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French Pages 747 [756] Year 2010
PENSÉE GRECQUE ET SAGESSE D’ORIENT HOMMAGE À MICHEL TARDIEU
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
142
Illustration de couverture : Mani en Chine. Musée Yamato Bunkakan, Nara, Japon. Voir l'article de Yutaka Yoshida.
PENSÉE GRECQUE ET SAGESSE D'ORIENT HOMMAGE À MICHEL TARDIEU
Sous la direction de
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Daniel DUBOIS, Christelle JULLIEN et Florence JULLIEN
La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-trente volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Secrétaire d’édition : Cécile GUIVARCH Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, Marie-Joseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT
© 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/204 ISBN 978-2-503-52995-0 Printed in the E.U. on acid-free paper
LIMINAIRE
Heureux qui comme Michel Tardieu a fait un long voyage… Voici quelques traces de nombreux compagnons de route, jeunes et moins jeunes, chacun avec sa spécialité et ses souvenirs. En préparant ce volume d’hommage, il nous paraissait important de rassembler un choix significatif des itinéraires parcourus tant par les collègues chevronnés que par les générations les plus jeunes, parmi ceux qui se fraient une voie au travers des sagesses de l’Antiquité classique et des routes de l’Orient. L’hommage rendu à un grand maître est né dans l’enceinte du Collège de France, à l’Institut des christianismes orientaux. Pendant quelques mois, les divers auteurs ont œuvré à la manière d’abeilles entrant et sortant de la ruche, avec l’espoir de respecter les consignes éditoriales ou de transmettre des polices de caractères exotiques pouvant être utilisées par l’imprimeur. Au terme de ce parcours, nous tenons à remercier tous les auteurs qui ont participé à cette entreprise collective, y compris ceux qui se sont associés à cet hommage par la rédaction d’une contribution publiée ailleurs, en l’honneur de Michel Tardieu : Ilsetraut Hadot et Angelo Michele Piemontese. Ilsetraut Hadot a participé au lancement d’un nouveau périodique avec une contribution centrée sur l’une des thèses de Michel Tardieu à propos de l’histoire des écoles philosophiques à Harrān1. Elle en a fait le résumé suivant : Dans plusieurs publications, Michel Tardieu avait développé, en s’appuyant sur de nombreux éléments, l’hypothèse selon laquelle les sept philosophes néoplatoniciens Damascius, Simplicius, Eulamius, Priscien, Hermeias, Diogène et Isidore qui, selon l’historien Agathias, avaient cherché refuge en Perse à cause de la législation antipaïenne de leur patrie, mais étaient finalement retournés dans l’empire byzantin, se seraient rendus à Harrān, ville située à proximité de la frontière perse et restée en grande partie païenne jusqu’au Xe siècle. Cette hypothèse a trouvé de multiples échos, aussi bien négatifs que positifs, sans que jamais toute la complexité de la question ait été envisagée : a été totalement négligé par exemple le fait que, selon des sources arabes, Simplicius ait pu fonder une fameuse école de mathématiques et que les détails dogmatiques de la religion manichéenne, dont un représentant de cette secte entretint Simplicius, laissaient entrevoir une localisation mésopo-
1. I. H ADOT, « Dans quel lieu le néoplatonicien Simplicius a-t-il fondé son école de mathématiques, et où a pu avoir lieu son entretien avec un manichéen ? », The International Journal of the Platonic Tradition I (2007), p. 42-107.
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tamienne. Cet article propose de faire un inventaire, aussi complet que possible, des éléments de la controverse, en partant entre autres d’un article assez détaillé d’E. Watts et d’un compte rendu de C. Luna, dont il fait sienne les critiques visà-vis de Michel Tardieu et de moi-même. À la fin de cet article (p. 102-103) une conclusion résume les points principaux qui me semblent renforcer l’hypothèse de Michel Tardieu.
Quelques mois plus tard, Ilsetraut Hadot fit paraître dans le même périodique une annexe à son article : « Remarque complémentaire à mon article “Dans quel lieu le néoplatonicien Simplicius a-t-il fondé son école de mathématiques, et où a pu avoir lieu son entretien avec un manichéen ?” »2. À la suite de la publication, par Rüdiger Arnzen, des extraits d’an-Nayrīzīs sur les commentaires attribués à Simplicius des Éléments d’Euclide, Hadot récapitule les témoignages des néoplatoniciens sur la manière de concevoir leurs commentaires en s’appuyant sur ceux de leurs prédécesseurs. Quant à Angelo Michele Piemontese, il s’est intéressé, également en hommage à Michel Tardieu, à la correspondance diplomatique de Rome avec le roi de Perse3. Comme tous ces articles et contributions proviennent d’horizons divers et nécessitent des compétences qui illustrent certains pans de la curiosité de Michel Tardieu, nous conseillons à l’aimable lecteur de savourer ces pages à petite dose, à la manière d’un bon verre de Chablis, comme ceux qui ornent la table de MariePierre et Michel Tardieu.
En toute amitié,
M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien
2. Ibid., p. 263–269 3. « La diplomazia di Gregorio XIII e la lettera dei re di Persia a Sisto V », Miscellanea Bibliothecae Apostolicae Vaticanae XIV (coll. “Studi e Testi ” 443), Città del Vaticano, 2007, p. 363-409.
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COMME SI J’AVAIS MARCHÉ SUR LA LUNE… Michel TARDIEU Propos recueillis par les éditeurs
2008 est votre dernière année d’enseignement au Collège de France. Vous avez choisi pour sujet les contes oraux du Tur ‘Abdin racontés par un chrétien oriental illettré ; pourquoi ? Ce n’est pas une fantaisie. Il fallait clore mon enseignement, rendre hommage à un auditoire fidèle. Ne désirant pas faire de leçon « terminale », j’ai un moment envisagé de reprendre les uns après les autres, en janvier et février, le contenu de tous mes cours et de m’interroger. Comment avais-je travaillé ? En quoi, depuis la date des sujets traités, consistaient les progrès de la recherche ? Qu’est-ce qui restait d’utile dans ce que j’avais dit ? En somme, écrire des rétractations. Quand j’ai relu celles que composa saint Augustin en 427-428 (il mourra deux ans plus tard) et qui portent sur une activité littéraire de quarante ans depuis l’époque de sa conversion en 386, j’ai vu que l’examen de mes dix-huit années d’enseignement au Collège de France ne mènerait qu’à des futilités. L’austérité de l’exercice m’a rebuté. La rétractation revenait à reporter l’examen de conscience académique sur l’ensemble du cours et par là à se prendre au sérieux. J’ai donc renoncé au projet. Le plus simple était de m’en tenir à ce que j’avais toujours fait : un sujet qui m’intéresse. Mon choix s’est arrêté sur la vision du monde de Câno (prononcer Djâno) dans le Tûr ‘Abdin du XIXe siècle. Il appartenait à l’Église syro-orthodoxe (jacobite), bien implantée dans cette petite région de la Turquie orientale. Lui qui ne savait ni lire ni écrire, mais avait une mémoire phénoménale et parlait quatre langues (araméen, kurde, arabe, turc), était donc membre d’une communauté sémitique minoritaire dominée par la culture de l’écrit, dans un contexte provincial entièrement kurde et musulman. Cela me donnait à penser. Peu de temps auparavant, j’avais publié, dans un périodique de Beyrouth, l’histoire du Pèlerinage des animaux qu’il a transmise en kurde. J’ai eu envie de continuer avec le recueil syriaque. Vous connaissiez bien ce genre de littérature. Effectivement, je me suis retrouvé dans la familiarité de matériaux dont j’avais commencé le dépouillement au Collège avec les livres manichéens de paraboles, d’origine mésopotamienne ou centrasiatique. Câno représentait aussi un sujet vierge. Les deux corpus d’histoires en kurde kurmanci et en araméen moderne, collectées auprès de lui par Prym et Socin en 1869, n’avaient été l’objet d’aucune
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Propos recueillis par les éditeurs
étude. Ces recueils sont ignorés des orientalistes, état de choses qui s’explique par un développement général des études syriaques organisées autour d’un savoir de lettrés et de clercs destiné à leurs semblables. Ce savoir n’a jamais intégré la culture de l’oralité. Ces corpus sont, malheureusement aussi, restés en grande partie inaccessibles aux inventaires spécialisés de la littérature orale, et donc inexplorés dans leurs contenus social et anthropologique. Le nom de Câno ne figure même pas dans l’Enzyklopädie des Märchens, fondée par Kurt Ranke, intarissable par ailleurs sur Madame d’Aulnoy et Mademoiselle de la Force. Comparé au monumental Turoyo d’Hellmut Ritter, le recueil des histoires de Câno en araméen moderne avait aussi l’avantage de se rapporter à un conteur unique et illettré. Les informateurs de Ritter sont des jeunes gens venus à Istanbul faire des études, ou bien des ecclésiastiques. On cherchera en vain chez eux le rire et la satire, l’amour romantique et les plaisanteries grivoises, l’absurde et le merveilleux, la perfidie ou la révolte, aussi bien que les récits mythologiques et les légendes archaïques, qu’on trouve dans les contes de Câno. J’ajouterai aussi la raison suivante. Dans sa longue introduction aux histoires araméennes de Câno, Eugen Prym a raconté comment lui-même (âgé de 26 ans) et Albert Socin (25 ans) avaient rencontré Câno, alors que celui-ci avait fui Midyat à cause de la famine et trouvé refuge à Damas où il gagnait sa vie comme manœuvre de chantier sur les échafaudages ou dans la fosse à chaux. La description du travail technique de collectage par apprentissage réciproque de la dictée pour passer de l’oral à l’écrit et obtenir un « texte » est un cas unique dans l’histoire de l’orientalisme du XIXe siècle. Cela méritait d’être étudié et confronté à des faits plus récents. Votre intérêt pour les contes oraux remonte-t-il à votre enfance ? Vous parlez parfois de votre Périgord natal. Est-ce là le lieu de vos premières découvertes ? Parler de mon enfance n’a pas grand intérêt. Mais je comprends que vous soyez curieux. Je ne suis pas né dans la fortune. Je ne fus pas non plus le bon élève type. Ma mère était d’un hameau, la Chaussade, à la limite de la Charente et de la Dordogne. Ma grand-mère, qui était nourrice, avait élevé une ribambelle d’enfants, cinq à elle, quatorze des autres. J’ai à peine connu mon grand-père. Il était régisseur chez un hobereau des environs, où l’on distillait l’eau-de-vie à fabriquer le cognac. Il y avait beaucoup de veuves à la Chaussade, ma grand-mère, la tante Isabelle, la tante Célestine. Je passais une partie de mes vacances là-bas. C’était un vrai bonheur. Ma grand-mère et ses voisines me racontaient des histoires à dormir debout, cent fois recommencées, en mélangeant l’occitan et le français, sans pouvoir m’en rassasier. Les histoires des morts à la guerre, elles, n’étaient pas recommencées, du moins dans la même journée. Le dimanche, nous partions ensemble à la messe à Blanzaguet, main dans la main, à un kilomètre de là, en chantant par les chemins. La table était mise sous la treille du balcon, avec à proximité la cassotte (ou coussotte comme on dit dans le Poitou et le Limousin) pour se laver les mains. Ma grand-mère me préparait souvent de la salade de pourpier sauvage aux œufs durs, mon plat préféré. Mon père, lui, appartenait à une famille d’artisans ferblantiers de Mareuil, bourg de la Dordogne sur la grand-route Angoulême – Brantôme – Périgueux. Mes parents, placés à Paris comme chauffeur de maître et femme de chambre, étaient revenus au pays pour ma naissance. Ils récupérèrent ma sœur aînée que 12
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mes grands-parents élevaient à la Chaussade et s’installèrent à Mareuil. Mon père finit par y trouver un emploi communal de garde-champêtre. Son idée était de devenir sacristain dans une cure bien dotée. Il se disputa avec l’instituteur laïque à mon sujet. M. Lesieur proposait une bourse pour que j’aille au lycée de Périgueux. Ma mère était plutôt de son avis. Mais c’est mon père qui décidait. Pour avoir quelque chance un jour de sonner les cloches, il m’envoya en 1949 au petit séminaire de Bergerac. Cet internat, dont on ne sortait qu’à Noël, à Pâques et au quatorze juillet, était loin d’être un lieu paradisiaque. Mais ce n’était pas non plus ce bagne d’enfants dont parle Bruno Poizat à propos du séminaire lazariste de Xosrova dans l’Azerbayjân iranien. L’immense jardin du séminaire fournissait toutes sortes de légumes pour les soupes. Les choux et les haricots de Bergerac sont extraordinaires. On en avait matin, midi et soir. J’imagine que ce n’est pas à Bergerac qu’on vous a raconté des contes de grand’mère ! L’abbé Chassaing, un colosse qui ne plaisantait pas, enseignait l’histoire en cinquième. Il était intarissable sur les Mérovingiens. Mes camarades ne comprenaient rien aux différentes orthographes des noms des rois et confondaient tout. Je finis par devenir incollable sur la dynastie. Successions, mariages et répudiations n’avaient pas de secret pour moi. J’eus en récompense le privilège de lire les Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry. Ce fut le grand livre de mon enfance, ou plutôt de la sortie de l’enfance. Je n’ai jamais eu depuis, en effet, le frisson que me procurèrent ces histoires de rois barbares, sales, chevelus, polygames et fainéants, et de reines dont la destinée était de finir égorgées ou moniales. Quand plus tard j’eus l’occasion d’avoir en main pour la première fois l’Iliade et l’Odyssée au complet, Sophocle, Eschyle et Euripide, leur lecture me passionna, sans cependant soulever des débordements d’enthousiasme. Mon Homère et mes Tragiques, c’était les Récits des temps mérovingiens : « Ne savez-vous pas que là où vous emmenez ma fille, il n’y a plus de mère pour elle ? » Je me répétais ce genre de phrases. Le festin servi au poète par « deux recluses mortes pour le monde » est aussi une page que l’on n’oublie pas. Cette lecture de mes 13 ans a peut-être été le début de mon intérêt pour les controverses et la diversité des antagonismes culturels et sociaux qui les structurent. Aux vacances d’été de la sixième, un an auparavant, ma distraction était encore les livres d’aventures obtenus à la distribution des prix… On peut comprendre que votre fréquentation d’Homère vous a permis d’écrire vos Trois mythes gnostiques. Mais d’où vient votre intérêt pour la philosophie ? Il n’y avait à Bergerac qu’une seule formation possible : les « humanités », que l’on commençait en sixième avec des rudiments de latin. L’initiation au grec et aux déclinaisons se faisait dès la cinquième. Comme partout sans doute à cette époque, les exercices consistaient à apprendre par cœur des règles de grammaire avec leurs exemples. Ceux que donnaient les manuels – la grammaire de Petitmangin pour le latin, la grammaire de Ragon pour le grec – ne portaient généralement pas de signatures indiquant leur provenance. C’étaient comme des langues hors du temps, que personne n’avait parlées et dont on ne voyait pas très bien à quoi elles pouvaient nous servir. Leur étude m’intéressa. Je pris un vif plaisir aux thèmes et aux versions. En classe de seconde, j’eus la chance de lire quelques œuvres de Platon qui se trouvaient là, en particulier le Banquet et le Phédon, puis quelques 13
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morceaux de la République. Cela m’excitait plus que Corneille et Racine. Je devais probablement ne pas y comprendre grand-chose, mais ces petits livres me fascinaient. Il y avait des passages très émouvants que je me remémorais sans cesse : l’histoire d’Éros, la tessère d’immortalité, la traversée du Tartare, le voyage de Mille années. En terminale, le professeur de philosophie, l’abbé Capelle – c’était le frère du recteur Jean Capelle qui fonda l’Institut national des sciences appliquées de Lyon, leur mère était une institutrice laïque – ne jurait que par Mounier, Nabert, et Lacroix qui avait été son professeur. Il avait pour mission de nettoyer à grande eau personnaliste nos esprits imprégnés, pensait-on, d’idées maurrassiennes. Il est vrai que le professeur de rhétorique de l’année précédente, l’abbé Gaillard, ne faisait pas mystère de ses convictions royalistes et que, de ce fait, on avait peutêtre été gagné par le mimétisme du caméléon. Les camarades lisaient Sartre en cachette. J’écrivis un jour quelques pages à la manière de Sartre. Personne ne reconnut le pastiche. Elles passèrent de main en main et furent recopiées avec soin. Les études secondaires finies, j’hésitais sur la voie à suivre. J’aimais beaucoup les langues anciennes et la philosophie, études que je ne pouvais guère entreprendre au grand séminaire de Périgueux. Je me suis décidé, en fin de compte, pour les dominicains. Je ne connaissais aucun d’entre eux, mais ils avaient parmi nous la réputation d’être instruits et libéraux. Je ne fus pas déçu. Ainsi suis-je resté à Toulouse une dizaine d’années, interrompues par dix-huit mois de service militaire. Le couvent possédait une assez belle bibliothèque. Tous les livres étaient à notre disposition. J’ai annoté tout ce que j’y trouvais de philosophes antiques. Mais aussi les Pères de l’Église, saint Augustin et beaucoup de « Sources chrétiennes » aux titres enchanteurs : les Homélies sur le Cantique des Cantiques, la Thérapeutique des maladies helléniques, les Stromates et le Pédagogue. La formation était équilibrée : les cours avaient pour but d’expliquer Aristote et S. Thomas par les commentateurs médiévaux. Il fallait apprendre à resserrer les argumentations et à rédiger clairement. En dehors de cela, on faisait ce qu’on voulait. Mon sursis achevé, je fus incorporé sous les drapeaux à l’automne 1962. La Question d’Henri Alleg que j’avais lue à Périgueux au moment de sa parution m’avait dissuadé d’être recruté pour l’École des officiers de réserve. Mais les services de l’armée s’aperçurent que j’avais répondu de travers aux tests de quotient intellectuel. Les accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie, je fus envoyé par bateau dans le régiment d’infanterie de marine du Pacifique, où je servis comme « Deuxième classe » à la caserne de Papeete dans l’île de Tahiti. Les articles d’histoire locale que j’écrivais pour un quotidien me permirent d’aller visiter les îles. Quand je revins d’outre-mer à Toulouse, les auteurs à la mode pour la lecture personnelle avaient changé. On lisait un peu moins les Pères de l’Église, et un peu plus Heidegger, Nietzsche et Freud. J’ai un temps suivi le mouvement puis délaissé ces auteurs pour m’investir dans la Phénoménologie de l’esprit. J’y voyais comme une sorte de mise en ordre de toutes les lectures que j’avais pu faire jusqu’alors. Votre séjour à Tahiti vous a peut-être donné l’envie d’autres voyages. Comment s’est effectué le passage aux études orientales ? Cela concerne mes années parisiennes, à partir de l’automne 1967. C’est un peu compliqué à raconter, tant alors les choses se bousculent. Je fus envoyé à Paris 14
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faire des études spécialisées. C’était à moi de décider du cursus à suivre et de me débrouiller pour les questions matérielles. Disons, pour faire bref, que le passage à l’orientalisme s’est imposé comme une sorte de nécessité pour me rafraîchir l’esprit et me renouveler après une longue période de formation spéculative par les études philosophiques et théologiques. Cette nécessité prit deux aspects concomitants, théorique et pratique. L’aspect pratique fut, selon l’expression consacrée, la connaissance du terrain, autrement dit le voyage en Orient. Au début de l’été 68, je fis une tentative timide en allant en Crète et en m’y promenant un bon mois, puis de là je partis vers le nord de la Grèce pour visiter le mont Athos et faire la tournée des monastères. Sur le chemin du retour vers Thessalonique, je fus pris tout d’un coup du désir d’aller en Turquie, je fis demi-tour et toujours à pied, c’est-à-dire en auto-stop, atteignis Istanbul. Je fus émerveillé par cette ville, ses gens, ses monuments, la vie ordinaire. Comme j’avais du temps avant la reprise des cours, je parcourus toute la côte méditerranéenne jusqu’à Antioche. C’est au retour de ce voyage, fin octobre ou début novembre, qu’allant un jour à ce qu’on appelait la « Sixième Section » (l’EHESS), au 54, rue de Varenne, à un cours de Pierre Vidal-Naquet ou de Marcel Detienne, un placard m’apprit le décès de Jean Hyppolite, le traducteur de la Phénoménologie, « endormi, avait écrit un plaisantin, dans la paix du savoir absolu ». Cela fit sur moi une impression de profonde tristesse. L’envie me prit de repartir en Turquie. J’attendis quand même l’été suivant, ne serait-ce que parce que je n’avais plus un sou. Mon objectif, cette fois, fut d’aller le plus loin possible vers l’Est et d’atteindre Calcutta. J’achetai à la gare du Montparnasse, pour une somme dérisoire, un unique billet de chemin de fer qui m’amena, après un changement de train à Istanbul, de Paris à Bagdad. Je restai là une semaine, puis pris un bus qui ramenait des pèlerins de Karbalâ à Téhéran. Je me souviens qu’au poste frontière irakien, on me fit descendre et traverser seul la frontière, à pied. Le bus me récupéra plusieurs heures après, alors que j’étais couché sur le bord de la route. De l’Iran, je n’ai visité, En dehors de la capitale, que trois villes, Qom, Ispahan, et Meshhed d’où je gagnai en stop la frontière afghane puis Herat. J’ai beaucoup aimé cette ville, qui paraissait comme enfouie sous la poussière de ses monuments. J’allais visiter les tombeaux des saints et savants dont je connaissais les noms, puis je suis reparti en prenant des bus locaux par la route du Sud, c’est-à-dire Kandahar et Ghazni, jusqu’à Kabul et, de là, à la Khyber Pass. Dans le train qui m’amena de Lahore à Karachi, des passagers indignés, montés je ne sais où, brandissaient un journal avec à la une Armstrong marchant sur la lune. Au cours de la discussion que j’eus avec eux, j’expliquai la théorie manichéenne du transvasement des âmes lors des pleines lunes. L’affaire leur parut plus intéressante que ce que racontait le journal et leur inspira du respect. De Karachi, je repartis vers le Nord et finis par atteindre Dehli puis après une escapade au Népal je me remis au régime des trains indiens pour aller à Calcutta et faire à partir de là le tour du sous-continent jusqu’à Bombay puis retour à Trivandrum et, de là, Ceylan pour assister aux fêtes de la Dent du Bouddha à Kandy. Divers problèmes de santé commençaient à se manifester, il était temps de rentrer. À Colombo, un paquebot mixte des Messageries maritimes venant de Saïgon, le « Laos », me conduisit à Marseille en passant par Mombasa (Kenya) et Durban (Afrique du Sud). J’ai entrepris depuis beaucoup d’autres voyages. Dans les deux Amériques, en Asie centrale, au Proche-Orient, dans le golfe Persique. Aucun n’a cependant eu
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l’intensité du voyage indien de l’été 69. J’y ai repensé plus tard bien des fois en écrivant Les Paysages reliques. De retour en Europe, quelles ont été vos « orientations » ? Réapprendre le quotidien ne fut pas facile. L’univers parisien me semblait bien étriqué. Tout m’y paraissait terne, figé, sans joie. Le remède à la nostalgie fut de me consacrer à l’aspect théorique de ma formation en fréquentant le maximum de cours et de lieux où l’on enseignait les langues orientales et les méthodologies utiles pour mon travail. Les séances de Puech à l’École pratique, dont j’ai décrit dans une nécrologie qui fit scandale le côté pittoresque, contribuèrent à me remettre dans le bain, d’autant que je dus assez vite y présenter les premières analyses de ce qui allait devenir une thèse de Troisième cycle. Elle portait sur l’étude élargie d’un traité gnostique copte de Nag Hammadi qu’avait publié Alexander Böhlig et qui présentait un curieux imbroglio de mythologies grecques et orientales. Cette spécialisation n’était pas une idée insolite et soudaine. Comme mémoire de fin d’études à Toulouse (on appelait cela le lectorat), j’avais, en effet, choisi de réfléchir sur le débat doctrinal intervenu entre Plotin et les gnostiques. Cette situation inédite dans l’histoire de la philosophie présentait le cas intéressant de controverses secondaires internes au débat principal, Plotin ayant à cœur de se positionner par rapport à la philosophie de son temps (ce que l’on appelle aujourd’hui d’un terme imprécis « moyen-platonisme »), et les gnostiques romains, ses adversaires du moment, cherchant eux-mêmes dans la fréquentation du philosophe grec à se mettre à distance du courant chrétien majoritaire. Ce que j’avais écrit là-dessus devait être sérieusement revu, pour la bonne raison que les textes gnostiques ne m’étaient alors accessibles qu’à travers des traductions et des poncifs, et que, dans ces conditions, je ne pouvais faire guère mieux que de la compilation. Ce mémoire de jeunesse m’avait malgré tout permis d’entrevoir un chantier immense, pour comprendre le comment et le pourquoi du passage de la « conscience » religieuse de l’état de minorité à celui de majorité, autrement dit concevoir l’histoire des idées et des religions dans l’Antiquité tardive, spécialement en Orient, par le biais de l’histoire des controverses. Ma thèse sur Trois mythes gnostiques fut soutenue à la Sorbonne au début de l’été 1972 devant un jury présidé par H.-I. Marrou. À l’automne de la même année, la commission de philosophie et d’histoire des sciences du CNRS, sur un rapport de Jacques Bouveresse, me recrutait comme attaché de recherche. J’obtins l’année suivante la médaille de bronze du CNRS. Ce qui me fit bien plaisir. Êtes-vous resté longtemps au CNRS ? Quelles circonstances vont ont conduit à l’École Pratique des Hautes Études ? Je ne suis en fait resté que très peu de temps au CNRS. En 1976, à la section des Sciences religieuses de l’École pratique, le départ à la retraite de Paul Vignaux (« Histoire des théologies médiévales ») rendait disponible un crédit de nouvelle direction d’études dans le champ très vaste des études chrétiennes. Pierre Nautin me sollicita. En dépit de trois projets concurrents, je fus élu sans trop de difficulté, grâce à la présentation que fit de moi Pierre Hadot et au soutien actif, entre autres, de Pierre Geoltrain et de Jean Yoyotte. Je demandai immédiatement la transformation de l’intitulé sous lequel j’avais été élu (« Histoire du christianisme ») en « Gnose et manichéisme », intitulé toujours actuel puisque c’est celui de la chaire 16
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de Jean-Daniel Dubois. Je suis resté vingt-trois ans à l’EPHE, neuf ans comme élève (1967-1976), quatorze ans comme enseignant (1976-1990). Des années heureuses, d’autant plus que c’est à cette époque que je rencontrai celle qui est devenue ma femme. À l’École pratique, j’ai eu le privilège d’enseigner ce que je voulais et comme je le voulais. Les trois disciplines, indissociables, de ma formation (philosophie, théologie, orientalisme) me servirent, depuis lors, à étudier les flux et reflux des idées et des religions dans les sociétés du Proche- et Moyen-Orient à l’aube de l’islam naissant. L’École pratique, c’est pour moi essentiellement à cette époque la « Cinquième », ou, comme on disait, la « Section », celle des Sciences religieuses. Elle n’avait d’atmosphère confinée que par l’étroitesse de ses locaux, mais tous les vents du large s’y mêlaient. Il y avait là, en raison de la diversité des champs méthodologiques, culturels et historiques, comme une sorte de miracle universitaire permanent, si je puis me permettre ce terme – bien naturel, au demeurant, quand on parle de religions –, faisant se déployer la pluralité des points de vue. Personnels, enseignants et élèves étaient proches les uns des autres. Adossée à une collection prestigieuse de publications originales (près d’une centaine de volumes) et à un fonds choisi de bibliothèque destiné à rendre immédiatement accessibles les documents à expliquer durant les cours, cette École pratique, sans école doctorale ni commissions, avait bien du charme. J’ai assisté là à la création du Centre d’études des religions du livre. Chaque mois, à 17 heures, des discussions autour d’un livre récent ou d’un thème de travail réunissaient professeurs et étudiants. On voyait là Georges Vajda, Pierre Hadot, Paul Vignaux, Henry Corbin, Richard Stauffer, Pierre Nautin, François Secret, Antoine Guillaumont, et bien d’autres. J’appréciai beaucoup ses séances, imprégnées de l’esprit de l’après-Mai 68 et, la plupart du temps, très animées. Avez-vous en mémoire un souvenir particulier ? Un de mes souvenirs les plus anciens de l’École pratique remonte précisément à ces journées de mai 1968. Quarante ans déjà ! Elles sont éclipsées dans ma mémoire par le voyage en Turquie qui a suivi. Je me rappelle cependant que l’un des premiers enseignants de cette École avec lequel j’eus à ce moment-là un contact personnel fut Henry Corbin. Son nom m’était bien connu à cause de ses traductions de Heidegger, les premières existantes en français, et de deux de ses ouvrages que j’avais annotés à Toulouse : L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi (1958), et Physiologie de l’homme de lumière dans le soufisme iranien (1961). Allant un jour à la Sorbonne, je tombai sur un barrage de chaises et de tables au pied de l’escalier E (celui qui mène à l’École pratique). Un homme à la voix puissante martelait ces mots devant l’obstacle : « Je suis Corbin », ce qui n’avait d’autre effet que de faire rire ceux qui tenaient le barrage. Je leur dis : « C’est un copain ». Ils nous laissèrent passer. La Section était ouverte. Corbin et moi parlâmes longtemps. Par la suite il m’envoya ses livres et ne cessa de m’encourager. En réalité, ce n’est pas à l’École pratique, autrement dit dans les locaux de la Sorbonne, que j’ai « vécu » mai 1968, mais à l’École nationale des langues orientales, au 2, rue de Lille, ce qu’on appelait les Langues’O (l’actuel INALCO), où j’étais inscrit aussi comme étudiant. Des camarades imaginatifs avaient mis l’intitulé de cette École (qui figure au-dessus de la porte d’entrée) au goût du jour en martelant le mot « Nationale » et en recouvrant l’inscription d’une banderole 17
Propos recueillis par les éditeurs
qui proclamait que désormais l’École était « Populaire ». Je vivais là une partie de la journée, et y restai le soir pour protéger l’établissement soi-disant contre une attaque des Compagnies républicaines de sécurité. André Mirambel, dont je suivais les cours sur la grammaire du grec moderne, et qui en tant qu’administrateur de l’École y occupait un appartement de fonction, ne contrôlait plus rien et craignait de recevoir un mauvais coup. Il finit par quitter l’établissement. La nuit, nous dormions, quelques camarades et moi, devant la porte de la bibliothèque à l’étage, alors que d’autres occupaient l’entrée principale et les locaux administratifs. Les camarades de l’entrée, un soir, étaient très excités à l’idée de distribuer au « peuple » les livres de la bibliothèque. Mais il leur fallait d’abord nous déloger, ce qu’ils n’osèrent entreprendre. Et puis, il y eut votre élection au Collège de France en 1990. C’est à Pierre Hadot également que je dois mon entrée au Collège de France. René-Jean Dupuy, qui y était titulaire d’une chaire de Droit international, fut admis à l’honorariat en 1989. À la suite de quoi, l’assemblée des Professeurs envisagea la possibilité de création d’une nouvelle chaire dans le domaine littéraire. Le mode de recrutement des Professeurs est identique à celui des Directeurs d’études de l’École pratique de cette époque, sauf qu’il n’y a pas reconduction de la discipline du sortant et que, pour se faire une opinion à l’écart des groupes de pression et se dégager du cloisonnement des spécialités, chaque électeur est tenu de recevoir un candidat et d’avoir avec lui une discussion approfondie. Pierre Legendre, le canoniste patenté de l’École Pratique, avait tenté l’aventure, pensant que la continuité disciplinaire jouerait en sa faveur. Nos horaires de rendez-vous chevauchèrent plus d’une fois. Au début on se regardait en chiens de faïence puis l’humour prit le dessus. Ne trouvant pas de présentateur, il finit par jeter l’éponge et je poursuivis seul le combat. Ces visites aux Professeurs constituent dans le parcours électoral une épreuve redoutable. Les miennes ne furent pas trop pénibles, en dépit de quelques horaires bizarres. Je dus me rendre un matin à sept heures trente à la Bibliothèque Nationale dans le bureau de son Administrateur. Mais, sans doute mal réveillé, je tournais en rond et me suis perdu dans d’interminables couloirs avant d’arriver très en retard à destination. Un autre Professeur me convoqua à vingt heures trente à l’Institut Pasteur. Probablement fatigué par sa journée de travail, cet homme s’endormit, à peine avais-je commencé mon exposé. Je m’arrête, il se réveille, je reprends, il s’endort, jusqu’à ce que, désespérant de l’intéresser à mes affaires, j’attire son attention sur un saint Jérôme posé sur une chaise, en face de moi. Cette croûte portait une citation latine tirée de la Vulgate, écrite au-dessous des habituels symboles hiéronymiens. Je proposai de la lui lire, et de lui expliquer pourquoi elle était associée au moine de Bethléem. Cela lui ôta tout sommeil. Un célèbre linguiste et polyglotte, trônant au centre d’un vaste bureau, m’indiqua par signes à l’autre bout de la pièce un fauteuil club défoncé, dans lequel mes genoux et mon menton se trouvèrent à la même hauteur que les accoudoirs. La séance commença par un rappel de quelques règles, « élémentaires », dit-il, de grammaire et de ponctuation que je n’avais pas observées en rédigeant ma brochure de présentation. À la troisième règle, j’éclatai de rire, ce qui arrêta net la leçon. Mon répit fut de courte durée. La question piège suivante porta sur le pourquoi de la dénomination de « déicides » appliquée aux Juifs en Occident, en particulier dans la liturgie de la Semaine Sainte. Je me lançai dans une démonstration métho18
Comme si j’avais marché sur la lune
dique, des Pères cappadociens à Freud. Cela lui plut, puis il me pria de parler des manichéens. « Qu’ont-ils fait d’éminent ? S’il vous plaît, soyez concis ! – Je vais vous le dire ». Il y avait, accrochée au mur, une grande carte chinoise de la Chine. « Premièrement, Mani remporta le concours de peinture qui l’opposa à des artistes chinois. C’est ce que disent les poètes persans. Il traça sur de la soie une ligne qui disparut lorsqu’un seul fil fut ôté. Deuxièmement, le papier utilisé par les manichéens pour leurs livres était plus fin et plus blanc que celui des Chinois. Les écrivains arabo-persans sont unanimes ». D’un bond, je m’extirpai du club et pointai sur la carte les noms de rivières et de villes qui marquent la progression parallèle des missionnaires manichéens et des monastères nestoriens, du Xinjiang vers la mer de Chine. « Vous connaissez le chinois ? me demanda-t-il. – Non, mais je sais lire une carte ». Nous nous quittâmes en plaisantant. La plupart des visites se déroulaient dans la courtoisie et paisiblement. L’entretien que j’eus avec PierreGilles de Gennes (« Physique de la matière condensée ») à la Maison supérieure de physique et de chimie de la ville de Paris, prit un tour inattendu. Il me demanda comment je voyais le problème de la prédestination. Nous eûmes là-dessus une longue conversation. Je comprenais que cette question touchait autant à une préoccupation intérieure qu’à une curiosité de la culture théologique. Comment concevez-vous l’enseignement au Collège de France? La réalité de l’enseignement au Collège, du moins pour moi, est qu’on n’y délivre pas les fruits lentement formés dans les lustres précédents, mais, qu’en plus d’assurer la direction d’un centre documentaire, la Bibliothèque d’histoire des christianismes orientaux – longtemps en cartons à cause de la rénovation des locaux, ce Centre n’a repris son essor qu’à partir de 2001 avec l’arrivée de Florence et de Christelle Jullien –, je devais chaque année m’investir dans un thème nouveau aussi bien pour le cours que pour le séminaire. Quand Florence m’a montré ces jours-ci la liste des sujets traités pendant ces dix-huit ans de Collège et demandé lequel m’avait le plus intéressé, j’ai été incapable de répondre. Chaque thème est pour moi totalitaire, mais dans l’éphémère. Il confisque un temps toutes mes énergies, jusqu’à ce que je le remplace, ou bien jusqu’au jour où je m’en libère par la publication. Le second parti de l’alternative est ce que Raymond Aron, je crois bien, appelait, dans le vocabulaire du rugby, l’essai transformé. Je reconnais que je n’ai pas réussi beaucoup de transformations. Cela est dû au fait qu’un sujet poussant l’autre je n’ai guère eu le loisir de revenir en arrière et de m’atteler des mois durant à la patiente mise en forme d’analyses et d’idées déjà rendues publiques. Il y a malgré tout quelques exceptions. Prenons mes « Nativités païennes ». J’ai exposé ce thème en 1995 sous la forme d’un commentaire aux pages finales de l’Apocalypse gnostique d’Adam sur les treize royaumes. Je ne les ai publiées qu’en 2006 parce qu’Helmut Seng m’en a fourni l’occasion et n’a cessé de me harceler. Les Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien (1996), conçues primitivement pour faire partie d’un ensemble plus vaste sur les mythologies païennes des gnostiques, furent publiées la même année que les leçons données sur les nouveaux fragments découverts par Pierre Hadot et moi-même (1993-1995). On peut en dire presque autant de mes cours et travaux collectifs des séminaires sur Marcion de 1997 à 2000. Ils figurent au complet dans l’édition française du Marcion de Harnack (2003) préparée par Bernard Lauret et moi-même. Mais il y a encore beaucoup d’essais en attente de transformation. 19
Propos recueillis par les éditeurs
À quoi pensez-vous pour les années qui viennent ? Je pense en particulier à ce que j’ai fait concernant le codex de Cologne et la géographie du manichéisme araméen (1993-1995), les livres de paraboles, parmi lesquels l’étude systématique de la recension arabe imâmite, due à Ibn Bâbûya al-Sadûq, de l’Histoire de Balawhar (2000-2003), la religion du Prêtre Jean et le concept moderne de religion (2003-2006), et, en dernier lieu, Plotin, les gnostiques et la magie (2005-2007). À quoi d’autre voulez-vous donc qu’aboutisse l’examen de conscience des questions posées, sinon à la confrontation accablante entre le temps et le peu d’œuvres réalisées ? On peut toujours rêver d’une retraite qui soit la reconquête du temps…
Joigny, Pâques 2008
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TABULA GRATULATORIA
AIGLE Denise, École pratique des Hautes Études, Sciences religieuses AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses AROZTEGI ESNAOLA Manuel, Faculté de Théologie de san Dámaso, Madrid ATHANASSIADI Polymnia, Université d’Athènes ATTIAS Jean-Christophe, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses AYÁN CALVO Juan José, Faculté de Théologie de san Dámaso, Madrid BATSCH Christophe, Université de Lille 3 BERTHOZ Alain, Collège de France BEYLOT Robert, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 (LEM CERL) BOUD’HORS Anne, Centre national de la recherche scientifique – Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, section Grecque BOUCHARLAT Rémy, Université de Lyon 2 – Centre national de la recherche scientifique, UMR 5133 BOZOKY Edina, Université de Poitiers – Centre d'études supérieures de Civilisation médiévale, Poitiers BRIQUEL-CHATONNET Françoise, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 “Orient et Méditerranée” CHARLES-SAGET Annick, Université Paris X, Nanterre CHARTIER Roger, Collège de France CHUVIN Pierre, Institut français d’Études anatoliennes – Université Paris X, Nanterre CONTICELLO Carmelo Giuseppe, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 – UNESCO COTTRELL Emily, Boursière Marie Curie, Université de Leyde DAAÏF Lahcen, Institut de recherche et d'histoire des textes DESREUMAUX Alain, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 “Orient et Méditerranée” DORIVAL Gilles, Université d’Aix-Marseille – Centre national de la recherche scientifique – Institut Universitaire de France DUBOIS Jean-Daniel, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses DURAND Jean-Marie, Collège de France EDWARDS Michael, Collège de France FAGOT-LARGEAULT Anne, Collège de France DE FOUCH ÉCOUR Henri-Charles, Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle FRONTISI-DUCROUX Françoise, Collège de France GERNET Jacques, Collège de France 21
Tabula gratulatoria
GIGNOUX Philippe, Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 “Mondes iranien et indien” – École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses GILLIOT Claude, Université de Provence, IREMAM GOREA Maria, Université Paris VIII GRENET Frantz, École Pratique des Hautes Études, sciences religieuses GUILAINE Jean, Collège de France GYSELEN Rika, Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 “Mondes iranien et indien” HUGONNARD-ROCHE Henri, Centre national de la recherche scientifique – École Pratique des Hautes Études, sciences historiques et philologiques HUYSE Philip, École pratique des Hautes Études, sciences historiques et philologiques INSTITUT D’ÉTUDES AUGUSTINIENNES, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 – Université de Paris IV KELLENS Jean, Collège de France JULLIEN Christelle, Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 “Mondes iranien et indien” – École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses JULLIEN Florence, École pratique des Hautes Études, Sciences religieuses – IHCO KELLENS Jean, Collège de France KNOEPFLER Denis, Collège de France LE BOULLUEC Alain, École Pratique des Hautes Études, sciences religieuses MACRIS Constantin, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584, LEM “Laboratoire d’études sur les monothéismes” MÉTROPE Jean-Claude, École pratique des Hautes Études, Sciences religieuses MIMOUNi Simon, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses MONNOT Guy, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses MOUTON Alice, Centre national de la recherche scientifique, UMR 7044 “Étude des Civilisations de l’Antiquité” NAKANO Chiemi OSSOLA Carlo, Collège de France PIERRE Marie-Joseph, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses PINAULT Georges-Jean, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses POURKIER Aline, Université de Bourgogne RAULT Lucie, Museum national d'Histoire naturelle, Musée de l’Homme, Paris RAYATI Nasrine, Collège de France RI Su-Min, Ancien chercheur au Centre national de la recherche scientifique – Institut biblique Han-Nim, Corée du Sud RICHARD Marie-Dominique, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584, LEM “Laboratoire d’études sur les monothéismes” RICHARD Yann, Université de Paris III Sorbonne nouvelle RICOUX Odile, Université de Valenciennes 22
Tabula gratulatoria
ROBIN Christian, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 – Membre de l’Institut RÖMER Thomas, Collège de France SAUDELLI Lucia, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses – Université « Carlo Bo », Urbino (Italie) SCHEID John, Collège de France SCOPELLO Madeleine, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 “Orient et Méditerranée” SENG Helmut, Université de Konstanz SFAMENI GASPARRO Gulia, Université de Messine SIMS-WILLIAMS Nicholas SOARES SANTOPRETE Luciana Gabriela, École Pratique des Hautes Études, Sciences religieuses SZUPPE Maria, Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 “Mondes iranien et indien” TAMBRUN Brigitte, Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 (LEM CERL) TEIXIDOR Javier, Professeur honoraire au Collège de France TITS, Jacques et Marie-Jeanne, Collège de France UMR 7528 “Mondes iranien et indien” VAN DEN K ERCHOVE Anna, Centre national de la recherche scientifique, membre associé de l’UMR 8584 VEINSTEIN Gilles, Collège de France YOSHIDA Yutaka, Université de Kyoto YARSHATER Ehsan, Dir. Center for Iranian Studies, Université de Columbia ZAGO Michela, Université de Padoue
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LES CORRESPONDANCES ADRESSÉES PAR HÜLEGÜ AU PRINCE AYYOUBIDE AL-MALIK AL-NĀIR YŪSUF LA CONSTRUCTION D’UN MODÈLE
Denise AIGLE École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
Hülegü, envoyé à la conquête des pays musulmans par Möngke, le grand khan de Mongolie, s’empare, le 4 afar 656/10 février 1258, de Bagdad, la capitale abbasside ; dix jours plus tard, le 14 afar/20 février, le calife, al-Mustaʿim bi-llāh est mis à mort. Ces événements dramatiques et l’installation d’un pouvoir païen à la place du califat abbasside, en plein cœur du dār al-islām oriental, furent vécus comme un véritable traumatisme par les populations de l’Orient musulman (al-mashriq). Cette situation géo-politique nouvelle inaugura une longue période conflictuelle entre les souverains mongols d’Iran et les princes du Bilād al-Shām (Syrie-Palestine), les Ayyoubides, puis les sultans mamelouks du Caire, période qui fut marquée par l’envoi d’ambassades et par l’échange de nombreuses correspondances diplomatiques. Les documents adressés par Hülegü à al-Malik al-Nāir Yūsuf, le prince ayyoubide de Damas et d’Alep, qui seront analysés ci-après, sont les premières lettres d’un khan mongol à un souverain musulman. Nous possédons de nombreux exemplaires de ces correspondances qui nous sont parvenues selon différentes « transmissions », ce qui semble attester de leur retentissement dans l’Orient musulman et, en particulier, dans le Bilād al-Shām. Comme nous pourrons le constater en comparant le contenu de ces différentes missives avec les ordres de soumission envoyés par les grands khans à l’Occident latin quelques décennies plus tôt, les lettres de Hülegü à al-Malik al-Nāir Yūsuf reflètent tout à fait l’idéologie politique mongole. Les conquérants prétendaient que le “Ciel éternel” (möngke tenggeri) leur avait octroyé la mission de soumettre le monde à leur pouvoir1. Les lettres de Hülegü sont rédigées dans des termes qu’un souverain musulman pouvait facilement comprendre, en particulier grâce à l’utilisation de nombreuses citations coraniques pour illustrer son propos. La question qui se pose, difficile à résoudre, est de déterminer parmi les différentes transmissions de ces documents, celle qui pourrait être la plus proche de l’original et de proposer quelques hypothèses quant à la chronologie de leur rédaction. En effet, comme pour toutes les lettres envoyées
1. Sur le mandat du “Ciel éternel”, voir E. VOEGELIN, « The Mongol orders of submission to European powers, 1245-1255 », Byzantion 15 (1940-1941), p. 378-413 ; I. de R ACHEWILTZ, « Some remarks on the ideological foundation of Chinggis khan’s empire », Paper on Far Eastern History 7 (1973), p. 2136 ; M.-L. BEFFA, « Le concept de tänggäri, “ciel”, dans l’Histoire secrète des Mongols », Études mongoles et sibériennes 24 (1993), p. 215-236 ; R. A MITAI-P REISS, « Mongol imperial ideology and the Ilkhanid war against the Mamluks », dans R. AMITAI-P REISS et D. MORGAN (éd.), The Mongol Empire & its Legacy, Leyde 1999, p. 57-72 ; D. A IGLE, « The letters of Eljigidei, Hülegü and Abaqa : Mongol overtures or Christian ventriloquism ? » Inner Asia 7/2 (2005), p. 143-162.
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Denise Aigle
par les Ilkhans aux souverains musulmans, nous ne possédons pas d’original, mais des transmissions souvent très divergentes2. Ces documents ont été insérés par les historiens dans les chroniques et les recueils de chancellerie et, comme dans le cas présent, ils ont également été recopiés dans des recueils (madjmūʿa) avec d’autres types de textes. Après une présentation du contexte historique dans lequel s’inscrit la rédaction de ces correspondances diplomatiques, je présenterai les documents en les regroupant selon cinq transmissions, puis j’analyserai le contenu de ces lettres afin de proposer quelques hypothèses sur les raisons qui ont conduit à ces transmissions si variées. I. Les relations entre les Ayyoubides et les Mongols Les armées mongoles avaient pénétré dans le dār al-islām dès 628/1231, lancés à la poursuite de Djalāl al-Dīn Khwārizmshāh. La plupart des princes de SyriePalestine firent preuve d’un grand pragmatisme politique face à la menace mongole. Beaucoup d’entre eux s’empressèrent de faire acte de soumission (āʿa), bien avant que les troupes mongoles attaquent le territoire ayyoubide en 642/1244, après la défaite des Seldjoukides de Rūm à Köse Dagh3. Au début de l’année 641/12431244, selon le témoignage de ʿA āʾ Malik al-Djuvaynī, les sultans d’Anatolie, du Bilād al-Shām et d’Alep (c’est-à-dire al-Malik al-Nāir Yūsuf4) envoyèrent des ambassadeurs au représentant mongol d’Azerbaïdjan, Arghun Aqa, pour lui demander sa protection5. Puis, en 643/1245-1246, al-Malik al-Nāir Yūsuf dépêcha l’un de ses proches auprès du grand khan Güyük (r. 1246-1248) à Qaraqorum6. Enfin, en 648/1250, al-Malik al-Nāir envoya une nouvelle mission en Mongolie pour exprimer sa soumission envers le nouveau grand khan, Möngke (r. 1251-1259), mission qui fut conduite par son ministre Zayn al-Dīn al- āfi ī. Ce dernier revint à Damas porteur d’un commandement impérial et d’un document attestant qu’il
2. Voir par exemple : P. M. HOLT, « The Īlkhān Amad’s embassies to Qalāwūn : Two contemporary accounts », Bulletin of the School of Oriental and Asian Studies 49/1 (1986), p. 128-132 ; A. A LLOUCHE, « Tegüder’s ultimatum to Qalawun », International Journal of Middle East Studies 22/4 (1990), p. 439-446 ; R. A MITAI-P REISS, « An exchange of letters in Arabic between Abaγqa Īlkhān and Sultan Baybars (A.H. 667/A.D.1268-1269) », Central Asiatic Journal 38/1 (1994), p. 11-13 ; D. AIGLE, « La légitimité islamique des invasions de la Syrie par Ghazan Khan », Eurasian Studies 6/1-2 (2006), p. 5-29 ; J. P FEIFFER, « Amad Tegüder’s second letter to Qalāʾūn (682/1283) », dans J. P FEIFFER et Sh. A. QUINN (éd.), History and Historiography of Post-Mongol Central Asia and the Middle East : Studies in Honour of John E. Woods, Wiesbaden 2006, p. 167-202. 3. R. S. HUMPHREY, From Saladin to the Mongols. The Ayyubids of Damascus, 1193-1260, New York 1977, p. 334. 4. À cette époque, al-Malik al-Nāir n’avait pas encore autorité sur Damas. 5. ʿA āʾ Malik al-Djuvaynī, Tārīkh-i djahāngushā, M. M. QAZVĪNĪ (éd.), Téhéran 1916, vol. II, p. 244 ; The History of the World-Conqueror, by ʿAla-ad-Din ʿAta-Malik Juvaini. Translated by J. A. BOYLE, Manchester 1958, vol. II, p. 508. 6. R. A MITAI-P REISS, Mongols and Mamluks. The Mamluk-Īlkhānid War, 1260-1281, Cambridge 1995, p. 19.
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La correspondance de Hülegü à al-Malik al-Nā ir Yūsuf
avait autorité pour le faire exécuter (yarlīgh va pāyza7). Le grand khan confirmait la soumission d’al-Malik al-Nāir Yūsuf et donc son statut de vassal8. À la veille de l’invasion mongole, le Bilād al-Shām était divisé entre trois princes ayyoubides. Le plus important d’entre eux, al-Malik al-Nāir Yūsuf, régnait à Alep et à Damas9. Al-Manūr Muammad avait autorité sur la ville de amā, sous le contrôle d’al-Malik al-Nāir Yūsuf. Quant à al-Mughīth ʿUmar, il s’était établi lui-même à Karak en Palestine, l’année où al-Malik al-Nāir Yūsuf avait pris possession de Damas10. 1. Une première lettre ? Après la chute de la capitale abbasside, de nombreuses sources attestent que les princes du Bilād al-Shām envoyèrent plusieurs ambassades auprès de Hülegü. Une première mission d’un prince de la région eut lieu peu de temps après la prise de Bagdad. Badr al-Dīn Luʾluʾ, le seigneur de Mawil, dépêcha son fils, al-āli Rukn al-Dīn Ismāʿīl, accompagné de mille cavaliers sous le prétexte de prêter main-forte au « Roi des rois ». Al-āli Rukn al-Dīn ayant été mal reçu par Hülegü, Badr al-Dīn Luʾluʾ était allé en personne auprès du khan mongol avec des présents pour affirmer lui-même sa soumission11. Bien accueilli, il avait même eu l’audace d’accrocher à l’oreille de ce dernier une boucle de pierres précieuses12. Al-Malik al-Nāir Yūsuf décida alors, pour suivre l’exemple du seigneur de Mawil (iqtidāʾ bi- ā ib Maw il), d’envoyer son jeune fils al-Malik al-ʿAzīz Muammad avec des cadeaux et des objets précieux (hadāyā wa tu fa). Mais Hülegü lui demanda pourquoi son père tardait à venir lui-même. Al-Malik al-ʿAzīz chercha des excuses rétorquant que le prince devait être présent en Syrie à cause des craintes suscitées par les ennemis de l’islam, les Francs (khawf un ʿalaynā min ʿadū al-islām al-farandj)13. Apparemment, Hülegü accepta l’argument avancé14.
7. Sur le terme yarlīgh, voir G. DOERFER, Türkische und mongolische Elemente in Neupersischen, Wiesbaden 1963-1975, vol. IV, n° 1848, p. 153-158 ; sur le terme pāyza, voir ibid. vol. I, n° 116, p. 239241. 8. Rashīd al-Dīn, Djāmiʿ al-tawārīkh, ʿA. ʿA LIZADEH (éd.), Bakou 1957, vol. III, p. 67. Voir également sur cette mission, R. A MITAI-P REISS, Mongols and Mamluks, op. cit., p. 21. 9. Ce n’est qu’après l’assassinat en 648/1250 du sultan ayyoubide d’Égypte, al-Malik al-Muʿa
am Tūrān-Shāh, qui avait aussi autorité sur Damas, qu’al-Malik al-Nāir devint souverain de la ville, voir R. A MITAI-P REISS, Mongols and Mamluks, op. cit., p. 19. 10. Description détaillée du règne d’al-Malik al-Nāir Yūsuf dans R. S. HUMPHREY, From Saladin to the Mongols, op. cit., p. 309-363. 11. [Barhebraeus (Ibn al-ʿIbrī)] = Gregorii Barhebraei Chronicon Syriacum, BEDJAN (éd.), ParisLeipzig 1890, p. 507. 12. Al-Nuwayrī (m. 732/1331-1332), Nihayāt al-arab fī funūn al-adab, Beyrouth 2005, vol. XXVII, p. 259. Même témoignage dans Barhebraeus, Gregorii Barhebraei, op. cit., p. 507-508 et dans Baybars al-Manūrī (m. 725/1325), Zubdat al-fikra fī taʾrīkh al-hidjra, D. S. R ICHARD (éd.), Beyrouth 1998, p. 42. 13. Al-Nuwayrī, Nihayāt al-arab, op. cit., p. 260. 14. On trouve des attestations semblables sur cette mission chez les historiens mamelouks Baybars al-Manūrī et Qu b al-Dīn al-Yūnīnī (m. 726/1325-1326), lequel précise que cette année-là, les envoyés tatars revinrent de leur mission auprès d’al-Malik al-Nāir Yūsuf avec beaucoup d’argent (djumlat kabīra min al-māl), voir Baybars al-Manūrī, Zubdat al-fikra, op. cit., p. 43 ; Qu b al-Dīn alYūnīnī, Dhayl mirʾāt al-zamān, Le Caire 1992, vol. I, p. 91 (reprint de l’édition de Heyderabad).
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Selon Barhebraeus, les ambassadeurs de Hülegü multiplièrent néanmoins les interventions auprès d’al-Malik al-Nāir pour lui demander de venir en personne faire acte d’allégeance15. Aucun des auteurs (cités en notes) ne dit que le fils du prince ayyoubide revint porteur d’un pli. Cependant, l’historien persan Rashīd al-Dīn (m. 718/1323) écrit qu’al-Malik al-ʿAzīz prit le chemin du retour le 19 rabīʿ I 656/26 mars 1258 avec un message, rédigée sur l’ordre de Hülegü par Naīr al-Dīn al-ūsī, dont il donne une version isolée des autres transmissions qui ont été attribuées au savant chiite ismaélien. Il est possible que ce fragment de texte soit une transmission très partielle d’une lettre adressée à une autre occasion par Hülegü à al-Malik al-Nāir Yūsuf. Sous cette même année 656/1258, al-Maqrīzī (m. 845/1442) écrit qu’al-Malik al-Nāir envoya son fils auprès de Hülegü, accompagné d’émirs. Il rapporte que lorsqu’al-Malik al-ʿAzīz arriva, on lui demanda, « dans la langue de son père (bi-lisān abīhī) », que ce dernier vienne avec une armée de vingt mille cavaliers pour se joindre à la guerre contre les Mamelouks d’Égypte, mais ne parle pas de lettre16. Selon les témoignages de Barhebraeus, Rashīd al-Dīn et al-Maqrīzī, il semblerait qu’al-Malik al-Nāir ait pris contact avec Hülegü très tôt. En effet, si la date donnée par Rashīd al-Dīn est exacte, le fils du prince ayyoubide serait reparti seulement un mois après la mise à mort du calife, ce qui pourrait expliquer que Hülegü ait demandé à al-Malik al-Nāir un renfort de troupes pour poursuivre ses conquêtes17. On peut aussi supposer que la date donnée par Rashīd al-Dīn est erronée – il est d’ailleurs le seul historien à mentionner une date si précise –, mais Barhebraeus dit qu’al-Malik al-ʿAzīz resta tout l’hiver auprès de Hülegü18 : son témoignage pourrait confirmer l’hypothèse d’une ambassade envoyée très tôt au khan mongol. Si cette mission a bien eu lieu à une date précoce, l’inspirateur pourrait en être le ministre du prince ayyoubide, Zayn al-Dīn al- āfi ī. En effet, depuis sa mission auprès du grand khan Möngke, il œuvrait pour une alliance entre son maître et les Mongols. En tout cas, il avait des contacts avec Hülegü pour l’inciter à faire la conquête du Bilād al-Shām, arguant que ce serait facile pour lui étant donné les divisions entre les différents princes ayyoubides19. 2. Deux autres lettres ? La situation chaotique qui régna dans la région à la suite de la chute de Bagdad se reflète dans les sources qui sont souvent confuses et contradictoires en ce qui concerne les dates des ambassades d’al-Malik al-ʿAzīz auprès de Hülegü. Selon le « Pseudo-Ibn al-Fuwa ī », l’année suivante, en 657/29 décembre 1258-17 décembre 1259, Hülegü réitéra sa demande au prince al-Malik al-Nāir de venir vers lui en personne. De nouveau, le prince ayyoubide envoya son fils avec des présents. Hülegü en colère lui aurait dit : « Nous avons mandé ton père (na nu alabnā abāk) ». Cette source ne mentionne pas de lettre 20. En revanche, sous cette même
15. Barhebraeus, Gregorii Barhebraei, op. cit., p. 508. 16. Al-Maqrīzī, Kitāb al-sulūk li-maʿrifat duwal al-mulūk, éd. Beyrouth 1997, vol. I, p. 500. 17. La demande de renfort militaire sollicitée par Hülegü n’obtint pas de réponse concrète. 18. Barhebraeus, Gregorii Barhebraei, op. cit., p. 508. 19. R. S. HUMPHREY, From Saladin to the Mongols, op. cit., p. 334. 20. “Pseudo-Ibn al-Fuwa ī”, al- awādith al-djāmiʿa wal-tadjārib al-nāfiʿa fī l-miʾa al- ābiʿa, Bagdad 1932, p. 339. Cette chronique a été faussement attribuée à Ibn al-Fuwa ī, l’auteur du dictionnaire
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date, al-Maqrīzī écrit que le fils d’al-Malik al-Nāir revint de chez Hülegü avec une lettre dont il transmet le texte21 : faut-il y voir une deuxième lettre ? Enfin, d’après le Mukhta ar taʾrīkh al-duwal, la chronique en arabe d’Ibn al-ʿIbrī (Barhebraeus) en 657/1259, des ilči mongols seraient venus remettre une lettre à al-Malik al-Nāir – une lettre dans laquelle il lui était de nouveau demandé de venir en personne, mais qui, cette fois, était pleine de menaces avec une forte portée eschatologique22. Il pourrait s’agir d’un troisième document apporté à la fin de l’année 657/1259 par les émissaires mongols. Cette missive reflète la colère grandissante de Hülegü envers al-Malik al-Nāir. Le prince, effrayé, envoya une nouvelle fois son fils al-Malik al-ʿAzīz avec beaucoup d’argent, des cadeaux et des objets précieux. Une fois de plus, Hülegü (malik al-ar) dit : « Nous avons demandé à al-Malik al-Nāir Yūsuf de venir [en personne], pas son fils […]. C’est donc nous qui irons vers lui »23. Quoi qu’il en soit, incapable d’adopter une attitude claire face à Hülegü, le prince ayyoubide, à l’annonce de l’avancée mongole en Syrie prend peur, rompt le pacte d’allégeance qu’il avait contracté avec le grand khan Möngke et recherche une alliance avec le sultan mamelouk du Caire, al-Malik al-Mu affar Qu uz24. Hülegü envahit la Syrie, s’empare d’Alep le 9 afar 658/24 janvier 1260, puis, quelques jours plus tard, Damas tombe aux mains de Kitbugha, son général en chef. Hülegü, resté en Syrie du Nord, retourne en Azerbaïdjan, laissant un petit détachement mongol25 placé sous les ordres de Kitbugha. Celui-ci poursuit son avancée jusqu’en Palestine, mais ses troupes sont vaincues par celles du sultan mamelouk al-Malik al-Mu affar Qu uz à la fameuse bataille de ʿAyn Djālūt, le 25 ramaān 658/3 septembre 1260 26. Après la prise de Damas, Hülegü avait pardonné à al-Malik al-Nāir Yūsuf sa trahison, car ce dernier avait rompu son alliance avec le sultan mamelouk et s’était rendu à Tabrīz en compagnie des autres princes ayyoubides27. Mais à la fin du mois de shawwāl 658/octobre 1260, Hülegü apprit que les armées d’al-Malik al-Mu affar Qu uz avaient vaincu les forces mongoles stationnées en Palestine. Al-Malik al-Nāir Yūsuf est alors accusé de trahison et exécuté avec les autres princes ayyoubides présents à Tabrīz28. II. La complexité des transmissions J’ai trouvé des transmissions et des copies de ces correspondances dans onze sources d’époque et de nature différentes dont les dates de mise par écrit s’éche-
biographique (Talkhī madjmaʿ al-ādāb fī muʿdjam al-alqāb, M. DJAWĀD (éd.), 4 vol., Damas 1962). Voir Ch. M ELVILLE, « Ebn al-Fowa ī », Encyclopaedia Iranica, vol. VIII, p. 25-26. 21. Al-Maqrīzī, Kitāb al-sulūk, op. cit., p. 506. 22. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh al-duwal, A. āliānī (éd.), Beyrouth 1890, p. 484-485. 23. Ibn al-ʿIbrī, ibid., p. 485. 24. R. S. HUMPHREY, From Saladin to the Mongols, op. cit., p. 354. 25. Les sources donnent des estimations variées concernant les forces en présence, mais elles sont concordantes sur le nombre inférieur des combattants mongols, voir R. A MITAI, « ʿAyn Jālūt revisited », Tārī 2 (1992), p. 119-50, ici p. 123-129. 26. Sur cette bataille, voir R. A MITAI, ibid., p. 119-150. 27. R. S. HUMPHREY, From Saladin to the Mongols, op. cit., p. 357. 28. Barhebraeus, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 512-513.
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lonnent entre la seconde moitié du XIIIe et le courant du XVIIe siècle29. La version la plus ancienne d’une lettre est celle d’Ibn al-ʿIbrī, dans son Mukhta ar taʾrīkh al-duwal30. Le témoignage de cet auteur jacobite est particulièrement important parce qu’il est le seul contemporain des faits31. Toutes les autres sources sont beaucoup plus tardives. On trouve également des « copies », pas toujours fidèles, d’une lettre très proche de celle transmise par Ibn al-ʿIbrī, dans deux recueils composés de divers documents : le Safīnat-i Tabrīz, copié entre 721-723/1321-1323 par Abū l-Madjd al-Tabrīzī32 et le Farāʾid-i Ghiyāthī, copié en 825/1430-1431 par Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl, à l’époque du sultan timouride Shāhrukh33. L’examen de l’ensemble de ces documents montre que nous sommes en présence de cinq « transmissions » différentes de plusieurs lettres. La « transmission 1 », que je qualifie de « persane », regroupe les versions d’Ibn al-ʿIbrī, al-Tabrīzī, Shihāb al-Dīn ʿAbd Allāh al-Shīrāzī, connu sous le nom de Vaāf34 et Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl. J’inclus dans la transmission « persane » la version d’Ibn al-ʿIbrī, en raison de la proximité de ce dernier avec les Ilkhans. Il a sans doute vu une copie du document officiel dans les services de la chancellerie mongole dans la mesure où il a passé une grande partie de sa vie à Marāgha où il a eu accès à de nombreux documents comme il l’écrit dans sa chronique syriaque. Ibn al-ʿIbrī transmet une longue lettre qui comporte deux grandes parties. La première (A) explique les raisons de la prise de Bagdad et de la mise à mort du calife : ce dernier est accusé de mensonge et de mauvais comportements envers ses sujets ; les motifs invoqués sont religieusement justifiés. La seconde partie (B),
29. Voir le tableau récapitulatif des sources et des citations coraniques citées dans les lettres en annexe. Une partie de ces lettres a été reproduite, sans apparat critique, par H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe an die Machthaber Syriens und Ägyptens », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 150/2 (2000), p. 425-460, ici, p. 429-440, 444-451. Il existe également une reproduction, sans apparat critique, de la lettre transmise par Rashīd al-Dīn et des trois lettres copiées par al-Suyū ī, mais d’après la transmission d’Ibn al-ʿImād dans M. M. AMMĀDA (éd.), Wathāʾiq al- urūb al- ālibiyya wal-ghazw al-mughūlī lil-ʿalam al-islāmī, Beyrouth 1979, p. 351-353. 30. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 484-485. 31. Nommé métropolite d’Alep en 1253, Ibn al-ʿIbrī fut capturé par les Mongols au moment de la prise de la ville. Par la suite, en 1264, il fut désigné comme chef de l’Église jacobite pour les épiscopats orientaux alors sous domination mongole. 32. Abū l-Madjd al-Tabrīzī a sans doute vu une copie de la lettre transmise dans le Mukhta ar taʾrīkh al-duwal, fac-similé de la lettre dans Abū l-Madjd al-Tabrīzī, Safīnat-i Tabrīz, fac-similé d’un manuscrit compilé et copié en 721-723/1321-1323, Téhéran 2003, p. 439-440. Ce recueil comporte de nombreux textes religieux (juridiques, mystiques), des textes philosophiques, des tables astronomiques, etc. La copie de cette lettre dans ce recueil confirme qu’elle était célèbre. Merci à Hassan Fahrang de m’avoir signalé cette référence bibliographique. 33. Cette lettre a fait l’objet d’un court article de S. SADJED-ORSINI, « La lettre de Naīr ūsī à Malik al-Nāir », dans N. POURJAVADY et Z. VESEL (éd.), Na īr al-Dīn ūsī. Philosophe et savant du XIIIe siècle, Téhéran 2000, p. 191-194. Dans cet article, l’auteur étudie une version de la lettre qui figure dans un manuscrit du Farāʾid-i Ghiyāthī qui est conservé à la Bibliothèque nationale de France. L’auteur ignorait qu’il en existait une édition critique (Farāʾid-i Ghiyāthī, eshmat Muʾayyad (éd.), Téhéran 1356sh, p. 221-223) et suit, de manière fautive, l’attribution de cette lettre par Yūsuf Ahl à al-Malik al-Nāir, sultan d’Égypte [sic]. Cette erreur du compilateur de ce recueil vient vraisemblablement du fait que cette lettre a servi, par la suite, de modèle pour une correspondance adressée au sultan mamelouk al-Malik al-Mu affar Qu uz. 34. Vaāf introduit la transmission de la lettre en la désignant comme un « livre de conquête » ( fat -nāma), c’est-à-dire la conquête de Bagdad par Hülegü.
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La correspondance de Hülegü à al-Malik al-Nā ir Yūsuf
qui est plus développée, vise à disqualifier cette fois le prince ayyoubide, al-Malik al-Nāir Yūsuf, qui est menacé d’une sanction divine s’il ne vient pas, en personne, faire acte de soumission à Hülegü. Bien qu’il existe un certain nombre de différences entre les quatre versions de cette lettre, on constate sans difficulté que la source originale qui a été utilisée par al-Tabrīzī, Vaāf et Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl, est le même document dont Ibn al-ʿIbrī donne apparemment la version la plus proche de l’original, ou une autre copie plus ou moins semblable 35. Une « transmission 2 » nous est parvenue grâce à trois auteurs mamelouks. L’historien de Tripoli, al-Qar āy (m. 733/1332-1333)36, dans son Taʾrīkh al-nawādir, mentionne trois lettres successives, mais très courtes. La version d’al-Qar āy fut recopiée par Ibn al-Furāt (m. 807/1405) dans son Taʾrīkh al-duwal wa l-mulūk37, sous l’autorité de l’historien tripolitain. Quatre décennies plus tard, al-Maqrīzī rapporte sous la forme d’une seule lettre la version d’al-Qar āy/Ibn al-Furāt, disant qu’elle avait été rapportée par al-Malik al-ʿAzīz en 657/29 décembre 125817 décembre 125938. Cette seconde transmission est une sorte de variante sur la partie A de la « transmission 1 » d’Ibn al-ʿIbrī, al-Tabrīzī, Vaāf et Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl. On y trouve des citations coraniques différentes ainsi que quelques éléments versifiés qui illustrent, de manière ramassée, certaines idées émises dans la partie B. Mais, chose intéressante dans cette transmission par des auteurs de langue arabe, nous trouvons une expression en persan pour désigner Hülegü : Shāhanshāh rūy-i zamīn. La « transmission 3 » nous est rapportée sous l’année 658/18 décembre 1259-5 décembre 1260 par deux auteurs syriens, Shams al-Dīn al-Djazarī (m. 739/1238-1239)39 et Ibn Shākir al-Kutubī (m. 765/1363), dans ses ʿUyūn al-tawārīkh40. De ces deux auteurs ressortent deux versions d’une lettre qui présentent très peu de différences entre elles. Ibn Shākir al-Kutubī tire manifestement le texte de la chronique awādith al-zamān d’al-Djazarī. Cette transmission est également une variante sur la partie A de la version longue d’Ibn al-ʿIbrī avec l’introduction de poésie et quelques éléments de la partie B, mais, curieusement, sans aucune citation coranique. Selon al-Djazarī, cette lettre aurait été lue à la grande mosquée de Damas41, ce qui est plausible eu égard à son contenu sur lequel nous reviendrons dans l’analyse des différents documents.
35. Vaāf donne la version la plus longue de cette lettre puisqu’il ajoute une partie B bis, essentiellement constituée de versets coraniques, voir le tableau en annexe. 36. La chronique d’al-Qar āy est conservée en deux fragments (à Berlin : début de l’islam, et à Gotha : 626-680/1229-1290). La partie qui concerne notre propos est celle qui est conservée à la bibliothèque de Gotha (ms. arabe 1572, copié en 789), voir H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 447, note 37. Sur cet historien, voir Cl. CAHEN, « La chronique de ir āy et les Francs de Syrie », Journal asiatique (1937), p. 140-145, ici p. 140-142. 37. La chronique d’Ibn al-Furāt est conservée à la bibliothèque du Vatican (ms. arabe 726, VI, fol. 318r), référence d’après H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 447, note 74. N’ayant pas réussi à avoir accès au manuscrit d’Ibn al-Furāt, je me suis appuyée sur l’édition de la lettre par H. HORST, ibid., p. 448-449. 38. Al-Maqrīzī, Kitāb al-sulūk, op. cit., p. 506. 39. Al-Djazarī, awādith al-zamān, d’après H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 451. 40. Ibn Shākir al-Kutubī, ʿUyūn al-tawārīkh, éd. Bagdad 1980, vol. XX, p. 225. 41. H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 449.
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Une « transmission 4 », beaucoup plus tardive, est présente dans le Taʾrīkh al-khulafāʾ d’al-Suyū ī (m. 911/1505)42 et dans le grand dictionnaire biographique d’Ibn al-ʿImād (m. 1089/1679), le Shadharāt al-dhahab, dans la biographie qu’il consacre au dernier calife abbasside43 : il copie presque mot à mot al-Suyū ī. Cette transmission « tardive » rapporte trois lettres distinctes. La troisième est proche de la version de Shams al-Dīn al-Djazarī de la « transmission 3 ». La première pose un véritable problème d’authenticité. En effet, aucun des transmetteurs antérieurs n’y fait allusion. On pourrait admettre, comme l’a suggéré Reuven Amitai-Preiss, que cette lettre a été conservée seulement par al-Suyū ī et qu’elle a été rapportée par le fils d’al-Malik al-Nāir lors de sa première mission auprès de Hülegü44. Le contenu ne fait que rappeler au prince ayyoubide qu’il doit tirer la leçon de ce qui est arrivé au calife ; il est invité à venir en personne faire acte de soumission. En tout cas, si cette lettre a bien existé, elle ne présente pas du tout le même intérêt que la version longue de la « transmission 1 », persane, et que la version courte rapportée par al-Qar āy/Ibn al-Furāt et al-Maqrīzī. De plus, la langue dans laquelle cette « première lettre » est rédigée n’est pas dans un arabe aussi parfait et fleuri, caractéristique de toutes les correspondances diplomatiques. On pourrait imaginer qu’elle est la transmission par écrit d’un message délivré oralement par Hülegü au fils d’al-Malik al-Nāir à l’occasion de sa première mission. Mais pourquoi la trouve-t-on seulement chez ces auteurs tardifs ? J’ai classé comme une « transmission 5 » la lettre qui figure dans le Djāmiʿ al-tawārīkh de Rashīd al-Dīn45. En effet, elle ne correspond que de loin à la partie A de la version longue de la « transmission 1 ». Le texte a pour ainsi dire disparu au profit d’une profusion de citations coraniques destinées à justifier la mise à mort du calife abbasside. III. Un corpus de lettres à forte argumentation religieuse Comme on peut le constater, la transmission de ces lettres est d’une grande complexité. Cependant, le contexte historique peut nous aider à proposer quelques hypothèses quant à la chronologie de leur envoi par Hülegü, si l’on tient compte, comme en attestent toutes les sources, des demandes répétées qui furent adressées à al-Malik al-Nāir pour qu’il vienne en personne faire acte d’allégeance au khan mongol. On peut supposer, puisqu’il n’est pas venu lui-même et qu’il a préféré dépêcher son jeune fils, que le ton des missives est devenu de plus en plus menaçant. Il faut également souligner que l’envoi d’al-Malik al-ʿAzīz constituait une grave offense aux yeux de Hülegü. En effet, au début du récit des événements qui se sont déroulés en 657/1259, Ibn Kathīr (m. 774/1373) précise bien qu’al-Malik al-ʿAzīz était jeune (wa huwa saghīr). Hülegü ne prêta aucune attention aux cadeaux qui lui furent remis, mais il manifesta une terrible colère contre al-Malik al-Nāir Yūsuf qui, pris de panique, se réfugia avec sa famille à Karak en Palestine46. La version longue que j’ai désignée comme la « transmission 1 », très menaçante, est certai-
42. Al-Suyū ī, Taʾrīkh al-khulafāʾ, éd. Le Caire 1959, p. 473. 43. Ibn al-ʿImād, Shadharāt al-dhahab, éd. Damas-Beyrouth 1991, vol. VII, p. 470-471. 44. R. A MITAI-P REISS, Mongols and Mamluks, op. cit., p. 22. 45. Rashīd al-Dīn, Djāmiʿ al-tawārīkh, op. cit., p. 63. 46. Ibn Kathīr, al-Bidāya wal-nihāya, éd. Beyrouth 1997, vol. IX, p. 98.
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nement la troisième et dernière lettre adressée à al-Malik al-Nāir, celle qui fut apportée, selon Ibn al-ʿIbrī, à la fin de l’année 657/1259 par les envoyés mongols. Les auteurs persans qui ont transmis ce document précisent qu’il a été rédigé par Naīr al-Dīn al-ūsī. Cette assertion est sans doute exacte : le style, l’argumentation et le choix des citations coraniques sont parfaits. 1. La question des deux autres lettres Il est difficile d’établir la chronologie des autres lettres. Ces différentes versions « courtes » rappellent, sous des formulations différentes, les événements de la prise de Bagdad et les raisons de la mise à mort du calife. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt transmettent trois documents qui ne correspondent que de très loin à ceux cités par al-Suyū ī dans son Taʾrīkh al-khulafāʾ. En ce qui concerne l’existence d’une « première lettre », je rejoins l’hypothèse émise par Reuven Amitai-Preiss : elle aurait été conservée seulement par al-Suyū ī47. D’après la version qu’en donne ce dernier, elle est très sobre, sans aucune citation coranique, et se borne à rappeler la prise de Bagdad. Comme dans toutes les correspondances, le calife n’est pas désigné par son titre, ce qui est une manière de lui donner un rang inférieur à celui de Hülegü. Il est appelé : « le maître du pays ». Après la destruction de la ville et le massacre de ses habitants, le calife se serait mis sous l’obédience de Hülegü (dakhala ta ta ʿubūdiyatnā), mais ses mensonges ont rendu sa condamnation obligatoire (ista aqqa al-iʿdām)48. L’invocation de ce prétexte pour justifier la mise à mort du calife peut se comprendre dans le cadre de la culture mongole, où mentir était considéré comme un acte grave, assimilé à la trahison49. À la fin de la lettre, il est demandé à al-Malik al-Nāir Yūsuf de quitter sa forteresse, en d’autres termes de se rendre auprès du khan mongol pour lui apporter sa soumission. Cette missive pourrait être la première demande adressée au prince ayyoubide par Hülegü en 656/1258, peu après la chute de Bagdad, pour qu’il vienne en personne faire acte d’allégeance. Si nous revenons aux lettres transmises par al-Qar āy/Ibn al-Furāt, la première de cette « transmission 2 » ne fait que rappeler au « sultan d’Alep », dans des termes différents et de manière plus ramassée, que Bagdad a été conquise par l’épée de Dieu (bi-sayf Allāh) et que le calife a répondu par des mensonges, ce qui lui a valu la mort50. Ensuite, al-Qar āy/Ibn al-Furāt rapportent que Hülegü envoya une autre lettre « illustrée par des sentences versifiées célèbres parmi les gens »51. Mais, si l’on étudie ces vers, on constate qu’ils sont plutôt destinés à commenter le récit de la mort du calife mentionné juste avant : « Combien d’hommes ont passé la nuit au sein de la félicité, sans se douter que la mort allait fondre sur eux à l’improviste »52.
47. R. A MITAI-P REISS, Mamluks and Mongols, op. cit., p. 22. 48. Al-Suyū ī, Taʾrīkh al-khulafāʾ, op. cit., p. 463. 49. Sur la punition du mensonge instaurée par Gengis Khan au moment de la fondation du “grand État mongol” (yeke monggol ulus), voir The Secret History of the Mongols. A Mongolian Epic Chronicle of the Thirteenth Century, translated with an Historical and Philological Commentary by Igor de Rachewiltz, Leyde 2004, vol. I, p. 135, § 203. 50. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt, éd. H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 448. 51. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt, éd. H. HORST, ibid., p. 448. 52. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt, éd. H. HORST, ibid., p. 448.
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La deuxième lettre qu’al-Qar āy/Ibn al-Furāt transmettent semble être tronquée au début. Elle commence par la phrase qui suit la partie versifiée : « Dès que tu auras lu ma lettre, hâte-toi avec tes sujets, tes biens et tes cavaliers de te soumettre (āʿa) au Sultan de la terre (malik al-ar), Rois des rois (shāhanshāh), Face de la terre (rūy-i zamīn) »53. La mention de ces quelques fragments de persan en plein milieu du texte arabe pourrait laisser supposer une transmission orale du message adressé par Hülegü à al-Malik al-Nāir avant sa mise par écrit. On peut également supposer qu’une partie de ce fragment en persan est corrompue. Il est possible que les termes rūy-i zamīn correspondent ici à Īrān zamīn. On sait en effet qu’il existe une opposition dans le Shāh-nāma de Firdawsī, entre les rois du Tūrān, issus du monde de la steppe, et les rois dʾĪrān, pays considéré dans ce contexte comme la terre de la civilisation. À l’époque ilkhanide, les Mongols étaient assimilés aux souverains du Tūrān ancien. Ainsi, désigner Hülegü comme le Shāhanshāh-i Īrān zamīn était une manière symbolique de gommer son origine de la steppe et de l’intégrer dans la lignée des rois de l’Iran depuis la Perse antique54. Enfin, deux vers sont présentés comme l’illustration d’une troisième lettre. Mais, là encore, il s’agit d’un commentaire versifié de ce qui précède : « Où se sauver ? Aucun fugitif ne saurait trouver un asile. Les deux éléments : la terre et l’eau m’appartiennent. Notre force redoutable nous a soumis les lions. Les émirs et les vizirs sont sous notre dépendance »55. Il est tout à fait probable que la « transmission 2 » d’al-Qar āy/Ibn al-Furāt soit une seule et même lettre. Cette hypothèse est confirmée par le fait qu’un siècle plus tard, lorsque qu’alMaqrīzī a repris presque mot à mot ce texte, en toute logique, il en a fait une seule lettre. Il pourrait donc s’agir du deuxième message adressé à al-Malik al-Nāir à la suite de la seconde mission de son fils en 657/fin 1258-début 1259. Cette « transmission 2 » d’al-Qar āy/Ibn al-Furāt et d’al-Maqrīzī a été réinterprétée par les historiens syriens al-Djazarī et Ibn Shākir al-Kutubī qui l’ont dépouillée des citations coraniques, mais qui ont donné à la chute du califat abbasside une forte portée eschatologique : « Nous sommes les armées de Dieu (na nu djunūd Allāh) »56. Dans ce texte, les Mongols sont venus par l’ordre de Dieu (bi-amr Allāh) pour éradiquer la violence (ʿutīy), la coercition (al-tadjabbur), l’oppression (al-aghī) et l’arrogance (al-takabbur). Tous ces reproches sont implicitement adressés au calife57. Le mauvais comportement de ce dernier est la raison invoquée pour laquelle les armées de Hülegü ont été envoyées par Dieu contre Bagdad afin d’anéantir le califat abbasside : « Nous sommes les armées de la destruction (na nu djuyūsh al-halaka), nous ne sommes pas les armées de la royauté (lā djuyūsh al-malakīya) »58. Cette « transmission 3 », syrienne, correspond parfaitement à la phraséologie mongole utilisée dans les demandes de soumission envoyées par les grands khans à l’Occident latin. Après les invasions de l’Europe orientale par les armées mongoles en 1241, le pape Innocent IV avait adressé une lettre au « roi des Tartares et
53. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt, éd. H. HORST, ibid., p. 448. 54. Sur la notion idéologique de Shāhanshāh-i Īrān zamīn à l’époque ilkhanide, voir D. K RAWULSKY, Mongolen Ilkhâne und Ideogogie Geschichte, Beyrouth 1989, p. 113-125, ici 112-114. 55. Al-Qar āy/Ibn al-Furāt, éd. H. Horst, ibid., p. 449. 56. Al-Djazarī, éd. H. HORST, ibid., p. 451. 57. Al-Djazarī, éd. H. HORST, ibid., p. 451. 58. Al-Djazarī, éd. H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 451.
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à son peuple », les menaçant du châtiment divin s’ils s’attaquaient de nouveau aux puissances chrétiennes d’Europe59. On possède deux versions de la réponse adressée en 1246 au pape par le grand khan Güyük. Dans une version dont l’original nous est conservé en persan, il invoque le mandat du « Ciel éternel » et il invite le pape à venir se soumettre en personne au pouvoir mongol60. Dans la version latine de la lettre, le « Ciel éternel » des Mongols est remplacé par une locution équivalente pour un chrétien : Dei fortitudo. Le dieu invoqué dans cette version latine n’est pas le Dieu des chrétiens mais le « Ciel éternel », dont la notion est rendue compréhensible au destinataire dans des termes issus de sa propre culture 61. De même, pour des raisons identiques, le « Ciel éternel » est remplacé, dans la lettre de Hülegü, par le nom du Dieu de l’islam, Allāh. On remarquera par ailleurs que la version d’al-Djazarī n’est pas une menace directement dirigée contre al-Malik al-Nāir. Il s’agit de donner à l’intrusion du pouvoir païen mongol dans le dār al-islām une justification religieuse et salvatrice. On rejoint ici le but de la littérature apocalyptique, à savoir trouver une justification religieuse aux malheurs vécus par la communauté musulmane. Le calife, par son mauvais comportement, est rendu responsable de la prise de Bagdad et du massacre de ses habitants62. 2. La lettre transmise par Rashīd al-Dīn ou « transmission 5 » Avant de passer à l’analyse de la « transmission 1 », je voudrais revenir sur la lettre rapportée par Rashīd al-Dīn63. Le texte que ce dernier reproduit rappelle la version A de toutes les transmissions et se focalise, comme dans le cas de la « transmission 3 » des historiens syriens, sur la personne du calife. Les citations coraniques qui illustrent chaque fragment de phrase n’ont d’autre but que de justifier, arguments religieux à l’appui, l’assassinat du chef de l’umma. Mais, là encore, le message est purement mongol. Il est rappelé qu’avant d’attaquer Bagdad, Hülegü a averti le calife de ce qui se passerait s’il refusait de se soumettre, le mettant en lumière par un fragment du Coran : « Ce sera un mauvais matin pour ceux qu’on a avertis »64. Puis le calife est comparé à Pharaon. Il a désobéi en refusant de venir faire acte d’allégeance à Hülegü et, par conséquent, de se considérer comme son vassal : « Nous le saisîmes avec une violence effrayante »65. L’utilisation de ce verset coranique, qui rappelle la désobéissance de Pharaon au Dieu unique, est ici à interpréter comme le refus du calife d’obéir au « Ciel éternel » des Mongols. Il lui est rappelé que s’il s’était soumis, il aurait pu jouir « du repos, de la grâce et d’un
59. Le texte de cette lettre est reproduit dans K.-E. LUPPRIAN, Die Beziehungen der Päpste zu islamischen und mongolischen Herrschen im 13. Jahrhundert, Rome 1981 (“Studi et Testi” 291), p. 147-149. 60. L’original persan est conservé aux Archives secrètes du Vatican. Ce texte a été reproduit, traduit et commenté par P. P ELLIOT, Revue de l’Orient chrétien 23 (1922-1923), p. 17-23. 61. Version latine dans K.-E. LUPPRIAN, Die Beziehungen, op. cit., p. 184-187. 62. Sur cet aspect de la littérature apocalyptique à l’époque mongole, voir D. A IGLE, « Legitimizing a low-born, regicide monarch. The case of the Mamluk sultan Baybars and the Ilkhans in the 13 th century », dans R. H AMAYON (éd.) Governing through Representations in Ancien Inner Asia, Washington, sous presse. 63. Voir en annexe la traduction de la lettre transmise par Rashīd al-Dīn. 64. Coran, 37 : 177. 65. Coran, 73 : 16.
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jardin de délices »66, en d’autres termes du Paradis réservé à ceux qui ont respecté la loi islamique. Ces fragments de Coran étaient parfaitement compréhensibles par tout musulman. Il est possible qu’à partir des éléments qui étaient connus de tous sur la prise de Bagdad et l’abolition du califat abbasside, Rashīd al-Dīn ait choisi d’en illustrer le récit par toutes ces citations coraniques afin de justifier la domination de l’ancien territoire abbasside par les Mongols. On constate que la version rapportée par Rashīd al-Dīn ne se rattache directement à aucune transmission. 3. La version d’Ibn al-ʿIbrī de la « transmission 1 » La transmission « persane », dont on trouve la première copie dans le Mukhta ar taʾrīkh al-duwal d’Ibn al-ʿIbrī, mérite une attention particulière quant à son contenu et à l’argumentation qui y est développée. La partie A de la lettre, parfaitement bien construite, expose des arguments présents dans les autres transmissions sur les raisons de la chute de Bagdad. Comme dans les autres lettres, tout repose sur une argumentation religieuse rédigée, cette fois, dans un arabe parfait en prose rimée (sadjʿ). Celle-ci s’ouvre par une phrase menaçante envers le prince ayyoubide : « Sache al-Malik al-Nāir […], Bagdad a été conquise par l’épée de Dieu Très-Haut (bi-sayf Allāh taʿālā) ». Comme dans les autres documents, le titre du calife est omis, ce dernier est désigné comme le « maître de la ville » (mālikuhā). Le tout est illustré par deux citations coraniques67. Cette partie introductive s’achève en mettant l’accent sur l’aide apportée par Dieu aux Mongols : « Nous avons gagné par la force de Dieu (balaghnā bi-quwwat Allāh). Et nous avec l’aide de Dieu Très-Haut (bi-maʿūnat Allāh taʿālā) nous allons en croissant »68. Il faut souligner que nous retrouvons ici la phraséologie des préambules des lettres rédigées par les Ilkhans en mongol. La formule arabe bi-quwwat Allāh correspond mot à mot à la formule « par la force du Ciel éternel » (möngke tenggeri küčündür). La partie B a une portée eschatologique encore plus grande que dans la version courte d’al-Djazarī : « Nous sommes l’armée de Dieu sur sa terre (na nu djund Allāh fī arihi). Il nous a créés et nous a donné le pouvoir sur ceux qui se sont attirés sa colère »69. Le prince ayyoubide est ensuite attaqué sur sa conduite, tout comme l’avait été le calife, mais dans des termes encore plus durs, dont le but est de le discréditer dans l’exercice du pouvoir. Il est accusé de ne pas observer les interdits alimentaires qu’implique le respect de la sharīʿa. Il ne respecte pas la foi (al-īmān), il fait preuve d’innovation blâmable (al-bidʿa) et il approuve le libertinage avec les jeunes garçons (al-fisq bi l- ibyān)70. Une citation coranique illustre toute cette série de reproches qui visent à faire du prince ayyoubide un mauvais musulman : « Les injustes subiront bientôt le revirement qu’ils [éprouveront] »71. Ce fragment du Coran présente al-Malik al-Nāir Yūsuf comme un souverain dénué de la vertu de justice (ʿadāla), indispensable pour exercer le pouvoir. Suit alors toute une argumentation qui oppose le statut d’infidèle (al-kāfir) à celui de libertin (al-fādjir). Cette démonstration confirme l’hypothèse que la lettre a sans
66. Coran, 56 : 89. 67. Voir ces citations coraniques dans le tableau en annexe. 68. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 484. 69. Ibn al-ʿIbrī, ibid., p. 484. 70. Ibn al-ʿIbrī, ibid., p. 485. 71. Coran, 26 : 277.
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doute été rédigée par le savant ismaélien, Naīr al-Dīn al-ūsī, ainsi que toutes les sources persanes en attestent. Il est écrit : « Vous êtes convaincus que nous sommes des infidèles (al-kafara) ; nous sommes convaincus que vous êtes des libertins (al-fadjara). Le Tout-puissant vous a soumis à notre domination […]. Agissez de manière juste (al- awāb) avant que l’infidélité (al-kafara) n’allume son feu et jette ses étincelles »72. Nous trouvons ici une thèse exprimée dans certaines théories chiites du gouvernement selon lesquelles un souverain infidèle est préférable à un souverain libertin, c’est-à-dire un souverain qui ne respecte pas la loi religieuse islamique. Or, le non-respect de la sharīʿa a pour conséquence immédiate le développement de l’injustice, puisque le dār al-islām est l’endroit où règne la justice, le dār al-ʿadl. À noter que cette vision de l’idéal de justice engendré par le respect de la loi islamique fait également partie des théories sunnites de gouvernement 73. Naīr al-Dīn al-ūsī, dans la théorie politique qu’il exprime dans la troisième partie de ses Akhlāq-i Nā irī, conserve un modèle aristotélicien de l’ordre politique. Comme l’écrit Christian Jambet, « La corruption, dont le fruit est l’apparition du gouvernement despotique, surgit lorsque l’équité, fine pointe de la justice, s’évanouit »74. D’où l’importance de la morale car en l’absence de celle-ci, sous le règne d’un souverain qualifié de libertin (al-fādjir), donc immoral du point de vue de l’islam, l’ordre, qui est synonyme de justice, fait place au désordre. Ainsi, la figure de Hülegü et celle d’al-Malik al-Nāir s’inversent au profit du khan mongol qui devient le souverain par excellence, présenté de surcroît dans le rôle d’avertisseur de Dieu : « Celui qui a menacé est excusé (aʿdhara man andhara). Celui qui a averti est juste (an afa man hadhdhara) »75. Cette phrase est à rapprocher du verset du Coran : « Nous n’avons jamais puni un peuple avant de lui avoir envoyé un prophète »76. Dans cette lettre, Hülegü est présenté comme un prophète de Dieu. Il est venu annoncer aux hommes l’heure du terme : non pas l’heure du Jugement dernier, mais l’heure de la destruction des pays musulmans, du califat et du prince ayyoubide présenté comme un facteur de corruption (al-fasād) sur terre77. Le message renferme de nouveau une allusion au mandat du “Ciel éternel” accordé aux Mongols : « Nous possédons la terre de l’Orient à l’Occident », une formule que l’on trouve de manière récurrente dans les correspondances des grands khans à l’Occident latin et des Ilkhans aux sultans Mamelouks. IV. Le modèle abouti Cette « transmission persane » est, sans aucun doute, devenue un modèle épistolaire du genre. Le fait que la lettre a été recopiée, avec certes quelques différen-
72. Ibn al-ʿIbrī, ibid., p. 485. 73. Sur la théorie du pouvoir dans l’islam, voir les travaux de A. K. S. LAMBTON, en particulier : Theory and Practice in Medieval Persian Government, Londres 1980 ; idem, State and Government in Medieval Islam, Londres, Oxford 1981 et, plus récemment, l’ouvrage de P. CRONE, God’s Rule : Government and Islam, New York 2004. 74. Ch. JAMBET, « Idéal du politique et politique idéale selon Naīr al-Dīn ūsī », dans Na īr al-Dīn ūsī, p. 31-57, ici, p. 53. 75. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 485. 76. Coran, 17 : 15. 77. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 484.
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ces, dans des recueils de documents (madjmūʿa) est une preuve de sa notoriété. Nous pouvons supposer que plusieurs copies ont subsisté dans les services de la chancellerie ilkhanide et, comme en atteste la version compilée à l’époque de Shāhrukh par Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl, ce document était toujours conservé à l’époque timouride. On peut donc parler de cette lettre, dont nous avons démontré qu’elle était très probablement la troisième missive envoyée à la fin de l’année 657/1259, comme l’aboutissement, grâce à la plume de Naīr al-Dīn al-ūsī, d’un modèle achevé de correspondance diplomatique issu des services de la chancellerie de Hülegü. Ce « modèle abouti » aura d’ailleurs une longue vie. Dès 658/1260, il fut en effet réutilisé par Hülegü, dès son retour à Tabriz après la prise de Damas par Kitbugha, pour faire composer la lettre qu’il fit porter au sultan mamelouk, alMalik al-Mu affar Qu uz (r. 657-658/1250-1260)78. Que ce « modèle abouti » ait servi pour menacer al-Malik al-Mu affar Qu uz n’est pas chose étonnante en soit. Hülegü exprime sa volonté de soumettre les Mamelouks d’Égypte et de poursuivre plus avant ses conquêtes. En revanche, qu’il ait été utilisé plus de cent trente années plus tard par Tamerlan pour menacer le sultan mamelouk al-Malik al-āhir Barqūq (r. 784-801/1382-1398) est plus surprenant. La lettre fut apportée au Caire par des émissaires timourides en rabīʿ II 796/février 139479. Dans un article déjà ancien, publié en 1972, W. M. Brinner a effectué une comparaison entre le modèle abouti de la lettre hülagüide et cette correspondance de Tamerlan80. À l’époque, il ne disposait pas de toutes les sources rapportant le « modèle abouti » de la troisième lettre de Hülegü : il ne connaissait qu’Ibn al-ʿIbrī et Vaāf. Quant aux différentes versions de la lettre de Tamerlan, W. M. Brinner disposait des transmissions d’Ibn ʿArabshāh et de quelques autres auteurs mamelouks. Il a « reconstitué » de la correspondance adressée par Tamerlan au sultan mamelouk al-Malik al-Mu affar Barqūq une version hybride dans laquelle il mélange les textes des lettres adressées par Hülegü à al-Malik al-Nāir Yūsuf et à al-Malik al-Mu affar Qu uz et les textes des auteurs mamelouks qui rapportent la lettre de Tamerlan. Cette reconstruction fausse la comparaison avec le modèle initial, la version de Naīr al-Dīn al-ūsī. Quoi qu’il en soit, la lettre de Tamerlan comporte de très nombreuses similitudes avec la version modélisée par le savant
78. Le texte de cette lettre est conservé par al-Qar āy, ms. de Gotha 1655, fol. 59v-60v (d’après H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 453, note 95) ; Ibn al-Dawādārī, Kanz al-durar wa djāmiʿ al-ghurar, U. HAARMANN (éd.), Fribourg 1971, vol. VIII, p. 47-48 ; Ibn al-Furāt, ms. du Vatican, arabe 726, fol. 243v (d’après H. HORST, « Hülägüs Unterwerfingsbriefe », op. cit., p. 453, note 99) ; al-Qalqashandī (m. 821/1418), ub al-aʿshāʾ fī ināʿat al-inshāʾ, Le Caire 1913-1920, vol. VIII, p. 63-64, mais qui la met sous une fausse date (758) et al-Maqrīzī, Kitāb al-sulūk, op. cit., vol. I, p. 514-515. On trouve une transmission de cette lettre totalement différente dans Rashīd al-Dīn, Djāmiʿ al-tawārīkh, op. cit., p. 71. 79. Le texte est conservé par al-Maqrīzī, Kitāb al-sulūk, op. cit., vol. V, p. 349-351 ; Ibn Taghrī Birdī (m. 874/1469-1470), al-Nudjūm al-zāhira fī mulūk Mi r wa l-Qāhira, éd. Le Caire s.d., vol. XII, p. 4952 ; Ibn ʿArabshāh, ʿAdjāʾib al-maqdūr fī nawāʾib Tīmūr, ʿA. M. ʿUMAR (éd.), Damas 1979, p. 97-98. J. H. SANDERS, Tamerlan or Timur the Great Amir, Londres 1936, p. 91-94 (traduction anglaise). 80. W. M. BRINNER, « Some Ayyūbid and Mamlūk documents from non-archival sources », Israël Oriental Studies 2 (1972), p. 117-143, ici, p. 127-136. BRINNER se trompe en disant que la première attribution d’une lettre à Naīr al-Dīn al-ūsī se trouve chez Vaāf. Rashīd al-Dīn et le compilateur du Safīnat-i Tabrīz lui attribue la paternité d’une lettre bien avant Vaāf.
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ismaélien. On peut donc se poser la question de savoir pourquoi, plus de cent trente ans plus tard, avoir ressorti une lettre rédigée sur l’ordre de Hülegü ? Je ne suis pas de l’avis de W. M. Brinner qui suppose qu’il faut tenir compte de la psychologie du scribe. Il voit deux explications à ce choix : soit ce dernier a cherché une solution de facilité en réutilisant un modèle qui se trouvait dans les services de la chancellerie timouride, soit, seconde hypothèse, il a voulu envoyer cette lettre de menaces parce qu’elle était censée être comprise par son homologue de la chancellerie mamelouke. Cette missive avait en effet eu un grand retentissement en Syrie-Palestine et en Égypte : c’est cette seconde hypothèse qui retient l’attention de W. M. Brinner. Le contexte historique peut, là encore, nous aider à comprendre pourquoi cette lettre du conquérant mongol de Bagdad a été réutilisée par Tamerlan. Il me semble que c’est plutôt de la psychologie de ce dernier qu’il faut tenir compte. En effet, au tournant des années 795-796/1393-1394, bien que musulman, Tamerlan se lança à la conquête des pays d’islam en modelant toutes ses campagnes sur celles de Gengis Khan et surtout de Hülegü : annexion de l’Iran oriental en 795/1392, conquête de Bagdad pendant l’été 795/139381, campagnes en Anatolie orientale contre les Ottomans et en Syrie du Nord contre les Mamelouks, avec comme cible principale, Alep. La prise de Bagdad par Tamerlan avait conduit Amad b. Uways, le souverain djalayiride d’Azerbaïdjan et de Mésopotamie, à prendre la fuite et à trouver refuge en territoire mamelouk auprès du sultan al-Malik al-āhir Barqūq, au Caire, où il arriva en rabīʿ I 796/janvier 1394. Ne pourrait-on imaginer que Tamerlan a cherché à se présenter au sultan mamelouk comme un « second Hülegü », en demandant à son secrétaire de prendre comme modèle la lettre du conquérant mongol de Bagdad pour menacer le sultan mamelouk ? L’objectif de Tamerlan était de devenir le « maître du monde » et de réaliser ainsi le rêve non abouti des Ilkhans. Musulman, Tamerlan ne pouvait pas se réclamer ouvertement du mandat du « Ciel éternel » pour justifier sa conquête de Bagdad82, mais comme ce modèle de lettre avait une forte portée eschatologique, fondée sur une argumentation religieuse islamique, il convenait parfaitement à la situation historique du moment. En tout cas, pour en revenir à la complexité des transmissions des deux premières lettres adressées par Hülegü à al-Malik al-Nāir, on peut émettre l’hypothèse qu’elle traduit les hésitations de la chancellerie de Hülegü, non encore constituée, avant que le célèbre conseiller du khan mongol, Naīr al-Dīn al-ūsī, rédige un modèle exemplaire de correspondance diplomatique. Ainsi, ce « modèle achevé » sera-t-il recopié au fil des siècles pour survivre encore à l’époque de Tamerlan qui se considérait comme un « second Hülegü », parti à la conquête du monde islamique, et qui était perçu comme tel dans le sultanat mamelouk, en particulier dans l’espace syrien.
81. Voir, J. AUBIN, « Tamerlan à Baġdād », Arabica 9/3 (1962), p. 303-309. 82. Bien que musulman, Tamerlan avait gardé sa culture türko-mongole. Les émirs lui avaient souhaité d’obtenir d’autres victoires par “le ciel élevé” (az siphir-i buland) et ce dernier aurait déclaré que “le décret céleste et la loi gengiskhanide” (yarlīgh-i āsamānī va tūra-yi čingīzkhānī) lui donnaient le droit à régner. Voir J. AUBIN, « Comment Tamerlan prenait les villes », Studia islamica (1963), p. 83122, ici, p. 87.
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Conclusion Une partie du message délivré dans ces lettres a circulé oralement en raison du retentissement que la fin tragique du dernier calife abbasside avait provoqué dans le dār al-islām. Les trois lettres, dans leurs différentes transmissions, reflètent l’idéologie politique mongole : obligation pour tous les peuples de se soumettre à la lignée gengiskhanide, mandatée par le « Ciel éternel » qui, pour faire sens chez de destinataire du message, est désigné sous le nom de Allāh dans les missives envoyées par Hülegü. Afin de rendre compréhensible à un souverain musulman le message délivré, la plupart de ces lettres sont truffées de citations coraniques. La troisième, que je qualifie de « modèle abouti », avec sa forte portée eschatologique, n’a été transmise que par des auteurs persans, dont Ibn al-ʿIbrī, parce qu’elle était devenue une référence, conservée précieusement dans les chancelleries persanes. Comme on l’a constaté, ce modèle fut réutilisé à plusieurs reprises. Les trois missives de Hülegü adressées au prince ayyoubide al-Malik al-Nāir Yūsuf inaugurent une longue tradition d’échanges d’ambassades et de correspondances diplomatiques qui furent tenues après la disparition des Ayyoubides de SyriePalestine entre les Ilkhans et les Mamelouks. Après la conversion des Mongols d’Iran à l’islam, le message présent dans toutes les lettres émises par les Ilkhans à l’intention des sultans mamelouks reste le même. Dans l’offre de paix, datée de la mi-djumādā I 681/22 août 1282, qui fut transmise par Tegüder Amad au sultan al-Malik al-Manūr Qalāwūn, la demande de soumission est sous-jacente. Il clôt en effet son message en ces termes : « Si Dieu accorde au sultan d’Égypte de choisir ce qui peut assurer le bon ordre dans le monde […], il lui est obligatoire […] d’ouvrir les portes de la soumission et de la concorde (abwāb al-āʿa wal-itti ād) pour que ces troubles violents s’apaisent »83. De même, dans la lettre adressée par Ghazan Khan au sultan al-Malik al-Nāir Muammad b. Qalāwūn au milieu du mois de ramaān 700/mai 1301, l’Ilkhan exprime sa volonté de soumettre le sultan au pouvoir ilkhanide au nom de l’islam par la mise en application de la sharīʿa et de la justice en territoire mamelouk84. On rejoint dans ces deux cas les arguments développés dans la troisième lettre envoyée par le khan mongol Hülegü, chamaniste, au prince ayyoubide al-Malik al-Nāir Yūsuf.
83. Ibn al-ʿIbrī, Mukhta ar taʾrīkh, op. cit., p. 291 ; Baybars al-Manūrī, Zubdat al-fikra, op. cit., p. 222 ; Ibn al-Dawādārī, Kanz al-durar, op. cit., vol. VIII, p. 253 ; al-Qalqashandī, ub al-aʿshāʾ, op. cit., vol. VIII, p. 67. 84. Sur cette lettre voir, D. A IGLE, « La légitimité religieuse », op. cit.
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La correspondance de Hülegü à al-Malik al-Nā ir Yūsuf
Annexes
Lettre transmise par Rashīd al-Dīn (Djāmi‘ al-tawārīkh, ‘A. ‘A. Alizadeh éd., Bakou, vol. 3, p. 63) Nous sommes venus camper devant Bagdad, l’an 656, ce sera un mauvais matin pour ceux qu’on a avertis (Coran, 37 : 177). Nous avons appelé le souverain de cette ville, mais il a refusé de venir, et sur lui s’est vérifié cette parole : Nous le saisîmes avec une violence effrayante (Coran 73 : 16). Nous lui dîmes : « Nous t’avons appelé à te soumettre à nous » alors [il aura] du repos, de la grâce et un jardin de délices (Coran, 56 : 89). Si tu refuses, alors [tu n’éprouveras] qu’avilissement et honte. Ne sois pas comme l’animal qui, avec son sabot, [découvrit l’instrument] de sa mort, ou comme celui qui se mutile le nez (al-djāda‘) de sa propre main. Tu serais alors au nombre de ceux qui sont les plus grands perdants en œuvres. Ceux dont l’effort, dans la vie présente, s’est égaré, alors qu’ils s’imaginaient faire le bien (Coran, 18 : 103-104). Rien n’est impossible à Dieu : que la paix soit sur l’homme qui suit la route où Dieu le guide.
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Denise Aigle Structure des différentes transmissions des lettres et citations coraniques Ibn al-‘Ibrī (Barhebraeus)
Rashīd al-Dīn
Abū l-Madjd alTabrīzī
m. 685/1286
m. 718/1323
texte copié entre m. 733/1332-1333 m. 735/1334 721-723/1321-1323
Mukhta ar ta’rīkh al-duwal
Djāmi‘ altawārīkh
Safīnat-i Tabrīz recueils de documents divers en fac-similés (textes religieux, mystiques, philosophiques, etc.) Lettre apportée par Lettre mise sous Lettre mise sous des ilči mongols l’autorité de Naīr l’autorité de Naīr sans doute à la fin al-Dīn al-ūsī al-Dīn al-ūsī de l’année 657
Al-Qar āy
Vaāf
Ta’rīkh al-nawādir Tārīkh-i Va
āf
Al-Qar āy ne cite pas sa source, mais le texte est repris par Ibn al-Furāt sous son autorité
Lettre mise sous l’autorité de Naīr alDīn al-ūsī
Il cite trois lettres, la première est un résumé de A ; la deuxième également mais différent ; la troisième est constituée de 2 vers de poésie transmission 2
Version très proche de celle d’Ibn al-‘Ibrī, mais avec une partie B bis supplémentaire transmission 1
Vaāf introduit la lettre comme un « livre de conquête » (fat -nāma)
Deux grandes parties A et B transmission 1
Presque plus de texte, mais de nombreuses citations coraniques transmission 5
Version très résumée d’Ibn al-‘Ibrī et de Vaāf (pas de partie A ; partie B résumée ; pas de partie B bis) transmission 1
3 citations coraniques
4 citations coraniques
1 citation coranique 2 citations coraniques
7 citations coraniques
A : Dieu ne modifie pas l’état d’un peuple, tant que [les individus qui le composent] ne modifient pas ce qui est en euxmêmes (Coran, 13 : 11)
Ce sera un mauvais matin pour ceux qu’on a avertis (Coran, 37 : 177)
B : On vous rétribue donc aujourd’hui du châtiment avilissant, pour l’orgueil dont vous vous enfliez injustement sur terre, et pour votre perversité. » (Coran, 46 : 20)
A : Et ils trouveront devant eux tout ce qu’ils ont œuvré (Coran, 18 : 49)
42
Elle [la reine] a dit : « En vérité, quand les rois entrent dans une cité, ils la corrompent, et font de ses honorables citoyens des humiliés. Et c’est ainsi qu’ils agissent. » (Coran, 27 : 34)
La correspondance de Hülegü à al-Malik al-Nā ir Yūsuf
Ibn al-‘Ibrī (Barhebraeus)
Rashīd al-Dīn
Abū l-Madjd alTabrīzī
Al-Qar āy
Vaāf
A : Et ils trouveront devant eux tout ce qu’ils ont œuvré (Coran, 18 : 49)
Nous le saisîmes avec une violence effrayante (Coran 73 : 16)
Et qu’en vérité, l’homme n’obtient que le [fruit] de ses efforts ; et que son effort, en vérité, lui sera présenté [le jour du Jugement]. Ensuite, il en sera récompensé pleinement (Coran, 53 : 3941)
B : On vous rétribue donc aujourd’hui du châtiment avilissant, pour l’orgueil dont vous vous enfliez injustement sur terre, et pour votre perversité. » (Coran, 46 : 20)
B : Les injustes verront bientôt le revirement qu’ils [ é p ro u ve ro n t ] (Coran, 26 : 227)
Alors [il aura] du repos, de la grâce et un jardin de délices (Coran, 56 : 89)
B : Les injustes verront bientôt le revirement qu’ils [éprouveront] (Coran, 26 : 227)
Les plus grands perdants, en œuvres ? Ceux dont l’effort, dans la vie présente, s’est égaré, alors qu’ils s’imaginaient faire le bien (Coran, 18 : 103104)
B bis : Et qui te dira ce que c’est ? C’est un feu ardent (Coran, 101 : 10-11)
B bis : En retrouvestu un seul individu ? Ou en entends-tu le moindre murmure ? (Coran, 19 : 98) L’ordre de Dieu arrive. Ne le hâtez donc pas. Gloire à Lui !Il est au-dessus de tout ce qu’on lui associe (Coran, 16 : 1) Ceci n’est qu’un rappel à l’univers. Et certainement, vous en aurez des nouvelles bientôt (Coran, 38 : 87-88)
43
Denise Aigle
Al-Djazarī
Ibn Shākir al-Kutubī
Al-Maqrī ī
m. 739/13381339
m. 764/1362- m. 845/1442 1363
awādith alzamān
‘Uyūn altawārīkh
Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl
Al-Suyū ī
Ibn al-‘Imād
Texte copié en 835/1431-1432
m. 911/1505
m. 1089/1679
Kitāb al-sulūk Farā’id-i Tārīkh al-khulafā’ li-mari‘fat duwal Giyāthī al-mulūk recueil de divers documents dont beaucoup de lettres
Shaarāt aldhahab
Lettre mise sous l’autorité de Naīr al-Dīn al-ūsī
Rapporte 3 courtes lettres : - la première ne se rattache à aucune transmission, mais elle comporte des éléments de A -, la deuxième ne se rattache directement à aucune transmission, mais on y trouve la citation d’un vers tiré d’al-Maqrīzī - la troisième est proche d’al-Djazarī.
Rapporte les 3 mêmes lettres qu’alSuyū ī
Variation sur la partie A transmission 3
Reprise presque mot à mot d’alDjazarī transmission 3
Il réunit en une seule lettre les trois lettres de Qar āy/Ibn alFurāt ; elle aurait été apportée par al-Malik al-‘Azīz transmission 2
Version assez différente d’alTabrīzī et de Vaāf partie A très résumée quelques éléments de la partie B transmission 1
transmission 4
transmission 4
Aucune citation coranique
Aucune citation coranique
2 citations coraniques identiques à al-Qar āy/Ibn al-Furāt Elle [la reine] a dit : « En vérité, quand les rois entrent dans une cité, ils la corrompent, et font de ses honorables citoyens des humiliés. Et c’est ainsi qu’ils agissent. » (Coran, 27 : 34)
2 citations coraniques
Aucune citation coranique
Aucune citation coranique
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B : Les injustes verront bientôt le revirement qu’ils [éprouveront] (Coran, 26 : 227)
La correspondance de Hülegü à al-Malik al-Nā ir Yūsuf Al-Djazarī
Ibn Shākir al-Kutubī
Al-Maqrī ī
Djalāl al-Dīn Yūsuf Ahl
Et qu’en vérité, l’homme n’obtient que le [fruit] de ses efforts ; et que son effort, en vérité, lui sera présenté [le jour du Jugement]. Ensuite, il en sera récompensé pleinement (Coran, 53 : 39-41)
B : Et Nous n’avons jamais puni [un peuple] avant de lui avoir envoyé un messager (Coran, 17 : 15). Cette citation termine la lettre
Al-Suyū ī
Ibn al-‘Imād
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L’ASCENSION CÉLESTE DU PROPHÈTE MUAMMAD : NOTE BIBLIOGRAPHIQUE Mohammad Ali AMIR-MOEZZI École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
Grâce au récit de miʿrāj de son prophète, l’islam a su introduire en son sein le thème antique de l’ascension céleste du héros sacré. Ce récit va y occuper très tôt une place centrale : de la dévotion populaire à la spiritualité savante, de la cosmologie à la théologie et la mystique en passant par l’iconographie, les sciences occultes ou encore l’eschatologie, l’ascension de Muammad joue un rôle paradigmatique indéniable dans pratiquement tous les domaines de la pensée et de la pratique religieuse. Le riche corpus littéraire du récit, ses très nombreuses exploitations par des lettrés dans différentes disciplines islamiques, ses multiples commentaires dans divers courants théologiques de l’islam ainsi que son étude critique faite par un grand nombre de savants modernes depuis plus d’un siècle rendent aujourd’hui utile un bilan critique synthétique. I. Élaboration progressive du récit du miʿrāj Formé sur le modèle du nom d’instrument mifʿāl, le terme miʿrāj signifie instrument d’ascension, soit « échelle » ou « escalier » ; il peut également désigner le lieu que l’on gravite, où l’on monte. Cependant, dans un sens technique et souvent accompagné de l’article al-, il désigne « l’ascension céleste », plus particulièrement celle que la tradition musulmane attribue au prophète Muammad, ascension très vite associée au « voyage nocturne » (isrāʾ) de ce dernier. Très tôt, les savants musulmans finirent par admettre que l’ascension céleste du Prophète est liée au Coran 17 : 1 : « Gloire à Celui qui fit voyager de nuit son serviteur (ʿabd) du sanctuaire sacré (al-masjid al- arām) au sanctuaire le plus éloignée (al-masjid al-aq ā) dont nous avons béni les alentours, pour lui montrer nos signes. Il est, Lui, celui qui entend et celui qui voit ». On y associa également deux autres passages coraniques, à savoir 53 :1-18 et 81 :19-25, passages censés rapporter des expériences visionnaires de Muammad. Cependant le caractère énigmatique, pour ne pas dire obscur, de ces passages où d’ailleurs il n’est jamais question d’une ascension mais plutôt de la descente d’une entité céleste, ainsi que les multiples hésitations doctrinales qui marquèrent les premiers temps de l’islam, donnèrent naissance à de nombreuses et parfois profondes divergences dans la tradition musulmane. La recherche occidentale, très tôt intéressée à la question, reflète bien ces divergences et hésitations dans la diversité des conclusions auxquelles elle a abouti. Examinons de plus près ces deux domaines. Des passages coraniques mentionnés, et plus particulièrement du premier, la tradition a donné trois interprétations principales que l’on trouve consignées dans les grands commentaires coraniques (abarī, Bayāwī, Baghawī…), dans les compilations de hadîth (Bukhārī, Muslim, Nasāʾī, Ibn anbal…) ou encore dans le 47
Mohammad Ali Amir-Moezzi
corpus ancien de la sīra1 : selon la première qui semble la plus ancienne, « voyage nocturne » et « ascension » sont considérés comme synonymes. « Le sanctuaire le plus éloigné » se trouve au ciel, mais aucun détail n’est donné sur le déroulement de l’événement. Ainsi, l’ascension céleste a eu lieu pendant une nuit et depuis la Mekke. Selon la deuxième interprétation, devenant progressivement la plus habituelle, le récit devient beaucoup plus détaillé. L’expression « le sanctuaire le plus éloigné » désigne maintenant Jérusalem et l’expérience de Muammad est divisée en deux parties : après avoir eu le cœur lavé par un ou plusieurs ange(s), celui-ci effectue d’abord un voyage nocturne de la Mekke (depuis la Kaʿba, sa propre maison ou bien la maison d’Umm Hāniʾ, sa cousine) à Jérusalem, grâce à un animal ailé nommé al-Burāq apporté par l’ange Gabriel ; et puis une ascension céleste à partir de Jérusalem après une rencontre et une prière avec les prophètes du passé (notamment Abraham, Moïse et Jésus qui sont cités plus souvent que les autres). Nous verrons par la suite le récit détaillé des événements survenus pendant l’ascension. Enfin, une exégèse du verset 17 : 1, se fondant sur le 17 :62, considère le voyage nocturne, non pas comme un événement ayant eu lieu dans le monde physique, mais comme une vision ou un rêve véridique (selon les deux sens du terme ruʾyā de ce dernier verset). On aura remarqué que toutes ces interprétations considèrent, sans apporter aucune preuve textuelle pertinente, que « le serviteur » dont parle le verset 17 : 1, est le prophète Muammad. La complexité de la question et les hésitations de la tradition interprétante sont encore visibles dans les discussions des théologiens qui, eux aussi, se fondent sur un matériel parfois fort ancien : cette expérience a eu lieu en rêve ou en état de veille ? Fut-elle corporelle ou seulement spirituelle ? L’état de ces questionnements et les différentes réponses apportées à eux ont été minutieusement analysés par plusieurs chercheurs2. Finalement, l’orthodoxie sunnite soutiendra qu’aussi bien le voyage nocturne que l’ascension céleste ont été effectués corporellement et en toute conscience. Cette interprétation fonde le caractère miraculeux et exclusif du miʿrāj prophétique qui devient ainsi un argument théologique. Cet argument est magistralement synthétisé par abarī dans son Tafsīr (sub 17 : 1) et il sera utilisé plus tard par la quasi-totalité des commentateurs sunnites : si le Prophète n’avait pas été transporté avec son corps et bien éveillé, cet événement ne fournirait pas une preuve de sa mission prophétique et donc ceux qui ne croient pas à cette histoire ne pourraient pas être accusés d’infidélité. Le Coran dit clairement que Dieu fit voyager son serviteur et non l’esprit de celui-ci. Enfin, s’il s’agissait seulement de l’esprit du Prophète en rêve, quel besoin y aurait-il d’une monture ailée telle que
1. B. SCHRIEKE et J. HOROVITZ, « Miʿrādj », partie I, Encyclopédie de l’Islam, 2nde édition (= EI2), t. VII, p. 99-102 ; T. Nünlist, Himmelfahrt und Heiligkeit im Islam, Bern 2002, passim ; B. O. Vuckovic, Heavenly Journeys, Earthly Concerns : the Legacy of the Miʿraj in the Formation of Islam, New York-Londres 2005, ch. I. 2. Par exemple T. A NDRAE, Die Person Muhammeds in Lehre und Glauben seiner Gemeinde, Stockholm 1917, p. 72 sqq. ; H. BIRKELAND, The legend of the opening of Muhammed’s breast, Oslo 1955, p. 57 sqq. ; J. VAN ESS, « Le miʿrāğ et la vision de Dieu dans les premières spéculations théologiques en Islam », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique en terre d’islam : ascensions célestes et itinéraires spirituels, Louvain, Paris 1996, p. 27-56 ; idem, « Vision and Ascension : Sūrat al-Najm and its Relationship with Muammad’s miʿrāj », Journal of Quranic Studies I/1 (1999), p. 47-62. Voir aussi maintenant M. SELLS, « Ascension », Encyclopaedia of the Qurʾān, vol. I, p. 176-181.
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L’ascension céleste du prophète Mu ammad
Burāq ? Cependant, malgré la consolidation de plus en plus grande de la version officielle, les adeptes de la vision et/ou de la nature spirituelle de l’expérience restent suffisamment nombreux, surtout parmi les philosophes et les mystiques (voir plus loin), pour qu’à la fin du VIe/XIIIe siècle, Fakhr al-Dīn Rāzī soit encore obligé de défendre la doctrine jugée « orthodoxe »3. Il y eut même des discussions au sujet du moyen de l’ascension. Avant que Burāq ne soit accepté, certains parlaient d’une échelle (miʿrāj)4. Les anciens poètes arabes parlaient eux aussi d’une échelle permettant de monter au ciel. Le Coran ne parle-t-il pas lui-même, en 6 : 38 et 52 : 38, d’une échelle (sullam) tirée entre ciel et terre ? Dieu n’est-il pas nommé lui-même Dhū l-maʿārij, « Maître des échelles » (70 : 3-4 ; maʿārig désigne l’échelle de Jacob dans le livre éthiopien des Jubilés XVII, 21)5 ? Autre problème épineux provoquant divergences et controverses : le Prophète a certainement entendu Dieu mais l’a-t-il vu aussi ? Au début, l’affirmation de la vision face-à-face de Dieu semble avoir fait scandale 6. Par la suite, les discussions sur la nature de l’expérience (rêve ou réalité ; corporelle ou spirituelle ?) ouvrirent la voie aux débats sur la question de la « vision de Dieu » dans les différentes spéculations théologiques7. Finalement, la position orthodoxe sunnite opta pour la possibilité de vision directe, soutenant par là même la supériorité de l’expérience du divin de Muammad sur celle des prophètes antérieurs. D’après Ibn Saʿd8, le voyage nocturne eut lieu le 17 du mois rabīʿ I (de quelle année ?) et l’ascension le 17 du mois de ramaān. Cependant, depuis au moins le IVe/Xe siècle, c’est la nuit précédant le 17 du mois de rajab qui est considérée comme étant la laylat al-miʿrāj et est célébrée par les musulmans pieux9. Les données coraniques ainsi que les informations fournies par la tradition ont été longuement traitées dans la recherche occidentale depuis le XIXe siècle10. Ne pouvant pas entrer ici dans les détails des analyses érudites, nous nous contenterons d’indiquer quelques « moments » forts de cet ensemble foisonnant. En 1844, considérant que le premier verset de la sourate 17 n’a aucun rapport avec le reste de celle-ci et que, dans le Coran, le Prophète ne se dit jamais capable d’actes thaumaturgiques, Gustav Weil soutint que ce verset a été inventé probablement à l’époque d’Abū Bakr. Il souligna le caractère polémique de la tradition qui utilise le récit de l’ascension pour prouver la supériorité de Muammad sur les prophètes du passé et celle de l’islam sur les religions antérieures11. Réfutant la thèse de la forgerie de Weil, Theodore Nöldeke puis Friedrich Schwally considéreront que
3. Fakhr al-Dīn al-Rāzī, al-Tafsīr al-kabīr aw Mafātī al-ghayb, Le Caire 1352/1933, vol. XX, p. 150-152 ; G. MONNOT, « Le commentaire de Rāzī sur le voyage nocturne », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 57-65, en particulier p. 62-64. 4. Ibn Hishām, al-Sīra al-nabawiyya, éd. Saqqā-Abyārī-Shalabī, Le Caire 19552, p. 268 ; Ibn Saʿd, al-abaqāt al-kubrā, éd. I. ʿABBĀS, Beyrouth 1377-1380/1957-1960, vol. I, p. 143. 5. J. HOROVITZ, « Muhammeds Himmelfahrt », Der Islam 9 (1919), p. 159-183, en particulier p. 174 sqq. 6. T. A NDRAE, Die Person Muhammeds, op. cit., p. 71 sqq. 7. J. VAN ESS, « Vision and Ascension », op. cit., passim. 8. Ibn Saʿd, al-abaqāt, op. cit., vol. I, p. 147. 9. B. SCHRIEKE et J. HOROVITZ, « Miʿrādj », op. cit. 10. C. GILLIOT, « Coran 17, isrāʾ : 1 dans la recherche occidentale. De la critique des traditions au Coran comme texte », dans A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 1-26. 11. G. WEIL, Historisch-kritische Einleitung in den Koran, Bielefeld 1844 (1re éd.), p. 65-66.
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Mohammad Ali Amir-Moezzi
le verset relate un rêve du Prophète ayant eu pour sujet son voyage nocturne de la Mekke à Jérusalem. Quant à « la fable de l’ascension », elle ne serait apparue et rattachée à ce verset qu’après sa mort, probablement en référence aux voyages célestes des extatiques rapportés dans la littérature chrétienne ancienne 12. Selon A. A. Bevan, l’interprétation traditionnelle du verset repose sur trois suppositions : que « le serviteur » du verset est bien Muammad, que « le sanctuaire le plus éloigné » est Jérusalem, que le voyage fut de nature miraculeuse. Alors que les deux premières peuvent paraître plausibles, la troisième est indémontrable13. Ces thèses sur le caractère anonyme des références contenues dans 17 : 1 seront reprises et développées par John Wansbrough. Pour celui-ci, le thème du « voyage nocturne » se rattache plutôt au départ de Moïse de l’Égypte (Coran 20 : 77 ; 26 :52 ou encore 44 : 23) ; ainsi, l’identification du « serviteur » avec Moïse mettrait ce premier verset en accord avec la suite de la sourate14. Même si cette hypothèse peut paraître conjecturelle, il est indéniable que, comme on le verra plus loin, Moïse jouera un rôle de premier ordre dans les différentes versions du récit de l’ascension du Prophète. Deux ans après A. Bevan, B. Schrieke soutint qu’al-masjid al-aq ā est à chercher dans le ciel. En prolongement d’une vieille thèse d’Ignaz Goldziher15, Schrieke pense que l’identification de ce « sanctuaire le plus éloigné » avec Jérusalem proviendrait d’une tradition d’origine omeyyade, inventée à l’époque du calife ʿAbd al-Malik, cherchant à glorifier Jérusalem au détriment de la Mekke, alors gouvernée par l’adversaire de ce dernier, ʿAbdallāh b. al-Zubayr16. Ce fut après l’assimilation de cette tradition que l’on commença à distinguer entre isrāʾ et miʿrāj. À la suite de Weil, Schrieke souligne, lui aussi, l’aspect polémique du récit17. Dans un célèbre article paru en 1953, A. Guillaume émit l’hypothèse suivante en se fondant principalement sur un texte d’Azraqī (Akhbār Makka) et un autre de Wāqidī (al-Maghāzī) : le verset 17 : 1 n’évoque rien de miraculeux mais simplement un événement naturel et peu connu de la vie du Prophète, à savoir un petit pèlerinage (ʿumra) effectué de nuit de la Mekke au Wādī al-Jiʿrāna/Jiʿirrāna, localité dont la mosquée s’appelait al-masjid al-aq ā18. Réfutée vigoureusement par M. Plessner et R. Paret, la thèse de Guillaume ne semble pas avoir eu de continuateur19. Beaucoup plus récemment, dans un article consacré à la première direc-
12. Th. NÖLDEKE, Geschichte des Qorāns, Göttingen 1860 (1re éd.), p. 135 ; Th. NÖLDEKE et F. SCHWALLY, Geschichte des Qorāns, Zweiter teil : Sammlung des Qorāns, Leipzig 1919 (2nde éd.), p. 85-88. 13. A. A. BEVAN, « Mohammed’s Ascension to Heaven », dans K. M ARTI (éd.), Studien zur semitischen Philologie und Religionsgeschichte : Julius Wellhausen zum siebzigsten Geburtstag am 17. Mai 1914, Giessen 1914, p. 49-61, passim. 14. J. WANSBROUGH, Quranic Studies : Sources and Methods of Scriptural Interpretation, Oxford 1977, p. 67-70. Aussi maintenant J. CHABBI, Le Coran décrypté, Paris 2008, ch. VIII. 15. I. GOLDZIHER, Muhammedanische Studien, vol. II, Halle 1890, p. 55 sqq. 16. Cette thèse est réfutée par J. HOROVITZ, « Muhammeds Himmelfahrt », Der Islam 9 (1919), p. 159183 – qui, pour le reste, semble d’accord avec Schrieke – puis par S. D. GOITEIN, « The historical background of the erection of the Dome of the Rock », JAOS 70 (1950), p. 98-122, et enfin par H. BUSSE, « Der Islam und die biblischen Kultstätten », Der Islam 42 (1966), p. 113-147. 17. B. SCHRIEKE, « Die Himmelsreise Muhammeds », Der Islam 6 (1916), p. 1-30. 18. A. GUILLAUME, « Where was al-Masjid al-aqā ? », Al-Andalus 18 (1953), p. 323-336. 19. R. PARET, « al-Burā », EI2 ; M. P LESSNER, « Muhammed’s clandestine ʿUmra in the uʾl-Qaʿda 8 H. and Sūra 17,1 », RSO 32 (1957), p. 525-530. Voir cependant J. VAN ESS, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra (= TG), Berlin, New York 1991-1997, vol. IV, p. 380 sqq., 389 sqq. ;
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L’ascension céleste du prophète Mu ammad
tion de prière des musulmans, A. Neuwirth a procédé à une analyse littéraire et philologique minutieuse du 17 : 1. Elle conclut que celui-ci n’a rien à voir avec l’ascension céleste mais relate l’expérience spirituelle d’un voyage nocturne du Prophète à Jérusalem et que, pour des raisons intrinsèques à la structure de la sourate, il est en parfait accord avec ce qui le suit20. Les différentes étapes de l’élaboration du récit du miʿrāj, ainsi que le rôle des études occidentales dans l’exploitation de la problématique, ont été exposés de manière exemplaire par H. Busse, qui a également tenté d’établir la chronologie de cette tradition littéraire : dans un premier temps, isrā et miʿrāj sont pratiquement synonymes et signifient « voyage céleste ». Le verset 17 : 1 y fait allusion. Dans un deuxième temps, la destination de ce voyage est appelée par la tradition : bayt al-maqdis, al-masjid al-aq ā ou bien al-bayt al-maʿmūr. À une première étape, cette demeure est située dans le ciel supérieur, correspondant à la Kaʿba sur terre. Ensuite, une distinction est faite entre bayt al-maqdis/ al-masjid al-aq ā situé à Jérusalem et al-bayt al-maʿmūr située au ciel. Ceci permet une seconde distinction entre un voyage nocturne à Jérusalem et une élévation au ciel. Parallèlement, selon les versions les plus anciennes, l’expérience commence chez le Prophète lui-même ou dans la maison d’Umm Hāniʾ. Or, selon des croyances anciennes, un voyage céleste ne pouvait avoir comme point de départ qu’un sanctuaire. On corrigea ainsi le 17 : 1 dans ce sens ; cependant les exégètes ont eu beaucoup de peine pour harmoniser les versions anciennes avec le Coran ainsi que pour identifier le masjid al- arām avec le sanctuaire de la Mekke. Une fois cette identification établie, la voie était ouverte pour que le sanctuaire de Jérusalem entrât en compétition avec celui de la Mekke, d’autant plus que pour les chrétiens Jérusalem était le point de départ de l’ascension de Jésus. Cela ne pouvait avoir lieu qu’après la fin de la première phase de la construction du aram al-sharīf, c’est-àdire après 96/715. Si ce sanctuaire avait été rattaché au 17 : 1 avant cette date, cela eût été mentionné dans les inscriptions du Dôme du Rocher. Or, la plus ancienne mention du verset coranique dans le aram al-sharīf date du Ve/XIe siècle21. II. Le corpus des sources sunnites en arabe et le contenu du récit Des monographies consacrées à la question du miʿrāj semblent avoir vu le jour très tôt. Il s’agit de ce que les ouvrages prosopographiques et bibliographiques appellent les kutub al-miʿrāj dont le plus ancien exemplaire, écrit sans doute dans la première moitié du IIe siècle de l’hégire, serait celui du shiʾite Hishām b. Sālim al-Jawālīqī, disciple des deux imams Muammad al-Bāqir (m. vers 115/732) et Jaʿfar al-ādiq (m. 148/765)22. Il s’agissait certainement de recueils de traditions
idem, « ʿAbd al-Malik and the Dome of the Rock. An Analysis of some Texts », dans J. R ABY et J. JOHNS (éd.), Bayt al-Maqdis. ʿAbd al-Malikʾs Jerusalem, t. I, Oxford 1992, p. 89 sqq. 20. A. NEUWIRTH, « Erste Qibla-Fernste Masğid ? Jerusalem im Horizonte des historischen Muammad », dans F. HAHN et al. (éd.), Zion-Ort der Begegung (Festschrift für Laurentius Klein), Bodenheim 1993, p. 227-270, en particulier p. 240-259. 21. H. BUSSE, « Der Islam und die biblischen Kultstätten », Der Islam 42 (1966), p. 113-147 ; idem, « Jerusalem in the story of Muhammad’s Night Journey and Ascension », JSAI 14 (1991), p. 1-40. 22. J. VAN ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., vol. I, p. 345 et vol. V, p. 69. Pour le shiʾisme voir aussi plus loin.
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Mohammad Ali Amir-Moezzi
concernant les divers aspects de la question. Cependant le merveilleux apocalyptique qui caractérisait le récit de l’ascension céleste du Prophète a connu assez rapidement un tel développement que le genre littéraire déborda les cercles de traditionnistes, de commentateurs du Coran et de théologiens pour atteindre les cercles des conteurs et des prédicateurs. Les très populaires récits consacrés aux événements survenus pendant l’ascension, appelés de manière générique les qi a
al-miʿrāj, seraient issus de ces cercles23. C’est pourquoi les lettrés qui nous ont laissé les récits les plus célèbres, tout en étant ouverts aux représentations de l’imaginaire, ont également le souci constant du respect de « l’orthodoxie » pour ne pas laisser se développer de gênantes efflorescences comme c’est le cas chez les conteurs. Citons les plus représentatifs de ces écrits : Il y a d’abord al-Isrāʾ wa l-miʿrāj attribué à Ibn ʿAbbās, célèbre Compagnon du Prophète (édité des dizaines de fois à Tunis, Beyrouth, Le Caire, Damas, au Soudan, etc.). Sans doute apocryphe, cet ouvrage n’en reste pas moins décisif puisque l’autorité d’Ibn ʿAbbās procure au sujet une garantie de respectabilité sans faille dans le sunnisme. Le Kitāb al-miʿrāj d’Abu l-Qāsim ʿAbd al-Karīm al-Qushayrī (m.465/1073)24, théologien ashʿarite shāfiʿite et auteur mystique de la Risāla dite al-Qushayriyya ; le livre a été probablement écrit en réaction au Miʿrāj Nāmeh attribué à son célèbre contemporain et compatriote Avicenne25. Le Kitāb qi
at al-miʿrāj d’Abu l- asan Amad b. ʿAbdallāh al-Bakrī (VIIe/ XIII e siècle) 26, auteur controversé dont on aurait interdit le livre sur la vie du Prophète ; son « Récit de l’Ascension » est pourtant très proche de celle du PseudoIbn ʿAbbās. Al-Ibtihāj bi l-kalām ʿalā l-isrāʾ wa l-miʿrāj de Muammad b. Amad b. ʿAlī al-Ghay ī (m.984/1576)27, traditionniste shāfiʿite. Les deux Barzanjī, tous deux jurisconsultes shāfiʿites à Médine, Jaʿfar b. al- asan (m. 1187/1764), auteur de Qi
at al-miʿrāj, et son arrière-petit-fils : Jaʿfar b. Ismāʿīl (m. 1317/1899), auteur de Tāj al-ibtihāj ʿalā l-nūr al-wahhāj fī l-isrāʾ wa l-miʿrāj28. Versions fort différentes du récit attribué à Ibn ʿAbbās, tant sur le plan de la langue qui est beaucoup plus stylisée, que sur le plan du contenu qui est plus dépouillé. Il faut enfin mentionner le populaire al-Sirāj al-wahhāj fī laylat al-isrāʾ wa qi
at al-miʿrāj de Muammad al-Bābilī al- alabī (dates inconnues ; peut-être du XIX e siècle) (nombreuses éditions en Égypte et en Syrie), synthèse très développée des versions antérieures, surtout celle du Pseudo-Ibn ʿAbbās29.
23. J. BENCHEIKH, « Mi ʿrā », partie II, EI2. 24. Éd. ʿAlī asan ʿA BD AL-QĀDIR, Le Caire 1964. 25. Ch. H. DE FOUCHÉCOUR, « Avicenne, al-Qošeyrī et le récit de l’échelle de Mahomet », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 173-198. Voir aussi infra. 26. La dernière édition serait celle du Caire 1991. 27. Je connais l’édition du Caire 1970. 28. Imprimés ensemble dans un même volume, Le Caire 1314/1896. 29. Sur ces sources voir J. BENCHEIKH, Le voyage nocturne de Mahomet, Paris 1988, p. 235-240 ; A. ARAK, Al-Isrāʾ wa l-miʿrāj : dirāsa mawūʿiyya, Le Caire 1411/1991-1992, passim ; M. AL-UʿMĪ (éd.), Tarīz al-dībāj bi aqāʾiq al-isrāʾ wa l-miʿrāj, Beirut 1994, introduction ; R. Tottoli, “Two Kitāb al-miʿrāj in the manuscripts collection of the Paul Kahle Library of the University of Turin” dans P. G. Borbone, A. Mengozzi, M. Tosco (éd.), Loquentes linguis : studi linguistici e orientali in onore
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Par ailleurs des éléments constitutifs du récit de l’ascension du Prophète (descriptions du Trône divin, des cieux, du paradis et de l’enfer, l’angélologie, etc.) se retrouvent également dans d’autres catégories d’ouvrages : les Légendes des prophètes (qi a al-anbiyāʾ), les Histoires générales dont les premiers chapitres contiennent presque toujours des données d’ordre cosmogonique et cosmologique, la littérature apocalyptique et eschatologique, enfin la littérature des Mirabilia (genre ʿajāʾib wa gharāʾib). Cette littérature regroupe principalement trois récits, perçus comme miraculeux, concernant le Prophète : – d’abord sa purification de tout péché par les anges qui lui ouvrent la poitrine (shar al- adr) et lui lavent le cœur. Certaines versions se contentent d’une ablution qui prépare le Prophète à son expérience extraordinaire. – Le récit du voyage nocturne de la Mekke à Jérusalem sur al-Burāq. Selon certaines versions (v. abarī, Tafsīr, sub 17 : 1), le Prophète y rencontre déjà quelques damnés de l’enfer. – Enfin, l’ascension, à partir de Jérusalem, vers les cieux, la rencontre avec Dieu, la visite des étages de l’enfer et du paradis et le retour à la Mekke. Voyons maintenant plus en détail, le déroulement du récit. Dans son ouvrage monographique sur le sujet, J. Bencheikh a établi la « chronologie » des événements de l’expérience de Muammad (abrégé ici : M.). Nous nous fondons principalement ici sur ce travail soigné 30, pour rapporter brièvement les principaux événements du récit, sans tenir compte des innombrables variantes qui existent pour presque chaque détail. On peut se rendre compte que les deux aspects initiatique et sanctifiant, distingués par A. M. Piemontese dans les récits littéraires persans du miʿrāj31, y apparaissent déjà comme fondamentaux : A. La purification du cœur : après avoir reçu sa mission prophétique, M. s’endort auprès de la Kaʿba. Arrivent les anges, sous la direction de Gabriel. Ils ouvrent la poitrine de M. et lavent, avec de l’eau puisée au puits de Zamzam, tout ce qui s’y trouve de doute, d’idolâtrie et de faute. Ensuite, ils remplissent son corps de sagesse et de foi. B. Le voyage nocturne : une nuit, Gabriel, accompagné d’al-Burāq, réapparaît à M. couché dans sa maison à la Mekke. Monté sur l’animal ailé, M. arrive, en compagnie de l’ange, à Jérusalem. En chemin, M. accomplit sa prière à deux reprises : une fois à Wādī l-ʿAqīq où Dieu parla jadis à Moïse et une fois à Bethléem où est né Jésus. M. entend une voix lui parlant de la religion des juifs et une autre de la religion des chrétiens, ainsi que la clameur que Dieu jette aux damnés de l’enfer. Enfin, à Jérusalem, il aperçoit la religion de Dieu, celle de la soumission, l’islam. Une fois entré dans l’espace du Temple de Jérusalem en compagnie de Gabriel, trois coupes lui sont présentées. Il choisit celle qui contient du lait. Ensuite, dans l’enceinte du temple, il rencontre les prophètes du passé (Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Salomon, Jésus) et conduit leur prière.
di Fabrizio A. Pennacchietti, Wiesbaden 2006, 703-710 (il s’agit de deux manuscrits du récit de l’ascension attribué à Ibn ʿAbbās). 30. J. BENCHEIKH, Le voyage nocturne, op. cit., p. 225 sqq. 31. A. M. PIEMONTESE, « Le voyage de Mahomet au paradis et en enfer : une version persane du miʿrāj », dans C. K APPLER (éd.), Apocalypses et voyages dans l’au-delà, Paris 1987, p. 285-303.
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C. L’ascension des cieux : M. gravit ensuite l’échelle du premier ciel et rencontre ʿIzrāʾīl, l’ange de la mort, ainsi que Mālik, le gardien de l’enfer. Arrivé au premier ciel, appelé ciel de lune ou ciel de fer, il y salue Jean fils de Zacharie et Jésus. Au deuxième ciel, ciel de cuivre appelé « la Décorée » (« ciel » en arabe est féminin), il rencontre les anges de la Nuit du Décret ainsi que David, Salomon et Joseph. Dans le troisième ciel, celui d’argent appelé « la Resplendissante », il voit Hénoch et Elias. Au quatrième ciel, celui d’or portant le nom « l’Illuminée », M. rencontre Aaron. Il gagne ensuite le cinquième ciel, fait de perle et appelé « la Merveilleuse », où il trouve Moïse (il est notable que selon certaines versions, Moïse se trouve au sixième ciel). C’est Abraham qu’il rencontre au sixième ciel, fait d’émeraude et appelé « la Pure ». Parvenu au septième ciel fait de rubis, M. rencontre Adam auprès du « Sanctuaire fréquenté » (al-bayt al-maʿmūr). Il atteint ensuite le Jujubier de la Limite (sidrat al-muntahā), où les fleuves célestes prennent leurs sources, et arrive au ciel ultime où tout est de topaze. À son extrême, des tentures circulaires marquent le début de la demeure divine. D. Le Trône de Dieu : de peur de voir ses ailes brûlées, Gabriel abandonne M. qui doit ainsi poursuivre seul son voyage. Assis sur un coussin vert, celui-ci atteint un océan de lumière blanche, ensuite un océan de lumière jaune, enfin un océan d’obscurité où les archanges Mīkāʾīl et Isrāfīl sont présents. Le premier se tient sur l’eau en tenant une balance, le second embouche sa trompette. M. s’approche du Trône de Dieu. Dieu lui dicte les obligations que son peuple devra suivre. M. redescend au cinquième ciel (ou le sixième, ce qui paraît plus plausible) où se trouve Moïse qui lui conseille de demander à Dieu d’alléger ses prescriptions. Au bout de trois fois, Dieu accepte la demande de M. E. Les étages du paradis : redescendu au septième ciel, M. y retrouve l’ange Gabriel. Ils se dirigent ensemble vers le paradis, en traversant un immense océan alimenté par quatre grands fleuves. Sous la conduite de Gabriel, M. découvre d’abord la terre des créatures parfaites, un ange en forme de coq et un autre miglace mi-feu. Pénétrant dans un paradis appelé Eden, ils voient le Fleuve qui est la source de toutes les rivières de la terre. Ensuite, ils visitent les différents étages du paradis faits de lumières, cités, palais, jardins et fleuves de toutes sortes. Ils y rencontrent les vierges éternelles, l’arbre aux soixante-dix mille nourritures, l’arbre de la félicité arrosé du vin où se retrouvent les bienheureux montés sur de splendides chameaux. Ils y voient les élus et enfin Riwān, le gardien du paradis. Celui-ci offre à M. quatre boissons. Le Prophète en accepte trois mais refuse le vin et protège ainsi son peuple de la folie et de la turpitude. Au paradis inférieur, il découvre le palais de cristal que Dieu lui a réservé. F. Les marches de l’enfer : Gabriel conduit ensuite M. vers l’enfer en passant par les sept terres qui se trouvent sous la terre des hommes. Sur la première, Dieu fait souffler le vent puant qui détruira à la fin des temps les édifices des hommes. Le deuxième niveau, appelé la terre de la Dureté, est couvert de scorpions. La troisième terre, celle de l’Infortune, est peuplée de monstres hideux. La quatrième terre, la Stérile, est celle des serpents venimeux. La cinquième, La Lisse, est faite de pierres de soufre puantes. Dans la sixième, appelée l’Éloignée, les registres de tous les péchés des hommes sont gardés. La septième, l’Étonnante, est le royaume de Satan. Encore plus bas, M. découvre que les sept mondes souterrains sont soutenus par un taureau supporté par une émeraude posée sur un rocher qui repose sur un poisson gigantesque. Il voit alors l’enfer et ses sept portes brûlantes. Les pécheurs y sont répartis selon la nature des péchés commis. Gabriel 54
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décrit à M. le Jugement dernier : Dieu fera connaître l’enfer sous la forme d’une bête effrayante. Le Jour du jugement, la bête échappera à ses gardiens au signal de Dieu. Seul M. pourra l’arrêter. Dieu pèsera alors sur une immense balance les bonnes et les mauvaises actions. Les hommes seront éprouvés par le passage du pont al-irā . Regardant les tourments endurés par les pécheurs, M. est terrifié. Gabriel lui demande de rapporter ce qu’il a vu afin que son peuple se tienne sur la voie droite. G. Le retour : Gabriel ramène M. au seuil du temple de Jérusalem où l’attend al-Burāq. Monté sur celui-ci, M. revient à la Mekke. Sa cousine Umm Hāniʾ, son épouse ʿĀʾisha et sa fille Fā ima, mises dans la confidence, lui déconseillent de révéler son expérience aux gens de sa tribu Quraysh. M. rapporte cependant les événements aux hommes de sa tribu. Mis à l’épreuve par les Qurayshites, M. est miraculeusement aidé par Dieu et par l’ange Gabriel et prouve ainsi la véracité de ses propos. Les musulmans rendent gloire à Dieu et demandent que soit consigné par écrit le récit qui prend pour nom al-Miʿrāj. III. D’autres corpus, d’autres conceptions Les différentes familles shiʾites ont évidemment leurs propres corpus de textes scripturaires concernant le miʿrāj. Les imamites duodécimains abordent largement la question dans toutes sortes de sources, notamment les recueils de Hadîth et ce dès les plus anciennes compilations 32. On se contentera de citer les tafsīr-s de Furāt al-Kūfī (m. vers 300/912), de ʿAlī b. Ibrāhīm al-Qummī (m. vers 307/919) et d’alʿAyyāshī (m. vers 320/932), Ba āʾir al-darajāt d’al-affār al-Qummī (290/902-3) ou encore al-Kāfī d’al-Kulaynī (329/940-41) jusqu’à l’œuvre immense d’Ibn Bābūye al-adūq (381/991), auteur d’un Kitāb ithbāt al-miʿrāj (apparemment perdu), sans doute prolongement du Kitāb al-miʿrāj de son propre père ʿAlī b. al- usayn b. Bābūye (également perdu)33. Les ouvrages duodécimains connaissent bien les versions sunnites du récit du miʿrāj34, mais naturellement ils rapportent surtout les conceptions proprement imamites. Selon celles-ci, tout comme le Prophète, les imams sont eux aussi capables de s’élever au ciel. En effet, chez les duodécimains, l’imam dans sa double signification est présent dans le ciel : d’abord en tant qu’Imam cosmique, lieu de manifestation (mahar, majlā) des Noms divins et symbole suprême de la walāya, ensuite en tant qu’imam terrestre, lieu de manifestation de l’Imam cosmique35. ʿAlī, premier imam et illustration par excellence de ce double aspect de la figure du Guide divin, est par conséquent très présent dans les récits duodécimains de l’ascension céleste. D’abord, un des principaux buts du voyage nocturne et de l’ascension céleste de Muammad c’est la révélation, par
32. M. A. A MIR-MOEZZI, « L’Imam dans le ciel. Ascension et initiation (Aspects de l’imamologie duodécimaine III) », dans idem (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 99-116. 33. Sur ces sources voir M. A. AMIR-MOEZZI, Le Guide divin dans le shiʾisme originel, Paris, Lagrasse 1992 (nouvelle édition 2007), p. 48-58. 34. A L-M AJLISĪ, Bi ār al-anwār, Téhéran, Qumm 1376-1392/1956-1972, vol. XVIII/2, p. 282-409 (y compris la version parallèle du récit sunnite d’Abū Saʿīd al-Khudrī rapporté par IBN HISHĀM, Sīra, op. cit., vol. II, p. 44-50). 35. M. A. A MIR-MOEZZI, « Notes à propos de la walāya imamite (Aspects de l’imamologie duodécimaine X) », JAOS 122/4 (2002), p. 724-741.
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Dieu, de l’identité de son successeur. Ainsi, le nom de ʿAlī est inscrit sur les hauts lieux sacrés visités par le Prophète : sur le Rocher de Jérusalem, sur le Jujubier de la Limite, sur les portes du septième ciel ou encore sur le Trône divin. Dans la longue tradition relatant l’initiation de Muammad, pendant son ascension, à l’ablution rituelle, à l’adhān (appel à la prière) et à la prière canonique, les anges rappellent au Prophète leur serment de fidélité à l’égard de ʿAlī. Dans d’autres traditions, ce sont les grands prophètes du passé qui louent la gloire de ce dernier en révélant à Muammad que l’objectif ultime de toute mission prophétique est la proclamation de la walāya de l’Imam, homme divin, dont ʿAlī est le symbole suprême. Enfin, à l’étape ultime du voyage, Dieu lui-même parle au Prophète du rang grandiose de ʿAlī, en tant que walī par excellence, celui dont même le nom est tiré d’un Nom divin. La présence de ʿAlī dans le ciel ne se résume pas à sa walāya. Dans chaque ciel, il a un château que visite le Prophète. Son image céleste (mithālihi fī l-samāʾ) est constamment admirée par les anges. Selon certaines traditions, il accompagne le Prophète pendant ses voyages célestes 36. De même, les autres imams et leur walāya sont présents dans les récits imamites de miʿrāj, moins fréquemment que ʿAlī, il est vrai. Non seulement le Prophète rencontre leurs « lumières » ou leurs « noms » à l’étape ultime de son voyage céleste, mais ils sont eux-mêmes capables de ce genre de voyage, en particulier pendant la nuit de vendredi où leurs esprits montent jusqu’au Trône de Dieu afin d’acquérir de nouvelles connaissances. La mention de la nature spirituelle de l’ascension céleste de l’imam semble être introduite pour la distinguer de celle du Prophète, effectuée corporellement. Pourtant, la conception shiʾite selon laquelle le walī est capable de voyage initiatique dans le ciel semble avoir permis aux disciples des imams aussi de prétendre avoir effectué ce genre d’exploit. Les exemples les plus mentionnés par les hérésiographes sont ceux d’Abū Manūr al-ʿIjlī et d’Abū l-Kha
āb, respectivement adeptes du cinquième et sixième imams37. Chez les penseurs ismaéliens, le voyage nocturne et l’ascension céleste du Prophète ont eu réellement lieu en esprit. En outre, pour un grand nombre d’entre eux, le verset 17 : 1 fait allusion, dans son interprétation ésotérique, à la promotion spirituelle qui permet à l’homme de Dieu d’accéder au plus haut échelon humain, à la walāya et à la nubuwwa38. À cet égard, on peut citer l' Ithbāt al-nubuwwāt d’Abū Yaʿqūb Sijistānī (IVe/Xe siècle)39, l' Asās al-taʾwīl du Qāī Nuʿmān (363/974)40 ou encore les Épîtres des Ikwān al-afā41 qui, à part l’interprétation déjà mentionnée,
36. Sur le nombre des ascensions célestes du Prophète, voir par exemple al-M AJLISĪ, Bi ār, op. cit., vol. XVIII/2, p. 306-307. 37. J. VAN ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., vol. I, p. 277 et 377 ; M. A. A MIR-MOEZZI, « L’Imam dans le ciel. Ascension et initiation (Aspects de l’imamologie duodécimaine III) », op. cit., p. 112, note 56. 38. Y. M ARQUET, « L’ascension spirituelle chez quelques auteurs isamaïliens », dans M. A. A MIRMOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 117-132. 39. Éd. ʿA. TĀMIR, Beyrouth 1966, livre II, chapitre XI. 40. Éd. ʿA. TĀMIR, Beyrouth 1960, p. 226, 333, 337 sqq. 41. Éd. du Caire, 1975, surtout le livre IV.
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rattachent l’ascension du Prophète à l’évolution physique de la création et à l’évolution spirituelle des âmes humaines42. Chez les Nuayrī-s, le monde divin est une hiérarchie trinitaire au sommet de laquelle se trouve le maʿnā (le Contenu, le Nommé = ʿAlī) duquel émanent le ism (le Nom = Muammad) et le bāb (le Seuil = Salmān al-Fārisī, Compagnon initié du Prophète et de ʿAlī). La faute originelle fit perdre à l’homme la connaissance du mystère de cette trinité. L’ascension du gnostique nuayrī, dont l’ascension céleste du Prophète est un symbole, consiste à parcourir le chemin ascendant du retour à l’origine afin d’atteindre de nouveau cette divine connaissance perdue 43. Nul groupe comme les ascètes, les mystiques et les gnostiques n’a aussi largement exploité le voyage céleste du Prophète comme modèle initiatique et horizon spirituel44. Dès le début du IIIe/IXe siècle, le Kitāb al-tawahhum d’al-Muāsibī (trad. française de A. Roman, Paris 1978) ouvre le chemin à une littérature initiatique que l’on pourrait qualifier de visionnaire. De grands noms, tels qu’Abū Yazīd Bas āmī, Ibn ʿArabī, ʿAlāʾ al-Dawla Simnānī ou encore Rūzbehān Baqlī Shīrāzī, pour ne citer qu’eux, ont laissé d’intenses témoignages et de profondes méditations sur leurs propres pensées et expériences du miʿrāj45. Il est vrai que les premiers traités théoriques du soufisme (les écrits de Sarrāj, Kalābādhī, Kharkūshī, Qushayrī, etc.) abordent très rarement la question de l’ascension du Prophète, mais les anciens commentateurs soufis du Coran, de Sahl Tustarī (IIIe/IXe siècle) à Sulamī (412/1021), en passant par Ibn ʿA āʾ (309/922), se fondent fréquemment sur les versets censés faire allusion à l’ascension prophétique pour méditer ce qui constitue pour eux le sommet de l’expérience du divin, à savoir la vision de Dieu46. Les soufis, dans leur grande majorité, ont le souci de distinguer entre l’expérience corporelle du Prophète et leur propre expérience qui n’est que spirituelle. Ce qui souligne non seulement la supériorité de Muammad sur eux-mêmes, mais aussi sur les prophètes antérieurs. Par contre, les philosophes, à commencer par Avicenne à qui est attribué un Miʿrāj-Nāmeh47, insistent sur le caractère spirituel de l’ascension et l’absurdité de la croyance en sa corporéité. D’où la réaction violente des milieux orthodoxes48.
42. Voir Y. M ARQUET, « Sabéens et Iwān al-afā », Studia Islamica 24 (1976), p. 77-109, en particulier p. 81 sqq. 43. M. BAR-ASHER et A. KOFSKY, « A Tenth Century Nuayrī Treatise on the Duty to Know the Mystery of Divinity », BSOAS 58 (1995), p. 243-50. Idem, « L’ascension céleste du gnostique nuayrite et le voyage nocturne du prophète Muammad », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.) Le voyage initiatique, op. cit., p. 133-148. 44. Q. AL-SĀMARRĀʾ Ī, The Theme of Ascension in Mystical Writings, Bagdad 1968. 45. Voir respectivement P. LORY, « Le Miʿrāǧ d’Abū Yazīd Bas āmī », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 223-238 ; M. CHODKIEWICZ, « Le voyage sans fin », ibid., p. 239250 ; H. LANDOLT, « La “double échelle” d’Ibn ʿArabī chez Simnānī », ibid., p. 251-264 ; P. BALLANFAT, « L’échelle des mots dans les ascensions de Rūzbihān Baqlī de Šīrāz », ibid., p. 265-300. 46. G. BÖWERING, « From the word of God to the vision of God : Muammad’s heavenly journey in classical ūfī Qurʾān commentary », dans M. A. A MIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 205-222 ; F. COLBY, « The Subtleties of the Ascension : al-Sulamī on the Miʿrāj of the Prophet Muammad », Studia Islamica 94 (2002), p. 167-183. 47. N. M AYEL-H ERAVI, Meʿrāj-Nāme ye Abū ʿAlī Sīnā, Mashhad 1365s./1986, introduction ; P. H EATH, Allegory and Philosophy in Avicenna, Philadelphia 1992, index s.v. Miʿrāj-Nāmeh. 48. Ch. H. DE FOUCHÉCOUR, « Avicenne, al-Qošeyrī et le récit de l’échelle de Mahomet », dans M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 173-198.
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À part le grand penseur iranien, d’autres grands philosophes, comme al-Kindī ou Ibn ufayl, en dignes héritiers des néoplatoniciens de l’antiquité tardive, considèrent l’ascension comme une allégorie de la progression spirituelle qu’accomplit le sage au cours de ses expériences contemplatives49. Le Miʿrāj-Nāmeh en persan attribué à Avicenne (428/1036) semble être le premier d’une longue série de miʿrājiyya en persan, écrits par – ou attribués à – de nombreux philosophes, penseurs et mystiques dont on ne citera ici que les plus célèbres : ʿUmar Khayyām, Rashīd al-Dīn Falallāh Hamadānī, Shams al-Dīn Aflākī, Sayyid Muammad Nūrbakhsh, Niʿmatallāh Walī50. De plus, de très grands poètes persans ont abordé, plus ou moins longuement, le thème de l’ascension du Prophète dans l’introduction (dībāče) ou dans le corps de leurs recueils, ou encore au cours de leurs ouvrages romanesques ou mystiques : adīqat al- aqīqa de Sanāʾī (535/1140), Tu fat al-ʿIrāqayn de Khāqānī (595/1198), Khamsa de Ni āmī (614/1217), ʿA
ār (628/1230), Amīr Khosrow Dihlawī (725/1324) ou encore Jāmī (898/1492) dans plusieurs de leurs ouvrages, Washī Bāfqī (991/1583) dans ses Mathnavī-s, etc.51 Malgré le fait que la légende orale du miʿrāj n’a pas été recueillie, puisque probablement censurée par les savants soucieux de l’orthodoxie de la pensée 52, on peut supposer qu’elle a joué un certain rôle dans la réception du récit de l’expérience du Prophète dans les cultures périphériques du monde musulman, en Afrique Orientale et Occidentale et en Indonésie notamment où, il faut tout de même le noter, la Qi
at al-miʿrāj d’al-Barzanjī « l’Aîné » (voir supra) jouit d’une extraordinaire popularité. Le mélange des apports oral et écrit, ainsi que la célébration, parfois très élaborée, de la fête de l’ascension prophétique (dans la plupart des endroits le 27 du mois de rajab) se trouvent à la base de la genèse et du développement d’une littérature populaire dans plusieurs langues vernaculaires (swahili, peul, malais, sundanais)53. Terminons enfin avec le corpus artistique. Comme le souligne B. W. Robinson, les musulmans non-arabes en général et les Iraniens en particulier n’ont jamais beaucoup respecté la réprobation sémitique de la représentation imagée d’êtres humains que l’islam a héritée de l’esprit du deuxième Commandement des Hébreux, réprobation encore plus forte lorsqu’il s’agit du prophète Muammad54. Le fait mérite d’autant plus d’être noté que, comme l’écrit Th. Arnold, aucun événement dans l’histoire religieuse de l’Islam n’a été plus fréquemment représenté dans l’art
49. J. JOLIVET, « La topographie du salut d’après le discours sur l’âme d’al-Kindī », dans M. A. AMIRMOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 149-158 ; A. ELAMRANI-JAMAL, « Expérience de la vision contemplative et forme du récit chez Ibn ufayl », ibid., p. 159-172. 50. N. M AYEL-H ERAVI, « Quelques meʿrāǧiyye en persan », ibid., p. 199-204, surtout p. 201 sqq. 51. A. M. P IEMONTESE, « Le voyage de Mahomet », op. cit., p. 285-303 ; C. H. DE FOUCHÉCOUR, « Les récits d’ascension (meʿrāj) dans l’œuvre de Nézâmi », dans Études irano-aryennes offertes à Gilbert Lazard, Studia Iranica, Cahier spécial 7 (1989), p. 99-108 ; N. M AYEL-H ERAVI, « Quelques meʿrāǧiyye », op. cit., p. 199-200. 52. J. BENCHEIKH, EI2, op. cit. 53. J. K NAPPERT, « Miʿrādj », partie III et IV, EI2, t. VII, p. 102-105. Pour ce qui concerne les Turcs orientaux, voir maintenant M. Scherberger, Das Miʿrāǧnāme. Die Himmel – und Höllenfahrt des Propheten Muhammad in der osttürkischen Überlieferung, Würzburg 2003. 54. B. W. ROBINSON, Persian paintings in the India Office Library, Londres 1976, p. 13 sqq. ; idem, « Miʿrādj », partie V, EI2, t. VII, p. 106-107.
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L’ascension céleste du prophète Mu ammad
islamique que l’ascension du Prophète55. Dans le foisonnement de ces représentations, contentons-nous de mentionner quelques manuscrits aux enluminures particulièrement célèbres : le grand manuscrit du VIIIe/XIVe siècle de Topkapi (H 2154), le célèbre manuscrit en Ouïgour et daté de 840/1436 (Bibliothèque Nationale de Paris, suppl. turc 190) dont les miniatures, considérées par certains comme les plus belles de toute la peinture persane, représentent un Prophète dévoilé admirablement dessiné56. On retrouve également le Prophète dévoilé dans la miniature hors texte du IXe/XVe s. de Chester Beaty (cat. 292 I, II) et le manuscrit de la même époque de la British Library (Add. 27261). Citons aussi les manuscrits d’époque timouride de Shiraz où le Prophète apparaît voilé et enfin le grand et sublime Ni āmī du Shah ahmāsp (British Library, Or. 2265)57. IV. Antécédents et prolongements dans d’autres cultures Les origines du thème de « l’ascension céleste du sage » se perdent dans les temps archaïques. Pour ce qui est du Proche et du Moyen-Orient, il semble que la culture iranienne soit la plus ancienne à avoir laissé des traces écrites sur ce thème. Dès 1899, E. Blochet soulignait les parallélismes frappants qui existent entre le récit du miʿrāj et le texte en pehlevi d’Ardā Wīrāz (Wīrāf)-Nāmag où le sage Wīrāz/Wīrāf, cherchant à vérifier la véracité des Écritures tombées dans l’oubli et la négligence, effectue spirituellement un voyage céleste et visite le monde post-mortem et les esprits des morts, les anges, les cieux, les planètes, le paradis, l’enfer et leurs habitants ainsi que les anciens sages présents devant le Trône divin58. Bien que la rédaction d’Ardā Wīrāz (Wīrāf)-Nāmag soit tardive (vers IIIe/ IX e siècle), l’antique inscription du prêtre zoroastrien Kerdīr, faisant état de son ascension céleste et des étapes de son voyage initiatique, montre clairement que le thème était très anciennement et profondément enraciné dans le zoroastrisme sassanide59. Certains spécialistes et notamment Ph. Gignoux n’ont pas hésité à y voir la trace de très anciennes pratiques shamanistes60.
55. Th. A RNOLD, Painting in Islam, Oxford 1928, p. 2 et chapitres VI et VII. 56. M. R. SÉGUY, Miraj-Nameh ou le voyage du Prophète, Paris 1977. Idem, The Miraculous Journey of Mahomet, New York 1977, passim. 57. Ch. J. GRUBER, The Prophet Mu ammad’s Ascension (miʿrāj) in Islamic Art and Literature, ca 1300-1600, Ph. D. University of Pennsylvania 2005, passim. Christiane J. Gruber et Frederic Colby préparent actuellement, aux États-Unis, un ouvrage collecif sur le miʿrāj (parution prévue en 2010). 58. E. BLOCHET, « Études sur l’histoire religieuse de l’Iran II : l’ascension au ciel du prophète Mohammed », RHR 40 (1899), p. 1-25 et 203-236. Voir aussi les travaux de Ph. GIGNOUX, « La signification du voyage extra-terrestre dans l’eschatologie mazdéenne », dans Mélanges d’histoire des religions offerts à H. Ch. Puech, Paris 1974, p. 63-69 ; idem, « Corps osseux et âme osseuse : essai sur le chamanisme dans l’Iran ancien », JA 267/1-2 (1979), p. 41-80 ; idem, Le Livre d’Ardā Vīrāz, Téhéran, Paris 1984. Cf. aussi M. BAHĀR, Pažūheshī dar a āīr e īrān, Téhéran 1362s./1984, chapitres XXI et XXII. 59. Ph. GIGNOUX, « La signification du voyage extra-terrestre », op. cit. ; A. TAFA ŻŻOLĪ, « Kertīr va siyāsat e etteād e dīn va dowlat dar dowre ye sāsānī », dans idem, Yekī qare ye bārān, Téhéran 1370s./1992, p. 721-737 ; M. T. R ĀSHED MO A EL, Katībe hā ye īrān e bāstān, 2nde éd., Téhéran 1381s./2001, p. 108 sqq. 60. Surtout dans son article « Corps osseux et âme osseuse : essai sur le chamanisme dans l’Iran ancien », déjà cité.
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Mohammad Ali Amir-Moezzi
Dans le même article de 1899 (p. 213), E. Blochet soutenait que le nom même de Burāq est d’origine persane, dérivé de *barāg ou bārag (persan moderne : bāreh) dans le sens de « monture ». Cette étymologie semble être admise par Sh. Shaked61, malgré sa réfutation, dès 1919, par J. Horovitz qui déclare être favorable à une dérivation de la racine arabe brq « éclairer, jeter des éclairs ». Dans ce cas, selon lui, Burāq serait une forme rare de diminutif signifiant « petit éclair », en raison de sa rapidité ou de sa couleur éclatante62. R. Paret, peu convaincu par les deux hypothèses, envisage la possibilité de faire remonter ce nom à une tradition préislamique inconnue de nous. Selon lui, les conceptions plus tardives de la monture du Prophète lors de son ascension céleste, surtout lorsqu’on lui attribue une face humaine, doit plutôt être recherchée dans les représentations figurées : les statues gardant les portes des palais assyriens, représentées sous la forme de centaures, de griffons ou de sphinx. Il rappelle qu’au début du VIe/XIIe siècle, Ibn al-Balkhī, dans sa description des ruines de Persépolis de son Fārs Nāmeh63, donne le nom de burāq au monstre ailé au visage humain du portique de Xerxès64. Les croyances et pratiques iraniennes ne seraient pas étrangères à la littérature juive des Hekhalot (palais, temples)65. Appartenant à la mystique de la Merkavah (Char divin), inspirée donc par les visions d’Ezéchiel, cette littérature relate le voyage initiatique d’un sage (réactualisant souvent le rôle du prophète biblique Hénoch ou le sage tannaïtique Rabbi Aqiba) à travers sept palais-temples célestes pour atteindre le Trône divin et jouir de la vision de la beauté de Dieu66. Les similitudes, parfois jusque dans les détails, entre le miʿrāj de Muammad et les récits véhiculés par cette littérature, sont tellement frappantes qu’il est difficile d’y voir un simple parallélisme dû à l’imagination apocalyptique commune au ProcheOrient ancien67. Sh. Shaked pense qu’il est probable que la tradition islamique ait hérité de cette double traditions par deux canaux indépendants zoroastrien et juif 68. Cette double filiation paraît également présente dans les apocalypses judéo-chrétiennes et chrétiennes ainsi que dans les voyages célestes des extatiques connus dans la littérature chrétienne ancienne, traditions qui, à leur tour, peuvent avoir joué un rôle plus ou moins important dans les récits de l’ascension du Prophète :
61. Sh. SHAKED, « Hadith », part V, Encyclopaedia Iranica. 62. J. HOROVITZ, « Muhammeds Himmelfahrt », op. cit., p. 159-183, en particulier p. 180. 63. Éd. LE STRANGE et NICHOLSON, Londres 1921, p. 120. 64. R. PARET, « al-Burā », EI2. 65. Sh. SHAKED, Dualism in transformation : Varieties of Religion in Sasanian Iran, SOAS Jordan lectures 16, Londres 1994, p. 49 sqq. 66. G. SCHOLEM, Major Trends in Jewish Mysticism, reprint New York 1995, p. 40 sqq. ; P. SCHÄFER, « New Testament and Hekhalot Literature : the Journey into Heaven in Paul and in Merkavah Mysticism », dans idem, Hekhalot-Studien, Tübingen 1988, p. 234-249, surtout 243 sqq ; sur la datation de cette littérature, voir maintenant A. KUYT, The ʿDescent’ to the Chariot : Towards a Description of the Terminology, Place, Function and Nature of the Yeridah in Hekhalot Literature, Tübingen 1995, p. 3 sqq. 67. D. J. H ALPERIN, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel’s Vision, Tübingen 1988, Appendix 2 ; idem, « Hekhalot and Miʿrāj : observations on the heavenly journey in Judaism and Islam », dans J. J. COLLINS et M. FISHBANE (éd.), Death, Ecstasy and Other Worldly Journeys, New York, Albany, 1995, p. 269-288, plus particulièrement p. 270-271. 68. Sh. SHAKED, « Hadith », Encyclopaedia Iranica.
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L’Épître aux Corinthiens 12,1 sqq., l’Ascension d’Isaïe, l’Apocalypse de Baruch, de Sophonie et d’Abraham69. La tradition islamique de l’ascension de Muammad a eu, à son tour, des répercussions et des prolongements surtout dans l’Occident chrétien. Au XIIIe siècle, une version arabe du récit du miʿrāj, aujourd’hui perdue, fut traduite en castillan par le médecin juif Abraham, sur la demande de son maître, le roi de Castille Alphonse le Sage. Cette traduction, connue sous le titre de Liber scale Machometi, servit à la célèbre traduction latine de Bonaventure de Sienne qui, elle, ouvrit une série d’autres traductions en langues européennes. Ce Livre de l’échelle de Mahomet déclencha de furieuses polémiques, non seulement contre l’islam et les musulmans mais aussi entre les savants chrétiens eux-mêmes. Dante, sans doute très au fait de cette littérature, s’en est indéniablement inspiré pour la rédaction de sa Divine Comédie. Le sujet a été très longuement examiné dans la recherche occidentale, de Miguel Asin Palacios à Jean-Paul Guillaume, en passant par Enrico Cerruli, Maxime Rodinson et beaucoup d’autres70.
69. D. W. BOUSSET, « Die Himmelsreise der Seele », Archiv für Religionswissenschaft 4 (1901), p. 136-169 et 229-273, surtout p. 137 sqq. et 239 ; G. WIDENGREN, The Ascension of the Apostle and the Heavenly Book, Uppsala, Wiesbaden 1950, p. 23 sqq. ; idem, Muhammad, the Apostle of God, and his Ascension, Uppsala, Wiesbaden 1955, p. 45 sqq ; M. DEAN-OTTING, Heavenly Journeys. A Study of the Motif in Hellenistic Jewish Literature, Francfort, Bern, New York 1984, passim. 70. M. ASIN PALACIOS, La escatolgia musulmana en la Divina Comedia, Madrid 1919 ; idem, Dante y el Islam, Madrid 1927. M. T. D’A LVERNY, « Les pérégrinations de l’âme dans l’autre monde d’après un anonyme de la fin du XIIe siècle », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen-Âge, XVXVII (1940-1942), p. 219-299 ; G. LEVI DELLA VIDA, « Nueve luce sulle fonti islamiche della Divina Commedia », al-Andalus 14 (1949), p. 377-407 ; E. CERRULI, Il ʿlibro della scale’ e la questione delle fonti arabo-spagnole della Divina Commedia, Le Vatican 1949 ; idem, Nuovo Ricerche sul ʿLibro della Scala’ e la conoscenza dell’Islam in occidente, Vaticano 1972 ; M. RODINSON, « Dante et l’Islam d’après les travaux récents », RHR 139 (janvier-mars 1951), p. 203-235 ; P. WUNDERLI, Études sur le ʿLivre de l’Eschiele de Mahomet’ : prolégomènes à une nouvelle édition de la version française d’une traduction alphonsine, Wintertur 1965. S. P ELOSI, Dante e la cultura islamica : analogie tra la ʿCommedia’ e il ʿLibro della scala’, Tripoli 1965 ; G. BESSON et M. BROSSARD-DANDRÉ, Le Livre de l’Échelle de Mahomet, Paris 1991 ; J. P. GUILLAUME, « “Moi, Mahomet, Prophète et Messager de Dieu…”. Traduction et adaptation dans le Liber scale Machometi », dans M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Le voyage initiatique, op. cit., p. 83-98. Cette liste indicative n’est pas exhaustive.
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LE TRAITEMENT DU MYTHE : DE L’EMPEREUR JULIEN À PROCLUS Polymnia ATHANASSIADI Université d’Athènes
Φιλόµυθοι πάντες +σµέν Proclus, In Rempublicam
Préambule Nous sommes tous amis des mythes, de ces contes qui émerveillent les sens en faisant appel à la partie émotive de notre âme. Transmis par le moyen de la poésie épique et tragique, les principaux mythes des Grecs concernent les dieux et les hommes et leurs rapports mutuels dans un même contexte. Cette dégradation du monstrueux qui caractérise la mythologie grecque, en d’autres termes son anthropomorphisme physique et moral à l’égard des dieux, lui a valu de bonne heure une critique sévère de la part des philosophes : en suivant les traces de Xénophane, Platon s’attaque à Homère et à Hésiode et finit par bannir les mythographes de sa cité idéale1. Ce qui lui nuit, c’est l’obscénité des histoires sur les dieux ; mais aussi leur sentimentalité qui, selon l’analyse de Proclus, « excite immodérément les passions » et finit par accoutumer les jeunes à pleurer et à rire sans aucune raison2. En même temps, Platon s’oppose à l’usage du mythe en tant qu’allégorie, comme pratiqué par les Sophistes de son temps (Prot. 316de) ; comme il le dit dans la République, il rejette le mythe dans tous ses aspects, en tant que fable simple ou allégorie au sens caché3. Pourtant, la partie à la fois la plus profonde et la plus fascinante de sa propre œuvre est purement mythographique. Essayons, sinon de la résoudre, du moins de procurer à cette contradiction une certaine explication. C’est un truisme que, chaque fois que Platon veut communiquer une vérité supérieure, il a recours au mythe ; mais les mythes dont il se sert n’appartiennent pas au répertoire banal dans lequel puisent leur matériau poètes et sophistes. Empruntés à la tradition orale et adaptés à ses propres besoins, ou même inventés par lui-même, les mythes de Platon se distinguent par leur individualité4. Et, comme il le dit lui-même, ce sont des discours plutôt que des mythes, mais des discours qui dépassent l’intelligence discursive – la simple διάνοια – pour s’adresser à l’intelligence intuitive – le νο&ς. Platon aime à jouer avec l’ambiguïté sémantique du mot mythos, qui connote à la fois le mythe et la parole. Dans le Timée, l’alternance entre « discours vrai-
1. Diogène Laërce, IX 18 (pour Xénophane) et Platon, livres III et X de la République et notamment 377e — 378d et 600c-e. 2. Proclus, In Remp. I 50, 26-7 et 51, 4 ; cf. infra (II, Proclus). 3. 378d : κα> θεομαχίας {σας }μηρος πεποίηκεν ο παραδεκτέον ες τν πόλιν, οτ’ ν πονοίαις πεποιημένας οτε νευ πονοιν. 4. Pour la dette de Platon à la tradition pythagoricienne, voir l’analyse de P. K INGSLEY, Ancient Philosophy, Mystery, and Magic : Empedocles and the Pythagorean Tradition, Oxford 1995, p. 88.
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Polymnia Athanassiadi
semblable » et « mythe vraisemblable », qui a tant intrigué les chercheurs, est loin d’être une devise stylistique ou un produit d’inattention5. C’est un choix délibéré : ce que les naïfs prennent pour mythe est le discours du sage (Gorg. 523a), mais un discours dont seule une petite minorité d’initiés peut pénétrer le sens caché. Instrument vital pour communiquer la pensée du philosophe, le mythe platonicien est, en effet, un méta-discours qui, à l’inverse des mythes poétiques qui touchent la partie la plus basse de l’âme humaine, transcende le domaine de la logique. Voilà pourquoi Platon s’acharne à nettoyer l’arène dans laquelle il va s’exercer luimême de tout rival, ancien ou moderne, opération dans laquelle – rappelons-le – il a spectaculairement échoué. Car, ayant une fois puissamment associé le mythe à la philosophie, Platon lui a assuré un brillant avenir dans ce domaine. Héritiers des Sophistes, contre qui guerroyait Socrate, les Stoïciens se sont adonnés à l’interprétation systématique du Mythe, qu’ils se mettent à allégoriser à l’aide des jongleries étymologiques 6. Dans leur perspective, chacun des Olympiens représente un aspect de l’activité du dieu cosmique. Forces de la Nature ou éléments de l’univers physique, les dieux de la mythologie populaire proclament leur identité à travers leurs noms : Héra est l’air et Déméter la terre7. Mais, en même temps que cette ingénieuse exploitation des possibilités du langage humain, leurs recherches historiques permettent aux Stoïciens de présenter les dieux comme les grands bienfaiteurs de jadis, héroïsés, et même divinisés, par la gratitude de plusieurs générations. Interprétée dans un esprit hostile, cette logique évhémériste finit par signifier que « tous ceux qui reçoivent un culte à titre divin ont d’abord été des hommes »8. Caricaturant un des aspects majeurs du traitement stoïcien du mythe, cette remarque de Lactance est faite dans le but bien précis d’attaquer le paganisme ; mais, le rabaissement du numineux au niveau du physique et du moral par la sanctification de la géographie et de l’histoire, avait, bien avant l’arrivée des chrétiens, nui aux sensibilités des philosophes, provoquant des débats orageux. Dans son De natura deorum, Cicéron dresse le bilan – un bilan sans doute un peu schématique, mais qui traduit bien l’ambiance qui dominait le discours philosophique de son époque – des objections portées contre l’allégorisme du Portique par les représentants de l’Académie et du Jardin9. Deux siècles plus tard, Sextus Empiricus s’attaquera avec une virulence renouvelée à la position stoïcienne, prouvant ainsi combien la querelle sur le traitement de la mythologie restait vivante parmi les adeptes de différentes traditions philosophiques10. Avec le renouveau pythagoricien, le mythe réclamait déjà dans l’imaginaire collectif un autre rôle que celui que lui assignaient les querelles des pédants. Associé aux mystères ou à une philosophie qui disputait de plus en plus son espace
5. Voir l’analyse de B. K ALFAS, Τίµαιος : εισαγωγή, µετάφραση, σχόλια, Athènes 1995, p. 41-63. 6. Sur les mécanismes de la démarche allégorique dans le Portique, voir l’excellent article d’A. LE BOULLUEC, « L’allégorie chez les Stoïciens », Poétique 23 (1975), p. 304-321 [= Alexandrie antique et chrétienne : Clément et Origène, Paris 2006, p. 325-355]. 7. Diogène Laërce VII 147. 8. Lactance, De ira Dei, 11.7. 9. Selon le commentaire ironique de l’épicurien Velleius, les poètes anciens, tel Orphée, Musée, Hésiode et Homère, étaient des Stoïciens, sans l’avoir jamais soupçonné : Cicéron, De nat. deor. I 41. 10. Adv. Math. IX 34-41. H. MUTSCHMANN (éd.), Sextus Empiricus, Opera II, Leipzig 1914.
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Le traitement du mythe : de l’empereur Julien à Proclus
à la religion, le mythe devenait un instrument de salut, qui, grâce à sa qualité initiatique, orientait le fidèle vers l’au-delà, lui offrant un savoir en dehors des procédés rationnels et mnémoniques. Dans ce développement, graduel et lent, qui assignait au mythe un pouvoir cathartique, voire magique, l’apport crucial fut celui de Numénius d’Apamée qui, au IIe siècle de notre ère, lança, sans doute après bien d’autres, mais d’une manière aussi tranchante que précise, la relecture de Platon dans un esprit pythagoricien et, même, œcuménique11. Dans un ouvrage qu’il intitula Des secrets de Platon, Numénius abordait de manière, paraît-il, systématique les mythes platoniciens, proposant une interprétation théologique pour les plus obscurs parmi eux et donnant comme explication de l’obscurité du discours platonicien, le refus de l’auteur de parler ouvertement devant un public qui aurait répondu à sa franchise en lui imposant le sort qu’il avait réservé à Socrate (fr. 23). Cachée sous le voile du mythe, la vérité, révélée par la divinité à ses élus parmi « les peuples de renom », se retrouve chez Homère et Platon, mais aussi dans les cultes à mystères. C’est avec cette conviction que Numénius pénètre une image homérique, celle de l’antre des nymphes dans l’île d’Ithaque (Odyssée 13.109112). Citant Moïse et Pythagore, Parménide et Héraclite, mais se servant aussi de la théologie égyptienne, de la science chaldaïque et de l’astrologie mithriaque, il interprète le passage homérique dans un esprit platonicien, identifiant l’antre marin avec le monde sensible, dans lequel l’âme descend pour repartir vers son salut12. Dans sa transposition du mythe de la sphère savante à la sphère métaphysique, comme dans bien d’autres démarches, Numénius fut suivi par Plotin, qui établit, dans un but purement didactique, une analogie entre la mythologie traditionnelle et son propre système philosophique 13. Mais si l’on est assez fortuné pour posséder un corpus de l’enseignement plotinien qui nous permet de nous faire une idée précise sur sa manière d’aborder quantité de sujets touchant à l’esthétique, la morale ou la métaphysique, il n’en va pas de même avec l’œuvre du grand systématicien de la théologie platonicienne que fut Jamblique. Malgré des références à des mythes spécifiques, souvent hâtivement interprétés14, il n’y a rien dans ce qui survit de l’œuvre de ce grand réformateur du platonisme dont on pourrait tirer une théorie du mythe. On sait pourtant que, sur bien des points, Jamblique avança sur les traces de ses deux prédécesseurs, tout en négligeant de reconnaître sa dette pour des
11. Cf. E. DES P LACES (éd., trad.), Numénius, Fragments, Paris 1973, fr. 1a, où il est dit que la philosophie de Platon doit être associée non seulement à celle de Pythagore, mais aussi et surtout qu’elle doit être contemplée à la lumière de la sagesse orientale, consistant en dogmes et en rites des « peuples de renom », tels les Indiens, les Perses, les Juifs et les Égyptiens. 12. Pour une analyse du texte comme transmis par Porphyre, voir F. BUFFIÈRE, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris 1956, p. 413-459, qui se prononce pour la provenance numénienne de l’exégèse. Sur la synthèse insolite de différents éléments de l’interprétation de Numénius, voir P. ATHANASSIADI, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, Paris 2006, p. 82-83. 13. Voir, par exemple, Enn. V 1 [10], 7, 30-35 ; 8 [31], 13, 1-11 et IV 3 [27], 12.1-4, trois passages qui allégorisent la théorie des trois hypostases plotiniennes en se référant aux mythes des trois règnes divins, ceux de Cronos, de Zeus et de Dionysos. Cf. son traitement du mythe de Narcisse que Plotin interprète dans un esprit moralisant : Enn. I, 6 [1], 8, 8-16. 14. De myst. III 20, 148, 14-15 (avec référence à Platon, Rép. 621a) ; In Phaedr., fr. 7 Dillon (avec référence à Platon, Phèdre 262d).
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raisons qu’il serait trop long d’exposer ici15. Quoi qu’il en soit, au sujet du mythe et de son exégèse, Jamblique reste un interlocuteur sinon muet du moins peu loquace. Par contre, dans la figure de son petit-fils spirituel, l’empereur Julien, on rencontre un auteur extrêmement polygraphe qui avoue qu’il puise tout le fond théorique de sa pensée dans l’œuvre de Jamblique. I. L’empereur Julien Penseur peu original en matière de philosophie, Julien se distingue pourtant par l’ardeur de ses enthousiasmes et de ses loyautés, par son acharnement au travail en vue de buts précis et, aussi, par son habileté à programmer et à mettre ses projets en pratique. Loin d’être un rêveur coupé de son milieu historique, il fut un homme solidement intégré dans son époque, aux choix peu insolites. Bon élève, il est à son tour un maître dévoué à sa mission éducatrice ; qui plus est, c’est un chef politique qui a su faire usage de sa veine didactique. Ayant acquis la conviction que les mêmes dieux qui, à un moment critique de l’histoire de l’humanité, avaient envoyé Jamblique au monde pour prêcher le salut universel, l’avaient choisi comme leur agent, il se donne le rôle de l’apôtre du message jamblichéen. Il met au service de cet objectif tous ses talents, mais aussi les vastes possibilités dont il dispose, en tant que détenteur des pouvoirs temporel et spirituel du monde romain. Si Julien s’efforce de formuler une théorie globale du mythe c’est pour répondre tant à la propagande chrétienne qu’à la polémique païenne. Depuis longtemps déjà, les Apologètes s’évertuaient à écrire sur l’obscénité et l’absurdité des mythes grecs16 ; et cette critique, malveillante et sournoise, qu’exerçaient encore à l’époque de Julien les Pères de l’Église trouvait des alliés, involontaires sans doute, parmi les rangs des païens dont beaucoup traitaient leur propre théologie, exprès ou sans s’en rendre compte, de manière également irrévérente17. C’est contre ce double front que Julien dirige son offensive. Mais sa démarche n’est pas purement apologétique, car elle n’est pas uniquement inspirée par un esprit d’émulation. Elle comporte aussi un volet spontanément créatif qui, lui, reflète une évolution interne du paganisme. Face à une mythologie et à une histoire chrétiennes touchant tous les aspects de la vie sociale, intellectuelle et spirituelle, Julien construit un système dont la pertinence dans tous ces domaines est évidente : la nouvelle mythologie, constituée par le dialogue de plusieurs générations entre le génie populaire et la pensée philosophique, trouve en la personne de l’empereur un habile propagandiste. L’occasion pour lancer son credo sur la fonction multiforme, voire holistique, du mythe fut fournie à Julien par la conférence d’un philosophe cynique, Héracleios, qui était venu étaler, devant l’empereur et les intellectuels de son cer-
15. Pour une analyse de ces raisons, voir P. ATHANASSIADI, La lutte, op. cit., p. 91, 145-150. 16. Un des exposés les plus systématiques de la mythologie mystérique grecque se trouve dans le Protréptique (II 12-22) de Clément d’Alexandrie. 17. La Préparation évangélique d’Eusèbe abonde en exemples de pareils traitements du mythe par les païens. Un bon exemple de critique involontaire envers la religion païenne est fourni par Porphyre. Repéré et dénoncé par Jamblique, le commentaire anti-païen de Porphyre est dûment exploité par Eusèbe : cf. Porphyre ap. Eusèbe, Praep. év. V 10, Jamblique, De myst. II 11, p. 95, 15-96, 1, ainsi que P. ATHANASSIADI, La lutte, op. cit., p. 182.
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cle, sa science aux dépens de celui-ci. Adaptant à ses besoins un mythe rendu célèbre par Prodicos, comme le lui signale ironiquement Julien (226d), le cynique itinérant avait fabriqué une allégorie dont le but était de faire la leçon à Julien sur l’art de gouverner. Héraclès et Dionysos y étaient ridiculisés et le reste des dieux (dont Zeus, incarnant Héracleios, et Pan, dans le rôle de l’empereur-apprenti) blasphémés. (208b, 234d-235a et 204d). Hors de lui-même d’avoir subi cet affront, Julien répondit sur le champ au cynique insolent par une attaque que l’on doit situer dans le cadre général de sa polémique anti-chrétienne (Or. VII 204a-239c). Ainsi, le manque élémentaire d’éducation du cynique, aboutissant au rejet de toute culture traditionnelle, à commencer par celle de sa propre école, est présenté par Julien comme le trait le plus marquant d’un « âge de fer » (205a), qui cultive l’ignorance et l’impiété. Après ce constat liminal, Julien commence à aborder, un par un, les points soulevés par le cynique, bâtissant une théorie étagée du mythe en tant que genre littéraire : ses différents échelons correspondent aux différents niveaux de l’évolution intellectuelle et spirituelle d’un être humain. Selon cette gamme, au premier niveau appartiennent les contes des nourrices, agréables et simples histoires, inventées pour intégrer l’enfant dans son milieu culturel tout en l’amusant et en lui faisant oublier ses douleurs (206d). Entre cette mythographie pour enfants et le travail du poète, éducateur du genre humain, Julien voit une flagrante analogie : Ainsi font les mythographes en apercevant la petite âme aux ailes naissantes désirer d’en savoir davantage, elle qui n’est pas encore capable de s’instruire de la vérité. Ils l’amènent vers le vrai par une dérivation, comme on irrigue un guéret altéré, pour soulager son picotement et sa souffrance (206cd).
Pour instruire les hommes et les mener, par la voie du divertissement (ψυχαγωγία), vers la vérité, les poètes se servent de la séduction du mythe. Énumérant par la suite les parties de la philosophie, Julien conclut que la mythographie convient seulement à deux de ses départements : la morale appliquée à l’individu et la théologie (216b), qui correspondent à deux étapes successives dans le voyage du retour de l’âme vers sa source. Grâce au tissu des mythes qui s’imbriquent de façon si artistique pour former la culture grecque, l’âme s’initie doucement à l’éthique et à la métaphysique. C’est dans ce contexte que Julien tranche entre les deux types de mythe – éducateur (παιδευτικός) et initiatique (τελεστικός). Les premiers forment l’homme comme entité morale, et, pour cette raison, ils doivent être simples et à la portée de tous, se distinguant par la clarté et la gravité de leur style ainsi que par la pureté de leur langage. Antisthène, Xénophon et même Platon lui-même, se sont servis justement de ce type de mythe, dont la limpidité d’exposition ne cache aucun double sens (223a), pour traiter des sujets éthiques (217a). En revanche, le mythe initiatique, qui a le pouvoir à lui seul de révéler à l’homme sa nature divine, a quelque chose de secret, voire mystérique. Bref, si le mot clé du mythe moralisant est la gravité (τ σεμνν), celui qui caractérise le mythe initiatique est τ άπεμφανον, l’obscur et le paradoxal. C’est à ce point que Julien introduit Jamblique. Tout ce qu’il dira au sujet du mythe sacré est tiré de l’enseignement de ce maître, révéré par son impérial disciple à l’égal de Platon et d’Aristote (217b). Jamblique donc : Parle non de tous les mythes, mais des mythes initiatiques que nous a transmis Orphée, le fondateur des initiations les plus sacrées. Car c’est l’élément invraisemblable dans le mythe qui fraie la voie vers la vérité : plus l’énigme est paradoxale
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et monstrueuse, plus elle nous invite à ne pas prêter foi à ce qu’elle dit, et nous exhorte à explorer ce qui y est caché ; car elle nous engage à ne pas abandonner la recherche avant que, sous la conduite des dieux, ce qui est caché ne soit révélé pour initier – ou plutôt pour parfaire – notre intellect (νο&ς), voire ce qu’il y a en nous de supérieur à l’intellect même, cette parcelle de l’Un et du Bien, qui possède le Tout de manière indivisible, ce plérôme de l’âme qui, grâce à la présence, supérieure, distincte et transcendante, de l’Un et du Bien se rassemble dans Celui-ci (217cd).
Selon l’enseignement de Jamblique, dont Julien devient ici le porte-parole et l’exégète, pour être imbibés d’énergie surnaturelle, les mythes télestiques fonctionnent à l’égard de leurs auditeurs et lecteurs comme des instruments de passage du devenir à l’être, de l’état d’homme physique à celui d’homme spirituel. Comme les caractères sacrés et les noms barbares, qui ont le pouvoir mystérieux de guérir, non seulement les âmes mais les corps aussi, et de produire des épiphanies des êtres divins (216c), la nature indicible d’un mythe initiatique peut convertir celui qui l’entend ou le répète à la vie de l’esprit, à son insu même. Si la personne, qui a ainsi reçu ce don des dieux persévère dans la voie ouverte devant elle par l’action du mythe, ses efforts seront sûrement compensés par la révélation que la vérité spirituelle qu’elle cherche est logée dans son for intérieur, qu’elle est à découvrir par sa propre énergie spirituelle. Voilà ce qu’explique Julien dans un texte contemporain (et complémentaire) du discours À Héracleios, l’Hymne à la mère des dieux (170bc), où il allégorise le mythe central des mystères de la Magna Mater (Or. VIII 158d-180c). Malgré son titre, ce texte se concentre sur le dieu intellectuel Attis, érigé en symbole de la condition humaine : dans l’exégèse de Julien, les tribulations du berger phrygien renvoient aux péripéties de l’âme humaine, depuis sa chute dans le monde sensuel jusqu’à son retour à la source universelle, représentée par Cybèle. Ayant habilement préparé son terrain, l’impérial théologien donne dans sa réponse à Héracleios deux exemples de mythes initiatiques – l’un concernant l’épiphanie de Dionysos, l’autre appartenant au cycle d’Héraclès – qui illustrent de manière emblématique les trois thèmes majeurs lancés par la nouvelle mythologie : premièrement, l’unité diachronique et synchronique de la théologie de l’hellénisme soudée par le mythe ; deuxièmement, l’antériorité absolue et globale de la mythologie grecque par rapport à l’histoire judéo-chrétienne ; et finalement, la centralité de la théurgie dans le domaine de la spiritualité. Si, pour prêcher son message, Julien choisit Dionysos et Héraclès c’est pour différentes raisons, à commencer par le fait qu’on les retrouve à la tête de la liste « des dieux terrestres » d’Evhémère18 ; également, il s’agit de deux divinités qui avaient été bafouées par Héracleios dans son allégorie. Or, comme nous l’avons déjà signalé, Julien répond point par point à son adversaire et se montre particulièrement heureux de pouvoir lui faire la leçon sur la philosophie dont il se proclame l’adepte, à savoir le cynisme. À la fois patron des philosophes cyniques et dieu de la victoire, introduit à Rome par un groupe de pythagoriciens, Héraclès est aussi un héros de la spiritualité, comme ne le suggère que trop le vocabulaire tiré des Oracles chaldaïques dont Julien se sert pour décrire et analyser son rôle de « second dieu » dans la
18. Diodore, VI 1.2.
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nomenclature divine fixée par Jamblique. Aidé à tout moment par Athéna-Pronoia – la protectrice spéciale de Julien lui-même – Héraclès a comme fonction de sauver, en l’initiant aux mystères de l’au-delà, l’œcoumène tout entier et, à ce compte, il apparaît comme un double éternel du monarque régnant. L’épisode que Julien analyse dans sa réfutation des propos du cynique se réfère à un détail du cycle mythique d’Héraclès qui associe le héros au dieu suprême du panthéon julien, Hélios, tout en l’identifiant avec l’autre patron divin de l’empereur, Mithra. Tout comme Mithra, Héraclès traverse l’océan sur la coupe d’or prêtée par Hélios, pour aller établir l’ordre sur terre, un ordre que les Chrétiens s’évertuent à renverser. C’est dans ce contexte que Julien introduit cette remarque hardie : « quant à moi je ne crois pas, les dieux m’en soient témoins, qu’il traversa la mer sur une coupe d’or, mais qu’il marcha sur l’eau comme si elle était de la terre ferme » (219d). Les références à la vie de Jésus deviennent plus nombreuses et plus pointues dans le traitement, beaucoup plus détaillé, que Julien réserve au mythe de Dionysos. Dieu « à la fois caché et manifeste » (221d), Dionysos fut incarné pour le salut des hommes. Sa « naissance incréée » (221c), « qui n’était point une naissance mais une manifestation divine » (220ab) avait été annoncée au monde par une prophétesse instruite dans les choses divines, la phénicienne Sémélé (220d et 221b). De toutes les tribulations auxquelles fut sujet le Rédempteur après son incarnation, Julien mentionne ici seulement la folie dont il fut frappé par Héra pour en être guéri ensuite par l’intervention de la Mère des dieux. Selon la version traditionnelle du mythe, c’est Héra elle-même qui revient sur son action pour assurer le salut de Dionysos. Or, en attribuant la guérison à Cybèle, l’interprétation de Julien suggère l’association de Dionysos avec un autre « second dieu » de l’hellénisme, lui aussi sauvé de sa folie par la Mère des dieux, Attis, « créateur immédiat du monde matériel » (175a) et symbole vivant de la révolution du Soleil, mais aussi, comme nous venons de le dire, modèle de l’homme dans sa lutte spirituelle. Dans la pyramide théologique de l’hellénisme dressée par Jamblique, les dieux intellectuels sont indissolublement liés entre eux par leur fonction de médiateurs entre le monde transcendant et le monde sensible dont ils ont la charge. Mais leurs personnalités ainsi que la modalité de leur ascension spirituelle varient selon les cas. C’est ainsi que, tandis qu’Héraclès était devenu dieu grâce à sa vertu, Dionysos avait atteint son statut divin « par la théurgie » (219b). En opposant la voie de la morale à celle de la métaphysique comme canaux distincts, mais également aptes à mener l’homme au salut, Julien illustre le double caractère du mythe ; qu’il soit paideutikos ou telestikos – éducatif ou initiatique – le mythe grec appartient au domaine de la théologie, son rôle étant de parfaire l’âme de l’auditeur. Sa nature, que détermine sa fin, ne varie pas selon le lieu et le temps et, par conséquent, il ne se prête pas à des interprétations historiques. Par contre, les allégories dont le but est « de redresser les mœurs » au niveau individuel ou collectif, ou encore de faire passer un message social ou politique, ont un caractère partial et éphémère (223a). Voilà le genre littéraire dans lequel aurait dû s’exercer Héracleios. Pour l’instruire à ce sujet, Julien se voit contraint de créer un mythe à valeur purement politique fondé sur « une histoire vraie » (227b et 234c). Le mythe autobiographique de Julien (227c-234c) constitue un sujet d’intérêt autant pour le psychologue que pour le spécialiste en philosophie politique. C’est un manifeste par lequel son auteur avance une philosophie « césaropapiste » du pouvoir, tout en proclamant sa conviction d’être appelé par Dieu à exercer ce
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pouvoir à un moment particulièrement critique de l’histoire humaine19. Ce genre d’allégorie politique au service d’une réalité sociale était cher à Julien. La satire des Césars qu’il composa à Antioche, alors qu’il s’apprêtait à envahir la Perse, appartient au même type de mythographie et sert également le même but didactique : transmettre une vision historique fondée sur la notion de dynastie, entendue comme force métaphysique dans la hiérarchie divine, et annoncer à ses contemporains et à la postérité un programme d’action et se justifier face à eux. Voilà les objectifs de cet autre « mythe politique », créé par Julien. S’il fallait, pourtant, mettre le doigt sur un élément traversant les différentes formes du mythe selon Julien, on s’arrêterait à la notion d’endoctrinement, concept crucial non seulement dans sa propre Weltanschauung, mais aussi et surtout dans la façon de penser et d’agir de toute l’époque. Le mythe, comme moyen d’instruction morale et politique ou comme instrument de conversion spirituelle, est pertinent à tous les aspects de la vie ; en fait, sans le mythe, il n’y a ni intégration dans le tissu social ni salut métaphysique. II. Proclus Si Julien, suivant Jamblique, mais aussi répondant à sa mission d’homme d’État et à l’esprit de son siècle, a articulé une théorie du mythe couvrant tout le spectre de l’activité humaine, la pensée platonicienne après lui, s’inspirant d’autres préoccupations, a à la fois rétréci et systématisé son schéma. Julien n’avait point effleuré le dangereux thème de l’indécence des mythes concernant les dieux chez Homère, sur laquelle Platon fonde la répudiation des poètes de son État idéal. Un effort systématique dans cette direction fut entrepris, au Ve siècle, par le successeur de Platon à l’Académie refondue d’Athènes, Syrianus. Dans un traité en sept livres, intitulé Solutions des problèmes homériques, Syrianus offrait une exégèse mystique des mythes scabreux d’Homère, alignant ainsi sa théologie sur celle du nouveau Platon20. Si cet ouvrage n’a pas survécu dans son intégralité, nous en avons du moins un exposé fidèle dans la dissertation que l’élève et successeur de Syrianus à l’Académie, Proclus, a consacré au même sujet dans le cadre plus général de son Commentaire sur la République de Platon21. Comme ce long dialogue ne faisait pas partie du programme d’enseignement de douze dialogues platoniciens fixé par Jamblique, son exégète était libre de ne pas suivre, selon la règle de la συνανάγνωσις, le texte original phrase à phrase, mais de sélectionner seulement pour les commenter les thèmes qui l’intéressaient. C’est justement ce que fit Proclus ; il s’arrêta sur des problèmes spécifiques, dont celui de la dualité du mythe – tant dans la tradition grecque que dans la vision platonicienne – pour y réfléchir à son aise et en offrir sa propre réponse. Ayant
19. Voir mon analyse de ce texte dans Julian : an Intellectual Biography, Londres 19922, p. 172175. 20. Signalons à cette occasion que, outre un ouvrage indépendant sur les dieux d’Homère, Syrianus composa aussi un traité sur l’accord d’Orphée, de Pythagore et de Platon avec les Oracles chaldaïques (Souda, IV 478, 21 ; 479, 2). Sur l’Homère du platonisme tardif, voir l’ouvrage, désormais classique, de R. LAMBERTON, Homer the Theologian : Neoplatonist Allegorical Reading and the Growth of the Epic Tradition, Berkeley 1986. 21. Sur la dépendance de Proclus à Syrianus, voir infra n. 23.
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formulé un questionnaire de dix articles et dressé, par la suite, un plan de recherche méticuleux (I, 42-69), Proclus se décida à présenter le résultat de cette vaste et minutieuse enquête (παμπόλλη ξέτασις : I 70, 17) sous la forme d’une « leçon d’apparat »22, qu’il donna à l’occasion solennelle de l’anniversaire de Platon ; il s’agissait de : défendre convenablement Homère contre le Socrate de la République et montrer qu’Homère donne sur les choses divines et sur les choses humaines les enseignements les mieux en accord et avec la nature des choses et avec les dogmes les plus chers au philosophe lui-même (In Remp. I 69, 24-70, 3).
Une seconde démarche, beaucoup plus difficile, consisterait à : purger Platon de sa contradiction avec lui-même et faire voir que cette opposition entre ce qu’il a écrit à la louange d’Homère et ce qu’il a déclaré quand il l’accuse, dérive d’une même vision scientifique, d’une même intuition intellective, d’un même merveilleux dessein (In Remp. I 70, 3-7).
Marchant sur les traces de son maître vénéré, comme il le déclare à chaque occasion23, Proclus conçoit la conférence dans sa totalité comme un tribut d’hommage à la mémoire de Syrianus, dont il avait jadis suivi les cours sur le même sujet en compagnie de ses chers auditeurs, qui sont spécialement priés de ne point révéler à la foule l’enseignement mystique sur l’essence du mythe (In Remp. I, 205, 21-23). La différence entre l’entreprise de prosélytisme de Julien, qui voulait convertir à l’hellénisme un aussi grand nombre que possible, et l’esprit de chapelle qui anime le cercle de Proclus est patente. Dans l’un et l’autre cas l’on s’arrête devant l’indicible, mais, en bon vulgarisateur, Julien provoque son public pour se rétracter au tout dernier moment, ayant attisé la curiosité du lecteur (222c, 172d) ; en revanche, Proclus avance d’un pas sobre et régulier, se refusant à tout stratagème rhétorique et coup de théâtre ; son objectif n’est pas de s’attirer des clients, mais de former des disciples dignes de la tradition qu’il représente. Analogue à la variété du public envisagé par l’un et l’autre auteur est la différence de style qui marque leur présentation : au traitement ad hoc de l’homme d’État (qui, par nécessité – mais par tempérament aussi – n’avait pas le temps de développer sa pensée de façon méthodique), correspond la manière exhaustivement analytique du professeur. Tout cela cependant est secondaire, appartenant au domaine de la forme plutôt qu’à celui de l’essence, où les deux hommes sont en principe d’accord, avec cette différence cardinale que, dans son rôle d’éducateur universel et de réformateur religieux, Julien a une vision « progressiste » du mythe, dont la partie moralisante débouche naturellement dans la partie initiatique, tandis que Proclus voit les deux types des mythes comme indépendants. Étayant méthodiquement son argument et employant, par comparaison avec Julien, un vocabulaire à la fois plus technique et plus explicite quant à la théologie de l’école, Proclus pose le problème du désaccord de Platon avec lui-même au sujet
22. A. J. FESTUGI ÈRE, Proclus : Commentaire sur la République, t. I (“Dissertations” 1-6), Paris 1970, p. 8. Pour la plupart, les traductions de Proclus dans le texte suivent la version de FESTUGI ÈRE, avec de légers amendements. 23. Proclus, I 71, 2-7 ; 95, 27-31 ; 115, 27-29 ; 133, 5-15 ; 152, 7 ; 153, 3, G. K ROLL (éd.), Procli Diadochi in Platonis Rempublicam commentarii, Leipzig 1899 ; en effet, tout le traité de Proclus est « un hommage à la mémoire de son maître [Syrianus] », cf. 204, 21-23.
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d’Homère (In Remp. I 70, 17-8 ; 71,2). « Divin poète » selon le Phèdre (95a sq.), « troisième à partir de la vérité », selon la République (597e), l’écart entre ces deux assertions paraît infranchissable, car : la première fait voir un Homère qui a dépassé dans son activité poétique toute doctrine humaine et partielle et qui a fixé sa pensée dans le divin en soi, l’autre un Homère en contact avec des semblances du réel, divagant loin de toute connaissance scientifique sur les dieux (In Remp. I 70, 24-28).
Or Proclus se met à réconcilier Platon non seulement avec Homère, mais aussi avec lui-même. Mais pour résoudre la contradiction apparente, il lui faut définir le genre littéraire du mythe, qu’il divise, se servant de la même typologie que Julien, en deux grandes catégories selon la forme, le contenu et, surtout, le dessein ou but (προαίρεσις) de chacune. C’est ainsi qu’il nous invite à mettre à part : d’un côté les mythes dits éducatifs, et de l’autre ceux qui sont plus divinement inspirés et qui ont regard au Tout plus qu’à la disposition d’âme des auditeurs. Ensuite il faut distinguer entre les vies de ceux qui en font usage, poser les unes comme juvéniles et nourries encore dans les mœurs tendres du jeune âge, les autres comme capables d’être éveillées vers l’intellect (νο&ς) et vers toutes les classes divines, vers les processions des dieux à travers l’univers, vers les « chaînes » et leurs extrémités qui cherchent à s’étendre jusqu’aux êtres du plus bas degré. Quand donc nous aurons séparé de cette façon les unes des autres les formes des mythes et les dispositions de ceux qui les reçoivent, donnons notre assentiment à ceux qui disent que les mythes composés par Homère et Hésiode ne contribuent pas à l’éducation et qu’il ne convient pas aux jeunes de les entendre, mais ajoutons aussi que ces mythes sont conséquents à la nature de l’ensemble des choses et à l’ordre des êtres et qu’ils lient ceux qui peuvent s’élever à la contemplation des réalités divines aux êtres mêmes réellement existants (In Remp. I 76, 24-77, 12).
Définis comme « plus divins » (νθεαστικώτεροι), les mythes initiatiques dont parlait Julien sont opposés aux mythes éducatifs (παιδευτικοί), destinés à former les mœurs. Les premiers procurent l’union avec le divin et par là même ils s’adressent à une toute petite élite (λαχίστοις), les seconds préparent à la vertu morale, édifiant la grande masse d’entre nous (In Remp. I 81, 12-21), et ainsi répondent au dessein de Platon dans la République qui n’était autre que de créer un système éducatif. S’il avait exclu de ce système la poésie, avec ses charmes équivoques, c’était justement pour ne pas « faire de nos garçons des gens épris des larmes ou des rires » (In Remp. I 50, 26-27)24, mais, au contraire, les mener droit à la vertu, sous la tutelle « d’une Muse sévère » (In Remp. I 47, 6-7). À la fin de sa conférence, Proclus reviendra à ce sujet pour disculper Platon de toute disposition ennemie envers Homère ; s’il a banni la poésie de sa République : c’est qu’il voyait le vulgaire captivé par l’imitation et regardant les poètes comme savants en toute chose […]. Dès lors, pour éduquer la foule, pour la corriger de son illusion déraisonnable, pour l’exhorter à la vie philosophique, non seulement il a prouvé que les Tragiques – ces prétendus éducateurs publics aux yeux de leurs contemporains – n’ont fait aucune observation de bon aloi, mais encore il s’est relâ-
24. Il ne serait pas tout à fait impertinent de se rappeler dans ce contexte des larmes que le jeune Augustin versait sur l’histoire de Didon et d’Énée et dont la force l’empêchait toujours de se sentir chrétien de tout son cœur.
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ché de son respect habituel pour Homère et, le mettant sur le même rang que les Tragiques, l’a censuré dans ses dialogues comme imitateur (In Remp. I 203, 28 – 204, 8).
Comme il découle de ce passage dans lequel Proclus récapitule son argument, la critique de la poésie faite par Socrate dans la République ne concerne pas simplement le contenu des mythes, mais les fondements mêmes de l’art poétique qui est condamné en sa qualité de démarche imitative : l’imitateur, qui prétend tout connaître sans rien savoir, « n’aura même pas une opinion saine eu égard à la beauté ou à la laideur des objets qu’il imite » (Rép. 602a et Proclus, In Remp. I 198, 6-7). Cédant à son adversaire ce point quant à la poésie tragique et comique, qu’il déclare « en son entier une imitation entreprise en vue de divertir les auditeurs » (In Remp. I 198, 9-11), Proclus consacre ses efforts à sauver la poésie épique de la mauvaise réputation que lui avait réservée Socrate. Mais réfuter, même à dix siècles de distance, un tel maître en dialectique n’est pas une tâche facile. Convaincu qu’Homère est un véritable théologien, Proclus se met à jouer avec mots et concepts pour répondre à l’accusation socratique. Selon son analyse, lors de leur traitement des mythes concernant le divin – mythes absolument inappropriés pour les oreilles des enfants et des adultes à l’esprit infantile – Homère et Hésiode pratiquent la règle de « l’imitation sans ressemblance » (¢νόμοιος μίμησις), qui seule peut éveiller en nous la réminiscence de ce que l’âme a contemplé avant sa chute (In Remp. I 44, 17-18). Et pourquoi auraient-ils recours à ce stratagème ? Proclus fournit la réponse à cette question : Ayant vu que la Nature qui produit des images des formes immatérielles et intelligibles et qui orne ce monde visible des imitations variées de ces formes, représente l’indivisible par le divisé, l’éternel par le progressant dans le temps, l’intelligible par le sensible, l’immatériel par le matériel, ce qui n’a point de dimension par le spatial, et le fixe par le changeant, les pères créateurs du mythe imitent, conséquemment à la nature et à la progression des êtres dans leur apparition sous forme visible et figurative, la qualité suréminente des modèles en façonnant des copies du divin produites au moyen des expressions les plus opposées au divin et qui, en s’éloignant le plus, montrent par le contre-nature ce qui, dans les dieux dépasse la nature, par le contre-raison ce qui est plus divin que toute raison, par les objets présentés à nos yeux comme laids ce qui transcende toute beauté partielle ; et ainsi, ils nous font ressouvenir dans la mesure du possible de la suréminence transcendante des dieux (In Remp. I 77, 13-28).
Voilà le paradoxe, dont parlait Julien25, analysé, expliqué et justifié en termes de théologie platonicienne : incapables de reproduire dans le monde du devenir les formes éternelles, mais aussi soucieux de protéger le regard des non initiés de la lumière aveuglante du métaphysique, les maîtres de la spiritualité suspendent des écrans devant nos yeux, qui par leur incongruité, laideur et obscénité patentes choquent la vue et mobilisent notre raison qui se met à chercher une explication de toutes ces turpitudes dans le sens opposé de ce qui se présente devant elle 26.
25. Cf. 222c : « Chaque fois que les mythes relatifs aux vérités divines présentent une invraisemblance de pensée, ils nous crient sur le champs, pour ainsi dire, et protestent qu’il ne faut pas les prendre à la lettre, mais examiner et explorer leur sens caché ». 26. Cf. In Remp. I, 176, 6 sq.
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Loin de s’agir « d’imitation », il s’agit, dans ce cas, de « symbolique », discipline qui embrasse la théologie et la mystique en leur fournissant une manière de s’exprimer. Elliptique plutôt qu’erroné, l’exposé de Socrate sur la poésie pourrait pourtant engendrer des malentendus au sujet d’Homère. Poursuivant son argument, Proclus se demande : Comment pourrait-on nommer « imitation » la poésie qui interprète les choses divines au moyen des symboles, étant donné que les symboles des réalités dont ils sont les symboles ne sont pas des imitations ? Car le contraire ne saurait jamais être une imitation de son contraire, l’obscène une imitation du beau, le contre-nature une imitation du conforme à la nature ! Or la doctrine symbolique indique la nature du réel par les oppositions même les plus fortes. Si donc un poète est possédé par la divinité et manifeste au moyen des signes la vérité sur les êtres, ou si, usant de science, il nous révèle l’ordre même des choses, ce poète-là ni n’est un imitateur ni ne peut être réfuté par les démonstrations sous nos yeux (In Remp. I 198, 13-24).
Comme la démarche de la théurgie est au-dessus des procédés rationnels de la pensée, de même les mythes homériques sont animés par « une harmonie qui ébranle les auditeurs et cause chez eux une fureur divine » (In Remp. I 84, 15-16). Dans l’un et l’autre cas, c’est le pouvoir des symboles qui a un effet salutaire sur l’âme de l’auditeur27. La théorie du pouvoir mystique des noms barbares, lancée par Jamblique, anime l’exposé de Proclus, comme celui de Julien, sur les mythes initiatiques, mais surtout elle se retrouve derrière certains passages emblématiques de la poésie d’Homère. Reproduisant l’interprétation « ésotérique » de Syrianus, Proclus nous informe que, lors de la préparation du bûcher de Patrocle : L’opération d’Achille dans son ensemble imite les procédés dont usent les théurges dans le rite de l’apathanatismos (immortalisation), élevant l’âme de Patrocle à la vie séparée. C’est pourquoi Achille est dit invoquer, debout devant le bûcher, les vents Borée et Zéphyre pour que le véhicule visible obtienne, grâce à leur mouvement apparent, le traitement approprié, en même temps que le véhicule plus divin soit secrètement purifié et restitué à son lot propre, attiré vers le haut par les rayons de l’air, de la lune et du soleil, comme le dit quelque part l’un des dieux 28. En même temps Achille est montré verser des libations toute la nuit, « les tirant d’un cratère d’or avec une coupe à deux anses », « invoquant l’âme du malheureux Patrocle » (Il. XXIII 219, 221). C’est tout juste si le poète ne nous proclame pas que l’opération d’Achille concernait l’âme de son ami, et non pas seulement son apparence, que tous les rites à son compte avaient un sens symbolique, que le cratère d’or symbolisait la source des âmes, la libation, l’effluence qui de là-haut fait dériver à l’âme partielle le flot d’une vie supérieure, le bûcher, la pureté sans tache, capable de tirer l’âme du corps pour la conduire vers l’Invisible (In Remp. I 152, 9 – 153, 2).
27. Jamblique, De myst. II 11, p. 96, 19 — 97, 1, à comparer avec Proclus, In Remp. I 48, 3-9 : « l’audition des paroles symboliques, qui conviennent à l’ensemble du culte divin, initie à elle seule à l’art hiératique, étant donné qu’à l’origine la vie des auditeurs a été solidement établie chez les dieux ; elle peut donc entendre désormais sans dommage les paroles de ce genre […] qui font que l’inspiration divine descende sans obstacle jusqu’à nous ». 28. La référence est à l’Oracle chaldaïque 47, E. DES P LACES.
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Le traitement du mythe : de l’empereur Julien à Proclus
Pour arriver à une telle interprétation, on a dû passer par l’hypothèse, traitée en incontestable certitude par des générations successives de platoniciens, qu’Homère fut un proto-théurge. Et, à Homère théurge, correspond un Platon exégète. Reconnaissant le don divin du poète, le philosophe traduit en une prose rationnelle et lucide le discours inspiré. En effet, en beaucoup de lieux, ou plutôt partout pour ainsi dire, Platon adopte Homère, le traite en ami et l’appelle en témoignage de ses propres dogmes, tantôt avant les démonstrations, rapportant la vérité de ce qu’il va dire à la voix d’Homère comme à un oracle divin, tantôt après les démonstrations, prouvant que la rigueur scientifique de son argument est irréfutable, puisqu’elle s’accorde avec le jugement d’Homère, tantôt au milieu de ses discours sur les Êtres, référant à Homère l’origine de toute sa doctrine (In Remp. I 154, 16 – 155, 1).
Et avec une minutie digne de son talent de maître scolastique, Proclus parcourt nombre de dialogues platoniciens pour démontrer, par une surinterprétation des passages cités à cet effet, que « Platon pose le désaccord avec Homère comme équivalent aux choses absolument impossibles » (In Remp. I, 155, 21-22). En effet, comme l’avait déjà suggéré Syrianus, dans son rôle de scholiaste Platon ne s’est pas limité au seul développement des théories homériques – comme par exemple celle sur la nature des noms qu’il expose dans son Cratyle 29 – ; il est allé jusqu’à emprunter à son aîné les matériaux de ses récits (157, 5-6) et à imiter l’économie de son discours30. Finalement, à l’instar de son prototype, Platon a créé des mythes, mais ces « mythes philosophiques », que Proclus range dans la catégorie de la mythographie moralisante (I 79), ont, contrairement aux mythes d’Homère dont le rôle est d’initier le lecteur aux mystères de l’au-delà, une fonction purement éducatrice. III. Mythologie et écritures saintes de la secte platonicienne : généalogies spirituelles et communautés scripturaires C’est tout à fait en passant que, dans son plaidoyer pour Homère, Proclus expose la véritable cause de son entreprise : Homère et Platon, nous dit-il, appartiennent à la même chaîne divine (In Remp. I 71). C’est à partir de cette présupposition et dans l’intérêt de sa défense que se construit la démonstration, d’une part de l’accord doctrinal entre les deux hommes (In Remp. I 71, 3-6), d’autre part de leur accord respectif avec la théologie des Oracles chaldaïques (In Remp. I 98, 26 – 99, 18). Avant d’aller plus loin, rappelons que la notion de hiérarchies célestes, initiées par un dieu et descendant, à travers toute une chaîne ontologique, jusqu’aux entrailles mêmes de la terre, constitue l’axe vertébral de la théologie platonicienne à l’époque de Proclus. Articulée par Jamblique et élaborée par ses descendants, qui ont enrichi cette structure métaphysique d’une forte dimension humaine, la théorie des chaînes qui s’entrecroisent est essentielle à la manière dont se pense et s’autodéfinit la communauté des platoniciens. Selon elle, la chaîne éternelle
29. Voir l’analyse de ce point en In Remp. I 169, 25-170, 26. 30. Cf. In Remp. I 170, 27-171, 1 : « Pour démontrer de façon encore plus évidente l’amitié de Platon pour Homère, ne négligeons surtout pas le fait que, en bien d’endroits, il aspire aussi à imiter la manière dont Homère arrange ses sujets ».
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est entrecoupée au niveau temporel par une chaîne historique dont les anneaux représentent tous ceux qui ont laissé un témoignage de la conscience qu’ils ont eue d’appartenir à la progression divine ; c’est cette diachronie, nommée « chaîne d’or », qui dote le groupe de son sens d’identité spirituelle31. Indissolublement liée avec Athènes selon la mythologie de l’école32, la chaîne dynastique, au nom de laquelle pontifie Proclus, se propage dans le temps passé pour inclure Homère et Platon. Son patron divin est Hermès et chacun de ses membres a à un moment donné la révélation de son identité hermaïque. C’est ainsi que, grâce à une vision d’une grande vivacité, Proclus apprend un jour son appartenance à la chaîne de ce dieu, en même temps qu’un songe lui fait savoir qu’il porte l’âme du pythagoricien Nicomaque de Gérasa33. Les paramètres de son identité sont alors fixés : si sa généalogie divine est initiée par Hermès, sa généalogie humaine le place dans « la chaîne d’or », lui assignant comme ancêtres directs Pythagore, Platon et tous ceux qui, depuis l’aube des temps, avaient reçu la mission de commenter la parole divine cachée dans les mythes initiatiques34. S’étant appropriés la lignée pythagoricienne, ainsi que les poètes « théologiens », tels Orphée et Musée, Hésiode et Homère, les platoniciens de l’Antiquité tardive avaient, selon l’esprit de leur temps, fondé une communauté scripturaire dont l’écriture sacrée entre toutes était représentée par les Oracles chaldaïques. Or, tout ce qui précédait cette révélation de date récente, depuis Homère et Platon, faisait allusion, à travers le voile du mythe, à ses dogmes et ses pratiques cultuelles, de même que, dans leurs propos, les prophètes d’Israël ne faisaient autre chose qu’anticiper le Verbe. Et, dans cette démarche préparatoire à l’apparition de la vraie religion, la poésie d’Homère tenait, comme l’explique longuement Proclus, une place plus importante encore que la prose de Platon, puisque : ces mêmes enseignements sur les choses divines et humaines que nous donna Homère en inspiré des dieux et transporté de fureur par les Muses, Platon les a solidement établis par les méthodes irréfutables du raisonnement scientifique et les a rendus par ses démonstrations plus clairs à la plupart d’entre nous, qui avons besoin d’un tel secours aussi pour comprendre le réel (In Remp. I 159, 2-6).
31. Sur l’idéologie de « la chaîne d’or » chez les platoniciens tardifs, voir dernièrement, P. ATHANASSIADI, La lutte, op. cit., p. 24-26 et 237-242. 32. Cf. Damascius, fr. 98E, P. ATHANASSIADI (éd., trad.), The Philosophical History, Athènes 1999. 33. Marinus, Proclus ou sur le bonheur, 28, 34-36, H. D. SAFFREY, A.-Ph. SEGONDS (éd., trad.), Marinus : Proclus, ou sur le Bonheur, texte établi, traduit et annoté, Paris 2001. 34. Sur la chaîne d’or par rapport aux diadoques de l’Académie platonicienne d’Athènes, voir Damascius, Hist. phil., 98C, 98E, 152, ainsi que fr. 6 et 13, spécifiant qu’Isidore appartient à la chaîne d’Hermès.
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COMPARATISME ET « RELIGIONS DU LIVRE » : LA VOIE ÉTROITE ?
Jean-Christophe ATTIAS École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
« Comparatisme et religions du Livre ». Aussi bien l’approche que l’objet évoqués par une telle formule sont pour le moins de nature à susciter l’embarras. Y a-t-il donc bien un objet scientifique appelé « religions du Livre » ? Et existe-t-il vraiment une approche scientifiquement légitime de cet objet qu’on puisse nommer « comparatisme » ? Libre à chacun, bien sûr, de laisser ces grandes questions sans réponse, ou même d’éviter de les poser pour se contenter d’envisager le problème sous un angle exclusivement pratique. Douter, sur le plan épistémologique, de l’existence des « religions du Livre » n’est peut-être rien de plus qu’une coquetterie de savant, un luxe inutile. Et n’est-ce pas perte de temps que de s’interroger en termes aussi généraux sur le principe et les modalités de leur approche ? Ne suffit-il pas qu’il y ait des chercheurs, voire des centres, pour s’occuper des « religions du Livre » et pour leur consacrer des recherches, qu’à première vue on peut effectivement se sentir autorisé à qualifier de « comparatistes » ? Et pourtant (à moins qu’il ne faille dire : et justement), à y regarder de plus près, ces recherches concrètes ne paraissent souvent pouvoir être menées que parce qu’elles laissent irrésolues certaines incertitudes théoriques – au nombre desquelles il faut bien mettre et la question de la définition de l’objet, et la question du « comparatisme ». Comme si leur libre déploiement exigeait précisément qu’on n’examine pas trop rigoureusement les conditions de leur possibilité. Il y a bien là comme un piège. Je n’ai certes pas la prétention de fournir dans ces pages les moyens d’en sortir, seulement de tenter, de quelque façon, d’en faire le tour1.
1. Il y a vingt ans, à l’automne 1989 très exactement, muni d’une recommandation de feu Charles Touati, j’ai demandé à Michel Tardieu de bien vouloir m’accueillir, comme simple « chercheur indépendant », au sein du Centre d’études des religions du Livre, dont il était à l’époque le directeur. En répondant positivement à cette requête, celui auquel le présent volume entend rendre un juste hommage me mettait en quelque sorte le pied à l’étrier. Je n’ai quitté le CERL, pour rejoindre une jeune équipe en formation, que deux cycles sabbatiques plus tard, soit à l’automne 2003. Ces quatorze premières années de ma vie de chercheur ont été un moment essentiel de mon parcours intellectuel et scientifique, et je les dois, entre autres, à la confiance que M. Tardieu m’a généreusement témoignée. J’ai depuis donné des orientations nouvelles à mes travaux, mais je n’ai bien sûr pas cessé de m’occuper du judaïsme comme « religion du Livre ». La présente contribution n’entend évidemment pas épuiser ni reprendre à nouveaux frais un thème déjà abondamment et excellemment creusé par d’autres. Je songe aux réflexions stimulantes d’un Marcel DETIENNE (notamment dans Comparer l’incomparable, Paris 2000) ou à diverses tentatives collectives de mise au clair – par exemple F. BOESPFLUG et F. DUNAND (dir.), Le Comparatisme en histoire des religions, Paris 1997, ou plus récemment M. BURGER et C. CALAME (dir.), Comparer les comparatismes. Perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, Paris-Milan 2006. Mon objectif est plus modeste. Il s’agit pour moi d’effectuer un retour critique sur une expérience scientifique, individuelle et collective, notamment illustrée par le CERL (mais pas seulement par lui), dont j’ai été moi-même longtemps partie prenante, et de réinterroger la problématique comparatiste du point de vue exclusif, partiel et non nécessairement représentatif, de ce qu’il est convenu d’appeler « les religions du Livre ».
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Je noterai pour commencer l’ambiguïté fondamentale de toute approche comparatiste. Celle-ci est en effet tiraillée entre une double exigence et un double risque. Pour pouvoir être engagée il lui faut postuler la commensurabilité des objets qu’elle se donne, faute de quoi elle perd une bonne part de sa justification, et il est naturel qu’elle vise largement à mettre concrètement en évidence ces éléments de commensurabilité – les parentés, voire les identités entre les objets qu’elle examine – le risque étant en l’occurrence, d’une part de subordonner plus ou moins consciemment la recherche authentique au souci d’autojustification de la méthode, d’autre part de réduire à peu de chose, ou à quelque chose d’inessentiel, ce qui distingue les objets entre eux, et de se trouver finalement dans une situation plutôt problématique où il n’y a plus rien à comparer. Par ailleurs, si l’approche comparatiste suppose effectivement la ressemblance, sa fin est aussi et peut-être surtout de mettre en évidence les dissimilitudes, mais s’il pousse trop loin dans ce sens, le comparatiste court là encore le danger de scier la branche sur laquelle il est assis : les objets comparés paraîtront si dissemblables que la démarche comparatiste perdra, d’une autre manière, le fondement même de sa légitimité. Il y a donc bien un paradoxe du comparatisme, en vertu duquel celui-ci contient en soi-même le principe de sa propre ruine. Il n’est pas étonnant que bien des chercheurs hésitent à pousser trop avant ce type de considérations abstraites et apparemment circulaires. Ce qu’elles suggèrent d’incertitudes et de dangers ne doit pourtant pas être sous-estimé. Car il ne faut pas se voiler la face : le comparatisme est peut-être l’ultime pierre de touche de la scientificité de nos disciplines. C’est l’approche comparatiste qui atteste le mieux de l’universalité de notre méthode et de nos modèles d’interprétation, leur objectivité aussi. Pour être objets de science, il faut que les phénomènes humains étudiés soient de quelque façon de même nature, et j’ajouterai – en insistant beaucoup sur l’ambiguïté du sens de ce mot – de même dignité, c’est-à-dire comparables. Pour certaines disciplines, pour certains objets, l’enjeu de ce point de vue est politiquement capital. Ainsi, lorsqu’il y a près de deux siècles, Leopold Zunz (1794-1886) travailla à faire du judaïsme un véritable objet de science, comme n’importe quel autre fait culturel ou religieux, il avait conscience, que dis-je, il avait pour objectif d’élever le judaïsme à une dignité nouvelle. À ses yeux en effet, soumettre la littérature rabbinique à l’examen philologique et historico-critique dont avaient jusque-là bénéficié les grands textes de l’Antiquité, « devait aboutir à une revalorisation de l’objet et devait permettre, apport essentiel, la comparaison et la mise en relation du judaïsme avec d’autres cultures »2. Une revalorisation dans et par la comparai-
2. C. TRAUTMANN-WALLER, Philologie allemande et tradition juive. Le parcours intellectuel de Leopold Zunz, Paris 1998, p. 143 (c’est moi qui souligne). Leopold Zunz fut l’un des plus éminents représentants de la Wissenschaft des Judentums, un courant scientifique qui se développa dans la première moitié du XIXe siècle parmi les intellectuels juifs allemands. Ses tenants entendaient élaborer une nouvelle identité juive, adaptée au contexte contemporain, et promouvoir une série de réformes dans les domaines du culte, des croyances, du mode de vie, de la structure sociale, de l’éducation et de la culture, susceptibles de favoriser à terme l’émancipation légale. C’est dans cet esprit qu’ils entreprirent de présenter scientifiquement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur communauté, les aspects de la culture et de l’histoire du judaïsme qu’ils considéraient comme les plus riches et comme les plus à même d’aider à la reconnaissance de ses valeurs. Le Verein für Kultur und Wissenschaft der Juden (Association pour la culture et la science des Juifs) fut ainsi fondé à Berlin en 1819 par un
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son, valant affirmation d’une égalité et permettant à Zunz de faire face à l’ancienne tradition d’hostilité de l’érudition chrétienne, en même temps qu’au mépris affiché et à l’ignorance mal dissimulée des orientalistes de son temps. Par quoi l’on voit que, dès qu’il est question de science, et en l’occurrence de comparatisme, les préoccupations de valeur ne sont jamais très loin des soucis épistémologiques. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’on aborde le champ des « religions du Livre », et plus encore lorsqu’on en aborde ce qui en est ordinairement conçu comme le cœur, à savoir les trois grands monothéismes, religions encore vivantes, avec lesquelles ceux qui les étudient, et même lorsqu’ils les étudient scientifiquement, entretiennent des rapports toujours délicats, parfois ambigus – et hélas pas toujours reconnus ni affrontés comme tels. Je ne voudrais pas ici, tout au moins d’emblée, cédant à une pulsion comparatiste peut-être illégitime, parler à la fois pour le judaïsme, le christianisme et l’islam. Il ne me paraît cependant pas excessif de soutenir que ces monothéismes en tant que monothéismes et aussi en raison même de leur histoire lancent plus d’un défi à l’approche comparatiste. Mais je ne parlerai pour commencer que du judaïsme. Deux principes clés de sa théologie induisent naturellement une forte résistance au comparatisme : l’affirmation centrale de l’unité et de l’unicité divines d’une part, le thème de l’élection d’autre part. Dieu, aussi bien que son peuple échappent par définition à toute comparaison, toute comparaison ayant valeur de sacrilège et tendant à déposséder Israël de sa mission spécifique. Je ne citerai ici pour illustrer mon propos que deux versets bibliques. Psaumes 89, 7 : « Qui donc, dans les nues, est comparable à l’Éternel ? Qui est pareil à l’Éternel parmi les fils des dieux ? » Voilà pour Dieu. Et voici maintenant, pour Israël, le célèbre mot de Balaam en Nombres 23, 9 : « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas rangé parmi les nations ». Quel qu’ait pu être le sens de telles déclarations dans la culture israélite antique qui les a produites, les exégètes juifs anciens et médiévaux, et certains même de nos contemporains, n’ont nullement hésité à les employer pour faire échapper le judaïsme à la loi commune – c’est-à-dire, en fait, au comparatisme. Le problème est, cependant, que le judaïsme doit depuis longtemps faire face à la concurrence et à la toute-puissance de deux autres monothéismes partiellement nés de lui, et qui se posent en formes accomplies et définitives de ce dont lui-même n’aurait été
groupe de jeunes Juifs formés à la philologie et à la philosophie dans les universités allemandes. Il entendait soustraire les textes canoniques du judaïsme à l’exégèse traditionnelle et les soumettre aux méthodes critiques de la science moderne. Moribond en tant que religion parmi ces Juifs européens, le judaïsme devenait dès lors l’objet d’une approche distanciée, seule à même de lui éviter de disparaître totalement dans le flot de la sécularisation. Cette attitude permettait en outre de rendre ces études accessibles aux autres savants et de les faire sortir du cercle restreint des érudits juifs religieux, en montrant que le judaïsme était aussi une culture, une histoire, une politique. L’association fut certes dissoute en 1824, mais ce courant de pensée influença durablement l’histoire postérieure des études juives. En France, certains orientalistes juifs consacrèrent également une partie de leurs travaux au judaïsme, surtout sous la IIIe République. On n’y rencontre toutefois pas d’équivalent exact à la Wissenschaft des Judentums. La position des Juifs dans la société française comme celle des savants d’origine juive dans le monde universitaire ne justifiait pas, en effet, un investissement spécifique, et moins encore exclusif, dans l’étude du judaïsme. La Wissenschaft contribua par ailleurs à l’ouverture de séminaires rabbiniques formant leurs nouvelles recrues aux méthodes scientifiques modernes. Sur ces questions, voir entre autres Pardès 19-20 (1994), « Dossier : La religion comme science. La Wissenschaft des Judentums » et P. SIMON-NAHUM, La Cité investie. La « Science du judaïsme » français et la République, Paris 1991.
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qu’une annonce ou une esquisse, inachevée, voire falsifiée, en tout cas provisoire. Aucun penseur juif médiéval ne pouvait naturellement faire fi de cette parenté historiquement attestée et toujours visible de sa propre foi avec celle de maîtres tantôt honnis, tantôt admirés, et toujours redoutés. La comparaison pour le coup s’imposait. Même si elle ne devait d’abord viser qu’à distinguer, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’original (le judaïsme) de ses copies (le christianisme et l’islam). L’idée d’un christianisme ou d’un islam contrefaçons du judaïsme, se retrouve, en monde médiéval, sous la plume d’auteurs aussi prestigieux que Juda Halévi (1075-1141) ou Moïse Maïmonide (1138-1204). Pour le premier, chrétiens et musulmans, « si leurs actions ne contredisaient pas leurs paroles », pourraient être comparés à des « prosélytes qui n’acceptent pas tous les détails de la Loi mais les principes ». Il est vrai qu’« ils ne croient qu’en Dieu ». Leur culte pourtant les en éloigne. Adorateurs du bois de la Croix ou de la pierre de la Kaaba, chrétiens et musulmans ne sont que d’imparfaites imitations des prosélytes véritables, lesquels ne sont, eux-mêmes, aux yeux de Halévi, que d’imparfaites imitations des Juifs de naissance…3 Maïmonide, pour sa part, souligne l’ambiguïté de l’identité du fondateur du christianisme « qui faisait partie d’Israël, quoique son père fût un Gentil ». Son crime fut d’interpréter la Torah de façon à abolir la Torah. S’il ne fut pas, comme Jésus, un renégat, un hérétique et un intrigant, mais simplement un illuminé, ou un dément, Mahomet suivit une voie similaire, n’y ajoutant que la soif de pouvoir temporel. Tous deux n’eurent en fait qu’un seul désir : « celui de faire ressembler la religion de Dieu à leurs mensonges ». À la différence de Halévi, pour qui l’effet de contrefaçon n’est que la conséquence d’une imperfection dans l’imitation, Maïmonide voit lui, à l’origine même du christianisme et de l’islam, une volonté maligne d’imitation mensongère. Et si pour lui, ressemblance il y a, cette ressemblance est seulement comparable à celle qui rapproche l’homme vivant de l’image sculptée du même homme dans le bois. Le judaïsme est œuvre des mains de Dieu, comme l’homme vivant, comme la Nature. Christianisme et islam sont œuvre humaine, imitation trompeuse de l’œuvre divine. Et ils ne sont que l’ultime stratagème que le paganisme ait finalement trouvé pour ruiner le judaïsme de l’intérieur, et le supplanter4… Qu’elle soit tactique ou sincère, frauduleuse ou simplement maladroite, toute imitation du judaïsme n’en reste pas moins un hommage rendu au judaïsme. Comment, en outre, imaginer un seul instant que l’extraordinaire extension du christianisme et de l’islam soit seulement l’effet des pouvoirs du mensonge ou de l’illusion ? Comment ne pas observer aussi que cette extension, quelles qu’en aient pu être les intentions initiales, s’est en réalité faite au prix de l’éradication, partielle sans doute, inachevée, mais réelle, de l’idolâtrie et du polythéisme ? Voici l’explication de Halévi : Dieu a pour nous un certain secret nous concernant, pareil au dessein qu’Il nourrit pour le grain. Celui-ci tombe à terre et se transforme ; en apparence, il s’assimile à la terre, à l’eau, au fumier ; […] en réalité, c’est lui qui transforme la terre et l’eau
3. Kuzari 4, 10-11 (cité dans la traduction française de C. TOUATI, J. H ALLÉVI, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, Lagrasse s.d., p. 162-163). 4. M. M AÏMONIDE, « Épître au Yemen », dans Épîtres, trad. de l’hébreu par J. de HULSTER, Lagrasse 1983, p. 57-60. Cf. A. FUNKENSTEIN, Moïse Maïmonide. Nature, histoire et messianisme, trad. de l’hébreu par C. CHALIER, Paris 1988, p. 88-90.
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et leur donne sa propre nature, il transforme graduellement les éléments qu’il rend subtils et transmute en quelque chose de semblable à lui. Il se dépouille de ses écorces, de ses feuilles, etc., jusqu’à ce que le cœur soit pur et propre à recevoir le divin. La forme du premier grain fait pousser sur l’arbre des fruits semblables à celui dont le grain a été extrait. Il en est ainsi de la religion de Moïse. Toutes celles qui sont apparues après elle bien qu’elles la repoussent extérieurement en sont en vérité des transformations. Ces religions ne font que frayer la voie et préparer le terrain pour le Messie, objet de nos espérances, qui en est le fruit et dont elles toutes deviendront le fruit. Alors, elles le reconnaîtront et l’arbre redeviendra un5.
Et voici maintenant celle de Maïmonide : Il est au-delà des possibilités de l’esprit humain de sonder les desseins du Créateur […] Tout ce qui touche à Jésus de Nazareth et à l’Ismaélite qui vint après lui, tout cela ne servit qu’à frayer le chemin au Roi Messie, à préparer le monde entier à adorer Dieu d’un même cœur […]. Ainsi l’espérance messianique, la Torah et les commandements sont-ils devenus des thèmes familiers – sujets de conversation [parmi les habitants] des îles éloignées et parmi de nombreux peuples, incirconcis de cœur et de chair. Ils discutent ces questions et les commandements de la Torah. Certains disent : « Ces commandements furent authentiques, mais ils ont perdu leur validité et ne sont plus contraignants ». D’autres déclarent qu’ils avaient une signification ésotérique et n’avaient pas été destinés à être pris littéralement ; que le Messie est déjà venu et a révélé leur signification cachée. Mais lorsque le vrai Roi Messie apparaîtra […], ils se rétracteront aussitôt et réaliseront qu’ils n’ont hérité que mensonges de leurs pères, et que leurs prophètes et leurs aïeux les ont égarés 6.
L’accord est donc réel même si la différence demeure. Chez Halévi, la vérité, dans le christianisme et dans l’islam, est en germe, elle croît, fleurit, et se révèle enfin, fruit dépouillé de toute écorce, pour ce qu’elle est : juive. Et elle ne peut le faire que par la grâce de la dispersion d’Israël en tout lieu, parce qu’Israël est le grain, semé parmi les Nations, qui par lui se transforment en lui. Chez Maïmonide, christianisme et islam sont erreur et mensonge, mais malgré eux mêlés de vérité, et cette erreur et ce mensonge-là préparent contre toute attente à l’avènement du vrai. Chez tous deux en tout cas, christianisme et islam ont authentiquement valeur de praeparatio messianica7. Une telle ambivalence d’attitude ne peut logiquement que se retrouver amplifiée dans le christianisme, et aussi sans doute, dans une autre mesure et de manière non symétrique, dans l’islam. La conscience de la proximité et de la dépendance historique y contribue fortement. Ainsi pour ne parler que de lui, le christianisme est-il obligé à la fois de reconnaître sa parenté d’origine avec le judaïsme et de mettre en évidence tout ce qui l’en sépare. La comparaison est inévitable, elle est
5. Kuzari 4, 23 (cité dans la traduction de C. TOUATI, op. cit., p. 173). C. Touati fait à ce propos très justement remarquer, dans une note à sa traduction, que ce développement évoque – « étrangement », dit-il – la parabole de Jean 12, 24 sur le grain qui meurt. 6. Mishneh Torah, Melakhim, 11, 4 (version non censurée). Cf. I. TWERSKY, Introduction to the Code of Maimonides (Mishneh Torah), New Haven, Londres 1980, p. 452. 7. Sur ces questions et sur certaines de leurs implications contemporaines, voir mon article « “Qu’estce que les Juifs pensent donc de Jésus ?” Trois essais de réponse à une étrange question », dans A. de P URY et J-D MACCHI (dir.), Juifs, chrétiens et musulmans. Que pensent les uns des autres ?, Genève 2004, p. 13-25.
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même nécessaire, mais il faut bien qu’elle conduise à cerner l’irréductible, à savoir l’irréductible à l’Autre, la valeur de ce dont on parle résidant précisément, cette fois, dans cet irréductible. Cette ambivalence d’attitude, qui paraît donc générale, se complique par ailleurs dans certains cas d’une autre tendance discernable, particulièrement à l’époque contemporaine, chez certains des représentants des trois monothéismes. C’est le désir de souligner à l’inverse une communauté de valeurs, de message et d’enseignement, soit qu’il s’agisse, par exemple pour le judaïsme, de se hisser au niveau de ses concurrents et de montrer qu’il ne vaut certes pas moins qu’eux, soit qu’il s’agisse, dans une perspective œcuménique, de répondre ensemble aux défis divers de la modernité ou de la postmodernité8. Cette espèce d’union sacrée des monothéismes peut avoir une fonction apologétique spécifique, visant cette fois à faire échapper le monothéisme dans ses diverses manifestations à une approche comparatiste plus large. Sans doute n’est-il pas nécessaire de rappeler ici l’existence d’une tradition intellectuelle et savante ancienne et toujours vivante, au moins dans certains milieux qui, postulant une différence fondamentale et irréductible entre la religion de l’Israël antique et les religions dites « sauvages », cherche en fait à protéger le statut privilégié et du judaïsme et du christianisme en les soustrayant à un certain type d’approche anthropologique9. Parce que les questions de valeur contaminent si facilement les curiosités scientifiques – et pas seulement les discours ouvertement apologétiques –, parce que l’image que l’objet cherche à renvoyer de lui-même contamine si souvent l’image que le chercheur va à son tour en donner, la voie du comparatisme semble bien être, pour les spécialistes des diverses formes de monothéisme, à la fois un passage obligé et une voie semée d’embûches. Il y a certes quelques moyens d’esquiver les dangers, et l’on peut avoir avantage, par exemple, à n’entrouvrir d’abord qu’à demi l’éventail du comparable, quitte à l’ouvrir ensuite progressivement. Si, ainsi que je l’ai déjà signalé, beaucoup de chercheurs ne se livrent qu’avec réticence à la réflexion abstraite et paraissent peu disposés à s’abandonner complaisamment à l’inquiétude épistémologique, les entreprises qu’ils conçoivent sont en revanche, jusque dans leur inspiration pragmatique, loin d’être dénuées à mes yeux de justifications, y compris théoriques. En effet le mieux est peut-être, pour commencer, de quitter le domaine de l’abstrait et de la comparaison des « essences », et de mettre sans hésiter les mains dans le cambouis. S’agissant du judaïsme, du christianisme, et de l’islam, nul n’est obligé de se laisser fasciner par la considération de cette espèce de parenté originelle et fort problématique que j’ai évoquée, ni même par le mirage d’un supposé héritage, ou d’une supposée configuration monothéiste commune. Ces trois traditions culturelles ont vécu et se sont développées au long des siècles au contact les unes avec les autres. Échanges et synergies, polémiques et alliances, sujétions et conflits, ont contribué à créer et à recréer sans cesse une réelle communauté historique. Il y a là incontestablement tout un champ large-
8. La vogue actuelle du « dialogue interreligieux » et du « dialogue des cultures » – dont beaucoup, notamment les laïcs, semblent attendre, ou feignent d’attendre, la solution des grands conflits qui ensanglantent le monde – n’est pas sans apporter de l’eau à ce moulin-là. Sur cette question, voir par exemple mon article « Le “dialogue interreligieux” : une formule creuse ? », Médium 8 (juillet-aoûtseptembre 2006), p. 42-52. 9. Voir là-dessus H. EILBERG-SCHWARTZ, The Savage in Judaism. An Anthropology of Israelite Religion and Ancient Judaism, Bloomington 1990.
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ment ouvert au comparatiste soucieux de concret : ce seront les effets d’interpénétration culturelle attestés qu’il cherchera à identifier et à connaître, beaucoup plus que d’hypothétiques et abstraites affinités de systèmes généraux de représentation. Toute ressemblance, toute différence clairement mise en évidence, s’enracinera dans un substrat historique effectivement discernable. C’est de ce type d’approche que relèvent par exemple les travaux, couramment publiés, d’histoire comparée de l’exégèse scripturaire ou d’histoire des controverses intra- et interconfessionnelles10. S’appuyant sur ce souci du substrat historique effectif de la rencontre et de l’échange, il est même toujours possible de subvertir les limites imaginaires du ghetto monothéiste – puisque judaïsme, christianisme et islam ont aussi été en contact avec maintes traditions culturelles non monothéistes. S’ouvre ainsi au chercheur un espace élargi d’enquêtes et de comparaisons. Et c’est sans doute là que le concept problématique de « religions du Livre » trouve une part de sa légitimité, en ce qu’il permet de rassembler sous un même regard des réalités religieuses et culturelles parfois très diverses mais qui se sont côtoyées historiquement, et qui partagent – peut-être – un même goût de la référence au « livre » (avec ou sans majuscule) : tradition platonicienne, gnose et manichéisme, religions de l’Iran ancien. Cette première, et apparemment modeste ouverture de l’éventail du comparable désenclave heureusement l’étude des monothéismes. Elle est à ce titre éminemment salutaire. En règle générale cependant, on ne va guère au-delà, ou du moins est-il un peu plus rare de transgresser même ces frontières-là, en invitant par exemple un indianiste à apporter sa pierre à l’édifice commun 11. Aussi convaincante que puisse paraître cette approche pragmatique des échanges scientifiques et du comparatisme, elle n’en demeure pas moins marquée par certaines limites. Et si la réticence à poser certains problèmes théoriques peut, dans un premier temps, être propice à la conduite concrète d’une entreprise, elle peut dans un second temps (voire en même temps) lui être préjudiciable. En effet une bonne part du travail ainsi produit s’appuie sur un certain nombre de notions rarement explicitées, et plus rarement encore épistémologiquement construites. Celle d’influence d’abord, lorsque nous étudions les effets culturels des contacts historiques. Celle de religion du Livre, ensuite, qui nous condamne à mettre en vedette, dans les traditions culturelles que nous explorons, le rapport qu’elles entretiennent avec un Livre, avec des livres, ou avec le livre, et donc à laisser souvent de côté bien d’autres manifestations du religieux – rites, pratiques sociales, etc. – susceptibles d’une approche plus clairement anthropologique. C’est ainsi que l’on réunira spontanément, et toujours avec succès, des chercheurs sur des thèmes comme ceux-ci (à l’exclusion de bien d’autres possibles) : exégèse et hermé-
10. In principio. Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris 1973 ; Dieu et l’Être. Exégèses d’Exode 3, 14 et de Coran 20, 11-24, Paris 1978 ; A. DE LIBERA et É. ZUM BLUM (dir.), Celui qui est. Interprétations juives et chrétiennes d’Exode 3, 14, Paris 1986 ; M. TARDIEU (dir.), Les Règles de l’interprétation, Paris 1987 ; A. LE BOULLUEC (dir.), La Controverse religieuse et ses formes, Paris 1995 ; ou plus récemment P. LEGENDRE (dir.), « Ils seront deux en une seule chair ». Scénographie du couple humain dans le texte occidental, Bruxelles 2004. 11. Voir la contribution de N. BALBIR dans M. TARDIEU (dir.), La Formation des canons scripturaires, Paris 1993, p. 47-59, ou encore celle de C. M ALAMOUD dans E. PATLAGEAN et A. LE BOULLUEC (dir.), Les Retours aux écritures. Fondamentalismes présents et passés, Louvain-Paris s.d., p. 157-174.
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neutique, canons scripturaires12 et apocryphité13, introductions et prologues14. Peu d’ouvrages collectifs de ce genre évitent cette tonalité très littéraire15 – laquelle laisse souvent leurs auteurs prisonniers d’une classique histoire comparée des doctrines et les oblige à déployer leur commentaire « sur une surface purement idéologique »16. Sans compter que le simple fait de privilégier, dans l’étude de certaines civilisations, leur rapport au livre (ou au Livre) n’est pas un acte anodin. Il n’est pas avéré que ce rapport soit suffisant à les définir, ni qu’il soit légitime de l’abstraire des dimensions non livresques de ces civilisations, ni, bien entendu, qu’on puisse poser a priori l’équivalence même approximative des livres qui leur servent de référence et de la place que ces livres occupent dans leurs stratégies d’auto-affirmation et de développement17. De ce point de vue c’est bien en amont de la comparaison que se situent les enjeux véritables de la comparaison… Les notions implicitement admises et rarement remises en cause d’influence ou de livre ne sont pourtant pas les seules à hypothéquer la pertinence du travail produit. Il en est une troisième, qu’il est impossible de ne pas mentionner : celle de religion. Il ne s’agit évidemment pas, là non plus, d’un concept épistémologiquement neutre. Je ne souhaite pas reprendre ici les analyses parfois vives voire irritantes, mais toujours stimulantes, développées par un Daniel Dubuisson18. Il n’est d’ailleurs ni le seul, ni le premier, et il ne sera sûrement pas le dernier à rappeler que l’idée même de religion est une invention de l’Occident, que dans une large mesure c’est cette idée qui a fait l’Occident. Et que la projection de cette idée sur les réalités culturelles qui lui sont étrangères n’est autre que la manière que l’Occident s’est donnée de penser un monde qu’il domine, et même de parfaire, en un certain sens, la domination qu’il exerce sur lui. Il n’est en tout cas pas nécessaire d’être indianiste, comme l’a été Dubuisson, pour se sentir un peu à l’étroit dans un système de référence qui, sans souvent même que nous y prenions garde, me semble marquer, et pas toujours pour le meilleur, l’histoire comparée des religions. Lorsque des spécialistes de science des religions comparent, que comparent-ils ? Des religions. Mais qu’est-ce qu’une religion ? Qu’est-ce donc qui relève ou qui ne relève pas de cette catégorie ? D’où vient notre idée de la religion, si ce n’est, tout simplement, de notre idée du christianisme ? La distinction même entre religieux et profane à laquelle l’histoire de l’Occident nous a finalement habitués est-elle si aisément applicable à tous les moments de l’histoire de l’Occident lui-même, et est-elle a fortiori transposable à des réalités culturelles non occidentales, et
12. M. TARDIEU, La Formation, op. cit. 13. S. C. MIMOUNI (dir.), Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre. En hommage à Pierre Geoltrain, Turnhout 2002. 14. J.-D. DUBOIS et B. ROUSSEL (dir.), Entrer en matière. Les prologues, Paris 1998. 15. On pourra néanmoins citer, parmi d’autres, A. LE BOULLUEC (dir.), À la recherche des villes saintes, Louvain 2004. 16. D. JULIA, « La religion. Histoire religieuse », dans J. LE GOFF et P. NORA (dir.), Faire de l’histoire, t. 2, Nouvelles approches, Paris 1974, p. 143. 17. Voir par exemple sur ces questions Mohammed ARKOUN, « Le concept de sociétés du livrelivre », dans J.-P. JOSSUA et N.-J. SÉD (dir.), Interpréter. Mélanges à Claude Geffré, Paris 1992, p. 211223, et du même, « Islam », dans Encyclopédie du protestantisme, Paris, Genève 1995, p. 738-741 ; ou encore J.-C. ATTIAS, « Le judaïsme : une religion du Livre ? », dans J.-C. ATTIAS et P. GISEL (dir.), De la Bible à la littérature, Genève 2003, p. 17-30. 18. D. DUBUISSON, L’Occident et la religion. Mythes, science et idéologie, Paris 1998.
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je ne dirai même pas extrême-orientales, mais simplement orientales ? Comparer des religions entre elles ne conduit-il pas inéluctablement à appliquer à toutes les religions une grille de lecture qui ne vaut peut-être que pour le christianisme ? N’y a-t-il pas là un risque de forcer la comparaison, en dénaturant les objets, en prédéterminant les résultats ? Comme judaïsant il m’est plus d’une fois arrivé de me poser de telles questions. Et la lecture du beau texte de Richard Simon (1638-1712) intitulé Comparaison des cérémonies des Juifs et de la discipline de l’Église19 n’est sûrement pas de nature à apaiser toutes mes inquiétudes. En effet s’il faut voir là, ainsi que le suggèrent ses éditeurs, quelque chose comme l’acte de naissance de l’histoire comparée des religions20, force est de constater que les fées qui se sont penchées sur le berceau avaient quelques idées derrière la tête. De quoi s’agissait-il en fait ? D’appréhender le judaïsme à partir du christianisme, et de poser au judaïsme les questions qu’une connaissance effective du christianisme suggérait de lui poser. Mais ne pourrait-on pas imaginer l’inverse ? Et est-il interdit de penser que les résultats de la comparaison seraient fort différents si l’on choisissait de travailler dans l’autre sens et d’interroger, par exemple, le christianisme à partir des catégories propres au judaïsme, ou à l’islam, ou au bouddhisme21 ? Si, comme judaïsant, je suis particulièrement sensible à ce type d’incertitudes, c’est que je sais bien que nous ne savons pas ce qu’est le judaïsme. Une religion ? Une culture nationale ? Une réalité de civilisation globale ? Existe-t-il finalement quelque chose à quoi il serait légitime de donner le nom de « judaïsme » ? Loin d’être oiseuse – ou simplement provocatrice – la question que je pose me semble fondamentale. Car de trois choses l’une : 1. ou bien il faut que nous sachions (ou que nous imaginions savoir) ce qu’est une chose pour que, dans un second temps, nous puissions tenter de la comparer à une autre, qui relèverait, à un titre ou à un autre, de la même espèce ; 2. ou bien, à l’inverse, il faut que nous comparions les deux choses pour, dans un second temps, établir si elles relèvent bien toutes deux, à un titre ou à un autre, de la même espèce ; 3. ou bien, enfin, et cela est toujours possible, mais il faut le faire en toute conscience et en mesurer toutes les implications, nous envisagerons de comparer des réalités reconnues, dès le départ, comme plus ou moins hétérogènes entre elles, de comparer, par exemple, une réalité relevant du religieux à une autre qui, peut-être, n’en relève pas. J’illustrerai mon propos par un seul exemple : est-ce à tort, ou est-ce à raison, que Franz Rosenzweig (1886-1929) réagit en ces termes aux théories d’Hermann Cohen (1842-1918) sur une hypothétique destinée commune de la germanité et du judaïsme :
19. J. LE BRUN et G. G. STROUMSA, Les Juifs présentés aux chrétiens. Textes de Léon de Modène et de Richard Simon, Paris 1998. 20. Ibid., p. XVI. 21. C’est un peu ce genre d’approche que tente l’ouvrage que j’ai dirigé avec P. GISEL et L. K AENNEL, Messianismes. Variations sur une figure juive, Genève 2000. La question posée là est en gros la suivante : dans quelle mesure (mais aussi à quel coût épistémologique) le concept de messianisme, en principe très judéoconnoté, est-il extensible à l’ensemble du champ des sciences religieuses – christianisme, manichéisme, islam, traditions non monothéistes ?
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Avant même de commencer à comparer, il faut poser la question du bien-fondé de la comparaison. Et à cette question, il faut répondre, dans notre cas, par la négative. Judaïsme et germanité ne se trouvent pas sur un même plan. On peut comparer germanité et britannicité, germanité et osmanité, pas germanité et judaïsme. Si l’on essaie de les comparer, alors l’un empiète toujours sur le niveau de l’autre et le pousse hors de sa propre nature. Qui part de la germanité (ou de toute autre nationalité) fera au judaïsme ce tort de le soupeser comme peuple ; il n’est pas un peuple comme les autres peuples et ne l’a, malgré la naïveté du sionisme vulgaire, jamais été. Qui part du judaïsme en revanche – et c’est ce que fait Cohen – fait à la germanité l’honneur de ne pas l’évaluer comme nationalité mais comme religion22.
Il n’est pas nécessaire de souscrire a priori aux réserves de Rosenzweig pour reconnaître que par ces quelques phrases (qui font d’ailleurs étrangement écho à la déclaration de Balaam citée précédemment), il a au moins le mérite, autour d’un cas précis, de poser nettement le problème. Influence, livre, religion. Peut-être condition sine qua non d’une approche comparatiste pragmatique, le flou des concepts fait en même temps peser sur elle une menace constante. À cette menace s’en combine une autre qui tient à une évolution récente de la sociologie (et même, pourrait-on dire, d’une certaine psychologie) de la recherche. Nous sommes tous, les uns et les autres, des chercheurs beaucoup trop savants ou en tout cas beaucoup trop spécialisés. Labourant avec une belle obstination, et souvent avec quel talent, le petit lopin de terre qui nous a été alloué – ou que nous avons conquis de haute lutte – nous hésitons naturellement à empiéter sur le territoire du voisin, par crainte sans doute de représailles toujours possibles. Si bien qu’un chercheur digne de ce nom – et plus encore certainement s’il est philologue – réfléchira à deux fois avant d’oser comparer la trouvaille qu’il a faite avec celle de son collègue. Il suffit pour s’en rendre compte de feuilleter quelques recueils qui se présentent comme comparatistes, du seul fait qu’ils ont réuni sur un même thème des chercheurs venus d’horizon variés. On n’y trouvera pas si souvent d’article proprement comparatiste. Et les introductions de ces ouvrages, qui pourraient être l’occasion de majestueuses mises en perspective s’appuyant sur les études individuelles réunies, sont parfois d’une brièveté remarquable. Il y a là une donne de la recherche en sciences humaines, dont je ne puis ici rappeler les origines et le développement, qui contribue toujours davantage à une atomisation des connaissances, et à rendre par là même problématique toute entreprise comparatiste. Cette tendance n’affecte pas seulement les rapports interdisciplinaires généraux. Elle ne touche pas moins les champs spécialisés eux-mêmes. Les études sur le judaïsme ne sont pas plus épargnées que les autres, l’hyperspécialisation y étant grosso modo la norme, à tel point que toute tentative de synthèse, et a fortiori tout essai comparatiste à l’intérieur même du champ, encourt la condamnation a priori d’amateurisme ou de légèreté. Or de ce point de vue au moins, D. Dubuisson a parfaitement raison de le dire : « en émiettant ainsi le monde on le rend impensable »23. Il est certes déjà infiniment précieux de faire travailler les gens les uns à côté des autres, voire de créer de fragiles passerelles et les conditions de vrais échanges lors de colloques, de conférences de laboratoires, ou de réunions préparatoires à la rédaction d’ouvrages collectifs. Admettons cependant aussi qu’il
22. Cité par C. TRAUTMANN-WALLER, Philologie allemande, op. cit., p. 222-223. 23. D. DUBUISSON, L’Occident et la religion, op. cit., p. 123.
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est beaucoup plus délicat de faire travailler les gens vraiment ensemble sur une même question. Si bien que le seul vrai comparatiste dans cette affaire, ce sera bien souvent le lecteur des recueils publiés. C’est souvent à lui que sera impartie la tâche délicate de comparer entre elles les diverses contributions rassemblées dans un même volume24… La voie comparatiste, pour stimulante, utile et même indispensable qu’elle soit, est une voie étroite. Elle l’est aussi, et peut-être plus encore, pour des traditions religieuses tenues a priori pour assez proches, ou ayant historiquement noué des contacts répétés et mutuels, telles les « religions du Livre ». Ses praticiens ne peuvent faire fi des enjeux de valeur, des contraintes politiques, des habitudes scientifiques qui la conditionnent et la minent. La comparaison invente ses comparables, mais elle peut être également l’otage de l’un ou l’autre d’entre eux, voire de tous. Il y a aussi et surtout en amont de toute comparaison explicitement recherchée, la comparaison inconsciente d’elle-même, qui est à la racine même de toute curiosité intellectuelle. Rendre compte d’un fait culturel dans un langage qui n’est pas le sien, et même simplement dans une langue qui n’est pas la sienne (traduire, par exemple), c’est déjà comparer. Voilà qui impose de reconnaître la part de naïveté (ou le manque d’honnêteté) de ceux qui refusent de comparer, que ce refus émane d’un a priori apologétique ou à l’inverse d’un excès de prudence ou de pudeur scientifique, car quoi que nous disions et quoi que nous fassions, nous comparons tous, tout et tout le temps. Le bon savant n’est pas celui qui ne compare pas, il n’est pas davantage celui qui compare, mais celui qui, comparant, sait qu’il compare, et accepte, en toute connaissance de cause, de courir tous les risques de la comparaison.
24. Il y a bien sûr d’heureuses infractions à cette loi. Voir par exemple l’épilogue que P. HOFFMANN a donné au recueil de J.-D. DUBOIS et B. ROUSSEL (dir.), Entrer en matière. Les prologues, Paris 1998, p. 484-506. Sans doute l’inspiration spécifiquement littéraire de l’ouvrage, axé sur des questions d’ordre formel, rendait-elle en l’occurrence la tâche moins acrobatique, sinon moins périlleuse. J’ai tenté moi-même de contourner le danger de l’éparpillement et de la pure juxtaposition lorsque j’ai dirigé le volume De la Conversion, Paris 1998, mais d’une manière inverse, à savoir en rompant précisément avec la tradition littéraire et philologique, en faisant du passage, de la perméabilité des frontières et de la labilité des identités le cœur de la réflexion engagée, et, à défaut d’adopter une posture rigoureusement anthropologique, en développant une curiosité d’ordre effectivement anthropologique. Par ailleurs, en choisissant de renoncer à un ordonnancement classique des articles, évitant aussi bien la succession vaguement chronologique que le regroupement par tradition religieuse et culturelle, j’ai voulu provoquer, sans toujours y réussir, autour de quelques problématiques transversales, d’improbables rencontres, pour certaines stimulantes. Des observations du même ordre pourraient être faites sur d’autres entreprises plus récentes, comme l’ouvrage de M. BURGER (dir), Rêves : visions révélatrices. Réception et interprétation des songes dans le contexte religieux, Berne 2003 ; voir l’essai introductif de la directrice du volume, « Le rêve médiateur et l’histoire comparée des religions : une introduction », p. 8-47.
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UN TÉMOIN ÉTHIOPIEN INÉDIT DU GRADUS 5 DE JEAN CLIMAQUE, COLLEGEVILLE EMML 1939, FOLIO 102 R°-113 V° Robert BEYLOT Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 (LEM, CERL)
L’Échelle sainte de Jean Climaque est connue dans diverses langues orientales, particulièrement le syriaque1 et l’arabe2. Le domaine éthiopien reste quasi inexploré, si ce n’est un passage d’un article du défunt Père Sauget. Dans le n° 130 du Patericon éthiopien publié par le P. Victor Arras3, Joseph-Marie Sauget a déjà reconnu l’assemblage de trois sentences du λόγος στ’ : περ݇ μνήμης θανάτου de Jean Climaque4. À cela s’ajoute un passage du manuscrit 28 du lac ana, le Kebran 285, Collectio monastica, fol. 110 v° c-111 r° c, p. 146 du catalogue cité, n° 70. Le titre Collectio monastica fait référence au type de recueil éthiopien déjà publié sous ce nom par le P. Victor Arras6. Dans Le Mä äfä awi éthiopien, compilation colossale de textes ascétiques7 parmi lesquels Jean Climaque est cité8, traduit au XVI e siècle d’un original copte arabe du même nom 9, celui-ci n’étant lui-même que la version des célèbres Pandectes grecs de Nikon de la Montagne Noire qui contiennent des fragments de Jean Climaque, lequel figure parmi les auteurs les plus cités de l’ouvrage10. Il doit encore y en avoir dans d’autres recueils éthiopiens. Nous
1. Cf. A. BAUMSTARK, Geschichte der syrischen Literatur, Bonn 1922, p. 165-166 ; H. TEULE, « L’échelle du paradis de Jean Climaque dans la tradition syriaque : première investigation », Parole de l’Orient 20 (1995), p. 279-293. 2. G. GRAF, Geschichte der Christlichen Arabischen Literatur III (“Studi e Testi” 118), Città del Vaticano 1944, p. 409-410 : (112) Johannes Klimakus. 3. V. A RRAS, Patericon Aethiopice I, textus. Louvain 1976 (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 277. “Scriptores Aethiopici” 53) ; versio, Louvain 1976 (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 278. “Scriptores Aethiopici” 55). 4. J.-M. SAUGET, « Un exemple typique des relations culturelles entre l’arabe chrétien et l’éthiopien : un Patericon récemment publié », dans E. CERULLI (éd.), IV Congresso Internazionale di Studi Etiopici (Roma, 10-15 Aprile 1972) I (“Quaderno” 191. “Problemi attuali di Scienze e di Cultura”), Rome 1974, p. 321-388, ici p. 346. 5. Voir E. H AMMERSCHMIDT, Äthiopische Handschriften vom Tanasee I (“Verzeichnis der Orientalischen Handschriften in Deutschland” 20,1), Wiesbaden 1973. 6. V. A RRAS, Collectio monastica I (texte) (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 238. “Scriptores Aethiopici” 45), Louvain 1963 ; II (traduction) (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 239. “Scriptores Aethiopici” 46), Louvain 1963. 7. Voir l’article « awi : Mäafä awi », par E. GEBREMEDHIN et la rédaction de l’Encyclopaedia Aethiopica, II Wiesbaden 2005, p. 1052-1053. 8. W. WRIGHT, Catalogue of the ethiopic manuscripts in the British Museum acquired since the year 1847, Londres 1877, p. 253 (notice relative au ms Orient 778 qui contient le Määfä awi). 9. Voir, G. GRAF, Geschichte der Christlichen Arabischen Literatur II, Rome 1947 (“Studi e Testi” 133), « Nikon griechischer Mönch zuerst im Kloster der Muttergottes vom Granatapfel… », p. 64-67. 10. Voir M. RICHARD, « Florilèges spirituels grecs – 3° Les Pandectes de Nicon », Dictionnaire de Spiritualité IV, Paris 1962, p. 503-504.
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allons présenter – avec l’aimable autorisation d’HMML (Collegeville, USA) – le texte et la traduction française des pages d’un manuscrit éthiopien, EMML 1939, correspondant à la version éthiopienne intégrale du Gradus 5 de Jean Climaque, « Sur ceux qui font pénitence ». Elle est totalement inédite à ce jour, bien qu’elle soit clairement désignée par le catalogue Macomber-Haile comme la cinquième homélie « Sur la Pénitence » de Jean Climaque11. Le manuscrit en question est l’EMML 1939, de ayqʾ Es ifanos, sur une île du lac ayq, dans le sud du Wällo, Ambassäl12. Le catalogue de Getatchew Haile et William F. Macomber13 décrit ce manuscrit en détail. Voici, en résumé, ce qui en ressort. Il est écrit sur parchemin. Ses dimensions sont de 28x20cm et il compte 174 folios, portant sur chaque page deux colonnes de vingt-six lignes. Il est daté des XIVe-XVe siècles. Voici la liste des textes qu’il contient : 1. fol. 2 r°-23 r° : Actes de Saint Claude, 2. fol. 24 r°-48 v° : Actes d’Abba Late un par Philothée, 3. fol. 49 r°-59 v° : Miracles de Théodore d’Awqidos, 4. fol. 60 r°-67 r° : Homélie de Saint Éphrem sur la Transfiguration, 5. fol. 67 r°-83 r° : Homélie de Cyriaque de Behnesa sur l’Assomption, 6. fol. 84 r°-86 r° : Commandement de Saint Antoine, 7. fol. 86 v°-101 v° : Controverse d’Abba awli avec Satan, 8. fol. 102 r°-113 v° : Cinquième Homélie de Jean Climaque sur ceux qui font pénitence, 9. fol. :114 r°-123 v° : Homélie de Jacques de Saroug sur la mort d’Aaron, 10. fol. 124 r°-168 r° : Histoire de Joseph14 , 11. fol. 169 r°-174 v° : Jg 1, 21-5, 26. La lecture de cette version éthiopienne du Gradus 5 de Jean Climaque dénote une traduction faite mot à mot sur le grec. Je remercie le P. Joseph Paramelle, s.j., d’avoir bien voulu me le confirmer par son avis autorisé, ce dont je le remercie vivement. Je dédie ce nouveau texte patristique oriental à mon compagnon d’études et ami, l’éminent orientaliste et professeur Michel Tardieu, à qui ces Mélanges sont offerts.
11. Cette trouvaille a déjà été annoncée par courrier électronique aux futurs participants du dernier Congrès international des études éthiopiennes (ICES) de Trondheim (2-7 juillet 2007). 12. Voir A. GASCON, « ayq », Encyclopaedia Aethiopica II, Wiesbaden 2005, p. 1076-1077. 13. Vol. V, Collegeville (Minnesota) 1981, p. 429-433. 14. Apocryphe éthiopien étudié et traduit en anglais par E. ISAAC d’après le ms ci-dessus, seul témoin connu, « The Ethiopic History of Joseph, translation with introduction and notes », Journal for the Study of the Pseudepigrapha 6 (1990), p. 3-123. Bien qu’elle ait révélé une nouvelle œuvre éthiopienne, cette publication n’a pas eu l’écho qu’elle méritait.
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Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque
Jean Climaque Gradus cinq EMML 1939, folio 102 r° a à 113 v° a (Folio 102 r° a) Homélie cinq, sur ceux qui font pénitence15 Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, un seul Dieu. Homélie cinq de notre saint-père, Jean, le maître de l’échelle16, sur les hommes qui sont dans la pénitence, que leur prière soit avec nous, amen. 2. Il dit : « La pénitence est pour le renouvellement du baptême. La pénitence est un pacte avec Dieu, dans une vie courageuse. Ce pénitent achète l’humilité. La pénitence est retrancher l’espoir à tout jamais de la volupté charnelle. Ce pénitent dans sa pensée s’abaisse, et il est ému par elle sans tristesse ». La pénitence est la maison17 de l’espoir (b) et le renoncement à l’espoir de ce qui est du monde. La pénitence est juge. Elle ne fait pas rougir. Ce pénitent est jugé sans opprobre. La pénitence est ce qui fait plaisir à Dieu par la pratique des bonnes (actions). Elle est ennemie du péché. La pénitence est la purification de la pensée. La pénitence est l’endurance volontaire de la tribulation. Le pénitent est créateur de son propre châtiment. La pénitence est la tristesse du ventre, en raison d’une faim cruelle et du fait de boire de l’eau avec mesure. Elle est humilité volontaire de l’âme. 3. Venez, écoutez, bien-aimés qui irritez Dieu, rassemblez-vous (fol. 102 v° a) auprès de moi, pour que je vous annonce tout ce que Dieu m’a montré, pour l’édification de mon âme et de vos âmes. Venez, glorifions et exaltons ceux qui font ceci qu’ils ont acquis. Écoutez, gardons et faisons (-le), nous qui sommes tombés dans le péché. Comprenez et soyez sûrs de cette parole qui est la mienne. Levez-vous et faites pénitence, vous qui êtes tombés et prostrés. Inclinez votre oreille vers moi, vous qui plaisez à Dieu par la pénitence en vérité, depuis le commencement. 4. Quand j’ai entendu (parler), moi qui suis fatigué, du combat, de l’humilité et de la pérégrination de ceux-ci qui sont dans le monastère qu’ils appellent “la (b) prison”, (à) celui qui est une autre lampe, pour tout ce que nous avons rappelé d’abord, à cet abbé du couvent, quand j’eus demeuré là, je demandai au saint de me permettre d’aller à ce monastère. Il me (l’) accorda et me (le) permit. Car celui-ci aimait que personne ne fût attristé. 5. Quand j’arrivai au monastère de ceux qui font pénitence et au séjour de ceux qui sont dans le deuil, en vérité, comme il convient, je vis là ce que ne peut voir l’œil de l’homme insouciant, (que) ne peut entendre l’oreille de l’homme paresseux, et (qui) ne se trouve pas dans le cœur du méchant 18, des œuvres et des paroles qui pouvaient
15. Les numéros donnés aux paragraphes de la traduction du texte éthiopien sont ceux des paragraphes du Gradus cinq dans la traduction de « l’Échelle sainte » par le Père Placide DESEILLE (“Spiritualité orientale” 24), Abbaye de Bellefontaine, Bégrolles-en-Mauges 19872. 16. Ou : « des Degrés ». 17. Le grec a « la fille ». Ceci évoque une confusion entre le syriaque bartâ, « fille » et baytâ, « maison » dans la même langue. 18. Cf. 1 Co 2, 9.
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faire violence au royaume de Dieu19, des œuvres et des (fol. 103 r° a) sentences qui fléchissaient vite la miséricorde de Dieu. 6. J’ai vu, parmi ces hommes pénitents qui étaient sans tache des hommes qui se tenaient debout, sous le vent du ciel, du soir au matin. Leurs pieds ne pouvaient plus marcher ni les promener, en raison du manque de sommeil et de la fatigue de la nature. Ils ne lui donnaient jamais de repos, mais lui faisaient des reproches et se tenaient éveillés par l’insulte et l’ignominie. 7. J’en ai vu d’autres. Ils regardaient vers le ciel avec zèle et humilité. Ils espéraient que leur vînt un secours de là et priaient Dieu avec larmes, cris et gémissements. 8. J’(en) ai vu (b) d’autres qui se tenaient debout au moment de la prière, mettaient les mains derrière eux, comme des voleurs, et considéraient qu’ils étaient indignes de voir le ciel. Ils ne savaient pas quoi dire ou demander à Dieu, en raison de la grandeur de l’abîme de leur pensée. Et ils ne savaient pas comment commencer la prière. Leurs âmes étaient comme des animaux devant Dieu. Pleins de ténèbres et d’un pur retranchement d’espoir, ils le priaient. 9. J’(en) ai vu d’autres, assis sur des sacs de crin et la cendre. Ils cachaient leur visage de leurs genoux (fol. 103 v° a), en frappant la terre de leur tête et en se roulant dans la cendre. 10. J’(en) ai contemplé d’autres qui se frappaient la poitrine, pleuraient sur leurs âmes, et cherchaient comment leur vie serait renouvelée et, parmi ceux-ci, celui qui pleurait et arrosait la terre de sa caverne des pleurs de ses yeux. D’autres, s’ils manquaient de larmes, s’infligeaient des souffrances à eux-mêmes, pour pleurer. D’autres étaient dans le deuil à cause de leurs âmes, comme on est dans le deuil pour les morts et ils ne pouvaient plus endurer à cause de la souffrance de leur cœur. D’autres rugissaient dans leur cœur et grinçaient (b) des dents, en raison de l’intensité de la tristesse. Ils empêchaient que le son de leur rugissement ne sorte de leur bouche, et s’ils ne le pouvaient, ils criaient soudain. 11. J’ai vu là des hommes inertes. Il semblait que leur cœur s’était éteint en raison de la grandeur de la tristesse. Ils étaient inertes. Ils ne savaient rien des œuvres de ce monde. Leur cœur s’était éteint, en raison de la grandeur de l’humilité, du feu de la tristesse et de l’ardeur de leurs larmes. 12. J’en ai vu d’autres assis avec un cœur fort, et ils regardaient vers la terre. Ils agitaient la tête, gémissaient et rugissaient comme des lions, de l’abîme de leur cœur. Certains d’entre eux demandaient à Dieu (fol. 104 r° a) le pardon avec un bel espoir. D’autres disaient, en raison de la grandeur de leur humilité : « Nous ne sommes pas dignes du pardon et nous ne pouvons répondre au Seigneur une (seule) parole, parce qu’elle nous échappe ». Certains d’entre eux demandaient à Dieu d’être châtiés ici, et qu’il ait d’eux miséricorde là. Certains, en raison de la souffrance de leur cœur, priaient Dieu et disaient : « Seigneur, ne nous châtie pas, et ne nous montre pas le royaume du Ciel, ceci nous suffira ».
19. Cf. Mt 11, 12.
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13. J’ai vu là des âmes humbles, faibles, courbées par le poids20 du fardeau qu’elles (b) portaient. Les pierres étaient affligées pour eux21, pendant qu’ils parlaient à Dieu et criaient, tandis qu’ils étaient courbés et disaient : « Nous, nous savons, nous, nous savons que nous sommes dignes du châtiment, dès maintenant, en vérité. (Même) si nous rassemblions les hommes du monde entier pour porter notre deuil, ceci ne nous servirait à rien, en raison de la multitude de nos péchés. Mais nous te prions et nous te demandons que tu ne nous châties pas dans ta colère. Et ne nous réprimande pas dans ton châtiment et ne nous châtie pas, en vérité, dans ta juste sentence. Mais sois-nous miséricordieux22 et sauve-nous, et délivre-nous du grand châtiment (fol. 104 v° a) caché qui est indicible. Car nous ne sommes pas dignes de te demander un pardon complet, car nous, nous n’avons pas gardé ta Loi mais, après (avoir bénéficié de) ta première miséricorde, nous avons péché ». 14. J’ai vu là, mes bien-aimés, selon la parole de David, des hommes courbés tous les jours de leur vie, affligés. Chaque jour ils souffraient des plaies de leur corps 23, sans y prendre garde. Ils avaient oublié de manger leur pain et de boire. Quant à l’eau, ils la mêlaient de leurs larmes, et mangeaient la poussière et la cendre comme le pain. Voici que leur peau adhérait à leurs os, et ils étaient desséchés, (b) comme l’herbe sèche24. Je n’entendais d’eux que ces paroles seulement : « Malheur à moi, malheur à moi, malheur à moi, malheur à moi, malheur à moi, malheur à moi, (ceci est) en vérité et justice. Seigneur épargne nous, épargne-nous Seigneur ». D’autres disaient : « Aie pitié de nous, Seigneur, aie pitié de nous ». Certains d’entre eux, en raison de la multitude d’ignominies qu’ils (se) voyaient, disaient : « Pardonne-nous Seigneur, si nous en sommes dignes ». 15. Il y avait là, mes frères, des langues comme une flamme de feu sortant de leur bouche, comme les langues des chiens. Et parmi eux, il y en avait qui se châtiaient par la chaleur intense (fol. 105 r° a) et d’autres par le froid. S’ils goûtaient un peu d’eau, (c’était) pour ne pas mourir de l’intensité de la soif. Parmi eux, il y en avait qui mangeaient un peu de pain, l’éloignaient et se (le) refusaient, en disant : « Comment sommes nous dignes de manger la nourriture des hommes, puisque nous, nous avons péché et fait l’œuvre des animaux ? » 16. Où étaient chez ceux-ci le rire, les paroles vaines ou l’autre parole25 ou la colère ? Ils ne savaient plus du tout que la colère était dans le cœur de l’homme, car le deuil 26 l’avait éteinte en eux. Où étaient chez eux la réponse, la fête, (b) la souillure, le plaisir du corps ? Ou qu’en était-il des nourritures ou de la gloire vaine ou de l’espoir ? Qu’en était-il du plaisir ou de la pensée au sujet du vin, de la saveur des plantes, de la saveur de la sauce, de la saveur de quoi que ce soit, de l’espoir de ces choses ? Car ce monde avait été éteint en eux. Où était chez ceux-ci quoi que ce fût du souci de ce monde ? Ou jugeaient-ils jamais au sujet d’un (seul) d’entre les hommes ?
20. Correction. 21. Sic. 22. Ps. 6, 1-2. 23. Ps. 37, 7. 24. Ps 101, 4-12 25. Traduction erronée du grec argologia. 26. C’est-à-dire la componction.
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17. D’autres se frappaient la poitrine, comme (s’)ils heurtaient à la porte du ciel, et disaient : « Ouvre-nous, ô juge, (fol. 105 v° a) ! Ouvre-nous car nous, nous avons fermé sur nous-mêmes par nos péchés ! ». Tandis qu’ils étaient tous assis, l’un d’entre eux (disait) : « Qu’ils élèvent les yeux avec zèle vers Dieu ! » Et ils disaient : « Montre sur nous ton visage pour que nous soyons sauvés ! » 27 Un autre répondait et disait : « Hâte-toi vers nous, Seigneur, dans ta clémence, car nous, voici que nous périssons et que nous sommes perdus et complètement désespérés »28. Un autre répondait et disait : « Fais luire (ta lumière) pour nous les pauvres qui sommes assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort »29 Un autre répondait et disait : « Frères, le Seigneur fera luire (b) sur nous sa lumière30. Vous semble-t-il qu’il sera clément pour nous parce que notre temps est passé ? » Ou l’entendrons nous dire : « Ceux qui sont liés dans la pénitence, sortez, car voici qu’il vous a été pardonné » ? Imaginezvous que notre parole est entrée dans l’oreille du Seigneur ? 18. Tous ceux qui demeuraient considéraient que la mort était devant leurs yeux. Et ils (se) disaient l’un à l’autre : « Nos frères, où serons-nous ? ou bien d’où sortira la sentence et quelle sera notre fin ? Est-ce que nous aurons un retour ou (y aura-t-il) pour nous un pardon, (pour) nous ténébreux, tristes, pauvres, condamnés ? Est-ce que (fol. 106 r° a) notre prière a pu entrer devant Dieu ? Ou a- (t)-elle été repoussée justement, en ayant honte et en éprouvant de l’affliction. Et si notre âme est entrée, combien a-t-elle obtenu ? Combien a-t-elle plu ? Combien a-t-elle été profitable ? Et qu’a-t-elle fait ? Car celle-ci est sortie de bouches puantes et de corps impurs, et elle n’a pas non plus de force. Est-ce qu’elle a plu au juge complètement ou pour une petite part ou un côté ou ce qui est inférieur à ceci ? Car les péchés sont grands et elle réclame beaucoup de sueur, un grand travail. Frères, est-ce que les anges qui nous gardent se sont rapprochés de nous ? Ou sont-ils éloignés (b) de nous ? Car s’ils sont éloignés de nous, tout notre travail est vain, sans utilité. Car notre prière n’a pas l’aile vigoureuse et elle n’a pas le visage purifié, pour entrer devant Dieu, si nos anges ne l’ont pas fait monter et ne la lui offrent pas ». 19. À nouveau ils s’épanchaient entre eux et disaient : « Nos frères, obtiendrons-nous notre désir et recevrons-nous (l’objet de) notre prière ? Est-ce qu’il nous ouvrira ? Est-ce qu’il nous recevra ? » Les autres répondaient et disaient : « Qui sait, frères ? Comme disaient les hommes de Ninive : “est-ce que Dieu nous sera clément, dans l’abondance de sa (fol. 106 v° a) miséricorde et nous sauvera de la rigueur du châtiment ?” 31 Mais faisons ce qui nous convient et, s’il nous ouvre, (ce sera) pour nous à cause de sa grâce. Sinon, béni soit Dieu qui nous a fermé (la porte) au nez, en vérité. Et pour cela, ne cessons pas de heurter (à) sa porte, jusqu’à l’achèvement de notre vie. Peut-être, à cause de notre assiduité, nous ouvrira-t-il » 32. D’autres disaient entre eux : « Prenons garde, frères, prenons garde, car il nous convient d’être en garde. Car nous, nous sommes restés derrière nos proches, les élus. Frères, courons et ne ménageons pas ce corrompu, mais tuons-le (b) comme
27. Ps 79, 19. 28. Ps 78, 8. 29. Lc 1, 79. 30. Ps 66, 2. 31. Jon 3, 8. 32. Lc 11, 8.
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il nous a tués », disaient et faisaient ces bienheureux qui étaient accoutumés à la pénitence. 20. J’ai vu là, frères, des hommes parmi eux. Voici que leurs genoux étaient blessés par l’abondance des prosternations et leurs yeux étaient flétris et rentraient dans leur tête, leurs cils étaient tombés et leurs joues étaient brûlées et la couleur (en) avait été changée, en raison de l’ardeur des larmes. Et leur visage était flétri, comme le visage des morts. Et en raison de l’abondance des coups qu’ils se portaient à la poitrine, il sortait du sang. Où était chez ceux-ci la préparation du lit ou les vêtements propres ou neufs, sans déchirure ni tache ? Il (leur vêtement) était plein de poux (fol. 107 r° a). Il ne se séparait pas de ceux-ci. En comparaison des fous, de ceux qui se lamentent sur les morts, des persécutés ou de ceux que l’on a arrêtés pour meurtre, on ne peut placer le châtiment de ceux-ci qui se châtient volontairement. Et moi frères, je sollicite de votre part, frères, que vous ne vous imaginiez pas, au sujet de mes propos, que ce sont des paraboles ou des propos du monde. 21. À de nombreuses reprises, ils demandaient à leur pasteur saint, et ange corporel, de leur lier les mains et les pieds avec du fer et de ne jamais les délier, jusqu’à ce qu’ils entrent dans la tombe et, à nouveau, de ne pas les délier (b) du fer dans la tombe, mais qu’ils soient ainsi. 22. Et il ne convient pas de cacher leur humilité, leur amour et le travail de leur pénitence digne de louange. À nouveau, quand l’un d’entre nous savait qu’il allait sortir de ce monde, et aller où se tenir devant le tribunal effrayant qui ne fait pas acception de personne. Ceux-ci étaient des pratiquants de la pénitence, en vérité. Il envoyait (un message) auprès de l’abbé du couvent saint et lui demandait avec serment, et il (le) faisait, de ne pas le mettre dans la tombe, comme on met les hommes dans la tombe, mais de le jeter dans le désert, comme une bête, aux lions, ou de le jeter dans un (fol. 107 v° a) fleuve. Et ce pasteur saint faisait la volonté (dont ils avaient eu le) souci et il commandait que le cadavre sortît sans honneur ni psalmodie. 23. Quand c’était le moment de leur repos effrayant et terrible et quand ces (hommes) purs, saints, savaient que l’un d’entre eux allait sortir de ce monde vers son Seigneur, ils l’entouraient, (formant) un spectacle terrible, tandis que celui-ci avait le cœur ferme, dans le labeur et le désir, tandis qu’ils se lamentaient d’une voix lugubre et hochaient la tête, et lui demandaient, en disant : « Notre frère et notre compagnon dans la pénitence, comment espères-tu ou quoi ? Que dis-tu ? (b) Et qu’est-ce que tu penses ? As-tu gagné par ton travail ce que tu cherchais ou non ? Est-ce qu’ils t’ont ouvert la porte ou toi, maintenant, crains-tu ? As-tu obtenu ou ne peux-tu obtenir, toi, es-tu dans le doute ou as-tu obtenu un bel espoir ? As-tu obtenu la libération de tes péchés ou ta pensée est-elle déchirée et troublée ? Sais-tu qu’il y a, présente dans ton cœur, une part de lumière ou, comme avant, est-il dans l’ignominie et la tristesse du péché ténébreux ? Ou connais-tu une voix qui est dans l’intérieur de toi, qui dit : « Voici que maintenant, ton péché est pardonné »33 ou : « Ta foi t’a sauvé » ?34 (fol. 108 r° a) ou as-tu entendu maintenant la voix qui dit : « Que
33. Mt 9, 2. 34. Mc 5, 34.
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les pécheurs aillent dans la géhenne »35 et : « Liez-leur les mains et les pieds »36 et : « Qu’on éloigne les hypocrites pour qu’ils ne voient pas la gloire de Dieu ? »37. Que dis-tu, notre frère ? Nous, nous demandons de ta part de nous faire savoir à nouveau ce que nous deviendrons et où nous serons. Car voici que ton temps est clos et tu n’espères pas d’autre temps, jusque dans l’éternité ». Et celui qui était près de mourir répondait et disait : « Béni soit Dieu qui ne nous a pas livrés au filet de leur piège »38. À nouveau, l’autre disait : « Béni soit Dieu (b) qui n’a pas repoussé ma prière et n’a pas éloigné sa miséricorde de moi »39. Un autre d’entre eux répondait à nouveau et disait : « Nos frères, est-ce que nos âmes échapperont aux démons puissants qui sont dans les airs ? »40 Et ils ne savaient pas ce qui leur arriverait au moment de l’ignominie où serait évaluée cette âme, quand elle serait sortie du corps dans ces airs. Un autre répondait et disait avec douleur et gémissement : « Malheur à l’âme qui n’a pas gardé son pacte sans faute. Car celle-ci connaîtra, à cette heure, ce qu’on lui a préparé ». 24. Quand j’ai vu (fol. 108 v° a), moi, et entendu, mes frères, (ces choses) parmi ces saints, j’ai perdu l’espoir, quand j’ai vu ma paresse. Et j’ai vu leur pénitence qui est en vérité. J’ai eu très peur. Comment était la demeure où ils habitaient ? – Toute ténébreuse, toute puante et toute laide et sale. On la nommait prison et lieu de supplice. Car le seul aspect du lieu enseignait ensemble la pénitence et le deuil 41. Et ces paroles que je dis sont dures et intolérables pour les autres. Elles sont acceptées et agréables pour ceux qui sont déchus de leur honneur et de leur richesse spirituelle. Car l’âme qui (b) a perdu son premier visage et (qui) est déchue de l’espoir céleste et a détruit le sceau de la pureté et a été dépouillée de la richesse des dons, a été privée aussi de la consolation divine, est devenue étrangère et a rejeté le pacte de Dieu, a éteint (en elle) le feu des belles larmes spirituelles, et qui est frappée, et souffre du souvenir de celles-ci, (cette âme) non seulement a accepté le travail avec joie, mais (se) tue par le combat et la justice42. Si cela se produit, en elle sont des étincelles de l’amour de Dieu Très-Haut, et à elle sont la fermeté et le tremblement, comme (cela) (fol. 109 r° a) est en vérité en ces saints. Quand ceci et ce qui est semblable était dans leur cœur, et qu’ils se souvenaient des vérités dont ils étaient déchus, ils disaient : « Nous nous souvenons de nos jours d’autrefois43 et de l’ardeur de notre travail ». D’autres criaient vers Dieu et disaient : « Où est ta miséricorde d’autrefois, Seigneur, que tu avais montrée à (notre) âme dans ta justice ? Souviens-toi, Seigneur, du travail et de l’ignominie de tes serviteurs »44. Un autre disait : « Qui me rendra un seul mois de mes jours d’autrefois,
35. Ps. 9, 18. 36. Mt 22, 13. 37. Is 26, 10 38. Cf. Ps 123, 6. 39. Ps 65, 20. 40. Ps 123, 6. 41. Ou « la componction ». 42. Le mot du texte est corrigé. 43. Ps 142, 5. 44. Ps 88, 49-50.
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au cours desquels Dieu me gardait, quand brillait la lampe de (b) sa lumière dans mon cœur ? »45 25. Et ainsi, ils se rappelaient leurs bonnes actions d’autrefois. Et ceux-ci, comme on célèbre le deuil pour les morts, célébraient le deuil et disaient : « Où46 est-elle, cette prière purifiée ? Et où47est la familiarité48 ? Et où49 sont les larmes agréables, au lieu de celles-ci, amères ? Où50 est l’espoir d’une purification et d’une pureté parfaites ? Où est la joie de l’absence de faiblesse ? Où51 est la foi que nous avions dans le pasteur ? Où est le secours que nous avions dans sa prière ? Nous avons détruit et aboli tout ceci et (ce) fut comme si ceci n’avait pas existé. Ceci a été caché comme si ceci n’avait pas été vu. » 26. Il y en avait parmi eux qui le priaient (fol. 109 v° a) d’envoyer sur eux la folie. D’autres priaient pour qu’il détruise en eux leur visage, jusqu’à ce qu’ils deviennent un signe pour les hommes et qu’ils soient en repos à l’égard des supplices ultimes. D’autres priaient Dieu de faire venir sur eux la lèpre et toute sorte de châtiment. Quand j’ai vu la pénitence de ceux-ci, frères, mon âme a été légère et le cœur m’a manqué et je n’ai pu me ressaisir. 27. Et je suis resté chez eux, dans cette prison, trente jours et moi, je n’ai pas de patience. Je suis retourné au grand monastère, auprès de ce pasteur (b) saint. Quand il a vu ma couleur, voici qu’elle était toute changée et le cœur m’avait été ravi, le sage a connu que c’était à cause de ce que j’avais vu. Il me dit : « Qu’est-ce que tu as vu, mon fils, du travail de ces pénitents ? » Je lui ai répondu et je dis : « Oui, mon père, voici que j’ai vu, admiré et trouvé incroyables ceux qui sont tombés et demeurent dans la pénitence et le deuil, beaucoup plus que ceux qui ne sont pas tombés et ne sont pas dans le deuil d’eux-mêmes. Car ceux qui sont tombés se sont relevés d’un relèvement sans scandale ». Le pasteur me dit : « En vérité, cette affaire est comme tu dis ». 28. Et ce pasteur me raconta (fol. 110 r° a), lui qui ne ment pas, et me dit : « Il y avait ici, il y a dix ans, un frère très ferme et il était travailleur. Quand je vis qu’il était ardent dans son esprit, j’eus très peur pour lui de la jalousie de Satan, de peur qu’en raison de son combat rapide son pied achoppât à une pierre 52, comme achoppent ceux qui combattent avec puissance. Il en fut ainsi. Une autre nuit, sans que je le sache, voici qu’il vint auprès de moi, au milieu de la nuit, et me dévoila sa blessure à nu. Il commença de demander de moi des pansements, des remèdes et des cautères53, pour se soigner. Et voici qu’il était très ému. Et il était (b) digne que j’ 54 aie de
45. Jb 29, 2-3. 46. Texte corrigé. 47. Idem. 48. Aucun dictionnaire éthiopien ne donne ce sens à ce mot dont la racine originelle, selon eux, exprime l’idée de mélange. 49. Texte corrigé. 50. Idem. 51. Idem. 52. Ps 90, 12. 53. Ce mot est indiqué par Ignazio Guidi, dans son dictionnaire amharique-italien, comme désignant un fer pour graver les reliures. Cet auteur ignore le sens de « cautère ». 54. Correction
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lui compassion et que je55 sois clément pour lui. Mais, quand il vit que ce médecin ne voulait pas que vînt sur lui un supplice, il se jeta à terre, saisit ses pieds et (les) arrosa de ses larmes abondantes et il me demanda une sentence de condamnation pour aller au monastère de cette prison que tu as vu. Il criait et disait : “Je n’aurai de cesse jusqu’à ce que j’aille à ce monastère”. Alors, il contraignit le médecin et (celui-ci) lui permit. Et il alla en hâte chez ces pénitents et il devint pour eux un proche et un compagnon dans leur combat. Et alors brûla dans (fol. 110 v° a) son cœur l’amour de Dieu comme un feu et il fut frappé par un glaive de tristesse. Et le huitième jour il passa auprès de Dieu en demandant qu’on ne le mette pas dans la tombe avec les saints. Alors, je pris son corps et je (le) fit porter auprès d’ici, et je le mis dans la tombe avec les saints, comme il convenait. Et à cause de ceci, après une servitude de sept (jours), le huitième jour fut délié le lien des œuvres et il alla auprès de la liberté. Et là, un homme savait ceci clairement : qu’il ne se relèverait pas de devant mes pieds souillés, méprisables, avant que Dieu (b) lui pardonne. Et ceci n’est pas étonnant, car alors, il avait saisi dans son cœur la foi de cette pécheresse, comme celle-ci avait pris mes pieds méprisables et les avait arrosés de ses larmes56. Comme dit Dieu : “Tout est possible à celui qui croit”57. J’ai vu des âmes pures être comme des fous et (comme) des chiens par le désir du corps. Et, quand elles reçurent dans leur cœur la pénitence, elles changèrent ce désir en désir de Dieu. Et quand elles eurent surmonté tout effroi, elles brûlèrent pour le désir de Dieu. C’est pourquoi Notre Seigneur le Christ ne dit pas (fol. 111 r° a) à cette pécheresse pure qu’elle a été prise d’effroi, mais il dit : “car celle-ci a beaucoup aimé” 58 et qu’elle a pu repousser, par le désir divin, le désir méprisable ». 29. Quant à moi je sais, mes bien-aimés, que beaucoup, parmi les hommes, ne croiront pas à mes paroles que je vous ai dites, au sujet de ces combattants. Les uns espéreront le trouver, pour les autres ce sera le désespoir. Mais l’homme puissant éveillera son cœur par cette parole pour aller, en portant des flèches de feu et du zèle dans l’action. Et quant à celui qui est inférieur à celui-ci, il connaîtra sa fatigue et recevra (b) vite l’humilité du cœur, par le mépris de soi et suivra le premier. Je ne sais pas celui qui trouvera ou non. Et quant à l’homme paresseux, il n’approchera pas et n’accueillera pas ces paroles. En raison du peu qu’il a fait, (cela) aussi sera dissipé par désespoir. Et en lui s’accomplira la parole de l’Évangile qui dit : « Et à celui qui n’a rien, ce qu’il a sera enlevé »59. 30. Sachez, mes bien-aimés, qu’il n’est pas possible, si nous sommes tombés dans la fosse du péché, de remonter de là sans descendre dans l’abîme de l’humilité de ces pénitents. 31. Autre est l’humilité parfaite de ceux qui sont dans le deuil. Et autre (fol. 111 v° a) est la pesée, le châtiment de la pensée, pour ceux qui péchaient jusqu’à maintenant. Et autre est la richesse d’humilité bienheureuse des parfaits, par la clémence de Dieu. Ou bien nous avons voulu suivre avec la première parole, nous irons en vain, si nous (le) faisons. Ou bien ce qu’il manque à dire est la patience parfaite envers le
55. Idem. 56. Lc 7, 44. 57. Mt 9, 22. 58. Cf. Lc 7, 47. 59. Mt 25, 29.
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mépris et l’ignominie. Et sachez que la première habitude vaincra beaucoup de fois celui qui est dans le deuil. Et ceci n’est pas une parole surprenante. 33. Ce qui concerne la chute, parce que aussi c’est caché pour que tout un chacun ne trouve pas. Parole au sujet de la chute qui est relative à (b) la paresse et qui provient de l’abandon du secours. Autre est la chute qui se produit en détournant de nous le visage de Dieu, comme il me dit : « Ce qui nous arrivera par l’abandon du secours sera de se détourner vite d’elle (?). Car il ne nous rejettera pas, lui qui nous a laissés demeurer longtemps en elle. La tristesse de Satan, il convient que nous (la) combattions avec courage, avant tout, même si nous, nous sommes tombés. Car celui-ci vient au temps de la prière et nous rappelle le visage d’autrefois qui était auprès de nous avant la chute, et il use de force pour nous faire cesser la prière ». 34. (fol. 112 r° a) Ne te trouble pas et ne t’effraie pas, si tu tombes chaque jour. Mais relève-toi avec puissance car, en raison de ta patience sans défaut, l’ange qui te garde t’aidera. 35. Tandis que ta blessure est nouvelle, elle peut vite guérir. Mais les blessures qui étaient déjà anciennes, et dont tu ne te souvenais pas, leur douleur se prolongera et elles ne pourront guérir. Elles réclament beaucoup d’efforts, le fer et le feu, et une médication brûlante, avant de guérir. Beaucoup de plaies, à la longue, sont inguérissables. Mais, de la part de (b) Dieu tout est possible60. Et sachez que la première habitude vaincra beaucoup de fois celui qui est dans le deuil. 36. Avant la chute dans le péché, les démons te disent : « Dieu miséricordieux pardonnera ». Et après la chute dans le péché, ils disent : « le châtiment sera dur ». 37. À nouveau, après une grande chute, ils te disent : « Il valait mieux pour toi rester dans une petite chute seulement, et ne pas tomber dans cette grande ». N’accepte (rien) d’eux, car le petit cadeau éteint la colère du juge61. 38. Et tout homme qui combat pour la remise de son péché et n’est pas en deuil chaque jour, celui-ci sait qu’il a perdu ce jour, (fol. 112 v° a) même s’il a fait toutes les bonnes actions. 39. Vous, qui êtes dans le deuil, ne vous fiez pas, pour le pardon des péchés, au moment de la mort. Car un acte qui n’est pas connu n’est pas assuré. Mais, comme il dit : « Pardonne-moi Seigneur, pour que je repose dans la quiétude, avant de m’en aller sans quiétude »62. 40. Sachez (que) là où se trouve l’Esprit de Dieu il est délié des liens. Et, là où se trouve l’humilité véridique, là il est délié des liens. Et celui qui est sans ces deux choses, qu’il ne s’abuse pas, car le signe du pardon est lié. Si toi, (b) tu es tombé, tu penseras, tu penseras toujours dans ton esprit que toi, tu es pécheur et fautif et rien qui soit digne de la miséricorde de Dieu ni (qui) soit bon comme ceci. Quant à celui qui pense avec désespoir, c’est (un homme) qui se sacrifie, c’est le signe de la pénitence véridique. Un homme pense et estime qu’il
60. Mt 19, 26 : là il est délivré des liens. 61. Cf. Pr 21, 14-15. 62. Ps 38, 13.
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est prêt en raison de toute la tristesse qui lui est survenue, la visible ou l’invisible, plus grande que ceci. 41. Et si ceux qui font miséricorde et l’aumône savent ce qu’ils gagneront au moment de leur départ de ce monde. 42. Celui qui se lamente sur (fol. 113 r° a) lui-même ne connaît pas la chute d’un homme et ne juge pas un (seul) pour sa faute. 44. Comprenons et prenons garde qu’il ne nous arrive pas (que, sans que ce soit) à cause de notre pureté, nos pensées cessent de nous faire des reproches. Mais parce que les pères ont mangé des raisins verts, les fils ont eu les dents émoussées 63. La pensée nous réprimande, sauf si elle a vieilli (et) ne connaît pas ce qu’est la grâce que nous avons reçue du baptême. 48. Moïse, après qu’il eut vu Dieu dans le buisson, retourna à nouveau aux ténèbres de l’Égypte, au travail de l’argile du pharaon, fixé et établi. Mais après (b) ceci, il retourna de nouveau au buisson, et pas seulement vers lui, mais il monta vers la montagne et vers Dieu. Et, s’il connaît cette figure, qu’il ne désespère pas, à jamais. Voici que Job devint misérable et pauvre, mais deux fois plus riche après ceci. 49. Chez les paresseux, elle est dure la chute qui se produit après l’entrée dans la vie monastique. Car celle-ci aveugle l’espoir de l’impassibilité et ils voient que celle-ci… 50. Ne retourne pas dans la voie où tu as erré. Mais venez, allons dans l’autre voie étroite (fol. 113 v° a) et courte. 51. J’ai vu deux (hommes). Ils coururent vers Dieu par une (même) voie, en même temps. L’un d’entre eux était un vieillard par l’âge et vieilli dans les œuvres. L’autre était un disciple. Et le disciple fut plus rapide que le vieillard pour courir et arriva vite à la tombe de l’humilité64. 52. Prenons garde ensemble, surtout ceux qui sont tombés, pour que notre cœur ne souffre pas de la maladie de l’impie Origène, quand il se souvient de la miséricorde de Dieu et de son amour de l’homme. Car cette maladie impure, (b) ceux qui aiment le plaisir l’acceptent vite. 53. Dans ma lecture et ma pénitence s’enflammera le feu de la prière qui brûlera toute souillure65. 54. Et tout homme qui veut le salut de la pénitence, qu’il prenne pour lui l’exemple et l’image de la pénitence (qui proviennent) du combat de ces saints, que nous avons déjà rappelés. Et il ne voudra pas d’un autre livre, tous les jours de sa vie, jusqu’à ce que le Christ lui apparaisse, amen. Ô pénitent, si tu as surmonté les cinq sens, purifie-toi dans ce degré et gloire à Dieu, jusque dans les siècles des siècles, amen, amen, soit, soit.
