuf à cause du nombre des muses. Toujours la référence à sa mère, et par conséquent à la prépondérance de l'anima chez lui. (.) Orphée prit part à l'expédition des Argonautes. Mais plus faible que les autres héros, il ne rame pas. Il fait office de « chef de nage », donnant la cadence aux rameurs. Au cours d'une tempête, il calme les membres de l'équipage et apaise les flots par son chant (.) On peut observer au passage les vertus pacificatrices et apaisantes d'Orphée lorsque les Argonautes sont confrontés à la mer démontée. Ce sont les qualités dont il a hérité de sa mère et qu'il va retrouver chez Eurydice. C'est toute la richesse de son anima qui s'écoule en lui mais que n'ont pas les rameurs qui utilisent simplement leur force et leur courage dans cette expédition. () Son rôle principal au cours de l'expédition consista à chanter pendant que les Sirènes essayaient de séduire les Argonautes et il parvint à retenir ceux-ci en surpassant en douceur les accents des magiciennes () Orphée, par ses chants, sublime les instincts des rameurs. Séduits par le chant des sirènes, ceux-ci sont prêts à succomber sous leur charme insidieux mais Orphée, par sa verve enchanteresse, parvient à les remettre sur le droit chemin. 44
Orphée représente donc cette part féminine, artistique, intuitive et protectrice qu'est l'anima et que l'homme doit retrouver s'il veut être en accord avec lui-même et qu'il doit aller chercher dans les tréfonds de son inconscient pour ne pas la laisser mourir. C'est l'expérience que va vivre Orphée lorsque Eurydice, son épouse trouve soudain la mort : () Un jour qu'elle se promenait le long d'une rivière de Thrace, elle fut poursuivie par Aristée, qui voulait lui faire violence. Mais, dans l'herbe, elle marcha sur un serpent, qui la piqua, et elle mourut. Orphée, inconsolable, descendit aux Enfers pour y chercher sa femme () Si les enfers représentent le royaume des morts selon les Anciens, il peut également être comparé, d'un point de vue psychanalytique, au réservoir de l'inconscient qui illustre les profondeurs de la psyché et tous les instincts mais aussi tous les traumas refoulés dans l'inconscient. Quant au serpent qui fit mourir Eurydice, il peut être assimilé au dragon qui est le gardien du trésor enfoui dans l'âme de chaque homme et qu'il faut aller chercher au plus profond de soi-même si l'on veut en connaître toutes les richesses. C'est bien ce que le psychanalyste suisse préconisa lorsqu'il écrivit l'un de ses plus célèbres ouvrages9. () Par les accents de sa lyre, il charme non seulement les monstres des Enfers, mais même les dieux infernaux. Les poètes rivalisent d'imagination pour dépeindre les effets de cette musique divine : la roue d'Ixion cesse de tourner, la pierre de Sisyphe reste en équilibre d'elle-même, Tantale en oublie d'avoir faim et soif Lorsque Orphée descend aux Enfers pour rechercher Eurydice, il rencontre sur son passage, entre autres, Ixion, Sisyphe, Tantale et les Danaïdes : une représentation manifeste des désirs et culpabilités inconscients qui habite la 9
Carl Gustav Jung, L'homme à la découverte de son âme, Albin Michel 1989.
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plupart des humains. Ixion et Sisyphe sont condamnés à se repentir, le premier en tournant sans cesse une roue, le second, en tentant de remonter sans jamais y parvenir un rocher au sommet d'une montagne. Quant à Tantale et aux Danaïdes, leur insatiable oralité les place dans une insatisfaction perpétuelle, les premières étant condamnées à remplir d'eau un tonneau percé, et par conséquent à ne jamais pouvoir étancher leur soif tandis que le second, envoyé aux Enfers pour avoir immolé son fils pour en faire un mets qu'il servit aux dieux, fut plongé dans l'eau jusqu'au cou sans pouvoir s'abreuver car le liquide fuyait chaque fois qu'il essayait d'y tremper sa bouche tandis qu'une branche chargée de fruits pendait au-dessus de sa tête sans qu'il puisse l'attraper. Ixion se rendit coupable de parjure mais aussi de meurtre sur la personne d'un membre de sa famille. L'horreur suscitée par ce crime fut telle que nulle ne consentit à le purifier. Zeus eut pitié de lui et le délivra de la folie qui l'avait saisi à la suite de son crime. Ixion osa néanmoins devenir amoureux d'Héra et essaya de lui faire violence et Zeus décida de punir Ixion. Il l'attacha à une roue enflammée, tournant sans cesse et l'envoya aux Enfers à côté des grands criminels. Ixion est donc livré à ses pulsions les plus destructrices et libidinales et sa culpabilité deviendra telle qu'il sera obligé de refouler ce meurtre dans l'inconscient. Impossible cependant d'évacuer cette culpabilité qui le ronge et qui l'obligera à subir le feu souterrain de l'enfer. De son côté, Sisyphe, une fois envoyé au Tartare, est tenu de rouler un rocher qu'il tente de hisser au sommet de la montagne sans jamais y parvenir. Quant à Tantale et les Danaïdes ils sont eux-mêmes condamnés à réitérer les mêmes gestes pour l'éternité. L'oralité de Tantale n'est jamais satisfaite tandis que les Danaïdes s'évertuent à remplir d'eau un tonneau percé. En psychanalyse, ces images représentent toutes les frustrations, les manques, les culpabilités qui n'ont pas été résolus et qui 46
continuent de perturber depuis l'inconscient celui qui ne s'en est pas affranchi. () Par les accents de sa lyre, il charme non seulement les monstres des Enfers, mais même les dieux infernaux. Les poètes rivalisent d'imagination pour dépeindre les effets de cette musique divine : la roue d'Ixion cesse de tourner, la pierre de Sisyphe reste en équilibre d'elle-même, Tantale en oublie d'avoir faim et soif, etc. () Contrairement aux monstres envoyés aux enfers pour leurs crimes, Orphée y descend de son plein gré. Il n'a pas, comme eux, été condamné à purger une peine. Son but consiste uniquement à retrouver et à remonter Eurydice à la lumière du jour. Même Hadès et Perséphone s'étonnent du courage et de l'amour d'Orphée pour sa bien-aimée et, du coup, ils acceptent de la lui rendre. Cet épisode montre à quel point Orphée incarne celui qui a réussi à vaincre ses problèmes par le processus de la sublimation mais qu'il existe toujours un risque de banalisation même chez les êtres les plus évolués. C'est ce qui lui arrive. Il n'est certes pas jeté aux Enfers pour l'éternité comme certains mais il est amené à subir une épreuve pour retrouver celle qu'il a perdue. Aux enfers, ses chants viennent adoucir la misère des prisonniers qui peuvent, pour un moment, retrouver un peu de quiétude. Par son attitude et ses pouvoirs, notamment les accents de sa lyre, Orphée leur montre le chemin à suivre qui peut déboucher sur la rédemption. C'est sans doute l'une des voies proposées par la psychanalyse lorsque le patient, une fois accompli ce parcours initiatique, ne peut réussir à mettre de l'ordre dans son inconscient, il lui reste alors le choix de la voie sublimative, et l'art devient un des chemins le plus empruntés pour atteindre, sinon la guérison de l'esprit, tout du moins mettre un baume sur les conflits qui pèsent sur lui à l'instar du « couvercle » évoqué par Baudelaire dans le poème « Quand le ciel bas et lourd » : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle 47
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; C'est la névrose dont parle le poète qui condamne celui qui n'a pas épuré son inconscient à reproduire toujours les mêmes erreurs et à supporter ce fardeau de la culpabilité pareil aux Enfers décrits par Virgile dans ses Géorgiques. Carl Gustav Jung s'est donc bien inspiré, sans doute à son insu, du mythe d'Orphée pour conduire la genèse de ses théories. Orphée est celui qui, au point de départ, a réussi à unifier les deux tendances qui forgent le moi : l'animus et l'anima, autrement dit, les deux pôles, le conscient et l'inconscient, qui président au fondement de la psyché humaine. Contrairement à Freud, il n'a pas construit sa théorie des névroses uniquement sur le refoulement des pulsions sexuelles et agressives de l'homme mais également sur les dangers que celui-ci court et la dislocation psychique qui s'ensuivrait s'il ne reconnaissait pas la partie féminine qui existe en lui. Dans la légende Eurydice meurt et cela affecte profondément Orphée qui, aussitôt, part à sa recherche, quel que soit le péril encouru. Lui qui a reçu de sa mère la substance de son anima sait ce qu'il en coûte de la perdre puisqu'il avait le pouvoir d'attirer à lui tous les éléments de la nature : () Orphée est le chanteur par excellence, le musicien et le poète. Il joue de la lyre et de la cithare dont il passe souvent pour être l'inventeur (). () Orphée savait chanter des chants si suaves que les bêtes fauves le suivaient, qu'il inclinait vers lui les arbres et les plantes et adoucissait les hommes les plus farouches () Si l'on lit entre les lignes, je veux dire d'un point de vue symbolique, on comprend qu'Orphée a déjà parcouru le chemin qui conduit à la sublimation puisqu'il parvient à utiliser ses pulsions. Quand le texte raconte que les bêtes fauves le suivaient, cela veut tout simplement dire qu'il a 48
dompté ses instincts et qu'il les a mis au service de ses dons artistiques. Et lorsque les arbres et les plantes s'inclinent vers lui, il faut tout simplement entendre qu'il s'est réconcilié avec sa propre nature et que, par conséquent, il est parvenu à faire la synthèse des deux pôles animus-anima qui existent en lui. Mais comme tout acquis n'est jamais définitif, la légende nous met en garde contre la perte éventuelle de cette anima. C'est en la personne d'Eurydice qu'elle est alors symbolisée et qu'elle peut mourir. Par amour pour elle, il est prêt à descendre aux Enfers, quel que soit le risque encouru car il connaît la valeur de cet inestimable trésor. () Hadès et Perséphone consentent à rendre Eurydice à un mari qui donne une telle preuve d'amour. Mais ils y mettent une condition, c'est qu'Orphée remontera au jour, suivi de sa femme, sans se retourner pour la voir avant d'avoir quitté leur royaume (). C'est précisément ce qui peut également arriver à Orphée. Un dragon soudain se met en travers de sa route, le privant de la part féminine que lui a été octroyé à la naissance. Eurydice, sa compagne de toujours, disparaît et il ne peut pas le supporter. Même descendre aux Enfers ne lui fait pas peur tant il a de chagrin d'avoir perdu celle qui lui était le plus cher au monde. Hélas, Orphée n'a pas su suivre les conseils donnés par Hadès et Perséphone. Sa hantise de la perdre à nouveau va lui faire commettre l'irréparable. En perdant Eurydice, il perd cette part de lui-même, ce complément qui lui était indispensable. Auparavant il n'avait sans doute pas conscience d'avoir ce privilège. Il ne se rendait pas compte de la chance qu'il avait de posséder cette puissance de sublimation qui lui avait donné le goût des arts. Partout où il passait, parmi les hommes aussi bien que dans la nature, on le regardait avec envie et estime mais il n'avait pas réellement pris la mesure de ce bienfait. Seule la perte d'Eurydice lui fit ressentir ce manque profond, et à quel point cette union était précieuse et lui permettait de vivre en harmonie avec luimême. 49
On peut considérer également que tous les monstres qui peuplent les enfers et sont condamnés à y souffrir pour l'éternité représentent les multiples désirs, les innombrables violences, les incalculables culpabilités qui ont hanté le monde des vivants et qui se sont imprimés de génération en génération dans l'esprit des hommes formant ainsi à la longue ce que Jung a nommé l'inconscient collectif, somme de toutes les passions destructrices et négatives qui ont toujours poursuivi les individus. De même qu'à l'inverse la part positive, sublimative et idéale de l'inconscient collectif trouverait son pendant aux Champs-Élysées, cette quatrième division des Enfers où séjournaient les âmes vertueuses, les bienfaiteurs de l'humanité, les héros qui ont terrassé leur dragon intérieur. Bien qu'il soit l'exemple même de ceux qui ont réalisé la sublimation de leurs instincts, Orphée n'en est pas moins faillible et peut un jour perdre cet acquis gagné de haute lutte. Nul n'est à l'abri d'un retour au monde infernal des pulsions secondaires. Voilà la raison pour laquelle Hadès et Perséphone exigent d'Orphée qu'il ne se retourne pour voir Eurydice qu'après être sorti des Enfers car ceux qui gouvernent les mondes souterrains savent bien qu'il est plus facile d'y descendre que d'en remonter sans, au passage, se laisser aller à quelque désir irrépressible. Et, c'est précisément ce que fait Orphée. Au lieu d'attendre, comme il le lui a été recommandé, la sortie pour enfin retrouver Eurydice, celui-ci prend soudain peur et ne peut s'empêcher de se retourner. Ce réflexe, ou pour mieux dire, ce retour du refoulé, va cette fois lui faire perdre définitivement cette belle anima qu'il avait si longtemps choyée et vénérée mais qu'il avait peut-être ensuite délaissée par mégarde ou habitude. Dans cette légende sont inclus de manière allégorique tous les grands principes des théories jungiennes et l'ensemble des archétypes qu'il a été amené à découvrir. Inspiré par le mythe d'Orphée, il a construit tout son édifice 50
psychanalytique sur les fondements de cette légende qu'il a su se réapproprier et renouveler dans une tentative qui met en valeur l'ombre et la lumière telle qu'elle apparaît dans ce récit qui en est nimbé. Orphée peut bien également représenter les deux notions psychologiques qui représentent « l'ombre » et la « persona » décrits par Jung comme deux pôles de la personnalité devant être dépassés par l'homme s'il veut parvenir à « l'individuation », processus jungien qui conduit à la réalisation de soi, et ultérieurement au « soi ». Voici comment Jung définit le processus d'individuation : J'emploie l'expression d'individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un in-dividu psychologique, c'est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité. Pour revenir aux deux concepts que sont la persona et l'ombre, ils sont présents dans le mythe d'Orphée de manière sous-jacente mais bien explicite. La fonction sociale d'Orphée apparaît très nettement puisqu'il est le poète par excellence, le joueur de lyre bien connu et estimé de tous. À ce titre il est donc en pleine lumière et le rôle auquel il s'identifie lui confère un masque qu'il porte avec beaucoup de prestance et d'assurance. Mais, comme le signale Jung, cette persona, ce masque cache derrière lui la véritable personnalité qui échappe même à l'individu qui le porte tant il est habité par sa fonction sociale. Or, selon le psychanalyste zurichois, il y a nécessité pour tout individu, s'il veut grandir et atteindre l'individuation de connaître la part d'ombre qui se trouve sous le masque de la persona. La descente aux Enfers d'Orphée représente donc l'homme qui tombe le masque pour apprendre à connaître son ombre. L'allégorie est, cette fois, des plus évidente. En partant à la recherche d'Eurydice, Orphée découvre la face cachée de luimême, cette part que tout être répugne à regarder en face car elle n'est pas toujours flatteuse mais demande à être reconnue par le sujet pour parvenir à l'essence de sa personnalité. 51
Aussi bien pour Freud que pour Jung, je n'ai fait état que d'un mythe – le Minotaure pour le premier et Orphée pour le second – mais il va de soi que d'autres mythes sont à l'œuvre chez ces deux psychanalystes, et que, d'une façon générale, chaque individu utilise le plus souvent divers aspects de la mythologie correspondant aux racines archétypiques qui peuplent son inconscient si bien qu'un enchevêtrement de récits peut se combiner et former une mosaïque qu'il est parfois difficile de reconstituer. Dans le cas de Freud et de Jung, leurs théories respectives se calquent de telle sorte que le rapprochement avec un thème bien précis de la mythologie est possible sans risque d'interprétation hasardeuse. C'est la raison pour laquelle il est souvent plus instructif d'étudier les hommes qui ont fait des grandes découvertes à la lueur de ces comparaisons plutôt que le citoyen ordinaire dont la psyché semble moins réceptive aux phénomènes issus de l'inconscient. Sans doute parce que ses capacités de sublimation sont moins développées que celles des grands hommes. À moins qu'étant de moindre envergure, leurs réalisations ne trouvent pas de correspondance flagrante avec un mythe en particulier. Toujours est-il que les mots-clés utilisés par Jung pour définir sa psychologie des profondeurs semblent trouver une parfaite analogie avec la symbolique qui traverse le mythe d'Orphée. Mythologie de Reich : Prométhée, le prévoyant Très marqué par le mythe de Prométhée, Wilhelm Reich (1897-1957), psychanalyste qui fut exclu en 1934 de la Société Psychanalytique de Vienne, illustrera également de manière convaincante ma théorie sur le pouvoir des mythes dans la destinée humaine. Je vais tenter de montrer qu’aussi bien les grands concepts reichiens que sa vie, rendent compte du mythe de Prométhée. Si l'on devait retenir une théorie qui, à cette époque, fit grand bruit, c'est bien celle de 52
la fonction de l'orgasme, objet d'un livre dont Freud, aussitôt après l'avoir reçu de son jeune disciple, fit remarquer avec une pointe d'ironie : « si gros que cela ! » montrant par là qu'il lui semblait bien excessif d'attacher une telle importance à ce phénomène qui n'avait fait l'objet de la moindre préoccupation auprès des psychanalystes de l'époque. Le concept de libido décrit par Freud comme une énergie psychique avait fait un émule en la personne de Reich qui lui avait donné corps en démontrant qu'elle était en réalité une énergie biologique dont les courants circulants à l'intérieur de l'organisme pouvaient engendrer le pire comme le meilleur. Chargé de réguler les courants d'énergie circulant dans l'organisme, l'orgasme a donc une fonction bien précise qui, si elle n'est pas remplie, peut engendrer des troubles psychiques : névroses en particulier. Ce fut d'ailleurs en étudiant les problèmes névrotiques qu'il s'aperçut que certains patients, même ceux qui avaient une sexualité réputée satisfaisante, étaient atteints de troubles de l'orgasme. Ils arrivaient certes à avoir du plaisir pendant l'acte mais la phase finale n'était que peu ou pas du tout éprouvée si bien que la décharge énergétique ne se produisait pas. Il en résultait une accumulation énergétique que Reich qualifia de « stase sexuelle ». Tant que le sujet n'a pas recouvré la puissance orgastique, celle-ci se renforce et devient le moteur de la névrose qu'elle alimente. Quel parallèle peut-on faire entre la fonction de l'orgasme découverte par Reich et le mythe de Prométhée ? À lire le récit de cette légende au premier degré, sans tenir compte du plan symbolique auquel il se réfère, on ne voit guère de traits communs entre ces deux termes. Examinons les différents aspects de cette légende. Si l'on se réfère à la Théogonie : () C'est pour les hommes que Prométhée avait trompé Zeus. Une première fois à Mécônè, au cours d'un sacrifice solennel, il avait fait deux parts d'un bœuf : d'un côté il avait mis sous la peau la chair et les 53
entrailles, qu'il avait recouvertes du ventre de l'animal ; de l'autre côté, il avait disposé les os dépouillés de la viande et les avait recouverts de graisse blanche. Puis il avait dit à Zeus de choisir sa part, le reste devant aller aux hommes. Zeus choisit la graisse blanche, et quand il découvrit qu'elle ne cachait que des os, il fut saisi d'une grande rancune contre Prométhée et contre les mortels que cette ruse avait favorisés. Aussi, pour les punir, décida-t-il de ne pas leur envoyer le feu. Alors, Prométhée les secourut une nouvelle fois ; il déroba des semences de feu « à la roue du soleil », et l’apporta sur la terre, caché dans une tige de férule. Situons tout d'abord la généalogie de Prométhée : il est le fils d'un Titan, Japet, qui fut précipité au Tartare par Zeus. D'où le geste de Prométhée pour venger son père et sa préférence pour les mortels. En rébellion contre le dieu de l'Olympe, il n'hésite pas à le tromper pour favoriser la race humaine. La légende de Prométhée est donc toute l'histoire d'un homme qui s'oppose à l'ordre établi et tente d'apporter son aide aux plus humbles. Le feu sera l'immense cadeau qu'il fera à l'humanité. Si l'on s'en tient au mythe, le feu semble bien être l'élément qui unit Reich au héros de la légende. Non seulement ce dernier l'apporta aux hommes mais il savait comment le reproduire et il est fort possible que ce soit lui qui leur ait transmis cette connaissance. L'on sait le rôle capital qu'a joué le feu dans l'évolution de l'humanité. De son côté, avec sa théorie de l'orgasme, Reich s'est comporté en véritable Prométhée. Lui aussi est allé dérober le feu à la roue du soleil. N'y a-t-il pas en effet un lien évident entre la sexualité et cet élément, aussi bien dans son mode de fabrication que dans son résultat ? Pour le produire, les premiers hommes utilisaient un fenouil qu'ils évidaient et dans lequel ils enfonçaient une tige de bois qu'ils faisaient tourner très rapidement entre leurs paumes de telle sorte que le frottement répété finissait par enflammer la tige. Cette description est suffisamment éloquente pour qu'elle se 54
passe de commentaire, et la flamme n'est rien d'autre que cette énergie libérée par le frottement répété. Reich décrit de la même façon l’orgasme comme la libération de l'énergie contenue dans l'organisme. Lorsque les partenaires ne parviennent pas à l'acmé, la décharge de l'organisme ne se réalise pas et conduit à ce qu'il a nommé la « stase sexuelle », cause des troubles somatiques ou névrotiques. 10 Le feu procède donc de l'accumulation de l'énergie qui se transforme en flamme lorsque l'opération réussit, et il a permis d'immenses progrès tels que la cuisson des aliments, notamment de la viande, le rassemblement des individus autour du foyer, l'éclairage, etc. De même, selon Reich, la puissance orgastique, figurée par le « caractère génital » qu'il décrit, engendre une attitude positive envers le milieu. Si le feu à des vertus sublimatives et peut éclairer les hommes au propre comme au figuré, il peut également devenir un instrument de destruction et de haine lorsqu'il se trouve entre les mains d'individus malsains. S'il existe de nombreux effets positifs de l'utilisation du feu, il n'en reste pas moins qu'il a eu également des effets pernicieux puisqu'il servit à transformer les métaux et à fabriquer des armes de plus en plus meurtrières. L'homme a donc utilisé le feu à des fins ambivalentes. De la même manière, il peut mettre son énergie sexuelle au service de l'amour comme il peut la mettre au service de la guerre et de la domination lorsqu'elle est mal régulée. Si la théorie de la fonction de l'orgasme est en analogie avec le feu apporté aux hommes par Prométhée, le destin de Reich n'en est pas moins semblable à celui du dieu qui s'est affronté à Zeus pour libérer les hommes. Pour défendre ses théories, Reich dut subir la vindicte de l'orthodoxie freudienne, et de nombreuses campagnes de dénigrement l'isolèrent progressivement de ses collègues. Ses découvertes furent littéralement piétinées et, pour achever de le 10
Pierre Delmas, Wilhelm Reich ou le complexe de Prométhée, Harmattan 2017.
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discréditer, certains psychanalystes firent courir le bruit qu'il était devenu paranoïaque. Quel parallèle étonnant entre la vie de Reich et la légende de Prométhée ! Toute sa vie durant, Reich fut en butte aux autorités, d'abord en Autriche puis au Danemark, en Norvège puis, à la fin de sa vie aux États-Unis où il avait choisi de vivre dès les années 1940. Sans cesse sur son chemin il rencontra tous les Zeus de son époque qui mirent de multiples bâtons dans les roues de ses recherches et, comme Prométhée, finirent par l'attacher au sommet d'une montagne sur laquelle un aigle venait lui dévorer le foie sans cesse renaissant. Reich connut les mêmes tourments que son frère divin Prométhée. L'énergie d'orgone cosmique qu'il découvrit alors qu'il venait de s'installer aux États-Unis figure encore mieux la geste de Prométhée qui va dérober des semences de feu à la roue du soleil cachées dans une tige de férule pour les apporter aux hommes. Reich n'avait-il pas émis l'hypothèse que cette énergie qu'il avait décelée dans son orgonoscope, et qui ressemblait à de minuscules vésicules transparentes dotées d'un mouvement de contraction-expansion, n'était peut-être tout simplement que des émanations de l'énergie solaire ? Cette découverte, réfutée par les autorités scientifiques de tous bords, ressemble fort à cette quête du feu qui hante Prométhée et lui fait accomplir cette action si révolutionnaire d'aller chercher une parcelle d'énergie solaire pour l'offrir aux hommes afin d'éclairer leur connaissance. () Quant à Prométhée, il l'enchaîna par des liens d'acier sur le Caucase et envoya un aigle, né d'Échidna et de Typhon, pour lui dévorer le foie, qui renaissait toujours () Le supplice de Reich fut comparable à celui de Prométhée. Lui qui avait montré aux hommes comment l'étreinte sexuelle pouvait les guérir de leur misère termina sa vie à Orgonon, poursuivant inlassablement ses recherches tandis que la FDA surveillait ses agissements et finit par l'assigner 56
en justice sous le prétexte qu'il n'avait pas le diplôme requis pour exercer la médecine dans l'État du Maine, et qu'il utilisait ses accumulateurs d'orgone pour soigner les patients atteints de cancer à des fins uniquement lucratives. Il eut beau défendre sa cause et son honneur avec force, la justice ne voulut rien entendre et il fut condamné à deux ans de prison, son matériel fut confisqué et ses livres brûlés.
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Chapitre IV : Le mythe : une voie thérapeutique mais également référentielle. Après ces trois exemples puisés chez des psychanalystes de renom, il apparaît que les récits mythologiques ne sont pas de simples affabulations si l'on sait les lire au second degré. Ils transmettent toujours quelque enseignement d'ordre moral, psychologique, spirituel ou métaphysique. Si les éléments extérieurs de la vie quotidienne ont pu changer à travers les âges, on s'aperçoit cependant que l'homme intérieur est resté identique à ce qu'il était, tout du moins, en son essence la plus profonde, que ses comportements, au fil des siècles, sont semblables à ce qu'ils étaient. La plupart des récits de la mythologie gréco-romaine se présentent donc comme les divers archétypes des comportements humains évoluant dans des milieux et selon des coutumes qui sont bien loin de notre époque actuelle mais qui ne changent guère d'un point de vue ontologique. De même, le foisonnement des récits est l'indication qu'ils dépeignent en réalité toutes les formes possibles des conduites que l'on retrouve chez les hommes, quelle que soit l'époque qui les a vus naître. Chacun de nous, selon sa nature et ses problèmes, est par conséquent amené à reproduire, d'une manière inconsciente, un ou plusieurs de ces récits, parmi tant d'autres, en les élaborant selon ses particularités et les éléments extérieurs propres à son milieu. Même s'ils apparaissent, à première vue, comme des fantaisies issues de l'imagination humaine, les mythes sont en réalité des histoires (les plus marquantes) racontant les tribulations et les tentatives d'évolution choisies parmi ceux dont le destin pouvait servir de modèle aux autres individus. Lorsqu'on les dépouille de leurs plus beaux atours : fantastiques, irrationnels, merveilleux, on s'aperçoit qu'ils ont un message humain à délivrer. Leurs dieux, pour peu qu'on analyse leurs péripéties, sont humains, trop humains pour
qu'on ait réellement un doute sur leur origine car ils se conduisent, à l'instar des hommes, au gré de leur fantaisie et de leurs désirs, et non selon un idéal et une perfection que l'on serait en droit d'attendre du monde d'en haut. De tout temps les hommes ont fait les dieux à leur image. Comment, d'ailleurs, auraient-ils pu faire autrement puisque, par définition, nul ne peut accéder à la connaissance divine. Leur image est le plus souvent représentée comme celle de la perfection, de l'idéal à atteindre alors même que les dieux qui peuplent les légendes sont trop souvent réduits à n'être que des êtres aussi imparfaits et accommodants que les hommes eux-mêmes. C'est que ceux-ci aiment à s'imaginer en héros, leur rêve serait d'atteindre cette félicité, cette perfection, cette unité qui entoure le principe divin et c'est pourquoi ils ont choisi de représenter les hommes comme des dieux même s'ils sont bien loin de les égaler. Si Freud a fait de certains mythes (Œdipe, Électre, Oreste) un passage obligé dans le développement de l'enfant et en a déduit qu'ils renvoyaient à des complexes universels, tout du moins dans les sociétés occidentales, il n'est guère allé plus loin dans cette voie sans doute parce que cette approche lui suffisait pour construire sa théorie de la libido. Jung, de son côté, en puisant dans les rêves de certains patients, s'est aperçu qu'il existait deux inconscients : le personnel, réceptacle des expériences traumatiques refoulées de chacun, et le collectif, tout imprégné de cette manne mythologique utilisée dans les rêves comme la résurgence d'un conflit qui ne peut s'exprimer autrement. En témoigne le cas d’Emil Schwyzer, l'un de ses patients au Burghölzli dont l'un des délires avait retenu l'attention du psychiatre qui avait reconnu là l'expression d'un mythe inconnu du malade, et qui fut le point de départ de sa découverte de « l'inconscient collectif ». L'homme avait reproduit dans son délire le contenu même du mythe sans en avoir eu connaissance auparavant ce qui troubla profondément Jung. Bien qu'ayant deux visions très différentes de l'apport de 60
la mythologie dans la vie intrapsychique, les deux psychanalystes ont reconnu la part plus ou moins grande qu'exerce le monde des mythes sur leurs patients. Cependant, les études qu'ils ont menées se sont concentrées sur des individus atteints de pathologies qui ne relèvent que d'une partie relativement mineure de la population. Il en va tout autrement concernant la théorie que je mets en avant dans cette étude puisque je pars du principe que les contenus mythologiques sont présents chez tous les individus, et que tous, sans exception, ont besoin pour se construire psychiquement, de se forger un mythe personnel dont la trame sera sensiblement la même que celle contenues dans les légendes répertoriées dans l'Antiquité. Si ce n’est que, dans le cas des individus « équilibrés », cette trame qui habite leur destin se trouve beaucoup plus structurée et forme un tout indissociable qui leur permet d'écrire leur vie en suivant le fil d'un récit dont ils tirent parti et qui leur donne une raison de vivre dans la continuité des autres, tout en développant toutes les fonctions de leur personnalité. En revanche les individus présentant de graves troubles pathologiques ne parviennent pas, sinon très difficilement, à structurer leur destin selon un modèle codifié par la mythologie en raison des conflits intérieurs qui les habitent. D'où la présence dans leurs rêves ou leurs délires de fragments mythologiques récurrents qu'ils n'arrivent pas à intégrer au sein de leur psychisme. Comme je le signalais plus haut chaque individu est en prise avec ses conflits dont il va se servir pour construire son destin. Les récits mythologiques issus de l'Antiquité résultent le plus souvent de conflits qui ont été décodés et transcrits en langage imagé afin que chacun puisse les comprendre, ou tout du moins, les intégrer sans avoir besoin de recourir à l'intellect. Je dirais que tout être humain, s'il veut apaiser puis dépasser ses conflits, doit construire un récit qu'il fera sien, et qui, dans le même temps, se trouvera en analogie avec l'une ou l'autre des milliers de légendes que contient la littérature 61
mythologique. Ce mécanisme se joue en général à l'insu de la personne et se développe tout au long de l'existence lorsque celle-ci ne présente pas de troubles psychiques majeurs. En revanche, dans le cas d'individus souffrants de névroses et, plus encore, de psychoses, un clivage plus ou moins important de leur personnalité ne leur permet pas de construire un récit susceptible de les mener sur le chemin d'une élaboration psychique. Seul l'inconscient, par l'intromission des rêves et des délires dont ils sont le jouet, leur livre par instants des images visionnaires de récits mythologiques qui surgissent soudain des limbes de leur psychisme sans qu'ils puissent les utiliser à des fins personnelles constructives. Jung avait sans doute raison de prendre en compte les délires verbaux ou les rêves de ses patients puisqu'ils pouvaient le mettre sur la voie de son mythe personnel, surtout lorsqu'il était possible de le relier à une légende collective. Le psychanalyste pouvait, dès lors, travailler avec le malade dans ce sens en lui montrant le chemin qu'il devait emprunter pour poursuivre sa quête personnelle. Si Freud retrouvait à travers la description des stades de la libido infantile des images de la mythologie gréco-romaine, c'est sans doute que celle-ci s'est édifiée d'après des situations humaines considérées par les Anciens comme des modèles qu'il fallait enseigner aux hommes afin de les aider dans leur évolution psychique. Paul Diel ne s'y est pas trompé, lui qui a traduit les récits mythologiques et leurs images symboliques en termes de fonctionnement psychique. En réalité, à l'époque de la Grèce Antique les dieux se trouvaient parmi les hommes et non au ciel même s'ils étaient décrits de la sorte. Malgré les siècles, ces images de la psyché sont restées inscrites dans nos sociétés sans qu'elles aient l'importance que lui accordaient les peuples grécoromains. L'homme moderne connaît encore les héros grecs mais il n'est plus en contact direct avec eux, il a oublié ce qu'ils voulaient dire et même il ne comprend plus leur 62
langage. Son univers lui semble trop différent du leur pour qu'il leur accorde un intérêt, et qu'il voit en eux le reflet de sa propre vie intérieure. Et pourtant, il pourrait en tirer un grand bénéfice susceptible de redonner un sens à sa vie. Néanmoins, cet homme actuel, pourtant fort éloigné de l'époque de l'Antiquité, puise à la source de certains mythes décrits il y a plus de deux mille ans pour se réaliser mais il ne le sait pas. Il entend plutôt s'identifier aux héros de son époque dont il peut suivre la trajectoire sur son écran de télévision mais non à des personnages d'un temps trop reculé qui ne parlent plus - croit-il - le même langage. En réalité, l'homme moderne ne dispose bien souvent que de pâles copies tout juste distrayantes dont les péripéties ne peuvent rivaliser avec celles qu’offrent les récits mythologiques dont les enseignements contiennent encore des richesses à découvrir. S'il est donc vrai que chaque individu tente de vivre une aventure qui trouve sa résonance dans le foisonnement des récits mythologiques, il est, à ce titre, intéressant qu'il en prenne connaissance et qu'il le mûrisse afin de pouvoir en mesurer le poids sur sa psychologie et ses actions, et qu'il l'adapte du mieux qu'il peut aux contours de sa personnalité. Partant de là, il sera en mesure de débrouiller les problèmes intérieurs qu'il rencontre pour ensuite être mieux à même de choisir un itinéraire de vie conforme à ses aspirations. En effet, chaque individu a besoin d'un fil conducteur qui le suit durant sa vie entière. Il est une protection contre la déstructuration psychique en même temps qu'il lui permet de vivre sa vie au plus haut niveau, conscient qu'il reproduit, selon ses possibilités, la geste d'un héros qui nous est parvenue par-delà les siècles. Par cette connaissance qui le guide, il ne peut donc, sauf conditions extérieures difficiles, ressentir le vide ou l'absurdité de l'existence puisqu'il est entré dans un personnage de légende qu'il essaie d'égaler tout en s'efforçant d'éviter les écueils qui parsèment sa route. Aussi bien Freud que Jung ont étudié les mythes dans le 63
cadre de leurs investigations psychanalytiques, psychiatriques même, ils ne les ont par conséquent considérés que d'un point de vue pathologique, pensant sans doute qu’ils n'avaient aucune incidence sur les individus sains. Or, je viens de montrer qu'il n'en est rien et qu'ils ont également un rôle à jouer chez ceux-ci, le rôle capital de régulateur de la psyché. À tel point que plus un individu porte en lui les éléments structurels d'un mythe et se trouve en capacité de l'accomplir, plus sa santé mentale s'en trouve affermie, contrairement au sujet névrosé qui, précisément, se trouve entravé dans ses actions par le fait même qu'il est incapable d'organiser le récit mythologique de sa vie. D'où la découverte de Jung de fragments mythologiques dans les rêves de ses patients atteints de troubles mentaux révélateurs de leur impuissance à dérouler dans leur existence le récit d'une légende avec lequel ils auraient des affinités et qui leur permettrait de ne plus vivre sur un mode clivé. On comprend donc, du même coup, toute l'importance du mythe sur la santé psychique des hommes, et comme notre monde actuel ferait bien de se réapproprier ces légendes dont le sens s'est pour ainsi dire perdu. C'est d'ailleurs l'idée véhiculée par Pascal Hachet11 selon laquelle le mythe serait l'instrument qui permettrait à un individu ou un groupe d'individus de gérer les traumatismes subis. Chaque épisode, chaque image du mythe serait un pas en avant ou en arrière susceptible de renseigner sur l'orientation d'un conflit. Il pourrait donc situer le degré d'évolution des sujets. En réalité le mythe propose nombre de scènes qui vont de la plus vivante à la plus mortifère en passant par toutes sortes de degrés entre ces deux extrêmes. Il est par conséquent possible de savoir sur quel registre l'individu vit son mythe. Vit-il la partie positive qu'on peut aussitôt penser qu'il dispose d'une bonne santé psychique, vit-il la partie négative qu'on peut alors en conclure à un certain degré de névrose. 11
Pascal Hachet, Le mensonge indispensable, du trauma social au mythe, Armand Colin 1999.
