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French Pages 280 [309] Year 2017
Travailler efficacement avec l’Espagne et le Portugal
Sous la direction de Nathalie Lorrain
Élie Abergel Tiphanie Aymard Laëtitia Bortot Nicolas Bui Frédérique de Graeve Blanche Plessy
Péninsule ibérique Communiquer et coopérer avec les Espagnols et les Portugais
© AFNOR Éditions 2017 Couverture : création AFNOR Éditions - Crédit photo © 2017 Adobe Stock ISBN 978-2-12-465616-5 Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les analyses et courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (loi du 1er juillet 1992, art. L 122-4 et L 122-5 et Code pénal, art. 425). AFNOR – 11, rue Francis de Pressensé, 93571 La Plaine Saint-Denis Cedex Tél. : +33 (0) 1 41 62 80 00 – www.afnor.org
Sommaire
Les auteurs.................................................................................. VII Remerciements........................................................................... XI Préambule.................................................................................... XII Introduction................................................................................. XVII
Quiz – Connaissez-vous la péninsule ibérique ? Testez vos connaissances !....................................................... XVIII 1
Comprendre l’Espagne et le Portugal.............................. 1
1.1 Géographie........................................................................... 1 1.2 Histoire.................................................................................. 7 1.3 Géopolitique.......................................................................... 91 1.4 Courants religieux................................................................. 119 1.5 Démographie......................................................................... 123 1.6 Économie.............................................................................. 131
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
1.7 Institutions et paysage politique............................................ 146 1.8 Communautés autonomes espagnoles et problématiques régionalistes............................................ 157 2
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais............ 173
2.1 Valeurs.................................................................................. 173 2.2 Styles de communication...................................................... 184 2.3 Orientations culturelles et influences sur les comportements professionnels................................. 202 3
Culture et art de vivre dans la péninsule ibérique.......... 223
3.1 Arts et culture........................................................................ 223 3.2 Fêtes, traditions et sports...................................................... 246 Conclusion................................................................................... 261 Annexes....................................................................................... 263 Fiche pays Espagne...................................................................... 263 Fiche pays Portugal...................................................................... 264 Fiche pays Andorre....................................................................... 265 Calendrier des jours fêtés............................................................. 267 Réponses au quiz d’ouverture...................................................... 268 Bibliographie, filmographie et sitographie.............................................................................. 275 Monographies............................................................................... 275 Sitographie.................................................................................... 276 Articles universitaires.................................................................... 279 Filmographie................................................................................. 279
Les auteurs
Direction de l’ouvrage Nathalie Lorrain est directrice associée de la société Itinéraires Interculturels qu’elle a créée en 1997. Elle a développé une méthodologie pour décoder les cultures et leurs influences sur les comportements professionnels. Elle est spécialiste de la communication et du management interculturels. Dans ce cadre, elle intervient auprès des collaborateurs d’entreprises pour le développement de la compétence interculturelle. Itinéraires Interculturels = (i)2 est une société de conseil et de formation en communication et management interculturels créée en 1997. Elle accompagne l’internationalisation des équipes. Elle a formé à ce jour des collaborateurs pour la coopération avec plus de 170 cultures différentes. Site Internet : www.interculturels.com
VIII
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Contributeurs Après deux années de classe préparatoire littéraire en spécialité espagnol, Tiphanie Aymard a intégré l’ISIT1 où elle a suivi un master 2 en communication interculturelle et traduction. Amoureuse de la culture et de la langue espagnoles depuis son plus jeune âge, elle réalise un stage de six mois au sein de l’ambassade de France à Madrid qui lui permet d’appréhender les relations franco-espagnoles sous un angle inédit. Son stage suivant, au sein d’Itinéraires Interculturels = (i)2 , la plonge au cœur des problématiques interculturelles et lui offre une première grille d’analyse pour décoder les orientations culturelles dans le monde professionnel. Actuellement étudiant à l’ISIT en dernière année de communication interculturelle et traduction, Nicolas Bui a auparavant suivi un cursus en histoire durant deux ans à l’Université Paris 1 et a notamment étudié la guerre civile espagnole. La rédaction de cet ouvrage lui a permis de renouer avec sa première passion et de mettre à profit ses connaissances dans une perspective interculturelle. Ses différents stages et voyages l’ont amené à faire le tour de l’Espagne et à poser ses valises dans différentes régions : les îles Baléares, les îles Canaries et la capitale catalane, Barcelone, durant plus d’un an, où il s’est intéressé aux problématiques régionalistes. Élie Abergel est diplômé de l’ISIT en 2016 (spécialisation en management interculturel) qu’il a intégré après le baccalauréat. De double nationalité franco-allemande, il s’intéresse à toutes les questions interculturelles et a vécu en Andalousie, en Allemagne et en Angleterre. Il se destine au journalisme. Après une classe préparatoire aux grandes écoles, Laëtitia Bortot a intégré l’ISIT dont elle a été diplômée en 2016 (spécialisation management interculturel). Au cours de ses stages, elle a notamment travaillé pour l’Institut Cervantes à Paris. Elle se destine à une carrière d’interprète de conférence.
1
Institut de management et de communication interculturels.
Les auteurs IX
Après une classe préparatoire aux grandes écoles, Blanche Plessy a intégré l’ISIT dont elle a été diplômée en 2016 (spécialisation management interculturel). Elle est actuellement chargée de communication interne chez Air France. L’ISIT est la grande école de référence de l’interculturel. Depuis 1957, elle forme des experts multilingues et interculturels, acteurs du monde globalisé. Ses valeurs : ouverture et passion, audace et persévérance, pluralisme et transversalité. Elle forme des professionnels titulaires du diplôme visé par l’État, grade de Master. Site Internet : www.isit-paris.fr
Remerciements Nos remerciements vont tout spécialement à Frédérique de Graeve pour l’encadrement de ce projet. Nous la remercions en particulier pour son travail de suivi, ses conseils de méthodologie et sa participation à la relecture de cet ouvrage. Frédérique de Graeve est diplômée de l’ENS2 Cachan en gestion des ressources humaines et de la mobilité internationale, elle a été responsable de la mobilité au sein d’un groupe industriel international. Dans le cadre de ses fonctions, elle a accompagné des cadres et leur famille dans 70 pays dont l’Espagne et le Portugal. Elle travaille à l’ISIT depuis 2010 en qualité de responsable de la spécialisation management interculturel puis, depuis 2014, en tant que directrice de l’insertion professionnelle. Nous adressons également notre reconnaissance à tous ceux qui ont accepté de nous accorder du temps pour répondre à nos questions et nous faire découvrir des aspects des cultures espagnole et portugaise, parmi eux : Maureen Berthelot, David Cabrera Sánchez, Floriane Civadier, Alice Esteves, Philippe Genon, Axel Imbert, Michel Boffety, Magali Pierret Vilela, Jorge Sanz Marcelo, Isabelle Seguela, Alain Wallon, Monique Kaminski, Frédérique Richert, Carlos Vinhas Pereira, Gisela Heymann, Alicja Okoniewska et Alberto Mesas Sainz. 2
École normale supérieure.
XII
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Nous adressons aussi nos remerciements aux membres du personnel pédagogique de l’ISIT qui ont permis la réalisation de ce projet. Nous tenons enfin à mentionner tout particulièrement le concours de Tiphanie Aymard et de Nicolas Bui pour leur implication sans faille et leur disponibilité.
Préambule Le lecteur pressé pourra trouver à la fin de chaque grande partie les rubriques « Influences et conséquences » ou « Ce qu’il faut retenir » qui résument la partie qui précède tout en apportant un éclairage sur l’influence de l’histoire, de la géographie, de la démographie ou encore de l’économie sur les comportements, que ce soit dans la sphère professionnelle ou privée. Les rubriques « Le saviez-vous ? » rapportent des anecdotes sur la vie quotidienne des habitants de la péninsule ibérique ou attirent votre attention sur des événements ou des faits culturels propres à chaque pays. Les rubriques « Illustration de l’histoire par la peinture » apportent un nouvel éclairage sur le contexte historique d’une époque donnée et montrent comment les artistes contemporains ont perçu ces événements ou revisité certains mythes historiques. Le développement artistique peut en effet être révélateur de l’état d’esprit d’une époque. Enfin, les témoignages d’expatriés ou de binationaux glissés dans les chapitres 1 « Comprendre l’Espagne et le Portugal » et 2 « Communiquer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais » éclairent les propos tenus tout au long de l’ouvrage et apportent des conseils pratiques à tous ceux qui souhaiteraient se rendre dans la péninsule ibérique ou qui seraient amenés à travailler avec des Espagnols ou des Portugais.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Les témoins –– David Cabrera Sánchez : interprète de conférence de nationalité espagnole ; –– Floriane Civadier : ancienne responsable campus France Espagne et chargée de mission universitaire ; –– Alice Esteves : interprète de conférence franco-portugaise ; –– Axel Imbert : expatrié au Portugal durant cinq ans en tant que directeur marketing pour la société Legrand ; –– Michel Boffety : responsable de zone péninsule ibérique dans les télécommunications ; –– Magali Pierret Vilela : interprète de conférence franco-portugaise ; –– Jorge Sanz Marcelo : ingénieur des Ponts et chaussées, trente ans d’expérience en Espagne ; –– Alain Wallon : fonctionnaire retraité de la Commission européenne, expatrié durant dix ans au Portugal ; –– Monique Kaminski : expatriée au Portugal durant quinze ans en tant que responsable commerciale ; –– Frédérique Richert : en poste à Madrid durant deux ans en tant que responsable de zone Europe du Sud pour la société Gemalto ; –– Carlos Vinhas Pereira : président de la Chambre de commerce et d’industrie Franco-Portugaise ; –– Gisela Heymann : interprète de conférence brésilienne.
La méthodologie Le lecteur retrouvera dans cet ouvrage la méthodologie d’Itinéraires Interculturels = (i)2 dans l’approche des cultures et de leurs influences sur le monde professionnel et les relations sociales : le décodage des cultures espagnole et portugaise à partir de l’interaction entre les différentes disciplines de sciences sociales et sciences humaines (voir figure P.1 ci-après).
Préambule XV
Figure P.1 Les disciplines de sciences sociales et de sciences humaines permettant de décoder une culture
L’objectif de cet ouvrage est également d’amener le lecteur « du culturel à l’opérationnel » comme le montre la figure P.2 ci-après. Notre ambition, dans ce livre, est de vous aider à gravir les quatre premières marches (constat, connaissance, compréhension, compétence). La dernière marche est celle de votre autonomie interculturelle.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Figure P.2 Du culturel à l’opérationnel – Les cinq étapes
Introduction Partie intégrante de l’Europe, la péninsule ibérique interpelle par la diversité de ses paysages, de ses populations et de leurs langues. Les histoires de l’Espagne et du Portugal étroitement liées par la péninsularité suivent les routes parallèles de deux empires ultramarins prestigieux. Riches, elles appartiennent à l’histoire de l’Europe mais aussi de facto à l’histoire du monde. Ouverte sur l’espace méditerranéen et sur l’Atlantique, présente de par sa population aux Amériques mais aussi en Asie et en Afrique, la péninsule ibérique est une invitation au voyage. Bien plus encore, elle est une invitation à la diversité culturelle, au métissage. Cet ouvrage propose de comprendre ce chaudron ibérique où se fondent différentes civilisations pour en saisir la quintessence. Imprégnées par les Celtes, les Phéniciens de Carthage, la Grande Grèce puis par Rome, les Wisigoths, les Maures, toutes procèdent du creuset méditerranéen. Il faudra attendre la période de la Reconquista pour que deux entités – l’Espagne et le Portugal – se dessinent distinctement et que ces deux pays changent à jamais notre vision du globe par la découverte du Nouveau Monde. La péninsule ibérique inverse alors une tendance quand elle prend l’ascendant sur le monde.
XVIII Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Collaborateurs à l’international, acteurs de la mondialisation, voyageurs empreints de curiosité : comment ne pas évoquer le voyage des langues de Camões et de Cervantes vers la Colombie de Gabriel García Márquez ou le Brésil de Paulo Coelho, comment ne pas se sentir inspiré par les expéditions de Christophe Colomb et de Fernand de Magellan ?
Quiz Connaissez-vous la péninsule ibérique ? Testez vos connaissances !
1. Combien d’habitants compte le Portugal ? A. 8 764 000 B. 10 341 000 C. 13 820 000 2. Gibraltar est une possession… A. Espagnole B. Marocaine C. Britannique
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
3. Quel fut le premier peuple sédentarisé sur la péninsule ibérique ? A. Les Ibères B. Les Castros C. Les Celtes 4. Quelle est la longueur totale du littoral espagnol ? A. 4 872 km B. 6 212 km C. 872 km 5. Combien de siècles a duré la Reconquista ? A. Trois siècles B. Cinq siècles C. Sept siècles 6. Quand le Portugal a-t-il déclaré son indépendance ? A. En 587 B. En 1139 C. En 1292 7. Combien d’expéditions Christophe Colomb a-t-il menées vers les Amériques ? A. Une B. Trois C. Quatre 8. Quel peintre a immortalisé l’insurrection madrilène contre les trou pes napoléoniennes en 1808 ? A. Francisco de Goya B. Joan Miró C. Diego Velázquez
Quiz Connaissez-vous la péninsule ibérique ?Testez vos connaissances ! XXI
9. En quelle année le Portugal a-t-il perdu sa dernière colonie ? A. En 1898 B. En 1932 C. En 1975 10. Quelle année marque la mort de Franco et le retour de la démo cratie en Espagne ? A. 1971 B. 1975 C. 1980 11. En quelle année s’est déroulée la Révolution des Œillets au Portugal ? A. En 1974 B. En 1976 C. En 1979 12. En quelle année le Portugal et l’Espagne ont-ils intégré la Communauté économique européenne ? A. En 1977 B. En 1986 C. En 1989 13. Le Portugal est le premier producteur de… A. Cuir B. Fruits tropicaux C. Liège 14. Quelle communauté autonome espagnole a organisé un réfé rendum pour son indépendance en 2014 ? A. Le Pays Basque B. La Galice C. La Catalogne
XXII
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
15. Quel est le nom du plus grand pèlerinage portugais ? A. Le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle B. Le pèlerinage de Fátima C. La route de Viseu 16. Quel est le régime politique de l’Espagne ? A. Une monarchie constitutionnelle B. Une république parlementaire C. Une république fédérale 17. Lequel de ces pays entretient une relation diplomatique privilégiée avec le Portugal depuis le xive siècle ? A. L’Angleterre B. La France C. L’Espagne 18. Quel peuple est habité par la saudade ? A. Les Espagnols B. Les Portugais C. Les Brésiliens 19. Quelle est la part de l’économie informelle dans le PIB3 espagnol ? A. Entre 10 et 15 % B. Entre 20 et 25 % C. Entre 30 et 35 % 20. Combien de touristes l’Espagne a-t-elle accueillis en 2016 ? A. 62,4 millions B. 75,3 millions C. 88,9 millions 3
Produit intérieur brut.
Quiz Connaissez-vous la péninsule ibérique ?Testez vos connaissances ! XXIII
21. Quel est l’indice de fécondité des femmes de la péninsule ibé rique ? A. 1,3 enfant par femme B. 2,1 enfants par femme C. 2,7 enfants par femme 22. Quelle musique traditionnelle incarne la saudade portugaise ? A. Le flamenco B. Le fado C. Le corridinho 23. Quel auteur espagnol est à l’origine du roman moderne ? A. Federico García Lorca B. Lope de Vega C. Miguel de Cervantes 24. Qu’est-ce que la Movida espagnole ? A. Un plat cuisiné typique andalou B. Un mouvement culturel post-franquiste C. Un courant littéraire du xixe siècle 25. Que désigne-t-on par El Clásico en Espagne ? A. Un match de football entre le Real Madrid et le FC Barcelone B. Un dîner aux chandelles C. Une course de chevaux 26. Quelle est la spécificité de la corrida portugaise ? A. Elle se pratique à cheval B. Les taureaux ne sont pas tués dans l’arène C. Elle se pratique de nuit
XXIV Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
27. Au Portugal, la communication est plutôt… A. Émotionnelle B. Directe C. Implicite 28. Un collaborateur espagnol vous pose des questions un peu directes sur votre famille ou vos amis. Comment réagissez vous ? A. Vous répondez vaguement à la question et changez rapidement de sujet. B. Vous répondez et lui posez également quelques questions. La construc tion de la relation est primordiale. C. Vous lui expliquez gentiment que ses questions vous gênent et que vous n’aimez pas mélanger vie privée et vie professionnelle. 29. Vous venez d’arriver au Portugal et vous ne parlez pas encore le portugais. En quelle langue vous adressez-vous à vos inter locuteurs ? A. Espagnol B. Anglais C. Français 30. Au cours d’une réunion avec un client dans la péninsule ibérique, votre chef présente les données clés du projet mais se trompe dans les chiffres, ce qui pourrait avoir de fâcheuses consé quences pour la suite des opérations. Quelle est votre réaction ? A. Vous rectifiez immédiatement les propos de votre chef afin qu’il n’y ait aucune méprise avec vos interlocuteurs. B. Vous attendez la fin de la réunion pour prendre à part votre chef et lui signaler son erreur. C. Vous ne dites rien, il ne faut jamais contredire le chef.
1 Comprendre l’Espagne et le Portugal
1.1
Géographie
La péninsule ibérique est située à la pointe sud-ouest de l’Europe. Elle est bordée au nord-ouest, à l’ouest et au sud-ouest par l’océan Atlantique, à l’est et au sud-est par la mer Méditerranée et au nord-est par les Pyrénées qui séparent la France et l’Espagne. Sa superficie totale est de 582 000 km² (sans compter les différentes îles et archipels portugais et espagnols). La péninsule ibérique comprend quatre territoires : l’Espagne, le Portugal, Andorre et Gibraltar. Située dans les Pyrénées, entre la France et l’Espagne, la principauté d’Andorre est un territoire enclavé. Avec une superficie de 468 km², c’est l’un des plus petits États souverains d’Europe. L’Andorre est un pays
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
principalement composé de montagnes et sa capitale, Andorre-la-Vieille, est la plus haute d’Europe à 1 023 mètres d’altitude. Andorre compte près de 85 000 habitants. Gibraltar est un petit territoire britannique d’outre-mer depuis 1704, il est situé au sud de l’Espagne. Sa superficie est de 6,5 km². Le territoire est séparé de l’Espagne par une frontière de 1,2 kilomètre de long et compte environ 35 000 habitants.