63. Jr 31, 29, Ez 18, 2. 64. Cf. Jn 20, 4. 65. Cf. Ps 38, 4.
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Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque
Jean Climaque, Gradus 5, ms. EMML 1939
(102 r° a) ĀČƓ Á ģą Á ƌƌġĽ Á ƌƓŠơČ Á ƃĹČ Á ģŔĹ Á ģƘğĚ À ĽƟĊŠ Á DŽƘ Č Á Īģāś Á ƃĹČ Á ůŔŠČ Á ĀǙĜ Á ƓǜƟƊ Á ĀĨŠŰ Á ćąĨ Á ĨĜ Á ƑČŰ Á ŠČŗ Á ƯĢ ŶƔ Á Űƽĝ Á ƘČĠś Á ģƗŠ È ŮĄ Á ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ĜŰŔĽčŰ Á ŋƘžŵ È ŠČŗ Á Ů ĨŲ Á ėĻŠ Á ƘČĜ Á ĨƊĬģąŘƟ Á ĀřŮƌŵ Á ƴŠǞŵ È ŠČŗƎ Á ƑĨű Á ŮǕũŋ Á ŵř ŵŞ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ƓŲƚ Á ŰČƤ Á ĜįĝƢ À ĨƘƦƊǜ Á ǗƈƎ È ŠČŗƎ Á ƑĨű Á Ā řĞŞƾ Á ŬĸŠŠ Á ƟĨč Á ƌŬČŰśŵŠ Á ăŲ Á ĪĨŠĀĜ Á ŔĪŠ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ĄŰ Á ŰČ Ƥ Á (b) ƌžĂƯ Á ŰČƤ Á ĪǜĜƘ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ƓǮŠś Á ĥŬDŽƦƟ È ŠČŗƎ Á ƑĨű Á ŮŵDzśŠ Á ĪĨŠĀĜ Á ƴĨĜŵ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ģǗƖƜŰ Á ĨƊĬģąŘƟ Á ĀƅĂƚ Á ǒŞŬ ŵ Á ŰǣƝƜŵ Á ĜDŽňģŵ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ƴƟũŰ Á řĞŞ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ŵǞƊǗŵ Á ğǞĜ Á ƘŠĻĄ Á ĀơƁĹ È ŠČŗƎ Á ƑĨű Á ơʼnƜ Á ǯśş Á ĜśƦĈ È ŠČŗ Á ŮĨŲ Á ŔĪ ś Á ĕƟǗ Á ĀƚDŽą Á Ǟǡą Á ƌćŲũ Á ƖŮ Á ĀƓČơƟŵ Á ŵřŵŞ Á śƦČ Á ĀơƁĽ È Š ǚ Á ČƘǚ Á ĩƦſƝŠ Á ĨĜ Á ųƘǞǞƒ Á ĜĨƊĬģąŘƟ Á ŰƈąĤ Á (102 v° a) DŽĄũ Á ĕ Ɠ Á ĨĮŜĚƔ Á Āǯĝ Á ĪģƟģũŝ Á ĨƊĬģąŘƟ Á ĜĀǹǝŰ Á śƦČũ Á ƌĜśƦĊŲĚƔ È Šǚ Á ŞĚąƟ Á ƌŞǞĂ Á ƅăƟŬś Á ĨĜ Á ģŋƚŮƏ Á ŠČƖǞ Á ƌŠǞžą Á ƌŠƊĀƟ Á Šřś Á ĨĜ Á ƌĸƃś Á ƑČŰ Á DŽňģŵ È Ĝąƍ Á ƌņŮſ Á śƅƟũ Á ĪŠŰ Á ŰŠǗĤ Á ƌśČŕ Á ĩĨĜ Á ƑĹƁŠ Á ƌƊĹƤŠ È ģǥŠŜ Á ĨĪŝĚƔ Á DŽĄũ Á ĩĨĜ Á ųǒƘƟƒ Á ĜĨƊĬģąŘ Ɵ Á ĀŠČŗ Á ĀģƖŠ Á ĨƘŋŠű È čĀ Á ćƖǞĖ Á ģś Á ĽĖƘ Á ĀĨŠŰ Á ƅĽġ Á ƌŵřŵ Ş Á ƌŠƊĸŰ Á ĨġĚű Á ĨĜ Á ěŜ Á ƑČŰ Á ĸąƟ Á ĪŮąġƒ Á ĄŰ Á ƙƃř Á Īěś Á Ā Ĩĸ Á (b) ƓDŽŵƑ Á Ĝǯĝ Á ĪģƃĸƘś Á ĪĚƠŶ Á ĜƑĨű Á ģĀ Á Ƙşŵ È ƌčĀ Á śĀƟĖ Á Āǂũ Á ŰČĨġĚƒ Á ĜƃĹČ Á ĕƓ Á Ŭąŗŝ Á ĞŰ Á ŔƎƚ Á DŽĀ Á ƑĨű Á ĸąƟ Á ƌŰģĪ Īŝ Á ƌģąŔŝ È ĨČƓ Á ƑĨű Á ěś Á ŬơƃƟ Á ĕƓ Á ĥŮřĪŠ Á ģŔĹƿ Á ƊƔƝ È ƌč Ā Á ĀƲřĖ Á DŽĀ Á ĸąƚ Á ĨĜ Á ŰśČŕ Á ƌƓĘś Á ğřƏŠ Á ĀģƖŠ Á ĀĕƓ Á Ůĸĝ È Ɵ ĥĖ Á Āǂũ Á ĪĥŵĚġ Á ŵƟģů Á ǜŮś Á ąĨĉ Á ǥƛǞ Á ƌĥŮĚġ Á ŮČƖǞ Á Ĩįś Á ąĨ ĉ Á ƽĘŮ Á ƌĥŮǁĝ Á ĀġĀ Á ĨĖŮ È ƘƊăƝŵ Á ƌśƅƟ Á ěŜ Á ĪŮĚĝ Á ŮŵDŽũĝ Á Ɠ ŠƊǗŰ Á ĨƊĬģąŘƟ È ƘƊăƝŵ Á ƌģƘ (103 r° a) Ċġ Á ŬƯŠŜ Á ƘřƚŰ Á ĨƊĬģąŘ Ɵ Á ƦŇś È ƟĥĖ Á ĨƘĨġĚű Á śĊřŬŠ Á ĨĜ Á ĪĨŠĀĜ Á śƑƟ Á ćąĨ Á ĨĜ Á ŮžƑ Ɣ Á ųřŰ Á śƤć Á ćƖŮ Á ĨƘćƟĚ Á ĨČĕ Á śƊǂ È ƌČĨŜ Á ĨƅƜǃƔ Á ĕƓ Á ŬŠčČ ƍ Á ƌģŠƵƚƠƔ Á ĨƘDŽŋģ Á ŠƏƘ Á ƌĽĘƓ Á ņăŮǞ È ƌĥŬǙƟƦƏ Á ƊƔƝ Á ģğ Á ŮƉǗƴƏ Á ƌŬśƃƾ Á śƦĊŲǃƔ Á ĀƴƟơŵ Á ƌDŽĊƟ È ƟĥĖ Á ĘġĦś Á Ůşƴƛ Á DŽĀ Á ćƖŮ Á ĀƦŵƌŵ Á ƌŵřŵŞ È ƌŮċơƍ Á ƚĽħŰ Á ĕƓ Á ŮƘƴĩƔ Á ĨƘǂũ Á ƌŮČĨ ġƒ Á ĜĨƊĬģąŘƟ Á ĀąĘŮ Á ƌƴƝř Á ƌƅǜƟ È ƟĥĖ Á (b) ĘġĦś Á ĨĜ Á ŮžƑƔ Á ĀƇĮ Á ƯĢŵ Á ƌƅąƛ Á ĨĸƎǃƔ Á ĽljƜŰ Á ĕƓ Á ćƝƀŬŠ Á ƌĸśŜ Á ƅƵƔ Á Ɠƴġ ƘŰ Á DŽĀ Á ƘĽƟ Á ƌŮŵŔĪā Á ĕƓ Á ĥŮĸġƒƔ Á ŮƟģŪ Á DŽĀ Á ćƖŮ È ƌĥŬģƘ ƛ Á ĪŮąĝ Á ģƑ Á ŮČĨġƒ Á ĜĨƊĬģąŘƟ Á ĨƘąįLJ Á ƖǞƘž Á řĞŞǃƔ Á ƌĥ ŬģƘƛ Á ĨƧ Á ŮƌŋŜ Á ĀČĨĜŵ È ƌěś Á śƦĊŲǃƔ Á ĀĕƓ Á ĨŠČĊ Á ƃĽƓ Á ĨƊĬģ ąŘƟ Á ƘĝĦŠ Á ĨƘƴġƓŵ Á ƌƓŲƚ Á ŰČƤ Á ũƏǂ Á ŮČĨġƒ È ƟĥĖ Á ĘġĦś Á Ů śąƛ Á ğǞĜ Á ǒƁŰ Á ƯǴƟ Á ƌŔƓĽ Á ƌĕĸŜ Á ƅƵƔ Á ĀąƚėǃƔ Á (103 v° a) ĨŠ Ī Á ŮĪąŇ Á ĀƟĨčƔ Á ƘĽƚ Á ƌŬŠƅƚƊƛ Á ğǞĜ Á ŔƓĽ È śƯƟĖ Á ĘġĦś Á ĨŠĪ Á ŮĪąŇ Á ĨŠƊĽǜǃƔ Á ƌŮĀĚŪ Á ğǞĜ Á śƦĊŲǃƔ Á ƌũDŽǗǓ Á ĕƓ Á ŮŵŔĽČ Á řŮƌŶƔ È ƌĨƘşǃƔ Á Īěś Á ŮĀė Á ƌŬƟřČ Á ƘĽƚ Á Āǜű Á ĀĦŠąǜ Á ģǞŮŠŲ ƾ È ƌĘġĦŠ Á čĀ Á DŽŋĤ Á ģŠąǜ Á ŬŔƔ Á śƦĊŲǃƔ Á ĕƓ Á ŮąĚŪ È ĘġĦŠ Á ě Ŝ Á Ůğřƍ Á ĀśƦĊŲǃƔ Á ĀĕƓ Á Ůğřƍ Á ğǞĜ Á ƘƍųŠ Á ƌĥŮĚĝ Á ŵǞƊČŰ Á ĀĨŠŰ Á řƖƓ Á ġĆƔ È ƌĘġĦŠ Á ěŜ Á Ůŋřƛ Á ĀģġăĂǃƔ Á ƌũŔƃŪ Á Čś (b) ŝ
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Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque
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Robert Beylot
ŗǃƔ Á ƑĹć È ěś Á ĘǞĀ Á čĀ Á ģĨƓƚ Á ģŔĹ Á ĨƘşǃƔ Á ĕƓ Á ŮƌǥĨ Á ĨƘį Šű Á ǜĜƘ Á ƌũŔƑƟ Á DŽĀ Á žƎƘ Á ƃĽƓ Á ƓŠĀƟ Á ƓƦƟǂ Á ĪĥŮĸĝ Á Ĝƅƴ Á Ĩ ƔŠű Á ƅăƟŬś Á ŠČŗ Á ĀģƖŠ È ŮƥŜ Á DŽĀ Á ģĀ Á Ƙşŵ Á ƃĹČ Á ƌũLJǗǗ Á ĨƘDŽ Ąƾ Á ĀƓŔğ Á ƌŮƅąƟ Á ĕƓ Á ĥŮƃąƠ Á ĀĕƓ Á Ůžąƛ Á ćąģ Á ģğ Á ŮƊĽƧ Á ƑČŰ Á ƅĻƘ Á ĀĕƓ Á ĨŠČĊ Á ĜģŞąČŵ Á ģƑ Á ŮƊĽƧ Á ƑČŰ Á ơ (107 v° a) ĜƊ È ƌěś Á ŮƅąƟ Á ơƁĸ Á ƓŠơƄƔ Á įŠű Á šğƎ Á ƃĹČ Á ƌŮħįį Á ĕƓ Á ŮǣĨ Á Ā ĽŜ Á ĪĨŠĀĜ Á ĚąƟ Á ƌĥĨŠąĆ È ƌčĀ Á ěś Á ƇĮ Á ǞƚƦŶƔ Á ƓƦƟǂ Á ƌƓĸŠƊ ǥ Á ƌěŜ Á čĀ Á ģĨƓƛ Á ĨƔŠű Á ŠưŗŠ Á ƃĹĊŠ Á ĕƓ Á ģŔĹ Á ĨƘşǃƔ Á Ůƌ ǥĨ Á ĨƘįŠű Á ǜĜƘ Á DŽĀ Á ĨƊĬĤ È ěŜ Á ũģƑĽƒ Á ĀģƟģŬ Á ƓĸŠƊǥ Á ĨŠĪ Á Ƒ Ĩű Á ƴŜǞ Á ġā Á ĀƲƖ Á ƌƦŵƌŵ Á ĨŠĪ Á Ůğřƍ Á ĀƁĜ Á ŔĪŠ Á ƌŬƯŜ Á ƟĨč Ɣ Á ƌŮćģġƒ È ƌŮąġƒ Á ĩĨDžś Á ƌĈųƥś Á ƑČŰ Á ŠČŗ Á ĨƧ Á ƘŠŰ Á ŵċơ Ƒ Á ƌƘŠŰ Á ŵąġ Á (b) ƌƘŠŰ Á ŵŵŔĪą È ƚăřĕŜ Á ĀĽĘƘĕ Á ĀĪ Á ěŠĕ Á ŰDŽ ǗǗ Á ģƑ Á ģġĆ È ģƟDŽƍŜ Á Ĝĕ Á ģŠžƯ Á ģƑ Á ģŠŰ Á ŮĨĮ Á ŵơƟǂŜ È ƚĕąĕ Ŝ Á ģƑ Á ĥŵĚġ Á ƚėĀ Á ģƑ Á ģŠŰ Á ŵŞƦƃ Á ģƑ Á ƚĕąĕŜ Á Ǘś Á ŰČƤ È ƚĕ ąĕŜ Á ƊǞĭś Á ĨƘDŽʼnƑĥĕ Á ģƑ Á řĞŞĕ Á ČŇƃ Á ƌǂƍĚ È ģĨƓƟĕŜ Á ĕƓ Á ƽ Ģ Á ĪƑČŰ Á ġąĕ Á ĚƦġ Á ĨƘąƟǀŠ Á ģƑ Á ĀĕƓ Á žĻƕ Á ƊąƟ Á ƑČŰ Á DŽĊ Ɵ Á ƌĀŔĪś Á DŽňĦŵ Á ƓƴġƘ È ģƑ Á ģĨƓƟĕŜ Á ĪƑČŰ Á ƑĊŊĕ Á Ɓġ Á ĪŮĄ Á śƏ Á ŮĨĮ Á ŰćƟũŵ Á Ĝĕ Á DŽňģŵĕ Á ģƑ Á ǀŮƖšŵĕ Á ģĽDŽ (108 r° a) śŰĕ Á ģ Ƒ Á ćƖǞĕ Á ŮĨĮ Á ƁĜ Á ĪŮĄ Á ŮŚƛ Á DŽŋĦŠ Á ƑČŰ Á ƅƽśƘ Á ƌĨČƛ Á ĨĸƎǃ Ɣ Á ƌĨƅƜǃƔ Á ƌŮƟŔſ Á ƓŞƦƁŠ Á ĕƓ Á ĥŮƟģŪ Á ČąŔŰ Á ĨƊĬģąŘƟ È Ƙ ŠŰ Á ŵąġ Á ĩĨDžś Á Šřś Á śDŽǗǗ Á ĨƘşĕ Á ĕƓ Á ųņŮžś Á Šřś Á ĘǞĀ Á ƘŠŰ Á ŠĕƑŠ Á ƌDŽĀ Á ģŮŴ Á śƽĝ Á ĨČƓ Á ĪƓŠĕ Á śƏ Á ŰǙǥƌ Á ƌģě Á ŵċƧ Á Ęġģ Á ĪƓś Á ĨČĕ Á ĜǜĜƘ È ƌģƑǗģ Á ƌŮĄ Á ĪģġƯž Á ĜƓƎŵ Á ŮŵăƚĚ Á ĨƊĬģąŘ Ɵ Á ĪĥŬƊąģś Á ƑČŰ Á ƓǗƅƟŰ Á ƖǞƅŶƔ È ƌĘǞĀ Á ŮĄ Á ĘġĤ Á ŮŵăƚĚ Á ĨƊ Ĭģ (b) ąŘƟ Á ĪĥƓśś Á ƯĢŵũ Á ƌĥŬƟŔž Á ƘřƚŶ Á ĨƘşũ È ƌģƑǗģ Á ĘǞĀ Á ĘġĨ Á ĨƘşǃƔ Á ƌŮĄ Á ĨŠƈŜ Á ĩģLJƎś Á ŵŵăğř Á śƦĊŲś Á ĨƘģƈŠŠŵ Á ĨĜ Á ƑČŰ Á ģũƝŵ Á ƴŜǜŠ Á ĨČƓ Á ĜĨƔŠű Á ĥĀƴŚƔ Á ƓĕƝ È ƌĥŬģƘƛ Á ĪŮƚĚ ĆƔ Á ĀƇĮ Á DŽĊƟ Á ĨŠŰ Á ŵŵŔćą Á ŮĨŲ Á śƦČ Á čĀ Á ƌǥģŵ Á ĨƘǗƈ Á ƑČŰ Á ĭŲ Á ģũƝŵ È ƌģƑǗģ Á ĘġĨ Á ƌŮĄ Á ĀřƖƘ Á ƌƅǙƟ Á ƌŮğ Á ĜśƦČ Á ĪĥǙžĀ ŵ Á ėĻŞ Á ĪĨŠĀĜ Á śƑƟ Á ĨČƓ Á ŮĨŲ Á ųģƘƟ Á ĀŮĨŲ Á ćǜŵ Á ĪģČŰĻĜƍ Á ğ Ų È ƌčĀ Á ƟĥĖ Á (108 v° a) ģś Á ƌćƖǞĖ Á ĩģLJƑũ Á ĨƘĨġĚű Á ƃĹĊŠ Á žĀƴ Ė Á ŰČƤ Á čĀ Á ƟĥĖ Á Ŕęŵũ È ƌƟĥĖ Á ŠČŗǃƔ Á ĪĀģƖŠ Á ơƝǂĖ Á ŋž Á ƌ ĨƧ Á ěś Á ƖljĸƠƔ Á DŽĀ Á ũDŽĽƛ Á ǯĝ Á ƓƴġƘ Á ǯĝ Á ƴŪǞ Á ƌǯĝ Á řĈƘ Á ƌƟĈř È ƌěś Á ŮćƓŮ Á ĄŰ Á ƙƃř Á ƌƓĘś Á ǯśş Á ĨČƓ Á ģƟģŬ Á ƓĘŠ Á ăř Ųű Á ŮƘǂƟ Á ŠČŗ Á ƌğƽ Á ljāƚ È ƌĭŰ Á ƁğŰ Á ĪĨĄ Á ĀDŽĀ Á ĘġĦŠ Á Ǟǥąŵ Á ƌĥƑĚƦŵ Á ƌĀDŽĀ Á ĨĜ Á ƌĽſ Á ĨƘĚąƠƔ Á ƌąǞĢƔ Á ƓŠơĊƎŵ Á ƑĚƦŵ Á ƌŋǞƘŵ Á ŮĨŲ È ĨČƓ Á śƦČ Á ĨĜ Á DŽ (b) ŋģŵ Á ƅƵ Á žĻƖƐ Á ƌĨƘŰČƤ Á ćƖŬ Ǝ Á ƌĽžŵ È ƌƖřŰƓ Á ŠƴřŞ Á ģƖćśŵ È ƌĨƘąǞĜ Á ƽąųŵ Á ŰćġĀŵ È ƌĨƘ ŜĭĮ Á ģƘğĘƎ Á ǙƟžŵ Á ƌŰģŠƅĸŵ Á ƌėĻś Á ĨƊĬģąŘƟ Á ƅĸơŵ È ƌĨƘĨĊŰ Á ǒŞŬŵ Á ģŠąǞ Á śƦĊƎŵ Á ĦŋƦģŵ Á ƌĀįĚƚ Á ĨƔŠű Á ŵĪĀŋ Á ƌųŔƘƘ È ƌģ ě Á ăřŲű Á ĜĽĘƘ Á ĪģƃĸƓ Á śƇƚ Á ŵŵƌĕƦ Á ĀƦǗŗ Á ĪĨŠĀĜ Á śƦČ Á ĀƅĽġ Á ƌƴŠƃ Á ŵžŵġ È įŠű Á ĜĨƓ Á ěś Á ƑČŴų Á žĜƘƲƲŰ Á ĨƘƦƃƚ Á ĨƊĬģąŘ Ɵ Á ġǚġ Á ƌğŲ Á ƴŠǞ Á ƌŵŠųş Á Āĕ (109 r° a) Ɠ Á ěś Á ĀģƖŠ Á ĀĨġĚű Á ƃĹ ĊŠ È ƌčĀ Á ěś Á įŠű Á ƌģƘĊĞƾ Á ƑČŰ Á ģġăĂǃƔ Á ƌŮĪĚƛ Á ŵƛƤŰ Á ĨĜ Á ƌĽſ Á ĨƘşǀ Á ěŜ Á Ůąĝ Á ŰĪĕƟś Á ƓƏǞĞś Á žĻƕŰ Á ƌƏǞũ Á ĽĘƘś È ƌĘġĦ 104
Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque
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Robert Beylot
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Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque
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VÊTEMENTS LACÉRÉS ET PIÉTINÉS DANS UN SERMON DE CHENOUTÉ Anne BOUD’HORS Centre national de la recherche scientifique – Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, section Grecque Les pages qui suivent ont été inspirées par la lecture d’un point de détail dans « Recherches et publications sur le manichéisme », rapport présenté par Michel Tardieu lors du huitième congrès d’études coptes (Paris 2004). Il y mentionne en effet un Kephalaion copte intitulé « Sur les vêtements lacérés, réduits en lambeaux, appelés aussi tuniques effilochées, ou encore Éléments, Croix, etc. »1. Cette mention m’a immédiatement rappelé la violence avec laquelle Chenouté, le célèbre abbé de Haute Égypte des IVe-Ve siècles, traite, dans plusieurs de ses sermons, les vêtements qu’il juge indignes d’être portés ou conservés. Il ne s’agit évidemment pas d’établir un rapport entre les deux genres de textes dans l’interprétation du sens de cette image qui est, dans la perspective manichéenne, une façon d’exprimer « la violence faite à la nature par l’activité humaine », tandis que, chez Chenouté, la métaphore fonctionne à l’intérieur du symbolisme monastique. Mais il me semble qu’il y a là une rencontre de thèmes intéressante et une possibilité de comparer la façon dont les deux auteurs2 exploitent les ressources du vocabulaire copte. On est notamment frappé par l’usage fréquent des racines redoublées de l’égyptien, à valeur intensive et d’une sonorité très expressive, qui leur confère un réel pouvoir poétique. Le thème du vêtement endommagé est très présent dans la partie des œuvres de Chenouté que l’on appelle Canons et qui traite de discipline monastique3, notamment dans le tome VIII. Le vêtement est par excellence symbole de la communauté des moines, dont la cohésion est sans cesse menacée, que ce soit par les péchés individuels de ses membres ou par leurs dissensions4. Plusieurs images servent à exprimer cette dégradation : 1) le vêtement mité, en référence à Isaïe 51, 8 ; 2) le
1. M. TARDIEU, « Recherches et publications sur le manichéisme : rapport 2001-2004 », dans A. BOUD’HORS et D. VAILLANCOURT (éd.), Huitième congrès international d’études coptes (Paris 2004) I. Bilans et perspectives 2000-2004 (“Cahiers de la Bibliothèque copte” 15), Paris 2006, p. 284. Il s’agit du Kephalaion LXXII de Berlin. Cf. C. SCHMIDT (dir.), Kephalaia, Bd. I, Lieferung 7/8, Stuttgart 1937, p. 176-178. 2. Je n’entre pas ici dans la distinction entre auteur et traducteur : étant donné la maîtrise remarquable de la langue dans les deux cas, on peut considérer qu’il s’agit d’œuvres littéraires de premier ordre. 3. Sur la structure des œuvres de Chenouté, voir le magistral ouvrage de référence de S. L. EMMEL, Shenoute’s Literary Corpus, 2 vol. (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 599 et 600. “Subsidia” 111 et 112), Louvain 2004. 4. Une présentation de ce thème se trouve dans A. BOUD’HORS, « Le tome VIII des Canons de Chénouté, entre rhétorique et réalité », dans B. BAKHOUCHE et Ph. LE MOIGNE (éd.), « Dieu parle la langue des hommes ». Études sur la transmission des textes religieux (Ier millénaire) (“Histoire du texte biblique” 8), Lausanne 2007, p. 159-164. Voir aussi N. GOUPIL, « L’utilisation du lexique du vêtement dans deux sermons coptes de Chenouté », Grafma Newsletter 5/6 (2001-2002), p. 37-41.
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vêtement lépreux, qui renvoie à Lévitique 13, 47-58, et qui est souvent associé au vêtement souillé de sang ; 3) le vêtement déchiré ou en lambeaux, qui a un statut plus ambigu : il peut être en lambeaux par suite d’une des deux dégradations précédentes, mais il peut aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, être mis en pièces par celui qui est censé les porter, à savoir Chenouté lui-même. Dans ce dernier cas, l’image est le véhicule d’une évidente menace. En effet cette lacération peut être comprise à deux niveaux : au sens propre, des vêtements mal coupés ou inconvenants pourront être lacérés par le supérieur de la congrégation ; au sens symbolique, où les vêtements représentent les moines, ces derniers risquent de se voir brutalement coupés de la communauté. Examinons comment les choses s’expriment dans un sermon du tome VIII des Canons, qui commence par les mots « Mon cœur est broyé ». S’adressant à la supérieure du couvent de femmes qui dépendait de la congrégation 5, Chenouté déclare qu’il ne portera pas les vêtements fabriqués pour lui, l’un parce qu’il est mité, l’autre parce qu’il est de forme trop flottante. Il les a mis de côté, mais il pourrait aller plus loin : h meΑak rw ounoutwΑ nabwwre noutwΑ ntaΙoou ebol jmptrapa jou h ntaΑaatou eteumhte nounka efΙhr nҗe on nnjoite h najoite ntaiΙoou ebol jmptraaau mpaje paje nҗe on nnkooue etkh ejrai etphj h eto mpaΛe paΛe Ιinteuape Αajrai eneuswpe h eratou Ou peut-être la limite va-t-elle être dépassée et je les gâcherai en les déchirant, ou je les couperai en leur milieu avec un objet tranchant, comme les vêtements – mes vêtements – que j’ai gâchés en les mettant en pièces, et comme les autres qui gisent déchirés ou en lambeaux de la tête jusqu’aux pieds ou aux bordures (p. 67)6. On remarquera le jeu sur les formes du verbe pwì, « déchirer » et du substantif dérivé paje, ainsi que l’utilisation deux fois de suite du redoublement distributif (mpaΛe paΛe, « en pièces » ; mpaje paje, « en lambeaux »). Au-delà des vêtements, ce sont les personnes que vise cette lacération violente, comme on le voit bien dans un deuxième passage, quelques pages plus loin : nҗe [n] tanpwj n[ne] Αthn eanswlp nnanzwnh nnentaurnobe jrai njhtn nҗe njenmatoi Ιe aurnobe epeurro is. Ainsi avons-nous déchiré les tuniques et coupé les ceintures de ceux qui avaient péché parmi nous, comme (on ferait) pour des soldats, parce qu’ils avaient péché contre leur roi, Jésus (p. 71-72).
Le même verbe pwj est ici associé à un autre verbe, « couper » (swlp), dont la racine, redoublée, a servi au Kephalaion LXXII (slaplep) et se retrouve dans un autre passage de Chenouté concernant des vêtements7. S’ajoute la comparaison militaire. Il s’agit d’une scène de dégradation, au cours de laquelle on déchire les insignes principaux de la condition du moine, ici la tunique et surtout la ceinture
5. Sur cette communauté féminine et ses relations avec le supérieur, cf. R. K RAWIEC, Shenoute and the Women of the White Monastery, Oxford 2002. 6. Le manuscrit d’où sont tirés ce passage et les suivants est encore inédit et j’en prépare la traduction. Il est conservé à l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, sous la cote Ifao Copte 2. Je cite les pages du manuscrit selon leur numérotation originelle. 7. Cf. W. E. CRUM, A Coptic Dictionary, Oxford 1939, p. 331b.
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Vêtements lacérés et piétinés dans un sermon de Chenouté
(copte anzwnh, du grec ζώnh), que nous allons retrouver plus loin, associée à un autre élément du costume. En effet, la violence culmine dans un passage qu’on pourrait qualifier de théâtral, et que le mélange de thèmes issus de plusieurs textes bibliques rend quelque peu obscur au premier abord8 : eiΑanΙoos ne tsunagwgh Ιe ourwme eunouΛwnt jnteforgh afamajte nnanzwnh h mvaskia etempourΑau etrepetΑwne moorou mmof afso kou h afΛlmlwmou jnnefΛiΙ jmptrefntou ejrai h ebol jnoutopos nkake efΑokj h efouhu ejoun efmokj e{n}trenrwme bwk ejoun h ejrai erof efmhr ntootf jnjenpaides an h jenmous alla jmpeine mpkake etjmpma etmmau h etoukh njhtf afnoΙou janefouerhte afjomou jmpeftooue afΛbΛwbou eafjitou eafnoΙou ebol auw nteΙnoui erof eΑwpe tenaΑfi rw jarof h etbhhtf ΜnaΙoos ne an enej Ιe nim pe oute Αajrai epkejllo nҗe on etempiΙoos ne Ιe nim ne h ou ne neikooue throu etshj jnnepistolh throu auw meΑak rw pine pe pai nmmrre nkake ntapnoute senjnaggelos njhtou ntaukw nswou nteuarh afnoΙou ejrai eamnte eafouonjf ebol njenmoΙj mnjenvas kia eumhr njhtf h euotp ejoun erof jnjensnauj mnoujtomtm nҗe ntauaas nsodoma mngomorra auw meΑak on peine pe pai mpentafjwm h pentafΙoos Ιe + nasooutn mpatooue ebol eΙn+doumaia afouonjf ebol jnjenanzwnh mnjenvaskia efjwm eΙwou. Si je te dis, communauté, qu’un homme ayant la colère au cœur a saisi les ceintures et les bandes9 qui n’étaient pas dignes que l’homme malade s’en ceigne, les a roulées ou pliées de ses mains, les emportant – les déportant – dans un lieu obscur, profond et lointain – où il est difficile d’entrer ou de descendre parce qu’il est entravé, non par des chaînes ou des liens, mais par le barrage de l’obscurité qui règne dans ce lieu-là ou dans laquelle on se trouve –, les a jetées sous ses pieds, foulées de ses chaussures, piétinées, battues et rejetées ; et si tu m’interroges sur lui – si toutefois tu t’en donnes la peine – ou à son sujet, je ne te dirai jamais qui c’est, même pas non plus à l’Ancien. De même je ne t’ai pas dit qui ou ce que sont toutes ces autres choses écrites dans toutes les lettres. Peut-être que tel était l’aspect des chaînes de ténèbres dont Dieu entrava les anges qui avaient abandonné leur primauté et qu’il précipita en Enfer – et il apparut avec des ceintures et des bandes –, attachés et enfermés là par des liens et des ténèbres, comme pour Sodome et Gomorrhe. Peut-être aussi que tel était l’aspect de celui qui a foulé ou de celui qui a dit : « J’étendrai ma chaussure sur l’Idumée », et qu’il est apparu foulant des ceintures et des bandes (p. 89-90).
On peut repérer dans cette période l’écho d’au moins trois passages bibliques qui concernent la vengeance divine et se combinent dans une espèce de scène visionnaire : Jude 6-7 : « Quant aux anges qui n’ont pas conservé leur primauté, mais ont quitté leur propre demeure, c’est pour le jugement du grand Jour qu’il les a gardés
8. En de nombreux passages de ce recueil, la compréhension est rendue difficile par des allusions à des faits que nous ne connaissons pas. Il est possible que certaines de ces obscurités soient de la volonté de l’auteur. Je ne peux pas, dans le cadre de cet article, expliquer tous les détails d’une traduction qui est encore à améliorer. 9. vaskia, mot emprunté au latin via le grec, sur lequel je reviendrai plus loin
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dans des liens éternels, au fond des ténèbres. Ainsi Sodome, Gomorrhe et les villes voisines… ». Is 63,3 : « Alors, dans ma colère, je les ai foulés, je les ai piétinés dans ma fureur ». Ez 25,13 : « Je vais étendre aussi la main contre Édom et je vais y exterminer bêtes et gens ». Il s’agit donc de « fouler et piétiner » les vêtements, au fond d’un lieu obscur où ils ont été préalablement mis de côté10, dans une série d’actions successives : jeter sous ses pieds (verbe nouΙe) ; fouler sous ses chaussures (verbe jwm) ; la troisième forme verbale est moins courante : elle semble même être un hapax, la forme de l’infinitif absolu, ΛobΛb, n’étant pas attestée, tandis qu’un substantif dérivé de la même racine, ΛbΛib, « fragments », est un autre hapax de Chenouté11 ; le verbe égyptien gbgb, qui est à l’origine de ce mot, s’emploie en contexte guerrier et signifie « terrasser (les ennemis) »12 ; la traduction la plus complète serait donc probablement « mettre en pièces en piétinant » ; quant à la forme jitou, elle peut venir de l’un des deux infinitifs ji et jioue, dérivés d’une même racine égyptienne dont le sens de base est « battre »13. C’est probablement au premier que pense Chenouté, puisqu’un sens fréquent est celui de « battre du grain », qui convient très bien ici ; mais l’expression jioue ebol, « rejeter », est synonyme de nouΙe ebol qui vient juste après. Nul doute qu’il y ait là un léger jeu sur les possibilités sémantiques de ces verbes. Nul doute non plus que la répétition de nouΙe soit intentionnelle, le chiasme étant une figure rhétorique très utilisée par Chenouté14. Enfin, les deux thèmes de la lacération et du piétinement sont repris ensemble dans une sorte de conclusion : mh rwme nim sooun an Ιe vaskia nim h moΙj nim seΛhn auw ouΑphre te Ιe ninka nteije etkiwou fnakoobou ejrai enekΛiΙ ntapai etmmau pajou jnnefΛiΙ ntof h afΑaatou alla ntafmotnou ìanefouerhte afouoΛpou nҗe njenjnaau nblΙe eknaswtm epeuouwΑf mpoue auw nfΙwwre mmoou ebol
10. C’est la partie la plus énigmatique du développement. Ce thème des vêtements et objets inutiles ou sans valeur, mis au rebut dans un lieu retiré, profond et sombre, par un personnage mystérieux dont Chenouté seul semble connaître l’identité, est déjà présent dans le premier sermon du manuscrit. Cf. É. A MÉLINEAU, Œuvres de Schenoudi. Texte copte et traduction française, Paris 1907-1914, vol. II, p. 80-89 ; D. W. YOUNG, « Additional Fragments of Shenute’s Eighth Canon », Archiv für Papyrusforschung 44 (1998), p. 47-68 (p. 54-58). La référence à Jude semble indiquer qu’il pourrait s’agir d’une sorte d’envoyé de Dieu, d’« ange punisseur ». On relèvera en outre la précision de l’expression afàlmlwmou jnnefài¶, « il les a pliées de ses mains », avec l’utilisation d’un verbe à redoublement, qui anticipe les actions de piétinement à venir. 11. W. E. CRUM, op. cit., p. 806a. 12. Cf. J. ČERNY, Coptic Etymological Dictionary, Cambridge 1976, p. 326, qui renvoie entre autres à E. DE ROUGÉ, Œuvres diverses, Paris 1907-1908, II, p. 148-149, où est cité le passage suivant, adressé au pharaon Ramsès III : « Ils (les ennemis) ont été mis en pièces par la force (?) de ton père Amon » ; le signe déterminatif qui accompagne le verbe gbgb est celui d’un homme couché face contre terre. 13. Cf. W. WESTENDORF, Koptisches Handwörterbuch, Heidelberg 1976, p. 403 14. Une intéressante comparaison entre certaines figures de style utilisées par Chenouté et celles de la littérature démotique se trouve dans S. H. AUFRÈRE, « Chénouté : hellénisme ou démotisme », Lingua Aegyptia 14 (2006), p. 265-280. Le titre même de l’article montre que la discussion n’est pas close sur l’importance respective des influences grecque et égyptienne dans la rhétorique de Chenouté.
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Vêtements lacérés et piétinés dans un sermon de Chenouté
Chacun ne sait-il pas que toutes les bandes et toutes les ceintures sont molles ? Et il est étonnant que les objets de cette sorte, souples et qu’on peut plier dans ses mains, celui-là de ses mains les ait plutôt déchirés, lacérés, et sous ses pieds les ait aplatis, cassés comme des pots de terre dont tu pourrais entendre le bris de loin, pour les disperser.
On retrouve les deux mêmes verbes pwj et Αwwt associés comme dans le premier passage – encore un chiasme. En revanche, le verbe « fouler » est remplacé par le verbe moutn qui signifie généralement « faire reposer, apaiser » – et qui semble ici presque à contre-emploi : il faut probablement lui donner un sens concret, sans perdre de vue que l’effet, encore une fois, peut être volontaire. Enfin, le dernier verbe introduit la notion de « briser », qui n’était pas présente jusque-là, avec une comparaison renvoyant de nouveau à des passages prophétiques15. Pour essayer d’approfondir un peu l’interprétation de ces passages, il faut s’intéresser de plus près à l’emploi répété du mot d’emprunt vaskia. D’origine latine (fascia), ce mot n’est pas très fréquent en grec, et ses occurrences sont assez diversifiées : chez Soranos d’Éphèse, c’est une « bande enroulée autour du corps », qui fait partie d’un appareillage de tissu destiné à soutenir le ventre d’une femme enceinte16 ; le grammairien Pollux le donne comme équivalent de ζώνη, « que les Romains appellent φασκίαν »17 ; dans une énumération d’objets demandés par l’expéditeur d’une lettre sur papyrus du IIIe siècle, une « paire de phaskia » (ζε&γος φασκιν) figure à côté d’une paire de vêtements de peau 18 ; et le mot est attesté, encore au pluriel, dans un papyrus du IVe siècle, qui est une longue liste de vêtements et textiles divers19. Enfin, il est également présent dans un passage qui nous intéresse particulièrement, car le contexte est monastique : il s’agit d’une lettre adressée par Basile de Césarée à un moine tombé, où l’auteur évoque les brimades que le moine infligeait naguère à son corps : « Avec un rude cilice tu piquais cruellement ton corps, avec une ceinture rugueuse tu serrais tes reins, et ainsi, patiemment, tu écrasais tes os. Tes flancs, en les creusant par les privations, tu les avais rendus flasques jusqu’aux parties dorsales ; tu avais renoncé à l’usage d’une molle bandelette, et, ayant tiré ton ventre à l’intérieur, à la façon d’une ventouse, tu le forçais à se coller aux régions rénales »20. Le mot φασκία, ici traduit par « bandelette », pourrait être une espèce de ceinture lombaire destinée à soutenir le corps affaibli par les exercices ascétiques, et dont l’usage était peut-être prévu par les habitudes ou règlements monastiques. En copte, sauf erreur de ma part, vaskia est employé seulement par Chenouté, les occurrences étant toutes situées dans le tome VIII des Canons et dans un contexte
15. « Comme se brise une jarre de potier fracassée sans pitié » (Is 30,14) ; « Je vais briser ce peuple et cette ville, comme on brise un vase de potier, qu’on ne réparera plus » (Jr 11,19). 16. Livre I, § 56. Cf. P. BURGUIÈRE, D. GOUREVITCH et Y. M ALINAS (éd., trad., comm.), Soranos d’Éphèse. Maladies des femmes, tome I (= Livre I), Paris 1988, p. 55. 17. Livre II, § 166. Cf. E. BETHE (éd.), Pollucis Onomasticon, fasc. 1, Leipzig 1900, p. 134. 18. BGU 814.9 = Ägyptische Urkunden aus den Königlichen Museen zu Berlin, Griechische Urkunden III, Berlin 1903, n° 814, ligne 9. 19. P.Ryl. 627 II 41 = Catalogue of the Greek and Latin Papyri in the John Rylands Library, Manchester. Vol. IV : C. H. ROBERTS et E. G. TURNER, Documents of the Ptolemaic, Roman and Byzantine Periods, Manchester 1952, n° 627, col. 2, ligne 41. 20. Lettre XLV. Cf. Y. COURTONNE éd. et trad., Saint Basile, Lettres, tome I, Paris 1957, p. 113, l. 3339.
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semblable (cf. note 10), à l’exception d’une seule où l’archimandrite, s’adressant à une « vierge folle », c’est-à-dire à une moniale qui a laissé entrer un homme chez elle, détaille le soin qu’elle met à son apparence : il mentionne, après « les vêtements de choix » qu’elle porte et « l’huile parfumée » qu’elle répand sur sa tête, « la vasgia dont tu te ceins »21. Amélineau traduit toujours par « bandelette » et Young par l’anglais « bandage ». Ce n’est pas tant la traduction qui est en cause que l’objet désigné. Dans le cas du discours adressé à la moniale, il s’agit d’un élément du costume féminin, qui est peut-être tout simplement un équivalent de la ceinture. Pour les autres cas, il s’agit manifestement d’une « bande » à usage particulier. En effet, lorsque Chenouté parle, dans d’autres passages, de bandes de tissu, c’est le mot toeis qu’il emploie généralement, en précisant parfois leur usage. Et on voit mal, me semble-t-il, pourquoi Chenouté s’acharnerait sur des bandes quelconques de tissu. Il faut remarquer que les vaskia sont presque toujours associées aux ceintures (anzwnh ou moΙj). Or la ceinture est, nous l’avons vu, un élément fondamental du costume militaire et du costume monastique. Comme elle, la vaskia a pour fonction de « ceindre » (le verbe copte mour est toujours employé lorsqu’en est indiqué le mode de fixation), geste fondamental de l’entrée dans la vie monastique, comme dans la vie militaire ou plus tard la chevalerie. En s’appuyant sur la lettre de Basile citée plus haut, on pourrait donc voir dans cet objet un élément du costume monastique. Il s’agirait d’un élément non compris dans les descriptions « canoniques » de ce costume, telles qu’on peut les trouver dans la littérature 22, mais d’un accessoire fortement associé à la ceinture, à mi-chemin entre le pratique et le symbolique, d’ailleurs toujours étroitement mêlés dans les sermons de Chenouté23. On comprendrait alors mieux pourquoi ce dernier lacère et piétine ces ceintures et ces bandes : symboles de moines corrompus, ces objets lui font horreur. Il les déchire, les piétine et les disperse, dans une scène d’apocalypse, signifiant ainsi sa détermination à arracher de la communauté les membres corrompus qui compromettent le salut général.
21. Ce passage se situe dans le tome V des Discours : cf. E. A MELINEAU, Œuvres, op. cit., II, p. 64-65. L’étude des mots grecs dans la littérature copte, qui apporte souvent des précisions et des enrichissements, est handicapée par l’absence de dictionnaire et il faut consulter les index des différentes éditions. Pour celle d’Amélineau, on dispose du précieux index d’H. BEHLMER, « Index der Lehnwörter und Namen in Amélineau, Œuvres de Schenoudi », Enchoria 24 (1997-1998), p. 1-33. 22. Par exemple dans A. GUILLAUMONT et Cl. GUILLAUMONT, éd., Evagre le Pontique. Traité Pratique ou le moine (“Sources Chrétiennes” 170 et 171), Paris 1971, vol. II, p. 482-495 (Prologue). Une thèse a été soutenue en juin 2006 à l’université de Varsovie, par Maria Mossakowska-Gaubert, sur « Le costume monastique en Égypte à la lumière des textes grecs et latins et des sources archéologiques (IVe-début du VIIe siècle) ». 23. J’ai envisagé la possibilité que vaskia soit un équivalent de ce qu’on traduit habituellement par « scapulaire », en grec άνάλαβος, en copte mourΙnaj, que les moines, dans les textes coptes, « ceignent » en même temps que la ceinture et qu’ils portent sur les épaules [cf. W. E. CRUM, op. cit., p. 777b ; A. BOUD’HORS, « Scapulaire, bretelles et tablier. De la difficulté d’identifier les éléments du costume monastique », à paraître dans A. BOUD’HORS et C. LOUIS, éd., Études coptes XI, 13e journée d’études coptes, Marseille, 7-9 juin 2007 (“Cahiers de la Bibliothèque Copte” 17), Paris], mais je ne vois pas pourquoi Chenouté aurait employé, pour un objet bien identifié, un autre mot grec, beaucoup plus vague.
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Vêtements lacérés et piétinés dans un sermon de Chenouté
Bibliographie Ägyptische Urkunden aus den Königlichen Museen zu Berlin, Griechische Urkunden III, Berlin 1903 (= BGU). É. AMÉLINEAU, Œuvres de Schenoudi. Texte copte et traduction française, 2 vol., Paris 1907-1914. S. H. AUFRÈRE, « Chénouté : hellénisme ou démotisme », Lingua Aegyptia 14 (2006), p. 265280. H. BEHLMER, « Index der Lehnwörter und Namen in Amélineau, Œuvres de Schenoudi », Enchoria 24 (1997-1998), p. 1-33. A. BOUD’HORS, « Le tome VIII des Canons de Chénouté, entre rhétorique et réalité », dans B. BAKHOUCHE et Ph. LE MOIGNE (éd.), « Dieu parle la langue des hommes ». Études sur la transmission des textes religieux (Ier millénaire) (“Histoire du texte biblique” 8), Lausanne 2007, p. 159-164. A. BOUD’HORS, « Scapulaire, bretelles et tablier. De la difficulté d’identifier les éléments du costume monastique », à paraître dans A. BOUD’HORS et C. LOUIS (éd.), Études coptes XI, 13e journée d’études coptes, Marseille, 7-9 juin 2007 (“Cahiers de la Bibliothèque Copte” 17), Paris. E. BETHE (éd.), Pollucis Onomasticon, fasc. 1, Leipzig 1900. P. BURGUIÈRE, D. GOUREVITCH et Y. MALINAS (éd., trad., comm.), Soranos d’Éphèse. Maladies des femmes, Livre I, tome I, Paris 1988. J. ČERNY, Coptic Etymological Dictionary, Cambridge 1976. Y. COURTONNE (éd. et trad.), Basile de Césarée (saint). Lettres, tome I, Paris 1957. W. E. CRUM, A Coptic Dictionary, Oxford 1939. S. L. EMMEL, Shenoute’s Literary Corpus, 2 vol. (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 599 et 600 [Subsidia 111 et 112]), Louvain 2004. N. GOUPIL, « L’utilisation du lexique du vêtement dans deux sermons coptes de Chenouté », Grafma Newsletter (Bulletin du Groupe de Recherche Archéologique Française et Internationale sur les Métiers depuis l’Antiquité) 5/6 (décembre 2001-2002), p. 37-41. R. KRAWIEC, Shenoute and the Women of the White Monastery, Oxford 2002. C. H. ROBERTS et E. G. TURNER, Catalogue of the Greek and Latin Papyri in the John Rylands Library, Manchester (= P.Ryl.). Vol. IV : Documents of the Ptolemaic, Roman and Byzantine Periods, Manchester 1952. C. SCHMIDT (dir.), Kephalaia, Bd. I, Lieferung 7/8, Stuttgart 1937. M. TARDIEU, « Recherches et publications sur le manichéisme : rapport 2001-2004 », dans A. BOUD’HORS et D. VAILLANCOURT (éd.), Huitième congrès international d’études coptes (Paris 2004) I. Bilans et perspectives 2000-2004 (“Cahiers de la Bibliothèque copte” 15), Paris 2006, p. 279-301. W. WESTENDORF, Koptisches Handwörterbuch, Heidelberg 1976. D. W. YOUNG, « Additional Fragments of Shenute’s Eighth Canon », Archiv für Papyrusforschung 44 (1998), p. 47-68.
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HISTORIOLAE APOCRYPHAE : LES CHARMES NARRATIFS AU MOYEN ÂGE Edina BOZOKY Université de Poitiers – Centre d'études supérieures de Civilisation médiévale, Poitiers
Parmi les formules verbales apotropaïques, les charmes narratifs constituent une catégorie fort ancienne et particulièrement intéressante. Du point de vue littéraire, il s’agit d’un genre bref ; mais par leur application pratique, les charmes narratifs appartiennent aux moyens dits « magiques ». Quelles sont les caractéristiques générales de ce genre ? C’est un court récit d’un épisode du passé mythique1, voire seulement une allusion à un événement qui constitue l’essentiel des charmes narratifs, désignés aussi par le terme historiola (« historiette »). L’épisode ou l’événement « présente des circonstances analogues avec la situation dans laquelle se trouve le patient. L’action des êtres surnaturels dans le récit sert comme précédent pour le cas à traiter par l’officiant »2. Autrement dit, le cas évoqué constitue le prototype mythique ou miraculeux de la situation (maladie, blessure, accouchement difficile, etc.) que l’on désire améliorer ou résoudre. Le lien entre le passé et l’effet désiré dans le présent peut être constitué de diverses façons : mais dans la plupart des cas, l’historiette contient une conjuration, adressée aux puissances néfastes, esprits ou maladies, qui est censée agir sur l’état du patient. En tant que formules verbales, les charmes narratifs tirent leur efficacité aussi bien du mode opératoire qui les structure que des motifs qui constituent leur matière mythique et symbolique. Toutefois il convient de souligner que les charmes narratifs ont été souvent renforcés par d’autres formules apotropaïques ou prières conjuratoires ; de même, des gestes rituels et d’autres pratiques les complétaient pour les rendre performants. I. Modes opératoires Plusieurs types de modes opératoires peuvent être distingués dans les charmes narratifs.
1. J’utilise ici le terme « mythe » au sens large : tout récit racontant des événements du passé et mettant en scène des protagonistes surnaturels, sacrés, qu’il s’agisse de divinités païennes, du Christ ou des saints. 2. F. GRENDON, « The Anglo-Saxon Charms », Journal of American Folklore 22 (1909), p. 7 : « […] a mythological incident presenting circumstances analogous to the situation in which the patient is found. The procedure of the supernatural beings in the narrative is to serve as a precedent in the case with which the conjurer is dealing ».
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1. Récits sans conjuration Le premier mode opératoire consiste à évoquer tout simplement un épisode miraculeux du passé, sans qu’une conjuration proprement dite y figure : seule l’historiette est employée comme formule performative. L’action censée produire l’amélioration est présentée comme étant déjà accomplie dans le passé. Dans son article fondamental sur le pouvoir de la narration dans les historiolae magiques, David Frankfurter qualifie de déclaratif ce type de charme, car l’état désiré est déclaré (affirmé) comme déjà atteint3. Dans cette catégorie figurent en particulier les charmes à triple action, dans lesquels « l’élément trinitaire bénéfique était censé contrebattre un principe dualiste malfaisant »4. Une très ancienne occurrence se trouve chez Marcellus Empiricus (Ve siècle) : Stabat arbor in medio mare et ibi pendebat situla plena intestinorum humanorum ; tres uirgines circumibant, duae alligabant, una reuoluebat 5 . Un arbre se dressait au milieu de la mer et y était pendu un seau plein d’intestins humains : trois vierges allaient autour, deux les nouaient, une les dénouait.
Dans d’autres cas, on constate une progression dans l’amélioration de l’état dégradé de la maladie. Dans les charmes qui figurent dans le manuscrit du IXe siècle de la Medicina Plinii, une variante du charme de Marcellus Empiricus, également préconisée contre le mal de ventre, utilise cette démarche : Tres sorores ambulabant, una volvebat, alia cernebat, tertia solvebat. Trois soeurs marchaient, une enroulait, l’autre séparait, la troisième déliait.
Pour retrouver des porcs égarés, un charme du IXe ou Xe siècle procède de la même façon, faisant intervenir des saints. Mais ici les actions des protagonistes sont exprimées sous la forme de vœu appuyé ; de cette façon, le récit est transformé en conjuration : In nomine domini isti porci quos inenarrati sunt / sanctus iohannes videat illos / amen et sanctus martinus expascet illos / amen. Et sanctus blasius emendet illos ab omni malo…6 Au nom du Seigneur, ces porcs qui se sont perdus / que saint Jean les voie / amen que saint Martin les fasse paître / amen et que saint Blaise les guérisse de tous les maux…
Dans le Livre médicinal (Leechbook) anglo-saxon, on recommandait contre le rhumatisme le charme suivant :
3. D. FRANKFURTER, « Narrating power : the theory and practice of the magical Historiola in ritual spells », dans M. MEYER et P. MIRECKI (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, Leyde, New York, Cologne 1995 (“Religions in the Græco-Roman World” 129), p. 467 : « [spell] which simply declares a situation as fait accompli ». 4. E. DELCAMBRE, Le concept de la sorcellerie dans le duché de Lorraine au XIIe et au XVIIe siècles, Nancy 1951, ch. 3 : « Les devins-guérisseurs dans la Lorraine ducale », p. 112. 5. M. NIEDERMANN et E. LIECHTENTAN (éd. et trad.), Marcellus Empiricus. De Medicamentis, XXVIII, Leipzig 1968 (“Corpus medicorum Latinorum” 5), t. II, p. 500. 6. Ms Saint-Gallen, Stiftsbibliothek 111, f. 1, dans F. HÄLSIG, Der Zauberspruch bei den Germanen bis um die Mitte des 16. Jahrhunderts, Leipzig 1910, p. 65-66.
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Historiolae apocryphae
Diabolus ligauit / angelus curauit / dominus saluauit…7 Le diable le lia / l’ange le soigna / le Seigneur le sauva…
Pour qu’une chose volée retourne à sa place, un charme du également le principe progressif des trois actions :
XIVe
siècle utilise
Abraham ligauit + Ysaac restituit + Jacob domum reduxit8. Abraham le lia + Isaac le restitua + Jacob le ramena à la maison.
Une autre forme fournit seulement le bref récit d’une guérison miraculeuse, comme le charme contre la fourbure du cheval : Petrus Michael et Stephanus ambulabant per viam. sic dixit Michahel : Stephani equus infusus. signet illum deus. signet illum christus et erbam comedat et aquam bibat9. Pierre, Michel et Étienne marchèrent sur une route. Michel dit ainsi : le cheval d’Étienne est fourbu. Dieu le signa. Le Christ le signa et il mangea de l’herbe et but de l’eau.
2. Récit avec conjuration intégrée Dans une deuxième catégorie, la narration intègre la conjuration dans le récit. Si l’on regarde de quelle façon la situation initiale (maladie, perturbation) est résolue, on constate qu’une médiation directe a lieu : c’est le protagoniste mythique du récit qui prononce la conjuration adressée aux forces maléfiques 10. Le récit lui-même devient charme, où les verbes attribués au protagoniste mythique constituent la portion performative11. En y incorporant le nom du malade réel, la frontière entre mythe et réel disparaît. Le véritable médiateur est le protagoniste du mythe et non pas la personne réelle (guérisseur) qui ne fait qu’appliquer la formule. Ce type de charme est attesté dès l’Antiquité mésopotamienne. Dans l’épopée de la création babylonienne Enuma Eliš, après le récit de création du ciel, de la terre, des rivières, des canaux et de la vase, s’ensuit celle du ver. Au lieu d’accepter des figues et abricots offerts par le dieu Ea, le ver prononce sa préférence pour les dents et l’os de la mâchoire. C’est alors qu’une conjuration lui est adressée : « Puisque tu as dit cela, ô ver, qu’Ea te frappe de la force de sa main ! » 12 De nombreux charmes égyptiens, se référant à des épisodes mythiques, fonctionnent de la même façon13.
7. T. O. COCKAYNE, Leechdoms, Wortcunning und Starcraft of Early England, t. III (“Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores” [Rolls Series] 35), Londres 1864-1866 (Londres 19612, Bristol 20013), p. 64 ; cf. aussi t. II, p. 322-323. 8. Ms Wroclaw III.Q.1.82 (1361), dans J. K LAPPER, « Das Gebet im Zauberglauben des Mittelalters », Mitteilungen der Schlesichen Gesellschaft für Volkskunde 9 (1907), p. 24. 9. J. GRIMM, Deutsche Mythologie, t. III, Gütersloh 18754, p. 494, n° VI. 10. Voir mon article « Mythic Mediation in Healing Incantations », dans Sh. CAMPBELL, B. HALL et D. K LAUSNER (éd.), Health, Disease and Healing in Medieval Culture, New-York 1992, p. 84-92. 11. Voir la définition des charmes narratifs par R. K IECKEFER, Magic in the Middle Ages, Cambridge 1990, p. 72 : « A common variation on this theme is the blessing or adjuration woven into an apocryphal story, with a character in the legend actually speaking the healing words. In these cases the legend itself becomes the charm, and the words ascribed to the holy person are the operative portion ». 12. D’après A. HEIDEL, The Babylonian Genesis, Chicago, Londres 19512, p. 72-73. 13. Voir, avec de nombreuses formules traduites, A. MORET, « Horus sauveur », Revue de l’histoire des religions 72 (1915), p. 213-287.
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Parmi les occurrences médiévales, les charmes à la structure triple contiennent le plus souvent une triple conjuration prononcée par chacun des protagonistes mythiques : Ive et Eve e saynte Suene furent seorures. Ceo dist Ive : ʿscuche’ ; ceo dist Eve : ʿestupe’ ; ceo dist seynst Suene : meis nen isse gute’14.
Les autres formes utilisent le dialogue qui se termine par une conjuration. La formule type « Trois anges », dont on connaît plusieurs versions en latin, en fournit l’exemple le plus archaïque. Tres angeli ambulaverunt in monte Synay. Quibus obviavit Nessia, Nagedo, Stechedo, Troppho, Crampho, Gigihte, Paralisis. Ad quos angeli dixerunt « Quo itis ? » Qui dixerunt « Nos imus ad famulum dei .N. caput eius vexare, venas eius enervare, medullam evacuare, ossa eius conterere, et totam compaginem membrorum eius dissolvere. » Quibus angeli iterum dixerunt « Adjuramus te, Nessia, Nagedo, Stechedo, Troppho, Crampho, Gigihte, Paralisis, per patrem et filium et spiritum sanctum, per sanctam Mariam virginem et matrem domini, per apostolos, per martires, per confessores, per virgines, par omnes sanctos et electos dei, ut non noceatis huic famulo dei .N. non in capite, non in venis, non in medullis, non in ossibus suis, nec in aliqua parte corporis sui. » Amen. Trois anges se promenèrent sur le mont Sinaï, et rencontrèrent Nessia [Sciatique], Nagedo [Corrosion], Stechedo [Douleur poignante], Troppho, Crampho [Crampe], Gigihte [Goutte], Paralisis [Paralysie]. Les anges leur demandèrent : « Où allezvous ? » Ils répondirent : « Nous allons chez le serviteur de Dieu .N. pour tourmenter sa tête, pour affaiblir ses veines, pour sucer sa moelle, pour briser ses os et pour détruire tout son corps. » Alors les anges leur dirent : « Nous vous adjurons, Nessia, Nagedo, Stechedo, Troppho, Crampho, Gigihte, Paralysis, par le Père et le Fils et le Saint-esprit, par la bienheureuse Vierge Marie et Mère de Dieu, par les apôtres, par les martyrs, par les confesseurs, par les vierges, par tous les saints et élus de Dieu, que vous ne nuisiez à ce serviteur de Dieu .N. ni dans la tête ni dans les veines, ni dans la moelle, ni dans les os ni dans une aucune partie de son corps. » Amen. 15
L’action ‒ la rencontre des anges et des démons ‒ se passe in illo tempore, au temps mythique ; mais lorsque dans leur réponse donnée aux anges, les démons désignent par son nom leur cible qui n’est autre que le patient réel, tout d’un coup la réalité est absorbée dans le mythe. Cette fusion du mythe et de la réalité, du passé et du présent se poursuit dans la conjuration : les protecteurs surnaturels ‒ les anges ‒ défendent aux démons de nuire au malade réel. De nombreux textes de charmes de ce type ont été collectés dans les traditions populaires, en particulier dans les pays de l’Europe de l’Est. Les sept démons de maladies y ont pour équivalents les filles d’Hérode, des fées malfaisantes, ou encore soixante-dix-sept sortes de maux, etc. Par exemple, dans une formule hongroise notée en 1578, la rencontre a lieu entre Dieu et soixante-dix-sept démons de maladie :
14. Ms Londres, BL, Sloane 962, f. 138 (XVe s.), dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 95. 15. Ms Engelberg (XIIe s.), éd. K. BARTSCH, « Alt- und mittelhochdeutsches aus Engelberg », Germania 18 (1873), p. 46
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Mon Seigneur, le Dieu puissant, il y avait un grand vieux chemin où marcha notre Seigneur, le Dieu béni, qui y rencontra soixante-dix-sept rhumatismes rouges. Notre Seigneur, le Dieu béni dit : « Où allez-vous sur ce grand vieux chemin ? » Les soixante-dix-sept rhumatismes rouges dirent : « Si tu nous demandes, notre Seigneur Dieu, où nous allons – dirent-elles –, nous allons sur la terre noire, dans le corps béni, dans l’âme créée ; nous allons déchirer sa chair filandreuse, nous allons boire son sang rouge, nous allons briser ses cent os, ses cent articulations, ses cent phalanges ». Lorsque notre Seigneur le Dieu béni entendit cela, il dit : « N’allez pas sur la surface de la terre noire, dans le corps que j’ai donné, dans l’âme que j’ai créée ; hâtez-vous sur l’île de la mer, déchirez la chair filandreuse des géants cruels, buvez leur sang rouge ». Entendant cela, ils partirent en hâte, ils s’en allèrent sur l’île de la mer. […] 16
Dans certaines variantes folkloriques, le plan mythique et le plan réel s’interpénètrent non seulement dans le dialogue des forces du Bien et du Mal, mais dans l’intrigue même, dans lequel le patient joue un rôle actif. Parfois, la narration commence par l’entrée en scène du patient même, comme dans les charmes narratifs roumains : « Mardi matin, à l’aube, je partis sur le sentier […] ; à mi-chemin j’ai rencontré Sevastia, Magalina, Rujalina… »17. Le même mode opératoire peut être observé dans la formule type Supra petram, qui met en scène un personnage souffrant, assis sur une pierre, et le Christ, adjuvant surnaturel. Sanctus Petrus cum sederet super petram marmoream misit manum ad caput, dolore dentium fatigatus tristabatur. Apparuit autem ei Jesus qui ait : « Quare tristaris, Petre ? » « Domine, venit vermis emigraneus et devorat dentes meos. » Jesus autem ait : « Adjuro te, emigranee, per patrem et filium et spiritum sanctum, ut exeas et redeas a famulo dei .N. et ultra eum non ledas »18. Assis sur une pierre de marbre, saint Pierre mit sa main à la tête, fut affligé, accablé par un mal de dents. Jésus lui apparut et dit : « Pourquoi es-tu affligé, Pierre ? » « Seigneur, le ver de la migraine est venu et ronge mes dents ». Jésus dit alors : « Je t’adjure, [ver] de la migraine, par le Père et le Fils et le Saint-Esprit, que tu sortes et que tu t’éloignes du serviteur de Dieu .N. et que désormais tu ne lui nuises plus. »
Ici aussi, l’adjuration est prononcée par le protagoniste « mythique », Jésus ; mais par une habile transposition de la réalité, c’est le nom du patient réel qui est substitué à la place de celui de saint Pierre. De cette façon, le patient entre véritablement dans la situation mythique. Une catégorie spéciale de la médiation directe est représentée par la formule type « Trois bons frères », connue par de nombreuses variantes. Ici, la conjuration est précédée par la transmission d’un secret de médication pour la guérison des plaies. La conjuration elle-même constitue une historiette « déclarative ».
16. Traduit du hongrois, d’après E. PÓCS, Magyar ráolvasások [« Incantations hongroises »], Budapest 1985-1986, t. II, p. 443. 17. M. POP, « L’incantation-narration, mythe, rite », dans W. ESCHER et alii (éd.), Festschrift für Robert Wildhaber, Bâle 1973, p. 546. Pour des exemples russes, voir L. M AJKOV, Velikorusskija zaklinanija, Saint-Petersburg 1869. 18. Ms Vienne 2817, f. 28 (XIVe s.), dans A. SCHÖNBACH, « Segen », Zeitschrift für deutsches Altertum N. F. 15 (1883), p. 308.
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Tres boni fratres ambulabant per unam viam et occurrit illis dominus Ihesus Christus et ait : « Tres boni fratres, quo itis ? » Dicunt ei : « Domine, imus ad montem colligere herbas plagationis, percussionis et doloris ». Et dixit dominus : « Venite mecum et iurate mihi per crucifixum et per lac beate Virginis, ut non in abscondito dicatis, nec mercedem inde accipiatis. Sed ite ad montem oliveti et tollite inde oleum olive, intingite in eo lanam ovis et ponite super plagam et sic dicite : Sicut Longinus miles latus salvatoris aperuit, non diu sanguinavit, non rancavit, non doluit, non tumuit, non putruit, nec ardorem habuit, sic plaga ista, quam carmino, non sanguinet, non rancet, non doleat, non tumeat, non putreat, nec ardorem tempestatis habeat. » In nomine patris et filii et spiritus sancti. Amen.19 Trois bons frères se promenèrent sur une route et le Seigneur Jésus-Christ les rencontra et leur dit : « Trois bons frères, où allez-vous ? » Ils lui répondirent : « Seigneur, nous allons au mont cueillir des herbes pour la blessure, la contusion et la douleur. » Et le Seigneur dit : « Venez avec moi et jurez-moi sur le crucifix et sur le lait de la bienheureuse Vierge que vous ne le révélerez en cachette ni ne le vendrez. Allez au mont des Oliviers et prenez là de l’huile d’olive, enduisez-en la laine de brebis et posez-la sur la blessure et dites ainsi : De même comme le soldat Longin transperça le côté du Sauveur, il ne saigna ni ne putréfia ni ne fut douloureux ni ne se tuméfia ni ne pourrit, ni ne fut enflammé, pareillement cette plaie que j’enchante ne saigne ni ne putréfie ni ne soit douloureuse ni ne se tuméfie ni ne pourrisse ni n’ait d’inflammation. » Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Bien que le nom du malade réel ne soit pas mentionné dans la formule, le charme le concerne directement : c’est pour lui que le Seigneur agit et parle. Son intervention directe est exprimée par l’emploi du verbe à la première personne (carmino) et son complément, la précision concernant l’objet de l’action, la plaie actuelle (plaga ista). Quant à la conjuration se référant à Longin, elle est utilisée très souvent seule aussi, et appartient au type construit sur le rapport analogique sicut / sic ou quomodo / ita que nous verrons plus loin. Dans un type de charme narratif que l’on peut appeler mixte, une deuxième conjuration s’ajoute à la formule ; ainsi, la reprise modifiée de la conjuration originale (mythique) produit le prolongement du fait mythique jusqu’au présent. 3. Récit avec conjuration ajoutée Bien plus souvent, la conjuration qui complète l’historiette n’est pas prononcée par le protagoniste du mythe, mais par l’officiant réel. Il s’agit ici d’une médiation indirecte, où le plan mythique et le plan réel sont séparés. Une variante de la formule type Longin peut être citée : Longinus miles latus domini nostri Jhesu Christi perforavit, in continuo exivit sanguis et aqua. In nomine Patris cessat sanguis .N., in nomine Filii restat sanguis .N., in nomine Spiritus Sancti non exeat gutta sanguinis .N.20 Le soldat Longin transperça le côté de notre seigneur Jésus-Christ ; aussitôt en sortit du sang et de l’eau. Au nom du Père, que le sang de .N. cesse, au nom du Fils,
19. Ms Leipzig, Universitätsbibliothek, 73, f. 142v (XIIIe s.), dans R. KÖHLER, « Segensprüche », Germania, 13 (1868), p. 184-185. 20. Ms Londres, BL Add. 15236, f. 47v (c. 1300), dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 239.
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que le sang de .N. s’arrête, au nom du Saint-Esprit, qu’aucune goutte de sang de .N. ne sorte.
4. Comparaison Enfin, le charme narratif se limite parfois à l’établissement d’une analogie entre l’épisode mythique et l’état souhaité. Dans cette catégorie, bâtie sur la relation similia similibus, la partie narrative est subordonnée à l’énonciation directive, à la conjuration, qui constitue l’acte verbal central21. Une variante du charme-type « Fleuve Jourdain », utilisé pour arrêter le sang, contient ce type de comparaison : Christus et sanctus Johannes ambelans ad flumen Jordane, dixit Christus ad sancto Johanne : « restans flumen Jordane ». Commode restans flumen Jordane : sic restet vena ista in homine isto.22 Le Christ et saint Jean allant au fleuve Jourdain, le Christ dit à saint Jean : « Arrête, fleuve Jourdain ». Comme le fleuve Jourdain fut arrêté, que s’arrête de la même façon cette veine dans cet homme.
De nombreuses variantes d’un autre charme se référaient à la fixité du Christ crucifié comme cas analogue pour arrêter le sang : Sanguis mane fixus in tua vena sicut Christus in sua poena. Sanguis mane fixus sicut Christus quando fuit crucifixus. Sang, demeure en ta veine comme Christ en sa peine ; sang, demeure figé comme Christ lorsqu’il fut crucifié.23
II. Éléments constitutifs L’origine des thèmes et des motifs des charmes narratifs a toujours intéressé les historiens des religions. S’agit-il des éléments de mythes connus, appliqués aux besoins de la magie ? Ou bien, les historiettes ont-elles été inventées ad hoc ? Certains érudits pensent que les historiettes magiques étaient des créations ad hoc : « Si d’aventure le sorcier ne trouvait pas dans la mythologie quelque analogie pour la situation de laquelle il devait délivrer son homme, il s’aidait en créant lui-même un mythe où quelque dieu se trouvât dans une situation analogue »24. Cependant il existe beaucoup d’historiolae qui ne sont attestées que dans les charmes. Plusieurs charmes égyptiens contre les piqûres de scorpion ou contre les crocodiles mettent en scène Isis, Horus, Ré, Thot. Ces historiettes, bien qu’elles fassent référence à un système mythique, ne sont pas connues en dehors des charmes. Elles semblent familières au patient qui les lit ou les entend, lui permettant de se transporter au temps mythique, d’autant plus que le dialogue que les dieux
21. D. FRANKFURTER, « Narrating Power », op. cit., p. 469. 22. O. EBERMANN, Blut- und Wundsegen in ihrer Entwicklung dargestellt, Berlin 1903, p. 24. 23. J. WIER, Histoires disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infames, sorcières et empoisonneurs, t. II, Paris 1885 (15791), p. 25-26. 24. H. LEXA, La magie dans l’Égypte antique, Paris 1925, t. I, p. 55 ; cf. aussi A. DELATTE, « Étude sur la magie grecque », Musée belge 1914, p. 106 : « On peut y observer comment la nécessité d’obtenir une influence magique par une évocation de ce genre amène le magicien à créer des légendes ou des mythes ».
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prononcent dans le cadre du récit les rend encore plus présents25. Certains charmes antiques ont pour objet une historiette sans préciser le nom des protagonistes surnaturels, mais l’emploi du passé, et surtout le caractère miraculeux et peu réel de l’épisode suggère qu’il s’agit d’un événement d’ordre mythique, comme le charme contre l’inflammation du papyrus Philinna au Ier siècle (PGM XX)26 : Le fils de la déesse la plus auguste, l’initié a été brûlé. Sur le plus haut mont, il a été brûlé. Le feu a englouti sept petits de loup, sept d’ours, sept de lion, mais sept jeunes filles aux yeux foncés ont puisé de l’eau avec des cruches bleu foncé (lapis lazuli) et ont apaisé le feu inlassable.
Selon D. Frankfurter, les historiettes mythiques antiques ne sont pas les dérivés de mythes connus, ou de macro-mythes : elles peuvent être considérées comme le transfert performatif, exprimé en récit, du pouvoir du domaine mythique au présent humain27. Qu’en est-il pour les charmes narratifs médiévaux ? 1. Traditions syncrétistes et fragments d’apocryphes D’une façon générale, la plupart des historiolae donnent l’illusion de se référer à des épisodes des temps évangéliques, de la vie des saints, d’une façon générale, à des événements intemporels. Certains de leurs éléments remontent à des traditions très anciennes : ainsi, la formule des « Trois bons frères » est attestée dans une version grecque du Ve siècle : Trois hommes nous rencontrèrent dans le désert, et ils demandèrent au Seigneur Jésus : « Quelle est la médication pour les malades ? » Et il leur dit : « J’ai donné de l’huile d’olive et j’ai répandu aussi de la myrrhe pour ceux qui croient au nom du Père et du Saint-Esprit et du Fils »28.
Malgré l’anonymat des « trois hommes », la présence et la parole de Jésus suffisent de conférer une apparence d’authenticité à l’épisode : on peut l’imaginer facilement comme une anecdote apocryphe concernant la vie de Jésus. Les éléments de la formule type « Trois anges », charme-type assez peu attesté dans ses versions médiévales en latin, mais très populaire dans ses versions « folkloriques », est le résultat d’un « bricolage », d’un assemblage de motifs dont on peut retracer les origines. Les trois anges sont vraisemblablement les archanges Raphaël, Gabriel et Michel. Dans une oraison du XVe siècle contre la goutte, on demande à Dieu de les envoyer en aide au malade :
25. D. FRANKFURTER, « Narrating Power », loc. cit., p. 459 : « These stories are told as events in mythic time, but are punctuated with dramatic monologues delivered by the various deities, giving the narrative a strong ʿpresence’ if heard aloud ». 26. Voir Ch. A. FARAONE, « The mystodokos and the dark-eyed maidens : multicultural influences on a late-Hellenistic incantation », dans M. M EYER et P. MIRECKI (éd.), Ancient Magic and Ritual Power, op. cit., p. 297-333. 27. Ibid., p. 464 : « as the performative transmission of power from a mythic realm articulated in narrative to the human present ». 28. Oxford, Bodleian Library, Papyrus Oxyrhynchus 1384, K. P REISEDANZ (éd.), Papyri graecae magicae, t. II, Berlin 1928, p. 215-216 ; trad. dans M. W. MEYER et R. SMITH (éd.), Ancient Christian Magic. Coptic Texts of Ritual Power, Princeton 1999, p. 31.
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Mittere dignare, dominus deus, de celis in adiutorium huius famuli tu Ambrosii contra guttam et contra concta sibi aduersancia sanctos archangelos tuos Michaelem, Gabrielem, Raphaelem29.
Quant aux sept démons, personnifications de sept maladies, ils remontent à des traditions juives : dans le Testament de Ruben, sept démons sont associés avec des vices, ayant leur siège dans le corps. Dans les Évangiles, sept démons sont chassés de Marie-Madeleine (Lc 8, 2 ; Mc 16, 9) ; sont également mentionnés sept esprits qui entrent dans un homme (Mt 12, 45, Lc 11, 26). Dans l’apocryphe Passion de Matthieu, le démon qui rend malades la femme, le fils et la belle-fille de l’empereur se nomme démon à sept esprits, ayant sept noms. Dans l’apocryphe copte Le livre de la résurrection du Christ, sept démons de destruction descendent au monde inférieur pour essayer de s’emparer du corps du Christ crucifié. Et, enfin, dans les conjurations médiévales, on évoque « sept sœurs » comme personnifications des fièvres : frigores et febres – VII sorores30 ; un charme pour fièvres énumère les noms des « sept sœurs » : Septem sorores estis. Prima ex vobis dicitur Lilia. Secunda Restilia. Tertia Fugalia. Quarta Suffoca. Quinta Affrica. Sexta Julia. Septima Macha31.
Le thème même de la rencontre des forces surnaturelles protectrices avec les démons maléfiques remonte à la tradition antique. Une amulette romaine du III e siècle tardif, trouvé dans une tombe, contient une formule grecque contre la migraine dans laquelle une démone – Antaura – sort de la mer ; Artémis d’Ephèse la rencontre et lui demande où elle va porter la migraine32. Dans une formule juive du VIIe siècle, trois anges rencontrent Lilith, assassine des nouveau-nés33. Ce type de charme où un ange (des anges) ou un saint lie (nt) le pouvoir d’un démon (des démons) causant la maladie ou la mort, connut une très large diffusion. Notamment, les textes relatant la légende de saint Sisinnios, vainqueur de la démone Gello (Gylo), identifiée parfois avec le diable, appartiennent à ce type34. Quant au thème central du charme « Jourdain »35, à savoir l’arrêt du fleuve, il apparaît dans l’Ancien Testament (Josué III, 16) : le cours du Jourdain est suspendu lorsque les prêtres portant l’Arche de l’Alliance y pénètrent ; de même, le Psaume CXIV évoque le même phénomène lors de la sortie d’Égypte du peuple d’Israël36.
29. Ms Berlin theol. 8° 132, dans A. FRANZ, Die kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Fribourg, Graz 1960 (19091), p. 508. 30. Ibid., p. 482, 483. 31. Ms Dijon, 448, début du IXe s., dans E. WICKERSHEIMER, Manuscrits latins de médecine du haut Moyen Âge dans les bibliothèques de France, Paris 1966, p. 33. 32. A. A. BARB, « Antaura, the Mermaid and the Devil’s Grandmother », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 29 (1966), p. 1-24 ; id., « The survival of Magic Arts », dans A. D. MOMIGLIANO (éd.), The Conflict Between Paganism and Christianity in the Fourth Century, Oxford 1963, p. 121. 33. Voir M. GASTER, « Two Thousand Years of a Charm against the Child-Stealing Witch », Folklore 11 (1900), p. 129-162. 34. Voir H. A. WINKLER, Salomo und die Karina. Eine orientalische Legende von der Bezwingung einer Kindbettdämonin durch einen heiligen Helden, Stuttgart 1931 ; R. GREENFIELD, « St Sisinnios, the Archangel Michael and the Female Demon Gylou : the Typology of the Greek Literary Stories », Byzantion 15 (1989), p. 82-141. 35. Voir F. OHRT, « Zu den Jordansegen », Zeitschrift des Vereins für Volkskunde N. F. 1 (1930), p. 269-274. 36. Ps CXIV, 3 : « le Jourdain retourna en arrière ».
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Dans la Chronique pascale, on trouve le modèle immédiat du charme : Jésus fut baptisé « par Jean dans le fleuve du Jourdain, et le Jourdain rétrograda en arrière. Or le Seigneur dit à Jean : Dis au Jourdain : Arrête, le Seigneur s’en est venu vers nous. Et aussitôt les eaux s’arrêtèrent »37. Le pèlerin Antonin de Plaisance (vers 560-570) est témoin de la répétition du miracle le jour de l’Épiphanie à l’endroit où le Seigneur fut baptisé : « À l’heure où il [le prêtre] commence à bénir les eaux, aussitôt le Jourdain, avec un rugissement, revient en arrière, et il s’arrête jusqu’à ce que le baptême soit terminé »38. Le charme Longin procède différemment. Il se réfère à un épisode de la Passion du Christ bien connu par les Évangiles. Mais le charme le transforme en miracle, en donnant à la plaie du côté du Christ une interprétation d’allure docétiste, en niant toute peine et dégradation. Si l’on continue l’examen des éléments constitutifs d’autres charmes dont les protagonistes sont le Christ et des saints, on s’aperçoit que, dans la plupart des cas, il est impossible d’identifier l’origine des thèmes dans les Écritures, les apocryphes ou l’hagiographie, bien que ces historiettes aient toujours l’apparence d’appartenir à un corpus apocryphe… 2. Motifs de valeur symbolique On doit alors se demander quels sont les « ingrédients » originaux dont elles sont construites. En réalité, la trame des historiettes se cristallise autour des éléments ayant une forte valeur symbolique. Tout d’abord, les protagonistes sont des dispensateurs d’un pouvoir miraculeux : le Christ, divers saints, des anges. Pour confronter le « guérisseur » miraculeux, surnaturel, et les forces malfaisantes ou le malade, c’est le thème de la rencontre39 qui est utilisé le plus souvent : les anges rencontrent les démons, le Christ, les bons frères, ou saint Pierre dans les exemples cités plus haut. Sur ce schéma sont construits bien d’autres charmes ; par exemple, une formule anglo-normande contre le rancle fait rencontrer et dialoguer Cosme et Damien avec la Vierge Marie : […] seint Cosme e seint Damien en veie alerent [e] Nostre Dame seinte Marie encountrerent. Dist la dame « Chosme e Damien, ou en alez ? » « Dame, en ost alum, plaies i ferun. Dites dunc coment nous les sanerum ». « De vostre main destre les seignez, del quart dey les tochez si que goute ne rauncle n’i acoille ne Nostre Sire Jesu Crist del cel nel voille. »40
On reconnaît le même scénario que celui du charme « Trois bons frères », avec la différence qu’ici l’adjuvante miraculeuse – la Vierge ‒ ne conseille ni recette
37. L. DINDORF (éd.), Chronicon pascale, Bonn 1832, p. 420 sq. ; PG 92, c. 545, § 225. 38. « Itinéraire du pèlerin de Plaisance », dans P. MARAVAL (trad.), Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient (IVe-VIIe siècle), Textes choisis, présentés, traduits et annotés, Paris 1996, p. 213. Voir pour d’autres occurrences du thème : A. JACOBY, Ein bisher unbeachteter apokrypher Bericht über die Taufe Jesu, Strasbourg 1902. 39. Sur le thème de la rencontre dans les charmes, voir F. OHRT, « Über Alter und Ursprung der Begegnungssegen », Hessische Blätter für Volkskunde 35 (1936), p. 49-58 ; pour le folklore russe, voir V. J. M ANSIKKA, Über russische Zauberformeln mit Berücksichtigung der Blut- und Verrenkungssegen, Helsinki 1909, p. 44 sq. 40. Ms Oxford, Bodleian Library, Digby 86, f. 30v-31r (XIIIe s.), dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 85.
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médicale ni formule verbale. La rencontre et le dialogue sous-tendent aussi un charme dont l’objet est la guérison des porcs : Jutus e Arnes enchausceent. Munt pluruent, se depleinount pur lur pors ke moreynt. Seint Owrs i survint, si lur dist « Beuz enfaunz, pur quei plurez, pur quei vous despleit ? » « Sire, ci seum e plurum pur nos pors qui merent de arch e de arech e de tuz dount pors merent ». Seint Owrs lur dist « De par Dei, pernez ael e orge e triblez ensemble en un auge, si lur donez a manger. Par la force de Dieu gari seint vos pors de arch e de arech e de touz maus dunt pors merent, amen. »41
La rencontre est naturellement liée au motif du cheminement, du passage. Dans un grand nombre de charmes narratifs, c’est le concept de transition qui domine, comme pour souligner le processus magique qui accomplit la transition d’un état à un autre. D’où la fréquence des lieux intermédiaires ou lieux de passage dans un bon nombre de charmes. Comme lieu de passage, un certain nombre de charmes de saint Pierre commencent par situer l’événement « devant la porte de Jérusalem », ou « de Galilée » : Ad portum Galylee iacebat Petrus42 ; Ante portam Galilee iacebat Petrus43 ; Beatus Petrus l’apostol jazia davan la porta de Galilea.44 Ante portam Jerusalem sedebat sanctus Petrus.45
D’autres charmes ont pour lieu éminent le pont : Xps [il s’agit probablement d’une erreur, à la place d’un nom de saint] in ponte stabat tristis46 ; Martha super pontem maris stabat.47
Une autre série de charmes met en relief la position médiatrice entre deux éléments comme le mont, intermédiaire entre la terre et le ciel (mont Sinaï ; mont des Oliviers). Le rivage (bord de l’eau, bord de la mer), entre l’eau et la terre, constitue le motif de cristallisation d’un certain nombre de charmes, indépendamment des protagonistes qui y figurent. Une série de charmes contre la maille (macula) commence par ce motif. Dans les versions les plus anciennes, c’est une poule qui est assise sur la rive de mer et enlève la maille des yeux. Le même lieu apparaît dans des variantes christianisées des charmes dont les protagonistes sont des saints :
41. Ibid. 42. Ms Stockholm, Bibl. Royale (XIVe s.), dans F. HOLTHAUSEN, « Rezepte, Segen und Zaubersprüche aus zwei Stockholmer Handschriften », Anglia 19 (1897), p. 79-80. 43. Ms Milan, Biblioteca Ambrosiana, fonds lat. C. 9, f. 90v (XIVe s.), dans E. FRANCESCHINI, « Un nuovo codice del “De duodecim lapidibus preciosis” », Aevum 26 (1952), p. 182-183. 44. Ms Cambridge, Trinity College, R. 14.30, f. 146rv (2e moitié du XIIIe s.), dans P. MEYER, « Recettes médicales en provençal d’après le ms R. 14.30 de Trinity College (Cambridge) », Romania 32 (1903), p. 293. 45. Cité par J.-B. THIERS, Traité des superstitions, VI, 2, 33, Paris 1741, J.-M. GOULEMOT (éd.), JeanBaptiste Thiers. Traité des Superstitions, croyances populaires et rationalité à l’âge classique, Paris 1984, p. 166-167. 46. Ms St.-Gallen, cod. 550, f. 55 (IXe s.), dans P. PIPER, « Segen aus Sankt Gallen », Germania 25 (1889), p. 70. 47. Éd. F. HÄLSIG, Der Zauberspruch, op. cit., p. 283.
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Sancta Thecla Mathaste super ripam maris sedebat, sanctus Nazarenus ad sanctum Aquilinum et ad sanctum Decium hec verba referebat dicens : « Oremus, fratres, dominum, ut dispergat maculam ex oculis dei N. Si nigra sit destruat, si rubea sit deficiat, si alba sit dispergat ».48 Sainte Thècle Mathaste était assise sur le rivage ; elle adressa ces paroles à saint Nazaire, à saint Aquilin et à saint Dèce en disant : « Prions, frères, le Seigneur, pour qu’il éloigne la maille des yeux du serviteur de Dieu N. Si elle est noire, qu’il la détruise, si elle est rouge, qu’il la fasse disparaître ; si elle est blanche, qu’il l’éloigne ». Sanctus Nazarius, sancta Thecla et sancta Aquilina sedebant super mare. Dicit sancta Thecla : « Ambulemus. » Dixit sanctus Nazarius : « Ambulemus. » Dixit sancta Aquilina : « Eat macula de oculo istius .N. sicut alba, si est rubiconda vel nigra… »49 Saint Nazaire, sainte Thècle et saint Aquiline étaient assis au-dessus de la mer. Sainte Thècle dit : « Marchons. » Saint Nazaire dit : « Marchons ». Sainte Aquiline dit : « La maille de l’œil de ce N., qu’elle soit blanche, rouge ou noire, s’en aille… » + Alia + nec glia + nec alma + Super maris ripam sedebat St. Nicolaum [sic], de oculis famuli Dei N. astergebat dicentes [sic] : « Si es rubra, Christus deleat ; si es alba, Christus destruat ; si es nigra, Christus despargat… »50 […] Sur la rive de la mer était assis saint Nicolas, il dissipa de l’œil du serviteur de Dieu N., disant : « Si tu es rouge, que le Christ t’efface ; si tu es blanche, que le Christ te détruise ; si tu es noire, que le Christ t’éloigne ».
Toute autre est la fonction d’un charme du XVe siècle pour la bénédiction de la pervenche, où aux trois saints sont substituées trois sœurs : Super ripam riue sorores sedebant, pervincam manibus tenebant, carmina reuoluebant…51 Sur la rive étaient assises trois sœurs, elles tenaient une pervenche à la main, et répétaient des chants…
Parmi les éléments et les matières, l’eau et la pierre prédominent dans l’imaginaire des charmes. L’eau est mentionnée ou suggérée par de nombreux motifs de lieu évoqués ci-dessus. La pierre, et en particulier la pierre de marbre, est le motif cristallisant de plusieurs charmes. C’est sur une pierre qu’est assis soit le protagoniste souffrant, soit le guérisseur. Dans un charme contre les vers, c’est le Christ, assis sur une pierre, qui prononce une conjuration contre les vers :
48. Dans J. H. GALLÉE, « Segensprüche », Germania 32 (1887), p. 455. 49. Ms Darmstadt 815, f. 159rv, dans J. HAUST, Médicinaire liégeois du XIIIe siècle et médicinaire namurois du XVe, Bruxelles-Liège 1941 (“Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. Textes anciens” 4), p. 99. 50. Ms Uppsala, Univ. bibl., D 600, f. 151 (xve s.), dans F. OHRT, Danmarks Trylleformler, Copenhague 1917-1921, t. II, p. 35-36. 51. F. OHRT, Herba gratia plena. Die Legenden der älteren Segensprüche über den göttlichen Ursprung der Heil- und Zauberkräuter, Helsinki 1929 (“Folklore Fellow Communications” 82), p. 23.
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Christus in petra sedebat et virgam in manu tenebat et dixit : « domine, si vermes isti sunt vivi, moriantur, et si mortui, exeant foras. »52 Le Christ était assis sur une pierre et tenait une verge à sa main et dit : « Seigneur, si ces vers sont vivants, qu’ils meurent ; s’ils sont morts, qu’ils sortent ».
Contre le mal des dents, c’est également le Christ, assis sur le marbre, qui guérit par sa parole saint Pierre souffrant : XpS super marmoream sedebat petrus tristis ante eum stabat manum ad maxillum tenebat…53 Le Christ était assis sur le marbre, Pierre se tenait devant lui, il portait sa main à sa mâchoire.
Inversement, dans la plupart des variantes, c’est le malade – saint Pierre54, ou la Vierge, ou encore sainte Apolline –, qui se tient sur la pierre : Sancta Maria sedebat supra petram. Qui supervenit ? Dominus noster Jhesus Christus et dicebat : « O Maria, cur fles ? » Que respondit : « Quidam vermis corrodens confugit in dentes meos. »55 Sainte Marie était assise sur une pierre. Qui passa par là ? Notre Seigneur JésusChrist et dit : « Ô Marie, pourquoi pleures-tu ? » Elle répondit : « Car un ver rongeur se réfugie dans mes dents ». Sainte Apolline assise sur la pierre de marbre, Notre-Seigneur passant par là, lui dit : « Apolline, que fais-tu là ? » « Je suis ici pour mon chef, pour mon sang et pour mon mal de dents ». « Apolline, retourne-toi ; si c’est une goutte de sang, elle tombera ; si c’est un ver, il mourra ».56
L’occurrence du motif de la pierre dans les formules contre le mal de dents s’explique probablement par une association basée sur la qualité de la pierre et celle ‒ souhaitée ‒ des dents. Il existe d’autres motifs forts qui servent à aimanter un groupe de charmes narratifs. Dans quelques formules, la position assise du protagoniste souligne l’immobilité, la stabilité. Ces charmes par ailleurs ont été utilisés pour arrêter le saignement : Stulta femina super fontem sedebat et stultum infantem in sinu tenebat sicant ; mont. siccant. uall. siccant uene uel qui de sanguine sunt plene.57 Une femme stupide fut assise à une fontaine et tenait à son sein un enfant stupide. Les monts se dessèchent, les vaux se dessèchent, les veines se dessèchent même si elles sont pleines de sang.
52. Hiesigen Universitätsbibliothek, ms 652, f. 77-78 (XIIe s.), dans O. ZINGERLE, « Rezepte aus dem Jahrhundert », Germania 12 (1867), p. 466. 53. Ms Harley 585 (Lacnunga), f. 183-184, dans T. O. COCKAYNE, Leechdoms, op. cit., t. III, p. 64. 54. Cf. plus haut, n. 18. 55. Wroclaw, Universitätsbibliothek, ms. I.F.334, f. 7 (XVe s.), dans J. K LAPPER, « Das Gebet im Zauberglauben des Mittelalters », Mitteilungen der Schlesichen Gesellschaft für Volkskunde 9 (1907), p. 10. 56. O. EBERMANN (éd.), « Le Médecin des Pauvres », Zeitschrift des Vereins für Volkskunde 24 (1914), p. 136. 57. Ms Berne, Bibl. Munic. A. 92, f. 1 (fragment XXIV) (Xe s.), dans H. HAGEN (éd.), Catalogus codicum Bernensium, Berne 1874, t. I, p. 129. XII.
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En voilà la version christianisée : Scribantur hee litere in fronte pacientis in sanguine proprio : + a + g + l + a, et dicatur istud carmen : « Nostre Dame sist sur un banc e tient sun cher fiz en sun devant. Veraie mere, verai enfant, verraye veine, tien ton sanc… »58
Il apparaît que les historiettes, basées ou non sur un thème attesté dans la tradition légendaire, sont composées autour d’un motif principal, auquel se rattachent ensuite les autres éléments constitutifs : les protagonistes, les actions, les paroles conjuratoires. Mais tous ces éléments peuvent se regrouper dans d’autres assemblages, autour d’un autre motif significatif, pour former un nouveau charme. Les variations de charmes que les manuscrits médiévaux nous ont conservés sont dues en partie aux vicissitudes de la transmission orale. La plupart des formules narratives ont été prononcées lors de la pratique de guérison. D’un côté, la mémorisation imparfaite, la mauvaise compréhension de certains mots expliquent la transformation des formules. D’un autre côté, c’est la vivacité des traditions orales qui faisait naître de nouvelles variantes de la même formule59, avec l’amplification de certains motifs et avec l’enrichissement des formules par de nouveaux effets sonores ou des expressions poétiques. Quant à l’écriture des charmes, les erreurs des scribes contribuaient à la « corruption » des textes : ils notaient les charmes soit d’après l’oralité ‒ c’est le cas certainement des charmes que l’on trouve sur les marges ou sur les espaces blancs des manuscrits ‒ soit d’après des modèles écrits qui, parfois, pouvaient être « corrompus », ou mal écrits. III. L’efficacité des historiettes Comment peut-on concevoir le pouvoir spécifique des charmes narratifs ? Bien évidemment, c’est dans la conjuration que se concentre la partie rituelle du charme ; une importante partie des charmes est d’ailleurs constituée uniquement de paroles conjuratoires60. Mais les charmes narratifs tirent leur force particulière, en plus de la conjuration, du récit même. Le contenu même de l’historiola a un pouvoir intrinsèque, le pouvoir de la narration (narrating power). Tout d’abord, l’évocation de l’événement miraculeux du passé relie le patient au monde mythique. La résolution du problème est transférée sur un plan mythique. Cela est particulièrement efficace lorsque la narration contient un dialogue entre le protagoniste mythique et le patient du passé : le patient réel entre directement dans la situation mythique. Lorsque le patient réel est nommé dans le dialogue, l’identification avec le patient miraculé du passé est complète. L’emploi du dialogue, ainsi que la médiation directe – la conjuration prononcée par le protagoniste de l’historiola – contribuent grandement à l’actualisation de l’événement mythique, miraculeux : « la réalité donnée est corrigée par la parole ; il a pour ainsi dire
58. Ms Londres, BL, Sloane 146, f. 48-49, dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 284. 59. Pour une réflexion sur les variations textuelles des charmes dans le folklore, voir J. ROPER, English Verbal Charms, Helsinki 2005 (“Folklore Fellows Communications” 288), chap. IV : « Towards the study of variation », p. 164-190. 60. Pour l’approche générale du sujet, voir mon livre Charmes et prières apotropaïques, Turnhout 2003 (“Typologie des sources du Moyen Âge occidental” 86) ainsi que D. C. SKEMER, Binding Words. Textual Amulets in the Middle Ages, Pennsylvania 2006.
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substitution ; un événement qui se déroula dans le lointain passé et qui maintenant possède l’éternité et la valeur typique du mythe, est littéralement actualisé par la puissance de la formule, qui le rend présent et fécond »61. Deuxièmement, une analogie est établie entre la situation du passé et celle du présent selon le principe de la magie analogique. Marcel Mauss a donné la définition de l’« incantation mythique » : « […] elle consiste à décrire une opération semblable à celle qu’on veut produire. Cette description a la forme d’un conte ou d’un récit épique et les personnages en sont héroïques ou divins. On assimile le cas présent au cas décrit comme à un prototype, et le raisonnement prend la forme suivante : Si un tel (dieu, saint ou héros) a pu faire telle ou telle chose (souvent plus difficile), dans telle circonstance, de même, ou à plus forte raison, peut-il faire la même chose dans le cas présent, qui est analogue »62. Autrement dit « l’identité de situation doit entraîner une identité immédiate de dénouement ; une fois recréées les conditions d’une situation ancienne, il est impensable que l’issue puisse être différente de ce qu’elle a une première fois été »63. L’efficacité pour la guérison provient ainsi du pouvoir surnaturel du protagoniste mythique, et non pas de celui de l’officiant qui récite l’historiola : la formule véhicule et transfère ce pouvoir du temps mythique au temps présent. La base de l’analogie est le plus souvent la ressemblance ou l’identité de la situation du passé et de celle du présent : mal de dents, diverses maladies et blessures. Dans d’autres cas, l’analogie s’établit entre l’action pratiquée dans le mythe l’état souhaité : c’est le cas notamment du charme « Jourdain ». Dans d’autres cas, l’analogie se réduit à une comparaison basée uniquement sur la véracité (authenticité) de l’événement miraculeux de l’épisode passé : on y fait appel à la croyance au miracle, ou tout simplement aux articles de la foi : Ausi verreiment cum Nostre Sire Jhesu fu mis en la croiz en le mount Calvaire, et ausi verreiment cum il sufrit cink plaes pur nous, et ausi verreiment cum ses plaes ne festrerent ne ranclerent, ausi verreiment ne pussent lé plaes cesti .N. rauncler ne festrer. E ausi verraiment cum il se resuscrita au tierz jour de mor en vie, ausi verraiement pussent ces plaes aver saunté et garrisoun, amen64.
Un autre charme se réfère à la véracité de la virginité de Marie et de son enfant, tout en mettant en rapport la stabilité de la Vierge, assise sur un mont, et le désir d’arrêter le saignement : La virgine mere sur mont seit e sun virgine afant sur sun devant tint e virginement le lete. Virgine fu la mere e virgine fu la (f)afant. Ausi verement estanche Deu tun sant.65
61. G. VAN DER LEEUW, La religion dans son essence et ses manifestations, Paris 1948, p. 415-416. Voir aussi du même auteur, « Die sog. ʿepische Einleitung’ der Zauberformeln », Zeitschrift für Religionspsychologie 6 (1933), p. 161-180. 62. M. M AUSS, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », dans Sociologie et anthropologie, Paris 1950, p. 47 (étude parue originalement dans l’Année sociologique, 1902-1903). 63. S. SAUNERON, « Le monde du magicien égyptien », dans Le monde du sorcier (“Sources orientales” 7), Paris 1966 (“Sources orientales” 7), p. 40. 64. Ms Londres, BL Add. 15236, f. 31v, dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 227. 65. Ms Londres, BL Sloane 3550 f. 95v, dans T. HUNT, Popular Medicine, op. cit., p. 301.
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Avec l’assimilation du patient au monde mythique, il s’agit de le sortir de son isolement ; son cas n’est plus perçu comme fortuit, mais prend le sens de l’ordre naturel perturbé par l’intrusion des forces surnaturelles maléfiques ; et sa guérison est imaginée comme le rétablissement de l’équilibre de l’ordre cosmique. De cette façon, dans les charmes, la fonction de la comparaison n’est pas de faire ressortir des ressemblances mais plutôt d’affirmer la possibilité même d’une mise en relation entre événements appartenant à des séries différentes, de permettre la mise en ordre de l’univers… C’est ainsi que l’acte perturbateur, inconnu, se trouve intégré à un ordre rassurant ; il s’agit d’une activité de classement66. D’une façon générale, on peut dire que les charmes narratifs sont des « mythes » à part entière mais qui n’existent que sous une forme « appliquée ». Ils sont au service d’une « efficacité symbolique »67, censés produire la répétition d’un épisode miraculeux par sa narration, voire par sa simple évocation. Quant à leur matière « anecdotique », on peut la qualifier d’« apocryphe » au même titre que les logoi du Christ, les actes apocryphes du Christ ou des saints ou encore les légendes populaires pieuses.
66. T. TODOROV, « Le discours de la magie », L’Homme 13 (1973), p. 52. 67. L’expression est de C. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris 1958 (2e éd. 1971), p. 205226.
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UNE JEUNE FILLE CHANGÉE EN JEUNE HOMME : HOMÉLIE SUR UN MIRACLE SURVENU DANS LE MONASTÈRE DE QARTMIN, DANS LE TUR ABDIN * Françoise BRIQUEL CHATONNET Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 Orient et Méditerranée
Le ms. BnF syr 3751, copié au couvent de mar Gabriel de Qartmin en 2190 AS (1879 AD), contient l’histoire des trois saints fondateurs du monastère, mar Samuel, mar Siméon et mar Gabriel, ainsi que celle de mar Siméon de Zaïté2. Entre les trois premières pièces et la dernière, sont intercalés d’abord un hymne, puis un mimrō composé peu avant la copie du manuscrit, qui évoque un miracle récent, attribué à l’intervention des saints fondateurs, et particulièrement de mar Gabriel, protecteur du couvent. C’est ce mimrō qui fait l’objet de la présente étude. Il a été composé au XIXe siècle, peu après le miracle relaté3. Le miracle, dont le texte souligne à l’envi le caractère absolument inédit, est le changement d’une jeune fille en jeune homme. Si, de fait, les parallèles n’abondent pas dans les textes hagiographiques, on peut cependant y voir l’aboutissement extrême d’un thème récurrent dans ce genre de littérature, qui met en scène des femmes se déguisant en hommes pour pouvoir entrer dans un monastère ou s’agréger à une troupe d’ascètes : il suffira de mentionner l’histoire de Thècle, dans les Actes de Paul et de Thècle, ou celle de Pélagie la Pénitente4. Sans qu’il faille pour autant suggérer une quelconque influence gnostique, le thème évoque cependant aussi l’idéal que l’on retrouve dans la pensée gnostique, qui vise la réunion de l’individu, dont la division en sexes opposés est l’œuvre du mal. C’est pourquoi je suis heureuse d’offrir cette petite étude à Michel Tardieu, qui a consacré tant de ses travaux à cette philosophie et à cette pensée religieuse. Le style ampoulé et grandiloquent du mimrō est accentué par les effets de rime qui ont poussé l’auteur à des répétitions et des expressions contournées. L’auteur vise à convaincre par effet d’accumulation. Il cherche surtout à souligner le caractère inédit du miracle, que même le Christ n’a pas réalisé, sans lui donner pour
* Je remercie Alain Desreumaux qui a bien voulu relire cette étude et m’a fait de très utiles suggestions. 1. Description de ce manuscrit dans F. BRIQUEL-CHATONNET, Manuscrits syriaques. Bibliothèque nationale de France (manuscrits entrés depuis 1911, n°s 356-435). Aix-en-Provence, bibliothèque Méjanes. Lyon, bibliothèque municipale. Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire. Catalogue, Paris 1997, p. 57-60. Sur la composition de ce manuscrit et sa valeur de témoignage sur le couvent de Qartmin à la fin du XIXe s., voir eadem, « Note sur l’histoire du monastère de Saint-Gabriel de Qartamin », Le Muséon 98 (1985), p. 95-102. 2. Sur ces récits, voir A. PALMER, Monk and Mason on the Tigris Frontier. The early history of urʿAbdin (“University of Cambridge Oriental Publications” 38), Cambridge 1990. 3. Pour la date, voir infra n. 11. 4. P. P ETITMENGIN (éd.), Pélagie la Pénitente : métamorphoses d’une légende (“Collection des études augustiniennes” 84 et 104), t. I-II, Paris 1981-1984.
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autant la moindre substance concrète. Le texte suit les schémas du genre, y compris dans l’affirmation du témoignage d’un infidèle, forcément impartial. Il s’agit manifestement de rendre du lustre au célèbre couvent de Qartmin, qui avait joué un si grand rôle dans l’histoire de l’Église syro-orthodoxe. D’où l’insistance sur deux thèmes : les réminiscences bibliques mais surtout l’histoire du couvent et la puissance encore agissante de ses saints protecteurs. Si la faible qualité littéraire de la pièce est évidente, elle apporte un témoignage émouvant sur un couvent qui se trouvait alors dans une situation de grave déclin 5. Le mimrō est copié aux f. 134r-151v6 du manuscrit. Il est formé de strophes de 4 vers de 12 syllabes7, ce qui correspond au mètre de Jacques de Saroug 8. L’écriture, serto, est très ample et le texte est vocalisé par une combinaison de voyelles grecques, mais surtout de points-voyelles « orientaux », un phénomène très fréquent dans les manuscrits copiés dans les derniers siècles dans l’Église syro-orthodoxe. Le copiste a fait quelques fautes rectifiées en marge ou interlignes à la collation.
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5. En 1870, A. SOCIN avait vu 14 moines participer à l’office (« Zur Geographie des Tur Abdin », ZDMG 35 (1881), p. 237-269, spéc. 250 et 254) ; G. BELL en 1909, n’a plus rencontré qu’une religieuse et un moine (From Amurath to Amurath, Londres 1911, p. 315). 6. Le texte est copié avec une ponctuation de tous ordres très systématique, la taille et la couleur permettant de distinguer les différents ordres. Notamment les begadkephat portent systématiquement les kussoye et ruqqoqe. On a choisi ici, pour ne pas rendre le texte confus, de ne retenir que les points essentiels. 7. Les strophes sont séparées par une ponctuation plus importante formée de 4 points, deux rouges verticaux, deux noirs horizontaux, placés en losange. La ponctuation des distiques, formée de trois points en colonnes, deux rouges encadrant un blanc, n’est pas reproduite ici. Inversement, on a tâché de respecter la forme des ponctuations en deux points, verticales, ʿaloye, ta toye. 8. Ceux-ci sont présentés à la suite dans le manuscrit. Pour la clarté du texte, nous avons choisi une présentation typographique en vers et strophes. Le copiste use parfois d’abréviations, mais le rythme du poème est fondé sur le texte complet.
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Une jeune fille changée en jeune homme
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ÍïÂÁ çÙàâ ¿ÿÙÁ ¾øÍø u ¿~ ÀÌÁ ûâÿâ ~
¾Ćß çâJ K ăïèJ ¾ýØÊø K áÝÁ u ¿ăâ ¾ĆàÙÏ K :¿ÍàÙÏ ¾Á ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûãÁ o ¿Ă½Á ¾Á½XÒ úòå ¿ÿÙàÒ óàÐü N K u ÿØÍÏ~ ¾Ćß ¾ÙÂæÁ ¿~ À
K K u ÿØÎÏ~ ¾Ćß ¾ĆàÙÏ ăïè ¾ÐÙàýÁ ~ J : ûîÿè~ ûÁ áØ~ûÂÄ ûãÁ ¾æÁ ¾åÌÁ o
¿ÿØûÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü 136
Une jeune fille changée en jeune homme
u ¾Ćãàî ÌàÝÁ À
¾Ćß ÀĂ Êø çâN (138) ª ª u ¾ĆãüÍÅÁ ¾Ùàãýâ § ¾ÙàÒ
¾òàÐýâ § ¿ÿÙàÒ : ¾Ćãî ÌàÜ áØ~ûÂÄ ûãß ¾ÁÍÒ N ¿
N K ÌØ o ¾Ćâûâ áÜ óè~ ÀûâÍî ¾ýØÊùß J ûâÿå ¾îÍãü K ~ : À
¾åÌÁ : ÀûÁ
¿ÿÙàÒ óàÐü áØ~ûÂÄ ûâ : ÀûÙïè ¾Ćß Þè ¾Ćãàî ÌàÝÁ ¿~ À
o ÀûÂÄ
¾òàÐýâ ¿ÿå~ ¿ÎÏ ¾Ćß Þè þå~ K : ¾Ùâ ÊÏ ÚÏ~ ¿~ ÀÌß Ìè~ u ¾Øûâ ÌãýÁ ¾æØ Êø ¾Ćãïß ¾ĆãØ J : ¾ÙàÒ ¾ü
¿ÿÙàÒ À
¿ÿÙàÓß ÿØÎÏ o ¾Ùàéâ ¿Ìå ¿Ìß~ Êø çãØÌâ ¾Ćß çâJ J u ûâ~ ÊØÊâ ¾Ćãàî ÌàÝß ¾Ùâ
K K u ûùØ ÚÅè ¾Ùòß~ ûéîĂ ¾ýØÊùß : ûïè ¾ü
~ ÀûÙïè ¾Ćß Þè ¿Íâÿß o ûü~ ÍæãØ
¾ÙàÒ
¿ÿÙàÓß ÿØÎÏ K K çâN ÚÏ~ ÍæâJ : ûâÿå ¾Ćß ¾ýæÙæÁ J : ûâ~ Ìè~ ¿Íâ áî ¾òæÏ ÌÁ ÌÁ I (139) : ûü~ ¿ÿÙàÒ ÿØ~ ¾ÙàÒ ¾å
½Ćàè Ìß
çØûø ¾òæÏ Ìãü o ~ÊøûÙÁ K K : ¿½ãÙæâ ¾Ùòß~ ûéî áØ~ûÂÄ ûâ K K : ¾ĆãØûâ ¾Øûãß ¾æéÙòâ ¾ÙïÁ
: ¾Ćãàî ÌàÝÁ ûîÿè~ ¾Ćß ¿Íâ ûïè o ¾ĆãÙàî
¾Á ÀûâÍïÁ ¿ÿÙàÒ óàÐü J áØ~ûÂÄ ûâ : ¾Á ÀûâÍî ¿ÿÙÁ§ ª
K ¾òÝå ~ : ¾ÂÄ áÜJ çâN
N ÍýæÜ~ N .¾Á~ çÙÁ÷Á ÀÊÐÜ~ ÌàÜ ¿Íß÷Á Íãø N o ¾Á½XÒ ¾å
¿ÿØûÂÁ úòå óàÐü N ¿ÿÙàÒ N N u ÀûÙãÅÁ ¾ÐØ÷å
J áØ~ûÂÄ ûâ K K .ÀăÙÐÁ ¾òÝå ¾Ùòß~ ûéîĂ ¿½âK Úæâ : ÀăØÌå áÜ ÀûÁ
çâN ÍïÁ ÍÙß N N ª§ K ÍïÂÁ ¿ÿÙàÒ o ÀûÙòü áÜ ¾ÙÜ óàÐü N 137
Françoise Briquel Chatonnet
J áØ~ûÂÄ ûâ : ¾ææÒ ~ N J ¿ÿÙÂÁ I K Àûø : ¾åÊî ÌÁ Íàî ÍýæÜ~ ¾òÝæß J J J : ¾æãÏûâ
¿Ìß~ Êø ¿Íß÷Á Íãø J ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü o ¾å~ ÌÁ N N K J J ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûâ : ÀûâÍî ¾òÝå ÌàÜ N J K äÙø~ : ÀûÂø ÍÄ çâN ¿ÿÙâ
Íß÷Á
J N J : ÀûÂü N J
ÊÂî ¿ÿÙàÒ ¿ûÂü óàÐü ¾ü
(140) o ÀûÂÄ ¾Ø
¾ĆãàïÁ ¿ÿå~ ¿ÎÏ ¾Ćß Þè þå~ J : ¾ÙæÓèÍø ~ ¾ùØ N
áØ~ûÂÄ ûâ K K J ¾ýØ K u ¾Ùòß~ ûéî ¿½â Úæâ ¾Ùàïâ K K ¿ÿß çâN ¾ïÁ K ¿Ìãü : ¾ØÊÙÐØ ÀÊÙÅè N o ¾ÙàÒ
¾Á ÀûâÍïÁ ¿ÿÙàÒ óàÐü N : ¾Ü½Ćàâ ÊÙÁ
ûâÍî çÙæÁ áØ~ûÂÄ ûâ J : ¾Ü~ ¾Øÿñ ¿
N Ñýâ ÌÁ N çÝØ~ N K þÙÄ ¾Ćß þå~ J : ¾ÜûÂâ Ìãü ¾ĆãÙÏĂ ¾òÝæß Íéàùå o ¾ÜûÜ áÜ ðãü ¿ÿÙàÒ óàÐü N ¾ÙàÒ
N N
: ¾Ùòß~ ûéîĂ Ìãî ¿ÿïÙè N K áØ~ûÂÄ ûâ J K K u ¾ÙÂÄ ÌàÜ ÀûâÍî ¾òÝå ¿½ĆãÙæâ J J K : ¾Ùãü ÚïÙøĂ çø~
Êø ¾ÙïÁ
o ¾ØăÁ ÌàÜ çØÌè ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ óàÐü N I u ¾Øûâ çâN ¾ïÁ äøN áØ~ûÂÄ ûâ N Íß÷Á K K ûéîĂ : ¾ÙÂÄ äî Íãø ¿½ĆãÙæâ ¾Ùòß~ K : ¾ØûÁ ~ ÀÍÂî Êø ¾æéÙòâ
J ÌÁ J ¿ÿïü ÌÁ o ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ ¾òàÐýâ ( 141 ) N K : ¿ÌÁ~ ¾Á~ ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûâK K ûéî K ăïèJ ¾Ùòß~ : ¿ăâ ¾ÙÏ K K K : ¿ăÂÄ ¾ÐåÍÄ ÊÂî ¿½ãÙæâ o ¿Ă½Á ¾Á½XÒ úòå ¿Íâ ûïè : çÙâûø ÀûâÍî ¿ÿÙÁ
áØ~ûÂÄ ûâ K : çØûâ~ çÙïø ¿ÿÁăü ~ ¾Ćâ
ÍÒ ÌàÜ K K : çÙåÊïàÝÁ ¾ýØÊø áÝß Íéàùå o çÙÐÂýâ ¾Øûâ ÚÅè Ìãýß ¿ÿÙàÒ óàÏÍýÁ N 138
Une jeune fille changée en jeune homme
: ¾ææÒ ~ ¾ÝÙæÜ ¾òÝå áØ~ûÂÄ ûâ K ûéîĂ K : ¾æÁÍÒ äî ¿½ãÙæâ ¾Ùòß~ .¾æãÏûâ
J ¿Ìß~ Êø ¿Íß÷Á Íãø J ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü o ¾å~ ÌÁ : ¿Ìß~ ÀûÁÎÙÄ
J áØ~ûÂÄ ûâ K ûéîĂ K : ¿Íß÷Á Íãø ¿½ãÙæâ ¾Ùòß~ : ¿ÍïÂÁ ¾ÅÙæÏ ¾ÂàÁ ¾Øûâ çâN ÍïÁ o ¿ÊÏ
ûïè ¿ÿÁ ¿ÍâÿÁ : ÀûÙÐÁ ¾òÝå ¾ææÒ
J áØ~ûÂÄ ûâ : ÀûÙâ~ ÞØ~ ¿Íâ ~ ¿~ ûïè I Íß ¾Øûâ çâN ¾ïÁ ÍÝÙÝãÁ : ÀûÙÓùÁ § K ~ ¿ÿÙàÒ óàÐü (142) o ÀûØÌâ ¾ÙàÒ ¾îÍãü K K u ûâÿå ¾Ćß ¾ýæÙæÁ çâN ÚÏ~ Íæâ K K K : ûéîĂ ¾òß½Á ¾ÁÍø ¾òÝå ¿½ĆãÙæâÿÁ I J J : ûïè ¿ÿÁ ÍâÿÁ ¿~ ÌÁ ÌÁ o ûü~ ÍæãØ
¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü N : ¾Á ÀûâÍî ¿ÿÙÂÁ
J áØ~ûÂÄ ûâ K K ¾Ùòß~ ûéî u ¾ÂÄ ÊÏ çâN ¿½ĆãÙæâ : ¾Á~ çâN ÍïÁ ¾ÅÙæÏ ¾ÂàÁ ¿Íß÷Á Íãø o ¾Á½XÒ ¾å
¿ÿØûÂÁ úòå N ¿Íâ ûïè K áØ~ûÂÄ ûâ ÍÁ~ Þàãàü ¾ÙéÐÁ K K : ¾Ùòß~ ûéîĂ ¿½ãÙæâ ¾æà ~ : ¾ØăÁ ÌàÜ ¾ØûÁ Êø ¿Íß÷Á Íãø K o ¾ÙÂÄ ÍïÂÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü
: ¾æÏ÷å áØ~ûÂÄ ûâ ÍÁ~ ÞÁÍÒ K ûéîĂ K : ¾æÁÍÒ äî ¿½ĆãÙæâ ¾Ùòß~ : ¾æãÏûâ
J ¿Ìß~ çâN ¿ÍïÂÁ ÍïÁ o ¾å
ÀûâÍïÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü K áÝß Íéàùå : ¾Á ÀûâÍî ¾ýØÊø : ¾ÁÍÒ ðýàÜ ÌàÝß ÿå (143) çß ¾Ćß çß : ¾Á~
ÿàãß
ÍòýÜ~ ¿ÍïÂÁ o ¾Á½XÒ ¾å
¿ÿØûÂÁ úòå ¿ÿÙàÒ óàÐü 139
Françoise Briquel Chatonnet
J J : ÀûÂü
ûÂü Ìãü K K .ÀûâÍî ¾òÝå ¿½ãÙæâ : ÀûÂß ÍéÙñ~ ¾ÅÙæÏ ¾ÂàÁ J J o ÀûÂÄ
ÊÂî ÚåÍãü Ìãü N
J ÌØÿØ~ ÚåÍãü K ¾Ùòß~ ûéîĂ ¿Íß÷Á Íãø ¿ÿÙàÒ ÍòàÐü
: ¿ÿÙàÒ
ÿØ~ ¿ÊÙàÙÁ ¾ÙàÒ ¾å
I J ÿØ~ µ µ µ ¾æÝýâ ÀûâÍî ÌÁ u ¿ÿÙÜ ÿÁ äØûâ K J J Àûâ çâ ÍïÁ ¾ĆãÙÏĂ ¾òÝå : ¿ÿØûÁ ÌàÜ N N o ¿ÿØ ÊÏ~ ¾Á½XÒ çæïãü ¿ÿÙàÒ óàÏÍýÁ J u ¾ææøÿâ ¾ØûÁ Ìß ÍÐÂýå J : ¾åÿàÙÏ ¾ĆàÙÏ çÙýî ¾òÙø Ìß : ¾å~ ÌÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü o ¾æÁÍÒ
J áØ~ûÂÄ ûâ ¾Á ÀûâÍïÁ I ûâ : ¾Á ÀûâÍî ¿ÿÙÂÁ
J ÀûÂÄ K K ûéîĂ ¾òÝå : ¾ÂÄ áÜ çâ ¾Ùòß~ ~ J : ¾Á~ çâN ¾ïÁ ¿Íß÷Á äøN ¾ùØ
ª ª o ¾ÂýÁ § ¿ÿÂýÁ § ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü u ¿Ìß~ ¿ÿÙÂÁ
J áØ~ûÂÄ ûâ (144) I : ¿Íß÷Á äø ÍææÓÁ ¾ùØ
J I : ÍÅÙæÐÁ ¾ùÙÐü ¾ÂàÁ
ûâ çâN ¾ïÁ o ¿ÊÏ
¿ÿÙàÒ óàÏÍýÁ ¿Íâ ûïè : ¿ÿØûÂÁ Þè ûîÿè~ ¾Ćß ¿Íâÿß ÎÏ I : ¿ÿÙàÒ ÿØ~ áØ~ûÂÄ Ìãü ¾ü
¾ÙàÒ I K ûéîĂ K : ¿ÿÙÜ ÿÁ ¿½ãÙæâ ¾Ùòß~ K ª o ¿ÿØûø ÊØÊãß § £
Íýå~
ÍàÁ~ ¾ÙàÒ
ÊÂî I : ÿØÍÏ~ Íâ ~ ¿~ À
I : ÿØÎÏ~ ~ ÍØ ÍïùÁ ÌØÿØ~ ¿ÿæýÁ : ûîÿè~ ûÁ áØ~ûÂÄ ûâ ¾Á ÀûâÍïÁ o
¿ÿØûÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü K :
ûÂÏ ÌàÝß áØ~ûÂÄ ûãß Íéàùå K :
ÊÏ áÜ ÀûâÍïÁ áÜ ¾òÝå ÌàÝß K : ÍïÁ ¾Øûâ çâN ÀÊÐÜ~ ÌàÜ ¿Íß÷Á Íãø o
Íéàø~ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü 140
Une jeune fille changée en jeune homme
K : ûïè ¾æÁÍÒ (145) ÀûâÊß À
ÿß ÎÏ K þØ áØ~ûÂÄ ûâ K ¾Ùòß~ : ûéîĂ çÙæâ K : ûâÿå ~
ÿå ¾Ćß çâJ ÚÂÙÂÏ ~ o ûü~ ÍæãØ
¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü u ¿ÿØûÁ áÜ ÌÁ çØûâÿâ ÀûâÊß ~ u ¿Ă½Á ¾Á½XÒ úòå ¿Íâÿß ~ K K : ¿ÿÁûü áÜ ¾Ćâ
ÍÒ ¾ããî Ìß çÙéàùâ K o ¿ÍàÙÏ ¾Á ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûãß K : Àûâ áî ¾îÿýå ¾îÍãü ~ J ÌÁ
¿ÿÁ ¿Íâ áî : ÀûâÍî ÌÁ : ÀûÂø ÍÄ çâN
çØûÙÂø ÌàÝß äÙø~ K o ÀûÂÄ
ÊÂî ÚÏ~ ¿ÿå~ óàÐü ¾ü
J N : ¾üÌß ¾ĆâÊî ¿ÿØûÁ À
¾ØÍü çâN « K ÿÙÁ ÀÊÙÂî ¾Ćß Þè ¿~ : ¾ýÂÙæÁ À
N J : ¾ýØÊø ~ ¾ÝÙæÜ ¾òÝå
ûïè ¾ĆâÊî o ¾üûñ ~ ¿ÿÙàÒ óàÐü áØ~ûÂÄ ûâ : ¿ÍâÿÁ ¿~ ÀÌÁ ûâ~ ÍÏ J ¾Á ÀûâÍïÁ
ûîÿè~ J : ¿ÿæü ÌÁ ÌÁ K áî áÜ áî ¾ýæÙæÁ : ¿
(146) ðãü N o ¿ÿãÙø ÌàØ ¾æÁÎÁ áØ~ûÂÄ ûâ § äÙø~ § J ûâÿå ~
ÿå ¾Ćß çâJ : À
¾åÌÁ K : Àûâ áî ¾îÿýå ¾îÍãü ~ : À ¾åÌÁ
¿ÿÁ ¿Íâ áî o ÀûÂÄ ¾Ø
¾ĆãàïÁ ¿ÿå~ ¿ÎÏ ¾Ćß Þè þå~ K ¾ýØÊø K áÜ : ÀûâÍïÁ ÌÁ ÿØ~ ÀûÙÐÁ ¾òÝå : ÀûÂÏ ¾Ï~ ûãß ¿
áØ~ûÂÄ ûâ K K : ÀûÂß ÍéÙñ~ ¿½ãÙæâ ¾Ùòß~ ûéîĂ J o ÀûÂü
¿ÿÙàÒ ¿ûÂü ¿ÿïü ÌÁ : ÍØÊø~ ÍØÍå~ ÍÝàâ çÁÎÁ : ~ áÙÐÁ áØ~ûÂÄ ûâ ÀûâÍî ÚæÁ~ K K : Íñ~ûø ûâ äî ¿½ĆãÙæâ ¾Ùòß~ ûéîĂ o ÍÓéØûÜ çâ ÍïÁ ¿Íâ áî ¿Íß÷Á Íãø 141
Françoise Briquel Chatonnet
: ¾ØÍè çâ N êؽÁ~ çâ N çØ çØ÷â çâN : ¾ØÊæéÝß~ ÷ãÏ
~ çâ çâ N äÙàü~ N N K J : ¾ÙÓåÍÁ ¾Ýàâ ÊøÍòÁ ¾æü ÿØ~ ¦ áÙÐÁ ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ
ÌÁ o ÌØ
~ ÀûâÍïß N : Ìؽéø Íéñ~ çâ N çØ÷â ÍÜ çâN (147) K çâ : ¾ÙÓéÂè ÀÌè ¿ÿãÙß ÊØ N ¥ : ¾ÙÝÓå~ ¿ûÁ çâ çÙÜăÜ çâ N K N o ¾ØÍàß
N çØûâ~ ÊÜ ¾æü ÿØ~ : ¿ÿÙàÒ À
¾òàÏÍü ÃÒ £ ¾Óâ ÿÁ : ¿ÿØûø ÊØÊâ ¾æÁĂ ¾Ćãî ¿
ðãü N I K Íéàø ÚÅè ¿ÿÙÜ ÿÁ ÀûâÍî ¾òÝå ÎÏ ¿ÊÏ J o ¿ÿÙãè Ìâ~ ¿ ~ § K : ¾æÁÍÒ
J ¿~ ûïèN À
çâN ûÓè J : ¾ææÒ ~ ¾ùØ ûâ ª
áØ~ûÂÄ K K : ¾æãßÍÏ áÜ ¾ÅÙýòߧ ÌØ ¿ÿÙâ äÙø~ N o ¾å
¾æÁÎÁ ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ óàÐü ¾ü
K : ¿ăÂÄ ¿~ ûïè À
çâN ûÓè K K ÌàÜ ¿ăâ : ¿ÌÙâ ¾ĆàÙÏ K ¿ÍàÙÏ ¾Á ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûâ o ¿ÿØăÁ áÜ ûâ~ ðãü ¿ÿÙàÒ óàÏÍýÁ ¾åăÏ~ ÚÅè ¿ăâ ûïè À
Êø K : ¾æÁÍÒ áÜ ¾Ùàïâ ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûâ K K äÙø~ : ¾åÿÁ½Ü ~ ¾îăâ äàÏ~ ¿ÿÙâ ª K o ¾æÙÏ~ (148) ~ ¿ÿÙàÒ óàÐü§ ¾æÁ ¾åÌÁ J : ¿ÿØûÁ ÌàÝÁ À
¾Ćß ÀĂ Êø çâN I : ¿ÿÙàÒ ÿØ~
ÊÙàÙÁ ¾ÙàÒ ¾å
: ¿ÿØÊàÏ ÌãüÍÅÁ ¾Ćàòå çãØÌâ ¾Ćß ç⧠ª o ¿ÍÝàâ çâN ¾æØ ¾ĆâÍÙÁ ÀÊØûÒ ¿Ìå : ¾æÓè äî À~ ÊÂî À
çâN ûÓè : ¾æÁÍÒ
ÀÍî ¾ÏÍÝÁ Ìýòå þÂÏ N : ¾æãÏûâ
J ¿Ìß~ Êø ¿Íß÷Á äø o ¾å
¾æÁÎÁ ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ óàÐü 142
Une jeune fille changée en jeune homme
K ¾ýØ áØ~ûÂÄ ûâ : ¾Ø½ñ ÀûâÍî ¾òÝå K äÙø~ : ¾Øăýãß ¾æãßÍÏ ÌØ ¿ÿÙâ K : ¾Ùãè ÿñ ¾ÁăÄ ÚÜ ¿ÌØăÜ Úè~ o ¾Ùãü ÚïÙøĂ çø~
J áÙÐÁ ¿ÿÙàÒ óàÐü : ¿ÿàâ ÀÊÐÁ ¾æÙàÜ ÊÐÁ áØ~ûÂÄ ûâ K ÌàÝß äÙø~ : ¿ÿïü ÀÊÐÁ ÀûâÍî ¿ÿÙâ K K : ¿ÿàéÁ ¾Ùâ ¿
áùå £ ÊÜ ¾òÝå çâN ÊÏ o ¿ÿÁ ¾Ø~ ÀÌß ûïè ¾å
¾æÁÎÁ K : ¾Ùàïâ ÀûâÍî ¾ýØÊø áÝß Íéàùå ¾òÝå K çâ ÊÏ K : ¾Ùãè
ÍæÙî ÿñ ûòÁ N £ : ¾ÙàÒ ÊàØ ¿ûùî áî Úß çØûÏ~ o ¾Øûýâ äàÏ~ (149)
ûâ ¾ĆàÙÐÁ çØ ¾åûÏ~ K : ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ ÚÂÙÂÏ ~ óàÐü ÿÁ : ¾ØĂÍø çØÌàÜ ¾æÁĂ ¾Ćãî ¿
ðãü : ¾Ùàïâ ÀûâÍî ¾ĆãÙÏ ¾òÝæß
çÙéàùâ K o ¾Ùãè
ÍæÙî ¿
ÿñ
J áØ~ûÂÄ ûâ N
: ¾Á½XÒ úòå N ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ óàÐü ÿÁ : ¾Á~
ÿàãß
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çØûâÿâ : ¾Á ÀûâÍî ¾ĆãÙÏ ¾òÝæß
çÙéàùâ K o ¾ÂÄ áÝæâ ¾ÙàÒ
Íå½Ćâ
çÙüÿæâ : ¿ÿàÅî áî ¿ÿÁ ¾ñ½Ü ÍØÿØ~ ÿÁ K K : ¿ÿßÍùß Ôü~
ÊؽÁ ¿
Ãéå ¾òÝå çâN ÊÏ K : ¿ÿßÍÅÁ ÿØ~ ¾Ùâ ¾Ćàâ ¿
áùå ~ J ÌÁ J ¾ÙàÒ ¿ÿÙàÒ óàÐü ¾ü
o ¿ÿÜ ÌÁ : ¾æÁÍÒ
J áØ~ûÂÄ ûãß Íéàùå : ¾æü ÍÙÐß ÌæÙãÙÁ ¾Ü
ăÂÏ çâN ÊÏ K : ¾å~ ¿ÍÅÁ ¾òæÏ ÀÍæß ûø~ çØûÏ~ J o ¾å~ ÌÁ ¿ÿÙàÒ óàÐü ¾å
¾æÁÎÁ K áÝß Íéàùå : ¾Ø½ñ ÀûâÍî ¾ýØÊø K : ¾ÙÏ ¿
¾ĆàÙÓø äÐå ¾òÝå çâN ÊÏ : ¾ÙãýÁ ûÏ (150) ¿Íß÷Á äø ÌÄ~ çØûÏ~ K J o ¾Ùòß~ çØĂ Êãî~ ¾îÍü ¿ÎÄ ÌÁ 143
Françoise Briquel Chatonnet
K : ¾Ùàïâ ÀûâÍî ¾ýØÊø áî ¾îÿýå K çâ ÊÏ ¾òÝå ª K : ¾Ø~ ÷ϧ áî ¾Ùâ ¿
(?Íå) áùå N K óàÐü ¾ÐÙýâ ÞØ~ çØûÏ~ : ¾Ćàß÷â ¿ÿØ ¾Ùâ K o ¾Ùãè ÀûÂÄ
ÍæÙî ÿñ ÌæÙãÙÁ ÊÏ K : ¿ÿÙÜ ¿ÿßÿÁ ÀûâÍî ¾òÝæß Íéàùå K : ¿ÿØûø ÀÊÐß ~ ¿
äø ¾Ï~ çâN ÊÏ : ¿ÿÙâ ÚÏ~ ¿Íß÷Á äø ¾èûïÁ ðÅñ K o ¿ÿÙàÒ óàÐü ¾å
¾æÁÎÁ ÚÏ~ ¾ü
K K çâN ÚÏ~ Íæâ : ûâÿå ¾Ćß ¾ýæÙæÁ J : ûâ~ Ìè~ ¿Íâ áî ¾òæÏ ÌÁ ÌÁ I : ûü~ ÍæãØ
¿ÿÙàÒ ÿØ~ ¾ÙàÒ ¾å
Ìß
çØûø ¾òæÏ Ìãü ½àè o ~ÊøûÙÁ N N : ¾Ø
¾Âè ¾ÙæéÜ~ Àûâ À½î ¾ĆàÙàÁ J : ¾Ùàü çéÙæÁ çØûéî ¾ïÁĂ~ ¾æÜÿâ
K K : ¾Øûâ çâN ÍïÁ ¿½ĆãÙæâ ¾Ùòß~ ûéîĂ J ÌÁ o ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ ¾òàÐýâ ¾Ùàß ÌÁ J ÌÁ : ¾ØÊÙÐØ ¾ØûØ ÊÏ Àûñ ÌÁ J : ¾ÙåÍÙî ¦ ¾æÜÿâ
ÃüÍϧª Ìãü : ¾Øûãß ÑÂü ¾ÐÁ ûø ¿Íß÷Á äø o ¾ÙàÒ
(151) ¿ûÂü ¿ÿÙàÒ ÿòàÏÿü~ ¿ÎÏ ¦ ÃüÍÏ ¾ØûØ ûâ~ Ìè~ : ¾ÙåÍÙî £ ÀûÏ Àûøÿâ ¾æâ~ : ¾ÙØÊâ ÊÏ : ¾Øûãß ÍÐÂü ¿Íâÿß ÎÏ þå~ûÁ áÜ Êø o ¾Ùàïâ ¾òÝå áØ~ûÂÄ ûâ ¾Á ÀûâÍïÁ .¾æãÏûâ ÿå~ ¾ææÏ ÿå~ ¿Ìß~ ÿå~ K : ¾æÂÜûâ
ÌÓÏ ¾éÏ ÞææÐÁ ÿå~ : ¾å
Àûâ½Ćâ ¾æßÌùâ ¾æéÝÓâ K o ¾åÌîÿâ
ÌÓÐß ~ ¿
¾Ćß ûâ : ¾Ø½ñ
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ÿå~ K : ¾Ùãü ÚïÙøĂ ÌàÜ ÿæø~ ¾è~ÿü ¾Ćß K : ¾Ø
¾åÌÜ
ÌÓÏ ¾éÏ ÞÙãÏăÁ ûâ ÿå~ K ÚÒÍàÏ ûâ ÿå~ Ìãü
¿ûÙâ o ¾Ùãü ÚýæÝÁ 144
Une jeune fille changée en jeune homme
: ¾Ùå
~ ¾Ø
¾åÌÜ Ìãü ¿
¿ûÙâ .¾å
Àûâ½ĆãÁ ¾ØÍü çâN ¿
ûü
: ¾æÁÍÒ
J ûïè ¿ÿÁ ¿Íâ áî K o ¾ææÏ áÙÐÁ o
Íàâ Úàãü Àûâ½ĆãÁ ûü
L’homélie se termine au f. 151v. Elle est suivie d’une note, d’une écriture beaucoup plus petite, serrée et irrégulière qui remplit le reste de la surface d’écriture et est entourée d’un trait à l’encre rouge et à la plume.
ª ¿ûÙâ N ¾ýÙýø ÌßÌø§ ~
ûâ~ ¾å
Àûâ½Ćâ äàü ¿Ìãýâ ÀûâÍïÁ ûîÿè~ ¿ÿÁ ¿Íâ áî ¾Ø Êâ £ K ûïè ¿ÿÁ ¿Íâ áî ÀûâÍî ¾ýØÊø áØ~ûÂÄ ûâ áÜ çæïãü áî : ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ áî ¾å
¾æÁÎÁ K K Þè þå~ ¿ÿÁ ¿Íâ ûïè áØ~ûÂÄ ûâ çÙæü ¿½ĆãýãÏ J ûïè : ¾ÙàÒ
¿ÿÙàÒ ûâ óàÐü ¾æÁÎÁ :
ÎÏ ¾Ćß o ¾Ùàïâ ÀûâÍïÁ ¿~ ÀÌß
Traduction Par la force de Dieu, nous écrivons le mimrō qu’a prononcé le faible prêtre Mirzā sur le miracle qu’ont réalisé le bienheureux mar Gabriel et les moines du couvent et sur le miracle grand et nouveau qu’ils ont réalisé, sur la jeune fille qui est devenue un jeune homme et sur les malades qu’ils ont guéris, sur la vue rendue aux aveugles et les morts qu’il a ressuscités, dans le mètre de mar Jacques le docteur. Père juste, donne-moi l’intelligence et l’illumination. Fils véridique, donnemoi la connaissance et toute sagesse. Esprit saint, toute science et prudence, pour que je chante dans la joie les louanges de mar Gabriel. Venez, mes frères, chantons les louanges de Notre Seigneur et de mar Gabriel, mar Siméon et mar Karpos9 ainsi que de mar Samuel, des douze mille10 parmi lesquels mar Daniel ; ils ont accompli un miracle par la puissance de celui dont le nom est Emmanuel.
9. Il faut ici probablement corriger la lecture ÍñÀûø de l’homélie. Karpos est l’évêque qui avait ordonné prêtre le fondateur Samuel, Il était mort martyr et Samuel avait apporté ses reliques dans le couvent de Qartmin qu’il fondait. Voir A. PALMER, Monk and Mason, op. cit., p. 21. 10. Désignation collective d’un groupe de moines liés à la première histoire du couvent, selon la tradition.
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Françoise Briquel Chatonnet
Depuis Adam, mes frères, jusqu’aux eaux du Déluge, depuis l’époque de Noé le juste et jusqu’à aujourd’hui, ce signe n’avait jamais été accompli en ce monde, jusqu’à ce que (135) l’ait réalisé le bienheureux mar Gabriel. Dans cette nécessité, le monde entier est resté silencieux ; ceci n’était jamais arrivé, ni dans la nouvelle alliance, ni dans l’ancienne, jusqu’à ce que Notre Seigneur fasse lever parmi nous un éclair, mar Gabriel, moine vénérable autant que juste. Dans cette nécessité, le monde entier est resté entravé ; au temps primordial, le démon l’a entravé et l’a mis sous le joug, jusqu’à ce que Notre Seigneur fasse lever auprès de nous une lumière, mar Gabriel a changé une jeune fille en un jeune homme habile. Dans cette nécessité, le monde entier est resté perdu ; il est resté entravé dans les décrets et les liens du démon, jusqu’à ce que Notre Seigneur fasse lever parmi nous un luminaire ; mar Gabriel a accompli un miracle par la puissance de l’Unique11. Dans la génération d’Abraham au prophète Moïse, et de ce jour jusqu’à Caleb, fils de Yuphannio12, levez-vous, venez et faites le compte jusqu’à ce qu’on atteigne aussi Élie, que ce signe n’a pas été réalisé, témoigne le Seigneur. Voyez le miracle qu’a accompli Notre Seigneur à notre génération, dans le grand couvent du bienheureux mar Gabriel, il a changé (136) une jeune fille et elle est devenue un jeune homme dans cette demeure ; venez, glorifions le créateur et le fondateur. De même qu’il a transformé les eaux à Cana et qu’elles devinrent du vin, ainsi il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune garçon ; par mar Gabriel qui fut pour Notre Seigneur un frère et un compagnon, venez, chantons les louanges de tous les saints qui sont dans ce couvent. Préoccupez-vous de cela, si vous voulez savoir la vérité, ô malheureux, qui voyez la merveille en mar Gabriel, une jeune fille qui est devenue un garçon aujourd’hui, et glorifiez le Seigneur ; croyez en vérité et affirmez-la sans honte. Préoccupez-vous de connaître la vérité, ô malheureux ; ne craignez pas celui qui a fondé les firmaments du ciel ; à toute heure vous direz que les Élus n’ont pas à se défendre ; il a changé une jeune fille, celui qui est appelé le chef des douze mille. Ô malheureux, ne craignez pas la Venue, ni l’heure où toute la création vient au jugement ; de même que vous jetez des flèches13 par Marie14, la Vierge pure, sachez qu’Élisée lui-même a fait revivre un mort15. Les aveugles ont marché vers le fils (f. 137) de Buzi16, quand Il a dit : « Dans cette plaine regarde les os, loue et chante : “Viens, viens, esprit, nerfs et peau” », ainsi a-t-il dit ; l’esprit est venu, il est entré dans les os, croyez et affirmez.
11. Est-ce une allusion au Fils unique du Père, ou une expression empruntée à un environnement musulman ? 12. Nb 13, 6 etc. La forme du nom dans la Peshitta est ÀæñÍØ 13. S’agit-il d’un rite de sorts par des flèches ? ou d’une allusion à 2 R 13, 16-19, comme pourrait le laisser penser le contexte qui parle d’Élisée ? 14. Dans le manuscrit, le mot est surmonté de trois petites croix grecques à l'encre noire, avec un point rouge dans chaque cadran. 15. 2 R 4, 31-37. 16. Ézéchiel. Allusion à Ez. 37, 1-10.
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Une jeune fille changée en jeune homme
Considérez Ézéchiel, fils de Buzi, le prophète admirable, ô malheureux qui appartenez au monde des moines et à la vie ascétique, lui qui dans cette plaine a ressuscité les morts en vérité ; il a appelé l’Esprit, celui-ci est venu dans les ossements, voyez la merveille. Aveugles de l’intelligence, regardez Élie, le maître de maison, qui s’est tenu en prière et a ressuscité le fils de la femme de Sarepta ; il l’a rendu à sa mère qui était aussi une veuve ; les cruches de la maison sont remplies, à sa prière, de farine et d’huile17. Qui ne s’étonne pas et n’admire pas ce signe ? Au milieu de tous les saints qui réalisent prodiges et miracles, mar Gabriel, le grand archange18, a changé une jeune fille : la nouvelle en est sortie dans les contrées. Ce signe n’avait jamais été contemplé chez les prophètes de l’Esprit, ni n’avait été vu chez les apôtres qui réalisaient des merveilles ; mais en ce temps, il a été accompli par mar Gabriel ; il a changé une jeune fille, elle est devenue un jeune homme, le monde admire. (f. 138r) Dans les générations antérieures, ceci n’est arrivé nulle part dans le monde entier ; une jeune fille changée, qui est devenue parfaitement un jeune homme dans son corps ; tout le peuple félicitait mar Gabriel et y ajouta la glorification des saints du couvent. Ô auditeurs, venez admirer ce prodige ; mar Gabriel a changé une jeune fille et elle fut un fils ; ce prodige n’a jamais été réalisé dans le monde entier ; personne n’a jamais vu une femme changée en homme. Frères, un Romain a témoigné de ce signe ; et il a juré au peuple devant le juge au nom du Seigneur : « j’ai vu que cette jeune fille était une fille et qu’elle est maintenant un jeune homme » ; celui qui ne croit pas devant Dieu qu’il soit rejeté. Ce Romain a dit à tout le peuple de Midyat : « Grand honneur aux Douze mille saints ; ils ont réalisé aujourd’hui un miracle que personne n’avait jamais réalisé ; j’ai vu la jeune fille qui est devenue un jeune homme, croyez-le et affirmez-le ». Frères, qui parmi les hommes ne s’émerveillera pas de ce païen qui témoigne du miracle et dit : « Ce jeune homme était une jeune fille, affirmez-le ». (f. 139r) On appelle le païen du nom de Salām Bayraqdār. Mar Gabriel, les Douze mille et les huit cents19 suppliaient et intercédaient auprès du Seigneur très haut ; ils ont réalisé le miracle qui n’avait jamais été réalisé dans le monde entier, il a changé une jeune fille dans le grand couvent et elle fut un jeune homme. Mar Gabriel, le maître de maison du grand couvent, les moines sont venus et se sont rassemblés de tous côtés ; ils se sont tenus, tous ensemble, en prière sur la volonté du Père, il a changé une jeune fille et la nouvelle en est sortie dans toute la création. Mar Gabriel, l’illustre élevé en perfection, et les huit cents et douze mille moines dans les nobles, ont prié et demandé à celui qui a créé toutes les lumières : il a changé la jeune fille à la demande des purs de toutes beautés.
17. 1 R 17, 8-24. 18. Thème récurrent : mar Gabriel est comparé à l’archange dont il porte le nom. 19. Il s’agit des huit cents Égyptiens, qui seraient devenus moines dans le monastère de mar Gabriel et seraient enterrés dans la « Coupole des Égyptiens ». Voir A. PALMER, Monk and Mason, op. cit., p. 58-62.
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Mar Gabriel, le maître de maison, zélé, appela les moines qui se rassemblèrent et entrèrent à l’instant ; ils se tinrent en prière devant Dieu miséricordieux ; il changea la jeune fille et elle devint un garçon dans cette habitation. Mar Gabriel, chef de tous les moines du couvent, lui qui par sa prière a fait sortir des morts du tombeau, (f. 140r) maintenant a changé une jeune fillette en en faisant un garçon ; personne n’a jamais vu qu’une femme devienne un homme en ce monde. Mar Gabriel, le juste, Qustinoyo20, chef sublime des huit cents et des douze mille, a demandé aux trois noms vénérables de l’Unique : change la jeune fille dans le grand couvent et elle devint un garçon. Mar Gabriel dont le couvent a été construit par un ange, duquel personne ne peut mesurer sa longueur et sa largeur, venez, chantons les louanges des moines bienheureux de son nom béni, il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune homme qui écoute toute bénédiction. Mar Gabriel, la troupe qui est avec lui de douze mille, et les huit cents moines du couvent et tous les élus, demandaient de celui qui a fondé les firmaments des cieux ; il a changé une jeune fille en jeune homme témoignent toutes les créatures. Mar Gabriel s’est tenu en prière et a demandé au Seigneur, et les douze mille huit cents se sont levés avec l’élu, ils ont été les intercesseurs devant l’auteur et le créateur et à l’instant même (f. 141r) la jeune fille fut changée et elle devint un jeune homme. Mar Gabriel, chef et père des pères, et les douze mille qui réalisent vie et miracles et les huit cents qui font des prodiges et des actions d’éclat, ils ont réalisé un miracle et la nouvelle est sortie dans les contrées. Mar Gabriel, le maître de maison du couvent de Qartmin, tous les clans et les tribus proclament et disent : « Venez, chantons les louanges de tous les saints à tous moments », pour le changement de la jeune fille, ils chantent grandement les louanges du nom du Seigneur. Mar Gabriel, le moine vénérable autant que zélé, les douze mille et les huit cents avec le bienheureux, se sont tenus en prières devant Dieu le miséricordieux, il a changé la jeune fille et elle est devenue un jeune homme dans cette habitation. Mar Gabriel, le héros21 de la divinité, les douze mille et les huit cents se sont tenus en prière ; ils ont demandé au Seigneur d’un cœur gémissant et dans une prière de demande, et il y eut de la joie à cause du grand miracle qu’ils ont réalisé. Mar Gabriel le moine zélé et éprouvé, et ils ont accompli un signe et un miracle comme il est dit ; avec humilité, il a demandé au Seigneur et non en cherchant à le forcer ; (f. 142r) il a changé une jeune fille, ô auditeurs, en un jeune homme habile. Qui, mes frères, parmi les hommes ne s’émerveillera pas des huit cents moines de la coupole et des douze mille, de ce signe et du grand miracle qu’ils ont fait ? Il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune homme, croyez-le et affirmez-le.
20. L’adjectif ½ÙæÒèÍø désigne sans doute le lieu d’origine de Gabriel, qui était de Beth Qus an d’après la chronique de 819. Voir A. PALMER, Monk and Mason, op. cit., p. 154. 21. La traduction repose sur une correction du mot en ¿ûÁæÄ.
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Une jeune fille changée en jeune homme
Mar Gabriel, le maître de maison du grand couvent, les douze mille et les huit cents d’un côté, se sont tenus en prière, d’un cœur gémissant ils ont prié le Père ; ils ont fait un miracle, la nouvelle en est sortie dans la création. Paix à toi, notre père mar Gabriel, élevé parmi les saints et pasteur des huit cents et douze mille ; ils se sont tenus levés en prière devant le créateur de toutes les créatures ; il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune homme à la demande des élus. Bienheureux es-tu notre père mar Gabriel élevé en triomphe ; et les douze mille et huit cents avec le bienheureux ont présenté une demande à Dieu le miséricordieux ; il a changé la jeune fille et elle est devenue un jeune homme dans ce couvent. Venez, chantons les louanges de tous les saints du grand couvent ; et quant à nous (f. 143r) il nous faut tous les bénir, ceux qui par la prière suppliaient le Verbe du Père : il a changé une jeune fille, cette nouvelle en est sortie dans la création. Shemouni était le nom de la fillette qui est devenue garçon. Les douze mille et huit cents moines du couvent se sont tenus en prière d’un cœur douloureux, ils ont supplié le fils, ils ont changé la jeune fille du nom de Shemouni22 en en faisant un homme. Ce jeune homme par sa naissance était une jeune fille, il y a dans ce couvent une demeure de Marie, la Vierge pure, et les moines bien-aimés ont prié le Seigneur de toute la création ; du changement de la jeune fille nous avons entendu la nouvelle et le tremblement nous a pris. Venez glorifions le créateur et fondateur, Lui, le puissant et intense en force et fort, qui a changé la jeune fille et elle fut un garçon dans cette demeure, dans le grand couvent de mar Gabriel le bienheureux. Mar Gabriel, le maître de maison du grand couvent, les douze mille moines sont sortis de tous côtés, le juste s’est tenu en prière, il a demandé au Père ; il a changé la jeune fille et elle fut un jeune homme le samedi de la semaine. (f. 144r) Mar Gabriel le maître de maison de la divinité, le juste en zèle s’est tenu en prière, il a demandé à son Seigneur d’un cœur chagriné et dans la souffrance, il a fait un miracle en changeant une jeune fille et il y eut la joie. Voyez le miracle qui n’a jamais été réalisé dans la création : le jeune homme dont le nom maintenant est Gabriel était une jeune fille ; les douze mille et huit cents et la Vierge pure en ont fait un jeune homme et il a été conduit au village de Midyad par ses habitants. Ce signe, ce miracle s’est manifesté, en l’an 217623 des Grecs il a été vu, dans le grand couvent de mar Gabriel, il a été fait, il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune homme, la création s’est étonnée. Venez, chantons les louanges de mar Gabriel, de tous ses compagnons, tous les moines et tous ceux qui sont dans le couvent et alentour, qui se sont tenus en prière tous ensemble, ils ont prié le Seigneur, il a changé une jeune fille et elle est devenue un jeune homme, on a chanté leurs louanges. Venez, voyez le prodige et la merveille (f. 145r) qu’ont faite les bienheureux, mar Gabriel chef des milliers au nombre de douze ; mes amis, qui ne s’étonne pas
22. Nom de la mère des 7 fils massacrés lors de la révolte contre Antiochos IV. 23. 2176 AG, soit 1864/65 AD. On pourrait lire aussi ÍIßøÁ , soit 2136 AG, soit 1824/25 AD.
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et n’admire pas, il a changé une jeune fille et elle fut un jeune homme, croyez-le et affirmez-le. O chose admirable qu’admire toute la création, ô merveille dont la nouvelle est sortie dans les lieux ; les peuples, les nations et toute la race chantent les louanges de mar Gabriel le grand archange. Ô auditeurs, venez que nous racontions la merveille et le grand miracle qui eut lieu précisément dans ce couvent, qui fit se lever tous ceux qui étaient enterrés dans le tombeau, aujourd’hui, il a changé une femme, mes frères, et il en a fait un homme. Depuis le début de cette création jusqu’à maintenant, ce signe n’avait jamais été fait parmi les hommes, jusqu’à ce que l’ait réalisé le moine, vénérable et saint : mar Gabriel a changé une jeune fille, ô noble. Regardez et admirez ce signe et ce miracle qui fut réalisé dans le grand couvent cette année ; sur les hommes et sur tous ceux qui ont entendu (f. 146r) il y eut stupéfaction, mar Gabriel a son époque a fait une résurrection. Qui ne s’étonnera ni n’admirera ce prodige, ô auditeurs, venez que nous racontions la merveille, le grand miracle qui eut lieu à notre génération : nul n’avait jamais vu dans le monde qu’une femme soit devenue un homme. Tous les moines saints et excellents qui sont dans ce couvent et mar Gabriel qui fut pour Notre Seigneur un frère et un compagnon et les douze mille huit cents ont supplié le Fils : à l’instant la fillette, qui était une fille, fut un garçon. Au temps du règne d’Honorius et Arcadius24, fut construit le couvent de mar Gabriel par la puissance de Dieu ; les douze mille et huit cents avec mar Karpos se sont tenus en prière, ils ont demandé au Christ un miracle. D’Égypte, de Thébaïde et de Syrie, de Jérusalem et d’Édesse, de Homs et d’Alexandrie, ils ont apporté des présents sur ordre du roi de Byzance au couvent dans lequel une jeune fille est devenue garçon par la puissance de Yah25. (f. 147r) De Nubie et d’Égypte, d’Éphèse et de Césarée, de Tyr et de Sidon jusqu’à la mer des martyrs de Sebaste, de Karkin et de Béroé et Antioche, ils ont apporté des présents en disant : « Alleluiah » 26. Après qu’est arrivée la nouvelle de la transformation de cette jeune fille, l’a entendue le peuple et les grands du village de Midyad, ils ont grandement loué les moines du couvent d’une louange pure, ils sont venus, ils ont vu la joie et l’exultation de sa mère aveugle. À part cela, il a accompli des signes, le bienheureux mar Gabriel, le juste et le zélé ; il a ressuscité les morts, il a donné la guérison aux infirmes ; aujourd’hui il a changé une jeune fille en jeune homme en notre temps. À part cela, il a fait des signes et des hauts faits, des miracles et tous les exploits et les miracles, mar Gabriel, le grand archange, toutes les créatures ont entendu et admiré le changement de la jeune fille.
24. Selon la tradition, les deux empereurs qui régnaient en même temps, l’un sur l’Occident (Honorius 395-423), l’autre sur l’Orient (Arcadius 395-408) auraient fourni des fonds pour construire de nouveaux bâtiments, creuser des citernes et auraient offert des vêtements liturgiques au couvent : voir A. PALMER, Monk and Mason, op. cit., p. 47-58. 25. Le mot Ì Ø¦
½ est-il une manière de rendre le nom divin ? 26. Allusion à la renommée du couvent et à son rayonnement dans les premiers siècles de son histoire.
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Une jeune fille changée en jeune homme
Et avant cela, il a fait bien d’autres miracles, mar Gabriel le chef exalté de tous les bienheureux, il a ressuscité des morts, il a guéri des malades et des souffrants, en ce temps il a changé une jeune fille, ô (f. 148r) parents. Pendant les générations antérieures, ceci ne fut pas dans toute la création, que ce jeune homme était une jeune fille à la naissance, celui qui ne croit pas, qu’un cancer lui tombe sur le corps et qu’il soit rejeté le jour du jugement hors du royaume. À part cela, le bienheureux a mené le combat contre Satan et il s’est enfermé dans une petite cellule, il s’est tenu en prière devant Dieu, le miséricordieux, il a changé une jeune fille, elle est devenue un jeune homme en ce temps27. Mar Gabriel, supérieur des moines du beau couvent, a ressuscité les morts28 et a donné la guérison aux paralytiques, il a soigné les malades, purifié les lépreux et ouvert les (yeux des) aveugles, il a changé une jeune fille par la force de celui qui a établi les firmaments des cieux. Mar Gabriel, par un empêchement et par une parole, a ressuscité tous les morts du couvent instantanément ; et l’un des moines qui jetait l’eau avec une corbeille à ce moment, et ils ont accompli ce signe extraordinaire. Venez, chantons les louanges de tous les saints du couvent exalté et un des moines en Perse a ouvert les yeux d’un aveugle, un autre a prié sur la femme stérile, elle a enfanté un garçon29, et un autre encore par la puissance de son Seigneur (f. 149r) a guéri un paralytique. Après, ô mes amis, qu’il a changé une jeune fille en jeune homme, le peuple et les notables de tous les villages l’ont entendu et ils ont loué le moine bien-aimé du couvent exalté, Mar Gabriel qui avait ouvert les yeux des aveugles. Après qu’il a changé une jeune fille en jeune homme et que la nouvelle en est sortie, ils ont admiré et ont glorifié la parole du Père, ils ont chanté les louanges du moine bien-aimé du grand couvent et ils ont déchiré les vêtements du garçon de tous côtés. Après qu’ils ont apporté une grande pierre sur un chariot, un des moines l’a prise dans ses mains et a jeté sur la cruche ; il est allé la débarrasser, a fait le plein d’eau et l’a rapportée dans une cape 30, aujourd’hui il a changé une jeune fille en jeune homme en ce même lieu. Venez, chantons les louanges de mar Gabriel le bienheureux, dont l’un des compagnons a vaincu par sa main droite une bête fauve 31 ; et un autre a refroidi le feu des païens à l’intérieur de la fournaise32, en ce temps-ci il a changé une jeune fille dans cette demeure.
27. À partir de là, l’auteur évoque des miracles liés au couvent, qui sont relatés dans la vie du saint fondateur Samuel, chapitre XII. 28. La vie de mar Gabriel lui attribue trois résurrections. 29. Miracle de Michael. 30. Ceci fait sans doute allusion à une histoire traditionnellement racontée dans le couvent. À partir de là, l’auteur énumère des miracles accomplis par des saints moines ou abbés du couvent ou ici vénérés, dont la plupart sont relatés dans le chapitre XII de la Vie de Samuel et mentionnés dans le calendrier du Tur Abdin. 31. Miracle de Cyrus bar ufnoye, qui aurait lancé une malédiction sur une lionne ou Job qui aurait affronté un lion furieux. Voir aussi plus loin. 32. Probablement Jean de Callinice, qui aurait éteint un feu cultuel.
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Venez, chantons les louanges de tous les saints du couvent splendide, un des moines a rappelé à la vie quelqu’un qui avait été assassiné, un autre s’est tenu toute la nuit en prière (f. 150r), il a regardé vers le ciel à Gozarto d-Shuʿō, il a baptisé deux mille personnes33. Venez, racontons l’histoire des saints du couvent exalté, un des moines a versé de l’eau sur le dos d’un lion, un autre, comme le Christ, a changé l’eau en huile limpide34, et l’un de sa main droite a ouvert les yeux d’un homme aveugle. Venez, louons les moines du couvent et la vierge pure, un des frères s’est levé et est allé à un village, il a rencontré une civière, il s’est tenu en prière et a fait revivre le mort, aujourd’hui, mes frères, en ce temps, il a changé une jeune fille. Qui parmi les hommes, mes frères, ne s’émerveillera pas, de ce païen qui a témoigné du miracle et a dit : « Ce garçon était une jeune fille, croyez et affirmez ». Le nom du païen est Salām Bayraqdār. Dans la nuit de la fête de mar Philoxène l’illustre ancien, qui correspond au 24 nisan, en silence, les douze mille et huit cents demandèrent au Seigneur et cette même nuit la jeune fille fut changée en jeune homme. Ce même matin, un des moines solitaires dont le nom est ushab, appelé ʿAinwardnoyo, s’est tenu en prière, a offert le sacrifice et a glorifié le Seigneur, il a vu que la jeune fille avait été changée (f.151r) et était un garçon. Le moine ushab ʿAinwardnoyō a témoigné et a dit, ainsi qu’un artisan appelé ararô Medionō, devant tous les hommes qu’ils ont vu le miracle et ils ont glorifié le Seigneur dans le grand couvent de mar Gabriel le moine exalté. Toi Dieu, toi le clément, toi le miséricordieux, toi par ta clémence, absous les péchés de l’auteur, du compositeur et rassembleur de ce mimrō ; Seigneur, qu’il n’y ait plus souvenir de ses péchés. Toi qui illumines toute la création de ta pure lumière, qui a établi les firmaments du ciel sans fondation, Toi Seigneur, dans ta miséricorde, remets les péchés du prêtre excellent dont le nom est Mirzā, Toi Seigneur, joins-moi aux foules du ciel. Mirzā est son nom et il est prêtre de l’ordre d’Aaron, c’est lui qui a raconté depuis le début ce mimrô, sur le grand miracle qu’a accompli le bienheureux, il a commencé le mimro et a achevé ses paroles par la puissance du clément. Note finale Fin de ce mimrô qu’a dit et rassemblé le prêtre Mirzā Mediwoyō sur le grand miracle qui a été accompli dans le couvent renommé de mar Gabriel et des saints du couvent, sur le grand miracle, qu’ils ont accompli à cette époque et sur la jeune fille qui est devenue un jeune homme, et sur le fait que nous avons entendu dire que tous les cinq cents ans mar Gabriel réalise un grand miracle que personne n’a jamais vu ; à l’époque où Notre Seigneur a changé une jeune fille en jeune homme, il a fait ce signe dans le couvent exalté.
33. Miracle de Maron relaté dans la vie de Samuel. 34. Miracles de Thomas et Stéphane.
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PRÉSENCE (ΠΑΡΟΥΣΑ) CHEZ PLOTIN Annick CHARLES-SAGET Université Paris X – Nanterre
Penser Plotin, ce fut d’abord, dans les recherches du siècle dernier, le séparer de la source même de sa pensée, c’est-à-dire le séparer de Platon. Chacun sait désormais que l’intelligible est un monde chez Plotin, non chez Platon, et que l’Un de la première hypothèse du Parménide est le Principe seulement dans l’interprétation de Plotin. Le terme de présence me semble appartenir au même groupe des différences plotiniennes. Bien sûr, le mot se trouve dans les Dialogues de Platon, mais, même lorsqu’il est utilisé dans un contexte dialectique, comme dans le Gorgias (497e, 506d), il n’en devient pas pour autant un mot technique, en dépit des suggestions de Heidegger. En revanche chez Plotin, la παρουσα et surtout le verbe παρεναι suscitent une constellation de sens, qui, pour n’être pas directement l’objet d’un traité, n’en affleurent pas moins à travers des recherches plus clairement thématisées. Prenons par exemple le Traité 22 (VI 4). Il s’intitule « Que ce qui est un et identique peut être en même temps partout tout entier » – Περ> το& τ ¯ν ±ν κα> τα&τον ¯ν ²μα πανταχο& ε³ναι {λον. Problème de présence, comme en témoigne le début du traité : « Est-ce que l’âme est partout présente dans le Tout ? » (τ´ παντ> πµρεστι). La présence est porteuse de paradoxes proprement plotiniens, tel ce lien entre ²μα, πανταχο& et {λον. Elle se lit dans ses traces (¶χνη)1, et peut, à l’extrême de l’effort de pensée, se dire « plus forte » (κρεττων) que le savoir, selon la formule célèbre du Traité 9 (VI 9) 4, 3 : κατ· παρουσαν πιστ¸μης κρεττονα. Peut-être est-ce dans cet excès que l’affirmation plotinienne est apparue incompatible avec les pensées modernes de la finitude. Excès de lumière, excès de perfection. Dans ces excès, la pensée plotinienne apparaîtrait comme ce que nous, modernes, ne pouvons plus partager, comme une parole d’utopie que sa propre lumière a brûlée. Comment en juger sinon en explicitant d’abord quelques arguments des pensées contemporaines qui la refusent, pour en venir ensuite à Plotin lui-même. Nous expliciterons ses paradoxes, en les comparant à ceux qui constituent une autre pensée de la présence (la Shekhina biblique en l’occurrence), pour nous demander enfin s’il est quelque lieu où nous nous retrouvons sensibles à la présence d’une présence qui peut encore se dire avec les mots de Plotin. I. Finitude et perte de la présence dans la pensée contemporaine Pour Heidegger, l’existence implique un être-hors-de, une manière de ne pas avoir naturellement son lieu, ou un lieu propre, si bien que le monde ne m’enve-
1. Voir par exemple Tr. 1 (I 6) 8, 6-8 : « si l’on voit les beautés des corps, il ne faut pas courir vers elles mais savoir qu’elles sont des images, des traces et des ombres – εκ¹νες κα> ¶χνη κα> σκια – et fuir vers cela dont elles sont l’image ».
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Annick Charles-Saget
loppe pas mais s’étend jusqu’à l’horizon, sans fournir les repères qui appartenaient au monde sphérique de l’antiquité, qu’il s’agisse des traditions platoniciennes, aristotéliciennes ou stoïciennes. Le Dasein heideggérien est au contraire exposé. C’est cette expression de l’existence, l’être-jeté, la Geworfenheit, que Hans Jonas retrouva, et par laquelle il proposa de penser l’expérience gnostique 2. Le caractère essentiel de l’ek-sistant est dès lors incompatible avec une compréhension de l'οσα, pensée comme richesse, et de la παρουσα comme manière de se donner en totalité ou comme totalité. Tout au plus, la présence, en tant qu’Anwesen, peutelle être pensée comme événement, comme Ereignis, dans un mouvement selon lequel ce qui advient, en même temps se dérobe. Impossible d’être « comblé » ou « rempli » par la présence. Cette mise en question de la totalité s’accompagne, chez Emmanuel Levinas, d’une expérience de l’infini qui brise toute tentative de fermer le cercle, qui défait, qui rompt toute illusion sur la possibilité de faire cercle avec soi et le monde. Cette expérience peut abstraitement se dire celle de l’Autre en tant que se dit Autre ce qui rompt le cercle du Même, mais, dans l’espace où les êtres se donnent à voir, elle se dit expérience du visage, le visage d’autrui apparaissant comme ce que je ne puis faire entrer dans ma vision du monde comme un simple élément du monde. Cette transcendance vulnérable introduit non une ontologie mais un éthique : comment pourrais-je supprimer, même en le tuant, ce qui échappe à mon pouvoir ? Une telle expérience ne peut trouver place dans la pensée de Plotin. Et pourquoi ne le peut-elle pas ? Ajoutons un témoignage plus récent, inspiré de Heidegger, celui de Reiner Schürmann. Dans son livre Les Hégémonies brisées3, il tente de présenter une histoire de la doctrine des principes, ces « référents derniers » qui ne figurent pas parmi les étants et qui permettent de « ranger [sous eux] tout ce que nous pouvons dire, faire et connaître ». Dans cette histoire des Principes et de leur chute, le premier « fantasme hégémonique » est l’Un grec que fonde le discours de Parménide. Ce principe trouve chez Plotin une manière de s’accomplir mais en même temps d’« être tourné contre lui-même », et, par là même, d’être « destitué ». La justification de ce procès s’appuie, pour l’essentiel, sur le Traité 39 (VI 8), « Sur la liberté et de la volonté de l’Un ». Si, pour répondre aux objections d’une originarité supérieure du hasard, Plotin ne peut répondre que par la liberté de l’Un, « lui seul est libre », alors, à la loi de l’Un, et au-dedans d’elle, s’ajoute une loi autre : celle d’un « libre vouloir »4. Nous ne nous appuierons pas sur cet examen de la fragilité du Principe qui interroge Plotin plus haut encore que ne le fait notre interrogation sur la présence. En revanche, il nous semble nécessaire de faire droit à l’objection heideggérienne prise sous la question : qu’en est-il, chez Plotin, de notre présence au monde ?
2. H. JONAS, The Gnostic Religion, Boston 1958 ; traduction française La Religion Gnostique, Paris 1978, en particulier : « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme », p. 417-442 ; pour la Geworfenheit, p. 435. Sur l’apport de H. Jonas à l’histoire des religions, voir M. SIMON et A. BENOIT, Le Judaïsme et le Christianisme antique, Paris 1968, « Gnose et Histoire des religions », p. 279-288. 3. R. SCHÜRMANN, Des Hégémonies brisées, Mauvezin 1996. 4. Voir R. SCHÜRMANN, Des Hégémonies, op. cit., p. 183-245 (p. 207). Voir également mon article, « Une interprétation contemporaine de la pensée de Plotin : Rainer Schürmann et les Hégémonies Brisées », Diotima 31 (2003), p. 144-152.
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Présence (παρουσα) chez Plotin
Qu’en est-il de la présence du monde à nous-mêmes ? Quant à l’objection issue de la pensée de Levinas, elle nous entraîne à reprendre la question du rapport entre Totalité et Présence qui s’impliquent chez Plotin (ce qui est {λον est πανταχο&), tandis que, chez Lévinas, la présence comme présence d’autrui ou du Tout-Autre5 fait obstacle à la totalité. Or, chez Plotin, il est impossible de dissocier être et êtretout. Lisons Plotin avant de voir si ces critiques peuvent ou non atteindre la theôria plotinienne. II. La présence paradoxale Au sens ordinaire, être présent – τ παρεναι – se dit aussi bien des choses qui sont là et peuvent être ou non à ma disposition, des circonstances présentes, ou des personnes qui, venant d’ailleurs, sont là-pour, pour un repas par exemple. Ce ne sont pas ces significations qui importent à Plotin. La philosophie plotinienne, en effet, prend distance à l’égard de tout ce qui entoure, distance qui rompt avec la sensibilité des sagesses hellénistiques : Epictète parlait à ceux qui aiment argumenter, mais aussi à ceux qui vont aux bains, qui prennent place en des banquets. Avec Plotin, ce monde est mis à distance, tout en étant présent, mais dans ses traces, c’est-à-dire dans les écrits de Plotin, en ses images. Bien des choses sont là, comme en témoigne l’étude de Rainer Ferwerda sur La signification des images et des métaphores dans la pensée de Plotin6, mais elles ne sont qu’en images. La vie philosophique de Plotin s’appuie sur un fond de présences auquel seul Porphyre rend hommage. Sa Vie de Plotin7 bruit de multiples présences, de rencontres, de rejets, de départs aussi. Ce fond de présences sur lequel l’œuvre se détache, je crois que nous devons l’évoquer si nous voulons faire plus que paraphraser les traités, en restant dans leur enveloppe. Car la présence dont Plotin élabore la notion en particulier dans les traités 22 et 23 (VI 4 et VI 5) est une présence para-doxale au sens strict : elle est hors de l’opinion, certes, mais aussi hors du champ quotidien où l’on vit avec les autres. 1. La vie ordinaire, Plotin et ses disciples Chez Plotin, les choses de la vie, les choses humaines, trop humaines, ne donnent pas à penser. Le philosophe vit entouré de ses disciples, il leur indique des travaux, il est sollicité par leurs questions. Mais il s’agit seulement, par rapport à l’œuvre de pensée, d’un fond de présences sur lesquelles prend appui le mouvement du philosopher. Plotin est conscient de ses charges de maître, de tuteur, il les assume avec lucidité sans pourtant s’y attacher. Et s’il songe à un autre lieu que l’école de Rome, il n’imagine pas un désert mais une autre ville, une Platonopolis,
5. Voir Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, La Haye 1974, p. 5-12. 6. R. FERWERDA, La signification des images et des métaphores dans la pensée de Plotin, Groningen 1965. La série des thèmes en images montre la variété de ce monde de métaphores : Le miroir, Les figures mathématiques, La source et l’eau, puis Les rapports familiaux et amoureux, La nature, enfin, en de très nombreuses occurrences, Les arts et métiers, La ville et la société. 7. Nous renvoyons à l’étude remarquable de L. BRISSON, M. O. GOULET-CAZÉ et alii, Porphyre, La Vie de Plotin (cité PVP), Paris, t. I, 1982 ; t. II, 1992.
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nous dit Porphyre8. Plotin est pleinement grec en ce sens : l’espace naturel, s’il n’est plus celui de la cité, est encore celui où l’on peut parler-penser à plusieurs. Il nous faut le redire, pour que l’on sache bien que, si Plotin écrit et médite seul – qui ne le fait ? – et si ces écrits ne sont pas des dialogues, les disciples sont là, en particulier Amélius et Porphyre, ceux sans lesquels ses écrits n’auraient pas été argumentés comme ils le sont et ne nous seraient peut-être même jamais parvenus9. En posant d’abord ce fond d’admiration, de respect et de reconnaissance, on pourra alors ne pas fausser le sens de l’invitation à aller « seul vers le seul », que nous analyserons plus loin. Ajoutons que la recherche se fait souvent en dialoguant : chacun sait qu’il faut parfois retrouver dans les traités les changements d’interlocuteurs, marquer et le pour et le contre, en donnant place, ne serait-ce que par un tiret, à des objecteurs qui n’ont pas de nom mais qui exigent ou ont exigé réponses et éclaircissements. Ce fond de convivialité ou de communauté va de soi et, comme le quotidien qu’on ne voit que de biais, en périphérie, il apparaît parfois en image, illustrant un propos, mais ne devient jamais thème, sujet d’interprétation ; à moins qu’il ne s’agisse de répondre à une doctrine insoutenable, comme celle des Gnostiques du Traité 33 (II 9). Plotin savait très bien, si l’on en croit Porphyre, écarter qui le troublait ou qui l’irritait10. Il avait toujours la force de revenir de ces choses-ci à ce qui était pour lui l’élément de pensée et de vie. Ainsi les notions communes ne lui étaient pas plus étrangères qu’à chacun, mais il s’appuyait plutôt sur elles pour donner assise à un paradoxe. La notion de « présence » en est pour nous un exemple convaincant. 2. La présence comme question Plotin peut-il parvenir à faire que la présence de l’autre humain devienne, non pas le sens premier de la présence, mais une image, entre autres, d’une autre présence ? C’est la question essentielle que nous lui posons. Lisons le premier traité (I 6), « Sur le beau ». Plotin reprend les exemples les plus « voyants » de la présence sensible de l’idée, en s’appuyant sur les dialogues de Platon11, pour interroger l’unité de ce sentiment : la beauté n’est pas une propriété des corps, qui sont tantôt beaux, tantôt laids. La question que pose le philosophe est alors réduite à son expression la plus simple ; et c’est là qu’apparaît pour la première fois le verbe παρεναι : Τ ο¼ν στι το&το τ παρν τος σ½μασι ; Πρτον γ·ρ περ> το&του σκεπτ¿ον. Le neutre ainsi que l'absence de tout mot technique laissent la recherche ouverte. Plotin revient à l’expérience, en ses traits minimaux, qui transposent ce que Platon disait en République VII des trois forces en présence
8. L. BRISSON, M. O. GOULET-CAZÉ et alii, PVP II, ch. 11 et 12, p. 152-155. 9. L. BRISSON, M. O. GOULET-CAZÉ et alii, PVP II, ch. 13 : « Mais si nous ne résolvons pas les problèmes suscités par les questions de Porphyre, nous ne pourrons absolument rien dire sur le texte ». Sur le rôle d’Amélius, voir ibid., T I, p. 270-275, M. O. GOULET-CAZÉ, « Plotin, professeur de philosophie ». Sur l’édition de Porphyre, voir ibid., M. O. GOULET-CAZÉ, « L’édition porphyrienne des Ennéades. État de la question », PVP I, p. 280-327. 10. L. BRISSON, M. O. GOULET-CAZÉ et alii, PVP II : par exemple, ch. 13, Thaumasius, ch. 14, Origène, ch. 15, Diophane. 11. Voir les références notées dans l’édition minor de P. H ENRY et H. R. SCHWYZER, Plotini Opera (editio minor) I, Oxford 1964.
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quand il s’agit de voir : l’objet qui se donne dans sa visibilité, l’âme qui le voit, et la lumière qui fait voir. Mais, dans l’expérience de la beauté, toutes ces forces se renvoient leurs effets, le corps est exalté, la forme peut s’effacer dans la simplicité. Mais la lumière ? La lumière, elle seule, ne peut être absente. Mais que dire de ce qu’elle est, de ce qu’elle peut ? Elle est assurément et nécessairement présente. Toutefois, en cette première analyse, elle ne se distingue pas clairement des autres forces qui font la beauté. En témoigne cette phrase complexe à l’analyse difficile : Τ τÁς χρ¹ας κµλλος Ãπλο&ν μορφÅ κα> κρατ¸σει το& ν ÆλÇ σκοτεινο& παρουσË φωτς ¢σωμµτου κα> λ¹γου κα> ε¶δους Ìντος. Je propose : « La beauté simple d’une couleur (lui vient) d’une forme et (c’est-à-dire) d’une domination de l’obscurité de la matière (qui se fait) par la présence (παρουσË) de la lumière incorporelle qui est raison et idée » (3,17-19)12. La dispersion de la matière est vaincue par la force unifiante de la forme et, par ce rejet, par cette manière d’être repoussée au fond, la matière devient (le symbole de) l’obscurité, car elle est à chaque fois vaincue par la lumière que chaque forme manifeste. La lumière, parce qu’elle est, comme le feu, sans forme, devient l’image de la présence qui attire et émeut. Car l’émoi de l’âme est un signe plus fort que toute qualité de ce qui serait vu ou pensé. L’émoi permet aussi de transformer la question. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est le beau, mais pourquoi l’âme en est ainsi atteinte. Qu’est-ce qui lui devient « présent », au point de la troubler et d’en appeler à quelque chose d’elle-même qu’elle ne sait identifier ? Ainsi la question s’inverse, et l’on va, non du sensible à l’idée mais du mouvement par lequel quelque chose de l’idée se donne au sensible. Dans la première partie du Parménide, Platon en a énoncé les difficultés : comment penser la participation ? Comme le jour ? Comme un voile ? (Parm. 131 b). Socrate maintient la participation, mais sans prétendre savoir. Plotin, et c’est là sa première audace, veut penser cette présence, lui donner un nom : comment ce qui est d’un autre ordre que le sensible est-il présent en ce monde, alors que la relation entre ces deux ordres, visible et invisible, est, pour une pensée logique, impensable. La mise en doctrine de cet impensable s’appellera « procession », c’est-à-dire avancée de l’un vers le multiple. Le mot « procession » est encore une image, mais il importe de comprendre que le problème de la présence sera toujours lié au problème de l’un et du multiple, et qu’il s’agit non seulement de la présence en tant que telle, le « fait » qu’il y a du beau, par exemple, mais de son ad-venir, du passage de l’un au multiple, ou de l’un-multiple au multiple-un, ou du multiple-un au pur multiple. Notons en passant que, pour Plotin, la présence du toi au moi n’en est même pas un cas particulier. Quelques traits singuliers de la notion de présence chez Plotin se dessinent déjà. La présence ne se donne à penser que s’il s’agit d’une présence « véritable », c’est-à-dire d’un être véritablement étant (Ìντως Ìν) ou, à tout le moins, d’un être plus véritablement étant que celui auquel il est présent. Il s’agit de la présence d’un incorporel à quelque être ou sensible ou plus multiple que lui. Impossible, dans cet espace philosophique, d’imaginer la présence d’un Autre qui, comme chez Lévinas, briserait la perfection du tout auquel il appartient. Impossible aussi bien
12. Je remercie B. Lagarde de m’avoir aidée à clarifier l’architecture de cette phrase, en choisissant, contre la suggestion de P. H ENRY et H. R. SCHWYZER, Plotini Opera, op. cit., de faire de κρατ¸σει un datif et non un verbe.
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de situer le Dieu biblique, aussi invisible soit-il, car sa présence, qui est lui-même et lui seul, n’est pas une « relation » qui peut se transposer lorsqu’un rapport unmultiple est décelé. Nous disions que la rupture de Plotin avec l’opinion commune, la doxa, conduisait à insister sur le caractère para-doxal de toute pensée. Pour la question de la présence, un exemple nous est donné dès le Traité 8 (IV 9), « Si toutes les âmes sont une âme unique », où Plotin commence l’analyse en s’appuyant sur une notion commune de la présence : « Nous disons (φαμ¿ν) que l’âme de chaque être est une, parce qu’elle est tout entière présente en tout lieu du corps » (πανταχο& το& σ½ματος {λη πµρεστι), expression bien recherchée pour la pensée ordinaire qui dirait peut-être qu’un être vivant est (ou bien a ?) un corps qui est tout entier vivant. Mais Plotin échappe immédiatement à la pensée ordinaire en lui faisant supporter une hypothèse pour le moins audacieuse : « Est-ce de la même manière que mon âme et ton âme et toutes les âmes seraient une seule âme ? ». Autrement dit, est-ce qu’une seule âme se distribuerait dans les différents corps de la même manière que l’âme d’un vivant préside à toutes ses parties ? Au premier abord, c’est absurde (τοπον, 1,15) car je ne suis pas toi, toutes nos impressions diffèrent13. Et pourtant… Plotin va tenter de plier les évidences de la vie ordinaire à l’exigence spéculative qui anime le débat : il va chercher comment penser une harmonie improbable entre le multiple et l’un dans le monde des âmes, car « si nous refusons cette thèse, le tout ne sera pas un, et l’on ne trouvera pas de principe unique pour les âmes » (1, 23). Il y a là une manière de forcer les limites de l’expérience, de rendre non objectables les énoncés d’expérience, de leur opposer des parallèles pittoresques et inattendus, comme les monstres marins (2, 15). Plus sérieusement, Plotin, en s’appuyant sur la différence entre impression et sensation – à toute impression (πµθος, 2, 8), ne correspond pas une sensation (α¶σθησις), disjoint quelque peu le lien du corps et de l’âme : s’il y a du « jeu » entre affection et sensation, pourquoi faire tant de cas de la différence de nos affections ? Accordons-lui cette différence. Elle ne permet pas de dire que « le reste », c’est-àdire l’âme, serait commun. Une première esquisse de réponse se fait par l’intermédiaire d’un rappel du Timée, 35a : l’âme est un être qui est fait d’indivisible et de divisible. Elle est donc à la fois une et multiple. Mais Plotin reconnaît que cet argument ne fait pas plus qu’éviter un rejet pur et simple de l’hypothèse de l’unité des âmes, laquelle suscite encore et nécessairement un « étonnement ». L’argument permet simplement de moins s’étonner : Íς μ θαυμµζειν τν ες ±ν ¢ναγωγ¸ν (4,1) […] θαυμαστν οδ¿ν […] (4, 25). Cette référence au Timée peut être pour nous l’occasion de marquer l’importance du Timée dans notre problématique. On pourrait en effet penser que transformer la question de la présence en question de l’un-multiple introduit nécessairement une référence au Parménide et à ses jeux savants sur l’être et l’un. Sans doute, des
13. C’est là une des rares occurrences où l’on trouve le Toi et le Moi juxtaposés, mais ce n’est que pour être aussitôt séparés. Avouons que Plotin parle aussi de la συμπµθεια qui fait que, dans un spectacle, nous sommes émus tous ensemble : Tr.8 (IV 9) 3, 9, ou bien, en Tr 28 (IV 4) 41 et 42, des effets de la magie ou de la prière. Ce ne sont pas des thèmes centraux, et Plotin se soucie de ne pas identifier la συμπµθεια et la παρουσα : Tr 8, 2,21.
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expressions, des « miettes » du Parménide peuvent être semées ici ou là14. Mais la question de la présence est une question de procession, d’avancée de l’un vers le multiple sensible. Or, de ce passage ou de cette avancée, la seconde partie du Parménide ne porte aucun témoignage, à la différence du Timée, dont le propos consiste à penser le passage de l’intelligible au sensible. Pour cette raison, je dirais facilement que Plotin répond aux difficultés de la première partie du Parménide par l’exégèse du Timée15. Mais revenons à Plotin et au paradoxe qui n’est pas encore éclairé. 3. Une réponse : la présence par le don Ayant donc écarté provisoirement les objections de l’expérience commune qui croit en une singularité décisive pour séparer chacun de chacun, Plotin, après avoir appelé le secours d’un dieu (θεν παρακαλεσµντες) propose un schéma du passage à la présence : la présence est l’effet d’un don. C’est l’hypothèse exposée au chapitre final du Traité 8 : si l’on refuse qu’une substance unique soit tout entière en toutes substances dans une immanence multipliée où l’unité se perd, alors il faut poser que, de cette substance une et tout entière, les substances multiples, tandis qu’elle demeure – κενης μενοÐσης (5, 2-3). C’est ainsi que, pour préserver à la fois l’unité de l’origine et la multiplicité de sa présence, la présence devient don, don qui ne se disperse pas dans ce qu’il donne : « la substance une se donne au multiple tout en ne se donnant pas » – μαν δο&σαν Ñαυτν ες πλÁθος κα> ο δο&σαν (5,4). Là est l’audace de Plotin, qui rassure : « Que personne ne perde confiance » – μ δ¸ τις ¢πιστετω (5,7). Contre l’expérience ordinaire, quelqu’un ou quelques autres en face de quelqu’un ou de quelques autres, Plotin va donner force à une hypothèse qui apparaît comme seule capable de répondre aux exigences de la doctrine : le monde est un et (donc) les âmes sont unes en tant qu’issues d’une seule âme. Ajoutons que c’est là une manière d’inventer une nouvelle forme de causalité : l’idée est elle-même en elle-même, elle est en tant que telle transcendante au sensible ; d’autre part, elle est là dans les sensibles, immanente, peut-on dire, à ceux qui en participent. Cette hypothèse n’est-elle pas un pur produit spéculatif, tel le moteur immobile d’Aristote qui meut par le désir ? L’hypothèse de Plotin est tout aussi paradoxale. Elle recouvre, me semble-t-il, deux paradoxes. Le premier serait : donner sans perdre (ou, plus positivement, donner par surabondance) et le second : être présent à une multiplicité tout en restant un. Ces paradoxes font l’objet des traités 22 et 23. Nous ne pouvons ici éviter de poser une question, qui est aussi une objection : ces paradoxes sont-ils des compositions de doctrine ou relèvent-ils d’une autre expérience que certains peuvent, parfois, atteindre ? Avant d’examiner ce qu’il en est chez Plotin lui-même, faisons un détour. Voyons si, en un autre lieu, il est possible de trouver des affirmations analogues,
14. Ainsi, dans le titre du Traité 22 cité plus haut, se retrouvent les mots de Parm. 131 a-b : Òν ρα ¯ν κα> τατν ν πολλος […] {λον ²μα ν¿σται. 15. Cf. E. K. EMILLSON, « L’ontologie de Plotin dans l’Ennéade VI. 4-5 » in Contre Platon, 1, M. DIXSAUT (éd.), Paris 1993, p. 157-173, en part. p. 173 : « Plutôt que le Parménide, c’est le Timée 34b et 35a qui fournit à Plotin la question initiale des traités, la présence de l’âme dans l’étendue. »
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relevant ou se disant relever d’une expérience de présence. En effet, si ce mode de présence n’est aucunement un être-avec-autrui, il n’est pas absent de certaines expériences religieuses : le Dieu de la Bible, par exemple, est à la fois présent et inaccessible. Dans cet esprit, je ferai allusion à la notion de présence dans la Bible et la tradition talmudique, à ce qui est nommé la Shekhina, non pour proposer un parallèle incertain, mais pour marquer, comme dans l’ombre, des formes de présence que la recherche de Plotin ne rencontre pas. III. La Shekhina, présence de Dieu dans le monde Que Dieu soit présent à son peuple, c’est ce que Moïse rappelle aux Hébreux, avant de proclamer les commandements : « Le Seigneur notre Dieu a conclu une alliance avec nous à l’Horeb » (Dt 5,2). Puis Moïse appelle le peuple à nouveau, en cette expression, le Shema, que tout croyant dit encore chaque jour aujourd’hui : « Écoute, Israël ! le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un » (Dt 6,4). Comment, avec et malgré l’instance de la Loi, cette présence est-elle pensée ? Une étude récente d’Ephraïm E. Urbach, Les Sages d’Israël16, nous permet de répondre par les commentaires des maîtres du Talmud aux versets bibliques. La présence de Dieu, la Shekhina, implique à la fois proximité et infinie distance. La proximité tout d’abord. Elle suscite de nombreux paradoxes, analogues à ceux de Plotin sur l’un et le multiple, car Dieu ne peut être enfermé dans un lieu. Ainsi en cet exemple : L’empereur s’adressa à Raban Gamaliel : Tu dis que partout où se trouve un groupe de dix juifs, la Shekhina se tient au milieu d’eux ; combien de Shekhina y a-t-il donc ? Rabban Gamaliel répondit en prenant l’exemple du soleil : Il brille sur chaque créature et en même temps sur le monde dans sa totalité. Or le soleil n’est qu’un des milliers de myriades de serviteurs du Saint, béni soit-Il 17!
C’est là une image universelle, et banale, de l’omniprésence. Elle indique seulement qu’une autre pensée, nous dirions une autre logique, doit se substituer à la logique spatiale où être ici, c’est ne pas être là-bas. La réponse du rabbin peut être plus provocante : Un gentil interrogea une fois Rabban Gamaliel : « Pourquoi le Saint, béni soit-Il, se révéla-t-il à Moïse du milieu d’un buisson d’épineux ? » Il répondit : « À supposer qu’Il se soit révélé du milieu d’un caroubier, ou d’un figuier, qu’aurais-tu dit alors ? Cela t’enseigne qu’il n’est nul endroit qui soit vide de la Shekhina.18 »
C’est là une transposition en images du raisonnement de Plotin : ce qui n’est lié à aucun lieu est partout. Quant à la distance de Dieu, elle peut s’exprimer dans la plainte de qui ne peut le dire. Ainsi dans le Psaume 139 : Dieu, que tes projets sont difficiles pour moi,
16. E. E. URBACH, les Sages d’Israël, conceptions et croyances des maîtres du Talmud, traduit de l’hébreu par M. J. JOLIVET, Paris 1996, ch. III, « La Shekhina, présence de Dieu dans le monde », p. 43-72. 17. E. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., p. 54. 18. E. E. URBACH, Les Sages, op. cit., p. 57.
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que leur somme est élevée ! je voudrais les compter, ils sont plus nombreux que le sable. (Ps 139, 17-18)
À quoi répondent, dans Job, les célèbres défis du Seigneur : Où étais-tu quand je fondai la terre ? […] Qui en fixa les mesures, le saurais-tu ? (Jb 38, 4-5) As-tu, un seul de tes jours, commandé au matin, et assigné à l’aurore son poste, pour qu’elle saisisse la terre par ses bords et en secoue les méchants ? (38, 13).
Ce qui se dit aussi en quelques mots : « Tes pensées ne sont pas mes pensées, tes voies ne sont pas mes voies ». Dieu, créateur du monde, est impensable en sa puissance, c’est là un trait universel de la pensée du divin. Mais la Bible ajoute un mode de présence que Plotin jugerait sans doute d’un anthropomorphisme irrecevable : la puissance est aussi pensée comme puissance de tout savoir, de tout savoir des choses humaines : Ne dis pas : « je me cacherai du Seigneur, de là-haut, qui se souviendra de moi ? » (Si 16-17). Celui qui parle ainsi ignore que les yeux du Seigneur sont infiniment plus lumineux que le soleil (Si 23,19).
Disons, en termes abstraits, quelques différences qui séparent la présence du Seigneur, telle qu’elle se dit en ces versets, et la présence de l’Idée ou de l’Un chez Plotin. La Bible est proche de Plotin si l’on considère que toute transcendance, pour être dite et éprouvée, doit être à la fois au-delà et ici même : que serait une pure transcendance ? Mais les modes de présence se séparent absolument : le Seigneur est présent à son peuple, c’est le sens de l’Alliance, tandis que le Principe ou l’Idée sont eux-mêmes en eux-mêmes et, s’ils donnent quelque chose d’euxmêmes, ils ne se tournent pas vers, ni ne se détournent de ceux qui en participent. Au premier, l’on parle et il parle à travers des voix humaines ; le Principe et l’idée sont des neutres, neutres grammaticaux, – τ ε³δος, τ Óν – et neutres par l’absence de toute relation, a fortiori d’alliance, qui impliquerait un lien avec les engendrés. Le principe est hors liens, hors temps. Il ne s’incline pas. C’est là l’immense différence, la discontinuité même qui sépare Plotin et Augustin. Plotin dit : le dieu n’est pas à l’extérieur ; Augustin reprend : « Et voici que tu étais au-dedans et moi au-dehors et c’est là que je te cherchais »19. Pour Augustin, Dieu parle à l’intime du moi et, à sa manière, lui répond. Chez Plotin, le Dieu ne s’incline pas, et l’intelligence, si pleine de pensée, est sans langage (Traité 43, VI 2, 21,4). Il faut garder à l’esprit cette divergence pour ne pas reporter chez Plotin, comme malgré soi, cette humanité d’un Dieu invisible mais qui entend. Pour dire la présence de l’incorporel, il faut maintenir l’originalité d’un désir ascétique qui se vit avec la plus haute intensité alors qu’il est sans retour.
19. Confessions, B. A. 14, Paris 1962, X, XXVII, 38 ; ou bien encore, au milieu d’innombrables invocations, cette image quasi biblique : « Mais toi, Seigneur, […] tu me retournais vers moi-même, me ramenant de derrière mon dos où je m’étais mis pour ne pas porter les yeux sur moi » (Ibid. VIII, VII, 16).
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Cette présence hors temps est donc, chez Plotin, une présence sans absence. L’âme seule est capable d’oubli, d’un oubli qu’elle-même ne comprend pas20. En échappant à l’anthropomorphisme d’un Dieu jaloux, elle perd tout lien avec son contraire. Il n’y a pas de perte possible. Tandis que le Dieu d’Israël se cache, s’éloigne, le Principe, lui, est toujours là, même pour ceux qui ne le savent pas – πÕσιν σÐνεστιν οκ εδ¹σι (Traité 9, VI 9, 7, 29). Que deviennent donc le désir et les fêtes de la rencontre ? IV. Le Traité 9, la fuite du seul vers le seul Ce n’est pas sans raison que Porphyre a placé à la fin des Ennéades, en VI 9, ce traité qui n’est que le neuvième mais qui décrit la transformation de l’âme lorsqu’elle parvient à « la fin du voyage » – τ¿λος Öν ×χοι τÁς πορεας (11,45). Nous savons par Porphyre que la fin de vie de Plotin s’achève en Campanie, dans la solitude, la maladie, mais ce sont les choses d’ici-bas. Le Traité 9, qui est comme l’akmè de la vie philosophique, trace les étapes de l’élévation jusqu’au Principe et, à ce titre, c’est-à-dire dans une visée édifiante au sens propre, marque la fin de l’accompagnement du Maître-de-vie. Dans ce traité, le verbe παρεναι est présent six fois. Mais ce n’est pas de ce nombre que nous attendons certains éclaircissements sur la présence. Ce serait plutôt en cherchant ce que signifie « la fin du voyage » : si quelque chose d’essentiel en ce voyage s’accomplit, peut-on dire que c’est la vie même qui s’accomplit ? En quel sens et quelle vie ? Pour le philosophe qui veut définir le désir de chaque être humain, la fin se nomme « bonheur ». Or il n’en est pas question ici : les hommes divins et heureux (θεων κα> εδαιμ¹νων) de la fin du traité sont des êtres abstraits, abstraits de la vie d’ici-bas laquelle n’a pour eux aucune saveur (βος ¢ν¸δονος). L’image de la fuite tentée par le disciple ne renvoie donc pas à une vie mais plutôt à un risque pris vers l’extrême : de l’extrême du dépouillement, il espère, s’il a bien compris le maître, une expérience unique, au-delà (π¿κεινα) de toute expérience de pensée ou d’affect. C’est là ce qui peut susciter le désir. Très tôt, Plotin a parlé de « rencontre »21, non pas pour dire l’effet d’un hasard dans l’espace de l’extériorité, mais pour marquer la discontinuité qui sépare cette expérience de tout ce qui l’a précédée. C’est pourquoi il ne s’agit pas de bonheur, qui est une continuité obtenue par l’effort, la patience et la déconsidération des désirs, un travail visant l’ ¢πµθεια sur laquelle Plotin raisonne dans le très stoïcien Traité 46 (I 4), « Sur le bonheur », traité qui commence par poser l’équivalence aristotélicienne entre le bonheur et le bien vivre (τ ε¼ ζÁν). Le voyage ne cherche pas le bien vivre, et, en ce sens, il n’est pas la fin de toute vie, et je dirais qu’il y a quelque chose de trompeur dans l’ordre choisi par Porphyre : mettre en final ce traité qui parle d’une expérience à laquelle lui-même
20. Voir le célèbre début du Traité 10 (V 1) : « D’où vient donc que les âmes ont oublié Dieu leur Père ? » 21. Dans le Traité 1 (I 6) 7, 33-34, Plotin écrit : « celui qui Le rencontre est bienheureux (μακµριος et non εδαμων), celui qui ne Le rencontre pas, est le vrai malheureux (Ø τυχÙν μακµριος […] ¢τυχς δÚ Ìντως Ø μ τυχ½ν) ». Il y a aussi celui qui, après avoir vécu dans la lumière, se demande pourquoi, comment il est à nouveau ici-bas. C’est le début, célèbre lui aussi, du Traité 6 (IV 8), « Sur la descente de l’âme ».
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n’a pu atteindre qu’une fois22. Dans une philosophie où le Principe est source et cause de tout ce qui est, chercher à l’atteindre relève plutôt d’un défi c’est-à-dire d’une audace que Kant dirait sublime en sa déraison. Il ne semble pas nécessaire de parler d’une expérience relevant du champ de la présence, si la présence suppose la distinction possible entre ce qui perçoit et ce qui est perçu. Bien sûr, la célèbre expression du Traité 9, 4,3 : « une présence supérieure au savoir », pourrait faire croire à une continuité entre les expériences de présence et l’expérience de faire-un. Mais ne faudrait-il pas plutôt transférer cette supériorité à toutes les expériences de présence dont aucune ne relève d’un strict savoir ? Si le savoir est discursif, dialectique ou distinctif, le sens de la présence ne lui appartient pas, c’est l’effet de participation qui se lit et se dit. Si l’un est présent dans la ligne continue, c’est que j’en déchiffre la trace, je lis l’effet de sa force, mais ce que je vois et dis, c’est la ligne continue, pas plus. Plus qu’un désir de connaître, ce désir est un désir de l’ailleurs, nous dirions un désir du Tout-Autre si Plotin ne réservait encore une certaine « ressemblance » entre celui qui approche et Ce qu’il ne peut tenir 23. Revenons au chapitre IV de ce Traité 9. Il nous permet de préciser qui fait ce voyage et pourquoi, et ce qu’est cette présence-là. « On ne peut ni le dire ni l’écrire », écrit Plotin, pour écarter toute croyance en un savoir possible. Mais, dit-il aussitôt, « nous parlons et nous écrivons pour diriger vers lui et pour faire sortir du langage en éveillant à la contemplation, comme pour montrer la route à celui qui veut contempler. L’enseignement va jusqu’à montrer la route, mais la contemplation (θ¿α) est le travail propre (×ργον) de celui qui veut contempler » (4, 12-16). Celui qui fait le voyage est donc l’âme amoureuse d’un au-delà du beau (4, 18-19). Ce n’est pas toute âme, et toute âme n’en est pas capable, puisqu’il lui faut avoir de commun avec l’Un, qui n’est rien de ce qu’il est, la capacité de n’être rien de ce qu’elle est. Ce qui est (presque) impossible. Il faut une sorte de foi : il ne peut réussir celui qui ne croit pas (¢πιστε, 4,34) dans les paroles du maître. Et celui qui s’est ainsi dépouillé de tout, le verra, pour autant qu’il est visible. Si nous reprenons ces choses qu’on considère comme bien connues, ce n’est pas pour parler de la voie négative et la différencier des autres voies bien connues depuis qu’André-Jean Festugière a commenté Alcinoos24. Je trouve plus important de marquer combien ce voyage est peu sûr, combien il ne peut être placé comme fin car il est un combat, un ¢γ½ν (Traité 1, 7, 31), un combat singulier et non le seul but de la philosophie. Il représente, pour le philosophe, certes une possibilité limite, extrême, où il n’est plus philosophe mais veut être voyant, d’une manière qui peut mener à l’échec, car l’homme méditant n’est pas la Nature qui contemple sereinement, dans un silence proche du sommeil (Traité 30, III 8, 4, 1-14). La mise en présence ne peut se tenter sans qu’il y ait « catastrophe », pour parler comme René Thom, catastrophe que serait le passage du penser au non-penser visionnaire. Mais l’âme revient à elle-même, comme au Traité 6 (IV 8), et son étonnement d’être là réanime l’interrogation philosophique. Il reste que la réflexion sur cette expérience qui, si elle survient, est unique, fonde une certaine compréhen-
22. PVP II, ch. 23, 12. 23. Dans le Traité 1 (I 6) 9,29, il est dit que l’œil doit devenir parent et semblable (συγγενÚς κα> {μοιον) à ce qu’il tente de contempler. 24. Cf. A.-J. FESTUGI ÈRE, La Révélation d’Hermès Trismégiste, T IV, Le Dieu inconnu et la Gnose, Paris 1954, p. 95-102.
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sion de tout rapport entre ce qui donne et ce qui reçoit. Que cette compréhension s’appuie sur des paradoxes, nous l’avons dit, sans avoir analysé ces paradoxes en eux-mêmes. C’est ainsi que cette étude s’achèvera. V. Les images du donner sans perdre Nous lisons dans les fragments de Numénius, au fr. 14 de l’édition des Places une image célèbre de ce paradoxe, cité par Eusèbe25. Numénius évoque un riche donateur, et celui qui reçoit ses dons. Si le donateur transfère ses dons, ceux-ci passent de ses mains à celles de qui reçoit. Une analogie va modifier ce schéma : si les dons sont divins, le donateur ne perd rien tandis que s’enrichit celui qui reçoit. Deux exemples illustrent ce paradoxe. Le premier est celui de la science : « la science, la belle science, enrichit celui qui la reçoit, tandis que ne perd rien celui qui la donne » (fr.14, 9-11). Une seconde image indique un processus analogue qui a lieu dans le sensible, il s’agit de l’image bien connue de la lampe : « C’est ainsi qu’on peut voir une lampe allumée à une autre lampe et porteuse d’une lumière dont elle n’a pas privé sa source : sa mèche a seulement été allumée à ce feu »26. Que penser de la pertinence de ces images que Plotin, lecteur de Numénius selon Porphyre, a repris sans en changer le sens ? Il n’est pas indifférent que Plotin reprenne une image de la lumière pour parler d’une transmission dans le sensible qui ne suit pas les lois ordinaires selon lesquelles ce qui brûle est détruit. Outre la tendance plotinienne à dire que la lumière est incorporelle, il faut penser que l’analogue de cette lumière est le soleil, car lui aussi tout en étant sensible puisqu’il est vu, est pensé comme ne perdant rien de ce qu’il donne. Ce point de physique ou d’astronomie selon lequel les astres sont divinement immortels, nous apparaît aujourd’hui comme un des postulats d’une science historiquement dépassée 27. Il n’en est pas de même pour la première image, celle de la science, à laquelle nous somment tentés d’acquiescer, tellement il est clair que transmettre le savoir n’est pas le perdre. Il faudrait toutefois être capable d’oublier que ce don n’est pas hors temps, qu’il est un processus impliquant une série d’interactions entre soi et soi, entre soi et l’autre, entre l’autre et lui-même. Quand Socrate parlait de réminiscence, il n’oubliait pas de marquer le temps de l’éveil, et à l’esclave du Ménon, il accorde un temps pour recevoir et plus encore pour répondre. En gros, certes, on
25. Cf. E. DES P LACES (éd. et tr.), Numénius. Fragments, Paris 1973 ; voir n. 4, p. 109. Dans les références sur le demeurer de la cause, citées à la n. 5, le renvoi au Tim. 42e ne me semble pas pertinente ; elle est un effet de surinterprétation néoplatonicienne du repos du Démiurge, lorsqu’il transmet aux jeunes dieux la suite de son œuvre ; pour cette pseudo-analogie entre le demeurer et le procéder : voir E. DIEHL (éd.), Procli in Platonis Timaeum commentaria III, Leipzig 1903-1906, p. 314, 25-315, 18 ; traduction A.-J. FESTUGI ÈRE (trad. et notes), Proclus, Commentaire sur le Timée V, Paris 1966-1968, p. 195-196. 26. Trad. E. DES P LACES (éd. et tr.), Numénius, op. cit. 27. Ajoutons qu’il en est de même pour l’exemple de la lampe : bien sûr, la lampe qui allume l’autre peut rester allumée, mais il reste qu’elle a perdu de son énergie en donnant de la chaleur à la mèche qu’elle allume. Cet exemple n’est pas seulement approximativement vrai, il témoigne d’une certaine physique qui rend plus crédible l’hypothèse d’un don sans perte. À ce titre, il n’est pas sans effet.
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ne perd jamais à enseigner ou à transmettre. Ce qui n’équivaut pas à : on donne sans rien perdre28. Examinons le second paradoxe, celui qui donne son titre au Traité 22 (VI, 4), « Ce qui est un et identique peut être en même temps tout entier partout ». Il n’en existe pas d’exemple sensible, puisqu’il s’agit, non d’une action en un même milieu, l’espace sensible des lampes par exemple, mais d’un passage ou d’un don de l’incorporel au corporel. Nous précisons ces contraires, inapparents dans le titre du traité, car ils sont essentiels à la visibilité du paradoxe. Plotin suppose que le don peut se dire et penser si l’on peut transformer l’affirmation négative : « l’incorporel n’est nulle part », en une affirmation positive : « alors, il est partout ». Logiquement, on pourrait dire au plus : s’il n’est dans aucun lieu, pourquoi ne pas supposer qu’il est partout ? L’incorporel n’est, par stricte définition, nulle part. Mais, et c’est là la médiation nécessaire, puisqu’il est présent (nous vivons, nous pensons, et la vie, la pensée sont des incorporels), alors, il faut dire de l’incorporel, non qu’il est quelque part (ce qui est contraire à notre expérience), mais alors qu’il est partout. D’un mode d’existence non dimensionné, se déduit, sans que nous soyons convaincus, l’omniprésence. Le mot « omniprésence » n’a pas de signification sensible, c’est un terme méta-physique, qui prend un sens quand nous disons que, d’une certaine manière, la vie précède les vivants, et l’intelligible, la pensée, tout en conservant un terme ambigu, « précède », pour que le dire glisse entre deux niveaux discontinus. Que conclure de cette analyse qui montre la fragilité des paradoxes qui soutiennent l’idée de présence ? VI. L’ascèse plotinienne, la présence du neutre Il nous faut retrouver le sens du neutre de ce qui donne. Il nous faut alors mettre en question une autre image, banale mais trompeuse : celle du Père. La métaphore du Père est là chez Plotin, bien plus fréquente que ne l’est le terme propre29. Elle vaut pour l’intelligence, père de l’âme, pour le père de l’intelligence, le Premier Principe. Elle paraît en tant que citation d’Homère, d’Hésiode ou de Platon, elle en vient même à habiter le centre, qui est dit père de ses rayons (Traité 39, VI 8, 18,23). Pourquoi cette surabondance de la métaphore ? C’est que le Père est par excellence celui qui engendre. Si l’on croise cette métaphore avec la théorie de la cause, et si l’on conserve l’affect qui est lié à la pensée du père, alors la cause devient « paternelle » et les engendrés peuvent être dits oublieux de leur père (Traité 10, V 1, 1). Peut-être tient-on là une des clés de l’ambiguïté de Plotin : il peut exprimer une causalité d’ordre philosophique en usant de termes mythiques, de telle manière qu’on ne sait si le sens ordinaire a jamais existé pour lui, et si la philosophie reçoit quelque affect de cet usage de la fécondité mythique. Ou bien cette fécondité estelle déjà tellement atténuée sinon exténuée pour la pensée plotinienne qu’elle peut
28. Il est réconfortant de lire à la fin de Karl Marx ou l’esprit du monde, de J. ATTALI, Paris 2005, p. 503, une ouverture vers une recherche des échanges, des riches échanges, qui dépassent les échanges marchands : « Lorsqu’il aura épuisé la marchandisation des rapports sociaux et utilisé toutes ses ressources, le capitalisme, s’il n’a pas détruit l’humanité, pourrait ainsi ouvrir à un socialisme mondial […] Par un passage à la responsabilité et à la fraternité » ; la transmission des savoirs aura toujours sa place dans ce retour à la générosité. 29. Cf. J. SLEEMAN et G. POLLET, Lexicon Plotinianum, Leyde 1980, s.v. πατ¸ρ.
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alors entrer sans coup férir à l’intérieur du langage philosophique. Il nous semble certain, ici, que, pour Plotin, la fécondité du principe est première par rapport à la fécondité des vivants, de même que Platon dans le Timée (90e-92c) pouvait nous faire penser que la sexualité humaine, ou la différence des sexes, vient après et de manière très seconde, au regard de la création de « l’homme ». Il reste que la fécondité par surabondance d’un Principe qui est l’Un (τ Óν) apparaît plutôt comme l’effet d’une créativité conceptuelle évidente, et ne semble pas être, comme chez Platon, l’effet d’un double excès et de vie et de pensée. Il faut donc laisser au neutre sa place priviligiée, et ne voir dans les références aux mythes de fécondité qu’un effet culturel banal en cette époque de libre syncrétisme. Le meilleur nom pour le Principe est bien l’Un ; en tant qu’Un, le principe ne pense ni ne veut ni ne s’incline vers ce qu’il fait advenir à l’être. Donc pas d’intellect qui soit comme un père pour l’âme qu’il nourrit, ce que dit le Traité 10, V 1, 3, 14 ; pas d’intellect non plus qui rendrait l’âme plus divine « parce qu’il est son père et qu’il lui est présent » – τ´ πατρ ε³ναι κα> τ´ παρεναι (3, 21). L’Un est neutre comme l’est aussi le Bien – τ ¢γαθ¹ν. La présence du Bien est nécessairement bonne. Mais peut-on trouver « bon » ce qui ne peut aimer ? Nous voici encore dans la proximité d'une question d’Augustin30. Pouvons-nous désormais répondre à nos premières questions posées par Heidegger et Lévinas, et pouvons-nous répondre à cette question adressée à Plotin de l’intérieur de ses écrits : quel est le mode premier (κυρως) de la présence ? Heidegger a dit que l’ousia platonicienne était trop riche. Pour Platon, je ne saurais décider, mais pour Plotin, oui : Plotin a trop lié chaque être à une totalité qui le porte pour que le désir ne soit pas le désir d’une plénitude et n’implique pas la possibilité d’être en quelque sorte « rempli ». Les mots grecs sont nombreux pour le dire. Or la plénitude du monde n’est plus une expérience de notre temps et, pas plus, celle d’un intelligible qui serait « vraiment » tout, achevé, avant même que je le pense. Devant cet excès, on acquiesce facilement à une vérité heideggérienne qui se donne en se retirant. Accepterions-nous pour autant que la faiblesse nue d’un visage suffise à briser toute totalité ? Il semble plus difficile de voir se briser une totalité qui, si elle est humaine, pour Plotin, n’existe pas : il n’y a pas chez lui d’universel humain, les hommes sont tous divers, plus ou moins bons, plus ou moins mauvais, mais il n’y a pas chez lui de face à face tel que le face à face de l’homme et du Tout-Autre, comme l’était Moïse face à l’Éternel. Plotin a imaginé une grande âme de toutes les âmes, nous le disions plus haut à propos du Traité 8, mais non une grande humanité. Ce refus d’une humanité unissant tous les « frères » humains s’exprime avec violence dans le Traité 33 (II, 9), « Contre les Gnostiques ». Les Gnostiques et Plotin ne se trouvent pas dans le même monde, car le monde est ordre, kosmos, et les Gnostiques ne le voient pas. Plutôt qu’un face à face, Plotin imagine parfois une tête à plusieurs visages, un Hermès polycéphale31. C’est là une idole.
30. On ne s’étonnera pas qu’E. LÉVINAS a voulu rompre avec la philosophie du neutre, en particulier avec « la neutralité impersonnelle » de l’être de l’étant heideggerien. Voir Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye 1961, p. 274 : « Contre la philosophie du neutre ». 31. Cf. Traité 22 (VI 4) in Ennéades VI, T I, E. BRÉHIER (éd.), Paris 1938, p. 175, n. 1. On peut lire aussi, dans mon article « The limits of the self in Plotinus », Antichthon 19 (1985), p. 101 : « Nous
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Notre questionnement de Plotin, quand nous le soumettons à des questions d'aujourd'hui, nous conduit à une conclusion bien prévisible : les réponses sont négatives ou critiques, mais on vise mal, partant de si loin. Revenons donc, pour finir cette étude, aux écrits eux-mêmes, et posons-leur à nouveau notre question de la présence : où a-t-elle un sens que nous pourrions encore partager ? Deux traits ne peuvent être omis : la présence qui importe n’est pas dans le temps ; être présent, c’est être toujours présent, ce qui écarte tout le sensible et tout l’humain. Ensuite cette présence, même si elle n’est pas omniprésence, est une présence qui n’est pas seulement ici et seulement maintenant. Plotin dit qu’elle est une trace, nous pourrions aussi bien dire qu’elle est une promesse, car la trace comme la promesse font voir plus loin que l’ici-et-maintenant. Il y a en toutes deux une générosité, mot que je préfère à surabondance car il est moins lié aux images (trompeuses) de la fécondité. On croirait poser une énigme : qu’est-ce qui, chez Plotin, est un toujours-présent, et d’une présence généreuse qui est une promesse ? Je trouve une réponse dans le premier traité de Plotin, car cette présence, c’est celle d’une belle chose qui m’émeut. N’y a-t-il pas là l’expérience que quelque chose nous est donné et qu’il y a, dans cette présence, une générosité que strictement personne ne donne ? Ici, le neutre de la chose n’est plus un obstacle à l’intensité de sa présence : cette présence n’est pas menacée d’absence, elle est neutre par rapport à l’opposition présence/ absence, elle ne joue pas avec notre peur de l’absence. À l’intensité de sa présence, l’âme – prenons les mots de Plotin – peut s’offrir sans crainte comme lieu pour la recevoir (δ¿χεσθαι). Ce sentiment qu’il y a là un don n’a que faire d’une logique pour laquelle le don implique que quelque chose, par quelqu’un, ait été donné. Pour que la présence soit don, il suffit qu’elle apparaisse comme source (πηγ¸), et que l’attention portée reçoive plus qu’elle ne croyait possible. Alors nous sommes proches du Plotin qui était ému de voir dans une chose belle plus que ce à quoi une simple chose pouvait prétendre. Et nous sommes prêts à recevoir certaines images de Plotin, non comme des métaphores usées d’avoir été trop portées, mais comme des paroles dessinant la présence des hommes et des choses en un tableau qui nous émeut.
sommes tous comme une tête à plusieurs visages tournés vers le dehors » (Traité 23, VI 5, 7, 10).
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RÉCEPTION D’UN ORACLE DE CLAROS EN MILIEU CHRÉTIEN Pierre CHUVIN Institut Français d’Études anatoliennes Université de Paris X, Nanterre
Je voudrais revenir sur les questions soulevées par la transmission fidèle d’un oracle de Claros dans un recueil apologétique chrétien de la fin du Ve siècle, la Théosophie, dont l’auteur a été identifié par Michel Tardieu à un platonicien chrétien hétérodoxe, un certain Aristocritos (la proposition avait été faite par A. Brinkmann à la fin du XIXe siècle ; elle est reprise par Michel Tardieu sur arguments nouveaux1). Aristocritos utilisait certainement un traité d’un philosophe païen de la fin du IIIe siècle, Porphyre de Tyr. Ce traité s’intitulait Sur la philosophie à tirer des oracles2. Quant au titre de la Théosophie, il signifie « la sagesse d’origine divine », la Sagesse révélée, la part de révélation dans les systèmes philosophiques grecs. Ce domaine a fasciné les érudits et j’ai quelque scrupule à le fouler à nouveau. Si je le fais, c’est en espérant contribuer à ouvrir une voie. Je rappellerai d’abord plusieurs points qui paraissent acquis depuis les articles fondateurs de Louis Robert (1968 et 1971) et leur complément de 1979, enregistrant les observations de A. S. Hall 3 (1978). Ils concernent un oracle de Claros gravé à Oinoanda et la forme plus complète de ce même oracle transmise par le manuscrit de Tübingen qui porte la Théosophie. Ensuite je présenterai un document qui n’est certes pas inédit : c’est une mosaïque de pavement d’église découverte en Libye, en 1957, et publiée en 1980, mais la distance est grande à tous égards entre Claros ou Oinoanda et Qasr el-Lebia, et l’interprétation a pris des chemins de traverse. Celle de Qasr el-Lebia a fait en 2003 des progrès considérables grâce à Gianfranco Agosti, qui a aussi, à propos de la mosaïque, fait allusion à l’oracle de Claros transmis par les chrétiens4.
1. A. BRINKMANN, « Die Theosophie des Aristokritos », Rheinisches Museum fur Philologie N F 51 (1896), p. 273-280 ; M. TARDIEU, « Aristocritos », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques, t. I, Paris 1989, p. 389-393. 2. H. ERBSE, Fragmente griechischer Theosophien, Hambourg 1941 ; nouvelle édition H. ERBSE, Theosophorum Graecorum Fragmenta, Stuttgart, Leipzig 1995, p. 169. 3. L. ROBERT, « Trois oracles de la Théosophie et un prophète d’Apollon », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1968), p. 568-599 (Opera Minora Selecta V, p. 584-615) ; « Un oracle gravé à Oinoanda », ibid. (1971), p. 597-619 (OMS V, p. 617-639) ; A. S. H ALL, « The Klarian Oracle at Oenoanda », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 32 (1978), p. 263-268 ; signalé par J. et L. ROBERT, « Bulletin Épigraphique », Revue des Études grecques (1979), n° 506. 4. G. AGOSTI, « La conversione della fonte Castalia in un panello del mosaico della chiesa di Qasr el-Lebia », dans P. CHUVIN, D. ACCORINTI (éd.), Des Géants à Dionysos, Mélanges F. Vian, Alexandrie 2003, p. 541-564 (p. 560-561, en particulier n. 80).
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Pierre Chuvin
I. Premier document : Théosophie, Oracle 13. Réponse à la question : Est-ce toi Dieu, ou est-ce un autre ? (Les deux versions, épigraphique et manuscrite, ont été intégrées) 1. Texte grec ÛσθÝ, περουρανίου κύτεος καθύπερθε λελογχώς, φλογμς ¢πειρέσιος, κινούμενος, πλετος Αών. Ûστι δÝ ν> μακάρεσσιν ¢μήχανος, ε μ Ñαυτν βουλ·ς βουλεύσÇσι πατρ μέγας, Íς σιδέσθαι. Ûνθα μÚν οτ αθρ φέρει ¢στέρας ¢γλαοφεγγες οτε Σεληναίη λιγυφεγγέτις αωρεται, ο θες ¢ντιάει κατÝ ¢ταρπιτόν, οδÝ γÙ ατς ¢κτσιν συνέχων πικίδναμαι αθεροδίνης. ÝΑλλ· πέλει πυρσοο θες περιμήκετος αλών, Óρπων εãλίγδην, åοιζούμενος. Ο κεν κείνου Ãψάμενος πυρς αθερίου δαίσειέ τις íτορ. Ο γ·ρ ×χει δαίειν, ¢ζηχε δÝ ν μελεδηθμ´ ΑÙν αÙνεσσÝ πιμίγνυται κ θεο& ατο&. [lacune] Ατοφυής, ¢δίδακτος, ¢μήτωρ, ¢στυφέλικτος, ονομα μ χωρν, πολυώνυμος, ν πυρ> ναίων, το&το θεός. Μεικρ· δÚ θεο& μέρις νγελοι ñμες. Το&το πευθομένοισι θεο& πέρι Ìστις πάρχει, Αθέρα πανδερκÁ θεν ×ννεπεν, ες òν Øρντας εχεσθÝóõους πρς ¢ντολίην φορντας.
2. Traduction proposée (texte transmis seulement par Aristocritos dans la Théosophie) Il est, placé au-dessus de la coupole qui coiffe le ciel, Flamboiement infini, en mouvement, Éternité immense. Il est impossible à voir pour les Bienheureux, sauf si Lui, Souverain Père, le décide en son esprit. Là, ni le Firmament ne porte d’étoiles resplendissantes, Ni ne se lève la Lune à la claire lumière, Nul dieu ne va à sa rencontre sur ce chemin, et moi-même Je me répands, tournant au Firmament, sans le rejoindre de mes rayons. Mais Dieu est un conduit de feu démesuré, Allant dans un tourbillon, en sifflant. Et on ne risque pas, En touchant ce feu du Firmament, de consumer (de diviser) son cœur. Car ce feu ne peut pas consumer. Mais dans un exercice continuel l’Éternité aux éternités se mêle, du fait de Dieu lui-même. [lacune de deux ou (moins probable) de cinq vers, puis texte donné par trois témoins, une inscription d’Oinoanda, Lactance et Aristocritos] : Né de lui-même, instruit de lui-même, sans mère, inébranlable, Ne recevant pas de noms, aux noms multiples, habitant dans le feu, C’est cela, Dieu. Et nous, nous sommes une parcelle de Dieu, ses messagers. [texte donné seulement par l’inscription d’Oinoanda] :
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Réception d’un oracle de Claros en milieu chrétien
À vous qui voulez savoir ceci : « qu’est-ce que Dieu ? » Il a dit que Dieu est le Firmament (« Éther ») qui voit tout. Regardez-le Et priez, le matin, en regardant vers l’Orient.
3. Quelques observations simples sur le sens obvie de ce poème Dieu est feu. Mais un feu au-dessus du monde (« hyperouranios », v. 1-2), invisible (v. 3-4) parce qu’au-delà des sources de notre lumière (v. 5-9). Bien qu’en dehors de l’espace, il est en mouvement perpétuel. Il brûle sans consumer ni diviser (jeu sur l’homonymie des deux verbes en grec, v. 10-12). Bien qu’en dehors du temps, il est de tous les temps (v. 12-13). Après la lacune supposée, viennent une énumération de théologie négative (3 vers) puis les recommandations aux fidèles, à la troisième personne (« il a dit ») et non plus à la première (3 vers également). Rappel : ce qui est acquis, ce qui ne l’est pas Ce qui est acquis : l’oracle provient du sanctuaire oraculaire d’Apollon à Claros (d’après le témoignage de Lactance5) ; il s’agit bien d’un « oracle théologique » (Nock), spécialité de Claros, qui lui vaut sa notoriété dans tout l’Empire, y compris dans la partie latine d’où proviennent une dizaine de dédicaces énigmatiques d’époque sévérienne du type dis deabusque secundum interpretationem oraculi Clarii Apollinis6. Cet oracle est conservé par trois témoins : la Théosophie en cite 16 vers ; Lactance cite les trois derniers de ces vers, en qui il voit le principium, « l’essentiel, la somme » de l’oracle7 ; et enfin une inscription gravée sur le rempart d’Oinoanda cite à nouveau ces trois derniers vers, qu’elle fait suivre de trois vers supplémentaires de prescription rituelle. De plus, Lactance nous apprend que l’oracle comptait initialement 21 vers (chiffre apollinien, 3 x 7) ; sa longueur n’a rien d’étonnant pour un oracle théologique. Le total des vers conservés n’étant que de 19 (16 + 3), il doit donc y avoir une lacune de deux vers, sans doute entre 13 et 14. Ou de cinq, si l’on considère que les trois derniers vers ne font pas partie de l’oracle. À l’appui de cette hypothèse, le fait qu’ils renferment deux fautes de métrique en trois vers (v. 19 et 21), mais pour le contenu, ils sont parfaitement à leur place. Les fautes peuvent s’expliquer par le fait qu’ils ont été composés spécialement pour le consultant, en fonction d’une demande précise à laquelle l’oracle apporte ici une réponse également précise, alors que le texte théologique était préparé d’avance. Ont-ils été omis dans la tradition manuscrite par oubli ou négligence, ou parce que leur contenu – une prescription rituelle païenne – n’intéressait plus les apologétistes chrétiens ? Les explications ne manquent pas. Pour l’auteur de la Théosophie, l’oracle reflète une révélation païenne, incomplète mais réelle ; Lactance et l’auteur de l’inscription à Oinoanda en donnent chacun un extrait qu’ils jugent essentiel (principium Lactance), de 3 ou 6 vers ; l’oracle a été transcrit fidèlement par les chrétiens, à l’exception de l’épithète polyônymos,
5. Lactance, Institutions divines, I, 7. 6. A. D. NOCK, « Oracles théologiques », Revue des Études anciennes 30 (1928), p. 160-168 (repris dans Essays on Religion and the Ancient World, Oxford 1972, p. 281-289). Voir en dernier lieu G. PACI (a cura di), Epigrafai. Miscellanea epigrafica in onore di Lidio Gasperini 2, Tivoli 2000, p. 661-670. 7. Interprétation de K. BURESCH, Klaros. Untersuchungen zum Orakelwesen des späteren Altertums, Leipzig 1889, p. 57, suivi par L. ROBERT, « Bulletin », op. cit., p. 607 (OMS V, p. 627), n. 5.
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« aux noms multiples » qui, comme le dit L. Robert dans les Comptes rendus de 1971, avait sans doute une saveur trop païenne, trop polythéiste8 ; l’oracle est métrique dès l’origine, il a été délivré tel quel, il n’y a pas eu d’arrangement postérieur. L’apport essentiel de Hall en 1978 a été de décrire de manière précise et complète, pour la première fois, et la seule, le site de l’inscription9. Ses indications font connaître une deuxième inscription, placée sous la première, une dédicace, plus brève mais très instructive : une femme pieuse a fait une dédicace d’une lampe au « Dieu très haut » ; les deux gravures seraient d’initiative privée (ce qui est très rare pour l’oracle de Claros). Hall place l’une et l’autre après 260. Elles seraient en réalité du début du IIIe siècle d’après Robin Lane Fox, l’un des rares savants à avoir tiré parti des observations de Hall : notamment il a bien expliqué l’orientation et la position de ces inscriptions, placées de manière à pérenniser le salut des fidèles au soleil levant, sans souci qu’elles soient lisibles par les passants10. En revanche, il n’est pas acquis, malgré Enrico Livrea, que ces textes proviennent des Oracles chaldaïques : l’influence de la phraséologie de ceux-ci est indiscutable, comme l’a bien montré ce savant, mais en fait l’oracle utilise un vocabulaire philosophique et religieux éclectique et non pas issu d’un groupe précis (en l’état de nos connaissances) ; on a fait remarquer aussi des parallèles étroits avec des vers des Oracles sibyllins, et bien sûr aussi avec les Hymnes orphiques ; Aiôna (sic Livrea) au lieu de Aithera est une correction inutile11. Pour avancer dans l’interprétation de cet oracle, il sera bon d’examiner un second document, la mosaïque mentionnée plus haut. Elle révèle en effet elle aussi la prise en compte d’éléments théologiques païens dans un cadre conceptuel chrétien. II. Second document : La mosaïque de Qasr el-Lebia C’est en Cyrénaïque (Libye actuelle), sur le site de Qasr el-Lebia, un pavement d’église de l’époque de Justinien découvert en 1957, et publié en 1980 par Elisabeth Alföldi-Rosenbaum et John Ward-Perkins 12. La ville avait été refondée sous le nom de Théodora, l’épouse de Justinien, d’où son nom, polis nea Theodorias. Sur les cinquante panneaux de mosaïque qui forment le pavement de l’église, on s’attachera d’abord aux images légendées, qui fournissent un point d’ancrage à l’interprétation. La première que rencontre le fidèle, c’est l’image du Pharos. Elle se trouve dans l’axe de la nef, à l’entrée tout comme l’image de la polis nea Theodorias est à l’autre extrémité. Sur cet axe se trouvent aussi, toujours dans l’axe de la nef et sensiblement au milieu : (1) l’inscription du fondateur ou rénovateur, (2) au-dessus d’elle, présence pour le moins surprenante, la fontaine Kastalia
8. L. ROBERT, « Bulletin », op. cit., p. 608 des CRAI de 1971 (OMS V, p. 628). 9. A. S. HALL, « The Klarian Oracle », op. cit. (signalé dans le Bulletin Épigraphique de 1979, n° 506). Pour les lectures précédentes, L. ROBERT, « Bulletin », op. cit., p. 599-601 (619-621). 10. R. L. FOX, Pagans and Christians. Religion and Religious Life from the Second to the Fourth Century A.D., New York 1987, p. 169-177 et 190-191 (trad. fr., Toulouse 1997, p. 179-187 et 202203). 11. E. LIVREA, « Sull’iscrizione teosofica di Enoanda », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 122 (1998), p. 90-96. 12. E. A LFÖLDI-ROSENBAUM et J. WARD-P ERKINS, Justinianic Mosaic Pavements in Cyrenaican Churches, Rome 1980.
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évoque les plus célèbres oracles, Delphes et surtout Daphné près d’Antioche dont le souvenir n’était pas effacé, et (3) en dessous du panneau inscrit une façade qu’E. Alföldi-Rosenbaum et J. Ward-Perkins disent être une église ; j’ajouterais, c’est l’église même qui a été rénovée et ornée avec ce pavement. Cette disposition est à l’évidence concertée. La figuration du Pharos à l’entrée répond à une double intention : célébration des villes de l’Empire, mettant en symétrie l’illustre Alexandrie et la moins illustre mais « refondée » Théodorias, et message symbolique, le Pharos étant la lumière qui guide vers le port – le Christ – les rameurs (figurés sur le panneau à droite) cherchant à échapper aux dangers de ce monde13. Avant les deux savants cités plus haut, cela avait été compris par Bernard Andreae, Sandro Stucchi, Margherita Guarducci14. Paul le Silentiaire aussi, dans les v. 906-920 de sa Description de la Grande Église, évoque la lumière du Phare, moins précieuse pour le marin que la lumière de Sainte-Sophie qui est celle de Dieu lui-même15. Ce n’est pas un hasard si, répartis de part et d’autre du Pharos, on a deux groupes de quatre panneaux évoquant la mer et ses monstres, qui semblent encercler la nef. Ce thème de la mer se prête à une comparaison avec le dallage de Sainte-Sophie qui, dit Paul le Silentiaire avec la même interprétation symbolique qu’ici, imite la mer16. Dès lors, on sera tenté de donner à la figure de Kastalia la même double valeur. D’abord, dans le registre de la célébration de Théodorias, Kastalia introduit Antioche/Antakya, l’autre grande métropole de la Méditerranée orientale (au VI e siècle le souvenir d’une Castalie prophétique à Daphné près d’Antioche reste vivace). Ensuite, dans le registre symbolique, elle reflète la révélation païenne, simple source comparée aux puissants fleuves paradisiaques que font couler les évangélistes, mais qui n’en a pas moins préparé les Hellènes à recevoir la Révélation – et mérite donc la place noble qui lui est attribuée. Cette interprétation a été proposée par Gianfranco Agosti (2003), qui a montré que Castalie ici n’était pas « dormante » comme le pensaient André Grabar (1969) et après lui la plupart des savants, mais a suivi une voie ouverte par Henri Maguire (1987), pour qui Castalie est le symbole de l’avènement du christianisme17. La double lecture avait déjà été faite pour le panneau de l’Ananéosis, qui signifie à la fois rénovation de l’église et renaissance par le baptême ; ce qui fait que les panneaux de l’axe longitudinal (considéré comme étant ouest-est) montrent, depuis l’entrée : – (premier panneau), le Pharos (surmonté d’une statue radiée, sans doute un Apollon-Hélios) ; – (cinquième panneau), la façade de l’église (ou d’une église) ; – (sixième panneau) L’inscription « cet ouvrage a été fait sous Macarios, le très saint évêque… » ;
13. Comme l’ont bien vu E. A LFÖLDI-ROSENBAUM et J. WARD-P ERKINS, Justinianic Mosaic, op. cit., p. 60. 14. [B. A NDREAE, S. STUCCHI], M. GUARDUCCI, « Chi è Dio ? Oracolo di Apollo Klarios in un’ epigrafe di Enoanda », Rend. Acc. Naz. dei Lincei 27 (1972), p. 335-347. 15. Paul SIL., Description de la Grande Église, v. 906-920. 16. Paul SIL., Description de l’ambon, v. 225-239. 17. G. AGOSTI, « La conversione », op. cit., p. 541-564.
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– (septième panneau), la nymphe Castalie (sept est dans le polythéisme classique le chiffre d’Apollon), flanquée au sud par le panneau du Tigre, au nord par celui de l’Euphrate ; – (huitième panneau), un aigle ; – (neuvième panneau) Ananéôsis, « Renouveau », flanquée au sud par le panneau du Phisôn, au nord par le panneau du Gèôn (transcription du nom biblique dont la forme arabo-turque actuelle est Ceyhan, nom donné à divers fleuves ; ces deux panneaux complètent les fleuves du Paradis) ; – (dixième et dernier panneau), polis nea Theodôrias, flanquée au sud par le panneau de Ktisis (« Fondation »), au nord par le panneau de Kosmèsis (« Embellissement »). On a donc, superposées, – une séquence « politique » Alexandrie — Antioche — Théodôrias, et – une séquence « théologique » appel (le Phare) — révélation païenne (Kastalia) — révélation évangélique (les quatre fleuves) qui encadre et surclasse la révélation païenne - baptême (ananeôsis) — cité des baptisés. Cette mosaïque, ainsi interprétée, est un document supplémentaire pour une question que le destin chrétien de l’oracle « théologique » de Claros pose très directement, l’intégration de la culture traditionnelle dans une société chrétienne. Elle illustre aussi la survie, sinon du monde de la cité, du moins d’une civilisation citadine, à travers la haute époque byzantine. Revenons maintenant à l’oracle d’Oinoanda… III. Pour conclure Cet oracle et l’utilisation qui en a été faite par les chrétiens témoignent moins d’une confrontation que d’une adaptation réussie qui permet de sauver l’essentiel d’une culture. Les points communs que les auteurs chrétiens cherchent à mettre en évidence, dans cet oracle et dans quelques autres, ne sont pas de vagues pressentiments mais la transmission d’une vérité religieuse par révélation, chez les païens aussi. Dans un monde qui changeait, les formes anciennes de piété ont fait l’objet d’adaptations successives et différentes : le païen Porphyre les adapte à la philosophie néo-platonicienne, le chrétien platonisant Aristocritos, s’inspirant du reste de Porphyre, à une forme de christianisme. La langue de l’oracle et les images qu’il emploie appartiennent au vocabulaire philosophico-religieux courant de l’époque, sans qu’on doive les rattacher à une obédience précise, que ce soit celle des Oracles chaldaïques ou une autre. Si ces vers sont bien du début du IIIe siècle au plus tard, ils nous montrent une théologie de la lumière qui a déjà trouvé son expression et qui sera reprise par le christianisme et bien sûr par l’islam.
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Bibliographie G. AGOSTI, « La conversione della fonte Castalia in un panello del mosaico della chiesa di Qasr el-Lebia », dans P. CHUVIN, D. ACCORINTI (éd.), Des Géants à Dionysos, Mélanges F. Vian, Alexandrie 2003, p. 541-564. E. ALFÖLDI-ROSENBAUM et J. WARD-PERKINS, Justinianic Mosaic Pavements in Cyrenaican Churches, Rom 1980. A. BRINKMANN, « Die Theosophie des Aristokritos », Rheinisches Museum fur Philologie N F 51 (1896). K. BURESCH, Klaros. Untersuchungen zum Orakelwesen des späteren Altertums, Leipzig 1889. A. BUSINE, « La consultation de l’oracle d’Apollon dans le discours de Jamblique », Kernos 15 (2002), p. 187-198. H. ERBSE, Fragmente griechischer Theosophien, Hambourg 1941. H. ERBSE, Theosophorum Graecorum Fragmenta, Stuttgart, Leipzig 1995 (19411). R. L. FOX, Pagans and Christians. Religion and Religious Life from the Second to the Fourth Century A.D., New-York 1987 (trad. fr., Toulouse 1997). M. GUARDUCCI, « Chi è Dio ? Oracolo di Apollo Klarios in un’ epigrafe di Enoanda », Rend. Acc. Naz. dei Lincei 27 (1972), p. 335-347. A. S. HALL, « The Klarian Oracle at Oenoanda », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 32 (1978), p. 263-268. E. LIVREA, « Sull’iscrizione teosofica di Enoanda », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 122 (1998), p. 90-96. S. LYONNET, « L’épître aux Colossiens (Col. 2, 18) et les mystères d’Apollon Clarien », Biblica 43 (1962), p. 417-435. R. MERKELBACH et J. STAUBER, « Die Orakel des Apollon von Klaros », Epigr. Anat. 27 (1996), p. 1-54. A. D. NOCK, « Oracles théologiques », Revue des Études anciennes 30 (1928), p. 160-168. (= Essays on Religion and the Ancient World, Oxford 1972). G. PACI (a cura di), Epigrafai. Miscellanea epigrafica in onore di Lidio Gasperini 2, Tivoli 2000, p. 661-670. H. W. PARKE, The Oracles of Apollo in Asia Minor, Londres 1985. S. PRICOCO, « Per una storia dell’oracolo nella tarda Antichità : Apollo Clario e Didimeo in Lattanzio », Sogni, visioni e profezie nell’antico Cristianesimo, Augustinianum 29 (1989), p. 351-374. J. et L. ROBERT, « Bulletin Épigraphique », Revue des Études grecques (1979). L. ROBERT, « Trois oracles de la Théosophie et un prophète d’Apollon », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1968), p. 568-599 (OMS V, p. 584-615). L. ROBERT, « Un oracle gravé à Oinoanda », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1971), p. 597-619 (OMS V, p. 617-639). M. TARDIEU, « Aristocritos », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques 1, Paris 1989, p. 389-393.
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L’AUTOBIOGRAPHIE DE ZOROASTRE Emily COTTRELL Boursière Marie Curie, Université de Leyde
Le philosophe Shams al-Dīn al-Shahrazūrī (m. ap. 1287) consacre un chapitre à Zoroastre dans La Promenade des âmes et le Jardin des réjouissances (Nuzhat al-arwā wa Rawat al-afrā ), une histoire de la philosophie et de ses sages d’Adam (sic) à Sohravardī (m. ca 1287) et au cercle de Maragha1. Tandis que l'ouvrage présente généralement des extraits biographiques, doxographiques, ainsi que des sentences, il s’agit ici d’un extrait autobiographique dont la source n’est pas donnée. Bien que les éditions de La Promenade des âmes ne manquent pas, ce chapitre n’a jusqu’ici pas été étudié sans doute en raison des difficultés de lecture que présentent certains passages2. La consultation de l’un des deux manuscrits du Livre des Nativités (Kitāb al-Mawālīd) attribué à Zoroastre contenant un parallèle au texte utilisé par Shahrazūrī permet aujourd’hui de proposer un texte corrigé de cette « Autobiographie de Zoroastre ». Ce manuscrit (MS. Istanbul Nuruosmaniye 2800, fol. 230a-244b), découvert en son temps par Franz Rosenthal et cité par David Pingree qui annonçait une édition du texte qu’il n’a pu achever3, est antérieur à tous les manuscrits connus de Shahrazūrī, puisque le colophon4 donne la date du mois de Muharram 658 de l’Hégire (décembre 1259-janvier 1260). Le
1. H. ZIAI, « The Illuminationist Tradition », in S. H. NASR et O. LEAMAN, The Routledge History of Islamic Philosophy, Londres 1995, p. 465-496. E. COTTRELL, « Le Kitāb Nuzhat al-arwā wa rawat al-afrā de Shams al-Dīn al-Shahrazūrī : composition et sources », position de thèse, Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, t. 113 (2004-2005), p. 383-387. 2. Sayyid Khorshīd A MAD (éd.), Shams al-Dīn AL-SHAHRAZŪRĪ, Nuzhat al-arwā wa rawat alafrā fī taʾrī al- ukamāʾ wa l-falāsifa, Hyderabad (Inde) 1976, p. 310-312 ; Abd al-Karīm ABŪ SHUWAYRIB (éd.), Shams al-Dīn AL-SHAHRAZŪRĪ, Taʾrī al- ukamāʾ – Nuzhat al-arwā wa rawat al-afrā , Tripoli (Libye) 1988, p. 184-186 ; Muammad ʿA lī A BŪ R AYYĀN (éd.), Shams al-Dīn Muammad b. Mamūd AL-SHAHRAZŪRĪ, Kitāb Nuzhat al-Arwā wa Rawat al-afrā : « Tawārī al- ukamāʾ », 1993, p. 329-332. Sur les deux recensions représentées par ces éditions et l’état des manuscrits, E. COTTRELL, « Shams al-Dīn al-Shahrazūrī et les manuscrits de La Promenade des âmes et le Jardin des réjouissances : Histoire des philosophes (Nuzhat al-arwā wa Rawat al-Afrā fī taʾrīkh al- ukamāʾ) », BEO 56 (2004-2005), p. 225-259. 3. F. ROSENTHAL, « The Prophecies of Bâbâ the arrânian », dans A Locust’s Leg. Studies in honour of S. H. Taqizadeh, Londres 1962, p. 220-232, cf. p. 220, n. 1. D. PINGREE, « Classical and Byzantine Astrology in Sassanian Persia », Dumbarton Oaks Papers 43 (1989), p. 227-237. Pingree a publié, peu de temps avant sa mort, une étude très partielle du texte dans « The Sābians of arrān and the Classical Tradition », dans International Journal of the Classical Tradition, vol. 9/1 (2002), p. 8-35 (cf. p. 11-12). 4. Le contenu du colophon mérite d’être cité : « Ainsi s’achève le livre du Prophète Zoroastre, celui qui appela les Perses à l’adoration des lumières célestes et terrestres et aux preuves raisonnées… (Inqaa kitāb al-washūr Zardusht, dāī al-Furs ilā taīm al-anwār al-samāwiyya wa al-ariyya wa al-istidlāl…) ». Deux copistes notent avoir collationné le texte chacun sur une copie différente.
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lieu de rédaction de ce groupe de traités astrologiques est donné comme Siwas, en Anatolie orientale, ville qui se trouve précisément être le lieu de la copie d’un autographe de Shahrazūrī, et ceci de son vivant, une vingtaine d’années plus tard5. Deux siècles auparavant, Abū Rayān al-Bīrūnī connaît déjà le Livre des Nativités, qu’il cite dans un fragment du Livre des Vestiges du passé (Kitāb Āthār al-Bāqiya) absent de l’édition Sachau6. La traduction arabe du Livre des Nativités remonterait aux alentours de l’année 7507. Elle aurait été réalisée par un certain Saʿīd ibn Khurīsānkhurrah et le commanditaire en aurait été Sunbādh (m. 755), l’un des chefs militaires qui se rebella à la suite d’Abū Muslim contre l’autorité abbasside. Quant à la traduction pehlevie des « livres de Zoroastre » auxquels appartenait le Livre des Nativités8, elle serait le travail d’un certain Māhānkard (ibn Marzubān/Mahrubān/Mihrziyār, cf. Sezgin, GAS VII, 83), que Pingree situe vers 640-650 en identifiant son mécène, Māhūyah ibn Māhānāhīdh, le marzbān de Merv qui trahit le sassanide Yazdagird III en 6429. La tradition médiévale connaît Zoroastre aussi bien comme prophète que comme astrologue, et c’est bien dans ces deux rôles qu’il apparaît dans le texte que nous présentons10. Sezgin a émis l’hypothèse que les livres de Zoroastre dont il est question se présentaient sous la forme d’un pentabiblos, comme ceux de Dorotheus de Sidon et de Vettius Valens, mais il ne mentionne pas l’autobiographie, considérant sans doute qu’elle n’appartient pas en propre aux « ouvrages astrologiques » dont il fait l’inventaire. Il reprend ce faisant l’hypothèse de V. Stegemann qui avait proposé en 1937 l’édition de fragments arabes du Zoroastre astrologue de arrān11. Inséré dans La Promenade des âmes entre la notice consacrée au mystérieux Vieillard grec (al-Shaykh al-Yūnānī) (que Rosenthal pensait pouvoir identifier à Plotin, mais dans les extraits duquel on peut aussi repérer des traces de Proclus)
5. M. P LESSNER, « Beiträge zur islamischen Literatur Geschichte », Islamica IV/5 (1931), n° XIX, p. 530-531. 6. S. H. TAQIZADEH attira l’attention sur ce passage à partir d’une citation chez un auteur iranien moderne dans « A New Contribution to the Materials concerning the Life of Zoroaster », BSOS VIII/4 (1935-1937), p. 947-954. Le texte de Bīrūnī fut ensuite édité par J. W. FÜCK dans ses Documenta Islamica inedita, Berlin 1952, p. 74 sq. à partir d’un manuscrit conservé à Istanbul. L’extrait en question ne se trouve pas dans la nouvelle édition des Āthār al-Bāqiya qu’a donnée Parviz Azkāei, Téhéran 2001. 7. D. P INGREE, « Māshāʾallāh : Some Sasanian and Syriac Sources », dans G. F. HOURANI, Essays on Islamic Philosophy and Science, Albany 1975, p. 5-14, cf. p. 7 ; D. GUTAS, Greek Thought, Arabic Culture, Londres, New York 1998, p. 37-38 et 47-49 à la suite de S. M. A FNAN, Philosophical Terminology in Arabic and Persian, Leyde 1964, p. 77-78. 8. La page de titre indique ceci : « Hādhā kitāb tarjamahu Māhānkard al-ladhī tarjama kutub Zardusht al-nujūmiyya wa huwa kitāb Zardusht fī al-mawālīd wa akāmuā ». 9. D. P INGREE, « Māshāʾallāh », op. cit., p. 7. 10. Fuat Sezgin, auquel je suis extrêmement reconnaissante de la gentillesse avec laquelle il m’a permis d’accéder à une copie du manuscrit Nuruosmaniye 2800 d’Istanbul, présente le (Ps-) Zoroastre astrologue dans sa Geschichte des arabischen Schriftums, VII, p. 81-86. L’étude fondamentale du Zoroastre astrologue reste celle de J. BIDEZ et F. CUMONT, Les Mages Hellenisés. Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, 2 vol., Paris 1938. 11. V. STEGEMANN, « Astrologische Zarathustra-Fragmente bei dem arabischen Astrologen Abū ʿl asan ÷Alī i. abī ʿr-Riğal (11. Jhdt.) », Orientalia VI/3 (n. s.) (1937), p. 317-336.
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et celle qui est consacrée à Ptolémée, Zoroastre trouve là une place que justifie le texte, selon lequel il étudia l’astrologie auprès d’un ascète à arrān12. Ce rattachement à arrān, ainsi que le lieu de naissance de Zoroastre donné comme l’Azerbaïdjan (Médie atropatène) et non pas la Bactriane, trahissent l'origine du texte comme étant hellénistique ou sassanide13. Le chapitre « Zoroastre » chez Shahrazūrī est composé de deux parties distinctes dans la recension longue de La Promenade des âmes : l’une qui correspond au passage du Livre des Nativités, dans lequel des exemples d’horoscopes sont brusquement interrompus par l’Autobiographie avant que le traité ne soit conclu par l’horoscope d’un natif de arrān14, et l’autre dans laquelle Shahrazūrī abrège des extraits du Livre des Religions et des sectes de Shahrastānī (** 583-590 selon la pagination de l’édition Badrān préservée en marge de la traduction Jolivet, Monnot et Gimaret)15. Cependant, les manuscrits de Shahrazūrī et le Livre des Nativités divergent quant au nom du maître spirituel de Zoroastre. Dans La Promenade des âmes, celui-ci se nomme *Fūrīs (éd. S. Kh. Amad), ou encore, selon une lecture hypothétique, *Awlūs (éd. Abū Rayyān et Abū Shuwayrib), tandis que le manuscrit Nuruosmaniye 2800 d’Istanbul du Livre des Nativités donne la graphie proche mais ambiguë, *Ayālyws (non diacritisé dans le manuscrit, et pouvant donc être lu de plusieurs manières) mais dont la terminaison en -ūs est caractéristique des anthroponymes en grec, au nominatif (-os). Dans un cas, l’un des copistes du texte de Shahrazūrī a souhaité rattacher Zoroastre à la tradition persane (Fūrīs résonne avec l'arabe Fārs, qui désigne la Perside), et dans l’autre, le texte fait revendiquer à Zoroastre et à la découverte de l’astrologie une filiation grecque. David Pingree a proposé de lire Aelius derrière le nom du maître, et suppose comme source un traité pehlevi dépendant d’un original grec du IIIe siècle ap. J.-C.16 Franz Rosenthal quant à lui, à la lecture de la liste des prophètes harraniens donnée par Bīrūnī dans Les Vestiges du passé, propose d’identifier l’un d’eux (dont le nom est orthographié *Wālīs / *Ālīs / *Ālīūs selon les manuscrits) avec le nom du maître
12. Le traité qui précède le Livre des Nativités dans le manuscrit Nuruosmaniye est le Kitāb althamara du Ps-Ptolémée (fol. 217-230) accompagné du commentaire du mathématicien Amad b. Yūsuf (835-912). R. LEMAY a montré que l’attribution à Ptolémée est sans doute médiévale in « Origin and Success of the Kitāb Thamara of Abū Jaʿfar Amad ibn Yūsuf ibn Ibrāhīm from the tenth to the seventeenth century in the world of Islam and the Latin West », dans A. Y. AL-H ASSAN, Gh. K ARMI et N. NAMNUM (éd.), Proceedings of the First International Symposium for the History of Arabic Science, April 5-12, 1976, Alep 1978, vol. II, p. 91-107. 13. M. BOYCE et F. GRENET, History of Zoroastrianism, III, p. 69. 14. D. P INGREE, « The ābians of arrān », op. cit., p. 12, précise que cet horoscope, le plus ancien qui soit datable dans le texte, est celui d’un homme né le 9 avril 232. 15. AL-SHAHRASTĀNĪ, Kitāb al-Milal wa al-Ni al, Muammad Fat Allāh BADRĀN (éd.), Le Caire 1947, 2 vol. ; Livre des Religions et des sectes, introd. et trad. D. GIMARET, J. JOLIVET et G. MONNOT, Leuven, Paris 1986-1993, 2 vol. La recension courte de La Promenade des âmes, dont une excellente édition critique a été donnée par Sayyid Khorshīd Amad, ne comporte pas les additions tirées de Shahrastānī. Elles apparaissent dans la recension longue, représentée par les éditions Abū Shuwayrib et Abū Rayyān. 16. D. P INGREE, « Classical and Byzantine Astrology in Sassanian Persia », Dumbarton Oaks Papers 43 (1989), p. 227-237. Dans « The ābians of arrān », p. 12, il indique que le nom du maître (dont l’horoscope est donné plus haut dans le texte mais n’est pas datable), correspond à la transcription « harranienne » (?) de Helios, le Soleil.
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en astrologie de Zoroastre et adopte la lecture Elbus, en corrigeant le ductus Ālīūs > Ālbūs.17 La lecture alternative que nous souhaitons proposer est celle offerte par le traité VIII, 1 de Nag Hammadi, intitulé Apocalypse de Zostrien, dans lequel la figure de Iolaos apparaît comme celle du “père spirituel” de Zostrien. Ajoutons que le colophon du traité égyptien attribue le texte à Zoroastre lui-même 18. On sait grâce aux recherches de Michel Tardieu que ce texte était déjà largement diffusé au IIIe siècle de notre ère et nous espérons que le fragment que nous éditons pourra être comparé au reste du traité, avec lequel il présente plus d’un parallèle19. Notre édition du texte arabe s’appuie sur l’édition critique du texte de Shahrazūrī proposée par Sayyid Khorshīd Amad (désigné par ε dans l'apparat critique), que nous corrigeons à l’aide du fragment parallèle contenu dans Le Livre des Nativités (Kitāb al-Mawālīd) (MS Istanbul, Nuruosmaniye 2800, fol. 244a-244b, ci-après Ϧ) ainsi que des lectures proposées par Khorshīd Amad lui-même à partir de deux manuscrits qu’il utilise en plus de son manuscrit de base (ci-après ϡ/ε et α/ε). Nous avons eu recours aussi aux éditions de La Promenade des âmes par Abū Rayyān (ci-après /E) et Abū Shuwayrib (ci-après ϝ /L), lesquelles représentent la « recension longue » de Shahrazūrī. Celles-ci n'apportent aucune lecture significative à l'édition du texte, si ce n'est leur accord sur le nom du maître de Zoroastre. Nous avons choisi de ne pas rééditer l’intégral de la notice « Zoroastre », laquelle contient une interpolation tirée du Livre des religions et des sectes de Shahrastānī dont l’édition et la traduction sont facilement accessibles, et qui ne possédait pas de caractère autobiographique. [L’Autobiographie de] Zoroastre Cet homme excellent dit : « Je suis un homme originaire d’Azerbaïdjan, là où le soleil décline derrière les hauts plateaux, les brumes épaisses et la neige tombante. Mon père se rendait [souvent] chez ceux qui s’oignent20 à arrān. Après que je suis né et ai grandi21, il m’emmena avec lui à arrān. J’y fréquentai Iolaos22 le sage retiré du monde et j’héritai de lui la sagesse, [tandis que] mon caractère s’imprégnait du sien à la façon dont les corps célestes régissent les corps du centre des sphères, lequel est la terre sur laquelle nous sommes. Lorsque je parvins au cycle moyen de Saturne, la lumière pénétra ma peau. Ceci parce que mon horoscope (i.e. ascendant) était le Verseau, et que Saturne est son ami et son maître. [Aussi], mon
17. F. ROSENTHAL, « The Prophecies of Bâbâ the arrânian », op. cit., p. 220, à la suite de S. H. Taqizadeh, loc. cit., p. 949 bas. 18. J. H. SIEBER, « An Introduction to the Tractate Zostrianos from Nag Hammadi », Novum Testamentum 15/3 (1973), p. 233-240, à la p. 234 ; J. H. SIEBER (éd.), Nag Hammadi Codices VIII, Leyde 1991 ; J. M. ROBINSON (éd.), The Nag Hammadi Library in English, Leyde 1988. Nouvelle éd. et trad. C. Barry et al., Zostrien (NH VIII, 1), Louvain, Laval 2000. 19. M. TARDIEU, Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus, Bures-sur-Yvette, Leuven 1996 (Res Orientales IX) ; M. TARDIEU, Leçon inaugurale faite le vendredi 12 avril 1991, Chaire d’histoire des syncrétismes de la fin de l’antiquité, Collège de France, Paris 1991, p. 22. 20. Nous adoptons la lecture proposée par les éditions Abū Shuwayrib et Abū Rayyān : « chez ceux qui s’oignent d’huile ou d’huile parfumée (ar al-mumtariīn) ». 21. Peut-être faut-il voir là un calque du pehlevi. 22. L/E *AWLWS, qui peut-être lu Awlūs ou Ūlūs, et provient vraisemblablement de *Yūlaʾūs.
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L’Autobiographie de Zoroastre
âme eut la faculté de converser secrètement avec la lumière pure, bien que le Corps soit préservé des regards, et que l’Âme soit étendue jusque-là où n’existe aucune mesure. Je n’atteignis pas ce que j’atteignais selon une quelconque méthode, mais parce que Saturne et la Lune s’étaient réunies pour moi dans la maison de la religion. Mercure rejoignit Saturne, venant de la maison de Mercure. Mais tandis que Mercure et le Soleil étaient pour moi en opposition [à mon ascendant], je fus saisi par la tête inférieure (al-rāʾs al-adnā)23. On brûla des endroits de mon corps lorsque je revins en Azerbaïdjan, car on me demandait de l’argent et des livres de sagesse24. Je connaissais le peuple d’Azerbaïdjan et parmi eux, j’étais connu par mon lignage et ma famille. Les notables m’enviaient en raison de ma science et de ma position, et les rois me jalousaient [au point de décider] de me tuer. Ils dirent : “Il possède la science prophétique”. Je le niai mais [leur calomnie] ne cessa pas. À la suite de cela j’allai dans la montagne sombre, enténébrée par la neige et le brouillard enveloppant et [entrai] dans la caverne profonde. Je leur fis savoir que la lumière s’était répandue sur ma peau et je leur dis : “Bientôt vous souffrirez de la neige”. Et une forte neige vint en effet, au point que les souffles ne pouvaient revenir jusqu’aux poitrines. Après cela, je partis rapidement pour l’Est, où j’allai auprès de Rostam25, le seigneur des hommes libres du Dāvarānshahr. Je lui présentai la religion et il dit : “Le plus grand roi d’Occident et le plus noble est Goshtāsp [ar. Bstāsf/Qstāsf = Hystaspe]26, et il fait partie de ceux dont le jugement n’erre pas et dont la conduite ne s’égare pas. S’il te répond [favorablement], nous te répondrons [de même].” Puis Rostam m’interrogea à propos de son fils, car les Orientaux ne connaissaient pas avant moi la science des sphères et ce qu’elle comporte. Je pris un gnomon (miqyās) que je portais avec moi depuis arrān, où je l’avais hérité de Iolaios le Sage. Il me demanda : “Qu’est-ce donc ?” Je lui dis : “Ce grâce à quoi l’âme attire [vers elle] la lumière élevée”. Je tirai son horoscope, qui était faible, et son ascendant, en position dangereuse, ainsi que le Soleil qui lui aussi était faible. Je lui dis : “Il sera fait prisonnier après ta mort, puis il sera tué” »27.
23. Il pourrait s'agir de l'un des nœuds lunaires utilisés en astrologie. 24. La traduction arabe semble avoir perdu le sens original de la phrase. Il pourrait s’agir selon Mohsen Zakeri, que je remercie pour sa suggestion, d’une allusion à un jugement d’ordalie par le feu que subit Zoroastre. Venant confirmer la suggestion de M. Zakeri, j'ai découvert après avoir achevé cet article le parallèle qui se trouve dans les ‘Ajā’ib al-makhlūqāt (éd. F. Wüstenfeld, Göttingen 1849) de Zakarīyā al-Qazwīnī, un contemporain de Shahrazūrī, cité il y a plus d'un siècle par Richard J. H. Gottheil, “References to Zoroaster in Syriac and Arabic literature”, dans Classical Studies in Honour of H. Drisler, New York-Londres 1894, p. 24-51, article dans lequel on trouvera aisément d'autres parallèles avec le texte que nous éditons ici. 25. Rostam est un prince sassanide devenu l’une des figures légendaires de la littérature persane. Des récits contradictoires circulent à son propos, mais selon le Shāh-Nāma, il connaissait l’astrologie (Enc. Iranica, vol. XI, p. 174, art. « Goštāsp », A. Shapur Shabazi). Le pays de Davaran se trouve en Afghanistan actuel, donc non loin du Sijistan où se situe la légende de Rostam (cf. Enc. Iranica, vol. VIII, 587, art. « Esfandiār », E. Yershater). 26. Cf. Enc. Iranica, vol. XI, p. 171-176, A. Shapur Shabazi. Dans l’Avesta, Zoroastre, rejeté par sa communauté, va trouver Kavi Vishtāspa le véridique, lequel devient son patron et le propagateur de sa foi. Sur l’évolution du nom de l’avestique au moyen-perse, au grec, et à l’arabe, cf. ibid., p. 171. Les fragments grecs et latins d’Hystaspe ont été rassemblés par Bidez et Cumont dans le volume cité plus haut, n. 10. Selon Lactance (vers 250 ap. J-C), Hystaspe fut le roi de Médie. 27. Dans le Shāh-Nāma, Rostam tue son fils Sohrāb par erreur lors d’un combat singulier.
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L’ENVIRONNEMENT DE L’ APOCALYPSE DE PAUL : À PROPOS D’UN NOUVEAU MANUSCRIT SYRIAQUE DE LA CAVERNE DES TRÉSORS
Alain DESREUMAUX Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 Orient et Méditerranée
Au cours du travail sur l’établissement du texte critique syriaque de l’Apocalypse de Paul1, mon attention a été attirée par un manuscrit de Cambridge contenant deux folios de l’Apocalypse de Paul matériellement insérés dans un texte non identifié jusqu’à présent. Celui-ci s’avère en fait un large passage de la Caverne des trésors. Il n’a pas été pris en compte dans la dernière édition critique de la Caverne2, le catalogue de Cambridge établi en 1901 lui ayant attribué le titre A History of the world from the earliest times, « Histoire du monde depuis les temps les plus anciens », si bien qu’il est passé inaperçu de l’éditeur moderne. La Caverne n’a pas encore livré tous ses trésors et il m’est agréable d’offrir en hommage à M. Tardieu cette petite contribution aux vestiges apocryphes syriaques dont il a toujours soutenu l’étude, et en remerciement pour le soutien qu’il a apporté aux chercheurs. Le manuscrit syriaque de Cambridge, University Library, Add. 20503 est un petit codex, écrit en écriture syro-orientale, daté de la fin du XVIIe siècle. En voici la description, complétée par des indications codicologiques d’après le microfilm. Papier ; 15,7 x 11 cm ; 63 folios, tous écrits aux rectos et versos. Le codex est tronqué au début et à la fin. Une proposition de restitution au moins partielle du nombre des folios est possible. J’indique entre crochets et avec * le numéro des folios correspondants selon la restitution probable. Surface écrite : 13 x 8 cm ; 16 lignes/page ; bonne justification ; hauteur des lettres : 3 à 6 mm. Encre noire ; rubriques en rouge. 5 points de couture visibles au milieu du cahier III (entre f. 22v et 23r soit [40*v°] et [41*r°]).
1. Voir A. DESREUMAUX, « Des symboles à la réalité : la préface à l’Apocalypse de Paul dans la tradition syriaque », Apocrypha 4 (1993), p. 65-82 : une liste provisoire des manuscrits y est donnée p. 65-66, à laquelle il faut aujourd’hui ajouter le ms. Trichur (Kérala), Métropolie chaldéenne, sans cote, daté 1987 A. G. soit 1776 A. D. Et voir A. DESREUMAUX, « Un manuscrit syriaque de Téhéran contenant des apocryphes », Apocrypha 5 (1994), p. 137-164, qui donne la description du ms. de Téhéran (pour l’Apocalypse de Paul, p. 158-159). 2. S.-M. R I, La Caverne des trésors. Les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 486 et 487. “Scriptores Syri” 207 et 208), Louvain 1987. 3. W. WRIGHT et S. A. COOK, A Catalogue of the Syriac Manuscripts preserved in the Library of the University of Cambridge, Cambridge 1901, vol. II, p. 1183-1185.
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Cahiers de 16 folios. – [f. 1* à 16*] Cahier 1 : manque. – [f. 17* à 32*] Cahier 2 : 15 folios (f. 1 à 15). Incomplet ; il manque 1 folio, probablement le [f. 17*] avant le f. 1 [f. 18*]. Signé Á au f. 15v [32*v] 4. fol. 1r [18*r] : Questions et réponses sur des rites liturgiques. (f. 3v [19*v] : Ordo baptismal référencié au catholicos Ishoʿyaw). – [f. 33* à 48*] Cahier 3 : 14 fol. (f. 16 à 29) 5. Signé Ä , au f. 16r [33*r] et au fol. 29v [48*v]. Il manque 2 folios : le f. [39*] entre les f. 21 et 22 et le f. [42*] entre les f. 23 et 24. F. 23r [40*r] : souscription 6.
Fin des admonitions du sanctuaire. Gloire perpétuelle […] Ce livret a été commencé et achevé des mains du misérable Gabriel fils du défunt prêtre Cyriaque en l’an 2003 des Grecs, au mois de tamuz, le 157, le jour de mar Cyriaque martyr héroïque. Ainsi soit-il et amin. F. 23v [40*v] : liste d’incipit des hymnes dites DWOT « Qelta »8 selon les occasions. F. [42*] entre le f. 23 et le f. 24 : manque. F. 24r [43*r], ligne 4 : frise décorative ligne 5 : Caverne des trésors II, 24b9
4. On vérifie que le milieu du cahier est constitué par les fol. 7 [24*] et 8 [25*], les fils de couture étant visibles entre 7v et 8r. 5. On vérifie que le milieu du cahier est constitué par les f. 22 [40*] et 23 [41*], les fils de couture étant visibles entre 22v et 23r. 6. La notice du catalogue traduit la date « A.D. 1788 (?) » sans dire où se trouve ce chiffre. 7. Soit le 15 juillet 1692 ap. J.-C. 8. Hymne chantée à l’office nocturne lorsque l’eucharistie suit. 9. Édition S.-M. R I, La Caverne des trésors. Les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 486. “Script. Syr.” 207), Louvain 1987, p. 20.
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L’environnement de l’ Apocalypse de Paul
W\DG.0GP/N/>DQIOZF … D\PFW\MW autorité sur tout ce qui est sous le ciel… – [f. 49* à 64*] Cahier 4 : 16 fol. (f. 30 à 45). Signé Gau f. 30r [49*r] et *au f. 45v [64v]. Complet10. – [fol. 65* à 84*]11 Cahier 5 : À l’origine 20 folios, aujourd’hui 18 fol. (fol. 46 à 63) ; incomplet et perturbé ; il manque les quatre derniers fol. et 2 fol. étrangers (f. 47 et 58) ont été insérés. Signé K au f. 46r [65*r]. fol. 46 [65*], 48 [66*], 49 [67*] à 57 [75*], 59 [76*] à 63 [80*] : Caverne des trésors, suite ; fol. 47rv : Apocalypse de Paul fol. 58rv : Apocalypse de Paul fol. 63v [80* v] : fin de Caverne XXVII, 2
[…] Et il établit des prêtres pour y accomplir son culte et faire monter. F. [81*] à [84*] : manquent12.
Les deux folios de l’Apocalypse de Paul sont d’une écriture assez semblable à celle de la Caverne ; toutefois, elle est légèrement plus grasse et les deux pages sont écrites en 17 lignes (au r° et au v°) alors que le reste du manuscrit est constamment en 16 lignes. Les deux pages intruses de l’Apocalypse de Paul viennent peut-être du même scriptorium que le manuscrit de la Caverne. Un examen codicologique direct portant notamment sur les papiers, les encres et les mises en pages s’impose. I. Le fragment de la Caverne des trésors Le manuscrit Add. 2050 de Cambridge a donc conservé une partie de la Caverne des Trésors, exactement de II, 24b à XXVII, 2a13. On ne peut rien conclure de la fin qui manque, puisqu’il s’agit d’une lacune matérielle. Quant au début, il est surprenant : il commence à la ligne 5 du f. 24r
10. On vérifie que le milieu du cahier est constitué par les f. 37 [56*] et 38 [57*], les fils de couture étant visibles entre 37v et 38r. 11. La reconstruction de ce cahier est hypothétique ; elle prend pour point de départ le milieu du cahier f. 56-57 [74*-75*], où sont visibles les fils de couture. 12. C’est la seule hypothèse qui me permette d’expliquer que le texte se lise en continu et que les fils de couture de milieu de cahier se trouvent après le 10 e fol. du cahier. 13. Correspondant à l’édition de S.-M. R I, op. cit., p. 21-209.
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[44*r], après un bandeau en frise décorative. Le modèle était donc acéphale, et le copiste a respecté le texte tel qu’il subsistait, sans reconstituer une phrase correcte. En outre, plusieurs accidents de copie se sont produits. Aux f. 32-33 [51*-52*], on lit les séquences suivantes : 32v : VII, 10b-18a 33r : VI, 22-24b. VII, 1-4 33v : VII, 5-6a. VII, 17b-20a etc. (la suite est normale)
Il s’agit d’une longue inclusion d’une deuxième copie de VI, 22 – VII, 6a à l’intérieur du chapitre VII, qui peut s’expliquer par un changement de main ; tout se passe comme si le scribe qui a pris le relai était reparti d’une page précédente du modèle. Aux f. 57-59 [75*-76*], la séquence des versets se présente ainsi : 57r : Caverne XXIII, 18b-19a + XXIV, 9b-11a 57v : Caverne XXIV, 11b-15a [58r : Apocalypse de Paul 58v : Apocalypse de Paul] 59r : Caverne XXIV, 15b-16 + XXIII, 19b-25a 59v : Caverne XXIII, 25b. XXIV, 1.2.4.5.6.7.9.16b.17a (etc. : la suite est conforme au texte habituel.)
Pour cette partie, le copiste a donc eu sous les yeux un modèle défectueux dont les feuillets étaient mélangés, soit par suite de détachement, soit par inversion de feuillet lors d’une réparation. Là encore, un examen codicologique direct serait nécessaire. Quant aux deux folios de l’Apocalypse de Paul, ils sont à lire l’un à la suite de l’autre dans l’ordre suivant : 58r, 58v, 47r, 47v. Ils correspondent aux § 26 (à partir de la 2e phrase), 27, 28, 29a, 29b, 29c (les 2 premières phrases)14 ; le texte suit étroitement celui du manuscrit syriaque d’Urmia dont J. Perkins a donné une traduction anglaise15. II. Comparaison du texte avec les manuscrits édités Situer le texte de la Caverne contenu dans le manuscrit de Cambridge par rapport aux autres témoins manuscrits, demanderait une étude détaillée qui n’a pas sa place ici. Toutefois, après un premier sondage provisoire dans les chapitres III-IV, il est clair que le ms. de Cambridge appartient à la classe des manuscrits dits « orientaux » et il semblerait qu’il soit à classer avec C, D, M et H, formant un sous-
14. Numéros des § selon la division présentée dans la traduction française de C.-C. K APPLER et R. K APPLER, dans F. BOVON et P. GEOLTRAIN (éd.), Écrits apocryphes chrétiens (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1998, p. 777-826 ; les § 26-29c sont p. 807. Cela correspond aux § 26-29 du texte traduit par M. ERBETTA, Gli Apocrifi del Nuovo Testamento III. Lettere et Apocalissi, Torino 1969, p. 370. 15. J. P ERKINS, « The Revelation of the Blessed Apostle Paul, translated from an ancient Syriac manuscript », Journal of the American Oriental Society 8 (1866), p. 183-212 ; les § correspondants se trouvent p. 200-201.
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groupe avec eux. Cela nous inciterait à modifier un peu le stemma proposé par S. M. Ri16 pour mettre en évidence la généalogie de ce sous-groupe qui, en tout cas, paraît représenter les leçons les plus anciennes. Cela n’est qu’une suggestion en attendant une étude complète. III. Les rapports possibles entre La Caverne des trésors et l’Apocalypse de Paul Il est fort vraisemblable que la présence des deux folios de l’Apocalypse de Paul à l’intérieur d’un cahier du manuscrit de La Caverne des trésors est simplement due à un incident matériel, hâtif rangement dans la bibliothèque d’origine, du fait de la grande ressemblance des écritures et des mises en pages. Toutefois, ce rapprochement des fragments des deux textes est une nouvelle occasion de s’interroger sur la transmission de l’une et l’autre œuvre et sur leurs rapports éventuels, comme j’avais déjà suggéré de le faire en étudiant la configuration complexe dans laquelle a été transmise la Caverne des Trésors. J’avais en effet reconnu que cette constellation avait eu de l’influence sur la réception de l’Apocalypse de Paul au point d’être à l’origine de la composition du Prologue apologétique de celle-ci17. Sans prolonger cette étude, examinons simplement si quelques constatations matérielles peuvent être versées au dossier. C’est un fait connu que la composition des manuscrits syriaques en particulier peut être plutôt aléatoire que soigneusement préméditée, les scribes dépendant des contraintes matérielles et de la composition des bibliothèques accessibles ; quand ils ont en tête des regroupements thématiques, il est difficile de reconstituer la pensée théologique et spirituelle qui a guidé leurs choix. On peut cependant faire quelques simples constatations dans certains manuscrits dans lesquels la convergence thématique est visible. 1. Les manuscrits contenant l’Apocalypse de Paul On peut esquisser quelques réflexions en examinant les sommaires des 19 manuscrits (je ne compte pas les copies modernes) contenant l’Apocalypse de Paul ; rappelons qu’aucun n’est plus ancien que le XIVe siècle où l’on place généralement le ms. Vat. sir. 180 et qu’à part le ms. de Montserrat (1613 A. D.), c’est surtout à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle que ce texte syriaque a été le plus copié. Le tri reste à faire pour répartir les textes entre les deux recensions que nous supposons, sous bénéfice d’inventaire. Il apparaît que l’Apocalypse de Paul est une pièce maîtresse d’une thématique fondamentale, quasi identique chez les syro-occidentaux et les syro-orientaux et
16. t. 207, p. XXIV. Je suggère en passant qu’il me paraît nécessaire de réévaluer aussi la position du ms. A, à mon sens à ranger dans la classe des manuscrits « occidentaux ». 17. A. DESREUMAUX, « Remarques sur le rôle des apocryphes dans la théologie des Églises syriaques : l’exemple de Testimonia christologiques inédits », Apocrypha 8 (1997), p. 165-177 : voir spécialement p. 176. Cela ne règle toujours pas la question difficile de la date de composition des Testimonia, ni de celle du Prologue apologétique à l’Apocalypse de Paul : je ne raisonnais que sur les manuscrits pour apprécier les transmissions et usages de ces textes : ceux-ci peuvent, bien sûr, avoir été composés à plus haute date.
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constante depuis la fin du XVIIe siècle : la question de la mort, de l’au-delà, de la résurrection des morts, du jugement et de la rétribution. Deux manuscrits sont particulièrement représentatifs. Celui d’Alqosh (Vosté 212) daté des environs de 1700 ap. J.-C., copié en milieu « chaldéen » et celui de Paris, BnF Syr. 377, daté de 1854-5 ap. J.-C., copié, lui, en milieu syro-orthodoxe du Tur Abdin. Le ms. d’Alqosh, Vosté 21218 contient : 1. Préface à l’Apocalypse de Paul. 2. Apocalypse de Paul. 3. l’Histoire des Réchabites par Zosime. 4. Traité anonyme sur l’Antéchrist et la résurrection des morts. 5. Éphrem, Mimra sur le jugement dernier. 6. Histoire du roi Arsène. 7. Histoire de saint Maurice, roi de Rome. 8. Histoire de saint Tnina. 9. Histoire de Paphnuce, négociant spirituel. 10. Histoire de sainte Thècle, disciple de Paul. 11. Histoire de la 1re invention de la Croix. 12. Histoire de la 2e invention de la Croix. 13. Livre de Suzanne. 14. Découverte du corps de saint Étienne. 15. Actes de Mar Behnam. 16. Histoire de Mar Yaunan, disciple de saint Eugène. 17. Actes de saint Jacques l’Intercis. 18. Actes de saint Ignace d’Antioche. 19. Actes de saint Pantaléon et ses compagnons, martyrs. 20. Actes de saints Serge et Bacchus, martyrs. On le voit, les pièces I à VI concernent directement la thématique du jugement dernier et de la rétribution. Les autres textes sont des récits hagiographiques. Le ms. de Paris, BnF Syr 37719 contient : 1. Éphrem, Mimra sur la fête des épis et louange à la Mère de Dieu. 2. Éphrem, Mimra sur la fête de la mort de la Mère de Dieu. 3. Jacques de Saroug, Mimra sur la sépulture de la Mère de Dieu. 4. Pakhas, Mimra pour le jour de la fête de la mort de la Mère de Dieu. 5. Jacques de Urdnus, Mimra sur l’Alphabet. 6. Basile de Beth Man’am, Mimra sur l’enfer. 7. et 8. Mimré sur le repentir. 9. Isaac d’Antioche, Mimra sur la fin du monde. 10. Mimra sur Job. 11. Jacques de Saroug, Bo’uto sur le repentir de David. 12. Apocalypse de Paul. 13. Apparition de la Vierge à un ermite de Scété. 14. Quatrième livre du Transitus Mariæ. 15. Évangile de l’Enfance du Pseudo-Thomas. 16. Éphrem, Mimra sur Marie et Joseph. 17. Mimra sur le meurtre d’Urie. 18. Jacques de Saroug, Mimra sur le moine qu’il envoya à son disciple. 19. Jacques de Saroug, Mimra sur la fin du monde, le jugement, la punition de chaque homme, le royaume et l’enfer. 20. Barqiqi, Sugitha pour pleurer sur mes mauvaises actions. 21. Mimra sur Philoxène de Mabboug. 22. Georges des Arabes, Mimra sur la vie monastique. 23. Jacques de Saroug, Mimra sur l’âme et le corps. 24. Prière pour les malades. 25. Prière pour un autel souillé. On le voit, la thématique dominante est la préoccupation de la mort, de l’enfer, du jugement, du repentir, de la rétribution. Les autres textes peuvent avoir été rattachés secondairement à ce noyau, greffés notamment sur l’histoire de la Vierge, mais aussi par attraction des thèmes ascétiques et monastiques présents dans l’Apocalypse de Paul, d’où les vies de saints, qui illustrent ces thèmes et
18. Catalogue par A. SCHER, « Notice sur les manuscrits syriaques conservés dans la bibliothèque du couvent des Chaldéens de Notre-Dame-des-Semences », Journal asiatique 10e série, 7 (1906), p. 66 et J.-M. VOSTÉ, Catalogue de la bibliothèque syro-chaldéenne du Couvent de Notre-Dame des Semences près d’Alqosh (Iraq), Rome-Paris 1929, p. 79-81. Le copiste est le prêtre Joseph, fils du prêtre Hormizd, à N.-D. de Hurdapné. 19. Catalogue dans F. BRIQUEL-CHATONNET, Manuscrits syriaques. Catalogue, Paris 1997, p. 62-68.
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en constituent des modèles. L’exemple de ces deux manuscrits peut s’étendre aux autres dans lesquels on pourra constater qu’il en va de même. 2. Un petit noyau remarquable Dans l’ensemble des manuscrits contenant l’Apocalypse de Paul, un petit noyau est à remarquer. Cette œuvre est en effet accompagnée de l’Histoire d’Arsène (ou exposition sur la Géhenne) et de la Vision de Zosime sur les Réchabites dans trois manuscrits : le fameux ms. Vat. Borgia sir. 39 (datable de 1680 environ), le ms. Alqosh 212 (daté 1700) et le ms. Téhéran Issayi 8 (daté 1742). Ce noyau appartient à la bibliothèque diffusée à partir de la fin du XVIIe siècle par le scriptorium d’Alqosh que J.-M. Sauget a magistralement mis en valeur20. Il représente une préoccupation de la rétribution post mortem dont la thématique est exemplarisée par l’hagiographie. Les vies de saints choisies diffèrent évidemment selon une certaine variété bien compréhensible, non sans que, là encore on puisse repérer des regroupements dont l’étude est pleine d’enseignements comme l’a d’ailleurs suggéré S. P. Brock dans la recension qu’il a effectuée de l’ouvrage de J.-M. Sauget21, en attirant l’attention, à cette occasion, sur la possible interaction ayant existé entre les collections hagiographiques syro-occidentales et syro-orientales. Brock remonte pour cela à Michel le Syrien, ce qui est peut-être trop ancien pour apprécier les bibliothèques hagiographiques de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe. Néanmoins, la piste de recherche est importante, car elle concerne l’histoire des idées et concepts théologiques à cette période. 3. L’Apocalypse de Paul et la Caverne des Trésors En dehors du manuscrit de Cambridge qui a attiré notre attention, un manuscrit contient à la fois l’Apocalypse de Paul et la Caverne des Trésors, mais cette fois, de manière volontaire. Il s’agit du ms. Harvard Syr. 5922 daté de juillet 1857 ap. J.-C., au temps d’Ignace et Jacob du Tur Abdin, copié par le diacre Simon (fils de Ablakhad, de la tribu du prêtre Alis, du village de ʿArwas) au monastère de Mar Abel et Mar Abraham près de Mydiat. Cette fois-ci, nous sommes dans un contexte syro-occidental. Le contenu du ms. est le suivant : 1. Six énigmes posées par le roi de Babel au roi des Perses. 2. Vision de Macaire. 3. Histoire d’Ananias et de sa femme Shamuni. 4. Histoire de deux saints frères. 5. Histoire de Jean le tolérant. 6. Histoire de Moïse le noir. 7. Histoire des deux saints frères Pasis et Isaïe. 8. Histoire d’une prostituée qu’abba Sérapion enseigna. 9. Poème sur Joseph et sa maîtresse. 10. Sur les fils de Jacob. 11. Sur Benjamin et Joseph. 12. Sur Joseph. 13. Mimro sur Philoxène
20. J.-M. SAUGET, Un cas très curieux de restauration de manuscrit : Le Borgia Syriaque 39. Étude codicologique et analyse du contenu (“Studi e Testi” 292), Vatican 1981. 21. S. BROCK, « Review », Journal of Theological Studies ns 34 (1983), p. 351-352. 22. Cambridge (Mass), Harvard University, Syr. 59, Ancienne cote : Semitic Museum Harvard 47 (access. 3985, Cl. 92). Catalogues : J. T. CLEMONS, « A Checklist of Syriac Manuscripts in the United States and Canada », Orientalia Christiana Periodica 32 (1966), p. 224-251 ; 478-22, ici : p. 240, n° 92 ; Lewis H. TITTERTON, « A Catalogue of the Syriac Manuscripts in the Semitic Museum of Harvard University », thèse dactylographiée inédite, s.l.n.d., p. 104-107 ; M. H. GOSHEN-GOTTSTEIN, Syriac Manuscripts in the Harvard College Library. A Catalogue (“Harvard Semitic Studies” 23), Missoula (Montana) 1979, p. 61-62. Manuscrit en papier, de 240 F° (haut. 23 x larg. 16 cm).
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Alain Desreumaux
de Mabboug. 14. Éphrem, Mimro sur la fin. 15. Sur Job le juste. 16. Lecture pour la fête de l’Assomption. 17. Histoire de la Vierge, IVe livre (récit de la jeunesse de Jésus). 18. Éphrem, Mimro sur Marie et Joseph. 19. L’ascension de Moïse au Sinaï. 20. Apocalypse de Paul. 21. Caverne des Trésors. 22. Histoire d’Abraham de Kashkar et d’autres moines. 23. Bar Qiqi, Sogitha. 24. Basile Simon, Sogitha sur lui-même. 25. Histoire de l’empereur Honorius. 26. Histoire d’un solitaire qui s’assit dans un arbre avec un crâne. 27. Histoire de l’empereur grec Maurice. 28. Miracle de Basile en faveur du prêtre Anastasius. 29. Miracle de Basile en faveur d’une femme pécheresse. Le colophon intitule l’ensemble du manuscrit ainsi : « Livre d’exploits et mimré, histoires de la Caverne des trésors et révélations », ce qui est un peu déconcertant, car laisse supposer que le scribe n’a pas vraiment cherché une cohérence théologique. Il n’est pas impossible que l’Apocalypse de Paul ait été attirée dans ce manuscrit par son association avec des textes hagiographiques comme l’Histoire de Moïse, l’Histoire de l’empereur Maurice et la Vision de Macaire avec lesquels elle se trouve souvent associée (ms. Montserrat syr. 24, Borgia sir. 39, Alqosh 212, Téhéran Issayi 8, Cambridge, Add. 2053) et les divers mimré Sur la fin. En tout cas, l’association explicite de l’Apocalypse de Paul et de la Caverne des Trésors ne se trouve qu’au milieu du XIXe siècle et dans ce seul manuscrit syrooccidental. Cette association peut se comprendre comme une conception théologique qui complète une grande vision de l’histoire du monde par le destin final des hommes et leurs rétributions. Cette vision, qui semble récente et ne pas avoir été celle de la rédaction de ces œuvres, est peut-être cependant dans la logique d’une lecture de l’Apocalypse de Paul qui, depuis au moins deux siècles, s’effectuait à la lumière de la constellation organisée autour de la Caverne des Trésors.
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DU FONDAMENTALISME AU LITTÉRALISME Gilles DORIVAL Université d’Aix-Marseille – Centre national de la recherche scientifique – Institut Universitaire de France
I. Le fondamentalisme, un concept à remettre en cause Le terme de fondamentalisme s’est imposé tant dans l’usage courant des diverses langues européennes que dans l’approche savante des analystes du contemporain pour décrire des courants juifs, chrétiens, musulmans, hindouistes, bouddhistes, etc., qui s’opposent aux évolutions et aux adaptations des religions dont ils sont issus et qui prétendent revenir aux fondements ou aux fondamentaux de leurs croyances respectives. Cette prétention se traduit dans des comportements exclusivistes et, dans certains cas, violents. Les fondamentalismes ont suscité beaucoup de travaux. L’un des plus importants a été le Fundamentalism Project qui a été entrepris sous les auspices de l’American Academy of Arts and Sciences et qui a abouti à la publication de plus de cent contributions réparties en cinq gros volumes parus entre 1991 et 19951. Au terme de l’entreprise, les contributeurs restent divisés sur deux questions : le fondamentalisme est-il un phénomène exclusivement moderne, ou est-il un phénomène caractéristique des monothéismes ? Et est-il légitime d’exporter le concept de fondamentalisme en dehors du christianisme, du judaïsme et de l’islam ? En fait, une réflexion sur l’histoire du fondamentalisme conduit à une interrogation plus radicale. Les courants fondamentalistes apparaissent aux États-Unis dans les
1. M. E. M ARTY et R. SCOTT A PPLEBY, Fundamentalisms Observed, Chicago 1991 (15 contributions portant sur le protestantisme américain ; le traditionalisme catholique aux États-Unis ; le fondamentalisme latino-américain ; les Haredim juifs ; le Bloc de la foi en Israël ; le fondamentalisme sunnite ; l’activisme chiite ; le fondamentalisme islamique en Asie du sud ; l’hindouisme ; les sikhs ; le boudhisme ; la Malaisie et l’Indonésie ; le confucianisme ; le Japon) ; Fundamentalisms and Society : Reclaiming the Sciences, the Family, and Education, Chicago 1993 (19 contributions consacrées aux questions sociétales, organisées par grands thèmes : la science [notamment l’attitude par rapport aux sciences et aux technologies et la question du créationnisme], la famille [en particulier la question du statut de la femme], l’éducation [en particulier la place dévolue aux médias]) ; Fundamentalisms and the State : Remaking Politics, Economics, and Militance, Chicago 1993 (25 contributions insistant sur les projets de refonte politique [aux États-Unis, en Israël, en Iran, en Égypte, au Nigéria, en Turquie, en Inde], de restructuration économique [dans l’islam, dans le protestantisme, dans le boudhisme birman et thaïlandais, dans l’hindouisme], de refonte du monde par le mititantisme [en Israël, en Afghanistan, en Iran, au Liban, aux États-Unis, au Sri Lanka]) ; Accounting for Fundamentalisms : The Dynamic Character of Movements, Chicago 1994 (29 contributions à propos de la dynamique socio-religieuse des fondamentalismes chrétiens, juifs, musulmans, ainsi que des fondamentalismes de l’Asie du sud) ; Fundamentalisms Comprehended, Chicago 1995 (20 contributions de type récapitulatif, dont certaines sont comparatistes et tentent de définir des caractéristiques communes de type idéologique et organisationnel).
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années 1890 au sein des églises évangéliques ; la World’s Christian Fundamentals Association est fondée à Philadelphie en 19192 ; le concept de fondamentalisme est énoncé pour la première fois vers 1920 dans les mêmes milieux. Ceux-ci reconnaissent cinq fondamentaux, ou doctrines essentielles : l’inerrance de la Bible ; la naissance virginale de Jésus ; sa divinité ; la rédemption de l’homme grâce à la mort sacrificielle du Christ ; la résurrection des corps lors de la seconde parousie. Ainsi, le terme de fondamentalisme apparaît comme procédant d’un processus d’auto-définition et d’auto-compréhension d’un courant religieux particulier. Dès lors, appliquer le même terme à d’autres courants chrétiens et a fortiori à d’autres religions revient à nier l’originalité même du fondamentalisme américain. Certes, on peut rétorquer que le fondamentalisme renvoie en fait à deux réalités différentes : d’un côté, il désigne un courant particulier, historiquement déterminé ; de l’autre, il décrit une tendance religieuse générale, qui consiste, pour certains groupes de fidèles, à revenir vers ce qu’ils se représentent comme fondamental, c’est-à-dire à la fois comme essentiel et originel. C’est par référence à cette tendance générale que le catholicisme intégriste, par exemple, peut être qualifié de fondamentaliste. Mais, en procédant ainsi, on favorise la confusion. En utilisant le même mot, on crée la tentation de dire que l’intégrisme et le fondamentalisme américain sont en fin de compte identiques. Certes, les intégristes, qui sont apparus à peu près en même temps que les fondamentalistes américains, admettraient sans nul doute les cinq fondamentaux énoncés par ces derniers. Mais il ne faut pas gommer les différences. L’Église romaine et le pape de Rome sont considérés comme particulièrement inamicaux par les courants fondamentalistes américains. En outre, là où ces derniers sont centrés sur le rapport personnel à la Bible, les intégristes se donnent comme règles d’autorité l’Église romaine, sa tradition et ses énoncés de foi. Une autre objection peut être formulée à l’encontre du terme de fondamentalisme. Les croyants convaincus, quelles que soient leurs religions d’appartenance, pensent tous qu’ils sont fidèles aux fondements de leur foi. Cela est vrai non seulement de ceux que l’on appelle fondamentalistes, mais aussi de croyants qui se situent aux antipodes de ces derniers. C’est ainsi qu’un contemporain des premiers fondamentalistes américains, le théologien et historien allemand Adolf Harnack, a voulu procéder à la déshellénisation du christianisme et revenir en deçà de la christologie et de la sotériologie de Paul. Il pensait ainsi retrouver les fondements du christianisme originel : l’affirmation de la paternité de Dieu, la reconnaissance de la valeur infinie de l’âme individuelle, la proclamation du royaume universel de justice, de fraternité et d’amour3. Or, Harnack appartient à la théologie libérale allemande, qui se propose d’adapter le christianisme à la modernité. C’est précisément cette modernité que les fondamentalistes de tous bords, et en particulier aux
2. Voir S. FATH, Militants de la Bible aux États-Unis. Evangéliques et fondamentalistes du Sud, Paris 2004, p. 88-90. 3. A. HARNACK, Das Wesen des Christentums. Sechzehn Vorlesungen vor Studierenden aller Fakultäten in Wintersemester, 1899-1900 an der Universitä Berlin gehalten, Leipzig 1900 ; traduction française, L’Essence du christianisme. Seize conférences faites aux étudiants de toutes les facultés de Berlin, Paris 1902. Sur l’approche du christianisme par Harnack, voir B LAURET, « L’idée d’un christianisme pur », dans A. VON H ARNACK, Marcion. L’évangile du dieu étranger, Paris 2003, p. 285376, et M. TARDIEU, « Préface à l’édition française », dans A. VON H ARNACK, Mission et expansion du christianisme dans les premiers siècles, Paris 2004, p. I-XXVI.
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États-Unis, considèrent comme leur principal ennemi. C’est dire que la recherche des fondements ne doit pas être confondue avec le fondamentalisme. Comment échapper aux confusions et aux simplifications qu’entraîne le concept de fondamentalisme ? Le Fundamentalism Project décrit les fondamentalismes en faisant appel aux méthodes de l’anthropologie, de la sociologie et de la science politique. Il s’agit de mettre à jour le fonctionnement idéologique et organisationnel de groupes particuliers. Bien entendu, cette analyse est indispensable. Mais il y a lieu de se demander s’il ne faut pas compléter cette approche en faisant appel à l’histoire culturelle et intellectuelle. En effet, les courants fondamentalistes prétendent tous qu’ils énoncent la vérité des textes fondateurs dont ils se réclament, Bible et Coran notamment. Ils dénoncent les travestissements auxquels, selon eux, ceux-ci ont donné lieu à travers l’histoire, notamment les arrangements avec la modernité, et ils veulent revenir au sens originel du texte. Or, selon eux, celui-ci se donne de manière évidente à tout lecteur de bonne foi : c’est le sens littéral du texte, qui va de soi et qui s’impose à tous. Mais les historiens de la culture religieuse savent que le sens donné aux textes sacrés est le résultat de constructions intellectuelles complexes. Ce sens présente des variations dans le temps et l’espace. À une même époque, les interprétations entrent en conflit et parfois même en contradiction. À cela s’ajoute le fait que, en règle générale, les interprètes les plus anciens des textes sacrés développent une herméneutique à deux niveaux de sens : le sens selon la lettre et le sens caché. Situés dans cette perspective, les fondamentalismes apparaissent comme un courant herméneutique particulier, qui évacue le sens caché et qui ignore la complexité historique de l’établissement du sens littéral. De la sorte, ils appartiennent aux mondes lettrés, même s’ils s’en défendent. Ce sont donc des constructions intellectuelles, qu’il faut analyser comme telles. Assurément, l’anthropologie, la sociologie et la science politique n’ignorent pas les textes de référence des fondamentalismes. Mais elles se contentent de prendre acte de leur prétention à énoncer le seul vrai sens littéral, sans s’interroger ni sur la manière dont ce sens est établi, ni sur les éventuelles manipulations auxquelles cet établissement donne lieu. Jamais, sauf erreur, les fondamentalismes ne sont situés dans le cadre d’une histoire des interprétations intellectuelles. Or, replacés dans un tel contexte, les fondamentalismes relèvent de ce que l’on peut appeler le littéralisme. Ce terme désigne des courants d’interprétation qui, non seulement prennent les textes fondateurs au pied de la lettre et dénient l’existence d’un sens caché et plus profond, mais encore affirment que le sens littéral relève de l’évidence, et non d’un travail sur le texte, et qu’il ne peut donner lieu à discussion. Reposant sur l’idée que le sens du texte va de soi, les littéralismes n’ont pas besoin de se justifier par la formulation d’une théorie herméneutique, mais celle-ci est évidemment implicite et consiste à penser que la lettre du texte est évidente, qu’elle n’est pas le résultat d’une construction intellectuelle, qu’elle est invariable dans le temps et dans l’espace et qu’il n’y a pas d’autre sens que le sens littéral évident. Au regard de l’histoire, le littéralisme apparaît comme une tentation permanente de l’interprétation. Il n’est pas réservé à la modernité religieuse et aux courants juifs et chrétiens qui fondent l’occupation du Golan sur la Bible ou aux courants islamiques qui justifient les attentats par la sourate de la vache (2, 190-195). Il est attesté dès l’Antiquité. Pris au pied de la lettre, le livre de Daniel et d’autres apocalypses annoncent la fin des empires et la délivrance politique d’Israël. Ces textes ont joué un grand rôle dans le déclenchement des révoltes juives des deux premiers siècles de notre ère. La victoire finale de Rome a entraîné une réaction de méfiance 195
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à leur égard. Le canon rabbinique des Sages classe Daniel, non plus parmi les prophètes comme c’était le cas à Qumrân, mais parmi les écrits 4. Dans le christianisme du IIe siècle, Justin et Irénée ont développé des thèses millénaristes, qui consistent à prendre au pied de la lettre plusieurs textes de l’Ancien et du Nouveau Testaments : d’après Apocalypse 20, il y aura une première résurrection des justes qui régneront avec le Christ pendant mille ans avant l’ultime assaut du diable et le jugement dernier ; en se fondant sur d’autres versets bibliques (par exemple, Isaïe 54, 11-12 ; 60, 5 ; 61, 6 ; 65, 13 ; 65, 17-19 ; Matthieu 26, 29 ; Luc 12, 37-38 ; Apocalypse 21), ils affirmaient que ce règne de mille ans aurait lieu dans une Jérusalem bâtie en pierres précieuses et où afflueraient les richesses du monde ; les justes en seraient les rois et passeraient leur temps à banqueter5. Dès le IIIe siècle, Origène a mis un terme à cette lecture, qualifiée de « judaïque »6. Pour lui et la tradition chrétienne ultérieure, il n’est pas légitime de se représenter les promesses de Dieu sur le mode de la vie présente. Plus tard, l’inquisition médiévale et l’extermination des hérétiques reposent sur une lecture littérale de la parole évangélique « force-les à entrer » (Luc 14, 23) ; pourtant ce verset n’est jamais interprété dans le sens de la contrainte en matière de foi par le christianisme des cinq premiers siècles. On pourrait donner bien d’autres exemples. Si l’on établit un bilan, il apparaît que les interprétations littéralistes formulées au cours de l’histoire ont été contrebalancées par des interprétations différentes des mêmes textes. C’est dire que l’herméneutique littéraliste représente un appauvrissement de la théorie herméneutique en général. Précisons ce point. II. L’herméneutique littéraliste Longtemps, l’herméneutique a reposé sur la distinction entre le sens apparent et le sens profond. L’apparition de cette distinction s’est faite, semble-t-il, dans le monde grec, avant même l’époque classique : on la trouve chez Théagène de Rhégium, à la fin du VIe siècle avant notre ère7. Les textes fondateurs d’Homère sont alors accusés d’impiété et d’immoralité : ils mettent en scène des dieux et des héros à la vie dissolue, aux haines inextinguibles, qui se combattent entre eux. La réponse à ces critiques, c’est de dire que, sous la littéralité des vers homérique, autre chose est dit. Le rôle de l’exégète est de découvrir le sens caché (huponoia) des vers de la tradition poétique. Au premier siècle de notre ère, le mot huponoia est remplacé par le mot allêgoria8. En fait, plusieurs sortes d’allégories existent, selon que le sens caché porte sur le macrocosme qu’est l’univers ou sur le microcosme qu’est l’homme. Selon l’allégorie physique de Métrodore de Lampsaque, Homère décrit les éléments du cosmos : Agamemnon est l’éther ; Achille, le soleil ; Hélène, la terre ; Alexandre/Pâris, l’air ; Hector, la lune. Le même Métrodore de Lampsaque manie l’allégorie physiologique : Déméter est le foie ; Dionysos, la
4. Voir le « livre de Daniel le prophète » dans 4Q174. 5. Justin, Dialogue avec Tryphon 80 ; Irénée, Contre les hérésies V 31-36. 6. Origène, Traité des principes II 11, 1-2. 7. Voir J. P ÉPIN, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris 1958. 8. Plutarque, De la lecture des poètes 19e : « […] Quelques-uns ont recours à ce que les Anciens appelaient des sens cachés (huponoiai) et que l’on nomme aujourd’hui des allégories (allêgoriai) ».
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rate ; Apollon, le fiel. Selon l’allégorie psychologique de Théagène, Athéna est la réflexion ; Arès, la déraison ; Aphrodite, le désir ; Hermès, la belle élocution. La méthode allégorique païenne est d’abord passée chez les auteurs juifs hellénistiques, notamment Philon d’Alexandrie, pour qui les épisodes de l’histoire biblique et les institutions juives sont les images soit du cosmos, soit de l’âme, soit du monde intelligible. Cependant, il existe une différence essentielle entre l’allégorie philonienne et l’allégorie homérique : cette dernière dénie toute légitimité aux textes poétiques pris au sens littéral ; au contraire, chez Philon, la Bible prise au sens littéral a une valeur essentielle, le croyant doit prendre au pied de la lettre et observer les commandements divins, les interdits alimentaires, les rites religieux ; le sens allégorique est conçu comme se situant dans le prolongement du sens littéral, qu’il renforce. La même réhabilitation du sens littéral se trouve chez les Pères de l’Église. Toutefois, selon certains d’entre eux, certains passages bibliques n’offrent pas de sens littéral et doivent donner lieu à une interprétation morale ou spirituelle. C’est le cas des parties invraisemblables ou impossibles des récits historiques, ou encore celui des commandements absurdes9. Toutefois, partout ailleurs, la Bible offre deux sens. Le sens caché a fait l’objet d’une réflexion approfondie à travers les siècles. Pour Origène, la plupart des Pères grecs et une bonne partie des Pères latins, il faut distinguer entre le sens psychique, ou moral, qui concerne l’âme de l’homme, et le sens pneumatique, ou spirituel, qui concerne l’histoire du salut, notamment les premiers temps et les temps derniers. Pour le latin Cassien, dans les années 420, le sens profond, qu’il appelle « intelligence spirituelle » (intelligentia spiritalis), se divise entre allégorie, anagogie et tropologie. Il apparaît ainsi comme le premier à avoir formulé la doctrine médiévale des quatre sens de l’Écriture : le sens historico-littéral, le sens allégorico-dogmatique, le sens anagogico-eschatologique et le sens tropologico-moral10. L’allégorie patristique utilise fréquemment le vocabulaire du type (tupos, latin figura). Un type est un personnage, un événement, une donnée de l’Ancien Testament, qui annoncent à l’avance un autre personnage, un autre événement, une autre donnée du Nouveau Testament. Josué, qui fait entrer le peuple dans la terre promise, est le type de Jésus, qui introduit l’humanité dans la nouvelle alliance. La traversée de la mer Rouge, qui sauve les Hébreux et punit le Pharaon par la noyade, est la figure du baptême qui opère le salut et efface le péché. L’origine de cette méthode d’explication est juive. Dans le mieux conservé des Peshârim de Qumrân, celui d’Habaquq, la prophétie sur l’oppression du juste par l’impie annonce à l’avance la persécution du maître de justice par le prêtre impie. Le Nouveau Testament offre de nombreux exemples de la méthode typologique : le serviteur souffrant d’Isaïe 52-53 et l’homme humilié, persécuté puis triomphant du psaume 21 (22 TM), sont les types de Jésus mort et ressuscité (Matthieu 27) ; Adam est le type de celui qui doit venir, le Christ (Romains 5, 1-4). Les rapports entre le type et l’allégorie ont été discutés très tôt dans l’histoire de l’Église : les Antiochiens ont vu dans l’allégorie une infiltration pernicieuse de l’hellénisme et ont proposé de lui substituer la théorie (theôria) ou l’épithéorie (epitheôria).
9. Voir G. DORIVAL, « Sens de l’Écriture. I. Les Pères grecs », dans Dictionnaire de la Bible. Supplément 12, Paris 1993, col. 426-442. 10. M. DULAEY, « Sens de l’Écriture. II Pères latins », dans Dictionnaire de la Bible. Supplément 12, Paris 1993, col. 442-453 ; H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris 1959.
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Beaucoup plus près de nous, Jean Daniélou a opposé l’allégorie païenne et la typologie chrétienne11. Mais Manlio Simonetti a fait remarquer avec pertinence, qu’une interprétation typologique du point de vue du contenu était allégorique du point de vue herméneutique12 : elle ne donne pas au donné biblique sa signification littérale. Le type relève donc du sens profond du texte. La distinction entre les deux sens de l’Ecriture se retrouve dans le judaïsme rabbinique des Sages. Le peshat, ou sens littéral, s’oppose au derash, que Roland Goetschel définit comme « l’explicitation de ce qui est demeuré à l’état implicite dans l’Écriture »13. À l’époque médiévale, les sens se complexifient. Au nombre de quatre, comme chez les chrétiens, ils sont symbolisés par les quatre consonnes du mot PaRDèS, un mot biblique d’origine perse, qui signifie sans doute « parc ». Le peshat est le sens obvie ; le remez, le sens allusif ; le derash, le sens homilétique ; le sod, le sens secret ou mystique. L’exégèse des Sages utilise la méthode allégorique. Par exemple, il y a un accord unanime de la tradition pour dire que le Cantique des Cantiques n’est ni un épithalame ni un poème érotique : il n’a pas de sens littéral, mais seulement un sens profond. Ce dernier connaît des variations : pour rabbi Aqiba, les relations entre l’époux et l’épouse symbolisent les relations entre Dieu et Israël ; pour d’autres Sages, le Cantique est l’allégorie de la sortie d’Égypte. Dans la tradition d’interprétation musulmane, la distinction entre bâtin, sens profond ou caché, et zâhir, sens manifeste ou apparent, est usuelle14. Mais l’auteur de ces lignes n’est pas qualifié pour développer ce point. En contraste avec ces données traditionnelles, les grands monothéismes actuels privilégient le sens littéral. Le judaïsme contemporain se déclare volontiers étranger à l’allégorie, alors même qu’il reste fidèle aux interprétations non littérales du Cantique des Cantiques. D’autre part, dans le christianisme, le fait qu’un donné biblique identique puisse donner lieu à des interprétations profondes différentes a en partie disqualifié l’allégorie, perçue comme artificielle et reposant sur des extrapolations. Cependant, des interprétations traditionnelles subsistent, par exemple Jésus nouvel Adam ou, pendant longtemps, l’Église nouvel Israël. Dans les divers courants protestants, l’allégorie a été souvent évacuée comme caractéristique du catholicisme romain. La méthode historico-critique, qui s’est répandue depuis l’époque des Lumières dans le monde savant mais aussi, peu à peu, chez les croyants, a également pesé en faveur du sens littéral : ce qui importe, c’est le sens de la Bible quand on la replace dans son contexte historique. Enfin, à en croire les spécialistes de l’islam contemporain, le Coran est en général interprété à la lettre, même s’il arrive que le sens apparent ne soit pas considéré comme le sens véritable 15. Ainsi, les courants interprétatifs modernes ont renoncé à tout un pan de l’herméneutique traditionnelle. Les littéralismes ne font que pousser cette tendance à l’extrême.
11. J. DANIÉLOU, Sacramentum futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris 1950. 12. M. SIMONETTI, Lettera e/o Allegoria. Uno contributo alla storia dell’esegesi, Rome 1985. 13. R. GOETSCHEL, « Exégèse littéraliste, philosophie et mystique dans la pensée juive médiévale », dans M. TARDIEU (éd.), Les Règles de l’interprétation, Paris 1987, p. 163-172. 14. G. MONNOT, « La démarche classique de l’exégèse musulmane », dans M. TARDIEU (éd.), Les Règles de l’interprétation, Paris 1987, p. 147-161. 15. G. MONNOT, loc. cit., donne l’exemple de Coran 20, 5 : « le Bienfaisant se tient en majesté sur le Siège », qui ne doit pas être compris de manière anthropomorphique.
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Un second élément de l’appauvrissement herméneutique concerne spécifiquement les littéralismes modernes. Ceux-ci considèrent le sens littéral comme allant de soi, évident, s’imposant sans discussion. Ce n’était pas le cas dans l’Antiquité. Ce n’est pas le cas à l’époque contemporaine dans les courants religieux non littéralistes, ou chez les tenants de la méthode historico-critique : le sens littéral ne va pas de soi, mais il doit être établi au terme d’un travail patient et minutieux, dans lequel intervient l’analyse philologique, grammaticale, sémantique, voire historique et anthropologique. Ce travail de longue haleine est consigné dans les innombrables commentaires auxquels les textes fondateurs ont donné lieu à travers les siècles. Il resterait à comprendre comment la théorie du sens littéral comme allant de soi a pu s’imposer. On pourrait penser que la relation personnelle que les courants issus de la Réforme ont instituée entre le croyant et l’Écriture a joué un rôle dans ce changement. Au contraire, dans le christianisme antique et médiéval, dans le catholicisme, dans le judaïsme des Sages, dans la communauté des croyants musulmans, la médiation des traditions savantes est fortement présente. Mais cette explication est sans doute erronée : les courants littéralistes des trois grands monothéismes sont fortement communautaires. Ainsi l’herméneutique implicite des littéralismes repose fondamentalement sur le refus de l’existence d’un sens profond. À cette dimension, les littéralismes contemporains ajoutent l’idée, implicite elle aussi, selon laquelle le sens apparent n’a pas à être justifié, parce qu’il est de l’ordre de l’évidence. Or, cette conception ne peut que susciter des interrogations et des doutes, dans la mesure où l’expérience enseigne à se méfier des évidences : souvent ce sont de fausses évidences, et ce sont en fait des constructions résultant de manipulations complexes. III. Les fausses évidences et les manipulations du littéralisme Le créationnisme est un bon exemple du fait que l’évidence peut être une fausse évidence. Ce terme désigne au sens large la thèse selon laquelle le monde a été créé par Dieu. Au sens strict, il s’agit d’une doctrine apparue à la fin du XIXe siècle en réaction contre les thèses de Charles Darwin16. Elle se fonde sur une lecture littérale du récit de la création d’après Genèse 1. Elle affirme que le monde a été créé par Dieu en six jours de vingt-quatre heures et que Dieu a créé chaque espèce animale et végétale de manière individuelle : les plantes, le troisième jour ; les poissons et les oiseaux, le cinquième jour ; les animaux et l’homme, le sixième jour. Il n’y a donc pas d’évolution des espèces. Ainsi, pour le créationnisme, il est évident qu’il y a six jours de la création. Or, s’il est vrai que, dans le texte biblique, il y a un deuxième jour, un troisième jour et ainsi de suite, en revanche, il n’y a pas de premier jour, ni dans le texte hébreu de la massore, où il y a le cardinal ’è âd, ni dans la traduction grecque des Septante, où il y a l’adjectif cardinal mia. Jour « un » donc, et non jour premier17. Plus littéralistes en un sens que les modernes création-
16. C. DARWIN, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, Londres 1859, traduction française De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature, Paris 1872. 17. L’expression « jour un » est parfois considérée par les grammairiens comme un hébraïsme. Mais l’hébreu biblique a un mot pour dire « premier », riʾshôn.