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Il peut également, à l'image du héros auquel il s'identifie, être dans une phase ascendante qui permet de parier sur sa capacité à sortir de la problématique qui est la sienne. Bref, il existe toute une échelle de valeur au sein de chaque légende qui va de la plus sombre à la plus lumineuse. Et il s'avère intéressant de savoir à quel stade l'individu en est du mythe qu'il réécrit. Dans les cas de grande pathologie, l'individu n'est même pas en mesure, comme je l'ai signalé, de s'engager dans une voie quelconque. Il reste bloqué, pour ainsi dire, au pied du mur, incapable de se mettre en marche et ce n'est que dans les rêves et les hallucinations qu'il produit, que le praticien peut entrevoir son orientation et son espace mythologique. Il doit alors l'aider à faire les premiers pas dans cette direction. Chaque légende, comme on le sait, propose toujours une série d'épisodes multiples dont chacun semble parfois n'avoir aucun lien avec les autres. J'ai toujours été frappé par la multiplicité des thèmes et des actions dont le fil est bien souvent dénué de logique apparente. C'est que le mythe décrit et propose divers degrés d'évolution, sa ligne n'est pas droite mais le plus souvent brisée à l'instar de la progression du héros qui va de Charybde en Scylla, preuve qu'il propose un enseignement, une voie capable de montrer le chemin qui mène au dépassement de ses problèmes. Selon la séquence du mythe à laquelle l'individu est confronté, celui-ci peut connaître son degré d'évolution et voire le chemin qui lui reste à parcourir. Chaque légende retrace en quelque sorte les diverses voies qui permettent d'accéder à son sommet. Elle est comme une montagne qu'il faut gravir avec ses passages abrupts et dangereux, ses vallées sombres et mystérieuses, ses grottes et ses voies souterraines, ses crêtes éclairées par le soleil couchant, ses abîmes remplis d'ombre ou ses cimes qui dévoilent l'infini d'un paysage, elle est en quelque sorte un itinéraire parfois semé d'embûches, parfois semé de gloire ou de félicité. Voilà ce qu'est le mythe : un parcours initiatique dont il faut vivre aussi bien les épreuves 65
et les douleurs que les joies et les grandeurs. Nous voici donc bien loin de l'idée répandue que les mythes seraient de simples histoires sorties de l'imagination de quelque esprit fantaisiste, dénuées de sens et sans aucune portée pour l'esprit humain. Elles sont au contraire toutes chargées du sens de la vie, je dirais même de toutes les vies vécues dans toutes leurs diversités aussi bien psychologiques qu'évolutives, et c'est pourquoi Freud et ses confrères ont pu retrouver en elles toutes les représentations psychiques de l'humanité. Ils en ont dégagé quelques-unes, ils ont défriché les premières herbes de ce territoire immense. Les premiers balbutiements de l'interprétation psychologique des mythes, nous les devons à Freud et à ses disciples, mais nous devons maintenant consolider les fondations de ce palais. Un immense édifice pourra être restauré sur ces bases et il faudra sans doute des générations de chercheurs pour en venir à bout et en admirer toute la profondeur.
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Chapitre V : Différentes expressions du mythe Le mythe d'Œdipe L'exemple de ce mythe est de ce point de vue éminemment instructif si l'on sait en déchiffrer les arcanes. On observe de nombreuses étapes par lesquelles le héros doit passer. Il oscille la plupart du temps entre régression et évolution. Son parcours est une ligne en dent de scie, et non une ligne ascendante. Tantôt surgit dans son esprit un éclair de conscience, tantôt il sombre dans l'aveuglement. Freud n'en a décrit que les contours généraux, ceux qui correspondaient le mieux à sa théorie mais il a négligé bien des points qui font de son analyse une interprétation tronquée et par conséquent réduite à une histoire d'inceste et de crime. Mais si l'on reprend point par point tous les aspects de cette légende, l'on s'aperçoit alors qu'elle est autrement plus complexe que Freud n'a bien voulu le laisser entendre. Voici la version donnée dans le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine12 Elle va nous permettre de détailler les diverses séquences et de les rétablir dans leur logique interne afin d'en suivre le fil conducteur et l'ordre pour en apprécier toute la profondeur et la cohérence. Réduire, comme Freud l'a fait, la légende à sa plus simple expression, revient à lui ôter sa valeur curative et rédemptrice. Généalogie Œdipe appartient à la race de Cadmos. Son arrièregrand-père, Polydoros, est un des fils de Cadmos. Il a pour grand-père Labdacos, fils de Polydoros et de Nyctéis, qui descend elle-même par son père Nyctée de Chtonios, l'un des « Spartoi », les hommes nés des dents du dragon. Son père est Laïos, le fils de 12
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF1986.
Labdacos. Tous les ancêtres d'Œdipe ont régné sur Thèbes – avec quelques interruptions, toutefois, selon la forme la plus commune de la tradition, lors de la minorité de Laïos. Il va de soi que la généalogie est importante pour situer les origines familiales d'Œdipe. Lorsque le psychanalyste reçoit un patient, même s'il ne le questionne pas directement, il a besoin de savoir d'où il vient, quels sont ses antécédents et il se trouve forcément un moment où celui-ci raconte d'une manière ou d'une autre ses origines. On connaît trop bien le rôle que jouent les ancêtres dans la vie du patient, surtout lorsque certains épisodes de leur vie ne sont pas connus de lui ou ont été occultés à dessein, pour ne pas faire l'erreur d'omettre ce point crucial dans un mythe, quel qu'il soit. D'ailleurs la plupart des légendes commencent par décrire minutieusement la généalogie des personnages ce qui confirme l'importance qu'il faut attacher à ces données. C'est d'ailleurs par cela que commence le récit concernant Œdipe. Or Freud n'en dit pas un mot ! Sans vouloir cependant rentrer dans les moindres détails, il faut souligner que tous les ancêtres d'Œdipe ont régné presque sans interruption sur la ville de Thèbes. Œdipe est donc fils de roi. C'est la raison pour laquelle son père, Laïos, souhaite un garçon car la tradition veut qu'il transmette son titre et son patrimoine à un enfant de sexe masculin. Nous sommes, de fait, dans une société de type patriarcal où, contrairement aux sociétés matrilinéaires, les relations sexuelles des adolescents sont brimées, ils doivent obéir à des consignes strictes de ce point de vue puisqu'ils ont pour obligation de se marier avec celle que la royauté leur a dévolue. C'est la conclusion à laquelle en était arrivé Reich13 pour démontrer que le complexe d'Œdipe n'était pas universel comme le prétendait Freud mais qu'il se développait uniquement dans les sociétés de type patriarcal. 13
Wilhelm Reich, L'irruption de la morale sexuelle, Payot 1972.
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À la naissance de son fils, la première chose que fait Laïos consiste à percer les pieds d'Œdipe. Je reviendrai sur ce point capital dans la séquence qui fait état de cette blessure. Différentes traditions concernant la mère d'Œdipe lui attribuent successivement le nom d'Epicasté dans l'Odyssée, de Jocaste chez les tragiques ou encore d'Euryganie dans la version épique du cycle d'Œdipe. C'est dire combien ses origines ne sont pas fermement établies. Cependant la plupart des traditions s'accordent à lui attribuer le nom de Jocaste d'où Freud a tiré son complexe. Elle est la fille du Thébain Menoecée et la sœur d'Hipponomé et de Créon. Ce dernier succéda à Laïos lorsque celui-ci fut tué par Œdipe. C'est par ce biais qu'Œdipe, après avoir répondu au Sphinx, succéda à Créon et devint à son tour roi de Thèbes. Sans en être averti Créon donna en mariage Jocaste, sa propre sœur, qui se trouvait être la mère d'Œdipe. Les origines de Jocaste nous montrent dans quel imbroglio se trouve Œdipe qui devient rapidement le jouet de son destin. Mais, reprenons l'histoire à son début :14 À sa naissance, Œdipe était déjà marqué d'une malédiction. Dans la tradition représentée par Sophocle, il s'agit d'un oracle, qui aurait déclaré que l'enfant porté par Jocaste, « tuerait son père ». Selon Eschyle et Euripide, au contraire, l'oracle serait intervenu avant la conception, pour interdire à Laïos d'engendrer un enfant, lui prédisant que, s'il avait un fils, ce fils non seulement le tuerait, mais serait la cause d'une suite épouvantable de malheurs qui amèneraient la ruine de sa maison. Laïos ne tint pas compte de cet avis, et engendra Œdipe, il en fut puni plus tard. Pour éviter l'accomplissement de l'oracle, Laïos exposa l'enfant dès qu'il fut né. Il lui avait percé les chevilles, pour les attacher d'une courroie, et c'est l'enflure causée par cette blessure qui valut à l'enfant son nom 14
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
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d'Œdipe (Pied – Enflé). On comprend que Laïos, en raison de son puissant désir d'avoir un fils - n'oublions pas que la société patriarcale dans laquelle il vivait l'y obligeait – se rappelle tout de même que son père, Labdacos, est mort alors qu'il était encore très jeune, et que son frère aîné, chargé d'assurer la régence, succomba sous les coups de Zéthos et Amphion pour venger leur mère Antiope. Ces derniers prirent le pouvoir et Laïos dut s'enfuir et se réfugier auprès de Pélops. Là, il fut pris de passion pour son fils, le jeune Chrysippos, qu'il enleva. Il fut chassé par Pélops pour l'avoir dévoyé et vécu des amours contre nature. Lorsque enfin Amphion et Zéthos disparurent, Laïos fut rappelé sur le trône par les Thébains. En fait, l'oracle, qui n'est rien d'autre que la voix de sa conscience, lui rappelle les affres de sa jeunesse, la mort prématurée de son père, sa fuite du royaume et les amours contre nature qui s'ensuivirent lorsqu'il fut recueilli par Pélops. Il songea alors que son fils pourrait subir le même sort. Si l'on analyse cet épisode du point de vue des théories freudiennes, Laïos a pu à un moment donné souhaiter, tout du moins en esprit, la mort de son père, et lorsque celui-ci décède, en concevoir une immense culpabilité croyant qu'il a été en quelque sorte la cause de sa mort. Par un effet de compulsion de répétition, il se demande alors, par la voix de l'oracle, si le fils qu'il souhaite avoir ne risque pas de connaître le même sort que lui. C'est pourquoi il décide, pour contrecarrer le destin, d'exposer son fils, Œdipe, sur le Cithéron, montagne dont le nom fut attribué au roi de Platée qui avait la réputation d'être sage. On peut dès lors comprendre pourquoi Laïos expose Œdipe sur ce mont qui a sans doute le pouvoir de transmettre à son fils un peu de sagesse. Ce faisant il lui perce les pieds pour l'attacher par une courroie. De là l'origine de son nom : Pied Enflé. Ce détail de l'histoire a son importance puisque le pied en symbolique figure l'âme mais aussi le phallus. Laïos va donc 70
par ce biais faire en sorte de réprimer la sexualité de son fils (l'action de percer les pieds équivalant à une castration) afin que ce dernier ne puisse réaliser les prédictions de l'oracle. Mais il ne comprend pas qu'en faisant ce geste Œdipe risque au contraire de rester attaché à sa mère car incapable d'assouvir ses pulsions sexuelles normalement. En voulant épargner à son fils les tourments qu'il a subis, Laïos le plonge en réalité dans une situation qui n'est pas plus enviable. Les événements dramatiques qui attendent Œdipe sont en quelque sorte préfigurés par ceux que son père a connus durant son enfance et les tentatives de celui-ci pour faire en sorte que son fils ne puisse le tuer vont demeurer vaines (il faut sans doute considérer ce meurtre comme un geste symbolique). Le mythe fait donc état d'une problématique familiale qui remonte loin et qui ne concerne pas seulement Œdipe. D'emblée, l'enfant est marqué à vie – aussi bien d'un point de vue physique, puisqu'il a les pieds gonflés et qu'il va devenir boiteux, que d'un point de vue psychique en raison même de la blessure originelle que son père lui a infligée. Deux versions nous sont transmises15 : Tantôt on raconte que le petit Œdipe fut placé dans une corbeille et lancé dans la mer, tantôt qu'il fut exposé sur le mont Cithéron, auprès de Thèbes. Là, il fut trouvé par la reine Périboea, la femme du roi Polybos, qui le recueillit et l'éleva. Dans l'autre version, on racontait que l'enfant avait été exposé dans un pot en plein hiver. Il aurait été alors recueilli par des bergers corinthiens qui se trouvaient dans la région avec leurs troupeaux, et le portèrent à leur roi, qu'ils savaient sans enfant et désireux d'en avoir un (). () Quelle que soit la version, le nom du père nourricier d'Œdipe ne change pas ; c'est toujours Polybos, bien qu'on en fasse tantôt le roi de Corinthe, tantôt celui de Sicyone ou d'Anthédon, ou encore de Platées. 15
Ibidem
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Qu'il soit le fils de Laïos ou de Polybos, Œdipe est le descendant d'un roi et a donc le même statut, mais le non-dit règne sur les débuts d'Œdipe puisqu'il ignore qu'il a été recueilli par un autre roi que son père. Qu'il ait été placé dans une corbeille ou exposé dans un pot en plein hiver, dans les deux cas, nous comprenons qu'il a refoulé les événements qui ont marqué les premières années de sa vie et qu'il a subi un complet isolement de ses proches et de la société. La mer symbolise l'inconscient d'Œdipe et indique que le traumatisme, bien qu'oublié, est resté gravé dans son psychisme. Une autre version décrite par Robert Graves 16 raconte que : Laïos n'exposa pas Œdipe sur une montagne, mais l'enferma dans un coffre, le fit charger sur un bateau et jeter à la mer. Ce coffre fut entraîné par la mer et jeté à la côte, à Sicyone. Périboea, l'épouse du roi, se trouvait justement sur la grève, en train de surveiller ses lavandières. Elle prit Œdipe dans ses bras, se retira derrière un buisson et fit semblant d'être saisie par les douleurs de l'enfantement. Et, comme les lavandières étaient trop occupées pour remarquer ce qu'elle faisait, elle leur fit croire qu'il venait de naître. Mais Périboea raconta la vérité à Polybos qui, étant lui-même sans enfant, fut heureux d'élever Œdipe comme son propre fils. Dans cette autre version, on constate une fois de plus que le secret de famille concernant Œdipe est bien gardé si bien que le jeune homme vivra ainsi sans se douter de rien jusqu'à ce qu'il devienne adulte. Il faut dire que le coffre dans lequel Laïos l'a enfermé ne lui laisse rien entrevoir de la vérité, trop à l'abri qu'il est dans ce cocon impénétrable. Périboea va même jusqu'à simuler un accouchement afin que personne, en dehors du roi, ne se doute du subterfuge. Mais le non-dit est précisément un poison qui fait des ravages dans 16Robert
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Graves, Les mythes grecs, tome II, Fayard 1967
l'inconscient et peut par la suite être source de conflit majeur, les études psychanalytiques et généalogiques sont formelles sur ce point. Et c'est le danger du retour du refoulé qui guette Œdipe un jour ou l'autre. La légende est sans appel puisque le jeune homme va, pour de bon, reproduire les actes mêmes que son père, par la voix de l'oracle, a précisément voulu empêcher. Loin d'être une affabulation, ce récit, si l'on sait interpréter les métaphores qu'il contient, est en prise direct avec la vie réelle. Il est en tout point semblable aux problèmes psychologiques que les individus rencontrent dans leur vie quotidienne. Et l'on comprend que dans bon nombre de ces légendes se dessine comme une prescience de la psychanalyse telle qu'on la connaît de nos jours. Elles ont donc un précieux enseignement à nous transmettre. Aussi bien dans ce mythe que dans bien d'autres récits, on observe que les héros passent par différentes phases qui vont de la plus involutive à la plus évolutive sans pour autant qu'il y ait une évolution graduelle de celles-ci. C'est pourquoi ces récits peuvent sembler hétérogènes voire discordants. Parfois les situations ne semblent pas avoir de lien entre elles et dépourvues de toute logique. Le caractère symbolique d'un mythe réside précisément dans cette apparence d'incohérence qui imprègne également tous les rêves avec lesquels on observe un lien très étroit en raison de leur mode narratif similaire. Les différentes versions que propose le mythe – chaque légende est d'ailleurs construite sur ce schéma – sont autant de variantes susceptibles d'être vécues de la même manière dans la réalité humaine. Chacun est donc à même de vivre l'une ou l'autre de ces séquences selon les événements qui ont marqué sa propre généalogie. Il faut par conséquent considérer les mythes comme des récits à plusieurs voix capables de présenter en leur sein autant d'interprétations différentes. C'est dire leur complexité ! Pendant toute son enfance et son adolescence, Œdipe reste à la cour de Polybos, dont il pensait sincèrement 73
être le fils. Mais, arrivé à l'âge d'homme, il quitta ses parents adoptifs, pour une raison variable selon les auteurs. La plus ancienne version paraît être la suivante : Œdipe serait parti à la recherche de chevaux dérobés, et c'est ainsi qu'il aurait rencontré, sans le savoir, son vrai père, Laïos. Plus tard, les tragiques introduisirent des motifs psychologiques moins simples. Au cours d'une querelle un corinthien avait révélé à Œdipe pour l'insulter, qu'il n'était pas le fils du roi, mais un enfant trouvé. Œdipe avait interrogé Polybos qui, avec bien des réticences, avait fini par lui avouer que telle était bien la vérité. Alors, Œdipe serait parti pour interroger l'Oracle de Delphes et savoir qui étaient ses vrais parents. Dans cet épisode, Œdipe, devenu adulte, apprend qu'il n'est pas le fils de Polybos et il va donc partir à la recherche de ses vrais parents. Dans les deux versions qui sont données, le cheval sert de prétexte à la rencontre de son père Laïos. Il ne faut pas y voir là une coïncidence narrative mais le fait que cet animal, malgré une symbolique complexe et multiple, représente entre autres les figures maternelles en raison du fait qu'il porte son cavalier, tout comme la mère porte son enfant, et offre un contact doux et rythmique. À ce titre il est considéré comme un animal de type lunaire, lié à la terre mère, aux eaux, à la sexualité. Mais il peut également représenter le père et la royauté. Compte tenu du contexte, il semble qu'il y ait une parfaite correspondance entre les représentations contenues dans cet épisode et les raisons du départ d'Œdipe. C'est au cours de ce voyage qu'Œdipe rencontra Laïos. Le lieu de la rencontre diffère selon les auteurs. Tantôt on la place à Laphystion, sur le chemin qui conduisait Œdipe à Orchomène, dans sa quête des chevaux, tantôt on la situe au carrefour de Potniai, ou encore en Phocide, au carrefour appelé aujourd'hui carrefour de Mégas, à l'endroit où se rencontrent les routes de 74
Daulis et de Thèbes pour former la route qui monte de Delphes, le long de la vallée. Là, le chemin est enserré entre les rochers, et la place est mesurée. Et lorsque le héraut de Laïos, Polyphontès, ordonna à Œdipe de laisser le passage au roi, et tua un de ses chevaux parce qu'il ne se pressait pas suffisamment d'obéir, Œdipe, en colère, tua Polyphontès et Laïos. Il avait ainsi accompli l'oracle.17 Œdipe se trouve donc à un moment crucial de son existence. C'est la signification donnée au carrefour qui évoque un choix à faire, une orientation à prendre, mais il est également le lieu d'une rencontre. C'est précisément ce qui se passe puisqu'il va croiser, sans le savoir, son père et qu'en le tuant, sa vie va basculer dans une direction qu'il n'avait pas prévue. Il faut noter que s'il a tué Laïos c'est parce que l'un de ses chevaux a été auparavant abattu par Polyphontès. La symbolique de cet animal, encore une fois, peut nous mettre sur la piste de la mère. Quel que soit le chemin qu'il devait emprunter, Œdipe, comme l'avait prédit l'oracle, devait tuer son père. Dans cette dernière version Œdipe revenait de Delphes, où l'oracle avait répondu qu'il tuerait son père et épouserait sa mère. Effrayé et croyant vraiment qu'il était le fils de Polybos, il avait décidé de s'exiler volontairement, et c'est pourquoi il s'engageait sur le chemin de Thèbes lorsque Laïos, en le faisant insulter – ou, selon d'autres, en l'insultant lui-même – s'attira sa colère. La blessure initiale que lui a infligée son père a fait d'Œdipe un être fragilisé, gouverné par ses pulsions et par les processus inconscients qui sont à l'œuvre depuis qu'il a été exposé par son père. Toutes les occasions sont donc bonnes pour faire en sorte que les émanations de son inconscient se réalisent. La haine du père peut très bien 17
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
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s'étendre à l'autorité en général et Laïos, en tant que roi, représente cette autorité suprême aux yeux d'Œdipe, celle que, sans le savoir, il déteste. Le fait de s'être permis de tuer son cheval sans raison l'autorise alors à se retourner contre cette autorité, émanation du père. C'est alors que son sang ne fait qu'un tour dans ses veines. Pour la bonne compréhension du mythe, il se trouve que c'est précisément son vrai père qu'il tue afin de rendre plus véridique la psychologie qui anime Œdipe. La plupart des légendes sont construites sur des événements qui semblent fortuits et qui n'arrivent que très rarement dans la réalité mais c'est pour mieux exprimer par des faits bien concrets les réactions que la vie intrapsychique peut produire. En arrivant à Thèbes, Œdipe rencontra le Sphinx. C'était un monstre à moitié lion et à moitié femme, qui posait des énigmes aux passants et dévorait ceux qui ne pouvaient lui répondre. Il demandait notamment : « quel est l'être qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre et qui, contrairement à la loi, est le plus faible quand il marche à quatre pattes ? ». Il existait une autre énigme : « ce sont deux sœurs, dont l'une engendre l'autre, et dont la seconde, à son tour, est engendrée par la première ? » La réponse à la première devinette est : « l'homme » (parce que l'homme marche, dans son enfance, à quatre pattes puis sur ses deux jambes, et enfin s'appuie sur un bâton). La réponse à la seconde est : « le Jour et la Nuit » le nom du jour est féminin en grec ; il est donc la « sœur » de la nuit. Mais personne parmi les Thébains n'avait pu résoudre ces énigmes, et le sphinx les dévorait les uns après les autres. Œdipe, lui, vit tout de suite quelles étaient les réponses, et le monstre de dépit, se précipita du haut du rocher sur lequel il était perché. Ou encore, c'est Œdipe qui le poussa dans l'abîme. Une version, peut-être plus ancienne, présentait l'histoire de la façon suivante : chaque jour 76
les Thébains se réunissaient sur la place de la ville, pour essayer de résoudre en commun la devinette, mais sans jamais y parvenir. Et chaque jour, en conclusion de cette séance, le sphinx dévorait l'un des habitants. Il aurait même dévoré, au dire de certains mythographes, le jeune Haemon, fils de Créon. Cet épisode montre Œdipe aux prises avec le Sphinx, signe qu'il s'offre à lui une possibilité d'évolution mais également de régression selon les décisions qu'il prendra et ses orientations ultérieures. En effet, selon Grimal, le Sphinx est18 : Un monstre féminin, à qui l'on attribuait la figure d'une femme, la poitrine, les pattes et la queue d'un lion, mais qui était pourvu d'ailes, comme un oiseau de proie Plus curieuse est la tradition qui faisait du Sphinx une fille naturelle de Laïos, le roi de Thèbes. Ce monstre fut envoyé par Héra contre Thèbes pour punir la cité du crime de Laïos, qui avait aimé le fils de Pélops, Chrysippos d'un amour coupable. Si le Sphinx est un monstre, et à ce titre il représente la zone de l'inconscient avec toute sa charge pulsionnelle et instinctive, en revanche le fait qu'il possède des ailes montre qu'il offre la possibilité d'une sublimation de ces instincts. Œdipe se trouve donc au pied du mur ce qui lui donne l'opportunité de choisir entre une voie sublimative ou une voie régressive. Le voici, une fois de plus, devant une alternative lourde de conséquence. C'est l'occasion pour lui de ne pas commettre d'erreur car s'il répond aux devinettes du Sphinx, il sera proclamé roi de Thèbes et de ce fait prendra pour épouse Jocaste ce qui signifiera qu'il n'a pas dépassé sa problématique. L'image du Sphinx se précipitant du haut du rocher sur lequel il est perché, représente la victoire des pulsions destructrices sur la répression des instincts puisque le sphinx 18
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologique Grecque et Romaine, PUF 1986.
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avait été envoyé pour punir les amours de Laïos avec Chrysippos, et c'est Œdipe, grâce aux réponses qu'il donne, qui libère les habitants du monstre. Le résultat ne se fait pas attendre. Les Thébains acclament Œdipe et, en remerciement, lui donnent en mariage l'épouse de Laïos et le prennent pour roi. Si l'on considère la légende d'un point de vue allégorique, on comprend que tous les efforts entrepris par Œdipe pour que l'oracle ne se réalise pas : tuer son père et épouser sa mère (entendons d'un point de vue symbolique) sont vains car, dès sa naissance, il a subi un traumatisme irrémédiable qui lui a valu d'avoir les pieds percés. En fuyant son problème il ne le résout pas pour autant, et le mythe montre que, quoi qu'il fasse, il aura toujours le désir de tuer son père et d'épouser sa mère même si cette sentence n'est pas formulée consciemment. C'est ce qui apparaît d'ailleurs dans la suite de la légende : Bientôt, cependant, le secret de la naissance d'Œdipe va se découvrir. Dans un état de la légende ce sont les cicatrices de ses chevilles qui révèlent son identité à Jocaste. Cette version a été modifiée par Sophocle, qui a construit sur la reconnaissance d'Œdipe sa tragédie d’« Œdipe Roi ». Une peste ravage la ville de Thèbes, et Œdipe a envoyé Créon demander à l'oracle de Delphes la cause de ce fléau. Créon revient en rapportant la réponse de la Pythie : la peste ne cesserait que si la mort de Laïos était vengée. Œdipe prononce alors contre l'auteur de ce meurtre une malédiction qui finira par porter contre lui-même. Inconscient du traumatisme qu'il a subi à la naissance (les cicatrices de ses chevilles en témoignent cependant), Œdipe ignore la culpabilité qu'il peut avoir à l'égard de son père et il n'hésite pas à prononcer contre le meurtrier de celui-ci une malédiction qui, en réalité le condamne. Seule Jocaste se rend compte, connaissant bien son fils, qu'il est l'unique responsable de cette peste qui a envahi la cité tout entière, et 78
qu'en fait la malédiction se retournera contre lui. Tant qu'Œdipe n'aura pas pris conscience du conflit originel qui a entouré sa naissance, il ne pourra vivre en paix ni avec ses proches, ni avec la société. Il sera toujours hanté par la culpabilité et restera toujours attaché à sa mère. C'est donc à travers toutes ces péripéties que notre héros va peu à peu prendre conscience de ses cicatrices intérieures qui n'en finissent pas de semer le chaos dans son esprit comme dans son entourage. Il ne comprend pas pourquoi tous ces malheurs tombent sur la cité au moment précis où il arrive et que les habitants le choisissent comme roi et époux de Jocaste. Il ressent une forte culpabilité mais ne sait pas l'expliquer et il agit sous le coup d'un sombre vouloir qui le plonge dans une situation sans cesse plus funeste puisqu'il ignore les rouages qui l’ont conduit à cette situation inextricable. Ce n'est que lorsqu'il aura subi une succession d'épreuves que le voile de l'inconscient va progressivement se déchirer, le plongeant derechef dans une profonde affliction. Il interroge Tirésias, le devin, pour lui demander quel est le coupable. Tirésias qui, par son art, connaît tout le drame, essaie d'esquiver la réponse, si bien qu'Œdipe imagine que Tirésias et Créon sont les auteurs du meurtre. Une querelle s'engage entre Œdipe et Créon. Jocaste survient et, pour les réconcilier, met en doute la clairvoyance de Tirésias. Elle n'en veut qu'une preuve, l'oracle qu'il avait autrefois prononcé sur le fils qu'elle avait eu avec Laïos, et que celui-ci avait exposé, craignant qu'il ne le tuât. Et cependant, dit-elle, Laïos est mort, tué, à un carrefour, par des brigands. Œdipe, à cette mention d'un carrefour, se fait décrire Laïos et le char qui le portait. Il se fait préciser aussi l'endroit du meurtre, et bientôt, est saisi d'un doute terrible : ne serait-il pas lui-même le coupable ? Il fait rappeler de la campagne l'un des serviteurs qui accompagnaient Laïos, et qui avaient été témoin du meurtre. Or il se 79
trouve que le serviteur n'était autre que le berger qui avait autrefois exposé Œdipe sur l'ordre de Laïos. La version de Sophocle s'étire en longueur et complexifie la trame de l'histoire pour arriver à une fin identique. Plus simple est la version d'Euripide dans laquelle Œdipe est trahi par ses blessures aux chevilles ce qui alerte aussitôt Jocaste. Et c'est elle finalement qui dénonce son fils. Le voile se déchire enfin pour Œdipe. Cette initiale blessure que lui a infligée son père dont il ne s'est jamais rendu compte car elle faisait partie intégrante de lui, et qu'il avait refoulée pour ne pas souffrir, lui revient soudain comme un boomerang et il comprend que pour avoir sa place auprès de sa mère, il devait symboliquement tuer son père. Créon forme alors une conjuration contre Œdipe, qu'il considère comme un usurpateur, il s'arrange pour le convaincre du meurtre de Laïos et le fait aveugler. Puis Périboea, la femme de Polybos, vient annoncer la mort de son mari et, par le récit qu'elle fait de la découverte d'Œdipe, encore enfant, sur le Cithéron, Jocaste comprend que son second mari n'est autre que son fils. Elle se tue. En apprenant le meurtre qu'il a commis sur son père et qu'il a épousé sa mère, la prise de conscience d'Œdipe est si violente qu'il ne peut le supporter et, selon la version de Sophocle, il se crève les yeux. La symbolique de cette image est des plus évidente. Non seulement Œdipe se punit des maux qu'il a commis, mais il ne pourra plus vivre que dans la nuit. La vision est, sur le plan symbolique, l'attribut majeur par rapport aux autres sens (l'ouïe, l'odorat, le goût le toucher). Œdipe se prive donc de la vue en même temps qu'il refuse de voir la réalité. Le vrai coupable n'est pas lui mais son père qui, dès sa naissance, l'a blessé à vie, mais également sa mère qui n'a rien fait pour sauver son fils. Chez les tragiques, Œdipe, victime de l'imprécation qu'il avait prononcée contre le meurtrier de Laïos, avant de savoir qui il était, est banni de la ville et 80
commence une vie errante. Il est accompagné par sa fille Antigone, ses deux fils ayant refusé d'intervenir en sa faveur, et ayant pour cette raison été maudits par lui. Après de longs et pénibles voyages, Œdipe parvint en Attique, au bourg de Colonne, où il mourut. Un oracle ayant déclaré que le pays où serait la tombe d'Œdipe se trouverait béni par les dieux, Créon et Polynice essayèrent de décider Œdipe, mourant, à revenir à Thèbes. Mais Œdipe, qui avait été accueilli avec hospitalité par Thésée, refusa, et voulut que ses cendres demeurent en Attique. Œdipe n'est-il pas son propre imprécateur après avoir appris les crimes qu'il a commis. Il se voit comme le seul responsable du drame qu'il a fomenté sans comprendre que ses actes ont été dictés par le conflit qui a entouré sa naissance. Le temps n'est pas encore venu où il va se rendre compte qu'il a été un enfant que ses parents avaient intérêt à faire disparaître. En fait, une autre version décrite par Robert Graves19 peut expliquer le dénouement de l'histoire : Laïos, fils de Labdacos, avait épousé Jocaste, à Athènes et voulait un descendant pour le royaume. Profondément affligé de n'avoir pas eu d'enfant, il consulta secrètement l'Oracle de Delphes qui lui déclara que cet apparent malheur était en réalité une faveur du ciel puisque tout enfant né de Jocaste serait l'instrument de sa mort. Il renvoya donc Jocaste sans lui donner aucune explication ; elle en fut si mortifiée que, l'ayant enivré, elle l'attira encore une fois dans ses bras dès que la nuit fut tombée. Quand, neuf mois plus tard, Jocaste mit au monde un fils, Laïos l'arracha aux bras de sa nourrice, perça ses pieds d'un clou et, les ayant attachés, il l'exposa sur le mont Cithéron. Cette séquence est le point de départ d'un drame qui va rejaillir sur Œdipe à son insu. Polybos et Périboea ne sont 19Robert
Graves, Les mythes grecs, Fayard 1985.