1.1.1
L’Espagne
En 2016, l’Espagne compte 46 440 000 habitants pour une densité de 91,78 habitants par km². La superficie totale du pays est de 505 991 km². Dotée du plus vaste littoral d’Europe, long de 4 872 kilomètres, l’Espagne est bordée à l’ouest par l’océan Atlantique et par la mer Méditerranée à l’est. Le pays possède pour uniques voisins la France, au nord, et le Portugal, au sud. La frontière avec la France a été délimitée en 1659 par le Traité des Pyrénées. Le détroit de Gibraltar constitue la principale frontière entre l’Espagne et le Maroc mais aussi entre l’Europe et l’Afrique. De fait, l’Espagne est le pays situé le plus au sud de l’Europe, au carrefour entre deux civilisations. L’Espagne comprend également l’archipel des Baléares en mer Méditerranée ainsi que l’archipel des îles Canaries, situé au large du Maroc. Les deux régions se situent respectivement à 88 kilomètres et à plus de 1 400 kilomètres de l’Espagne. Vestiges de la colonisation espagnole du Maroc, les villes de Ceuta et Melilla constituent encore des enclaves espagnoles côtières au Maroc. L’Espagne est un pays montagneux traversé par un vaste plateau central, la Meseta. Ces massifs montagneux recouvrent presque la moitié du territoire. Quelques vallées et dépressions géographiques étendues, comme la vallée de l’Èbre ou la vallée du Guadalquivir qui se termine par une grande plaine, contrastent avec le paysage espagnol montagneux. La variation de climat entre les différentes régions espagnoles ne suit pas une logique nord-sud mais plutôt est-ouest : –– Au nord-ouest de l’Espagne règne un climat océanique sur un territoire qui s’étend de la frontière avec le Portugal jusqu’aux côtes catalanes. Ces régions présentent un paysage particulièrement verdoyant en raison des précipitations abondantes qui permettent à la végétation
Comprendre l’Espagne et le Portugal 3
de se développer. Le passage d’une saison à une autre n’est pas marqué par un changement de température important : la douceur prédomine tout au long de l’année. En conséquence, ces territoires sont traditionnellement tournés vers des activités d’élevage. –– Le centre de l’Espagne, en pleine Meseta, est soumis à un climat continental. Un dicton castillan le décrit de la manière suivante : « Neuf mois d’hiver et trois mois d’enfer ». Bien que légèrement exagéré, le dicton reflète bien deux caractéristiques essentielles du climat : l’hiver est particulièrement froid et humide tandis que les températures s’envolent pendant l’été et que les précipitations sont quasi inexistantes. –– Le sud et l’est de l’Espagne sont dominés par un climat méditerranéen. Ainsi, le climat de l’Andalousie et du littoral méditerranéen – qui comprend les fameuses Costa Brava et Costa del Sol tant appréciées des touristes – est marqué par un été très chaud et sec, par une quasi-absence de précipitations et par une très grande amplitude thermique. L’Espagne est traversée par huit grands fleuves qui se jettent dans l’océan Atlantique au Portugal. On peut retenir parmi eux : –– L’Èbre, long de 930 kilomètres, prend sa source en Cantabrie, à la frontière ouest du Pays Basque espagnol. Il se jette dans la mer Méditerranée en Catalogne après avoir traversé des villes comme Logroño et Saragosse. –– Le Júcar, long de 498 kilomètres, prend sa source dans la province de Cuenca – au centre de l’Espagne – et se jette dans la mer Méditerranée dans la province de Valence. –– Le Guadalquivir, long de 657 kilomètres, naît sur le plateau de la Sierra de Cazorla et termine sa course dans l’océan Atlantique, dans le golfe de Cadix. L’Espagne est divisée en 17 régions, appelées communautés autonomes, qui possèdent une autonomie plus ou moins importante définie par l’État central espagnol. À la différence d’un régime fédéral, il n’y a pas d’indépendance judiciaire. Aux 13 communautés autonomes péninsulaires, s’ajoutent les communautés autonomes des îles Canaries et des îles Baléares ainsi que les villes autonomes de Ceuta et Melilla. Ces régions sont elles-mêmes divisées en 50 provinces. Le pays compte 8 125 communes.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
La densité de population de ces communautés autonomes est extrêmement inégale : les régions du centre de l’Espagne – exception faite de la Communauté de Madrid – sont bien moins peuplées que les communautés autonomes côtières. L’âge moyen des habitants varie également selon les communautés autonomes et suit généralement la tendance décrite précédemment : moins une région est peuplée, plus sa population est âgée et vice-versa. Madrid est la capitale de l’Espagne mais cela n’a pas été toujours le cas. Tolède puis Valladolid ont joué ce rôle avant que Philippe II ne désigne Madrid en 1561 en raison de sa position stratégique au centre de l’Espagne. La ville et sa périphérie comptent plus de six millions d’habitants. Véritable rivale de la capitale sur tous les plans avec une population de plus de cinq millions d’habitants (intra-muros et périphérie), Barcelone est la capitale du tourisme espagnol. L’Espagne compte également sept autres grandes villes : Valence, Séville, Alicante, Málaga, Murcie, Bilbao et Oviedo. Les richesses naturelles que représentent l’agriculture céréalière (au centre de l’Espagne) ainsi que les nombreuses polycultures et cultures commerciales (au sud et à l’est) font du pays un exportateur de fruits et de légumes de premier plan. Les industries se concentrent quant à elles autour de Madrid et de Barcelone et, dans une moindre mesure, autour de Saragosse et de Valence. L’Espagne et le Portugal partagent 1 214 km de frontière commune. Le tracé de cette dernière est presque inchangé depuis sa définition en 1297 par le Traité d’Alcañices visant à délimiter clairement les frontières des royaumes d’Espagne et du Portugal. Il s’agit de l’une des plus anciennes frontières d’Europe, communément appelée la Raya en espagnol ou a Raia en portugais.
1.1.2
Le Portugal
En 2016, le Portugal compte 10 341 300 habitants pour une densité de 112,13 habitants par km². La superficie totale du pays est de 92 226 km². Délimité au nord et à l’est par l’Espagne, baigné à l’ouest par l’Atlantique et au sud par le Golfe de Cadix, le Portugal est le pays le plus occidental de l’Europe continentale. Il comprend également les archipels de Madère
Comprendre l’Espagne et le Portugal 5
et des Açores situés dans l’océan Atlantique. Ces deux archipels se trouvent respectivement à 661 kilomètres à l’ouest des côtes du Maroc et à 1 450 kilomètres à l’ouest de Lisbonne. Le Portugal compte 1 793 kilomètres de côtes. C’est un pays tourné vers l’Atlantique. Le territoire est composé de plateaux descendant en gradins vers l’Atlantique qui constituent un prolongement de la Meseta espagnole. La géographie portugaise présente de nettes transitions entre le nord et le sud du pays, tant au niveau du relief que du climat : –– Au nord, le relief est plus montagneux. La chaîne de montagnes Serra da Estrela abrite le point culminant du Portugal continental : le Malhão da Estrela à 1 191 mètres d’altitude. Notons qu’au cours des invasions romaines, les Lusitaniens, ancêtres des Portugais, s’y réfugièrent en signe de résistance : la conquête de la Lusitanie fut la toute dernière achevée par Rome. Le nord du pays ainsi que le littoral jouissent d’un climat océanique. Au nord, les précipitations moyennes annuelles sont plus abondantes, offrant des paysages plus verdoyants, notamment près de la frontière avec la Galice. Les territoires du nord sont traditionnellement associés à l’industrie et à l’économie agropastorale. –– Au sud, dans l’Algarve et l’Alentejo, le relief est plus uniforme et bas. Le climat méditerranéen, plus aride, est favorable aux cultures extensives (céréales, oliviers, agrumes). –– Madère et les Açores bénéficient d’un climat subtropical. Le point culminant du Portugal est la Ponta do Pico, un volcan de l’archipel des Açores s’élevant à 2 350 mètres d’altitude. Le Portugal est traversé par trois grands fleuves : –– Le Tage, le plus long fleuve de la péninsule ibérique (1 120 kilomètres), prend sa source à Albarracín en Aragon (Espagne) et passe par Tolède et Lisbonne avant de se jeter dans l’Atlantique. –– Le Douro (en portugais ou Duero en espagnol), long de 940 kilomètres, prend sa source en Castille et se jette dans l’Atlantique en aval de Porto. –– Le Guadiana, long de 780 kilomètres, naît sur le plateau de la Manche et se jette dans le golfe de Cadix. Le Portugal compte sept régions administratives dont cinq continentales (région Nord, région Centre, région de Lisbonne, l’Alentejo et l’Algarve) ainsi
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
que deux régions autonomes insulaires (Madère, Açores). Les cinq régions continentales sont à leur tour divisées en 18 districts. On dénombre 308 communes. La capitale est Lisbonne. La ville intra-muros compte près de 550 000 habitants. Sa population est en baisse au profit de la périphérie qui concentre 2,8 millions d’habitants. Porto, deuxième ville du Portugal, contrebalance la forte centralisation administrative lisboète avec ses quelque 230 000 habitants (1,7 million avec la périphérie). Les richesses naturelles de la pêche, du commerce et de l’industrie se concentrent essentiellement sur le littoral, ce qui explique notamment la présence de ces deux agglomérations principales sur la façade atlantique. Parmi les grandes villes, on peut également citer : Braga, Sintra, Amadora, Cascais et Coimbra. Influences et conséquences ¬¬ La péninsule ibérique est une plaque tournante stratégique située au carrefour de l’Europe et de l’Afrique, de l’océan Atlantique et de la mer Méditerranée. Si la péninsule ibérique est un territoire qui peut sembler, de prime abord, uniforme, des disparités sont observables entre l’Espagne et le Portugal. Le Portugal peut être considéré comme un pays maritime, mais au littoral difficile d’accès, contrairement à l’interface maritime et terrestre espagnole qui favorise les échanges avec les pays méditerranéens et le reste de l’Europe. La géographie semble donc être un premier facteur de différenciation entre les deux pays. Elle explique du moins, comme nous allons le voir, une différence dans l’évolution des langues, la résistance ou l’acceptation des colonisations et la naissance des spécificités culturelles.
Mots clés Pyrénées, océan Atlantique, mer Méditerranée, Détroit de Gibraltar, Meseta (Espagne), climats océanique, continental et méditerranéen, communauté autonome, archipels de Madère et des Açores (Portugal), Tage, littoral, carrefour.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 7
1.2
Histoire
1.2.1
La construction de la péninsule ibérique : entre peuplement et invasions
Le peuplement progressif de la péninsule ibérique La péninsule ibérique est le théâtre d’une succession de peuplements. L’Espagne est très tôt marquée par diverses influences, notamment méditerranéennes, qui accélèrent son développement. L’Espagne accueille des peuples de commerçants et de guerriers. Le Portugal, quant à lui, restera plus hermétique aux cultures extérieures : protégé par les montagnes, ouvert sur sa façade atlantique à une autre partie monde, il constituera rapidement un ensemble à l’identité forte par rapport au reste de la péninsule. Dans les premiers millénaires avant notre ère, la péninsule ibérique est peuplée de quelques tribus, réparties sur différentes régions du territoire. L’arrivée des Ibères, marque le début des premières populations sédentarisées dans la péninsule. Les Ibères sont considérés comme le plus ancien peuple de la péninsule ibérique et se sont probablement installés sur les côtes du Levant espagnol (pourtour méditerranéen) dès le 1er millénaire avant notre ère. La région qui constitue aujourd’hui le Portugal est alors essentiellement occupée par les Castros, peuple dont les villages sont implantés dans les hauteurs et qui développe une civilisation pastorale comprenant des cultures épisodiques. Les Ibères, ou Iberos, introduisent un élément d’unité dans le peuplement avec les Castros, sans toutefois leur ôter leur indépendance. Terre fertile et carrefour au sein du bassin méditerranéen, la péninsule attire très vite les civilisations voisines qui viennent peupler progressivement son territoire. Les premiers contacts notables avec l’extérieur sont les Phéniciens, lors du premier millénaire avant notre ère. Ce peuple essentiellement composé de marchands arrive de la mer Méditerranée et s’installe dans le sud de la péninsule. Ils fondent Cadix, qui devient une ville de commerce.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Une civilisation marque, plus tardivement, fortement la péninsule : il s’agit des Celtes qui s’installent dans le centre en 800 avant notre ère et qui auront plus d’influence au Portugal et dans les Asturies où ils implantent un modèle de civilisation agraire élaboré en Europe centrale. On parle souvent des Celtibères pour désigner les peuples celtes qui ont envahi le centre de la péninsule ibérique. Le vie siècle avant notre ère est marqué par la présence des Grecs dont la civilisation en pleine essor domine la Méditerranée. Ce sont d’ailleurs les premiers à faire mention, dans leurs écrits, des peuples de la péninsule sous le nom d’Ibères. La civilisation carthaginoise influence durablement le développement de la péninsule ibérique. Elle arrive sur le territoire au iiie siècle avant notre ère, s’installe dans l’une des régions les plus propices au commerce, l’actuelle Andalousie, et fonde le port de Carthagène dans la région de Murcie. Civilisation commerçante et guerrière, elle fait la conquête progressive des comptoirs grecs et phéniciens et accélère le développement de la région andalouse. À leur contact, l’Espagne devient une zone d’influence et une terre stratégique au cœur des enjeux des guerres puniques. Influences et conséquences ¬¬ La diversité des peuples présents dans la péninsule explique les différences de développement observées entre le littoral et l’intérieur des terres. Le rayonnement de certaines populations, au nord et au sud de la péninsule, s’explique en partie par la richesse des échanges commerciaux entretenus avec des peuples lointains, largement tournés vers la mer. La péninsule connaît de nombreuses influences en termes de langues, de civilisations et de cultures : Ibères, Phéniciens, Carthaginois, Grecs et Celtes cohabitent sur son territoire. Une séparation naturelle existe déjà entre l’Espagne et le Portugal. L’Espagne accueille, en effet, plus facilement les différentes populations qui débarquent sur son territoire, favorisant un grand brassage culturel, tandis que le Portugal, plus difficile d’accès, reste plus en retrait de cette construction cosmopolite. Ce sont, toutefois, les conquêtes romaines qui marquent l’émergence réelle de deux civilisations et identités distinctes (voir figure 1.1).
Comprendre l’Espagne et le Portugal 9
Figure 1.1 Peuplement progressif de la péninsule ibérique
Les conquêtes et la construction identitaire de la péninsule ibérique La conquête romaine : la naissance de l’Hispania La victoire romaine lors de la deuxième guerre punique, en 206 avant notre ère, marque un tournant dans l’histoire de la péninsule : elle freine l’hégémonie carthaginoise dans la péninsule et met fin au développement de la population ibère. Les Romains décident, en effet, de conquérir l’Hispanie pour la rattacher à l’Empire. Après deux siècles de présence, ils maîtrisent tout le territoire. La période romaine se caractérise par une prospérité dans la quasi-totalité de la péninsule ibérique : d’importantes villes sont créées, telles Mérida, Saragosse, León, Séville ou Tarragone. Les Romains développent les voies de communication, de nouvelles
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
traditions agricoles tandis que le commerce, autrefois localisé au niveau des différents comptoirs, se développe plus largement et ouvre la façade méditerranéenne aux échanges culturels. L’âge d’or romain de l’Hispanie concorde avec l’intégration parfaite de l’Hispanie à l’Empire romain. Ainsi, de grands empereurs romains sont d’origine hispanique, tels Trajan ou Hadrien, tout comme de célèbres auteurs latins, tels Sénèque, Lucain ou encore Quintilien. Toutefois, malgré le rayonnement progressif de la péninsule, l’empreinte romaine n’est pas homogène dans toute la région. Le Portugal, appelé Lusitanie alors par les Romains, oppose une forte résistance à cette civilisation et lutte près de deux siècles contre les « envahisseurs ». Se pose alors, peut-être pour la première fois de l’histoire de la péninsule ibérique, la question de l’identité de la région. En 212 de notre ère, tous les habitants de l’Hispanie sont déclarés citoyens romains et partagent la langue commune de l’Empire, le latin. Certaines régions opposent cependant une forte résistance à l’apprentissage et à l’usage de cette langue. C’est le cas du Pays Basque et surtout de la Lusitanie qui forme à quelques kilomètres près les frontières du Portugal actuel. La Lusitanie garde ainsi ses coutumes et il semble même que l’occupation romaine renforce son indépendance par rapport au reste de la péninsule. Ainsi, la domination romaine a une double conséquence : elle unifie l’Hispanie, lui donne une langue commune, des lois et une organisation unique. Parallèlement, elle éloigne le Portugal du reste de la péninsule, bien que le pays appartienne officiellement à l’Empire. Protégée et isolée par les montagnes, plus ouverte sur la façade atlantique que sur la Méditerranée, cette région oppose une forte résistance à la romanisation de son territoire.
Les invasions germaniques : l’évangélisation de la péninsule ibérique Suite à la chute de l’Empire romain, le ve siècle se distingue par les invasions barbares en Europe et la péninsule ibérique devient une terre de conquête pour les civilisations germaniques. Les Vandales, les Alains et les Suèves occupent le territoire jusqu’à l’arrivée des Wisigoths. Ces derniers conquièrent et peuplent progressivement le territoire. La période wisigothique s’inscrit dans la continuité romaine d’unification de la péninsule. Ainsi, à titre d’exemple, est créé le Livre des juges, un recueil de lois qui soumet tout le pays aux mêmes ordonnances.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 11
Le rôle unificateur des Wisigoths en Hispanie et en Lusitanie est d’abord politique, avec la proclamation de la capitale officielle de la péninsule à Tolède, puis religieux, avec la christianisation du territoire à partir de 587, date à laquelle le roi wisigoth Récarède Iᵉʳ, dit « le Catholique » se convertit. L’Église joue alors un rôle primordial dans l’organisation de la société. Pourtant, malgré cette période d’unification progressive du territoire de la péninsule, une tribu s’installe dans la région du Portugal : les Suèves qui profitent des frontières naturelles de la région pour s’implanter durablement. Ils établiront une domination de près de 200 ans avec Portucale comme place forte principale ou le Portus Cale, ville à l’embouchure du Douro.
La période arabe de la Conquista à la Reconquista, de al-Andalus à l’émergence de deux royaumes La conquête arabe et les huit siècles d’influence qui en découlent marquent une étape cruciale dans la construction de la péninsule ibérique. Les Maures, Moros, conquérants arabo-berbères, envahissent en 711 le royaume des Wisigoths qui s’effondre rapidement. Après la victoire musulmane de Guadalete, l’Hispanie est conquise en seulement cinq ans. Les Maures ont rapidement imposé leurs coutumes, leur religion, leur organisation politique et leur langue. La domination musulmane de la péninsule, désormais appelée al-Andalus (terme utilisé par les auteurs arabes du Moyen Âge pour désigner l’Espagne musulmane), se scinde en deux périodes distinctes : –– Le rayonnement de la dynastie des Omeyyades, établie à Cordoue : l’émirat de Cordoue est créé en 756 par Abd al-Rahman et devient un califat deux siècles plus tard. Centre intellectuel et culturel musulman important, le califat est irrémédiablement morcelé en 1031. –– Le morcellement et l’affaiblissement des taïfas, royaumes musulmans autonomes dirigés par des seigneurs.