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nistes, certains commentateurs anciens ont pris au sérieux l’adjectif « un »18. Pour Philon, le jour « un » est relatif au monde intelligible (noêtos kosmos) ; les jours dont il est question ensuite sont relatifs au monde sensible (aisthêtos kosmos), qui fut créé selon le modèle de l’univers incorporel (asômatos kosmos) correspondant au jour « un »19. Selon Basile de Césarée, pourtant fort littéraliste dans son interprétation de Genèse 1, le jour « un » est à part, parce qu’il est le commencement du temps et l’image de l’éternité20. Dès lors, quelle est la lecture littérale de « jour un » ? Celle qui, comme chez les créationnistes, donne à « un » le sens de premier, à cause du contexte ? Ou celle qui, à l’instar des commentaires anciens, tente de comprendre « un » dans son étrangeté même ? Le cas du sionisme chrétien va permettre de progresser dans l’analyse. Le Christian Zionism est un mouvement américain qui défend le droit du peuple juif de retourner et de vivre dans la terre promise, où doit se produire le retour de Jésus à la fin des temps. Dès le début du XXe siècle, la doctrine du sionisme chrétien est formulée, même si le mouvement n’existe pas encore comme tel : en 1909, le révérend C. I. Schofield explique, dans les notes qu’il donne à la King James Version, que Jésus ne reviendra pas avant que les Juifs ne soient retournés en Israël et n’aient rebâti le Temple ; alors seulement pourra s’engager la grande bataille de l’Harmagedôn annoncée par Apocalypse 16, 1621. La création de l’État d’Israël, en 1948, est considérée par beaucoup d’évangélistes comme un signe de l’imminence des derniers jours et de la seconde parousie. En 1980, est fondé à Jérusalem l’International Christian Embassy Jerusalem (ICEJ), qui a contribué à promouvoir les idées du sionisme chrétien aux États-Unis et en Israël. En 1985, l’ICEJ organise le premier congrès sioniste international à Bâle ; elle accueille le deuxième congrès à Jérusalem, en 1988 ; elle organise le troisième, à Jérusalem, en 199622. C’est lors du congrès de 1996 qu’a été adoptée une Proclamation intéressante pour notre propos. Elle se compose d’un préambule, de douze affirmations, de huit résolutions, d’un engagement (Pledge) et d’un appendice23. L’appendice donne la liste des citations scripturaires sur lesquelles se fondent les douze affirmations, qui vont de l’inspiration de la Bible à l’élection divine d’Israël. Quelques exemples suffiront à montrer le fonctionnement du littéralisme des sionistes chrétiens. Selon l’affirmation 6, « le moderne rassemblement du peuple juif dans Eretz Israel et la renaissance de l’État d’Israël sont des accomplissements des prophéties bibliques telles qu’elles sont écrites dans l’Ancien et le Nouveau Testaments ». À l’appui de cette affirmation, trois citations sont données : Jérémie 23, 3 et 7-8 ; Jérémie 31, 8-10 et 23 ; et Amos 9, 13. Ainsi, et contrairement à ce qu’énonce l’affirmation, aucune citation de Nouveau Testament n’est avancée. En revanche, dans les autres citations, il est bien question du rassemblement que Dieu opérera à l’avenir en faveur du peuple d’Israël chassé et dispersé24. Mais il
18. Voir par exemple, Philon d’Alexandrie, Sur la création du monde 15 ; Basile de Césarée, Deuxième homélie sur l’Hexaéméron 8. 19. Philon, Sur la création du monde 35-36. 20. Basile de Césarée, Deuxième homélie sur l’Hexaéméron 8. 21. C. I. SCOFIELD, The Scofield Reference Bible, Oxford 1909. 22. Voir S. FATH, op. cit., p. 170-174. 23. Voir le site http://christianactionforisrael.org/congress.html. Le texte américain a été traduit en français par mes soins. 24. La citation d’Amos est en fait 9, 13-15.
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y a moyen de comprendre ces prophéties autrement que ne le font les sionistes chrétiens. Par exemple, Irénée cite Jérémie 23, 7-8, au milieu d’autres citations, à l’appui de ses thèses millénaristes : c’est que, pour lui, Israël n’est autre que l’Église ; et le rassemblement concerne tous ceux que Dieu sauvera et rassemblera à Jérusalem25. Certes, on peut trouver que les sionistes chrétiens sont plus proches de la lettre des textes qu’Irénée, dans la mesure où ils prennent Israël au sens que ce terme avait pour les écrivains de l’Ancien Testament. Mais Irénée écrit à un moment où Israël n’a plus de réalité historique depuis plus d’un siècle, et où les chrétiens sont convaincus que l’Église est le nouvel Israël : il est en un sens normal qu’Irénée, qui est convaincu de l’inspiration biblique, donne à Israël le sens d’Église. Les sionistes chrétiens, eux, vivent à une époque où Israël existe sur la scène internationale. La différence d’interprétation, qui est littérale dans les deux cas, tient à ce contexte différent. L’affirmation 9 porte sur Jérusalem : « Elle est la cité sainte du peuple juif et de ceux qui ont la foi biblique. Au temps fixé par Dieu, le Messie reviendra s’asseoir sur le trône perpétuel de David à Jérusalem et régnera sur le monde entier dans la justice et la paix ». Les références scripturaires sont Isaïe 2 ; Isaïe 11 ; Jérémie 3, 17 ; Zacharie 14 ; et Apocalypse 2, 26-27. En Isaïe 2, il est bien question du rassemblement des nations à Jérusalem, mais nullement du retour du Messie ; c’est Dieu lui-même qui jugera. En Isaïe 11, il est bien question du Messie qui jugera selon la justice ; mais ce jugement aura lieu plutôt dans la terre donnée par Dieu qu’à Jérusalem précisément ; et surtout, l’idée d’un retour du Messie est absente du texte. En Jérémie 3, 17, il est question de Jérusalem comme « trône de YHWH » et de la venue des nations, mais le Messie est absent. Il est absent aussi en Zacharie 14, qui décrit ce qui se passera au jour de YHWH. Enfin, en Apocalypse 2, 26-27, il n’est pas fait mention de Jérusalem. Certes, Jérusalem n’est pas absente de l’Apocalypse : la cité figure en 3, 12 et 21, 2. Mais, dans les deux cas, il s’agit de la « nouvelle Jérusalem » (kainê Ierousalêm). Or, cette Jérusalem-là est décrite comme descendant du ciel d’auprès de Dieu : à la lettre, elle n’est pas identique à la Jérusalem juive. Ainsi, au total, l’affirmation 9 apparaît comme une construction théologique complexe qui lit les textes bibliques les uns à la lumière des autres, de manière, par exemple, à concilier les passages messianiques avec les passages où Dieu lui-même agit. Ce qu’elle dit de Jérusalem n’est pas étranger à la lettre de l’Apocalypse, mais ne lui est pas conforme non plus. Surtout, la doctrine du retour du Messie est purement chrétienne et est absolument étrangère à l’Ancien Testament. Selon l’affirmation 10, « d’après la distribution divine des nations, la terre d’Israël a été donnée au peuple juif par Dieu comme une possession perpétuelle par un engagement éternel. Le peuple juif a le droit absolu de posséder et d’habiter la terre, qui inclut la Judée, la Samarie, Gaza et le Golan ». Sont invoqués à l’appui de cette thèse Genèse 17, 1-8 et Joël 3, 1-3. Les versets de Genèse sont ceux où Dieu promet à Abraham de lui donner la terre de Chanaan en propriété perpétuelle. En revanche, il n’est pas question de territoire en Joël 3, 1-3, mais de la diffusion de l’esprit de Dieu dans l’humanité ; il y a ici une erreur de référence. On remarque que, dans aucun de ces textes, il n’est question de la Judée, de la Samarie, de Gaza et du Golan. Cependant, il est facile de trouver dans la Bible des textes qui affir-
25. Irénée, Contre les hérésies V 34, 1.
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ment l’appartenance de ces territoires à la terre sainte. Par exemple, Nombres 34, 1-10, décrit les frontières de la terre promise : au midi, elle est constituée par le Torrent d’Égypte, qui se situe au sud de Gaza ; au nord, les noms géographiques, comme souvent dans la Bible, sont problématiques, mais ils semblent correspondre à des lieux situés soit dans le nord du Liban soit même au nord du Liban, ainsi que dans le cœur de la Syrie : il est probable que le Golan est considéré comme faisant partie de la terre sainte. Le passage de Josué 13, 1-7, où Dieu énumère tous les territoires qui restent à conquérir, paraît inclure Gaza et le Golan. Josué 15, 47 cite Gaza, ses villages et ses domaines comme territoire judéen. Mais il faut noter que d’autres textes sont plus restrictifs, au moins en ce qui concerne le Golan. Il est explicitement question de ce territoire en Deutéronome 4, 43 ; Josué 20, 8 et 21, 27 ; 1 Paralipomènes 6, 56 : dans ces quatre cas, il s’agit, non pas du Golan dans son ensemble, mais seulement d’une ville située sur le plateau et destinée à accueillir les meurtriers involontaires. Au total, l’analyse des citations invoquées par les sionistes chrétiens montre que le littéralisme prend bien des libertés avec la lettre. Une citation est erronée. Une autre est tronquée, et c’est la partie la plus importante pour la thèse même des sionistes qui manque. Dans d’autres cas, ce ne sont pas les citations les plus convaincantes qui sont proposées. Les citations susceptibles de contredire les affirmations des sionistes ne sont pas discutées. Les sionistes chrétiens ignorent que des interprétations littérales autres que les leurs ont été avancées au cours de l’histoire par des auteurs chrétiens. De plus, certaines affirmations sont de véritables constructions intellectuelles, qui gomment les contradictions doctrinales entre les passages des Écritures, et qui lisent l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau. Enfin, les deux Testaments sont considérés comme ne constituant qu’un seul texte, ce qui est une thèse chrétienne que les Juifs, littéralistes ou non, n’admettent pas. Ainsi, loin d’être fidèles à la lettre, les littéralistes chrétiens oscillent entre fausses évidences et vraies manipulations. On trouve les mêmes fausses évidences et les mêmes vraies manipulations dans le cas de certains courants religieux juifs sionistes, qui appuient leur revendication du Grand Israël sur des textes bibliques dont bon nombre de noms géographiques sont en fait problématiques et ne peuvent pas réellement être situés sur la carte du Moyen Orient. Les littéralismes islamiques fonctionnent sans doute de la même façon : aux spécialistes de nous le dire. Au total, il est clair que, dans les littéralismes, la visée idéologique et politique prime sur le texte fondateur. Celui-ci est instrumentalisé. Comme s’il pouvait y avoir un seul sens d’un texte valable à la fois hier, aujourd’hui et demain ! Comme si le texte n’était pas plus riche que le sens que nous lui donnons et comme si l’interprétation n’était pas infinie26.
26. Voir P. C. BORI, L’interpretazione infinita : L’ermeneutica cristiana antica e le sue trasformazioni, Bologne 1987 ; traduction française, L’Interprétation infinie. L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, Paris 1991.
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VIVRE DANS LA COMMUNAUTÉ MANICHÉENNE DE KELLIS : UNE LETTRE DE MAKARIOS, LE PAPYRUS KELL. COPT. 22 Jean-Daniel DUBOIS École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
La fouille manichéenne de l’oasis de Dakhlah, l’antique Kellis, a profondément modifié notre perception de l’histoire des manichéens en Égypte. Alors que la connaissance du manichéisme occidental dépendait jusqu’à récemment des grands textes manichéens coptes, découverts aux alentours des années 1929-1930, les Kephalaia, les Homélies et le Psautier, l’irruption d’une fouille archéologique à Kellis, dans le paysage de la recherche, constitue maintenant un moyen d’accès privilégié pour apercevoir des traces de vie quotidienne au sein d’une communauté manichéenne, en période de persécution contre le manichéisme, au cours du IVe siècle de notre ère. L’ensemble des trois maisons où l’on a repéré une présence manichéenne permet de penser que la vie au désert des manichéens de Kellis s’étend du début du IVe siècle, à partir de la persécution impériale contre les manichéens en 302, jusque vers la fin du siècle, aux alentours des années 390, au temps des nouveaux édits de persécution, répétés sous le règne de Théodose1. Dans un bilan sur l’expansion du manichéisme en Égypte, nous avons déjà souligné l’importance de cette découverte2 et des documents que l’on peut voir maintenant édités, d’année en année : des lettres personnelles, des contrats, des reçus, des recettes. Soit un ensemble impressionnant de plusieurs centaines de documents qui méritent encore d’être interprétés, quand il ne faut pas les éditer ou les traduire. On consultera aisément les premières éditions de textes grecs, coptes et syriaques dans la collection des Dakhleh Oasis Project Monographs publiés par Oxbow Press, à Oxford. Il m’est très agréable de contribuer par quelques pages à l’hommage rendu à Michel Tardieu. Il a toujours manifesté un intérêt certain pour l’étude historique des phénomènes religieux, trop souvent abordés sous l’angle des idées et des doctrines, et pas assez à partir de leur contexte historique précis et déterminé. Parmi les lettres personnelles de la famille manichéenne qui occupa la maison n° 3, et dans le groupe des lettres d’un certain Makarios, voici la trace d’un « paysage relique » sur les préoccupations quotidiennes de manichéens, au milieu du IVe siècle. Le P. Kell. Copt. 22 provient du coin sud-est de la chambre 6 (dépôt 4) de la maison n° 3, comme le P. Kell. Copt. 21, écrit de la même main, aussi une lettre de Makarios écrite à son frère Psempnouthès, et trouvée dans le coin est de
1. Cf. l’étude de P. BESKOW, « The Theodosian Laws against Manichaeism », dans P. BRYDER (éd.), Manichaean Studies. Proceedings of the First International Conference on Manichaeism (“Lund Studies in African and Asian Religions” 1), Lund 1988, p. 1-11. 2. J.-D. DUBOIS, « L’implantation des manichéens en Égypte », dans N. BELAYCHE et S. MIMOUNI (éd.), Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses” 117), Turnhout 2003, p. 279-306.
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la chambre 6 (dépôt 3) de la même maison. Le P. Kell. Copt. 22 que nous traduisons ci-dessous3 correspond à une lettre de Makarios, de 28,2 cm x 10,7 cm, assez abîmée en son milieu, et comportant un fragment encore mal placé et peut-être dans la marge. L’adresse, en grec au verso, comporte la mention « À (ma) sœur Maria (de la part de) Makarios » et se poursuit, toujours en grec sur les deux premières lignes ; le copte n’est utilisé qu’à partir de la troisième ligne, toujours dans l’adresse de la lettre, et continue presque jusqu’à la fin, sauf dans les salutations d’usage, en grec, lignes 51-52 et dans le post-scriptum à la dernière ligne, 85, après les salutations finales en copte. I. Traduction 1. A mesdames (mes sœurs et) monsieur mon frère, très estimés, 2. Psempnouthès, Kuria et Maria, 3. et à vos enfants, (chacun) par leur nom et à ma mère 4. Tamouienia, les bons porte-soucis, zélés 5. en toute bonne chose, fils de la génération vivante, fruits 6. de l’arbre en fleurs et bourgeons d’amour ! 7. Quant à moi, Makarios, dans le Seigneur, salut ! Avant toute 8. chose, je vous salue chaleureusement. Votre souvenir 9. (reste) ineffaçable dans mon cœur, en tout temps et 10. je prie Dieu qu’il nous accorde la liberté 11. et que nous puissions vous saluer à nouveau en chair et en os. 12. Sachez donc que j’ai reçu le colis et l’akon d’huile 13. que vous avez envoyés, mais pas ce que vous avez écrit, 14. ni ce que nous avons obtenu grâce à cela. Peut-être cela donnera 15. un maje de jujubes et des figues [et encore] un peu de miche. 16. Vous avez rajouté un maje de raisins et de lupin (?) ; un maje 17. d’[huile] d’olives et un récipient à boire (?) et un 18. ……. pour la Pâque. Tu trouveras (cela). Ils ont vidé notre 19. ……………………………………………… 20. ……………..ils ne nous ont pas donné ; nous avons écrit 21. ……..à ce propos dans la lettre que Pate a 22. ………………….nous avons aussi trouvé le kle là. 23. ……………en cela (?) ; nous avons aussi trouvé une poignée de gomme 24. en cela. ………Et toi, ma sœur, Maria 25. [………………]…[…..] la femme 26. ………………………………de lui…… 27. ………………….pourquoi n’ai-je rien reçu ? 28. ………………….dit : je l’ai reçu avec le 29. xestès. Envoie-le. J’ai écrit cela…. 30. …………………….pour la……..complètement. 31. de façon à ……………………Point final. J’ai pris soin 32. d’un (salaire ?) pour le régler. Et je suis 33. reconnaissant à jamais de ce que vous faites, sachant
3. Il a été édité par I. GARDNER, A. A LCOCK et W.-P. FUNK, Coptic Documentary Texts from Kellis, vol. I (“Dakhleh Oasis Project”, Monograph 9), Oxford 1999, p. 174-181.
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Vivre dans la communauté manichéenne de Kellis
34. que toi, tu es une femme……. mais relativement au propos 35. de Ammon (que tu as rapporté ?) au sujet de ses honoraires, je m’étonne 36. de ce que tu (connaisses ?) tout cela. Comment se fait-il 37. que tu ne connaisses pas le (témoin ?) qui a écrit les prix 38. ……………… (aumônes ?). Lorsque je suis venu en Égypte, 39. j’ai calculé avec lui le (coût du) dédommagement qu’on nous demandait 40. pour celui qui nous procurait l’aumône, en échange des choses qu’il vous a 41. laissées dans l’oasis : l’huile et l’argent liquide que Pebo 42. a donnés. Il m’a donné le reste pour cela. Quant à moi, 43. j’ai donné, moi aussi, le compte de ce que je vous ai laissé. 44. J’ai découvert qu’on a payé mon dû et le sien. 45. Il vous salue tous. ….toi, Kuria, 46. je m’étonne de ceci. Je l’ai entendu de Pamour à ton 47. propos, car j’ai écrit à l’oasis : Vends le coffre 48. (pour payer) le trajet…….. pour 49. ……………… ?…………à ceux qui ont 50. ………………………ils vous les a apportés. 51. Salut à toi. Je prie 52. pour vous en Dieu. 53. …………pas à moi là et je donnerai un nummus…….............leurs frères alors qu’ils…….............reçoivent ou prennent… 54. …..la dot sur eux ou toi (2e fém. sing.) tu n’as pas acquis à la manière de ………………………à jamais. Ils ont réussi à me donner mon voyage. Voici j’ai écrit…………….ils ne les ont 55. pas payés jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai jamais adressé de plainte jusqu’à aujourd’hui. 56. ……………………elle m’a prié. Si tu es assurée………… 57. …………………………..changer la dot que…….. 58. ………………………les lits que tu as pris depuis…..avec les… 59. ……………………..l’argent que j’ai rendu……………………. 60. (tu as dit ?) ceci, à savoir : je me reposerai dans… combien de……. 61. ceux-ci ou notre sanctuaire ? N’es-tu pas toi-même une catéchumène ? Car, je n’ai rien donné en échange 62. ici pour les choses qu’ils nous ont faites, mais tu es parvenue en ce lieu 63. pour rendre manifeste une impiété et une inhumanité 64. dont vous savez que je ne l’ai pas décrite à profusion, d’abord 65. pour qu’il soit sauvé des mains de ceux qui sont à sa poursuite, et puis, à cause de la fournaise 66. qui brûle dans mon cœur en raison du livre qu’ils ont pris pour qu’il le copie…. 67. ………………….la faiblesse………………… 68. ……………de façon à ce que je porte ma peine (au milieu de ? l’)oasis, corporellement 69. et spirituellement…….moi. Voici, nous avons tardé à venir en Égypte. (Il n’est jamais venu avec ?) 70. la lettre pour moi, ni il n’est venu jusqu’à moi pour me consoler. 71. Si tu as dit : Je suis aise de payer le prix, – et je t’ai empêchée – ma méchanceté serait-elle manifeste ?
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72. Pas plus je n’ai dit : vends-le de manière délibérée ; tu n’as pas souffert pour moi, 73. tu n’as pas souffert non plus pour le fils de ton frère, alors qu’il est en pleine persécution (et) que vous savez 74. que j’ai passé deux ans sans lui. Il n’a personne pour le guider, à part Dieu 75. qui donne en échange….. 76. ……des habits, car il a régné sur lui. Donne le kous d’huile et le xestès…. 77. la figure et envoie-la. Salue Marsha et les siens. Takoshe vous salue. 78. Salue la « femme de l’intérieur » et ceux (qui sont avec elle ?) 79. …………………….sont très reconnaissants. Salue…… 80. ………………………………Pe ?]shai et ceux qui (sont avec lui ?)…. 81. ……………………………….les hommes………………………….. 82. (quelques traces de lettres)…… 83. ….. – oueia…… et dis-lui que…… 84. ………………………………….salue tous ceux qui sont dans l’entourage de…. 85. Je prie pour votre santé dans le Seigneur. II. Annotations 1. L’adresse de la lettre 1-2 : L’adresse au verso comporte le nom d’une sœur de Makarios, Maria ; les deux premières lignes toujours en grec explicitent le nom des destinataires, analogue à ceux du P. Kell. Copt. 21 : le groupe du frère et des sœurs de Makarios, le frère Psempnouthès et les deux sœurs Kuria et Maria, à moins que Kuria ne soit la femme de Psempnouthès4. 3-6 : La suite de l’adresse, en copte cette fois-ci, évoque les deux générations qui entourent le frère et les sœurs, les enfants de chaque famille et leur grandmère, Tamouienia, mère de Makarios5. Si le grec était facilement compris des fonctionnaires de l’administration, on peut comprendre que le copte soit plutôt utilisé pour passer plus inaperçu, notamment avec l’usage des qualificatifs qui accompagnent le nom des destinataires ; car on repère ici une terminologie épistolaire qui loue leur appartenance à la communauté manichéenne, « la génération vivante ». Les membres de la famille de Makarios manifestent une philanthropie remarquable en période de persécution ; ils se préoccupent avec zèle des soucis des autres (litt. « les porte-soucis ») ; par leurs actions, ils font honneur à l’arbre de l’Église manichéenne (cf. Kephalaion 1, Polotsky-Böhlig (éd.) ; et le Sermon sur l’Intellect-Lumière, 26ss., Sundermann (éd.), p. 67) ; ce sont des « fruits de l’arbre en fleur » et des « bourgeons d’amour » (cf. Psaumes des Errants, 134, 14, 19 ; 149, 9).
4. Cf. les remarques prosopographiques des éditeurs du volume, Introduction, p. 19-54 ; pour Kuria, p. 29 où le couple Psempnouthès et Kuria semble bien attesté. 5. Cf. les mêmes remarques prosopographiques, p. 45.
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2. Salutations 7-11 : La salutation courante « dans le Seigneur » n’est pas propre au manichéisme ; en revanche, le rappel du souvenir toujours présent des destinataires est souvent associé dans les lettres manichéennes de Kellis en écho aux bonnes actions effectuées par les destinataires (par ex. P. Kell. Copt. 26, 3-5 et 11-13 ; P. Kell. Copt. 29, 2-3 et 9-12). La situation implicite évoquée dans les lignes 10-11 laisse entendre que Makarios n’est sans doute pas à Kellis, et dans une situation difficile, puisque n’étant pas libre de tous ses mouvements ; le fait qu’il espère voir sa famille et pouvoir la saluer « en chair et en os » (litt. « corporellement ») pourrait renvoyer à une situation de persécution, ou tout au moins à une attitude prudente de manichéens qui se cachent. 3. Le contenu principal de la lettre 12 : Dans la correspondance manichéenne conservée à Kellis, l’essentiel des propos échangés porte sur les commandes de marchandises qui doivent arriver de la vallée du Nil à Kellis, ou les mésaventures liées aux paquets qui ne contiennent pas tout ce qui a été commandé, soit que le produit ait été endommagé au cours du voyage, soit qu’il ait été volé. De la ligne 12 à la ligne 31, Makarios fait le compte de ce qu’il a reçu et ce qu’il attendait de ses commandes ; à la ligne 18-19, il fait peut-être mention d’un vol sur les marchandises commandées. À la ligne 12, le terme masculin Sat désigne un sac de toile rustique servant à emballer un colis contenant des achats, comme ici sans doute ; cela peut aussi servir de taie de coussin ou même de protection pour un livre (comme dans le P. Kell. Copt. 21, 24-25). L’akon représente une unité de mesure liquide. 13. Sans doute [n] tau, peut-être adversatif, allant avec la phrase suivante. 14. L’antécédent de nt[o] F est sans doute le colis, de la ligne 12. maJe est aussi une mesure. 15. Nous suggérons dans la lacune la conjecture : [mnp], « et encore un peu de… » ; GhJ peut venir d’un statif de GwwJe, creuser, couper, fendre, ou de JwwGe ; nous préférons GwG ou JwJ en bohairique, pour un gâteau ou une miche cuite (cf. la référence au pain dans le P. Kell. Copt. 21, 17). 16. Nous suppléons un n dans la lacune après le premier verbe ; mais, la lacune suivante mnt. . hs est plus difficile à interpréter ; les éditeurs y voient la marque d’un numéral ; nous pensons qu’il s’agit plutôt de graines (to arsèn) ou peut-être de graines de lupin (tarmous, de Thérmos ; cf. P. Kell. Copt. 47, 10 ; Monastère d’Epiphane, 543), très riches en protéines et servant à l’alimentation depuis longtemps en Égypte. 17. Au début de la ligne, nous conjecturons n[(n)hH n] Jait, [huile d’]olive ; puis mnou[t] eHme, à propos d’un récipient, pour de l’eau ou des grains. Le terme suivant se termine par . . wt et doit qualifier le récipient « à boire » ? (apwt) ou un récipient de bronze ou de cuivre (nbarwt) ; cette dernière lecture n’est pas impossible, mais impliquerait quatre lettres avant celles qui sont visibles, et non trois comme indiqué par les éditeurs. 18. Le terme qui introduit la ligne 18 comporte 8 lettres et se termine par l ; plusieurs conjectures sont possibles : une roue (GeilGeil), un miroir (eieleiel), une colombe (Grompe, GrompSal), un vêtement couvrant (soulouwl), une
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boucle à cheveux ou une cloche (Sk(e)lkil ; SGlGil ; sGelGil) ; seuls une cloche ou un vêtement correspondrait au contexte évoqué. La mention de la Pâque renvoie plutôt à la fête des chrétiens qu’à celle des manichéens. 21. pate « celui de TE[kusis ?] » ou peut-être a] pa te[ - ]. 22. kle : un récipient. 23. Pour la gomme, cf. P. Kell. Copt. 24, 43. 28 cesths : une mesure (ou un récipient). 31. La formule aFJwk, « Fin, c’est fini, point final » conclut cette partie de la lettre. 32. noua . [. . ] no : plusieurs conjectures possibles avec tano, tnno, Jano, taHno, tHno ; nous choisissons ce dernier verbe pour « approcher, louer, régler un salaire » à cause du contexte de la ligne 35. 34. nto, pronom 2e fém. sing. 35. Les éditeurs reconnaissent la difficulté de reconstruire la situation exacte des transactions décrites dans la lettre (cf. d’ailleurs lignes 39-41) ; Ammon est peut-être l’un des trois fils de Makarios, à côté de Matthaios et Piene (cf. P. Kell. Copt. 21, 28-30) ; il semble maintenant reparti dans la vallée du Nil, et Makarios, aussi hors de Kellis, a dû régler les honoraires liés au transport, mais avec quelque retard. 36. mme ? comme à la ligne suivante. 37. La conjecture en 5 lettres de mntre pourrait occuper l’espace des 6 lettres repérées par les éditeurs ; à la fin de la ligne : nsoue[n], les prix, les valeurs. 38. ntagaph ou mieux ntmntnah, les aumônes. « En Égypte », c’est-à-dire dans la vallée du Nil. 39. ase de osi, dommage, perte, amende. 40. Pour la lacune au début de la ligne, Tn . aHoun, la seule lettre possible après le n est a ; le contenu de ces aumônes est précisé à la ligne suivante, de l’huile et de l’argent liquide. On comprend la gêne de Makarios si les aumônes qu’il voulait faire parvenir à l’oasis ont été payées par quelqu’un d’autre. 48. Les difficultés financières sont quand même de taille, car il faut vendre un coffre de bois, pour payer un trajet, et pourtant Makarios voit son voyage pris en charge (l. 54). La présence de salutations laisse entendre que les lignes suivantes constituent une sorte de post-scriptum. 53-55 : Ces trois lignes sont écrites perpendiculairement, en marge du texte ; la suite continue au verso. Ligne 55, à la fin de la ligne : ap [oo] u. Après la vente d’un coffre, il est question de la dot dans laquelle on puise (l. 54), et même les lits, l. 58 (qu’il faut vendre ?). 61. « Notre sanctuaire » ; dans les textes coptes (une dizaine d’emplois attestés), les temples désignent ceux des idoles, des autres religions ou le Temple de Jérusalem dévasté (cf. Homélies 11, 12, 16), ou encore les temples des lieux célestes (cf. Keph.110, 21 ; 121, 13, 16). Ici et en période de persécution, il ne peut s’agir que d’une référence au langage paulinien : « le temple de notre corps, sanctuaire pour Dieu » (cf. Contra Faustum XX, 3-4, « le temple raisonnable de Dieu » en référence à Romains 12). On remarquera aussi au passage que l’interlocutrice de
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Vivre dans la communauté manichéenne de Kellis
Makarios est qualifiée de catéchumène, ce qui la qualifie comme membre de la communauté manichéenne, avec ses obligations de donner l’aumône aux élus. 62-66 : Parmi les torts causés envers Makarios, le vol d’un livre paraît très important ; c’est une grande perte en nature mais c’est aussi le risque de voir le livre recopié. Makarios porte le poids de cet événement au sein de la communauté (l. 67-69) ; il s’agirait donc peut-être d’un livre à contenu liturgique. 69-70 : À la fin de la ligne 69, mpeFSe[mntepi]stolh, « il n’est pas venu avec la lettre ». À la ligne 70, la consolation atteste aussi une caractéristique manichéenne, car elle renvoie à une fonction liturgique, liée à la prédication et à la direction spirituelle, analogue à celle de Mani, le Paraclet. 73-74 : « Le fils de ton frère », c’est une périphrase pour évoquer l’un des propres fils de Makarios dont celui-ci a été privé depuis deux ans, à cause de la persécution. Il peut s’agir de Matthaios ou de Piene, dont nous connaissons l’existence par d’autres lettres du même corpus (P. Kell. Copt. 26 et 27, Matthaios ; P. Kell. Copt. 29, Piene). 75 : Ce que Dieu donne en échange correspond aux biens célestes lors du Jugement final. 76-77 : S’agit-il alors ici d’une référence à des coutumes funéraires, comme celles que l’on connaît pour les mourants dans le Keph. 9 (p. 40 du texte copte) ? à Kellis, la seule cérémonie mentionnée concerne les célébrations liées à la mort d’une parente âgée, dans le P. Kell. Copt. 25, 53 et 56. 78 : À propos de la « femme de l’intérieur », s’agit-il d’une femme qui ne sort jamais ? Ou est-ce une périphrase familière ? Ou une expression qui renvoie à une femme ascète dans le « désert intérieur » ? 4. Récapitulation Cette lettre explicite de nombreux échanges, entre les membres d’une même famille et au sein de la communauté manichéenne de Kellis. Le contenu manichéen de cette lettre apparaît dès les premières lignes, dans l’adresse, et est confirmé par la mention du titre de catéchumène, la mention des aumônes, la souffrance de Makarios suite au vol du livre, la consolation, les récompenses promises par Dieu à la fin des temps. Indirectement, la situation de persécution, à laquelle il est fait allusion dès les lignes 10-11, et confirmée par la ligne 74, souligne l’ancrage manichéen de la lettre. Les manichéens sont venus se réfugier à Kellis dès le début du IVe siècle, et malgré leur éloignement de la vallée du Nil, ils subissent quand même les contrecoups de persécutions répétées au cours du IVe siècle. La lettre de Makarios illustre le mode de vie courant dans l’oasis. Les échanges de lettres accompagnent les transports de marchandises, soit que l’on vérifie le contenu des paquets reçus, et que l’on se plaigne si les marchandises commandées ne correspondent pas tout à fait à la commande initiale, parce qu’elles ont été endommagées ou volées lors du voyage, soit que l’on fasse des commandes pour des chargements ultérieurs. Ici, les échanges portent sur de l’huile, de l’huile d’olive, des jujubes, des figues, des raisins, des graines de lupin, une miche, de la gomme, ainsi que divers récipients. De toutes les façons, l’ensemble des marchandises doit être payé ainsi que le prix du transport. C’est une somme considérable pour Makarios, puisqu’une partie 209
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de ses dettes a été prise en charge par d’autres membres de la communauté, et en particulier son voyage. La situation de persécution rend la vie difficile car la situation financière de la famille ne doit pas être brillante, s’il faut vendre un coffre, une partie de la dot, et peut-être même les lits. L’affaire d’un livre volé suscite aussi bien des soucis. On retrouve là l’une des préoccupations majeures des manichéens, la copie des livres sacrés6, avec tout ce que cela implique pour que cela soit possible : la connaissance et le maniement des langues dans les cultures où le manichéisme se répand, l’apprentissage de la calligraphie, l’achat de matériaux chers pour la confection de codex et leurs reliures. Il reste encore à trouver des pages enluminées… Même si Kellis n’a pas fourni de telles traces de manuscrits décorés, on remarquera quand même la découverte des restes d’une fresque décorant l’une des pièces de la maison de Horos, le chamelier qui habite au nord de la maison n° 3. Même si la miniature persane n’est pas encore attestée dans la Kellis manichéenne, on se contentera des pages d’un codex miniature conservé en grec (P. Kell. Gr. 91), analogue à l’une des plus grandes trouvailles du manichéisme égyptien, le fameux Codex manichéen de Cologne, qui a tant suscité la curiosité de Michel Tardieu et de nombreux spécialistes du manichéisme. Bibliographie I. GARDNER (éd.), Kellis Literary Texts, vol. I (“Dakhleh Oasis Project”, Monograph 4), Oxford 1996. I. GARDNER, A. ALCOCK et W.-P. FUNK (éd.), Coptic Documentary Texts from Kellis, vol. I (“Dakhleh Oasis Project” Monograph 9), Oxford 1999. H.-J. POLOTSKY et A. BÖHLIG (éd.) Kephalaia, Bd. I (“Manichäische Handschriften des staatlichen Museen Berlin”), Stuttgart 1940. W. SUNDERMANN (éd.), Der Sermon vom Licht-Nous. Ein Lehrschrift des östlichen Manichäismu. Edition der parthischen und soghdischen Version (“Berliner Turfantexte” 17), Berlin, 1992. A. VILLEY (éd.), Psaumes des Errants (“Sources gnostiques et manichéennes” 4), Paris 1994. K. A. WORP (éd.), Greek Papyri from Kellis, vol. I (“Dakhleh Oasis Project”, Monograph 3), Oxford 1995. K. A. WORP (éd.), Greek Ostraka from Kellis (“Dakhleh Oasis Project”, Monograph 13), Oxford 2004.
6. J. TUBACH, « Mani, der bibliophile Religionstifter », dans R. E. EMERICK, W. SUNDERMANN et P. ZIEME (éd.), Studia manichaica, IV. Internationaler Kongress zum Manichäismus, Berlin 14-18 Juli 1997 (“Akademie der Wissenschaften, Berichte und Abhandlungen”, Sonderband 4), Berlin 2000, p. 622-638.
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NOÉ, AVERTISSEUR ET PROPHÈTE UNIVERSEL DANS LA TRADITION PERSANE1 Charles-Henri DE FOUCHÉCOUR Université de Paris III — Sorbonne Nouvelle
Les glaciers fondent, le niveau de la mer s’élève, les cyclones s’en prennent à nos mégapoles, les typhons (ar. ūfān) ravagent nos côtes. Si souvent la force de la nature, pour maintenir l’ordre universel, est violente pour l’homme. La plus haute ambition de celui-ci a toujours été de percer le mystère de cette nature. Dans la coupe, microcosme du monde, les rois de l’Iran ancien déchiffraient ce mystère. Hâfez lisait dans le tracé de ses lignes son destin. Du commencement de la littérature du monde nous est parvenue l’Épopée de Gilgamesh (Epopée, 1998, p. 222-236). Elle comportait le récit du Déluge que fit à Gilgamesh Ut-napishtim (« Vie de jours prolongés »). Celui-ci, était-il raconté, conseillé par le dieu Ea, avait échappé à la mort en construisant un bateau. Ea enseigna au héros de l’épopée en quête de Enkidu, son jumeau disparu, qu’on ne peut plus désormais réunir le conseil des dieux pour le rendre immortel. « Les grands dieux prirent la décision de faire le Déluge ». La vulgate nomme le dieu Enlil comme auteur, par inattention, du Déluge ; il voulut l’anéantissement des humains, s’indigna qu’un humain ait échappé à la mort, mais rendit immortel cet Ut-napishtim. Dès les temps anciens, les narrateurs ont aimé détailler le récit de la construction du bateau et mettre en scène la dramaturgie du déluge, achevée par le sacrifice qu’offrit Ut-napishtim, ancêtre littéraire de Noé. On sait que le récit biblique du Déluge (Genèse, 4, 29 à 9, 29) est littérairement dépendant du récit babylonien du Déluge tel qu’on le trouve dans la Onzième Tablette de l’Épopée de Gilgamesh (Epopée, 1998, p. 33-35 et p. 223). Mais tandis que le récit de l’Épopée était tendu par la quête d’une immortalité propre aux dieux et perdue par les humains, la trame du récit s’est transformée sous l’influence du monothéisme biblique. Dans la liste monotone des générations qui va d’Adam à Abraham, Noé surgit comme un homme d’exception, à qui arriva une histoire exemplaire. Issu de cette descendance adamique, Noé resta le seul juste devant Yhwh. « Parmi tous tes contemporains tu es juste » (Genèse, 7,1). Ce n’était plus l’immortalité mais la vie face à la mort qui importait au récit. Le juste devant Yhwh mérite de vivre. Ainsi, « Seul Noé trouve grâce aux yeux de Yhwh » (Genèse, 6,8). « Yhwh voit sur la terre le mal immense de l’adam et au quotidien tous ses mauvais projets » (Genèse, 6,5). Il regrette d’avoir fait l’adam sur la terre et décide de l’effacer de la surface du sol. « Oui je regrette de les avoir faits » (6,7). Yhwh veut la
1. À toutes les raisons que chacun a de rendre hommage et d’exprimer sa reconnaissance à Michel Tardieu, Professeur au Collège de France, je veux en ajouter une très grande, celle de sa participation à la revue des Abstracta Iranica de l’Institut Français de Recherche en Iran. Il a participé à la naissance de la revue et y a apporté, sur de longues années, sa contribution scientifique incomparable. Je l’en remercie très vivement.
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perte de l’humanité devenue mauvaise, mais ne veut pas la perte du juste. De sorte qu’après le Déluge et à cause de Noé le juste, Yhwh affirme que « Non, plus jamais je ne frapperai la vie comme je l’ai fait » (Genèse 8,21). Noé reçut cette nouvelle : « Je dresserai mon alliance avec toi » (Genèse, 6,17). À la fin, Yhwh bénit Noé et ses fils et leur dit : « […] à vous d’être féconds et multiples/de remplir la terre » (Genèse, 9,1). Puis la liste des générations reprend à partir des fils de Noé jusqu’à Abraham, interrompue un moment par le récit de la Tour de Babel. Noé fut juste aux yeux de Yhwh parce qu’il agissait en tout selon le vouloir divin, jusque dans l’exécution de la « boîte », notre « arche » (voir Le Robert, s.v.). Pas plus qu’Adam, il ne fut avertisseur, prophète ou envoyé de Yhwh. Yhwh avait voulu la perte de l’homme, Noé, sans parole mais par sa conduite, le fit s’en repentir. Seul restant de la descendance d’Adam avec ses fils, il fut à l’origine du nouveau peuplement du monde. La figure de Noé est restée vivante au long des premiers siècles de notre ère. Aussi bien la littérature hébraïque que la littérature chrétienne en portent témoignage. Philon d’Alexandrie, puis le Talmud et le Midrash d’un côté, ou d’un autre côté les écrits des Pères de l’Église comme les écrits apocryphes chrétiens ont développé la réflexion sur cette figure archétypique du juste, ont aussi amplifié de détails le récit biblique. Mais très clairement, le récit de Noé et du Déluge prit une dimension nouvelle au VIIe siècle, avec le Coran. On peut lire en effet dans la Sourate XI (Hūd) ce verset 51 : « Ceci fait partie des récits de l’Inconnaissable que Nous te révélons. Ni toi, ni ton peuple ne les connaissiez avant ceci […] ». Ce verset termine le premier des six récits qui forment la partie centrale de la Sourate. Ces récits (nabaʾ, pl. ʿanbāʾ) sont l’histoire de la mission de six prophètes ayant précédé le Prophète de l’islam. Or, ce premier récit concerne Noé. Son histoire (Coran, XI, 27-51) est bien originale, car Noé y est tenu à titre spécial comme le prophète précurseur du Prophète de l’islam. L’histoire est construite dans le texte de telle sorte qu’elle préfigure la mission du Prophète. Les paroles de Noé pouvaient être aussi bien celles de Muammad. L’histoire est la suite des versets 1 à 26 de la Sourate, où le Prophète Muammad est montré au point central de l’exercice de sa mission, affronté aux incrédules. Lui et Noé sont en mission auprès de tous les hommes, ils sont des envoyés (rasūl) d’Allâh chargés de convoquer les humains à la foi. Noé est ainsi le premier des prophètes envoyés en mission. Adam, tenu pour un prophète, n’avait pas reçu de mission. D’autre part, seul de tous les prophètes avant le Prophète de l’islam, il est en mission auprès du genre humain entier. Les autres prophètes furent missionnés auprès de peuples particuliers. À tous ces titres, Noé est montré comme la figure archétypale d’une sorte de prophétie qui ne s’accomplira qu’avec Muammad le Prophète. Mais celui-ci sera plus qu’un avertisseur : un annonciateur (naīr wa bašīr, Coran, XI, 2). Comme Abraham et Moïse, le Noé coranique fut un prophète fondateur. Sa place est grande dans le Coran. Dans la Sourate XI, il a ce titre d’« avertisseur » (naīr), qui fut le seul titre qu’eut le Prophète de l’islam au début de sa mission, lors de la période mekkoise (Chabbi, 1997, p. 571). Les vingt-neuf versets qui forment la Sourate LXXI lui sont consacrés ; il apparaît encore dans vingt-quatre autres Sourates. Le profil de sa figure archétypale se laisse aisément dessiner. Simple mortel que seuls les plus humbles accueillirent, il eut à affronter toutes sortes d’insultes de la part des nantis, qui refusaient de croire. Surtout, il fut l’avertisseur du châtiment divin, le Déluge, avertisseur très patient, mais qui finit par appeler 212
Noé, avertisseur et prophète universel dans la tradition persane
lui-même ce châtiment sur la masse des incroyants (Coran, LXXI, 27). Juste par sa foi en un Dieu unique qui resta pour lui l’Inconnaissable (Coran, XI, 33), il conduisit, sous la divine inspiration, l’opération de sauvetage des siens, lors du Déluge. Le Coran a fait ainsi de Noé un personnage d’une envergure différente de celle du Noé biblique. Du récit de Ut-Napishtim dans l’Épopée de Gilgamesh à sa version coranique, l’histoire du Déluge et de l’homme qui échappa au désastre constitue un authentique récit. L’agencement des faits et des dits, s’il se transforme avec le temps, connaît dans chaque cas une cohérence réalisée de telle façon qu’en jaillit une intrigue. Chaque fois, à la clé de l’agencement se trouve le souci d’expliquer. Lu ou récité, le texte du récit fait son œuvre auprès du récepteur. « Les récits sont des totalités hautement organisées exigeant un acte spécifique de compréhension, de la nature du jugement » (Paul Ricœur, Temps et récit, tome I, p. 219). C’est à ce titre qu’il importe de mesurer l’importance des récits coraniques auprès de tous les lecteurs, traducteurs et commentateurs du Coran. Sur dix siècles, la littérature persane classique a été faite en grande partie de récits. Ce phénomène majeur, important déjà dans le Coran lui-même, eut une spécificité persane, celle de deux inspirations de ces récits, l’une préislamique, l’autre islamique. La marque islamique essentielle que reçut la littérature persane à ses débuts est à chercher dans le Coran, certes, mais non dans le Coran seul : le livre saint de l’islam a toujours été lu à l’aide de commentaires autorisés. Au IXe siècle, IIIe de l’hégire, un Iranien originaire du Tabaristan, enseignant et chercheur à Bagdad durant cinquante ans, compila en langue arabe une immense histoire du monde tirée des sources arabes et non-arabes dont il put disposer. En même temps, cet Abū Dja‛far Muammad abarī (839-923) composa, aussi en arabe, une somme immense de traditions instaurées et développées sur la base du Coran, amplifiant par des récits tenus des premières générations les récits mêmes du Coran. Nous gardons de Tabari ces deux immenses ouvrages, les célèbres Annales et le Commentaire du Coran, nommé communément le Tafsīr. Or il arriva qu’au Xe siècle, IVe siècle de l’hégire, le Samanide Manūr ibn Nū (qui régna de 961 à 976), chef de la brillante principauté de Transoxiane, se fit apporter le Tafsīr de Tabari et, ne sachant le lire, commanda qu’on le traduisît en persan. L’immense compilation de traditions musulmanes fonctionnait comme un commentaire du Coran mais sa compréhension exigea celle du Coran lui-même. Il fallait tout traduire en persan. Manūr fit assembler les savants notables de Transoxiane et leur demanda s’il était permis de traduire « ce livre » (in ketâb), ce qui incluait la traduction du Coran. Les ‛ulamāʾ répondirent : « Il est licite de réciter et d’écrire le Tafsīr du Coran en langue perse pour quiconque ignore la langue arabe, en vertu de ces mots du Coran (Sourate XIV, 4) : Nous n’avons envoyé nul apôtre sinon (chargé d’enseigner) dans l’idiome de son peuple, afin d’éclairer celui-ci. […] Or ici en cette contrée c’est la langue perse qui est en usage et les rois de l’endroit sont les rois non-arabes (moluk-e ‛ajam) » (Tarjome-ye tafsir, vol. 1, p. 5). On convoqua les savants les plus compétents de Boukhara, du Sistan, de Balkh, d’Inde et de Samarcande. Le texte persan ainsi produit en Transoxiane sur la base du Tafsīr de Tabari fut en réalité une réécriture persane de l’œuvre en arabe de Tabari. Le livre entier fut composé de sorte que son texte se plaçât en commentaire à l’intérieur même du texte coranique, lui-même traduit le plus exactement possible en persan. Ce Coran
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traduit en persan fut présenté, sans le texte arabe, comme une version officielle, juridiquement autorisée, d’une orthodoxie reconnue. Au terme d’une enquête minutieuse, le savant iranien Âúartash Âúarnûsh a montré que cette traduction transoxianaise du Coran en persan a été tenue pour la version officielle de référence par une longue tradition de commentaires en persan du Coran. Par l’autorité qu’il reçut, ce Coran persan devint une référence dont on mit du temps à s’écarter, par souci de l’améliorer. Tandis que le commentaire librement traduit en persan s’est prêté à des adaptations qui ont ouvert la voie à un foisonnement de lectures. L’histoire des commentaires en persan du Coran est aussi un immense chapitre de la littérature persane. Son intérêt à la fois doctrinal et littéraire est d’une importance que l’on peut facilement comprendre. Les deux œuvres majeures de Tabari, l’une les Annales, une histoire du monde jusqu’au début du Xe siècle, l’autre le Tafsīr, Commentaire du Coran, se recoupaient aux points où les récits concernant la vie des prophètes prenaient place dans l’histoire du monde, puisque ces récits étaient tenus pour historiques. Comme le Tafsīr, les Annales furent traduites en persan sous le règne du même samanide Manūr ibn Nū, entre 961 et 976. Sous la direction du vizir de ce prince, Abū ʿAlī Muammad al-Balʿamī cette traduction fut achevée en 963 (352 de l’hégire). Dans le Tafsīr persan, l’histoire de Noé est répartie selon les opportunités offertes par le texte coranique. En reprise de la Sourate 29 (Tafsīr persan, p. 13145), une brève histoire de Noé insiste sur le fait que, comme tout prophète, Noé eut beaucoup à souffrir. En fin de la Sourate 34 (o.c., p. 1480-6), l’histoire est reprise plus longuement et le développement porte sur ce qui arriva aux quatre fils de Noé. L’un, Canaan, suivit la pente de sa mère, femme de Noé, une mauvaise femme, car incroyante. Les trois autres fils eurent le destin qu’ils méritèrent en fonction de leurs réactions lorsqu’ils passèrent devant leur père endormi et nu. La Sourate 71, consacrée à Noé et à son histoire, est traduite en persan (o.c., p. 1932-4), puis développée en une belle prose simple (o.c., p. 1935-8) qui a pu servir de modèle aux prédicateurs familiers de l’ouvrage. Ici comme précédemment, on voit que le comportement de Canaan est au cœur du récit. Canaan typifie l’incrédule, tous les incroyants coupables ; le drame de Noé est de constater son impuissance à faire entendre à son propre fils l’appel à la foi. Autour de ce drame est déployé le commentaire du récit coranique de Noé et du Déluge. Mais l’histoire de Noé et du Déluge est mieux développée, en une seule fois, dans l’histoire du monde que racontait l’ouvrage arabe de Tabari, les Annales, que reprirent à leur façon les traducteurs persans. Hermann Zotenberg traduisit en français cette Chronique persane (édition 1867-1874), en suivant un ensemble de manuscrits laissant deviner bien des interpolations. Ce n’est qu’en 1974 que parvint à l’édition un texte persan fondé sur de nouveaux manuscrits. Établi en 1933 par le savant iranien Moammad Taqi Bahâr, ce texte fut complété par Moammad Parvîn Gonâbâdi. Si l’ensemble des manuscrits parvenus à nous laissent toujours voir des interpolations de copistes, le persan khorassanien du texte original est bien présent et se laisse goûter à loisir. La Chronique persane, bien que déchargée des références de Tabari à ses sources, mène longuement le lecteur de Adam à Seth et à Idris, dont le fils Mathusalem fut le grand-père de Nū , de Noé. Puis vient l’histoire des premiers rois d’Iran, Kayūmar, Hūšang, Tahmuras et Jamšīd, par qui vint la faute, celle de se faire adorer. Alors se leva l’adversaire, Bivarasb (m.p. « l’homme aux mille chevaux », le Żaâq de Ferdowsi), qui prit la place de Jamšīd. « Ensuite, Dieu confia la pro214
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phétie à Noé et l’envoya auprès de Bivarasb, de son peuple et du monde entier. Les mages disent que ce Bivarasb était adorateur du feu, les Hindoustanais disent qu’il fut idolâtre, et c’est bien ce qui est dit dans le Coran » (Chronique, p. 133 ; Coran, 71, 20-23 pour le nom des cinq idoles). « Noé eut le don de prophétie pour tous les gens de la terre » (Chronique, ibid.). L’histoire de Noé le Prophète tient dix pages serrées dans cette Chronique, un texte bien construit, d’un style simple, que des générations ont dû souvent méditer. Successivement sont racontés le mépris avec lequel les gens refusèrent le message de foi de Noé, la construction de l’Arche, le déplacement au ciel de la Kaʿaba et le placement des ossements d’Adam et Ève dans l’Arche, le chargement de l’Arche, la montée de l’eau de la terre et sa chute du ciel, à partir de son jaillissement du four en feu que la femme de Noé avait allumé, le long refus de Canaan de se joindre à ses frères dans l’Arche, et sa perte, la ruse de Satan, qui réussit à monter dans l’Arche, la navigation de l’Arche, le maintien en propreté de l’Arche grâce au chat et au porc, la décrue, l’échouage de l’Arche sur le mont Djoudî, l’envoi du corbeau puis de la colombe, la fondation d’un premier village par Noé, les peuples issus des fils de Noé. Tous les savants confessent la réalité du Déluge, sauf les mages […], car leurs traditions ne disent rien de Noé et du Déluge (p. 141). […] mais un autre groupe de mages disent que le Déluge a bien existé, mais il ne concerna pas le monde entier. Les humains ne furent pas tous anéantis et la succession des générations n’a pas été interrompue. La prophétie de Noé ne concerna pas le monde entier, sa mission était pour le pays de Babel, en terre d’Iraq et de Syrie […], les hommes d’Orient et d’Occident n’en surent rien […]. Pourtant il est bien dit dans le Coran qu’à l’exception de Noé et des quatre-vingts personnes qui l’accompagnaient, tous les hommes périrent (p. 142).
Tel est, brièvement évoqué, le contenu de ce texte bien fait, que plusieurs générations de commentateurs vont réécrire à leur façon et agrémenter de détails imaginés. L’essentiel du texte sera pourtant scrupuleusement préservé, comme on peut le suivre aux Xe et au XIe siècles, IVe et Ve siècles de l’hégire, dans les ouvrages en persan d’exégèse coranique. Ainsi, dans le Tafsīr-e kuhan-i pārsī, anonyme du X e siècle, la vie de Noé, à la Sourate 11, est suivie d’un commentaire littéral chargé de références prises au texte arabe de Tabari. Dans le Tafsīr dit de Cambridge, la vie de Noé, à la Sourate 71, est donnée dans une traduction littérale d’un beau persan. Mais déjà, à la même époque, dans le Tafsīr de Sūrābādī (vers 1087/480), il est question de la transmission de la « lumière mohammadienne » (nūr-e mo ammadi, p. 411) de Adam à Seth, puis à Noé. « Elle résidait sur le front des “illuminés”. Tant que Noé garda au front cette lumière, pas un mécréant ne lui fut infidèle […] ». L’un des Tafsīr-s les mieux écrits de ce siècle fut celui de Shāhfūr-i Isfarāinī, le Tāj al-tarājim, composé entre 1038/430 et 1068/460. Son commentaire du Coran est littéral, sa méthode exégétique très réfléchie, mais l’engagement dogmatique du commentateur est bien perceptible. Son commentaire de l’histoire de Noé de la Sourate 11 (p. 1016-1026) est amplifié par des ajouts de détails justifiés par des références aux grands Tafsīr-s arabes primitifs. Assurément un grand texte. Le fait le plus remarquable pour l’avenir de la littérature des Tafsīr-s persans fut la composition bien originale de l’immense Tafsīr de Rashīd al-dīn Maybudī, le Kašf al-asrār, commencé en 1126/520. Il vint en un siècle où la tradition spirituelle musulmane dite soufie parvint à une première et superbe maturité. L’œuvre de Maybudī vient heureusement de connaître une première analyse d’envergure de la 215
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part de Annabel Keeler (en 2006). Après l’analyse des principes herméneutiques suivis par Maybudī, puis l’analyse de la doctrine spirituelle développée par le maître, l’auteur a concentré son étude sur les trois récits coraniques majeurs, l’histoire d’Abraham, l’histoire de Moïse et l’histoire de Joseph. On ne pouvait aller plus justement au point où cette littérature des Tafsīr-s persans s’arracha au mieux à la littéralité de la lecture du Coran. C’était dans les récits que le texte coranique se prêtait au mieux au respect de sa lettre et à la livraison de ses potentialités de sens. Maybudī partagea son monument en trois ʿtours’ (nawbat). Une traduction soignée du Coran en une belle langue précède un commentaire lexical et légal du texte. Le troisième « tour » consiste en un commentaire spirituel du Coran, d’un très beau style, à niveau des œuvres majeures de son siècle. L’ouvrage de Annabel Keeler sera une porte d’entrée nouvelle dans l’étude de cette partie de la littérature persane clairement fondée sur un ensemble précis de commentaires du Coran. La poésie persane de caractère spirituel eut pour premier maître d’envergure un homme du XIe/Ve siècle. asan Majdūd Sanāʾī naquit au milieu de ce siècle et mourut en 1130/525. Formé auprès de grands maîtres au Khorassan, il sut rendre en poésie ce qu’il vécut auprès d’eux. Noé paraît dans son œuvre comme on ne l’avait pas vu avant lui. Son Dīvān résonne en de belles occasions de mots qui vont ensemble avec nū (Noé), comme rū (l’esprit), nūr (la lumière), nū a (la lamentation), mowj (la vague), kaštī (le vaisseau), ʿismat (l’intégrité), daʿvat (la convocation à la croyance), duʿā (la prière par laquelle Noé demanda le châtiment du Déluge), tous ces mots qui nouent l’histoire de Noé dans la tradition coranique. Le monument du poète, son « Jardin de Vérité » ( adiqat al- aqiqat), résonne plusieurs fois du nom de Noé : « Noé a surgi dans la forteresse de l’intégrité », « Ah ! si j’avais une vie aussi longue que celle de Noé », « Noé sans l’Esprit serait une frêle embarcation ». La grande conclusion qui clôt cet immense poème commence par l’histoire de Noé (p. 740, 17 à p. 741, 5), achevée sur ce vers : « Ma convocation (daʿvat) à la foi est semblable à celle de Noé/mes paroles sont le frais surgissement de l’Esprit » (beyt 5). Djalâl ad-din Roumi (ou mieux : Mowlavi-e Balkhi) fut un familier de l’œuvre de Sanāʾī. Dans son immense poème du Manavi (resté sans doute inachevé à sa mort en 1273/672), au Livre III, il entama au distique n° 840 une longue histoire de Moïse, narrée à sa façon buissonnante. Après la célèbre anecdote des aveugles découvrant un éléphant, une exhortation vient porter sur l’importance de savoir écouter. C’est là que s’ouvre, à ce propos, l’histoire de Noé, un chef-d’œuvre d’intelligence du texte que livra aux origines le Tafsīr persan de Transoxiane. Le mieux est d’en livrer ici une traduction. MOWLAVI-RUMI, Manavi-e maʿnavi, Daftar 3, beyts 1305 à 1343. 1305. Ne souffle mot, tu entendras de ceux qui soupirent ce qui ne vient ni sur la langue ni en exposé ! 1306. Ne souffle mot, tu entendras de ce Soleil ce qui n’est ni dans un livre ni en discours ! 1307. Ne souffle mot, l’Esprit soufflera pour toi ! Dans l’Arche de Noé, arrête de nager… 1308. pareil à Canaan ! Il nageait, lui, disant : « Je ne veux pas de l’Arche de Noé, mon adversaire ! » 1309. (Noé :) « Viens donc t’asseoir dans l’Arche de ton père, tu ne te noieras pas au Déluge, misérable ! »
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Noé, avertisseur et prophète universel dans la tradition persane
1310. (Canaan) répondit : « Non pas ! J’ai appris à nager, moi ! Moi, je m’éclaire à une autre chandelle qu’à la tienne. » 1311. (Noé :) « Garde-t’en ! Voici la vague du déluge du malheur ! Mains et pieds et nage aujourd’hui ne sont rien. 1312. Vent de la colère et malheur qui souffle la chandelle ! Or seule résiste la divine chandelle. Silence ! » 1313. Il répondit : « Non ! Je vais sur cette haute montagne. Elle me gardera de tout fléau, cette montagne. » 1314. (Noé :) « Garde-t’en ! À présent, la montagne est fétu de paille ! Elle ne protège que son Ami. » 1315. (Canaan) « Ai-je jamais écouté ton conseil ? Tu aurais voulu que j’appartienne à cette lignée ! 1316. Jamais tes mots ne m’ont plu ! Je n’ai rien à voir avec toi, ici-bas et dans l’au-delà ! » 1317. (Noé :) « Prends garde, mon cher ! Il n’est plus temps de faire le dédaigneux. D’ailleurs, Dieu n’a ni parenté, ni associé. 1318. Jusqu’à présent, tu l’as fait, mais maintenant c’est le Dédain (de Dieu) : à Sa cour, (ton) dédain ne prend pas ! 1319. “Il n’a pas engendré et n’a pas été engendré” (Coran, 112,3), Lui, de toujours. Il n’a ni père, ni enfant, ni oncle. 1320. Comment supporterait-Il des enfants le dédain ? Comment supporterait-Il des pères le dédain ? 1321. “Je n’ai pas été engendré (a-t-Il dit), cesse ton dédain, vieillard ! Je ne suis pas engendreur, cesse de te pavaner, jeune homme ! 1322. Je ne suis pas un mari, je n’ai rien à faire de la passion : Laisse là ton dédain, ô femme !” 1323. Seuls l’humilité, la servitude et le tremblement ont valeur en Sa Présence. » 1324. (Canaan) répondit : « Père, voici des années que tu dis cela et tu recommences ! Tu t’emportes par bêtise coupable ! 1325. Combien de fois as-tu dit de ces choses à tout le monde et tu es reçu froidement tant de fois ! 1326. Ton froid soupir n’est pas entré dans mon oreille, surtout maintenant que je suis savant et ferme. » 1327. (Noé) dit : « Mon cher, quel mal y a-t-il à ce que tu écoutes une fois le conseil de ton père ? » 1328. Ainsi persévérait-il doucement dans son conseil, tandis que l’autre persévérait durement dans son refus. 1329. Le père ne se lassa de dire ses conseils à Canaan et pas un souffle n’entra dans l’oreille de ce sinistre (garçon). 1330. Ils étaient à parler ainsi quand la vague déferlante submergea Canaan et le mit en pièces. 1331. Noé : « Ô Roi longanime ! Mon âne est mort et Ton flot a emporté la charge. 1332. Tant de fois Tu me promis que les miens échapperaient au Déluge. 1333. En toute confiance j’ai cru en Toi. Pourquoi donc le flot a dérobé mon kilim ? »
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1334. (Dieu) répondit : « Il n’était pas des tiens et de tes proches. N’as-tu pas vu que tu es blanc et qu’il est bleu ? 1335. Si le ver est dans ta dent, ta dent est perdue, arrache-la, maître ! 1336. Pour que le reste de ton corps ne s’étiole à cause d’elle, prend tes distances, bien qu’elle t’ait appartenu ! » 1337. (Noé) dit : « Je suis à distance de tout ce qui n’est pas Ton Être. Celui qui est mort en Toi n’est autre (que Toi). 1338. Tu sais bien comme je suis avec Toi : vingt fois comme est le parterre de fleurs avec la pluie. 1339. Indigent vivant par Toi, heureux de Toi, nourri sans moyens et sans intermédiaire. 1340. Ô Perfection ! Tu n’es ni uni ni séparé (de quiconque), bien plus : sans qualité, ni mode, ni occupation qu’on puisse T’attribuer. 1341. Nous sommes les poissons, Toi l’océan de la Vie. Nous sommes vivants par Ta grâce, ô Toi aux beaux attributs ! 1342. Tu ne tiens dans les limites de nulle pensée, Tu n’es proche d’aucun effet comme une cause. 1343. Avant comme après ce Déluge, Tu auras été dans l’aventure Celui dont parlent mes mots ».
L’écoute de l’appel à la foi est au centre du dialogue entre Noé et Canaan, celuici est la figure du monde des incroyants la plus proche du prophète. Entre le père et le fils l’échange s’achève sur la rupture de l’appartenance à la généalogie humaine : Canaan a renoncé à être du nombre des fils de Noé, ce que Dieu confirme ; de son côté, Noé dévoile le cœur de sa foi, son Dieu est d’une totale unicité en laquelle s’anéantit l’homme de foi. Mowlavi poussa au plus loin une interprétation rendue possible par le texte de la tradition des Tafsīr-s. Avec Hâfez de Chiraz, Noé, l’Arche et le Déluge deviennent des figures poétiques bien autrement élaborées. Noé est le guide et le modèle de l’homme de foi, de patience et de courage. L’Arche est le Vaisseau à Vin, coupe à vin que forme le cœur rempli du vin de l’amour versé par le divin Echanson. Le Déluge est le monde où se noient les humains. Dans l’Arche, Noé plaça la terre dont Adam fut pétri à l’origine de l’humanité. Au grand scandale de l’ange, Adam fut pétri de terre et de vin, de faiblesse et d’amour. « Sois le compagnon des hommes de Dieu, car, dans l’Arche de Noé/est un reste de poussière pour qui le Déluge ne vaut pas une goutte d’eau » (Divân, 9,6). La violence qu’éprouve l’homme de la part de la nature fut d’abord conçue par lui comme la violence des dieux par caprice ou jalousie, puis la violence de Dieu contre les humains, incroyants et donc pécheurs. L’homme moderne se met à inverser son jugement, découvrant qu’il est lui-même violent contre la nature. De toute son intelligence, il invente, comme Lester R. Brown, un « Plan B pour un pacte écologique mondial ». Pierre Hadot nous rappelle les mots de Héraclite, que « la nature aime à se voiler ». Voici que se remettent en marche nos pensées sur la relation de l’homme à l’univers.
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Noé, avertisseur et prophète universel dans la tradition persane
Bibliographie C. ADDAS, « Noé », Dictionnaire du Coran, o.c., p. 598-602. Â. ÂúARNUSH, Târikh-e tarjome az ʿarabi be fârsi, az âghâz tâ ʿar-e afavi I. Tarjomehâ-ye qorāʾâni. Sorush 1375/1996. Â., ÂúARNUSH, « Tarjome-ye Qorāʾân (traductions du Coran en persan) », dans Dânešnâme-ye Jahân-e Eslâm/Encyclopaedia of the World of Islam (in Persian) VII, Téhéran 1382/2003. Tafsir et les grands tafsir-s (commentaires du Coran en persan), p. 619-721. C. E. BOSWORTH, « al-Tabarî, Abû Dja‛far Muammad b. Jarîr b. Yazîd (224-5/839310/923) », Encyclopédie de l’Islam X, 1998, p. 11-16. J. CHABBI, Le Seigneur des Tribus. L’islam de Mahomet. Préface d’André Caquot, Paris 1997. Dictionnaire du Coran, (“Bouquins”), M.-A. AMIR-MOEZZI (dir.), Paris 2007. HÂFEZ de Chiraz, Le Divân, Traduction et commentaire par C.-H. de FOUCHÉCOUR. Paris 2006, 1279 p. (les allusions ci-dessus sont aux Gh. 5,2 ; 9,6 ; 19,7 ; 230,5 ; 250,5 ; 257,1 ; 418,8). B. HELLER, « Nū », Encyclopédie de l’Islam VIII, 1995, p. 111-112. A. KEELER, Sufi Hermeneutics : The Qurʾan Commentary of Rashīd al-dīn Maybudī, Londres 2006 (Avant-propos substantiel de Gerhard BÖWERING, p. XV-XX). La Bible, Nouvelle traduction F. BOYER (dir.), Paris 2001. Le Coran (“Islam d’Hier et d’Aujourd’hui”, III-V), traduit de l’arabe par R. BLACHÈRE, Paris 1947-1951. L’épopée de Gilgamesh (“Littératures anciennes du Proche-Orient”), introduction, traduction et notes par R. J. TOURNAY et A. SHAFFER, Paris 1994, 1998. Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française I, Paris 1998, p. 188. Déjà le bateau de Ut-Napishtim avait la forme d’un cube (voir l’Épopée, p. 228-9). Abol-Fażl Rašid al-din MEYBODI, Kašf al-asrār wa ‛uddat al-abrār, ma‛ruf be Tafsir-e Khwâje ʿAbdollâh Ansâri. Édition, introduction et notes de `Ali Asghar HEKMAT, I-X, Téhéran 1331/1952-1338/1959. Jalâl ad-din M. MOWLAVI-RUMI, The Mathnavî of Jalâluʾddîn Rûmî, R. A. NICHOLSON éd. (“E. J. W. Gibb Memorial New Series”, IV) : vol. III. Persian text of the third and fourth books, 1929 ; vol. IV. Translation of the third and fourth books, 1930. P. RICŒUR, Temps et récit I, Paris 1983. A. RIPPIN, « Tafsīr », Encyclopédie de l’Islam X, 1998, p. 163-4, p. 90-95. S. H. SÂDÂT-NÂSERI et M. DÂNESHPAZHUH, Hezâr sâl-e tafsir-e fârsi (en persan : « Mille ans de commentaires du Coran en persan »), éd. Alborz, 1369/1990. ABARĪ, Tarjome-ye Tafsir-e abarī, abib-e YAGHMÂʾI (éd.), Téhéran 1339/1960. I-VII. ABARĪ et BALʿAMĪ, Târikh-e Bal‛ami, Abu ‛Ali Moammad b. Moammad b. BAL‛AMI. Moammad TAQI BAHÂR (éd.), repris par Moammad PARVIN GONÂBÂDI, Tehrân, Zavvâr, I-II, 2e édition, 1353/1974. (ABARĪ – BALʿAMī) H. ZOTENBERG, Chronique de Abol-Djafar Mohammed-ben-Djarir-benYezid Tabari, traduite sur la version persane d’Abou-ʿAli Mohammed Belʾam, d’après les manuscrits de Paris, de Gotha, de Londres et de Canterbury I-IV, Paris 1867-1874. Reprod. 1958.
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LE PRINCE ET LE FAUX PROPHÈTE. QUELQUES CAS DE LECTIONES VITIOSAE EN ICONOGRAPHIE GRECQUE1 Françoise FRONTISI DUCROUX Collège de France
En 1828 paraît à Viterbe, sous le titre Museum Étrusque, une publication en français. C’est une sorte de catalogue descriptif d’environ 2000 vases, trouvés à Vulci dans la propriété du Prince de Canino, auteur de cet ouvrage. La notice n° 1900, intitulée « La nef du patriarche », décrit une coupe, qui n’est pas représentée dans le livre – sans illustrations – mais à la Planche IX d’un autre ouvrage intitulé Vases du Prince de Canino, paru à Florence en 1830. Il s’agit d’un dessin au trait. Une autre reproduction, aquarellée, et respectant le contraste entre le fond rouge et la figure noire, paraît peu après dans l’ouvrage d’Eduard Gerhard, Auserlesene griechische Vasenbilder (voir la figure 1). Voici quelques extraits de la description de ce vase par le Prince de Canino : … à l’intérieur une nef en forme de dauphin entourée de petits dauphins qui indiquent la mer tyrrhénienne (sic) […] un patriarche avec le cornupotorium [corne à boire] couché dans la nef […] Tout autour du bord intérieur de la coupe on voit une longue inscription circulaire divisée en beaucoup de groupes de petits caractères très déliés. Ces caractères entièrement différents de toutes nos autres inscriptions exerceront la sagacité des académies : quant à nous qui ne connaissons pas les langues orientales nous avons confronté matériellement cette inscription avec tous les alphabets de nos bibliothèques et quelques mots nous ont paru ressembler à quelques traits des tables de l’illustre Champollion. Nous avons vainement demandé des lumières ; quelques personnes ont prononcé que ces lettres étaient phéniciennes ; d’autres les ont nommées persépolitaines, et enfin quelques-unes ont jugé au premier coup d’œil que ce n’était que de simples ornements ou des crevasses, malgré la régularité remarquable de tant de signes groupés sur la même ligne circulaire. Pour mettre avec toute l’exactitude possible sous les yeux des érudits cette coupe nous avons fait calquer à part les groupes de lettres et nous les avons fait graver en lignes courbes […] nous attendons le jugement des Orientalistes ou de ceux qui s’occupent des hiéroglyphes […]
1. Cette étude a fait l’objet d’une communication au séminaire de Michel Tardieu le 2 février 2000. Je suis heureuse d’en offrir le texte à celui dont l’amitié perdure depuis quelques décennies. Abréviations utilisées ci-après : ABV : J. D. BEAZLEY, Attic Black-Figure Vase-Painters, Oxford 1956 ; ARV2 : J. D. BEAZLEY, Attic Red-Figure Vase-Painters, 2e éd., Oxford 1963 ; LIMC : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zurich 1981-1997 ; BCH : Bulletin de correspondance hellénique, École française d’archéologie d’Athènes, 1877-.
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Françoise Frontisi Ducroux
Figure 1. Coupe à figures noires, Munich 2044 ; ABV 146,21. Dessin dans E. Gerhard, Auserlesene griechische Vasenbilder, Berlin 1840, pl. XLIX.
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Le Prince et le faux prophète
Vient ensuite la description de l’extérieur de la coupe : l’uniformité des armes et l’air de famille de tous ces guerriers me paraissent indiquer une guerre civile et même domestique comme serait celle des descendants de Noé qui, secouant le joug patriarcal […] donnèrent le premier spectacle des dévastateurs de la terre ; ce spectacle affligea les dernières années de Noé.
Ce que l’auteur, dont le regard est façonné par les tableaux historiques de son époque, qualifie d’« air de famille » correspond au code de l’iconographie grecque qui met en œuvre une typologie uniforme pour représenter les figures dans une idéalité canonique et impersonnelle. Son hypothèse est donc que le patriarche voguant sur la mer Tyrrhénienne (clairement identifiable par les dauphins !) est Noé ou son fils Sabatius, « apportant dans la péninsule [italique] le gouvernement patriarcal et les institutions civiles et religieuses déjà foulées aux pieds en Orient ». Hypothèse étayée sur des données variées : la légende – « la tradition primitive qui place en Italie l’âge d’or du vieux Saturne » –, l’onomastique – « les anciens Thraces donnaient au vieux Bacchus le nom de Sabatius » – et la toponymie – « les noms de Sabatinus, Saturnia, Arminia » (Arménie) –, tous arguments dont la pertinence est plus que douteuse. Bref, le vieux Noé, fuyant les discordes des enfants de Cham et de Sem, serait venu chercher un refuge chez Japhet qui lui offrait un asile tranquille en Occident. La précieuse coupe représenterait cet épisode. Continuons la lecture de ce texte : Nous attendons l’interprétation, nous nous soumettrons, mais en attendant que les académies aient prononcé, quelques archéologues nous permettront de préférer notre interprétation à celle qu’ils ont trouvée toute faite dans les Métamorphoses d’Ovide […] ils pensent que le sujet est Bacchus conduit par les Tyrrhéniens […] et les changeant en dauphins […] mais le Bacchus d’Ovide était enfant et notre figure est celle d’un vieillard […] malgré toute notre estime pour ceux qui expliquent avec Ovide notre coupe étrusco-pélasge, nous ne pouvons pas voir un enfant dans un vieillard.
Denier argument, décisif pour le Prince de Canino : autour du pied de la coupe est écrit le nom de l’auteur : on observera que ce nom d’Ezechias est hébraïque. Ni EZECHIAS, roi de Juda, ni encore moins le prophète EZECHIEL, que je me suis plue à convoquer ici, pour amplifier le caractère fantaisiste de la conjecture : l’inscription nomme EXEKIAS (le X étant noté par CHI + SIGMA, une des graphies possibles) et c’est la signature d’un potier athénien. L’objet est une coupe attique à figure noire, que l’on date de 530 avant notre ère et qui se trouve maintenant au Musée de Munich2. Elle représente Dionysos, figuré en adulte barbu, forme canonique jusqu’à la fin du Ve siècle. Ensuite le dieu sera représenté comme un adolescent. Cet exemple d’interprétation d’une image est caricatural : le Prince de Canino n’est pas un archéologue. En ce domaine, il serait plutôt autodidacte. Mais c’est un érudit, un homme des Lumières. Il se nomme aussi Lucien Bonaparte. En désaccord avec son illustre frère, il s’est installé en Italie avant la chute de l’Empire et a acheté un grand domaine en Toscane. Anobli par le pape, pour services rendus, il devient « Prince de Canino » et mène l’existence d’un grand seigneur intéressé par les sciences, plus particulièrement par l’astronomie.
2. Munich 2044 ; ABV 146,21.
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Françoise Frontisi Ducroux
Or, comme il le raconte dans l’introduction de son ouvrage, un beau jour, sur ses terres, un bœuf attelé à une charrue a déclenché un éboulement, entraînant la découverte de la nécropole étrusque de Vulci. De cette mine fabuleuse furent extraits en deux ans plus de deux milles vases splendides, sans compter les vols, déplorés par le Prince qui, au moment de la découverte, était occupé ailleurs par ses recherches astronomiques. Si l’on tente un parallèle entre le déchiffrement du décor de ce vase et l’établissement d’un texte, nous nous trouvons devant un cas extrême : l’identification de signes écrits là où il n’y a que craquelures du verni. « Quelques-uns, dit le Prince, ont jugé au premier coup d’œil que ce n’était que […] des crevasses ». La « longue inscription circulaire » n’en a pas moins fait l’objet d’un calque minutieux, soumis à la sagacité des Orientalistes. Ce détail est présent sur le dessin de l’ouvrage de Gerhard (Figure 1). Plus encore qu’aux fautes répertoriées par la critique des textes antiques, ce type d’erreur est comparable à ce contre quoi les Préhistoriens mettent fréquemment en garde : le risque de confondre des marques humaines intentionnelles (cupules creusées dans le roc, stries sur parois et galets, incisions sur os) avec des traces naturelles (érosion, cassures mécaniques, empreintes de végétaux, griffures animales, voire corrosion chimique sous l’effet des sucs digestifs)3. Quant à sa lecture erronée de la signature EXSEKIAS EPOESE, « Exékias a fait », elle s’explique avant tout par la proximité avec la pseudo-inscription circulaire qui, indéchiffrable, a semblé au Prince être « de l’hébreu » et l’a induit à penser à Ezechias. Lucien Bonaparte a déchiffré les majuscules grecques, analogues à celles du français, en commettant une seule faute : confusion des deux lettres Chi et Sigma avec un Zêta. Il ne semble pas s’étonner de déchiffrer ce nom dont il ne définit pas la langue, qui n’est à coup sûr pas de l’hébreu. S’il y a reconnu du grec, il ne s’en étonne pas non plus. Pourtant pour lui il ne s’agissait pas d’un objet grec. De fait, son argumentation s’inscrit dans le contexte de la polémique sur l’origine des vases trouvés en Étrurie, même si cette polémique est alors dépassée. Au XVIIIe siècle, lors des premières découvertes en Étrurie, les vases ont sans hésitation été déclarés étrusques. Mais dès 1760 Winckelmann avait démontré qu’il s’agissait d’objets grecs importés. Cependant certains livrent un combat d’arrière-garde contre l’origine grecque des vases, pour soutenir la théorie de la primauté culturelle de l’Italie, dont l’origine serait troyenne, comme le raconte l’Énéide. Et Lucien Bonaparte explique que ces vases, enfouis dans les tombes, sont restés ignorés des Romains, mais démontrent l’antériorité d’une brillante culture pélasge. Il utilise ce vase pour étayer « historiquement » cette thèse : la venue de Noé, chassé d’Orient, serait à la source de la civilisation italique. Loin d’être gratuite, cette lecture s’insère dans un contexte idéologique sinon politique. Cette lectio vitiosa extrémiste reste isolée et a été très vite redressée, avant même sa publication. C’est ce qu’indiquent les allusions de Lucien Bonaparte aux Académies et à ces archéologues qui interprètent l’image comme une représentation de Bacchus, en y reconnaissant l’épisode de l’enlèvement du dieu par les pirates tyrrhéniens qu’il métamorphose en dauphins, après avoir transformé le mât en vigne. L’épisode est raconté par Ovide, Lucien Bonaparte le dit, mais aussi, bien
3. M. LORBLANCHET, La naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique, Paris 1999.
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plus tôt, dans l’Hymne homérique à Dionysos. Eduard Gerhard cite ces deux textes dans le commentaire, intitulé « Schiffender Dionysos », correspondant à la planche de ses Auserlesene griechische Vasenbilder, en 1840. Contrairement à Lucien Bonaparte, Eduard Gerhard n’est pas un amateur dans le domaine de la céramologie. Savant authentique, c’est un archéologue qui fait autorité. Il est à la fois secrétaire de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica à Rome, et responsable des antiquités au Musée de Berlin, membre de nombreuses Académies en Europe. Loin de polémiquer, il reste discret sur la lecture du Prince de Canino. Il se contente de signaler que les signes du pourtour ont été pris pour une écriture, à cause du mauvais état de la coupe et qu’en un second temps, on a vu qu’il s’agissait de craquelures, et renvoie par une note (p. 178 note 17) au Museum Étrusque. Il expose sa propre interprétation, très étayée par les textes, qu’il connaît à fond, sans faire allusion à celle du Prince. Déjà, en 1831, son Rapporto Volcente4 était consacré aux vases de Vulci. Étant donné l’importance de la découverte, Gerhard avait séjourné à Vulci, peut-être chez le Prince de Canino, et s’était mis au travail. La coupe est répertoriée dans le Rapporto Volcente sous le n° 258d. On y lit : « l’illustre descrittore de’vasi di Canino ha […] assegnato tutte le sifatte epigrafi a una lingua finora incognita », et, en note 655 : « fu asserito da periti osservatori che queste traccie non sieno se non crepature dell’ argilla »5. Il est probable que Gerhard est cet archéologue dont l’hypothèse est rapportée par Lucien Bonaparte. Il a vu très vite que les mystérieuses inscriptions n’étaient que les craquelures du vernis, que le pied porte la signature du potier EXEKIAS et qu’il s’agit d’une figuration de Dionysos. Il devait en discuter avec son hôte, qu’il ne convainc pas et qui publie en 1828 ses propres élucubrations. De son côté, Gerhard fait paraître le Rapporto Volcente en 1831 et lorsqu’il publie, en 1840, une étude détaillée, c’est avec une gravure faite à partir d’autres dessins, mais qui conserve les pseudo-inscriptions dont il a pourtant reconnu l’origine naturelle. En 1854, Otto Jahn, dans sa Description de la collection des vases du roi Louis dans la pinacothèque de Munich (où se trouve désormais la coupe), ouvrage fondamental, en allemand, base de la céramologie moderne, écrit : « die “lettres inconnues” am Rande können vielleicht nur Sprünge im schwarzen Firniss sein »6. La lecture de cette coupe par Lucien Bonaparte, Prince de Canino, propriétaire des nécropoles de Vulci et de leur contenu, est particulièrement extravagante parce qu’elle ignore délibérément la composante grecque du contexte. Elle n’est pourtant pas exceptionnelle à cette époque. Au niveau de l’interprétation, stade qui, en principe, succède à celui du déchiffrement, on lit bien des choses. Un autre archéologue, Francesco Inghirami, évoque cette même coupe dans un ouvrage intitulé Galleria Omerica7. Comme le laisse entendre le titre, le choix des vases semble illustrer les poèmes homériques. L’auteur précise que tel n’est
4. Rapporto Volcente. Il s’agit du tome III des Annali dell’ Instituto di Corrispondenza Archeologica, Rome 1831. 5. Rapporto Volcente, op. cit., p. 70 et n. 655. 6. O. JAHN, Beschreibung der Vasensammlung Königs Ludwigs in der Pinakothek zu München, Munich 1854, p. 105, notice 339. 7. F. I NGHIRAMI, Galleria Omerica, Fiesole 1829, Pl. 260, p. 252-253.
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pas le cas de ce vase, mais qu’il souhaite vivement en proposer une interprétation. Francesco Inghirami est partisan de l’interprétation funéraire du décor des vases. Les vases se trouvant dans les tombes, les tenants de cette explication (qui a encore des partisans) considèrent que c’est là leur destination initiale (alors que, dans la majorité des cas, il s’agit d’un usage ultime) et que le décor est conçu en fonction de cet usage. Francesco Inghirami observe donc que l’extérieur du vase forme un masque (il s’agit d’une coupe à yeux), et met en relation ce masque avec : il passagio del sole nei segni zodiacali che diconsi inferiori, cioé dell’inverno, e che l’indicata stagione si rammentava a pesagire il passagio delle anime ad una vita futura dopo la morte, dovea farsi vascando il mare per giungere alle isole Fortunate e che un tel benefizio era promesso a coloro soltanto che iniziavansi nei misteri di Baccho.
Le décor de la coupe montre ainsi l’initié voguant sous la protection du dieu et la vigne, arbre de vie, peu appropriée à un navire, est une allégorie de la promesse de béatitude éternelle dans l’autre monde où l’initié se transforme en dieu… Le très sérieux Eduard Gerhard se garde bien des délires interprétatifs. Il n’est pourtant pas à l’abri des erreurs de lecture, comme le montre la publication, en 1848, d’une autre coupe de Vulci8 dont il donne une description minutieuse. Cette idole barbue et couronnée de lierre n’est pas une statue, dit-il, « bien que la forme d’un pied soit indiquée. Il peut s’agir, dit-il, d’un acrolithe, composé d’une colonne avec tête et pieds, où serait suspendu le vêtement du dieu ». Il n’y a là, en réalité, que la courbe d’un pli qui a été interprétée par le dessinateur comme la descente du pied. L’œil du savant a été trompé par une faute de copiste. Mais les scrupules de Gerhard seront négligés par ses successeurs et l’effigie de la coupe de Berlin, malencontreusement pourvue d’un pied, demeurera longtemps, malgré son incontestable absence de bras, le modèle de la statue acrolithe. C’est ce que montre l’article « Acrolithus » d’Edmond Saglio, dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines : ici l’illustration fausse est en cohérence avec le texte (voir figure 2). Et le même dessin sert, dans le même ouvrage, à représenter Dionysos Dendritès dans l’article « Bacchus » de François Lenormant9, sur lequel nous reviendrons. On a là l’exemple même de la faute de copie qui se transmet, et aussi la preuve du conservatisme des certains éditeurs qui, pour faire des économies, reproduisent les mêmes clichés. Essayons de faire l’anatomie de cette erreur. Si le dessinateur a vu un pied c’est qu’il a cru avoir affaire à une représentation de statue. On ne voit que ce que l’on connaît. Son lapsus est semblable à celui de ces moines copistes qui transcrivaient MONH, « monastère » au lieu de NOMH, « coutume » 10.
8. Berlin F 2290 ; ARV2, 462,48. E. GERHARD, Trinkschalen und Gefâsse des Kön. Mus. zu Berlin und andere Sammlungen, Berlin 1848-1850, p. 5-6 et note 3 ; et Pl. IV-V. 9. Ibid., p. 626, fig. 706. 10. J. I RIGOIN, La tradition des textes grecs, Paris 2003, p. 18.
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Figure 2. Coupe à figures rouges, Berlin F 2290 ; ARV2, 462,48. Dessin dans Ch. Daremberg et E. Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Tome 1, Paris 1873, p. 36, fig. 47.
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E. Gerhard, lui, en sait plus que le dessinateur. Il rapproche « cette effigie d’autres idoles rustiques qui lui sont comparables », représentées sur le décor d’un petit groupe de vases11. Ces représentations montrent le masque de Dionysos suspendu à un pilier pour composer une effigie temporaire et démontable. Cette identification n’a pas été immédiate ; bien au contraire, ces images ont fourni le point de départ de plusieurs décennies d’errances, qui constituent le contexte de l’erreur de Gerhard. Le déchiffrage difficile de cette série est exemplaire des problèmes de lecture des images. Nous en ferons rapidement l’historique. Le premier vase connu est un stamnos – variété de cratère à couvercle – découvert en Campanie, à Nocera dei Pagani, au XVIIIe siècle, avant 1798, actuellement au Musée de Naples (voir la figure 3). La publication date de 1828, dans les Neapels Antike Bildwerke de Eduard Gerhard et Theodor Panofka. Ces deux savants identifient, en face principale, « un trophée de Bacchus indien » fixé sur un poteau. Ils en signalent le vêtement – stola et chiton – et la tête barbue coiffée d’un modius comportant une bordure de rayons de forme pyramidale. Les deux disques latéraux à hauteur d’épaules sont interprétés comme de petits tympanons ou des cymbales. À gauche, une “prêtresse”, nommée Dioné par une inscription, puise avec une louche dans l’un des deux vases posés sur une table. Tout autour, des bacchantes, dont les noms font l’objet d’une analyse. Cette image, disent les auteurs, fait songer à un texte de Pausanias qui mentionne, en Laconie, un culte de Dionysos réservé aux femmes. Le vase pourrait s’y référer, car la louche de bronze trouvée à l’intérieur indique que les deux objets étaient destinés à l’usage cultuel même dont le décor du vase porte témoignage. Cette première publication a le mérite de reconnaître, d’une part, le caractère composite de cette effigie dionysiaque autour de laquelle un rituel féminin s’organise, d’autre part, la réflexivité de l’image qui présenterait, comme en miroir, un reflet de son propre contexte. Mais ce vase commence à faire couler beaucoup d’encre. Il suscite l’enthousiasme délirant de deux archéologues italiens. Le premier, Bernardo Quaranta12, reconnaît d’abord un arbre, transformé en statue de Bacchus par l’adjonction d’une tête ou d’un masque et d’un vêtement. Sur la tête, une corbeille d’où émergent des objets pyramidaux, et les deux formes ovales au niveau des épaules pourraient être des miroirs. L’auteur identifie la scène comme une « libation faite, après la vendange, par quatre femmes travesties en bacchantes, à Bacchos Briseos, divinité de la végétation », nommé aussi Bacchos Dendritès. Dans le nom de Dioné, désignant la femme qui procède à la libation, B. Quaranta détecte le « principe humide », à l’origine du nom de Dios, « car les tempêtes furent la cause de la crainte religieuse ». Se référant à Plutarque et à Artémidore, il justifie la corbeille, ou calathos, qu’il voit sur la tête de l’effigie, comme un attribut des divinités chthoniennes, dispensatrices de richesses. Les pointes pyramidales qui dépassent rappellent certains objets secrets contenus dans les cistes mystiques et lui paraissent des symboles non équivoques des Phallophories consacrées à Bacchos Briseos. Enfin, sur la poitrine du dieu, des rayons rappellent que Bacchos était adoré sous la figure
11. Stamnos de Naples 2419 ; Louvre G 407 et Londres E 452. Cf. mon étude de cette série : F. FRONTISI-DUCROUX, Le dieu masque, Paris, Rome 1991. 12. B. QUARANTA, « Vaso fittile », Real Museo Borbonico XII (1839), p. 1-23.
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Figure 3. Stamnos à figures rouges, Naples 2419, ARV2, 1151, 2. Dessin.
du soleil. S’intéressant à la bande horizontale, décorée d’un méandre qui borne le bas de l’image, l’auteur rappelle que, depuis Hérodote, on sait que le labyrinthe est un symbole de la transmigration des âmes13. Les deux vases sur la table lui font penser aux deux grands cratères où les âmes, dans le mythe de Plotin (Ennéades IV, 9), viennent boire, d’abord l’oubli de leur origine, afin de consentir à descendre dans les corps, puis la sagesse et le souvenir du ciel pour désirer y retourner. « Et tel était aussi le sens et le but des mystères de Bacchos ». Cette explication eschatologique, où l’on décèle l’influence de F. Creuzer, entraîne l’adhésion de F. Inghirami, dont nous avons déjà signalé l’interprétation de la coupe de Vulci. Dans un ouvrage de 1837 14, il rappelle son hypothèse de la fonction funéraire des vases : ceux qui sont posés sur la table devant le simulacre du dieu peuvent faire allusion aux deux vases célestes par où transitaient les âmes dans leur passage du ciel vers la terre. Salomon Reinach qualifiera d’« exégèse effrénée » ce type d’interprétation. L’hypothèse d’une relation entre le décor des objets trouvés dans les tombes et les croyances concernant la vie dans l’au-delà trouve encore, de nos jours, des adeptes. Et l’interprétation eschatologique centrée sur les mystères orphiques et éleusiniens était courante alors. L’erudito Quaranta – c’est ainsi que le nomme son
13. Hérodote, parlant du Labyrinthe (II, 123), ne le met nullement en relation avec la transmigration des âmes (II, 148). De surcroît, ce que Quaranta nomme Labyrinthe est ici un méandre, motif décoratif. 14. F. INGHIRAMI, Pitture di Vasi Fittili (per servire di studio alla mitologia ed alla storia degli antichi popoli) IV, Fiesole 1837.
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collègue Inghirami – projette sur le vase peint sa riche culture néo-platonicienne. Le sommet du pilier – lu comme un arbre – qui supporte le masque ne pouvait, en l’absence d’autres images pour comparaison, être identifié comme un chapiteau. Le calathos d’Éleusis induit la lecture « corbeille » (modius). Les disques sont interprétés comme des miroirs, accessoires rituels orphiques, et les triangles comme des objets phalliques. On reconnaît, en germe, les théories que développeront les historiens des religions au cours du XIXe siècle : l’exégèse linguistique qui découvre les principes naturels à l’œuvre dans la création mythique (ce sera la théorie de Max Müller), l’antécédence de la dendrolâtrie, l’universalité des divinités de la végétation, l’effroi des primitifs devant la tempête, origine du sentiment religieux, et l’omniprésence du culte solaire. Au même moment, mais de façon indépendante, un autre stamnos trouvé à Vulci15, en mauvais état, qui connaîtra les vicissitudes d’une restauration erronée – pieds et table en perspective – fait l’objet de spéculations encore plus originales. Dans le catalogue qu’il consacre à la collection Feoli, en 1837, S. Campanari décrit une effigie divine sans pied ni bras, avec sur la tête un tronc d’arbre d’où partent des rameaux, et terminé en chapiteau. Devant, sur un autel (en réalité une table -trapeza : méconnaissance d’un signe iconique, analogue à une mélecture de mot), sont posés deux vases de même forme que le vase support. En ce fruste simulacre de bois, l’auteur reconnaît l’un de ces troncs d’arbres qui, selon Pline, servaient de temples aux divinités. L’arbre ici consacré à Bacchos Cissos serait un lierre. Dans les deux disques latéraux qui encadrent l’effigie, Campanari reconnaît deux « seins turgescents semblables à ceux des femmes qui allaitent ». Ce Bacchus bisexué affiche les signes de son pouvoir fécondant, à l’origine de tous les fruits et produits de la terre. L’auteur rappelle que ce dieu se distingue par son allure efféminée. Enfin, l’archéologue s’interroge sur la signification de l’absence de bras de cette effigie. Il y voit un symbole de la justice qui, selon Plutarque, ne se laisse pas soudoyer en recevant des présents16. La question ne se clarifie vraiment qu’avec O. Jahn, en 1862, lorsque le nombre de vases recensés permet une véritable mise en série17. Dès lors une description méthodique des composantes de l’image devient possible, identifiant les signes iconiques : pilier, chapiteau, chiton et manteau, masque barbu, feuillages et, pour les deux disques latéraux, des patères ou cymbales. Ensuite le problème posé par cette série et par la figure de Dionysos qu’elle montre va tourner autour de l’identification du rituel représenté, car tous les interprètes ont la conviction que l’image est un reflet direct du réel, et que ces peintures de vases ont valeur de reportage. Mais c’est là un autre problème. Si nous récapitulons les problèmes de lecture posés par l’iconographie céramique, nous dégageons plusieurs niveaux. Au premier niveau, celui du déchiffrement des composantes de l’image, le stamnos de Naples, dont le dessin est pourtant d’une facture très « classique »,
15. Würzburg L 520 ; ARV2 621,36. 16. S. CAMPANARI, Antichi vasi dipinti della collezione Feoli, Rome 1837. 17. O. JAHN, « Riti bacchici », Annali dell’ Instituto di Corrispondenza Archeologica 34 (1862), p. 6774.
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donc familière aux amateurs du XIXe siècle et par suite aisément lisible, est exemplaire des difficultés d’identification rencontrées. Ainsi le chapiteau qui termine la colonne supportant le masque du dieu, et qui le surmonte, chapiteau de forme très particulière, n’était pas identifiable tant que le vase était unique et que l’on ne disposait pas d’image comparable : c’était un hapax, un mot unique, inconnu, objet de conjectures. Les archéologues ont donc projeté sur cette forme problématique des schémas fournis par leur culture, la définissant tantôt comme une coiffure, un diadème dentelé ou comme une couronne de flammes, tantôt comme une corbeille rituelle, le calathos éleusinien renfermant des objets mystiques. Les carences anthropologiques sont encore plus manifestes pour l’extrémité inférieure de l’effigie. L’absence de précédent et, plus encore, l’impossibilité de comparer, faute de reproductions, des vases dispersés dans des musées éloignés, ont provoqué des reconstitutions erronées, et le masque du dieu s’est vu doté de pieds, soit par le dessinateur, soit par le restaurateur (vase de Würzburg) : ce sont là des transcriptions fausses. Quant aux disques qui encadrent l’idole, identifiés successivement comme symbole astral, miroirs, « seins turgescents », cymbales et galettes, leur cas demeure encore douteux, même si la dernière interprétation est fortement vraisemblable. Il est encore bien des points qui échappent à la compétence des iconologues du XX e siècle 18. L’imagerie céramique est d’abord une langue à déchiffrer, qui donne l’impression, illusoire, d’une totale familiarité à cause de son graphisme réaliste et d’un code qui semble analogue à celui de notre tradition classique. À un second niveau – celui du texte ? – lorsqu’il s’agit d’identifier l’effigie de Dionysos, la culture de l’archéologue joue un rôle encore plus déterminant que sa perplexité. Les épithètes cultuelles du dieu, bien connues des érudits et très évocatrices, Dendritès et Endendros d’une part, Stylos et Perikionios de l’autre, infléchissent la lecture de l’image, tantôt en faveur d’un arbre sommairement anthropomorphisé, tantôt dans le sens d’un pilier où s’incarnerait le dieu. Le masque ne sera que tardivement reconnu comme une image spécifique de Dionysos. Les témoignages textuels sur le masque de Dionysos sont rares, et équivoques, à cause de l’ambivalence sémantique du mot prosopon (face, visage ou masque)19, et l’apport de Maximilien Mayer, philologue et historien des religions, sera sur ce point décisif. La langue des usagers des images, producteurs et spectateurs grecs, doit être prise en compte pour le déchiffrement du langage iconique. Aucun des deux langages ne doit être considéré comme la traduction ou l’illustration de l’autre. Ils sont utilisés conjointement dans une même culture. Enfin, au dernier stade, celui de l’interprétation, les premiers vases connus de cette série ont servi de support, pendant la première moitié du XIXe siècle, à toutes les théories en vogue chez les archéologues et les historiens des religions : destination funéraire des vases et de leur décor, explication initiatique avec forte dominance des mystères éleusiniens et des textes néo-platoniciens, hypothèse solaire, culte de l’arbre : un déchaînement de conjectures qui, fort heureusement, n’a pas d’équivalent chez les éditeurs de textes anciens.
18. Certains signes demeurent encore indéchiffrables, ainsi certains objets en forme de croix suspendus dans le champ de l’image. 19. Cf. mon étude, F. FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, Paris 1995.
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C’est que la lecture des représentations figurées sur les vases grecs est, pendant cette période, soumise à la perspective théorique qui domine le plus l’histoire des religions au XIXe siècle, la problématique évolutionniste. La colonne au masque est comprise comme une étape, un stade intermédiaire entre un supposé « fétiche aniconique » primitif, arbre ou colonne, et la statue de culte anthropomorphisée, qui passe pour la forme achevée et définitive de toute figure divine. Dans cette évolution, le masque n’est qu’un accessoire secondaire, et temporaire, qui répondrait sommairement à un premier besoin d’humaniser les « divinités de la nature ». Cette démarche est mise en œuvre de façon exemplaire dans l’article « Bacchus » de François Lenormant, dont l’illustration donne un pied à l’effigie au masque20. « Les premières idoles de Dionysos étaient liées au culte fétichiste des arbres », pose Lenormant. « Tel était le Dionysos Endendros… idole toute naturelle ». Lui succèdent quelques effigies primitivement façonnées, pieu fiché en terre, ou tronc d’arbre non équarri. À cette catégorie appartiennent le Cadmeios thébain, morceau de bois tombé avec la foudre dans le lit de Sémélé, et plaqué ensuite de bronze ; le Stylos, simple pieu, et le Perikionios, poteau enveloppé de lierre. Et nos images de vases montreraient la troisième étape : ce tronc d’arbre, ou ce pieu, couronné de pampres et de lierre, est orné de vêtements et d’attributs divins, et pourvu d’un masque imitant la tête du dieu. Inutile de préciser que ces théories, contredites par les données archéologiques, sont désormais caduques. Le lien est étroit entre déchiffrement et interprétation. Lire une image, c’est déjà l’interpréter. On pourrait prolonger l’énumération de ces cas de lectures erronées. L’œil exercé du spécialiste en découvre trop souvent dans les musées. Nous ne dirons pas lesquels. Visiteurs innocents, attention ! ne croyez pas toujours à ce que disent les étiquettes. Le Pirée y est parfois pris pour un homme. Voici encore un exemple de copie et de lecture fautives qui a fait d’illustres victimes. Un cratère à figures rouges de Saint-Petersbourg représente le centaure Pholos recevant Héraclès et ouvrant pour lui une jarre de vin. Il s’ensuivra une bataille entre le héros et les centaures, attirés par l’odeur et affolés par le breuvage. Ce vase a été publié par Salomon Reinach en 1899 dans son Répertoire des vases peints avec le commentaire suivant : « à gauche Héraclès retire du pithos un enfant au maillot (?) sur le corps duquel est un serpent (détails inexpliqués). » Le très précieux Répertoire de Reinach reproduit des planches déjà parues dans divers recueils. Il reprend une planche d'un article de Stephani, auteur d’un catalogue des vases de l’Ermitage, qui décrit « une masse informe dont l’apparence a quelque ressemblance avec un enfant au maillot » (Figure 4)21. Cette image s’inscrit dans un petit corpus. Sa mise en série révèle que l’« enfant au maillot » est en fait le couvercle de la jarre, un couvercle de pierre, de forme oblongue, dénotant la rusticité des centaures.
20. Cf. supra note 8. 21. Saint-Petersbourg 636 (St. 1272) ; ARV2 569,41. S. R EINACH, Répertoire des Vases peints grecs et étrusques, Paris 1899, vol. I, p. 41, 1-2 ; L. STEPHANI, Die Vasensammlung der Kaiserlichen Ermitage II, Saint-Petersbourg 1869, p. 105.
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Figure 4. Cratère à figures rouges, Saint-Petersbourg 636 (St. 1272) ; ARV2 569, 41. Dessin dans S. Reinach, Répertoire des vases peint grecs et étrusques, 1899, t. I, p. 41
Le bébé est le produit d’une erreur du dessinateur, qui a pris soin de lui donner un visage, conjecture audacieuse22. C’est un cas analogue à celui de la substitution erronée, par un copiste, d’un mot à un autre, illisible et incompréhensible. La récurrence de ce signe iconique dans le reste du corpus, comme celle d’un mot dans un texte, rend cette substitution évidente : il faut lire « couvercle de pierre » au lieu de « enfant au maillot ». On sait que, dans les textes, ce genre de « variantes » donne souvent lieu à des spéculations variées et contradictoires. Un spécialiste des vases grecs aurait dû hésiter, car l’iconographie grecque comporte peu de bébés emmaillotés : ils sont le plus souvent tout nus. Il existe pourtant une exception : une petite série montre Rhéa remettant à Cronos le petit Zeus emmailloté… Emmailloté parce qu’il s’agit non pas de Zeus mais de la grosse pierre qu’elle a substitué à son dernier-né pour lui éviter d’être englouti par son père, comme l’ont été ses aînés. Le dessinateur a pu connaître cette série. Il a pu aussi être influencé par la tradition médiévale dont l’iconographie présente des nourrissons soigneusement emballés. On voit et par conséquent on dessine ce qui vous est familier. L’intéressant est que, en 1929, Georges Dumézil s’est trouvé à son tour piégé par cette pierre, en faisant référence à cette image. « Sur une figure de vase Héraclès retire du pithos quelque chose qui semble être un enfant sur lequel rampe un serpent (cf. Reinach I, 41), détail inexpliqué […] dont nous chercherons le sens plus tard ». Un peu plus loin il suggère un parallèle avec Achille confié au Centaure
22. Cf. photo dans A. P EREDOLSKAIA, Vases attiques à figures rouges de l’Ermitage (en russe), Leningrad 1967, n° 96, p. 96 et Pl. 70,2.
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Chiron après son passage dans le feu qui devrait le rendre immortel23. La carrière de cette lectio vitiosa s’arrête là. Pour faire bonne mesure je clôturerai cette revue par un cas dans lequel je me trouve, moi aussi, impliquée. Il s’agit d’un vase lucanien24 représentant Oreste poursuivi par les Érinyes (Figure 5). Ce vase est célèbre car il est exceptionnel. L’une des deux Érinyes qui encadrent Oreste tient, en effet, outre le serpent habituel, un miroir où se voit un reflet, un visage de femme couronnée d’un diadème. À la suite d’excellents spécialistes25, j’ai interprété sans trop hésiter cette figure comme le spectre de Clytemnestre, présenté par les divinités vengeresses au fils matricide qu’elles tourmentent. Et j’ai vu dans ce document unique la mise en image de croyances antiques sur le pouvoir des miroirs à déboucher sur le monde des morts26. Peu de temps après, j’ai eu l’occasion d’examiner ce vase, dans les réserves du musée de Naples, en compagnie de François Lissarrague, dont le regard perspicace a décelé des fissures sur la surface du vase et qui a conclu à un repeint de dimension importante, précisément à l’emplacement du miroir. Cette image unique, écrit-il, est probablement le fruit d’une érudition moderne [l’œuvre d’un artiste] napolitain, proche des ateliers de restauration du Musée, opérant dans les premières années du XIXe siècle27. L’auteur de la restauration n’a laissé aucun apparat critique pour justifier son choix. Y avait-il quelque chose sous le plâtre peint qui lui a servi à colmater des brèches ou à remplacer les parties manquantes ? Il a produit un hapax riche en valeurs symboliques. Un miroir entre les mains d’une Érinye, un miroir reflétant un visage qui n’est celui ni de la personne qui le tient, ni de celle à qui il est présenté, un miroir qui offre un passage aux revenants. Plus que d’interpolation il s’agit là d’une triple extrapolation. Et pourtant, en poursuivant le parallèle entre la lecture des peintures de vases et l’établissement des textes, rappelons que le céramologue est très avantagé par rapport au critique et à l’éditeur de textes antiques. Il a accès, non point à l’archétype d’une longue tradition de manuscrits, mais bel et bien à l’œuvre originale, le vase sorti des mains du potier et du peintre. Qui a eu en main un manuscrit de la main d’Eschyle ? ou du scribe écrivant sous sa dictée ? Certes, de certains objets, perdus, volés ou détruits sous les bombardements, il ne reste parfois que la transcription d’un copiste du XIXe siècle dont la fidélité n’est vérifiable que par comparaison. Dans le cas du vase napolitain, porteur de cette Érinye au miroir, nous nous trouvons bien devant l’œuvre originale, probablement lacunaire et ayant fait l’objet d’une restitution conjecturale, occultée (c’était quasiment la règle) au point de tromper les regards des savants ; ou, lectio vitiosissima, devant un « manuscrit » intentionnellement falsifié pour produire une variante originale et par là d’une valeur exceptionnelle. Honni soit qui mal y pense.
23. G. Dumézil, Le problème des centaures, Paris 1929, p. 178, et p. 185. 24. Nestoris lucanienne, Naples 8212. 25. En particulier H. SARIAN, LIMC s.v. « Erinys », n° 68, et « Réflexions sur l’iconographie des Érinyes dans le milieu grec, italiote et étrusque », BCH, Suppl. XIV (1986), p. 25-35. 26. F. FRONTISI-DUCROUX et J.-P. VERNANT, Dans l’œil du miroir, Paris 1997 p. 190. 27. F. LISSARRAGUE, « Comment peindre les Erinyes ? », MÈTIS, N.S. 4 (2006), p. 61-63. Comme l’auteur le précise, cet écaillement n’est apparu que récemment, après un changement des conditions d’exposition du vase, soumis à de grandes variations de températures.
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Figure 5. Nestoris lucanienne, Naples 8212. Dessin dans F. Inghirami, Pitture di Vasi Fittili.
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LA VISION DE DIEU DANS L’AU-DELÀ. EXÉGÈSE, TRADITION ET THÉOLOGIE EN ISLAM Claude GILLIOT Université de Provence, IREMAM
Introduction Le rapport entre exégèse, adī et théologie en islam peut-être abordé en soi, et ce type d’approche a sa valeur1. Pourtant, si l’on veut traiter cette question d’un point de vue historique, voire chronologique, il semblera approprié de le faire à partir d’un thème, de manière à faire apparaître les évolutions, en fonction notamment du développement de la pensée théologique. La question retenue ici est la suivante : Dieu sera-t-Il vu dans le paradis par le croyant (musulman) ? Ou encore, le croyant Le verra-t-il au jour de la résurrection ? L’expression visio beatifica (vision béatifique) ne sera pas employée ici, qui renvoie généralement à une « vision de l’intellect »2, continue, et non à une vision de l’œil, qui, de plus, selon une tendance atomistique si caractéristique de la théologie musulmane, est sans continuum, un surplus (zāʾida), par rapport à d’autres récompenses divines. Il se peut que les muʿtazilites aient commencé par cette question lorsqu’ils ont traité de l’unicité de Dieu et des anthropomorphismes3. Mais ici l’on se trouve face à de difficiles problèmes de chronologie 4. En effet, la doctrine du déterministe5 Ğahm b. afwān (m. 128/746)6 sur la vision de Dieu était déjà en concurrence
1. Voir I. GOLDZIHER, Die Richtungen der islamischen Koranauslegung, Leyde 1920, p. 99-179. 2. L. GARDET, Dieu et la destinée de l’homme, Paris 1967, p. 338. 3. A. J. Wensinck, The Muslim creed. Its genesis and historical development, Cambridge 1932, p. 63 ; G. VITESTAM, dans Dārimī (Abū Saʿīd), al-Radd ʿalā l-ǧahmiyya, Lund-Leyde 1960, p. 34. Cela semble confirmé par quelques sources, e.g. ūsī (Šay al-āʾifa), Tafsīr (al-Tibyān fī tafsīr al-Qurʾān), Beyrouth s.d. (réimpr. de l’éd. de Najaf, 1957-1963), III, p. 377 (ad Coran 4, 153) : « Le principe de tout anthropomorphisme (tašbīh) consiste à déclarer que la vision est possible ». Peut-être repris du commentaire coranique de Abū ʿAlī al-Ǧubbāʾī ; cf. D. GIMARET, Une lecture muʿtazilite du Coran. Le Tafsīr d’Abū ʿA lī al-Djubbāʾī (m. 303/915) partiellement reconstitué à partir de ses citateurs, LouvainParis 1994, p. 251, 643 ; « ces gens-là étaient des corporéistes », muǧassima, ad Coran 25,21 ; voir infra n. 108. Ou chez le zaydite Ǧušamī (ou plutôt : Ǧišumī, m. 494/1101), Risālat Iblīs, . AL-MUDARRISĪ (éd.), Qum 1986, p. 37, Beyrouth 1995, p. 42 : « Dans l’affirmation of anthropomorphisme rien n’est plus fortement affirmé que la vision » ; cf. Ibn Abī l-ʿIzz AL-DIMAŠQĪ AL- ANAFĪ, Šar al-ʿAqīda ala āwiyya, Beyrouth 1404/19843, p. 211/1400/19796, p. 195. 4. Nous remercions Josef van Ess qui a attiré notre attention sur ce point. 5. Et non prédestinationniste ; J. VAN ESS, [TG] Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra II, Berlin 1991-1997, p. 498 ; Cl. GILLIOT, « La théologie musulmane en Asie Centrale et au Khorasan », Arabica XLIX (2002/2), p. 137. 6. D. GIMARET, dans Shahrastani, [Lrs] Le Livre des religions et des sectes I, trad. D. GIMARET et G. MONNOT, Louvain-Paris 1986, p. 292 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. II, p. 493-507 ; Cl. GILLIOT, « Théologie », art. cit., p. 136-8.
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avec celle des anthropomorphistes, même s’ils n’étaient probablement pas considérés tels à leur époque. De fait, ceux qui furent appelés anthropomorphistes par la suite étaient nombreux parmi les combattants de la « guerre sainte » (ǧihād)7, une « guerre légale » en islam, pour lesquels la récompense au paradis était (et demeure jusqu’à nos jours !) importante. Ǧahm et les ǧahmites8 professaient que « personne ne peut Le regarder en ce monde ni dans l’autre »9. Cela est tout à fait en accord avec le fait que pour Ǧahm Dieu « ne peut être appréhendé par l’intelligence (ʿaql) »10. En effet, selon lui, Dieu est l’Autre absolu, Il n’a aucune des qualités dont nous avons l’expérience, Il n’est même pas une « chose » (šayʾ)11. Il est « en tout lieu » ; la spécificité de la vision ne peut donc être appliquée à cet objet, puisque, selon les conceptions optiques reçues, le regard se porte sur un certain point12. Ce n’est donc pas par hasard qu’Ibn azm place ensemble les muʿtazilites et Ǧahm, au début de son chapitre sur la vision de Dieu13. Dans la première partie de cette contribution, il sera traité des loci classici coraniques sur la vision de Dieu. Dans la deuxième partie, cette même question sera examinée du point de vue de quelques « professions de foi » anciennes, dites sunnites, même si la qualification de « proto-sunnites » conviendrait mieux14. La troisième partie portera sur des listes d’anciens exégètes et savants supposés s’être prononcés pour ou contre la vision de Dieu. La quatrième partie est consacrée au « grand exégète et théologien maudit » Muqātil b. Sulaymān. La cinquième, elle, l’est au credo de l’exégète sunnite Ibn Ǧarīr al-abarī. Comme la tradition prophétique de la vision ( adī al-ruʾya) transmise du Compagnon Ǧarīr b. ʿAbd Allāh joue un grand rôle dans cette profession de foi, comme chez d’autres savants, pour l’argumentation en faveur de la vision, elle sera l’objet d’une attention particulière dans la sixième partie. Dans la septième partie, nous reviendrons à abarī, cette fois à l’ouvrage en tant qu’exégète.
7. J. VAN ESS, TG op. cit. II, p. 412 ; ici infra, § IV, sub Muqātil b. Sulaymān. 8. On notera que cette dénomination fut appliquée à des théologiens et à des savants qui étaient supposés nier les attributs éternels de Dieu, tels que ceux-ci furent conçus par des théologiens comme Ibn Kullāb (m. 241/855) et Ašʿarī, parmi ceux que Shahrastani nomme les « attributistes » ( ifātiyya). Mais il est possible qu’à l’époque de Ǧahm la question ne se posait pas encore ; voir D. GIMARET, dans Lrs, I, p. 292, n. 4. Furent souvent qualifiés de ǧahmites, ceux qui n’acceptaient pas la doctrine des « anthropomorphistes » (mušabbiha) sur les attributs de Dieu. 9. Ibn anbal, Radd, dans ʿAqāʾid al-salaf, ʿA. S. AL-NAŠŠĀR – ʿA. AL-ĀLIBĪ (éd.), Alexandrie, p. 67, trad. M. S. SEALE, Muslim theology, Londres 1964, p. 98, qui a : « no one can see Him… » ; trad. J. VAN ESS, TG, op. cit. V, p. 222, Texte XIV/20 e ; Cl. GILLIOT, « Théologie », art. cit., p. 137. 10. Ibn anbal, Radd, p. 67, trad. M. S. SEALE, op. cit., p. 98, qui a : « mind cannot apprehend Him » ; trad. J. VAN ESS, TG, op. cit. V, p. 222, Texte XIV/20h : « Kein Verstand erfaßt ihn ». 11. J. VAN ESS, TG, op. cit. II, p. 499 ; R. FRANK, « The Neoplatonism of Ǧahm Ibn afwān », Le Muséon 78 (1965), p. 398, rend šayʾ par « being ». 12. A. K. TUFT, The Origins and development of the controversy over ruʾya in Medieval Islam and its relation to contemporary visual theory, Ph. D., Los Angeles University of California 1979, Ann Arbor Michigan (UMI) 1982, p. 175 sqq. ; J. VAN ESS, TG, op. cit. IV, p. 414. 13. Ibn azm, al-Fi al fī l-milal wa l-ahwāʾ wa l-ni al, A. N. AL-ǦAMĀLĪ, M. A. AL- ĀNǦĪ (éd.), Le Caire 1899-1903, III, p. 2, M. I. NA R – ʿA. ʿUMAYRA (éd.), Beyrouth 1985, III, p. 7. 14. Nous voulons dire par là que les sunnites, dans l’état constitué du sunnisme, ont fait des rétroprojections sur des savants anciens, les présentant comme des « adeptes de la sunna », alors que ces mêmes anciens vivaient à une époque où le sunnisme n’était pas encore établi en un courant théologique.
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La huitième partie consiste en un bref aperçu sur la vision chez les chiites et les mystiques. Dans la neuvième partie, ont été collectées des questions particulières en relation avec la vision. I. Les versets coraniques en cause Dans le débat sur la question de savoir si la vision de Dieu dans l’au-delà est possible, l’un des moteurs principaux fut constitué par les versets coraniques, avec lesquels l’on peut argumenter en faveur d’une position ou de la position contraire, en fonction de sa propre pré-compréhension15. Dans un état déjà constitué de la théologie (IIIe/IXe siècle et après), l’on peut distinguer deux points de vue sur la vision. D’une part, les « traditionalistes », souvent appelés par leurs adversaires « anthropomorphistes » (mušabbiha) ou « corporéistes » (muǧassima), tiennent la vision de Dieu dans l’autre monde comme la récompense suprême du croyant16. Leur doctrine s’appuie surtout sur 75, Qiyāma, 22-3 : « Ce jour-là, il y aura des visages brillants qui tourneront leurs regards vers leur Seigneur ». Ils se réfèrent aussi à des traditions prophétiques et à des exégèses de savants des trois premiers siècles. Ils recourent également à quelques arguments rationnels17. D’autre part, les « rationalistes »18, disons plutôt ceux qui ont une conception plus transcendantale de Dieu, eux, sont d’un avis opposé qu’ils établissent aussi sur des
15. B. ABRAHAMOV, Islamic theology. Traditionalism and rationalism, Edimbourg 1998, p. 6, n. 45. 16. Voir le credo des « gens de la tradition et de la sunna », dans Ašʿarī, Maqālāt al-islāmiyyīn, H. R ITTER (éd.), Wiesbaden 19632, p. 292, l. 12 sqq. ; trad. J. SCHACHT, Der Islam mit Ausschluss des Qorʾāns, Tübingen 19312, p. 68. 17. Voir Ašʿarī, Lumaʿ, dans R. MCCARTHY (éd., trad.), The theology of al-Ashʿarī. Les textes arabes de Lumaʿ et Risālat Isti sān al-aw fī ʿilm al-kalām, cap. 4, § 68-81, p. 45-52, texte arabe, p. 326. On remarquera que certains théologiens, tels les ašʿarites, Ġazālī (m. 505/1111), et Sayf al-Dīn al-Āmidī (ʿA lī b. a. ʿA lī b. M. b. Sālim al-Taġlibī al- anbalī, puis al-Šāfiʿī, m. afar 631/nov. 1233), professaient la vision comme les autres « traditionalistes » ; mais ils semblent l’avoir conçue comme une connaissance de Dieu dans le cœur de l’homme, un peu à la manière des muʿtazilites, lesquels rejetaient la vision par l’œil, mais parlaient de connaissance ; B. ABRAHAMOV, Islamic theology, op. cit. ; idem, « Al-Ghazālīʿs supreme way to know God », Stud. Isl. LXXVII (1993), p. 156-7. Pour le muʿtazilite Abū l-Huayl, la vision consiste en ce que les hommes voient (connaissent) Dieu par le cœur. La vision n’est pas niée, mais interprétée ; Ašʿarī, Maqālāt, p. 216, l. 12-3, p. 157, l. 12-4 ; trad. J. VAN ESS, TG, op. cit., V, p. 398, Texte 67 : Abū l-Huayl et la majorité des muʿtazilites, hormis Hišām al-Fuwa ī et ʿAbbād b. Sulaymān (adhuc viv. 260/874 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. IV, p. 16-44) ; cf. sur la vision chez Abū al-Huayl, J. VAN ESS, TG, op. cit. III, p. 253 ; V, p. 242-3, Texte 29 k-l ; p. 398, Texte 68, sur Moïse ; TRITTON, Muslim theology, Londres 1947, p. 88. Sur Abū l-Huayl, Muammad b. al-Huayl b. ʿUbayd Allāh b. Makūl al-ʿAdī al-ʿAllāf (m. 287/841 ?), voir J. VAN ESS, TG, op. cit. III, p. 209-91. Sur Hišām b. ʿA mr al-Fuwa ī (ob. prob. entre 227/842 et 232/847), voir Cl. GILLIOT, « Alahabī contre la “pensée spéculative” », ZDMG 150 (2000), p. 82 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. IV, p. 1-15 (sur la vision, p. 9). Pour la ruʾya bi-l-qalb, mais non appliquée à la vision de Dieu dans l’au-delà, chez les imamites, voir M. A. AMIR-MOEZZI, Le Guide divin dans le shīʿisme originel, Lagrasse 1992, p. 112-45, et p. 23, n. 22. 18. W. M. WATT, « Anthopomorphism », dans Early Islam. Collected Studies, Edimbourg 1990, p. 87, met en garde contre l’erreur qui consisterait à les assimiler au « rationalisme » en Europe au XIXe s. Il fait remarquer que les ǧahmites et les muʿtazilites avaient inventé la méthode de « l’interprétation métaphorique » (taʾwīl). Il convient de rappeler qu’un théologien dialectique comme Ašʿarī peut être qualifié de « rationaliste », mais pour les muʿtazilites et autres, c’est un anthropomorphiste.
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versets coraniques comme 6, Aʿnām, 103 : « Les regards ne sauraient L’atteindre, alors qu’Il atteint les regards ». Ils interprètent les déclarations de ce genre d’une autre façon, mais surtout ils recourent à des arguments rationnels : on ne peut voir qu’un être corporel ; voir Dieu signifierait qu’Il est un corps, car on ne peut voir que des corps, or un corps est créé, et le Créateur, Lui, ne peut être créé19. Les principaux versets coraniques utilisés dans ce débat sont donc 75, Qiyāma, 22-320, 6, Anʿām, 10321 ; mais aussi 42, Šūrā, 11 : « Rien n’est semblable à Lui »22 ; 83, Muaffifīn, 15-16 : « Ils seront, ce jour-là, séparés par un voile de [ou : empêchés de voir] leur Seigneur, puis ils tomberont dans la fournaise »23 ; 7, Aʿrāf, 143 : Moïse disant : « Mon Seigneur, montre-Toi à moi que je Te voie ! le Seigneur dit : Tu ne me verras pas, mais regarde vers le mont : s’il reste à sa place, tu Me verras »24. D’autres versets sont ajoutés à l’arsenal argumentaire : 10, Yūnus, 26 : « À ceux qui ont bien fait, la très belle récompense et un surplus (ziyāda) »25 ; 33, A zāb,
C’est ainsi que le muʿtazilite Zamašarī (m. 538/1144) qualifie, dans deux vers de poésie, les « gens de la communauté » (dans ce contexte, anbalites, mais surtout les ašʿarites) d’ânes bâtés ( umur muwakkafa) qui se voilent derrière le « sans modalité » ( fa-tasattarū bi-l-bilakafa) ; Bāǧūrī, āšiya, éd. du Caire 1934, p. 67 ; éd. de Beyrouth 1983, p. 115 (supprimé de l’éd. « expurgée » de Damas 1971 !) ; Bajuri, Glose sur la Jawharat al-tawhid, poème théologique d’al-Laqani, trad. G. A NAWATI – L. GARDET, La Manouba 1951, p. 306. L’expression « ânes bâtés » est un écho littéraire de Coran 62,5 : « […] ressemblent à l’âne chargé de livres », v. Ǧušamī, Risālat Iblīs, op. cit., p. 34 ; Beyrouth, p. 38. Dans le camp opposé, l’ašʿarite Far al-Dīn al-Rázī (m. 606/1210), si influencé par la philosophie et par le muʿtazilisme, écrit que sur ce point il est d’accord avec Māturīdī : la vision ne peut être démontrée par des preuves rationnelles et l’argument pour l’appuyer vient du Coran et du adī ; Rāzī, al-Arbaʿūn fī u ūl al-dīn, A. . AL-SAQQĀ (éd.), Le Caire, I, p. 277 ; Māturīdī, Taw īd, F. ULAYF (éd.), Beyrouth p. 77-82 ; Nūr-ad-Dāʾim (al- ibr Yūsuf), The charge of Shīʾism against a-abarī with special reference to his Tafsīr, Ph. D., Edinburgh 1969, p. 137. 19. B. A BRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 6, n. 45 ; id., Anthropomorphism and interpretation of the Qurʾān in the theology of al-Qāsim ibn Ibrāhīm Kitāb al-Mustarshid, edited with translation and notes, Leyde 1996, p. 15-6. 20. Ibn Qutayba (m. 276/889), Taʾwīl mutalif al-adī, Le Caire 1908, p. 272 ; LECOMTE, Le Traité des divergences du adī d’Ibn Qutayba, Damas 1962, p. 232 : avant de citer ce verset en faveur de la tradition prophétique de la vision, il déclare : « J’ai lu dans l’Évangile […] : bienheureux ceux qui ont le cœur sincère, car ils verront Dieu » (cf. Mt 5, 7-8). Āǧurrī (m. 360/970), al-Šarīʿa, M. āmid AL-FIQĪ (éd.), Le Caire 252 ; Abū Šāma al-Maqdisī (m. 665/1267), al-awʾ al-sārī ilā maʿrifat ruʾyat at al-bārī, A. ʿA. AL-ŠARĪF (éd.), Le Caire 1985, p. 30-64 ; Suyū ī (m. 911/1505), al-Durr al-manūr fī l-tafsīr al-maʾūr, Le Caire 1896, VI, p. 290-5. 21. Ibn Qutayba, Mutalif, op. cit., p. 257 ; LECOMTE, Traité, op. cit., p. 228 ; Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., 252 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (Ibn al-Qayyim, m. 751/1350), ādī l-arwā ilā bilād al-afrā , Beyrouth s.d., p. 209-11 ; Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 30-64 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 413. 22. Ibn Qutayba, Mutalif, op. cit., p. 257 ; LECOMTE, Traité, op. cit., p. 228. 23. Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 252 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 208-9 ; Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 68-72 ; Suyū ī, Durr, op. cit., VI, p. 367 : rien à ce sujet, car il en a déjà traité précédemment ; alQāsim b. Ibrāhīm, dans B. ABRAHAMOV, Anthropomorphism, op. cit., 108 sqq. 24. Ibn Qutayba, Mutalif, op. cit., p. 257 ; LECOMTE, Traité, op. cit., p. 228 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 413. Dans le même contexte, sur 4, 153 : quand les juifs disent à Moïse : « Fais-nous voir Dieu clairement », ūsī, Tafsīr, Najaf 1957-1963, III, p. 377, commente : « En cela (i.e. la foudre qui suit cette demande) il y a la preuve de ce que le principe de tout anthropomorphisme (tašbīh) consiste à déclarer la vision possible » ; cf. D. Gimaret, Lecture, op. cit., p. 251. 25. Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., 252 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 207 ; Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 64-7. Ils ont recours ici, entre autres, à une tradition attribuée à ʿAbd al-Ramān b. a. Laylā (m. 82/701), qui interprète ce surplus « contempler Dieu (al-naar ilā Llāh) » ; Ibn Abī l-Dunyā (m.
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43-4 : « Il est le clément envers les croyants. La salutation qu’ils recevront le jour où ils Le rencontreront sera : salut ! Il leur a préparé une généreuse récompense »26 ; 50, Qāf, 35 : « Ils trouveront là tout ce qu’ils voudront et auprès de Nous il y aura un surcroît (mazīd) ». Dans une tradition rapportée par Anas b. Mālik, le vendredi est appelé « le jour du surcroît » parce que Dieu s’y donne à voir aux bienheureux27. À l’occasion, d’autres versets encore sont appelés en renfort, spécialement de ceux dans lesquels il est fait mention de la rencontre de Dieu : 2,46 ; 4,153 ; 7,143 ; 9,77 ; 11,29 ; 84,628. Le passage suivant « Ils seront, ce jour-là, séparés par un voile (la-ma ǧubūna : voilés ou empêchés de) de leur Seigneur, puis ils tomberont dans la fournaise » (83, 15-16)29 retiendra particulièrement notre attention ; en effet, il est aussi bien mis à contribution par les partisans de la vision que par ceux qui la rejettent 30. Certains exégètes anciens se contentent de paraphraser ce passage, ainsi Qatāda (m. 118/736)31 : « Il ne les regarde pas, Il ne les purifie pas, et ils ont un châtiment douloureux »32. Ceux qui adhèrent à la vision, eux, utilisent un argument a contrario (ou implicite a contrario, dalīl al-iāb) : « Si Dieu Se voile à Ses ennemis, de sorte qu’ils ne puissent Le voir, Il se manifeste en toute clarté à Ses amis de sorte qu’ils puissent Le voir », telle fut la réponse de Mālik b. Anas (m. 179/795) interrogé à ce sujet33. Une argumentation quasi semblable est attribuée à Sufyān
281/894), ifat al-ǧanna, āriq ANĀWĪ (éd.), Le Caire 1994, p. 100, n° 322 ; ou « contempler la face de Dieu » ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 238 ; cf. J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 413. 26. Āǧurrī, Šarīa, op. cit., p. 252 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 209 ; Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 73-73 (avec 18, 110 : « Quiconque espère rencontrer son Seigneur »). 27. Dārimī, Radd, op. cit., p. 50 ; Ibn al-Dunyā, ifat l-ǧanna, op. cit., p. 43, n° 93 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 413. 28. Voir D. GIMARET, Lecture, op. cit., p. 87, 251, 422, 460, 843. 29. Suyū ī, al-Laʾālī l-ma nūʿa fī l-a ādī al-mawūʿa I, Le Caire 1963, p. 14-16, a collecté un grand nombre de traditions sur les 40 000 ou 70000 voiles d’obscurité, de lumière, d’eau, etc., entre Gabriel et Dieu, ou devant Dieu, le jour de la résurrection. Ou encore, Dieu est voilé à ses créatures par quatre feux ou obscurités, et ensuite par de la lumière et de l’obscurité (p. 15, l. 16-16, l 6) ; Abū l-Šay (m. 369/979), al-ʿAama, M. ʿĀŠŪR – M. S. IBRĀHĪM (éd.), Le Caire 1990, p. 133 sqq. (cap. 10) ; cf. J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 411. 30. Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 68-72. Pour al-Qāsim b. Ibrāhīm (m. 246/860), B. ABRAHAMOV (éd.), Mustaršid, op. cit., 136-7, cela signifie que Dieu ne leur manifestera pas Sa miséricorde. 31. Abū l-a
āb Qatāda b. Diʿāma al-Sadūsī al-Barī, élève de asan al-Barī ; Mizzī, Tahīb alkamāl fī asmāʾ al-riǧāl, A. ʿA. ʿUbayd et asan A. Āġā, Beyrouth 1994, XV, p. 224-33, n° 5434 ; F. SEZGIN, Geschichte des arabischen Schrifttums [GAS], Leyde 1967-1984, I, p. 31-2 ; Cl. GILLIOT, « La sourate al-Baqara dans le Commentaire de abarī », Thèse pour le doctorat de 3e cycle, Université Paris-III 1982, p. 262-5 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. II, p. 135-45, et passim. 32. abarī, Tafsīr, A. SAʿĪD, et al. (éd.), Le Caire 1954-1957, XXX, p. 100 ; aʿlabī (m. 427/1035), Tafsīr [al-Kašf wa l-bayān], A BŪ M. B. ʿĀŠŪR (éd.), Beyrouth 2002 ; X, p. 154 ; Qur ubī (m. 671/1273), Tafsīr, A. ʿA.-BARDŪNĪ et al. (éd.), Le Caire 1952-19672, réimpr. Beyrouth 1965-7, XIX, p. 261. 33. aʿlabī, Tafsīr, op. cit., ; Baġawī (m. 516/1122), Tafsīr, . ʿA. AL-ʿA K et al. (éd.), Beyrouth 19923 (19831), IV, p. 460 ; Ibn ʿA iyya, al-Mu arrir al-waǧīz, I-V, ʿA. ʿA BD AL-ŠĀFĪ Muammad (éd.), Beyrouth 1993, V, p. 452 ; Qur ubī, Tafsīr, op. cit., XIX, p. 261 ; Abū ayyān al-Ġarnā ī (m. 541/1147), Tafsīr alBa r al- mu ī, Le Caire 1911, VIII, p. 441, l. 16-7, dans notre éd., cette déclaration est attribuée à Anas b. Mālik, c’est une erreur ; cf. ʿIyā, Tartīb al-madārik, M. TĀWĪT AL-ANǦĪ et al. (éd.), Rabat 19651983, II, p. 42 (différent, avec reférence à 7, Aʿrāf, 143, et 75, Qiyāma, 23 [parenthèse fermante?] ; Ibn al-Ǧawzī (m. 597/1201), Zād al-masīr fī ʿilm al-tafsīr, Beyrouth 1994, VIII, p. 222 ; cf. ahabī, Siyar aʿlām al-nubalāʾ, ŠUʿAYB AL-A RNAʾŪ et al. (éd.), Beyrouth 1981-1988, VIII, p. 102, d’après le Qāī
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b. ʿUyayna (m. 196/811)34. Quant à l’argumentation de Šāfiʿī (m. 204/820), elle est probablement reprise de son maître Mālik : en réponse à une lettre qui lui avait été envoyée de Haute-Égypte concernant le sens de notre verset, il répondit : « Si des gens sont séparés par un voile [de Dieu] en vertu de Sa colère, cela indique que des gens Le verront en vertu de Son agrément […]. Par Dieu ! Si Muammad b. Idrīs n’était pas sûr qu’il verra son Seigneur dans l’au-delà, il ne Le servirait pas en ce monde »35. Telle est également l’interprétation de Zaǧǧāǧ (m. 311/923)36 : « Dans ce verset se trouve la preuve de ce que Dieu sera vu dans l’au-delà, sinon il n’aurait pas de sens. La position des mécréants ne serait aucunement avilie par le fait qu’ils sont séparés par un voile de Dieu. Or, Dieu dit bien : ce jour-là, il y aura des visages brillants qui tourneront leurs regards vers leur Seigneur (75, 22-3), déclarant ainsi que les croyants regarderont leur Seigneur et que les mécréants seront séparés par un voile de Lui »37. Dans le camp opposé, l’on trouve tout d’abord les ibāites, pour qui la vision de Dieu est impossible, et en ce monde, et dans l’autre. Ainsi Hūd b. Mukim interprète notre verset : « privés de la récompense de Dieu »38, fidèle en cela à Qatāda
ʿIyā ; Tibrīzī, Miškāt, trad. Fazlul Karim, New Delhi 1998 (19381), cap. XLII, Paradis et enfer, IV, p. 188-9, nr° 654w (ajouté par le traducteur qui a repris cette tradition de Baġawī, Šar al-sunna). 34. Sufyān b. ʿUyayna al-Hilālī, m. šaʿbān 196/inc. 1er mai 811 ; GAS, I, p. 96 ; ahabī, Siyar, op. cit., VIII (p. 454-75), p. 468, réagissant contre la thèse de Bišr al-Marīsī : Dieu ne sera pas vu au jour de la résurrection. 35. aʿlabī, Tafsīr, op. cit., ; Wāidī (m. 468/1076), al-Wasī fī tafsīr al-Qurʾān, I-IV, ʿĀ. A. ʿABD AL-M AWǦŪD et al. (éd.), Beyrouth 1994, IV, p. 446 ; Bayhaqī, Manāqib al-Šāfiʿī I, S. A. AQR (éd.), Le Caire 19714, p. 419-20 ; Qur ubī, Tafsīr, op. cit., XIX, p. 261 ; Subkī (Tāǧ al-Dīn), abaqāt alšāfiʿiyya al-kubrā, M. M. AL-INĀ Ī et al. (éd.), Le Caire 1964-1976, II, p. 81 (chez ceux-ci, version longue ; chez les suivants, la tradition s’arrête à « Le verront ») ; Ibn ʿA iyya, Mu arrir, op. cit., V, p. 452 ; Abū ayyān, Tafsīr, op. cit., VIII, p. 441, l. 17-8 ; Ibn al-Ǧawzī, Zād, op. cit., VIII, p. 222 ; Ibn Ka īr (m. 774/1373), Tafsīr, ʿA. ĠUNAYM et al. (éd.), Le Caire 1971, VIII, 373 (encore plus courte) ; I. GOLDZIHER, Richtungen, op. cit., p. 103. Selon Baġawī, Tafsīr, op. cit., IV, p. 460 : « Cela indique que les amis de Dieu Le verront de leurs propres yeux (ʿiyānan, ou ʿiyānan ǧahāran) » ; ahabī, alʿUluww li-l-ʿalī l-ġaffār fī a ī al-abār wa saqīmihā, ʿA. M. ʿUMĀN (éd.), Médine 19682, p 120 : dans sa Wa iyya (admonition/credo) transmise par al- usayn b. Hišām al-Baladī, Šāfiʿī est supposé avoir déclaré que Dieu sera vu par les yeux (ʿiyānan), et que l’on entendra Sa parole. Mais ahabī remarque qu’il ne connaît pas la chaîne de transmission citée par al- usayn al-Baladī. Chez Ibn Qudāma al-Maqdisī (Muwaffaq al-Dīn, m. 620/1233), Ibāt ifat al-ʿuluww, Badr ʿAl. AL-BADR (éd.), Koweït 1986, p. 121, cette Wa iyya est introduite par la chaîne : Abū Manūr M. b. A. b. M. b. al asan b. Sahl b. alīfa al-Baladī al-ayyā / son grand-père M. b. al- asan (in Samʿānī, Ansāb, ʿAl. ʿU. AL-BĀRŪDĪ (éd.), Beyrouth 1988, I, p. 389 ; Ibn Mākūlā, al-Ikmāl, ʿA. Y. AL-MUʿALLIMĪ AL-YAMĀNĪ et al. (éd.), Hyderabad 1962-1976, reprise et continuation, Beyrouth, V, p. 162, et Ibn Nāir al-Dīn, Tawī al-Muštabih, M. N. AL-ʿARQŪSĪ (éd.), Beyrouth 1993, V, p. 399 : al- usayn) b. Sahl b. alīfa (Samʿānī, Ansāb, I, p. 389 : ob. post 400. Balad est une localité près de Mossoul) / Abū ʿAlī al- usayn (ou al- asan) b. Hišām b. ʿAmr al-Baladī (m. 346 ; Yāqūt, Buldān, WÜSTENFELD (éd.), I, p. 716) ; cf. Cl. GILLIOT, « In consilium tuum deduces me : le genre du “conseil”, na ī a, wa iyya dans la littérature arabo-musulmane », à paraître dans Arabica 54 (2007/4), § 15. 36. Le grammairien de tradition bassorienne Abū Isāq Ibrāhīm b. Muammad b. Sarī al-Baġdādī, m. 311 h. ou 310 (316) ; GAS, IX, p. 81-2 ; Baġdādī (al-a īb Abū Bakr), Taʾrī Baġdād [TB], Le Caire 1931-1949, VI, p. 89-93 ; ahabī, Siyar, op. cit., XIV, p. 360. 37. Zaǧǧāǧ, Maʿānī l-Qurʾān wa iʿrābuh, I-V, ʿA. ʿA. ŠALABĪ (éd.), Beyrouth 1988, V, p. 299 ; cité aussi par Qur ubī, Tafsīr, op. cit., XIX, p. 261 ; Nasafī, Tafsīr, Z. ʿUMAYRĀT (éd.), Beyrouth 1995, II, p. 786. 38. Hūd b. Mukim/Muakkam, Tafsīr, B. S. ŠARĪFĪ (éd.), Beyrouth 1990, IV, p. 483. Sur les différences entre les ibāites et les muʿtazilites pour ce qui est de la vision, voir P. CUPERLY, Introduction
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dont se réclament souvent les ibāites. À l’inverse, le sunnite Ibn Abī l-Zamanīn (m. 399/1008)39 dont le commentaire, comme celui de Hūd b. Mukim, est un « abrégé » de celui de Yayā b. Sallām40, donne le point de vue opposé : « Dieu est séparé par un voile des associationnistes qui ne Le voient pas, les croyants, quant à eux, Le voient chaque vendredi, Il leur apparaît clairement de sorte qu’ils Le regardent »41. D’une manière comparable à celle des ibāites, les muʿtazilites comprennent, sous la plume de Abū ʿAlī al-Ǧubbāʾī (m. 303/915), que les damnés seront « empêchés (mamnūʿūn) de bénéficier de la miséricorde de leur Seigneur »42. Le Qāī ʿAbd al-Ǧabbār43 entend, en effet, aǧaba dans le sens d’empêcher, comme lorsqu’on dit : « Untel a été empêché de voir le Prince »44. Ainsi ceux qui encourent la colère de Dieu : « Dieu les empêche de bénéficier de Sa miséricorde et de Sa grande faveur ». Il s’ensuit que ce verset ne peut être invoqué pour appuyer la thèse des « littéralistes » ( ašwiyya, « ceux qui se gavent » ou « qui parlent pour ne rien dire »)45. Dans les traités de théologies dialectique, la question de la vision de Dieu n’est pas traitée dans le chapitre sur les fins dernières, mais dans un chapitre consacré à « Ce qu’il est possible (i.e. facultatif) du point de vue de Dieu »46, ou d’autres titres. Ce chapitre se trouve, selon les cas, avant47 ou après la section sur les actes humains48, en relation avec celle sur les attributs divins, à l’intérieur de celle-ci 49, ou encore après elle50.
à l’étude de l’ibāisme et de sa théologie, Alger 1984, p. 88-90. 39. Ibn Abī l-Zamanīn, m. rabīʿ II 399/1008 ; GAS, I, p. 39 ; ahabī, Siyar, XVII, p. 188-9. 40. Abū Zakariyyāʾ Yayā b. Sallām al-Taymī al-Barī, m. afar 200/inc. 10 septembre 815 ; Cl. GILLIOT, « Le Commentaire coranique de Hūd b. Mukim », Arabica XLIV (1997), p. 179-233 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 271 ; M. MURANYI, Beiträge zur Geschichte der adī- und Rechtsgelehrsamkeit der Mālikiyya in Nordafrika bis zum 5. Jh. d. H., Wiesbaden 1997, p. 16-20, 390-6, 397. 41. Ibn Abī l-Zamanīn, Tafsīr, . ʿUKĀŠA et al. (éd.), Le Caire 2002, V, p. 107. 42. Cité dans Rāzī, Tafsīr, [Mafātī al-ġayb], M. M. ʿA BD AL- AMĪD et al. (éd.), Le Caire 19331962, XXXI, p. 95 ; D. GIMARET, Lecture, op. cit., p. 841 ; ʿAbd al-Ǧabbār, Mutašābih al-Qurʾān, ʿA. M. ZARZŪR (éd.), Le Caire 1969, II, p. 683. 43. Al-Qāī ʿAbd al-Ǧabbār b. A. al-Hamaānī, m. ū l-qaʿda 415/inc. 4 juillet 1025. 44. ʿAbd al-Ǧabbār, Mutašābih, op. cit., II, p. 683 ; Rāzī, Tafsīr, op. cit., XXXI, p. 96. 45. ʿAbd al-Ǧabbār, ibid. Il vise ici ceux qui sont anbalites et autres en théologie, mais surtout les ašʿarites. 46. Cap. XVIII, de Ǧuwaynī, Iršād, J.-D. LUCIANI (éd. et trad.), Paris 1938, p. 94-105 (texte arabe), p. 156-72 (trad.). 47. Ainsi chez Ǧuwaynī. 48. Báqillānī (m. 403/1013), al-In āf fīmā yaǧib iʿtiqāduh wa lā yaǧūz al-ǧahl bihi, M. Z. AL-K AW ARĪ (éd.), Beyrouth-Damas 19803 (19501), p. 176 sqq./ ʿImād al-Dīn A. AYDAR (éd.), 1986, p. 240 sqq. 49. L. Gardet, Dieu, op. cit., p. 338, et l’ensemble, p. 338-45. V. Bayāwī (m. 716/1316), awāliʿ al-anwār [Rays of dawnlight], with Commentary of Mamūd Isfahānī, dans E. E. CALVERLEY et J. W. POLLOCK (edited and translated by), Nature, man and God II, Leyde 2002, p. 896-914. 50. Bāqillānī, al-Tamhīd, R. J. MCCARTHY (éd.), Beyrouth 1957, cap. 23, p. 266 sqq. ; Ibn Fūrak (406/1015), Muǧarrad maqālāt al-Šay Abī l- asan al-Ašʿarī, D. GIMARET (éd.), Beyrouth 1987, p. 79-90.
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II. La vision de Dieu dans l’au-delà dans des professions de foi sunnites La vision de Dieu au jour de la résurrection figure parmi les articles de foi dans quelques-unes des dix anciennes « professions de foi » (iʿtiqād ou ʿaqīda) que le traditionniste Lālakāʾī (m. 418/1027)51, šāfiʿite en jurisprudence et partisan de la « doctrine des anciens (salaf) » en théologie, a rassemblées dans son Exposé des principes de la croyance des gens de la sunna et de la communauté. La mention de la vision de Dieu ne figure que dans le credo d’Ibn anbal52, de Abū Zurʿa al-Rāzī et Abū ātim al-Rāzī53, et de Abū Ǧaʿfar al-abarī54. Cet article ne se trouve pas, par exemple, dans le credo de Sufyān al-awrī. En revanche, dans une variante d’un célèbre récit sur le jour de la résurrection 55, Sufyān transmet la déclaration suivante du chiite butrite Salama b. Kuhayl56 : « Ensuite Dieu Se présentera57 à ses créatures, puis Il viendra à eux sous Sa forme » (fa-yatamaalu Llāhu li-alqihi, umma yaʾtīhim fī ūratihi)58. Dans le credo de ʿAlī b. al-Madīnī (m. 234/849, ou 235)59, il est seulement dit que Dieu parlera aux gens au jour de la résurrection60, ce qui figure également
51. Lālakāʾī (sur lui, v. infra n. 116), Šar U ūl iʿtiqād ahl al-sunna wa l-ǧamāʿa, A. S. . AL-ĠĀMIRĪ (éd.), Riyad 1418/19975, II, p. 170-209. Les professions de foi de : 1. Sufyān b. Saʿīd b. Masrūq alawrī al-Kūfī (m. 161/778 ; GAS, I, p. 518-9). 2. Abū ʿA mr al-Awzāʿī (m. 157/774 ; GAS, I, p. 516-7). 3. Sufyān b. ʿUyayna (supra n. 34). 4. Ibn anbal. 5. ʿA lī b. al-Madīnī (m. 234/849, v. infra § VI, dernier paragraphe). 6. Abū awr (m. 240/854, qui suivit les leçons de Sufyān b. ʿUyayna ; GAS, I, p. 491). 7. al-Buārī (m. 256/870). 8. Abū Zurʿa al-Rāzī (m. 264/878 ; GAS, I, p. 145) et son collègue Abū ātim al-Rāzī (m. 277/890 ; GAS, I, p. 153). 9. Sahl al-Tustarī (m. 283/896, GAS, I, p. 647). 10. Ibn Ǧarīr al-abarī (m. 310/923). 52. Lālakāʾī, Šar, op. cit. II, p. 176-7, avec la mention des traditions prophétiques sur la vision, et celles sur la vision de Dieu en ce monde par Mahomet. Pour d’autres versions du credo d’Ibn anbal, ou de credo à lui attribués, voir LAOUST, « Les premières professions de foi hanbalites », dans Mélanges Louis Massignon III, Damas 1957, p. 12-15 ; idem, La Profession de foi d’Ibn Baa, Damas 1958, ; pour d’anciens credo anbalites, « Les premières professions de foi hanbalites », p. 16-34 ; idem, La Profession de foi, op. cit., p. XXIV sqq. 53. Lālakāʾī, op. cit., p. 198-9 ; ce credo est traduit dans B. A BRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 54-7, pour la vision de Dieu, article 7. 54. Lālakāʾī, Šar, op. cit., p. 207. 55. abarānī, al-Muʿǧam al-kabīr, . ʿA. AL-SILAFĪ (éd.), Mossoul 19832, IX, p. 357-61, n° 9763 (Masrūq b. al-Aǧdaʿ/Ibn Masʿūd), partiellement traduit dans D. GIMARET, Dieu à l’image de l’homme. Les anthropomorphismes de la sunna et leur interprétation par les théologiens, Paris 1997, p. 234, avec d’autres références ; l’on y ajoutera ahabī, ʿUluww, op. cit., p. 74, l. 1-17 (partielle) ; abarānī, Kabīr, op. cit., IX, p. 354-7, nr. 9761 (Sufyān al-awrī/Kuhayl/Abū Zaʿrā/Ibn Masʿūd) ; ākim ALNĪSĀBŪRĪ, Mustadrak ʿalā l-a ī ayn, Hyderabad 1915-1923, IV, p. 598-600 ; ahabī, sous le texte d’al- ākim, p. 600, déclare : nous n’argumentons pas avec ce qu’a transmis Abū Zaʿrā. 56. Abū Yayā Salama b. Kuhayl al- aramī, ob. prob. 122/740 ou 123/741 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. I, p. 244. Les hérésiographes chiites Nawbatī et Qummī placent Sufyān dans la secte zaydite modérée, al-butriyya ; J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 224. 57. D. GIMARET, Dieu à l’image de l’homme, op. cit., p. 234 : « le Seigneur se déguisera ». 58. Cette variante se trouve en ahabī, ʿUluww, op. cit., p. 74, l. 19-20 (éd. du Caire 1913, p. 119), après une plus longue version ; voir J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 228, et n. 75 : Sufyān al-awrī/ Kuhayl/Abū Zaʿrā al-Akbar (ʿAbd Allāh b. Hāniʾ al-Azdī, ou al- aramī, ou al-Kindī), qui était l’oncle de Kuhayl ; Mizzī, Tahīb, op. cit., X, p. 598-9, n° 3610. La plupart des traditionnistes ne veulent pas argumenter à partir des traditions qu’il a transmises d’Ibn Masʿūd. 59. Sur lui, voir infra § VI, dernier paragraphe. 60. Lālakāʾī, Šar, op. cit., p. 186 ; B. A BRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 95, n. 8 de l’appendice I. Mais en ahabī, ʿUluww, op. cit., p. 129 : ʿAlī b. al-Madīnī, interrogé sur la foi des gens
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dans celui d’Ibn anbal61, en plus de la déclaration de ce dernier sur la vision. Nous reviendrons plus bas sur le cas d’Ibn al-Madīnī. Pour lors, il convient de préciser le genre de ces « professions de foi » (Gilliot, Elt, 208-9). En effet, on ne peut les nommer telles que secundum quid, puisqu’aucune d’entre elles n’est un « catéchisme musulman », ni même sunnite, qui comporterait tous les dogmes auxquels le groupe adhère. Les articles de foi qui y figurent correspondent à des points controversés à un certain moment et dans un environnement géographique et social particulier. Il s’ensuit que si plusieurs des professions de foi collectées par Lālakāʾī, mais aussi par d’autres, ne font pas mention de la vision de Dieu, ce n’est pas parce que les savants auxquels on les attribue ne la professaient point, mais parce que, interrogés sur des points de doctrine, ils ont jugé que d’autres étaient plus controversés dans le milieu qui était le leur. Par exemple, la madéfaction des chaussures62, ou élever la voix quand on prononce la formule : « Au nom de Dieu, le miséricordieux, le clément », la discussion sur la prédestination, la lapidation de l’adultère, « la guerre sainte (ǧihād) doit être continue, du temps de Mahomet jusqu’à la résurrection, avec les chefs puissants des musulmans ; rien ne peut la supprimer »63, ou « La guerre sainte continuera jusqu’à la résurrection, sous la bannière d’un sultan juste ou injuste »64, etc. On n’oubliera pas que lorsque le adī fut placé au centre des « sciences islamiques », les « gens de la sunna et de la communauté » ont fait tout leur possible pour « accaparer » un grand nombre de savants des Ier/VIIe s., surtout du IIe/VIIIe s., et de la première moitié du IIIe/Xe s., même si les positions religieuses, théologiques et politiques de ces derniers ne correspondaient pas toujours à ce qu’elles devinrent chez les « sunnites »65. La vision de Dieu est aussi un article de foi dans l’admonition/credo de Abū anīfa (m. 150/767). S’il n’a pas nié la vision de Dieu dans l’au-delà, il n’a toutefois pas tiré de conclusions quant à la forme de Dieu66.
de la communauté, répond : « Ils croient dans la vision et dans le fait que Dieu parlera (le jour de la résurrection) ». 61. Lālakāʾī, Šar, op. cit., p. 175 ; B. ABRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 95, appendice I, n. 8. 62. Contre les chiites et les kharijites, au lieu de se laver les pieds ; voir Cl. GILLIOT, Exégèse, langue et théologie en islam, L’exégèse coranique de Tabari, Paris 1990 [Elt], p. 54-55 ; B. ABRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 46, n. 28 (p. 97). 63. Dans le credo de Abū Zurʿa et Abū ātim al-Rāzī ; Lālakāʾī, Šar, op. cit., I-II, p. 199 : B. ABRAHAMOV, Islamic theology, op. cit., p. 55. Selon les gens de la sunna et de la communauté, la guerre sainte, ou guerre « légale » (et non « l’effort sur soi-même » comme certains politologues engagés souhaiteraient définir ce terme, prenant ainsi leurs désirs pour la réalité !) contre ceux qui n’adhèrent pas à l’islam est l’une des actions que Dieu apprécie le mieux ; Ibn al-Mubārak (m. 181/797), al-ǧihād, N. AMMĀD (éd.), Beyrouth 1971, p. 27-37 ; T. NAGEL, Im Offenkundigen das Verborgene. Die Heilszusage des sunnitischen Islams, Göttingen 2002, p. 501, n. 11. 64. Credo de Sufyān al-awrī, dans Lālakāʾī, Šar, op. cit., I-II, p. 173. Voir les traditions attribuées à Mahomet sur les mérites du ǧihād, dans IBN HOEÏL, L’ornement des âmes et la devise des habitants d’el- Andalus. Traité de guerre sainte islamique, traduction française de LÉON M ERCIER, Paris 1936, p. 109-14. 65. G. LECOMTE, « Sufyān al-awrī. Quelques remarques sur le personnage et son œuvre », BEO XXX (1978), p. 59. Pour une présentation plus complète de ses idées, voir J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 221-8. 66. A. J. WENSINCK, Muslim creed, op. cit., p. 179, art. 24, p. 193-4, 229 (art. 17 de Fiqh akbar II). Sur Abū anīfa, voir J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 186-200 ; p. 211.
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III. Deux listes opposées d’anciens exégètes et savants Selon la tradition théologique ibāite, opposée aux anthropomorphismes, telle qu’elle est représentée par le savant omanien, puis bassorien, Rabīʿ b. abīb (ob. post 176/792-3)67, un élève de Qatāda68, certains personnages anciens ont nié que Dieu pût être vu dans l’autre monde, ce sont69 : ʿAlī b. a. ālib (m. 40/660), ʿĀʾiša (m. 58/678), Ibn ʿAbbās (m. 68/686-8)70, Saʿīd b. al-Musayyab (d. 94/713)71, Saʿīd b. Ǧubayr (d. 95/114)72, Ibrāhīm al-Naaʿī (m. 96/715)73, Abū āli (ob. ca. 100/718)74, Muǧāhid b. Ǧabr (m. 104/722)75, ʿIkrima (m. 105/723)76, al- aāk
67. Abū ʿA mr Rabīʿ b. abīb al-Farāhīdī al-Barī ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, 198-201 ; Kabāwī (ʿA mr), al-Rabīʿ b. abīb mu addian wa faqīhan, Ghardaïa 1994, p. 101-80. Pour la date de sa mort, Kabāwī, p. 245, propose après 176 ; peut-être ca. 190, comme J. VAN ESS, op. cit., p. 199. 68. Voir supra n. 31. 69. Rabīʿ b. abīb, al-Musnad, ʿAl. b. umayd AL-SĀLIMĪ (éd.), Le Caire 1930, III, p. 27, n 855 ; Ibn Abī SATTA, āšiyat al-Tartīb ʿalā l-Ǧāmiʿ al- a ī , Constantine 1994, V, p. 28, n 855 ; cf. ENNĀMI, Studies, op. cit., p. 124-5. Pour ʿAlī b. a. ālib sur la vision, voir Malāimī (m. 536/1141), al-Muʿtamad fī u ūl al-dīn, M. MCDERMOTT et W. MADELUNG (éd.), Londres 1991, p. 467 ; pour ʿĀʾiša, ibid., p. 490-1. 70. Interrogé par Nāfiʿ al-Azraq (m. 65/685, considéré le premier théoricien du kharijisme ; A. J. WENSINCK, dans EI VII, p. 878-9) sur 75, 22-3, Ibn ʿAbbās aurait répondu : « Il est Celui de qui il n’est ni ressemblance ni similitude ; Il ne regarde pas les gens de l’enfer avec Sa miséricorde, et les gens du paradis attendent Sa miséricorde et Sa générosité ; les yeux ne L’atteignent pas » ; Malāimī, Muʿtamad, op. cit., p. 466-7, d’après ʿAbd Allāh b. Mūsā/Abū Nuʿaym ā ib al-Luʾluʾ (non identifié, peut-être : auteur d’un ouvrage ainsi appelé)/al-Aʿmaš (Sulaymān b. Mihrān al-Asadī, m. 148/765)/ Abū l- usayn al-Hamdānī/Saʿīd b. Ǧubayr. 71. Abū Muammad Saʿīd b. al-Musayyab b. al-Qurašī al-Mazūmī al-Madanī, l’un des plus importants Suivants. Il mourut « l’année des fuqahāʾ », i.e. 94, quand un grand nombre de savants mourut. ahabī, Siyar, op. cit., IV, p. 217-46. Pour son interprétation de 75, 22-3, voir Malāimī, Muʿtamad, op. cit., p. 466 : « Ils attendent la récompense de leur Seigneur ; personne ne voit Dieu ». 72. Abū ʿAbd Allāh Saʿīd b. Ǧubayr al-Asadī al-Kūfī ; GAS, I, p. 28-9 ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 205-11. Il fut élève d’Ibn ʿAbbās en exégèse. 73. Abū ʿImrān Ibrāhīm b. Yazīd b. Qays al-Naaʿī al-Yamānī al-Kūfī ; GAS, I, p. 403-4 ; ahabī, Siyar, op. cit., IV, p. 520-9. C’était un Suivant et l’un des plus importants fuqahāʾ de Coufa. 74. Abū āli akwān al-Sammān ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, Tahīb al-tahīb [TT], Hyderabad 1907-9, III, p. 219-20. L’ibāite Hūd b. Mukim, Tafsīr, op. cit., IV, p. 444 : Muslim al-Wāsi ī/Abū āli : « Ils attendent la récompense de leur Seigneur […] Nul ne L’a vu ni ne Le verra jamais ». Cette tradition est reprise du commentaire coranique de Yayā b. Sallām ; Ibn a. Šayba, al-Mu annaf fī l-a ādī wa l-āār, texte révisé par M. ʿA. ŠĀHĪN, Beyrouth 19953, VII, p. 209, nr. 35356 : Abū Muʿāwiya/Ismāʿīl/Abū āli, sur 75,22-3 : Wuǧūhuhum yawmaʾiin nāira est commenté : asana, tanuru l-awāba min rabbihā. Toutefois dans Ibn Māǧa, al-Sunan, M. F. ʿA BD AL-BAQĪ (éd.), Le Caire 1952-4, Muqaddima, 13, I, p. 63-4, n° 179 : […] al-Aʿmaš/Abū āli al-Sammān transmet la tradition de la vision selon Abū Saʿīd al-urī. 75. Abū l- aǧǧāǧ Muǧāhid b. Ǧabr al-Makkī ; GAS, I, p. 29 ; A. R IPPIN, « Mudjāhid », EI VII, p. 295 ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 258-61. Sur son interprétation, voir Malāimī, Muʿtamad, op. cit., p. 465-6 : leurs visages sont gracieux (nāʿima). C’est l’une des interprétations de l’ibāite Hūd b. Muakkam, Tafsīr, op. cit., IV, p. 44, sans mention de Muǧāhid. Comme on lui disait que des gens prétendent que l’on voit Dieu, il répondit : « Ils mentent ! Nul ne Le voit » ; Malāimī, ibid. ; cf. abarī, Tafsīr, op. cit., XXIX, p. 193 : « Il voit, mais nul ne Le voit ». 76. Abū ʿAbd Allāh ʿIkrima b. ʿAbd Allāh al-Barbarī al-Madanī, mawlā d’Ibn ʿAbbās ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 194-204.
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b. Muzāim (m. 105/723)77, asan al-Barī (m. 110/728)78, Makūl al-Dimašqī (ob. prob. 113/731)79, Muammad b. Kaʿb (m. entre 117 et 120/738)80, Ibn Shihāb al-Zuhrī (m. 124/742)81, ʿA āʾ b. Yasār al-urasānī (m. 135/757)82. Selon le Cadi ʿAbd al-Ǧabbār (415/1025) : « Tous les gens de la justice (i.e. les muʿtazilites)83, les zaydites84, les kharijites et la plupart des murjiʾites professent qu’il n’est pas possible que Dieu puisse être vu par le regard [dans l’au-delà], Il ne saurait être saisi d’aucune manière, non pas qu’un voile empêcherait [le croyant de voir Dieu], mais parce que cela est impossible simpliciter »85. À cette déclaration correspond une classification presque similaire, mais avec des nuances, dans l’autre camp. Ainsi Nawawī (m. 676/177), commentant la Somme des traditions authentiques de Muslim : « Sache que la doctrine de tous les gens de la sunna est que la vision de Dieu est possible et non absurde (ġayr
77. Abū Muammad or Abū l-Qāsim al- aāk b. Muzāim al-Hilālī ; GAS, I, p. 29-30 ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 166-79 ; idem, « Exégèse », art. cit., p. 130 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 508-9. 78. Abū Saʿīd al- asan b. a. l- asan Yasār al-Barī, m. 110/728 ; H. R ITTER, dans EI I, p. 234-5 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 41-121. 79. Makūl al-Dimašqī : Abū ʿAbd Allāh Makūl b. a. Muslim Šuhrāb ; GAS, I, p. 494 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 75-80. Il était juriste et qadarite. 80. Muammad b. Kaʿb b. Sulaym al-Qura ī al-Madanī, Suivant « conteur édifiant » (qā
) et exégète d’origine juive ; GAS, I, p. 32 ; Mizzī, Tahīb, XVII, p. 179-83, nr. 6162 ; J. VAN ESS, Zwischen
adī und Theologie. Studien zur Entstehung prädestinianischer Überlieferung, Berlin 1975 [ZHT], p. 82-3 ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 267-8, sur son prédestinationisme. 81. Ibn Šihāb Abū Bakr Muammad b. Muslim b. ʿUbayd Allāh al-Qurašī al-Zuhrī al-Madanī (qui séjourna au Šām) ; GAS, I, p. 280-3 ; ahabī, Siyar, op. cit., V, p. 326-50 ; M. LECKER, « Biographical notes on Ibn Shihāb al-Zuhrī », JSS XLI (1996), p. 21-63, qui précise ses liens étroits avec les Omeyyades, ce sur quoi l’attention avait été attirée par I. GOLDZIHER, Muhammedanische Studien, Halle 1888, II, p. 35-6, 38 ; Etudes sur la tradition islamique, trad. L. BERCHER, Paris 1952, p. 43-4. 82. ʿA āʾ b. a. Muslim Maysara al-urasānī, exégète et traditioniste ; GAS, I, p. 33 ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 158-61. 83. Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 180, and n. 11. Avec des différences pour Hišām al-Fuwa ī (ob. ca. fin des années vingt de 220/835 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 2) et ʿAbbād, b. Sulaymān (Abū Sahl al-aymarī, ob. post 260/874 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 16 ; Cl. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 83, n. 68) ; B. A BRAHAMOV, « ʿAbbād ibn Sulaymān and God’s transcendence. Some notes », Der Islam 71/1 (1994), p. 109-20, p. 110 ; idem, Anthropomorphism, op. cit., p. 16 et n. 88. C’était aussi la thèse de Ǧahm b. afwān (Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 297), d’al-Naǧǧār avec quelques différences (Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 300 ; Ašʿarī, Maqālāt, p. 216, l. 8-9). Pour Abū ʿAbd Allāh al- usayn b. Muammad b. ʿAbd Allāh al-Naǧǧār, voir J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 147-68 ; Cl. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 83, n. 73 ; il vivait à l’époque d’al-Maʾmūn, il était prédestinationiste et murǧiʾite, souvent associé aux muʿtazilites dans les sources). Pour irār b. ʿA mr (voir infra n. 205) et af al-Fard (voir infra n. 206), et aussi le murǧiʾite Sufyān b. Satān (in ʿAbd al-Ǧabbār, al-Muġnī fī abwāb al-taw īd wa l-ʿadl, IV, Ruʾyat al-Bārī, M. M. ILMĪ et al. (éd.), Le Caire 1960, p. 139 : « Sabān », leg. Satān ; J. VAN ESS, TG, op. cit., III, p. 60-1 ; V, p. 241) Dieu peut créer un sixième sens pour les élus dans l’au-delà, de sorte qu’ils puissent Le voir ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 304-5, et n. 6, p. 305 ; Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 216, l. 3-5. 84. L’on pourrait ajouter : la majorité des chiites ; Nūr-ad-Dāʾim, Charge, op. cit., p. 138-9, avec références. Sur les relations entre le muʿtazilite Wāil b. ʿA āʾ et les alides de Médine, parmi lesquels Zayd b. ʿAlī, voir J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 248-53. 85. ʿAbd al-Ǧabbār, Ruʾya, p. 139. Sur sa position et sur l’argumentation des muʿtazilites, voir Mānkdīm Šeshdīv, Šar al-u ūl al-amsa, ʿA. ʿU MĀN (éd.), Le Caire 19882, p. 232-77 ; cf. Bāqillānī, Tamhīd, op. cit., p. 256, § 433 ; W. M. WATT, The formative period of Islamic thought, Edimbourg 1973, p. 247 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 414.
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musta īl ʿaqlan). Ils sont également unanimes pour dire que cela se produit dans l’autre monde et que les croyants, à l’exclusion des infidèles, y voient Dieu. Mais un groupe d’innovateurs (ahl al-bidaʿ), muʿtazilites et kharijites, et certains des murǧiʾites86 prétendent que Dieu n’est vu par aucune de Ses créatures et que cela serait absurde »87. Aux listes fournies par ceux qui nient que l’on puisse voir Dieu dans l’au-delà, les « gens de la sunna et de la communauté » ont opposé leurs propres listes de savants anciens, souvent les mêmes, qui auraient professé que Dieu sera vu dans l’autre monde : Abū Bakr al-iddīq (m. 13/634)88, Kaʿb al-Abār (m. 32/652)89, Ibn ʿAbbās90, ʿIkrima91, asan al-Barī92, Muammad b. Kaʿb93, Awzāʿī (m. 157/774)94, Ibn Māǧašūn (ou Māǧišūn ; m. 164/780)95, Mālik b. Anas (m. 179/795)96, ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (m. 181/797)97, Sufyān b. ʿUyayna98, Šáfiʿī99, Abū ʿUbayd al-Qāsim b. Sallām (m. 224/838)100, Isāq b. Rāhūya (m. 238/853)101, Ibn anbal (m. 241/855)102 et son maître al-Aswad b. Sālim (m 213/828 ou 214)103. Les différentes listes peuvent s’allonger en aval ou en amont, notamment avec des noms de Suivants104.
86. Probablement repris d’Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 216, l. 14-5, qui a en plus : « des groupes (awāʾif) de zaydites », lesquels sont inclus par le Cadi ʿAbd al-Ǧabbār. 87. Nawawī, Šar a ī Muslim, Le Caire 1929-1930, III, p. 15, commentaire sur Muslim, a ī , M. F. ʿA BD AL-BĀQĪ (éd.), Le Caire 1955-1957, 1, Īmān, 80, I, p. 163 ; traduit par A. J. WENSINCK, Muslim creed, op. cit., p. 64. 88. abarī, Tafsīr, Mamūd M. ŠĀKIR et A. M. ŠÁKIR (éd.), 1954-1968, XV, p. 63, n° 17610-1 (ad 10, 26) ; Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 257. 89. Ibid., p. 253. 90. Ibid., p. 256. 91. Ibid., p. 256-7. 92. Ibid., p. 253, 256. 93. Ibid., p. 256. 94. Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 240. 95. Ibid. Abū ʿAbd Allāh ʿAbd al-ʿAzīz b. ʿAbd Allāh b. a. Salama al-Māǧašūn/Māǧišūn al-Taymī (mawlā) al-Madanī ; Baġdādī, TB, op. cit., X, p. 436-9 ; J. VAN, ESS, TG, op. cit., II, p. 690-5 ; p. 696, pour son fils Abū Marwān ʿAbd al-Malik (ob. ca. 213/828). Sur sa fatwā contre les ǧahmites, voir infra sub VI, n. 116 96. Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 240. 97. Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 255 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 241, 239. Pour Abū ʿAbd alRamān ʿAbd Allāh b. Mubārak b. Wāi al- an alī, traditionniste de Merv, et combattant de la guerre sainte en Syrie contre les Byzantins, voir J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 551-5. 98. Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 241. 99. Ibid. 100. Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 255 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 241 ; ahabī, ʿUluww, op. cit., p. 127. 101. Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 243-4. Abū Yaʿqūb Isāq b. Ibrāhīm b. Malad b. Rāhūya al an alī al-Marwazī, GAS, op. cit., 109-10. 102. Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 254-5 ; Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 241-3. 103. Ibid., p. 241. Abū Muammad al-Aswad b. Sālim al-ʿĀbid ou al-Mutaʿabbid (Baġdādī, TB, VII, p. 35-7) jura sur la répudiation de sa femme (serment interdit en islam) que les traditions sur la vision de Dieu sont vraies. La description qui est donnée de lui donne à penser qu’il était psychologiquement dérangé. On le vit se laver le visage du matin au midi, usant d’une très grande quantité d’eau à cet effet, parce qu’il avait vu un « innovateur » (mubtadiʿ) ; Baġdādī, TB, op. cit., VII, p. 35-7. 104. Ibn al-Qayyim, ādī, op. cit., p. 238-40.
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IV. Un ancien exégète à l’œuvre sur la vision de Dieu, avant l’usage du adī : Muqātil b. Sulaymān Muqātil b. Sulaymān (m. 150/767)105, donna des leçons sur l’exégèse du Coran ou écrivit son Commentaire à une époque où les voies de la transmission du savoir n’avaient pas encore été fixées106, et où le adī n’avait pas encore l’importance qu’il eut par la suite en exégèse et dans l’argumentation théologique ; ce fait explique pourquoi l’on ne trouve guère de adī dans son Commentaire. Mais on sait par ailleurs que des éléments de traditions en circulation ont été transformés en adī-s attribués à Mahomet. L’idée que Muqātil se faisait de Dieu, sous la forme d’un homme, s’appuie probablement sur les représentations concrètes du paradis qui étaient répandues, et qui le sont jusqu’à nos jours, dans le milieu des combattants de la guerre sainte (ǧihād)107. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait eu un « imaginaire concret » sur la vision de Dieu dans l’au-delà108. C’est ainsi qu’il commente 83, 15 de la manière suivante : « Ils Le verront de leurs propres yeux (ʿiyānan), Il ne placera pas un voile entre eux et Lui (lā ya ǧubuhum ʿanhu), Il leur parlera. Pour ce qui est des infidèles, Il se tient derrière un voile (i.e. Il les empêche de Le voir), Il ne leur parle pas, Il ne les regarde pas, Il ne les purifie pas, jusqu’à ce qu’Il leur ordonne d’aller en enfer109. Ou encore les croyants : « regarderont Dieu avec leur vue » (muʿāyanatan) »110. Une autre interprétation de Muqātil, avec la même orientation théologique, a été relevée par Wāidī : « Cela signifie que le jour du jugement dernier (al-ʿar wa l- isāb), ils ne Le regarderont pas, contrairement aux croyants qui, eux, regarderont leur Seigneur »111. Pour ce qui est de 6, 103, il faut comprendre que : « Les créatures ne Le voient pas en ce monde »112. Selon aʿlabī : « Ibn ʿAbbās113 et Muqātil ont dit que les
105. Sur lui et son Commentaire coranique, voir Cl. GILLIOT, « Muqātil grand exégète, traditionniste et théologien maudit », JA CCLXXIX (1991), p. 39-92, pour la vision de Dieu, p. 67-8 ; idem, « Les débuts de l’exégèse coranique », RE.M.M.M. 58 (1990/4), p. 82-100, pour la vision, p. 90-91 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 516-32. 106. Cl. GILLIOT, « Débuts », art. cit., p. 90 107. J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 530. 108. Il est probablement l’un de ceux que vise implicitement Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 217, l. 7-8, en parlant des « corporéistes » (muǧassima) : « les corporéistes », avec Hišām b. al- akam (un chiite de of Coufa qui vécut aussi à Wāsi ; ob. prob. 179/795 ; van Ess, TG, op. cit., I, p. 349-79 ; sur la vision, p. 362), Hišām b. Sālim al-Ǧawālīqī al-Ǧuʿfī (chiite de Coufa, ob. ante 183/799 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 343-9 ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 535-6) (pour les deux, M. WATT, Formative period, op. cit., p. 248), et peut-être Ibn Karrām (Abū ʿAbd Allāh Muammad) ; v. Ǧušamī, Risālat Iblīs, op. cit., p. 38/p. 43 : « Les karrāmites disent que Dieu est vu d’en haut, comme l’on voit le ciel » ; M. Watt, Formative period, op. cit., p. 289-91 ; J. VAN ESS, UT, op. cit., p. 20 sqq. Sur les termes muǧassima et mušabbiha, voir D. M ACDONALD, Development of Muslim Theology, Jurisprudence and Constitutional Theory, New York 1903, p. 191. 109. Muqātil, Tafsīr, ʿA. M. Šaāta (éd.), 1980-1989, Le Caire IV, p. 623. 110. Ibid., IV, p. 513. Selon abarsī, Tafsīr, Beyrouth 1961, XIX, p. 128 (ad 75,23), telle est aussi l’interprétation de Kalbī et de ʿA āʾ. Le même terme, muʿāyanatan, avait déjà été utilisé en Muqātil, Tafsīr, op. cit., I, p. 419, pour commenter le souhait des juifs exprimé à Moïse : « Montre-nous Dieu clairement ! ». 111. Wāidī, Tafsīr, op. cit., IV, p. 446, ad 83, 15. 112. Muqātil, Tafsīr, op. cit., I, p. 582. 113. Wāidī, Tafsīr, op. cit., IV, p. 446, ad 83, 15 : al-Kalbī a transmis d’Ibn ʿAbbās ce qui suit : « Ils sont tout à fait empêchés (la-ma ǧubūn) de regarder la vision de leur Seigneur, mais le croyant, lui,
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regards (ab ār) ne Le saisissent pas en ce monde, mais qu’Il est vu dans l’autre monde »114. V. Le credo de l’exégète abarī et la tradition prophétique de la vision transmise par Ǧarīr b. ʿAbd Allāh L’intérêt de la profession de fois de abarī est patent pour plusieurs raisons. C’est l’un des plus importants exégètes sunnites du Coran. La deuxième raison est que son credo contient un assez long développement sur la vision de Dieu, son commentaire coranique renferme de nombreuses pages sur ce même sujet. Il y entre en débat avec les ǧahmites et les muʿtazilites d’une manière qui n’est pas sans rappeler celle d’Ašʿarī, dont il était le contemporain, mais dont il n’a pas subi l’influence directe. La troisième raison, c’est que l’un des élèves du grand šāfiʿite de Bagdad Abū āmid al-Isfarāyīnī115, Lālakāʾī (m. 418/1027)116 nomme abarī dans sa longue liste des maîtres du sunnisme (et consigne aussi dans son ouvrage une version du credo de ce dernier)117, parmi les Bagdadiens118. On notera qu’il n’y a pas inclus Ašʿarī, ce qui est une indication sur ce que signifie dans les milieux sunnites, « anbalites » en théologie, opposés à la théologie dialectique et adversaires de la philosophie, « la maîtrise dans la sunna et l’appel à la guidance dans la maintenance de la voie droite (istiqāma) après l’Envoyé de Dieu, maître des maîtres, puis les Compagnons »119. Dans son credo, abarī confesse : « Venons-en à l’opinion juste, pour nous, concernant la vision de notre Seigneur par les croyants, au jour de la résurrection, à la doctrine religieuse que nous professons à l’égard de Dieu, et en cela nous rejoignons (adraknā ʿalayhi) les gens de la sunna et de la communauté. [Nous disons donc] que les gens du paradis Le verront, comme l’établissent les traditions authentiques transmises de l’Envoyé de Dieu » 120. Dans une version plus longue, abarī (ou l’un des transmetteurs) cite la « tradition de la vision », avec une chaîne complète de garants :
n’est pas empêché de voir son Seigneur ». L’exégète al-Kalbī (Abū l-Nar Muammad b. al-Sāʾib b. Bišr, m. 146/763), était chiite ; J. VAN ESS, UT, op. cit., p. 51-3, et passim ; idem, TG, op. cit., I, p. 298301 ; J. WANSBROUGH, Quranic Studies, Oxford 1977, passim ; Cl. GILLIOT, « Débuts », art. cit., p. 87-8. 114. aʿlabī, Tafsīr, op. cit., I, f. 63r, l8-9/IV, p. 176, ad 6, 103. 115. Abū āmid Amad b. a. āhir M. b. Amad al-Isfarāyīnī, m. šawwāl 406/inc. 20 février 1018 ; Subkī, abaqāt, op. cit., IV, p. 61-74. 116. Abū l-Qāsim Hibat Allāh b. al- asan b. Manūr al-abarī al-Rāzī al-Lālakāʾī al-Šāfiʿī, m. 6 ramaān 418/11 octobre 1027 ; GAL, I, p ; 181 ; S I, p. 308 ; Baġdādī (al-a īb Abū Bakr), TB, op. cit., XIV, p. 70-1 ; ahabī, Siyar, op. cit., XVII, p. 419-20. 117. Lālakāʾī, Šar u ūl, op. cit., I-II, p. 206-9. 118. Ibid., I-II, p. 50. 119. Intitulé du chapitre, Lālakāʾī, Šar u ūl, op. cit., I-II, p. 31 ; la liste p. 31-54. 120. Dans la version de ce credo donnée par Lālakāʾī, Šar u ūl, op. cit., I-II, p. 207, la déclaration s’arrête ici. Elle est transmise par : ʿUbayd Allāh b. Muammad b. Amad (Abū Amad al-Faraī al-Muqriʾ al-Baġdādī ; m. 15 šawwāl 406/27 mars 1016 ; Baġdādī, TB, op. cit., X, p. 380-2)/Abū Bakr Amad b. Kāmil (Ibn Kāmil : Amad b. alaf b. Šaǧara al-Qāī al-Baġdādī, m. 8 muarram 350/27 février 961 ; Baġdādī, TB, op. cit., IV, p. 357-9 ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 19, passim), l’un des plus proches élèves de abarī.
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[…] Qays b. a. āzim/Ǧarīr b. ʿAbd Allāh : « Nous étions assis un jour auprès de l’Envoyé de Dieu. Il regarda la lune, c’était une nuit de pleine lune, et il dit121 : “Vous verrez votre Seigneur comme vous voyez cette lune, sans être obligés de vous joindre les uns aux autres pour la voir (lā tuammūna)122, et si vous pouvez ne pas négliger la prière avant le lever du soleil et avant son coucher, faites-le”. Ensuite l’Envoyé de Dieu récita : “Proclame la louange de ton Seigneur le lever du soleil et avant son coucher” (50, 39). Tel est le texte du récit de Muǧāhid123. Yazīd124, de son côté, affirme avec force serments : “Quiconque considère ce récit comme faux perd le bénéfice de la protection de Dieu et de son Envoyé. Quant à moi (abarī), je déclare que Yazīd a dit juste et vrai” »125.
La chaîne de transmission donnée par abarī est collective126 : (1) Abū l-Sāʾib Salm b. Ǧunāda127/Muammad b. Fuayl128. (2) Tamīm b. al-Muntair129/Yazīd b. Hārūn130.
121. Dans le texte de Buārī, avec sa chaîne collective de transmetteurs : « L’Envoyé de Dieu vint à nous, une nuit de pleine lune, et dit : “Vous verrez votre Seigneur le jour de la résurrection, comme vous voyez cette lune, sans être obligés de vous bousculer pour la voir” » ; Buārī, 97, Taw īd, 24, n° 7434-6 ; Ibn aǧar, Fat al-bārī bi-šar a ī al-Buārī, ʿA. ʿA. BĀZ (éd.), numérotation des chapitres et des traditions par M. F. ʿA BD AL-BĀQĪ, Le Caire 1970, XIII, p. 419 ; Trad. HOUDAS [elBokhâri, Les Traditions islamiques, trad. O. HOUDAS et W. M ARÇAIS, Paris 1903-1914], IV, p. 598. 122. Ibn Fūrak, Muškil al- adī, M. M. ʿA LĪ (éd.), Le Caire 1979, p. 220 ; D. GIMARET (éd.), Damas 2003, p. 107, explique ce verbe ainsi : « Vous ne subirez pas de dommage, ni de peine, pour chercher à Le voir, contrairement à ce qu’il en est lorsqu’on cherche à voir le croissant de lune, ce qui est fatigant, et demande que l’on consulte les autres. Dieu, Lui, vous le verrez clairement, sans vous fatiguer pour cela ». Pour les variantes du verbe : lā tuāmūna, hal tuarrūna/tuārūna/tumārūna, voir D. GIMARET dans Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 226, n. 29 ; Ibn Taymiyya (m. 728/1328), Daqāʾiq al-tafsīr, M. S. AL-ǦULAYNID (éd.), Djedda, Beyrouth 19862, V-VI, p. 35-9. 123. Muǧāhid b. Mūsā, l’un des transmetteurs, voir infra n. 131. 124. Yazīd b. Hārūn, v. infra n. 130. 125. abarī, Ǧuzʾ fī l-iʿtiqād, litho., Bombay 1893, p. 5-6 ; J. SOURDEL, « Une profession de foi de l’historien al-abarī », REI XXVI (1968), p. 177-99, ici p. 195-6 (arabe), p. 188-9 (trad.) ; cf. son credo en général, ROSENTHAL, dans The History of al-abarī, I, Albany 1989, p. 85-6, 125-6 ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 60. 126. L’expression « chaîne collective de garants » traduit l’arabe ǧamaʿa, en l’occurrence combiner plusieurs chaînes introduisant une même tradition. Ainsi Nawawī, al-Taqrīb wa l-taysīr li-maʿrifat sunan al-bašīr al-naīr, M. ʿUTMĀN AL-UŠT (éd.), Beyrouth 1985, cap. 26, n° 7, p. 76 : deux maîtres pour la même tradition fa-lahu ǧamʿuhumā fī l-isnād ; W. M ARÇAIS, Le Taqrīb de en-Nawawī, Paris 1902, p. 168-9 : « citer conjointement » ; Ibn alā, Muqaddima, BINT AL-ŠĀIʾ (éd.), Le Caire 1974, cap. 26, n 11, p. 343-5 (iā ǧamaʿa bayna ǧamʿat ruwāt, p. 344) ; G. H. A. JUYNBOLL, Muslim tradition, Cambridge 1983, p. 100, n. 15. 127. Abū l-Sāʾib Salm b. Ǧunāda b. Salm al-ʿĀ mirī al-Suwāʾī al-Kùfī, m. 24 ǧumādā II 254/30 juin 865 ; Baġdādī, TB, op. cit., IX, p. 147-8 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., VII, p. 396-8, n° 2408 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., IV, p. 128-9. 128. Muammad b. Fuayl b. Ġazwān b. Ǧarīr al- abbī (mawlā) al-Kūfī, ob. inc. 195/octobre 810. C’était un chiite ; Ibn Saʿd, al-abaqāt al-kubrā, Beyrouth 1957-9, VI, p. 389 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., XVII, p. 155-8, n° 6173 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., IX, p. 405-6 ; GAS, I, p. 96. 129. Abū ʿAbd Allāh Tamīm b. al-Muntair b. Tamām b. al-alt b. Tamām b. Ǧubayr al-Hāšimī (mawlā) al-Wāsi ī ; m. 244/858, à 96 ans, selon son petit-fils Bašal ; Bashal, Taʾrī Wāsi, KURKĪS ʿAWWĀD (éd.), Beyrouth 1986 (19671), p. 209-10 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., I, p. 514-5. Il transmit des traditions de Sufyān b. ʿUyayna, Yazīd b. Hārūn, etc. Il fut l’un des maîtres de abarī. 130. Abū ālid Yazīd b. Hārūn b. Zāī al-Sulamī (mawlā des Sulaym) al-Wāsi ī, m. 1er rabīʿ II 206/3 septembre 821, à 87 ou 88 ans ; Baġdādī, TB, op. cit., XIV, p. 337-48 ; ahabī, Siyar, op. cit., IX,
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(3) Muǧāhid b. Mūsā131/Yazīd b. Hārūn. (4) Ibn al-abbā132/Saʿīd b. Sulaymān al-Wāsi ī133/Marwān b. Muʿāwiya134 et Yazīd b. Hārūn. 1, 2, 3, 4 tiennent leurs informations de la même chaîne de garants qui est aussi celle de Buārī135 : […] Ismāʿīl b. a. ālid136/Qays b. a. āzim137/Ǧarīr b. ʿAbd Allāh138.
p. 358-71 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 431-2 ; M. COOK, Commanding right and forbidding wrong in Islamic thought, Cambridge 2000, p. 49, n. 19. 131. Abū ʿAlī Muǧāhid b. Mūsā b. Farrū al-utalī al-awārizmī ; m. rabīʿ I 244/inc. 17 juin 858, à Bagdad ; Baġdādī, TB, op. cit., XIII, p. 265-6 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., X, p. 44-5. Ce fut l’un des maîtres de abarī ; v. abarī, Tahīb al-āār. Musnad Ibn ʿAbbās [TA/IA], M. M. ŠĀKIR (éd.), Le Caire 1982, n° 50, 140, 184, 252, 565, etc. 132. Abū ʿA lī al- asan b. Muammad b. al-abbā al-Zaʿfarānī al-Baġdādī ; m. 29 šaʿbān, 260/19 juin 874. Ce fut l’un des élèves de Šāfiʿī, et l’un des quatre transmetteurs de son enseignement bagdadien (« l’ancienne doctrine », al-qadīm ; C. M ELCHERT, The Formation of the Sunnī schools of Law 9 th10 th century, Leyde 1997, p. 71-2, 61), et l’un des maîtres de abarī en jurisprudence šāfiʿite à Bagdad (op. cit., p. 191). Zaʿfarānī lut la Risāla en présence du maître ; GAS, I, p. 491-2 ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 30-1 ; Baġdādī, TB, op. cit., VII, p. 407-10 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., IV, p. 428-9, nr. 1252 ; ahabī, Siyar, op. cit., XII, p. 262-5. 133. Abū ʿU mān Saʿīd b. Sulaymān al- abbī al-Wāsi ī Saʿdawayh al-Bazzār, m. 4 ū l-iǧǧa 225/5 octobre 840 ; Baġdādī, TB, op. cit., IX, p. 84-7 ; ahabī, Siyar, op. cit., X, p. 481-3. Il appartenait aux gens de la sunna, mais interrogé sur le Coran durant l’inquisition, il le déclara créé. 134. Abū ʿAbd Allāh Marwān b. Muʿāwiya b. al- āri al-Fazārī al-Kūfī, m. la veille de la tarwiyya, i.e. 7 ū l-iǧǧa 193/ ; Mizzī, Tahīb, op. cit., XVIII, p. 20-3, n 6468. 135. Buārī, a ī , op. cit., n° 7434 : ʿA mr b. ʿAwn/ālīl ou Hušaym/Ismāʿīl (b. a. ālid)/Qays/ Ǧarīr. Ou n° 7435 : Yūsuf b. Mūsā/ʿĀim/Yūsuf al-Yarbūʿī/Abū Šihab/Ismāʿīl/. Ou n° 7436. 136. Abū ʿAbd Allāh Ismāʿīl b. a. ālid Hurmuz al-Baǧalī al-Amasī (mawlā) al-Kūfī, m. 146/763, or 145 ; Ibn Saʿd, abaqāt, op. cit., VI, p. 344 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., II, p. 156-60, nr. 433 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., I, p. 291-2. 137. Qays b. a. āzim ( uayn b. ʿAwf) al-Baǧalī al-Amasī al-Kūfī ; m. 84/703, ou 87, ou 88, ou 98 (!) (de sorte que la transmission soit plus digne de confiance !) ; Ibn Saʿd, abaqāt, op. cit., VI, p. 67 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., XV, p. 298-301, n° 5482 ; Ibn aǧar al-ʿAsqalānī, TT, op. cit., VIII, p. 386-9 ; Kaʿbī al-Balī, Qabūl al-akhbār, Beyrouth 2000, I, p. 196-7 (avec remarques critiques des spécialistes ès traditions contre lui) ; ahabī, Siyar, op. cit., IV, p. 198-202 ; idem, Mīzān al-ʿitidāl, ʿA. M. AL-BIǦĀWĪ (éd.), Le Caire 1963, III, p. 392-3, nr° 6908 ; idem, al-Muġnī fī l-uʿafāʾ, N. ʿI R (éd.), Alep 1971, II, p. 526, n° 5059. Il est accusé d’avoir transmis des traditions inacceptables (manākīr), e.g. la « tradition sur les chiens d’al- awʾab », localité sur le chemin entre Bassora et La Mecque où ʿĀʾiša passa, pour la bataille du Chameau. Elle eut des réactions superstitieuses lorsqu’elle y entendit des chiens aboyer et hurler, v. Ibn anbal, Musnad, op. cit., VI, p. 52/XVII, p. 273, n° 24135 ; VI, p. 97/XVII, p. 395, n° 24535 ; Zabīdī, Tāǧ, op. cit., II, p. 212a ; Abbott (N.), Aishah, Chicago, 19442, p. 143-4, avec des références. Qays b. a. āzim est supposé s’être mis en route pour Médine afin de prêter allégeance à Mahomet, mais il ne put le faire en apprenant la nouvelle de la mort de ce dernier. Sur ce topos arrangeant pour un transmetteur, v. Juynboll, Muslim tradition, op. cit., p. 61, n. 227 (sur lui aussi, p. 170, n. 42). On dit qu’il était opposé à ʿAlī, ce qui était mal accepté à Coufa. Selon Ismāʿīl b. a. ālid, il avait un fouet avec lequel il battait les chiens (voir Kaʿbī). Il aurait dit : « Après Dieu, seul le vin (alilāʾ) me tient à cheval ». Voir infra, à hauteur de la note 146, la prise de position d’Ibn al-Madīnī. 138. Ǧarīr b. ʿAbd Allāh b. Ǧābir […] b. al-Šalīl (ou al-Šulayl ; voir Ibn Nāir al-Dīn, Tawī , op. cit., V, p. 149) al-Baǧalī ; m. 51/671 or 54 ; Ibn Saʿd, abaqāt, op. cit., VI, p. 22 ; Ibn al-A īr, Usd, op. cit., I, p. 333-4, n° 730 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., III, p. 351-7 (ou al-Salī doit être corrigé en al-Šalīl).
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VI. Les traditions prophétiques utilisées en faveur de la vision La tradition prophétique transmise par Ǧarīr b. ʿAbd Allāh dans les sources selon l’ordre chronologique de la mort des auteurs : Leszynsky (R.), Muhammedanische Traditionen über das Jüngste Gericht, Heidelberg 1909, p. 49 (traduction de Asad b. Mūsā, m. 212/827, K. al-Zuhd, sans les chaînes de transmetteurs) ; umaydī (m. 219/834), Musnad, . R. al-Aʿ amī (éd.), Karachi 1963, II, p. 350, n° 799 (sur la 14e nuit du mois) ; Ibn anbal, Musnad, M. al-Zuhrī al-Ġamrāwī (éd.), Le Caire 1895, IV, p. 360/A. M. Šākir et al. (éd.), Le Caire 1995, XIV, p. 407-8, n° 19090 ; IV, p. 362/XIV, p. 411-2, n° 19105 ; IV, p. 365/XIV, p. 421-2, n° 19148 ; Buārī, 97, Taw īd, 24, n° 7434-6/ Ibn aǧar, Fat , XIII, p. 419/trad. Houdas, IV, p. 598 ; Buārī, 9 Mawāqīt, 26, n° 554 (avec citation de Coran 50,39)/trad. Houdas, I, p. 194/Ibn aǧar, Fat , II, p. 33 ; Buārī, 45, Tafsīr, 50 (2), n° 4851, ad Coran 50,39/trad. Houdas, III, p. 452/ Ibn aǧar, Fat , VIII, p. 597-8 ; Muslim, a ī , 5, Masāǧid, 37, I, p. 439, n° 633 ; Abū Dāwūd, Sunan, M. M. ʿAbd al- amīd (éd.), Le Caire 1945, 39, Sunna, 19 (Ruʾya), IV, p. 233, n° 4729/a
ābī, Maʿālim al-Sunan, A. M. Šākir et al. (éd.), Le Caire 1948, VII, p. 117-8 ; Ibn Qutayba, Taʾwīl/Lecomte, Traité, p. 228-33 ; Ibn Māǧa, Sunan, Muqaddima, 13, I, p. 63, n° 177 ; Tirmiī, a ī , A. M. Šākir, et al. (éd.), Le Caire 1938-1962, 39, ifat al-ǧanna, 16, IV, p. 687, n° 2551 ; Dārimī, Radd, p. 46 ; Ibn uzayma, al-Taw īd wa ibāt ifāt al-Rabb, M. . Harrās (éd.), Beyrouth 1968, p. 167-9/ʿA. I. al-Šahwān (éd.), Riyad 1991, II, p. 406-14 ; Nasāʾī, al-Sunan al-kubrā, ʿA. S. al-Bandārī et al. (éd.), Beyrouth 1991, 82, Tafsīr, 350 (ad Coran 50,39), VI, p. 469, n° 11564 ; 72, Nuʿūt, 52, IV, p. 419, n° 7762 ; Māturīdī, Taw īd, F. ulayf (éd.), Beyrouth 1970, p. 79-80/B. Topaloǧlu – M. Aruçi (éd.), Ankara 2003, p. 124-5 ; abarānī, Kabīr, II, p. 294-7, n° 2224-37 ; Id., Awsa, VIII, p. 90, n° 8057 ; IX, p. 120, n° 9301 ; Āǧurrī, Šarīʿa, p. 257-9 ; Ibn Ba
a, al-Ibāna al-kubrā, R. Naʿsān Muʿ ī et al., Riyad 1988-1997, III/3, p. 8-9 ; Ibn Manda, Īmān, ʿA. b. M. b. N. al-Faqīhī (éd.), Beyrouth 19873, II, p. 779-83, n° 791-801 ; Ibn Fūrak, Muškil, p. 218-23/D. Gimaret (éd.), p. 105-9, ° 46 ; TB, IV, p. 3 (notice sur Amad b. A. b. M. b. ʿUbayd Allāh al-āliqānī) ; VIII, p. 335-6 (notice sur alīl b. ʿAmr al-Baġawī) ; Ibn al-Naās, Ruʾya, A. b. ʿAl. al-āwī (éd.), Mansoura 2005, p. 17-9 ; Abū Nuʿaym al-Ifahānī, ilyat al-awliyāʾ, Le Caire 1932-8, VIII, p. 128, l. 1-9, ubi leg. Qays (non ʿĪsā) b. a. āzim/Ǧarīr (notice sur Fuayl b. ʿIyā, m. 187/803 ; sur lui, v. J. van Ess, TG, III, p. 99) ; alīlī, al-Iršād, M. S. b. ʿU. Idrīs (éd.), Riyad 1989, II, p. 587, n° 177 (qui note que Abū Šihāb al-aġīr ʿAbd Rabbih b. Nāfiʿ al- annā al-Madāʾinī al-Kūfī, m. 172 ou 171 heures, est le seul qui transmet cette tradition avec ʿiyānan, i.e. « de nos yeux », selon Ismāʿīl b. a. ālid) ; Bayhaqī, al-Iʿtiqād, K. Y. al- ūt (éd.), Beyrouth 19852, p. 80-1 ; Id., al-Sunan al-kubrā, Hyderabad 1925-1936, I, p. 359 ; Baġawī, Ma ābī al-sunna, Y. A. al-Marʿašlī et al. (éd.), Beyrouth 1987, 26, A wāl al-qiyāma, 6, Ruʾya, III, p. 568, n° 4387 ; Shahrastani, Lrs, I, p. 226 et n. 29 ; Ibn al-A īr, Usd al-ġāba, M. Fāyid et al. (éd.), Le Caire 1963, I, p. 334 ; Ibn ʿAsākir, Taʾrī madīnat Dimašq [TD], M. al-ʿAmrawī (éd.), Beyrouth 1995-2000, XXI, p. 320 ; XXIV, p. 32 ; LII, p. 143 ; Abū Šāma, awʾ, p. 83-7 ; Ibn al-Qayyim, ādī, cap. 65, p. 217-8 ; Mizzī, Tu fat al-ašrāf, ʿA. Šaraf al-Dīn (éd.), Bombay 1965-8, II, p. 427-8, n° 3223 ; Ibn Ka īr, Ǧāmiʿ al-masānīd wa l-sunan, Qalʿaǧī (éd.), Beyrouth 1994, III, p. 40, n° 1539 ; p. 42, n° 1541 ; 46, n° 1550 ; Tibrīzī, Miškāt al-ma ābī , trad. A. N. Matthews, Calcutta 1823, II, p. 630-5/trad. Fazlul Karim, New Delhi 1994, IV, p. 184-9 ; Suyū ī, 253
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al-Budūr al-sāfira, M. . Ismāʿīl (éd.), Beyrouth 1996, p. 604-5, n° 2225 ; Muttaqī l-Hindī, Kanz al-ʿummāl, B. ayyān (éd.), Beyrouth 1989, XIV, p. 449, n° 39213 ; Tāǧ [Zabīdī, Tāǧ al-ʿarūs, ʿA. A. Faraǧ (éd.), Koweït 1965-2001], XXXII, p. 542b (lā taāmmūna fī ruʾyatihi). Également rapporté à la forme passive du verbe : lā tuammūna. Ibn Sīda remarque à propos de cette dernière forme que la amma est transitive ici seulement ! (ibid.) ; XII, p. 389 (lā tuārrūna/turūna) ; Wensinck (A. J.), Concordance et indices de la tradition musulmane, Leyde 1936-1969, III, p. 520b ; III, p. 497 ; II, p. 202. D’autres versions sont transmises de : Abū Hurayra : Ibn Mubārak (m. 181/797), al-Zuhd, Alexandrie 1994, 433-4, n° 284 : Yūnus (b. Yazīd al-Aylī, m. 159/775-6 ; TT, XI, p. 450-2)/Zuhrī [ici chaîne interrompue : ʿan]/Abū Hurayra ; le même avec une autre chaîne (Maʿmar/ʿA āʾ b. Yazīd al-Lay ī/Abū Hurayra), p. 434, n° 285 ; ʿAdb al-Razzāq, al-Mu annaf, . Al-Aʿ amī (éd.), Johannesbourg 1970, XI, p. 4079, n° 20856 (ʿAdb al-Razzāq/Maʿmar/etc., comme Ibn Mubārak) ; repris par l’élève de ʿAdb al-Razzāq, Ibn anbal, Musnad, II, p. 275-6/VII, p. 428-39, n° 7703 (lā tuārrrūna) ; Buārī, 97, Taw īd, 24, n° 7437/Ibn aǧar, Fat , XIII, p. 419/Trad. Houdas, IV, p. 598 ; Buārī, 10, Aān, 129, n° 806 ([…] Šuʿayb/al-Zuhrī/Saʿīd b. alMusayyab et ʿA āʾ b. Yazīd al-Lay ī/Abū Hurayra)/trad. Houdas, I, p. 268/Fat , II, p. 292-3 ; Muslim, a ī , 1, Īmān, 81, I, p. 163-4, n° 299/trad. Wensinck, Muslim creed, p. 63/Nawawī, Šar , III, p. 15-8 ; Ibn Māǧa, Sunan, Muqaddima, 13, I, p. 63, n° 178 ; Abū Dāwūd, Sunan, 39, Sunna, 19 (Ruʾya), IV, p. 233, n° 4730 ; Tirmiī, a ī , 39, ifat al-ǧanna, 17, IV, p. 688-9, n° 2554 ; Nasāʾī, Kubrā, 72, Nuʿūt, IV, p. 419, n° 7763 ; Ibn uzayma, Taw īd, p. 169-71/II, p. 415-37 ; Ibn ibbān, a ī , Šuʿayb al-Arnaʾū (éd.), Beyrouth 19973, XVI, p. 450 sqq., avec références parallèles ; abarānī, al-Muʿǧam al-Awsa, . ʿAwa Allāh (éd.), Le Caire 1995, II, p. 194, n° 1693 ; Āǧurrī, Šarīʿa, p. 259-60 ; Ibn Ba
a, al-Ibāna al-kubrā, III/3, p. 8-9-10 ; Ibn al-Naās, Ruʾya, p. 22-4 ; Ibn ʿAsākir, TD, XXX, p. 100 ; Munirī, al-Tarġīb wa l-tarhīb, A. āli (éd.), Le Caire 1994, IV, p. 405, n_ 5511 ; Mizzī, Tu fa, X, p. 270-1, n° 14213 ; Ibn al-Qayyim, ādī, 214-5. Abū Saʿīd al-al-udrī : Muslim, a ī , 1, Īmān, 81, I, p. 167-71, n° 302 ; Abū Yaʿlā al-Mawilī, Musnad, . S. Asad (éd.), Damas 1985-1990, II, p. 286-7, n° 1006 ; Ibn al-Naās, Ruʾya, p. 25-6 ; Ibn al-Qayyim, ādī, 215-7. Pour d’autres traditions, v. Abū Saʿīd al-Dārimī, Radd, p. 46-53 ; Ibn uzayma, Taw īd, p. 169-97/II, p. 415-86 ; Ibn Manda, Īmān, II, p. 784 sqq. ; Ibn al-Naās, Ruʾya, p. 27-45 ; Āǧurrī, Šarīʿa, p. 259-70 ; Munirī, Tarġīb, IV, p. 405-9 ; Abū Šāma, awʾ, p. 71-102 ; Ibn al-Qayyim, ādī, p. 212-36 ; ahabī, Takirat al- uffā, ʿA. Y. al-Muʿallimī (éd.), Hyderabad 1956-1983, p. 653-7 ; Hay amī, Maǧmaʿ al-zawāʾid, Beyrouth 1986, X, p. 424-5 (ifat al-ǧanna, fī ruʾyat ahl al-ǧanna li-l-Lāh) ; Suyū ī, Budūr, p. 599-610. Naturellement la plupart de ces traditions figurent dans les Six Livres, dans le Musnad d’Ibn Hanbal, etc. Une autre tradition sur la vision de Dieu a été utilisée avant abarī comme argument en faveur de cette croyance, elle est transmise de Abū Hurayra et citée par Ibn Māǧašūn dans sa décision légale (fatwā) contre les ǧahmites139. On peut
139. Ibn Māǧašūn, v. supra n. 95. Sa fatwā contre les ǧahmites est maintenant disponible dans Ibn Ba
a (m. 387/997), al-Ibāna al-kubrā, II/3, al-Radd ʿalā l-ǧahmiyya, p. 63-70, l. 2, pour la tradition de Abū Hurayra, non nommé ; e.g. Ibn Mubārak (m. 181/797), Zuhd, 433-4, n° 284, p. 66-7, le tout repris
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se demander pourquoi la tradition de Qays b. a. āzim/Ǧarīr b. ʿAbd Allāh n’est citée ni par Ibn Māǧašūn, ni par Ibn al-Mubārak, alors qu’elle joua un grand rôle durant l’inquisition sous al-Muʿtaim. La chaîne de garants qui introduit la tradition de la vision transmise par Qays b. a. āzim chez abarī et d’autres nous est une indication sur les débats qui eurent lieu concernant le problème de la vision de Dieu et d’autres questions théologiques afférentes. L’un des transmetteurs est d’importance, c’est Yazīd b. Hārūn b. Zāān (Zāī). Ibn anbal avait suivi de ses leçons, et également Ibn al-abbā al-Zaʿfarānī, l’un des maîtres de abarī. Dans les cercles anbalites, l’on se plaisait à souligner qu’avant l’inquisition déjà il avait combattu la thèse de la nature créée du Coran, déclarant par exemple : « Qui professe que le Coran est créé est un infidèle (kāfir) »140, ou bien : « Qui prétend que “Le Miséricordieux se tient sur le Trône” (20,5) signifie autre chose que ce qui est établi dans le cœur des gens de la majorité (ʿāmma) est un ǧahmite »141. On prétend que Maʾmūn attendit qu’il mourût pour proclamer la nature créée du Coran dogme officiel de l’empire musulman 142. Dans un récit très intéressant, transmis de Abū Bakr al-ūlī (m. 335/947)143, le cadi muʿtazilite Ibn a. Duwād144 discute avec le calife Muʿtaim (reg. 218-27/83342) sur Ibn anbal, et dit : « Commandeur des croyants, cet homme prétend que l’on voit Dieu dans l’au-delà, alors que l’œil ne peut saisir qu’un objet limité, or Dieu, Lui, n’est pas limité ». Puis Ibn a. Duwād cite la tradition de la vision avec une chaîne de garants. Le lendemain, il fait venir ʿAlī b. al-Madīnī145 qui était sans sous ni maille, à cette époque. Quand ce dernier se présente, le cadi lui enjoint
par Ibn Taymiyya, al-Fatawā l- amawiyya al-kubrā, Š. M. F. H AZZĀʾ (éd.), Le Caire 1991, p. 80-5 (Abū Hurayra, p. 82) ; M. SCHREINER, « Beiträge zur Geschichte der theologischen Bewegungen im Islâm », ZDMG 53 (1899), p. 74-7 (Abū Hurayra, p. 76, l. 6-8) ; abrégé dans ahabī, ʿUluww, op. cit., p. 105-6 ; idem, Siyar, op. cit., VII, p. 211-2 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 692-5, et p. 700, sur cette même fatwā. 140. Bašal, Taʾrī Wāsi, p. 158/réimpr. Beyrouth, p. 139 ; ʿAbd Allāh b. Amad b. anbal, alSunna, op. cit., p. 17, nr. 52. 141. Ibn Ba
a, op. cit. III/3, p. 164-5, nr. 122 ; ʿAbd Allāh b. Amad b. anbal, al-Sunna, M. S. BASYŪNĪ ZAĠŪL (éd.), Beyrouth 19942, p. 17, nr. 54 : ici cela commence par une question : « Qui sont les ǧahmites ? ». 142. Baġdādī, TB, op. cit., XIV, p. 342 ; Ibn al-Ǧawzī, Manāqib al-Imām A mad, M. A. AL- ĀNǦĪ (éd.), Le Caire 1941, p. 308-9 ; ahabī, Siyar, op. cit., IX, p. 362 ; XI, p. 237 ; Patton (W. M.), A mad ibn anbal and the Mi na, Leyde 1897 ; trad. arabe, Le Caire 1958, p. 96 (texte pris de Maqrīzī, al-Muqaffā) ; SOURDEL, « La politique religieuse du calife ʿabbāside al-Maʾmūn », REI, XXX (1962), p. 43 143. Muammad b. Yayā b. al-ʿAbbās al-ūlī ; v. S. LEDER, dans EI, IX, p. 882-3. Ce récit est rapporté ave cun chaîne de garants dans Baġdādī, TB, op. cit., XI, p. 466-7, et répété dans ahabī, Siyar op. cit., XI, p. 52-3 ; Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 103-6, puis p. 106-15, pour appuyer la tradition de la vision transmise par Qays b. a. āzim, et citant un long passage d’al-Šarīf al-Raī, Maǧāz. Pour une traduction complète, voir Cl. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 89-90. 144. Ibn a. Duwād Abū ʿAbd Allāh Amad b. a. Duwād al-Iyādī, m. 22 muarram 240/23 juin 854 ; v. Baġdādī (al-a īb Abū Bakr), TB, op. cit., IV, p. 141-56 ; EI, I, sub Amad b. a. Duʾād ; VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 1060b (index). 145. Ibn al-Madīnī ou ʿAlī b. al-Madīnī : Abū l- asan ʿAlī b. ʿAbd Allāh b. Ǧaʿfar al-Saʿdī al-Barī, m. 28 ū l-qaa 234/23 juin 849, ou 235 : GAS, I, p. 108 ; Baġdādī (al-a īb Abū Bakr), TB, op. cit., XI, p. 458-73, ahabī, Siyar, op. cit., XI, p. 41-60 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 60 (sur ses Masāʾl) ; III, p. 464 (sur al tradition de la vision avec Ibn a. Duwād) ; index dans TG, IV, p. 1032 ; Cl. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 90-1.
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de dire son avis sur cette tradition. Tout d’abord, notre traditionniste la considère authentique. Mais à force de présents que lui fait miroiter ou que lui donne son puissant hôte, il finit par dire : « Dans cette chaîne de garants, il est quelqu’un qui ne pourrait trouver créance : Qays b. a. āzim ; c’était un bédouin qui se pissait sur les talons »146. VII. abarī à l’œuvre sur la vision de Dieu, dans son commentaire coranique147 Le ton général de la tradition sur la vision de Dieu dans l’au-delà telle qu’elle est utilisée par abarī dans son credo est anti-ǧahmite148 et anti-muʿtazilite ; on y voit aussi une pointe contre d’autres théologiens, tels Bišr al-Marīsī (m. 218/833)149. Ce fait est confirmé par la place qu’occupe le débat dans le Commentaire de abarī sur 6, 103. Rappelons, tout d’abord, que l’un des principaux arguments « stylistiques » des muʿtazilites sur ce verset est le suivant : l’ensemble du contexte, ce verset et celui qui précède, montre que Dieu Se loue en niant qu’on puisse Le voir, déclarant cette vision impossible (tamadda a bi-nafyi l-idrāki ʿan nafsihi li-sti ālatihi ʿalayhi) ; dire le contraire serait donc affirmer une imperfection [en Dieu] (naq )150
146. Cf. supra n. 137, sur les critiques dont il a été l’objet. ahabī, Mīzān, op. cit., III, p. 392-3, n° 6908, tente de le prendre sa défense ! 147. Le travail de M AĠRĀWĪ (M. ʿA.), al Mufassirūn bayna l-taʾwīl wa l-ibāt fī āyāt al- ifāt, 4 vols., Beyrouth 2000, a consisté à recopier des passages d’exégètes sur les « versets des attributs ». C’est un ouvrage très orienté dans un sens théologique « à la mode » de nos jours : la doctrine des « anciens » (al-salaf). Il ne peut être utile qu’à ceux qui n’ont pas tous les commentaires coraniques à leur disposition, mais il faut savoir que notre auteur les expurge souvent ! Pour abarī sur la vision, II, p. 552-61, ad Coran 6,103. Ici nous ne nous référons pas (?) à l’exégèse de abarī ad Coran 10,26, dans laquelle il distingue quatre interprétations, disant que chacune d’entre elles peut être acceptée ; abarī, Tafsīr, op. cit., ŠĀKIR (éd.), XV, p. 62-71, v. NŪR-AD-DĀʾIM, Charge, op. cit., p. 140-1. abarī a auparavant exprimé sa doctrine sur la vision ad Coran 6,103. 148. Voir Introduction supra. Vitestam, Introd. à Dārimī, Radd, op. cit., p. 35, remarque avec raison, nous semble-t-il : « Perhaps were the ideas of the Jahmiyya similar to those to wich abarī refers in relation with Koran 6,103 ». 149. Abū Šāma, awʾ, op. cit., p. 85-6 : Bišr al-Marīsī vient voir son maître Abū Yusuf (Yaʿqūb b. Ibrāhīm b. abīb al-Kūfī, m. 182/798 ; GAS, I, p. 419-21), qui lui cite la tradition de la vision selon Ǧarīr b. ʿAbd Allāh. Abū Yūsuf lui dit : « Toi et tes collègues, vous refusez de reconnaître cette tradition… », et il le met en garde. Sur Bišr b. Ġiyā al-Marīsī al-ʿAdawī (m. ū l-iǧǧa 218/inc. 18 décembre 833), v. J. van Ess, TG, op. cit., III, p. 175-86, et passim. Sur la vision de Dieu, v. ibid., III, p. 184 ; V, p. 354-5, Texte n° 3. 150. ūsī, Tafsīr, op. cit., IV, p. 223, et la réponse de Rāzī, Tafsīr, op. cit., XIII, p. 125-6 ; idem, Mu a
al afkār al-mutaqaddimīn wa l-mutaʾairīn, S. DUĠAYM (éd.), Beyrouth 1996, p. 144 ; idem, Arbaʿūn, op. cit., I, p. 295-6 ; Māturīdī, Taw īd, op. cit., ULAYF (éd.), p. 81/éd. TOPALOǦLU, p. 126-7 ; Ibn Taymiyya, Daqāʾiq, op. cit., III-IV, p. 126-7 : en réponse aux muʿtazilites : Si Dieu dit qu’Il « ne peut pas être vu, cela ne saurait être une glorification de Dieu par Lui-Même, parce que la privation (ʿadam) ne saurait être glorifiée » ; donc cela signifie que Dieu « ne peut être saisi ou embrassé par les yeux, du fait de Sa Grandeur, et non pas qu’Il ne saurait être vu par les regards ». L’argumentation de usī semble être reprise de Abū ʿA lī al-Ǧubbāʾī ; v. ʿAbd al-Ǧabbār, Ruʾya, op. cit., p. 153, l’ensemble, p. 152-7. Zamašarī, Tafsīr, Beyrouth 1977, II, p. 41, exprime la même opinion mais de manière concise : Dieu est trop grand pour être vu dans Son Essence.
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abarī distingue cinq interprétations de ce verset, appuyées par les arguments de la théologie dialectique. Les deux premières traitent de la possibilité de la vision ; les trois autres, de sa modalité et de son extension151. Première interprétation152 : la vision de Dieu n’est pas compréhensive, elle ne saurait L’embrasser complètement (i āa). Adraka (atteindre) signifie ici saisir (idrāk), mais non voir153 ; Dieu est trop grand pour être vu par la faculté de l’homme. En faveur de cette interprétation, il cite trois traditions exégétiques d’Ibn ʿAbbās par la voie du tafsīr d’al-ʿAwfī154, de Qatāda155, et de ʿA iyya b. al-ʿAwfī (m. 111/729)156. Pour abarī, cette explication est inacceptable, parce que : « Dieu dit dans Son Livre qu’ils “tourneront leurs regards vers leur Seigneur” (75,23), au jour de la résurrection », et parce que le Prophète a informé sa communauté qu’« ils verront leur Seigneur au jour de la résurrection, comme on voit la lune une nuit de pleine lune, et comme vous voyez le soleil quand il n’y a pas de nuages »157. Pour abarī, tout comme pour les trois exégètes cités, adraka n’a pas le sens de voir, mais cela n’entraîne pas que les croyants ne verront pas Dieu par la vue, ainsi qu’il est dit en 75, 22-3. De plus aucun des deux versets n’abroge l’autre, car il n’est point d’abrogation dans les passages narratifs158. Deuxième interprétation159 : les regards ne voient pas Dieu, mais Il voit les regards. abarī cite cinq traditions en faveur de cette exégèse. La première est d’al-
151. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 13-22 : interprétation (1), p. 13-6 ; (2), p. 16-8 ; (3), p. 18-9 ; (4), p. 19 ; (5), p. 19-20 ; (6), p. 20-2. 152. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 247. 153. Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 215, l. 12. Telle devrait avoir été la position des « anciens sunnites », comme Ibn Kullāb (ʿAbd Allāh b. Saʿīd ak-Kullāb, m. 240/864 ; voir Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 312, n. 29. Sur la vision de Dieu, voir J. VAN ESS, Ibn Kullāb, op. cit., p. 125/trad. Cl. GILLIOT, p. 219) et alQalānisī (Abū l-ʿAbbās, ibid., n. 30. Il vivait peu avant Ašʿarī (324/935) ; voir J. VAN ESS, Ibn Kullāb, op. cit., passim ; D. GIMARET, « Cet autre théologien sunnite ») et après eux Māturīdī (m. 333/944) ; D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 335 ; Māturīdī, Taw īd, op. cit., p. 82 ; RUDOLPH, p. 326. 154. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 13, n° 13694. Sur la chaîne familiale du tafsīr d’al-ʿAwfī, voir Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 25-27 ; I. GOLDFELD, Qurʾānic commentary in the Eastern Islamic tradition…, Bar-Ilan University, Acre 1984, p. 21-22. Il est introduit dans le Commentaire de abarī par le maître de ce dernier, Abū Ǧaʿfar M. b. Saʿd b. M. b. al- asan b. ʿA iyya b. Saʿd b. Ǧunāda al-ʿAwfī (m. 276/889), qui le transmet de son père, Saʿd b. M. al-ʿAwfī (m. ? Ibn anbal le qualifiait de ǧahmite, parce qu’il professa que le Coran est créé, au début de l’inquisition, avant que violence ne fût faite aux savants qui refusaient de professer ce dogme ; J. VAN ESS, TG, op. cit., III, 458), lequel le transmet de son oncle, al- usayn b. al- asan al-ʿAwfī (m. 201/816), qui le transmet de son père asan b. ʿA iyya al-ʿAwfī (m. 181/897), qui le tient de son père, ʿA iyya b. Saʿd al-ʿAwfī, v. infra, n. 156. 155. abarī, Tafsīr, ŠÁKIR (éd.), op. cit., XII, p. 13, °. 13695. 156. Ibid., XII, p. 13-4, n° 13696. ʿA iyya b. Saʿd b. Ǧunāda al-ʿAwfī al-Ǧadalī al-Qaysī al-Kūfī, m. 111/729 ; GAS, I, p. 30-1 ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 25-6 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., XIII, p. 90-2, n° 4540. Il est à l’origine de la chaîne exégétique familiale que nous venons de voir. Il était considéré chiite et exerça une influence sur l’exégète chiite al-Kalbī qui fut l’un de ses élèves ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, 80. 157. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 15. La tradition est ici rendue selon le sens par abarī, ce qui est usuel dans la transmission du adī. Il s’agit de la tradition de la vision transmise de Abū Hurayra, e.g. Buārī, 10, Aān, 129, nr. 806/Trad. HOUDAS, I, p. 268/Fat , II, p. 292. 158. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 16. abarī nous dit qu’il a traité de ce dernier point dans son ouvrage sur les principes de jurisprudence : Laīf al-bayān ʿan u ūl al-a kām. Cf. abarī, Tafsīr, op. cit., II, p. p. 471-2 ; BURTON, « The exegesis of Q. 2 : 106 », BSOAS XLVIII (1985), p. 458 ; Cl. GILLIOT, « Exégèse et sémantique institutionnelle », Stud. Isl. LXXVII (1993), p. 51. 159. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 247-8.
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Suddī (m. 128/745)160 : « Rien ne Le voit, mais Il voit Ses créatures »161. Les quatre autres sont attribuées à ʿĀʾiša162. Elle dit à Masrūq163 : « Qui te rapporte que l’Envoyé de Dieu a vu son Seigneur ment : “Les regards ne L’atteignent pas, mais Il atteint les regards” (6,103), “Il n’a été donné à aucun mortel que Dieu lui parle, si ce n’est par inspiration ou derrière un voile” (42, 51). Mais il a vu deux fois Gabriel, sous sa forme »164.
On sait que deux catégories de traditions concernant la vision de Dieu en ce monde par Muammad sont en circulation165. Selon plusieurs déclarations attribuées à ʿĀʾiša, comme nous l’avons vu, Muammad n’a jamais vu Dieu. Pour d’autres (et pour ʿĀʾiša), il a seulement vu Gabriel166. Selon d’autres traditions portant sur Coran 53,11 : « Le cœur n’a pas inventé ce qu’il a vu », Muammad L’a vu, de ses yeux vu167, ou avec son cœur168, ou il L’a vu, sans autre précision169, ou il L’a vu une fois de ses yeux, et une autre avec son cœur170, ou il L’a vu sous la plus belle
160. Abū M. Ismāʿīl b. ʿAbd al-Ramān b. a. Karīma al-Suddī al-Qurašī al-Aʿwar al-Kūfī, appelé alSuddī al-Kabīr (d. 128/745) ; GAS, I, p. 32-3 ; Mizzī, Tahīb, op. cit., II, p. 190-4, nr. 406 ; Cl. GILLIOT, Baqara, op. cit., p. 216-20 161. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 16, n° 13697. 162. Ibid. XII, p. 16-7, n° 13698-701 ; Ibn Abī ātim al-Rāzī, Tafsīr, Asʿad M. AL-AYYIB (éd.), La Mecque – Riyad 1997, IV, p. 1364, n° 7742. 163. Abū ʿĀʾiša Masrūq b. al-Aǧdaʿ al-Hamdānī al-Kūfī, m. 63/683, un ascète yéménite ; Ibn Saʿd, abaqāt, op. cit., VI, p. 76-84 ; Mizzī, Tahīb op. cit., XVIII, p. 45-8, n° 6493. 164. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 16, n° 13698 (…ʿĀ mir, i.e. al-Šaʿbī/Masrūq/ʿĀʾiša) ; cf. autres versions, abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 17, n° 13699, où il est dit que ses cheveux se dressèrent à l’audition de la question de Masrūq ; op. cit. XII, p. 17, n° 13699 ; dans une autre version, elle dit : « Quiconque dit que quelqu’un a vu son Seigneur commet un blasphème contre Dieu » ; cf. Ibn anbal, Musnad, op. cit., VI, p. 49-50/XVII, p. 265-6, n° 24109 (… Šaʿbī/Masrūq/ʿĀʾiša) ; Buārī, 59, Badʾ alalq, 7, 11, n° 3234/trad. HOUDAS, op. cit. II, p. 437/Fat , VI, p. 313 ; Buārī, 65, Tafsīr, 53, 1, n° 4855/ trad. HOUDAS, op. cit., III, p. 455/Fat VIII, p. 606-9 ; MUSLIM, a ī , op. cit., I, Īmān, 77, I, p. 159, n° 287 ; p. 160, n° 289 ; Tirmiī, 48, Tafsīr, 7, V, p. 262-3, nr. 3068 (ad Coran 6,103) ; Iyā, Šifāʾ, pars prima, cap. 3/5, M. A. QARAH ʿA LĪ et al. (éd.), Damas 1978, I, p. 375-6 ; ʿA lī al-Qārī, Šar al-Šifāʾ, A. . A L-QUNAWĪ (éd.), Istamboul 1901, I, p. 416-8 ; Qur ubī, Tafsīr, op. cit., VII, p. 55-6 (ad Coran 6,103) ; T. A NDRAE, Die Person Muhammeds in Lehre und Glauben seiner Gemeinde, Stockholm 1918, p. 74 ; D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 343-4. 165. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 343-4. 166. De ʿĀʾiša, comme vu précédemment. D’Ibn Masʿūd et de Qatāda, voir abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 49. 167. Selon Ibn ʿAbbās ; Iyā, Šifāʾ, pars prima, cap. 3/5, I, p. 376 ; ʿA lī al-Qārī, Šar al-Šifāʾ, op. cit., I, p. 420 ; T. A NDRAE, Person, op. cit., p. 74. 168. D’après ʿIkrima/Ibn ʿAbbās ; abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 48 (ad Coran 53,11). Selon Abū ʿĀ liyya/Ibn ʿAbbās ; selon al-Suddī/Abū āli (akwān) : « Il L’a vu deux fois avec son cœur » ; op. cit., XXVII, p. 48 ; Nasāʾī, Kubrā 82, Tafsīr, ad Coran 53,11, VI, p. 472, n° 11535 ; d’après Abū arr : « Le Prophète a vu son Seigneur par son cœur, mais non de ses yeux » ; ibid., nr. 11536. Pour le murǧiʾite Ibrāhīm b. Yazīd al-Taymī (m. 93/172 or 94 ; VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 160-1), ad 53,13 : Muammad a vu Dieu de ses yeux et par son cœur ; Ibn uzayma, Taw īd, op. cit., p. 208/II, p. 517, n° 311 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., I, p. 160, n. 59 169. Selon ʿIkrima ; abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 48 (ad Coran 53,11) ; ʿIkrima/Ibn ʿAbbās ; Nasāʾī, Kubrā, 82, Tafsīr, ad Coran 53,11, VI, p. 472, n° 11537 ; Ibn Ǧurayǧ/ʿA āʾ/Ibn ʿAbbās ; Ibn Ka īr, Ǧāmiʿ, op. cit., XXXI, p. 219, n° 1745 ; Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 494. 170. Ismāʿīl b. Muǧālid/Muǧālid/Šaʿbī/Ibn ʿAbbās ; abarānī, Kabīr, op. cit., XII, p. 71, n° 12564 ; Ibn Ka īr, Ǧāmiʿ, op. cit., XXXI, p. 18, n° 1298.
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des formes171. Cette question intervient également pour la qualification de l’élection par Dieu (inna Llāha afā) d’Abraham, de Moïse et de Muammad : à Abraham, a été accordée l’amitié (ulla)172 de Dieu ; à Moïse, Il a parlé ; à Muammad, la vision de Dieu a été donnée173. Un récit semblable est transmis dans lequel est rapportée une rencontre (dans une version, à ʿArafat) entre Ibn ʿAbbās et Kaʿb al-Abār : « Ibn ʿAbbās rencontra Kaʿb à ʿArafat et lui demanda quelque chose ; il cria “Dieu est le plus grand” si fort que les montagnes en renvoyèrent l’écho, et Ibn ʿAbbās dit : “Nous sommes les banū Hāšim !” Kaʿb dit alors : “Dieu a partagé Sa vision et Sa parole entre Muammad et Moïse : Il a parlé à Moïse deux fois, et Muammad L’a vu deux fois” »174. Ces traditions sur Abraham, Moïse and Muammad sont bien connues des imamites, transmises qu’elles sont parfois par le fictif Abū Qurra, un moyen d’éviter de nommer un transmetteur « sunnite ». Mais la réponse du huitième Imam, Abū l- asan al-Riā (ʿAlī b. Mūsā, m. 203/818), est que Muammad a vu « de grands signes de son Seigneur »175. Il est rapporté aussi dans des versions différentes, mais dont Muammad b. Isāq (m. 150/765) est toujours l’un des transmetteurs, qu’Ibn ʿUmar dépêcha quelqu’un auprès d’Ibn ʿAbbās pour l’interroger à ce sujet, et que la réponse fut : « Oui ! [Il a vu son Seigneur] ». Ibn ʿUmar renvoya le messager pour en savoir plus sur cette vision, et la réponse fut : « Il L’a vu dans un jardin vert, avec un coussin en or sous Lui ; Il était sur un Trône en or porté par quatre anges ; le premier avait la forme d’un homme ; le deuxième, celle d’un aigle ; le troisième, celle d’un lion ; le quatrième, celle d’un taureau » 176. Pour ce qui est de la deuxième interprétation du verset sur la vision de Dieu, adraka est compris comme signifiant voir177, et 75,23 est entendu comme atten-
171. Selon ʿA āʾ (b. a. Rabā)/Ibn ʿAbbās : « L’Envoyé de Dieu a dit : J’ai vu mon Seigneur dans la plus belle des formes » ; abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 48 ; Tirmiī, 48, Tafsīr, 39, V, p. 367-8, nr. 3234 (ad Koran 38,3) ; D. GIMARET, Dieu à l’image de l’homme, op. cit., p. 144. Il L’a vu sous la forme d’un jeune homme de trente ans ! G. VAJDA, « Le problème de la vision de Dieu (ruʾya) d’après quelques auteurs šīʿites duodécimains », dans Le shîʿisme imâmite, Paris 1970, p. 34. 172. Abraham est appelé Ibrāhīm al-alīl (l’ami : aimant et aimé) ; al-ulla signifiant al-mawadda (amour). Mais, selon d’autres, cela signifie : « celui qui a besoin de Dieu, parce qu’il est pauvre » ( faqīr, latin indigens, « manquant de »), alla voulant dire : le manque de ; Ibn al-Anbārī, Zāhir, . AL-ĀMIN (éd.), Bagdad 1979 p. 604. 173. abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 48 ; Ibn uzayma, Taw īd, op. cit., p. 197, 199/II, p. 479, n° 272, 484-5, nr. 276 ; Nasāʾī, Kubrā, op. cit., 82, Tafsīr, op. cit., ad Coran 53,11, VI, p. 472, n° 11539 ; Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 491. 174. Tirmiī, 48, Tafsīr, 54, V, p. 394, n° 3278 (ad Coran 53, 11) (Muǧālid/Šaʿbī) ; Abū l-Lay alSamarqandī, Tafsīr, ʿA. M. MUʿAWWA et al. (éd.), Beyrouth 1993, III, p. 289 ; ʿIyā, Šifāʾ, op. cit., I, p. 378. 175. Kulaynī, al-Usūl min al-kāfī, par ʿA. A. AL-ĠAFFĀRĪ (éd.), Téhéran 19611 ; Beyrouth 1980 4, alTaw īd, Ibāl al-ruʾya, I, p. 96, l. 12, n° 2 ; G. VAJDA, « Vision », op. cit., p. 34. 176. Ibn uzayma, Taw īd, op. cit., p. 198-9/II, p. 483-4 ; Āǧurrī, Šarīʿa, op. cit., p. 494-6 (en deux versions avec un vers de Umayya b. a. al-alt) ; ahabī, Mīzān, op. cit., III, p. 473 (notice sur Ibn Isāq) ; T. A NDRAE, Person, op. cit., p. 74. Pour la forme des quatre anges, cf. « les quatre créatures vivantes » « au milieu du Trône et autour du Trône », dans Apc 4, 7, et Ez 1, 5-21. 177. Les muʿtazilites entendent ici adraka dans ce sens ; Rāzī, Tafsīr, op. cit., XIII, p. 126 ; ūsī, Tafsīr, op. cit., X, p. 197 (ad 75, 22), ou p. 199 : Muǧāhid (b. Ǧabr), Abū āli (al-Sammān), al asan (al-Barī), Saʿīd b. Ǧubayr etd al- aāk (b. Muāim) ont dit : « al-naar c’est-à-dire la récompense » ; aux mêmes, abarsī, Tafsīr, op. cit., XIX, p. 128 (ad 75,23), ajoute ʿA lī b. a. ālib.
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dre (naara, i.e. pour eux intaara, attendre) la miséricorde et la récompense de Dieu. abarī ne nomme pas les muʿtazilites, mais nous savons que telle est leur interprétation178. C’était l’exégèse de Muǧāhid b. Ǧabr (m. 104/722) avant les muʿtazilites : ad 75, 23 : « qui tourneront leurs regards vers leur Seigneur », selon lui : « attendant la récompense de leur Seigneur »179. Ou « attendant Sa bénédiction (mot à mot : subsistance) et Sa faveur (rizqahu wa falahu) »180. Ou ad 83, 15, interprété par Muǧāhid : « Ils sont empêchés (mamnūʿūn) d’obtenir Sa générosité et Sa miséricorde »181. Cette explication de Muǧāhid citée par abarī et par d’autres, de manière significative, n’est pas reprise dans le soi-disant Tafsīr de Muǧāhid dans la recension d’Ibn Šāān182 édité à part ; bien plus, elle est remplacée par une interprétation en faveur de la vision de Dieu dans l’au-delà attribuée à asan al-Barī, avec la chaîne de garants suivante : ʿAbd al-Ramān/Ibrāhīm/Ādam/Abū Maʿmar ʿAbd Allāh b. ʿAmr b. a. l- aǧǧāǧ/ʿAbd al-Wāri b. Saʿīd183/ʿAmr b. ʿUbayd (m. 144/761)184 ʿan al- asan : « Aucune de Ses créatures qui croient ne restera sans Le voir : les infidèles seront séparés d’un voile par rapport à Lui, les croyants le verront. Tel est le sens de : “Non ! Ils seront, ce jour-là, séparés de leur Seigneur” (83,15) »185. On rapporte aussi que Muǧāhid interprétait 10,26 (« un surplus ») : « le pardon et l’agrément de Dieu »186.
178. D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 338. 179. abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 192-3, dans huit traditions exégétiques de Muǧāhid ; Dārimī, Radd, op. cit., p. 57, l. 16-7 ; Ibn anbal, Radd, op. cit., p. 85/trad. M. S. SEALE, Muslim Theology, op. cit., p. 112 (sans mention de Muǧāhid) ; Abū l-Lay al-Samarqandī, Tafsīr, op. cit., III, p. 427, citant cette interprétation et la refusant, en se basant sur la langue : le Coran dit : ilā rabbihā nāira, or le verbe naara (regarder), avec préposition ilā, ici reliée à wuǧūh (faces), n’est pas utilisé dans le sens d’attendre (intiār). 180. abarī, Tafsīr, op. cit., XXVII, p. 192. Nous trouvons une interprétation identique chez le grammairien et dialecticien, al-Afaš al-Awsa (m. entre 210/825 et 221/835), Maʿānī l-Qurʾān, F. FĀRIS (éd.), afāt (Koweït) 19812 (19791), II, p. 517 ; ʿM. A. AL-WARD (éd.), Beyrouth 1985, II, p. 721 (ad 75, 23) : ilā mā yaʾtīhi min niʿamihi wa rizqihi ; l’on dit : wa Llāhi mā anuru illā ilā Llāhi wa ilayka : « Par Dieu ! Je n’attends que ce qui est auprès de Dieu et de toi » ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 182 ; IV, p. 414, n. 33. 181. Qur ubī, Tafsīr, op. cit., XIX, p. 261. Telle était l’interprétation d’Ibn ʿAbbās, Qatāda et Ibn a. Mulayka (ʿAbd Allāh b. ʿUbayd Allāh b. a. Mulayka al-Qurašī al-Tamīmī al-Makkī, m. 117/735 ; ahabī, Siyar, op. cit., V, p. 88-90), selon Zamašarī, Tafsīr, op. cit., IV, p. 232 (ad 83,15) : « Ils sont séparés de Sa miséricorde ». Zamašarī mentionne aussi l’interprétation d’Ibn Kaysān, i.e. le muʿtazilite Abū Bakr ʿAbd al-Ramān b. Kaysān al-Aamm (m. 200/816 ou 201/817 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 396-418 ; C. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 82, n. 59) : « séparés de Sa générosité (karāma) ». 182. Ibn Šāān : Abū ʿAlī al- asan b. Amad b. Ibrāhīm b. al- asan b. Šāān al-Baġdādī al-Bazzār, m. 30 ū l-iǧǧa 425/15 novembre 1034 ; Baġdādī, TB, op. cit., VII, p. 279-80 ; ahabī, Siyar, op. cit., XVII, p. 415-8 ; v. Muǧāhid b. Ǧabr, Tafsīr, ʿA. M. AL-SŪRATĪ (éd.), Qatar 1976, I, p. 67, l. 5-6. 183. Abū ʿUbayda ʿAbd al-Wāri b. Saʿīd b. akwān al-ʿA nbarī (mawlā) al-Tannūrī al-Muqriʾ alBarī, m. muarram 180/inc. 16 mars 796 ; ahabī, Siyar, op. cit., VIII, p. 300-4. ʿAbd Allāh b. alMubārak abandonna ʿA mr b. ʿUbayd, parce que ce dernier prêchait la doctrine des muʿtazilites ; mais il continua à transmettre des traditions de ʿAbd al-Wāri ; ibid., p. 302. 184. J. VAN ESS, TG, op. cit. II, p. 280-310. Sur cet exégète et sur sa transmission de l’exégèse de asan al-Barī, p. 298-300. 185. Muǧāhid, Tafsīr, op. cit., II, p. 738. 186. abarī, Tafsīr, op. cit., XV, p. 70, n° 17640 ; cf. D. Gimaret, Lecture, op. cit., p. 441.
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Ceux qui choisissent cette interprétation rejettent la tradition prophétique sur la vision et se réclament de la raison (ʿaql). abarī résume leurs arguments rationnels qu’il caractérise de sophismes (tamwīhāt) ou de déductions criticables (istikhrāǧāt)187. Leur premier argument s’appuie sur le principe de l’immatérialité de Dieu : la vision requiert espace ( faāʾ), distance (furǧa) et séparation : « Pour eux, les yeux ne peuvent percevoir que ce qui est séparé et qui n’est pas en contact avec eux (i.e. des adjuncta) (illā mā bāyanahā dūna mā lā aqahā) »188. Si les yeux voyaient Dieu au jour de la résurrection, ils Le verraient de la même manière qu’ils voient des formes corporelles, des objets singuliers (ašā ), auquel cas il faudrait que le Créateur soit limité (ma dūd)189 et qu’Il ait les qualités des corps, lesquels peuvent croître et décroître190. Le deuxième argument des opposants à la vision est repris des muʿtazilites ; il s’appuie sur la distinction entre l’essence et les accidents : « Il est dans la nature de la vue de percevoir (idrāk) les couleurs, dans celle de l’ouïe de percevoir les sons, dans celle de l’odorat de sentir les odeurs »191. Il est impossible à l’ouïe d’être en acte sans percevoir des sons, à l’odorat d’être en acte sans sentir des odeurs. De même : « c’est une erreur que de déclarer qu’il est possible à la vue d’être en acte sans percevoir des couleurs. Et puisqu’il n’est pas possible que Dieu soit qualifié (maw ūf) par une couleur, il est vrai de dire qu’il ne saurait être qualifié de vu »192. Ce dernier argument des muʿtazilites repose sur le principe selon lequel il est impossible qu’un humain voie une substance dénuée d’accidents. Il s’ensuit que la vue ne perçoit que des couleurs et des formes. Dieu étant une substance simple, sans aucun accident, Il ne saurait être vu193.
187. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 17. 188. Ibid. ; cf. Māturīdī, Taw īd, op. cit., p. 82, exposant le point of vue du muʿtazilite Abū l-Qāsim al-Balī (al-Kaʿbī) ; Ǧuwaynī, Iršād, trad. Luciani, op. cit., p. 163. Parmi les huit conditions nécessaires à la perception en général, et sur lesquelles « tous les penseurs sont d’accord, excepté les ašarites », al- illī signale la troisième dans son Nahǧ al- aqq wa kašf al- idq : « L’absence d’une trop grande proximité entre celui qui perçoit et l’objet perçu ; en effet si le corps [à percevoir] est pressé contre l’œil, il est impossible de le voir ». Quant à la quatrième condition, elle stipule : « L’absence d’une trop grande distance ; en effet, si la distance est trop grande, la vision est [également] impossible » ; R I. NETTLER, « A controversy on the problem of the perception : two religious outlooks in Islām », Humaniora Islamica II (1973), p. 140. Sur Ibn al-Mu ahhar al-ʿA llāma al- illī Ǧamāl al-Dīn Abū Manūr al- asan b. Yūsuf b. ʿA lī, m. 726/1325 ; v. GAL, II, p. 164 ; S II, p. 206-9 ; S. SCHMIDTKE, The Theology of al-´Allama al-Hilli, Berlin 1991, p. 9-98. 189. Cf. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 21 : add wa nihāya : limite et finitude. L’argument des muʿtazilites est que si Dieu était vu, Il devrait être en face de ceux qui Le voient. Il serait donc dans une direction et un espace, ce qui est impossible puisque Dieu n’est pas limité ; BAJURI, Glose, op. cit., p. 305 (texte arabe, éd. du Caire 1934, p. 67 ; éd. « expurgée » de Beyrouth 1983, p. 115). 190. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 18 ; traduit en allemand par Vitestam dans son introduction à Dārimī, Radd, op. cit., p. 36-7. 191. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 18. 192. Ibid. V. l’abrégé des positions muʿtazilites dans Soubī El-ale, La vie future selon le Coran, Paris 1971, p. 76-9. 193. Šahrastānī, Nihāyat al-iqdām fī ʿilm al-kalām, A. GUILLAUME (éd.), Oxford 1931, p. 361 ; A. NADER, Le système philosophique des muʿtazila, Beyrouth 1956, p. 115.
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Dans la troisième interprétation exposée par abarī194, la vue des créatures ne perçoit pas Dieu en ce monde, mais dans l’autre195. Ici idrāk est à comprendre comme « vision ». Le sens du verset n’est pas général, mais particulier : les créatures ne voient pas Dieu en ce monde (sens particulier), mais elles le voient dans l’autre-monde196. Dieu ne saurait Se contredire197, comme Il dit : « les visages seront brillants, qui tourneront leurs regards vers leur Seigneur » (75,22-3), cela représente une exception exprimée par Dieu, par rapport à : « les regards ne L’atteignent pas » (6,103)198. La quatrième interprétation199 est une subdivision de la première. Le verset doit être entendu comme une particularisation (ʿalā l-u ū , opposé à généralisation, ʿalā l-ʿumūm)200, et ce de quatre manières : 1. La vue des injustes (ālimūn)201 ne Le perçoit ni en ce monde ni dans l’autre. Mais les croyants et les amis de Dieu Le voient. 2. Ils ne L’embrassent pas par la vue, mais ils Le voient. 3. Ils ne le voient pas en ce monde, mais dans l’autre. 4. Ils ne Le voient pas comme l’Éternel voit Ses créatures. Il résulte de cette quatrième interprétation que les amis de Dieu Le verront au jour de la résurrection, mais ceux qui soutiennent cette interprétation ne peuvent décider laquelle de ces quatre manières de la comprendre est la bonne. Dans la cinquième interprétation202, le sens du verset est général. Aucune vue ne perçoit Dieu en ce monde ou dans l’autre203, mais Il produira un sixième sens pour Ses amis, en plus des cinq sens204. On notera que telle était la doctrine de irār b. ʿAmr205 et de af al-Fard206, l’un des plus importants élèves du précédent 207.
194. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 248. 195. Cf. Ašʿarī, Lumaʿ, op. cit., § 77 ; Cl. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 336, avec la distinction entre ta ī (particularisation) and ʿāmm (général). 196. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 18-9. Pour la généralisation et la particularisation, voir W. C. Klein, al-Ašʿarīʾs al-Ibānah ʿan u ūl ad-diyānah (The Elucidation of Islam’s foundations), New Haven (Connecticut) 1940, p. 63-4 197. Cf. Ašʿarī, Lumaʿ, op. cit., § 77. 198. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 19. 199. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 248 200. Pour cette terminologie chez Ašʿarī, voir D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 336. 201. « Injustes », ce terme désigne ceux qui ne suivent pas le Coran et Muammad, ou Muammad et son Dieu, et n’a pas grand-chose à voir avec ce que signifie la « justice » dans notre tradition occidentale. Le ulm consiste à mettre les choses à une autre place que celle qui est la leur, ou une faute, une déficience (nuq ān), ou l’associationisme (širk) ; Ibn al-Anbārī, Zāhir, op. cit., p. 214-6 202. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 248. 203. Selon les muʿtazilites ; cf. Ašʿarī, Lumaʿ, op. cit., § 77. 204. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 19. 205. Rāzī, Tafsīr, op. cit., XIII : il comprenait 6,103 comme particularisant (ʿalā ta ī ) la négation de la vision de Dieu. Il se référait, pour ce faire à Coran 7,143 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. III, p. 49-50 ; IV, p. 413 ; V, p. 241-2, Texte 28, and 29 g. Cf. Ibn azm, Fi al, op. cit., III, p. 2, l. 9/III, p. 8 ; cf. TRITTON, Muslim theology, op. cit. p. 72. Pour irār b. ʿA mr, v. J. VAN ESS, TG, op. cit., III, p. 32-63, sur la vision de Dieu, p. 49 ; IV, p. 413 ; V, p. 242, n° 29, b-c ; Cl. GILLIOT, « ahabī », art. cit., p. 82, n. 54 : il pourrait avoir vécu entre l110/728 et 180/796. Certains pensent qu’il mourut en 200/815 ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 304, n. 1. 206. af al-Fard, ob. post 200/815-6 ; J. VAN ESS, TG, op. cit. II, p. 729-35 ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 304, n. 2. 207. Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 216, l. 3-5, pour irār et af al-Fard ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 304-5, et n. 5-6. Nuʿaym b. ammād (Abū ʿAbd Allāh al-uzāʿī, m. 13 ǧumādā 228/17 février 843 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 723-6), qui était ǧahmite, pui devint un avocat de la cause des gens du
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Selon abarī, ceux qui appuient cette interprétation pensent que Coran 75,22-3 ne va pas à son encontre, parce que les déclarations de Dieu ne peuvent pas être en contradiction, et chacun des deux versets (i.e. 6,103 and 75,23) est vrai dans sa signification propre. Pour ce faire, ils recourent à la raison de la manière suivante : Dieu dit que la vue ne peut Le percevoir, mais il dit aussi que l’homme Le verra. Comme Il ne peut être vu en ce monde, ainsi que l’expérience le montre, il s’ensuit qu’Il sera vu dans l’autre. Mais cela est impossible à la vue. On en conclut que l’homme Le verra, non pas avec le sens de la vue, mais avec un sixième sens, par Lui créé à cet effet208. Le choix de abarī lui-même est sunnite : les croyants verront Dieu dans l’autre monde, et il rejette particulièrement la deuxième interprétation, mais avec une méthode qui est celle de la théologie dialectique209. Tout d’abord, il revient à la première interprétation, qui repose sur le principe de l’immatérialité de Dieu, recourant à l’analogie de la connaissance. Il somme ses opposants muʿtazilites (sans jamais les nommer) de dire s’ils connaissent un être autre que leur Créateur qui soit qualifié par les qualités de gouvernement (tadbīr) et d’agir, et qui ne soit pas en contact avec les objets qu’il gouverne ou séparé d’eux. Pourtant, ils ne déclarent pas que la connaissance de cet être (Dieu), qui n’est pas en contact et qui n’est pas séparé, est impossible. Ils ne nient pas que les yeux voient seulement ce qui est séparé et distant d’eux. Il est possible que les yeux voient Dieu qui n’est ni séparé ni distant d’eux, de la même manière que les intelligences (qulūb) connaissent Celui qui est qualifié par les qualités de gouvernement et d’agir, sans être en contact ou séparé : « Y a-il une différence entre vous et ceux qui nient que celui qui est qualifié par la qualité de gouvernement ne peut être connu qu’en étant en contact avec le connaissant ou séparé de lui, et ceux qui déclarent possible que Celui qui est l’objet de la vision par les yeux, le soit sans qu’il y ait contact ni séparation ? »210. Il faut rappeler que, pour les muʿtazilites, la vision in genere est subordonnée à l’existence d’une conformation spéciale. Celui qui perçoit ne le fait que si un rayon est envoyé par l’œil de l’observateur et atteint l’objet visible. Si l’objet est trop éloigné, le rayon dévie et est perdu ; s’il est trop proche, le rayon est empêché de « bondir »211. Dans la deuxième partie de sa réfutation des muʿtazilites abarī traite des couleurs, et donc des accidents, usant à nouveau de l’analogie des autres sens, essen-
adī a déclaré (Ibn Ba
a, al-Ibāna al-kubrā, III/3, p. 77, n° 62) : « Dieu a créé Ses créatures en ce monde comme des créatures transitoires (alq fanāʾ), et Il a créé leurs lumières comme des créatures transitoires. Mais, le jour de la résurrection, Il les créera pour la durée (baqāʾ) et Il créera leurs lumières pour la durée. Ainsi, elles regarderont la Durée, avec une lumière de durée » (al-baqā, i.e. Dieu, i.e. le baqāʾ qui est dans le Bāqī, Dieu) ; voir D. GIMARET, Noms divins, op. cit., p. 178-82, sur baqāʾ et bāqin. 208. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 19. La même argumentation est attribuée à irār, dans Rāzī, Tafsīr, op. cit., XIII, p. 126 (ad 6, 103). 209. Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 249. 210. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 21. 211. Ǧuwaynī, Iršād, LUCIANI (éd.), op. cit., p. 159 ; M. Y. MŪSĀ (éd.), Le Caire 1950, p. 165-86, spécialement, p. 168-9 ; A. NADER, Système, op. cit., p. 159 ; J. VAN ESS, TG, op. cit., III, p. 354 ; VI, p. 26-7, Text 43b ; p. 94, Text 105a ; p. 96, Text 105 Af (al-Na
ām).
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tiellement l’odorat et l’ouïe212. Mais surtout, à ceux qui prétendent qu’il est dans la nature de la vision de ne percevoir que des couleurs, il oppose de nouveau l’analogie de la connaissance. Comment donc peut-on prétendre connaître un être qui agit et qui gouverne, mais qui n’a pas de couleur, et nier en même temps que l’on puisse percevoir un être qui agit et gouverne, mais n’a pas de couleur 213 ? Comme souvent en pareil cas, après un long développement sur un sujet controversé ressortissant à la théologie dialectique, abarī conclut que ce n’est pas le lieu de s’étendre longuement sur la réfutation des « illusions » des adversaires, parce que le propos de son ouvrage est l’explication des versets du Coran214. Cette dernière déclaration de notre exégète ne devrait pas être trop prise au sérieux, dans la mesure où il lui arrive assez souvent dans son commentaire de recourir longuement à la méthode de la théologie dialectique215. Il n’examine pas plus avant la modalité de la vision comme l’a fait Ašʿarī (m. 324/935)216 ou l’ašʿarite Ibn Fūrak (m. 406/1015)217, par exemple, pour lesquels Dieu est vu, mais non dans une « direction » (ǧiha), comme Il voit Lui-Même, mais non dans une direction. VIII. La vision de Dieu dans l’imamisme et l’exégèse mystique Il ne sera pas traité ici de la question de la « vision par le cœur » chez les chiites, cela ayant déjà été fait. On rappellera simplement que, dans un premier moment, ils ont déclaré la vision de Dieu par la vue impossible ; puis, les Imams professèrent que Dieu peut être vu par le cœur218. Ceux des savants chiites qui étaient muʿtazilites219, tels Abū Ǧaʿfar al-ūsī220 et abarsī221, développèrent l’argumentation des muʿtazilites sur ce sujet.
212. abarī, Tafsīr, op. cit., XII, p. 21. 213. Ibid., XII, p. 22. 214. Ibid. 215. Voir ibid., XV, p. 141-8 (ad Coran 17,79) ; Cl. GILLIOT, Elt, op. cit., p. 249-54. Qur ubī, Tafsīr, op. cit., X, p. 311, exprime son irritation contre la « subtilité » (al-talauf fī l-maʿnā) de l’argumentation théologique de abarī en faveur d’une tradition de Muǧāhid. 216. D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 336 ; cf. Ibn Fūrak, Muǧarrad, op. cit., p. 79-90. 217. Voir le texte qu’Ibn Fūrak envoya à Abū Isāq al-Isfarāyīnī (m. 418/1027), dans Ibn Taymiyya, Daqāʾiq al-tafsīr, op. cit., V-VI, p. 35-6, et la réfutation de ce dernier, p. 36-9. Sur cette question, Ibn Fūrak eut un débat avec les karrāmites pour qui Dieu est vu dans la « direction d’en-haut » (ǧihat fawq) ; Shahrastani, Lrs, op. cit., I, p. 350, 358. Ǧuwaynī, al-Šāmil fī u ūl al-dīn, ʿA. S. AL-NAŠŠĀR et al. (éd.), Alexandrie 1969, p. 511, attribute cette théorie au karrāmite Muammad b. al-Hayam (m. 409/1019) qui était un ami du sultan Mamūd Subutikin de Ghazna ; J. VAN ESS, Ungenützte Texte zur Karrāmīya. Eine Materialsammlung, Heidelberg 1980, p. 66-7. 218. Voir G. VAJDA, « Vision », art. cit., p. 44-5 ; M. A. A MIR-MOEZZI, Guide, op. cit., p. 112-45 ; idem, La religion discrète, Paris 2006, p. 253-76 (visions d’Imams en mystique duodécimaine…). 219. On rappellera que l’imamite muʿtazilite Nawbatī (Abū M. al- asan b. Mūsā ; m. entre 300 et 312/922) écrivit une réfutation de ceux qui professent la vision de Dieu : al-Radd ʿalā man qāla bi-ruʾyat al-bārī ; Āġā Buzurk, al-arīʿa fī ta ānīf al-šīʿa, Beyrouth 19832, X, p. 228, n° 692 ; Nūrad-Dāʾim, op. cit., Charge, p. 135. 220. Šay al-āʾifa Abū Ǧaʿfar Muammad b. al- asan al-ūsī, m. 22 muarram 460/2 décembre 1067. 221. Amīn al-Dīn Abū ʿAlī al-Fal b. al- asan al-abarsī, m. 548/1153.
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De l’exégèse mystique, nous ne donnerons ici que quelques exemples222, et seulement dans les époques anciennes. C’est ainsi que selon le qadarite piétiste ʿAbd al-Wāid b. Zayd de Bassora (ob. ca. 150/767, ou après), la vision de Dieu dans l’audelà était une « nécessité existentielle » pour ceux qui aiment Dieu, et sans laquelle ils mourraient de chagrin223. Ses disciples pensaient que la vision et son intensité dépendent des œuvres des hommes dans leur vie224, et que Dieu peut être vu non seulement dans l’au-delà, mais aussi dès ce monde225. Pour Abū Yazīd al-Bis amī (m. 234/848 ou 261/875)226 : « Dieu est voilé aux cœurs (i taǧaba ʿan al-qulūb), tout comme Il est voilé aux yeux ; mais s’Il est obéi, Il Se manifeste (taǧallā) ; l’œil et le cœur (fuʾād) sont un ». L’exégète mystique de Nichapour, Sulamī227, citant ces propos ad Coran 6,103, ajoute : « On a dit que cela signifie que Dieu survient (yaluʿu ʿalā) aux yeux en Se manifestant à eux parce que les yeux s’élèvent vers Lui (tasmū ilayhi) »228. Sahl al-Tustarī (m. 283/896) analyse la manière dont Dieu prend les âmes auprès de Lui (tawaffī), et il distingue trois aspects de ce processus dans le Coran : la mort, le sommeil et l’ascension spirituelle (rafʿ). Il met cela en relation avec sa théorie du moi spirituel (nafs al-rū ) et du moi naturel (nafs al-abʿ), considérés comme des substances subtiles (laīf). Quand l’homme meurt, Dieu extrait la substance subtile, qui est celle du moi spirituel lumineux, de la substance du moi naturel dense (kaīf), par laquelle l’homme comprend les choses et a la vision dans le royaume céleste 229. IX. Questions annexes sur la vision : les anges, Gabriel, les jinns, les femmes et les « gens de l’intervalle » Selon Suyū ī (m. 911/1505), la plupart des théologiens professent que les anges230 et les jinns croyants voient Dieu quand ils entrent au paradis231, mais
222. Voir M. Chodkiewicz, « The vision of God according to Ibn ʿArabi », Journal of the Muhyiddin Ibn ʿArabi Society XIV (1993) p. 53-67. 223. Voir J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 97, se référant à Muāsibī, al-Qa d wa ruǧūʿ ilā Llāh, p. 167, probablement d’après asan al-Barī. 224. Ašʿarī, Maqālāt, op. cit., p. 214, l. 7-8 ; J. VAN ESS, TG, ibid. Pour la position sunnite orthodoxe de Muāsibī (m. 243/857 ?), voir J. VAN ESS, Die Gedankenwelt des āri al-Mu āsibī, Bonn 1961, p. 213-5. 225. J. VAN ESS, TG, op. cit., II, p. 99 ; idem., « Vision », art. cit., p. 41. Ibn Fūrak, Muǧarrad, op. cit., p. 85, écrit que certains théologiens sunnites professaient que quelques « saints » (awliyāʾ) hommes peuvent voir Dieu en ce bas monde ; D. GIMARET, Doctrine, op. cit., p. 344 226. Voir H. R ITTER, dans EI, I, op. cit., p. 166-7. 227. Abū ʿAbd al-Ramān M. b. al- usayn b. M. b. Mūsā al-Azdī al-Sulamī al-Nīsābūrī, m. 3 šaʿbān 412/12 novembre 1021. Pour une autre déclaration de Abū Yazīd al-Bis amī v. Bāǧūrī, Šar Ǧawharat al-taw īd, M. A. AL-K AYLĀNĪ et al. (éd.), Damas 1971, p. 263 ; Beyrouth 1983, p. 117. 228. Sulamī, Tafsīr, op. cit., S. ʿI MRĀN (éd.), Beyrouth 2001, I, p. 210 ; II, p. 362 (ad 75,23). 229. G. BÖWERING, The Mystical vision of existence in classical Islam. The Qurʾānic hermeneutics of the ūfī Sahl al-Tustarī (d. 283/896), Berlin 1980 p. 244 (ad Coran 39,42). 230. Suyū ī, Tu fat al-ǧulasāʾ bi-ruʾyat Allāh li-l-nisāʾ, in al- āwī li-l-fatāwī, M. M. ʿA BD AL- AMĪD (éd.), II, Beyrouth 1990 (Le Caire 19591), p. 350, nomme parmi les savants tardifs qui se sont déclarés en faveur de la vision de Dieu par les anges : Ibn Qayyim al-Ǧawziyya et Ǧalāl al-Dīn al-Bulqīnī (m. 11 šawwāl 824/9 septembre 1421 ; GAL, II, p. 112 ; S II, p. 139). 231. Certains d’entre eux s’appuient sur une tradition prophétique citée par Dāraqu nī, K. alRuʾya, ZARQĀʾ (éd.), 1990, p. 160, n° 48 […] M. b. al-Mukandir/Ǧābir b. ʿAbd Allāh : « Dieu apparaît clairement aux gens, en général, et particulièrement à Abū Bakr » ; Baġdādī (al-a īb Abū Bakr), TB,
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d’autres pensent que, parmi les anges, seul Gabriel voit Dieu ou Le verra (une fois)232. Pour l’ašʿarite Abū Bakr al-Bayhaqī (m. 458/1066), les anges voient Dieu dans l’au-delà233. Telle était également l’opinion d’Ašʿarī : « […] Il n’est point de plus grande jouissance dans le paradis que la vision de Dieu par les yeux […]. Puisqu’il en est ainsi, Dieu n’a pas privé de la vision de Sa face les prophètes qu’Il a envoyés, Ses anges rapprochés, et la communauté des croyants et des justes »234. Pour certains théologiens, tels ʿIzz al-Dīn Ibn ʿAbd al-Salām (Sul ān al-ʿUlamāʾ, m. 660/1262), dans al-Qawāʿid al-suġrā235, seuls des croyants humains, verront Dieu, mais non les anges ou les jinns. La raison est que Dieu a fait une déclaration générale à ce sujet : « les yeux ne L’atteignent pas » (6,103), et seule l’humanité est exceptée de cette généralisation. De plus, les hommes font des actes d’obéissance (āʿāt) qui ne sont pas accomplis par les anges. Ils connaissent l’effort et l’endurance dans les difficultés, les infortunes et les désastres ; ils accomplissent aussi des obligations religieuses. Ce sont là autant de raisons qui expliquent pourquoi la vision leur est accordée en récompense236. Ceux qui déclarent que les anges verront Dieu, quant à eux, s’appuient sur quelques traditions prophétiques ou supposées telles. Ainsi, celle qui est rapportée par le gouverneur de Bassora sous le règne de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, ʿAdī b. Ar āt al-Fazārī al-Dimašqī (m. 102/719-20)237, lors d’un sermon à Ctésiphon, et qui avait entendu un des Compagnons (sic !) rapporter ceci de Mahomet : « Dieu a des anges tremblant de peur devant lui en exécutant leurs obligations religieuses (i.e. suǧūd et rukūʿ) […]. Ils ne lèveront pas la tête avant le jour de la résurrection […]. Mais le jour de la résurrection, leur Seigneur leur apparaîtra clairement et ils Le regar-
op. cit., XII, p. 19 ; Ibn ʿAsākir, TD, op. cit., XXX, p. 160-1 ; al-Muibb al-abarī, al-Riyā al-naira fī manāqib al-ʿašara, Beyrouth 1984, I, p. 165-6, avec plusieurs versions (Anas b. Mālik et Ǧābir) ; ahabī, Mīzān, op. cit., III, 120-1, nr. 5808, qui cite cette tradition (notice sur ʿA lī b. al- asan alMuktatib, appelé aussi ʿAlī b. ʿAbda b. Qutayba b. Šarīk b. abīb al-Tamīmī ; Idem., Muġnī, op. cit., p. 445, n° 4239 : Yayā al-Qa
ān (qui figure dans la chaîne !) le considérait menteur ; Ibn al-Ǧawzī, K. al-uʿafāʾ wa l-matrūkīn, ʿA. AL-QĀ Ī (éd.), Beyrouth 1986, I-III en 2, II-III, p. 196, n° 2387) ; Suyū ī, Tu fat al-ǧulasāʾ, p. 352 ; Idem, Taʿrīf al-fiʾa bi-aǧwibat al-asʾila al-miʾa, S. M. AL-LA ĀM (éd.), Beyrouth 1996, p. 7-8. Mais la même tradition avec : « Dieu apparaît clairement aux créatures (li-l-alāʾiq), en général… » est aussi transmise de Ǧābir, sans ʿA lī b. ʿAbda dans la chaîne, Baġdādī, TB, op. cit., XI, p. 254-5 ; ou de Abū Hurayra, Ibn ibbān, K. al-Maǧrū īn, M. I. ZĀYID (éd.), Alep 1976, I, 143 ; ahabī, Mīzān, op. cit., I, p. 143 ; Ibn aǧar, Lisān al-mīzān, op. cit., I, p. 282 ; ou de Anas b. Mālik, ibid., II, p. 63. 232. Bāǧūrī, āšiya, op. cit., p. 67/p. 262, sans le nom de Suyū ī et tronqué par les éditeurs ! éd. Beyrouth, p. 116 ; Glose, trad. Anawati et Gardet, p. 308. Ceux qui professent que Gabriel verra Dieu le jour de la résurrection s’appuient sur la tradition de Ǧābir (abarī, Tafsīr, op. cit., XV, p. 146), ou de ʿAlī b. al- usayn (Ibn Abī ātim, Tafsīr, op. cit., VII, p. 2343, n° 13370, ad Coran, 17,79), ou de ʿA lī b. al- usayn/Ǧābir (Mustadrak, op. cit., IV, p. 570-1). Les trois versions sont citées par Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 351-2. 233. Ibid. 234. Ašʿarī, Ibāna, F. . M A MŪD (éd.), Le Caire 1977, II, p. 54-5/Beyrouth 1985, p. 34/trad. W. A. K LEIN, Elucidation, op. cit., p. 62-3 ; Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 349 (sa citation est légèrement différente du texte édité de la Ibāna). 235. Voir Cl. GILLIOT, « Textes arabes anciens », MIDEO 20 (1991), n. 278 ; 23 (1997), n° 138. 236. Ibn ʿAsākir, TD, op. cit., XL, p. 61 ; Suyū ī, Laq al-marǧān fī a kām al-ǧānn, M. ʿĀŠŪR (éd.), Le Caire 1988, p. 79 ; Idem, Tu fa, op. cit., p. 349 (plus développé). 237. Voir Ch. P ELLAT, Le milieu Ba ien, Paris 1953, p. 272, 279.
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deront… »238. Dans une autre tradition, ʿAbd Allāh b. ʿAmr b. al-ʿĀ dit à Marwān b. al- akam, alors Émir de Médine, que les anges regarderont Dieu au jour de la résurrection239. Suyū ī remarque que ceux qui nient la vision de Dieu pour tous les anges, sauf Gabriel, ne connaissent pas la tradition qui a été citée plus haut. Tel est le cas du anafite « Abū Isāq [Ismāʿīl, sic dans le texte édité !] al-affār al-Buārī » (m. 534/1139)240 : Suyū ī écrit : « J’ai vu dans ses responsa bien connus241 ce qui suit : Interrogé par quelqu’un pour savoir si les anges verront leur Seigneur, il répondit : Mon père (m. 461/1068)242, le martyr, soutient l’opinion selon laquelle ils ne Le verront pas, hormis Gabriel qui Le verra une seule fois, et Le reverra plus jamais ». Quant aux jinns croyants, Šiblī (Ibn Qayyim al-Šibliyya, m. 769/1367)243, par exemple, déduit de la doctrine de ʿIzz al-Dīn Ibn ʿAbd al-Salām qu’ils ne voient pas Dieu, parce que ce qui est vrai des anges, lesquels sont empêchés de Le voir, est plus vrai encore pour eux244. En cela, il ne fut pas suivi par Ǧalāl al-Dīn al-Bulqīnī (m. 824/1421), qui déclare : « Je n’ai pas vu un (autre) savant traîter de ce problème. La vision est seulement affirmée pour les humains ». Néanmoins, remarquant que, selon la loi musulmane, la foi inclut les hommes et les jinns (al-aqilayn), il conclut : « En suivant l’argumentation des maîtres et des ašʿarites, la vision des jinns croyants est bien établie »245. Une autre question débattue est celle de la vision de Dieu par les femmes musulmanes. Pour certains théologiens, elles ne verront pas Dieu dans l’au-delà, parce qu’elles sont « cloîtrées dans des pavillons » (maq ūrāt fī l-iyām ; 55,72) et qu’il n’y a pas de tradition prophétique disant expressément qu’elles verront Dieu. Pour d’autres, elles Le verront parce qu’elles sont incluses dans la tradition générale sur la vision. Pour un troisième groupe, elles verront Dieu les jours de fêtes246, c’està-dire lors des fêtes musulmanes 247. Cette dernière opinion s’appuie une tradition
238. Baġdādī, TB, op. cit., XII, p. 306-7 ; Abū l-Šay, ʿAama, op. cit., p. 236, n° 517 ; Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 350 ; Idem, al- abāʾik fī abār al-malāʾik, M. ʿĀŠŪR (éd.), Le Caire 1990, p. 18, nr. 26. 239. Ibn ʿAsākir, TD, op. cit., IX, p. 296 (repris de Bayhaqī, K. al-Ruʾya) ; Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 349-50 ; akamī, Maʿāriǧ al-qabūl bi-šar sullam al-wu ūl ilā maʿrifat al-u ūl, Damman 1990, I, p. 333 ; II, p. 671. 240. Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 351 : il faut corriger le texte édité, ce devrait être : Abū Isāq Ibrāhīm b. Ismāʿīl b. Amad b. Isāq al-affār al-Buārī al- anafī ; m. 26 rabīʿ I, 534 ; Ibn a. l-Wafāʾ, alǦawāhir al-muiyya fī abaqāt al- anafiyya, ʿA. M. AL-ULŪ (éd.), Le Caire 19 932, I, p. 73-5, n° 11 ; GAL, I, p. 427 ; S II, p. 758. 241. Ce pourrait être les Aǧwiba mentionnés par Brockelmann. 242. Ismāʿīl b. Amad b. Isāq b. Šay al-affār. Il fut tué par le-āqān Nar b. Ibrāhīm ; Ibn a. l-Wafāʾ, Ǧawāhir, op. cit., I, p. 395, n° 331 243. Badr al-Dīn Abū ʿAbd Allāh M. b. Taqī al-Dīn ʿAbd Allāh al-Dimašqī b. Qayyim al-Šibliyya al- anafī, cadi de Tripoli ; GAL, II, p. 75. Il a écrit cela dans Ākām al-marǧān fī a kām al-ǧānn, plusieurs fois imprimé. 244. Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 352 245. Ibid. 246. Ibid., p. 348 ; Suyū ī, Taʿrīf, op. cit., p. 8-9. 247. Ibn Ka īr (ʿIzz al-Dīn ; m. 630/1233), Nihāyat al-bidāya wa l-nihāya fī l-fitan wa l-malā im, op. cit., II, p. 302 ; Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 348, résumant le précédant, mais le citant d’après, écritil, « la fin de son Histoire », ce qui est une confusion entre l’Histoire (al-Bidāya…) et Nihāyat… La troisième opinion semble avoir été celle du anbalite Ibn Raǧab, dans ses Laāʾif al-maʿārif, selon Suyū ī, ibid.
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transmise de Anas b. Mālik par ʿA āʾ b. a. Maymūna, dans laquelle Mahomet est supposé avoir dit : « Le jour de la résurrection, les croyants verront leur Seigneur ; les plus récents d’entre eux, Le regardant, Le verront chaque vendredi ; les croyantes le verront à la fête de la rupture du jeûne, et à celle du sacrifice »248. Selon Ibn a. l-Ǧamra249, cette vision est également accordée aux « gens de l’intervalle » (ahl al-fatra)250, que Suyū ī appelle « les croyants des nations qui ont précédé » (muʾminū l-umam al-sābiqa)251, par ceux des théologiens qui admettent que ces gens seront sauvés252. Conclusion Nous savons que les premiers exégètes ont eu à faire face à deux versets coraniques (6,103 et 75, 23) sur la vision de Dieu dans l’au-delà qui semblent contradictoires. La voie était donc ouverte à deux opinions opposées concernant cette question qui devint un véritable theologoumenon (opinion théologique, sens premier de ce terme). Dès lors, des arguments opposés (sens second de theologoumenon), pour ou contre cette vision furent progressivement avancés. Puis vint le moment de la constitution des orthodoxies et ceux qui peu à peu se dirent « sunnites » considérèrent la vision de Dieu dans l’au-delà comme l’un des articles de foi de l’islam, et non plus une simple opinion théologique. Certaines des anciennes exégèses étaient des paraphrases 253, tenant compte parfois des autres usages d’un même mot ou d’expressions polysémiques (wuǧūh), et des synonymies (naāʾir)254. L’un des représentants de cette exégèse « paraphrastique » est Muǧāhid b. Ǧabr (m. 104/722). Pour lui, la racine nr dans Coran 75,23, signifie, attendre (intara), et non regarder. Nous ne savons pas comment il établissait ce choix, mais cette justification existe dans le Coran255, et il est possible qu’il ait pensé à ces autres versets. Ce sens de naara était aussi connu du philologue alīl b. Amad (m. 175/791)256. Mais il faut songer aussi au fait que les exégèses
248. Dāraqu nī, Ruʾya, op. cit., p. 170-1, n° 56 ; cité aussi de Dāraqu nī par Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 349 ; elle est aussi connue par Ibn Taymiyya, Maǧmūʿ, op. cit., Riyad 1961-1969, VI, p. 410 ; Ibn al-Qayyim, Zād, op. cit., I, 409. 249. Ibn al-Ǧamra est le nom d’une famille andalouse de lecteurs du Coran et de traditionnistes. Ici ce pourrait être : 1. Abū l-ʿAbbās Amad b. ʿAbd al-Malik b. Mūsā […] b. a. Ǧamra al-Umawī alMursī al-Mālikī (m. 533/1138 ; ahabī, Siyar, op. cit., XXI) ; 2. ou son fils Abū Bakr Muammad b. Amad […] (m. 599/1202 ; op. cit., XXI, p. 398-9, auteur de Natāʾiǧ al-afkār fī maʿānī l-āār) ; 3. ou Abū Muammad ʿAbd Allāh b. Saʿīd b. a. Ǧamra al-Azdī (m. 699/1300 ; GAS, I, p. 126, nr. 7). 250. Signifiant, dans ce cas, les croyants qui ont vécu dans la période entre Jésus et Mahomet. 251. Suyū ī, Tu fa, op. cit., p. 353. 252. Bāǧurī, ibid. 253. Cl. GILLIOT, « Exegesis of the Qurʾān : Classical and Medieval », Encyclopaedia of the Qurʾān [EQ], Leyde 2001-6, I, p. 105a. 254. P. NWYIA, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth 1970, p. 35, 110. 255. Coran 36,49 : « Ils n’attendront pas. (mā yanurūna illā) Un cri unique… », ou 38,15 ; v. Dāmaġānī, al-Wuǧūh wa l-naāʾir li-alfā kitāb Allāh al-ʿazīz, M. . ABŪ L-ʿA ZM AL-ZAFĪTĪ (éd.), Le Caire 1992-5 II, p. 250. À ces deux versets, on peut ajouter 27, 35, traduit par Arberry : « and [I] see (nāiratun) what the envoys bring back », et par Blachère : « et j’attendrai », ce qui est le choix de ūsī, Tafsīr, op. cit., X, p. 197, pour justifier que le même verbe en 75,23, ne signifie pas « voir » ; ibid., X, p. 198, entend nr en 75, 23, comme « attente et espoir » (taʾmīl). 256. Dans son Kitāb al-ʿAyn, dans M.-N. K HAN, Die exegetischen Teile des Kitāb al-ʿAyn, Berlin 1994, p. 300, avec également un deuxième sens : « être favorablement disposé » (al-taʿauf), ou la
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de Muǧāhid, en général, sont quasiment dépourvues de traits « mystiques », et que son choix pouvait correspondre également à une orientation théologique in nuce, avant les grandes élaboration théologiques. À l’opposé, spécialement, mais pas uniquement, parmi les combattants de la guerre sainte (ǧihād), confrontés au danger et espérant la « meilleure » récompense pour leur « effort » (ǧihād), ayant aussi des représentations très concrètes de la vie dans l’au-delà et de la rencontre avec un Dieu « anthropomorphique »257, la vision de Dieu était une chose évidente : l’on voyait la mort et Dieu « en face ». Tel était aussi le cas pour les anciens « ascètes », pour des raisons psychologiques attachées à une expérience spirituelle ; mais ils étaient souvent aussi des combattants de la guerre sainte, ce qu’il ne faut pas oublier. D’autres groupes vinrent qui avaient une conception plus abstraite ou plus transcendantale de Dieu ; puis certains apparurent qui étaient familiarisés avec des théories de la perception héritées de l’hellénisme, probablement au contact de populations chrétiennes ou autres soumises au joug de l’islam ; ils étaient opposés à ce qu’ils considéraient des conceptions anthropomorphiques des attributs divins. Leur théorisation entra en conflit avec ceux qui interprétaient les versets du Coran en faveur de la vision et qui eurent recours peu à peu à des traditions prophétiques ou supposées telles. C’est en réaction contre ces théologiens « rationalistes » que l’affirmation de la vision de Dieu dans l’au-delà commença à faire partie des articles de foi de ceux qui furent présentés par la suite comme des « sunnites » 258. En effet, au commencement, n’était pas le « sunnisme » ! Pour ce qui est de l’exégèse coranique, surtout depuis la seconde moitié du III e/IX e siècle, elle dut entrer en discussion avec certaines des conceptions théologiques ou pré-théologiques sur la vision de Dieu. L’argumentation se fit sur trois niveaux : le Coran, le adī et la théologie. Plusieurs exégètes, tels Ibn Abī ātim al-Rázī (m. 327/738), se contentèrent de citer des traditions en faveur de la vision, transmises de Mahomet, des Compagnons ou d’anciens savants. D’autres, tels les muʿtazilites argumentèrent avec la « raison » contre la vision. Un troisième groupe, tels abarī, Ašʿarī, Māturīdī, etc., s’appuyèrent également sur des traditions, mais argumentèrent aussi en raison, pour établir la thèse de la vision. Avec le temps, des questions annexes furent ajoutées dans le débat par des savants tardifs et dont la base de l’argumentation fut le Coran, mais surtout des traditions259. En effet, dans un système dont l’un des fondements principaux est constitué par des traditions, de « nouvelles » questions peuvent toujours être déduites, les réponses qu’on y donne, elles, étant présentées comme « anciennes ». Nil novi sub sole, pourtant les idées théologiques évoluent !
pitié, en référence à 3, 77 : « ni ne les regardera au jour de la résurrection » ; cf. Dāmaġānī, Wuǧūh, op. cit., II, p. 250. 257. Cela n’était pas considéré tel à leur époque et dans leur milieu. 258. Voir supra sub II, pour les sunnites. J. VAN ESS, TG, op. cit., IV, p. 414, remarque que la question joua un moins grand rôle ches les chiites, et qu’elle n’apparaît pas parmi les vérités fondamentales de la foi, peut-être parce qu’ils avaient la vision de l’Imam en ce monde. C’est peut-être à aause de cela qu’ils se rangèrent au côté des muʿtazilites sur ce sujet. 259. Voir supra § IX.
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MEʾKALQARĀH, ǻΙΑΒΟΛΗ, FAMA : FICTIONS ET VÉRITÉS DANS L’EXPRESSION DU DISCOURS ACCUSATEUR Maria GOREA Université Paris VIII
Pourquoi s’interroger sur l’expression de la calomnie – que la grécité classique appelait, disons-le tout de suite, d’un terme promis à une longue postérité, διαβολ¸ – sinon dans l’intention d’accentuer et d’activer les valeurs de vérité ? Mesurer la force qu’acquiert la faible rumeur, observer l’impact de la médisance à travers les expressions mêmes et les figures qui lui ont été associées dans quelques-unes des langues anciennes et qui, de longue date, ont partie liée à la littérature, rendent sensible à ce qui est contraire. Ainsi, ces quelques pages se veulent un hommage, en même temps qu’au Professeur Michel Tardieu, à l’exposé pur, à l’énonciation simple, sans surcharge ni intention déformatrice. De quel nom a-t-on nommé ce fait de parole dans les langues sémitiques ? Autrement dit, en nommant la calomnie, l’a-t-on incriminée, a-t-on marqué son signe linguistique de quelque touche dépréciative, en la distinguant ainsi du discours « vrai » ? Puisque les mots sont, en quelque sorte, des substituts des choses, de quelle « chose » les expressions de la calomnie sont-elles le substitut ou quelle est leur signification symbolique ? Pourquoi aussi s’interroger sur l’expression de la calomnie en langue grecque et s’intéresser à ses représentations dans les textes latins ? D’abord à cause de la proximité des deux mondes, sémitique et gréco-latin, dont les interpénétrations ne sont plus à démontrer, mais aussi pour comparer des façons différentes de voir une même chose. L’expression imagée par laquelle certaines langues sémitiques, notamment le judéo-araméen, le syriaque et l’arabe, désignent l’acte de la calomnie est curieuse : ʾakal qar āh. Ses origines et les plus anciennes attestations sont akkadiennes1. Le fait de calomnier quelqu’un était désigné, en akkadien, par cette même tournure, déjà présente dans des documents juridiques rédigés en vieux babylonien, dans le code de Hammu-rapi : akālu kar ū, « manger (son) kar ū » (CH 161, 66). Si la signification de la locution est assurée, l’intention exacte qui fut à l’origine de sa composition reste néanmoins obscure, notamment en raison de la difficulté sémantique du second terme. En dépit de sa relative opacité, elle s’est transmise en araméen, s’installant durablement dans ses différents dialectes ainsi que dans l’arabe des Juifs yéménites. L’utilisation du verbe akālu, « manger », semble indiquer une signification limitée du mot kar ū. Afin de saisir la nature du second terme, il est pertinent de se demander si l’on pouvait « manger » autre chose qu’un aliment, autrement dit, si le
1. L’expression peut avoir été calquée du sumérien EME- (SIG)-KÚ-KÚ (EME-SIG…GU7), équivalent de kar ê akâli, où s’établit déjà un rapport entre l’acte de parler (EME) et celui de manger (KÚ). Fr. DELITZSCH, Sumerisches Glossar, Leipzig 1914 (19692), p. 34 et 125.
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verbe peut avoir une signification symbolique. Dans un traité médical akkadien, l’expression asakkam akālu, « manger le asakku (du dieu) », signifie avoir commis un sacrilège à son égard, en mangeant une chose interdite. Il est probable que le non-respect d’une restriction alimentaire – limitation primitive – ait contribué à affaiblir le sens propre du verbe akālu, « manger », tout au moins à le doubler d’une connotation dépréciative2. Du moment où l’on pouvait, malgré la formulation de l’interdiction, manger une chose défendue car réservée à la divinité, à plus forte raison, pouvait-on manger – par abus – ce qui revenait à quelqu’un d’autre qu’un dieu, la pitance d’un homme. Dans un autre registre, le kar ū devenait symétrique au asakku du dieu et symbolique d’une limitation. Le mot kar ū, dépendant grammaticalement du verbe akālu et dont la signification n’a pas été à proprement parler comprise, n’a pas subi, dans le temps, de modification et n’a pas été non plus remplacé par un autre mot moins équivoque. Plus résistant car soumis syntaxiquement à la rection, dépendant donc du verbe, il s’est figé lors de la transmission. Bien plus, il s’est chargé d’une signification déduite de l’expression même. Autrement dit, étant ressentie comme trop spécifique, cette expression a reçu un sens très général. En akkadien, en dehors de ce contexte, il reste difficile de dégager une signification sûre pour ce mot, alors qu’en arabe et en araméen il a généré, à partir de cette expression, une signification contextuelle, celle de « croûte de pain », mais son usage est suffisamment restreint pour que l’expression ne soit pas prise au sens propre de « manger du pain ». D’ailleurs, l’ajout d’un suffixe (du calomnié) permet de lever cette ambiguïté. Le référent, sujet du verbe, émetteur de la calomnie, est celui qui « mange (la pitance) » d’un autre, sa victime. En akkadien, l’expression akālu kar ū a un parallèle dans celle, réduite, du seul verbe kurru u, « calomnier », dénominatif de kar ū, lui-même compris à partir de akālu kar ū. En revanche, le verbe karā u peut éclairer la signification de l’obscur kar ū (qar ū). Le sens du verbe est celui d’« arracher en pinçant », en parlant de l’argile mouillée que le potier prend entre ses doigts, ou celui de « briser, fracturer » ou encore « disloquer » (se dit des os, du bois, du roseau ou de toute autre matière sèche et friable). On semble aboutir ainsi au sens de « manger une chose que l’on a préalablement arrachée (à un autre qui la tenait) ». Cette chose dont on s’empare de la sorte ne reste pas intacte, mais elle est déchiquetée, telle une proie, ensuite avalée. Qu’un fait de parole soit rendu par une expression qui implique l’action de manger ou de mordre, voilà une substitution qui paraîtrait curieuse si la linguistique n’avait pas souligné la distinction entre langage-objet et métalangage 3. Afin d’évoquer un fait de langue et de désigner ou de définir le langage diffamateur, il a fallu avoir recours au métalangage. Singulièrement, l’acte de calomnier, tout en usant (mal) des mots, se situe au-dessous de la parole et c’est peut-être la raison
2. « Il a commis un sacrilège à l’égard de son dieu (ou du dieu de la ville) » asak ili-šú (ù il āli-šú) īkul (R. LABAT, Traité akkadien de diagnostics et pronostics médicaux, Paris-Leyde 1951, p. 8-9 [2, I, l. 25, 27] ; p. 84 [10, II, l. 28]). Le remède pour cette infraction prévoit, bien que ce soit contraire à toute thérapeutique, un prompt étranglement du larynx, probablement pour empêcher que l’aliment interdit ne s’engouffre dans les entrailles du transgresseur. 3. R. CARNAP, Meaning and Necessity. A Study in Semantic and Modal Logic, Chicago 1947 ; R. JAKOBSON, Essai de linguistique générale, Paris 1963.
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pour laquelle on lui a refusé, en forgeant l’expression akālu kar ū, d’être désigné comme un fait de langage : le calomniateur est moins un être qui parle qu’un être qui dévore. L’articulation des deux mots, au lieu d’un unique terme, en fait une petite phrase, un morcellement. Une dislocation. Elle implique de la durée, du vécu. À l’analyse, la locution n’est plus décomposée pour simplement saisir sa signification littérale, mais il s’agit d’en comprendre le symbolisme : d’un détour en somme, consistant à parler d’une chose sans véritablement le faire et tout en parlant d’une autre. Comme si on voulait désigner – rétrospectivement et métaphoriquement – l’action par le résultat subi. La centralité de l’énonciateur (l’observateur) est essentielle pour nommer l’action calomniatrice, vue et reconnue de dehors. Mu par la nécessité de ruiner une réputation, le calomniateur ne s’avoue pas tel, ne pouvant pas reconnaître et affirmer la dénaturation propre à son discours. Une calomnie, qui est un fait de parole, ne se reconnaît qu’à sa finalité et n’est identifiée comme telle qu’une fois mesurée la portée diffamante des propos déjà tenus. La différence entre un propos objectif et un propos calomniateur n’est pas linguistique. Ce qui les distingue est l’usage qui en est fait : le premier informe, le second déforme. En hébreu ancien, le verbe qāra témoigne également du sens fondamental de « pincer »4, mais il s’est spécialisé pour exprimer le mouvement qui consiste à pincer les lèvres ou à cligner des yeux, sans qu’aucune matière n’en subisse l’action : contrairement aux doigts du potier, les lèvres et les paupières n’arrachent rien et pincent du vide5. Le mouvement est rapide, convulsif, à peine perceptible et consiste en un serrement qui se relâche ensuite. Perçues négativement, ces minuscules contractures musculaires traduisent l’insincérité, comme si le spasme n’était que le réflexe incontrôlé d’une dissimulation, d’une feinte ou encore d’un furtif clin d’œil fourbe. L’araméen atteste également de cette signification : la qərî āh désigne la compression des lèvres et, en syriaque, qəra signifie « cligner (outrageusement) de l’œil ». Dans l’araméen biblique, l’expression ʾakal qar āh est attestée dans le livre de Daniel : kol-qobēl dənāh bēh-zimnāʾ qəribû gubrîn kaśdāʾîn waʾakalû qar ēyhôn dî yəhûdāyēʾ (« Là-dessus, à l’instant même, les Chaldéens arrivèrent et calomnièrent les Juifs », Dn 3, 8). Le suffixe –hôn se réfère aux Judéens, dont les Chaldéens « s’en vinrent manger les qar în ». De même, en Dn 6, 25, gubrayyāʾ ʾillēk dî-ʾakalû qar ôhî dî Dāniyyēʾl (« ces hommes qui avaient calomnié Daniel »), les diffamateurs avaient mangé les qar în de leur victime, sa pitance, en somme. En arabe littéraire, l’expression a subi une modification supplémentaire, qu’un dialecte comme l’arabe yéménite6 n’a pas adoptée : en arabe littéraire, le (trop) spécifique qur , « galette de pain », devient le plus commun la m, « viande/nour-
4. En Job 33, 6, mē ōmer qōra tî (« de l’argile, je fus pétri ») rappelle des expressions akkadiennes analogues : en s’étant lavé (mouillé ?) les mains, Aruru crée l’humain en « pinçant de l’argile » (idda ik-ta-ri-i ), avant de la lancer dans la steppe (L’Épopée de Gilgameš I, II, 34, cf. CAD [The Chicago Akkadian Dictionary] K, p. 209b-210a). 5. Pr 16, 30 : ʿō eh ʿēynā (y)w la šōb tahpukôt qōrē śəpātā (y)w killāh rāʿāh « celui qui ferme ses yeux pour méditer des perversions, qui pince ses lèvres, en achevant le mal ». Pr 10, 10 ; qōrē ʿayin ; Ps 35, 19 : ʾal-yiśmə û-lî ʾōyəbay šeqer// śōnʾay innām yiqrə û-ʿayin (« Que ne puissent se réjouir de moi ceux qui m’en veulent à tort, ceux qui me haïssent pour rien, en clignant de l’œil »). 6. M. PIAMENTA, Dictionary of Post-Classical Yemeni Arabic, Leyde 1991, I, p. 10, II, p. 393.
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riture », et l’acte de calomnier quelqu’un est désigné par la locution ʾakala la m, « manger (sa) viande/nourriture ». En grec et en latin, la calomnie est un fait de parole, glissant imperceptiblement du renom, de la notoriété et même d’une parole prometteuse vers la φημ¸ aux mauvaises connotations, vers l’ambiguë Fama latine, bruit qui s’amplifie du fait d’ajouter de nouvelles interprétations à une parole malmenée. Dans les langues sémitiques, l’expression de la calomnie emprunte le chemin d’un détour par une expression métaphorique qui est un substitut. Dans les textes latins, la rue devient une caisse de résonance : l’accent y est mis sur une participation collective, sur un effort conjugué de répercuter une information de plus en plus surchargée et déformée par la circulation de bouche en bouche. Une chaîne de la transmission orale, avec toutes les déformations que supposent l’éloignement et l’oubli de la source, se constitue. La foule et la rue sont les vecteurs d’un secret qui n’est plus protégé, générant murmures, bruits sourds, grondements assourdissants. L’effet d’écho, de voix répercutée, de vibration prolongée, amplifiée est finement décrit par les auteurs latins. Virgile (Énéide IV, 172-197)7 attribue à la Renommée (Fama) une ubiquité qui lui permet de s’emparer promptement des amours d’Énée et de Didon dans l’espace confiné de la grotte, pour ensuite en répandre la rumeur dans les grandes villes de Libye. Ainsi, chez Virgile, la calomnie est personnifiée, elle prend chair, muscles. La fonction crée l’organe, aussi la mobilité qui est le propre de la calomnie crée-telle son corps monstrueux. Elle est tout énergie et c’est par le mouvement qu’elle acquiert des muscles et de la vigueur : mobilitate uiget uirisque adquirit eundo (« La mobilité est sa vie et la marche accroît ses forces »). Monstre ne ressemblant pas à sa génitrice, la Terre – mère des êtres aux formes imprévisibles –, l’anatomie de Fama répond à une nouvelle fonction – dominante en elle – sans atavisme, sans être l’aboutissement d’une longue évolution, d’une genèse. Oiseau en apparence, dont elle emprunte le pennage et l’allure, Fama a mille visages. Chacune de ses plumes cache un œil vigilant, une langue, une bouche qui parle, une oreille dressée : cui quot sunt corpore plumae,// tot uigiles oculi subter (mirabile dictu),// tot linguae, totidem ora sonant, tot subrigit auris (« qui a autant d’yeux perçants que de plumes sur le corps, et, sous ces plumes, ô prodige, autant de langues, et de bouches sonores et d’oreilles dressées »). Autrement dit, son pennage est une arme redoutable : léger, il masque sans empêcher de voir, ni d’entendre, ni de faire entendre. La prolifération incontrôlable des organes de perception s’accompagne d’une suractivité : infatigable, elle vole entre ciel et terre, en fendant, stridente, l’ombre nocturne (Nocte uolat caeli medio terraeque per umbram stridens). Ses organes particuliers ne résultent pas non plus d’une nécessité imposée par des forces métamorphosantes incontrôlées, mais la forme délirante de cette animalité polymorphe répond à la mobilité fondamentale de l’action calomniatrice. L’être entier du monstre est le serviteur de ses organes récepteurs (yeux, oreilles), émetteurs (langues, bouches) et propulseurs (muscles). Virgile ne l’imagine pas adulte et accomplie : elle grandit sous les yeux du lecteur, mais, hésitante, prudente, elle ne se détache pas encore du sol. Menue, elle se meut d’abord craintive au ras de sol (parua metu primo, « humble et craintive à sa naissance »), avant de se mettre en marche, à grandes enjambées, en s’élevant
7. J. P ERRET (éd.), Virgile. Énéide, Livres I-IV, Paris 1977.
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dans les airs, immense, tête prise dans les nuages (mox sese attollit in auras// ingrediturque solo et caput inter nubila condit, « elle s’élève bientôt dans les airs ; ses pieds sont sur le sol et sa tête se cache au milieu des nues »)8. Véloce des pieds et des ailes, elle grandit démesurément (pedibus celerem et pernicibus alis, monstrum horrendum, ingens, « aux pieds rapides, aux ailes promptes, monstre horrible, énorme »). C’est en étant visible de jour et posée sur les hauteurs, faîtes et hautes tours qu’elle veille et sème la terreur dans les cités, tout aussi tenace à déformer la réalité et à inventer qu’à annoncer la vérité : luce sedet custos aut summi culmine tecti// turribus aut altis, et magnas territat urbes,// tam ficti prauique tenax quam nuntia ueri (« le jour, elle demeure en observation assise sur le faîte des maisons ou sur les tours des palais, et elle épouvante les vastes cités, messagère aussi attachée au mensonge et à la calomnie qu’à la vérité »). Les nombreux yeux-pores donnent à l’oiseau-calomnie une apparence ambiguë, au centre mal déterminé, au visage multiple. Tout en décrivant l’apparence de la Fama, Virgile n’entre pas dans l’intimité de son anatomie animale. D’ailleurs, sa figure fabuleuse n’est pas une image qui a des racines profondes, mais il crée une métaphore qui vient donner un corps concret à une impression difficile à nommer. Son image fabriquée est excessive, plus étonnante que la réalité – qui n’est pas là pour modérer – et sans réunir vraiment des réalités extérieures à une réalité intime. C’est une idée traduite dans l’image d’un oiseau qui se déploie et non qui se replie sur lui-même. Il ne se blottit pas, il ne se resserre pas. Tout indiscrétion, il tend une oreille à tout, un œil partout. Il est tout expansion et mouvement. L’air de la Calomnie, dans la bouche de Don Basilio, dans le Barbier de Séville, en parfait accord avec et rehaussé par l’art rossinien du crescendo, s’inspirera du chant virgilien dont il exploitera précisément l’effet amplificateur d’une vibration de plus en plus assourdissante. La calomnie perdra toute consistance et toute forme animales pour devenir de l’air impalpable : pur mouvement, de l’ondoiement jusqu’à l’indisciplinable frénésie d’une tempête. Ayant pour seule matérialité son bruit, le vent – qui est partout et nulle part – n’est plus une image figurée : la calomnie n’a plus d’organes. Entendre est plus dramatique que voir et les yeux que Virgile multipliait disparaîtront ici : le librettiste a préféré accumuler et intensifier des bruits, en passant par toutes les phases du vent, depuis le souffle et la faible respiration jusqu’à atteindre l’animalisme violent d’un vent aux mille voix9.
8. Le vers virgilien est une citation homérique : l’insatiable et excessive Discorde (Éris), sœur et compagne d’Arès, s’élève d’abord faible, puis, tout en marchant sur terre, elle porte sa tête jusqu’au ciel (Ûρις, μοτον μεμαυα […] τ’ λγη μÚν πρτα κορÐσσεται, ατ·ρ ×πειτα οραν´ στ¸ριξε κµρη, κα> π> χθον> βανει, Iliade IV, 440-443). En attribuant les traits de la Discorde à Fama, Virgile fait d’elle une rumeur belliqueuse. Curieusement, chez Sophocle, l’« immortelle Fama » est fille de l’« éclatante Espérance » (χρυσ¿ας τ¿κνον λπδος, μβροτε Φµμα, Œdipe Roi, 158). Parole oraculaire, on attend d’elle d’heureux présages. 9. La calunnia è un venticello,// un’auretta assai gentile// che insensibile, sottile, leggermente, dolcemente,// incomincie a sussurrar.// Piano piano, terra terra,// sottovoce, sibilando,// va scorrendo, va ronzando ;// nelle orecchie della gente// s’introduce destramente,// e le teste ed i cervelli// fa stordire e fa gonfiar.// Dalla bocca fuori uscendo// lo schiamazzo va crescendo,// prende forza// a poco a poco,// vola già di loco in loco ;// sembra il tuono, la tempesta// che nel sen della foresta// va fischiando, brontolando// e ti fa d’orror gelar.// Alla fin trabocca e scoppia,// si propaga, si radoppia// e produce un’esplosione// come un colpo di cannone,// un tremuoto, un temporale,// un
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Mais, auparavant, des auteurs latins l’avaient imaginée habitant dans les airs. Dans les Métamorphoses d’Ovide (livre XII, 39-63)10, la demeure de la Fama se trouve dans les hauteurs, aux triples confins du monde, entre terre, mer et régions célestes, d’où l’on voit tout, où toutes les voix pénètrent (inspicitur penetratque cauas uox omnis ad aures, « d’où l’on voit et où toute voix pénètre dans les oreilles creuses »). C’est sur un sommet (in arce) que la Rumeur-Calomnie a fait percer d’innombrables voies, mille ouvertures autour de sa demeure toute en bronze sonore (tota est ex aere sonanti) : tout entière, elle vibre et renvoie les paroles en répétant ce qu’elle entend (tota fremit uocesque refert iteratque quod audit). L’image est toute sonore, celle de bruits diffus, ou de plus en plus diffus, indistincts, puis distincts, tantôt plus forts, tantôt s’estompant, s’atténuant. Pas de silence, mais un grondement (nec tamen est clamor, sed paruae murmura uocis « Ce ne sont point cependant des cris, mais les murmures confus de plusieurs voix légères ») semblable à celui d’une coquille vide, des océans (qualia de pelagi, siquis procul audiat, « pareils aux frémissements lointains de la mer mugissante »). Dans l’atrium, une foule, un peuple léger (leue ulgus) va et vient. Parmi les mille rumeurs (milia rumorum) faites d’un mélange de fictions ou mensonges (commenta) et de choses vraies, les unes remplissent les oreilles des oisifs, d’autres colportent ailleurs ce qui se dit ; les inventions vont en croissant (ficti crescit) et tout auteur/conteur nouveau qui les tient d’ouïe y ajoute quelque chose (auditis aliquid nouus adicit auctor), de sorte que le colporteur, en y ajoutant du sien, devient lui-même, de simple vecteur, auctor de la calomnie. Là résident les figures personnifiées des travers humains : Crédulité (Credulitas), Erreur-téméraire (temerarius Error), Joie-frivole (Uana laetitia), Effroi-épouvanté (consternatique Timores), Discorde-ardente (Seditioque recens), Chuchotements-de-source-douteuse (dubioque auctore Susurri), compagnons fidèles de la Fama. Sa demeure ouverte de tous côtés est en somme une anti-demeure au corps sonore, aux parois vibrantes qui amplifient un vrombissement continu. Il lui manque l’atmosphère feutrée, les serrures et les fermetures qui protègent les secrets et l’intimité. Il lui manque le creux d’un calice, et c’est une maison où l’on n’habite pas, où l’on ne se blottit pas. Stace, dans la Thébaïde, reprend la figure virgilienne, désormais classique, du personnage ailé11. Il n’évoquera que hâtivement ses ailes, sans s’attarder sur son anatomie animale. D’ailleurs, elle est surprise en plein mouvement. Sa façon de se mouvoir change de nature et les pieds s’affranchissent du contact avec le sol : la Fama prend son envol et s’élève dans les airs. Elle n’a plus d’attache, aucune demeure, sinon l’air qui, tout en étant un nulle part, peut être un espace extensible à l’infini pour la Fama volante : iam Fama sacratam uocem amplexa uolat, « déjà la Fama emporte dans son vol la parole sacrée » (X, 626-627). Ailée, elle s’élance impétueuse (dea turbida) par-delà les hauteurs et les campagnes. Elle répand son
tumulto generale,// che fa l’aria rimbombar.// E il meschino calunniato,// avilito, calpestato,// sotto il pubblico flagello// per gran sorte a crepar (opéra, livret italien de Cesare Sterbini, d’après la comédie de Beaumarchais, 1775). 10. G. LAFAYE (éd.), Ovide. Les Μétamorphoses III, Paris 1930, p. 32-33. 11. Stace. Thébaïde, Paris 1990 (livres I-IV), 1991 (livres V-VIII), 1994 (livres IX-XII). L’œuvre a été achevée en 95 de n. è., une douzaine d’années après avoir été commencée.
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pennage au-dessus des murailles de Thèbes, avec une hardiesse monstrueuse, avec furie (II, 201-213). La Rumeur devance le char du dieu de la guerre. Attentive à tous les bruits, ceinte de vaines et tumultueuses choses (at vigil omni Fama sono uanos rerum succinta tumultus), aiguillonnée par le cocher, elle agite ses plumes en un grondement (III, 425-431). Turbatrix, elle sème le trouble et accumule les terreurs à la suite (IV, 369-370). Belliqueuse, elle est recens, fraîche, de toute dernière date, ou encore infatigable, tumultueuse et bruyante : de ses ailes (sous ses aisselles), elle embrasse (couve) le double tumulte (Fama recens geminos alis amplexa tumultus, V, 692) 12. Messagère d’autant plus prompte qu’elle colporte des malheurs, la Fama répand d’abord une rumeur, puis elle fait irruption dans les bataillons (Fama per Aonium rapido uaga murmure campum spargitur in turmas), pour ensuite s’insinuer dans les oreilles alarmées de Polynice (trepidas lapsa est Polynicis ad aures, IX, 32-35). Chose essentielle, le colporteur de rumeurs assure avec une égale autorité le vrai et le faux. La calomnie est d’autant plus redoutable qu’elle mêle le mensonge au vrai (Tam ficti prauique tenax quam nuntia veri.// Haec tum multiplici populos sermone replebat// Gaudens, et pariter facta atque infecta canebat, « Messagère indifférente de faux, de mensonge, ou de vrai ; alors elle prenait plaisir à répandre mille bruits parmi les peuples, annonçant pareillement ce qui était et ce qui n’était pas »)13. C’est précisément ce mélange de fiction et de vérité que Lucien dénoncera dans un de ses écrits. Son traité, Calumniæ non temere credendum (Περ> το& μ åËδως πιστεÐειν διαβολÅ, « Qu’il ne faut pas croire à la légère à la calomnie »)14, écrit vers 160 de notre ère, est connu surtout pour la description d’un tableau d’Appelle. Cette description a inspiré d’autres peintres de la Renaissance qui ont voulu représenter le tableau perdu d’Appelle15. Ce traité a fait également l’objet d’une traduction syriaque du VIe siècle, dont il subsiste une copie du VIIIe ou IXe siècle16. Parmi les personnages représentés dans le tableau d’Appelle, qu’il identifie et dont il ne donne qu’une description sommaire, Lucien pense reconnaître, dans deux femmes qui se tiennent debout, aux côtés d’un homme assis, Ignorance (γνοια) et Préjugé (π¹ληψις)17. Tout ce qu’il dit de celle qui incarne la Calomnie (ñ Διαβολ¸) est une caractérisation : elle est « excessivement belle » (περβολν πµγκαλον) et « un peu ardente » (π¹θερμον). Devancée par Φθ¹νος, Envie, elle est également escortée par πιβουλ¸, Complot, et par Trahison (πµτη), et suivie
12. Le double bruit est celui de la rumeur de la mise à mort et celui de la mort déjà consommée d’Hypsipyle. 13. Énéide IV, 188-190. 14. J. BOMPAIRE (éd.), Lucien. Œuvres, t. II, Paris 1998, p. 145-168. 15. Entre autres, S. Botticelli (tableau, Galerie des Offices, Florence), A. Mantegna (dessin, British Museum), Raphaël (dessin du Louvre), Dürer (dessin, Albertina, Vienne). 16. V. RYSSEL, Über den textkritischen Werth der syrischen Uebersetzungen griechen. Klassiker, Leipzig 1880-1881, II. Teil, III, p. 45-54 ; E. SACHAU, Inedita syriaca, Vienne 1870 ; J. COENEN, Lukian, Zeus tragodos, Meisenheim 1977, p. CIII ; M. D. M ACLEOD et L. R. WICKHAM, « The Syriac Version of Lucian De Calumnia », The Classical Quarterly 20 (1970), p. 297-299. 17. L’éditeur, J. BOMPAIRE, traduit ÷Υπ¹ληψις par « Suspicion », peut-être pour maintenir le genre féminin, de même qu’il traduit Φθ¹νος par l’« Envieux » (et non l’« Envie ») par un même souci de préserver le genre.
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par une éplorée tout de noir vêtue, Repentance (Μετµνοια). Celle-ci regarde à la dérobée, en se retournant, la déesse – d’une nudité éclatante – Vérité (λ¸θεια). Laissant de côté les quelques indications scénographiques minimales, Lucien n’entre pas dans la psychologie des personnages et n’analyse pas l’expression de leur physionomie ni le sens de leur mouvement. Il ne dit rien ou presque rien du type de relation qui se crée entre les personnages, du mouvement qui les porte, de l’espace où ils se projettent. Ses indications laconiques laissent sur sa faim le lecteur qui comprend simplement que l’allégorie était nécessaire à Appelle (ensuite, à Lucien, qui s’en sert de tremplin pour son analyse) pour traduire la situation complexe d’une idée abstraite ne pouvant pas être représentée directement. Autant est sommaire la description qu’il donne du tableau, autant sera fine et chirurgicale la dissection de la calomnie qu’il opérera par la suite. En prétextant la description de l’œuvre d’Appelle et l’identification des divers personnages, qui ne l’intéressent guère, au fond, et qu’il ignorera par la suite, Lucien en vient à la définition : la calomnie est une accusation in absentia (κατηγορα ξ ρημας) et accréditée par la seule partie de l’accusation18. Plus perfidie que cruauté, « ardente » (π¹θερμον), la calomnie n’a pourtant rien à voir avec la chaleur, mais plutôt avec la brutalité, avec l’impatience, bref, avec le mouvement. La calomnie implique beaucoup de savoir faire (τεχν¸ν), de la vivacité d’esprit (¢γχνοια) et, afin de gagner en crédibilité (πιθαν¸), elle exige un soin minutieux dans l’échafaudage de son discours diffamateur (¢κριβο&ς δ¿ τινος πιμελεας δε¹μενον). Elle use avec maestria de la séduction (παγωγ¹ν) et de la persuasion et rien n’est le résultat d’une pure invention, aussi ingénieuse soit-elle, ni du hasard. Il importe, en effet, dans un discours calomnieux, d’éviter des éléments discordants ou sans rapport avec la vérité qu’il s’agit de dénaturer : c’est en déformant dans le plus mauvais sens les traits les plus caractéristiques du calomnié que les calomniateurs ôtent l’invraisemblance à leurs accusations. Celles-ci emporteront l’adhésion, elles paraîtront crédibles, du moins hautement probables. La vérité ou la véracité tiennent donc une place importante dans l’agencement et la posologie des propos calomnieux et c’est ce subtil et presque imperceptible glissement de la vérité vers le mensonge qui fait toute la difficulté de la reconnaître et de la distinguer d’un propos qui ne dénature pas. Aussi la calomnie s’appuie-t-elle sur la psychologie, en tenant compte de celle de son auditeur et en trompant sa vigilance : « on invente et l’on dit ce que l’on sait le mieux à même de provoquer la colère de l’auditeur. » Calomnie et flatterie (κολακεα) vont de pair et tirent un profit semblable des passions humaines, en déployant les mêmes procédés : ruse (¢πµτη), mensonge (τ ψε&δος), parjure (πιορκα), insistance (προσλιπµρησις), impudence (¢ναισχυντα) et bien d’autres actions sans scrupule (åËδιουργ¸ματα). Dans la personne de son dénigreur, le calomnié voit – toujours trop tard – un hypocrite souriant qui enferme sa haine en soi (τ μσος ν ατ´ κατµκλειστον).
18. Voir Hérodote VII, 10, dont Lucien s’inspire : Artaban, dans son discours devant Xerxès, prévient que « la calomnie est ce qu’il y a de pire ; deux hommes se rendent coupables d’injustice, un en est la victime : coupable d’injustice est le calomniateur qui accuse un absent (Ø διαβµλλων ¢δικ¿ει ο παρε¹ντος κατηγορ¿ων), coupable d’injustice celui qui se laisse persuader avant de s’être informé exactement, et l’absent qui n’assiste pas à l’entretien y est victime d’injustice » (Ph.-E. LEGRAND [éd.], Hérodote. Histoires. Livre VII, Polymnie, Paris 1951).