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qu'une projection de Laïos et Jocaste qui ont fait comme si de rien n'était, comme si le conflit intrapsychique n'avait jamais existé. Chez l'enfant on observe d'ailleurs une période de latence pendant laquelle le traumatisme couve sans se déclarer et ce n'est qu'à l'adolescence lorsque la sexualité du jeune homme commence à s'éveiller que la névrose émerge et que des interrogations surgissent dans son esprit sans qu'il soit capable d'y répondre puisque ses parents ont gardé le silence sur les événements de sa naissance. Il en résulte des expériences amoureuses qui tournent mal ou sont tout simplement impossibles du fait de l'attachement incestueux du jeune homme à sa mère. Pour cette raison il souhaitera la mort de son père ce qui, bien évidemment, le remplira de culpabilité. Ce n'est qu'en tuant le père symboliquement qu'il va progressivement prendre conscience du mal dont il souffre sans pour autant que cesse la culpabilité jusqu'à ce qu'il apprenne la vérité et qu'il comprenne que la faute ne lui incombe pas mais qu'il a été seulement l'instrument du conflit parental survenu à sa naissance. Œdipe passe donc par différentes phases qui vont l'amener à de successives prises de conscience, lesquelles vont progressivement le libérer de sa culpabilité. Peu avant sa mort il se sentira lavé du crime de son père qu'il portait comme un fardeau et qui l'a mené sur le chemin de la déchéance (il erre comme un mendiant à travers le pays en compagnie de sa fille Antigone) sans pouvoir trouver de réconfort. Il terminera son errance à Colone auprès de Thésée qui l'accueille avec hospitalité, et, avant de mourir, il finira par être béni des dieux ce qui sera son ultime consolation. Ce n'est que peu de temps avant sa mort qu'Œdipe trouvera le repos et la sérénité d'âme. Il sera enfin parvenu à la résolution du conflit intrapsychique qui l'a poursuivi durant toute son existence ! Baudelaire S'il fallait démontrer l'influence d'un mythe sur un 82
individu, je crois que l'exemple du poète des « Fleurs du mal » en serait l'une des plus belles et symptomatiques illustrations. Tout d'abord, sa généalogie rappelle d'une certaine manière celle d'Œdipe : Sa mère, Caroline Dufaÿs, a vingt-sept ans lorsqu'il naît à Paris en 1821, et son père, Joseph-François Baudelaire, est alors sexagénaire. Ce dernier meurt en 1 827 alors que Charles n’a que six ans. Cet homme lettré, épris des idéaux des Lumières et amateur d'art, peintre lui-même, laisse à Charles un héritage dont il n’aura jamais le total usufruit. Il avait épousé en premières noces, le 7 mai 1797, Jeanne Justine Rosalie Janin, avec laquelle il avait eu un fils, Claude Alphonse Baudelaire, demi-frère de Charles. Certes, ses antécédents ne sont pas ceux du héros de la légende mais certaines similitudes sont à prendre en compte, notamment la mort de son géniteur alors qu'il n'a que 6 ans et la jeunesse de sa mère à laquelle il va devenir attaché au point de n'être pas en mesure d'avoir une véritable vie affective sinon avec des femmes du peuple ou des prostituées. Un an plus tard, sa mère se remarie avec le chef de bataillon Jacques Aupick. C’est à l’adolescence que le futur poète s’opposera à ce beau-père interposé entre sa mère et lui. Il ne le reconnaît pas comme père, de même qu'Œdipe ne reconnaît pas (cette fois au sens propre) son père Laïos quand il le rencontre sur le chemin de Thèbes. Peu fait pour comprendre la vive sensibilité de l’enfant, Aupick – devenu plus tard ambassadeur – incarne à ses yeux les entraves à tout ce qu’il aime : sa mère, la poésie, le rêve et, plus généralement, la vie dépourvue des contingences. S'il va haïr le général Aupick, c'est sans doute que celui-ci s'opposera à sa vocation. C'est surtout parce que son beau-père lui prenait une partie de l'affection de sa mère. Une seule personne a réellement compté dans la vie de Charles Baudelaire : sa mère. Baudelaire se retrouve donc dans une situation assez semblable à celle d'Œdipe qui, quelque temps après sa 83
naissance, est recueilli par Périboea et Polybos. De son géniteur, il ne sait plus rien, tout un pan de sa vie lui a été volé. De son côté, le poète hérite lui aussi d'un beau-père pour lequel il n'a aucune tendresse. Renvoyé du lycée Louis-le-Grand en avril 1 839 pour une vétille, Baudelaire mène une vie en opposition aux valeurs bourgeoises incarnées par sa famille. Il passe son Baccalauréat au lycée Saint-Louis en fin d’année et est reçu in extremis. Jugeant la vie de l’adolescent « scandaleuse » et désirant l’assagir, son beau-père le fait embarquer pour Calcutta. Le Paquebot des Mers du Sud quitte Bordeaux le 9 ou 10 juin. Mais en septembre, un naufrage abrège le périple aux îles î Mascareignes. On ignore si Baudelaire poursuit son voyage jusqu’aux Indes, de même que la façon dont il est rapatrié. De même qu'Œdipe quitte ses parents adoptifs et part pour un grand voyage à la recherche de ses vrais parents, de même Baudelaire sera envoyé par son beau-père loin de chez lui, jusqu'en Inde, pour tenter d'assagir ce jeune homme à la vie dissipée. Il sera donc privé de sa mère, objet de tout son attachement. De retour à Paris, Baudelaire s'éprend de Jeanne Duval, une jeune mulâtresse, proche des gens du théâtre – elle-même jouant des rôles mineurs au théâtre de la porte Saint-Antoine - qui sera, par la suite, pour le poète une sorte de muse vénéneuse. C'est ainsi qu'il trouvera une issue à sa vie affective. Toujours sous le charme de sa mère, il ne pouvait la remplacer que par une femme qui n'avait pas la moindre ressemblance aussi bien physique que sociale et morale avec elle. Un rapprochement opportun peut être réalisé entre la rencontre d'Œdipe avec la Sphinx et celle de Baudelaire avec cette jeune mulâtresse. N'oublions pas que la Sphinx est un monstre féminin (mi-bête, mi-ange) à qui l'on attribuait une figure de femme et un corps de Lion. C'est un peu dans ces termes qu'est décrite Jeanne Duval - dont on ignore les origines familiales ce qui fait écho aux préoccupations d'Œdipe - elle représente pour Baudelaire la 84
femme archaïque et exotique qui le plonge dans un ailleurs et l'éloigne d'une vie qu'il trouve trop conventionnelle et sans âme. Si la vie de Baudelaire ne ressemble en rien à celle d'Œdipe, il faut néanmoins signaler certaines caractéristiques qui vont faire du poète un homme à l'image du héros rempli de culpabilité pour avoir tué son père et épousé sa mère, c'est tout du moins le scénario, le jeu d'ombre qui se joue dans l'esprit de l'adolescent mais qui échappe à sa conscience. Cet empoisonnement psychique sera alors la source de bien des maux. Obligé d'avoir des amours contrariées ou des relations vénales, notamment avec Sarah la louchette, prostituée qu'il fréquentera assidûment et qui lui transmettra probablement la syphilis, responsable des maux qui l'obligeaient à prendre du laudanum en quantité de plus en plus grandes. Il mourra d'ailleurs des suites de cette maladie. À sa majorité, il recevra l'héritage de son père qu'il dilapidera à un rythme effréné si bien que son beau-père, scandalisé par son attitude, le fera mettre sous tutelle judiciaire. Un parallèle peut très bien être fait entre Créon, le successeur de Laïos, et le beau-père du poète. Dans la version d'Euripide qui attribue un rôle plus important à Créon, celui-ci forme une conjuration contre Œdipe, qu'il considère comme un usurpateur, il fait en sorte de le convaincre du meurtre de Laïos et le fait aveugler. De son côté, le beau-père de Baudelaire se liguera contre lui et lui coupera en quelque sorte les vivres. Baudelaire sera désormais voué à vivre sous la dépendance d'un juge qui gérera son héritage. Lord Byron Plongeant ses racines dans des événements tout autant que dans des conduites psychologiques, la destinée de Byron se déroule également sous le signe d'Œdipe. De nombreux parallèles se dégagent, certains même de manière troublante, dès la naissance du poète : ses origines d'abord qui le font 85
naître d'un père, John Byron qui, ayant dissipé la fortune de sa femme, sera répudié par celle-ci. Elle se retirera avec son fils à Aberdeen vivant avec des revenus plus que modestes. À l’instar d'Œdipe, Byron commencera sa vie dans des conditions très précaires : un père absent, dilapidant la fortune de sa femme et une mère aigrie et ambivalente à l'égard de son fils, tantôt le couvrant de caresses, tantôt lui infligeant de mauvais traitements. Dès sa naissance le triangle père-mère-enfant sera bien perturbé ce qui annonce des lendemains difficiles. C'est également ce que l'on peut lire en filigrane dans la légende. Si l'on ajoute à cette problématique le fait que Byron, par une coïncidence du destin, naît avec un pied tordu, le parallèle avec Œdipe devient encore plus parlant. Dès son plus jeune âge, Byron développa une irritabilité et une susceptibilité excessives qui lui donnèrent un caractère ombrageux. Si la blessure au pied d'Œdipe est le signe d'une faiblesse de l'âme, on peut sans doute en conclure de même pour Byron qui, toute sa vie, se montra fantasque, exalté, instable, toujours en quête d'amour et d'aventure indiquant ainsi, selon l'expression de Diel, qu'il a tué le « père mythique » formule servant à signifier qu'il est un être livré à ses instincts. Concernant les origines de Byron, il est d'extraction noble, et à la mort de son grand-oncle, il héritera de son titre, de sa fortune, de sa pairie et de son domaine de Newstead Abbey au cœur de la forêt de Sherwood, ancienne abbaye donnée à l'un de ses ancêtres par Henry VIII. De son côté, Œdipe est fils de Laïos, roi de Thèbes. Tous deux sont par conséquent issus des plus hauts rangs de la société. Un autre élément marquant, plein de résonances œdipiennes, atteste que Byron eut des relations incestueuses avec sa demi-sœur Augusta (fille d'un premier mariage de son père). Parmi ses nombreuses conquêtes et, sans compter ses frasques avec des courtisanes, elle sera la seule femme qui réellement comptera dans sa vie. Même son mariage avec Annabella se soldera par un désastre. Il ne lui cachera 86
d'ailleurs pas ses relations intimes avec sa sœur. Byron est peut-être un Œdipe qui s'ignore mais le roman de sa vie ne nous trompe point. Tout y est marqué sous le sceau du héros et le décor symbolique s'y retrouve jusque dans les moindres détails ! Le poète a vécu la légende d'Œdipe dans la presque totalité de son déroulement même s'il a su broder, en raison de sa personnalité, de nombreuses variantes sur ce mythe. Il n'est pas jusqu'aux derniers moments de sa vie qui ne présentent de fortes similitudes avec celles de son homologue. Errant lui aussi d'Italie en Grèce, et de Grèce en Italie, son dernier exploit sera de soutenir le peuple grec dans sa révolte contre l'oppresseur et son profond désir d'indépendance. Appuyant par tous les moyens possibles leurs revendications et leur combat, il ne sera pourtant pas en mesure de poursuivre cette bataille, la mort le cueillera avant. Après une mauvaise fièvre contractée au cours de ses multiples pérégrinations, il succombera quelque temps plus tard parvenant tout de même à accomplir en partie le rêve qu'il avait poursuivi. Après sa mort, il sera ovationné par le peuple grec qui reconnaîtra en lui un grand homme. Cet événement peut facilement être rapproché de la séquence où l'on voit Œdipe arriver à Thèbes alors qu'un Sphinx ravage la ville et dévore ceux qui ne peuvent pas répondre à ses questions. Œdipe se trouve à point nommé pour délivrer les Thébains de ce fléau en répondant aux questions qu'il pose. Ayant trouvé les réponses le Sphinx se précipite alors du haut du rocher et la ville est ainsi libérée. Œdipe est alors acclamé par les habitants qui en font leur roi. Cocteau Quand il n'est pas dans la peau d'Orphée, Cocteau endosse les vêtements d'Œdipe. Son œuvre littéraire et théâtrale en témoigne à travers certains titres évocateurs comme Œdipe Roi et Antigone publiés en 1928. Sa vie sera également marquée par l'empreinte œdipienne, notamment ses relations affectives. La psychanalyse a souvent fait le 87
rapprochement entre complexe d'Œdipe et homosexualité dans la mesure où le désir de la mère qui s'installe chez l'adolescent en proie à une sexualité culpabilisante, se trouve refoulé et cherche, du coup, un exutoire dans une relation homosexuelle pour tenter d'amadouer une supposée ou réelle vindicte paternelle. C'est donc du côté des hommes, et pour échapper à la tentation incestueuse que, parfois, éprouvés par un complexe d'Œdipe étouffant, certains individus s'orientent vers des amours invertis. Dans une de ses variantes le mythe fait d'ailleurs état de ce problème mais il est le plus souvent passé sous silence ou méconnus. L'on sait qu'Œdipe est le fils de Laïos, roi de Thèbes. Si l'on se penche sur la légende qui entoure ce roi, un épisode évoqué par Pierre Grimal attire aussitôt notre attention : Comme Labdacos était mort alors que Laïos était encore jeune, c'est Lycos, le frère de Nyctée, qui se chargea de la régence. Puis Lycos fut tué par Zéthos et Amphion, qui vengeaient leur mère, Antiope, et qui s'emparèrent du royaume de Thèbes. Laïos s'enfuit alors et se réfugia auprès de Pélops. Là, il conçut une passion pour le jeune Chrysippos, le fils de Pélops, inventant ainsi (au moins selon certains) les amours contre nature. Il enleva le jeune homme et fut maudit par Pélops. On raconte aussi, qu'Œdipe et lui aimèrent tous deux Chrysippos, et se le disputèrent. Ce serait au cours de cette rivalité qu'Œdipe tua Laïos, première manifestation de la malédiction de Pélops ou bien de la colère d'Héra devant ces amours criminelles.20 Cette séquence de la légende d'Œdipe montre bien la tournure que peuvent prendre, dans certains cas, les orientations sexuelles des individus marqués par ce mythe. Décrit comme un héritier lointain mais particulièrement attaché à ce héros, Jean Cocteau figure donc bien le digne représentant d'Œdipe si l'on en croit ses orientations 20
Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal, PUF 1986.
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sexuelles qui se manifestèrent très tôt. En 1918 Max Jacob lui présente le jeune poète Raymond Radiguet et il tombe en admiration devant le talent de celui qui deviendra son meilleur ami. Bien que rien n'indique formellement que les deux hommes aient éprouvé une passion amoureuse mutuelle, leur amitié, qui durera jusqu'à la mort de Radiguet, n'en aura pas moins une connotation homosexuelle très forte. C'est en 1937, lors d'une audition pour sa pièce de théâtre Œdipe Roi qu'il fait la rencontre de Jean Marais dont il tombe amoureux et qui devient son amant. Leur relation durera jusqu'en 1950. L'acteur prendra ensuite de la distance avec Cocteau mais leur amitié perdurera jusqu'à la mort de celui-ci. On comprend donc bien, à travers cet épisode, qu'un individu ne reproduit pas de manière systématique toutes les péripéties attribuées au héros d'un mythe, il y en a trop, mais seulement celles qui font partie de son bagage héréditaire, psychologique ou archétypique selon les critères de valeur que l'on attribue aux mythes. Signalons tout de même que le père de Cocteau se donna la mort alors que l'enfant avait tout juste neuf ans. D'un point de vue psychologique, il est possible que le jeune homme ait recherché l'affection de sa mère à un âge où l'enfant peut déjà vouloir s'en détourner. Même si elle n'avait pas de raison d'être, la culpabilité ressentie à l'égard du père en raison de son geste pouvait dès lors poser tous les éléments de la problématique œdipienne dans la psyché du jeune homme.
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Chapitre VI : Chronos Si la légende d'Œdipe est, en soi, un mythe castrateur en ce sens qu'il empêche l'homme d'accomplir sa destinée autrement que dans l'aveuglement et le refoulement de la vie intrapsychique, si bien des mythes sont construits sur un modèle où le héros n'est pas maître de ses actes, ce point est assez révélateur de notre civilisation occidentale – la Grèce ancienne étant le berceau de celle-ci – ce n'est sans doute pas un hasard, et il faut y voir là un enseignement qui doit nous faire réfléchir sur le bien-fondé de nos structures sociales. Certaines légendes portent néanmoins une fin heureuse après une succession de luttes sans merci, je pense notamment au mythe de Chronos qui commence par un combat à mort contre son père, Ouranos, qui se poursuit par une plongée dans le Tartare avec tout ce que cet enfermement suppose d'angoisse, d'attente douloureuse, de questionnement sans fin, de ruminations revanchardes, de solitude extrême. Puis, une fois sa libération accomplie (il convient sans doute également d'entendre ce terme au sens figuré de libération spirituelle), Chronos finit par trouver une voie qui le mène sur le chemin de la concorde et de l'âge d'or. Si Œdipe se trouve constamment en butte à ses problèmes, et commet des actes irréparables au point d'éprouver un sentiment de culpabilité durable et d'être rejeté par tous, même par ses frères, ce n'est qu'au terme de sa vie, lorsqu'il parvient à Colone, petite cité située en Attique, quartier de l'Athènes actuelle, qu'il va trouver un havre de paix. Le nom de ce bourg prête à interprétation d'un point de vue symbolique puisqu'en doublant la lettre n on obtient le terme « colonne » qui détient un symbolisme évident puisqu'elle sert à soutenir un édifice. Il faut y voir une allusion au fait qu'Œdipe s'est enfin reconstruit. Symbole aussi de l'arbre de vie, la colonne est de ce fait synonyme d'enracinement, de solidité et de verticalité, de
point d'appui entre la terre et le ciel. Après tous ces tourments, Œdipe est enfin arrivé au bout de ses peines mais surtout sa conscience s'est fortifiée et il est maintenant en paix avec lui-même. Contrairement à Chronos il ne connaîtra pas l'âge d'or car, à peine arrivé à Colone, il devra mourir. Il en va tout autrement de Cronos qui, malgré des débuts très violents et douloureux, connaîtra enfin une vieillesse heureuse, la sérénité des temps bénis où, comme Baudelaire l'a si bien chanté : Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. À l'instar des autres mythes les individus marqués par celui de Chronos ne vivent pas tous cette légende de la même manière. Elle peut être vécue partiellement comme aussi bien – plus rarement cependant - dans sa totalité. Tout dépend de l'évolution et de la capacité de prise de conscience de l'individu. Il ne faut donc pas s'étonner si certains vivent telle phase alors que d'autres vivent telle autre phase et que d'autres encore parcourent la totalité des étapes mentionnées par les mythographes. Ce qu'il faut bien comprendre, en revanche, c'est que chaque étape correspond à un degré d'évolution si bien que l'on peut juger, d'après le niveau franchi par l'individu, à quelle étape il en est de son parcours. Si Cronos termine sa vie aux Îles des Bienheureux, il n'en a pas toujours été ainsi pour ce Titan dont l'existence fut semée de violence et d'enfermement. On peut décliner trois phases essentielles de cette légende. Mais commençons par situer les origines de Cronos :21 Cronos est, dans la lignée des Titans, le plus jeune fils d'Ouranos (le Ciel), et de Gaïa (la Terre). Il appartient par conséquent à la première génération divine, celle d'avant Zeus et les Olympiens. Seul de tous ses frères, il aida sa mère à tirer vengeance de son père et, avec la faucille qu'elle lui donna, il lui trancha les testicules. 21
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
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Ensuite il prit sa place au ciel, et se hâta de replonger dans le Tartare ses frères les Hécatonchires (les Géants aux Cent mains) et les Cyclopes autrefois emprisonnés par Ouranos, et qu'il avait délivrés à la prière de leur mère commune, Gaïa. Une fois maître du monde, il épousa sa propre sœur, Rhéa, et comme Ouranos et Gaïa, dépositaires de la sagesse et de la connaissance de l'avenir, lui avaient prédit qu'il serait détrôné par l'un de ses enfants, il dévorait ceux-ci au fur et à mesure qu'ils naissaient. Avec Cronos, c'est toute l'histoire de la lutte pour le pouvoir qui est décrite dans cette première partie. Le père de celui-ci, Ouranos, est le maître du ciel et, ayant en horreur sa progéniture, il la laisse croupir dans les entrailles de la terre. Gaïa, profondément meurtrie, résolut de délivrer ses enfants d'Ouranos mais tous refusèrent sauf Cronos qui, pour sauver sa mère de ce despote qu'il haïssait, n'hésita pas à le castrer grâce à la faucille qu'elle lui tendit. Cet instrument figure les moissons terrestres dont Gaïa est l'ordonnatrice en tant qu'elle est la Terre mère. C'est ainsi que Cronos devint, à son tour, le maître du monde. En ces temps reculés règne la loi du plus fort. La castration n'est pas vécue sur un mode symbolique mais dans sa réalisation concrète, et Ouranos est tout simplement détrôné par son fils qui commence un règne, à l'image de son père, sans partage, et faisant fi de toute considération extérieure. Les lois n'étant pas encore établies (Zeus sera le premier d'entre les dieux à instaurer une des premières formes de législation), Cronos enferma à son tour ses frères dans le Tartare et prit pour épouse sa sœur Rhéa. À chaque enfant qu'elle mettait au monde, il se contentait de l'avaler pour ne pas risquer d'être détrôné à son tour. Cet épisode illustre tout à fait le processus de la dictature qui consiste à gouverner en enfermant ceux qui tentent de s'opposer à la tyrannie du despote. Si le mythe d'Œdipe raconte une problématique familiale, le triangle père-mère-enfant, la légende de Cronos décrit une 93
problématique sociale, calquée sur celle de la famille, les premiers balbutiements d'une société encore archaïque et dépourvue de toute loi, sinon celle du plus fort. À l’instar du mythe de Cronos, Freud a décrit dans « Totem et Tabou » les premières formes sociales qui fondèrent l'humanité : le meurtre du père par ses fils pour s'arroger les femmes qui étaient sous sa coupe. Il semble que Freud se soit inspiré de ce mythe pour rédiger son œuvre car il existe de fortes ressemblances entre « Totem et Tabou » et la légende de Cronos. Elle fait référence comme bien d'autres légendes, celle d'Œdipe également, à un type de société patriarcale, celle que notre société occidentale a également adoptée. Mais, avant cela, selon la Théogonie d’Hésiode, c'est Gaïa, la Terre, considérée comme élément primordial qui fit naître les races divines. Aux origines, Gaïa, issue du Chaos, engendra Ouranos (le Ciel) sans l'aide d'aucun élément mâle, ce qui confirme bien l'antériorité des sociétés de type matrilinéaires. Ces dernières furent supplantées lorsque Ouranos devint l'époux de Gaïa et qu'il lui donna un grand nombre d'enfants mais, mécontente de cette fécondité, elle demanda à ses fils de la protéger contre lui. C'est ainsi que commença la lutte pour le pouvoir, et qu'apparurent sans doute les premières sociétés patriarcales, et il fallut attendre le règne de Zeus pour qu'apparaissent les premiers balbutiements de la loi. Contrairement au mythe d'Œdipe où le père castre son fils en lui perçant les chevilles, tout l'inverse se produit dans la légende de Cronos puisque c'est lui-même, aidé de sa mère, qui castre son père Ouranos. La vision toute patriarcale de Totem et tabou s'inspire sans doute de la Théogonie hésiodique, tout du moins elle y ressemble étrangement. Cronos, lui, échappera à la castration mais sera vaincu par Zeus et, a son tour, enfermé dans le Tartare pour y purger sa peine. Il engendra ainsi et dévora successivement Hestia, Déméter, Héra, Pluton (Hadès) et Poséidon. Irritée de se voir ainsi privée de tous ses enfants, Rhéa, grosse de Zeus, s'enfuit en Crête, et là, elle accoucha secrètement 94
à Dicté. Puis enveloppant une pierre de langes, elle la donna à dévorer à Cronos, qui l'engloutit sans s'apercevoir de la supercherie. Quand il fut grand, Zeus, aidé de Métis, l'une des filles d'Océan, ou de Gaïa elle-même, fit absorber à Cronos une drogue qui le força à restituer tous les enfants qu'il avait dévorés. Ceux-ci, conduits par leur jeune frère Zeus, déclarèrent la guerre à Cronos, qui avait pour alliés ses frères les Titans. La guerre dura dix ans, et un oracle de la Terre promit enfin la victoire à Zeus s'il prenait comme alliés les êtres précipités autrefois dans le Tartare par Cronos. Zeus les délivra, et remporta la victoire. Alors, Cronos et les Titans furent enchaînés à la place de Hécatonchires qui devinrent leurs gardiens.22 Cronos dévorant ses enfants illustre bien sa hantise d'être détrôné. On voit apparaître, comme chez son père Ouranos, la figure du dictateur qui entend garder le pouvoir. S'il dévore ses enfants c'est aussi qu'il manifeste une oralité excessive qui le rend avide de possessions. N'oublions pas qu'il a délivré sa mère Gaïa de l'emprise d'Ouranos mais qu'elle ne lui a pas été reconnaissante de ce geste ayant par après, de concert avec son époux, prédit qu'il serait détrôné par l'un de ses enfants. On comprend mieux, du coup, le comportement de Cronos qui se trouve en quelque sorte rejeté par ses deux parents. C'est la raison pour laquelle il va se marier avec sa sœur. Sa mère s'est en fait servie de lui. Non seulement elle lui a demandé de castrer Ouranos ce qui lui a permis de délivrer les Hécatonchires qu'elle avait eus de celui-ci mais elle ne s'est pas opposée à son enfermement. Et cela, Cronos ne lui pardonna jamais si bien qu'il préféra avaler sa progéniture plutôt que de l'enfermer dans le Tartare et qu'elle ne puisse être libérée un jour comme cela était arrivé pour les enfants d'Ouranos. Après avoir castré son père, Chronos doit dévorer un à un ses enfants (refouler ses 22
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pulsions) pour ne pas risquer d'être détrôné. Néanmoins, comme cela se produit dans les familles, on assiste à la répétition d'un schéma avec cependant certaines nuances qu'il faut souligner. La violence qui caractérisait le geste de Cronos s'est transformée en un conflit étouffé par le silence de Rhéa qui décide d'aller accoucher à l'insu de son mari en Crête après lui avoir fait croire qu'il a englouti l'enfant qui vient de naître. Si la castration d'Ouranos s'était réalisée au grand jour et dans des circonstances qui ne laissaient aucun doute quant à la détermination des protagonistes, en revanche, le non-dit constitue les relations qui s'instaurent entre Rhéa et Cronos. Ce dernier sera le grand perdant du combat qui se livre en secret entre sa femme et lui. S'il n'a pas été chéri par ses parents (il en a conçu une grande amertume), en revanche Zeus sera l'enfant adulé et bien né par excellence. Non seulement, en raison du fait que Rhéa a réussi à le soustraire à la vue de son père mais également parce que Zeus sera nourri par la chèvre Amalthée, symbole de la corne d'abondance. Il est d'ailleurs représenté comme un dieu doté à la fois d'une grande force physique et psychique. Une fois grand et de retour chez lui, et pour remercier sa mère de l'avoir sauvé, il fit rendre à Cronos les enfants de Rhéa que celui-ci avait ingurgités. Ainsi est posé le problème de la culpabilité et de son corollaire de l'échec. Non seulement il a émasculé son père, précipité les Hécatonchires dans le Tartare pour mieux jouir du pouvoir mais il a également englouti les enfants de Rhéa. Si ses frères avaient refusé de se rallier à lui pour châtrer Ouranos, en revanche ses enfants se rallièrent à Zeus pour lui déclarer la guerre. Voilà qui était proprement insupportable à ses yeux, lui qui avait été le seul à prendre ses responsabilités pour délivrer Gaïa du joug de son mari. Il avait donc échoué dans tous les domaines. Il déclara néanmoins la guerre à Zeus mais il devait une fois encore échouer dans son entreprise car, au bout d'un certain temps, Zeus délivra ceux qui avaient été précipités dans le Tartare et remporta enfin la victoire. 96
Une fois de plus Cronos fut vaincu avec comme seule perspective les murs sombres du Tartare dans lequel il fut plongé. Toute cette partie de la légende nous montre donc le Titan confronté à une série d'échecs tous plus cuisants les uns que les autres. La notion de culpabilité est également un élément dominant de ce récit qui se termine par son enfermement avec toutes les sombres perspectives que ce lieu souterrain ne peut manquer de susciter. Échec et culpabilité, tels sont les deux grands messages délivrés dans cette légende. Freud aurait pu voir dans le mythe de Cronos tous les éléments qui prédisposent au complexe de culpabilité. Il me semble que c'est là l'essence même de ce récit. Le Tartare des Anciens revisité par Buzzati Le Tartare étant, selon la suite logique de cette histoire, la conséquence de ses nombreux échecs du Titan - j'exposerai ultérieurement la dernière phase, lumineuse cette fois du récit qui commence une fois Cronos libéré de sa prison - il me semble opportun d'illustrer cette séquence par un exemple de personnalité qui a parfaitement décrit, selon moi, les affres que l'on peut ressentir quand on se trouve plongé dans ce genre de situation. Même si leur vie n'est pas comparable en soi à celle de Cronos puisqu'en mythologie il faut toujours considérer les situations d'un point de vue allégorique et symbolique, certains écrivains sont allés jusqu'à décrire de semblables états de conscience, et parmi ceux qui s'y sont attelés, il me semble que Dino Buzzati est allé très loin dans ce genre de description et dans les impressions ressenties par le personnage du lieutenant Drogo introduit dans son œuvre majeure précisément intitulée « Le désert des Tartares ». Si le titre est particulièrement allusif, le récit que fait Buzzati semble un véritable chemin de pénitence pour Giovanni Drogo qui doit rejoindre sa compagnie militaire où il a été affecté à peine ses études terminées. Tous 97
les ingrédients sont présents pour faire du jeune lieutenant la copie conforme de Cronos envoyé au Tartare par Zeus après sa victoire. Non seulement l'atmosphère qui règne au sein de la forteresse rappelle de façon saisissante le Tartare mais encore l'état d'esprit du lieutenant est semblable à celui d'un condamné qui va rejoindre son pénitencier. Le val tout entier était déjà plein de ténèbres violettes, et seules les crêtes herbeuses et dénudées, à des hauteurs incroyables, étaient illuminées par le soleil23 Il fit le tour du bâtiment sans en découvrir l'entrée. Bien que la nuit fût déjà sombre aucune fenêtre n'était éclairée, et l'on n'apercevait pas non plus les fanaux des sentinelles sur le chemin de ronde. Il n'y avait qu'une chauve-souris qui se balançait contre un nuage24 La vallée s'était resserrée et le fort avait disparu derrière le lourd rideau de montagnes. Nulle lumière, même pas le cri d'un oiseau de nuit ; seul, de temps en temps, le murmure d'une eau lointaine.25 Le récit est parcouru par ce genre de description où sont constamment employés des termes qui décrivent une atmosphère « tartaresque ». L'obscurité, les ombres, les rochers, les ténèbres, les oiseaux de nuit. La forteresse et ses alentours semblent baigner dans un puits sans fond par où s'écoule l'encre d'un ciel parcouru de sombres nuages. L'état d'esprit de Drogo lorsqu'il parvient en vue du fort est également à l'image du spectacle qui l'entoure. Mais sur tout cela pesait une pensée tenace qu'il ne parvenait pas à définir, comme le vague sentiment des choses irrévocables, presque comme s'il eut été sur le point d'entreprendre un voyage sans retour… Instinctivement, Giovanni Drogo arrêta son cheval. Il considérait d'un regard fixe les sombres murailles, les Dino Buzzati, Le désert des Tartares, Laffont 1949. Ibidem 25 Ibidem. 23 24
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parcourant lentement des yeux, sans parvenir à en déchiffrer le sens. Il pensa à une prison, il pensa à un château abandonné. Il n'était pas imposant, le fort Bastiani, avec ses murs bas, et il n'était pas beau non plus, ni pittoresque malgré ses tours et ses bastions ; il n'y avait absolument rien qui rachetât cette nudité, qui rappela les choses douces de la vie… Les murs nus et humides, le silence, la lumière blafarde donnaient l'impression que les habitants du fort avaient tous oublié que, quelque part, dans le monde, il existait des fleurs, des femmes rieuses, des maisons gaies et hospitalières. Tout ici était un renoncement, mais au profit de qui, au profit de quel bien mystérieux ? Si Buzzati avait voulu dépeindre le Tartare des Anciens, il ne s'y serait pas mieux pris, et c'est ce qui fait le grand intérêt de cet ouvrage qui rappelle par d'autres aspects le parcours semé d'embûches de Cronos qui finit par être prisonnier dans les entrailles de la terre. Il décrit en fait une image archétypique, reflet de son monde intérieur. Afin de bien faire ressortir les nombreux éléments littéraires qui relèvent du mythe du Tartare dans l'œuvre de l'écrivain, il convient de revenir toujours à cette légende telle qu'elle nous a été léguée par l'Antiquité pour en dégager les points concordants. Selon les mythographes le Tartare est la région du monde la plus profonde, située au-dessous des Enfers. Il figure donc un lieu souterrain qui, de surcroît est en relation avec l'Hadès. À travers cette première approche topographique, il est possible de faire le lien avec le fort Bastiani décrit par Buzzati. L'on apprend également que, dans la légende, le Tartare faisait office de prison où l'on enfermait les criminels, les opposants aux successives générations divines mais également les enfants dont on voulait se débarrasser. Ouranos y avait jeté la progéniture qu'il avait eue de Gaïa à seule fin de ne pas être détrôné. Le Tartare tenait à la fois de la prison puisqu'il abritait des criminels, des rebelles comme 99
les Titans et même des innocents. Drogo fait partie de ces innocents. Il n'a commis aucun crime mais l'atmosphère du fort lui donne l'impression d'avoir été envoyé là sans doute parce qu'il est coupable, sans le savoir, de quelque méfait. En réalité, ce jeune lieutenant fraîchement diplômé, entendait vivre une vie pleine de gloire, d'héroïsme et d'aventures galantes. Au lieu de cela, il est précipité malgré lui dans un lieu qu'il n'aurait pu imaginer même dans ses pires cauchemars. À présent qu'il a franchi les portes du fort Bastiani, il a soudain l'affreux pressentiment que son destin a basculé, et qu'il est devenu prisonnier de ces murs. L'atmosphère lugubre de la caserne et son environnement étrange et fantastique, tout lui rappelle un monde carcéral d'où nul ne peut s'échapper. Et même si personne ne semble vouloir le forcer à rester ici, un sortilège l'empêchera de partir. Il lui paraissait de la sorte sentir croître autour de lui un obscur complot pour tenter de le retenir. Probablement il ne s'agissait même pas de Matti. Ni celui-ci ni le colonel, ni aucun autre officier ne s'intéressait le moins du monde à lui : qu'il restât ou qu'il partît, il était bien évident que cela leur était parfaitement indifférent. Pourtant une force inconnue s'opposait à son retour en ville et peut-être cette force jaillissait-elle de son propre esprit, sans qu'il s'en aperçût. C'est sans doute bien par un processus d'autopunition que le lieutenant Drogo se retrouve au fort Bastiani pour y purger un crime dont il n'est pas coupable. De même Cronos est jeté au Tartare. Il faut peut-être y voir aussi une allégorie. N'oublions pas que les légendes ont bien souvent un double sens et que, sous des allures de récits authentiques, se cachent des symboles sous-jacents qui ont sans doute encore plus de poids que les faits qu'ils décrivent. Le désert des Tartares peut également être lu comme une parabole sur 100
la destinée humaine, et plus précisément comme la description du sentiment de culpabilité que Drogo porte en lui et qui le plonge dans un univers cauchemardesque à l'image du Tartare dans lequel Cronos sera précipité. Où donc Drogo avait-il déjà vu ce monde ? Y avait-il vécu en songe ou l'avait-il construit en lisant quelque antique légende ? Il lui semblait le reconnaître, reconnaître ce chaos de roches basses, cette vallée tortueuse sans aucune végétation, ces précipices abrupts et enfin ce triangle désolé de plaine que les roches qui étaient devant ne parvenaient pas à masquer. Dans le tréfonds de son âme, des échos s'étaient éveillés, qui demeuraient incompréhensibles pour lui. Buzzati évoque précisément les réminiscences d'une légende pour expliquer les résonances que le paysage du fort Bastiani fait surgir dans l'esprit du lieutenant, une légende qui semble se rapprocher - autant par sa description extérieure que par le sentiment pesant d'enfermement et de culpabilité qu'il éprouve – de celle du Tartare. Il a soudain la même sensation que celle que Cronos dut éprouver lorsqu'il se retrouva dans ce lieu : un douloureux sentiment d'injustice, de fatalité et de persécution. Même si la destinée du lieutenant Drogo n'est pas vraiment comparable à celle de Cronos, on y voit cependant apparaître des conflits similaires, notamment le problème de la culpabilité et de l'échec qui traverse le Désert des Tartares d'un bout à l'autre. Drogo va, en effet, d'échec en échec. Il croit tout d'abord qu'il va pouvoir repartir de la caserne au bout de quelques mois. Mais ces mois durent en fait des années, et il y terminera même sa vie. Et durant tout ce temps il vivra d'espérances glorieuses et héroïques alors même que rien ne viendra jamais troubler la quiétude du fort, sauf au dernier moment alors qu'il sera déjà un homme vieillissant et malade, et qu'il ne sera plus en capacité de se rendre sur le champ de bataille pour repousser l'ennemi. Mais c'est surtout la séquence du Tartare, ce lieu de 101
repentance où Cronos sera envoyé après avoir été vaincu par Zeus, qui est décrite dans l'œuvre de Buzzati. Le désert du Tartare développe donc une des séquences de l'histoire de Cronos avec tout le ressenti que cette douloureuse expérience lui procure. Schopenhauer et le mythe de l'âge d'or Le philosophe solitaire de Francfort est l'un de ceux qui peuvent se prévaloir d'avoir vécu le mythe de Cronos dans sa presque totalité : tout d'abord par sa vie mais surtout par son œuvre qui résulte d'une tentative de dépasser les souffrances humaines, et conduira Schopenhauer à rédiger vers la fin de sa vie un traité d'eudémonologie composé d'aphorismes visant à donner au lecteur les clés de la sagesse, non pour atteindre le bonheur au sens où on l'entend généralement mais pour souffrir le moins possible et vivre en harmonie avec son moi profond, autrement dit tenter de vivre l'âge d'or décrit dans le mythe qui porte son nom. Dans la tradition religieuse orphique, Cronos apparaît délivré de ses chaînes, réconcilié avec Zeus, et habitant aux îles des Bienheureux. C'est cette réconciliation de Cronos avec Zeus, considéré comme un roi bon, le premier qui ait régné sur le ciel et sur la terre, qui a conduit aux légendes de l'Âge d'Or. Hésiode, dans les Travaux et les Jours, raconte un mythe relatif aux différentes races qui se sont succédé depuis le commencement de l'humanité. Au début, dit-il, il y avait une « race d'or ». C'était au temps où Cronos régnait encore au ciel. Les hommes vivaient alors comme les dieux, libres de soucis, à l'abri des peines et de la misère. Avant d'évoquer l'Âge d'Or proprement dit, on peut rapidement évoquer les nombreuses analogies entre le dieu Cronos et Schopenhauer : tout d'abord ses échecs répétés : il avait promis à son père, négociant de son métier, d'embrasser une carrière commerciale. Celui-ci mourut (on 102
suppose une mort par suicide ou accident) alors que le jeune homme n'avait que dix-huit ans et quand il fut en âge de faire des études supérieures il se résolut à faire ce que son père lui avait enjoint. Mais, très vite détourné du droit commercial, il entreprit des études classiques au Gymnasium puis à Weimar où il rencontra Goethe par l'intermédiaire de sa mère qui entamait une carrière littéraire et tenait un salon fréquenté par ce dernier. Après ses études classiques, il s'inscrivit en 1 809 à l'université de Göttingen pour suivre les cours de philosophie dont le directeur, Schulze, lui conseilla les lectures de Kant, Platon, Aristote et Spinoza. Il acheva sa carrière d'étudiant à Berlin. Après avoir soutenu sa thèse, il partit voyager en Europe. Quelque temps plus tard, apprenant la faillite de la société dans laquelle il avait placé son héritage, il rentra et, pour soulager sa gêne financière, devint chargé de cours à l'université de Berlin. Faute d'étudiants, il dut démissionner au bout de six mois. Hegel tenait une chaire dans la même université et sa philosophie très appréciée à cette époque faisait accourir une foule d’étudiants dans ses cours. Les échecs commencèrent alors pour Schopenhauer – il n'eut que mépris pour les thèses philosophiques de son concurrent - et ne cessèrent de l'accabler durant presque toute sa vie. Son œuvre majeure « Le Monde comme volonté et comme représentation » rédigée dès 1 818 alors qu'il n'a que trente ans, ne trouva aucun succès auprès du public allemand. La vie de Schopenhauer fut, en vérité, une véritable traversée du désert, et il fallut attendre la publication des « Parerga et Paralipomena » en 1851, plus facile d'accès, pour que commence à poindre la notoriété du philosophe. Encore n'advint-elle réellement que quelques années avant sa mort qui survint en 1 860. Lui aussi resta longtemps reclus dans les profondeurs du Tartare et n'en fut délivré que très tardivement. Inclus dans « Parerga et Paralipomena », « Aphorismes sur la sagesse dans la vie » figure l'un de ses derniers écrits. 103
Avec ce texte, semblable à Cronos délivré de ses chaînes, il commence non seulement à connaître la notoriété mais c'est dans cet ouvrage qu'il décrit la manière de vivre dans ses « îles des Bienheureux » à lui. L'art de l'eudémonologie qui n'a rien à voir avec cette illusion que l'on appelle le bonheur, doit en quelque sorte se gagner après moult expériences et avatars en tous genres. Celui évoqué par Schopenhauer est un bonheur en creux. Les apparences, tout ce qui participe de la notoriété, les biens, la richesse extérieure, Tous ces hochets désirables et convoités ne sont en réalité que des causes de souffrance que les hommes gagneraient à ne pas rechercher, car le véritable eudémonisme est ailleurs : il est à l'intérieur de chacun de nous, et non dans un ailleurs extérieur. Ainsi la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, c'est ce que nous sommes, c'est notre personnalité ; quand ce ne serait déjà que parce qu'elle agit constamment et en toutes circonstances, cela suffirait à l'expliquer, mais en outre, elle n'est pas soumise à la chance comme les biens des deux autres catégories, et ne peut pas nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres.26 La recherche du bonheur, selon Schopenhauer, se trouve dans la richesse intérieure de l'homme. Cronos dévorait ses enfants au fur et à mesure qu'ils naissaient. Puis, quand Zeus fut grand, Gaïa fit absorber à Cronos une drogue qui le força à restituer tous les enfants qu'il avait dévorés. Et ce furent eux qui, sous l'égide de Zeus, lui déclarèrent la guerre. Pour obtenir la victoire il dut s'allier avec les Hécatonchires que Cronos avait lui-même précipités au Tartare. Une fois victorieux, Zeus enchaîna Cronos et les Titans à la place des Hécatonchires qui devinrent leurs gardiens. Cet épisode montre Cronos aux prises avec le pouvoir, et 26
Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, PUF 1994.