Espagne : l’émergence d’un pouvoir central fort
« L’Espagne des trois religions » Les taïfas cèdent petit à petit du terrain face aux offensives des petits royaumes chrétiens du nord (Aragon, Navarre, Castille, León). La civilisation ibéro-musulmane est l’image même d’un métissage culturel et
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religieux très fort. On parle alors de « l’Espagne des trois religions » (catholique, juive et musulmane). Les trois minorités religieuses cohabitent et vivent relativement librement dans al-Andalus jusqu’au xiie siècle. Par exemple, on rapporte qu’au début du xe siècle, le calife de Cordoue célébrait la fête de la Saint-Jean. Tolède a conservé des archevêques catholiques sous la domination musulmane et passait pour la « Jérusalem des Juifs d’Espagne », en témoignent ses synagogues encore visibles aujourd’hui. Après la reconquête de Tolède, le roi de Castille Alphonse VI se proclame empereur des « deux religions » (musulmane et catholique). Ce partage politique et culturel entre deux civilisations, l’Orient musulman et l’Occident chrétien, et la subsistance, à sa charnière, d’une minorité juive, est tout à fait original mais ne doit pas produire une vision trop idéalisée d’une Espagne tolérante et pluraliste. Sur les territoires musulmans, les Juifs puis les chrétiens bénéficient du principe de la dhimma (protection) qui prévoit des dispositions particulières. Par exemple, sous le califat de Cordoue puis en territoires reconquis, les Juifs bénéficient d’une autonomie religieuse, administrative et même juridique en échange de leur subordination politique et du paiement de taxes. Ils vivent dans des quartiers réservés de la ville et sont parfois soumis à un couvre-feu. De nombreuses villes espagnoles ont notamment conservé des quartiers juifs (Grenade, Cordoue, Tolède, etc.). Tenus pour responsables de l’épidémie de peste noire qui sévit en Espagne au milieu du xive siècle, les Juifs sont victimes d’actes antisémites. La population juive décline au cours du xve siècle, conséquence de conversions forcées plus ou moins sincères. Les Mozarabes, chrétiens arabisés vivant en territoire musulman et les Mudéjares, sujets musulmans d’un souverain chrétien, constituent également des minorités originales qui bénéficient d’un statut juridique similaire à celui des Juifs. Les Mozarabes conservent le latin comme langue liturgique mais adoptent l’arabe comme langue de communication ainsi que le mode de vie des musulmans. Ces derniers sont réintégrés à la chrétienté au moment de la Reconquête et doivent renoncer au culte musulman. Leur existence est plus prospère que celle des Mudéjares qui restent en arrière et paient un tribut à « l’infidèle ». Après la reconquête progressive des territoires par les souverains chrétiens, de nombreux musulmans ont décidé de rester en Espagne en échange de la promesse de certains souverains chrétiens de protéger leur langue, leur culte et
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leurs coutumes. Des promesses souvent vite oubliées et balayées d’un revers de main. Les souverains offrent uniquement des garanties à ces communautés en périodes de difficultés économiques car elles représentent une main-d’œuvre compétente et efficace. L’Espagne médiévale ne se caractérise pas par sa culture de la tolérance mais plutôt par son pragmatisme. De plus, l’écart est grand entre la tolérance pragmatique des souverains et le sentiment antimusulman, antisémite ou antichrétien des masses populaires. « L’Espagne des trois religions » ne renvoie pas l’image d’une cohabitation harmonieuse. Les trois religions du Livre, tour à tour placées sous le statut de « protégées », ont respectivement vécu sous domination de la culture musulmane puis de la culture chrétienne après la Reconquête.
L’effervescence artistique et culturelle dans al-Andalus De même, on ne peut pas parler de la création d’une culture originale mais d’influences et d’emprunts réciproques dans de nombreux domaines : littérature, science, architecture, linguistique, mathématiques, philosophie. L’École de Tolède est l’un des foyers du mudejarismo, époque caractérisée par la synergie entre les cultures chrétienne et musulmane ainsi que par la transmission de savoirs. Les universitaires européens prennent peu à peu connaissance du savoir oriental en matière de philosophie et de sciences, notamment grâce à des traductions, et découvrent la pensée d’éminents philosophes musulmans comme Averroès ou redécouvrent des classiques de l’Antiquité comme Aristote. Certains historiens évoquent également une « maurophilie », un engouement pour les mœurs et les traditions, le mobilier, les vêtements de l’Islam. Cette maurophilie trouve son expression dans l’art mudéjar où l’architecture romane emprunte les formes et les matériaux arabes. La grande mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville ou encore le palais de l’Alhambra à Grenade restent aujourd’hui encore les témoins privilégiés d’un passé mauresque. Il existe notamment dans la langue espagnole actuelle plus de 4 000 mots issus de l’arabe, notamment les mots commençant par « al ». Notons cependant que cette influence, pourtant longue de quatre siècles, fut moins marquée en Lusitanie. Le Portugal est alors considéré comme une « Algarve », ou une terre éloignée, par les musulmans établis en Espagne.
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Une Reconquista progressive Si la Conquista s’est déroulée en cinq ans, la Reconquista, lancée au début du viiie siècle s’achève en 1492 avec la prise de Grenade par les Rois Catholiques, Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon. Elle met plus de sept siècles à aboutir et transformera une nouvelle fois le paysage culturel et politique de la péninsule. La notion de Reconquista contient deux idées complémentaires : celle d’un territoire à libérer d’une domination étrangère pour le rendre à ses propriétaires légitimes et celle d’un combat pour la foi. Les souverains chrétiens qui se succèdent affichent la volonté de reconstituer une Espagne politiquement et religieusement unifiée. Voici quelques dates clés de la Reconquista et de l’unification progressive des différents royaumes qui constituent l’Espagne (voir figure 1.2 ci-après) : –– 722 : bataille de Covadonga menée par le roi wisigoth Pélage. Elle est un symbole d’espoir pour les chrétiens et marque le début de la Reconquista. –– 1037 : Ferdinand Ier, roi de Castille, reprend Coimbra (Portugal) aux Maures. –– 1085 : le roi de León et de Castille, Alphonse VI, prend possession du royaume de Tolède. –– 1094 : le Cid Campeador s’empare du royaume de Valence. –– 1118 : le roi d’Aragon et de Navarre, Alphonse Ier dit « le Batailleur » en raison des multiples batailles qu’il mène, s’empare de Saragosse. –– 1212 : Sanche VII de Navarre, Pierre II d’Aragon et Alphonse VIII de Castille écrasent les musulmans almohades durant la bataille de Las Navas de Tolosa. Fin de l’Espagne almohade et déclin d’al-Andalus. –– 1236 : Ferdinand III de Castille reprend Cordoue puis Séville en 1248. –– 2 janvier 1492 : l’émir nasride Boabdil abdique et laisse tomber le royaume de Grenade, dernier bastion musulman, aux mains des Rois Catholiques. Fin de la Reconquista. Une Espagne unifiée se dessine.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 15
Figure 1.2 Les étapes de la Reconquista
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Le saviez-vous
Le Cid : un mythe de la Reconquista Rodrigo Díaz de Vivar (1043-1099) ou Le Cid Campeador est un personnage illustre de la Reconquista. Issu de la petite noblesse castillane, Rodrigo de Vivar s’engage au côté des Rois Catholiques et s’illustre dans de nombreux faits d’armes, d’où le surnom de Campeador qui signifie maître du champ de bataille. Il devient rapidement une légende vivante, inspirant les armées espagnoles comme les troupes maures, qui le baptisent Cid, qui vient de sidi ou seigneur en arabe. Il s’empare notamment de Valence en 1087 et en devient le protecteur. Cette histoire inspirera Le Poème du Cid (El Cantar de Mio Cid, en ancien espagnol), la plus vieille chanson de geste de la littérature espagnole ayant pu être conservée qui sera immortalisée en 1637 par la pièce de Corneille, Le Cid. Aujourd’hui encore, le Cid fait partie des légendes populaires ibériques et occidentales les plus populaires.
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Unification politique du royaume sous les Rois Catholiques La Reconquista se caractérise par une guerre de frontières et d’occupation du territoire et constitue l’un des nombreux facteurs qui peuvent expliquer aujourd’hui la question des régionalismes en Espagne. En effet, afin de consolider les régions reconquises, les Rois Catholiques accordent aux villes libérées des fueros, chartes garantissant les libertés et les privilèges d’une ville ou d’une province. L’octroi de fueros permet d’attirer des populations catholiques sur les territoires reconquis. Le fuero confère notamment le droit d’élire les magistrats municipaux et d’entretenir une milice. Cette première forme d’autonomie est aujourd’hui considérée, par beaucoup d’historiens, comme l’apparition du particularisme revendiqué par les régions en Espagne. Le régionalisme espagnol est exacerbé par l’émergence progressive de petits royaumes indépendants et rivaux. On parle ainsi au xve siècle de l’Espagne des cinq royaumes, composée du Portugal, de la Castille, de la couronne d’Aragon (qui correspond à la Catalogne actuelle, aux Baléares et à Valence), de la Navarre et de Grenade. À cette époque, l’Espagne n’est pas encore une entité politique à part entière. Tout au long de leur règne, les Rois Catholiques forgent l’unité politique et religieuse de la Castille en s’assurant de la loyauté de leurs serviteurs et en condamnant avec exemplarité les parjures. Ils commencent ainsi à dessiner les contours d’un pouvoir central fort. La Castille est alors la région la plus riche et peuplée de l’Espagne et le castillan la langue officielle du royaume. Si les couronnes d’Aragon et de Castille sont placées sous l’autorité d’un même souverain, les deux royaumes restent séparés.
La montée en puissance de l’Église Au cours de cette période, l’Église catholique acquiert progressivement une importance capitale. Elle légitime la Reconquista et le pouvoir des « reconquérants » et unifie l’Espagne chrétienne. Les Rois Catholiques et l’Église ne sont plus aussi cléments envers les deux autres religions et mettent en place une politique d’assimilation pour les vaincus et les minoritaires. La Reconquista a amplifié le désir des Rois Catholiques de combattre l’hérésie et de développer l’expansion du catholicisme. Les Juifs sont expulsés dès 1492 ou forcés de se convertir. L’exode de milliers de Juifs entraîne la création d’une diaspora séfarade4. 4
En 2015, l’État espagnol a voté une loi sur l’octroi de la nationalité espagnole pour les Juifs séfarades.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 17
Les conversos (convertis), descendants des Juifs, sont soupçonnés de pratiquer leur culte en secret. Bien que convertis, les héritiers des mudéjares, les Morisques, restent considérés comme des étrangers et sont expulsés en 1609. Le tribunal de l’Inquisition est créé en 1478. Les Inquisiteurs, nommés par la couronne espagnole, disposent d’un pouvoir absolu pour juger et condamner les hérétiques. La nomination de l’Inquisiteur général, de sinistre mémoire, Tomas de Torquemada en 1482 marque l’apogée du fanatisme religieux et de la violence de l’Inquisition. Cette dernière multiplie les actes de torture et les bûchers. Cette purification religieuse s’accompagne d’une politique de limpieza del sangre (pureté du sang). Elle oppose la notion de « vieux chrétien », désignant une personne dénuée de toute ascendance juive ou maure et de « nouveau chrétien », désignant une personne récemment convertie. Cette obsession a amené les autorités espagnoles à écarter des principales sphères du pouvoir toute personne ne pouvant se prévaloir du statut de limpieza del sangre. Cette intransigeance envers les deux autres cultes marque véritablement une rupture entre le monde oriental et le monde occidental.
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Le saviez-vous
Le chemin de Compostelle Tout commence avec la découverte de la sépulture de Saint-Jacques – martyr chrétien – par l’ermite Pélage en Galice et par la construction d’une église sur le tombeau du saint. En 834, Alphonse II, roi des Asturies décide de rejoindre Saint-Jacques de Compostelle en partant d’Oviedo et trace la première route du pèlerinage, que l’on nomme aujourd’hui camino primitivo. Au Moyen Âge, il devient le pèlerinage le plus plébiscité par les chrétiens avec ceux de Rome et de Jérusalem. Le lieu de culte devient l’un des symboles de la Reconquista quand, vers l’an mille, il est pris par les Sarrazins et délivré par l’armée catholique. Saint-Jacques prend alors le nom de Matamore, ou tueur des Maures, et est invoqué pendant les combats jusqu’à la fin de la Reconquista. Le sanctuaire attirera tout au long de cette période les croisés venus « bouter » les Maures hors de la péninsule ibérique. De grands tronçons sont établis au fil des ans, notamment quatre chemins ralliant la France à l’Espagne : Tours, Vézelay, le Puy-en-Velay et Saint-Gilles. Chaque année, la ville de Compostelle reçoit plus de trois millions de visiteurs et les pèlerins qui empruntent les chemins français sont les plus nombreux. Ce chiffre est en constante augmentation
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
et représente une part non négligeable du tourisme dans le nord-est de l’Espagne. En 1987, le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle fut déclaré « Premier itinéraire culturel » par le Conseil de l’Europe.
Portugal : la naissance d’un royaume
L’instauration d’une dynastie bourguignonne Au xe siècle, le Portugal ne représente qu’une petite partie du royaume de León-Castille. Bien que jouissant d’une certaine autonomie, ce territoire n’est encore qu’un comté connu sous le nom de Terra Portucalensis et dont la capitale est Portucale. Ces terres se trouvent sous l’autorité d’une dynastie comtale, les Mendes. À ce comté, s’ajoute en 1064 le comté de Coimbra, qui vient d’être arraché aux sarrasins. La consolidation de la monarchie du roi espagnol Alphonse VI menace les deux comtés à la fin du xie siècle. Afin d’intégrer les deux comtés à son royaume, le roi donne ses filles en mariage à deux princes capétiens, Raymond et Henri. Avec ce mariage, les deux princes reçoivent les fiefs de Galice et de Portugal, issus de l’unification des deux comtés. C’est cette unification et l’avènement de la dynastie bourguignonne qui dessinent le premier royaume portugais. Le futur Alphonse Ier, fils d’Henri de Bourgogne, profite du contexte favorable qu’offre la Reconquista pour doubler la superficie de son territoire entre 1147 et 1167. Toutefois, c’est surtout la retentissante victoire d’Ourique en 1139 contre les Maures qui lui donne une autorité nouvelle : Afonso Henriques prend le titre de roi et l’indépendance du royaume portugais est déclarée. Le traité de Zamora, signé avec le royaume espagnol en 1143 reconnaît formellement l’indépendance du Portugal. En 1179, la confirmation de son statut de roi par le Pape consacre la légitimité d’Alphonse Ier. Près d’un siècle plus tard, en 1297, la Reconquista menée par la dynastie de Bourgogne par l’intermédiaire de grands ordres religieux comme les Hospitaliers et les Templiers donne au Portugal ses frontières actuelles. Le traité d’Alcañices de 1297 délimite clairement les frontières entre les royaumes d’Espagne et du Portugal.
Reconquista et avènement de la dynastie des d’Aviz Les règnes de Denis Ier, d’Alphonse IV, de Pierre Ier et de Ferdinand Ier recouvrent une période qui s’étend de 1279 à 1383 et qui est marquée par l’affermissement du pouvoir royal ainsi que l’instauration d’institutions
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efficaces. Au cours du xiiie siècle, l’autorité royale s’affirme grâce au système judiciaire : les juges locaux nommés par la population sont remplacés par des juges désignés par la couronne sous le règne d’Alphonse IV. La Reconquista n’est pas marquée par l’expulsion des musulmans mais plutôt par une très bonne intégration de ces populations dans la nouvelle société portugaise. Cette période est également caractérisée par des mouvements de population du nord vers le sud : en arrivant dans les terres du sud du Portugal, de nombreux paysans deviennent colons, artisans voire petits propriétaires. Cette transformation de la société consolide l’assise du roi, de l’Église ainsi que de la noblesse et enrichit le patrimoine de ces institutions. À la fin du xiiie siècle, le gallaïco-portugais – parlé par le peuple et très proche du portugais actuel – devient la langue officielle du pays. La culture naissante du Portugal est influencée par les cultures juives, musulmanes mais surtout par la culture chrétienne et française. L’art gothique, les inspirations clunisiennes et l’influence romane se retrouvent dans l’architecture des nombreuses églises et cathédrales construites au cours des xiie et xiiie siècles. L’invasion du Portugal par le roi de Castille suite à une guerre de succession réveille le sentiment national des Portugais qui se soulèvent et mettent en déroute l’armée royale espagnole le 14 août 1385 à Aljubarrota. Cet événement fondateur consacre l’indépendance du Portugal et l’avènement d’une nouvelle lignée royale portée aux nues par le peuple : la dynastie des d’Aviz. L’alliance du grand maître de l’ordre d’Aviz avec l’anglaise Philippa de Lancastre a des répercussions diplomatiques très importantes : le Portugal est désormais l’allié de l’Angleterre contre la France et la Castille. Cette alliance anglo-portugaise perdurera à travers les siècles. Le règne de Jean Ier d’Aviz ouvre une période glorieuse dans l’histoire du Portugal qui ne se terminera que 200 ans plus tard. Influences et conséquences ¬¬
La Reconquista aura donc vu l’apparition de deux entités distinctes, l’Espagne et le Portugal qui consolide les frontières de son royaume nouvellement indépendant (1139). Constitué dès le xiie siècle, le Portugal est l’une des plus anciennes nations européennes.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
La Reconquista prend fin avec la capitulation de Grenade en 1492 et l’union politique et religieuse esquissée par Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon. L’union dynastique des Couronnes de Castille et d’Aragon ainsi que l’absorption du Royaume de Grenade marque le début de la construction de l’Espagne en tant que pays. Cette construction sera systématiquement marquée par l’union ou la conquête d’entités politiques, culturelles et linguistiques distinctes qui seront reconnues par la Constitution de 1978 comme des nationalités historiques. La péninsule ibérique a donc connu une construction mouvementée, rythmée par les invasions et les peuplements successifs. Les différentes occupations peuvent être considérées comme des enrichissements extérieurs et intérieurs. Avec des particularités géographiques, une exposition aux conquêtes ainsi qu’une faculté d’absorption des cultures extérieures très différentes, deux royaumes sont apparus.
LLQuelques dates clés à retenir –– 1er millénaire avant notre ère : apparition des Ibères. –– Entre 800 et 200 avant notre ère : arrivées progressives des civilisations celte, phénicienne, grecque et carthaginoise. –– 206 avant notre ère : début de la conquête romaine. –– Vers 500 : début de la conquête wisigothique. –– 587 : date officielle de la christianisation du territoire ibérique. –– 711 : premières invasions maures et date officielle du début de la Conquista. –– 1139 : bataille d’Ourique et victoire portugaise contre les Maures. Le Portugal déclare son indépendance. –– 1249 : prise de Faro par les armées catholiques portugaises, fin de la présence des Maures au Portugal. –– 1292 : traité d’Alcañices et définition des frontières portugaises et espagnoles. –– 1492 : prise de Grenade par les Rois Catholiques, fin officielle de la Reconquista.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 21
Mots clés Ibères, Celtes, Vascons, Lusitaniens, Wisigoths, Romains, Maures, al-Andalus, dynastie des Omeyyades, Mozarabes, Mudéjares, Espagne « des trois religions », Reconquista, prise de Grenade en 1492, Rois Catholiques, Inquisition, dynastie des d’Aviz, indépendance du Portugal.