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La complicité de l’auditeur est déterminante pour la « réussite » de la calomnie. Désormais, le vice s’étend du calomniateur à l’auditeur, qui devient son complice et, en se faisant la caisse de résonance des calomnies, prête une oreille coupable, assoiffée de ragots. Il devient à son tour un colporteur potentiel de médisance, un dénigreur qui s’ignore encore. Pour Lucien, le complice qui se méconnaît n’a pas de circonstances atténuantes : celui qui écoute abdique sans résistance sa vigilance par désir de nouveauté (φιλ¹καινον), prompt à se laisser dégoûter (Ãψκορον) et par une attirance pour des rapports extraordinaires, dits en cachette (λαθρηδµ 19) et remplis d’insinuations (μεστ· πνοας). D’une prodigieuse fécondité, la calomnie fait des disciples même à leur insu. Rien d’étonnant à ce que l’opuscule de Lucien ait trouvé place parmi les écrits à caractère édifiant et moralisateur d’un compilateur chrétien de langue syriaque. Comme on pouvait s’y attendre, la traduction du terme grec unique de διαβολ¸ en syriaque se construit à l’aide de l’expression sémitique ʾakal qar āh. L’adaptation du mot univerbal du grec à l’expression complexe de l’araméen s’est faite non sans difficulté et, à côté de l’expression ʿekal qar aw (h)y daplon, « manger la pitance de quelqu’un »20, parfaitement parallèle à l’akkadienne, l’idée de calomnie est traduite dans la version syriaque du traité de Lucien à l’aide d’un autre terme qui n’est pas son exact synonyme, məramyonûōʾ (susurratio, le murmure non exempt d’une nuance de discorde et même d’une intention frauduleuse21). Dans le texte syriaque d’une coupe magique encore inédite, la mention de la calomnie ne vient qu’à la suite du mauvais œil. Il y a dans cette disposition une logique de gradation : vient d’abord le regard que la parole – plus lente à sortir – suit. Son retard est dû à l’élaboration d’un calcul22. L’expression qui y est employée n’est pas parallèle à celle de la « mauvaise langue » ou par analogie avec le « mauvais œil », mais celle, traditionnelle, du « mangeur de pitance », augmentée de la mention du mmʾ, la « brûlure », la « fièvre » ou la « fureur », mais qui peut être aussi l’« enfer »23 :
19. Hapax, pour λµθρË. 20. Pour n’en donner qu’un exemple, l’interdiction de Lv 19, 16, « tu n’iras pas diffamer les tiens » (en hébreu, lōʾ-tēlēk rākîl bəʿammekā) est rendue en syriaque par lō’ tē’kûl qar ē’ dəʿammok (de même que dans le Targum, lōʾ tēʾkûl qûr în). L’expression se rencontre fréquemment dans les traductions faites d’après le grec, dans le Nouveau Testament également, où elle traduit habituellement le verbe διαβµλλω (Mt 12, 10 ; 27, 12 ; Mc 15, 3 ; Lc 6, 7, etc.). 21. Formé à partir de la racine rmʾ, jecit (con/in-jecit), le participe paʿʿēl məramyonōʾ prend le sens d’accusator ou de qui discordiam excitat, en calquant le grec (ν)διαβµλλω. Les οã νδιαβµλλοντες τν ψυχ¸ν μου de Ps 70, 13 (LXX) deviennent dans la Pəši ta les ʾîlên daməramîn ʿal napšî. Le contexte orientera la compréhension du mot syriaque calqué du grec et le sens de « calomniateur » s’imposera d’autorité. Le mot se nuance de l’idée de « fraude » (de substitution frauduleuse) que suppose le fait d’écarter un rival, en le précipitant et, en Pr 10, 8 ou 11, 3, məramyûōʾ dəreglōʾ (littéralement, le fait de « renverser les pieds » de quelqu’un par un croque-en-jambe) traduit ποσκελισμ¹ς, lui-même pris dans le sens de supplantatio. 22. Le couple « mauvais œil et (œil) envieux », mentionné dans une coupe manichéenne (Sh. SHAKED, « Manichaean Incantation Bowls in Syriac », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 24 [2000], p. 5892, MS 2055/24, lignes 34-36, p. 77) : ʿynʾ byštʾ w smtʾ ( asomūōʾ– invidia) serait une autre variante de la paire « mauvais œil, calomnie ». L’invidia ne se confond toutefois pas avec l’action calomnieuse qu’elle devance. 23. D’après SHAKED, ibid., p. 67, le terme syriaque ūmāmaʾ serait synonyme de šiyūl, « enfer ». Comme le fait observer Shaked (qui renvoie à G. FLÜGEL, Mani, seine Lehre und seine Schriften,
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Que la guérison, la protection et le scellement soient pour la maison de Prwkzʾd, fils de Kûmî. Qu’il soit protégé – par les saintes prières – du mauvais œil et de la fureur du calomniateur (dntnr b lwtʾ qdyštʾ mn ʿynh dbyšʾ wmn mmh dʾkyl qr why).
La formule conjuratoire – prière parcourue de véhémence, mue par l’immédiateté performative plus que par une quelconque urgence – n’est pas censée agir sur la source d’où émane le mauvais regard ou la fureur calomniatrice, afin de les en empêcher (en évitant ainsi au malveillant d’accomplir un nouveau forfait). Elle prétend activer une protection qui agirait comme un écran s’interposant entre l’agresseur et sa cible, qu’il n’atteindra pas. Le mauvais œil ne sera donc pas moins malveillant, ni la médisance modérée, mais ils échoueront et leur fureur sera vaine. La proximité du mmʾ brûlant et de la qar ûōʾ peut se doubler, en syriaque et en araméen occidental, de l’effet d’oxymore, puisque ce dernier désigne aussi le « gel mordant ». La qar îōʾ est la pruina, le frimas, la gelée, et qar onōʾ traduit souvent le grec πµχνη, un rigor febrilis24. Il s’agit là d’une association certes secondaire, mais non moins saisissable25. La fureur du calomniateur est une brûlure pour celui même qui mange la pitance – glaçante – d’un autre. Le lien avec l’oralité, essentiel en grec et en latin, n’apparaît pas dans l’expression sémitique de la notion de calomnie, sinon d’une manière implicite. Plus encore : au lieu d’évoquer une parole qui sort, les langues sémitiques expriment la même chose en se focalisant sur les lèvres qui happent ou mordent et sur l’acte de déglutition. Le calomniateur est un rapace qui arrache avec rapidité, promptement, le morceau qu’un autre s’apprête à porter – en toute légitimité – à sa bouche. L’expression est par conséquent critique et dénonce l’appropriation d’un élément essentiel sinon vital qui ne lui revient pas. La calomnie a une finalité bien déterminée : éliminer un concurrent, abolir les privilèges dont il jouit ou pourrait jouir, afin de se les approprier 26. Prérogative essentiellement masculine dans le monde sémitique, la calomnie est une affaire de pouvoir, de rivalité, alors que l’expression gréco-latine en fait un défaut par excellence féminin. D’ailleurs, elle empruntera des traits féminins, et sa redoutable puissance déformatrice, ainsi que la rapidité de la propagation des rumeurs lui ont valu d’être élevée au rang de déesse.
Leipzig 1862 [Osnabrück 19692], 58, p. 240 sqq.), chez Ibn al-Nadīm, dans le Fihrist, hamāma (ou humāma) est glosé « esprit des ténèbres ». Un passage parallèle se trouve chez Šahrastānī, Milal I, 245 : « its kinds [those of the darkness] are five, of which four are bodies and the fifth is their spirit. The bodies are conflagration, darkness, simoom [pestilential hot wind] and mist. Its spirit is smoke, which is called *hamāma [the text has hʾmh, but is plausibly emmended by Monnot to hamāma (D. GIMARET et G. MONNOT, Livre des religions et des sectes, 2 vol., Louvain 1986, p. 657, n. 8), and it moves within those bodies. » 24. Qar ûōʾ ʾešoōʾ : est-ce un froid brûlant ou du feu gelé ? Les expressions « brûlure du froid » ou « ignition glaçante » sont plus que des oxymores : le froid ou la froideur caustiques laissent bouffissures et cloques suintantes, la combustion vitrifie et glace. 25. Il s’agit peut-être d’une racine différente, q-r-s. Est-ce l’arabe qui a préservé la racine primitive qars (« froid intense ») avant l’emphatisation de la sifflante, ou bien s’agit-il, au contraire, d’une perte de la qualité emphatique de la sifflante en arabe ? 26. D’ailleurs, l’expression, en arabe yéménite, Mu ammad ʾakala qur eh (« Muammad a mangé son qur ») se prête à une généralisation qui s’étend au sujet lui-même et signifie qu’« un (certain) musulman s’est emparé de ce qui revenait à [un juif] » (M. PIAMENTA, Dictionary, op. cit., I, p. 10).
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Toutes les agressions ont une dimension animale, aussi l’hostilité a-t-elle emprunté souvent des formes animales ou des attributs propres à l’animalité. L’image que l’expression sémitique akālu kar ū/ʾakal qar āh suggère est celle de l’agressivité d’un geste rapide et irrectifiable. Celui-ci ne connaît pas d’attardement. Si on devait lui substituer une image figurée, ce serait celle d’un rapace, proche de l’oiseau-calomnie de Virgile. Dans les deux cas, il s’agit d’une animalisation de la calomnie ou de l’être calomniateur. L’animalisation est plus forte (quoique plus faible, car image de la notion abstraite de calomnie) dans le cas de l’oiseau-calomnie du texte virgilien, plus faible (quoique plus forte, car image du calomniateur) dans l’expression sémitique. Si l’animal n’est chez Virgile qu’un prétexte pour dire que l’être calomniateur voit et entend avec une acuité qui dépasse les performances humaines, dans l’expression sémitique, l’animalité se cache sous les traits d’un personnage vorace. « Manger la pitance » de quelqu’un d’autre est une image en tiroirs : elle suggère et cache plus qu’elle ne dit et l’on imagine des dents puissantes et actives. Le regard se pose sur les mâchoires, sur les lèvres surprises dans la joie de saisir, de lacérer, de pincer, dans un sourire cruel. Les énergies agressives se matérialisent en organes et l’instinct offensif cherche et crée muscles et dents. Mais qu’on ne se trompe pas : la cruauté peut avoir toutes sortes de raisons, sauf la faim. Devant un agresseur efflanqué, face au drame de la faim, on peut prendre le parti de l’agresseur affamé, oublier la malheureuse victime. La cruauté du mangeur – repu – de la pitance d’un autre n’a pas pour raison d’être la faim et le ressort de sa volonté d’attaquer n’est pas celui de la nécessité, mais d’un instinct secret. La figure de la Fama ailée est une métaphore d’écrivain, trop marquée pour devenir anonyme, une expression éphémère, malgré ou justement à cause de la consécration de l’œuvre virgilienne. On préférera aux images des poètes et à la Fama à double face, tantôt renommée, tantôt médisance, le terme juridique de calumnia, l’« atteinte à la vérité », qu’incrimineront les plaidoiries de Cicéron. À l’opposé de la figure de la Fama virgilienne, l’humble locution sémitique était issue spontanément de la langue, dictée par la nécessité de nommer un abus. Elle parle d’un geste, d’une morsure. Le judaïsme d’expression grecque d’abord, la chrétienté ensuite s’empareront du terme de διαβολ¸, l’accusation qui sépare ou qui brise l’intégrité d’une union, et non de l’équivoque φµμα, pour désigner la calomnie, ce mal par excellence dont l’incarnation s’appellera διµβολος, celui qui porte de fausses accusations. Le choix de son nom reflète sans doute le souci philologique de rendre en langue grecque le sémitique śātān (« accusateur ») dont il est avant tout la traduction, mais il n’est pas moins vrai que la fausse accusation était perçue comme un mal capital. Submergée par les nombreuses autres tares dont on a accablé le διµβολος, banalisée, la calomnie n’apparaîtra plus – par la suite – comme le vice suprême et ne figurera pas parmi les sept péchés capitaux de la Question 84 de la Somme théologique (prima secundae) de Thomas d’Aquin. Pour prétendre à occuper une place parmi les vices majeurs, fallait-il encore lui reconnaître, symétriquement, une vertu qui s’y oppose. Or, il y eut difficulté à ériger en mérite le fait de tenir un discours simple. Raison de plus pour interroger la philologie et raviver les significations enfouies des mots.
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DÉMONS IRANIENS ET DIVINITÉS GRECQUES DANS LE MANICHÉISME : À PROPOS DE QUELQUES PASSAGES DE TEXTES SOGDIENS DE TURFAN Frantz GRENET École Pratique des Hautes Études, sciences religieuses avec une note additionnelle de Nicholas SIMS-WILLIAMS School of Oriental and African Studies, Londres
I. TM 393, M 549 : Koghōnē, Nana, Déméter Un être malfaisant nommé *Koghōnē apparaît dans deux fragments manichéens de Turfan jadis publiés par W. B. Henning1, et qu’on peut dater du IXe ou du Xe siècle, comme l’ensemble de ces textes (au moins pour ce qui est des manuscrits). Dans TM 393, en cursive sogdienne tardive, intitulé explicitement « Homélie adressée aux laïcs », il figure dans une liste de « meurtriers », « pécheurs » et « calomniateurs » qui à des titres divers ont porté tort aux religions des grands prophètes qui ont précédé Mani (Adam, Zoroastre, Bouddha, Jésus). Parmi eux (lignes 24-28) : Le deuxième calomniateur fut Jāmāsp qui calomnia Zarathushtra, et (il y eut aussi) Alexandre qui commit le meurtre des Mages, et Koghōnē fils d’Ahriman (kwγwn’k ZK ’tδrmnw z’t’k) qui ruina (nštwδ’rty) la religion des Mages.
Les autres méchants reconnaissables, répartis un peu arbitrairement entre les trois catégories susmentionnées, sont È v̀ e et Caïn (contre la religion d’Adam), Aśoka et Devadatta (contre celle du Bouddha), Judas et Satan (contre celle du Christ). Koghōnē réapparaît, sous la graphie qwγwnyy, dans le fragment M 549 en écriture manichéenne. Ici le contexte est différent : il est d’abord question de la « ruine de toute la création ohrmazdienne » et du profit qui en découle pour « toute la création démoniaque ». Immédiatement après, le texte évoque les profanations qui ont été apportées au « service pour les âmes » (rw’nsp’syy). Suit une description dans laquelle Henning avait d’emblée reconnu les lamentations de la « Dame Nana », la
1. W. B. H ENNING, « The murder of the Magi », Journal of the Royal Asiatic Society (1944), p. 133144 (reproduit dans W. B. H ENNING, Selected Papers 2 (= “Acta Iranica” 15), Téhéran, Liège 1977, p. 139-144). Reproductions photographiques de TM 393 dans W. SUNDERMANN, Der Sermon von der Seele (“Berliner Turfantexte” 19), Turnhout 1994, pl. 36-37 ; de M 549 dans D. WEBER, Iranian Manichaean Turfan texts in publication since 1934. Photo edition (“Corpus Inscriptionum Iranicarum” “Supplement Series” 4), Londres 2000, pl. 79-80.
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version sogdienne d’Ishtar pleurant Tammūz, après quoi vient un passage associé à un ou une énigmatique Zhēmat (jymt). La mention de Koghōnē se place entre le « service pour les âmes » et les lamentations de Nana, mais le texte est ici trop lacunaire pour qu’on puisse saisir quel est son rôle : il « s’avance » ou se « tient debout » (’wšyy), il « dit » quelque chose (w’ß). Henning n’a trouvé aucun rapprochement pertinent pour le nom même de Koghōnē. Pour sa fonction, il a plus tard, et en passant, envisagé qu’il puisse être l’équivalent de Tammūz-Adonis chez les Sogdiens2. Il apparaît en fait que la clef de son identité est son appellation de « fils d’Ahriman ». Elle est assez insolite si l’on prend comme point de référence la littérature zoroastrienne. Aucun des démons n’y porte spécifiquement ce titre (en pehlevi : pus), ou plutôt ils sont tous réputés avoir été engendrés par Ahriman, mais collectivement et selon un vocabulaire qui évite de connoter la paternité humaine : kirrēnīdan « produire » (littéralement « tailler dans la masse »), wišūdan « engendrer par avortement », hunušak « rejeton », tous ces termes étant spécifiquement ahrimaniens. Le seul hunušak d’Ahriman qui apparaît individuellement dans un épisode mythologique, en dehors des récits eschatologiques, est Arzūr, mentionné dans le texte pehlevi Māh ī Frawardīn rōz ī Hordād (5 et 19)3 : il est dit avoir été tué par Gayōmard, le premier homme, et c’est le premier d’une longue série de meurtre de démons que ce texte relate tout au long de l’histoire des Iraniens. Le même mythe est mentionné dans le Dādestān ī Mēnōg ī Xrad (27.15)4, qui ne signale pas le lien avec Ahriman, et par Bīrūnī, qui le dit explicitement « fils d’Ahriman »5. Le Dādestān précise qu’à la suite de ce meurtre Gayōmard « livra son propre corps à Ahriman, en grande action de justice », et Bīrūnī précise comment : Ahriman s’étant plaint à Allah (i.e. Ohrmazd) de ce que le pacte conclu entre eux deux s’était trouvé rompu par le meurtre de son fils, Allah persuada Gayōmard de la nécessité de mourir ; mais avant de trépasser il émit sur la terre de la semence qui assura l’avenir de la race humaine. À ces trois présentations concordantes s’oppose celle de Ferdowsī dans le Šāhnāma. D’une part il n’est plus question d’engendrements miraculeux, d’autre part le fils d’Ahriman n’est pas tué par Gayōmard (Kayumars) : c’est lui-même, par jalousie, qui tue le beau Siyāmak, fils de Kayumars, avant d’être lui-même tué par
2. W. B. H ENNING, « A Sogdian god », Bulletin of the School of Oriental Studies 28 (1965), p. 241-254 (Selected Papers 2, p. 617-629), ici p. 252 n. 67 : « The possibility that ʿKūγūne, the son of Ahriman’ was a Sogdian version of Adonis should now be considered ». Dans le même article (p. 253 n. 71) il envisageait aussi, sans s’y arrêter, l’idée que l’Adonis sogdien soit Takhsīch, un dieu parfois associé à Nana dans l’onomastique. Pour une tentative étymologique à l’appui de cette idée (Takhsīch « celui qui doit revenir » ?), voir X. TREMBLAY, « L’étymologie et le sens du théonyme Txs’yc », Arts Asiatiques 53 (1998), p. 19-20. 3. J. D. M. JAMASP-ASA (éd.), Pahlavi texts, réédité par S. ORIAN, Téhéran 1992, p. 102-108 (texte), p. 321-327 (transcription). 4. D. D. P. SANJANA (éd.), The Dînâ î Maînû î Khrat, Bombay 1895 ; texte transcrit en version numérique par D. N. MCK ENZIE (http://titus.uni-frankfurt.de/texte/etcs/iran/miran/mpers/mx/ mx.htm). 5. Albîrûnî, al-Āthār al bāqiya ʿan-qurūn al-khāliya, C. E. SACHAU (éd.), Leipzig 1879, p. 100 ; The Chronology of ancient nations, trad. C. E. SACHAU, Leipzig 1879, p. 108. Les manuscrits transcrivent le nom xrwrh, corruption d’Arzūr (voir déjà J. DARMESTETER, Le Zend-Avesta 1, Paris 1892-1893, p. 334 n. 31).
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Hushang, fils de Siyāmak. Autre spécificité, le fils d’Ahriman est ici décrit : il est « comme un loup sauvage », il a des griffes au moyen desquelles il tue Siyāmak, enfin il est appelé non pas Arzūr mais Dēv-e siyāh, « le Démon noir »6. Ceci établit le lien avec notre kwγwn’k, dont l’étymologie est clairement *ka-gauna-ka- « de mauvaise couleur ». De même, le rôle dans lequel Koghōnē apparaît dans le texte TM 393 semble plus en accord avec la version de Ferdowsī qu’avec les autres : dans ce contexte il est bien plus vraisemblablement le meurtrier que la victime. C’est aussi en regard de la version du Šāh-nāma qu’on peut tenter d’interpréter sa mention dans M 549. Selon Ferdowsī, Siyāmak fut, de tous les hommes (et avant même Kayumars, l’ancêtre suprême), le premier qui mourut, le premier qui fut pleuré, et ce sur un mode révoltant aux yeux tant des Zoroastriens que des Manichéens : (Kayumars) descendit de son trône, se lamentant et se frappant la tête, lacérant sa chair royale, les deux joues pleines de sang et le cœur endeuillé 7.
Ces lamentations violentes, condamnées par les deux religions, annoncent celles de Nana décrites dans le passage suivant du texte. Dans cette hypothèse – qui ne peut être qu’une hypothèse étant donné les lacunes – le meurtre commis par Koghōnē l’assimilerait à Caïn, « le premier meurtrier » (dans la logique du texte TM 393), et le deuil qu’il a entraîné aurait initié la profanation du « service pour les âmes » (dans la logique du texte M 549), ce qui au final justifie en TM 393 son classement dans la catégorie des pécheurs (plus précisément les corrupteurs de religion) plutôt que des meurtriers (concernant le zoroastrisme, cette place est déjà prise par Alexandre). Il semble bien, en tout état de cause, que la version du légendaire historique iranien sur laquelle s’appuient nos textes manichéens était plus proche de celle utilisée par Ferdowsī (sans doute d’après le Xwadāy-nāmag, la chronique royale sassanide) que des versions cléricales reflétées tant par les textes pehlevis que par Bīrūnī. Les lamentations de Nana sont décrites ainsi dans M 549 : Là se produisent effusion de sang, meurtre de chevaux, lacération des visages, coupure des oreilles. Et la Dame Nana, accompagnée par ses femmes, marche vers le pont, elles brisent des vases, elles poussent de grands cris, elles pleurent, elles déchirent (leurs vêtements ?), elles répandent (leurs cheveux), et elles se jettent à terre.
Henning, qui publiait son article en 1944, ne pouvait avoir connaissance de la grande scène de lamentations mise au jour en 1948 à Pendjikent, sur un mur de la salle tétrastyle du Temple II (voir fig. 1, page suivante). Cette peinture, réalisée sans doute au VIe siècle, fut entretenue jusqu’à la chute de la ville en 722. Le rapprochement avec le texte publié par Henning fut d’abord proposé en 1967 par
6. Dans l’Avesta Siyāmak et Arzūr n’apparaissent pas comme noms de personnages, mais respectivement comme une montagne et comme un col qui est un repaire de démons (A. CHRISTENSEN, Le premier homme et le premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens 1, Stockholm 1918, p. 53, 91). 7. « forud āmad az taxt veyla konān/zanān bar sar ō gōšt-e šāhi kanān/dō roxsāra porxōn ō del sōgvār » (Abu’l-Qasem Ferdowsi, Shahnameh, D. KHALEGHI-MOTLAGH (éd.), The Shahnameh (Book of Kings) 1, New York 1988, « Kayumars », vers p. 37-38).
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Figure 1. Scène de lamentation du Temple II de Pendjikent, partie centrale (d’après Zhivopis’ drevnego Pjandzhikenta, pl. XIX)
deux chercheuses du Musée de l’Ermitage, N. N. D’jakonova et O. I. Smirnova8. Plusieurs détails de la peinture évoquent le texte de manière saisissante : on voit des chevaux amenés en procession, des personnages masculins qui s’entaillent le visage et le lobe de l’oreille (ce qui, comme on sait, provoque des saignements spectaculaires même sans véritable mutilation), un vase que sans doute on s’apprête à briser, Nana à quatre bras gesticulant, les cheveux répandus, accompagnée de deux femmes dont l’une a le même comportement tandis que l’autre est prostrée au sol. Dans un catafalque gît une jeune femme aux cheveux eux aussi répandus, qui est visiblement l’objet de la lamentation. Le texte M 549 se poursuit par un passage où l’on trouve le nom Zhēmat (jym) et la mention d’une « malédiction » (nfryyn). Grâce au calendrier bactrien main-
8. N. V. D’JAKONOVA et O. I. SMIRNOVA, « K voprosu o kul’te Nany (Anakhity) v Sogde », Sovetskaja Arkheologija 1967, p. 74-83. J’ignorais cet article quand j’ai moi-même proposé ce rapprochement (F. GRENET, Les pratiques funéraires dans l’Asie centrale sédentaire de la conquête grecque à lʿislamisation, Paris 1984, p. 262-264). Cette peinture, conservée au Musée de l’Ermitage, est aujourd’hui très effacée ; pour des reproductions en couleurs d’après des aquarelles réalisées peu après la découverte, voir A. Ju. JAKUBOVSKIJ et M. M. D’JAKONOV (éd.), Zhivopis’ drevnego Pjandzhikenta, Moscou 1954, pl. XX-XXIII ; F. GRENET et B. M ARSHAK, « Le mythe de Nana dans l’art de la Sogdiane », Arts Asiatiques 53 (1998), p. 5-18, p. 49 figs. 1-2.
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tenant déchiffré, Nicholas Sims-Williams a pu établir l’identité de Zhēmat9 : c’est Déméter, en bactrien Dēmatri, Drēmit, Drēmat, où elle sert à nommer le onzième mois de l’année, de même que dans le calendrier sogdien son pendant δrym (’)t, jymt. Me fondant sur cette identification, j’avais il y a quelques années cherché à identifier la « malédiction » comme la malédiction de stérilité que Déméter a infligée à la terre lorsqu’elle a suspendu ses fonctions divines pour rechercher sa fille Perséphone (Koré), et, suivant l’une des possibilités avancées par Henning, j’avais proposé de retenir, pour mnd’’γ’ryy’ qualifiant la malédiction, le sens : « absence d’humidité, sécheresse »10. N. Sims-Williams, dans la note qu’il a bien voulu joindre au présent article, identifie l’autre malédiction, jmykyy’, comme la « froidure hivernale », ce qui pour mnd’’γ’ryy’ rend plus vraisemblable une autre alternative envisagée par Henning : « absence d’éclat » (quoique « absence d’humidité » ou plutôt un sens dérivé « infertilité » restent envisageables). C’est effectivement, selon le mythe grec énoncé par l’Hymne homérique à Déméter, l’hiver et non la sécheresse que Déméter a infligé à la terre, d’abord de manière permanente jusqu’à ce que les dieux aient rendu leur arbitrage, puis chaque année de manière saisonnière pendant les mois où elle reste séparée de sa fille. Une autre conséquence de l’identification du nom de Déméter dans le récit manichéen est qu’elle permet de progresser encore dans l’interprétation de la peinture de Pendjikent. La figure féminine prostrée à côté de Nana debout, figurée à la même échelle et elle aussi nimbée, est effectivement Déméter, la tête revêtue du long voile noir qu’elle portait en recherchant sa fille (voir fig. 2, page suivante), et écrasant au sol une torche11. Ce dernier détail ne figure pas dans l’iconographie gréco-romaine de Déméter, où elle brandit une ou deux torches dressées (comme il est relaté dans l’Hymne homérique), mais à Éleusis ses mystes font effectivement ce geste et Perséphone est parfois figurée ainsi12. Comment Déméter s’est-elle introduite dans la fête sogdienne de Nana au point de lui être indissociable dans les deux témoignages que nous en avons, l’un textuel et l’autre pictural ? La symbiose a dû se produire d’abord dans la Bactriane hellénisée, sur la base de la profonde analogie entre les deux mythes agraires (de même qu’en Phénicie Perséphone s’est introduite dans le mythe d’Adonis). La jeune fille qui dans la scène de Pendjikent repose derrière les deux déesses dans un catafalque ouvert peut alors être « lue » de deux manières : dans la version grecque elle est Perséphone enlevée aux Enfers, dans la version mésopotamienne empruntée par l’Iran oriental elle est identifable à Geshtinanna (en accadien Belili), la sœur de Tammūz, qui le remplace dans le royaume infernal pendant les mois d’hiver. Les progrès du déchiffrement du texte M 549 par N. Sims-Williams imposent
9. N. SIMS-WILLIAMS et F. DE BLOIS, « The Bactrian calendar », Bulletin of the Asia Institute 10 (1996) [1998], p. 152-153, 165 ; N. SIMS-WILLIAMS et F. DE BLOIS, « The Bactrian calendar : new material and new suggestions », dans D. WEBER (éd.), Languages of Iran : Past and present. Iranian studies in memoriam Davil Neil MacKenzie, Wiesbaden 2005, p. 189. 10. F. GRENET, Annuaire EPHE. Section Sciences religieuses 105 (1996-1997), 1998, p. 216-217 ; F. GRENET et B. M ARSHAK, « Le mythe de Nana », op. cit., p. 8-9. 11. Idem. La couleur du voile n'est pas nette sur la copie publiée, mais elle a été récemment établie par un nouveau nettoyage de l'original. 12. L. BESCHI, Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, IV (Addenda), s.v. « Demeter » ; D. K INNEY, « The iconography of the ivory diptych Nichomachorum-Symmachorum », Jahrbuch für Antike und Christentum 37 (1994), p. 64-96, pl. 5-12, en particulier 7a et 9a :b.
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Figure 2. La Déméter de Cnide
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décidément l’idée d’un rituel hivernal, distinct du rituel estival en l’honneur de l’ « enfant divin » (clairement Tammūz) que décrit au début du VIIe siècle Wei Jie, envoyé chinois à Samarkand13. Si, comme on peut le supposer, le mois de Déméter a été introduit dans le calendrier bactrien et sogdien au IIIe siècle avant notre ère, quand l’année de 365 jours instituée sous Xerxès Ier (486-465 av. n.è.) avait avancé d’environ deux mois par rapport à l’année solaire 14, le onzième mois tombait alors en novembre-décembre. À Éleusis le rituel des torches inversées était particulièrement lié aux purifications, notamment hivernales, avec une possible influence de l’orphisme15. II. T i α : « Le César et les voleurs » Ce conte est écrit en cursive sogdienne. Je commence par le reproduire d’après la version de Henning16, en actualisant la traduction de quelques termes (notamment šānšāi = šāhānšah « Roi des Rois », i.e. le roi sassanide17). Et là le César […] à ce moment ces voleurs entrèrent […] et ainsi il […]. Quand les lampes à huile et les torches eurent été allumées dans la tombe, l’un des voleurs se mit le diadème du Farn sur la tête et revêtit les habits royaux. Il s’approcha du cercueil où gisait le César, et lui parla ainsi : « Hé, César, réveille-toi, réveille-toi ! N’aie crainte, je suis ton Farn ! Et à présent je suis aussi le Farn gardien, j’ai fait […] nombre de voleurs et d’escamoteurs. Maintenant je vais te faire monter, moi l’aurige (?)18, en te conduisant dans les airs, pour qu’il n’y ait pas de […] ». À ce moment le [César] […] et il lui dit : « Ah, Monseigneur, viens en aide à moi ! ». [Le voleur] dit au César : « […] comme aurige je te conduirai dans les airs. Mais ces escamoteurs, les voleurs perses, viendront face à nous et nous demanderont : « Qu’est-ce que ce cercueil que vous portez ? ». Alors nous répondrons ainsi : « Par plaisanterie le César a envoyé un chat19 au Roi des Rois. Il a mis de l’eau à l’intérieur
13. É. CHAVANNEs, Document sur les Tou-kiue (Turcs) occidentaux, Paris 1903, p. 133 n. 5 ; F. GRENET et B. M ARSHAK, « Le mythe de Nana », op. cit., passim. 14. N. SIMS-WILLIAMS et F. DE BLOIS, « The Bactrian calendar : new material and new suggestions », op. cit., p. 195. Sur les calendriers iraniens en général voir B. M ARSHAK, « The historico-cultural significance of the Sogdian calendar », Iran 30 (1992), p. 145-154 ; F. DE BLOIS, « The Persian calendar », Iran 34 (1996), p. 39-54 (ces deux articles ayant paru antérieurement à l’identification du nom de Déméter dans les calendriers bactrien et sogdien). 15. D. K INNEY, « The iconography », op. cit., p. 80-86. 16. W. B. H ENNING, « Sogdian tales », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 11 (1945), p. 465-487 (Selected Papers 2, p. 169-191), ici p. 477-480. Reproduction photographique dans D. WEBER, Iranian Manichaean Turfan texts, op. cit., pl. 151 (gauche)-152 (droite). 17. W. SUNDERMANN, « Soghdisch š’nš’y », Altorientalische Forschungen 19 (1983), p. 193-195 (reproduit dans W. SUNDERMANN, Manichaica Iranica. Ausgewählte Schriften 2, Rome 2001, p. 579581). 18. Lecture probable prß’rcy à la fin de la ligne 13 (N. SIMS-WILLIAMS, communication personnelle). 19. mwškych, étymologiquement « tueur de souris ». Henning traduit simplement « cat », mais le mot est habituellement interprété comme signifiant « chat sauvage » (en dernier lieu dans B. GHARIB, Sogdian dictionary, Téhéran 1995), car il a ce sens dans les textes bouddhiques traduits du chinois. Cependant on ne connaît aucun autre mot sogdien pour désigner le chat, et dans notre texte le contexte ne s’applique pas particulièrement à un chat sauvage. En ouzbek mušuk qui vient probablement de mwškych est le mot ordinaire pour « chat ».
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de […], et l’a scellé de son sceau. » Si l’un d’eux [met] les mains sur le cercueil, fais entendre au dehors ta voix à la manière [d’un chat]. » Les voleurs [prirent] le cercueil sur [leurs épaules…]
Henning considérait cette histoire comme « rather nebulous ». Elle l’est beaucoup moins depuis que Gherardo Gnoli20 a montré que l’image de Farn, le dieu symbolisant la Fortune et en particulier la Fortune royale, est ici totalement modelée sur Hermès, comme elle l’est iconographiquement sur les monnaies kouchanes portant la légende bactrienne Farro. Ici Farn (ou plutôt le voleur qui usurpe son apparence) assume toutes les fonctions du dieu grec : voleur, farceur (et à ces deux titres contrôlant les voleurs et les escamoteurs21), magicien provoquant d’un coup de baguette le sommeil et l’éveil (d’où sans doute le sommeil dans lequel il a plongé le César pour lui faire croire qu’il est mort, en réalité pour le dépouiller de ses ornements), et surtout psychopompe, ce qui dans notre conte est son rôle essentiel, tourné en dérision. Il n’est pas, peut-on ajouter, jusqu’au titre et à la fonction d’« aurige » dont se pare le pseudo-Farn qui ne trouve un écho dans l’épithète d’Hègémonios « conducteur » que revêt parfois Hermès. Deux points peuvent encore être précisés. À quelle réalité historique peut bien renvoyer ce « César » (kysr) ? Henning rappelait que dans l’usage sassanide le terme désigne l’empereur romain, mais que les manichéens d’Égypte l’utilisaient selon l’usage romain, pour désigner l’héritier de l’Auguste. Il hasardait l’idée que ce personnage aurait pu être inspiré de Kyriadès-Mariadès, fantoche antiochien au service de Shāpūr Ier, ou encore de Valérien ; mais aussi, en passant, il rappelait que la littérature missionnaire manichéenne mentionne un « César », beaufrère de la convertie Nafshā. Il se trouve qu’aujourd’hui nous en savons davantage sur ce dernier épisode : ce César est Odénath, maître de Palmyre puis de tout l’Orient romain jusqu’à son assassinat en 267, époux de Zénobie qui était la sœur de Nafshā22. Il est le seul « César » connu de toute la littérature manichéenne en langue iranienne, si l’on excepte Néron mentionné sous ce titre dans une compilation sur la vie de Saint Paul23. Au début de sa carrière il mena une politique de bascule entre les Romains et Shāpūr et entretint des contacts diplomatiques
20. Gh. GNOLI, « Farn als Hermes in einer soghdischen Erzählung », dans R. E. EMMERICK, W. SUNDERMANN, I. WARNKE et P. ZIEME (éd.), Turfan, Khotan und Dunhuang, Berlin 1996, p. 95-100. 21. δymßynty, littéralement « bandeur d’yeux ». Dans le discours du pseudo-Farn la nature exacte de son rapport avec les voleurs et les escamoteurs n’apparaît pas clairement, à cause des lacunes de la ligne 13. Henning traduit « I am the guardian Farn for (?) many thieves and jugglers (??) », mais la syntaxe du passage ne paraît pas s’y prêter. 22. W. SUNDERMANN, Mitteliranische manichäische Texte kirchengeschichtlichen Inhalts (Berliner Turfantexte 11), Berlin 1981, p. 41-45, 123 ; M. TARDIEU, « La protectrice des manichéens », dans J. CHARLES-GAFFIOT, H. LAVAGNE et J.-M. HOFMAN (éd.), Moi, Zénobie, reine de Palmyre [catalogue d’exposition], Paris, Rome, Milan 2001, p. 73-74 ; E. MORANO (éd.), « Testi iranici. Vita di Mani. Attività missionare », dans Gh. GNOLI (éd.), Il manicheismo, vol. 1 : Mani e il Manicheismo, Fondazione Lorenzo Valla/Arnoldo Mondadori editore 2003, p. 213-216 ; Gh. GNOLI, « Mani, Šābuhr et l’ora di Palmira », dans A. VAN TONGERLOO (éd.), Il manicheismo. Nuove prospettive della ricerca (“Manichaean Studies” V : Quinto Congresso Internazionale di Studi sul Manicheismo), LouvainNaples 2005, p. 137-147. 23. W. SUNDERMANN, « Überreste manichäischer Yimki-Homilien in mittelpersischer Sprache ? », Monumentum H. S. Nyberg 2 (“Acta Iranica” 5), Téhéran-Liège 1975, p. 297-312.
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Démons iraniens et divinités grecques dans le manichéisme
avec ce dernier, circonstance dont notre conte a bien pu s’emparer24. Je le considère comme le candidat le plus probable. En contexte palmyrénien araméophone l’équivalent d’Hermès-Farn serait Gad, divinité soit masculine soit féminine selon les emplois, et dont le nom sert à transcrire idéographiquement farn (xwarrah) en parthe et en pehlevi. Un second point resté mystérieux est le rôle que joue le chat, ou plutôt l’illusion que le cercueil contient un chat. Pourquoi les miaulements du César décourageront-ils les Perses d’inspecter le contenu ? L’on doit rappeler ici que le chat est chez les Zoroastriens l’un des animaux les plus impurs. Et, comme Mary Boyce l’a observé chez les Zoroastriens des campagnes de Yazd, il est considéré comme particulièrement dangereux s’il a été en contact avec la mort : « Especial care was taken not to let a cat into a room when a dead person lay, for its glance would, in contrast with the sagdīd (le regard purificateur du chien), allow demons to enter the body »25. Par conséquent aucun Zoroastrien n’osera risquer de libérer un chat qui se trouve enfermé dans un cercueil, quand bien même ce cercueil ne serait plus censé contenir un corps : il suffit qu’il en ait contenu un pour être imprégné par la Druz nasā, la démonesse des cadavres26. Le choix de l’animal impur mis à part, c’est exactement la ruse des marchands vénitiens dissimulant le corps de Saint Marc sous des quartiers de porc pour tromper les douaniers musulmans d’Alexandrie. J’espère que Michel Tardieu, grand ami de la gent féline, ne m’en voudra pas de conclure là-dessus cet hommage d’admiration et d’amitié. III. Note additionnelle, par Nicholas SIMS-WILLIAMS The penultimate line of M 549 contains two hapax legomena : jmykyyʾ and mndʾʾγʾryyʾ. Both are evidently abstract nouns in -yʾ. In theory, jmykyyʾ could be incomplete at the beginning, since the end of the preceding line is missing. However, the only attested adjective from which it could derive seems to be pnjmyk « fifth », which hardly seems plausible as the basis for an abstract noun. My tentative interpretation of jmykyyʾ as « wintriness, winter
24. Particulièrement intéressant à cet égard est Pierre le Patrice, Fragment 10 : « Odénath rendit hommage à Sapor comme à quelqu’un qui avait remporté une éclatante victoire sur les Romains. Pour se le concilier, il lui fit envoyer des présents magnifiques et d’autres marchandises dont la Perse n’était pas riche, en les lui faisant parvenir sur des chameaux. Il lui envoya une lettre d’amitié, où il lui disait qu’il n’avait rien entrepris contre les Perses. Mais Sapor ordonna aux esclaves qui déchargeaient ces présents de les jeter au fleuve, déchira et froissa la lettre, en disant : “Pour qui se prend-il ? Comment a-t-il osé adresser une lettre à son maître ? S’il désire obtenir un châtiment plus clément, qu’il revienne en personne se prosterner devant moi, les mains enchaînées !” » (traduction d’après Th. BAUZOU, « Zénobie : la dernière des ʿprincesses syriennes’ », dans Moi, Zénobie, reine de Palmyre, op. cit., p. 31). La suite de notre conte rebondissait-elle sur cette dernière péripétie ? 25. M. BOYCE, A Persian stronghold of Zoroastrianism, Oxford 1977, p. 163 n. 51. 26. Aux lignes 25-26 il me paraît plus logique d’interpréter la séquence ZY ’’ph (. . .)’y cyntr w’sty comme « j’ai mis de l’eau à l’intérieur [du cercueil] » que comme « j’ai mis (le chat) à l’intérieur [d’un récipient à] eau », car il est bien précisé plus haut que l’objet transporté est le cercueil (tp’n). Henning a envisagé les deux possibilités. Pour quelques autres remarques sur l’arrière-fond littéraire de ce conte (les histoires d’enterrés vivants, répertoire grec et non pas iranien), voir F. GRENET, Annuaire EPHE, Section des Sciences religieuses, 110 (2001-2002), 2003, p. 207-208.
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Frantz Grenet
cold » is based on a analysis as *jm- < Old Iranian *zyam-, Avestan ziiam- « winter » + adjectival suffix -yk + abstract suffix -yʾ. Admittedly, the noun « winter » is attested in Sogdian as ʾz-my, zmʾk, in Manichaean script zmyy, with initial z- rather than j-, a form which evidently derives from zero-grade *zim- plus suffix -aka-27, but it is possible that *jm- < full-grade *zyam- might have survived in a derived form beside zm- < *zim-28. Alternatively, one could consider the possibility that the palatalization of the initial *z- might have been due to the *-y- of the suffix, in which case *jmyk « wintry » could be derived from zero-grade *zim- (i)yaka-. Henning recognized that mndʾʾγʾryyʾ must contain the prefix mnd- « without »29. For the central element -ʾʾγʾr- he offered several alternative interpretations, none of which he appeared to regard as convincing. However, his tentative comparison with Man. Sogdian ʾʾγʾr in M 134 i V7 is in fact quite promising. This word has precisely the required form and the suggested meaning « splendour » is confirmed by two likely cognates attested in the Christian Sogdian manuscript C230 : ʾγʾrc (fem. of *āγārē, less likely of *āγārtē)31, f. 68, R27, which translates Syriac p y yn « glad, clear, bright, radiant », and ʾγrtqyʾ, f. 77, V5, which translates Syriac zhywtʾ « splendour »32. Thus Henning’s interpretation of mndʾʾγʾryyʾ as « lustrelessness » seems to be soundly based. His alternative translation « lack of moisture » is more hypothetical, since it depends on the assumption that Sogdian had an exact equivalent of Persian āγār « a sinking of moisture into the ground » (Steingass). However, the closest cognate so far attested in Sogdian is Chr. Sogdian zγʾr « moisture », with the prefix *uz- rather than *ā-33 ; the existence of a synonymous *ʾʾγʾr is a theoretical possibility but no more than that.
27. Cf. Avestan zəmaka- « winter storm », Parthian zmg « winter », Bactrian zimgo « winter », see N. SIMS-WILLIAMS, Bactrian documents from Northern Afghanistan 2 (“Corpus Inscriptionum Iranicarum” II/3), Londres 2007, p. 212. 28. Cf. P. O. Skjærvø’s explanation of Khotanese patīśu « in autumn » from *patīya (k)-zyam « (verging) upon winter » (R. E. EMMERICK et P. O. SKJÆRVØ, Studies in the Vocabulary of Khotanese 3, Vienne 1997, p. 85-6). 29. W. B. H ENNING, « The murder of the Magi », op. cit., p. 144 n. 3. 30. N. SIMS-WILLIAMS, The Christian Sogdian manuscript C2 (Berliner Turfantexte 12), Berlin 1985, p. 149. 31. The initial aleph of ʾγʾrc is pointed with zqāpā, indicating that it represents a long vowel ā-. 32. Presumably an abstract noun from the adjective ʾʾγrtʾk, which is attested in Sogdian script in two passages of the hymn-cycle Huyadagmān (see D. N. M ACK ENZIE, « Two Sogdian Hwydgmʾn fragments », dans A. D. H. BIVAR et J. R. HINNELLS (éd.), Papers in honour of Professor Mary Boyce 2 (“Acta Iranica” 25), Leyde 1985, p. 424, and W. SUNDERMANN, The Manichaean Hymn cycles Huyadagmān and Angad Rōšnān in Parthian and Sogdian (“Corpus Inscriptionum Iranicarum” “Supplementary Series” 2), Londres 1990, p. 30 with n. 64). However, neither ʾʾγrtʾk nor its comparative ʾʾγryr (W. B. H ENNING, Sogdica, London 1940, p. 29, e6) occurs in a clear context. 33. N. SIMS-WILLIAMS, The Christian Sogdian manuscript, op. cit., p. 60. Cf. also ʾzγʾrtʾk « fertile » (in Sogdian script).
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SOURCES ARMÉNIENNES ET SOURCES PRIMAIRES SASSANIDES : HARMONIE ET DISSONANCE Rika GYSELEN Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 Mondes iranien et indien
L’histoire de l’Arménie a été intimement liée à celle de l’empire sassanide (224651) et les textes historiographiques arméniens en rendent compte à profusion. Ils véhiculent de très nombreuses informations sur l’empire sassanide que très souvent aucune autre source ne mentionne1. D’une manière générale, les sources textuelles peuvent rarement être utilisées telles quelles, mais doivent être examinées auparavant en vue d’établir la véracité des données et l’ordre chronologique. Ainsi un historiographe plutôt hostile à la nation qu’il décrit – ce qui est souvent le cas des auteurs arméniens vis-à-vis des Sassanides – peut-il déguiser la réalité historique. Aussi l’ordre séquentiel de certains textes est parfois problématique à la suite des copies successives qui en ont été faites. Si on veut utiliser les sources arméniennes pour reconstituer la vérité historique et l’ordre exact des événements qui ont eu lieu dans l’empire sassanide, il faut forcément les confronter à d’autres sources, et en particulier à des sources primaires sassanides. L’apparition récente de nouvelles sources sigillographiques sassanides a déjà permis d’éclairer certains passages dans les sources arméniennes et on pourra continuer à le faire si les « arménisants » acceptent d’en tenir compte2. Pour les « iranisants » il est maintenant aussi plus facile de consulter certaines sources arméniennes – ainsi Pʿawstos Buzand3 et Sebēos4 – grâce à des nouvelles traductions. Deux exemples parmi les très nombreux rapprochements qu’on peut faire entre des données véhiculées par des sources arméniennes et des sources primaires sassanides sont présentés ici. Le premier a trait au « Dmawund vsemakan » mentionné par Pʿawstos Buzand et attesté désormais par deux sceaux officiels sassanides ; dans le deuxième exemple, c’est le déroulement de la carrière « sassanide » du prince arménien Sembat Bagratuni décrit par Sebēos qui est réexaminé à la lumière de données issues de la numismatique sassanide. Celle-ci peut apporter des données de deux types : positif = grâce à l’existence de monnaies, négatif = par absence de monnaies. Toutefois, utiliser l’absence de monnaies comme argument est une
1. Il y a une vingtaine d’années Philippe Gignoux a évalué les sources arméniennes par rapport à l’histoire de l’empire sassanide : Ph. GIGNOUX, « Pour une évaluation de la contribution des sources arméniennes à l’histoire sassanide », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, XXXI, fasc. 1-2 (1985-1988), p. 53-65. 2. N. GARSOÏAN, « Le “Guerrier des Seigneurs” », Studia Iranica 32 (2003), p. 177-184 ; G. TRAINA, « Moïse de Khorène et l’empire sassanide », Des Indo-Grecs aux Sassanides : données pour l’histoire et la géographie historique (“Res Orientales” XVII), Bures-sur-Yvette 2007, p. 157-179. 3. N. G. GARSOÏAN, The Epic Histories (Buzandaran Patmutʿiwnkʿ) (“Harvard Armenian Texts and Studies” 8), Cambridge, MA 1989. 4. R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History attributed to Sebeos I-II (“Translated Texts for Historians” 31), Liverpool University Press 1999.
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démarche hasardeuse puisque des données absentes aujourd’hui peuvent se découvrir demain. I. Le Dumbāvand-vismagān5 Le titre de Dumbāvand-vismagān figure chez l’auteur arménien Pʿawstos Buzand (souvent appelé pseudo Fauste de Byzance). Les auteurs modernes proposent des dates légèrement différentes pour la rédaction de cet ouvrage : N. Garsoïan qui éditait l’ouvrage en 1989 l’attribuait aux années 4706 tandis que G. Widengren l’attribuait à la première moitié du Ve siècle, le jugeant très utile pour la période 420-485 (sic)7. Le titre de Dumbāvand-vismagān y figure dans un contexte précis : le roi sassanide Šābuhr II (309-379) envoie contre le roi arménien Aršak II un « Dmawund vsemakan de la maison Kawosakan » 8 et un « Apakan vsemakan »9. D’après le contexte où ces vismagān sont mentionnés, il semble s’agir d’une fonction qui implique qu’ils sont à la tête de troupes. Il est notoire qu’au IVe siècle, l’armée sassanide n’était pas « nationale » mais surtout constituée de troupes fournies au roi par les nobles qui bénéficient d’un statut plus ou moins autonome dans leurs terres. Il n’est donc pas impossible que ces deux vismagān partaient en Arménie à la tête de leurs propres troupes et que le terme vismagān représente un titre princier local plutôt qu’un titre militaire sassanide. Les équivalents des termes « Dmawund vsemakan » et « Apakan vsemakan » sont totalement absents dans les sources sassanides des IIIe et IVe siècles. Seul le toponyme Dumbāvand apparaît dans des inscriptions rupestres du IIIe siècle. Dans l’inscription trilingue de Šābuhr Ier sur la Kaʿba de Zoroastre (= ŠKZ) une personne du nom de Ardavān, membre de la cour de Šābuhr Ier, est dit « de Dumbāvand ». Dans les versions parthe et grecque de la même inscription il est spécifié qu’un certain Gēlmān qui était un membre de la cour d’Ardašir Ier (224-241) était « de Dumbāvand ». Dans l’inscription bilingue du roi Narseh à Paikuli (= NPi) le terme « de Dumbāvand » est attesté dans la version parthe et qualifie un certain Satārap, personnage qui a soutenu Narseh dans sa quête du trône. Dans aucun des trois passages, le terme « Dumbāvand »10 n’est associé au titre vismagān. Toutefois, l’identification d’un personnage en indiquant uniquement son origine géographique – soulignée par l’enclitique -iz – est rare, sinon unique,
5. Nous utilisons la graphie Dumbāvand (écrit dwnbʾwnd). La graphie arménienne Dmawund se rapproche du nom actuel Damāwand. Pour la géographie de cette région : B. HOURCADE, « Damāwand », Encyclopaedia Iranica VI/6 (1993), p. 627-630. La deuxième composante – vismagān – du titre est écrite wsmkn dans les sources sigillographiques sassanides et wsy (ou wys)mkʾn dans un texte pehlevi du VIIIe s. 6. N. GARSOÏAN, The Epic Histories, op. cit., suivie par J. R. RUSSELL, « Faustus », Encyclopaedia Iranica IX (1999), p. 450 (p. 449-451). 7. G. WIDENGREN, « Sources of Parthian and Sasanian History », Cambridge History of Iran III/2, Cambridge 1983, p. 1275 (p. 1261-1283) considère Pʿaustos comme une bonne source, mais dont la chronologie des événements est occasionnellement confuse et les chiffres parfois fantaisistes. 8. N. GARSOÏAN, The Epic Histories, op. cit., p. 160. 9. N. GARSOÏAN, The Epic Histories, op. cit., p. 162. 10. Traduit par Ph. HUYSE (Die dreisprachige Inschrift, op. cit., I, p. 55, 59) comme Dēmāwend, et par SKJÆRVØ (The Sassanian Inscription, op. cit., III.1, p. 73) comme Dumbāwand.
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Sources arméniennes et sources primaires sassanides
dans les inscriptions 11. Cette formation avec l’enclitique par trois fois ne peut être anodine. Source ŠKZ l.24 a ŠKZ l.32 b NPi c
Version parthe pehlevi parthe
Cour de Ardašir Ier (224-241) Šābuhr Ier (241-272) Narseh (293-303)
Nom propre Gēlmān Ardavān Satārap
Identification dwnbʾwntš = Dumbāwand-iž dwnbʾwncy = Dumbāwan-iz dwnbʾwntš (= Dumbāwand-iž)
Tableau 1. Attestations du nom de Dumbāvand dans les inscriptions rupestres du IIIe siècle. a. Ph. HUYSE, Die dreisprachige Inschrift Šābuhrs I. an der Kaʿba-i Zardušt (ŠKZ) I-II (“Corpus Inscriptionum Iranicarum” Part III. “Pahlavi Inscriptions” 1. “Royal Inscriptions” with their Parthian and Greek Versions), Londres 1999, vol. I, p. 55. b. Ph. HUYSE, Die dreisprachige Inschrift, op. cit., I, p. 59. c. P. O. SKJÆRVØ, The Sassanian Inscription of Paikuli, Part III.1, Wiesbaden 1983, p. 72-73, 45/42 et Part III.2, Wiesbaden 1983, p. 127.
Le titre de Dumbāvand-vismagān fut reconnu par J. Markwart dans le Šahristānīhā-ī Ērān (šahr) « Les capitales provinciales du royaume des Aryens » (ci-après ŠĒ)12. Ce petit texte comporte essentiellement la liste des capitales provinciales pour lesquelles l’auteur mentionne souvent un fait marquant. Entre ces listes de capitales provinciales s’insère un passage sur les vingt-et-une villes construites par des (souverains) montagnards dans le Padišxvārgar (= Parišxvārgar correspondant à peu près à la notion du Tabaristān), c’est-à-dire la région montagneuse qui borde au sud la mer caspienne. Suit une énumération de ces (souverains) montagnards qui sont au nombre de sept13. Ce passage (§ 29) a été transcrit très différemment par les trois derniers éditeurs du Šahristānīhā-ī Ērān (šahr) : Markwart a Nybergb Daryaeed
kōfyār 7 hēnd : dumbāvand-visēmakān *Nihāvand c kōfyār 7 hēnd : dumbāwand wisēmagān xagān kōfyār 7 hēnd : dumbāwand wisēmagān ud āhagān
Markwart Nyberg Daryaee
(suite) Vēsutūn ud Dēnahbarān ud Musrarkan ud Balōčān ud Marinjān (suite) Wispuhr *Sōwārān Musragān ud Balōcān ud Marinčān (suite) ud *wispuhr ud *sōbārān ud musragān ud barōzān ud marinzān
Tableau 2. Transcription du § 29 du Šahristānīhā-ī Ērān (šahr). a. J. M ARKWART, Catalogue, op. cit., p. 15. b. La reconstitution est faite d’après le texte (H. S. NYBERG, A Manual of Pahlavi I, Wiesbaden 1964, p. 115), l’index (idem) et le glossaire (H. S. NYBERG, A Manual of Pahlavi II, Wiesbaden 1974). c. H. S. NYBERG, A Manual of Pahlavi, op. cit., a pris le w qui figure après de nombreux mots comme le trait final du mot tandis que les autres auteurs l’ont considéré comme la conjonction W, i.e. ud « et ». d. T. DARYAEE, Šahrestānīhā ī Ērānšahr, op. cit., p. 14-15.
11. Ph. HUYSE, Die dreisprachige Inschrift, op. cit., II, p. 138, § 42.10 et p. 160-161, § 47.4. 12. Édition posthume par G. M ESSINA (éd.), J. Markwart. A Catalogue of the provincial Capitals of Ērānšahr, Rome 1931. L’éditeur le plus récent de ce texte (T. DARYAEE, Šahrestānīhā ī Ērānšahr. A Middle Persian Text on Late Antique Geography, Epic, and History, with English and Persian Translations, and Commentary, Costa Mesa, California 2002) en énumère les éditions précédentes : p. 11-12. 13. Malgré un éloignement chronologique considérable on ne peut manquer de remarquer que la « province » (= šahristān) de Damāwand comporte encore actuellement sept provinces (Village Gazetteer 13, Imperial Government of Iran. Plan Organization. Iranian Statistical Centre, 1969 : je dois cette référence à Bernard Hourcade).
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Malgré le chiffre 7 qui qualifie le nombre des kōfyār « seigneurs de la montagne » Nyberg et Daryaee ont préféré dissocier les deux premiers termes dumbāvand et visēmagān parvenant ainsi à 8 kōfyār14. La lecture de *Nihāvand par Markwart est le résultat d’une correction pour laquelle, à notre avis, il n’existe aucune raison. La différence entre les transcriptions de Nyberg (xagān = seigneurs turcs) et de Daryaee (āhagān) du même terme s’explique par l’ambiguïté de l’écriture cursive pehlevie – le mot pouvant se lire h’k’n ou ’hk’n – mais surtout par la conception différente qu’ont les deux auteurs concernant ce passage : Daryaee considère que tous les kōfyār mentionnés sont localisés dans le Padišxvārgar, tandis que Nyberg (et aussi Markwart) les placent à différents endroits montagneux de l’empire. Si notre propos ne concerne ici que les trois premiers termes (cf. les trois premières lignes du tableau 2), on ne peut manquer de relever les très grandes différences de transcription qui existent pour certains toponymes. Seules de nouvelles sources pourraient décider de la lecture définitive de ce passage. Dans le texte arménien de Pʿawstos Buzand le « Dmawund vsemakan » et le « Apakan vsemakan » sont cités dans un contexte du IVe siècle, tandis que dans le ŠĒ aucun cadre chronologique n’est fourni pour ce passage. La forme sous laquelle le ŠĒ nous est parvenu appartient à un horizon post-sassanide – Nyberg attribue sa rédaction au Xe siècle15, Markwart au début du VIIIe siècle tout en ajoutant que quelques passages sont plus tardifs. Daryaee aussi opte pour le VIIIe siècle, mais pense que la description de l’empire sassanide reflétée dans le ŠĒ correspond au VI e et au début du VII e siècle 16. On peut toutefois se demander si au VIe siècle Dumbāvand était encore gouverné par un vismagān. À l’époque de Khusrō Ier (531-579), la plupart des territoires qui jouissaient auparavant de statuts parfois fort divers (royauté, principauté, etc.) sont intégrés dans le canevas de l’administration sassanide provinciale. S’il n’y a aucune source qui dise explicitement que ce n’est pas le cas de Dumbāvand et des autres « provinces » qui font partie du Padišxvārgar, les sceaux administratifs sassanides plaident plutôt en faveur de leur intégration dans le tissu administratif provincial à l’époque sassanide tardive17. Mais cela ne signifie évidemment pas qu’à cette époque les membres de la noblesse locale avaient perdu toute prérogative et ne pouvaient pas faire graver des sceaux à leur nom et à leur titre. De toute manière, il est probable que cette région qui a été le théâtre des révoltes de Vahrām VI et de Vistahm à la fin du VIe siècle recouvra ensuite un statut de plus en plus autonome par rapport à l’administration centrale sassanide, redevenant un état « féodal » de la noblesse terrienne.
14. Cependant T. DARYAEE, Šahrestānīhā ī Ērānšahr, op. cit., p. 19 suit pour la traduction celle de Markwart et associe les deux termes : « visēmagān de Damāwand ». 15. H. S. NYBERG, A Manual of Pahlavi, op. cit., p. XXI. 16. T. DARYAEE, Šahrestānīhā ī Ērānšahr, op. cit., p. 1, 4. 17. Par exemple un sceau administratif de l’office de magūh d’une localité située dans la « province » de Dumbāvand et d’Āmūl (R. GYSELEN, Nouveaux matériaux pour la géographie historique de l’Empire sassanide : sceaux administratifs de la collection Ahmad Saeedi (“Cahier de Studia Iranica” 24), Paris 2002, fig. 28, et R. GYSELEN, Sasanian Clay Sealings and Seals in the Collection of A. Saeedi (“Acta Iranica” 44), Louvain 2007, bulle I/102) et deux sceaux d’āmārgar de Pariš(x)vārgar/Padišxvārgar (idem, Nouveaux matériaux, op. cit., fig. 20 et 21 ; idem, Sasanian Clay Sealings, op. cit., I/25a (bulles I/74-I/81) et I/25b (bulle I/82).
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Sources arméniennes et sources primaires sassanides
Confrontant la source arménienne au ŠĒ, on observe que dans la première le terme « vsemakan » est associé aussi bien au toponyme « Dmawund » qu’à celui de « Apakan ». Rien de tel dans ŠĒ où le terme vismagān ne concerne que dumbāvand. Il est évidemment possible que seul dans le Dumbāvand le prince local portât le titre vismagān, mais on peut aussi avancer l’hypothèse que le terme vismagān n’a été associé qu’au premier toponyme dumbāvand, mais est sous-entendu pour les six autres régions. Le passage serait alors à comprendre : dumbāvand-vismagān ud āhagān, etc. On ne peut manquer de constater le parallélisme entre l’arménien « Apakan vsemakan » et le pehlevi « āhagān », à condition d’accepter une erreur d’un copiste du ŠĒ qui aurait copié ʾ/h à la place de p, deux lettres qui après un premier ʾ/h ne sont pas très dissemblables en écriture cursive : il suffit de relier par une boucle les deux traits de ʾ/h pour obtenir p. Quoi qu’il en soit, l’historicité de personnages portant le titre de Dumbāvandvismagān est maintenant confirmée par la sigillographie. L’un des sceaux a appartenu à un certain Māh-Gušnasp (fig. 118) et n’est attesté que par son empreinte sur deux bulles19. L’autre sceau ne nous est connu qu’à travers une photo conservée dans les Staatliche Museen zu Berlin (fig. 2 20). Impossible de déterminer dans quel matériau ces deux sceaux ont été coupés, mais il s’agit (probablement dans les deux cas) d’un grand sceau convexe (le premier mesure 33 sur 27,5 mm, le second – si la photographie est à l’échelle 1:1 – 27 x 29 mm). Malgré de nombreuses erreurs de graphie et d’oublis, on peut restituer les inscriptions comme suit : Sceau 1 à corriger : Transcription Sceau 2 à corriger : Transcription
Nom mʾhgwšnspy Māh-Gušnasp ʾwzwh ʾwcwh Ōz-veh
Patronyme (?)
ZY mtlʾtylšʾpyhyt ZY mtlʾtwlšʾpwhr’n ī Mihr-Ādur-Šābuhrān
Titre ZY dwbʾwndy wsmkn dwbʾwndy ī Dumbāvand-visemagān ZY dynbʾwndy smkn ZY dwnbʾwndy wsmkn ī Dumbāvand-visemagān
plhwy Farrox
Tableau 3. Les inscriptions (en translittération et en transcription) des deux sceaux de Dumbāvand-wismagān.
Il reste à se demander quelle est finalement la bonne graphie et l’étymologie du terme vismagān – écrit wsymkʾn dans le ŠĒ, wsmkn sur les sceaux et vsemakan en arménien. Plusieurs auteurs l’ont considéré comme un composé avec le mot arménien vsem, signifiant « éminent » ou « noble »21. Même F. Justi dans son dictionnaire de noms iraniens réfère au terme arménien22. Mais a priori, il n’y a aucune raison de penser que l’étymologie du terme est arménienne. Toutefois, à
18. Dessin de Hélène Renel. 19. Dans la collection de A. Saeedi et publiées dans R. GYSELEN, Sasanian Clay Sealings, op. cit., III.36 et III.37. 20. Dessin de Hélène David d’après la photo fournie par Jens Kröger, conservateur au Museum für Islamische Kunst. La photo porte au dos la mention « Kalkutta ». 21. J. M ARKWART, Catalogue, op. cit., p. 70, § 29 « sublime, eminent, […] » ; N. GARSOÏAN, The Epic Histories, op. cit., p. 568 : vsem « eminent, elevated, august, noble ». 22. F. JUSTI, Iranisches Personennamenbuch, Marburg 1895 [= Hildesheim 1963], p. 376 : wsemakan « hochwürdig » en arménien.
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Rika Gyselen
notre connaissance, aucune étymologie iranienne pour le titre wis (ē ?)magān n’a été proposée. Dans la transposition des données « sassanides » en pehlevi vers l’arabe, le terme wsmgʾn/vismagān semble être devenu ma muġān et a été compris comme le « grand mage »23. Sauf si le titre vismagān de ces princes montagnards a changé à l’époque islamique24, on devrait incriminer cette graphie ma muġān à une transmission fautive d’un copiste. Toutefois la confusion entre ma muġān et wis (ē ?) magān ne s’est probablement pas faite en pehlevi : difficile en effet de se tromper entre un w et un m. En revanche les lettres m et w en arabe comportant toutes les deux une boucle initiale, elles sont peut-être plus faciles à confondre. Quant à la lettre arabe , elle transpose plutôt le č pehlevi que le s pehlevi. De toute manière ce ne serait pas le seul cas où un toponyme iranien aurait été mal compris en arabe25.
Fig. 1. Sceau n° 1.
Fig. 2. Sceau n° 2.
D’un point de vue iconographique, les deux sceaux de dumbāvand-wismagān ont deux motifs en commun : un lion (motif principal sur le sceau n° 1, motif secondaire sur le sceau n° 2) et un motif alphabétique linéaire (motif principal sur le sceau n° 2, motif secondaire sur le sceau n° 1). Sur le sceau n° 2 le lion est assis au-dessus d’un monticule qui fait peut-être allusion au paysage montagneux de la région et au mont Dumbāvand qui en est le point culminant, en particulier. Sur ce même sceau figure aussi un motif qu’on peut identifier comme le soleil et la lune,
23. P. SCHWARZ, Iran im Mittelalter, Hildesheim, New York 1969, p. 786, n. 2 : Jākut explique le mot comme « Grossmagier ». 24. J. M ARQUART, Ērānšahr nach der Geographie des ps. Moses Xorenacʿi. Mit historisch-kritischem Kommentar und historischen und topographischen Exkursen (“Abhandlungen der königlichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen”. “Philologisch-historische Klasse” Neue Folge III/2), Berlin 1901, p. 127-128, dit que la première mention de ma muġān date de l’an 131 H. J. M ARKWART, Catalogue, op. cit., p. 70 : le titre ma muġān est d’origine plus tardive et est dérivé peut-être de mazmagā « le grand don ». 25. On peut rappeler Īršahr pour Abaršahr, Šahr (a)zūr pour Syā-razūr, etc.
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Sources arméniennes et sources primaires sassanides
un motif secondaire qu’on retrouve sur une série de sceaux de hauts dignitaires qui, à titre d’hypothèse, a été attribuée aux VIe-VIIe siècles26. Le sceau n° 2a encore un autre point en commun avec ce groupe typologiquement homogène : la présence du terme « farrox » à la fin de l’inscription, un aspect qui est aussi attesté sur un sceau officiel d’un général d’Ohrmazd IV27. Aucune donnée iconographique ou épigraphique ne permet de proposer une datation pour le sceau n° 1. II. Sembat Bagratuni et l’invasion « hephtalite » La carrière de Sembat Bagratuni est décrite dans un texte traditionnellement attribué à Sebēos. Sollicité pour expliquer comment les forces arabes ont pu réussir à envahir aussi rapidement toute la région, Sebēos met en relief les événements qui ont mené à ce désastre, et en particulier les décisions néfastes de Khusrō II (590-628). La rédaction du texte – datée de l’an 655 avec des additions en l’an 66128 – est postérieure à la plupart des événements qu’il décrit, ce qui peut expliquer quelques inexactitudes chronologiques dans la narration. En outre, l’ordre chronologique des événements qui nous est parvenu a pu être perturbé suite aux alea que le manuscrit a peut-être subis lors de copies successives. L’idée que des erreurs d’ordre chronologique aient pu se glisser dans la source arménienne nous est venue à l’issue de la confrontation du texte de Sebēos à certaines données numismatiques sassanides. Mais répétons-le : les données numismatiques mises en œuvre ici concernent surtout l’absence de frappes monétaires. C’est un type d’argument fragile qui oblige à souligner le caractère hypothétique des conclusions auxquelles cette confrontation a mené. 1. Première partie de la carrière « sassanide » de Sembat Bagratuni : sa présence auprès de Khusrō II, sa nomination comme marzbān du pays du « Gurgān » et son retour en Arménie29 Sembat Bagratuni apparaît sur la scène sassanide au moment où Khusrō II bat Vahrām VI avec l’aide entre autres de troupes arméniennes, c’est-à-dire en l’an II30. Sebēos en revanche ne mentionne Sembat Bagratuni que bien plus tard, après des événements qui ont lieu en l’an VI. En cette année 6, Khusrō II reçoit à la cour des généraux arméniens, dont Pap (pas Sembat) Bagratuni. Suit la narration de la révolte de Vistahm dont Khusrō II ne vient pas à bout. Appointé marzbān du pays de Gurgān par Khusrō II, Sembat Bagratuni livre bataille contre une confé-
26. R. GYSELEN, Great-Commander (vuzurg-framadār) and Court Counsellor (dar-andarzbed) in the Sasanian empire (224-651) : The Sigillographic Evidence (Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente”, “Conferenze” 19), Rome 2008. 27. R. GYSELEN, The Four Generals of the Sasanian Empire: some Sigillographic Evidence (“Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente” “Conferenze” 14), Rome 2001, seal 3b. 28. J. HOWARD-JOHNSTON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History attributed to Sebeos I-II (“Translated Texts for Historians” 31), Liverpool University Press 1999, p. 156. 29. Texte : R. W. THOMSON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 43-49. Pour le commentaire : J. HOWARD-JOHNSTON, op. cit., p. 181-183. 30. C’est ce que semble suggérer A. D. H. BIVAR, « The political History of Iran under the Sasanians », Cambridge History of Iran III/1, Cambridge 1983, p. 165.
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dération des provinces d’Āmūl, Rōyān, Zalēxān et Tabaristān [voir carte]31. Après la mort de Vistahm, les révoltes continuent. Bagratuni subit une défaite à Kōmiš, pays d’origine de Vistahm, mais réussit finalement à écraser la révolte dans une bataille au Tabaristān. Le texte précise que Bagratuni a été marzbān pendant huit ans et que, couvert d’honneurs, il retourna en Arménie au cours de l’an de règne 18. Howard-Johnston donne la date 606/607 en ère chrétienne pour l’an XVIII, mais une étude récente a confirmé que l’an I du règne de Khusrō II est 590/59132, ce qui place l’an XVIII vers 607/608. 2. Retour de Sembat Bagratuni, son appointenant dans l’est iranien et sa mort à la cour33 Sebēos dit qu’après l’hiver Sembat Bagratuni est rappelé par Khusrō II pour poursuivre l’armée des « kouchans » (= hephtalites). Sembat Bagratuni reçoit l’office de tanutēr (= gund-ī kadag-xvadāyān-framādār d’Armin ?34) ainsi que d’autres fonctions35. Khusrō lui dit de choisir lui-même le (ou les ?) marzbān qu’il souhaite. Avec ses armées Bagratuni part vers la région de Kōmiš. Il constate que l’armée hephtalite a envahi toute la région. Cependant, lorsqu’elle apprend le retour de Bagratuni, elle se retire. Bagratuni la poursuit avec succès et stationne ensuite vers Abaršahr, dans la province de Tūs36. Puis, une coalition de Hephtalites et de Turks attaque avec succès le contingent sassanide et fait une incursion dans l’empire sassanide jusqu’à la frontière de Ray et de la province de Ispahān. Après avoir pillé toute la région, elle se retire vers l’est. Bagratuni remet une armée sur pied. Sortant victorieux d’un combat singulier avec le roi hephtalite, Bagratuni poursuit les armées hephtalites jusqu’à Balkh et dévaste toute la région de Hérat (= Harēy), Badgēs (= entre Harēy et Marv-rūd), Tālikān (= entre Marv-rūd et Balkh) et Tokharistān (à l’est de Balkh). On peut remarquer que ni le Sakastān ni les territoires au sud de l’Hindukush, comme le Zāvulistān ou le Varāzigān, ne sont mentionnés. Ensuite Bagratuni installe son armée au niveau de Marv et de Marv-rūd. Appelé à la cour sassanide, Bagratuni y meurt en l’an de règne 28 (= 617/618). 3. La fonction de « ʿmarzbān du pays de Vrkan » de Bagratuni La transposition de titres d’une langue à une autre, d’une culture à une autre n’est pas toujours fidèle, c’est dire qu’ils ne couvrent pas toujours exactement le
31. Āmūl et Rōyān-Zalēxān sont attestés comme « province » par des sceaux administratifs (R. GYSELEN, La géographie administrative de l’Empire sassanide. Les témoignages sigillographiques (“Res Orientales” 1). Paris 1989), ainsi que le Parišxvārgar qui représente probablement une région comportant plusieurs provinces (R. GYSELEN, Nouveaux matériaux, op. cit.), peut-être les sept districts montagnards mentionnés dans le ŠĒ, op. cit., § 29 (voir ci-dessus). 32. S. TYLER-SMITH, « Calendars and coronations : the literary and numismatic evidence for the accession of Khusrau II », Byzantium and Modern Greek Studies 28 (2004), p. 33-65. 33. R. W. THOMSON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 49-54 ; J. HOWARD-JOHNSTON, op. cit., 1999, p. 183-189. 34. Voir à ce propos N. GARSOÏAN, « Le “guerrier des Seigneurs” », op. cit. 35. R. W. THOMSON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 49 « the Lesser Ministry of Finance, the administration of the country ». Impossible pour le moment d’interpréter cette information en termes administratifs sassanides. 36. La sigillographie montre que la « province » de Tūs et la « province » d’Abaršahr sont deux entités administratives distinctes : R. GYSELEN, Nouveaux matériaux, op. cit.
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même concept. Mais le titre de marzbān utilisé par Sebēos est peut-être réellement équivalent à la fonction de marzbān dans l’empire sassanide. Le texte arménien spécifie qu’il est nommé marzbān du pays de Vrkan37. Le terme « pays de » ne peut être omis au profit de l’expression « marzbān de Vrkan (= Gurgān) ». En effet, dans le système administratif provincial des VIe-VIIe siècles, Gurgān est une « province » ayant une frontière au sud-ouest avec la « province » Kōmiš et au sud-est avec celles d’Abaršahr et de Tūs38. Si on fait confiance au seul sceau de marzbān qu’on connaisse39, le marzbān avait autorité sur un territoire qui comporte plus qu’une seule province. On peut en conclure que Bagratuni est marzbān sur un territoire comportant au minimum les provinces de Kōmiš, Gurgān, Abaršahr et Tūs, une région qui sert de zone tampon entre le plateau iranien (Ray et Isfahān) et l’est iranien (Marv et Balkh). La sigillographie a confirmé les sources historiographiques qui attestent de l’existence d’un général pour chacun des quatre côtés de l’empire 40. Mais rien ne permet d’établir un rapport entre le territoire sous l’autorité d’un spāhbed et celui aux mains d’un marzbān41. A priori, il n’existe aucune preuve que le marzbān sassanide ait eu autorité sur le même type de territoire que le spāhbed, c’est-à-dire sur un des quatre « côtés » de l’empire. Lorsque Bagratuni est nommé marzbān dans le pays du Gurgān, ce territoire ne représente donc qu’une partie du kust-ī xvarāsān « le côté de l’Est » dont Vistahm avait été nommé spāhbed par Khusrō II. Le « côté de l’est » comportait d’une part la région de Tūs, Abaršahr, Gurgān et Kōmiš, d’autre part celle de Marv et de Hérat. Les territoires au sud de ces régions « orientales », ainsi le Sakastān et le Zāvulistān, sont attribués par le ŠĒ au côté du sud, une attribution qui semble confirmée par la sigillographie 42. S’il faut en croire le ŠĒ, le Padišxvārgar faisait partie du « côté de l’ouest ». Mais d’autres listes énumérant les territoires appartenant à l’un ou l’autre des quatre « côtés » diffèrent de celle du ŠĒ, de telle sorte qu’il est bien possible que la définition géographique des quatre « côtés » ne fût pas définie de manière rigide43. Quoi qu’il en soit, le royaume de Vistahm semble bien s’étendre du Padišxvārgar à l’ouest à Marv et Hérat à l’est. Avec l’appointement de Bagratuni comme marzbān de la région du Gurgān, ce royaume est coupé en deux.
37. R. W. THOMSON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 43-44. 38. Voir par exemple carte 5 : R. GYSELEN, Nouveaux matériaux, op. cit. 39. J. A. LERNER et P. O. SKJÆRVØ, « Some Uses of Clay Bullae in Sasanian Iran : Bullae in the Rosen and Museum of Fine Arts Collections », dans R. GYSELEN (éd.), Sceaux d’Orient et leur emploi (“Res Orientales” X), Bures-sur-Yvette 1997 (p. 67-87), p. 68, fig. 1 : sceau de Ādur-Narseh, marzbān d’Asōristān. 40. R. GYSELEN, The Four Generals, op. cit. 41. De très nombreuses attestations ont été réunies par Ph. GIGNOUX, « L’organisation administrative sasanide : le cas du marzbān », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 4 (1984), p. 1-29. Comme la plupart des références sont post-sassanides ou posent un problème de lecture, elles sont difficiles à utiliser pour notre propos. Notons que ni le sceau de marzbān – publié seulement en 1997 – ni le texte de Sebēos – dont la traduction est parue en 1999 – n’y figurent. 42. R. GYSELEN, Sasanian Clay Sealings, op. cit., p. 10 et n. 51. 43. À ce propos C. BRUNNER, « Geographical and administrative Divisions : Settlements and Economy », Cambridge History of Iran III/2, Cambridge 1983 (p. 747-777), p. 750.
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4. Données numismatiques Concernant l’est iranien, la numismatique a déjà été mise à contribution pour éclairer certains événements du règne de Khusrō II44. Examinant les ateliers orientaux, on constate que Balkh disparaît après l’usurpation de Vahrām VI. Tous les autres ateliers de l’est frappent monnaie au nom de Khusrō II, même à l’époque où ces régions font partie du « royaume » de Vistahm : 1) À partir de l’an II 45, l’atelier de Hérat (sigle monétaire HL), non attesté sous Vahrām VI, frappe monnaie jusqu’en l’an X, puis disparaît de manière définitive ; 2) L’atelier de Sakastān (sigle monétaire SK), également non attesté sous Vahrām VI, et comme Hérat un atelier peu productif, frappe monnaie de l’an III jusqu’en l’an XIV pour ne reprendre ensuite son activité qu’en l’an XX ; 3) L’atelier de Marv (sigle ML), plus productif que les deux précédents, frappe de l’an II à l’an XIII, puis reprend en l’an XXI ; 4) L’atelier d’Abaršahr (sigle APL) émet des monnaies au nom de Khusrō II pour les années 4, 8, 9, 10, 25, 35. D’après l’échantillon utilisé ici, aucun atelier de l’est iranien n’aurait frappé monnaie au cours des années 15-19. Hasard des trouvailles ? Fermeture consentie ou forcée des ateliers pendant cinq ans ? À titre d’hypothèse, nous en avons conclu que ces ateliers étaient passés aux mains des Hephtalites. Si Smbat Bagratuni est relevé de son poste de marzbān en l’an XVIII et est renvoyé, couvert d’honneurs, dans son pays d’origine, on doit en conclure qu’il a laissé dans un état de sécurité cette région du Gurgān… et peut-être aussi le Khorassan oriental. Ce qui impliquerait que ces régions soient en l’an XVIII sous souveraineté sassanide. Or, d’après les données numismatiques, cela ne semble pas être le cas. Alors, pourquoi aurait-on renvoyé Smbat Bagratuni dans son pays d’origine en l’an XVIII si cette région qui lui avait été confiée n’était pas pacifiée ? Il semble plus plausible de placer ce départ à un moment où le Khorassan oriental accepte l’autorité sassanide, donc avant l’an XV. Deux opinions assez divergentes ont cours à propos des dates où Bagratuni est marzbān du pays de Gurgān46 :
Marzbān du pays de Gurgān Victoire dans le Tabaristan Retour en Arménie
Howard-Johnston 11-18 11/12 18
Toumanoffa ±5/6-12/13
a. Mentionné par R. W. THOMSON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 44, n. 271 : C. TOUMANOFF, Les Dynasties de la Caucasie chrétienne de l’antiquité jusqu’au XIXe siècle. Tables généalogiques et chronologiques, Rome 1990, p. 111. N’ayant pas pu consulter l’ouvrage, nous ne savons pas quels sont les arguments de l’auteur pour une telle datation.
44. M. I. MOCHIRI, Étude de numismatique iranienne sous les Sassanides et Arabe-Sassanides II, Téhéran 1977, passim ; R. GYSELEN, « La reconquête de l’est iranien par l’empire sassanide au VIe s. d’après les sources « iraniennes » », Arts Asiatiques 58 (2003), p. 162-167. 45. Notre documentation personnelle ne comporte pas de monnaies de l’an II des ateliers de Hérat (HL) et de Marv (ML) : voir à ce propos M. I. MOCHIRI, op. cit., p. 133, fig. 335a. 46. Pour rendre plus facile à comprendre les différentes opinions et surtout la confrontation avec les données numismatiques, les dates données par les différents auteurs en ère chrétienne ont toutes été transformées en années de règne. Les dates en ère chrétienne ont été converties ainsi : 590 = an I, an 591 = an I/2, etc.
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Si les témoignages numismatiques font foi, il en résulte que la source arménienne se trompe sur l’année 18 ou bien qu’elle embellit l’action de Bagratuni qui en réalité n’était pas une réussite. Cependant le fait que Khusrō II fait de nouveau appel à Bagratuni plus tard et lui donne des responsabilités encore plus importantes plaide en faveur d’une erreur de date. 5. Retour de Bagratuni et les incursions hephtalites sur le plateau iranien Howard-Johnston place le retour de Bagratuni auprès de Khusrō II aux environs de 23/24, prétextant que des feuillets du manuscrit se sont perdus47 et que l’hiver et le printemps mentionnés par Sebēos ne suivent pas directement les événements relatés auparavant. Il faudrait alors concevoir que toutes les péripéties – l’envoi de Bagratuni au Khorassan, sa première victoire sur les Hephtalites, la victoire des Hephtalites sur le fort sassanide suivie d’une incursion jusqu’aux abords de Ray et d’Ispahān, la levée d’une nouvelle armée par Bagratuni, sa victoire sur les Hephtalites et les incursions des armées de Bagratuni aussi loin que Balkh et le Tokharistān, son retour à la cour et sa mort – aient eu lieu entre l’an XXIV et 2848. Si on place le retour de Sembat Bagratuni en Arménie en l’an XIII, et qu’on estime qu’il est rappelé l’année suivante, ce retour dans l’est iranien pourrait se placer en l’an XIV, une année où l’atelier de Marv ne frappe déjà plus monnaie. Qu’en est-il vraiment de la première victoire de Bagratuni sur les Hephtalites ? Sebēos dit qu’après avoir chassé les armées hephtalites Bagratuni se retire à Tūs. Mais pourquoi se retirer si loin à l’ouest si les grandes villes de l’est comme Marv sont libérées des Hephtalites ? Ce repli sur Tūs semble plutôt impliquer que la Margiane n’est pas vraiment aux mains des Sassanides, et à plus forte raison les territoires plus à l’est et sud-est. Une telle situation peut se situer dans les années 15-19, mais pas en l’an XXIII/24 (comme Howard-Johnston le suggère) où l’activité monétaire de Marv et de Sakastān est redevenue régulière. Sebēos ne spécifie rien à propos de l’intensité et la durée des incursions hephtalites sur le plateau iranien, un épisode qu’aucune autre source n’évoque. Si ces incursions ont été suffisamment violentes pour déstabiliser la région, la production monétaire a pu aussi s’en ressentir. En examinant le monnayage de Ray (sigle monétaire LD) et d’Isfahān (l’atelier monétaire est Gay la ville jumelle de Spahān, sigle GD), on observe une absence totale de production en l’an XVIII. C’est seulement en l’an XXII que la production y revient au niveau d’avant l’an XVIII. Cependant, il faut souligner que Ray et Gay ne sont pas les seuls ateliers à ne pas frapper monnaie en l’an XVIII et à avoir ensuite un redémarrage plutôt lent. Des ateliers très productifs comme BYŠ (= Bišābuhr dans l’ouest du Fārs), DA (= Dārābgird dans l’est du Fars) ou WYH (= Vēh-Kavād en Mésopotamie) qui sont situés loin de Ray et de Gay connaissent également une chute de production dramatique en l’an XVIII et ne retrouvent qu’en l’an XXII le même rythme d’émissions qu’avant.
47. J. HOWARD-JOHNSTON, dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 184. 48. J. HOWARD-JOHNSTON pense qu’il ne s’agit que de deux saisons de campagne successives (dans R. W. THOMSON et J. HOWARD-JOHNSTON, The Armenian History, op. cit., p. 184).
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Carte. Noms des « provinces » et des « régions » (ligne courbe) mentionnés dans le texte et attestés par des sceaux sassanides.
Rien, a priori, dans l’histoire politico-militaire de l’empire ne semble expliquer ce phénomène numismatique de l’an XVIII. Bien sûr, au Proche-Orient les armées sassanides connaissent un ralentissement dans la conquête – aucun écho de ce qui se passe entre l’an XVI (prise d’Alep) et l’an XXII (prise d’Antioche) – mais quelle en serait l’incidence sur la production monétaire ? Si on suit la chronologie que propose Howard-Johnston pour Sebēos, rien de particulier non plus ne se passe dans l’est iranien. Il faut toutefois remarquer que l’année 18 n’est pas seulement synonyme d’une baisse spectaculaire de la production monétaire, mais qu’elle est aussi une des très rares années qui soit mentionnée explicitement dans deux sources : d’après Sebēos c’est en l’an XVIII que Bagratuni rentre en Arménie, et d’après abarī, Khusrō fait transporter en l’an XVIII le trésor dans un nouvel édifice à Ctésiphon49. Mais à première vue il n’existe aucun rapport entre ces événements et une diminution drastique dans la production monétaire. Dans l’état actuel de nos connaissances la chute de la production monétaire en l’an XVIII et la lente reprise les années suivantes ne semble pouvoir s’expliquer que par une décision (centrale) suite à une saturation des réserves monétaires. En revanche, l’interruption de la production monétaire entre l’an XIV à 20 dans les ateliers orientaux relativement peu productifs semble difficile à interpréter de la même manière.
49. T. NÖLDEKE, abarī, Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sasaniden, Leyde 1973, p. 354-356.
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Conclusions Si malgré tout on choisit de considérer la production monétaire comme une caisse de résonance des événements, on peut suivre Toumanoff (tableau ci-dessus, II. 4) qui situe l’activité de Bagratuni comme marzbān dans la région du Gurgān entre les années 5/6 et 12/13. Son rappel par Khusrō II et son retour dans l’est iranien pourrait alors se placer en l’an XIV, et les incursions hephtalites sur le plateau iranien en l’an XVIII. La reconquête du Khorasan aurait pu commencer en l’an XX avec la réannexion du Sakastān et de la Margiane. À la suite du pillage des régions « bactriennes » de Balkh, Badgēs, Tokharistān et Tālikān par Bagratuni, les Hephtalites ne représenteraient plus une menace directe sur Marv et Sakastān vers l’année 23. Une telle reconstitution chronologique n’est qu’une hypothèse de travail. Elle sera peut-être corroborée un jour par l’apparition de nouvelles sources.
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PLATON SYRIAQUE Henri HUGONNARD-ROCHE Centre national de la recherche scientifique – École Pratique des Hautes Études, sciences historiques et philologiques
Il n’existe aucune traduction d’un quelconque dialogue de Platon dans les manuscrits syriaques conservés, et nous n’avons non plus aucune attestation dans les sources syriaques que l’un des dialogues ait été traduit en cette langue, à l’époque où la plupart des traductions des œuvres philosophiques de l’antiquité ont été faites, entre le VIe et le Xe siècle de notre ère approximativement. Pourtant la figure de Platon n’est pas totalement absente des œuvres syriaques de ce temps, et c’est une esquisse de cette figure à travers divers textes que nous essaierons de tracer ici, en hommage à Michel Tardieu1. Si les dialogues n’apparaissent pas dans les sources, le nom de Platon lui-même est toutefois présent, mais associé à un certain nombre de textes grecs divers, contenus en général dans des ensembles d’ouvrages dits habituellement de philosophie populaire, qui sont des recueils de sentences, d’anecdotes ou de brefs récits moralisants, d’origine grecque ou syriaque. Donnons quelques exemples de ces recueils. I. Le manuscrit Sinaï syriaque 16 Le manuscrit Sinaï syriaque 16, qui date du VIIIe siècle ou du début du IXe siècle, contient – à côté de textes patristiques divers et d’homélies de Jean Chrysostome – un ensemble assez cohérent de traités qui, d’une manière ou de l’autre, abordent des questions de philosophie morale et de préparation à la philosophie 2. Ce sont : – le traité de Plutarque, Πԙς ν τις π’χθρԙν φέλοιτο, Comment tirer profit de ses ennemis, selon lequel l’homme de gouvernement doit savoir supporter et utiliser les injures pour apprendre à se maîtriser et à exercer sa grandeur d’âme, l’ennemi lui offrant par là un moyen de s’améliorer 3.
1. Cet article est la version largement remaniée d’un exposé présenté à la Settimana di formazione « Formazione e diffusione del corpus platonico dall’antichità al mondo di lingua araba », organisée par l’Università degli Studi di Padova et l’Università di Pisa, du 12 au15 février 2007 à Pise. 2. La description la plus complète du contenu de ce manuscrit, conservé au couvent de SainteCatherine du Mont Sinaï, a été donnée par S. BROCK, en appendice de son article « The Genealogy of the Virgin Mary in Sinai syr.16 », Scrinium. Revue de patrologie, d’hagiographie critique et d’histoire ecclésiastique 2 (2006), p. 58-71 (aux p. 69-71). Nous nous bornons ici à signaler les textes qui intéressent notre propos. 3. Édition de ce traité, à partir de ce même manuscrit, par E. NESTLE, « A Tract of Plutarch on the advantage to be derive from one’s enemies. The Syriac version edited from a Ms. On Mount Sinai with a translation and critical notes », Studia Sinaitica 4 (1894) ; traduction allemande par V. RYSSEL, « Zwei neu aufgefundene Schriften der graeco-syrischen Literatur », Rheinisches Museum für Philologie 51 (1896), p. 1-20 (aux p. 9-20, sous le titre : « Abhandlung des Plutarch : darüber, dass jemand von
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– le traité d’un Pseudo-Plutarque, Περ> ¢σκήσεως, sur le mode de vie philosophique, qui fait un éloge de l’exercice comme source de perfection pour le corps et l’âme4. Ce traité se compose d’une suite d’anecdotes et de brefs récits qui mentionnent des personnages de l’antiquité et montrent l’utilité de l’exercice. On y trouve des personnages, tels que Cléopâtre, Socrate, Démosthène, Protagoras, ou encore un certain Zopyros (ainsi se translittère le nom syriaque), censé être capable de lire sur le visage les mœurs de l’âme et qui, rencontrant Socrate, le qualifie de débauché ; à quoi tout le monde rit, cependant que Socrate approuve, en disant : « Par nature je suis enclin à la débauche, mais par l’exercice je suis tel que l’on me connaît ». Platon, quant à lui, est le protagoniste d’un autre petit récit, qui peut se résumer comme suit. Étant convaincu que l’homme, par paresse, se laisse dominer par le sommeil, Platon s’est résolu à ne pas dormir. Il habite donc près d’une forge dont le bruit du marteau le maintient éveillé. Mais étant tombé malade, il a constaté que le sommeil était utile à l’entendement. Dans cette anecdote, le nom de Platon est donc associé à l’idée que le sommeil est superflu et qu’on peut s’en passer pour travailler et apprendre. Il s’agit d’un thème traditionnel, que l’on retrouve plusieurs fois associé au nom de Platon dans ce genre de littérature5. – des « discours de Pythagore »6, parfois mis en d’autres recueils sous le nom de Sextus. – le traité de Plutarque, Περ> ¢οργησίας, Sur l’absence de colère, selon lequel, pour lutter contre la colère, il faut avoir fait au préalable provision de philosophie7. – le traité de Lucien, Περ> τοԏ μ åËδίως πιστεύειν διαβολή, Qu’il ne faut pas croire à la légère à la calomnie, qui invite à ne pas prendre à la légère la calomnie : d’après ce topos de la philosophie hellénistique qui remonte à Socrate, la calom-
seinem Feinde Nutzen hat »). Pour le grec, cf. l’édition avec traduction française par R. K LAERR, dans Plutarque. Œuvres morales I (“CUF”), 2e partie, Paris 1989, p. 189-211. 4. Selon BROCK, « The Genealogy », op. cit., p. 69, ce texte est le même que le texte édité (d’après le ms BL Add. 17209) par P. de LAGARDE, Analecta Syriaca, Leipzig 1858 (Osnabrück 19672), p. 177-186. Le début du texte, manquant dans le ms de Londres, a été édité d’après le ms Sinaï syr. 16 par W. ROHLFS, « Pseudo-Plutarch, Peri Askeseos », dans Paul de Lagarde und die syrische Kirchengeschichte, Göttingen 1968, p. 176-184. 5. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, rapporte parmi les « Gestes et mots mémorables » de Platon (III, 39) les traits suivants : « Beaucoup dormir lui déplaisait aussi. En tout cas, dans les Lois, il déclare : “Un homme endormi ne vaut rien” ». Dans l’annotation de sa traduction française, publiée dans Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres, sous la direction de M.-O. GOULET-CAZÉ, Paris 1999, p. 419 n. 4, L. Brisson indique que le passage visé est Lois VII, 807e-808 c. Il note aussi un parallèle avec Plotin, dont Porphyre raconte qu’il ne s’accordait que peu de sommeil (Vie de Plotin, 8, 21-22) et il fait remonter cette symbolique du sommeil et de la veille à Héraclite (DK 22 B 75 et 89), ajoutant le commentaire suivant : « Imitant en cela les dieux qui restent toujours éveillés et se distinguent ainsi des mortels qui passent une grande partie de leur vie à dormir, celui dont la vie est orientée vers l’intellect organise tout en vue de rester éveillé le plus longtemps possible ». Rappelons aussi, sur le même thème, l’anecdote rapportée par Diogène Laërce (V, 16) selon laquelle, lorsque Aristote s’endormait, « on lui mettait une boule de bronze dans la main, au-dessus d’un bassin, afin que, quand la boule tombait de sa main dans le bassin, il fût éveillé par le bruit » (traduction de M. NARCY, dans les Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., p. 571). 6. Cf. l’édition de P. de LAGARDE, Analecta Syriaca, op. cit., p. 195-201, d’après le ms de Londres Add. 14658. 7. Cf. l’édition de P. de LAGARDE, Analecta Syriaca, op. cit., p. 186-195, d’après le ms de Londres Add. 17209. Pour le grec, cf. l’édition avec la traduction française par J. DUMORTIER, avec la collab. de J. DEFRADAS, dans Plutarque. Œuvres morales (“CUF”) VII, 1re partie, Paris 1975, p. 49-85.
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nie n’a d’existence qu’en fonction de l’ignorance et elle est incompatible avec la vérité8. – un discours d’un philosophe sur l’âme, discours anonyme qui est en réalité un extrait de Némésius d’Émèse9. – un ensemble de sentences attribuées à la philosophe pythagoricienne Théano, qui se rapportent à la conduite vertueuse 10. – deux petits textes attribués nommément à Platon : Le premier rassemble les fameuses Définitions platoniciennes11, mais alors que la version conservée en grec compte environ 200 sentences, la version syriaque ne contient ici que 22 sentences. Le texte en est le plus souvent très proche du grec, mais quelques définitions toutefois n’ont pas d’équivalent dans la source grecque telle qu’elle nous est connue. Les thèmes de ces sentences syriaques sont principalement : l’amitié, la paix, la santé, le corps, le souci de l’intellect. Le second texte mis sous le nom de Platon porte le titre de « Instruction de Platon à son disciple » et se présente sous la forme d’un bref dialogue entre Platon et ce disciple12. Le maître exhorte son disciple à prendre soin de son âme, à la guider vers la recherche du bien et du vrai. Il est aussi question des plaintes que le disciple adresse à son maître, en lui reprochant de l’empêcher de dormir, parce que ce maître veut qu’il apprenne même pendant son sommeil. Platon déclare, en effet, à son disciple que, pour peu qu’il s’exerce assez souvent, il sera capable d’apprendre même durant son sommeil. Dans ce bref texte, on retrouve encore une fois l’idée associée à Platon qu’il convient de ne pas s’abandonner au sommeil au lieu d’étudier. – des dits des philosophes anonymes13.
8. Cf. l’édition d’E. SACHAU, Inedita Syriaca, Halle 1870 (Hildesheim 19682), p. 1-6, d’après le ms de Londres Add. 17209. Édition du texte grec avec traduction française par J. BOMPAIRE, dans Lucien de Samosate. Œuvres, t. II (“CUF”), Paris 1998, p. 135-168. Rappelons que ce traité de Lucien était célèbre dès l’Antiquité pour la description d’un tableau perdu d’Apelle qui représentait la Calomnie. Cette description attira, à la Renaissance, un bon nombre de peintres, à commencer par Botticelli, Mantegna ou Raphael. 9. Ce texte, parfois attribué à Aristote, est une adaptation des chapitres II et III sur la nature de l’âme et son union avec le corps, extraits du traité De natura hominis de Némésius, qui ont circulé séparément, sous le nom de Grégoire de Nysse, et ont été repris par un Pseudo-Grégoire le Thaumaturge : sur la circulation de cette partie de l’œuvre de Némésius, voir M. ZONTA, « Nemesiana Syriaca : New Fragments from the Missing Syriac Version of the De natura hominis », Journal of Semitic Studies 36 (1991), p. 223-258 (aux p. 223-227). 10. Cf. l’édition d’E. SACHAU, Inedita Syriaca op. cit., p. 70-75, d’après le ms de Londres Add. 14658 ; voir l’étude et la traduction allemande d’U. POSSEKEL, « Der “Rat der Theano”. Eine pythagoreische Spruchsammlung in syrischer Übersetzung », Le Muséon 111 (1998), p. 7-36. 11. Selon BROCK, « The Genealogy », art. cit., p. 69, ce texte est le même que le texte édité (d’après le ms BL Add. 14658) par E. SACHAU, Inedita Syriaca, op. cit., p. 66-67. Sur la tradition grecque de ces définitions, qui ont été composées postérieurement au temps de Platon, car elles portent des traces de la pensée stoïcienne, voir l’édition avec traduction française de J. SOUILHÉ, dans Platon. Œuvres complètes t. XIII (“CUF”), Paris 1930, p. 153-173. 12. Le même texte a été édité par E. SACHAU, Inedita Syriaca, op. cit., p. 67-69, d’après le ms de Londres Add. 14658. Traduction anglaise par B. H. COWPER, Syriac Miscellanies, Londres 1861. 13. A. S. LEWIS (éd.), « Catalogue of the Syriac Manuscripts in the Convent of Saint Catherine on Mount Sinai », Studia Semitica 1 (1894), p. 18-38 (aux p. 26-38). Sur les gnomologies syriaques, anonymes ou d’attributions fantaisistes, on peut lire N. ZEEGERS-VANDER VORST, « Une gnomologie
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II. Le manuscrit Sinaï syriaque 14 Considérons maintenant le manuscrit Sinaï syriaque 14. Il s’agit d’une anthologie monastique, dans laquelle on trouve, à côté de textes d’auteurs monastiques divers, grecs ou syriaques (melkites ou syriens de l’Est), tout un ensemble de textes d’origine païenne, appartenant à la « philosophie populaire », parmi lesquels14 : – une collection de définitions philosophiques. – de brefs récits et des sentences censés être extraits de Platon (dont le texte est inédit), de caractère éthique15. – la Vie de Secundus le philosophe silencieux, dont le thème principal est celui de la méditation silencieuse16. Le philosophe Secundus, que l’on situe à l’époque d’Hadrien, gardait le silence imperturbablement. L’empereur lui avait envoyé alors un messager pour le menacer de mort s’il ne parlait pas ; mais, comme il continuait à se taire en respectant son silence, il a eu la vie sauve. On peut imaginer que ce thème ait eu un certain écho dans les monastères, où ce genre de recueils était conservé. – un extrait du Περ> ¢ρετӸς de Thémistius, qui n’existe plus en grec 17. – de brefs textes (inédits) concernant Platon, qui contiennent probablement des anecdotes du type de celles qu’on a déjà rencontrées ci-dessus18. – une collection de dits d’un certain « Stomatalisa le Philosophe »19. – un texte intitulé « Aristote le sage », qui contient une division de l’âme, suivie d’extraits du traité pseudo-aristotélicien Sur les vertus et les vices. – une collection de dits anonymes portant sur l’âme.
d’auteurs grecs en traduction syriaque », Symposium Syriacum 1976 (“Orientalia Christiana Analecta” 205), Rome 1978, p. 163-177. 14. Voir la description du contenu de ce ms, donnée par S. BROCK, « Syriac Translations of Greek Popular Philosophy », dans P. BRUNS (éd.), Von Athen nach Bagdad. Zur Rezeption griechischer Philosophie von der Spätantike bis zum Islam (“Hereditas” 22), Bonn 2003, p. 9-27 (aux p. 19-21). Nous ne mentionnons ici qu’une partie des textes cités par S. Brock. 15. S. BROCK, « Syriac Translation », op. cit., p. 20, donne à titre d’exemple la traduction de deux brefs textes de cette collection, traduction que nous reproduisons ici, pour illustrer le contexte dans lequel le nom de Platon est mentionné : « No one can know himself except by means of a virtuous way of life. Virtue is the firstfruits of a person’s way of life and it consists in his not thinking of himself as wise » ; « When another philosopher was praised by some evil men he was terrified, exclaiming, Maybe I have done something really bad myself, seeing that I have pleased these people ». 16. Édition et traduction anglaise de ce texte par S. BROCK, « Stomathalassa, Dandamis and Secundus in a Syriac Monastic Anthology », dans G. J. R EININK and A. C. K LUGKIST (éd.), After Bardaisan. Studies on Continuity and Change in Syriac Christianity in Honour of Professor Han J. W. Drijvers (“Orientalia Lovaniensia Analecta” 89), Louvain 1999, p. 35-50 (aux p. 46-47). 17. Cf. l’édition de la version syriaque de ce traité dans E. SACHAU, Inedita Syriaca, p. 17-47. Nouvelle édition par R. M ACH avec traduction latine, dans G. DOWNEY et A. F. NORMAN (éd.), Themistii Orationes quae supersunt III (“Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana”), Leipzig 1974, p. 8-71. 18. D’après BROCK, Syriac Translations, op. cit., p. 21, ces brefs récits ne se retrouvent pas dans les collections réunies par A. S. R IGINOS, Platonica. The Anecdotes concerning the Life and Writings of Plato (“Columbia Studies in the Classical Tradition” 3), Leyde 1976, ou par K.-H. STANZEL, « Dicta Platonica », Diss., Würzburg 1987. 19. Sur ces textes qui remontent en partie à un milieu hermétique égyptien de l’antiquité tardive, voir S. BROCK, Stomathalassa, op. cit., p. 37-40.
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III. Le manuscrit de Londres Add. 14618 Mentionnons un troisième recueil, le manuscrit de Londres, Add. 14618. Ce manuscrit est censé contenir, d’après son titre, une collection de dits sur l’âme, attribués à divers auteurs20. En réalité, les deux ou trois premiers textes seulement concernent l’âme, et le titre « Collection sur l’âme » a été donné à l’ensemble à partir des premières lignes du texte. Les paroles attribuées à Platon peuvent se traduire ainsi : Platon dit : La vie de l’âme existe à travers les actes de l’âme en ce qu’elle doit être préservée du mal, afin que rien n’arrive qui puisse la tuer ; car, si elle ne se tue pas, alors il n’y a rien qui peut la tuer, car elle est plus haute et plus élevée que le corps et elle fait partie des choses spirituelles. Et non plus la mort qui emporte le corps ne peut la voir, car elle est plus déliée que le corps.
Le thème de la force de l’âme, associé au souci que l’homme a d’elle, trouve un écho dans le second texte du recueil, attribué à Théophraste, selon lequel : Très forte est l’âme et la faiblesse ne lui advient pas, si ce n’est par la négligence de sa propre volonté, et excepté quand elle le veut ses trésors ne s’appauvrissent pas et ses richesses ne décroissent pas et sa vie ne va pas à sa fin et ne cessent pas ses temps, et elle ne passe pas et elle ne se défait pas, et elle est plus haute que la terre et pas très éloignée du ciel.
IV. Le manuscrit de Londres Add. 14658 Considérons enfin un dernier recueil de textes, le manuscrit de Londres, Add. 14658. Ce recueil est un peu différent des précédents, en ce qu’il contient un ensemble plus large de textes. On y trouve d’abord21 : a) Des textes de logique : un commentaire de Sergius de Rešʿainā sur les Catégories ; une traduction anonyme de l’Isagoge de Porphyre et une traduction anonyme des Catégories d’Aristote ; une version syriaque du traité de grammaire de Denys le Thrace et un traité sur les syllogismes. b) Un autre ensemble comprenant une version syriaque du traité d’Alexandre Sur le tout, le traité pseudo-aristotélicien Περ> κόσμου, et un traité anonyme sur l’âme qui n’est autre que le fragment de Némésius d’Émèse, déjà rencontré ci-des-
20. Cf. l’édition de SACHAU, Inedita Syriaca, p. 76-79, d’après les mss Add. 14618 et 14614. Traduction allemande par V. RYSSEL, « Neu aufgefundene graeco-syrische Philosophensprüche über die Seele », Rheinsiches Museum für Philologie 51 (1896), p. 529-543 (aux p. 532-534, et non aux p. 4-9, comme l’indique S. BROCK, Syriac Translations, op. cit., p. 15 n. 32). 21. Pour une description complète, cf. W. WRIGHT, Catalogue of the Syriac Manuscripts in the British Museum acquired since the Year 1838, t. III, Londres 1872, n° 987. À propos de l’attribution, non fondée, à Sergius de Rešʿainā de plusieurs des textes de ce ms, nous nous permettons de renvoyer à l’étude intitulée « Sergius de Rešʿainā, traducteur du grec en syriaque et commentateur d’Aristote », dans notre livre La logique d’Aristote du grec au syriaque. Études sur la transmission des textes de l’Organon et leur interprétation philosophique, Paris 2004, p. 123-142. Sur la composition du corpus philosophique formé par la collection des textes conservés dans ce ms, lire aussi nos remarques dans notre étude « Éthique et politique au premier âge de la tradition syriaque », Mélanges de l’Université Saint-Joseph 57 (2004), p. 99-119 (aux p. 108-111). Nous ne reprendrons pas ici les indications bibliographiques déjà données dans cette dernière étude, ainsi que dans une autre intitulée « Le corpus philosophique syriaque aux VIe-VIIe siècles », dans C. D’A NCONA (éd.), The Libraries of the Neoplatonists (“Philosophia Antiqua” 107), Leyde 2007, p. 279-291.
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sus dans le manuscrit Sinaï syriaque 16, ainsi qu’un dialogue socratique anonyme sur l’âme, simplement intitulé Suqratus22. c) Un troisième ensemble de textes divers, dont le point commun (à quelques exceptions près) est qu’ils appartiennent à la philosophie dite populaire. C’est, par exemple, un traité d’un pseudo-Isocrate, Πρς Δημόνικον, qui est un recueil de sentences et de proverbes sur l’éducation et la morale : l’auteur enseigne à son jeune disciple que le plus noble et le plus sûr des biens de la vie est la vertu23. Ce sont aussi des sentences attribuées à Pythagore 24 et d’autres à Ménandre25, une apologie d’un pseudo-Méliton le philosophe26 et une lettre d’un certain Mara bar Sérapion à son fils27, composées toutes deux directement en syriaque. Puis viennent encore, portant toujours sur les mêmes thèmes d’éducation et de morale, des dits de Platon du même genre que ceux que l’on a rencontrés plus haut et les Définitions platoniciennes, ainsi que les sentences de Théano déjà mentionnées à propos d’un précédent recueil. Il est possible que ce soit Sergius lui-même, l’auteur du Commentaire aux Catégories d’Aristote qui figure en tête du recueil, qui ait rassemblé ces textes, pour composer un ensemble contenant tout à la fois des introductions éthiques à la philosophie, et des éléments choisis de philosophie, parmi lesquels notamment les ouvrages de logique qui formaient l’introduction au cursus des études supérieures. Même si Sergius n’est pas l’auteur de ce recueil, celui-ci semble bien le produit d’une volonté de réunir différents éléments de philosophie, dans lesquels on peut reconnaître grossièrement des éléments relevant des trois parties de la division traditionnelle de la philosophie en logique, physique et éthique. Selon ce schéma de lecture, les parties logique et physique sont représentées par des textes appar-
22. Sur ce texte, généralement connu sous le titre d’Érostrophos, d’après le nom de l’interlocuteur de Socrate, voir notre notice « Érostrophos », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, t. 3, Paris 2000, p. 236-238. 23. Cf. l’édition du texte grec, avec traduction française, par G. M ATHIEU et F. BRÉMOND, dans Isocrate. Discours, t. 1 (“CUF”), Paris 1956 p. 108-135. Sur ce traité, considéré généralement comme apocryphe, voir la notice de J. L. LÓPEZ CRUCES et P. P. FUENTES GONZÁLEZ, « Isocrate d’Athènes », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire, op. cit., t. 3, Paris 2000, p. 891-938 (à la p. 904). 24. Les sources de ces sentences, dont certaines se trouvent dans la lettre de Porphyre à Marcella, ont été étudiées par J. GILDEMEISTER, « Pythagorassprüche in syrischer Überlieferung », Hermes 4 (1870), p 81-98. 25. Ces sentences attribuées à Ménandre ne sont pas les Monostiques de Ménandre (Menandri Sententiae), mais des sentences morales mises sous le nom du poète qui n’ont auncun rapport avec son œuvre : voir la mise au point de P. BETTIOLO, « Dei casi della vita, della pietà e del buon nome. Intorno ai ʿdettiʾ siriaci di Menandro », dans M. SERENA FUNGHI (éd.), Aspetti di letteratura gnomica nel mondo antico, I (“Accademia Toscana di scienze e lettere ʿLa colombaria’ ” 218), Florence 2003, p. 83-103. Sur les Monostiques de Ménandre, recueils de sentences d’un seul vers tirées de divers auteurs, et sur leur tradition, voir la notice de C. P ERNIGOTTI, « Sentences de Ménandre », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire, op. cit., t. 4, Paris 2005, p. 419-432. 26. Ce discours que l’auteur (qui n’est pas Méliton de Sardes) est supposé avoir prononcé devant le roi Antoninus Caesar a été édité, avec traduction anglaise, par W. CURETON, Spicilegium Syriacum, containing remains of Bardesan, Meliton, Ambrose and Mara bar Serapion, Londres 1885, p. 41-51 : le thème général en est que le souverain ne doit pas suivre l’opinion de la foule, mais doit être un guide pour ceux qui sont sous son autorité. 27. Sur cette exhortation ascétique à la vie philosophique, voir l’étude la plus récente due à K. MCVEY, « A fresh look at the Letter of Mara bar Serapion to his son », dans R. LAVENANT (éd.), V Symposium Syriacum 1988 (“Orientalia Christiana Analecta” 236), Rome 1990, p. 257-272.
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tenant pour l’essentiel à la tradition aristotélicienne, tandis que la partie éthique est constituée de textes issus de la philosophie dite populaire. Dans cet ensemble, la place de Platon est très réduite. Les textes mis sous son nom, on l’a vu, sont des recueils de sentences, d’anecdotes ou de définitions, insérés parmi les ouvrages de philosophie populaire. Et les autres recueils manuscrits décrits plus haut confirment cette place, celle d’un sage dont les paroles et sentences relèvent de la préparation éthique à la philosophie, qui invitent à la méditation sur soi-même et sur l’âme, et à la conduite vertueuse – thèmes qui sont communs, d’ailleurs, à la vie philosophique et à la méditation religieuse, si l’on veut bien prendre en compte que certains de ces recueils sont issus d’une tradition monastique. Plutôt que s’essayer à faire un recensement des thèmes de la sagesse populaire dont sont porteurs les textes attribués à Platon, il nous paraît plus intéressant de souligner ce rôle de sage, à l’aide d’un extrait de l’Histoire monastique de Thomas de Marga, qui illustre remarquablement ce point et que je cite d’après la traduction qu’en a donnée P. Bettiolo28. L’auteur cite plusieurs sages : Pythagore tout d’abord, « il maestro dei filosofi », qui « avendo ricavato dalla prova di molto tempo che senza l’acquietamento del corpo nella reclusione e il silenzio della lingua trattenuta da ogni discorso non si acquisisce la filosofia, comandò a tutti coloro che erano discepoli nelle sue scuole di custodire il silenzio per cinque anni ». On retrouve ici le thème pythagoricien du silence. Le deuxième personnage est le savant Homère, qui est associé à Pythagore et qui « rimasto per molti anni in luoghi desolati facendo volare il suo intelletto alla raccolta di conoscenze, pervenne a sottigliezza e assunse dalla quiete e dal silenzio ». Homère donc, lui aussi, se retire dans un lieu désert pour se consacrer au silence et à la quiétude du corps et de l’âme. Platon est le troisième personnage : « Di Platone invece, che fu il più sapiente di tutti in filosofia e portò il nome più illustre tra gli ateniesi, si dice e scrive che edificò una cella nel deserto interiore fuori da ogni insediamento e terra coltivata e che prese l’alleanza del beato Mosè e meditò il versetto “Ascolta Israele, il Signore è il tuo Dio, il Signore è uno” ». Même thème encore du retrait et de la méditation. On est là face à un curieux mélange ou, si l’on veut, à une synthèse de la tradition de méditation chrétienne et de la tradition platonicienne, synthèse dont Platon apparaît comme la figure la plus éminente. Dans cette littérature syncrétique où l’on associe les sages de la Bible et les sages païens, Pythagore, Homère et Platon sont tous enrôlés sous la bannière du christianisme et sont considérés comme les continuateurs de Moïse. Dans le dernier recueil mentionné ci-dessus, celui de Londres Add. 14658, qui contient à la fois des textes de philosophie populaire et des textes issus de la tradition philosophique « savante », on trouve, ainsi que nous l’avons signalé, un dialogue anonyme sur l’âme dont le titre se transcrit Suqratus. Ce texte, manifestement traduit du grec, est un dialogue entre Socrate et un personnage qu’il est difficile d’identifier : son nom en syriaque s’épelle Erostropos, ce qui peut se lire
28. Voir P. BETTIOLO, « “Gnomologia” siriaci : un censimento », dans M. SERENA FUNGHI (éd.), Aspetti di letteratura, op. cit., II. Florence 2004, p. 289-304 (à la p. 290). Il s’agit d’un passage se rapportant au centre monastique de Beit ʿAwe, dans lequel Thomas de Marga rappelle les vertus du repos de l’âme et du corps, à l’aide de citations prétendument extraites d’auteurs anciens. Pour l’édition du texte syriaque, cf. E. A. WALLIS BUDGE (éd.), The Book of Governors : The Historia Monastica of Thomas Bishop of Marga A.D. 840, t. 1, Londres 1893, p. 297-299.
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en grec Érostrophos ou ce qui pourrait être, par exemple, une corruption d’Aristipos. Le dialogue porte sur une question qui ne figure pas dans d’autres dialogues apocryphes de Platon, à savoir celle de la destinée de l’âme après la mort : l’âme est-elle éternelle, ou périt-elle avec le corps, ou passe-t-elle dans un autre corps ou réapparaît-elle après un peu de temps dans le même corps ? C’est le seul dialogue de style platonicien présent dans ces recueils et le seul qui puisse s’inscrire dans la tradition des dialogues pseudo-platoniciens. Néanmoins, affirmer que les dialogues de Platon n’étaient pas traduits en syriaque ne signifie pas qu’ils n’étaient pas disponibles ou accessibles. On pourrait faire à ce propos une brève comparaison avec le corpus des traductions du grec à l’arménien réalisé à la même époque et dans les mêmes régions, et qui présente à peu près les mêmes textes aristotéliciens, Isagogè de Porphyre, Catégories, De interpretatione d’Aristote, entre autres, ou pseudo-aristotéliciens : De mundo, Sur les vices et les vertus, par exemple. Dans ce corpus arménien, à la différence du syriaque, il y a aussi des textes de Platon comme le Timée, l’Euthyphron, l’Apologie de Socrate, les Lois29. Les textes platoniciens étaient donc accessibles, non seulement à Alexandrie, mais certainement en Syrie, à qui aurait voulu les traduire du grec au syriaque. Les raisons de cette absence de traductions sont donc à chercher ailleurs que dans des problèmes d’accessibilité des textes. Dans ce qui précède, nous avons brièvement considéré des textes de philosophie populaire, où Platon apparaît comme un Sage, auteur de maximes édifiantes et guide spirituel dans les pratiques méditatives. La présence de Platon ne se réduit pourtant pas tout à fait à cela dans les textes syriaques. L’un des premiers textes de philosophie « savante » composé en syriaque fut le commentaire de Sergius de Rešʿainā sur les Catégories d’Aristote, rédigé avant 536, date de la mort de Sergius. Il se présente comme une exposition des Catégories, une sorte de résumé du commentaire d’Ammonius. Par moments, les passages parallèles entre Sergius et Ammonius sont si étroits qu’il est évident que Sergius avait sous la main les notes ou le cours même d’Ammonius, soit qu’il ait pris lui-même des notes, soit qu’il ait eu accès à une copie d’un cours. Dans le prologue de son ouvrage, Sergius écrit : Selon une parole des anciens, ô notre frère Théodore30, l’oiseau appelé cigogne trouve la joie et devient plus fort lorsqu’il quitte les pays habités et gagne un lieu désert et il y établit sa retraite jusqu’au terme de sa vie. De même, me semble-t-il, personne ne peut comprendre les doctrines des anciens, ni pénétrer les secrets de la science des leurs livres, s’il ne quitte pas le monde et ses affaires, et s’il ne s’éloigne
29. Sur le corpus philosophique arménien, à l’époque considérée, l’étude la plus récente est celle de V. CALZOLARI, « Aux origines de la formation du corpus philosophique en Arménie : quelques remarques sur les versions arméniennes des commentaires grecs de David », dans C. D’A NCONA (éd.), The Libraries, op. cit., p. 259-278, où l’on trouvera les références aux études antérieures. Une claire image du corpus philosophique arménien traditionnel, dans lequel les commentaires de David aux traités de l’Organon sont associés aussi aux traductions du De mundo et du De virtutibus et vitiis, se trouve fournie par un manuscrit copié au XVIIe siècle mais reproduisant un état bien antérieur du corpus : voir la description donnée par S. P. COWE, « An Armenian Philosophical Compendium Manuscript in Southern California », Le Muséon 117 (2004), p. 107-129. 30. Il s’agit de la personne qui a aidé Sergius dans les traductions qu’il a faites des textes médicaux de Galien : Sergius traduisait, Théodore les mettait en forme.
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pas non plus de la chair – non par le lieu, mais par la pensée – et ne rejette pas tous ses désirs ; alors, en effet, l’esprit est libre de se tourner vers lui-même et de regarder en lui-même et de voir clairement ce qui a été écrit par eux [i. e. les anciens] et de juger correctement de ce qui a été dit avec exactitude et de ce qui n’a pas été affirmé de la même manière, car il ne se trouve rien pour l’en empêcher dans une pareille manière de vivre, rien des choses qui s’opposent à sa légèreté sous le poids de la chair31.
On retrouve manifestement, dans ce passage, un certain nombre de topoi platoniciens. Au début de toute étude philosophique, Sergius pose la nécessité de la connaissance de soi et du retrait du monde. L’exigence qui impose de se séparer du corps et du sensible est indispensable à la connaissance que l’esprit peut avoir de lui-même, et par là à la pénétration des secrets des livres des anciens. Le précepte delphique du γνԙθι σαυτόν développé dans l’Alcibiade, qui était le premier traité à lire dans les études platoniciennes, est ainsi au premier rang des impératifs éthiques, préliminaires aux études philosophiques. D’autres thèmes y sont associés, qu’on peut faire remonter à la fuite hors du monde du Théétète, à l’exercice juste de la pensée quand l’âme se sépare du corps du Phédon, à l’opposition entre la légèreté de l’âme et la lourdeur du corps du Phèdre, par exemple. On voit ainsi que, dans les quelques lignes de Sergius, sont réunis différents thèmes liés entre eux, détachement de l’âme, conversion à soi (πιστροφή), etc., qui renvoient à plusieurs traités platoniciens. Il n’est d’ailleurs pas absolument nécessaire d’imaginer que Sergius ait lu tous les dialogues platoniciens auxquels ces thèmes se rapportent, puisqu’il s’agit de thèmes assez courants non seulement dans la tradition philosophique, mais aussi dans la tradition de la spiritualité chrétienne. On peut, en effet, mentionner différents auteurs chrétiens dans lesquels on retrouve ces thèmes, comme Clément, Origène ou Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze. Dans la suite de son prologue, Sergius déclare au lecteur, représenté par Théodore, son compagnon de travail, que son projet est de traduire l’ensemble des traités d’Aristote, qui est le maître de toute science. Il ne parle pas de Platon et s’en tient à Aristote. On pourrait comparer son projet à celui de Boèce qui, dans son commentaire au De interpretatione, dit avoir l’intention de traduire tout Aristote et tout Platon. Boèce n’a pas traduit Platon ; il n’a traduit qu’une partie d’Aristote. Sergius, pour sa part, ne parle pas de Platon et n’envisage pas de le commenter. Contrairement donc à ce qui avait lieu dans les écoles grecques, où la lecture d’Aristote conduisait à celle des dialogues de Platon, l’apprentissage de la philosophie aristotélicienne ne devait pas conduire, selon le projet de Sergius, à la lecture des textes platoniciens. Nous prendrons maintenant l’exemple d’un autre texte philosophique du VIe siècle, le traité de syllogistique de Paul le Perse, adressé au roi sassanide Chosroès Anushirvan (531-578/9)32. Ce traité est précédé d’un prologue dans lequel on
31. On peut lire une étude du prologue dans son ensemble, sous le titre « Comme la cigogne au désert : un prologue de Sergius de Rešʿainā à l’étude de la philosophie aristotélicienne en syriaque », dans notre ouvrage La logique d’Aristote du grec au syriaque, op. cit., p. 165-186. 32. Sur la relation de Chosroès avec les philosophes et la philosophie, lire la notice de M. TARDIEU, « Chosroès », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire, op. cit., t. 2, Paris 1994, p. 309-318.
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retrouve, comme chez Sergius, divers thèmes platoniciens. Voici une partie du prologue, où Paul s’adresse à Chosroès en ces termes 33 : La philosophie, qui est la science vraie de toute chose, est en toi, et de cette philosophie qui est en toi je t’envoie l’offrande. […] L’offrande que moi je t’envoie existe grâce à la parole34. La philosophie, en effet, se manifeste grâce à la parole, elle qui est meilleure que toutes les autres offrandes. Voici, en effet, ce qui a été dit par la philosophie même sur la philosophie : « mes fruits sont meilleurs que l’or pur, et mes biens meilleurs que l’argent choisi » […]. Le monde aussi a été fait et il est gouverné avec sagesse. De même, l’œil de l’âme aussi, qui est aveugle car privé de la vue de toutes choses, par la philosophie seulement est éclairé et illuminé, lui qui est meilleur que des milliers et des milliers d’yeux de chair ; cet œil seul, en effet, voit le vrai en toute chose, en raison de l’affinité qu’il a avec le vrai qui est en toute chose. De même, en effet, que l’œil du corps voit en raison de l’affinité de sa nature avec la lumière extérieure, de même aussi l’œil de l’âme, en raison de son affinité avec la lumière intelligible qui est en tout, voit la lumière qui est en tout. […] C’est fort bien, donc, qu’il a été dit par l’un des philosophes que du « sage les yeux sont dans la tête et l’idiot marche dans les ténèbres ». Nombre des anciens se vouèrent pour toujours à la fuite hors de ces ténèbres funestes et à la vision de cette lumière incomparable des intelligibles. Ils trouvèrent, en effet, que le soin de l’âme l’emportait sur tout autre soin, puisque l’homme est composé de l’âme et du corps, et que l’âme d’autre part l’emporte sur le corps, autant que le rationnel l’emporte sur le non-rationnel et le vivant sur le non-vivant. L’homme, en effet, par son âme est vivant et rationnel.
Dans ce texte encore, plusieurs thèmes platoniciens sont présents, entrelacés avec des citations bibliques. Citons : (1) la philosophie se manifeste grâce à la parole : on peut, en effet, rapprocher ce motif d’un passage de Platon dans le Sophiste (260a) qui fait suite à l’affirmation que le discours tire son origine de la liaison réciproque des formes : « privés de cela [i.e. le discours], qui est la chose la plus importante, nous serions privés de la philosophie » ; (2) l’éloge de la philosophie par elle-même est associé à une citation tirée des Proverbes 8,19 ; (3) l’idée que le monde fut fait avec sagesse se rencontre dans le Timée (30b) ; (4) la comparaison de l’œil de l’âme et de l’œil du corps a pour références premières des passages fameux de la République (533d) et du Timée (45b-47b) ; (5) l’opposition entre le sage voyant et les idiots marchant dans les ténèbres est tirée de l’Ecclésiaste 2,14 ; (6) l’idée qu’il faut fuir les ténèbres funestes et s’occuper du soin de l’âme, la partie la plus noble de l’homme, est encore tout à la fois platonicienne et chrétienne. Clairement, ce prologue est nourri de thèmes platoniciens traditionnels, repris par la tradition philosophique tardo-antique comme par la tradition chrétienne, sans bien évidemment que soit prononcé le nom de Platon. À vrai dire, le Platon dont ces thèmes réunis pourraient tracer la figure n’est pas très éloigné de celui qui apparaissait dans les textes de la philosophie « populaire », c’est-à-dire un maître de sagesse, enseignant le silence, le retrait du monde, le soin de l’âme.
33. Cf. l’édition de J. P. N. LAND, Anecdota Syriaca, t. IV, Leyde 1875, p. 1-32 (en numérotation syriaque), à la p. 1. 34. Le mot syriaque ici correspond au grec λόγος.
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D’autres éléments de philosophie platonicienne, pourtant, se rencontrent dans les textes syriaques, qui ne se ramènent pas aux thèmes éthiques précédents. En voici un exemple, tiré encore d’un commentaire de Sergius de Rešʿainā sur les Catégories, non pas le commentaire déjà cité adressé à son collègue Théodore, mais un autre commentaire plus court, bien qu’assez semblable, adressé à un correspondant nommé Philothéos, dont nous ignorons tout35. Dans un passage de ce traité, Sergius expose, après d’autres divisions d’entités diverses, la division des genres et espèces des choses de la manière suivante : Les espèces et les genres des choses se divisent aussi. Les uns sont auprès du Créateur, et ils sont dits simples et premiers. D’autres sont dans les matières, et ils sont appelés matériels et naturels. D’autres sont dans l’intellect, et ils sont dits derniers et intellectuels. C’est ce qu’enseignent sur les genres et les espèces Platon et les autres membres de l’Académie, en disant que toute chose quelle qu’elle soit, qui est naturellement dans le monde, a sa propre espèce et possède aussi une espèce propre auprès de son Créateur, qui a sa subsistance propre, par laquelle [la chose dans le monde] a été imprimée et est venue ici-bas à l’existence. Et lorsque quelqu’un la voit, il prend alors aussi son espèce dans sa mémoire, et elle a sa subsistance dans sa pensée, si bien que cette espèce existe de trois façons, à savoir : auprès du Créateur, dans la chose même, et dans la mémoire de celui qui l’a vue, c’est-à-dire la connaît.
La division des genres et des espèces des choses, attribuée par Sergius à Platon et aux autres membres de l’Académie, aborde la fameuse question des universaux, qui avait paru se trouver éliminée par Porphyre du champ de la logique, mais qui avait été réintroduite par les commentateurs néoplatoniciens à l’occasion de leur lecture de l’Isagogè. Contrairement à ce que déclare Sergius, la théorie généralement dite des trois états de l’universel, dont il donne une très rapide description, ne se trouve pas explicitement exposée dans l’œuvre de Platon, mais les trois états sont apparus dès l’époque de la Moyenne Académie. Alcinoos, par exemple, dans le Didaskalikos, distingue d’une part les idées séparées et transcendantes des formes inséparables et immanentes et, d’autre part, il distingue de l’intellection des intelligibles premiers une intellection des formes inhérentes36. La description par Sergius des trois modes d’être des espèces et des genres – dans le Créateur, dans la matière, dans l’intellect – reprend, pour l’essentiel, celle d’Ammonius, avec cette différence toutefois que le démiurge, en qui sont les Idées platoniciennes selon l’auteur grec, paraît être remplacé par le Créateur de la religion chrétienne chez l’auteur syriaque. Et l’on peut lire en filigrane, dans le texte de ce dernier, l’image utilisée par le commentateur grec pour illustrer les trois états de l’universel, celle du portrait d’Achille gravé sur le chaton d’une bague, puis imprimé en nombre sur
35. Sur cet ouvrage de Sergius et à propos du passage que nous citons ci-dessous, on peut lire notre étude intitulée « Les Catégories d’Aristote comme introduction à la philosophie, dans un commentaire syriaque de Sergius de Rešʿainā », dans La logique d’Aristote du grec au syriaque, op. cit., p. 143164. 36. Cf. Alcinoos. Didaskalikos, 155, 39-41, C. F. H ERMANN (éd.), Alcinoos. Didaskalikos, Teubner, Leipzig 1853.
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des morceaux de cire, et enfin conçu dans la pensée (διάνοια) de l’homme à partir de la pluralité de ces représentations sensibles37. Cet exemple montre la présence d’éléments de philosophie platonicienne dans la tradition de langue syriaque. On en trouverait aisément d’autres dans les commentaires de Sergius sur les Catégories. Il n’est pas indifférent de noter que ces éléments se rencontrent précisément dans des textes se rapportant à la tradition d’Aristote : c’est, en effet, dans l’Aristote « néoplatonisé » des commentaires alexandrins que se trouvent tout spécialement les références des auteurs syriaques aux thèmes platoniciens que nous avons rencontrés plus haut, tout comme les éléments d’ontologie ou de noétique recueillis par Sergius dans ses commentaires. C’est à travers les commentaires à Aristote que des éléments de la philosophie de Platon sont reçus. D’une autre manière, on pourrait dire que Platon est inclus dans la synthèse des thèses platoniciennes et aristotéliciennes que véhiculent les commentaires alexandrins, s’agissant du moins de l’Organon tel qu’il est reçu dans la tradition syriaque. Dans ce qui précède, nous avons évoqué deux modes de présence de Platon dans la philosophie syriaque. D’une part, Platon est invoqué, dans les gnomologies, et plus largement dans la philosophie « populaire », comme un sage dont les paroles sont rapportées à des fins d’exhortation éthique à la vie vertueuse. D’autre part, Platon est présent au travers de la tradition aristotélicienne transposée en syriaque : nous l’avons brièvement mentionné à propos d’un commentaire de Sergius sur les Catégories, mais d’autres exemples pourraient être donnés, qui incluraient aussi, bien évidemment, les textes pseudo-aristotéliciens, comme le Περ> κόσμου conservé dans le recueil de Londres Add. 14658. Nous voudrions maintenant signaler un autre mode de présence de Platon dans la tradition syriaque, qui se rapporte au domaine de la théologie philosophique. Par là, nous voulons dire que nous ne nous interrogeons pas ici sur la présence de Platon dans la tradition patristique ou, plus largement, religieuse, qui n’est pas notre objet dans la présente étude, mais seulement dans la tradition théologique telle qu’elle est envisagée par les philosophes comme le couronnement de leur activité intellectuelle. Un autre texte de Sergius de Rešʿainā va nous introduire à ce sujet, un traité sur la vie spirituelle, qu’il a composé à l’origine comme une épître indépendante. Par la suite, il a traduit en syriaque les œuvres du pseudo-Denys qui ont commencé à circuler, semble-t-il, dans les années 510-52038. Une fois cette traduction faite, il a
37. Cf. Ammonius. In Porph. Isag., p. 41, 10-42, 26 Busse. Sur la doctrine néoplatonicienne des trois états de l’universel, on peut lire Ph. HOFFMANN, « Résumé », dans Annuaire. Résumé des conférences et travaux, École pratique des hautes études, Ve section, t. 101 (1992-1993), p. 241-245. 38. Sur la traduction de Sergius, on peut lire P. SHERWOOD, « Sergius of Reshaina and the Syriac Versions of the Pseudo-Denys », Sacris Erudiri 4 (1952), p. 174-184, et G. WIESSNER, « Zur Handschriftenüberlieferung der syrischen Fassung des Corpus Dionysiacum », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen 3 (1972), p. 165-216 (à la p. 168). Voir aussi les études récentes de I. P ERCZEL, « Sergius of Reshaina’s Syriac Translation of the Dionysian Corpus. Some preliminary Remarks », dans C. BAFFIONI (éd.), La diffusione dell’eredità classica nell’età tardoantica e medievale. Filologia, storia, dottrina (“L’eredità classica nel mondo orientale” 3), Alexandrie 2000, p. 79-94, et « Pseudo-Dionysius and Palestinian Origenism », dans J. PATRICH (éd.), The Sabaite Heritage in the Orthodox Church from the Fifth Century to the Present (“Orientalia Lovaniensia Analecta” 98), Louvain 2001, p. 261-282 (aux p. 276-279), dans lesquelles l’auteur compare minutieusement la traduction syriaque de Sergius avec le texte du corpus dionysien transmis par les
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repris son épître sur la vie spirituelle, dont il a fait une préface à sa traduction, en aménageant à certains endroits le texte de cette préface39. Au cours de cette épître, qui est assez longue, Sergius divise la vie spirituelle en deux parties : l’exercice et la pratique des commandements, d’une part ; la science de la contemplation de toute chose (idaʿto d-te’orya d-kull), d’autre part40. L’exercice spirituel de la pratique des commandements vise, par une constante fidélité à la discipline ascétique, à éteindre les passions qui s’opposent à l’ordre de l’esprit 41. Le but de cet exercice est de s’approcher autant qu’il est possible de la ressemblance au Père. Ainsi se retrouve dès l’abord, dans ce texte, la division traditionnelle entre pratique et contemplation, la pratique étant ici l’obéissance aux commandements qui doit éteindre les passions (où l’on peut lire un écho des thèmes platoniciens classiques de l’antiquité tardive) ; et cet exercice doit amener à la ressemblance au Père : là encore, on peut lire, d’une certaine manière, une réminiscence de l’Øμοίωσις θεԚ platonicienne42 en même temps qu’une référence à Gn. 1, 26 (« Faisons l’homme à notre image et à notre essemblance »). Ainsi délivré de l’asservissement au corps, l’homme « se retourne vers son âme » où il voit la beauté divine cachée en lui ; ce mouvement de retour vers soi évoque encore l’πιστροφή platonicienne43. Toute l’observance des commandements sert donc à la préparation éthique, sans laquelle il n’est pas possible d’acquérir la connaissance véritable de toutes choses. Dans la seconde partie de son épître qui porte sur la sagesse et la connaissance contemplative ( ekmto w-idaʿto d-te’orya), Sergius introduit Denys : « De tout cela, il nous apparaîtra clairement de quelle sorte de contemplation (te’orya) s’est servi le saint et grand Denys ; et il a composé divinement ce livre qui a été placé entre mes mains en vue de sa traduction. Cela servira donc, à partir de ce moment, de second commencement à notre exposé »44. La seconde partie de l’épître, qui traite de la connaissance contemplative, apparaît donc comme directement mise en relation avec la traduction du pseudo-Denys. Sans doute s’agit-il d’une liaison établie après coup, mais il reste que le texte en est conçu, au moins pour une part, comme devant conduire à Denys. Cette seconde partie porte sur la vie de l’âme et divise l’âme en deux parties : l’intellect connaissant ( uššobo yoduʿo) et le verbe passible (mellto ošušto)45. Par la première partie, l’âme est capable de recevoir la connaissance de la contemplation ; par la seconde, elle est capable de s’émouvoir passion-
manuscrits grecs. On peut aussi trouver une bibliographie critique d’ensemble sur le corpus dionysien dans la notice de S. LILLA, « Denys l’Aréopagyte (Pseudo-) », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire, op. cit., t. 2, Paris 1994, p. 727-742. 39. Cf. l’édition du texte syriaque, avec traduction française, par P. SHERWOOD, « Mimro de Serge de Rešayna sur la vie spirituelle », L’Orient syrien 5 (1960), p. 433-457, et 6 (1961), p. 95-115, 121-156. 40. Cf. P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 438-439. 41. Cf. P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 444-445. 42. Devenue un lieu commun dans l’antiquité tardive, l’idée que la ressemblance au dieu soit le plus grand bien pour l’homme a sa source notamment dans Platon, République 613a et Théétète 176b. 43. Sur l’histoire de cette notion, on peut lire L. P. GERSON, « πιστροφ πρς Ñαυτόν : History and Meaning », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 8 (1997), p. 1-32. De nombreuses références ou citations bibliques se rencontrent dans le texte de Sergius, mais ce n’est pas ici notre propos de les relever, et nous nous en tenons aux références platoniciennes, en un sens large du terme, qui inclut la tradition néoplatonicienne. 44. Traduction P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 111-113. 45. Cf. P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 114. On comparera cette division de l’âme dans le texte de Sergius avec la distinction par Denys des deux parties, impassible et passible, de l’âme : voir Y. de
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nellement. La pratique des commandements purifie l’élément passible de l’âme, c’est-à-dire celui qui est capable de s’émouvoir, et la pratique de la contemplation purifie l’autre partie. La science de la contemplation se divise ensuite en plusieurs parties selon les genres de choses auxquelles elle se rapporte : « l’une se compose d’arguments et d’assemblages de phrases que l’on peut exprimer » (allusion à l’instrument de la logique et à la connaissance discursive) ; « une autre est connue dans le secret silence de l’intellect sans que des paroles soient exprimées »46. La division se poursuit : il y a la connaissance des natures visibles qui tombent sous les sens, appelée science naturelle ; il y a celle qui émane des puissances de ces natures visibles, appelée mathématique, qui se subdivise en géométrie, arithmétique, science chaldéenne (c’est-à-dire l’astronomie) et musique ; et, ensuite, on trouve la science de la nature des puissances spirituelles douées de raison, appelée contemplation spirituelle (te’orya d-ru ) et connaissance divine (idaʿto alohoyto). Ainsi Sergius introduit dans son épître une classification des connaissances qui relève de la tradition platonico-aristotélicienne : la physique, les mathématiques et ce que l’on peut appeler la métaphysique. Ensuite, il y a « la vision secrète et cachée de l’intelligence qui tend, autant que cela lui est possible, par une certaine ressemblance lointaine avec cette nature, vers la splendeur inaccessible de l’essence : on l’appelle contemplation divine (te’orya alohoyto) »47. Dans le cours de son exposé, Sergius mêle donc des enseignements tirés de l’Écriture48 à des emprunts à la tradition aristotélico-platonicienne pour décrire les différentes étapes de la connaissance, c’est-à-dire la connaissance discursive (la logique), la connaissance des natures visibles, la connaissance des mathématiques, la connaissance des puissances spirituelles ; l’étape ultime mène à l’intelligence, autant qu’il est possible, de l’essence divine. À la fin de son épître, Sergius revient à l’œuvre de Denys pour faire correspondre à quelques-uns des traités de celui-ci (dont, semble-t-il, la Théologie symbolique, aujourd’hui perdue) les diverses parties du cursus qu’il a décrit : Ce qui a trait à la pratique et à l’exercice des commandements […], il l’a exposé dans ce traité sur le commentaire des mystères ecclésiastiques. […] Dans le traité concernant le discours symbolique […] il a examiné avec sagesse la science naturelle par laquelle l’intellect commence dans la contemplation. De plus, dans cet autre livre consacré à la hiérarchie des puissances douées de raison et spirituelles, on voit qu’il a enseigné avec clarté ce qui a trait à la contemplation spirituelle et à la science des natures intelligibles. Mais dans les écrits concernant le discours divin (théologie) [mamlo alohoyo], et dans ceux qui traitent de l’explication des Noms divins, il a exposé divinement le sens de toute haute science et la contemplation sublime de l’Essence cachée elle-même49.
Ainsi, dans l’épître de Sergius peuvent se lire deux cursus d’études : l’un, qui comprend la logique (étude de la phrase et de l’argument), la physique (science naturelle), la métaphysique (connaissance des puissances spirituelles), et qui
A NDIA, Denys l’aréopagyte. Tradition et métamorphoses (“Bibliothèque d’histoire de la philosophie”), Paris 2006 (aux p. 17-35 : « Pâtir les choses divines »). 46. Cf. P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 125. 47. Ibid., p. 125. 48. Les références aux textes bibliques sont données par P. Sherwood, tout au long de sa traduction. 49. Traduction P. SHERWOOD, « Mimro », op. cit., p. 149 (légèrement modifiée).
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s’inspire de la tradition aristotélico-platonicienne, que Sergius a apprise dans ses sources néoplatoniciennes (et dont on trouve le témoignage dans ses commentaires sur les Catégories) ; l’autre cursus, qui se superpose au précédent, reprend les mêmes divisions des connaissances, mais les rattache à diverses œuvres de Denys. À comparer les deux cursus, pourtant, il apparaît que le premier s’arrête à une métaphysique, entendue comme science des natures intelligibles, ou métaphysique, tandis que le second dépasse cette métaphysique pour aboutir à une science de l’Essence cachée, ou théologie. Cette théologie n’a pas son pendant dans ce que l’on pourrait appeler la partie aristotélicienne du cursus philosophique (Organon, physique, métaphysique), mais on pourrait en trouver le pendant dans les œuvres « théologiques » des philosophes néoplatoniciens, en particulier dans la Théologie platonicienne de Proclus. Le rapprochement entre le pseudo-Denys et Proclus a déjà été fait, à diverses reprises. Des liens textuels et doctrinaux ont été mis en évidence ente les deux auteurs, qui laissent penser que le pseudo-Denys s’est abondamment inspiré de la Théologie platonicienne. Certains textes du corpus dionysien seraient même des paraphrases du traité proclien, et il existerait un étroit rapport de structure entre la pensée dionysienne et l’état proclien des doctrines néoplatoniciennes 50. Ce qui dans ce contexte fait l’intérêt du texte de Sergius, soulignons-le, est qu’il manifeste bien qu’aux yeux de Sergius lui-même (et non pas seulement à ceux des exégètes modernes) les œuvres du Pseudo-Denys (ou du moins certaines d’entre elles) apportent la somme théologique qui fait défaut à la philosophie aristotélicienne, dont on sait par ailleurs qu’il la considérait comme l’achèvement de la philosophie. C’est le lieu de citer quelques phrases empruntées à Paolo Bettiolo parlant de Sergius, traducteur du pseudo-Denys : Difficile ignorare il ruolo del testo pseudo-dionisiano nella letteratura cristiana successiva, nella teologia cristiana successiva (intendendo il termine nella sua accezione di dottrina apofatica del Dio) […]. Difficile sottrarsi anche all’impressione che lo pseudo-Dionigi costituisca quel ʿPlato christianus’ cui il ʿplatonico’ Aristotele introduce. […] Di fatto, al sorprendente silenzio su Platone nei suoi [i.e. di Sergio]
50. Sur les liens entre le pseudo-Denys et Proclus, et la tradition platonicienne en général, on peut trouver une bibliographie abondante dans la notice de S. LILLA, « Denys l’Aréopagyte (Pseudo-) », op. cit., p. 732-734. On y ajoutera en particulier les articles récents de I. P ERCZEL, « Pseudo-Dionysius and the Platonic Theology », dans A. Ph. SEGONDS et C. STEEL (éd.), Proclus et la Théologie platonicienne (“Ancient and Medieval Philosophy” series I, 26), Louvain, Paris 2000, p. 491-532, où l’auteur analyse des correspondances textuelles entre des passages de Théol. Plat. I 1-7 et le Corpus Dionysien, et « Pseudo-Dionysius and Palestinian Origenism », op. cit., où l’auteur s’attache à mettre en évidence des parrallèles entre des textes du pseudo-Denys et des thèses plotiniennes ou des thèses origénistes condamnées par Justinien en 543 et au concile de Constantinople en 553. L’idée qu’il y aurait un rapport de structure entre la pensée dionysienne et l’état proclien des doctrines platoniciennes résulte du bilan des recherches accomplies jusqu’en 1978, selon l’expression même employée par H. D. SAFFREY, « Nouveaux liens objectifs entre le Pseudo-Denys et Proclus », Revue des sciences philosophiques et théologiques 63 (1979), p. 3-16, réimpr. dans H. D. SAFFREY, Recherches sur le néoplatonisme après Plotin (“Histoire des doctrines de l’antiquité classique” 14), p. 235-248 (à la p. 5/237). D’autres liens entre Denys et le néoplatonisme sont encore à mettre au jour : voir, par exemple, l’étude de S. LILLA, « Pseudo-Denys l’Aréopagyte, Porphyre et Damascius », dans Y. de A NDIA (éd.), Denys l’Aréopagyte et sa postérité en Orient et en Occident (“Collection des Études Augustiniennes” Série “Antiquité” 151), Paris 1997, p. 117-152.
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Henri Hugonnard-Roche
scritti filosofici corrisponde nella sua produzione l’attenzione allo gnostico Evagrio e al recentissimo e antico discepolo di Ieroteo, lo pseudo-Dionigi, che ripensa e riscrive la lezione di Platone, quella teologia platonica che un cristiano forse con maggiore forza di un autore islamico non può infine accogliere e riproporre senza una radicale revisione51.
Paolo Bettiolo suggère que, pour un chrétien, l’aboutissement du cursus philosophique n’est pas représenté par Platon, tel qu’il est lu par les philosophes néoplatoniciens, mais par le pseudo-Denys lu comme un substitut de Platon. On pourrait alors imaginer que l’une des raisons pour lesquelles les textes de Platon ne sont pas traduits en syriaque, c’est-à-dire ne sont pas étudiés après ceux d’Aristote, réside dans le fait que les mystères platoniciens sont remplacés par l’œuvre du pseudoDenys. Cette œuvre serait pour la philosophie en syriaque de source aristotélicienne le pendant de la Théologie platonicienne de Proclus pour les philosophes grecs néoplatoniciens. Mais le parallèle pourrait aussi être fait, nous semble-t-il, avec le rôle qu’a joué, pour la philosophie rationnnelle de langue arabe, la fameuse Théologie d’Aristote, compilation d’extraits des Énnéades de Plotin. Le troisième mode de présence (indirect) de Platon en syriaque pourrait alors se décrire schématiquement dans les termes de l’analogie suivante : le pseudo-Denys était pour les philosophes syriaques (du moins pour un Sergius) ce que le Platon de la Théologie platonicienne était pour Proclus et les philosophes néoplatoniciens, et ce que le pseudo-Aristote, en réalité un Platon plotinisé, de la Théologie d’Aristote était pour les philosophes de langue arabe au IXe siècle dans l’entourage d’al-Kindî.
51. P. BETTIOLO, « Scuole e ambienti intellettuali nelle chiese di Siria », dans C. D’A NCONA (éd.), Storia della filosofia nell’Islam medievale, vol. 1 (“Piccola Biblioteca Einaudi” 285), Turin 2005, p. 48-100 (aux p. 97-98).
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LES MAGES CHRISTIANISÉS. RECONSTRUCTION HISTORIQUE ET ONOMASTIQUE DES LISTES NOMINALES SYRIAQUES Christelle JULLIEN et Philippe GIGNOUX Centre national de la recherche scientifique, UMR 7528 Mondes iranien et indien École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
Et s’il est juste que l’antériorité et la dignité aillent à ceux qui les premiers ont confessé le Christ et cru en lui, c’est nous, orientaux, qui avons confessé le Christ et cru en lui les premiers. Nous avons donné un exemple éclatant de notre foi dans les douze messagers qui furent conduits par l’étoile, [et dans] les présents que nous lui avons offerts1.
Tels sont les mots du patriarche syro-oriental Timothée Ier lorsqu’il décrit le passé chrétien de son pays et les origines de son Église. La tradition syriaque a cherché à nommer ces douze émissaires partis vers Bethléem, en élaborant des listes nominales. Mais s’agit-il de noms donnés arbitrairement ou, à l’inverse, peut-on y discerner quelques éléments de cohérence ? Les intentions scripturaires présidant à ces descriptions offrent une clef de lecture pour pénétrer le sens de ces énumérations, selon une vision du monde où le christianisme triomphe sur toute tradition religieuse2. Cet article, que nous dédions au Professeur Michel Tardieu, souhaite proposer quelques pistes de réflexion à partir d’interprétations onomastiques3. I. Les sources Les sources orientales ayant conservé les noms de douze mages sont particulièrement caractéristiques de la culture syriaque. La tradition patristique gréco-latine antérieure au VIe siècle ne propose en effet aucun patronyme, davantage soucieuse de gloser sur l’origine géographique et le nombre, variable, de ces mages. Dans la littérature syriaque, six textes proposent un ensemble de douze noms, pour la plupart assez comparables, nous allons le voir. Les documents les plus anciens se rattachent à la tradition de l’Opus Imperfectum (qui, sans nommer les mages, a retenu ce chiffre) : ainsi pour la Chronique de Zuqnīn dans laquelle ont été incor-
1. F. BRIQUEL-CHATONNET, C. JULLIEN, F. JULLIEN et alii, « Lettre du patriarche Timothée à Maranzek hā, évêque de Ninive », Journal Asiatique 288/1 (2000), p. 10-11. 2. Brève réflexion sur le thème de la folie des mages qui finissent par adopter la vraie sagesse dans M. A. POWELL, « The Magi as Wise Men : Re-examining a Basic Supposition », New Testament Studies 46 (2000), p. 1-20. 3. Ce travail était sous presse lorsque nous avons appris que M. Witakowski préparait une publication sur les listes des noms de mages dans les sources syriaques. Voir Addendum.
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porées d’autres sources comme la Chronique de Josué le Stylite et surtout l’œuvre intitulée La Révélation des mages4, livre attribué à Seth, puis transmis après le Déluge aux mages qui le conservèrent dans la Caverne des trésors. En raison d’une étroite association de cette Révélation des mages avec le Liber apocryphus nomine Seth, qui contient aussi un passage sur les mages, et avec l’Opus Imperfectum, on se trouve en présence d’une littérature basée sur le nom de Seth. S. Brock propose, pour expliquer leur origine, d’y voir le besoin pour la communauté chrétienne iranienne de trouver une légende de fondation, liée aussi à celle de l’apôtre Thomas5. On pourrait dire que ces douze sont les dépositaires de deux types de prophéties : celle, païenne, attribuée à Zoroastre, et mettant en scène les douze astrologues scrutateurs de l’étoile sur le Mont Nōd/Victorieux6 ; mais aussi la prophétie juive prononcée par l’amorite Balaam (Nb XXIV, 17) : un astre se lèvera en Jacob, le père des douze tribus7. Une cartographie des milieux de rédaction laisse apparaître à première vue deux pôles géographiques principaux : la Mésopotamie pour le livre de la Caverne, la Chronique de Zuqnīn, le Commentaire de Denys Bar alibī, et la Babylonie avec Bar Konaï en Bēth-Aramāyē, Bar Bahlul dans la ville de Bagdad, et Salomon de Bara en Bēth-Mayšān. Les noms des mages figurent dans des ensembles avec mention de filiation. Cette présentation homogène s’insère dans le cadre de projets scripturaires très différents que l’on pourrait classer selon deux genres littéraires distincts : le commentaire exégétique, ici naturellement fondé sur l’épisode évangélique de la visite des mages du deuxième chapitre de Matthieu8 (Opus, Bar Konaï, Bar alibī) ; la chronique, dans laquelle ces noms participent à une histoire du salut pensée et structurée selon les événements annonciateurs de la manifestation du Christ au monde (c’est le cas de la Caverne, des chroniques de Zuqnīn, de Michel le Grand et de la compilation historique et théologique de Salomon de Bara). Les chroniques développent une vision universalisante de l’histoire, avec une dimension de memorabilia9. Notons au passage que le projet interne de ce type de document réside précisément en l’élaboration de listes généalogiques, de tables et de successions royales, patriarcales, épiscopales, selon un procédé comparable à celui d’Eusèbe dont l’Histoire ecclésiastique reste en cela un modèle d’écriture. En dépit de genres littéraires différents, l’aspect compilatoire de la plu-
4. D’après S. BROCK, « An Archaic Syriac Prayer over Baptismal Oil », Studia Patristica 41 (2006), p. 4. 5. S. BROCK, « An Archaic Syriac Prayer », op. cit., p. 5. G. Widengren avait en 1960 mis en évidence l’arrière-fond iranien de cette Révélation des mages, G. WIDENGREN, Iranisch-Semitische Kulturbegegnungen in Parthischer Zeit, Cologne 1960, p. 71-83. 6. Cf. J. BIDEZ et F. CUMONT, Les mages hellénisés I-II, Paris 1938 (19732). 7. Sur la prophétie de Balaam, cf. G. DORIVAL, « L’astre de Balaam et l’étoile des mages », dans R. GYSELEN (dir.), La science des cieux. Sages, mages, astrologues (“Res Orientales” XII), Bures-sur Yvette 1999, p. 93-111. Sur Zoroastre prophète du judaïsme, cf. J. BIDEZ et F. CUMONT, Les mages, op. cit., p. 49-50 ; prophète du christianisme, G. MESSINA, I magi a Betlemme e una predizione di Zoroastro (“Sacra Scriptura Antiquitatibus Orientalibus illustrata” 3), Rome 1933. 8. Pour une réflexion sur Mt II, cf. J.-Cl. PICARD, Le continent apocryphe : essai sur les littératures apocryphes, juives et chrétiennes (“Instrumenta Patristica” 36), Turnhout 1999, p. 257-270. Voir surtout U. LUZ, Das Evangelium nach Matthäus I, Zürich 1985. 9. W. WITAKOWSKI, The Syriac Chronicle of Pseudo-Dionysius of Tel-Ma ré. A Study of Historiography (“Acta Universitatis Upsalensis. Studia Semitica Upsaliensia” 9), Uppsala 1987, p. 83 ; p. 87-89.
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part de ces œuvres contribua vraisemblablement à unifier ces successions onomastiques ; ce point soulève la question d’une tradition syriaque commune à ces rédactions ayant pu circuler sous forme orale avant les premières mises par écrit dans toute la plaine de l’Entre-Fleuves et en particulier dans l’aire transfrontalière de Mésopotamie septentrionale, soumise aux influences culturelles et politiques romano-byzantines. La critique s’accorde aujourd’hui à dire que les traditions orientales sur les mages sont apparentées à un texte souche, l’Opus imperfectum in Matthaeum (Hom. II, 2, 2 ; PG 56, col. 637)10. J. P. Bouhot11 et, après lui P. Nautin12, défendirent la thèse d’un original grec à ce jour perdu, reprenant les arguments jadis énoncés par M. Stiglmayr en 190913. Cette œuvre nous est parvenue en langue latine, sans doute rédigée dans le contexte géo-politique de l’empire romain par un auteur arien identifié à Maximin le Goth, vers le milieu du IVe siècle. J. Bidez et F. Cumont avaient relevé des influences grecques dans la langue de ce texte latin qui, selon eux, était une traduction du grec effectuée à Constantinople14. L’étude de J. van Banning menée en 1982 a définitivement montré les racines orientales, et plus spécifiquement syriaques de cette tradition des mages conservée par l’Opus15, sans que l’on puisse exclure un intermédiaire grec. Des corrélations relevées entre ce texte et la Chronique de Zuqnīn, le Livre des scholies ou encore le Livre de l’abeille ont fait admettre l’existence d’une tradition syriaque commune à l’origine de ces compositions, ce qui expliquerait les parallèles avec les données présentes dans l’Opus (même si le catalogue nominal y est absent). Ce document atteste par lui-même l’ancienneté de cette tradition qui devait circuler au tout début du IVe siècle dans ces régions. L’éditeur du texte de la Caverne des trésors (Meʿarrath Gazze) reconnaît qu’un récit primitif aurait servi de canevas à la rédaction, qui pourrait remonter à la fin du IIIe siècle, dans un milieu proche du cadre perse compte tenu de l’importance des détails mythologiques mazdéens 16. Dans un article de 1888 que signale
10. Sur les manuscrits de l’Opus, cf. J. VAN BANNING, Opus Imperfectum in Matthaeum (“Corpus Christianorum series latina” 87B), Turnhout 1988, p. XVI-CCCXXX. Il reprend la classification de F. KAUFFMANN, Zur Textgeschichte des Opus Imperfectum, Festchrift der Universität Kiel zur Feier des geburtsfestes seiner Majestät des Kaisers und Königs Wilhelm II, Kiel 1909. Bibliographie sur la tradition textuelle dans F. MALI, Das “Opus imperfectum in Matthaeum” und sein Verhältnis zu den Matthäuskommentaren von Origenes und Hieronymus (“Innsbrucker theologische Studien” 34), Innsbruck, Vienne 1991, p. 376-390. 11. J. P. BOUHOT, « Remarques sur l’histoire du texte de l’Opus Imperfectum », Vigiliae Christianae 24 (1970), p. 197-209. 12. P. NAUTIN, « L’Opus Imperfectum et les ariens de Constantinople », Revue de l’Histoire Ecclésiastique 67 (1972), p. 381-408 ; p. 745-766. 13. M. STIGLMAYR, « Ist das Opus Imperfectum ursprünglich lateinische abgefasst ? », Zeitschrift für Katholische Theologie 33 (1909), p. 594-597. 14. J. BIDEZ et F. CUMONT, Les mages, op. cit., p. 118. 15. J. VAN BANNING, « The critical edition of the Opus Imp., an Arian Source », Studia Patristica 17 (1982), p. 382-388. Position également défendue par F. MALI, Opus imperfectum, op. cit., p. 16-63. Cf. U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi Evangelici (“Studi e Testi” 163), Vatican 1952, p. 65, n. 2. 16. Sur les différents lieux de rédaction qui ont été proposés, cf. pour la Mésopotamie de langue syriaque F. NAU, « Méthodius-Clément-Andronicus. Textes édités, traduits et annotés », Journal Asiatique 9, série 11 (1917), p. 451 ; pour le milieu monastique égyptien H. GELZER, Sextus Julius
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M. Ri, Th. Nöldeke avait déjà remarqué l’incidence des éléments iraniens, spécialement quant aux noms des mages17. À cette strate d’écriture ancienne s’ajoutent des composantes narratives d’origine mésopotamienne de la fin du Ve et du début du VIe siècle, œuvre d’un chrétien syro-oriental anonyme qui fut plus tard assimilé à Ephrem le Syrien. Ce récit se présente comme une fresque de l’histoire sainte, s’étendant de la création du monde jusqu’à la Pentecôte18. Toutefois, on notera que le dénombrement des mages partis pour Bethléem, au chapitre XLV, constitue une tradition isolée puisque l’auteur n’a retenu que trois noms, aussi bien restitués dans la tradition manuscrite orientale qu’occidentale. Il s’agit de la première occurrence, dans la littérature syriaque, d’une assimilation des mages à des personnages royaux, selon l’exégèse du Ps 72, 10 et d’Is. XLIX, 7 et LX, 1-6 notamment. Par ailleurs, il est à noter qu’à la différence des sources ici considérées, la Caverne ne présente qu’un seul nom avec filiation. Cet élément suggérerait-il l’existence d’une tradition primitive comportant une liste plus complète ? Recension orientale : hwrmyzdd (var. hwrmzd) dmkwzdy mlk’ dprs. hw dmlk mlkyn mštmh hw’ wytb hw’ b’drwgyn ltt. w’zrgd (var. ’zdgr) mlk’ dsb’. wprwdd (var. prwzd, pyrwz, prwzdd) mlk’ dšb’ hw dmdn’19
Recension occidentale : hw rm’ (var. hwrm’dr, hwrmyzd) drmwdry (var. mwdry, mkwzdy) mlk’ dprs hw dmštmh hw’ mlk mlk’. wytb hw’ b’drwygn mn ltt. w’zdʿyr (var. wyzdgrd) mlk’ dsb’. wpwrzdn mlk’ dšb’ bmdn’.20
Dans son Livre des scholies, Théodore Bar Konaï, évêque de Kaškar au début du VIIe siècle, offre également un énoncé complet des douze noms des mages. Les éléments narratifs sur le contexte de la nativité du Christ montrent nettement qu’il a eu connaissance des traditions de l’Opus Imperfectum. zyzwndd (var. zrwndd) br ’r bn (var. r bn). dtryn hwrmzd br sn rwq. dtlt’ gwšnsp br gwndpr. d’rbʿ’ ’ršk (var. ’rwšk) br mhrwq. dmš’ zhrwndd (var. zrwndd) br wdwd. dšt’ ’yryhw, (var. ’ryhw) br kwsrw. dšbʿ’ ’r šyšt br wlyt. dtmny’ ’štwnʿbdwn (var. ’štdnʿbwdn) br šyšwn (var. šyšrwn). dtšʿ’ mhrwq br hwhm (var. whm) : dʿsr’ ’šyrš br šbn (var. bn). ddʿsr rdl br bʿldn. dtrʿsr mrwdk br byl. 21
La Chronique de Zuqnīn dont il manque le début et la fin fut probablement rédigée en Mésopotamie septentrionale22. Conventionnellement, l’auteur anonyme est appelé Pseudo-Denys en raison d’une attribution de cette œuvre au patriarche
Africanus und die byzantinische Chronographie II/1, Leipzig 1885, cité par S.-M. R I, La caverne des trésors. Les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 486-487. “Script. syr.” 207-208), Louvain 1987, p. XVI-XVII. Nous renvoyons à cette étude pour les manuscrits. 17. Th. NöLDEKE, « Compte rendu de C. Bezold », Literarisches Centralblatt 8 (1888), p. 234. 18. S.-M. RI, La caverne, op. cit., textus, p. XII. 19. S.-M. RI, La caverne, op. cit., p. 368. 20. S.-M. RI, La caverne, op. cit., p. 369. 21. A. SCHER, Theodorus Bar Kōnī, Liber Scholiorum. II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 69. “Script. syr.” 26), Louvain 1912, p. 72. 22. Pour U. Monneret de Villard, certains passages relatifs à saint Thomas auraient même été élaborés dans la ville d’Édesse et participeraient à la littérature de propagande du culte de l’apôtre, U. MONNERET DE VILLARD, Le legende, op. cit., p. 67.
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Les mages christianisés
jacobite Denys de Tellmahré par J. S. Assemani. Les études de W. Witakowski ont permis de mieux connaître les sources de la Chronique et les documents plus anciens qu’elle restitue23. Il s’agit d’une chronique universelle, s’étendant, après une préface d’ordre historique contemporaine du rédacteur, de l’origine du monde à l’année 775 ; mais le corps du texte pourrait remonter à la première moitié du VI e siècle. La première partie comprend une section sur les mages et intègre textes apocryphes et récits traditionnels, en particulier des données de la Caverne des trésors ; la trame de la narration est toutefois propre à la Chronique. zhrwndd br ’r bn.. hwrmzd br sn rwq.. ’wštzp br gwdpr.. ’ršk br mhrwq.. zrwnd br wdwd.. ’ryhw br ksrw.. ’r šyšt br wylt.. ’štnbwzn br šyšrwn.. mhrwq br hwmm.. ’šrš br bn.. nrdy br bldn.. mrwdk br byl. 24
L’œuvre de Bar Bahlul est une vaste compilation réunissant plusieurs sources, notamment syriaques. D’après l’éditeur de son Lexique, Rubens Duval, Bar Bahlul est très fiable dans ses citations – même si l’ouvrage qui nous reste est largement interpolé, des références à des auteurs postérieurs ayant parfois été introduites. Cet auteur vécut dans la deuxième moitié du Xe siècle et aurait composé son Lexique à Bagdad où il était enseignant25. hdwndd br ’r ’bn. wštp br gwdpr. ’ršk br mhdws. zrwnd br wrwrnd (var. wdwd, wrwnd)26. ’ryhw br ksrw. ’r ššt br wlyt (var. šlyt).’štnbwzn br šyšrwn (var. šrwn). mhdwq br hwhm. ’šyrš (var. ’šydš) br bn (var. ybwn). rdn br bldn. mrdwk br byl.27
La séquence consacrée aux mages partis d’Orient vers la Judée chez le patriarche d’Antioche Michel (1133-1199), intégrée dans la colonne consacrée à l’histoire ecclésiastique, est assez développée. La Chronique est une vaste compilation de documents antérieurs, superposant les plus anciens aux plus récents, ainsi que le montre J.-B. Chabot dans sa préface à l’œuvre, en une synopse des sources utilisées par l’écrivain28. Onze noms sont énumérés au dixième chapitre du Livre V consacré au commentaire de Mt II. dhdndwr br ’r ’bn.. wšqp29 br gwdpr.. ’ršk br mhdwq.. zrwnd br wrwdwd.. ’rywh br ksrw.. ’r ššt br myt.. 30 ’štnbwzn br šyšrwn.. mhdwq br hwhm.. ’šyrš br bn. rdn br bldn.. mrdwk br byl.31
Denys Bar alibī est un contemporain et un proche du patriarche Michel qu’il soutint lors de son élection au siège primatial jacobite d’Antioche en 1166. Alors
23. W. WITAKOWSKI, The Syriac Chronicle, op. cit., p. 124-135. 24. Voir J.-B. CHABOT, Chronicon anonymum pseudo Denysianum vulgo dictum I (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 91. “Script. syr.” 43), Louvain 1927, p. 57-58 ; id., Incerti auctoris Chronicon pseudo-Denysianum vulgo dictum I (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 121. “Script. syr.” 66), Louvain 1949, p. 45. 25. R. DUVAL, La littérature syriaque, Paris 1907, p. 298-299. 26. var. zrwnd whd br wrwnd. 27. R. DUVAL, Lexicon syriacum auctore Hassano Bar Bahlule e pluribus codicibus edidit et notulis instruxit II (m-t), Paris 1901, col. 1003. 28. J.-B. CHABOT, Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, 1166-1199, I, Paris 1901, p. XXV. 29. Sans doute une faute de copiste pour wštp. 30. D’après l’éditeur J.-B. CHABOT, le m serait une erreur pour wl : wlyt. 31. J.-B. CHABOT, Chronique de Michel I, op. cit., col 89a-90c.
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évêque de Germanicia, il fut rapidement promu métropolite d’Amid et c’est là qu’il composa son œuvre littéraire. Son commentaire exégétique sur les Évangiles a été rédigé en 1165, soit six ans avant sa mort32. Il fut vraisemblablement l’une des sources d’inspiration de Michel le Syrien qui connaissait ses œuvres. Il restitue souvent d’anciennes traditions aujourd’hui perdues, dont il ne précise pas toujours l’origine. Denys ne mentionne que onze noms en même temps qu’il signale la tradition des douze mages : D’autres [auteurs] enfin précisent : trois fils de rois et neuf princes illustres dont les noms étaient… (suivent 11 noms avec filiations) et avec eux trois mille soldats en armes et cinq mille messagers. […] Seuls continuèrent leur chemin les douze princes, apportant leurs offrandes avec un millier d’hommes. 33
C’est le second des noms qui a été oublié. hdwndd br ’r ’bn. wštp br gwdpr. ’ršk br mhdwq (var. mhds).34 zrwnd (var. zwrnd) br wrwd. ’ryhw br ksrw. ’r št br wlyt. ’štnbwzn br šyšrwn. mhdwq 35 br hwhm. šyrš br nybn36 (var. nybyn). rdn br bldn. mrwdk br byl.37
Le Livre de l’abeille de Salomon de Bara38. Pour rédiger sa notice relative aux mages intitulée « Sur la venue des mages depuis la Perse » (chapitre XXXIX), Salomon s’est inspiré du Pseudo-Denys mais il semble aussi avoir connu la version de l’Opus imperfectum puisqu’il reprend l’idée d’une annonce prophétique de la naissance de Jésus par Zoroastre. J.-B. Chabot souligne par ailleurs que l’organisation du Livre de l’abeille puiserait en partie son inspiration dans la Caverne des trésors. J. S. Assemani a reproduit le passage de Salomon sur les mages en donnant quelques variantes tirées de manuscrits39. zrwndd br ’r bn . hwrmyzdd br sy rwq. gwšnsp br gwndpr. ’ršk br myhrwq. hlyn ’rbʿ’ ʿnw dhb’ zrwndd br wrzwd. ’yryhw br ksrw. ’r šyšt br wlyty. ’štwnʿbwdn br šyšrwn. hlyn ’rbʿ’ ʿnw mwr’. mhrwq br whm. ’šyrš br bn. rdl br bldn (var. bʿlzn). wmrwdk br bldrn (var. byldrn, byl). hlyn ’rbʿ’ ʿnw lbwnt’.40
Le manuscrit Add. 25875 qui contient le Livre de l’abeille (fol. 81b-158a) propose dans une narration intitulée « Prophétie de Daniel le Prophète » une autre liste présentant quelques variantes intéressantes pour les noms que signale E. A. W. Budge en apparat critique à son édition du chapitre XXXIX du Book of the Bee.
32. J.-B. CHABOT, La littérature syriaque, Paris 1934, p. 124. 33. Traduction française dans M. A LBERT, « Le roi Hérode et les (rois) mages. Quelques aperçus tirés d’un commentaire syriaque », Rois et reines de la Bible au miroir des Pères (“Cahiers de Biblia Patristica” 6), Strasbourg 1999, p. 108-110. 34. La graphie est défectueuse, et la lecture signalée comme incertaine par les éditeurs, I. SEDLACEK, et J.-B. CHABOT (éd.), Dionysii Bar Salibi. Commentarii in Evangelia I, fasc. 1 (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 15. “Script. syr.” 15), Louvain 1906, p. 89, n. 2. 35. Là aussi, même remarque que pour Aršak fils de Mihrōg, n. 34. 36. La graphie est ici défectueuse : -ny- pour - - avec métathèse du - - et du - - comme attesté dans la Chronique de Zuqnīn que suit Bar alibī. 37. J.-B. CHABOT, Dionysii Bar Salibi. Commentarii in Evangelia I, fasc. 1 (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 15. “Script. syr.” 15), Louvain 1906, p. 89-90. 38. E. A. W. BUDGE, The Book of the Bee, Oxford 1886 (manuscrits détaillés p. III-IX) ; édition latine par M. SCHOENFELDER, Salomonis Liber Apis, Bamberg 1866. 39. J. S. ASSEMANI, Bibliotheca Orientalis III/1, Rome 1725, p. 316. 40. E. A. W. BUDGE, op. cit., texte p. g.
328
Les mages christianisés
dyrwndr br qw’r s. whwrmyzdd br sy rwg. w ygrnsp’ br gwndp’. w’yršk br myhrwq. wzhrwndd br wrwz. w’ryhw br ksrw. w’r šyšt br dld. w’štʿbdwn br šyrwns. wmyhrwq br whym. w’šyrš br pn. wrdl br blddn. wmrwdk br bldn.41
Tableau 1. Occurrences onomastiques des patronymes moyen-perses dans les sources considérées Voir tableau page suivante. Tableau 2. Synopse des filiations d’après la documentation syriaque Artabān Axšīroš Gundafarr Čāh-bān Xusrō Hu-xēm Hu-vālīd Mihrōg Orōd Sānatrūk [aš-rwn ?] Xormādār
Descendance directe Zurvān-dād Aštād-Burzin Vištāsp/Gušnasp Axšīroš Ērweh Mihrōg Artaxšišt Aršak Zurvān-dād Hormizd (-dād) Aštād-Burzin Hormizd-dād
À propos du nom du roi parthe Aršak, il semble étrange que les listes nous fournissent le nom de son père Mihrōg (souvent mal orthographié en raison de la confusion facile entre -r- et -d-, réduite à un point diacritique) et de son grand-père Hu-xēm (à moins qu’il ne s’agisse de deux Mihrōg différents ?), ce qui n’a évidemment pas de substrat historique. Le nom que nous lisons Ērweh est présenté sous des graphies assez différentes : comme pour le nom de Gušnasp, Théodore Bar Konaï et le Livre de l’abeille orthographient le premier élément ’yry- qui peut se transcrire ēr- « iranien », tandis que les autres sources semblent adopter la graphie archaïsante ’ry- = v.-p. arya-. Le second élément du composé, si telle doit être l’identification, est partout écrit -hw, sauf chez Michel le Syrien où l’on a -wh qui représenterait le moyen-perse weh « meilleur ». À vrai dire, comme on le voit sur le tableau 1, la grande disparité des graphies ne permet pas de reconstruire un nom propre avec certitude, loin de là, mais c’est seulement la sémantique qui peut accorder quelque crédit à cette identification, les noms composés en ēr-, ērān-, étant bien connus.
41. E. A. W. BUDGE, op. cit., trad. p. 84 n. 2.
329
Christelle Jullien et Philippe Gignoux
Tableau 1. Occurrences onomastiques des patronymes moyen-perses dans les sources considérées. Caverne des trésors a rec. or. rec. occ.
Théodore Bar Konaï
Chr. de Zuqnīn « Livre des Bar Bahlul témoignages sur l’Économie du Christ » b
Michel le Syrien
’ šyrš
’ šrš
’ šyrš
’ šyrš
’ršk, ’rwšk
’ršk
’ršn
’ šyrš, var.’ šydš ’ršk
’rbn, var. rbn ’r šyšt
’rbn
’r’bn
’r’bn
’r šyšt
’ršk
’r šyšt
’r ššt
’r ššt
’štwn‘bdwn, ’štnbwzn var. ’štdn‘bwdn ’yryhw, ’ryhw var. ’ryhw
’št‘bdwn
’štnbwzn
’štnbwzn
’ryhw
’ryhw
’rywh
gwndpr
gwndp’
gwdpr
gwdpr, père de Vištāsp
hwhm
hwhm
’zrgd, ’zdgr (rec. or.) ’zd‘yr (rec. occ.) gwdpr
gwšnsp hwhm, whm
ygrnsp’ hwmm
whym
hwrm’dr (rec. occ.) var. hwrmyzd hwrmyzdd, var. hwrmzd (rec. or.) a. Nous avons tenu compte des graphies données par H. K EHRER, Die heiligen Drei Könige in Literatur und Kunst, Erster Band : Literarischer Teil, Leipzig 1908, p. 72-73, et restituées par W. WITAKOWSKI, « The magi in syriac tradition », dans G. K IRAZ (éd.), Malphono w-Rabo d-Malphone. Studies in honour of Sebastian P. Brock (“Gorgias Eastern Christian Studies” 3), Piscataway 2008, p. 839. Qu'il trouve ici l'expression de ma gratitude pour m'avoir envoyé ce travail. b. Nous ajoutons à ce tableau les trois textes publiés par M. DEBI É , « Suivre l’étoile à Oxford : inédits sur la venue des mages », dans G. K IRAZ (éd.), Malphono w-Rabo d-Malphone, op. cit., p. 126-132. Nous remercions l’auteur de nous avoir aimablement communiqué son article avant publication. Il s’agit d’un « Bref hymne sur les mages » (Bodleian Library Pococke 333), du XVIe siècle, fol. 207-208 : zrhd wndwd br ymwn. ’štwp hw’ dyn hw br gwdpr. ’ršk dyn hw br mhtwq. wzrndyn hw br wrnqd. ’ryw dyn mlk’ br ksrwn. ’r šyt gyr br wlyd. w’štwp wbzwn br šy’šwn. mhtwm br hw’m. šyr’š br b’n. rdn gyr hw br bld’n. ‘mhwn mrdwk hw br byl ; d’un texte intitulé « Les noms des mages » (ms. Mingana 148 daté de 1924) : zyzwyzd br ’rbn. hwrmyzd br srqš. gwšnsp br gwndnpr. ’ršk br mhrwq. rwhrwndd br rwdz. ’ndnhw br kwsrw. ’r šyšt br wlt. ’štwngzbwn br šyšrwn. mhrwq br whm. ’ šyrš br byk. rdl brn br b‘ldn. mrwdk br bldn ; enfin du « Livre des témoignages sur l’Économie du Christ », texte déjà étudié par U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi Evangelici (“Studi e Testi” 163), Vatican 1952, probablement du VIII e siècle : dyrwndr br qw’rš. whwrmyzdd br sy rwg. wygrnsp’ br gwndp’. w’ršn br myhrwq. wzhrwndd br wrwz. w’ryhw br ksrw. w’r šyšt br wl d. w’št‘bdwn br šyrwnš. wmyhrwq br whym. w’ šyrš br p n. w rdl br blddn. wmrwdk br bldn. Le premier texte s’apparente au texte de Michel le Syrien et de Denys Bar alibī; le second est plus proche dans sa présentation des noms des mages du Livre des scholies de Théodore Bar Konaï; le troisième présente des similitudes avec le ms. Add. 25875.
330
Les mages christianisés
Denys Bar alibī
Salomon de Bara,
ms. Add. 25875
« Les noms des mages » (voir n. 42)
« Bref hymne sur les mages » (voir n. 42)
Reconstruction onomastique
’ šyrš
’ šyrš
’ šyrš
’ šyrš
šyr’š
Axšīroš
’ršk
’ršk
’yršk
’ršk
’ršk
’r’bn
’rbn
qw’rs
’rbn
ymwn
’r št
’r šyšt
’r šyšt
’r šyšt
’r šyt
Aršak, fils de Mihrōg Artabān, père de Zurvān-dād Artaxšišt
’štnbwzn
’štwn‘bwdn
’štwngzbwn
’štwp wbzwn c
Aštād-Burzin
’ryhw
’yryhw
’ndnhw
’ryw
Ērweh
’ryhw ’yzdgrd
gwdpr, gwndpr père de Vištāsp gwšnsp
gwndp’
hwhm
whm
Yazdgird
gwndnpr
gwdpr
ygrnsp’
gwšnsp
’štwp
Gundafarr, père de Gušnasp Gušnasp
whym
whm
hw’m
Hu-xēm Xormādār
Hormizd(-dād), fils de Xormādār c. Le nom est défectueux, et présente deux composantes liées par un w-.
331
Christelle Jullien et Philippe Gignoux
Caverne des trésors a rec. or. rec. occ.
Théodore Bar Konaï
Bar Bahlul Chr. de Zuqnīn « Livre des témoignages sur l’Économie du Christ » b
hwrmzd
hwrmzd
hwrmyzdd
wlyt
wylt
wl d
kwsrw
ksrw
mhrwq
Michel le Syrien
myt d
ksrw
wlyt, var. šlyt ksrw
ksrw
mhrwq
myhrwq
mhdws
mhdwq
mhrwq
mhrwq
myhrwq
mhdwq
mhdwq
mrwdk
mrwdk
mrwdk
mrdwk
mrdwk
snrwq, père snrwq d’Hormizd šb n, var. bn bn
šy rwg
bn
šyšwn
šyšrwn
šyšrwnš
wdwd
wdwd
wrwz
bn, var.
ybwn šyšrwn, var. šrwn wrwrnd, var. wdwd, wrwnd wštp
prwdd, var. prwzd, pyrwz, prwzdd (rec. or.) pwrzdn (rec. occ.)
’wštzp
p n
šyšrwn wrwdwd wšqp e
d. D’après l’éditeur J.-B. CHABOT, le m serait une erreur pour wl: wlyt. e. Sans doute une faute de copiste pour wštp.
Le nom que nous reconstruisons comme Aštād-Burzin cause bien des soucis : on a cherché, si le nom est iranien (mais la présence d’un ayn sémitique chez Théodore Bar Konaï et le Livre de l’abeille, dont nous avons privilégié les lectures dans les noms traités ci-dessus, est embarrassante), deux éléments clairement compréhensibles d’un point de vue sémantique, même si le premier n’est attesté qu’une seule fois, mais chez Théodore, sous la graphie ’štd-, peut-être comme le nom de la déesse Aštād. La présence d’un -n- intérieur dans toutes les occurrences (remplacé par ʿ dans le Livre des témoignages) demeure énigmatique face à notre proposition. Le cas du nom divin Bēl constitue aussi un problème très difficile. D’une part en effet, son lien avec le nom de Marduk, écrit correctement chez Bar Bahlul et Michel le Syrien (ailleurs les graphies mrwdk peuvent s’expliquer aisément par une métathèse), découlerait d’une logique toute babylonienne, mais d’autre part, les nombreuses variantes bldn, bʿldn, bʿlzn, byldn, bldrn, bld’n, ne peuvent 332
Les mages christianisés
« Bref hymne sur les mages » (voir n. 42)
Salomon de Bara,
ms. Add. 25875
« Les noms des mages » (voir n. 42)
hwrmyzdd
hwrmyzdd
hwrmyzd
wlyt
wlyty
dl d
wltd
wlyd
ksrw
ksrw
ksrw
kwsrw
ksrwn
mhdwq f
myhrwq
myhrwq
mhrwq
mhtwq
mhdwq g
mhrwq
myhrwq
mhrwq
mhtwm
mrwdk
mrwdk
mrwdk
mrwdk
mrdwk
Denys Bar alibī
Reconstruction onomastique
Hormizd(-dād), fils de Sānatrūk Hu-vālīd Husrav / Xusrō Mihrōg, père d’Aršak Mihrōg, fils de Hu-xēm Marduk Pērōz-dād
syrwq
syrwg
srqš
nybn h
bn
p n
byk
b’n
Čāh-bān
šyšrwn
šyšrwn
šyšrwn
šyršwn
[aš-rwn?]
wrwd
wrzwd
rwdz
wrnqd
Orōd
wštp
wrwz
Sānatrūk
Vištāsp
f. La graphie est défectueuse, et la lecture signalée comme incertaine par les éditeurs I. SEDLACEK et J.-B. CHABOT, Dionysii Bar Salibi. Commentarii in Evangelia I, fasc. 1 (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 15. “Script. syr.” 15), Louvain 1906, p. 89, n. 2. g. Là aussi, même remarque que pour Aršak fils de Mihrōg. h. La graphie est ici défectueuse: -ny- pour - - avec métathèse du - - et du - - comme attesté dans la Chronique de Zuqnīn que suit Bar alibī.
se réduire à *Bēl. Certes les formes avec ayn sont sans doute à lire comme Baʾal, mais les finales en -dn ou -drn sont à prendre en compte et représenteraient un second élément -dān (« connais » ?). Le nom lu hypothétiquement Čāh-bān « protecteur du puits » (?) ne peut guère se justifier, sinon parce que le syr. peut noter l’iranien Č, mais sa signification demeure étrange, et l’onomastique sassanide ne fournit pas d’anthroponyme comparable. Concernant le nom de Gušnasp, cité par Théodore Bar Konaï, par l’auteur beaucoup plus tardif du Livre de l’abeille, et celui du récit sur les noms des mages, il est étonnant que les autres sources mentionnent un autre bahuvrīhī, Vištāsp 333
Christelle Jullien et Philippe Gignoux
< v.-p. Vištāspa >, qui est le nom à retenir puisqu’il représente à la fois le père de Darius Ier et le protecteur de Zoroastre, souvent identifiés dans la science moderne comme un seul et même personnage. La confusion avec Gušnasp peut s’expliquer par l’emploi extrêmement courant de ce nom sassanide. II reste un doute à propos du nom Hormizd, car la source la plus récente donne, en ajoutant un -d final, le nom de Hormizd-dād, tout comme la source probablement la plus ancienne, la Caverne des trésors, qui présente les deux formes. À mon avis (Ph. G.) c’est plutôt la scriptio plena qui devrait être l’authentique. Le nom de Husrav pourrait se lire aussi bien Xusrō comme en persan moderne, car l’initiale est partout un k- qui transcrit normalement en syr. l’ir. x, et non pas h. Hu-xēm présente aussi quelques difficultés quant aux diverses graphies de nos sources : on attendrait dans la seconde syllabe un -y- qui n’est transmis que par le ms. Add. 25875 et par le Livre des témoignages, mais l’hésitation entre le h- et le - initial ne constitue pas un vrai problème. D’ailleurs le sens « de bon caractère » est excellent (cf. MacKenzie, CPD, p. 45). Par contre, le nom reconstruit comme Hu-vālīd, « bien grandi », n’est recevable que si l’on suppute le non-redoublement du -w-, la graphie complète attendue étant *hwwlyt. Mais ici encore, les graphies sont souvent très hétérogènes. De même, malgré une très grande diversité de graphies, le nom d’Orōd nous semble la meilleure solution possible, car là encore la confusion entre -r- et -d- à l’intérieur n’est pas dirimante, et puisqu’il s’agit d’un grand roi parthe. Les scribes auront ajouté innocemment des lettres perturbantes. Le nom de Pērōz-dād semble justifié par la présence fréquente d’une finale en -dd. La signification du mot pērōz « victorieux » et les nombreuses graphies hésitantes de la Caverne des trésors pourraient suggérer une intention de l’auteur de se référer au Mons Victorialis, mais cela reste très difficile à prouver. Dans la Chronique de Zuqnīn, le nom de Vištazp pourrait indiquer une prononciation locale particulière, mais le alef initial est évidemment une intrusion regrettable. Comme pour d’autres noms, Zurvān-dād est écrit avec une finale -d ou -dd, mais il faut de toute manière interpréter le nom comme un composé déterminatif. C’est, d’après les sources, le fils de deux rois parthes, mais celui d’Artabān est écrit de plusieurs façons très fantaisistes, qui ne permettent pas toutefois de proposer une autre solution que d’adopter le même nom que le fils d’Orōd. La forme écrite wrwdwd chez Michel le Syrien, qui n’est plus au XIIe siècle un très bon transmetteur, peut s’expliquer par une simple dittographie de la finale. II. Reconstitution historique Un regard attentif sur les anthroponymes de ces listes nous conduit à tenter des regroupements thématiques. Et de fait, il semble bien que ces catégorisations éclairent ces énumérations a priori sans cohérence. Nous proposons six rubriques spécifiques comme axes de lecture : les noms renvoyant directement à des souverains historiques – et en ce cas, il conviendra d’expliquer ces choix ; ceux de grands personnages de l’empire iranien ; ceux de rois ayant partie liée à un contexte apostolique ; les noms génériques ; divins ; enfin les noms symboliques, en eux-mêmes signifiants.
334
Les mages christianisés
1. Les noms renvoyant à des souverains (historiques ou légendaires) Parmi les patronymes relevés, plusieurs renvoient à des figures de premier plan, sur trois dynasties : achéménide, arsacide et sassanide. Les Achéménides : Vištāsp Le nom de Vištāsp est connu pour être celui du père de Darius Ier. On sait que des chrétiens pouvaient s’appeler ainsi : d’après Michel le Syrien, l’évêque d’Édesse à l’origine de la conversion du philosophe Bardesane aurait porté ce nom à la fin du IIe siècle, nom souvent restitué sous la graphie Hystaspes, στµσπης, grécisation du nom de Vištāsp (Pline, Histoire Naturelle VI, 133). Le patriarche jacobite, dont le récit sans doute apocryphe est à la source de la notice de Barhebraeus42, raconte comment Bardesane alors âgé de vingt-cinq ans (c’est-àdire vers 179/180), de passage dans la ville, entra dans une église et, suite à la prédication de l’évêque, demanda le baptême. Mais dans ces groupes de mages venus faire obédience au Christ, Vištāsp n’est pas une occurrence banale : elle pourrait marquer un choix doublement intentionnel. Ce nom est en effet particulièrement évocateur du contexte zoroastrien puisque Vištāsp est donné comme le protecteur de Zoroastre et l’instaurateur de la religion mazdéenne en Iran43. Il est le modèle du roi religieux, vertueux et juste, à mi-chemin entre l’image du roi légendaire Yima, certes bon mais pas proprement zoroastrien, et celle du prêtre, Zoroastre. Un passage du troisième Livre du Dēnkard (193, 3) résume les qualités de ce roi orthodoxe, « très ami de la religion mazdéenne, enclin à la recevoir, la professer et la propager »44. La conquête de Balkh, lieu de naissance supposé de Vištāsp, par les Sassanides expliquerait l’intérêt croissant des chroniqueurs officiels pour les légendes estiraniennes à partir de la fin du IVe siècle45. D’après la Lettre de Tansar adressée à Ardašīr Ier mais que la critique s’accorde à dater de l’époque de Khosrau Ier trois siècles plus tard46, le nom de Vištāsp était invoqué lors de la cérémonie d’investiture royale. A. Christensen souligne que les Sassanides faisaient de la sorte
42. F. NAU, Une biographie inédite de Bardesane l’astrologue (154-222) tirée de l’histoire de Michel le Grand, Patriarche d’Antioche (1126-1199), Paris 1897, p. 1 ; J.-B. ABBELOOS et T. J. LAMY, G. Barhebraei Chronicon ecclesiasticum I, Louvain 1872, p. 48. 43. Sur les sources de la conversion de Vīštāsp, cf. notamment le chapitre 47 de la Rivāyat pehlevie, M. MOLÉ , La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, Paris 1967, p. 116-121 ; le Vičīrkart ī dēnīk, M. MOLÉ , La légende de Zoroastre, op. cit., p. 122-135 ; le cinquième Livre du Dēnkard, M. MOLÉ , La légende de Zoroastre, op. cit., p. 106-115 et le septième, p. 2-105. M. Molé a retrouvé dans le huitième un résumé d’un récit perdu sur la conversion de Vīštāsp, le Vīštāsp sāst, M. MOLÉ , Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien. Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne (“Annales du Musée Guimet” 69), Paris 1963, p. 348-350. Cf. plus tardivement, le texte du Zardušt-nāma. 44. M. MOLÉ , Culte, op. cit., p. 58-61. 45. G. LUKONIN, « Political, Social and Administrative Institutions : Taxes and Trade », The Cambridge History of Iran 3/2, Cambridge 19962, p. 698. Les sources pehlevies et arabes donneront Lorāsp, père de Vīštāsp, pour fondateur de la ville. E. YARSHATER, « Iranian National History », The Cambridge History of Iran 3/2, Cambridge 19962, p. 466. 46. A. CHRISTENSEN, L’Iran sous les Sassanides, Copenhague 1936 (19442), p. 264. Sur la Lettre, cf. J. DARMESTETER, « La lettre de Tansar », Journal Asiatique (1894), p. 185-250 ; trad. p. 502-555. M. BOYCE, The Letter of Tansar (“Istituto italiano per il Medio ed Estremo Oriente” 38. “Literary and Historical Texts from Iran” 1), Rome 1968.
335
Christelle Jullien et Philippe Gignoux
remonter leurs propres origines dynastiques à ce souverain via les Achéménides47. Symboliquement, Vištāsp représenterait non seulement la lignée achéménide mais aussi celle des descendants de Sāssān. Les liens entre les Sassanides et les Achéménides, en particulier les héritiers de Darius (Artaxšišt / Artaxerxès et Axšīroš / Xerxès), apparaissent déjà dans le Kārnāmag, du IXe siècle, qui restitue la geste d’Ardašīr ; nous savons que les Arsacides faisaient remonter leur ascendance à Artaxšišt / Artaxerxès II48. La présence de ces noms achéménides parmi les inventaires considérés doit être soulignée. Les Arsacides : Artabān, Aršak et Orōd Le nom d’Artabān est présent dans toutes les listes à l’exception de la Caverne des trésors. Il serait tentant de mettre le personnage en rapport avec un autre, Aršak, nom éponyme du fondateur de la lignée arsacide, et de voir dans ces choix anthroponymiques une présentation totalisante de la dynastie parthe, du premier au dernier souverain Artabān V. À ces deux noms emblématiques doit être ajouté celui d’Orōd, sans doute l’un des plus illustres vainqueurs des Romains, qui remporta sur Crassus la célèbre bataille de Carrhes vers 63 avant notre ère. D’après J. Wolski, ce succès eut un impact considérable sur les populations de l’empire parthe ; il en voit une preuve dans l’héroïsation du général vainqueur dans la poésie iranienne épique49. Les Sassanides : Xusrō, Pērōz, Šābūr et Yazdgird Parmi les noms attribués aux mages observateurs de l’astre annonciateur, plusieurs sont ceux de souverains sassanides, parfois en composition. De toute la lignée, le nom Xusrō est sans doute le plus évocateur pour les communautés chrétiennes. La tradition syro-orientale (comme plus tard la tradition arabo-persane, ainsi que l’a bien montré M. Tardieu50) a souvent représenté Xusrō Ier (531-579) comme un dynaste juste et tolérant envers les minorités religieuses, modèle du roi sage et protecteur des savants51. Le second souverain de ce nom (590 ; 591-628) est lui aussi accrédité de philochristianisme par les sources syriaques. Certains actes des synodes de l’Église de Perse se font l’écho d’un roi bon et bienfaisant, attentif à la vie spirituelle de ses sujets52. Les liens paternels entretenus au début de son gouvernement avec l’empereur Maurice ont incontestablement conduit Xusrō II à développer une politique de bienveillance à l’égard des minorités chrétiennes, tout au moins du vivant de
47. A. CHRISTENSEN, L’Iran, op. cit., p. 117. 48. G. LUKONIN, « Political », op. cit., p. 697. Pour le Kārnāmag, voir désormais F. GRENET, La geste d’Ardashir fils de Pābag. Kārnāmag ī Ardaxšēr ī Pābagān, Die 2003. 49. J. WOLSKI, L’empire des Arsacides (“Acta Iranica” 32. 3e série : “Textes et Mémoires” 18), Louvain 1993, p. 133 ; N. C. DEBEVOISE, A Political History of Parthia, New York 1938 (19682), p. 9798. M. BOYCE, « Parthian Writings and Literature », The Cambridge History of Iran 3/2, Cambridge 19962, p. 1161-1165 ; D. H. BIVAR, « The Political History of Iran under the Arsacids », The Cambridge History of Iran 3/2, Cambridge 19962, p. 48-50 ; E. YARSHATER, op. cit., p. 458-459. 50. M. TARDIEU, « Chosroès », dans R. GOULET (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques II. De Babélyca d’Argos à Dyscolius, Paris 1994, col. 309. 51. ksrw ’nwšrw’n mlk’ kym’, chez Barhebraeus, Chronique ecclésiastique II, J.-B. ABBELOOS et T. J. LAMY, op. cit. III, p. 91-92. 52. J.-B. CHABOT, Synodicon orientale, Paris 1902, p. 563, trad. p. 581.
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Maurice et sous l’influence de son médecin personnel Gabriel et de sa favorite Šīrēn, soutiens du parti monophysite. Le nom de Pērōz est également cité mais il n’est pas vraiment significatif puisqu’il apparaît toujours en composition sous la forme Pērōz-dād et uniquement dans le livre de la Caverne53. Mention particulière doit être faite de celui de Šābūr. Ce nom n’est pas à proprement parler celui de l’un des douze mages ; il forme l’un des éléments onomastiques du souverain qui délégua ces Perses vers la cité de David, mais dans quelques sources seulement. Ainsi dans les listes du XIIe siècle, celle de Michel le Syrien et de Denys Bar alibī : « Et le roi qui les envoya s’appelait Pīr-Šābūr (pyršbwr)54 ». Dans ces textes, pareil détail provient de traditions syriaques plus anciennes puisqu’on le retrouve dans une chronique du VIIe siècle rédigée en milieu syrien, la Chronique maronite55 ; sans donner les noms des mages et dans un même contexte narratif très concis, est cependant signalé le patronyme Pīr-Šābūr : « Le roi des Perses qui envoya les mages avait pour nom Pīr-Šābūr (pryšbwr) »56. Mentionnons également, au milieu du IXe siècle, le catholicos Īšōʿdad de Merv qui restitue cet élément (pyršbwr) dans son commentaire sur le passage de Mt II, 1-1257, dont on sait qu’il fut l’une des sources de Bar alibī58. D’après Ph. Gignoux, le premier composé du nom de Pīr-Šābūr, pīr en moyen-perse, doit être entendu comme un titre honorifique : comprenons donc Šābūr l’Ancien, c’est-à-dire le Sage, que les sources présentent comme le modèle du gouvernant, attentif aux signes divins et prompt à y répondre – représentant anhistorique du royaume des Perses. Les versions que nous avons de la Caverne des trésors ne présentent que trois mages, considérés comme des rois59, partis à Jérusalem : Hormizd, fils de Xormādār, ’zrgd, et Pērōz-dād. Nous avons eu l’occasion de dire que cette énumé-
53. Certains textes hagiographiques comme la Passion de Mār Grégoire par exemple, ou celle de Yazdpanāh, présentent le règne de Pērōz comme une période de tranquillité pour les chrétiens, P. BEDJAN, « Vie de Mār Grégoire », Histoire de Mar Jabalaha, op. cit., p. 348-349 ; p. 374 ; P. BEDJAN, « Vie de Yazydpenah », Histoire de Mar Jabalaha, op. cit., p. 413. Ce tableau doit cependant être légèrement nuancé par les données d’autres sources, en particulier la Chronique de Séert qui signale un revirement de sa politique religieuse dans les derniers mois précédant sa mort : l’auteur raconte comment, pour se venger de l’affront reçu des Turcs, Pērōz se promit « d’anéantir la religion chrétienne », A. SCHER, Chronique de Séert II/1, op. cit., p. 101 [9]-102 [10] ; nombre d’églises et de monastères furent détruits, en particulier l’école de Séleucie, et des massacres perpétrés. 54. J.-B. CHABOT, Chronicon pseudo-Dionysianum I, op. cit., p. 89 ; trad. p. 68. J.-B. CHABOT, Chronique de Michel I, op. cit., col. 90c.6. 55. Le seul manuscrit disponible, fragmentaire, date du VIIIe-IXe s. (BL Add. 17216, fol. 2-14). 56. Édition E. W. BROOKS, « Chronicon maroniticum », Chronica minora II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 3. “Script. syr.” 3), Louvain 1904, p. 55 ; J.-B. CHABOT, « Chronicon maroniticum », Chronica minora II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 4. “Script. syr.” 4), Louvain 1904, p. 45. 57. M. DUNLOP GIBSON, The Commentaries of Ishôʿdad of Merv, Bishop of adatha (c. 850 A.D.) II. Matthew and Mark in Syriac (“Horae Semiticae” 5-6), Cambridge 1911, p. 26.6. 58. J.-B. CHABOT, La littérature, op. cit., p. 111. 59. Sur la tradition des mages rois, cf. récemment M. A. POWELL, « The Magi as Kings : an Adventure in Reader-Response Criticism », The Catholic Biblical Quartery 62/3 (2000), p. 459-480. M. A. POWELL montre l’influence des midrashim juifs présentant la figure du mage comme serviteur de rois ; le targum palestinien identifie ainsi Balaam à un mage, suivi par Philon, « The Magi as Kings », art. cit., p. 465. Bibliographie dans M. HENGEL et H. MERKEL, « Die Magier aus dem Osten und die Fluchte nach Ägypten (Mt 2) im Rahmen der antiken Religionsgeschichte und der Theologie
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ration était spécifique par rapport aux autres. Le nom du deuxième mage, ’zrgd (var. ’zdgr, recension orientale, ms. Mingana Syr. 1160)/’zdʿyr (recension occidentale, ms. Vat. Syr. 489), traduit par S.-M. Ri sous la graphie Azregad/Azdayr, renverrait au nom de Yazdgird, attesté dans une variante du manuscrit Vat. Syr. 489 (yzdgrd61) et dans un des manuscrits de la Caverne édité par C. Bezold62 coté Add. 25875, fol. 40v col. 2 (’yzdgrd)63. Certaines sources syriaques ont insisté sur la bienveillance de Yazdgird Ier (399-420) envers le christianisme ; l’auteur anonyme de la Chronique ad annum 724 en vient à présenter Yazdgird comme un souverain chrétien64 ! Les historiens byzantins louent généralement le roi sassanide pour sa politique tolérante envers les communautés chrétiennes65 – tandis que les sources arabes le présentent généralement comme un pécheur66. 2. De hauts dignitaires de l’empire On a pu relever les noms de grands personnages de l’empire ; sans pour autant pouvoir affirmer que les auteurs de ces listes de mages ont cherché à restituer les noms d’autorités politiques bien connues, on constate qu’ils participent du contexte sassanide. L’anthroponyme de Zurvān-dād est attaché à une famille influente sous les Sassanides dont certains membres furent juges d’empire. L’un d’eux est cité dans le Mātagdān ī Hazār Dādestān, le Livre des mille jugements, recueil de droit sassanide du début du VIIe siècle, exerçant la charge de jurisconsulte67. Un autre, fils du ministre de Yazdgird Ier puis de Yazdgird II, Mihr-Narseh, dans la première moitié du Ve siècle, était hērbedān hērbed, l’une des hautes fonctions religieuses et judiciaires du pays après celle du mowbedān mowbed68 ; sa famille, les Spandīyād, était l’une des sept plus illustres de l’empire 69.
des Matthäus », dans P. HOFFMANN (dir.), Orientierung an Jesus : Zur Theologie der Synoptiker, für J. Schmid, Fribourg 1973, p. 139-169. 60. S.-M. R I, La caverne des trésors. Les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 486. “Script. syr.” 207), Louvain 1987, p. 368, n. 11. 61. Pour ’zdʿyr, S.-M. R I, op. cit., p. 369. 62. C. BEZOLD, Die Schatzhöhle II, Leipzig 1888, p. 57. 63. Signalé par E. A. W. BUDGE, The Book of the Bee, Oxford 1886, trad. p. 84 n. 2. 64. E. W. BROOKS, « Chronicon ad annum 724 pertinens », Chronica minora II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 3. “Script. syr.” 3), Louvain 1904, p. 137 ; J.-B. CHABOT, « Chronicon maroniticum », Chronica minora II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 4. “Script. syr.” 4), Louvain 1904, p. 107. 65. Ainsi Procope, De Bello Persico I, 2, 8, par exemple. 66. abarī, Th. NöLDEKE, Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sassaniden aus der Arabischen Chronik des Tabari, Leyde 1973 (18791), p. 72. E. VENETIS, « The Zoroastrian Priests and the Foreign Affairs of Sasanian Iran and the Later Roman Empire (5 th cent.) », Name-ye Iran-e Bastan/The International Journal for Iranian Studies 3/1 (2003), p. 53-54. 67. A. PERIKHANIAN et N. GARSOïAN (trad.), Farraxvmart ī Vahrāmān. The Book of a thousand Judgements (a Sasanian Law-Book) (“Persian Heritage Series” 39), Costa Mesa, New York 1997, p. 418. 68. P. GIGNOUX, Noms propres sassanides en moyen-perse épigraphique (Iranisches Personennamenbuch II/2), Vienne 1986, p. 129 n° 648. 69. Mentionné par abarī, Th. NöLDEKE, Tabari, op. cit., p. 110. Cf. A. CHRISTENSEN, op. cit., p. 116 ; p. 278.
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De même, le nom de Gušnasp est associé dès le début de la dynastie sassanide et jusqu’au règne de Kavād (488-496 ; 498-531) à une famille renommée – les Gušnasp-šahs70 – à laquelle était confié le gouvernement de la région du Parišwārgar voisine du abaristān, région montagneuse au sud de la mer Caspienne. D’après R. Gyselen, le toponyme pourrait renvoyer à une province administrative, circonscription d’un āmārgar71. C’est aussi le nom d’un des trois grands Feux sacrés, et de ce fait donné à un très grand nombre de personnes. 3. Les noms évocateurs du contexte apostolique : Gundafarr et Sānatrūk Deux noms, récurrents dans la quasi-totalité des sources, paraissent devoir être mis à part : il s’agit de Gundafarr et de Sānatrūk, deux noms évocateurs du contexte apostolique apocryphe. Tous deux sont en effet portés par des rois liés à des gestes d’apôtres, saint Thomas en Inde pour le premier, saint Thaddée/Jude pour le second. Ils participent par ailleurs à la cohérence narrative de ces ensembles onomastiques puisqu’ils renvoient implicitement au Ier siècle de notre ère. Le nom de Gundafarr est associé principalement à la tradition des Actes de l’apôtre Thomas, conservés dans une traduction grecque et un remaniement syriaque72. Pour A. F. J. Klijn qui releva dans les Actes de Thomas nombre de syriacismes, ce texte fut originellement composé en syriaque73. Le scénario conduisant Thomas au royaume de Gundafarr est bien connu. Gundafarr apparaît comme le prototype du souverain ouvert au kérygme. Par sa conversion, il poursuivra l’action de l’apôtre qui, en curieux architecte, distribuait l’argent royal destiné à l’érection du palais en œuvres de bienfaisance. Ce nom est attesté au sein de la dynastie indo-parthe qui s’imposa sur tout le nord-est de l’Inde vers 25 de notre ère. Gundafarr, probablement un Sūrēn d’Iran oriental, avait établi sa capitale à Taxila et son royaume indépendant restera sous influence parthe. Il s’étendait alors, d’après les monnaies retrouvées à son effigie74, jusqu’aux terres de la vallée de l’Indus conquises sur les Śakas : Seistān, Arachosie, Paropamisade et Sind. Ses dates sont maintenant bien établies grâce à l’inscription de Takht-i-Bahī de 46 ap. J.-C.75, date qui marque le dernier acte officiel de ce souverain et donc terminus ante quem pour son règne.
70. A. CHRISTENSEN, op. cit., p. 353. 71. R. GYSELEN, Nouveaux matériaux pour la géographie historique de l’empire sassanide (“Studia Iranica. Cahier” 24), Paris 2002, p. 143-145. 72. La version originale des Actes de Thomas, rédigée en syriaque, a été pour la première fois publiée par W. WRIGHT, Apocryphal Acts of the Apostles, Londres 1871, I, p. 171-333 (texte) ; II, p. 146298 (traduction), à partir du manuscrit de Londres Add. 14645 daté de 936. P.-H. POIRIER et Y. TISSOT, « Les Actes de Thomas », dans F. BOVON et P. GEOLTRAIN (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, Paris 1997, p. 1323, 1326, 1332, 1344, 1347-1348. 73. A. F. J. K LIJN, The Acts of Thomas (“Novum Testamentum Supplements” 5), Leyde 1962, p. 5-7 ; p. 13. Cf. Y. TISSOT, « Les Actes de Thomas, exemple de recueil composite », dans F. BOVON et alii (dir.), Les Actes apocryphes des apôtres, Genève 1981, p. 223. 74. D. W. McDOWALL et M. TADDEI, The Archaeology of Afghanistan, Londres 1978, p. 212 ; fig. 4. 18, 213. D. W. McDOWALL et M. TADDEI, « The Dynasty of the latter Indo-Parthians », Numismatic Chronicle 7 th series 8 (1965), p. 189-224. M. A LRAM, « Nomina Iranica propria in Nummis », Iranisches Personennamenbuch IV, Vienne 1986, p. 250-255. 75. Cf. J. CRIBB, « New evidence of Indo-Parthian Political History », Coin Hoards 7 (1985), p. 282300 ; F. GRENET et O. BOPEARACHCHI, « Une monnaie en or du souverain indo-parthe Abdagases II », Studia Iranica 25/2 (1996), p. 219-231.
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L’arsacide Sānatrūk fut considéré comme un symbole de la puissance royale arménienne ; il se posa en adversaire des Romains et vainquit l’empereur Trajan en 116. Ce nom est souvent associé aux récits apostoliques en Arménie ; ce processus de récupération par la légende a été bien mis en évidence par Michel van Esbroeck76 : Sānatrūk est ainsi l’interlocuteur de Thaddée/Jude dans son périple missionnaire depuis Jérusalem vers les marges septentrionales de l’Osrhoène. Une arménisation des données de la Doctrine d’Addaï devait aussi rattacher le roi Abgar à la famille royale arménienne et Sānatrūk devint son neveu. Les synaxaires arméniens s’en font l’écho77. Ces données sont restituées dans de nombreux homéliaires, martyrologes ou inventaires apostoliques en arménien78. Cette extension sur les terres arméniennes de la légende d’Abgar répond classiquement à un esprit de revendication apostolique pour justifier une indépendance ecclésiastique de l’Église d’Arménie. La mention de Sānatrūk traduit une strate de rédaction déjà élaborée : les premières narrations d’un martyre de Thaddée/Jude (parfois même restituées dans des sources tardives) privilégient le nom d’Hérode, favorisant un cadre chronologique cohérent situé dès la mort de Jésus79. Sānatrūk est aussi le bourreau d’un autre apôtre, Barthélemy, selon le même synaxaire qui reprend les éléments du Martyre de Barthélemy (§19), au 10 Méhéki (16 février)80. 4. Les noms divins : Zurvān, Ohrmazd, Mihr, Aštād Plusieurs noms renvoient à des divinités mazdéennes. Il y a là sans doute une volonté d’identifier les mages avec les divinités d’une religion païenne et qui plus est persécutrice : les anciens dieux, en la personne de leurs représentants sacerdotaux et ministres officiants, reconnaissent le nouveau Dieu qui vient révéler la religion véritable et rendre caducs les cultes précédents. Zurvān est le dieu du Temps, et il est même le père d’Ohrmazd le dieu suprême (présent dans les listes sous le doublet Hormizd) d’après le mouvement zurvanite considéré comme hétérodoxe. Ces deux noms n’ont rien pour surprendre dans un contexte de christianisation de traditions. Mithra comme divinité solaire est aussi présent dans le nom hypocoristique de Mihrōg. Enfin, la divinité féminine de la Rectitude est attestée également dans le nom composé de Aštād-Burzin (< av. aštāta-).
76. M. VAN ESBROECK, « Le roi Sanatrouk et l’apôtre Thaddée », Revue des Études Arméniennes NS 9 (1972), p. 253-266. 77. G. BAYAN, Le synaxaire arménien de Ter Israël. XI. Mois de Margats (“Patrologia Orientalis” 21/5), Paris 1930, p. 640 [1684]. Ce synaxaire se fait l’écho de traditions plus anciennes, que l’on retrouve par exemple chez Épiphane, C. JULLIEN et F. JULLIEN, Apôtres des confins. Processus missionnaires chrétiens dans l’empire iranien (“Res Orientales” XV), Bures-sur-Yvette 2002, p. 6971. 78. Cf. par exemple la liste du codex 993 [Anasyan 10], ms. 871 du Matenadaran, rédigé en l’an 1680, M. VAN ESBROECK, « Neuf listes d’apôtres orientales », Augustinianum 34 (1994), p. 136 ; p. 113 ; ms. 731 de Venise, L. LELOIR, Écrits apocryphes sur les apôtres (traduction de l’édition arménienne de Venise) II. Philippe, Barthélémy, Thomas, Matthieu, Jacques frère du Seigneur, Thaddée, Simon, listes d’apôtres (“Corpus Christianorum. Series apocryphorum” 4), Turnhout 1992, p. 757. 79. M. VAN ESBROECK, « Neuf listes », op. cit., p. 156 ; E. A. W. BUDGE, The Book of the Bee, op. cit., trad. p. 109. 80. G. BAYAN, Le synaxaire arménien de Ter Israël. VII mois de Méhéki (“Patrologia Orientalis” 21/1), Paris 1927, p. 54 [1098]-55 [1099].
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5. Les noms ethniques Le nom de Ērweh manifeste dans le premier élément l’origine aryenne donc iranienne du personnage ainsi appelé, mais l’identification d’un tel nom demeure fragile, comme il a été indiqué ci-dessus. 6. Les noms métaphoriques Dans cette catégorie, on peut ranger Hu-xēm, « d’un bon caractère », une épithète bien attestée dans la littérature religieuse mazdéenne, et Xormādār, un bahuvrīhī qui peut signifier « qui possède des dattes » et qui n’est pas connu ailleurs, si la graphie syriaque recèle un tel nom, se disant de quelqu’un qui pourrait faire l’offrande de ces fruits (?). Ces deux noms peuvent être a priori considérés comme symboliques par rapport à la démarche même de ces mages tendus vers la manifestation du Christ. Ainsi donc, les auteurs de ces listes font directement entrer les dynasties iraniennes successives, achéménide, arsacide et sassanide, dans une histoire du salut qui culmine avec le Christ. Il s’agit de souverains référents (tels Vištāsp ou Artaxšišt), ou qui, dans la documentation syriaque, apparaissent comme des rois ouverts et réceptifs à un enseignement doctrinal nouveau : Vištāsp, Xusrō, Yazdgird, Gundafarr par exemple ; avec Aršak et Artabān, l’alpha et l’omega de la lignée des Parthes, ce sont tous les Arsacides qui sont représentés et conduits à reconnaître la souveraineté royale véritable. Peut-on suggérer une christianisation du pouvoir par l’intégration des dynasties dans le dessein divin, en un nouvel ordonnancement sous l’égide du Christ ? Même si cette recherche reste encore ouverte, il apparaît que le choix des noms des douze mages présente une cohérence interne indubitable : la plupart symbolisent en quelque sorte le monde perse – jusqu’à la Babylonie sous domination perse bien établie – ses représentants religieux, légaux, politiques, mais aussi ses dieux puisque des mages leur sont identifiés, emblèmes d’un monde païen révolu. Addendum Notre article était sous presse lorsque nous avons eu connaissance du travail de M. Witold Witakowski, « The Magi in syriac tradition », dans G. KIRAZ (éd.), Malphono w-Rabo d-Malphone. Studies in Honour of Sebastian P. Brock (“Gorgias Eastern Christian Studies” 3), Piscataway 2008, p. 809-843. Nous remercions l’auteur de nous l’avoir fait connaître, même si les délais éditoriaux ne nous ont pas permis de tenir compte des données supplémentaires qu’il apporte. W. Witakowski ajoute en effet deux listes aux sources que nous avons exploitées : – celle du théologien syro-occidental Moïse Bar Kepha, évêque de BēthRamman et de Mossoul (813-903), qui nous est connue par le Catalogue de W. WRIGHT, A Catalogue of the Syriac manuscripts preserved in the Library of the University of Cambridge I-II, Cambridge 1901, p. 801 : hdwydd br ’r’bn, hwrmyzdd br snrs, wštp br gwdpr, ’ršk br mhds, zrwnd br wrwd, ’ryhw br ksrw, ’r št br wlyt,’štnbwzn br šyšrwn, mhdwq br hwhm, ’ šyrš br nybn, rdn br bldn, mrwdk br byl. – celle d’une hymne syro-orientale déjà publiée par A. RÜCKER, en 1923, « Zwei nestorianische Hymnen über die Magier », Oriens Christianus 10-11 n.s. (19201921, 1923), p. 33-55, ajoutée assez tardivement dans le manuscrit de Berlin où elle se trouve consignée : 341
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zrwndd br bh’n, hwrmyzdd br srws, gwšnsp br gwndpr, ’yryšk br myhrwq, zrwndd br wrwndd, ’yryhw br ksrw, ’r šyšt br wlyd, ’štʿbdwn br šyšrwn, myhrwq br whym, šyrš br p n, rdl br bldrn. Par ailleurs, concernant les éléments patronymiques du livre de la Caverne des trésors, les données relevées par H. KEHRER, Die heiligen Drei Könige in Literatur und Kunst, Erster Band : Literarischer Teil, Leipzig 1908, p. 72-73, et restituées par W. WITAKOWSKI, « The Magi in syriac tradition », op. cit., diffèrent légèrement de celles fournies par les manuscrits exposées par S.-M. RI, La caverne, op. cit. : recension orientale : hwrmzdd, hwrmyzkr, hwrmyzd. recension occidentale : hw rb’ ; prwzdn.
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LA « TRIADE » DE AL-ĪRA
Florence JULLIEN École Pratique des Hautes Études, sciences religieuses
C’est une triade originale qui m’a conduite jusqu’à īra, carrefour de cultures entre paganisme, christianisme et islam. Je suis heureuse de dédier cet article au Professeur Michel Tardieu qui a contribué à mieux faire connaître le milieu religieux de cette région – en écho, aussi, à son enseignement au Collège de France sur l’écriture des visions en songe. Le passage qui nous intéresse se trouve inséré dans la deuxième partie de l’Histoire nestorienne connue également sous le nom de Chronique de Séert, texte rédigé entre le IXe et le XIe siècle sur base de documents antérieurs, notamment d’histoires ecclésiastiques composées par des écrivains syriaques du VIIe siècle1. Il y est question d’un double songe que reçut Mār ʿAbda le Jeune, alors ascète au lieu-dit Mʿarrē non loin de īra, à propos de la future fondation de son compagnon d’anachorèse, Rabban Xvadāhōy. Mār ʿAbda ibn anif ne doit pas être confondu avec l’homonyme appelé l’Ancien, disciple de Mār Babaï le scribe, également établi dans la contrée, auquel il devait succéder comme supérieur du couvent de Gamrē. Il mourut à un âge très avancé, dans les années 6802. Selon les sources, Xvadāhōy était originaire du Bēth-Aramāyē ou peut-être de Mésène3. Il fut durant de longues années le disciple de Rabban Šāpūr, le fondateur du monastère éponyme dans la montagne de Šūštār, dans le Bēth-Hūzāyē. Ce n’est qu’à la mort de son maître, précise la Chronique4, qu’il se rendit au désert de Mʿarrē – nom qui signifie « les Grottes » – dans la région de īra où il vécut un temps en anachorète avec d’autres ermites5 qui le choisirent comme supérieur d’un nouveau monastère. À la fin de sa vie, il fonda le couvent dit de Bēth- ālē, « la région boueuse »6, dans le désert de īra, en Bēth-Aramāyē7.
1. Cf. l’étude de E. DEGEN, « Daniel bar Maryam. Ein nestorianischer Kirchenhistoriker », Oriens christianus 52 (1968), p. 60-61 ; E. DEGEN, « Die Kirchengeschichte des Daniel bar Maryam – Ein Quelle der Chronik von Se’ert ? », dans W. VOIGT (dir.), Deutscher Orientalistentag vom 21 bis 27 julii 1968 in Würzburg 17/2 (“Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft Supplementa” 1), Wiesbaden 1969, p. 511-515 ; E. DEGEN, « Zwei Miszellen zur Chronik von Se’ert », Oriens christianus 54 (1970), p. 76-95. 2. Cf. A. SCHER, Histoire nestorienne inédite (Chronique de Séert) II/2 (“Patrologia Orientalis” 13), Paris 1919, p. 586 [266]-589 [269]. 3. J.-B. CHABOT, Le livre de la chasteté composé par Jésusdenah, évêque de Baçra, Rome 1896, p. 45 ; trad. p. 38, § 78 ; A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 591 [270]-595 [275]. Cf. F. JULLIEN, « Xvadāhōy de Bēth- ālé. Un développement du monachisme réformé à īra ? », Aram 21 (2009), à paraître. 4. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 590 [270]. 5. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 586 [266] ; cf. p. 591 [271]. 6. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 592 [272]. 7. Un site homonyme se trouve près de adītha, non loin de Mossoul, connu aussi sous le nom de Dayr a -īn (« couvent de pisé »). Cf. J. M. FIEY, Assyrie chrétienne I, Beyrouth 1965, p. 102 ; cf.
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Florence Jullien
Xvadāhōy est encore anachorète parmi les frères de Mʿarrē lorsque survient le double songe de Mār ʿAbda. Lors de l’une des visions, trois personnages homonymes du nom de Šemʿūn lui apparaissent : Simon Pierre, Siméon Bar Sabbaʿē et Siméon le Stylite. Déjà des voix s’étaient fait entendre à Mār ʿAbda (ben anif), lors de sa pérégrination dans le désert de Bēth- ālē ; il entendait des hommes réciter l’office toute la nuit. Il avait dit aux frères : « Il y aura dans cet endroit une congrégation de moines ». Quelque temps après, il avait dit à Rabban Xvadāhōy : « Je t’ai vu en songe avec Mār Babaï [le scribe] et une foule de moines ; et vous me disiez : “Nous irons à Bēth- ālē et nous y bâtirons un couvent”. “Commencez à bâtir” vous disais-je, “Dieu vous aidera”. Je vis ensuite l’ange du Seigneur mesurer sur le sol l’emplacement d’un temple ». Il ne cessait de l’exhorter à bâtir un monastère et il lui disait : « Cet endroit est réservé pour y construire un couvent où Dieu sera glorifié ». Mār ʿAbda avait eu un autre songe : Simon Pierre, Šemʿūn Bar Sabbaʿē et Šemʿūn le stylite disaient à Rabban Xvadāhōy : « Commence à bâtir, nous t’aiderons ». Rabban Xvadāhōy fut informé de cette vision ; et quand Sabrīšōʿ, évêque de īra, et les notables de ce pays eurent connaissance de tout cela, ils l’aidèrent de leurs deniers et construisirent le couvent que l’évêque consacra. Quelque temps après, le catholicos Guiwarguis vint visiter le couvent et en rajeunit la construction. Les moines s’y réunirent nombreux, comme au désert d’Égypte.8
Il importe dans un premier temps de tenter de situer chronologiquement ce songe. D’après les données biographiques livrées par la Chronique de Séert, on sait que Xvadāhōy vécut jusqu’à l’époque de Moʿawya, qui régna entre 662 et 681. Le texte signale aussi que l’ascète mourut âgé de 92 ans. Cette fourchette de dates offre donc un terminus ante quem. D’autres détails peuvent nous permettre de compléter ce cadre historique : c’est suite au décès de Rabban Šāpūr que Xvadāhōy se rendit au désert de īra, après des années de vie monastique. Les dates de Rabban Šāpūr ne sont pas clairement connues9 ; selon la Chronique, il aurait rencontré le catholicos Īšōʿyahb III (649-659) attiré par la notoriété de ce saint moine vraisemblablement alors âgé10. Un autre élément nous fait opter pour la fin des années 640 : l’évêque de īra Sabrīšōʿ, sans doute investi vers 638, et qui devait consacrer le nouveau monastère de Xvadāhōy, était un contemporain du patriarche Mār Emmeh (646-649)11. De cet ensemble, il ressort que Xvadāhōy dut quitter le couvent de Rabban Šāpūr et se trouver dans la contrée de īra à l’extrême fin de cette décennie, au plus tard au début des années 650. Cette indication temporelle est importante pour comprendre l’arrière-fond narratif de cet épisode. En effet, la région se trouvait sous domination musulmane depuis une quinzaine d’années, et le souvenir des déprédations de bâtiments
J. M. FIEY, Assyrie chrétienne III, Beyrouth 1968, p. 233 n. 1. 8. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 592 [272]. 9. Je me permets de renvoyer à un article sur ce personnage et sa fondation, F. JULLIEN, « RabbanŠāpūr, un monastère au rayonnement exceptionnel. La réforme d’Abraham de Kaškar dans le BēthHūzāyē », Orientalia Christiana Periodica 72 (2006), p. 333-348. 10. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 460 [140]. 11. Lors des obsèques dʾĪšōʿyahb III en 659, un nouvel évêque de īra, Serguis, est mentionné par les chroniqueurs arabes chrétiens, H. GISMONDI, Maris, Amri et Slibae De patriarchis nestorianorum commentaria, Pars altera, Rome 1897, p. 57, trad. p. 33.
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La « triade » de al- īra
chrétiens pouvait être encore vif. Un bref passage nous permet de dire que pour l’auteur de la Chronique, le principal danger auquel devaient faire face les chrétiens de la région était bien la présence dominante musulmane, avant même les soucis de polémique avec les autres communautés chrétiennes de christologie différente, notamment les Syro-orthodoxes – même si cet élément reste perceptible en filigrane de certains passages relatifs à de grandes figures du désert de īra liées à Xvadāhōy12. Le même texte, plusieurs chapitres plus loin, retrace ainsi des profanations par des troupes sous ʿOmar vers 637 : le chroniqueur rapporte que les armées arabes en campement à īra « logèrent dans les églises et les couvents qu’ils profanèrent horriblement »13. Quelques années plus tard, plusieurs églises de la ville furent également détruites14. Dans une prédiction confiée à l’évêque Serge, successeur de Sabrīšōʿ, Xvadāhōy annonçait que des calamités devaient affecter l’Église de īra, prophétie que le chroniqueur interprète par la persécution de al- aǧǧāǧ. Cette mise en contexte viendra éclairer de façon particulière l’intervention de cette “triade de Simons” : nous verrons, et c’est notre hypothèse, qu’elle pourrait renvoyer de façon codée à un certain âge d’or chrétien qu’avait connu īra aux deux siècles précédents. Avant de regarder de plus près les motifs ayant conduit le chroniqueur à choisir ces personnages emblématiques du nom de Šemʿūn, nous voudrions souligner combien ce patronyme est associé à l’histoire chrétienne de la contrée. Un coup d'œil sur les listes épiscopales de la ville, commodément restituées par R. Aigrain dans son article référent du Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques, puis complétées par J. M. Fiey dans le troisième volume de son Assyrie chrétienne, permet de constater que sur les dix évêques qui siégèrent à īra avant 660, un tiers porte le nom de Šemʿūn : l’un est contemporain du patriarche Dadīšōʿ, signataire des actes synodaux de 424, un autre participe en 486 au synode d’Acace (485-495/6), un troisième vécut dans les années 590 15. Ce dernier joua d’ailleurs un rôle particulièrement important pour l’histoire du christianisme de īra. En effet, plusieurs sources chrétiennes s’accordent pour attribuer la conversion de en-Noʿmān III, le dernier roi lakhmide, à l’intervention directe de l’évêque de īra Šemʿūn16. L’Histoire nestorienne raconte comment, suite aux priè-
12. Cf. le chapitre sur Babaï le scribe par exemple, A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 548 [228] où l’on voit l’intervention directe de l’évêque Sabrīšōʿ de īra dans des controverses publiques. 13. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 627 [307]. 14. D’après la chronique d’Élie de Nisibe, citée par J.-B. ABBELOOS et T. J. LAMY, Gregorii Barhebraei Chronicon ecclesiasticum III, Louvain 1877, col. 126 n. 1 ; cf. E. W. BROOKS, Eliae Metropolitae Nisibeni. Opus chronologicum, Pars Prior (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 62. “Script. syr.” 21), Paris 1910, p. 65 ; E. W. BROOKS, ibid. (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 63. “Script. syr.” 23), Paris 1910, p. 134. 15. J.-B. CHABOT, Synodicon orientale, Paris 1902, p. 285 ; p. 299, p. 306. Cf. J. M. FIEY, Assyrie III, op. cit., p. 204-205 ; R. AIGRAIN, « Arabie », Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques 3, Paris 1924, col. 1224. 16. I. GUIDI, « Chronicon anonymum », Chronica Minora (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 1. “Script. syr.” 1), Paris 1903, p. 17 ; I. GUIDI, « Chronicon anonymum », Chronica Minora (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 2. “Script. syr.” 2), Paris 1903, p. 16 ; P. BEDJAN, Histoire de Mar-Jabalaha, de trois autres patriarches, d’un prêtre et de deux laïques, nestoriens, Paris 18952, p. 323-328, « Vie de Sabrīšōʿ » ; H. GISMONDI, Maris, Amri et Slibae, Pars
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Florence Jullien
res de l’évêque auxquelles s’était joint le futur patriarche syro-oriental Sabrīšōʿ, alors évêque de Lašom, et un moine, le souverain aurait été définitivement libéré d’un démon qui le tourmentait – allusion à son paganisme17. L’épisode est situé en 593, date à laquelle Noʿmān embrasse officiellement le christianisme syro-oriental et reçoit le baptême18. Les dates exactes de l’épiscopat de Šemʿūn ne nous sont pas connues. Le chroniqueur de l’Histoire nestorienne l’appelle Šemʿūn fils de Ǧabīr19. Notons que le Kitāb el-Aghānī mentionne un évêque du nom de Ǧabīr ibn Šemʿūn qui prêta l’argent nécessaire à Noʿmān pour se concilier les faveurs de l’aristocratie perse en vue de son intronisation20 ; il semble a priori qu’il faille identifier les deux personnages. Certains chercheurs ont voulu voir dans le second un évêque jacobite de īra, interprétant un passage de Barhebraeus : le maphrien explique qu’enNoʿmān aurait embrassé un christianisme de même confession que lui (i.e. la foi monophysite)21. Toutefois, un passage de la Chronique de Séert dit explicitement que Noʿmān « était attaché à la saine croyance » et qu’il pourchassa les jacobites sur tout son territoire22 ; l’auteur de la Chronique anonyme donne la même orientation23. De plus, il ne semble pas, d’après J. M. Fiey, qu’il y ait eu de siège épiscopal monophysite à īra24. Le premier évêque du nom de Šemʿūn était-il contemporain de Noʿmān Ier, mort en 418, considéré par les sources arabes comme le premier souverain favorable au christianisme25 ? Le silence des sources synodales pour la période postérieure à 410 ne permet pas de répondre. Par contre, R. Aigrain suppose avec raison que ce Šemʿūn, signataire au synode de 424, doit être distingué de l’homonyme présent au synode de 48626.
altera, op. cit., p. 48 ; trad. p. 28. P. BEDJAN, Histoire de Mar-Jabalaha, op. cit., p. 441, p. 483, « Vie de Guiwarguis » ; G. HOFFMANN, Auszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer (“Abhandlungen für die Kunde des Morgenlandes” 7/3), Leipzig 1880 (18862) p. 97, p. 103. 17. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 468 [148]-469 [149]. 18. On ne peut suivre la thèse de H. Charles, qui situe l’anecdote au début de la dynastie lakhmide, sous le règne d’en-Noʿmān I er, mort en 418, H. CHARLES, Le christianisme des Arabes nomades sur le limes et dans le désert syro-mésopotamien aux alentours de l’Hégire (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses” 52), Paris 1936, p. 56. De fait, un faisceau de convergences chronologiques situe l’épisode à la fin du VIe s. : l’intervention de Sabrīšōʿ, élu patriarche en 596, ainsi que celle du moine Īšō‛zekha au sujet duquel est conservée une notice dans le Livre de la chasteté le présentant comme un contemporain de Jaʿqūb qui fonda le monastère de Bēth-ʿAbē aux environs de 595, J.-B. CHABOT, Chasteté, op. cit., p. 29-30 ; trad. p. 26. 19. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 536 [216] ; p. 468 [148]. 20. Kitāb el-Aghānī II, cité par R. A IGRAIN, op. cit., col. 1228-1230. 21. J.-B. A BBELOOS et T. J. LAMY, Gregorii Barhebraei, op. cit. III, col. 105. Cf. J.-B. CHABOT, Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche 1166-1199 II, Paris 1901, p. 350-351. H. CHARLES, Le christianisme, op. cit., p. 60. 22. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 469 [149]. 23. I. GUIDI, « Chronicon anonymum », op. cit. textus, p. 16. 24. J. M. FIEY, « Les diocèses du “Maphrianat” syrien 629-1860 », Parole de l’Orient 8 (1977-1978), p. 375-377, reprenant E. HONIGMANN, Évêques et évêchés monophysites d’Asie antérieurs au VIe siècle (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 127. “Subsidia” 2), Louvain 1951, p. 161, n. 2 ; voir discussion p. 129. 25. abarī, Th. NÖLDEKE, Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sassaniden aus der Arabischen Chronik des Tabari, Leyden 1879 (19732), p. 84-85. 26. R. AIGRAIN, « Arabie », op. cit., col. 1224.
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Du côté monophysite aussi, un Šemʿūn devait marquer l’histoire chrétienne d’al- īra : il s’agit du célèbre controversiste Šemʿūn de Bēth-Aršam. Il rencontra à plusieurs reprises le roi al-Mundhir III lors d’ambassades byzantines dans les années 525 ; c’est l’époque où les missionnaires syro-occidentaux gagnent la Babylonie et la Mésopotamie méridionale au témoignage de Jean d’Éphèse27. Il prêcha avec succès dans la région de īra et fut à l’origine de l’érection de plusieurs églises dans la ville. On sait que des controverses et conférences publiques avec les Syro-orientaux étaient parfois organisées dans la capitale lakhmide28. Interrogeons-nous à présent sur le choix de ces trois figures précises, Simon Pierre, Šemʿūn Bar Sabbaʿē et Šemʿūn le stylite, dans le songe de Mār ʿAbda. La mention de Šemʿūn le stylite n’est pas fortuite. En effet, cet ascète exerça une très profonde influence sur les tribus arabes de la région de īra qui, d’après Théodoret de Cyr venaient en foules en pèlerinage au pied de sa colonne. L’historien ecclésiastique cite les Arabes et les Himyarites du sud de la péninsule arabique parmi les peuples les plus nombreux à venir consulter le saint et à recevoir le baptême à la suite de sa prédication29. L’Historia religiosa de Théodoret, rédigée au milieu du Ve siècle, se fait l’écho de plusieurs anecdotes relatives aux ʿIbādites de īra, pèlerins chrétiens parmi lesquels il mentionne un phylarque et une reine30. La Vie syriaque de Šemʿūn complète cette biographie ; elle fut écrite en 472, quelques années après la mort du stylite selon une notation du manuscrit publié par P. Bedjan31. Elle raconte comment le Lakhmide Noʿmān Ier, soucieux de ne pas se compromettre vis-à-vis des autorités perses dont il était vassal, souhaita mettre un terme aux mouvements de déplacement vers le Bēth-Rōmāyē que suscitait la célébrité du saint : il interdit donc ces pérégrinations. Pour présenter cette histoire, l’auteur s’appuie sur le témoignage d’Antiochus fils de Sabinus, gouverneur de Damas32, qui fut invité à prendre un repas sous la tente de Noʿmān venu camper dans le désert de Syrie. Noʿmān s’interroge sur la réputation de Šemʿūn qui passe chez son hôte pour un serviteur de Dieu. Voici pourquoi j’ai posé cette question, dit Noʿmān. Comme le bruit de son nom s’était répandu dans notre pays et qu’on s’était aperçu qu’un grand nombre de nos gens venaient souvent le voir, les Grands de notre pays m’ont averti qu’il était à craindre que ces visites fréquentes ne les poussent à se faire chrétiens et qu’ensuite, ils ne livrent le pays aux Romains à cause de la religion. Je fis donc publier à ce propos un édit par lequel il était défendu à tous les Arabes sous peine d’être mis à mort, eux et leurs familles, d’aller voir Šemʿūn.
L’hagiographe ajoute comment Šemʿūn manifesta sa volonté au roi au cours d’un songe :
27. E. W. BROOKS, John of Ephesus. Lives of the Eastern Saints I (“Patrologia Orientalis” 17), Paris 1923, p. 137-138. 28. F. NAU, Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie du VIIe au VIIIe siècle (“Cahiers de la Société Asiatique” 1), Paris 1933, p. 40, 42. 29. Historia religiosa XXVI, PG 82, col. 1472. 30. PG 82, col. 1477-1480. Cf. R. AIGRAIN, « Arabie », op. cit., col. 1222. 31. P. BEDJAN, Acta Martyrum et Sanctorum syriace IV, Paris 1894, p. 507, Préface. 32. J. S. Assemani donne pour auteur du texte un prêtre du nom de Cosmas, qui tenait cette histoire du général romain Antiochus lui-même, J. S. ASSEMANI, Bibliotheca Orientalis clementino-vaticana I, Rome 1719, p. 247 ; W. WRIGHT, A short History of Syriac Literature, Londres 1894, p. 77.
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La nuit d’après, comme je dormais dans ma tente, je vis un homme d’un regard si majestueux que je fus saisi de respect et de frayeur. Il me fit saisir et flageller par cinq jeunes gens qui lui servaient de syncelles puis il me menaça d’une épée qu’il avait en main, et me dit : « Prends bien garde d’empêcher désormais qui que ce soit de tes gens de venir voir Šemʿūn. Si tu retombes dans la même faute, je te couperai en morceaux avec ce glaive ». Je révoquai mon édit, poursuit Noʿmān, et j’en donnai un tout contraire par lequel il était permis d’embrasser le christianisme à tous ceux qui le désiraient.33
R. Aigrain a interprété ce passage comme une manifestation directe de Šemʿūn lui-même34 : cette épiphanie est ici mise en scène selon un procédé narratif de type apocalyptique selon lequel Šemʿūn apparaît comme un ange de Dieu prêt à frapper. Ainsi, par l'intervention en songe, Šemʿūn le stylite devient un acteur de la christianisation d’al- īra, et contribue en quelque sorte à la tradition des origines chrétiennes de la ville. Šemʿūn est d’ailleurs fréquemment présenté comme le dépositaire de la virtus apostolique, opérant des miracles à la manière des saints apôtres (chez Barhebraeus par exemple : yl’ wtdmrt’ sʿr hw’ ’yk šly ’ qdyš’)35. L’auteur de la Vie syriaque raconte pour finir le désir du souverain de se rendre alors auprès de Šemʿūn, supposant même sa conversion36, gardée secrète par crainte de déplaire au puissant suzerain mazdéen, le roi de Perse Yazdgird Ier. Ces sentiments philochrétiens se seraient traduits par une tolérance bienveillante envers les chrétiens de son territoire. Ce revirement politique ne peut naturellement se situer qu’après 413, moment où Šemʿūn se fait stylite, cinq ans avant le décès du roi. La présence d’un primat de l’Église orientale du nom de Šemʿūn s’explique tout à fait dans notre hypothèse. En effet, il n’est pas anodin de voir un patriarche associé à l’histoire chrétienne de la cité : īra, « ville patriarcale » au Ve siècle et jusqu’à la fin du VIe siècle, avait été un centre important de la chrétienté syroorientale. D’après la Chronique de Séert, la ville était devenue depuis le Ve siècle le lieu privilégié des sépultures patriarcales et cet élément contribuait à lui conférer un véritable prestige37. Dadīšōʿ († 456), Baboway († 484), Acace († 496), Mār Aba († 552), Ezéchiel († 581) y avaient leurs tombeaux. Au moment de la disparition dʾĪšō‛yahb d’Arzōn, en 595, la princesse Hind fit transférer le corps dans le couvent qu’elle avait fait construire. En 604, les habitants de īra réclamèrent la dépouille de Sabrīšōʿ qui venait de mourir pour l’inhumer selon cette tradition38.
33. P. BEDJAN, Acta Martyrum et Sanctorum syriace IV, Paris 1894, histoire de Siméon le Stylite p. 596-598. R. DORAN, The Lives of Simeon Stylites (“Cistercian Studies Series” 112), Kalamazoo (Michigan) 1992, p. 146-147. 34. R. AIGRAIN, « Arabie », op. cit., col. 1222. 35. J.-B. A BBELOOS et T. J. LAMY, Gregorii Barebraei, op. cit., I, col. 141. 36. Une tradition véhiculée chez certains auteurs arabo-musulmans montre Noʿmān abdiquant du trône pour embrasser une vie religieuse et ascétique. Ces écrivains n’évoquent cependant pas expressément une conversion au christianisme. J. S. ASSEMANI, Bibliotheca oreintalis, op. cit., I, p. 276277 ; Th. NÖLDEKE, Geschichte, op. cit., p. 84-85. Cf. R. AIGRAIN, « Arabie », op. cit., col. 1222. 37. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 503 [183]. Cf. J. M. FIEY, « Résidences et sépultures des patriarches syro-orientaux », Le Muséon 98/1 (1985), p. 150-152. 38. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., « Les habitants de Nisibe et ceux de īra eussent désiré qu’il fut enseveli chez eux : les premiers par le désir de le posséder, les autres parce qu’ils étaient
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Šemʿūn Bar Sabbaʿē est sans doute le plus célèbre des primats de l’Orient, l’un des premiers martyrs de l’Église de Perse. Il cristallise en quelque sorte la fonction patriarcale et la lignée catholicosale du siège de Séleucie-Ctésiphon. À l’époque de Xvadāhōy, au milieu du VIIe siècle, la coutume d’enterrer des patriarches à īra avait cessé suite aux événements troublés de la conquête arabe, ce qui tendrait à prouver qu’avec les nouveaux conquérants, le rôle des chrétiens de l’Église locale s’était considérablement affaibli.39 On comprend mieux dès lors le recours narratologique à des figures symboliques et représentatives pour mettre en valeur le rôle de Bēth- ālē en milieu musulman ; la nouvelle fondation s’inscrit intentionnellement dans le cadre de l’histoire glorieuse du passé chrétien de īra. Qu’en est-il à présent de la figure de Simon-Pierre ? A priori, il ne s’agit pas d’une allusion à l’Église romaine. La notice dévolue à Xvadāhōy dans la Chronique offre un détail qui peut être éclairant. Sur le trajet qui le conduit à al- īra, Xvadāhōy s’arrête au couvent de Lūdj chez un ermite du nom de Bar Sahdē qui aurait été lui aussi un ancien disciple de Rabban Šāpūr40. Xvadāhōy est alors un inconnu dans ces régions ; il n’a pas encore de monastère d’attache et vient tout juste de quitter la Susiane. Une révélation découvrit [à Rabban Bar Sahdē] pendant la nuit la future condition du voyageur. Il prit de l’huile et la versa sur la tête de Rabban Xvadāhōy en lui disant : « Dieu t’a établi chef de tes frères ; c’est pourquoi Dieu, ton Dieu, t’a oint d’une huile de joie au-dessus de tes semblables ».41
C’est Bar Sahdē qui le mène ensuite au désert de Mʿarrē auprès de Mār ʿAbda le Jeune. À l’instar de Simon-Pierre choisi par avance pour être le chef des apôtres, Xvadāhōy est désigné comme autorité sur tous les moines de sa génération. Notons que dans le passage néo-testamentaire relatif à la primauté de Pierre, l’évangéliste Matthieu met en valeur le nom de Simon, fils de Jonas (Mt XVI, 13-19). L’onction est un signe de l’élection divine. Les circonstances de la fondation du couvent de Bēth- ālē marquent bien, nous semble-t-il, ce choix divin : dans le songe prémonitoire à la construction du monastère, Mār ʿAbda le Jeune voit l’ange du Seigneur mesurer sur le sol l’emplacement d’un « temple ». Cette scène n’est pas sans rappeler le modèle de la Tente du témoignage que Moïse érigea selon un modèle divin qu’il avait contemplé sur la montagne ; dans le discours d’Étienne comme au huitième chapitre de la Lettre aux Hébreux, reprenant une thématique d’Exode XXV (9, 40 ; XXVI, 30), il est en effet question d’une conformité du Sanctuaire terrestre, ombre des réalités d’enhaut, au Temple céleste, Demeure de la Divinité dans les cieux42. Le contexte
accoutumés à donner la sépulture à d’autres catholicoi ». 39. Cf. J. M. FIEY, Assyrie III, op. cit., p. 210, contre la thèse de P. PEETERS, « Observations sur la vie syriaque de Mar Aba, catholicos de l’Église de Perse (540-552) », dans P. PEETERS (éd.), Recherches d’Histoire et de Philologie orientales II (“Subsidia Hagiographica” 27), Bruxelles 1951, p. 162-163. D’après les sources arabes chrétiennes, cette coutume devait reprendre au cours du IXe siècle. 40. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 591 n. 1. Sur Rabban Bar Sahdé, cf. J.-B. CHABOT, Chasteté, op. cit., § 77, p. 45 ; cf. § 120, p. 61. F. JULLIEN, « Rabban-Šāpūr », op. cit., p. 336. 41. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 591 [271]. Citation du Psaume 45, 8. 42. « Nos Pères au désert avaient la Tente du témoignage, ainsi qu’en avait disposé Celui qui parlait à Moïse, lui enjoignant de la faire suivant le modèle qu’il avait vu » (Ac VII, 44). « [Les prêtres] assurent
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biblique sous-jacent au passage montre une théophanie. Les trois Simon incarnent l’aide divine promise et l’expression « Dieu vous aidera » dans le premier songe a pour corollaire le « nous t’aiderons » des trois saints personnages dans le second. Et l’auteur de la Chronique de Séert insiste sur cette manifestation directe de Dieu en rappelant le même épisode de l’ange, cette fois-ci dans la notice propre à Mār ʿAbda43. Ce procédé présentant le monastère comme une construction provenant d’un dessein divin fait de Bēth- ālē un domaine consacré. L’auteur cherche-t-il à décrire la future fondation comme « une nouvelle construction ayant pour fondement les apôtres » (Ep II, 20) – et dont Xvadāhōy serait le représentant ? La figure de Simon-Pierre pourrait ainsi sceller la vocation du nouvel édifice à être foyer et garant de la foi en milieu désormais défavorable44. Reste à expliquer le choix d’une triade, choix que renforce celui de patronymes semblables. De nombreuses divinités étaient vénérées à al- īra : arī, peut-être une divinité solaire, Sabad, les deux idoles a- ayzanan que Mundhir avait dressées à la porte de la ville…45 Mais l’idée d’une triade fait penser à celle bien connue de la religion païenne préislamique d’Arabie centrale et de Basse Mésopotamie associant étroitement trois divinités et dont le culte est attesté à al- īra : al-Lāt, al-ʿUzzā et Manāt, triade citée dans la sourate coranique dite de l’astre ou de l’étoile (LIII, 19-20)46. T. Fahd a souligné le caractère astral de ces trois divinités, perçues comme trois épiphanies de Vénus en Arabie septentrionale, et dont la plus importante était al-ʿUzzā à l’époque de l’invasion arabe. Ce nom prédomine dans la littérature syriaque, et apparaît à partir du Ve siècle47. Comme les textes byzantins, la documentation syriaque rend compte de l’expansion de ce culte à Vénus
le service d’une copie et d’une ombre des réalités célestes, ainsi que Moïse, quand il eut à construire la Tente, en fut divinement averti : “Vois” est-il dit en effet, “tu feras tout d’après le modèle qui t’a été montré sur la montagne” » (Hb VIII, 5). 43. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 587 [267]. 44. Notons que l’association de Simon-Pierre et de Siméon le stylite pourrait rappeler un passage du Kitāb az-Ziyārāt du poète arabe ʿAlī ben abī Bakr al-Harawī, au tout début du XIIIe siècle, dans lequel il évoque le souvenir d’un pèlerinage à Rūīn dans le voisinage d’Alep sur la tombe de Quss ben Sāʿida al-Iyādī et de ses deux amis Šamʿū/ān. J. SOURDELLE-THOMINE, Al-Hrawī. Guide des lieux de pèlerinage, Damas 1957, p. 10-11 [5]-[6] ; ead., « Rūīn, lieu de pèlerinage musulman de la Syrie du Nord au XIIIe siècle », Syria 30 (1953), p. 90. Cf. aussi les témoignages de Yaqū , Muʿbam al-Buldān II, et de Kamāl ad-Din ʿUmar Ibn al-ʿAdīm, Bugyat a-alab. Le contexte alépin incite à reconnaître dans l’un de ces Šemʿūn Siméon l’Ancien, le stylite. L’autre homonyme pourrait désigner Simon-Pierre, dont la mémoire était encore vive dans cette région selon al-Harawī. Ajoutons que ces deux Simon ont un lien particulier avec Antioche – d’après la Vie de Syméon (§ 32), les restes du stylite devaient être transportés à Antioche après sa mort, P. MARAVAL, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris 1984, p. 342-343. 45. T. FAHD, Le panthéon de l’Arabie centrale à la veille de l’hégire (“Bibliothèque Archéologique et Historique” 88), Paris 1968, p. 57-58, p. 61, p. 147. 46. D. MASSON, Le Coran, Paris 1967, p. 655. T. FAHD, Le panthéon, op. cit., p. 111, p. 118-119 ; p. 22. G. RYCKMANS, Les religions arabes préislamiques (“Bibliothèque du Muséon” 26), Louvain 1951, p. 1415. 47. Voir par exemple dans la Doctrine d’Addaï, A. DESREUMAUX, Histoire du roi Abgar et de Jésus (“Apocryphes” 3), Turnhout 1993, p. 84, § 51.
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chez les Arabes ; on sait que al-Mundhir sacrifia des êtres humains à al-ʿUzzā48 et prêtait serment par al-Lāt et al-ʿUzzā49 ; Noʿmān III lui-même était un dévot de Zohra/ʿUzzā50. La Chronique de Séert, dans sa notice sur le moine Abraham de Kaškar, signale l’importance de ce culte à īra : Abraham avait opéré une mission d’évangélisation dans cette région et, dit l’auteur, « il y détourna beaucoup de gens du culte de l’étoile qui se nomme az-Zohra »51. Des pèlerins du royaume lakhmide venaient au sanctuaire de urā notamment pour les principales festivités en l’honneur de al-ʿUzzā dans ce grand centre du paganisme arabe52. L’apparition de cette “triade chrétienne” à al- īra vient ainsi authentifier la fondation de Bēth- ālē, vivier d’une « foule de moines »53 et nouveau pôle ecclésial. Et c’est bien dans cette perspective que se situe l’auteur de la Chronique de Séert lorsqu’il décrit l’intervention directe du catholicos Guiwarguis, qui visita et embellit le monastère, devenu un maillon clef pour la pérennité de la présence chrétienne dans la région54. D’ailleurs, le fondateur Xvadāhōy apparaît à bien des égards comme un nouveau conquérant de terrain. Pour pallier les persécutions latentes qu'il avait prophétisées, il préconise à son autorité hiérarchique d’ordonner en masse prêtres et diacres55. Les trois Simon figurent, en quelque sorte, de manière symbolique, les grands moments de l’histoire chrétienne d’al- īra que Xvadāhōy a la mission de perpétuer.
48. Procope, De Bello Persico II, 28, 13 ; Michel le Syrien parle de quatre cents religieuses capturées à Émèse et immolées, J.-B. CHABOT, Chronique de Michel, op. cit., II, p. 178-179, IX, 16. 49. H. LAMMENS, « Le culte des bétyles et les processions religieuses chez les Arabes préislamites », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale 17 (1920), p. 54. H. LAMMENS, L’Arabie occidentale avant l’hégire, Beyrouth 1928, p. 145-146. 50. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 468 [148]. 51. A. SCHER, Histoire nestorienne inédite (Chronique de Séert) II/1 (“Patrologia Orientalis” 7), Paris 1911, p. 133 [41]. Le Livre de la chasteté signale également cette prédication chez les païens de īra, J.-B. CHABOT, Chasteté, p. 7 ; trad. p. 8, § 14. 52. T. FAHD., Le panthéon, op. cit., p. 166-167. 53. A. SCHER, Histoire nestorienne II/2, op. cit., p. 592 [272]. 54. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 592 [272]. 55. A. SCHER, Histoire nestorienne, op. cit., p. 593 [273].
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ZARATHUSHTRA : MÉTAMORPHOSES D’UN PROPHÈTE1 Jean KELLENS Collège de France
On observe souvent que, lorsque la répétition du nom de Zarathushtra risque de devenir inesthétique, la désignation « le prophète » lui est substituée. Cet artifice visant à soulager la douleur d’écrire peut paraître dérisoire, mais traduit en réalité une conception qui n’a rien de superficiel. La définition de Zarathushtra comme « prophète de l’Iran ancien » est un trait courant du discours scientifique sur la religion mazdéenne ou zoroastrienne. Cette représentation s’est constituée à l’époque ancienne où les intellectuels européens ne possédaient pas l’Avesta, mais où leur intérêt avait été éveillé par la rumeur des éventuelles affinités de Zarathushtra et de sa religion avec les traditions juives et chrétiennes. La question, au départ, prend la forme d’une alternative. Zarathushtra, conçu comme le fondateur de la religion iranienne préislamique, est-il un hérétique ou une personnalité religieuse positive ? S’il a scindé l’unité divine en deux forces contraires dont l’une incarne le bien et l’autre le mal, il est un hérétique, ancêtre de la religion honnie des manichéens. Si, au contraire, il a magnifié le culte d’un dieu unique, supérieur aux principes du bien et du mal, il est un personnage religieux positif et son monothéisme exige qu’on le situe par rapport aux grandes figures de la Bible. En 1700, peu de temps avant que s’enclenchent les événements qui conduiront à la découverte de l’Avesta, l’évêque anglican d’Oxford, Thomas Hyde2, avait entrepris la compilation de tout ce qui était connu de la vieille religion iranienne. À l’époque où il écrit, deux réflexions s’imposent à lui. Si Zarathushtra (on ne le connaissait alors que sous le nom grécisé de Zoroastre) est un hérétique, fondateur d’une doctrine opposant un dieu du bien à un dieu du mal, comment définir cette doctrine ? Hyde forgera, en latin, le mot dualismus, qui s’imposera. Par ailleurs, la conception officielle du temps était que le polythéisme – on disait alors l’idolâtrie – était la détérioration généralisée du monothéisme des origines, que seul le peuple hébreu avait su préserver. En concluant que la religion de Zarathushtra est le monothéisme et que le dualisme est seulement sa philosophie éthique, Hyde se doit de situer Zarathushtra analogiquement par rapport à la tradition biblique. Il fera le choix d’Abraham, les deux hommes ayant en commun d’avoir préservé, pour un temps seulement dans le cas de Zarathushtra, leur peuple de la dégénérescence polythéiste. Les Essays on the sacred Language, Writings and Religion of the Parsis de Martin Haug3, parus en 1862, constituent la première tentative d’interprétation globale de la religion de l’Avesta. On doit à Martin Haug deux observations qui
1. Cet article précise, parfois grâce aux réactions de certains collègues, quelques aspects de mon livre La quatrième naissance de Zarathushtra, Paris 2006 (ci-après QNZ). 2. Sur Hyde, J. K ELLENS, QNZ, op. cit., p. 18-19. 3. Sur Haug, J. K ELLENS, QNZ, op. cit., p. 27-38.
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restent la clé de voûte de nos études – je les appelle volontiers les deux théorèmes de Haug. La première est une constatation factuelle inexorable : une étrange inversion lexicale fait des dieux de l’Inde (deva) les démons de l’Iran (daiva) et des dieux de l’Iran (ahura) les démons de l’Inde (asura). La seconde paraît lucide, mais est entièrement dépendante de l’interprétation des textes : le contenu de dix-sept chapitres en vers intitulés Gâthâs ou « chants », incontestablement plus anciens que le reste de l’Avesta, se distingue par son réalisme. Zarathushtra y apparaît non comme un héros de légende, mais comme une personnalité vivante et actuelle, qui spécule sur un certain nombre d’abstractions éthiques pour exprimer un monothéisme strict. De ces deux observations, Haug conclut que l’histoire des origines du zoroastrisme s’est déroulée en trois phases : (1) Un conflit national entre les Iraniens devenus sédentaires et les Indiens demeurés nomades a eu pour conséquence l’élaboration de la religion iranienne des ahuras, adaptée à la mentalité des agriculteurs sédentaires. Cette phase est une supposition fondée sur l’inversion de la titulature divine. (2) Sur cette base épurée, une grande personnalité historique, Zarathushtra, a fait la découverte transcendante du monothéisme. C’est la doctrine des Gâthâs telle que la perçoit Haug. (3) La religion du fondateur s’est ensuite transformée selon un double processus. Une évolution conduit à l’élaboration d’une véritable religion dualiste (le livre Vidêvdâd en est le meilleur témoin), tandis qu’une réaction conduit à la restauration d’une certaine forme de polythéisme (c’est le livre des Yashts). Or, Haug a une double compétence. Il est certes un indianiste de premier plan – on ne peut pas encore parler d’iraniste à cette époque – et un linguiste rompu à la grammaire comparée des langues indo-européennes, mais il est aussi un théologien protestant. C’est ce dernier, sans doute, qui aura à cœur de situer Zarathushtra par rapport à la tradition biblique. Au milieu du XIXe siècle, les progrès de la critique biblique avaient relégué Abraham dans le mythe. Haug change d’analogie et conçoit l’émergence du monothéisme zoroastrien sur le modèle de celle que son maître, le théologien hébraïsant Heinrich Ewald, imaginait pour le monothéisme juif, né de la pensée d’un individu (Moïse) et s’imposant dans une situation de conflit avec un système religieux étranger (l’égyptien). L’analogie avec Moïse fait de Zarathushtra un prophète, mais il faut désormais comprendre par ce mot un fondateur de monothéisme, non un restaurateur ou un gardien. Cependant, un facteur est venu étrangement brouiller les cartes. Puisque le monothéisme de Zarathushtra selon Haug n’est pas une révolution abrupte des anciennes croyances, mais le refaçonnement d’une religion nouvelle et déjà épurée, il a pour particularité d’avoir été fondé par une réforme. L’expression « réforme zoroastrienne » deviendra elle aussi traditionnelle dans le discours sur le zoroastrisme. Ainsi, dès 1862, à partir de la première étude scientifiquement documentée qui lui a été consacrée, Zarathushtra portera, comme un fardeau douloureux, la double casquette de prophète et de réformateur. Le développement ultérieur des études ne contribuera pas à l’en soulager. En 1872, dans le deuxième volume de l’Eranische Altertumskunde (449-452), Friedrich Spiegel conjecturait discrètement que le zoroastrisme avait pu emprunter à Israël les idées de dieu unique et de création ex nihilo. La suggestion ne tombe pas dans les oreilles de sourds. Par un long article intitulé « Des origines du zoroastrisme » paru dans six livraisons successives du Journal Asiatique
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entre 1878 et 1880, l’iraniste et chanoine Charles de Harlez4 entreprend de donner de la consistance à la fugitive suggestion de Spiegel. Mais ce n’est pas une tâche facile, car les acquis de la science avaient, depuis Haug, compliqué les données. À l’époque où écrit de Harlez, Moïse lui aussi est devenu suspect aux yeux de la critique biblique et le monothéisme juif est communément attribué aux prophètes d’Israël. Cela fait difficulté. Pour offrir à l’influence juive un espace chronologique vraisemblable, de Harlez est obligé de poser, de manière parfaitement arbitraire, que « rien dans l’Avesta ne dépasse le siècle de Darius ». Son article montre ainsi, à l’évidence, que le passage, vers 1880, de la datation haute (avant le VIIIe s.) à la datation moyenne (entre le VIIIe et le Ve siècle) de Zarathushtra (ou des Gâthâs) est motivée par des préoccupations théologiques5. Par ailleurs, l’analogie avec les prophètes bibliques est déstabilisante. Pour le dire ainsi, Zarathushtra est un individu, les prophètes une équipe. Pour désamorcer la difficulté virtuelle, de Harlez fait du contraste une alternative en remarquant que tout ce qu’il y a de « pur », de « vrai », d’« élevé » dans une religion est nécessairement l’œuvre d’un homme de génie ou d’un corps sacerdotal fermement constitué. Dans les faits, le choix offert par de Harlez a eu, pour la personnalité historique de Zarathushtra, des effets négatifs. Pendant environ 30 ans, tous les historiens des religions partageant la même perspective théologique nourriront un scepticisme diffus envers l’historicité de Zarathushtra. Il reste que l'option « homme de génie » peut être embarrassante vis-à-vis de la tradition biblique. Le fait que le monothéisme zoroastrien soit l’œuvre d’un individu et le monothéisme juif l’aboutissement d’efforts collectifs semble accorder à Zarathushtra une supériorité religieuse. Bien sûr, cette supériorité n’est qu’apparente puisque son monothéisme n’est pas une création ou une révélation, mais une réception par influence. Encore faut-il insister et montrer comme il est imparfait et avorté. De Harlez invente ainsi un prophète de seconde zone, plus réceptif que créateur, qui sait reconnaître la vérité religieuse où qu’il la trouve et en conçoit le désir de la faire partager. S’il n’existe qu’une seule vraie révélation, la judéo-chrétienne, il existe aussi une aptitude universelle au perfectionnement religieux. C’est dans cette perspective que les premiers historiens des religions vont élaborer une nouvelle conception du « prophète ». À leurs yeux, Zarathushtra est un prophète parce qu’il a entrevu, fût-ce sous influence et dans l’imprécision, une forme de monothéisme et donné à sa doctrine une dimension éthique. Comme l’écrit en 1902 Cornelius Peter Tiele : « Le remplacement des religions naturelles par des religions éthiques fut en général le résultat d’une révolution ou, du moins, d’une réforme consciente ». La caractéristique du prophétisme est désormais l’émergence de l’éthique. Zarathushtra est un prophète, non plus par analogie avec la tradition biblique, mais comme membre de la nébuleuse universelle des moralistes. Je ne sais pas si cette conception des choses correspond à une quelconque réalité, mais il me paraît clair que la personnalité religieuse présumée de Zarathushtra, monothéiste éthique indépendant ou resté distinct de la tradition judéo-chrétienne, est la source même de cette nouvelle définition du prophète.
4. Sur de Harlez, J. K ELLENS, QNZ, op. cit., p. 62-64. 5. Ce n’est pas le cas de la datation basse (après le IVe s) et la date moyenne de « 258 ans avant Alexandre », découverte en 1879, n’est pas en cause, car elle ne fera argument qu’à la fin du siècle.
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La parution, entre 1889 et 1896, de la grande édition critique de l’Avesta par Karl Friedrich Geldner et, en 1904, de l’Altiranisches Wörterbuch de Christian Bartholomae marque un changement d’époque, empreint de laïcisation. Ni l’éditeur de l’Avesta ni son lexicographe n’ont de forts sentiments religieux. Selon leur nécrologue de l’Indogermanisches Jahrbuch, Geldner était protestant fidèle, mais sans ostentation, et Bartholomae sceptique. Toutefois, comme c’est le cas de tant de savants né au-delà du limes, le pasteur n’est pas loin dans leur ascendance familiale : le père de Geldner, le grand-père de Bartholomae. Tous deux sont à l’évidence imprégnés du « mythe de Luther », très largement répandu dans le monde intellectuel allemand du XIXe siècle. Il était naturel que leur zoroastrisme se décline selon le paradigme fondé sur la distinction « avant la réforme »/« après la réforme ». Le corollaire immédiat de cette grille conceptuelle est la négation du ritualisme, conçu comme mécanique, obscurantiste et ne visant qu’au despotisme clérical. Surtout, l’immolation bovine, qui risque bien d’être l’une des clés du culte avestique, est niée sans raison déterminante6. Mais il y a aussi des considérations objectives. De leurs premiers à leurs derniers travaux, Geldner et Bartholomae n’ont cessé de développer une herméneutique textuelle centrée sur l’eschatologie. Ils avaient des raisons strictement grammaticales de le faire, mais il est sûr aussi que, philologues classiques et indianistes, ils ont été impressionnés par le contraste entre le mazdéisme, dont l’eschatologie est hypertrophiée, et les religions de l’Inde, de la Grèce et de Rome, où les représentations de l’au-delà sont évanescentes. Ils ont pris le parti d’ériger le trait distinctif en innovation prophétique. La fidélité à l’œuvre de Haug, le présupposé antiritualiste et l’insistance sur l’eschatologie prolongent l’amalgame entre le prophète et le réformateur, mais réalisent aussi celui entre deux conceptions du prophète. Pour Geldner et Bartholomae, Zarathushtra est un prophète au sens de Haug, c’est-à-dire le fondateur d’un monothéisme, et, en opérant le passage du rite à la morale, il est à la fois un réformateur et un prophète au sens de la jeune histoire de religions. Le point de convergence est l’eschatologie, qui suppose à la fois le monothéisme et l’éthique. Trente ans plus tard, cette combinaison s’effondre. Dès 1923, la récente exploration du sogdien avait exhumé des noms propres attestant un usage résiduel positif de *daiva (> dêv). Herman Lommel7 en tire la conséquence explicite en 1930, dans Die Religion Zarathustras. Selon lui, ce n’est pas un schisme préhistorique entre Indiens et Iraniens qui explique le rejet des daivas, mais un événement dramatique et abrupt de l’histoire religieuse iranienne, la condamnation que Zarathushtra a jetée sur eux en en faisant des « faux dieux » (Götze). Cette interprétation expose la conception la plus dure, la plus rigide qui soit du zoroastrisme. Dans la doctrine des Gâthâs, tout est l’œuvre de Zarathushtra et rupture avec le passé. Le moteur du nouveau système est l’affirmation monothéiste, qui combine le rejet des dieux traditionnels et la magnification du seul Ahura Mazdâ. En superposant les deux théorèmes de Haug et en répudiant une ancienne religion des ahuras, Lommel substitue à la structure en paliers de Haug
6. Ces précisions et ces remarques me sont proposées par Xavier Tremblay, dans une lettre du 25 février 2006. 7. Sur Lommel, J. K ELLENS, QNZ, op. cit., p. 94-100.
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le schéma dialectique de la thèse (le polythéisme indo-iranien), de l’antithèse (le monothéisme gâthique) et de la synthèse (le polythéisme de l’Avesta récent). Le schéma dialectique suppose que la démonisation des daivas en Iran et celle des asuras en Inde sont des phénomènes indépendants. La difficulté conceptuelle qu’il y a à l’admettre avait conduit Haug à élaborer un scénario complexe et explique que l’interprétation de Lommel n’a pas connu un succès immédiat. Elle ne rencontrera progressivement une certaine approbation qu’à partir de 1975 mais, après cette date, elle tendra à se généraliser parmi ceux qui pensent que Zarathushtra est une véritable personnalité historique. Dans le cadre du schéma dialectique, Zarathushtra ne réforme plus rien du tout et est tout simplement l’inventeur d’un monothéisme. Son œuvre n’est pas une réforme, mais une révolution. Gherardo Gnoli l’entérinera logiquement en 1985 : « […] car j’estime que l’on doit partager la thèse de Pettazzoni, selon laquelle le monothéisme dérive toujours d’une révolution religieuse dans un sens antipolythéiste et non, comme le voulait la théorie évolutionniste, d’une simple évolution du polythéisme, révolution qui n’est pas concevable sans l’action de puissants personnages historiques 8 ». Lommel a congédié le réformateur et couronné le prophète, quoiqu’un usage réflexe de l’expression « réforme zoroastrienne » subsiste chez ses partisans eux-mêmes. En 1938, quand il fait paraître Die Religion des alten Iran, Henrik S. Nyberg9 est resté partisan d’une antique religion des ahuras. Il pense, comme Haug, que la religion indo-iranienne préhistorique connaissait deux catégories de dieux se disputant la souveraineté, les *daivas et les *asuras, mais non que leur destin inverse s’explique par un conflit ethnique. Il s’agirait plutôt d’une sensibilité différente aux caractéristiques spécifiques des deux catégories divines. La particularité de Nyberg est d’avoir élaboré une histoire très ramassée des origines du zoroastrisme. Les 17 chapitres qui composent le corpus gâthique témoigneraient de trois époques religieuses : (1) celle de la vieille communauté ahurique où naquit Zarathushtra, (2) celle où Zarathushtra, pour s’opposer au culte honni de Haoma, ébauche une sorte de monothéisme mazdéen et proclame l’urgence de la fin des temps, (3) celle où Zarathushtra, réfugié auprès du roi Vištāspa, conclut un compromis avec la doctrine qu’il rejetait en revenant à un polythéisme mitigé et en repoussant le salut eschatologique dans un lointain avenir. Dans ce schéma, le zoroastrisme pur est une réalité dramatiquement limitée, que son fondateur lui-même a finalement ramenée au passé. Selon Nyberg, Zarathushtra n’est pas un prophète, mais un théosophe et mystique primitif (si je ne comprends pas bien ce qu’il faut entendre par là, tant pis pour moi). Il n’a pas transformé le polythéisme en un système nouveau. Le monothéisme in fieri de Zarathushtra I avorte avec Zarathushtra II. Sa doctrine a néanmoins fait l’acquis durable et original de l’eschatologie. Dans les faits, Nyberg a éliminé le prophète comme Lommel a éliminé le réformateur, mais il reste les représentations subliminales. Comme me le fait remarquer Frantz Grenet10, le Zarathushtra de Nyberg doit beaucoup au personnage de Mahomet que, sept ans auparavant, son compatriote et ami Tor Andrae avait dépeint dans un ouvrage très psychologisant, Mahomet, sa vie et sa doctrine (traduction française, Paris 1945). Les deux carrières ont en commun les péripéties
8. G. GNOLI, De Zoroastre à Mani, Paris 2005, p. 48-49. 9. Sur Nyberg, J. K ELLENS, QNZ, op. cit., p. 94-100. 10. Dans une lettre datée du 16 mars 2006.
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suivantes : (1) au départ, une crise religieuse, (2) un message délivré par le dieu élu et reçu dans la transe, (3) la fuite et le prosélytisme auprès de nomades, (4) une fois le succès acquis, le compromis avec la religiosité passée, (5) le renvoi du salut final dans un futur indéterminé. Depuis les années trente, nous disposons des éléments qui devraient nous interdire, que nous croyions ou non à un monothéisme iranien fondé par un personnage historique, de définir Zarathushtra aussi bien comme un réformateur que comme un prophète. L’existence préalable d’une religion des ahuras distincte de celle du voisin indien semble aujourd’hui exclue et avec elle, celle du réformateur. L’analogie implicite avec Mahomet nous conduit au fond de l’impasse prophétique, car elle montre crûment qu’aucun individu n’a jamais fondé de monothéisme et qu’il n’y a donc personne à qui Zarathushtra puisse être comparé. Le monothéisme juif est l’aboutissement d’un processus collectif et anonyme11. Le monothéisme chrétien n’a pas été fondé, puisque Jésus est, selon l’avis, un dieu, un réformateur du judaïsme ou un mythe. Il n’y a de prophètes que « modernes », autoproclamés et consciemment syncrétistes, Mani ou Mahomet (et, bien entendu, la kyrielle séculaire de ceux qui n’ont pas rencontré l’approbation de l’histoire). Le premier n’est pas spécialement monothéiste et le second avoisinait deux monothéismes quand il en élabora sa propre version. Aussi, lorsqu’Almut Hintze définit Zarathushtra comme le premier fondateur de religion12, on voit bien que le problème est qu’il n’est pas le premier, mais le seul. À moins de le considérer dans les termes atténués et désuets de l’histoire des religions naissante comme un introducteur d’éthique (ce que l’Avesta est loin de documenter), Zarathushtra serait un phénomène sans précédent et sans suite, situé à une époque incroyablement archaïque de l’histoire intellectuelle de l’humanité. C’est une bonne raison de douter de lui et de se souvenir que la science fait mieux de dégager des spécificités que de bâtir des analogies, qui ne sont que le pauvre ersatz de l’analyse textuelle. Or, la figure traditionnelle de Zarathusthra doit presque tout à l’analogie et presque rien à l’analyse textuelle.
11. A. LEMAIRE, Naissance du monothéisme, Paris 2003. 12. A. H INTZE, « On the Literary Structure of the Older Avesta », BSOAS 65 (2002), p. 31.
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JÉSUS SELON LES HOMÉLIES CLÉMENTINES : DU VRAI PROPHÈTE AU PRINCE DE L’ÂGE À VENIR Alain LE BOULLUEC École Pratique des Hautes Études, sciences religieuses
Gnose, marcionisme, exégèse de la Bible, traditions non canoniques, prophétie selon les religions du Livre, interprétation des mythes, relations à la fois fusionnelles et conflictuelles entre philosophie grecque et judaïsme et christianisme, magie, voyages au Proche Orient, la matière du roman pseudo-clémentin rassemble quelques-uns des objets auxquels Michel Tardieu accorde son attention et sur lesquels ses travaux apportent des lumières nouvelles. C’est pourquoi j’ai choisi de lui offrir en hommage un parcours à travers l’une des versions de ce roman, à la recherche de la figure de Jésus. J’y associe la mémoire de Pierre Geoltrain, à qui je dois une immersion de quelques années dans les Homélies clémentines. Le sujet est trop vaste pour permettre une étude détaillée dans l’espace d’un article. Il s’agira plutôt d’un rappel des thèmes principaux. Le roman pseudo-clémentin rassemble autour de la figure de Jésus des représentations dont la diversité oriente les enquêtes des interprètes vers des traditions doctrinales appartenant à des époques et des milieux différents, au rythme des analyses qui s’efforcent de repérer les strates successives de la composition littéraire. Les recherches sur la genèse du roman, suscitées par les ressemblances et les divergences entre ses deux formes principales, les Homélies et les Reconnaissances, et sur le foisonnement des thèmes présents dans ces documents, restent indispensables et leur renouvellement incessant, au-delà des dissentiments, contribue à éclairer cet ensemble complexe et singulier 1. La fragmentation des textes est cependant inhérente à ce travail critique et l’on a parfois tendance à oublier, à laisser dans l’ombre, voire à juger sévèrement, l’agencement propre à chacune des deux œuvres, telles qu’elles ont été rédigées, finalement, vers la fin
1. On a toujours profit à se reporter au bilan dressé par F. Stanley JONES, « The Pseudo-Clementines : a History of Research », The Second Century 2 (1982), p. 1-33 et 63-96. Voir aussi P. GEOLTRAIN, « Le Roman pseudo-clémentin depuis les recherches d’Oscar Cullmann », dans S. MIMOUNI (dir.), Le judéochristianisme dans tous ses états, Paris 2001, p. 31-38. Rappelons seulement ici que depuis les travaux de la critique allemande du XIXe s. et du début du XXe, on postule l’existence d’un « Écrit de base », lui-même fondé sur des sources différentes, la principale étant un document judéo-chrétien intitulé « Prédications de Pierre » ; à partir de la Grundschrift l’« homéliste » et l’auteur des Reconnaissances auraient composé leurs ouvrages. L’accord ne s’est pas fait sur la nature et la date des sources ni sur l’extension de l’ « Écrit de base ». L’ouvrage qui fait autorité encore maintenant pour les tenants de cette tradition analytique est celui de G. STRECKER, Das Judenchristentum in den Pseudoklementinen (“Texte und Untersuchungen” 702), Berlin 1981. Une analyse différente a été proposée par J. WEHNERT, « Abriss der Entstehungsgeschichte des pseudoklementinischen Romans », Apocrypha 3 (1992), p. 121-143, qui a recours à l’analyse littéraire pour distinguer des couches narratives et qui renonce à l’hypothèse d’une Grundschrift comme entité identifiable. L’attention portée de nouveau, par F. Stanley Jones, aux traductions syriaques partielles, fait progresser la compréhension du « roman ».
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du premier quart du IVe siècle pour les Homélies, un peu plus tard sans doute pour les Reconnaissances en grec, conservées dans la traduction latine de Rufin. Aussi peut-il être utile, sur un sujet aussi important que les identités et les rôles attribués à Jésus, de revenir à la constellation des motifs attestée par les rédactions ultimes. L’examen s’appliquera ici aux Homélies, pour voir comment ces motifs sont dévoilés progressivement, non sans réserves, et comment leur union est une force motrice des plus efficace pour animer la structure de l’ensemble 2. L’intrigue doctrinale, à cet égard, est peut-être plus puissante que les intrigues narratives, à la faveur des interrogations de Clément, de la prédication de Pierre aux foules, de ses débats avec Simon et de ses entretiens avec ses familiers. Il ne faut pas perdre de vue en effet que l’enjeu du roman est de provoquer ou de conforter l’adhésion au mode de vie et à la foi conformes à l’enseignement que Pierre est censé avoir reçu de son « Maître », Jésus. L’attention portée à la cohérence des Homélies, à l’époque de leur composition, n’est pas incompatible avec le souci de repérer les origines diverses des thèmes doctrinaux. Le choix fait ici est simplement d’observer le résultat, la configuration de l’ensemble, sans pour autant nier le caractère composite de l’œuvre. I. L’homme de Judée, le Fils de Dieu La première mention de Jésus appartient au récit autobiographique qui ouvre les Homélies ; elle est liée au rappel des tourments du jeune Clément : il s’interroge, à Rome, sur la mort, sur l’au-delà, et sur l’utilité relative d’une vie pieuse et juste, maîtrisant les plaisirs du corps, selon qu’il faut ou non attendre une autre existence après celle-ci. À ces questions « une rumeur (φ¸μη τις) », « née sous le règne de l’empereur Tibère » (I, 6, 1), apporte l’espoir d’une réponse. Elle concerne « un homme en Judée » et son message ; Clément est incité à se rendre là-bas pour en vérifier la consistance. La force persuasive de l’identification du lecteur au narrateur, qui fait partager son aventure intellectuelle et religieuse, est accentuée par le commentaire de l’auteur faisant de cette « rumeur » la « messagère véritablement bonne de Dieu », parcourant le monde (I, 6, 1). Les qualités et les pouvoirs attribués à « l’homme de Judée » sont de nature à lever les doutes sur son autorité. Ainsi disparaît l’une des causes de l’incertitude signalée auparavant : « […] la compréhension ne dépend pas des principes défendus, mais les opinions sont mesurées à l’aune de ceux qui les soutiennent » (I, 3, 4). Thaumaturge, en effet, il authentifie sa parole par ses prodiges. Citons cette première évocation : Un homme en Judée a commencé un jour, au tournant du printemps, à annoncer aux Juifs la bonne nouvelle du royaume du Dieu éternel, dont jouira, dit-il, quiconque parmi eux aura réformé sa conduite. Et afin de donner l’assurance que la divinité dont il est rempli lui inspire ces paroles, il accomplit beaucoup de signes étonnants et de prodiges par un seul ordre de sa bouche, montrant ainsi qu’il tient sa puissance de Dieu (I, 6, 2-3).
2. Les traductions sont empruntées au volume Écrits apocryphes chrétiens II, P. GEOLTRAIN et J.-D. KAESTLI (dir.) (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 2005, p. 1215-1589 (traductions annotées de B. Pouderon : écrits liminaires, Hom. VIII-XI ; d’A. Schneider : Hom. I ; de P. Geoltrain : Hom. II ; d’A. Le Boulluec : Hom. III, V-VII, XVI-XX ; de D. Côté : Hom. IV ; de M.-A. Calvet : Hom. XII-XV).
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Ses « signes » consistent à guérir les infirmes et les malades, à chasser les démons, et aussi à ressusciter les morts, ce qui peut réduire l’une des inquiétudes exprimées auparavant. Son message est lui-même une réponse aux doutes torturants : c’est « la bonne nouvelle du royaume du Dieu éternel, dont jouira […] quiconque […] aura réformé sa conduite ». Ainsi est en même temps introduit, à propos de l’homme de Judée, le motif du « royaume », si souvent développé dans la suite des Homélies. Jésus n’est pas encore nommé, mais cet abrégé du kérygme évangélique est rapporté à une figure caractérisée par l’un des traits les plus saillants du Jésus de la tradition la plus ancienne. Retenons en outre que la bonne nouvelle est annoncée aux Juifs. D’emblée la situation privilégiée des Juifs est soulignée, comme elle l’est aussi par la nécessité d’aller en Judée pour recevoir l’instruction véritable. L’homme qui est « apparu » (I, 6, 6) en Judée n’est pas seulement un homme divin, « rempli de la divinité » (I, 6, 3). Le prédicateur qui prend le relais de la « rumeur » proclame autre chose sur la place publique en exhortant les Romains à se convertir : « Le Fils de Dieu se trouve en Judée, annonçant, pour tous ceux qui la désirent, la vie éternelle, à la condition qu’ils vivent selon la volonté de son Père qui l’a envoyé » (I, 7, 2). C’est encore du « Fils de Dieu » qu’ont entendu parler les philosophes que Clément rencontre à Alexandrie, où l’ont entraîné « des vents hostiles », alors qu’il s’était embarqué pour la Judée (I, 8, 4). Si le motif de l’envoi par le Père peut être primitif, la qualité de « Fils de Dieu » n’appartient sans doute pas à la couche la plus ancienne des traditions doctrinales et littéraires sous-jacentes à l’état final du roman pseudo-clémentin. On a là cependant l’amorce d’un enseignement et de réflexions spéculatives qui s’explicitent plus loin dans les Homélies, selon l’inflexion propre à cet ouvrage. Les propos du prédicateur anonyme à Rome esquissent la relation entre Pierre et son « Maître » : ayant commencé par rapporter le message du « Fils de Dieu », il le développe ensuite en l’exprimant lui-même directement, après avoir exhorté les Romains à « changer de conduite ». Ils doivent savoir qu’il y a un seul Dieu, que la vie présente est propice au repentir et que la désobéissance entraînera pour les âmes le châtiment éternel « dans le lieu du feu » (Hom.I, 7, 4-6). Il en va de même pour Barnabé, « un Hébreu », précisent les philosophes qui conduisent Clément auprès de lui, Barnabé « qui prétend être l’un des disciples » (I, 9, 1) de « celui qui est né en Judée et qui est présenté par la rumeur comme Fils de Dieu » (I, 8, 4). Clément se souvient en effet « qu’il présentait la vérité sans artifice dialectique, mais qu’il exposait avec ingénuité et sans apprêt ce qu’il avait entendu et vu faire ou dire au Fils de Dieu qui était apparu » (I, 9, 2). Dans le récit de la rencontre avec Barnabé, quand Clément prend sa défense contre les philosophes, la relation entre les hérauts de la vérité et ce Fils de Dieu est cependant omise. Ces « hérauts ont été envoyés pour annoncer la volonté » de Dieu (I, 11, 4). Nous avons là un exemple de l’art avec lequel l’homéliste éveille la curiosité du lecteur tout en livrant par anticipation des bribes de l’enseignement à venir. Les remontrances adressées par Clément aux philosophes contiennent en effet des éléments que le non initié n’est pas censé posséder encore. Aussi précise-t-il, devenu le narrateur de son aventure passée : « Mais moi, à cette vue, saisi de je ne sais quelle ardeur (ζ¸λ οκ ο³δ {πως ληφθες), je me refusai avec une sainte indignation (εσεβε θυμ´) à garder plus longtemps le silence… » (I, 11, 2). Quant à l’argument, sous la forme d’une réponse prêtée à Dieu lui-même, qu’il oppose alors aux philosophes, qui, au jour du jugement, oseraient protester en disant : « Pourquoi, ô Dieu, ne nous as-tu pas 367
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annoncé ta volonté ? » (I, 11, 9), il renvoie à un plan providentiel qui peut être résumé ainsi : Dieu a attendu « l’approche de la fin du monde » pour envoyer des hérauts annoncer sa volonté, car il savait « avant la fondation du monde » qu’ils seraient outragés par les indignes, et c’est en secret qu’il a communiqué « la parole qui doit être honorée » à ceux qui « dès le commencement en étaient dignes » (I, 11, 9-12, 2). Or, si l’on examine dans le détail cette « apologie de la juste providence » (I, 12, 2), on constate qu’elle dessine en creux deux doctrines fondamentales des Homélies, la théorie du vrai Prophète et celle des deux Princes, associées plus tard par l’enseignement de Pierre3. L’ébauche imparfaite est assez évocatrice pour désigner, de loin, l’existence d’une réponse nouvelle et décisive aux questions du jeune Clément et aux objections des philosophes, et assez énigmatique pour susciter l’intérêt du lecteur. En outre, le non initié qu’est encore Clément à Alexandrie devient le héros doublement qualifié pour devenir l’auditeur de Pierre et recueillir son enseignement4 : l’« ardeur » ou le « zèle » soudain qui s’empare de lui signifie qu’il est digne de recevoir la parole, communiquée en secret aux justes, le secret protégeant aussi une part de la doctrine transmise par Pierre, en particulier celle qui concerne le Prince de l’âge à venir ; et la capacité qui lui est donnée de tenir aux Grecs, à Alexandrie, le langage de la vérité qui, dit-il, « pour (leur) propre condamnation, a élu domicile chez les Barbares » (I, 11, 5), le fait passer définitivement – et les lecteurs avec lui – du côté de « l’homme né en Judée ». Le vrai Prophète Parvenu enfin en Judée, Clément fait à Césarée la connaissance de « Pierre, le disciple le plus estimé de l’homme apparu en Judée qui y avait accompli des signes et des prodiges » (I, 15, 2). On entre dans le cercle des compagnons de Pierre et on accède à l’enseignement qu’il tient du « Maître »5. La première instruction concerne le vrai Prophète, et sa doctrine, qui a été transmise par lui (I, 20, 6). Le contexte fait comprendre que le « Maître » de Pierre et des siens, nommé aussi « notre Seigneur Jésus »6, est à la fois celui qui a dispensé clairement la connaissance du vrai Prophète et le contenu de sa sagesse, et celui qui l’a manifesté en sa personne. Le commencement est aussi le fondement. Cet enseignement est primordial. Il doit répondre aux questions que se posait Clément (I, 17). Et l’homéliste choisit d’en faire d’emblée la matière du premier rapport rédigé par Clément à l’intention de Jacques, frère du Seigneur, évêque de Jérusalem, sur les actes et les entretiens de Pierre7. Barnabé est censé en avoir déjà fait un exposé complet à Alexandrie (II, 4, 1). Et bien que Pierre ait parlé du vrai Prophète dès la première rencontre, tel est encore le sujet de l’entretien de la deuxième journée à Césarée (II, 4, 3-12, 3), qui en déploie les éléments connexes, la règle des « syzygies » (II, 15-17 ; 33) et la théorie des fausses péricopes (II, 38-52), reprises dans les débats de la troisième journée à Césarée (III, 5-10 ; 22-28 ; 40-47), qui mettent en valeur l’infaillibilité du Prophète de vérité (III, 11-21), lequel est Jésus (III, 48-57). Le Prophète est d’abord
3. Voir Écrits apocryphes, op. cit., Homélie III, 19, 1-5. 4. Les paroles d’accueil de Pierre, en I, 16, le disent explicitement. 5. Désignation fréquente de Jésus dans les Homélies : voir la note de P. GEOLTRAIN sur II, 51, 1, Écrits apocryphes, op. cit. (n. 2), p. 1275-1276. 6. Première occurrence en II, 23, 1. 7. I, 20, 2-3 ; cf. Ép Clément 19, 2.
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présenté comme un « homme », qui « possède la prescience grâce à l’esprit divin qui est en lui » (II, 10, 3), et son enseignement est ainsi résumé : « Voici sa pensée et sa prédication véritable : il y a un seul Dieu, le monde est son ouvrage ; ce Dieu est juste et, un jour, rendra très certainement à chacun selon ses actes » (II, 12, 3). Il serait vain d’examiner de nouveau ici cette conception du vrai Prophète propre au roman pseudo-clémentin8. Mon propos est seulement, d’une part, d’insister sur la nature progressive de l’enseignement sur ce sujet et, d’autre part, de rappeler comment l’homéliste, au IVe siècle, probablement avant le Concile de Nicée (325), a associé à cette doctrine, que la critique considère comme appartenant à la couche la plus ancienne des écrits pseudo-clémentins9, des thèmes d’origine différente. La règle des « syzygies », des couples d’antagonistes, est dramatisée par l’urgence du combat contre Simon, présenté comme « un complice du côté gauche » (II, 15, 3), historicisée et canonisée par la relation postulée entre « un certain Jean, hémérobaptiste, qui fut aussi, selon l’ordre de la syzygie, le précurseur de notre Seigneur Jésus » (II, 23, 1), et intégrée au roman lui-même par le stratagème et le tour magique de Simon réussissant à supplanter Dosithée et à s’imposer comme « Celui qui se tient debout », c’est-à-dire à proclamer sa messianité (II, 22, 3 ; 24, 6)10. C’est après les récits faits par les deux frères Aquila et Nicète des fraudes et des maléfices de Simon (II, 22-32) que Pierre oppose aux signes de Simon, « inutiles » et trompeurs, ceux qui « relèvent de la miséricordieuse vérité », « marqués par l’amour pour les humains » : « tels sont ceux dont vous avez appris que le Seigneur les a accomplis et ceux qu’après lui j’ai moi-même obtenus par mes prières » (II, 34, 2). L’identité de « l’homme apparu en Judée » est ici clairement précisée : c’est le Prophète et Seigneur Jésus. La fiction romanesque fait du report de la discussion avec Simon l’occasion providentielle d’un enseignement préparatoire de Pierre sur les fausses péricopes (II, 36-53), puis de la menace que constitue le recours de l’adversaire aux passages mensongers de l’Écriture (III, 3) la raison d’énoncer la cause de l’insertion des péricopes fausses, la mise à l’épreuve (III, 5-9), ces exposés de Pierre aboutissant à l’insistance sur l’infaillibilité du vrai Prophète (III, 11-15) : « Voilà comment notre Maître, qui était aussi Prophète, connaissait tout toujours grâce à l’Esprit inné et perpétuel » (III, 12, 3). C’est finalement le débat avec Simon, tirant de l’Écriture des arguments contre le Dieu créateur11 (III, 39),
8. Voir l’analyse de G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit. (n. 1), p. 145-154. 9. G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit., l’attribue aux « Prédications de Pierre », une source de l’« Écrit de base », daté lui-même du début du IIIe siècle. 10. Voir les notes, ad loc., de P. GEOLTRAIN, op. cit. (n. 2) ; Luigi Cirillo a éclairé la signification de ce titre, Ø Ñστ½ς, dans les écrits pseudo-clémentins, par la comparaison avec d’autres documents qui l’associent aussi à Simon, Actes de Pierre (Actes de Vercelli, 31), et la Grande Révélation citée et combattue par l’auteur (pseudo-Hippolyte) de la Réfutation de toutes les hérésies (VI) : Les Reconnaissances du pseudo Clément, traduction, introduction et notes par A. SCHNEIDER et L. CIRILLO (“Apocryphes”), Turnhout 1999, annexe I, p. 565-570. La question est traitée de façon approfondie, avec discussion de la bibliographie afférente, par D. CÔTÉ, Le Thème de l’opposition entre Pierre et Simon dans les Pseudo-clémentines (“Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité” 167), Paris 2001, p. 219-222. 11. La visée antimarcionite de la controverse, ici comme dans d’autres Homélies, est manifeste : A. LE BOULLUEC, « Hors de la μοναρχία pas de salut. Les refus de Pierre dans les Homélies pseudoclémentines », dans G. DORIVAL et D. PRALON (dir.), Nier les dieux, nier Dieu (Actes du colloque des 1er et 2 avril 1999 à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme), Aix-en-Provence 2002, p. 263-277. F. Stanley JONES, « Marcionism in the Pseudo-Clementines », dans A. FREY et R.
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qui révèle en Jésus le vrai Prophète, lui qui détient la science du discernement et l’a communiquée par ses paroles (III, 48-57). La gravité de ces doctrines est soulignée à l’intention des lecteurs par le conflit entre la règle de l’arcane, destinée à mettre à l’abri de l’erreur (II, 39, 2-3 ; III, 4, 3 ; 16, 2 ; 29, 1), et le tourment de Pierre, contraint par Simon d’en parler devant la foule (III, 38) et d’user de la dialectique, par la méthode des questions et réponses (III, 58, 1), qui se distingue du discours d’un Barnabé, ingénu et sans apprêt (I, 9, 2). L’ample développement de la formule de salutation « La paix soit avec vous » qui prépare le nombreux auditoire à entendre la discussion avec Simon (III, 30-31) et qui se poursuit par l’illustration de la bonté de Dieu (III, 32-37) fait de cette captatio benevolentiae l’antidote le plus efficace. L’art persuasif de l’homéliste consiste aussi à faire triompher Pierre sur le terrain même de l’adversaire12. Dans la mesure où Simon, par son arrogance éristique, endosse l’un des défauts de l’hellénisme combattu par l’homéliste, revêtant un déguisement qui parachève l’être de fiction composé pour attaquer le paulinisme, le marcionisme et la gnose13, les échecs successifs de cet antagoniste de choix dans les discussions avec Pierre marquent la défaite des philosophes grecs. La structure du roman lui-même, sous la forme particulière que lui donnent les Homélies, figure la victoire sur l’hellénisme. Lorsque Pierre, en effet, enseigne aux habitants de Sidon la vraie doctrine, il reprend une formule que Clément prêtait à Dieu dans sa réplique aux philosophes grecs qui se moquaient de Barnabé : « J’ai appris moi-même du Prophète de la vérité les règles de Dieu préétablies “avant la fondation du monde…” » (VII, 6, 2)14. Pierre proclame alors la rétribution et livre l’instruction sur les deux voies (VII, 6, 3-7, 7), puis expose « la religion qui a été définie par Dieu » (VII, 8, 1-2). Or cet écho (« avant la fondation du monde ») se fait entendre après le récit très ample des discussions de Clément avec Appion et ses compagnons, épisode propre aux Homélies, où les mythes grecs et leur interprétation philosophique sont soumis à une critique acérée ; un épisode, en outre, qui renvoie à la jeunesse de Clément à Rome et qui fournit sur elle des précisions différentes de celles qui sont données dans la première Homélie ; Clément révèle notamment qu’un Juif, négociant en toiles, l’avait persuadé de la justesse de la « monarchie divine » (V, 28, 2) ; on a depuis longtemps repéré dans le passage la trace d’une source juive, reconnaissable ailleurs dans cet ensemble apologétique15.
GOUNELLE (dir.), Poussières de christianisme et de judaïsme antiques. Études réunies en l’honneur de Jean-Daniel Kaestli et Éric Junod (“Publications de l’Institut Romand des Sciences Bibliques” 5), Prahins 2007, donne une étude critique de la recherche sur le sujet et fait des propositions nouvelles, en particulier sur l’importance du débat avec des marcionites de la mouvance d’Apellès, au temps de l’homéliste. 12. D. CÔTÉ, Le Thème de l’opposition, op. cit. (n. 10), p. 206-218, a montré comment la forme donnée au conflit entre Pierre et Simon emprunte au dialogue philosophique, tout en accentuant le tour éristique des interventions de Simon. 13. Cette fiction synthétique, qui inclut une connaissance précise des courants visés, est décrite par D. CÔTÉ, Le Thème de l’opposition, op. cit., p. 232-235. 14. Cf. I, 11, 10 ; formule à rapprocher de 1 P 1, 20 et Ep 1, 4. 15. Voir par exemple W. HEINTZE, Der Klemensroman und seine griechischen Quellen (“Texte und Untersuchungen” 40, 2), Leipzig 1914, p. 45-51 ; cf. O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin. Étude sur le rapport entre le gnosticisme et le judéo-christianisme, Paris 1930, p. 126-131 ; cette piste continue d’être explorée, dans des directions nouvelles, par Bernard POUDERON : voir en particulier « Aux origines du roman pseudo-clémentin. Prototype païen, refonte
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Retenons ici que ce complément d’information, à l’intérieur de l’ensemble plus vaste des Homélies I-VII, peut expliquer d’où viennent « l’ardeur » et la « sainte indignation » qui avaient poussé Clément à prendre la défense de Barnabé (I, 11, 2), et contribue à arrimer l’enseignement sur le vrai Prophète au judaïsme. Le lecteur comprend rétrospectivement que Clément était préparé à l’entendre par sa connaissance de la religion juive. Et la prédication publique de Pierre dans les Homélies commence véritablement à Tyr16, après le long récit de la controverse avec Appion, par un discours où « l’obéissance qu’ont montrée les juifs, qui vénèrent Dieu », est offerte en modèle à la foule à convertir (VII, 4, 3), peu avant la prédication à Sidon, qui présente « les règles de Dieu » apprises du Prophète, « préétablies “avant la fondation du monde” », comme la source du salut (VII, 6, 2). D’autres procédés encore entretiennent l’intérêt pour la doctrine du vrai Prophète, ainsi la succession de dévoilements partiels, de ce fait quelque peu énigmatiques, de l’histoire de la prophétie véritable. Un exemple en est la variation de la liste des figures idéales qui en est le support17. Elle apparaît dans les premiers enseignements sur le sujet dispensés par Pierre, en présence de ses compagnons, à Clément, en filigrane de « la règle prophétique » des « syzygies » : là sont évoqués Adam, « fait à l’image de Dieu », celui que les Grecs appellent Deucalion (Noé), Abraham, « le fondateur de notre peuple », Isaac, « qui fut béni par Dieu », « le pieux Jacob », « le législateur » (Moïse) ; enfin est mentionné « celui qui est au nombre des fils des hommes », c’est-à-dire Jésus (nommé ensuite), par un jeu sur le titre « fils d’homme » (Dn 7, 13), assimilé à « fils de l’homme » (Mt 11, 19)18. Cependant l’exposé a surtout pour fin de mettre en relief les couples d’antagonistes : Caïn et Abel, « le corbeau noir et la blanche colombe » (images de l’esprit impur et de l’esprit pur, envoyés par Noé), Ismaël et Isaac, Esaü et Jacob, « le grand prêtre » (Aaron) et « le législateur » (Moïse), « celui qui se trouve parmi ceux qui sont nés de femmes » (Jean-Baptiste, d’après Mt 11, 11) et « celui qui est au nombre des fils d’homme ». La dernière « syzygie » est présentée comme différée par le plan divin ; le prophète Élie en son temps n’est pas venu avant un autre, pour constituer avec lui une paire d’antagonistes ; cette « syzygie » est venue plus tard. On voit qu’Élie est nommé ici pour introduire Jean-Baptiste, « l’Élie qui doit revenir » (Mt 11, 14 ; 17, 11-13), comme prédécesseur, donc nocif, selon la règle révélée par Pierre, ce Jean qui est précisément « le précurseur de notre Seigneur Jésus » (II, 23, 1)19. Une autre liste vient clore le premier exposé sur les fausses péricopes et les questions qu’il suscite : les passages mensongers des Écritures ne sont pas seulement ceux qui risquent de faire douter de la « monarchie » divine, de l’unicité de Dieu, mais
judéo-hellénistique, remaniement chrétien », dans S. MIMOUNI (dir.), Le judéo-christianisme dans tous ses états, Paris 2001, p. 231-256. 16. La foule à Césarée est surtout le témoin de la joute entre Pierre et Simon : III, 29-57. 17. Elle a été minutieusement étudiée par A. GIESCHEN, « The Seven Pillars of the World : Ideal Figure Lists in the Christology of the Pseudo-Clementines », Journal for the Study of the Pseudepigrapha 14 (1994), p. 47-82. 18. Voir la note de Pierre GEOLTRAIN sur II, 17, 1-2, Écrits apocryphes, op. cit. (n. 2), p. 1259. 19. La parole de Ml 3, 23 (« Voici que je vous envoie Élie le Thesbite, avant que vienne le jour du Seigneur… ») est interprétée en mauvaise part, hors contexte, contrairement à Mt 17, 11-12 (cf. Mt 11, 10 et Lc 1, 17), et en accord avec la règle : « Alors que les premières œuvres de Dieu sont supérieures et les secondes inférieures, nous trouvons le contraire chez les humains : ce qui vient en premier est inférieur, ce qui vient en second est supérieur » (II, 16, 2).
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aussi ceux qui calomnient les « justes qui sont mentionnés dans la Loi » ; Pierre nie ensuite les fautes attribuées à Adam, à Noé, à Abraham, à Jacob et à Moïse (II, 52). Beaucoup plus loin, après les reconnaissances (XII-XV), lors des discussions de Laodicée, une variante apparaît à travers les accusations de Simon rapportées à Pierre par Zachée ; la prédication de Pierre serait contraire aux paroles de son maître, qui n’a pas appelé « bon » le démiurge20, et qui a affirmé : « Personne n’a connu le Père… » (cf. Mt 11, 27). Or « le démiurge a été connu d’Adam modelé par lui, d’Énoch qui lui avait plu, et de Noé qui lui était apparu juste, et pareillement d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais aussi de Moïse… » (XVII, 4, 3). Énoch est ici nommé pour la première fois dans la liste. Il faut attendre l’Homélie XVIII pour que Pierre réplique à l’argument de Simon fondé sur Mt 11, 27, en désignant les bénéficiaires anciens de la révélation faite par le Fils (cf. Mt 11, 27), « Adam, le premier modelé », « Énoch, celui qui a plu (à Dieu) » (cf. Gn 6, 9), « Noé, le juste » (cf. Is 41, 8), « Abraham, l’ami »21, « Isaac », « Jacob, qui a lutté » (cf. Gn 32, 25-26) (XVIII, 13, 6). Pierre, dans un mouvement d’indignation, livre enfin le nombre de ces justes et les qualifie au moyen d’une image qui désigne leur rôle éminent : Comment ! Ceux-là ne l’ont pas connu, qui ont été sept colonnes pour le monde et qui étaient capables de plaire au Dieu infiniment juste, et maintenant, tant de gens des nations, des impies, le connaissent parfaitement ! (XVIII, 14, 1).
La comparaison des listes montre que ces « sept colonnes » sont Adam, Énoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, et Moïse22. Quant à la métaphore des « colonnes », elle renvoie, à travers la littérature sapientielle (Pr 9, 1), aux traditions relatives à la Sagesse ou à l’Esprit, ou encore à l’Ange du Seigneur, comme médiateurs divins, et surtout comme causes et acteurs de l’inspiration et de la révélation : c’est ainsi qu’elle réunit ces sept justes en autant de figures du vrai Prophète, antérieures à Jésus, qui en est la dernière manifestation23. Le vrai Prophète s’est proprement incarné en Adam et en Jésus (III, 20, 2-21, 1 ; VIII, 10 ; III, 15, 1)24. Parmi les « sept colonnes » la première, Adam, et la dernière, Moïse, prennent un relief particulier. Le vrai Prophète, en la personne de Jésus, est venu rétablir la Loi authentique de Moïse (III, 51-52). L’homéliste a ainsi constamment renouvelé l’intérêt de l’intrigue en multipliant, en des endroits de son œuvre divers par les degrés d’initiation et par la nature des controverses, les enseignements sur la doctrine essentielle, celle du vrai Prophète. Il l’a aussi associée à d’autres conceptions qu’il a voulu fondre en un tout unifié dans la personne de Jésus.
20. Argument tiré par Simon de Lc 18, 19, opposé à Dt 32, 39. 21. D’après Gn 18, 17, selon la variante connue par Philon, De sobrietate, 56, et d’après Is 41, 8. 22. Voir A. GIESCHEN, « The Seven Pillars », op. cit. (n. 17), p. 54-57 et p. 74. 23. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars », op. cit., p. 60-64, a étudié, après d’autres, et de façon plus convaincante, l’enracinement de la métaphore et de sa fonction dans les écrits du judaïsme du Second Temple et les parallèles éclairants chez Philon, et, du côté chrétien, les témoignages qui peuvent suggérer la visée anti-marcionite d’une telle liste, à partir d’Irénée (Contre les hérésies I, 27, 3) et d’Épiphane (Panarion XLII, 4, 3-4). 24. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars », op. cit., p. 73, rappelle, à ce sujet, la ressemblance entre la doctrine des pseudo-clémentines et celle des Ébionites tels que les présente Épiphane, Panarion XXXI, 3, 5.
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II. Christ et Prince de l’âge à venir Si l’on peut douter que le titre « Christ » ait appartenu à l’enseignement de Pierre dans la couche la plus ancienne du roman pseudo-clémentin25, l’homéliste ne manque pas d’évoquer le « Christ » dans des contextes où il est question du vrai Prophète. À l’époque où il écrit, il n’est pas possible de se faire comprendre des autres chrétiens, même pour se distinguer de la foi la plus communément reçue, sans nommer Jésus « Christ ». Cette qualification cependant n’est pas superficielle. Elle est intégrée par l’homéliste à la doctrine, comme le montre par exemple le passage où apparaît le verbe χρω, « oindre », au passif, et qui, à propos d’Adam, est l’un des énoncés les plus clairs des Homélies sur le vrai Prophète : Si à l’homme enfanté par les mains de Dieu on n’accorde pas la possession de l’Esprit Saint du Christ, ne commet-on pas la pire impiété en l’accordant à un autre, né d’une goutte de souillure ? Au contraire, la piété la plus haute est de refuser cette possession à un autre, et de l’attribuer à celui-là seul qui, depuis le commencement de l’âge présent, revêt des formes différentes en changeant aussi de noms et traverse ainsi cet âge jusqu’à ce que, parvenu aux temps qui sont les siens, après avoir été oint par la miséricorde de Dieu en raison de ses peines (δι· τος καμµτους θεο& λ¿ει χρισθες) il possède pour toujours le repos. C’est lui qui a eu l’honneur d’être le chef et le seigneur de tous les êtres qui sont dans l’air, sur terre et dans les eaux (cf. Gn 1, 26.28) ; en outre il a reçu le souffle (cf. Gn 2, 7) de celui-là même qui a créé l’homme, comme enveloppe infrangible de l’âme, afin qu’il puisse être immortel. Puisqu’il était, lui seul, le véritable prophète, pour chacun des animaux, en accord avec leur nature, il a institué les noms de manière appropriée (cf. Gn 2, 19-20), de la même façon que son créateur (III, 20, 1-21, 1).
Cette onction du vrai Prophète, « parvenu aux temps qui sont les siens », c’està-dire aux temps de la révélation faite par le « Maître », Jésus, n’est pas, au premier chef, une onction de gloire. Dieu l’accorde au vrai Prophète par « miséricorde », « en raison de ses peines », des souffrances infligées par les persécuteurs. C’est l’achèvement du plan divin pressenti par Clément, sous l’effet d’une « ardeur » mystérieuse (I, 11, 2), du plan de Dieu, qu’il a fait parler ainsi : […] j’ai maintenant, à l’approche de la fin du monde, envoyé des hérauts pour annoncer ma volonté. Mais ils sont moqués, outragés, raillés par ceux qui refusent tout secours et qui ont obstinément repoussé mon amitié. Ô grande injustice ! les hérauts risquent jusqu’à la mort, et cela de la part des hommes qui sont appelés au salut (I, 11, 11-12).
L’accomplissement en Jésus est référé, plus tard, dans la quatrième prédication de Pierre à Tripoli, à sa parole : « Car le Maître lui-même, sur la croix, priait son Père de remettre leur péché à ceux qui le faisaient mourir, en ces mots : “Père, pardonne-leur leurs péchés, car ils ne savent pas ce qu’ils font” (cf. Lc 23, 34) » (XI, 20, 4). Il est décrit, en des termes trop forts pour être paraphrasés et assez
25. F. A MSLER (« Peut-on parler de christologie dans le roman pseudo-clémentin ? », exposé fait à Dole le 29 juin 2007, à paraître dans la revue Apocrypha) a recensé toutes les raisons qui incitent à considérer qu’une « christologie » proprement dite appartient aux phases ultimes de la rédaction des Homélies et des Reconnaissances,
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clairs pour se passer de commentaire, dans le discours prêté à Pierre qui précède la remarque sur l’onction : C’est pourquoi, dis-je, il s’est levé de sa chaire26 et, comme un père en faveur de ses enfants, quand il proclamait les choses transmises de tout temps en secret (cf. Mt 13, 35) à ceux qui en étaient dignes, en étendant sa miséricorde jusqu’aux gens des nations et en prenant en pitié les âmes de tous, il négligeait son propre sang27. Jugé digne d’être le Roi de l’âge à venir, contre celui qui a reçu maintenant le royaume par une loi déterminée, il avait pour raison principale de sa grande tristesse d’être traité en ennemi, sous l’effet de l’ignorance, par ceux-là mêmes en faveur desquels il combattait, ses enfants. Et cependant il aimait ceux qui le haïssaient (cf. Mt 5, 44 ; Lc 6, 27), il pleurait sur les incrédules, il bénissait ceux qui l’insultaient, et il priait pour ceux qui le rendaient odieux. Non content d’agir ainsi en père, il enseignait à ses disciples à faire de même, en se comportant avec les autres comme avec des frères. Voilà le père, voilà le Prophète ; voilà la situation légitime : qu’il règne luimême sur ses propres enfants, afin que l’attachement du père pour ses enfants et le respect naturel des enfants pour leur père puissent produire une paix éternelle. Car, quand le règne est exercé par le roi légitime, les sujets éprouvent véritablement de la joie de l’avoir pour roi (III, 19).