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comment il a réussi à s'en emparer puis à le perdre en fonction de circonstances imprévisibles et de tous les déboires qui en ont résulté. Mais, finalement, il n'en a tiré aucun bénéfice, et ce n'est que lorsqu'il a cessé d'exercer sa domination sur ses congénères qu'il a enfin pu accéder à une vie meilleure. Dans ses aphorismes, Schopenhauer avance de semblables arguments et propose ainsi la réconciliation avec soi-même qui mène sur le chemin de la sagesse et de la tranquillité d'âme. Dans tout récit, il existe néanmoins une grande ambivalence propre aux personnages qui le compose telle que Paul Diel l'a décrite : tantôt ils s'efforcent de vivre le processus de la sublimation-spiritualisation, tantôt ils retombent dans les ornières de la perversion-banalisation. On assiste donc à une sorte de balancier qui fait osciller les héros des mythes tantôt vers les hauteurs, tantôt vers les basfonds. Si Schopenhauer s'est vu longtemps rejeté dans le Tartare, il n'en a pas moins poursuivi toute sa vie une voie sublimative qui lui a permis d'atteindre, malgré ces années de pénitence, les hauts sommets de la spiritualisation à travers son œuvre. En revanche, d'autres individus ont vécu le mythe de Cronos dans sa version presque uniquement pervertie. C'est ce que je me propose d'évoquer avec le cas d’Hitler. Hitler ou la régression cannibalique S'il est un homme qui représente au plus haut point l'image de Cronos dévorant ses enfants jusqu'à la caricature, c'est bien celle du Führer. Bien sûr, il faut voir dans cette image (le tableau de Goya en est un exemple éloquent de ce point de vue) une allégorie qui doit être comprise au sens large, aussi bien au propre qu'au figuré, dans ses manifestations les plus diverses. Les principaux archétypes cronosien ont été vécus par Hitler qui, même s'il est parvenu légalement au pouvoir dans les conditions que l'on connaît, s'en est avidement emparé, en a verrouillé tous les accès et a 105
mis son peuple au pas. Le processus d'extermination (la solution finale) qu'il a lancé puis poursuivi sans relâche et sans état d'âme jusqu'à la fin, procède d'une pulsion d'engloutissement de tous ceux qui pouvaient, dans son esprit atteint de délire paranoïaque, être un danger pour son règne. De même Cronos dévore un à un ses enfants de peur d'être détrôné. Le processus est identique même s'il use de moyens différents. Hitler a donc bien vécu un des épisodes de Cronos dans sa phase la plus régressive, et on peut dire que, d'un point de vue psychanalytique, il est resté fixé au stade oral dans ce qu'il a de plus archaïque. On peut même parler, dans son cas, de régression au stade cannibalique. Une autre image peut très bien lui coller à la peau également : celle d'un Cronos qui envoie tous ses frères au Tartare, lieu infernal qu'on peut très bien assimiler aux camps de concentrations où se sont entassées des centaines de milliers de personnes dont la plupart ont péri durant leur séjour. Si Cronos, dès qu'il devient le maître du monde, prend pour femme sa sœur Rhéa, de son côté Hitler était amoureux de sa cousine Geli Raubal, et des rumeurs ont circulé comme quoi une relation incestueuse existait entre eux. Wilma Schaub, la femme du plus ancien aide de camp d’Hitler, a révélé la cause du suicide de Geli Raubal. En fouillant le manteau d’Hitler, Geli aurait découvert une lettre dans laquelle Eva Braun lui faisait une vibrante déclaration d'amour. Folle de jalousie, Elle se suicida quelques heures plus tard. Cette version a aussi été confirmée par une autre secrétaire d’Hitler, Christa Schroeder. Hitler a donc emprunté à Cronos ses visages les plus hideux avec un acharnement et une cruauté qui dépassent l'entendement.
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Chapitre VII : Dionysos : le dieu deux fois né Il est le seul dieu né d'une mère mortelle. Fils de Zeus et de Sémélé, elle-même fille de Cadmos, fondateur de Thèbes, et d'Harmonie, elle n'a donc pas d'origine divine. Elle demanda à Zeus de se montrer à elle dans sa tout puissance. Ce qu'il fit. Incapable de supporter les éclairs qui entouraient le dieu, elle succomba foudroyée. Zeus s'empara aussitôt de l'enfant qu'elle attendait de lui et le cousit dans sa cuisse, et lorsque le terme advint, l'enfant naquit parfaitement formé et vivant. Tout dans Dionysos indique son exubérance – il sort de la cuisse de Zeus, siège de la force vitale - la puissance de ses désirs inscrite dès la naissance puisqu'il est deux fois né : une première fois de sa mère Sémélé qui est une mortelle et une deuxième fois de Zeus dont on connaît l'autorité et la virilité. Dionysos tient de Sémélé l'instinct de conservation et de vie qui vont lui accorder une insatiable volonté de vivre. À signaler qu'il est né des amours adultères de Zeus ce qui fera de lui un être transgressif, ayant le goût de la volupté. Zeus transporta Dionysos loin de la Grèce, dans le pays appelé Nysa, que les uns situent en Asie, les autres en Éthiopie ou en Afrique, et le donna à élever aux nymphes de ce pays. Mais pour éviter qu'Héra ne le reconnaisse, cette fois, il le transforma en chevreau. Cet épisode n'est pas sans rappeler la naissance de Zeus qui fut également caché par Rhéa afin que Cronos ne le dévore pas comme il l'avait fait pour les autres enfants. Il sera élevé et nourri par la chèvre Amalthée. Dionysos, lui, sera transformé en chevreau afin d'échapper au regard d'Héra. Cet animal symbolise l'éclair et renvoie à l'image de Zeus. Devenu adulte, Dionysos découvrit la vigne et son usage. Mais Héra le frappa de folie. Dans sa folie le dieu erra à travers l’Égypte et la Syrie. Ainsi,
remontant les côtes de l'Asie, il parvint en Phrygie, où il fut accueilli par la déesse Cybèle, qui le purifia et l'initia aux rites de son culte. La vigne, avec tout le symbolisme qu'elle représente, est dévolue à Dionysos qui se promène toujours avec un long bâton entouré de lierre, de feuille de vigne surmonté d'une pomme de pin que l'on nomme Thyrse. L'image n'est pas sans rappeler le désir du mâle face à la voluptueuse féminité du lierre et de la vigne enroulés autour de cet objet dressé comme une aspiration ferme. C'est la représentation de la dualité masculin-féminin dans l'accouplement des contraires. La vigne figure la persistance de la vie à travers l'union. Robert Graves signale27 à ce titre, à propos du dieu, que l'un de ses noms était : Dendritès, « l'adolescent de l'arbre », et la Fête du Printemps, au moment où les arbres se recouvrent subitement de feuilles et où l'univers entier se trouve envahi par le désir, célébraient son émancipation. Dionysos passa ensuite par une étape où il se forgea une connaissance en voyageant loin de chez lui. Il apprit à connaître le monde autrement que par ses origines. Il en revint et, lors de son passage en Phrygie, il fit la connaissance de la déesse Cybèle qui personnifie la puissance de végétation. On lui attribue également le culte orgiastique. Elle est représentée la tête couronnée de tours, accompagnée de lions ou sur un char traîné par ces animaux. Mais Dionysos n'en a pas encore fini avec la jalousie d'Héra. Sa naissance issue d'un adultère entre Sémélé et Zeus lui pose bien des problèmes au point qu'il est frappé de folie et c'est en la déesse de Cybèle qu'il retrouve sa raison. Celle-ci l'initie au culte orgiastique ce qui le délivre de son mal. Délivré de sa folie, Dionysos gagna la Thrace, où il fut fort mal reçu par le roi Lycurgue, qui régnait sur les bords du Strymon. Lycurgue essaya de faire le dieu 27
Robert Graves, Les mythes grecs, tome 1, Fayard 1985.
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prisonnier, mais il n'y réussit pas, car Dionysos se sauva chez Thétis, la Néréide, qui lui donna asile dans la mer. Mais Lycurgue réussit à capturer les Bacchantes qui escortaient le dieu. Alors, les Bacchantes furent miraculeusement délivrées, et Lycurgue lui-même frappé de folie. Croyant abattre la vigne, la plante sacrée de son ennemi Dionysos, il se coupa la jambe et il coupa également les extrémités de son fils. Revenu de son erreur, il s'aperçut également que son pays était frappé de stérilité. L'oracle, interrogé, révéla que la colère de Dionysos ne serait apaisée que si Lycurgue était mis à mort. Ce que firent ses sujets qui l'écartelèrent, en le tirant à quatre chevaux. Progressivement Dionysos tente de renouer avec sa véritable personnalité. Dieu de la vigne et du délire mystique il est et il doit parvenir à assumer son rôle, se libérer des contraintes qui ont accompagné sa naissance Il doit maintenant assumer sa réputation de « dieu deux fois né » et lorsque Lycurgue tente de le faire prisonnier, il parvient à se dérober et se cacher chez sa demi-sœur Thétis. Les Bacchantes, symbole de la débauche orgiastique, se trouvent cependant retenues un moment par Lycurgue mais celles-ci sont miraculeusement délivrées sous entendant par-là que Dionysos s'est affranchi des problèmes qui le maintenaient prisonnier de son moi. Il peut dès lors se livrer à son culte et remporter la victoire sur lui-même. En témoignent tous les malheurs qui fondent sur Lycurgue pour avoir voulu maintenir Dionysos dans l'aveuglement. Son pays fut frappé de stérilité montrant que le délire mystique avait le mérite de ne pas entraver le processus de la vie. Lycurgue représente la face sombre de Dionysos, celui qui refuse les attributs dont s'est paré le dieu, et par conséquent il doit tuer cette part de lui-même qui l'empêche d'accéder à ses plus hautes attributions. De Thrace, Dionysos gagna l'Inde, pays qu'il conquit au cours d'une expédition mi-guerrière, mi-divine, 109
soumettant les pays par la force de ses armes (car il avait avec lui une armée), et aussi par ses enchantements et sa puissance mystique. C'est alors que l'on place l'origine du cortège triomphale dont il se faisait accompagner, le char traîné par des panthères et orné de pampres et de lierre, les Silènes et les Bacchantes, les Satyres ainsi que d'autres divinités mineures comme Priape, le dieu de Lampsaque. Cette séquence marque la victoire de Dionysos sur ses traumatismes. Les pays qu'il traverse doivent se soumettre à sa volonté et la force de sa puissance mystique. Signe de cette victoire, les différents attributs qui accompagnent généralement son cortège et qui prennent leur essor durant cette période de conquête. C'est également la preuve que Dionysos assume pleinement sa condition qui fera de lui le chantre de la fécondité, du vin, de l'inspiration et de la licence orgiastique. Revenu en Grèce, Dionysos gagna la Béotie, pays d'origine de sa mère. À Thèbes où régnait Penthée, le successeur de Cadmos, il introduisit les Bacchanales, ses fêtes où le peuple entier, mais surtout les femmes, était saisi d'un délire mystique, et parcourait la campagne en poussant des cris rituels. Le roi s'opposa à l'introduction de rites aussi dangereux, et il en fut puni ainsi que sa mère Agavé, la sœur de Sémélé, car Agavé le déchira de ses propres mains, dans son délire, sur le mont Cithéron. À Argos où il alla ensuite, Dionysos manifesta sa puissance de façon analogue, en frappant de folie les filles du roi Proetos, ainsi que les femmes du pays, qui parcoururent la campagne en poussant des mugissements, comme si elles avaient été transformées en vaches, et dans leur égarement, allèrent jusqu'à dévorer leurs enfants au sein. Voilà enfin Dionysos de retour dans son pays natal. D'un point de vue symbolique il a retrouvé son équilibre, il est maintenant en accord avec son inconscient. Animus et anima 110
règnent en paix dans son esprit et facilite les projets qu'il souhaite mettre en œuvre. Il va donc essayer de transmettre son art de vivre à la population de Béotie en l'initiant à ses fameuses Bacchanales qui procurent à certaines femmes cet enthousiasme, cette ivresse d'aimer et le désir d'être possédées par Dionysos. On observe dans les rites des Bacchanales les mêmes effets que certaines tribus africaines pratiquent encore de nos jours et qui visent à établir un lien de possession entre une femme et son amant. Le délire mystique de ces femmes rejoint également celui des femmes hystériques soignées par Charcot à la Salpêtrière bien que les Bacchanales fussent précisément une fête qui consistait à libérer la sexualité alors même que les symptômes de l'hystérie sont le produit du refoulement des pulsions sexuelles. Dionysos, une fois retourné dans son pays, se voulut donc le libérateur des mœurs de la société. Mais le roi ne l'entendit pas de cette oreille. Cette allusion au roi est bien l'indication que le pays se trouve sous le règne d'une société patriarcale qui a fait de la répression sexuelle sa règle et que celui-ci ne peut tolérer cet espace de liberté que Dionysos tente d'établir. Puis le dieu voulut passer à Naxos, et pour cela il loua les services de pirates Tyrrhéniens, leur demandant de le prendre sur leur navire pour passer dans cette île. Mais les pirates, ayant feint d'accepter, se dirigèrent vers l'Asie dans la pensée de vendre leur voyageur comme esclave. Quand il s'en aperçut, Dionysos transforma leurs avirons en serpents, remplit leur navire de lierre et fit retentir le son des flûtes invisibles. Il paralysa le navire dans des guirlandes de vigne, si bien que les pirates, devenus fous, se précipitèrent dans la mer, où ils devinrent des dauphins – ce qui explique que les dauphins soient les amis des hommes et s'efforcent de les sauver, dans les naufrages, car ce sont des pirates repentis. À ce moment, la puissance de Dionysos fut reconnue par tout le monde, et le dieu 111
put remonter au ciel, ayant achevé son rôle sur la terre et établi partout la domination de son culte. Dionysos voulut transmettre les bienfaits de sa connaissance à d'autres en passant sur l'île de Naxos. Ses attributs lui permirent de déjouer le plan des pirates qui l'avaient emmené sur leur navire. Symbole de régénération et de sagesse, le dauphin sera le moyen par lequel Dionysos réussira à mettre les pirates de son côté pour asseoir son autorité. Auparavant, toutefois, il voulut descendre dans les Enfers, chercher l'ombre de sa mère Sémélé, pour lui rendre la vie. Ce qu'il fit en passant par le lac de Lerne, un lac sans fond, l'accès le plus direct, croyait-on, vers le monde infernal. Mais comme il ne savait pas le chemin, Dionysos dut s'en enquérir auprès d'un nommé Prosymnos qui lui demanda, quand il serait de retour, une certaine récompense, que le dieu ne put lui donner quand il remonta, car Prosymnos était mort entre-temps, mais il s'efforça de remplir sa promesse, à l'aide d'un bâton approprié qu'il planta dans sa tombe. Dans l'Hadès, Dionysos demanda au dieu de relâcher sa mère. Hadès y consentit, à la condition que Dionysos donne en échange quelque chose à quoi il tenait beaucoup. Parmi ses plantes favorites, le dieu céda le myrte, et c'est là, dit-on, l'origine de l'habitude qu'avaient les initiés aux mystères de Dionysos de couronner leur front de myrte. Avant de remonter au ciel, Dionysos voulut honorer sa mère qui avait subi les foudres de Zeus sur la demande d'Héra, jalouse de Sémélé. Les pouvoirs qu'il avait gagnés de haute lutte lui permettaient même d'affronter les Enfers et surtout Hadès qui se montra conciliant avec lui et acquiesça à sa demande en échange de la Myrte dont ce dernier voulut bien se séparer. C'est avec la Myrte qu'on fait de la liqueur. Celle-ci est un des instruments qui permet de lâcher prise et de briser les carcans que la société tente d'imposer. La 112
liqueur représente également le chemin initiatique à emprunter pour atteindre ce que Jung a imagé avec sa notion du « soi » ; Dionysos montre ainsi qu'il a accédé au plus haut degré de l'évolution et qu'il peut alors monter au ciel. Gabriele D'Annunzio À travers la vie et l'œuvre de l'écrivain décadentiste se profile tout le parcours d'un homme voué aux aspirations dionysiaques. Issu de l'union de Zeus avec Sémélé, Dionysos, le dieu deux fois né, éprouve très violemment la coexistence de deux forces : une force vitale qui l'incite au débordement des sens (le thyrse qui est l'un de ses attributs majeurs en est l'expression symbolique la plus parlante puisqu'il est représenté par un long bâton entouré de lierre et de feuille de vigne surmonté d'une pomme de pin, ces deux végétaux illustrant la persistance de la vie à travers l'union) et une force mystique cette fois (le vin symbolisant le nectar précieux qui apporte au dieu le délire mystique dont il est fait état dans la légende). Ces deux tendances coexistent donc en lui et les épreuves qu'il traverse seront à même de réconcilier ces contraires qui, dans les premiers temps, se contrecarrent et le plongent par moments en pleine licence orgiastique. L'œuvre de Gabriele D''Annunzio est tout entière placée sous la houlette de Dionysos si l'on en croit les romans et pièces de théâtre qu'il a écrits. Son premier grand succès, « L'enfant de volupté » s'inscrit dans cette ambivalence érotico-mystique qui est l'apanage du dieu deux fois né. Céline Righi, dans son analyse du roman, ne peut mieux illustrer cet héritage que d'Annunzio doit au mythe lorsqu'elle écrit : Si les raffinements de l'art imprègnent la vie fastueuse du comte Andrea Sperelli, l'Amour est aussi la liqueur essentielle, le breuvage enivrant qui échauffe le sang et les sens de cet esthète à l'existence voluptueuse. Épris de la sensuelle Elena, s'abandonnant au rêve d'un amour spirituel avec la douce Maria, le jeune 113
aristocrate, en quête de l'amante idéale, s'évertue à posséder les deux femmes, s'emmêlant ainsi dans les rets de son propre désir amoureux… Michel Mourre nous introduit au cœur de l'œuvre De D'Annunzio et nous en transmet la tonalité : Tout en traitant les thèmes à la mode, il commença à affirmer les traits propres de son talent : un goût du faste et de la pompe, des élans de sensualité titanesque qui firent scandale dans les milieux littéraires et qu'on retrouve aussi bien dans les poèmes du « Chant nouveau » que dans « Terres vierges ». Mais la célébrité ne vint qu'avec « L'Enfant de volupté ». Vers 1 895 l'Italie découvre Sorel et surtout Nietzsche, en particulier dans le mythe de « Zarathoustra ». D'Annunzio se met aussitôt à cette nouvelle école, mais Nietzsche est encore trop proche pour qu'il puisse en avoir une connaissance approfondie : il en tire avant tout une justification de son individualisme exacerbé, un prétexte philosophique pour l'affirmation frénétique et grandiloquente de son moi. D'Annunzio est foncièrement un dionysiaque. Cet aspect de son tempérament se retrouve aussi dans les scandales de sa vie privée : Marié à dix-neuf ans à une fille de la meilleure aristocratie, ses débauches avaient failli conduire sa femme au suicide ; en 1893, condamné pour adultère avec une princesse romaine qu'il avait enlevée, il passe, ainsi que sa maîtresse, cinq mois en prison. Peu après commence la fameuse, brûlante et dramatique liaison avec l'actrice Duse, liaison dont il n'hésitera pas, en dépit du chagrin de sa compagne, à tirer son roman Le Feu. À la fin de sa vie, ayant reçu de Mussolini le domaine du Vittoriale, sur les bords du lac de Garde, il n'en sortira plus guère, même après la prise du pouvoir par les fascistes. C'est là qu'il écrira ses dernières œuvres. 114
Dans son palais il mena une existence hautaine et mystérieuse de prince déchu, entouré de ses maîtresses qu'il déguisait en religieuses franciscaines.28 Ces extraits concernant la vie et l'œuvre de l'écrivain sont tout à fait symptomatiques de la filiation à la fois psychologique et même parfois circonstancielle qui apparaît entre lui et la légende du dieu. La licence, l'adultère, l'ivresse des sens se combine dans sa vie et dans ses écrits et offre au lecteur un panorama digne des aventures de Dionysos. Un subtil mélange de perversion et de sublimation se lit même jusqu'à la fin de sa vie quand, une fois reclus dans son palais, il recevait ses maîtresses et les travestissait en nonnes. On peut voir dans ces cérémonies le culte que les Bacchantes rendaient en l'honneur de leur dieu. Henri de Toulouse-Lautrec La vie et l'œuvre de Toulouse-Lautrec rejoignent par certains points la légende de Dionysos : tout d'abord ses origines qui le font naître dans une des plus vieilles familles nobles de France qui descendent en droite ligne des contes de Toulouse. En ce sens il s'apparente à Dionysos, fils de Zeus et dieu de l'Olympe. Mais c'est surtout pour son goût de l'ivresse, de la volupté et de la fête qu'il manifestera durant toute sa vie à Montmartre, que l'on peut évoquer cette filiation. Toutes les danseuses qu'il croque durant les nuits folles du Moulin rouge tiennent à la fois des Bacchantes et des Ménades si l'on s'en tient à la description qu'en proposent les mythologues : Les Ménades sont les bacchantes divines, suivantes de Dionysos. On les représente nues ou vêtues de voiles légers, dissimulant à peine leur nudité ; elles sont couronnées de lierre, portent à la main un thyrse, parfois un canthare, ou bien elles jouent de la double flûte, ou frappent sur un tambourin, en se livrant à une 28
Dictionnaire des auteurs, Laffont-Bompiani 1989.
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danse violente.29 À travers cette description, on ne peut s'empêcher de songer à ces danseuses qui firent la réputation de Montmartre et de ses cabarets - Jane Avril, Yvette Guilbert ou encore Louise Weber - qui devinrent les Ménades attitrées de Toulouse-Lautrec. De son pinceau voluptueux, il ne cessait de les saisir sur le vif tandis qu'elles virevoltaient sur la scène comme des possédées dans une atmosphère de liesse et de débauche. Fréquentant les bordels par plaisir mais aussi en raison de son handicap, il a su capter la spontanéité de ces prostituées qui ressentaient de la compassion pour lui. Réputé pour son priapisme elles l'avaient surnommé « théière » en raison de la dimension de ses organes sexuels. Cette comparaison très édifiante entre les aventures de Dionysos et la vie de Toulouse-Lautrec s'arrête bien évidemment là car la légende du dieu connaît bien d'autres épisodes que celui-ci mais il faut bien reconnaître que Toulouse-Lautrec aura été, ne serait-ce que par son art et son mode de vie, l'un des plus fervents continuateurs du dieu deux fois né et de son goût du vin et de la fête.
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Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal, PUF 1986.
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Chapitre VIII : Le mythe d'Artémis À l’instar d'Œdipe, il peut faire figure de complexe psychanalytique car il évoque de manière saisissante le complexe de castration décrit par Freud qui apparaît au cours du développement de la petite fille. S'il est une étape obligatoire, elle a cependant des répercussions très différentes selon le vécu de l'enfant. Freud avait théorisé ce complexe en avançant la primauté du phallus comme instrument de la libido, la société étant encore éminemment de type patriarcal à son époque, et victime des préjugés ambiants, il était sans doute difficile de concevoir la sexualité féminine d'une autre manière. Toujours est-il qu'il émit l'hypothèse que, à la vue du sexe masculin, la petite fille introjecte l'idée qu'elle a été mutilée si bien qu'elle projette par après l'envie du pénis. Selon Laplanche et Pontalis, chez la fille, l'absence du pénis est ressentie comme un préjudice subi qu'elle cherche à nier, compenser ou réparer. Au-delà de la théorie, chaque stade est ressenti différemment selon le vécu personnel, et la fixation n'intervient que dans les cas où il est mal vécu. Il peut alors avoir des conséquences qui se font sentir sur la vie et les réalisations de la personne lorsqu'elle est adulte. Lorsque l'on examine ce complexe il vient aussitôt à l'esprit le récit de la légende d'Artémis à tel point qu'on pourrait nommer le complexe de castration chez la femme du nom de cette déesse. Il s'avère donc intéressant de suivre les différentes étapes qui composent cette légende pour bien avoir à l'esprit le symbolisme qu'il recoupe. Artémis est identifiée, à Rome, avec la Diane italique et latine. Bien que certaines traditions en fassent la fille de Déméter, elle est le plus souvent considérée comme la sœur d'Apollon, comme lui fille de Lèto et de Zeus. Artémis naquit à Délos, la première des deux enfants et, aussitôt née, aida sa mère à mettre au monde son frère.