1.2.2
Apogée des empires maritimes portugais et espagnol
À la conquête du monde (xve siècle) Dès le xve siècle, connu sous le nom de siècle des Grandes Découvertes, émergent les deux puissances maritimes ibériques qui, à elles deux, vont découvrir le Nouveau Monde, se partager les terres découvertes et y laisser une empreinte culturelle et linguistique encore présente aujourd’hui. Les deux royaumes jouissent d’un rayonnement immense en Europe. Grands peuples de navigateurs, ils sont dotés des plus grandes flottes européennes (la célèbre Invincible Armada côté espagnol) et de techniques de navigation novatrices (telles que les caravelles portugaises, navires plus légers et rapides utilisés dans les expéditions maritimes de l’époque). Ils perfectionnent également de nombreux instruments de navigation comme la boussole, l’astrolabe, le gouvernail d’étambot ou le bâton de Jabob, utilisé pour déterminer la latitude. En ce début de Renaissance, les jeux d’alliances européennes vont bon train et l’Espagne et le Portugal sont en concurrence permanente pour asseoir leur puissance. Leur désir d’expansion s’explique par des facteurs religieux (poursuivre la Reconquista au-delà de la péninsule), politiques (avec des jeux de pouvoirs et d’alliances entre royaumes et une volonté d’extension de leur territoire au-delà de l’Europe) et économiques (trouver une autre source de commerce que le bassin méditerranéen, alors dominé par la présence ottomane).
L’Espagne à travers deux Grandes Découvertes
Les voyages de Christophe Colomb (1492-1504) Navigateur génois, Christophe Colomb a d’abord offert ses services à la couronne portugaise mais c’est finalement Isabelle la Catholique qui
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
soutient son projet de gagner l’Asie en naviguant vers l’ouest. La flotte, modestement composée de 3 bateaux et de 87 hommes, quitte le sud de l’Espagne en août 1492 en direction des Canaries et atteint les côtes de l’île de Guanahani (que Colomb baptise San Salvador) avec deux caravelles, La Pinta et La Niña, et une caraque, La Santa María, durant la nuit du 11 au 12 octobre 1492. Il loge les côtes de Cuba quelques jours plus tard. À la suite de sa première traversée, Colomb réalise trois autres voyages avec des moyens plus conséquents et les premiers colons d’Amérique. Il explore notamment l’arc des petites Antilles, fonde la colonie de La Isabela sur l’île d’Hispaniola (République Dominicaine et Haïti actuels), découvre l’immense delta de l’Orénoque entre le Venezuela et la Colombie et longe les côtes de l’actuel Honduras. Ces voyages sont avant tout une entreprise commerciale pour la couronne espagnole qui pense développer le commerce de l’or, des épices et des perles. Espoir rapidement déçu, du moins du vivant de Colomb.
Le voyage de Magellan (1519-1522) L’expédition commandée par Fernand de Magellan, explorateur portugais au service de la couronne d’Espagne, a pour but de rallier l’archipel des Moluques (Indonésie) par l’ouest en contournant le continent américain. Le point culminant de cette expédition réside dans la découverte des Philippines en 1521, prélude d’une longue et difficile conquête. Si l’Espagne a décidé de financer cette expédition, c’est uniquement pour avoir accès aux épices présentes sur ces îles sans traverser l’océan Indien qui est sous contrôle portugais. L’explorateur réalise la première circumnavigation (tour de la Terre) mais en avril 1521, blessé par une flèche empoisonnée lors de la bataille de Mactan dans les Philippines, il meurt. Le navigateur Juan Sebastián Elcano termine le tour du monde et revient à Séville en septembre 1522 en compagnie des quelques survivants de l’expédition.
Le Portugal à travers trois Grandes Découvertes
La politique « africaine » du Portugal (1415-1437) Cette politique revêt essentiellement des motivations économiques, comme le montre la prise de Ceuta. Ville stratégique à l’entrée du détroit de Gibraltar où débarquent alors les cargaisons d’esclaves, d’or et d’épices en partance pour l’Europe, elle est prise par les Portugais en 1415 et marque
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la première étape d’une colonisation africaine progressive. Elle se poursuit avec les conquêtes de Madère et des Açores et le début d’une route tracée vers l’Inde. La figure marquante de l’expansion ibérique du xve siècle est l’Infant Henri, baptisé plus tard Henri le Navigateur. Il est le premier à réfléchir à l’expansion comme une stratégie systématique et profitable et non uniquement comme une entreprise liée au hasard. Il s’appuie ainsi sur la science pour mener les découvertes et s’entoure de géographes, de cartographes, d’astronomes et de mathématiciens. En 1434, une expédition financée par Henri le Navigateur bouleverse à jamais le monde occidental et l’histoire du Portugal : sa découverte ouvre un « champ des possibles » pour les puissances maritimes européennes. La traversée du cap Boujdour, une frontière du monde connu réputée infranchissable, marque l’avènement des Grandes Découvertes, des colonisations et de la première mondialisation ibérique. Son legs le plus important reste le traçage des côtes de l’Afrique Noire : ainsi, lors de sa mort en 1460, ses équipages avaient atteint l’Équateur et longeaient la côte du Libéria actuel.
La Route des Indes Vasco de Gama mène la première expédition maritime vers les Indes. Lancé par la couronne portugaise, ce projet repose sur deux motivations essentielles : l’une de dimension religieuse, puisqu’il s’agit de prendre l’Islam – porté par l’Empire Ottoman – à revers et l’autre économique, les Portugais souhaitant détourner vers Lisbonne le flux des épices qui fait alors la fortune des Turcs et des Vénitiens.
La découverte du Brésil et sa colonisation Après la découverte de Christophe Colomb (en 1492), les Portugais s’intéressent à la route qui mène vers l’actuelle Amérique du Nord. La découverte officielle du Brésil a lieu lors de l’expédition de Pedro Alvares Cabral, en avril 1500. Le Brésil n’est tout d’abord pas vraiment colonisé, n’offrant, contrairement à la route des Indes, que peu de ressources naturelles (épices et minerais). La réelle ressource exploitée est le bois, le pau brasil, un bois couleur de braise qui donnera son nom au pays. Puis les Portugais importent leur technique d’exploitation de la canne à sucre qui insufflera un véritable essor économique au pays. Le pays devient rapidement le
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premier producteur mondial de canne à sucre et les colons font venir de Guinée et d’Angola des esclaves pour les exploitations, créant une société esclavagiste qui durera jusqu’en 1888. Ainsi, ces expéditions maritimes révèlent des terres jusqu’alors inconnues en Europe. À travers un réseau d’alliances et de concurrences, la péninsule ibérique va mailler une immense surface du globe et détermine, pour les siècles à venir, l’expansion des langues latines et de la culture catholique. Ainsi, aujourd’hui, on compte neuf pays dont le portugais est la langue officielle, pays répartis entre l’Afrique (Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique et Sao Tomé-et-Principe), l’Asie (Timor-Oriental, Macao et Goa), l’Amérique Latine (Brésil) et l’Europe (le Portugal). Au total, on recense plus de 240 millions de lusophones. Ces chiffres sont encore plus marquants pour l’espagnol puisque 21 pays le parlent officiellement, soit près de 470 millions de personnes dans le monde en 2015 selon une étude de l’Institut Cervantes. En concurrence tout au long du siècle des Découvertes, les deux pays signent le Traité de Tordesillas (1494) qui consacre alors l’hégémonie de la péninsule et la suprématie navale des deux royaumes. Les Rois Catholiques espagnols et Jean II de Portugal concrétisent un premier partage du monde approuvé par l’autorité pontificale, le pape Alexandre VI, entre les deux puissances ibériques. Ce traité scinde le Nouveau Monde en traçant une ligne imaginaire de pôle à pôle. À l’ouest, les surfaces à découvrir, du Mexique à la Terre de feu, reviennent à la Castille tandis qu’à l’est, tous les territoires sont attribués au Portugal. Ce traité a un double objectif : politique, tout d’abord, avec une stratégie de contrôle des terres mais aussi religieux, car il s’assure ainsi que la plus grande partie du monde devient catholique. Il repose entièrement sur la force navale des deux royaumes, créant un jeu d’équilibre des forces et de bras de fer entre l’Espagne et le Portugal. Ce traité deviendra caduc au moment où les autres puissances européennes se doteront d’une flotte navale prête à affronter les royaumes ibériques, ce qui sera rapidement le cas de la France, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Ils se lanceront également dans la colonisation en occupant des terres plus au nord, comme les États-Unis et le Canada, peu marquées par la présence ibérique.
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Le saviez-vous
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Amerigo Vespucci, l’illustration du jeu des alliances européennes Ce navigateur italien a longtemps été au service de la couronne de Castille. Il rejoint finalement le Portugal pour qui il dirigera de nombreuses expéditions. Il est considéré comme le premier Européen à comprendre que les terres découvertes par Christophe Colomb font partie d’un nouveau continent. C’est pour cette raison que le cartographe Martin Waldseemüller, dans son planisphère de 1507, utilisa en son honneur le nom d’America comme appellation pour le Nouveau Monde.
Le temps de la colonisation Espagne : Une conquête et une colonisation espagnole violente Avides de nouvelles richesses et de pouvoir, les conquistadors espagnols conquièrent en un demi-siècle (1492-1550) leurs territoires coloniaux. Cette violente conquête, initiée dans les Antilles puis sur le reste du continent américain, s’accompagne d’un pillage matériel et culturel des populations autochtones soumises à de lourds tributs et rapidement réduites en esclavage. Parmi les conquistadors les plus célèbres, Vasco Núñez de Balboa part à la conquête de l’isthme de Panama dès 1513, Hernán Cortés débarque au Mexique en 1519 et conquiert l’Empire aztèque en deux ans. Francisco Pizarro arrive en 1531 au Pérou et soumet l’Empire inca (1532-1535). Pedro Valdivia découvre le Chili en 1536 mais les populations autochtones, les Araucans, opposent une forte résistance tout au long de la colonisation. Les conquistadors s’approprient rapidement ces territoires considérés comme des terra nullius 5 et imposent leur langue, leur culture et un appareil administratif colonial, loin de l’autorité royale qui peine à contrôler ses sujets. Dès la fin du xvie siècle, le Nouveau Monde espagnol est organisé en quatre vice-royautés : la Nouvelle-Espagne (comprenant le Mexique et une partie de l’Amérique centrale sans oublier les Antilles), le Pérou, la NouvelleGrenade (du Costa Rica au Venezuela en passant par la Colombie) et le Río de La Plata (Argentine et Bolivie). Chargée de l’évangélisation des populations, l’Église est également l’un des piliers de l’administration coloniale, fidèle au pouvoir royal métropolitain. Les Espagnols venus de 5
Territoire sans maître.
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la métropole contrôlent l’administration coloniale tandis que les criollos, descendants des Espagnols nés dans les colonies, constituent l’élite économique et intellectuelle. La conquête espagnole, suivie d’une colonisation de trois siècles, entraîne un choc démographique sans précédent chez les populations précolombiennes dû aux massacres perpétrés, aux maladies importées d’Europe, à l’alcoolisme, à la sous-alimentation, etc. On estime qu’entre deux tiers et trois quarts de la population indienne ont été décimés durant cette période. Cette chute démographique s’accompagne d’une déstructuration religieuse et sociale des sociétés précolombiennes auxquelles les conquistadors imposent une organisation sociale, des coutumes et une religion monothéiste incompréhensibles. Ces bouleversements entraînent une perte de sens et de valeurs chez les populations autochtones. L’ethnocentrisme des conquistadors et des missionnaires semblent justifier la mission évangélisatrice et civilisatrice à l’égard des populations considérées comme païennes.
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Le saviez-vous
La controverse de Valladolid Dans son roman éponyme paru en 1992, Jean-Claude Carrière retrace la célèbre controverse qui opposa le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda. Les deux hommes s’interrogent sur les moyens employés pour convertir les populations indiennes au catholicisme. De Las Casas s’interroge sur l’humanité des populations indiennes qu’il considère égale à celle des Espagnols et sur la notion de cruauté. Les Espagnols qui imposent leur religion par la force et par le sang ne sont-ils pas tout aussi cruels que les Indiens qui commettent des sacrifices humains au nom de leur religion ? De Las Casas dénonce tout au long de sa vie les crimes commis par les Espagnols et s’efforce d’améliorer le sort des Indiens qui, contrairement aux esclaves noirs, bénéficient d’un statut égal à celui des blancs. Les ressources du Nouveau Monde sont également pillées, les colons développent le commerce du sucre, du coton, du tabac, du cacao, du café, des métaux précieux, des fruits et légumes, etc. et créent le système des haciendas – grandes fermes – et des encomiendas, vastes territoires où sont regroupés les indigènes dont le travail dans les champs et dans les mines est comparable à de l’esclavage (voir « Le saviez-vous ? » précédent). En instaurant un modèle économique destructeur basé sur
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la propriété foncière et l’extraction, les colonies fournissent à l’Espagne ses matières premières et impulsent ainsi son développement économique et celui de l’Europe. La péninsule ibérique est également à l’origine de la traite atlantique et de l’instauration du commerce triangulaire. Dès le xve siècle, les marchands portugais et espagnols achètent des esclaves africains à des marchands arabes en Afrique du Nord pour travailler dans les exploitations agricoles de la péninsule, notamment de canne à sucre. Des milliers d’Africains transitent via le port de Lisbonne. Face à la pénurie de maind’œuvre indienne dans les colonies, les Espagnols et les Portugais décident de transférer des esclaves noirs en Amérique dès le début du xvie siècle. Les premiers esclaves sont issus de la péninsule puis directement d’Afrique où les Européens les achètent dans les comptoirs installés dans le golfe de Guinée. On estime qu’entre le xvie et le xixe siècle, 12 à 20 millions d’Africains ont été transportés vers le continent américain.
La conquête et la colonisation portugaise Contrairement à la conquête et à la colonisation espagnole, le Portugal mène au cours du xve, xviie et xviiie siècle une colonisation progressive placée sous le signe du commerce et non de la domination politique. La monarchie portugaise cherche plutôt à tisser un vaste réseau de comptoirs – parfois fortifiés – et de colonies urbaines le long des côtes destiné à consolider son empire commercial. Le Portugal, avec ses 2 000 000 d’habitants, ne peut en effet prétendre conquérir et gérer des territoires aussi vastes. Du Brésil au Japon, en passant par les côtes de l’Afrique et ses possessions dans l’Océan indien, le soleil ne se couche pourtant jamais sur l’empire portugais. L’empire organise la gestion de ses terres en mettant en place de nouvelles formes d’administration territoriale : les capitaineries. Le roi du Portugal confie ainsi la responsabilité d’un territoire au donataire d’une capitainerie qui doit, en contrepartie, utiliser ses propres ressources pour gérer ses terres. En réponse aux agressions françaises au Brésil – des comptoirs et des navires portugais sont attaqués par les flottes française et hollandaise – le Portugal décide de coloniser la côte du nord au sud afin de protéger ses intérêts commerciaux. Cette colonisation du Brésil au xvie siècle est
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relativement lente et tardive comparée à celle l’Espagne. Au milieu du xvie siècle, quelques milliers de Portugais occupent le Brésil et assurent aussi bien la protection des territoires côtiers que le fonctionnement des différents comptoirs. Il faut attendre la seconde moitié du xviiie siècle pour voir le Brésil complètement colonisé. Le métissage joue un rôle majeur dans le développement de la population portugaise ou lusophone. Comme au Portugal, la Couronne garantit l’égalité à tous ses citoyens de confession catholique. Toutefois, la couleur de peau joue un rôle prédominant dans la hiérarchisation de la société. Même si l’histoire de l’empire portugais n’a pas été particulièrement marquée par les conquêtes et les violences, elle n’a pas pour autant été aussi glorieuse et humaniste que le prétend le courant lusotropical à la fin du régime de Salazar. Le métissage présenté comme une ouverture sur le monde répondait dans les faits aux besoins primaires des colons.
Figure 1.3 Les empires coloniaux espagnols et portugais
Influences et conséquences ¬¬ La colonisation entretient le mythe du Portugais à la fois ouvert sur le monde et navigateur comme en témoigne le poème emblématique de Luis de Camões au xvie siècle (« Le Portugais préhistorique était
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déjà un aventurier navigateur, missionnaire, semeur de culture […] Nous sommes nés pour naviguer, que ce soit dans l’immédiat, dans le souvenir ou dans l’imagination. »). Le temps des conquêtes et des navigations érige le Portugal et l’Espagne au rang de grandes puissances maritimes européennes sur le plan commercial et géopolitique. Les cultures portugaise et espagnole rayonnent aux quatre coins du globe.
Le paradoxe d’une Renaissance florissante face à l’obscurantisme religieux Espagne : le Siècle d’Or
L’hégémonie politique Entre le xvie et le xviie siècle, l’Espagne entre dans le Siècle d’Or (El Siglo de oro), caractérisé par le rayonnement culturel mais également politique et économique de l’Espagne sur la scène européenne. On estime généralement que le Siècle d’Or débute en 1492, année marquant la fin de la Reconquista, le premier voyage de Christophe Colomb et la publication de la première grammaire castillane par Antonio de Nebrija, symbole d’une volonté de codifier et d’unifier la langue espagnole. Le Siècle d’Or est favorisé par la stabilité et le rayonnement politique des Rois Catholiques qui unifient la Castille, légitiment et renforcent le pouvoir de la monarchie. L’unification politique se poursuit avec l’intégration du royaume de Navarre au royaume d’Espagne en 1512. Ce sentiment d’unité est renforcé par l’arrivée au pouvoir en 1519 de Charles Quint, considéré comme le monarque chrétien le plus puissant du xvie siècle. Prince de la maison des Habsbourg, petit-fils des Rois Catholiques et de Maximilien Ier, il est sacré Empereur dès l’âge de 19 ans et règne sur le Saint Empire Romain Germanique, la Castille, l’Aragon, les colonies espagnoles, le royaume de Naples et les possessions des Habsbourg. Il défend l’hégémonie espagnole d’est en ouest et construira, selon ses dires, « un empire où le soleil ne se couche jamais ». Grand défenseur de la foi catholique, il nourrit le rêve d’un immense empire prenant la tête de la chrétienté. Ses rêves sont rapidement déçus et il doit faire face tout au long de son règne à la menace turque, à la rivalité de la France et à la montée du luthéranisme. En 1555, désabusé et usé par les épreuves,
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il abdique et cède ses possessions germaniques et son titre d’empereur à son frère Ferdinand et ses domaines espagnols, italiens et flamands (Pays-Bas espagnols) à son fils Philippe II qui poursuit la politique d’hégémonie et l’affermissement de l’absolutisme. Il fixe notamment la cour royale à Madrid en 1561. L’Espagne du Siècle d’Or se veut alors le bastion du catholicisme contre la Réforme et les mahométans. L’action de grands mystiques espagnols comme Ignace de Loyola (fondateur de la Compagnie de Jésus) ou Thérèse d’Avila en est la preuve. Cette fervente défense du catholicisme a un pendant : l’intolérance religieuse. Cette époque est caractérisée par des troubles religieux internes forts, marqués par la répression et le sceau de l’Inquisition qui multiplie les autodafés. Certains historiens sont même allés jusqu’à parler de la « légende noire » espagnole, associant le pays à l’obscurantisme, au fanatisme religieux et à l’intolérance. Cette intolérance religieuse semble contrebalancer le rayonnement des arts et des lettres, l’influence des Renaissances italienne et française, les Grandes Découvertes ainsi que les valeurs humanistes du Siècle d’Or qui semble porter en son sein des contradictions majeures.