Si l’onction est associée par l’homéliste à un Christ souffrant, elle n’en est pas moins une onction royale. Elle apparaît, certes, comme la récompense de son abnégation, mais elle manifeste sa condition de Roi. Le vrai Prophète est « jugé digne d’être le Roi de l’âge à venir » (III, 19, 2) et de posséder « pour toujours le repos » (III, 20, 2). Le début de son règne effectif coïncide, selon les Homélies, avec la fin du plan providentiel de dissimulation prudente, destiné à épargner les détenteurs de la vérité. L’action du vrai Prophète, en la personne de Jésus, intervient « à l’approche de la fin du monde »28, « aux temps qui sont les siens » (III, 20, 2) ; en proclamant « les choses transmises de tout temps en secret à ceux qui en étaient dignes », il affronte la haine, par « pitié pour les âmes de tous » (III, 19, 1), et il reçoit l’onction royale qui lui confère le règne sur l’âge à venir29.
26. La chaire de Moïse (cf. III, 18, 2). 27. L’accord avec XI, 20, 4 confirme que l’expression évoque la mort de Jésus ; elle ne signifie pas que le vrai Prophète « néglige son sang » en ce qu’il ne réserve pas le salut à Israël. L’homéliste applique à Jésus le motif du prophète persécuté, dans la ligne de Lc 11, 47-51 et 11, 34. C’est ainsi que comprend aussi le passage G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit. (n. 1), p. 222, tout en estimant qu’il est isolé, qu’il a été retravaillé, et qu’il appartient à l’origine à une autre source que les « Prédications de Pierre ». N. COCCI, « Il sangue nelle pseudoclementine », dans F. VATTIONI (dir.), Sangue e antropologia. Riti e culto (“Centro Studi Sanguis Christi” 5), Rome 1987, p. 1009-1068, n’étudie pas ce passage. Le premier livre des Reconnaissances comporte un récit de la mort de Jésus et de ses circonstances (Rec. I, 41-42). F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source on the History of Christianity. Pseudo-Clementine Recognitiones 1. 27-71 (“Society of Biblical Literature” “Texts and Translations” 37. “Christian Apocrypha Series” 2), Atlanta 1995, a mis en lumière de façon nouvelle les traits caractéristiques de la source judéo-chrétienne sous-jacente aux Rec. I, 27-71. 28. Cf. I, 11, 11. 29. Le thème de l’onction du vrai Prophète est plus développé dans les Reconnaissances, et de façon différente : le vrai Prophète est appelé « Christ » parce qu’il a été fait homme ; « c’est pourquoi il est le premier que Dieu oignit de l’huile tirée du bois de l’arbre de vie » (Rec. I, 45, 4) ; Adam-Christ a reçu l’onction en tant que prophète ; Jésus, par la grâce du baptême dans l’eau, a mis fin au chrême du grand prêtre Aaron (Rec. I, 47-48). Sur ce point, voir G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit.
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Ainsi le vrai Prophète est-il aussi le Roi de l’âge à venir. On a parfois considéré comme purement formelle l’analogie entre la doctrine des deux âges, des deux « Éons », et la théorie des deux royaumes, la première impliquant un dualisme radical, la seconde, liée à l’enseignement sur le vrai Prophète, dépendant de la croyance en un plan divin providentiel, qui établit les deux rois30. L’homéliste, en réalité, inscrit l’opposition entre les deux mondes dans une histoire du salut dominée par le rôle du vrai Prophète qui, à la fin du monde présent, se révèle comme le Roi de l’âge à venir, actif depuis le commencement, puisqu’il est aussi Fils de Dieu, mais caché. La dernière Homélie propose la synthèse de tous ces motifs. Retenons ici de cet enseignement de Pierre réservé à ses disciples un bref extrait : Deux rois en outre ont été établis, dont l’un a pour office légitimement de régner sur le monde présent et transitoire, et qui a résulté d’un mélange31 tel qu’il se réjouit de la perte des mauvais ; l’autre, qui est roi lui aussi, de l’âge à venir, aime la nature entière des hommes ; sans pouvoir actuellement avoir toute franchise de parole, il donne d’utiles conseils en tâchant de cacher qui il est réellement. De ces deux rois, l’un cherche à évincer l’autre, sur l’ordre de Dieu (XX, 2, 5-3, 1).
L’un de ces rois, par ailleurs, est nommé aussi le Mauvais, l’autre le Bon : D’après la science des choses divines, le Mauvais n’aime pas moins Dieu que le Bon ; il ne lui cède qu’en ceci : il ne pardonne pas même à ceux dont l’impiété a pour cause l’ignorance, mais il désire la perte des impies, par attachement pour l’objet de leur impiété, sans leur accorder la guérison. Le Bon, lui, veut guérir tous les hommes, par le repentir, mais il sauve seulement ceux qui ont connu Dieu. Il ne guérit pas ceux qui l’ignorent, non parce qu’il ne le veut pas, mais parce qu’il n’est pas permis de livrer les biens préparés pour les fils du royaume à ceux que l’absence de discernement a rendus semblables à des animaux sans raison (III, 5, 2-4).
Le Bon est encore « l’époux », dans la relation qui symbolise l’adhésion à la prophétie véritable, opposée à la fausse : Que faut-il dire encore ? Le mâle est tout entier vérité, la femelle tout entière erreur, et celui qui est né du mâle et de la femelle tantôt ment, tantôt dit vrai. Car la femelle, en enveloppant de son propre sang, comme d’un feu rouge, la semence blanche du mâle, affermit la faiblesse de ses os par des renforts étrangers ; en charmant par la fleur éphémère de sa chair et en captivant par de brèves voluptés la force de la
(n. 1), p. 148 et 229 ; F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source, op. cit. (n. 27), p. 135, exclut de la source propre à Rec. I, 27-71 l’enseignement sur l’onction, qui renvoie à la doctrine du vrai Prophète, et la rapporte à l’ « Écrit de base ». 30. G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit. (n. 1), p. 159-160, rapporte la première aux « Prédications de Pierre », de tonalité gnostique et marquées par la terminologie de l’apocalyptique juive, et la seconde à l’auteur de l’« Écrit de base ». 31. La théorie sur l’origine du Mauvais est l’une des doctrines les plus singulières des Homélies clémentines. Je l’ai réexaminée, après d’autres, dans ma communication au Colloque sur la littérature apocryphe chrétienne : Le roman pseudo-clémentin (Lausanne, Genève, 30 août-1er septembre 2006), « Les arts des hommes et les arts de Dieu dans les Homélies », parue en 2008 dans F. A MSLER et al. (éd.), Nouvelles intrigues pseudo-clémentines, Prahins, p. 371-385, en étudiant l’argumentation de type philosophique attribuée à Pierre. F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source, op. cit. (n. 11), p. 238-239, recherche la source de la théorie du mélange et suggère, le premier, de façon ingénieuse, qu’elle pourrait résulter d’un emprunt à la doctrine d’Apellès sur le corps du Christ, retourné contre l’adversaire.
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raison, elle conduit la plupart à l’adultère et les prive ainsi du bel époux à venir. Car tout homme est une épouse, lorsqu’il est ensemencé par la blanche parole de vérité du vrai Prophète et que son intelligence est illuminée. C’est pourquoi il faut écouter le seul et unique Prophète de la vérité, en sachant que si l’on a été ensemencé par la parole venue d’un autre, on encourt le reproche d’adultère et l’on est rejeté par l’époux hors du royaume (III, 27, 1-28, 1)32.
L’entrée dans le Royaume est elle-même subordonnée à l’obtention du baptême, promis par le vrai Prophète : Mais l’on objectera peut-être : « En quoi le fait de se plonger dans l’eau contribuet-il à la piété ? » D’abord en ce que tu accomplis la prescription divine. Ensuite, en renaissant en Dieu hors de l’eau, sous l’effet de la crainte, tu abandonnes ta naissance première qui résultait du désir, et ainsi tu deviens capable d’obtenir le salut ; autrement, ce serait impossible. Car le Prophète nous l’a promis en ces termes : « En vérité, je vous le dis : si vous ne renaissez pas dans l’eau vive au nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (XI, 26, 1-2)33.
La promesse du Prophète est une amplification de Jn 3, 5, où n’apparaît ni la référence à l’eau vive, ni la formule trinitaire34. Le rejet de l’adultère prédispose, selon le dessein divin, à « la connaissance du Royaume éternel »35. Dans sa controverse avec Simon à Laodicée sur l’origine du mal, Pierre déclare : Nous nous souvenons du commandement que notre Seigneur et Maître nous a donné quand il a dit : « Les mystères, gardez-les pour moi et pour les fils de ma maison »36 ; c’est pourquoi « il expliquait en particulier à ses disciples »37 les mystères du royaume des cieux (XIX, 20, 1-2).
Contraint par les circonstances du débat public de sortir du silence, Pierre est amené à parler de certains de ces « mystères » : les malheurs ont pour cause l’inobservance des moments assignés à l’union conjugale ; la connaissance des règles de
32. Voir aussi III, 23, 2-24, 4. Cette représentation de la fausse et de la vraie prophétie serait à joindre au dossier grec des textes mettant en relation union sexuelle, semence et parole, étudié par E. BARRA-SALZÉDO, En soufflant la grâce. Âmes, souffles et humeurs en Grèce ancienne, Paris 2007, de manière à mettre en lumière aussi ce qui est original à cet égard dans les Homélies. 33. Cf. XIII, 21, 3 ; voir L. CIRILLO, « Le baptême, remède à la concupiscence, selon la catéchèse ps.clémentine de Pierre : Hom. XI 26 (Rec. VI 9 ; IX 7) », dans T. BAARDA et al. (dir.), Text and Testimony. Essays on New Testament and Apocryphal Literature in Honour of A. F. J. Klijn, Kampen 1988, p. 79-90. Rappelons que le troisième commandement de la religion véritable est d’ « être baptisé pour la rémission des fautes et ainsi, par l’immersion la plus sainte, être régénéré pour Dieu au moyen de l’eau qui sauve », après le devoir de vénérer Dieu seul, et celui de « croire au seul Prophète de vérité » (VII, 8, 1). 34. Sans doute empruntée à Mt 28, 19 ; voir aussi III, 72, 5 ; IX, 19, 4. 35. XIII, 14, 1 ; cf. XIII, 20, 3 : application à la mère de Clément, Mattidie. 36. Cette parole, Agraphon 84, A. R ESCH, Agrapha (“Texte und Untersuchungen” 30, 3-4), Leipzig 1906, a quelque ressemblance avec Mt 13, 11 et aussi Is 24, 16, d’après la traduction de Symmaque (citée par Eusèbe dans son Commentaire sur Isaïe, et expliquée par lui dans ce sens-là), de Théodotion, et d’après quelques témoins de la Septante. Elle est citée par Clément, sous une forme un peu différente, comme venant d’un « évangile », dont il ne précise pas le titre (Stromates V, 10, 63, 7). D’autres attestations chez les Pères sont indiquées par M. P ESCE, Le parole dimenticate di Gesù, Milan 2004, p. 694. 37. Citation libre de Mc 4, 34.
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pureté, au contraire, est l’une des clés du Royaume. L’homéliste se sert à ce propos d’une parole de Jésus, citation libre de Jn 9, 3 : C’est pourquoi notre Maître, comme on lui demandait à propos de l’infirme de naissance qui avait recouvré la vue grâce à lui, s’il était né aveugle à cause de ses péchés ou de ceux de ses parents, répondit : « Ni lui ni ses parents n’ont commis de péché, mais il fallait que par lui fût manifestée la puissance de Dieu », qui guérit les péchés de l’ignorance. De tels malheurs ont vraiment pour cause l’ignorance, parce qu’on ne sait pas quand il faut s’unir à son épouse… (XIX, 22, 6-7)38.
Le Prophète, « en tant que “fils d’homme”, est mâle, et il prophétise, pour l’âge à venir, qui est mâle, les choses importantes » (III, 22, 1). Incarné en Adam, il est déjà « celui qui, parmi les fils d’hommes, possède en propre la prophétie, innée en son âme, et qui révèle expressément, en sa qualité de mâle, les espérances de l’âge à venir » (III, 26, 1). Il enseigne la vraie piété et, finalement, il « dévoile la doctrine du repos » (III, 26, 5). Le « repos » caractérise Dieu lui-même, d’après l’exposé mystique sur la forme de Dieu qui interprète le début de la Genèse, les six jours de la création et le repos du septième : Quant aux extensions qui partent de Lui, elles ont la nature de six illimités. L’un d’eux, commençant à Lui, pénètre vers la hauteur au-dessus, un autre vers les profondeurs en bas, l’un à droite, l’autre à gauche, un en avant, un autre en arrière. Dieu, en les regardant comme un nombre égal de tous côtés, achève le monde en six intervalles de temps ; Lui-même il est le repos et Il a en image l’âge infini à venir, tout en étant le commencement et le terme. Car en Lui se terminent les six infinis et c’est de Lui qu’ils prennent leur extension à l’infini. C’est le mystère de l’hebdomade. Car Dieu lui-même est le repos de toutes choses, puisqu’à ceux qui imitent dans leur petitesse sa grandeur, Il fait don de Lui-même pour leur repos (XVII, 9, 3-10, 1).
La vie éternelle du Royaume est la participation au « repos » de Dieu39. Elle peut être anticipée, « sous la domination pacifique du Christ » (XIX, 20, 9). C’est « la paix éternelle » de ceux qui ont pour le Prophète le respect des enfants pour leur père (III, 19, 5 ; 62, 3 ; cf. Ep Clem 13, 3 ; 17, 1). En définitive, dans la synthèse doctrinale qu’élabore l’homéliste, une part essentielle de la révélation du vrai Prophète a pour objet lui-même, en tant que Roi de l’âge à venir, âge qui a commencé avec le baptême. Sa royauté est la réunion en lui de toute l’inspiration véritablement prophétique : Cependant les hérauts de l’erreur sont nombreux, mais ils ont un seul chef, celui du mal ; de la même façon le Prince40 de la vérité et de la piété lui aussi est unique, et
38. Cf. XI, 30. 39. Voir III, 72, 1-3. 40. « Prince (ñγεμ½ν) » est employé en alternance avec « Roi (βασιλεÐς) » à la fois parce que le terme grec peut désigner celui qui conduit au bien (cf. II, 33, 5), qu’il permet d’opposer le « Prince » bon au « Prince » du mal (« Ces deux princes sont les deux mains rapides de Dieu, qui désirent prendre les devants pour accomplir sa volonté » : XX, 3, 4), et que seul Dieu est proprement Roi, qui les gouverne l’un et l’autre. Notons la conséquence pratique tirée de la répartition des êtres humains entre deux autorités, le maître du monde présent et le Roi du monde à venir, qui illustre la cohérence, jusque dans le moindre détail, de la doctrine des Homélies : « Quant à ceux qui ont choisi les biens du royaume à venir, il ne leur est pas permis de détourner à leur profit ceux d’ici-bas, puisqu’ils sont la propriété d’un roi étranger, ou seulement s’il s’agit d’eau, ou de pain, de ce qu’on se procure avec de la
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il disposera, à l’époque qui lui conviendra, de tous les prophètes dont la pureté se sera avérée (III, 16, 1).
La quête de l’exhaustivité est illustrée par l’intégration à la théorie des « syzygies » d’un thème qui devait lui être étranger, le mythe de l’Antichrist. Il est mentionné une seule fois dans les Homélies : Ainsi donc, comme le vrai Prophète nous l’a dit, il faut que vienne d’abord un faux évangile porté par un trompeur ; ce n’est qu’ensuite, après la destruction du Lieu saint, que le véritable Évangile doit être transmis en secret pour redresser les hérésies à venir. Puis, à l’approche de la fin, il faut que vienne à son tour l’Antichrist ; alors apparaîtra Jésus qui est réellement notre Christ. Après cela, la lumière éternelle s’étant levée, tout ce qui est ténèbres disparaîtra (II, 17, 4-5).
Trois périodes intermédiaires, entre la venue de Jésus comme vrai Prophète et l’instauration du Royaume éternel, sont introduites : le temps de Pierre, confronté à l’imposture de Simon41, la diffusion ésotérique de l’Évangile, après la destruction du temple, enfin l’époque de l’Antichrist, qui précède ce qui semble être la seconde parousie du Christ. Antrichrist et Christ, cette paire d’antagonistes adapte à la théorie singulière des « syzygies » le motif qui remonte aux écrits johanniques42, mais qui ne s’est imposé largement qu’à partir de la version du mythe donnée par Irénée43. La brièveté de la mention ne permet pas de préciser de quelle forme de la légende elle dépend ; elle vient en tout cas raffiner, ou compliquer, l’eschatologie du roman pseudo-clémentin et l’histoire du vrai Prophète, dédoublé, en la personne de Jésus, en Christ opposé au « précurseur », Jean-Baptiste, et Christ glorieux, opposé à l’Antichrist44. III. Jésus et Moïse L’histoire de la vraie Prophétie donne les rôles fondamentaux à Adam, « père » de tous les hommes, à Moïse, porteur de la Loi authentique, et à Jésus, qui universalise de nouveau cette Loi en donnant le moyen de la séparer, dans les Écritures,
sueur pour vivre – puisqu’il n’est pas permis de mourir volontairement –, ou d’un unique habit – car il n’est pas toléré d’être nu, à cause du Ciel qui voit tout » (XV, 7, 6 ; cf. XV, 6). Ce passage concorde avec l’interprétation de la tentation de Jésus, « le roi éphémère » étant venu trouver « notre Roi de piété », et s’étant adressé au Roi de l’avenir, en tant que roi du présent : « […] notre Roi non seulement ne se prosterna pas devant lui, mais il ne voulut même pas accepter ce qui avait été donné par lui : car il mettait alors en gage sa propre personne avec les siens ; ce qui fait que dorénavant il ne pouvait plus ne fût-ce que toucher à ce qui lui avait été attribué » (VII, 21, 1). 41. Reconnu probablement comme l’un des « faux messies » de Mt 24, 24. 42. 1 Jn 2, 18. 22 ; 4, 3 ; 2 Jn 7. 43. Voir C. BADILITA, Métamorphoses de l’Antichrist chez les Pères de l’Église (“Théologie historique” 116), Paris 2005, p. 127-189. De même Gian Luca POTESTÀ et Marco R IZZI intitulent « L’invention de l’Antichrist » leur chapitre réunissant les textes d’Irénée et de Tertullien, L’Anticristo, vol. I, Il nemico dei tempi finali. Testi dal II al IV secolo, Milan 2005, p. 27. 44. L’Antichrist est mentionné aussi une seule fois dans les Reconnaissances (III, 61, 2) et, de même que dans les Homélies, à l’intérieur d’un exposé sur les « syzygies » ; aussi la critique fait-elle remonter cette insertion à l’ « Écrit de base », tout en considérant que l’Antichrist n’appartient pas à la liste originelle des antagonistes (G. STRECKER, Das Judenchristentum, op. cit., p. 190). Il faut noter les grandes divergences entre Hom. II, 16-17 et Rec. III, 61 dans le recensement et la description des « syzygies ». Chaque auteur a élaboré à sa manière des traditions sans doute déjà différentes.
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des additions humaines et des mensonges introduits pour mettre les croyants à l’épreuve45. Il est remarquable qu’au temps de l’homéliste, au IVe siècle, un ouvrage d’une telle ampleur soit le témoin d’un christianisme qui revendique, par le lien entre Jésus et Moïse, son enracinement juif. À Adam appartient « la chaire de la prophétie », qui est aussi « la chaire de Moïse », à laquelle Jésus, vrai Prophète, restitue, contre les scribes et les Pharisiens, sa fonction authentique, qui est de dispenser la connaissance salvifique. Il convient de citer le passage qui met en lumière cette restauration et qui se fonde sur la liaison entre Lc 11, 52 et Mt 23, 2-3, puis Mt 7, 14 et Mt 23, 1346 : Il (le père, le Prophète) se désigne lui-même par ces mots : « Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens ; en tout ce qu’ils vous disent, écoutez-les. » Écoutez-les, a-t-il dit, parce que leur a été confiée la clé du royaume, qui est la connaissance, celle qui seule peut ouvrir la porte de la vie, par où est le seul accès à la vie éternelle. — Oui, dira-t-on, ils détiennent la clé, mais ils ne laissent pas entrer ceux qui le veulent (III, 18, 2-3 ; cf. 51, 1).
C’est alors que Pierre présente l’intervention finale du Christ à la fois comme le « père » (le premier homme, qui a en lui l’esprit divin), comme le prophète persécuté et comme le Roi de l’âge à venir (III, 19, 1-5) 47. Jésus, au demeurant, ne s’oppose pas à tous les scribes et les Pharisiens, mais seulement à ceux qu’il a qualifiés d’ « hypocrites » (cf. Mt 23, 25) : « il recommandait aussi d’écouter certains d’entre eux (cf. Mt 23, 3a), parce que la chaire de Moïse leur avait été confiée » (XI, 29, 1). Ils prônaient en effet la Loi, notamment le culte du Dieu unique et les normes de pureté concernant les rapports conjugaux (XI, 30), qui tiennent une grande place dans les observances recommandées par les écrits pseudo-clémentins48. Et lorsque Pierre (dans la partie qui passe pour la plus ecclésiastique des Homélies) choisit un évêque (Zachée, « chez qui notre Seigneur est entré ») pour lui succéder à Césarée, il s’adresse ainsi aux fidèles : « Vous honorerez donc le trône du Christ ; car vous avez reçu l’ordre d’honorer la chaire de Moïse, même si ceux qui ont la première place passent pour des pécheurs » (III, 70, 2). L’enseignement transmis par Moïse (la Loi) est le même que l’enseignement de Jésus (l’Évangile), « et Dieu reçoit celui qui croit en l’un comme en l’autre ». La parole du Seigneur l’affirme en Mt 11, 25.
45. Selon Pierre, l’enseignement de Jésus est le seul à donner le moyen de discerner le vrai dans les Écritures : « Notre Maître a eu raison de nous dire : “Soyez des changeurs éprouvés”… » (II, 51, 1 ; recours à l’agraphon le plus couramment cité dans l’Antiquité, précédant une paraphrase de Mc 12, 24, en II, 51, 2). Voir aussi XVI, 14, 3 ; XVIII, 20, 3-4 ; et cet autre passage : « Il a aussi déclaré : “Je ne suis pas venu abolir la Loi” (cf. Mt 5, 17), tout en procédant manifestement à une abolition : par là il signifiait que ce qu’il abolissait n’appartenait pas à la Loi » (III, 51, 2). 46. Voir F. A MSLER, « Les citations évangéliques dans le roman pseudo-clémentin. Une tradition indépendante du Nouveau Testament ? », dans G. ARAGIONE, É. JUNOD et E. NORELLI (dir.), Le canon du Nouveau Testament. Regards nouveaux sur l’histoire de sa formation (“Le Monde la Bible” 54), Genève 2005, p. 148. Cette étude neuve, qui relance la recherche sur le sujet, part des citations explicites, pour montrer, entre autres choses, que l’herméneutique du corpus du Pseudo-Clément, gouvernée par la doctrine du vrai Prophète, « perpétue une tradition très archaïque relative à Jésus qui privilégie moins sa mort et sa résurrection que son enseignement à travers ses paroles » (p. 159). 47. Passage cité ci-dessus. 48. Voir notamment XIX, 22 et XI, 30.
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En conséquence, Dieu ne condamne pas les Hébreux pour avoir ignoré Jésus, puisque c’est lui qui le leur a caché – si du moins ils accomplissent les préceptes de Moïse et qu’ils ne haïssent pas celui qu’ils ignorent –, pas plus qu’il ne condamne les gentils pour avoir ignoré Moïse, puisque c’est lui qui le leur a dissimulé – si toutefois ils accomplissent les préceptes de Jésus et qu’ils ne haïssent pas celui qu’ils ont ignoré (VIII, 6, 1-4 ; 7, 1-2). Mais si quelqu’un connaît les deux à la fois, il est considéré comme riche devant Dieu (cf. Mt 13, 52), « puisqu’il a compris que l’ancien est récent dans le temps, et que le nouveau est antique » (VIII, 7, 5)49. 1. Jésus prédicateur et maître L’homéliste distingue Jésus le prédicateur, dans sa mission publique, et Jésus le maître, s’entretenant avec ses disciples : Simon accuse Jésus de se contredire, en parlant tantôt du Dieu bon (Lc 18, 19), tantôt du démiurge juste et redoutable (XVII, 4-5). Pierre répond en caractérisant le style de la prédication de Jésus, « le vrai Prophète », par la brièveté : il s’adressait à des gens pieux, capables de comprendre, et il n’avait qu’un temps limité pour son enseignement ; en outre, ses disciples pouvaient, en cas de besoin (rarement) l’interroger en privé (XVII, 6, 3-6). À Simon qui, tenant en l’occurrence le rôle de Paul 50, affirme que la révélation par vision est supérieure à la connaissance directe, Pierre oppose l’expérience intime de l’entretien avec le Maître : C’est ainsi qu’à moi aussi le Fils a été révélé par le Père. Voilà pourquoi je connais quelle est la vertu de la révélation, car je l’ai appris de moi-même. À l’instant où le Seigneur demandait comment ils l’appelaient, et où j’entendais les uns et les autres lui donner des appellations différentes, cela monta à mon cœur et, je ne sais comment, je dis : « Tu es le Fils du Dieu vivant ». Alors, après m’avoir déclaré bienheureux, il me signifia que l’auteur de cette révélation était le Père (cf. Mt 16, 13-17), et dès ce moment j’ai appris que la révélation, c’est apprendre sans enseignement, sans apparitions ni songes. Il en est vraiment ainsi. Car toute la vérité est présente dans la pensée qui a été placée en nous à l’état de germe de la part de Dieu ; elle est couverte et révélée par la main de Dieu, qui agit en sachant le mérite de chacun (XVII, 18, 1-3).
Nb 12, 6-8 est invoqué pour prouver que « les paroles de colère » usent des visions et des rêves et que si Jésus s’est fait connaître de quelqu’un par une vision, c’est comme d’un adversaire (XVII, 18, 4-19, 1). Le Prophète est aussi, comme nous l’avons vu, le Fils de Dieu, seul qualifié pour faire la révélation sur le Père à ceux qui en sont dignes : Pierre le démontre
49. Cf. Rec. IV, 5. 50. Depuis au moins l’article, mentionné par F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source, op. cit. (n. 11), p. 225, de F. C. BAUR publié en 1831 (Tübinger Zeitschrift für Theologie 4, p. 61-206, p. 126-128), la critique n’a pas cessé d’utiliser le roman clémentin comme témoin de l’anti-paulinisme dans le christianisme ancien, les doctrines prêtées à Simon étant souvent attribuées à celui qui est désigné dans l’un des écrits liminaires, l’Épître de Pierre à Jacques (2, 3), comme « l’homme ennemi », dans lequel on reconnaît Paul ; on se fonde aussi sur Hom. XVII, 19, 6, où l’on voit une allusion à Ga 2, 11 (voir F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source, op. cit., p. 237, avec bibliographie). Il apparaît de plus en plus clairement que le paulinisme visé par le roman est celui des marcionites, comme Baur le suggérait déjà.
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contre les allégations de Simon contestant la divinité du Créateur et lui opposant le Dieu inconnu, resté secret, dans une longue explication de Mt 11, 27 (XVIII, 13-20). 2. Le « Fils de Dieu » est-il lui-même Dieu ? Si Jésus, le vrai Prophète, est le « Fils de Dieu », celui-ci est-il Dieu ? L’unicité de Dieu, le Créateur et Père, est le leitmotiv de la prédication de Pierre et le premier article de foi, qui s’oppose tant au polythéisme des Grecs qu’à la doctrine des marcionites et des gnostiques, représentés dans les controverses par Simon, et distinguant du démiurge, Dieu juste et imparfait, le Dieu étranger ou inconnu, transcendant, le Dieu bon. Voici, parmi tant d’autres, une déclaration de Pierre à propos du Créateur : « Lui seul est dit et est Dieu ; il n’est permis ni de croire ni de dire Dieu un autre ; si l’on a cette audace, on est soumis dans son âme à la punition éternelle » (III, 37, 4). Or Jésus, le vrai Prophète qui enseigne à distinguer dans les Écritures le vrai du faux, est nommé Fils de Dieu : « Une voix même s’est fait entendre depuis les cieux pour porter témoignage, qui disait : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je me complais ; écoutez-le” (cf. Mt 17, 5) » (III, 53, 1). Cependant, pour le milieu chrétien qui a produit le roman clémentin, cela ne signifie pas que le Fils lui-même soit Dieu. Pierre affirme clairement le contraire : « Notre Seigneur n’a pas proclamé l’existence de dieux en dehors du créateur de toutes choses, et ne s’est pas non plus appelé lui-même Dieu, mais il a déclaré bienheureux à juste titre celui qui l’a dit Fils du Dieu qui a organisé toutes choses (cf. Mt 16, 16) » (XVI, 15, 2). Harcelé par Simon, il invoque le caractère incomparable du Père, « inengendré (¢γÑννητος) » (XVI, 16, 1), en soulignant que « l’engendré ne saurait être de la même substance que le géniteur » (XVI, 16, 3)51. On voit ici que l’homéliste s’engage dans les débats théologiques de son temps en rejetant la consubstantialité du Fils et du Père, et qu’il actualise ainsi, par cette formalisation dogmatique nouvelle, l’image de Jésus vrai Prophète, Maître de vérité, qu’il tient de la tradition doctrinale de son milieu52. La réplique de Pierre à Simon dans ce contexte garde le même tour spéculatif et abstrait : si l’on dit Dieu « celui dont la qualité propre ne peut pas être attribuée à un autre », l’attribut « illimité », par exemple, ne peut être accordé à un autre, « car il est impossible que coexistent deux êtres infinis de tous côtés : ils se limitent l’un l’autre » (XVI, 17, 1-2). Pierre va jusqu’à conclure ironiquement le premier argument de sa démonstration (Dieu est inengendré) : Les corps des hommes ont des âmes immortelles, enveloppées par le souffle de Dieu. Et procédant de Dieu, elles sont de la même substance, mais ne sont pas des dieux. Si elles sont des dieux, ce sont les âmes de tous les hommes, morts, vivants
51. En grec : οδ ¢ν τÁς ατÁς οσας Ø γεγεννημ¿νος τ´ γεγεννηκ¹τι. L’un des deux manuscrits présente ici un petit espace vide qui peut être comblé par le verbe ου πµρξÇ (édition de B. REHM, Die Pseudoklementinen, I Homilien (“Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte”), Berlin 1953, 19923 (troisième édition révisée par G. STRECKER). 52. Le recours à l’attribut « inengendré », dans sa simplicité, est encore loin de l’argumentation plus tardive d’Eunome. Il n’est pas sûr, par ailleurs, qu’on puisse proprement parler d’interpolation « eunomienne » à propos du développement parallèle, beaucoup plus long, des Reconnaissances (III, 2-11). F. Stanley JONES, An Ancient Jewish Christian Source, op. cit. (n. 27), p. 115, n. 17, met en doute la justesse de cette qualification.
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et à naître, qui se trouvent pour cette raison être des dieux. Et si, par goût de la querelle, tu viens me dire qu’elles sont effectivement des dieux, qu’y a-t-il encore de prestigieux pour le Christ, à être dit Dieu ? Il n’a que ce que tous possèdent (XVI, 16, 4-5).
Quant au titre scripturaire « le Très-Haut », il est lui aussi l’apanage exclusif de Dieu (XVI, 17, 2). Un seul est Dieu. Le Christ n’est pas Dieu. La relation unique entre le Père et le Fils confère néanmoins au Christ, vrai Prophète, des qualités qu’il est seul à posséder. Ainsi est-il le seul capable de révéler le Père (Hom. XVIII, 8, 4 ; 10, 5 ; 13, 5). Dieu a une forme, selon l’homéliste (XVII, 7-10), que les yeux des mortels ne peuvent voir, « à cause de l’intensité de la lumière dont elle resplendit ». Il en ira autrement lors de la résurrection des morts, quand les corps auront été changés en lumière et que les justes seront égaux aux anges. Dans le monde présent, « voir le Père sans changer, cela appartient seulement au Fils ». En outre, il n’est pas possible non plus de « voir la forme non charnelle […] du Fils » (XVII, 16, 2-5). Nous percevons encore ici à l’œuvre un effort de systématisation doctrinale qui tient compte de la diffusion de la métaphore de la lumière dans le langage théologique de l’Église, tout en maintenant les thèses originales sur la « forme » de Dieu, exposées dans la même Homélie (XVII, 9-10), et le souci de cohérence, qui insère dans la réflexion sur le Fils les idées particulières défendues à propos du Père. Peut-on conclure de tels raisonnements que pour l’homéliste la forme corporelle de Jésus qui est apparu en Judée est temporaire ? Pierre précise en effet : « L’excès de la lumière dissout la chair de celui qui voit, à moins que, par la puissance indicible de Dieu, la chair ne soit changée en la nature de la lumière, ou que la substance de la lumière ne soit changée en chair, afin de pouvoir être vue par la chair » (XVII, 16, 4). Il semble donc que le Fils de Dieu se soit adapté à la capacité humaine pour se faire voir dans la chair. Nulle part cependant il n’est dit explicitement que le Jésus historique soit le réceptacle charnel du vrai Prophète, Fils de Dieu. On peut seulement le supposer, à partir de considérations comme celles-ci, ou des remarques sur la révélation opérée par Jésus non pas par l’effet de sa voix, mais par le sentiment intérieur qu’il produit en animant un germe déjà présent dans la pensée (XVII, 18). Si étroite que soit la liaison du Fils avec le Père, le Fils n’est pas Dieu. Confirmation en est donnée par l’enseignement ésotérique réservé par Pierre à ses familiers sur le Mauvais et sur le Bon : « Ces deux princes sont les deux mains rapides de Dieu, qui désirent prendre les devants pour accomplir sa volonté. Qu’il en soit ainsi, c’est dit par la Loi, en la personne de Dieu : “Moi je tuerai et je ferai vivre ; je frapperai et moi je guérirai” (Dt 32, 39) ». Il tue de sa main gauche, c’està-dire par le Mauvais, il sauve et fait du bien de sa main droite, c’est-à-dire par le Bon (XX, 3, 4-6). Il reste que le Roi bon, qui régnera sans partage dans l’âge à venir, a le privilège exclusif d’être réellement le Fils, à la différence du Mauvais, dont l’intention a été produite de surcroît, une fois émises hors de Dieu les quatre substances dont le mélange contingent détermine son caractère. « Quant au Bon, il a été engendré par le changement de Dieu le plus beau ; et comme il n’a pas pris existence de façon contingente par mélange, fait au-dehors, il est réellement Fils » (XX, 8, 4). Mais ces réflexions, il ne faut les transmettre qu’« aux plus éprouvés, après un examen ». Pierre recommande à ses disciples de ne pas dire de telles choses comme s’ils avaient « la révélation exacte des mystères » : « Car si jamais il en parle autrement qu’il ne convient, celui qui se sera exprimé commettra une faute, 382
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et il subira un châtiment pour avoir osé exprimer – ne serait-ce qu’à lui-même – ce qu’on vénère par le silence (XX, 8, 6) ». Ce survol a essayé d’une part de faire apparaître les moyens littéraires, propres à l’organisation du récit et à la composition des Homélies, qui dramatisent l’intrigue doctrinale et entretiennent ainsi l’intérêt en dévoilant progressivement un message dont la cohérence se dessine peu à peu, selon une méthode initiatique : les informations relativement simples fournies dès le début prennent rétrospectivement valeur de révélations préparatoires, esquisses des enseignements détaillés que le harcèlement de Simon arrache à Pierre ou que le disciple du « Maître » réserve à ses familiers. Il a d’autre part tenté de montrer que l’homéliste a acclimaté aux controverses de son temps (les débats trinitaires) et aux images de Jésus répandues dans l’Église (par exemple le crucifié, le vainqueur de l’Antichrist, le Christ Roi, le Prince de bonté) les doctrines dont il a hérité de sa tradition, tout particulièrement celles qui sont organisées par la figure du vrai Prophète. Ébauche d’une apologie, en faveur d’un auteur qui, sans trahir le dépôt reçu ni sa communauté, aurait su au contraire témoigner de la permanence de l’un et de la vitalité de l’autre53.
53. Les démonstrations, beaucoup plus précises, de F. Stanley JONES, concernant, par exemple, la manière dont l’homéliste adapte ses arguments à la réalité du marcionisme de son temps, vont dans le même sens (An Ancient Jewish Christian Source, op. cit., n. 11).
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L’ONTOLOGIE ET LA COSMOGONIE DU SYSTÈME DE BASILIDE (ALEXANDRIE, IIe SIÈCLE APRÈS JÉSUS-CHRIST) Jean-Claude MÉTROPE Docteur de l'École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
I. Introduction L’article qui suit constituera ma contribution au volume d’hommages à Michel Tardieu, dont j’ai suivi les enseignements à l’E.P.H.E (Ve section) pendant plusieurs années, ainsi qu’au Collège de France. Cet article est principalement consacré à l’ontologie et la cosmogonie dans le système du penseur gnostique chrétien Basilide et de son fils Isidore. L’étude présente se situe dans la ligne directe de mon travail de thèse1. Ce travail est ici réduit à certains de ses aspects et, plus particulièrement, à sa seconde partie, concentrée sur la description du système de Basilide, restitué par le Pseudo-Hippolyte dans sa notice ; en référence, nous communiquons la traduction de quelques-uns de ses chapitres (Elenchos, Livre VII, 1)2. Notre sentiment est que le système de Basilide et d’Isidore pouvait – et peut encore de nos jours – passer, aux yeux de la philosophie, conformément à ses exigences démonstratives, pour une présentation particulière, intellectuellement possible, de convictions religieuses chrétiennes que d’autres religions pouvaient partager, pour partie au moins. La théologie de Basilide relève, en effet, de la théologie générale des religions. Elle s’inscrit dans la mouvance de nombreux théorèmes métaphysiques de Platon, et elle emprunte, pour sa cosmogonie, des idées du pythagorisme ancien qu’Aristote lui-même avait fait siennes. Nous allons, à présent, établir les filiations rapprochant Basilide de la métaphysique platonicienne et les différences qui l’en écartent. Notre but est aussi de dégager les enjeux qui ont pu susciter les théorèmes métaphysiques adoptés par Basilide.
1. Je tiens à remercier à nouveau M. Michel Tardieu pour les encouragements qu’il n’a cessé de me prodiguer pendant mon travail de recherche, afin de me pousser à le mener jusqu’à son terme, et pour avoir présidé le jury de ma thèse. Mes remerciements vont aussi, bien sûr, à Jean-Daniel Dubois et Alain Le Boulluec (mes directeurs de recherche), pour les informations fournies et pour les corrections apportées à ma traduction de l’Elenchos, par trop fautive. Enfin, je dois aussi à Madame Aline Pourkier des remerciements pour ses remarques critiques et éclairantes lors de ma soutenance de thèse. 2. C’est-à-dire le texte présenté par W. VÖLKER aux pages 46-56 de son ouvrage sous l’appellation de : série 3, « Das basilidianische System nach Hippolyt » ; d’après P. WENDLAND, Elenchos, Refutatio omnium haeresium VII (20-27 ; S.195, 19-208, 7 ; “Hyppolytus-Werke” 3), 1916. W. VÖLKER, Quellen zur geschichte der Christlichen Gnosis (“Von J. C. B Mohr”), Tübingen 1932, p. 45-46.
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II. L’ontologie du principe originaire du monde selon Platon et selon Basilide 1. Un parallélisme possible Nous estimons qu’il est utile de comparer les propositions de Basilide sur la nature du principe originel du monde exprimées en chapitres XXI.1 et 21.23 aux propositions avancées par Platon dans son dialogue Parménide principalement dans lre et la 6e hypothèse. En effet, les expressions employées par Basilide reprennent des éléments de la démonstration de Platon. Les formules de Basilide (chapitre XXI.1) : « Celui qui n’est pas » et « le Dieu qui n’est pas » sont des reprises de la formule de Platon : « l’Un [qui] n’est pas ». De même, l’énoncé des attributs négatifs par lesquels le « Dieu qui n’est pas » est présenté par Basilide (chapitres XXI.1 et XXI.2) comme étant d’une tout autre nature que la nature humaine, peut être mis en parallèle avantageusement avec la liste des prédicats par lesquels Platon caractérise la nature de « l’Un [qui] n’est pas » dans sa lre hypothèse (depuis 13c jusqu’à 142a inclus)4. Le parallélisme est le suivant : Platon (Parménide)
chapitre
Basilide (d’après l’Elenchos)
chapitre
L’Un [qui] n’est pas Cela qui n’est point L’Un sans nom Sans raison Sans connaissance Sans opinion Sans sensation X X X L’Un sans raison ni parole
141e 142a 142a 142a 142a 142a 142a
Le Dieu qui n’est pas Celui qui n’est pas Indicible et sans nom Sans une pensée Sans une pensée Sans une pensée Sans sensation Sans émotion Sans désir Sans volonté Parole sans parole
21.1 21.1 26.1 21.2 21.2 21.2 21.2 21.2 21.2 21.2 22.3
142a
2. Commentaire du parallélisme Ce tableau comparatif montre des similitudes entre les définitions du 1er principe proposées par Platon et Basilide, mais aussi des différences formelles. Les similitudes concernent la négativité du « Dieu qui n’est pas » ; une formule de Platon en 141 e permet d’unir ce que Platon pense à ce que Basilide veut nous dire. Elle est la suivante : « L’Un ne participe d’aucune façon à l’être »5. Platon se demande alors si l’Un n’existerait aucunement d’aucune manière. Et il conclut par une structure ontologique paradoxale :
3. (Chapitre XXI.1) « […] Celui qui n’est pas, a voulu sans pensée, sans sensation, sans volonté, sans décision préalable, sans émotion, sans désir, créer un cosmos ». (Chapitre XXI.2) « Quand je dis : “il a voulu” c’est une façon de s’exprimer, car cela s’est fait sans vouloir, sans pensée réflexive, ni la moindre sensation… » 4. Platon. Parménide, trad. A. DIÈS, Paris 1956, p. 72-78 (137c-142a inclus, hypothèse 1). 5. Platon. Parménide, op. cit., p. 78 (141e, hypothèse 1).
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L’ontologie et la cosmogonie du système de Basilide
« […] pour être un, il serait et participerait à l’être »6. Or, il vient d’être dit que l’Un ne participe d’aucune façon à l’être. La conclusion qui s’impose serait que « l’Un [qui] n’est pas » n’existerait même pas comme un et, par conséquent, qu’il n’existe pas du tout car, nous dit Platon : « Il n’a […] même pas assez d’être pour être un »7. Il est clair que Basilide veut que son « Dieu qui n’est pas » soit au-delà de l’être et de toute analogie ontologique définie par l’homme. Basilide veut éviter tout anthropomorphisme dans sa détermination de la nature du 1er principe (chapitre XXI.2 ; voir note 3 ci-dessus). C’est la raison pour laquelle il va de soi, pour lui, que « l’Un qui n’est pas » est un, et que, cependant, il n’est pas un du monde, mais totalement ailleurs, différent, irreprésentable à la pensée, ce qui sauvegarde sa transcendance ; ceci apparaît nettement lorsque Basilide nous dit que « Celui qui n’est pas » est indicible et sans nom (chapitre XXVI.1)8. Ce Dieu existe, mais il est inconnu de tout le monde, et sa manifestation confirme et son existence et sa transcendance. Une telle considération de Basilide est un argument de poids pour la foi religieuse, philosophique ou non. Au chapitre XXI.2 (voir note 3 ci-dessus), Basilide nous dit, en conformité avec Parménide, son rejet de tout anthropomorphisme dans l’énoncé de la nature du 1er principe. Ce rejet contraint à ne donner aucune image de ce 1er principe, ce qui s’accorde avec l’interdit de la religion révélée selon lequel on ne doit donner aucune image du Dieu de cette révélation ; et ceci constitue déjà une révélation épistémologique, un évènement philosophique confirmant le bien-fondé du rejet de l’anthropomorphisme par Platon. La philosophie, du moins celle de Platon, s’accorderait donc avec la révélation biblique. Enfin, Platon ne dit pas de « l’Un [qui] n’est pas » qu’il est sans science, sans sensation ni opinion (142a), ce qui, pourtant, peut s’admettre comme le dit Basilide à propos de la sensation (chapitre XXI.2 ; voir note 3 ci-dessus). Platon nous dit qu’aucun homme n’en a la science, ni la sensation, ni l’opinion (142a), ce qui signifie que d’aucune manière il n’est accessible à un être humain, même pas de façon émotive. L’absence de sensation, de pensée, d’émotion, de désir et de volonté, signalée dans notre tableau comparatif, est devenue, chez Basilide, des prédicats ou attributs du « Dieu qui n’est pas ». Basilide a donc transformé l’argumentation épistémologique de Platon qui portait sur le caractère inaccessible de « l’Un [qui] n’est pas », en une argumentation ontologique qui fait de « l’Un [qui] n’est pas » un être dont on ne peut rien dire dans des termes analogiques avec l’âme humaine. Les déterminations négatives de « Celui qui n’est pas », dans la formulation de Basilide, aboutissent à faire de cet être un être irreprésentable et quasiment inconnu ; comme on vient de le faire remarquer : toute image de Lui est inadéquate. La question critique que l’on devrait poser à Basilide, c’est de savoir comment il peut parler d’un être dont il dit qu’on ne peut rien en dire. C’est, en fait, qu’il en parle comme du créateur du monde, transcendant à sa création et
6. Platon, Parménide, op. cit., p. 78 (141e) 7. Ibid 8. (Chap. 26.1) « L’Évangile vint donc d’abord depuis la filialité, dit-il, à l’archonte par l’intermédiaire du fils qui trône assis près de l’archonte, et l’archonte apprit qu’il n’était pas le Dieu de la totalité des choses, mais qu’il avait été engendré et qu’il avait, placé très au-dessus de lui, le trésor du Dieu qui n’est pas, indicible et sans nom et de la filialité, et il en fut tout retourné et rempli de crainte, une fois qu’il eut saisi dans quelle ignorance il était ».
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incommensurable à toute représentation humaine. Le discours de Basilide est dogmatique et théiste, le discours de Platon est essentiellement aporétique. Basilide nous semble aller plus loin que Platon, car il parle aussi de la possibilité de l’existence de choses sans substance (chapitre XXI.1)9. Sans doute faut-il entendre par là ce que les stoïciens nommaient : les incorporels, c’est-à-dire le temps, les mots, Dieu. Toutefois, on doit rappeler que le temps n’a pas de substance parce qu’il est un attribut du mouvement (voir Aristote et Chrysippe) ; que les mots ont une substance matérielle puisqu’ils sont des sons ; ils ne sont donc pas des incorporels. Quant à Dieu, la démonstration de Basilide consistera à montrer qu’il doit avoir une substance pour être. Tout ce qui n’a pas de substance est non-être. 3. La dialectique de la dissemblance et de l’identité dans la sixième hypothèse du Parménide de Platon La richesse des analyses dialectiques de Platon, dans la première et la sixième hypothèse du Parménide, dépasse nettement le propos de Basilide, mais il nous apparaît que ce dernier en a tiré un profit important, concernant l’altérité de la substance divine à l’égard du monde et, en particulier, du bas monde. Tout le divin, chez Basilide est d’une substance autre que celle du monde. Même la filiation née du « Dieu qui n’est pas » participe de la substance divine et tend à remonter du monde vers cette substance et son lieu. En conséquence, le monde représente donc, dans la pensée de Basilide, l’altérité définitive à laquelle il faut pouvoir échapper pour parvenir au vrai bonheur dont le lieu unique est le royaume transcendant des cieux, ce qu’on a coutume de dénommer : « le ciel empyrée ». La pensée de Basilide se rattache à cette image du monde. 4. La démonstration de la sixième hypothèse Nous suivons l’exposé de Platon, en le confrontant aux opinions de Basilide. La sixième hypothèse (160b – 163b)10 reprend quasiment point par point les cheminements aporétiques exposés dans la première hypothèse en partant de la question directrice commune aux deux exposés : Qu’en est-il de l’Un si l’Un n’est pas ? Le cheminement de Platon et ses conclusions sont les suivants : L’Un-autre En 160b, on nous affirme « qu’il est à présent clair que, lorsqu’on dit de l’Un qu’il n’est pas, on dit de lui qu’il est autre que les autres ». Socrate accorde à Parménide que ce que cela veut dire, il le sait. Cependant, Parménide veut exploiter l’idée dans ses implications. En 160c-d, on nous affirme que l’Un qui n’est pas est connaissable comme tel et qu’il est différent des autres, car on connaît le sujet de ce « ne pas être » et on sait qu’ « il est différent des autres ». En d’autres termes, le principe originaire extérieur au monde n’est pas compréhensible en lui-même, mais sa différence aux autres est intelligible. Cette idée est aussi celle de Basilide.
9. (Chapitre XXI.1) « Puisque donc rien n’était, ni matière, ni substance, ni chose sans substance, ni simple, ni composé, ni insensible, ni homme, ni ange, ni dieu… » 10. Platon, Parménide, op. cit., p. 106-110 (160b-163b, hypothèse 6).
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L’Un différent Cette affirmation de la différence de l’Un par rapport aux autres réalités est en soi surprenante, car le plus évident serait qu’entre l’Un et les autres réalités, puisqu’elles viennent de lui, il existe davantage de ressemblance que de différences, car comment, si c’est l’inverse qui est vrai, va-t-on garantir l’unité générale du réel ? Le Timée garantira cette unité11. Basilide lui-même l’a garantie de façon encore plus étroite que Platon, à cause de sa doctrine d’une création toute entière sortie de Dieu et qui n’existait en rien (ni aucune matière, ni aucune forme) avant que la volonté du Dieu qui n’est pas l’ait fait être (voir chapitres XX.2, XXI.1 – voir note 3 ci-dessus –, 22.1)12. Selon Basilide, le monde tel qu’il est provient, dans son existence et dans ses formes, d’un acte délibéré, d’une volonté. L’Un dissemblant De ce concept platonicien de dissemblance, en tant qu’attribut ontologique divin, Basilide tirera profit. Il exploite la différence de l’Un aux Autres au point de faire de cette différence une dissemblance si grande que même la nature de l’Un ne passe pas dans sa production, à l’exception de la nature de la filiation qui descend de lui. Ce qui y passe, c’est toujours son action et quelque chose de sa substance par illumination et fécondation, à cause de l’absence de séparation physique entre l’auteur du monde et sa création ; à cause aussi de la programmation du monde et de l’action particulière de l’Esprit-Saint, psycho-pompe de la remontée vers le ciel divin. Altérité et non-unité du tout Déjà par simple logique numérique, Platon commence par poser que dire un s’il y a aussi les autres, c’est affirmer une différence. L’Un platonicien ne se confond pas avec le tout. Il s’agit de savoir s’il est un du tout. C’est une question agitée dans les écoles platoniciennes pour montrer que si l’Un est un du tout, il n’est plus l’Un Premier Principe du tout. La transcendance de l’Un originel apparaît ici clairement. Elle est implicite à notre jugement qui se représente alors l’existence de cet Un comme logiquement possible, ce qui signifie ontologiquement possible. L’existence de l’Un devient vraisemblable sans être certaine pour autant. La religion philosophique fait désormais partie du monde de la raison réfléchissant sur l’être. L’Un non-tout Ici Platon affirme l’obligation implicite de reconnaître que l’Un est au moins luimême et qu’il est différent des autres. Mais si cela ne fait qu’affirmer la diversité et la différence, cela à au moins le mérite d’empêcher toute confusion générale qui ferait de l’Un, un du tout, une partie du tout ; autant nier l’Un. C’est alors que vraiment il conviendrait de dire de l’Un qu’il n’est pas puisqu’il ne serait pas lui-même.
11. Platon. Timée, éd. A. RIVAUD, Paris 1956, p. 142-143 (29e-30c). 12. (Chapitre XX.2) « Il a existé un moment où il n’existait rien, mais je précise […] tout simplement ni sans intention sophistique qu’il n’existait absolument pas même une seule chose […] je dis afin de signifier précisément ce que je veux montrer […] que n’existait absolument rien ». (Chapitre XXII.1) « […] tout cela qui devait nécessairement être produit dans l’univers à venir à partir du germe de façon harmonieuse, par addition, selon la croissance produite par un Dieu si grand et tel qu’on ne peut le dire, […] tout cela existait comme un trésor amassé dans le germe… »
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Les choses sont claires à ce point de l’analyse : si l’Un n’a pas une identité différente des autres, il est un des autres et il cesse d’être l’Un qui est pour devenir l’Un qui n’est pas au sens absolu du terme, la négation même de l’idée de l’Un transcendant. L’idée scientifique de l’Un Celui qui est dit « ne pas être » est quelque chose et il est différent des autres, ce qu’affirme Platon. En 160 d, Platon peut donc déclarer que l’expression « l’Un n’est pas » ne peut être que scientifique ou bien elle ne veut rien dire. La science, dont il est question ici, est d’abord la logique, même s’il s’agit de la logique du réel, et l’on voit poindre en arrière-plan l’extension de cette logique de l’être à la physique possible, et encore plus certainement l’extension du logique à l’ontologique. Cette extension de la logique de l’être à la physique est également au cœur des propositions de Basilide, ce qui montre à quel point la notion de différence chez Basilide s’exprime largement jusqu’au domaine du réel cosmique. Basilide dissocie l’hypercosmos du cosmos dans le prolongement direct de la dissociation ontologique qu’il opère entre le Dieu qui n’est pas et sa création matérielle. Cette dissociation garantit à la foi chrétienne et à la foi philosophique (platonisme, pythagorisme et aristotélisme), le droit de parler du ciel divin comme d’un lieu réel, extra-mondain, de substance différente de la substance cosmique. La philosophie pourrait s’en tenir là. Basilide va plus loin. Il unit la création cosmique à son créateur hypercosmique dans l’ordre de la production, puisque, pour Basilide, le monde tient son être de son créateur. En outre, Basilide unit la création à son créateur dans l’ordre de l’action et de la communication divine, le monde ne transcendant pas son créateur et, parce qu’il vient du néant, tient tout de lui : sa nature, ses formes, et jusqu’à sa dynamique interne à laquelle s’ajoute la dynamique permanente des relations du créateur à sa création, de façon elle-même interne (illumination et fécondation). Bien que transcendant en lui-même sa création, le Dieu de Basilide ne s’en dissocie pas et ne veut pas s’en dissocier, il en demeure la providence active, au point d’être physiquement présent à sa création. Il est aisé de comprendre qu’une telle présence divine à la création peut s’effectuer sous la forme extrême d’une incarnation à travers laquelle la transcendance se manifeste encore. Mais, chez Basilide, ce n’est pas le Dieu lui-même qui se mêle directement à son monde, Il le fait par l’intermédiaire de sa filiation. Au contraire, aucune incarnation n’est nécessaire de la part de « l’Un [qui] n’est pas » de Platon, qui demeure isolé, séparé et dissemblant de sa création dans sa transcendance. Chez Basilide lui-même, rien n’est en fait descendu du ciel (chapitre XXV.6)13. L’action divine, pour lui, comme pour le platonisme, peut s’accomplir sans déplacement, et Basilide nous dit, au moyen d’une comparaison avec l’action du « naphte indien » comment il la comprend14. Ceci nous paraît correspondre assez bien à l’esprit du platonisme (République II)15.
13. (chapitre XXV.6) « Et il vint en réalité, quoique rien ne soit descendu d’en haut ni que la bienheureuse filialité ne soit sortie de ce Dieu qui n’est pas, l’incompréhensible et le bienheureux… » 14. (chapitre XXV.6) « […] Mais en effet de la même manière que le naphte indien, vu seulement à une très grande distance, allume le feu, de même à partir de l’amas de la laideur sans forme d’ici-bas les puissances s’étendent jusqu’au sommet de la filialité ». 15. E. CHAMBRY, éd., Platon. République II, Paris 1959, p. 82-90 (379a-383c).
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Dans ces pages, Platon exprime sa conviction d’une double mobilité de l’action divine : une mobilité sans déplacement et une mobilité par déplacement. Il subordonne cette dernière à la condition morale que les manifestations du divin dans le monde, sous des formes qui ne sont pas sa substance, soient toujours conformes à la moralité. Pour Platon, Dieu ne peut se manifester pour tromper parce qu’il est bon en lui-même. Chez Basilide, on trouve l’acceptation du principe de manifestation divine sous la forme d’une incarnation seulement apparente dont témoigne l’Apocalypse de Pierre16. Cet ouvrage confirme le rapport d’Irénée sur Basilide dans son Adversus Haereses17. Chez Basilide aussi, Dieu se manifeste ou envoie son fils dans le monde par bonté, sous une forme apparente de corps et non pas par la substance d’un corps réel. Dans le rapport du Pseudo-Hippolyte, rien de céleste n’est réellement descendu. Il nous semble que la difficulté à admettre une incarnation divine pour la philosophie provient d’abord de l’absence de nécessité de ce mode d’action providentielle ; l’action sans déplacement et la mobilité par manifestation de métamorphoses semblait suffire au platonisme. L’identité de l’Un Platon nous dit, en faisant un pas de plus, que la différence de l’Un par rapport aux autres n’est pas seulement de l’ordre numérique, mais qu’elle est une différence qu’il a en propre à l’égard des autres (Ñτεροι¹τητα τν κενου). En 161 c, l’Un qui n’est pas est dit dissemblable aux Autres et seulement ressemblant avec lui seul. Seul dans son genre, seul de son genre. Comment le dire mieux ? Il est l’Un unique, solitaire et seul avec soi parce que seul de son genre. Il est séparé ; il a « un être séparé » comme le dirait Aristote. Une fois atteint ce point sur l’identité séparée et unique, Platon reprend en 161c les interrogations de la 1re hypothèse sur le rapport de l’ « Un [qui] n’est pas » à l’égalité et l’inégalité. L’égalité de l’Un et son inégalité L’égalité aux autres enfermerait l’Un qui n’est pas dans la sphère de comparaison et d’existence avec les autres. Platon se contente de rejeter cette possibilité comme inconséquente par définition. Mais de la logique formelle à la signification symbolique de cette logique, il y a un pas qu’il faut franchir. L’Un absolu qui n’est pas égal aux autres est encore moins inégal. Voilà qui nous ferait rester dans la même catégorie d’êtres et alors il leur serait semblable. L’Un absolu n’est pas un de la famille des autres. Selon Basilide, il est au-dessus de tout et de tous ; pas de familiarité possible. Pour être un frère de tous, il faudrait qu’il soit du même genre. Il n’existe aucune proportion ni commune mesure entre l’Un absolu (qu’il soit ou ne soit pas) et les autres. En conséquence, Platon avance que les autres ne sont tout simplement pas égaux à l’Un qui n’est pas. Chez Basilide, la découverte par l’ange, qui s’était pris pour Dieu, de l’inégalité de lui-même à ce Dieu sera source de crainte et de repentir honteux (chapitre XXVI.1 ; voir note 8 ci-dessus). Basilide, comme Platon retire tout rapport et proportion du Dieu transcendant avec les autres êtres. Non seulement il leur est incommensurable, mais il lui faut être différent dans le rapport de
16. Apocalypse de Pierre, Nag-Hammadi Codex VII, texte et trad. Par J. BRASHLER, révision par M. DESJARDIN, Leyde, New-York, Cologne 1996, p. 219-247. 17. Irénée de Lyon. Adversus Haereses, éd. A. ROUSSEAU, Paris 1991, I 24, 4.
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l’égalité et de l’inégalité aux autres. L’idée est importante, et elle est un héritage du platonisme parce qu’elle sauvegarde l’identité particulière de la divinité. L’absence de participation de l’Un aux grandeurs naturelles En 161 c, Platon déduit que l’Un qui n’est pas ne peut pas participer aux relations de grandeur que sont l’égalité, l’inégalité, la grandeur elle-même, la petitesse. Il est incommensurable à qui que ce soit, et à quoi que ce soit. En comparaison de cette opinion de Platon, Basilide semble fautif puisqu’il assigne volontairement de la grandeur à son « Un [qui] n’est pas ». Cette grandeur assignée par Basilide n’est pas une dimension physique donnée, une taille, une envergure réelle, mais plutôt un qualificatif de supériorité, tel qu’on ne peut rien dire qu’il existe de plus grand. Néanmoins, le fait que Basilide assigne un lieu à son Dieu, même hypercosmique, laisse à entendre qu’il conçoit le « Dieu qui n’est pas » comme n’étant pas pur esprit mais comme une sorte de « corporel », d’une nature certes bien supérieure à tous les corps connus et parfaite. Le lieu de ce Dieu est dit ineffable, indicible, indescriptible plutôt parce qu’il est tel qu’il est une absolue perfection, le plus absolument parfait de tous les lieux, et un séjour bienheureux. Le Dieu est dit à l’origine des réalités hypercosmiques (chapitre XXVII.7)18. Il a peuplé son séjour de ces réalités. Ce Dieu est seulement trop grand pour qu’on puisse dire sa grandeur en mesure d’homme et en mesure du réel terrestre et sublunaire. Et sur ce point, Platon veut lui-même nous conduire jusqu’à l’idée d’une grandeur sans commune mesure aucune avec les grandeurs physiques que nous connaissons, nous autres hommes. L’idée exprimée par Platon et celle de Basilide sont les mêmes, celle de Basilide étant plus imagée, moins abandonnée à la seule abstraction de la notion du dépassement des limites et plus conforme à des croyances universelles des hommes qui voient, dans le Ciel divin, le Ciel des ciels auquel s’oppose le lieu d’imperfections et de bonheur précaire qu’est la Terre. En laissant comprendre que la grandeur du Dieu qui n’est pas est irreprésentable en mesure d’homme, Basilide ne conduit pas à la négation de cette grandeur. Il donne une certaine « scientificité » à son concept, un accord avec une conviction innée de la pensée universelle des hommes. Platon, au contraire, rejette son « Un [qui] n’est pas » dans l’éloignement d’une dissemblance totale avec le monde et, par conséquent, dans une séparation. Dans la pensée de Basilide, Dieu n’étant pas une chose sans substance, son ciel est de sa substance, son ciel est substance et il existe physiquement au-dessus des cieux cosmiques. Le ciel divin constitue alors, en comparaison de la théorie aristotélicienne des lieux et de la théorie pythagoricienne19 des trois dimensions, un quatrième lieu qui est un sur-lieu, une quatrième dimension. Cette conviction appartient à la foi de Basilide, et elle semble avoir été une conviction du christianisme. 5. Confrontation avec l’opinion de W. A. Löhr W. A. Löhr, dans sa thèse publiée en 1995, tire, sur la théologie négative de Basilide que nous rapportons au platonisme du Parménide, une conclusion très
18. (Chapitre XXVII.7) « […] L’évangile est […] la connaissance des réalités hypercosmiques… » 19. Aristote, De Caelo I/1, éd. J. TRICOT, Paris 1990, [268a, lignes 10-15].
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semblable à la nôtre : les prédicats divins négatifs eux-mêmes sont niés, dit-il20. C’est le seul moyen, en effet, de ne pas s’arrêter à une indétermination absolue, négation de toute possibilité de parler scientifiquement de quelque chose, quelque chose qui est vraiment. Nous rappelons, pour notre part, ce que nous avons établi : si l’on parle de quelque chose en termes d’indétermination totale, l’esprit humain ne sait plus s’il parle de quelque chose ou s’il ne parle plus de rien (seulement d’un néant). Pour parler de quelque chose en termes d’être, il faut que la chose dont nous parlons reçoive dans sa définition une détermination ; au moins une, un τ, et non pas aucune détermination, sinon nous ne parlons plus de rien ; sans une détermination au moins, ce dont nous parlons est incompréhensible. Tel est le cercle qui unit la pensée humaine à l’être et par conséquent ce cercle intellectuel exclut que nous puissions parler correctement de non-être ; l’idée de néant n’a pas de contenu. Ce cercle est aussi indiscutablement celui de la métaphysique du Premier Principe. Toute régression à l’infini de prédicats négatifs doit être rejetée si nous voulons que l’être dont on parle puisse être vraiment, et non pas être un non-être. En arrêtant la liste des prédicats négatifs, Basilide présente le Dieu qui n’est pas comme un être non-mondain, ou extra-mondain. À la différence de Platon qui raisonne de façon aporétique sur les prédicats nécessaires d’un être dont il n’envisage que la possibilité, sans en conclure à son existence, Basilide raisonne comme si l’existence de cet être allait de soi pour le cas où l’univers serait une création. Ceci implique que, nécessairement, le créateur de cet univers ne soit pas intramondain mais extra-mondain, non pas encosmique mais extra-cosmique, les êtres mondains ne pouvant au mieux que participer en quelque chose de lui-même, si cet être en a décidé ainsi. Basilide considère même que l’immortalité bienheureuse auprès du Premier principe est un effet d’une élection, et se réalise au prix d’un tri dans les substances mêlées et, par conséquent, au prix d’une élimination, condition d’une remontée du bas du monde vers le haut du Ciel, celui des bienheureux (chapitres XXVII.9 et XXVII.11)21. Ce qui justifie la conviction basilidienne d’une localisation des substances, c’est l’ascension de Jésus de la terre vers le ciel, interprétée comme un abandon de substances (chapitre XXVII.12)22. III. La cosmogonie 1. La cosmogonie d’après Platon : le Timée Dans le Timée, la relation du monde à son créateur n’est pas étudiée de façon dialectique comme elle l’est dans le Parménide, ni de la manière dont procède Basilide, mais les conséquences de la présentation de Platon conduisent à certaines convictions analogues. La méthode de Platon dans le Timée consiste à comparer le monde et son créateur selon l’analogie du rapport d’une copie à son modèle.
20. W. A. LÖHR, Basilides und seine Schule. Eine Studie zur Theologie- und Kirchengeschichte des zweiten Jahrhunderts, Tübingen 1995, p. 306 (n. 83 et 84). 21. (Chapitre XXVII.9) « […] le cosmos est divisé en Ogdoade, laquelle est la tête de tout le cosmos […] et en Hebdomade […] et en cet espace qui est le nôtre où se trouve la laideur informe… » (Chapitre XXVII.11). « La troisième filialité fut purifiée à travers lui [Jésus], […] et elle s’éleva vers la filialité bienheureuse en traversant toutes ces réalités ». 22. (Chapitre XXVII.12) « Jésus est […] devenu les prémices de ce tri […] le tri des choses confondues pêle-mêle… »
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Le monde est présenté comme un reflet de son modèle créateur qui est l’être divin. Une brève allusion est faite à la relation qui unit le monde et son créateur de facto. Tout le reste de la présentation de Platon concerne la similitude entre les formes du monde et les fins de la volonté du créateur. La relation de facto est la suivante : ce n’est pas seulement le devenir du monde qui dépend du créateur, mais le monde lui-même23. La formule de Platon est particulièrement ambiguë, car elle pourrait signifier que le monde n’a pas de préexistence substantielle à l’acte par lequel le créateur le met en formes. Dans ce sens, le monde viendrait de rien, il n’existerait pas avant d’être créé, et toute la matière du monde contiendrait en elle-même une Idée particulière qui est sa forme propre, provenant de la volonté du créateur, une forme qui décide des comportements de la matière, de son devenir, répétitif ou linéaire. Selon cette signification, le Dieu créateur a fait ce qu’il a voulu, en faisant la matière telle qu’elle est. Il devient impossible, alors, d’imaginer que le devenir de la matière puisse échapper à la volonté de son créateur, ce qui ne pourrait se produire qu’à la condition que la matière préexistât au créateur. Si la matière est ce qu’elle est parce que le créateur l’a voulu, il existe une parfaite unité entre les éléments de la création et les fins du créateur. Cette unité confère à tous les événements qui se déroulent dans la matière le caractère d’une fatalité devant laquelle les hommes doivent se résigner une fois pour toutes, en acceptant ce qui s’y déroule comme si cela était la volonté même du créateur. Ainsi, ce créateur est-il bien à la fois le créateur du monde et le créateur du devenir de ce monde, comme Platon l’écrit en Timée24. Plutarque a négligé ce modèle de la cosmogonie chez Platon qui fait dériver le monde, non pas d’une matière pré-existante, mais de rien. C’est ce modèle-là que Basilide suit pour résumer l’ontologie et la cosmogonie chrétiennes aux deux convictions suivantes : l’existence d’un ciel hypercosmique et la création du cosmos comme une addition à ce ciel premier. La signification du Timée de Platon paraît pourtant être ambiguë. Si Platon fait comprendre que c’est le monde lui-même, et non pas seulement son devenir, qui dépend du créateur, cela n’implique pas nécessairement, à la différence de Basilide, que ce monde ait été créé à partir de rien et s’ajoute à un ciel pré-existant. Le créateur, chez Platon, semble agir sur une matière qu’il n’a pas créée 25. Les hommes doivent se résigner à penser ce monde comme le meilleur des mondes possibles, et à accepter tout ce qui s’y passe comme exprimant la volonté du créateur. Ils doivent aussi se conformer, pour être bons eux-mêmes, aux fins que ce créateur a mis dans les formes qu’il a créées (en particulier la procréation, seul moyen de garantir la survie du monde vivant contre la possibilité de son extinction). Dans Timée, non seulement Platon justifie Éros, mais il l’estime nécessaire alors que, dans République (Livre VIII)26, du point de vue éthique, Éros ne se justifie pas pleinement. Si donc, pour la conservation du monde, Éros est nécessaire, pour la morale il ne l’est plus, il ne saurait donc être divinisé. Telle nous paraît être l’opinion de Platon, et Basilide pouvait d’autant mieux l’approuver qu’en tant que chrétien, il accorde à la condition humaine du nouveau monde une valeur défini-
23. Platon. Timée, op. cit., p. 143 (29e). 24. Ibid., p. 141 (28c) et p. 143 (29e). 25. Ibid., p. 142-143 (30a). 26. E. CHAMBRY, éd., Platon. République VIII, Paris 1957, p. 28-29 (558 d-559 d).
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tive qui pousse à l’anticipation de cette condition et à son imitation (l’imitation du royaume éternel). 2. La cosmogonie de Basilide Nous résumons la cosmogonie de Basilide de la façon suivante : le monde que l’on voit et où l’on vit n’est pas l’effet du hasard mais l’œuvre de la volonté d’un Dieu bon. Cette proposition est en accord avec la cosmogonie de Platon. C’est une idée optimiste, et Basilide soutient l’harmonie pré-établie du monde à travers toutes les étapes de son devenir (chapitre XXII.1)27. Cette conception est celle d’un univers en développement par phases successives, ce qui implique l’idée de temps et l’intuition d’une irréversibilité des phases de la croissance, en accord avec la distinction aristotélicienne de ce qui est en puissance et ce qui est en acte. Basilide a aussi avancé l’idée que ce monde a été créé alors qu’avant lui, il n’existait rien (chapitre XX.2 ; voir note 12 ci-dessus). Il ne donne aucune précision sur l’espace qu’occupe l’univers. Selon la terminologie d’Aristote dans sa Physique (livre IV)28, la question d’un commencement à partir de rien oblige pourtant à se demander si le monde vient occuper un espace préalable, un espace pré-existant de façon séparée du monde, ou si, au contraire, pour parler comme Aristote, l’espace n’a pas d’être séparé. Si l’espace n’a pas d’être séparé, il ne fait qu’un avec le monde ; aucun espace ne sépare le créateur de sa création, le ciel divin est dans la continuité du ciel physique, c’est pourquoi on peut dire, sans métaphore, que l’on monte au ciel. Tous les chapitres de la cosmogonie de Basilide, restitués par le Pseudo-Hippolyte, tendent à cette conclusion de la continuité et de la contiguïté du ciel matériel et divin, alors que le tri des substances suppose une séparation des mondes. Enfin, la cosmogonie de Basilide appelle une remarque importante : le monde est né de la parole de Dieu, un Dieu qui, pour Basilide, est une parole sans parole (chapitre XXII.3)29 puisque le Verbe du monde est sans corps. Basilide semble présenter la lumière physique elle-même comme une analogie de la lumière incorporelle divine. En conséquence, le monde qui devait être tout autre que son créateur contient une substance qui lui est analogue moralement, et quasi-substantiellement. Notre opinion est qu’il pourrait exister chez Basilide un panthéisme non pas de la lumière, mais de deux lumières ; par analogie de la lumière physique avec la lumière divine ; une sorte d’appariement de la lumière physique à la lumière divine, ce qui pourrait impliquer une vénération particulière de la lumière chez les basilidiens et de tout ce qui est lumineux dans le cosmos et, en contrepartie, une dévalorisation de tout ce qui est ténébreux. Nous avons évoqué cette dernière possibilité dans notre thèse de doctorat en commentant le chapitre de Basilide
27. (Chapitre XXII.1) « […] tout cela existait comme un trésor amassé dans le germe… » 28. H. CARTERON, éd., Aristote. Physique IV, Paris 1961. 29. (Chapitre XXII.3) « Eh bien, dit Basilide, “il a parlé” et “cela fut” [1] et c’est, comme ces hommeslà le disent, la parole même de Moïse : “que la lumière soit et la lumière fut” [2] ; d’où naquit la lumière ? De rien, car “il n’a pas été écrit, dit-il, d’où elle naquit mais que sa provenance fut seulement la voix de celui qui a parlé” […] ». [1] Ps I, 33,9 ; 148,5. Cité par W. VÖLKER, Quellen, op. cit., p. 48. [2] Gn I, 3. Cité par W. VÖLKER, Quellen, op. cit.
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restitué par Hégémonius dans ses Acta Archelaï30. L’implication ultime d’une telle idée serait que la substance de Dieu est lumineuse, ou que son ciel, au moins, est lumineux. IV. Conclusion Pour résumer notre sentiment, nous dirons que la pensée de Basilide et celle de son fils Isidore (gnostiques alexandrins de la première moitié du IIe siècle après Jésus-Christ) expriment sous la forme d’un système philosophique, dans le langage de la philosophie et selon des traditions philosophiques, un certain nombre de propositions directement tirées de l’ancien et du nouveau testament, c’est-à-dire d’une religion révélée. Nous ramenons ces propositions aux convictions métaphysiques suivantes : le Démiurge originel du monde, distributeur de sa providence et juge de son histoire, ne doit pas être pensé comme une idée ni une chose sans substance, mais comme un être substantiel qui a son lieu propre par delà le ciel cosmique. Ce lieu ferme le monde. Bien qu’inconnu et invisible ce créateur est de l’ordre de la substance, parce que Basilide pense tout le réel (connu et inconnu, visible et invisible) sur le modèle de la substance. Quelle que soit la substance divine, elle est simple et toutes les autres substances du monde, parce qu’elles sont plus ou moins composées, sont moins simples, moins pures, plus compliquées et plus alourdies que la substance divine. Le moins composé est le moins encombré, et le moins composé étant le plus simple, le plus simple est aussi le plus pur. La destinée humaine serait promise à une montée vers une unité simple par le tri et la décomposition des substances mêlées qui la composent actuellement. La passion de Jésus, sa mort et son ascension confirmeraient la nécessité de l’épuration de la substance humaine. Cette théologie s’apparente à l’idée de Platon, de « l’Un qui n’est pas » comme caractère ontologique de la divinité. Les assertions de Basilide, jusque dans son éthique, conduisent vers l’idée d’un état idéal final qui est la remontée vers cet Un. En ce sens, une telle remontée est une délivrance, un abandon dans la substance et une transformation. La forme actuelle du corps se trouverait modifiée dans l’état définitif des élus pour revêtir celle du corps du Dieu qui n’est pas (un habit de lumière ?). Dès que la raison scientifique admet la possibilité du transfini, l’examen de la gnose chrétienne de Basilide entre inévitablement dans son interrogation.
30. Ch. H. BEESON, éd., Hegemonius’ Acta Archelai (“Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte” 16), Leipzig 1906., p. 96, 10-97, 24 [chapitre 67, 4-12 ; extrait du Fragment 1]. NB : Fragment rapporté dans W. VÖLKER, Quellen, op. cit., p. 38-40.
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Bibliographie Apocalypse de Pierre : voir J. BRASHLER Aristote, De Caelo : voir J. TRICOT Aristote, Physique IV : voir H. CARTERON Ch. H. BEESON, Hegemonius’ Acta Archelai (“Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte” 16), Leipzig 1906. J. BRASHLER, Apocalypse of Peter (“Nag Hammadi and Manichaean Studies” 30), Texte, trad. et notes J. BRASHLER, intr. M. DESJARDINS, Leyde, New-York, Cologne 1996. H. CARTERON (éd.), Aristote. Physique IV, Paris 1961. E. CHAMBRY (éd.), Platon. République II, Paris 1959. E. CHAMBRY (éd.), Platon. République VIII, Paris 1957. A. DIÈS (éd.), Platon. Parménide, Paris 1956. Hégémonius, Acta Archelaï : voir Ch. H. BEESON Irénée de Lyon, Adversus Haereses : voir A. ROUSSEAU W. A. LÖHR, Basilides und seine Schule. Eine Studie zur Theologie- und Kirchengeschichte des zweiten Jahrhunderts, Tübingen 1995. J-C. MÉTROPE, « De la métaphysique et de ses images. Basilide et les basilidiens », thèse de doctorat, École pratique des Hautes Études, sciences religieuses, 2003. Platon, Parménide : voir A. DIÈS Platon, Phédon : voir L. ROBIN Platon, République II : voir E. CHAMBRY Platon, République VIII : voir E. CHAMBRY Platon, Timée : voir A. RIVAUD A. RIVAUD (éd.), Platon. Timée, Paris 1956. L. ROBIN (éd.), Platon. Phédon, Paris 1963. A. ROUSSEAU, Irénée de Lyon. Adversus Haereses, Paris 1991. J. TRICOT (éd.), Aristote. De Caelo, Paris 1990. W. VÖLKER, Quellen zur geschichte der Christlichen Gnosis, Tübingen 1932.
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LES ORIGINES ETHNICO-RELIGIEUSES DE MANI Simon C. MIMOUNI École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
Toute la documentation manichéenne donne de Mani une représentation multiforme. C’est ainsi que les diverses figures de Mani, qui sont à situer dans le temps et dans l’espace, répondent à des préoccupations précises. D’une manière générale, les écrits relatant les événements de la vie du fondateur du manichéisme, qu’ils relèvent des sources directes ou des sources indirectes (ces dernières dépendantes des premières), renvoient exclusivement à l’hagiographie manichéenne : autrement exprimé, ils racontent une histoire, mais ne rapportent pas l’histoire. Cependant, un de ces écrits restitue une représentation de la figure Mani qui semble être relativement originale, par rapport aux autres : il s’agit d’une biographie censée être une autobiographie, qui est intitulée « Sur la naissance de son corps » – cette Vita Mani est conservée dans ce que l’on appelle le Codex manichéen de Cologne (CMC). Mais de fait, ce n’est que la troisième « autobiographie » de Mani qui est actuellement connue : les deux autres étant (1) le chapitre « Sur la venue du Prophète » du Shabuhragan, rédigé en pehlevi et (2) le chapitre « Sur la venue de l’Apôtre » des Képhalaïa, conservé en copte. Cette hagiographie manichéenne ancienne est à la source de tout ce que les autres écrits, internes ou externes, peuvent transmettre de la biographie du fondateur du manichéisme : des compositions que les auteurs manichéens ont arrangées et réécrites en fonction de considérations régionales. La représentation de la Vita Mani du CMC, qui comme les autres ne correspond évidemment qu’à une partie de la réalité, complète et rectifie ce que l’on sait déjà par ailleurs de la vie du Prophète de Babylone : elle pourrait être ainsi une des plus anciennes, si ce n’est la plus ancienne actuellement accessible – d’où son importance pour le renouvellement des recherches sur le manichéisme. Son originalité, cela est à souligner, repose essentiellement sur le fait qu’on y trouve des données sur les premières années de Mani et sur les développements du mouvement manichéen, données qui renvoient à un groupe spécifique : celui des baptistes babyloniens, et en particulier aux elkasaïtes. Or les elkasaïtes sont des chrétiens d’origine judéenne, relativement bien documentés, qui sont établis depuis le début du IIe siècle dans l’Empire iranien, ce qui ne les a pas empêchés d’ailleurs de diffuser leurs croyances dans l’Empire romain tant dans sa partie orientale qu’occidentale1.
1. À ce sujet, voir S. C. M IMOUNI, Les chrétiens d’origine juive dans l’Antiquité, Paris 2004, p. 195230 et p. 251-254. De manière systématique, on utilisera de préférence le terme « Judéen » plutôt que le terme « juif ». Pour l’époque envisagée, le premier, qui vient de l’hébreu, de l’araméen, du grec et du latin, paraît plus conforme que le second : il présente notamment l’avantage de ne pas être anachronique.
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C’est essentiellement à partir du CMC, un document hagiographique manichéen, dont une version a été retrouvée en Égypte qui remonte à la fin du IIIe siècle ou au début du IVe siècle, que l’on va essayer de répondre à la question : quelles sont les origines ethnico-religieuses de Mani ? Sans doute à cause d’une appréciation insuffisante de l’appartenance baptiste/ elkasaïte de Mani et de ses conséquences, cette question a été rarement posée en termes critiques par les spécialistes du manichéisme qui, pour la plupart, se sont contentés de rapporter et de retenir les données de la documentation2. Avant d’entrer en matière, il convient de donner quelques éléments sur le nom de Mani, sa date et son lieu de naissance, mais aussi sur l’état des connaissances sur ses origines avant la découverte du CMC en 1968. I. Le nom de Mani Mani a un nom qui est assez répandu dans la Babylonie du IIIe siècle sous domination iranienne. Ce nom ne paraît pas iranien et se rencontre chez les Judéens babyloniens 3, de même que chez les mandéens et les nestoriens – autrement dit, en milieu sémitique. Dans les textes manichéens coptes du Fayoum, on rencontre la forme « Manikhaïos » ou la forme « Mannikhaïos ». La première forme a été retrouvée aussi dans certains hymnes perses ou parthes du Tourfan : « Mânî’â Xaios ». C’est un nom relativement répandu dans le monde babylonien mais aussi dans le monde anatolien : dans le premier tiers du IVe siècle, un évêque d’Épiphanie (= Hama) porte sur les listes conciliaires de Nicée le nom de « Manikios », rendu en latin tantôt par « Mauricius » et tantôt, à deux reprises, par « Manichaeus »4. En Anatolie, la forme Μµνες est assez répandue dans la littérature comme dans les inscriptions. Ce nom pourrait dériver du syriaque « Mânî Hayyâ », c’est-à-dire « Mani le Vivant » – l’épithète étant attachée dans le discours manichéen aux Entités ou aux choses transcendantes et bienfaisantes – du moins selon une hypothèse avancée par H. H. Schaeder et souvent reprise5. J. Tubach et M. Zakeri sont revenus sur la question du nom de Mani et ont tenté d’avancer de nouvelles propositions6. Ainsi, il se pourrait que le nom du fondateur du manichéisme, avant son entrée dans le groupe baptiste, demeure inconnu, à moins que ce soit celui fourni par les Acta Archelai, un texte chrétien de polémique anti-manichéenne du IVe siècle, à savoir : Curbicus/Curbicius
2. À titre d’exemple, voir H.-C. P UECH, Le manichéisme. Son fondateur – Sa doctrine, Paris 1949, p. 13-57 ou M. TARDIEU, Le manichéisme, Paris 1981, p. 3-40. Il en est de même pour S. N. C. LIEU, Manichaeism in the Later Roman Empire and Medieval China, Tübingen 1992, p. 33-50. 3. Voir I. SCHEFTELOWITZ, Die Entstehung der manichaïschen Religion und des Erlösungsmysteriums, Giessen 1922, p. 2, n. 3. 4. Voir R. DEVREESSE, Le Patriarcat d’Antioche, Paris 1944, p. 125. 5. H. H. SCHAEDER, « Urform und Fortbildungen des manichäischen System », dans F. SAXL (éd.), Vorträge der Bibliothek Warburg 1924-1925, Leipzig-Berlin 1927, p. 65-157, spécialement p. 99, n. 1. 6. J. TUBACH et M. ZAKERI, « Maniʾs Name », dans J. VAN OORT, O. WERMELINGER et G. WURST (éd.), Augustine and Manichaeism in the Latin West. Proceedings of the Fribourg-Utrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), Leyde 2001, p. 272-286.
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ou Corbicius (§ 64) – un nom que l’on retrouve chez Épiphane de Salamine sous la forme « Kubrikos » (Panarion 66, 1, 4), dans la Chronique maronite d’un auteur anonyme sous la forme « Quroubiqos/Qorobiqos » et dans le Livre des Scolies de Théodore bar Konai sous la forme « Qorqabios/Qourqibios » : lequel renverrait peut-être au titre de « Kirbakkar », signifiant le « pieux », appliqué à Mani d’après des textes manichéens transmis en pehlevi et en parthe (voir fragments M 6031 et M 6033)7. La principale hypothèse avancée est que Mani a reçu un nouveau nom lors de son entrée dans le groupe baptiste, d’autant que ses disciples les plus anciens ont tous des noms renvoyant aux croyances baptistes. Quoi qu’il en soit de cette dernière hypothèse, il est certain que le nom de Mani est d’origine araméenne et qu’il est utilisé au IIIe siècle dans divers milieux religieux de la Babylonie sous domination iranienne, y compris chez les Judéens rabbanites. Par conséquent, il ne saurait être déterminant dans la question des origines ethnico-religieuses de Mani. II. Date et lieu de naissance de Mani D’après la documentation manichéenne, transmise directement ou indirectement, Mani est censé avoir indiqué lui-même, dans ses « autobiographies », sa date et son lieu de naissance. 1. La question de la date Dans le Shabuhragan, Mani, au chapitre « Sur la venue du Prophète », un passage transmis uniquement par al-Biruni, déclare être venu au monde « dans l’année 527 des astronomes de Babylonie, dans la quatrième année du règne d’Ardavan » : c’est-à-dire entre le 7 avril 216 et le 26 mars 217 du règne d’Artaban V, le dernier souverain de la dynastie arsacide. Dans les Kephalaïa, au chapitre « Sur la venue de l’Apôtre », Mani place le même événement toujours « dans les années d’Artabanês, le roi de Parthie » mais en le situant, de manière plus précise, dans le mois de Pharmouthi du calendrier égyptien qui correspond en partie au mois de Nisan du calendrier babylonien. Dans le Compendium, qui est un catéchisme manichéen rédigé en chinois, le traducteur ou l’adaptateur fixe la naissance du « Bouddha de Lumière » – c’està-dire Mani – « au huitième jour du deuxième mois de la treizième année de la période jianan de l’empereur Xian des Han » : c’est-à-dire le 12 mars 208. Il existe ainsi un décalage de huit ans entre la mention du Shabuhragan comme des Kephalaïa et celle du Compendium : toutefois, d’après le mécanisme des transcriptions que permettent d’établir les autres dates fournies dans d’autres passages du Compendium, G. Haloun et W. B. Henning ont retenu les mentions du « huitième jour » et du « deuxième mois » et les ont fait correspondre au 8 Nisan 8.
7. À ce sujet, voir H.-C. P UECH, op. cit., Paris 1949, p. 25 et p. 108-109, n. 73. Voir aussi W. B. H ENNING, Ein manichäisches Bet- und Beichtbuch, Berlin 1937, p. 11 et p. 98. 8. G. H ALOUN et W. B. H ENNING, « The Compendium of the Doctrines and Styles of the Teaching of Mani, the Buddha of Light », Asia Major 3 (1952), p. 184-212, spécialement p. 198-199.
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Ainsi, selon l’hagiographie manichéenne, sous réserve évidemment d’accepter les divers recoupements proposés, Mani serait né le 8 Nisan 527 de l’ère séleucide : ce qui donnerait le 14 avril 216 de notre ère. M. Tardieu a remis en cause le jour et le mois de naissance de Mani, considérant qu’ils reposent, l’un et l’autre, sur des données de l’hagiographie manichéenne dont la fiabilité n’est guère assurée, du fait qu’ils ont été utilisés pour établir le calendrier liturgique du mouvement9. 2. La question du lieu Deux traditions sur le lieu de naissance de Mani, apparemment inconciliables, sont connues. D’après une déclaration attribuée à Mani dans le chapitre « Sur la venue du Prophète » du Shabuhragan, toujours transmis par al-Biruni, la naissance du fondateur du manichéisme aurait eu lieu à Mardinu, dans le district de Nahr Kutha, sur le canal de Kutha : c’est-à-dire au nord de la Babylonie, dans la région qu’arrose un canal latéral qui, parti de l’Euphrate, forme coude et rejoint le Tigre au sud d’al-Madaïn (= Séleucie-Ctésiphon) et de Daïr-Qunna. Théodore bar Konaï, évêque de Kashkar à la fin du VIIIe siècle, dans son Livre des Scholies composé en syriaque, indique comme lieu de naissance Abrumya (= Afrûnya), dans les environs de Gaukaï. On localise généralement Gaukaï près de ʿAbdasi et de al-Madhar, au centre de la Mésène, donc au sud de la Babylonie : en fait, d’après un fragment manichéen publié par W. B. Henning, et dont la donnée est appuyée par le géographe arabe Yaqût, la bourgade serait à situer plus au nord, dans le Beît-Derâyê, au sein de la région marécageuse qui borde le Tigre au nord et au nord-est de Kut-el-Amara10. On pourrait aussi retrouver le nom de Gaukhaï dans un passage du Fihrist d’Ibn an-Nadim. On est donc en présence de deux traditions : l’une situant la naissance de Mani à Mardinu sur le canal de Kutha entre l’Euphrate et le Tigre, dans un village qui n’est pas autrement connu ; l’autre à Afrunya et Gaukhaï plus à l’est, au-delà du Tigre. On ne pourrait les ramener l’une à l’autre qu’en supposant, avec W. B. Henning, fautive la traduction de la citation du Shabuhragan donnée par al-Biruni et en corrigeant « Mardinu » en « Abrumua » et « Kutha » en « Kukha » qui serait une transcription de « Gaukhaï » propre à l’auteur arabe11. Quoi qu’il en soit de cette dernière hypothèse qui ne va pas sans soulever de nombreuses difficultés, on peut estimer sans plus de précisions que Mani est né dans la Babylonie du Nord – une région multiethnique où se côtoient des peuples de diverses traditions religieuses. Pour sa part, M. Tardieu a retenu la première des deux traditions, considérant que la seconde ne repose que sur des « on-dit » locaux12.
9. M. TARDIEU, Manichéisme, op. cit., p. 4. 10. W. B. H ENNING, « Maniʾs Last Journey » dans Bulletin of School of Oriental (and African) Studies 10 (1939-1942), p. 941-953, spécialement p. 944-947. 11. W. B. H ENNING, « Maniʾs Last Journey », op. cit., p. 947, n. 2. 12. M. TARDIEU, Manichéisme, op. cit., p. 4.
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III. Les origines de Mani avant la découverte du CMC L’hagiographie directe ou indirecte a conservé de nombreuses informations sur les origines de Mani. Son père, dont le nom est livré avec d’infinies variantes phonétiques ou sous des transcriptions plus ou moins déformées, s’appelle Patek ou Patig, voire Patékios. Il est mentionné comme le fils d’un certain Abû Barzâm (Abarsâm ou Abursâm ?) et il est probablement originaire de Hamadan, l’ancienne Ecbatane en Médie, même s’il réside à Séleucie-Ctésiphon. Il appartiendrait à la famille des Haskaniya, ce qui pourrait être une mauvaise graphie de « Ashkaniya » : de ce fait, il serait apparenté à la dynastie alors régnante en Iran, celle des Arsacides. Sa mère, en dépit des divers noms que lui attribuent les traditions arabes, syriaques et grecques (Mays, Utakhim, Takshit, Nushit, Yusit, Karossa), semble avoir été nommée Maryam. Dans le Fragment Stein, publié par W. B. Henning, il est précisé qu’elle se nomme « Man-yee (*Muân-iäm) », c’est-à-dire Maryam, et qu’elle est de la famille des Kamsaragan, famille dont il est souvent question dans l’Arménie du IVe siècle et qui descend de la dynastie des Arsacides13. Pour la tradition manichéenne, les parents de Mani sont des « païens » en recherche spirituelle. Ainsi, dans un hymne des Psaumes de Thomas, en X, 3, qui seraient du disciple de Mani et dateraient d’avant 277, d’après une traduction selon une restitution hypothétique de M. Tardieu donnée lors de son séminaire au Collège de France au cours de l’année 1993-1994, il est affirmé : « Mes parents me conduisirent de temple en temple de la naissance de mon corps à la quatrième année »14 – on saura, plus tard, grâce au CMC que Mani ne rejoindra le groupe baptiste que quatre ans après son père. D’après la documentation hérésiologique islamique, qui se fonde vraisemblablement sur la tradition manichéenne, le père de Mani aurait été un adorateur du dieu Nabu (= Hermès), c’est-à-dire un adepte de la religion traditionnelle (= païenne) encore vivante en Mésopotamie, notamment à Harran – voir le témoignage de Ibn an-Nadim qui est à recouper avec certains éléments du Kephalion 12115. D’une manière générale, d’après l’hagiographie manichéenne, reprise par les écrivains arabes ou persans, Mani est originaire de Babylonie mais d’ascendance iranienne et de lignage aristocratique. Par ailleurs, d’après des textes manichéens, conservés surtout en iranien, il semble avoir entretenu des relations particulières avec les souverains iraniens de son temps et des dignitaires. Elles ont été pacifiques sous le règne de Shabuhr Ier (voir les fragments parthes M 1964 + M 822 et M 267b + M 314 et les fragments sogdiens L69-L60 + L87-L83b-L83c-L68-L83a) et tumultueuses sous celui de Vahram II (voir le fragment parthe M 6033 et le fragment pehlevi M 3). Observons qu’il ne semble pas que les discussions de Mani avec les autorités iraniennes aient eu lieu directement dans une des langues iraniennes de l’époque mais plutôt par l’intermédiaire d’un interprète répondant au nom de Nuhzadag
13. W. B. H ENNING, « The Book of the Giant », Bulletin of School of Oriental (and African) Studies 11 (1943-1946), p. 52-74, spécialement p. 52, n. 4. 14. C. R. C. A LLBERRY, A Manichaean Psalms Book, II, Stuttgart 1938, p. 216 et P. NAGEL, Die Thomaspalmen des koptisch-manichäichen Psalmenbuches, Berlin 1980, p. 49, comprennent tout autrement ce passage. 15. À ce sujet, voir M. TARDIEU, Manichéisme, op. cit., p. 6-7.
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(voir le fragment pehlevi M 3 et les attestations conservées en copte en Homélie III, p. 45, 21-p. 48, 19 ; IV, p. 93, 20-30 et en Psaume CCXXV, p. 15, 27-p. 16-18). Comme l’a écrit al-Murtada, Mani est un « suryani », un homme du Sûristân, originaire de la région de Séleucie-Ctésiphon – autrement dit, un Araméen de langue et de culture : ce qui n’est pas nécessairement significatif d’un point de vue religieux. IV. Les origines de Mani avec la découverte du CMC Dans la Vita Mani du CMC, qui est un document manichéen très ancien transmis en grec mais vraisemblablement traduit de l’araméen, il est donné des informations non négligeables sur l’enfance et la jeunesse de Mani : elles recoupent parfois mais pas toujours celles déjà connues. Il est précisé que Mani est le fils de Pattikios, forme grécisée de l’iranien Pattig ou Patteg et de l’araméen Patiq. En revanche, le nom de sa mère n’est nullement indiqué, comme cela est le cas dans bien d’autres documents. De plus, il est clairement mentionné que son père et lui ont été membres d’une communauté baptiste de la Babylonie qu’il y a tout lieu d’identifier comme elkasaïte, et ce malgré certaines opinions qui ne souhaitent pas aller au-delà du mouvement baptiste en général16. D’après le CMC, ainsi que dans d’autres textes manichéens (le Shabuhragan par exemple), Mani semble avoir puisé son inspiration dans certaines sources judéo-chrétiennes de caractère apocalyptique – notamment à propos du terme de la venue de la bonne nouvelle par la prédication prophétique. En CMC 45-72, un passage mis sous l’autorité de Baraiès, sont rapportées cinq citations, inconnues jusqu’alors, d’apocalypses d’origine judéenne attribuées à de grandes figures bibliques tirées des récits de la Genèse : il s’agit des apocalypses d’Adam, de Seth, d’Enosh, de Sem et d’Hénoch. Toutes ces citations, suivies de trois références aux épîtres de Paul de Tarse qui évoquent son expérience mystique au troisième ciel et sa révélation du Christ Jésus (Ga 1, 1 ; 2 Co 12, 1-5 ; Ga 1, 11-12), justifient le caractère particulier et exceptionnel de la mission de Mani. Comme le souligne J. C. Reeves, qui a consacré une importante monographie à ces apocalypses17, dans le CMC, les auteurs paraissent intéressés de donner une légitimité à Mani, notamment en faisant appel aux expériences prophétiques de visionnaires qui lui sont antérieurs : pour ce critique, les cinq citations pourraient être des forgeries littéraires de traditionnistes manichéens dont le but serait de se conformer aux apocalypses pseudépigraphiques qui ont influencé le messianisme judéen du Ier siècle avant notre ère et du Ier siècle de notre ère18. Quoi qu’il en soit, les apocalypses sollicitées lors de cette légitimation remontent à des figures patriarcales antérieures à Abraham : il pourrait s’agir d’un indice
16. Voir par exemple, C. JULLIEN et F. JULLIEN, Apôtres des confins. Processus missionnaires chrétiens dans l’Empire iranien, Paris 2002, p. 143. 17. J. C. R EEVES, Heralds of That Good Realm : Syro-Mesopotamian Gnosis and Jewish Traditions, Leyde 1996. 18. J. C. R EEVES, « Jewish Pseudepigrapha in Manichaean Literature : the Influence of the Enochic Library », dans J. C. R EEVES (éd.), Tracing the Threads. Studies in the Vitality of Jewish Pseudepigrapha, Atlanta (GA) 1994, p. 173-203.
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tendant à montrer que Mani ne s’inscrit nullement dans la lignée du judaïsme rabbanite et de sa chaîne prophétique proclamée dans la « Loi de Moïse », mais dans celle d’une tradition remontant aux origines de l’humanité – autrement dit, à la « loi première » et non à la « loi seconde » connue en hébreu sous le nom de « Mishnah » et en grec sous celui de « Deuterosis » : on n’est pas très éloigné du contexte de la Didascalie des Apôtres attestée notamment en langue syriaque et qui remonte à un milieu chrétien aux tendances judaïsantes du début du IIIe siècle. Tout dans le CMC, montre que le groupe d’où est issu Mani relève d’une forme du judaïsme qui sera progressivement considéré comme « hétérodoxe », notamment certaines traditions qui paraissent antérieures à la destruction du Temple de Jérusalem en 70 : y compris des éléments relatifs aux prescriptions alimentaires nécessitant des purifications dont le caractère semble proprement baptiste, comme par exemple les interdictions d’ordre encratique. On doit se demander d’où provient l’idée que les pratiques rituelles sont nécessaires pour le pardon des péchés des auditeurs chargés de préparer la nourriture des élus qui prient, en retour, pour leur délivrance. Cette règle fondamentale pour comprendre le manichéisme pourrait être originaire des milieux elksaïtes : on la retrouve, d’une certaine manière mais non sans avoir été adaptée, dans la mise en commun des biens impliquant une répartition entre ceux qui prient et ceux pour qui on prie, qui est attestée chez les esséniens (1QS 1, 7, 11-13 ; CD 13, 11) et chez les chrétiens (Ac 4, 32-35 ; 4, 36-37 ; 5, 1-11) du Ier siècle en Palestine – des Judéens marginaux et considérés ensuite comme « hétérodoxes » par ceux se désignant comme majoritaires et « orthodoxes ». Culturellement, la Vita Mani du CMC est contaminée par des influences en provenance du judaïsme, et ne peut l’avoir été que par l’intermédiaire de l’elkasaïsme : il en est ainsi par exemple de la conversation entre Mani et un palmier dattier en CMC 98, 8-99, 9 – voir notamment ce qui est rapporté en TB Soukkah 28a ou en TB Babah Bathra 134a de la conversation de Rabban Yohanan ben Zakkai avec les palmiers19. Enfin, il convient d’observer qu’il n’est fait mention, pour Pattikios, ni d’une ascendance iranienne ni d’un lignage aristocratique : éléments qui ont tout l’air d’être de traits de l’hagiographie manichéenne postérieure à la Vita Mani du CMC. V. Récapitulatif Si l’on dresse le bilan des données d’avant et d’avec la découverte du CMC, on se rend compte d’un certain nombre de différences. Il y a tout lieu de penser que l’ascendance iranienne et le lignage aristocratique attribués à Mani ne sont que des traits de l’apologétique iranisante, ne correspondant à aucune réalité. Un point apparaît comme plus ou moins certain : Mani est de culture araméenne et non pas de culture iranienne, c’est ce qui ressort de sa formation religieuse en milieu elkasaïte, un groupe judéo-chrétien dont il connaît les écritures
19. À ce sujet, voir B. L. VISOTZKY, « The Conversation of Palm Trees », dans J. C. R EEVES (éd.), Tracing the Threads, op. cit., p. 205-214. Voir aussi B. VISOTZKI, « Rabbinic Randglossen to the Cologne Mani Codex », dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 52 (1983), p. 295-300.
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utilisées, lesquelles, des évangiles et des apocalypses de provenance judéo-chrétienne, lui sont accessibles dans des versions araméennes20. VI. Proposition Il convient maintenant d’examiner de manière nouvelle la question des origines ethnico-religieuses des parents de Mani et donc du fondateur du manichéisme : il s’agit d’un problème fort délicat, étant donné que les sources relèvent exclusivement du domaine hagiographique et sont donc sujettes à caution. S’il faut accepter les données de la Vita Mani du CMC, concernant l’origine religieuse de Mani, à savoir son appartenance au groupe baptiste des elkasaïtes, une question fondamentale se pose : les traits iraniens de la vie du Prophète de Babylone, connus par ailleurs, n’appartiendraient-ils pas de manière stricte à l’hagiographie manichéenne ? Comme il a déjà été observé, il est assuré que Mani n’a pas été d’origine iranienne et que tout ce qui est rapporté sur ce point relève de l’apologétique iranisante. Dans ce cas, il est légitime de se demander quelles ont été les origines ethnico-religieuses de Mani. On sait que le père de Mani et son fils ont rejoint, à quatre ans d’intervalle, une communauté baptiste que l’on peut identifier comme elkasaïte : c’est donc dans cette direction qu’il convient peut-être de chercher leurs origines. Cette recherche est sous-tendue par le caractère du mouvement elkasaïte qui relève du judéo-christianisme minoritaire « hétérodoxe » par rapport au judaïsme et au christianisme majoritaires ou « orthodoxes », du moins selon une perspective qui n’est pas antérieure au IVe siècle – le qualificatif « orthodoxe » ne renvoie pas nécessairement à une uniformité des croyances et des pratiques. Les elkasaïtes sont en effet des judéo-chrétiens, c’est-à-dire des chrétiens d’origine judéenne. On sait que les elkasaïtes de l’Empire romain sont prosélytes et que ce prosélytisme est essentiellement tourné vers des chrétiens (voir pour le IIIe siècle les témoignages d’Hippolyte et d’Origène), mais on ne sait pas si celui-ci a visé aussi bien des chrétiens d’origine grecque que des chrétiens d’origine judéenne. En ce qui concerne les elkasaïtes de l’Empire iranien, on ne sait pas si leur position, vis-à-vis du prosélytisme, est similaire. Le sens de cette dernière problématique est de tenter de savoir si l’elkasaïme en Babylonie a été ouvert aux « païens » d’origine araméenne ou d’origine iranienne aussi bien qu’aux Judéens. En effet, pour apprécier de manière plus exacte l’hypothèse qui va être posée, il faudrait savoir si un Iranien ou un Araméen de Babylonie, adorateur d’Hermès comme est censé l’avoir été le père de Mani, avait des chances de pouvoir s’agréger à une communauté elkasaïte aussi fermée que paraît l’être celle décrite dans la Vita Mani du CMC. Comme on l’a déjà observé, dans la présentation de la vie de Mani, qui est transmise par diverses traditions, on peut relever quelques contradictions flagrantes. Par exemple : d’une part, on affirme que Mani est iranien et d’autre part, on rapporte qu’il est babylonien parlant araméen – évidemment, un Iranien a pu vivre en Babylonie et parler araméen, à moins qu’il ne faille donner de l’importance à la
20. À ce sujet, voir M. TARDIEU Manichéisme, op. cit., p. 41-45.
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présence d’un interprète lors de l’entrevue houleuse entre Mani et Vahram II, celle qui a conduit à l’arrestation et à la mise à mort du fondateur de la religion manichéenne. De plus, il est certain que la tradition manichéenne a enjolivé le profil des origines de Mani en faisant de son père, Pattikios, et de sa mère, Mariam, des descendants de vieilles familles aristocratiques aux origines parthes et proches de la dynastie des Arsacides. Sans compter encore que, peut-être par apologétique christianisante, la tradition manichéenne a donné à la mère de Mani le nom de la mère de Jésus : Mariam, dans sa forme araméenne. C’est pourquoi, quand on réalise combien le judaïsme, de même que le judéochristianisme « hétérodoxe », de la Babylonie du IIIe siècle, est fermé vis-à-vis de ceux qui sont désignés comme « idolâtres », on peut vraiment se demander comment un Iranien, de la caste des nobles, a pu être accepté et intégré dans une communauté comme celle qui est décrite dans le CMC. On peut évidemment penser que Pattikios a adhéré à l’elkasaïsme par une procédure de conversion, au sujet de laquelle on ignore tout. Cependant, on sait que, dans le judaïsme rabbanite babylonien du IIIe siècle, les prosélytes ont un statut relativement différent de celui des Judéens d’origine qui bénéficient de bien plus de droits21. Autrement exprimé, s’il avait accepté de rejoindre le judaïsme, même dans sa forme elkasaïte, le père de Mani aurait perdu des droits par rapport à ceux dont il bénéficiait comme Iranien ou comme Araméen. D’autant que la halakhah elkasaïte paraît très stricte, notamment sur le plan alimentaire : on refuse, par exemple, de consommer le pain des Grecs (voir CMC 87-88 ; 90), comme une ancienne règle judéenne le prescrit dans une série de mesures au nombre de dix-huit, prises en 67-68 dans les milieux pharisiens de Jérusalem, alors que la ville est assiégée par les légions romaines, afin d’éviter tout contact entre Judéens et Grecs (M Shabbat I, 4 ; T Shabbat I, 19 ; TJ Shabbat I, 4, 3c-d ; TB Shabbat 13b-17b). Cette mesure, placée en tête de liste, malgré des contestations multiples, semble avoir été active chez les Judéens rabbanites comme chez les Judéens elkasaïtes – elle ne deviendra obsolète, du moins chez les premiers, qu’à partir du IVe siècle22. En se fondant sur ces quelques éléments, il paraît possible d’avancer que Mani pourrait avoir été d’origine judéenne, à l’instar sans doute des autres membres de la communauté elkasaïte à laquelle il a appartenu jusqu’à son expulsion. De plus, il a été démontré que les premiers disciples de Mani, ceux provenant de cette communauté, portent tous des noms d’origine judéenne 23 – ce qui présume d’une manière ou d’une autre de leur rattachement au judaïsme. Proposer de considérer que Mani aurait été d’origine judéenne n’a peut-être aucun sens. Toutefois, ce pourrait être la seule façon de réduire les difficultés que
21. À ce sujet, voir S. J. D. COHEN, « On Murdering or Injuring a Proselyte », dans J. M AGNES et S. GITIN (éd.), Heses ve-emet. Studies in Honor of Ernest S. Frerichs, Atlanta (GA) 1998, p. 95-108. 22. À ce sujet, voir C. TOUATI, « Les dix-huit mesures », dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, XCVI, 1987-1988, Paris 1988, p. 202-204. Voir aussi S. ZEITLIN, « Les ʿdix-huit mesures’ », dans Revue des études juives 68 (1914), p. 22-36 ; A. GOLDBERG, « Les dix-huit mesures selon les écoles de Shammay et de Hillel », dans A. M. R ABELLO (éd.), Mélanges D. Kotler, Tel Aviv 1974, p. 216-225 [en hébreu]. 23. Voir J. TUBACH, « Die Namen von Manis Jüngern und ihre Herkunft », dans L. CIRILLO et A. VAN TONGERLOO (éd.), Atti del terzo congresso internazionale di studi „Manicheismo e Oriente cristiano antico“. Arcavacata di Rende – Amentea 31 agosto – 5 settembre 1993, Turnhout 1997, p. 375-393.
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pose l’appartenance elkasaïte de Mani durant son enfance et sa jeunesse, en tout cas si l’on veut tenir compte du caractère proprement « sectaire », fermé, du groupe des elkasaïtes. Parmi les faisceaux en faveur de l’hypothèse proposée ici, un élément important paraît devoir être ajouté : il s’agit du caractère prophétique et non pas messianique – le terme « messie » n’apparaissant guère dans la documentation directe – du manichéisme. Les études en la matière ont montré son origine judéo-chrétienne, et par conséquent son origine judéenne24. D’après la documentation manichéenne la plus ancienne, notamment dans un passage du Shabuhragan repris par al-Biruni, Mani est censé, en effet, s’être présenté dans la perspective du prophète charismatique attendu par les elkasaïtes, il est le « Sceau des Prophètes » : une idée qui est déjà attestée chez Tertullien où, dans le Contre les Judéens, il affirme que les Judéens visés, sans doute d’une des nombreuses tendances chrétiennes, se réclament d’un fondateur postérieur à Jésus, dont le nom n’est pas connu et auquel ils donnent le titre de « sceau de toutes les prophéties » (en VIII, 12) et de « sceau de tous les prophètes » (en XI, 10). Cette idée est aussi clairement attestée chez les ébionites sous le thème du « Verus Propheta »25. Il n’est d’ailleurs pas certains qu’elle soit passée chez les musulmans en provenance du manichéisme, l’hypothèse ébionite ou elkasaïte n’est nullement à exclure comme le pensent certains critiques26. D’après le CMC, en 62, 9-63, 1, dans le sommaire de conclusion d’un passage mis sous l’autorité de Baraiès dont il a déjà été question, cette idée, certes sous une forme différente, est également attestée : Tous les envoyés très heureux, sauveurs, annonceurs de bonne nouvelle et prophètes de vérité, chacun d’entre eux a vu conformément à ce qui lui a été révélé par l’espoir vivant en vue de la proclamation : ils le mirent par écrit, le gardèrent en dépôt et le conservèrent en guise de mémorial à l’intention des fils de l’Esprit qui sont à venir27.
Ainsi dans ce passage, comme cela est le cas aussi dans le prologue des Kephalaia28, Mani est mis dans la chaîne des « prophètes de vérité » qui ont préparé sa venue, œuvrant à l’intention des manichéens.
24. Voir J.-D. DUBOIS, « Mani, le prophète de l’humanité entière », dans J.-C. ATTIAS, P. GISEL et L. K AENNEL (éd.), Messianismes. Variations sur une figure juive, Genève 2000, p. 195-212. 25. À ce sujet, voir S. C. M IMOUNI, « La doctrine du Verus Propheta de la littérature pseudoclémentine chez Henry Corbin et ses élèves », dans M. A. A MIR-MOEZZI, C. JAMBET et P. LORY (éd.), Henry Corbin. Philosophies et sagesses des Religions du Livre. Actes du Colloque « Henry Corbin ». Sorbonne, les 6-8 novembre 2003 (“Bibliothèque de l’École des Hautes Etudes, Sciences religieuses” 125), Turnhout 2005, p. 165-175. 26. À ce sujet, voir C. COLPE, « Mohammed und Mani als Prophetensiegel », dans C. COLPE (éd.), Das Siegel der Propheten. Historische Beziehungen zwischen Judentum, Judenchristentum, Heidentum und frühem Islam, Berlin 1990, p. 227-244. Voir aussi M. SFAR, « Ahmad, prophète manichéen », dans M. SFAR (éd.), Le Coran, la Bible et l’Orient ancien, Paris 1998, p. 409-423, spécialement p. 412-415. 27. Traduction de M. TARDIEU, « Mani et le manichéisme. Le dernier prophète », dans Encyclopédie des religions, I, Paris 1997, p. 229. 28. À ce sujet, voir M. TARDIEU, « Le Prologue des ʿKephalaia’ de Berlin », dans J.-D. DUBOIS et B. ROUSSEL (éd.), Entrer en matière. Les prologues, Paris 1998, p. 65-77.
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Les elkasaïtes l’ont considéré comme un « faux prophète » alors que ses disciples l’ont reconnu comme le « vrai prophète » : une situation qui n’est pas exceptionnelle lors des manifestations prophétiques ou messianiques. Par ailleurs, l’antijudaïsme de Mani (et surtout son opposition aux prophètes de l’Ancien Testament qu’il récuse) ne doit pas être considéré comme un argument contre la thèse de son origine judéenne : on peut même considérer que ce pourrait être un argument favorable29. Même s’il est à peu près sûr qu’on ne connaîtra jamais de manière certaine les origines réelles de Mani, du moins dans l’état actuel de la documentation, du fait que la tradition manichéenne a veillé à la disparition de toutes traces non conformes à son idéologie, cherchant ainsi à faire du Prophète de Babylone un Iranien appartenant à la caste des nobles, l’hypothèse de son origine judéenne mérite d’être prise en considération si l’on souhaite être cohérent avec les rapprochements établis entre la Vita Mani du CMC et la littérature rabbinique babylonienne30. Et ce même si, répétons-le, aucune réponse définitive ne saurait être donnée, à cause aussi des incertitudes qui pèsent sur la situation religieuse de la Babylonie durant la première moitié du IIIe siècle pour laquelle on ne dispose pas d’un document équivalent à l’inscription de Kartir qui date de la seconde moitié de ce même siècle31. On connaît mal en effet la situation du judaïsme babylonien qui prend de plus en plus d’importance tout au long du IIIe siècle alors que le judaïsme palestinien en perd – c’est le cas du rabbanisme mais aussi des autres formes refusant la « Seconde Loi »32. Quoi qu’il en soit, il faudrait revoir en fonction de cette hypothèse toutes les données de la vie de Mani, qui sont fournies par la documentation manichéenne et par les traditions indirectes chrétienne et islamique. VII. Conclusion Il n’a pas été question ici des influences elkasaïtes sur le manichéisme des origines, mais des origines ethnico-religieuses de son fondateur : les premières sont désormais assurées tandis que les secondes ne le sont pas encore de manière certaine. Les origines judéennes de Mani comme celles du manichéisme ont été effacées avec le temps au profit d’origines iraniennes plus flatteuses dans des milieux
29. À ce sujet, voir I. GRUENWALD, « Manichaeism and Judaism in Light of the Cologne Mani Codex », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 50 (1983), p. 29-45. 30. À ce sujet, voir J. M AIER, « Zum Problem der jüdischen Gemeinden Mesopotamiens im 2. und 3. Jh. n. Chr. im Blick auf den CMC », dans L. CIRILLO et A. ROSELLI (éd.), Codex Manichaicus Coloniensis. Atti del simposio internazionale (Rende-Amantea 3-7 set. 1984), Cosenza 1986, p. 3767 ; J. M AIER, « Il codice “Mani” di Colonia come fonde per la storia giudaica », dans L. CIRILLO (éd.), Codex Manichaicus Coloniensis. Atti del secondo simposio internazionale (Cosenza 27-28 maggio 1988), Cosenza 1990, p. 57-65. 31. À ce sujet, voir S. C. M IMOUNI, « Les nazoréens. Recherche étymologique et historique », dans Revue biblique 105 (1998), p. 251-260. Voir également l’opinion contrastée de C. JULLIEN et F. JULLIEN, « Aux frontières de l’iranité : nasraye et kristyone des inscriptions du mobad Kirdir. Enquête littéraire et historique », dans Numen 49 (2002), p. 282-335. 32. À ce sujet, voir S. C. M IMOUNI, « Judaïsme babylonien », dans Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Paris 19931, p. 1260-1269 ; 19962, p. 1132-1142.
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résolument antijudaïques ou dans des milieux où le judaïsme et le christianisme dans la forme elkasaïte ne présentent plus guère de signification. Il se pourrait que cette omission remontât déjà au mouvement elkasaïte d’où sont issus Mani et ses premiers disciples. Ces origines ont sans doute été oubliées mais la haine du judaïsme, la Loi de Moïse, est demeurée tenace – comme cela est souvent le cas à la suite d’une exclusion violente et sans retour d’une minorité par une majorité. Le manichéisme a entretenu une haine à l’égard de l’elkasaïsme et à travers lui à l’égard du judaïsme en général représenté maintenant par les seuls descendants des pharisiens. Cette haine du judaïsme se trouve aussi d’ailleurs chez les mandéens, qui pourraient être les descendants des elkasaïtes.
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TRÔNE ET ROYAUTÉ DE DIEU DANS L’ISLAM Guy MONNOT École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
La royauté et le divin sont souvent associés dans les religions. Non seulement un dieu est fréquemment orné d’une titulature royale, mais les rois terrestres entretiennent volontiers une relation particulière au divin. Le caractère sacerdotal est fréquemment lié à la royauté, et cette affinité va parfois jusqu’à la divinisation des rois. On ne s’étonne donc pas de retrouver trône et royauté dans la religion de l’islam. Or l’islam, c’est l’interprétation du Coran. Nous commencerons donc par voir les données coraniques sur le trône de Dieu et sur sa royauté, et nous étudierons ensuite les commentaires qu’en font deux auteurs de premier plan, à savoir al-Šahrastānī et Far al-Dīn al-Rāzī. I. Les données coraniques À La Mekke, il n’y eut jamais ni trône, ni roi. Mais la renommée du royaume arabe d’al- īra (supprimé en 602 seulement par les Sassanides), et celle de royaumes plus anciens, comme le royaume de Kinda en Arabie centrale ou encore les divers royaumes d’Arabie du sud avant l’intervention perse en ce pays à la fin du VI e siècle, ne pouvaient manquer d’y avoir pénétré. Toujours est-il que, dans le Coran, Dieu est appelé le Roi (al-malik) : deux fois en sourates mekkoises ce mot est immédiatement complété par « le Réel (al- aqq) »1 ; et deux fois, en sourates médinoises, il est suivi par « le Saint (al-quddūs) »2. À quoi s’ajoute, dans la dernière sourate du Livre, la célèbre formule : « Je demande protection au Seigneur des hommes, au Roi des hommes, au Dieu des hommes… ». Par rapport à l’abondance d’autres Très beaux noms d’Allâh, c’est peu. Mais, en plus des mentions du Roi, les affirmations de la « royauté (mulk) » doivent être prises en compte. Sur les 48 emplois de ce terme, 29 l’attribuent à Dieu. La plupart sont une affirmation générale de la toute-puissance divine, presque toujours liée à sa prérogative de créateur. Nombre de versets, avec des variantes, proclament : « À Lui la royauté des cieux et de la terre. Il fait vivre et fait mourir, Il est sur toute chose très puissant »3. Le plus ancien se présente comme une réflexion sur la persécution de monothéistes : « On ne leur reprochait que de croire en Dieu, le Tout-Puissant, le Digne de louange, à qui est la royauté des cieux et de la terre. Dieu est témoin de toute chose »4. Quant au plus complet, et peut-être le dernier, le
1. Coran 20, 114 ; 23, 116. 2. Coran 59, 23 ; 62, 1. 3. Coran 57, 2. 4. Coran 85, 8-9.
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voici : « […] À Dieu est la royauté des cieux et de la terre et de ce qui est entre les deux. Il crée ce qu’il veut. Dieu est sur toute chose très puissant »5. À côté de ces formules récurrentes et globales, quelques mentions, cinq exactement, frappent par leur insertion dans un contexte eschatologique. Toutes placent la royauté divine « en ce Jour », i.e. au Jour ultime où les hommes d’hier et d’aujourd’hui seront séparés les uns des autres pour recevoir une rétribution sans appel. La plus ancienne mention de ce genre pourrait être celle-ci : « La royauté réelle en ce Jour sera au Riche en miséricorde (al-Ra mān), et ce sera un Jour bien dur aux incroyants »6. On sait depuis quelques décennies qu’al-Ramān désigne le Dieu de la Bible7. Sa présence dans notre verset n’a rien pour surprendre, dans la mesure où le Jour coranique dont il est question évoque le Jour de Yahvé. Ce Jour, dans la Bible, est un jour de jugement. Il en va de même dans les sourates où la royauté de Dieu a un caractère eschatologique8. Le lien de la royauté au Jour final et au jugement qui s’y déroule trouve son expression la plus forte dans la Fātia, la sourate liminaire du Coran, laquelle est une prière collective. Celle-ci en effet, selon la lecture probable, s’adresse précisément au « Roi du Jour de la rétribution (Malik yawm al-dīn) »9 : en une seule expression sont réunis et étroitement reliés les trois éléments d’une même représentation religieuse, d’un même théologoumène. D’un autre point de vue, il y a donc là pour le mot « Roi » une occurrence qui complète la liste donnée ci-dessus des emplois indiscutés. On doit par ailleurs y ajouter encore un usage isolé du mot malīk, de même sens que malik mais avec une voyelle longue, lui aussi en contexte de Jour eschatologique10. Le même contexte marque de plus beaucoup des sourates où figure le Trône divin (ʿarš)11.. Les versets correspondants sont de trois types. Les uns se bornent à magnifier Dieu en lui attribuant la possession du trône par excellence, souvent par l’expression « le Seigneur du Trône (rabb al-ʿarš) ». Cette formule toutefois semble postérieure à une formulation plus sobre, qui doit appartenir aux sourates primitives : « le possesseur du Trône (ū l-ʿarš) »12. Dès la même époque, c’est-à-dire
5. Coran 5, 17 ; cf. 38, 10 et 43, 85, ainsi que 15, 85 ; 19, 65 etc. 6. Coran 25, 26. 7. Onze inscriptions sud-arabiques datées, allant d’environ 450 jusqu’au VIe siècle, la plupart juives, certaines chrétiennes, désignent par Ra manān le Dieu de la Bible. Voir les travaux de Christian Robin, en particulier « Du paganisme au monothéisme », dans L’Arabie antique de Karibʾîl à Mahomet. Nouvelles données sur l’histoire des Arabes grâce aux inscriptions (=Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, n° 61), Paris 1992, p. 139-155. Au Musée du Louvre, salle 19 : « Arabie du Sud », on peut voir maintenant un « bloc inscrit » en langue sabéenne daté de 472, qui place un palais « sous la protection de Rahmânân, maître du ciel ». Ce nom est tout proche d’un terme hébreu qui figure par ex. dans la célèbre formule ʿēl ra ūm we annūn, « Dieu de tendresse et de miséricorde » (Exode 34,6). 8. Outre Coran 25, 26 déjà cité, voir Coran 6, 72s ; 22, 56 ; 40, 16s.20 ; 45,27s. 9. Cinq des sept lecteurs canoniques du Coran, lisaient malik (cf. par ex. al-abrisī/abarsī, Maǧmaʿ al-bayān, Beyrouth 1380/1961, t.1, p. 48. Mais il y a une variante, mālik, à savoir « possesseur (ou : maître) », préférée notamment par ʿĀim. L’ensemble de sa lecture, telle que transmise par son transmetteur af, a été adopté par la célèbre édition cairote du Coran, et c’est pourquoi plusieurs traductions se fondent sur cette variante. 10. Cet hapax coranique est en 54, 55. Cf. 54, 6.48 (Jour) et 54, 56 (les Jardins). 11. Le mot ʿarš est 26 fois dans le Coran au sens d’un « trône », et ce trône est attribué 21 fois à Dieu (et 4 fois à la reine de Saba dans la sourate 27). 12. Coran 81, 20 et 85, 15, ainsi que, moins anciens, 17, 42 et 40, 15.
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dans les trois premières années de la prédication de Muammad à La Mekke, fait son apparition une autre série de versets, aussi brève que remarquable. Elle commence ainsi : « Le ciel se fendra et sera en ce Jour sans vigueur. Les anges se tiendront sur ses bords, et huit, en ce Jour, porteront au-dessus d’eux le Trône de ton Seigneur »13. On lit encore, dans une description plus tardive du Jour : « Ceux qui portent le Trône et ceux qui l’entourent exaltent leur Seigneur et disent sa louange. Eux-mêmes croient en Lui, et ils implorent son pardon pour ceux qui ont cru » 14. Enfin, un dernier type de versets reproduit six fois une formule immuable : « puis s’assit sur le Trône (umma stawā ʿalā l-ʿarš) »15. Ces mots sont toujours précédés par une mention de la création du monde. Le verbe arabe employé ne dit pas seulement l’acte de s’asseoir, mais aussi la stabilité, le repos. En arabe comme français, l’expression évoque à la fois la majesté de la posture et le début du règne. C’est-à-dire que Dieu, après avoir créé l’univers, entreprend de le gouverner. Une citation suffit à le montrer : Votre Seigneur, c’est Dieu qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis s’assit sur le Trône. Il fait couvrir le jour par la nuit dans leur poursuite impétueuse. Le soleil, la lune et les étoiles sont assujettis à son ordre. La création et l’ordre ne sont-ils pas à Lui ? Béni soit Dieu, le Seigneur des mondes !16
L’idée de royauté divine, on le voit, est notablement enrichie par le thème du Trône, non seulement par l’image concrète qui en est proposée, mais par les notions que le texte y rattache. Ce thème, pourtant, n’aurait pas toute l’importance qui est la sienne sans un passage dont nous n’avons encore rien dit, parce qu’il n’utilise pas le mot de ʿarš, mais celui de kursī. Ces lignes sont universellement connues comme le verset du Trône (āyat al-kursī). Le voici17 : Dieu, il n’y a pas de dieu en dehors de Lui ! Le Vivant, le Mainteneur ! Ni somnolence ni sommeil ne Le prennent. À Lui ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. Qui donc intercédera auprès de Lui, sauf avec sa permission ? Il sait ce qui est dans leurs mains et ce qui est derrière eux. Et les hommes n’embrassent rien de sa science, sauf ce qu’Il veut. Son Trône s’étend sur les cieux et la terre. Et les conserver ne Lui est point pesant. Lui est le Très-Haut, l’Immense.
Ce texte se trouve dans la sourate al-Baqara, sans lien apparent à ce qui précède ou à ce qui suit. Deux mots appellent une explication, avant qu’on essaie de montrer la structure de ce développement très élaboré. « Le Mainteneur » traduit al-qayyūm. Les savants modernes rendent généralement ce terme par « le Subsistant ». Une considération aussi métaphysique est bien étrangère au style, et d’abord à la pensée, du Coran. Cette acception existe néanmoins chez les anciens
13. Coran 69, 17. 14. Coran 40, 7 ; cf. 39, 75. 15. Par ex. 25, 59. À quoi s’ajoute une variante par inversion syntaxique : al-ra mān ʿalā l-ʿarši stawā, « le Riche en miséricorde sur le trône s’assit » (20, 5). 16. Coran 7, 54 (cf.10, 3, etc. ; formule un peu différente en 20, 5). 17. Coran, 2,255.
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commentateurs. Mais ces mufassirūn classiques18 donnent aussi, et préfèrent souvent, un autre sens, à savoir qu’à Dieu revient le gouvernement (tadbīr, siyāsa) et la conservation ( if, razq) du monde. Telle est l’idée que nous avons tenté de rendre par « le Mainteneur »19. Quant à al-kursī, ce mot très général signifie un support, qui peut être un siège. Mises à part les interprétations allégoriques qui ont fait florès dans l’islam, il s’agirait, soit du soubassement ou d’un marchepied du Trône, soit du Trône lui-même (comme dans le seul autre emploi coranique du terme, qui désigne clairement le trône de Salomon20). Dans les deux cas, soit par métonymie, soit directement, kursī ne veut pas dire ici autre chose que ʿarš : c’est le Trône. Venons-en maintenant à la structure du texte. Il comporte dix phrases. D’abord la profession de monothéisme, qui est la trame du Coran. Puis quatre couples de phrases dont la première est toujours affirmative, et la seconde toujours négative de forme ou au moins de sens (seulement de sens, sans l’être de forme, dans le deuxième couple). La première phrase affirme chaque fois une excellence de Dieu. La deuxième nie chaque fois que Dieu puisse être atteint par la faiblesse d’une créature. Enfin la conclusion, parallèle à l’exorde, évoque en point d’orgue l’Absolu, le Sublime. Deux remarques seulement. « Le Vivant, le Mainteneur » peuvent être lus comme des épithètes de « Lui » qui précède. C’est ce que font la plupart des commentateurs et traducteurs orientaux et occidentaux 21. Mais une tradition millénaire, et attribuée au Prophète lui-même, introduit officiellement dans la récitation une pause (waqf), immédiatement après le premier « Lui ». Cette pause, cette ponctuation orale, doit être prise en considération. On pourrait alors comprendre les deux termes Vivant et Mainteneur comme les attributs d’une phrase nominale, dont le sujet ou inchoatif serait sous-entendu22. Du coup, le sens serait : « Il est le Vivant, le Mainteneur ». Mais mieux encore, on verra là un éclair d’émerveillement perçant la pénombre du discours ordinaire, un cri d’admiration stupéfiée, une exclamation : « Le Vivant, le Mainteneur ! »23. Seconde remarque : « Lui » traduit le pronom huwa, qui certes peut en arabe n’être que le sujet d’une phrase nominale, mais d’ordinaire marque une insistance sur la personnalité désignée. C’est le cas ici. Dans notre verset, la première phrase s’achève par Lui, et par Lui commence la dernière. On peut d’ailleurs les lire l’une à la suite de l’autre. Une inclusion sémitique saisissante exalte la transcendance de l’ipséité.
18. Cf. les commentaires de abarī, abrisī (ou abarsī), Šahrastānī, Rāzī, Bayāwī, Nīsābūrī, al-Ǧalālayn. Ceux de abarī et de Nīsābūrī sont traduits dans notre article « Le verset du Trône », MIDEO, t. 15 (1982), p. 119-144. Il faudrait y corriger quelques erreurs ; p. 134, l. 4 par ex., lire : « car les êtres rationnels qu’on y trouve déterminent l’accord [au masculin pluriel] ». 19. Le verbe français initial d’où vient ce mot donne, d’une part « se tenir debout » (latin stare, d’où vient « subsistant »), de l’autre « tenir » (= dominer, gouverner), et « soutenir » (= conserver, nourrir). Richard Bell traduisait « the Eternal », mais ajoutait en note : « Or “the all-sustaining” ». De même Fazlur RAHMAN, Major Themes of the Qurʾān, Minneapolis, Chicago 1980, p. 5, traduit : « the Sustainer ». 20. Cf. Coran 38,34 21. Et c’est manifestement le cas dans la formule identique en Coran 3, 2. 22. La possibilité grammaticale de cette solution est explicite chez Nīsābūrī, Ġarāʾib al-Qurʾān, Le Caire 1381/1962, t. 3, 13 et chez Qur ubī, al-Ǧāmiʿ li-a kām al-Qurʾān, Le Caire 1373/1954, t. 3, p. 271, et c’est le sens retenu par Rudi Paret dans sa traduction allemande. 23. De telles explosions de langage se lisent ailleurs en Coran 69, 1 ; 101, 1 ; etc.
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Le prestige de ce verset est immense. Son éloge et les mérites de sa récitation sont l’objet de plusieurs traditions rapportées de Muammad. Tous les commentateurs le célèbrent à l’envi. C’est un des joyaux du Coran. Il est très souvent inscrit dans la pierre ou le bois de l’architecture et du mobilier religieux. En voici quelques exemples : énorme inscription sur le bandeau du mausolée joint à la mosquée du Sultan asan au Caire, ornementation de la mosquée du ʿĪdgāh, l’aire cultuelle festive de Multan, présence encore au cœur du mausolée de Šams al-Dīn Sabzawārī (dit Šāh Šams-i Tabrīz) dans la même ville, fréquentes inscriptions sur des tombes24. Une présentation, même brève, de ce texte majeur doit encore mentionner ses parallèles bibliques. Ils sont nombreux. Al- ayy al-qayyūm d’abord, que nous avons traduit par « le Vivant, le Mainteneur », correspond étroitement à l’hébreu ayyāʾ weqayyām de Daniel 6, 27 : « Il est le Dieu vivant, il perdure à jamais »25. Quelques lignes plus loin, le même livre de Daniel met également en scène le trône divin, préparé pour le jugement des hommes26. La Bible en effet évoque plusieurs fois le Trône, dont Dieu même fait la description en ces termes : « Le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds »27. Une autre ressemblance au verset coranique est que, s’agissant toujours de Yahvé, i.e. de Dieu, on lit déjà au Psaume 121, 4 : « Vois, il ne somnole pas et ne dort pas, le gardien d’Israël »28. Enfin, si le Coran affirme : « Et les conserver ne Lui est point pesant », un prophète biblique avait depuis longtemps chanté : « Yahvé est un Dieu éternel, créateur des extrémités de la terre. Il ne se fatigue ni ne se lasse… »29. De tels rapprochements ne sont point l’apanage des auteurs occidentaux. Il s’en trouve d’autres sous la plume d’al-Šahrastānī, auquel il convient maintenant de passer. II. Le verset du Trône selon Šahrastānī Abū l-Fat Muammad b. ʿAbd al-Karīm al-Šahrastānī naquit dans le nord du Monde iranien (Turkménistan actuel) vers 479/1087, et mourut dans sa bourgade natale en 548/1153. Il est connu depuis toujours pour deux gros ouvrages doctrinaux en arabe, surtout pour le premier d’entre eux, al-Milal wal-ni al, traduit en français sous le titre de Livre des religions et des sectes. Ces œuvres lui ont valu la réputation d’un penseur sunnite qui fait honneur à l’école ashʿarite. Depuis
24. Le verset du Trône est senti comme l’annonce du Juge eschatologique souverain, d’où son usage funéraire. La même pensée fait parfois ajouter : « Tout ce que porte la terre passera, mais demeure la face de ton Seigneur, majestueuse et munificente » (Coran 55, 26 sq.). 25. Traduction de La Bible de Jérusalem, Paris 1998. Le célèbre dictionnaire d’Ibn Man ūr, Lisān al-ʿArab, 15 tomes, offset Beyrouth 1374-1376/1955-1956, t.12, p. 504a, cite d’ailleurs plusieurs auteurs anciens qui donnent al-qayyām comme identique à al-qayyūm. Quant au sens d’al-qayyūm, c’était de même : « celui qui n’a pas de commencement » selon al-Kalbî (ibid.), et « celui qui ne cesse ni ne change » selon Ibn ʿAbbās (Asrār, 396a/7 : cf. infra, note 30). 26. Daniel 7, 9 sq. 27. Isaïe 66, 1. Cf. par ex. Isaïe 6, 1 ; psaumes 11, 4 ; 103, 19. 28. Trad. J.-L. VESCO, Le psautier de David traduit et commenté, Paris 2006, t. II, p. 1176. L’étroite correspondance des racines verbales hébraïques et arabes des deux textes semblables a été montrée en détail par Roger Arnaldez, Trois messagers pour un seul Dieu, Paris 1983, p. 46 sq. 29. Isaïe 40,28.
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une quarantaine d’années toutefois, on a progressivement redécouvert les perspectives déterminément ismaéliennes de sa vue du monde. Quelques-uns de ses contemporains avaient déjà soupçonné la chose. Elle est maintenant établie avec certitude par le contenu de son grand commentaire coranique, Mafātī al-asrār wa-ma ābī al-abrār, c’est-à-dire Les clefs des mystères et les lampes des fidèles, dont on a retrouvé l’unique manuscrit, conservé à Téhéran30. Cet ouvrage magistral en deux volumes fait habituellement de chaque verset une double étude. Il y a d’abord un commentaire en quelque sorte classique, selon la méthode usuelle du tafsīr, dont c’est en réalité une des productions les plus claires et les plus complètes. Mais ensuite viennent les « mystères » (asrār). L’auteur désigne par ce mot l’approfondissement spéculatif du sens religieux, tel qu’il affirme l’avoir reçu de la tradition des Gens de la Maison, c’est-à-dire des premiers Imams shîʿites. En ce qui concerne le verset du Trône, le commentaire classique s’étend sur trois grandes pages. Puis commencent les mystères31 : Ceux qui magnifient la majesté de Dieu [= les Imams et leurs disciples] ont dit que le [verset du] Trône comprend dix paroles achevées32, sur lesquelles on fait une pause, et qui s’appellent les pauses du Prophète. Car le Prophète (que les bénédictions de Dieu soient sur lui et sur sa Famille) lisait le verset du Trône en s’arrêtant à chaque parole et en interrompant sa lecture en fonction de la pause. Ils ont dit également que le verset comprend, et des paroles de négation, et des paroles [397b] d’affirmation. « Il n’y a pas de dieu en dehors de Lui »33 est une négation et une affirmation34. « Le Vivant, le Mainteneur ! » est une affirmation. « Ni somnolence ni sommeil ne Le prennent » est une négation. « À Lui ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre » est une affirmation. « Qui donc intercédera auprès de Lui, sauf avec sa permission ? »35 est une négation incluant une affirmation. « Il sait ce qui est dans leurs mains et ce qui est derrière eux » est une affirmation. « Et les hommes n’embrassent rien de sa science, sauf ce qu’Il veut » est une négation incluant une affirmation. « Son Trône s’étend sur les cieux et la terre » est une affirmation. « Et les conserver ne Lui est point pesant » est une négation. « Lui est le Très-Haut, l’Immense » est une affirmation… Peut-être bien les dix pauses sont-elles les degrés du Trône, et y a-t-il à chaque degré une négation et une affirmation, entre lesquelles on trouve la même opposition (taādd) qu’entre le Réel et le vain.
30. Mafātī al-asrār wa-ma ābī al-abrār, éd. fac-similé de l’unicum, avec introduction et index, 2 t., Téhéran 1409 /1368 H. S./1989. Nous citons comme suit : Asrār, 42b/17-19 (= folio 42 verso, lignes 17 à 19). 31. Le passage cité : Asrār, de 397a/23 à 397b/21. 32. Kalimāt tāmmāt. Ces paroles accomplies, qui semblent être identiques aux kalimāt qudsiyyāt (paroles de Sainteté) jouent un grand rôle dans la synthèse de Šahrastānī : voir par ex. Asrār, 215b/810. 33. Même formule plusieurs autres fois dans le Coran : 2, 163 ; 3, 2 ; 6, 106 ; etc. 34. Le balancement dialectique de la négation et de l’exception à valeur affirmative était déjà mis en relief par le célèbre dāʿī ismaélien asan-i abbā selon Šahrastānī, Al-Milal wal-ni al, 2 t. à numérotation continue, Le Caire 1370-1375/1951-1955, 443 (cf. trad. avec introductions et notes par D. Gimaret, J. Jolivet et G. Monnot, SHAHRASTANI, Livre des religions et des sectes, 2 t., Leuven 19861993, t. I, p. 563). 35. Cette phrase et la suivante renvoient au Jour de la rétribution, Jour eschatologique dont celui qui trône est le « Roi » : c’est bien ainsi que Coran 1, 4 est compris en Asrār 37b à 39a.
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Le verset commence par le mot « Dieu », qui transcende l’opposition et la hiérarchie36, domine la négation et l’affirmation : il arbitre entre les adversaires, il juge entre les opposés. « Il n’y a pas de dieu en dehors de Lui » commence par la négation, mais, par l’exception, introduit l’affirmation. [Au contraire, la parole du tašahhud37] « Lui seul, il n’a pas d’associé » commence par l’affirmation, et s’achève par la négation. En effet, celui dont le regard va de la créature au Créateur en considérant le réalisé par rapport au Réel dit : « Il n’y a pas de dieu en dehors de Dieu », tandis que celui dont le regard va du Créateur à la créature en considérant le Réel par rapport au réalisé dit : « Lui seul, il n’a pas d’associé ». [La sourate] « Dis : Lui, Dieu, est un » témoigne de cette [complémentarité], puisqu’elle consiste en paroles dont les premières sont affirmatives et les dernières négatives 38. Les deux taw īd ensemble, voilà le taw īd dans sa perfection39 : l’un des deux est le taw īd de la Loi, l’autre est le taw īd de la Résurrection. « Il n’y a pas de dieu en dehors de Dieu, lui seul, il n’a pas d’associé »40. [Le Coran] commente ensuite le sens des mots : Dieu, l’Un et l’Unique, en disant qu’il est « le Vivant, le Mainteneur » : ce sont deux noms qui rassemblent tous les attributs de majesté et de munificence41. Car « le Vivant » est un nom qui rassemble ce qui se rapporte à la majesté de Dieu : la science, la puissance, l’Ordre, la volonté absolue (mašîʾa), l’audition, la vision, la toute-puissance (ʿizza), la suprématie, l’élévation, l’immensité. Et « le Mainteneur » quant à lui est un nom qui rassemble ce qui se rapporte à la munificence de Dieu : la générosité, la largesse, le fait de combler de bienfaits et de répandre le bien et les bénédictions, la généralité de sa miséricorde et la particularité des dons qu’Il en fait, la somme de la sagesse et la particularité de ses applications, le soin des affaires des créatures, de leur conservation et de leur sauvegarde. On trouve dans la Torah que le Nom suprême de Dieu est ʿéhyéh ʿashér ʿéhyéh, ce qui se rend en arabe par42 : le Vivant, le Mainteneur. Dans les traditions d’autre part43, il y a que le Nom suprême de Dieu est dans trois versets : « Dieu, il n’y a pas de dieu en dehors de Lui ! Le Vivant, le Mainteneur ! – Alif, Lâm, Mîm. Dieu, il n’y a pas de dieu en dehors de Lui, le Vivant, le Mainteneur. – Les visages s’abaisseront
36. Sur cet important couple de notions, voir « Opposition et hiérarchie dans la pensée d’alShahrastânî », dans M. A. AMIR-MOEZZI, C. JAMBET et P. LORY (éd.), Henry Corbin : philosophies et sagesses des religions du Livre (“Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses” 126), Turnhout 2005, p. 93-104. 37. Le tašahhud, « attestation de foi » est récité au moins une fois à chaque prière rituelle. 38. La brève sourate 112, al-Ilā , s’énonce en effet comme suit : « Dis : Lui, Dieu, est un. C’est Dieu, le plein. Il n’engendre ni n’est engendré. À Lui n’est pareil pas un ». 39. Taw īd : proclamation de l’Unique, cœur de la foi musulmane. 40. Extrait du tašahhud, dont le texte complet, avec trad., est dans l’article « alāt », Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd., t. VIII, Leyde 1995, p. 961a. — L’opposition caractéristique entre la Loi et la Résurrection est plusieurs fois associée dans Asrār à leurs maîtres respectifs ( ākim, ou ā ib). 41. Le texte porte clairement kamāl, « perfection ». Il doit s’agir d’une distraction du copiste, car cela ôte toute cohérence aux lignes suivantes. Nous le corrigeons par ikrām, « munificence », qu’on trouve peu après en 397b/16 et 23, et qui est associé à ǧalāl, « majesté » en Coran 55,27.78. 42. ’HYY’ŠR’HYY’ wa-tafsīruhu bil-ʿarabiyya (en Asrār, 397b/19). 43. Cf. par ex. Ibn Māǧa, Sunan, « Duʿā », 9 (n° 3856), Le Caire 1972, t. 2, p. 1267.
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devant le Vivant, le Mainteneur »44. Sans doute vois-tu ce qui est répété dans les trois cas, à savoir les deux noms immenses et suprêmes : le Vivant, le Mainteneur.
Suivent des considérations quelque peu répétitives sur les autres segments du verset, sur l’alternance de leur forme positive ou négative, sur la correspondance de la science divine au nom de Vivant, et de la puissance divine au nom de Mainteneur. L’auteur couronne ce développement par un tableau sur deux colonnes, où chaque phrase est mise en corrélation à un « monde » (ʿālam) différent. Le texte s’achève enfin par les lignes que voici45 : « Le verset du Trône a une langue, qui dit sur le pied du Trône la sainteté du Roi »46. Il dit Sa sainteté par ces mots : le Vivant, le Mainteneur, la royauté et la possession, la science et la puissance, l’élévation et l’immensité. Ce sont les huit paroles écrites sur le pied du Trône, ce sont les huit Noms qui donnent la force aux porteurs du Trône47. Car ils sont huit, et ce qui leur donne la force de porter le Trône, ce sont les huit Noms.
Globalement considéré, le commentaire de Šahrastānī souligne le balancement interne du verset entre l’affirmation et la négation. Il corrobore l’interprétation d’al-Qayyūm comme signifiant le Mainteneur, celui qui conserve et gouverne le monde. Mais deux autres caractères de ce texte frappent immédiatement. C’est d’abord le lien étroit qu’il pose entre les mots et les réalités. Les paroles ne sont pas seulement une expression langagière. À la lecture des Mafātī al-asrār se dévoile progressivement tout un aspect de l’univers sharastanien. Selon cette vue des choses puissante et complexe, il existe des lettres mystérieuses et saintes, strictement ordonnées dans une hiérarchie dynamique. Ce sont les principes et fondements des êtres, en qui elles se manifestent. Manifestation, maître mot lié à une métaphysique, voire à une métahistoire, de l’acte d’être. Une seconde surprise que nous réservaient ces pages est de taille. C’est l’appel de l’exégète musulman à un moment majeur de la Révélation biblique. ʿÉhyéh ʿashér ʿéhyéh y est la réponse de Dieu à Moïse quand celui-ci, au passage du Buisson, demande le nom de son interlocuteur souverain48. Le sens de cette réponse n’a pas cessé d’être recherché, et controversé, avec ardeur. Sans doute est-ce un refus de réponse directe : « Je suis qui je suis », majestueuse humilité de la singularité absolue. Mais une tradition chrétienne prévalante interprète ces mots comme identifiant Dieu à l’Être fontal, à l’esse en acte pur : « Je suis Celui qui est (ou : qui suis) ». Quoi qu’il en soit, reconnaître dans un texte hébraïque le Nom suprême de
44. Successivement, Coran 2, 255 (notre verset) ; 3, 2 ; 20, 111. 45. Asrār, 398b/14-17. 46. C’est un adī canonique, une tradition rapportée du Prophète par Ubayy b. Kaʿb. Elle était déjà citée par Šahrastānī un peu plus haut (Asrār 395b/19-21). Cf. de même al-Qur ubī, al-Ǧāmiʿ li-a kām al-Qurʾān, 22 tomes, Le Caire 1387-1967, t. 3, 28. – L’inscription d’un Nom divin sur le pied du Trône (sāq al-ʿarš) est aussi affirmée en Asrār 32a/1. 47. Les porteurs du Trône ( amalat al-ʿarš) sont aussi mentionnés en Asrār, 36b/22, et leur nombre de huit est placé dans une vue cosmique et spirituelle en 195a/24 à 195b/20. Ce nombre de huit est explicite en Coran 69, 17 (cf. supra, I). Theodor NÖLDEKE, Geschichte des Qorans, 2. Auflage, Leipzig 1909-1938, t. I, p. 40, n’hésite pas à suggérer que ce chiffre insolite pourrait venir seulement du besoin de l’assonance commandant les versets 4 à 29 de la sourate… Des traditions du Prophète sur ces huit porteurs sont citées par al-abarī, Ǧāmiʿ al-bayān, 30 t., Le Caire 1388-1396 H./19681976, t. 29, p. 58 sq. 48. Exode 3, 14.
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Dieu suppose un lien historique à des sources juives 49. Cette constatation s’ajoute aux parallèles bibliques relevés plus haut, et à l’atmosphère générale de la royauté divine d’après le Coran, royauté dont on a remarqué qu’elle s’inscrit dans un cadre semblable au Jour de Yahvé. III. L’exégèse de Rāzī Passer de Šahrastānī à Rāzī, c’est apparemment rester dans le même univers. L’un et l’autre sont Iraniens. Ce sont des penseurs religieux qui ont habituellement écrit en arabe, malgré quelques productions en leur langue maternelle, le persan. Tous deux vécurent au VIe siècle de l’Hégire, correspondant à notre XIIe siècle. Mais ces rapprochements cachent de grandes différences. C’est à Rayy, non point dans le nord mais dans l’ouest du Monde iranien, que Muammad b. ʿUmar Far al-Dīn al-Rāzī est né en 543/1149, c’est-à-dire deux générations après l’auteur des Milal. La plus grande partie de sa vie s’est pourtant déroulée dans la partie orientale des contrées iraniennes, et il finit par se fixer à Hérât où il est mort en 606/1210. Maître et prédicateur célèbre, controversiste virulent mais à la fortune diverse, il fut aussi un étonnant polygraphe. On a de lui des ouvrages de sciences, de médecine, de philosophie. Avant tout, ce fut un mutakallim, un théologien résolument sunnite. Pour donner la mesure de sa grande renommée, il suffit de dire qu’il fut parfois compté au nombre des muǧaddidūn al-dīn, ces « rénovateurs de la religion » censés rendre à l’islam sa force religieuse et intellectuelle au début de chaque siècle 50. En toute occurrence, il reste universellement connu comme l’auteur des Mafātī al-ġayb ou « clefs du secret divin », qu’on appelle souvent al-Tafsīr al-kabīr, « le grand commentaire coranique »51. Titre doublement mérité. Car d’une part cet immense ouvrage de quelque 8 000 pages arabes est l’un des deux ou trois plus longs commentaires complets jamais écrits sur le Coran. Et d’autre part, c’est l’un de ceux où l’intelligence humaine fait le plus grand effort pour comprendre avec exactitude le texte révélé. Ce n’est jamais là, bien évidemment, une tâche facile. Les mentions du Trône divin mettaient Rāzī dans une position plus délicate qu’on ne le penserait de prime abord. Il est en effet pris entre deux feux. D’un côté, et c’est son souci principal, il lutte contre les « corporéistes » qui prennent à la lettre tous les anthropomorphismes coraniques. Il ne s’agit point d’adversaires virtuels débattant des positions livresques. Les corporéistes ont un nom, ce sont les karramites, disciples d’Ibn
49. Cf. Th. J. O’SHAUGHNESSY, « God’s Throne and the Biblical Symbolism of the Qurʾān », Numen, t. XX (1973), p. 202-221, qui renvoie brièvement à de nombreux parallèles bibliques ou pseudépigraphiques, et relève, p. 210 et 216, deux cas de grande proximité entre le texte coranique et le vocabulaire syriaque chrétien. L’article s’applique surtout à retrouver l’évolution historique de chaque thème lié au Trône dans le Coran, et s’appuie à cet effet, avec une confiance excessive, sur la chronologie hypothétique de Richard Bell. 50. Cf. R. A RNALDEZ, Fakhr al-Dîn al-Râzî, commentateur du Coran et philosophe, Paris 2002, p. 22 ; Y. FRIEDMANN, Prophecy Continuous. Aspects of A madī Religious Thought and Its Medieval Background, Berkeley, Los Angeles, Londres 1989, p. 98. 51. Far al-Dīn al-Rāzī, al-Tafsīr al-kabīr, 32 tomes, Le Caire 1352/1933. Nous citons l’éd. offset de Téhéran, s.d. (indiquée par : R.).
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Karrām52. La secte karramite était puissante au Khorâsân et en Transoxiane. Dans la capitale ghûride de Fīrūzkūh, à quelque 200 km à l’est de Hérât, Rāzī soutint contre leur chef en 595/1198 une grande controverse publique qui tourna à l’émeute, et notre théologien dut quitter la ville. Aussi développe-t-il abondamment dans son commentaire la réfutation des « assimilateurs »53, i. e. essentiellement des karramites. Pour ce faire, il accumule d’interminables arguments qui mettent surtout en évidence toutes les contradictions ou absurdités induites par la localisation de Dieu en un espace déterminé54. À quoi ne manquent pas de s’ajouter des arguments scripturaires. L’un d’eux revêt une importance particulière. C’est la courte phrase : « Rien n’est à Sa ressemblance »55. Ces mots ont été élevés dans la doctrine sunnite au rang d’un dogme, condamnant toute « assimilation » de Dieu à une créature ou inversement. Il faudrait donc, devant certaines affirmations coraniques attentatoires à la majesté divine, recourir à l’interprétation (taʾwīl). Rāzī va très loin dans ce sens. Il ne se borne pas à interpréter métaphoriquement plusieurs expressions du Livre. Il montre que la Kaʿba elle-même, pôle de la prière et du Pèlerinage, doit être comprise dans cette lumière : Quand Dieu les informe qu’il a une “maison” où ses serviteurs doivent se rendre en pèlerinage, ils comprennent qu’il a fixé pour eux une place où ils se rendent pour solliciter leur Seigneur et lui présenter leurs demandes, comme on se rend aux maisons des rois et des chefs dans le même but. Mais la raison leur apprend qu’il faut refuser l’assimilation, et que Dieu ne s’est pas fait de cette “maison” une demeure, et qu’il ne l’utilise pas pour se protéger de la chaleur et du froid56.
Et il ajoute ailleurs : Nous savons qu’il faut ici recourir à l’interprétation. La raison de ce langage, dit-on alors, est que Dieu parle à ses serviteurs en fonction de leurs connaissances. Il s’est créé une maison qu’ils visitent, mais cela ne veut pas dire qu’il y habite (combien n’est-il pas supérieur à cela !). Et s’il a posé au coin de la Maison une pierre qui est sa droite sur la terre, c’est qu’ils ont coutume d’honorer leurs chefs en leur baisant la main57.
L’exégèse confine ici à la virtuosité. La Pierre Noire est un aérolithe scellé dans l’angle oriental de la Kaʿba, et il est recommandé de la baiser lors de la circu-
52. L’Iranien Muammad ibn Karrām al-Siǧistānī est mort en 255/869. Les karrāmiyya sont mentionnés par ex. en R., t. 14, p. 108, l. 12 (sur Coran 7, 54). 53. Les « assimilateurs » (mušabbiha) sont ceux qui professent le tašbīh, i. e. qui attribuent à Dieu une qualité semblable à une qualité connue dans un être créé. Voir par ex. leur réfutation en R., t. 14, p. 101-115 (sur Coran 7,54), ou R., t. 17, p. 12-14 (sur Coran 10, 3), ou R., t. 27, p. 43 sq. (sur Coran 40, 15). 54. L’existence du Trône, et qu’il soit porté par les anges, sont déjà critiqués, contre l’islam et le judaïsme, dans Une apologétique mazdéenne du IXe siècle : Škand-Gumānīk Vičār, La solution décisive des doutes, Texte pazand-pehlevi transcrit, traduit et commenté par le P. Pierre Jean de Menasce O. P., Fribourg 1945, chap. XII, 6 et chap. XIV, 34 sq. (cf. p. 202). 55. Laysa kamilihi šay’ (Coran 42,11). Le verset est utilisé en R., t. 22, p. 6 (sur Coran 20, 5). 56. R., t. 14, p. 116 (sur Coran 7, 54). La Kaʿba est dite la « maison » de Dieu en Coran 2, 125s.158 ; 5, 97. 57. R., t. 30, p. 109 (sur Coran 69, 17).
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mambulation de la Kaʿba pendant le Pèlerinage58. Mais le Prophète aurait dit : « La Pierre Noire est la droite de Dieu sur la terre »59. D’où l’explication de Rāzī. Elle découle d’une position de principe : La raison est le fondement de la révélation. Car tant que les preuves rationnelles n’ont pas établi l’existence du Créateur, sa science, sa puissance et l’envoi par lui des prophètes, la révélation n’est pas établie : contredire la raison oblige à contredire la révélation en même temps que la raison. Il ne reste donc [lorsque le sens littéral selon l’usage dans la langue arabe est inadmissible] qu’à conclure fermement à la validité de la raison, et à entreprendre d’interpréter la révélation60.
De ce point de vue, l’auteur des Mafāti al-ġayb recueille l’héritage de la grande école muʿtazilite, et singulièrement d’al-Zamašarī, qu’il cite souvent. Mais il se garde bien de le suivre trop loin, car les « assimilateurs » ne sont pas les seuls adversaires qui menacent le sunnisme. Aussi, après avoir exposé les avantages de l’interprétation, il enchaîne de suite : « Si nous ouvrons cette porte, elle est grande ouverte aux interprétations des bāiniyya »61. Or ces bāiniyya ou bâtinites ne sont autres que les ismaéliens, dont l’exemple de Šahrastānī nous a laissé pressentir plus haut la richesse parfois aventureuse de leur exégèse. Ces ismaéliens, dans l’Iran de l’époque, n’étaient pas moins virulents que les karramites, bien qu’ils le fussent d’une manière entièrement différente. On comprend donc l’inquiétude d’un prédicateur et docteur sunnite et ashʾarite comme Rāzī. Mais à cette considération tactique s’ajoute chez lui un respect religieux du texte révélé. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « Il y a peut-être dans le Coran des choses dont personne n’a besoin en dehors du Prophète, si bien que Dieu les lui a clairement expliquées, et à personne d’autre »62. Au bout du compte, notre auteur, à propos de la session de Dieu sur le Trône, déclare sans ambages qu’une position à cet égard « est de ne pas s’engager dans l’interprétation détaillée du verset, mais de s’en remettre à Dieu de sa connaissance, […] et c’est la doctrine que nous choisissons, que nous professons et sur laquelle nous nous appuyons »63. Au demeurant, la modestie du commentateur l’amène à citer des traditions prophétiques. Leur intérêt n’est pas niable, comme le montre cet extrait : On a rapporté du Messager (que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur lui !) : « Les porteurs du Trône sont au nombre de quatre, mais au Jour de la résurrection, Dieu leur donnera l’aide de quatre autres, et ils seront huit » […] Et l’on a dit également : « L’un a une forme d’homme, l’un a une forme de lion, l’un a une forme de taureau, l’un a une forme d’aigle »64.
58. Muammad l’avait fait, et ʿUmar b. l-a
āb l’aurait fait pour cette seule raison : cf. Buārī, a ī , « al- aǧǧ », 60, 1 ; Muslim, a ī , « al- aǧǧ », 41, 250. 59. Cette tradition aurait été interprétée par Ibn anbal. Cf. R., t. 22, p. 6 (sur Coran 20, 5). 60. R., t. 22, p. 7 (sur Coran 20, 5). La première phrase : al-ʿaql a l al-naql. 61. R., ibid. 62. R., t. 25, p. 169 (sur Coran 32, 4). Affirmation fort surprenante, qui n’est pas sans rappeler les doctrines shîʿites, et précisément ismaéliennes. 63. R., t. 14, p. 115 (sur Coran 7, 54) ; cf. R., t. 22, p. 6 (sur Coran 20, 5), ainsi que R., t. 7, p. 175 et p. 177 (sur Coran 3, 7). 64. R., t. 30, p. 109 (sur Coran 69, 17). La première phrase du deuxième abar, à savoir : « L’un a une forme d’homme », manque. Elle est restituée d’après le texte reproduit par al-Nīsābūrī, Ġarāʾib
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La première tradition65 montre que le nombre de quatre (et non de huit) paraissait s’imposer. Mais pourquoi s’imposait-il ? La seconde tradition donne la réponse. On y perçoit immédiatement l’écho de la vision du char de Yahvé au premier chapitre du livre d’Ezéchiel. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Rāzī lui-même s’interroge une fois sur l’utilité à étendre la création sur six jours, durée qui n’ajoute rien à notre perception de la puissance absolue de Dieu. Et il donne cette réponse : « Il est mentionné au début de la Torah que Dieu créa les cieux et la terre en six jours. Les Arabes fréquentaient les juifs, et ont sans doute entendu cela d’eux »66. Tout le monde avait compris qu’on ne pourrait faire le tour de notre sujet en une dizaine de pages. Un travail plus complet devrait en particulier étudier l’intériorisation du Trône dans l’exégèse mystique67. L’examen du thème de la royauté gagnerait en richesse si on y intégrait la considération du « Seigneur des mondes » (rabb al-ʿālamīn). Un souci comparatiste ferait même rappeler que le principe quasi divin du manichéisme, à savoir le Père de la Grandeur, est aussi appelé « Roi du monde de la lumière » par Mani68. Nous nous bornerons à quelques remarques finales. Elles porteront d’abord sur le contenu du Coran, puis sur la lecture qu’en font ses commentateurs. Dans le Livre de l’islam, l’installation de Dieu sur son Trône fait régulièrement suite à la création du monde. Il est raisonnable d’attribuer cette idée, tout comme les six jours de la création, à une source juive, et cela a été fait 69. Mais les textes rabbiniques allégués ne manquent pas de situer l’établissement sur le Trône au jour du sabbat. Ce dernier, au contraire, disparaît ici : le Trône, au lieu d’être situé dans le cadre et l’atmosphère du sabbat70, prend sa place et l’élimine. Pourquoi ? Parce que le « repos » de Dieu au septième jour a été compris comme la marque d’une
al-Qurʾān wa-raġāʾib al-Furqān [achevé vers 730/1329], 30 tomes, Le Caire 1381-1393/1962-1973, t. 29, p. 37. 65. Elle est déjà mentionnée, avec deux chaînes de transmission différentes, par al-abarī [m. 310/923], Ǧāmiʿ al-bayān, 30 tomes, Le Caire 1388-1396/1968-1976, t. 29, p. 59. 66. R., t. 14, p. 99 (sur Coran 7, 54). 67. Cf. par ex., sur Coran 2, 255, le commentaire persan d’Abū l-Fal-i Maybudī, Kašf al-asrār, 10 vol., Téhéran 1331-1339 H.S., t. 1, p. 685-700. Le grand philosophe shîʿite Mollâ Sadrâ a écrit un ouvrage, al- ikma al-ʿaršiyya (traduit et introduit par James Winston MORRIS, The Wisdom of the Throne. An Introduction to the Philosophy of Mulla Sadra, Princeton 1981) qui n’apporterait pas grand-chose à cette recherche, mais on trouve des points de départ dans C. JAMBET, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris 2002. 68. Cf. Šahrastānī, Milal, op. cit., p. 628 sq. = Livre, t. I, p. 660 sq. (cf. supra, note 34) ; M. TARDIEU, Le manichéisme, Paris 1981, p. 104. 69. Voir par ex. H. SPEYER, Die biblischen Erzählungen im Qoran, Gräfenheinichen 1931, offset, Hildesheim 1988, p. 24. 70. Le sabbat de Dieu achève le récit de la création en Genèse 2,1-3. Les créatures peuvent alors vivre et agir, non point en indépendance, mais en autonomie par rapport au Créateur (cf. par ex. Genèse 1,26-28).
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fatigue, vigoureusement niée par le Coran en plusieurs endroits71. Le possesseur de Trône, quant à lui, est en intense activité72. Activité, il faut le souligner, essentiellement cosmique. Le Dieu de la Bible règne certes sur l’univers entier, mais sa royauté se révèle au cours de l’histoire et à l’intérieur d’elle, dans un contexte d’alliance et de salut, à travers une sollicitude particulière pour son « peuple » et son « troupeau »73. Les deux manifestations les plus éclatantes de son Trône correspondent à l’envoi de prophètes à la communauté qu’il a choisie74. Dans le Coran, l’accent est déplacé. La royauté s’exerce dans une tonalité impersonnelle, tout orientée vers le Jugement dernier et redoutable : « […] À qui la royauté en ce jour ? À Dieu, l’Unique, le Dominateur (al-qahhār) »75. La royauté divine se résume en un mot : la puissance (qudra). Un luxe d’épithètes donnent à Dieu cet attribut dans le Coran. C’est aussi le leitmotiv des commentateurs. Deux auteurs éminents nous ont servi d’exemples. On perçoit chez eux le désir d’aller jusqu’au fond du texte, et leurs analyses mettent en évidence la difficulté de cette entreprise. La recherche du sens est une recherche sans fin. Mais d’autre part, à force de tourner dans un texte, on finit par s’apercevoir qu’il n’est pas rond. Il a des angles, des aspérités, des irrégularités dont une logique interne ne peut rendre compte sans artifice. Pour comprendre alors, il faut regarder de l’extérieur. Il faut regarder vers l’extérieur. C’est-à-dire s’interroger sur les sources historiques. Leurs traces demeurent visibles, et nos commentateurs en prennent parfois conscience comme on l’a vu. Ainsi les savants musulmans sont-ils devant les grandes questions que pose toujours un texte normatif : sa genèse, et sa finalité.
71. Cf. Coran 46, 33 ; 50, 15.38 (et voir, sur ce dernier verset, R., t. 28, p. 184). Les mentions du sabbat (sabt) dans le Coran n’ont pas de lien avec la création. Le repos de Dieu est déjà raillé, contre le judaïsme, dans le Škand-Gumānīk Vičār, op. cit. (cf. supra, n. 54), chap. XIII, 102-105 (voir aussi p. 195). 72. Voir Coran 7, 54 (cité plus haut avec note 16), et comparer Milal, op. cit., p. 519 = Livre, t. I, p. 611 (cf. supra, n. 34). 73. Cf. Psaumes 74, 12 sqq. ; 84, 4 ; 95, 3-7. 74. Cf. Isaïe 6 ; Ezéchiel 1-3. 75. Coran 40, 16. Cf. 14, 47 sq. ; 39, 4-6.
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LE « MAUVAIS ŒIL » D’APRÈS LES TEXTES CUNÉIFORMES HITTITES ET MÉSOPOTAMIENS
Alice MOUTON Centre national de la recherche scientifique, UMR 7044 Étude des Civilisations de l’Antiquité
Le « mauvais œil » est un concept bien connu des folkloristes et des anthropologues1. Nombreuses sont les sociétés traditionnelles qui attribuent à l’envieux le pouvoir de nuire à la personne jalousée2. Ce pouvoir peut être conscient ou inconscient et agit à travers le regard ou la parole proférée3. James N. Ford indique4 : « The victim’s “loveliness” plays an integral role […] ; the roaming Eye first notices its victim, envies him or her, and then homes in on the attack. » Comme le remarque de manière très appropriée Markham J. Geller, le « mauvais œil » en tant qu’agent destructeur émane le plus souvent de l’environnement immédiat d’une personne5. De manière plus générale et bien qu’il soit le plus souvent le produit d’un personnage marginal, il peut être engendré par n’importe qui 6.
1. Pour les études folkloristes, voir P. B. GRAVEL, The Malevolent Eye. An Essay on the Evil Eye, Fertility and the Concept of Mana (“American University Studies Series XI, Anthropology and Sociology” 64), New York 1995 (avec bibliographie antérieure). Pour celles relevant de l’anthropologie, voir M. HERZFELD, « Meaning and Morality : A Semiotic Approach to Evil Eye Accusations in a Greek Village », American Ethnologist 8/3 (1981), p. 560-574 (avec bibliographie antérieure). 2. A. DUNDES, « Wet and Dry, the Evil Eye : An Essay in Indo-European and Semitic Worldview », dans A. DUNDES (éd.), The Evil Eye. A Folklore Casebook, New York, Londres 1981, p. 257-312 (p. 266) : « I suggest that the evil eye belief complex depends upon a number of interrelated folk ideas in Indo-European and Semitic worldview. » V. GARRISON et C. M. ARENSBERG, « The Evil Eye : Envy or Risk of Seizure ? Paranoia or Patronal Dependency », dans C. MALONEY (éd.), The Evil Eye, New York 1976, p. 286-328 (p. 287) pensent même que ce concept est originaire du Proche-Orient. 3. A. DUNDES, « Wet and Dry », op. cit., p. 258 : « The evil eye is a fairly consistent and uniform folk belief complex based upon the idea that an individual, male or female, has the power, voluntarily or involuntarily, to cause harm to another individual or his property merely by looking at or praising that person or property. » 4. J. N. FORD, « Ninety-Nine by the Evil Eye and One from Natural Causes », Ugarit-Forschungen 30 (1998), p. 201-278 (p. 223). 5. M. J. GELLER, « Paranoia, the Evil Eye, and the Face of Evil », dans W. SALLABERGER, K. VOLK et A. ZGOLL (éd.), Literatur, Politik und Recht in Mesopotamien. Festschrift für Claus Wilcke (“Orientalia Biblica et Christiana” 14), Wiesbaden 2003, p. 115-134 (p. 118). 6. M. HERZFELD, « Meaning and Morality », op. cit., p. 570. Voir également A. LYKIARDOPOULOS, « The Evil Eye : Towards an Exhaustive Study », Folklore 92/2 (1981), p. 221-230 (p. 223) : « Possessors of the evil eye, or people capable of causing harm through their glance, can practically be anybody. At this point, the distinction must be made between the actual evil eye, which is supposed to be the look of an envious person who injures knowingly and with delight, and gettatura, the bad influence of the getattore, usually a man, and often with squinting or unusual eyes, who is born so, and injures unwillingly. It is usually believed that one is born with the faculty, which is often inherited, but potentially everyone under the influence of anger or envy can be capable of casting the malicious glance. »
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Le principal objectif du présent article consiste à réunir les données hittites employant des expressions susceptibles de désigner le « mauvais œil », afin de tenter d’en déterminer la ou les signification(s). Une brève synthèse des travaux déjà réalisés sur les témoignages mésopotamiens sera également fournie, car il est important de replacer les textes hittites dans leur contexte proche-oriental. J’offre cette modeste contribution au Professeur Michel Tardieu qui, pour rester dans le thème de cet article, a quant à lui toujours regardé avec beaucoup de bienveillance les travaux des jeunes chercheurs, dont je fais partie. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié. I. Données hittites Les textes religieux hittites mentionnent à plusieurs reprises le caractère potentiellement malfaisant de l’œil. Plusieurs expressions sont employées, qui pourraient désigner un équivalent hittite du « mauvais œil » tel qu’il a été défini par les folkloristes. Il faut toutefois remarquer que les diverses appellations hittites utilisent toujours le pluriel, ce qui représente déjà en soi une différence importante par rapport à notre expression de départ 7. La présence d’une telle différence n’est en rien surprenante. Comme l’indique à juste titre Pierre B. Gravel au sujet des premières attestations écrites de l’expression « mauvais œil », à savoir les attestations mésopotamiennes : Not only is it highly unlikely that the cultural milieu was the same then as that which came to prevail in latter-day cultures but we should take it as a matter of procedure that it was fundamentally different. The cognitive value of ‘Evil Eye’ for the people living in the culture that developped it, had to have been different also. Five thousand years is a long time 8.
1. idalu- šakui- « le mauvais œil » Un rituel « magique » mentionné dans trois tablettes hittites de compilation et dont la provenance géographique au sein de l’Anatolie hittite ne peut être précisée est préconisé dans le cas suivant : « Si l’ami d’une personne “lève la langue” ou bien invoque les dieux (contre) elle, voici son rituel »9. L’expression « lever la langue » (lālan kar(a)p-) est particulièrement rare dans la documentation hittite10 mais elle est visiblement à mettre en relation avec la pratique de la malédiction, comme l’indique la deuxième partie de notre extrait11. Or, la suite du texte comprend l’incantation suivante :
7. P. B. G RAVEL, The Malevolent Eye, op. cit., p. 5 : « It is significant […] that in all languages, the Evil Eye is always singular, never plural. » 8. P. B. G RAVEL, The Malevolent Eye, op. cit., p. 4. 9. Keilschrifturkunden aus Boghazköi (désormais : KUB) 17.28 et dupl. ii 33-35 édité par G. TORRI, « A Hittite Magical Ritual to be Performed in an Emergency », Journal of Ancient Near Eastern Religions 4 (2004), p. 129-141 (p. 132 et 134) : [m]ān antuhši LÚTAPPU = ŠU lālan karapzi našma = (š) ši = (š)šan DINGIR MEŠ-uš ueriyazzi nu [k]ī SÍSKUR = ŠU. 10. H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, vol. L-N, Chicago 1989, p. 25. 11. Voir également la discussion de G. TORRI, « A Hittite Magical Ritual », op. cit., p. 135-137.
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Le mortel qui a « levé » la langue devant les dieux, celui qui a invoqué les dieux (contre) moi, tout comme cette herbe (est) devenue sèche, que de même sa forme [= son apparence physique] et sa maison s’assèchent ! Que les dieux et les seigneurs le regardent avec des yeux mauvais ! Qu’il n’engendre ni fils ni fille ! Que son grain ne pousse pas12 !
Pour répondre à la malédiction, le « patient » prononce donc à son tour une malédiction contre son ennemi. Dans cet extrait, les « mauvais yeux » sont bien mentionnés, mais ils proviennent des dieux et des « seigneurs ». Cette deuxième désignation est d’ailleurs assez énigmatique. Étant donné la présence de la copule hittite -ya, « et », il ne s’agit pas d’une simple épithète des dieux, comme on pourrait le croire. Faute de parallèle, il faut se résoudre à laisser la question de l’identité de ces « seigneurs » ouverte pour le moment. Après examen du contexte dans lequel s’inscrit notre expression, il apparaît que les « yeux mauvais » se démarquent de manière notable du « mauvais œil » des folkloristes. Ils semblent en effet désigner le regard courroucé que les dieux vont diriger vers l’adversaire du « patient ». Par ailleurs, la notion de jalousie qui est centrale dans la définition du « mauvais œil » est clairement absente ici, car les dieux n’ont aucune raison de ressentir une quelconque jalousie vis-à-vis du mortel qui les a courroucés. Il faut toutefois remarquer que l’action des « yeux mauvais » des dieux est quant à elle tout à fait similaire à celle documentée par les études folkloristes pour le « mauvais œil » : la personne « s’assèche » et devient stérile, de même que son grain. La notion de « s’assécher » rappelle ce commentaire d’Alan Dundes : « This suggests the antiquity of the idea that the evil eye constitutes a threat to the body fluids 13 ». Le rituel dit d’Annā de la ville de Kaplawiya est destiné à traiter une vigne qui ne pousse pas14. Étant donné la référence aux déesses Maliyanni, hypostases de la déesse louvite Maliya15, et le sujet même du rituel, à savoir la fertilité d’une vigne, il y a tout lieu de penser que le rituel d’Annā provient de l’Anatolie occidentale, en pays louvite. Manfred Hutter propose plus précisément de situer la ville de Kaplawiya d’où est originaire Annā dans le Bas Pays hittite (au Nord de la Cilicie classique)16. Or, un passage du texte indique :
12. KUB 17.28 et dupl. ii 40-47 (G. TORRI, « A Hittite Magical Ritual », op. cit., p. 132 et 134) : kuiš DUMU.LÚ.[U19.LU] = ya lālan DINGIR MEŠ-naš peran [ka]rapta kuiš = mu = (š)šan DINGIR MEŠ- uš EGIR-an uerit nu kāš karianza mahhan hatanza apella ēššari É = ZU QATAMMA hādu nu = (š)ši = (š)šan DINGIR MEŠ-uš LÚ.MEŠBELUTI = ya idālu IGIHÁ-wa uwandu nu = za DUMU.NITÁ DUMU.MUNUS lē hāši nu = (š)ši halkiš lē māi. 13. A. DUNDES, « Wet and Dry », op. cit., p. 275. Voir également A. DUNDES, « Wet and Dry », op. cit., p. 266 : « Life depends upon liquid. From the concept of the ‘water of life’ to semen, milk, blood, bile, saliva, and the like, the consistent principle is that liquid means life while loss of liquid means death. ‘Wet and Dry’ as an oppositional pair means life and death. Liquids are living ; drying is dying ! » 14. KUB 12.44 ii 36-37 édité par V. HAAS, « Magie in hethitischen Gärten », dans E. NEU et Ch. RÜSTER (éd.), Documentum Asiae Minoris Antiquae. Festschrift für Heinrich Otten zum 75. Geburtstag, Wiesbaden 1988, p. 121-142 (p. 138-139) : mān GIŠKIRI6.GEŠTIN kuiš ŪL mīēškizzi [n = an] kiššan aniyami n = aš miškiuan dāi « Si une vigne ne pousse pas, je [la] traite ainsi et elle se mettra à pousser. » 15. M. HUTTER, « Aspects of Luwian Religion » dans H. C. M ELCHERT (éd.), The Luwians (“Handbuch der Orientalistik” I/68), Leyde, Boston 2003, p. 211-280 (p. 231). 16. M. HUTTER, « Aspects », op. cit., p. 250.
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Là où (se trouve) le portail d’entrée de la vigne, je creuse le sol derrière le portail de ce côté-ci et de ce côté-là. Je place de côté ci et de côté là trois plantes épineuses hatalkiš- dans le trou. (§) Je dis ainsi : « Que la mauvaise personne, les langues mauvaises (et) les mauvais yeux soient cloués (au sol) par les plantes hatalkiš- 17 ! »
L’association entre la/les « langue(s) mauvaise(s) » et les « mauvais yeux » n’est en rien surprenante puisqu’elle se retrouve dans plusieurs textes cunéiformes (voir III). Étant donné la fonction même du rituel d’Annā, il est clair que l’on rend coupable « la mauvaise personne », les « langues mauvaises » et les « mauvais yeux » de la stérilité de la vigne, d’où la nécessité de les clouer au sol. Ce geste rituel est connu par d’autres textes religieux hittites. Le rituel dit d’Alli, par exemple, comprend l’incantation suivante : Que l’ensorcellement et les mauvais rêves soient cloués (dans le sol) ! Que cela ne remonte plus ! Que la Terre Sombre [= le monde souterrain, royaume des morts] (re)tienne cela18 !
Clouer des entités malfaisantes dans le sol est donc une façon de les éloigner définitivement de la vigne malade, d’ancrer ces maux dans le royaume des morts d’où elles sont d’ailleurs probablement issues. Le texte ne fait toutefois aucune allusion à l’identité de l’agent (humain ou divin) qui a fait apparaître ces mauvaises entités. Comme nous le verrons plus loin, le concept de « langue mauvaise » est bien mieux documenté et par conséquent mieux compris que celui de « mauvais yeux ». Il désigne souvent une malédiction, et cela pourrait également être le cas dans le contexte du rituel d’Annā. Ainsi, peut-être la vigne est-elle victime d’un acte de sorcellerie ? Si cette interprétation s’avérait correcte, cela signifierait que les « mauvais yeux » sont le produit d’un tel acte. Ce passage serait alors l’un de ceux qui nous rapprocheraient le plus de la définition folkloriste du « mauvais œil » : une personne envieuse aurait volontairement provoqué la stérilité de la vigne, dans le but probable de nuire au propriétaire de celle-ci. Un rituel hittite destiné à purifier une maisonnée « d’un (crime de) sang, d’une impureté, d’une menace, d’un parjure »19 contient la section suivante : Ištar (est) ailée (m. à m. « volante »). Elle est venue (en volant) de Ninive à la rencontre du faucon. Elle a pris de l’eau à droite et elle a pris les mots à gauche. Elle lance l’eau par aspersions à droite et elle dit à gauche (ces) mots : § « Que le bien entre dans la maison. Qu’il chasse (hors de la maison) le mal des yeux (var. “les mauvais yeux”). Qu’il le jette (dehors) ! Que l’eau consacrée purifie la langue mauvaise, l’impureté, le (crime de) sang, la faute (et) la malédiction (var. “la malédiction, la menace, la langue de la foule”) ! Tout comme le vent enlève la paille et l’emporte au-delà de la mer (var. “dans la mer”), que de même il enlève de la maison de cette
17. KUB 12.44 iii 2’-9’ (V. HAAS, « Magie », op. cit., p. 138-139) : nu ŠA GIŠKIRI6.GEŠTIN kuwapi KÁ HÁ-eš nu KÁ-aš EGIR-an kēz kēzziya tēkan paddahhi n = ašta kēz kēzziya pattešni anda 3 GIŠ hatalkiš tittanummi § nu kiššan temi idāluš = wa = (š)šan antūwahza idāluš EME-aš idālawa IGIHÁ-wa GIŠ hatalkišnit katta tarmān ēšdu. 18. L. JAKOB-ROST, Das Ritual der Malli aus Arzawa gegen Behexung (“Texte der Hethiter” 2), Heidelberg 1972, p. 34-35, ii 23’-25’ : nu alwanzata idalauēš tešhuš tarmānteš ašandu n = at = kan namma šarā lē uizzi n = at dankuīš daganzipaš hardu. 19. H. OTTEN, « Eine Beschwörung der Unterirdischen aus Boğazköy », Zeitschrift für Assyriologie 54 NF 20 (1961), p. 114-157 (p. 116-117) : [m]ān É-er ēšhanaš papran[naš] kurkurimaš linkiyaš parkunuwa[nzi].
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(personne) (var. ajoute “le mal”), le (crime de) sang (et) l’impureté ! Qu’il l’emporte au-delà de la mer (var. “dans la mer”)20 ! »
La provenance géographique précise de ce rituel n’est pas connue, mais plusieurs divinités relevant du panthéon hourrite sont mentionnées dans la composition, ce qui indique vraisemblablement que c’est dans cette aire culturelle que le rituel se situe. Dans ce rituel, les « mauvais yeux » sont associés à l’impureté ainsi qu’à toutes sortes d’autres entités malfaisantes, dont la « langue mauvaise ». Ils sont, tout comme les autres éléments mentionnés dans le passage, une manifestation du mal. Les maux énumérés ont cependant des origines diverses : le crime de sang provient du « patient » lui-même ou de son entourage immédiat alors que la « langue de la foule » (la calomnie) est subie par lui. De même, la faute est engendrée par le commanditaire du rituel ou l’un de ses parents alors que la malédiction lui a été envoyée par un adversaire. Ainsi, l’origine précise des « mauvais yeux » ne peut être déduite du passage21. 2. tarkuwant- šakui-, « l’œil furieux » Cette expression22 ne semble apparaître que dans le rituel dit d’Allaiturahhi provenant de Syrie du Nord. Par conséquent, il est possible qu’il s’agisse d’un concept étranger à l’Anatolie hittite. Il est toutefois important de relever la présence dans la capitale hittite Hattuša de plusieurs manuscrits retranscrivant des rituels de cette Vieille Femme de Mukiš du nom d’Allaiturahhi. Il faut en outre mettre l’accent sur l’existence de nombreuses traductions en langue hittite de ces compositions originellement hourrites. Par ailleurs, Volkert Haas a relevé l’existence d’un équivalent hourrite du hittite tarkuwant- šakui-, à savoir patranna šiinna enna = we = na « les yeux furieux des dieux »23. Ce fait semble confirmer l’interprétation proposée ici, à savoir l’origine étrangère du concept d’« œil furieux ». Emmanuel Laroche a quant à lui comparé l’expression se trouvant dans ce rituel d’Allaiturahhi, à savoir maninkuwanda tarkuwanda IGIHÁ-wa « les yeux proches
20. Keilschrifttexte aus Boghazköi (désormais : KBo) 10.45 et dupl. ii 45-58 édité par H. OTTEN, « Eine Beschwörung », op. cit., p. 124-127 et H. G. GÜTERBOCK, H. A. HOFFNER et T. VAN DEN HOUT (éd.), The Hittite Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago vol. Š, Chicago 2002-, p. 75 : DIŠTAR-iš liliwanza n = ašta URUninuaz SÚR.DÙ.AMUŠEN IGI-anda pāit ZAG-naz wātar ME-aš GÙB-laz = ma uddār ME-aš ZAG-naz = a wātar papparaškizzi GÙB-laza = ma uddār memieškizzi § É-ri = kan anda āššu paiddu n = ašta HUL-lu šakuwaš (var. šakuwa) šahdu n = at = kan parā peššiyaddu parkunuddu šuppiš A-anza HUL-lun EME-an papratar ēšhar waštul hurtain (var. hurdain kurkurain pan[g]auwa EME-an) ezzan GIM-an IM-anza pittenuzzi n = at aruni parranta (var. anda aruni) pēdai kēl = (l)a parnaš (var. ajoute HUL-lu) ēšhar papratar QATAMMA pittenuddu n = at = kan aruni parranda (var. anda aruni) pēdāu. 21. Cette absence de données détaillées sur les origines possibles du « mauvais œil » hittite ainsi que sur les formes qu’il peut prendre rappelle cette réflexion de A. M. HOCART, « The Mechanism of the Evil Eye », Folklore 49/2 (1938), p. 156-157 (p. 156) au sujet des données ethnologiques : « We do not know how the evil eye works, because those who believe in it do not care, they only know that it works and they fear it. » 22. V. HAAS et H. J. THIEL, Die Beschwörungsrituale der Allaiturah (h)i und verwandte Texte (“Hurritologische Studien II, Alter Orient und Altes Testament” 31), Neukirchen-Vluyn 1978, p. 127 : « Das es sich hierbei um den bösen Blick handelt, ist eindeutig. » 23. V. HAAS, Geschichte der hethitischen Religion (“Handbuch der Orientalistik” I/15), Leyde, New York, Cologne 1994, p. 885 note 63.
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(et) furieux » au louvite zarwaniyati arpuwanāti mannahuwannati dauwaššanzati. Le sens de cette expression louvite, qui est mentionnée dans une incantation participant à un rituel de Kuwatalla, est incertain, mais Emmanuel Laroche rapprochait mannahuwannati de l’adjectif hittite maninkuwanda « proches » et zarwaniyati du hittite tarkuwanda « furieux »24. La traduction doit en réalité être quelque peu modifiée, étant donné, d’une part, le sens du louvite mannahuwannati qui désignerait plutôt une partie du corps25 et, d’autre part, la présence du nom titit-, « pupille »26 dans le passage. Il faudrait donc traduire cette partie de l’incantation louvite de la manière suivante : « Qu’il/elle (le) [pren]ne, qu’il/elle (le) chasse des quatre côtés, de […], des zarwani-, des pupilles des yeux malchanceux, du cœur, du foie, des douze membres (du patient)27 ! ». Par conséquent, le parallèle proposé par Emmanuel Laroche doit être abandonné, et l’éventuelle allusion louvite aux « yeux furieux » éliminée. 3. maninkuwant- šakui-, « l’œil proche » Cette expression n’est, semble-t-il, employée que dans le rituel d’Allaiturahhi28. À la lumière de l’existence d’une expression arabe « de l’œil long, de l’œil court », Ilse Wegner propose de traduire notre expression « l’œil court »29. maninkuwantpeut en effet également avoir le sens de « court », mais il me paraît bien audacieux de comparer le hittite avec l’arabe, car les deux langues n’ont pas de liens évidents l’une avec l’autre. L’akkadien aurait pu être à l’origine d’un éventuel rapprochement, car les emprunts à l’akkadien dans la langue hittite ne sont pas rares, mais il n’y a, à ma connaissance, aucune trace dans les textes syro-mésopotamiens de l’existence d’une expression akkadienne « œil proche/court ». 4. aršanant- šakui-, « l’œil envieux » Cette expression ne semble intervenir que dans deux textes hittites. Le premier est un texte religieux provenant du site de Maşat Höyük (ancienne Tapikka)30. Plusieurs maux sont manifestement « traités » par le rituel qui y est décrit : la colère, la faute, la fureur notamment. Cette liste ainsi que l’ordre d’apparition des termes qui la composent rappelle un rituel en l’honneur du dieu de l’orage de
24. KUB 35.43 ii 13-14 : E. LAROCHE, Compte rendu de H. OTTEN, Zur grammatikalischen und lexikalischen Bestimmung des Luvischen, Untersuchung der Luvili-Texte (1953), Bibliotheca Orientalis 11 (1954), p. 122-124 (p. 124). 25. F. STARKE, Untersuchung zur Stammbildung des keilschrift-luwischen Nomens (“Studien zu den Boğazköy-Texten” 31), Wiesbaden 1990, p. 329, note 1165 (avec bibliographie). 26. F. STARKE, Untersuchung, op. cit., p. 193-195 (avec bibliographie). 27. KUB 35.43 ii 12-15 et dupl. transcrit dans F. STARKE, Die keilschrift-luwischen Texte in Umschrift (“Studien zu den Boğazköy-Texten” 30), Wiesbaden 1985, p. 144 et traduit par E. LAROCHE, Dictionnaire de la langue louvite (“Bibliothèque Archéologique et Historique de l’Institut Français d’Archéologie d’Istanbul” 6), Paris 1959, p. 148 : [lalaid]u = tta papradu = tta 4-ti pārtāti […]-ti zarwaniyati arpuwanāti [(mannahunnat)]i dāuwaššanzati tititāti [UZUŠ]À-ti UZUNÍG.GI[G-t]i 12 tāti UZU happišāti. 28. H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary, op. cit., vol. L-N, p. 174. 29. I. WEGNER, « Eine hethitische Zauberpraktik », Mitteilungen der Deutschen Orient-Gesellschaft zu Berlin 113 (1981), p. 111-117 (p. 115 note 13). 30. H. G. GÜTERBOCK, « A Religious Text from Maşat », Anadolu Arşivleri 10 (1986), p. 205-214. Merci au Dr. O. Soysal de m’avoir fait parvenir cet article.
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Kuliwišna, dont il sera question ci-après. Ce passage peut en outre être rapproché d’une séquence du mythe de la disparition de la déesse-mère31. Le passage qui nous concerne plus directement peut être lu ainsi : « [Il extirpa] les [yeux] envieux (et) la [langue] mauvaise du [mor]tel32. » La restauration « yeux » me paraît pertinente étant donné l’existence du passage d’un autre mythe, dans lequel se retrouve l’adjectif « envieux » dans un contexte similaire. Il s’agit d’un passage du célèbre mythe de Telepinu, qui, bien que fragmentaire, est clairement comparable au mythe de la déesse-mère auquel il vient d’être fait allusion33. D’après le contexte, il apparaît que les « yeux envieux » sont un mal comparable à la colère, à la faute, à la fureur, mais aussi au « mauvais talon » (idālun patalhan)34 et à la « langue mauvaise » (HUL-lun [EME-an]). Il est toutefois regrettable que les textes ne nous décrivent pas plus longuement ces « yeux envieux » qui, par l’usage de cet adjectif, semblent se rapprocher du concept traditionnel du « mauvais œil ». Espérons que de nouveaux textes nous en diront plus à l’avenir. 5. kartimiyattaš šakui-, « l’œil de la colère » À ma connaissance, cette expression n’est employée que dans une seule composition hittite, à savoir la description d’un rituel festif en l’honneur du dieu de l’orage de la ville de Kuliwišna35. Dans ce long texte, plusieurs passages utilisent l’expression qui nous intéresse ici. Le premier indique : [Le dieu de l’orage fur]ieux vient et moi, que je […] en ce jour même ! [Tout comme] le tipa- (et ?) le pot [s’arrêtent], que de cette façon s’arrêtent la c[olère, le courro]ux, la fureur, [la faute] du dieu de l’orage de Kuliwišna ! Que [les yeux de] la colère [s’arrêtent]36 !
Dans ce contexte, il paraît clair que « les yeux de la colère » appartiennent au dieu de l’orage lui-même, et qu’ils sont une manifestation particulière de son courroux.
31. H. G. GÜTERBOCK, « A Religious Text », op. cit. et A. ARCHI, « Hapantali », dans O. CARRUBA (éd.), Atti del II Congresso Internazionale di Hittitologia. Pavia 28 giugno - 2 luglio 1993 (“Studia Mediterranea” 9), Pavie 1995, p. 13-18 (p. 16). 32. HKM 116 : 32-33 (H. G. GÜTERBOCK, « A Religious Text from Maşat », op. cit., p. 207-208 ; H. G. GÜTERBOCK, H. A. HOFFNER et T. VAN DEN HOUT (éd.), The Hittite Dictionary, op. cit. vol. Š, p. 75) : [n]u = (š)šan aršananta [šākuwa ? LÚ.U19].LU-aš HUL-lun [EME-an arha parahta ?]. Voir également H. G. GÜTERBOCK, « A Religious Text from Maşat », op. cit., p. 212-213. 33. KUB 33.9 iii 7 transcrit par E. LAROCHE, Textes mythologiques hittites en transcription, Paris 1965, p. 46 : […-d]a šākuwa aršanand[a …] « […] les yeux envieux […] ». 34. H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, vol. P, Chicago 1997, p. 239 suggère que le « mauvais talon » désigne la mauvaise action, le mauvais comportement. 35. J. GLOCKER, Das Ritual für den Wettergott von Kuliwišna. Textzeugnisse eines lokalen Kultfestes im Anatolien der Hethiterzeit (“Eothen” 6), Florence 1997. 36. 1.F. ii 3’-8’ (J. GLOCKER, Das Ritual, op. cit., p. 28-29) : [DIM-aš lēlaniy]anza uizz[i ammug =(g) an kāša k]ēti U4-ti še[r… mahhan ?] GIŠtipaš DUGÚTUL [arāizzi ANA DIM URU kul]iuīšna k[arpin kardimiyat]tan šāuwa[r wašdul handa ar]aiddu kardim[iyattaš IGI HÁ-wa araiddu].
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Le second passage est comme suit : Moi, je […] en ce jour même. […] Tout comme [je coupe] le bois à brûler, § que (de même) [je coupe du dieu] de l’orage de Kuliwišna la co[lère !] Que je coupe le courroux ! [Que je coupe] la faute ! Que je coupe la [fureu]r ! Que je coupe les yeux [furieu]x de la colère de cette façon ! Que [… les bois à brûler] soient coupés37 !
L’expression est ici plus complète que précédemment, puisque les « yeux de la colère » sont qualifiés de « furieux » (karpiwāla), où la restauration est assurée par plusieurs parallèles. On retrouve la notion d’« yeux furieux » (tarkuwant- šakui-) déjà mentionnée, mais cette fois avec un adjectif synonyme. Enfin, un troisième extrait du rituel du dieu de l’orage de Kuliwišna doit être cité : [To]ut comme [j’ai éteint] ces bois [à brûler], que de même s’éteignent la colè[re, le cour]roux, les mauvais yeux, les mauv[ais … du] dieu de l’orage de Kuliwišna38 !
Il est intéressant de retrouver ici l’expression « mauvais yeux » alternant avec celle d’« yeux de la colère » utilisée dans les passages cités précédemment. Cette acception de l’expression « mauvais yeux » rappelle celle qui avait été décrite dans le paragraphe I.1. Par ailleurs, le lien qui a été fait plus haut entre le rituel de Maşat et celui en l’honneur du dieu de Kuliwišna doit être rappelé ici. Il se justifie d’autant plus facilement que ledit rituel du dieu de l’orage de Kuliwišna semble pouvoir être mis en relation avec un mythe narrant la disparition du dieu, à l’instar du rituel de Maşat39. Par ailleurs, ces mythes de disparition d’une divinité (« verschwundene Gottheiten ») sont bien connus des hittitologues comme relevant de la tradition hattie, culture du cœur de l’Anatolie hittite. Il semble donc que les concepts d’« yeux envieux » et d’« yeux de la colère » soient indigènes, contrairement à ce qui a été suggéré pour les « yeux proches (et) furieux ». II. Données issues du reste du Proche-Orient cunéiforme 1. Données mésopotamiennes Selon Markham J. Geller qui a récemment réétudié, à la suite de MarieLouise Thomsen40, les occurrences textuelles de l’expression sumérienne igi hul « mauvais œil », celle-ci serait le plus souvent une figure de métonymie pour désigner le « mauvais visage », c’est-à-dire le visage de l’ennemi que l’on voit lors d’hallucinations41. Le sumérien igi hul pourrait donc être traduit en akkadien de
37. 1. G. ii 4’-10’ (J. GLOCKER, Das Ritual, op. cit., p. 30-33) : ammug = (g)at kāša kēti U4-ti šer […] nu = kan […] mahhan GIŠwarašma[n karašmi] § [ANA D]IM URU kuliuišna = ya ka[rpin karšallu kardim]iyattan karšallu [wašdul karšallu šāuw]ar karšallu kardimia[ttaš IGIHÁ-wa karpiwāl]a hanta karšallu G[IŠwaršamuš ? …] karaštaru. 38. 1.G. iii x+1-4’ (J. GLOCKER, Das Ritual, op. cit., p. 32-33) : [mah]han kūš GIŠwa[ršamuš kištanunun ŠA D]IM URU kuliuišna ka[rpiš kardi]miaz idālu IGI HÁ-wa id[ālu …] QATAMMA kištaru. 39. J. GLOCKER, Das Ritual, op. cit., p. 126-132. 40. M. -L. T HOMSEN, « The Evil Eye in Mesopotamia », Journal of Near Eastern Studies 51 (1992), p. 19-32. 41. M. J. GELLER, « Paranoia », op. cit. et M. J. GELLER, « Akkadian Evil Eye Incantations from Assur », Zeitschrift für Assyriologie 94 (2004), p. 52-58 (p. 52).
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Le « mauvais œil » d’après les textes cunéiformes hittites et mésopotamiens
deux manières différentes : soit pānu lemnu « mauvais visage », soit beaucoup plus rarement īnu lemuttu « mauvais œil »42. Markham J. Geller en déduit que la notion de « mauvais œil » n’est pas un concept familier aux Sumériens. Lorsqu’elle est employée dans les textes assyro-babyloniens, l’expression akkadienne īnu lemuttu est bien, quant à elle, liée à la notion de jalousie et se rapproche clairement de la conception traditionnelle du « mauvais œil ». Les scribes assyrobabyloniens sont donc à l’origine de l’introduction de cette notion lorsqu’elle est employée dans des textes bilingues sumérien-akkadien. Cela implique une certaine distorsion du sens originel du sumérien igi hul, distorsion réalisée volontairement ou non par les scribes. Un exemple de ces traductions libres du sumérien en akkadien liées au « mauvais œil » se retrouve dans une incantation bilingue néo-assyrienne destinée à protéger un nourrisson : Que comme un cri (de) bronze il tue la mauvaise parole ! (sumérien) Que dans un cri comme de bronze il tue le mauvais œil ! (akkadien)43.
Miguel Civil suggère que le passage de la « mauvaise parole » au « mauvais œil » soit lié à l’homophonie entre le sumérien inim « parole » et l’akkadien īnum « œil »44, ce qui paraît fort probable. Cette association rappelle par ailleurs le lien sémantique qui existe aussi bien dans les sources mésopotamiennes que dans celles de l’Anatolie hittite entre « mauvais yeux » et « langue mauvaise ». Dans les textes assyro-babyloniens, plusieurs mentions de la beauté et de la jalousie sont faites, ainsi que du pouvoir destructeur du « mauvais œil ». VAT 10018 et duplicat édité par Markham J. Geller45 est une tablette néo-assyrienne dont le début indique : [Incantation. L’œil e]st mauvais. L’œil est un œil (qui) est mauvais, l’œil est destructeur, les yeux de […], l’œil qui sort, l’œil terrifiant de l’ennemi, les yeux du père, les yeux de la mère, les yeux du frère, les yeux de la sœur, les yeux du voisin, les yeux de la voisine, les yeux de la personne qui s’occupe d’(un enfant) ou (le) porte 46.
Il est frappant de remarquer que, dans ce contexte, le « mauvais œil » est dans un premier temps désigné au singulier, ce qui est en contraste avec les expressions hittites étudiées ici.
42. M. J. GELLER, « Paranoia », op. cit., p. 117. Pour des exemples d’incantations paléo-babyloniennes à prononcer contre le « mauvais œil », voir A. CAVIGNEAUX et F. N. H. A L-R AWI, « Textes magiques de Tell Haddad (Textes de Tell Haddad II) », Zeitschrift für Assyriologie 83 (1993), p. 170-205 (p. 195205), A. CAVIGNEAUX et F. N. H. A L-R AWI, « Charmes de Sippar et de Nippur », dans H. GASCHE et al. (éd.), Cinquante-deux réflexions sur le Proche-Orient ancien offertes en hommage à Léon De Meyer (“Mesopotamian History and Environment Occasional Publications” 2), Louvain 1994, p. 73-89 (p. 85-87) et N. WASSERMAN, « “Seeing eye to eye…”. Concerning two incantations against Lamaštu’s evil eye », N.A.B.U. Nouvelles Assyriologiques Brèves et Utilitaires 1995/3, p. 61 n° 70. 43. « Kuyunjik-Kompendium » 132-133 édité par W. FARBER, Schlaf, kindchen, schlaf ! Mesopotamische Baby-Beschwörungen und -Rituale (“Mesopotamian Civilizations” 2), Winona Lake 1989, p. 52-54 et réétudié par N. VELDHUIS, « Comments on Igi-hul », N.A.B.U. Nouvelles Assyriologiques Brèves et Utilitaires 1992/2, p. 33-34, n° 43 (p. 34) : akkil.gin7 zabar inim.hul hé.em.ma.an.gaz (sumérien) / ina ik-kil-li ki-ma si-par-ri li-duk i-nam hul-tam (akkadien). 44. M. CIVIL apud W. FARBER, Schlaf, op. cit., p. 54. 45. M. J. GELLER, « Akkadian Evil Eye », op. cit. 46. M. J. GELLER, « Akkadian Evil Eye », op. cit., p. 54-56.
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Une autre incantation, cette fois paléo-babylonienne et en langue sumérienne, témoigne du fait que le porteur du « mauvais œil » n’est pas une personne, mais un serpent. En voici un extrait : Le serpent à l’œil blanc, le serpent à l’œil noir, le serpent à l’œil rouge, le serpent à l’œil de plusieurs couleurs, le serpent à l’œil vert/jaune, le serpent à l’œil mauvais, le serpent à l’œil bon, le serpent […] Asarluhi, le fils d’[Enki l’a vu]47.
Dans ce contexte, il me semble que l’expression « mauvais œil » ne véhicule pas le même concept que dans VAT 10018. L’ensemble de l’énumération reproduite ici envisage clairement tous les types de serpents pouvant se révéler malfaisants, et, conformément à la tradition des listes de présages mésopotamiens, des catégories imaginaires sont ajoutées aux types courants, dans un souci d’exhaustivité. Cependant, il est aussi possible que les Assyro-babyloniens aient cru en l’existence d’un « mauvais œil » porté par un animal, ce phénomène ayant été observé dans d’autres cultures48. Marie-Louise Thomsen suggère que igi hul relève de la sorcellerie lorsqu’il est employé dans les textes assyro-babyloniens49. Un passage du rituel néo-assyrien dit Maqlū semble étayer cette suggestion : Elle retira la virilité du beau jeune homme. Elle retira le caractère attirant de la belle jeune femme. En la regardant de façon malveillante elle lui prit son pouvoir de séduction. Elle scruta le jeune homme et elle lui retira sa fierté. Elle scruta la jeune femme et elle lui retira son caractère attirant50.
Il est particulièrement intéressant de voir le lien qui est fait ici entre la sexualité et le « mauvais œil », lien qui a été mis en évidence dans plusieurs études anthropologiques (voir ma conclusion). Une composition paléo-babylonienne en langue sumérienne peut également être citée ici : Le méchant, à l’œil maléfique, l’enfant de la tempête qui voile tout, le sorcier, […] les moineaux-sorciers, qui posent à terre les ensorcellements, ils bloquent les mains
47. VS 17, 1 iii 41-44 (N. VELDHUIS, « Comments on Igi-hul », op. cit., p. 33) : muš igi.babbar muš igi.kukku2 muš igi.si4.a muš igi gùn.gùn muš igi sig7.sig7 muš igi.hul muš igi.sa 6.ga muš […] dasar. lú. hi dumu […]. 48. A. LYKIARDOPOULOS, « The Evil Eye », op. cit., p. 224 : « It is not only humans, though, who are potential possessors of the evil eye. Virtually, any creature of God could illwish […]. Also, much has been written about animals possessing the deadly glance, especially snakes, hawks, foxes, and basiliks. » Voir en outre les textes magiques égyptiens étudiés par J. F. BORGHOUTS, « The Evil Eye of Apopis », Journal of Egyptian Archaeology 59 (1973), p. 114-150 (p. 140-142). N. VELDHUIS, « Comments on Igi-hul », op. cit., p. 33 fait preuve d’une prudence légitime concernant ce passage paléo-babylonien : « The passage suggests the possibility that not only men, but also snakes may have the evil eye. But it is hard to evaluate the actual relevance of the snake name listed here. The items are so numerous, that the suspicion arises that at least some of them are the product of speculation or association. » 49. M. -L. T HOMSEN, « The Evil Eye », op. cit., p. 22. 50. Maqlû III 8-14 édité par G. MEIER, Die assyrische Beschwörungssammlung Maqlû (“Archiv für Orientforschung Beiheft” 2), Berlin 1937, p. 22 : ša eli damqi dus = su īkim ša ardati damiqti inib = ša itbal ina nekelmî = ša kuzub = ša ilqe ela ippalis = ma bāšta = šu īkim ardata ippalis = ma inib = ša itbal.
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de la jeune fille, ils ligotent les bras du jeune homme ! Ils opèrent des manipulations contre l’homme51 !
D’après ces deux extraits, il semble bien que Marie-Louise Thomsen ait raison d’établir un lien entre le « mauvais œil » et la pratique de la sorcellerie. Dans les sociétés traditionnelles, une des mesures prophylactiques les plus répandues pour éloigner le « mauvais œil » est le port d’amulettes. Étant donné leur fonction, celles-ci peuvent prendre la forme d’yeux. Or, si des objets en forme d’yeux ont bien été mis au jour en Mésopotamie, ils semblent quant à eux n’avoir aucun lien direct avec le concept de « mauvais œil », contrairement à ce qui a été suggéré lors de leur trouvaille 52. En revanche, des textes mésopotamiens nous informent d’autres types de mesures qui pouvaient être prises pour éviter le « mauvais œil ». Un texte paléo-babylonien préconise par exemple l’utilisation de laine noire et blanche en guise de protection : « Entoure de la laine noire et de la laine blanche autour de sa tête53. » Les textes dits médicaux (généralement de l’époque néo-assyrienne) mentionnent quant à eux la possibilité de se protéger par des plantes et des pierres54.
51. Meturan A, troisième texte et dupl. 1-7 édité par A. CAVIGNEAUX et F. N. H. A L-R AWI, « Textes magiques de Tell Haddad (Textes de Tell Haddad II). Deuxième partie », Zeitschrift für Assyriologie 85 (1995), p. 19-46 (p. 20-21 et 28) : hul.gál igi nu.sa dumu uš.uš.šu.ke4 uš.zu […] bu.ru uš.zu uš ki ta.ta.me.eš ki.īs.ki.ra šu mu.un.du.ni guruš.ra a mu.ul.le.e.ne lú.ùlu níg.ak im.me.eb.ša.ša.ni. 52. S. LANGDON, « The Eyes of Ningal », Revue d’Assyriologie 20 (1923), p. 9-11 décrit un pendentif d’onyx inscrit en forme d’yeux et datant de la première dynastie de Babylone. Au sujet de cet objet, il écrit : « It was obviously intended to be worn on the breast of the king and it truly constitutes a magnificent royal gem. » En réalité, l’inscription de l’objet désigne clairement celui-ci comme une offrande votive : « À la déesse Ningal, sa Dame, Abi-ešuh, roi de Babylone ». Dans le même ordre d’idées, D. VAN BUREN, « Amulets in Ancient Mesopotamia », Orientalia NS 14 (1945), p. 18-23 (p. 18) s’avance trop quand il écrit : « Other amulets against the Evil Eye were pieces of onyx or agate which, by their markings, resembled an eye or a pair of eyes. » Quand il s’agit d’examiner les contextes dans lesquels ces objets en forme d’yeux ont été découverts, il devient clair qu’il s’agit pour la plupart d’objets votifs, et non pas d’amulettes à fonction prophylactique. D. VAN BUREN, Symbols of the Gods in Mesopotamian Arts (“Analecta Orientalia” 23), Rome 1945, p. 56-57 est d’ailleurs partiellement revenu sur sa première interprétation, sans toutefois oser l’abandonner complètement : « These votive offerings prove that it is misleading to speak of “the eyes of Ningal”, for they were not models of the orbs of the goddess, but were offerings made to her as they might have been to any other divinity. Probably the symbol originally depicted the divine all-seeing eye, and its use on the “gaming-boards” which served for casting lots implies that it possessed something of the hortatory quality inherent in the Eye of God in Jewish and Christian religions, for it could behold the very secrets of the heart, and therefore it behoved a man to be pure in heart and upright in all his doings. But the divine eye had also a protective character ; it could descry even the dangers which lurked invisible to human sight, and avert the baleful influence of the “Evil Eye” and the maleficence of occult forces. » Bien que ces objets votifs en forme d’yeux n’aient pas été utilisés comme amulettes originellement, leur remploi tardif en tant que telles est attesté par le témoignage de S. LANGDON, « The Eyes of Ningal », op. cit., p. 9 au sujet des yeux votifs du roi Abi-ešuh déjà mentionnés : « […] a remarkable pair of onyx eyes which were obtained at Mosul, having been long in the possession of a native who regarded them as a charm of great efficacy. » 53. Yale Oriental Series (désormais : YOS) 11, 70 et dupl. i 20’ édité par M. -L. T HOMSEN, « The Evil Eye », op. cit., p. 26 : sík gìg sík babbar sag.gá.ni ù.me.ni.kéš. 54. M. -L. T HOMSEN, « The Evil Eye », op. cit., p. 27.
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2. Données syriennes Le monde syrien cunéiforme a fourni plusieurs témoignages de l’existence d’un concept de type « mauvais œil ». Le texte ougaritique KTU 1.96 a été interprété par Gregorio del Olmo Lete comme une incantation contre ce mal. Si l’on se fie à la traduction du texte telle qu’elle a été reprise par James N. Ford55, le « mauvais œil » semble une fois de plus caractérisé par son pouvoir hautement destructeur. James N. Ford étudie en outre de manière circonstanciée les similitudes semblant exister entre le texte ougaritique, les incantations assyro-babyloniennes et les témoignages datant d’époques plus récentes56. Un autre texte doit être étudié dans le contexte syrien : il s’agit du rituel d’Allaiturahhi du pays de Mukiš, en Syrie du Nord. La composition ne nous est connue que par sa version en langue hittite, transcrite sur plusieurs tablettes conservées à Hattuša, capitale de l’empire hittite. La fonction de ce rituel est donnée dans le colophon du texte : « Cinquième tablette. Pas terminée. Parole d’Allaiturahhi, femme de la ville de Mukiš. Si je rétablis (la santé) d’une personne ensorcelée » 57. Le passage qui nous occupe n’emploie pas l’expression « mauvais œil » mais celle d’« yeux furieux », qui a déjà été mentionnée auparavant : J’ai nettoyé [les yeux furieux de Nin]atta (et) Kuli[tta], les yeux [furieux] du dieu tutélaire (et) de la divinité Ku-[…], les [y]eux furieux des Gulšeš et des Kun[uštalla]. § [Quand] elle a [fi]ni [la conjur]ation, elle […] à nouveau les effigies. Si elle les sépare, on les place [à gauche] du galamma [= une partie de la grand-porte] et on [place] (les autres) à droite. Puis elle les dépose dans un panier. Elle tourne les [yeux] face à la grand-porte. § La Vieille Femme prend les effigies (qui sont) dans son panier. Ensuite, la Vieille Femme prend deux parneški [= objets cultuels liés à la notion de pureté ?] de ses deux mains. Puis elle court derrière son dos. Ensuite elle le tient de haut en bas (en commençant par) la tête. Elle le tient membre par membre et elle le nettoie entièrement. Elle conjure ainsi : § « Je lui ai retiré cela, (moi) la Vieille Femme. J’ai nettoyé cela entièrement. J’ai pris les yeux furieux des pays, les yeux furieux d’un roi, d’une reine, d’une ville, d’une maison d’un père (et) d’une mère, des grands, d’un maire, d’un administrateur, d’un seigneur, des fonctionnaires du palais. J’ai pris les yeux proches et furieux de la foule, les yeux furieux de la maisonnée (et) des serviteurs 58. »
55. J. N. FORD, « Ninety-Nine », op. cit., p. 202. 56. J. N. FORD, « Ninety-Nine », op. cit., p. 257-268. 57. KUB 24.13 colophon édité par V. HAAS et H. J. THIEL, Die Beschwörungsrituale, op. cit., p. 110111 : DUB.5.KAM ŪL QATI INIM fallaidur[a]hi MUNUS U[R] U mukiš mān alwanzahhandan UN-an EGIR-pa SIG5-ahmi. 58. KUB 24.13 iii 2’-26’ (V. HAAS et H. J. THIEL, Die Beschwörungsrituale, op. cit., p. 106-109 et V. HAAS et I. WEGNER, Die Rituale der Beschwörerinnen SALŠU.GI. Teil I : Die Texte (“Corpus der hurritischen Sprachdenkmäler” I/5), Rome 1988, p. 111-113) : [D nin]atta[š] D kuli[ttaš tarkuwanda IGIH]Á-wa U ŠA DLAMMA D ku-[… tarkuwand]a IGIHÁ-wa Dgulšuš = (š)a D kun[uštalluš = (š)] a tarkuwanda [I]GIHÁ- wa anšun § [GIM-an = ma hukm]ain [zin]nai nu šēnuš namma […]-zi n = aš = kan mān šarraddari [n = aš GÙB-li ? G]IŠgalamma tiyanzi ZAG-na [tiyan]zi n = aš = šan namma paddani tīezi [IGIH]Á-wa= ma = aš = kan KÁ-aš parā neyāri § MUNUSŠU.GI ALAM.ALAM MEŠ paddani = ši dāi MUNUS ŠU.GI namma 2 parnieški IŠTU 2 ŠU MEŠ = ŠU dāi n = aš = ši EGIR-an namma UZUiškišaz hūwāi n = an = zan namma šer katta SAG.DU-az ēpzi n = an = ši = pa namma UZUÚR UZUÚR anda appeškizzi n = an arha ānšiškizzi hukzi = ma kiššan § arha = ma = at = ši = kan dahhun MUNUSŠU.GI n = at = ši = kan arha anšun KUR-eandaš tarkuwanda IGIHÁ-wa LUGAL MUNUS.LUGAL URU-aš É addaš
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Il est intéressant de remarquer que, cette fois, les « yeux furieux » proviennent aussi bien des dieux que des êtres humains. Par ailleurs, il faut relever le lien qui est fait entre les « yeux furieux » et l’ensorcellement de la personne à purifier. Les « yeux furieux » seraient donc une expression de la colère des dieux et des hommes, colère à la suite de laquelle un ensorcellement aurait été pratiqué. Une autre explication consisterait à dire que les « yeux furieux » d’une divinité ou d’un être humain possèdent un pouvoir magique en eux-même59. Cette explication, dont le caractère hypothétique doit être souligné, aurait le mérite d’établir un lien, au sein de la documentation hittite, entre la notion d’« yeux de la colère (des dieux) » et de « mauvais œil » en tant que sortilège. III. « Mauvais yeux » et « langue mauvaise » Aussi bien les textes hittites que ceux provenant de l’ancienne Mésopotamie associent étroitement la notion de « mauvais œil » à celle de « langue mauvaise »60. Markham J. Geller propose de voir dans ces deux expressions des métaphores pour « jalousie » et « calomnie » respectivement, du moins dans les sources en langue akkadienne61. Toutefois, la nécessité même de pratiquer un rituel de purification ou d’exorcisme à la suite de ces deux événements témoigne du fait qu’il ne s’agit pas de simples métaphores mais bien plutôt d’actes efficients. Dans le cas du hittite, la langue est liée à tout discours négatif : menace, diffamation, blasphème, malédiction, etc.62 Les deux notions – qui sont d’ailleurs liées entre elles – les plus fréquemment véhiculées par elle sont : (1) la calomnie désignée par l’expression « langue (mauvaise) de la foule » (pangawaš lalan) ; (2) la malédiction appelée « langue mauvaise » (idalu- lalan) qui établit un lien magique entre les deux antagonistes, lien qu’il faut dénouer par le biais d’un rituel dit mantalli63. Les prescriptions rituelles mentionnant la « langue (mauvaise) » ne permettent que rarement de distinguer avec certitude les différentes connotations possibles de cette appellation. La confusion est d’autant plus grande que « langue » désigne également, dans ces textes, une figurine en forme de langue qui sera manipulée pendant le rituel. Quelques contextes sont toutefois plus clairs, comme notamment le passage du rituel dit de Maštigga contre les querelles familiales. Le passage indique : Elle [= la Vieille Femme] prend de la laine rouge et la coupe avec un couteau audessus d’eux [= les deux commanditaires du rituel]. Elle parle ainsi : « Du fait que
annaš LÚ.MEŠ RABUTIM LÚHAZZIYANNI LÚ maniyahhiyaš EN- aš LÚ.MEŠDUMU.É.GAL tarkuwanda IGIHÁ-wa dahhun pagauwaš maninkuwanda tarkuwanda IGI HÁ-wa ŠA ÉTIM SAG.GÉME.ÌR MEŠ tarkuwanda IGI HÁ-wa dahhun. 59. Cette interprétation s’inspire des réflexions de J. F. BORGHOUTS, « The Evil Eye », op. cit., p. 147 : « The evil eye […] seems to be an anonymous evil power in itself, whether it derives from gods, demons, or human beings. » 60. Pour des exemples de mentions mésopotamiennes de « langue mauvaise » en association avec le « mauvais œil », voir M. J. GELLER, « Paranoia », op. cit., p. 118-119. Pour d’autres attestations mésopotamiennes de « langues mauvaises », voir A. L. OPPENHEIM et al. (éd.), The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago vol. L, Chicago 1973, p. 211-212. 61. M. J. GELLER, « Paranoia », op. cit., p. 118. 62. H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary, op. cit. vol. L-N, p. 23. 63. H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary, op. cit. vol. L-N, p. 177-178.
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vous vous êtes querellés en ce jour, maintenant la divinité Āndāliya vient de couper pour vous avec (ce) couteau les langues de ce jour64 ».
Dans ce contexte les « langues » semblent désigner les imprécations et autres paroles désobligeantes susceptibles d’avoir été prononcées lors de la querelle familiale. Lorsqu’elle désigne une malédiction, la « langue mauvaise » est un produit de la sorcellerie. Il y a en outre tout lieu de penser que, lorsqu’ils sont associés à la « langue mauvaise », les « mauvais yeux » relèvent eux aussi de cette pratique. C’est ce qui a été suggéré pour le rituel d’Annā de Kaplawiya (I.1). Outre cet exemple, un rituel moyen hittite indique clairement que la « langue mauvaise » peut relever de la pratique de la sorcellerie : Les mauvaises choses qu’elle a prononcées contre Tudhaliya, Nikkalmati et leurs enfants, elle (les) a [fai]tes sous forme de “langues” contre eux. Elle a parlé mal (d’)eux devant le dieu Soleil du sang et le dieu de l’orage. Elle les a ensorcelés65.
Autre témoin du lien étroit unissant la « langue mauvaise » à la sorcellerie, le rituel arzawéen d’Alli indique : Si une personne (est) ensorcelée, je la traite ainsi. Cinq figurines d’argile dont deux masculines. Elles tiennent un sac kurša- levé et des langues se trouvent dedans. Trois (figurines) féminines. § (Elles sont) coiffées d’un couvre-chef. Un panier d’argile (rempli) de langues d’argiles (et) d’un âne d’argile. Il/elle tient cela levé66.
Le lien que les textes hittites font entre les « mauvais yeux » et la « langue mauvaise » réside peut-être dans la notion de jalousie car, comme Alan Dundes l’indique, « l’envie peut être exprimée soit par l’œil soit par la bouche (soit par les deux) »67. Dans le folklore, en effet, la façon la plus courante d’« attraper » le « mauvais œil » est de recevoir des louanges. Le pouvoir du « mauvais œil » peut donc également passer par la parole. Dans le cas de l’association hittite, la situation n’est toutefois pas tout à fait la même : la « langue mauvaise » ne désigne jamais la louange « empoisonnée » de l’envieux dans les textes hittites. Il s’agit donc d’une
64. KBo 39.8 et dupl. i 33-37 édité par J. L. M ILLER, Studies in the Origins, Development and Interpretation of the Kizzuwatna Rituals (“Studien zu den Boğazköy-Texten” 46), Wiesbaden 2004, p. 65-66 : nu SÍG mittan dāi n = at = šama[š]=kan IŠTU GÍR šer arha kuerzi nu kiššan memai apedani = wa = šmaš = kan U4-ti kuit haššikkedumat kinun = a = wa = šmaš = kan kā[š]a apedaš U4-aš EMEHÁ D āndāliyaš IŠ[T]U GÍR karašta. 65. A. KASSIAN, Two Middle Hittite Rituals mentioning f Ziplantawija, Sister of the Hittite King m Tuthalija II/I, Moscou 2000, p. 24-25 et G. FRANTZ-SZABÓ, « Hittite Witchcraft, Magic, and Divination », dans J. M. SASSON (éd.), Civilizations of the Ancient Near East III, New York 1995, p. 2007-2019 (p. 2008) : nu idālu kue ITT[I] I duthaliy[a U] fnikalmāti ANA DUMU MEŠ = ŠUNU mēmiškit nu = šmaš EMEHÁ [išš]išta n = uš = kan išhanāš DUTU-i DIM-ni parānta [idāl]u memiškit n = uš alwanzahhiškit. 66. KUB 24.9+ et duplicats (L. JAKOB-ROST, Das Ritual, op. cit., p. 20-21 et H. G. GÜTERBOCK et H. A. HOFFNER (éd.), The Hittite Dictionary, op. cit. vol. L-N, p. 22) : mān UN-aš alwanzahhanza n = an kiššan DÙ-mi 5 ALAM IM ŠÀ BA 2 LÚ nu KUŠ kuršuš karpan harkanzi n = ašta anda EMEHÁ IM kiantari 3 MUNUSMEŠ § n = at TÚG kurišnanteš 1 kurtali IM EMEHÁ IM šū 1 ANŠE IM nu apāt karpan harzi (transcription composite). 67. A. DUNDES, « Wet and Dry », op. cit., p. 263.
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Le « mauvais œil » d’après les textes cunéiformes hittites et mésopotamiens
conception différente de celle qu’Alan Dundes a observée, conception que l’on retrouve toutefois dans quelques-unes des sociétés à « mauvais œil » 68. IV. Conclusions À la lumière de l’analyse contextuelle qui a été faite ici, il apparaît que l’expression hittite « mauvais yeux » et celles qui lui sont associées peuvent désigner différents concepts : elles peuvent symboliser l’intensité de la colère divine, mais également une entité malfaisante comparable par certains aspects au « mauvais œil » tel que le décrivent les folkloristes. Ces différentes conceptions du « mauvais œil » sont probablement le reflet de la grande hétérogénéité culturelle qui caractérise l’Anatolie hittite. Une des principales originalités des données hittites réside dans l’emploi systématique du pluriel « mauvais yeux », au lieu du singulier attendu. Or, il y a tout lieu de penser que cet aspect est central dans le concept anthropologique de « mauvais œil ». Pierre B. Gravel a en effet remarqué la présence récurrente, sur les amulettes destinées à éloigner le « mauvais œil », de motifs sexuels, et plus particulièrement de phallus, et ce dans plusieurs cultures méditerranéennes. Il suggère que le « mauvais œil » symbolise la vulve et indique : « The Eye is a symbol of the female dimension of fertility, and when it stands alone, it is bound to be unproductive, therefore evil. Hence, its remedies are symbolically phallic69 ». Dans le même ordre d’idées, Alan Dundes écrit : The phallus or the vulva as a liquid-seeking evil eye would explain why the evil eye is singular. But it may not be entirely clear why a phallus or a vulva should be perceived as liquid-seeking. To understand this, it is necessary to consider an important folk theory of sexuality, namely, that coitus is dangerous and debilitating insofar as it may result in a loss of liquid70.
Étant donné le fait que l’expression hittite est toujours au pluriel, cela tendrait à montrer que la notion – ou plutôt, comme nous l’avons observé, les notions – qu’elle véhicule n’a pas de lien avec le domaine de la sexualité, ce qui distingue l’Anatolie hittite des autres cultures méditerranéennes à « mauvais œil ». Cette observation semble confirmée par les occurrences mêmes de l’expression en question, qui ne font que peu d’allusions claires à la reproduction ou à la copulation. Le « mauvais œil » assyro-babylonien, désigné quant à lui au singulier dans les textes, semble au contraire pouvoir être mis en relation avec le domaine de la sexualité. Il ne semble en rien éloigné du concept actuel.
68. Pour la communauté sicilienne du Canada, voir S. M IGLIORE, « Evil Eye or Delusions : On the ‘Consistency’ of Folk Models », Medical Anthropology Quarterly 14/2 (1983), p. 4-9 (p. 5) : le « mauvais œil » y est étroitement associé à la « langue mauvaise » en tant que produit de la gettatura (sicilien ittatura), c’est-à-dire le mauvais sort lancé involontairement : « The term ittatura refers to ‘the casting of evil’ by means of either mal’uocchiu (evil eye) or mali lingua (evil tongue). These two processes share the following features : (1) they involve ordinary people ; (2) ittaturi do not have actual control over the power to cause harm ; and (3) they involve strong emotions such as envy or anger. Examples of mali lingua include the verbal curse and vicious backbiting. » 69. P. B. GRAVEL, The Malevolent Eye, op. cit., p. 100. 70. A. DUNDES, « Wet and Dry », op. cit., p. 286.
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DES RAPPORTS ENTRE LES MARCIONITES ET LES MANICHÉENS DANS UN CORPUS ÉPHRÉMIEN :
S. EPHREM’S PROSE REFUTATIONS OF MANI, MARCION, BARDAISAN 1 Chiemi NAKANO
Introduction Ceux qui ont étudié les documents relatifs aux marcionites et aux manichéens n’ont pu manquer de déceler des analogies entre ces deux groupes. Après avoir examiné les exégèses manichéennes du Nouveau Testament, M. Tardieu expose leurs similitudes et ce qui les oppose, et déclare : « L’histoire des relations entre marcionites et manichéens reste entièrement à faire »2. Il existe en effet de nombreuses études ou notes sur ce thème3, mais « l’histoire de ces relations » n’a, à proprement parler, pas encore été établie. Il est vrai que l’étude des différents éléments qui la composent doit encore être approfondie. Cette histoire, le présent article ne prétend donc pas l’écrire ; il a pour objet de présenter quelques remarques sur les relations entre marcionites et manichéens sur la base d’un corpus que la plupart des chercheurs considèrent comme un témoin important de ce dossier. I. La question de l’authenticité du corpus Le corpus éphrémien que nous examinons ici est actuellement séparé en deux parties comprises dans deux codices conservés à la British Library4 : les 19 premiers folios se trouvent dans l’Add. 14574 et les 88 autres folios sont conservés à l’état de palimpseste dans l’Add. 14623. Ces deux codices sont des témoins importants du point de vue codicologique. Étudier cette question nécessiterait cependant un exposé trop long pour le présent article. Pourtant, puisque de nombreux documents qui nous sont parvenus sous le nom d’Éphrem ne sont pas de lui5, il est
1. Je remercie vivement O. Cham qui a corrigé et amélioré mon texte français, ainsi que P. Géhin et A. Boud’hors qui l’ont lu et m’ont donné de précieux conseils. 2. M. TARDIEU, « Principes de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament », dans M. TARDIEU (éd.), Les Règles de l’interprétation, Paris 1987, p. 144. 3. Voir N. A. PEDERSEN, « Some Comments on the Relationship between Marcionism and Manichaeism », dans P. BILDE et alii (éd.), Apocryphon Severini, Aarhus (Denmark) 1993, p. 166-177. Les références aux études récentes sur ce sujet figurent à la note 1 de la p. 166. 4. Voir W. WRIGHT, Catalogue of Syriac Manuscripts in the British Museum acquired since the year 1838, Londres 1870-1872, II, n° DXXXV, p. 407-408 pour Add. 14574, et n° DCCLXXXI, p. 762766 pour Add. 14623 ; W. H. P. HATCH, An Album of Dated Syriac Manuscripts, Boston 1946 (20022), pl. XCVIII, p. 149 ; C. W. MITCHELL, S. Ephrem’s Prose Refutation I, Londres 1912, « Introductory notes » (3)- (10) et C. W. MITCHELL et F. C. BURKITT, S. Ephrem’s Prose Refutation II, Londres 1921, « Introductory essay, 1. The Ms. Source », p. CXI- CXIII. 5. Voir A. VÖÖBUS, Literary Critical and Historical Studies in Ephrem the Syrian, Stockholm 1958, p. 7 et 11 ; S. BROCK, L’œil de lumière (“Collection Spiritualité Orientale” 50), Bégrolles-en-Mauges
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nécessaire de s’interroger, même brièvement et du point de la critique externe, sur l’authenticité des textes de ce corpus. Notre corpus a déjà été édité et traduit en anglais sous le titre : « S. Ephrem’s Prose Refutations » par C. W. Mitchell et F. C. Burkitt en 1912 et 19216. Ce titre a été choisi par les éditeurs en fonction du contenu des textes, mais ne tient pas compte des titres originaux figurant comme intitulés à ces textes. Or chacun des textes du corpus possède son propre titre inscrit au début et à la fin. En outre, ce corpus est formé de deux parties, qui portent aussi leurs propres titres, notés comme titres courants dans la marge supérieure de la page au milieu et à la fin de chaque cahier : « De Hypatius » pour la première partie ; « De Domnus » pour la seconde. La première partie contient cinq discours sous forme d’épîtres formant un acrostiche : la première commence par « D » ; la deuxième par « 3 » ; la troisième par « U » ; la quatrième par « < » ; la cinquième par « 0 » ; ces lettres forment ensemble le nom d’Éphrem (« 0\USD ») comme l’avait déjà remarqué F. C. Burkitt7. La composition de cette partie est bien conçue. Examinons de plus près la façon dont se présentent ces cinq épîtres. Il semble qu’il ne s’agit pas d’épîtres indépendantes les unes des autres. Seule la première épître contient une adresse : 0OF1UPE) de la fabrication ; mais puisque l’Étranger, le Bon, le Dieu marcionite vient d’au-dessus du royaume du créateur, pourquoi Marcion a-t-il besoin d’introduire l’idée de la matière dans ses enseignements ? Éphrem distingue ici Marcion des deux autres. Et en même temps sa critique nous indique que les marcionites ont introduit l’idée de matière dans leurs doctrines. Cela est confirmé par l’ouvrage ultérieur d’Eznick de Kolb, De Deo 30. d) La définition de Dieu par rapport à l’espace et aux cieux Quatre passages traitent de cette question : un dans Ep. 3, deux dans Ep. 5 de la partie I et un dans Ag. M I de la partie II. Examinons d’abord le passage le plus court, c’est-à-dire le dernier qui figure dans Ag. M I de la partie II. Éphrem y explique que tous témoignent du Dieu unique prêché par les chrétiens, et mentionne brièvement les opinions des trois groupes à ce sujet : les marcionites, les manichéens et les bardaisanites31. D’après ce passage, Mani considère que Dieu reste dans les cieux, mais Marcion, en introduisant l’Étranger qui existe en dehors des cieux du Démiurge (le Dieu de l’AT), méprise ce dernier, ainsi que sa prédication et son peuple, c’est-à-dire les juifs : signe qu’Éphrem distingue un cosmos fermé manichéen, régi par Dieu, d’un cosmos marcionite ouvert dans lequel il existe un endroit absolument en dehors de ce monde. Examinons ensuite les deux passages d’Ep. 5. Ils évoquent les rapports entre Dieu, l’espace et les cieux. Dans le premier32, Éphrem réfute d’abord Marcion en disant : si les cieux sont existentiels (DWZW\DE) pour l’Étranger, ce dernier n’est pas une existence (D\W\D) unique, mais il y a deux existences qui ne se ressemblent pas ; si l’espace entoure l’Étranger, il y a alors trois existences. Éphrem réfute ensuite Mani de la même manière : Mani donne leurs noms à l’espace et à la terre ainsi qu’à Dieu comme existentiels (DWZW\DE). Dans les deux cas, La doctrine des trois existences s’oppose à celle de chrétienne qui proclame une seule existence, Dieu.
29. C. W. MITCHELL, S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription p. 141-142 ; traduction, p. C ; Ms. f. 33a, col. 2, l.22 ; f. 43b, col. 1, l.9. 30. Voir L. MARIÈS et Ch. MERCIER (éd.), Eznik de Kolb. De Deo, op. cit., p. 662-665. 31. C. W. MITCHELL et F. C. BURKITT, S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription, p. 53-54 ; traduction p. XXIV-XXV ; Ms. f. 72a, col. 1, l. 5-10 et l. 17-30. 32. C. W. MITCHELL et F. C. BURKITT, S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription, p. 134135 ; traduction, p. XCVII ; Ms., f. 41b, col. 3, l. 6-f. 41a, col. 1, l. 1.
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Des rapports entre les marcionites et les manichéens
Dans le second passage33, Éphrem, en critiquant le dualisme manichéen (l’opposition de la lumière et des ténèbres), indique que Marcion met l’Étranger au-dessus de toute chose et que Bardesane met les ténèbres en dessous de toute chose. Et il les réfute : si l’espace où tous habitent est un, infini et non mesurable, tous sont forcément voisins sans séparation. Quant au dualisme manichéen, il le réfute de manière similaire, c’est-à-dire qu’il s’en prend à l’absence de frontière entre les deux principes : la lumière et les ténèbres. Ainsi en présentant leurs théories différentes les unes des autres, Éphrem rapproche toujours un point qui leur est commun, la dualité ou la pluralité divine. Il reste à examiner le passage du début d’Ep. 3. Éphrem y traite de chaque école individuellement. S’agissant des enseignements marcionites, il critique le lieu et la nature de l’Étranger (le Dieu marcionite), ainsi que son rapport avec le Démiurge (le Dieu de l’AT). Pour ce qui est des manichéens, il s’attaque à la théorie des deux principes : la lumière et les ténèbres, en citant leur mythe. En ce qui concerne le rapport entre l’Étranger et le Démiurge chez les marcionites et le rapport entre la lumière et les ténèbres chez les manichéens, Éphrem formule ses critiques selon une logique similaire comme nous l’avons remarqué plus haut dans le passage d’Ep. 5. Pourtant, le mythe manichéen et les informations données par Éphrem sur la nature et la substance de l’Étranger n’ont aucun rapport entre eux34. En effet, les réfutations qu’il oppose à chacune de ces trois écoles montrent bien qu’il les considérait comme trois groupes distincts. III. En guise de conclusion : de nouvelles perspectives Nous avons commencé cet article par ce constat : ceux qui ont étudié les documents relatifs aux marcionites et aux manichéens n’ont pu manquer de déceler des analogies entre ces deux groupes. Ces ressemblances sont avérées et considérables35. Pourtant, en relevant les passages relatifs à chacun d’eux, nous avons aperçu le faible nombre d’occurrences. Les textes d’Éphrem nous font aussi réfléchir à leurs différences importantes, notamment celle-ci : le syncrétisme manichéen s’oppose à la doctrine marcionite, comme nous l’avons vu plus haut36. De plus, bien qu’Éphrem critique à plusieurs reprises cette doctrine fondamentale du marcionisme qu’est le rejet de l’AT, que cette doctrine leur soit une attitude commune,
33. C. W. MITCHELL et F. C. BURKITT, S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription, p. 138 ; traduction, p. XCVIII ; Ms., f. 33b, col. 1, l. 32-col. 2, l. 21. 34. Il est impossible ici d’examiner le passage – unique et intéressant – dans lequel Éphrem critique la nature et la substance de l’Étranger. U. Possekel le cite comme la marque d’une influence stoïcienne sur Éphrem (U. POSSEKEL, Evidence of the Greek Philosophical Concepts in the Writing of Ephrem the Syrian (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 580. “Subsidia” 102), Louvain 1999, p. 7478). Toutefois, d’après J. TEIXIDOR (Bardesane d’Edesse : la première philosophie syriaque, Paris 1992, p. 102-114), c’est Bardesane qui serait stoïcien et Éphrem n’aurait pas compris sa théorie. Il convient de noter cependant que la rhétorique utilisée dans ce passage n’est pas typiquement éphrémienne. Voir la fin du chap. I. 35. A. VON H ARNACK, Marcion, op. cit., p. 183 note 12 ; cf. supra notes 1 et 2. 36. Il faudrait mentionner ici, à côté de l’éclectisme, un autre concept manichéen important : la transmigration, qui est complètement étrangère aux doctrines marcionites.
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il n’assimile jamais les deux groupes sur cette question37. Mais une comparaison permet d’observer que si les marcionites rejettent le Dieu de l’AT, le Juste, ainsi que ses prophètes et les justes (DT\ _G]) qui observent la Loi38, les manichéens aussi rejettent le Dieu de l’AT, mais non pas les prophètes ni les justes. Au contraire, le « Juste » (DT\G]) est un titre des élus manichéens39. Nous savons, par ailleurs, grâce à d’autres documents, que leurs conceptions respectives du docétisme relatif à Jésus40 et le NT qu’ils utilisaient41 ne sont pas assimilables. Les différences ne sont pas nombreuses, mais elles sont significatives. A. von Harnack décrit brièvement que le marcionisme et le manichéisme ont progressé de façon séparée en Orient et que le premier a gardé une autonomie face au dernier jusqu’à la seconde moitié du Ve siècle. Les différences trouvées ici peuvent être des raisons qui expliquent qu’ils ne se sont pas assimilés facilement. Il est généralement accepté, comme A. von Harnack le propose, qu’en Occident, le marcionisme semble en régression dès le milieu du IIIe siècle, pendant qu’en Orient, il s’est maintenu beaucoup plus longtemps42. C’est probable. Cependant notre manuscrit a été trouvé en Égypte. Revenons brièvement à l’histoire de notre codex palimpseste, Add. 14623. Ce dernier a été lavé et réutilisé en 822-823 en Thébaïde (Haute-Égypte) par un scribe, nommé Ahron, originaire de Mésopotamie. C’est un des plus anciens manuscrits syriaques copiés en Égypte. Il contient une note ultérieure d’après laquelle trois moines (Isaac, Daniel et Solomon) offrirent ce manuscrit ainsi que neuf autres au monastère des Syriens. Ces trois noms apparaissent dans deux autres manuscrits : l’Add. 14587 et 17216 f. 48. Selon l’Add. 17216 f. 48, ces moines venaient du monastère de Mar Yonan situé au sud, c’est-à-dire en Haute-Égypte43. Cela semble étonnant. Tout d’abord, peu de traces indiquent l’existence d’une communauté syrienne en Haute-Égypte avant la première moitié du IXe siècle44. En outre,
37. Le rejet marcionite de l’AT est un grand thème du discours Ag. M. I. Pourtant Éphrem n’y cite aucun enseignement manichéen. 38. Éphrem critique sur ce point les marcionites à plusieurs reprises dans Ag. M I, par ex. C. W. M ITCHELL et F. C. BURKITT, S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription, p. 54-57 ; traduction p. XXV-XXVII ; Ms. f. 72a, col. 2, l. 1-f. 63b, col. 3, l. 30. 39. Éphrem connaissait le rôle des élus religieux manichéens que l’on appelait « les Justes » : cf. Ep. 2 : C. W. M ITCHELL S. Ephrem’s Prose Refutations, op. cit., transcription, p. 30 ; traduction, p. XLIII ; Ms. f. 10a, col. 3, l. 13-31. 40. I. GARDNER, « The Docetic Jesus, Some interconnection between Marcionism, Manichaeism and Mandaeism », dans I. GARDNER (éd.), Coptic Theological Papyri II (“MPER” NS 21), Vienne 1988, p. 57-85. 41. Voir la note 1 supra. 42. A. VON H ARNACK, Marcion, op. cit., p. 182-185 ; G. P ELLAND, « Marcion », Dictionnaire de spiritualité, t. 10, Paris 1980, p. 318 ; A. A LAND, « Marcion », Dictionnaire Encyclopédique du christianisme ancien, t. 2, Paris 1990. 43. Le mot « sud » (ଇarhs/z\UP) peut ne pas désigner précisément la Haute-Égypte ; voir, sur cette question, W. E. CRUM, Coptic Dictionary, Oxford 1939, 300b et E. WHITE, The Monastery of the Wadi Natrûn II. The History of the Monastery of the Nitria and of the Sceitis, New-York 1932, p. 310 note 3 ; W. WRIGHT, op. cit. n° 752, p. 696 ; R. PAYNE-SMITH, Thesaurus, t. 2, Oxford 1901, col. 2226. Cependant le colophon de notre manuscrit précise qu’il a été fabriqué en Thébaïde, et que ces trois personnes se rendirent au monastère des Syriens situé au nord de l’Égypte. Il est donc logique de penser que l’endroit « sud » où est situé ce monastère soit, dans ce contexte, Thébaïde. 44. Voir W. E. CRUM, The Monastery of Epiphanius at Thèbes II, New-York 1926, p. 52 et p. 342.
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le codex constitué des parchemins palimpsestes est volumineux : il contient cinquante-deux textes dont certains sont uniques45. Où était ce monastère de Mar Yonan qui aurait possédé ces manuscrits et comment aurait-il eu la capacité de fabriquer des codices contenant autant de textes ? Aucune trace de ce monastère n’a été retrouvée. Par ailleurs, nous connaissons l’histoire des frères de Tagrit : Mattai, Abraham et leurs frères, qui ont contribué à la fondation de la communauté syrienne, le monastère des Syriens à Nitrie en Basse-Égypte46. Or, il convient d’observer que préalablement à cette fondation, ils étaient descendus directement au sud en 81647. Qu’y étaient-ils allés chercher ? En fait, bien qu’aucune preuve certaine ne puisse être apportée, plusieurs éléments indiquent l’existence de communautés syriennes avant la première moitié du IXe siècle. En 1993, les vestiges de maisons ou d’une communauté manichéenne furent retrouvés à Kellis dans le désert de Dakhla en Haute-Égypte48. Cette découverte archéologique a apporté un lot de fragments manichéens datés du IVe siècle dont plusieurs en syriaque. Il est donc maintenant incontestable qu’il y avait des manichéens syriens dans cette zone, déjà au IVe siècle. Plusieurs questions restent posées : y avait-il aussi des chrétiens syriens ? Et qu’en est-il du manuscrit « Contre les hérétiques » d’Ephrem : depuis quand, comment et pourquoi se trouvait-il en Haute-Égypte ? La réponse à ces questions clarifierait non seulement la situation historique des hérétiques de Haute-Égypte aux IVe – VI e siècles, mais aussi la situation ultérieure : la transmission des textes sur les hérétiques et leur rôle dans la littérature monastique dans laquelle notre manuscrit pourrait trouver sa place. Que soit ici rendu hommage aux nombreuses études de M. Tardieu et à ses biographies exhaustives, qui nourrissent notre intérêt pour les manichéens, les marcionites et les gnostiques et facilitent nos recherches. Qu’il puisse nous offrir encore de nombreuses études dans ce domaine.
45. W. WRIGHT, Catalogue, op. cit., II, n° 781, p. 762 sqq. 46. L V. ROMPAY, « Takritans in the Egyptian desert : The monastery of the Syrians in the ninth century », JCSS 1 (2001), p. 41-60 ; E. WHITE, op. cit., p. 309-315. 47. Selon une note dans le manuscrit Add. 14582. Voir L V. ROMPAY, op. cit., p. 43 et W. WRIGHT, op. cit., II, p. 692a-696a ; E. WHITE, op. cit., II, p. 310 et 440. 48. Voir I. GARDNER (éd.), Kellis Literary Textes, vol. 1 (“Oxbow monograph” 69. “Dakhleh Oasis Project Monograph” 4), Oxford 1994. Pour les textes syriaques, p. 101-131 ; pour la référence à cette communauté manichéenne, voir p. I note 3.
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Des rapports entre les marcionites et les manichéens
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UNITÉ DE LIEU DANS LA VIE ET L’ŒUVRE DE JEAN CLIMAQUE : ÉLÉMENTS DE TOPOGRAPHIE SINAÏTIQUE ET D’HISTOIRE RELIGIEUSE Marie-Joseph PIERRE École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
La Scala doit être lue comme une sorte d’autobiographie discrète et raisonnée de la gradation de Jean Climaque, celle qu’il a su déchiffrer dans sa vie, éditée sous forme de réflexions classées et datées, depuis son renoncement et son exil (Grad. 1-3), en passant par son entrée au monastère du Sinaï et sa période de formation par l’obéissance communautaire et la pénitence (Grad. 4-5). Les longues années de réclusion anachorétique se passent en surveillance subtile et en maîtrise élaborée de tous les mouvements de l’âme, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à la paix et à la véritable résurrection dans l’abîme de la charité, l’écart spatio-temporel se révélant finalement le lieu mystique de l’union avec la divinité. Or une telle conviction est lourde de conséquence pour la compréhension de la composition de son livre, qu’il demande d’ailleurs mystérieusement à son lecteur de décoder1. Si l’homme est inséparable du livre, écrit en entier dans le milieu sinaïtique, nombre de descriptions, notamment au début de l’ouvrage, peuvent être replacées dans le fil de sa vie et servir aussi à en reconstituer le cadre. On a longtemps cherché à ranger les logoi selon un ordre systématique de théologie ascétique, mais il s’agit davantage d’y retrouver la trame de l’expérience circonstancielle de Jean, dont la logique « pratique » échappe aux classements scolaires, et les conteste souvent2. La mise en synopse des éléments biographiques fournis par la Vita écrite par Daniel de Raïthou et les Récits d’Anastase avec les descriptions de la Scala devient extrêmement éclairante, au moins pour la première et la dernière partie de l’ouvrage. La partie centrale, sur les vertus et les vices – dont l’organisation
1. Grad. 27/2, 2-3 (35), p. 342 (PG 88, 1105C-D) : « Cherche la solution d’après la manière dont l’échelle est construite. Qui est capable de comprendre, qu’il comprenne dans le Seigneur ». Et Grad. 30, 18 (38), p. 378-379 (PG 88, 1160C) : « De quelle manière sont assemblés, de quoi sont composés les degrés que ton amant a disposés comme des ascensions dans son cœur ? J’ai soif d’en connaître le nombre… ». La numérotation des paragraphes du corpus de Jean Climaque varie selon les éditeurs. Pour les références, nous donnons en premier lieu celle de l’édition-traduction de l’Archimandrite IGNATIOS (²ωάννου του Σναιτου Κλιµαξ. Εισαγωγή, κεµενον, µετ¹φρασις, σκºλια, πνακες. Ι. Μ. του Παρακλητου, !ροπος Αττικης, Athènes 1978, 19894, 19946, 19977), suivie – entre parenthèses, sauf si les deux computs coïncident – de celle de la traduction française de P. DESEILLE, L’Échelle sainte (‟Spiritualité orientale” 24), Bégrolles-en-Mauges 1978 (19872), qui reprend celle de SOPHRONIOS Eremites, avec quelques variantes ; puis nous donnerons la page dans l’édition d’IGNATIOS, suivie de celle de la PG 88 (ré-édition de M. R ADER). 2. Par exemple la liste des huit vices capitaux : Jean l’utilise parfois : Grad. 16, 24 (27), p. 221 (PG 88, 929B) ; 27/2, 9 (43), p. 345 (1109A) [esprits mauvais] ; et il la met en cause ailleurs, jugeant librement l’outil spéculatif à l’aune de sa pratique, sans se laisser enfermer par l’argument d’autorité ou de révérence : Grad. 21, 1, p. 237 (PG 88, 949A) ; 26, 29 (33), p. 291 (1021C-D).
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pose quelques problèmes actuellement insolubles en raison de l’absence d’édition critique – a pu faire l’objet de regroupements plus systématiques des notes de ses « examens de conscience » prises tout au long de sa vie selon l’exemple reçu de la tradition du grand Antoine. Après avoir montré que l’unité de lieu doit être présupposée dans la vie et l’œuvre de Jean Climaque, nous consacrerons ces quelques pages, offertes à notre collègue Michel Tardieu, à relever plusieurs éléments de géographie historique du Sinaï, qui portent la marque de sa puissante symbolique religieuse à l’époque troublée de la crise monothélite et de l’arrivée de l’islam. I. L’ordre existentiel des Logoi et le grand Cénobion Dans sa brève biographie, placée en tête de l’ouvrage par la plupart des éditeurs, le moine doxographe Daniel3 de Raïthou avoue ne rien savoir de l’origine de son héros : « Je ne saurais dire exactement et de façon certaine dans quelle cité mémorable ce grand homme vit le jour et fut élevé, avant d’entreprendre les combats de la vie ascétique. » Il se hâte aussitôt de chanter les louanges de la sainte cité céleste, puis de la montagne du Sinaï, à laquelle, dit-il, le jeune ascète serait arrivé dès l’âge de seize ans, passant toute sa vie adulte dans le périmètre très restreint de la montagne sainte. Cette donnée est reprise par les Ménées4. Daniel de Raïthou remarque toutefois avec étonnement qu’avant l’âge de seize ans, Jean Climaque, appelé aussi le Scholastique5 avait parcouru tout le cycle des études classiques, mais il ne dit rien de ses maîtres. La remarque sur l’« arrogance de la philosophie », sans effet sur la décision de Jean d’embrasser la « céleste rusticité »6, ne permet pas d’identifier une quelconque école. C’est un lieu commun de la littérature monastique, depuis la Vie d’Antoine par Athanase, où plusieurs passages montrent les limites de la philosophie livresque et savante devant la puissance de la vraie philosophie acquise par l’expérience du désert, en dehors même de toute formation scolaire7. Mais l’Égypte, avec la ville d’Alexandrie, est cependant le seul pays véritablement signalé dans les premiers degrés de la Scala, même si
3. Vita, par Daniel de Raïthou, p. 17-24 (PG 88, 595-608). 4. Au 30 mars, AS 3, 834-837. H. DELEHAYE, « Mart. 30 », Synaxarium Ecclesiæ Constantinopolitanæ e codice Sirmondiano nunc Berolinensi, dans Propylæum ad Acta Sanctorum Novembris, Bruxelles 1902, p. 572-574. Repris dans l’Isagoge de R ADER (PG 88, 609-612). 5. Étude de cette dénomination qui désigne un rhéteur chez L. P ETIT (Dictionnaire de Théologie Catholique (DTC) 8 (1924), col. 690-693) qui fait naître Jean vers 550, et lui fait suivre un parcours étrange : prêtre, marié, veuf, et enfin moine ; amené d’Antioche à Alexandrie par Euloge lors de son accession au patriarchat d’Alexandrie (580-607)… Mais cette hypothèse vagabonde, qui ne trouve aucun appui dans l’œuvre, ne tient pas devant les concomitances historiques que l’on peut relever dans la Scala. Pour G. COUILLEAU, « le surnom de ʿscholastique’ (l’érudit) qui le désignait pendant sa vie suppose seulement une solide formation intellectuelle développée par de vastes lectures et non une profession qu’il aurait exercée antérieurement à son entrée monastique », art. « Jean Climaque », Dictionnaire de Spiritualité (DS) VIII (1974), col. 370. 6. Vita 2, p. 18 (PG 88, 597B), ορανί διωτείË μαθητευόμενος. 7. Cf. Athanase, Vita Antonii, 72-74. De même Pachôme, Vita bohaïrique 55 (trad. fr. par A. VEILLEUX (“Spiritualité orientale” 38), 1984, p. 72), et Première Vita grecque 88 (traduction française par A.-J. FESTUGIÈRE, Les moines d’Orient IV/2, Paris 1965, p. 201-202) ; et Apophtegme d’Évagre attribué à Antoine, A. GUILLAUMONT (éd.), Praktikos 92 (“SC” 171), Paris 1971, p. 695. Selon Sozomène, Historia ecclesiastica VI/33, « Antoine, en Égypte, se livrait, loin des hommes, à une rigoureuse
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les mentions sont presque toutes négatives : prise au sens métaphorique traditionnel, l’Égypte est assimilée au monde8 ; elle est le pays dont on sort et où il ne faut pas retourner ; et Alexandrie – ce qui est moins coutumier et sort de la symbolique de l’Exode pour entrer dans celle du jugement moral sur des faits constatés – est une terre de perdition9. Il est vraisemblable que ces mentions ne soient pas simplement théoriques, mais qu’elles représentent une réelle expérience, c’est-à-dire que Jean le Scholastique en soit originaire et qu’il ait bénéficié de l’éducation à la fois classique et religieuse dispensée dans les écoles tenues par des chrétiens 10. Une sorte de dicton en référence à l’Égypte11 ainsi que les nombreuses références à la mer et à la vie portuaire12 pourraient le laisser penser ; et une allusion permettrait aussi d’induire qu’il venait d’une famille connue13. Le Grad. 3, sur l’Exil volontaire, rapporte l’expérience de celui qui a définitivement quitté son pays – l’Égypte, qu’elle soit symbolique et/ou matérielle – à la suite de Moïse qui part vers la Terre promise, ainsi que les tergiversations intérieures de celui qui craint de peiner ses parents 14, qui est tenté de rentrer chez lui par vanité pour devenir un maître après un ou deux ans de vie monastique15, et qui est troublé par des songes démoniaques où il se représente ses proches dans la misère du fait de son absence16.
philosophie ». Pour le monachisme comme « philosophie », voir P. MIQUEL, art. « Monachisme », dans DS X (1980), col. 1555-1558 (bibliographie sommaire). 8. Grad. 1, 14 (18), p. 40 (PG 88, 633D) ; 3, 14, p. 59 (id., 665BC), sur l’exil volontaire : « Fuis l’Égypte sans te retourner » ; 5, 25 (48), p. 132 (id., 780C) ; 15, 39 (40), p. 202 (id., 888D) : il faut tuer l’Égyptien, comme Moïse, pour voir Dieu dans le buisson ; 26/2, 44 (144), p. 319 (id., 1069B) ; 29, 5 (7), p. 369 (id., 1148D) : Antoine, l’Égyptien sauvé parce que parvenu à l’impassibilité ; Pastor, 100 (101), p. 403 (id., 1201D) : Jean de Raïthou a tué l’Égyptien, et suivi en tout l’exemple de Moïse. 9. Le moine qui s’est rendu à Alexandrie et n’est pas rentré au temps prescrit pour célébrer les saintes Théophanies déclare qu’il y a commis un crime impardonnable et qu’il est tombé dans la « fornication de la désobéissance » (ες πορνεαν παρακοÁς), Grad. 4, 26 (34), p. 83 (PG 88, 696C). 10. Jean ne manifeste aucun mépris pour la science qu’il a acquise dans les écoles ; elle n’est pas neutre mais peut favoriser aussi bien l’augmentation du bien que l’aggravation du mal : « L’instruction reçue dans l’enfance, l’éducation, les études contribuent, quand nous sommes plus âgés, à nous porter vers la vertu et la vie monastique, ou au contraire à nous en écarter », Grad. 26, 22 (24), p. 289 (PG 88, 1020D). Pour la formation dispensée à Alexandrie, voir R. N. GRANT, « Theological Education at Alexandria », dans B. A. P EARSON et J. E. GOEHRING (éd.), The Roots of Egyptian Christianity (“Studies in Antiquity and Christanity”), Philadelphie 1992, p. 178-189. Il y a peu de documents sur la paideia à cette époque de transition, voir E. WIPSZICKA, Études sur le christianisme de l'Égypte de l'Antiquité tardive, “Studia Ephemeredis Augustinianum” 52, Rome 1996, p. 71. 11. Grad. 14, 24 (30), p. 190 (PG 88, 868C) : « Le démon s’établit dans le ventre et s’arrange pour qu’on ne soit pas rassasié, aurait-on dévoré l’Égypte entière et le Nil ». 12. Les nombreuses références (au moins quarante) à la mer profonde et à ses tempêtes, pirates et monstres, Grad. 26/1, 13, p. 285 (PG 88, 1016D), à la technique des pilotes de navire, au port, et même à un grand port avec douanes, Grad. 25 33 (34), p. 273 (PG 88, 996C), dans lequel se déverse un fleuve qui véhicule des débris, Grad. 4, 53 (66), p. 94 (PG 88, 708C), et où les bateaux trop serrés peuvent se heurter et s’endommager les uns les autres, par exemple Grad. 4, 73 (86), p. 98 (PG 88, 712C), pourraient s’expliquer si Jean le Scholastique était originaire d’Alexandrie. 13. Grad. 3, 27, p. 61 (PG 88, 688C) : « Cache la noblesse de ton origine et dissimule ta renommée… » 14. Grad. 3, 16, p. 59 (PG 88, 665C), 23-25, p. 60-61 (id., 668B). 15. Grad. 3, 12, p. 58 (PG 88, 665B-C). 16. Grad. 3, 38, p. 63 (PG 88, 669C).
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Le Grad. 4, sur l’obéissance, raconte l’arrivée du jeune Jean dans le fameux grand « Cénobion ». En tant que débutant dans la vie monastique et selon la pratique courante, Jean se met sous la direction spirituelle d’un ancien dont l’Échelle tait le nom. L’expression ambiguë μετ· ννεακαιδεκαετÁ χρ¹νον17 pourrait laisser croire que ce stage a duré dix-neuf ans, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de trente-cinq ans18. En fait, il ne doit durer qu’environ deux ou trois ans, jusqu’à ses dix-neuf ans révolus, c’est-à-dire jusqu’à sa vingtième année – selon la tradition parallèle attestée par les Récits du moine Anastase19. La Scala, par ailleurs très avare en détails historiques ou descriptifs, présente longuement ce « grand cénobion20 » où le jeune Jean a pu contempler une manière de vivre idéale au début de sa vie monastique. C’est une communauté importante, puisque deux cent trente moines participent à la synaxe21 ; il est dirigé par « un grand supérieur » anonyme, « excellent médecin et pasteur »22, et Jean expose sept autres figures de moines exemplaires, résidents de ce monastère : Isidore, ancien archonte d’Alexandrie23 ; Laurent, âgé de quatre-vingts ans après quarante-huit ans de vie monastique24 ; l’économe25 ; Abbacyr, mort après dix-sept ans au monastère, deux ans après l’arrivée de Jean Climaque26 – c’est cet Abbacyr, qui transmet à Jean l’enseignement du monastère selon lequel ceux qui renoncent au monde sont éprouvés pendant trente ans – et qui est peut-être à l’origine du lien entre les trente années et la perfection de l’âge du Christ que l’on peut atteindre au terme des trente degrés d’ascèse de l’Échelle ; Macédonios, le diacre27 ; Ménas, le second après le Pasteur, cinquante-neuf ans de monastère28 ; un anonyme29 ; le réfectorier ainsi que d’autres frères qui notent chaque jour leurs pensées sur des tablettes30, comme le fait ensuite Jean Climaque, selon son biographe31, pour éviter l’acédie, à la manière du grand Antoine32.
17. Vita 3, p. 18 (PG 88, 597B). F. NAU, « Le texte grec des récits du moine Anastase sur les saints Pères du Sinaï », Oriens christianus 2 (1902), p. 58-89 ; traduction française : « Les récits inédits du moine Anastase. Contribution à l’histoire du Sinaï au commencement du VIIe siècle », Revue de l’Institut Catholique de Paris (1902), p. 1-26 et 110-151 (tiré-à-part en volume séparé, Paris 1902), p. 4, n. 4, adopte cette lecture, à la suite de la traduction latine. 18. Ces différents chiffres sont traditionnels et dans la tradition d’Antoine : c’est à cet âge que ce dernier décide de quitter son ancien et de partir au désert (Athanase, Vita Antonii 10, 4). 19. C’est aussi l’opinion de A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 428-429. Pour les renvois aux Récits d’Anastase, nous donnerons en premier lieu la nouvelle numérotation de A. BINGGELI, « Anastase le Sinaïte. Récits sur le Sinaï et Récits utiles à l’âme. Édition, traduction, commentaire », Thèse ParisSorbonne 2001 ; puis celle de l’édition de F. Nau. Cf. Anastase. Récits I/11 (Binggeli) = Nau 6a ; et Récits R (= Rader) 3 (PG 88, 608C). 20. Grad. 4, 14-33 (13-44), p. 69-89 (PG 88, 681B-704A). 21. Grad. 4, 14 (13), p. 70 (PG 88, 681C). 22. Grad. 4, 14 (13), p. 69 (PG 88, 681B). 23. Grad. 4, 21-22 (26-27), p. 75-77 (PG 88, 689A-689D). 24. Grad. 4, 23 (28), p. 78 (PG 88, 692A-692C). 25. Grad. 4, 24 (30), p. 79-80 (PG 88, 692C-693C). 26. Grad. 4, 25 (32), p. 80-82 (PG 88, 693C-696A). 27. Grad. 4, 26 (34), p. 82-83 (PG 88, 696BD). 28. Grad. 4, 29 (37-38), p. 84-85 (PG 88, 697B-700A). 29. Grad. 4, 31 (40), p. 86 (PG 88, 700B). 30. Grad. 4, 32 (43), p. 88 (PG 88, 701CD). 31. Vita 7, p. 20 (PG 88, 601AB). 32. Athanase, Vita Antonii 55, 9.
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Il paraît évident que ce cénobion est celui de la Sainte Montagne, et son higoumène est sans doute Anastase ou son successeur Jean l’Isaurien33. Cette présentation émerveillée n’est pas, comme le proposent les différents auteurs34 s’appuyant sur deux allusions à Alexandrie qui leur servent de confirmation35, le récit d’un éventuel voyage de Jean Climaque vers cette Égypte qu’il faut au contraire fuir comme l’ont fait Moïse et les Hébreux pour pouvoir monter à Jérusalem36 ou au ciel37. Comme l’a compris la tradition locale, Jean décrit là son propre monastère du mont Sinaï, sans en citer le nom, pour ne pas avoir l’air de se donner en exemple
33. Si ce Jean l’Isaurien est à identifier avec Jean de Raïthou, comme nous voulons le montrer ailleurs, nous aurions la raison de la discrétion de Jean Climaque, qui ne nomme jamais les personnages encore vivants, et nous comprendrions mieux pourquoi l’higoumène de Raïthou a pu avoir assez d’autorité morale sur Jean Climaque pour lui commander de rédiger la Scala… 34. Cf. S. R ABOIS-BOUSQUET et S. SALAVILLE, « Saint Jean-Climaque : sa vie et son œuvre », Échos d’Orient 22 (1923), p. 445 ; G. COUILLEAU, « Jean Climaque », DS VIII (1972), col. 370, et tous les biographes dont J.-C. LARCHET, « Die ʿLeiter des Göttliches Aufstiegs’ von Johannes Klimakos », Ostkirchliche Studien 49 (2000), p. 271. On situe ce voyage de façon variable dans le cursus monastique de Jean. 35. La première, en Grad. 4, 21 (26), p. 75-76 (PG 88, 689A), est la simple mention de la présence au monastère d’un ancien archonte d’Alexandrie nommé Isidore. Cette allusion ne démontre rien, car il y a beaucoup d’ascètes d’origine égyptienne au Sinaï. La seconde, en Grad. 4, 26 (34), p. 82 (PG 88, 696B) – qui paraît rédhibitoire –, repose en fait sur une ambiguité de traduction : Jean raconte un épisode de la vie de Macédonios, le premier des diacres de ce monastère ; ce dernier sollicite du grand pasteur, deux jours avant la fête des saintes Théophanies, l’autorisation de se rendre à Alexandrie (distante de 450 km environ) pour régler un problème domestique. Il promet de revenir le plus vite possible, mais ne réussit à rentrer que le lendemain de la fête, si bien que le pasteur le suspend de sa charge. On en conclut que le monastère dont il est question ne peut guère être distant de plus d’une journée de marche de la ville d’Alexandrie. Or le texte dit tout autre chose : « Ο#τος Ø μεμελημένο$ Κυρ ποτÚ τÁς τν Ãγων &εοφανεων ÑορτÁς καταλαβοÐσης, λιπαρε τν ποιμ¿να πρ δύο ñμερν ες τÁν π¹λιν λεξµνδρειαν ¢πελθεν οκεας χρεας χµριν τινς· ποσχόμενος μ¿ντοι θÕττον ξ¿ρχεσθαι τÁς π¹λεως, δι· τν τÁς ÑορτÁς ¢κουλουθαν τε κα> τοιμασαν » : le saint diacre demande, deux jours avant (de partir, et non deux jours avant la fête), la permission d’aller à Alexandrie pour affaires personnelles et promet d’être rentré pour la préparation de la fête des saintes Théophanies. Le diable se mettant de la partie, il ne réussit à rentrer que le lendemain de cette même fête… Cette dernière est en fait une octave, qui commence par l’Épiphanie et se termine au Baptême du Christ, suivi de la pannychie de la fête de S. Antoine, au moins en Palestine, cf. Égérie. Itinerarium 25, 7-12, Cyrille de Scythopolis. Vita Euthymii 39. – Certains voient encore une allusion à l’Égypte dans le fait que l’un des « citoyens de la terre de pénitence » demande comme signe ultime d’abaissement d’être jeté après sa mort dans les champs ou encore au fleuve (ποταμ¹ς), qui leur paraît être le Nil, Grad. 5, 5 (22), p. 123 (PG 88, 772C). Or ce terme est couramment employé pour désigner n’importe quel cours d’eau, et même un oued saisonnier, en concurrence avec χεμα(åος, A NASTASE, Récits I/23 = Nau 15 (à propos de Malocha)… Le grand Cénobion du Sinaï est à l’ouest du W. edDeir appelé en amont es-Shu’aib (Hobab-Jéthro, beau-père de Moïse) ; la muraille qui domine ce torrent porte le nom de Mur du Précipice, en arabe Diwar Douawara, et l’eau y coule fréquemment, maintenue à distance de la forteresse par des digues de maçonnerie, cf. J. DAUMAS, La péninsule du Sinaï, Le Caire 1956, § 507 IIIa, p. 387 ; Égérie. Itinerarium 5, 6, mentionne le torrent dont Moïse a fait boire les eaux aux Israélites (cf. Ex 32, 4). Les exemples pourraient être multipliés. 36. Voir par exemple Grad. 3, 14, p. 59 (PG 88, 665B). Antoine est le seul Égyptien qui trouve réellement grâce aux yeux de Jean Climaque, Grad. 15, 27 (29), p. 200 (PG 88, 885BC) ; 18, 6 (7), p. 229 (id., 937D) ; 29, 3 (4) et 5 (7), p. 369 (id., 1148CD). Les moines de Scété semblent quelque peu admirables, mais les moines de Tabennesi beaucoup moins, Grad. 27/2, 3 (34), p. 342 (PG 88, 1105C). 37. Grad. 1, 16 (20), p. 41 (PG 88, 636B).
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de sainteté ou de vanter ses compagnons d’ascèse. Il est impensable, dans le cas où l’on rejetterait cette hypothèse, que Jean, que l’on dit reclus presque toute sa vie dans sa cellule de Tholas, puisse raconter avec précision les vertus de nombreux ascètes, donnant parfois leurs noms – ce qui est certainement l’indice qu’ils sont morts – et qu’aucun de ceux-ci n’ait été de son entourage immédiat, c’est-à-dire du monastère qu’il a choisi et dans lequel il a été formé depuis l’âge de seize ans. D’après les Récits d’Anastase38, la tonsure de Jean eut lieu sur la montagne même du Sinaï et non dans l’enceinte du monastère. Ce type de cérémonie, par ailleurs non attesté sous cette forme, pourrait s’éclairer à la lumière du témoignage du Pèlerin de Plaisance (560-570), qui rapporte une étrange coutume de coupe de cheveux en ce lieu39. Deux petits récits ont trait à la tonsure monastique du jeune Jean (dit « l’Higoumène »). Le texte recueilli par Nau suggère que les deux moines Martyrios et Jean descendent du saint Sommet après la cérémonie, et qu’ils sont alors interpellés par l’higoumène Anastase, qui ne semble pas encore connaître la jeune recrue. B. Flusin montre l’invraisemblance de cette situation, due à la maladresse d’un remanieur, et rétablit le texte primitif sur une meilleure base manuscrite qui rend son rôle à l’higoumène Anastase40. C’est ce dernier, et non Martyrios, qui accomplit le rite de la tonsure et intègre Jean au monastère41. Martyrios, quant à lui, prophétise alors à Stratégios que son disciple deviendrait higoumène de la Sainte Montagne, ce qui devait arriver quarante ans plus tard. Jean fut donc tonsuré par l’higoumène Anastase, en présence de Martyrios, à l’âge de vingt ans42, exactement quarante ans avant qu’il ne devienne higoumène de
38. Cf. Anastase. Récits I/12b = Nau 34 ; localisation non retenue par Récits R. 39. Pèlerin de Plaisance 37, 7-9, cf. P. GEYER, Itinera hierosolymitana (CSEL 39) Prague 1898, p. 213 ; trad. fr. par P. MARAVAL, Récits des premiers pèlerins au Proche-Orient (‟Sagesses chrétiennes”), Paris 1996, p. 229 : « personne ne réside dans le petit oratoire de plus ou moins six pieds de longueur et de largeur qui se situe au sommet du mont Sinaï. Lorsque le jour est levé, les moines y montent et y font le service de Dieu. En cet endroit, tous, par dévotion, tondent et jettent leur barbe et leurs cheveux ; moi aussi, j’y ai taillé ma barbe », cf. B. KÖTTING, Peregrinatio religiosa. Wallfahrten in der Antike und das Pilgerwesen der Alten Kirche (“Forschungen zur Volkskunde” 33-35), Münster 1950 (19802), p. 312-330, 389-390. On considère généralement ce texte comme un témoignage sur les pratiques religieuses pré-islamiques dans le Sinaï. On sait que les prêtres égyptiens se rasaient la barbe, les cheveux et tout le corps ; ce qui correspond aussi au rite de purification et de consécration des Lévites en Nb 8, 7 : « Ils se raseront tout le corps et laveront leurs vêtements ». Mais cela fait aussi partie des rites de pénitence et de deuil pré-bibliques : Jb 1, 20 ; Is 22, 12 ; Jr 16, 6 ; 41, 5 ; 47, 5 ; 48, 37 ; Ez 7, 18 ; Am 8, 10 ; rites réprouvés en Lv 19, 27-28 et 21, 5 ; Dt 14, 1. L’origine des tonsures monastique et sacerdotale est assez obscure, voir A. MICHEL, art. « Tonsure », DTC XV/1 (1946), col. 1228-1235 ; H. LECLERCQ, id., Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie (DACL) XV/2 (1953), col. 2430-2443. 40. Anastase, Récits I/12ab = Nau 6b et 34, et surtout Vatican, syr. 623, fol. 122v-123 ; cf. B. FLUSIN, « Démons et Sarazins. L’auteur et le propos des Diègèmata stèriktika d’Anastase le Sinaïte », TrMém 11 (1991), p. 383-384. A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 48-50. 41. Tonsure et remise de l’habit monastique sont en effet la prérogative de l’higoumène, cf. A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 427, renvoyant à Justinien, Novelles, 123, 35, éd. R. SCHOELL et K. K ROLL, p. 618 (noviciat ou diaconie de trois ans) ; J. PATRICH, Sabas, Leader of Palestinian Monasticism. A Comparative Study in Eastern Monasticism, Fourth to Seventh Century (“Dumbarton Oaks Studies” 32), Washington (DC) 1995, p. 258-265. 42. Témoignage des abbés Martyrios, cf. Anastase, Récits I/12a = Nau 6b ; I/32 = Nau 23 ; et Strategios, Récits R 3, p. 25 (PG 88, 608C). Puisqu’on a retenu leurs noms, les personnages qui servent de témoins dans les Récits ou l’Échelle ont dû avoir une certaine notoriété. C’est ainsi que
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la Sainte Montagne du Sinaï au terme de sa soixantième année et de son séjour solitaire à Tholas43. Puisque Martyrios conduit Jean à la tonsure, nous pouvons en induire avec une quasi-certitude qu’il fut « l’ancien »44 ou « l’épistate » près duquel le futur higoumène du Sinaï commença son ascèse45, et que c’est lui qui avait déjà pris l’initiative de l’introduire et de l’inviter à choisir le renoncement monastique dans ce même cénobion. Or cette convocation, une sorte de rite d’appel tel que l’on en rencontre dans d’autres vies de moines46, est clairement décrite dans le Grad. 4 de l’Échelle : après qu’il ait passé quelque temps à regarder vivre les moines du grand Cénobion, à percevoir et admirer la vertu particulière à chacun pour s’en pénétrer et tâcher de la reproduire47, celui que l’on peut maintenant nommer Martyrios invite le jeune Jean : « Allons, allons – ou ici, ici48 – viens ici demeurer avec nous ». Jean raconte qu’il « fut conquis par les paroles de cet excellent père et maître », et qu’il « accepta sans hésiter de donner le premier rang à la bienheureuse obéissance »49. Le lieu du renoncement est précisément le grand Cénobion, sous la conduite du grand Pasteur que l’on peut dès lors identifier avec l’higoumène Anastase dont parlent les Récits. D’après Nau50, Anastase l’higoumène pourrait être Anastase II le jeune, qui fut patriarche d’Antioche de 599 à 610. Si tel est le cas, la tonsure de Jean aurait donc eu lieu avant 599, et Jean serait donc né avant 579. Mais aucun élément de datation absolue ne permet actuellement de transformer cette hypothèse en certitude. Quant à la formation et à l’enseignement spirituel dispensés par Martyrios, un ancien de la montagne d’Antoine51, tout cela est clairement résumé dans une page
l’abbé Strategios le reclus, qui fit une prédiction le jour où Jean fut tonsuré, pourrait être Strategios de Scythopolis, diacre et moine, dont la signature suit celle de Théonas du Sinaï sur les Actes du Concile de Constantinople en 536, et qui aurait été un vieillard dans les années 590-600 qui doivent correspondre à la date d’admission de Jean dans la communauté monastique du Sinaï, suggestion de D. BOGDANOVIĆ, Jean Climaque dans la littérature byzantine et la littérature serbe ancienne, Belgrade 1968, p. 216-217. 43. Témoignage de Martyrios, cf. Anastase, Récits I/12b = Nau 34 (PG 88, 607-608A-B). 44. L’« ancien » (Ø γ¿ρων), c’est-à-dire le moine avancé qui joue le rôle de maître du novice, ailleurs désigné par le terme technique d’« épistate » (πιστµτης), cf. A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 430, 482. Le terme apparaît à plusieurs reprises dans les Récits d’Anastase, I/11 = Nau 6a ; I/21 = Nau 13 ; I/29 = Nau 21. 45. C’est aussi l’opinion de J.-C. LARCHET, « Die Leiter », art. cit., p. 270. 46. Par exemple, Première Vita grecque de saint Pachôme 6, F. HALKIN (éd.), Bruxelles 1932 ; trad. A.-J. FESTUGIÈRE, Les moines d’Orient 4/2, Paris 1965, p. 162. 47. On pense au jeune Antoine qui, au même âge, s’est ainsi transformé en abeille butineuse, faisant son miel des exemples des saints qu’il approchait et recherchait, cf. ATHANASE, Vita Antonii, 3, 4 ; 4, 1-2 ; imitation d’un βος pythagoricien, cf. G. J. M. BARTELINK (“SC” 400) Paris 1994, p. 139, n. 3 ad loc. 48. Δε)ρο, δε)ρο, […] δε)ρο, συναυλασθητι : l’insistance sur la localisation est manifestée par ce triple emploi de δε)ρο. 49. Grad. 4, 31 (40), p. 87 (PG 88, 701B). De même, Antoine appelle son disciple Paul le Simple « à l’obéissance », cf. Historia monachorum in Ægypto 24, éd. A.-J. FESTUGIÈRE (“Subsidia hagiographica” 34), Paris 1961 ; trad. A.-J. FESTUGIÈRE, Les moines d’Orient 4/1, Paris 1964, p. 125-127. Autre recension dans Pallade, Historia lausiaca 22. 50. F. NAU, « Récits », op. cit., p. 5. 51. Martyrios avait passé plusieurs années au-delà du « Golfe du saint abbé Antoine, de l’autre côté de la mer Rouge », cf. Récits I/10 = Nau 35, dans le désert oriental égyptien situé au flanc du mont Qolzûm, qui domine le W. Arabah. Son monastère fut envahi par une incursion de barbares, et six moines furent tués dont l’abbé Conon le Cilicien, auxquels il donna sépulture dans une caverne. Il est
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très dense52, qui précède l’appel précis et pressant dont il vient d’être question. Le début de l’enseignement de Martyrios fournit un autre indice puissant de la localisation au saint Buisson du fameux Cénobion où Jean séjourne durant sa formation monastique : il s’agit d’abord d’un monastère où l’on pratique la « confession », ce qui est le cas du Sinaï et n’est pas fermement attesté ailleurs53. Mais en outre, celui-ci est clairement placé sous le signe de la Théotokos – ce qui n’est pas une thématique habituelle aux textes monastiques anciens, mais représente la caractéristique forte du monastère et de son imagerie symbolique – avec un vocabulaire qui rappelle aussi le don de la manne (thématique sinaïtique), qui se répand sur la terre comme la rosée : « Si l’Esprit Saint est venu sur toi, telle une rosée de pureté (δρ¹σου ¢γνεας) comme sur la Vierge, si la force du Très-Haut t’a obombré de patience (cf. Lc 1, 35), alors ceins tes reins comme un homme (Íς ¢ν¸ρ), le Christ Dieu, du linge de l’obéissance (λεντ πακοӸς)… ». Ce λ¿ντιον, qui désigne la serviette dont Jésus s’entoure lors du lavement des pieds (Jn 13, 4-5) renvoie dans ce contexte à la vêture monastique et à la symbolique d’obéissance et de contrôle de soi contenue dans le fait de se ceindre 54. Dans le vestiaire monastique, il est représenté comme une sorte de tablier, mais il peut aussi servir à couvrir la tête comme un keffieh55. Tout l’enseignement se concentre ensuite sur les modes de censure et d’affermissement du νοԏς, par le combat pacifique, la surveillance constante des sens et surtout le dépouillement du vêtement d’ignominie, la περιβολ¸ de la volonté, remplacée par la nudité et la cuirasse de la foi (πστεως θ½ρακα). Le discours en son entier est inséré entre deux mentions de la charité56 : il est proféré selon l’¢γµπη et la παρρησα, et il vise à la construction de l’¢γµπη communautaire, la συνοδα où l’on reconnaît les disciples du Christ, qui constitue aussi le sommet divin de l’œuvre de Jean Climaque. Au terme du délai de formation de deux ou trois années l’ancien mourut57, très peu de temps après que son disciple eût reçu la tonsure et qu’il ait fait retraite pendant trente jours58 à la « Prison », un séjour de pénitence rigoureuse. Une intense émotivité religieuse associée à une quête d’absolu caractérise ces chapitres, à la différence des logoi suivants, plus apaisés. L’atmosphère touffue de combat de géants qui s’en dégage représente bien l’effroi mystique du jeune homme, de l’ado-
possible qu’il faille identifier ce Conon avec l’un des deux moines qui portent ce nom dans le Pratum spirituale : Le premier (chap. 3 et 15) était du monastère de Penthucla, près du Jourdain, prêtre et même higoumène du lieu, préposé au baptême des femmes ; il avait échappé à un attentat perpétré par des juifs au saint lieu des Bites (Bethamarim). Le second (chap. 22) était du monastère de saint Théodose (Deir-Dosi), entre Bethléem et Saint-Sabas (Mar-Saba), et resta trente-cinq ans fidèle à la règle de ne manger qu’une fois la semaine du pain et de l’eau, travaillant sans quitter l’église. Un autre Conon, dont il n’est pas dit qu’il fût Cilicien, était aussi higoumène de Saint-Saba vers la même période (ch. 42). 52. Grad. 4, 31 (40), p. 86-87 (PG 88, 700B-701B). 53. Grad. 4, 14 (13-14), p. 69-71 (PG 88, 681C-684D). 54. Cf. Jn 21, 18. 55. Cf. par exemple, Historia monachorum in Ægypto 8, 6 ; 10, 9. Pour les autres vêtements, lévite et colobion (tunique sans manche), cuculle (cape avec capuchon, à la manière des enfants), mélote, cf. A.-J. FESTUGIÈRE, Les moines d’Orient 4/1, Paris 1964, p. 48 et 70 ; P. BATIFFOL, Études de liturgie et d’archéologie chrétienne, Paris 1919, p. 66s., 81-82. 56. Grad. 4, 31 (40), p. 86 (PG 88, 700B) ; id., p. 87 (701A). 57. Vita 3, p. 18 (PG 88, 597B). 58. Grad. 5, 5 (27), p. 127 (PG 88, 776B).
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lescent à l’imaginaire bouleversé par la tâche impressionnante et l’enjeu radical du choix monastique. Il rapporte cette expérience décisive dans le Grad. 5, citant avec admiration les noms des grands anciens qui l’ont particulièrement marqué. Dans les deux Degrés suivants dont la rédaction primitive sous forme de notes doit remonter à cette époque, il fournit encore quelques exemples personnalisés de moines : notamment celui d’Hésychios le Chorébite59, et celui d’Étienne, le pénitent qui vivait sur le versant d’Élie60, comme nous verrons ci-dessous. Les Grad. 6 (de la pensée de la mort) et 7 (de l’affliction qui produit la joie) doivent correspondre à cette période de première expérience de la vanité des choses temporelles, et de la valeur de la philosophie comme méditation sur la mort61. Jean, parvenu au stade adulte de l’hesychia et armé des prières de son maître récemment décédé, se choisit comme palestre Tholas, un lieu solitaire distant de cinq milles de l’église du Cénobion. Il y demeure quarante ans62, « comme brûlé par la flamme de l’amour divin » – c’est-à-dire jusqu’à l’âge de cinquante-neuf ans (sa soixantième année), selon le comput adopté 63. II. « La Prison » et l’Horeb C’est pendant et dans le cadre de sa période de probation de deux ou trois ans que Jean Climaque passe un mois à la « Prison » ou au « Pénitencier » (φυλακ¸) décrit en termes effrayants dans l’Échelle64, et qu’il situe à « un mille environ du grand Cénobion ». Ce n’est pas un monastère de vie cénobitique comme celui du Saint Buisson, mais un groupe de cellules où les moines habitent seuls ou à deux65. Placé sous l’autorité déléguée d’un grand ancien nommé Isaac, qualifié de « lumière des lumières », ce lieu est décrit comme dépourvu de toute consolation, « complètement obscur, malodorant, sale et infect », « la terre de ceux qui pleurent », destinée aux moines tombés dans des fautes graves. On y vit dans la prière et la pénitence permanente, privé de feu, de vin et d’huile, avec du pain et des
59. Grad. 6, 20, p. 137-138 (PG 88, 796D-797A). 60. Grad. 7, 50 (55), p. 150-151 (PG 88, 812A-D). 61. Grad. 6, 26, p. 139 (PG 88, 797C). 62. Comme le précédent, ce chiffre rond est peut-être à lire de façon symbolique, dans le cadre de la thématique de Moïse, donateur de la Loi et conducteur du peuple, largement utilisée dans le cas de la figure de Jean Climaque : de même que Moïse resta quarante ans dans le désert avant de parvenir à la Terre promise, et aussi quarante jours (ou même deux fois quarante jours, cf. Dt 9, 11.18) sur le mont Sinaï. 63. Ceux qui pensent qu’il subit dix-neuf ans de formation, Vita 3, p. 18 (PG 88, 597B) lui assignent soixante-quinze ans lors de son accession à l’higouménat. Pour A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 437 – qui adopte un autre comput – Jean Climaque devint higoumène à l’âge de soixante ans environ, et sa charge s’acheva l’année précédant la rédaction des Récits d’Anastase, probablement pendant les années 670. 64. Scala, Grad. 4, 33-34 (44-46), p. 88-89 (PG 88, 701D-704C) et 5, 4-8 (3-30), 30 (54), p. 116129 et 133 (id. 764C-777C, 781A). Le diacre Éphrem, qui visite les lieux au XVIIe siècle, suivi par la tradition populaire récente, le situe à « un mille en amont de la vallée de Tholas ». Le voyage du diacre Éphrem est connu par plusieurs manuscrits arabes du Vatican, de Paris, et de Beyrouth, cf. R. WEILL, La presqu’île du Sinaï, Paris 1908, p. 293-294. Publication du texte arabe par L. CHEIKHO, « La description du mont Sinaï par le diacre Éphrem », Al-Machriq 9 (1906), p. 736 sqq et 794 sqq. Traduction latine par I. GUIDI, « Une description arabe du Sinaï », RB (1906), p. 433-442. 65. Grad. 4, 33 (45), p. 89 (PG 88, 704B).
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légumes pour seule nourriture. Et pourtant, les moines qui y demeurent sont qualifiés de bienheureux, car – felix culpa ! – leur chute ancienne « les a fait se relever d’un relèvement qui n’est plus exposé au péril ». La localisation physique la plus évidente de ce site étrange est l’ensemble de cellules de l’Horeb (bassin d’Élie et du G. Safsafa) – et particulièrement les enclos de Saint-Pantaleimon, de Sainte-Anne et de Saint-Jean-Baptiste66 – qui dominent le grand monastère à mi-chemin du sommet. Nombre de cellules sont trop basses pour que l’on puisse s’y tenir debout. Le terme de « prison » donné à ce séjour ne doit pas être pris à la lettre, mais renvoie au genre de vie des reclus volontaires du désert 67. Ils se trouvent à proximité de la voie qui conduit à la Montagne, dans un lieu de conversion68 difficile d’accès, où l’on ne pénètre que par la confession – l’exhomologèse non seulement de la foi mais des fautes, ce qui est spécifique à cette localisation – et l’étroite porte réservée justement aux purs69. C’est d’ailleurs uniquement dans ce cadre de la confession des fautes et de la vie solitaire qu’apparaissent chez Jean Climaque les figures exemplaires d’Élie et de Jean-Baptiste ; il désigne en efffet les hésychastes et les anachorètes comme ceux qui « marchent dans l’armée du premier martyr70 ». Les lieux dits « Chôreb » ou « Horeb »71 sont rattachés à la tradition d’Élie et de sa rencontre avec Dieu72, ainsi qu’à la prévarication du peuple lors de l’épisode du veau d’or73 : Dans la Lettre au Pasteur, Jean Climaque qualifie cet endroit de
66. L’enclos de Saint-Jean-Baptiste est niché au creux d’une fente de la montagne dont le versant nord, dominé par une croix, est dénommé G. Es-Salib (l’un des trois sommets du G. Safsafa). Il pouvait être le séjour de dix à vingt moines ; cette faille ouvre la vue sur le Monastère situé dans le W. ed-Deir à 400 m en contrebas, cf. I. FINKELSTEIN, « Rests of the Christian-Byzantine Era on Gebel Safsafa near St. Catherine’s Monastery » (hébreu) dans Z. M ESHEL et I. FINKELSTEIN (éd.), Sinai in Antiquity, Researches in the History and Archæology of the Peninsula, Tel Aviv 1980, p. 396-399. U. DAHARI, Monastic Settlements in South Sinai in the Byzantine Period. The Archæological Remains (“IAA Reports” 9), Jerusalem 2000, p. 40-41. 67. Certains voyageurs comme R. POCKOKE, Voyages I, trad. M. Eydous, Neuchâtel 1772, p. 445, désignent encore par ce terme la grotte de la vallée de Tholas dans laquelle Jean vécut pendant quarante ans. 68. L’implantation anachorétique importante sur le Bassin supérieur du Musa-Safsafa va tout à fait en ce sens, ainsi que les patronymes : le bassin d’Élie, la chapelle de Jean-Baptiste le pénitent, les traditions sur Étienne et ses confessions, la vallée pourtant franchissable que les Bédouins appellent « maqful », c’est-à-dire « fermée » ou « verrouillée », selon J. DAUMAS, Péninsule, op. cit., 503/4, p. 373 – ce qui pourrait être un nouvel indice du caractère carcéral attribué à ce lieu… 69. Le Pèlerin de Plaisance, 38, 1 signale déjà que l’on dit que « l’Horeb est une terre pure » (Dicunt esse Choreb terram mundam). 70. Grad. 4, 60 (74), p. 96 (PG 88, 709C) ; voir 4, 58 (72), p. 95 (id., 709B) : « Jean le Précurseur lui-même exigeait de ceux qui venaient à lui la confession parce qu’il se souciait de leur salut » ; Grad. 7, 70 (76), p. 155 (id., 816C). Multiples exemples de cette exhortation à l’homologèse ou à l’exhomologèse des fautes dans Grad. 4., beaucoup plus rares dans le reste de l’œuvre. En dehors de Jean Climaque, on trouve un autre témoignage de confession des fautes aux frères à propos du moine alexandrin Héron, tombé dans la débauche, dans Pallade, Historia lausiaca, 26. 71. Scala, Grad. 6, 20, p. 137-138 (PG 88, 796C-D) et Pastor 100 (101), p. 405 (id., 1204C). Dans la Bible, « Horeb » semble être l’équivalent de « Sinaï » dans les documents qualifiés d’élohiste et de deutéronomiste, cf. P. M ARAVAL, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris 1985, p. 309. Autres attestations du toponyme : Anastase, Récits I/2 = Nau 41, pour désigner le mont homonyme qui domine cette vallée au sud ; de même dans les Récits d’Ammonios sur les Quarante martyrs du Sinaï et de Raïthou. 72. I R 19. 73. Ex 32 et Ps 105 (106), 19 « ils se firent un veau en Horeb ».
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« vallée profonde de l’humilité », alors que la plupart des autres textes bibliques et monastiques parlent de montagne, ce qui paraît paradoxal. La racine sémitique hrb désigne un lieu aride et désertique ou dévasté74. Cette description ainsi que l’onomastique pourrait correspondre au site du wadi Arribeh75, vallée de sable mou d’environ deux cents mètres de large sur trois kilomètres de longueur, d’orientation sud-ouest, souvent considéré comme la tête du wadi esh-Sheikh dans lequel il se déverse, et qui reçoit les vallées attenantes au monastère (les plaines d’el-Melga, d’er-Raha76 vers le NE, le wadi ed-Deir au SO au carrefour de Sheikh Harun et du site du veau d’or). Mais pour Égérie, il est clair que la chapelle de l’Horeb est située sur la montée qui mène au saint Sommet : à quelques centaines de mètres en contrebas de la cime, peu après avoir franchi le second portique dit de Saint-Étienne, on débouche dans un impressionnant bassin, entouré de toutes parts d’abruptes falaises de granit rouge et gris. Une grande plaque rocheuse occupe le centre, considérée comme l’amphithéâtre des soixante-dix anciens. On montre encore à proximité la grotte d’Élie, et un enclos-jardin monastique entoure la chapelle double consacrée à Élie et Élisée ainsi que le lieu de séjour du gardien du saint Sommet77. Égérie signale de multiples ermitages, et elle donne le nom d’Horeb à la montagne attenante, le G. Safsafa78 où l’on repère encore nombre de
74. Et non comme le propose C. R IGGI, La Scala del Paradiso, introduzione, traduzione e note (Biblioteca Grandi Autori, 4), Rome 1995, p. 136, n. 7, « una piccola località del Sinai che potè essere di accoglienza (choréo = accolgo) per i monaci che si allontanavano dal cenobio ». Les toponymes du Sinaï sont difficiles à orthographier, car ils ne se sont transmis qu’oralement par la tradition bédouine souvent fluctuante, qui ne connaît pas toujours leur origine. Certaines localités peuvent avoir plusieurs noms, cf. M. BÉNÉDITE, La Péninsule sinaïtique (extrait du Guide Joanne Syrie-Palestine), Paris 1891, Avertissement ; C. BAILEY, « Bedouine Place-Names in Sinai, towards understanding a desert map », Palestine Exploration Quarterly 116 (1984), p. 42-57. 75. Assimilation faite par J. DAUMAS, Péninsule, op. cit., p. 89-90, § 114 et carte p. 407. 76. La « grande plaine » au débouché de la gorge étroite du col des Vents (Naqb-el-Hawa) dont parle Égérie, Itinerarium 1-2. 77. Celui-ci descend y dormir, après avoir passé la journée au sommet, cf. Égérie, Itinerarium 3, 4 ; Anastase, Récits I/1, 5 et 3 = Nau 1-2 et 39. 78. Un certain nombre de voyageurs et de biblistes ont suivi ce choix, selon lequel l’Horeb est le Safsafa dont la structure massive et abrupte domine la plaine d’El-Raha, que Moïse en colère aurait traversé de part en part, cf. n. 80 ci-dessous, pour précipiter les Tables de la Loi sur le peuple pécheur qui stationnait en contrebas, et les Bédouins pensent que les fragments des Tables sont enfouis au pied de la montagne. Selon les récits de voyageurs, il aurait emprunté soit le W. Shreikh (NS enre G. Fera et G. Safsafa), soit le W. Shu’aib-Jéthro (à l’E du Safsafa) qui rejoignent tous deux le site de Sheikh Harun. Les soixante-dix anciens qui avaient eu le privilège d’accéder à la montagne seraient restés sur le plateau-bassin d’Élie – au lieu dit de l’Amphithéâtre des Soixante-dix – tandis que Moïse gravissait le dernier pic pour accéder au Sinaï proprement dit, c’est-à-dire au G. Musa, cf. J. J. HOBBS, Mount Sinai, Austin (Texas) 1995 p. 117, citant : F. FABRI, Evagatorium (1483), trad. A. STEWART, IV, 1897, p. 550 ; R. POCKOKE (1738), Description of the East, 17432, p. 143 ; L. DE LABORDE, Journey through Arabia Petræa to Mount Sinai, Londres 1836, p. 249 ; E. H. PALMER, The Desert of Exodus 1, Cambridge 1871, p. 118 ; C. R ITTER, The comparative Geography of Palestine and the Sinaitic Peninsula, trad. W. L. GAGE, Edimbourg 1866, p. 184 ; U. DAHARI, Monastic Settlements, op. cit., p. 37.
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cellules et chapelles79 le long de la vallée nord-sud80 – traversée selon la tradition, par Moïse descendant de la montagne et portant les tables de la Loi qu’il s’apprête à jeter sur le peuple prévaricateur situé dans la plaine d’er-Raha – dont celle de Saint-Jean-Baptiste à l’entrée d’une gorge difficile (Siqqat Armeziya) pleine d’éboulis qui descend directement à hauteur des jardins du monastère. Le Pèlerin de Plaisance81 est plus brouillon dans ses descriptions, mais il parle bien des deux montagnes jumelles, et il est vraisemblable qu’il donne le nom d’Horeb au Safsafa dont la masse frappe la vue lorsqu’on arrive de Feiran par le Col des Vents, la route des pèlerins, plutôt qu’au G. ed-Deir qui est hors des circuits. Il présente l’Horeb comme une montagne rocailleuse sur laquelle sont implantées de nombreuses cellules de serviteurs de Dieu, car ils la considèrent comme une « terre pure » au flanc de laquelle se déroulent pourtant encore de curieuses cérémonies sarrasines82. Sinaï et Horeb se situent de part et d’autre d’une vallée ou d’un chemin où les moines recueillent la manne ; et pour tout ce courant de tradition, l’Horeb semble être la partie basse du massif montagneux dominé par le saint Sommet que l’on qualifie de Sinaï.
79. Pour les nombreuses traces d’installation monastique byzantine sur le Safsafa, cf. I. FINKELSTEIN, « Rests of the Christian-Byzantine Era… », op. cit., p. 385-410. Id., « Byzantine Monastic Remains in the Southern Sinai », DOP 39 (1985), p. 39-75 ; surtout U. DAHARI, Monastic Settlements, op. cit., p. 37-49. 80. L’extrémité de cette vallée à l’E du Ras Safsafa se nomme W. Shu’aib (Vallée de Jéthro), et débouche brutalement sur le W. el-Deir à 1 km environ du Monastère, à proximité de Sheikh Harun. On y trouve les ermitages de St-Grégoire, la chapelle de St-Pantaleimon, de Ste-Anne et de St-Joachim, et enfin la chapelle de la Ceinture de la Vierge, cf. Anastase, Récits I/13 = Nau 33, p. 119 n. 1. Il est possible que la construction de cette dernière sur le G. Safsafa soit, du moins en partie, à l’origine de – ou liée au souvenir de – ce miracle. Mais elle se rapporte plus vraisemblablement à la légende destinée à confirmer la réalité de l’assomption : en cet endroit, la Vierge serait apparue et aurait remis sa ceinture à l’Apôtre Thomas, rentré d’une mission en Inde. La ceinture aurait été ensuite transmise aux Apôtres à Jérusalem, puis aurait été rapportée à Constantinople sous l’empereur Arcadius, cf. Nectaire de Jérusalem, N. GLYKIS (éd.), Epitomè tès hierokosmikès ʿistorias, Venise 1677, p. 195-197, cité par A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 100-101. Le plus ancien témoignage de cette tradition de la relique de Marie serait un tropaire de Maxime le Confesseur conservé en géorgien ; la ceinture aurait été déposée dans le sanctuaire des Chalcopratia, puis dans celui des Blachernes, cf. S. M IMOUNI, Dormition et assomption de Marie, histoire des traditions anciennes (“Théologie historique” 98), Paris 1995, p. 624-628 ; en occident, la tradition de la ceinture de Marie, remise à l’apôtre Thomas, est attestée par le Transitus latin du Pseudo-Joseph d’Arimathie ; avec iconographie, par exemple à La Brigue (Alpes-maritimes), chapelle de l’Assomption ; œuvre de J. Baleison, vers 1460. 81. Pèlerin de Plaisance 38-39, cf. P. GEYER, Itinera Hierosolymitana (“CSEL” 39), Prague 1898, p. 184-185. 82. Un liturge en dalmatique célèbre une cérémonie lors de la néoménie devant une idole de marbre blanc qui s’obscurcit pendant la période de la lune noire. Nabatéens et arabes pré-islamiques célèbrent le culte de l’étoile du matin devant des bétyles, souvent des pierres noires, cf. J. STARCKY, « Le culte de l’étoile du matin ches les Nabatéens et les Arabes avant l’Islam », Bible et Terre sainte 164 (1974), p. 19-20. Les Récits du Ps.-Nil (Narr. III, PG 79, 612D-613A) conservent peut-être un témoignage de ces pratiques, cf. P. M AYERSON, « Observations on the ʿNilus’ Narrationes : Evidence for an Uknown Christian Sect ? » JARCE 12 (1975), p. 60 (rééd. dans : Monks, Martyrs and Saracens, Jerusalem 1994, p. 114) ; J. H ENNINGER considère qu’il n’y a rien à retenir d’historique dans le texte de Nil, Ist der sogenannte Nilus-bericht eine brauchbare religionsgeschichtliche Quelle ? Fribourg (Suisse), extrait d’Anthropos, 50 (1955), p. 81-148. Selon Flavius Josèphe, l’Horeb-Sinaï est une montagne sur laquelle les bergers n’emmènent pas paître leurs troupeaux, par crainte religieuse, E. NODET (éd.), Flavius Josèphe, Ant. Jud II, 264, Paris 1990, vol. 1B, p. 114.
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D’après Jean Climaque, le moine Étienne séjourna de nombreuses années à la « palestre monastique » à proximité du grand Cénobion, dans une cellule « sur le versant d’Élie », ce qui est un nouvel indice que le « pénitencier » qu’il décrit est bien à situer dans cet environnement. On connaît d’ailleurs un ermitage de saint-Étienne83, dans la paroi ouest du bassin désigné comme l’amphithéâtre des Soixante-dix Anciens d’Israël, à proximité du cyprès séculaire, et à quelque distance de la chapelle dédiée à saint Élie. La Scala présente de manière très dramatique la situation de cet Étienne – qui se retire ensuite à Siddè – contemporain de Jean Climaque, ermite et solitaire pendant quarante ans, mais qui dut rendre malgré tout de terribles comptes lors d’une sorte de procès avec Dieu la veille de sa mort. L’atmosphère effrayante de jugement eschatologique qui ressort du récit de l’agonie du saint homme Étienne rappelle la description dramaturgique du monastère de la Prison, où les excès de la scénographie tragique, expression d’une sorte de mysterium tremendum, rendent visible l’enjeu du salut par la manifestation terrifiante du néant infernal qu’est la perdition. Le même témoignage est apporté par le moine Anastase à propos d’Étienne le Chypriote84, venu en même temps que lui à la Sainte Montagne, et qu’il décrit comme « un homme pacifique, participant du Saint-Esprit et orné de toute vertu ». Peut-être est-il à identifier avec cet Étienne que Jean Climaque cite en exemple pour inciter son lecteur à l’affliction véritable et à la tristesse salutaire : quoique « tout paré de ses jeûnes et surtout de ses larmes, et entouré des fleurs d’autres vertus éminentes […] menant une vie très fervente et d’une grande austérité85 », il fut, au moment de l’agonie, « agité d’un tremblement tel que personne n’en vit peut-être jamais, et mourut après avoir langui de longs jours ». Il semble que la porte Saint-Étienne, située en contrebas de la porte de la Confession, sur le grand escalier qui escalade la montagne et ouvre l’accès au Gebel Musa, soit dédiée à ce même personnage dont la fonction, dans la mémoire monastique, était d’appeler jusqu’au bout à la pénitence et à la conversion dans la longue montée de la vie spirituelle. L’imagerie légendaire populaire, qui affirme qu’il se tenait sous sa porte à « confesser » les fidèles qui s’apprêtaient à gravir la Montagne et devaient se purifier pour y accéder, ne fait qu’exprimer maladroitement cette figure de maître spirituel exemplaire ou typique, qui remet radicalement en cause toutes ses certitudes et sa confiance en lui-même jusqu’au jour de sa mort 86.
83. La tradition monastique locale montre en outre, derrière la porte de l’ossuaire des prêtres, un squelette comme momifié, vêtu d’une robe de bure et la tête couverte d’un capuchon de velours violet, dont on assure qu’il s’agit de ce même Étienne, mort au monastère quelques années avant Jean Climaque. Mais le charnier ne semble plus avoir gardé trace des ossements de l’higoumène du Sinaï, dont la sépulture fut vénérée par la tradition sinaïtique au moins jusqu’à l’époque de la rédaction du voyage au Sinaï du moine Épiphane, entre les VIIIe-Xe siècles, cf. Épiphane l’Hagiopolite, 7, 18-19 (PG 120, 267) ; éd. H. DONNER, « Die Palästinabeschreibung des Epiphanius Monachus Hagiopolita », ZDPV 87 (1971), p. 75 et 87, qui affirme qu’il fut enterré au Buisson ardent. 84. Anastase, Récits I/38 = Nau 28. 85. Grad. 7, 50 (55), p 150-151 (PG 88, 812A-D). 86. On y récitait le Ps 23 (24), 3-4 : « Qui montera sur Montagne du Seigneur ? […] L’homme au cœur pur… » Il est intéressant de noter que les deux seules citations de ce Psaume se trouvent justement en Grad. 3, 20, p. 60 (668A) et 4, 45 (58), p. 92 (705C).
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III. Siddè, La « Demeure des solitaires » au Serbal C’est dans la région de « Siddè », « le lieu des anachorètes »87 – sans doute le ʿumrā d-y ydāyē de la légende de Serge Bahira88 – que se retire Étienne après son séjour sur le versant d’Élie. Cette vallée est décrite par Jean Climaque comme un « oued », situé à soixante-dix milles du κµστρον, en un « lieu dépourvu de toute consolation humaine et presque inaccessible aux hommes ». Il doit se trouver en direction de l’une des voies qui mènent à Raïthou, où l’un des moines envoie son disciple89. Du point de vue phonétique, on a proposé le wadi Shiddiq, qui descend du Gebel Oumm Shomer et débouche dans la plaine d’el-Qaʾ à 12 km au nord du wadi Isla et à 19 km au nord-est d’Et-Tur. R. Weill90 l’identifie sans hésitation avec le wadi Sidreh, qui se raccorde au wadi Feiran par le wadi Mukatteb, l’une des principales voies de communication de la péninsule. Or ce site n’est pas isolé, et l’on n’y repère aucune trace de ruines…91 Tant du point de vue des distances que des liens avec Raïthou, Siddè serait à identifier avec le Wadi Sigilliyeh, situé au flanc sud du Gebel Serbal – l’autre montagne sainte du Sinaï – à l’ouest-nord-ouest du monastère de la Sainte Montagne, qui garde les traces d’une très importante installation anachorétique ancienne dont les caractéristiques géographiques et archéologiques correspondent parfaitement aux descriptions de Jean Climaque et
87. Grad. 7, 50 (55), p. 150 (PG 88, 812B). On voit certains moines s’y retirer pour les saints jeûnes du Carême, cf. Anastase, Récits I/30 et 32 = Nau 22 et 23. Il semble que ce soit une pratique monastique courante, car les moines du désert de Juda s’éloignaient de la même façon dans un lieu aride près de la mer Morte, Euthyme au désert de Koutila (Cyrille de Scythopolis, Vita Euthymii, 14, 25) et, avec Sabas, au « désert profond » de Rouba (Vita Sabae, 94, 15). Jean Climaque situe à Siddè un épisode de la vie de l’abbé Étienne, alors qu’Anastase parle de son séjour à Malocha infesté de porcs-épics qu’Étienne fit détruire par un léopard, cf. Anastase, Récits I/23 = Nau 15. Le toponyme est transcrit Shiddî dans la traduction arabe des Récits d’Anastase (Vatic. Arab. 77, fol. 140v et 52v), cf. A. BINGGELI, « Anastase », op. cit., p. 514. 88. Édition de la tradition manuscrite par R. GOTTHEIL, « A Christian Bahira Legend », ZA 13 (1898), p. 189-242 ; 14 (1899), p. 203-268 ; 15 (1900), p. 56-102 ; 17 (1903), p. 125-166. L’histoire est racontée par un narrateur, le moine Isho’yabh (Murhib en arabe). Ses pérégrinations l’ont mené du Sinaï au désert de Scété en Égypte, puis en Orient, au désert de Yatrib où il rencontre le vieux Serge l’anachorète. un ascète versé dans la science biblique, qui a déjà passé quarante ans dans ce lieu, après s’être enfui de son ancien monastère. Celui-ci lui raconte son histoire, en forme de testament, puisqu’il meurt sept jours plus tard : après avoir habité longtemps la “Demeure des solitaires” et avoir visité divers lieux saints dont le Golgotha, il s’était installé au Sinaï où il fut gratifié d’une vision nocturne : la révélation des mystères eschatologiques du prophète Daniel et du futur rôle de Mahomet et de ses successeurs. On ne connaît pas l’origine de ce Serge et les traditions sont divergentes. D’après l’un des mss syriaques, il serait né à Tršn (Ms Sachau 87, f. 49b, R. GOTTHEIL, « A Christian Bahira », op. cit., p. 203), c’est-à-dire « Tarichées » en Palestine, sur la rive occidentale du lac de Tibériade, toponyme non identifié par l’éditeur, qui transcrit Tdšn (cf. F.-M. A BEL, Géographie de la Palestine, II (“Études bibliques”), Paris 1967, p. 476-477) – et pour l’autre à Shushan dans le Beth Garmai (ms Sachau 10, 20b) ; pour le texte arabe, il serait originaire d’Antioche. Ce toponyme de ʿumrā d-y ydāyē ressemble étrangement à celui de “Siddè” qualifié par Jean Climaque de τν τ¹πον τν ¢ναχωρητν Grad. 7, 50 (55), p. 150 (PG 88, 812B), où demeurait vers la même époque le moine Étienne le pénitent. 89. Anastase, Récits I/32 = Nau 23. D’après l’anecdote, Siddè est à environ deux jours de marche de Raïthou, puisqu’un anachorète de Siddè vient le troisième jour à la rencontre de son disciple qu’il avait envoyé à Raïthou, et le reçoit le lendemain dans sa grotte de montagne. Ce qui est possible, puisque les deux sites sont à environ 45 km l’un de l’autre par les pistes. 90. F. DAUMAS, Presqu’île, op. cit., p. 236. 91. Description dans F. DAUMAS, Péninsule, op. cit., § 166, p. 164-166.