Pour bien comprendre la problématique d'Artémis il faut revenir à la généalogie et se demander qui était sa mère et quelle était sa situation lorsqu'elle mit au monde ses enfants. On racontait que lorsque Lèto, la mère d'Artémis, était grosse de jumeaux divins, Héra, jalouse, avait interdit à tous les lieux de la terre de lui donner asile pour qu'elle puisse mettre ses enfants au monde. Aussi Lèto errait sans jamais pouvoir s'arrêter Artémis est donc la fille d'une mère dont l'accouchement fut un vrai calvaire. Non seulement elle ne fut pas reconnue par Zeus avec qui elle avait engendré ses enfants mais elle fut poursuivie et chassée de toute part par Héra jalouse de la savoir enceinte, et ne put accoucher finalement que parce qu’Iris promit à Ilithye un collier d'or et d'ambre long de neuf coudées ce qui la décida à venir assister Lèto. La légende d'Artémis commence donc dans la douleur puisque sa mère fut rejetée, elle-même dut en subir les conséquences et, à peine née, dut seconder sa mère pour l'aider à mettre au monde son frère Apollon. Cet épisode nous rappelle les fondements de la société patriarcale qui privilégie le sexe masculin au détriment du sexe féminin. La naissance d'Apollon requiert l'aide de sa sœur qui doit aussitôt se mettre à la tâche pour aider à l'accouchement. Artémis resta vierge, éternellement jeune, le type de la jeune fille farouche, se plaisant seulement à la chasse. Comme son frère, elle est armée de l'arc. Elle s'en sert contre les cerfs, qu'elle poursuit à la course, et aussi contre les humains. C'est elle qui envoie aux femmes qui meurent en couche le mal qui les emporte. On attribue à ses flèches les morts subites, surtout celles que n'accompagne aucune douleur. Elle est vindicative et nombreuses sont les victimes de sa colère. L'un de ses premiers actes fut, avec son frère, de mettre à mort les enfants de Niobé. Tandis qu'Apollon tuait les uns après les autres, les six garçons, dans une chasse, sur le Cithéron, Artémis tuait les six filles restées à la maison. 118
Cet acte avait été dicté aux deux divinités par amour pour leur mère, que Niobé avait insultée. C'est encore pour défendre Léto que les deux enfants, à peine nés, tuèrent le dragon qui venait les attaquer. Et c'est encore pour elle qu'ils attaquèrent et mirent à mort Tityos qui cherchait à violer Léto. Il n'est donc pas étonnant qu'Artémis ait gardé par la suite un fort attachement à sa mère qui avait accouché dans de très mauvaises conditions. Sans doute sa volonté de rester vierge indique qu'elle ne voulait pas être traitée comme celleci l'avait été lors de son accouchement, et elle ne devait donc en aucun cas s'abandonner dans les bras d'un dieu, quel qu'il fût. Pour ce faire, elle n'eut de cesse de manier l'arc pour pouvoir se défendre contre toute intrusion dans sa vie privée, et elle allait même jusqu'à tuer ceux qui faisaient du tort à sa mère. Ce fut le cas des six filles de Niobé qu'elle tua pour venger sa mère qui avait été insultée par celle-ci et de Tityos. Ce fut le cas aussi de bien d'autres monstres et autres personnages maléfiques de la mythologie. Orion fut également une de ses victimes pour avoir voulu rivaliser avec elle au disque. C'est dire si Artémis met tout son honneur à vouloir s'égaler au sexe masculin. C'est un des traits marquant de la castration féminine de se poser en rivale de l'homme. On n'en finirait pas d'énumérer les épisodes où Artémis, parfois accompagnée de son frère Apollon, se dresse devant tous ceux qui veulent porter atteinte à la vie de leur mère ou bien à eux-mêmes. Elle semble encore plus farouche et féroce que son frère lorsqu'il s'agit de rendre justice. Elle a une telle force de caractère qu'elle n'hésite pas à s'opposer à son milieu, et si certains veulent se mettre en travers de sa route, elle les élimine sans coup férir. Même Héraclès, doué pourtant d'une force colossale, se méfia d'elle et apaisa sa fureur lorsqu'elle apprit que, n'arrivant pas à capturer le cerf aux cornes d'or, l'un de ses attributs, il l'avait tué. On faisait d'Artémis la protectrice des amazones, 119
comme elle guerrières et chasseresses, et comme elle, indépendantes du joug de l'homme. Le complexe de castration chez la femme est à l'image de cette légende qui fait d'Artémis une déesse qui veut échapper à la condition féminine et s'égaler aux hommes en les dépassants même sur leur propre terrain. Comme toutes les légendes que je viens d'analyser, celle d'Artémis a fait bien des émules dans le monde féminin et certaines femmes se sont identifiées, consciemment ou non, à cette déesse intraitable. Certes leur vie n'a pas été aussi violente que celle d'Artémis car toute légende se forge d'après un certain nombre d'images caricaturales afin que le lecteur puisse facilement dégager les caractéristiques des personnages qu'elle contient. Comme je l'ai déjà souligné il ne faut pas prendre les descriptions qui y sont faites au pied de la lettre mais seulement en dégager le symbolisme transposable à divers niveaux d'analogie. Simone de Beauvoir Tout dans la vie et l'œuvre de Simone de Beauvoir rappelle le mythe d'Artémis. Son père aurait voulu un garçon pour en faire un polytechnicien et il avait l'habitude de dire à Simone : « tu as un cerveau d'homme ». Issue d'un milieu bourgeois, la famille vivait des rentes que lui octroyait le grand-père maternel, Président de la banque de la Meuse. Le père de Simone était passionné de théâtre et de littérature. Après la Première Guerre mondiale, son grand-père fit faillite précipitant toute la famille dans le déshonneur et la misère. Aussi les parents de Simone furent-ils contraints de quitter l'appartement du boulevard Raspail pour un petit appartement sombre de la rue de Renne. Georges de Beauvoir espérait vivre des rentes de son épouse et sa femme se sentira éternellement coupable envers son mari de ce fiasco. Déjà se dessinent dans cette ébauche biographique certaines tendances qui ont très bien pu avoir une influence 120
décisive sur l'orientation de Simone de Beauvoir. N'ayant pas été désirée en tant que fille par son père, elle a très bien pu s'assimiler à un homme et, du coup, se construire selon le schéma propre à la castration féminine. La culpabilité de sa mère vis-à-vis de son mari a peut-être conduit également Simone au mépris de son père qui vivait en quelque sorte aux crochets de sa femme. De la même façon qu'Artémis défendait Léto qui avait été malmenée par Héra, de même Simone de Beauvoir, en étant une des fondatrices du féminisme, a voulu remettre sa mère à l'honneur. Toujours est-il qu'elle fut une des premières femmes à considérer le mariage comme un acte de soumission à la société et à l'homme. Lorsqu'elle fut mutée à Marseille comme professeur au lendemain de son agrégation, elle souffrit de se retrouver loin de Sartre qui enseignait au Havre. Celui-ci lui proposa de l'épouser afin qu'ils puissent demander un poste au même endroit mais elle refusa catégoriquement. Elle raconte cet épisode dans « La force de l'âge » : Pas un instant je ne fus tentée de donner suite à sa suggestion, le mariage multiplie par deux les obligations familiales et toutes les corvées sociales ; En modifiant nos rapports avec autrui, il eut fatalement altéré ceux qui existaient entre nous. Le souci de préserver ma propre indépendance ne pesa pas lourd ; il m'eût paru artificiel de chercher dans l'absence une liberté que je ne pouvais sincèrement trouver que dans ma tête. De fait, Simone de Beauvoir refusa toute sa vie de se marier et d'avoir des enfants. Après la parution du « Deuxième sexe » qui la consacra – elle n'avait jusque-là guère eu de succès avec ses premiers écrits – et qui fit scandale au point d'être mis à l'index par le Vatican, elle devint la figure de proue du Women's lib aux États-Unis en décrivant une société qui maintient la femme dans un état d'infériorité. Dans son autobiographie elle évoque aussi son milieu bourgeois pour lequel elle n'a que dégoût, et qui vit 121
sur des traditions qu'elle abhorre. Avec Gisèle Halimi et Élisabeth Badinter, autres féministes réputées, elle obtient la reconnaissance des tortures infligées aux femmes durant la guerre d'Algérie, mais elle a surtout milité pour l'interruption volontaire de grossesse. Si l'on reprend le mythe d'Artémis à la lueur de la biographie de Simone de Beauvoir, on voit poindre certaines analogies pour le moins troublantes : son rejet des hommes et son souci constant des femmes et de leur honneur. Elle met sa vie au service de sa mère et de toutes les femmes en général au point qu'elle n'hésite pas à tuer les enfants de sexe féminin. Cette pratique a certaines ressemblances avec l'interruption de grossesse prônée par l'égérie de Sartre. Artémis, comme Simone de Beauvoir, est une femme intouchable, farouche, libre de son choix, en guerre contre les hommes et prête à anéantir ceux qui voudraient porter atteinte à son corps. Si l'on appréhende les mythes sous toutes leurs facettes, on s'aperçoit qu'ils sont, dans leur parcours descriptif, dénués de toute morale, même si, après lecture de ceux-ci, le lecteur peut y trouver une certaine dimension éthique. Aucune légende n'est épargnée de ce point de vue : les dieux tuent, torturent, émasculent, brisent frappent de folie, trompent, mentent à tours de bras. Leur sexualité n'a pas de loi : l'inceste, l'homosexualité, l'adultère, la polygamie sont monnaie courante, et il n'est pas une légende sans orgie, sans dispute, sans disparition, sans rouerie, sans mensonge etc. C'est tout simplement que les mythes sont à l'image de l'homme et qu'il n'y faut voir que des histoires d'hommes déguisés en Dieux. Si les héros qui sont décrits se comportent parfois en véritables remparts de la morale au regard de notre civilisation occidentale, ils n'en sont pas moins aussi souvent dénués d'exemplarité et d'honnêteté, et en cela ils sont bien humains. S'il existe à n'en pas douter, une part de sublimation dans chaque héros ou presque, il existe également une part très évidente de perversion. Les 122
exemples choisis jusqu'à maintenant pour illustrer mon propos penchaient nettement plus du côté sublimatif que du côté noir et nauséabond. C'est que chaque mythe – il faut insister sur ce point - peut être vécu à l'aune de l'évolution propre à chaque individu. Tel trouvera à vivre le mythe de Cronos dans ses aspects vertueux, tel autre dans ses aspects morbides et destructeurs. Et cette loi est valable pour toutes les légendes sans exception. Je profite de cette parenthèse pour revenir au parcours du Titan qui se prête parfaitement bien à cette dichotomie légendaire. D'un côté il émascule son père - il ne commet pas cet acte par simple haine envers celui-ci mais également pour secourir sa mère - précipite ses frères au Tartare pour prendre le pouvoir, et n'hésite pas ensuite à dévorer ses enfants pour le conserver puis, après des années de guerre incessante, il finit par se réconcilier avec Zeus et termine sa vie aux îles des bienheureux là où règne l'âge d'or. On conçoit donc aisément qu'il existe une forte ambivalence dans l'esprit du Titan. Il a le vertige du mal comme celui du bien, et toute sa vie durant il va osciller entre ces deux tendances qui sont en réalité à l'image de la vie humaine. Si j'ai évoqué à travers l'œuvre et le destin de Schopenhauer ou de Buzzati le versant sublimatif de la légende cronosienne, il convient de considérer également le versant infernal de ce mythe. Cette comparaison sera de plus à même de pointer du doigt le fait que l'homme ne vit pas un mythe dans tout son déroulé mais qu'il peut choisir – je ne sais si ce terme convient réellement car le libre arbitre, s'il existe, n'est jamais absolu – telle ou telle séquence de celui-ci dans la mise en œuvre de son existence. Sans compter qu'il peut glaner ici et là, selon son bon vouloir, différentes séquences issues de légendes sans aucun rapport les unes avec les autres.
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Lou Andreas-Salomé On pourrait aussi bien évoquer dans ce chapitre consacré à Artémis l'égérie de Nietzsche et de Rilke qui refusa catégoriquement à l'un comme à l'autre leur demande en mariage. À la fois Artémis et Amazone, elle fut encore plus récalcitrante que Simone de Beauvoir au sexe masculin. Non seulement elle refusa le mariage mais également les relations sexuelles avec ses prétendants, et ce ne fut que très tardivement qu'elle consentit à des ébats amoureux avec Rilke, seul homme pour qui elle eut véritablement une grande affection. Elle-même dira que la nature féminine de Rilke s'accordait à sa nature masculine. Elle vécut cependant avec Paul Rée qui la demanda en vain en mariage. En 1 886 l'orientaliste Friedrich Carl Andreas tomba éperdument amoureux d'elle et menaça de se suicider si elle ne consentait pas à l'épouser. Elle finit par accepter mais posa une condition de taille : que le mariage ne soit jamais consommé ! Olympe de Gouges Une autre femme, et non des moindres, peut largement prétendre à faire partie des descendantes d'Artémis même si sa biographie n'est pas en tout point semblable à celle de la déesse. Disons qu'elle a bien suivi les traces de cette dernière en tenant compte de sa personnalité et des avatars de sa destinée. Il est intéressant de signaler tout d'abord qu'elle fut un enfant adultérin. Ce détail ne doit pas être négligé car il entre certainement dans la genèse de sa personnalité entièrement dévouée à la libération et aux droits des femmes. Selon la légende Léto, la mère d'Artémis, conçut celle-ci ainsi que son frère Apollon avec Zeus qui n'était pas son mari. On trouve donc là une analogie notoire entre les origines d'Artémis et celles d'Olympe de Gouges dont le destin est marqué par une problématique semblable. Léto fut d'ailleurs chassée par Héra et ne put accoucher que sous la protection de Poséidon ce qui pose évidemment le problème de la condition féminine. De même que les origines d'Artémis la 124
conduisirent à refuser la compagnie des hommes pour ne pas être tributaire d'eux, de même Olympe de Gouges hérita de ce combat à mener. On constate donc bien qu'il existe un lien de cause à effet entre la légende d'Artémis et la destinée de cette femme qui fut l'auteure de la déclaration des droits de la citoyenne, le contexte personnel et historique transposant cette légende à l'aune de sa propre vie. Signalons que parmi les premiers droits, ce fut celui du divorce, de la suppression du mariage religieux, de la création de maternités, d'un système de protection maternel et infantile, de la prise en compte des enfants issu de liaisons nées d'une « inclination particulière », et de la reconnaissance d'enfants nés hors mariage qu'elle demanda. Olympe de Gouges peut se réclamer, à juste titre, d'être un mélange d'Amazone et d'Artémis compte tenu de ses orientations pour le moins féministes. Tous ces exemples montrent à l'envi la vérité psychologique des légendes de la mythologie grecque et romaine et comme elles sont solidement ancrées dans la psyché de certains individus. Comme l'avait bien démontré Jung ces archétypes sont des réalités vivantes qui s'incarnent dans les esprits en fonction du vécu et des expériences de chacun. Circé ou les sirènes de l'amour Dans une veine approchante, nous voici avec les femmes ensorceleuses d'hommes en pleine mythologie « circéenne ». Depuis la Païva jusqu'à Lola Montez, en passant par Caroline Otero, Mata Hari ou encore Émilienne d'Alençon, leur destinée s'apparente à celle légendée par la mythologie gréco-romaine et bien connue sous le nom de Circé, la grande magicienne. Son ascendance n'est d'ailleurs pas étrangère aux qualités qu'on lui prête. Fille du Soleil dont on sait qu'il représente la mise en lumière ainsi qu'une apparence flamboyante. Ces caractéristiques symboliques peuvent néanmoins prendre deux sens très antinomiques : 125
d'essence idéale, elles nous renvoient au mythe d'Apollon alors que d'essence beaucoup plus vulgaire et concrète, elle nous rappelle Dionysos et c'est le sens second qu'il convient de retenir dans le cadre de cette légende. Fille de Perséis mais plus vraisemblablement d'Hécate qui préside à la magie et aux enchantements, Circé représente également la part sombre de sa mère. L'une est enchanteresse quand l'autre devient ensorceleuse et se plaît à prendre les hommes dans ses rets en les attirant dans son magnifique palais édifié au sommet d'une île. Loin de l'agitation du monde, ce havre enchanteur devient le prototype du désir, du bonheur terrestre et éternel. Là, elle leur offre un somptueux banquet qui attise leur convoitise et endort leur méfiance. C'est alors qu'avec sa baguette, symbole de puissance chtonienne, elle transforme les marins en divers animaux : porcs, lions, chiens selon les caractéristiques de chacun. Cette métamorphose illustre bien leur soumission aux instincts les plus vils en même temps que leur subordination à cette prêtresse aux charmes envoûtants. Désormais elle peut faire de ses invités ce qu'elle veut, et les envoie rejoindre les étables déjà remplies d'animaux semblables. Cette séquence en dit long sur l'estime que Circé porte aux marins qui ne sont pour elle que la représentation d'un troupeau de bêtes qu'il faut dompter pour en tirer le meilleur parti. La légende dit que fort heureusement, Euryloque, le lieutenant d'Ulysse, s'est montré plus prudent que les autres marins en se tenant à l'écart. Assistant à la scène, il comprend le danger et s'enfuit précipitamment pour alerter son chef. Celui-ci décide alors de se rendre au palais pour sauver ses compagnons. Par sa grandeur et sa bravoure Ulysse représente la sagesse et les valeurs célestes s'opposant au monde chtonien - il se présente comme le héros capable de faire céder Circé et de libérer ses hommes de cette emprise féminine néfaste. Tout en se demandant comment il va s'y prendre pour venir à bout de cette ensorceleuse, voilà qu'apparaît Hermès qui, grâce à son ingéniosité, lui tend du 126
« moly », une plante magique qui neutralisera l'effet envoûtant de la baguette que Circé ne manquera pas d'utiliser. Ulysse n'aura plus qu'à sortir son épée pour que la déesse ranime aussitôt ses compagnons. Symbole de pouvoir et de lumière, l'épée représente ici le combat pour la conquête de la connaissance et la libération des désirs. Elle se montre, surtout entre les mains du héros, comme l'antidote aux multiples désirs que Circé ne manque pas de susciter. Ulysse personnalise donc, de ce point de vue, la figure capable de résister au charme vénéneux de la déesse, et la vue de l'épée prête à la transpercer lui fait aussitôt rendre leur forme première aux marins. Vainqueur, Ulysse décide alors de passer auprès d'elle un mois de délices. L'étude biographique des cinq célèbres courtisanes citées plus haut, nous enseigne qu'elles sont toutes des Circé en puissance, même si leur sort diffère quelque peu du modèle. Le symbolisme qui entoure la légende de Circé est tellement transparent qu'il n'est à peine besoin d'en montrer les ressorts. On pourrait presque croire qu'elles se sont inspirées de ce mythe pour réaliser leur destin. Or, il n'en est sûrement rien, et si elles calquèrent leur vie sur celle de l'héroïne, c'est tout simplement que ce récit constitue un archétype primordial que l'on retrouve chez certaines femmes. À l’instar de leur lointaine égérie, elles possédèrent toutes des châteaux ou des palais où elles organisaient de somptueux festins dans lesquels elles vivaient entourées d'hommes n'ayant d'yeux que pour elles, et dont la richesse, les titres nobiliaires et les hautes fonctions avaient de quoi satisfaire leurs désirs matériels les plus inextinguibles. Tous les amants et les maris qu'elles eurent, étaient à l'image du troupeau de marins que Circé avait métamorphosé en bête aimante et docile, et leur attrait et leur charme sulfureux constituaient la baguette magique avec laquelle elles pouvaient s'assurer la soumission des hommes même ceux qui faisaient partie des puissants de ce monde. De même que les compagnons d'Ulysse, considérés comme des marins aguerris capables 127
d'affronter les pires tempêtes, devinrent de paisibles agneaux sous la férule invincible de Circé. Ces exemples illustrent que, loin de refléter uniquement des stades de la libido infantile comme Freud l'avait exposé dans ses théories psychanalytiques, les mythes retracent toutes sortes de conduites et d'aventures héroïques et divines qui peuvent très bien s'apparenter aux hommes dans tous leurs états. Qu'elles soient pathologiques ou non, ces conduites s'inscrivent dans une trame qui reflète des situations sortant largement du cadre de l'investigation psychanalytique même si ces récits se montrent propices à cette analyse. Ils tendent néanmoins à décrire, par l'intermédiaire de héros ou de dieux, toutes sortes de conflits et d'aventures qui ne sont que le miroir de la psyché humaine. On constate également que ne sont pas portés dans ces récits de jugements moraux mais qu'ils se contentent d'être simplement narratifs. Seul le lecteur, en fonction de son idéologie, peut y apporter une valeur morale qui lui appartient en propre. Contrairement à l'esprit des religions fondé sur tout un réseau de principes vertueux définis par l'ordre clérical, la mythologie peut se définir comme un ensemble de récits sans dogme ni croyance de quelque ordre que ce soit et, en ce sens, le fait moral n'est pas son affaire. Le paradoxe veut que la mythologie soit néanmoins peuplée de dieux. Mais c'est précisément parce qu'elle fait intervenir une multitude d'entités divines qu'elle est contraire à l'essence des religions fondées la plupart du temps sur un monothéisme idéal vers lequel chaque individu serait susceptible de tendre. Les mythes, tels qu'ils sont conçus, se trouvent donc en totale opposition avec le phénomène religieux, tout du moins celui qui s'est incarné dans notre civilisation judéo-chrétienne, et représentent plutôt, comme le souligne le courant évhémériste, une tentative de détacher l'homme de la religion, de le remettre au centre des préoccupations et de lui montrer qu'il n'est pas différent de ce monde. 128
La mythologie gréco-romaine pourrait dès lors être une sorte de psychanalyse bien avant la lettre, de mise à plat de la psyché et de ses multiples facettes, chaque héros, chaque dieu incarnant une aventure psychique que l'homme peut plus facilement décrypter que s'il devait aller la dénicher au fin fond de son inconscient. Par son aspect allégorique, symbolique et imagé, elle frappe le lecteur et lui ouvre les secrets de son âme pour peu qu'il se sente en affinité avec l'une des légendes de ce grand cosmos intérieur. On ne peut cependant pas réduire la psyché humaine à un seul récit mythique, tant s'en faut, et cela vient d'être illustré dans les exemples choisis précédemment. Chaque individu est bien souvent habité par plusieurs mythes ou fragments de mythes à la fois si bien que sa psyché est l'œuvre d'un agencement subtil entre plusieurs légendes dont les récits s'entremêlent au point de parfois semer le désordre au sein de l'inconscient. Il doit donc apprendre à hiérarchiser l'ampleur de ces images et s'identifier à la plus prégnante. Lorsque ces images peuvent s'agréger au point de former un tout indissociable, alors le travail de recomposition s'avère moins difficile bien que ce ne soit pas le cas pour tous les individus. Il en résulte que certains ont une vision claire de leur cheminement intérieur alors que d'autres, pris dans un enchevêtrement d'images irréductibles, deviennent la proie d'une irrésolution pathologique et se trouvent alors dans l'incapacité de progresser. Le fil d'Ariane que leur tendra le thérapeute sera alors indispensable pour retrouver au sein de cet écheveau le lien qui permettra de le dévider. Les analogies qui existent entre la psychanalyse et la forme des récits mythologiques sont nombreuses. J'ai déjà mentionné le fait qu'elles étaient toutes deux fondées sur des outils tels que l'analogie, le symbolisme, ou encore l'allégorie. Si les différents complexes psychanalytiques traduisent des stades d'évolution de l'enfant, si la matière des rêves peut évoluer au fur et à mesure du déroulement de la thérapie, de son côté le mythe propose également des phases évolutives 129
et régressives. Il n'est pas linéaire et chaque héros ou dieu traverse des périodes tantôt lumineuses, tantôt obscures. Souvent le récit se termine sur une phase d'apaisement et de résolution des antagonismes. Il n'en est pas toujours de même pour la psyché qui parfois peine à résoudre les conflits qui assiègent le patient. Le mythe, en revanche, offre toujours une voie lumineuse ou positive, en témoigne le récit d'Œdipe qui sera enfin libéré de son fardeau lorsqu'il sera accueilli à Colone par Thésée - soit dit en passant, ce dernier est l'un des héros qui, tout au long de ses aventures, a mené le combat contre la banalisation indiquant par-là qu'Œdipe a enfin surmonté sa névrose - ou celui d'Artémis qui devient la protectrice des Amazones ou encore le cas de Cronos qui termine sa vie dans l'île des Bienheureux. À chaque fois ou presque une issue favorable est possible. À chacun de trouver, en fonction du mythe qui le guide, un aboutissement positif permettant de donner un sens à sa vie. L'étude des mythes peut donc être un précieux enseignement pour celui qui veut réorienter sa vie d'un point de vue symbolique. Certes, il doit d'abord se reconnaître dans un ou plusieurs récits et se demander à quelle étape il est parvenu au moment de ce questionnement. C'est une démarche qui n'est pas simple mais qui facilite l'identification à un personnage de légende, qui est un guide précieux pour celui qui souhaite prendre un chemin mieux balisé, et éviter ainsi les trop nombreuses embûches semées sur sa route, avec comme perspective la possibilité d'atteindre ce point lumineux, alpha et oméga de toute quête humaine, capable d'éclairer enfin les zones d'ombre de la psyché.
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Chapitre IX : Le mythe d'Apollon Certainement l'un des mythes le plus en accord avec les conceptions de la civilisation hellénistique, il a été remis au premier plan durant la Renaissance, période au cours de laquelle on a assisté à un retour des valeurs de la Grèce Antique. Deux illustres écrivains de cette époque témoignent de ce regain d'intérêt, et ont fait revivre à travers leur œuvre toute la grandeur et la majesté apollinienne. Dante et Pétrarque figurent les deux grandes lumières littéraires et poétiques de cette période. Leur couronne de lauriers est véritablement d'essence apollinienne, et ils peuvent être considérés comme les représentants, les fils spirituels, du dieu Apollon. Voilà pourquoi je souhaiterais étudier leur trajectoire aussi bien littéraire que spirituelle et affective. Nous allons retrouver en eux la geste et les symboles qui marquent ce mythe. Pétrarque Considéré avec Dante et Boccace comme l'un des premiers grands auteurs italiens, son influence stylistique et linguistique s'est développée tout entière à partir de son Canzoniere, chef-d’œuvre où il laisse libre cours à son amour immortel pour Laure. Œuvre flamboyante teintée de pureté et de grandeur sublime. Il ne rencontra Laure qu'une fois mais consacra toute sa verve à cette illumination d'un instant fugace qu'il rendit éternel par la noblesse de ses poèmes. Sa renommée, il la doit à cet amour spirituel et lumineux qu'il porta à Laure, entrevue le 6 avril 1327 dans l'Église Sainte Claire d'Avignon, et qu'il ne cessera de chanter toute sa vie durant, même par de-là la mort de l'aimée. Le Canzoniere est entièrement consacré à son amour intemporel pour Laure. Le pétrarquisme sera le point de départ d'un courant poétique qui marquera les générations suivantes sous la forme d'une esthétique du chant amoureux.