Des arts florissants Le mécénat des Habsbourg encourage le développement des arts. La peinture connaît un rayonnement immense avec des artistes comme Francisco de Zurbarán, El Greco ou Diego Vélasquez, symbole de la peinture baroque dont le génie fait l’unanimité. Nommé peintre du roi Philippe IV en 1623, il s’illustre comme portraitiste et noue avec le Roi une relation de confiance qui durera plus de quarante ans. Il laisse à la postérité des chefs-d’œuvre : Les Ménines, Le Triomphe de Bacchus, La Reddition de Breda. La littérature est également à l’honneur : Miguel de Cervantes, auteur de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, crée le premier roman moderne ; Lope de Vega, fondateur de la Comedia nueva (ou la tragicomédie espagnole), est l’auteur de théâtre le plus prolifique de toute l’histoire de l’Espagne avec plus de mille pièces à son actif ; Francisco de Quevedo, auteur satirique et burlesque, est le principal représentant du baroque espagnol dont l’œuvre est à la fois empreinte de pessimisme et d’humour.
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La musique espagnole connaît également un essor prodigieux et reste, comme la peinture, très influencée par la religion. Tomás Luis de Victoria, Luis de Milán et Alonso Lobo participent au développement de la musique de la Renaissance. Enfin, n’oublions pas de mentionner le bijou architectural du Siècle d’Or : le grand monastère royal de l’Escurial, construit par Juan de Herrera sous Philippe II. Le monastère est une ancienne résidence royale et abrite le Panthéon des monarques espagnols et des infants. Il est aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Portugal : un Siècle d’Or moins éblouissant Les Grandes Découvertes font également rentrer le Portugal dans son ère la plus brillante, aussi bien sur le plan culturel que politique. Si l’Espagne est connue pour son Siècle d’Or, le Portugal est également le témoin de transformations majeures dans les tous les domaines de la société. La musique, la littérature ou la peinture n’échappent pas à cette évolution culturelle : les œuvres des peintres Grão Vasco et Gregório Lopes, très influencés par l’art flamand, font le tour de l’Europe tandis que l’œuvre monumentale de Fernão Mendes Pinto, Pérégrination, décrit un monde exotique de l’Inde au Japon et transporte les Portugais vers d’autres horizons. L’ouverture du pays lusitanien, à la fois sur l’Orient et sur l’Occident humaniste, entraîne un renouveau de l’éducation et des universités. Preuve en est avec la création en 1548 du Collège des Arts à Coimbra qui accorde notamment une place prépondérante à l’enseignement des lettres. L’université dirigée par l’ancien directeur du collège de Guyenne à Bordeaux devient rapidement l’un des foyers culturels les plus réputés en Europe. Les Grandes Découvertes et le début de la colonisation persuadent les Portugais de leur statut de peuple privilégié par Dieu. Une politique de conversion est mise en place dans toutes les colonies mais également au Portugal. La relative tolérance à l’égard des Juifs qui prévalait jusqu’à la fin du xve siècle est brisée en 1496 par la décision du roi Manuel Ier : tous les Juifs du Portugal doivent se convertir au christianisme. Tout départ est interdit. Près de 20 % de la population portugaise est soumise à cette décision. Toutefois, le pouvoir se montre plus tolérant sur la
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question religieuse qu’en Espagne et, pour des raisons essentiellement économiques, le roi interdit toute discrimination entre les anciens chrétiens et les nouveaux convertis. La fin de la discrimination officielle à l’égard des Juifs constitue alors pour les « vieux chrétiens » une grande injustice. Face à la pression populaire, le roi met en place le tribunal du Saint-Office, avec l’approbation du pape Paul III. L’Inquisition, toute aussi puissante qu’en Espagne, poursuit les convertis au christianisme, souvent suspectés de pratiquer leur ancienne religion en secret : en témoignent l’apparition dans les grandes villes de synagogues clandestines que l’on peut aujourd’hui visiter, telle la synagogue Kadoorie à Porto. Dans un contexte européen de contre-réforme, l’Église tient à réaffirmer son autorité. S’installe alors un climat de violence : le secret, la délation et les agressions font désormais partie de la vie courante des Portugais. Le point culminant de ces violences est le massacre de Juifs à Lisbonne en 1506. Dans un contexte de famine, de peste et de sécheresse, les doutes émis par un Juif récemment converti sur un « miracle » mettent le feu aux poudres et marquent le début d’un massacre qui va durer plusieurs jours. Les domaines des lettres et des sciences sont indirectement affectés par cette atmosphère. Cette répression envers les Juifs perdurera jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle. Le Siècle d’Or consacre également la consolidation de la monarchie portugaise absolue sous le règne de Manuel Ier. Le souverain, à la tête de l’une des deux plus grandes puissances maritimes et commerciales d’Europe dispose d’une légitimité et d’un pouvoir incontestable. Les richesses et la politique de colonisation de la royauté permettent d’assouvir les caprices et la soif de gloire de la noblesse. De nouvelles institutions comme un tribunal suprême de justice (1521) ou un conseil d’État (1569) sont créées et un nouveau code de loi est rédigé. Ces différentes actions permettent à Manuel Ier d’asseoir son autorité royale. Influences et conséquences ¬¬ Le Siècle d’Or assoit l’hégémonie culturelle, commerciale et politique de la péninsule ibérique sur la scène européenne.
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La répression des Juifs au Portugal aura un impact économique et culturel sur le long terme : après le Siècle d’Or, le pays ibérique déclinera aussi bien économiquement que culturellement mais conservera son prestige et son pouvoir grâce à la plus puissante de ses colonies, le Brésil. De la même manière, le pouvoir détenu par l’Inquisition freinera l’influence culturelle portugaise : si le Siècle d’Or est marqué par la culture ibérique, les siècles suivants appartiennent à l’Angleterre, à la France ou encore à la Prusse.
Déclin des empires et crises nationales (xviie-xixe siècles) Espagne : conflits religieux et querelles politiques européennes L’Espagne s’engage dans de multiples conflits extérieurs qui ruinent le pays peu à peu. L’Europe est alors le théâtre de conflits liés à divers enjeux dynastiques, religieux et commerciaux. Le conflit anglo-espagnol (1585-1604) qui oppose l’Angleterre protestante d’Elizabeth Ire et l’Espagne catholique de Philippe II est ponctué de batailles sporadiques, essentiellement navales. Le roi espagnol cherche alors à contrecarrer la politique anglaise pour des raisons commerciales – les corsaires anglais s’adonnent à des activités de piraterie et ponctionnent le Trésor des colonies espagnoles qui contribuent au ravitaillement des troupes au Pays-Bas – et religieuses – l’Angleterre soutient la révolte protestante dans les Pays-Bas espagnols. Philippe II complote pour installer la reine Marie Ire d’Écosse, souveraine catholique, sur le trône d’Angleterre. Entre 1568 et 1648, l’Espagne entre dans la guerre de Quatre-Vingt Ans. Les Pays-Bas espagnols, qui englobent 17 provinces correspondant grosso modo aux Pays-Bas, à la Belgique et au Luxembourg actuels ainsi qu’à quelques territoires français et allemands, se soulèvent contre la monarchie espagnole. Les sept provinces septentrionales, réunies sous le nom de Provinces-Unies (futurs Pays-Bas) obtiennent leur indépendance en 1581 (reconnues officiellement par l’Espagne en 1648). Les dix provinces du sud restent sous contrôle espagnol. La flotte anglaise inflige plusieurs revers à l’Invincible Armada (bataille des Gravelines, destruction partielle en 1588 et 1589). Ces échecs contribuent à l’affaiblissement de la puissance maritime espagnole.
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L’Espagne s’enlise ensuite dans la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Cette dernière oppose les maisons Habsbourg d’Espagne et du Saint Empire aux États allemands protestants du Saint Empire soutenus par les puissances européennes à majorité protestante telles que les Provinces Unies, les pays scandinaves et la France qui, bien que catholique, est soucieuse de réduire l’hégémonie des Habsbourg en Europe. Cette guerre européenne trouve son origine dans la révolte des sujets tchèques protestants, durement réprimée par les Habsbourg, qui veulent accroître leur puissance et favoriser l’expansion de la religion catholique dans le Saint Empire. C’est l’apogée du conflit entre catholiques et protestants. La signature du Traité de Westphalie en 1648 marque à la fois la fin de la Guerre de Trente Ans et de Quatre-Vingt ans, la victoire du modèle absolutiste et la naissance de l’État moderne : une entité souveraine disposant du pouvoir absolu au sein de ses frontières, faisant usage de la violence légitime et se défendant des agressions extérieures à l’aide d’une armée nationale. La paix de Westphalie jette également les bases d’un nouveau système international stable qui équilibre les relations entre États souverains et dessine les contours d’une nouvelle Europe. La France et la Suède sortent renforcées de ce conflit et continuent d’asseoir leur hégémonie sur l’Europe occidentale pour la première et sur la mer Baltique pour la seconde. Le traité consacre le déclin de la maison des Habsbourg et de l’Espagne qui accuse une lourde chute démographique et perd des territoires en Alsace au profit de la France. Pour faire face aux multiples attaques dont elle était la cible, l’Espagne a dû engager des dépenses sur plusieurs fronts : Pays-Bas espagnols, duchés d’Alsace et de Lorraine, Franche-Comté, Italie du Nord et nord de l’Espagne. Le pays traverse une grande crise financière depuis le milieu du xvie siècle et se trouve au bord de la ruine. L’or et l’argent des colonies convertis en monnaie ne sont plus suffisants. L’Espagne accumule les emprunts et fait banqueroute à plusieurs reprises (en 1557, 1575, 1598, 1607, 1627 et 1647). Malgré les différentes réformes entreprises, l’Espagne s’enlise dans la crise et les souverains successifs ne parviennent pas à stimuler la production intérieure. En revanche, la paix de Westphalie ne met pas fin à la guerre francoespagnole (1635-1659). La France, encerclée au nord par les Pays-Bas espagnols, à l’est par la Franche-Comté et au sud par l’Espagne se sent menacée tandis que les Habsbourg se méfient de l’expansion territoriale de la France. Le cardinal de Richelieu décide d’impliquer plus activement
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la France afin de défendre son pré-carré et de lutter contre l’hégémonie espagnole. Le cardinal français envoie des troupes dans les Pays-Bas méridionaux et au nord de l’Espagne. En 1643, l’Espagne perd la bataille de Rocroi et doit céder le comté de Roussillon et d’Artois à la France. Les négociations de paix aboutissent à la signature du Traité des Pyrénées en 1659 sur l’île des Faisans par le cardinal Mazarin et don Luis de Haro, Premiers ministres respectifs de Louis XIV et de Philippe IV d’Espagne. La France obtient plusieurs places fortes en Flandre et en Lorraine et renonce à annexer le comté de Barcelone. Le traité délimite également la frontière entre la France et l’Espagne, matérialisée par les Pyrénées. La France est désormais la plus grande puissance d’Europe et les Bourbons prennent l’ascendant sur les Habsbourg.
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Le saviez-vous L’Île des Faisans
L’Île des Faisans (Isla de los Faisanes en espagnol), également appelée Île de la Conférence est située près de l’embouchure du fleuve Bidassoa sur la frontière franco-espagnole. L’île est un condominium, placée sous l’autorité conjointe de la France et de l’Espagne, et change de souveraineté tous les six mois. Au cours de l’Histoire, cette île est le théâtre de rencontres diplomatiques et d’échanges de fiancées royales. Le plus célèbre événement est certainement la rencontre en 1660 entre le roi Philippe IV d’Espagne et son neveu, Louis XIV, promis à Marie-Thérèse d’Autriche, fille du Roi. Les souverains se rencontrent pour confirmer la conclusion du mariage… âprement négocié lors de la signature du Traité des Pyrénées en 1659. Le mariage est célébré à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660. Dans sa fable intitulée Les deux Chèvres, Jean de La Fontaine fait allusion à la rencontre de 1660 : « Je m’imagine voir, avec Louis le Grand, Philippe Quatre qui s’avance Dans l’île de la Conférence. » Le règne de Charles II d’Espagne, dit l’Ensorcelé (Hechizado), sonne le glas du règne de la dynastie des Habsbourg en Espagne. Roi chétif et malade, il est tour à tour gouverné par sa mère et ses ministres. Sa politique extérieure se révèle catastrophique et la couronne espagnole accumule les défaites : perte de la Franche-Comté et du Luxembourg, invasion de la Catalogne par l’armée française en 1691. Il meurt en 1700 sans héritier,
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déclenchant la Guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) entre les couronnes française et autrichienne. Dans son testament, Charles II choisit comme héritier Philippe, duc d’Anjou et petit-fils de Louis XIV. Cette annonce provoque le mécontentement de l’Autriche qui défend les droits de succession de l’archiduc Charles afin de conserver l’héritage des Habsbourg et conteste immédiatement les droits de Philippe V à la succession. La guerre oppose les partisans de l’archiduc Charles, appuyé par l’Autriche, l’Angleterre, le Portugal, les Provinces-Unies, la Prusse, la Savoie et Hanovre et les partisans de Philippe V, soutenu par la France et la Bavière. Les deux Traités d’Utrecht signés en 1713 mettent fin au conflit et Philippe V conserve finalement le trône d’Espagne mais renonce au trône de France, pour lui et sa descendance, mettant fin à l’ambition de Louis XIV de regrouper les deux couronnes sous une même monarchie. L’Espagne est reléguée au second plan et perd toutes ses possessions européennes : Milanais, Sicile, Pays-Bas espagnols, Naples et Sardaigne. La Grande-Bretagne qui sort renforcée du conflit et s’affirme comme une puissance économique et maritime s’empare de Gibraltar et de l’île de Minorque. La guerre de succession donne ainsi naissance à la dynastie des Bourbons d’Espagne qui règne toujours aujourd’hui. Au cours de son règne, Philippe V tente d’imposer un État absolutiste et centralisateur dans le but de façonner un sentiment national. Avec les décrets de Nueva Planta, il impose le castillan comme langue exclusive dans l’administration et le gouvernement, abolit les institutions propres à chaque région, notamment les fueros de la couronne d’Aragon et dissout l’organisation territoriale des royaumes de la couronne de Castille. L’administration des provinces est modernisée et réorganisée. Il entreprend également plusieurs réformes pour dynamiser l’économie espagnole et le commerce colonial. Influences et conséquences ¬¬
La signature du traité de Westphalie et la faiblesse du roi Charles II marquent la fin du Siècle d’Or espagnol. L’immense empire de Charles Quint traverse une grave crise politique et économique et se retrouve isolé sur la scène européenne. La puissance n’est plus qu’un lointain souvenir, la France est parvenue à contenir l’hégémonie et l’expansion territoriale des Habsbourg. L’immensité de l’empire « où le soleil ne se couche jamais » a eu pour corollaire une fragilité évidente des frontières, additionnée à la difficulté de les maintenir, sans compter
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les coûts générés par cette politique d’expansion et les guerres successives. Un nouvel équilibre européen voit le jour, affirmant la suprématie des puissances françaises et anglaises au détriment d’une Espagne ruinée et contenue dans ses possessions. La diversité des territoires n’a pas non plus favorisé l’émergence d’un sentiment national commun. Philippe V l’a bien compris et impose un modèle centralisateur qui ne manque pas d’aviver les sentiments régionalistes.
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Le saviez-vous
L’origine du drapeau espagnol En 1785, Charles III de Bourbon ordonne l’emploi d’un nouveau drapeau afin de différencier les navires de la marine espagnole de ceux de la France. Le drapeau espagnol est alors jaune et rouge (couleurs de la Castille et de l’Aragon), surmonté des armoiries royales de l’Espagne, changeant ainsi du blanc, symbole des Bourbons, également utilisé par la France. Ces armoiries comportent plusieurs éléments : un blason, la couronne royale espagnole qui surmonte l’écu, deux colonnes d’Hercule symbolisant les îles Canaries et les Baléares surmontées des couronnes impériale (gauche) et royale (droite). L’écu est constitué des blasons des royaumes historiques : la Castille et son château, León et le lion pourpre, le royaume d’Aragon et les quatre bandes verticales rouges sur fond jaune, la Navarre et ses chaînes d’or et le royaume de Grenade, symbolisé par le fruit éponyme. La dynastie régnante, la maison de Bourbon-Anjou, est symbolisée par trois fleurs de lys sur fond bleu (voir figure 1.4).
Figure 1.4 Le drapeau espagnol
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Portugal : la fin d’un mythe Les tensions extérieures sont aussi la cause du déclin progressif du Portugal. En 1579, la crise commerciale des Indes et l’échec retentissant de la bataille des Trois Rois – l’armée portugaise est anéantie et le roi Sébastien Ier tué – facilitent l’union des couronnes portugaise et espagnole. En effet, les caisses du pays sont vides et la crise de succession est au cœur des préoccupations. En 1580, Philippe II d’Espagne exploite habilement la crise dynastique et fait valoir son droit à la couronne portugaise. Bien que le monarque espagnol ne soit pas le successeur le plus direct de Sébastien Ier, Philippe peut prétendre au trône du Portugal par le biais de sa mère, princesse de la dynastie d’Aviz. Il parvient à se faire sacrer Philippe Ier de Portugal le 16 avril 1581. Le Portugal partage ainsi, pendant quelques dizaines d’années, le même monarque que l’Espagne. La lente décadence de l’empire espagnol érode la légitimité de cette union ibérique. Les intérêts portugais doivent faire face au développement des puissances maritimes et commerciales anglaise et néerlandaise. De fait, les agissements de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales dans l’Atlantique et surtout dans l’océan Indien vont considérablement diminuer les revenus de Lisbonne : la route de l’épice est presque barrée. Les nombreuses pressions fiscales exercées sur le Portugal – notamment en 1623 et 1625 – par Philippe IV, afin de préserver un empire attaqué de toutes parts, nourrissent le ressentiment des Portugais à l’égard de l’Espagne. À cela s’ajoute également une politique centralisatrice de Madrid autant sur le plan linguistique que politique. De fait, la domination du castillan est telle que le portugais est considéré comme une langue vulgaire par la cour espagnole et portugaise. Parallèlement, un mythe messianique gagne en popularité : le sébastianisme. La disparition mystérieuse du roi Sébastien Ier à la bataille des Trois Rois est associée aux prophéties réalisées par un obscur cordonnier, Bandarra. L’artisan annonce le retour de Sébastien Ier qui, tel un messie, délivrerait le Portugal du joug espagnol. Le retour du roi marquerait l’avènement d’un empire universel dans lequel Juifs et chrétiens seraient réunifiés au sein d’une église purifiée de ses pêchés. De nombreuses personnes se font passer pour le roi Sébastien pendant le siècle qui
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suit sans pour autant initier de mouvements de soulèvement. Ce mythe profondément ancré dans la culture politique et psychologique portugaise ressurgit généralement pour justifier un soulèvement patriotique ou une politique autoritaire. La montée du sébastianisme et le fait que l’Espagne soit fragilisée par la Guerre de Trente ans achèvent de convaincre les Portugais de passer à l’action. Trois ans après un soulèvement populaire contre l’Espagne, une poignée de nobles et de lettrés organisent un coup d’État et proclament la restauration de la monarchie en décembre 1640. Le retour d’un roi portugais sur le trône en la personne de Jean IV marque le début d’une longue période de conflit militaire. Ce n’est que 25 ans plus tard que la Guerre d’indépendance est gagnée et que l’indépendance du Portugal est reconnue avec le Traité de Madrid signé le 6 janvier 1668. Ce conflit a fortement marqué les relations hispano-portugaises et contribue au sentiment d’infériorité parfois encore présent aujourd’hui au Portugal. De la moitié du xviie à la moitié du xviiie siècle, le Portugal connaît une période de prospérité et de stabilité sans précédent, notamment grâce aux découvertes de mines d’or et de diamant au Brésil. Le règne de Joseph Ier (1750-1777) est particulièrement marqué par l’action politique du Premier ministre portugais, le marquis de Pombale, à l’issue du célèbre tremblement de terre de Lisbonne de 1755, l’un des séismes les plus puissants de l’histoire. Le cataclysme révèle au grand jour les qualités d’homme d’État du marquis de Pombale qui organise avec brio les secours, la reconstruction de Lisbonne et assure l’ordre dans une ville complètement rasée (près de 25 % des Lisboètes auraient péri dans la catastrophe suite aux séismes, aux incendies ou aux tsunamis). Le séisme entraîne la destruction des ports de Cadix, Séville et La Corogne et bouleverse le commerce maritime mondial : le trafic avec les Amériques s’opère désormais depuis les ports d’Europe du Nord et l’Espagne perd sa suprématie maritime dans l’Atlantique. Le désintérêt de Joseph Ier pour la politique permet au marquis de Pombale de conserver les commandes du pouvoir. En quelques années, la noblesse et l’Église sont mises au pas : le procès de Távora en 1759 marque le début d’une période de répression de la noblesse contestataire tandis que les Jésuites, qui représentent alors un frein à l’expansion du Brésil, sont expulsés ou emprisonnés sur ordre du marquis. Des hommes de
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confiance sont placés à la tête de l’Inquisition et le pouvoir de celle-ci est progressivement amoindri. La fin du despote de Pombale et le contexte international (Guerre d’indépendance américaine et Révolution française) ouvre une ère commerciale prospère au cours de laquelle les échanges avec le Brésil, l’Inde et la Chine se multiplient, les liens commerciaux avec l’Angleterre se renforcent considérablement et la valeur de l’activité commerciale portugaise triple (elle passe de 7 milliards de réaux portugais à 21 milliards entre 1776 et 1800).