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d’Anastase92. Le repérage archéologique en a été fait en 197993, mais sans proposition d’identification avec une quelconque dénomination ancienne littérairement attestée. IV. L’église de la Theotokos et l’histoire de la liturgie Située au cœur de l’ensemble des bâtiments, l’église justinienne fut dédiée à la Vierge Marie Théotokos – figurée dans l’imaginaire patristique par le buisson porteur de Dieu, et que le feu laisse intact – qui remplace l’ancienne « chapelle du Buisson ardent » visitée par Égérie et les premiers pèlerins. On montre encore actuellement dans la cour du monastère un arbuste protégé par un muret et une grille, que l’on désigne comme le « buisson ardent ». Il aurait survécu et été replanté tout près de son site d’origine, faisant passer ses racines sous les fondations de la nouvelle chapelle du même nom dont l’emplacement fut réservé lors de la construction de la basilique justinienne, mais qui fut édifié quelques années plus tard, vraisemblablement à la fin du VIe ou au début du VIIe siècle comme une sorte de crypte derrière le chœur et l’abside centrale de l’église, quelques marches en contrebas de la nef. Elle serait ainsi contemporaine de la mosaïque de l’abside – sûrement aussi des débuts de la vie monastique de Jean Climaque qui y est représenté. On y accède par les bas-côtés, après avoir traversé l’une ou l’autre des deux chapelles St-Jacques ou St-Jean-Baptiste. Cette chapelle richement décorée est consacrée à l’annonciation, c’est-à-dire à la conception virginale de Marie. C’est un oratoire sombre comme une grotte au sein de la terre, et de dimensions très réduites (5,40 m x 3,10 m) avec absidiole de mosaïque byzantine (croix inscrite dans un cercle sur fond d’or). Il est considéré comme le saint des saints de l’église, une sorte d’adyton où l’on ne pénètre qu’après avoir ôté ses chaussures. Une lumière tamisée y filtre par trois étroites lucarnes. Celle du centre est percée obliquement, en sorte de recevoir une fois l’an, fin mars à l’époque de l’annonciation qui correspond à l’équinoxe de printemps, à travers une échancrure du G. ed-Deir, un rayon de lumière qui vient se poser
92. J. DAUMAS, Péninsule, op. cit., § 243, p. 174-175 : « Fossé profond encaissé entre de prodigieuses montagnes de granit qui le dominent de plus de 700 m, il présente un aspect impressionnant – presque trop puissant – dû à un certain mélange de désolation et de verdure, à une retraite totale et à une immobilité semblable à la mort. En parcourant ce vallon, on éprouve la sensation de se trouver dans une région inviolée. Cependant, ces lieux sont non seulement connus et fréquentés depuis des siècles, mais portent des traces nombreuses d’établissements monastiques : car il y eut autrefois des reclus assez fanatiques pour avoir fait leur demeure de ce coin inaccessible et désolé. À mi-pente, sur chaque versant et vers la tête de l’ouadi, se dressent encore les restes de petits “couvents” consistant en deux ou trois cellules ruinées et en traces de jardins […] Et s’il est difficile de concevoir un lieu plus rébarbatif pour y construire une route, les premiers moines, avec une énergie et une patience presque incompréhensibles et des moyens matériels pratiquement inexistants, n’en avaient pas moins aménagé des pistes excellentes le long de la pente raboteuse. Les endroits particulièrement exposés et abrupts avaient été pavés de marches faites de larges dalles plates de granit disposées avec un soin, une adresse et un jugement admirables ». Voir aussi B. M EISTERMANN, Guide du Nil au Jourdain par le Sinaï et Pétra, Paris 1909, p. 178-179. 93. Pour le repérage archéologique, voir U. DAHARI, « Remote Monasteries in Southern Sinai and Their Economic Base », dans I. TSAFRIR (éd.), Ancient Churches Revealed, Jerusalem 1993, p. 341350 ; id., « Les lointains monastères du sud du Sinaï », dans D. VALBELLE et C. BONNET (éd.), Sinaï, op. cit., p. 144 ; id., Monastic Settlements, op. cit., p. 113-132.
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exactement à l’emplacement présumé du buisson. Ce qui fait de cette chapelle un important témoin monumental, peut-être le premier, de la fête liturgique printanière de l’évanghelismos, qui commence à se répandre à la fin de l’ère justinienne, ce qui est un indice supplémentaire pour la date de sa construction. Les premières attestations de la fête à cette saison sont orientales94, et malgré les apparences, la date du 25 mars doit être mise en correspondance avec celle de la mort du Christ – conçu et achevé le même jour – et non avec celle du 25 décembre, où l’on célèbre la nativité en Occident. Cette correspondance symbolique entre la conception virginale et le mystère de la passion est d’ailleurs attestée dans le Grad. 495. Il est vraisemblable que la construction de la chapelle du Buisson ait été contemporaine de la construction de l’église de Nazareth96, dédiée elle aussi à l’annonciation, mais aucune attestation littéraire ne permet d’affirmer le lien probable de ce second site avec l’émergence du culte de l’annonciation au 25 mars. L’iconographie spécifique de la Vierge au Buisson (Vierge orante à l’enfant représentée à l’intérieur d’un feu posé sur un tronc d’arbre) résume la compénétration des symboliques vétéro- et néotestamentaires concernant la représentation des mystères de La Trinité et de l’Incarnation. Ce genre particulier de représentation a sûrement trouvé naissance à Sainte-Catherine et ne s’est guère exporté97, mais il repose sur une méditation qui assimile la Théotokos au Buisson ardent. Or cette typologie est ancienne, littérairement attestée en Orient grec dès le IVe siècle98 ;
94. Cf. « Homélie d’Abraham d’Éphèse sur l’Annonciation », Homélies mariales byzantines I, éd. M. JUGIE (“PO” 16), p. 442-443. La fête de l’annonciation succède à une fête mariale de la maternité divine célébrée pendant l’Avent. Pour les origines de la fête, cf. L. DUCHESNE, Origines du culte chrétien, Paris 1909, p. 261, 279 ; S. VAILHÉ, « Origines de la fête de l’annnonciation », Échos d’Orient 9 (1906), p. 140-143 ; M. JUGIE, « La première fête mariale en Orient et en Occident : l’Avent primitif », Échos d’Orient 26 (1923), p. 130-152 ; et surtout, M. JUGIE, Homélies mariales byzantines II, introduction (“PO” 19), p. 297, 309-310. La fête n’est pas encore introduite à Rome au temps de Grégoire le Grand, 540-604 ; mais elle est mentionnée au concile de Tolède en 656, cf. DACL I/2 (1924), col. 2243-2244 ; confirmée sous Serge Ier, 687-701, cf. L. DUCHESNE, Liber pontificalis 1, Paris 1957 (1886), p. 371, 376, 381, n. 43-44. 95. Grad. 4, 31 (40), p. 86 (PG 88, 700B) : « Si l’Esprit-Saint est descendu sur toi, tel une rosée de pureté, comme sur la Vierge, si la vertu du Très-Haut te couvre de l’ombre de la patience, alors ceins tes reins, comme l’Homme, le Christ-Dieu, du linge de l’obéissance, lève-toi de la cène de l’hésychia, lave les pieds des frères avec un esprit brisé ». L’identification symbolique de la conception et de la mort de Jésus est déjà attestée chez Augustin. 96. D’après Épiphane, Adv. Haer. 30, 11, Nazareth était exclusivement juive jusqu’au IVe siècle, et peuplée de familles sacerdotales. Le comte Joseph de Tibérias aurait eu l’intention d’y construire une église. Égérie n’y signale qu’une grande grotte, et le Pèlerin de Plaisance (570) une église sur la Maison de Marie (sans doute la grotte), peut-être constantinienne. Sophrone, Anacrontica 9, 65, mentionne l’annonciation à Nazareth, et Adomnan, 2, 26, 1-4 (vers 680), y visite deux églises, l’une construite sur le site où Jésus aurait été élevé, et l’autre sur le site de l’Annonciation. 97. Cf. C. JOLIVET-LÉVY, « La collection d’icônes de Sainte-Catherine », dans D. VALBELLE et C. BONNET (éd.), Sinaï, op. cit., p. 167-168. 98. Quelques anciens comme Origène rapprochent βµτος (θµμνος) de βµτος, la perméabilité de l’atmosphère aux Idées, et font ainsi un lien avec la virginité de la Théotokos. La typologie MarieBuisson ardent est attestée chez Grégoire de Nysse, Myst. Int. V. Moysis (PG 44, 332D) ; Sermon de Noël 386 (PG 46, 1136BC), cf. R. SOLZBACHER, Mönche, Pilger und Sarazenen, Studien zum Frühchristentum auf der südlichen Sinaihalbinsel – von den Anfängen bis zum Beginn islamscher Herrschaft (MThA 3), Altenberge 1989, p. 263-264 ; Chrysippe de Jérusalem, « Oratio in sanctam
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mais aussi dans la patristique syriaque primitive99, ce qui peut permettre de penser que le rapprochement entre l’église du Buisson et la Vierge Théotokos pouvait déjà être fait par les premiers visiteurs syriens du site, Julien Saba ou l’antiochien Syméon l’Ancien100. V. L’escalier aux 3 000 marches, degrés de la Scala et Psaumes des montées Une petite chapelle occupe le sommet de la sainte Montagne, originellement construite par le Syrien Julien Saba au milieu du IVe siècle101. Reconstruite par Justinien à la même époque que le grand monastère, elle a été ruinée et refaite plusieurs fois par la suite, la dernière en 1934102. Au sud-est du monastère, un impressionnant escalier de quelque trois mille marches103, actuellement disloquées par
Mariam Deiparam » 1, M. JUGIE (éd.), Homélies mariales byzantines II (“PO” 19), Turnhout 1990, p. 337. 99. Éphrem de Nisibe, Commentaire du Diatessaron I, 25 ; Balaï ; thème repris par la liturgie latine, témoin l’antienne de sexte : « Rubum quem viderat Moyses incombustum, conservatam agnovimus tuam laudabilem virginitatem : Dei genitrix, intercede pro nobis. » 100. Cf. n. 101 ci-dessous. 101. La montagne du Sinaï – qui regroupe au VIe siècle des moines d’origine diverse (Byzantins, Cappadociens, Isauriens, Ciliciens, Arméniens, Ibériens) et, selon le Pèlerin de Plaisance, parlant diverses langues (latin, grec, syriaque, copte et besse) –, a été visitée dès le IVe siècle par des moines syriens, d’abord Julien d’Édesse (†367), qualifié de « Saba », c’est-à-dire d’« ancien » : notices dans Pallade, Historia lausiaca, 42 ; Théodoret de Cyr, Historia religiosa I (“SC” 234), Paris 1977, p. 194245 (témoignage d’Acace de Bérée) ; celui-ci construit une chapelle au sommet de la montagne près de la grotte de Moïse (op. cit., II/13, p. 222-225), attestée quelques années plus tard par la pèlerine Égérie (383), Itinerarium 3, 5 (op. cit., p. 133-134) ; Sozomène, Historia ecclesiastica III, 14, 29-30, sans mention du séjour sinaïtique. Les vingt-quatre Madrashé (hymnes, discours rythmés) sur Julien Saba, attribués à saint Éphrem de Nisibe ont été édités par T. J. LAMY, S. Ephraemi syri Hymni et Sermones, Malines 1888, t. 3, p. 837-936, ici 907-914, et E. BECK, Des heiligen Ephraem des Syrers Hymnen auf Abraham Kidunaya und Julianos Saba (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 323), Louvain 1972, p. 61-62 et 71-76. La Laudatio a Ephraem Syro (J. S. ASSEMANI, Bibliotheca orientalis clementino-vaticana III, Rome 1725, p. 258-260) ne fait pas partie des œuvres originales de S. Éphrem, cf. P. CANIVET, Le monachisme syrien selon Théodoret de Cyr (“Théologie historique” 42), Paris 1977, p. 108-109 ; D. J. CHITTY, Et le désert devint une cité (“Spiritualité orientale” 31), Bégrolles-en-Mauges 1980, p. 323 ; A. VÖÖBUS, History of Asceticism in the Syrian Orient II (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 197. “Subsidia” 17), Louvain 1960, p. 42-61. Théodoret, sur le témoignage de sa mère, signale aussi longuement le passage de Syméon l’Ancien, originaire de la région d’Antioche, qui dut mourir vers la fin du IVe siècle, puisqu’il ne l’a pas connu personnellement, id. VI, op. cit., p. 348-365 ; voir P. CANIVET, op. cit., p. 180-181. Benjamin de Tudèle, qui parcourt la région en 1160, signale qu’elle est sous domination égyptienne, mais qu’il y a des Juifs à Rephidim (Pharan), que les moines du monastère sont appelés Syriens et parlent la langue des Targums, c’est-àdire l’araméen, cf. N. ADLER (trad.), The Itinerary of Benjamin of Tudela, Londres 1907, p. 77. 102. Prospection de M.-J. LAGRANGE, Chronique, RB 7 (1897), p. 107-130. Les études de U. DAHARI, « Les constuctions de Justinien au Gebel Mousa », dans D. VALBELLE et C. BONNET (éd.), Sinaï, op. cit., p. 151-156 et Monastic Settlements, op. cit., p. 28-37, montrent clairement que l’on doit attribuer à Justinien la construction de deux églises au Sinaï, celle du grand monastère et celle du saint Sommet. 103. Les discussions sur le nombre exact de marches de cet escalier géant sont nombreuses et variées (de 3 000 à 50 000 !) ; bien que le compte soit un peu difficile à faire étant donné l’état du sentier, le chiffre de 3 000 marches, retenu par la tradition et les guides récents, semble à peu près juste si l’on
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les intempéries, permet d’accéder presque directement au sommet du mont Moïse. De plus en plus raide au fur et à mesure que l’on approche de la cime, il est constitué d’énormes dalles de granit disposées par les moines à très haute époque. Deux portes en plein cintre, celle de Saint-Étienne et celle de la Confession, à sept ou huit minutes de distance l’une de l’autre, surmontent l’escalier ; et sur la seconde est gravée une inscription récemment découverte qui semble extrêmement importante car, si la lecture s’en avère exacte, c’est le seul document extra-littéraire de la présence de Jean Climaque, dit l’higoumène, sur le site du Sinaï : πÚρ σωτηρας το& ¢ββÕ *ωµν[ν]ου το& ñγουμ¿νου κα>…104 Ainsi, l’escalier, tel qu’il est représenté sur tous les documents iconographiques, est explicitement lié à l’effort de pénitence et de conversion nécessaires pour accéder à la vision de Dieu, ce qui est aussi le thème de l’Échelle, avec ses trente paliers ou degrés. Égérie connaît déjà cet itinéraire direct et difficile105, par lequel elle descendit de la Montagne en hiver 383, tandis que le Pèlerin de Plaisance106 l’escaladait dans la seconde moitié du VIe siècle, mais aucun des deux ne signale à proprement parler de marches, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire s’ils les avaient connues. À partir de quelle époque peut-on parler d’escalier ? Le moine Épiphane l’Hagiopolite est le premier à attester littérairement la présence de volées de marches sur le site, ainsi que le lieu d’inhumation de Jean Climaque, mais la chronologie de son passage est mal assurée107. La tradition du monastère affirme que les marches furent disposées en seulement cinquante ans au cours du VIe siècle, c’est-à-dire dans les années que l’on supposait être contemporaines de la présence de Jean Climaque108 et du
compte la distance à parcourir entre le pied de la montagne et la seconde porte qui donne accès au bassin supérieur Musa-Safsafa. Il reste ensuite quelque 750 marches à partir de la chapelle d’Élie pour arriver au sommet du Gebel Musa. 104. Première annonce de la découverte par I. ŠEVČENKO, dans G. H. FORSYTH et K. WEITZMANN (éd.), The Monastery of Saint Catherine at Mount Sinai. The Church and Fortress of Justinian, Ann Arbor 1965, p. 19 ; Editio princeps de cette inscription par I. ŠEVČENKO, The Early Period of the Sinai Monastery in the Light of its Inscriptions (“Dumbarton Oaks Papers” 20), Harvard 1966, p. 263 (inscription 11 assez effacée sur la seconde arche de granit, face S-O). Y. E. M EIMARIS, Sacred Names, Saints, Martyrs and Churches Officials in the Greek Inscriptions and papyri pertaining to the Christian Church of Palestine (“Meletèmaata” 2), Research centre for Greek and Roman Antiquity, the National Hellenic Research Foundation, Athens 1986, n° 1199, p. 238 et 1233, p. 246. 105. On a tenté de proposer un autre itinéraire de descente, qui semble peu plausible : F. M IAN, « ’Caput vallis’ al Sinai in Eteria », dans LA 20 (1970), p. 209-223 ; et « L’anonimo Piacentino al Sinai », dans Vetera Christianorum 9 (1972) p. 267-301 ; voir P. M ARAVAL, Lieux saints, op. cit., p. 309. 106. Itinerarium 37, 5-7. Le Pèlerin de Plaisance compte trois milles depuis le monastère fortifié jusqu’à la grotte d’Élie où jaillit une source, et encore trois milles jusqu’au sommet. 107. Le texte est difficile à dater, entre 750 et 1000, cf. édition critique par H. DONNER, « Die Palästinabeschreibung des Epiphanius Monachus Hagiopolita », ZDPV 87 (1971), p. 42-91, ici p. 75 et 87 (PG 120, 265D-268A) ; trad. J. WILKINSON, Jerusalem Pilgrims before the Crusades, Jérusalem 1977, p. 117-121, et appendix 5, p. 198-199 : le moine Épiphane vient du monastère de Saint Antoine en Égypte, passe à Raïthou, et visite le Sinaï : « Près du monastère se trouve la volée de marches (σκµλα) qui descend (de la montagne), en sept paliers (βασμδια). Il y a aussi la grotte où le prophète Élie a jeûné pendant quarante jours quand il fuyait de devant Jézabel. Et c’est dans ce même monastère que gît parmi les saints notre père et maître Climaque » (§ 7, 1-20). 108. Selon la tradition rapportée par J. K AMIL, The Monastery of Saint Catherine in Sinai, History and Guide, Le Caire 1991, p. 73, les marches auraient été installées comme pénitence par un moine appelé Moïse : serait-ce le disciple transporteur de terre que Jean Climaque sauve d’un éboulis de rocher ? Cf. Vita 8-9, p. 21-22 (PG 88, 601B-604A).
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fameux moine Étienne, le pénitent, celui que la tradition plaçait à la première des portes d’accès109 à la Montagne, alors que la mention de Jean l’higoumène doit figurer sur la seconde110. La concomitance de la construction de l’escalier et de la rédaction littéraire de l’Échelle avec ses différents paliers de vertus acquises à grand effort, dans la durée, par la pénitence et la lutte persévérante, pourrait être un indice supplémentaire de leur connexion mystique, de leur analogie de fonction symbolique111, sans doute même de leur maître d’œuvre, comme il était sans doute déjà celui de la mosaïque de la transfiguration. De fait, l’expérience physique incontestablement rude que constitue la montée du Gebel Musa – surtout par cette voie directe ponctuée de deux portiques et constituée de marches d’escalier, irrégulières et très hautes – est en parfaite connivence avec l’esprit concret, la méthode expérimentale et descriptive de Jean Climaque. L’analogie entre les trente degrés et trois mille marches qui font accéder au lieu de la révélation divine serait tout à fait parlante, et l’impact de la géographie théologique du Sinaï particulièrement prégnant… Mais, alors que pour le moine, cette ascension jusqu’au ciel – pour parvenir à l’unité de la foi et de la connaissance de Dieu, à l’état d’homme parfait112 – est l’œuvre de toute la vie et qu’elle se fait dans le temps peineux et au rythme des Psaumes des montées113, elle est parfaitement achevée pour le Christ
109. Depuis le Moyen Âge, cette porte est appelée Porte de la Confession. Elle porte une inscription non déchiffrée et non datable : peut-être une main et le nom d’Étienne en grec… La tradition unanime la considère comme une sorte de limite interdisant l’accès de la sainte Montagne aux infidèles et à ceux qui n’auraient pas fait preuve de pénitence pour continuer le chemin. Selon Pockoke, par exemple, il fallait donner certificat de confession au gardien de la première porte, qui en faisait un second pour l’accès à la seconde. On y dit le Ps 23 (22), 3-4 : « Qui pourra monter à la montagne du Seigneur, etc. ». Pour les récits de confession des péchés nécessaire au passage, cf. SKROBUCHA, Sinai, op. cit., p. 80 ; J. J. HOBBS, Mount Sinai, op. cit., p. 110-112. On ne peut s’empêcher de penser aux portes du Haram al-Sharif à Jérusalem, qui s’appellent aussi Bâb al-Tauba (porte de la pénitence) et Bâb al-Rahma (porte de la miséricorde), cf. M. ROSEN-AYALON, « The Early Islamic Monuments of Al-Haram Al-Sharif », Qedem 28 (1989), p. 44. 110. Cette porte étroite – appelée porte de saint Étienne, ou encore d’Élie, ou porte du pardon qui porte la mention de Jean l’Higoumène – est très impressionnante : étant située au sommet d’un col, tout en haut d’une volée de marches difficiles, et appuyée sur deux escarpes rocheuses, elle donne l’impression de ne s’ouvrir que sur le ciel. 111. Dans la tradition juive, les termes de « Sinaï » et d’« escalier-échelle » (hébreu sullam, araméen sullama, sullema) sont assimilés, car ils sont de même valeur consonantique (130), cf. Genèse Rabba 68, 16 (traditions pouvant remonter au IIe siècle). Pour Aphraate, qui suit cette tradition exégétique, la théophanie du Sinaï est assimilée à la vision de l’échelle de Jacob où les armées angéliques montent et descendent dans l’air lors du don de la Loi tandis que Dieu s’est installé au sommet de la montagne (Dem. 18, 4). Le même lien entre le don de la Loi et la vision de Jacob est fait par Jean de Raïthou dans sa Lettre, p. 28 (PG 88, 624B-625A). 112. Cf. Ep 4, 13. 113. « Montez, montez, frères, disposez des “ascensions” dans vos cœurs », Ps 83, 6, cf. Scala, Grad. 30, récapitulation finale, p. 380 (PG 88, 1161A). La mosaïque du chœur de l’église représente la montagne de la transfiguration, ce qui peut paraître étonnant sur le site du mont Sinaï. Cela montre bien qu’à cette période, la montagne de la révélation à Élie et celle du don de la Loi à Moïse ne font qu’un avec celle de la manifestation glorieuse de Jésus au Thabor, où ses disciples Pierre et Jean le découvrent en présence des mêmes prophètes (2 P 1, 16-18 ; Mt 17, 1-8 ; Mc 9, 2-8 ; Lc 9, 28-36). Cette assimilation entre toutes les montées est faite par Jean Climaque dans la seconde partie du Pastor, 100 (101). Et il est pratiquement certain que les Psaumes graduels, qui sont au nombre de 15 (Ps 119133 LXX), ont joué un rôle dans la composition de la Scala. C’est en effet le terme ¢νµβασις qui désigne couramment chacune des étapes ou degrés de la montée spirituelle, à la fin de chaque λ¹γος,
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« qui, lors de son baptême, dans la trentième année de son âge visible, possédait en plénitude le trentième degré de cette échelle spirituelle »114. On ne parle pas pour lui de progrès dans la vertu ou la vie spirituelle, mais de sa révélation comme Fils unique et bien-aimé dans les deux épisodes jumeaux du baptême et de la transfiguration qui servent de cadre à l’Évangile dans les Synoptiques 115. La mention des Psaumes des Montées fournit sans doute aussi l’une des clés d’interprétation du nombre des degrés de la Scala ainsi que de l’un de ses principes de composition. Selon la tradition juive ancienne en effet, quinze marches séparent le parvis des femmes de celui des Israélites ; et lors de la fête des Tabernacles, les Lévites les gravissaient en chantant sur chacune d’elle l’un de ces Psaumes116. Or la table des matières des manuscrits est souvent représentée, non pas comme une échelle simple mais comme un porche et surtout comme un escabeau double à quinze échelons de part et d’autre, que l’on gravit à la fois en se libérant des vices et en progressant parallèlement dans la vertu inverse117. Cette symbolique de l’escalier et des Psaumes des Montées est bien connue des milieux chrétiens et elle rejoint celle de Moïse et de l’unique mention de Marie dans le livre de l’Échelle : la tradition rapporte en effet que Marie, enfant, fut présentée au temple au milieu des filles des Hébreux, et placée au pied des quinze degrés conduisant à l’autel ; elle les gravit en courant, dansant, chantant ces mêmes Psaumes. La connaissance d’une telle montée se révèle discrètement dans un passage de la Scala : « L’obéissance produit l’impassibilité, qui conduit elle-même l’humilité à sa perfection. L’humilité est en effet le commencement de l’impassibilité, comme Moïse est le commencement de la Loi ; et la fille conduit la mère à la
cf. Grad. 2, 18, p. 55 (PG 88, 657D) ; 6, 26, p. 139 (id., 800A) ; 10, 17 (21), p. 174 (id., 849A) ; 11, 10 (12), p. 177 (id., 853A) ; 12, 8 (13), p. 180 (id., 856D). On trouve aussi le terme de βαθμ¹ς, échelon ou marche d’escalier, cf. Scala, Prologue (PG 88, 629C) ; Grad. 4, 132 (140), p. 114 (id., 728D) ; 5, 30 (54), p. 133 (id., 781B) ; 8, 31 (36), p. 165 (id., 836B) ; 9, 17 (19), p. 169 (id., 844B) ; 19 (20), 13 (20), p. 233 (id., 941D) ; 21 (22), 36 (45), p. 245 (id., 957A) ; 22 (23), 28 (31), p. 252 (id., 972A). Ou encore, plus rarement, βµσις (le pas ou le gradin), cf. Grad. 7, 73 (79), p. 156 (PG 88, 816D). Le terme de νκη, « victoire », est attesté comme synonyme en Grad. 13, 10 (16), p. 184 (PG 88, 861B) ; 14, 32 (38), p. 193 (id., 872A) ; 23, 14 (16), p. 257 (id., 980B) ; ou encore, celui d’×παθλον, prix reçu par un athlète victorieux, cf. Grad. 15, 83 (88), p. 217 (id., 904C) ; d’+θλον, prix ou combat, cf. Grad. 17, 5 (6), p. 226 (id., 933D) ; de πµλη, lutte, cf. Grad. 16, 24 (27), p. 222 (id., 929B). Aucune qualification n’est donnée aux sept derniers degrés, qui s’achèvent sans conclusion. 114. Scala, Grad. 30, p. 380 (PG 88, 1161A), repris maladroitement par l’auteur du Prologue (PG 88, 629C). 115. Cf. Mt 3, 17 et par. ; Mt 17, 5 et par. 116. Cf. Flavius Josèphe, Bell. Jud. 5, 5, 3 ; Mishna Sukka 5, 4 et passage parallèle dans Talmud Babli Sukka 51ab. Architecture connue de CASSIODORE, Comm. in Ps. 119. 117. Cf. J. R. M ARTIN, The Illustration, op. cit., fig. 78, 86. Cette même symbolique du double compte inversé, avec les mêmes nombres et l’imagerie de l’échelle double, est attestée chez Zozime de Panopolis, Sur la vertu, dans M. BERTHELOT, Collection des anciens alchimistes grecs, 3, Paris 1888, p. 117-119, qui parle aussi d’un autel surélevé d’où il reçoit cette révélation : « J’ai achevé la descente des quinze marches et la montée des marches de lumière […] Je suis devenu esprit », mais on ne peut savoir s’il y a un quelconque lien entre ces traditions.
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perfection, comme Marie l’assemblée (συναγωγ¸)118 ». Or c’est à cette période119 aussi que se répand l’hymne Acathiste, composé pour la fête de l’annonciation, où Marie est justement acclamée en ces termes : « Salut, prélude des merveilles de Dieu ! Salut, récapitulation de ses dogmes sacrés ! Salut, céleste échelle par laquelle Dieu est descendu ! Salut, pont conduisant de la terre jusqu’au ciel ! » C’est donc au Sinaï120 que s’est déroulée presque toute la vie de Jean. Ce terme désigne à la fois la péninsule et le massif montagneux dominé par la masse sombre du Gebel Katherina, le plus haut sommet (2,644 m), jumelé au Gebel Musa (« Mont Moïse », 2 286 m d’altitude) d’où la vue plonge à l’horizon sur les eaux du golfe, éblouissantes de lumière. Ce Gebel Musa est à la fois le site traditionnel du Buisson ardent et celui du don de la Loi à l’époque de l’Exode des Hébreux. C’est à sa base (1 570 m d’altitude) qu’est majestueusement niché le monastère actuellement dit « de Sainte-Catherine ». Le prestige historique du site et des traditions qu’il porte, son extrême beauté de montagne et de désert luxuriant, l’intensité du silence et la grandiose rigueur de la lumière, ne peuvent qu’avoir fortement marqué les modes de vie, la pensée ainsi que l’imaginaire de ceux qui les ont visités et surtout de ceux qui ont choisi de demeurer en permanence en méditation au pied de la montagne unique et sainte sur laquelle Dieu, dit-on, s’est révélé et a donné sa Loi à Moïse et à son peuple. La recherche toponymique ancienne et moderne concernant le Sinaï a toujours été tributaire des itinéraires de l’Exode biblique 121 ; et si l’on excepte l’intérêt récent pour les sites préhistoriques comme les nawamis, aucune investigation scientifique n’a échappé à cette perspective et à ces débats sans solution. Or les itinéraires de pèlerinage et les implantations monastiques du Sinaï y ont fixé de multiples lieux de commémoration et d’expérience liturgique ; et cette colonisation religieuse des toponymes bibliques a ensuite échappé à son cadre strict, pour engendrer de nouvelles traditions et de nouvelles localisations légendaires liées à ses propres implantations dont nous avons ici essayé de repérer quelques harmoniques à la fin de l’époque byzantine.
118. Grad. 4, 65 (78), p. 96-97 (PG 88, 709D). Ce texte témoigne à la fois de l’assimilation fréquente de Marie à Miryam (que l’on retrouve dans le Coran) conduisant les chœurs des femmes (Ex 15, 20-21), et de la connaissance de traditions apocryphes issues du Protévangile de Jacques 7, 2-3, et explicitement mentionnées dans la tradition latine venant des mêmes sources : Livre de la Nativité de Marie 6, 2 et le Ps-Matthieu 4. 119. Peut-être composé originellement par Romanos le Mélode à l’occasion du triomphe de Justinien sur la faction Nika (532). Cet hymne fut récité et peut-être amplifié par le patriarche Serge de Constantinople à l’occasion du salut de la ville impériale au temps des attaques des Perses et des Avars sous Héraclius en 626. Cf. S. SALAVILLE, « Marie dans la liturgie byzantine ou gréco-slave », dans H. DU M ANOIR (éd.), Maria 1, Paris 1949, p. 259-265. 120. Daniel de Raïthou, Vita, p. 17-18 (PG 88, 597A). Pour les origines de l’implantation monastique sur ce site, voir D. J. CHITTY, Désert, op. cit., p. 322-326. 121. La bibliographie sur ce sujet est immense, disséminée dans les dictionnaires bibliques et les multiples commentaires de l’Exode, voir par exemple P. M AIBERGER, Topographische und historische Untersuchungen zum Sinaiproblem (“OBO” 54) Fribourg, Göttingen 1984 ; J.-M. ROUSÉE et M.-J. P IERRE, Catalogue de la Bibliothèque de l’École biblique de Jérusalem, Paris 1980, sub : « Exode, » « Sinai ».
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ÉPIPHANE DE SALAMINE ET L’HELLÉNISME Aline POURKIER Université de Bourgogne
À la différence de ses grands contemporains, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse ou encore Jean Chrysostome, Épiphane a la réputation de posséder une culture païenne limitée et de montrer bien des réticences face à l’hellénisme. Ce trait de sa personnalité vient sans doute de la brièveté de sa formation classique ; en effet, s’étant rendu à Alexandrie vraisemblablement pour y suivre les leçons d’un rhéteur, il y fut assez vite attiré par la vie monastique qui fleurissait alors en Égypte et il est probable qu’il ne mena pas ces études à leur terme. Mais, même limitée, sa culture grecque mérite qu’on en fasse un bilan. Aussi, en nous appuyant sur le relevé d’exemples le plus complet possible tirés de l’Ancoratus et du Panarion, les seules de ses œuvres concernées par notre sujet, nous essaierons de cerner ses connaissances sur la poésie, les sciences, la religion et la philosophie du monde grec et d’en déceler les origines. La paideia grecque trouvait l’un de ses fondements dans les poèmes d’Homère. Que connaît d’eux l’évêque de Salamine ? Il est évident qu’il n’ignore pas l’importance de leur auteur et qu’il identifie parfaitement l’Hélène homérique « pour laquelle les Troyens et les Grecs se firent la guerre »1, même si ces quelques mots s’inspirent d’Irénée2. Cependant les citations qu’il fait des épopées homériques sont peu nombreuses. On en relève trois dans la notice 64 du Panarion dirigée contre Origène, Iliade X, 2243, XXI, 308-3094 et XVI, 6725. Mais elles proviennent toutes du De Resurrectione de Méthode d’Olympe dont Épiphane donne ici un long extrait. Elles ne sont donc pas le fait de notre auteur. Dans la notice 31 contre les Valentiniens un centon homérique de dix vers attire l’attention6. Mais là encore il s’agit du texte d’un autre, en l’occurrence Irénée, dont notre hérésiologue reprend tout un passage7. Il en va de même dans la notice 69 sur les Ariens, où un jeu de mots transforme ironiquement le début du vers 455 d’Iliade V, ρες ρες, en ρες ρειε (« Arès Arius »)8. Cette plaisanterie est bien dans le goût d’Épi-
1. Panarion, 21, 2, 4 ; Epiphanius I. Ancoratus. Panarion (haer. 1-33), K. HOLL (éd.) (“GCS” 25), Leipzig 1915, p. 240, 6-7. 2. Cf. Irénée, Adversus haereses I, 23, 2. 3. Cf. Pan., 64, 19, 2 ; Epiphanius II. Panarion (haer. 34-64), K. HOLL (éd.) (“GCS” 31), Leipzig 1922 ; 2e éd. revue par J. DUMMER, Berlin 1980, p. 430, 13. 4. Cf. Ibid., 64, 19, 2 ; ibid., p. 430, 14. 5. Cf. Ibid., 64, 45, 3 ; ibid., p. 469, 17-18. 6. Cf. Ibid., 31, 29, 8 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 430, 14-23. C’est précisément Épiphane qui nous a conservé le texte grec de ce passage d’Irénée que nous ne connaissons par ailleurs que dans sa traduction latine. 7. Cf. Irénée, Adv.haer., I, 9, 4. 8. Pan., 69, 9, 6 ; Epiphanius III. Panarion (haer. 65-80). De Fide, K. HOLL (éd.) (“GCS” 37), Leipzig 1933 ; 2e éd. revue par J. DUMMER, Berlin 1985, p. 160, 5-6.
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Aline Pourkier
phane, mais en réalité n’est pas de lui. Il l’a trouvée dans la « Lettre Encyclique » (suspecte) de l’empereur Constantin Ier contre Arius, datée de 333, incluse dans l’Epistula de Decretis Nicaeae Synodis (40)9 d’Athanase. Une dernière citation de l’Iliade, enfin, figure dans l’Ancoratus10 . Il s’agit du vers 204 du chant II : οκ ¢γαθν πολυκοιρανη, « avoir beaucoup de chefs ne vaut rien ». La source d’Épiphane ici est jusqu’à présent inconnue. Peut-être est-il possible de lui attribuer cette référence, qu’il l’ait trouvée dans un florilège ou qu’il l’ait retenue des leçons du grammatiste ou du grammairien. Épiphane n’ignore pas non plus la question fort débattue par les Anciens de l’origine d’Homère. « Certains », explique-t-il dans la notice 42 contre Marcion, disent qu’il était égyptien, d’autres de Chios, d’autres de Colophon, d’autres phrygien, d’autres encore, Mélètos et Critheidos, de Smyrne. Aristarque a déclaré qu’il était athénien, d’autres lydien et fils de Naeon, d’autres chypriote de Propoetis 11, aux environs de la ville de Salamine 12.
Il donne ici le nom de trois de ses sources, noms puisés sans doute dans un manuel. Quant à la mention d’une possible origine chypriote d’Homère, c’est une tradition bien attestée que l’on retrouve dans d’autres écrits. D’après le Περ> το& βου κα> τÁς ποι¸σεως ,μ¸ρου de Plutarque, en effet, il venait de Salamine de Chypre13 ; l’¾γ¿ν entre Homère et Hésiode, de son côté, fait de son père un chypriote14 et deux des Vies d’Homère et d’Hésiode rassemblées par Wilamovitz déclarent qu’il était Σαλαμνιος15. Plusieurs épigrammes de l’Anthologie de Planude vont dans le même sens. Ainsi l’épigramme 295, œuvre d’une poétesse du IIIe siècle avant J.-C., Anyté, mentionne Chypre comme l’un des lieux de naissance attribués à Homère et deux autres, d’Antipater de Thessalonique, les 296 et 299, désignent Salamine. Il s’agit sans aucun doute de Salamine de Chypre puisque dans l’épigramme 299 Antipater énumère les cinq villes d’Asie le plus souvent nommées (Chios, Smyrne, Cymé, Colophon, Salamine)16. Cette tradition ancienne était certainement restée vivante dans l’île, ce qui expliquerait la précision « Propoetis » connue d’Épiphane, s’il s’agit bien d’un nom de lieu. Concernant Homère, le savoir d’Épiphane semble donc en définitive très limité. Il en est de même pour les autres poètes. Il cite Pindare au moins une fois, dans la notice 77 du Panarion dirigée contre Apollinaire : Íς κα που < π¹ > τινων
9. Pour plus de détails sur cette citation cf. J. DUMMER, « Epiphanius von Constantia und Homer », Philologus 119 (1975/1), p. 90-91. 10. K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 124, 24. 11. La correction proposée par Dummer du Προποδιµδος des manuscrits en Προποιτδος peut être retenue (cf. art. cit. p. 89). Mais il me semble difficile de rattacher à ce passage le mythe des Προποιτδες rapporté par Ovide en Métamorphoses X, 220sqq. Comme Fr. Williams (cf. sa traduction « from Propoetis, a district near Salamis » dans The Panarion of Epiphanius of Salamis, Book I, Leyde, New-York 1987, p. 295), je serais tentée d’y voir un nom de lieu. 12. Pan., 42, 11, 17 Refut. 12 b ; K. HOLL (éd.), Epiphanius II, p. 128, 28 - p. 129, 3. 13. Cf. G. BERNARDAKIS (éd.), Plutarque, VII, Leipzig 1896, p. 337,14sqq. 14. Cf. A. RZACH (éd.), Hesiodus, Carmina, Leipzig 1913, p. 238. 15. Cf. La Vita n° 5 (p. 29, 10) et la Vita n° 6 (p. 31, 2) dans U. VON WILAMOWITZ, Vitae Homeri et Hesiodi, Berlin 1916 = 1929 [Kleine Texte für Vorlesungen und Übungen 137], p. 3-47 (cf. J. DUMMER, « Epiphanius », art. cit., p. 86 n. 12). 16. Cf. R. AUBRETON et F. BUFFIERE (éd.), Anthologie grecque 2e partie, Anthologie de Planude, t. XIII, Paris 1980, p. 191-192.
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Épiphane de Salamine et l’hellénisme
σοφν ε¶ρηται {τι φθ¹νος ¢ε> τας μεγµλαις επραγαις ¢ντπαλος : « comme l’ont dit certains sages : l’envie est toujours la récompense des grandes et bonnes actions »17. Cette citation, non littérale, est une réminiscence de la VIIe Pythique de Pindare (v. 18-20). Mais elle n’implique pas une connaissance directe de ce poème par notre auteur. Celui-ci n’a d’ailleurs qu’une idée vague de la provenance de cet aphorisme : c’est le dit de « certains sages ». Sans doute est-ce un vieux souvenir des sentences moralisantes qu’utilisait autrefois son maître d’école pour apprendre aux enfants à lire et à écrire. Il en va différemment d’une citation du comique Philémon, un poète de la comédie nouvelle dont il nous reste de nombreux fragments. Elle se trouve dans l’Ancoratus18 juste après celle d’Iliade II, 204. Elle sonne, elle aussi, comme une maxime : « ceux qui craignent Dieu ont d’excellents motifs d’espérer en leur salut ». Notre auteur la tient de Théophile d’Antioche19 mais la rapporte avec quelques inexactitudes : ses trimètres iambiques sont fautifs. On lit en effet dans l’Ancoratus : οã Óνα θεν σ¿βοντες λπδας ×χουσι καλ·ς ες σωτηραν alors que Théophile donne le texte authentique : Οã γ·ρ θεν σ¿βοντες λπδας καλ·ς Ûχουσιν ες σωτηραν20.
Dans ce registre, nous pouvons également signaler une allusion de quelques lignes faite à la fable du corbeau dans la notice 66 du Panarion. Épiphane compare Mani à cet animal qui, ayant vu dans l’eau le reflet de la nourriture qu’il avait dans le bec, voulut l’attraper et ce faisant « perdit celle qui existait sans acquérir celle qui n’existait pas »21. Nous savons que les fables d’Ésope et de Babrios faisaient partie des petits textes élémentaires qu’utilisait le grammatiste pour apprendre aux enfants à lire et à écrire. C’est sans doute dans ses souvenirs que puise donc ici Épiphane, mais il a confondu deux fables différentes. En effet chez Ésope comme chez Babrios ce n’est pas le corbeau qui quitte la proie pour l’ombre mais un chien22. Cependant chez Ésope – ce qui n’est pas le cas chez Babrios –, c’est un morceau de viande (κρ¿ας) que tient le corbeau tout comme le chien. Ce détail a pu induire Épiphane à confondre les deux histoires. Pour ce qui est de la poésie grecque, les connaissances d’Épiphane sont donc bien réduites et semblent venir plutôt de son premier apprentissage scolaire en Palestine chez le grammatiste et le grammairien. Mais il est d’autres domaines où sa curiosité l’incite à chercher de plus amples détails, comme ceux de la zoologie, de la médecine et de la pharmacie. Ce n’est pas un hasard s’il conçoit son grand traité contre les hérésies comme un « Panarion », une « boîte à remèdes »23 destinée à fournir des antidotes à ceux qui ont été mordus par les serpents venimeux que
17. Pan., 77, 1, 2 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 416, 12-13. 18. Ancoratus 104, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 125, 1. 19. Ad Autolycum III, 7 (“SC” 20), Paris 1948, p. 139. 20. C’est le texte retenu par Th. KOCK, Comicorum Atticorum Fragmenta, vol. II, Leipzig 1884, Fragment 181, p. 529. 21. Cf. Panarion, 66, 21, 6 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 49, 13-17. 22. Cf. E. CHAMBRY (éd.), Ésope, Fables (“CUF”), Paris 1927, n° 185, p. 81. B. E. PERRY (éd.), Babrius, Londres, Cambridge (Mass.) 1965, n° 79, p. 99. 23. Panarion, Proemium I, 1, 2 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 155, 15-16.
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sont les hérétiques ; en même temps elle servira aussi de « préventif pour ceux qui sont sur le point de tomber dans ce malheur »24. En cela il suit les zoologues et botanistes qui ont répertorié pour notre sécurité les animaux dangereux et ont par ailleurs « formulé des remèdes tirés des racines et des plantes pour supprimer l’effet pernicieux »25 de leur venin. Il connaît aussi le nom de ces savants. Dans la Deuxième Préface du Panarion, il nous donne en effet les indications suivantes : « Nicandre l’écrivain, pour sa part, a mis en vers ce que nous savons de la nature des bêtes sauvages et des serpents ; d’autres écrivains ont décrit la matière des racines et des plantes, comme Dioscoride le botaniste, Pamphile et le roi Mithridate, Callisthène et Philon, Iolaos de Bithynie et Héraclide de Tarente, Crateuas l’herboriste, Andreas et Bassos Tylios, Niceratos et Petronius, Niger et Diodote et d’autres »26. De fait il nous arrive de rencontrer dans le Panarion ce qui pourrait être, par exemple, des échos du Περ> Æλης ατρικÁς de Dioscoride. Dans la notice 69 dirigée contre les Ariens, notre auteur compare ainsi la répulsion d’Arius et de Sabellius pour l’homoousion à celle qu’éprouvent les serpents devant l’odeur du naphte (σφαλτος), l’exhalaison du cerf, le parfum de la « pierre de Gagas » (ici lignite) que l’on brûle et de la senteur de la résine27. On retrouve des informations de ce genre dans l’ouvrage du médecin d’Anazarba : le naphte (σφαλτος), dit-il, « est bon contre les morsures de serpent »28, la corne de cerf « quand on la fait brûler chasse par son odeur les serpents »29, et la pierre de Gagas « chasse aussi les serpents (par son odeur) quand on la fait brûler »30. Épiphane aurait-il donc consulté lui-même Nicandre, Dioscoride et les autres botanistes cités ? De Nicandre il sait qu’il a écrit en vers sur la nature des bêtes sauvages : il connaît donc l’existence des Theriaca. Pourtant les descriptions qu’il donne des serpents auxquels il fait référence sont beaucoup plus détaillées que celles de Nicandre. Il avait donc une autre source à sa disposition. Quant aux nombreux botanistes et pharmaciens qu’il énumère dans sa Deuxième Préface, on s’est aperçu de longue date31 qu’on les retrouve presque tous cités et dans le même ordre dans la Préface du Περ> Æλης ατρικÁς de Dioscoride32. Celui-ci serait-il donc sa source directe à laquelle il aurait rajouté les noms de Pamphile, Mithridate, Callisthène et Philon tirés de son propre savoir ? La chose est douteuse et J. Dummer33 qui s’est attaché à la question ne le pense pas. Il lui semble beaucoup plus probable qu’Épiphane s’est inspiré de l’un de ces ouvrages de sciences naturelles qui existaient à l’époque, où l’on trouvait à la fois les descriptions des serpents ou autres animaux réputés venimeux et la thérapeutique à suivre contre leurs morsures. L’auteur de ce livre
24. Pan., Pr. I, 1, 2 ; ibid., p. 155, 14. 25. Pan., Pr. II, 3, 4 ; ibid., p. 171, 21-22. 26. Pan., Pr. II, 3, 1 ; ibid., p. 171, 6-12. 27. Cf. Pan., 69, 72, 4 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 220,20-23. 28. M. WELLMANN (éd.), Dioscoride, De materia medica, I, 73, 3, Berlin 1958, vol I, p. 73, 14. 29. Ibid., II, 59 ; M. WELLMANN, Dioscoride vol. I, p. 139, 12. 30. Ibid., V, 128, 2 ; M. WELLMANN, Dioscoride vol. III, p. 96, 5. On peut rapprocher ici les termes employés par Dioscoride : (Ø γαγµτης) θυμιαθες et par Épiphane : τ θυμαμα τοԏ γαγµτου λίθου (K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 220, 21). 31. Cf. C. G. KUEHN, Opuscula academica medica et philologica II, Leipzig 1828, p. 156-158. 32. Cf. DIOSCORIDE, De Materia Medica, Praef. 1-2; WELLMANN, Dioscoride vol. I, p. 1, 18-20. 33. Cf. J. DUMMER, « Ein naturwissenschaftliches Handbuch als Quelle für Epiphanius von Constantia », Klio 55 (1973), p. 295-296 et 299.
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devait citer au début de son ouvrage le nom de Dioscoride dont il se servait puis celui d’autres sources comme Pamphile34 et Callisthène35 ou encore Mithridate36 et Philon ; ces deux derniers n’ont d’ailleurs pas écrit à proprement parler de traités sur le sujet mais ont laissé des recettes contre les empoisonnements 37. Quant aux neuf noms tirés de la Préface du livre de Dioscoride, il les donnait simplement à titre d’ornementation. L’auteur de cet ouvrage d’où l’évêque de Salamine aurait tiré ses connaissances zoologiques et pharmaceutiques n’est malheureusement identifiable avec aucun de ceux que nous connaissons ; mais la mention de Pamphile nous incite à penser qu’il a écrit vers la fin du premier siècle de notre ère. Si l’intérêt qu’Épiphane porte à la littérature profane l’oriente moins vers la poésie que vers les domaines spécialisés comme la zoologie et la pharmacie, il n’ignore pas pour autant la mythologie et les mystères grecs, ce qui s’explique aisément : il s’agit alors de religion. L’Ancoratus nous donne une bonne idée de son savoir en ce domaine et du regard qu’il porte sur les dieux païens. C’est ainsi qu’au chapitre 85 de cet ouvrage, Épiphane évoque à propos du thème de la résurrection toutes sortes de mythes des « Grecs païens ». Il connaît l’histoire d’Alceste, fille de Pélias, morte à la place de son mari Admète, ressuscitée après trois jours par Héraclès et remontée des Enfers. Il est au courant de celle de Pélops, fils de Tantale, ressuscité après qu’il a été mis en pièces par son propre père. Il fait allusion à l’histoire d’« Amphiaraos fils d’Oidès rappelé à la vie par Asclépios » (d’ordinaire cette « résurrection », ou plus exactement cette immortalité, est attribuée à Zeus). Il mentionne Glaucos, fils de Minos, que le devin Polyidas fit revivre grâce à une herbe magique, Castor revenu à la vie grâce à son frère Pollux qui choisit volontairement de partager avec lui son immortalité un jour sur deux et Protésilas dont l’épouse Laodomie, inconsolable après sa mort, obtint qu’il revînt quelque temps du séjour des morts38. « Mais », ajoute Épiphane, on dit aussi que Sisyphe, Tantale, les filles du Caucase qu’on appelle Érinyes, et avec eux Tirésias, furent précipités dans le Tartare pour y être punis, l’un au moyen d’un rocher, l’autre d’une roue ; on dit qu’ils sont châtiés chacun différemment et qu’ils subissent encore leur châtiment, avec l’idée qu’ils n’ont pas gagné le néant mais qu’ils existent dans leur corps. Car s’ils n’avaient pas de corps, comment auraientils pu être livrés à des châtiments dont l’instrument était un rocher ou une roue ?39
Toutefois l’évêque chypriote fait ici quelques confusions. Les Érinyes sont certes des divinités infernales, mais pas plus que Tirésias elles ne subissent un châtiment : ce sont elles au contraire qui en infligent. Quant au supplice de la roue qui tourne sans relâche, c’est celui d’Ixion et non celui de Tantale. Il est notable cependant que ces personnages ne sont pas étrangers à notre auteur qui est sans doute renseigné par un florilège. Une autre manière d’aborder la mythologie grecque et ses divinités est chez l’évêque de Salamine de les replacer dans le contexte de l’idolâtrie et de son déve-
34. Sans doute le grammairien alexandrin cf. J. DUMMER, « Ein naturwissenschaftliches Handbuch », art. cit., p. 294. 35. L’historien d’Alexandre qui s’intéressait aussi à la botanique cf. ibid., p. 294. 36. Mithridate VI Eupator qui a donné son nom à la « mithridatisation ». 37. Dont certaines nous sont conservées par Galien dans son Περ> ¢ντιδ¹των. 38. Cf. ÉPIPHANE, Ancoratus, 85, 1-3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 105, 4-15. 39. Ibid., 85, 45 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 105, 15-106, 2.
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loppement. C’est ce que nous trouvons au chapitre 103 de l’Ancoratus. Après un bref exposé, très inspiré du Livre de la Sagesse, où il explique la naissance et l’évolution du culte des idoles, Épiphane en arrive aux Grecs. Leurs dieux, dit-il, ne sont que des fictions, simples reflets des différentes πµθη humaines. Chacun se crée un dieu conforme à l’image mentale que lui suggère sa passion particulière. C’est ainsi qu’un homme qui se nourrit de sang imagine Arès, un homme ou une femme adultère Aphrodite, un homme de mœurs légères Zeus ou Apollon. Il en est de même pour Nikè, Cronos, Cybèle et Rhéa, Artémis, Dionysos, Héraclès40. Pour montrer l’inanité de ces dieux et des idoles qui les représentent, notre auteur raconte un peu plus loin l’histoire de Diagoras qui, n’ayant plus de bûches, brûla son propre Héraclès de bois pour cuisiner son repas. Riant de son dieu comme s’il n’existait pas, il lui dit en se moquant : « Allons, Héraclès, viens accomplir ton treizième travail, en faisant cuire ma pitance ! »41. Cette anecdote avait déjà été rapportée par Clément d’Alexandrie dans son Protreptique42. C’est là que l’a puisée Épiphane qui, comme nous le verrons, utilise beaucoup cet ouvrage. On passe ensuite à une attaque beaucoup plus ciblée des dieux grecs. Reprenant un vieux thème de l’apologétique, l’évêque chypriote entreprend de dénoncer leurs forfaits et leur immoralité. Le chapitre 105 de l’Ancoratus y est consacré. Il relate les crimes de Cronos mutilant dans sa jeunesse son père Ouranos et dévorant plus tard ses propres enfants Poséidon et Pluton. Puis il rappelle comment Zeus fut sauvé par la ruse de sa mère Rhéa. Beaucoup de ces éléments se retrouvent dans les Homélies Clémentines où l’auteur stigmatise la cruauté de Cronos et rappelle ses méfaits dans l’Homélie IV 43 d’abord, puis dans l’Homélie VI 44 où il donne davantage de détails qu’Épiphane a certainement en mémoire. Les Homélies Clémentines font en effet partie de ses lectures. C’est ensuite l’immoralité de Zeus qu’il dénonce dans ce passage de l’Ancoratus. Zeus est l’homme de toutes les femmes, un véritable maître de corruption. Et l’évêque de Salamine d’énumérer plusieurs noms des conquêtes du roi des dieux. Ce faisant, il indique à chaque fois l’apparence prise par ce dernier pour duper ces femmes en ayant soin d’ajouter une interprétation rationnelle et matérialiste de cette métamorphose. Il mentionne ainsi Pénélope que le dieu aurait séduite sous l’aspect d’un bouc, Danaé en se transformant en or, Léda en adoptant l’apparence d’un cygne, le jeune Ganymède celle d’un aigle, Pasiphaé et Europe enfin celle d’un taureau45. Épiphane se souvient ici de Clément d’Alexandrie qui évoque ce même thème dans le Protreptique46. Mais il s’inspire plus encore des Reconnaissances Clémentines dont le chapitre X, 22 traite des adultères de Zeus. On y retrouve le
40. Cf. ibid., 103, 1-3 ; ibid., p. 123, 20-27. 41. Ibid., 103, 8 ; ibid., p. 124, 12-17. 42. Cf. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 24, 3 (“SC” 2), p. 79. 43. Cf. A. SIOUVILLE (trad.), Homélies Clémentines, IV, 16, Paris 1933 (19912), p. 168 : « Son père Kronos […] a dévoré ses propres enfants et a tranché, avec une faux d’acier, les organes génitaux de son père Uranus, donnant par là, à ceux qui cherchent à imiter les mystères des dieux, l’exemple de la piété envers les parents et de la tendresse pour les enfants ». 44. Cf. Ibid., VI, 2, p. 187. L’auteur y mentionne nommément Pluton et Poséidon, les deux premiers enfants de Rhéa dévorés par leur père Cronos. Il raconte aussi comment celle-ci cacha le petit Zeus et comment « quand Cronos réclama l’enfant pour le dévorer, (elle) lui a donné à la place une pierre ». 45. Cf. Ancoratus, 105, 15-106, 6. 46. Cf. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 37, 2-3 (“SC” 2).
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motif des métamorphoses du dieu qui change de forme « en magicien qu’il est », puis l’énumération d’une longue liste de femmes ainsi abusées. Tous les noms cités par notre auteur s’y retrouvent à l’exception de ceux de Pénélope et de Pasiphaé, et pour cause, ces deux héroïnes n’étant pas connues pour avoir été séduites par Zeus. Pourtant, Épiphane les met au nombre des victimes du dieu et précise même que celui-ci s’est transformé en bouc pour tromper Pénélope et en taureau pour leurrer Pasiphaé. Comment expliquer cette assertion ? Il s’agit là d’une erreur de l’évêque chypriote qui, à mon sens, peut se comprendre ainsi : certaines des traditions posthomériques déclarent que Pénélope a cédé aux prétendants et conçu le dieu Pan ; de là viennent sans doute la méprise de notre auteur et l’idée que Zeus se serait transformé en bouc pour la conquérir. De même, sachant que Pasiphaé était mère du Minotaure, a-t-il pensé qu’elle avait été la proie d’un Zeus changé en taureau alors qu’en réalité elle était tombée amoureuse du taureau de Poséidon. Après celui des adultères du roi des dieux, l’évêque de Salamine aborde au chapitre 106 de l’Ancoratus un autre thème traditionnel : celui du tombeau de Zeus dont l’existence même prouve que celui-ci était mortel et n’était pas véritablement un dieu. Ce tombeau, dit Épiphane, est connu de beaucoup ; « en effet on le montre jusqu’à nos jours dans l’île de Crète sur le mont dit Lasion »47. En fait il reprend ici un lieu commun très souvent développé depuis les apologistes48 et il ne sait pas plus que Théophile d’Antioche, qui le disait avant lui, si ce monument était encore montré aux visiteurs. Théophile est d’ailleurs très certainement l’une des sources de ce passage. Mais Épiphane est renseigné aussi par d’autres œuvres qu’il connaissait bien, en particulier les Homélies et les Reconnaissances Clémentines et le Protreptique de Clément d’Alexandrie où nous pouvons lire : Vous cherchez votre Zeus ? Scrutez, non pas le ciel, mais la terre. Les Crétois, chez qui il est enterré, vous en parleront ; écoutez Callimaque, dans ses hymnes : Les Crétois, Seigneur, ont construit ton tombeau49. Car, ne vous en déplaise, Zeus est mort50.
C’est donc par les auteurs chrétiens qui l’ont précédé que l’évêque de Salamine est informé de ce trait des croyances du monde grec. La religion des Grecs se discrédite aussi par le fait que chacun de ces grands dieux est lui-même multiple. Épiphane comme les autres écrivains chrétiens joue ici sur les nombreux surnoms et épithètes des dieux grecs qui indiquent leurs fonctions ou les localités où ils sont honorés. Ainsi, dit-il, il existe trois Zeus : le Cronide, celui qui a plongé son propre père dans le Tartare sur le mont Caucase,
47. Ancoratus, 106, 1 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 128, 9-10. 48. Cf. Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 3 ; Tatien, Oratio ad Graecos, 27 ; Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, XXX, 3 ; Tertullien, Apologétique, XXV, 7 ; Minucius Felix, Octavius, XXI, 8 ; Homélies Clémentines, V, 23 : « On voit également en Crète le tombeau de l’impudique et fabuleux Zeus » (A. SIOUVILLE (trad.), Homélies Clémentines, op. cit., p. 183) et VI, 21 : « Son fils, nommé Zeus, devenu pire que lui (ie. Kronos) […] mourut ainsi : les Crétois montrent son tombeau » (A. SIOUVILLE (trad.), Homélies Clémentines, op. cit., p. 197) ; Reconnaissances clémentines, X, 23 ; Origène, Contre Celse, III, 43. Cf. aussi, au IVe s. encore, Firmicus Maternus, L’erreur des religions païennes, VII, 6 : « C’est ainsi […] que les Crétois imposteurs adorent aujourd’hui encore le tombeau d’un mort : Jupiter ! » (R. TURCAN [trad.], Paris 1982, p. 25). 49. Callimaque, Hymne à Zeus, v. 8-9. 50. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 37, 3-4 (“SC” 2), p. 94.
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Zeus Latiaris et Zeus le Tragique51. Mais où a-t-il trouvé ces dénominations ? Le « Cronide » lui était sans doute la plus familière des trois mais deux indices montrent qu’à ce sujet il a de nouveau les Homélies Clémentines en tête. Nous lisons en effet dans cet ouvrage : « Zeus lui-même, après avoir enchaîné son père, l’a emprisonné dans le Tartare… »52 et également : « dans les montagnes du Caucase on montre un tombeau qui est celui de Kronos »53. De ces deux lignes découle la phrase de notre auteur. Quant à Zeus Latiaris il le connaît vraisemblablement par Théophile d’Antioche et par Eusèbe. Dans son IIIe livre Ad Autolycum, Théophile mentionne en effet « Zeus Latial qui a soif de sang humain »54 et Eusèbe dans la Préparation évangélique interpelle ainsi le lecteur : « Mais aujourd’hui encore, qui ignore qu’à Mégalépolis un homme est égorgé lors de la fête de Zeus Latiaris ? »55. Cet exemple de cruauté est fréquemment repris par les auteurs chrétiens. On le retrouve ainsi chez Tatien, Tertullien, Minucius Felix, Lactance56. Épiphane ne fait là encore que suivre une tradition. Quant à Zeus « le Tragique, celui qui s’est brûlé la main »57, c’est de toute évidence un souvenir de Théophile d’Antioche. En effet ce dernier cite son nom dans le Ad Autolycum, peu après avoir mentionné Zeus Latial : « À quoi bon énumérer […] ce trait du Zeus surnommé Tragique qui brûla sa propre main, dit-on, et qui reçoit maintenant chez les Romains les honneurs divins ? »58. Après Zeus, Épiphane en vient à Athéna, elle aussi multiple. Il distingue une Athéna errant auprès du lac Tritônis, une autre fille d’Océanos, une troisième fille de Cronos et « beaucoup d’autres »59. Clément d’Alexandrie, de son côté, compte dans le Protreptique cinq Athénas60. L’Athéna fille de Cronos y figure – c’est celle qui a inventé la guerre – ainsi qu’une Athéna « fille de Pallas et de Titanis l’Océanide ». C’est peut-être cette dernière qui a suggéré à notre auteur son Athéna « fille d’Océanos ». Par ailleurs celui-ci connaît la légende qui entoure les bords du lac Tritônis, lieu de naissance d’Athéna. Puis vient le tour d’Artémis pour laquelle il mentionne l’Artémis d’Éphèse, une seconde Artémis fille de Zeus « et d’autres nombreuses »61, sans plus s’appesantir, avant de passer à Dionysos. Il énumère Dionysos le Thébain, Dionysos fils de Sémélé, le chef des Corybantes et celui qui fut mis en pièces par les Titans et initia les Courètes à la distribution rituelle de chair62. Il distingue donc un Dionysos thébain et un Dionysos fils de Sémélé ; c’est en fait le même, né à Thèbes de Zeus
51. Cf. Ancoratus 106, 2 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 128, 10-15. 52. A. SIOUVILLE (trad.), Homélies clémentines, IV, 16 ; op. cit., p. 168. 53. Ibid., V, 23 ; ibid. p. 183. Cf. aussi VI, 21, p. 197. 54. J. SENDER (trad.), Ad Autolycum III, 8 (“SC” 20), p. 139. 55. Préparation évangélique, IV, 16, 9 ; O. ZINK (trad.) (“SC” 262), p. 169. « Mégalépolis » désigne Rome et « Zeus Latiaris » Jupiter du Latium. Pour ses fêtes, les « Feriae Latinae », on sacrifiait un condamné à mort ou un gladiateur. 56. Cf. Tatien, Oratio ad Graecos, 29 ; Tertullien, Apologeticum, IX, 5 ; Minucius Felix, Octavius, XXIII, 6 et XXX, 4 ; Lactance, Institutions divines, I, 21, 3. 57. Ancoratus, 106, 2 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 128, 14-15. 58. J. SENDER (trad.), Ad Autolycum, III, 8 (“SC” 20), p. 139. 59. Ancor., 106, 4 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 129, 3-5. 60. Cf. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 28, 2. 61. Ancor., 106, 5 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 129, 6-7. 62. Cf. Ibid., 106, 5 ; ibid., p. 129, 7-9.
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et de Sémélé, fille du roi Cadmos, qui, plus tard, après une longue errance qui le mena en Asie Mineure, revint à Thèbes où il se heurta à son cousin Penthée. Les Corybantes, quant à eux, sont plutôt liés au culte de Cybèle mais on sait que la déesse accueillit Dionysos en Phrygie et l’initia aux rites de son culte. Leur mention peut donc se justifier. Quant au dernier Dionysos il n’est autre que Dionysos Zagreus. Une fois encore Épiphane a trouvé dans le Protreptique de Clément d’Alexandrie les éléments relatifs à cette divinité. Au chapitre II nous lisons en effet : « Les mythes de Dionysos sont absolument inhumains : il était encore un enfant et les Courètes l’entouraient en une dense armée quand les Titans s’insinuèrent là par la ruse et […] le dépecèrent, tout bambin qu’il était encore »63 et aussi : « Les bacchants célèbrent par des rites orgiaques Dionysos en folie en mangeant des chairs crues dans un délire sacré ; ils distribuent rituellement la chair des victimes »64. Abandonnant alors le thème des dieux multiples, Épiphane concentre son attention dans cette fin du chapitre 106 de l’Ancoratus sur le personnage d’Héraclès et les humains divinisés comme Antinoos. Il commence par Héraclès dont il ne rappellera pas tous les travaux : il mentionnera un seul de ses exploits, le premier, où en une nuit le héros a séduit pas moins de cinquante jeunes filles65. Il est donc au courant de la légende des Thespiades ; Héraclès, parti à dix-huit ans en quête du lion du Cithéron, s’installa chez le roi Thespios, fils d’Érechtée, qui régnait sur la ville de Thespis en Béotie. C’est au cours de ce séjour qu’il séduisit les cinquante filles de Thespios soit, selon les légendes, en cinquante jours, soit en sept, soit même en une seule nuit. Il en eut cinquante fils, les Thespiades. D’où notre auteur tire-t-il sa connaissance de cette légende grecque ? De nouveau c’est à un écrivain ecclésiastique qu’il la doit, l’une de ses sources de prédilection : Eusèbe de Césarée. Il pouvait lire en effet dans la Préparation évangélique ce petit récit : Thespios d’Athènes, fils d’Érechtée, qui avait eu cinquante filles de diverses femmes et ambitionnait pour elles des enfants nés d’Héraclès, invite celui-ci à un sacrifice, lui offre un brillant festin et lui envoie ses filles l’une après l’autre. En une seule nuit, Héraclès les séduit toutes, et il devient le père de ceux qu’on nomme Thespiades66.
Épiphane passe alors au culte païen d’hommes divinisés dont le plus connu est Antinoos67, mis au nombre des dieux par l’empereur Hadrien dont il était le mignon. Cet exemple, scandaleux pour les chrétiens, est repris de nombreuses fois par les polémistes de la littérature ecclésiastique. On le retrouve chez Justin, Tatien, Athénagore, Théophile d’Antioche, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène et encore chez Athanase et Prudence68. Il n’a donc rien d’original. Même si d’autres lectures ne sont pas à écarter, ce sont certainement les sources privilégiées de
63. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 17, 2 (“SC” 2), p. 73. 64. Ibid., II, 12, 2 ; ibid., p. 69. 65. Cf. Ancor., 106, 6-7 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 129, 6-16. 66. Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, II, 2, 31 ; E. des PLACES (trad.) (“SC” 228), p. 69. 67. Cf. Ancor., 106, 9 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 130, 2-3. 68. Cf. Justin, Apologies, I, 29,4 ; Tatien, Ad Graecos, X, 2 ; Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, XXX, 2 ; Tertullien, Contre Marcion, I, 18, 4 ; Apologétique XIII, 9 ; Origène, Contre Celse, III, 36-37 ; V, 63 ; VIII, 9 ; Athanase, Contre les païens, 9 ; Prudence, Contre Symmaque, I, v. 271277.
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l’évêque chypriote, Théophile d’Antioche et Clément d’Alexandrie, qui l’ont incité à signaler le cas d’Antinoos. Théophile, dans le passage de l’Ad Autolycum que nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer, mentionnait le nom du jeune homme immédiatement après ceux de Zeus Latial et de Zeus le Tragique : « Je passe sous silence les sanctuaires d’Antinoüs et des autres prétendus dieux ! » s’exclamait-il69. De son côté Clément ne manquait pas, dans le Protreptique, de s’attarder sur ce culte. « L’Égypte », dit-il, sinon la Grèce (mais peu s’en fallut), reçut encore un dieu nouveau quand l’empereur divinisa avec beaucoup d’honneur un être tout à fait charmant, l’objet de ses amours, Antinoos, le consacrant comme Zeus fit de Ganymède ; car on n’arrête pas facilement une passion qui ignore la crainte… Il existe maintenant un tombeau de l’être aimé, il y a un temple et une ville d’Antinoos ; et c’est, je pense, une vénération pareille à celle dont on entoure les temples, qu’on prodigue aussi aux tombeaux…70
Si, grâce à ses prédécesseurs chrétiens, Épiphane a donc une assez bonne connaissance de la mythologie grecque, le De Fide qui termine son Panarion révèle qu’il a aussi sur les « mystères » grecs un certain nombre d’informations. Elles sont concentrées en moins d’une page en 10, 5-771. Il cite d’abord, en les distinguant, les « femmes qui visitent les mégara (de Déméter) et celles qui célèbrent les Thesmophories »72. Le rite singulier des mégara consistait à jeter « dans des fosses des cochons de lait que des femmes, pures depuis trois jours, retiraient ensuite ; leurs chairs pourries étaient mélangées à la semence pour la rendre féconde »73. C’est une fois de plus à Clément qu’il a emprunté ce renseignement : « Voulezvous que je vous raconte aussi… », dit l’Alexandrin dans le Protreptique, les pourceaux d’Eubouleus engouffrés avec les deux déesses 74, ce pourquoi, aux Thesmophories, on jette dans les mégara des porcelets ? C’est ce mythe que les femmes célèbrent de façons diverses selon les cités, Thesmophories, Skirophories, Arrhètophories, représentant de façon variée l’enlèvement de Phéréphatta 75.
Ce texte explique non seulement la mention du rite des mégara par Épiphane, mais l’erreur qu’il fait lorsqu’il présente comme différentes « les femmes qui visitent les mégara et celles qui célèbrent les Thesmophories ». Il a mal interprété les paroles de Clément sur les « façons diverses selon les cités » dont étaient fêtées les deux déesses, Déméter et Coré ; à la suite d’une lecture trop rapide ou d’un souvenir imprécis il ne s’est pas rendu compte que c’était précisément aux Thesmophories qu’avait lieu le rite des mégara. Viennent ensuite les mystères d’Éleusis consacrés, eux aussi, à Déo-Déméter et Perséphone-Coré. Épiphane commence par souligner « les obscénités » qui se passent dans les sanctuaires en mentionnant « les femmes qui se dénudent », puis
69. J. SENDER (trad.), Ad Autolycum, III, 8 (“SC” 20), p. 139. 70. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, IV, 49, 1 et 3 (‟SC” 2), p. 110-111. 71. Cf. K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 510, 10-p. 511, 3. 72. Panarion, De Fide, 10, 5 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 510, 11-12. 73. P. LAVEDAN, Dictionnaire de la mythologie et des antiquités grecques et romaines, Paris 1931, 946. 74. Erreur de Clément : avec Coré, c’est Hadès qui disparaît sous terre. 75. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 17, 1 (“SC” 2), p. 73.
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il cite dans le désordre toutes sortes d’objets rituels : tambours (τÐμπανα), gâteaux de sacrifice (π¹πανα), toupie (å¹μβος), panier (κµλαθος), laine travaillée avec soin (ρ¿α ξειργασμ¿νη), cymbale (κÐμβαλον) et cycéon (κυκε½ν). Quelles sont ses sources ? Une fois encore nous revenons à Clément et à son Protreptique qui s’attachent longuement aux mystères des Grecs sur lesquels l’Alexandrin est bien renseigné. Il présente tout d’abord les mystères d’Éleusis : « Déo et Coré, elles, sont devenues maintenant le sujet d’un drame mystique, et Éleusis célèbre aux flambeaux, en leur honneur, la course errante, le rapt et le deuil »76. Il n’y a pas jusqu’ici trace d’obscénités. Mais Clément, plus loin, rappelle en détail la légende de Déméter à la recherche de sa fille et ce passage a pu retenir l’attention d’Épiphane et l’indigner : […] les Athéniens et le reste des Grecs – je rougis de le dire ! – gardent, au sujet de Déo, une tradition absolument déshonnête. Errant, au cours de la recherche de sa fille Coré, dans les environs d’Éleusis […], elle perd courage et, toute désolée, s’assoit près d’un puits […]. Alors donc […] Baubô, qui avait accueilli Déo, lui offre le cycéon ; mais celle-ci […] refuse de boire […] ; très chagrinée, Baubô se sent méprisée, et, découvrant ses parties, elle les montre à la déesse. À cette vue Déo toute réjouie accepte enfin […] le breuvage, enchantée qu’elle avait été du spectacle ! Voilà les mystères secrets des Athéniens !77
Quant aux objets rituels cités dans le De Fide, on les trouve aussi chez Clément. Les tambours et la cymbale y sont mentionnés à propos du culte de Cybèle78, les gâteaux79 et la toupie80 à propos des mystères de Dionysos. En fait seuls la corbeille et le cycéon concernent effectivement les mystères d’Éleusis, dont Clément nous a conservé la formule secrète : « J’ai jeûné, j’ai bu le cycéon, j’ai pris dans la corbeille ; après avoir agi, j’ai déposé dans le panier (κµλαθον), et du panier dans la corbeille »81. Après ceux d’Éleusis, Épiphane mentionne « les mystères d’Archémoros à Pythô » et « dans l’isthme ceux d’Athanas et de Mélicerte, l’enfant d’Ino »82. Clément les signalait aussi dans le passage suivant : Allons, parcourons encore rapidement vos concours, mettons fin à ces assemblées près des tombeaux, aux jeux Isthmiques, Néméens, Pythiques, Olympiques enfin. À Pythô on rend un culte au serpent pythien […] ; à l’Isthme […] les jeux Isthmiques pleurent Mélicerte ; à Némée, on a rendu les derniers devoirs à un autre enfant, Archémoros, et ses jeux funèbres s’appellent Néméens […] Ainsi donc, c’étaient
76. II, 12, 2, ibid. (“SC” 2), p. 69. 77. II, 20, 1 ; 20, 3 ; 21, 1, ibid. (“SC” 2), p. 75-76. 78. Cf. II, 24, 1, ibid. (“SC” 2), p. 78 : « Comme un de ses sujets (i. e. du roi des Scythes) reproduisait en Scythie les mystères de Cyzique en l’honneur de la Mère des dieux, battait du tambour (τÐμπανον), faisait retentir les cymbales (κÐμβαλον)… ». 79. π¹πανα cf. II, 22, 4, ibid. (“SC” 2), p. 77. 80. La toupie (å¹μβος) fait partie des σÐμβολα utilisés lors de l’initiation aux mystères de Dionysos. C’est en effet l’un des jouets utilisés par les Titans pour tromper Dionysos enfant et le dépecer. Cf. II, 17, 2 ; 18, 1, ibid. (“SC” 2), p. 73-74. 81. II, 21, 2, ibid. (“SC” 2), p. 76. 82. Panarion, De Fide, 6 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 510, 17-18.
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des mystères, à ce qu’il semble, ces concours funèbres […] mais (ils) sont devenus des institutions publiques83.
Notre auteur a par erreur attribué à Pythô, mentionnée en tête par Clément, les jeux en l’honneur d’Archémoros qui avaient lieu en réalité à Némée. Et c’est pour Mélicerte seul (Athamas est son père) qu’ont lieu les jeux Isthmiques. Ces confusions laissent penser qu’il n’a pas le texte sous les yeux et que sa mémoire est assez infidèle. Il évoque ensuite dans ce même passage « tous ceux qui promènent le phallus » et les « hommes qui honorent Rhéa en mutilant l’enfant mâle »84. Or, en ce qui concerne le premier point, Clément rappelle dans le Protreptique que « dans les villes on dédie des phallus à Dionysos » et il cite Héraclite : « Si ce n’est pas pour Dionysos qu’on fait cortège et qu’on chante un hymne aux parties secrètes, on accomplirait quelque chose de très indécent »85. Il est sans doute ici la source de notre auteur. Quant aux adeptes du culte de Rhéa mutilant les jeunes garçons, c’est vraisemblablement une allusion à la légende d’Attis dont Épiphane devait avoir une certaine connaissance et au culte de Cybèle en Phrygie. Là encore, il en trouvait un écho chez Clément qui voit une analogie entre le culte de Cybèle et les mystères infâmes de Déo et conclut : « Ce sont les mêmes rites qu’accomplissent les Phrygiens en l’honneur d’Attis, de Cybèle et des Corybantes »86. Épiphane en arrive alors explicitement aux mystères dionysiaques que nous avions déjà entrevus lorsque l’Ancoratus nous avait amenés précédemment à nous attarder sur le personnage de Dionysos. Il évoque à nouveau la distribution rituelle de chair par les sectateurs du dieu couronnés de serpents, poussant le cri de ο· οµ, que notre auteur interprète comme une invocation à cette « Ève qui a été trompée par le serpent » ou encore un appel au serpent lui-même suivant que le mot est prononcé sans aspiration ou avec une aspirée87. Ces lignes lui ont été suggérées par ce passage du Protreptique : Les bacchants […] distribuent rituellement la chair des victimes, couronnés de leurs serpents, appelant à grands cris Éva, cette Éva même, par qui la faute est entrée dans le monde […] Maintenant, selon la vraie prononciation des Hébreux, le mot “Evia”, aspiré, signifie “serpent femelle”88.
Ici, Clément fait à propos du cri des Bacchants une erreur que l’on retrouve aussi chez Théophile d’Antioche89 : il le confond avec le nom sémitique d’Ève. Il fait ensuite une seconde erreur : il prend ce nom sémitique d’Ève pour le mot araméen qui signifie « serpent ». Ce qu’il appelle « la vraie prononciation des Hébreux » désigne en effet la prononciation des Juifs parlant l’araméen qu’ils écrivaient en caractères hébraïques90. Épiphane qui sait l’araméen, sa langue mater-
83. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 34, 1 (“SC” 2), p. 90. 84. Pan., De Fide, 6 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 510, 19-20. 85. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, op. cit., II, 34, 5 (“SC” 2), p. 91. 86. Ibid., II, 15, 1 (“SC” 2), p. 71. Cf. aussi Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, I, 9 et III, 8 : « Attis le mutilé ». 87. Pan., De Fide, 7 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 510, 22-p. 511, 3. 88. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, op. cit., II, 12, 2 (“SC” 2), p. 69. 89. Cf. Ad Autolycum, II, 28 (“SC” 20), p. 112. 90. Cf. à ce propos la note de C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique (“SC” 2), p. 69, n. 3.
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nelle, ne confond pas les deux mots dont il connaît bien le sens, mais il a suivi son prédécesseur en voyant le mot « Ève » dans le cri des Bacchants dont il donne du coup une interprétation fautive. Ici s’arrête la page du Panarion concernant les mystères grecs. Il est clair que le savoir de notre auteur en la matière lui vient du Protreptique de Clément d’Alexandrie, sur un fond de connaissances personnelles qui devaient être très floues. De la religion hellénique, Épiphane va désormais nous conduire à la philosophie grecque par l’intermédiaire de « l’Hellénisme » qui constitue dans son catalogue d’hérésies une « hérésie mère » qu’il faut replacer dans son contexte. Celle-ci a engendré quatre αãρ¿σεις grecques (au sens neutre de « sectes ») qui ne sont autres que les quatre grandes écoles philosophiques officielles : les Platoniciens, les Aristotéliciens (qu’il confond avec les Pythagoriciens), les Épicuriens et les Stoïciens. En composant le Panarion, il avait l’intention de faire un travail exhaustif. Il voulait répertorier toutes les αãρ¿σεις (mot dont il a une notion large) depuis la création d’Adam jusqu’à son époque91. Il comptera donc vingt hérésies préchrétiennes. Mais elles ne sont pas toutes mises sur le même plan. Quatre grandes hérésies : le Barbarisme, le Scythisme, l’Hellénisme et le Judaïsme ont à ses yeux un statut spécial dont il donne lui-même la raison : « C’est manifestement à l’encontre de ces quatre hérésies que l’Apôtre a lancé un blâme en disant : “Dans le Seigneur Jésus il n’ y a ni Barbare, ni Scythe, ni Hellène, ni Juif, mais une créature nouvelle” »92. Ces « dénominations mères » se distinguent des sectes qui en sont issues dans la mesure où elles recouvrent toute une partie de l’histoire de l’humanité, essentiellement fondée sur la Bible, et dans la mesure également où elles sont caractérisées par la présence ou l’absence d’une loi et d’une forme de religion 93. Le « Barbarisme » couvre la période qui va d’Adam à Noé, le « Scythisme » s’étend de l’époque de Noé à celle de Tharra, père d’Abraham. Vient alors l’« Hellénisme ». Épiphane lui consacre la troisième notice de son Panarion94. Mais cette « hérésie » est également présentée de manière détaillée dans l’Anacephalaiosis du tome I95 et avec beaucoup plus de cohérence que dans la notice du corps du Panarion. C’est en conséquence ce passage de la Récapitulation qui retiendra le plus notre attention. L’« Hellénisme », donc, commence à l’époque de Seruch, avant même celle de Tharra, avec le culte des idoles. Les hommes se conforment alors à des lois mais par superstition (δεισιδαιμονα)96. Suit un exposé de l’évolution du culte des idoles fortement inspiré du Livre de la Sagesse97. Puis nous en arrivons aux Grecs à proprement parler. Ils sont présentés comme les héritiers des Égyptiens, Babyloniens, Phrygiens et Phéniciens inventeurs de la fabrication des idoles et des mystères98. Cette idée se trouvait déjà dans la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée qui y souligne volontiers le rôle des Égyptiens
91. Cf. Panarion, Pr. II, 2, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 170, 7-12. 92. Référence à Col. 3, 11. 93. Pour plus de détails cf. A. POURKIER, L’hérésiologie chez Épiphane de Salamine, Paris 1992, p. 87-90. 94. Cf. Pan., 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 176, 19-p. 179, 8. 95. Cf. Pan., Anac. du Tome I, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 163, 1-p. 164, 15. 96. Cf. Ibid., 3, 1 ; ibid., p. 163, 3. 97. Cf. Sagesse, 13, 10 ; 14, 12-21 ; 15, 4-13. 98. Cf. Pan., Anac. du Tome I, 3, 4 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 163, 15-17.
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et des Phéniciens dans cette transmission 99. Épiphane en a vraisemblablement le souvenir. Il place cette introduction des idoles et des mystères à l’âge de Cécrops. C’est la première étape dans l’évolution de la religion grecque. La seconde vient « ensuite et bien plus tard » quand « ils proclamèrent dieux Cronos et Rhéa, Zeus et Apollon et les suivants »100. « Plus tard, à une époque bien postérieure » survient la troisième et dernière étape, celle qui a vu l’« Hellénisme » se diviser en hérésies, « à savoir celles des Pythagoriciens, des Stoïciens, des Platoniciens, des Épicuriens et des autres »101. Épiphane conclut « qu’il existait alors une esquisse de religion (θεοσεβεας χαρακτ¸ρ) en même temps qu’une loi naturelle (Ø κατ· φÐσιν ν¹μος) qui, elle, avait “été en vigueur depuis la création du monde” »102. La notice 3 ne fera que reprendre ces éléments de manière désordonnée, en commençant l’exposé par un long passage qui concerne en réalité le Scythisme et en donnant quelques précisions supplémentaires sur les Scythes, les Thraces et les Phrygiens qui ne nous intéressent pas ici. On voit combien ce que notre auteur a mis sous le mot « Hellénisme » est particulier. Cette construction que représente la troisième « hérésie mère » ne touche que la religion vue sous un angle très général et implique d’autres peuples que les Grecs. Avec le temps cependant elle a donné naissance, en se divisant, aux sectes philosophiques grecques qui, elles, nous intéressent directement. Il nous reste en effet à mesurer les connaissances de notre auteur dans le domaine de la philosophie. Des Présocratiques on peut relever deux citations dans l’Ancoratus. Épiphane cite d’abord en 104, 1 une parole qu’il attribue à Héraclite s’adressant aux Égyptiens à propos de leurs dieux : « Si ce sont des dieux, pourquoi vous lamentez-vous sur eux ? Mais s’ils sont morts, c’est en vain que vous le faites »103. Toutefois il ne tire pas cette parole de son fonds propre ; il l’a lue, une fois de plus, dans le Protreptique de Clément d’Alexandrie104. Clément n’en précisait pas l’auteur, il disait seulement « un des philosophes » et c’est par erreur que l’évêque de Salamine l’a attribuée à Héraclite. Il s’agit en réalité de Xénophane105. Puis, en 104, 2 il mentionne un certain comique Eudaimon qui aurait déclaré : « À propos des dieux, je ne peux dire s’ils existent ni donner une idée de leur nature. Car nombreux sont les obstacles qui m’en empêchent »106. C’est à Théophile d’Antioche, cette fois-ci, qu’il doit sa science107. Mais là encore il a fait une erreur sur l’auteur et ne s’est même pas rendu compte qu’il s’agissait d’une réflexion de philosophe. Cette parole était, comme le signalait d’ailleurs Théophile, de Protagoras d’Abdère108. En ce qui concerne Platon nous avons dans la notice 27 contre les Carpocratiens un passage qui évoque nettement le Phèdre109 : « Et parce que (Jésus) se souvenait de ce que (son
99. Cf. Préparation évangélique, II, 1, 52-55 ; I, 6, 1 et 4 ; I, 9. 100. Pan., Anac. du Tome I, 3, 5 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 164, 1-2. 101. Ibid., 3, 8 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 164, 10-11. 102. Ibid., 3, 9 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 164, 11-13. 103. Ancoratus, 104, 1 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 124, 20-21. 104. Cf. C. MONDÉSERT (trad.), Clément d’Alexandrie, Protreptique, 24, 3 (“SC” 2), p. 79. 105. Cf. H. DIELS, Die Fragmente der Vorsokratiker 3, I, Berlin 1912, p. 44, n° 13. 106. Ancoratus, 104, 2 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 124, 21-24. 107. Cf. Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, III, 7. 108. Cf. H. DIELS, Die Fragmente, op. cit., II, p. 229, n° 4. 109. Cf. Platon, Phèdre, 246 sqq.
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âme) avait vu en haut lorsqu’elle était dans la sphère du Père inconnaissable… »110. Pourtant cela ne signifie pas que notre auteur en ait eu une connaissance directe, car il ne fait là que démarquer l’Adversus haereses d’Irénée111. Quant à la citation du Phédon112 et à celle du Protagoras 113 que l’on trouve toutes deux dans la notice 64 contre Origène, elles ne sont pas significatives puisqu’elles se trouvent dans le très long extrait du De Resurrectione de Méthode d’Olympe donné par Épiphane. Il nous reste donc maintenant à nous tourner vers les notices qu’il consacre aux philosophes dans son Panarion. Il en existe en fait trois séries : outre les quatre notices (hérésies 5 à 8) qui concernent les grandes écoles philosophiques grecques et qui sont intégrées dans son ouvrage, il faut en effet tenir compte des résumés qu’il en fait dans la Récapitulation du Tome I et de la nouvelle liste, très différente, qu’il donne des philosophes grecs dans le De Fide. Les passages de la Récapitulation qui se rapportent aux quatre sectes philosophiques qu’Épiphane dénonce sont en effet loin d’être un simple résumé de ce qui suivra. Ces textes présentent de notables différences avec les notices qu’ils annoncent, constituant en quelque sorte en eux-mêmes une série originale. Il nous faut donc comparer résumés et notices entre eux. Une première remarque s’impose : la liste des hérésies 5 à 8 ne tient pas compte de l’ordre chronologique de fondation des écoles et diffère de celles que notre auteur donnait dans sa Première Préface et dans sa Récapitulation du Tome I114. Cette hésitation dénote déjà chez lui un manque de maîtrise de la matière traitée. D’autre part, si l’on considère le contenu de ces notices, on remarque qu’elles se complètent plus qu’elles ne se répètent. Celles de la Récapitulation contiennent maintes précisions de doctrine qui ne se retrouvent pas dans celles du Panarion qui, en revanche, apportent des renseignements complémentaires. Leur qualité aussi est différente : celles de la Récapitulation présentent moins d’erreurs que les suivantes bien qu’elles n’en soient pas non plus exemptes. Car ces notices sont entachées de méprises parfois grossières. Ainsi, dans les unes comme dans les autres, Épiphane confond les Pythagoriciens et les Aristotéliciens. Dans les deux séries également il attribue à tort la métempsychose aux Stoïciens115. Dans la Récapitulation, enfin, la présentation du Stoïcisme est faussée et teintée d’Orphisme116. Mais c’est dans les notices du Panarion que nous trouvons les erreurs les plus déconcertantes. Dans celle qui concerne les Stoïciens, Zénon est présenté comme le fils de Cléanthe et confondu avec Zénon d’Élée117. Dans l’hérésie 7 nous sommes surpris d’apprendre que Pythagore est mort en Médie118. Et on est également étonné de voir le mythe orphique de l’œuf cosmique intégré à la doctrine des Épicuriens119.
110. Panarion, 27, 2, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 301, 15-16. 111. Cf. Irénée, Adversus haereses, I, 25, 1. 112. Platon, Phédon, 64 c. Panarion, 64, 54, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius II, p. 484, 22-p. 485, 1. 113. Protagoras 339 b (citation de Simonide). Panarion, 64, 57, 7 ; K. HOLL (éd.), II, p. 491, 8-9. 114. Cf. Panarion, Pr. I, 3, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 157, 6-8. Anac. du Tome I, 38 ; K. HOLL (éd.) I, p. 164, 10-11. 115. Cf. Pan., Anac. du Tome I, 7, 2 ; ibid., p. 166, 3-4. Pan., 5, 1, 3 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius I, p. 183, 16-19. 116. Cf. Ibid., 7, 2 ; ibid., p. 166, 1-2. 117. Cf. Pan., 5, 1, 4 ; ibid., p. 183, 22 et p. 184, 1-3. 118. Cf. Ibid., 7, 2 ; ibid., p. 186, 7. 119. Cf. Ibid., 8, 1, 2-3 ; ibid., p. 186, 17- p. 187, 2.
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D’où Épiphane tient-il son information ? Il s’est certainement servi pour ce travail d’un manuel de Δοξα> τν φιλοσ¹φων : la présentation comme le contenu des notices le prouvent. D’après leur qualité on peut penser que cette doxographie était d’une valeur assez médiocre. Cependant les différences entre les deux séries de textes qu’il donne demandent une explication. On remarque aussi que dans les hérésies 5 à 8 il est généralement très bref sur les points de doctrine déjà énoncés dans la Récapitulation mais qu’en revanche, il nous y livre de nouvelles précisions. Ces deux faits conjugués laissent penser que les notices de la Récapitulation, qui sont les premières et les moins fautives, reposent sur la doxographie qu’il utilise. Puis, arrivant à celles du corps du Panarion, il n’a pas voulu se répéter à quelques pages d’intervalle et a préféré compléter les renseignements déjà fournis. Pour ce faire, peut-être a-t-il dû puiser davantage dans son fonds propre, ce qui expliquerait que les erreurs y soient plus nombreuses que dans la Récapitulation ; mais cela nous inciterait aussi à mettre à son crédit quelques ajouts heureux comme, à propos de l’hérésie 6, l’allusion à la théorie des trois causes chez Platon 120 qui suppose la connaissance de la Lettre II de ce dernier et, dans la même notice, la citation qu’il fait du Timée : « Le ciel est né avec le temps et disparaîtra donc en même temps que lui »121. Quant à la troisième liste que nous trouvons à la fin de l’ouvrage, dans le De Fide, elle est très complète et présente les philosophes grecs classés par διαδοχα : Ioniens, Italiques, Sporadiques, Socratiques, Nouvelle Académie, Péripatéticiens, Stoïciens et Épicure. Épiphane l’a tirée d’une doxographie qui, de l’avis de H. Diels122, est bien meilleure que la première, bien qu’elle comporte quelques erreurs. Ainsi la notice sur Épicure déclare une contre-vérité en affirmant que celui-ci niait tout rôle de la volonté dans la vie humaine123. Mais cette affirmation tendancieuse est vraisemblablement imputable à notre auteur lui-même plutôt qu’à sa source. Quant à la place de ce catalogue tout à la fin du Panarion, elle laisse penser qu’il n’a connu cette doxographie de bonne qualité qu’une fois son traité presque achevé. Au terme de cette étude nous pouvons tirer les quelques conclusions suivantes. Dans le domaine de la poésie grecque Épiphane connaît peu de chose, quelques maigres citations d’Homère, une citation de Pindare, une allusion à une fable d’Ésope qui peuvent toutes remonter à des souvenirs scolaires de sa jeunesse. Non seulement il ignore ce domaine de la littérature grecque, mais celui-ci ne l’intéresse pas parce qu’il met souvent en scène des dieux et des héros dont il ne reconnaît pas la légitimité et dont les mœurs lui déplaisent. En revanche les questions plus techniques et concrètes attisent sa curiosité ; il est au courant des divers lieux de naissance assignés à Homère et surtout il montre de l’intérêt pour la zoologie, la botanique, la pharmacie dont les noms de leurs plus illustres représentants ne lui sont pas étrangers. Ces connaissances lui viennent certainement de manuels comme on en voyait beaucoup depuis l’époque hellénistique et dénotent chez lui un esprit pratique plus que spéculatif.
120. Cf. Ibid., 6, 2 ; ibid., p. 185, 18-22. Cf. Platon, Lettre II, 312 c. 121. Ibid., 6, 3 ; ibid., p. 185, 23. Platon, Timée 38 b. 122. Cf. H. DIELS, Doxographi graeci, Berlin-Leipzig 1929, Proleg. 175-177. 123. Cf. Panarion, De Fide, 9, 48 ; K. HOLL (éd.), Epiphanius III, p. 509, 17-20.
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Épiphane de Salamine et l’hellénisme
C’est encore à un florilège qu’il doit ses informations sur plusieurs héros célèbres de la mythologie grecque tous regroupés autour du thème de la résurrection, une question particulièrement importante pour lui. En revanche dès que l’on aborde le sujet des dieux grecs, de leurs légendes, de leurs mœurs, on constate que c’est à ses prédécesseurs chrétiens qu’il doit la presque totalité de sa science. Il utilise en particulier Théophile d’Antioche, Clément d’Alexandrie dont le Protreptique est pour lui une source de base et Eusèbe de Césarée avec sa Préparation évangélique ; on peut y ajouter les Homélies et les Reconnaissances Clémentines dont il était bon connaisseur. Il reprend donc là des thèmes très connus de l’apologétique chrétienne et ne fait pas preuve d’originalité. Quant à sa manière de traiter les mystères grecs pour lesquels il doit beaucoup au Protreptique de Clément, elle est très révélatrice de ses intentions : il a en effet souci plus de polémique que d’exactitude dans les renseignements. Ses erreurs y sont aussi le fait d’un travail rapide et dicté, ne supposant pas la présence entre ses mains de l’ouvrage dont il s’inspire ; de ce fait il se fie souvent à sa mémoire qui n’est pas toujours exacte. Sa culture philosophique personnelle, enfin, reste superficielle. Quelques dits de philosophes présocratiques lui sont connus par l’intermédiaire d’auteurs ecclésiastiques, quelques réminiscences de Platon lui sont peut-être imputables, mais presque tout le reste de ses connaissances vient des deux doxographies qu’il utilise. La philosophie, en fait, ne l’attire pas car il n’est ni un théoricien ni un spéculatif. Si sa théologie, toujours conforme aussi bien au dogme de Nicée qu’à la Tradition et nourrie d’une grande culture ecclésiastique, est d’une orthodoxie parfaite, elle n’est pas pour l'essentiel le fruit d’une réflexion personnelle. Elle est la marque de sa fidélité à la Grande Église et de la conscience aigue qu’il a d’être un pasteur d’âmes dont le rôle est de guider son troupeau vers la vérité et de l’éloigner des erreurs païennes aussi bien que juives et chrétiennes. La culture grecque en elle-même ne l’intéresse pas ; il ne cherche pas plus à entrer dans cette forme de pensée que dans celle des hérétiques. Pour lui c’est inutile puisqu’il possède par l’intermédiaire du Christ l’unique vérité.
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À LA RECHERCHE DE LA MUSIQUE ANTÉRIEURE
Lucie RAULT Museum National d'Histoire Naturelle, Musée de l’Homme, Paris
La musique sensible est créée par une musique antérieure au sensible (Plotin, Ennéades V, 8, 1)
Aussi loin que l’on remonte dans le temps, depuis, semble-t-il, les origines de l’espèce humaine, les sons, perçus et émis, ont été reconnus comme investis d’un potentiel propre à infléchir les forces naturelles, faisant émerger l’aptitude au sensible du monde vivant. Sans doute, l’expérience sonore permet-elle à l’homme une compréhension tangible de ces forces à la fois physiques et impalpables conditionnant la création, puisqu’il retrouve, dans les vibrations perçues, un écho à celles qui animent déjà son propre corps. Ce potentiel vibratoire, donc créatif des sons, commun à tout ce qui vit sous des formes diverses, peut être envisagé comme un pont sensitif entre l’humain et le reste de la création. Le principe musical, induit dans le concept chinois d’harmonie, même s’il reste un mystère, a été recherché en vue d’être recréé, suivant des normes qui tendent à refléter une harmonie universelle. Cette même démarche se retrouve, formulée en des termes assez proches, à travers l’hymnologie manichéenne. Si l’on se reporte aux âges les plus anciens, pour ce qui est des sons et de leurs incidences, on peut suggérer que la plus grande importance est à donner à ceux qui émanent de la nature, notamment au rôle des vibrations et des phénomènes d’écho et de résonance en milieu de grotte et en extérieur, alertant dès l’aube de la civilisation les sens de l’homme de la préhistoire et, également, ce qui va de pair, ses émotions. Si les manifestations sonores perçues sont de nature variée, répondant à des phénomènes physiques précis – le tonnerre, la foudre, la pluie, le vent, le bruissement des feuilles, le craquement des arbres, le flot des cascades, le flux et le reflux des vagues, etc. – ou encore à des cris animaliers divers, ce que va expérimenter l’homme primitif est sans doute, en tout premier lieu, l’impact de sa propre voix et les vibrations qu’elle provoque, intérieurement, en son propre corps et extérieurement, sur les lieux environnants, selon leur conformité – pleins ou cavités1. L’homme primitif prend donc d’abord conscience de la résonance à partir de la répercussion des sons dans son corps même, lorsque résonne sa propre voix, et lorsque cette voix, heurtant quelque paroi de pierre lui revient, transformée par
1. Cf. I. R EZNIKOFF, « Sur la dimension sonore des grottes peintes du paléolithique », Comptes rendus de l’Académie des Sciences 304, série II (1987), p. 153-156 ; 305, série II, p. 307-310 ; I. R EZNIKOFF et M. DAUVOIS, « La dimension sonore des grottes ornées », Bulletin de la Société préhistorique française 8515 (1988), p. 238-246. L. R AULT, Instruments de musique du monde, La Martinière, Paris 20002008.
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cet échange, en une symbiose du minéral et de l’humain ; quant aux graphismes pariétaux, dont l’emplacement est en étroite relation avec la résonance du lieu2 ils renvoient à la fois le son et l’image, et s’animent en résonnant. Le jeu du souffle, de l’énergie déployée par l’émission sonore, induisent les effets et l’expérimentation d’une pratique certainement réalisée. Cette prise de conscience du sonore, qui précède le langage et contribue par ailleurs à son élaboration, émane des tréfonds de l’être et aussi de la création, participant des balbutiements de la vie, notamment en termes de timbre, plus que de hauteur ; l’incidence et l’impact des sons, par-delà toute forme de langage, font un usage primordialement fonctionnel de leurs effets directs sur le corps et sur l’émotionnel. Avant même de signifier, ils agissent. I. Une musique antérieure Il en est de la musique comme du Dao 忻 : elle existait de toute éternité avant qu’il y eût ciel et terre. On doit, pour l’atteindre, remonter le fil du temps évolutif ou encore la chercher dans un ailleurs auquel on se réfère comme étant le Ciel. Dans le Livre des Mutations/Yijing ᯧ㍧3, l’image du 16e hexagramme, Yu 䈿 , énonce : 䳋ߎഄག Que résonne le tonnerre, et la terre est ébranlée
et porte en annotation : ⥟ ܜҹ ῖ ዛ ᖋ ↋ 㭺 ПϞᏱ C’est à partir de ces sons que les anciens rois établirent les fondements de la musique afin de célébrer la Vertu et accompagner les offrandes au souverain d’En-Haut.
Cette citation réunit à elle seule diverses acceptions et composantes de la musique et aussi de la culture chinoise : l’ébranlement que produit le tonnerre évoque une origine des sons inspirés de la nature, mais aussi le son primordial qui a présidé à l’origine même du monde, ce qui suggère l’imitation que les anciens firent de ces sons et de leur impact – notamment par le frappement de tambours de terre ou de pierre, avant que le bronze ne les relaye, au rythme desquels étaient exécutées des mimes et des danses rituelles – et également le fait que ces résonances étaient destinées à communiquer avec le Ciel au cours de rituels et d’offrandes aux ancêtres ; la musique, déployée à travers la solennité d’un rituel, est déjà définie ici comme un moyen de communication qui implique une dimension transcendante, émise par ceux qui ont prouvé leur Vertu, de ᖋ, c’est-à-dire une puissance vitale particulière, qui, donnant accès un état de conscience unifiée, permet de communiquer avec les ancêtres et gouverner le monde : c’est le rôle qui incombe au Fils du Ciel.
2. L. R AULT, Instruments, op. cit. 3. Sans doute le Classique le plus ancien qui nous soit parvenu, le Yijing ᯧ㍧ , est essentiellement un livre de divination exposant, à partir des Huit Trigrammes bagua ℓ⌎ , l’évolution des soixantequatre aspects combinatoires du yin/yang 昘春. Ses rares références à la musique résident dans les commentaires plus tardifs de Maître Kong-Kongzi ⫼⫸/ Confucius (-551-479 avant J-C) (Yijing zhanbu lingshu/Manuel sacré de divination par le Livre des Mutations 㖻䴻⌈⌄曰㚠, annoté par Jiang Wentian 哋⓷⣑, Taibei 冢⊿ 1968). Cf. p. 242-244
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Le sinogramme qui désigne le « son », sheng 㙆, représente idéographiquement l’oreille qui réagit à ce qui la frappe ; sa définition indique que : « Ce qui frappe l’oreille devient son ». C’est donc le sens de l’ouïe, qui, en réagissant à ce qui l’atteint, cause le mécanisme sonore. Or, […] chacun des sens est soumis à un principe qui le fait agir […] mais, tandis que ce qui naît est voué à la mort, le principe de vie reste inerte ; ce qui prend forme est le fruit, tandis que ce principe de forme est impalpable ; de même, ce qui résonne, c’est le son, mais le principe du sonore est inaudible… 4.
Le phénomène latent qu’est le son, préexistant, même non entendu, se révèle à qui, disposant du sens de l’ouïe, l’expérimente physiquement ; ceci implique que l’expérience humaine, essentiellement liée à la temporalité, ainsi qu’aux fonctions vitales des sens, ne peut être que ponctuelle hic et nunc, alors que les phénomènes de la création existent de toute éternité, même si l’être humain n’en est pas le témoin – ne l’a pas été ou ne le sera jamais. Ainsi, le principe de vie n’a pas besoin de se manifester pour exister, il peut rester inactif, dans le non-agir wuwei ⛵⚎, alors que « son inaction est omnisciente et omnipotente »5. Ce que découvre l’homme n’est donc que fonction de ses moyens sensoriels ou intellectuels ; il est spectateur puis, éventuellement, acteur, lorsqu’il trouve ou pense trouver la clé des mécanismes de la création pour les utiliser à son profit. Différents textes légendaires évoquent cette préexistence de la musique sur la création. Comme le suggère le Livre des Monts et des Mers, avant que le monde ne soit formé, le Chaos Hundun ␒≠ était animé par la musique : Sur le mont céleste Tianshan, […] il est un être divin : il a l’aspect d’un sac jaune et l’éclat rouge du feu ; il a six pieds et quatre ailes, c’est HunDun, ␒≠ le Chaos, sans yeux ni visage ; ce qu’il sait faire, c’est chanter et danser…6.
Désigné comme une outre informe dans son unicité, il contenait en lui toutes choses non encore créées, avant que ses voisins ne le scindent de leurs flèches foudroyantes, le perçant de sept orifices correspondant aux sens, et qu’il ne succombe à cette initiation. C’est de sa mort qu’est né le monde : Le souverain de l’Océan méridional était Shu « ܉l’Étourdi », le souverain de l’Océan septentrional était Hu ᗑ « le Brusque », le souverain du centre était le Chaos Hundun ␒≠. Shu et Hu se rencontraient parfois sur le domaine de Chaos qui les traitait toujours de façon privilégiée. Songeant à la meilleure façon de lui rendre ses bienfaits, ils se dirent : « Chacun dispose de sept ouvertures lui permettant de voir, entendre, manger, respirer ; et celui-ci est bien le seul à n’en avoir aucune. Tâchons donc de procéder à cette opération ». C’est ainsi qu’ils entreprirent de lui forer chaque jour une ouverture, et au bout de sept jours, Chaos mourut7.
4. Cf. LIEZI ↿⫸/ Lie YÜKOU ↿ 䥎 ⭯ , Le vrai classique du Vide parfait/Chongxu zhenjing 堅嘃䛇 䴻 , J. I, Emblèmes célestes/Tianruipian ⣑䐆䭯 , p. 9-10. 5. Cf. LIEZI ↿⫸ , Le vrai classique, op. cit. 6. Cf. Shanhaijing ቅ⍋㍧ , J.II, 㽓ቅ㍧/Xishanjing/Livre des Monts de l’Ouest. 7. Cf. Zhuangzi 㥞ᄤ , VI, 7 (Zhuangzi jijieġ匲⫸普妋, annoté par Wang X IANQIANġ䌳⃰嫁, Renmin shuju yinhang Ṣ㮹㚠⯨⌘埴, Taibei 冢⊿ġ1963).
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Chaos avait « la perfection de la sphère et possédait la simplicité originelle de l’être indifférencié, l’autonomie de l’embryon qui est la concentration de vie repliée sur elle-même »8 ; cette intégrité du Chaos qui renfermait en lui, en puissance, tous les phénomènes non manifestés, est détruite dès lors que ses voisins inconséquents ont causé sa division, l’ouvrant au monde du vivant dont les manifestations ne peuvent se percevoir qu’à travers le jeu des sens. Son intégralité où le non dit, le non entendu, ou le non ressenti, n’ont pas à s’exprimer, n’obéit pas à l’ambivalence caractéristique du vivant qui fonctionne par la cause et l’effet, la question et la réponse, l’émergence et le retour : il en est, dans le domaine de l’audible, comme dans les autres domaines du sensible : […] Lorsqu’un son se propage, il n’engendre pas un son, mais un écho […] il en est de même, lorsque l’esprit quitte le corps : il revient à son origine…9.
Il faudra donc, pour revenir à l’harmonie antérieure, remonter aux origines, par-delà la temporalité événementielle du monde des mutations et la virtualité de ses jeux de miroir. II. De la cacophonie du monde recomposer l’harmonie À la recherche de l’harmonie antérieure, ressentie comme un souvenir qu’on s’efforce d’atteindre, il s’agit, pour l’homme, de réorganiser le monde, de l’aménager, puis, ayant assemblé ses composantes, d’y rechercher cet état de grâce perdu. C’est ainsi que les premiers souverains ont procédé à une recomposition du monde en s’efforçant de réunir les fractions de son unicité originelle. Ce « Un Suprême » Taiyi ϔ, perdu depuis la scission fatale de son intégrité, sera visé comme un but à atteindre, soit à travers la méditation individuelle, soit par une reconstitution abstraite sous forme de nombres symboliques : le un, divisé en deux, engendre la polarité Yin/Yang, qui par son mouvement alternatif, produit l’ensemble des phénomènes du vivant. Selon le Livre des Mutations/Yijing 㖻䴻 : Les deux Principes liangyi ܽ㕽 – Yin 䱄 et Yang 䱑donnent naissance aux Quatre Images sixiang ಯ; ڣ de celles-ci naissent les Huit Trigrammes bagua ܿऺ; des Huit trigrammes naissent les Dix mille êtres wanwu 㨀⠽.
De la multiplication des trigrammes (82) selon la bipolarité des Principes, résulteront les 64 hexagrammes symbolisant la totalité des manifestations du vivant. Quant à l’harmonie he , née de « la fusion entre les souffles Yin et Yang » chongqi yiwei he ≪⇷ҹ⚎10, elle émane de ce « vide qui fait tourner la roue », cet espace de transformation entre l’un et l’autre, ce temps suspendu d’un soupir entre deux notes. Peut-être est-elle cette impression impalpable qui advient après que toutes les composantes sont réunies, mais qui se pose à son gré, donnant la vie à ce qui semble paradoxalement vide. L’état harmonieux de Chaos consistait justement en sa non-existence wuwei ⛵⚎, qui est existence en puissance, alors que la re-création laborieuse de cette harmonie d’antan nécessite pour exister une
8. Cf. M. K ALTENMARK, Lao Tseu et le taoïsme, Paris 1965, p. 126. 9. Cf. LIEZI, ↿⫸ , op. cit. 10. Cf. Daodejing, 䘧ᖋ㍧ , ch. XLII.
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action continuelle et répétitive, dépendante au final de cette étincelle de vie, de ce je-ne-sais-quoi impromptu qui surgira pour l’animer. Sans doute l’état antérieur à l’éclatement du Chaos est-il silence, quiétude sans début ni fin, alors que le monde du vivant a fait éclater le tohu-bohu de toutes les manifestations de la nature livrée au désordre, le bruitage assourdissant et incohérent, engendré par toutes ces formes et cavités résultant de son démantèlement, où s’engouffre le vent lorsqu’il « joue la musique de la terre » : Les bruissements et échappées des forêts et montagnes, où les arbres sont environnés de centaines d’anfractuosités et trouées, comme autant de narines, bouches, oreilles, parfois carrés, parfois arrondis, en forme de mortier, d’alvéoles ou de récipient ; ici comme une empreinte, là comme un bassin, produisant tour à tour des grondements, des aspirations, des chocs, des aboiements […] les premiers émettent un chant murmuré, celui des suivants leur fait écho. Les dispositifs à travers lesquels la terre peut émettre des sons, ce sont ces myriades de cavités… Quant à l’homme, il peut disposer (pour faire de la musique) d’instruments tels que les bambous… Et si l’on se demande ce qui produit la musique du ciel, elle résulte de ce qui, sous le souffle du vent, fait que chaque ouverture résonne différemment, alors que sans lui elles resteraient inertes […] les choses recèlent en elles-mêmes ce potentiel sonore mais elles dépendent d’un facteur extérieur pour produire des sons […] donc, si le vent ne souffle pas, rien ne se produit, mais s’il agit, d’innombrables cavités et ouvertures, sous son action, font résonner leur voix. Ainsi, un vent léger provoque une réponse ténue, alors que le souffle d’un vent violent est nécessaire pour que soit émise une réponse plus sonore…11.
Les sons proférés par l’homme, eux aussi, résultent des contingences extérieures qui sont, en l’occurrence, ce qui l’émeut : car le « vent » de l’homme, ce sont ses sentiments : […]Ce sont les mots qui constituent les sons de l’homme et ses états d’esprit conditionnent le vent qui les produit […] La joie ou la colère, la tristesse ou le plaisir, l’espoir et le regret, la véhémence et la douceur, la hâte ou l’indolence, (tous ces états d’esprit) insufflent autant de sons divers, semblables à une musique émanant d’un tuyau creux… Si l’on considère le corps de l’homme, on y dénombre neuf ouvertures, par lesquelles il intériorise ou extériorise ses humeurs, […] en conflit ou en harmonie avec le monde…12.
Ainsi, le corps de l’homme, tout comme la terre, résonne par ses cavités, sous l’insufflation d’éléments extérieurs : qu’il s’agisse de l’une ou l’autre des Trois Puissances sancai ϝᠡ – la terre, l’homme ou le ciel – on retiendra que c’est la forme qui conditionne le son et que c’est le souffle qui le met en action. Pour les premiers souverains, les sons, émanant de la nature ou produits par des animaux fabuleux, participent de la mise en ordre du monde. On sait que l’Empereur Jaune Huangdi 咗Ᏹ13 avait inventé un tambour de guerre, tendu de
11. Cf. Zhuangzi, op. cit., II, 1, Jiwulun, △ ⠽ 䂪/ La réduction ontologique. 12. Cf. Zhuangzi, op. cit., II, 2. 13. c. - 2697 avant J.-C.
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la peau de la Bête du Tonnerre, Kui 14 ; ce monstre informe aux mugissements fracassants est lui-même une personnification des éléments et le fait d’avoir su soumettre la Bête du Tonnerre confère ipso facto au souverain une suprématie sur les forces de la nature : il peut désormais, à sa guise, reproduire le son du tonnerre, et ainsi tenir en respect tout l’empire. Kui le Tambour, qui personnifie donc à lui seul la nature domestiquée, se voit chargé par l’empereur suivant, Yao ฃ, de produire de la musique : […] S’inspirant d’abord des sons qui se font entendre dans les montagnes, forêts, vallées et cours d’eau, et il en composa des chants ; puis, ayant tendu une peau de cervidé sur un vase d’argile, il en fit un tambour ; enfin, percutant des pierres de diverses façons, il chercha à imiter le timbre des phonolithes de jade de l’Empereur d’En-Haut : alors, à l’entendre, les bêtes se rassemblèrent et se mirent à danser… ᏱฃゟЗੑ ⚎ῖDŽЗྷቅᵫ䈓䈋П䷇ҹ℠ˈЗҹᒬ䴽ݦ㔊㗠哧ПˈЗᢞ , ˈҹ䈵ϞᏱ⥝⻀П䷇ˈҹ㏏㟲ⱒ⥌DŽ15.
On note, d’après ce texte, deux aspects récurrents de la mythologie musicale. D’une part, le rôle déterminant des phénomènes naturels dictant à Kui les sons primordiaux : c’est d’abord par la voix que s’exprime ce maître de musique, émanation du tonnerre et animal fabuleux, médium entre le ciel, l’animalité et le monde humain ; d’autre part, la place également intermédiaire occupée par les animaux entre le ciel et cette humanité dont le but est d’apprivoiser et dominer le reste de la création : or, ce sont bien les animaux qui, les premiers, perçoivent et transmettent la musique ; ils sont aptes à reconnaître la musique céleste dès qu’elle est jouée et alors, ils réagissent sensiblement à sa magie en donnant libre cours à leur nature composite par la danse. Les danses animalières, masquées et mimées, sont partie intégrante de ce qu’on désigne par le terme de « musique » yue ῖ, tout à la fois le jeu des instruments – qui émanent des divers matériaux naturels –, la mise en scène travestie des pas animaliers, l’imitation des voix ou les chorégraphies guerrières mimant le combat. Dans la Chine Ancienne, cette « musique », c’est-à-dire cette démonstration orchestrée des manifestations du vivant, évoquait aussi, selon ses divers aspects, la spécificité de chaque clan, déployant ainsi la puissance de ses emblèmes, c’est-àdire l’évocation de sa Bête totémique ; cette seule démonstration suffisait à prouver la puissance du chef et de son clan16. On note aussi que Kui, cherchant à dépasser le stade de cette protomusique qui consiste à imiter les sons de la nature, en réfère directement au Ciel ; la vraie musique, la « musique sensible », émanant d’un carillon de lithophones en jade yuqing ⥝⻀, achevée dans son évolution et chargée d’harmonie, se trouve auprès de l’Empereur d’En-Haut ShangDi ϞᏱ. Alors qu’il frappe sur des pierres shi 䞛 à l’état brut, tâtonnant pour en sortir des sons différents, Kui vise à reproduire cette musique céleste, déjà existante dans ce monde supérieur, et qu’il connaît pour l’avoir déjà entendue ; et c’est bien quand il cherche à se remémorer cette musique et s’en inspirer que les bêtes se regroupent autour de lui et mènent une danse. Il
14. Cf. Livre des Monts et des Mers/Shanhaijing ቅ⍋㍧, 14. 15. Cf. Lüshi Chunqiu ਖ⇣⾟, Guyuepian সῖ㆛, V, 5. 16. Cf. M. GRANET, Danses et Légendes de la Chine Ancienne I (“Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’Études” LXIV), Paris 1926 ; ibid. II, Paris 1959, p. 457-465.
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s’agit là d’une sorte de métaphore de l’inspiration musicale qui s’exprime comme venue d’un ailleurs et qui échappe au monde terrestre. L’évolution musicale, que l’on peut suivre à partir de l’usage de pierres sonores à l’état naturel, puis grossièrement taillées, et enfin, constituant l’aboutissement d’une recherche acoustique, sous forme de phonolithes de jade en équerre, rendant des sons précis suivant les zones de frappe et, pour ce faire, taillés selon des dimensions élaborées, correspond à la réalité préhistorique et historique : de la percussion d’orgues naturelles, vérifiables en milieu de grotte au néolithique, jusqu’à la technique de frappe sur une, puis plusieurs pierres suspendues, pour aboutir à un carillon de lames décroissantes en équerre, correspondant à une échelle précise, on survole les quelques milliers d’années nécessaires à une telle perfection17. Il faut donc croire que Kui bénéficie d’un savoir antérieur à sa situation d’artisan de la musique : il connaît déjà le raffinement de la musique céleste et essaye de la reproduire dans le monde terrestre avec les moyens dont il dispose ; même si ceux-ci semblent rudimentaires, il jouit, de par son animalité, d’une communication privilégiée avec le Ciel, associé à ce qu’est l’inspiration musicale. Même si l’être humain est également capable, grâce à son ingéniosité, de parvenir à dompter la matière pour en tirer des sons, qui eux-mêmes deviendront à leur tour agissants, sa temporalité reste beaucoup plus lente, rendant son évolution laborieuse et aléatoire. Bien sûr, ce texte, qui relate une légende, joue facilement du raccourci temporel, évoquant à rebours cette longue évolution, et donnant volontairement de l’importance à la soudaineté de l’invention et surtout, en décrivant les effets de la musique sur les bêtes, il veut illustrer la qualité divine de la musique. Elle apparaît comme un phénomène qui, de par sa nature, dépasse l’humain ; même ce long processus technologique ne peut rendre compte de ce que crée la musique : elle ne peut être qu’inspirée du Ciel ou de cette part d’ineffable que recèle l’âme humaine. Une autre légende met en scène Qi ଳ des Xia , fils de Yu le Grand ⾍ (c. 2205 av. J-C). Tout se passe comme si, une fois le monde aménagé, arpenté et organisé par Yu, qui a su contenir le Déluge, il incombe à son fils de parfaire cette recomposition de l’unité en y ajoutant la musique : monté au Ciel sur un char tiré par deux dragons, il vole dans les airs pour capturer la musique céleste et la rapporter sur la terre. C’est ainsi que furent transmis les Neuf Chants JiuGe б℠, emblèmes de pouvoir émanant du Ciel, qui lui permirent de régner par la grâce de la musique18. La nature même de la musique veut donc qu’elle vienne du Ciel et soit transmise à ceux qui, animés de « Vertu » deġ⽟ġ–ġc’est-à-dire d’une sorte de grâce – sauront en faire usage pour gouverner selon le Ciel, car elle est sensée, par l’harmonie he qu’elle instaure à travers les rites, sauvegarder l’ordre dans le monde, dont elle est garante19.
17. Cf. L. R AULT, « Harmonie des nombres orientés », La Voix du dragon, Paris 2000, p. 35-54 ; L. R AULT, Instruments de musique du monde, Hervé de La Martinière, Paris 2000. L. R AULT, La voix du dragon, op. cit., « la pierre », p. 100-107. 18. Cf. M. GRANET, Danses et Légendes, op. cit., p. 580 sq. ; Shanhaijing, J. 16. 19. Cf. L. R AULT, « L’harmonie du centre », Rituels (“Cahiers de musiques traditionnelles”), Genève 1992, p. 111-125.
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Afin de définir les composantes de l’harmonie, on en vint à les évaluer et les prescrire en termes de mesures, et à concevoir les sons en tant que nombres, cette démarche visant surtout à la reconstituer et à la susciter ; elle devient alors moyen et pouvoir, remède aussi. Les données essentielles de la pensée chinoise visent à la connaissance du milieu vital et de ses conditions, dans le but de reproduire ces composantes et de les faire œuvrer à travers un équilibre harmonieux. À ce titre, les sons musicaux ont été très tôt reconnus comme porteurs d’une énergie fondamentale, le qi ⇷ , indispensable à l’organisation de la vie humaine dans son milieu, conditionnant le rôle de la voix, du chant, de l’élocution et également de la gestuelle, qui participent autant de la musique yue que les sonorités instrumentales, échos des matériaux de l’environnement. Selon la codification des sons à travers la matière, sont mis en correspondance les différents timbres primordiaux avec, entre autres, les saisons shi ᰖ les directions fang ᮍ, les agents xing 㸠, – à savoir le feu, l’eau, la terre, le métal et le bois, pour ce qui est d’une correspondance quinaire en référence aux cinq sons primordiaux –, les viscères du corps humain cang 㮣, etc., puisque ces composantes, de même essence ou de même fréquence, sont en résonance les unes avec les autres. Ainsi, la recherche de l’harmonie restera le souci majeur du gouvernant : puisqu’elle régnait avant le commencement, celui qui aménage le monde et en règle les mouvements se doit de la recréer en permanence, sous peine de se rendre responsable de catastrophes irrémédiables. Pour ce faire, c’est par les nombres et leurs proportions que le souverain devra instituer l’étalonnage des mesures qui sera en vigueur pendant son règne, s’attachant en priorité à la justesse d’échelle des tubes sonores lülü ⼳⏪ġqui symbolisent le bon aménagement du monde et conditionnent tout le système des poids et mesures en vigueur dans l’État. Le Livre des Documents Shujing ㍧ relate comment l’empereur Shun 㟰 (c. 2257-2208 avant J-C), accomplissant sa tournée d’inspection à travers le pays, invoquait les esprits des montagnes et fleuves, puis fixait le calendrier et réglait les mesures en fonction de celles des étalons sonores : […] Au deuxième mois, il partait en tournée d’inspection vers l’Est, jusqu’aux fiefs de Daizong20, là, il faisait brûler des offrandes au Ciel et des sacrifices pour les esprits respectifs des monts et des fleuves, en se tournant vers eux. Alors les nobles de l’Est étaient admis à se présenter devant lui et il réglait pour eux les saisons, les mois et ajustait la dénomination des jours du calendrier ; il harmonisait la hauteur des diapasons sonores, afin d’établir la norme des mesures de longueur, de capacité et de poids… ⅆѠ᳜ˈᵅᎵᅜˈ㟇ᮐኅᅫ᷈ᳯ⾽ᮐቅᎱ,㙚㾆ᵅৢ,ᣍᰖ᳜ℷ ᮹, ৠᕟᑺ䞣㸵 …21
C’est donc avec pour critère la personne du souverain, pris comme centre – pivot vertical qui relie ciel et terre d’une part, et centre spatial de l’étendue terrestre d’autre part – que va s’organiser le monde, en accord avec les formes du relief et les esprits qui les animent, et selon la temporalité saisonnière, l’ensemble des phénomènes du vivant étant mis en correspondance et en équations numériques.
20. Ancien nom du Taishan au Shandong. 21. Cf. Shujing ㍧ , J. I, 2, 8 Shundian 㟰 ℠.
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L’élaboration musicale de cette numérologie sonore va se déployer, depuis les origines historiques et de façon continue, selon cette logique des nombres et des correspondances, en tant que facteur essentiel d’organisation et de gestion du monde « sous le ciel » tianxia ϟ22. III. Trouver le son au cœur de l’homme La centralité, essentielle à la construction d’un ensemble, se retrouve aussi bien dans le macrocosme de l’univers qu’à l’échelle du monde en petit qu’est l’individu ; la gestation des sons et de la musique s’élabore selon le même principe pour l’homme organique, animé de ses sens et aussi de ses émotions : ces phénomènes sonores émanent du cœur de son être et sont proférés, d’abord inconsciemment, puis selon des modulations organisées, scandées et accompagnées d’une gestuelle, pour donner ce qu’on appelle alors la « musique ». Si, dans un premier temps, l’ouïe s’est éveillée aux sons environnants, c’est ensuite leur vibration qui se répercute dans le corps entier. Tout comme le souverain organise le monde autour de sa centralité, l’individu prend conscience de son axe et réalise son unité grâce à la réverbération des sons à travers son corps. S’il est question du « cœur » humain xin ᖗ, c’est, au-delà de l’organe central conditionnant la vie, de la perception au sensible qu’il s’agit, de cette faculté de conscience qui produit l’affect et le relie au cerveau, selon le degré d’évolution de l’individu ; c’est cet élément imperceptible qui crée, entre les sensations du corps et la pensée, une possibilité d’abstraction qui peut s’exprimer à travers l’expérience musicale : c’est donc à la fois l’esprit et le cœur, la chair de l’âme peut-être, l’émotion du ressenti. D’après le Mémoire sur la Musique : ䷇П䍋ˈ⬅Ҏᖗ⫳гĂ ҎᖗПࢩˈ⠽ՓП✊гDŽ ᛳᮐ⠽㗠ࢩˈ㙆Ⳍឝ ᬙ⫳䅞ˈ䅞⫳ᮍˈ䃖П䷇ˈ ↨䷇㗠ῖгDŽ L’émergence de tout phénomène sonore C’est du cœur de l’être qu’il émane… Quant à ce qui remue le cœur humain, Ce sont des facteurs extérieurs qui en sont cause : Les émotions entraînées par ces facteurs suscitent ces mouvements, Auxquels la voix répond en écho. C’est ainsi que sont générées des modulations, Et ces modulations créent une norme Que l’on nomme phénomène sonore ; C’est la différenciation de ces phénomènes sonores qui compose la musique 23. …䷇㗙⫳ˈҎᖗ㗙гˈ ᚙࢩᮐЁˈᬙᔶᮐ㙆DŽ
22. Cf. L. R AULT, Musiques de la tradition chinoise, Actes Sud/Cité de la musique, Paris 2000-2008, ch. II « De l’harmonie entre ciel et terre », p. 43-57. 23. ῖ㿬 Yueji I, 1.
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Comme la source de toute musique c’est au cœur de l’être qu’elle se trouve, Si des sentiments viennent l’émouvoir en son sein, Ils prennent forme à travers des sons…24. Ăᬙ℠П⚎㿔гˈ䭋㿔Пг 䁾Пˈᬙ㿔П 㿔Пϡ䎇ˈᬙ䭋㿔П 䭋㿔Пϡ䎇ˈᬙᏂ™ПDŽ Ꮒ™Пϡ䎇ˈᬙϡⶹˈ П㟲Пˈ䎇П䐜ПгDŽ […] Ainsi, c’est par le chant (que l’homme) émet des paroles, Et qu’il prolonge ces paroles ; Et à travers cette élocution s’élabore le langage ; Mais les paroles ne suffisant pas, Ils tend à les prolonger ; Et si le fait de les prolonger ne suffit pas, il y ajoute exclamations et soupirs ; Et si exclamations et soupirs ne suffisent pas, Alors, malgré lui, ses mains exécutent une gestuelle et ses pieds esquissent une danse…25.
La musique serait donc un potentiel, présent dans le « cœur » de l’homme, tout comme un de ses sens ; c’est après une certaine habitude de l’oreille, une maturation personnelle et intérieure, qu’il perçoit ses influx et développe ou non sa réceptivité ; si son « cœur » – ou son cerveau – décide d’être l’instrument de l’audible, c’est spontanément qu’il acquiert le goût musical, l’aptitude au rythme, le sens de la justesse : Si fondamentalement on manque d’un axe intérieur, la vue et l’ouïe se dispersent à l’extérieur […] comme si l’on chantait sans connaître la mélodie : […] or, avant que les notes ne soient émises, la volonté se rassemble afin qu’elles atteignent le ton juste et s’accordent ainsi au cœur de l’homme. Comment cela ? C’est cet axe intérieur qui détermine l’aigu et le grave ; il n’émane pas de l’extérieur, car la norme se manifeste spontanément…26.
Cette centralité sensorielle et cérébrale, évoquée par le « cœur » dans les textes chinois, est reprise par Saint Augustin en tant qu’ « âme » et lui aussi use du terme de « mouvement » pour préciser la causalité de la musique ; pour ce qui est de la justesse des sons, elle est également intrinsèque à l’individu, qui la reconnaît spontanément. IV. Le déjà entendu Les définitions données à la musique dans le monde occidental ne sont donc pas sans rapport avec celles qui émanent du Yueji et se rejoignent même sur le choix des mots, si tant est que le sens qu’on leur donne ait la même signification. Il
24. Yueji I, 4. 25. Yueji III, 33. 26. Cf. Huainanzi XIII, 10 a.
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est malgré tout tentant d’y voir des liens, ou du moins des parallèles : entre autres, selon Saint Augustin, pour ce qui relie des nombres à la musique, du fait que ce sont « les nombres et leur rapport qui donnent l’intelligence à la musique », puis de l’interprétation à donner aux notions de « nombres sonores, nombres entendus, nombres sentis, nombres de mémoire, nombres proférés, etc. »27, comme de la différence entre leur implication mathématique et rythmique – autant de notions qui peuvent se retracer à partir des sources chinoises. Augustin28 énonce que : « la musique est la science des modulations harmonieuses/Musica est scientia bene modulandi » puis29 : « Musica est scientia bene movendi/la musique est la science du “mouvement bénéfique” », ce qui pourrait être rapproché de la définition du Yueji « (ce qui crée) la musique vient d’un mouvement du cœur » 㦪侭⽫ᷳ≽ḇġ 30 ; dans les deux cas ce « mouvement bénéfique » traduit l’idée d’harmonie, déjà présente ou recréée. Or, l’inspiration musicale, ressentie comme « un mouvement bénéfique de l’âme » ne passe plus par les sens qu’accessoirement ; elle met l’âme/ le cœur en accord avec elle, grâce à une faculté qui tient du souvenir, sans que la temporalité, dans sa durée, ne soit impliquée. Quant à la nuance de « bene » dans cette définition, elle est, au sens platonicien, synonyme de « divine »31, donc indéfinissable et transcendante. Tout comme l’ouïe, en tant que sens, sert à percevoir les sons, ceux-ci naissent positivement lorsque l’oreille en est frappée 32; mais cette conformation implique aussi que les sons ont pu être perçus dès lors que l’homme était physiquement, de par son degré d’évolution, prêt pour les entendre. La préexistence de la musique sur l’élaboration de sa pensée et de son expression par le langage, de l’effet sur la cause, implique cette transmission qui, par-delà le sens de l’ouïe, puise à une harmonie qui par moments s’exprime, comme générée par la nature ou la création en général. Perçue selon l’affinement sensoriel, à la fois de l’ouïe et des émotions, elle éveille en l’individu une reconnaissance, le souvenir d’un déjà entendu. Posséder virtuellement les principes d’harmonie et percevoir un son harmonieux sont deux choses bien distinctes… cette harmonie intérieure touche au sens de l’ouïe… mais elle ne peut s’exercer qu’avec le son qui l’a fait naître…33.
Cet effet harmonique que communique la perception auditive à l’esprit – ou à l’âme – est appelé musique, dont le jeu ou l’émission inspire des résonances bénéfiques. Pour Saint Augustin, tout comme l’œil est en lui-même source de lumière, l’ouïe est source de son : il explique la vision par la sympathie qui règne entre l’âme, source de lumière interne, et la lumière externe de l’objet perçu, car c’est la même âme universelle qui anime les objets lumineux34. Ainsi, la musique, per-
27. Saint Augustin, De Musica, L. VI, C. VI-16. 28. Saint Augustin, De Musica, I, 2, 2. 29. Saint Augustin, De Musica, I, 3, 4. 30. Yueji, II, 23. 31. Cf. I. R EZNIKOFF, « On Primitive Elements of Musical Meaning », JMM, The Journal of Music and Meaning (Fall 2004/Winter 2005), http://www.musicandmeaning.net/issues. 32. Cf. supra (I) : énoncé de la définition incluse dans le sinogramme sheng 㙆. 33. Cf. Saint Augustin, De Musica, op. cit., L.VI, ch. II. 34. Cf. Plotin, Ennéades 4, V.
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ceptible aux oreilles du corps, est l’enveloppe exotérique d’une ineffable et suave mélodie céleste, « car la signification de la musique est à rechercher hors du phénomène sonore, participant d’une harmonie invisible et inaudible – qui dépasse les sens »35. Partant de l’harmonie perçue et identifiée, l’humain s’interroge et explore les incidences de ce phénomène, se demandant « […] en vertu de quel monopole les perceptions auditives seraient-elles les seules à déboucher sur des mondes noumènes, faisant correspondre les structures supérieures de l’être et le discours musical ? »36. Cette même interrogation est formulée à maintes reprises par Augustin, recherchant l’origine des rapports d’harmonie avec l’ouïe et ce qui compose cette harmonie même, existante ou non, indépendamment de la sensation auditive. Ne s’agirait-il pas d’une harmonie intérieure qui répondrait à d’autres impulsions de même nature ? Cette dimension incernable, non-dit à la fois central et invisible, rassemble et conditionne tout ce qu’élabore l’esprit humain, en fait de croyance ou d’intuition – domaines « imaginaires » indispensables à toute réalité. Ainsi, émanant du silence, la musique se manifeste jusqu’à la limite du silence qu’elle fait résonner ; si elle répond en écho à l’ordre du monde, comme si elle en était le corps spirituel ou la pensée fluide, elle participe également d’un ordre qui dépasse le domaine des sens et de la matière physique. V. L’inaudible musique céleste La musique occupe dans tout rituel un rôle central et y apparaît comme détentrice de l’une des clés les plus secrètes de la connaissance, étroitement liée à la dimension métaphysique, reflétant et exprimant, dans tous ses aspects, une manifestation cosmique dont l’origine et la réalité se traduisent par le phénomène vibratoire. Directement confrontée à l’expression du sacré dans ses manifestations matérielles, à la perception du transcendant et du divin, la liturgie religieuse s’exprime à travers un langage symbolique, auquel sont associées des valeurs magiques créant avec le divin un lien efficace qui se veut interprétation et communication. Il apparaît, si l’on prend pour exemple l’expression de la religion manichéenne, que l’élément sonore, reconnu tout aussi impalpable et fondamental que le principe lumineux, soit indissociable à la fois des rituels et des évocations paradisiaques, puisqu’il semble en être le lieu d’origine et l’aboutissement. Comme pour d’autres religions, le rôle des sons et de la musique dans la liturgie manichéenne prend en compte ses qualités particulières et ses propriétés de véhicule des aspirations, des vœux, des prières, à travers louanges et hymnes. Mais, cette religion a élaboré une dimension supplémentaire qui relie les sens à l’âme, s’attachant à libérer, à partir de la matière, la substance divine qui transite par le biais des sens. Participant du Sceau de l’ouïe défini par Augustin – au même titre que ceux de la bouche, des mains et du sein37 –, le sonore doit faire l’objet d’une offrande afin de libérer sa substance, son contenu de vie et de lumière, invisible et impérissable ; comme il est dit que « le bien réside dans le son, signe parfait de la présence en lui de la substance divine […] / […] habetis perfectum divinae substantiae inhabitantis indicium », ce principe de vie doit être absorbé par les sens comme une nourriture que
35. Cf. V. JANKÉLÉVITCH, La musique et l’ineffable, Paris 1983, p. 17. 36. Cf. V. JANKÉLÉVITCH, La musique, op. cit., p. 20. 37. Cf. Saint Augustin, De Moribus Manichaeorum, 2e partie, X, 19.
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récupère et assimile le corps, tandis que le reste – la matérialité – retourne à son origine. Selon ce principe de raffinement, les parcelles de lumière sont dissociées de la matière et font office d’offrande, par le canal des Élus qui détiennent la faculté de distiller cette lumière au profit des Auditeurs38. Grâce à l’élocution des prières et des psaumes, les atomes de lumière ainsi émis, dissociés de toute souillure, participent, en regagnant leur royaume originel, de la rédemption universelle. Il est dit dans l’Hymnaire manichéen chinois trouvé à Dunhuang : […] À nouveau, je vous le dis, mes bons frères de lumière Veillez à la sévérité de vos règles, préservez-en la rigueur, Supportez le jeûne, le cérémonial, pratiquez hymnes et incantations, Que votre conduite, par votre corps, votre bouche, votre esprit, Conserve une constante pureté. Égrenez vos chants et psalmodies de la Loi, sans la moindre interruption […] Ce sont là les remèdes destinés à votre corps de lumière…39.
Les manichéens reconnaissent, à propos de la musique, que, même si les sens sont nécessaires pour la percevoir, tout comme les instruments de musique empruntent, pour la plupart, des matériaux divers provenant du monde animal40, la musique tient son origine du divin et le fait de la mettre en pratique, à travers les hymnes, les louanges et le jeu des instruments, constitue un moyen de revenir à cette origine, dans le temps antérieur, alors que le mélange fatal de la Lumière avec la Ténèbre ne s’était pas encore produit. Les hymnes évoquent ce monde paradisiaque, à la fois sonore, baigné de lumière et dépourvu de pesanteur, que tout fidèle aspire à retrouver : […] C’est un lieu illimité où l’immensité ne se mesure ni en étendue, ni en hauteur, Tout y est lumière, sans ombre aucune ; Universelle est la lumière porteuse de pureté, de joie éternelle, Où néant et silence se rejoignent dans la quiétude… […] La foule des saints, d’un même esprit baigne dans une joie perpétuelle, Produisant sans discontinuer des sons d’une merveilleuse subtilité… Les notes divines composant leurs hymnes sont pur enchantement, Leurs voix, belles et limpides, distillent une grande paix Et leur unisson parfait vibre en échos inouïs ; Elles se diffusent de tous côtés, émanant des monastères sans discontinuer. Ces sons résonnent et se répandent, subtils, incomparables, S’exhalant de partout, leurs chants prennent leur envol…41.
Prières et psaumes tracent ainsi, par leur émission sonore, un chemin vers le ciel, une voie lumineuse qui forme un pont entre terre et ciel, le long duquel s’élèvent les âmes purifiées par la grâce de la musique ; cette ascension musicale préfigure celle de l’âme, libérée du corps à la mort, qui rejoint son origine céleste. Cette colonne diamantine jingang xiangzhu 慹∃䚠㞙ġde gloire et de louanges, est
38. Cf. Ibid., XV, 36. Cf. M. TARDIEU, Le manichéisme (“Que sais-je ?” 1940), Paris 1981, p. 108112. 39. Cf. Élégie des cinq Lumières/Tan wumingwen ™Ѩᯢ᭛, HMC, XII, col. 235-260. 40. Cf. Augustin, De moribus Manichaeorum, II, XVI, 47. 41. Cf. Regrets du monde de Lumière/Tan mingjie wen ™ᯢ⬠᭛, HMC, XIII, col. 261-322.
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un chemin des âmes composée des particules lumineuses que distille la musique 42. Jailli de l’âme, le chant contribue à sauver l’âme, en ravivant la lumière dont elle est constituée. Vous, Auditeurs, … Face à la terre du royaume de Nirvana, Face à l’espace créateur de merveilles,… Face aux palais du soleil et de la lune Et leurs deux palais de lumière… Face à la grande Colonne de majesté… Tandis que se répandent les chants de la foule des saints… Incantations et prières résonnent alentour D’ici nous irons tout droit aux palais du soleil et de la lune Puis alors, on nous conduira sur une autre rive, plus lointaine Qui nous donnera accès au monde merveilleux et infini du Nirvâna…43.
Ainsi, les humains, guidés par la mémoire de ce « quelque chose d’autre », et la perception innée d’une harmonie dépassant le temporel et le physique, peuvent-ils espérer retrouver, par-delà l’ « océan amer de la mortalité » kuhai 劎㴟 ĭ l’état de non-être, antérieur au monde sensible des mutations ou des réincarnations.
42. Cf. HMC, col. 365, v. 701. 43. Cf. Hymne de contrition et de vœux pour les auditeurs, HMC, col. 387-400.
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Mar Éphrem, la femme samaritaine et les fragments d’Héracleon1 Andreas Su-Min RI Ancien chercheur au Centre national de la recherche scientifique – Institut biblique Han-Nim, Corée du Sud
Engagé dans une traduction coréenne des Hymnes sur la virginité de Mar Éphrem, j’ai été particulièrement intéressé par trois groupes d’hymnes portant sur les villages de Sichem (Hymnes 17, 18 et 19) et d’Éphraïm (Hymnes 20 et 21)2, et sur la femme samaritaine (Hymnes 22 et 23). Dans ces hymnes, Sichem apparaît comme une ville importante de la Samarie dans laquelle se trouve le village d’Éphraïm, donné comme le nom propre de cette ville3 et rappelant de manière significative le nom de l’auteur. Mar Éphrem (306 ?-373) semble avoir identifié la région des Éphraïmites avec la Samarie (d’après Is 7, 5.8 ; Jr 31, 18.20 ; Os 5, 3.5), et il met de l’avant l’image de la femme samaritaine, en se basant sur le quatrième chapitre de l’Évangile de Jean. Celle-ci prend ainsi une place centrale non seulement dans les Hymnes 22 et 23, qui lui sont spécifiquement consacrées, mais aussi dans plusieurs strophes des Hymnes 17, 18 et 35, laquelle porte sur le village de Nazareth4. Nous présenterons ici quelques traits essentiels de ces hymnes et nous les comparerons avec certaines expressions symboliques, allégoriques ou figuratives, que l’on trouve dans les fragments d’Héracléon. Dans les Hymnes sur la ville de Sichem (17, 18, 19), Mar Éphrem fait plusieurs fois allusion à la femme samaritaine : Sichem est détruite pour venger une femme, Dina, fille de Jacob, qui avait été violée, mais la ville est reconstruite par une femme, la Samaritaine du puits de Jacob (17, 1). De la même manière que le serpent a dévasté la terre (la création) par le biais d’une femme (Ève), Sichem est devenu le prototype de la première église des peuples païens (17, 2) que Jésus lui-même a fondée sur le puits de Jacob à Sichem (17, 10) par le truchement de la Samaritaine (23, 7), même si Jésus a interdit aux apôtres de prendre le chemin des
1. Cet article veut rendre hommage à Michel Tardieu, Professeur au Collège de France, qui a exercé une influence décisive sur l’orientation de mes recherches. Enseignant en Corée depuis 2002, notamment dans le cadre d’un projet de traduction des textes de Nag Hammadi en coréen, je m’efforce de faire connaître ses publications. J’ai traduit son Manichéisme en coréen, paru en 2006. 2. J’ai traduit quelques-unes des hymnes syriaques de Mar Ephrem en coréen, dont les Hymnes sur le Paradis (sous presse) et les Hymnes sur la virginité (en préparation). Les Hymnes sur la virginité 20 et 21 ont été traduites par M.-J. PIERRE, « Éphrem de Nisibe, Hymnes sur la virginité. Sur Éphraïm », Proche Orient Chrétien 35 (1985), p. 258-263. 3. Le texte massorétique vocalise « Éphraïm », alors qu’en syriaque on lit « Afrem » ; en Occident, on a « Éphrem », mais il s’agit toujours du même nom propre. 4. L’Hymne 35 dédié à la ville de Nazareth chante la terre dont la maison d’Éphraïm a hérité (35, 4), la ville de Sichem d’où Jésus a tiré la Samaritaine de son erreur et lui a enseigné la sagesse (35, 5) ; il lui a aussi révélé le secret de ses cinq maris et du sixième homme (35, 6), argument traité dans l’Hymne 22.
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païens et d’entrer dans la ville de la Samaritaine (Mt 10, 5ss ; 17, 9). Dans l’Hymne 18, 5, les vierges obtiennent des couronnes grâce à une seule femme innocente et, en 18, 7, alors que Rahab ne sauve que sa seule famille, la Samaritaine sauve « les nombreux » c’est-à-dire les peuples païens. La ville de Sichem est cependant connue comme celle où sont enterrés trois personnages : Joseph, Josué et Éléazar, fils d’Aaron, symboles respectifs du roi, du prophète et du prêtre, qui constitueront les fondements les plus assurés de l’Église des païens. Le nom d’Éphraïm, le deuxième fils de Joseph et d’Asenath l’Égyptienne (Gn 41, 45), auquel les Hymnes 20 et 21 sont dédiés, est d’abord le nom de l’auteur luimême et celui d’une ville proche du désert où Jésus s’était retiré avec ses disciples avant son arrestation (Jn 11, 54). Cet endroit est décrit comme un lieu de solitude, de repos et de silence près du désert, type de la libération. Mar Éphrem semble avoir localisé cette ville dans la région des Éphraïmites, identifiée à la Samarie dans les livres des Prophètes (ce village est appelé aujourd’hui Tayibeh). Dans les hymnes en question, nous ne trouvons aucune allusion à la femme samaritaine du puits de Jacob. Elle est ici remplacée par l’Égyptienne Asenath qui devient le symbole de l’Église des peuples païens. L’image centrale est celle des bras croisés (intervertis) de Jacob lorsqu’il bénit Éphraïm à sa droite et Manassé à sa gauche, qui est interprétée comme une forme de croix (20, 7). Vient ensuite le symbole numérique du terme « Éphraïm » et de la crucifixion (DE\O[, la croix + DS\T] , dressée), deux termes qui ont la même valeur numérique, 331 (21, 8). C’est ainsi que l’Église des païens se trouve scellée par la véritable image de la croix. Dans les Hymnes 22 et 23, consacrées à la femme samaritaine que Jésus a rencontrée au puits de Jacob, Mar Éphrem engage un étonnant plaidoyer, fondé sur une exégèse typologique, pour démontrer l’innocence de cette femme, qui pourrait être considérée comme une prostituée, si l’on s’en tient à la lettre de Jean 4. L’Hymne 22 commence par le puits de Jacob et la femme samaritaine y est qualifiée comme celle qui puise l’eau vive désaltérant les peuples ; elle devient ainsi l’épouse du Messie, le Christ. L’eau vive signifie, au sens allégorique, la vérité (DWFZT), et la cruche symbolise la capacité de remplir de cette même eau vive sa pensée, sa raison ou son dessein (DWEFMP) (22, 3). Dans l’Hymne 22, 4-13, Mar Éphrem, commentant Jean 4, s’emploie à idéaliser la Samaritaine et termine par le Vivant qui l’a prise comme épouse (22, 13). Par la suite, il la compare aux femmes bibliques qui ont subi l’outrage d’être sans mari – récits de sept femmes (Is 4, 1) –, d’être stériles – Élisabeth (Lc 1, 25) et Anne (I Sm 1, 6) – ou qui cachèrent leur identité comme Tamar avec Juda (Gn 38) ou Sara avec Abraham afin d’accomplir le dessein de l’histoire du salut. Selon l’Hymne 23, la Samaritaine est comparable à la Vierge Marie qui a conçu le Seigneur par la parole divine et a fait briller la lumière dans les ténèbres (23, 4-5). Mar Éphrem l’appelle la femme chaste en raison de son cœur caché (23, 6). Elle devient alors le premier apôtre pour l’évangélisation des peuples alors qu’il était encore interdit aux apôtres d’aller vers les païens et les Samaritains (23, 7). L’Hymne 23 se termine par le macarisme « Bénie soit notre patrie qui t’a rendu grand », c’est-à-dire Sichem, patrie de la Samaritaine et de Mar Éphrem en raison de son nom. Face à l’élévation de la Samaritaine, on peut d’abord se demander s’il y a un précurseur à cette tradition. À notre connaissance, Héracléon peut constituer un parallèle intéressant. Ce théologien gnostique qui connut son apogée aux environs de 170 ou un peu plus tôt, est l’auteur du premier commentaire connu de l’Évangile de Jean. Ce commentaire est préservé seulement par les quarante-huit fragments 512
Mar Éphrem, la femme samaritaine et les fragments d’Héracleon
qu’en cite Origène dans son Commentaire sur Jean5, dont vingt-deux fragments (17-39) concernent l’épisode de la Samaritaine (Jn 4, 13-42). Si Héracléon a attiré l’attention de plusieurs spécialistes6, on n’a toutefois jamais rapproché, à notre connaissance, cet auteur et Mar Éphrem. P.-H. Poirier a établi un rapport entre Mar Éphrem et l’Évangile de Vérité basé sur l’exégèse arithmologique des chiffres quatre-vingt-dix-neuf et un, selon le comput digital7. En effet ceux qui ont étudié les fragments d’Héracléon8 y ont trouvé de nombreux parallèles à l’Évangile de Vérité. Ce traité de Nag Hammadi ne mentionne pas la Samaritaine, mais contient de nombreuses expressions dont le sens est proche de celui qu’elles ont chez Héracléon9. La parabole de la brebis perdue, thème important du valentinisme, se retrouve dans l’Évangile de Vérité, sur laquelle P.-H. Poirer a attiré l’attention, et les fragments 23 et 37 d’Héracléon y font allusion, comme Mar Éphrem (23, 1), sans toutefois mentionner le nombre 99, mais en identifiant l’« unique » brebis retrouvée à la Samaritaine. Ce qui est frappant, est que, selon Mar Éphrem, « le Vivant l’a prise comme épouse » (22, 13). Héracléon commence par affirmer que « celui que le Sauveur appelle le mari de la Samaritaine est son plérôme » et sur Jn 4,17 : « Je n’ai point de mari », il commente : « la Samaritaine n’avait pas de mari en ce monde, car son mari était dans l’éon » (frg. 18). Sur Jn 4, 26 « c’est moi qui te parle », il paraphrase : « Sache que Celui que tu attends, c’est moi que tu attends » (frg 26). De l’ensemble de ces expressions, F. M. M. Sagnard a conclu qu’« en lui elle trouve ʿson conjoint du Plérôme’ »10. Par ailleurs Héracléon interprète constamment la Samaritaine en un sens allégorique comme l’Église spirituelle que le Sauveur vint pour racheter (frgs 25 et 37)11. D’autre part pour Mar Éphrem la ville de Sichem (17, 2) et la Samaritaine (23, 7) symbolisent la première Église des peuples. En revanche pour Origène, la Samaritaine n’est qu’une image de la pensée des hérétiques12. En ce qui concerne la biographie d’Héracléon, Irénée (Adv. haer. II, 4, 2) le mentionne avec Ptolemée, et Hyppolite (Réf. VI, 35, 5s) les désigne tous deux comme les représentants de l’école italique valentinienne. Clément d’Alexandrie
5. C. BLANC (éd. et trad.), Origène. Commentaire sur S. Jean (“SC” 120, 157, 222, 290, 385) Paris 1970-1992. 6. F.-M.-M. SAGNARD, La Gnose valentinienne et le témoignage de Saint Irénée, Paris 1947, en particulier p. 494-506. E. THOMASSEN, The Spiritual Seed. The Church of the “Valentinians”, Leyde, Boston 2006. Y. JANSSENS, « Héracléon, commentaire sur l’évangile selon Saint Jean » I-II, Le Muséon 72 (1959), p. 101-151 et p. 277-299. J.-M. POFFET, La Méthode exégétique d’Héracléon et d’Origène, commentateurs de Jn 4 : Jésus, la Samaritaine et les Samaritaines, Fribourg (Suisse) 1985. 7. P.-H. POIRIER, « L’Évangile de Vérité, Éphrem le Syrien et le comput digital », Revue des Études Augustiniennes 25 (1979), p. 27-34. 8. Cf. Y. JANSSENS, « Héracléon », op. cit., et J.-M. POFFET, La Méthode exégétique, op. cit., voir n. 9. 9. Selon l’étude de J.-E. M ÉNARD, L’Évangile de vérité, Leyde 1972, ces références concernent le « Père de la vérité » (fr. 20), le « Sauveur », « la volonté » (fr. 31), « Æλη – l’abîme de l’erreur – πλάνη » (fr. 23), « fusion - ¢νάκρασις » (fr. 18), « πνε&μα » (frs 23, 24, 35), « Ζωοποιεν » (fr. 23), « ¢νάπαυσις » (fr. 31), « ×λεος-σωτήρια » (fr. 33), « φθαρται » (fr. 37). Toutefois, selon Y. Janssens et Jean-Michel Poffet, l’Évangile de vérité a servi à compléter, en de nombreux endroits, des expressions fragmentaires d’Héracléon. 10. F.-M.-M. SAGNARD, La gnose valentinienne et le témoignage de Saint Irénée, Paris 1947 p. 502. 11. F.-M.-M. SAGNARD, La gnose valentinienne, op. cit. : « Toutes les syzygies se ramènent par conséquent à cette union de Christ et d’Église ». 12. C. BLANC (éd. et trad.), Origène. Commentaire sur S. Jean XIII, 6 (“SC” 222) Paris 1975, p. 38.
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Andreas Su-Min Ri
(Str. IV, 9), grâce auquel nous connaissons deux autres fragments d’Héracleon (frgs 49 et 50 sur Mt et Lc) écrit, avant 200 ap. J.-C., qu’Héracléon était le membre le plus célèbre de l’école valentinienne (frg. 50) et selon Origène (Comm. In Joh. II, 8) Héracléon avait été le disciple de Valentin lui-même13. Selon A. Wucherpfennig14, les témoignages d’Irénée et d’Hyppolyte peuvent valoir comme une preuve du lien qui existait entre Héracléon et Valentin à Rome au milieu du deuxième siecle. En même temps la maigre information d’Irénée sur Héracléon suggère que celui-ci avait déjà quitté Rome dans les années 150-160. Ce que nous savons par ailleurs nous oriente vers Alexandrie. Héracléon aurait pu y rédiger son commentaire entre 160 et 180 ap. J.-Ch., et c’est là qu’Origène l’aura connu pour écrire son propre commentaire vers 220. E. Thomassen estime que la sotériologie d’Héracléon est plus proche du valentinianisme oriental et de Valentin lui-même que du valentinianisme occidental ; le valentinianisme oriental constituerait la forme plus ancienne de la doctrine, comme le montrent certains aspects d’Héracléon15. Pour ce qui est des attestations du valentinianisme au début du IIIe siècle, nous connaissons les réfutations hérésiologiques d’Hippolyte et d’Origène (vers 220) contre Héracléon. Ensuite, plusieurs œuvres valentiniennes sont attestées par le corpus de Nag Hammadi. Au IVe siècle, Épiphane signale, en 374-77, qu’il y a encore des valentiniens en Égypte. En ce qui concerne la Mésopotamie, une lettre de l’Empereur Julien (Ep. 40) condamne, en 362, les ariens qui avaient attaqué des valentiniens à Édesse 16, ville où Mar Éphrem s’installa en 363, après avoir quitté Nisibe, et y décéda en 374. Ambroise de Milan rapporte en deux lettres, l’une en 388 adressée à l’Empereur Théodose et l’autre à sa sœur, un incident survenu à Callinicos (Nicephorion-al Raqqa), au sud de l’Osrhoène : un groupe de moines chrétiens avait incendié la synagogue ainsi que le temple de la communauté valentinienne à l’instigation de l’évêque. Ambroise décrit les valentiniens comme les adorateurs de 32 éons. C’est la dernière information les concernant qui nous soit parvenue17. Mar Éphrem, qui mentionne souvent Marcion, Bardesane et Mani, n’évoque que deux fois Valentin dans l’Hymne contre hérésies (22, 2-3) : « l’église a rejeté et expulsé Valentin car il s’est détourné (DIVG />)…18 Valentin a volé une brebis (DQ>)19 de l’église et
13. Clément d’Alexandrie, Str. IV 71,1 ; Origène, In Jo. II 14,100, cf. E. THOMASSEN, The Spiritual Seed, op. cit., p. 495. 14. A. WUCHERPFENNIG, Heracleon Philologus. Gnostische Johannesexegese im zweiten Jahrhundert, Tübingen 2002, p. 360-371 : « Herakleons Biographie und sein zeitgeschichtlicher Kontext ». 15. E. THOMASSEN, The Spiritual Seed, op. cit., p. 118 et 495s. 16. J. B. SEGAL, Edessa, ʿthe Blessed City’, Oxford 1970, p. 90-1 ; E. THOMASSEN, The Spiritual Seed, op. cit., p. 506. 17. Ambroise de Milan, Epistulae extra collectionem : les textes partiels sont présentés par E. THOMASSEN, The Spiritual Seed, op. cit., p. 507. 18. Dans ce mot da-sta, les Syriens voient l’étymologie de Satan, « celui qui se détourne ». D’après Héracléon, « le Diable fait partie de la matière totale » (frg. 20), dans la mesure où la matière est le royaume du diable. 19. Ce qui implique probablement la brebis perdue, thème important du valentinianisme.
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Mar Éphrem, la femme samaritaine et les fragments d’Héracleon
l’appela par son nom, il la nomma Qouqia (D\TZT)20… ». On peut noter le ton sarcastique de ces deux vers. Cette étude ne prétend pas à l’exhaustivité et ne considère pas l’ensemble des strophes et des vers contenus dans les hymnes de Mar Éphrem sur la Samaritaine. Outre les hymnes consacrées à la Samaritaine (23-23), nous avons choisi deux strophes tirées de l’hymne sur Sichem (17, 1-2) et une strophe appartenant à l’hymne sur Nazareth (35, 5) pour montrer à quel point Mar Éphrem était familier avec l’exégèse d’Héracléon. Notre traduction est basée sur l’édition d’E. Beck, Des Heiligen Ephraem des Syrers Hymnen de Virginitate (CSCO 223/Syr. 94), Louvain 1962. I. L’Hymne XVII sur la Ville de Sichem Cette Hymne commence ainsi : 1. Heureuse sois-tu, Ô Sichem car tu t’es située Admirablement entre la Grâce et la justice. Par Dina, de la fille de Jacob, tu es jugée. Les circoncis t’ont détruite et t’ont poussée au tombeau. Heureux soit celui, le fils du Bon, qui est venu et t’a consolée, Car les fils de justice tirèrent leurs épées [contre toi, À cause d’une femme ils te tuèrent, te couvrirent] et t’ensevelirent, Par une femme tu es ressuscitée. 2. Heureuse sois-tu, Ô Sichem, pour celui qui comprend. Toute la création est désignée en toi. Par Ève, le serpent se souleva pour détruire la Terre Remplie des cadavres selon ta figure 21. Heureuse soit la création qui est ressuscitée par ton symbole. Pour vous deux l’une est imprégnée et désigné dans l’autre. Toi, Ô Sichem, tu es la première22 et l’image De l’Église issue des peuples.
On peut observer que, dans la première strophe, la ville de Sichem se trouve entre la Grâce (DWZE\I) et la Justice (DWZQDN). Par la Justice, la ville de Sichem est jugée et dévastée à cause d’une femme, Dina, fille de Jacob, et par la Grâce, la ville est ressuscitée à cause d’une femme, la Samaritaine. Jésus est décrit comme « le fils du Bon » (DEIUE) et les fils d’Israël comme « les fils du Juste » (DQDN ς βασιλες τν *ουδαων; ε1δομεν γ·ρ ατο& τν Ãστ¿ρα ν τÅ ¢νατολÅ, κα> κθομεν προσκθνÁσαι α&τ´. […] Οã δÚ ¢κοÐσαντες το& βασιλ¿ως πορεÐθησαν· κα δο Ø ¢στ¸ρ, òν ε³δον ¿ν τÅ ¢νατολÅ, προÁγεν ατος Óως λθÙν στµθη ¿πµνω ο# 2ν τ παιδον. *δ¹ντες δÚ τν ¢στ¿ρα χµρησαν χαρ·ν μεγµλην σφ¹δρα. 2. Protévangile de Jacques 21, 3, selon A. FREY (trad.), Écrits apocryphes chrétiens (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1997, p. 101-102, que nous avons rectifiée pour les deux occurrences de ν τÅ ¢νατολÅ : 3λθον γ·ρ μµγοι λ¿γοντες· « Πο& στιν Ø τεχθε>ς βασιλες τν *ουδαων ; ε¶δομεν γ·ρ ατο& τν Ãστ¿ρα ¿ν τÅ ¢νατολÅ, κα> ×λθομεν προσκθνÁσαι ατον ». Κα> δο òν ε³δον Ãστ¿ρα ν τÅ ¢νατολÅ προÁσεν ατοσ Óως εσÁλθον ες τ σπ¸λαιον κα> τν κεφαλν…
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I. Qui sont les Mages ? Telle est bien la première question posée par le rédacteur de l’Opus imperfectum in Matthaeum quand il entame le commentaire3 du chapitre II de Matthieu. Il s’agit d’un commentaire mutilé de l’Évangile selon Matthieu, attribué à un Pseudo-Jean Chrysostome. C’est, en fait, une œuvre d’un écrivain arien, anoméen, dont le texte nous est parvenu en latin – mais il semble être la traduction d’un original grec de la fin du IVe siècle et il a dû être rédigé à Constantinople au début du Ve siècle. Les Mages sont, selon l’évangéliste Matthieu, originaires de l’Orient (μµγοι ¢π ¢νατολν), c’est également ce qu’affirment le rédacteur4 de la Chronique de Zuqnīn et celui de l’Évangile arabe de l’Enfance (5, 1)5. Ils viennent de Perse selon l’Opus imperfectum6, on les dit, le plus souvent, Chaldéens ou Assyriens. Le traité Sur l’étoile précise que « leur mère » est Babylone7, patrie de l’astrologie. Les Mages ont reçu la prophétie concernant la venue du Messie, annoncé par le lever d’un astre, soit de Balaam soit de Zoroastre – soit, dit-on parfois, de Nemrod. C’est ainsi que Zoroastre est devenu un des prophètes du christianisme. Ils sont, le plus souvent, considérés comme des Perses, des disciples ou des successeurs de Balaam ; dans l’art byzantin de Cappadoce, ils sont fréquemment représentés tenant en main le rouleau de la prophétie de Balaam8. C’est une façon explicite de signaler que le verset 2 du chapitre II de l’Évangile selon Matthieu doit bien être interprété comme l’accomplissement de la prophétie de Balaam, telle qu’elle est exprimée en Nombres, 24, 17 : « Je le verrai, mais non pour maintenant, je l’aperçois, mais non de près : un astre issu de Jacob se lèvera, un homme se dressera issu d’Israël, il frappera les princes de Moab et il abattra tous les fils de Seth »9. Selon le traité Sur l’étoile, traduit par W. Wright, « when the Persians saw that the word of Balaam had turned out true and become a fact, they were also specially concerned to see when the Star would arise and become visible »10. Faut-il voir dans l’Étoile apparue aux Mages la réalisation de la prophétie de Balaam ? La question est savamment débattue par Gilles Dorival, dans son article « L’astre
3. Opus imperfectum in Matthaeum II, 2, 2 (P. L., col. 637) : Qui sunt Magi ? Viri orientales qui uenerunt a Perside. 4. Chronique de Zuqnīn I, trad. it. G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi evangelici (“Studi e Testi” 163), Città del Vaticano 1952, p. 27-28 : « Questi erano re figli di re orientali nella terre di ŠYR, la quale è fuori di tutto l’Oriente del mondo abitato ». 5. Évangile arabe de l’Enfance 5/1, dans C. GENEQUAND (trad.), Écrits apocryphes chrétiens (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1997, p. 213 : « Lorsque Jésus naquit à Bethléem de Juda au temps du roi Hérode, les Mages vinrent de l’Orient à Jérusalem ». 6. Voir supra, n. 3. 7. Sur l’étoile, trad. W. WRIGHT, « Eusebius of Caesarea on the star », The Journal of Sacred Literature 4 (1866), 10, p. 157 : « The Assyrians […] they were brought up in the doctrine of the Chaldeans […] according to what they had received from their mother Babylon ». 8. Voir J. BIDEZ et F. CUMONT, Les mages hellénisés, Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Paris 1973, II, p. 118. 9. Nous avons traduit ici Nombres, 24, 17, d’après la version grecque de la Septante, Åριθµο, 24, 17 : Δεξω ατ´, κα> οχ> ν&ν· μακαρζω, κα> οκ Ñγγιζει· ¢νατελε στρον ξ Ιακωβ, κα> ¢ναστ¸σεται νθρωπος ξ Ισραηλ κα> θραÐσαι τος ¢ρχηγος Μωαβ κα> προνομεÐσει παντας υãος Σηθ. 10. Sur l’étoile, traduction de W. WRIGHT, « Eusebius of Caesarea on the star », The Journal of Sacred Literature 4 (1866), 10, p. 161.
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L’étoile apparue aux Mages et la Vierge à l’Enfant
de Balaam et l’étoile des Mages » : « La péricope des mages de Matthieu contientelle une référence à l’astre prophétisé par Balaam en Nombres, 24, 17 ? Prétendre le contraire aboutit à démessianiser la péricope de Matthieu et à aller contre la logique interne du texte »11. Ainsi, toutes ces données concernant les Mages sont visiblement issues de traditions fort anciennes et très vraisemblablement orales, à l’origine, pour la plupart. La prophétie, en effet, est avant tout parole ; ce n’est que postérieurement qu’elle est consignée par écrit. Il en va de même de la divination – le rédacteur du traité Sur l’étoile passe subtilement du terme de « devin » à celui de « prophète » pour désigner Balaam. Le traducteur anglais de ce traité, emploie, d’ailleurs, à plusieurs reprises, de façon très révélatrice, le terme word pour désigner la prophétie de Balaam12. Le verbe anglais foretold, utilisé par le traducteur de Bar-Hébraeus, Wilmot Eardley Carr, est, lui aussi, très révélateur13. Quelle qu’en soit l’origine, cette prophétie a donc été transmise de génération de mages en génération de mages ; toutes les légendes orientales sur les Mages, en particulier la Chronique de Zuqnīn, soulignent le très long délai qui sépare la prophétie de sa réalisation et présentent les mages guettant, de génération en génération, l’apparition de l’Étoile prophétisée par Balaam. La chronique dite « de Zuqnīn » est traditionnellement attribuée à un Pseudo-Denis de Tell Mahrē et connue par un seul manuscrit antérieur à 932 (manuscrit syriaque 162 de la Bibliothèque Vaticane) ; sa rédaction fut achevée en 774-775 dans le couvent de Zuqnīn, près d’Amida (d’où son titre traditionnel), mais le récit remonte très vraisemblablement à une source bien antérieure. Du reste, le terme de « légendes » n’a sans doute pas été choisi au hasard par Ugo Monneret de Villard (1952) : les « légendes » exploitent essentiellement des éléments appartenant, à l’origine, à la tradition orale. De ce point de vue, le terme history, utilisé par le traducteur anglais14 du traité Sur l’étoile, et le terme historia (« récit »), utilisé par Calcidius15, suggèrent très clairement l’idée que la mise par écrit n’intervient que postérieurement. Diverses autres expressions renvoient explicitement à des traditions orales : il suffit, pour s’en convaincre, de repérer les multiples formules comme dicitur ou dicuntur dans les textes en latin, ou bien l’expression audiui, ou encore les termes « coutume » et « tradition » ; l’évocation du Testament d’Adam ou des recommandations faites par Adam à son fils Seth ne peut, elle aussi, que renvoyer à une transmission orale. Ces enseignements, considérés comme des « mystères occultes », consignés dans les livres rédigés par Seth, ont été cachés dans la Caverne des Trésors ; de même furent cachés dans la Caverne des Trésors l’or, la myrrhe et l’encens qu’Adam avait emportés du Paradis et qui étaient destinés à devenir les présents offerts par les Mages au roi nouveau-né ; toutefois, ce que l’on traduit
11. Gilles DORIVAL, « L’astre de Balaam et l’étoile des mages », dans R. GYSELEN (éd.), La science des cieux, sages, mages, astrologues (“Res Orientales” XII), 1999, p. 108. 12. Voir supra, n. 10. 13. W. CARR (trad.), Commentary on the Gospels from Horreum Mysteriorum, Londres 1925, p. 10 : « The Magi […] according to others, Balaam, their father, or Zardushti, their prophet, foretold them the knowledge ». 14. Voir Sur l’étoile, trad. W. WRIGHT, « Eusebius of Caesarea on the star », The Journal of Sacred Literature 4 (1866), 10, p. 157-164, passim. 15. Calcidius, Commentaire au Timée, 126 : Est quoque alia sanctior et uenerabilior historia…
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habituellement par le terme « or » n’est peut-être pas le métal de ce nom mais un parfum16. Ces précisions apparaissent comme un moyen de signaler que le Messie est envisagé en tant que second Adam (Adam nouus) et que la Nativité doit être interprétée comme une nouvelle Création. D’ailleurs, le fait que Seth ait mis par écrit les « enseignements » de son père suggère bien l’idée que l’enseignement premier était oral, comme le confirme la traduction anglaise – « which Adam taught Seth » – de la version arabe de la Caverne des Trésors17 ; il est question d’une quaedam scriptura, inscripta nomine Seth, dans l’Opus imperfectum18 ; Seth consigne par écrit les recommandations19 de son père, selon la Chronique de Zuqnīn20. Il existe diverses variantes concernant le nombre ou la condition des Mages : ils étaient au nombre de trois, ou de dix, ou de douze21. Certains textes donnent une liste de leurs noms, avec diverses variantes ; on les dit « sages », envoyés par leur roi, ou bien « rois » et/ou « fils de rois ». C’est, bien sûr, cette fonction de « rois » qui a été retenue par la tradition ultérieure et le chiffre trois a fini par être communément adopté, vraisemblablement par assimilation avec le nombre des présents mentionnés par l’évangéliste Matthieu. Les mages se transmettent leurs doctrines oralement, de père en fils, comme nous l’apprennent Dion Chrysostome, Ostanès ou Diogène Laërce. Leurs prières sont murmurées à voix basse. Ces tacitae preces, propres aux mages perses22, se sont, ensuite, répandues dans toute la magie. Dans l’Opus imperfectum in Matthaeum23, il est question d’une oraison mentale et muette, ce qui constitue un fait plutôt exceptionnel chez les mages ; la Chronique de Zuqnīn mentionne également des prières faites « en silence »24.
16. Voir G. RYCKMANS, « De l’or (?), de l’encens et de la myrrhe », Revue Biblique 58 (1951), p. 372376. 17. Version arabe du récit de La Caverne des Trésors, f° 101 b, trad. ang. citée par U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi evangelici, op. cit., p. 15 : « Seth took the scroll in which he wrote the Testament of his father Adam into the Cave of treasures, along with the offerings from the land of Paradise, that is to say, gold, myrrh and incense, [about] which Adam taught Seth and his children that they should belong to three Magian Kings, and that they should travel with these things to the Saviour of the world, to be born in a city called Bethlehem, a territory of Judah ». 18. Opus imperfectum in Matthaeum II, 2, 2, P.L., 56, col. 637. 19. Voir M. TARDIEU, « Les livres mis sous le nom de Seth et les Séthiens de l’hérésiologie », dans M. K RAUSE (éd.), Gnosis and Gnosticism, Leyde 1977, p. 204-210. 20. Chronique de Zuqnīn, I, trad. it. G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 28 : « Poichè Adamo rivelò a Seth suo figlio e gli mostrò la sua gradezza originaria fino alla trasgressione del comando, e la sua uscita dal Paradiso ; […] e Seth accolse il precetto di suo padre con cuore puro e fu perfettamente guardingo. […] E quei libri dei Misteri occulti furono posti nel Monte delle Vittorie, a oriente del nostro paese, in una caverna, la Caverna dei Tesori delle Vita del silenzio ». 21. L’Évangile arabe de l’Enfance 5, 1, traduction de C. GENEQUAND, Écrits apocryphes chrétiens (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1997, p. 213 : « Les Mages […], certains prétendent qu’ils étaient trois, comme les offrandes, d’autres qu’ils étaient douze, fils de leurs rois, et d’autres enfin qu’ils étaient dix fils de rois accompagnés d’environ mille deux cents serviteurs ». 22. Voir J. BIDEZ et F. CUMONT, Les mages hellénisés, Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Paris 1973, II, p. 285-286, n. 3. 23. Opus imperfectum in Matthaeum II, 2, 2 (P. L. 56, col. 638) : Magi… in silentio et uoce tacita Deum glorficabant. 24. Chronique de Zuqnīn I, trad. it. G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 27 : « [Magi]…glorificavano e oravano taciturni, senza voce e in silenzio ».
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II. L’astre apparu aux Mages Les Mages voient apparaître l’Étoile alors qu’ils se trouvent sur une montagne, là où se situe la Caverne des Trésors ; cette montagne est, le plus souvent, appelée « Mont de la Victoire » ; elle est parfois nommée « montagne de Nod » et peut être rapprochée du territoire de Nod – dont il est question en Genèse, 4, 16 –, où se réfugia Caïn après le meurtre d’Abel ; il est d’ailleurs question « della terra di Nūd » dans la Chronique de Zuqnīn25. Où peut-on situer cette montagne ? L’Opus imperfectum nous apprend qu’elle fait partie d’un territoire situé in ipso principio Orientis iuxta Oceanum26. Sans doute faut-il comprendre que le terme Oceanus – ou l’expression « il grande mare Oceano » dans la traduction italienne de la Chronique de Zuqnīn27 – désigne ici la « Mer Caspienne », longtemps considérée non comme une mer intérieure, mais comme un golfe de l’Océan septentrional. Or la biographie de Mar Aba nous révèle que ce patriarche du VIe siècle fut exilé en Azerbaïdjan, dans un village nommé « SRŠ des Mages », là où, précisément se rassemblaient les mages de toute la Perse pour leur formation supérieure ; ce village a pu être identifié, par Ugo Monneret de Villard28, à Serāh (actuellement Sarāb), au pied du Mont Sabalān, le plus haut sommet de l’Azerbaïdjan ; il est, du reste, question de l’Aderbijan dans un passage de Bar-Hebraeus29. La formule très vague d’un passage de La Caverne des Trésors pourrait également désigner l’Azerbaïdjan30, peu éloigné du Lac Ourmiah, au sud duquel s’étend une partie de la chaîne du Taurus. On pourrait lire SRŠ comme Srōš (forme pelhevie d’une divinité de l’Avesta), qui serait, peut-être, à l’origine, l’étoile du matin, φωσφ¹ρος en grec, comme l’a démontré G. Kreyenbroek, qui a étudié la place de Sraoša dans la tradition zoroastrienne 31. Mais, surtout, SRŠ fait immanquablement penser à SeiRioS (SiRiuS), l’étoile la plus brillante de la constellation de la Canicule et de la voûte céleste. Il apparaît alors que les légendes orientales sur les Mages se réfèrent à une tradition très ancienne, vraisemblablement orale, à laquelle semble également faire référence le poète latin Manilius dans ses Astronomiques : « La Canicule le suit, fournissant sa carrière avec une promptitude extrême ; il n’est point de constellation dont la terre doive plus redouter la première apparition. Ceux qui observent son lever (héliaque) de dessus la cime élevée du mont Taurus,
25. Chronique de Zuqnīn I, trad. it. G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 28 : « […] La terra di ŠYR, la quale è fuori di tutto l’Oriente del mondo abitato, presso il grande mare Oceano che è fuori del mondo, a oriente della terra di Nūd, dove abitava il grande Adamo ». 26. Opus imperfectum in Matthaeum II, 2, 2 (P. L. 56, col. 638) : Quoniam erat quaedam gens sita in ipso principio Orientis iuxta Oceanum, apud quos ferebatur quaedam scriptura, inscripta nomine Seth, de apparitura hac stella. 27. Voir supra, n. 24. 28. Voir U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., 1952, p. 142. 29. Voir la traduction latine de l’Historia compendiosa dynastiarum : Regione Aderbijan…(trad. latine d’Edward POCOCK, 1663, p. 54). 30. La Caverne des Trésors XLV : « [Les mages chaldéens]… quittèrent l’Est, montèrent vers les montagnes de Nod qui se situent aux confins de l’Est à partir des frontières du Nord », trad. S.M. RI, La Caverne des Trésors, les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 487. Script. Syr. 208), Louvain 1987, p. 143. 31. Voir G. KREYENBROEK, Sraoša in the Zoroastrian Tradition, Leyde 1985.
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en concluent l’abondance ou la disette des fruits de la terre, la température des saisons, les maladies qui régneront, les alliances qui se concluront. Elle est l’arbitre de la guerre et de la paix ; variant dans les circonstances de sa première apparition, elle produit des effets relatifs aux aspects qu’elle a pour lors et nous gouverne par son seul regard. Qu’elle ait ce pouvoir, nous en avons pour garants sa couleur, sa vivacité, l’éclat de ses feux : presque égale au soleil, elle n’en diffère qu’en ce qu’étant beaucoup plus éloignée, elle ne nous lance que des rayons azurés, dont la chaleur est fort affaiblie. Tous les autres astres plient devant elle ; de tous ceux qui se plongent dans l’océan et qui en sortent de nouveau pour éclairer le monde, il n’en est aucun dont l’éclat soit comparable au sien »32. Il semblerait que les Mages du traité Sur l’étoile tentent eux aussi, comme les mages évoqués par Manilius, de faire des pronostics au moment du lever de l’Étoile prophétisée par Balaam : « The Persians […] were specially concerned to see when the Star become visible […] meditating what might perchance happen at its rising »33. Il apparaît, dès lors, que les astronomes de l’Antiquité païenne et les rédacteurs des légendes concernant les Mages évangéliques aient puisé à une tradition orale commune. Peut-on, de ce fait, savoir quel type d’« astre » ont vu apparaître les Mages ? Les termes grecs, στρον et ¢στ¸ρ, désignent avant tout un « corps céleste isolé » et une « constellation ». La traduction latine par le seul terme stella (« étoile ») est encore plus explicite. Dans tous les textes qui évoquent la vision des Mages évangéliques, il est très clairement question d’une « étoile », comme le signifient nettement les termes utilisés (en grec, en latin, en anglais, en français et en italien) : ¢στ¸ρ, stella, star, Star, étoile, stella. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène astronomique exceptionnel, comme les commentateurs se sont souvent plu à le souligner, en estimant que les Mages avaient pu observer soit l’apparition d’une comète, soit une conjonction particulière de planètes, soit toute autre manifestation céleste peu ordinaire. Or tous les textes qui prédisent ou disent les temps messianiques formulent le moment de la naissance du Messie dans les termes exacts du lever héliaque d’une étoile, c’est-à-dire l’apparition d’une étoile, après un temps d’invisibilité, au-dessus de l’horizon oriental céleste, juste avant le lever du soleil ; c’est exactement ce qui est signalé dans le traité Sur l’étoile. Le verbe grec ¢νατ¿λλω (traduit par orior, en latin) et le substantif ¢νατολ¸ (traduit par ortus, en latin), que l’on trouve en Nombres (24, 17), en Matthieu (2, 2 et 9) et dans le Protévangile de Jacques (21, 1 et 3), sont les formules communes à toute l’Antiquité grecque et romaine, les plus couramment utilisées pour désigner le lever d’un astre (qu’il s’agisse d’une étoile
32. Manilius, Astronomica I, 396-411, éd. G. P. GOOLD, Cambridge (Mass.), Londres 19922, p. 3436 : Subsequitur rapido contenta Canicula cursu,/ qua nullum terris uiolentius aduenit astrum/ nec grauius cedit. Nunc horrida frigore surgit,/ nunc uacuum soli fulgentem deserit orbem :/ sic in utrumque mouet mundum et contraria reddit./ Hanc qui surgentem, primo cum redditur ortu,/ montis ab excelso speculantur uertice Tauri,/ euentus frugum uarios et tempora discunt,/ quaeque ualetudo ueniat, concordia quanta./ Bella facit pacemque refert, uarieque reuertens/sic mouet, ut uidit, mundum uultique gubernat./ Magna fides hoc posse color cursusque micantis/ignis ad os. Vix sole minor, nisi quod procul haerens/frigida caeruleo contorquet lumina uultu./ Cetera uincuntur specie, nec clarius astrum/tinguitur oceano caelumque reuisit ab undis. 33. Sur l’étoile, traduction de W. WRIGHT, « Eusebius of Caesarea on the star », The Journal of Sacred Literature, 4e série, 1866, 10, p. 161.
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ou du soleil) : le verbe signifie « se lever » et le substantif « lever », ainsi que le confirment tous les dictionnaires consultés qui fournissent de multiples exemples à l’appui (Aristote, Platon, Cicéron, Ovide…). Il s’agit là d’un phénomène tout à fait régulier, observable quotidiennement et consigné dans les calendriers stellaires. Presque tous les textes qui évoquent les Mages évangéliques parlent précisément du lever d’une étoile, comme en témoignent à l’évidence les expressions utilisées : stella oritura ; stella illa oriretur ; ortum eius ; the Star which arose ; the Star would arise ; its rising ; una luce que sorgerà in aspetto di stella ; ortu stellae cuiusdam. Le Messie est donc intrinsèquement uni, voire identifié, à son astre emblématique, non seulement par l’intermédiaire de la tournure possessive ατο& en grec (eius en latin), mais encore par l’utilisation du verbe µνατ¿λλω en grec (orior en latin), qui désigne indifféremment le lever d’un astre ou la naissance d’un personnage. Il s’agit donc bien du lever d’une étoile, mais d’un lever particulier, dans la mesure où il inaugure une ère nouvelle, un nouveau cycle du temps cosmique, c’est-à-dire, selon la terminologie antique, une nouvelle Grande Année ; Jésus est, d’ailleurs, conçu comme « l’année parfaite »34. III. L’identification de l’Étoile et la date de son lever Pourrait-on, dès lors, identifier cette étoile ? Le seul commentateur, à notre connaissance, à tenter d’élucider cette question est le philosophe néo-platonicien Calcidius qui, sans doute au IVe siècle, propose un commentaire très détaillé du Timée de Platon, dans lequel il mentionne le lever de l’étoile Sirius et évoque l’Étoile apparue aux Mages : Homère, poète inspiré, a suivi aussi ce type de raisonnement et il donne à la Canicule qui se lève le nom de Chien d’Orion, tandis que certains nomment cette même étoile Astre du Chien, mais que les Égyptiens l’appellent Sothis. […] Or le lever de cet astre signifie maladie des populations et mort de nombreuses personnalités. […] Il existe aussi un autre récit plus saint et vénérable selon lequel le lever d’une étoile signifie non pas maladie et mort, mais venue sur terre d’un dieu vénérable, destiné à apporter le Salut de l’homme et à préserver tout ce qui est mortel. Or cette étoile, des mages chaldéens, pleins de sagesse et d’habileté à observer les phénomènes célestes, l’ont remarquée une nuit dans le ciel et, de ce fait, ils partirent, dit-on, à la recherche d’un dieu nouveau-né ; quand ils eurent découvert cet enfant empli de majesté, ils le vénérèrent et prononcèrent des vœux dignes d’un si grand Dieu35.
34. Hippolyte de Rome, Bénédictions de Moïse (P. O., 27, p. 171) : « Une fois ensemble réunis les douze apôtres ont annoncé l’Année parfaite : le Christ ». 35. Calcidius, Commentaire au Timée, 125-126 : Quam rationem secutus etiam uates Homerus ortum Caniculae Canem Orionis appellat, cum hanc eamdem stellam Astrocynon quidam, Aegyptii uero Sothin uocent. Porro sidus hoc exoriens morbos populorum multorumque optimatium mortes denuntiat. Est quoque alia sanctior et uenerabilior historia, quae perhibet ortu stellae cuiusdam non morbos mortesque denuntiatas sed dei uenerabilis descensum ad humanae conseruationis rerumque mortalium gratiam. Quam stellam cum nocturno itinere suspexissent Chaldaeorum profecto sapientes uiri et in consideratione rerum caelestium satis exercitati, quaesisse dicuntur recentem ortum dei repertaque illa maiestate puerili ueneratos esse et uota tanto deo conuenientia nuncupasse (Waszink (éd.), p. 169-170).
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Les développements, enchaînés par analogie, sont tout à fait suggestifs : l’étoile apparue aux Mages ne saurait qu’être identifiée à l’Astre du Chien, Sirius, τ 5στρον, l’Astre par excellence (le même terme est utilisé en Nombres, 24, 17), qui surpasse en magnitude toutes les autres étoiles ; elle est « la stella di luce infinita », est-il précisé dans la Chronique de Zuqnīn, et sa lumière remplace celle du soleil36 ; c’est l’étoile dont le lever, constamment associé au solstice d’été dans toute l’Antiquité, est signe de calamités pour les Grecs, mais qui, pour les Égyptiens et les Perses, apporte le salut, celle qui, placée au rang des divinités, est l’objet d’un véritable culte et « n’est pas moins vénérée que les astres comptés au nombre des dieux »37. Les Anciens, comme Manilius, considèrent que les effets du lever du Sirius sont terribles : Lorsque le Lion commence à nous montrer sa terrible gueule, le Chien se lève, la Canicule aboie des flammes, l’ardeur de son feu la rend furieuse et double la chaleur du soleil. Quand elle secoue son flambeau sur la terre et qu’elle nous darde ses rayons, la terre, prête à être réduite en cendres, paraît à son dernier moment, Neptune languit au fond des eaux, les arbres des forêts sont sans sève, les herbes sans vigueur. Tous les animaux cherchent un asile en des climats lointains ; le monde aurait besoin d’un autre monde où il pût se réfugier. La nature, assiégée de feux brûlants, éprouve des maux dont elle-même est la cause et vit en quelque sorte sur son bûcher. Tant est grande la chaleur répandue par tout le ciel ! Les feux de tous les astres semblent concentrés dans un seul. Lorsque cette constellation, sortant des eaux, commence à gravir sur le penchant du globe, celui que l’eau de la mer effleure alors au moment de sa naissance, sera d’un caractère violent et impétueux livré à ses fureurs, il sera la terreur et l’objet de la haine du public ; il précipite sans jugement ses paroles ; il n’a pas encore parlé et il a déjà manifesté son emportement : le sujet le plus léger le met hors de lui-même, il écume, il hurle au lieu de parler ; il se tord la langue et ne peut achever son discours. Un autre défaut rend celui-ci plus redoutable encore : Bacchus augmente la fureur de cet homme et sa rage indomptée est poussée aux derniers excès. La nuit des forêts, la raideur des montagnes, la vue d’un lion terrible, les défenses d’un sanglier écumant, les armes dont les bêtes sauvages sont pourvues, rien n’est capable de l’intimider : il déploie sa fureur contre le premier ennemi qui se présente. Ne vois-tu pas qu’elle chasse elle-même dans le ciel ? 38
36. Chronique de Zuqnīn I, traduction italienne de G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 37 : « Partimmo in grande letizia rallegrandoci nel cuore, per andare nel luogo dove ci era stato comandato di adorare la vista della stella di luce infinita […] nè avevamo bisogno della luce del sole nè della luna, perchè la loro luce era insignificante ai nostri occhi ». 37. Pline, Histoire naturelle XVIII, 270 : Neque est minor ei ueneratio quam descriptis in deos stellis. 38. Manilius, Astronomica V, 206-232 : Cum uero in uastos Nemeaeus hiatus,/ exoriturque canis latratque Canicula flammas/et rabit igne suo geminatque incendia solis./ Qua subdente facem terris radiosque uomente/diuinat cineres orbis fatumque supremum/sortitur, languetque suis Neptunus in undis,/ et uiridis nemori sanguis decedit et herbis./ Cuncta peregrinos orbes animalia quaerunt/atque eget alterius mundus ; natura suismet/aegrotat morbis nimios obsessa per aestus/inque rogo uiuit : tantus per sidera feruor/funditur atque uno cessant in lumine cuncta./ Haec ubi se ponto per primas extulit oras,/ nascentem quam nec pelagi restinxerit unda,/ effrenos animos uiolentaque pectora finget/irarumque dabit fluctus odiumque metumque/totius uulgi. Praecurrunt uerba loquentis,/ ante
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Or, la mention du caractère impétueux des êtres nés sous le signe de Sirius n’est pas sans évoquer les paroles prononcées prophétiquement par Syméon, lors de la Présentation au Temple : « Vois ! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël ; il doit être un signe en butte à la contradiction – et toi-même, une épée te transpercera l’âme – afin que se révèlent les pensées intimes de bien des cœurs »39. En outre, le lever de Sirius (Sothis) est considéré, par les Égyptiens, comme l’anniversaire de la Création du monde. Ainsi, si Sirius est bien l’Étoile emblématique du Christ, la Nativité apparaît véritablement comme une nouvelle Création, comme l’inauguration des Temps Nouveaux. Aussi Jésus devient-il un second Adam, auquel les Mages offrent les trésors cachés dans la Caverne des Trésors par le premier Adam. Or la meilleure myrrhe et le meilleur encens (tout comme la pourpre et le miel) se récoltent précisément au lever de Sirius40. Est-il, dès lors, possible de dater calendairement ce lever ? Le lever héliaque de Sirius (Sothis) a été régulièrement observé et noté dans les calendriers stellaires de l’Antiquité : il est fixé au 19 et 20 juillet en Égypte – c’est, bien évidemment, ce lever qui est évoqué par Calcidius –, au 21 ou 22 juillet pour Athènes, au 25 juillet pour Rome, au 15/IV (Tammouz) dans les tables astronomiques babyloniennes (dites mulAPIN)41. Trouve-t-on des indications calendaires dans les textes qui évoquent les Mages évangéliques ? Dans l’Opus imperfectum, il est précisé que « ces Mages, chaque année après la moisson et le battage du blé montaient sur une montagne qui, dans leur langue, était appelée Montagne de la Victoire »42. Jacques de Voragine, dans La légende dorée (XIV), cite presque textuellement ce passage de l’Opus imperfectum. Or, ceux-ci, tous les ans, après un mois écoulé, montaient sur la montagne de la victoire, y restaient trois jours, se lavaient et priaient Dieu de leur montrer l’étoile prédite par Balaam. Une fois, c’était le jour de la naissance du Seigneur, pendant qu’ils étaient là, vint vers eux sur la montagne une étoile singulière : elle avait la forme d’un magnifique enfant, sur la tête duquel brillait une croix, et elle adressa
os est animus nec magnis concita causis/cordia micant et lingua rabit latratque loquendo,/ morsibus et crebris dentes in uoce relinquit./ Ardescit uino uitium, uiresque ministrat/Bacchus et in flammam saeuas exsuscitat iras./ Nec siluas rupesque timent uastoque leones/aut spumantis apri dentes atque arma ferarum,/ effunduntque suas concesso in corpore flammas / Ne cernis ut ipsum etiam sidus uenetur in astris. 39. Lc 2, 34-35. 40. Voir Théophraste, Histoire des plantes IX, 1, 6. Voir aussi PLINE, Histoire naturelle, XII, 5860. 41. Ces tables ont été étudiées par B. L. VAN DER WAERDEN, dans le Journal of Near Eastern Studies 8 (1949), p. 6-26 : Mois IV, le 15, lever de gag.si.sá, de mus et ur.gu.la (Sirius, Hydra + b Cancri et Leo). 42. Opus imperfectum in Matthaeum, P. L., 56, col. 638 : Hi [Magi] ergo per singulos annos post messem trituratoriam ascendebant in montem aliquem, qui uocabatur lingua eorum Mons Victorialis. Ce passage est cité dans Les religions de l’Iran de G. WINDENGREN ; mais, dans la version française de cette étude, l’expression post messem trituratoriam est traduite par « après la récolte du foin » (p. 235), ce qui ne semble pas tenir compte du sens exact de l’adjectif trituratoriam, formé sur le substantif tritura qui fait très précisément référence au « battage du blé ».
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ces paroles aux Mages : « Hâtez-vous d’aller dans la terre de Juda, vous chercherez un roi nouveau-né et vous l’y trouverez. » Ils se mirent aussitôt en chemin.43
Or le battage du blé, pour la Perse, peut être situé vers la fin du mois de juillet, de même, donc, que la vision des Mages. D’autre part, dans la Chronique de Zuqnīn (issue manifestement de la même tradition que l’Opus imperfectum), on signale que les Mages se tiennent au pied de la montagne le « 25e jour de chaque mois »44 et que c’est précisément quand ils se trouvent au pied de la montagne qu’ils voient apparaître l’Étoile. Dès lors, si l’on combine les données des deux textes que nous venons de citer, il est possible de situer calendairement la vision des Mages un 25 juillet et, nous dit Jacques de Voragine, « c’était le jour de la naissance du Seigneur ». Dans tous les textes que nous avons mentionnés ici, l’Étoile apparue aux Mages est dotée de caractères particuliers. Par exemple, elle éclaire pendant le jour. Mais surtout, elle est présentée comme vivante : elle est douée de mouvement (Matthieu, 2, 9 ; Protévangile de Jacques, 21, 3) ; souvent, elle dispose non seulement du mouvement mais aussi de la parole45, et même, dans la Chronique de Zuqnīn, de longs passages au style direct rapportent les paroles de la « Lumière »46. Dans la plupart des légendes sur les Mages évangéliques, l’aspect particulier de cette Étoile de la Nativité est décrit, comme s’il s’agissait d’un petit tableau. Une source mentionne la présence de lettres dans l’Étoile, révélant His arising, selon le traducteur anglais ; faut-il comprendre qu’il s’agit de la Venue de l’Enfant ou de sa future résurrection ? Trois sources (Opus imperfectum ; Historia trium regum, VIII ; Légende dorée, XIV) précisent que, dans l’Étoile, apparaît la figure d’un enfant dont la tête est surmontée d’une croix. Cette image permet d’assimiler, d’identifier même, l’Enfant à son Étoile emblématique et de rendre visuellement compte de la tournure possessive (ατο&) utilisée par l’évangéliste Matthieu, ainsi que par le rédacteur du Protévangile de Jacques. Dans la Chronique de Zuqnīn, l’aspect de l’Étoile n’est pas décrit, toutefois il est signalé que ce n’est pas un nouveau-né que les Mages vont adorer, mais « l’Étoile de la Lumière infinie » ; sans doute s’agit-il, là aussi, d’une façon particulière d’identifier la Lumière à l’Enfant, dans la mesure où le rédacteur avait précédemment précisé que c’était la lumière de l’étoile elle-même qui représentait la « Majesté du Père ». Quant à la présence de la croix dans ce petit tableau, elle permet très vraisemblablement d’inscrire dans l’Étoile, à l’instant même de la Nativité, le futur destin de l’Enfant et de révéler Sa double nature. Une source (Historia compendiosa dynastiarum) évoque, dans cette Étoile, la figure d’une jeune fille. Sans doute est-ce là une façon de signaler qu’avec l’apparition de l’Étoile, s’accomplit la prophétie de Zoroastre, telle qu’elle était consignée,
43. Jacques de Voragine, La légende dorée XIV, J.-B. M. ROZE (trad.), Paris 1967, I, p. 116. Apparemment, Jacques de Voragine lit mensem au lieu de messem : Hi ergo per singulos annos post mensem ascendebant super montem victorialem… (éd. Th. Graesse, Dresde/Leipzig 1890, p. 89). 44. Chronique de Zuqnīn I, traduction italienne de G. Della Vida, citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 29-30 : « […] ai piedi del Monte […] nel 25° giorno di ogni mese ». 45. Opus imperfectum in Matthaeum, P. L., 56, col. 638 : Stella apparuit eis descendens super Montem illum Victorialem […] et locuta est eis et praecepit ut proficiscerentur in Iudaeam 46. Voir la traduction italienne citée par U. MONNERET DE VILLARD, op. cit., p. 35-37.
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au style indirect, à la ligne précédente, et aussi de postuler la virginité de Marie (figura puellae uirginis)47. Deux sources évoquent, dans cette Étoile, une scène représentant la Vierge à l’Enfant : « They saw in the star a maiden who was bearing a male child in her arms, and on His head was a diadem » ; « ils virent une étoile au firmament qui resplendissait d’une lumière plus éclatante que toutes les autres étoiles. Et en son centre se trouvait une jeune fille portant un petit garçon qui avait une couronne sur la tête »48. Cette figure deviendra un véritable topos dans l’iconographie de la Nativité, tout particulièrement dans les icônes byzantines. Mais n’était-ce pas déjà un topos iconographique à l’époque de la rédaction des deux textes mentionnés ici ? On considère, en effet, que la fresque de la catacombe de Priscille (Via Salaria) à Rome (datée de la première moitié du IIIe siècle), figurant une femme (identifiée à Marie), qui porte un enfant sur son sein et accompagnée d’un homme (identifié à Balaam) qui désigne une étoile à six branches, constitue le prototype peint de la Vierge à l’Enfant. De plus, dans ces deux passages, l’Enfant porte sur la tête un emblème royal (un diadème ou une couronne). Sans doute fautil voir là une préfiguration de la scène à laquelle assisteront les Mages, une fois qu’ils seront parvenus à Bethléem, ainsi que le suggèrent l’évangéliste Matthieu et le rédacteur du Protévangile de Jacques : « Ils virent l’enfant avec Marie sa mère ». Tout se passe comme si l’Étoile était identifiée à la scène de la Nativité, comme si elle en était la figuration même. C’est bien un moyen de signifier que le lever de l’Étoile coïncide exactement avec le moment de la Nativité. Il s’agit également d’une façon de représenter visuellement la royauté de cet Enfant, ainsi qu’elle est clairement affirmée par les Mages en Matthieu (2, 2) et dans le Protévangile de Jacques (21, 1), tout comme elle est confirmée par les présents royaux qui sont offerts par les Mages à l’Enfant. Ainsi, l’analyse des textes évangéliques, canoniques et apocryphes, et des « légendes » concernant les Mages évangéliques, confrontées à des textes astronomiques de l’Antiquité païenne évoquant des mages, a permis d’émettre l’hypothèse que toutes ces sources se référaient aux mêmes traditions très anciennes, vraisemblablement orales à l’origine. Il est clair, en outre, que c’est bien au « lever » d’une étoile (ou d’une constellation) qu’assistent les Mages, phénomène régulièrement observable, consigné dans des calendriers stellaires et à l’occasion duquel il est possible de formuler divers pronostics – telles sont, du reste, les fonctions des mages (c’est-à-dire des astrologues). Il ne s’agit donc pas d’un phénomène astronomique exceptionnel, comme l’apparition d’une comète ou une conjonction particulière de planètes, mais du lever spécifique d’une Étoile qui inaugure les Temps Nouveaux, ceux d’une nouvelle
47. Historia compendiosa dynastiarum, traduction latine d’E. Pocock, 1663, p. 54 : Indicauitque […] apparituram stellam […] in cuius medio conspiceretur figura puellae uirginis. 48. Bar-Hebraeus, Horreum Mysteriorum, traduction anglaise de W. CARR, Commentary on the Gospels from Horreum Mysteriorum, Londres 1925, p. 10 ; La Caverne des Trésors XLV, éd. S.-M. RI, La Caverne des Trésors, les deux recensions syriaques (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 487. “Script. Syr.” 208), Louvain 1987, p. 142.
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Création, du retour de la Grande Année, ainsi que l’annonce Virgile49, et qui est le signe indubitable que Jésus est bien un « nouvel Adam » (Adam nouus). Quant aux images visibles au cœur de cette Étoile, elles apparaissent comme autant de signes probants de l’assimilation, de l’identification même, de l’Enfant avec son Étoile emblématique et comme un moyen de rendre compte visuellement des propos de l’évangéliste Matthieu. Elles permettent aussi d’affirmer, discrètement et implicitement, le dogme de la Virginité de Marie et de SIGNaler50 que tout le destin de l’Enfant se lit à l’instant même de sa Nativité, dans l’Astre apparu aux Mages. Bibliographie Bar-Hebraeus : voir E. POCKOKIO Bar-Hebraeus : voir W. E. W. CARR Biblia Sacra : voir A. COLUNGA et L. TURRADO J. BIDEZ, F. CUMONT, Les mages hellénisés, Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Paris 1973, 2 vol. F. BOVON et P. GEOLTRAIN (dir.), Écrits apocryphes chrétiens (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1997. Calcidius : voir J. H. WASZINK W. E. W. CARR (trad. et éd.), Commentary on the Gospels from Horreum Mysteriorum, Londres 1925. M. CARREZ, avec la collaboration de G. METZGER et L. GALY, Nouveau Testament interlinéaire grec/français, Paris 1993. Chronique de Zuqnīn : voir G. LEVI DELLA VIDA A. COLUNGA et L. TURRADO (éd.), Biblia Sacra, iuxta Vulgatam Clementinam, Madrid 1985. E. DE SAINT-DENIS, Bucoliques, Paris 1956. A. DE SANTOS OTERO (éd.), Los Evangelios apocrifos, edición crítica y bilingüe, Madrid 1985. G. DORIVAL, « L’astre de Balaam et l’étoile des mages », dans R. GYSELEN (éd.), La science des cieux, sages, mages, astrologues (“Res Orientales” XII), 1999, p. 93-111. Écrits apocryphes chrétiens : voir F. BOVON et P. GEOLTRAIN G. P. GOOLD (éd., trad.), Astronomica, Cambridge (Mass.), Londres 19922. Th. GRAESSE, Jacques de Voragine. Legenda aurea, uulgo Historia Lombardica dicta (ad optimorum librorum fidem recensuit), Dresde, Leipzig 1890.
49. Virgile, Bucoliques IV, 6-12 : Iam redit Virgo, redeunt Saturnia regna ;/ iam noua progenies caelo demittitur alto./ […] et incipient magni procedere menses (« Voici que revient aussi la Vierge, que revient le règne de Saturne ; voici qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel. […] Et la Grande Année fera ses premiers pas » ; édition et traduction d’Eugène de Saint-Denis, Les Belles Lettres, CUF, 1956, p. 41). 50. Le terme latin signum signifie non seulement « signe », « indication », « présage » ou « miracle », mais aussi « astre » et « constellation ».
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L’étoile apparue aux Mages et la Vierge à l’Enfant
Hippolyte de Rome : voir B.-C. MERCIER C. HORSTMANN, Historia trium regum, Londres 1886. Jacques de Voragine : voir Th. GRAESSE Jacques de Voragine : voir J.-B. M. ROZE Jean d’Hildesheim : voir C. HORSTMANN G. K REYENBROEK, Sraoša in the Zoroastrian Tradition, Leyde 1985. La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École Biblique de Jérusalem, Paris 1991. La Caverne des Trésors : voir Su-Min R I H. LE BONNIEC, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle, Livre XVIII, Paris 1972. G. LEVI DELLA VIDA, Le leggende orientali sui Magi evangelici, Cita del Vaticano 1952. Los Evangelios apocrifos : voir A. DE SANTOS OTERO Manilius : voir G. P. GOOLD B.-C. MERCIER, « Hippolyte de Rome : Sur les bénédictions d’Isaac, de Jacob, et de Moïse », Patrologia Orientalis 27 (1954), p. 1-115. U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi evangelici (“Studi e Testi” 163), Città del Vaticano, Bibliotheca Apostolica, 1952. Nouveau Testament : voir M. CARREZ Opus imperfectum in Matthaeum : voir Patrologia series Latina 56. Pline l’Ancien : voir H. LE BONNIEC E. POCKOKIO, Gregorius Abū al-Farağ. Historia compendiosa dynastiarum, Oxoniae 1663. A. Su-Min RI, La Caverne des Trésors. Les deux recensions syriaques (“CSCO” 486-487. “Script. Syr.” 207-208), Louvain 1987, 2 vol. A. RAHLFS, Septuaginta, Vetus Testamentum graece iuxta LXX interpretes, Stuttgart 1979. J.-B. M. ROZE (trad.), Jacques de Voragine. La légende dorée, Paris 1967, 2 vol. G. RYCKMANS, « De l’or (?), de l’encens et de la myrrhe », Revue Biblique 58 (1951), p. 372376. Septuaginta : voir A. RAHLFS Sur l’étoile : voir W. WRIGHT M. TARDIEU, « Les livres mis sous le nom de Seth et les Séthiens de l’hérésiologie », dans M. K RAUSE (éd.), Gnosis and Gnosticism, Leyde 1977, p. 204-210. B. L. VAN DER WAERDEN, « Babylonian Astronomy II. The Thirty-Six Stars », Journal of Near Eastern Studies 8 (1949), p. 6-26. Virgile : voir E. DE SAINT-DENIS J. H. WASZINK (éd.), Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus (“Plato Latinus” 4), Leyde 1962. G. WIDENGREN, Les religions de l’Iran (traduction française) (“Les Religions de l’Humanité”), Paris 1968. W. WRIGHT, « Eusebius of Caesarea on the star », The Journal of Sacred Literature 9 avril (1866), p. 117-136 (texte syriaque) ; 10 (1867), p. 150-164 (traduction anglaise).
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ʿAMMĪʾANAS, DIEU DE KHAWLĀN (YÉMEN)
Christian ROBIN Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 – membre de l’Institut
Aux premiers temps de l’Islam, deux questions relatives au polythéisme arabique ont agité exégètes et traditionnistes. La première était l’identification des divinités mentionnées dans le Coran, notamment dans les sourates « L’étoile »1 et « Noé »2 ; quant à la seconde, elle visait le procès qui avait conduit l’Homme, évidemment monothéiste au moment de la Création – et toujours monothéiste quand Abraham fonda le sanctuaire mecquois – à devenir polythéiste. Le célèbre Livre des idoles (Kitāb al-a nām – désormais A nām –) de Hishām Ibn al-Kalbī (mort en 204/819 ou en 206/821) répond avant tout à ces interrogations3 et ne saurait être utilisé comme un témoignage direct et fiable 4 sur le polythéisme arabique. Il en est de même de l’ensemble de la Tradition arabo-islamique, tendancieuse et répétitive. C’est paradoxalement dans quelques textes traitant de sujets très éloignés de la religion qu’on découvre les informations les plus originales5. Par exemple, le Yéménite al- asan b. Amad al-Hamdānī (mort après 360/970-971), qui s’est intéressé tout particulièrement à l’histoire et aux vestiges du Yémen préislamique, rapporte dans un ouvrage consacré à la métallurgie de l’or et de l’argent : Il y avait sur les monnaies d’or et d’argent des imyarites l’image du soleil, de la lune et des étoiles parce qu’ils les adoraient. Ils les appelaient ʿAthtar, Hubas (la lune) et Alāmiqa (les étoiles), singulier Almaq ou Yalmaq. C’est pour cela qu’on appelle Bilqīs « Yalmaqa » de même qu’on dit Zuhara [= Vénus] 6.
1. al-Najm LIII, 19-20, « Avez-vous considéré al-Lāt et al-ʿUzzà, et Manāt cette troisième autre » (traduction d’après Régis Blachère). 2. Nū LXXI, 20-23 [21-23], « [Noé] dit : Seigneur, […] ils se sont écriés : “N’abandonnez pas vos divinités ! N’abandonnez ni Wadd, ni Suwāʿ, ni Yaghūth ni Yaʿūq ni Nasr !” » 3. G. R. HAWTING The Idea of Idolatry and the Emergence of Islam. From Polemic to History (“Cambridge Studies in Islamic Civilization”), Cambridge University Press, 1999, p. 88 sq. 4. Pour un excès de confiance dans les données factuelles d’A nām, voir par exemple Jean-Marie DURAND, Le culte des pierres et les monuments commémoratifs en Syrie amorrite (“Florilegium marianum” 8, “Mémoires de N.A.B.U.” 9), Paris 2005. 5. Sur les divinités de l’Arabie déserte, voir en dernier lieu Michael LECKER, People, tribes and Society in Arabia Around the Time of Mu ammad (“Variorum Collected Studies Series”), Aldershot 2005 (III, « Was Arabian Idol Worship Declining on the Eve of Islam ? »). 6. Abū Muammad al- asan b. Amad b. Yaʿqūb AL-H AMDĀNĪ, Kitâb al-Ǧauharatain al-ʿatîqatain al-mâʾiʿatain a - afrâʾ waʾl-bayâʾ, Die beiden Edelmetalle Gold und Silber, Christopher TOLL (éd.) (“Acta Universistatis Upsaliensis, Studia Semitica Upsaliensia” 1), Uppsala 1968, 74 b (wakāna fī danānīr imyar wa-darāhimi-hā ūrat al-shams wa-ʾl-qamar wa-ʾl-kawākib li-anna-hum kānū yaʿbudūna-hā wa-ismu-hā ʿinda-hum ʿAthtar wa-ʾl-qamar Hubas wa-ʾl-nujūm Alāmiqa waʾl-wā id Almaq wa-Yalmaq wa-li-dhālika sammaw Bilqīs Yalmaqa ka-anna-hum qālū Zuhara) ; la lecture Hubas est obtenue en croisant AL-H AMDĀNĪ, Kitâb al-Ǧauharatain, op. cit. (yfys sans points diacritiques) et AL-BAKRĪ (Abū ʿUbayd ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-ʿAzīz […] al-Andalusī), Muʿjam
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al-Hamdānī connaissait donc le nom des trois premières divinités du panthéon du royaume de Sabaʾ, qui en comptait cinq : ʿAthtar, Hawbas, Almaqah, dhāt imyam et dhāt Baʿdanum (ʿtr, Hwbs¹, ʾlmqh, t- mym et t-Bʿdnm)7. La Tradition traite donc avant tout des divinités mentionnées dans le Coran. Les seules divinités non coraniques sur lesquelles les informations soient relativement nombreuses sont celles du sanctuaire de La Mecque – ce qui s’explique par la profusion des anecdotes relatives à la jeunesse de Muammad et de ses premiers compagnons – et, de manière plutôt étrange, un dieu des marches du Yémen. C’est de ce dernier, nommé ʿAmmīʾanas, que je voudrais traiter. I. ʿAmmīʾanas, « idole » de Khawlān La fortune littéraire de ʿAmmīʾanas (sur la forme et la vocalisation de ce nom, voir ci-après) est une curiosité. Elle a déjà retenu l’attention d’un chercheur, Isaiah Goldfeld, qui lui a consacré une étude très fouillée (I. Goldfeld, « ʿUmyānis the idol of Khawlān »)8. De nombreuses sources manuscrites mentionnent effectivement ce dieu – appelé « idole » ( anam) dans la terminologie musulmane : vie exemplaire du prophète Muammad (Sīra d’Ibn Hishām), descriptions des idoles préislamiques (A nām d’Ibn al-Kalbī), commentaires coraniques et même dictionnaires géographiques (Yāqūt, Muʿjam al-Buldān). ʿAmmīʾanas aurait été vénéré par la petite tribu de Khawlān-aʿda, dont l’habitat se trouvait – et se trouve encore aujourd’hui – dans la région de aʿda, à l’extrême nord du Yémen (carte Robin – Brunner D-2/3), à moins qu’il ne s’agisse de la tribu homonyme de Khawlān-irwā, à l’est de anʿāʾ (carte Robin – Brunner F-6) (voir
mā ʾstaʿjama min asmāʾ al-bilād wa-ʾl-mawiʿ (“al-Maʿhad al-khalīfī li-ʾl-abāth al-maghribiyya”), 4 vol., Mu afà ʾl-SAQQĀ (éd.), Le Caire 1364/1945, p. 1398, entrée “Yalmaqa” (hys et hbys). Voir aussi Ch. ROBIN, « Sheba II. Dans les inscriptions d’Arabie du Sud », dans Supplément au Dictionnaire de la Bible, Fascicule 70, Sexualité – Sichem, Paris 1996, col. 1184-1189. 7. Les connaissances d’al-Hamdānī se limitent à ces noms : il ignore la nature et la « nationalité » des trois divinités. Si, pour lui, ʿAthtar est le soleil, c’est sans doute par référence à Coran XXVII (Les fourmis, al-Naml), 24 : « Je t’apporte sur les Sabaʾ une nouvelle sûre. J’ai trouvé qu’une femme est leur reine […] Je l’ai trouvée, elle et son peuple, se prosternant devant le soleil, à l’exclusion d’Allāh ». Sur la nature du dieu ʿAthtar, les sources sudarabiques ne nous apprennent pas grand-chose, sinon une certaine prédilection pour les hauteurs qui pourrait signaler un pouvoir sur les phénomènes atmosphériques (Ch. ROBIN, « Sheba II », op. cit., col. 1159-1160) ; l’identification avec la planète Vénus, soutenue par de nombreux chercheurs, se fonde sur la nature des divinités homonymes du Proche-Orient. 8. Voir également (comme titre récent) G. R. H AWTING, The Idea of Idolatry, op. cit., p. 22-23 et passim, qui doute du caractère historique de ʿA mmīʾanas.
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
ci-dessous)9. Plus précisément, c’était le dieu d’un clan de Khawlān que les sources appellent « al-Udūm qui sont al-Usūm »10 ou « al-Adīm »11. L’intérêt porté à ʿAmmīʾanas n’est pas fortuit : il est dû à une règle coutumière qui éclairerait un passage énigmatique du Coran. Je cite Ibn al-Kalbī (A nām, 38 b-c) : Khawlān avait une idole ( anam) qu’on appelait ʿUmyānis12 dans le Pays de Khawlān. Ils prélevaient pour elle sur leurs troupeaux et leurs produits agricoles une part (divisée) entre elle et Dieu (Allāh), d’après ce qu’ils prétendent. Si, dans la part due à Dieu, il entrait quelque chose de la part due à ʿUmyānis, ils le rendaient à ce dernier ; (en revanche), si, dans la part due à l’idole, il entrait quelque chose de la part due à Dieu, ils le laissaient. Ils étaient un clan de Khawlān appelés al-Udūm qui sont al-Usūm.13
Ibn Hishām (Sīra I, p. 80) reproduit ce texte en remplaçant « al-Udūm qui sont al-Usūm » par : « al-Adīm ». C’est une telle pratique qui serait condamnée par Coran VI (les Troupeaux, al-Anʿām), 137 [136] : Les Associateurs donnent à Dieu une part de ce qu’Il a fait croître de la terre et des troupeaux. « Ceci » prétendent-ils, « est à Dieu et ceci à ceux que nous Lui avons associés ». Or ce qui est à leurs Associés ne parvient point à Dieu, tandis que ce qui est à Dieu parvient à leurs Associés. Combien mauvais est ce qu’ils jugent14.
Isaiah Goldfeld s’est surtout intéressé à la source et aux développements de cette tradition. Dans cette contribution, je voudrais apporter quelques compléments, notamment sur le versant yéménite qu’il n’a guère exploré.
9. Pour distinguer les diverses Khawlān, j’appose à leur nom – à la manière yéménite – celui de la ville la plus proche (Khawlān-aʿda, Khawlān-irwā ou Khawlān-Hidū) quand il s’agit de géographie tribale ; en revanche, dans les discussions généalogiques, ces tribus sont différenciées par l’apposition de l’ancêtre le plus significatif (Khawlān-Quāʿa, Khawlān-Kahlān ou Khawlān- imyar). L’apposition du patronyme est ici sans utilité puisque toutes ces tribus sont « b. ʿA mr ». 10. Hishām Ibn AL-K ALBĪ, Le Livre des idoles de Hicham ibn al-Kalbi (= A nām), Wahib ATALLAH (éd.), Paris 1969, 38 c ; Shihāb al-Dīn Abū ʿAbd Allāh Yāqūt b. ʿAbd Allāh al- amawí al-Rūmī alBaghdādī, Muʿjam al-Buldān, entrée « ʿUmyānis ». 11. IBN HISHĀM, al-Sīra al-nabawiyya, Mu afà ʾl-SAQQĀ, Ibrāhīm AL-ABYĀRĪ et ʿAbd al- āfi SHALABĪ (éd.), 2 vol., Beyrouth s.d., vol. I, p. 80 ; Abū Muammad al- asan b. Amad b. Yaʿqūb ALH AMDĀNĪ, Kitāb al-Iklīl, 1er livre (= Iklīl I), Muammad b. ʿA lī ʾl-AKWAʿ AL- IWĀLĪ (éd.) (“al-Maktaba al-yamaniyya” 2), Le Caire 1383/1963, p. 294/2, 295/10, 296/1, 356/11 (éd. LÖFGREN, p. 118/1 et 21, 119/1, 147/17) et D. H. MÜLLER, ifat Jazīrat al-ʿArab : al-Hamdânî’s Geographie der arabischen Halbinsel, 2 vol., Leyde 1884-1891 (reprise par le même éditeur, 1968), p. 114/21 ; al-Bakrī, Muʿjam, op. cit., entrée « aʿda ». 12. Principales leçons : ʿmyns, ʿm ʾns et Ëm ʾns. Le ʾ (alif) transcrit ici une alif awīla. 13. Wa-kāna li-Khawlān anam yuqālu la-hu ʿUmyānis bi-ar Khawlān. Yaqsimūna la-hu min anʿāmi-him wa- urūthi-him qism an bayna-hu wa-bayn Allāh (ʿazza wa-jalla) bi-zaʿmi-him. Fa-mā dakhala fī aqq Allāh min aqq ʿUmyānis raddū-hu la-hu. Wa-mā dakhala fī aqq al- anam min aqq Allāh (allādhī sammaw-hu) la-hu tarakū-hu. Wa-hum ban min Khawlān yuqālu la-hum alUdūm wa-hum al-Usūm. 14. Wa-jaʿalū li-llāh mim-mā dharā min al- arth wa-ʾl-anʿām na īban fa-qālū hādhā li-llāh bizaʿmi-him wa-hādhā li-shurakāʾi-nā fa-mā kāna li-shurakāʾi-him fa-lā ya ilu ilà ʾllāh wa-mā kāna li-llāh fa-huwa ya ilu ilà shurakāʾi-him sāʾa mā ya kumūna.
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II. Dieu tribal (ʿAmmīʾanas) et dieu amphictyonique (Allāh) La tradition qui conserve le nom de ʿAmmīʾanas présente l’intérêt de se rapporter à une question majeure sur laquelle nous n’avons guère de données : quand une commune15 – ou une tribu – entre dans une amphictyonie (terme emprunté à l’histoire de la Grèce classique pour désigner un ensemble de communes, uni par un culte commun), comment s’opère le partage des taxes entre la divinité de chaque commune et celle de l’amphictyonie ? On possède divers exemples d’entrée d’une commune dans une amphictyonie. Dans une inscription qui remonte au IVe ou au IIIe s. av. è. chr., le dieu Taʾlab enjoint à sa commune, Samʿī, de ne pas négliger le pèlerinage annuel du dieu sabéen Almaqah à Marib16, au mois de dhu-Abhī : l-k- ʾl yʿnn S¹mʿ b- ʾbhy bn h rn ʾlmq|h ʿdy Mrb Que Samʿī n’omette pas en dhu-Abhī de faire le pèlerinage d’Almaqah à Marib (RES 4176/1-2).
Ce décret date de l’époque où Samʿī, commune indépendante qui avait son propre roi, est annexée par le royaume de Sabaʾ ; cette annexion se traduit notamment par l’obligation de participer au grand pèlerinage annuel de Sabaʾ17. Autre exemple d’amphictyonie, Quraysh, au VIe siècle de l'ère chrétienne, après sa victoire sur Abraha, organise divers réseaux d’alliance, notamment celui des ums, fondés sur le culte du dieu du sanctuaire mecquois18. Pour ces diverses alliances, comment les taxes étaient-elles réparties entre les divinités ? Les traditions relatives à ʿAmmīʾanas donnent à penser qu’on faisait deux lots identiques qui étaient attribués respectivement à la divinité locale et à la divinité amphictyonique. À cette pratique générale, la commune de Khawlān ajoutait une règle qui lui était propre : quand une erreur de répartition était commise, elle n’était pas réparée, sauf si elle était faite au détriment de la divinité locale. Revenons à Coran VI, 137. Il semblerait bien que ce verset se rapporte à la dîme prélevée pour Dieu (Allāh) et les autres divinités (al-shurakāʾ), sur les récoltes et les troupeaux. Mais, de manière surprenante, le Coran ne condamne pas le partage lui-même, mais ses modalités, considérant que Dieu est l’objet d’un traitement inéquitable. Par ailleurs, on se serait attendu à ce que les exégètes de Coran VI, 137, éclairent ce verset par des exemples pris dans de grandes amphictyonies, comme celle de Quraysh. Ils ne le font pas, mais se réfèrent aux pratiques d’un clan obscur
15. Le terme « commune » rend le sudarabique s²ʿb, qui désigne les tribus sédentaires du Yémen antique. Il a été proposé par A. F. L. Beeston, qui observait que le terme « tribu », dans de nombreuses langues, est spontanément associé au mode de vie nomade. La distinction entre tribus sédentaires et nomades n’est pas seulement une reconstruction d’historiens : elle se trouve dans la langue sabaʾique qui possède deux termes, s²ʿb pour « commune » (ou si on préfère « tribu sédentaire ») et ʿs²rt pour « tribu (nomade) ». 16. Les toponymes et autres noms propres sont orthographiés tels qu’ils apparaissent dans la source : c’est ainsi que le nom de la capitale de Sabaʾ est écrit Marib quand une inscription est citée, mais Maʾrib s’il s’agit du site archéologique contemporain ; de même, Sukhaymum renvoie aux inscriptions, alors que Sukhaym est la forme relevée dans la Tradition arabo-islamique. 17. Ch. ROBIN, « Sheba. II », op. cit., col. 1131. 18. W. Montgomery WATT, « ums », dans Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, vol. III, p. 597598.
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
relevant d’une tribu lointaine et marginale (aussi bien vue de La Mecque que de imyar). Ce pourrait être l’indice que les traditions relatives à ʿAmmīʾanas ont été inventées pour donner du sens à un passage coranique obscur. Mais une position aussi radicale ne semble pas fondée : plusieurs arguments plaident en faveur de l’authenticité de ces traditions. III. Le nom de ʿAmmīʾanas Le nom du dieu a été lu et vocalisé de manières diverses. Pour Goldfeld, ce serait ʿUmyānis. On trouve également ʿUmyānus ou ʿAmm Anas19. L’arabe présente en effet diverses graphies : ʿmyʾns, ʿmy ʾns 20 et ʿm ʾns (avec souvent un ghayn à la place du ʿayn). Chez Yāqūt, on trouve tout à la fois ʿmyʾns et ʿmʾ21. Même s’il vocalise ʿUmyānis, Goldfeld se demande si le yāʾ ne serait pas une mauvaise interprétation d’un support de hamza, et propose comme forme originelle ʿm (m)ʾns (op. cit., p. 109). En fait, c’est très probablement ʿAmmīʾanas qu’il faut lire. Si les inscriptions de l’Arabie méridionale ne mentionnent aucun dieu de ce nom, elles font plus de 20 mentions d’un anthroponyme ʿmʾns¹ : – CIH 13 = M 1/1 (anʿāʾ,…]ʿmʾns¹ bn[…) ; – CIH 119/1 (Kawkabān, graffite de lecture douteuse) ; – CIH 308/18 (voir ci-après) ; – CIH 414/1 (al- azm, ʿm(ʾ)ns¹ bn ʿmyʿ bn S²wbtm ʿ|s¹y…) 22 ; – CIH 510 = Haram 16/1 ([ʿm]ʾ(ns¹) bn K|[lb]m kbr nh|[mt]n ʿbd Wt|[rʾ]l hqny…) ; – CIH 511 = Haram 17/1 (ʿmʾns¹ bn [Kl]|bm kbr [nhmt]|n ʿbd[ Wtrʾ]|l hq[ny…) ; – CIH 515 = Haram 19/1 (ʿmʾns¹[ bn K]|lbm kb[r nhm]|tn ʿb[d Wtrʾ]|l hqn[y…) ; – CIH 973/7 (probablement Jidfir b. Munaykhir,… w-t ty qh|lt S¹mʿ [w-]ʿmʾns¹ bn | Yb rʾl (qtd)m b-s¹q|y) ; – CIH 980/4 (… w-ʾlʿhr w-ʿmʾns¹ w-ʾlq[..] b-.[) – RES 2819 = Maʿīn 86/10 (… w-M|kr bn ʿmʾns¹ | - r w-B…m | bn mm -nmn | s³lʾ…) ; – RES 2820 = Maʿīn 64/1 (ʿms¹m(ʿ) w-ʿm(k)r w-ʿmʾns¹ w-ʿmkr bh[n…) ; – RES 2951 = M 171/2 (Barāqish, ]ʿs²q ʿmʾns¹ ʿs²q [ ; – RES 2953 = M 173/3 (Barāqish, ]ʿmʾns¹ b-ʿt[r) ; – RES 2971 bis = M 193/3 (Barāqish,… w-b- y ʿmʾns¹…) ; – RES 3902 n° 111 (ʿmʾns¹ R bm) ; – RES 4043/1 (al- uqqa, graffite, ʿmʾns¹ bn b m | [m]rd Tʾlb) ; – RES 4068 n° 60 (Sayʾūn, graffite, ʿm(ʾ)n(s¹) ʿl( )m | -Lġb) ; – RES 4167/(1) (ʿmʾ[) ; – RES 4228/2-3 (b m w-L| y bn ʿm|ʾns¹ -ʿbn | ʿbd S¹mhʿ|ly bny…) ;
19. I. GOLDFELD, « ʿUmyānis the idol of Khawlān », Israel Oriental Studies III (1973), p. 108 et n. 8 ; Ibn al-Kalbī, A nām, op. cit., par. 38 b-c, p. 36. 20. al-Hamdānī, Iklīl I, op. cit., p. 356/8 et 11 (éd. LÖFGREN, p. 147/14 et 16-17), dans l’anthroponyme ʿAbd ʿA mmī Anas. 21. Yāqūt, Muʿjam, op. cit., entrées « ʿUmyānis » et « ʿUmmā ». 22. La copie de Joseph Halévy a ʿmkns¹. Dans les transcriptions, les parenthèses () indiquent une lecture douteuse ou corrigée ; les crochets [] signalent une restitution.
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– RES 4405/1 (Maʾrib, ʿmʾns¹ bn Yhʿb ʿbd Ydʿʾl w-Yʿʾm|r hqny…) ; – RES 4563 (Maʾrib, ]n bn ʿmʾ[) ; – RES 4669/4 (… l-wfy bn-|hmy ʿmʾns¹ w-bny Ks² t) ; – RES 5015/1 (graffite, ʿmʾns¹ -|b m b-|ʾn ʿm) ; – Nāmī NNSQ 8 = Ry 606/4 (… hqnyt ʾ|lhn L yʿt w-ʿmʾns¹) ; – Nāmī NNSQ 9 = Lu 18/2 (]ms¹n f-hrg ʿmʾns¹ bn ʿ.[) ; – Robin-Khamir 2/1 (]bn ʿmʾ(ns¹) fqn bn Mlʾ(t)[) : – Anati, Rock-Art in Central Arabia IV, fig. 297 (p. 177) (graffite des environs de Najrān, ʿmʾns¹ S²bʿn). La plupart des attestations proviennent du Yémen nord-occidental et du Jawf ; l’anthroponyme ʿmʾns 1 est rare dans le Yémen oriental, à savoir les royaumes de Qatabān et du aramawt. Pour le reste de l’Arabie, ʿmʾns 1 ne serait attesté que deux fois en afaïtique. ʿAmmīʾanas est donc un nom fréquent au Yémen, tout particulièrement entre Maʾrib, anʿāʾ et Najrān, mais très rare ailleurs. Je reviens sur l’inscription CIH 30823, parce qu’elle présente l’intérêt de mentionner un certain ʿAmmīʾanas, chef de guerre d’une commune nommée Khawlān. Ses auteurs, les rois de Sabaʾ ʿAlhān Nahfān et son fils Shaʿr um Awtar, après avoir noué une alliance avec Gadarat roi d’Abyssinie (Gdrt mlk bs²tn), évoquent une expédition contre la commune de Khawlān : w- mdm b-t ts²krw ʿmʾns¹ bn S³n n w-|[s²]ʿbn Ïwln b-r hs²tʾw w-tʿn b-ʿbr ʾmrʾhmw ʾmlk S¹bʾ et en louange parce qu’ils (les rois de Sabaʾ) ont vaincu ʿAmmīʾanas b. Śinān et la commune de Khawlān, lors de la guerre qu’ils (ʿAmmīʾanas et Khawlān) avaient entreprise en se rebellant contre leurs seigneurs les rois de Sabaʾ.
Ce document date de c. 200-210 de l'ère chrétienne. La Khawlān mentionnée ici est probablement Khawlān-aʿda (voir ci-dessous) : même si le texte ne le précise pas, on sait que Sabaʾ rétablit alors son autorité à Nagrān et dans diverses tribus de la région, après une brève domination abyssine24. La vocalisation de ʿmʾns 1 peut être établie avec un bon degré de vraisemblance. Cet anthroponyme présente la structure classique d’un théophore, composé de deux éléments. Ici le premier élément ʿamm, « oncle paternel », est un substitut du nom de la divinité, tout comme le sont ʾl (« dieu »), ʾb (« père »), ʾÐ « frère », Ðl (« oncle maternel »), etc. La vocalisation de l’arabe ou de l’hébreu montre que ce premier élément est très souvent déterminé par un pronom suffixe de première personne singulier, de sorte qu’il faut probablement lire ʿammī « mon oncle », ilī « mon dieu », abī « mon père », etc. Dans les langues de l’Arabie méridionale antique, la voyelle longue n’est jamais écrite à l’intérieur d’un mot : ce -ī- n’apparaît donc pas dans la graphie. Le plus souvent, le second élément peut être analysé comme un verbe : avec le substitut ʿm, on relève notamment : ʿmʾmn, ʿmʾmr, ʿmʿhr, ʿmʿly, ʿmbrg, ʿmÐr, ʿmkr, ʿmrʾ, ʿmfrs², ʿm r, ʿmkhl, ʿmkrb, ʿmnb, ʿmrʾs¹, ʿmrfʾ, ʿmrtʿ, ʿms¹mʿ,
23. Elle est connue par plusieurs copies qui ont été trouvées dans le temple Turʿat à Riyām (à 50 km au nord de anʿāʾ, carte C. ROBIN et U. BRUNNER E5). 24. Voir Ja 635/22-28 ; Ir 12 par. 4 ; DAI-Barʾān 2000-2001/6.
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
ʿms²bm, ʿms²fq, ʿms²wr, ʿm dq, ʿmwkl, ʿmwqh, ʿmwtr, ʿmwl (variante ʿmws³l), ʿmwn, ʿmydʿ, ʿmyfʿ ou ʿmyʿ. Il arrive aussi que le second élément soit un substantif comme dans ʿmʾl (hébreu ʿAmmîʾel, « mon parent est El »). La vocalisation d’un seul de ces anthroponymes est connue grâce à l’arabe : ʿAmmīkarib. En plus de ʿAmmîʾel, l’hébreu possède des noms de même structure comme ʿAmmîhûd, ʿAmmîzabad, ʿAmmînadav ou ʿAmmîshadday, qui montrent que l’élément ʿamm est systématiquement pourvu du pronom suffixe de première personne. Ce dernier est également attesté dans plusieurs anthroponymes théophores arabiques : ʾbkrb Abīkarib ; ʾlʿz Ilīʿazz (grec Eleazos dans Périple de la mer Érythrée, 27), ʾls²r Ilīshara (grec Ilasaros dans Strabon, Géographie, XVI, 4, 24), Mʿdkrb Maʿdīkarib, Mlkkrb Malkīkarib etc. Tous ces parallèles conduisent à la conclusion que l’anthroponyme sudarabique ʿmʾns¹ se prononçait ʿAmmīʾanas. En graphie arabe, ʿmyʾns/ʿmy ʾns note avec précision la prononciation. La graphie ʿm ʾns pourrait décalquer l’orthographe sabéenne. Quant au ʿAmmā de Yāqūt, c’est sans doute une graphie fautive dérivant d’une erreur de scribe. IV. Les fidèles de ʿAmmīʾanas : « al-Udūm, qui sont al-Usūm » plutôt qu’ « al-Adīm » Les sources manuscrites prétendent que les fidèles de ʿAmmīʾanas sont un clan de Khawlān, qu’elles nomment de deux manières différentes : a. « al-Udūm qui sont al-Usūm » (voir ci-dessus I, et note 13) b. « al-Adīm » (voir ci-dessus I). Si nous donnons la préférence à la lectio difficilior, comme c’est de règle, on peut supposer que la source primaire donnait un nom corrompu, « al-Udūm qui sont al-Usūm », et que le nom de « al-Adīm » est une correction, introduite ultérieurement. Une telle correction a pu s’imposer d’autant plus aisément que le nom al-Adīm faisait sens, comme nous le verrons. L’hypothèse qu’il faille rechercher les fidèles de ʿAmmīʾanas ailleurs que dans Khawlān n’a pas été explorée par les exégètes et les traditionnistes : dès l’origine, la mention de Khawlān a été considérée comme une partie essentielle de la tradition. Aucun auteur n’a donc proposé d’identifier « al-Udūm qui sont al-Usūm » avec les al-Udūm b. al-Sakāsik b. Ashras b. Kinda (Jamhara I, tabl. 243). V. Les diverses Khawlān Comme je l’ai déjà indiqué, il n’y a pas une seule Khawlān au Yémen. Selon les inscriptions préislamiques, trois communes (s²ʿb) se nommaient ainsi. La première se trouvait au voisinage de irwā, à 30 km à l’ouest de Maʾrib (Robin – Brunner F-6). La deuxième avait son territoire au nord-ouest et à l’ouest d’al-Bayāʾ, à 200 km au sud-est de anʿāʾ (Robin – Brunner G/H-8) ; son centre s’appelait Hidū (Hdw, aujourd’hui al-Hadīm). Quant à la dernière, déjà mentionnée, elle avait pour chef-lieu aʿdatum, aujourd’hui aʿda, à 180 km au nord de anʿaʾ.
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Pour distinguer ces communes homonymes, les Anciens apposaient fréquemment à leur nom un adjectif, un nom de lignage ou un nom de fraction, susceptible de lever toute ambiguïté : – pour Khawlān-irwā, on relève Ïwln Ïlm et Ïwln - bb25 ; – pour Khawlān-aʿda, c’est Ïwln Gddn, avec plusieurs variantes : Ïwln Gddm, Ïwln Gddtn et Ïwln ʾgddn. La signification de Gddm et variantes peut être cernée grâce aux sources araboislamiques. Chez al-Hamdānī, al-Ajdūd (= ʾgddn)26 est une région de Khawlān27 ; ce nom est le pluriel de la nisba “judādī”, attestée deux fois dans la liste des Khawlān-Quāʿa qui participent à la conquête de l’Égypte28. Il paraît vraisemblable que Gudādān/Gudādum fut à l’origine un clan de Khawlān jouissant de la primauté. L’hypothèse d’A. F. L. Beeston, qui traduisait Ïwln ʾgddn par « Greater Khawlān » (par opposition à Ïwln Ïln, « Fertile Khawlān »), semble démentie par l’existence de ces Ajdūd29. La plus ancienne mention d’une commune nommée Khawlān date du IVe siècle avant l'ère chrétienne, dans une inscription minéenne de Yathill (aujourd’hui Barāqish) : … ywm mtʿ-s¹m w-ʾqny-s¹m ʿtr -Qbm w-Wdm w-Nkr m w-ʾmr-s¹m bn ʾbʾ bʾ-s¹m w-ʾqny-s¹m w-bʿr-s¹m S¹bʾ w-Ïwln b-ms¹bʾ byn Mʿnm w-Rgmtm w-bn r kwn byn -Ymnt w- S²ʾmt alors que ʿAthtar dhu-Qabum, Waddum et Nakraum avaient sauvé leurs personnes et leurs biens et les avaient avertis des hostilités que Sabaʾ et Khawlān avaient engagées contre eux, leurs biens et leurs bêtes de somme sur la piste entre Maʿīnum et Ragmatum (= Najrān), et de la guerre qui sévissait entre le Sud et le Nord (RES 3022 = M 247/2)
On ne saurait dire s’il s’agit ici de Khawlān-irwā ou de Khawlān-aʿda. C’est seulement pour la période du IIe au IVe siècle de l'ère chrétienne que les inscriptions permettent de bien distinguer ces deux communes. Voir par exemple Ja 2109/2-7, qui date du milieu du IIIe siècle de l'ère chrétienne : … mdm b-t Ðmr-|hw tʾwln ʾys¹-hw Rbbns¹r m ʾw s² bn Btʿ b-wfym | [bn ]hgrn ʿdtm w-ʾr Ïwln Gddm b-kn wqh-hw [mrʾ]|[y-hmw ʾl]s²r Y b w-ʾÐy-hw Yʾzl Byn mlky S¹bʾ [w-]|[-Rydn ]bny Frʿm Ynhb mlk S¹bʾ l-ʿqb w-tn fn | hgrn ʿdtm w-ʾr Ïwln Gddm en louange parce qu’Il (le dieu sabéen Almaqah) lui a accordé | de ramener son mari Ribābnasr um Awash ibn Bataʿ en bonne santé | [depuis] la ville de aʿdatum et le Pays de Khawlān Gudādum, quand lui avaient ordonné [leurs seigneurs | Ilī] shara
25. - bb est le nom de lignage des princes (qyl, pluriel ʾqwl) de la commune. Quant à Ïlm, on ignore le sens de ce terme, peut-être un qualificatif signifiant « fertile » (A. F. L. BEESTON, Warfare In Ancient South Arabia (2nd.-3rd. Centuries A.D.) (“Qahtan” 3), Londres, 1976 ; reprise, Oxford, 2005, p. 19, n. 9). 26. L’article sabaʾique -ān est postposé. 27. ifa, Müller, op. cit., p. 67/11 et 169/12 : corriger ainsi « al-Akhdūd ». 28. Radhi DAGHFOUS, Le Yaman islāmique des origines jusqu’à l’avènement des dynasties autonomes (Ier-IIIe s./VIIe-IXe s.) (“Publications de la Faculté des Sciences humaines et sociales” Série 4 : Histoire, vol. XXV), 2 tomes, Tunis 1995, p. 919 et 920 (corriger udādī en Judādī). 29. A. F. L. BEESTON, Warfare, op. cit., p. 5.
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Yaub et son frère Yaʾzil Bayān, rois de Sabaʾ [et | de dhu-Raydān,] fils de Fāriʿum Yanhub roi de Sabaʾ, de gouverner et d’administrer | la ville de aʿdatum et le Pays de Khawlān Gudādum
Dans le Yémen contemporain, il existe toujours deux tribus nommées Khawlān. L’une, qui se trouve entre anʿāʾ et Maʾrib, est appelée le plus souvent Khawlān al-iyāl, d’après sa plus haute montagne qui culmine à 3 510 m. La seconde, dont le territoire s’étend autour de aʿda, est appelée Khawlān b. ʿĀmir. On peut en déduire que, depuis le début de l’ère chrétienne pour le moins, il existe deux tribus distinctes et homonymes au Yémen, qu’il faut éviter de confondre, l’une à l’est de anʿāʾ dans la région de irwā et la seconde à 180 km au nord de anʿāʾ, dans la région de aʿda. Les généalogistes arabes peinent à démêler ce qui relève de chacune de ces deux tribus, si proches l’une de l’autre. Goldfeld, qui partage la même perplexité, observe ainsi : « D’un point de vue généalogique, les Khawlān appartiennent soit à Quāʿa, le peuple maʿaddite qui a rejoint imyar, soit à la “tribu-frère” de ce dernier, Kahlān, peut-être à travers la tribu de Madhij » (« ʿUmyānis the idol of Khawlān », p. 110). Ibn al-Kalbī distingue trois Khawlān, la première descendant de Quāʿa, la deuxième de Kahlān (à savoir Sabaʾ) et la troisième de imyar : 1. Khawlān-Quāʿa : Khawlān b. ʿAmr b. al- āfī b. ʿAmr (= Quāʿa) b. Mālik b. ʿAmr b. Murra b. Zayd b. Mālik b. imyar (Jamhara I, tabl. 274-279-328) ; aucune descendance n’est attribuée à cet éponyme ; 2. Khawlān-Kahlān : Khawlān b. ʿAmr b. Mālik b. al- ārith b. Murra b. Udad b. Zayd b. Yashjub b. ʿArīb b. Zayd b. Kahlān (ibid., 176) ; ses fils sont abīb, Kaʿb, Bakr, al-Ahab, Saʿd, Qays, Nabt et ʿAmr (ibid., 177) ; 3. Khawlān- imyar : Khawlān b. ʿAmr b. Qays b. Muʿāwiya b. Jusham b. ʿAbd Shams b. Wāʾil b. al-Ghawth b. Qa an b. ʿArīb b. al-Zuhayr b. Ayman b. al-Hamaysaʿ b. imyar (ibid., 274) ; aucune descendance n’est mentionnée. On notera que ces trois Khawlān ont le même patronyme (« b. ʿAmr »), ce qui s’explique sans doute par un schéma initial dans lequel il n’y avait qu’une seule Khawlān. Même pour le Yéménite al-Hamdānī, l’existence de deux Khawlān homonymes – la troisième, celle des environs d’al-Bayāʾ est déjà oubliée – est difficile à traduire en termes généalogiques. Pourtant ce savant connaît parfaitement le dossier, puisqu’il a vécu 20 ans à aʿda : Voici maintenant leurs clans, d’après ce que rapportent les hommes de Khawlān et de imyar à aʿda. J’y ai habité pendant vingt ans ; j’y ai étudié les traditions, les généalogies et les grands hommes de Khawlān, tout comme j’ai étudié le clan de ma femme ; j’y ai lu le registre (sijill) de Muammad b. Abān al-Khanfarī, hérité de la Jāhiliyya. Certaines de leurs traditions sont citées dans ce livre ; d’autres le sont dans le Kitāb al-Ayyām30.
30. AL-H AMDĀNĪ, Iklīl I, op. cit., p. 199/7 : fa-hādhihi ʾl-ān buūnu-hā ʿalà mā rawà rijāl Khawlān wa- imyar bi-aʿda, wa-qad sakantu bi-hā ʿishrīna sana fa-alaltu ʿalà akhbār Khawlān wa-ansābi-hā wa-rijāli-hā ka-mā alaltu ʿalà ban rā atī wa-qaraʾtu bi-hā sijill Mu ammad b. Abān al-Khanfarī ʾl-mutawārath min al-Jāhiliyya ; fa-min akhbāri-him mā dakhala fī hādhā ʾl-kitāb, wa-min-hā mā dakhala fī Kitāb al-Ayyām.
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L’ascendance de chacune de ces deux Khawlān ne diffère guère de celles d’Ibn al-Kalbī : 1. Khawlān-Qudāʿa : Khawlān b. ʿAmr b. al- āf b. Quāʿa b. Mālik b. ʿAmr b. Murra b. Zayd b. Mālik b. imyar b. Sabaʾ l’Ancien (qui est ʿAbd Shams) b. Yashjub b. Yaʿrub b. Qa ān (Iklīl I, qui traite de la descendance de imyar, p. 136 suiv.). Ses fils se nomment iyy l’aîné (al-akbar), Saʿd qui régna à irwā, Rashwān, Hānī, Rāzi, al-Azmaʿ et uār le cadet (al-a ghar) (Iklīl I, p. 201 suiv.). D’autres traditions ajoutent notamment ʿAbs (à identifier aux ʾʿbs¹n – Aʿbūsān – mentionnés à Umm Laylà, comme nous allons le voir ; ʾʿbs¹n peut s’analyser comme un pluriel de *ʿbs¹y, ʿabsī, avec le -n qui est l’article du sabaʾique) et urra (commune mentionnée dans quatre inscriptions sous la forme rt)31. 2. Khawlān-Kahlān : Khawlān (al-ʿĀliya) b. ʿAmr b. Mālik b. al- ārith b. Murra b. Udad b. Zayd b. ʿAmr b. ʿArīb b. Zayd b. Kahlān b. Sabaʾ (Iklīl X, qui traite de la descendance de Kahlān, p. 1-3). al-Hamdānī ne mentionne aucun fils. C’est seulement pour la descendance de ces deux Khawlān qu’al-Hamdānī est original : alors qu’Ibn al-Kalbī ne mentionne aucun fils de Khawlān-Quāʿa, al-Hamdānī en cite un grand nombre, avec une progéniture ; inversement, Ibn al-Kalbī attribue des fils à Khawlān-Kahlān tandis qu’al-Hamdānī n’en signale aucun. Ce basculement n’est pas anodin : pour al-Hamdānī, la Khawlān de référence est Khawlān-Quāʿa, et non Khawlān-Kahlān comme l’affirme Ibn al-Kalbī. Cependant, on peut se demander si al-Hamdānī est vraiment impartial : j’ai mentionné ci-dessus ses liens étroits avec Khawlān-Quāʿa32. En résumé, pour les généalogistes, il existe bien deux Khawlān, l’une descendant de imyar et l’autre rattachée à Kahlān (= Sabaʾ), mais, s’ils distinguent deux ascendances, ils attribuent tous les descendants à la même tribu, soit KhawlānKahlān (Ibn al-Kalbī) soit Khawlān-Quāʿa (al-Hamdānī). Dans les textes relatifs à ʿAmmīʾanas, de quelle Khawlān s’agit-il ? La source ne le dit pas. On ne saurait exclure a priori Khawlān-irwā, même si tous les commentateurs localisent les fidèles de ʿAmmīʾanas dans Khawlān-Quāʿa. VI. « al-Udūm, qui sont al-Usūm » et Yarsum L’identification des adorateurs de ʾAmmīʾanas présente de sérieuses difficultés. Il faut bien constater qu’il n’existe aucun clan nommé al-Udūm ou al-Usūm, dans les diverses Khawlān. Voyons pour commencer ce que nous en savons avant l’islam. Grâce à une inscription trouvée à Umm Laylà, une montagne à 50 km au nord-ouest de aʿda, trois fractions de Khawlān Gudādum, et deux communes alliées nous sont connues :
31. Ibid. p. 349 ; Ch. ROBIN, Les Hautes-Terres du Nord-Yémen avant l’Islam, I. Recherches sur la géographie tribale et religieuse de Ïawlān Quāʿa et du Pays de Hamdān (“Publications de l’Institut historique-archéologique néerlandais de Stamboul” L), Istanbul 1982, p. 35. 32. Les raisons qui ont conduit un certain nombre de tribus yéménites à se rattacher à Quāʿa, tribu de l’Arabie du nord-ouest, demeurent obscures (M. J. K ISTER, « uāʿa », dans Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, vol. V, 1986, p. 314-318). Si on observe qu’il s’agit de tribus périphériques, conquises par les royaumes sudarabiques, on peut supposer qu’elles ne pouvaient pas prétendre à l’égalité avec les grandes tribus sudarabiques : elles ne pouvaient donc pas revendiquer descendre directement de Sabaʾ ou de imyar.
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s²ʿbn Ïwln G|ddn ʾ nbn-w-ʾʿbs¹n w-Ys²bm|tn w-kl wlyt-hmw w-s²ʿbn | ʾbqrn w-S²brqtn La commune de Khawlān Gudādān, (à savoir) les Anūbān, les Aʿbūsān et les Ys²bmtn, ainsi que tous leurs vassaux et la commune des Abqūrān et des S²brqtn (Umm Laylà 1/1-4).
Parmi ces noms, seul celui d’Abqūrān est identifiable. À l’époque d’alHamdānī, les al-Abqūr occupent la sarāt jusqu’à Dafā (ifa, 114/19) ainsi que Qaywān et Anāfiya (ifa, 114/20 ; voir aussi 70/1) ; leur ancêtre éponyme est probablement « al-Baqrāʾ qui sont les banū Buqayr qui relèvent des banū Saʿd b. Saʿd (b. Khawlān) »33. Selon al-Maqafī (Muʿjam al-buldān, p. 17), ces al-Abqūr existeraient encore aujourd’hui ; ils auraient donné leur nom à un bourg et se trouveraient en grand nombre dans la mudīriyya de uār au sud de aʿda. al-Maqafī indique également que Qaywān est un bourg du jabal Yasnim dans la mudīriyya de Bāqim (ville à 60 km au nord-nord-ouest de aʿda) (p. 1313) ; quant à Dafā, c’est aujourd’hui un wādī de la mudīriyya de Qu ābir au nord-ouest de aʿda (p. 615). En résumé, même si aucun de ces noms n’apparaît sur les cartes consultées, on peut conclure que les al-Abqūr sont un clan de uār, sans doute établis au nord-ouest de aʿda. Pour la Khawlān Ïlm, nous ne connaissons aucune fraction, mais seulement deux communes alliées, irwā et Haynān (Robin – Brunner F-5), comme l’indique une inscription de la fin du IIIe s. è. chr. : Wfym ʾ br bn bb w-Hynn | w-Ñʾrn -ʿmd w-S¹ʾryn w- wlm | ʾqwl s²ʿbn rw w-Ïwln Ïlm w-|Hynn Wafām Abar b. abāb, Haynān, Thaʾrān dhu-ʿAmad, S¹ʾryn et wlm, princes de la commune de irwā, Khawlān Ïlm et Haynān (Ja 649/1-4).
Le clan al-Udūm/al-Usūm n’apparaît pas davantage dans les généalogies des diverses Khawlān. Évidemment, il pose un problème épineux aux savants. Voici comment al-Hamdānī le résout : Un groupe de savants de Khawlān et de savants de imyar à aʿda mentionne, d’après ses Anciens qui le tiennent de Maslama b. Yaghnam membre des banū ayy d’une part, et d’Ibn Mustanīr al-Zubaydī – c’étaient deux grands savants du Najd qui ont enregistré les généalogies de Khawlān et ses combats (ayyām) contre Madhij, les banū Sulaym et Hawāzin, ainsi que les combats des Khawlān entre eux – que ces savants furent interrogés à propos des al-Adīm de Khawlān. Ils répondirent : « C’est un groupe qui n’a pas une ascendance charnelle (laysa min wuld al- ulb), comme Tanūkh, un groupe dans lequel entrèrent des al-Azd et des Iyād, et comme Yarsum, un groupe composé de 13 maisons qui ont pris le nom de Yarsum d’après (tarassamat ʿalà) Yarsum b. Kathīr et d’après la première Yarsum (Yarsum al-ūlà) ».
33. Iklīl I, op. cit., p. 354/17 ; éd. LÖFGREN, p. 146/7. al-Hamdānī n’indique pas explicitement à quel rameau de Khawlān se rattachent les al-Abqūr : il y a apparemment débat (voir Iklīl I, op. cit., p. 356/13 ; Löfgren, p. 147/18). al-Baqrāʾ n’est pas le seul candidat ; on ne saurait exclure a priori Bāqir b. Khawlān (Iklīl I, op. cit., p. 353/9). Cependant, ʿAlī b. Muammad (b. ʿUbayd Allāh al-ʿAbbāsī alʿAlawī), Sīrat al-Hādī ilà ʾl- aqq Ya yà b. al- usayn, Suhayl ZAKKĀR (éd.), Beyrouth, 1392/1972, p. 407/15, semble arbitrer en faveur d’al-Baqrāʾ : « Une troupe de Khawlān l’accompagnait ; il prit une troupe parmi les al-Ukayliyyūn, les al- amziyyūn, les al-Janabiyyūn et les al-Baqrā – les al-Abqūr étaient environ soixante-dix hommes ».
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ʿAbd al-Malik b. Yaghnam précise : « À l’origine de Yarsum, il y a trois maisons. Ce sont al-ʿUmayrāt (vocalisation incertaine) de la descendance de dhū Sukhaym, et deux autres maisons de la vieille Yarsum de imyar. Dans Yarsum, on compte une maison des Āl Dhuwād (vocalisation incertaine) qui relèvent des al-Abnāʾ34, une maison de Hamdān, (plus précisément) de āshid, une maison d’al-Khawlī, une maison des Banū Hilāl, une maison de Kināna, une maison des Banū anīfa, une maison des gens de Najrān, une maison de Madhij, une maison de Quāfa qui relève de Khathʿam, une maison de ʿUwayr ». À leur propos, voici ce que dit Rifāʿa b. Abān : 3 vers. De ce fait, Yarsum répond à l’appel des Banū Saʿd b. Saʿd b. Khawlān ; celui qui ignore ce qu’ils sont croit qu’ils appartiennent à Khawlān, alors qu’il n’y a pas parmi eux de Khawlānites sauf les Khawliyyūn. al-Radāʿī dit dans son Urjūza : 2 vers. al-Radāʿī, c’est Amad b. ʿĪsà al-Rajjāz, l’auteur ( ā ib) de l’Urjūza dans laquelle il évoque la route du Yémen à La Mecque, et qui est excellente dans la partie traitant de Khawlān al-ʿĀliya. Ibn Yaghnam et al-Mustanīr b. al-Mustanīr ajoutent : « Des formations (aqbā) relevant de Khawlān se sont réunies, ont conclu une alliance 35 et ont consigné cette alliance sur une peau rouge (adīm a mar). C’est ainsi que nous voyons les archives (ba āʾir) de Khawlān sur des bandes (marāʾi) de cuir rouge. » J’ai interrogé à ce propos Musallam b. ʿAbbād qui est bien renseigné sur le Pays d’al-Adīm, sur les membres de l’alliance (al-mu talifīn). Il a répondu : « Yʿnq et les banū Nshr »36. J’en ai interrogé d’autres parmi les Bédouins d’al-Rabīʿa sur al-Adīm : ils ont dit « Yʿnq b. Rashwān b. al-Rabīʿa et Nshr qui ont conclu une alliance sur une peau, dont la copie n’a pas été conservée ». On dit que (les deux savants) ont été interrogés à propos des banū Yʿnq, qui sont les habitants de Wasaa37, eux et les banū Nshr. Ils ont répondu : « Yʿnq, originaire d’al-Rabīʿa, est entrée dans les banū Saʿd… » (Iklīl I, p. 293-296, éd. Löfgren, p. 117-119).
La Description de la péninsule Arabique n’apporte rien de plus : Le village de Wasakha appartient aux banū Nshr et aux banū Yʿnq, qui sont les al-Adīm de Khawlān (ifa, p. 114/21-22).
Sur Was(a)kha/Was(a)a, il est ajouté : Wasaa est l’un des villages de Khawlān, (partagé) entre les al-Nshriyyūn et les al-N fiyyūn. On dit que, dans la Jāhiliyya, son nom était « Wasakha ». Or, quand la zakāt de ses habitants arriva au Prophète – Paix sur lui – au commencement de la
34. Les Abnāʾ sont les descendants des Perses sāsānides qui occupèrent le Yémen des années 570 à 630 : voir K. V. ZETTERSTÉEN et B. LEWIS, « al-Abnāʾ », dans Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, vol. I, p. 104-105. Le terme, qui signifie littéralement « les fils », a été utilisé dans divers contextes pour désigner des « immigrés de la seconde génération » comme le signale A. F. L. Beeston, Warfare, op. cit., p. 3, où il relève ce terme dans un ouvrage d’al-Jāi appliqué à des troupes ʿirāqiennes d’ascendance non arabe. 35. Lire i talafū comme LÖFGREN, p. 118/19, plutôt que ikhtalafū comme AL-A KWAʿ p. 295/9. 36. O. LÖFGREN retient la leçon Nshr tandis que Muammad AL-A KWAʿ (p. 296, n. 1) préfère lire Bshr (Bishr), suivant al-BAKRĪ, Muʿjam mā ʾstaʿjama, op. cit., entrée aʿda : « S’établirent à aʿda les al-Adīm de Khawlān, qui sont les banū Bishr et les banū Yaʿnaq. Ils ont conclu une alliance (i talafū et une fois ta ālafū) et ont écrit leur pacte sur une peau (adīm) ; on les appela de ce fait al-Adīm » (p. 833). 37. Was(a)kha dans l’édition d’AL-AKWAʿ ; Wasaa dans celle de LÖFGREN. Pour ce toponyme, dont la prononciation actuelle est Wasa, je reproduis la vocalisation choisie par l’éditeur.
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zakāt, il demanda : « D’où cela vient-il ? ». On lui répondit : « De Wasakha [à savoir ʿla Saleʾ] ». Il rétorqua : « Plutôt de Wasaa » (ifa 124/23-26 ; voir aussi 69/26) 38.
Un village nommé Wasa existe effectivement. Il se trouve à 5 km au nord de aydān et à quelque 40 km à l’ouest-sud-ouest de aʿda39. En bref, les al-Udūm/al-Usūm sont totalement inconnus des généalogies des diverses Khawlān. La formulation même « al-Udūm, qui sont al-Usūm » est étrange ; elle trahit une corruption de la source et une hésitation entre plusieurs lectures. C’est sans doute pourquoi certains savants ont proposé d’introduire une correction et de lire al-Adīm. Un très petit groupe tribal de ce nom a-t-il existé dans la région de aʿda ? C’est en tout cas ce que prétend al-Hamdānī, qui se réfère, par exemple, à un personnage « qui est bien renseigné sur le Pays d’al-Adīm » (khabīr bi-bilād al-Adīm). Cependant, en défaveur de l’existence d’une tribu al-Adīm, on notera qu’alHamdānī lui donne une ascendance bien étrange, qui garde l’empreinte de la manipulation : « al-Adīm – qui sont les al-Awsūj et les al-Awāl » – serait le fils de ʿAbd ʿAmmī Anas b. al-Azmaʿ b. Khawlān (al-Hamdānī, Iklīl I, p. 356 ; éd. Löfgren, p. 147). Cette information se trouve dans un paragraphe intitulé « Autre version (de la descendance de Khawlān) » (Riwāya ukhrà : Iklīl I, p. 355/1 ; éd. Löfgren, p. 146/9). On relèvera que ce texte contredit ifa (p. 114/21-22), déjà cité : Le village de Wasakha appartient aux banū Nshr et aux banū Yʿnq, qui sont les al-Adīm de Khawlān (ifa, p. 114/21-22).
Apparemment, diverses identifications des al-Adīm étaient en concurrence chez les savants de aʿda. On proposait les banū Nshr et les banū Yʿnq de Wasa, ou les al-Awsūj et les al-Awāl, groupes qui sont tous inconnus par ailleurs. La méthode suivie apparaît clairement. On recherchait les al-Adīm du côté de Was(a)kha, cette bourgade dont Muammad aurait changé le nom en Was(a)a. La correction de « al-Udūm, qui sont al-Usūm » en « al-Adīm » se fonde sur une certaine parenté entre al-Udūm et al-Adīm, mais elle néglige al-Usūm. Existe-t-il une meilleure solution ? Nous croyons que oui : al-Udūm (lire al-Urūm ?)/al-Usūm pourrait être une faute de copie pour al-Arsūm, ethnique qui est attesté dans une inscription : [Rb]bm bn Rs¹mm ʾrs¹mn hqnyw… [Rb]bm ibn Rs¹mm, les Yarsumites, ont dédié… (Ir Appendice II, 2 = CIAS 39.11/o6 n° 1/1).
ʾrs¹m est ici le pluriel de yrs¹my, nisba de Yrs¹m.
38. Concernant l’importance qui était accordée par Muammad au sens étymologique des anthroponymes et des toponymes, voir M. J. K ISTER « Call yourselves by graceful names… », dans Lectures in memory of Professor Martin M. Plessner, Jerusalem 1975, p. 3-25. Reprise dans Society and Religion from Jāhiliyya to Islam, Aldershot 1990, XII, avec « Additional Notes », p. 1-8. 39. Carte au 50 000 e, 1643 A2 ; Ibrāhīm Amad AL-M AQ AFĪ, Muʿjam al-buldān wa-ʾl-qabāʾil al-yamaniyya, 2 vol, anʿāʾ, Beyrouth 1422/2002, p. 1869, sous « Wasa » : « village de la mudīriyya de aydān au sud-ouest de la ville de aʿda ».
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Christian Robin
Yrs¹m, Yarsum40, est le nom d’une commune au nord-est de anʿāʾ (Robin – Brunner E/F-6), qui avait pour princes les banū Sukhaymum et pour chef-lieu Shibām (appelée aussi Shibām-Sukhaym ou Shibām al-Ghirās pour la distinguer d’homonymes). Avec umlān et āshidum, Yarsum constituait la fédération de Samʿī. L’hypothèse que ʾrs¹m signifie « Yarsumites » est confirmée par le fait que le lignage Rs¹mm est attesté dans un grand nombre de textes provenant du jabal al-ʿAdan, de Banū āʿ et de Qu ubīn, au cœur du territoire de Yarsum 41. La vocalisation de ʾrs¹m est très vraisemblablement arsūm ou arsum, comme le montrent de très nombreux parallèles relevés dans la toponymie du Yémen par Ismāʿīl al-Akwaʿ (« Afʿūl »). Dans les pages précédentes, nous avons déjà évoqué les al-Ajdūd (singulier, judādī) ou les al-Abqūr (appelés aussi al-Baqrāʾ, qui relèvent Saʿd b. Saʿd b. Khawlān). Il reste à vérifier si Yarsum, fraction de Samʿī établie au nord-est de anʿāʾ, est liée avec Khawlān-aʿda. Ce lien existe. Il est établi par deux inscriptions. La première remonte à la période c. 200-270, pendant laquelle les Abyssins occupent l’Arabie occidentale. Elle transcrit la décision de résister aux Abyssins, prise par une assemblée tribale réunissant Khawlān Gudādān et divers groupes, avec le soutien des divinités locales et « avec le soutien de leurs seigneurs les rois de Sabaʾ et les banū Sukhaymum » (Umm Laylà 1/9-11, w-b-mqm ʾmr|ʾ-hmw ʾmlk S¹bʾ w-bny S¹Ðy|mm). La seconde inscription date du IVe siècle de l'ère chrétienne. Elle indique une nouvelle fois que les banū Sukhaymum, princes de Yarsum, ont reçu autorité sur la commune de Khawlān Gudādān (écrit ici Gddtn) : …w-]bny[-hw ..]|mʿ[…] ʾs¹ʾr bnw S¹Ð|ymm ʾb[ʿl byt]n Rymn ʾqwl s²ʿb|nhn Yrs¹m -S¹mʿy ln -Hg|rm w-Ïwln Gddtn hqnyw… … et] son fils [… |…]mʿ[…..] Asʾar, banū Sukhaymum, maîtres du palais Raymān, princes des deux communes Yarsum de Samʿī, tiers dhu-Hgrm, et Khawlān Gddtn ont dédié… (Ja 671 + 788/1-5)
Six siècles plus tard, à l’époque d’al-Hamdānī, le lien entre Yarsum et Khawlān se présente différemment. La commune des environs de anʿāʾ, gouvernée par les banū Sukhaymum, a disparu. Mais son nom subsiste dans Khawlān, plus précisément à aʿda, où elle a fait souche : aʿda : est habitée par les al-Ukayliyyūn originaires des Āl Rabīʿa b. Saʿd l’aîné (alakbar) b. Khawlān, et Yarsum, une formation composée de groupes originaires des tribus (jummāʿ qabāʾil)42 d’al-Kalāʿ, de Hamdān, de Saʿd b. Saʿd, du reste des clans de Khawlān, etc. (ifa, p. 114/12-14 ; voir aussi p. 124/23).
40. La vocalisation « Yursam » retenue par l’éditeur, D. H. Müller (ainsi que par O. LÖFGREN dans son édition d’Iklīl I, p. 118/2, et par la carte C. ROBIN et U. BRUNNER 1997) suppose un passif ou une forme factitive. On ignore si le sabaʾique avait un passif ; quant à la forme factitive, elle serait orthographiée *Yhrs¹m et non Yrs¹m. Il semble préférable de vocaliser Yarsum ; c’est d’ailleurs la forme retenue par Muammad al-Akwaʿ dans Abū Muammad al- asan b. Amad b. Yaʿqūb AL-H AMDĀNĪ, Kitāb al-Iklīl, IIe livre, Muammad b. ʿAlī al-A KWAʿ AL- IWĀLĪ (“al-Maktaba al-yamaniyya” 3), Le Caire 1386/1967, p. 2/3 et 3/1. 41. Ces textes du Nihm sont en cours de publication dans un volume de l’Inventaire des inscriptions sudarabiques préparé par Serge Frantsouzoff. 42. Sur le sens de jummāʿ, voir Michael LECKER « Muammad at Medina : a geographical approach », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 6 (1985), p. 43, et idem, The “Constitution of Medina”.
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
Les généalogistes conservent d’ailleurs le souvenir que Yarsum de aʿda n’est pas une formation tribale locale. Comme nous l’avons vu, selon Iklīl I, Yarsum de aʿda se composait de 13 maisons, trois qui avaient une origine yarsumite (al-ʿUmayrāt de la descendance de dhū Sukhaym, et deux autres maisons de la vieille Yarsum de imyar) et dix autres provenant de régions très diverses du Yémen et de l’Arabie déserte (les Abnāʾ, āshid, al-Khawlī, les Banū Hilāl, Kināna, les Banū anīfa, les gens de Najrān, Madhij, Khathʿam et ʿUwayr). Si ces Yarsum sont souvent considérés comme une fraction de Khawlān, c’est par erreur : « Celui qui ignore ce qu’ils sont croit qu’ils appartiennent à Khawlān, alors qu’il n’y a pas parmi eux de Khawlānites sauf les Khawliyyūn » (Iklīl I, 295/1-2). Effectivement, dans Iklīl II (p. 2-3), al-Hamdānī donne une généalogie qui les rattache à imyar : « Yarsum l’aînée43, clan dans Khawlān » (Yarsum al-kubrà ban fī Khawlān) b. al-Ghawth b. Qa an b. ʿArīb b. Zuhayr b. Ayman b. al-Hamaysaʿ b. imyar. Pour un autre savant, al-Abrahī, leur généalogie serait plutôt : Yarsum b. Jusham b. ʿAbd Shams44. Ibn al-Kalbī mentionne deux Yarsum : Yarsum b. alGhawth b. Qa an b. ʿArīb b. Zuhayr b. Ayman b. al-Hamaysaʿ b. imyar, dont la généalogie identique à celle donnée par al-Hamdānī, d’une part, Yarsum b. alGhawth b. Ayman b. al-Hamaysaʿ b. imyar d’autre part (Jamhara I, tabl. 274). On se souvenait confusément que ces Yarsum étaient originaires de la région de anʿāʾ et avaient été amenés à aʿda par les banū Sukhaymum. Dans la liste des 13 maisons de la tribu, qui ont pris le nom de Yarsum d’après Yarsum b. Kathīr [b. Zayd al-Sukhaymī]45 et d’après Yarsum le premier, on nous dit que deux sont originaires de la vieille Yarsum de imyar (baytāni… min Yarsum al-qadīma min
imyar). Par ailleurs, dans le commentaire d’un poème, al-Hamdānī indique : Yarsum apporte un soutien (musnada) ; elle répond à la convocation des banū Saʿd b. Saʿd ; elle a été appelée Yarsum à la suite de (tarassamat ʿalà) Murr dhū Sukhaym, qui sont originaires d’al-Kalāʿ (ifa, 247/11-12)46.
Ce souvenir était d’autant plus vague et confus que la Yarsum des environs de anʿāʾ avait cessé d’exister 47.
Mu ammad’s first legal document (“Studies in Late Antiquity and Early Islam” 23), Princeton 2004, p. 53 et 69 : « groups from various tribes ». Dans les sources utilisées par ces deux études, le terme s’applique à des juifs de Médine. Apparemment, le jummāʿ est une véritable entité tribale : quand il s’agit de groupes d’origines diverses conservant leur identité première, al-Hamdānī emploie le terme de khalī : « Ukāni : c’est un gros village où on trouve un mélange de Bakīl et de āshid ; Madar, un mélange de Yām, de Bakīl et des banū a īb b. Asʿad » (Ukāni qariya kabīra bi-hā khalī min Bakīl wa- āshid, Madar khalī min Yām wa-Bakīl wa-banī aīb, ifa, op. cit., p. 112/1). 43. Yarsum l’aînée est sans doute à identifier avec Yarsum la première (Yarsum al-ūlà) d’Iklīl I, op. cit., p. 294/4, traduit ci-dessus. 44. Ce ʿAbd Shams n’est pas identifié. Il s’agit peut-être de ʿAbd Shams b. Wāʾil b. al-Ghawth b. Jaydān, le père d’al-uwār qui est l’ancêtre de la dynastie imyarite (Iklīl II, p. 41, 44). 45. Le nom complet est donné par Abū Muammad al- asan b. Amad b. Yaʿqūb AL-H AMDĀNĪ, Südarabisches Muštabih : Verzeichnis homonymer und homographer Eigennamen (= Mushtabih), O. LÖFGREN (éd.) (“Bibliotheca Ekmaniana Universitatis Regiae Upsaliensis” 57), Uppsala 1953, p. 28 (n° 381). 46. Cette mention d’al-Kalāʿ – une région du Yémen du sud-ouest – est incongrue. Si Murr dhū Sukhaym en est originaire, c’est sans doute après avoir quitté la région de anʿāʾ. 47. Dans Mushtabih, op. cit., p. 28, on retrouve mention des deux Yarsum les plus importants : « Yarsum b. al-Ghawth l’aîné » (Yarsum b. al-Ghawth al-akbar, n° 380) et de « Yarsum b. Kathīr b.
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Christian Robin
En résumé, à l’époque d’al-Hamdānī (Xe siècle de l'ère chrétienne), il existe dans la région de aʿda une formation tribale appelée Yarsum, qui présente deux caractères singuliers : – Le noyau initial se composait de membres de la tribu de Yarsum-anʿāʾ, sans doute amenés au nord par les banū Sukhaymum quand ils administrèrent Khawlān pour le compte des rois de Sab6 et de imyar. – Au noyau initial se sont rattachés une dizaine de groupes d’origines très diverses, de sorte que Yarsum est considérée non pas comme une véritable tribu, mais comme une « formation composée de groupes de diverses origines » (jummāʿ). Il est notable que les al-Adīm (nom substitué à al-Udūm/al-Usūm) soient présentés eux aussi comme un jummāʿ. Yarsum n’est pas appelée al-Arsūm (pluriel de yarsumī) dans les sources arabo-islamiques, mais seulement Yarsum et al-Yarsumiyyūn48. Néanmoins, on trouve une fois ʾrs¹mn (= al-Arsūm) dans une inscription antique, à propos de membres de Yarsum-anʿāʾ. Le fait qu’une même tribu porte plusieurs noms (Yarsum/ al-Yarsumiyyūn/al-Arsūm) dans les sources islamiques ne fait pas difficulté : on en a divers exemples chez al-Hamdānī, par exemple al-Yazaniyyūn et al-Ayzūn ; al-Abaiyyūn et al-Aābi, al-Baqrāʾ et al-Abqūr etc. La correction de « al-Udūm qui sont al-Usūm » en « al-Arsūm » (c’est-à-dire en Yarsum), sans être sûre, présente donc une certaine vraisemblance. La corruption du nom de « al-Arsūm » pourrait s’expliquer par le fait que les traditions relatives à ʿAmmīʾanas auraient pour source Ibn ʿAbbās (I. Goldfeld, « ʿUmyānis the idol of Khawlān », p. 113), et non des membres de la tribu. Faut-il s’étonner qu’al-Hamdānī ne fasse pas le rapprochement entre al-Udūm/ al-Usūm d’une part et Yarsum d’autre part ? Un savant tel que lui savait que Yarsum pouvait alterner avec al-Arsūm, nom qui n’est pas si éloigné de al-Udūm/al-Usūm. Mais un tel rapprochement aurait signifié que la Yarsum antique vénérait une idole et avait un mode de répartition des taxes entre cette idole et Dieu que le Coran condamne : il n’était guère valorisant et on peut supposer que les Yarsum, fort influents à aʿda, refusaient d’en entendre parler. VII. Yarsum, un exemple de « migration » tribale Les sources arabo-musulmanes abondent en récits de « migrations » tribales en Arabie à la veille de l’Islam. Le prototype est offert par les tribus « yéménites » qui se seraient dispersées après la rupture de la Digue de Maʾrib. Ce mythe d’une origine commune était bien commode à l’époque umayyade pour renforcer les alliances politiques. Dans bien d’autres textes, la « migration » est implicite : c’est ainsi qu’à Yathrib, les Aws et les Khazraj seraient des « Yéménites ». Dans la littérature savante, ces « migrations » sont trop souvent acceptées sans le moindre esprit critique. Un bon exemple est offert par l’entrée Ghassān dans l’Encyclopédie de l’Islam : « Ghassān, branche du grand groupe tribal des Azd, qui émigra de l’Arabie du Sud, erra dans la Péninsule et s’établit finalement à l’intérieur
Zayd al-Sukhaymī » (n° 381). 48. Voir ʿA lī b. Muammad, Sīrat al-Hādī, op. cit., passim (index).
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
du limes romain vers 490 de J.-C. »49 La prétendue « errance » de Ghassān, dont le modèle implicite est l’errance d’Israël dans le Sinaï, supposerait que l’Arabie est un territoire sans population. L’archéologie montre évidemment qu’il n’en est rien. Quant à une origine en « Arabie du Sud », elle relève du mythe. La seule donnée factuelle est donnée par l’inscription ʿAbadān 1/29 (360 de l'ère chrétienne), qui mentionne un combat entre une armée imyarite : …]w ʿs²rtn ʿbdqys¹n b-S¹yn ʿly mw bʾrn S¹gh bynn ʾr Nzrm w-ʾr Òs¹n …] et la tribu nomade ʿAbdqaysān (= ʿAbd al-Qays) à Siyyān, aux eaux du puits Sigah, entre le Pays de Nizār um et le Pays de Ghassān
Il est assuré que Siyyān est l’arabe al-Siyy, qui se trouve dans la steppe à 410 km au nord-est de La Mecque ; à al-Siyy, du vivant de Muammad, en juin-juillet 629 (8 h.), les troupes musulmanes pillent des tribus Hawāzin (Leone Caetani, Annali dell’Islam 1907, p. 79-80). On peut donc affirmer que Ghassān est, au IVe siècle de l'ère chrétienne, une tribu d’Arabie occidentale. Selon des modalités qui restent à éclaircir, des éléments de Ghassān se trouvent deux siècles plus tard en Syrie, en Transjordanie et à Yathrib. Le traitement de Kinda ne vaut pas mieux : « Aux Ve et VIe siècles, la tribu se répandit dans toute l’Arabie, en remontant du Sud vers le centre et le Nord, et elle joua un rôle décisif dans l’histoire militaire, politique et culturelle de la péninsule avant l’avènement de l’Islam »50. En réalité, Kinda est une tribu d’Arabie méridionale, dont le centre de gravité se trouve au IIIe siècle de l'ère chrétienne à Qaryat al-Fāw (à 280 km au nord-nord-est de Najrān), puis, à partir de c. 300, dans la partie occidentale du wādī aramawt (carte Robin – Brunner, en haut à droite). Il n’y a pas de « migrations » de Kinda, mais, un peu avant le milieu du Ve siècle de l'ère chrétienne, une conquête de l’Arabie centrale et occidentale par les imyarites, qui confieraient – si l’on en croit les traditions originaires de Kinda – le gouvernement des territoires conquis au prince kindite ujr Ākil al-Murār et à ses descendants. Le point de vue imyarite, donné par les inscriptions imyarites, est assez différent : il s’agit de la mise sous tutelle de la confédération tribale nommée Maʿaddum par les souverains imyarites, avec l’aide de troupes auxiliaires originaires de “Kinda, Saʿd, ʿUlah et [..]” (Christian Robin, « Le Royaume ujride, dit “royaume de Kinda”, entre imyar et Byzance »). Il ne faut donc pas croire que les tribus arabes migrent dans leur totalité, quittant leur habitat d’origine avec biens et troupeaux, à la manière des Cimbres et des Teutons ou à celle des Helvètes, dans la Gaule à la veille de l’ère chrétienne. L’exemple de Yarsum montre qu’il faut faire appel à un modèle différent. Un prince est chargé d’exercer le pouvoir et de prélever les taxes par son souverain dans une région mal contrôlée. Il se fait accompagner par une partie de sa tribu qui lui sert de protection rapprochée. Cette tribu déplacée peut faire souche, surtout si elle agrège les groupes sans appartenance reconnue ou qui ne sont pas satisfaits de leurs alliances. Il n’y a pas « migration de la tribu », mais déplacement d’une petite partie de ses effectifs. Le Yémen médiéval offre d’autres exemples, comparables à celui de Yarsum. La tribu de Sinān est attestée dans l’Antiquité, au Xe s. è. chr. et de nos jours (Ibrāhīm
49. Irfan SHAHÎD, « Ghassān », dans Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, II, p. 1044. 50. Irfan SHAHÎD, « Kinda », dans Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, V, p. 121.
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Amad al-Maqafī, Muʿjam al-buldān wa-ʾl-qabāʾil al-yamaniyya, p. 818) dans la région de Najrān. Mais on trouve aussi, à partir du XIIe siècle, des Sinānites au sud de anʿāʾ. On peut supposer que ces derniers ont été amenés par les sultans ismāʿīliens originaires de la région de Najrān, qui gouvernent alors anʿāʾ, Sinān apportant un renfort militaire, mais aussi religieux (Christian Robin, « La mosquée al-ʿAbbās et l’histoire du Yémen », p. 32, 35-36). La tribu de Sinān-anʿāʾ existe encore aujourd’hui : le président le la république du Yémen, ʿAlī ʿAbd Allāh āli en est originaire (Ibrāhīm Amad al-Maqafī, Muʿjam al-buldān wa-ʾl-qabāʾil al-yamaniyya, p. 817-818). L’établissement de la tribu de Hamdān, au nord-ouest de anʿāʾ, pourrait s’expliquer de la même manière (Christian Robin, « La mosquée al-ʿAbbās et l’histoire du Yémen », p. 36) et d’autres exemples plus ou moins comparables de mouvement tribaux peuvent être relevés chez al-Hamdānī (Christian Robin, « La pénétration des Arabes nomades au Yémen », p. 85-88). Quand Muammad s’installe à Yathrib, au moment de l’hégire, il est accompagné par des Qurayshites en nombre relativement important. L’établissement du pouvoir des ʿAlides dans le Yémen zaydite se fait de même. Il n’est guère douteux que la domination ghassānite en Jordanie-Syrie et kindite en Arabie centrale ne s’accompagne nullement d’une « migration », mais seulement de la venue de princes avec leurs proches et une petite troupe personnelle. Le modèle proposé ici n’exclut pas d’autres modalités de déplacement et de remplacement d’une population par une autre. Les récits de campagnes militaires dans les inscriptions sudarabiques mentionnent fréquemment des captifs en très grand nombre : dans certains cas tout au moins, on peut supposer que ces captifs sont déportés, pour servir de main-d’œuvre servile dans les vastes propriétés foncières des vainqueurs, et qu’ils sont remplacés par une nouvelle population. On observe ainsi que l’oasis de Najrān, après une reconquête brutale par les rois Ilīshara Yaub et Yaʾzil Bayān (c. 240) 51, passe progressivement sous le contrôle de Madhij. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’impact des épidémies et des calamités naturelles. Au VIe siècle, le Proche-Orient est frappé par toute une série de catastrophes (Yizhar Hirschfeld, « The crisis of the sixth century ») et il ne fait guère de doute qu’il en est de même en Arabie. Les travaux de réparation de la Digue de Marib sont ainsi interrompus par Abraha peu après octobre 547, à cause d’une épidémie de peste (CIH 541/72). La grande peste dite « de Justinien » s’est donc répandue en Arabie, sans doute à cause des rats transportés par les navires de mer ou par les caravanes de chameaux. Les zones avec une population relativement dense, soit permanente comme les villes ou les oasis, soit occasionnelle comme les foires, les lieux de pèlerinage ou les chantiers de construction, étaient particulièrement vulnérables. Rien n’empêche de supposer, par exemple, que les oasis du nord du ijāz aient été frappées par l’épidémie vers le milieu du VIe siècle et que de nouvelles populations s’y soient établies : ce pourrait être une explication à l’arrivée des Aws et des Khazraj à Yathrib. Mais cette arrivée peut également être
51. « Ils tuèrent de la commune de Nagrān 924 hommes et firent 562 captifs, ils pillèrent dans les deux vallées nommées Nagrān 68 villes ; dévastère[nt…] 6 000 arbres et comblèrent 97 puits » (Ja 577/14-15).
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
expliquée par le désir de la monarchie imyarite (plus précisément Abraha ou l’un de ses prédécesseurs) de contrôler Yathrib en y établissant des groupes vassaux. L’établissement de Kinda dans le aramawt occidental intervient après la conquête du aramawt par imyar (c. 300). L’hypothèse d’une population installée par les imyarites en territoire rebelle (Christian Robin, « imyar au IVe siècle ») présente une certaine vraisemblance. VIII. Un héros ou un ancêtre divinisé ? Le dieu ʿAmmīʾanas porte un nom d’homme, comme nous l’avons vu. Ce n’est pas un cas unique. On connaît cinq divinités de l’Arabie méridionale préislamique avec un nom composé, dans lequel entre un nom divin. Ce sont : – Un dieu de imyar nommé Sumūyadaʿ (S¹mydʿ), qui n’est connu que par des invocations. S¹mydʿ signifie probablement « Son Nom est connu » ou « Il connaît Son Nom ». Le substantif « nom » est ici un substitut au nom du dieu : de fait, S¹mydʿ est également attesté comme nom de personne (Ir 40/7 et commentaire). – Un dieu de Haram, dans le Jawf, nommé Yadaʿismuhū (Ydʿs¹mh/Ydʿs¹mhw/ Ydʿs¹m), ce qui signifie « Il a connu son Nom » (Mounir Arbach et alii, « La découverte du temple d’Aranyadaʿ », p. 27, 30-31 ; Christian Robin, Inabbaʾ, p. 45). Le dieu Ydʿs¹mh est attesté dans des invocations. Il personnifie Haram sur les piliers d’al-Sawdāʾ (l’antique Nashshān) où sont représentés les dieux du Jawf. Ydʿs¹mh n’est pas attesté comme nom de personne. – Un dieu de Khawlān Gudādān nommé « Laayʿathat dieu de Khaūfān » (L yʿt ʾlh-Ï fn), dont on a une unique mention dans les invocations d'Umm Laylà 1/6-9, après « leur dieu ʿAthtar dhu-R bm, ʿAthtar dhu- arān et ʿAthtar dhu-Kbdn » (b-mqm ʾl-h|mw ʿtr -R bm w-ʿtr - |rn w-ʿtr -Kbdn w-L y|ʿt ʾlhÏ f n). Khaūfān est le bourg d’al-Khaūf chez al-Hamdānī, à l’ouest de aʿda, dans le wādī Khulab (ifa, p. 73/11), dépendant de akam (b. Saʿd al-ʿAshīra) (ibid., p. 188/3). L’anthroponyme L yʿt, dont on a de multiples attestations, signifie « ʿAthtar a resplendi ». – Le dieu ʿAzīzallāt (ʿzzlt), « Puissance d’Allāt », qui reçoit une offrande d’après une unique inscription (CIH 557 = Louvre 102/1 et 7-8), plutôt imyarite que sabéenne, dont on ignore le lieu de provenance. On ne connaît aucun homme appelé ʿzzlt ; cet anthroponyme, cependant, présente la même structure que ʿzzʾl, « Puissance dʾĪl », dont on possède quelques exemples. – Le dieu Hawfāʾīl (Hwfʾl), « Īl a sauvé », dans deux inscriptions de provenance inconnue (Gl A 788/2 et 7, et Kitchen Pars antiques 2/2, 7), qui commémorent une offrande. L’une des deux inscriptions a pour auteur une femme au service d’un lignage noble de Maʾrib, ce qui permet de conclure que Hawfāʾīl est un dieu sabéen. Hwfʾl est attesté comme anthroponyme. Dans l’Arabie antique, le monde des hommes est nettement séparé de celui des dieux. D’ordinaire, les hommes ne font pas l’objet d’offrandes formelles, commémorées par des inscriptions. On ne connaît qu’une seule exception : celle d’un souverain d’époque hellénistique, régnant sur le petit royaume d’Awsān, qui devient « le fils du dieu Waddum » et reçoit des honneurs divins après sa mort (voir notamment CIAS 49.10/o1 n° 1-4). Il semble vraisemblable que les dieux qui portent des noms d’homme sont des individus divinisés après leur mort, ancêtres de clan, héros, fondateurs ou bienfaiteurs. Il ne saurait s’agir de personnes vivantes recevant des honneurs divins. En 555
Christian Robin
Arabie du sud, le roi lui-même n’est pas divinisé, au contraire du pharaon et des souverains hellénistiques et romains. Il n’est que le « serviteur » (ʿbd) des dieux. Pour en revenir à ʿAmmīʾanas, il s’agit sans doute d’un lointain ancêtre qui fait l’objet d’un culte par ses descendants. Si ses fidèles sont bien les al-Arsūm (à savoir les Yarsum-aʿda) comme nous le supposons, ʿAmmīʾanas pourrait être un personnage qui a joué un rôle marquant dans la région de aʿda. Nous avons bien un personnage historique du IIIe siècle qui répond à ces exigences : un chef de Khawlān nommé ʿAmmīʾanas b. Śinān, qui s’est opposé aux rois sabéens (CIH 308/18). Mais une identification de ce dernier avec le dieu homonyme reste à prouver. Elle impliquerait que ʿAmmīʾanas b. Śinān a été vénéré par ses contribules, jusqu’à devenir un dieu de Khawlān ; puis ce dieu local aurait été adopté par les al-Arsūm/ Yarsum, installés au IVe siècle dans la région de aʿda. IX. Un culte en déclin ? D’après les sources arabo-musulmanes, le culte de ʿAmmīʾanas est encore vivant à la veille de l’Islam. C’est une indication précieuse. Dans le royaume de imyar, le rejet du polythéisme intervient vers 380 (Christian Robin, « Le judaïsme de imyar » et « imyar et Israël »). Dès lors, on ne connaît aucune inscription mentionnant un culte païen. Cela ne signifie pas que le polythéisme disparaît, mais seulement qu’il est considéré défavorablement par les autorités et qu’il n’a plus d’expression publique. Il est donc intéressant – à supposer que le témoignage soit véridique – d’avoir des détails sur un culte païen en territoire imyarite, deux siècles et demi après le rejet officiel du polythéisme. La tradition arabo-musulmane rapporte comment se faisait le partage des dîmes entre ʿAmmīʾanas (dieu local) et Allāh (dieu amphictyonique), comme nous l’avons vu. Certaines versions donnent une précision supplémentaire : en cas de disette, les fidèles cherchent du secours dans la part affectée à Allāh, sans toucher à celle dévolue à ʿAmmīʾanas (I. Goldfeld « ʿUmyānis the idol of Khawlān », p. 115). La tradition mentionne également un rite d’istisqāʾ : Nous nous trouvions dans une année de disette au point de manger la moelle des os. Aussi avons-nous réuni ce que nous avons pu et acheté cent taureaux ; nous les avons égorgés en offrande pour ʿAmm Anas en une seule matinée et les avons laissés de sorte que les bêtes sauvages les prennent, alors que nous, nous en avions davantage besoin que ces bêtes. La pluie nous est alors arrivée immédiatement et nous avons bientôt vu l’herbe cacher un homme. Quelqu’un a dit alors : « ʿAmm Anas nous a accordé ses faveurs »52.
La source de ces informations est la délégation de Khawlān (wafd Khawlān) auprès de Muammad en 10 h.
52. Wa-asnatnā attà akalnā al-rimma fa-jamaʿnā mā qadarnā ʿalay-hi wa-ʾbtaʿnā miʾat thawr wa-na arnā-hum (lire wa-na arnā-hā ?) li-ʿAmm Anas qurbānan fī ghadāt wā ida wa-taraknā-hā taridu-hā ʾl-sibāʿ wa-na nu a waj ilay-hā min al-sibāʿ fa-jāʾa-nā ʾl-ghayth min sāʿati-nā wa-la-qad raʾaynā ʾl-ʿushb yuwārī ʾl-rajul, fa-yaqūlu qāʾilu-nā : « Anʿama ʿalay-nā ʿAmm Anas » (I. GOLDFELD, « ʿUmyānis the idol of Khawlān », Israel Oriental Studies III (1973), p. 111). Le texte arabe de Ibn Sayyid al-Nās, ʿUyūn al-Athār, II, p. 253-254, auquel se réfère I. Goldfeld, m’a aimablement été communiqué par Michael Lecker que je remercie vivement.
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ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen)
Le dieu est appelé à juger les différends et répond par son oracle (ibid.). Le texte indique encore que seuls quelques vieux et vieilles le vénèrent encore (ibid.)53. Mais il est vrai que la délégation de Khawlān n’a sans doute pas intérêt à souligner l’importance du culte de ʿAmmīʾanas Ces précisions sonnent juste et ne sont pas défavorables à l’authenticité de ces traditions. En résumé, voici les compléments qu’il convient d’apporter à l’étude d’Isaiah Goldfeld. Du point de vue de l’historien, les informations que les traditions araboislamiques rapportent sur un dieu de Khawlān nommé ʿAmmīʾanas ne sont pas invraisemblables. Elles éclairent les modalités du partage des taxes entre un dieu local et un dieu amphictyonique. Le nom des adorateurs de ʿAmmīʾanas a été transmis de manière corrompue. L’examen des tribus attestées dans le nord du Yémen conduit à supposer qu’il s’agit des al-Arsūm (autre nom de Yarsum), tribu attestée dans l’Antiquité et encore au X e siècle, à l’époque d’al-Hamdānī. Ce dieu ʿAmmīʾanas présente encore l’intérêt d’être probablement un individu divinisé. Les inscriptions du Yémen mentionnent des exemples comparables. Enfin, ʿAmmīʾanas confirme que le rejet du polythéisme dans le royaume de imyar n’a pas concerné l’ensemble de la société, mais seulement les classes aristocratiques et les principales tribus : des cultes locaux subsistent, plus ou moins clandestinement, dans les régions périphériques.
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53. baqayat min-nā baʿdu baqāyā shaykh kabīr wa-ʿajūz kabīra mutamassikūn bi-hi.
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Christian Robin
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LES DITS D’HÉRACLITE ET L’INFLUENCE GNOSTIQUE CHEZ PLOTIN,
Enn. IV 8 [6], 1 Lucia SAUDELLI École Pratique des Hautes Études, Sorbonne Università « Carlo Bo », Urbino (Italie)
Dans le vaste corpus des Ennéades, Plotin fait allusion à vingt et un fragments de l’ « Obscur » savant présocratique Héraclite d’Éphèse (VIe-Ve siècle av. J.-C.)1, cite de manière intégrale ou partielle onze autres fragments héraclitéens et représente la source primaire de trois d’entre eux2. Plotin fait en effet référence à ses prédécesseurs, et notamment aux Pré-platoniciens3 mais sans les nommer, lors de la discussion dialectique des opinions philosophiques antérieures qui lui permet d’établir sa propre position sur une question donnée4. Beaucoup plus rare est la mention explicite de ces auteurs que l’on retrouve essentiellement dans deux traités compris dans la première phase de la production littéraire de Plotin. Il s’agit précisément d’Enn. IV 8 [6], 1 et Enn. V 1 [10], 8-9, passages analysés par J. Mansfeld (1992)5 au cours de ses recherches sur le centon médioplatonicien et la « pythagorisation » des Présocratiques, recherches qui se fondent sur l’article pionnier de W. Burkert (1975)6 consacré à la platonisierende
1. Cf. H. DIELS et W. K RANZ (éd.) Die Fragmente der Vorsokratiker, Griechisch und Deutsch, hrsg. von H. D., 6 Aufl. hrsg. von W. K., Berlin 1951-1952 ; 14 Aufl., Berlin 1974, I p. 139-190 (dorénavant : DK), trad. fr. de J.-P. DUMONT (éd.), Les Présocratiques, textes traduits, présentés et annotés par J. P. D., Paris 1988, p. 129-187 ; M. M ARCOVICH (éd.), Heraclitus, Greek Text with a Short Commentary (Editio Maior), Introduction, traduction et commentaire par M. M ARCOVICH, Merida 1967 (dorénavant M) ; Eraclito, trad. it. abr. et mise à jour par P. I NNOCENTI, Florence 1978, réimpr. récente de l’éd. angl., Sankt Augustin 2001 ; S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, Édition critique complète des témoignages sur la vie et l’œuvre d’Héraclite d’Éphèse et des vestiges de son livre, textes réunis, établis et traduits par S. N. M., II (Traditio), A (Témoignages et citations), 1-4 (Ab Epicharmo usque ad Petrarcham), Sankt Augustin 1999-2003. ννεµδες τοԏ Πλωτνου », thèse de doctorat de 2. Cf. E. N. ROUSSOS, « ÷Ο ÷Ηρµκλειτος στ>ς Ε l’Université de Thessalonique, Athènes 1968. 3. Cf. T. GELZER, « Plotins Interesse an der Vorsokratikern », Museum Helveticum 39 (1982), p. 102115 ; D. J. O’M EARA, « Plotin “historien” de la philosophie (Enn. IV 8 et V 1) », dans A. BRANCACCI (éd.), Philosophy and Doxography in the Imperial Age, Florence 2005, p. 103-112. 4. Cf. Plotin, Enn. III 7, 1, 8-16. Cette méthodologie de recherche remonte à Aristote. Sur la question, cf. S. M ANSION, « Le rôle de l’exposé et de la critique des philosophies antérieures chez Aristote », dans S. M ANSION (éd.), Aristote et les problèmes de méthode, Actes du « Symposium Aristotelicum II », Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie, Louvain 1980, p. 42-52. 5. Cf. J. M ANSFELD, Heresiography in Context, Hippolytus’ Elenchos as a Source for Greek Philosophy, Leyde – New York – Cologne 1992, p. 300 sqq. 6. Cf. W. BURKERT, « Plotin, Plutarch und die platonisierende Interpretation von Heraklit und Empedokles », dans J. M ANSFELD et L. M. DE R IJK (éd.), Kephalaion, Festschrift de Vogel (“Philosophical Texts and Studies” 23), Asen 1975, p. 137-146.
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Lucia Saudelli
Interpretation von Heraklit und Empedokles chez des auteurs médioplatoniciens et néoplatoniciens comme Plutarque et Plotin. La présente contribution offre une analyse de la référence à la parole et à la doctrine héraclitéennes dans le premier chapitre du traité de Plotin, Sur la descente de l’âme dans les corps (Περ> τӸς ες τ· σ½ματα καθ¹δου τӸς ψυχӸς), par rapport aux autres sources d’Héraclite. Cette étude a pour objectif de comprendre l’interprétation et l’utilisation plotiniennes d’Héraclite dans le cadre du débat philosophique des premiers siècles de notre ère autour de la véritable signification de la doctrine de Platon, mais aussi de déterminer la contribution du témoignage de Plotin à la connaissance et à l’éclaircissement de la doctrine héraclitéenne7. I. Héraclite chez Plotin, Enn. IV 8 [6], 1 Dans l’incipit d’Enn. IV 8 [6]8, Plotin décrit l’expérience personnelle d’ascension et d’unification au divin, puis de redescente de l’âme dans le corps, ce qui l’amène à s’interroger sur l’aporie : comment se fait-il que l’âme, de nature divine et intelligible, soit dans le corps. Par sa réflexion sur ce sujet, Plotin produit un compte rendu doxographique des opinions de ses prédécesseurs, à savoir des spéculations philosophiques d’Héraclite, d’Empédocle, de Pythagore (et de ses successeurs) mais aussi de Platon. Selon Plotin, Platon lui-même a en effet exposé de manières différentes (πολλαχӹ) et clairement (σαφ¿ς) la doctrine de l’âme déjà connue des Présocratiques9, dont la parole, correctement interprétée, n’est qu’une anticipation de celle de Platon10. Héraclite est le premier à être mentionné et cité par Plotin, Enn. IV 8 [6], 1, 1-17 (éd. Henry et Schwyzer) : Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même en sortant de mon corps, et qu’à l’écart des autres choses je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté d’une force admirable, et j’ai alors la pleine assurance que c’est là un sort supérieur à tout autre : je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui, parvenu à cette activité supérieure en m’étant établi au-dessus de tout le reste de l’intelligible. Après ce repos dans le divin, quand je suis redescendu de l’Intellect vers le raisonnement, je suis embarrassé pour savoir comment cette descente a lieu, aussi bien à ce moment-là qu’à présent, et comment mon âme a jamais pu se trouver à l’intérieur de mon corps, si elle est bien en elle-même telle qu’elle a pu se manifester, quoiqu’elle soit dans un corps. Car Héraclite, qui nous invite à faire cette recherche, lorsqu’il pose des « échanges nécessaires » entre les contraires, parle de « voie vers le haut vers le bas » ou affirme « changeant repose » et « fatigue c’est de peiner et obéir [toujours] aux mêmes [maîtres] », a permis de faire des conjectures, en négli-
7. Sur l’interprétation plotinienne d’Héraclite, cf. aussi F. ROMANO, « Plotino interprete di Eraclito », dans F. ROMANO (éd.), Studi e Ricerche sul neoplatonismo, Naples 1983, p. 27-34 ; G. STAMATELLOS, « A Philosophical Study of Heraclitus in Plotinus’ Ennead IV 8 », Dissertation University of Wales, Lampeter 2000. 8. La question de la pénétration de ce qui est intelligible et séparé – c’est-à-dire l’âme – dans un corps (Πԙς οҕν τοԏ νοητοԏ χωριστοԏ Ìντος δε ες σԙμα ×ρχεται) apparaît déjà dans Enn. IV 7 [2], 13, 1-2 de Plotin. Cf. aussi Enn. III 1 [3], 8, 10 sqq. ; Enn. IV 2 [4], 1, 9-10. 9. Cf. Plotin, Enn. IV 8 [6], 1, 23-26. 10. Cf. J. MANSFELD, Heresiography in Context, op. cit., p. 300.
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Les dits d’Héraclite et l’influence gnostique chez Plotin
geant de nous rendre claire sa doctrine, sans doute dans le but de nous obliger à chercher par nous-mêmes, comme il a lui-même trouvé en cherchant. Empédocle… (trad. Lavaud légèrement modifiée)11.
Selon Plotin, à la question de la montée et de la descente de l’âme se réfèrent tout d’abord les dits d’Héraclite sur les « échanges nécessaires » entre les contraires, l’image de la « voie vers le haut vers le bas », ainsi que les paroles « changeant repose » et « fatigue c’est de peiner et obéir [toujours] aux mêmes [maîtres] » (Enn. IV 8 [6], 1, 12-15). Comme le montre la syntaxe du texte, ce sont des citations littérales des fragments d'Héraclite 84 a DK (= 56 a M) : μεταβµλλον ¢ναπαÐεται (« changeant repose »)12 et 84 b DK (= 56 b M) : κµματ¹ς στι τοԃς ατοԃς μοχθεԃν κα> ρχεσθαι (« fatigue c’est de peiner et obéir [toujours] aux mêmes [maîtres] »)13, dont Plotin représente le premier témoignage historico-littéraire, et le seul si l’on considère que les réminiscences post-plotiniennes dépendent de lui ou bien de la même source14. Plusieurs interprètes15 estiment que la deuxième phrase est liée à la première, en tant qu’exemple qui explique et illustre comment, selon la doctrine de l'identité des contraires (coincidentia oppositorum) d’Héraclite, le mouvement de changement coïncide paradoxalement avec le repos, tandis que le non-changement correspond à la fatigue. Le κα de Plotin montre, en revanche, qu’il s’agit de deux citations différentes mais il est difficile d’établir si elles étaient déjà proches chez Héraclite16. Pour comprendre le texte de Plotin qui réunit ces deux fragments en
11. Plotin, Enn. IV 8 [6], 1, 1-17 : Πολλµκις γειρ¹μενος ες μαυτν κ τοԏ σ½ματος κα> γιν¹μενος τԙν μÚν λλων ×ξω, μαυτοԏ δÚ ε¶σω, θαυμαστν ñλκον Øρԙν κµλλος, κα> τӸς κρεττονος μορας πιστεÐσας τ¹τε μµλιστα εѹναι, ζω¸ν τε ¢ρστην νεργ¸σας κα> τԚ θε ες τατν γεγενημ¿νος κα> ν ατԚ ãδρυθε>ς ες ν¿ργειαν λθÙν κενην πÚρ πӮν τ λλο νοητν μαυτν ãδρÐσας, μετ· ταÐτην τν ν τԚ θε στµσιν ες λογισμν κ νοԏ καταβ·ς ¢πορԙ, πԙς ποτε κα> νԏν καταβανω, κα> {πως ποτ¿ μοι ×νδον ñ ψυχ γεγ¿νηται τοԏ σ½ματος τοԏτο οҕσα, οѺον φµνη καθ´ Ñαυτ¸ν, καπερ οҕσα ν σ½ματι. , μÚν γ·ρ /ρµκλειτος, òς ñμԃν παρακελεÐεται ζητεԃν τοԏτο, ¢μοιβµς τε ¢ναγκαας τιθ¿μενος κ τԙν ναντων, Øδ¹ν τε νω κµτω επÙν κα> μεταβµλλον ¢ναπαÐεται κα> κµματ¹ς στι τοԃς ατοԃς μοχθεԃν κα> ρχεσθαι εκµζειν ×δωκεν ¢μελ¸σας σαφӸ ñμԃν ποιӸσαι τν λ¹γον, Íς δ¿ον ¶σως παρ´ ατԚ ζητεԃν, 9σπερ κα> ατς ζητ¸σας εҖρεν. μπεδοκλӸς τε… 12. Nous adoptons la traduction de S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., III (Recensio) 3 (Fragmenta) B (Libri reliquiae superstites) / i (Textus, uersiones, apparatus I-III), F 84ab, p. 216. Au début du chap. 5 du même traité (Enn. IV 8 [6]), Plotin paraphrase le fragment 84 a DK : « le repos dans l’exil d’Héraclite (ñ ÷Ηρακλετου ¢νµπαυλα ν τӹ φυγӹ) », comme le traduisent É. BRÉHIER (Plotin, Ennéades IV 8, texte établi et traduit par É. BRÉHIER, Paris 1956, p. 222) et L. LAVAUD (Plotin, Traité 1-6, tr. sous la direction de L. BRISSON et J.-F. P RADEAU, Paris 2002, p. 247), qui donnent à φυγ¸ (le même terme attribué par Plotin à Empédocle dans le même passage : ñ Ε μπεδοκλ¿ους φυγ ¢π τοԏ θεοԏ) le sens dramatique de la fuite de l’exilé. Pour S. N. MOURAVIEV, Heraclitea (op. cit., III. 3. B/i, F 84 A, p. 218), il s’agit ici d’un autre fragment. 13. S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., III. 3. B/i, F 84ab, p. 216, propose la conjecture ¢ρκεԃσθαι (« se satisfaire ») et traduit « Fatigue que de peiner aux mêmes labeurs et d’y trouver contentement ». 14. Cf. Jamblique, De anima, ap. Stobée I 49, 39 ; Énée de Gaza, Théophr., p. 5 Boiss. (PG 85, p. 877 C-880 A, 881 C) ; Anonyme arabe, Dicta sap. Graec. I 89. 15. Après G. S. K IRK (éd.), Heraclitus. The Cosmic Fragments, Cambridge 1954, p. 252 et M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., Fr. 56 a b, p. 213-214. 16. J. BOLLACK et H. WISMANN (Héraclite ou la séparation, Paris 1972, p. 250-251) soutiennent, en effet, que les fragments 84 a (« se transformant, il se repose ») et 84 b DK (« Fatigue quand les mêmes ont à peiner et à obéir ») étaient à l’origine séparés et qu’ils ont été réunis par Plotin. Ainsi M. CONCHE
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évoquant la loi inéluctable du changement dans l’introduction du traité Sur la descente de l’âme dans les corps, il semble opportun de le mettre en relation avec les autres références plotiniennes à Héraclite. La première référence est une réminiscence qui ne correspond précisément à aucun fragment héraclitéen, même si les ¢μοιβµς τε ¢ναγκαας (« échanges nécessaires ») de Plotin rappellent le fragment 90 DK (= 54 M) d’Héraclite sur les transformations du feu : πυρ¹ς ¢νταμοιβ τ· πµντα κτλ. (« toutes choses [sont] échange de feu, etc. »)17. En effet, c’est le terme ¢νταμοιβ¸ qui serait employé par Héraclite, d’après la correction du manuscrit (¢νταμεβεται πµντα) par H. Diels, tandis qu’¢μοιβ¸18 apparaît dans le compte rendu sur Héraclite de Théophraste (fr. 225, I, p. 406 éd. Fortenbaugh et al.) et chez Diogène Laërce IX 8-9 (= A 1) DK : πυρς ¢μοιβν τ· πµντα (« toutes choses [sont] échange de feu »)19, et donc relève de la tradition doxographique de matrice péripatéticienne. Quant à l’¢νµγκη, il s’agit d’un concept empédocléen qui pourrait indiquer l’attribution à Héraclite d’une notion d’Empédocle20. L’extrait doxographique chez Diogène est aussi la première source d’une autre sentence héraclitéenne à laquelle Plotin fait allusion : Øδ¹ν τε νω κµτω (« voie vers le haut vers le bas ») est la version plotinienne du fragment 60 DK (= 33 M) : Øδς νω κµτω μα κα> Íυτ¸ (« (la) voie vers le haut vers le bas [est] une et la même »)21. La citation partielle que propose Plotin de ce fragment permet de comprendre son interprétation d’Héraclite et le rapprochement avec la sagesse philosophique d’Empédocle, de Pythagore et de Platon, qui sont cités dans la suite du même chapitre de ce traité plotinien22. En effet, la doctrine prêtée à Héraclite
(Héraclite, Fragments, Paris 1986, p. 295-296, 396-397), qui les traduit de la manière suivante : « en se transformant, il reste en repos » et « Fatigue c’est : peiner aux mêmes tâches et par elles commencer ». S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., III. 3. B/III, F 84ab, p. 102, affirme : « Qu’il s’agit de deux items différents découle du caractère même de l’énumération des thèmes héraclitéens, représentés par divers types d’allusions ». 17. Cf. Plotino, Enneadi, tr. it. di R. R ADICE, saggio intr., pref. e note di G. R EALE, Milan 2002, p. 1122, n. 3 ; Plotin, Traité 1-6, op. cit., p. 252, n. 3. Cf. J.-F. P RADEAU (éd.), Héraclite, Fragments [Citations et témoignages], Paris 20042, p. 223. 18. Cf. A. FINKELBERG, « On Cosmogony and Ekpyrosis in Heraclitus », American Journal of Philology 119/2 (1998), p. 198. 19. Cf. Fr. 54 M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., p. 205 sqq. ; S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., II. A. 1, p. 153-155. 20. Cf. J. M ANSFELD, Heresiography in Context, op. cit., p. 302. 21. Cf. aussi Plotin, Enn. IV 2 [4], 1, 15 : [l’âme] κ τӸς νω κα> κµτω οÐσης κα> τӸς κεԃθεν ξημμ¿νης, Ԏυεσης δÚ μεχρι τονδε, κτλ. 22. Dans Enn. I 6 [1], en effet, Plotin parle de « notre patrie, le lieu d’où nous sommes venus, là-bas où notre Père aussi [se trouve] (πατρ>ς δ ñμԃν, {θεν παρ¸λθομεν, κα> πατρ κεԃ) ». De même, dans Enn. V 9 [5], 1, 20-21 il compare le séjour dans l’intelligible au retour dans « le lieu véritable et familier (τԚ τ¹π ¢ληθινԚ κα> οκε) », « comme un homme qui, après avoir beaucoup erré, a fait retour à sa patrie gouvernée par des bonnes lois (9σπερ κ πολλӸς πλµνης ες πατρδα ενομον ¢φικ¹μενος νθρωπος) », puisque seulement après avoir atteint le Beau en soi, « la douleur de l’enfantement cessera (δԃνος παÐσεται) » (Enn. V 9 [5], 2, 10). Les passages plotiniens en question révèlent des traces de l’exégèse médioplatonicienne de l’Odyssée, dans laquelle les voyages et les aventures d’Ulysse représentent ceux de l’âme. Cf. F. BUFFIÈRE, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris 1956, p. 392 sqq. ; P. BOYANCÉ, Échos des exégèses de la mythologie grecque chez Philon, dans Philon d’Alexandrie : Lyon 11-15 septembre 1966 ; colloques nationaux du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris 1967, p. 169 sqq. L’allégorie est d’origine probablement alexandrine, comme le
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au début d’Enn. IV 8 [6] (1, 11-17) porte sur la nécessité des échanges entre les contraires (¢μοιβµς τε ¢ναγκαας […] κ τԙν ναντων), selon le chemin ascendant et descendant (Øδ¹ν τε νω κµτω) de ce qui gagne son repos seulement à travers le changement (μεταβµλλον ¢ναπαÐεται) d’un état à l’autre. Plotin interprète la « voie vers le haut vers le bas » du fragment 60 DK d’Héraclite comme le chemin parcouru par l’âme : sa descente du cosmos intelligible au cosmos sensible et sa remontée au lieu d’origine23. On pourrait donc supposer que Plotin fait ici référence à la première pénétration de l’âme dans un corps humain et aux successives entrées et sorties d’un vivant à l’autre24, c’est-à-dire à la doctrine d’origine orphico-pythagoricienne de la réincorporation (μετενσωμµτωσις) 25 . Toutefois, Plotin conclut en affirmant qu’Héraclite « a permis de faire des conjectures, en négligeant de nous rendre claire sa doctrine, sans doute dans le but de nous obliger à chercher par nous-mêmes, comme il a lui-même trouvé en cherchant ». Il s’agit, très probablement, d’une allusion au fragment 101 DK (= 15 M) d’Héraclite : διζ¸σαμεν μεωυτ¹ν (« je me suis cherché moi-même ») cité par Plotin, Enn. V 9 [6], 5, 3126. Conformément à la thématique spécifique d’Enn. IV 8 [6], 1, Plotin interprète donc la « voie vers le haut vers le bas » d’Héraclite comme celle des âmes qui passent du monde sensible au domaine intelligible, non seulement entre l’une et l’autre de leurs incorporations, mais aussi à chaque fois qu’elles se convertissent vers la réalité supérieure, qui est de l’Intellect. Selon Plotin, l’âme est toujours liée à son principe intellectif qui lui permet la contemplation de l’intelligible et l’expérience mystique d’« établissement » dans le divin27. C’est pourquoi, pour Plotin, tout processus ontologique et toute recherche gnoséologique partent de et reviennent à « nous-mêmes », c’est-à-dire à l’âme individuelle.
soutient J. M ANSFELD, « Heraclitus, Empedocles and Others in a Middle Platonist Cento in Philo of Alexandria », Vigiliae Christianae 39 (1985), p. 136 et passim., et, en tout cas, familière à la pensée et à la littérature juives et chrétiennes hellénisées d’Alexandrie, comme le montrent plusieurs passages de Philon d’Alexandrie (Agr. 65 ; Conf. 75-82 ; Migr. 27-28, cf. aussi Her. 267 ; Q.G. III 10 ; 11 ; 45 ; IV 74 ; 178) sur le retour du sage à sa patrie céleste après le séjour dans le corps comme dans un pays étranger. Pour les citations de l’Odyssée chez Philon et Clément d’Alexandrie, cf. J. M ANSFELD, « Heraclitus, Empedocles, … », art. cit., p. 139 sqq. et 154, n. 25. 23. Cf. J. M ANSFELD, Heresiography in Context, op. cit., p. 302 24. Cf. J. M ANSFELD, Heresiography in Context, op. cit., p. 301, n. 197. 25. Dans son article sur la position plotinienne vis-à-vis de la « réincorporation », en effet, A. N. M. R ICH, « Reincarnation in Plotinus », Mnemosyne 10/3 (1957), p. 232-238, surtout p. 236-237, montre que Plotin partage la croyance platonicienne en la transmigration des âmes d’un vivant à l’autre, mais il interprète dans un sens moral (et non pas littéral) l’échelle descendante des renaissances de l’âme depuis les êtres humains jusqu’aux plantes, comme en témoigne Proclus, Commentaire à la République II, p. 309-310 Kroll. 26. Cf. L. BRISSON et J.-F. P RADEAU (éd.), Plotin, Traité 1-6, op. cit., p. 253, n. 4. 27. Cf. Porphyre, qui raconte les quatre expériences mystiques d’ « union avec le dieu qui est audessus de tout » de son maître durant les cinq années passées ensemble (Vie de Plotin 23, 15-16), c’est-à-dire l’unification avec l’Un, décrite en termes très proches de ceux qui sont utilisés par Plotin lui-même au début du Traité 6 : « ce dieu apparut établi au-dessus de l’Intellect et de l’ensemble de l’intelligible » (Vie de Plotin 23, 11-12), dans Plotin, Traité 1-6, op. cit., p. 252. Selon C. D’A NCONA, en revanche, il serait question ici de l’intuition intellectuelle de l’âme analogue à celle de l’Intellect divin, et non de son union mystique avec l’Un lui-même. Cf. Plotino, La discesa dell’anima nei corpi (Enn. IV 8 [6]), Plotiniana Arabica (pseudo-teologia di Aristotele, capitoli 1 e 7 ; “Detti del sapiente greco”), a cura di C. D’A NCONA, Padova 2003, p. 53.