Le Canzoniere se présente tantôt comme une élégie passionnée, tantôt comme une confession des états d'âme du poète. Composé de 366 poèmes en analogie avec les jours qui composent une année, il compte 317 sonnets, contre 29 chansons, 9 sextines, 7 ballades et 4 madrigaux auxquels il travailla jusqu'à sa mort. Le Canzoniere comprend deux parties, cette rupture se produisant à la mort de Laure, inspiratrice de toute l'œuvre. La première partie (Rime in vita) évoque la spirituelle et lumineuse présence de Laure tandis que la deuxième (Rime in morte) rappelle constamment la mémoire de la défunte. Sur ces 366 poèmes, 365 expriment la constance du poète pour l'être aimé. La dernière chanson, dédiée à la Vierge, représente le nombre de jours contenus dans cette année bissextile qui vit mourir l'objet de son amour. Si nous lisons attentivement la légende d'Apollon, nous constatons qu'elle est traversée par un certain nombre de symboles que Pétrarque a fait siens et qu'il a laissés transparaître dans chacune de ses élégies. Au moment où naquit le dieu, des cygnes sacrés vinrent voler au-dessus de l'île – en en faisant sept fois le tour – car on était au septième jour du mois. Zeus fit aussitôt des présents à son fils. Il lui donna une mitre d'or, une lyre et un char attelé de cygnes. La généalogie d'Apollon est assez éloquente de ce point de vue. Il est tout d'abord le fils de Zeus et reconnu comme tel au point que celui-ci lui offre comme présents à sa naissance une mitre d'or, une lyre et un char attelé de cygnes. Ces attributs de haute valeur indiquent que Zeus tient son fils en grande estime et qu'il lui prédit un destin qu'il veut idéal. Le lieu de naissance d'Apollon témoigne déjà de sa grandeur dans la mesure où elle figure un centre d'où toute chose rayonne au même titre que le soleil, foyer principal du Système solaire, et ce n'est pas par hasard qu'Apollon la plaça au centre du monde grec et lui donna le nom de Délos qui signifie la brillante. Pétrarque, de son côté, est bien le 132
descendant direct d’Apollon, lui qui consacra sa vie à idéaliser son amour pour Laure, sa muse et sa destinée même par de-là sa mort. Symbole de pureté, d'immortalité et d'union céleste, le cygne est une figure qui plane, elle aussi, au-dessus de toute l'œuvre de Pétrarque. Quant à la lyre, instrument qui fut offert par Zeus à Apollon, elle est un principe d'harmonie cosmique et l'instrument même de l'inspiration poétique et musicale, et elle est en parfaite adéquation avec l'amour qui illumina Pétrarque lorsqu'il écrivit son Canzoniere en l'honneur de Laure. Les cygnes emmenèrent d'abord Apollon dans leur pays, sur les bords de l'Océan, au-delà de la patrie du Vent du Nord, chez les Hyperboréens, qui vivent sous un ciel toujours pur, et qui ont voué à Apollon un culte qu'ils célèbrent sans cesse. Cette séquence est également révélatrice de l'introjection d'un mythe dans la psyché humaine et l'on voit poindre aisément le parallèle qui existe entre le destin de Pétrarque et celui d'Apollon par l'entremise des Hyperboréens qui, non seulement, sont décrits comme vivant dans un pays qui ressemble à un paradis lointain et auréolé de rêves mais également dans un monde céleste ou la perfection règne. Le Canzoniere de Pétrarque est, à n'en pas douter, à l'image de cette contrée, tout nimbé d'idéal et de pureté en l'honneur de cette rencontre unique qui vit naître son amour intangible et intarissable pour Laure et qui deviendra le cœur de sa vie et de ses élégies. Le culte des muses est présent dans la légende d'Apollon nommé également « musagète » : celui qui conduit les muses. De son côté, Pétrarque fut sous l'emprise directe de sa muse, et son inspiration s'en trouva souverainement fortifiée. Dieu solaire, de la musique et des arts, Apollon, oppose à Dionysos, caractérisé par la démesure et l'hybris, la raison, la clarté et l'ordre qui font de lui le plus grec des dieux de la mythologie. De même Pétrarque écrit son Canzoniere dans le 133
même esprit. L'ordre et la mesure se retrouvent dans les deux parties qui composent cet ensemble de réflexions spirituelles qui embrassent des thèmes très divers et variés (politiques moraux, religieux) car le thème de l'amour reste l'épicentre de son inspiration. La composition de son Canzoniere s'inscrit également dans le cycle temporel des 365 jours de l'année à seule fin de montrer que son amour pour Laure est omniprésent. De même qu'Apollon est considéré comme le dieu grec par excellence et l'idéal sur lequel repose toute la Grèce antique, de même Pétrarque fut considéré comme l'initiateur du mouvement humaniste de la Renaissance dont le retour à l'Antiquité fut la principale préoccupation. Après son séjour au pays des Hyperboréens, Apollon retourna à Delphes et tua de ses flèches un dragon qui se livrait à toutes sortes de déprédations dans le pays. C'est Héra qui lui avait enjoint de poursuivre Léto alors qu'elle était enceinte d'Artémis et d'Apollon. En souvenir de cet exploit, il institua des jeux funèbres qui furent nommés Jeux pythiques. Il s'empara de l'oracle de Thémis, conseillère de Zeus, et consacra un trépied qui devint l'un de ses attributs que la pythie utilisait pour rendre ses oracles. À ce propos le trépied représente selon le dictionnaire des symboles : Par le nombre trois il est l'image du feu et du ciel. Le plus célèbre trépied fut le trépied delphique, le siège de la mantique d'inspiration. Ce symbolisme se trouve largement illustré par le dessin qui figure sur une hydrie du musée du Vatican. Le trépied repose sur deux ailes d'aigle ou de cygne ; ses anses merveilleusement soudées à la coupe ont la forme de cercles ; Apollon est assis, légèrement accoudé, son arc dans le dos et sa lyre à la main ; il traverse l'espace ; peut-être se rend-il au pays des Hyperboréens, image mythique du paradis ; ses ailes, ou a fortiori celles des aigles ou des cygnes, indiquent dans la symbolique traditionnelle l'élévation de l'esprit ; le cercle, le soleil 134
et la perfection ; le nombre trois des pieds, une manifestation divine ; la coupe, le réceptacle des communications célestes ; l'arc et les flèches, le soleil et ses rayons ; la lyre, l'harmonie. C'est l'image d'un merveilleux et calme envol vers l'extase et la perfection, au-dessus des pensées et désirs terrestres. C'est le symbole du dieu soleil, du dieu des oracles delphiques, du dieu de la sagesse. Ces nombreux rapprochements symboliques qui viennent d’être évoqués montrent que la vie et l'œuvre de Pétrarque sont d'essence typiquement apollinienne au point qu'on lui remettra la couronne de lauriers qui sert à récompenser les héros, les génies et les sages, et qui fit la gloire du dieu. Pétrarque voua un amour céleste et désintéressé pour Laure, et c'est à partir de cet amour fulgurant et absolu qu'il parvint à rédiger dans un langage atemporel et harmonieux, chaque jour de sa vie, son Canzoniere. Ces pages n'en sont pas moins d'essence orphique, tout du moins la deuxième partie par le titre qu'il lui donne (Rime in morte). Lorsqu'il apprend la mort de Laure, décédée sans doute de la peste noire, le 6 avril 1348, 21 ans jour pour jour après sa rencontre, Pétrarque se mue en Orphée pleurant sa muse et passe soudain de la lumière aux ténèbres. Derrière Apollon se profile en filigrane l'autre face de Pétrarque qui chantera dès lors la perte de son Eurydice. Enfin, au regard du titre, In Morte di Madonna Laura, les tourments du poète semblent s'être apaisés et Laure, transfigurée par la mort, devient plus tendre et plus accessible pour un François dont l'amertume a laissé place à la mélancolie. Pétrarque oscille entre Apollon et Orphée. Il voue certes un culte à Laure même par-delà la mort mais, contrairement à Orphée, prêt à braver les enfers pour retrouver Eurydice, celui-ci poursuit son œuvre en sublimant la douleur ressentie pour y trouver la délivrance. Sa lettre à la postérité témoigne de cette ambivalence : Dans mon jeune âge, j'ai lutté constamment contre une passion amoureuse débordante mais pure - mon 135
seul amour, et j'aurais lutté encore si la mort prématurée, amère mais salutaire pour moi, n'avait éteint les flammes de la passion. J'aimerais certainement pouvoir dire que j'ai toujours été entièrement libre des désirs de la chair mais je mentirais en le disant. Pétrarque aura donc vécu pleinement deux grands mythes grâce à son amour passionné mais chaste pour Laure mais il restera à tout jamais apollinien dans l'esprit des hommes, celui qui aura su glorifier ses désirs et sublimer son amour aussi bien dans la vie que dans la mort. On notera que, comme tous les récits qui peuplent la mythologie gréco-romaine, que celui rattaché à Apollon comporte de nombreuses séquences qui montrent différents aspects du mythe et par conséquent diverses facettes du dieu qui incarne cette légende. Il convient donc lorsque l'on étudie les comportements humains de ne pas englober tous les aspects mais de ne retenir le plus souvent qu'une ou seulement plusieurs phases du récit. En effet, chaque individu ne vit pas la totalité de la légende mais bien souvent une seule partie qui doit être bien circonscrite. C'est le cas de Pétrarque. Même si son destin concentre la plupart des symboles contenus dans le récit, il n'a cependant vécu que certains chapitres, notamment ceux qui décrivent Apollon sous son jour le plus noble et le plus détaché du monde terrestre. C'est d'ailleurs sous ces traits psychologiques qu'il est le plus souvent représenté. Il ne faut donc pas s'attendre à ce qu'un récit mythologique soit vécu de bout en bout par l'individu mais surtout qu'il reproduise la majorité des symboles constituant la trame de l'histoire. En ce qui concerne Pétrarque, on constate que la plupart des symboles rattachés à Apollon sont présents dans sa vie et son œuvre et qu'ils imprègnent sa destinée, et cela suffit à considérer que sa vie a été placée sous le signe du dieu grec, qu'il est en quelque sorte un descendant direct de celui-ci. Car il faut toujours considérer les récits mythologiques 136
d'abord en termes symboliques puisqu'ils nous ont été transmis selon ce principe, et ce n'est que lorsque ce travail a été accompli que l'on peut analyser le poids des événements qu'il faut également regarder d'un point de vue herméneutique. Dante Alighieri C'est en 1 274 que Dante aurait rencontré pour la première fois Béatrice. De son vrai nom Bice di Folco Portinari, elle épouse un certain Simone de Bardi et meurt en 1 290. On sait peu de chose d'un amour dont l'histoire est sublimée dans Vita nuova (composé entre 1 292 et 1 294) dans laquelle il décrit sa première rencontre avec Béatrice, âgée seulement de neuf ans, puis la deuxième, survenue neuf années plus tard (il expliquera par la suite le sens symbolique du neuf, chiffre de Béatrice). Dans la Vita Nuova, Dante décrit sa passion et son désespoir à la mort de celle-ci. Il raconte la crise profonde qui s'ensuit, son errance et son aventure avec une « noble dame » (sans doute une allégorie pour désigner la philosophie), et enfin son repentir. Bien que Vita Nuova soit probablement inspirée par la vie personnelle de Dante, de nombreux critiques mettent en doute l'existence réelle de Béatrice, préférant voir en elle une figure allégorique (certains considèrent encore aujourd'hui que dans la Divine Comédie, Virgile représente la raison naturelle, et Béatrice la théologie). Un rêve fait par Dante, et qui accompagne le premier poème inséré dans le livre, nous éclaire : Dante voit apparaître le dieu Amour dans une nuée de feu, portant Béatrice nue dans un drap couleur de sang. Amour tient dans sa main le cœur enflammé de Dante et le donne à manger à Béatrice, puis s'élève vers le ciel avec elle. Ce rêve montre la richesse et la puissance évocatrice du poète dans la Vita Nuova, œuvre difficile à interpréter : la tradition mystique (la nuée de feu par exemple) croise la 137
tradition courtoise (l'histoire du cœur mangé), les appels aux « Ffidèles d'Amour » et les rassemblements de dames invitent à des lectures ésotériques tandis que les visions et les rêves énigmatiques placent l'œuvre dans une dimension à la fois eschatologique (la mort de Béatrice comme horizon) et mystérieuse. En effet, si Béatrice a été souvent comparée à une sainte, et si une des meilleures façons de s'approcher de cette figure de femme souveraine est d'étudier les analogies marquées avec le Christ, la Vita Nuova, bien au-delà de la simple description des vertus ou la narration des miracles qui ponctuent la vie des saintes, semble envelopper les mystères de Béatrice. La dimension rituelle, présente surtout dans la première partie du livre, prend ici certainement tout son sens. Il est difficile de savoir si Dante envisageait véritablement un culte de Béatrice qui orienterait ainsi toute son œuvre, mais il est certain que sa conception de la cité est tributaire de la vie et de la mort de Béatrice : en effet, après la mort de la gentilissima (la très noble, la très courtoise), Florence est veuve et Béatrice devient un nom commun « Florence a perdu sa Béatrice », écrit le poète. La Vita Nuova, qui se distingue déjà du courant stilnoviste, se compose d'une trentaine de poèmes, des sonnets pour la plupart, qui brûlent d'une ardeur amoureuse et mystique à la fois. Quarante-deux chapitres en prose commentent les vers au fur et à mesure. Dante achève son œuvre par une annonce introduite après le dernier sonnet comme une vision paradisiaque. Il écrira quelque chose que jamais personne n'a écrit pour chanter la gloire de l'être aimé. Peut-être pensait-il déjà à la Divine Comédie.30 De la même manière que Pétrarque aima Laure d'un amour mystique, Dante le précéda dans l'adoration qu'il voua 30
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entièrement à Béatrice. Le schéma de cette rencontre est toujours le même : éblouissement devant l'image inoubliable de l'être aimé qui devient la raison de vivre de celui qui en a été transfiguré. Alain Fournier Autre cas de sublimation de l'amour par l'art, celui de l'auteur de Le Grand Meaulne mort prématurément sur le front durant la Grande Guerre à l'âge de 27 ans. Auteur, entre autres, d'une correspondance avec Jacques Rivière et d'un recueil de poèmes et nouvelles intitulé Miracles. Son roman est également une œuvre apollinienne en ce sens qu'il traite d'une rencontre amoureuse platonique qui prend une dimension quasi mystique par son côté autobiographique. En ce sens, Alain Fournier renoue avec les thèmes chers à Pétrarque même si plusieurs siècles séparent le Canzoniere de Le Grand Meaulne. À la différence qu'on ne sait si l'aventure est rêvée ou tout simplement vécue contrairement à celle de Pétrarque. Il flotte néanmoins sur le roman d'Alain Fournier comme un air de pureté, de lumière et d'immortalité propre à la symbolique apollinienne. Une seule rencontre avec Yonne de Galais lors d'une fête donnée dans un château dans une atmosphère tout droit sortie d'un conte pour enfants ou d'un récit légendaire, où le héros du livre est comme illuminé par la jeune femme. Celle-ci est cependant sur le point de se marier et le Grand Meaulne devra se contenter de rêver à cette rencontre sublime mais sans lendemain. Incapable d'oublier Christine, il lui voue un culte et se promet de la revoir un jour. Apprenant par son meilleur ami qu'elle vient de divorcer notre héros va s'installer à Paris dans l'espoir de la rencontrer. Ses vœux seront alors exaucés quelque temps plus tard. La naissance d'Apollon avait été marquée par le vol de sept cygnes, ceux-ci étant la marque de la pureté et de l'immortalité. Non seulement l'amour que le héros portait à Christine de Gallais n'était pas mort mais il renaissait et leur union put enfin se réaliser. L'écrivain immortalisa cette aventure dans sa correspondance et dans 139
l'unique roman de forme élégiaque qu'il rédigea juste avant de partir pour la guerre. Si l'on en croit le mythe, Apollon reçut à sa naissance le nectar et l'Ambroisie, deux aliments qui apportent l'immortalité. On retrouve également cette notion chez l'auteur du Grand Meaulne transposée sous les traits de l'amour éternel. L'arc, l'un des attributs du dieu, illustre également la recherche de la perfection. L'amour, tel qu'il est décrit dans le roman, rappelle de manière évidente cette quête tandis que la flèche, en rapport avec la foudre ou l'éclaire, illustre l'aspect fulgurant et lumineux de cet amour. Aussi bien chez Pétrarque que chez Alain Fournier, cette rencontre éclair de l'être aimé aura un retentissement quasi éternel sur la vie et le pouvoir de création de ces deux hommes. Non seulement la rencontre ne durera qu'un bref instant mais le sentiment amoureux sera immédiat et sa force intemporelle.
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Chapitre X : La psyché : un condensé de mythes Albert Camus Jusqu'à présent je me suis attaché à illustrer l'imprégnation d'un mythe dans la psyché d'un homme à travers sa vie et son œuvre. La question qui se pose toujours est de savoir s'il s'agit d'une imprégnation issue de l'inconscient collectif comme Jung l'avait définie ou s'il s'agit seulement d'une correspondance entre les diverses situations intrapsychiques humaines et les conduites des héros ou des dieux qui traversent ces légendes. Pour ma part cette deuxième hypothèse me semble plus probable si l'on considère que les récits mythologiques procèdent d'une mise à plat de l'âme humaine réalisée non pas selon une méthode d'analyse intellectuelle comme en témoignent la psychologie ou la psychanalyse mais selon des modes de représentations allégoriques et symboliques par le biais de récits représentant des héros ou des dieux à l'image des hommes ordinaires pour mieux se mettre à la portée de chaque individu quelles que soient ses capacités d'entendement. Avec les exemples précédents je n'ai eu recours qu'à un mythe voire un fragment de mythe pour décrire une situation humaine, ceci afin de rendre mes observations plus claires mais il va de soi que cette relation entre l'homme et la mythologie est beaucoup plus complexe que cela et que, loin d'être seulement le dépositaire d'une légende, chaque individu détient une relation privilégiée avec plusieurs récits qu'il se réapproprie selon les instances de ses structures psychiques, et c'est bien souvent à partir d'une construction personnelle qu'il fait écho à un certain nombre de facteurs pour composer l'histoire de sa vie. La complexité du psychisme est telle qu'il reproduit tout un réseau de correspondances mythologiques qu'il appartient au praticien de débrouiller puis d'analyser afin de comprendre les réactions et les agissements de son patient.
L’œuvre d'Albert Camus (sa vie également) se prête tout particulièrement à ce genre d'analyse et va servir d’illustration aux propos que je viens d’énoncer ce qui permettra au lecteur de se faire une idée plus précise de l'interpénétration des mythes dans la destinée de celui qui les incarne. Mythe de Prométhée La révolte contre l’ordre établi, le désir de sortir de sa condition humaine, la volonté de s’affranchir de toute domination et par voie de conséquence le désir de conquérir sa liberté, de lutter pour celle des autres, et de vouloir s’égaler ainsi aux dieux, tels sont les grandes idées directrices de cette équation que l’on peut rattacher à la geste de Prométhée. Rappelons brièvement les grandes lignes de cette légende : Prométhée est le petit-fils d’Ouranos et le fils de Japet. Ce dernier, écarté du ciel par son père et relégué dans les entrailles de la terre, refusa de participer à l’embuscade que Gaïa avait préparée pour se soustraire à l’étreinte brutale de son époux. Les origines de Prométhée se modèlent en fonction de deux personnalités : celle d’un grand-père toutpuissant, et celle d’un père soumis à l’autorité et enfermé plus tard par Chronos, son frère, dans le Tartare. Son père incarne donc la figure de l’homme défait. C’est pourquoi Prométhée cherche à réparer les torts que ce dernier a subis en se révoltant, notamment contre Zeus, son cousin qui incarne le pouvoir et l’ordre établi. Prométhée passe pour avoir créé les premiers hommes en les façonnant avec de la terre glaise ce qui implique leur soumission aux conditions terrestres et la cause d’un destin malheureux. C’est d’ailleurs ce constat qui déclenche sa révolte contre Zeus qu’il va essayer de tromper pour aider l’homme à s’élever. Le sacrifice d’un bœuf qu’il devait partager équitablement entre Zeus et ses frères lui commanda une ruse qui incita le dieu à choisir la part qui ne 142
contenait que de la graisse, l’autre devant aller aux hommes. Ce volet exprime bien le désir de Prométhée de combler le fossé qui existe entre les dieux et les hommes. Pour les punir, ils furent alors privés du feu ce qui les contraint à retourner à leur condition d’origine. Prométhée voulut les secourir une nouvelle fois et il alla dérober des semences de feu à la roue du soleil, et les apporta sur la terre, cachées dans une tige de férule. C’est ainsi que s’élève son esprit de révolte contre les dieux, désireux de sortir les hommes de leur condition. Une autre tradition veut qu’il ait dérobé ce feu à la forge d’Héphaïstos indiquant ainsi que Pluton joue également un rôle dans la genèse du complexe de Prométhée, rôle souterrain certes mais éminemment destructeur du fait que le dieu des forgerons est capable de façonner des armes. Mais Prométhée fut puni par Zeus pour avoir apporté le feu, symbole de lumière, aux hommes, et pour les avoir délivrés ainsi de leur condition misérable. Celui-ci l’enchaîna par des liens d’acier sur le Caucase et envoya un aigle, né d’Échidna et de Typhon, pour lui dévorer le foie qui repoussait toujours. Quant aux mortels, Zeus leur envoya Pandore comme châtiment. Cette femme façonnée par les dieux symbolise l’origine des maux de l’humanité. Mythe de la castration d’Ouranos Désireuse de se soustraire à l’étreinte brutale d’Ouranos, Gaïa demanda à ses fils, les Titans, de la protéger contre lui. Tous se récusèrent sauf le dernier-né, Chronos. En effet, le dieu tutélaire avait tenu son fils loin du ciel, et ce dernier ne lui pardonnait pas cet acte. Aussi, pour se venger, il n’hésita pas à obéir à sa mère. À l’aide d’une faucille que celle-ci lui avait donnée, il se mit en embuscade, et lorsque vint la nuit, trancha les testicules de son père et les jeta à la mer. De cette mutilation tombèrent des gouttes de sang qui fécondèrent une dernière fois la Terre. Ainsi naquirent les Érinyes, déesses infernales, vengeresses du crime. 143
Le rapport qui s’instaure entre Ouranos et Chronos est celui du pouvoir. En castrant son père, Chronos le démet de ses fonctions pour usurper sa place. Synonyme de culpabilité, les Érinyes s’installent alors dans l’esprit de celui qui transgresse les lois. Le mythe présente également une autre face montrant Ouranos qui refuse à son fils l’accès à la connaissance de peur que celui-ci ne le dépasse. Chronos est de ce fait amené à châtrer son père afin d’évoluer. La castration à des fins spirituelles devient alors un levier de puissance pour Chronos. À travers ce mythe est évoqué le problème du pouvoir dans ses diverses ramifications. Cette synergie d’éléments nous place devant le problème de la culpabilité ainsi que de toutes les valeurs qui y sont attachées : enfer, satanisme, purgatoire et, d’une manière générale, toutes les tendances punitives et autopunitives. Nous retrouvons d’ailleurs ces idées dans le mythe du Tartare, le mythe de Sisyphe et, plus près de nous, dans le Faust de Goethe. Mythe du Tartare Les héros qui évoluent dans la légende du Tartare sont précisément Chronos et Hadès. Le premier se sent coupable d’avoir tué son père Ouranos. Pour ne pas être détrôné, il avale ses enfants, notamment Pluton qui, une fois régurgité, s’arme du casque invisible pour faire payer à son père le prix de son crime. Chronos sera donc écarté du ciel et rejeté dans le Tartare pour purger sa peine. Le mythe de Sisyphe procède de la même symbolique. Ce dieu, précipité aux enfers par Zeus, est condamné à expier sa faute en roulant éternellement jusqu’au sommet d’une pente un rocher qui retombe inéluctablement, emporté par son propre poids. Mythe de l’âge d’or Cette configuration pose le problème du pouvoir et de son renoncement pour entrer dans l’âge d’or, en relation avec la symbolique cronosienne. La légende nous apprend 144
effectivement comment Chronos s’empare du poste suprême, sa peur d’être détrôné par ses enfants, sa chute face à Zeus qui veut mettre un terme à son règne, et ensuite son renoncement au pouvoir, seule condition pour atteindre l’âge d’or. Cette séquence mythologique est également à l'œuvre dans la vie et l'univers de Camus à travers plusieurs écrits. Dans ses travaux sur les mythes, Paul Diel a déterminé plusieurs types de conduites humaines divisées en deux catégories bipolaires : perversion - banalisation, sublimation - spiritualisation. Il s’agit alors de détecter parmi ces quatre voies celle qui est la plus prégnante chez un individu. Dans certains cas, on peut avoir affaire à une ambivalence psychique qui fait osciller l’individu entre l’une et l’autre de ces instances. Typologie jungienne Grâce à la typologie de Jung, on peut également évaluer l’attitude psychologique (introversion-extraversion) qui prédomine chez un homme et le type de fonction mise à sa disposition pour évoluer dans la vie. Ces fonctions sont également au nombre de quatre : pensée, sentiment, intuition, sensation. Dans la plupart des cas, il existe une fonction dominante et une fonction auxiliaire. Une fois ces trois bilans réalisés, on obtient les orientations fondamentales qui seront de véritables tremplins pour l’accomplissement du sujet. L’écrivain appartient de ce fait au type « pensée introvertie » avec comme fonction auxiliaire la sensation, toutes ces données œuvrant dans un cadre de répression des instincts. Il est important de définir ces conditions car chez celui où les pulsions instinctuelles domineraient, (type sensation – sentiment par exemple), les récits seraient alors vécus différemment et c’est une autre vision du mythe qui serait alors perçue. Chez Camus, chaque mythe sera vécu en mode de 145
sublimation, à travers une réflexion sur les problèmes posés dans les quatre légendes. Nous allons pouvoir établir en effet que toute son œuvre prend sa source à partir des grands archétypes inscrits dans ces textes. Je vais donc classer ses principaux ouvrages en fonction de leurs références mythologiques puis j’analyserai les répercussions qu’elles ont sur les idées véhiculées par l’auteur. Incursion des mythes dans les différentes œuvres de Camus Mythe de Prométhée : Il est présent dans L’Étranger, dans Les Justes, dans L’homme révolté, dans La Peste et dans L’état de siège. Mythe de la castration d’Ouranos : Il apparaît dans Caligula, dans Réflexion sur la peine de mort, également dans L’Étranger, dans L’homme révolté, et Réflexions sur la guillotine. Mythe du Tartare : On le trouve dans La Chute, dans Le Mythe de Sisyphe et dans L’Exil et le royaume. Mythe de Chronos (l'âge d'or ou l'île des bienheureux) : il est représenté dans Caligula, dans La Chute, et dans L’Exil et le royaume. Cette classification s’avère toutefois arbitraire puisque chaque ouvrage fait référence à plusieurs mythes parmi ceux que j'ai énumérés qui forment néanmoins l’ossature de toute l’œuvre de l’écrivain. Ces réflexions sur certains de ses ouvrages vont donner au lecteur un aperçu de l’imbrication de ces thèmes mythologiques au sein de ses textes. L’Étranger L’ouvrage est l’illustration du mythe de Prométhée puisqu’il campe un personnage, Meursault, qui entre en 146
révolte contre les conventions sociales et l’absurdité de la vie qui en découle, mais également le thème de la transgression de la loi. On peut même affirmer que ces idées sont étroitement imbriquées, et que, dans une certaine mesure, la transgression de la loi n’aurait pas sa raison d’être sans le sentiment de l’absurdité de la vie, d’où son corollaire la révolte qui, elle-même engendre cette transgression. Ces thèmes largement utilisés par Camus et vécus par Meursault sont également des leitmotivs qui reviennent tout au long des mythes décrits plus haut, en particulier l’histoire de Prométhée qui désire remettre la destinée de l’homme entre ses mains et non qu’elle soit soumise au bon vouloir des dieux considérés comme injustes et sans égard pour l’humanité. Dès lors, le héros de la légende tente de remettre le feu, symbole de lumière, entre les mains de l’homme, afin qu’il ne soit plus soumis à la férule des dieux. Sont évoqués tour à tour dans cette légende la révolte contre les dieux, la transgression des lois divines et enfin le châtiment évoqué par l’enchaînement de Prométhée sur un rocher. Ce condensé de mythologie résume bien les idées développées par Camus dans cette œuvre. À la fin Meursault se retrouve condamné à la peine de mort pour s’être révolté contre l’ordre établi. À l’instar de Prométhée enchaîné sur un rocher au sommet du Caucase, le héros de Camus purge sa peine de prison. Zeus, par clémence, veut défaire les liens qui retiennent Prométhée mais ce dernier refuse, s’entêtant dans sa révolte. Idem pour Meursault qui, du fond de sa prison, refuse le soutien qu’un prêtre est venu lui apporter avant son exécution. L’homme révolté Titre particulièrement évocateur, l’œuvre puise également une grande part de ses idées à la source prométhéenne. Si l’auteur prône la révolte comme moyen de dépasser l’absurde, il dénonce néanmoins celle-ci lorsqu’elle s’accommode du crime, et qu’elle aboutit au renforcement de la répression. Il 147
passe ainsi de Prométhée à Ouranos. La Chute Un des récits les plus célèbres de Camus. Il nous introduit de plain-pied dans la légende du Tartare puisqu’il met en scène l’homme qui doit rendre compte de ses fautes. L’écrivain a choisi d’illustrer ce thème en la personne de Clamence, cet ancien juge, qui confesse sa vie à un inconnu dans un bar d’Amsterdam. Sans le vouloir, il nous raconte à sa manière la légende de Chronos, détenteur pendant de longues années d’un pouvoir absolu et qui s’est rendu coupable sans vraiment s’en rendre compte de nombreuses fautes, notamment d’avoir avalé un à un ses enfants. Le personnage de Clamence, après avoir assumé ses fonctions de juge qui lui octroyait un pouvoir sans précédent, s’aperçoit un jour qu’il est, sans le savoir, aussi coupable que ceux qu’il a eus à juger au cours de sa carrière. Cette prise de conscience est le point de départ d’une longue descente aux enfers le conduisant tout simplement à renoncer à son métier pour devenir juge-pénitent et s’exiler volontairement dans un pays qui ressemble en tout point au Tartare de la légende. Le mythe de Sisyphe Dans le même ordre d’idée, l’essai de Camus sur le Mythe de Sisyphe est, en quelque sorte, la copie remaniée du mythe du Tartare. L’on voit Sisyphe, mortel sans scrupule, dénoncer, pour échapper à la mort, sa femme, à laquelle il avait ordonné secrètement de ne pas lui rendre les honneurs funèbres. Le juge Clamence est donc bien à l’image de Sisyphe : un homme qui a puni de nombreux individus alors qu’il s’était lui-même rendu coupable d’actes passibles de prison. Il est lui aussi condamné après coup à rouler éternellement un rocher pour avoir feint d’ignorer sa culpabilité.
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Caligula Autre thème favori de Camus : le pouvoir et son renoncement. C’est à travers le personnage de Caligula que l’écrivain évoque la tyrannie d’un empereur sur ses sujets. Caligula est un idéaliste, il se rend compte, depuis qu’il a perdu sa sœur, que le bonheur n’existe pas, et il comprend que les hommes ne vivent pas en accord avec leurs aspirations mais qu’ils n’ont pas le courage de changer le monde. Alors, pour tenter de remédier à cela, il va vouloir « la lune ». Cette folle ambition, cette recherche effrénée du bonheur va le mener sur le chemin de l’intransigeance et du despotisme et lui fera dire à la fin de la pièce à Caesonia : Je vis, je tue, j’exerce le pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît une singerie. C’est cela être heureux. C’est cela le bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi… Caligula est également un homme épris de liberté et d’absolu, et c’est en usant de son pouvoir et en transgressant les lois divines qu’il va tenter d’atteindre son but. Mais, comme tous les grands tyrans, il finira sous les coups des conjurés. Caligula est, à ce titre, un condensé des divers mythes vécus par Camus : castration d’Ouranos qui illustre l’image du pouvoir totalitaire et transgressif, avec son cortège de prisons, d’interdits, de répression, de délation, Prométhée qui tente de restituer aux hommes leur liberté afin qu’ils réalisent leurs rêves. À l’acte I, scène XI, Caligula est Prométhée lorsqu’il déclare à Caesonia : À quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l’ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus ? Caesonia de répondre : Mais c’est vouloir s’égaler aux dieux, je ne connais pas de pire folie. 149
Dans ces pages transparaît également l’idée de l’absurdité de la vie si chère à Camus, et qui est le point de départ du mal-être de Caligula. Il se sent comme un exilé qui n’a pas droit au bonheur et qui a l’impression d’avoir été relégué au Tartare. À l’acte I, scène IV, il confesse à Hélicon la raison de ses tourments : C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter. Hélicon s’empresse alors de lui demander : Qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ? Et Caligula de lui répondre : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Ainsi, à travers les textes de Camus défilent et s’entremêlent les quatre grands mythes qu’il a mis en œuvre à chaque fois et qui ont eu également une profonde répercussion sur sa vie. Points de repère biographiques Son œuvre, en relation directe avec son siècle, a eu une importance capitale sur l’état d’esprit de ses contemporains. Il faut dire qu’il représentait, à l’instar de Sartre, mais d’une autre manière, l’écrivain engagé par excellence, celui qui est de tous les combats. Sa vie ne se résume donc pas à son œuvre même si celle-ci en est, en quelque sorte, la résultante, elle est également le fruit d’un engagement politique et intellectuel sans précédent qui a trouvé son apogée avec le problème de la guerre d’Algérie. Il faut signaler que Camus a passé toute sa jeunesse en Algérie, dans le Constantinois, et bien que d’origine française par son père, il était d’origine espagnole par sa mère. On comprend dès lors mieux ce goût dionysiaque de l’écrivain pour le soleil, la mer et les paysages méditerranéens. Camus ne connaîtra pas son père, mobilisé en 1914 alors qu’il venait tout juste de naître. Blessé à la bataille de la Marne, celui-ci meurt à l’hôpital militaire de Saint-Brieuc alors qu’il n’a que 28 ans. À l’instar de Japet, le père de Camus fait partie de ces hommes qui furent broyés 150
par la Grande Guerre. La révolte de l’écrivain prend peutêtre bien sa source à partir de cet événement. Son père est mort, victime de l’absurdité des gouvernements qui déclenchèrent cette immense machine à tuer. De lui, Camus ne connaîtra qu’une photographie et il a bien pu représenter l’image de l’homme prisonnier de sa condition humaine. À Alger où sa famille s’est installée, il commence à faire l’expérience de la misère. Sa mère fait des ménages pour subvenir aux besoins de ses deux fils. Il éprouve pour elle beaucoup de tendresse mais la communication est rendue presque impossible avec cette femme pratiquement analphabète et exténuée par les tâches quotidiennes. À l’âge de 11 ans, il est remarqué par un instituteur qui reconnaît en lui des facultés intellectuelles étonnantes et qui arrive à convaincre sa famille de le faire entrer au lycée. En 1924, reçu au concours des bourses, Camus entre au Lycée Bugeaud d’Alger. Commence alors pour l’écrivain une période de bonheur. Mais, en 1930, alors qu’il passe le bac, il ressent les premières atteintes de la tuberculose. Il prend alors conscience de l’injustice de la vie et, à l’âge où l’homme vit encore dans l’insouciance, il expérimente la solitude de la condition humaine face à la mort. En 1931, il prépare l’École normale supérieure et il fait la connaissance de Jean Grenier, professeur de philosophie, qui aura une influence déterminante sur lui. Ses premiers écrits sont publiés en 1932 dans la revue Sud et en 1933, il entame des études de philosophie à la Faculté d’Alger. Marié l’année suivante avec Simone Hié, le couple se séparera deux ans plus tard. Son engagement politique commence en 1934. Il adhère au parti communiste et milite contre la montée du fascisme. Sa licence de philosophie en poche, il prépare son diplôme d’études supérieures mais ne peut se présenter à l’agrégation pour raison de santé. La tuberculose le contraint au repos dans des maisons de santé. Dès 1938, son engagement politique se renforce et il se lance dans le journalisme qui lui offre la possibilité de revendiquer son statut d’intellectuel. Il 151
fonde alors le journal Alger Républicain avec Pascal Pia et prend fait et cause contre l’oppression coloniale. De nombreux articles sortent de sa plume et condamnent les conditions du peuple musulman. Voilà Camus devenu désormais Prométhée. Remarié en 1940, il quitte alors l’Algérie pour la France où il est engagé au journal Paris Soir. L’année suivante, il entre en résistance à l’intérieur du réseau Combat, journal clandestin dont il assumera la direction jusqu’en 1947. C’est le moment aussi où il travaille sur sa trilogie consacrée au thème de l’absurde avec un roman L’Étranger, un essai Le Mythe de Sisyphe et une pièce de théâtre Caligula. Les deux premiers ouvrages paraissent en 1942 et Caligula quelque temps plus tard. Sa rencontre avec Sartre date de 1943 au moment où il devient lecteur chez Gallimard et où il entreprend la rédaction de La Peste qui fut publiée en 1947 et salué par le public. Tout en poursuivant son engagement politique, il écrit l’Homme révolté qui sera suivi d’un débat avec Sartre et entraînera sa rupture avec le philosophe et la gauche communiste. Après Caligula et Les Justes, Camus revient au théâtre, sa passion de jeunesse. Il traduit et adapte un certain nombre d’œuvres comme La Dévotion à la croix de Calderon et Les Possédés de Dostoïevski. En 1954 il se rend quelques jours aux Pays-Bas. C’est là qu’il plantera le décor de La Chute, un des thèmes favoris de Camus où il expose sous forme d’un long monologue, à travers le personnage de Clamence, la culpabilité qui ronge tout individu. Cet avocat se sent coupable mais par son discours il amène également les autres à reconnaître qu’ils le sont aussi. 1 957 est une année riche pour Camus. Il présente une série de nouvelles L’Exil et le royaume, il écrit en collaboration avec Arthur Kœstler un plaidoyer contre la peine de mort, il fait représenter plusieurs pièces qu’il a adaptées, notamment : Le Chevalier d’Olmedo de Lope de Vega. Mais c’est aussi l’année de sa consécration. Il obtient le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre qui dépeint avec beaucoup 152
d’acuité et de gravité les problèmes sociaux et politiques du XXe siècle mais il tente aussi de répondre à des questions plus individuelles sur la condition humaine et sur l’homme face à la mort et à son destin. Trois ans plus tard, il meurt dans un accident de voiture. « Admirable conjonction d’une personne, d’une action et d’une œuvre ». Ainsi s’exprimera Jean-Paul Sartre pour définir l’influence de Camus sur son époque. En 1941, il entre dans la résistance à l’intérieur du réseau Combat afin de lutter contre le nazisme. En 1947 il dénonce les massacres de Madagascar. En 1949, il appelle en faveur des communistes grecs condamnés à mort. En 1952, il démissionne de L’UNESCO qui fait entrer l’Espagne franquiste dans ses rangs. En 1956 il proteste contre la répression soviétique en Hongrie. La même année il lance un appel pour une trêve civile en Algérie sans être entendu… Tout au long de sa vie, notre Prométhée se sera donc insurgé contre la condition humaine tout en s’efforçant de sortir l’homme du bourbier dans lequel les dieux tutélaires l’ont plongé.