L’invasion napoléonienne : la Guerre d’Indépendance et la Guerre Péninsulaire (1808-1814) À noter Les Espagnols parlent de la Guerre d’Indépendance et les Portugais de la Guerre Péninsulaire. Le xixe siècle s’ouvre avec la « Guerre des Oranges » et l’invasion de la péninsule ibérique par l’armée napoléonienne. En 1801, l’Espagne, acquise à la France de Bonaparte, désireuse de rompre la vieille Alliance angloportugaise et d’entraver les liens commerciaux entre les deux pays, envahit le Portugal et inflige une sévère défaite à l’armée portugaise. Le Portugal perd la ville d’Olivença et reste profondément traumatisé par cet épisode. En décembre 1806, Napoléon impose le blocus à l’ensemble de l’Europe continentale afin d’empêcher tout échange commercial avec le RoyaumeUni et de ruiner le pays. Le Portugal comme la Galice refusent d’appliquer le blocus et continuent de commercer avec les Anglais. L’empereur prend alors la décision d’envahir le Portugal en passant par l’Espagne, avec la permission de la famille royale espagnole. Le Portugal est envahi à trois reprises à partir de 1807 par les généraux Junot, Soult et Masséna. La famille royale s’embarque dès 1807 pour le Brésil où elle installe sa cour à Rio de Janeiro. En mars 1808, Ferdinand VII organise un coup d’État et destitue son père. Napoléon y voit une occasion d’assujettir complètement l’Espagne à l’Empire : il fait emprisonner la famille royale espagnole à Bayonne et installe son frère, Joseph Bonaparte, sur le trône d’Espagne. Cette décision indigne la population espagnole qui se soulève à Madrid les 2 et 3 mai 1808 contre les troupes françaises qui y sont stationnées.
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La répression sanglante de ces journées, immortalisées par Goya dans ses tableaux Dos de Mayo et Tres de Mayo, embrase l’Espagne toute entière et marque le début d’une guerre de libération nationale.
Illustration de l’histoire par la peinture : Dos de Mayo et Tres de Mayo de Goya
Le diptyque peint par Francisco Goya relate le soulèvement des patriotes espagnols contre Joseph Bonaparte, frère de Napoléon Bonaparte et roi d’Espagne, et la répression qui s’ensuivit. Le premier tableau dépeint l’écrasement du soulèvement du 2 mai 1808 (d’où le nom de Dos de Mayo) par les Mamelouks de la Garde impériale tandis que le second tableau représente la répression sanglante de l’armée française qui exécute les insurgés désarmés. Véritable symbole du patriotisme et de la résistance espagnole face à l’oppression, ce chef-d’œuvre occupe une grande place dans le cœur des Espagnols, au même titre que Guernica de Picasso. L’Espagne tout entière entre en résistance. La guérilla devient une forme de résistance militaire et les juntas, organismes de citoyens qui assument le pouvoir localement, s’opposent au pouvoir en place, affaiblissant progressivement l’occupation française. Les armées anglo-portugaises dirigées par le général Wellesley, marquis de Wellington, repoussent les offensives françaises et passent en Espagne en 1813. Les troupes espagnoles, portugaises et britanniques mènent la campagne de France et libèrent la péninsule ibérique. Cette campagne aboutit à l’abdication de Napoléon Bonaparte en 1814 et à la chute du Premier Empire. Les conséquences des invasions sont lourdes pour les deux pays et notamment pour le Portugal : la fuite de la famille royale renforce le sentiment d’indépendance du Brésil et accélère la perte de la stabilité économique du pays qui se retrouve coupé de ses colonies. Quant à l’Espagne, les conséquences sont essentiellement politiques. Durant la courte période de son règne, Joseph entraîne à sa suite les afrancesados, partisans de la politique et du gouvernement français, qui voient dans le règne napoléonien la possibilité de reconstruire une Espagne conservatrice. Si la résistance réactionnaire et catholique finit par l’emporter, la société est définitivement scindée en deux et le conflit va perdurer. Cependant, le déclin des deux royaumes ne repose pas uniquement sur les événements de 1808. Il en est certes le catalyseur mais un phénomène plus profond
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et sous-jacent est à l’origine de cette perte d’influence : une absence de révolution industrielle. Alors que de nombreux pays européens modernisent leurs structures ainsi que leurs techniques agricoles et investissent massivement, à l’instar de l’Angleterre, dans le développement industriel, l’Espagne et le Portugal n’adoptent pas les mesures nécessaires.
Portugal : un xixe siècle mouvementé entre indépendance du Brésil (1822) et « régénérationnisme » politique
L’indépendance du Brésil L’invasion napoléonienne marque la fin de l’ancien régime et annonce une longue période de guerres civiles au Portugal. Le roi Jean VI, séduit par les charmes du Brésil, décide d’y rester. Il délègue ses pouvoirs à un conseil de régence et au général anglais Beresford, chef de l’Armée, et crée le Royaume-Uni du Portugal, Brésil et Algarves, octroyant ainsi une autonomie à la vieille colonie et amorçant une indépendance en douceur. En 1820, la Révolution libérale portugaise éclate à Porto avec une insurrection militaire et s’étend rapidement à l’ensemble du pays. La Révolution marque le début de l’histoire constitutionnelle du Portugal puisqu’elle aboutit à la création des Cortes constuintes, premier Parlement de l’histoire du Portugal, au retour de la famille royale en 1821 et à l’abolition du tribunal de l’Inquisition. Le roi Jean VI accepte la nouvelle Constitution en 1822. Le Brésil profite de ce trouble supplémentaire pour organiser son indépendance qui sera proclamée le 7 septembre 1822 par le cri d’Ipiranga (« L’Indépendance ou la mort ») du régent Pierre, fils de Jean VI. Ce dernier sera nommé Empereur constitutionnel du Brésil sous le nom de Pierre Ier. Commence alors une guerre d’indépendance qui voit la toute nouvelle armée brésilienne s’opposer aux troupes coloniales portugaises encore présentes dans certaines régions du pays. Après trois ans de conflit armé, le Portugal reconnaît finalement l’indépendance du Brésil avec le traité de Rio de Janeiro de 1825. En échange, le Brésil lui verse une importante indemnité et signe un traité commercial avec le Royaume-Uni pour le dédommager de sa médiation. On assiste déjà à un renversement des situations à l’échelle de la scène internationale : la métropole affaiblie se voit devancée par ses anciennes colonies.
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La « Régénération » de la vie politique Entre 1820 et 1834, les partisans du libéralisme et les défenseurs de l’absolutisme se livrent une lutte sans merci à laquelle l’armée, restructurée par les Britanniques, prend part. Le libéralisme et la monarchie constitutionnelle triomphent. Dès 1834, le champ politique portugais est divisé entre deux factions rivales : les « septembristes », des libéraux radicaux, nationalistes et jacobins et les « chartistes », des libéraux modérés. Le pays est de nouveau secoué par une guerre civile et des révoltes populaires. L’armée britannique, secondée par les troupes espagnoles, intervient pour remettre de l’ordre. Le coup d’État du maréchal duc de Salhanda en 1851 met fin à trente années de troubles et d’agitations politiques. Commence alors la période dite de « Régénération » au cours de laquelle les gouvernements successifs vont tenter de rassembler les « modérés » de tous bords, de développer le pays et de construire une stabilité politique. António Fontes Pereira de Melo incarne cette période de « Régénération », également appelée « fontismo » et se fixe pour objectif de rattraper le retard du Portugal. Il entreprend de grands travaux pour moderniser les infrastructures routières et ferroviaires du pays ainsi que les services postaux et télégraphiques. À sa mort, 80 % du réseau ferré national a vu le jour mais les inégalités territoriales restent importantes. Le Portugal a également raté le virage de la révolution industrielle et ne parvient pas à opérer des mutations structurelles profondes. L’agriculture reste le socle de la production nationale et emploie 65 % de la population active à la fin du siècle contre 18 % pour l’industrie. La politique de travaux publics conduit à une hausse incontrôlée des déficits publics et commerciaux. Les intellectuels de la « Génération 70 », incarnée par Oliveira Martins et Eça de Queiroz fustigent la tutelle étrangère exercée par la GrandeBretagne et les élites portugaises sclérosées incapables de promouvoir une modernisation économique, sociale et politique. Le système financier est au bord du gouffre, menacé par la banqueroute, et le système politique repose sur le poids des caciques locaux (caciquismo) et le rotativismo (alternance des « Régénérateurs » et « Progressistes » au pouvoir). La Génération 70 revendique une démocratisation politique, l’extension du suffrage, une décentralisation administrative et le développement du système scolaire. L’image de la monarchie se dégrade peu à peu et s’apparente à une oligarchie bureaucratique sans grand pouvoir.
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Illustration de l’histoire par l’art Le personnage « Zé Provinho » Créé en 1875 par le peintre et caricaturiste Rafael Bordalo Pinheiro (1846-1905), Zé Provinho (Zé est un diminutif de José, Povo signifie le peuple) est une représentation emblématique du travailleur portugais, humble et plein de bon sens. Un temps rejeté par les Portugais en raison de l’image peu flatteuse qu’il dégageait, il est devenu extrêmement populaire dès lors que Pinheiro s’en est servi pour dénoncer les agissements et les renoncements des élites politiques. Zé Provinho est encore aujourd’hui l’un des personnages les plus populaires du pays. Influences et conséquences ¬¬ À la fin du xixe siècle, le Portugal est confronté à une crise politique, sociale et économique majeure. La perte du Brésil reste un profond traumatisme dans la mémoire collective. Les élites espèrent trouver un « nouveau Brésil » en Afrique pour éloigner le spectre de la décadence et s’émanciper de la dépendance étrangère. Plusieurs intellectuels s’interrogent sur la décadence du Portugal en cette fin de siècle, interrogations qui témoignent d’une volonté de recouvrer une puissance et une grandeur perdues. L’historien Oliveira Martins se demande alors en 1894 : « L’Angola nous sauvera-t-il en ce xixe siècle, comme le Brésil nous sauva au xviiie siècle ? »
La « course au clocher » et la crise de l’Ultimatum de 1890 Dès 1880, le Portugal explore les territoires situés entre l’Angola et le Mozambique. Réunie à l’initiative du Portugal, la conférence de Berlin (1884-1885) rassemble les grandes puissances européennes pour le partage et la division de l’Afrique. Le gouvernement portugais présente un projet connu sous le nom de « carte rose » dans lequel les colonies de l’Angola et du Mozambique sont réunies sur un axe est-ouest, symbolisé par une bande de couleur rose. La Grande-Bretagne, qui souhaite réaliser une liaison nord-sud entre Le Caire et le Cap, ne voit pas ce projet d’un bon œil et adresse un ultimatum au gouvernement portugais le 11 janvier 1890. Si ce dernier ne renonce pas à la « carte rose », les autorités britanniques créeront un blocus naval à Lisbonne et Lourenço Marques. Les autorités portugaises cèdent par peur de mettre en péril la « vieille alliance », provoquant la colère du peuple portugais qui dénonce l’affront et l’aliénation que représente cet ultimatum ainsi que la traîtrise des dirigeants qui
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l’ont accepté. Une fièvre patriotique et anglophobe s’empare de Lisbonne, certains veulent déclarer une « guerre commerciale » à l’Angleterre. Le gouvernement est forcé de démissionner. En 1891, la signature du traité anglo-portugais garantit des frontières réelles aux deux empires et subordonne le Portugal aux intérêts anglais. L’agitation reprend de plus belle et aboutit à une violente remise en cause des Bragance, la famille royale, et des institutions monarchistes.
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Le saviez-vous
L’hymne national portugais s’appelle « A Portuguesa » (La Portugaise). Au lendemain de l’Ultimatum, les compositeurs Alfredo Keil et Henrique Lopes de Mendoça composent A Portuguesa qui deviendra l’hymne national en 1911. Inspirée par La Marseillaise et le fado, la dernière strophe invitait initialement le peuple à marcher « contre les Britanniques », expression aujourd’hui remplacée par « les canons ». « Héros de la mer, noble peuple, Nation vaillante et immortelle Relevez aujourd’hui de nouveau La splendeur du Portugal ! D’entre les brumes de la mémoire, Ô Patrie, entend la voix De tes illustres aïeux Qui te mènera à la victoire ! Aux armes, aux armes ! Sur la terre et sur la mer, Aux armes, aux armes ! Pour la Patrie, lutter ! Contre les canons, marcher, marcher ! » Le parti républicain s’empare de l’hymne et tente de capitaliser ce sentiment patriotique humilié en se posant comme unique défenseur de l’intérêt national. Une tendance révolutionnaire émerge au sein du parti républicain mais ce dernier est rapidement écarté du pouvoir par les Régénérateurs et la monarchie qui souhaitent contrecarrer cette ascension. Le Portugal entre dans une période de turbulences marquée par une instabilité politique. L’esprit révolutionnaire et nationaliste exacerbé ne cesse de croître et se manifeste à travers des révolutions populaires comme celles de Porto
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en 1891. Le système politique sclérosé est incapable de se moderniser et les gouvernements tombent les uns après les autres. Une dictature administrative menée par João Franco se met en place dès 1906 au sein de laquelle l’opposition républicaine est durement réprimée. Face à ce sentiment de décadence, la monarchie de Bragance est impuissante à donner un nouvel élan au pays. À cette agitation populaire, s’ajoute une défiance croissante envers la monarchie. Le 1er février 1908, le roi Dom Carlos et le prince héritier Luís Filipe sont assassinés par des membres de la Carbonária, une société secrète qui cherche à renverser la monarchie, aidée par les républicains et la franc-maçonnerie. Le jeune Manuel II monte sur le trône et tente d’apaiser les esprits : il révoque le dictateur en herbe João Franco et organise de nouvelles élections. Les Républicains gagnent petit à petit du terrain. Le 4 octobre, un soulèvement républicain organisé par des sociétés secrètes républicaines et appuyé par l’armée voit le jour. Le roi perd tout soutien et s’enfuit en Angleterre avec le reste de la famille royale. La République est proclamée le 5 octobre 1910 au balcon de l’Hôtel de Ville de Lisbonne. Influences et conséquences ¬¬ Le renoncement à la « carte rose » ayant conduit à l’exacerbation d’un sentiment nationaliste blessé montre à quel point l’imaginaire colonial est ancré dans les mentalités portugaises. En 1900, les possessions coloniales portugaises s’étendent sur 2 000 000 de km² couverts par l’Angola, le Mozambique, la Guinée portugaise, les archipels de Cap-Vert et de São Tomé-et-Principe en Afrique, Goa, Macao et le Timor-Oriental en Asie. L’ultimatum de 1890 sonne le glas de la monarchie portugaise ainsi que d’un système politique sclérosé et à bout de souffle dominé par le caciquisme et le rotativisme. La proclamation de la République consacre l’avènement du républicanisme portugais. Ce dernier dépasse largement le cadre du parti républicain (PRP) créé en 1876. Idéologie composite, le républicanisme rassemble des forces composites : partis politiques de sensibilité républicaine ou socialiste, libres penseurs, associations féministes, franc-maçonnerie, Carbonária, etc. Il intègre des préoccupations sociales et se caractérise par une hostilité commune envers l’Église catholique et la monarchie ainsi qu’un dynamisme politique et culturel.
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Espagne : instabilité politique, fin des colonies et sentiment de décadence Le début du xviiie siècle signe la fin de l’empire espagnol. L’invasion napoléonienne fragilise grandement la gouvernance de l’Espagne dans ses colonies : les tensions sont exacerbées par Napoléon qui encourage les peuples d’Amérique latine à prendre leur indépendance suite à l’échec de la campagne d’Espagne. Les guerres d’indépendance débutent alors : le Mexique, la Colombie et le Chili se soulèvent dès 1810 et les premières révoltes sont durement réprimées dans le sang. En 1816, l’Argentine déclare son indépendance, suivie du Pérou en 1821. Le processus de décolonisation, incarné par les figures des Libérateurs comme Simon Bolívar ou José de San Martín, s’enchaîne rapidement et l’Espagne assiste impuissante à la disparition de son empire colonial. La perte de Cuba en 1898, dont l’indépendance est favorisée par les États-Unis qui veulent asseoir leur hégémonie sur l’ensemble du continent, annonce la fin du rayonnement espagnol. Avec le Traité de Paris de 1898, l’Espagne doit céder les Philippines, Guam et Porto Rico aux États-Unis. Privée de ses colonies les plus prospères à l’aube du xxe siècle, l’Espagne est reléguée au second plan sur la scène internationale et se replie sur elle-même à l’heure où les puissances européennes, et notamment la France, la Belgique, l’Italie et le Royaume-Uni, constituent leur empire. L’Espagne ne dispose alors plus que de quelques possessions au Maroc (villes de Ceuta et Melilla auxquelles s’ajoutent des territoires adjacents).