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II. L’interprétation pré-plotinienne du fragment 60 DK d’Héraclite 1. Les juifs hellenisés Dans le premier témoignage sur le fragment 60 DK comportant la mention explicite d’Héraclite, la « voie vers le haut vers le bas »28 est interprétée dans un sens physique, cosmogonique et cosmologique. Suivant la doxographie péripatético-stoïcienne, Diogène Laërce (IX 8-9) attribue au physikos Héraclite la doctrine de la naissance de toutes choses par condensation et solidification d’un seul élément matériel : le feu29. La question qui s’impose alors est de savoir quand le fragment héraclitéen 60 DK, que les Péripatéticiens et les Stoïciens rapportent aux changements du feu dans le cycle cosmique, vient à être associé aux spéculations concernant l’existence et les vicissitudes de l’âme. L’origine du centon qui fusionne des images et des citations préplatoniciennes, platoniciennes et aristotéliciennes sur l’âme remonte à la toute première phase de l’époque médioplatonicienne (Ier siècle av. – Ier siècle de notre ère)30, comme en témoigne le représentant majeur du judaïsme hellénistique, Philon d’Alexandrie. Dans un traité philosophique consacré à la question de l’incorruptibilité du monde, De aeternitate mundi, et précisément dans l’argument des contraires d’Aet. 104 sqq., on retrouve en effet une paraphrase du fragment 60 DK31. L'attribution à Héraclite peut être déduite par d'autres réminiscences, mais surtout par la mention d’Héraclite et la citation verbatim de la première partie du fragment 36 DK. Dans Aet. 10932, Philon affirme que, de même que les saisons de l’année se succèdent cycliquement,
28. Pour l’ensemble des témoignages sur le fr. 60 DK d’Héraclite, M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., Fr. 33, p. 117-121 ; cf. aussi S. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, III. 3. B/i (2006), F 60, p. 150. Aux témoignages rassemblés dans les deux recueils les plus complets, il faut ajouter, au moins, la référence au fr. 60 DK d’Héraclite par Clément d’Alexandrie, Strom., VIII 8, 24, sur laquelle voir J. P ÉPIN, « Clément d’Alexandrie, Les Catégories d’Aristote et le fragment 60 d’Héraclite », dans J. P ÉPIN (éd.), Concepts et Catégories dans la pensée antique, Paris 1980, p. 271-284. 29. Diogène Laërce IX 8-9 : τν μεταβολν Øδν νω κµτω, τ¹ν τε κ¹σμον γνεσθαι κατ´ ατ¸ν. ΠυκνοÐμενον γ·ρ τ πԏρ ξυγρανεσθαι συνιστµμεν¹ν τε γνεσθαι Æδωρ, πηγνÐμενον δÚ τ Æδωρ ες γӸν τρ¿πεσθαι· κα> ταÐτην Øδν π> τ κµτω εѹναι. πµλιν τε αҕ τν γӸν χεԃσθαι, ξ Ѫς τ Æδωρ γνεσθαι, κ δÚ τοÐτου τ· λοιπµ, σχεδν πµντα π> τν ¢ναθυμασιν ¢νµγων τν ¢π τӸς θαλµττης· αÆτη δ¿ στιν ñ π> τ νω Øδ¹ς. 30. Cf. J. MANSFELD, « Heraclitus, Empedocles… », art. cit., p. 131-156. 31. Cf. D. ZELLER, « The Life and Death of The Soul in Philo of Alexandria : The Use and Origin of a Metaphor », Studia Philonica Annual 7 (1995), p. 2 32. Philon d’Alexandrie, De aeternitate mundi 109-111 : καθµπερ γ·ρ αã τ¸σιοι Ңραι κÐκλον ¢μεβουσιν ¢λλ¸λας ¢ντιπαραδεχ¹μεναι πρς τ·ς νιαυτԙν οδ¿ποτε ληγ¹ντων περι¹δους, [ες] τν ατν τρ¹πον [τθησι] κα> τ· στοιχεԃα τοԏ κ¹σμου ταԃς ες λληλα μεταβολαԃς, τ παραδοξ¹τατον. θν:σκειν δοκοԏντα ¢θανατζεται δολιχεÐοντα ¢ε> κα> τν ατν Øδν νω κα> κµτω συνεχԙς ¢μεβοντα. ñ μÚν οҕν προσµντης Øδς ¢π γӸς ρχεται· τηκομ¿νη γ·ρ ες Æδωρ [μετα]λαμβµνει τν μεταβολ¸ν, τ δ´ Æδωρ ξατμιζ¹μενον ες ¢¿ρα, Ø δ´ ¢ρ λεπτυν¹μενος ες πԏρ· ñ δÚ κατµντης ¢π κεφαλӸς, συνζοντος μÚν πυρς κατ· τν σβ¿σιν ες ¢¿ρα, συνζοντος δ´ Øπ¹τε συνθλβοιτο ες Æδωρ ¢¿ρος, Æδατος δÚ [τν πολλν | ¢νµχυσιν] κατ· τν ες γӸν πυκνουμ¿νου μεταβολ¸ν. εҕ κα> Ø /ρµκλειτος ν οѺς φησι· « ψυχӹσι θµνατος Æδωρ γεν¿σθαι, Æδατι θµνατος γӸν γεν¿σθαι »· ψυχν γ·ρ ο¹μενος εѹναι τ πνεԏμα τν μÚν ¢¿ρος τελευτν γ¿νεσιν Æδατος, τν δÚ Æδατος γӸς πµλιν γ¿νεσιν ανττεται, θµνατον ο τν ες ²παν ¢ναρεσιν νομµζων, ¢λλ· τν ες Óτερον στοιχεԃον μεταβολ¸ν.
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aussi les éléments du monde, dans leurs changements réciproques, par la plus grande des étrangetés, « au moment où ils paraissent mourir, acquièrent l’immortalité » dans la longue course, où sans cesse et sans interruption ils prennent le relais sur « la même voie vers le haut et vers le bas (τν ατν Øδν νω κα> κµτω) » (trad. Pouilloux légèrement modifiée).
L’Alexandrin poursuit son argumentation (Aet. 110) en expliquant que la voie ascendante et descendante constitue le double chemin parcouru par les éléments cosmiques qui se transforment les uns en les autres selon l’ordre rectiligne et cyclique, spatial et temporel vers le haut (terre-eau-air-feu) et vers le bas (feu-air-eauterre). Il en conclut (Aet. 111) qu’ Héraclite aussi a donc raison quand il s’exprime en ces termes : « pour les âmes la mort c’est de devenir eau, pour l’eau la mort c’est de devenir terre » ; en pensant, en effet, que l’âme est le souffle (pneuma), il fait allusion au fait que la fin de l’air est la naissance de l’eau, et que [la fin] de l’eau est à son tour la naissance de la terre, car il donne le nom de « mort » non pas à la destruction en direction de n’importe quoi, mais à la transformation en l’élément suivant.
L’un des arguments utilisés par Philon pour réfuter la doctrine stoïcienne de l’ekpyrôsis33 et affirmer l’incorruptibilité du monde est donc celui des contraires, dans lequel l’Alexandrin interprète les changements matériaux des éléments cosmiques comme leur transformation réciproque et successive. Ainsi, la « mort » d’un élément est pour Philon la « vie » de l’autre, et celle de l’âme, qui est du pneuma, est la naissance de l’eau. Par rapport à l’interprétation physique de la doctrine héraclitéenne donnée par les Vetusta Placita (philosophorum)34, il est donc évident que l’Alexandrin avait à disposition une source qui contenait les fragments héraclitéens sur l’âme. Si l’on considère, en outre, la renaissance du Pythagorisme dans le milieu alexandrin de la fin de l’époque hellénistique – représentée par des philosophes comme Eudore d’Alexandrie (1er siècle av. notre ère)35 –, on comprend l’intérêt de la spéculation philosophique médioplatonicienne pour les doctrines des Pré-platoniciens liées à l’orphisme pythagoricien 36. Philon, Aet. 109-111 fournit l’attestation la plus ancienne du fragment 60 DK d’Héraclite où le cycle de l’âme s’inscrit dans celui des éléments cosmiques, en transformation d’un contraire à l’autre, « vers le haut et vers le bas »37. Comme le confirme la doxographie sur Héraclite que l’on fait remonter à Aétius38 (Ier siècle de
33. Cf. Philon d’Alexandrie, Aet. 94-103. 34. Cf. H. DIELS (éd.), Doxographi Graeci, Berlin 1879 (et nombreuses réimpressions depuis lors), 45 sqq. Sur la question, voir J. M ANSFELD and D. T. RUNIA, Aëtiana : The Method and Intellectual Context of a Doxographer, vol. I. The Sources (“PhilAnt” 73), Leyde-New York-Cologne 1997. 35. Les fragments d’Eudore ont été rassemblés par C. M AZZARELLI, « Raccolta e interpretazione delle testimonianze e dei frammenti del medioplatonico Eudoro di Alessandria », Rivista di filosofia neoscolastica 77 (1985), p. 197-209 ; 535-555. 36. Clément d’Alexandrie (Strom. V, 14, 104-105 = SVF II 590) dira qu’Empédocle et Héraclite sont les prédécesseurs des Stoïciens ; dans l’Elenchos (I 3 ; I 4 ; IX 27) Empédocle et Héraclite sont des Pythagoriciens, et les Stoïciens sont considérés comme les successeurs de Pythagore et d’Héraclite. 37. Cf. aussi Philon d’Alexandrie, Somn. 1.156, Mos. 1.31 et Jos. 136. 38. Cf. les deux témoignages sur la doctrine de l’âme d’Héraclite dans les Aetiana, reconstruits à travers les extraits du ps.-Plutarque, Plac. Phil. IV 3 (= A 15 DK) : « Héraclite [pensait que] l’âme du monde était l’exhalaison [provenant] des natures humides qui sont en elle, et d’autre part, que celle [= l’âme] [qui se trouve] dans les êtres vivants, [provenant] de l’exhalaison extérieure et de
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notre ère), la question de la provenance et du retour de l’âme humaine à l’Âme du tout, selon la doctrine des exhalaisons d’Héraclite39, représente justement le centre d’intérêt des auteurs médioplatoniciens40. 2. Les philosophes païens Dans la deuxième moitié du IIe siècle de notre ère, le fragment 60 DK est cité, avec mention explicite d'Héraclite, aussi bien par l’astronome stoïcien Cléomède que par le rhéteur platonicien Maxime de Tyr. Cléomède est l’auteur d’un traité astronomique fortement influencé par la cosmologie tardo-hellénistique du médiostoïcien platonisant Posidonios41, De motu circulari corporum caelestium. Dans la section consacrée à la dimension et à la position de la terre, Cléomède, De motu circ. corp. cael. 111, 26-11242, affirme que celle-ci est un petit point dans l’univers, mais qu'elle est dotée d’une capacité prodigieuse de s’étendre. En effet, la terre n’a aucune difficulté à envoyer de la nourriture au ciel et aux corps qui sont en lui. Elle ne saurait s’épuiser pour autant, car en échange, de son côté, elle tire profit de l’air et du ciel. Car c’est la « voie vers le haut vers le bas (Øδς […] νω κµτω) », [comme] le dit Héraclite, car la matière peut par nature se modifier et se transfor-
celle en eux, [lui était] homogène (/ρµκλειτος τν μÚν τοԏ κ¹σμου ψυχν ¢ναθυμασιν κ τԙν ν ατԙι γρԙν, τν δ’ ν τοԃς ζ½ιοις ¢π τӸς κτς κα> τӸς ν ατοԃς ¢ναθυμιµσεως ØμογηνӸ) » ; Théodoret, Graec. affect. curatio V 23 : « Pour sa part Héraclite a dit que [les âmes individuelles] qui se sont séparées du corps, retournent à l’âme du tout, qui leur est homogène et consubstantielle (Ø δÚ /ρακλειτος τ·ς ¢παλλαττομ¿νας τοԏ σ½ματος ες τν τοԏ παντς ¢ναχωρεԃν ψυχν ×φησεν, οѺα δ ØμογενӸ τε οҕσαν κα> ØμοοÐσιον) ». Cf. S. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., II. A. 2, p. 355-356. 39. Cf. G. BETEGH, « On the Physical Aspect of Heraclitus’ Psychology », Phronesis 52 (2007), p. 3-32. 40. Au début de notre ère, l’analyse et le commentaire du texte de Platon, afin de découvrir l’enseignement le plus ancien et véritable caché derrière ses mythes, concerne aussi et surtout la question de la descente de l’âme dans le monde (et dans un corps) sensible et sa remontée au lieu d’origine. Cette doctrine, pour des Médioplatoniciens comme Numénius, Plutarque ou Celse, qui sont les sources des fragments d’Héraclite sur l’âme (76, 77, 85, 88, 96 (et 76 (c) M), 98, 118 DK), appartient aussi bien aux prétendus « maîtres » de Pythagore (non seulement Homère, Orphée et Phérécyde, mais aussi les Brahmanes, les Juifs, les Mages et les Égyptiens), qu’à ses prétendus « disciples » (Héraclite, Empédocle, Platon, etc.). 41. Toutefois, le passage de Cléomède n’est plus considéré comme un fragment de Posidonios, bien que ce soit encore le cas dans l’édition W. THEILER du 1982 (fr. 289), car Cléomède ne cite pas explicitement Posidonios comme source de la parole et de la doctrine héraclitéenne (cf. Posidonius II. The Commentary, by I. G. K IDD, Cambridge 1988 ; t. I, p. 46-47). Pour une traduction française, cf. Cléomède, Théorie élémentaire (« De motu circulari corporum caelestium »), texte prés., trad. et commenté par R. GOULET (éd.), Paris 1980. J. P ÉPIN (Idées grecques sur l’homme et sur dieu, Paris 1971, p. 154-155), d’ailleurs, a soutenu que très probablement Posidonios a partagé l’opinion de Platon – contre celle de son maître Panétius – de la préexistence des âmes et de leur survie dans la transmigration d’un corps à l’autre. 42. Cléomède, De motu circulari corporum caelestium 111, 26-112 : 9στε τԚ μÚν Ìγκ ñ γӸ στιγμιαα Íς πρς τν κ¹σμον οҕσα, ¢φµτ δÚ τӹ δυνµμει κεχρημ¿νη κα> σχεδν π’πειρον χεԃσθαι φυσν ×χουσα, οκ ×στιν ¢δÐνατος ¢ναπ¿μπειν τροφν τԚ ορανԚ κα> τοԃς ν ατԚ. οδ’ Öν ξαναλωθεη τοÐτου Óνεκα, ν μ¿ρει κα> ατ ¢ντιλαμβµνουσµ τινα ×κ τε ¢¿ρος κα> ξ ορανοԏ. Øδς γ·ρ νω κµτω, φησ>ν Ø Ηρµκλειτος, δι’ {λης οσας τρ¿πεσθαι κα> μεταβµλλειν πεφυκυας ες πӮν τԚ δημιουργԚ πεικοÐσης ες τν {λων διοκησιν κα> διαμον¸ν.
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mer en sa totalité, obéissant en toutes choses au Démiurge pour le gouvernement et la permanence de l’univers43. (trad. Goulet légèrement modifiée)
Cléomède fait ici référence à la théorie de l’échange de nourriture entre la terre et le ciel, c’est-à-dire à la montée et à la descente de la substance entière de l’univers à travers l’univers, selon la « voie vers le haut vers le bas ». Dans ce texte, la voie d’Héraclite est interprétée comme le double sens de transformation de la matière terrestre en matière céleste, et vice versa, en vue du changement de la substance du monde et de ce qui l’entoure. La doctrine attribuée et empruntée à Héraclite par Cléomède est donc celle de l’échange régulier et mesuré des éléments et des corps de l’univers qui ne s’éteint jamais mais se régénère continuellement. Quant à Maxime de Tyr, il est l’auteur des 41 Dialexeis rhétoriques dont la dernière est consacrée à la question : « Si dieu produit les biens, d’où viennent les maux ? » (Τοԏ θεοԏ τ· ¢γαθ· ποιοԏντος, π¹θεν τ· κακµ ;). Selon Maxime, les choses que nous appelons maux et corruptions, l’artisan les nomme préservation de l’univers puisqu’il se préoccupe non pas de la partie mais du tout, non pas du cours des choses qui s’en vont mais de celles à venir 44. Maxime de Tyr, XLI 4i-5a45 affirme que ce qui semble être une corruption est en réalité une préservation, soit son contraire : Tu vois la transformation des corps et de la génération, l’échange « des voies vers le haut et vers le bas » (Øδԙν νω κα> κµτω), selon Héraclite ; et de nouveau encore « vivant d’une part la mort de ceux-ci, mourant d’autre part la vie de ceux-là ». « Le feu vit la mort de la terre, et l’air vit la mort du feu ; l’eau vit la mort de l’air, la terre celle de l’eau ». Tu vois la succession de la vie et la transformation des corps, renouvellement de l’univers.
Le choix et l’association des fragments 60, 62 et 76 DK d’Héraclite, au cœur du Discours sur la provenance des maux, montrent que la thématique de la mort, en tant que transformation, concerne aussi bien les éléments matériels que l’âme humaine. Maxime de Tyr XLI 4 i sqq.46 témoigne en effet de l’utilisation de la « voie
43. Le motif de l’origine du monde entier à partir d’un principe minuscule est commun à la tradition païenne d’origine pythagorico-platonicienne et à la tradition chrétienne-gnostique : dans la première il est question d’un petit point, dans la deuxième, de l’amande ou du grain de moutarde. Cf. Testi gnostici in lingua greca e latina, a cura di M. SIMONETTI, Milan 1993, p. 416-417, n. 70. Cf. aussi De motu circ. corp. cael. 166, 14-15, où Cléomède rapproche Héraclite de Pythagore et de Socrate : les maîtres de Platon et donc des savants de premier rang. 44. Cf. Maxime de Tyr, Philosophumena-ΔΙΑΛΕΞΕΙΣ XLI 4 g sqq., G. L. KONIARIS (éd.), BerlinNew York 1995, p. 491. 45. Maxime de Tyr, XLI 4i-5a : Øρӯς οҕν τ· πµθη, ; σ μÚν καλεԃς φθορµν, τεκμαιρ¹μενος τӹ τԙν ¢πι¹ντων ØδԚ, γÙ δÚ σωτηραν, τεκμαιρ¹μενος τ< διαδοχӹ τԙν μελλ¹ντων. μεταβολν Øρӯς σωμµτων κα> γεν¿σεως, ¢λλαγν Øδԙν νω κα> κµτω, κατ· τν /ρµκλειτον· κα> αҕτις αҕ ζԙντας μÚν τν κενων θµνατον, ¢ποθν¸σκοντας δÚ τν κενων ζω¸ν. ζӹ πԏρ τν γӸς θµνατον, κα> ¢ρ ζӹ τν πυρς θµνατον· Æδωρ ζӹ τν ¢¿ρος θµνατον, γӸ τν Æδατος. διαδοχν Øρӯς βου κα> μεταβολν σωμµτων, καινουργαν τοԏ {λου. (V) =Ιθι δ κα> π> τν τԙν λλων ¢ρχ¸ν, τν ατοφυӸ, >ν ñ ψυχӸς ξουσα κυ?σκει τε κα> τε κα> τελεσφορεԃ, Ӑ Ìνομα μοχθηρα. ατοԏ τοԏτο· Ñλομ¿νου ατα, θες ¢νατιος. 46. Cf. aussi Maxime de Tyr, X 5 c 1-3 et IV 4 e 2-f 1.
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vers le haut vers le bas » d’Héraclite dans le débat médioplatonicien autour de la nature et de l’existence de l’âme, de la durée du monde et de l’origine du mal47. Les témoignages philosophiques de Cléomède et de Maxime rapportent donc le fragment 60 DK d’Héraclite à l’échange, réciproque et continu, entre le « haut » et le « bas » qui détermine et garantit la régénération de l’univers. 3. Les gnostiques Entre la fin du IIe et le début du IIIe siècle de notre ère, le fragment 60 DK, sans aucune mention d’Héraclite, transparaît dans le traité copte Les Trois Stèles de Seth. Il s’agit d’un écrit originairement en grec et dont la version sahidique constitue le cinquième et dernier traité du Codex VII de la bibliothèque gnostique de Nag Hammmadi. Le texte est une « révélation » (apocalypsis) au sens gnostique du terme, à savoir un enseignement secret gravé sur des stèles et dont la compréhension est réservée à des initiés48. Dans cet écrit, les « Trois Stèles » – hymnes ou prières adressés à Seth, le troisième fils d’Adam, que certains Gnostiques considéraient comme leur prédécesseur lointain – définissent la « voie » ou le « chemin » (hiè = Øδ¹ς) qui mène l’élu à la connaissance de la vérité et à la vraie vie49. La première Stèle est consacrée au principe masculin Adamas (Dieu-IntellectPère), la deuxième au principe féminin Barbélo (vierge-mâle), et la troisième au principe indéterminé de l’Inengendré, ce dernier étant celui qui assure l’identité de la voie vers le haut et vers le bas. Voici donc la conclusion de 3StSeth, 127, 4-27 : Celui qui a […] nous et ceux qui […] Qui se souviendra d’eux et rendra gloire en tout temps, qu’il devienne parfait parmi les parfaits et ceux qui n’ont à pâtir de rien, du fait qu’eux tous te bénissent chacun séparément et tous ensemble. Après quoi, ils seront silencieux. Et, selon le mode prescrit, ils montent. Ou bien, après le silence, ils descendent de la troisième, ils bénissent la deuxième, après cela la première. « La voie vers le haut est la voie vers le bas (thiē nbōk ehraï pe tihiē nei epesēt) ». Sachez donc, vous les vivants, que vous avez gagné et appris vous-mêmes les choses qui n’ont pas de limite. Émerveillez-vous de la vérité qu’elles contiennent et de la révélation. Les Trois Stèles de Seth. (trad. Michel Tardieu inédite)50
La notice conclusive de l’écrit indique le double sens de récitation du texte, de la première Stèle à la troisième, puis inversement. Les Trois Stèles représentent ainsi les trois étapes de la même voie ascendante et descendante puisque le triple hymne à la Triade divine symbolise les trois moments de la montée et de la
47. Sur la base des postulats homérique (Od. I 33 s.) et platonicien (Resp. X 617 e 4), selon lesquels Dieu est bon et cause du bien, pour Maxime de Tyr la responsabilité de l’incorporation doit être imputée à l’âme elle-même et l’origine du mal, à la matière du monde. Cf. H. DÖRRIE et M. BALTES, Der Platonismus in der Antike, t. III : Der Platonismus im 2. und 3. Jahrhundert nach Christus, Stuttgart-Bad Cannstatt 1993, p. 334 ; A.- J. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismégiste, vol. III. Les doctrines de l’âme, Paris 1953, p. 82. 48. Cf. M. TARDIEU, « Les Trois Stèles de Seth. Un écrit gnostique retrouvé à Nag Hammadi. Introduction et Traduction », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 57/4 (1973), p. 550551 ; P. CLAUDE (éd.), Les Trois Stèles de Seth, Hymne gnostique à la Triade (NH VII, 5) (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi”, Section : « Textes » 8), Québec (Canada) 1983, p. 1-3. 49. Cf. M. TARDIEU, « Les Trois Stèles de Seth », art. cit., p. 554-556. 50. Le témoignage gnostique est absent des deux éditions majeures d’Héraclite, M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., Fr. 33 ; S. N. MOURAVIEV (éd.), Heraclitea, op. cit., II. A. 2 (2000).
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descente gnostique du monde d’ici-bas à celui d’en haut et vice versa. Le double mouvement vers le haut et vers le bas signifie en effet le rassemblement des élus et du Tout dans la réunification procurée par la Gnose qui est la contrepartie du déploiement spatio-temporel de l’histoire de l’univers51. Dans la perspective gnostique, ce double parcours vers le haut et vers le bas est le propre de l’âme, et plus précisément du pneuma, à la fois souffle et esprit, qui permet aux élus l’expérience mystico-religieuse de remonter à l’Inengendré d’où ils proviennent et de redescendre ensuite dans l’Engendré auquel ils appartiennent52. Bien qu’Héraclite ne soit pas mentionné dans les 3StSeth, « la voie vers le haut est la voie vers le bas » représente un témoignage gnostique sur le fragment 60 DK53 et de l’interprétation selon laquelle il s'agit de la nature et de l’existence de l’âme. Et s’il est vrai qu’Héraclite ne peut pas être défini comme un gnostique ante litteram54, cette source montre que l'identification de la montée de l’âme vers le « haut » avec sa descente vers le « bas » appartient à l’adaptation gnostique de la spéculation médioplatonicienne des premiers siècles de notre ère. 4. Les apologistes et hérésiologues chrétiens Dans la première moitié du IIIe siècle de notre ère, le fragment 60 DK, avec le nom d'Héraclite, apparaît aussi et surtout dans la polémique anti-hérétique de l’apologiste carthaginois Tertullien et de l’Elenchos attribué à Hippolyte de Rome. Tertullien est l’auteur, entre autres, d’un traité hérésiologique, Contre Marcion, dans lequel il oppose au Dieu « juste » de l’Ancien Testament le Dieu « bon » de l’Évangile de Luc et des Lettres pauliniennes. Le développement conclusif du deuxième livre Contre Marcion est la tentative par Tertullien de retourner les parallèles antithétiques de l’adversaire contre lui-même, ce qui le conduit à produire une liste de dix Antithèses opposées à celles de Marcion. Dans cette péroraison des « contre-antithèses », Tertullien, Adv. Marc. II 28, 155, affirme :
51. P. CLAUDE (éd.), Les Trois Stèles de Seth, op. cit., p. 10 sqq. 52. P. CLAUDE (éd.), Les Trois Stèles de Seth, op. cit., p. 18-20, 113 sqq. 53. Cf. B. LAYTON, The Gnostic Scriptures, Londres 19952, p. 158. 54. Cf. J. M ANSFELD, « Bad World and Demiurge : a ‘Gnostic’ motif from Parmenides and Empedocles to Lucretius and Philo », dans J. M ANSFELD (éd.), Studies in Later Greek Philosophy and Gnosticism, Londres 1989, chap. XIV, p. 263 : « There is no sign of pessimism in the Milesians (one could think of Anaximander, but in Anax., Vorsokr. Fr. 12B1, cosmic injustice is simultaneously cosmic justice, or at least answered by cosmic justice). Heraclitus does not come into play because he explicitly stated that our world has not been made by any god or man, but is eternal (Vorsokr. Fr. 22B30) ». Néanmoins, dans son argumentation anti-hérétique l’auteur de l’Elenchos (I 4, 3) attribue à Héraclite et à Empédocle la doctrine selon laquelle le monde en dessous de la lune (le cosmos sensible) est mauvais, tandis que celui au-dessus d’elle (le cosmos intelligible) est bon, lieu commun qui, pour Aétius (II 4, 12), remonterait à Aristote. 55. Tertullien, Adversus Marcionem II 28, 1 : Nunc et de pusillitatibus et malignitatibus ceterisque notis et ipse aduersus Marcionem antithesis aemulas faciam. Si ignorauit deus meus esse alium super se, etiam tuus omnino non sciuit esse alium infra se. Quod enim ait Heraclitus ille tenebrosus ? « eadem uia sursum et deorsum ». Denique si non ignorasset, et ab initio ei occurrisset. Delictum et mortem et ipsum auctorem delicti diabolum et omne malum, quod deus meus passus est esse, hoc et tuus, qui illum pati passus est.
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Mon Dieu a ignoré qu’il y en avait un autre au-dessus de lui. Le tien non plus n’a pas su du tout qu’il y en avait un autre au-dessous de lui. Car, comme dit Héraclite l’Obscur, « la voie vers le haut et vers le bas est la même (eadem uia sursum et deorsum) ». Si en effet il ne l’avait pas ignoré, dès le début il se serait opposé à lui. Le péché, la mort, même l’auteur du péché, le diable, et tout le mal, dont mon Dieu a souffert l’existence, ont vu aussi leur existence soufferte par le tien ; car il a souffert qu’il le souffrît. (trad. Braun légèrement modifiée)
Bien que la tactique polémique habituelle de Tertullien consiste à faire remonter toute hérésie, y compris le marcionisme, au paganisme grec (Adv. Marc. I 13,3)56, il recourt ici à la parole d’Héraclite pour rejeter l’hérésie de Marcion57 qui présente l’opposition du Dieu biblique, sévère et juge, au Dieu étranger (au monde et à l’homme) et très bon. Le but de Tertullien est de montrer que l’essence du Créateur est d’être bon et juste à la fois (Adv. Marc. II 29, 1-3), et pour cette raison il fait référence à la « même voie vers le haut et vers le bas » d’Héraclite, afin de montrer que ce qui vaut pour le Dieu inférieur vaut aussi pour le Dieu supérieur de Marcion, car ils sont un même et unique Dieu. À travers le fragment 60 DK d’Héraclite, qui lui permet l’identification des deux Dieux, celui d’en haut et celui d’en bas, Tertullien réfute ainsi la position marcionite d’un Dieu au-delà du problème du mal58. L’autre hérésiologue qui cite le fragment 60 DK d’Héraclite est celui qui, selon la communis opinio des philologues59, en donne la transcription la plus fidèle à l’original, à savoir l’auteur de l’Elenchos ou Refutatio omnium haeresium. Dans le livre IX de l’Elenchos, l’hérésiologue cite verbatim une longue série de fragments héraclitéens. Son objectif est de montrer que la doctrine de l’identification des contraires d’Héraclite est à l’origine de l’hérésie monarchianiste de Noët de Smyrne, qui ne distingue pas le Dieu, Père et Créateur du monde, de son Fils, le Logos incarné en l’homme né de la Vierge. Après avoir cité les fragments héraclitéens contenant les couples de termes « père-fils » et « visible-invisible » (IX 9), l’auteur poursuit ainsi (Ref. omn. haer. IX 10, 2-6)60 :
56. Cf. Tertullien, Contre Marcion, t. II, l. II, texte critique, traduction et notes par R. BRAUN, Paris 1991, p. 160, n. 2. Cf. aussi De praescr. haer. 7, 4, où Tertullien met en relation les hérétiques avec les philosophes grecs comme Héraclite à propos de la conception du dieu-feu ; De anima 17, 1-2, sur la doctrine hérétique des cinq sens, qui aurait son origine dans les spéculations philosophiques d’Héraclite, Diocle, Empédocle. 57. Même Clément d’Alexandrie, Strom. III 3, 13, 1-14, 2 associe la croyance des Marcionites, « selon lesquels la génération est un mal » à la doctrine d’Héraclite, dont il cite le fragment 20 DK, et de ceux qui ont parlé de l’incarnation et des réincarnations de l’âme (les Pythagoriciens). Dans Strom. III 3, 21, 1, Clément fait encore allusion aux dogmes des Marcionites, qui dériveraient des philosophes grecs comme « Héraclite [qui] appelle la mort naissance à l’instar de Pythagore et de Socrate dans le Gorgias [platonicien] » et dont il cite le fragment 21 DK. 58. En montrant que les antithèses plaident pour le Créateur, Tertullien conclut le deuxième livre Adv. Marc. (II 29, 4) par l’allusion à l’harmonie qui caractérise l’univers, bien qu’il soit constitué d’éléments contraires : cet argument de la concordia discors est clairement inspiré de l’ontologie héraclitéenne. Cf. aussi Tertullien, Adv. Marc., I 16, 2 et IV 1, 10. 59. Cf. M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., p. 117-122. 60. Refutatio omnium haeresium IX 10, 2-6 : τοιγαροԏν οδÚ σκ¹τος οδÚ φԙς, οδÚ πονηρν οδÚ ¢γαθν Óτερ¹ν φησιν εѹναι Ø /ρµκλειτος, ¢λλ· ±ν κα> τ ατ¹. πιτιμӯ γοԏν /σι¹δ, {τι
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Voilà pourquoi, selon Héraclite, les ténèbres et la lumière, le mal et le bien ne sont pas choses différentes, mais une seule et même chose. En tout cas il reproche à Hésiode de ne connaître ni le jour ni la nuit ; car le jour et la nuit, dit-il, c’est tout un […] De même, le bien et le mal […] Le droit aussi, dit-il, et le courbe, c’est la même chose […] Et le haut et le bas , c’est la même chose ; « voie » « vers le haut vers le bas [est] une et la même (Øδ¹ς […] νω κµτω μα κα> Íυτ¸) ». Il dit aussi que l’impur et le pur c’est la même chose, et que le potable et le non potable c’est la même chose […] De la même manière il dit que l’immortel est mortel et le mortel immortel…
Dans le passage de l’Elenchos considéré comme la source principale des fragments 57-62 DK d’Héraclite, l’auteur montre comment, pour le Présocratique, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, le droit et le courbe, le haut et le bas, l’impur et le pur, l’immortel et le mortel – à savoir, tous les couples des contraires chrétiens constitués par un pôle positif et son négatif – « sont une seule et même chose ». Le but polémique poursuivi par l’hérésiologue est de prouver que le monarchianisme de Noët ne dérive pas de l’enseignement du Christ mais de la doctrine de l’identité des opposés d’Héraclite. Avec Empédocle, Platon, Aristote et les Stoïciens61, Héraclite appartient à la diadochê pythagoricienne que l’auteur considère comme la tradition principale de la philosophie grecque et la racine de toute hérésie gnostique62. Dans cette perspective il choisit de citer les fragments qui ne représentent probablement que les exemples par lesquels Héraclite expliquait son intuition de l'unité des contraires63. Ainsi, l'« une et même voie vers le haut vers le bas » lui permet d'attribuer à Héraclite l’identification du haut et du bas, les corrélatifs spatiaux des principes bibliques du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres.
ñμ¿ραν κα> νÐκτα οѹδεν· ñμ¿ρα γµρ, φησ, κα> νÐξ στιν Óν, λ¿γων Ңδ¿ πως· « διδµσκαλος δÚ πλεστων /σοδος· τοԏτον πστανται πλεԃστα εδ¿ναι, {στις ñμ¿ρην κα> εφρ¹νην οκ γνωσκεν· ×στι γ·ρ Óν ». (3) κα> ¢γαθν κα> κακν · « οã γοԏν ατρο », φησ>ν Ø /ρµκλειτ(ος), « τ¿μνοντες, καοντες »— πµντÇ βασανζοντες κακԙς τος ¢ρρωστοԏντας—, « παιτιԙνται μηδ¿ν´ ξιον μισθν λαμβµνειν »—παρ· τԙν ¢ρρωστοÐντων—, « τατ· ργαζ¹μενοι, τ· ¢γαθ· κα> τ·ς ν¹σους ». (4) κα> εθ δ¿, φησν, κα> στρεβλν > τ ατ¹ στι· « γναφε », φησν, « Øδς εθεԃα κα> σκολι¸ »— ñ τοԏ ργµνου τοԏ καλουμ¿νου κοχλου ν τԚ γναφε περιστροφ εθεԃα κα> σκολι¸· νω γ·ρ Øμοԏ κα> κÐκλ περι¿χεται—« μα στ », φησ, « κα> ñ ατ¸ ». κα> τ νω κα> τ κµτω Óν στι, κα> τ ατ¹· « Øδ¹ς », « νω κµτω μα κα> Íυτ¸ ». (5) κα> τ μιαρ¹ν φησιν κα> τ καθαρν ±ν κα> τατ εѹναι, κα> τ π¹τιμον κα> τ ποτον ±ν κα> τ ατ¹ [εѹναι]· « θµλασσα», φησν, « Æδωρ καθαρ½τατον κα> μιαρ½τατον· χθÐσι μÚν π¹τιμον κα> σωτ¸ριον, ¢νθρ½ποις δÚ ποτον κα> λ¿θριον ». (6) Λ¿γει δÚ Øμολογουμ¿νως > τ ¢θµνατον εѹναι θνητν κα> τ θνητν ¢θµνατον δι· τԙν τοιοÐτων λ¹γων· « ¢θµνατοι θνητο, θνητο> ¢θµνατοι· ζԙντες τν κενων θµνατον, τν δÚ κενων βον τεθνεԙτες ». 61. Cf. la partie centrale de l’ouvrage, à savoir les livres IV-IX. Cf. P. WENDLAND (éd.), Hippolytus, Refutatio omnium haeresium, Hildesheim – New York 1977 ; cf. aussi M. M ARCOVICH (éd.), Hippolytus, Refutatio omnium haeresium, Berlin – New York 1986. 62. Cf. J. M ANSFELD, Heresiography in Context, op. cit., p. 50-51 et passim. 63. Cf. M. M ARCOVICH (éd.), Eraclito, op. cit., p. 111 sqq.
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Les témoignages chrétiens de Tertullien et de l’Elenchos montrent donc que pour les hérésiologues64 – qui nous ont transmis, avec Plutarque, la plupart des fragments héraclitéens – les sentences d’Héraclite étaient l’expression par excellence du principe de l’identité du « haut » et du « bas » aux applications cosmologique, psychologique et théologique, comme le montrent les sources analysées de Philon à Plotin65. Conclusions Cette étude a montré que les dits d’Héraclite évoqués par Plotin, Enn. IV 8 [6], 1, appartiennent à la spéculation Sur la descente de l’âme dans les corps du platonisme des premiers siècles de notre ère66. En se demandant comment il se fait que l’âme « étant être divin et provenant des lieux d’en haut, se trouve dans un corps (οҕσα θεԃον κα> κ τԙν τ¹πων τԙν νω ντς γνεται τοԏ σ½ματος) » (Enn. IV 8 [6], 5, 24-25), Plotin manifeste une certaine familiarité avec les thèses médioplatoniciennes, philosophiques et gnostiques, de la « chute » de l’élément divin sur terre, pour demeurer ensuite dans un corps humain, création inférieure ou mauvaise, jusqu’à son retour au lieu d’origine67. La question de notre âme renvoie en effet aussi bien au concept du monde sensible où elle se trouve, qu’au principe producteur d’où elle provient68 ; ces questions renvoient enfin au problème du mal que Plotin tente de résoudre par la doctrine de
64. Cf. aussi le témoignage de Clément d’Alexandrie (Strom. VIII 8, 24), qui, sans mentionner explicitement Héraclite, explique la notion aristotélicienne d’« hétéronyme » à travers l’exemple de « montée » et de « descente », termes dont le substrat commun est la « voie », qu’elle soit vers le haut ou vers le bas (Øδς γ·ρ ñ ατ¸, Aτοι ες τ νω B ες τ κµτω). Sur cette occurrence du fragment 60 DK d’Héraclite à l’intérieur de la tradition des Commentaires des Catégories d’Aristote, cf. J. P ÉPIN, « Clément d’Alexandrie… », art. cit., p. 271-284. 65. Selon D. T. RUNIA, « Witness or Participant ? Philo and the Neoplatonist Tradition », dans D. T. RUNIA (éd.), Philo and the Church Fathers. A Collection of Papers, Leyde – New York – Cologne 1995, p. 182-205, que Plotin ait eu accès au bagage philonien ne peut pas être démontré – mais on ne peut pas non plus l’exclure a priori – et la présence de certains motifs communs à la spéculation philonienne et à la philosophie plotinienne pourrait s’expliquer à travers l’influence de Philon sur Numénius, qui adopta l’interprétation allégorique des Écritures et l’adapta à son interprétation du Platon pythagoricien, et qui était très familier à Plotin, comme en témoigne Porphyre (Vita Plot. 14, 12). Cf. Numénius, Fragments, Texte établi et traduit par É. DES P LACES, Paris 1973, p. 21 sqq. 66. Cf. A. J. FESTUGIÈRE, Les doctrines de l’âme, op. cit., p. 16, 63-96, 216-228. 67. À propos de la défense de l’univers sensible, contre le mépris du monde professé par les gnostiques, reprise par Plotin dans le Traité 33, Contre les gnostiques (Enn. II 9) et au moins dans les trois traités précédents, cf. Plotin, Traité 1-6, op. cit., p. 254, n. 14, p. 256 n. 22. Sur la polémique plotinienne contre la représentation gnostique de la « chute » de l’âme au cours de tout le Traité 6, cf. P. K ALLIGAS, « Plotinus against the Gnostics », Hermathena. A Trinity College Dublin Review 169 (2000), p. 115-128. 68. Sur l’interprétation plotinienne du démiurge platonicien comme âme du monde, cf. Plotin, Traité 1-6, op. cit., p. 255, n. 17, qui renvoie à Enn. III 9 [13], 1 et à l’article sur l’interprétation plotinienne du démiurge platonicien de J. P ÉPIN, « Eléments pour une histoire de la relation entre l’Intelligence et l’intelligible chez Plotin et dans le néo-platonisme », Revue philosophique de la France et de l’étranger 146 (1956), p. 47-48. Cf. aussi R. DUFOUR, « Le rang de l’âme du monde au sein des réalités intelligibles et son rôle cosmologique chez Plotin », dans Études platoniciennes III. L’âme amphibie. Études sur l’âme selon Plotin, Paris 2006, p. 97 sqq.
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l’âme « amphibie »69 entre l’intelligible et le sensible70. Enn. IV 8 [6] présente clairement le thème et le ton d’une polémique qui amène Plotin à la doctrine originale de l’âme « non (complètement) descendue » dans le monde du devenir, doctrine qui ne sera plus acceptée par les Néoplatoniciens tardifs à partir de Jamblique71 : Et si l’on veut oser [s’élever] contre l’opinion des autres, il faut dire de manière très claire comment nous voyons la chose : non pas toute âme, même pas la nôtre, s’est enfoncée [dans le sensible], mais il y a quelque chose d’elle qui demeure toujours dans l’intelligible (¢λλ’ ×στι τι ατӸς ν τԚ νοητԚ ¢ε) […] toute âme, en effet, a un côté en bas [orienté] vers le corps aussi bien qu’un côté en haut [orienté] vers l’Intellect (πӮσα γ·ρ ψυχ ×χει τι κα> τοԏ κµτω πρς σԙμα κα> τοԏ νω πρς νοԏν). (Enn. IV 8 [6], 8, 1-13)72.
Plotin s’efforce de montrer, à travers l’interprétation « la plus correcte » de Platon – dans laquelle les récits psychologiques du Phèdre (246 c 2 e passim), du Phédon (67 d 1 e passim) et de la République (VII 514 a 5 e passim) sont harmonisés avec le récit cosmologique du Timée (34 b 8 e passim) – que la descente de l’âme dans le corps n’est pas un emprisonnement dans ce qui est inférieur et mauvais mais le fruit d’une nécessité naturelle et providentielle qui parachève la production de l’univers et détermine l’ordre des choses. C’est donc la condition même du bien que l’on perçoit mieux par la comparaison avec son contraire, « après avoir pris connaissance du mal et avoir connu la nature du vice (γνԙσιν κακοԏ προσλαβοԏσα κα> φÐσιν κακας γνοԏσα) » (Enn. IV 8 [6], 5, 28-29), « Car l’épreuve du mal est la connaissance la plus claire du bien (Γνσις γ·ρ ναργεστ¿ρα τ¢γαθο& ñ το& κακο& περα) » (7, 15)73. Pour Plotin, en effet, l’âme universelle, en gouvernant le corps du monde sans s’engager en lui, demeure « impassible aux maux (¢παθεԃ δÚ κακԙν) » (Enn. IV 8 [6], 7, 28), tandis que notre âme, qui a une double vie, entre l’intelligible et le sensible (7, 1-2), entre le haut et le bas (4, 31-33), vit et subit la vie corporelle ; cependant, elle ne perd pas la possibilité de se convertir et de se réunir à son principe,
69. Cf. A. SCHNIEWIND, « Les âmes amphibies et les causes de leur différence. À propos de Plotin, Enn. IV 8 [6], 4, 31-5 », dans R. CHIARADONNA (éd.), Studi sull’anima in Plotino, Naples 2005, p. 179200. 70. Et si déjà Aristote (Met. A 6, 988 a 14-15) attribuait implicitement à l’enseignement oral de Platon un dualisme concernant les principes du bien et du mal, que la doxographie que l’on fait remonter à A ÉTIUS (I 7, 18) attribue à Pythagore, toute la pensée gnostique est organisée autour de pôles d’opposition, et l’antinomie fondamentale est constituée par le « haut » et le « bas », qui représentent respectivement le pôle positif et négatif. Cf. M. SCOPELLO, Les Gnostiques, Paris 1991, p. 94. 71. Cf. Plotino, La discesa dell’anima nei corpi (Enn. IV 8 [6]), a cura di C. D’A NCONA, Padova 2003, p. 10, 47-65. 72. Cf. M. SETYO WIBOWO, « La part de l’homme dans le monde intelligible : la partie non descendue de l’âme humaine chez Plotin et ses critiques néoplatoniciens », thèse soutenue à l’Université de Paris I, sous la direction de Luc Brisson, Paris 2007. 73. Ainsi la « partie » la plus en bas de l’âme universelle (Enn. IV 8 [6], 8, 16), en vertu de sa nature de « dernier dieu (θες […] Ø Æστερος) » (5, 25-26) et de sa position « étant à l’extrémité de l’intelligible et aux confins de la nature sensible (ν σχµτ δÚ τοԏ νοητοԏ, Íς {μορον οҕσαν τӹ ασθητӹ φÐσει) » (7, 6-7), cause le sensible tout en demeurant dans l’intelligible, et pour cette raison Plotin réplique à ses adversaires qu’« on ne peut plus accuser dieu d’avoir créé l’âme du Tout en ce qui est inférieur (αταν μÚν Ø θες οκ Öν ×τι λ¿γοιτο ×χειν τν τοԏ τν ψυχν τοԏ παντς ν χερονι πεποιηκ¿ναι) » (2, 34-35).
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grâce à « quelque chose de supérieur (περ¿χον τι) » (4, 31) qu’elle possède et qui « demeure toujours dans l’intelligible » (8, 3)74. Dans le cadre d’un débat entre plusieurs interprétations de Platon, les fragments d’Héraclite, d’Empédocle ou de l’un des autres Pré-platoniciens, jouent un rôle non négligeable. Le recours aux premières autorités de la philosophie grecque permet à Plotin de montrer que la question de la conjonction de l’âme avec le corps d’Enn. IV 8 [6]75 était déjà le sujet des divines et vénérables doctrines des Antiqui dont il propose une interprétation platonisante. Plotin opère une symphonie des doctrines des Pré-platoniciens entre eux ainsi qu’avec Platon, mais aussi une symphonie de Platon avec lui-même, afin de montrer que sa propre doctrine de l’âme « non descendue » n’est pas une innovation philosophique mais l’interprétation la plus correcte de la pensée du Maître. Et comme Plotin présente aussi bien des aspects de continuité que des points de rupture avec le médioplatonisme, sa spéculation est tantôt proche, tantôt opposée à celle des Gnostiques. C’est précisément cette exigence de marquer la divergence philosophique de sa propre doctrine par rapport à celle de ses interlocuteurs qui provoque et explique la position de Plotin. Dans sa perspective néoplatonicienne, la doctrine d’Héraclite signifie que le propre de l’âme n’est ni de descendre dans le monde engendré, ni de remonter à l’origine grâce à la Gnose apportée par le Sauveur76, mais d’être toujours unie à son principe77. Ainsi, la « voie vers le haut vers le bas (Øδ¹ν τε νω κµτω) » du fragment 60 DK d'Héraclite s’exprime en termes plotiniens de conversion de l’âme vers la réalité supérieure d’où elle procède, et à laquelle elle est toujours liée grâce à sa partie – ou à son aspect – qui « ne descend pas ». Pour Plotin, comme les âmes proviennent de l’Âme, le retour en elles-mêmes consiste « en l’epistrophê vers le lieu même d’où elles sont venues (ν τӹ ξ οҕ γ¿νοντο πρς ατ πιστροφӹ) » (Enn. IV 8 [6], 4, 2), afin de « demeurer dans l’intelligible en compagnie de l’Âme totale (μετ· τӸς {λης μενοÐσας ν τԚ νοητԚ) » (4, 5-6) et de participer à l’intuition intellectuelle des objets intelligibles qui est propre à l’Intellect. Les trois principes Un, Intellect et Âme sont donc présents dans toute âme individuelle78,
74. Voilà pourquoi Plotin affirme que « ce n’est en aucune façon un mal pour une âme de fournir à un corps la puissance du bien et de l’existence, puisque toute providence [qui s’exerce] sur ce qui est inférieur n’empêche pas le principe provident de demeurer dans ce qui est meilleur (ο κακν ¯ν ψυκӹ Øπωσοԏν σ½ματι παρ¿χειν τν τοԏ εҕ δÐναμιν κα> τοԏ εѹναι, {τι μ πӮσα πρ¹νοια τοԏ χερονος ¢φαιρεԃ τ ν τԚ ¢ρστ τ προνοοԏν μ¿νειν) » (Enn. IV 8 [6], 2, 24-26), « car, certes, il n’y avait rien qui empêchait quoi que ce soit d’avoir sa part de la nature du bien dans la mesure où chaque chose est capable d’y participer (ο γ·ρ δ ѩν ò κ½λυεν Øτιοԏν μοιρον φÐσεως ¢γαθοԏ, καθ’ {σον Óκαστον οѺον τε ѩν μεταλαμβµνειν) » (6, 15-16). 75. La même chose vaut pour la doctrine des trois principes (Un, Intellect, Âme) d’Enn. V 1 [10]. 76. Selon les Gnostiques, en effet, le Sauveur descend vers le bas et remonte vers le haut pour la réalisation du salut, comme le montre le texte valentinien des Exc. ex Theod. 43, 4 : « Celui qui est descendu jusqu’aux parties les plus infimes de la terre est le même qui est monté au-dessus des cieux (, καταβ·ς ατ¹ς στιν ες τ· κατ½τατα τӸς γӸς κα> ¢ναβ·ς περµνω τԙν ορανԙν) » (cf. Jn. 3 : 13 et Eph. 4 : 9-10). Cf. aussi Épiphane, Panarion 26, 9, 8-9. 77. Sur la question de l’union et de l’unification avec l’Un, cf. Plotin, Enn. VI 9 [9] (le dernier dans l’ordre de Porphyre), C’est par l’Un que tous les êtres sont des êtres, P. H ADOT (éd.), Paris 1994. 78. Cf. Plotin, Enn. V 1 [10], 10, 6 : παρ’ ñμԃν.
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qui est capable aussi bien de fonctions supérieures que de fonctions inférieures 79, puisqu’elle se tourne (et se porte) vers le haut avec sa partie supérieure et vers le bas avec sa partie inférieure80. Dans cet horizon théorique s’inscrit aussi la citation : « changeant repose (μεταβµλλον ¢ναπαÐεται) » et « fatigue c’est de peiner et obéir [toujours] aux mêmes [maîtres] (κµματ¹ς στι τοԃς ατοԃς μοχθεԃν κα> ρχεσθαι) » du couple de fragments 84 a-b DK d’Héraclite. Plotin a recours aux paroles héraclitéennes pour montrer que l’âme humaine est sujette à la loi universelle de l’échange entre les contraires : elle se repose dans le domaine d’en haut tout en changeant dans le monde d’ici-bas81 car la nature de l’âme est ce double mouvement, cette double activité et cette double tension entre l’intelligible et le sensible. La contribution de Plotin (Enn. IV 8 [6], 1) à la connaissance et à la compréhension d’Héraclite concerne justement les fragments 84 a-b DK, dont il représente la première source historico-littéraire. La lectio et l’interpretatio que Plotin donne de cette double citation nous suggèrent qu’avec ces paroles Héraclite ne fournirait pas seulement un exemple, entre autres, de l'identité des contraires 82, mais une explication du principe lui-même et de son application à l’âme humaine. Le témoignage plotinien nous conduit à penser que, pour Héraclite, la transformation de l’âme d’un contraire à l’autre est la loi nécessaire qui détermine sa propre nature et celle de tout ce qui existe dans l’univers. Le principe physique et psychique d’Héraclite, en effet, reste identique à lui-même à travers tous les changements cosmiques car il se substitue toujours et en tout cas à son équivalent. Ainsi, selon Héraclite l’âme resterait en repos tout en se transformant, car son mouvement naturel et nécessaire n’implique aucun effort, et la seule fatigue reposante est la permanence dans la mutation, l’identité de la réalité dans la différence de ses manifestations. Plotin témoignerait ici de la doctrine héraclitéenne selon laquelle l’échange réciproque et continu des contraires caractérise la vie universelle du cosmos et de l’homme dont l’essence n’est rien d’autre que le remplacement cyclique de leurs parties, aspects ou états contraires. Selon Héraclite, en effet, chacun des contraires existe en fonction de celui dans lequel il se transforme, et cette même transforma-
79. Cf. Plotino, La discesa dell’anima nei corpi (Enn. IV 8 [6]), C. D’A NCONA (éd.), op. cit., p. 58-59. 80. Cf. R. DUFOUR, « Le rang de l’âme du monde… », art. cit., p. 92. 81. Comme le relève J. M ANSFELD, « Physikai doxai et Problemata physika (et au-delà) », Revue de métaphysique et de morale 97 (1992), p. 349-360, la doxographie péripatéticienne – depuis Aristote jusqu’à Aétius, en passant par Cicéron – attribue aux Pythagoriciens la doctrine du « repos » de ce qui est en haut, c’est-à-dire le ciel, et du « mouvement » de ce qui est en bas, c’est-à-dire la terre. Le terme « repos (¢νµπαυσις) » désigne aussi la paix religieuse aussi bien dans la Bible grecque des Septante que dans le Nouveau Testament et dans la littérature judéo-chrétienne (cf. G. W. H. LAMPE (éd.), A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1968, p. 115-116). On le retrouve, associé au Plérôme divin et spirituel, dans les systèmes gnostiques comme le valentinisme. Cf. Evangile de Vérité (NHC I 3), 24, 13 sqq. ; Prière de l’Apôtre Paul (NHC I, 1), 9 ; Dialogue du Sauveur (NHC III, 5), 120 ; Evangile selon Thomas (NHC II 2), logion 50 ; Exc. ex Theod. 63 sqq. ; Héracléon, Fr. 12 dans Origène, In Ioannem II 13 X 19 ; Fr. 31, ibid., IV 34 XIII 38 ; Irénée I 2, 6 et passim. Sur le sujet voir J. H ELDERMAN, Die Anapausis im Evangelium Veritatis (“Nag Hammadi Studies” 18), Leyde 1984. 82. Cf. le fragment 111 DK d’Héraclite (Stobée, III, I 177) : « La maladie rend la santé agréable et bonne, la faim (rend agréable) la satiété, la fatigue (rend agréable) le repos (νοԏσος γιεην ποησεν ñδ κα> ¢γαθ¹ν, λιμς κ¹ρον, κµματος ¢νµπαυσιν) ».
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tion détermine leur réalité cosmique et/ou humaine. La citation plotinienne permettrait donc d’affirmer que, pour Héraclite, l’identité de l’âme humaine – comme celle de chaque nature – repose dans son changement d’un contraire à l’autre.
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MITHRA AGRICULTEUR. IMAGES ET INTERPRÉTATIONS John SCHEID Collège de France
L’œuvre de M. Tardieu, et l’intitulé des enseignements qu’il a assurés à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France, évoquent à l’historien de l’Antiquité l’interprétation, la difficulté de l’interprétation. Les sources elles-mêmes ne sont pas toujours faciles à comprendre, et surtout aucune explication, aucune vérité ne sont données d’emblée comme définitives et uniques. Plusieurs interprétations sont juxtaposées, quand il s’agit, par exemple, de donner le sens d’un rite ou d’une fête. Elles sont généralement fort différentes, mais sont toutes légitimes, pour peu que leur auteur respecte les règles de la discipline du savoir qu’il utilise, la mythologie, l’étymologie, l’histoire, ou bien tel ou tel système philosophique. De fait, en matière de religion, les Anciens ne connaissaient pas d’autre vérité que celle de l’obligation cultuelle. Le contenu lui-même des institutions n’était ni explicité ni article de foi. La même difficulté concerne l’interprétation des images ou des inscriptions, c’est-à-dire deux types de documents directs. Je voudrais présenter ici trois cas particulièrement marquants, pour honorer celui qui a accompagné avec bienveillance et amitié ma carrière, à la Section des Sciences religieuses et au-delà. Le premier exemple est un texte de Pausanias, qui démontre à quel point notre capacité de saisir le sens exact des images est faible. Tout le monde connaît les représentations de scènes religieuses en bas-relief, et les problèmes qui sont les nôtres lorsque nous essayons d’expliquer ces représentations figurées. À Rome, les scènes religieuses des reliefs historiques sont à considérer comme des images génériques renvoyant à la piété exemplaire du commanditaire, même lorsque les scènes représentées se réfèrent à une fête particulière. Les revers monétaires célébrant les Jeux séculaires présidés par Auguste, Domitien et Septime Sévère, dont nous arrivons à décrypter le sens précis, ont néanmoins surtout une portée générique, soulignant la piété et la libéralité du Prince. Si nous sommes capables de déchiffrer ces images avec autant de précision, c’est parce que nous possédons une description assez précise insérée par Zosime dans sa Nouvelle histoire, ainsi que les protocoles des prêtres qui ont célébré cette fête 1. Un texte de Pausanias avertit du danger qui guette celui qui veut expliquer les représentations figurées. Au livre X, le Périégète écrit2 que les hommes d’Ornée en Argolide, lorsqu’ils furent serrés de près au cours de la guerre avec les Sicyoniens, firent le vœu à Apollon que, s’ils arrivaient à repousser l’armée des Sicyoniens de leur patrie, ils organiseraient en son honneur une pro-
1. Zosime 2, 4-6 ; G. B. P IGHI, De ludis saecularibus Populi Romani Quiritium libri sex, Amsterdam 1965 ; B. SCHNEGG-KÖHLER, Die augusteischen Säkularspiele (“Archiv für Religionsgeschichte” 4), Leipzig 2002. 2. Pausanias 10, 18, 5.
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cession quotidienne à Delphes, et qu’ils lui sacrifieraient des victimes d’un certain type. Et ils l’emportèrent sur les Sicyoniens au combat. Mais comme ils trouvèrent ensuite que l’accomplissement quotidien de leur vœu représentait une grande dépense et un dérangement encore majeur, ils imaginèrent de dédier au dieu des figures de bronze représentant un sacrifice et une procession.
Celui qui étudie aujourd’hui ces figures de bronze serait très loin de deviner le sens précis de ces figures, même si la signification générique d’acte de remerciement ou d’hommage lui demeurerait perceptible. Sans le secours du texte, il est donc impossible de dépasser le niveau d’interprétation le plus banal d’une image. Le contexte anecdotique est si particulier qu’il ne sera jamais à la portée des interprètes. Le deuxième exemple présente la situation inverse, dans laquelle le texte d’une inscription demeure incompréhensible ou du moins ambigu si le lecteur ne tient pas compte de la décoration figurée de la pierre. Il s’agit d’une base3 trouvée près du Lacus Velinus, donc sur le territoire de Réate (et non d’Interamna Nahars4), qui est conservée aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Terni (fig. 1 et 2). Sur la face antérieure de la base figure l’inscription suivante : Neptuno sacrum/L. Valerius Nigri l(ibertus) Menander/ portitor Ocrisiua. Deux termes posent problème dans cette inscription : portitor et Ocrisiua. Portitor peut avoir deux sens, « percepteur de taxes » (portorium) et « passeur »5. Neptune, à qui l’autel est adressé, ne donne pas la solution, puisque l’affranchi Menander peut soit exercer le métier de passeur, soit percevoir les taxes liées au passage des cours d’eau. D’après le nombre de citations, c’est le premier sens qui paraît l’emporter. Lequel choisir ? Or, l’autel comporte des sculptures sur chacune des faces. La face antérieure ne nous apprend rien de plus, car elle représente Neptune tenant le trident, flanqué de deux dauphins. Sur la face postérieure, la même inscription entoure un togatus6 voilé qui sacrifie sur un autel. La réponse vient des deux faces latérales, sur lesquelles sont représentés trois hommes naviguant dans une barque. Par conséquent portitor signifie « passeur7 ». De ce fait, Ocrisiua, un toponyme qui vient de l’om-
3. Corpus Inscriptionum Latinarum, XI, 4175 (VI, Interamna Nahars) ; ILS 3289 ; B. M. FELLETIJM AJ, La tradizione italica nell’arte romana. I, Rome 1977, p. 371-372 ; E. SCHRAUDOLPH, Römische Götterweihungen mit Reliefschmuck aus Italien, Heidelberg 1993, p. 235 (L 131) ; M. C. SPADONI, Supplementa Italica 18, Rome 2000, p. 34-85 et pl. X. 4. M. C. SPADONI, op. cit., p. 84. 5. Oxford Latin Dictionary s.v. 1. One who collects import and export dues, tolls, or sim. a. customs officer (Plaute, Stichus 366 ; Trinummus 1107 ; Térence., Phormio 150 ; Cicéron, In Vatinium 12 ; De officiis, 1, 150 ; Suétone, De rhetoribus. 25 ; Cicéron, De lege agraria 2, 61 ; De republica 4, 7) : b. = portitorius. 2. Charon (Virgile, Georgica 4, 502 ; Aeneis 6, 298 ; Properce 4, 11, 7 ; Ovide, Metamorposeon libri 10, 73 ; Lucain 6, 704 ; Stace, Thebais 12, 554 ; Siluae 9, 251). b. hence in gener. ferryman, carrier (Sénèque, De beneficiis 6, 18, 1 ; Coulmelle 10, 155 ; Lucain 4, 57 : Martial 10, 71, 5 ; Stace, Thebais 1, 693). 6. Contrairement à ce qu’on peut lire dans le Corpus des Inscriptions Latines ou dans les Inscriptiones Latinae Selectae, ce n’est pas forcément un sacerdos qui sacrifie, mais un citoyen. Rien ne permet de qualifier ce sacrifiant de prêtre, il peut parfaitement s’agir de Valerius Menander lui-même, ou simplement d’un citoyen utilisant l’autel pour ses dévotions. 7. Voir déjà A. A RNALDI, Ricerche storico-epigrafiche sul culto di ‘Neptunus’ nell’Italia romana, Rome 1997, p. 140, n. 20.
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Mithra agriculteur. Images et interprétations
brien et désigne une hauteur, doit sans doute se référer à un bras de lac situé sur un plateau élevé ; Valerius transportait d’une rive à l’autre de ces bras 8. Autrement dit, même si l’on pouvait formuler un doute contre la traduction « percepteur de taxes », ce n’est que l’image du passeur, du bateleur figurant sur l’autel qui permet de comprendre de façon exacte la signification du terme portitor et le métier de Valerius Menander. Le troisième exemple que j’ai choisi met en lumière la fantaisie des commentateurs en même temps que, comme dans les exemples précédents, la nécessité de disposer d’un texte, d’une inscription ou au moins d’une série d’images, pour être en mesure de comprendre un bas-relief. Il s’agit du relief mithriaque dit d’Ottaviano Zeno, et provenant du Célius9 tel qu’il fut reproduit et commenté au XVIe s. dans les guides de Rome. M. Vermaseren a retracé l’histoire des dessins de ce monument. La première version connue avec le commentaire qui nous intéresse figure dans le Speculum romanae magnificentiae d’Antonio Lafreri10. Le même monument, qui est décrit sans interprétation deux ans plus tôt dans le livre de Ulisse Aldrovandi sur les statues antiques11, est aussi reproduit sur un beau dessin qui appartenait à Stephanus Winandius Pighius12. Ce dessin est pourvu de l’interprétation des scènes reproduite par Lafreri. Il existe une autre version de ce dessin et de son commentaire, en italien, qui est donnée dans l’une des éditions en italien du guide des antiquités de Rome de l’ami de Pomponio Leto et collaborateur de Raphaël, Andrea Fulvio13 (fig. 3). La première publication des Antiquités remonte à l’année 152714 ; une deuxième édition de mauvaise qualité date de 154515. La première version ita-
8. M. C. SPADONI, op. cit., p. 85. 9. M. VERMASEREN, Mithriaca IV. Le monument d’Ottaviano Zeno et le culte de Mithra sur le Célius (“Études Préliminaires aux Religions Orientales dans l’Empire romain” 16. 4), Leyde 1978 ; F. CUMONT, Textes et monuments figurés relatifs au culte de Mithra. II, Bruxelles 1899, n° 70, avec fig. 63. Pour l’histoire du fragment, aujourd’hui conservé dans le Musée d’Archéologie et d‘Ethnologie de l’Université de Sao Paolo, au Brésil (M. VERMASEREN, Mithriaca, op. cit., pl. XIX-XXIV), on se reportera à Vermaseren (en se méfiant des nombreuses coquilles que contiennent ses transcriptions et références). Pour le mithriacisme, voir R. TURCAN, Mithra et le mithiacisme, Paris 1993. 10. A. LAFRERI, Speculum romanae magnificentiae. Omnia fere quaecunque in Urbe monumenta extant, partim juxta antiquam, partim juxta hodiernam formam accuratissime delineata repraesentans, Rome 1564 ; M. VERMASEREN, Mithriaca op. cit., pl. XII. 11. U. A LDROANDI, Delle statue antiche, che per tutta Roma, in diversi luoghi e case si vedono, Venise 1562, p. 280-283. 12. Codex Pighianus, Preussischer Kulturbesitz, Ms. Lat., Vorbl. Ar. Voir O. JAHN, « Über die Zeichnungen antiker Monumente im Codex Pighianus », Berichte über die Verhandlungen der königlichen Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften 20 (1868), p. 161-235, notamment 190 n° 171 ; M. VERMASEREN, op. cit., pl. XI ; reproduction dans R. TURCAN, op. cit., p. 66, fig. 4. 13. L’antichità di Roma di Andrea Fulvio antiquario romano, di nuovo con ogni diligenza corretta & ampliata, con gli adornamenti di disegni e de gli edificij antichi e Moderni ; con le aggiuntioni & annotationi di Girolamo Ferrucci…, Venise 1588, p. 308 (pour 208) suiv. 14. Antiquitates Urbis, per Andream Fulvium,[…] nuperrime aeditae, Rome 1527. Pour l’histoire de cet ouvrage, v. H. JORDAN, Topographie der Stadt Rom im Alterthum. I, 1, Berlin 1878, p. 81. 15. Andreae Fulvii,[…] de Urbis antiquitatibus libri quinque. Item de Urbis ejusdem laudibus oratio. In populi Ro. laudem elegeia. De Romuli et Remi expositione egloga. Quae cuncta mendis quibus prior editio squallebat, nuper excussa ac repurgata[…] Rome 1545.
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lienne date de 154316, la deuxième, avec des xylographies, de 1588. C’est dans ce dernier volume, dans l’appendice rédigé par Girolamo Ferrucci, que se trouvent la représentation et le commentaire du mithreum d’Ottaviano Zeno17. Le dessin qui figure dans l’appendice de Ferrucci est cependant inversé par rapport à l’original. Ferrucci intitule le monument Agricoltura et le commente de la manière suivante : Se noi consideriamo bene, & drittamente questa figura, in effetto non pare, che voglia dimostrare altro, di quello che da vn qualche valent’huomo (il cui nome per essermi incognito non l’ho qui riposto) con la seguente interpretatione ci è stato spiegato ; & benche in più luoghi in Roma si veggano fragmenti di questa sorte di simulacro, come ve n’e vno affisso nel muro del Palazzo di S. Marco verso la piazza sotto la torre, vn’altro quasi intiero si vede nel Palazzo de' Signori Cesi presso S. Pietro ; il terzo poi/più intiero di tutti, onde è stato preso questo essempio, è nella casa (come anco l’Auttore l’accenna) del quon. Ottauiano Zeno, presso il Theatro di Pompeo dietro la Chiesa di santa Barbara, il quale è intiero ; il cui tenore è questo che segue. Questa antica tauola di marmo la quale è in Roma nelle case di Ottauiano Zeno, presso il Theatro di Pompeo, & Campo di Fiore, oue si dice Satrio, adornata di queste figure ; gli antichi periti delle cose naturali, volsero dinotarui l’vfficio d’vn’ottimo Agricoltore. (K) Il quale (M) co’l continuo trauaglio (G) il giorno (H) & la notte, hauendo osseruato le tre (C) stagioni del Sole (A), le quattro (F) della (L) Luna, & il corso (B) naturale dell’vno (E) & l’altro pianeta, tratta il negocio dell’Agricoltura, Lauorando (L) la terra con (Q) fortezza, (P) prouidenza, (O) fede, & (I) diligenza : & da questo ne riporta copiosa vtilità de’ (T) frutti di (N) quella, i quali nel tempo della (X) Luce, & delle (V) Tenebre si creano (R), nascono (S), & si coltiuano.
Donc les différents éléments du mithreum se décomposent comme suit : agriculteur (K) travaillant sans cesse (M), le jour (G), la nuit (H), a observé les trois (C) positions du Soleil (A) les quatre (F) de la Lune, le cours naturel de l’une (E) et de l’autre (B) planète : il pratique l’agriculture en travaillant avec force (Q),
Mithra Mithra plantant le couteau Cautès Cautopathès autels, char de Hélios autels, char de Sélénè figure ailée entourée d’un serpent (Aiôn léotocéphale) figure entourée d’un serpent (Saturne ?) lion
16. Opera di Andrea Fulvio delle antichità della città di Roma, & delli edificii memorabili di quella. Tradotta nuovamente di latino in lingua toscana, per Paulo dal Rosso, Vinegia 1543. 17. Ferrucci inséra également des ajouts dans la réédition de l’Antiquae urbis Romae topographia de B. Marliani, Venise 1588, 508- 509. Pour les autres copies du dessin, voir M. VERMASEREN, op. cit., p. 10.
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prévoyance (P), foi (O), diligence (I), récolte les fruits (T) de l’agriculture (N) qui, pendant le temps de la lumière (X) ou des ténèbres (V) sont créés (R) et naissent (S)
serpent chien corbeau épi et sang de la blessure torche, bœuf, arbre avec torche et tête de taureau arbre testicule scorpion
Il est inutile de reprendre cette interprétation, et il suffit de renvoyer aux lectures actuelles de ce type de monument18. L’interprétation des reliefs, qui ne semblent pas tous appartenir au même monument19, remonte au dessin reproduit dans le codex Pighianus et chez Lafreri, dont l’auteur est inconnu. Ferrucci a traduit en italien le texte latin du dessinateur et de Lafreri ; il simplifie parfois le texte latin en retenant seulement l’interprétation : Cod. Pighianus, Lafreri A. Sol B. Rerum natura solis comes C. tria solis tempora, oriens meridies, occidens, D. Luna occidens E. rerum natura velox lunae sideri praecipiti comes ideo alata F. quattuor lunae tempora, nova, semiplena, plena, iterum semiplena G. dies facem extollens H. nox facem deiciens I. corvus qui diligentiam significat K. sane laborator optimus et diligens agricola L. bos sive taurus qui terram designat M. gladius tauro infixus qui laborem ostendit N. sanguis qui terrae fructus demonstrat O. canis quo amor et fides P. serpens quo prouidentia Q. leo quo robur vel fortitudo significantur R. cancer qui creationem S. scorpio qui generationem
Ferrucci Sole Corso naturale dell’uno tre stagioni del sole Luna corso naturale dell’altro le quattro stagioni della Luna il giorno la notte diligenza ottimo agricoltore lavorando la terra col continuo travaglio frutti di quella (=terra) fede providenza fortezza si creano nascono
18. Voir l’interprétation de M. VERMASEREN, op. cit., p. 24-53 ; R. TURCAN, op. cit., p. 106 suiv., 108. 19. M. VERMASEREN, op. cit., p. 23.
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T. spicae quae terrae fructus designant
frutti
V. arbor nocturna cum scorpione qua generationem X. arbor diurna cum bovis capite laborem significat
tenebre tempo della luce
L’intérêt de ce commentaire ne réside pas dans l’interprétation elle-même, mais dans la démarche. Indépendamment de son caractère fantaisiste, la lecture du bas-relief offre un bon exemple des démarches interprétatives. Elle est complète, ne veut omettre aucun détail et les réunit tous dans une interprétation d’ensemble qui est fondée sur trois éléments : la référence au calendrier, le bœuf qui, en tant que bœuf de labour, renvoie au labour, et donc à la terre, au travail de la terre, et enfin les épis de blé qui signifient le produit de ce travail. Toutes les autres figures sont insérées dans ce cadre général : Mithra est un agriculteur, son geste traduit le travail de la terre, car il ouvre le bœuf comme le soc de la charrue ouvre la terre, le sang qui s’écoule symbolise encore les fruits du travail. Le reste renvoie aux vertus du laboureur. Mise à part l’explication du bœuf comme symbole de la terre, qui est un peu forcée, cette lecture des reliefs n’est pas plus extraordinaire que d’autres interprétations qui ont été faites au XIXe s. et qui se font encore aujourd’hui20. Elle l’emporte même du point de vue méthodologique sur nombre d’entre elles, parce qu’elle est exhaustive. Ce principe général de toute analyse iconographique ou mythologique, qui est rappelé par R. Turcan21, est parfaitement respecté par l’inventeur de la figure du Bon laboureur. C’est bien ainsi que doit procéder l’analyse des images, à l’instar de l’interprétation des autres types de discours. Mais cela n’empêche pas, bien entendu, que d’après le niveau actuel des études mithriaques, la lecture qui s’est diffusée pendant un siècle et demi soit complètement erronée, et pittoresque. Le déchiffrement des reliefs mithriaques offre donc un bel exemple de la difficulté de comprendre une imagerie complexe dépourvue de commentaires écrits pertinents. Malgré l’application d’une méthode excellente, l’interprétation est fausse. Depuis le XVIIIe s., l’accumulation d’observations de détail faites à partir de textes et d’inscriptions a permis de progresser, mais n’est toujours pas entièrement achevée. J’ai écrit que l’interprétation des reliefs était fausse. Il n’est toutefois pas question de sourire du Mithra laboureur. Combien d’interprétations actuelles ne sont pas moins imaginatives, sans même respecter autant que A. Fulvio l’indispensable principe de « ne pas laisser de reste » dans l’analyse. Son explication ressemble en fin de compte à celles que les Anciens eux-mêmes faisaient des mythes, des noms ou des images, dans la mesure où aucun dogme n’énonçait leur seul et vrai sens. On peut parfaitement admettre qu’un promeneur romain rencontrant ces images ait donné les mêmes explications. Citons à l’appui de cette considération la manière dont Sénèque interprète la représentation des trois Muses, ou plutôt le fait
20. Pour les interprétations du XIXe s., voir M. VERMASEREN, op. cit. ; pour les interprétations actuelles, voir R. TURCAN, op. cit., p. 106-108. 21. R. TURCAN, op. cit., p. 108 : « Pour être crédible une exégèse du mithriacisme doit être totale ».
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qu’elles se donnent la main. Dans le De beneficiis22, Sénèque demande, en marge de son raisonnement sur la fonction et la nature des bienfaits, pourquoi il y a trois Grâces et pourquoi elles sont sœurs. Pourquoi se tiennent-elles par la main ? Pourquoi ont-elles le sourire, la jeunesse, la virginité, une robe sans ceinture et transparente ? Les uns veulent faire croire qu’il y en a une pour adresser le bienfait, une autre pour le recevoir, une troisième pour le rendre ; selon d’autres, il y aurait trois sortes de bienfaisance qui consistent respectivement : à obliger, à rendre, à recevoir et à rendre tout à la fois. […] Pourquoi les mains sont-elles entrelacées en cette ronde qui revient sur elle-même ? Parce que le bienfait forme chaîne et, tout en passant de main en main, ne laisse pas de revenir à son auteur, et que l’effet d’ensemble est détruit s’il y a quelque part solution de continuité, tandis que la chaîne est fort belle si elle n’est pas interrompue entretemps et si elle perpétue la succession des rôles.
L’interprétation est ingénieuse et commandée par la réflexion du philosophe, qui porte sur la réciprocité des bienfaits. Elle ne nous apprend rien d’autre que la capacité des Anciens d’inventer toujours de nouvelles explications des images. Il ne convient ni de ridiculiser celles-ci, ni de les considérer comme des explications pertinentes dans le cadre des recherches actuelles. Normalement, la multiplicité des interprétations était la règle dans l’Antiquité. Mais comme le souligne Sénèque dans ce texte23 : « Si tu peux admettre de ces deux explications celle que tu voudras, à quoi nous sert ce genre de savoir ? » Il témoigne par là d’un souci différent, puisqu’il rejette les explications multiples et contradictoires pour donner une réponse définitive, en choisissant une des interprétations. Il paraît condamner l’érudition traditionnelle, qui juxtaposait les interprétations comme autant d’analyses prenant leur point de départ dans une histoire, un nom ou une représentation, pour révéler des aspects inconnus du savoir. L’affirmation de Sénèque ne doit pas troubler, car le choix de l’une des explications aux dépens des autres est une figure du commentaire antique, qu’on retrouve chez Varron, chez les grammairiens, chez les poètes ou chez leurs commentateurs. Nous n’en sommes pas encore dans une civilisation et un savoir qui oblige les commentateurs à choisir un référent unique, et à dégager la vérité, mais la remarque de Sénèque nous fait entrevoir comment, un jour, ce choix a pu se faire.
22. Sénèque, De beneficiis 1, 3, 2-4 Quare tres Gratiae et quae sorores sint, et quare manibus inplexis, et quare ridentes et iuuenes et uirgines solutaque ac perlucida ueste. 3. Alii quidem uideri uolunt unam esse, quae det beneficium, alteram, quae accipiat tertiam, quae reddat ; alia tria benefic(i)orum esse genera promerentium, reddentium, simul accipientium reddentiumque. 4. […] Quid ille consertis manibus in se redentium chorus ? Ob hoc, quia ordo beneficii per manus transeuntis nihilo minus ad dantem reuertitur et totius speciem perdit, si usquam interruptus est, pulcherrimus, si cohaeret interim et uices seruat. 23. Sénèque, De beneficiis 1, 3, 4 : Se utrumlibet ex istis iudicia uerum, quid ista nos scientia iuuat ?
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Fig. 1. L’inscription de Terni (face). Cliché Maria Romana Picuti.
Fig. 2. L’inscription de Terni (côté). Cliché Maria Romana Picuti.
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Fig. 3. Le mithreum d’Ottaviano Zeno d’après G. Ferrucci chez A. Fulvio (1588), 508.
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LES ANGES DANS L’ÉVANGILE DE JUDAS : APERÇU PRÉLIMINAIRE
Madeleine SCOPELLO Centre national de la recherche scientifique, UMR 8167 Orient et Méditerranée
L’Évangile de Judas1, troisième traité du Codex Tchacos, est un dialogue de révélation entre Jésus et ses disciples. Ce genre littéraire2 constitue la charpente de plusieurs écrits gnostiques qui ne portent toutefois pas nécessairement dans leur titre la mention du terme de dialogue. Si l’on considère les textes préservés dans les corpus de première main retrouvés à ce jour, un seul a retenu dans son titre le terme de dialogos, le Dialogue du Sauveur (NH III, 5). Bien d’autres écrits, néanmoins, ont utilisé ce genre littéraire – du Livre des secrets, de Jean (NH II, 1 ; III, 1 ; IV, 1 ; BG 8502, 2) aux Révélations de Paul (NH V, 2) et de Jacques (NH V, 3 et V, 4), à l’Évangile de Marie (BG 8502, 1), ou encore la Sagesse de Jésus Christ (NH III, 4 et BG 8502, 3). En ligne générale, la structure dialoguée présente dans les textes gnostiques comporte, d’un côté, un ou plusieurs disciples et, de l’autre, Jésus ; les premiers posent des questions auxquelles Jésus fournit les réponses. Le dialogue se prête bien à aborder de manière pédagogique les problématiques complexes de la relation de l’homme à l’univers et à Dieu auxquelles les maîtres de la gnose ont prêté une attention soutenue. Dans ces textes, les réponses de Jésus sont souvent le point de départ pour de plus amples digressions et des compléments d’enseignement, aboutissant à des exposés de doctrine très élaborés. L’Évangile de Judas met en scène des questionnements posés par un groupe de disciples qui ne sont pas individuellement nommés, suite à une vision qu’ils ont eue et dont ils font un récit détaillé à Jésus3. Du groupe se détache toutefois une figure, celle de Judas, qui n’a pas partagé la même expérience visionnaire. La vision que Judas a eue4 est individuelle et le met à part des autres (35, 23-24 : « Éloigne-toi des autres et je te dirai les mystères du royaume »)5. Ce n’est pas une vision de nuit, obtenue en rêve, comme celle des disciples (37, 22-24), mais une grande vision (44, 18) ; ce n’est pas une vision concernant un lieu terrestre mais un lieu céleste ; ce n’est pas une vision de perversion et de souillure, mais une vision d’un lieu privilégié auquel on désire ardemment avoir accès.
1. R. K ASSER et alii (éd.), The Gospel of Judas Together with the Letter of Peter to Philip, James, and a Book of Allogenes from Codex Tchacos, Critical Edition, Coptic Text edited by R. K ASSER et G. WURST. Introductions, Translations and Notes by R. K ASSER, M. M EYER, G. WURST, et F. GAUDARD, Washington D.C. 2007. Voir aussi R. K ASSER, M. M EYER et G. WURST (éd.), The Gospel of Judas, With Additional Commentary by B. D. EHRMAN, Washington D.C. 2006. 2. Sur ce genre littéraire, voir P. P ERKINS, The Gnostic Dialogue. The Early Church and the Crisis of Gnosticism, New York 1980 ; H. KOESTER, « Dialog und Spruchüberlieferung in den gnostischen Texten von Nag Hammadi », Evangelische Theologie 39 (1979), p. 532-556. 3. Évangile de Judas 37, 22-24 ; 38, 1-11 ; 38, 14-39, 3. 4. Évangile de Judas 44, 24-45, 12. 5. La thématique du disciple que le privilège de la révélation sépare des autres se retrouve également dans l’Évangile selon Thomas (NH II, 2) et l’Évangile de Marie.
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Jésus revêt, dans l’apocryphe du Codex Tchacos, les traits de l’ange interprète, figure bien connue des textes de révélations du judaïsme apocalyptique et mystique6. Tel l’ange, Jésus délivre son enseignement sur les mystères supracosmiques et sur ceux qui se produiront à la fin (33, 16-18) ; cet enseignement se déroule principalement à partir des deux visions dont Jésus explique les différents éléments qui les composent et en décrypte les symboles. Un procédé semblable se retrouve dans quelques écrits de révélation juifs, notamment dans le II Baruch et le IV Esdras. Un autre texte gnostique, l’Évangile de Marie du Codex de Berlin dont Michel Tardieu a fourni en 1984 une traduction et un commentaire7, est composé de manière analogue : les explications de Jésus ont leur point de départ dans la vision que Marie-Madeleine a eue et dont elle sollicite l’explication. La révélation des mystères célestes par l’angelus interpres n’a pas lieu, dans l’Évangile de Judas, au cours d’une montée au ciel, comme cela se produit souvent dans d’autres textes gnostiques où un initié en état d’extase franchit successivement les paliers célestes obtenant des visions dont l’ange qui l’accompagne fournit les clefs interprétatives. Ce mode de révélation se trouve, par exemple, dans les traités de Zostrien (NH VIII, 1) et d’Allogène (NH XI, 3). Ces textes imprégnés de thèmes philosophiques de tradition platonicienne, ont néanmoins subi l’influence du judaïsme mystique. Parmi les motifs qu’ils ont adoptés, on retrouve le schéma de la montée au ciel, typique de la littérature consacrée à Hénoch et à Abraham8. On notera aussi, dans l’Évangile de Judas, que Jésus apparaît et disparaît à sa guise, il vient, il s’en va, il quitte l’initié (36, 9-10 : « Après avoir dit ceci, Jésus le quitta » ; 44, 14 : « Après que Jésus eut dit ceci, il s’en alla »), il passe d’une dimension à une autre (36, 16-17 : « j’allai vers une autre génération grande et sainte »). C’est un autre trait de l’ange interprète que les textes mystiques juifs, les premiers, n’ont pas manqué de souligner, et qu’on remarque dans des écrits de révélation gnostiques, notamment dans l’Allogène9. Dans le nouvel évangile gnostique, Judas est le récipiendaire par excellence des paroles secrètes de Jésus, car il est le seul à montrer une capacité de compréhension face à son enseignement. La disposition spirituelle de Judas se manifeste également dans sa posture physique : il est le seul en effet à pouvoir se tenir droit devant Jésus (35, 10-11). Nous retrouvons la mention de cette posture, d’une extrême difficulté pour le visionnaire, dans des textes juifs mystiques décrivant l’extase, là où l’initié qui se tient généralement face contre terre parvient à se tenir droit10, aidé en cela par l’ange qui l’accompagne. Néanmoins la thématique
6. Dans la Bible, voir Zacharie et Daniel ; cf. aussi le Testament d’Abraham et l’Apocalypse d’Abraham. 7. M. TARDIEU, Codex de Berlin (“Écrits gnostiques. Sources gnostiques et manichéennes” 1), Paris 1984, p. 55-82 (traduction), p. 225-237 (commentaire). 8. Sur l’influence de la littérature juive mystique sur les textes de Nag Hammadi et en particulier XI, 3, voir M. SCOPELLO, « L’Allogène (NH XI, 3) : traduction et annotation », dans J.-P. M AH É et P.-H. POIRIER (dir.), Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 2007, surtout p. 1544-1546 ; ead., « L’âme en fuite : le traité de l’Allogène et la mystique juive », dans J.-M. NARBONNE et P.-H. POIRIER (éd.), Gnose et philosophie, Québec, Paris 2009, p. 123-145. 9. Allogène NH XI, 3 57, 25-27. 10. Cf. par exemple II Hénoch 39 ; I Hénoch XIV, 25 et l’Apocalypse d’Abraham X, 3-7 ; XI. Voir aussi III Hénoch 1, 10 : « Aussitôt est venu Métatron le Prince de la Face qui m’a restitué mon âme et m’a remis sur pied ». Nous suivons, tout au long de cet article, la traduction de C. MOPSIK, Le Livre
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Les anges dans l’Évangile de Judas : aperçu préliminaire
du Ø στ½ς, bien connue de la tradition grecque, a pu également jouer un rôle ici, comme dans d’autres textes de la gnose, depuis la gnose simonienne jusqu’aux traités de Nag Hammadi11. Quant au thème de la distinction d’un ou d’une disciple, il n’est pas unique dans la littérature gnostique de révélation : songeons à Thomas, à Marie-Madeleine, à Paul ou encore à Jacques. Ce qui est novateur dans le présent traité est que Judas, tout en ayant reçu un enseignement privilégié portant sur « les mystères du royaume »12, n’y trouvera que la confirmation de ses limites13 et, à l’encontre de bien d’autres textes juifs et gnostiques, ne recevra aucunement l’ordre de transmettre ce qu’il a appris à ceux qui en seraient dignes. Ces quelques thèmes et motifs permettent, selon nous, d’envisager que l’auteur de l’Évangile de Judas était familier de spéculations mystiques élaborées en milieu juif et qu’il s’en est servi dans la composition de son traité. Cette influence apparaît également dans les formules et le vocabulaire employés 14. Un autre aspect qui montre l’influence exercée par la mystique juive sur l’Évangile de Judas se trouve dans l’intérêt que son auteur prête aux anges. Cet intérêt est également partagé par d’autres textes gnostiques, l’angélologie constituant souvent, dans ces traités, le canevas sur lequel s’inscrivent la réflexion sur la divinité et ses mondes, et la possibilité pour l’homme gnostique d’effectuer une incursion dans la dimension céleste. C’est cet aspect que nous avons choisi de traiter ici, en hommage à Michel Tardieu, en ne considérant que deux aspects de cette riche thématique15 et plus précisément celui des dénominations d’hommes et de saints données aux anges. Notons toutefois, d’entrée de jeu, qu’on ne trouvera pas dans l’Évangile de Judas des invocations aux anges fondées sur la prononciation ésotérique de leurs noms. Cette pratique, qui consiste en une façon indirecte de prononcer le nom de Dieu, était amplement attestée aussi bien dans les judaïca16 que dans la gnose. En revanche l’auteur de l’apocryphe de Judas fait intervenir des anges dans les deux exposés portant, le premier sur le monde supérieur, le second sur le règne de l’Amenté et du chaos. Positifs ou négatifs selon leur relation avec le dieu transcendant ou le démiurge, ces anges sont définis dans le traité selon le vocabulaire
hébreu d’Hénoch ou Livre des Palais, Paris 1989. Le mystique doit se tenir droit, sans mains et sans pieds, son corps ayant été dévoré par des torches ardentes, selon le ms. d’Oxford 1531, f. 45a cité par G. SCHOLEM, Les grands courants de la mystique juive, Paris 1968, p. 65 et p. 375, n. 42. 11. P.-H. POIRIER, Le Tonnerre Intellect parfait (NH VI, 2), texte établi et présenté (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi”. Section “Textes” 22), Québec, Louvain, Paris 1995, p. 144-145. 12. L’expression « les mystères du royaume », prononcée par Jésus, se retrouve dans l’Évangile de Judas 35, 23 et 45, 26-27 et encadre l’entretien qu’il a avec Judas. 13. Évangile de Judas 35, 26. 14. Nous renvoyons à notre article « Traditions angélologiques et mystique juive dans l’Évangile de Judas », dans M. SCOPELLO (éd.), The Gospel of Judas in Context. Proceedings of the First International Conference on the Gospel of Judas, Paris-Sorbonne, October 27th-28th 2006, Leyde 2008, p. 123134. 15. M. SCOPELLO, L’angélologie dans l’Évangile de Judas (ouvrage à paraître). 16. On peut citer à ce propos le Sefer-ha-Temunah, Première figure : « Tout est une seule chose, et le Saint, béni-soit-il, envoie l’un de ses serviteurs, des ministres qui accomplissent sa volonté : il n’y a, en effet, ni changement ni mutation, comprends-moi bien. Essaie de comprendre que les noms des anges sont composés avec le nom de leur Maître » : voir G. BUSI et E. LOEWENTHAL, Mistica ebraica, Torino 1999, p. 258.
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typique des judaïca ; ils subissent néanmoins des modifications et sont, du moins en certains cas, assimilés à des personnages du mythe gnostique. On se concentrera ici sur l’exposé sur le monde supérieur, qui trouve son point de départ dans l’interprétation faite par Jésus à la vision de Judas. I. Le terme d’homme appliqué aux anges Le récit fait par Judas à Jésus de sa vision nous sert de cadre pour notre enquête sur les anges : Judas dit : « Maître, puisque tu les as écoutés tous, écoute-moi maintenant. J’ai vu en effet une grande vision (eunoG NH~oroma) ». À ces paroles, Jésus se mit à rire et lui dit : « Ô treizième démon, pourquoi peines-tu autant ? Mais parle et je te soutiendrai ». Judas lui dit : « Dans la vision (foroma) j’ai vu aussi les douze disciples : ils me jetaient des pierres et [me] persécutaient [durement]. Je me suis rendu ensuite au lieu où [ ] après toi. J’ai vu [une maison] et mes yeux ne pouvaient en saisir les mesures. De grands hommes l’entouraient, et cette maison un toit †unique†17 et au milieu de la maison il y avait [une] multi[tude d’hommes »]. [ ] « Maître, fais-moi entrer là avec ces hommes » (Évangile de Judas 44, 15-45, 12)18.
C’est une vision d’une maison céleste faite à la manière des écrits ésotériques juifs qui est décrite ici. Cette maison est le temple d’en haut, pur de toute souillure, à la différence du temple terrestre, objet de la vision des disciples, souillé par une prêtrise indigne. Le terme « maison » pour indiquer le temple est technique, et trouve plusieurs attestations dans la littérature essénienne, renvoyant autant au temple idéal qu’au culte non souillé de la communauté ; ce lieu est appelé également maison sûre, maison de Vérité, maison de Sainteté, maison de l’Alliance 19. Si la description du temple terrestre aux pages 38-39 de l’Évangile de Judas se faisait l’écho, selon nous, des positions contestataires des courants esséniens à propos du Temple de Jérusalem20, la description de la maison céleste se ressent des thèmes développés autour de la mystique du char et du palais céleste. Notons d’abord que la vision que Judas a de cette maison est appelée une « grande vision » : l’expression est attestée dans la LXX, au pluriel (ν Øρµμασι μεγµλοις), en Deutéronome 4, 34 ; 26, 821 et également en Jérémie 39, 2. Elle indique les visions effrayantes, dépassant l’entendement humain, dans un contexte de signes et de prodiges (ν σημεοι$ κα> ν τ¿ρασι). L’allusion à la taille (Si) extraordinaire de la maison dont Judas est incapable d’apprécier les dimensions mérite notre attention. Le thème de l’incommensura-
17. Cf. The Gospel of Judas, op. cit., p. 209 : un « vaste toit » ou « un toit de feuillage ». 18. Notre traduction ; nous rendons par « hommes » le terme traduit par « gens » (« great people ») par les éditeurs. 19. Cf. Règle de la communauté VIII, 5, 8.9 ; IX, 6 ; Rouleau du temple II, 9 ; III, 4 ; Écrit de Damas III, 19. 20. Nous avons traité cette thématique dans un article « De la souillure : les écrits de Qumran et l’Évangile de Judas », à paraître. 21. Voir La Bible d’Alexandrie, Le Deutéronome, traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes par C. DOGNIEZ et M. H ARL, Paris 1992, p. 144, note à Dt 4, 34. Les traducteurs comprennent cette expression comme « visions qui rendent fous ».
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ble grandeur de la demeure divine apparaît dans des visions mystiques des palais célestes. Un bon exemple est celui du I Hénoch XIV. Le patriarche, emporté vers le ciel par les vents, parvient à un mur bâti en grêlons et entouré de langues de feu. S’avançant vers les langues de feu, il s’approche « d’un palais grandiose, bâti en grêlons. Les murs du palais ressemblaient à des dalles, toutes faites de neige, et les fondations étaient de neige. Ses toits semblaient faits d’étoiles filantes et d’éclairs. Au milieu, des Chérubins de feu, et au-dessus un ciel d’eau ». Hénoch pénètre dans ce palais qui était « ardent comme du feu et glacial comme de la neige », et, incapable de résister aux conditions extrêmes de ce lieu, il tombe face contre terre (XIV, 8-14). Mais un autre palais s’impose au visionnaire : J’ai contemplé en vision un autre palais plus vaste que le premier, et tout bâti en langues de feu. L’ensemble était si magnifique, si grandiose, si majestueux que je ne puis vous en représenter la magnificence et la majesté. La base en était de feu, la superstructure, d’éclairs et d’étoiles filantes, le toit de feu flamboyant (XIV, 15-17).
C’est à ce moment qu’Hénoch a la vision de la Merkabah : Je regardai et je vis un trône élevé qui avait l’apparence du cristal et dont la roue avait l’éclat du soleil […] La Gloire suprême y siégeait, et son manteau était plus brillant que le soleil et plus blanc que toute neige. Nul ange ne pouvait approcher de ce palais, ni voir la face à cause de sa splendeur et de sa gloire (XIV, 18-21)22.
L’appréciation de la grandeur du palais trouve une autre attestation au chapitre 22C du III Hénoch, œuvre certainement plus tardive, vraisemblablement rédigée vers le Ve ou le VIe siècle de notre ère, mais alimentée par des traditions remontant à l’apocalyptique23. Le passage en question est consacré aux distances du ciel et aux mensurations du trône de gloire qui sont évaluées en myriades de parasanges 24. Revenons à l’Évangile de Judas : il est dit que de grands hommes (HNnoG de Nrwme : 45, 5) entouraient la maison. Par cette expression, l’auteur fait, à notre avis, référence aux anges, aux dimensions démesurées. II. Les anges appelés « hommes » Les anges sont parfois appelés hommes dans la Bible : en Genèse 18, dans le récit de la destruction de Sodome ; en Josué 5, 13-14 où l’archistratège des armées angéliques est défini par le terme « homme »25 ; il en va de même en Juges 13,6 ou encore en Daniel 10. La majesté de ces « hommes » trahit néanmoins leur nature
22. Dans A. DUPONT-SOMMER et M. PHILONENKO (éd.), La Bible. Écrits intertestamentaires (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1987, p. 487 (texte présenté, traduit et annoté par A. CAQUOT). 23. Une discussion sur la datation de III Hénoch se trouve dans C. MOPSIK, Le Livre hébreu d’Hénoch ou Livre des Palais, Paris 1989, p. 16-19. 24. Voir C. MOPSIK, Le Livre hébreu d’Hénoch, op. cit., p. 149-150. 25. Nous renvoyons à l’article de C. DOGNIEZ pour d’autres références sur l’ange-homme : « Les emplois d’aggelos dans la LXX » : C. DOGNIEZ et M. SCOPELLO, « Autour des anges : traditions juives et relectures gnostiques », dans L. PAINCHAUD et P.-H. POIRIER (éd.), Mélanges Wolf-Peter Funk (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi”. Section “Études” 7), Québec, Louvain 2005, p. 180-225, aux p. 187-188.
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céleste26. La même expression se retrouve dans le Testament d’Abraham V-VI où l’archistratège Michel se présente comme un homme dans la maison d’Abraham où il consomme un repas en sa compagnie. Si le patriarche ne devine aucunement l’essence angélique de son visiteur, celle-ci apparaît nettement aux yeux de la plus observatrice Sara27. Se remémorant la visite de trois hommes célestes qui furent leurs hôtes près du chêne de Mambré, elle reconnaît en effet dans l’homme l’un des trois mystérieux invités. Le roman juif hellénistique de Joseph et Aséneth28 fournit une attestation supplémentaire : au chapitre XIV, on raconte qu’un homme venant du ciel pénètre dans la chambre fermée d’Aseneth, en haut d’une tour, et se tient au-dessus de sa tête. Épuisée par les larmes de la repentance, Aséneth interroge l’homme sur son identité et celui-ci la lui révèle : il est le commandant en chef de l’armée du Très-Haut, titre généralement octroyé à Michel. On retrouve le même thème dans le II Hénoch III, 129, lors de l’ascension du patriarche au premier ciel : « Et quand j’eus parlé à mes fils, les deux hommes m’appelèrent et ils me prirent sur leurs ailes. Et ils me portèrent au premier ciel, et ils me posèrent là ». III. Les anges de haute taille Ces hommes se distinguent par la hauteur de leur taille, signe visible de leur majesté. Le judaïsme mystique qui avait fait de la grandeur de la demeure de Dieu l’un des leitmotiv de ses spéculations n’a pas manqué de réfléchir également sur la taille des anges, comme l’attestent aussi bien des écrits apocalyptiques que des textes rabbiniques30. Nous retrouvons également dans l’Évangile de Judas ces deux éléments traités conjointement dans la vision de Judas. Ce thème est également présent dans III Hénoch. Dans ce traité, ce motif est appliqué à la fois à des anges particuliers et à Hénoch angélisé. Au chapitre XXII, 3 voici ce qu’on dit de Kerouviel : Sa taille est remplie de braises, la hauteur de son envergure est pareille à la hauteur des sept firmaments, la largeur de son envergure est pareille à la hauteur des sept firmaments, la profondeur de son envergure est pareille à la hauteur des sept firmaments,
et d’Ophaniel : « La hauteur de sa taille est un voyage de 2 500 ans, aucun œil ne peut la voir » (25, 4), ou encore de Seraphiel : « Sa hauteur est celle de sept firmaments ». Les anges des camps constituant les armées célestes ont aussi une taille démesurée (35, 2). Quant à Hénoch angélisé, on lit au chapitre IX : Le Saint béni soit-il posa sa main sur moi et il me gratifia de 1 365 000 bénédictions. Je fus exhaussé et allongé de la mesure de longueur et de largeur du monde.
26. Cf. Juges 13, 6 : « Un homme divin est venu me trouver. Son aspect était pareil à celui d’un ange de Dieu, tout à fait majestueux » et l’étude de A. CAQUOT, « Anges et démons en Israël », dans Génies, anges et démons (“Sources orientales” 8), Paris 1972, p. 115-151, surtout p. 122. 27. Testament d’Abraham, dans A. DUPONT-SOMMER et M. PHILONENKO (éd), La Bible. Écrits intertestamentaires (“Bibliothèque de la Pléiade”), Paris 1987, p. 1655-1690 ; texte traduit, présenté et annoté par F. SCHMIDT. 28. Joseph et Aséneth, dans A. DUPONT-SOMMER et M. PHILONENKO (éd.), La Bible, op. cit., p. 15651601 ; texte traduit, présenté et annoté par M. PHILONENKO. 29. Cf. surtout les chapitres III, IV, VIII, XI, XIV et XVIII. 30. Voir C. MOPSIK, Le Livre hébreu d’Hénoch, op. cit., p. 209 pour le dossier rabbinique.
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Il fit pousser sur moi 72 ailes, 36 ailes de part et d’autre, chaque aile étant comme la plénitude du monde. Il fixa en moi 365 000 yeux, chaque œil étant comme le grand luminaire. Il ne laissa aucune espèce d’éclat, de splendeur, de prestance, de beauté, d’excellence, de lumières qui soient au monde qu’il ne fixât en moi.
Le récit de l’élévation d’Hénoch, au chapitre 48C reprend la même thématique : « J’augmentai sa stature de 70 000 parasanges, au-dessus de toutes les hautes statures [des hauteurs], je l’appelai de mon nom YHVH le petit, Prince de la face, connaisseur des secrets ». Hénoch angélisé s’assimilant à Métatron, il en revêt les caractéristiques de majesté et de puissance. Mais le thème de la grandeur des anges s’accompagne aussi de celui de la taille cosmique de Dieu et de celle d’Adam, dans les écrits du Chiur Qoma31. Dans l’Évangile de Judas il est dit que ces hommes très grands, ces anges, entourent la maison : ils ont probablement le rôle de protéger le lieu où réside la Sainteté, organisés en camps et en armées 32. L’auteur note aussi qu’au milieu de la maison il y avait une multi[tude] (mh[hSe…]). Si cette reconstitution est exacte, on peut y voir une allusion à la cour céleste des anges dont les fonctions de prière, d’adoration et de louange ininterrompues font l’objet d’une grande attention dans les écrits mystiques juifs. On ne retiendra ici que deux exemples, d’époque différente, et tout d’abord l’Apocalypse d’Abraham XIX, 3-4 : Comme elle (la voix) parlait encore, voici, les cieux étendus sous moi s’ouvrirent. Je vis sur le septième firmament où je me trouvais un feu étendu, une lumière et une rosée et une multitude d’anges et la puissance de la gloire invisible des créatures que j’avais vues en haut. Je regardais de la hauteur où je me trouvais le sixième espace ; je vis là une multitude d’anges incorporels, faits d’esprit, qui accomplissaient les ordres des anges de feu qui se trouvaient sur le huitième firmament.
Dans le III Hénoch XXXV, 3-4, une multitude d’anges prononce la Kedousha : « Ils se tiennent tous devant le trône de Gloire en quatre rangées […] certains d’entre eux disent “Saint”, certains autres disent “Béni” ». Si l’auteur de l’Évangile de Judas ne spécifie pas le rôle de ces anges, il fait néanmoins une allusion à la gloire et l’adoration rendues par les armées (στρατα) à la page 50,6-9 : « Une grande armée d’anges [sans nombre], pour la gloire et le service, et aussi des esprits vierges, pour la gloire et le service de tous les éons et des cieux et de leurs firmaments ». Il est important de noter que, dans les divers textes gnostiques qui ont adopté des matériaux angélologiques propres aux courants ésotériques juifs, on assiste toujours à une réélaboration de ces motifs à l’aune des théories de la gnose. Il en va de même dans l’Évangile de Judas : en effet à la page 47, 5 l’auteur fournit, dans un langage plus spécifiquement gnostique, la signification qu’il attribue à la maison : (parole de Jésus) « car il y a un grand éon sans limites33, dont aucune
31. Voir C. MOPSIK, Le Livre hébreu d’Hénoch, op. cit., p. 208-210. Voir aussi M. S. COHEN, The Shi’ur Qomah-Texts and Recensions, Tübingen 1985. 32. Nous renvoyons, pour les armées célestes, à notre article « Autour des anges : traditions juives et relectures gnostiques », dans L. PAINCHAUD et P.-H. POIRIER (éd.), Mélanges Wolf-Peter Funk, op. cit., p. 212-218 pour les références juives et la réutilisation du thème dans les écrits de Nag Hammadi. 33. Le terme de « sans limites » définit le Premier principe dans plusieurs textes gnostiques redevables de la théologie négative de tradition platonicienne. Cf. par ex. Allogène NH XI, 3 45, 15.
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espèce d’anges n’a pu voir la dimension (Si), dans lequel réside le Grand invisible Esprit ». IV. Les anges saints Au récit visionnaire de Judas fait suite l’explication de Jésus : Jésus répondit et dit : « Ton étoile t’a conduit à l’erreur. Aucun homme de naissance mortelle n’est digne de pénétrer dans la maison que tu as vue, ce lieu étant réservé aux Saints ; ni le soleil ni la lune règnent là-bas, ni le jour, mais la Sainteté se tiendra toujours dans l’éon avec les saints anges. Voilà, je t’ai expliqué les mystères du royaume » (Évangile de Judas 45, 12-26)34.
La définition des anges par le terme « saints » provient également de la tradition juive. Dans la littérature qumranienne, l’on rencontre avec une certaine fréquence l’expression d’anges saints ou d’anges de sainteté. Les anges saints sont considérés le pendant céleste de la communauté essénienne repliée sur elle-même afin d’éviter la contamination avec la prêtrise impie du Temple. La Règle annexe de la Communauté II, 8 fait entendre que les anges sont aussi présents au cœur de la congrégation ; c’est pourquoi toute personne frappée d’impureté ou d’une tare physique en est exclue : « Que ces personnes-là n’entrent pas pour prendre place au milieu de la Congrégation des hommes de renom, car les anges de sainteté sont dans la [congréga]tion »35. Dans le Livre des bénédictions qui clôt la Règle de la Communauté, dans les paroles de bénédiction des fidèles destinées à l’homme intelligent on lit : « Qu’Adonai te bénisse [de sa sainte demeure] et la source éternelle qui ne tarira pas, qu’il ouvre pour toi du haut du ciel et qu’il te favorise de toutes les bénédic[tions du ciel] [et qu’il t’instrui]se de la connaissance des saints » (I, 4-5) – une allusion à la science angélologique qui caractérisait la secte de la Mer Morte. Dans la section du même livre concernant le grand-prêtre, on invoque le secours de Dieu avec ses anges de sainteté (II, 6). C’est en revanche dans la bénédiction des prêtres qu’on lit : « Qu’Adonai te bénisse de sa [demeure de sain]teté, et qu’il fasse de toi un ornement splendide au milieu des saints […] Et qu’il te donne ta place [dans la demeure] de sainteté » (III, 25-27), et quelques lignes plus tard, « et toi tu seras comme un ange de sa Face dans la demeure de sainteté pour la gloire d’Elohim des armées et tu seras dans l’entourage de Dieu, officiant dans le palais royal » (IV, 24-26). Ce dernier passage montre bien l’intérêt mystique conçu en milieu essénien pour la demeure de Dieu, un thème qui s’épanouira successivement dans la littérature des Hekaloth qui développera tout aussi bien l’imagerie de la cour royale que celle des armées angéliques prêtes au combat. La croyance que les membres de la congrégation seront comptés parmi les anges est présente dans ce texte qui associe les anges saints à la catégorie des anges de la Face. Par ailleurs les adeptes s’octroient aussi le nom de « saint »,
34. La traduction est nôtre. 35. A. DUPONT-SOMMER et M. PHILONENKO (éd.), La Bible, op. cit., p. 51, texte traduit, présenté et annoté par A. DUPONT-SOMMER.
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comme l’indique la Règle de la communauté V, 13 : « Que l’impur n’entre pas dans l’eau pour toucher à la purification des hommes saints ». Mais les anges saints sont aussi présents dans la bataille que les fils de la lumière mènent contre les armées des fils de la ténèbre, conduits par Belial lui-même et où les deux Esprits et leurs camps s’affrontent dans un combat eschatologique. La parfaite pureté est exigée pour que les fils de la lumière participent à un combat qui est d’ores et déjà engagé : « Et nul homme qui ne sera en état de pureté à cause de son flux au jour du combat ne descendra avec eux car les anges de sainteté accompagneront leurs armées » (Règlement de la guerre VII, 6)36. La présence des anges saints est aussi rappelée dans le Règlement de la guerre XII, 7-9 : Et toi, tu es un Dieu redoutable dans ta gloire royale et la congrégation de tes saints est au milieu de nous pour apporter un secours décisif […] car Adonai est saint et le Roi de gloire est avec nous, accompagné des saints. Les puissances de l’armée des anges sont parmi nos hommes recensés et le Vaillant du combat est dans notre Congrégation, et l’armée de ses esprits accompagne nos pas.
Ce sont d’autres textes retrouvés dans les grottes de Qumran qui nous renseignent sur la nature, les rôles et les fonctions des anges saints. Deux hymnes s’attardent sur leur création : « Et c’est toi qui as déployé les cieux pour ta gloire [et] toutes [leurs armées] tu les as [créées] selon ta volonté, ainsi que les vents puissants selon les décrets qui les régissent, avant qu’ils ne devinssent [tes] anges de sainteté » (Hymne A, I, 9-12)37. L’Hymne U XII, 28-3038 dit aussi : [Voici que tu as créé les anges de sa]inteté [et les esprits] éternels, et le réceptacle de la gloire et la source de connaissance et de la puissance ; et pas même eux et ils ne [sauraient] raconter toute sa gloire ni se tenir debout en face de ta colère et nul d’entre eux ne peut répondre à ta réprimande !
Quelle est la fonction des anges saints ? Ils font partie de la cour divine s’adonnant au culte perpétuel de la divinité. Nous en trouvons plusieurs attestations dans les écrits de Qumran, et tout d’abord dans une section de la Liturgie angélique39, l’un des textes les plus mystiques de la collection, portant sur le char divin, la Merkaba : [Les mini]stres de la Face glorieuse, dans la demeu[re de Dieu] de connaissance, tombent devant les [chéru]bins et ils bénissent, tandis que s’élève le son de la brise divine [ ] et il y a un tumulte d’acclamations, tandis que leurs ailes font s’élever le son de la [bri]se divine. Les chérubins au-dessus du firmament bénissent l’image du trône du char […] et quand les roues se mettent en marche, des anges de sainteté reviennent, puis sortent d’entre ses roues glorieuses, pareils à des visions de feu. Des esprits de suprême sainteté les environnent (2-5).
Le I Hénoch XIV, 2340, livre lu et tenu en grande estime dans la communauté, fournit un renseignement complémentaire sur la fonction des anges saints : ils sont préposés au service divin, ininterrompu : « Les plus saints des anges, ceux qui l’approchent, ne s’éloignent pas la nuit et ne Le quittent pas ».
36. Ibid., p. 205. 37. Ibid., p. 234. 38. Ibid., p. 283. 39. Ibid., p. 439. 40. Ibid., p. 488.
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Les anges saints sont enfin présents lors de l’ascension céleste du myste. C’est un ange saint qui conduit Hénoch au seuil du palais divin : « un des saints vint vers moi, me réveilla, me releva et me conduisit jusqu’à la porte, et moi je tenais mon visage baissé et caché » (I Hénoch XIV, 24). Leur fonction est de communiquer au visionnaire les secrets divins, comme l’indique l’exorde du I Hénoch : Hénoch c’était un homme juste auquel fut révélée une vision venant de Dieu et qui avait la vision du Saint et du ciel et il dit : « Voici ce que les saints anges m’ont fait voir, c’est d’eux que j’ai tout entendu et, en contemplant, j’ai acquis le savoir » (I, 2)41.
Ce thème est repris en I Hénoch LXXI, 1, dans le récit de l’assomption d’Hénoch, enrichi par quelques éléments décrivant ces anges : « Ensuite il arriva que mon âme fut enlevée et élevée dans les cieux. J’ai vu les saints êtres angéliques marcher sur des flammes de feu, tout revêtus de blanc, le visage brillant comme du cristal »42. C’est à ce moment que Michel, un des saints anges, montre à Hénoch les mystères de miséricorde, les mystères de justice, et tous les mystères des extrémités du ciel. Ensuite Hénoch a une vision du palais céleste : J’ai vu des anges innombrables entourer ce palais, des milliers de milliers, des myriades de myriades, et Michel, Raphaël, Gabriel et Phanouël, les saints anges du haut du ciel, y entraient et en sortaient, Michel, Raphaël, Gabriel et Phanouël, ainsi qu’une foule innombrable de saints anges, sortirent de ce palais (I Hénoch LXXI, 7-9).
Ce dernier passage nous semble particulièrement proche de la vision de Judas dans l’évangile homonyme, où l’attention est portée sur les multitudes d’anges dans et en dehors du palais divin. Par ailleurs les anges saints répondent également aux questionnements de l’initié : en I Hénoch XLVI, 1-2, concernant la vision du Principe des jours et du Fils de l’Homme, on lit : « j’ai interrogé sur ce fils d’Homme l’un des saints anges qui m’accompagnait et me montrait tous les secrets »43. Cet aperçu préliminaire de l’angélologie de l’Évangile de Judas permet d’envisager la dette de l’auteur anonyme de ce traité envers des sources et traditions typiques des courants ésotériques juifs, dette qui se manifeste également dans d’autres thématiques abordées par le texte. L’intérêt de ce traité polémique du Codex Tchacos va donc bien au-delà du face à face de Jésus et Judas, et nous engage à une réflexion plus large sur les réels contacts entre les milieux dits gnostiques et les milieux juifs de tendance mystique aux premiers siècles de notre ère.
41. Ibid., p. 407. 42. Ibid., p. 551. 43. Cf. I Hénoch CVIII, 5.
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SCYLLA UND TARPEIA. KALLIMACHEISCHES UND ANTI-KALLIMACHEISCHES IN DER PSEUDOVERGILISCHEN CIRIS UND DER TARPEIA-ELEGIE DES PROPERZ
Helmut SENG Universität Konstanz
Scylla und Tarpeia sind verwandte Gestalten: Die Prinzessin von Megara, die dem kretischen König Minos aus Liebe ihre belagerte Vaterstadt ausliefert, und die Römerin, die sich in Titus Tatius verliebt, den König der Sabiner, der Rom belagert, und ihn mit seinen Mannen bei Nacht auf das Kapitol führt. Beide Verräterinnen erhoffen sich die Erwiderung ihrer Liebe; die Begünstigten jedoch nehmen zwar die Hilfe an, verhängen aber grausame Strafen. Weitere Geschichten mit diesem Handlungsmuster finden sich öfters in der mythischen und literarischen Überlieferung, sodass man auch vom Tarpeia-Typus spricht.1 So reich die Traditionen sind, gibt es doch besonderen Anlass, gerade Scylla und Tarpeia einer vergleichenden Betrachtung zu unterziehen. Die literarische Überlieferung hat ausführliche Behandlungen just dieser beiden Mythen erhalten: zu Scylla die pseudovergilische Ciris und die Darstellung bei Ovid, Metamorphosen 8, 6-151 (auf die im vorliegenden Zusammenhang freilich nicht näher einzugehen sein wird); zu Tarpeia Elegie 4, 4 des Properz.2 Hier vergleicht sich die Römerin sogar selbst mit der griechischen Königstochter (4, 4, 39-40). Sie tut dies in einer Weise, die sich als eine poetologische Bezugnahme des Dichters auf die Ciris verstehen lässt, und zwar als den emblematischen Ausdruck eines entgegengesetzten poetischen Programms. Dies ist jedenfalls die These, die im Folgenden entfaltet werden soll.
1. Cf. etwa F. GRAF, « Medea, the enchantress from afar: remarks on a well-known myth », in J. J. CLAUSS und S. I. JOHNSTON (dir.), Medea. Essays on Medea in Myth, Literature, Philosophy, and Art, Princeton 1997, p. 21-43 (p. 23-25) mit weiteren Hinweisen. Gelegentlich werden die Mythen von Ariadne und Medea subsumiert, die sich freilich insofern unterscheiden, als die Unterstützung des fremden Helden durch die Prinzessin nicht zum Untergang des väterlichen Reiches führt, der Liebesbund hingegen zustande kommt und sich in gemeinsamer Flucht verwirklicht. Cf. auch die Auflistungen bei G. FORSYTHE, The Historian L. Calpurnius Piso Frugi and the Roman Annalistic Tradition, Lanham 1994, p. 151-152 und C. FRANCESE, Parthenius of Nicaea and Roman Poetry (“Studien zur klassischen Philologie” 126), Frankfurt am Main 2001, p. 159 n. 3 sowie A. H. K RAPPE, « Die Sage von der Tarpeja », Rheinisches Museum 78 (1929), p. 249-267 und A. BOUDOU, « Tarpéia, traîtresse indo-européenne, héroïne pisonienne », Cahiers des études anciennes 29 (1995), p. 81-89, auch mit moderner Forschungsliteratur zu den religionsgeschichtlichen Hintergründen der TarpeiaSage; hierzu jetzt auch P. MAZZEI, « Iuno Moneta – Tarpea », Rivista di cultura classica e medioevale 47 (2005), p. 23-79 (siehe unten Anm. 45). 2. Einen breiter ausgeführten Vergleich der drei Fassungen, zugespitzt auf die Frage des möglichen Verhältnisses zu Parthenios, bietet C. FRANCESE, Parthenius, op. cit., p. 167-189; zu Properz und Ovid (jeweils im Blick auf Kallimachos) cf. G. TISSOL, The Face of Nature, Princeton 1997, p. 143-153.
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I. Die pseudovergilische Ciris3 Die Zuschreibung der Ciris an Vergil darf als widerlegt gelten; deutlich sind allerdings enge Berührungen, insbesondere wörtliche Übereinstimmungen mit den Eklogen und den Georgica. Umstritten ist freilich die Priorität; doch konnte Dorothea Gall wahrscheinlich machen, dass sich die gleichlautenden Formulierungen am besten als Übernahmen Vergils aus der Ciris verstehen lassen.4 Auch ihre These, der Verfasser sei Cornelius Gallus, ist wohlbegründet. 5 Das Epyllion beginnt6 mit breit ausgeführten Vorreden, darunter einer ekphrastisch ausgestalteten recusatio (v. 1-53), weiterhin der Wendung an den Widmungsträger Messalla (tibi v. 13; Name v. 54), und einer bemerkenswerten Bestimmung dessen, was nicht Gegenstand des Gedichtes sein soll: Scylla das Seeungeheuer (v. 54-91). Diese Scylla wird sehr entschieden von der Tochter des Königs Nisus abgegrenzt, indem zugleich verschiedene Varianten und Interpretationen des Mythos voneinander abgesetzt werden: Die Prinzessin sei in einen Vogel mit dem Namen Ciris (v. 90) verwandelt worden.7 Irrtum oder Entstellung sei dagegen die Variante, die sich bei mehreren Dichtern finde: dass sie in das Ungeheuer verwandelt worden sei, dem die Gefährten des Odysseus zum Opfer fielen (v. 54-61): complures illam magni, Messalla, poetae (nam verum fateamur: amat Polyhymnia verum) longe alia perhibent mutatam membra figura Scyllaeum monstro saxum infestasse voraci; illam esse aerumnis quam saepe legamus Ulixi candida succinctam latrantibus inguina monstris Dulichias vexasse rates, et gurgite in alto deprensos nautas canibus lacerasse marinis.
3. Zu Einzelheiten cf. R. O. A. M. LYNE, Ciris. A Poem Attributed to Vergil (“Cambridge classical texts and commentaries” 20), Cambridge 1978. 4. Zum Ganzen cf. D. GALL, Zur Technik von Anspielung und Zitat in der römischen Dichtung: Vergil, Gallus und die « Ciris » (“Zetemata” 100), München 1999, p. 90-140 (zusammenfassend p. 136-149); zur Forschung A. BARTELS, Vergleichende Studien zur Erzählkunst des römischen Epyllion (“Göttinger Forum für Altertumswissenschaft/Beihefte” 14), Göttingen 2004, p. 62-63 mit Literaturangaben. Mit der Mehrheitsmeinung vertreten etwa R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 48-56 und G. BRETZIGHEIMER, « Poeta memor ludensque oder The making of Ciris », in N. HOLZBERG (dir.), Die Appendix Vergiliana. Pseudepigraphen im literarischen Kontext (“Classica Monacensia” 30), Tübingen 2005, p. 142224 die Priorität Vergils, sind dadurch freilich genötigt, ein Gedicht neoterischen bzw. zumindest vorklassischen Charakters aus dem Zusammenhang der literaturgeschichtlichen Epoche zu reißen. Der Versuch Bretzigheimers, aus den Zeugnissen über Vergils umfängliche Anleihen an andere Dichter nicht die Priorität der Ciris zu folgern, sondern die Imitation des Verfahrens durch einen späteren Vergilnachahmer, lässt sich kaum anders denn als petitio principii verstehen. 5. Cf. D. GALL, Zur Technik, op. cit., p. 141-191.246-252. 6. Cf. die ausführliche, anders akzentuierte « paraphrasierende Interpretation » bei D. GALL, Zur Technik, op. cit., p. 71-80 (Ausdruck p. 80). 7. Möglicherweise handelt es sich um einen Reiher; die ornithologische Bestimmung bleibt jedoch unklar; cf. A. BARTELS, Vergleichende Studien, op. cit., p. 61 n. 1 mit Literaturüberblick.
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Scylla und Tarpeia
Mehrere große Dichter, Messalla, (denn die Wahrheit wollen wir sagen: Polyhymnia liebt die Wahrheit) behaupten, dass ihre Glieder in ganz andere Gestalt verwandelt wurden: Den Scyllaeischen Felsen habe sie als gefräßiges Ungeheuer gefährlich gemacht, sie sei es, die Ulixes zur Sorge, wie wir oft lesen, gegürtet von unten die weißen Lenden mit bellenden Ungeheuern, die Schiffe von Dulichia gequält und beim tiefen Strudel die Seeleute gepackt und zerfleischt mit Meereshunden.
Die Beschreibung als weibliches Wesen, aus dessen Lenden Hunde wachsen, entspricht allerdings nicht der Schilderung Homers, bei dem Scylla ein Wesen mit sechs Köpfen und zwölf Füßen ist, deren Name auf ihre Stimme zurückgeführt wird, die der eines jungen Hundes gleicht, griechisch σκύλαξ; (Odyssee 12, 85-100); vielmehr passt die Beschreibung zu den seit dem 5. Jahrhundert vor Christus nachweisbaren bildlichen Darstellungen Scyllas als eines Ungeheuers mit dem Oberkörper einer Frau und einem Fischschwanz, zwischen denen die Köpfe oder die Vorderkörper von Hunden einschließlich Beinen hervorwachsen;8 zur Beliebtheit des Motivs trägt sicher die Verbindung von erotischer Attraktivität des nackten Oberkörpers und monströsem Unterleib bei, wie etwa von Vergil geschildert (Aeneis 3, 426-428): prima hominis facies et pulchro pectore virgo pube tenus, postrema immani corpore pistrix delphinum caudas utero commissa luporum. Zuerst das Antlitz eines Menschen, eine Jungfrau mit schöner Brust bis zum Unterleib, zuletzt ein Meerungeheuer mit schrecklichem Leib, Delphinschwänze angefügt über einen Bauch von Wölfen.
Zu dieser homerischen oder mit der homerischen in eins gesetzten Gestalt passen andere Bestimmungen: Sie sei Tochter der Crataeis (nach Odyssee 12, 124125) oder der Echidna9 (so Hyginus 151) – beides heißt auch: nicht des Nisus; sie sei als bildhafter Ausdruck krankhafter Liebesbegierde zu verstehen (also mit Bezug auf allegorisierende Mytheninterpretation); sie sei ein durch Bespritzen mit Gift zum Monstrum entstelltes Mädchen; 10 oder aber von Neptun vergewaltigt und später von dessen Gattin Amphitrite aus Eifersucht verwandelt worden; oder schließlich sei sie eine geldgierige Hetäre, die zur Strafe für einen Frevel verwandelt wurde:11
8. Varianten sind die Darstellungen mit zwei Fischschwänzen statt einem oder mit einem Schlangenschwanz oder das Herauswachsen von Hunden aus der Schulter; cf. M. O. JENTEL, « Skylla I », in Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae VIII/1 (1997), p. 1137-1145; VIII/2 (1997), p. 784-792. 9. Für †genuit gravena† konjiziert Housman: generavit Echidna; der Text bleibt freilich unsicher, cf. R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 130-131. 10. So die Fassung bei Ovid, Metamorphosen 13, 899; 14, 74. 11. Allem Anschein nach ein Fehlverhalten gegenüber Venus, das vermutlich mit der Geldgier zusammenhängt (v. 84-88 sind mehrere Textverderbnisse anzunehmen, cf. R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 138-140), insofern eine weitere moralisierende Variante. Der Vergleich von Hetären mit Ungeheuern ist traditionell, cf. etwa Anaxilas, fr. 22 (dort auch Scylla).
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seu vero, ut perhibent, forma cum vinceret omnis et cupidos quaestu passim popularet amantes, horribilis circum vidit se existere formas, piscibus et canibusque malis vallata repente est (heu quotiens mirata novos expalluit artus ipsa suos, quotiens heu pertimuit latratus).
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Oder dass, wie man sagt, da sie an Gestalt alle übertraf und begehrlich Liebende überall zu ihrem Gewinn plünderte, um sich herum sie schreckliche Gestalten entstehen sah und durch Fische und bösartige Hunde plötzlich umgeben ward (weh, wie oft erblich sie, da sie die neuen Glieder verwundert anstarrte – ihre eigenen! – wie oft entsetzte sie das Bellen).
Besser sei daher, Scylla, die Tochter des Nisus durch den Namen Ciris zu bezeichnen, was sich freilich allein auf den Titel des Werkes bezieht, in dem sie weiterhin Scylla genannt wird. Nach einem Musenanruf (v. 92-100) setzt die eigentliche Erzählung mit einer mehrfachen Vorgeschichte ein. Dazu gehören die Entstehung des Krieges zwischen Nisus und Minos (v. 101-115), die Verknüpfung des Schicksals von Nisus und Megara mit einer rötlichen Locke auf dem sonst grauen Kopf des Königs (v. 116-128), die kurze Angabe, dass Scylla sich beim Anblick des Minos in ihn verliebt (v. 129-132), schließlich die Begründung dieses Geschehens durch die breit ausgeführte Vorgeschichte eines zurückliegenden rituellen Vergehens des Mädchens beim Fest der Iuno (v. 133-162).12 Scyllas Liebesrasen wird mit dem Schwärmen einer Bacchantin und einer Kybelepriesterin verglichen (v. 163-170): quae simul ut venis hausit sitientibus ignem et validum penitus concepit in ossa furorem, saeva velut gelidis Edonum Bistonis oris ictave barbarico Cybeles antistita buxo infelix virgo tota bacchatur in urbe, non storace Idaeo fragrantis cincta capillos, coccina non teneris pedibus Sicyonia servans, non niveo retinens bacata monilia collo. Sobald sie das Feuer mit dürstenden Adern eingesogen und den gewaltigen Wahn zuinnerst ins Mark aufgenommen, rast wie eine wilde Bistonin an den eisigen Ufern der Edoner oder wie eine Kybelepriesterin, gepeitscht von fremdländischer Buchsbaumflöte, das unglückliche Mädchen bacchantisch in der ganzen Stadt, nicht die von idaeischem Balsam duftenden Haare gebunden, nicht an den zarten Füßen die scharlachroten Schuhe aus Sikyon bewahrend, nicht behaltend am schneeichten Hals die Perlenschnüre.
Unter Ausreden hält sie sich auf Mauern und Türmen auf (v. 171-180); schließlich sieht sie sich vor die Bedingung gestellt, die abgeschnittene Locke des Vaters dem Feind zu übersenden (v. 181-190). Eine Kontaktaufnahme mit Minos ist hier vorausgesetzt, wird jedoch nicht berichtet. Ein als Apostrophe gestalteter
12. Cf. hierzu R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 154-155.
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Scylla und Tarpeia
Ausblick auf die bevorstehende Metamorphose des Nisus und der Scylla in Vögel verweist auf Procne und Philomela, die Schwestern des Nisus, die in Schwalbe und Nachtigall verwandelt wurden (v. 191-205). Scylla betritt das väterliche Schlafzimmer, zögert jedoch (v. 206-219). Sie wird bemerkt von ihrer Amme Carme, die ein inzestuöses Begehren des Mädchens befürchtet, wie es einst Myrrha widerfahren war, die für ihren Vater entbrannte (v. 220-249). Doch Scylla gesteht in einer ausführlichen Rede, in Minos verliebt zu sein (v. 250-282), woraufhin die Amme weitschweifig erzählt, wie Minos einst ihre Tochter Britomartis in Liebe verfolgte (v. 283-310). Carme rät, die Einwilligung des Vaters zu einer Frieden stiftenden Vermählung einzuholen (v. 311-339); doch selbst manipulierte Orakel und Zauberei erreichen dies nicht (v. 340-385). Jetzt wird der Verrat ausgeführt. Berichtet ist dies in äußerster Kürze; innerhalb von fünf Versen wird die Prinzessin, gebunden ans Heck eines kretischen Schiffes, durchs Wasser geschleift (v. 386-390). Die Meereswesen kommen herbei und schauen (v. 391-399); Scylla erhebt eine breit ausgeführte Klage (v. 400-458). Der Kurs der Flotte wird detailliert dargestellt (v. 459-477); als Scylla die Kräfte verlassen (v. 478-483), verwandelt Amphitrite sie nicht in einen Fisch, wie ausdrücklich vermerkt wird (v. 484-486),13 sondern in einen Vogel (v. 487-519). Iuppiter aber macht den umgekommenen Nisus zu einem Seeadler, der die « Ciris » beständig verfolgt (v. 520-541). Hervorzuheben sind die Schwerpunktsetzung bei emotionalen Reden Scyllas und ihrer Amme gegenüber der erzählten Handlung, und innerhalb dieser wiederum das Verweilen bei Nebenaspekten, während der Handlungskern in wenigen Versen zusammengefasst wird; damit kontrastieren ferner breit ausgeführte Einlagen und Abschweifungen wie die Myrrha- und die Britomartisgeschichte. Charakteristisch ist die starke Inszenierung der Erzählerfigur, die nicht nur mit gelegentlichen Kommentaren und der emotional färbenden Sprechweise präsent ist, sondern sich insbesondere in der Unterscheidung der Scylla-Varianten als poeta doctus darstellt.14 All das sind Charakteristika hellenistischer Poesie, vor allem der Epylliendichtung,15 jedoch nicht auf diese Gattung beschränkt: Ein bekanntes Beispiel für Einlagen ist das erste Idyll des Theokrit, das die Ekphrasis eines geschnitzten Bechers (v. 27-56) und das Lied von Daphnis (v. 64-142) enthält, dessen Bedeutung innerhalb des Gedichts die übrigen Teile fast als bloßen Rahmen erscheinen lässt. Und als Beispiel für den poeta doctus, der seine – im Handlungszusammenhang völlig überflüssigen – Spezialkenntnisse unter Beweis stellt, indem er (auktorial, referierend, im Munde sprechender Personen) unter anderem verschiedene unzutreffende Varianten in negierter Form aufzählt und sogar eine Quellenangabe mit kurzgefasster Inhaltsangabe anfügt, ist der Erzähler in der kallimacheischen Elegie von Akontios und Kydippe zu nennen (fr. 67-75 Pf.). Seine geradezu übermäßig starke Präsenz im Gedicht hat schon Ulrich v. Wilamowitz-
13. Wohl in explizitem Widerspruch zur bei Hyginus 198 überlieferten Fassung, die Ciris als einen Fisch versteht. 14. Auf die detaillierte Analyse bei A. BARTELS, Vergleichende Studien, op. cit., p. 62-107 sei nachdrücklich verwiesen. 15. Cf. R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 30-36.125. Dass diese generellen Bemerkungen keinen Ersatz für die Analyse einzelner Werke darstellen, bedarf keiner weiteren Erläuterung. Cf. ferner A. BARTELS, Vergleichende Studien, op. cit, zur Problematik der Gattungsbestimmung p. 3-16.
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Moellendorff genannt;16 kürzlich hat Peter Kuhlmann im Rückgriff auf die Kategorien Genettes neu darlegt,17 wie die Gewichtungen gegenüber den erzählten Ereignissen – der histoire – insbesondere durch die zahlreichen Nebenthemen und Abschweifungen innerhalb der ausgeführten Erzählung – des récit – im Sinne einer “Defokussierung” verschoben sind. Kuhlmann spricht daher vom « geschwätzigen Erzähler », dessen ironische Inszenierung alexandrinischem Humor entspricht.18 Auch im Rahmen der Ciris spielt solche Ironie eine Rolle; insbesondere bei den leicht durchschaubaren Vorwänden, mit denen die Scylla-Varianten,19 auch hier mit Quellenangabe,20 Myrrha und Britomartis eingeführt werden. In den letzten beiden Fällen dürfte der literarische Reiz darin liegen, dass Anspielungen auf die Werke zweier neoterischer Dichter eingefügt werden, auf die Zmyrna des Helvius Cinna und die Diana des Valerius Cato, in denen diese Mythen dargestellt waren. Die Beschreibung der Fahrtroute scheint an die Scylla des Parthenios angelehnt zu sein, der in besonderer Weise Gallus nahe stand.21 Offen bleiben muss die Frage nach den Dichtern, die beide Formen der Scylla vermischen. Überliefert ist eine solche Darstellung erstmals bei Vergil (Ekloge 6, 74-77),22 dann bei Properz (4, 4, 39-40) sowie bei Ovid (Amores 3, 12, 21-22; Ars 1, 331-332; Remedia 737; Fasti 4, 500).23
16. U. v. WILAMOWITZ-MOELLENDORFF, « Neues von Kallimachos II », Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften. Philosophisch-historische Klasse, Berlin 1914, p. 222244 (242-243). 17. G. GENETTE, Die Erzählung, München 19982, p. 15-20 (original: G. GENETTE, Figures III, Paris 1972, p. 71-76). 18. P. KUHLMANN, « Akontios und Kydippe bei Kallimachos (67-75 Pf.2) und Ovid (epist. 20-21): Eine romantische Liebesgeschichte? », Gymnasium 112 (2005), p. 19-44 (p. 19-28). Cf. bereits A. CAMERON, Callimachus and his critics, Princeton 1995, p. 351-354 und E. M AGNELLI, « Callimaco, fr. 75 Pf., e la tecnica narrativa dell’elegia ellenistica », in A. KOLDE, A. LUKINOVICH und A.-L. R EY (dir.), ΚορυφαίÖ ×νδρί. Mélanges offerts à André Hurst (“Recherches et rencontres” 22), Genève 2006, p. 203-212, besonders p. 206-207. 19. Die penible Unterscheidung lässt sich insofern als ironisch verstehen, als in v. 92-94 unterschiedliche Traditionen zur Gigantomachie kontaminiert sind, cf. R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 115 und G. BRETZIGHEIMER, « Poeta memor », op. cit., p. 164. 20. Infamem tali merito rumore fuisse / docta Palaepaphiae testatur voce Pachynus (v. 87-88); möglicherweise steckt in dem rätselhaften Palaepaphiae ein Hinweis auf den Mythenrationalisierer Palaiphatos; der Widerspruch gegen diese Möglichkeit bei R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 139140 bleibt unklar. 21. Parthenios, fr. 24a und 24b. Hier muss der Saronische Golf im Vordergrund gestanden haben – ob die in der Ciris erwähnten Kykladen noch genannt waren, mag offen bleiben (« unlikely » laut J. L. LIGHTFOOT, The poetical fragments and the « Erotika pathemata ». Parthenius of Nicaea, edited with an introduction and commentary, Oxford 1999, p. 166). 22. Bei fast vollständiger Übereinstimmung des Wortlauts mit Ciris 59-61; nur in v. 77 ist deprensos durch a, timidos ersetzt, was eine Anspielung auf ein elegisches Stilelement des Gallus zu sein scheint (cf. Vergil, Ekloge 10, 46-49), dessen Dichterweihe unmittelbar vorangeht (v. 64-73). Auf die Diskussion in der Ciris weisen sowohl der im Kontext überflüssige Verweis auf Scyllas Vater als auch der Hinweis auf die fama unmittelbar vor den übereinstimmenden Versen (Ekloge 6, 74): quid loquar aut Scyllam Nisi, quam fama secuta est. Im unmittelbaren Zusammenhang ist in Ekloge 6, 81 die in Ciris 51 auf Scylla bezogene Formulierung sua tecta supervolitaverit alis auf Philomela gewandt, die gemeinsam mit ihrer Schwester Procne in Ciris 200 als Dauliades erwähnt wird; Ciris und Dauliades sind möglicherweise bei Kallimachos, fr. 113 Pf. gemeinsam genannt (Text lückenhaft). Cf. auch D. GALL Zur Technik, op. cit., p. 100-103.115 n. 83. 23. Ovid, Heroides 12, 123-124 identifiziert Scylla nicht als Tochter des Nisus und steht insofern zu Unrecht in der Aufzählung bei R. O. A. M. LYNE, Ciris, op. cit., p. 126. Vergil, Georgica 1,
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Scylla und Tarpeia
Zum « geschwätzigen Erzähler »24 nach Ausführung des Kallimachos gehört freilich auch, dass er über seinem Verweilen beim für die Handlung Irrelevanten wichtige Aspekte auslässt. Im Falle der erotischen Erzählung von Akontios und Kydippe wäre etwa die Perspektive des Mädchens zu nennen, die völlig fehlt; der Erzähler macht sich vielmehr mit dem Jüngling gemein. In der Ciris fehlt nicht nur die Begründung der Misshandlung Scyllas durch Minos; auch die Abwesenheit zweier nicht unwichtiger Einzelheiten fällt auf. Im Gegensatz zur Unterscheidung verschiedener Varianten des Mythos von Scylla dem Seeungeheuer fehlt ein inhaltlich weit näher liegender Hinweis auf die abweichende Motivation der Tochter des Nisus in der frühesten Überlieferung: In den Choephoren des Aischylos (v. 613-622)25 wird Scyllas Verrat auf ihr Verlangen nach dem Gold der Kreter zurückgeführt; natürlich ist die erotische Variante für die hellenistisch geprägte Dichtung attraktiver. Zweitens bleibt Scyllas willkürlich eingeführte und im weiteren Verlauf nicht mehr verwandte Benennung als Ciris ohne Erläuterung: Es handelt sich um eine etymologische Aitiologie, die den Namen des Vogels von dem griechischen Verb κείρω ableitet, das « Haare schneiden, scheren, rasieren » bedeutet.26 Dagegen ist bei Scylla dem Ungeheuer auf die Ableitung des Namens von dem griechischen Verb σκύλλω angespielt, das « verwüsten, zerraufen, zerreißen, quälen » bedeutet.27 Sie steht hinter den Beschreibungen des Angriffs auf die Gefährten des Odysseus durch die lateinischen Verben vexare, « quälen », und lacerare, « zerreißen, zerfleischen » (Ciris 60-61), sowie des Verhaltens der Hetäre Scylla als populare, « verwüsten » bzw. « plündern » (Ciris 77-78).28 In beiden Fällen hat der poeta doctus das nahe Liegende übergangen (und mit Erwartungen des Lesers gespielt). Damit wären Grundtendenzen einer Poetik der Ciris benannt; nunmehr ist die Tarpeia-Elegie des Properz in den Blick zu nehmen.
404-409 (die letzten vier Verse dieser Darstellung entsprechen wörtlich Ciris 538-541) und Ovid, Metamorphosen 8, 1-151 kennen allerdings auch die Verwandlung des Nisus und seiner Tochter in Vögel; Properz, 3, 19, 21-28 beendet die Darstellung mit der Bestrafung durch Minos ohne Hinweis auf eine Metamorphose. Siehe auch unten mit Anm. 66. Zur Mythenkontamination als hellenistischem Verfahren cf. W. CLAUSEN A commentary on Virgil, Eclogues, Oxford 1994, p. 204-205. 24. Als « naiv und geschwätzig » charakterisiert auch A. BARTELS, op. cit., p. 220 die Erzählerfiguren in der Ciris und Catull 64. 25. Fälschlich unter den erotischen Mythen subsumiert bei G. FORSYTHE, The Historian L. Calpurnius, op. cit., p. 151. Scylla als felsbewohnendes Ungeheuer entsprechend der homerischen Tradition nennt Aischylos, Agamemnon 1233-1234. 26. Hiermit schließt Ovid seine Darstellung (Metamorphosen 8, 151), an passender Stelle nach Schilderung der Verwandlung Scyllas in den Vogel Ciris. Im Gedicht Ciris ist die Wortbedeutung nur vorausgesetzt. 27. Cf. LSJ. 28. Die in der Ciris getrennten Bemerkungen könnten also ursprünglich in denselben Kontext gehört haben.
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II. Properz, Elegie 4, 429 Properz beginnt mit einer Themenangabe (4, 4, 1-2): Tarpeium nemus et Tarpeiae turpe sepulcrum fabor et antiqui limina capta Iouis. Den Tarpeischen Hain und der Tarpeia schändliches Grab will ich singen, und wie einst Iuppiters Schwelle erobert ward.
Es handelt sich also um ein aitiologisches Gedicht, das Ortsnamen durch ein Ereignis der römischen Urgeschichte erklärt.30 Der kurzen Beschreibung eines Hains mit einer Wasserquelle ist das Kriegslager des Sabinerkönigs Titus Tatius gegenübergestellt, genau an dem Platz, wo einst das Forum politisches Zentrum des Imperium sein wird. Die Ursache des Konflikts braucht nicht eigens erwähnt zu werden, es ist der Raub der Sabinerinnen. Tarpeia holt vom belagerten Kapitol aus Wasser für den Dienst der Göttin31 – dass sie eine Vestalin ist, wird klar in dem Ausruf (v. 17-18):
29. Zu Einzelheiten cf. Properzio, Elegie libro IV, P. FEDELI (éd.), Testo critico e commento (“Pubblicazioni della Facoltà di Lettere e Filosofia della Università degli Studi di Bari” 1), Bari 1965, p. 135-153 und Propertius, Elegies Book 4, G. HUTCHINSON (éd.), Cambridge 2006, p. 116-136 (mit Literaturangaben). 30. Verbunden mit der Etymologisierung des Wortes sepulcrum, cf. B. W. BOYD, « Tarpeia’s tomb: a note on Propertius 4.4 », American Journal of Philology 105 (1984), p. 85-86. Das Motiv der Schwelle weist nicht nur auf die von Tarpeia verletzte Scheidung von « innen » und « außen » voraus, wie insbesondere herausgearbeitet bei T. S. WELCH, « Amor versus Roma. Gender and landscape in Propertius 4.4 », in R. A NCONA und E. GREENE (dir.), Gendered Dynamics in Latin Love Elegy, Baltimore 2005, p. 296-317 (p. 309-312) und J. B. DEBROHUN, Roman Propertius and the Reinvention of Elegy, Ann Arbor 2003, p. 146-149.193, sondern korrespondiert im Rahmen des 4. Gedichtbuches Elegie 9 mit dem Ausschluss des als exclusus amator gezeichneten Hercules und seinem gewaltsamen Eindringen in den Bezirk der Bona Dea. 31. Umstritten bleibt in der Forschung, woher Tarpeia Wasser holt: Die genannte Quelle ist ja abgeriegelt. Es wird sich also um zwei unterschiedliche Wasserstellen handeln; das ist dann entweder ohne große Deutlichkeit allein dadurch gesagt, dass in v. 14-15 illo fonte und hinc den Gegensatz bezeichnen (diese unklare Scheidung ließe sich als poetologische Spiegelung des aitiologischerotischen Doppelcharakters der Elegie verstehen), oder es wäre Textverderbnis anzunehmen; zur Diskussion cf. M. JANAN, « ‚Beyond good and evil‘: Tarpeia and philosophy in the feminine », Classical World 92 (1998-1999), p. 429-443 (p. 430-431 et n. 5-8) bzw. M. JANAN, The Politics of Desire. Propertius IV, Berkeley, Los Angeles, Londres 2001, p. 71.188-189 n. 7-10. Gegen exzessive Eingriffe in den Text – cf. etwa die Versumstellungen bei K. WELLESLEY, « Propertius’ Tarpeia poem (IV 4) », Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis 5 (1969), p. 93-103 (p. 94), J. L. MARR, « Notes on Propertius 4. 1 and 4. 4 », Classical Quarterly 20 (1970), p. 160-173 (p. 167170) oder bei T. J. R. WALSH, « Propertius’ Tarpeia elegy (4.4) », Liverpool Classical Monthly 8 (1983), p. 75-76, aber auch G. HUTCHINSON, Propertius, op. cit., p. 116-136 – wenden sich mit Recht P. A. MILLER et C. PLATTER, « Crux as symptom: Augustan elegy and beyond », Classical World 92 (1998/1999), p. 445-454 (breiter ausgeführt bei P. A. MILLER, Subjecting Verses, Princeton, Oxford 2004, p. 184-203); ebenso vorschnell scheint freilich ihre radikale Ablehnung zugunsten der These absichtlicher Widersprüchlichkeit (deren Konstruktion zum Teil allerdings schwer nachvollziehbar ist) oder zumindest Ambiguität in Anlehnung an M. JANAN, « Beyond », op. cit., die versucht, Spannungen und Ungereimtheiten der Tarpeia-Elegie‚ als Ausdruck einer mit der Chiffre « weiblich » gekennzeichneten Denkweise zu interpretieren, für die eine Nichtbeachtung binärer Gegensätze charakteristisch sei (leicht veränderter Nachdruck: M. JANAN, The Politics, op. cit., p. 70-84). Dem wird hier eine Analyse der literarischen Technik entgegengestellt.
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et satis una malae potuit mors esse puellae, quae voluit flammas fallere, Vesta, tuas? Und konnte ein einziger Tod genug sein für ein verworfenes Mädchen, das deine Flammen, Vesta, täuschen wollte?
Tarpeia erblickt den feindlichen König beim Exerzieren zu Pferd und verliebt sich sogleich. Fortan sucht sie Ausreden und fingiert Omina, um vom Kapitol hinabzusteigen und ihn sehen zu können. Nachts klagt, grübelt, phantasiert sie. Ihr Monolog macht reichlich das innere Drittel des Gedichts aus.32 Bezeichnend ist die Prägung der Selbstanrede durch starke Gegensätze. Dazu gehören die Kontrastierung des schönen Geliebten und des von der Wölfin gesäugten Romulus, die Sehnsucht nach dem Lager der Sabiner und die Absage an Rom sowie an Vesta, der jungfräulich zu dienen Tarpeia verpflichtet ist, verbunden mit dem Eingeständnis der Schuld, die sie sogleich mit dem Verweis auf ihre Tränen relativiert, die das ewige Feuer zum Verlöschen bringen. Ihr eigenes Verhältnis zu Tatius stellt sie sich bald als Gefangene vor, bald als königliche Gemahlin. In beiden Rollen jedoch kann sie sich als Friedensstifterin imaginieren (und damit zugleich ihre Schuld relativieren): Als Gefangene wäre sie das Gegenstück zu den geraubten Sabinerinnen; durch einen solchen Ausgleich wäre die Ursache zum Krieg erledigt. Als römische Gemahlin des Sabinerkönigs hingegen wäre sie die Garantin friedlicher und freundschaftlicher Beziehungen; sie vermöchte die kämpfenden Heere zu trennen. Neben solchen Rechtfertigungsmanövern steht der Bezug auf mythische Beispiele: Sehr indirekt auf Medea, indem Tarpeia wünscht, durch Magie dem Geliebten helfen zu können (v. 51-52); ebenfalls ohne Namensnennung auf Ariadne, die durch den Bezug auf den Minotaurus nicht nur identifiziert, sondern zugleich gerechtfertigt wird (v. 41-42), und zuvörderst auf Scylla (v. 39-40): 33 quid mirum in patrios Scyllam saevisse capillos, candidaque in saevos inguina versa canis? Was wundert’s, dass Scylla gegen das Haar des Vaters wütete und ihre weißen Lenden in wütende Hunde verwandelt wurden?
Mit der Feststellung, dass die Nacht zu Ende geht, und dem Wunsch, von Tatius zu träumen, der ihr freundlich begegnet, gibt Tarpeia sich dem Schlaf hin; doch ihr Wahn steigert sich nur. Vesta selbst setzt ihrer Schuld die Fackel bei; Tarpeia rast wie eine Bacchantin oder Amazone (v. 69-72):34 nam Vesta, Iliacae felix tutela favillae, culpam alit et plures condit in ossa faces. illa ruit, qualis celerem prope Thermodonta Strymonis abscisso fertur aperta sinu.
32. Properz 4, 4, 31-66, somit 36 von 94 Versen = 38,3 %. 33. Unverständlich bleibt « blending variants of Scylla’s myth to suit her amatory purposes » bei T. S. WELCH, « Amor », op. cit., p. 317 n. 42. 34. Fälschlich auf Vesta bezogen von A. FRASCHETTI, « Tarpeia ambigua vestale », in C. SANTINI et F. SANTUCCI (dir.), Properzio tra storia arte mito, Assisi 2004, p. 117-130 (p. 119-120).
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Denn Vesta, glücklich wirkender Schutz des Funkens aus Ilion, nährt die Schuld und senkt noch mehr Fackeln ins Gebein. Jene stürzt dahin, wie am schnell fließenden Thermodon die Frau vom Strymon eilt, entblößt mit abgerissenem Gewandbausch.
Es ist das Fest der Parilia, der Geburtstag der Stadt. Frohe Ausgelassenheit herrscht, die Tore sind unbewacht. Tarpeia sieht ihren Moment gekommen. Die Abmachungen mit den Sabinern werden getroffen, das Kapitol über einen von Tarpeia verratenen Weg bestiegen, die Hunde, die den Feind zu verraten drohen, werden niedergemacht. 35 Alles schläft, einsam wacht nur Iuppiter – über Tarpeias Bestrafung, wie das Ende der Elegie berichtet (v. 85-94): omnia praebebant somnos: sed Iuppiter unus decrevit poenis invigilare tuis. prodiderat portaeque fidem patriamque iacentem, nubendique petit, quem velit, ipsa diem. at Tatius (neque enim sceleri dedit hostis honorem) “Nube” ait “et regni scande cubile mei!” dixit, et ingestis comitum super obruit armis. haec, virgo, officiis dos erat apta tuis. a duce Tarpeia mons est cognomen adeptus: o vigil, iniustae praemia sortis habes. Alles lud zum Schlaf; doch Iuppiter allein beschloss zu deiner Strafe wach zu sein. Verraten hatte sie die Treue zum Tor und das hingestreckte Vaterland und fordert selbst den Tag der Hochzeit, den sie will. Tatius aber (denn der Feind zollte dem Verbrechen keine Ehre) sagte: "Heirate und besteige das Lager meiner Königsherrschaft.” Sprach’s und zerschmetterte sie mit den Waffen, die seine Mannen von oben auf sie warfen. Diese Hochzeitsgabe, Jungfrau, war deinen Diensten angemessen. Von der Führerin Tarpeia erlangte der Berg seinen Beinamen; O Wächterin, da hast du die Belohnung ungerechten Schicksals.
Auffällig sind Unstimmigkeiten, womit wiederum die Frage nach der poetischen Technik in den Blick tritt. Charakteristisch für den Erzähler in der TarpeiaElegie ist die mehrfach direkt und indirekt ausgesprochene Verurteilung der Protagonistin;36 in gewisser Spannung dazu steht die ausführliche Wiedergabe der Klage Tarpeias und eine indirekte Zeichnung ihres Wesens, die sogar Sympathie hervorrufen kann.37 Am deutlichsten aber wird der Mangel an innerer Kohärenz zum Schluss: Dass Tarpeia durch die Schilde der Sabiner erdrückt wird, entspricht
35. Die den Liebhaber verratenden Hunde sind ein Topos der Liebeselegie (Tibull 1, 6, 31-32; 2, 4, 31-34; Properz 4, 5, 73-74; Ovid, Amores 2, 19, 39-40); ihre Tötung spiegelt die Haupthandlung des Tarpeia-Gedichts. 36. Cf. neben den zitierten Schlussversen turpe sepulchrum, v. 1; v. 17-18 (siehe oben bei Anm. 29.31) vulnera, vicino non patienda Iovi, v. 30; culpam, v. 70. Cf. auch die Bezeichnung als « Patriotic Persona » bei J. F. MILLER, « Callimachus and the Augustan aetiological elegy », in ANRW II 30, 1 (1982), p. 371-417 (p. 383) sowie C. FRANCESE, Parthenius, op. cit., p. 171-173 (« sincerely patriotic and antiquarian sensibility », p. 172). 37. Cf. FRANCESE, Parthenius, op. cit., p. 170-171.
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Scylla und Tarpeia
der traditionellen Variante des Mythos, der Tarpeias Verrat mit ihrem Verlangen nach dem Goldschmuck der Belagerer begründet. « Was die Sabiner am linken Arme tragen », fordert sie zum Lohn des Verrats. Indem diese die Schilde auf sie werfen, halten sie sich an die Buchstaben der Verabredung. 38 In der erotisierten Fassung des Properz hingegen39 ist die spezifische Weise der Tötung Tarpeias zwar durch das moralische Urteil des Erzählers vorbereitet, das nur einen Tod als zu geringe Strafe ihres Vergehens bezeichnet; indem Tarpeia unter den Schilden der Sabiner geradezu « lebendig begraben » wird,40 ist auch das angekündigte Aition des turpe sepulcrum mitgeteilt,41 in seiner Mehrfachbedeutung als Vorbild der Strafe für Vestalinnen, die gegen das Keuschheitsgebot verstießen,42 als Namenserklärung des Ortes43 und als Vorbild der an diesem Orte stattfindenden Hinrichtungen. 44 Auch der Selbstvergleich Tarpeias mit Scylla weist vielleicht nicht nur allgemein
38. Fabius Pictor, fr. 8 P ETER = FGrH 809 F 6; Cincius Alimentus, fr. 5 P ETER = FGrH 810 F 3; Livius, 1, 11, 6; Plutarch, Romulus 17 mit Sulpicius Galba, fr. 1 PETER und Iuba FGrH 275 F 24. Damit steht Tarpeia zumindest ganz nahe an dem klassischen Typus des betrogenen Betrügers. Nach Calpurnius Piso (fr. 5 PETER = 11 FORSYTHE), sunt qui bei Livius 1, 11, 9, war es gerade Tarpeias Absicht, die Sabiner ihrer Schilde zu berauben, um sie wehrlos zu machen; cf. dazu G. FORSYTHE, The Historian L. Calpurnius, op. cit., p. 150-157. Dass dem römischen Tarpeia-Mythos eine griechische Vorlage mit erotischer Motivierung der Verräterin zugrunde liegt, wie A. H. KRAPPE, « Die Sage », op. cit., p. 267 und G. FORSYTHE, The Historian L. Calpurnius, op. cit., p. 151 meinen, ist angesichts der inneren Logik wenig plausibel. 39. Nicht ganz sicher zu entscheiden ist die Frage, ob in der Erotisierung der Tarpeia-Erzählung Properz oder Simylos (Supplementum Hellenisticum, 724) die Priorität zukommt, der die Geschichte mit dem nächtlichen Angriff der Gallier auf das Kapitol verbindet – möglicherweise steht VERGIL, Aeneis 8, 652-662 im Hintergrund, wo die Ortsbezeichnung Tarpeia arx das Ziel des Gallierangriffs bezeichnet (womit der Verrat der Tarpeia evoziert ist, an deren nach der älteren Überlieferung erhofften Lohn die vierfache Erwähnung von Gold – auratis… porticibus, v. 655-656; aurea caesaries illis atque aurea vestis… tum lactea colla auro innectuntur, v. 659-661 – denken lässt). Eine gemeinsame, durch Wassermotivik geprägte Vorlage für Simylos und Properz vermutet F. E. BRENK, « Tarpeia among the Celts: watery romance, from Simylus to Propertius », in C. DEROUX (dir.), Studies in Latin literature and Roman history 1 (1979), p. 166-174 (p. 174); cf. ferner J. N. BREMMER und N. M. HORSFALL, Roman myth and mythography (“Institute of Classical Studies”. “Bulletin Supplement” 52), Londres 1987, p. 68-70. Cf. auch H. SENG, « Tarpeia Vestalis » (en préparation). 40. So formuliert bei [Plutarch], Parallela minora 309 c. 41. Übersehen bei G. TISSOL, The Face of Nature, op. cit., Princeton 1997, p. 146, der zu v. 1 bemerkt: « “Tarpeia’s foul sepulcher”… is never mentioned again ». Dazu tritt das Aition der stets offen stehenden Porta Pandana (portae fidem, v. 87), cf. G. FORSYTHE, The Historian, op. cit., p. 151, n. 111. 42. Cf. A. FRASCHETTI, « La sepoltura delle Vestali e la Città », in E. CANTARELLA (dir.), Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique (“Collection de l’école française de Rome” 79), Rome 1984, p. 97-129; M. C. MARTINI, Le vestali. Un sacerdozio funzionale al « cosmo » romano (“Collection Latomus” 282), Bruxelles 2004, p. 85-210 (hinzuweisen ist auf Martinis Interpretation dieser Fälle als stereotypes Strukturmoment in Erzählungen von Krisen, die zu erfolgreichen Überschreitungen vorangehender Begrenzungen führen, wozu sie den Begriff der felix culpa assoziiert; siehe auch unten Anm. 52); R. L. WILDFANG, Rome’s vestal virgins. A study of Rome’s vestal priestesses in the late republic and early empire, Londres, New York 2006, p. 51-63 mit weiteren Hinweisen. 43. Hierzu tritt als weiteres Aition die Klage der Verliebten « Tarpeia… ab arce », v. 29. 44. Cf. G. FORSYTHE, The Historian, op. cit., p. 150-151 et n. 112 mit Quellenangaben sowie J.M. DAVID, « Du Comitium à la roche Tarpéienne. Sur certains rituels d’exécution capitale sous la République, les règnes d’Auguste et de Tibère », in E. CANTARELLA (dir.), Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique (“Collection de l’école française de Rome” 79), Rome 1984, p. 131-176 (p. 134-139).
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auf die zu erwartende Bestrafung, sondern spezifischer auf deren Durchführung voraus: Die drei aus der Antike überlieferten bildlichen Darstellungen Tarpeias zeigen ihren Oberkörper, während die Beine bis zum Unterleib bereits unter den Schilden verschwunden sind, die das Mädchen erdrücken. 45 Eine dieser TarpeiaDarstellungen befand sich an prominenter Stelle, auf einem Relief an der Basilica Aemilia;46 eine weitere war auf einer zeitgenössischen Münze zu sehen.47 Auf der Handlungsebene jedoch bleibt die Todesart ohne Begründung. Sie passt auch nicht mit der grimmigen Aufforderung zusammen, die Tatius an Tarpeia richtet: « Heirate und besteige das Lager meiner Königsherrschaft. » Diese findet ihre Erklärung in der literarischen Tradition. Zu den Mythen des Tarpeia-Typus, die Parthenios in den ρωτικ· παθ¸ματα anführt, gehört die Geschichte der Königstochter Peisidike, die ihre Vaterstadt Methymna gegen ein Eheversprechen an Achilleus verriet (Nr. 21). Sein Referat endet mit folgendem Zitat (vielleicht nach Apollonios von Rhodos): ×νθ γ αν¹τατον γµμον ε¶σιδε Πηλε?δαο ργεων π χερσ> δυσµμμορος, ο1 μιν ×πεφνον πανσυδÇ θαμινÅσιν ¢ρµσσοντες λιθµδεσσιν. Da trat ihr des Peliden furchtbare Hochzeit vor Augen, der Unseligen, unter den Händen der Argeier, die sie töteten, Steine schleudernd in dichter Menge, mit aller Wucht.
Verrat durch Einlass des Feindes an unbewachter Stelle wiederum ist bei Parthenios in Nr. 22 Nanis zugeschrieben, der sonst nicht bekannten Tochter des Lyderkönigs Kroisos;48 bei Properz ist das Motiv des unbewachten Zugangs an schwer zugänglicher Stelle geschickt mit der Darstellung Tarpeias als Wasser holender und die Stadt regelmäßig verlassender Vestalin verknüpft. Das Motiv des Wasserholens gehört zur historiographischen Tradition;49 dass Tarpeia Priesterin der Vesta sei, ist eine Variante, die vor Properz nur bei Varro, De lingua Latina 5, 41 belegt ist: Properz als poeta doctus kennt den aktuellen Forschungsstand.50 Gemeinhin gilt Tarpeia als Tochter des Kommandanten der
45. Cf. J. P. SMALL, « Tarpeia », in Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae VII/1 (1998), p. 846-847; VII 2, p. 586, und siehe die beiden folgenden Anmerkungen. Bemerkenswert sind in allen Abbildungen Tarpeias erhobene Arme, die sich als Gestus des Entsetzens verstehen lassen; P. MAZZEI, « Iuno Moneta – Tarpea », op. cit., vermutet hinter dieser Darstellung ein altes Standbild (cf. die Erwähnung einer Tarpeia-Statue bei Festus p. 496, 22-27 LINDSAY) nach dem in minoischer Zeit belegten Typ der Göttin mit erhobenen Armen, den sie mit Hera Tropaia gleichsetzt; auch die Schilde gehören demnach (etwa als Votivgaben) in den kultischen Zusammenhang. 46. Siehe unten Anm. 58. 47. RIC I2, Augustus Nr. 299 mit pl. 6. 48. Offensichtlich ist die Geschichte aus Herodot 1, 84, 3-5 entwickelt, der berichtet, der Perserkönig Kyros habe die lydische Hauptstadt Sardes erobern können, weil einer seiner Soldaten beobachtet habe, wie ein Lyder an einer schwer zugänglichen – und daher unbewachten – Stelle herab- und wieder hinaufgestiegen sei, um einen hinuntergefallenen Helm zu holen. 49. Cf. Livius 1, 11, 6. 50. Tarpeia heißt eine der ersten sechs Vestalinnen bei Plutarch, Numa 10, 1; neben Numa wird die Einsetzung der Vestalinnen auch Romulus zugeschrieben, cf. Plutarch, Romulus 22, 1 und dazu A. FRASCHETTI, « Tarpeia ambigua vestale », op. cit., p. 125-127, der auf eine zeitgenössische Forschungskontroverse schließt. Cf. auch H. SENG, « Tarpeia Vestalis », op. cit.
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Zitadelle Sp. Tarpeius.51 Die herausgehobene Stellung einer Königstochter kommt ihr damit nicht zu; die Bestimmung als Vestalin ist ein hervorragender Ersatz. Von den Vestalinnen hing in besonderer Weise das Heil der Stadt ab: von ihrer Bewahrung des Heiligen Feuers und der eigenen Keuschheit. So lässt sich ein gesteigert unlösbarer Konflikt zwischen der besonderen Verpflichtung Tarpeias und ihrer Liebe zu Tatius darstellen.52 Dass ausgerechnet Vesta selbst die rasende Verliebtheit befeuert, entspricht dem Fall der Scylla, deren Verliebtheit in der Ciris als göttliche Strafe für einen früheren Frevel dargestellt ist.53 Auch auf der Darstellungsebene gibt es Unstimmigkeiten. Das Liebesrasen Tarpeias ist in einem Vergleich geschildert, der die Bildhaftigkeit von Bacchantin und Amazone miteinander verbindet und die Diskrepanz durch den Bezug auf zwei Flüsse hervorhebt, den Strymon in Thrakien, Heimat der Bacchantinnen, und den Thermodon in Kappadokien, Ort der Amazonen. 54 Diese paradox anmutende Kombination beruht auf grundlegender motivischer Übereinstimmung: Weibliche Wildheit und partielle Nacktheit, oder auch Gefährlichkeit und erotischer Reiz, sind das verbindende Moment, das Literatur und bildende Kunst zur Verfügung stellen.55 Die Nennung der Flüsse lässt sich im Rahmen intertextueller
51. Belege siehe oben Anm. 38. Bei Antigonos, FGrH 816 F 2 ist sie eine der geraubten Sabinerinnen, und zwar die Tochter des Titus Tatius, die mit Romulus vermählt ist – eine Variante, die gleichermaßen schlecht zu dem Motiv einer ausbedungenen Belohnung wie dem der Bestrafung passt. 52. Cf. etwa L. BELTRAMI, « La colpa della Vestale », in G. CATANZARO und F. SANTUCCI (dir.), Tredici secoli di elegia latina, Assisi 1989, p. 267-272. Verbreitet ist eine Interpretation der Schuld Tarpeias, wie sie besonders deutlich P. A. MILLER, Subjecting Verses, op. cit., p. 190 formuliert: « If it were not for her, the Sabines would not have mounted the Capitoline hill, and the final confrontation between them and Romulus’s Romans would have never occured, nor the intervention of the Sabine women between them, » in diesem Sinne auch P. PINOTTI, « Sulle fonti e le intenzioni di Properzio IV 4 », Giornale Italiano di Filologia 26 (1974), p. 18-32 (p. 21) und T. S. WELCH, « Amor », op. cit., p. 309; zugespitzt von felix culpa sprechen P. GRIMAL, « Études sur Properce, II. César et la légende de Tarpéia », Revue des études latines 29 (1951), p. 201-214 (p. 210), M. JANAN, « Beyond », op. cit., p. 437 bzw. M. JANAN, The Politics, op. cit., p. 75, die auf die Frage nach der inneren Logik freilich verzichtet, P. A. Miller, Subjecting verses, op. cit., p. 185.190-191.201 (wohl nur im Rahmen dieses religiösen Assoziationshorizontes zu erklären die Aussage bei P. A. MILLER, Subjecting Verses, op. cit., p. 193: « Propertius’s Tarpeia is the Vestal whose death means life, whose act of treachery is a self-sacrifice, whose virginity is a form of sexuality ») und M. C. MARTINI, Due studi sulla riscrittura annalistica dell’età monarchica a Roma (“Collection Latomus” 245), Bruxelles 1998, p. 31.34.41.42 (siehe auch oben Anm. 42). Ablehnend hierzu mit Recht A. FRASCHETTI, « Tarpeia ambigua vestale », op. cit., p. 123: Die Versöhnung durch die sabinischen Frauen ist in der inhärenten Logik begründet, die ihrer Doppelrolle als Töchter und Gattinen zukommtt, die zwischen Vätern und Ehemännern stehen, die um ihrer willen verfeindet sind und Krieg führen; diese Situation ist auch ohne die Tarpeia-Episode gegeben. 53. Cf. auch Peisidike bei PARTHENIOS 21, die von Kypris verblendet wurde; dazu A. FRASCHETTI, « Tarpeia ambigua vestale », op. cit., p. 120. Befremdet zeigt sich etwa M. JANAN, The politics, op. cit., p. 78; cf. ferner die Diskussion bei P. A. MILLER et C. PLATTER, « Crux as symptom », op. cit., deren Versuch, Vesta als Sexualgöttin zu verstehen, im vorliegenden Zusammenhang und angesichts der genannten Parallelen nicht überzeugt. 54. Siehe oben mit Anm. 34. 55. Bekannt ist die Vorliebe des Properz für das Amazonenmotiv, der gerade diesen Doppelcharakter herausstellt 3, 11, 13-16; 3, 14, 13-14; 4, 3, 43-44; cf. R. KING, « Creative landscaping: inspiration and artifice in Propertius 4.4 », Classical Journal 85 (1989/1990), p. 225-246 (p. 243-244), und J. WARDEN, « Another would-be Amazon: Propertius 4, 4, 71-72 », Hermes 106 (1978), p. 177-187 (p. 178-179).
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Bezüge verstehen: Im 11. Buch der Aeneis sind die Amazonen am Thermodon als thrakisch bezeichnet (v. 659-660):56 quales Threiciae cum flumina Thermodontis pulsant et pictis bellantur Amazones armis. Wie wenn die Wasserläufe des Thermodon thrakische Amazonen stampfen und Krieg führen mit bemalten Waffen.
Die Verse stehen im Rahmen eines Vergleiches, der sich auf die Begleiterinnen der amazonenhaft kämpfenden Camilla bezieht;57 eine von ihnen heißt Tarpeia (Aeneis 11, 656). Auch an eine bildliche Darstellung, die ganz in der Nähe des Tarpeischen Felsens zu sehen war, konnte Properz sich anlehnen: Auf dem genannten Relief der Basilica Aemilia aus dem 2. Viertel des 1. Jahrhunderts vor Christus, das bei der Restaurierung im Jahre 14 vor Chr. wiederverwendet wurde, 58 ist die Tötung der Tarpeia dargestellt, deren Brust wie bei Properz einseitig entblößt ist.59 Zum Zyklus gehören auch Darstellungen vom Raub der Sabinerinnen und von ihrer Beratung, die der Trennung der Heere durch ihr Dazwischentreten vorausgeht, beides Bezüge, die Tarpeia in ihrem Monolog herstellt. Die « intertextuelle » Vernetzung der Tarpeia-Elegie verbindet sich mit einer « intermedialen ».60 Das Gegenstück zu solchen Einzelheiten bilden Bezugnahmen auf den weiteren Rahmen der mythischen Vorgeschichte Roms. Die Gegenüberstellung des Forums einst und jetzt bei Properz lässt sich als Weiterführung des entsprechenden Vergleiches verstehen, der bei Vergil im 8. Buch der Aeneis auf das Kapitol bezogen ist.61 Die Parilia sind als weiteres aitiologisch zu behandelndes Thema eingeführt; Tarpeias Versöhnungsvision bezieht sich auf die Trennung der Heere durch die einst geraubten Sabinerinnen, die sich zwischen ihre Väter und Brüder auf der einen Seite und ihre Ehemänner und Väter ihrer Kinder auf der Gegenseite stellen.
56. Übereinstimmend ist in Aeneis 11, 659 und bei Properz 4, 4, 71 Thermodontis/Thermodonta letztes Wort eines versus spondiacus. J. WARDEN, « Another would-be», op. cit., p. 182-187 sieht ferner einen Bezug auf die bacchantisch rasende Dido in Buch 4 der Aeneis. 57. Cf. deren Beschreibung in Aeneis 11, 649-650: At medias inter caedes exsultat Amazon / unum exserta latus pugnae, pharetrata Camilla. 58. Cf. J. WARDEN, « Another would-be», op. cit., p. 180-181; T. S. WELCH, « Amor », op. cit., p. 304305; P. KRÄNZLE, « Der Fries der Basilica Aemilia », in Antike Plastik XXIII, München 1994, p. 93127 (p. 96-97), und D. A. ARYA, « Il fregio della Basilica Paulli (Aemilia) », in A. CARANDINI und R. CAPPELLI (dir.), Roma. Romulo e Remo e la fondazione della città, Milano 2000, p. 303-319, der allerdings offen lässt, ob der Fries wiederverwendet oder neu angefertigt wurde (306-311), siehe auch oben bei Anm. 46. 59. Aeneis 11, 641 auf Camilla bezogen. Schematisch, aber mit den Belegen nicht zu vereinbaren ist die Gegenüberstellung von männerliebenden Bacchantinnen und männerhassenden Amazonen bei M. JANAN, « Beyond », op. cit., p. 438-439 bzw. The politics, op. cit., p. 77. Das Motiv der zudringliche Satyrn abwehrenden Bacchantinnen ist ebenso geläufig wie das in Männer sich verliebender Amazonen (Antiope, Penthesileia). 60. Mit dem Raub der Sabinerinnen ist Tarpeia auch in einer Münzserie des Turpilius (89 v. Chr.) verbunden, cf. RRC 344/1a-c neben 344/2a-c. 61. Cf. auch T. S. WELCH, « Amor », op. cit., p. 304-309 und M. WYKE, « The elegiac woman at Rome », Proceedings of the Cambridge Philological Society 33 (1987), p. 153-178 (p. 162 = M. WYKE, The Roman mistress. Ancient and Modern Representations, Oxford 2002, p. 94).
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Der Erzähler in der Tarpeia-Elegie stellt sich somit als poeta doctus dar, der seine Bausteine aus breiter Kenntnis der literarischen und mythistorischen Tradition bezieht, der verschiedene Varianten der Tarpeia-Geschichte kennt, aber auch weitere Geschichten des Tarpeia-Typs. Vor diesem umfassenden Horizont kombiniert er die Elemente unterschiedlicher Provenienz, auch Widersprüchliches, zu einem Ganzen, das seinen spezifischen Charakter gerade durch die Heterogenität der zum Teil nicht zusammenpassenden Einzelheiten bezieht. Emblematisch dafür ist Scylla als exemplum einer mythischen Hybridgestalt, die Scylla, die Königstochter und Scylla, das Ungeheuer amalgamiert. III. Poetologische Zusammenschau62 Die Erwähnung Scyllas in einem Gedicht, das nicht nur in der Grundanlage der Handlungsstruktur, sondern auch in einer Reihe von nicht zwingend zugehörigen Einzelheiten wie dem Anfachen der Liebe durch eine strafende Gottheit, dem erweiterten Bacchantinnenvergleich, den Ausreden und fingierten Omina sowie dem Zaubermotiv dem Scylla-Gedicht Ciris gleicht, kann der ideale Leser des poeta doctus nur als einen Verweis auf dieses Werk verstehen, auf die – jedenfalls nach der hier vorausgesetzten Datierung – einzige ausführliche Behandlung des Mythos in lateinischer Sprache, die Properz und seinem Publikum vorliegt.63 Angesichts der dezidierten Unterscheidung der beiden Scyllen in der Ciris darf die Vermischung der beiden Gestalten bei Properz als Ausdruck eines Kontrasts gelten. Dies gilt umso mehr, als der Etymologie, die das Wort « Ciris » voraussetzt, eine andere Etymologie (wiederum ohne ausdrückliche Kennzeichnung) entgegengestellt wird: Der Frevel Scyllas an den Haaren ihres Vaters wird als Wüten bezeichnet, saevisse; die aus den Lenden wachsenden Hunde heißen wütend, saevos… canes (4, 4, 39-40). Diese Bezeichnung entspricht den Verben vexasse und lacerasse in der Ciris (und bei Vergil), also wie gesehen dem griechischen σκύλλω (Ciris 60-61 bzw. Ekloge 6, 76-77). Damit sind der Eigenname Scylla, ihr Frevel an den Haaren des Vaters64 und die Teilverwandlung des Mädchens in wütende Hunde in einem etymologisch begründeten Sinnzusammenhang miteinander verbunden. Die Namensetymologie stammt aus Kallimachos, fr. 288 Pf. Dort heißt es: ΣκÐλλα γυν κατακÕσα κα> ο ψÐθος ονομ ×χουσα πορφυρ¿ην Aμησε κρ¿κα. Scylla, eine verkommene Frau, die keinen unzutreffenden Namen hatte, schnitt die purpurne Locke ab.65
62. Einen anders gearteten Vorschlag der poetologischen Lektüre zahlreicher Einzelheiten bietet R. K ING, « Creative landscaping », op. cit. 63. Cf. auch D. GALL, op. cit., p. 66 und G. HUTCHINSON, Propertius, op. cit., p. 116. 64. ΣκÙλλω kann im Einzelfall sogar das Rasieren der Haare bezeichnen, cf. LSJ. 65. Fr. 288 Pf. ist aus zwei isolierten Versen zusammengesetzt und der Hekale zugewiesen von Naeke. Innerhalb dieses Epyllions dürfte die Scylla-Thematik einen Seitenstrang darstellen, ähnlich wie Myrrha oder Britomartis in der Ciris.
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Dass Kallimachos weiterhin die Verbindung zum Verwandlungsmotiv herstellt (und damit auch in der Ciris als unzulässig kombinierender Dichter gemeint wäre), ist eine zwar attraktive, aber unbeweisbare Vermutung.66 Verstanden als emblematischer Ausdruck eines poetischen Verfahrens, markiert die Scylla bei Properz den Kontrast zwischen konkurrierenden Dichtungsprogrammen. Beiden Gedichten gemein sind die Fülle der Bezüge und die zum Teil äußerst knappe, wenn nicht elliptische Darstellung der Handlung; das ist gemeinsames kallimacheisches Erbe.67 Doch die Ciris hat einen ausgesprochen additiven Charakter.68 Mythenversionen werden sorgfältig – oder pedantisch – voneinander abgesetzt, mehrere mit dem Handlungskern nicht zusammenhängende Mythen sind nur oberflächlich eingebunden (unbeschadet einer poetischen Funktion auf struktureller Ebene: gliedernd, spiegelnd, kontrastierend usw.), dazu kommen ekphrastische und katalogartige Partien – Charakteristika des « geschwätzigen Erzählers » in der Tradition des Kallimachos. Im Blick hierauf kann Properz, der sich im Eingangsgedicht des 4. Buches (4, 1, 64) mit Bezug auf die aitiologische Thematik als Romanus Callimachus bezeichnet, 69 geradezu als AntiKallimachos gelten.70 In der Kombinatorik des Heterogenen verfährt er integrativ, verknüpft einzelne Elemente unterschiedlicher Provenienz, aber keine in sich abgeschlossenen Großbausteine. So nennt Properz das in der übrigen Tradition unbekannte Tarpeium nemus (v. 1) als erstes Thema, verzichtet aber auf eine explizite Gleichsetzung mit dem unmittelbar anschließend geschilderten lucus (v. 3-6); das ist irritierend genug, dass manche Interpreten die Identität bezweifeln.71 Das Fest der Parilia erwähnt erstmals Properz im Zusammenhang72 und steigert dadurch Spannung und Pathos; er verzichtet aber geradezu demonstrativ auf eine aitiologische Nebenerzählung,73 sondern integriert es in den Handlungsablauf, der völlig geradlinig verläuft.74 Beispielhaft kann eine Gegenüberstellung des Vergleichs von Scylla mit einer Bacchantin oder Kybelepriesterin (Ciris 163-170)75 und des
66. Dass in fr. 113 Pf. von der ΚεÃρις die Rede ist, sagt über fr. 288 nichts aus (cf. die Varianten bei Vergil, Ekloge 6, 74-77 und Georgica 1, 404-409 sowie Ovid, Amores 3, 12, 21-22 und Metamorphosen 8, 6-151); cf. auch S. TIMPANARO, « De ciri, tonsillis, tolibus, tonsis et de quibusdam aliis rebus », Materiali e discussioni 26 (1991), p. 103-173 (116-117 n. 29). 67. Cf. zu Properz G. TISSOL, The Face, op. cit., p. 143-146; C. FRANCESE, Parthenius, op. cit., p. 169. 68. Unbeschadet aller alexandrinischen Anspielungstechniken. 69. An anderer Stelle wird Kallimachos als Vertreter der erotischen Dichtung angeführt, cf. 2, 34, 32; 3, 1, 1; 3, 9, 43; dazu M. P UELMA, « Die Aitien des Kallimachos als Vorbild der römischen AmoresElegie », Museum Helveticum 39 (1982), p. 221-246 et 285-304. 70. Cf. auch J. F. MILLER, « Crux as symptom », op. cit., p. 383 zu Properz 4, 1a; 4, 4; 4, 10: « Propertius here exhibits a distinctly un-Callimachean persona. Instead of the lively scholar of the “Aitia” we encounter a solemn patriotic persona for the presentation of the national Roman subjects. » 71. Cf. insbesondere M. JANAN, « Beyond », op. cit., p. 434-435 et n. 18 bzw. M. JANAN, The politics, op. cit., p. 73-74.190 n. 22. 72. Cf. M. FOX, Roman Historical Myths, Oxford 1996, p. 164. Dass Properz eine ältere Tradition aufgreife, vermutet P. PINOTTI, « Sulle fonti », op. cit., p. 25 (mit weiteren Literaturangaben). 73. Den Effekt steigert das pseudo-etymologische Wortspiel dixere Parilia patres (4, 4, 73). 74. Hierin gleicht die Behandlung des Scylla-Nisus-Mythos bei Ovid, Metamorphosen 8, 6-151 der Tarpeia-Elegie (cf. auch G. TISSOL, The Face of Nature, op. cit. p. 143-153) und nicht der Ciris. 75. Siehe oben nach Anm. 12.
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Vergleichs von Tarpeia mit Bacchantin und Amazone, (Properz 4, 4, 69-72)76 die unterschiedlichen Verfahrensweisen aufweisen. Gemeinsam sind das einleitende Wirken der strafenden Gottheit (in der Ciris bereits 158-162 vorgeschaltet), die ins Mark trifft (ossa), die doppelte geographische Beschreibung der Bacchantin und die doppelte Verortung in Thrakien und Kleinasien, ihre abschließend derangierte Kleidung. Doch die Ciris unterscheidet die gekränkte und die strafende Gottheit (Iuno und Amor); Properz lässt die gekränkte Vesta selbst die Strafe vollziehen; die Ciris unterscheidet die beiden Gestalten des Vergleichs (-ve, v. 166), Properz kombiniert; in der Ciris ist die Unordnung der Kleidung eigens ausgemalt, Properz integriert das Motiv in den Vergleich selbst. Dass die derart geführte programmatische Auseinandersetzung gerade mit Rekurs auf Kallimachos erfolgt (ohne diesen freilich explizit zu nennen), ist kein Zufall, darf dieser doch in Fragen der poetischen Programmatik als der Referenzautor par excellence für die Neoteriker und die an sie anknüpfenden augusteischen Dichter gelten.77 Dies gilt auch für die Wahl der Gattung. Das Epyllion, zu dessen Meistern Kallimachos gehört, ist für die Neoteriker der charakteristische Höhepunkt poetischen Schaffens; es bleibt aber eine kurzlebige Modeerscheinung. Properz greift in seinem Tarpeia-Gedicht auf die narrative Elegie zurück, zu deren bedeutendsten Vertretern wiederum Kallimachos gehört. 78 Ein weiterer Unterschied der beiden hier betrachteten Werke betrifft die thematische Grundentscheidung. Die Ciris ist ein rein mythologisches Gedicht ohne Zeitbezug,79 in dem die mythische Welt den Rahmen einer erotischen Handlung bildet, mit weiteren erotischen oder aber gelehrten Einlagen. Im Gegensatz hierzu ist die Tarpeia-Elegie wesentlich durch die Verbindung von erotischer und römischer Thematik konstituiert,80 die zwar auch ein antiquarisch-gelehrtes Element
76. Siehe oben nach Anm. 34 und die Diskussion bei Anm. 54-60. 77. In diesem Zusammenhang ist insbesondere auf die 6. Ekloge des Vergil zu verweisen, die sich sehr deutlich auf Kallimachos beruft, allerdings nicht ohne die pointenhafte Zuspitzung im neuen Kontext (Ekloge 6, 1-5); cf. H. SENG, Vergils Eklogenbuch. Aufbau, Chronologie und Zahlenverhältnisse (“Spudasmata” 72), Hildesheim 1999, p. 17-18 – ein besonders eindeutiges Beispiel für Dorothea Galls methodische Überlegung, dass der Kontext, innerhalb dessen eine Formulierung am besten passt, nicht immer der zeitlich früheste sein muss (D. GALL, Zur Technik, op. cit., p. 44-49). Die auf Kallimachos rekurrierende, vom Folgenden deutlich abgesetzte recusatio in Ekloge 6 lässt sich als Analogon zur recusatio in der Ciris 1-53 auffassen, nur dass Vergil das Politisch-Heroische ausschließt, die Ciris das Naturphilosophische. Wenn aber der Silengesang der 6. Ekloge mit der Entstehung der Welt beginnt und mit den Verwandlungen von Scylla und Philomela endet (mit fast wörtlichen Zitat aus der Ciris), nimmt er nicht nur die Grundstruktur der Metamorphosen Ovids vorweg, sondern lässt sich zugleich als poetologische Antwort auf die Ciris verstehen, die das naturphilosophische Thema als zu große Aufgabe zugunsten der erotischen Verwandlungssage zurückgestellt hatte. 78. Manche Einzelheiten wie « naturalism » (Beschreibung des lucus) oder « specificity of time and place » (Datierung auf die Parilia) sowie den Typ des unerfahrenen, der Liebe hilflos ausgelieferten Mädchens, führt C. FRANCESE, Parthenius, op. cit., p. 163-176 auf Parthenios zurück. 79. Die Entstehung von Vogelarten, die Ornithogonie, deren thematischer Horizont durch den Blick auf die Verwandlungen von Procne und Philomela in Schwalbe und Nachtigall erweitert ist, wird man kaum im Sinne einer « biologischen » Aitiologie als expliziten Zeitbezug auffassen können. 80. Da Tarpeia die Last des Wasserkrugs nicht zu tragen vermag (4, 4, 15-16; 4, 4, 21-22) und in 3, 3, 22; 3, 9, 5-6 der in Form der recusatio zurückgewiesenen Art von Dichtung übergroßes Gewicht zugeschrieben wird, meint K. O’NEILL, « Propertius 4.4: Tarpeia and the burden of aetiology », Hermathena 158 (1995), p. 53-60, dass 4, 4 gerade die Abwendung des Properz von der politischen
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darstellt, aber zugleich eine politische Dimension der Dichtung eröffnet;81 hierin ist die Tarpeia-Elegie den Werken Vergils vergleichbar, dessen literaturgeschichtliche Bedeutung nicht zuletzt in der Integration der explizit politischen Perspektive in originär unpolitische Gattungen besteht.82 Auf den thematischen Anschluss des Properz an die Aeneis wurde bereits verwiesen. Gerade mit diesem Werk, das kein aktuell-panegyrisches Epos ist und doch zutiefst gegenwartsbezogen, ist Vergil über alle Gattungsgrenzen hinweg nicht nur als Vorläufer, sondern als Wegbereiter für Properz zu verstehen, dessen frühere Elegienbücher sich explizit politikfern geben. So mündet auch die elegische Dichtung des Properz in den Hauptstrom der augusteischen Dichtung, in der das politische Element eine grundlegende Rolle spielt, ohne jedoch durch sein Übergewicht alles Übrige neben sich zu erdrücken. 83 Properz selbst wiederum ist mit seinem 4. Buch Vorläufer für die Fasti des Ovid, der dort in Buch 4, 721-862 mit seiner Behandlung der Parilia geradezu eine von Properz gesetzte « Leerstelle »84 aufgreift. Insofern kann schließlich nicht nur die hybride Verbindung der beiden Scyllen als emblematischer Ausdruck eines Kontrasts poetischer Programmatik dienen, sondern in gleicher Weise auch Scylla, das Monstrum aus menschlichen und tierischen Elementen, aber auch als Verbindung von Erotik und Gefährdung/Gewalt/ Verderben, die Tarpeia-Elegie des Properz symbolisieren, die aus heterogenen Bestandteilen geschaffen ist, die jedoch zu einem Ganzen integriert sind. Und hierin ist wiederum die Tarpeia-Elegie exemplarisch für das vierte Buch des Properz, das aus den Traditionen der erotischen und der aitiologischen Elegie (oder weiter gefasst: Dichtung) schöpft und diese Stränge so verflicht, dass sie teils nebeneinander verlaufen, teils zu einem untrennbaren Ganzen verwoben sind – wie im Fall der Tarpeia-Elegie.
und die Rückkehr zur erotischen Thematik darstelle. Um dies plausibel erscheinen zu lassen, bedürfte es freilich weiterer Argumente. 81. Zum panegyrischen Potential des Bezugs auf T. Tatius cf. P. GRIMAL, « Études sur Properce », op. cit., p. 208-214. 82. Unbeschadet im weiteren Sinne politisch-gesellschaftlicher Funktionen wie Vermittlung und Affirmation von traditionellen Werten und Strukturen, etc. 83. Neuere Beiträge zu Properz 4 sind etwa M. JANAN, The Politics, op. cit., J. B. DEBROHUN, Roman Propertius, op. cit.; H.-C. GÜNTHER, « The Fourth Book », in H.-C. GÜNTHER (dir.), Brill’s companion to Propertius, Leiden, Boston 2006, p. 353-395; cf. auch zur poetischen Entwicklung H.-P. STAHL, Propertius: Love and War. Individual and State under Augustus, Berkeley 1985, p. 248-305 und A. Á LVAREZ HERNÁNDEZ, La poética de Propercio (Autobiografía artística del ‘Calímaco romano’), Assisi 1987, p. 265-311. 84. Cf. W. ISER, « Die Appellstruktur der Texte. Unbestimmtheit als Wirkungsbedingung literarischer Prozesse », in R. WARNING (dir.), Rezeptionsästhetik, München 1975, p. 228-252 (236.248) und W. ISER, Der Akt des Lesens, München 19842, p. 284.
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Scylla und Tarpeia
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THE “ GOD OF GODS ”, LORD AND BEGETTER OF ALL, IN THE PAPYRUS GRAECAE MAGICAE (PGM): BETWEEN THEOLOGY AND MAGIC. Giulia SFAMENI GASPARRO Messina University
Come to me in /your holy circuit of / The holy spirit, founder of the world, /O god of gods, lord of the world, who have / Divided by your own divine spirit / The universe; first from the firstborn you / Appeared, created carefully, from water / That’s turbulent, who founded all the world: /Abyss, earth, /Fire, water, air, and in turn / Ether and roaring rivers, red-faced moon, /Heaven’s stars, morning stars, the whirling planets. /’Tis by your counsel they attend all things.1
This hymnic invocation addressed to the “founder of the world, god of gods, lord of the world” (ǚNjǗǞʑc ǔǞʐcǞNj, ǒǏ̅Ǘ ǒǏʌ, ǔǙʐǛNjǗǏ ǚNjǗǞʒc) in one of the bestknown Greek Magical Papyri (PGM), namely the so-called Mimaut Papyrus, is only one example of an extremely large series of prayers in the complex literary corpus of Greek2 and Coptic3 magical texts handed down to us by Papyri from late Egypt4. Such prayers form an integral part of the varied and complex network of ritual formulae and prescriptions aimed at achieving a wide range of practical
1. PGM III, 550-558 in K. P REISENDANZ (ed.), Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyri, Leipzig, Berlin 1928, vol. I, 2, A. H ENRICHS (ed.), Die griechischen Zauberpapyri I, Stuttgart 1973, p. 52-57: ǎǏ˸Ǜʒ ǖǙǓ ȱǗ Ǟ˜ ȢǍʐˊ cǙǟ ǚǏǛǓcǞǛǙǠ˜ ǞǙ˸ ȢǍʐǙǟ ǚǗǏʔǖNjǞǙc, ǚNjǗǞʑc ǔǞʐcǞNj, ǒǏ̅Ǘ ǒǏʌ, ǔǙʐǛNjǗǏ ǚNjǗǞʒc, ǎǓNjcǞʎcNjc ǞʑǗ ǔʒcǖǙǗ Ǟ̆ cǏNjǟǞǙ˸ ǚǗǏʔǖNjǞǓ ǒǏ[ʐ]̃ƤǚǛ̅ǞǙc ǎ˕ ȱǘǏǠʊǗǑc ȱǔ ǚǛǣǞǙǍʒǗǙǟ, Ǡʓc ǏɩǖǏǒʒǎǣc, ɮǎNjǞǙc njǓNjʐǙǟ, ɞ Ǟʉ ǚʊǗǞNj ǔǞʐcNjcƤȥnjǟccǙǗ, ǍNj˩NjǗ, ǚ˸Ǜ, ɮǎǣǛ, ȡʌǛNj ǔNjʏ ǚʊǕǓǗ NjɓǒǛNj ǔNjʏ ǚǙǞNjǖǙʓ ǔǏǕʊǎǙǗǞNj, ɪcǍǑǗǙǤǎ˛ ǞǏ cǏǕʎǗǑ, ȡcǞʌǛNjc ȡǏǛʐǙǟ, ȱ̄Ǚǟ, ǚǏǛǓǎǓǗǙǚǕNjǗʎǞNj[c]ƤNjɩǞNj˩c cNj˩c njǙǟǕNj˩c ǎǙǛǟǠǙǛǙ˸cǓǗ ȦǚNjǗǞNj. cʓ ɞ ǚNjǛNjǔNjǕ̅Ǘ. Transl. E. N. O’NEIL in H. D. BETZ (ed.), The Greek Magical Papyri in Translation. Including the Demotic Spells, Chicago, London 1986, 19922, p. 32-33. 2. After K. P REISENDANZ, Papyri Graecae Magicae, op. cit., vol. 1-2; 2nd ed. A. H ENRICHS, Die griechischen Zauberpapyri, op. cit., new magical texts were published. Cf. R. M ERKELBACH and M. TOTTI, Abrasax. Ausgewählte Papyri religiösen und magischen Inhalts, vols. 1-3, Opladen 19901992 and R. W. DANIEL and F. M ALTOMINI, Supplementum Magicum I-II, Opladen 1990-1992. An extensive critical survey of this literature can be found in A. W. M. BRASHEAR, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey. Annotated Bibliography (1928-1994) », in H. TEMPORINI and W. H AASE (ed.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt (ANRW) II, 18, 5, Berlin-New York 1995, p. 3381-3684. 3. Cf. A. M. K ROPP, Ausgewählte Koptische Zaubertexte, vols. 1-3, Bruxelles 1930-1931. S. P ERNIGOTTI, « La magia copta:i testi », in ANRW II, 18, 5, Berlin, New York 1995, p. 3685-3730. 4. A brief but clear presentation of the state of research can be found in the Introduction by H. D. BETZ (The Greek Magical Papyri, op. cit., p. XLI-LIII). On Thebes as one of the production centres of this literature, cf. W. J. TAIT, « Theban Magic », in S. P. VLEEMING (ed.), Hundred-Gated Thebes. Acts of a Colloquium on Thebes and the Theban Area in the Graeco-Roman Period (P.L. Bat 27), Leiden, New York, Köln 1995, p. 169-182.
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Giulia Sfameni Gasparro
goals pursued by the practitioners and their customers5. These ranged from the search for a revelation from one or another divine power, by means of various divinatory techniques6, and requests for health, wealth and social success, to the many formulae and practices of erotic magic 7. The wide range of existential situations highlighted by these documents is interspersed with interest in a cosmic and totalising perspective, at the centre of which is a figure of many prerogatives and limitless powers, with markedly solar connotations8 and firmly anchored to the cosmic scenario of which he is considered foundation and utmost expression. The hymn quoted is in fact situated within a section of the Mimaut Papyrus (PGM III, 494-611) whose stated purpose is that of achieving direct contact, or systasis, with Helios. The operator defines the book of formulae as “a procedure for every [rite], for [all things]”, and addresses those who wish to use it in the following terms: For whatever you want, invoke in this way:“[Come] come to me from the four winds of the world, air-transversing, great god. Hear me in every ritual which [I perform], and grant all the [petitions] of my prayer completely, because I know your signs, / [symbols and] forms, who you are each hour and what your name is.”9
This is followed by a list of the forms and names taken by the god in his celestial journey over the 12 hours of the day. But further on, after the hymn, a series of
5. The problem of the composition between “prayer”, intended as typically “religious” activity, and magical practice, distinct from if not opposed to it, has been examined and solved in various ways. It however postulates going beyond interpretative formulae aimed at counterposing the two phenomena. See also the observations of F. GRAF, « Prayer in Magic and Religious Ritual », in Ch. A. FARAONE and D. OBBINK (ed.), Magika Hiera. Ancient Greek Magic and Religion, New York, Oxford 1991, p. 188-213. Among the literature on this theme, cf. H. R IESENFELD, « Remarques sur les hymnes magiques », Eranos 44 (1946), p. 153-160; E. SZEPES, « Magic Elements in the Prayers of the Hellenistic Magical Papyri », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae 24 (1976), p. 205225; A. M. A DDABBO, « “Carmen” magico e “carmen” religioso », Civiltà Classica e Cristiana 12 (1981), p. 11-27; P. POCCETTI, « Forma e tradizioni dell’inno magico nel mondo classico », in L’Inno tra rituale e letteratura nel mondo antico. Atti di un Colloquio Napoli 21-24 ottobre 1991, A.I.O.N. (“Dip. di St. del mondo classico e del Mediterraneo antico. Sez. filologico-letteraria” XIII), Napoli 1991, p. 179-204. Also see T. M. BREMER, « Greek Hymns », in H. S. VERSNEL (ed.), Faith, Hope and Worship: Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leiden 1981, p. 193-215; H. S. VERSNEL, « Religious Mentality in Ancient Prayer », in H. S. VERSNEL (ed.), Faith, Hope and Worship, op. cit., p. 1-64. On ancient Hymnology cfr. M. LATTKE, Hymnus. Materialen zu einer Geschichte der antiken Hymnologie (“Novum Testamentum et Orbis Antiquus” 19), Freiburg, Göttingen 1991. 6. Among the contributions regarding the marked divinatory component of the magical framework, see S. EITREM, « Dreams and Divination in Magical Ritual », in Ch. A. FARAONE and D. OBBINK (ed.), Magika Hiera, op. cit., p. 175-187; R. GORDON, « Reporting the Marvellous:Private Divination in the Greek Magical Papyri », in P. SCHÄFER and H. G. K IPPENBERG, Envisioning Magic. A Princeton Seminar and Symposium, Leiden, New York, Köln 1997, p. 65-92; F. GRAF, « Magic and divination », in D. R. JORDAN, H. MONTGOMERY and E. THOMASSEN (ed.), The World of Ancient Magic. Papers from the first International Samson Eitrem Seminar at the Norwegian Institute at Athens, 4-8 May 1997, Bergen 1999, p. 283-298. 7. On this theme we need merely mention C. A. FARAONE, Ancient Greek Love Magic, Cambridge, London 1999. 8. See the recent analysis by W. FAUTH, Helios Megistos. Zur synkretistischen Theologie der Spätantike (“Religions in the Graeco-Roman World” [RGRW], 125), Leiden 1995. This makes extensive reference to the literature of the PGM. 9. PGM III, 494-500, trans. W. C. GRESE in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri, op. cit., p. 31.
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The “ god of gods ”, lord and begetter of all
voces magicae and instructions on how to obtain every form of worldly guarantee (“Come to me with a happy face to a bed of your choice, giving me, NN, sustenance, health, safety, wealth, the blessing of children, knowledge, a ready hearing, goodwill, sound judgment, honor, memory, grace, shapeliness, beauty to all who see me”, v. 576-581), the perspective changes, as we encounter a prayer of intense emotional feeling. Here, the deity assumes clearly cosmosophic traits and the practitioner attributes it with a particular “salvific” capacity of a “Gnostic” nature. The god “ruler of all”, is in fact asked for “enlightenment” and a “knowledge of things” that he loves: We give you thanks with every soul and heart stretched out to [you], unutterable name honored with [the] appellation of god and blessed with the [appellation of father], for to everyone and to everything you have shown fatherly / goodwill, affection, friendship and sweetest power, granting us intellect, [speech] and knowledge; intellect so that we might understand you, speech [so that] we might call upon you, knowledge so that we might know you. We rejoice because you showed yourself to us; we rejoice because while we are / [still] in bodies you deified us by the knowledge of who you are. The thanks of man to you is one: to come to know [you], O womb of all knowledge. We have come to know, O womb pregnant through the father’s begetting. We have come to know / O eternal continuation of the pregnant father. After bowing thus before your goodness, we ask no [favor except this]: will that we be maintained in knowledge of you; and one protection: that [we] not fall away from a [life] such as this.10
In the context of the Mimaut Papyrus the prayer constitutes a request for a relationship of profound intimacy – based on knowledge of the very divine identity – between the believer and the god, who is presented in a clearly cosmic sense as the womb of universal generation, without forgetting a clear interest in obtaining all the material benefits listed above, procured by the correct performance of ritual practice. What is interesting about the hymn formula, moreover, is the fact that it is also found in two different literary contexts belonging to the ideological world of Hermetism. This essentially literary phenomenon – albeit one which with all likelihood was related to a real community context 11, inspired by religious beliefs with strong “gnostic” influences – in early and late Hellenism gravitated around the
10. PGM III, 591-610 trans. W. C. GRESE in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri, op. cit., p. 33-34: ǡʊǛǓǗ ǝǙǓ ǙɑǎNjǖǏǗ, Ǣǟǡ˜ ǚʊǝ˙ ǔNj( Ǟʉ) ǔNjǛǎʐNjǗ ǚǛʑǜ Ƌ ǝʋ ȡǗNjǞǏǞNjǖʌǗǑǗ, ȥǠǛNjǝǞǙǗ ɡǗǙǖNj ǞǏǞǓǖʌǗǙǗ Ǟ˜ ǞǙ˸ ǒǏǙ˸ ǚǛǙǝǑǍǙǛʐˊ ǔNjʏ ǏɩǕǙǍǙʔǖǏǗǙǗ Ǟ˜ ǞǙ˸ ǒǏǙ˸ ɞǝǓʒǞǑǞǓ Ɂ ǚǛʑǜ ǚʊǗǞNjǜ ǔNjʏ ǚǛʑǜ ǚʊǗǞNj ǚNjǞǛǓǔʍǗ ǏɭǗǙǓNjǗ ǔNjʏ ǝǞǙǛǍʍǗ ǔNjʏ ǠǓǕʐNjǗ ǔNjʏ ȱǚǓǍǕǟǔǟǞʊǞǑǗ ȱǗʌǛǍǏǓNjǗ ȱǗǏǎǏʐǘǣ, ǡNjǛǓǝʊǖǏǗǙǜ Ⱦǖ˩Ǘ ǗǙ˸Ǘ, ǕʒǍǙǗ, ǍǗ̅ǝǓǗƤǗǙ˸Ǘ ǖʋǗ ɒǗNj ǝǏ ǗǙʎǝǣǖǏǗ, ǕʒǍǙǗ ǎʌ ɒǗNj ǝǏ ȱǚǓǔNjǕʌǝǣǖǏǗ, ǍǗ̅ǝǓǗ, ɒ Ǘƌ Nj ǝǏ ȱǚǓǍǗʖǝǣǖǏǗ. ǁNjʐǛǙǖǏǗ ɢǞǓ ǝǏNjǟǞʑǗ Ⱦǖ˩Ǘ ȵǎǏǓǘNjǜ, ǡNjʐǛǙǖǏǗ ɢǞǓ ȱǗ ǚǕʊǝǖNjǝǓǗ Ⱦǖˌǜ ɡǗǞNjǜ ȡǚǏǒʌǣǝNjǜ Ǟ˜ ǝǏNjǟǞǙ˸ ǍǗʖǝǏǓ ǡʊǛǓǜ ȡǗǒǛʖǚǙǟ ǚǛʑǜ ǝʋ ǖʐNjƤǞʑ ǖʌǍǏǒǙǜ ǍǗʖǛǓǝNjǓ. ȱǍǗǣǛʐǝNjǖǏǗ, ɿ Ǟ˛ǜ ȡǗǒǛǣǖʐǗǑǜ ǐǣ˛ǜ (ǐǣʍ), ȱǍǗǣǛʐǝNjǖǏǗ, ǖʎǞǛNj ǖʊǝǑǜ ǍǗʖǝǏǣǜ, ȱǍǗǣǛʐǝNjǖǏǗ ɿ ǖʎǞǛNj ǔǟǑǠʒǛǏ ȱǗ ǚNjǞǛʑǜ ǠǟǞǏʐˊ, ȱǍǗǣǛʐǝNjǖǏǗ ɿ ǚNjǞǛʑǜ ǔǟǑǠǙǛǙ˸ǗǞǙǜ NjɍʖǗǓǙǜ ǎǓNjǖǙǗʎƤǙ˸ ǞǙǝǙ˸ǞǙǗ ȡǍNjǒʑǗ ǚǛǙǝǔǟǗʎǝNjǗǞǏǜ ǖǑǎǏǖʐNjǗ ʧǞʎǝNjǖǏǗ ǕǓǞʍǗ ǚǕʍǗ ǒʌǕǑǝǙǗ Ⱦǖˌǜ ǎǓNjǞǑǛǑǒ˛ǗNjǓ ȱǗ Ǟ˜ ǝ˜ ǍǗʖǝǏǓ ǞʊǎǏ ǞǑǛʎǝNjǗǞNjǜ Ǟʑ ǖʍ ǝǠNjǕ˛ǗNjǓ ǞǙƍ ǞǙǓǙʔǞǙǟ njʐǙǟ ǞǙʔǞǙǟ….njǕǓǙǗ ǖǏǞǓǝNjǍʖǔǑǗ ȵǡǏǓ ǚǛ…ǚNj... ǙǓǔǙǟǗǞNj ǒǏ̆.. 11. This is hypothesised with good grounds in the most recent historiography. Cf. J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte. Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, T. I (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi” [BCNH]. Section “Textes” 7), Québec 1982: G. FOWDEN, The Egyptian Hermes. A Historical Approach to the Late Pagan Mind, Cambridge 1986; French trans., Paris 2000.
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figure of Hermes Trismegistos, who fused the personalities of the Greek Hermes and the Egyptian Thoth12, as the depositary of divine wisdom13. The first Hermetic version of the prayer is offered at the conclusion of the text of the Asclepius, the Latin translation of a lost Logos teleios, written in a markedly Egyptian style and a particularly apocalyptic tone. The revelation made by Trismegistus to a small group of disciples collected with him in a sacred adytum (§ 1)14, is run through by a dense cosmosophic vein, with the affirmation of the substantial unity between the Creator God and the “all things” that originates from him15. It concludes with a thanksgiving addressed to the deity (sed nos agentes gratias adoremus… § 41),
12. Cf. P. BOYLAN, Thot, the Hermes of Egypt. A Study of Some Aspects of Theological Thought in Ancient Egypt, Oxford 1922, and, for some aspects of the figure in the Greek-Roman period, M. T. DERCHAIN-URTEL, Thot à travers ses épithètes dans les scènes d’offrandes des temples d’époque gréco-romaine, Bruxelles 1981. Important documentary information and useful observations on the figure of Thoth as “god of the wise men” in ancient Egypt are offered by B. COUROYER, « Le “Dieu des sages” en Égypte », Revue Biblique 94 (1987), p. 574-603; 95 (1988), p. 70-91, 195-210. Developments and changes in the Egyptian religious framework in early and late Hellenism – albeit subject to the continuity imposed by its strongly traditionalist tendencies, which allow us to historically collocate the Hermetic phenomenon itself, with its typical interlacing of Egyptian referents and marked Hellenic philosophical connotations – are illustrated with extensive documentation, adopting original interpretative parameters, by D. FRANKFURTER, Religion in Roman Egypt. Assimilation and Resistance, Princeton 1998. See also R. S. BAGNELL, Egypt in Late Antiquity, Princeton 1993, and A. K. BOWMAN, Egypt After the Pharaons, London 19962; italian trans. Florence 1997. 13. The corpus of Hermetic literature can be found in the edition of A. D. NOCK and A.-J. FESTUGIÈRE, Hermès Trismégiste, vols. 1-4, Paris 1954-1960. Fundamental for its exegesis, in the vast framework of contemporary culture and religion, are the works of A.-J. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismégiste, vols. I-IV, Paris 1949-1954. A bibliographical catalogue up to 1980 can be found in A. GONZALES BLANCO, « Hermetism. A Bibliographical Approach », in ANRW, II, 17, 4, Berlin, New York 1984, p. 2240-2281. For an update, in addition to the studies by J.-P. M AHÉ and G. FOWDEN mentioned above (no. 11), cf. P. K INGSLEY, « Poimandres. The Ethymology of the Name and the Origins of the Hermetica », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 56 (1993), p. 1-24; reprinted in R. VAN DEN BROEK and C. VAN H EERTUM (ed.), From Poimandres to Jacob Böhme:Gnosis, Hermetism and the Christian Tradition, Amsterdam 2000, p. 41-76; P. K INGSLEY, « An Introduction to the Hermetica: Approaching Ancient Esoteric Tradition », in R. VAN DEN BROEK and C. VAN H EERTUM (ed.), From Poimandres to Jacob Böhme, op. cit., p. 17-40. 14. On the distinctive nature of the Hermetic facies as “revelatory discourse” from master to disciple, I would like to mention the documentation and critical literature used in a study of mine on the theme (G. SFAMENI GASPARRO, « Maestro e discepolo nella tradizione ermetica (III sec.a.C.-III sec. d.C.):finalità e modi della trasmissione esoterica », in G. FILORAMO (ed.), Maestro e discepolo. Temi e problemi della direzione spirituale tra VI secolo a.C. e VII secolo d.C., Brescia 2002, p. 63-89). 15. Asclepius 2, A. D. NOCK and A.-J. FESTUGIÈRE (ed.), Hermès, op. cit. II, p. 297 sq: « Non enim hoc dixi, omnia unum esse et unum omnia, utpote quae in creatore fuerint omnia, antequam creasset omnia? nec inmerito ipse dictus est omnia, cuius membra sunt omnia. huius itaque, qui est unus omnia uel ipse creator omnium, in tota hac disputatione curato meminisse ». Cf. W. SCOTT (ed., trad.), Hermetica. The ancient Greek and Latin writings which contain religious or philosophic Teachings ascribed to Hermes Trismegistus, vols. 1-3; and vol. 4. A. S. FERGUSON (ed.), Oxford 1914-1936; cf. vol. 1, Oxford, 1914, p. 288-289: « Have I not told you this before, that all things are one, and the One is all things, seeing that all things were in the Creator before he created them all? And rightly has been said of him that he is all things; for all things are parts of him. Throughout our discussion then, be careful to remember him, the One who is all things, – him who is creator of all things ».
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since prayer is the only form of appropriate homage16, which resounds with the formulae of the Greek text of the Mimaut Papyrus, with some variants: gratias tibi summe, exsuperantissime; tua enim gratia tantum sumus cognitionis tuae lumen consecuti, nomen sanctum et honorandum, nomen unum, quo solus deus est benedicendus religione paterna, quoniam omnibus paternam pietatem et religionem et amorem et, quaecumque est dulcior efficacia, praebere dignaris condonans nos sensu, ratione, intellegentia: sensu ut te cognoverimus; ratione, ut te suspicionibus indagemus; cognitione, ut te cognoscentes gaudeamus. ac numine salvati tuo gaudemus, quod te nobis ostenderis totum; gaudemus, quod nos in corporibus sitos aeternitati fueris consecrare dignatus. haec est enim humana sola gratulatio, cognitio maiestatis tuae. cognouimus te et lumen maximum solo intellectu sensibile; intellegimus te, o uitae uera uita, o naturarum omnium fecunda praegnatio; cognouimus te, totius naturae tuo conceptu plenissimae [cognouimus te] aeterna perseueratio, in omni enim ista oratione adorantes bonum bonitatis tuae hoc tantum deprecamur, ut nos uelis seruare perseuerantes in amore cognitionis tuae et numquam ab hoc uitae genere separari. 17
The third attestation of the same text is seen in one of the Coptic Codices found at Nag Hammadi which, among works of a pre-eminently gnostic nature, also contains some Hermetic texts, one of which uses a version of the prayer in question18. In the opinion of Jean- Paul Mahé, in fact, the prayer reached the Coptic
16. Hymns and prayers are constant and significant components of the hermetic religious horizon. Cf. A. M AZZANTI, « La preghiera nel Corpus Hermeticum », in A. A. V. V., La preghiera nel tardoantico. Dalle origini ad Agostino, XXVII Incontro di studiosi dell’antichità cristiana Roma, 7-9 maggio 1998 (“Studia Ephemeridis Augustinianum” 66), Roma, 1999, p. 101- 112 and above all the perceptive analysis of A. Proto, Ermete Trismegisto. Gli Inni. Le preghiere di un santo pagano, Milano 2000. 17. Asclepius 41, A. D. NOCK and A.-J. FESTUGIÈRE (ed.), Hermès, op. cit, vol. II, p. 353-355; W. SCOTT (ed. and trad.), Hermetica, op. cit., vol. I, p. 374-377: « We thank thee, O thou Most High, with heart and soul wholly uplifted to thee; for it is by thy grace alone that we have attained to the light, and come to know thee. We thank thee, O Thou whose name no man can tell, but whom men honour by appellation ‘God’, because thou alone art Master, and bless by the appellation ‘Father’, because thou hast shown in act toward all men and in all things loving-kindness and affection such as a father feels, nay, yet sweeter than a father’s; for you hast bestowed on us mind, and speech, and knowledge:mind, that we may apprehend thee; speech that we may call upon thee; and knowledge, that having come to know thee, and found salvation in the light thou givest, we may be filled with gladness. We are glad because thou hast revealed thyself to us in all thy being; we are glad because, while we are yet in the body, thou hast deigned to make us gods by the gift of thine own eternal life. Man can thank thee only by learning to know thy greatness. We have learnt to know thee, O thou all-prolific Womb, made pregnant by the Father’s begetting; we have learnt to know thee, O thou eternal constancy of that which stands unmoved, yet makes the universe revolve. With such words of praise do we adore thee, who alone art good; and let us crave from goodness no boon save this:be it thy will that we be kept still knowing and loving thee, and that we may never fall away from this blest way of life ». See also the text with commentary by F. CHAPOT and B. LAUROT (ed.), Corpus de prières grecques et romaines (“Recherches sur les Rhétoriques Religieuses” 2), Turnhout 2001, L 89 p. 366s. 18. Nag Hammadi Codex (NHC) VI, 7, 63, 33-65, 7 in J.-P. MAHÉ, Les textes hermétiques, op. cit., p. 137-167. The scholar offers a synopsis of the Greek text of the Mimaut Pap., of the Latin text of the Asclepius and of the new Coptic witness. Cf. also J. BRASHLER, P. A. DIRKSE and D. M. PARROT, « The Prayer of Thanksgiving (VI, 7) », in J. M. ROBINSON, The Nag Hammadi Library in English, Leiden 1977, p. 298-299; 19964, p. 328-329; P. A. DIRKSE and J. BRASHLER, « The Prayer of Thanksgiving (VI, 7) », in D. PARROT (ed.) Nag Hammadi Codices V, 2-5 and VI (“Nag Hammadi Studies” 11), Leiden 1979, p. 378-387.
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scribe not as an independent text, but as the conclusion of the text of the Ennead and the Ogdoad (NHC VI, 6, 52, 1-63, 32), a new Hermetic work which has reached us through the same Coptic codices. We thus have the same situation as the Asclepius, in which the prayer was probably annexed to the end of the work. It would thus be an independent unit which could be used on many occasions. The Coptic scribe would have used an independent Greek version, different to that used in the Mimaut Papyrus and by the Latin translator of the Asclepius. This is not the right place to perform a comparative analysis of the three versions. I am more interested in noting the flexibility of the “theological” system behind the prayer in question, with its notion of a supreme deity of a cosmic nature, conceived in a dialectic of (relative and conditioned) transcendence with respect to the world that is thought to be “generated” by it, and of immanence, being source and foundation of an All in which it identifies itself 19. This pattern proves able to move between environments which are different and yet mutually permeable, such as those of a highly practical nature aimed at the pursuit of specific material objectives that we may call “magic”, and those inspired by a pre-eminently spiritual and intellectual religiosity, such as the Hermetic pura religio mentis20. As we know, recent decades have seen the re-emergence – using new methods and adopting an extremely articulated historic perspective – of the ancient debate on the relationship between the spheres of “magic” and “religion”, tangent yet distinct and sometimes conflictual in the environment of Greek-Roman culture, where the debate started in at least the 6th century BC21. I do not need here to
19. On the “cosmic religion” and its peculiar astral, above all solar, connotations, fundamentally important are the suggestions made by scholars who consider it one of the essential elements of the Hellenistic and late-antique religious scene. The names of F. Cumont, A.-J. Festugière, M.P. Nilsson, P. Boyancé, J. Pépin are exponents of a line of research that it is impossible to discuss here. We need merely mention F. CUMONT, « Le mysticisme astral dans l’antiquité », Bulletin de la Classe des Lettres de l’Académie Royale de Belgique (1909), p. 256-286; id., « La théologie solaire du paganisme romain », Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres XII/2 (1909), p. 447-479; id. « Les noms des planètes et l’astrolatrie chez les Grecs », L’Antiquité Classique 4 (1935), p. 5-43. A history of the theme can be found in P. BOYANCÉ, « La religion astrale de Platon à Cicéron », Revue des Étude Grecques 75 (1962), p. 312-350. Cf. also M. P. NILSSON, « The Origin of Belief among the Greeks in the Divinity of the Heavenly Bodies », Harvard Theological Review 33 (1940), p. 1-8; id., « The New Conception of the Universe in Late Greek Paganism », Eranos 44 (1946), p. 20-27; A.-J. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismégiste II, Le dieu cosmique, Paris 19493; É. DES P LACES, « La portée religieuse de l’ “Epinomis” », Revue des Études Grecques 50 (1937), p. 321-328; P. BOYANCÉ, Études sur le Songe de Scipion. Essai d’histoire et de psychologie religieuses, Bordeaux, Paris 1936; id., « Sur le songe de Scipion (26-28) », L’Antiquité Classique 11 (1942), p. 5-22; id., « Le dieu cosmique », Revue des Études Grecques 64 (1951), p. 300-313; J. P ÉPIN, Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris 1964; id., « Cosmic Piety », in A. H. A MSTRONG (ed.), Classical Mediterranean Spirituality: Egyptian, Greek, Roman, New York 1986, p. 408-435. 20. This is, as is known, the self-definition of the Hermetic identity proposed in the Asclepius. 21. Outlined in a famous figurative Heraclitean expression (Fr. 14 DK), this clearly emerges in the harsh polemic of the author of the pseudo-Hippocratic De morbo sacro against the ǖʊǍǙǓ ǞǏ ǔNjʏ ǔNjǒNjǛǞNjʏ ǔNjʏ ȡǍʔǛǞNjǓ ǔNjʏ ȡǕNjǐʒǗǏǜ who presume to know the cure for epilepsy insofar as it is a “sacred illness”, sent by the gods and curable by them alone. On the complex and not yet entirely clarified history of the transformation of the term ǖʊǍǙǜƜ ǖʊǍǙǓ in its passage from the Iranian to the Greek cultural and religious context – in addition to the general literature on magic in the late-antiquity – (cf. no. 29), see the essential essay by A. D. NOCK, « Paul and the Magus », in F. J. FOAKES JACKSON and K. LAKE (ed.), The Beginnings of Christianity V, London 1933, p. 164-188 reprinted in Id., Essays on Religion
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emphasise the different situation in ancient Egypt, where no “dichotomy” was seen between the two phenomena, since they were in fact deeply interconnected, such as in the notion of heka, which we may translate with “magic”, operating on two levels and involving to a great extent what is conventionally considered the “religious” sphere22. In fact Heka (with the capital H) is a great divine being, considered the first creation of the god demiurge Re-Atum, presented by him before the pronouncement of the very word of creation and its foundation. At the same time the heka (in lower case) is an operational and producing “force” inherent to a varying extent in all gods and cosmic realities, which can be communicated to man by the deity which is its source and centre of irradiation. It is, then, a power which created the cosmic order and protects it, but inherent in this power is also a destructive capacity, when it is used by gods for punishment and by men for acts of evil or which are in any case harmful to the individual. The same gods may be object of the destructive power of the heka and be “threatened” by its possessors23, whether these are other more powerful deities or men themselves that know the laws of its working, usually the holders of priestly wisdom24. The morally neutral and ambivalent power of the deity and of the pervasive force of the heka is manifested in the Egyptian perspective above all at the word level, which attributes an intrinsic effectiveness to the pronouncement of divine names and formulae, used in various ways to positively or negatively influence the working of cosmic and human life. If ritual action is also an essential instrument for implementing all the potential of magical power, the word uttered but also written25 is considered primarily active, both on its own and in support of the rite itself. Often this effective word is expressed in the articulated form of a brief mythical narration, constitu-
and the Ancient World I, Z. STEWART (ed.), Oxford 1972, p. 308-330. Cf. K. J. R IGSBY, « Teiresias as Magus in Oedipus Rex », Greek Roman and Byzantine Studies 17 (1976), p. 109-114; E. J. BICKERMAN, « Darius I, Pseudo-Smerdis, and the Magi », Athenaeum 56 (1978), p. 239-261, reprint in Id., Religions and Politics in Hellenistic and Roman Periods (“Bibliotheca di Athenaeum” 5), E. GABBA-M. SMITH (ed.), Como 1985, p. 619-641, and P. K INGSLEY, « Greeks, Shamans and Magi », Studia Iranica 23 (1994), p. 187-198. See also A. LEBEDEV, « Pharnabazos, the Diviner of Hermes. Two Ostraka with Curse Letters from Olbia », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 112 (1996), p. 268-278; J. N. BREMMER, « The Birth of the Term “Magic” », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 126 (1999), p. 1-12; F. GRAF, « Theories of Magic in Antiquity », in M. M EYER and P. M IREKI (ed.), Magic and Ritual in the Ancient World (“RGRW” 141) Leiden, Boston, Köln 2002, p. 93-104. 22. A clear summary can be found in H. TE VELDE, « The god Heka in Egyptian theology (Pl. XXVIXXXII) », Jaarbericht Ex Oriente Lux 21 (1969-70), p. 175-186. Cf. J. F. BORGHOUTS, « Akhu and Hekau. Two Basic Notions of Ancient Egyptian Magic and the Concept of the Divine Creative Word », in A. ROCCATI and A. SILIOTTI (ed.), La magia in Egitto, Verona 1987, p. 29-46. 23. Cf. S. SAUNERON, « Aspects et sort d’un thème magique égyptien :les menaces incluant les dieux », Bulletin de la Societé française d’Égyptologie 8 (1951), p. 11-21. 24. On the knowledge and magical practices relating to the priestly class and its transformation and operational sphere in the Hellenistic-Roman period, we need merely mention the essay by D. FRANKFURTER, « Ritual Expertise in Roman Egypt and the Problem of the Category “Magician” », in P. SCHÄFER and H. K IPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit., p. 115-135 and the more recent work by the same scholar (D. FRANKFURTER, Religion in Roman Egypt. Assimilation and Resistance, Princeton 1998). 25. Cf. D. FRANKFURTER, « The Magic of Writing and the Writing of Magic:the Power of the Word in Egyptian and Greek Traditions », Helios 21 (1994), p. 189-221. For the ritual function of writing in the practice referred to in the collection of the PGM, see also the acute observations of J. Z. SMITH, « Trading Places », in M. M EYER and P. M IRECKI, Magic and Ritual, op. cit., p. 13-27.
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ting what we may call a historiola, in other words the evocation of a divine event proposed as a mythical parameter for the realisation of the effects sought from the magical action, both in a positive sense (usually for the expulsion of invasive evil presences in a sick person) and in a negative sense, when one wished to harm one’s enemies26. In an investigation of the phenomenon in the late-antique age, particularly as reflected in the literature of the PGM, we thus need to consider how we may integrate the two different ways, Greek-Roman27 and Egyptian respectively, of perceiving its rituals and their underlying ideological heritage. The two approaches flow together in a single perspective which is certainly not the sum of the two traditions, or of the others which also converge in the same framework, above all Jewish28, but has a unique identity, product of a new ideological and socio-cultural climate.
26. D. FRANKFURTER, « Narrative Power: The Theory and Practice of the magical historiola in Ritual Spells », in M. M EYER and P. MIRECKI, Magic and Ritual, op. cit, p. 457-476. 27. For the distintive characteristics of magic and the attitude towards it by institutions in the Roman world, in addition to the still valid essay by R. GAROSI, « Indagine sulla formazione del concetto di magia nella cultura romana », in P. X ELLA (ed.), Magia, Studi di storia delle religioni in memoria di Raffaella Garosi, Roma 1976, p. 7-97, cf. A.-M. TUPET, La Magie dans la poésie latine I, Paris 1976, and « Rites magiques dans l’antiquité romaine », in ANRW II, 16, 3, Berlin, New York 1986, p. 25912675; U. LUGLI, La magia a Roma, Genova 1989. On anti-magic legislation, see Ch. R. P HILLIPS III, « Nullum Crimen sine lege: Socioreligious Sanctions on Magic », in Ch. A. FARAONE and D. OBBINK, Magika Hiera, op. cit., p. 260-276 and H. G. K IPPENBERG, « Magic in Roman Civil Discourse: Why Rituals could be Illegal », in P. SCHÄFER and H. K IPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit., p. 137-163. 28. The object of condemnation (cf. the absolute prohibition expressed in Deut 18, 10-11: cf. W. R. SMITH, « On the Form of Divination and Magic Enumerated in Deut. XVIII, 10, 11 », Journal of Philology 13 (1885), p. 273-287 and 14 (1885), p. 113-128), magical practices are widely present in the history of Israel. Bibliography on the subject is extensive, but still worthy of note is the work by L. BLAU, Das altjüdische Zauberwesen, Berlin 19142. After the summary of M. SIMON, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), Paris 19642, reprinted 1983, p. 394431, a brief but clear review of the main Jewish magical literature can be found in P. S. ALEXandER, « Incantesimi e libri di magia », in E. SCHÜRER, The History of the Jewish People in the Age of Jesus Christ (175 B.C.-A.D. 135), revised edition by G. VERMES, F. MILLAR and M. GOODMAN, Edinburgh 1986, t. III/1; Italian translation Brescia 1997, p. 446-495. See also F. GARCÍA MARTINEZ, « Magic in the Dead Sea Scrolls », in J. N. BREMMER and J. R. VEENSTRA (ed.), The Metamorphosis of Magic from Late Antiquity to the Early Modern Period, Leuven, Paris, Dudley (MA) 2002, p. 13-33; P. SCHÄFER, « Magic and Religion in Ancient Judaism », in P. SCHÄFER and H. KIPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit, p. 19-43. Among the most recent critical studies, we should mention M. D. SWARTZ, « Magical Piety in Ancient and Medieval Judaism », in M. M EYER and P. MIRECKI, Magic and Ritual, op. cit., p. 167-183; P. SCHÄFER, « Jewish Magic Literature in Late Antiquity and Early Middle Ages », Journal of Jewish Studies 41 (1990), p. 75-91 and « Magic and Religion in Ancient Judaism », in P. SCHÄFER and H. KIPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit., p. 19-43; B. K ERN-ULMER, The Depiction of Magic in Rabbinic Texts: The Rabbinic and the Greek Concept of Magic, Journal for the Study of Judaism 27 (1996), p. 289-303. A central theme in the anti-Christian polemic of the Platonic philosopher Celsus and in its confutation by the Christian Origen (cf. G. SFAMENI GASPARRO, « Origene e la magia: teoria e prassi », in L. PERRONE (ed.), Origeniana Octava. Origen and the Alexandrian Tradition / Origene e la tradizione alessandrina, Papers of the 8 th International Origen Congress, Pisa, 27-31 Agosto 2000, Leuven 2003, p. 733-756), the Jewish component of the varied magical horizon has been widely studied. Cf. O. E. EISSFELD, « Jahwe-Name und Zauberwesen. Ein Beitrag zur Frage “Religion und Magie” », in R. LELLHLIN and F. MAAS (ed.), Kleine Schriften I, Tübingen 1962, p. 152-171; M. RIST, « The God of Abraham, Isaac, and Jacob: A Liturgical and Magical Formula », Journal of Biblical Literature 57 (1938), p. 289-303, W. L. K NOX, « Jewish Liturgical Exorcism », Harward Theological Review 31 (1938), p. 191-203, E. R. GOODENOUGH, Jewish Symbols in the Graeco-Roman Period II, The
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Without being able here to attempt even a minimal weighing up of the often conflicting positions and results achieved29, it is sufficient to note that in current academic debate there is a prevailing tendency to reconcile “the great dichotomy”30 between the two phenomena. On one hand, we have interpretations aimed at postulating a continuum between them, making them distinguishable only from an “ethical” perspective, in other words only by an “outside” observer often involved polemically in the debate31; and on the other, views whereby the two spheres are expressions of “quantities” which are specific, although in different ways connected, in a network of relations that the various cultures intended to establish with the “other” level of invisible powers considered effective in the foundation and present working of cosmic and human life32. In this perspective and fully aware of the conventional and culturally conditioned use of the terms “magic” and “reli-
Archeological Evidence from the Diaspora, New York 1953; M. SIMON, « Zum Problem des Jüdischgriechischen Synkretismus », Kairos 17 (1975), p. 89-99; id., « Jupiter-Yahvé », Numen 23 (1976), p. 5256; M. SMITH, « The Jewish Elements in the Magical Papyri », Seminar Papers SBL 1986, p. 465462 = id., Studies in the Cult of Jahweh II (“Études Préliminaires aux Religions Orientales dans l’Empire Romain [EPRO]” 130), Leiden 1996, p. 242-256, which moreover minimises its importance. Cf. H. D. BETZ, « Jewish Magic in the Greek Magical Papyri (PGM VII. 260-71) », in P. SCHÄFER and H. KIPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit., p. 45-63. On the “magical” identity of Moses, see J. G. GAGER, Moses in Graeco-Roman Paganism, Nashville 1972 and « Moses the Magician », Helios 21 (1994), p. 179-188. 29. Among the many studies on the theme, we here mention only a few works and collections of papers which testify to the vastness and complexity of the problem. Among the former, cf. A. BERNARD, Sorciers grecs, Paris 1991; F. GRAF, La magie dans l’antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique, Paris 1994; J.-B. CLERC, Homines Magici. Étude sur la sorcellerie et la magie dans la société romaine impériale, Bern, Berlin 1995; W. DICKIE, Magic and Magicians in the Graeco-roman World, London, New York 2001. Among the latter, see J. NEUSNER et alii (ed.), Religion, Science and Magic. In Concert and in Conflict, New York, Oxford 1989; Ch. A. FARAONE and D. OBBINK, Magika Hiera, op. cit.; M. M EYER and P. MIREKI, Magic and Ritual, op. cit.; P. SCHÄFER and H. G. K IPPENBERG, Envisioning Magic, op. cit.; D. R. JORDAN, H. MONTGOMERY and E. THOMASSEN, The World of Ancient Magic, op. cit.; V. FLINT, R. GORDON, G. LUCK and D. OGDEN, Witchcraft and Magic in Europe: Ancient Greece and Rome, London 1999; A. P IÑERO (ed.), En la frontera de lo imposible. Magos, médicos y taumaturgos en el Mediterráneo antiguo en el tiempos del Nuevo Testamento, Cordoba, Madrid 2001; A. P ÉREZ JIMÉNEZ and G. CRUZ AndREOTTI (ed.), Daímon páredros: Magos y Prácticas Mágicas en el Mundo Mediterráneo (“Mediterranea” 9), Madrid, Malaga 2002; P. MIREKI and M. M EYER, Magic and Ritual, op. cit. A useful compilation of the ancient sources can be found in G. LUCK, Magic and the Occult in the Greek and Roman Worlds. A Collection of ancient texts translated, annotated, and introduced, Baltimore, London 1985. A useful review can be found in J. L. CALVO M ARTÍNEZ, « Cien años de investigación sobre la magia antigua », MHNH 1 (2001), p. 7-60 and an extensive bibliography in P. BRILLET and A. MOREAU, La magie. Bibliographie générale, Montpellier 2000 (= T. IV di A. Moreau and J.-C. TURPIN (ed.), La magie, Actes du Colloque International de Montpellier 25-27 mars, Montpellier 1999). 30. J. BRAARVIG, « Magic: Reconsidering the Grand Dichotomy », in D. R. JORDAN, H. MONTGOMERY and E. THOMASSEN, The World of Ancient Magic, op. cit., p. 21-54. 31. Along these lines, for example, A. SEGAL, « Hellenistic Magic:some questions of Definition », in R. VAN DEN BROEK and M. J. VERMASEREN (ed.), Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to Gilles Quispel on the Occasion of his 65th Birthday (“EPRO” 91), Leiden 1981, p. 349375. 32. H. S. VERSNEL, « Some Reflections on the Relationship Magic-Religion », Numen 38 (1991), p. 177-197. Cf. also J. Z. SMITH, « Trading Places », in M. M EYER and P. M IREKI, Magic and Ritual, op. cit., p. 13-28.
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gion”, the second alternative seems to me the most valid. By means of a descriptive and not derogatory use of the first of the two terms (“magic”) in comparison with the second (“religion”), we may perform a critical analysis based on historical comparison, aimed at identifying common elements in the great historicalcultural environments covered by those terms and at the same time highlighting the differences which define their respective identities. In any case, a fundamental aspect in this issue is the acknowledgement of the more or less marked mutual permeability between the two levels of the “magic” and “religious”. A clear exemplification of this sort of “alternating current” connecting these levels in the great cultural amalgam of the late antique Mediterranean world is offered precisely by the theme of the “cosmic god” and its related religiosity, which characterises large parts of this amalgam and is expressed in the literature of the PGM, where it moreover assumes unique tones and meanings. A prime and essential trait of the “magical” dimension of the notion of a deity that dominates the structure of the Great All – and at the same time, in creating it, shows itself to be an organism composed of the various cosmic elements –, is the typical accumulation of figures from the different religious traditions, with their relative names and attributes, used to configure this deity. To a varying extent, according to the case, we see converge in the picture the various demiurgic entities of the Egyptian tradition, the God Creator of the Old Testament, the Greek Zeus, in his “cosmosophic” dimension of an Orphic33 and Stoic34 nature, and – in a perspective of “solar theocracy”, of which Praetextatus’ discourse in the Saturnalia of Macrobius offers one of the most emblematic examples35 – a wide variety of deities from the Mediterranean pantheons, once more with clear prevalence of the Egyptian and Greek model. We can clearly perceive the specificity of the “magical” perspective in the search for an agglomeration of superhuman “powers” concentrated in a single subject, from which the operator in turn expects participation in the dynamis, allowing him to achieve the aims of the ritual praxis which represents his essential objective. The possession of the secret “real name” of that divine subject, although it may be invoked with the innumerable names and attributes of the various religious traditions, is lastly the keystone of the entire system, since only this can ensure the effectiveness of the ritual techniques which represent the essential dimension of what I have called the magical “quantity” 36.
33. Cf. a hymn found in Eusebius, Praep. Evang. III, 9, 1-2 and in Stobaeus, Eclog., I, 1, 23. Cf. O. K ERN, Orphicorum Fragmenta, Berlin 1922, 19632, Fr. 168; A. BERNABÉ, Poetae Epici Graeci. Testimonia et Fragmenta, München, Leipzig 2004, 243 F; cf. 14 F; 31 F (cf. n. 52). 34. It is sufficient to mention the famous Hymn of Cleanthes (cf. J. C. THOM, Cleanthes’ Hymn to Zeus, Tübingen 2005) and the De mundo pseudo-aristotelian (cf. G. R EALE and A. P. BOS, Il trattato Sul cosmo per Alessandro attribuito ad Aristotele, Monografia introduttiva, testo greco con traduzione a fronte, commentario, bibliografia ragionata e indici, Milano 1995). 35. Macrobius, Saturnalia I, 17-23. On the cultural and religious traits of the author, refer to the comprehensive work by J. FLAMANT, Macrobe et le néo-platonisme latin, à la fin du IVesiècle (“EPRO” 58), Leiden 1977. 36. Along these lines, see the arguments presented by E. THOMASSEN, « Is magic a subclass of ritual? », in D. R. JORDAN, H. MONTGOMERY and E. T HOMASSEN, The World of Ancient Magic, op. cit., p. 5566. On magical ritual in the Egyptian world, cf. R. K. R ITNER, The Mechanics of Ancient Egyptian Magical Practice (“Studies in Ancient Oriental Civilization” 54), Chicago 1993.
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Among the various specimina of this peculiar cosmosophic hymnology which punctuates the sequence of the formulae and of the rituals collected in the texts of the PGM, we may mention a passage of what defines itself as “A sacred book called ‘Unique’ or ‘Eighth Book of Moses’ ” (PGM XII, 1-343) and which is repeated further on, in the same Papyrus, as a sort of refrain: I call on you, who are greater than all, the creator of all, you, the self-begotten, who see all and are not seen. For you gave Helios the glory and all the / power, Selene [the privilege] to wax and wane and have fixed courses, yet you took nothing from the earlierborn darkness, but apportioned things so that they should be equal. For when you appeared, both order arose and light appeared. All things are subject to you, whose true form none of the gods can / see; who change into all forms. You are invisible, Aion of Aion.37
Equally suggestive is the prayer which is defined “Hidden stele (ȉijսȝș ԐʍցȜȢȤĴȡc)” and is performed in a series of invocations to the cosmic and spiritual powers38 which at a certain moment converge in the single omnipotent figure of a “god of gods” celebrated as the one who brought order to the universe, AREO PIEUA; the one who gathered together the abyss at the invisible foundation of its position, PERO MYSEL O PENTONAX; the one who separated heaven and earth and covered the heaven with eternal golden wings, RODERY OUOA; the one who fixed the earth on eternal foundations, ALEIOOA; the one who hung up the ether high above the earth, AI OE IOYA; the one who scattered the air with self-moving breezes, OIE OYO.
After a further list of this figure’s various demiurgic activities, which clearly display the traits of the biblical creator, the celebratory discourse concludes with the usual formula that defines him as “the god of the Aions” (ɞ ǒǏʑc Ǟ̅Ǘ ƬɍʖǗǣǗ), “great, lord, god, ruler of the All” (ǖʌǍNjc Ǐɓ, ǔʔǛǓǏ, ǒǏʌ, ǎʌcǚǙǞNj ǞǙ˸ ǚNjǗǞʒc). A fine example of this approach which unites cosmosophic “theology” and utilitarian intentions in an inextricable web39, common to all the literature left to us in the Greek Papyri40, is the prayer of PGM V, 459-489, perceptively analysed by M. Philonenko41 who highlights its strongly Jewish elements, which can be seen,
37. PGM XIII, 61-71, M. SMITH (trans.) in H. D. BETZ (ed.), The Greek Magical Papyri in Translation. Including the Demotic Spells, Chicago, London 1986, 19922, p. 174. The second identical recitation, ibid. 570-582, p. 186-187. 38. PGM IV 1155-1166, W.C. GRESE (trans.) in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit, p. 60-61: « Hail, entire system of the aerial spirit (Ǟʑ ǚˌǗ cʔcǞǑǖNj ǞǙ˸ ȡǏǛʐǙǟ ǚǗǏʔǖNjǞǙc), PHOGALOA. Hail spirit who extends from heaven to earth, ERDENEU, and from earth which is in the middle chamber of the universe unto the borders of the abyss, MEREMOGGA ». 39. See also PGM IV, 1596-1715, M. SMITH (trans.) in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit., p. 68-69, consisting of a “Spell to Helios” aimed at the “consecration for all purposes” of a ring or philactery or engraved gem. 40. Naturally, a similar situation is illustrated in magical texts in Coptic (cf. n. 3 above) and Demotic. Cf. E. BRESCIANI, « I grandi testi magici demotici », in A. ROCCATI and A. SILIOTTI, La magia in Egitto, op. cit., p. 313-329 and R. K. R ITNER, « The Religion, Social, and Legal Parameters of Traditional Egyptian Magic », in M. M EYER and P. MIRECKI, Magic and Ritual, op. cit., p. 43-60. 41. M. PHILONENKO, « Une prière magique au dieu créateur (PGM 5, 450-489) », Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris 1985, p. 433-480.
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amongst other things, in the formula “god of gods” (Țıȟ Țıցc), recurring in many other contexts of the same corpus42: I call upon you who created / earth and bones and all flesh and all spirit and who established the sea and suspended (?) the Heavens, who separated the light from the darkness, the Supreme Intelligence / Who lawfully administrates all things. Eternal Eye, Daimon of daimons, god of the gods, the lord of the spirits (δαίμων İįιμόνων, θεϲ θ[ε]ν, Ս κύριοϲ τν πνευμµτων), the invariable AION IAO OYEI (Ս Ԑʍȝչȟșijȡc ǺԼքȟ Մչȧ ȡȤșț), hear my voice./ I call upon you, master of the gods, high thundering Zeus, sovereing Zeus, ADONAI, lord IAO OYEE; I am who calls upon you, great god, in Syrian: ‘ZAALAERIPHPHOU’, and you must not / ignore my voice (in Hebrew:‘ABLANATHANALBA ABRASILOA’); for I am SILTHACHOOUCH LAILAM BLASATOTH IAO IEO NEBOUTH SABIOTH ARBOTH ARBATHIAO IAOTH SABAOTH PA/TOURE ZAGOUREBAROUCH ADONAI ELOAI ABRAAM BARBARAUO NAUSIPH, high-minded one, immortal, who possess the crown of the whole [world], SIEPE SAKTIETE BIOU BIOU SPHE SPHE NOUSI NOUSI / SIETHO SIETHO CHTHETHONI RIGCH OEA E EOA AOE IAO ASIAL SARAPI OLSO ETHMOURESINI SEM LAU LOU LOURIGCH43.
This invocation clearly displays Jewish influences, both in the emphasis on the creative power of the deity and in stressing its personalistic and “transcendent” nature with regard to its cosmic and immanent nature. In the list of divine names and palindromes, although we find those of Zeus and Serapis44 and while there is the “universally valid name”45 of Iao46, there prevail those related to the Jewish sphere, but the perspective maintains a typical cosmic attitude in the definition of the deity as the one “who possesses the crown of the whole [world] (ȜցcȞȡȤ ijր İțչİșȞį ʍįȟijրc Ȝįijջȥȧȟ)”, “Supreme Intelligence” (Ȟջȗįc Ȅȡףc) and, perhaps better than “Eternal Eye”, “Eye of the Aion” (įԼȧȟցĴȚį[ȝ]Ȟȡc), as Philonenko puts it47. In any case, the hymnic structure of the invocation closes with a prosaic mention of the expected effects of his recitation, with a clear expression of the peculiar identity of the overall picture: “It loosens shackles, makes invisible, sends dreams; [it is] a spell for gaining favor”. And then the exhortation to the user, so that he provides for adapting the formula to his needs: “Add the usual for what you want”.
42. PGM I, 163, II, 53, III, 550, XII, 74, XXII, 20, LXII, 24 and in particular in PGM IV (218, 640, 1146-1147, 1195, 1200). 43. PGM V, 459-489; K. P REISENDANZ ed. I, p. 196-198, D. E. AUNE (trans.) in H. D. BETZ (ed.), The Greek Magical Papyri in Translation. Including the Demotic Spells, Chicago, London 1986, 19922, p. 109-110. 44. Among the terms referable to an Egyptian context, M. Philonenko mentions the name ƬǛǝNjǖǣǝǓ, which he interprets as “Horus le premier-né” (« Cette mention du jeune dieu dans le “logos” magique est d’un extrême intérêt », loc. cit., p. 449). However I cannot find this name in the text. 45. Cf. PGM XII, 206:the operator instructs that a gem should be engraved as follows: « The great and holy and omnicompetent [spell], the name IAO SABAOTH », M. SMITH (trans.) in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit., p. 161. 46. D. M. AUNE, s.v. « Iao », in E. DASSMANN et alii (ed.), Reallexikon für Antike und Christentum, Lief. 129, Stuttgart 1994, col. 1-12. 47. M. P HILONENKO, « Une prière magique », op. cit. p. 435 and p. 438-439 with reference to the image of the leontocephalic Aion of Castelgandolfo, of Mithraic origin.
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Specific utilitarian aims are mentioned in a hymn addressed to the supreme god with marked cosmic connotations, given to us by the PGM in three different versions48. In one case, the aims are related to the practice of consecrating a ring with an engraved gem, a practice well-known thanks to the vast glyptic production, which has singular magical connotations and multiple beneficial capabilities in the various trials of life49. I. Calvo Martinez has offered a detailed synoptic analysis of these three versions, distinguishing between the variants. He concludes that it is impossible to identify a common archetype, in a context open to receiving different materials, where the writers and users of the texts displayed great freedom in subjecting them to all manner of reworking and rewriting that from time to time they considered instrumental to their aims50. From an historical-religious point of view, it is however interesting that the complex world of practical magic was constantly open to receiving texts, probably from various sources and also circulating outside it, of a decidedly “theological” nature, specifically oriented towards that “cosmic religion” identified as one of the keystones of the religious koiné in the late antique Mediterranean. The first version of the hymn is offered by PGM XII, 238-269 as a certainly effective sanction of a rite of consecration of a ring, “A little ring [useful] for every
48. The text in question is PGM XII, 238-269, which for J. L. CALVO M ARTÍNEZ (cf. n. 50) constitutes version A, which is also the more extensive and articulated, PGM XIII, 761-774 and PGM XXI, 1-29 which gives a text which is highly fragmentary and in any case shorter than the other two documents. 49. See the well-known catalogues of A. DELATTE and Ph. DERCHAIN, Les intailles magiques grécoégyptiennes, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Médailles et Antiques, Paris 1964, and of C. BONNER, Studies in Magical Amulets chiefly Graeco-Egyptian, Ann Arbor, London, 1950, with two subsequent contributions (C. BONNER, « Amulets chiefly in the British Museum », Hesperia 20 (1951), p. 301345; id., « A Miscellany of engraved stones », Hesperia 23 (1954), p. 138-157). A wealth of material can be found in the museum catalogues by H. P HILLIPP, Mira et Magica:Gemmen im Ägyptischen Museum der staatlichen Museen, Mainz 1986; R. KOTANSKY, Greek Magical Amulets, The Inscribed Gold, Silver, Copper and Bronze Lamellae I (“Papyrologica Coloniensia” 22/1), Opladen 1994. Cf. also P. ZAZOF, Die antiken Gemmen, München 1983. The issue of the historico-religious significance of these precious materials was once more taken up on the occasion of a study seminar organised in Verona by A. M ASTROCINQUE (cf. A. M ASTROCINQUE (ed.), Atti dell’Incontro di Studio Gemme gnostiche e cultura ellenistica, Verona, 22-23 ottobre 1999, Bologna 2002), who, together with a team of scholars, produced a useful compilation of materials, including a critical discussion of the relative exegetic problems: A. M ASTROCINQUE (ed.), Sylloge Gemmarum Gnosticarum (“Bollettino Italiano di Numismatica”. “Monografia” 8.2.I), Roma 2003 [2004]. On both occasions I had an opportunity to set forth my position on the issue, and would here like to refer to the cases in point (G. SFAMENI GASPARRO, « Religione e magia nel mondo tardo-antico: il caso delle gemme magiche », in A. M ASTROCINQUE (ed.), Atti dell’Incontro, op. cit., p. 243-269; Ead., « Le gemme magiche come oggetto d’indagine storico-religiosa », in A. M ASTROCINQUE (dir.), Sylloge, op. cit., p. 13-45). 50. J. L. CALVO M ARTÍNEZ, « El tratamiento del material hímnico en los Papiros Mágicos. El Himno ǎǏ˸Ǜʒ ǖǙǓ », MHNH 2 (2002), p. 71-95; Id., « Dos Himnos ‘mágicos’ al Creador. Edición critica con introducción y comentario », MHNH 3 (2003), p. 231-239. In the latter work, the scholar also examines the Hymn of PGM III, 550-558, which presents a similar cosmosophic approach (cf. supra n. 1). The same cosmosophic perspective with marked solar aspects is the inspiration for the Hymn “Chaire drakon” in PGM IV, 930-955, W. C. GRESE (trans.) in H. D. BETZ (ed.), The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit., p. 56-57, analysed by the same scholar (J. L. CALVO M ARTÍNEZ, « El Himno ǡNj˩ǛǏ ǎǛʊǔǣǗ, a Helios, del papiro parisino. Edición crítica con Introducción y Comentario », MHNH 4 (2004), p. 265-278).
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[magical] operation and for success”51. This practical aim is closely interwoven with the declaration of an articulated theological vision with markedly cosmosophic elements: Come to me, you from the four winds, god, ruler of all, who have breathed spirits into men for life, master of the good things in the world. Hear me, lord, whose / hidden name is ineffable. The daimons, hearing it, are terrified – the name BARBAREICH ARSEMPHEMPHROTHOU – and of it the sun, of it the earth, hearing, rolls over; Hades, hearing, is shaken; rivers, sea, lakes, springs, hearing, are frozen; rocks hearing it, are split. Heaven is your head; ether, body; earth, feet; and the water around you, ocean. [O] Agathos Daimon. You are Lord, the begetter and nourisher and increaser of all. Who molded the forms of the beasts [of the Zodiac]? Who / found [their] routes? Who was the begetter of fruits? Who raises up the mountains? Who commanded the winds to hold their annual tasks? What Aion nourishing an Aion rules the Aions? One deathless god. You are the begetter of all and assign souls to all and control all, king of the Aions and lord, [before] whom mountains and plains together tremble, springs and streams of rivers, and valley of earth, and spirits, and [all things] that are. High shining heaven trembles before you, and every sea / lord, ruler of all, holy one, and master of all. By your power the element exist and all things come into being, the route of the sun and moon, of night and dawn- all things in air and earth and water and the breath of life. Yours is the eternal processional way [of heaven], in which your seven-lettered name is established for the harmony of the seven sounds [of the planets] which utter [their] voices according to the 28 forms of the moon. Your are the beneficent effluxes of the stars, daimons and fortunes / and fates. You give wealth, good old age, good children, strength, food. You, lord of life, ruling the upper and the lower realm, whose justice is not thwarted, whose glorious name the angels hymn, who have truth that never lies, hear me and complete for me this operation so that I may wear this power in every place, in every time, without being smitten or afflicted, / so as to be preserved intact from every danger while I wear this power. Yea, lord, for to you, the god in heaven, all things are subject, and none of the daimons or spirits will oppose me because I have called your great name for the consecration. And again I call upon you, according to Egyptians, PHINO EAI IABOK; according to Jews, ADONAIE SABAOTH; according to Greek, “the king of all, ruling alone”; / according to the high priests, “hidden, invisible, overseer of all”; according to Parthians, “OUERTO, master of all”. Consecrate and empower this object for me, for the entire and glorious time of my life. The names inscribed on the back side of the stone are these: IAO SABAOTH ABRASAX52.
51. PGM XII, 201-202 M. SMITH (transl.) in H. D. BETZ (ed.), The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit., p. 161. The gem to be set in the ring will bear the image of an ouroboros, the figures of Selene and Helios and the names of ABRASAX and IAO SABAOTH, who will confer every power to it (lines 202-210). 52. M. SMITH (transl.) in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit., p. 162-163.
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The “ god of gods ”, lord and begetter of all
R. Reitzenstein53 had already found in this prayer singular similarities both with a Hymn to Zeus known from various versions circulating in the varied literature under the name of Orpheus54 and with an Oracle which Macrobius attributes to Serapis, consulted by a Hellenistic sovereign on the nature of God55. More recently, R. van den Broeck took up the problem by illustrating with extensive comparative documentation, and with particular regard to the literature of the PGM, the concept of the cosmic god as “macranthropos” 56, in a dialectic variously imbued with immanence and transcendence57. We thus do not need to refer to the demonstration of the scholar, which however underlines the relations with the Egyptian religious context. Rather, for the purposes of this discussion we are concerned with emphasising once more the receptiveness of the magic multifaceted environment towards a heritage of often highly elaborate and markedly cosmosophic “theological” concepts, which were subsequently reworked, in order to establish a wide range of ritual techniques for what we may call the magical pursuit of practical and beneficial aims, or at times also for aggressive and maleficent purposes. The literature we have thanks to the fortunate papyrus discoveries in the sands of Egypt confirms the central role of this historical-cultural environment as one of the great centres of “international magic” connoting the facies of the Mediterranean world in late antiquity, and warns the historian to steer clear of excessively rigid definitions and strict models of classification when dealing with a scenario, albeit marked by the diversity and specificity of its many cultural and religious identities, in which there were no impassable fences, but rather channels open to the vital circulation of religious ideas and experiences.
53. R. R EITZENSTEIN, « Eine orphisches Fragment », in R. R EITZENSTEIN and H. H. SCHAEDER, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland, Leipzig, Berlin 1926, p. 69-103. 54. An approach to the theme, with references to the relative documentation, can be found in A. BERNABÉ, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », Kernos 15 (2002), p. 91-129, in particular p. 116-118. The scholar has also produced a new edition of the extensive Orphic literature, with an excellent updated bibliography. Cf. A. BERNABÉ (ed.), Poetae Epici Graeci Testimonia et Fragmenta, Pars II: Orphicorum et Orphicis similium Testimonia et Fragmenta, Fasciculus 1, München, Leipzig 2004; Poetae Epici Graeci Testimonia et Fragmenta, Pars II: Orphicorum et Orphicis similium Testimonia et Fragmenta, Fasciculus 2, München, Leipzig 2005. 55. Macrobius, Sat., I, 20, 16-17. 56. See the version offered by PGM XIII 761-773, M. SMITH (trans.) in H. D. BETZ, The Greek Magical Papyri in Translation, op. cit, p. 190-191: « …of whom heaven is the head, ether body, earth feet, and the environment water, the Agathos Daimon. You are the ocean, begetter of good things and feeder of the civilized world (ʾ ǙɩǛNjǗʑc ǔǏǠNjǕʎ, NjɍǒʍǛ ǎʋ c̅ǖNj, Ǎ˛ ǎʋ ǚʒǎǏc, Ǟʑ ǎʋ ǚǏǛʏ c ɟǗ ɮǎǣǛ ɞ ȩǍNjǒʑc ƯNjʐǖǣǗ. cʓ Ǐɓ ɞ ɹǔǏNjǗʒc, ɞ ǍǏǗǗ̅Ǘ ȡǍNjǒʉ ǔNjʏ ǞǛǙǠ̅Ǘ ǞʍǗ ǙɍǔǙǟǖʌǗǑǗ) ». 57. R. VAN DEN BROECK, « The Sarapis Oracle in Macrobius, Sat., I, 20, 16-17 », in M. B. DE BOER and T. E. EDRIDGE (ed.), Hommages à Maarten J. Vermaseren I (“EPRO” 68), Leiden 1978, p. 123-141.
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LA QUESTION DE LA LOCALISATION DES INTELLIGIBLES CHEZ LES PHILOSOPHES PAÏENS DES PREMIERS SIÈCLES DE L’ÈRE CHRÉTIENNE
Luciana Gabriela SOARES SANTOPRETE École Pratique des Hautes Études, Sorbonne
À partir du Ier siècle de notre ère, l’exégèse de la théorie des Idées de Platon a assumé dans la tradition platonicienne un rôle central 1. La fermeture de l’Académie platonicienne à Athènes, à l’occasion de la conquête de la ville par Sylla en 86-88, et la rupture de la tradition sceptique de l’Académie2 ont été deux facteurs qui ont contribué à cette revalorisation. L’objectif de notre étude est de suivre l’évolution des exégèses platoniciennes sur l’une des principales questions qui ont animé les débats platoniciens dans les trois premiers siècles de notre ère, à savoir : où sont les formes intelligibles (ou les idées) ? Plusieurs solutions ont été apportées au problème de la localisation des Idées3 durant cette période. Nous nous consacrerons plus précisément à l’examen des solutions qui semblent affirmer, de manière plus explicite, que les Idées se placent à l’extérieur de Dieu ou de l’Intellect (Æxw toÒ n oÒ), comme nous le suggèrent Atticus (IIe siècle), Longin (Ier siècle) et Porphyre (IIIe siècle) dans ses débuts à l’école de Plotin. Nous ferons une brève allusion à la position de Plutarque (Ier siècle) qui, étant moins évidente, n’est pas comprise de manière consensuelle par les spécialistes aujourd’hui. Nous espérons ainsi montrer que les courants exégétiques platoniciens représentés par ces philosophes ont fortement contribué à rétablir l’importance de la doctrine des Idées dans les premiers siècles de notre ère et que ces interprétations seront définitivement dépassées au IIIe siècle avec la querelle de l’école de Plotin.
1. Cf. F. FERRARI, « Dottrina delle idee nel medioplatonismo », dans F. FRONTEROTTA et W. LESZL (éd.), Eidos-Idea – Platone, Aristotele e la tradizione platonica, Sankt Augustin 2005, p. 233-246. Aussi, à propos de l’oubli de la théorie des Idées, M. BALTES et M.-L. LAKMANN, « Idea (dottrina delle idee) », dans Eidos-Idea, op. cit., p. 11sqq. – Une première version de cet article a été publiée en lithuanien dans les Actes du Colloque « Saeculo Primo » (Université de Vilnius, novembre 2006), dans la collection “Christiana tempora” III (2008), p. 240-258. Je remercie M me Tatjana Alekniene d’avoir autorisé la publication en français d’une version légèrement modifiée de ce travail. 2. Pour plus d’informations sur l’histoire institutionnelle de l’école platonicienne voir J. GLUCKER, Antiochus and the Late Academy (“Hypomnemata” 56), Göttingen 1978. Pour une compréhension des écoles philosophiques autour du premier siècle de notre ère : J. WHITTAKER, « Platonic Philosophy in the Early Centuries of the Empire », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt (ANRW) II.36.1 (1987), p. 81-123 ; L. DEITZ, « Bibliographie du platonisme impérial antérieur à Plotin : 1926-1986 », ANRW II.36.1 (1987), p. 124-182 ; C. E. M ANNING, « School Philosophy and Popular Philosophy in the Roman Empire », ANRW, II.36.7 (1994), p. 4995-5026 et J.-M. A NDRÉ, « Les écoles philosophiques aux deux premiers siècles de l’Empire », ANRW, II.36.1 (1987), p. 5-77. 3. Cf. M. BALTES et M.-L. LAKMANN, « Idea », op. cit., p. 13.
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L’analyse de cette question de teneur platonicienne (Timéé, 28 c - 31 b ; 39 c) est importante pour la compréhension non seulement de l’histoire de la philosophie mais aussi du christianisme qui, au début de notre ère, concevait le Démiurge et les Idées à partir d’une lecture conjointe de la Genèse et du Timée de Platon. Depuis la revalorisation de la théorie des Idées, un manque de consensus se fait sentir parmi les platoniciens sur la localisation des Idées. En effet, nous pouvons dire, de manière schématique, que la dissension sur la définition des Idées et de leur localisation dans la hiérarchie des niveaux de réalité constitue le trait fondamental de la distinction déjà posée par Proclus4 entre les « anciens » exégètes antérieurs à Plotin et les « nouveaux » interprètes postérieurs à lui, distinction que nous reprenons aujourd’hui sous la désignation respective de « médioplatoniciens » et de « néoplatoniciens ». En suivant le fil historique des arguments médioplatoniciens, cette analyse nous permettra de comprendre l’élaboration de la doctrine plotinienne sur les intelligibles. En effet, nous savons par Porphyre5 que la pensée médioplatonicienne a largement contribué à la réflexion de Plotin car il affirme que Plotin a eu connaissance du traité Sur les Principes de Longin6 et que les commentaires d’Atticus, Sévérus, Cronius, Numénius et Gaius et bien d’autres philosophes non cités explicitement7 ont été étudiés au sein de l’école de Plotin. De ce fait, à partir de cette analyse, nous pourrons mieux comprendre la grande polémique provoquée sur cette question dans l’entourage de Plotin et qui a eu pour résultat la théorie, adoptée ensuite par les néoplatoniciens, selon laquelle les intelligibles sont indissociablement liés à l’Intellect. En effet, Porphyre a argumenté en faveur de l’extériorité des intelligibles à l’Intellect dans ses débuts comme élève de Plotin alors qu’il était encore sous l’influence de l’enseignement de Longin. Il raconte d’ailleurs 8 qu’entré à l’école de Plotin il a réfuté la position de Plotin dans un écrit qui a fait l’objet d’une critique acerbe et a généré une longue controverse avec Amélius, autre disciple de Plotin. Plusieurs écrits détaillent leurs désaccords 9, jusqu’à ce que Porphyre lui-même exprime son assentiment définitif à la théorie de Plotin, défendue par Amélius, selon laquelle les intelligibles sont à l’intérieur de l’Intellect. Nous percevons l’importance que revêt ce problème pour la structure de la pensée plotinienne par l’aveu de Porphyre qui reconnaît que ce n’est qu’à partir de
4. Cf. Commentaire au Timée, t. I, 218, 2ss (= t. II, p. 40-41, traduction A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, « Commentaire au Timée », Paris 2006 [19671]). Pour d’autres occurrences de cette distinction voir l’article « Middle Platonism », dans H. CANCIK, H. SCHNEIDER et M. LANDFESTER (éd.), Brill’s New Pauly : Encyclopaedia of the Ancient World, Leyde, Boston 2006, p. 858. 5. Cf. M.-O. GOULET (éd.), Porphyre. Vie de Plotin II : introduction, texte grec, traduction française, commentaire et notes complémentaires, Paris 1992, § 14, 12. 6. Cf. M.-O. GOULET (éd.), Porphyre, op. cit., t. II, § 14, 18. 7. En effet, dans ce passage, Porphyre ne fait que donner quelques exemples. 8. Cf. M.-O. GOULET (éd.), Porphyre, op. cit., t. II, § 18, 8-19 (= Fragment 7a de Longin, L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus Platonicus Philosophus et Philologus, I. Longinus Philosophus », ANRW (Appendix à II.36.1) II.36.7 (1994), p. 5283). Nous suivons la traduction et la numérotation des fragments qui se trouvent chez L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5214-5299 et « Longinus Platonicus Philosophus et philologus II. Longinus Philologus », ANRW II.34.4 (1998) p. 3023-3108. 9. Aucun de ces écrits n’est parvenu jusqu’à nous.
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La question de la localisation des intelligibles
cette adhésion qu’il a finalement pu accéder aux textes de Plotin. Accepter la position plotinienne sur la définition et la place des intelligibles a constitué, en quelque sorte, son droit d’entrée à l’école plotinienne. En effet, la doctrine des intelligibles de Plotin marque nettement la distance qu’il veut établir entre sa pensée et les pensées médioplatoniciennes païennes et gnostiques chrétiennes. En effet, parmi ces dernières, certaines attestent d’une divergence entre Valentin et Ptolémée à propos de la nature des éons et de leur localisation à l’intérieur ou à l’extérieur de la divinité. Cette dissension entre Valentin et Ptolémée est considérée comme étant à la base d’autres courants gnostiques qui se développeront par la suite. Voici en exemple un fragment relevé chez Tertullien10 : Ptolémée l’emprunta (c’est-à-dire, à Valentin) : il distingua nominalement et numériquement les éons, en les considérant comme des substances personnelles mais situées en dehors de Dieu, alors que Valentin les avait incluses dans la totalité même de la divinité, au titre de pensées, de sentiments et d’émotions. Héracléon traça à partir de là de nouveaux chemins, de même que Secundus et Marc le Mage. (Contre les Valentiniens, IV, 2)
Aussi, Plotin lui-même critique dans le Traité 33 (II, 9) certains courants gnostiques qui soutiennent que le Démiurge est ignorant et qu’Il ne possède pas en lui les Idées. La question de la localisation des Idées est ainsi au cœur des débats théologiques païens et chrétiens des premiers siècles de notre ère. Durant cette période, l’assentiment des philosophes médioplatoniciens à la théorie des Idées est extraordinaire, malgré les arguments puissants qu’Aristote a dirigés contre elle. D’importantes exégèses ont apporté de nombreuses transformations à cette théorie, mais nous n’avons que très peu de textes à notre disposition11. Nous pouvons également témoigner de l’importance de la question de la localisation des Idées par le fait que Plutarque12 lui a dédié tout un ouvrage, aujourd’hui perdu, intitulé : Où les Idées sont-elles situées ? (Cat. Lampr. 67). Plusieurs notices anciennes établissent un rapprochement entre la pensée de Plutarque et celle d’Atticus, ce que nous constatons par exemple dans les fragments 10, 19, 22 et 40. Dans ce dernier, ces auteurs sont mis en parallèle quant à la localisation des Idées, mais la question est complexe et fait aujourd’hui l’objet d’une importante controverse parmi les spécialistes et mériterait une attention particulière qui, en raison de son étendue, ne peut être envisagée ici13. Nous signalerons simplement que la conception des Idées de Plutarque au premier siècle a été fondamentale dans le processus de revalorisation de cette théorie parmi les platoniciens.
10. Cf. Tertullien, Contre les Valentiniens, IV, 2 (“Sources chrétiennes” 280), Paris 1980. Voir aussi C. A NDRESEN, « The integration of Platonism into early Christian theology », Studia patristica XV (1984), p. 399-413 et A. H. A RMSTRONG, « Pagan and Christian traditionalism in the first three centuries A.D. », Studia patristica XV (1984), p. 414-431. 11. Cf. J. DILLON, The Middle Platonists, Londres 1977, p. 47-48. 12. C. FROIDEFOND, « Plutarque et le platonisme », ANRW II.36.1 (1987), p. 184-233. 13. Pour une étude approfondie de cette question voir F. FERRARI, « La teoria delle idee in Plutarco » Elenchos, 17 (1996), p. 121-42 et aussi F. FERRARI, Dio, idee e materia. La struttura del cosmo in Plutarco di Cheronea, Naples 1997.
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L’importance de la théorie des Idées auprès des platoniciens des premiers siècles de notre ère est donc bien illustrée par le fragment 9 d’Atticus14 qui témoigne de son combat pour établir la primauté de cette théorie : 1. Le point capital (tÊ dŸ k ef @la ion), la force (tÊ kÒr oV) de l’école de Platon, c’est l’ordre des intelligibles (= per ¼ tän n o htän d i @ta xiV) ; or cette théorie a été décriée, bafouée, vilipendée de toute manière autant qu’il dépendait d’Aristote. […] 2. Or le faîte (Àk r on), la cime (Æscaton) des vues de Platon, c’est la considération de cette essence intelligible et éternelle des Idées (tÊ per ¼ t¦ n n o ht¦ n ta &thn ka ¼ à%d ion o ø s%an t¦ n tän ád e än), « où l’âme fait face à l’épreuve et à la joute suprêmes ». En effet, y participer (m eta scãn), l’atteindre (æ f ik ^ m en oV), c’est le parfait bonheur ; rester en arrière sans pouvoir la contempler, c’est l’abandon sans prendre part à cette félicité. 3. Voilà pourquoi Platon lutte de tous côtés, en montrant la force de ces natures ; pour lui, impossible de déterminer avec justesse la cause (a át%an) de quoi que ce soit si l’on n’y participe pas (m eq#xe i), ni de connaître une vérité quelconque (gn ä s%n tin oV àlh q oÒV) sans remonter (àn a f o r ”) jusqu’à elles ; on n’aura pas même accès au raisonnement (l^go u m et# s esq a% tis in) à moins de confesser leur existence (o ø s%an + m olog$s e ian). 4. Quant à ceux qui ont décidé de défendre la doctrine de Platon, ils font de cette question leur principal terrain de discussion, et ils y sont contraints (OÃ t `a øt„ toÒ Pl@twn oV s un ist@ n a i ægn w k ^teV tÊn ple ½ ston àgän a tän l^gwn æn to &tî t%q enta i p@ n u àn agka%wV.) ; rien ne demeure du platonisme (OødŸ n g„ r Æti tÊ Platwn ikÊn àpole%peta i) en effet, si on ne leur concède pas, en faveur de Platon, ces natures premières et tout à fait primordiales (eá m ¦ t„V pr _taV f & s e iV ta &taV s ugcw r$s eta% tiV a øto ½V Õp Ÿ r Pl@twn oV.) ; car c’est par cela surtout qu’il l’emporte sur les autres (TaÒta g@ r æ stin oÅV m @lista tän Àllwn Õpe r #ce i .). 5. Comprenant, en effet, que c’est par rapport à elles que Dieu est de toutes choses le Père, le Démiurge, le Maître, le Tuteur ; reconnaissant, d’après ses œuvres, que cet artisan avait d’abord conçu ce qu’Il devait œuvrer, puis, qu’une fois le modèle conçu, Il rendait les choses conformes (No$saV g„ r q eÊn prÊV a øt„ tän Š p@ ntwn pat# r a ka ¼ dh m io u rgÊn ka ¼ d esp^thn ka ¼ kh d e m ^ n a , ka ¼ gn w r%zwn æk tän Ærgwn tÊn tecn%thn pr ^te r on n o § sa i toÒto Î m #lle i dh m io u rg$s e in, e¿q` oÖtw tò n o h q# nti kat^ pin æ p¼ tän pr agm @twn pr o s @ge in t¦ n + m o i ^thta .), Platon embrassa tout de même du regard les pensées de Dieu plus anciennes que les choses (t„ toÒ q eoÒ n o$m ata pr es b &ter a tän pr agm @ twn) : les modèles du devenir, incorporels et intelligibles (t„ tän gen o m # n wn pa r a d e%gm ata , às _ m ata ka ¼ n o ht@), qui restent toujours identiquement les mêmes, qui existent en soi souverainement et primordialement et sont, pour le reste, causes partielles que chaque chose est telle qu’elle est, selon sa ressemblance avec eux ; il vit que tout cela n’était pas plus facile à observer, ni susceptible d’être manifesté clairement par le discours (kat„ t„ a øt„ ka ¼ é sa &twV Æconta à e%. M@lista m Ÿ n ka ¼ pr _twV a øt„ Ènta pa r a%tia dŸ ka ¼ Àllo iV toÒ e¿n a i . To iaÒta £ka sta o¿ape r æ st%. Kat„ t¦ n prÊV a øt„ + m o i ^thta , s un idãn + Pl@twn Ènta o ø ý ” sta è f q § n a i , o ø m ¦ n o ødŸ l^gî sa f äV dhlw q § n a i d un @ m en a) ; […] fonda sur cela toute sa philosophie (t¦ n s & mpa san
14. Nous suivons (avec quelques modifications) la traduction de É. DES P LACES, Atticus, Fragments, Paris 1977, p. 7.
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La question de la localisation des intelligibles
a øto ø f ilo so f%an eáV toÒto s unta x@ m en oV), proclama que de ces Idées et de leur intelligence (per ¼ taÒt@ f h si ka ¼ t¦ n to &twn n ^ h s in) dépendaient la sagesse et la science qui procurent à l’homme sa fin, la vie bienheureuse 15.
Il semble opportun d’analyser plusieurs aspects de ce fragment qui démontre tout d’abord que, selon Atticus, une véritable compréhension de Platon implique l’acceptation de « l’essence intelligible et éternelle des Idées ». Selon son interprétation, la théorie des Idées de Platon s’articule autour d’une théologie structurée sur trois principes : q e ^V – pa r @d eigm a – Ölh. Atticus se réfère dans le fragment 9 au q e ^V par les expressions « Dieu », « Père », « Démiurge », « Maître » et « Tuteur » tandis qu’il se réfère au pa r @d eigm a par les définitions « modèles du devenir », « incorporels », « intelligibles », « toujours identiquement les mêmes », « qui existent en soi souverainement et primordialement », « causes partielles ». Pour mieux assimiler la séparation hiérarchique entre le q e ^V et le pa r @ d eigm a proposée par Atticus, nous devons porter notre attention sur la critique de Proclus dans le fragment 1216 : Atticus […] identifie d’emblée le Démiurge avec le Bien, quoique, chez Platon, le Démiurge soit nommé « bon », non « le Bien », et qu’il soit appelé Intellect, tandis que le Bien est la cause de toute essence et au-delà de l’être, comme nous l’avons appris dans la République (VI 509 b 9). D’autre part, que pourrait dire Atticus du Modèle (toÒ pa r a d e%gm atoV) ? Soit Il est, en effet, antérieur au Démiurge et serait supérieur en dignité au Bien, soit Il est dans le Démiurge et alors le Premier serait plusieurs choses (scil. le Bien et le Modèle), soit Il est postérieur au Démiurge et en ce cas le Bien, ce qu’il n’est même pas permis de dire, se tournerait vers ce qui vient après lui et en prendrait intellection.
Proclus affirme qu’Atticus identifie le premier principe de la réalité à la fois au Bien et au Démiurge. De plus, par les arguments de Proclus signalés en italique, il est démontré qu’à cause de cette identification, dans n’importe quelle position Atticus place le Modèle vis-à-vis du Démiurge (au-dessus, dans ou en dessous de Lui), Atticus se trompe et sa théorie se révèle indéfendable car, selon Proclus, le Bien doit être supérieur au Démiurge et Celui-ci doit être identifié à l’Intellect. En effet, la différenciation entre le Bien et le Démiurge constitue l’une des principales « rectifications » que les néoplatoniciens ont revendiquées contre la structure hiérarchique médioplatonicienne d’Atticus.
15. Nous suivons (avec quelques modifications) la traduction de É. DES P LACES, Atticus, op. cit., p. 68-69. Une vision détaillée de tous les aspects de la philosophie d’Atticus est présentée par C. MORESCHINI, « Attico : una figura singolare del medioplatonismo », ANRW II.36.1 (1987), p. 477491. Voir aussi É. DES P LACES, « Platonisme moyen et apologétique chrétienne au IIe siècle ap. J.-C. Numénius, Atticus, Justin », dans E. A. LIVINGSTONE (éd.), Papers presented to the 7 th International Conference on Patristic Studies Held in Oxford 1975. Studia patristica XV (1984), p. 432-441. Une analyse de la présence de ce fragment d’Atticus dans la dissertation d’Augustin Sur les Idées (De Diversis quaestionibus LXXXIII/46) est présentée par J. P ÉPIN, « Augustin et Atticus : la quaestio De ideis », dans R. BRAGUE et J.-F. COURTINE (dir.), Herméneutique et ontologie : mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Paris 1990, p. 163-180. 16. Le fragment 12 d’Atticus a été relevé chez Proclus, op. cit., I, 305, 6-16. Nous suivons (avec quelques modifications) la traduction de A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, « Commentaire au Timée », t. II, Paris 2006 (19671), p. 158-159.
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Le fragment 34 d’Atticus17, rapporté par Proclus à partir de Porphyre, montre plus clairement la hiérarchie proposée par Atticus et la localisation des Idées en dessous du Démiurge (nous verrons cette même idée chez Longin) : Atticus s’est demandé, à propos de ce texte, si le Démiurge lui-même était embrassé par le Vivant intelligible (= le paradigme). Il semble en effet que, si le Démiurge est embrassé, Il ne soit pas parfait ; car, dit-il, les vivants partiels sont imparfaits, et pour cette raison ceux qui leur ressemblent ne sont pas beaux ; si en revanche il n’est pas embrassé, le Vivant-en-soi n’est pas plus compréhensif que la totalité des intelligibles. Dans le doute, il a admis avec légèreté que le Démiurge était au-dessus du Vivant-en-soi.
Proclus analyse le raisonnement d’Atticus sur le passage du Timée 30 d 2 – 31 a 1 qui fini par placer le Paradigme (pa r @d eigm a) ou le Vivant intelligible après le Démiurge. Les Idées sont ainsi définies comme inférieures et extérieures au Démiurge et Celui-ci doit se tourner vers un modèle paradigmatique qui lui soit ontologiquement inférieur. Or, pour Proclus, le Démiurge doit coïncider avec l’Intellect et avec le Vivant-en-soi de façon à posséder en Lui-même toutes les Idées. L’identification du Démiurge au Vivant-en-soi constitue une autre rectification importante revendiquée par le néoplatonisme contre la pensée d’Atticus (et nous le verrons par la suite, contre la pensée de Longin également). Le fragment 28 résume parfaitement la critique dans son entier dressée par Porphyre puis par Proclus à Atticus sur la définition des Idées et de sa localisation. Il montre bien que le problème de la localisation des Idées est étroitement lié à la définition des niveaux de réalité et de la relation entre Dieu et les Idées : Le créateur qu’(Atticus) assume comme principe ne correspond pas non plus à la pensée de Platon. (Selon Platon,) en effet, les Idées n’existent pas par elles-mêmes (kaq` aÕt@V) séparées de l’Intellect, mais l’Intellect, une fois retourné vers Soimême, voit (en Lui-même) toutes les formes ; c’est pourquoi l’étranger d’Athènes (Lois, X, 898b 2) a comparé à la révolution d’une « sphère faite au tour » l’activité de l’Intellect ; Atticus, par sa doctrine des Idées subsistant par elles-mêmes et en dehors de l’intellect, les met en scène comme inertes, semblables aux statuettes des coroplathes (o d `àd r an e ½V t„V ád# aV t& po iV ko r o plaq iko ½V æ o iku%aV æ f`¢ a utän oØsaV ka ¼ Æxw toÒ n oÒ k e im # n aV eás @go u s in). – Le Démiurge n’est pas le Dieu tout premier (oØte + dh m io u rgÊV + pr _tist^V æ sti q e ^V) ; car celui-ci est supérieur à toute l’essence intellective18.
Ainsi, Porphyre mais aussi Proclus, en affirmant que le Dieu Premier est le Bien et que le Démiurge n’est ni le Dieu Premier, ni le Bien, mais qu’il constitue un deuxième Dieu qui coïncide avec l’Intellect et qui possède en lui-même les Idées, contredisent Atticus pour qui les Idées existent par Elles-mêmes à part du Démiurge et ont ainsi une nature indépendante de Celui-ci. Porphyre (et Proclus) montrent en outre que la conception d’Atticus, selon laquelle les Idées seraient à l’extérieur de Dieu, a pour conséquence de présenter les Idées comme statiques, comme si Elles étaient des statuettes immobiles qui attendaient le regard du Démiurge.
17. Nous suivons (avec quelques modifications) la traduction de A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, op. cit., t. II, p. 309. 18. Le fragment 12 d’Atticus a été relevé chez Proclus, op. cit., I, 339, 31-394, 12. A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, op. cit., t. II, p. 261-263.
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Cette critique de Porphyre reprise par Proclus rappelle le passage de Plotin dans le Traité 32, § 1, 44-50, où il expose ses réserves quant à la définition des intelligibles hors de l’Intellect, car cette compréhension des intelligibles compromettrait l’existence même de l’Intellect en tant que tel. En effet, si l’on accepte cette théorie : Comment l’Intellect, dans sa course autour d’eux, les rencontrera-t-il ? Et comment se fixera-t-Il ? Autrement dit, comment demeurera-t-Il dans l’identité ? D’une manière générale, quelle forme ou empreinte (m o r f ¦ n ¨ t& pon) possédera-t-Il ? Imagine-t-on sinon qu’ils puissent être dressés (æ kk e%m en a) comme des statues (àg@lm ata) d’or ou d’une autre matière, créées par un sculpteur ou un peintre ? Alors, s’il en est ainsi, l’Intellect qui les contemple serait sensation. Mais pourquoi l’un des intelligibles ainsi déterminé comme statue représenterait-il la justice et l’autre, autre chose19 ?
La critique de Plotin n’est pas adressée explicitement ou spécifiquement à Atticus mais à certaines doctrines médioplatoniciennes païennes ou gnostiques qui conçoivent les intelligibles à l’extérieur de l’Intellect. En effet, la polémique antignostique présente dans ce Traité 32 doit être comprise comme étant aussi une polémique anti-médioplatonicienne, parce que les gnostiques participaient aux discussions des écoles platoniciennes des premiers siècles de notre ère et étaient influencés par celles-ci. En outre, non seulement les doctrines médioplatoniciennes étaient étudiées à l’école de Plotin, comme nous l’avons souligné auparavant, mais aussi les notices d’Atticus, qui nous sont parvenues par Proclus et d’autres auteurs tardifs, proviennent probablement la plupart de Porphyre 20 et ont été peutêtre motivées par le débat qui a eu lieu au sein de l’école de Plotin. Ces fragments que nous avons examinés montrent clairement la position assumée par Atticus quant à la localisation du monde des Idées (pa r @d eigm a) à l’extérieur de Dieu dans une relation de primauté de Dieu sur les Idées. De ce fait, Atticus semble s’éloigner non seulement de la position platonicienne selon laquelle les Idées sont ontologiquement supérieures au Démiurge, mais aussi de la position courante dans le médioplatonisme qui affirme la primauté de Dieu sur les Idées parce que le Dieu possède en soi le paradigme en tant que ses pensées. Cette question donne lieu encore aujourd’hui à des controverses parmi les spécialistes21. Ce qui provoque la discussion est l’expression « pensées de Dieu » (t„ toÒ q eoÒ n o$m ata) que l’on relève dans le fragment 9 que nous avons analysé en premier lieu et qui constitue la seule attestation chez Atticus. André-Jean Festugière offre une excellente interprétation de ce passage en montrant qu’il ne s’agit pas d’une identification des Idées Modèles avec les pensées de Dieu comme le formule Alcinoos mais qu’il s’agit plutôt de la « conception que l’Ouvrier se fait de l’œuvre dans la mesure où il contemple des Idées Modèles indépendantes de lui »22. Ainsi, Atticus n’adhère-t-il pas à la thèse d’Alcinoos pour expliquer la primauté de Dieu sur les Idées, mais il s’exprime en définissant Dieu comme la seule
19. Notre traduction. 20. Cf. C. MORESCHINI « Attico », op. cit., p. 478 et n. 6 et J. DILLON, The Middle Platonists, op. cit., p. 251. 21. Cf. J. DILLON, The Middle Platonists, op. cit., p. 254-55 ; É. DES P LACES, Atticus, op. cit., p. 86 et C. MORESCHINI, « Attico », op. cit., p. 488. 22. Cf. A.-J. FESTUGIÈRE, Proclus, op. cit., t. II, p. 262.
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principale cause intelligible, et les Idées comme étant des « causes partielles » (pa r a%tia). Cette définition des Idées comme « causes partielles » remonte à Sénèque (Lettres à Lucilius 65, 13), mais reçoit chez Atticus une autre acception par sa position en contraste avec le Dieu, Cause première. En outre, la seule occurrence de l’expression « pensées de Dieu » (t„ toÒ q eoÒ n o$m ata) énoncée chez Atticus, se situe dans le fragment 9, où il est aussi question de cette définition des Idées comme « causes partielles ». Claudio Moreschini23 argumente encore en soulignant le fait qu’Atticus n’identifie pas Dieu ou le Démiurge avec l’Intellect, et encore moins avec l’Intellect qui se pense Soi-même comme le définit Aristote, car il refuse catégoriquement d’interpréter Platon à partir d’Aristote. Enfin, on peut se pencher sur le fragment 40 d’Atticus, provenant de Syrianus 24, où l’on constate qu’Atticus ne place pas les Idées à l’intérieur de Dieu, ni ne les conçoit comme un véritable ko sm ^V n oht^V transcendant (ce qui était déjà implicite dans la définition des idées comme causes partielles), mais les rapproche de la notion stoïcienne des raisons séminales : Ni Plutarque, ni Atticus, ni Démocrite – je parle des platoniciens – ne nous donnent envie de les imiter quand ils font des Idées les raisons universelles qui existent éternellement dans l’essence de l’âme (Íti ge toÑV kaq^lo u l^go uV toÑV æn o ø s%’ t² y ucik ² d ia iwn%wV Õp@ rcontaV =goÒnta i e¿n a i t„V ád# aV)25.
De ce fait, ces derniers arguments et les témoignages de Porphyre et de Proclus contredisent l’idée qu’Atticus pourrait s’accorder avec le platonisme aristotélicien proposé par certains médioplatoniciens (comme par exemple Alcinoos et Apulée) 26 qui considèrent les Idées comme « pensées de Dieu ». Atticus fonde son interprétation sur la même triade de principes (Dieu, le Modèle Idéal et la Matière) que ses adversaires médioplatoniciens, mais il exclut leurs interprétations aristotéliciennes en faisant naître des incertitudes sur le statut ontologique des Idées et leur localisation hiérarchique qui, comme nous l’avons vu, ont été fortement critiquées par Proclus et Porphyre 27. En effet, Alcinoos a intégré les visions de Platon et d’Aristote sur les Idées. Selon Arthur Hilary Armstrong, il a été le premier dans la tradition platonicienne à réaliser la lecture conjointe de la doctrine aristotélicienne de l’identité entre la pensée de l’Intellect Divin et de son objet (n o ht^ n) exprimée en Métaphysique, 1074 b-1075 a, et la théorie des Idées platoniciennes comme pensées de Dieu28. En d’autres termes, Alcinoos a interprété le n o ht^ n aristotélicien comme étant les
23. Cf. C. MORESCHINI, « Attico », op. cit., p. 489, n. 33 qui s’appuie sur P. DONINI, Le scuole, l’anima, l’impero : la filosofia da Antioco a Plotino, Turin 1982, p. 115. 24. Cf. Syrianus, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, dans W. K ROLL, Syriani In Metaphysica commentaria (“Commentaria in Aristotelem Graeca” VI/1), Berlin 1902, 105, 36-38. 25. Pour mieux comprendre la notion d’âme cosmique chez Atticus voir C. MORESCHINI, Apuleio e il platonismo, Florence 1978, p. 157-158. 26. À propos de ce thème, voir aussi R. JONES, « The Ideas as the Thoughts of God », Classical Philology 21 (1926), p. 317-326 et A. R ICH, « The Platonic Ideas as the Thoughts of God », Mnemosyne IV/7 (1954), p. 123-133. 27. Cf. P. DONINI, Le scuole, l’anima, l’impero : la filosofia da Antioco a Plotino, Turin 1982, p. 115. 28. Cf. A. H. A RMSTRONG, « The Background of the Doctrine “that the Intelligibles are not outside the Intellect” », dans Les Sources de Plotin, 1960, p. 403-405 ; Alcinoos, Didaskalikos – Enseignement
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Idées platoniciennes. Nous pouvons dire, de manière synthétique, que Platon avait établi les Idées comme la Réalité absolue, ontologiquement au-dessus du Démiurge ou de l’Intellect, qui les contemplent, et qu’Aristote avait désigné comme premier principe l’Intellect Divin “pensée de pensée” et considérait les Idées comme des « formes » intrinsèques aux réalités sensibles, appartenant à l’intellect humain qui pense ses réalités et non pas à l’Intellect Divin. Pour résoudre les apories concernant la définition platonicienne qui place les Idées comme très éloignées du Démiurge et celles relatives à la conception aristotélicienne qui les classe bien au-dessus du Démiurge, Alcinoos a corrigé une doctrine à l’aide d’une autre, en les intégrant réciproquement. Ainsi, il a pu préserver la notion d’un Premier Principe en tant qu’Intellect-“pensée de pensée” préconisé par Aristote et admettre, tel que Platon le suggère, l’existence des Idées paradigmatiques, en faisant de celles-ci les contenus de la pensée de l’Intellect Divin aristotélicien. Plotin adhère à la lecture combinée de Platon et Aristote instaurée par Alcinoos et se charge, avec la tradition néoplatonicienne, de développer cette harmonie entre Platon et Aristote. En revanche, Plotin précise que les formes intelligibles ne sont pas le résultat d’actes de pensée de Dieu c’est-à-dire qu’elles ne surgissent pas d’un acte producteur de l’Intellect Divin, mais existent avant même d’être pensées par Lui. De plus, il introduit un Dieu Premier au-dessus de cet Intellect Divin puisqu’il considère que l’uni-multiplicité qui le caractérise n’est pas adéquate pour illustrer l’absolue simplicité du Principe Suprême. Plotin considère en outre que si l’Intellect pense les Idées ou les formes intelligibles, elles sont identiques à Lui, et que l’Intellect est la totalité des Idées. L’Intellect et les Idées constituent en fait une seule et unique réalité qui peut être décrite à partir de différentes perspectives29. Il
des doctrines de Platon, texte établi et commenté par J. Whittaker, trad. P. Louis, Paris 1990, IX et X, spécialement p. 20, 21 et 23. 29. A. H. A RMSTRONG signale qu’Alcinoos n’est sans doute pas la seule source des éléments aristotéliciens présents dans la doctrine plotinienne de l’Intellect. Il souligne (cf. « The Background of the Doctrine… », op. cit., p. 405 sq.) ainsi que TH. SZLEZÁK (Platone e Aristotle nella Dottrina del Nous di Plotino, A. Trotta (trad.), Milan 1997, p. 181-192 ; Platon und Aristoteles in der Nuslehre Plotins, Basel-Stuttgart 1979) l’importance des commentateurs péripatéticiens et, en particulier, d’Alexandre d’Aphrodise. Les nombreuses remarques de ces auteurs à propos de l’influence de la lecture aristotélicienne d’Alexandre d’Aphrodise sur la noétique plotinienne mériteraient une analyse approfondie qui constituerait par sa complexité un travail à part entière. Pour une étude détaillée des doctrines aristotéliciennes présentes chez les auteurs du premier siècle avant J.-C. jusqu’à Alexandre d’Aphrodise (IIe siècle après J.-C.), voir les ouvrages de P. MORAUX, L’Aristotelismo presso i Greci, préf. G. Reale, introd. Th. Szlezák, trad. S. Tognoli, 3 vol., Milan 2000 ; Alexandre d’Aphrodise exégète de la noétique d’Aristote, Paris 1942. Cf. aussi O. H AMELIN, La Théorie de l’intellect d’après Aristote et ses commentateurs, Paris 1953. Pour des informations supplémentaires concernant l’élaboration de la doctrine plotinienne de la subsistance des intelligibles à l’intérieur de l’Intellect cf. A. H. A RMSTRONG, « The Background of the Doctrine… », op. cit., p. 391-425 ; J. P ÉPIN, « Une curieuse déclaration idéaliste du De Genesi ad litteram (XII, 10, 21) de Saint Augustin, et ses origines plotiniennes (“Ennéade” 5, 3, 1- 9 et 5, 5, 1-2) », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 4 (1954), p. 373-400, et « Éléments pour une histoire de la relation entre l’intelligence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme », Revue de Philologie, de littérature et d’histoire ancienne 146 (1956), p. 39-55 (repris dans De la Philosophie ancienne à la théologie patristique, Londres 1986) ; P. H ADOT, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De Anima d’Aristote », dans Corps et Âme, Sur le De Anima d’Aristote, G. R. Dherbey (dir.), Paris 1996, p. 367-376.
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illustre ce rapport entre l’Intellect et les intelligibles par la formule d’Anaxagore « tout-réuni (è moÒ p@nta) »30. En fait, Plotin structure sa pensée à partir d’une exégèse conjointe d’Aristote, Métaphysique, Λ, 1074 b-1075 a et De l’Âme, III, 4, 430 a 2-5 ; III, 5, 430 a 19-20 (= III, 7, 431 a 1), et de l’influence d’Alexandre d’Aphrodise. En effet, dans ces passages du De l’Âme, Aristote montrait que dans le cas des objets immatériels, il y avait identité entre le sujet intelligent et l’objet intelligé et que l’intelligence qui est substantiellement activité, opérait toujours. De même, Aristote affirmait dans ces passages de la Métaphysique que l’Intellect Divin se pensait lui-même en tant que son propre objet de pensée et, qu’étant donné l’identité entre le pensant et le pensé, la Pensée Divine et son objet étaient identiques et formaient une unité. Alexandre d’Aphrodise, quant à lui, reliait ces propos d’Aristote et avançait que l’intellect agent du De l’Âme correspondait à l’intellect Divin de la Métaphysique. Ainsi, le fait que l’Intellect soit un et multiple car il contient en lui tous les intelligibles, et est à la fois sujet et objet de pensée car il se pense soi-même constamment, explique pourquoi Plotin considère que l’Intellect qui pense les Idées ne peut être le Principe Suprême absolument simple. Il est intéressant de remarquer que la séparation établie par Atticus entre le Dieu et les Idées et le refus de définir les Idées comme « pensées de Dieu » l’éloigne des autres médioplatoniciens et en quelque sorte le rapproche de Plotin, dans la mesure où celui-ci fera du Dieu Premier un principe différent de l’Intellect qui Se pense Soi-même. Les critiques de Porphyre à Atticus sur le problème de savoir si l’intelligible est indissociable de l’intellect31 (rapportées par Proclus dans son Commentaire au Timée), ont probablement été inspirées et rédigées à la suite du débat, auquel Porphyre a participé à ses débuts dans l’École de Plotin32 à Rome, aux alentours de l’année 264-26533. Porphyre s’est opposé à Plotin sur cette question philosophique de première importance en s’appuyant sur la vaste connaissance des théories des exégètes platoniciens qu’il avait acquise auprès de son précédent maître, Longin34, entre les années 253-263 à Athènes. Longin commentait les ouvrages de Platon et adhérait à ses doctrines malgré sa connaissance approfondie d’Aristote et de ses influences stoïcisantes. Il avait lui-même été à l’école d’Ammonius Saccas avant Plotin35 et a assumé une ligne d’interprétation médioplatonicienne très proche à celle de Plutarque et d’Atticus.
30. Fr. B1. 31. Cf. J. DILLON, The Middle Platonists, op. cit., p. 255. 32. Nous parlons d’une école de Plotin dans les termes qui ont été définis par M.-O. GOULET, « L’École de Plotin », dans J. P ÉPIN (éd.), Vie de Plotin, t. I : Travaux préliminaires et Index grec complet (“Histoire des doctrines de l’Antiquité classique” 6), Paris 1982, p. 257. 33. C’est-à-dire, peu de temps après son arrivé à Rome en 263. Cf. Porphyre, Vie de Plotin, t. II, § 21, 12-13 et R. GOULET, « Le système chronologique de la Vie de Plotin », dans J. PÉPIN (éd.), Vie de Plotin, op. cit., p. 189-227, et surtout p. 213. 34. Cf. Fragment 3a de Longin, lignes 22-25 selon l’édition de L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5237 : « Auprès de Longin, Porphyre atteignit à la plus haute culture et, comme son maître, il s’éleva à une connaissance parfaite en tout ce qui touche à la grammaire et à la rhétorique ; mais il ne se porta pas exclusivement à ce genre d’étude, puisqu’il s’imprégna de toutes les doctrines philosophiques » et aussi la note 10. 35. Cf. L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5220-5221.
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De ce fait, la critique de Porphyre à Plotin dans la querelle sur la localisation des intelligibles était imprégnée de sa connaissance des doctrines de Longin et de ses prédécesseurs, c’est pourquoi l’enjeu philosophique de cette querelle était considérable. Les nombreux échanges qu’elle a provoqués entre Plotin, Amélius, Porphyre et Longin ont fini par reléguer définitivement hors du scénario philosophique les positions médioplatoniciennes de Plutarque, d’Atticus et de Longin36 à propos des Idées, en montrant ainsi qu’il s’agissait ni plus ni moins d’une querelle sur « la position qui distingue le néoplatonisme, que Plotin contribua à faire naître et à développer, du médioplatonisme auquel restait fidèle Longin »37. Longin a soutenu comme Atticus que les Idées étaient à l’extérieur du Démiurge, ou encore, que les réalités intelligibles n’étaient pas à l’intérieur de l’Intellect mais au-dessous de Lui. C’est une des raisons pour lesquelles Matthias Baltes38 suggère que Longin a été influencé par Atticus. Les rapports qu’entretiennent le Modèle et le Démiurge selon Longin sont explicités dans le commentaire de Proclus au passage 28 c 5 – 29 a 2 du Timée que l’on suppose avoir aussi servi de support aux arguments de Longin39. Ce fragment résume bien les différences entre les positions de Plotin, Longin de Porphyre (lorsqu’il quittera l’école de Plotin). Voici le fragment 7c : Dès lors en effet que, parmi les Anciens, les uns, tel Plotin40, ont posé le Démiurge Lui-même comme contenant les modèles de l’Univers, tandis que les autres, refusant cette opinion, ont placé le Modèle ou avant le Démiurge ou après Lui – avant Lui, comme Porphyre41, après Lui, comme Longin […]42.
Longin conçoit ainsi les Idées au dehors du Démiurge en se basant sur les dialogues de Platon qui les présentent généralement comme les objets naturels de l’intellect qui essaye de les appréhender car ils sont à l’extérieur de Lui. Il porte plus particulièrement son attention sur le passage 132 b-c du Parménide43 où est récusée l’hypothèse selon laquelle les Idées ne sont que des pensées de l’intellect, avec pour argument que les Idées ne sont pas la pensée elle-même mais ce à propos de quoi la pensée pense, c’est-à-dire l’objet extrinsèque de l’acte de penser et non l’acte de penser lui-même. Quant à l’affirmation que les Idées sont en dessous du Démiurge, Longin interprète le célèbre passage 39e du Timée, où il identifie l’exis-
36. M. FREDE, « La teoría de las ideas de Longino », Méthexis 3 (1990), p. 183-190. 37. Cf. L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5258. 38. Cf. M. BALTES, « Zur Philosophie des Platonikers Attikos », dans H.-D. BLUME et F. M ANN (éd.), Platonismus und Christentum, Festschrift für Heinrich Dörrie. Jahrbuch für Antike und Christentum 10 (1983), p. 38-57. 39. Longin a été un lecteur méticuleux des dialogues de Platon et tout particulièrement du Timée comme nous pouvons constater par ses nombreuses observations conservées par Proclus dans la première partie de son commentaire à ce dialogue. 40. Cf. Traité 13 (III, 9), § 1. Festugière donne un commentaire de ce passage dans une note à sa traduction de Proclus, In Tim. II 305. 16 sq. (= tome II de sa traduction, Paris 2006 [19671], p. 159, n. 2). 41. Cf. P. H ADOT, « La métaphysique de Porphyre », Porphyre (“Entretiens sur l’Antiquité Classique” XII), Vandœuvres 1965, Genève 1966, p. 127-163. 42. Cf. Proclus, In Tim. I 322.20-24 (L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 52845285). 43. Voir aussi Proclus, In Parmenide, p. 896, cf. V. COUSIN (éd.), Procli philosophi Platonici opera inedita, Paris, 1864, p. 17-20, qui cite et réfute la position de Longin mais sans mentionner son nom.
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tence d’un Dieu unitaire qui contemple les Idées, sans accepter ainsi la distinction faite par Plotin et d’autres platoniciens entre Dieu et le Démiurge. Nous avons vu que cela rejoignait les positions d’Atticus et que ces questions étaient au centre des exégèses et des controverses platoniciennes des premiers siècles. Longin place les Idées en dessous du Démiurge sous l’influence du pythagorisme qui identifiait le Principe ultime de la réalité à l’Un. Ainsi, comme Longin ne distingue pas entre Dieu et le Démiurge et qu’il conçoit ceux-ci comme le Principe Ultime, il identifie ce Dieu unitaire à l’Un et, étant donné que la pluralité des êtres dépend de l’Un, les Idées ne peuvent qu’être inférieures à Lui. Face au problème consistant à expliquer comment les Idées existent séparément de Dieu et sont en même temps dépendantes de Lui, Longin propose que l’existence des Idées soit conçue à la manière du lektón des stoïciens. C’est ce que nous pouvons constater dans le fragment 7b que voici : [Les intelligibles] n’existent pas non plus, parallèlement à l’intellect, de façon analogue aux fameux exprimables, position que Longin avait choisi de faire prévaloir. En effet, absolument rien n’existe parallèlement à l’intellect, puisque ce qui existerait parallèlement [à l’intellect] serait privé d’être. Comment la même chose pourrait-elle être à la fois un intelligible et quelque chose qui existe parallèlement [à l’intellect] ?44.
L’analogie que Longin établit entre l’Idée et le lektón se justifie par le fait que « l’Idée, comme le lektón, est le contenu de la pensée qui ne doit pas se confondre avec la pensée elle-même. L’Idée, comme le lektón, a son existence propre ou, du moins, sa subsistance hors de l’intellect ou de l’esprit. L’Idée, comme le lektón, est incorporelle, intelligible plutôt que sensible. Et même si les stoïciens pensent qu’il existe des lektá qui commencent ou cessent d’être, le lektón est généralement éternel et immuable. De ce fait, nous pouvons dire que toutes les propositions sont éternelles et immuables. De même Longin pensait probablement que le contenu propositionnel d’une phrase ou d’une impression était éternel et immuable comme les Idées »45. Il est important de remarquer que Plotin refuse la définition des intelligibles comme « exprimables (lekt@) » dans le Traité 32, § 1, 38-44 : D’autre part, s’ils (= les intelligibles) sont dépourvus d’intelligence et s’ils sont sans vie, en quoi sont-ils des étants ? Car ils ne sont certes pas des « propositions » (pr ot@ s e iV), ni des « énoncés » (àxi _ m ata), ni des « exprimables » (lekt@) car alors eux-mêmes précisément diraient quelque chose sur des objets différents d’eux, et les intelligibles eux-mêmes ne seraient pas les étants : par exemple la proposition « le juste est beau » est distincte du juste et du beau eux-mêmes. Si d’autre part on prétend que les intelligibles sont des termes simples, tels que « juste » ou « beau » pris séparément, tout d’abord l’intelligible ne constituera pas une unité et ne sera pas dans l’unité, mais encore chaque intelligible sera séparé. Mais où se seront-ils séparés, et dans quels lieux se seraient-ils répartis46 ?
44. Cf. Syrianus, In Met. M. 4, 1078 b 12, p. 105.25-30, W. K ROLL (éd.), Syriani, op. cit. (= L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5283-5284). 45. Cf. M. FREDE, « La teoría », op. cit., p. 93. La traduction de l’espagnol est la nôtre. 46. Notre traduction.