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Chapitre XI : Mythologie et thérapie Si Jung avait entrevu l'intromission des mythes dans les rêves de ses patients, s'il en avait analysé le contenu afin de procéder à l'anamnèse de leurs pathologies, tout du moins lorsqu'il exerçait au Burghölzli, il n'avait peut-être pas pour autant pris la mesure du pouvoir de la thérapie par les mythes. Paul Diel avait réalisé, en son temps, un grand pas dans l'étude des mythes d'un point de vue psychanalytique. Il en avait démontré toutes les vertus sans y voir véritablement un outil de guérison pour les patients. Je souhaiterais donc exposer dans ce traité une introduction à la thérapie par les mythes en faisant référence aux deux psychanalystes que je viens d'évoquer et à mon expérience et ma pratique sur ce sujet en posant les jalons d'une méthode qui pourrait venir en complément de l'analyse et la corroborer. Bien que les recherches n'aient guère progressé depuis la découverte de l'inconscient collectif par Jung, et que l'on se trouve encore dans l'ignorance de savoir comment le mythe peut s'introduire dans la psyché humaine, il s'avère cependant qu'il existe une connexion réelle entre les légendes et l'homme sans que l'on puisse définir exactement par quel biais elle s'opère. Si cette question, non résolue pour l'instant, est du plus haut intérêt, elle n'empêche pas pour autant de considérer la mythologie comme une autre voie d'accès à l'introspection analytique. À l’instar des rêves, elle est un répertoire de symboles et d'images qui parle à tous les hommes et qui, contrairement à ces derniers, ne peut s'effacer de la mémoire, et se trouve être une autre voie royale tout aussi éclairante sinon plus. Il apparaît que les mythes, même s'ils ne sont pas que cela, constituent une description de la plupart des conflits intrapsychiques vécus par l'humanité. Sans compter que notre société en produit de nouveaux qui peu à peu font leur entrée dans le grand imaginaire humain et que nous devrions intégrer à des fins
thérapeutiques. Si l'analyse des rêves est un des outils de la psychanalyse, les mythes pourraient en être le pendant car ces deux processus ont des registres communs, ils possèdent des analogies aussi bien dans leur mode de production que dans leur déroulement narratif. N'étant pas soumis aux contraintes de la réalité, aussi bien le héros du rêve que celui du mythe peut se lancer dans des d'entreprises qu'il eut été incapable de réaliser pendant la veille. De même il peut transgresser les lois de la nature comme celle des hommes sans avoir à répondre de ses actes auprès d'eux. Il peut réaliser des exploits sans précédent, il peut manipuler les symboles et les images pour devenir glorieux ou pour s'enfoncer dans l'abîme. Un moment traqué par un dragon dans un gouffre ténébreux, un autre transformé en aigle perché au sommet d'une montagne capable de fixer le soleil à son zénith, il devient en quelque sorte un surhomme pour ne pas dire un dieu. Il se trouve en dehors de la dimension espace-temps, chose impossible dans le monde de la réalité. De ce point de vue, on comprend que ces deux modes d'expression sont indispensables à la santé psychique de l'homme toujours en but au monde sensible. Si aucune de ces scènes ne peut se produire dans la réalité, tout du moins prennent-elles un sens et une orientation qu'il convient de décrypter afin d'appréhender le degré d'évolution ou de régression psychique du patient. Celui-ci est bien souvent poursuivi par le même rêve ou le même mythe et il arrive que les deux se rejoignent pour condenser sa problématique et la faire apparaître au grand jour. En ce sens le rêve et le mythe sont de la même essence, et ce dernier devrait donc jouer un rôle aussi important dans l'investigation psychologique que son homologue. Loin de moi cependant l'idée de penser que la thérapie par la mythologie puisse être une panacée. Elle est tout simplement une autre voie qui ne peut se substituer aux autres mais peut les recouper ou tout simplement être privilégiée parce qu'elle rentre mieux dans le cadre que l'on se propose d'examiner. Certains patients 156
peuvent y être plus réceptifs, retrouver dans les allégories des images de leurs fantasmes intimes et les ressentir plus profondément que s'ils s'étaient contentés d'une simple analyse. S'identifier à un héros peut également s'avérer plus parlant, plus éclairant, voire, dans certains cas, plus réconfortant que d'être seul, face à soi-même. Si le transfert est nécessaire en psychanalyse - il s'opère en général à travers la figure du thérapeute - dans l'hypothèse d'une thérapie par les mythes, le patient pourrait alors s'identifier au personnage qui incarne le héros du récit, ce dernier lui servant de fil conducteur, de miroir en même temps qu'il donne un sens à son histoire et son devenir. L'analyse des rêves S'il est un outil particulièrement prisé des psychanalystes – Freud ainsi que Jung en avait vanté les vertus et avait toujours considéré qu'ils étaient le champ clos des problématiques du patient – le rêve n'a été principalement exploité par la psychanalyse qu'en relation avec la vie quotidienne du sujet L'une des grandes découvertes de Freud fut de considérer que le rêve est une voie d'accès royal à l'inconscient et qu'il illustre bien souvent le refoulement des désirs inavoués du patient. De son côté, en relation avec sa théorie de l'inconscient collectif, Jung s'était rendu compte que certaines scènes mythologiques se retrouvaient à l'identique dans les images oniriques décrites par ses patients, et qu'elles étaient l'expression d'un conflit sur lequel le sujet achoppait. Si elles sont loin de toujours faire référence à ces archétypes issus de l'Antiquité, on peut cependant en déceler certaines résurgences dans l'analyse des songes qu'il faut savoir détecter puisqu'ils se rattachent à une légende susceptible de pleinement illustrer le conflit qui s'exprime dans ces images. Certains sujets rêvent régulièrement qu'ils tentent de voler, et qu'après s'être élevés dans les airs, tel Icare, ils finissent par s'abîmer dans les eaux. Au-delà de l'analyse qui permet parfois de relier dans le phénomène 157
d'ascension puis de chute le désir refoulé du coït, on peut très bien également y voir une analogie tout à fait convaincante du mythe d'Icare dont la symbolique peut prendre diverses orientations en fonction du contexte précis dans lequel le rêveur a produit ces images. Si elles sont un reflet des conflits vécus dans la vie quotidienne du sujet, elles peuvent également avoir pour objet de s'identifier au héros du mythe et, dans ce cas, il importe de s'attarder sur cette légende surtout lorsque ce rêve est récurrent. Il convient alors d'analyser la séquence qui resurgit le plus fréquemment pour situer la problématique du patient. Avec son cortège de symboles, de situations et de péripéties, la légende peut lui apporter une richesse de matériaux que les simples images du rêve n'auraient pu fournir. Outre cet aspect bénéfique, la séquence du récit rejouée par le sujet peut apporter des indications sur l'intrication de ses conflits et son degré d'évolution en rapport avec les stades successifs par lesquels le héros passe. À ce sujet, Paul Diel n'a pas manqué de montrer le principe qui régit la vie de tous les héros mais qui se retrouve également dans la vie des hommes : cet antagonisme perpétuel qui les fait osciller entre deux attitudes clé : perversion-banalisation et sublimation-spiritualisation. À l’intérieur de chaque récit on observe cette alternance qui fait du héros un personnage qui tantôt s'élève vers la lumière, tantôt sombre dans l'abîme. Cette tendance s'observe également chez l'homme d'où l'idée qu'il existe une profonde similitude de comportement entre les uns et les autres, et que la mythologie, plus que tout autre représentation, est une source de connaissance sans précédent de la psyché humaine. Paul Diel est un de ceux qui ont le plus travaillé sur les textes anciens en regard de leur symbolisme et qui en ont dégagé les arcanes pour les relier à la psychologie des profondeurs. De même que Freud a dégagé les quatre instances psychiques que sont le ça, le moi, le surmoi et l'idéal du moi, Diel a découvert les deux attitudes majeures qui gouvernent les héros de la mythologie 158
grecque : perversion-banalisation, et sublimation spiritualisation car elles répondent aux critères du psychisme humain. Ces conduites ne sont d'ailleurs en fin de compte que le résultat de l'expression des trois instances psychiques décrites par Freud. Il est possible de classer les individus selon la prédominance de leurs instances psychiques pour connaître la part de sublimation-spiritualisation ou au contraire la part de perversion-banalisation qui les anime. L'alliance prédominante du ça et du moi dans un contexte où le surmoi et l'idéal du moi sont faibles engendre plus facilement le tandem perversion-banalisation établi par Diel tandis que la suprématie du surmoi et de l'idéal du moi orientera plus aisément le sujet vers une attitude de sublimation-spiritualisation. Lorsque les forces du ça s'allient avec l'idéal du moi, elles déboucheront probablement sur la sublimation des premières avec l'aide du second. Si les instances du moi font cause commune avec le surmoi, c'est le processus de spiritualisation qui risque alors de l'emporter. Les trois instances psychiques freudiennes Selon leur degré de force ces trois instances (le ça, le moi et le surmoi) ont des conséquences sur l'appareil psychique susceptibles de se traduire par quatre schémas bien différents : Le refoulement Il est le résultat d'un surmoi puissant en but avec les instances du ça qu'il n'arrive pas à combattre car le moi, sous la trop grande dépendance de l'inconscient, est tiraillé entre ces deux tendances, préfère ignorer les instances du ça qui n'en continuent pas moins d'assaillir l'individu à son insu. Ce court-circuit a pour conséquence d'entretenir le conflit auquel le sujet est soumis en installant des désordres psychiques tels : angoisses, phobies, culpabilité, pulsions agressives ou destructives voire autodestructives. Tout un tableau nosologique apparaît qui constitue les symptômes du refoulement. La névrose, dans ses diverses formes, en est 159
généralement le corollaire. La perversion Elle est le résultat d'un ça puissant et d'un surmoi faible voire inexistant. Le moi peut être fort mais il se trouve sous la coupe de l'inconscient qui domine également. Dans la perversion on observe l'alliance du ça et de l'inconscient que ni le moi ni le surmoi ne peuvent combattre. Le pervers laisse donc libre cours à ses instincts et aux impératifs d'un moi fort mais narcissique. Le surmoi qui peut faire office de morale ou de répression ne joue pas son rôle si bien que l'individu est livré à ses pulsions et à la puissance de son narcissisme. La sublimation Elle est le résultat d'un moi et d'un idéal du moi forts. Les instincts sont également puissants mais ils sont mis au service d'une ambition, d'une ascèse ou d'une passion. Le surmoi est présent mais non contraignant, et les instances du ça utilisées à des fins positives ou ne sont pas en contradiction avec les prérogatives du surmoi. Le sujet trouve un équilibre entre ces quatre instances qu'il utilise dans une action constructive ou sublimative : la création, l'innovation en sont les deux meilleurs fleurons. Œdipe et les trois instances de la psychanalyse Si l'on reprend le mythe d'Œdipe à la lueur de ces trois instances, on s'aperçoit qu'elles participent toutes de ce récit. Œdipe passe à travers ces trois phases sans parvenir toujours à les gérer au mieux. Pour que les prédictions de l'oracle ne s'accomplissent pas, Laïos, le père d'Œdipe, expose son fils dès la naissance sur le mont Cithéron. Pour ce faire, il lui perce les chevilles pour les attacher à l'aide d'une courroie. Une autre version raconte qu'Œdipe fut placé dans une corbeille et lancé dans la mer ou exposé dans un pot en plein hiver, et qu'il aurait été recueilli par des bergers corinthiens qui le portèrent à leur roi sachant que celui-ci désirait un enfant. Pendant toute son enfance et son adolescence, 160
Œdipe resta à la cour de Polybos, croyant sincèrement qu'il était son fils. Cette séquence est tout à fait représentative du mécanisme du refoulement traduit en langage allégorique. Le fait d'avoir été placé dans une corbeille et lancé dans la mer est l'indication d'un refoulement, l'eau étant synonyme d'inconscient, mais aussi d'une renaissance par le pouvoir fécondant que cet élément détient. Une autre version raconte qu'il aurait été enfermé dans un pot en plein hiver. L'enfermement illustre une personnalité prise dans les ténèbres de l'inconscient. Quant aux chevilles percées, elles font allusion à un moi faible, une âme blessée. Durant tout le temps qu'il a passé chez Polybos Œdipe a refoulé ses origines, Polybos ne lui ayant jamais avoué la vérité. Le refoulement constitue donc la première des instances vécue par Œdipe. Ayant appris qu'il n'était pas le fils de Polybos mais un enfant trouvé, Œdipe est choqué par cette nouvelle et part à la recherche de son père. On assiste donc dans cette seconde séquence au retour du refoulé mais, en même temps, à l'éveil de la conscience. Tout ce qu'il a refoulé pendant de longues années va resurgir sans qu'il soit capable d'y voir clair. Toujours est-il que la haine puis le désir de vengeance sousjacent vont s'emparer de lui. C'est ainsi qu'il sera amené à tuer son père rencontré par hasard sur le chemin de Daulis, ainsi que le garde qui l'accompagnait. Ayant trop longtemps refoulé les conflits qui l'assaillaient, ses pulsions d'agressivité vont se déchaîner au moment précis où son père se présente devant lui. Le récit fait état de circonstances fortuites mais il faut toujours analyser les mythes d'un point de vue allégorique et y voir simplement le déchaînement des passions qui submergent le jeune homme et lui font commettre l'irréparable. Après la période du refoulement vient celle de la perversion. Œdipe ne peut supporter ce qu'il lui arrive. Il en veut tellement à son père qu'il ne peut plus se contenir et il détruit tout sur son passage. Après la mort de Laïos, le jeune homme passe par une 161
phase de culpabilité et n'aspire qu'à une chose : se laver de cette culpabilité qui le ronge. Parvenu à Thèbes, il rencontra le Sphinx qui dévore ceux qui ne peuvent répondre à ses questions. Celui-ci, mi-monstre, mi-femme, représente la part animale et pervertie de l'homme, et en trouvant la réponse à ses questions, Œdipe retrouve la maîtrise de lui. Libéré de sa culpabilité pour avoir délivré les habitants de Thèbes de ce monstre qui ravageait la cité, il est acclamé par les habitants qui voient en lui un héros, et proclamé roi de Thèbes. En poussant le Sphynx dans l'abîme, Œdipe est censé avoir vaincu ses pulsions animales. Pas totalement cependant car les Thébains lui donnèrent en mariage la veuve de Laïos, et de ce point de vue, Œdipe n'a pas résolu ses conflits, il est encore attaché à sa mère et son âme ne s'est pas encore fortifiée. À peine installé sur le trône, voilà que la peste ravage la cité, signe que les efforts d'Œdipe ont été vains et qu'il est toujours prisonnier de son passé. Il interroge alors l'oracle de Delphes pour connaître la raison de ce fléau : « tant que la mort de Laoïs ne serait pas vengée », répond la Pythie. À nouveau la culpabilité s'empare d'Œdipe qui a compris qu'il était le seul responsable de la mort de Laïos. Apprenant, du même coup, qu'il a commis l'inceste avec Jocaste qui n'est autre que sa mère, il retourne alors son agressivité contre lui et se perce les yeux avec la broche de celle-ci tandis qu'elle se donne la mort. Plusieurs versions de l'histoire d'Œdipe existent mais que ce soit l'une ou l'autre, les mêmes schémas peuvent être dégagés. Le quatrième épisode est le moment de la repentance pour Œdipe. Ayant lui-même prononcé contre l'auteur du meurtre de Laïos une sentence, il est banni de la ville. Accompagné par sa fille Antigone, il entame alors une vie d’errance, condamné à faire le bilan de sa vie. Après avoir été roi, il redevient un être humble qui n'a d'autre soutien que sa fille et qui parcourt le pays comme un déshérité. Il passe par une phase de renoncement à toutes les choses qu'il avait désirées le plus au monde et ce n'est qu'après un long et 162
pénible voyage qu'il parvient en Attique. Symbole de la quête de la vérité, de la paix et de l'immortalité, de centre spirituel, de recherche de l'état édénique, le voyage qu'Œdipe entreprend est un retour sur soi, une prise de conscience qui lui permet enfin de retrouver la sérénité malgré toutes les blessures qu'il a subies. Parvenu à Colone où il est accueilli chaleureusement par Thésée, il y meurt en paix. La légende dit d'ailleurs que le pays où reposerait la dépouille d'Œdipe serait béni par les dieux. Parvenu au terme de sa vie, et après avoir longtemps médité sur son sort, il trouve enfin la sérénité en ce lieu. Œdipe - cela est vrai également pour tous les héros des légendes – est donc passé par toutes les phases décrites plus haut. Si ces phases sont plus ou moins accusées et ne se succèdent pas dans le même ordre, elles sont tout de même présentes et, en fait, chaque héros doit livrer un combat permanent qui le fait passer par toutes sortes de situations reflétant ses conflits intrapsychiques du moment. Évolution de l'âme Si la mythologie rend compte des conflits intrapsychiques de l'homme et peut fort bien être un adjuvant de plus dans les méthodes thérapeutiques, elle peut néanmoins être plus que cela. Car il me semble que toutes ces légendes, parce qu’elles décrivent les réactions de l'inconscient, ont pour but final et suprême l'évolution de l'âme. La psychanalyse n'a pas vocation à remplir ce rôle même si elle pouvait être en mesure de le faire. Elle est avant tout un instrument visant à éclairer le patient sur les conflits qui se livrent bataille dans son inconscient, et tant que celui-ci ne les aura pas liquidés, il ne pourra franchir ce seuil qui sépare le monde de la matière de celui de l'esprit. S'il y parvient, il aura alors atteint ce que Jung nomme le « soi » ou principe d''individuation, seul prélude à l'évolution de l'âme. Or, il semble que la mythologie, même si elle est d'abord la représentation des conflits psychiques que l'individu a pour tâche de résoudre, 163
est également une voie d'accès au développement de l'âme, phase ultime de l'évolution humaine. Celui qui a réussi à résoudre ses conflits, si toutefois cela est possible, est en principe capable de vivre en bons termes avec lui et avec les autres, ce qui est déjà un bien conquis de haute lutte et peut lui apporter une sorte de bonheur terrestre qu'il n'a pas démérité. Mais tout homme, qu'il le veuille ou non, est contraint de se projeter dans l'au-delà, et ce qu'il a gagné sur terre n'aura alors plus aucune valeur une fois son corps réduit en poussière. Seule la grandeur de son âme laissera quelques traces ici-bas, et ce n'est qu'à ce titre qu'il pourra gagner l'immortalité. Pas celle bien sûr dont rêvent les transhumanistes. Elle n'est qu'un sursis pour le corps obtenu grâce aux progrès de la technologie ! Non, celle qui provient de la lumière reflétée par l'âme, fortifiée de jour en jour, et devient une force cosmique au même titre que toutes celles qui gravitent dans l'univers. Chez l'homme, dans les premiers temps de sa vie, l'âme n'est qu'un bourgeon qui ne demande qu'à s'épanouir. Encore faut-il qu'il transcende la matière pour atteindre l'or immatériel dont celle-ci seule peut se nourrir. Il ne suffit pas de résoudre ses conflits comme on résout un problème de mathématique. Une alchimie doit s'opérer pour que leur résolution passe à travers le filtre de l'âme qui s'imprègne alors de cette substance pour la transformer en un nectar qui fertilisera ce bourgeon et le conduira à sa pleine maturité. C'est ainsi que les antagonismes pourront servir d'humus à la future fleur et la faire fructifier. Si l'individu ne passe pas par toutes ces étapes, le bourgeon de l'âme qui est le sien risque bien de périr ou, tout du moins, de se flétrir car il n'a pas su passer du monde de la matière au monde de l'esprit. Or tous les mythes racontent précisément à leur manière et selon leur mode allégorique la lutte de chaque héros à la conquête de son âme avec ses successifs échecs et victoires sur la matière.
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Chapitre XII : Importance de la généalogie Je reviens sur cet aspect qui est généralement évoqué en introduction de chaque récit et qui permet d'analyser et de comprendre les conduites ultérieures des héros et des dieux en fonction de leur filiation. Une fois de plus, je constate qu'il existe une analogie frappante entre les hommes et les dieux de la mythologie. C'est pourquoi toutes ces relations m'incitent à penser que la mythologie n'est qu'une allégorie humaine et qu'il faut toujours la considérer sous cet angle. Quelques exemples puisés çà et là le montreront aisément. Prométhée J'ai déjà évoqué ce récit mais je voudrais cette fois revenir sur la généalogie du Titan. Les mythographes nous rapportent que Prométhée est le cousin de Zeus et qu'il a plusieurs frères dont Épiméthée surnommé le maladroit, tout le contraire par conséquent de Prométhée. Mais, un point essentiel de la généalogie de Prométhée doit surtout retenir notre attention : Japet, son père, fut, en son temps, précipité par Zeus dans le Tartare, et cet épisode dramatique est à l'origine de toute la conduite de Prométhée qui veut réhabiliter son géniteur. D'où son combat permanent contre ce cousin qui a fait du tort à son père et qui l'a réduit au silence. C'est également pour cette raison qu'il voulut devenir le bienfaiteur de l'humanité. Zeus ayant puni les mortels en décidant de ne plus leur envoyer le feu, aussitôt Prométhée rapporta des semences de feu aux hommes. L'entêtement de Prométhée mit Zeus dans une fureur telle qu'il infligea à son cousin une torture terrible en l'enchaînant par des liens d'acier sur le Caucase et en envoyant un aigle pour lui dévorer le foie sans cesse renaissant. De quoi rendre Prométhée révolté pour le restant de ses jours. Heureusement Héraclès qui passait par là transperça l'aigle d'une flèche et le délivra. Fier de l'exploit de son fils, Zeus
n'en fut pas vexé. Il ne fait donc aucun doute que toute la conduite de Prométhée est directement liée à l'histoire de ses origines et ce cas n'est bien sûr pas unique en son genre. En psychanalyse également une importance considérable est attachée à la généalogie du patient. Le thérapeute porte une attention particulière à cette mémoire ancestrale qui peut conduire l'individu à reproduire des situations, sinon identiques tout du moins en analogie avec celles vécues par ses ancêtres, car il sait bien qu'une compulsion de répétition est possible. L'inconscient peut également utiliser cette mémoire transgénérationnelle à des fins personnelles et poursuivre des objectifs qu'un parent ou un grand-parent n'a pas réussi à atteindre, et se mettre en tête de réussir ou d'achever ce que son ascendant n'avait pas pu terminer. C'est exactement ce qui se produit dans la légende de Prométhée. Il tente par tous les moyens de réhabiliter la dignité de son père envoyé au Tartare en s'opposant continuellement à Zeus. Ce parallèle établi entre les mythes et les hommes est une fois de plus troublant et il semble exclu d’y voir une simple coïncidence mais bien la preuve que les mythes ne sont que la reproduction des innombrables conflits de la psyché humaine. Artémis Elle est un autre exemple de la transmission généalogique. Fille de Léto, Artémis peut être considérée comme une des premières militantes féministes de la planète, sans doute pour avoir ressenti dans sa chaire toutes les injustices que sa mère a dû subir lorsqu'elle accoucha d'elle et de son frère. Son union illégitime avec Zeus fut à l'origine de son calvaire. Héra, terriblement jalouse de Léto fit tout ce qui était en son pouvoir pour l'empêcher d'accoucher si bien que Léto erra pendant des jours et des nuits avant d'être enfin accueillie par Délos. Les douleurs de l'enfantement durèrent neuf jours et neuf nuits jusqu'à ce que Ilithye, la déesse des 166
naissances, empêchée par Héra, fût finalement envoyée par les déesses pour assister l'infortunée. Ce drame fut sans doute à l'origine de toute la conduite d'Artémis qui demeura farouche, éternellement jeune et vierge toute sa vie. Armée de son arc, elle chassait aussi bien les animaux que les humains. Capable de s'affranchir des hommes et de combattre tous ceux qui se mettaient en travers de sa route, elle était une combattante redoutable et s'affronta aux géants puis à Orion, le chasseur géant, pour avoir essayé d'enlever une de ses compagnes. Orion aurait également tenté de la violer et elle lui envoya un scorpion qui le piqua et le tua. Artémis devint la protectrice des Amazones, comme elle, guerrières et chasseresses, et rejetant le joug de l'homme, ce qui en dit long sur ses affinités. Si la déesse de la chasse avait donc pris ce parti, c'est sans doute qu'elle avait pâti, elle aussi, du drame que sa mère avait vécu. Sa naissance s'était déroulée dans la souffrance et la honte. Marquée à vie par cet événement, elle trouva une ligne de conduite qui put la mener sur le chemin de la résilience. Cronos Issu de la première génération divine, le plus jeune fils de Gaïa et d'Ouranos, il aida sa mère, mécontente de la fécondité sans limite d'Ouranos et désireuse de se soustraire à son étreinte brutale, à tirer vengeance de son père. À l’aide d'une faucille bien aiguisée il lui trancha les testicules et les jeta dans la mer. Puis il prit pour épouse sa sœur Rhéa. Dépositaires de la connaissance de l'avenir, Ouranos et Gaïa lui prédirent qu'il serait détrôné par l'un de ses enfants. Aussi Cronos les dévorait au fur et à mesure qu'ils naissaient. Ne pouvant supporter d'être privée de ses enfants, Rhéa imagina un subterfuge, elle accoucha secrètement en Crête pour mettre au monde Zeus puis, enveloppant une pierre de langes, elle la donna à dévorer à Cronos. Le problème de la descendance, de la filiation et du 167
pouvoir est posé avec Cronos et son père Ouranos. Si ce dernier n'avait eu aucune difficulté pour régner sans partage, de son côté Cronos devra batailler pour tenter de conserver sa position. Tandis que Ouranos se contentera d'enfermer sa progéniture dans le Tartare, Cronos dévorera ses enfants un à un : deux manières différentes pour résoudre le même conflit. Le problème de la castration et du pouvoir est donc posé de manière différente selon les générations : effective avec Ouranos qui subira ce choc dans sa chair, psychologique avec Cronos qui, après avoir longtemps guerroyé contre son fils Zeus, sera destitué de ses fonctions et enfermé dans le Tartare en guise de punition. Est posé également le problème de la transgression. La progéniture d'Ouranos est constituée de la première race divine, les Titans mais aussi des Hécatonchires et des Cyclopes qui se présentent comme des monstres géants qu'il précipite dans le Tartare pour ne plus avoir à les supporter et qui sont à l'origine du mécontentement de Gaïa. Une fois au pouvoir Cronos agit comme son père mais cette fois en dévorant ses enfants : à noter dans cet acte le processus du refoulement et une manière de transgresser les lois de la nature. Mais il y aura un rescapé en la personne de Zeus, Rhéa ne supportant pas qu'il fasse disparaître sa progéniture. Zeus sauvé, il fera absorber par la suite à Cronos une drogue qui le forcera à restituer tous les enfants de Rhéa, et avec l'aide de ses frères les Titans, il lui déclarera la guerre, et prenant comme alliés les êtres précipités autrefois dans le Tartare par Cronos, il les délivrera et remportera la victoire. Cronos et Les Titans seront alors enchaînés à la place des Hécatonchires qui devinrent leurs gardiens. La légende de Cronos est tout à fait éclairante de ce point de vue. La lutte pour le pouvoir est un éternel recommencement. Chaque Titan de la première génération aspire à prendre la place de celui qui règne mais à chaque fois il est combattu par l'un de ses descendants qui le neutralise d'une façon ou d'une autre et parvient alors à lui 168
succéder. Dans le cas de Cronos, après avoir régné sans partage, il est plongé dans le Tartare avec ceux-là même dont ils s'étaient débarrassés autrefois. Cronos ne fait donc que reproduire à sa manière les comportements de son père. Sa filiation le plonge au cœur d'un pouvoir sans équivoque. Orphée Il est le fils d'Oeagre et de Calliope, l'une des neuf muses à qui on attribue la poésie lyrique. De ce point de vue, il existe un lien très puissant entre Calliope et Orphée puisque, selon les mythographes, il est le chanteur par excellence, le musicien et le poète. Il a donc sûrement hérité des dons de sa mère. Il faut également noter que les muses, qui sont au nombre de neuf et toutes sœurs, sont filles de Mnémosyne et de Zeus, et fruit de neuf nuits d'amour. On comprend sans doute mieux pourquoi Orphée était fou d'amour pour Eurydice et prêt à descendre aux Enfers pour la ramener sur terre. On observe également, dans cette généalogie, un lien d'évidence entre les effets de l'amour et le recours à l'art sous toutes ses formes. Par les bienfaits de l'amour, les muses deviennent les chanteuses divines, celles qui réjouissent les dieux. Quoi de plus naturel, dès lors, que la légende d'Orphée repose en grande partie sur ses dons artistiques et l'amour qu'il porte à Eurydice au point de se damner pour elle. Ces quatre illustrations dénotent à l'évidence les interrelations généalogiques qui existent entre les dieux d'une même famille. Elles interfèrent largement dans les diverses significations qu'il faut accorder aux légendes. Sans cette compréhension faisant intervenir la généalogie, il s'avère parfois bien délicat de suivre le déroulement des situations inscrit dans les mythes et d'en décrypter le sens profond. En psychanalyse on a compris également l'impact considérable que la généalogie et, avec elle, la transmission générationnelle, peut avoir sur les patients et apporter un angle de compréhension tout à fait intéressant sur leur problématique. 169
De même que certains aspects physiques se retrouvent chez les descendants d'une même famille, de même certains aspects psychologiques se reproduisent de génération en génération, engendrant de semblables conflits réappropriés en fonction de la personnalité du sujet et de son insertion dans le monde extérieur. On observe donc un lien de cause à effet entre les mythes et les hommes et il ne faut voir dans les premiers que le reflet des comportements humains. Poursuivant ma réflexion sur la thérapie par les mythes, il semble que la généalogie soit un instrument de recherche tout à fait convaincant une fois que le patient a pu dégager une légende correspondant à sa problématique. Se fondant sur les origines de ses parents il lui est alors possible de voir si elles correspondent peu ou prou à celles contenues dans la légende et dans quelle mesure. S'il existe des passerelles entre les unes et les autres il peut alors consolider son hypothèse de départ et s'appuyer sur les diverses articulations du mythe auquel il s'identifie pour mieux sonder les méandres de son psychisme.
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Chapitre XIII : Les attributs : repères symboliques majeurs À chaque héros ou dieu est dévolu un certain nombre d'attributs qui sont comme autant de symboles, d'emblèmes, de blasons qui décorent, agrémentent ou tout simplement définissent les images ou les objets auxquels il attache une importance particulière et qui constituent l'essence même de sa personnalité, de ses représentations. Porteurs d'un champ d'expressions symboliques, ils doivent faire l'objet d'une analyse pour mieux personnifier celui qui en est le détenteur. Comme tout symbole, ces attributs peuvent prendre divers sens, diverses orientations sémantiques, et le praticien devra choisir celui qui s'adapte le mieux au contexte du héros et à sa trajectoire. Cette analyse est également importante car elle vise à mettre en parallèle les attributs dévolus au personnage principal du mythe et ceux que le patient a pu dévoiler au cours de l'analyse. Chaque individu renferme en lui tout un bagage de rêves, d'espoirs, accompagné le plus souvent d'un substitut référentiel qu'il peut brandir comme un étendard à ses désirs les plus profonds. Bien souvent, il ignore la raison de cet engouement pour tel ou tel objet – celui-ci peut avoir divers visages et se présenter sous diverses formes – mais il peut en avoir la révélation par son identification à un héros de légende porteur de ce blason. L'analyse des rêves peut également être le lieu de repérage d'objets symboliques se rattachant à un mythe surtout s'ils sont récurrents. Il faut alors y voir pour le rêveur un signe de ralliement à celui-ci par l'intromission de l'objet dans les images oniriques. Dans la vie réelle bien des individus attribuent à certains objets une valeur fétiche au point d'y être attaché et de vouloir en posséder un exemplaire de prix ou tout simplement de les collectionner et de les exposer chez soi, dans son bureau. Ils ont besoin de rendre concrète une image symbolique qui habite leur psyché. Ces objets
peuvent être divers : une arme, un bouclier, une épée, une lance, un gant, un parfum, une robe, un bijou, une gemme mais aussi, dans les espèces vivantes, un animal une plante, un organe, etc. Chacune de ces représentations est susceptible d'être associée à un attribut représentant la figure d'un personnage mythologique et par conséquent donner des clefs de compréhension à l'individu. Quelques exemples puisés chez les principaux dieux ou héros de la mythologie grécoromaine seront à même d'éclairer ce qui vient d'être exposé. Cronos On lui attribue la faux ou faucille symbole du temps qui fauche l'individu. Cette représentation est toutefois tardive. En réalité elle représente plutôt un instrument tranchant, non la vie dans ce qu'elle a de plus terrestre, mais les illusions du monde. Elle est donc un instrument de lucidité. Après s'être débarrassé des illusions, l'homme peut y voir plus clair et acquérir une certaine maturité en vue d'une évolution et d'une acceptation de la condition humaine. Si à son niveau le plus concret la faucille est un instrument utilisé en agriculture, à son niveau le plus abstrait elle est un instrument qui permet à l'homme d'accéder à une conscience supérieure. Orphée L'un de ses attributs les plus importants est la lyre, symbole de poésie et d'harmonie cosmique. Elle représente d'une part l'artiste qui sommeille en chaque individu influencé par ce mythe et celui qui recherche l'harmonie que ce soit dans la musique ou dans l'art en général mais aussi dans le sentiment amoureux. Orphée figure, de ce point de vue, l'un des dieux pour qui l'amour résulte de l'harmonie qui existe entre lui et Eurydice au point qu'il descend aux Enfers pour la retrouver. L'harmonie constitue également le meilleur critère susceptible de définir toutes les formes 172
d'expression artistique. Une analogie nous en est donnée avec les sept cordes de la lyre qui correspondraient aux sept planètes. Les premières s'accordent dans leurs vibrations avec les secondes dans leurs révolutions. Apollon La lyre est pareillement un attribut d'Apollon et symbolise l'inspiration poétique et musicale. Faire vibrer la lyre revient à faire vibrer le monde. Les noces cosmiques s'accomplissent. La terre est fécondée par le ciel. Le char et l'arc dévolus au dieu sont associés au soleil, et de ce point de vue, exprime l'idée de lumière, de rayonnement. Le laurier, également d'essence apollinienne, puisqu'il symbolise l'immortalité acquise par la victoire qui résulte de la sagesse associée à l'héroïsme. Son feuillage sert à couronner les héros, les sages, les génies. Le cas de Pétrarque, que j'ai évoqué à propos de ce mythe, est tout à fait assimilable à ces deux attributs. L'amour que le poète voua à Laure est l'exemple même d'un lien qui dépasse le simple terme de la vie et les poèmes qu'il a dédiés à sa bien-aimée, même par de-là sa mort, ont permis de lui tresser une couronne de lauriers. Arès Ses principaux attributs sont guerriers : le bouclier, la lance et l'épée figurent les armes qu'il utilise à des fins belliqueuses. À la fois protecteur et défensif, le bouclier est une arme passive qui sert à éviter les coups plutôt qu'à les donner. Il figure aussi les réalités concrètes et terrestres. La lance et l'épée sont des symboles phalliques par leur forme, et solaires par leur éclat. Arès peut être défini comme un dieu privilégiant un mode de vie qui s'enracine dans les besoins terrestres dont la libido, l'agressivité et la combativité figurent les pôles essentiels.