Illustration de l’histoire à travers l’art La Génération 98 Profondément marquée par la perte des colonies et le sentiment de décadence, la « Génération 98 » réunit des écrivains et des poètes espagnols qui mènent une réflexion sur l’identité de l’Espagne. Dans une visée régénérationiste, les intellectuels s’inspirent de la tradition historique et culturelle de l’Espagne et exaltent le sentiment patriotique dans le but d’insuffler un nouvel élan à la vie culturelle du pays. Leur principal sujet d’inspiration est la Castille, cœur de l’identité espagnole. Les plus fidèles représentants de ce mouvement sont le poète Antonio Machado, le philosophe Miguel de Unamuno et le romancier Pio Baroja. Si l’insurrection espagnole face à l’invasion napoléonienne (1808-1814) revigore le sentiment national, le xixe siècle espagnol reste cependant marqué par une forte instabilité politique caractérisée par une succession
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de crises, de guerres civiles et l’intervention de l’armée dans la vie politique (pronunciamentos). L’échiquier politique a ainsi été le théâtre d’affrontements entre libéraux et monarchistes, puis entre progressistes et conservateurs.
L’Espagne hésite entre absolutisme et libéralisme (1808-1868) La fin de l’occupation française marque le début des affrontements entre les tenants de l’absolutisme espagnol et de ses valeurs (patrie, culture espagnole, monarchie dynastique et catholicisme) et les partisans d’une idéologie libérale défendant une nouvelle souveraineté nationale basée sur la Constitution et une société plus juste et moins corrompue. Les députés libéraux et monarchistes espagnols se réunissent à Cadix et forment l’assemblée constituante des Cortes en 1812. La Constitution est caractérisée par son esprit libéral : elle instaure une monarchie parlementaire et place la souveraineté nationale au-dessus des principes monarchiques. De retour au pouvoir en 1814, Ferdinand VII est forcé de reconnaître la Constitution en 1820. Son règne s’avère particulièrement violent mais la répression brutale des autorités royales s’atténue toutefois au début des années 1830, parallèlement à un rapprochement entre les élites libérales et le monarque. Une idéologie réactionnaire caractérisée par un refus des idées modernes se développe sous le nom de carlisme car les partisans de ce mouvement soutiennent la succession du frère du roi, Don Carlos, plus favorable à leurs idées. À la mort de Ferdinand VII, les réactionnaires et conservateurs carlistes s’opposent à la proclamation d’Isabelle II, fille de Ferdinand VII, âgée de 3 ans, comme reine d’Espagne en 1833. La guerre civile éclate et les partisans d’Isabelle II finissent par l’emporter en 1840. L’impopulaire règne d’Isabelle II (1843-1868) est marqué par le manque d’intérêt de la reine pour la vie politique, l’influence croissante des libéraux à partir des années 1850 et les prises de position de l’armée dans les moments d’indécision politique.
La parenthèse démocratique du xixe siècle (1868-1874) L’accumulation des crises financière, agraire et politique (immoralité et autoritarisme du gouvernement en fonction) pousse les militaires à renverser le pouvoir. Le 19 septembre 1868 marque l’avènement de la Gloriosa (Glorieuse) révolution. Une Constitution démocratique est rédigée et le
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suffrage universel est instauré pour élire les deux assemblés constituant les Cortes. Les abdications successives d’Isabelle II et du duc Amédée de Savoie entraînent la proclamation de la Ire République le 11 février 1873. La Deuxième Guerre carliste (1872-1876) et l’insurrection de Cuba (1868) ont cependant raison de la jeune République, renversée par un putsch militaire.
La Restauration espagnole (1875-1923) La dynastie des Bourbons est restaurée en 1874 en la personne d’Alphonse XII (1874-1885) et une monarchie constitutionnelle est instaurée en 1876. Les règnes d’Alphonse XII et XIII signent le retour de la stabilité de la vie politique espagnole jusqu’à la fin du xixe siècle. L’alternance politique entre progressistes et conservateurs est assurée par les notables locaux, appelés caciques. Ces notables qui représentent l’autorité locale et remplacent un État abstrait et lointain aux yeux d’une bonne partie de la population manipulent systématiquement les élections. Un parlementarisme de façade s’installe. La perte des dernières colonies espagnoles (Cuba, Philippines, Porto Rico), l’expansion des mouvements ouvriers et anarchistes et la montée des mouvements régionalistes marquent cependant l’avènement d’une monarchie plus autoritaire à l’aune du xxe siècle. Influences et conséquences ¬¬ La perte des colonies engendre une marginalisation de la péninsule sur la scène européenne. La décolonisation et la fin du prestige espagnol (les journaux français n’hésiteront pas à qualifier le protectorat marocain espagnol situé en plein cœur du territoire de « sous-location ») réveille au début du xixe siècle un nationalisme nostalgique de la grandeur d’antan. Le système politique des caciques ne fonctionne plus et la monarchie est remise en cause par de nouveaux mouvements. L’échec du régime parlementaire cristallise un antagonisme croissant entre les monarchistes, les conservateurs, les militaires et les progressistes, les partisans d’une république, les adhérents des mouvements ouvriers et les anarchistes. L’État espagnol perd une partie de sa légitimité auprès de l’armée. Faute de conflit, une partie de l’armée manque d’expérience et d’armement
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de qualité. Seuls les militaires espagnols stationnés au Maroc et les régiments indigènes menés par des généraux extrêmement nationalistes parviennent à s’aguerrir. Ils joueront un rôle clé dans la guerre civile.
LLQuelques dates clés à retenir –– 711 : début de la Conquista –– 1415 : conquête portugaise de Ceuta, date officielle du début des Grandes Découvertes –– 1478 : instauration de l’Inquisition en Espagne (1531 au Portugal) –– 1492 : découverte du continent américain par Christophe Colomb, fin de la Reconquista et expulsion des Juifs d’Espagne –– 1494 : Traité de Tordesillas, partage du monde entre les Espagnols et les Portugais –– 1500 : découverte du Brésil par le portugais Pedro Alvares Cabral –– 1506 : massacre juif à Lisbonne –– 1521 : découverte des Philippines par Magellan pour la Couronne d’Espagne –– 1618-1648 : guerre de Trente Ans et signature du Traité de Westphalie –– 1635-1659 : guerre franco-espagnole et signature du Traité des Pyrénées –– 1640-1668 : Guerre de la Restauration ou Guerre d’Indépendance entre l’Espagne et le Portugal (1668 : Traité de Lisbonne) –– 1701-1714 : guerre de Succession d’Espagne (1713 : traité d’Utrecht) –– 1808-1814 : invasions napoléoniennes –– 1810 : premiers soulèvements et déclarations d’indépendance dans les colonies, répression –– 1816 : indépendance de l’Argentine –– 1821 : indépendance du Pérou –– 1820 : révolution libérale portugaise –– 1822 : indépendance du Brésil, officialisée avec le Traité de Rio de Janeiro en 1825 –– 1890 : crise de l’Ultimatum entre le Portugal et la Grande-Bretagne –– 1898 : perte de Cuba, de Porto Rico, des Philippines et du Guam pour l’Espagne
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Mots clés Grandes Découvertes, Invincible Armada, Renaissance, Christophe Colomb, Fernand de Magellan, Indes, Brésil, colonisation, Nouveau Monde, Traité de Tordesillas (1494), controverse de Valladolid, Siècle d’Or, Philippe II, Traité des Pyrénées, Guerre de Succession d’Espagne, sébastianisme, invasions napoléoniennes, Dos de Mayo et Tres de Mayo, indépendance du Brésil, perte de Cuba, décadence, grandeur perdue.
1.2.3
La péninsule ibérique au xxe siècle entre guerres civiles, dictatures et intégration européenne
Un début de siècle difficile L’Espagne en pleine crise économique, morale et politique Une crise morale, doublée d’une quête identitaire, secoue la péninsule ibérique au début du xxe siècle. Comme au Portugal, l’Espagne connaît alors une montée du « régénérationnisme », un mouvement intellectuel qui examine les causes du déclin de la puissance et qui est animé par la volonté d’un retour à la gloire d’antan. C’est une Espagne affaiblie, archaïque et en proie à une profonde crise politique qui fait son entrée dans le xxe siècle. Le fossé économique grandissant entre l’Espagne et le reste de l’Europe s’accroît. Le « retard espagnol » s’explique par l’héritage d’une succession de crises (épidémie, guerre d’Indépendance, perte des colonies, crises politiques et financières) et par la profonde transformation de l’économie mondiale au cours du xixe siècle. Seul le nord de l’Espagne connaît les débuts d’une révolution industrielle, notamment la Catalogne et le Pays Basque. À cette industrialisation tardive, s’ajoute le fait que le secteur agricole du pays est archaïque. L’Espagne accuse un immense retard dans ce domaine par rapport à l’Europe de l’Ouest. Face à la faible croissance démographique, l’extension des terres cultivées suffit à répondre aux besoins du pays. L’accroissement de la productivité n’est pas nécessaire, ce qui encourage les investisseurs à spéculer sur les titres de dette publique et les actions de chemin de fer. Les paysans, trop pauvres, ne peuvent investir et moderniser leur équipement.
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L’Espagne en pleine crise morale et politique : vers une dérive autoritariste (1912-1930) Le 12 novembre 1912, l’assassinat de José Canalejas, homme politique régénérationniste de premier plan, met fin à l’orientation progressiste et démocratique de la politique engagée en début de siècle. José Canalejas a en effet entrepris de grandes réformes séculaires, régionalistes, politiques, militaires et fiscales visant à instaurer une véritable démocratie. Le système politique espagnol perd alors en crédibilité en raison du dysfonctionnement du régime parlementaire et du rôle du roi Alphonse VIII qui encourage des dérives autoritaires. L’avènement la Première Guerre mondiale et ses retombées économiques considérables participent à la construction d’un mouvement ouvrier revendicatif. Les mouvements ouvriers représentent une alternative politique pour une population abandonnée par l’État espagnol discrédité et attentiste. L’absence de ce dernier se fait particulièrement ressentir lors de conflits sociaux d’une extrême violence en Catalogne : des règlements de comptes et des grèves entre, d’une part, le patronat associé à des forces militaires interventionnistes et, d’autre part, les syndicats ouvriers forts de plus de centaines de milliers de membres, aboutissent à la mort de plusieurs centaines de personnes entre 1919 et 1923. La défaite traumatisante d’Anoual le 21 juillet 1921 précipite le régime dans une crise encore plus grave : plus de 10 000 Espagnols sont tués par les troupes d’Abd-el-Krim au Maroc et l’Espagne doit signer un acte de reddition. Cette défaite ravive les critiques sur la royauté et l’armée espagnole. Le régime se sent menacé par des forces antidynastiques tandis que les militaires et les nationalistes craignent l’abandon d’une politique colonialiste au Maroc. La montée des idéologies anarchistes et socialistes, la Révolution russe et le succès du mouvement fasciste italien convainquent Miguel Primo de Rivera, Capitaine Général de Catalogne, qu’une intervention de l’armée est nécessaire pour restaurer l’ordre public et renforcer les institutions : le 13 septembre 1923, un coup d’État militaire renverse le régime. Primo de Rivera instaure une dictature. Pendant sept ans, la dictature de Miguel Primo de Rivera marque un retour aux aspirations traditionalistes et amorce la légitimation de la culture de la violence. La déclaration de l’état de guerre tout comme le gel de la
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Constitution permettent au dictateur d’instaurer une loi martiale : la liberté d’expression disparaît, la grève constitue désormais un acte de rébellion et la séparation des pouvoirs n’existe plus. Une politique d’épuration et de centralisation de l’administration est mise en œuvre. Le régime adopte par conséquent des mesures « antiséparatistes » qui interdisent par exemple l’utilisation d’insignes régionales comme la serenya (drapeau catalan) ou l’usage du catalan dans la vie officielle. Le régime encourage par ailleurs le développement de milices suppléant au rôle répressif de l’armée. Des organisations de masse sont créées et permettent à la dictature de diffuser sa propagande. Ces entités favorisent la montée des idéaux nationalistes et politisent la société en profondeur. Franco ne fera que reprendre les outils et la pensée du régime de Primo de Rivera à la fin des années 1930. La perte progressive du soutien de l’armée entraîne en 1930 la chute de la dictature par l’intermédiaire du décret royal au profit de la Seconde République.
Portugal : la Ire République (1910-1926) Les républicains mettent rapidement en place les bases d’un nouveau régime parlementaire. Une nouvelle Constitution est adoptée en 1911 ainsi qu’un nouvel hymne national (A Portuguesa), un nouveau drapeau et une nouvelle monnaie, l’Escudo.
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Le saviez-vous
Le drapeau portugais et ses symboles Adopté le 30 juin 1911, le drapeau a une symbolique républicaine et nationaliste. La couleur rouge symbolise les mouvements populaires et révolutionnaires. Le rouge évoque le combat, le sang et les appels à la victoire. Le vert est désigné comme la couleur du progrès par Auguste Comte, ce qui permet d’ancrer la république dans un socle idéologique positiviste. Le vert évoque également l’espoir et représente, au départ, un symbole républicain. La sphère armillaire6 représente un globe terrestre et par extension, l’empire colonial portugais et la grande tradition d’exploration maritime de ce peuple au cours des XVe et 6
Astroblabe de forme sphérique.
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xvie siècles. Le blason du Portugal repose sur la sphère armillaire. Au centre, cinq écussons d’azur sont disposés en croix et chargés chacun d’un besant (points) d’argent. Ils symbolisent les cinq rois musulmans que le roi Alphonse Ier défit lors de la bataille d’Ourique en 1139. Les besants dans les écus représentent les cinq plaies du Christ. La bordure de gueules rouge est chargée de sept châteaux d’or qui représentent les sept châteaux du royaume maure d’Algarve, dernière partie du Portugal continental à avoir été conquise (voir figure 1.5).
Figure 1.5 Le drapeau portugais
Les Républicains lancent une série de réformes inspirées de la IIIe République française visant à moderniser le pays : droit de grève, réforme fiscale, réforme éducative et sociale, développement de l’assistance publique, plus d’autonomie pour les colonies. La proclamation de cette nouvelle République est empreinte d’anticléricalisme : confiscation des biens du clergé, loi sur le divorce et le mariage civil en 1910, séparation de l’Église et de l’État en 1911, destitution des prélats dans leurs diocèses, etc. La laïcisation de la société portugaise est l’un des principaux objectifs des républicains, ce qui entraîne une rupture diplomatique avec le Vatican et des querelles religieuses qui ne cesseront d’affaiblir la République. La Ire République est marquée par trois périodes distinctes.
La « République vieille » (« República Velha ») : 1910-1917 Les Républicains tentent d’instaurer une stabilité politique qui semble fonctionner : la République reste en place malgré les conflits religieux, les mouvements sociaux et l’opposition des monarchistes dans le nord
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du pays. L’unité du PRP (parti républicain portugais) est précaire et le parti se retrouve rapidement divisé entre différents courants de pensées : démocrates, évolutionnistes et unionistes. Le parti démocratique, situé à gauche du PRP, s’impose rapidement comme le parti dominant. En 1916, l’Allemagne et l’Autriche déclarent la guerre au Portugal. Le pays est engagé sur plusieurs fronts, notamment en Afrique pour défendre ses colonies où elle envoie 35 000 soldats. Un corps expéditionnaire portugais de 55 000 hommes, placé sous commandement britannique, est envoyé sur le théâtre des opérations en 1917. La bataille de la Lys, le 9 avril 1918, traumatise durablement les mémoires (1 500 morts, 5 000 blessés, 8 000 prisonniers). La République est affaiblie par la guerre sur le plan national et international. Bien qu’ayant combattu aux côtés des Alliés, le pays n’obtient aucune compensation et ne joue aucun rôle majeur lors des pourparlers de paix. Une double humiliation pour un pays en mal de reconnaissance. L’impopularité grandissante de la République s’accompagne d’une crise de légitimité de ses institutions.
La « République nouvelle » (« República Nova ») : 1917-1919 Cette période est essentiellement marquée par la dictature de Sidónio Pais, porté au pouvoir par le coup d’État de décembre 1917. Beaucoup ont voulu voir en Sidónio Pais, dont le discours est empreint de nationalisme messianique, « la figure légendaire de l’homme providentiel, si prégnante dans la mythologie portugaise depuis le "sébastianisme"7. » Souvent considéré comme un fasciste avant l’heure, le dictateur concentre rapidement tous les pouvoirs, construit un régime antiparlementaire et se débarrasse de ses adversaires politiques en les contraignant à l’exil ou en les emprisonnant. Il se fait élire président en avril 1918 mais se révèle vite incapable de rassembler les Portugais et de sortir le pays de la crise. Il est assassiné le 14 décembre 1918 par un syndicaliste
La « nouvelle République » (« Nova República ») – 1919-1926 Cette période est marquée par une forte instabilité politique et financière : 27 gouvernements se succèdent entre 1919 et 1926 (dont 17 chefs de gouvernement). L’inflation galopante entraîne une multiplication de mouvements sociaux réclamant une augmentation des salaires. Le système financier est au bord du gouffre. Une sécession monarchiste dans le nord 7 Léonard Yves, Histoire du Portugal contemporain – De 1890 à nos jours, Chandeigne, 2016, p.57.
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du pays début 1919 et la recrudescence d’attentats politiques (assassinats de républicains) affaiblissent chaque jour la République. Les conspirations et tentatives de renversement vont bon train. Aucun homme providentiel ne parvient à réformer le système parlementaire et le modèle républicain. L’idée que l’armée pourrait rassembler les droites divisées et créer un consensus pour gouverner émerge petit à petit. Le général Gomes da Costa, héros de la Première Guerre mondiale, semble tout désigné pour incarner ce chef militaire capable de sauver le Portugal. Le pronunciamiento du 28 mai 1926 de Braga rencontre finalement peu d’opposition et met fin à la Ire République.
La Seconde République : l’Espagne partagée entre idéaux progressistes, révolutionnaires et contre-révolutionnaires C’est une Espagne en pleine mutation qui célèbre les débuts de la Seconde République en 1931. Le paysage urbain change de jour en jour, des mouvements ouvriers de masse voient le jour et orientent le débat politique tandis qu’une nouvelle classe moyenne et bourgeoise se développe. Les forces politiques républicaines arrivent au pouvoir avec le projet difficile de réformer le pays en profondeur. Par ailleurs, la démocratie doit composer avec des forces hostiles à son existence même : des mouvements fascisants et monarchistes à sa droite et des organisations ouvrières et anarchistes à sa gauche.