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Nous savons par la citation de Porphyre 47 de la préface du livre de Longin Sur la Fin. Contre Plotin et Gentilianus Amélius, lequel a été rédigé entre 265 et 268, que ce dernier avait rédigé son traité contre Plotin et Amélius parce qu’il les considérait comme supérieurs à Numénius et à d’autres philosophes de son temps. Cette citation nous apprend également que Longin avait aussi rédigé précédemment un ouvrage contre ces philosophes dans lequel il critiquait la conception des intelligibles exprimée par Plotin dans son traité Sur les Idées et la palinodie écrite par Porphyre en soutenant les positions de Plotin et d’Amélius en conclusion à la querelle qui avait eu lieu au sein de l’école de Plotin lors de l’arrivée de Porphyre 48. Voici les passages intéressants sur ce point : […] Mais ceux qui, par le grand nombre de problèmes qu’ils ont traités, ont bien montré qu’ils prenaient au sérieux l’acte d’écrire et qui ont mis en œuvre une manière de penser originale, sont Plotin et Gentilianus Amélius. Le premier a expliqué les principes pythagoriciens et platoniciens, ainsi qu’il les entendait, plus clairement que ses prédécesseurs ; les écrits de Numénius, de Cronius, de Modératus et de Thrasylle sont loin d’atteindre la même exactitude que ceux de Plotin sur les mêmes sujets. Amélius, de son côté, s’est efforcé de marcher sur les traces de Plotin et de s’en tenir sur la plupart des questions aux mêmes doctrines […]. C’est d’eux et d’eux seuls, pensons-nous, qu’il vaille la peine d’examiner les écrits. […] et nous l’avons fait pour d’autres écrits, lorsque par exemple […] nous avons examiné le traité de Plotin Sur les Idées. En effet, quand celui qui fut à la fois leur ami (à Plotin et à Amélius) et le nôtre, Basileus de Tyr (= Porphyre), qui a composé de nombreux traités à la manière de Plotin qu’il avait choisi de suivre plutôt que nous, entreprit de prouver par un ouvrage que ce dernier avait sur les Formes une doctrine meilleure que celle qui nous agrée, nous croyons avoir suffisamment montré dans notre écrit contre lui (=Porphyre) qu’il avait eu tort de composer sa palinodie. Dans cet ouvrage, nous avons mis en question bon nombre des doctrines de ces philosophes (= Plotin, Amélius et Porphyre)49.
Cet ouvrage polémique de Longin contre le traité Sur les Idées de Plotin et la Palinodie de Porphyre a probablement été écrit aux alentours de 264-265, suite à la querelle provoquée à l’arrivée de Porphyre à l’école entre 263 et 264. Il est vraisemblable que les fragments 7b et 7c que nous avons cités précédemment et qui concernent la localisation des Idées vis-à-vis du Démiurge-Intellect s’appuient sur cet ouvrage50.
47. Cf. Vie de Plotin, t. II, § 20. 48. Cf. Porphyre, Vie de Plotin, t. II, § 18, 8-19 (= Fragment 7a de Longin, L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5283) : « C’est d’ailleurs une impression semblable que j’éprouvai, moi Porphyre, quand je commençai d’être l’auditeur de Plotin. Aussi écrivis-je une réfutation pour l’attaquer en essayant de montrer que l’intelligible subsiste hors de l’intellect. Il en fit donner lecture par Amélius et, une fois la lecture faite, sourit : “C’est toi Amélius, dit-il, qui devrais résoudre les apories dans lesquelles il est tombé par ignorance de nos positions”. Après qu’Amélius eut écrit un livre, qui n’était pas court, “Contre les apories de Porphyre”, et qu’à mon tour j’eus fait une réfutation de cet écrit, et qu’Amélius eut encore répondu à cette réfutation, après avoir dans un troisième temps compris à grand-peine ce que l’on disait, moi, Porphyre, je changeai d’avis et j’écrivis une palinodie que je lus dans le cours ». 49. Cf. L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., fragment 2 (avec quelques modifications), p. 5234-5235 et 5259. 50. Tel est l’avis de L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5259.
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Ainsi, au regard de la critique de Plotin énoncée dans le Traité 32 à la conception des Idées comme lekt@ déjà mentionnée et le contexte très déterminé dans lequel cet ouvrage de Longin se situe, nous pouvons penser qu’il s’agit bien du Traité 32 intitulé Sur l’Intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect et sur le Bien auquel Longin se réfère par le titre Sur les Idées. Selon les indications chronologiques de Porphyre sur l’ordre de rédaction des écrits de Plotin, le Traité 32 aurait été écrit dans la première partie de son séjour auprès de Plotin, au moment même ou juste après la querelle sur la localisation des Idées au sein de l’école de Plotin. Sur le problème concernant les différents titres donnés à ce traité respectivement par Longin et par Porphyre, nous savons par Porphyre 51 que Plotin ne donnait pas de titres à ses traités. Chacun de ses lecteurs leur concédait un titre différent et les titres retenus dans l’édition porphyrienne des écrits de Plotin sont ceux qui ont, en quelque sorte, prévalu. De ce fait, nous sommes d’accord avec Luc Brisson et Michel Patillon52 qui soutiennent cette hypothèse, et ce contre l’avis de Paul Henry et Hans-Rudolph Schwyzer qui identifient le traité Sur les Idées cité par Longin au Traité 5 (V, 9) intitulé Sur l’Intellect, les Idées et l’Être. Ce traité, qui appartient au groupe des premiers traités composés par Plotin aux alentours de 253, serait ainsi bien antérieur aux années 263-264 où il était question de la querelle sur la localisation des intelligibles. Le Traité 32 nous fait part non seulement du refus d’une conception des Idées telle que proposée par Atticus et par Longin appuyée sur la structure triadique Dieu, Paradigme et Matière, mais aussi le rejet d’une définition du bien ultime de l’homme qui relève de cette interprétation des Idées. C’est justement sur ce sujet que Longin a l’intention de contredire Plotin et Amélius dans son ouvrage Sur la Fin. Contre Plotin et Gentilianus Amélius, écrit probablement aux alentours de 265, c’est-à-dire, dans cette même période où a eu lieu la querelle sur les intelligibles. Il s’agit donc ici d’un argument supplémentaire qui confirme que cette querelle sur les intelligibles a résulté dans le Traité 32 et que c’est bien contre celui-ci que Longin aurait adressé ses critiques. Nous avons constaté dans le fragment 9 qu’Atticus concevait la finalité de l’homme comme étant la contemplation du Modèle et l’union avec Dieu, en s’opposant aux conceptions aristotéliciennes. Longin, dans son ouvrage Sur la Fin, semble assumer cette même position, mais sa critique s’adresse à Plotin et à Amélius qui, comme il l’indique, partageait les grandes lignes de la position de son maître clairement énoncée dans le Traité 9 (VI, 9), § 9 et le Traité 46 (I, 4)53. Plotin et Longin partagent la conviction que les hommes considèrent un bien le fait d’atteindre le bonheur que la vie intellective procure et ceci au moyen d’une identification avec l’essence même de l’Intellect. Leur différend réside dans le fait que Longin considère ceci comme la fin suprême de l’homme puisqu’il identifie, de la même manière qu’Atticus, l’Intellect au Bien tandis que Plotin considère le bonheur intel-
51. Cf. Vie de Plotin, t. II, § 4, 16-19. 52. Nous suivons ici l’argumentation présentée par L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5258. 53. En effet, Longin ne se réfère pas directement à ce dernier car il a été rédigé après le traité Sur la fin mais plus probablement au Traité 9 (VI, 9) qui présente déjà de manière condensée les thèses qui seront développées dans le Traité 46 (I, 4).
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lectuel comme étant différent et inférieur au bonheur généré par l’union avec le Bien, lequel n’est pas équivalent à l’Intellect mais estimé supérieur à Lui. Ainsi les arguments qui distinguent Proclus et Porphyre d’Atticus sont les mêmes qui séparent Plotin de Longin : les Idées doivent être à l’intérieur du Démiurge et le Démiurge ou l’Intellect démiurgique doit être distinct du Dieu Suprême et du Bien Premier54. Nous pouvons en conclure que la position de Plotin sur la définition et la localisation des formes intelligibles s’est construite au regard des théories médioplatoniciens (y compris celles des gnostiques de son entourage car, comme l’affirme Porphyre, ceux-ci accusaient Platon de ne pas avoir « accédé à la profondeur de la substance intelligible (eáV tÊ b@q oV t§V n oht§V o ø s%aV) »55 et, comme le déclare Plotin lui-même, « les doctrines des anciens sur les intelligibles (per ¼ tän n ohtän) sont pourtant bien supérieures aux leurs (= les doctrines des gnostiques) »56). De même cette position implique la réfutation d’une structure de la réalité articulée autour des trois principes q e ^V – pa r @d eigm a – Ölh (comme le conçoivent Longin, Atticus, et avec eux les gnostiques dans leur ensemble)57. De ce fait, son affirmation et sa conséquente adoption par les philosophes néoplatoniciens marquent définitivement la fin d’un mouvement exégétique platonicien qui avait débuté aux alentours du Ier siècle de notre ère.
54. Cf. L. BRISSON et M. PATILLON, « Longinus I. », op. cit., p. 5256. 55. Cf. M.-O. GOULET (éd.), Porphyre, op. cit., t. II, 1992, § 16, 8-9, p. 158-159. En d’autres termes, les gnostiques prétendaient que Platon n’avait pas connu le Père inengendré et les éons du plérôme paternel et n’avait donc pas compris leur nature. Pour une explication détaillée du sens technique de cette expression chez les gnostiques cf. M. Tardieu, « Les gnostiques dans la Vie de Plotin : Analyse du chapitre XVI », suivi d’un répertoire chronologique [1933-1990] des publications relatives au chapitre XVI de la Vie de Plotin, dans M.-O. GOULET (éd.), Porphyre, op. cit., t. II, 1992, p. 521-523. 56. Plotin, Traité 33 (II, 9), 6, 52-53. 57. Cf. par exemple le cas du Zostrien explicité par M. TARDIEU, Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus, Res Orientales IX, Bures-sur-Yvette 1996, p. 65-66.
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POURQUOI COSME DE MÉDICIS A FAIT TRADUIRE PLATON Brigitte TAMBRUN Centre national de la recherche scientifique, UMR 8584 (LEM CERL)
Le concept bien édulcoré d’humanisme auquel il est convenu de faire appel pour soigner les maux de notre modernité, ne serait-il plus que le véhicule d’une idéologie trompeuse et fort éloignée de l’humanisme authentique qui a été inauguré au début de la Renaissance et dont il nous faudrait réinventer le sens1 ? Mais quand, vers le milieu du XVe siècle, la philologie se fait magie, quand elle se livre à des jeux de mots, à des tours de passe-passe infinitésimaux, pour le plus grand plaisir de ceux qu’elle éblouit, de ceux qu’elle divertit en les détournant de la perception des dérives elles aussi infinitésimales de la vie politique de la cité, et quand c’est cette magie philologique qui fonde ce que par la suite on appellera l’humanisme, on peut se demander si celui-ci ne nous entraîne pas, dès ses origines, dans un jeu de dupes. Et si l’humanisme est bien associé à une pratique d’illusionniste au début de la Renaissance, avec la complicité de la philologie et même de la philosophie, pourquoi en appeler par-delà les dérives que le terme a pu connaître et surtout qu’il connaît de nos jours, à un retour à sa signification originelle ? L’un des monuments de l’humanisme, et l’un des tout premiers, a été la traduction de Platon par Marsile Ficin. Cette traduction a été commandée par Cosme de Médicis en 1462 ; or, Cosme l’ancien, est dans cette affaire, comme dans bien d’autres, l’un des plus grands faiseurs d’illusion des débuts de la Renaissance. Rappelons que Cosme, peu de temps après avoir confié à Marsile Ficin un excellent manuscrit des œuvres de Platon en grec (Ficin le remercie de ce don dans une lettre datée de septembre 1462), lui demande d’interrompre son travail de traduction pour passer en latin le Pimander attribué à Hermès Trismégiste : « Mais ensuite, en 1463, il [Cosme] me chargea de traduire d’abord Hermès Trismégiste et ensuite Platon. Je terminai Hermès en quelques mois – Cosme était encore en vie – et ensuite je me remis à Platon »2. Mais la grande question est de savoir pourquoi Cosme de Médicis a fait traduire Platon. Les premières traductions de Platon au XVe siècle s’expliquent, dans le contexte de la république de Florence, par un intérêt pour l’éloquence et le style, considérés comme véhicules de modèles de comportements nobles, modèles à proposer à ceux qui occupaient des fonctions politiques dans la cité3. Cicéron dans l’Orator, affirmait que Platon était le « princeps » de tous les auteurs qui avaient écrit et parlé, et l’es-
1. Voir P. M AGNARD, Questions à l’humanisme, Paris 2000. 2. « Posthaec autem anno millesimo quadringentesimo sexagesimo tertio […] mihi Mercurium primo Termaximum, mox Platonem mandavit [scil. Cosmus] interpretandum. Mercurium paucis mensibus eo vivente peregi, Platonem tunc etiam sum aggressus » : Marsile Ficin, Commentaria in Plotinum, Prooemium, dans Opera omnia, Bâle 1576, p. 1537. 3. Au Moyen-Âge, en Occident, on ne connaît que les traductions partielles du Timée effectuées par Cicéron et Calcidius, et des testimonia présents notamment dans les œuvres de Cicéron et Augustin. En Sicile, au XIIe s., Henricus Aristippe réalise une traduction à peu près inintelligible du Phédon et
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timait plus que Théophraste, Isocrate, Aristote, voire Xénophon4. Mais dans quelle mesure la traduction de nouvelles œuvres païennes pouvait-elle être tolérée dans une cité chrétienne et que pouvait-elle apporter au christianisme ? Dans la Cité de Dieu, Augustin affirmait bien que la langue des Grecs avait la prééminence entre tous les idiomes du monde5 ; il accordait sa préférence aux platoniciens6 sur tous les autres philosophes païens, considérant même Platon comme le prince de la philosophie païenne7 et Aristote comme inférieur en éloquence à Platon8. De plus Augustin, après avoir comparé la formation du monde dans le Timée et dans la Genèse, et soutenu que les saintes Écritures n’étaient pas entièrement inconnues de Platon9, allait jusqu’à déclarer : « nulle n’approche plus de la nôtre que la doctrine de Platon »10. Léonardo Bruni, qui avait suivi les cours de grec de Manuel Chrysoloras, avait donc pu démarrer un programme de traduction de Platon. Il avait jugé stratégique de commencer par des œuvres qui pourraient montrer que Platon confirmait bien la foi chrétienne et notamment la thèse de l’immortalité des âmes humaines (mise à mal par les « averroïstes ») : il avait mis en latin le Phédon (en 1404-1405), accompagné d’une dédicace au pape Innocent VII, puis l’Apologie et le Criton (1404-1409 pour la première version et 1424-1427 pour la seconde)11. Mais en traduisant le Gorgias12 (entre 1405 et novembre 1409), Bruni commence à avoir des doutes : il s’aperçoit que Platon présente une thèse bien embarrassante pour les studia humanitatis, puisque Socrate dénonce la rhétorique et l’éloquence comme art de la flatterie. Bruni se tourne alors vers la philosophie politique et morale d’Aristote13 ; celle-ci semble lui permettre mieux que Platon, de soutenir le projet d’une réévaluation des activités du siècle, du bonheur terrestre, en famille et dans la cité14. Bruni revient pourtant à Platon qu’il peut utiliser pour conseiller Cosme en matière de politique extérieure, dans un contexte de rivalité entre les cités italiennes de Florence et de Milan. La traduction des Lettres (entre 1427 et août 1434)
du Ménon. Guillaume de Moerbeke, à la fin du XIIIe s., propose une traduction partielle du Parménide et du Commentaire de Proclus. 4. Orator, XIX (62). 5. Cité de Dieu, VIII, 10. 6. Ibid., VIII, 12. 7. Ibid., VIII, 4. 8. Ibid., VIII, 5 et 9. 9. Ibid., VIII, 11. 10. Ibid., VIII, 5. 11. J. HANKINS, Plato in the Italian Renaissance, Leyde, New York, Copenhague, Cologne 1991, second impression with addenda et corrigenda, p. 40-50 et Humanism and Platonism in the Italian Renaissance, I. Humanism, Rome 2003, p. 11, p. 255-256 et p. 531-532. 12. J. H ANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 53-64. 13. Bruni propose une traduction ad sententiam de l’Éthique à Nicomaque (en 1416), de l’Économique attribué à Aristote (en 1420), et de la Politique (en 1436-1438). Voir J. H ANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 61-66 ; « Rhetoric, history, and ideology: the civic panegyrics of Leonardo Bruni », dans J. H ANKINS (éd.), Renaissance Civic Humanism, Reappraisals and Reflections, Cambridge 2000, p. 143-178 (p. 172-174 et note 80) ; Humanism and Platonism, op. cit., I. Humanism, p. 12. Dans une Lettre (Epistola IX. 4 : L. M EHUS (éd.), Leonardi Bruni Arretini epistolarum libri VIII […], Florence 1741, II, p. 144-147), Bruni se présente lui-même comme un disciple d’Aristote. 14. J. HANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 62 et « Rhetoric, history, and ideology », op. cit., p. 143-178.
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permet de faire l’éloge indirect du gouvernement de Florence assimilé à la constitution mixte de Sparte ; mais Bruni ajoute que Cosme devrait favoriser une politique d’alliance d’États libres, à l'instar de Syracuse qui abandonna sa politique impérialiste envers les autres cités de Sicile et du sud de l’Italie15. À Milan, cité rivale de Florence, on traduit également des œuvres de Platon. Uberto Decembrio et Manuel Chrysoloras proposent en 1402 une première traduction (expurgée) de la République de Platon16. La diffusion de cette œuvre est ici à comprendre dans le cadre de la propagande de Milan contre l’expansionnisme florentin que l’on tente d’assagir en lui fournissant des exemples pertinents puisés dans l’Antiquité. Entre 1437 et juin 1440, Pier Candido Decembrio prépare une nouvelle traduction de la République17. Or, déjà les traducteurs milanais sont confrontés à des résistances anti-platoniciennes. Il y a dans Platon des passages difficiles à faire accepter au public, notamment ceux qui (au livre V de la République) concernent la communauté des femmes et des enfants (457 cd, sq.), celle des biens (464 bc) chez les gardiens de la cité et, en général, l’homosexualité. Alors les traducteurs trahissent ou censurent ces passages. De plus, la méthode platonicienne est jugée obscure comparée à celle d’Aristote. Enfin on objecte à ces lettrés que même si Platon semble soutenir la thèse de l’immortalité des âmes et celle de la création du monde, les autorités, c’est-à-dire Aristote, Lactance et Jérôme, ont bien eu raison de dénoncer chez lui la transmigration des âmes et la préexistence de la matière18. À Florence, l’idée de traduire Platon en latin rencontre aussi de fortes résistances, par exemple dans les milieux monastiques19. Ainsi, le camaldule Ambrogio Traversari est favorable à la traduction des Pères grecs, mais pas de la philosophie païenne. S’il accepte de traduire comme à regret les Vies des philosophes de Diogène Laërce, ce serait pour mettre en évidence les dissensions entre les philosophes20 ; ces dissensions discréditeraient leurs doctrines et manifesteraient la vérité de la foi chrétienne, qui elle serait unique. (On retrouve ici un argument cher aux Pères apologistes.) Or Cosme de Médicis est un ami d’Ambrogio Traversari ; il lui rend souvent visite dans sa cellule de Santa Maria degli Angeli21. Finalement, en 1429, le plus platonisant des lettrés de l’époque, marque déjà beaucoup moins d’enthousiasme pour Platon : dans sa Vie d’Aristote, Léonardo Bruni22
15. J. HANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 77-79. 16. Ibid., p. 108. 17. Ibid., p. 124-126. 18. Ibid., p. 131-133. Sur un autre traducteur de la République de Platon, Antonio Cassarino, lié à Decembrio, voir p. 154-160. 19. D’abord celle du dominicain Giovanni Dominici puis notamment celle du camaldule Ambrogio Traversari : celui-ci entend réformer le christianisme par un retour aux Pères de l’Église qu’il se propose de traduire : voir J. HANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 31 ; 48 ; 59 ; 62 ; 67-73 ; 130. 20. Voir la préface de sa traduction des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, adressée à Cosme de Médicis dans le manuscrit Laur. Strozzi 64, f. XIv ; J. H ANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 64, n. 79 ; p. 59 et 130. Un tel ouvrage permettait de montrer le désaccord des philosophes entre eux et donc l’erreur des sages païens, qui ne seraient pas inspirés par l’Esprit saint. 21. Voir aussi Dale KENT, Cosimo de' Medici and the Florentine Renaissance. The Patron’s Œuvre, New Haven 2000, p. 23-27. 22. Voir le texte latin et la traduction de S. MATTON dans « Quelques figures de l’antiplatonisme de la Renaissance à l’âge classique », dans M. DIXAUT (éd.), Contre Platon, I. Le platonisme dévoilé, Paris
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explique que Platon était un homme remarquable qui possédait certes un savoir étendu et une éloquence extraordinaire ; mais ses doctrines sur la nature de l’âme, la transmigration et la descente dans les corps, s’appuieraient plus sur l’assentiment que sur la démonstration. Bruni ajoute que Platon, en proposant sa cité idéale, a exprimé des idées parfaitement répugnantes pour nos mœurs et notre manière de vivre ; il critique aussi la méthode employée par Platon, la trouvant peu claire : « En effet, partout où il est mis en scène, Socrate ne suit jamais l’ordre des disciplines en allant pour ainsi dire du début à la fin, mais traite à sa fantaisie tantôt ceci, tantôt cela »23. Bruni oppose à cette manière de procéder la rigueur de la méthode aristotélicienne. De plus, Aristote serait un guide pour la vie entière. Platon, par contre, s’adresserait plutôt à des personnes mûres et déjà cultivées. Enfin, les hommes auraient envers Aristote une dette immense puisque c’est lui qui aurait rassemblé, en un seul corps de doctrine, des savoirs jusque-là dispersés24. La préférence de Bruni va manifestement à Aristote. Il est vrai que la venue à Florence du philosophe grec et platonicien Georges Gémiste Pléthon en 1439, avait relancé un certain intérêt pour Platon25. Pléthon, avant de repartir dans le Péloponnèse, avait même laissé à ses amis italiens, et pour leur faire plaisir, un opuscule intitulé En quoi Aristote est en désaccord avec Platon26. Mais il ne faut pas surestimer l’impact de ce petit texte en Italie, parce qu’il était d’une redoutable difficulté philologique et philosophique, et parce qu’il n’a pas été traduit en latin au XVe siècle. Qui donc pouvait le lire, à part des savants grecs émigrés ? Il faut ajouter que peu de temps avant que Cosme demandât à Ficin de traduire Platon en latin, plus précisément en 1458, Georges de Trébizonde, un Grec émigré, s’était déchaîné contre Platon dans un virulent pamphlet qu’il avait publié en latin pour être certain d’être bien entendu : non seulement il faisait de Platon la source de toutes les hérésies grecques27 – l’argument est traditionnel – mais également la cause du déclin des Grecs. Le platonisme serait responsable de la tendance à hiérarchiser les personnes dans la Trinité et du refus des Grecs d’admettre, en confessant le filioque, l’égalité rigoureuse des personnes divines28. Au livre III de cette Comparatio philosophorum Aristotelis et Platonis29, Georges de Trébizonde mettait en évidence la dépravation de Platon30 puis sa révoltante ingratitude envers les grands hommes qui
1993, p. 357-413 (p. 361-362 et n. 18). 23. Traduction S. M ATTON, « Quelques figures », op. cit., p. 362. 24. L. BRUNI A RETINO, Humanistich-philosophischen Schriften mit einer Chronologie seiner Werke und Briefe, éd. H. BARON dans Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters und der Renaissance, I, Leipzig 1928, réimpr. Wiesbaden 1969, p. 44-46 ; I. DÜRING, Aristotle in the Biographical Tradition (“Studia Graeco-latina Goteburgensia” 5), Göteborg 1957, p. 173-175 ; G. GRIFFITHS, J. HANKINS et D. T HOMPSON, The Humanism of Leonardo Bruni. Selected Texts (“Medieval and Renaissance Texts and Studies” 46. “Renaissance Society of America, Renaissance Texts Series” 10), Binghamton, New York 1987, p. 288-289 ; J. H ANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 64-65 et n. 80. 25. Voir B. TAMBRUN, Pléthon. Le retour de Platon, Paris 2006. 26. Cet ouvrage est improprement intitulé par les commentateurs « Des différences entre Platon et Aristote ». Le texte grec a été édité par B. LAGARDE dans un article intitulé « Le De differentiis de Pléthon d’après l’autographe de la Marcienne », Byzantion 43 (1973), p. 312-343. 27. Comparatio, II, 17 ; S. MATTON, « Quelques figures », op. cit., p. 377, n. 75. 28. Comparatio, II, 16 à 17 ; voir J. HANKINS, Plato, op. cit., p. 171 et n. 12. 29. S. MATTON propose un résumé de cet ouvrage, accompagné d’extraits du texte latin dans les notes, dans « Quelques figures », op. cit., p. 370-386. 30. Comparatio, III, 2-5 ; 7 ; 9.
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avaient sauvé la Grèce (Miltiade, Thémistocle, Périclès, Cimon)31 ; enfin il critiquait la cité des Lois32. Évidemment, le platonisme de l’Église grecque aurait été, selon Georges de Trébizonde, un obstacle à l’union des Églises au concile de Florence et il aurait donc empêché le salut de l’Orient face aux Turcs33. L’auteur du pamphlet mettait surtout en garde les Latins contre le poison platonicien et contre cette « vipère » de Pléthon ! Même le philosophe Jean Argyropoulos, Grec émigré lui aussi, recruté pour enseigner, avec l’appui de Cosme de Médicis, la philosophie aristotélicienne à l’université (Studium) de Florence, jugeait la philosophie de Platon trop poétique malgré sa dimension spéculative, et les présocratiques franchement obscurs ; seul, selon lui, Aristote dispenserait un enseignement systématique et véritablement scientifique34. Étant donné ce contexte assez crispé et peu favorable à Platon, qu’est-ce qui a bien pu pousser Cosme à faire traduire un auteur considéré comme douteux et même compromettant ? Cosme n’avait-il pas un intérêt spécial à faire traduire Platon ? Tout d’abord, Cosme de Médicis avait-il l’intention de faire du platonisme l’idéologie du parti Médicis35 ? C’est une théorie qui a circulé dès le XVIe siècle puisque Guichardin l’exprime déjà dans le Dialogo e discorsi del reggimento di Firenze36. Selon lui, Ficin aurait affirmé que, selon Platon, quand les cités sont bien ordonnées et bien gouvernées, les hommes de bien devraient se retirer le plus possible des tâches du gouvernement et des affaires37. Les Médicis auraient encouragé un platonisme invitant à se retirer du monde, dans le but de mieux asseoir leur pouvoir politique. Cependant Alison Brown dans un ouvrage intitulé The Medici in Florence fait remarquer que le premier ouvrage que Cosme de Médicis souhaitait voir traduire était les Lois de Platon ; ceci montrerait que l’intérêt que Cosme pouvait porter à Platon était plus politique qu’on le suppose ordinairement. Alison Brown rappelle à juste titre l’intérêt contemporain de Cosme de Médicis pour la notion de loi et
31. Ibid., III, 6. 32. Ibid., III, 10-12. 33. Ibid., II, 17 ; voir E. GARIN, L’Età nuova. Ricerche di storia della cultura dal XII al XVI secolo, Naples 1969, p. 288, suivi par J. HANKINS, Plato, op. cit., p. 171 et n. 13. 34. Bessarion ne pourra répliquer qu’une dizaine d’années plus tard, en 1469, en faisant imprimer à Rome, en latin, son volumineux ouvrage, In Calumniatorem Platonis. La tactique de Bessarion consistera alors à établir la concordance entre les deux philosophes qui s’accorderaient sur les thèses essentielles du platonisme et seraient compatibles avec le christianisme. Bessarion adressera un exemplaire de son livre à Marsile Ficin qui adoptera lui aussi la solution préconisée par les néoplatoniciens faisant de la philosophie d’un Aristote physicien, une propédeutique à celle d’un Platon théologien : voir J. MONFASANI, « Marsilio Ficino and the Plato-Aristotle Controversy », dans M. J. B. A LLEN, V. R EES et M. DAVIES (éd.), Marsilio Ficino: His theology, his philosophy, his legacy, Leyde, Boston, Cologne 2002, p. 179-202 (ici p. 188). 35. Voir la bibliographie dans D. KENT, Cosimo de’ Medici, op. cit., p. 34 et note 16-17 ; A. BROWN, The Medici in Florence, Florence, Perth 1992, p. 215, n. 1 ; J. HANKINS, « The Invention of the Platonic Academy of Florence », Rinascimento, 41 (2001), p. 3-35 (ici p. 4 et n. 3). 36. R. PALMAROCCHI (éd.), F. Guicciardini. Dialogo e discorsi del reggimento di Firenze, Bari, Laterza 1932, p. 53 = Dialogo del Reggimento di Firenze, G. M. A NSELMI et C. VAROTTI (éd.), Torino 1994, p. 86-87. 37. Cf. A. RINUCCINI, De libertate, dans F. ADORNO (éd.), Atti e memorie dell’ accademia toscana di scienze e lettere La Colombaria 22 (1957), p. 297-298 ; voir A. BROWN, The Medici in Florence, op. cit., p. 215.
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les débats qu’il a organisés autour de cette question38. Cosme aurait été intéressé par la promotion d’un nouveau type de gouvernant à la fois supérieur aux lois rigides et affranchi de la loi coutumière, elle-même liée aux statuts des corporations ; il aurait souhaité l’émergence d’une classe politique de métier qui aurait allié pouvoir et sagesse. Autrement dit, les Médicis auraient souhaité que les tâches politiques fussent confiées à des hommes compétents, alors que, dans la république de Florence, les élus qui occupaient les charges politiques les plus élevées étaient renouvelés tous les deux mois, ce qui permettait une rotation rapide des élus et l’accès au pouvoir de membres des diverses corporations et de représentants des quatre quartiers de Florence39. L’idée platonicienne du philosophe-roi et la division platonicienne de la cité en classes auraient donc été d’un grand intérêt pour justifier ce changement et accompagner l’inflexion oligarchique que les Médicis imposaient, après les Albizzi, au gouvernement de la cité. L’intérêt de Cosme pour le philosophe-roi platonicien a été envisagé par de nombreux autres commentateurs, par exemple par Sebastiano Gentile40 et Cesare Vasoli41. Mais on peut objecter à cette théorie que Cosme s’est toujours appliqué à conserver une image de citoyen particulier et de simple citadin, qu’il a même toujours évité soigneusement de se mettre lui-même en avant (il n’occupa que trois fois le poste de gonfalonier de justice, l’un des offices majeurs, et pour deux mois chaque fois). Ce que l’on appelle l’infléchissement oligarchique de la république de Florence a surtout été obtenu par la manipulation des élections et du système électoral. Ainsi, dès le retour de Cosme d’exil en 1434, un pouvoir grandissant a été donné aux accopiatori qui choisissaient « à la main », dans des bourses, les noms des personnes éligibles, pour les associer à des charges politiques. Or, ces accopiatori étaient des fidèles des Médicis et ils agissaient comme un filtre dans la désignation aux magistratures politiques. Ils opéraient en effet une sélection préalable des candidats avant d’insérer leur nom dans les bourses. Ils décidaient aussi du nombre de noms à placer dans chaque bourse. Aucun contrôle ne s’exerçait véritablement sur ces opérations. Corrélativement, le parti des Médicis obtenait régulièrement le recours à des commissions extraordinaires, les balíe, pour légiférer sur des questions fondamentales, notamment en matière électorale. Mais celui-ci n’a jamais eu le contrôle absolu du reggimento et il a dû faire face à l’opposition de familles florentines rivales, notamment en 145842. En réalité, Cosme gouvernait grâce à ses réseaux tissés à travers la famille, les voisins, les amis, les confraternités, plutôt que directement43. Il n’a pas
38. A. BROWN, The Medici in Florence, op. cit., p. 218-224. 39. Sur l’histoire du gouvernement de Florence voir N. RUBINSTEIN, The government of Florence under the Medici (1434 to 1494), Oxford 1966, 1997 (2e édition) ; I. TADDEI, « Le système politique florentin au XVe siècle », dans J. BOUTIER, S. LANDI et O. ROUCHON (éd.), Florence et la Toscane XIVeXIX e siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes 2004, p. 39-63. 40. Voir l’introduction de S. GENTILE (éd.), M ARSILIO FICINO, Lettere I, Florence 1990, p. XXIXXII. 41. C. VASOLI, Quasi sit deus. Studi su Marsilio Ficino, Lecce 1999, p. 37-38. 42. Voir N. RUBINSTEIN, The government of Florence, op. cit., p. 1-153 ; A. FIELD, The Origins of the Platonic Academy of Florence, Princeton 1988, p. 20-21. 43. A. FIELD montre qu’entre 1454 et 1463 les leaders du parti Médicis ne s’en remirent à la décision de Cosme que quatre fois : voir The Origins of the Platonic Academy of Florence, Princeton 1988, p. 21.
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cherché à transformer Florence en royauté et le système politique républicain s’est bien maintenu pendant tout le XVe siècle. Arthur Field, dans The origins of the Platonic Academy of Florence, publié en 1988, critique l’attitude d’un grand nombre d’historiens qui considèrent le platonisme comme l’idéologie officielle ou non-officielle du parti Médicis44. Selon lui, la demande faite par Cosme à Ficin de traduire les œuvres de Platon aurait plutôt été l’une des manifestations de l’expansion de la culture humaniste qui a suivi la paix de Lodi conclue en 1454 entre les cités italiennes rivales, mais elle aurait surtout coïncidé avec une période de difficultés et de perte de pouvoir pour le parti Médicis, doublée de difficultés internes au parti lui-même. La réponse d’un Marsile Ficin, mandaté pour traduire Platon, serait au mieux un appel à l’unité et à l’harmonie, par le lien de l’amour. Il s’agirait de proposer une réconciliation à l’échelle de la cité de Florence entre les âmes des citoyens45. Selon Arthur Field, il ne faudrait donc pas exagérer le rôle de Cosme : il n’y aurait pas eu d’idéologie platonicienne toute prête, diffusée par Ficin à la demande de Cosme. Alison Brown reconnaît que finalement nous ne savons pas ce qui a décidé Cosme à commander la traduction de l’œuvre de Platon46, et Arthur Field, en 2002, en vient à admettre qu’il est néanmoins possible que les œuvres de Platon aient eu un attrait spécial pour Cosme, et estime que c’est une question qui demeure ouverte47. Alors James Hankins reproche à Arthur Field de revenir sur ses positions : il le loue pour avoir dissocié, en 1988, le platonisme ficinien du patronage des Médicis, mais lui reproche de reculer, en 2002, par rapport à sa précédente position qui consistait à soutenir que Cosme n’était pas un crypto-platonicien48. Dès 1992, James Hankins a pour sa part cherché à montrer qu’en réalité les goûts littéraires de Cosme de Médicis étaient éclectiques. Depuis sa jeunesse, Cosme manifestait un réel intérêt pour la littérature et la philosophie morale. Il fréquentait des cercles d’humanistes : il était notamment très lié avec Niccolò Niccoli, Carlo Marsuppini, Poggio Bracciolini (il était moins intime avec Leonardo Bruni). Cosme n’était cependant pas un humaniste professionnel ; il n’était probablement même pas capable de composer lui-même des lettres en latin correct. La commande de la traduction des œuvres de Platon serait alors à comprendre dans le cadre général du mécénat de Cosme ; ce mécénat s’exerçait dans des domaines très divers et il permettait de justifier l’acquisition des richesses colossales des Médicis par l’emploi qu’ils en faisaient pour la gloire de la cité et pour la gloire de Dieu49. Plus précisément, dans les années 1450, Florence semblait perdre sa place de reine des humanités. Ses grands
44. A. FIELD, The Origins, op. cit., p. 24-47. 45. Ibid., p. 47-51, puis p. 178-180 et 196-201. 46. A. BROWN, The Medici in Florence, op. cit., p. 221 : « We do not know what made Cosimo decide to commission the translation of Plato’s opus ». 47. Voir A. FIELD, « The Platonic Academy of Florence », dans M. J. B. ALLEN, V. REES et M. DAVIES (éd.), Marsilio Ficino, op. cit., p. 359-376 (ici p 370) : « Nonetheless, it is possible that Plato’s works did have a special appeal for Cosimo. This is still an open question. » 48. J. HANKINS, « The Invention of the Platonic Academy of Florence », op. cit., p. 5 et 9 : « Prof. Field wishes to retreat from his earlier position that Cosimo de’ Medici was not a crypto-Platonist. He now wishes to take seriously the idea that ‘Plato’s works did [after all] have a special appeal for Cosimo’ ». 49. J. HANKINS, « Cosimo de’ Medici as a Patron of Humanistic Literature », dans F. A MES-LEWIS (éd.), Cosimo ‘il Vecchio’ de’ Medici, 1389-1464, Oxford 1992, p. 69-94 (p. 83-86).
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humanistes (Bruni, Niccoli, Marsuppini) étaient morts ; Poggio désormais âgé n’était pas compétent en philosophie. Cosme était responsable de l’exil de Palla Strozzi, de Filelfe et de Manetti. C’était Rome qui était devenue la capitale des humanités, notamment pour le grec et la philosophie. Il aurait donc fallu, pour des raisons électorales, satisfaire la demande des familles qui souhaitaient que leurs enfants reçussent une éducation complète ; l’entrée d’Argyropoulos, pourtant un ancien protégé de Palla Strozzi, comme professeur de philosophie aristotélicienne au Studium de Florence pourrait être une forme de réponse à ceux qui réclamaient le recrutement de Filelfe. Donc le platonisme aurait été plutôt l’affaire de Marsile Ficin que celle de Cosme. S’il y a eu une convergence entre l’intérêt religieux de Ficin pour le platonisme et l’attitude politique de mécène de Cosme de Médicis, en aucun cas Cosme n’aurait cherché à accompagner son activité politique d’une idéologie platonicienne. Pourtant la question posée par J. Hankins, demeure sans réponse ; en effet, comment les œuvres d’un philosophe considéré comme dangereux, car polythéiste et homosexuel, et même comme le germe de toutes les hérésies helléniques, ont-elles pu entrer, en 1464, pour ainsi dire dans la praeparatio mortis de Cosme de Médicis50 ? En effet, sur son lit de mort, Cosme se faisait lire des textes de Platon par Ficin. Il fallait donc bien que Cosme ait un attrait particulier pour Platon. Je crois qu’une nouvelle piste peut être envisagée si l’on relit attentivement la lettre-dédicace que Ficin a rédigée pour sa traduction des Ennéades de Plotin, publiée en 1492. Elle rapporte des événements qui se sont déroulés en 1439 à l’époque du concile de Florence. Ficin écrit que Cosme aurait « souvent » écouté le philosophe grec Gémiste surnommé Pléthon, et qui était « comme un autre Platon », discuter des « mystères platoniciens ». Cosme en aurait été comme « inspiré » à « concevoir une sorte d’Académie »51. Et quelques lignes plus loin Ficin raconte comment Cosme le choisit lui, Ficin, pour traduire Platon. On sait que le philosophe grec Gémiste Pléthon dont parle Ficin dans ce texte était venu au concile de Florence pour défendre la cause des Grecs dans l’affaire de l’union des Églises ; or il s’était aussi entretenu avec ses amis italiens sur Platon et le platonisme. Pléthon parle lui-même de ces conférences-débats (sunousiai) sur Platon, auxquelles il a participé52. Donc Cosme, d’après Ficin, assiste aux conférences-débats de Pléthon et il en est si fortement impressionné qu’il en conçoit le projet « d’une sorte d’académie ». Cependant, Pléthon ne parlait pas le latin et Cosme ne parlait pas le grec. Certes
50. J. HANKINS, Plato in the Italian Renaissance, op. cit., p. 268. 51. « Magnus Cosmus, senatus consulto patrie pater, quo tempore concilium inter Graecos atque Latinos sub Eugenio Pontifice Florentiae tractabatur, philosophum graecum, nomine Gemistum cognomine Plethonem, quasi Platonem alterum de mysteriis Platonicis disputantem frequenter audivit, e cuius ore ferventi sic afflatus est protinus, sic animatus, ut inde academiam quandam alta mente conceperit, hanc oportuno primum tempore pariturus » (Marsilius Ficinus, Opera omnia, Bâle 1576, p. 1537). Je cite le texte latin collationné par J. Hankins avec le manuscrit Plut. LXXXII, 10 conservé à la Biblioteca Laurenziana de Florence : voir J. HANKINS, « Cosimo de’ Medici and the “Platonic Academy” », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 33 (1970), p. 144-162 (Appendix II, p. 160) et, sur le sens à donner à l’expression « […] academiam quandam […] conceperit », voir aussi idem, « The Invention of the Platonic Academy of Florence », op. cit., p. 3-35. 52. Dans la Réplique de Pléthon à Scholarios : B. LAGARDE, « Georges Gémiste Pléthon : Contre les objections de Scholarios en faveur d’Aristote (Réplique) », Byzantion 59 (1989), p. 354-507 (p. 372, 16).
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il y avait des interprètes. Mais le discours de Pléthon était tellement technique et difficile pour les Italiens qu’il s’est senti obligé de rédiger à leur intention l’opuscule En quoi Aristote est en désaccord avec Platon, dans lequel il résumait ses thèses sur Platon. Mais qu’est ce qui a donc pu retenir l’attention de Cosme qui n’était pas un philosophe professionnel ? Eh bien, c’est certainement un tout petit mot, un seul, mais très chargé de sens pour Cosme comme pour Pléthon : c’est le mot de « mages ». En effet, dans sa fameuse lettre, Ficin explique ce que Cosme a retenu de Pléthon : il l’a, dit-il, écouté souvent parler des « mystères platoniciens ». L’expression « mystères platoniciens » est très importante. Elle a un sens technique. Cette expression se rapporte précisément au cursus des études en vigueur dans les écoles néoplatoniciennes à la fin de l’Antiquité (aux Ve et VIe siècles). Dans ce cursus, l’œuvre d’Aristote, appelée les « petits mystères » de la philosophie, prépare à l’étude des œuvres de Platon, les « grands mystères »53. L’étude des œuvres de Platon, se fait dans un ordre rigoureux et elle comprend deux cycles qui constituent un véritable chemin initiatique qui part des « propylées », c’est-à-dire du Premier Alcibiade, pour conduire à l’« adyton » du temple (c’est-à-dire au Parménide). Mais le Parménide ne constitue pas la dernière étape du cursus philosophique car celui-ci culmine dans l’étude des « Oracles chaldaïques ». Or, Pléthon justement avait mis au centre de son œuvre la collection d’Oracles chaldaïques qu’il avait trouvée chez Michel Psellos (philosophe grec du XIe siècle). Mais pour Pléthon, une telle œuvre ne pouvait pas être attribuée à des chaldéens, c’est-à-dire à des magiciens, à ces deux Julien dont parlait Michel Psellos54, à ce Julien-père qui conduisait son fils jusqu’à l’époptie, c’est-à-dire à la vision directe de tous les dieux, et qui interrogeait l’âme de Platon sur ce qu’il voulait ; ces Oracles de haute sagesse ne pouvaient pas être attribués à ces goètes, à de vulgaires magiciens chaldéens ; il y avait eu confusion, les oracles devaient avoir été recueillis non par des théurges chaldéens mais par des mages, c’est-à-dire comme l’indiquent bien les sources grecques et les sources persanes, par des sages, disciples de Zoroastre55. Pythagore et Platon auraient à leur tour conservé et transmis cette sagesse des mages, c’est-à-dire des sages disciples de Zoroastre. C’est pourquoi Pléthon au lieu d’appeler ces Oracles des « Oracles chaldaïques », les appelle toujours « Oracles magiques des mages disciples de Zoroastre »56. Les termes de « mages » et de « magiques » ayant ici un sens strictement philosophique. Donc, lorsque Pléthon parlait des « mystères platoniciens » en présence de Cosme,
53. Voir Ph. HOFFMANN, « La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne », dans J.-D. DUBOIS et B. ROUSSEL (dir.), Entrer en matière. Les prologues (“Patrimoines. Religions du Livre”), Paris 1998, p. 209-245 (p. 211-213). 54. Dissertation Sur la chaîne d’or, dans J. M. DUFFY et D. J. O’M EARA (éd.), Philosophica Minora, I, J. M. DUFFY (éd.), Opuscula logica, physica, allegorica, Stuttgart, Leipzig 1992, p. 166, 44-51. 55. Voir M. TARDIEU et J. NICOLET, « Pletho arabicus. Identification et contenu du manuscrit arabe d’Istanbul, Topkapi Serai, Ahmet III 1896 », Journal asiatique 268 (1980), p. 35-57 ; M. TARDIEU, « Pléthon lecteur des Oracles », Mêtis 2 (1987), p. 141-164. 56. Voir les Oracles magiques des mages disciples de Zoroastre et les deux Commentaires de Pléthon sur les Oracles : Magika logia tôn apo Zoroastrou magôn, Georgiou Gemistou Plêthônos Exêgêsis eis ta auta logia. Oracles chaldaïques. Recension de Georges Gémiste Pléthon, Édition critique avec introduction, traduction et commentaire par B. TAMBRUN-K RASKER, La Recension arabe des Magika logia par M. TARDIEU (“Corpus Philosophorum Medii Aevi”. “Philosophi Byzantini” 7), Athènes, Paris, Bruxelles 1995.
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il le faisait évidemment pour montrer que Platon était l’héritier de cette sagesse des mages disciples de Zoroastre, sagesse si ancienne qu’elle remontait à un Zoroastre qui aurait vécu cinq mille ans avant la guerre de Troie : c’est la thèse qui fonde tout le système philosophique de Pléthon. Mais qu’est-ce qui a donc pu intéresser Cosme dans ce qu’il ne pouvait comprendre qu’à demi-mot ? Probablement pas Zoroastre qui pour Cosme n’avait pas grand intérêt, mais le mot de « mages ». En effet, Cosme avait depuis bien longtemps pris pour modèles, pour exempla, justement les mages. Premièrement, les Médicis patronnaient une confraternité qui se nommait Compagnia de’ Magi57. Cette compagnie était une confraternité de laudesi58. La Compagnia de’ Magi avait son siège à San Marco. Contrairement aux fraternités liées à des guildes ou à des paroisses, les membres des compagnies de laudesi pouvaient venir des quatre quartiers de Florence et exercer des professions dans divers secteurs économiques. Il s’agissait donc d’organisations transversales par rapport au cadre des corporations59. Elles avaient une structure en réseau ; elles étaient financièrement autonomes et dirigées par un collège de capitaines. Or les confraternités avaient une fonction vitale dans la Florence du XVe siècle. En effet, leur rôle était tout d’abord religieux : elles se consacraient à des œuvres de piété et de dévotion en l’honneur d’un saint patron pour lequel elles organisaient des fêtes ou des représentations sacrées. Mais en même temps, elles agissaient comme un régulateur social dans la gestion de l’indigence : la solidarité entre les membres d’une fraternité permettait d’offrir, par exemple, une aide financière pour doter les filles ou pour enterrer les défunts ; elles distribuaient la charité aux pauvres et certaines possédaient des hôpitaux. Il faut ajouter qu’elles étaient souvent soupçonnées d’avoir aussi un rôle politique : les dissolutions prononcées en 1419, 1426 ou encore en 1432, montrent qu’elles pouvaient avoir des accointances avec des factions. Le patronage des Médicis à l’égard de la Compagnia de’ Magi est attesté à partir de 1436. À cette époque, Cosme devient aussi le bienfaiteur principal de l’église et du couvent de San Marco où la confraternité est hébergée et, le 6 janvier 1443, l’église est officiellement consacrée à Saint Marc, Cosme et Damien60. De plus, la Compagnia de’ Magi était chargée d’organiser les processions des fêtes de l’Épiphanie et de la saint Jean, avec l’accord de la Signoria qui aidait à les financer notamment en levant des impôts sur les Juifs61. Ces fêtes, où l’on voyait défiler les rois mages avec leur suite, étaient extrêmement luxueuses et impressionnantes62. Lors des fêtes de 1429
57. La Compagnia de’ Magi est mentionnée pour la première fois dans un document officiel le 25 février 1417, mais elle existait probablement déjà à la fin du XIVe s. : voir R. HATFIELD, « The Compagnia de’ Magi », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 33 (1970), p. 107-161 (p. 108109 et note 13). 58. Parmi les cinq types principaux de confraternités présentes à Florence à la fin du Moyen-Âge, la caractéristique des compagnies de laudesi, dont l’origine est liée au culte marial, est d’avoir développé des pratiques para-liturgiques comme la récitation chantée des Laudes (écrites en italien) et de l’Ave Maria ; c’est d’ailleurs dans les compagnies de laudesi que s’est développé le chant polyphonique. 59. Voir D. K ENT, Cosimo de' Medici, op. cit., p. 54-55. 60. R. HATFIELD, « The Compagnia de’ Magi », op. cit., p. 135-136. 61. Voir Ibid., p. 109-110. 62. La célébration de cette fête est attestée à Florence dès 1390. Après avoir été suspendue en 1419, elle est à nouveau autorisée par une délibération des Signori e Collegi, datée du 7 janvier 1428. D’annuelle, elle devient quinquenale à partir du 12 novembre 1446 (voir R. HATFIELD, « The Compagnia de’ Magi », op. cit., p. 111, 113 et note 35).
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la procession partait de la Piazza della Signoria, où était installé le palais d’Hérode à Jérusalem, pour aboutir à San Marco où était située la crèche de Bethléem. Cette procession constituait le moment le plus important de la fête. À la fin du concile de Florence, la fête de la saint Jean, le 23 juin 1439, donna lieu à des célébrations du même type, et devant des témoins grecs stupéfaits par le luxe des festivités, paradèrent des hommes habillés en mages ; on représenta la Nativité avec les bergers, l’étoile, les animaux et la crèche63. La fête de 1447 fut particulièrement mémorable. Or, parmi les dix festaiuoli, responsables de l’organisation de la fête et dont l’élection fut approuvée par les Signori et Collegi, se trouvait Giovanni, fils de Cosme de Médicis. En décembre 1450, Contessina, l’épouse de Cosme, parlait, dans une lettre adressée à leur fils, des vêtements luxueux d’or, de martre et de zibeline qu’ils portaient lorsqu’ils participaient à la procession64. En 1454, lors de la fête de la saint Jean, les mages étaient accompagnés d’une cavalcade de plus de deux cents chevaux richement parés, d’après le témoignage de Matteo Palmieri65. Lors des fêtes de l’Épiphanie et de la saint Jean Baptiste, saint patron de la ville de Florence, les Médicis avaient donc l’occasion de parader avec ostentation dans les rues de Florence, et ceci évidemment pour la gloire de Dieu et pour la gloire de la cité. Deuxièmement, Cosme faisait périodiquement des retraites dans une cellule de moine qu’il avait fait aménager pour lui dans le couvent de San Marco. Or il avait fait décorer sa cellule d’une fresque représentant les mages. Finalement, les mages deviennent si importants pour les Médicis que, dans l’inventaire du palais Médicis en 1492, on trouve cinq représentations picturales des mages (en plus des fresques de Gozzoli dont nous allons parler), alors que dans l’inventaire de 1417 il n’y en a aucune66. Troisièmement, en 1459 Cosme patronne une œuvre picturale de grande envergure : il confie à Benozzo Gozzoli l’exécution d’une fresque couvrant tous les murs de la chapelle du nouveau palais des Médicis, situé dans la Via Larga ; or cette image, qui enveloppe totalement le spectateur, représente Le Voyage des mages67. Sur la fresque on voit trois mages d’âge différent qui voyagent en cortèges séparés, mais qui semblent à la fois se succéder et converger vers la Nativité68 placée au-dessus de l’autel. Parmi les portraits réalisés par Gozzoli sur les panneaux de la
63. Voir G. PASINI, Codices manuscripti Bibliothecae regii Taurinensis Athenaei, I, Turin 1749, p. 271 sq. ; J. GILL, Quae supersunt actorum Graecorum Concilii Florentini (“Concilium Florentinum : Documenta et scriptores” ser. B, v), I, Rome 1953, p. I-XIII. 64. « Messer Rossello ha arrecato a Cosimo una bella ciopa a la polacca di martore e zibellini e uno pajo di guanti e uno dente di pesce [che] è lungo un’ braccio ; ché abiendosi a fare più la festa de’ Magi, queste cose daràno un po’ di risquitto al moi drapo a oro », cité par D. KENT, Cosimo de' Medici, op. cit., p. 314 et n. 49 ; p. 480. 65. Voir les références dans R. HATFIELD, « The Compagnia de’ Magi », op. cit., p. 114, n. 40. 66. Voir E. MÜNTZ, Les collections des Médicis au quinzième siècle, Paris, Londres 1888, p. 60 ; 62 ; 64 ; 85 et R. HATFIELD, « The Compagnia de’ Magi », op. cit., p. 137 et n. 143. 67. Sur cette fresque voir notamment F. CARDINI, La cavalcata d’Oriente. I magi di Benozzo a Palazzo Medici, Rome 1991 ; C. ACIDINI LUCHINAT (dir.), Benozzo Gozzoli, La Chapelle des Mages (trad. française par F. LIFFRAN), Paris 1994 ; D. COLE AHL, Benozzo Gozzoli. Traduzione dall’ inglese di M. Maiani, Milano 1997 (traduction italienne de Benozzo Gozzoli, New Haven 1996) ; D. KENT, Cosimo de' Medici, op. cit. 68. Cette œuvre a été réalisée par Filippo Lippi. Voir l’analyse qu’en propose D. KENT, Cosimo de' Medici, op. cit., p. 322-328.
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fresque, Diane Cole Ahl69 et Cristina Acidini Luchinat70 ont identifié des membres de la famille Médicis (Cosme, Pierre, Charles, le fils illégitime de Cosme, Laurent, fils de Pierre et de Lucrèce Tornabuoni, son jeune frère Julien, peut-être Cosimino, fils de Jean, etc.), des amis (Bernardo Giugni), des clients, le peintre lui-même, des alliés (Galeazzo Maria Sforza, fils de Franceso Sforza, Sigismond Pandolfe Malatesta et peut-être Néri Capponi), mais aussi – et ce point mérite notre attention – des directeurs des filiales des banques alliées aux Médicis, notamment Francesco Sassetti, et peut-être Roberto di Niccolò Martelli. La famille Médicis n’est pas une famille d’ancienne noblesse à Florence, mais une famille marchande dont la montée en puissance est récente. Ainsi, le jeune mage, Gaspar, qui porte ostensiblement les armoiries de la gens Médicis, incarne le type et l’espoir de cette famille : comme le fait remarquer D. Cole Ahl, ce jeune mage n’est pas un portrait idéalisé de Laurent, le petit-fils de Cosme, et futur Laurent le Magnifique, car celui-ci et son frère Julien, sont reconnaissables dans le groupe qui suit Cosme et Pierre de Médicis71. De plus, le Voyage des mages présente manifestement un caractère oriental qui a un rapport avec le concile de Florence. C’est pourquoi le mage d’âge mûr et barbu, Balthazar, est traditionnellement considéré comme un portrait idéalisé de l’empereur de Byzance, Jean VIII Paléologue, qui avait séjourné à Florence en 1439 pour participer au concile sur l’union des Églises. Il est vrai que l’arrivée du basileus à Florence avait fortement impressionné les habitants de la ville ; d’autres artistes italiens ont réalisé des portraits de Jean VIII, notamment Pisanello72 et Piero della Francesca (Dans la Flagellation du Christ, le basileus, reconnaissable à sa coiffure et à sa barbe, est assis de profil à l’arrière-plan du tableau, à gauche). Balthazar porte un costume luxueux ; or Sylvestre Syropoulos raconte bien dans ses Mémoires (III, 28) que l’empereur avait fait confectionner à grands frais un harnachement contenant beaucoup d’or, pour « parader au milieu des Italiens » et « passer pour un grand basileus ». À l’époque où Benozzo Gozzoli peint le Voyage des mages, l’empereur est décédé, Constantinople est tombée aux mains des Turcs et l’Empire byzantin n’existe plus, mais tous ces événements sont encore récents ; les Grecs lettrés qui viennent s’installer en Italie apportent avec eux de précieux manuscrits et transmettent leurs savoirs. Quant au mage âgé, Melchior, ce n’est pas, comme on l’a cru parfois, un portrait du patriarche de Constantinople, Joseph II, venu lui aussi au concile, décédé à Florence et enterré à Santa Maria Novella73 ; en réalité, c’est le type d’un mage oriental ancien et même très ancien. La fresque signifie donc que la sagesse de la plus haute antiquité, sagesse du mage ancien, venue d’Orient, celle dont parlait Pléthon, a été transmise aux Grecs c’est-àdire à Platon et à Pléthon qui est (comme le rappelle Ficin) le double de Platon, et qui a participé au concile avec l’empereur de Byzance, et que cette sagesse a elle-même été transmise à Florence grâce aux Médicis. Le rôle des Médicis ne se limite d’ailleurs
69. D. COLE A HL, Benozzo Gozzoli., op. cit., p. 95 et fig. 113, p. 96. 70. C. ACIDINI LUCHINAT, dans C. ACIDINI LUCHINAT (dir.), Benozzo Gozzoli. La Chapelle des Mages, op. cit., p. 43 et 364-369, suivie par D. KENT, Cosimo de' Medici, op. cit., p. 315-318. 71. D. COLE A HL, Benozzo Gozzoli, op. cit., p. 95 et fig. 113, p. 96. Voir aussi C. ACIDINI LUCHINAT, dans C. ACIDINI LUCHINAT (dir.), Benozzo Gozzoli, op. cit., p. 43 et 366-367. 72. Voir aussi la miniature du Codex Sinaiticus 2123, f. 30v effectuée d’après le modèle de Pisanello. 73. L’effigie du patriarche présente sur son tombeau, montre une calvitie totale, tandis que Melchior est barbu et chevelu.
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pas à leur soutien financier et bancaire ; en effet, il faut rappeler qu’à l’époque du concile de Florence, l’empereur de Byzance conservait dans sa résidence italienne un magnifique manuscrit des œuvres complètes de Platon qui, selon A. Diller et S. Gentile, devait appartenir en réalité à Pléthon74 ; de plus, le manuscrit offert à Ficin (identifié au Laurentianus 85, 9) et d’abord acquis par Cosme de Médicis à l’époque du concile de Florence aurait été copié par Christophorus de Persona, un romain qui avait étudié en Grèce pendant sa jeunesse auprès de maîtres réputés, dont probablement Pléthon (puisqu’il a par ailleurs traduit des auteurs étudiés et copiés par ce philosophe). Mais revenons à la fresque de Gozzoli : son Voyage des mages signifie que les Médicis, qui ne sont pas d’un lignage ancien, peuvent désormais se prévaloir d’un lignage exemplaire remontant à Platon et, à travers Platon, aux mages. D’où l’importance de faire traduire Platon, maillon essentiel entre les Médicis et les mages, car en faisant traduire Platon, on peut accéder aux mages, et même se les approprier. Mais le problème de Cosme est surtout de justifier l’acquisition de ses richesses, de justifier les affaires bancaires, le prêt à intérêt, la chrématistique, l’argent qui n’est pas le fruit d’un travail et qui pose tant de problèmes à ses contemporains. On sait que François Filelfe, par exemple, reprenait les critiques qui circulaient communément à l’égard des Médicis, pour attaquer Cosme notamment dans son livre Commentationes Florentinae de exilio : il dénonçait les richesses des Médicis, acquises par l’usure, et l’usage qui en était fait75. Effectivement, la banque permet de produire des richesses d’une bien étonnante façon ; et quand l’or produit de l’or, est-ce que cela ne relève pas au fond de la magie ? C’est pourquoi Cosme justifie la pratique bancaire, dans une vaste opération de communication, en utilisant autant qu’il le peut les mages. En effet, la chapelle du palais Médicis est destinée à un double usage : à un usage religieux, bien sûr, puisqu’elle possède un autel et que l’on peut y prier ou dire la messe, mais aussi à un usage politique puisque Cosme y reçoit les personnages importants de la cité, des délégations publiques, des amis, des alliés et des ambassades. Par le truchement de la philosophie et avec sa caution un peu douteuse, Cosme justifie donc sa magie bancaire et ses opérations bancaires internationales en prenant pour exempla les mages qui sont les modèles des grands banquiers internationaux. Ajoutons que les mages apportent des présents luxueux au Christ nouveau-né. Ainsi la fresque réalisée dans une chapelle montre aussi que le luxe qui résulte des affaires bancaires des Médicis est justifié dans la mesure où il se met au service du christianisme. C’est donc l’usage, autrement dit un mécénat pour la gloire de Dieu et pour la gloire de la cité, qui justifie le mode d’acquisition, c’est-à-dire l’usure. Traduire Platon ne relève donc pas de l’idéologie. Cosme n’a pas cherché à imposer une idéologie du parti Médicis. Par contre, il fait de la communication par l’image et par les mages : les deux concepts peuvent être plus ou moins consciemment superposés (en italien ou en latin), les mages (i magi) étant l’objet de l’image (imago) au sein de laquelle le spectateur, à l’intérieur de la chapelle, est totalement immergé. La liaison entre les Médicis et les mages, via la Grèce et Platon, opère encore plus directement que la sophistique, sans passer par le détour de l’argumentation. Elle consiste en une manipulation d’illusionniste, en un tour de passe-
74. Voir les références dans J. HANKINS, « Cosimo de’ Medici and the Platonic Academy », op. cit., p. 157. 75. J. HANKINS, « Cosimo de’ Medici as a Patron of Humanistic Literature », op. cit., p. 85 et note 56.
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passe, les mages orientaux de Pléthon étant amalgamés avec ceux du Nouveau Testament. D’ailleurs cette opération de communication ne s’est pas limitée à la traduction de Platon. Elle concerne aussi celle d’Hermès Trismégiste. Rappelons que Cosme a proposé à Ficin, en 1462, de traduire Platon, et qu’il lui demande soudain d’interrompre ce travail pour traduire d’abord Hermès Trismégiste : « Mais ensuite, en 1463, il [Cosme] me chargea de traduire d’abord Hermès Trismégiste et ensuite Platon »76. Pourquoi Cosme a-t-il donc fait traduire Hermès Trismégiste ? En avril 1463 Marsile Ficin offre sa traduction du Pimander à Cosme de Médicis et, en septembre 1463, Tommaso Benci en fait une version italienne. Or ce livre est réalisé, comme l’explique bien Benci dans sa préface77, à l’intention des marchands qui s’intéressent à la philosophie mais ne connaissent pas le latin. Hermès Trismégiste peut alors devenir l’exemplum des marchands florentins. Il faut bien justifier le commerce ! Comment passe-t-on d’Hermès Trismégiste aux marchands ? Tout simplement en amalgamant son nom avec celui du dieu Hermès/Mercure, patron des voyageurs et des marchands, avec la caution de Cicéron (De natura deorum, 3, 56) et de Lactance (Divinae institutiones, 1, 6, 2-3) qui assimilent le dieu Hermès et le sage Hermès Trismégiste, comme l’indiquera Ficin dans l’Argumentum précédant sa traduction du Pimander78, tandis qu’Augustin dans la Cité de Dieu (18, 39), fait du sage Hermès Trismégiste le petit-fils du dieu Hermès. Cosme procède bien par un ensemble de petites tricheries infinitésimales : il affiche un attachement de façade au système républicain, ne se met pas en avant, ne cherche pas à devenir un roi, n’est pas vraiment intéressé par l’idéologie du philosophe-roi ; mais il opère en coulisse par de petites manipulations du système électoral, par de petits tours de passe-passe visant à mettre les partisans des Médicis aux postes clefs de la cité. Tout cela a-t-il des conséquences pour la philosophie ? Lorsque Ficin écrit sa Théologie platonicienne, il pille la collection des Oracles magiques de Pléthon79 et le Commentaire de Pléthon ; il les utilise comme une sorte de ligne de basse qui soustend toute la polyphonie de son propre texte ; c’est sans doute dommage pour l’œuvre de Pléthon qui n’est guère mentionné et que l’on a oublié. Mais surtout, Ficin confond les mages disciples de Zoroastre avec les Mages du Nouveau Testament, faisant de Platon à la fois le creuset où se fondent toutes les théologies anciennes et la caution d’un christianisme en mal de refondation. Enfin, Ficin confond aussi tous ces mages
76. Voir ci-dessus, la note 2. 77. Éditée par P. O. K RISTELLER, Supplementum Ficinianum, I, Florence 1937, rééd. 1973, réimp. 1999, p. 98-101. Ce point est souligné par A. FIELD, The Origins, op. cit., p. 17 et p. 198. 78. Opera omnia, Bâle 1576, p. 1836. 79. I.K LUTSTEIN (Marsilio Ficino et la théologie ancienne, Florence 1987, notamment p. 49) cherche à montrer que la traduction latine des Oracles présente dans le Laurentianus 36,35, ne peut pas être attribuée à Marsile Ficin ; l’écriture serait celle de fra Giocondo Giovanni da Verona, et les corrections semblent être de la main de Jean Lascaris qui serait aussi l’auteur de la traduction ; Lascaris serait également le traducteur du Commentaire de Pléthon qui se trouve dans l’Ottobonianus lat. 2966. Voir aussi le catalogue de l’exposition de manuscrits de la Biblioteca Laurenziana (17 mai-16 juin 1984) dans S. GENTILE (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, Florence 1984, p. 25, n. 20.
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avec les chaldéens et même avec les magiciens ! Or c’est précisément l’assimilation que Pléthon avait absolument cherché à éviter80. Pour conclure, aurait-on parlé d’humanisme si l’on s’était contenté des studia humanitatis de l’époque des chanceliers ? Le mot d’humanisme possède aujourd’hui cette acception éminemment positive, qui fait qu’il est devenu un slogan passe-partout, et tout cela remonte à la fameuse traduction de Platon commandée par Cosme à Marsile Ficin. Le couplage entre platonisme néoplatonisant – non pléthonien – et humanisme, a fonctionné longtemps pour cautionner le christianisme81, et n’a été sérieusement mis à mal qu’à la fin du XVIIe siècle. Pourtant il est bien fondé sur une tricherie médiatique. Les tricheries actuelles sur ce mot qui reste un mot à opérativité magique, pourraient bien répéter la tricherie initiale. Alors l’humanisme peut-il être autre chose qu’une fausse monnaie ?
80. L’amalgame est facilité dans la mesure où Ficin disposait dans un même manuscrit (l’actuel Riccardianus graecus 76), de la collection d’Oracles avec le Commentaire de Psellos et celui de Pléthon (ces copies sont actuellement perdues mais signalées dans l’index grec rédigé au f. 187v par Matthieu Devaris) ; voir P. O. K RISTELLER, Ficino and his Work after Five Hundred Years, dans S. GENTILE (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, t. I, Florence 1986, p. 97-98 et p. 161 ; S. GENTILE et C. GILLY, Marsilio Ficino e il ritorno di Ermete Trismegisto, Florence 1999, p. 90-91. 81. L’apologétique moderne, jusqu’aux débats qui s’élèvent à la fin du XVIIe siècle, se fonde sur l’idée d’un Platon précurseur du christianisme.
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BRÈVES NOTIONS DE PHILOSOPHIE DE SYLVAIN DE QARDU Javier TEIXIDOR Professeur honoraire au Collège de France
Sous le nom de Sylvain de Qardu, dont la personnalité reste énigmatique, on connaît, dans deux manuscrits syriaques, l’un de Berlin (Or. quart. 871), l’autre de Cambridge (Or. 1307), une collection de textes qui a été annexée au Livre des scolies de Théodore Bar Koni, le grand auteur syriaque du VIIIe siècle. Il se peut que ce soit l’auteur Sylvain de Qardu qui ait annexé lui-même ses écrits au livre de Théodore. Robert Hespel a publié en 1984 une édition excellente du manuscrit de Berlin1. On peut constater facilement que les brèves sections du traité doublent souvent celles du Livre des scolies, un ouvrage bien connu dans la recension de Séert qui fut édité par Addaï Scher en 1910-1912 et plus tard traduit en français par R. Hespel et R. Draguet en 1981-1982. Des textes de Sylvain de Qardu publiés par Hespel, je présente ici ceux concernant la philosophie et qui complètent les commentaires philosophiques de Théodore Bar Koni dans la Mimra 6. À la question « quel est le nombre des livres du philosophe » (et l’on peut penser qu’il s’agit de tous les philosophes), Sylvain de Qardu répond en énumérant l’Isagoge de Porphyre plus les livres d’Aristote : les Catégories (étude des appellations [kūnāyē] simples), le de Interpretatione (pryʾrmnys : étude de leur première proposition [rūkābā]), les Analytiques premiers et derniers (ʾnlwyqʾ qdmyʾ wʾ ryʾ) ; celui qui traite de l’art des démonstrations (ūmānūtā d-ta ūyātā) qui est le Démonstratif (ʾpwdqyqʾ) et avec celui-ci, le texte appelé Topyques (wpyqʾ) ; enfin celui qui traite de la réfutation (māksānūtā) des Sophistes qui est appelé Arguments (ʾlykw, ex grec elegchos) sophistiques. Par ces livres, le philosophe « arrive à posséder l’art de la logique (ʾwmnwtʾ mlyltʾ) qui est l’instrument (ʾwrgnwn) de la philosophie et non pas une partie de celle-ci ». I. L’Isagoge Le premier livre du philosophe est donc l’Isagoge de Porphyre, appelé en syriaque mʿalnūtā ; il nous instruit sur cinq vocables, quinque voces (bnt qlʾ) : genre, espèce, différence, propriété et accident. Mais Sylvain ne commence pas l’étude des cinq vocables sans expliquer au préalable ce qu’est la « définition » (t ūmā), une décision qui semble l’approcher d’Aristote puisque dans les Topiques I, 5, 101b, Aristote lui-même, avant de parler des trois prédicables propre, genre et accident, traite de la définition (horos) comme d’« une formule (logos) » qui exprime ce qui constitue l’essence d’un sujet ; ces quatre éléments sont le point de départ des raisonnements inductifs ou déductifs (I, 8, 103b, 8).
1. R. H ESPEL, Livre des scolies (recension d’Urmiah) (“Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium” 464-465. “Script. syr.” 197-198), Louvain 1984.
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Sylvain pourtant se distancie d’Aristote en ajoutant que la définition se distingue de la signification (šūwdāʿā, semeion), du signe (ʾātā) et du miracle (tadmūrtā), un commentaire inattendu qu’il présente au lecteur encadré par des citations bibliques ; en effet, avant de dire que, grâce à la définition « les choses sont saisies (mtnsb) par leur quiddité (mānāyūthēn) et leur nature (kyānāyūthēn) » – une version du grec to ti ên einai – Sylvain rappelle que la définition empêche qu’il y ait confusion entre les choses et il le corrobore en citant le psaume 74, 17 : « les bornes de la terre » et Proverbes 22, 28 (remanié en syriaque) : « Ne déplace pas les bornes que de l’antiquité tes pères laissèrent en héritage », des versets où l’hébreu gubūl, « borne », est loin d’évoquer une notion logique quelconque. Non moins hors de propos sont les citations bibliques (Siracide 22, 30 ; Psaume 60, 4 ; Isaïe 30, 17 ; Jean 4, 28) qui servent à donner un sens à « signification », « signe » et « miracle ». Dans le livre des scolies de Théodore Bar Koni, on peut lire ce même texte, mais l’auteur explique quelle est la différence entre définition, signification, signe et miracle après avoir amplement commenté ousia, genre, espèce et les diverses Catégories. Dans la pensée de Sylvain (comme dans celle de Théodore), la définition délimite, cerne la chose (res), l’empêchant soit de s’agrandir, soit de diminuer ; un exemple : si nous disons que l’homme est un être vivant, raisonnable, mortel, la définition est juste ; si à cela nous ajoutons, « rhéteur », on change la définition d’« homme » par celle de « rhéteur », et si on enlève « mortel » à la définition d’homme, elle servira seulement pour décrire les anges. Les définitions sont donc détruites ou par excès (part. sing. sāgē) ou par défaut (zāʿ) d’où l’importance des « bornes » qui fixent la définition. Le texte de Sylvain possède une cohérence que je ne trouve pas dans la Mimra 6 de Théodore Bar Koni, c’est-à-dire la section des scolies que cet auteur a consacrée aux notions de logique. Le fait que Sylvain ait suivi le texte d’Aristote en mentionnant la « définition » avant de traiter des prédicables ne l’empêche pas de venir par la suite à l’étude des cinq prédicables de l’Isagoge : genre, espèce, différence, propriété et accident, et non pas aux quatre qu’Aristote mentionne dans les Topiques : la définition, le genre, le propre et l’accident. Cette divergence entre Aristote et Sylvain semble n’être qu’apparente car Sylvain, comme l’on verra, inclut l’espèce dans sa définition du genre. Aristote, dans Topiques VI, 4, 141b, 25-27, dit qu’une définition parfaite comporte genre et différences, ce qui revient à dire qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter l’espèce comme prédicable. David Ross avait déjà remarqué dans son Aristote : Dans toute proposition, le prédicat est ou n’est pas convertible avec le sujet. S’il l’est, ou bien il exprime l’essence du sujet, auquel cas il en est la définition, ou il ne l’exprime pas, auquel cas il en est une propriété. S’il n’est pas convertible, ou bien il en est un élément de la définition, auquel cas il est le genre du sujet (ou une différence spécifique), ou il n’en est pas un, auquel cas il est un accident2 .
Ross dit que dans cette classification, « Porphyre pataugea sans pouvoir en sortir pour avoir compté l’espèce comme un cinquième prédicable. L’espèce est considérée par Aristote, non comme un des prédicables, mais comme le sujet »3. Selon Ross, ce sont les jugements portant sur les espèces et non sur les individus
2. D. ROSS, Aristote, 1923 ; je cite J. SAMUEL (trad.), Paris, Londres, New-York 1971, p. 78-79. 3. D. ROSS, Aristote, op. cit., p. 79.
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qu’Aristote a en vue. Voici le texte de Sylvain qui suit de près Aristote : « le genre (gensā) est ce qui s’étend à une pluralité de choses qui sont distinctes entre elles par l’espèce (ādšā) dont la différentiation (purʿāne) est dans (la réponse à la question) / Qu’est-ce qu’il est ?/ (b-mnʾ ʾytwhy) »4. Si la condition du genre est de s’étendre en se diversifiant par l’espèce, ce qui en résulte, le sujet, fait bloc et justifie qu’en décrivant les prédicables, on puisse commencer par la définition ; l’accident, la propriété et la qualité viennent après. Cette symbiose entre genre et espèce dans la définition se manifeste à nouveau sous une autre perspective, quand Sylvain décrit l’espèce : elle s’étend à une pluralité de choses qui se distinguent l’une de l’autre numériquement (b-menyānā qenumāyā, litt. « par le nombre personnel »), la différenciation (purʿāne) est donc dans la réponse à la question / Qu’est-ce qu’il est ? / (b-mnʾ ʾytwhy). Il a raison de dire que l’espèce « va de pair (rh) avec le genre dans la quiddité (mānāyutā) et non dans la qualité (ʾaikanāyutā) »5. Hespel remarque dans une note que Bar-Bahlul distingue sous l’espèce, ādšā, la différence, purʿānā, qui est la différence spécifique, et la qualité, ʾaikanāyutā, le prédicable qui s’ajoute au sujet. Nous arrivons donc à la thèse de Ross. II. Qu’est-ce que la philosophie ? Regardons maintenant la question que Sylvain se pose tout de suite, une fois acquise la notion de définition : qu’est-ce la philosophie ? Paul le Perse s’était déjà posé cette question en se demandant d’abord comment les philosophes approchent la réalité, puis en expliquant ce qu’est la philosophie : la philosophie est la science appropriée pour l’étude des choses sensibles et des choses intelligibles, de la substance, des substances et de ce qui est dans la substance ; elle est l’art de tous les arts et la sagesse de toutes les sagesses, l’image du divin, autant que les hommes peuvent lui ressembler : Dieu connaît et produit, et les philosophes connaissent et pensent à travers une représentation6. Sylvain élabore davantage ces notions. Il écrit : « La philosophie est la science (idaʿtā) de tous les êtres devenus en tant qu’ils sont êtres devenus »7. R. Hespel, l’éditeur du manuscrit contenant le texte de Sylvain, traduit hwāyē par « êtres devenus » ce qui me paraît plus conforme avec l’épistémologie des auteurs syriaques que hwāyē, « étants », pouvait l’être. La philosophie, poursuit Sylvain, a, comme tous les arts (ūmmānwātā), une matière (mlūʾāʾ) et une fin (šūmlāyā) ; la matière comporte « tous les êtres devenus, sensibles et intelligibles », et la fin est la science de tous ces êtres pris globalement, et non pas la connaissance de tel ou tel aspect de la réalité. La philosophie est une science précise ( atīttā) qui étudie les choses divines et humaines. Suivant le texte du lexicographe Bar Bahlul que Hespel a collationné, le terme « choses divines », ici alāhāytē, comprend toutes les ousiaï connaissables, même les « humaines », c’est-à-dire les ousiaï perceptibles par les sens. Avec ces termes habituels, conclut Sylvain, « les concepts de l’esprit » (mēllē d-rū ā) se réfèrent à l’univers entier, le visible et l’invisible, le temporel et l’éternel.
4. R. H ESPEL, Livre, op. cit., texte p. 48 ; trad. p. 40. 5. Ibid., texte p. 49 ; trad. p. 41. 6. Voir J. TEIXIDOR, Aristote en syriaque. Paul le Perse, logicien du VIe siècle, Paris 2003, p. 44. 7. R. H ESPEL, Livre, op. cit., trad. p. 35.
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La réflexion sur ce qu’est la philosophie mène Sylvain à des conclusions inattendues, du moins chez les auteurs syriaques : « la philosophie, dit-il, est une méditation sur la mort (hūgāyā d-b-mawtā) ». Son discours est simple : l’homme est composé d’un corps visible et d’une âme intelligible et invisible ; le rapport entre ces deux éléments s’établit d’une double manière, par un lien naturel (ʾesārā kyānāyā) et par un lien volontaire ( ebyānāyā). Le premier est celui par lequel le corps est uni à l’âme, en lui étant soumis en tous ses mouvements (zāwʿeÿh) selon le commandement du Créateur ; le deuxième est celui par lequel l’âme, par propre volonté, est unie au corps en le suivant dans tous ses désirs (rgīgtêh) contrairement au commandement de Dieu. Or, de même que l’homme est le sujet de deux liens, il peut aussi connaître deux ruptures parce que tout lien est susceptible d’étre rompu (ml dkl ʾsrʾ šryʾ ʾyt lh). La rupture naturelle a lieu quand le corps se sépare de l’âme par la mort selon le terme fixé par Dieu (ʾyk t wmʾ d-mn ʾlhʾ), « la rupture volontaire advient quand l’âme se délie (mštryʾ) du corps et meurt (whwyʾ myttʾ) à tous ses désirs et c’est cet éloignement (ra īqūtā) de désirs du corps accompli par l’âme qui s’appelle mort volontaire. Il n’est pas donné à tous de la connaître, ce sont seulement les sages (yādūʿē) qui connaissent cette philosophie de la mort »8. Par sa définition de la philosophie comme une méditation sur la mort, Sylvain envisage deux objectifs, la pratique d’une ascèse qui, comme c’est acquis dans presque toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité consiste à renoncer aux plaisirs des sens, bref à mourir au monde pour s’ouvrir à la conscience de soi. Pierre Hadot a étudié admirablement cette transformation de la manière d’être à laquelle invitait l’école de Platon : la philosophie comme mode de vie. Mais le philosophe est aussi celui qui cherche son bonheur dans la théorie, « c’est-à-dire dans un genre de vie qui est consacré tout entier à l’activité de l’esprit »9. Hadot remarque comment cette vie de l’esprit, pour Aristote, consiste, pour une grande part, à observer, à rechercher et à réfléchir sur la réalité ; à partir des expériences, des observations, les unes à peine ébauchées les autres réussies, le philosophe organise ses connaissances, puis les différentes disciplines du savoir. Je crois que c’est dans cette tradition aristotélicienne qu’il faut comprendre le texte de Sylvain sur la philosophie comme « la génératrice de toutes les disciplines ». Pour Sylvain, comme pour d’autres auteurs syriaques, la philosophie est l’image de Dieu dans la mesure où il est possible à l’homme de l’imiter par ses connaissances, si limitées soient-elles. J’ai développé amplement ce thème dans mon commentaire sur le traité de logique de Paul le Perse. Dans la tradition culturelle des auteurs syriaques des VIe, VIIe et VIII e siècles, l’idée que la philosophie est l’art des arts (ūmmānwt ūmmānwātā) et la science des sciences (īdāʿt yadʿātā) est bien présente, mais Sylvain la développe davantage en disant que la philosophie est « la mère et la génératrice de toutes les connaissances des arts et que toutes y puisent (nsbn) comme les fleuves aux sources ». Voici, dans la traduction de Hespel, un texte étonnant qui nous montre comment Sylvain voyait ce que le savoir du philosophe apportait à la société : La médecine lui emprunte les quatre éléments (ēsūksē) : le froid, le chaud, l’humide [et le sec] et (leurs) mélanges (dans) le corps. Le géomètre (mā ārā) en retire les points, les lignes, les surfaces, et toutes les figures (ēskīmē) : du triangle, du tétra-
8. Ibid., texte p. 43-44. 9. Voir son livre P. H ADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris 1995, p. 91 sqq.
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gone et de l’hexagone. Les astronomes (ʾsrwnwmw) en retirent la marche des étoiles et leurs mouvements. Même si le médecin a aussi recours aux quatre éléments et à leurs puissances ( āylēhūn), quelle est toutefois la nature de chacun d’entre eux et d’où provient leur découverte, il ne lui appartient pas d’en entreprendre la défense (l-mē ʿāb māpāq brū ā) quand on le questionne, mais bien au seul philosophe parce que c’est lui qui en a fait la découverte. Et même si l’astrologue (kaldāyā) recourt au circuit de la sphère (krūkyā d-māwzāltā) des astres et à la course de ses luminaires, toutefois ce qu’est la nature du soleil et de la lune et de chacun des luminaires, cela il l’ignore mais c’est le philosophe seulement qui en a connaissance, puisque c’est lui qui lui a livré ces (découvertes) 10.
Les notions d’art (ūmmānwātā) et de science (īdāʿtā) se confondent facilement chez les auteurs syriaques. Déjà dans l’Antiquité tardive, des sources différentes utilisent ces notions en les confondant ou en les opposant. La grammaire et la rhétorique étaient des arts, tandis que la logique était évoquée tantôt comme un art tantôt comme une discipline. Aristote fait une distinction nette entre la science (epistêmê, en latin disciplina, déjà au VIe siècle) et l’art (technê) dans le livre VI de son Éthique à Nicomaque. Selon ce principe, la tradition néoplatonicienne d’Alexandrie, dont ont parfois bénéficié les philosophes de langue syriaque, pouvait soutenir que la science se rapportait à des objets qui sont toujours identiques à eux-mêmes : l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, tandis que les arts se rapportent à des objets changeants, c’est-à-dire la médecine, la rhétorique, la grammaire et ceux des arts manuels. Une fois définis la philosophie et l’objet de sa recherche, Sylvain revient aux éléments de l’Isagoge de Porphyre en se demandant quel a été le dessein (nišā) envisagé par les philosophes pour qu’ils soient arrivés à isoler les cinq vocables, et la réponse est : Les philosophes se sont appliqués à saisir les choses (sūʿrānē, c’est-à-dire pragma, res) ; or, ils ont constaté que cette connaissance des choses particulières (sūʿrānē mnātānāyē) était impossible parce qu’elles sont dans un devenir (redyā, i.e. fluxus rerum) et dans l’instabilité ; ils se sont pour cette raison efforcés d’en saisir les traits généraux11.
À partir de la constatation qu’il est impossible de connaître Socrate, Platon, et tous les autres hommes pris à part, les philosophes ont cherché ce qui leur est commun, et Sylvain en remontant de l’individu, c’est-à-dire de ces personnes bien concrètes, jusqu’au genre suprême, l’ousia, établit la concaténation de notions qui est connue comme l’Arbre ou la Table de Porphyre. Le lexicographe Abû-l-Hasan Bar Bahlul du Xe siècle présente ces éléments isagogiques de la même manière, du particulier au général, en suivant presque mot à mot le texte de Sylvain. Paul le Perse, qui au VIe siècle, avait aussi étudié l’Isagoge, respecta littéralement l’ordre établi par l’auteur, tout en faisant précéder le texte de remarques semblables à celles que fera Sylvain un siècle plus tard ; Paul en effet avait écrit : Les philosophes cherchent à connaître la science de toutes les choses, on ajoute justement à la définition de la philosophie : celle qui traite de ce qui est, car celui
10. R. H ESPEL, Livre, op. cit., trad. p. 38. 11. Ibid., texte p. 46 ; trad. p. 39.
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qui veut savoir ce qu’est l’homme, ou le cheval, ou n’importe quelle autre chose, ne se renseigne pas sur combien d’hommes ou de chevaux existent dans le monde, ce qu’ils furent ou sont, car cela est indéfini, non pas selon la nature mais pour nous : ce qui est indéfini n’est pas connu par nous. Mais la nature humaine est l’essence de l’homme ; par la nature humaine tous les hommes sont semblables. La science traite donc de cette ressemblance et non de l’indéfini et pareillement dans les autres choses12.
III. La différentiation Après avoir expliqué sommairement les catégories, Sylvain se pose une question qui à la rigueur est préalable à l’étude de ces mêmes catégories : comment on arrive à différencier les choses, pourquoi on les sépare et pourquoi les catégories de l’étant sont dix. Des questions qui vont amener Sylvain à décrire l’ousia, c’est dire toute chose ayant la subsistance en elle-même. Existent pourtant dans le monde des choses qui ont besoin de l’autre pour subsister et c’est dans ce deuxième groupe qu’on peut trouver les diverses catégories, voire les manières que l’étant a d’être. C’est alors que Sylvain, comme Bar Koni, peut soutenir que pūlāgā (division) et pūrsānā (différence) sont deux notions distinctes : toute division est aussi différence mais toute différence n’est pas aussi division. La division du genre donne lieu à de nombreuses espèces qui se ressemblent dans leur participation au même genre, la différence en revanche « fait l’altérité » (pwršnʾ dyn ʾytwhy mltʾ dʿbdʾ ʾ rnywtʾ), une remarque qui le mène à se demander en combien d’« ordres » (ekse) se divise « le simple vocable d’association [de choses] (brt qlʾ lšmʾ dšwtpwtʾ) », et sa réponse est : « en six », par le nom seulement, par la définition, par le nom et la définition (« comme toutes les âmes des hommes qui sont appelées d’un même nom avec tous les ordres des anges », c’est-à-dire êtres spirituels), par l’accident (« la douceur dans le miel »), par la jonction (« comme l’union de l’homme avec la femme »), et par ce qui relève des notions « de recevoir et de donner » 13. Sylvain donne une version des catégories de Porphyre qui est très proche de celle de Bar Koni, une lecture qui est, si l’on peut dire, ontologique : derrière chaque notion catégorielle se trouve un exemple qui n’est pas un concept mais le quotidien. À la question : « De combien de manières sont dits les noms qui signifient quelque chose ? », il répond que les noms sont communs (« un nom quelconque »), particuliers (telle chose, tel homme, tel accident), d’action (paternité, filiation, servitude), « liés » (par exemple, « le ciel et la terre avec les éléments » – ils sont appelés ainsi, dit-il, « parce que l’appellation de l’un d’entre eux connote son compagnon, comme le chaud connote le froid et l’humide le sec ») – et collectifs14. Sylvain trouve dans les noms communs matière à réflexion. Il y a des noms qui se dédoublent soit « par la forme naturelle » (šmāhe d-dmûtā kyānāytā) : le Verbe qui est la forme de Dieu, Adam qui engendra « selon sa forme » ; soit par la forme matérielle : les couleurs ou les figures données aux objets ; soit par catégorie hiérarchique (« le vice-césar » ou « le vice-archidiacre ») ou par communion
12. J. TEIXIDOR, Aristote, op.cit., p. 44. 13. R. H ESPEL, Livre, op. cit., texte p. 70-72 ; trad. p. 58-59. 14. Ibid., texte p. 72-73 ; trad. p. 60-61.
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Brèves notions de philosophie de Sylvain de Qardu
d’esprit (le mariage). Dans cet univers hétéroclite de notions, Sylvain pense à la signification des opposés et des contraires d’où il passe aisément aux concepts de changement, de mouvement et finalement d’espace. IV. Transformation et changement Sylvain distingue entre transformation et changement et son analyse est bien plus poussée que celle de Bar Koni. Pour celui-ci, la « transformation » (šwgnyʾ) est un changement de forme et il se limite à donner un exemple tiré du premier livre des Rois : Achab, roi d’Israël, dit à Josaphat, roi de Juda : « Je me déguiserai pour marcher au combat, mais toi, revêts ton costume ! ». Le roi d’Israël se déguisa (ʾštgnʾ) et marcha au combat (22, 30). Le « changement » (šw lpʾ), dit-il, est tout autre chose parce qu’il « détruit la première manière d’être des choses » (d-m blʾ l-ʾyknywtʾ qdmytʾ d- bwtʾ) et y installe une autre chose (w-qymn bʾ rnywtʾ). Ce paragraphe 26 de la Mimra VI du Livre des scolies est un résumé, simpliste, de toutes les considérations qu’on peut faire sur les textes d’Aristote dans la Physique ou dans le De generatione et corruptione. Dans la « transformation » il y a de la continuité entre deux limites tandis que dans le « changement », c’est le « devenir autre » qui est en question. Sylvain a exploité ce qu’il y a de physique dans la transformation et expose la division de ce phénomène en ses diverses espèces ; elles sont : devenir, corruption, accroissement-diminution (dans le De generatione et corruptione ils sont aussi étudiés après « corruption »), changement (comme Bar Koni, il pense à ce qui devient autre : la blancheur en noirceur) et mobilité (le passage d’un endroit à un autre). Le mouvement est quelque chose de continu, il n’est pas possible sans l’espace. Aristote, en effet, une fois qu’il a défini le mouvement et les espèces de changement, étudie l’infini, l’espace, le vide et le temps (Physique III, 1 200b)15. En traitant de l’espace après le changement, Sylvain semble donc suivre de près Aristote ; malheureusement, le texte syriaque sur l’espace (ʾatrā) se traduit difficilement ; la définition la moins obscure et qui englobe métaphoriquement choses et personnes sous le terme « corps », dit : l’espace est « un vide (spyqwtʾ) non défini qui reçoit des corps sans le changement de leurs passions » (dmqblʾ gwšmʾ blʿd mn šwgnyʾ d šyhwn), c’est-à-dire l’espace ne ressent pas les passions des corps ; pour Sylvain, comme pour Bar Koni et Bar Bahlul, la « passion » est dite « une affliction de l’être » ( šʾ mtʾmr mkʾbnwtʾ dytʾ)16, voire des êtres doués de vie et de sensibilité. Toutefois, il sait se corriger et ajoute que, par « corps », il faut entendre tout ce qui a trois dimensions. Les commentaires de Sylvain invitent à penser qu’il a dû connaître une traduction syriaque des textes d’Aristote ; la Physique avait été traduite en arabe par le nestorien bagdadi du X e siècle Isāq ben unayn 17, mais en ce qui concerne le De generatione et corruptione on sait qu’il avait utilisé pour la traduction arabe celle en syriaque faite
15. O. H AMELIN, Le système d’Aristote, Paris 19854, p. 280s. 16. R. PAYNE SMITH, Thesaurus syriacus, Oxford 1879-1901, voir : š, col. 1390 et 1391. 17. D’après un manuscrit unique conservé à Leyde et publié par A. Badawi (Le Caire 1964-1965), voir P. PELLEGRIN, « La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe. Mise à jour bibliographique », dans R. GOULET, J.-M. FLAMAND et M. AOUAD (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques. Supplément, Paris 2003, p. 269-270.
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par son père au IXe siècle18. Aucune réflexion d’ensemble ne vient éclairer le texte de Sylvain reconstruit d’après les brefs commentaires du lexicographe Jesu Bar Bahlul (publiés dans le Thesaurus syriacus de Payne-Smith) et de Theodore Bar Koni dans son Livre des scolies. Un très bref résumé du traité De interpretatione achève la collection des textes de Sylvain de Qardu.
18. Voir M. R ASHED dans la même « Mise à jour bibliographique », dans R. GOULET, J.-M. FLAMAND et M. AOUAD (éd.), op. cit., Paris 2003, p. 304.
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LE CRI DU DÉMON : À PROPOS D’UNE RESTITUTION DANS LE KEPHALAION 6* Anna VAN DEN KERCHOVE Membre associé de l’UMR 8584 (CNRS)
En 1930, C. Schmidt acquerrait un lot de manuscrits coptes provenant de Médinet Madi, dans le Fayoum. L’ensemble constitue une collection de sept titres 1, parmi lesquels les Kephalaia conservés à Berlin et à Dublin. Ces derniers, présentés sous la forme de réponses de Mani à la (ou les) question(s) d’un de ses disciples, nous livrent un commentaire doctrinal et exégétique des paroles de Mani. Plusieurs de ces Kephalaia nous ont été transmis dans un état assez lacunaire, rendant leur compréhension difficile. Dans les pages qui suivent, nous proposons une hypothèse de restitution à propos de la lacune qui concerne l’identité de l’oiseau dont il est question dans le Kephalaion 6, page 32, lignes 24-252. Ce Kephalaion s’intitule « Au sujet des cinq districts3 qui s’é[coulen]t hors de la Terre des Ténèbres, depuis le [commencement] ; les cinq archontes, les cinq espr[its], les cinq corps, les cinq goûts »4. Il concerne le monde des Ténèbres, avec six entités qui règnent en ce lieu, à savoir le roi du monde de la fumée (p. 30, l. 25-33), celui des ténèbres (p. 30, l. 33-p. 33, l. 2), celui du monde du feu (p. 33, l. 9-17), celui du monde du vent (p. 33, l. 18-24), celui du monde de l’eau (p. 33, l. 25-32) et celui du monde des ténèbres (p. 33, l. 33-p. 34, l. 5). Cette énumération
* Cet article fait suite aux remarques du Professeur Michel Tardieu lors de la séance du 1er mars 2006 dans le cadre de son séminaire « La magie : objets et hommes » au Collège de France. 1. Pour la liste et l’importance de cette découverte, voir M. TARDIEU, « Les Manichéens en Égypte », BSFE 94 (1982), p. 5-19. 2. Pour l’édition du texte, avec une traduction allemande : A. BÖHLIG, Kephalaia I/1, Hälfte (Lieferung 1-10), Stuttgart 1940, p. 30-34 ; pour une traduction anglaise : I. GARDNER, The Kephalaia of the Teacher: the Edited Coptic Manichaean Text in Translation with Commentary (“Nag Hammadi and Manichaean Studies” 37), Leyde 1995, p. 34-38 ; pour une traduction française : H.-Ch. P UECH, « Le prince des ténèbres en son royaume », Sur le manichéisme et autres essais, Paris 1979, p. 106110 (initialement paru dans Études Carmélitaines, Paris 1948, p. 136-174) et N. BOSSON, « Des deux royaumes du “Premier Temps” (Kephalaia VI, VII, XXI, XXV, XXVII, LXIII et LXXIII de Mani en version française) », Le Muséon 108 (1995), p. 1-38 (ici p. 21-28). 3. Nous traduisons ainsi le terme copte emprunté au grec tamion qui signifie en grec « trésor », « chambre », « réserve ». H.-Ch. Puech et N. Bosson le traduisent respectivement par « poche » (H.-Ch. PUECH, « Le prince des ténèbres », op. cit., p. 106 et note 2 ter) et « gouffre » (N. BOSSON, « Des deux royaumes », op. cit., p. 2 et note 109), en relation avec des textes latins et grecs mentionnant le terme antra et des textes chinois parlant de « gouffres », à propos des différentes parties du royaume des Ténèbres. Ces rapprochements permettent de comprendre la « réalité physique » à laquelle le terme copte fait référence. Cependant, nous pensons que tamion fait aussi référence à l’idée d’administration, avec la mention ultérieure des archontes. 4. Kephalaion 6, 31.13-16 : etbe p]ou ntamion etau~beb]e 14abal mpkah mpkeke jn nsarp] 15 p]ou nar,wn p]ou m=p~=n=a] 16p]ou =cwma t]e n]pe. Sauf indication contraire, la traduction est la nôtre.
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et le fait que le passage sur le roi des Ténèbres aux pages 30-33 interrompe celui sur le roi du monde de la fumée (p. 30, l. 25-33)5 posent la question de la relation entre ces deux rois et aussi entre le premier et le roi du monde des ténèbres des pages 33-34. Probablement en raison de la conception un peu floue du roi des Ténèbres, l’auteur a pu vouloir maintenir une certaine ambiguïté à propos des relations entre ces entités. Cependant, la titulature, « roi des Ténèbres » et non « roi du monde des ténèbres » ou « du monde de la fumée » semble placer cette entité à l’écart des cinq autres rois. Ces derniers seraient ses subordonnés, chacun étant le roi de l’un des cinq districts du royaume des ténèbres en rapport avec l’un des cinq éléments (fumée, feu, vent, eau et ténèbres), ce qui n’empêche pas que, parfois, le roi du monde de la fumée puisse être identique à ce roi des Ténèbres6. Quoi qu’il en soit de la relation exacte avec les cinq rois des cinq districts, le roi des Ténèbres est un démiurge et le roi suprême des Ténèbres, celui auquel tout le Kephalaion 27 est consacré, texte dont on peut rapprocher les pages 30-33 du Kephalaion 67. L’auteur du Kephalaion 6 souligne l’importance de ce roi suprême en en faisant une description bien plus longue que celle des autres rois. Il débute cette description par deux énumérations : la première concerne les cinq formes que ce roi prend simultanément, chaque forme étant associée à une partie anatomique différente ; la seconde concerne ses cinq propriétés. Ces deux énumérations sont suivies de quatre autres caractéristiques du démon : la propriété de dureté ; l’utilisation de la magie et des incantations ; la compréhension et la connaissance de langues ; la façon de se mouvoir et surtout de crier8. C’est dans la section concernant cette dernière caractéristique, page 32, l. 19-26, que se trouve la lacune qui nous intéresse. En voici le texte : ft= riwu h=m pefhrau 20foi nh= = rte f]h=rte nnef[am h=n tef¬c]my epe¬i]21dy pcap etfaceje eftnant aphroumpe 22eth=n nkloole [iraf [ire pk¬..] n= mpetra ¬..] 23 pcap et= faas[yl abal n= f¬.].¬...] n= fws c¬] 24aj= n nef[am sauctrt= r = ncer~ e¬ktou n]ceheie har¬etf] 25= n;e = nhnhalete eunacarsou ¬....] phalyt b¬...]26ne = nceheie apitne apkah il est effrayant par son cri, il est effroyable, il effraie ses puissances par sa voix, puisque, chaque fois qu’il parle, ressemblant à un tonnerre dans les nuages, il ressemble à [..] des pierres […] ; chaque fois qu’il pousse un cri, qu’il [.].[…] et qu’il
5. Plusieurs spécialistes ont relevé la difficulté que pose la relation entre ces deux passages sur le roi du monde de la fumée et sur le roi des Ténèbres. A. BÖHLIG, « Eine Bemerkung zur Beurteilung der Kephalaia », Zeitschrift für die Neutestamentlich Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche 37 (1939), p. 13-19 (ici p. 18) se demande si le passage sur le roi des Ténèbres est une insertion ultérieure ou s’il résulte d’un désordre du texte dès le départ. H.-Ch. Puech, quant à lui, estime que ce passage du Kephalaion fait « figure d’une pièce rapportée et malhabilement encastrée » (H.-Ch. P UECH, « Le prince des ténèbres », op. cit., p. 116), opinion partagée par N. BOSSON, « Des deux royaumes », op. cit., p. 20-21. 6. H.-Ch. Puech relève un certain nombre de textes manichéens qui vont dans le sens d’une identification entre ces deux entités et d’autres qui attestent au contraire la séparation entre elles, H.-Ch. P UECH, « Le prince des ténèbres », op. cit, p. 131-135. 7. Pour une étude des rapprochements entre ces deux Kephalaia, voir A. BÖHLIG, « Eine Bemerkung », op. cit., p. 13-19 et H.-Ch. P UECH, « Le prince des ténèbres », op. cit., p. 103-151. 8. Plusieurs éléments de cette description sont communs avec le Kephalaion 27 : les cinq formes et trois caractéristiques (l’utilisation de la magie, la propriété de dureté et la compréhension). Mais, on n’y retrouve pas le passage sur le cri et les oiseaux.
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crie […] après ses puissances, elles tremblent, elles va[cillent et] elles tombent à ses pieds à la manière des oiseaux qui sont… (?) [….] l’oiseau b¬...]ne et qui tombent à terre
Après avoir décrit la manière dont le roi des Ténèbres se déplace, l’auteur s’attarde sur son cri, en particulier sur sa nature – à l’aide d’une comparaison avec le tonnerre et quelque chose en relation avec les pierres – et sur ses conséquences pour les subordonnés du roi – à savoir l’effroi, le tremblement et la chute à terre. Si le sens général de ce passage est clair, il comporte cependant de nombreuses lacunes pour lesquelles aucune solution n’a été trouvée pour le moment. À cela s’ajoutent des difficultés lexicales. Ainsi, la forme verbale cars// n’est pas attestée par ailleurs, et le sens du verbe reste obscur9. La phrase qui nous intéresse plus particulièrement est justement celle où cette forme verbale intervient : n]ceheie har¬etf] apitne apkah.
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= n;e = nhnhalete eunacarsou ¬...] phalyt b¬...]26ne nceheie
La proposition ¬n]ceheie har¬etf] désigne la troisième action des puissances, troisième conséquence du cri du roi des Ténèbres. Cette action est comparée à celle des oiseaux, halete, qualifiés par deux propositions relatives eunacarsou ¬...] phalyt b¬...] ne et = nceheie apitne apkah. En effet, vu la syntaxe de l’ensemble et vu la taille assez courte des deux lacunes de cette phrase, il est difficile d’imaginer qu’une nouvelle proposition commençait dans l’une de ces deux lacunes ; toutes les deux appartiennent donc fort probablement à la première proposition relative. Malgré l’incertitude concernant le sens du verbe cars//, il est possible que, dans la première lacune, une préposition régissait le nom commun halyt : cela pourrait être hitn, introduisant un complément d’agent, phalyt b¬...]ne, en considérant que eunacarsou soit une forme passive future : « comme des oiseaux qui sont… (?) par l’oiseau b¬...]ne ». Dans la seconde lacune, il s’agirait du nom de l’oiseau dont il ne reste que la première lettre, b, et les deux dernières, ne. L’ensemble de la phrase établit donc une comparaison respectivement entre d’une part, les puissances et le roi des Ténèbres et d’autre part, des oiseaux et l’oiseau b¬...]ne. En entendant le cri et la voix du roi des Ténèbres, les puissances agissent comme les oiseaux qui subissent l’action de l’oiseau b¬...]ne : elles s’effondrent à terre. De quel oiseau peut-il s’agir ? Au début de la description, le roi des ténèbres a été rapproché de l’aigle (ses épaules ont « l’aspect de l’aigle », nho nahwm, pages 30-36). Cependant, à la page 33, il ne peut pas être question de l’aigle. Si le morphème ne ne faisait pas partie du nom de l’oiseau, celui-ci pourrait être un faucon, bike. Mais, dans ce cas, ce morphème ne n’aurait aucun sens dans cette phrase ; il correspond donc nécessairement à la dernière syllabe du nom de l’oiseau auquel le roi des Ténèbres est comparé. Un seul nom d’oiseau attesté en copte pourrait convenir dans la lacune, celui de l’hirondelle, byne, byyne. Toutefois, on comprend mal comment une entité aussi terrifiante pourrait être comparée à une hirondelle. Il doit donc s’agir d’un autre nom d’oiseau qui n’est pas attesté pour le moment dans les textes coptes. Nous aimerions cependant faire une suggestion. En effet, ne pourrait-il pas s’agir de l’oiseau benou, c’est-à-dire du héron et plus spécifiquement du héron cendré ?
9. N. BOSSON traduit ce verbe par « être disloqués (?) » mais sans indiquer pourquoi elle choisit cette traduction, « Des deux royaumes », op. cit., p. 26.
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Dans les textes de l’Égypte ancienne, l’oiseau benou, qui correspond au héron cendré, est mentionné de nombreuses fois, sous des graphies différentes : par exemple :
ou
ou encore
En s’appuyant sur la graphie avec , K. Sethe s’oppose à l’hypothèse de W. Spiegelberg selon lequel le mot égyptien bnw se prononçait běne, comme le palmier-dattier (bnrt en égyptien et b= n= ne / beni en copte). Il suggère la prononciation suivante : bǒin ou bǒině10, et compare avec le terme égyptien bnt, « harpe », qui donne boine en copte. W. Spiegelberg accepta cette nouvelle hypothèse et ajouta même des exemples démotiques pour la confirmer11. Par la suite, à notre connaissance, personne ne s’est à nouveau intéressé à la prononciation boine du mot égyptien. La suggestion de K. Sethe semble être acceptée plus ou moins tacitement par la grande majorité des égyptologues12, sans faire pour autant l’unanimité. Ainsi, N. Guilleux considère qu’elle ne va pas de soi, sans argumenter son doute13. Néanmoins, G. Roquet conjecture un schème phonétique conduisant de bnw / bjnw au copte *baeine / *beeine, dans ce dernier cas selon la même règle que pour les mots coptes caein et maein en sahidique, qui correspondent respectivement à ceeine et meeine en lycopolitain14. Quoi qu’il en soit, si certains doutes peuvent subsister pour la première syllabe, il semble que la finale ne soit quasiment sûre pour l’équivalent copte du bnw égyptien. Ainsi peut-on suggérer l’hypothèse selon laquelle l’oiseau dont il est question dans le Kephalaion 6 soit le héron cendré, c’est-à-dire l’oiseau benou en égyptien, même si le terme copte correspondant reste, à l’heure actuelle, non attesté. En revanche, notons l’existence tout à fait probable de la transcription grecque du terme égyptien. En effet, le PGM XXI donne une formule mettant en avant la puissance du nom divin et l’intérêt pour le ritualiste de connaître ce nom. La formule, dans son état actuel de conservation, se termine par ces mots :
10. K. SETHE, « Miszellen. Der Name des Phönix », ZÄS 45 (1980), p. 84-85. 11. W. SPIEGELBERG, « Miszellen. Zu dem Namen des Phönix », ZÄS 46 (1909), p. 142. 12. L. K AKOSY, « Phönix », LA IV, 1982, col. 1030-1039 (col. 1030) ; P. VERNUS, « Phénix », dans P. VERNUS et J. YOYOTTE (éd.), Bestiaire des pharaons, Paris 2005, p. 406-410 (ici p. 406). 13. N. GUILLEUX, « L’étymologie de phénix : un état des lieux », dans S. FABRIZIO-COSTA (éd.), Phénix : mythe(s) et signe(s). Actes du colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Vienne 2001, p. 9-25. 14. Informations données lors d’une conversation privée en mars 2006.
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Le cri du démon : à propos d’une restitution dans le Kephalaion 6
ȡȜ ԐȟijțijչȠıijįտ] Ȟȡț ʍֻȟ ʍȟıףȞį, ʍֻȟ IJȤȟչȟijșȞį, [ʍֻȟ İįțȞցȟțȡȟ, ʍֻȟ ʍȡȟșȢցȟ.] ijր İպ ՐȟȡȞį IJȡȤ ԥȠȧ ԣȟ ĴȤȝįȜij[սȢțȡȟ Ԛȟ ȜįȢİտֹ ij ׇԚȞ ]ׇĴțȢțȞȟȡȤȣ [Ԑ]ȟȡȥ IJȡȝȖįȨ IJįȟįȥıIJȢȧ.. įȢȥșȟ IJı Ȝȡʍȧ Ȝ..ȡįț[.] ȟȡȤIJț ȟ[ȡȤIJț. IJțıȚȧ IJ]țıȚ[ȧ] ȖıȟȡȤ[….]
Le dernier mot ȖıȟȡȤ[…], quelle que soit la restitution proposée15, renverrait à l’oiseau benou en le nommant non pas avec le nom grec mais avec une transcription grecque du nom égyptien. Si du point de vue lexicographique, cette hypothèse peut convenir, il est nécessaire d’étudier maintenant si cela fait sens dans le contexte. Si le nom copte de l’oiseau bnw n’est pas attesté textuellement16, cela ne signifie pas qu’il n’est jamais question de cette espèce de héron ou du genre du héron. Le héron apparaît en effet de nombreuses fois sous un nom emprunté au grec : φοινιξ, en particulier dans l’Écrit sans Titre 170.10 et suivants17, le Sermon de Marie18 et le Physiologus19. Ce terme désigne le héron cendré d’un point de vue mythologique : il s’agit alors de l’oiseau fabuleux, le phénix, dont il a été montré que son nom dérive probablement du nom égyptien bnw et dont le modèle est surtout le héron cendré20. L’oiseau benou joue un rôle important dans la pensée religieuse égyptienne : oiseau solaire, identifié à Ré, il est un symbole de renaissance du soleil et également des hommes21 ; ainsi, le héron, sous le nom de bnw ou de nwr, intervient-il régulièrement dans les textes funéraires, et le mort s’identifie-t-il aussi à lui22. Probablement à partir des idées égyptiennes, le mythe du phénix s’est considérablement développé dans les littératures grecque et chrétienne23. Cependant, le contexte du Kephalaion 6 est
15. K. P REISENDANZ, Papyrie Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyri, Stuttgart 1974, vol. II propose de restituer benou[ai]. 16. Nous pouvons mentionner à cette occasion les scalae coptes qui cherchent à fixer la langue grecque en déclin en donnant pour chaque mot grec ses correspondants copte et arabe. Pour le terme générique du héron, ԚȢİțցȣ, seul le correspondant arabe est donné. Cela ne signifie pas le terme copte n’a jamais existé ; peu courant, il aurait pu disparaître à l’époque de rédaction des scalae coptes. 17. M. TARDIEU, Trois Mythes gnostiques. Adam, Eros et les animaux d’Égypte dans un écrit de Nag Hammadi (II 5), Paris 1974, p. 231-262. 18. R. VAN DEN BROEK, The Myth of the Phoenix according to Classical and Early Christian Traditions (“EPRO” 24), Leyde 1972, p. 44-47. 19. A. VAN LANTSCHOOT, « À propos du Physiologus », dans Coptic Studies in Honor of Walter Ewing Crum, Boston 1950, p. 339-363 (p. 355-357). 20. K. SETHE, « Miszellen », op. cit., p. 85 ; W. SPIEGELBERG, « Miszellen », op. cit., p. 142 ; L. K AKOSY, « Phönix », op. cit., col. 1030 ; P. F. HOULIHAN, The Birds of Ancient Egypt, Warminster 1986, p. 16 ; P. VERNUS, « Phénix », op. cit., p. 406, se demande toutefois si le phénix ne pourrait pas également être le héron goliath, en raison de l’envergure impressionnante de cette espèce de héron. P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris 1968, vol. 2, p. 1219 estime que la ressemblance entre le terme grec et l’oiseau benou avec la prononciation boine n’est pas évidente ; pour lui, le problème demeure sans solution claire. 21. L. K AKOSY, « Phönix », op. cit., col. 1031-1035 ; P. F. HOULIHAN, The Birds of Ancien Egypt, op. cit., p. 15-16. L’oiseau benou aurait également un rôle dans le déroulement de la cosmogonie égyptienne : E. G. TOLMATCHEVA, « A Reconsideration of the Benu-Bird in Egyptian Cosmogony », dans Z. H AWASS et L. P INCH BROCK (éd.), Egyptology at the Dawn of the 21st Century, Le Caire 2003, p. 522-526. 22. Textes des Sarcophages formule 67 (bnw) ; formule 184 (nwr) ; formule 292 (devenir un héronnwr) ; formules 383, 479 et 1015 (nwr) ; P. Anastasi I 4, 5 (devenir un héron -bnw). Sur ce texte, voir R. K RAUSS, « m-mjtt bnw (pAnastasi I 4,5) », JEA 79 (1993), p. 266-267. 23. Le premier auteur grec à mentionner le mythe du phénix serait Hérodote, dans Enquêtes II 73, dans une revue animalière sur l’Égypte. Plutarque, dans Du déclin des oracles 11, 415 C, cite un fragment
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bien loin du mythe du phénix, et ce mythe ne paraît donc pas être à l’arrière-plan du texte manichéen. La question reste par conséquent entière au sujet de la pertinence sémantique de la restitution proposée dans cet article. Le héron cendré, ou ardea cinerea, est l’une des trois espèces de hérons actuellement présentes en Égypte, et ce dès l’Antiquité. Au contraire des deux autres espèces, ardea goliath et ardea purpurea, c’est un oiseau qui réside en permanence dans les marais égyptiens24. Le héron est l’un des oiseaux les plus représentés dans l’art égyptien et, la plupart du temps, l’aspect et la couleur des représentations correspondent plus ou moins à ceux du héron cendré. Le plus souvent, cet oiseau apparaît dans les scènes de marais et, plus spécifiquement, dans les scènes de chasse dans les marais (depuis la IVe dynastie, notamment dans les mastabas)25 en relation avec l’utilisation, par les Égyptiens, du héron comme leurre. En effet, le héron sauvage éprouve une grande méfiance envers les hommes et il choisit des lieux situés loin de la présence humaine. Pour les autres oiseaux, il est ainsi une garantie de toute absence humaine. Les Égyptiens, observateurs perspicaces de leur environnement, n’ont pas manqué de remarquer un tel comportement et s’en sont servis à leur avantage. Ils utilisaient ainsi des hérons domestiqués comme leurre, pour attirer les autres oiseaux dans les filets. Cette utilisation du héron n’est pas spécifique aux Égyptiens de l’Antiquité, comme l’attestent des documents d’époque ultérieure26. Il est possible que l’auteur manichéen fasse référence à cette pratique par laquelle, à cause du héron, d’autres oiseaux tombent à terre, dans les filets des chasseurs. Néanmoins, il peut être également intéressant d’évoquer deux autres caractéristiques du héron cendré qui ont probablement joué dans l’imaginaire de l’auteur. La première concerne son vol tout à fait remarquable, avec des figures acrobatiques compliquées et une capacité à monter très haut. Les passionnés de fauconnerie l’ont régulièrement noté, ainsi l’empereur Frédéric II de Prusse, au XIII e siècle 27.
d’Hésiode (frag. 183, A. R ZACH (éd.), Hesiodi Carmina, Leipzig 1913) mentionnant la longueur de vie du phénix. Voir aussi Constitutions apostoliques V 15 ; Clément de Rome, Épître aux Corinthiens 25, 1-5 ; Eusèbe, Préparation évangélique 9, 29.16 ; Apocalypse grecque de Baruch (3 Bar) 6 ; voir R. VAN DEN BROEK, The Myth of the Phenix, op. cit. et M. WALLA, Der Vogel Phoenix in der antiken Literatur und der Dichtung des Laktanz (“Dissertationen der Universität Wien” 29), Vienne 1969. 24. P. F. HOULIHAN, The Birds of Ancient Egypt, op. cit., p. 13 ; S. M. GOODMAN et P. L. M EININGER, The Birds of Egypt, Oxford 1989, p. 140. 25. P. F. HOULIHAN, The Birds of ancient Egypt, op. cit., p. 13-14 ; idem, The Animal World of the Pharaohs, Le Caire 1996, pl. XXIX ; idem, « A Guide to the Wildlife Represented in the Great Swampland Scene in the Offering-Chapel of Ti (No. 60) at Saqqara », GM 155 (1996), p. 19-53. 26. Voir P. F. HOULIHAN, The Birds, op. cit., p. 18 qui cite Gervase Markham du XVIIe s. 27. Dans son ouvrage L’art de chasser avec les oiseaux. Le traité de fauconnerie De arte venandi cum avibus, il recommande plusieurs fois de faire attention quand on veut chasser le héron à l’aide d’un faucon débutant, vu le caractère spécifique du vol du héron Par exemple, en V 32 : « le temps venteux avec un vent fort est toujours défavorable au sacre débutant, alors que le héron, qui est léger, pourvu d’un plumage abondant et de longues ailes, est aidé par le vent à monter haut, à une altitude où le faucon sacre débutant ne montera pas ». Voir également I 263 et V 51. Voir aussi J. OBERTHUR, Le monde merveilleux des bêtes. Livre sixième. Du héron aux perdrix, de la grive aux rapaces, tome I. Les grands Échassiers, les Rallidés, les Gallinacés, les Colombidés, les Grimpeurs, Paris 2002, p. 21 ; Fr. A. LOWE, The Heron, Londres 1954, p. 113.
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Le cri du démon : à propos d’une restitution dans le Kephalaion 6
La seconde caractéristique du héron est son cri très expressif. Tout héron a en effet un cri qui est loin d’être harmonieux et qui s’apparente au voc des oies ou au coassement des corvidés28. Le héron goliath a un cri long et grave comme un aboiement, tandis que le héron cendré possède un cri brusque avec des claquements de bec secs29. Ce cri du héron a frappé les Égyptiens assez tôt30. Expressif, il « oblige » les autres à demeurer silencieux. La formule 402 des Textes des Sarcophages V 176 rapporte : « le héron-nwr est dans la détresse ; les dieux sont silencieux, ayant fait que le héron pousse un cri (wbg)31, pour qu’il fasse une prédiction pour les dieux ». Son cri a également pu être associé au chant des morts. Ainsi, dans la tombe 178 à Khôkhah, qui appartient à un fonctionnaire de Ramsès II, une scène représente un harpiste en train de chanter pour ses maîtres : « on entend ta voix. Toum te répond. Tu donnes de la voix en qualité de Héron divin »32. Les Égyptiens n’ont pas été les seuls à remarquer un tel cri. Les Grecs aussi, notamment dans les textes à caractère ornithologique. Dans ces derniers, le cri du héron est relié à la difficulté éprouvée, selon les auteurs anciens, par le héron pour s’accoupler. Aristote note dans son traité Histoire des animaux IX 1, 609 b que « parmi ceux-ci, le héron cendré s’accouple et saillit difficilement : il pousse, en effet, un cri rauque, et du sang, dit-on, lui jaillit des yeux alors qu’il est en saillie »33, idée reprise par Pline dans son Histoire naturelle X (79) LX 164. Dans un autre contexte, Plutarque semble lui aussi faire référence au cri non harmonieux du héron. Dans son traité Sur les oracles de la Pythie, dans un passage où il est question de la théorie prophétique de la pythie (405 c-d), il oppose la manière dont le dieu se sert de ces oiseaux et celle dont il se sert de la pythie : « Nous qui croyons que ce dieu se sert de la voix des hérons, des roitelets et des corbeaux pour donner des signes de sa volonté, nous ne demandons pourtant pas à ces oiseaux, parce qu’ils sont les messagers et les hérauts des dieux, d’exprimer chaque chose d’une manière éloquente et savante ; cependant, la voix et la parole de la Pythie, nous voulons qu’elles se présentent comme les déclamations qu’on entend au théâtre, près de l’autel de Dionysos et qu’elles ne soient ni désagréables, ni grêles, mais cadencées par le rythme, avec de l’ampleur, des modulations, des figures de style et un accompagnement de flûte ! »34. La dernière phrase laisse suggérer que les qualificatifs ԐȟսİȤijȡȟ (« désagréable ») et ȝțijսȟ (« grêle ») seraient applicables aux oiseaux que Plutarque vient de mentionner et notamment au héron. Un tel cri du héron pourrait donc être également à l’arrière-plan de l’utilisation de cet oiseau par l’auteur manichéen, dans une comparaison concernant le roi des Ténèbres dont le cri, effrayant, fait trembler et tomber à terre toutes ses puissances. Pour termi-
28. J. OBERTHUR, Le monde merveilleux des bêtes, op. cit., p. 12. 29. P. VERNUS, « Héron », op. cit., p. 380-382. 30. L. K AKOSY, « Phönix », op. cit., col. 1031 ; P. VERNUS, « Héron », op. cit., p. 380. 31. Voir R. O. FAULKNER, The Ancient Egyptian Coffin Texts, Warminster 1977, vol. 2, p. 47 n. 10. 32. A. VARILLE, « Trois nouveaux chants de harpistes », BIFAO 35 (1935), p. 157-158. 33. ijȡփijȧȟ Ս ʍջȝȝȡȣ ȥįȝıʍȣ ıȟչȘıijįț Ȝįվ Ռȥıփıț. ȜȢչȘıț ijı ȗոȢ Ȝįվ įՃȞį, թȣ ĴįIJտȟ, ԐĴտșIJțȟ ԚȜ ijȟ ՌĴȚįȝȞȟ Ռȥıփȧȟ. 34. Ԑȝȝ ԭȞıהȣ ԚȢİțȡהȣ ȡԼցȞıȚį Ȝįվ ijȢȡȥտȝȡțȣ Ȝįվ ȜցȢįȠț ȥȢ׆IJȚįț ĴȚıȗȗȡȞջȟȡțȣ IJșȞįտȟȡȟijį ijրȟ Țıցȟ, Ȝįվ ȡȜ ԐȠțȡףȞıȟ, ֝ Țıȟ Ԕȗȗıȝȡț Ȝįվ ȜսȢȤȜջȣ ıԼIJț, ȝȡȗțȜȣ ԥȜįIJijį Ȝįվ IJȡĴȠ ĴȢչȘıțȟ. ijռȟ İպ ij׆ȣ ȇȤȚտįȣ Ĵȧȟռȟ Ȝįվ İțչȝıȜijȡȟ խIJʍıȢ ԚȜ ȚȤȞջȝșȣ, ȡȜ ԐȟսİȤȟijȡȟ ȡİպ ȝțijսȟ, Ԑȝȝ Ԛȟ ȞջijȢ Ȝįվ ՐȗȜ Ȝįվ ʍȝչIJȞįijț Ȝįվ ȞıijįĴȡȢįהȣ ՌȟȡȞչijȧȟ Ȝįվ Ȟıij įȝȡ ףĴȚıȗȗȡȞջȟșȟ ʍįȢջȥıțȟ ԐȠțȡףȞıȟ (trad. R. Flacelière).
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ner, nous pouvons mentionner Eusèbe, qui cite Ezékiel à propos du phénix et, en particulier, de sa voix : « Sa voix l’emportait sur toute autre chose en beauté. Il paraissait le roi de tous les oiseaux, autant qu’on pouvait l’imaginer ; car derrière lui, tous les volatiles s’avançaient pleins de crainte ; lui, fier comme un taureau marchait devant, portant rapide le pas de son pied ». Nous retrouvons l’idée d’une voix étonnante mais aussi le thème de la royauté et de la crainte inspirée par cet oiseau. Il serait d’ailleurs intéressant d’aller beaucoup plus loin dans l’étude du cri du héron dans les textes, en regardant également du côté du monde arabo-musulman avec l’oiseau anqâ35. L’oiseau dont il est question dans le Kephalaion 6, page 32, lignes 24-25, pourrait donc être l’oiseau bnw, c’est-à-dire le héron cendré. Son cri évoquerait celui, terrifiant, du roi des Ténèbres, et son utilisation comme leurre pour attraper et retenir à terre, dans des filets, des oiseaux aquatiques, pourrait évoquer la chute des puissances devant ce roi des Ténèbres. Bien sûr, la restitution que nous proposons est faite à l’aide d’un mot non attesté en copte pour le moment, *b¬aei]ne. Cependant ceci n’est pas impossible, étant donné que le verbe précédent, cars//, est lui-même un hapax. L’ensemble de la proposition, eunacarsou ¬...] phalyt b¬...]26 ne, semble se référer à une situation issue d’une scène technique précise de la chasse dans les marais, ce qui expliquerait la présence de deux hapax. Le verbe cars// pourrait faire référence à l’action de leurrer ou d’attraper dans les filets, faisant ainsi tomber à terre les oiseaux capturés. Tout ceci n’est proposé qu’à titre d’hypothèse, afin d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche.
35. Pour une première approche sur cet oiseau et le bruit comparable au tonnerre quand il vole, voir K. ZAKHARIA, « La “anqâ”. Quelle place pour le phénix dans le monde arabo-musulman classique ? », dans S. FABRIZIO-COSTA (éd.), op. cit., 2001, p. 117-138 (ici p. 131).
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LE JANISSAIRE ET L’ISLAMOLOGUE : UN COMMENTAIRE DU CHAPITRE DES KAVÂNÎN-I YENIÇERIYÂN SUR LE DEVŞIRME * Gilles VEINSTEIN Collège de France
I. Le devşirme On désigne par le terme turc de devşirme (litt. opération de collecter, rassembler) l’une des institutions fondamentales du système socio-politique ottoman : le recrutement de jeunes garçons chrétiens des parties européenne et anatolienne de l’empire, arrachés à leurs familles et islamisés de force. Après une longue phase de formation appropriée, ils alimenteront la fameuse infanterie du sultan, le corps des janissaires, ou ils fourniront les cadres militaro-administratifs et politiques de l’empire. La pratique sera en vigueur du XVe au début du XVIIIe siècle, même si elle commence à perdre de son importance et à tomber en désuétude au cours du XVIIe siècle1. Elle aura eu pour conséquence paradoxale qu’une part notable de ces soldats et de ces gouvernants auxquels les Européens appliquaient la désignation générique de Turcs ne l’étaient nullement, dans l’acception ethnique du terme, et que cette phase de relance de la lutte séculaire entre chrétienté et islam que représenta la conquête ottomane fut largement le fait de convertis d’origine chrétienne. Cet état de choses est bien connu et a été depuis longtemps l’objet d’interprétations et même de théorisation de la part des historiens, qu’ils y aient vu un simple avatar ottoman de l’esclavage militaire islamique, bien antérieur et, selon certains, consubstantiel à l’islam, ou la forme la plus aboutie de l’absolutisme ou du despotisme. Le souverain ne trouvait-il pas l’instrument idéal de sa toute puissance dans ces individus coupés de toutes racines familiales et culturelles, ces new born lavés de tout ce qui aurait pu faire contrepoids à la soumission et la loyauté dues au maître2 ? Il ne s’agira cependant dans les lignes qui suivent ni d’interprétations ni de théories, ni de celles de mes devanciers ni des miennes propres. Ces lignes seront au contraire entièrement dédiées à un témoignage qui n’a pas,
1.* Les termes ottomans sont transcrits dans l’alphabet turc contemporain. Cf. V. L. MÉNAGE, « Devshirme », et H. I NALCIK, « Ghulam. Empire ottoman », Encyclopédie de l’islam, 2e éd. ; A. ÖZCAN, « Devşirme », Türkiye Diyanet Vakfı Islam Ansiklopedisi IX, Istanbul 1994, p. 254-257 ; I. H. UZUNÇARŞILI, Osmanlı Devletinin Teşkilâtından Kapıkulu Ocakları, 2 vols, Ankara (TTK) 1943-1944 ; B. D. PAPOULIA, Ursprung und Wesen der « Knabenlese » im osmanischen Reich, Munich-Oldenburg 1963 ; G. VEINSTEIN, « À propos des ehl-i hiref et du devşirme », dans C. H EYWOOD et C. IMBER (dir.), Studies in Ottoman History in Honour of Professor V. L. Ménage, Istanbul 1994, p. 351-367. 2. Pour une formulation emblématique de cette vision, cf. L. VON R ANKE , Die Osmanen und die spanische Monarchie im 16. Und 17. Jahrhundert, Leipzig 1877.
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Gilles Veinstein
me semble-t-il, retenu suffisamment l’attention sur tous les points. Non que les faits qu’il rapporte et les règles qu’il énonce aient été ignorés, puisqu’il y est, au contraire, fait couramment référence dans les ouvrages de base sur les janissaires3, mais ce sont les explications fournies par l’auteur du témoignage en question qui sont généralement laissées de côté, sans doute en raison de leurs évidentes faiblesses. Quand il commence à expliquer, notre auteur nous laisse souvent sur notre faim, ou il se contredit, ou il nous déconcerte en paraissant répondre à côté de la question ou en faisant comme si la question ne se posait même pas. Pourtant, cet exposé quelque peu chaotique et déconcertant ne saurait être négligé dans la mesure où il émane d’un janissaire et où il nous ouvre ainsi une fenêtre, aussi étroite, voire déformée soit-elle par la transposition littéraire, sur une perception de l’intérieur des réalités évoquées. C’est dans la mesure où elle déconcerte que cette représentation a des chances de nous faire pénétrer plus avant dans la vision de notre janissaire. Elle doit donc être restituée telle quelle, en suivant le texte au plus près, en en soulignant les points saillants comme en en relevant les silences. II. Les kavânîn-i yeniçeriyân L’œuvre en question se présente comme un compendium des règlements des janissaires. Composée en 1606, elle est connue par plusieurs manuscrits ultérieurs conservés en Turquie et à l’étranger4. Le manuscrit le plus ancien, celui de l’Institut d’Études orientales de Saint-Pétersbourg (A 249), remonte, d’après les filigranes du papier, au début du XVIIIe siècle. L’œuvre a fait l’objet d’une édition russe d’après le manuscrit de Saint-Pétersbourg5 et d’une édition turque6. Elle n’a été traduite qu’en russe. Dédié au sultan Ahmed 1er, rédigé dans une période de crise de l’empire, l’ouvrage veut être une dénonciation des déviations connues par le corps en raison de l’abandon de ses principes fondamentaux, le sultan étant invité à remettre ces anciens principes en vigueur. Ainsi le monde sera-t-il replacé sur son axe et retrouvera le bonheur. Le nom de l’auteur n’est pas connu mais on sait par les indications que luimême fournit en tête de l’ouvrage, qu’il est un janissaire « à la retraite » (korucu), ayant appartenu à la haute administration du corps puisqu’il a été secrétaire des janissaires (yeniçeri kâtibi) pendant 21 ans. Il a participé à toutes les grandes campagnes du corps depuis la prise de la Goulette (1574). Son père et ses grandspères avaient déjà été membres du corps (son grand-père Sakka Mahmûd avait
3. Notamment dans l’ouvrage de base d’I. H. Uzunçarşılı cité en note 1. 4. D’autres manuscrits ont été conservés : cinq en Turquie, un à Bratislava, un à Gotha. Sur ces manuscrits, cf. B. D. PAPOULIA, Ursprung, op. cit., p. 88, n. 26, et les compléments dans V. L. M ÉNAGE, « Some Notes on the Devshirme », Bulletin of the School of Oriental and African Studies (BSOAS) 29 (1966), p. 64-78, ici p. 78. Selon les manuscrits, l’ouvrage se voit attribuer des titres partiellement différents : Mebde-i kânûn-i yeniçeri ocağı tarihi ; kâvanîn-i yeniçeriyân-i dergâh-i âli ; Yeniçeri ocağının Sultân Ahmed Han hazretlerinin kânûnnâmesi. 5. A. Y. P ETROSJAN, Mebde-i kanun-i yeniçeri ocağı tarihi, Moscou (Académie des Sciences de l’URSS) 1987. L’auteur donne une introduction, une traduction russe, le fac-similé du manuscrit et un bref résumé en anglais. 6. A. A KGÜNDÜZ, « Kavânîn –i yeniçeriyân-i dergâh-i âli », dans Osmanlı kanunnâmeleri ve hukukî tahlilleri 9, Istanbul 1996, p. 127-367. L’auteur donne une translittération du texte en alphabet turc moderne et le fac-similé du manuscrit de la Bibliothèque municipale Atatürk d’Istanbul (0.97).
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Le janissaire et l’islamologue
été aga d’Istanbul, c’est-à-dire colonel du corps des ʿacemi-oğlan ou aspirants janissaires d’Istanbul, pendant quatorze ans sous Soliman le Magnifique), et leurs ancêtres l’avaient également été auparavant, depuis le temps de la conquête de Constantinople. Ce faisant, il authentifie certaines des informations historiques qu’il fournit comme recueillies de la bouche de témoins oculaires. En même temps, nous avons tout loisir de constater que l’auteur, qui n’en est pas à une contradiction ou un paradoxe près, est lui-même le produit d’une des pires déviations qu’il va stigmatiser : la substitution du principe héréditaire (l’introduction de kuloğlu, c’est-à-dire de janissaires fils de janissaires) au recrutement par le seul devşirme – double déviation puisqu’il implique également le mariage des janissaires, quand le mariage est contraire au service du souverain7. III. Le principe de base Regardons donc de plus près ce qu’il écrit du devşirme8 et de la place de l’identité religieuse dans les critères de sélection et d’exclusion des jeunes garçons enlevés. Certes, le principe de base est qu’il ne faut pas recruter des fils de musulmans mais des fils de chrétiens. Néanmoins, les choses ne sont pas exprimées ainsi et elles ne sont pas non plus aussi simples : tous les chrétiens ne sont pas bons à prendre, de même que tous les musulmans ne sont pas à exclure. Le terme de musulmans n’est d’ailleurs jamais utilisé. Il est simplement dit : « la règle et le principe anciens qui sont inscrits dans l’ordre sacré, sont de ne prendre en aucun cas des fils de Turcs » (Türk evlâdları ; f. 9r, l. 13-14). Deux raisons sont données d’exclure à tout prix ces derniers. La première est de nature partiellement religieuse : il s’agit de gens féroces (bi-rahm) et ayant peu de religion et de piété (dîn ü diyâneti az olur ; f. 9v, l. 3-4). En d’autres termes, ces musulmans que sont les Turcs ne sont pas d’assez bons musulmans. Précisons que par Türk, notre auteur désigne en réalité ceux que nous appellerions Turkmènes, selon l’usage courant à cette époque où c’était également un lieu commun de souligner leur hétérodoxie. C’est chez eux que se recrutaient les Kızılbaş, c’est-à-dire les chiites partisans des Safavides, et, plus généralement, les hérétiques de tous genres. Mais il y a un autre motif qui n’est pas moindre de les exclure, celui-ci étant cette fois d’ordre socio-politique : si on les fait accéder au statut d’esclaves du souverain (hünkâr kulluğuna dahil olursa), dans leurs provinces d’origine (vilâyetlerinde), tous leurs parents et alliés (tevâbiʾ ve taʾallukât) prétendront qu’ils sont devenus (eux aussi, du même coup) des esclaves du souverain (hünkâr kulu), et ils en prendront prétexte pour opprimer les simples sujets (reʿâyâ ve beraya), et pour refuser de payer la dîme et les autres impôts. En outre, si l’un des leurs entre dans l’organisation des janissaires, sur place, les sancakbey, alaybey ou les voïévodes locaux, croyant qu’ils ont à faire à de véritables esclaves de la Porte (kapı-kulları), ne seront pas en mesure de les arrêter et de se saisir d’eux. Dès lors qu’on ignorera dans ces provinces qu’ils ne sont pas réellement des esclaves du souverain, il
7. Il rappelle lui-même la maxime : « L’homme marié n’est pas un kul pour le pâdişâh » ; f. 10v, l.8-9. Nous nous référons aux folios (f.) et aux lignes (l.) du fac-similé du manuscrit de Saint-Pétersbourg. 8. Nous utilisons le terme par commodité, mais il est à noter que, sans être totalement absent, il apparaît rarement dans notre texte. Le verbe cemʿ etmek est le plus fréquemment employé pour désigner l’action de lever les jeunes garçons.
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ne sera pas possible de les châtier sur place ; il sera donc nécessaire d’en référer au Seuil de la Félicité, ce qui est une source de troubles et de séditions[…] (f. 9v, l.4-14). Autrement dit, ce sont bien les solidarités familiales et tribales enserrant chaque Turc qui s’opposent à son entrée dans les janissaires, non pas parce qu’elles réduiraient sa complète dépendance par rapport au maître, comme l’ont glosé les commentateurs occidentaux, mais parce que ces mêmes solidarités auraient pour conséquence d’élargir sans limite le cercle des bénéficiaires des avantages de ce statut privilégié qu’est celui d’esclave du souverain. Trois de ces avantages sont explicitement cités : l’autorité sur les simples sujets ; l’exemption de toutes taxes et redevances ; le droit d’échapper aux sanctions des autorités locales pour n’être jugé que par le pouvoir central. Il faut au contraire recruter des fils d’Infidèles (kâfir evlâdları). Le terme de chrétien ne sera jamais prononcé, peut-être parce qu’il a paru évident à notre auteur que, dans ce contexte, l’appellation d’infidèle ne risquait pas de s’appliquer à d’autres que des chrétiens, c’est-à-dire à des Juifs. Il est en effet connu que le devşirme ne concernait pas les juifs d’Anatolie et de Roumélie. Il est à noter cependant que l’auteur, très attentif, comme nous allons le voir, à énumérer toutes les exceptions au devşirme, n’a cru devoir faire nulle part allusion à celle-ci. Deux raisons sont données en faveur du recrutement des fils d’infidèles, et elles sont toutes deux de nature religieuse. La première prend acte du zèle des néophytes : « l’avantage dans le fait de recruter des fils d’infidèles tient à ce que, dès qu’ils embrassent l’islam, ils se montrent extrêmement pieux » (f. 9v, l. 14-15). La phrase qui suit montre ce qu’il faut entendre par là : ils feront preuve d’une hostilité particulière à l’égard de leurs anciens coreligionnaires, qu’il s’agisse des ennemis du sultan à l’extérieur ou de leurs propres parents à l’intérieur de l’empire : ils deviennent les ennemis de leurs parents et alliés, et comme la division a été introduite entre eux et les leurs, chacun d’eux montrera de la bravoure et de la vaillance dans les zones frontières, porteuses de victoires. En outre, quel que soit le rang auquel ils parviendront, y compris celui de yeniçeri kethüdâsı (l’adjoint du chef du corps), du fait que leurs parents et alliés sont des infidèles, ils ne risquent pas de les faire échapper à la cizye (la capitation des non-musulmans) (f. 9v, l. 16-18 ; f. 10r, l. 1-4).
La coupure avec le milieu d’origine, tellement mise en avant par les commentateurs de l’institution, impossible avec des enfants de Turcs, devient possible avec des Infidèles. IV. Les indésirables Tous les chrétiens ne sont pas pour autant de bons candidats, et notre auteur insiste sur les catégories – assez nombreuses à vrai dire – qu’il ne faut recruter à aucun prix, en rappelant tous les anciens règlements sur ce point (f. 10r, l. 7- f. 10v, l. 16) : les fils uniques car ce serait laisser leur père sans aide, nuire à l’exploitation agricole et partant aux revenus du sipâhî dont elle dépend ; les orphelins car ils sont avides et sans manières ; les fils de chefs de villages car ils sont malhonnêtes comme leurs pères ; les fils de bergers car ils sont sans éducation ; les teigneux car ils sont arrogants et parlent trop ; les demeurés qui ont le regard fixe ; les imberbes qui ressemblent à des enfants car ils créent des désordres et des discordes dans la troupe et attirent les moqueries de l’ennemi ; les garçons naturellement circoncis, 688
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car on se demandera toujours s’ils n’étaient pas turcs ; les garçons déjà mariés car ils ont perdu leur innocence, et, plus généralement, ils ne sont pas assez soumis et disponibles (« l’homme marié n’est pas un kul pour le pâdişâh ») ; les artisans car ils n’auront jamais la mentalité du salarié ; ni ceux de très grande taille (sauf si leur apparence en impose) ni les très petits. Un cas plus singulier est encore évoqué : celui de jeunes paysans ayant regagné leurs campagnes après avoir séjourné à Istanbul. On ne les prendra pas, car ils manquent de modestie (bi-hayâ olur). En même temps que le devşirme, par nature, établit une hétérogénéité entre les recrues et leur milieu d’origine, il doit absolument maintenir une homogénéité entre ces recrues elles-mêmes. Cette idée est développée dans un passage assez étrange, suscité par un cas dont l’interprétation reste pour moi hypothétique : après avoir affirmé qu’il ne fallait pas prendre de Turcs, l’auteur s’empressait d’ajouter qu’il ne fallait pas non plus prendre de « fils d’infidèles connaissant le turc, pour lesquels on était intervenu ici »9. Pour expliquer cette règle, il soulignait que les garçons recrutés dans ces conditions n’auraient pas la même origine géographique que leurs camarades, ce qui en faisait immanquablement des traîtres potentiels : « ces derniers n’étant pas du même pays que les (autres) garçons qui ont été levés, ils n’auront pas honte vis-à-vis de ces derniers, une fois en campagne, et ils s’enfuiront au cours du combat. Ils ne se diront pas : “comment pourrais-je les regarder en face ?” » (f. 9r, l.14 – f. 9v, l.1-2). Je suis entré dans la liste assez longue et parfois pittoresque des exclus du devşirme pour souligner que si l’auteur avait commencé par justifier le recrutement de fils d’infidèles par le fait qu’ils deviendraient de meilleurs musulmans que les musulmans eux-mêmes, les exclusions ne s’étaient pas précisément faites en fonction de cet objectif : ce sont les éléments qui risquaient de nuire à l’unité, au bon ordre et à l’efficacité militaire du corps qui ont été soigneusement écartés. Il est rappelé à plusieurs reprises que toute l’importance et la gravité de l’affaire tiennent au fait que les janissaires sont l’« élite des esclaves de la Porte », « les esclaves propres du pâdişâh » (f. 15v, l.4) ; « un corps qui ne peut être comparé aux autres corps ; les kul dont les pâdişâh ne peuvent se passer » (f. 17r, l.1-3). C’est d’ordre, d’obéissance et d’efficacité militaire que le législateur ottoman se serait prioritairement préoccupé en la matière. Or, à cette fin, les garçons a priori les plus appropriés sont des « fils de notables » (ekâbir oğlanı), des fils de prêtres (papas oğlanı), et, de façon générale, les « fils d’infidèles de bonne origine » (aslı eyü olan kâfirinin oğlını) (f. 10r, l. 5-6)10. Une autre limitation du devşirme à laquelle l’auteur se référera in fine ramène cependant à des considérations plus proprement religieuses : pas de levées dans les zones frontières, tant à l’ouest qu’à l’est. Dans le premier cas, « la règle est de ne
9. bu cânibde şefâʿatla giden eger türkçe bilür kâfir evlâdı ise : je comprends que l’allusion vise des chrétiens bien placés, proches du pouvoir – ce qui impliquait la connaissance du turc – qui auraient fait pistonner leur fils pour le faire entrer dans le devşirme ; f. 9r, l. 14. 10. C’est peut-être parce que son but est de dresser la liste des catégories qui pourraient nuire au corps et qui ont été exclues pour cette raison que l’auteur fait un silence complet sur d’autres catégories qui échappent également au devşirme mais pour de tout autres raisons : celles, nombreuses, qui ont obtenu des édits d’exemption en fonction de services rendus ou en contrepartie d’autres obligations dues à l’État. De nombreux documents se référant à l’exemption de tel village ou de telle ville de fournir des recrues pour le devşirme apparaissent notamment dans les Mühimme defteri, Başbakanlık Arşivi, Istanbul.
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pas prélever de garçons au-delà de Belgrade, sur les marches frontières (serhadd) magyares et croates. En effet, Magyars et Croates ne deviennent pas des musulmans au-dessus de tout soupçon. Dès qu’ils en trouvent l’occasion, ils apostasient et prennent la fuite » (f. 16r, l. 12-15). À l’est, c’est le mélange ethnique et religieux des populations locales, le fait qu’on ne saurait jamais avec certitude à qui on a à faire en y prélevant des éléments, qui interdit de le faire : « la règle est de ne pas prendre de garçons dans la zone entre le Karaman et Erzurum, car ces gens-là (anlar) sont mêlés (mahlût) de Turkmènes, de Kurdes et de Géorgiens » (f. 16r, l. 15-17). V. L’islamisation des recrues Ce qui transforme un jeune chrétien en musulman zélé, ce qui – comme l’a expliqué notre auteur – le coupe irréversiblement de son milieu d’origine et fait de lui l’ennemi inexpiable de ses anciens parents, c’est bien entendu la conversion à l’islam et l’islamisation qu’elle inaugure. Sur la première opération, notre auteur est des plus rapides et allusifs ; sur la seconde, il est entièrement muet. À leur arrivée à Istanbul, dans les quartiers des janissaires, les jeunes recrues qui ont été amenées de leurs provinces d’origine, constituées en « troupeaux » (sürü), font l’objet d’une inspection précise pour s’assurer qu’aucun jeune Turc ne s’est inséré parmi eux, c’est-à-dire pour vérifier qu’ils sont bien tous incirconcis : « les ağas de Roumélie et d’Anatolie (les officiers responsables des recrues de ces deux parties de l’empire) s’y rendront, accompagnés de leurs secrétaires et ils passeront en revue les garçons, un par un, en présence de l’ağa des janissaires. Ils ont désigné un chirurgien doté d’un salaire de huit aspres, et ils examineront l’endroit de la circoncision avec le souci qu’ils ne soient pas circoncis » (f. 12v, l. 3-7). Il faut comprendre que le chirurgien mentionné comme chargé de vérifier que les garçons sont incirconcis fera également le nécessaire pour qu’ils ne le soient plus. Mais le texte s’abstient de mettre les points sur les i à ce sujet. Il ne fait pas davantage allusion à une récitation de la fatiha ou à quelque rite de conversion que ce soit. L’auteur indique ensuite que les recrues sont partagées en trois groupes, selon leurs qualités : ceux qui sont « de belle apparence » (hüsnü cemâl sâhibi ola) seront attribués au Palais ; les plus robustes d’entre eux serviront dans les jardins du Palais, sous l’autorité du jardinier en chef (bôstâncı başı). Le reste sera vendu à des paysans turcs pour qui ils travailleront durant quatre ou cinq ans (f. 7v, l. 14-15 ; f. 12v, l.7-12)11. Pour aucun des trois groupes, il n’est fait allusion à une quelconque éducation religieuse, aussi élémentaire soit-elle. En ce qui concerne le séjour chez les Turcs, il est destiné prioritairement à permettre aux recrues d’apprendre la langue turque (c’est leur ignorance à ce sujet qui, nous dit-on, aurait convaincu Mehmed II d’instaurer cette pratique). En même temps, c’est un moyen de les accoutumer aux tâches pénibles (belâ). On considérera peut-être qu’il est sous-entendu par notre auteur qu’une certaine formation religieuse était nécessairement fournie, de facto, par l’exemple
11. Cette répartition des recrues selon leurs qualités laisse comprendre que l’inspection n’avait pas eu pour seul but comme les formulations pouvaient le faire croire, de déterminer s’ils étaient circoncis ou non.
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des maîtres, que l’acculturation ne se limitait donc pas à la langue, mais, en bonne logique, notre auteur ne pouvait avoir qu’une piètre idée de l’exemple fourni par ces Turcs en matière religieuse, puisque nous avons vu le jugement très négatif qu’ils portaient sur eux à cet égard, conforme, comme nous l’avons souligné, à l’opinion courante sur l’hétérodoxie des Turkmènes12. Sur la conversion et l’islamisation des jeunes recrues, notre auteur fait ainsi preuve d’une discrétion si marquée qu’on ne peut manquer de la relever. On en est cependant réduit aux hypothèses pour l’expliquer. Une première hypothèse serait tout simplement que ces faits vont de soi, qu’ils sont si évidents qu’il n’est pas besoin d’y insister. Mais une autre hypothèse serait au contraire qu’ils sont suffisamment gênants pour qu’il soit préférable de passer rapidement sur eux. La gêne serait évidemment liée au problème juridique posé par la conversion forcée. Non seulement, il y avait là, au cœur même de l’institution du devşirme, un cas flagrant de « contrainte en matière de religion », mais le pacte de la dhimma était également violé puisque les garçons convertis de force étaient fils de dhimmî, garantis comme tels dans leur liberté religieuse13. La question de savoir s’il y avait là une infraction à la cherîʿa ou les arguments avancés au contraire en faveur d’une légalité possible de l’institution ont donné lieu à des débats dans lesquels il me paraît inutile de rentrer ici, dès lors que notre janissaire ne se pose pas la question, explicitement du moins14. L’auteur ajoute d’ailleurs une difficulté juridique supplémentaire par la manière dont il présente la cession des recrues fraîchement islamisées aux Turcs. Cette cession est habituellement présentée comme une location dans la mesure où elle est limitée dans le temps, même si nous avons vu que le séjour chez les Turcs durait plusieurs années. Or notre auteur insiste au contraire par le vocabulaire employé (des verbes comme füruht etmek ; beyʿ etmek) sur le fait qu’il s’agissait bel et bien d’une vente, le prix de vente à l’origine d’une pièce d’or par garçon, étant passé à l’époque de notre auteur à trois piastres. Il précise en outre qu’on les vendait aux Turcs « capables de payer tout de suite » (hemen verebildikleri üzere virürler). Introduire cette notion de vente revient à balayer toute l’ambiguïté de la situation et à prendre parti plus nettement que ne le font habituellement les sour-
12. Quelques sources occidentales et la tradition historiographique insistent au contraire sur la fonction d’islamisation du séjour chez les Turcs, mais notre auteur n’en dit mot et ne tombe donc pas dans la contradiction que nous pointons. Cf. par exemple Th. S. CANTACASIN, Petit traicte de l’origine des Turcqz, Ch. SCHEFER (éd.), Paris 1896 : « Ilz les despartent par les villes des Turcsz à la Natolye pour demourer avecq les seigneurs et les gentilzhommes du pays. Et par quelque espace de temps, ilz leur font apprendre la foy, les loix et les coustumes des Turcsqz ». 13. Notre auteur le déclarait clairement, bien que de façon très laconique : on avait d’abord razzié de jeunes chrétiens dans le pays alors ennemi de Bilecik, mais « par la suite on a recruté parmi les reʿâyâ » (les sujets du sultan ; f. 11v, l.3-6 et L. 10-11). 14. P. Wittek avait attiré l’attention sur le fait que dans le droit shâfiʿî, seuls pouvaient être considérés comme des « gens du livre » et donc accéder au statut de dhimmî, les populations déjà chrétiennes au moment de la révélation coranique, ce qui n’était pas le cas des Slaves (mais ce qui, en revanche, était celui des Grecs pourtant soumis au devşirme ) ; P. WITTEK, « Devshirme and Sharîʾa », BSOAS 17/2 (1955), p. 271-278. V. L. Ménage a indiqué une autre voie de justification juridique possible en citant le chroniqueur Idrîs Bidlisî présentant les chrétiens comme ayant résisté à la conquête ottomane et donc comme assimilables à des esclaves – justification boiteuse, cependant, puisque les mêmes étaient assujettis à la cizye, impôt caractéristique des dhimmî, cf. V. L. M ÉNAGE, « Sidelights on the devshirme », BSOAS 18/1 (1956), p. 181-183.
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ces sur le statut des garçons « ramassés »15 : ils ne deviennent pas seulement des « esclaves du souverain » (hünkâr kulı) mais des esclaves tout court (bien qu’étant passés à l’islam entre-temps), susceptibles d’être revendus à n’importe quel particulier (même si les inspections régulières d’officiers des janissaires, signalées par ailleurs, attestent au contraire le maintien d’une mainmise de l’État). Il donne une raison à ces ventes : « les Turcs ayant acquis ces garçons moyennant argent, ces derniers ne sont pas en mesure de leur dire : “je suis un esclave du souverain. Je n’ai pas à te servir” » (f. 7v, l. 10-13 et f. 16v, l. 9-12). Le fait que l’auteur élude entièrement ces questions juridiques, délibérément ou non, ne signifie pas qu’il négligerait toute sanction religieuse du devşirme, entendue dans un sens plus large, excédant le simple respect de la cherîʿa. En effet, il marque, à chacune des étapes de l’élaboration du système de recrutement et de formation des janissaires, que les mesures prises ont reçu, sinon une validation juridique stricto sensu, du moins une consécration religieuse, d’une autre nature mais d’un ordre supérieur. Nous sommes évidemment moins ici dans l’islam des fakih et des mufti, c’est-à-dire des juristes, que dans celui des soufis, des guides spirituels ayant accès aux connaissances ésotériques16. À vrai dire ces derniers ont fait plus qu’approuver les décisions prises, ils en ont été les inspirateurs et ils leur ont donc transmis l’aura de sainteté qui leur est attachée, les rendant ainsi irréfutables. La création des janissaires et l’invention du costume qui les caractériserait, avaient été faites avec le concours de trois saints personnages : Bektaş paşa, Timurtaş dede, un des descendants de Hâcı Bektaş Veli et Emir şâh, un des descendants de Hazret-i Mevlânâ, c’est-à-dire de Celâl el-Dîn Rûmî (f. 11v, l. 6-8). De même, lorsqu’il fut décidé (par Murâd Ier, selon notre auteur), d’instituer une étape intermédiaire avant l’entrée des recrues dans le corps des janissaires : le passage préalable dans le corps nouveau des ʾacemî oğlan, le sultan ne se contenta pas de consulter son grand vizir, « il fit également venir du pays du Teke şeyh Alâeddîn qui était alors réputé pour ses pouvoirs divinatoires et ses miracles (keşf ü kerâmet), ainsi que les ʿulamâʾ et fuzalâ qui se trouvaient présents ». L’institution des ʿacemî oğlan étant née de leurs délibérations (f. 5r, l. 2-7), il s’agit alors de donner un costume à leurs membres, comme cela avait été antérieurement le cas pour les janissaires, et şeyh Alâeddîn, intervenant de nouveau, joue le rôle principal dans cette matière de toute évidence capitale : C’est alors que le saint homme (ʿazîz) leur fit coudre un bonnet de feutre jaune, conforme à ce qu’il avait vu, une nuit, dans un saint songe. De même Sa Majesté le pâdişâh et Son Excellence le grand vizir virent en songe le bonnet en question dans la main du susdit. On affecta ainsi cette tenue (kısvet) aux ʿacemi oğlan (f. 5r, l. 12-17).
Lorsque, sous Mehmed II qui s’était plaint de la manière incorrecte dont un janissaire l’avait salué, au lendemain de la prise de Constantinople, il fut décidé d’ajouter à la formation des recrues le « séjour linguistique » prolongé chez les
15. Sur le statut juridique des « esclaves de la Porte », cf. la discussion de B. PAPOULIA, Ursprung, op. cit., p. 4-10. 16. L’auteur présente son ouvrage lui-même comme issu d’une sainte inspiration de cet ordre : un vieux guide spirituel (pîr) lui a enjoint, dans le monde ésotérique (ʿâlem-i batında) de rédiger un traité (risâle) à l’intention du sultan ; f. 2r, l. 8-11.
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Turcs, si nul saint ne participa cette fois à la décision, il y eut du moins « délibération avec les dignitaires religieux de l’époque » (f. 6v, l. 17 et f. 7r, l. 1-9 et 12-13). VI. Le paradoxe du devşirme L’auteur doit pourtant constater qu’aussi parfait soit-il en son principe, le système mis au point avec des cautions religieuses telles qu’il pouvait les souhaiter est constamment menacé dans son intégrité. Il porte en lui des germes de dysfonctionnement et de perversion qui, à l’époque dont il est le témoin, l’ont profondément dénaturé. Si on cherche à définir le mal qui le ronge, on est tenté d’employer une formule que notre auteur ne fait jamais sienne, mais à laquelle conduisent ses observations plus ou moins explicites : ceux auxquels le système est ouvert tentent, au moins pour une part, d’y échapper ; ceux auxquels il est fermé font tout pour y pénétrer. Cette contradiction fondamentale est la conséquence de ce que nous avons appelé le principe de base : faire la meilleure armée musulmane possible avec des chrétiens et en en excluant les musulmans. Notre auteur qui se fait de toute évidence la plus haute idée du statut de kul, c’est-à-dire d’esclave du souverain, est à vrai dire relativement discret sur le premier terme du paradoxe : les résistances de ceux qu’on veut faire entrer. Néanmoins, certaines formulations sont des allusions plus ou moins claires aux manœuvres de parents chrétiens prêts à tout pour préserver leur enfant d’une telle destinée. L’auteur rappelle à plusieurs reprises que tous les acteurs de l’opération dans ses différentes phases, qu’il s’agisse de la levée des garçons ou de leur acheminement vers Istanbul par « troupeaux », qu’il s’agisse des responsables ou d’agents subalternes, doivent être des personnes « honnêtes et pieuses » (müstakîm ve dîndâr). Les abus dont ces vertus sont censées les préserver sont, à vrai dire, de plusieurs sortes : oppression des populations rurales rencontrées sur leur route (f. 12r, l. 5-16) ; relâchement dans la surveillance morale des jeunes recrues (les accompagnateurs sont supposés leur donner le bon exemple et ne pas les laisser tomber dans la débauche et l’immoralité [f. 12v, l. 1]). Mais notre auteur entend assurément par là qu’ils doivent être en outre inaccessibles à la corruption sous toutes ses formes. Sans doute celle-ci peut-elle viser à faire admettre des candidats ne présentant pas les qualités requises et notamment des fils de Turcs, mais il n’est pas douteux qu’elle peut être également le moyen de soustraire un jeune chrétien au recrutement ou, une fois levé, de lui permettre de s’enfuir. Les choses deviennent tout à fait claires quand il nous est précisé que l’ordre sacré qui est émis pour la levée des garçons n’est pas adressé aux beys et aux cadis de la province de sorte que, lorsque le recruteur17 arrive, trouve un garçonnet présentant toutes les qualités (bir güzelce oğlancık) ou bien le fils d’un notable et veut l’emmener, l’ordre sacré ne leur étant pas adressé, ils ne soient pas habilités à intercéder (en faveur du garçon en question).
En revanche, du fait qu’une telle indépendance est accordée ainsi (au recruteur), la fonction doit être confiée à « des personnes honnêtes et pieuses, qui n’en
17. Celui-ci est désigné par l’expression de pencik kulu (l’esclave du quint) par référence, comme il nous est expliqué, à l’époque originelle où les garçons provenaient de la part d’un cinquième revenant au sultan, sur le butin des incursions en territoire ennemi, et pas encore des dhimmî du sultan.
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fassent pas qu’à leur tête » (f. 9r, l.5-12). De même, se référant à une ruse probablement bien attestée, l’auteur, quand il rappelle l’interdiction de lever des « fils de bouviers et autres bergers, car ils ont grandi dans la montagne et sont privés d’éducation », prend soin d’ajouter : « à moins qu’il ne s’agisse d’un fils de notable qui a usé de ce stratagème pour échapper » (f. 10r, l. 16-17). VII. L’exception trébizontine Il est vrai que l’auteur cite un cas de population chrétienne qui a sollicité comme une faveur d’être admise à donner ses fils au devşirme, mais il explique aussi la particularité du cas qui interdit d’en tirer une conclusion générale : après la conquête par Mehmed II, les habitants de la région de Trébizonde avaient été rapidement exclus du devşirme en raison de leurs défauts invétérés et de leur absence de qualités militaires. Mais à l’époque où le sultan Selîm était encore prince et s’était vu confier le gouvernement du pays de Trébizonde, la population de ce pays a plongé son visage dans la poussière de ses pieds et l’a si bien servi que, lorsqu’il est monté sur le trône de gloire, (ces gens), l’ayant supplié et imploré en lui demandant de prendre également des garçons parmi eux, ces sollicitations ont touché le noble cœur de Sa Majesté. (f. 13v, l.7-17, et f. 14r, l.1-4).
Les Trébizontins n’étaient-ils pas l’exception qui confirme la règle selon laquelle les plus désireux d’entrer étaient précisément les moins dignes et les plus dangereux ? Certes, les Trébizontins étaient des chrétiens manifestant leur attirance pour le devşirme, mais peut-être parce qu’ils en étaient exclus, et, de toute façon, ils étaient, par leur « scélératesse » et leur lâcheté, les plus propres à corrompre le corps. L’auteur leur impute les troubles survenus dans la troupe durant l’hivernage précédant la campagne d’Égypte et il raconte comment le grand vizir Pîrî pacha avait vainement tenté de faire revenir Selîm sur sa décision. Il faudra attendre le règne de Mehmed III et toutes les conséquences désastreuses de l’intégration des Trébizontins pour qu’ils soient définitivement écartés du devşirme. Quoi qu’il en soit, beaucoup plus que sur les éventuelles résistances des chrétiens, l’auteur s’attarde sur l’attraction irrésistible exercée sur les Turcs par le deşvirme. On voit bien qu’il y a là la menace la plus grave sur l’intégrité du corps des janissaires. C’est ce qui donne son importance cruciale à l’inspection pratiquée sur les enfants, un par un, à leur arrivée à Istanbul, par le chirurgien en présence de l’ağa des janissaires. L’objet de cette inspection, ce sont les prépuces des arrivants (sünnetlerin yoklamağa ; f. 16v, l.4) puisqu’il s’agit de découvrir si quelques circoncis n’auraient pas réussi à s’immiscer frauduleusement dans le troupeau. L’enjeu est de taille, tant pour les responsables que pour les jeunes membres du troupeau concerné : en cas d’infraction, les premiers seront mutés dans des affections considérées comme vexatoires (certaines garnisons de forteresses provinciales sont nommément citées à titre dissuasif). Quant aux enfants dont le troupeau aura été en quelque sorte pollué par la présence, ne serait-ce que d’un seul élément « extérieur », ils seront écartés du cursus normal : ils finiront leurs jours, attelés aux tâches les plus pénibles de l’arsenal (tophâne) et de l’armurerie (cebehâne) – de véritables bagnes. (16v, l. 16-17 et 17r, l.1). Pour éviter ce genre de fiasco, des inspections préalables de précaution sont ordonnées, lors de la constitution du troupeau, avant le départ pour Istanbul. De même, un subterfuge est dénoncé, 694
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consistant à arrêter certains garçons en cours de route, en les déclarant malades, pour ne les envoyer que plus tard à Istanbul, à un moment où on négligera de les soumettre à l’inspection : ces retardataires devront au contraire être inspectés, à quelque moment qu’ils parviennent dans la capitale (f. 17r, l. 6-11). VIII. L’exception bosniaque De telles ruses en disent longtemps sur le sentiment de frustration des musulmans exclus du devşirme. Mais nous en avons une illustration plus positive : le cas des Bosniaques. Notre auteur donne sa version des faits qui n’est sans doute pas historiquement irréprochable18, mais que nous reproduisons telle quelle pour nous conformer à la ligne que nous nous sommes fixée ici : Lorsque Mehmed II, le conquérant de Constantinople, a daigné faire prendre à ses troupes victorieuses la direction de la Bosnie, tous les sujets de ce pays, ayant reconnu la puissance et la force du pâdişâh, sont allés au-devant de lui et ont abaissé leur face vers l’éperon auguste, et, d’un seul coup, ils ont embrassé la foi (ils se sont soumis et se sont convertis à l’islam). Voyant cela, le souverain a déclaré : « à ceux-ci qui ont cessé d’être une communauté à part (de l’ümmet musulmane) et qui ont reçu l’honneur de l’islam, je pose la question : “que voulez-vous de moi ? Vous n’avez qu’à demander.” » Ils exprimèrent alors le souhait que des garçons fussent prélevés parmi eux. Cette loi stipula de les lever, qu’ils fussent circoncis ou non, sans faire d’inspection sur ce point (f. 12v, l. 3-14).
L’exception bosniaque est le contre-exemple de l’exception trébizontine. La seconde présentait le cas de chrétiens incompatibles avec le devşirme, la première illustre le cas de musulmans parfaitement compatibles avec le devşirme. Aucun des successeurs de Mehmed II n’a eu à regretter et à remettre en question la décision de leur illustre ancêtre en faveur des musulmans bosniaques qui font, au contraire, généralement partie de la crème des recrues : La plupart des éléments faisant partie de ce contingent ont été jusqu’à présent de bonne qualité (eyü), tant dans leur service au palais que dans les jardins ou dans d’autres lieux, et ils ont accédé à de hauts postes. Ce sont des gens intelligents et sages. C’est pourquoi on les attribue aux Palais impériaux et aux jardins, et on ne les place pas chez les Turcs (f. 13r, l.3-7).
Non seulement il n’y pas d’incompatibilité entre l’islam de naissance et l’état de kul du souverain, mais les meilleurs de ces kul sont, pour une part, des musulmans de naissance, mais pas n’importe quel musulman. L’auteur nous explique, en effet, comment après avoir renoncé, dans un premier temps, comme nous l’avons vu, aux inspections des jeunes Bosniaques, on a constaté au contraire la nécessité
18. Cf. B. DJURDJEV, « Bosna », Encyclopédie de l’Islam 2/1, Leyde 1960, col. 1301-1305. Non seulement le janissaire présente l’islamisation massive de la Bosnie comme un fait instantané et non pas évolutif, mais il n’a rien à redire contre la qualité de l’islam bosniaque (contrairement à celui des Turkmènes). Il fait, par exemple, abstraction du mouvement « mélami », hérétique et messianique de Hamza Bâlî qui a secoué la Bosnie, quelques décennies auparavant ; cf. T. OKIÇ, « Quelques documents inédits concernant les Hamzavites », Proceedings of the Twenty Second Congress of Orientalists II, Leyde 1957, p. 279-286 ; A. HANDZIĆ et M. HADZIJAHIĆ, « O pogromu Hamzevija u Bosni 1573. godine », Prilozi za Orijentalnu filologicu (Sarajevo) 20-21 (1970-1971, 1974), p. 51-70.
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d’une inspection par mesure de précaution pour que des éléments étrangers à cette communauté ne risquent pas de s’introduire dans ses rangs (f. 12v, l. 14-17, et f. 13r, l.1). La supercherie est d’autant plus facile, ou l’inspection d’autant plus délicate à mener, que le critère objectif, servant habituellement de pierre de touche, l’absence de circoncision, n’est plus opératoire ici. L’inspection dont il s’agit dans le cas du contingent bosniaque devra donc être une « inspection poussée » (muhkem yoklanmak), « de sorte qu’aucun Turc (etrâk tâʾifesinden) n’ait la possibilité d’entrer dans le corps à force d’argent ». Par quoi notre auteur confirme bien que cette alchimie brutale et périlleuse des Ottomans, consistant à prendre des chrétiens pour en faire les meilleurs combattants de l’islam, fut moins due au rejet des musulmans en soi qu’à celui des Turcs tout particulièrement. C’est parce qu’ils ne pouvaient pas faire avec les Turcs ce qui réussissait bien avec les Bosniaques, que les Ottomans ont dû s’engager dans l’aventure semée d’embûches du devşirme tel qu’il a été défini par les règles qui ont été exposées.
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A NEWLY RECOGNIZED MANICHAEAN PAINTING: MANICHAEAN DAĒNĀ FROM JAPAN1 Yutaka YOSHIDA Kyoto University
In this brief paper commemorating Professor M. Tardieu’s retirement I should like to report on a so far unrecognized Manichaean painting preserved in Japan and its relationship with a Manichaean Sogdian text. Not being a specialist of Manichaeism I learned much from Professor Tardieu’s booklet Le manichéisme, which is no doubt the best introduction to the religion2. This small tribute of mine will hopefully display my profound gratitude for what I have learned from him and his publications. Quite recently T. Izumi drew our attention to one painting preserved in a museum named Yamato Bunkakan, Nara, Japan (Plate 1)3. When he tried to prove another painting alleged to be Buddhist as in fact Christian4, he referred to this painting since the main figure looks very similar to the one he recognizes as Christian. Izumi then points out that the main figure of our painting bears a striking similarity to the well-known relief of Mani found in the Cao’an temple in southern China (Plate 2 et 3). On the other hand, he was much puzzled by square badges on the gown worn by the figure studied by him; inside of the emblem-like spaces one recognizes a small human face depicted. On reading his article I wrote to him and let him know that the square badges are in fact what is called segmentum, and that examples of segmenta are also found on the paintings of Manichaean priests unearthed in Turfan. J. Ebert has published an illuminating article about the subject a few years ago. As Izumi notes, segmenta are also seen at four places on the gown of our figure: two below the shoulders and two on the knees (Plate 4).
1. I should like to thank all those who have helped me completing this article. First of all, I am grateful for the Yamato Bunkakan Museum, Nara and its staff, for permitting me to publish the painting discussed in this paper. Sincere gratitude is also due to Dr E. Kageyama, without whose help I was not able to have access to the material, and who provided me with valuable information on the previous studies. I understand some of my observations are shared by her who discovered them independently of me. I have profitted from the discussion with Professor T. Moriyasu, Dr A. Nishio, and Dr Y. Ohara. I am also grateful to Professor Rong Xinjiang and Dr Wang Ding for their help in deciphering the Chinese inscription. 2. Among others, it was also translated into Japanese. The translation was done by Ch. Nakano who is one of his students: Manikyō, Tokyo 2003. 3. Cf. T. I ZUMI, “A possible Nestorian Christian image: Regarding the figure preserved as a Kokuzō Bosatsu image at Seiunji” (in Japanese), Kokka 1330 (2006), p. 10-13 and plate 2 and figures 11 and 12. 4. As Professor T. Moriyasu argues, religious affiliation of the painting discussed by him seems to require reconsideration and fresh study.
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This painting measures 142,0 cm by 59,2 cm and is painted on silk with colour. On this picture the following observations have hitherto been made by Japanese art historians5. 1. Its style leads one to assume that it was produced during the 14 th century in Southern China, in particular a city known as Ningbo ᐺἴ, and that it was imported to Japan during that period together with a number of other goods including paintings. 2. The painting, referred to as Rokudōzu ඵ㐠ᅒ or painting of the six gatis, depicts the six ways of sentient existence. 3. In the second layer from the top, three religions are represented: Buddhism (centre), Daoism (on the right side as one sees the painting), and Confucianism (left). The painting was produced among a splinter Buddhist group called White Lotus when the group was authorised by the government; the harmonious coexistence with the two authorized religions is symbolised by placing the three side by side. 4. The four spaces on the third layer represents the four divisions of society, i.e. all classes of people: scholar, farmer, artisan, and tradesman. 5. In the fourth layer, the judgement scene in the next world is painted. It is based on the group of pictures illustrating a Buddhist apocryphal text named “Scripture of the ten kings”; in the text it is colourfully described how the deceased must undergo trials administrated by ten judges or ten kings 6. Illustrations of the text were quite popular in medieval China and many paintings have survived to this day. Although Izumi was not entirely certain about the religious affiliation of the painting, its Manichaean provenance can now be proved beyond any reasonable doubt by referring to Ebert’s study. When identifying a cotton fragment of a painting belonging to the German Turfan collection (MIK III 6606) as Manichaean, Ebert mentions the following four peculiarities 7. 1. A characteristic white Manichaean gown and a shawl with red borders. 2. The left raised hand holding a part of the upper shawl of the garment ending in a pronounced loop or bow. 3. Mannerism of keeping the smallest finger of the left hand tightly curled. 4. A small square (i.e. segmentum) on the upper shoulder showing the contour of a small face. When I examined the original, all the four features are discernible on the figure mentioned by Izumi. The figure in question appears on the second layer and is sitting between two pairs of men. He wears a white tunic and a white shawl which is hemmed with golden borders which themselves are bordered with red cloth. The
5. I have summarised the descriptions and observations made by S. Ide and Izumi. Almost the same description is found in the catalogue prepared by the museum, which calls it “Scene of the six realms in Buddhism”, cf. Yamato Bunkakan shozōhin zuhan mokuroku (Paintings and handwritings: Chinese, Korean, Indian, Persian, and French from the Museum Yamato Bunkakan collection) (“Illustrated catalogue series” 8), 1988, p. 96. 6. Cf. S. F. TEISER, The scripture of the ten kings and the making of purgatory in Medieval Chinese Buddhism, Honolulu 1994, reprint 2003. 7. Cf. J. EBERT, “Segmentum and clavus in Manichaen garments of the Turfan Oasis”, in D. DURKINM EISTERERNST et alii. (ed.), Turfan revisited, Berlin 2004, p. 72-74.
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left hand and its fingers holding a part of the shawl ending in a loop are clearly seen (Plate 4). Altogether four segmenta are visible on shoulders and knees. What are within them are hard to discern by the naked eye, but as Dr Kageyama notices, an enlarged photographic reproduction shows an outline of a human face (Plate 5). Thus, if one takes into consideration its apparent similarity to the statue of Mani found in the Cao’an temple, there is practically no doubt as to its representing Mani. It is also to be noted that Ningbo is not far from Cao’an and is located in the county of Yue ㉲ where a Manichaean temple was founded in 771 CE8. Moreover, one Manichaean temple is known to have existed in the area near Ningbo; it was named Chong shou gong ᓤኑᐋ and the account on it was written by a Confucian scholar Huang Zhen 㯜㟀 in 12649. Now that the Manichaean provenance of the painting has been proved, one may wonder whether other parts could also be understood as representing the scenes or doctrines expounded in the Manichaean teachings. First of all, although the painting is called Rokudōzu “Scene of the six realms in Buddhism”, one only finds three of them: deva-gati (heaven: first or top layer), manu ya-gati (human world: third layer), and naraka-gati (hell: fifith or bottom layer). That is to say, there is no depiction of the other three: preta-gati (world of hungry ghosts), tiryagyoni-gati (world of animals), and asura-gati (world of malevolent nature spirits)10. As for the only three ways of destiny after death depicted in the painting, they agree very well with the description of a tripartite fate of the dead which is widely attested in the Manichaean sources11. According to the Manichaean individual eschatology, after death the soul goes before the judge and having been judged takes one of three paths, to “life” (the New Paradise), to “mixture” (back to the world) or to “death” (hell)12. I cite a famous passage from the Kephalaia in Gardner’s translation.
8. At that time it were the Uighurs who requested the Tang court to found a temple in that area, cf. E. CHAVANNES and P. P ELLIOT, “Un traité manichéen retrouvé en Chine (deuxième partie)”, Journal Asiatique 11 (1913), p. 263. One of the reasons must have been its importance as a centre of maritime trade, which had attracted the Sogdian traders among the Uighurs. On this point see also S. N. C. LIEU, Manichaeism in the later Roman Empire and medieval China, a historical survey, Manchester 1985, p. 194. 9. Cf. N. KUBO, “Sōdai ni okeru dōkyō to manikyō”, Wada hakase koki kinen tōyōshi ronsō, Tokyo 1961, p. 366-370, S. N. C. LIEU, Manichaeism, op. cit., p. 98-125. Izumi has already mentioned this temple in connection with the existence of Manichaeans around the area. I am grateful for Dr E. Kageyama for drawing my attention to this point. 10. Ide is of the opinion that the other three gatis have been found on the painting which used to constitute a companion piece but was eventually lost. Incidentally, Ide distinguishes the fourth and the fifth layers, while according to the description in the museum catalogue the two combine to consitute the fourth layer representing a hell. 11. cf. W. SUNDERMANN, “Manichaean eschatology”, Encyclopædia Iranica VIII, Costa Mesa 1998, p. 573-575. 12. Cf. M. BOYCE, A reader in Manichaean Middle Persian and Parthian (“Acta Iranica” 9), Téhéran, Liège 1975, p. 7.
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Kephalaion 30 (83: 4-8)13: The eighth throne is established in the atmosphere. The Judge of truth sits upon it, he who judges all mankind. Three paths shall be distinguished before him: one to death, one to life, one to the mingling14.
The three female deities observing the judgment scene also find counterparts in the Manichaean teaching (Plate 6). Just like Zoroastrian goddess Daēnā, a virgin deity symbolizing one’s own actions done while one was alive comes to see the deceased soul and guides it to the paradise 15. Among the three one in front and with a mandorla is to be identified with the Manichaean Daēnā. One of the other two girls holds a golden vessel with a purple flower within and the other flies a flag. The group also appears in the heaven scene or the top layer where other girls are seen rambling around a heavenly palace (Plate 7). All these details remind one of a Sogdian fragment once published by Henning; Henning edited it in his article entitled “Sogdian tales” and called the text in question as Daēnā. Recently, Ch. Reck and I discovered a few small fragments joining the main text among the St. Petersburg, Berlin, and Otani collections and the revised text was published by Reck 200316. In the text, a number of female deities are mentioned as coming to see a deceased soul17: rty cw zmnyh myrty ptsrδ xxxxxxxxii[ii 1-LPw?] δwγth βγšpšyt pt’ycy s’r ’ys’nt Whenever he dies, 84 thousand god-serving girls will come infront (of him).
The female deities found in the painting are likely to be those mentioned in the Sogdian text. Then, one virgin deity is also described as coming to see the soul. Unfortunately, what happens after that is lost. The last lines of the fragment read as follows18: 24/… rtšy xw xypδ ’krtyh p’rγ βγy pty (c) 25/ βγy δwγth pwr’ycw my ryty ’ystw nwšy myγty 26/ ZY xw cš’nt ZKwyh pr srw ’sprγmy-myn(ch) 27/ ps’kw xw[…] rtšy xwty r’δt’kw βwt
13. Cf. I. GARDNER, The Kephalaia of the teacher, Leiden, New York, Köln 1995, p. 85. 14. Professor Moriyasu refers to Mani’s word cited in the Fihrist: “Mānī said: ʻThese are the three roadways upon which the souls of men are divided. One of them leads one to the Gardens [of Paradise] and is for the Elect. The second one, leading to the world and things horrible, is for those who guard the cult and help the Elect. The third leads to the underworld and is for the man who is a sinnerʼ ” (cf. B. DODGE, The Fihrist of an-Nadīm, New York 1970, p. 706). 15. Cf. Ch. R ECK, “Die Beschreibung der Daēnā in einem soghdischen manichäischen Text”, in C. G. CERETI et alii (éd.), Religious themes and texts of pre-Islamic Iran and Central Asia, Wiesbaden 2003, p. 323-338. On the subject of “Die Jungfrau der Guten Taten” see also Sundermann’s comprehensive discussion, cf. W. SUNDERMANN, “Die Jungfrau der guten Taten”, in Recurrent patterns in Iranian religion from Zoroastrianism to Sufism (“Cahiers de Studia Iranica” 11), Paris 1992, p. 159173. Skjærvø also compares the text with those found in the Zoroastrian literature. 16. Cf. also her earlier studies published in Ch. R ECK, “84000 Mädchen in einem manichäischen Text aus Zentralasien ?”, in P. K IEFFER-P ÜLZ and J.-U. H ARTMANN (ed.), Buddhavidyāsudhākarah. Studies in honour of H. Bechert on the occasion of his 65 th birthday (“Indica et Tibetica” 30), SwisttalOdendoef 1997, p. 543-550. 17. Reck’s German translation has been translated into English by me with slight modification. 18. Cf. Ch. R ECK, “Die Beschreibung der Daēnā in einem soghdischen manichäischen Text”, in C. G. CERETI et alii (ed.), Religious themes, op. cit., p. 338.
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Und seine eigenen Taten, die wundervolle göttliche Königstochter, die Jungfrau kommt vor sein Angesicht, die ewigen Früchte (?), das Getränk, um den Kopf einen Kranz aus Blumen […] Sie selbst ihn aussendend […].
As C. Reck remarks, it is difficult to reconcile the present passage with what has been known from the Fihrist and the Chinese hymnscroll, where the female deity presents a deceased soul with three insignias of victory: a garland, a diadem (or necklace), and a heavenly robe 19. I differ from C. Reck in assuming that pty(c) and βγy combine to make a compound meaning “vis-à-vis god” and translate the passage as “a wonderful god, a facing god (who is) a virgin girl”; C. Reck’s translation is based on Henning’s assumption that βγy-ptyc is the same word as βγ’ptyc “gottherrliche”. In my opinion this ptyc-βγy is to be identified with pt’ycy βγy found in a list of Manichaean deities published by W. Sundermann, “Eine Liste manichäischer Götter in soghdischer Sprache”. In fact Sundermann argues that pt’ycy βγy is an epithet of Manichaean Daēnā, and that δšny w’t which follows it in the list could be compared with the southern wind or the paradise wind accompanying Daēnā in a Zoroastrian text concerning the individual eschatology 20. Nevertheless, a few difficult problems are still left unsolved: myγty remains to be unclear and the combination of ZKwyh prw srw is aberrant. Considering the scene depicted in which Daēnā is riding a cloud or clouds, I venture to take nwšy myγty as meaning “eternal clouds”. My hypothetical rendering of the whole passage reads: “And his own action, as a wonderful god (or) as a facing god (who is) a virgin girl will come before his face (with) eternal clouds (?), a drink in the , a flowery garland on the head […] And she will be a guide for him”.21 The heavenly palace painted in the top register is also mentioned in textual sources. In a Manichaean Parthian text it is called tlw’r w’c’fryyd “spiritual hall”: tlw’r w’c’fryyd ’w ’šm’ ˙ pdr’ynd ’dyhyd ’w šhrd’ryft prw’n pydr wzrgyf (M5860 I v/i/3-6) Den geistigen Palast bereiten sie für euch. Gehet ein in das Reich, vor den Vater der Größe22.
The Chinese counterpart is bao dian ge ᑆẂ㛮 “jewel palaces and pavilions” found in the Huyadagmān section of the hymnscroll 23. One may also notice clouds
19. Cf. B. DODGE, The Fihrist, op. cit., p. 795 for the Fihrist and H. SCHMIDT-GLINTZER, Chinesische Manichaica. Mit textkritischen Anmerkungen und einem Glossar, Wiesbaden 1987, p. 62-63 for the Hymnscroll. 20. Cf. W. SUNDERMANN, “Eine Liste manichäischer Götter in soghdischer Sprache”, in C. ELSAS et alii (ed.), Tradition und Translation. Zum Problem der interkulturellen Übersetzbarkeit religiöser Phänomene. Festschrift für Carsten Colpe zum 65. Geburtstag, Bertlin, New York 1994, p. 454-457 with his additional remark published in 2001, p. 844. ptyc and ptycy are variant forms and the slight difference in their forms does not cause any problem. For the pleonastic oblique ending -ī following Sogdian adverbs (e.g. r’m’nt ~ r’m’nty “always”) see N. SIMS-WILLIAMS, “Notes on Manichaean Middle Persian morphology”, Studia Iranica 10/2 (1981), p. 174. 21. On r’δt’k meaning “guide (to the Manichaean paradise)” cf. kww wš m’xs’’r r’δδ’k “a guide towards the paradise” attested in M135 B ii R 8-9 published by W. B. H ENNING, “Sogdian tales”, BSOAS 11 (1945), p. 469. 22. Cf. Ch. R ECK, Gesegnet sei dieser Tag (“BTT” XXII), Turnhout 2004, p. 128. 23. Cf. H. SCHMIDT-GLINTZER, Chinesische Manichaica. Mit textkritischen Anmerkungen und einem Glossar, Wiesbaden 1987, p. 50 and G. M IKKELSEN, “ ʻQuickly guide me to the peace of the pure landʼ:
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surrounding the judgment scene. This may be the indication that the judge is abiding in the air as the Coptic passage cited above describes24. Another problem to be solved is a question as to who are those people sitting and standing around the figure of Mani (Plate 8). The Japanese scholars’ assumption that the two men on the left side are Confucian scholars is most unlikely, because the one sitting on a chair is putting his two palms together in prayer. Thus, the two are likely to be lay believers or auditors and if that is the case those who are on right side and wear white gowns are to be identified as Manichaean monks or electi. Although they do not wear mitres or headgears characteristic of Central Asian electi and look like Taoist monks, the Manicheans of those days are known to have disguised themselves as Taoists and their appearance in the painting may possibly be explained as the result of their deliberate effort25. I hope that what I have so far stated is enough to show that the painting is worth extensive study both by Manichaean scholars and art historians. For example, our painting can in a sense be regarded as an illustration of the Manichaean doctrine on the individual eschatology and in that respect it could be compared with Mani’s famous Picture-Book or Eikôn26. In fact one Chinese source mentions several pic-
Christology and Buddhist terminology in the Chinese Manichaean Hymnscroll”, in R. M ALEK (ed.), The Chinese face of Jesus Christ I (“Monumenta Serica Monograph Series” 50/1), Nettetal 2002, p. 3. The relationship between bao dian ge ᑆẂ㛮 and bao shan cai yuan ᑆ(ᒜ⳧)㝌 found in the Chinese inscription on the painting is not clear to me, because some parts of the Chinese text remains incomprehensible. However, the way in which the latter is deliberately moved to the top of a column indicates that the building in question is an object deserving special respect and in that sense it may be compared with the heavenly palace. On the Chinese text and for another possibility of identifying Bao shan cai yuan see Appendix below. Professor Moriyasu suggests to me that what looks like a pillar found in the centre of the building should be Column of Glory, which is the beginning of the soul’s heavenward journey, cf. M. BOYCE, A reader in Manichaean Middle Persian, op. cit., p. 20-21. 24. Cf. also W. SUNDERMANN, “Manichaean eschatology”, op. cit., p. 574. 25. On the Manichaeans in Southern China and their activities, cf. S. Lieu’s series of works, in particular S. N. C. LIEU, Manichaeism in Central Asia and China, Leiden, Boston, Köln 1998, p. 98195. For the relationship between Manichaeism and Taoism during the Sun Dynasty, see N. Kubo and other Japanese scholars contributions translated into German, cf. H.-J. K LIMKEIT and H. SCHMIDTGLINTZER (ed.), Japanische Studien zum östlichen Manichäismus, Wiesbaden 1991. Here again, Professor Moriyasu drew my attention to the similarity found between the clothes worn by the two electi and those by Uighur aristocrats depicted on the wall paintings discovered in Bäzäklik. He envisages the possibility that it betrays the Uighur influence on Manichaeans of Southern China, on which subject he has published an article, cf. T. MORIYASU, “On the Uighur čxšapt ay and the spreading of Manichaeism into South China”, in R. E. EMMERICK et alii (ed.), Studia Manichaica IV, Internationaler Kongress zum Manichäismus, Berlin, 14.-18. Juli 1997, Berlin 2000, p. 430-440. 26. The Parthian word for the picture book has been assumed to be ’’rdhng, of which the identity was recently challenged by W. SUNDERMANN, “Was the Ardhang Mani’s Picture-Book?”, in A. VAN TONGERLOO and L. CIRILLO (ed.), Il Manicheismo. Nuove prospettive della ricerca (“Manichaean Studies” 5), Leuven, Napoli 2005, p. 373-384. One interesting passage in the Kephalaia is referred to by Sundermann: “…You have made clear in that great Picture (-Book); you have depic[t]ed the righteous one, how he shall be released and [brou]ght before the Judge and attain the land of li[ght. You have] also drawn the sinner, how he shall die. [He] shall be [… s]et before the Judge and tried […] the dispenser of justice. And he is thrown into Gehenna, where he shall wander for eternity. Now, both of these have been depicted by you in the [grea]t Picture (-Book); but why did you not depict [the ca]techumen? How he shall be released from his bo[dy], and how he shall be brought before the Judge and […] reach the place of rest f[or ever]. For if we can see […] the path of the catechumen, and know […] so have we recognised him with knowledge. If we can also see him face to face in this Picture
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tures on silk relating to the cosmogony which were possessed by the Manichaeans of Southern China27. Another interesting problem is the possible influence upon or from the contemporary Buddhist iconography. Comparison of the judgement scene with the illustrations of the Scriptures of Ten Kings has already been pointed out28. When one compares the goddess or Daēnā with the so-called Yinlu Pusa ᘤ㊨ⳮⷻ or navigator (lit. guiding the way) Bodhisattva found in the 10 th century Dunhuang banners, one cannot but recognize a striking similarity between the two. Yinlu Pusa also leads a deceased soul to the Pure Land or the paradise29. One may also notice a heavenly palace in the Yinlu Pusa painting. In this connection it is worth noting that one Japanese art historian considers possible influence from Zoroastrianism or Manichaeism on the cult of Yinlu Pusa, who is only known from paintings but is not at all known from any Buddhist scripture30. In concluding this paper I should also like to mention one passage from the Min shu. According to its chapter 7, a Manichaean believer from Southern China once bought a Mani’s statue in the capital of Sung in the tenth century31. I wonder
(-Book) […] in the sighting of him […]!” (Kephalaion 92, cf. I. GARDNER, The Kephalaia, op. cit., p. 241-242). Thus, one sees that Mani actually painted a picture or pictures illustrating his view of the individual eschatology. One Persian text composed in 1092 CE refers to Mani’s legendary skill as a painter, cf. M. TARDIEU, Le manichéisme, Paris 19972, p. 55. This story clearly indicates that the illustration or his Picture Book was painted on silk. I venture to suspect that a small fragment of a painting on silk belonging to the German Turfan collection (MIK 6278, cf. Zs. GULACSI, Manichaean art in Berlin collections, Turnhout 2001, n° 79) could have come from the book. It shows one deity and two worshippers on a boat looking like a crescent and may come from the illustration of Manichaean cosmogony. 27. On the text and translation see A. FORTE, “Deux études sur le manichéisme chinois”, T’oung Pao 59 (1973), p. 238-251. 28. So far two judgement scenes have been identified among the Manichaean miniatures of the German Turfan collection, cf. Zs. GULACSI, Manichaean art, op. cit., n° 34-35. However, generally speaking, those paintings found in Manichaean books have no connection with what are stated in the texts, cf. Zs. GULACSI, “Text and image in Manichaean book art: A preliminary study on contextual cohesion”, in D. DURKIN-M EISTERERNST et alii (ed.), Turfan revisited, Berlin 2004. Incidentally, the Judge of truth of the Coptic text appears as Pingdeng Wang ᖲ➴⋜in the Chinese Manichaean text, cf. G. M IKKELSEN, “Christology and Buddhist terminology”, op. cit., p. 239-240 and id., Dictionary of Manichaean texts in Chinese (“Corpus Fontium Manichaeorum”. “Dictionary of Manichaean texts” III/4), Turhout 2006, p. 47. This is exactly the same name as that of the eighth king in the Scriptures of the Ten Kings. Is it just a coincidence that the eighth throne is accorded to the Judge of truth in the Coptic text cited above? In fact E. Matsumoto drew our attention to the very fact that Pingdeng Wang appears both in the Manichaean and Buddhist texts, cf. E. M ATSUMOTO, Tonkōga no kenkyū I-II, Tokyo 1937, p. 380-381. 29. I am grateful to Dr Wang Ding for drawing my attention to Yinlu Pusa. For the pictures of Yinlu Pusa see E. M ATSUMOTO, Tonkōga no kenkyū, op. cit., p. 361-367 with plates 101-104 and T. A KIYAMA, in J. GIES (ed.), Seiiki bijyutsu, Tokyo 1994-1995, p. 325-327 with plates 68-73. In the Sogdian text cited above, Daēnā is described with a word r’δt’k. It is a compound consisting of r’δ “road” and yinlu “lit. lead-road” could be a verbatim counterpart. 30. Cf. T. A KIYAMA in J. GIES (ed.), Seiiki bijyutsu, op. cit. For the detailed study of Yinlu Pusa see Z. TSUKAMOTO “Inrobosatsu shinkō to jizōjyūō shinkō”, Tsukamoto Zenryū chosakushū 7 (1975), p. 315-399. 31. Cf. P. P ELLIOT, “Les traditions manichéennes au Fou-kien”, T’oung Pao 22 (1923), p. 199, 205206 and S. N. C. LIEU, Manichaeism in Central Asia and China, Leiden, Boston, Köln 1998, p. 131132.
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if that statue could have been one of the prototypes of all the icons of Mani produced in Southern China32. Appendix: Chinese text33 (Plate 9) A Chinese text comprising five lines is found toward the left edge of the fourth register. However, since the surface is damaged and some characters are written in a cursive way, one cannot read and understand the text satisfactorily. My reading given below is nothing but a collection of what was read by Izumi and what have been suggested to me by Professor T. Moriyasu (TM), Professor Rong Xinjiang (RX) and Dr Wang Ding (WD). In the text an asterisk (*) indicates that the following characters are transported from the previous line and are deliberately made to begin lines. This is an established Chinese way of paying special respect to what is denoted by the characters. In the note I only comment on those characters on which readings Moriyasu, Rong and Wang differ from Izumi. 1/ ᮶㒋Ⱪ㢄ಕᘭᏄᘿᛦ⩇ 2/ ೮㒧Ắ㎖ፃႌᤖ 3/ *ො⋜⪯(ᅪ)()ථ 4/ *ᑆ(ᒜ⳧)㝌Ễඖ౩㣬♫(ಕ) 5/ ᖲᏭ㸝㢢㸞□□□Ꮛ line 1: 㒋: RX, 㒧: Izumi, TM; Ⱪ: Izumi, TM (?); 㢄: RX, who suggests the technical meaning of ಕ following it; line 2: ೮㒧: TM, RX, WD, ✅(?)□: Izumi; line 3: (ᅪ) or (␋): TM, □□: Izumi; (?): RX, 㰳: Izumi; line 4: ᒜ⳧(?): YY and TM, □□: Izumi; Ễඖ: RX, □□: Izumi; ♫: RX, ௧: TM, □: Izumi; line 5: 㢢 (very hypothetical according to RX), □: Izumi; Ꮛ: RX, ᭮: TM, □: Izumi.
I cannot translate this extremely difficult text and confine myself to providing possible translations of relatively clear parts. Nevertheless, it is at least clear that the inscription gives the names of a husband and a wife who made a donation for gaining religious merit 34:
32. When I read a paper on this subject in a conference entitled “A Hundred Years of Dunhuang, 1907-2007” (17-19 May 2007), I also compared the painting with reliefs of Shijun’s sarcophagus recently discovered in Xi’an. Shijun was a Sogdian Chinese and died in 579 AD when he was 86 years old. Recently E. de la Vaissière published an article on the reliefs and tried to show that some scenes can be best explained in the context of Manichaeism and I argued that his theory is supported by our painting. I should like to discuss the subject in another article being in preparation. 33. One Chinese character is seen on a scroll held by a monster standing on the left side of the judge. It is yi ኍ “one” showing that it is the first scroll recording actions done by the deceased when he was alive. 34. When he read the typescript of my paper, Professor Moriyasu provided me with the following translation which is based not only on his own reading but also on the revised text incorporating Rong Xinjiang’s idea. I am grateful to him for allowing me to quote his text and translation in this article. ᮶㒧㸠㢄ಕᘭᏄᘿᛦ⩇/೮㒧Ắ㎖ፃႌᤖ/*ො⋜⪯(ᅪ)()ථ/*ᑆ(ᒜ⳧)㝌Ễඖ౩㣬௧ಕ/ᖲᏭ□□□□ 㸝᭮㸞 “Zhang Siyi ᘿᛦ⩇ from a parish (?) called Dongzheng ᮶㒧 who is a leader of the disciples (i.e. a leader of the auditors), together with his wife Xinniang ㎖ፃ (from) the family of Zheng 㒧 make
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line 1: ᮶㒋Ⱪ is almost certainly a place name, though the reading is not entirely certain. 㢄ಕ is likely to be for ಕ㢄 meaning “leader of a village section consisting of ten families”. ᘭᏄ “disciple”. Zhang Siyi ᘿᛦ⩇ is a name of the diciple. line 2: ೮ “together with”. 㒧Ắ “family of 㒧”. ㎖ፃ is a name of a woman who is most likely to be Zhan Siyi’s wife originating from the family of 㒧. ႌᤖ “donate”. line 3: ො⋜“Hades”. ⪯“royal”. “respectful (ly)”. ථ“enter”. line 4: ᑆ“jewel”; ᒜ“mountain”; ⳧“vegetable”; 㝌“hall, building”. ᑆᒜ⳧㝌 could be a name of a temple. It may also be understood as a heavenly palace. Or “a vegetalian hall located on a jewelly mountain”? Ễ“eternal (ly)”. ඖ“satisfy, provide”. ౩㣬“make offerings of whatever nourishes”. Ễඖ౩㣬“provide something as an eternal offerings” is a set phrase often encountered in colophons of Buddhist texts. ♫“pray, request”; ಕ“village section consisting of ten families”. line 5: ᖲᏭ“peaceful (ly)”. 㢢“entreat, hope”. Ꮛ“exist, be present”.
a donation and present respectfully a sacred painting of Hades to a temple of vegetarians located on Baoshan mountain. They (i.e. Zhang Siyi and Zheng Xingniang) wish to provide it (i.e. the painting) as their eternal offering (to the temple). Accordingly, (they wish that) peace may be kept. [In the year ?? and in the ??-th] month”. (Commentary: Moriyasu opines that 㢄ಕ is an expression for a title denoting a leader of the lay community. In his opinion, the illegible character that follows Dongzheng denotes “a parish” or the like). In his interpretation, Baoshan Caiyuan is to be understood as a name of the temple to which Zhang Siyi and his wife donated the painting. If that is a case one may be able to identify the temple with Chongshougong ᓤኑᐋ mentioned above.
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LE PNEUMA ÉLOQUENT. UN PARALLÈLE ENTRE LE PAPYRUS MIMAUT ET NHC VI,6.
Michela ZAGO Université de Padoue*
E come suono al collo de la cetra prende sua forma, e sì com’al pertugio de la sampogna vento che penètra, così, rimosso d’aspettare indugio, quel mormorar de l’aguglia salissi su per lo collo, come fosse bugio. Fecesi voce quivi, e quindi uscissi per lo suo becco in forma di parole, quali aspettava il core ov’io le scrissi. (Dante Alighieri, La Divine Comédie. Paradis, XX, 222-230)
Du Papyrus Mimaut, ou PGM III Preisendanz, nous ne connaissons ni les circonstances de la rédaction ni la provenance 1. Acquis en 1837 par le Musée du Louvre à partir de la collection de J.-F. Mimaut2, une petite notice transmise en
* Abréviations pour les textes magiques et hermétiques : PGM : K. P REISENDANZ et A. H ENRICHS (éd.), Papyri Graecae Magicae : die Griechischen Zauberpapyri, I-II, Stuttgart 1973-1974² (Leipzig 1928-19311) ; NHC VI : J. M. ROBINSON (éd.), The Fac-Simile Edition of Nag Hammadi Codices, Codex VI, Leyde 1972 ; CH et Ps. Asclepius : A. D. NOCK et A.-J. FESTUGI ÈRE (éd.), Hermès Trismégiste. Corpus Hermeticum, I-IV, Paris 1945-1954. 1. Papyrus Louvre 2391. Pour l’édition critique avec traduction allemande du papyrus, cf. PGM, t. I, p. 30-63 ; pour la traduction anglaise, cf. H. D. BETZ (éd.), The Greek Magical Papyri in Translation : including the Demotic Spells, I : Texts, Chicago, Londres 1986 (1996²), p. 18-36. L’appartenance du Papyrus Mimaut au groupe thébain des papyrus magiques n’est pas certaine : cf. W. M. BRASHEAR, « The Greek Magical Papyri: an Introduction and Survey ; Annotated Bibliography (1928-1994) », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt II, 18.5 (1995), p. 3404 ; G. FOWDEN, The Egyptian Hermes. A Historical Approach to the Late Pagan Mind, Cambridge, New-York 1986, trad. fr. Hermès l’Égyptien. Une approche historique de l’esprit du paganisme tardif, Paris 2000, p. 246-254. Par contre, la première formulation de l’hypothèse de l’appartenance de PGM III à la « bibliothèque de Thèbes » est avancée par K. P REISENDANZ, Papyrusfunde und Papyrusforschung, Leipzig 1933, p. 94. Pour une étude globale des papyrus magiques Anastasi et de leur provenance thébaine, cf. M. ZAGO, « I temi della propaganda tebana nei papiri magico-alchemici della Collezione Anastasi (II-IV secolo) », thèse de doctorat sous la direction de M. Tardieu, Paris, Modène 2007, 500 p. (à paraître dans la collection “Studi per le scienze della cultura”, Bologna, Il Mulino). La datation paléographique du papyrus remonte au IIIe ou plutôt au IVe siècle après J.-C. Le rouleau contient vingt et une colonnes, dont onze au recto, pour un total de 731 lignes. Écrit pour la plupart en langue grecque, il comprend aussi des portions en vieux copte. 2. J.-J. DUBOIS, Description des antiquités égyptiennes, grecques et romaines, monuments coptes et arabes composant la collection de feu M. J.-F. Mimaut, Paris 1837, p. 86 : « n. 541. Papyrus. Fragment d’un manuscrit grec, en lettres onciales et dont le sujet est astrologique. Ce manuscrit, divisé en un grand nombre de morceaux qui ne sont point encore assemblés, est opisthographe, et divisé en
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1850 par M. W. Brunet de Presle nous rassure sur sa présence, sans pourtant faire allusion à aucune étude sur le document3. C. Wessely, R. Reitzenstein, S. Eitrem se consacrent à l’analyse partielle de ce document opisthographe 4. Mais, en plus de quatre grands fragments5, le papyrus compte 29 petits fragments difficiles à placer et encore méconnus en 19056. Karl Preisendanz, le premier savant s’étant consacré à l’étude systématique des papyrus magiques grecs et à la délimitation d’un corpus plus ou moins cohérent, se met en 1908 à analyser le papyrus, qui sera inclus dans son édition des PGM en 1928. Le montage du quatrième des grands fragments sur la base de l’identification de Preisendanz est l'œuvre de Jean-Pierre Mahé, lors de la parution de son article en 1974 dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik7. Les lignes 591-611 au verso du papyrus, appartenant à ce fragment, comprennent la Prière d’actions de grâces bien connue, dont les versions parallèles se retrouvent dans NHC VI et dans le Ps. Asclepius latin8. Dans le codex copte, la prière se place entre le traité L’Ogdoade et l’Ennéade et le fragment du Logos Teleios ; en revanche, elle clôt la version latine du Ps. Asclepius. Son rapport avec les textes copte et latin, en raison des places différentes qu’elle y occupe, a fait l’objet de plusieurs interprétations, qui culminent dans l’hypothèse de la traduction et du réemploi libre – mais cohérent – d’une prière grecque préexistante9. Par contre,
colonnes de texte mêlé de quelques figures de formes monstrueuses, et d’une exécution tout à fait barbare. Hauteur moyenne, 9 pouces. Largeur encore inconnue ». 3. M. W. BRUNET DE P RESLE, « Notice sur les papyrus grecs des collections du Louvre et de la Bibliothèque Impériale et sur leur publication préparée par feu M. Letronne. Extrait d’un rapport lu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1850 », dans A. J. LETRONNE, Les papyrus grecs du musée du Louvre et de la Bibliothèque Impériale, Paris 1866, p. 23 : « Depuis son entrée dans la collection du Louvre, ce curieux papyrus est resté dans le même état. Les fragments sur lesquels M. Letronne n’avait jeté qu’un coup d’œil rapide n’ont pas encore été rapprochés et transcrits ». 4. C. WESSELY, « Bericht über Griechische Papyri in Paris und Londres », Wiener Studien 8 (1886), p. 175-230 ; Idem, Griechische Zauberpapyrus von Paris und Londres (“Österreichische Akademie der Wissenschaften. Philosophisch-Historische Klasse” 36), Wien 1888 ; R. R EITZENSTEIN, Poimandres. Studien zur griechisch-ägyptischen und frühchristlichen Literatur, Leipzig 1904, p. 146157 ; S. EITREM, Les papyrus magiques grecs de Paris (“Videnskapsselskapets Skrifter. II : Hist.Filos. Klasse” 1), Kristiania 1923, p. 22-45. 5. Les quatre fragments mesurent respectivement 27x103, x34,5, x19,5, x19 cm : cf. K. P REISENDANZ, « Die Griechischen Zauberpapyri », Archiv für Papyrusforschung und verwandte Gebiete 8 (19261927), p. 108. 6. Cf. ibidem, p. 108 et PGM, t. 1, p. 30-33. 7. J.-P. M AHÉ, « La prière d’actions de grâces du Codex VI de Nag Hammadi et le discours parfait », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 13 (1974), p. 40-60. Cette étude précède la publication du volume de J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, I : Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi, Section Textes” 3), Québec, Canada 1978. À propos du Papyrus Mimaut, cf. ibidem, p. 16 : « Quand nous l’avons examiné au Musée du Louvre, plusieurs petits fragments se trouvaient encore dans une enveloppe à côté du cadre. En revanche, à notre demande, il fut possible de remettre en place le fragment identifié par K. Preisendanz lors de son édition des Papyri magiques grecs (PGM). Une photographie du nouveau montage, effectuée par le laboratoire du Louvre, a été publiée, grâce à l’obligeance de Monsieur de Cénival, dans ZPE 13 (1974), planche III ». 8. NHC VI,7, p. 63,33-65,7 ; Ps. Asclepius, 41. 9. D’après J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 141-146 la prière dérive probablement de deux sources différentes pour la version copte d’une part et pour les versions grecques et latines d’autre part. A. Camplani, par contre, avance l’hypothèse soit d’un stemma codicum bifide (le texte grec, à la différence des versions copte et latine, refléterait un stade où la prière d’actions de grâces
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sa présence dans le papyrus magique a été vite résolue comme réemploi dans une « recette d’union au Soleil »10. Cependant, le contexte qui accueille la prière dans PGM III est bien plus complexe et montre une cohérence très pertinente avec l’un de ces deux traités hermétiques, L’Ogdoade et l’Ennéade. Le passage du Papyrus Mimaut qui nous intéresse est celui qui précède immédiatement la prière d’actions de grâces, celle-ci se construisant autour de la demande chorale de divinisation. Par contre, dans le passage précédent, il n’est question que de l’offrande ou, mieux, de l’élévation (¢n af o r£)11 du p n e à m a lektikÒn en vue de la réalisation de tous les souhaits de l’opérateur : Je t’en supplie, souverain, fais bon accueil à ma supplication, toi qui as ordonné mon élévation à toi ; pour que tu m’illumines de la connaissance des choses qui te sont agréables maintenant et après la bienveillante restauration du corps hylique, je t’en prie, seigneur, fais bon accueil à ma demande, ma supplication, ma formule de contact préliminaire, l’élévation du pneuma éloquent (p n e à m a lektikÒn) : qu’il se hâte jusqu’à toi, souverain de toutes choses, de façon que tu réalises toutes les requêtes de ma prière, engendré des dieux.12
La connaissance des choses qui sont chères au dieu invoqué passe par une illumination pareille à celle du feu qui allume la mèche d’une lampe (™llu cn i£zei n, l. 585). Elle doit en outre se dérouler selon deux moments différents : maintenant et après la restauration du corps hylique 13. Cette opération terminale est encadrée pourtant par une autre, préliminaire et nécessaire pour que la deuxième soit : l’élévation du p n e à m a lektikÒn. Le profil de la connaissance demandée est dévoilé dans les lignes suivantes de la prière d’actions de grâces en tant que divinisation par la gnôsis (™ n pl£sm a si n ¹ m © j ‘nta j ¢p e q ö w sa j tÕ se a uto ‡ g n Ë sei, l. 600-601). L’élévation du p n e à m a lek-
était indépendante du Logos Teleios) soit plus vraisemblablement d’un stemma trifide (les trois versions dériveraient du Logos Teleios, le texte copte, à la différence des autres, ne visant pas à altérer l’original) : cf. A. CAMPLANI, « Note di filologia ermetica », Augustinianum 37 (1997), p. 58-68. 10. J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 140. Peu après il ajoute : « C’est ce même thème d’élévation aux cieux qui fait tout le fond de notre traité L’Ogdoade et l’Ennéade. Mais, à la différence du magicien qui compte sur l’effet quasiment automatique de ses invocations et de ses menaces (PGM, t. 1, p. 54 : p o … h so n tÕ d e ã n a p r ©g m a ¢ n£gkV, m ¾ tÕn oÙr a nÕn k i n » sw), Hermès reçoit l’élévation comme un don (NH VI, 55,15) obtenu par la prière » (op. cit., p. 141). Cf. aussi G. FOWDEN, Hermès l’Égyptien, op. cit., p. 132 : « Cette prière paraît avoir été prise ailleurs et incorporée dans le présent contexte en négligeant toute considération stylistique. Cela ne doit pas nous surprendre, car les mages recouraient volontiers à la colle et aux ciseaux ». En réalité le système rituel mis en place par la recette de PGM III est analogue à celui qui se déroule dans L’Ogdoade et l’Ennéade. 11. F. Zucker n’est pas du même avis et préfère traduire par « Eingabe, Vorbringen, Gebet » : F. ZUCKER, « Compte rendu : Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyri. Herausgegeben und übersetzt von Karl Preisendanz. I. Band. Leipzig und Berlin, B. G. Teubner 1928 », Byzantinische Zeitschrift 31 (1931), p. 360. 12. PGM III : l… sso m a i, ¥n a x , p rÒsd e x a … m o u t¾ n lita n e … a n, t¾ n p rÕj s ¢ n a f o r ¦ n p r o st£x a j : † n a m e n à n ™ r atî n p rÕj s t¾ n g n î si n ™llu [c n i£s]Vj k a ˆ m et¦ t¾ n to à Øli k o à sè m ato j eÙm e n [Á ¢p o k] at£sta si n, d š o m a i, kÚr i e , p rÒsd e x a … m o u t» n d [e] ¢x … w si n, < t¾ n > lita n e … a n, t¾ n p r o sÚs [t] a si n, t¾ n ¢ n a f o r ¦ n to à p n eÚm ato j to à le kti k o à, [Ö k] a ˆ f q a s£tw p rÕj sš , tÕn p£ntw n d e spÒth n, Óp w j [p] o i » sVj p£nta t¦ tÁj eÙcÁj m o u, q e î n g e n h tš (Pap. : g e n h ta i). 13. Cf. CH I, 24, 3-4 : ™ n tÍ ¢ n a lÚse i to à sè m ato j to à Øli k o à et NHC VI, 6, p. 60,5-6.
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tikÒn, dans une vision cohérente de la recette du papyrus, serait donc en rapport étroit avec l’obtention de cette connaissance. À partir de ces considérations, deux nouveaux problèmes se posent : 1. quel sens donner à l’expression linguistique tout à fait singulière de p n e à m a lektikÒn et en particulier au terme lektikÒn ; 2. est-il possible d’envisager un rapport entre le Papyrus Mimaut et au moins l’un des deux autres traités hermétiques (NHC VI,6 et Ps. Asclepius) – les trois étant déjà reliés entre eux par la prière d’actions de grâces – sur la base du p n e à m a lektikÒn ? La traduction de p n e à m a lektikÒn fournie par J.-P. Mahé, « esprit d’élection », est trop abstraite et relie l’expression au cadre assez vague d’une inspiration donnée par la prière14. LektikÒn est un terme concret, emprunté à la rhétorique. Il désigne ce qui relève de la capacité de parler, d’articuler un discours, de l’exprimer15. Il est question dans ce passage d’un pneuma éloquent16. Il est vrai que selon Aristote la lektik ¾ °r m o n … a n’est que le ton de la conversation, de façon à ce que le mètre ïambique soit celui qui exprime le mieux cette conversation ordinaire17. De là dérive peut-être l’appartenance à la sphère de l’ambiguïté de tout ce qui s’exprime lektikî j, au moins selon la pensée stoïcienne transmise par Diogène Laërce18. Mais parallèlement à cette tradition, il existe une branche de la rhétorique ancienne où le tÒp o j lektikÒj est avant tout le mode discursif lié à la lšx ij ou elocutio19. D’ailleurs, la lektik ¾ tš cn h est bien selon Platon l’éloquence20. Selon cette perspective, le tÒp o j lektikÒj, en tant que mise en forme du discours, est strictement lié au style et à l’expression. Il entre en opposition par là au tÒp o j p r ag m atikÒj, qui relève plutôt des argumentations sur les
14. J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 141. R. Reitzenstein prend en considération l’expression p n e à m a le kti kÒn, sans pourtant la contextualiser par rapport à PGM III. Il la rapproche des spéculations de l’antiquité tardive sur le pneuma lumineux, attestées aussi par CH XIII, mais selon une perspective de dérivation orientale : « Licht ist ja der göttliche Teil unserer Seelen nach iranischem Glauben ; noch nach spätem Mönchsglauben ist der Vollendete innerlich Licht ; hebt er die Hände zum Gebet, brechen die Lichtstrahlen aus seinen Fingerspitzen und steigen die Worte aus seinem Munde (das p n e à m a le kti kÒn) als Funkenkette oder Feuerstrom empor » : R. R EITZENSTEIN, Die hellenistischen Mysterienreligionen, Leipzig, Berlin 19273, p. 264. Enfin, dans le papyrus les mots to à p n eÚm ato j to à le kti k o à sont bien lisibles et la correction to à p n eÚm ato j to à d e kti k o à proposée par K. Fr. W. Schmidt sur la base de K. Preisendanz ne s’impose pas : K. FR. W. SCHMIDT, « Compte rendu : Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyri. Herausgeben und übersetzt von Karl Preisendanz. I. Band. Leipzig und Berlin 1928 », Göttingische Gelehrte Anzeigen 193 (1931), p. 441-458. 15. Cf. la traduction de K. Preisendanz : « Die Eingabe des redefähigen Geistes » (PGM, t. 1, p. 57) ; M. W. MEYER, « The offering of my eloquent spirit », dans H. D. BETZ (éd.), The Greek Magical Papyri, op. cit., p. 33. 16. Ici la traduction du terme grec « pneuma » par « esprit » ou « souffle » en réduirait la richesse sémantique. Le même problème se pose pour les traités hermétiques : cf. P. SCARPI (éd.), Ermete Trsmegisto. Poimandres, Venise 1987, p. 81, n. 18. 17. Aristote, Poet. 1449a, 24 ; Rh. 1408b, 33. 18. Diogène Laërce, VP VII, 62, 4. Pour le kti k î j au sens de « en prose », cf. V. BARRÉ et A. LAKS, « Le sens de le kti k î j dans la définition stoïcienne de l’ambiguïté (Diogène Laërce VII, 62 = SVF III, 23) », Revue des Études Grecques 107 (1994/2), p. 708-712. 19. Pour les rapports entre discours et elocutio en rhétorique, cf. H. LAUSBERG, Elemente der literarischen Rhetorik, Munich 1967 (trad. it. Elementi di retorica, Bologne 1969, en particulier p. 13 et 65). 20. Platon, Pol. 304d, 7.
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faits concrets. La distinction est bien connue par le Perì Hýpsous du Ps. Longinus, par Denys d’Halicarnasse, mais aussi par Proclus21. De même, l’expression p n e à m a lektikÒn de PGM III résume la mise en forme discursive d’un substrat pneumatique. Ce dernier fonctionne donc comme le véhicule d’une communication efficace au point de vue rhétorique et donc convaincante à l’égard du dieu auquel elle s’adresse. L’élévation du pneuma éloquent ne surgit pas spontanément, mais fait l’objet d’une injonction (p r o st£sse i n, l. 583-584) de la part du dieu. Elle s’accompagne d’une supplication (litan e … a, l. 583 et 587)22, et d’une p r o sÚsta sij (l. 587-588), terme technique désignant dans les PGM la rencontre préliminaire avec la divinité. Elle se réfère ici au contact que l’opérateur a établi préalablement avec le dieu par la médiation et la connaissance de ses douze formes23. De ce dieu on dit dans les lignes précédentes qu’il a été engendré en toute image façonnée (pl£sm a) : par l’invocation de son nom en chaque lieu, on lui demande qu’il remplisse de pneuma une collectivité désignée par un ¹ m © j (l. 571). Entre les deux invocations chorales de la descente de pneuma divin et de la prière d’actions de grâces – car dans les deux cas le pluriel « nous » y est employé – se place l’élévation du pneuma éloquent de la part d’une seule personne. Cette même personne, qu’on pourrait qualifier d’« opérateur », demande pour soi la persuasion dans ses discours (tî n lÒgw n dÕj p ei sm o n » n, l. 580) et la connaissance (g n î si j, l. 577)24. Face à une transfusion de pneuma dans les pl£sm ata de la part d’un dieu capable à son tour d’être généré en chaque image façonnée (pl£sm a), l’élévation de ce même pneuma jusqu'au dieu, enrichi de la capacité d’articuler un discours adressé au dieu, permet la divinisation par la gnose de tous les plasmata des initiés. Le circuit, ou p e r i str o f »25, du pneuma suit un double mouvement : du haut vers le bas et vice-versa. Le tout s’actualise par les mots d’un médiateur, par son éloquence. La situation ne diffère point de celle que nous trouvons dans le traité copte L’Ogdoade et l’Ennéade, qui dans NHC VI sert de prélude à la prière d’actions de grâces. D’une façon stylistique différente par rapport à PGM III, c’est-à-dire suivant l’andante de la didactique chère aux traités hermétiques, le maître guide le disciple vers la vision de l’Ogdoade et ensuite de l’Ennéade. Si la tâche du dis-
21. Denys d’Halicarnasse, Dem. 32, 32 ; 51, 20 ; Din. 6, 12 ; Comp. I, 21 et 49 ; II, 27 ; IV, 133 ; Ps. Longinus, Subl., 38, 5, 2 et 15, 9-10 (tÒp o j p r ag m ati kÒj) ; P ROCLUS, In Rem Publ. I, 3, 17 (pour ce passage voir A. J. FESTUGIÈRE (éd.), Proclus. Commentaire sur la République, I, Paris 1970, p. 17-18, n. 8). 22. Cf. sopsp, NHC VI,6, p. 60,19. Pour une analyse systématique du lexique des prières hermétiques coptes, voir A. VAN DEN K ERCHOVE, « Les prières hermétiques coptes. Étude lexicale », dans N. BOSSON et A. BOUD’HORS (éd.), Actes du huitième congrès international d’études coptes. Paris, 28 juin-3 juillet 2004, I (“Orientalia Lovaniensia Analecta” 163), Leuven, Paris, Dudley (Mass.) 2007, p. 909-920. 23. [SÚsta si j p r]Õj “Hli o n, PGM III, 494-535. 24. Mais il ne faut pas oublier que, par un détour un peu étonnant mais fréquent dans les PGM, l’opérateur mêle ces deux aspirations à établir un rapport “rhétorique” avec le dieu en question à des requêtes bien plus concrètes : vie, santé, salut, richesse, beaux enfants, bonne ouïe, bienveillance, jugement, bonne renommée, mémoire, charme, belle prestance, beauté aux yeux de tous ceux qui le regardent (l. 576-578). 25. PGM III, 548-550 : d e à rÒ m o i ™ n tÍ ¡g … v so u p e r i str o fÍ to à ¡g … o u p n eÚm ato j, p a ntÕj kt… sta , q e î n q e š .
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ciple est un exercice de la nóêsis, l’entendement, celle du maître est un exercice du mot, de la faculté d’exprimer un discours, le bon discours (« à toi il appartient de comprendre, et à moi de pouvoir exprimer le discours grâce à la source qui coule en moi »)26. Le même effort rhétorique de PGM III s’y trouve en fonction de l’obtention de la vision divine et, par là, de la gnôsis divinisante. Encore une fois un médiateur, Hermès en qualité de maître, rend possible cette communication et cette circulation de sagesse. Le parallèle est d’autant plus frappant que quelques pages auparavant on y trouve la même expression de PGM III, rendue en copte par p p_n_a N+¥aje (p. 53,31). Les corrections jusqu’à maintenant introduites pour rendre raison d’une expression autrement difficile à comprendre d’un point de vue grammatical ou textuel ne sont pas nécessaires27. Même si la forme + ¥aje n’est pas attestée par W. E. Crum28, l’ensemble de l’expression copte est la traduction exacte du grec p n e à m a lektikÒn29. L’expression p n e à m a lektikÒn – pe-pneuma N+¥aje est à ma connaissance introuvable dans les textes en langue grecque et copte en dehors de PGM III et de NHC VI,630. De plus, ces deux documents partagent aussi l’incorporation de la prière d’actions de grâces comme conclusion idéale des prémisses contenues dans les lignes précédentes, c’est-à-dire le traité L’Ogdoade et l’Ennéade pour le texte copte, l’élévation du p n e à m a lektikÒn pour le papyrus grec. De son côté, la prière d’actions de grâces se focalise sur trois moments distincts : le don de la part du dieu-Père du nous, du logos, de la gnôsis. Le nous a la fonction de rendre possible l’intellection, le logos l’invocation (™pikale‹n, version grecque) ou l’interprétation (xermhneue, version copte), la gnôsis la divinisation soit dans des images façon-
26. P. 55,19-22. Trad. fr. de J.-P. Mahé. 27. J.-P. M AHÉ intègre le texte par je parle ». Il considère donc + comme un suffixe de première personne (Hermès en Haute Égypte, op. cit., p. 95). A. Camplani maintient les deux possibilités, soit « affinché conceda lo pneuma e io possa parlare » soit « conceda lo spirito < del > discorso » : A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto. L’Ogdoade e l’Enneade. Preghiera di ringraziamento. Frammento del Discorso Perfetto, Brescia 2000, p. 137. Cf. aussi la traduction de D. M. Parrott, « Spirit of eloquence » dans D. M. PARROTT (éd.), Nag Hammadi codices V, 2-5 and VI ; with Papyrus Berolinensis 8502, 1 and 4 (“Nag Hammadi Studies” 11), Leyde 1979, p. 350-351. 28. W. E. CRUM, A Coptic Dictionary, Oxford 1939. 29. A. Camplani est le seul à relever la proximité entre l’expression copte et l’expression grecque, sans pourtant approfondir la question : « “lo spirito < del > (mp-) discorso” non trova riscontri nella letteratura ermetica, ma ha tuttavia un notevole parallelo in PGM III, 585 ss. : t¾ n ¢ n a f o r ¦ n to à p n eÚm ato j to à le kti k o à, dove p n e à m a le kti kÒn è lo spirito che conduce a una buona preghiera. Naturalmente non è necessario postulare le kti kÒj nell’originale greco di Ogd. Enn. : p r o f h ti kÒj è un’altra possibilità », A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 172 n. 12. 30. L’expression grecque p n e à m a la lo à n (et sa traduction copte pe-pneuma N+¥aje dans cette acception) n'est pas équivalente à p n e à m a le kti kÒn. Pour l’expression p n e à m a l a lo à n, qui a comme référent Ac 2:4, cf. Mt 10:20 ; Mc 13:11 ; Ep 5:19 ; Ap 13:15 ; Martirium et Ascensio Isaiae I, 8 et III, 18. Bien intéressante est l’interprétation que Michel Psellus donne du passage des Actes des Apôtres, alors qu’il parle de le kti kÕn e o d o j (M. PSELLUS, Theologica, Opusc. 74, 31 et 43, P. GAUTIER (éd.), I, Leipzig 1989). Irénée recourt à l’association du pneuma et du verbe laleÃn quand il s’en prend aux prétendus pouvoirs prophétiques de Marc le Mage (Adv. Haer. I, 13, 4) ou bien à ses spéculations sur la composition du nom divin (I, 15, 3).
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nées (™ n pl£sm a si n, l. 600) selon la version grecque, soit plus simplement dans les corps (enxNswma, p. 64, 18) selon la version copte31. Ces données nous autorisent peut-être à considérer les deux sections comme intimement liées, malgré les hypothèses soulevées sur l’autonomie originaire de la prière d’actions de grâces copte par rapport au traité L’Ogdoade et l’Ennéade qui la précède. Elle y figure en effet encadrée par un titre 32. Cette analyse conjointe des deux sections, entendue comme un système cohérent, pourrait éclaircir aussi l’emploi un peu surprenant dans PGM III du terme plasma au lieu du swma-corpus des versions copte et latine. Étrangeté qui, jusqu’à présent, a été expliquée par un choix rédactionnel du papyrus en fonction de son vocabulaire magique33. La logique qui anime la recette globale de PGM III nous apparaît cependant plus déchiffrable que celle du texte copte. Elle explicite en effet ce qui dans L’Ogdoade et l’Ennéade reste sous-entendu. Un appui à cette interprétation viendra de deux sources situées en dehors des traités hermétiques, Proclus et Lactance. Les quelques lignes de la recette de PGM III précédant l’élévation du p n e à m a lektikÒn ainsi que la prière d’actions de grâces semblent offrir une clé de lecture pour ce qui suit. Il est question d’un dieu pneumatique, lumineux, sorti des eaux primordiales, démiurge34, ce qui fait penser au Logos de l’ouverture du Poimandrès, fils de dieu, surgissant des eaux primordiales et s'élevant pour ensuite s’unir au Nous démiurge35. C’est le nom de ce dieu pneumatique que l’opérateur invoque dans la recette de PGM III au bénéfice d’une collectivité : Car je t’invoque partout par ton nom saint, toi, qui a été engendré en toute image façonnée (pl£sm a) ; insuffle en nous le pneuma36.
31. « In corporibus » dans la version latine de Ps. Asclepius, 41. 32. « Voici la prière qu’ils dirent », p. 63, 33. En même temps, le sujet pluriel semble renvoyer aux protagonistes du traité L’Ogdoade et l’Ennéade. A. Camplani suppose un stade originaire, où la prière d’actions de grâces était incluse dans le Logos Teleios, et un stade successif, où elle a été reliée à L’Ogdoade et l’Ennéade par un rédacteur qui a précédé le copiste du codex copte dans l’histoire de la transmission des textes : A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 38-39 et p. 154 n. 98. Pour les problèmes de traduction et d’interprétation soulevés par ce titre, cf. aussi J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 137-141. 33. Cf. J.-P. M AHÉ, « La prière d’actions de grâces », op. cit., p. 53 et idem, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 143 ; A. CAMPLANI, « Note di filologia ermetica », op. cit., p. 60. Les deux suivent les hypothèses de R. Reitzenstein. 34. PGM III, 550-553 : d i a st» sa j tÕn kÒs m o n tù se a u to à p n eÚm ati q e […]J : p r îto j d ' ™x e f£n h j ™ k p r wto gÒn o u, fÝj eÙm e qÒd w j, Ûd ato j b i a … o u, Ð t¦ p£nta kt… sa j. 35. Dès les premières lignes du Poimandrès (CH I, 5-6) il est question en effet d’un Logos pneumatique (avec une sorte d’inversion de l’expression p n e à m a le kti kÒn de PGM III) s’élevant audessus des eaux primordiales. Si Poimandrès-maître est le Nous-dieu et si le Logos pneumatique qui sort de lui est le fils de dieu, le rôle de l’élève est encore une fois de comprendre (n o e ‹ n, CH I, 6, 8) cette vision de lumière, par la médiation du logos (ta àta d ™g ë d i e n o » q h n Ðr î n d i ¦ tÕn to à Po i m£n d r o u lÒg o n, CH I, 7, 5-6). 36. PGM III, 568-571 : Óti ™ p i k a lo à m a … so u tÕ ¤g i o n Ô[n] o m a p£nto q e n, Ð g e n n h q e ˆ j ™ n p a ntˆ pl£sm [a] ti ¢ nq r w p … nJ : ™ n p n e [u] m£ti so n ¹ m © j.
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Il suit l’énonciation du nom de dieu selon deux axes, droit et gauche, bien qu’il ne s’agisse pas ici strictement d’un palindrome. Il est question, plutôt, d’une succession vocalique pareille à celles de deux passages de L’Ogdoade et l’Ennéade37. Les conditions requises pour la divinisation sont ici présentées et presque déclarées, confirmant que la transformation des plasmata en dieux est désormais possible. Si la recette du Papyrus Mimaut met en lumière aussi bien les prémisses que le déroulement du système rituel mis en place, l'ensemble des deux traités coptes (NHC VI, 6 et 7) ne se concentre que sur la deuxième phase (voir le tableau ci-contre). La mise en relation des prémisses contenues dans les lignes précédentes de PGM III avec les deux mouvements successifs de l’élévation du pneuma éloquent et de la divinisation dans les plasmata – mouvements explicités aussi par les traités coptes – soulève des questions nouvelles. D’abord, le rapport étroit courant entre l’invocation du nom divin et la divinisation d’images, plasmata, fait penser que celles-ci, dans l’économie de la recette magique ainsi que dans les deux traités coptes, jouent un rôle pareil à celui des statues animées qu’on retrouve dans le Ps. Asclepius. En outre, la recette du Papyrus Mimaut semble insinuer qu’il est possible de penser le nom divin à invoquer comme un discours, logos, énoncé par une seule personne capable de lui donner une forme éloquente par son pneuma38. Par contre, la faculté liée au logos, qui dans un premier moment n’appartient qu’au médiateur, paraît finalement s’élargir à la collec-
37. PGM III, 571-574 : [Ôn o] m£ so [u] ™ k m n d e x i o à ¥x o n [o j] : “ 'I£w a [w i] w a i [w u a] w w w w w w a a a a a a i u... w a i,” ™ k d ' eÙw nÚ[m] w n ¥x [o n o j] : “ 'I£w a u w i w a i [p] i p i w w w w w i i i a u w ... w [a] w a i.” ; NHC VI, 6, p. 56,17-22 : zw3acazw A WW EE WWW HHH WWWW < iiii > WWWWW OOOOO WWWWWW UUUUUU WWWWWWW WWWWWWWW zwzazwc Une séquence vocalique pareille se trouve à la p. 61,10-15, bien que les mots zw3acazw et zwzazwc soient absents. Ce n’est pas Hermès qui parle, mais son disciple. Il vise à établir un rapport personnel avec le dieu en lui adressant une eulogie (+smou) et en invoquant son « nom » (+moute M pekran). 38. L’équivalence entre discours et nom, c’est-à-dire entre logos et nom divin, constitue le cœur du problème. Proclus se pose une question pareille à partir du Cratyle de Platon et du De interpretatione d’Aristote. Il en conclut que le nom n’est pas le discours, car il est une partie du discours ; en outre les deux sont des formes parfaites et entières. De même, nommer est une partie du dire. Mais comme dire et nommer supposent un mouvement et les mouvements subsistent dans leurs parties, on peut dire que de quelque façon nommer est dire (In Crat., 45).
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Papyrus Mimaut (PGM III) 1. L’opérateur-médiateur demande noàn mš, †na se au dieu un flux de pneuma qui no»swmen descende jusqu’aux plasmata des (l. 597) initiés :
NHC VI6-7 Pnous men jekaas enaRnoei Mmok (p. 64,10-11)
™npne[u]m£tison ¹m©j (l. 570-571) 2. L’opérateur et lui seul connaît t¾n ¢nafor¦n toà le nom saint du dieu et peut pneÚmatoj toà lektikoà l’invoquer : (l. 588)
™pikaloàma… sou tÕ ¤gion Ô[n]oma p£ntoqen lÒgon [dš, †n]a se (l. 568-569) ™pikalšswmen (l. 597-598)
3. Une collectivité partage le rite de divinisation avec l’opérateur. Cette collectivité se conçoit ellemême comme un ensemble de plasmata, images façonnées, dans lesquels le dieu éternellement se génère :
Ð gennhqeˆj ™n pantˆ pl£sm[a]ti ¢nqrwp…nJ
gnîsin, †na se ™pignèswmen (l. 598-599)
jekaas efa+ Mp`p_n'a N+¥aje (p. 53,30-31) plogos de jekaas enaxermhneue Mmok (p. 64,11-13) Nlogeikh cusia (p. 57,18-19) tgnwsis de jekaas ennasouwnK (p. 64,13-14)
ca…romen, Óti ™n pl£smasin tNra¥e je enxNswma ¹m©j Ôntaj ¢peqšwsaj tÍ akaan Nnoute x_n tekgnwsis seautoà gnèsei (l. 599-601)
(p. 64,17-19)
(l. 569-570)
tivité des fils divinisés dans la prière d’actions de grâces39. Mais s’agit-il du même logos ou plutôt d’une collectivité de logoi silencieux ? Ce nouvel état de la parole semble en effet plus proche de la logik ¾ q u s… a – qui apparaît dans L’Ogdoade et l’Ennéade et caractérise quelques traités hermétiques – que du pneuma éloquent40. Enfin, la recette magique se tait sur tout emploi de la faculté intellectuelle au cours du rituel, exception faite de l’apparition finale du nous dans la prière d’actions de grâces. Peut-être faut-il reconnaître l’obtention de cette faculté dans le flux de pneuma qui coule de la source divine vers tous les membres du groupe. Proclus, dans son Commentaire au Cratyle de Platon, suite à son analyse du passage du Gorgias sur le juste soit par loi soit par nature, commence un excursus sur les noms et sur leur caractère aussi conventionnel que naturel. Il
39. Pour la qualification de « fils » donnée par Hermès au groupe des initiés ayant déjà conclu leur parcours et que le disciple, une fois son initiation aboutie, peut désigner comme « frères », cf. en particulier NHC VI, 6, p. 52, 26-29 et p. 53,6-11 et 29-30. 40. NHC VI, 6, p. 57,18-19 ; CH I, 31 ; XIII, 18, 19, 21. Pour la lo gi k ¾ q u s… a comme « eÙlo g … a », sacrifice « che esprime in parole il LÒg o j divino » et « inno silenzioso », je renvoie à l’article de E. TAGLIAFERRO, « 'An a … m a kto j q u s… a – logik¾ qu s…a : a proposito della critica al sacrificio cruento », dans F. VATTIONI (éd.), Sangue e antropologia nella liturgia, III, Rome 1983, p. 1573-1595.
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passe de là à l’art qui produit les noms, car celui-ci ne coïncide pas avec la forme entière de l’art nomothétique41. Il existe dans l’âme une certaine puissance qui produit des images (ek a stik ¾ dÚn a m ij, l. 21), capable d’assimiler les choses inférieures aux choses supérieures, les formes composées aux formes plus simples, mais aussi d’assimiler l’âme même aux êtres supérieurs, dieux, anges, démons, ainsi qu’aux êtres inférieurs. En vertu de cette puissance, et par une sorte de loi de transition, l’âme peut donc assimiler aussi les choses inférieures à elle-même et par là aux êtres supérieurs : voilà pourquoi elle peut fabriquer (d h m i o u rg en, l. 29) les statues des dieux et des démons. De plus : L’âme, encore, en voulant faire subsister des imitations des êtres, lesquelles seraient d’une certaine façon immatérielles et nées seulement de l’essence rationnelle (logik ¾ oÙs… a), en se servant de la coopération de l’imagination linguistique (le ktik ¾ f anta s… a) produit à partir d'elle-même l’essence des noms.42
L’art nomothétique fonctionne donc selon Proclus comme l’art téléstique. Ce dernier, à l’aide de symboles et de mots ineffables, produit des images sur terre semblables aux dieux et les rend capables de recevoir l’illumination divine ; la nomothétique, de son côté, en vertu de cette même puissance d’assimilation (ou de production d’images) fait subsister les noms comme statues (¢g£lm ata, l. 37) des choses, par la reproduction de tel ou tel son. Si le nomothète est donc le seigneur de la genèse des noms, le nous, en qualité de démiurge, est aussi bien le nomothète des noms. En effet, il place en eux les images des modèles43. De plus, selon le Cratyle de Platon, le Démiurge universel est le tout premier Onomaturge (Ñn o m ato u rgÒj, l. 53). Il en résulte que les noms divins ont un rapport de parentèle (sugg š n e i a, l. 45) avec les dieux, d’où la nécessité de leur rendre hommage. L’âme, grâce à cette puissance imitatrice et à son imagination « éloquente » (lektik¾ f anta s… a), est non seulement capable de nommer les dieux, mais également d’assimiler les statues des dieux – ou plus généralement leurs images – aux divinités mêmes ; dans son acte de connaissance elle peut assumer le rôle de nomothète (c’est-à-dire d’onomothète) par imitation de l’intellect-démiurge44.
41. Proclus, In Crat. 51. Pour un commentaire général du traité de Proclus, cf. F. ROMANO (éd.), Proclo. Lezioni sul Cratilo di Platone (“Symbolon” 7), Catane 1989. Bien que les noms puissent exister k at¦ fÚsi n comme k at¦ nÒm o n, ce dernier n’est pas une convention humaine, mais un nÒm o j éternel qui subsiste selon des discours éternels (k at¦ lÒg o u j ¢ i d … o u j : In Crat. 51, 7). Voir à ce propos U. CRISCUOLO, « Proclus et les noms des dieux : à propos du Commentaire au Cratyle », dans N. BELAYCHE et alii (éd.), Nommer les Dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité (“Recherches sur les Rhétoriques Religieuses” 5), Turnhout 2005, p. 57-68. 42. In Crat. 51, 29-33 : b o u lo m š n h d ' ¢Úlo u j trÒp o n ti n ¦ k a ˆ mÒn h j tÁj lo g i kÁj oÙs… a j ™ggÒn o u j Øp o stÁsa i tî n Ôntw n Ðm o iÒth ta j, ¢ f' ˜ a u tÁj, c r w m š n h tÍ le kti kÍ f a nta s… v s u n e r g ù , t¾ n tî n Ñn o m£tw n p a r » g ag e n oÙs… a n. 43. In Crat. 51, 44. Ces images (e „ kÒn e j) sont à leur tour des statues (¢g£l m ata) des étants : In Crat. 16, 16. 44. Pour les noms divins comme statues des dieux, cf. aussi In Crat., 96. Cf. le commentaire de F. Romano sur la le kti k ¾ f a nta s… a : « Questa sarebbe, quindi, la “potenza di creare il nome sotto l’aspetto della lšx i j”, in corrispondenza della creazione del nome sotto l’aspetto della ØpÒsta si j da parte della “immaginazione assimilatrice” ». Et encore : « La nozione di le kti k ¾ f a nta s… a potrebbe avere a che fare con la dottrina stoica del le ktÒn, anche se la distanza dottrinale è notevole, essendo il le ktÒn stoico un “incorporeo” e quindi non una ØpÒsta si j, quale è l’ Ôn o m a procliano», F. ROMANO (éd.), Proclo. Lezioni sul Cratilo di Platone, op. cit., p. 140-141. Pour l’activité nomothétique de l’âme
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La collaboration entre imitation et discours, gérée par le nous, apparaît dans la pensée de Proclus comme la clé de l’assimilation au divin, comme dans le cas spécifique de la divinisation des images. Le rythme nous-discours-imitation n’est pas tellement différent du triple mouvement nous-logos-gnôsis orienté sur la divinisation des images-plasmata de la prière d’actions de grâces. Et dans ce sens, la recette de PGM III, par l’emploi du terme plasmata au lieu du swma-corpus des deux autres versions, se montrerait très proche des présupposés philosophiques qu’on retrouve entre autres chez Proclus45. Même si la recette globale de PGM III ne fait pas d’allusion directe à une puissance imitative, ni ne fait référence de façon explicite à une activité noétique46, l’accent qu’elle pose sur le pneàma lektikÒn ne semble pas loin des spéculations de Proclus sur la lektik¾ fantas…a47. La relation entre le dieu invisible et son image, ou ses images, n’est pas méconnue non plus du traité L’Ogdoade et l’Ennéade. Une prière précède l’illumination d’Hermès et marque l’une des étapes fondamentales du traité. La vision de l’image qui est sans déficience, accordée par le dieu invisible, ainsi que la réplique du Plérome offerte en retour au dieu par le groupe, se déroulent par l'intermédiaire du pneuma48. La contemplation de l’image supérieure parfaite active un mouvement
comme imitation de l’intellect, les noms étant des imitations des idées intellectives, cf. In Crat. 16, 11-22. Il en déduit que la création des noms appartient seulement à celui qui contemple l’Intellect et la nature des étants. 45. Voir cependant les objections de Jamblique, Myst. III, 29, 24 ; VII, 5, 29 ; X, 2, 6. 46. Si on lit le texte selon une perspective hermétique, la référence même au p n e à m a le kti kÒn et à celui qui en fait usage sous-entend une activité noétique : l’union entre nous et logos « est la vie » selon CH I, 6. 47. Cette expression d’ailleurs revient chez Proclus, In Parm. 1020, 10. Le passage est intéressant, car, d’après Proclus, le jeune Socrate du dialogue platonicien soutient la nécessité que l’âme ne s’enfuie pas face à l’inaccessibilité de la pensée pure ou nous. Malgré son insuffisance gnoséologique, elle devra quand même se mesurer à la connaissance des êtres et des dieux. Dans ce but elle descendra des hauteurs du nous au logismos. Elle pourra ainsi formuler des syllogismes sur les dieux par l’intermédiaire de leurs manifestations extérieures. D’après Proclus, la réticence du vieux Parménide est sensée, « car si l’on a égard à l’âme, on pourrait dire qu’il ne convient pas à un homme qui peut penser par la raison les choses divines d’employer dans ses actes les imaginations du langage et le corps (oÙ p r o s» k e i tù n o eÃn t¦ q eÃa d u n a m š nJ d i ¦ tÁj le kti kÁj f a nta s… a j k a ˆ to à sè m ato j ™ n e r g eÃn) ; mais il doit demeurer enfermé dans ses hautes habitudes de considérer l’ensemble des choses. C’est donc une chose difficile pour celui qui vit intellectuellement, de s’abaisser à des exercices logiques (l o g i k î j), de mettre en mouvement l’imagination (f anta sti k î j), et par la faculté qu’il a de se replier et de se retourner sur lui-même, de chercher à connaître ce qui se rapporte aux autres, par l’élément simple de sa connaissance, de descendre à la diversité et à la complication des arguments et des raisonnements » (ll. 8-15 ; trad. fr. de A.-Ed. CHAIGNET ; pour la connaissance qui se retourne sur elle-même, caractéristique de l’ordre intelligible, cf. aussi Proclus, In Crat., 16, 10). Inversement, selon une position pareille à celle de Socrate et par un jeu de mots, cette même impossibilité d’« interpréter » (xermhneue) le nous (Hermès), car il « se retranche en lui-même », est affirmé par le disciple de NHC VI, 6, p. 58, 28-30. Ammonius reprend l’expression de son maître pour expliquer que les noms et les verbes ne sont pas de simples sons vocaux, mais des sons vocaux formés et modelés par l’imagination linguistique (le kti k ¾ f a nta s… a) et ils sont établis (n o m … ze sq a i) comme symboles des pensées (d i an o » m ata) qui sont dans l’âme (In Aristotelis librum de interpretatione, 23, 1 et 29, 26). Cf. aussi Syrianus, In Aristotelis metaphysicam, 163, 21. 48. P. 57,3-11 : « Seigneur, donne-nous la vérité dans l’image, accorde-nous, par l’Esprit, de voir la forme de l’image qui est sans déficience ; reçois de nous la réplique (tupos) du Plérôme par notre
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d’imitation de la part des initiés. Mais il n’est pas question dans ces lignes de noms divins ni, encore moins, de discours. Tout au plus, l’opération se résume sous la forme d’une logik ¾ q u s… a bien connue par les traités hermétiques49. Toutefois, quelques lignes auparavant, alors que le maître Hermès, selon le rôle qui lui est propre, cherche à exprimer son discours, il commence une prière où le logos de dieu, ainsi que ses logoi, ou paroles au pluriel, sont mis en relation avec l’engendrement d’images : Je t’invoque, celui qui domine sur le royaume de la Puissance ; celui dont le logos (peflogos) se fait naissance de lumière, et dont les paroles (nef¥aje) sont immortelles, éternelles, inaltérables ; celui dont le vouloir engendre la vie des images (nine), en tout lieu ; sa nature donne forme à l’essence ; c’est de lui que se meuvent les âmes et [les Puissances] [et] les anges.50
Alberto Camplani, en analysant le texte, avance l’hypothèse que les images en question peuvent être des statues, tout comme dans le Logos teleios. D’ailleurs, il se pose la question des références culturelles sous-entendues par la distinction entre un logos unique et plusieurs logoi-paroles du dieu suprême51. Il est connu que les pages de Lactance sont parsemées de citations hermétiques. Il y a toutefois un passage de l’écrivain qui semble être la paraphrase des idées développées dans l’invocation précédente. Il s’efforce d’expliquer, sur la base des saintes écritures52, l’engendrement du Fils de Dieu selon l’esprit (modalité qui précède son second engendrement selon la chair par la Vierge Marie) : Il y est stipulé que ce fils de Dieu est une parole (sermonem) de Dieu, et aussi que tous les autres anges sont des souffles (spiritus) de Dieu. De fait, la parole est un souffle, émis avec un son (cum voce) qui signifie quelque chose. Mais pourtant, puisque le souffle et la parole sont émis par des voies différentes, étant donné que le souffle procède des narines et la parole de la bouche, il y a une grande différence entre ce fils de Dieu et tous les autres anges. Ceux-ci, en effet, sont sortis de Dieu sous la forme de souffles sans voix (taciti spiritus), parce qu’ils étaient créés non pour transmettre l’enseignement de Dieu, mais pour être à son service. Lui, au contraire, bien qu’il soit également un souffle, est sorti cependant de la bouche de Dieu en même temps qu’une voix et un son, comme une parole (cum voce ac sono ex Dei ore processit sicut verbum), pour la raison bien évidente que c’est par sa voix
action de grâces, et reconnais l’Esprit qui est en nous » (trad. fr. de J.-P. MAHÉ). 49. Voir supra, n. 39. 50. NHC VI, 6, p. 55,24-56,2 ; trad. fr. de J.-P. M AHÉ. 51. « Il senso sembra comunque essere questo : nel mondo divino vi è un’attività logico-discorsiva immutabile e permanente, che si differenzia dalle parole umane, mortali e transeunti. Quali possono essere i referenti culturali di una tale concezione ? »: A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 140-141, n. 33. 52. Pour la nature assez obscure des saintes écritures citées par Lactance, cf. A. ORBE, Hacia la primera teología de la proceción del Verbo, II, Rome 1958, p. 547 et 543, n. 16. Peu après, Lactance revient sur le logos et sur la prégnance que ce terme possède chez les Grecs, car il exprime à la fois le verbum et le sermo. Et il ajoute : « Trismégiste, en effet, qui a découvert, je ne sais pas comment, presque toute la vérité, a souvent décrit la vertu et la majesté du Verbe, comme ce passage cité plus haut, où il proclame “qu’il existe une parole ineffable et sainte, dont l’évocation excède la capacité de l’homme” » (Div. Inst. IV, 9, 1-2 ; trad. fr. de P. MONAT, Lactance. Institutions divines, Livre IV, “SC” 377, Paris 1992). Il se réfère à Div. Inst. IV, 7, 2, où cette citation d’Hermès est placée au même plan que les « saintes écritures » (cf. infra, n. 87).
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que Dieu allait s’adresser au peuple, c’est-à-dire qu’il était destiné à enseigner la doctrine de Dieu et à apporter aux hommes le céleste mystère. C’est lui que Dieu a d’abord émis, afin d’émettre une parole pour nous par son intermédiaire, et pour que celui-ci nous révèle la voix de Dieu et sa volonté. On a donc bien raison de l’appeler parole et verbe de Dieu (sermo ac verbum Dei), puisque c’est de ce souffle sonore (vocalem spiritum), qui procède de sa bouche, conçu non en un sein, mais en son esprit, par une vertu et une puissance de sa majesté qui dépassent toute pensée, que Dieu a fait une image (effigiem) douée d’un sens et d’une sagesse propres ; et, à toutes les autres émanations de son souffle, il a donné l’aspect ( figuravit) d’anges. Nos souffles s’évanouissent parce nous sommes mortels, tandis que les souffles de Dieu vivent, demeurent et sentent, parce qu’il est lui-même immortel et qu’il donne le sens et la vie. Nos paroles ont beau se mêler au vent et s’évanouir, la plupart, cependant, demeurent, fixées par l’écriture ; combien faut-il croire davantage que la parole de Dieu (Dei vocem) demeure éternellement, pleine de sens et d’une vertu qui, de Dieu le Père, est passée en elle, comme le flot d’une rivière jaillie de sa source (tamquam rivus de fonte). 53
Lactance ne reconnaît pas aux anges le statut de paroles et n’admet qu’une création du Dieu qui soit en même temps sermo et verbum54. De même, les anges, les puissances et les âmes mis en mouvement par le dieu dans L’Ogdoade et l’Ennéade et de quelque façon mis en relation avec les logoi éternels du dieu, révèlent leur statut silencieux, car c’est en silence qu’ils lui adressent des hymnes : « En effet, toute l’Ogdoade, mon fils, avec les âmes qui sont elle et les anges, chantent des hymnes en silence ; mais moi, l’intellect, je les conçois » 55. Pourtant, Lactance ne refuse pas l’existence d’images ou figurae d’origine divine et donc éternelle, les anges, à côté de l’image, douée de sens et de sagesse, qui est le Fils de Dieu. Est-il possible que cette image divine, dont parle Lactance, soit un écho de l’image sans déficience de NHC VI,6 ? Le spiritus vocalis, qui est en même temps voix et son, a-t-il un lien avec le p n e à m a lektikÒn de PGM III et avec le pe-pneuma N+¥aje de NHC VI ? Même l’expression « tamquam rivus de fonte », désignant en Lactance la parole divine par excellence, donc le Fils image de Dieu, bien qu’assez banale, l’est moins en comparaison de sa double présence en NHC VI, 6, alors qu’Hermès affirme son pouvoir de génération de la dýnamis et par la dýnamis, et qu’il demande ensuite la force d’exprimer son discours 56.
53. Lactance, Div. Inst., IV, 8, 6-11. Trad. fr. de P. MONAT. Pour la doctrine du pneuma-spiritus chez Lactance, cf. G. VERBEKE, L’évolution de la doctrine du Pneuma : du Stoïcisme à Saint Augustin, Paris 1945, p. 469-485. 54. Par contre, l’homogeneia du Logos et des anges est soutenue par les valentiniens d’après Irénée, Ad. Haer. I, 2, 6. 55. NHC VI,6, p. 58,17-22. 56. NHC VI,6, p. 52,19-20 et p. 55,22 : « grâce à la source qui coule en moi ». Cf. aussi l’affirmation d’Hermès quand il obtient la vision : « Je vois une source bouillonnante de vie » (p. 58, 13-14). Sur l’emploi de cette expression et sur la question de la prolatio en Lactance, cf. Antonio Orbe : « La terminología de Lactancio y aun su doctrina psicológica se fundan directa o indirectamente en el stoicismo. Estoica es su noción : “nam sermo est spiritus cum voce aliquid significante prolatus”. La prolatio viene estructurada dentro del esquema estoico, come en Tertuliano, Tolomeo, Orígenes y otros. La analogía “tamquam rivus de fonte”, recogida por él anteriormente, no puede compararse con la doctrina, sobre que funda su exegesis del Verbo. Otro cualquiera hubiera tenido mucho cuidado en deslindar la comparación de lo real. Lactancio parece haber borrado la frontera. ¿ Hasta qué punto
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C'est comme si sa puissance était grosse, et grâce à la source qui coule en lui il engendre. Cet engendrement, qui a l’air de se réitérer pour chaque fils car c’est à la nóêsis du disciple qu’il s’adresse57, intéresse aussi la mise en forme d’un discours, garantie par la même source. Le discours qu’Hermès s’efforce d’exprimer déclenche, ou plutôt réactualise, un mouvement génératif, car tout engendrement suppose un mouvement58. Est-il possible que l’expression de ce discours, mise en forme éloquente de la substance pneumatique, coïncide avec l’énonciation du nom du dieu démiurge ? Bref, que le p n e à m a lektikÒn ou bien le pe-pneuma N+¥aje coïncident avec la série vocalique « tournante » des deux invocations ? Le nom de PGM III se lit en effet selon deux directions, droite et gauche, comme s’il tournait autour d’un pivot ; d’autre part, la disposition géométrique et pyramidale des noms barbares dans NHC VI,6 semble renvoyer à un mouvement spatial, tout comme l’image du dieu invisible « se meut en se dispensant et elle se dispense < en se mouvant > »59. D’ailleurs, la correspondance entre l’image divine et les sept voyelles qui constituent le nom du dieu est bien connue par les PGM 60. Celui qui vise à une assimilation rituelle au Logos lumineux premier-engendré doit donc en connaître le nom, qui deviendra à ce moment son propre nom. La prononciation de la séquence vocalique de la part d’Hermès aurait donc le but d’évoquer le processus par lequel le Dieu inengendré a engendré son fils, le logos lumineux, et réaliser par là son propre engendrement selon la puissance. Une dynamique pareille se retrouve dans Les trois stèles de Seth, où l’Autogène, qui a émané de l’Inengendré en tant que manifestation du Père, est évoqué par la prononciation de son nom61. Poimandrès révèle dans CH I en quoi consiste l’obten-
admite en Dios el “hálito”, la “prolación oral”, la distinción entre su boca y sus otros miembros ? » (A. ORBE, Hacia la primera teología, op. cit., p. 545-546). 57. Cf. la « mémoire progressive » du disciple, procédant par degrés (meeue, NHC VI, 6, p. 52,12-13 et p. 54,7), avec l’« anamnèse » dont parle Hermès dans CH XIII, 2 (ØpÕ to à q e o à ¢ n a m i mn » sk eta i), même s’il s’agit d’une capacité que le disciple aussi devra acquérir. 58. Pour la question de la k … n h si j du monde intelligible comme prémisse nécessaire de la génération et pour la tripartition st£si j – k … n h si j – g š n e si j que l’on retrouve dans l’auteur de Les trois stèles de Seth, Numénius, Origène, Plotin, Maxime le Confesseur et, en partie, Marius Victorinus, cf. M. TARDIEU, « Les Trois Stèles de Seth. Un écrit gnostique retrouvé à Nag Hammadi. Introduction et traduction », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 57/4 (1953), p. 560-564. 59. D’après J.-P. Mahé l’image en question serait la ressemblance de Dieu en l’homme ou bien le monde (J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 105-106). Cette dernière hypothèse est partagée par A. Camplani, qui voit une différence entre l’image noétique de Dieu (p. 57, 6-7) et l’image en question désignant le monde. Toutefois, l’invocation d’Hermès suit un développement circulaire : le dieu invisible se manifeste par l’engendrement de son fils démiurge ; cet engendrement continue jusqu’à tous les êtres du monde sensible ; malgré son mouvement, le Dieu ne sort pas de lui-même. La prière revient donc au Dieu invisible et à sa volonté générative. Cette image ne serait que sa première manifestation. La partie lacuneuse du texte est intégrée par J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 72. A. Camplani pense plutôt à une dittographie du copiste (Cf. A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 174 n. 29). 60. Cf. PGM XIII, 39 ; 206-209 (kÚr i e , ¢p o m i m o à m a i taÃj z' f w n aÃj, e ܍selq e k a ˆ ™ p£k o u sÒn m o i : “a e e h h h i i i i o o o o o u u u u u u w w w w w w w , a b r w c : b r a w c c r a m m a w q : p r o a r b a q w : 'I£w o u a e hpo u w”) ; 700-701 ; 775-776 ; XII, 252-253 ; XXI, 11-12. 61. NHC VII,5, p. 119,20-22 : « Je dirai ton nom, car tu es un premier nom » et 27-30 : « Tu es celui que l’on exprime (¥aje) par la voix, mais que par l’intellect on glorifie » (trad. fr. de M. Tardieu). Cf. aussi p. 120,28. Cf. le commentaire de P. Claude : « Pour éclairer le sens de ce passage, il peut
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tion de la nature ogdoadique, désormais dénouée des effets produits par les sphères planétaires : n’être constitués que de sa propre puissance, s’homologuer aux nouveaux compagnons et, une fois assimilés aux puissances, monter vers le père pour devenir dieu (q e w qÁn a i)62. La régénération passe par l’union aux articulations du Logos, dit Hermès à son fils Tat dans CH XIII, mais elle ne se réalise qu’après une purification par les puissances63. L’auteur de la régénération par le vouloir de dieu est le fils de dieu, car il est à son tour l’engendré par le vouloir de dieu et il se compose de toutes les puissances 64. Une fois cette p aligg en e s… a réalisée, car on assume un corps nouveau composé des puissances, il ne reste qu’à adresser au Dieu invisible et ineffable des hymnes, des logikaˆ q u s… ai65. D’ailleurs, le disciple du traité L’Ogdoade et l’Ennéade réitère par imitation le parcours du maître pour être compté parmi les descendances et les fils. Comme ceux-ci, car ils sont engendrés selon la puissance, il va recevoir un nom au moment même de sa génération noétique66. D’une façon spéculaire, la faculté de génération intellective que le disciple affine progressivement et qui aboutit à la vision de l’Ogdoade et de l’Ennéade s’accompagne de la connaissance des noms divins. D’abord, il adresse une invocation à son maître, alors que l’intellect lui devient intelligible67. Cet hymne silencieux est encadré par deux séries vocaliques, que le copiste a omises et abrégées par l’expression Ôn o m a q e‹ o n68. Par sa connaissance du « nom divin » du maître, le disciple n’entend pas strictement “nommer” Hermès. Il démontre plutôt que, comme son maître le Nous, il est capable d’un engendrement noétique69, bien que par imitation. Son energeia intellective, qui au début du traité était en puissance par rapport à la dýnamis du maître, inspirée par le pneuma70, est devenue active. Comme à tout engendrement suit une manifestation,
être utile de le rapprocher de l’EvVer, 38,6-40,29, sur le Logos, nom du Père. Tout ce texte met en relation le Nom avec le Père et le Fils : “Il a le Nom, il a le Fils[…] Le Nom du Père n’est pas énoncé, il est manifesté par le fils. C’est ainsi que le Nom est grand[…] Le Père est inengendré”. Le Nom est donc, avant tout, Nom du Père invisible, ineffable, mais appartenant au monde d’en-haut et non à celui de l’Engendré, il est manifesté par le Fils, fonction essentielle qui fait de lui le Nom du Père » (P. CLAUDE (éd.), Les trois stèles de Seth. Hymne gnostique à la triade (NH VII,5) (“Bibliothèque copte de Nag Hammadi. Section Textes” 8), Laval (Québec), Louvain, Paris 1983, p. 71. Il renvoie à juste titre à l’article de J.-D. DUBOIS, « Le contexte judaïque du “Nom” dans l’Évangile de Vérité », Revue de théologie et de philosophie 24/3 (1974), p. 198-216. Parmi les nombreuses références données par J.-D. Dubois, il faut remarquer « le qualificatif de “Nom” de Dieu appliqué au Logos par Philon » (p. 211 ; cf. aussi p. 214). 62. CH I, 26. 63. CH XIII, 8, 3-5 : ¢ n a k a q a i rÒm e n o j ta ‹ j to à q e o à d u n£m e si n, e ܉j s u n£r q r w si n to à LÒg o u. 64. CH XIII, 4, 5-6 et 2, 5-7. 65. Cf. supra, n. 40. Pour les rapports entre NHC VI,6 et CH I et XIII en particulier, cf. J.-P. Mahé, « Le sens et la composition du traité hermétique “L’Ogdoade et l’Ennéade”, conservé dans le codex VI de Nag Hammadi », Revue de sciences religieuses 48 (1974), p. 54-65. 66. Ce qui est indirectement affirmé par Hermès, p. 53,12-15, où l’attribution d’un nom (prosvwnei) aux descendances ainsi qu’aux fils est mise en rapport avec leur engendrement. Cf. supra, n. 39. 67. P. 58,28-59,9. 68. Pour onceion (NHC VI, 6, p. 59,7 et 17) comme forme abrégée de Ôn o m a q e ‹ o n, probablement déjà présente dans l’original grec, cf. A. CAMPLANI, « Note di filologia ermetica », op. cit., p. 52-55. 69. Cf. CH XIII, 3, 8 : ™g e n n » q h n ™ n n ù. 70. Cf. p. 52,14-18.
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par son engendrement noétique le disciple s’est dédoublé lui-même71, en atteignant le statut d’image noétique. La connaissance du nom d’Hermès manifestée par le disciple, un nom divin qui est appelé « pneuma », est probablement spéculaire de l’attribution du nom promise par le maître en ouverture du traité. Une nouvelle relation de filiation, pareille à une homologation, s’impose entre maître et disciple, celui-ci étant généré selon le nous par le biais du pneuma. Quand enfin il se voit lui-même, ayant obtenu la puissance du dieu père (peutêtre la source, phgh, dont parlait Hermès), le disciple commence son invocation au dieu72. Il ne fait qu’invoquer pourtant le nom caché en lui73, donc en quelque sorte son propre nom. Selon le modèle de son maître, il est devenu fils du dieu74. Pour reprendre les mots de CH XIII, il a conçu sa naissance en dieu75. Cet ultérieur rapport de filiation s’établit encore une fois à travers le pneuma, car c’est à celui « qui existe dans le pneuma » que l’invocation s’adresse76. D’ici là, l’aspiration de l’initié, qui a atteint le repos, n’est pas d’exprimer des discours, mais de chanter chaque jour des hymnes au dieu par l’intellect77. Les hymnes et les eulogies dont abondent les traités hermétiques78 s’accompagnent des quelques références aux logikaˆ q u s… ai que l’on élève au dieu une fois obtenue l’¢n£p a u sij79, alors qu’il n’y a plus besoin d’invocations. En revanche, les trois prières témoignant de la connaissance des noms divins dans NHC VI, 6 sont bien des invocations. Hermès invoque (+Repikalei, p. 55, 24) « celui qui domine sur le royaume de la Puissance, celui dont le logos se fait naissance de lumière » en demandant une vision pneumatique et en offrant en échange une eulogie aussi bien pneumatique. Le disciple invoque (+moute, p. 59, 7) Hermès et ensuite le Père (p. 61, 8) en accompagnant la connaissance des noms divins par la conscience de leur nature pneumatique. L’opérateur de PGM III, de son côté, invoque (™pikalo à m ai, l. 568) les noms divins en offrant l’élévation du pneuma éloquent80.
71. Cf. A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 135 n. 2, qui définit la puissance du disciple « una sorta di alter ego, destinato a nascere e a crescere nell’itinerario del dialogo ». 72. P. 60,17-61,2 et 61,3-17. 73. P. 61,7-9 : +moute Mpekran etxht xrai" Nxht. 74. Cf. CH XIII, 14, 7 : « Ne sais-tu pas que tu es né dieu et fils de l’Un, ce que je suis moi aussi ? ». 75. CH XIII, 6, 12 : n o e ‹ n t¾ n ™ n q e ù g š n e si n. 76. Ntok pe pet¥oop mn ppna, p. 61,15-16. 77. P. 60,8-9 et 25-29. 78. Cf. l’eulogie en forme d’hymne (¹ d i ¦ to à Ûmn o u eÙlog… a, CH XIII, 15) qu’Hermès a entendu chanter aux Puissances quand il est parvenu à l’Ogdoade. Cette eulogie n’est que l’hymne de la régénération (CH XIII, 16 ; cf. aussi 17, 1,11,14 ; 21, 3,5). Cf. aussi les eulogies et les hymnes des hommes doués d’intellect, les hymnes des puissances et les eulogies d’Hermès ainsi que son eulogie finale dans le Poimandrès (CH I, 22, 26 et 27, 31). Trois des énoncés constituant cette eulogie se retrouvent, dans le même ordre, dans l’invocation d’Hermès de NHC VI, 6 juste avant la série vocalique exprimant le nom du dieu (CH I, 31, 9-11 ; NHC VI, p. 56,15-17). Dans le Poimandrès, pourtant, le nom barbare, en admettant qu’il y fût, a été supprimé et substitué par des logikaˆ q u s… ai et par l’affirmation que le nom de dieu ne peut être prononcé que par le silence (cf. infra, n. 89). 79. Cf. la conclusion de l’hymnodie secrète de CH XIII, 20. Le repos est atteint par le nous, mais grâce à la médiation nécessaire du logos dans CH IX, 10. Cf. aussi supra, n. 40. 80. Que la prononciation du nom divin de la part d’Hermès précède sa vision (cewria), tandis que celle du disciple la suit, ne constitue pas un problème, car les deux visions répondent à deux
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Le protagoniste du final de L’Ogdoade et l’Ennéade est un nom (ran, onoma sia), que le disciple doit écrire sur une table de pierre en caractères hiéroglyphiques, en le préservant d’un usage mauvais par une formule imprécatoire81. Il est probable que ce nom divin corresponde à la séquence vocalique connue par le disciple en NHC VI,682. L’appel au nom de dieu (ran, onomasia) se retrouve dans la prière d’actions de grâces qui suit ; dans la version grecque, à la différence de la version copte, il se relie à une invocation par le logos83. Il s’agit d’une pratique à réitérer par le groupe des initiés désormais divinisés, le nom étant déjà intériorisé et écrit, donc doublement figé. Le statut de l’invocation paraît donc proche d’une logik ¾ q u s… a84 et différent de celui qui est expérimenté « pour la première fois » par le disciple de NHC VI, 6 ainsi que par tout futur adepte cherchant à obtenir l’accès à la gnôsis par une régénération noétique. Le spiritus vocalis de Lactance aussi bien que le pe-pneuma N+¥aje d’Hermès dans NHC VI, 6 et le p n e à m a lektikÒn de PGM III ont l’air de jouir d’un statut nomothétique, pour reprendre les mots de Proclus, en vertu d’une double valeur mythologique et rituelle. D’un point de vue mythologique, il s’agit du premier discours de Dieu, la parole désignant son Fils et lui confiant son rôle de Démiurge85 et de médiateur entre lui et le monde sensible en tant qu’intellection née d’un acte intellectif. Cette prémisse mythologique ouvre la possibilité d’un parcours rituel à rebours : par la médiation de cet intellect et du logos qui le manifeste il est possible de s’assimiler à cette image divine sans déficience. Aussi bien l’opérateur de PGM III qu’Hermès de NHC VI, 6 semblent viser à ce but par la réitération et la mise en place de cette parole ou de ce discours originaire. Grâce à leur assimilation au logos, image du dieu invisible, en tant que médiateurs ils peuvent acquérir une puissance nomothétique (et onomothétique) capable entre autres de transférer par assimilation la divinité aux images, ou plasmata, des initiés.
logiques différentes, l’une circulaire, l’autre linéaire. Hermès réitère son expérience de la vision, coïncidant avec la génération d’un fils nouveau (peut-être par un exercice répétable de la mémoire, cf. supra, n. 57). En revanche, le disciple procède par étapes et par degrés successifs. De même, la variation lexicale introduite par le copiste copte pour rendre le terme « invoquer » (le grec ™ p i k a leÃn pour Hermès, le copte smou pour le disciple), pourrait renvoyer à la même perspective. A. van den Kerchove voit plutôt dans le terme d’origine grecque l’expression de la distance entre l’orant et Dieu. Par contre le disciple, en recourant au terme copte, « n’invoquerait pas Dieu mais il l’appellerait » : A. VAN DEN K ERCHOVE, « Les prières hermétiques coptes », op. cit., p. 918-919. 81. NHC VI ,6, p. 62,10-15 et 22-28. Cf. l’emploi du terme onomasia en NHC VI,7, p. 64,1 et 3. 82. J.-P. Mahé n’a aucun doute à ce propos : J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 130. 83. Pour les différences lexicales entre la version grecque et la version copte (en particulier ¥f r a sto n Ôn o m a – piran euRenwylei nafan ; † n a se ™ p i k a lš sw m e n – jekaas enaxermhneue Mmok) et pour leur possible signification, voir les notes philologiques de J.-P. M AHÉ, « La prière d’actions de grâces », op. cit., p. 51-54, reprises dans J.-P. M AHÉ, Hermès en Haute-Égypte, op. cit., p. 141-146, et à celles de A. CAMPLANI, « Note di filologia ermetica », op. cit., p. 58-68. 84. Même l’expression y u cÍ p£sV, k a [t¦] k a r d … a n p rÕj s [] ¢ n ateta m š n h n (PGM III, 591-592) rappelle celle de l’eulogie finale du Poimandrès, où elle est mise en relation avec les lo g i k a ˆ q u s… a i et l’ineffabilité du nom de dieu : cf. infra, n. 89. Pour la présence de l’expression dans les milieux judaïques et chrétiens, cf. A. CAMPLANI (éd.), Scritti ermetici in copto, op. cit., p. 154-155 n. 99. 85. Le Fils de Dieu est qualifié de Démiurge aussi par Lactance, en accord avec les doctrines d’Hermès Trismégiste (Div. Inst., VI ,6,9).
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Les réflexions de Proclus sur le nous démiurge et nomothète et par là sur la possibilité de l’âme de s’y assimiler nous amènent à cette hypothèse. Elle reste de toute façon une question ouverte. D’ailleurs, Lactance même, tout en nous décourageant le long de ce chemin, finit par nous convaincre du contraire. Il connaissait bien les traités hermétiques, dont il nous a transmis une partie de l’Asclepius ou Logos Teleios, plus proche de l’original que la version latine complète que nous possédons, et quelques fragments dont il est le seul témoin86. Parmi ceux-ci, il inclut une brève considération sur le nom par lequel Dieu a généré son Fils : un nom que même les anges ne connaissent pas. Il n’est connu que par le Fils et par Dieu son Père et il ne sera pas révélé, selon la tradition des saintes écritures, avant que le plan de Dieu ne soit accompli. Il ne peut même pas être prononcé par la bouche de l’homme, comme l’explique Hermès : Deinde nec enuntiari posse hominis ore, sicut Hermes docet haec dicens : o á tÕ Ôn o m a oÙ dÚn ata i ¢ nq r w p … nJ stÒm ati lalh qÁn a i87.
Malgré l’affirmation de Lactance, de cette citation il n’y a aucune trace dans les traités hermétiques dont nous disposons88. Même l’eulogie finale du Poimandrès, qui semblerait évoquer les mots de Lactance, renvoie d’une façon explicite à un autre statut de la parole de louange au dieu, l’eulogie silencieuse adressée au dieu invisible et qualifiée de logik ¾ q u s… a89. En revanche, bien que jusqu’à présent inaperçue, la citation de Lactance résonne dans la page d’un codex magique grec, le PGM XIII Preisendanz, souvent qualifié d’hermétique en raison de sa célèbre Kosmopoiia : o á ™ sti n tÕ k r u ptÕn Ôn o m a k a ˆ ¥r r hto n (™ n ¢ nq r è p o u stÒm ati lalh qÁn a i oÙ dÚn ata i)90.
Sauf que désormais il n’est plus question d’une bouche humaine, mais d’un nous articulant un discours, ou peut-être un nom, grâce à son pneuma éloquent.
86. Cf. C. MORESCHINI, Dall’Asclepius al Crater Hermetis. Studi sull’ermetismo latino tardo-antico e rinascimentale, Pisa 1985, p. 27-41. 87. Lactance, Div. Inst., IV, 7, 2. 88. Cette expression est assez fréquente et pourrait sembler banale. Sauf qu’elle n’est jamais employée en rapport à l’énonciation du nom du Fils de Dieu, comme cela se trouve au contraire dans Lactance et PGM XIII. Cf. Ephraem Syrus, De Locis beatis, p. 301, 4 ; Macarius, Homiliae spirituales 50 ; Sermones 64, 4, 8, 1, 7 ; 34, 1, 1, 3 ; Basilius, Homiliae super psalmos, 29, 353, 16 ; Epiphanius, Panarion III, 241, 2. 89. CH I, 31, 12-14 : d šx a i lo g i k ¦ j q u s… a j ¡g n ¦ j ¢pÕ y u cÁj k a ˆ k a r d … a j p rÕj s ¢ n ateta m š n h j, ¢ n e kl£lh te , ¥r r h te , si w pÍ f w n oÚm e n e . 90. PGM XIII, 763-764 (Pap. Leid. I 395). Cf. aussi PGM IV, 604-616.
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Christelle et Florence Jullien Ouvrages Trois mythes gnostiques. Adam, Éros et les animaux d’Égypte dans un écrit de Nag Hammadi (II,5), Études Augustiniennes, Paris 1974, 387 p. Le manichéisme (“Que sais-je ?” 1940), Presses Universitaires de France, Paris 1981, 128 p. ; 2e édition corrigée, Paris 1997. Traduction italienne, avec introduction et compléments bibliographiques par G. S. GASPARRO, Lionello Giordano Editore, Cosenza 1988, 187 p. ; 2e édition, 1996. Traduction roumaine, 1996. Traduction portugaise, O maniqueísmo, RÉS-Editora, Porto 1997, 156 p. Traduction bulgare par P. STEFANOV (“Kompas” 25), Éditions Odri, Vraca 2001. Traduction japonaise par C. NAKANO, Éditions Hakusuisha, Tokyo 2002. Écrits gnostiques. Codex de Berlin (“Sources gnostiques et manichéennes” 1), Éditions du Cerf, Paris 1984, 518 p. Introduction à la littérature gnostique I : Collections retrouvées avant 1945 (“Initiations au christianisme ancien”), en collaboration avec J.-D. DUBOIS, Éditions du Cerf/Éditions du C.N.R.S., Paris 1986, 152 p. Études manichéennes. Bibliographie critique 1977-1986 (“Abstracta Iranica”, volume hors série 4), Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran, Paris 1988, 159 p. Les paysages reliques. Routes et haltes syriennes d’Isidore à Simplicius (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences Religieuses” 95), Peeters, Louvain – Paris 1990, 211 p. Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus (“Res Orientales” IX), Bures-sur-Yvette 1996, 157 p. Sâbi’at al-Qur’ân wa-Sâbi’at Harrân, traduit par S. HARFUSH, Dâr al-Hasâd li-lNashr wa-l-Tawzî’/Dâr al-Kalima li-l-Nashr wa-l-Tawzî’, Damas 1999, 84 p. Recueils et éditions H. LEWY, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire, nouvelle édition, Brepols, Turnhout – Études Augustiniennes, Paris 1978, 734 p. Compléments, p. 513-734, avec deux contributions de E. R. DODDS et P. HADOT.
1. Les articles parus dans des magazines ou des journaux ne figurent pas dans cette bibliographie.
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Publications de Michel Tardieu
Les règles de l’interprétation (“Patrimoines”. “Religions du Livre” 2), Éditions du Cerf, Paris 1987, 232 p. (Ouvrage collectif de l’URA 152). La Formation des canons scripturaires (“Patrimoines”. “Religions du Livre”), Éditions du Cerf, Paris 1993, 249 p. B. LAURET et M. TARDIEU (éd.), A. von Harnack. Marcion. L’évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l’histoire de la fondation de l’Église catholique, traduit par B. LAURET et suivi de contributions de B. LAURET, G. MONNOT et É. POULAT, avec un essai de M. TARDIEU, Éditions du Cerf, Paris 2003, 587 p. ; 2e édition révisée Paris 2005. Articles « Bulletin d’histoire des religions », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 55 (1971), p. 621-664. « Pour un phénix gnostique », Revue de l’Histoire des Religions 183 (1973), p. 117142. « Les Trois Stèles de Seth. Un écrit gnostique retrouvé à Nag Hammadi », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 57 (1973), p. 545-575. « Trois psaumes manichéens à Jésus », La Vie Spirituelle 127 (1973), p. 397-406. « Les représentations mythiques du rat chez les Anciens », Topique. Revue freudienne 14 (1974), p. 143-154. « Compte rendu de : H. et H.-R. SCHWYZER (éd.), Plotini opera, t. III : Enneas VIP, Paris, Leiden 1973 », Revue de l’Histoire des Religions 186 (1974), p. 185-187. « La Lettre à Hipparque et les réminiscences pythagoriciennes de Clément d’Alexandrie », Vigiliae Christianae 28 (1974), p. 241-247. « Le titre du deuxième écrit du codex VI », Le Muséon 87 (1974), p. 523-530. « YUCAIOS SPINQHR. Histoire d’une métaphore dans la tradition platonicienne jusqu’à Eckhart », Revue des Études Augustiniennes 21 (1975), p. 225-255. « Le titre de CG VI, 2 (Addenda) », Le Muséon 88 (1975), p. 365-369. « Les papyrus magiques grecs et les textes gnostiques coptes de Nag Hammadi », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 84 (1975-1976), p. 293-294. « Les livres mis sous le nom de Seth et les séthiens de l’hérésiologie », dans M. KRAUSE (éd.), Gnosis and Gnosticism. Papers read at the Seventh International Conférence on Patristic Studies (1975) (“Nag Hammadi Studies” 8), Leyde 1977, p. 204-210. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 85 (1976-1977), p. 335-339. Comptes rendus dans la Revue de l’Histoire des Religions (1977, 1978). « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 86 (1977-1978), p. 327-331. Comptes rendus dans la Revue des Études Augustiniennes (1978).
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Publications de Michel Tardieu
« Les religions orientales dans l’Empire romain au début de notre ère », dans G. LANGEVIN (éd.), Les premiers chrétiens. Historiens et exégètes à Radio-Canada 3, Montréal, Paris 1983, p. 53-63. « La gnose au premier siècle de l’Église », en collaboration avec A. BENOÎT, dans G. LANGEVIN (éd.), Les premiers chrétiens. Historiens et exégètes à RadioCanada 3, Montréal, Paris 1983, p. 65-73. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 92 (1983-1984), p. 357-363. « Le testament d’Origène », Le Nouvel Observateur, 20 avril 1984, p. 71-72. « Gnostiques », en collaboration avec P. HADOT, Encyclopaedia Universalis. Nouvelle édition 8, Paris 1984, p. 656-664. « Manichéisme », Abstracta Iranica 7 (1984), p. 137-141. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 93 (1984-1985), p. 369-373. « Nethmomaôth », dans A. CAQUOT, S. LEGASSE, M. TARDIEU (éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l’honneur de M. Delcor (“Alter Orient und Altes Testament” 215), Neukirchen-Vluyn 1985, p. 403-407. « L'Ardā Vīrāz Nāmag et l’eschatologie grecque », Studia Iranica 14 (1985), p. 17-26. « Gnostique (littérature) », dans J. DEMOUGIN (éd.), Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures I, Paris 1985, p. 634c-635c. « Manichéisme », Abstracta Iranica 8 (1985), p. 141-162. « Henri-Charles Puech (1902-1986) », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 94 (1985-1986), p. 31-38. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 94 (1985-1986), p. 465-470. « Manichéenne (littérature) », Dictionnaire historique II (n° 68), Paris 1986, p. 992993. « ābiens coraniques et 'ābiens' de arrān », Journal Asiatique 274 (1986), p. 1-44. « Un témoin gnostique copte de la tradition du Pseudo-Andronicus de Rhodes », Deuxième journée d’études coptes (“Cahiers de la Bibliothèque Copte” 3), Louvain, Paris 1986, p. 117-122. « La collection Sources gnostiques et manichéennes », Deuxième journée d’études coptes (“Cahiers de la Bibliothèque Copte” 3), Louvain, Paris 1986, p. 183-184. « Manichéisme », Abstracta Iranica 9 (1986), p. 158-164. « Archelaus », dans E. YARSHATER (éd.), Encyclopaedia Iranica II, Londres, Boston 1986, p. 279-281. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 95 (1986-1987), p. 323-329.
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Publications de Michel Tardieu
« La naissance du ciel et de la terre selon la Paraphrase de Sem », dans F. BLANQUART, L. DESROUSSEAUX (éd.), La création (ACFEB, Lille, 1985) (“Lectio Divina” 127), Paris 1987, p. 409-425. « Principes de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament », Les règles de l’interprétation (“Patrimoines”. “Religions du Livre” 2), Paris 1987, p. 123-146. « Une diatribe antignostique dans l’interpolation eunomienne des Recognitiones », Alexandrina. Hommages offerts à Claude Mondésert, Paris 1987, p. 325-337. « Manichéisme », Abstracta Iranica 10 (1987), p. 175-187. « Les calendriers en usage à arrān d’après les sources arabes et le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote », dans I. HADOT (éd.), Simplicius. Sa vie, son œuvre, sa survie (“Peripatoi” 15), Berlin, New York 1987, p. 40-57. « Pléthon lecteur des Oracles », Mêtis. Revue d’anthropologie du monde grec ancien 2 (1987), p. 141-164. « Henri-Charles Puech », Journal Asiatique 275 (1987), p. 7-11. « Henri-Charles Puech (1902-1986) », Encyclopaedia Universalis. Universalia 1987, Paris 1987, p. 604-605. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 96 (1987-1988), p. 296-301. « Théorie de la mémoire et fonction prophétique », dans Ph. BORGEAUD (éd.), La mémoire des religions (“Religions en perspective” 2), Genève 1988, p. 105-113. « La conception de Dieu dans le manichéisme », dans R. VAN DEN BROEK, T. BAARDA, J. MANSFELD (éd), Knowledge of God in the Graeco-Roman World (“Études Préliminaires aux Religions Orientales dans l’Empire romain” 112), Leyde 1988, p. 262-270. « Commémoration gnostique de Sem », dans Ph. GIGNOUX (éd.), La Commémoration (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études Sciences Religieuses” 91), Louvain, Paris 1988, p. 219-223. « Carte des voyages de Mani », Le Grand Atlas des Religions (“Encyclopaedia Universalis”), Paris 1988, p. 117. « Gnostiques et manichéens face aux autres religions », Le Grand Atlas des Religions (“Encyclopaedia Universalis”), Paris 1988, p. 148-149. « La foi hippocentaure », dans P. RANSON (éd.), Saint Augustin (“Les Dossiers H”, “L’Âge d’Homme”), Paris 1988, p. 52-60. « Sebastianus étiqueté comme manichéen », Klio. Beiträge zur alten Geschichte 70 (1988), p. 494-500. « La diffusion du bouddhisme dans l’Empire kouchan, l’Iran et la Chine, d’après un Kephalaion manichéen inédit », Studia Iranica 17 (1988), p. 153-182. « Manichéisme », Abstracta Iranica 11 (1988), paru 1989, p. 197-205. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 97 (1988-1989), p. 317-321.
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Publications de Michel Tardieu
« Gnose et vérité dans les Églises chrétiennes des premiers siècles », dans Y. BONNEFOY, A. LICHNÉROWICZ, M.-F. SCHÜTZENBERGER (éd.), Vérité poétique et vérité scientifique, Paris 1989, p. 215-225. « Agapius », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques I, Éditions du C.N.R.S., Paris 1989, p. 62-63. « Apelle », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques I, Éditions du C.N.R.S., Paris 1989, p. 263-265. « Aristocritus », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques I, Éditions du C.N.R.S., Paris 1989, p. 389-393. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 98 (1989-1990), p. 346-348. « Wiederherstellungen in den Berliner Kephalaia », dans P. NAGEL (éd.), CarlSchmidt-Sammelband. Geschichte, Sprachen und Kultur des Vorderen Orients VI. Koptologische Arbeitskonferenz, Saale, Haale 1990, p. 235-239. « Une définition du manichéisme comme secta christianorum », dans A. CAQUOT, P. CANIVET (éd.), Ritualisme et vie intérieure (“Le point Théologique” 52), Beauchesne, Paris 1990, p. 167-177. « Hérésiographie de l’Apocalypse de Pierre », Histoire et conscience historique dans les civilisations du Proche-Orient ancien (“Les Cahiers du CEPOA” 5), Peeters, Louvain 1990, p. 33-39. « Gnose et manichéisme », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses 99 (1990-1991), p. 305-306. « Définitions et théories du syncrétisme », Annuaire du Collège de France 91 (19901991), p. 493-496. « Le successeur de Mani à la tête de l’Église manichéenne », Annuaire du Collège de France 91 (1990-1991), p. 496-498. Leçon inaugurale, Collège de France, Chaire d’Histoire des syncrétismes de la fin de l’Antiquité, Paris 1991, 30 p. « La nisba de Sisinnios », Altorientalische Forschungen 18 (1991), p. 3-8. « The Chester Beatty Library, III : Coptic Manichean Manuscripts », dans E. YARSHATER (éd.) Encyclopaedia Iranica V/4, Costa Mesa (California) 1991, p. 399-400. « Gnosticizmas », Naujasis Zidinys. Religijos ir Kulturos Zurnalas, 1991/3, p. 9-11. « La Chronique des derniers païens de Pierre Chuvin » Encyclopaedia Universalis, Universalia 1991, Paris 1991, p. 454-455. « Formes et justifications de la fusion des dieux », Annuaire du Collège de France 92 (1991-1992), p. 501-506. « Les disciples araméens de Mani », Annuaire du Collège de France 92 (19911992), p. 506-509. « Les Gnostiques dans la Vie de Plotin. Analyse du chapitre 16 », dans L. BRISSON et al. (éd.), Porphyre. La Vie de Plotin 2 (“Histoire des doctrines de l’Antiquité classique” 16), Vrin, Paris 1992, p. 503-563.
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Publications de Michel Tardieu
« L’arrivée des manichéens à al-Hîra », dans P. CANIVET, J.-P. REY-COQUAIS (éd.), La Syrie de Byzance à l’Islam (VIIe-VIIIe siècles), Institut Français de Damas, Damas 1992, p. 15-24. « L’énigme du quatrième empire », dans P. O. SCHOLZ (éd.), Orbis Aethiopicus. Studia in honorem Stanilaus Chojnacki (“Bibliotheca Nubica” 3/1), Albstadt (Karl Schuler Publishing) 1992, p. 259-264. « La mythologie des gnostiques Naassènes », Annuaire du Collège de France 93 (1992-1993), p. 545-549. « Le golfe Arabo-persique dans la littérature manichéenne », Annuaire du Collège de France 93 (1992-1993), p. 549-554. « Manichéisme », Abstracta Iranica 14 (1991), paru en octobre 1993, p. 191-208. « Pierre Hadot », Encyclopaedia Universalis. Universalia 1993. La politique, les connaissances, la culture en 1992, Paris 1993, p. 497-499. « Cahiers contre rouleaux. Comment la Bible juive fit peau neuve », L’ancien et le nouveau. Le Genre humain n° 27, Seuil, Paris 1993, p. 135-141. « Les représentations symboliques des gnostiques Naassènes », Annuaire du Collège de France 94 (1993-1994), p. 581-586. « Sur la naissance de son corps. Chronologie et géographie dans le Codex Manichéen de Cologne », Annuaire du Collège de France 94 (1993-1994), p. 587-590. « L’Arabie du Nord-Est d’après les documents manichéens », Studia Iranica 23 (1994), p. 59-75. « Manichéenne (littérature) », dans B. DIDIER (dir.), Dictionnaire Universel des Littératures II, Presses Universitaires de France, Paris 1994, p. 2214-2215. « Barsaumā de Qardou », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques II, Éditions du C.N.R.S., Paris 1994, p. 84. « Basilide le Gnostique », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques II, Éditions du C.N.R.S., Paris 1994, p. 84-89. « Bitys », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques II, Éditions du C.N.R.S., Paris 1994, p. 113-115. « Chosroès », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques II, Éditions du C.N.R.S., Paris 1994, p. 309-318. « La désignation de l’hérésie dans l’apocalyptique gnostique », Annuaire du Collège de France 95 (1994-1995), p. 527-534. « Sur la naissance de son corps. Chronologie et géographie dans le Codex Manichéen de Cologne (suite) », Annuaire du Collège de France 95 (1994-1995), p. 534-539. « L’historien, Jésus et les évangiles », L’Histoire 186 (mars 1995), p. 80-85. « La vision de la mer aux eaux noires (CMC 77, 4-79,12) », Au carrefour des religions. Mélanges offerts à Philippe Gignoux (“Res Orientales” VII), Bures-surYvette 1995, p. 303-311.
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Publications de Michel Tardieu
« Exhortations au voyage attribuées à Jésus et à Quss », Voyages et voyageurs au Proche-Orient ancien (“Les Cahiers du CEPOA” 6), Genève, Louvain 1995, p. 213-218. « Lexicographie historique des Deux Mers », Revue des Études Juives 154 (1995), p. 239-245. « Moines et monastères d’Égypte : itinéraire géographique », L’Histoire 190 (juillet/ août 1995), p. 59-60. « Chrétiens d’Égypte », L’Histoire 190 (juillet/août 1995), p. 76-79. « Mani et la chaîne des prophètes » (en russe), Zvesda Vostoka 11-12, Tachkent 1995, p. 153-159. « La recension arabe des Magica Logica », dans B. TAMBRUN-KRASKER (éd.), Oracles chaldaïques. Recension de Georges Gémiste Pléthon. Édition critique avec introduction, traduction et commentaire (“Corpus Philosophorum Medii Aevi” 7), Akadèmia, Athènes – Vrin, Paris – Éditions Ousia, Bruxelles 1995, p. 157-171. « Le Zoroastre gnostique. Nouveaux fragments de l’Apocalypse de Zostrien », Annuaire du Collège de France 96 (1995-1996), p. 625-632. « Textes grecs et coptes de métaphysique en lien avec le cours », Annuaire du Collège de France 96 (1995-1996), p. 631-632. « La description de Babylone chez Philostrate », Sites et monuments disparus d’après les témoignages des voyageurs (“Res Orientales” VIII), Bures-sur-Yvette 1996, p. 179-189. « Le Tibet de Samarcande et le pays de Kûsh : mythes et réalités d’Asie centrale chez Benjamin de Tudèle », Inde Asie centrale. Routes du commerce et des idées (“Cahiers d’Asie centrale” 1-2), Édisud, Aix-en-Provence 1996, p. 299-310. « La chaîne des prophètes », Inde Asie centrale. Routes du commerce et des idées (“Cahiers d’Asie centrale” 1-2), Édisud, Aix-en-Provence 1996, p. 357-366. « Les livres de Mani », Gutenberg Informations (15 février 1996), p. 16-18. « La métaphysique des nouveaux fragments de l’Apocalypse de Zostrien », Annuaire du Collège de France 97 (1996-1997), p. 595-598. « Marcion et l’Église marcionite », Annuaire du Collège de France 97 (1996-1997), p. 598-605. « Mani et le manichéisme. Le dernier prophète », dans Fr. LENOIR et al. (dir.), Encyclopédie des religions I, Bayard, Paris 1997, p. 225-230. « Le procès de Jésus vu par les manichéens », Apocrypha 8 (1997), p. 9-24. « La filiation ascendante de Tābit b. Qurra », dans A. HASNAWI, A. ALAMRANIJAMAL, M. AOUAD, Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque, Institut du Monde Arabe, Paris – Peeters, Louvain 1997, p. 265-270. « Isis maga », dans Y. BONNEFOY (éd.), Diccionario de las mitologías III (“Ensayos/ destino” 36), Barcelone 1997, p.389-398. « Los Gnósticos », dans Y. BONNEFOY (éd.), Diccionario de las mitologías III (“Ensayos/destino” 36), Barcelone 1997, p. 405-435.
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Publications de Michel Tardieu
« Bulletin manichéen », Abstracta Iranica 15-16 (1992-1993), paru en sept. 1997, p. 224-254. « Les parties supérieures de la matière, des stoïciens à l’empereur Julien : histoire et incidences religieuses d’une doctrine cosmologique », Annuaire du Collège de France 98 (1997-1998), p. 593-596. « Le marcionisme syrien : problèmes de géographie et d’ecclésiologie : 1. Arabie, 2. Cyrrhestique », Annuaire du Collège de France 98 (1997-1998), p. 596-605. « Le prologue des Kephalaia de Berlin », dans J.-D. DUBOIS, B. ROUSSEL (éd.), Entrer en matière. Les prologues, Éditions du Cerf, Paris 1998, p. 65-77. « Nag Hammadi dans l’histoire de la philosophie », Les Dossiers de l’Archéologie 236 (1998), p. 20-23. « Un feuillet d’évangéliaire copte en dialecte bohaïrique », Le mirage égyptien. Contribution des Bourguignons au rêve oriental de Bonaparte, Abbaye SaintGermain, Auxerre 1998, n° 34, p. 195. « Pierre Hadot », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes, Albin Michel, Paris 1998, p. 659-662. « Le cycle duodécennal des révélations manichéennes et la datation de la chute de Hatra », dans Fr. BRIQUEL-CHATONNET, H. LOZACHMEUR (éd.), Proche-Orient ancien. Temps vécu, temps pensé (“Antiquités Sémitiques” 3), Jean Maisonneuve, Paris 1998, p. 153-176. « Le marcionisme syrien, II. La Mésopotamie du Nord », Annuaire du Collège de France 99 (1998-1999), p. 553-558. « Analyse de l’Évangile de Marcion », Annuaire du Collège de France 99 (19981999), p. 559-560. « Un site chrétien dans la Sogdiane des Samanides », Le Monde de la Bible 119 (mai-juin 1999), p. 40-42. « Les laïcs renonçants de l’Église manichéenne », Les Dossiers de l’Archéologie 243 (mai 1999), p. 72-73. « La direction de la prière chez les chrétiens d’Asie centrale d’après al-Bīrūnī », Les Dossiers de l’Archéologie 243 (mai 1999), p. 78. « L’apport d’Adolf von Harnack à la recherche sur l’histoire du christianisme », dans Y.-M. HILAIRE (éd.), De Renan à Marrou. L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), Presses Universitaires du Septentrion, Lille 1999, p. 47-55. « L’imitation du monde selon Marcion d’après les auteurs orientaux », dans Ph. GIGNOUX (éd.), Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale (“Bibliothèque de l’EPHE-Sciences Religieuses” 106), Brepols, Turnhout 1999, p. 41-53. « Les livres de paraboles : nouveaux matériaux pour l’étude du “roman de Barlaam” (recension d’Ibn Bâbûya) », Annuaire du Collège de France 100 (1999-2000), p. 547-560. « Théories de l’interpolation et allégorie : les précurseurs de Marcion », Annuaire du Collège de France 100 (1999-2000), p. 557. 744
Publications de Michel Tardieu
« Gnostiques », Dictionnaire de l’histoire du christianisme, Albin Michel, Paris 2000, p. 453 ; p. 463-474. « Mani et le manichéisme. Le dernier prophète », dans Fr. LENOIR, Y. TARDANMASQUELIER (dir.), Encyclopédie des Religions I, nouvelle édition revue et augmentée, Bayard, Paris 2000, p. 225-230. Réimpression de 1997. « Nécrologie. Antoine Guillaumont (1915-2000) », Annuaire du Collège de France 101 (2000-2001), p. 81-84. « Les paraboles du renoncement au pouvoir », Annuaire du Collège de France 101 (2000-2001), p. 537-550. « Contes et apologues des manichéens orientaux à l’usage des laïcs », Annuaire du Collège de France 101 (2000-2001), p. 545-547. « Les Symmachiens de Marius Victorinus et ceux du manichéen Faustus », dans S. C. MIMOUNI, F. STANLEY JONES, C. GEFFRÉ, Le judéo-christianisme dans tous ses états. Actes du Colloque de Jérusalem, 6-10 juillet 1998, Éditions du Cerf, Paris 2001, p. 322-334. « La protectrice des manichéens », Moi, Zénobie Reine de Palmyre, dans J. CHARLESGAFFIOT, H. LAVAGNE, J.-M. HOFMAN (dir.), Catalogue de l’exposition de la Mairie du Ve arrondissement (Paris, 18 septembre-16 décembre 2001), Centre Culturel du Panthéon, Paris – Skira, Milan 2001, p. 73-74 ; p. 371-372. « Préface à » : O. RICOUX, Christ Caniculaire : la Nativité le 25 juillet, Presses Universitaires de Valenciennes, Valenciennes – Les Belles Lettres, Paris 2001, p. 7-8. « Les gisements miniers de l’Azerbayjān méridional (région de Taxt-e Soleymān) et la localisation de Gazaka », Bulletin of the Asia Institute, Alexander’s Legacy in the East. Studies in Honor of P. Bernard, New Series 12 (1998, paru novembre 2001), p. 249-268. « Ésope grec, juif, manichéen », Annuaire du Collège de France 102 (2001-2002), p. 603-613. « Contes et apologues des manichéens orientaux (suite) », Annuaire du Collège de France 102 (2001-2002), p. 613. « Préface à » : C. JULLIEN et F. JULLIEN, Apôtres des confins. Processus missionnaires chrétiens dans l’Empire iranien (“Res Orientales” XV), Bures-sur-Yvette 2002, p. 10-11. « Vie et fables d’Ésope, de l’Égypte à l’Asie centrale », Annuaire du Collège de France 103 (2002-2003), p. 581-591. « Le Prêtre-Jean et l’orientalisme», Annuaire du Collège de France 103 (20022003), p. 586-587. « La coupe de l’oubli », dans Ch. CANNUYER (éd.), Études coptes VIII. Dixième journée d’étude, Lille, 14-16 juin 2001 (“Cahiers de la Bibliothèque Copte” 13), Association Francophone de Coptologie, Lille, Paris 2003, p. 305-309. « Marcion. La rupture radicale », Le Monde de la Bible 150 (avril-mai 2003), p. 42-43.
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Publications de Michel Tardieu
« Le pays où on se nourrit de légumes... », en collaboration avec G. VEINSTEIN, La Lettre du Collège de France 8 (juillet 2003), p. 12. « Marcion depuis Harnack », dans B. LAURET, M. TARDIEU (éd.), A. von Harnack. Marcion. L’évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l’histoire de la fondation de l’Église catholique (“Patrimoine Christianisme”), Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre et du Collège de France, Éditions du Cerf, Paris 2003, p. 419-561. « Bagdad le rêve du calife », Conférence donnée à Aix-en-Provence, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 5 mai 2003. http ://www.mmsh.univaix.fr/BagdadMai2003/tardieu.asp. « La religion du Prêtre Jean », Annuaire du Collège de France 104 (2003-2004), p. 633-646. « Itinéraires mongols d’après les documents orientaux relatifs au Prêtre Jean », Annuaire du Collège de France 104 (2003-2004), p. 639-643. « Marcion et la rupture radicale », dans M.-F. BASLEZ (éd.), Les premiers temps de l’Église, de saint Paul à saint Augustin (“Folio histoire”), Gallimard, Paris 2004, p. 401-407. « Préface à l’édition française de » : A. von Harnack, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles, traduit de l’allemand par J. HOFFMANN, préface par M. TARDIEU, postface par P. MARAVAL (“Patrimoine Christianisme”), Éditions du Cerf, Paris 2004. « Les débuts de la philosophie de la religion », Annuaire du Collège de France 105 (2004-2005), p. 401-420. « Thèmes et problèmes du Traité 33 de Plotin contre les gnostiques », Annuaire du Collège de France 105 (2004-2005), p. 415. « Les facettes du syncrétisme : méthodologie de la recherche et histoire des concepts », dans G. VEINSTEIN (dir.), Syncrétismes et hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIVe-XVIIe s.). Actes du Colloque du Collège de France, octobre 2001 (“Turcica” 9), Peeters, Paris 2005, p. 3-16. « Naissance de l’hérésie : Il n’y a pas de dogme sans hérésie », propos recueillis par S. NIKEL, L’Histoire (janvier-mars 2005), p. 8-14. « Las filiaciones basilidianas o el horror al vacío », dans J. J. AYÁN CALVO, P. DE NAVASCUÉS BENLLOCH, M. AROZTEGUI ESNAOLA (éd.), Filiación. Cultura pagana, religión de Israel, Orígenes del christianismo, Editorial Trotta, Madrid 2005, p. 337-351. « Le concept de la religion abrahamique », Annuaire du Collège de France 106 (2005-2006), p. 435-445. « L’objet magique dans l’Égypte gréco-romaine », Annuaire du Collège de France 106 (2005-2006), p. 441. « Hochzeitsring », dans F. GODDO, M. CLAUSS (éd.), Ägyptens versunkene Schätze, Prestel, München 2006, p. 278-279, n° 59. « Le pèlerinage des animaux (conte kurde de Midyat) », Mélanges de l’Université Saint-Joseph 59 (2006), p. 145-160. 746
Publications de Michel Tardieu
« Aristote et la sagesse des nations », Journal asiatique 294 (2006), p. 67-79. « Nativités païennes. Une collection gnostique de naissances singulières : les treize “royaumes” de l’Apocalypse d’Adam », dans B. FEICHTIGER, S. LAKE et H. SENG (éd.), Körper und Seele. Aspekte spätantike Anthropologie (“Beiträge zur Altertumskunde” 215), K. G. Saur, München – Leipzig 2006, p. 9-65. « Recherches et publications sur le manichéisme : rapport 2001-2004 », dans A. BOUD’HORS, D. VAILLANCOURT (éd.), Huitième congrès international d’études coptes (Paris 2004), I. Bilans et perspectives (“Cahiers de la bibliothèque copte” 15), De Boccard, Paris 2006, p. 279-301. « L’écriture des visions en songe », Annuaire du Collège de France 107 (20062007), p. 443-449. « Les noms barbares: énoncés, formes et contextes d’une pratique magique », Annuaire du Collège de France 107 (2006-2007), p. 447. « L’anneau perdu du roi Salomon : conte syriaque de la plaine de Mossoul », dans J.-L. BACQUÉ-GRAMMONT, J-M. DURAND (éd.), L’image du roi Salomon. Sources et postérités. Actes du colloque organisé par le Collège de France et la Société asiatique (Paris, 18-19 mars 2004), Peeters, Leuven 2007, p. 199-208. « Coutumes et légendes de la Haute-Mésopotamie d’après les recueils de contes syriaques », Annuaire du Collège de France 108 (2007-2008). « Les noms barbares (II) », Annuaire du Collège de France 108 (2007-2008). « Le schème hérésiologique de désignation des adversaires dans l’inscription nestorienne chinoise de Xi’an », dans C. JULLIEN (éd.), Controverses des chrétiens dans l’Iran sassanide (“Studia Iranica. Cahier” 36), Paris 2008, p. 207-226. « Le sinapisme du missionnaire manichéen (P. Kellis Copte 35) », dans E. OUDOT, F. POLI (éd.), Epiphania. Études orientales, grecques et latines offertes à Aline Pourkier (“Études anciennes” 34) ADRA, Nancy – De Boccard, Paris 2008, p. 461-472. « L’image du moine dans les contes syriaques populaires », Colloque Les monachismes d’Orient. Images - Échanges - Influences, Collège de France, 11 juin 2008 (cinquantenaire de la chaire des Christianismes orientaux, EPHE sciences religeuses). « L’apparition d’Aristote au calife al-Ma’mûn », Mélanges en hommage à Didier Pralon, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence 2008. « La notion manichéenne d’auteur entre original et copie : statut comparé des livres à textes et à images », Colloque Auteurs et autorité des anciens textes littéraires ou religieux, Collège de France, 1er et 2 décembre 2008.
747
TABLE DES MATIÈRES
Liminaire M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien
8
Comme si j’avais marché sur la lune… Propos de Michel Tardieu recueillis par les éditeurs
11
Tabula gratulatoria
21
Les correspondances adressées par Hülegü au prince ayyoubide al-Malik al-Nāir Yūsuf. La construction d’un modèle Denise AIGLE
25
L’ascension céleste du prophète Muammad : note bibliographique Mohammad Ali AMIR-MOEZZI
47
Le traitement du mythe : de l’empereur Julien à Proclus Polymnia ATHANASSIADI
63
Comparatisme et « religions du Livre » : la voie étroite ? Jean-Christophe ATTIAS
77
Un témoin éthiopien inédit du gradus 5 de Jean Climaque, Collegeville Emml 1939, folio 102 r°-113 v° Robert BEYLOT
89
Vêtements lacérés et piétinés dans un sermon de Chenouté Anne BOUD’HORS
109
Historiolae apocryphae : les charmes narratifs au Moyen Âge Edina BOZOKY
117
Une jeune fille changée en jeune homme : Homélie sur un miracle survenu dans le monastère de Qartmin, dans le Tur Abdin Françoise BRIQUEL CHATONNET 133 Présence (παρουσα) chez Plotin Annick CHARLES-SAGET
153
Réception d’un oracle de Claros en milieu chrétien Pierre CHUVIN
169
L’Autobiographie de Zoroastre Emily COTTRELL
177
L’environnement de l’ Apocalypse de Paul : à propos d’un nouveau manuscrit syriaque de la Caverne des trésors Alain DESREUMAUX 185 Du fondamentalisme au littéralisme Gilles DORIVAL
193
Vivre dans la communauté manichéenne de Kellis : une lettre de Makarios, le Papyrus Kell. Copt. 22 Jean-Daniel DUBOIS 203 Noé, avertisseur et prophète universel dans la tradition persane Charles-Henri DE FOUCHÉCOUR
211
Le Prince et le faux prophète. Quelques cas de Lectiones vitiosae en iconographie grecque Françoise FRONTISI DUCROUX
221
La vision de Dieu dans l’au-delà. Exégèse, tradition et théologie en islam Claude GILLIOT 237
Meʾkalqarāh, ǻιαβολή, Fama : fictions et vérités dans l’expression du discours accusateur Maria GOREA
271
Démons iraniens et divinités grecques dans le manichéisme : à propos de quelques passages de textes sogdiens de Turfan Frantz GRENET 283 Sources arméniennes et sources primaires sassanides : harmonie et dissonance Rika GYSELEN
293
Platon syriaque Henri HUGONNARD-ROCHE
307
Les mages christianisés. Reconstruction historique et onomastique des listes nominales syriaques Christelle JULLIEN et Philippe GIGNOUX 323
La « triade » de al- īra Florence JULLIEN
347
Zarathushtra : métamorphoses d’un prophète Jean KELLENS
359
Jésus Selon Les Homélies Clémentines : du vrai prophète au prince de l’âge à venir Alain LE BOULLUEC
365
L’ontologie et la cosmogonie du système de Basilide (Alexandrie, II e siècle après Jésus-Christ) Jean-Claude MÉTROPE
385
Les origines ethnico-religieuses de Mani Simon C. MIMOUNI
399
Trône et royauté de Dieu dans l’islam Guy MONNOT
411
Le « mauvais œil » d’après les textes cunéiformes hittites et mésopotamiens Alice MOUTON 425 Des rapports entre les marcionites et les manichéens dans un corpus éphrémien : S. Ephrem’s Prose Refutations of Mani, Marcion, Bardaisan Chiemi NAKANO 441 Unité de lieu dans la vie et l’œuvre de Jean Climaque : éléments de topographie sinaïtique et d’histoire religieuse Marie-Joseph PIERRE
455
Épiphane de Salamine et l’hellénisme Aline POURKIER
477
À la recherche de la musique antérieure Lucie RAULT
495
Mar Éphrem, la femme samaritaine et les fragments d’Héracleon Andreas Su-Min RI
511
L’étoile apparue aux Mages et la Vierge à l’Enfant : analyse des traditions Odile RICOUX 523 ʿAmmīʾanas, dieu de Khawlān (Yémen) Christian ROBIN
537
Les dits d’Héraclite et l’influence gnostique chez Plotin, Enn. IV 8 [6], 1 Lucia SAUDELLI
561
Mithra agriculteur. Images et interprétations John SCHEID
579
Les anges dans l’Évangile de Judas : aperçu préliminaire Madeleine SCOPELLO
589
Scylla und Tarpeia. Kallimacheisches und Anti-Kallimacheisches in der pseudovergilischen Ciris und der Tarpeia-Elegie des Properz Helmut SENG 599 The “ god of gods ”, lord and begetter of all, in the Papyrus Graecae Magicae (PGM): between theology and magic. Giulia SFAMENI GASPARRO 621 La question de la localisation des intelligibles chez les philosophes païens des premiers siècles de l’Ère chrétienne Luciana Gabriela SOARES SANTOPRETE 637 Pourquoi Cosme de Médicis a fait traduire Platon Brigitte TAMBRUN
653
Brèves notions de philosophie de Sylvain de Qardu Javier TEIXIDOR
669
Le cri du démon : à propos d’une restitution dans le Kephalaion 6 Anna VAN DEN KERCHOVE
677
Le janissaire et l’islamologue : un commentaire du chapitre des kavânîn-i
yeniçeriyân sur le devşirme
Gilles VEINSTEIN
685
A Newly Recognized Manichaean Painting: Manichaean Daēnā from Japan Yutaka YOSHIDA 697 Le pneuma éloquent. Un parallèle entre le Papyrus Mimaut et nhc VI,6. Michela Z AGO
715
Publications de Michel Tardieu Christelle et Florence Jullien
735
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES (1999-2009)
vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition “rNying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, XVIe-XIXe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) XVIII + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2
vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze IV + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës X + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas XVI + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux VIII + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion XII + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes VIII + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse XII + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne XVIII + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1
vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant VIII + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9
vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3
vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale II + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières VII + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du XVIIe siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6 vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9
vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de réconciliation (Espagne, Sicile, XVIe-XXIe siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 À Paraître vol. 138 R. Koch-Piettre Architecturer l'invisible. Autels, ligatures, écritures. 430 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique. 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d'anthropophages aux frontières de l'humanité. env. 300 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes des congrès tenus en France de 1870 à nos jours env. 440 p., 155 x 240, 2009, PB