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Œdipe Contrairement aux dieux, Œdipe n'a pas d'attributs susceptibles de le distinguer. Il est seulement le héros de la légende qui porte son nom et, en ce sens, il n'est ni porteur, ni détenteur d'objets symboliques. En revanche, certaines marques, physiques ou morales, le différencient des autres héros. Sa naissance, déjà, fut l'objet d'une malédiction, l'oracle ayant prédit qu'il tuerait son père et épouserait sa mère. Afin que la malédiction ne se réalise, ce dernier lui avait percé les chevilles ce qui le marqua de façon indélébile, et c'est ainsi que Jocaste le confondit quand les Thébains le firent roi et lui proposèrent de l'épouser. Le pied symbolise l'âme du sujet mais également le phallus. Cette blessure est donc l'expression de la faiblesse d'Œdipe sur le plan moral comme sur le plan sexuel. C'est sans doute la raison pour laquelle, resté attaché à sa mère, il finit par se marier avec elle. Il faut considérer cette séquence d'un point de vue purement symbolique. Le destin d'Œdipe est par conséquent tout tracé d'avance puisque ce que l'oracle avait prédit s'accomplit malgré tous les efforts de ses parents pour l'empêcher. Cette légende illustre donc toute l'histoire du déterminisme humain et ce n'est qu'à la fin de sa vie, après une prise de conscience, que le héros pourra inverser cette tendance. Sisyphe Au même titre qu'Œdipe il est seulement un héros et, de surcroît mortel, ce qui le distingue nettement des dieux. Lui non plus n'a pas d'attributs spécifiques qui puissent l'honorer, seulement des qualités morales qui lui valurent d'être considéré comme le plus rusé des mortels, et le moins scrupuleux. Il est issu de Deucalion et de Pyrrha qui initièrent la race des hommes. Un des épisodes particulièrement édifiant concernant Sisyphe raconte qu'ayant envoyé Thanatos pour le tuer, Zeus parvint à le surprendre et l'enchaîna si bien que plus 174
personne ne mourut après cela. Sisyphe peut donc être considéré comme le seul homme qui tenta de délivrer les mortels de leur condition humaine pour atteindre le statut de dieu, exploit qu'il ne parvint cependant pas à réaliser. Zeus força Sisyphe à libérer Thanatos et celui-ci fut la première victime de cette remise en liberté. Il trouva néanmoins un autre stratagème pour éviter la mort. Il demanda à sa femme de ne pas lui rendre les honneurs funèbres avant de mourir. Parvenu aux Enfers, Sisyphe se plaignit auprès d'Hadès de l'impiété de sa femme et obtint du dieu de pouvoir revenir sur terre pour la punir. À chaque fois Sisyphe invente une ruse pour ne pas mourir. Il sera d'ailleurs puni par Zeus pour avoir voulu dépasser sa condition et s'égaler aux dieux. Ce dernier lui infligea le châtiment la plus infâme pour un homme : répéter sans cesse les mêmes gestes sans pouvoir jamais atteindre son but. Zeus voulait sans doute montrer à Sisyphe qu'il ne pourrait jamais sortir de sa condition. En le forçant à rouler un rocher qui retombait inéluctablement à peine parvenu au sommet de la montagne, il voulait lui signifier qu'il ne pourrait jamais s'élever au rang de dieu, la montagne figurant l'endroit le plus proche du ciel et donc l'accès à la divinité. De ce point de vue, Sisyphe figure l'homme dans toute son imperfection et reflète l'immense fossé qui existe entre lui et les dieux. On peut également faire un parallèle entre la majorité des hommes qui naissent, vivent, meurent et tombent dans l'oubli aussitôt après leur disparition, et quelques élus parmi eux qui, par leurs actions, leur bravoure, leurs créations, leurs découvertes ou leur sagesse, parviennent à entrer dans l'histoire et à être vénérés par leurs semblables par de-là leur mort physique.
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Chapitre XIV : Du statut de mortel au statut de dieu C'est le moment de souligner la grande différence qui existe en mythologie entre les légendes qui ont pour personnage un dieu et celles qui ont pour personnage un héros. Qu'elles soient d'origine divine ou héroïque, l'un de leur thème récurrent est la quête de l'immortalité. Dans le premier cas, ces légendes se rapportent en fait à des hommes qui ont eu un rôle de premier plan, un destin hors du commun et qui ont réalisé de grandes œuvres ou de mémorables actions. C'est pourquoi les mythographes ont tenu à leur rendre les honneurs en les décrivant comme de véritables dieux. Toutefois, on a pu constater que chaque dieu détient un degré de notoriété et de grandeur plus ou moins important en fonction de sa naissance, de ses attributs et des exploits qu'il est capable de réaliser. Si Zeus, le dieu de l'Olympe, peut être classé au sommet de cette échelle, en revanche, Héphaïstos, bien que fils de Zeus, n'est qu'un dieu secondaire et beaucoup moins prestigieux. En ce qui concerne les légendes décrivant l'épopée d'un héros, elles racontent le destin du commun des mortels en fonction également d'une échelle de valeur qui va du plus médiocre au plus talentueux. Malgré tous ses déboires dont il n'était pas à proprement parler responsable, Œdipe finit par résoudre l'énigme de sa naissance. Il représente par conséquent un héros de première grandeur. Orion illustre, en revanche, un héros beaucoup plus fruste qui fut tué par Artémis pour avoir tenté de lui faire violence. Il n'empêche que toutes ces légendes, qu'elles mettent en scène des dieux ou des héros, ne font en fait que refléter le monde des hommes, leurs errements, leurs victoires ou leurs défaites à travers le mode de fonctionnement de leur psychisme. On peut donc répartir les personnages peuplant les légendes en deux catégories bien distinctes même s'il existe
également des sous-catégories : d'un côté les dieux qui possèdent des attributs que les autres n'ont pas, et sont immortels, de l'autre côté, les héros – eux ne possèdent pas d'attributs particuliers mais seulement certaines qualités qui les définissent et sont, contrairement aux dieux, bel et bien mortels, ce qui marque nettement leur différence. À la lecture des mythes, on constate que les dieux sont à l'origine des punitions qu'ils infligent aux héros, soit qu'ils aient été trahis par eux, soit qu'ils les jugent sévèrement en raison des actes parfois répréhensibles ou amoraux qu'ils ont pu commettre, alors même qu'ils commettent eux aussi des actes qui devraient être punis pour les mêmes raisons. Il n'empêche, Leur pouvoir sur les hommes les autorise à les sanctionner sans retour. Zeus est un exemple qui illustre tout à fait ce phénomène. S'il commet toutes sortes d'actes condamnables, cela ne semble pas troubler sa conscience. En revanche il n'hésite pas à punir certains dieux ou héros pour des faits qu'il réprouve. Cette hiérarchie très verticale reflète en vérité celle des sociétés humaines qui ont existé depuis des siècles et qui perdurent encore de nos jours à travers des modes d'organisation similaires et des réactions psychosociales identiques. La mythologie n'est donc qu'un miroir tendu aux hommes afin de mieux pouvoir observer leur propre comportement, et chaque individu, pour peu qu'il soit attentif, peut se reconnaître dans les travers, les défaillances ou les forces qu'il a héritées d'un ou de plusieurs héros. Dans cette perspective, la thérapie par la mythologie pourrait bien être une voie, sinon royale, tout du moins tout aussi efficiente que celle des rêves ou de toute autre méthode déjà utilisée dans le processus psychothérapique. N'ayant jamais, ou presque, fait l'objet d'une approche rigoureuse, il serait regrettable de ne pas la prendre en compte, considérant qu'elle n'est qu'une connaissance d'un autre temps et qu'elle ne peut rien apporter à l'évolution de la psyché humaine sinon un simple divertissement, tout au plus une réflexion 178
naïve sur les avatars humains. Paul Diel fut certainement l'un des premiers à comprendre tous les effets et les bienfaits de la mythologie sur l'homme. En témoigne ce propos :31 De la tâche censée être comprise comme inhérente à la vie découleront tout naturellement la gamme des valeurs et sa force harmonisante, susceptible de guider les individus et partant les sociétés, dans l'effort culturel, dans le combat qui seul est héroïque parce que mythiquement profond : le combat évolutif. Dans cette perspective la traduction des mythes – qui sont demeurés centre vivant de culture jusqu'à nos jours – loin d'être un effort doctrinaire et théorique, révèle sa portée la plus profonde et sa nature éminemment pratique. Si l'on doutait encore que la mythologie est le reflet d'une connaissance profonde de l'homme et de ses problèmes intrapsychiques, la lecture de ses légendes aurait alors tôt fait de nous instruire sur un point capital : sa condition de mortel, et le fait que, contrairement aux animaux, il en a connaissance dès qu'il est en âge de raison. De tout temps, d'ailleurs, on a tenté d'établir – les religions en premier - que la mort n'était pas inéluctable, qu'il existait un paradis dans l'au-delà pour ceux qui se sont bien conduits ici-bas, ou que l'âme, cette part immatérielle de l'homme, contrairement au corps matériel, continuait à vivre par de-là la mort. Or, il se trouve que toute l'histoire de la mythologie est intrinsèquement fondée sur ces prémisses : d'un côté les dieux, et ils sont nombreux, décrits comme des entités immortelles, et de l'autre les héros, pauvres mortels, qui aspirent à l'immortalité pour pouvoir accéder au royaume des dieux. Si la structure des mythes s'inscrit dans ce postulat de départ, c'est sans doute pour inciter les hommes à plus d'élévation et leur laisser l'espoir qu'il peut y avoir, dans certains cas, une vie après la vie. Puisque la finitude est, sans 31
Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot 1989.
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conteste, une des conditions les plus craintes et exécrées en ce sens qu'elle plonge les êtres humains dans un profond sentiment d'absurdité si difficile à supporter, les mythographes ont bien compris qu'il fallait leur apporter une espérance en leur présentant des personnages susceptibles de passer au rang d'immortels pour peu qu'ils aient un comportement digne de ce nom. Et l'on voit – c'est surtout vrai pour les héros - des personnages qui tentent de se hisser, par leur action ou leur comportement, au rang de dieux dans le but de devenir, à l'instar de ceux-ci, immortels. Toute l'histoire de la mythologie se résume pour ainsi dire en un combat perpétuel, même s'il est sous-jacent, des héros en vue d'obtenir le statut de dieu. À travers les récits mythologiques, les hommes peuvent ainsi garder à l'esprit la perspective de pouvoir jouir, au jour de leur mort, des mêmes droits que les divinités. Prométhée L'exemple de Prométhée est typique de ce point de vue. Fils du Titan, Japet, Prométhée est néanmoins décrit comme mortel. C'est sans doute une des raisons pour laquelle il s'efforce d'apporter le feu aux hommes, ses frères, dont les conditions de vie lui semblent pour le moins éprouvantes. Mais, pour cela, il doit s'opposer à Zeus, dieu d'entre les dieux. Prométhée étant lui-même mortel, on conçoit qu'il éprouve une certaine empathie pour les hommes. En tant que bienfaiteur de l'humanité, il va donc dérober des semences de feu à la roue du soleil pour les apporter aux hommes et ainsi adoucir leur existence. On connaît l'histoire : il fut puni par Zeus qui l'enchaîna au sommet du Caucase tandis qu'un aigle lui dévorait le foie sans cesse renaissant, et le dieu de l'Olympe jura de ne jamais le détacher. Heureusement pour le Titan, Héraclès qui passait par là perça d'une flèche l'aigle et délivra Prométhée. Heureux de l'exploit de son fils Zeus ne protesta pas. Au même moment survint Chiron blessé par une flèche d'Héraclès et, souffrant 180
sans répit, il n'eut plus qu'un souhait : mourir. Ne le pouvant pas, il demanda à Prométhée de devenir immortel à sa place. La légende de Prométhée illustre bien la quête d'immortalité qui s'empare du Titan. Si les actions qu'il accomplit ne semblent pas, a priori, être destinées à la réalisation de ce dessein, elles visent tout de même, en filigrane, à dépasser la condition de mortel et s'égaler aux dieux. C'est encore plus vrai pour Sisyphe dont les péripéties évoquées plus haut partent toutes d'une volonté de s'élever coûte que coûte au rang de dieu. Chaque ruse qu'il invente est destinée à sortir de sa condition de mortel, mais il s'y prend de telle sorte qu'il sera finalement condamné à rester un homme livré à des tâches pénibles, répétitives et sans issue à l'instar de la condition humaine. Il vaut donc mieux être Prométhée que Sisyphe. Le premier jouit d'une bonne réputation dans l'imaginaire de nos contemporains. Même si son sort n'est pas enviable à certains points de vue, sa représentation en héros sauveur des hommes ligoté au sommet du Caucase, et torturé par l'aigle du désir lui dévorant le foie, constitue un tableau pour le moins épouvantable pour le commun des mortels mais, en passant au statut d'immortel, à la fin de sa vie, on peut dire que son combat n'aura pas été inutile. Il sera en fin de compte récompensé de sa bravoure et de son désintéressement. Ce n'est pas le cas de Sisyphe qui périra de mal mort. Non seulement il apparaît comme un être machiavélique aux yeux du lecteur, et pour gagner l'immortalité il n'hésite pas à faire porter la responsabilité de son comportement à sa femme. Il ne peut de ce fait qu'avoir la déconsidération des dieux et son châtiment consistera donc à reproduire aux Enfers les mêmes gestes absurdes et stériles qu'il accomplissait de son vivant. Aussi bien Sisyphe est le prototype même de l'homme dépourvu d'audace et de bravoure, contrairement à Prométhée qui est le type même du héros prêt à mourir pour ses idéaux. De même Épiméthée, le frère de Prométhée représente 181
l'antithèse de celui-ci. Zeus l'utilise d'ailleurs pour tromper celui qui s'oppose à lui. Bien que Prométhée ait défendu à son frère d'accepter le moindre présent du dieu de l'Olympe, ce dernier ne put résister lorsque Zeus lui offrit Pandore, la première femme crée par Héphaïstos et, sur l'ordre de Zeus, Athèna fut envoyée aux hommes pour leur malheur. Épiméthée ne put résister à sa beauté, sa grâce et son habileté manuelle et il la prit pour épouse. De son côté Prométhée avait réussi à apporter aux hommes le feu divin, la possibilité pour eux d'accéder à la sublimation alors même que son frère, en épousant Pandore, les enfermait dans l'enfer de la banalisation. Selon Paul Diel il s'agit de l'ambivalence primordiale qui habite tout héros. En prenant pour épouse Pandore, Épiméthée ne fait qu'anéantir tous les efforts de son frère. Celle-ci ouvre la boîte d'où s'échapperont tous les maux qui se répandent alors sur l'humanité. Et son seul lot de consolation sera désormais l'espérance. Les deux frères sont de ce fait tout à fait représentatifs de cette ambivalence perversion-banalisation avec Épiméthée et sublimation-spiritualisation avec Prométhée, et si le premier finit par mourir, le second deviendra immortel. C'est tout du moins l'analyse qu'en fait Paul Diel lorsqu'il évoque la réconciliation entre Prométhée et Zeus32 : Symboliquement parlant, Prométhée prend place entre les divinités. Pour que l'intellect revenu de sa révolte puisse prendre place parmi les immortels, il faut que meure son principe négatif, la banalisation. Or, on a vu que ce principe négatif, séparable et distinct de la signification de Prométhée, est l'aveuglement affectif symbolisé par son frère Épiméthée. Dans l'image qui sert à exprimer l'immortalisation de Prométhée, son frère Épiméthée est remplacé par le Centaure Chiron. L'homme lié à la bête, le Centaure figure en effet, lui 32
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aussi, l'abêtissement banal ; son surnom « le sage » n'est qu'ironie. Caractérisé par la plaie inguérissable qu'il porte au pied, Chiron devient, tel Épiméthée, symbole de l'intellect banalisé.
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Chapitre XV : L'organisation des sociétés Au-delà du tableau des comportements intrapsychiques des hommes, la mythologie décrit également un véritable système d'organisation sociale s'appuyant tout simplement sur celui qui était en pratique durant l'Antiquité grecque, ce qui laisse à penser que non seulement elle est un révélateur des conflits psychiques mais également des structures sociales qui étaient en vigueur à cette époque. Si les conflits intrapsychiques qui travaillent l'âme humaine ne se sont guère modifiés en l'espace de deux millénaires, on pourrait penser en revanche que ce parallèle est inapplicable au registre du social. Certes de nombreuses évolutions ont vu le jour durant ce laps de temps, et la vie quotidienne et sociale des hommes de la Grèce Antique n'est plus comparable à celle du monde contemporain. Cependant, il faut remarquer que ses fondements sont demeurés en tous points similaires à ceux qui existaient à cette époque. Tout le monde s'accorde d'ailleurs à dire que la civilisation occidentale est directement issue de l'Antiquité gréco-romaine au point d'en être encore largement tributaire. Les principes même de la démocratie que nous ne cessons d'évoquer, forment encore les bases de l'organisation politique de notre temps. J'ajouterais aussi que nous continuons à vivre sur le modèle du système patriarcal qui a prévalu avant même le tournant de l'ère chrétienne. Les légendes gréco-romaines ont, de ce point de vue, beaucoup de choses à nous dire sur notre organisation sociale contemporaine. Or, il s'avère que les conflits intrapsychiques dépendent également du modèle social dans lequel s'inscrit l'individu. Le modèle patriarcal qui fonde également notre société actuelle, même s'il commence à s'effriter depuis plusieurs décennies n'en est pas moins la continuité de celui qui s'est érigé durant la Grèce Antique. En témoigne le principe de la royauté et de la primauté de l'homme et du père jusqu'à il y a encore peu de temps. Le mythe d'Œdipe
illustre parfaitement ce type de société, et ce n'est sans doute pas un hasard si Freud en a montré toutes les conséquences sur notre monde actuel. Il avait d'ailleurs affirmé que le complexe d'Œdipe était universel, idée battue en brèche par Wilhelm Reich, ce dernier ayant démontré que ce complexe valait uniquement pour une société de type patriarcal alors même que dans les sociétés de type matrilinéaires ou matriarcales, ce conflit était quasiment inexistant pour la bonne raison que le rôle de la femme prévalait dans ce type d'organisation sociale. Il est donc important de situer le cadre dans lequel la mythologie gréco-romaine s'est formée pour bien mesurer l'influence qu'elle peut encore avoir sur notre société occidentale directement issue de cette forme d'organisation sociale. S'il n'est pas dans mon propos d'étudier ici la mythologie gréco-romaine à la lueur d'un modèle social, je voulais cependant souligner le fait que notre société actuelle est encore subordonnée au modèle patriarcal ayant existé dans l'Antiquité et que, par conséquent, les mythes liés à cette période restent toujours d'actualité pour l'homme moderne malgré tous les changements qui ont pu avoir cours depuis. Si la mythologie s'avère une aide précieuse pour la compréhension du psychisme humaine, elle peut également s'avérer un outil d'investigation sur l'évolution des sociétés au cours des âges. Elle peut également être l'objet d'une analyse des sociétés à travers leurs événements historiques et leurs rapprochements avec certains récits de la mythologie, notamment les contenus de la Théogonie, un des textes fondateurs rédigé au cours du VIIIe siècle avant J.-C. par le poète grec Hésiode, et qui expose en termes allégoriques la naissance des dieux (Théogonie vient du grec theos qui veut dire dieux et gennaô qui veut dire engendrer) et, par conséquent, la manière dont les sociétés se structurent et évoluent. En poète qu'il est, Hésiode met l'accent sur le caractère profondément visionnaire de son récit qui tient plus du rêve que de la réalité. Il narre d’abord les 186
circonstances de sa vocation : les Muses l’ont visité alors qu’il faisait paître ses troupeaux sur les pentes du mont Hélicon. Elles lui ont remis un rameau de laurier, et lui ont ordonné de chanter l’histoire des dieux immortels. En psychanalyse, on sait bien que le rêve est un état de la réalité psychique qu'il faut décoder avec des instruments qui appartiennent au monde de l'allégorie, seuls capables de représenter les correspondances qui existent entre l'imaginaire et le réel. C'est donc bien grâce à ces voix venues de l'invisible qu'Hésiode nous dévoile l'ordre évolutif du monde visible tel qu'il s'élabore durant les premières phases de sa gestation.
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Conclusion L'étude des mythes nous enseigne que, malgré leur apparent illogisme, les récits ont une structure qui ne varie guère, qu'ils se déroulent selon des schémas similaires qu'il faut avoir à l'esprit si l'on veut en décrypter le sens. Dans chacun de ces récits le héros entreprend un voyage initiatique au cours duquel il va être confronté à lui-même, à travers différentes situations qu'il a pour tâche de surmonter afin de tenter de résoudre les problèmes intrapsychiques qui, dès les premiers moments de sa vie, en raison de sa généalogie et des circonstances de sa naissance, seront comme autant d'obstacles qui barreront la route à son évolution. En ce sens, différentes phases, souvent contradictoires, se succèdent, donnant au récit cette tournure incohérente qui peut rebuter le profane et le questionner sur le bien-fondé des mythes. Sous le voile du symbole et de l'allégorie, ils racontent toute l'histoire de l'évolution de l'âme avec ses envolées puis ses chutes, ses progressions puis ses revirements, ses doutes ou ses certitudes, ses ténèbres ou ses illuminations. La mythologie n'est pas seulement un instrument servant à évaluer les conflits intrapsychiques du sujet, elle est également un baromètre de l'évolution de l'âme. Au seuil de la vie, celle-ci n'est qu'un minuscule bourgeon ne demandant qu'à fleurir puis s'épanouir mais son chemin n’est pas tout tracé d’avance, toutes sortes d’obstacles peuvent faire barrage à son ascension. Elle est cette part immatérielle, la seule qui, peut-être, nous survivra après la mort. Au contraire du corps physique qui court inéluctablement à sa déchéance, l’âme suit le chemin inverse si tant est qu’on la fasse fructifier. Elle est ce centre, ce noyau qui peut nous permettre d'atteindre l'unité par l'harmonisation de nos désirs et la montée en puissance de notre spiritualité. Elle est ce que Jung a appelé « le soi », cette ultime étape de
l'évolution humaine. Il faut donc bien différencier le psychisme en tant qu’« ensemble de mécanismes internes constituant la personnalité », de l'âme, principe purement spirituel indépendant des fonctions physiologiques et corporelles. Et, au fur et à mesure qu'il grandit, il peut devenir cette étoile lumineuse qui focalise tous les éléments du psychisme, les unit en un tout et les rend harmonieux. Les contraires s'effacent alors pour créer cette unité, résultat de l'évolution finale de l'individu. Toutes ces légendes nous montrent donc l'homme aux prises avec ses contradictions et les seuils qu'il doit franchir pour parvenir au sommet de l'évolution. La plupart des héros qui y sont décrits chutent bien avant d'atteindre ce niveau. Quelque — uns cependant y parviennent. Prométhée, dans une certaine mesure, malgré tous les déboires qu'il traverse, réussit finalement, par sa grandeur d'âme, à passer au rang d'immortel. D'un point de vue symbolique, ce passage du statut de héros au statut de dieu montre qu'il a réussi à harmoniser les contraires, qu'il est passé du « moi » au « soi ». De même Chronos, d'une certaine manière, parvient à la fin de sa vie et après moult épreuves, à connaître l'Âge d'Or, période figurant le commencement de l'humanité durant laquelle les hommes vivaient comme des dieux, libres de soucis, à l'abri des peines et de la misère, ne connaissant ni la loi du travail ni les tourments de la vieillesse. Le mythe de Cronos nous raconte cet épisode ce qui fait que tout individu dont le psychisme s'inscrit dans cette légende peut, lui aussi, atteindre cet Âge d'or pour peu qu'il ait réussi à franchir les successives étapes, et elles sont nombreuses, décrites dans le récit. Il n'en est hélas pas toujours ainsi ! Le processus de l'évolution est loin d'être toujours identique et là où certains parviennent à gravir toutes les marches de cette ascension, d'autres demeurent bloqués à un stade qui les empêche de s'élever plus haut et de s'épargner les souffrances issues des contingences terrestres. En ce sens, l'étude des mythes peut constituer un apport sans précédent 190
dans la cure psychanalytique. Elle peut être une voie complémentaire et novatrice dans la résolution des conflits intrapsychiques, une tentative pour le sujet de dépasser sa problématique en s'imprégnant et en s'inspirant d'un héros de légende parvenu à la réconciliation suprême. Si l'idéal est loin d'être toujours atteint, la mythologie peut cependant être un guide précieux pour tenter d'y parvenir. Dans le même temps que les structures psychiques de l'individu évoluent, grandit également cette fleur intérieure, cette part immatérielle de lui. Elle forme alors une entité indestructible qui pérennise, par-delà la mort physique, sa survivance et lui donne accès à l'immortalité, bienfait qui n'est accordé qu'aux hommes ayant pu se hisser au sommet de la Montagne. On peut par conséquent affirmer que si la cure psychanalytique a pour objectif la prise de conscience des conflits intrapsychiques dont le sujet souffre à son insu, elle n'a cependant pas vocation à lui ouvrir les ailes de l'âme dans la mesure où cette démarche relève plus de la transcendance que de l'immanence, et qu'elle est considérée comme étant d'essence religieuse ou réservée aux doctrines ésotériques. C'est la raison pour laquelle les théories matérialistes de Freud se sont opposées à celles de Jung qui prennent en compte la quête spirituelle et religieuse de l'homme. L'étude des mythes et son orientation vers le monde spirituel nous incitent donc à considérer qu'il existe en l’homme une réalité « animique » qui s’oppose à la réalité matérielle et la transcende. Dans cette perspective une thérapie par les mythes pourrait bien être le complément indispensable à la thérapie psychanalytique. En ce sens, elle se pose comme le complément, voire la finalité de la cure psychanalytique pour tous ceux qui pensent que l'évolution spirituelle, religion mise à part, constitue l'aboutissement de la vie. Or, seule la compréhension des mythes, à travers ses récits allégoriques et hauts en couleur, nous permet de suivre l'évolution spirituelle de ses héros et de ses dieux avec ses 191
séquences tantôt sublimes, tantôt régressives. Dans tel épisode ils suivent la voie de la banalisation, voire celle de la perversion puis, à un autre moment, ils sont capables de redresser la barre et de transmuter le plomb en or. Dans certains cas, après avoir traversé un long désert plein de vicissitudes, leur âme s'est fortifiée au point qu'elle devient un exemple pour les autres, et continue de vivre par-delà la mort physique. En cela, la mythologie nous enseigne donc toute l'évolution spirituelle de l'homme dont seule l'âme détient le pouvoir et le secret. Et si elle est l'élément le plus invisible et immatériel que constitue l'individualité, elle figure néanmoins l'alpha et l'oméga de sa vie et de sa destinée. Les légendes gréco-romaines nous offrent de ce point de vue une vision universelle de l'homme et son étude peut se faire sur différents plans : sociologique, politique, religieux, ethnologique, psychologique, métaphysique et spirituelle. C'est même sans doute leur ultime finalité, et c'est pourquoi j'évoquais plus haut l'existence d'un principe « animique » chez l'homme comme sommet de l'évolution. Elles nous racontent en fait la lutte perpétuelle de l'homme avec la matière. Doté d'une conscience, contrairement à l'animal, il a par nature une vocation spirituelle dont le but est le dialogue avec l'âme. Tant que l'homme a le regard exclusivement tourné vers la matière, il n'est pas en mesure de parcourir le chemin qui le conduira à cette élévation. Faute d'y parvenir, elle demeurera un bourgeon qui tombera de l'arbre sans avoir jamais fleuri. Telle est la morale de toutes ces légendes qui, à travers cette multitude de pantomimes héroïques, ne cessent de nous enseigner le combat de l'homme à la recherche de son âme, seule entité capable de le délivrer du fardeau de la matière au sein de laquelle il est né et dont il doit tenter de se dégager progressivement s'il veut qu'elle survive. Si j'ai choisi la mythologie gréco-romaine comme principale source de référence, c'est tout simplement qu'elle est plus proche de nous, il n'en reste pas moins que d'autres 192
mythologies peuvent certainement rendre compte des mêmes manifestations. Au fil des siècles, de nouveaux mythes ont vu le jour en occident – le mythe de Faust en est l'un des plus réputé - et ont laissé des traces tout aussi indélébiles que leurs prédécesseurs, ce qui illustre bien la réalité de cet univers qui se renouvelle sans cesse au fur et à mesure de l'évolution des sociétés. La mythologie est de ce fait un langage qui évolue en permanence et qui traduit à sa manière les oscillations de l'âme humaine.
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Bibliographie
Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal, PUF, 1 951. Mythologie générale, ouvrage collectif, Larousse, 1 992. Les mythes grecs, Robert Graves, Fayard, 1 967. Théogonie, la naissance des dieux, Hésiode, Rivages, 1 993. Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Laffont, 1 969. Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paul Diel, Payot, 1 966. Le mensonge indispensable, Pascal Hachet, Armand Colin, 1 999. Le rameau d'or, J. Frazer, Laffont, 1 981. Totem et Tabou, S. Freud Payot, 1 981. Métamorphose de l'âme et ses symboles, C.G. Jung, Librairie de l'Université Georg, 1 967. Psychologie de l'inconscient, C.G. Jung, Librairie de l'Université de Georg, 1 986. L'homme à la découverte de son âme, C.G. Jung, Albin Michel, 1 989. L'irruption de la morale sexuelle, Wilhelm Reich, Payot, 1 972. Mythanalyse jungienne, R. Solié, ESF, 1 981. Nouveau dictionnaire des œuvres, Laffont-Bompiani, Laffont, 1 994. Dictionnaire des auteurs, Laffont-Bompiani, Laffont, 1 989.
Table des matières INTRODUCTION ................................................................................. 7 CHAPITRE I : DIVERSES PHYSIONOMIES ET INTERPRÉTATIONS DU MYTHE ..............................................................................................11 Paul Diel ..................................................................................................... 24 La mythanalyse .......................................................................................... 27 CHAPITRE II : LE MYTHE COMME SCHÉMA DES COMPORTEMENTS HUMAINS .......................................................................................... 29 L'Évhémérisme ......................................................................................... 29 Le symbole ................................................................................................. 33 Origine du symbole .................................................................................. 34 Valeur antinomique du symbole ............................................................. 35 CHAPITRE III : L'IMPRÉGNATION DES MYTHES DANS LA DESTINÉE HUMAINE ......................................................................................... 37 Mythologie de Freud : le Minotaure ....................................................... 37 Mythologie de Jung : Orphée aux Enfers .............................................. 42 Mythologie de Reich : Prométhée, le prévoyant ................................... 52 CHAPITRE IV : LE MYTHE : UNE VOIE THÉRAPEUTIQUE MAIS ÉGALEMENT RÉFÉRENTIELLE. ........................................................ 59 CHAPITRE V : DIFFÉRENTES EXPRESSIONS DU MYTHE .................. 67 Le mythe d'Œdipe ..................................................................................... 67 Baudelaire................................................................................................... 82 Lord Byron ................................................................................................ 85 Cocteau....................................................................................................... 87 CHAPITRE VI : CHRONOS ................................................................ 91 Le Tartare des Anciens revisité par Buzzati .......................................... 97 Schopenhauer et le mythe de l'âge d'or ................................................ 102 Hitler ou la régression cannibalique ..................................................... 105 CHAPITRE VII : DIONYSOS : LE DIEU DEUX FOIS NÉ.................... 107 Gabriele d'Annunzio .............................................................................. 113 Henri de Toulouse-Lautrec .................................................................... 115 CHAPITRE VIII : LE MYTHE D'ARTÉMIS ........................................ 117 Simone de Beauvoir ................................................................................ 120 Lou Andreas-Salomé .............................................................................. 124
Olympe de Gouges ................................................................................. 124 Circé ou les sirènes de l'amour .............................................................. 125 CHAPITRE IX : LE MYTHE D'APOLLON .......................................... 131 Pétrarque .................................................................................................. 131 Dante Alighieri ........................................................................................ 137 Alain Fournier ......................................................................................... 139 CHAPITRE X : LA PSYCHÉ : UN CONDENSÉ DE MYTHES ................. 141 Albert Camus........................................................................................... 141 Mythe de Prométhée .............................................................................. 142 Mythe de la castration d’Ouranos ......................................................... 143 Mythe du Tartare..................................................................................... 144 Mythe de l’âge d’or ................................................................................. 144 Typologie jungienne................................................................................ 145 CHAPITRE XI : MYTHOLOGIE ET THÉRAPIE ................................. 155 L'analyse des rêves .................................................................................. 157 Les trois instances psychiques freudiennes ......................................... 159 Œdipe et les trois instances de la psychanalyse................................... 160 Évolution de l'âme .................................................................................. 163 CHAPITRE XII : IMPORTANCE DE LA GÉNÉALOGIE ...................... 165 Prométhée ................................................................................................ 165 Artémis ..................................................................................................... 166 Cronos ...................................................................................................... 167 Orphée ..................................................................................................... 169 CHAPITRE XIII : LES ATTRIBUTS : REPÈRES SYMBOLIQUES MAJEURS ........................................................................................................ 171 Cronos ...................................................................................................... 172 Orphée ..................................................................................................... 172 Apollon..................................................................................................... 173 Arès ........................................................................................................... 173 Œdipe ....................................................................................................... 174 Sisyphe ...................................................................................................... 174 CHAPITRE XIV : DU STATUT DE MORTEL AU STATUT DE DIEU ..... 177 Prométhée ................................................................................................ 180 CHAPITRE XV : L'ORGANISATION DES SOCIÉTÉS .......................... 185 CONCLUSION ................................................................................. 189 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................. 195
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Mais pour décoder ce langage, encore faut-il en avoir les clés, en connaître les règles, pouvoir capter l’essence même de sa structure, de sa syntaxe et de sa polysémie. Si Freud et ses successeurs ont reconnu dans les mythes, tout du moins dans quelques-uns, certains mécanismes névrotiques de leurs patients, en revanche, ils n’ont guère mis l’accent sur leur pouvoir réparateur, leur effet réconciliateur, et sur l’idée que chaque individu porte en lui une part de cette mémoire qu’il va exploiter selon la coloration de sa sensibilité. Enfin, outre qu’elle raconte tous les mécanismes psychiques dont Freud s’est en partie inspiré pour fonder ses théories psychanalytiques, la mythologie ne cesse également de nous parler de l’âme et de son évolution comme l’ultime but de l’existence. À l’heure où la société se questionne sur la perte des valeurs : religieuses, morales, culturelles, elle nous fait revenir aux sources de notre être. Grand théâtre ouvert sur les préoccupations humaines, elle possède cette atemporalité et cette universalité qui fait d’elle une source inépuisable de réflexion et d’introspection.
Chercheur en sciences humaines, Pierre Delmas s’attache dans cet ouvrage à montrer le lien très étroit qui existe entre l’homme et la mythologie. Auteur d’articles sur ce sujet dont certains sont inclus dans ce livre, et d’un ouvrage, Wilhelm Reich ou le complexe de Prométhée, paru aux éditions L’Harmattan, il propose une nouvelle vision de la mythologie et fait de ces légendes une forme d’expression encore bien vivante qui nous concerne tous.
Illustration de couverture : Mosaïque romaine d’Éros et Psyché à l’Alcazar de Cordoue, Espagne. ISBN : 978-2-343-17598-0
20,50 €
Pierre Delmas
La mythologie a-t-elle encore sa place au XXIe siècle, a-t-elle encore des choses à nous apprendre ou n’est-elle que la représentation d’un univers extravagant peuplé de héros et de dieux, un vestige du passé précieusement conservé mais qui n’a plus sa raison d’être dans notre société ? Sous ses oripeaux se cache néanmoins à qui sait voir au-delà des apparences un grand livre dont chaque page, remplie de symboles et d’allégories, nous éclaire sur les processus complexes de la psyché, ses errements, ses aveuglements comme ses éclairs de lucidité, sa quête de sublimité.
Pierre Delmas
Petit traité de psycho-mythologie ou le pouvoir évolutif du mythe
ou le pouvoir évolutif du mythe
ou le pouvoir évolutif du mythe
Petit traité de psycho-mythologie
Petit traité de psycho-mythologie