Les réformes de Manuel Azaña Dans ce climat délétère, toute réforme et action politique de grande envergure met en péril la stabilité du pays. Le gouvernement de Manuel Azaña entreprend alors des réformes considérables comme la laïcisation du pays et de l’enseignement, la séparation de l’Église et de l’État dans un pays très catholique. Le président du gouvernement choque l’Espagne traditionaliste par ces propos : « Désormais, l’Espagne n’est plus catholique. » La réforme de l’armée, traditionnellement interventionniste et indépendante a des conséquences immédiates. La fermeture de l’école d’artillerie de Saragosse créée par le général Franco ainsi que l’annulation de certaines récompenses militaires octroyées sous le régime de Miguel Primo de Rivera, provoque l’ire des militaires et des conservateurs. Le général Sanjurjo, à peine relevé de ses sanctions par le gouvernement, organise un coup d’État qui échoue. Au cours de cette période, le gouvernement accorde une place importante aux revendications régionales et met en place l’autonomie effective de
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la Catalogne le 9 septembre 1932. Ces réformes inquiètent toute une frange de la population d’obédience catholique et séduite par les idées monarchiques et d’extrême droite. L’espoir d’une Espagne dotée d’un État fort, autoritaire et centralisé s’évanouit. La réforme du secteur agricole, urgente et vitale, n’est appliquée que tardivement, en septembre 1932. La résistance des propriétaires terriens, l’assassinat de plusieurs gardes civiles lors de jacqueries et la répression féroce qui s’ensuit érodent considérablement la popularité du régime. Deux ans après son application, la réforme agraire ne concerne que 8 000 paysans et son inefficacité a détourné la paysannerie du centre et du sud de l’Espagne des idées républicaines, au profit d’idéologies traditionalistes et anarchiques.
Entre répression et radicalisation Les élections de 1933 sanctionnent le gouvernement de Manuel Azaña et font de la CEDA, une très large alliance des droites espagnoles, la force politique la plus populaire d’Espagne. Le dirigeant de la coalition, Gil-Robles, ne cache pas sa sympathie pour Hitler et ses idées autoritaires. Toutefois, le refus d’Alejandro Lerroux, chargé de la formation du gouvernement, de nommer les dirigeants de la coalition radicalise une droite déjà opposée aux idées républicaines. En octobre 1933, la Phalange espagnole est créée par José Antonio Primo de Rivera. Cette milice prône la « dialectique des poings et des pistolets » et n’hésite pas à passer à l’acte. Des milices ouvrières et antifascistes s’organisent immédiatement en réponse à l’irruption de la Phalange dans la vie politique. Une crise politique sans précédent va cristalliser ces antagonismes naissants. L’entrée de ministres de la CEDA au gouvernement fait l’effet d’une bombe : en octobre 1934, des grèves révolutionnaires éclatent dans plusieurs villes d’Espagne et prennent même la forme d’une insurrection armée dans les Asturies. Le général Franco et l’armée coloniale du Maroc sont envoyés pour mater l’insurrection. Les combats sont féroces et la répression qui s’ensuit, impitoyable. Des milliers d’Espagnols trouvent la mort et plus de 30 000 prisonniers politiques viennent peupler les prisons espagnoles. À la suite de cet événement, le spectre politique espagnol se polarise entre idéaux de gauche et de droite. Les mouvements centristes sont sommés de « choisir leur camp ». Les mouvements ouvriers feront
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des morts et des prisonniers des martyrs et verront en la Seconde République une force bourgeoise et répressive tandis que la droite radicale y verra les prémices d’une révolution menée par les anarchistes et les communistes.
Les élections de 1936 La chute du gouvernement suite à une affaire de corruption provoque l’organisation d’élections en février 1936. La gauche espagnole forme le Front populaire, constitué de partis d’extrême gauche, de gauche et du parti républicain. La coalition promet d’amnistier les prisonniers politiques de 1934. La droite, composée de partis nationalistes et monarchiques dirigés respectivement par Gil-Robles et Calvo Sotelo, envisage une réforme autoritaire de la Constitution ou même son abolition. Le Front Populaire sort vainqueur d’une élection extrêmement disputée : seules 200 000 voix séparent la gauche de la droite. Les mois d’avril, mai et juin sont caractérisés par une recrudescence considérable des grèves, des attaques contre les églises par des paysans ou même par l’affrontement entre les milices socialistes et les partisans de la Phalange espagnole. C’est dans ce climat extrêmement tendu que la droite décide de se tourner vers l’armée pour défaire une République qui leur semble dangereuse. Bien que les généraux jugés dangereux comme Franco, Mola et Goded soient éloignés et nommés à des postes de commandement secondaires, une conspiration voit le jour. Le général Mola rassemble autour de lui une poignée de généraux ainsi qu’une partie de l’armée et ourdit un coup d’État. Le 13 juillet 1936, le dirigeant monarchiste Calvo Sotelo est assassiné par des membres de la police républicaine, en représailles à l’assassinat d’un militant socialiste emblématique. La mort de l’un des leaders de la droite espagnole et la possible implication du gouvernement dans l’assassinat provoquent une vague d’inquiétude à travers le pays. L’événement met le feu aux poudres et la tension qui couvait partout en Espagne éclate : le 17 et 18 juillet 1936, les généraux Mola et Sanjurjo déclenchent le putsch.
La guerre civile espagnole (1936-1939) Le 17 juillet 1936, le général Franco, qui a rejoint tardivement la conspiration, prend le commandement de l’armée du Maroc qui compte parmi dans ses rangs les soldats les plus aguerris d’Espagne. Toutefois, le 18 juillet, le putsch échoue à moitié : sur les 21 généraux appelés à se soulever,
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seuls 4 répondent à l’appel d’Emilio Mola. Parallèlement, le soulèvement militaire rencontre l’opposition des forces de l’ordre alliées à des milices de gauche qui prennent massivement les armes. L’insurrection ne triomphe que dans le sud et l’est du pays, elle est réprimée à Madrid et à Barcelone. Cette résistance spontanée est symbolisée par la célèbre phrase de la politique Dolores Ibárruri, « ¡No pasarán ! » (« Ils ne passeront pas ! »), qu’elle proclama depuis le balcon du ministère de l’Intérieur après l’offensive franquiste contre la capitale espagnole. L’appui apporté par les puissances fascistes au soulèvement d’Emilio Mola permet cependant aux rebelles de s’installer durablement en Espagne : les troupes d’élites menées par Franco sont aéroportées par l’aviation allemande et conquièrent rapidement l’intégralité de l’Andalousie. Les Républicains s’allient de leur côté aux anarchistes, aux socialistes et aux communistes, très minoritaires, mais dont les liens avec l’URSS joueront un rôle primordial dans la suite du conflit. Une guerre totale débute et fracture durablement la société espagnole. Du côté républicain comme du côté nationaliste, les habitants sont forcés de s’aligner sur les positions politiques locales sous peine de subir une répression impitoyable. L’adversaire doit être exterminé. L’ennemi de classe ou l’ennemi politique est immédiatement éliminé dans les jours qui suivent le soulèvement. Des familles entières sont déchirées et leur engagement nationaliste ou républicain les poursuivra durant des décennies. Des exécutions d’une violence et d’une envergure inouïe sont menées par les deux blocs. Dans la quasi-totalité de l’Espagne, des milliers de prêtres, de moines et de religieux sont égorgés et brûlés vifs pendant les semaines qui suivent le coup d’État. Dans le camp nationaliste, les troupes de l’armée du Maroc exécutent entre 2 000 et 4 000 personnes dans l’arène de la ville de Badajoz sous les yeux médusés des journalistes venus du monde entier. Ces événements font encore débat aujourd’hui et il n’est pas de bon ton d’évoquer la guerre civile et ses atrocités.
La Guerre civile : une répétition de la Seconde Guerre mondiale grandeur nature En dépit du soulèvement d’une partie de l’armée ainsi que des troupes d’élites du Maroc, le camp nationaliste ne parvient pas immédiatement à faire tomber la République. L’Espagne républicaine a pu compter sur la
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loyauté d’une partie de ses soldats ainsi que sur l’enthousiasme des milices d’extrême gauche. C’est dans ce contexte que l’appui des puissances fascistes permet une longue mais inexorable avancée des insurgés. Dès le début de la Guerre (voir figure 1.6), l’Allemagne et l’Italie fournissent un matériel de guerre conséquent (tanks, armement et avions) à l’armée nationaliste et supportent financièrement la campagne militaire. Mussolini envoie même plusieurs corps armés sur place. Le 26 avril 1937, la Légion Condor des Allemands profite du conflit pour tester l’efficacité de ses bombes sur la population civile d’un petit village basque, Guernica. En 1938, c’est au tour de Barcelone de subir les raids de l’aviation fasciste italienne.
Figure 1.6 Camps nationaliste et républicain durant la Guerre civile espagnole
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Illustration de l’histoire par la peinture Guernica Le bombardement de la ville de Guernica fait 1 600 morts et une centaine de blessés. Cette exaction symbolise le caractère total de la guerre d’Espagne. Rien ne doit subsister de l’ennemi : sa culture, son lieu de vie, son existence physique, tout est amené à disparaître. L’événement est tellement controversé que les nationalistes ne reconnaîtront jamais leur responsabilité. En effet, au-delà de l’atrocité de cette attaque sans motif militaire, l’armée nationaliste réussit à anéantir l’un des plus grands symboles de la culture basque : Guernica était la capitale historique et spirituelle de la région. Avec la destruction de Guernica, c’est un pan de l’humanité qui s’en va. Ce terrible événement inspire le peintre Pablo Picasso qui produit en 1937 l’un de ses plus célèbres tableaux : Guernica. Il est toujours possible d’admirer ce chef-d’œuvre au musée Reina Sofía à Madrid. Parallèlement, les démocraties occidentales refusent d’intervenir dans le conflit. Seuls l’URSS et le Mexique soutiennent logistiquement la République. En réaction à l’inertie de leur gouvernement, des volontaires étrangers chapeautés par le PCF forment les Brigades Internationales et viennent combattre aux côtés des Républicains. De nombreuses personnalités telles qu’André Malraux et Ernest Hemingway viennent grossir les rangs des Brigades. Les 35 000 hommes qui composent ce corps armé jouent un rôle déterminant dans la guerre et empêchent la chute de Madrid pendant près de trois ans. Les morts accidentelles des généraux Mola et Sanjurjo propulsent le général Franco à la tête du camp nationaliste. Le prestige du général qui s’est intégré sur le tard au coup d’État est sans pareil : son intervention pour mater les velléités révolutionnaires d’octobre 1934 tout comme son mandat de général au Maroc font de lui une personnalité connue de tous. La désorganisation du camp républicain facilite l’avancée des troupes franquistes tout au long de la guerre. Les mutineries socialistes et anarchistes au sein de la flotte républicaine permettent par exemple à Franco de briser le blocus maritime qui bloquait l’armée du Maroc en Afrique. La multitude de révolutions locales anarchistes et socialistes rend impossible une mobilisation rapide, efficace et organisée de l’armée. Les conflits d’ordre politique entre les différents mouvements républicains et de gauche minent l’effort de guerre. Par ailleurs, le manque d’expérience
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et de discipline des milices de gauche contraste avec le professionnalisme de l’armée nationaliste, forte de la quasi-totalité des officiers espagnols de l’époque. Enfin, le rôle de l’Union Soviétique dans la guerre se fait de plus en plus grand entre 1936 et 1939. Le soutien du Kremlin s’accompagne alors d’exigences sur le plan politique et militaire. Les membres du parti communiste espagnol, très minoritaires et peu influents dans le paysage politique espagnol, prennent une place grandissante dans la direction des opérations. La police soviétique de l’époque – le NKVD – en profite pour dissoudre les organisations d’extrême-gauche non stalinistes et emprisonner ou exécuter leurs membres ou leurs dirigeants. Ces conflits internes sapent l’assise républicaine en Espagne face à un camp nationaliste tout aussi hétéroclite mais mieux organisé et plus soutenu. Le 1er avril 1939, Madrid capitule face à l’avancée de l’armée dirigée par Franco. Les deux tiers du territoire espagnol sont tombés sous l’influence nationaliste et, à la surprise générale, Barcelone se livre presque sans opposer de résistance. Les républicains doivent se rendre à l’évidence : la guerre est terminée et la victoire revient aux forces nationalistes. Le bilan de cette guerre est extrêmement lourd : 500 000 morts, des centaines de milliers d’exilés et un traumatisme durable pour tout le pays.
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Le saviez-vous La Retirada
Cet épisode marque une fois de plus les relations difficiles entre la France et l’Espagne. Au début du conflit, près d’un demi-million d’Espagnols fuyant la guerre civile tentent la traversée des Pyrénées-Orientales pour rejoindre la France : c’est la Retirada, ou le « retrait ». Mais la France, signataire d’un pacte de non-intervention, est dépassée par l’arrivée des exilés. Loin d’être accueillis, les 250 000 réfugiés sont emmenés dans des camps provisoires, en plein cœur de l’hiver dans les Pyrénées et dans des conditions précaires. Le bilan de cet épisode s’élève au moins à 15 000 morts. À l’occasion du 70e anniversaire de la Retirada, en 2009, des manifestations sont organisées, pour la première fois, des deux côtés de la frontière. La France, et notamment la région des Pyrénées-Orientales, rend alors hommage aux exilés de la guerre civile espagnole. Malgré cet hommage tardif, il n’est pas de bon ton d’aborder ce pan de l’histoire francoespagnole avec votre interlocuteur en Espagne, cet épisode est encore douloureux dans de nombreuses mémoires.
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L’hiver des dictatures L’Espagne de 1939 à 1975 : une dictature franquiste ultra-répressive oscillant entre fascisme et autoritarisme
La guerre civile en temps de paix Le 1er avril 1939 marque la fin des affrontements militaires majeurs entre forces républicaines et nationalistes. Toutefois, la fin des affrontements n’est pas synonyme de paix puisque l’état de guerre proclamé par les insurgés ne prend fin qu’en 1948, soit neuf ans après la défaite des Républicains. Le régime franquiste en pleine construction n’attend pas la fin de la guerre pour mener une opération de « nettoyage » systématique contre « l’anti-Espagne », c’est-à-dire les vaincus et les opposants au régime. En 1939, plusieurs lois rétroactives sont dictées : toutes les personnes ayant appartenu au Front populaire, aux mouvements régionalistes et à d’autres organisations politiques ne partageant pas les valeurs franquistes peuvent être poursuivies. La loi s’applique depuis le mouvement révolutionnaire d’octobre 1934, soit presque deux ans avant le début de la guerre civile. L’application de la loi est implacable. On estime à 50 000 le nombre de personnes fusillées les premières années de la dictature. En 1940, le système concentrationnaire franquiste accueille jusqu’à 270 000 prisonniers. Des milliers de personnes sont également contraintes aux travaux forcés, notamment pour construire le gigantesque mausolée du Valle de los caidos (« la vallée de ceux qui sont tombés » en français), surmonté d’une croix en pierre de 150 mètres. Les dictateurs Franco et Primo de Rivera reposent aujourd’hui dans cet édifice controversé. L’arsenal répressif du régime franquiste met également en place d’autres mesures comme l’épuration de l’administration, l’expropriation ou les assignations à résidence. Une terreur insidieuse plane sur toute la population et anéantit toute forme d’opposition, qu’elle soit politique culturelle ou morale. Le régime condamnera à mort des Espagnols pour leur engagement dans des organisations politiques avant la guerre civile jusque dans les années 1960.
L’État franquiste victorieux Le régime franquiste s’appuie sur trois piliers : l’église, l’armée et le Mouvement (parti unique). Le prestige militaire sans équivalent de Franco et l’importance accordée à l’armée après la guerre – plus de 50 %
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du budget de l’État est alloué au fonctionnement de l’armée en 1943 – lui assureront tout au long de sa dictature le soutien indéfectible des militaires. Par ailleurs, en 1939, 80 % des postes de l’administration sont réservés aux ex-combattants nationalistes. Le rôle central donné à l’Église sous la dictature scelle une alliance durable et puissante. La religion s’immisce dans tous les aspects de la vie quotidienne et surtout, elle obtient le quasi-monopole de l’éducation en Espagne. En plus d’assurer au régime un contrôle social sur les plus jeunes générations, l’Église légitime l’idéologie nationaliste et Franco, tous deux au service d’une croisade divine contre le chaos et l’athéisme marxiste. Sur les pièces de monnaie, Franco est ainsi « Caudillo de España por la gracia de Dios » (« Chef de l’Espagne par la grâce de Dieu »). La place de l’Église est tellement importante dans la société que l’avis d’un curé devient nécessaire pour prétendre à des postes de travail importants ou bien pour engager des démarches administratives. Franco crée pendant la guerre un parti unique afin d’unifier tous les courants politiques soutenant l’insurrection et principalement, les mouvements phalangistes fascistes et les monarchistes traditionalistes. Un partage subtil et relatif du pouvoir avec ces différentes factions permet à Franco de s’assurer de l’appui de toute une partie de société.
Le franquisme, un régime pragmatique en matière de politique intérieure et internationale Bien que marqué par sa doctrine nationaliste-catholique, le régime franquiste s’adapte aux différents contextes nationaux et internationaux. Le début de la Seconde Guerre mondiale conforte la volonté de Franco de se tourner vers le fascisme en donnant aux phalangistes des responsabilités importantes. Un bataillon de 47 000 hommes est même envoyé en Allemagne pour soutenir l’offensive nazie contre l’URSS. Toutefois, la tournure de la guerre incite Franco à présenter l’Espagne comme un pays profondément catholique à tendance humaniste. L’État proclame sa neutralité à partir de 1942 et une loi garantissant une série de droits fondamentaux aux Espagnols est appliquée en 1945. Parallèlement, l’état de l’économie espagnole incite le régime à renouer des liens avec les démocraties occidentales, notamment avec les États-Unis. Cette stratégie ne connaît qu’un succès relatif. En effet, bien que les Alliés ne s’en prennent pas au franquisme et permettent même l’accès de l’Espagne au sein de l’OTAN en 1955 en raison de sa nature
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profondément anticommuniste, le régime franquiste ne parvient pas à tisser des relations économiques normales avec le reste du monde pendant les premières années de la dictature. L’Espagne ne bénéficie pas non plus des aides financières américaines du plan Marshall. Dès 1939, Franco engage une politique économique autarcique dans le sillage des deux régimes fascistes européens. L’adoption de ce modèle implique un contrôle total de l’économie par l’État. Les conséquences s’avèrent catastrophiques : si l’économie réduit de 50 % ses échanges avec le monde extérieur, les pénuries se multiplient et les « années de la faim » débutent. Le régime de Franco en vient même à instaurer un système de cartes de rationnement bien trop insuffisant pour subvenir aux besoins de la population (les rations officielles n’apportent que 1 000 calories par personne et par jour). La population espagnole souffre de malnutrition et doit recourir au marché noir pour s’alimenter correctement. La frange la plus favorisée de la population spécule et prospère, tout en banalisant une corruption qui s’étend et touche l’ensemble de la société.
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Le saviez-vous
Franco : le parcours du dictateur Né le 4 décembre 1892 à El Ferrol, dans un milieu très militariste qui voue un véritable culte à l’État, le jeune Francisco Franco suit une formation militaire à l’académie d’infanterie de Tolède. Le futur dictateur fait ses premières armes au protectorat espagnol du Maroc. Reconnu pour sa loyauté et sa bravoure, Franco est nommé capitaine après avoir été récompensé par la Croix du mérite militaire. Il devient même une véritable légende auprès des régiments indigènes qui le croient invulnérable. Le futur Caudillo s’illustre lors d’une opération militaire menée contre Abd el-Krim et obtient le grade de général. Écarté des postes importants en raison de sa dangerosité sous la Seconde République espagnole, Franco ne s’intègre au complot que dans les derniers jours précédant le putsch organisé par le général Mola. Un jeu de circonstances fait de Franco le principal dirigeant des forces nationalistes à la fin de la guerre civile. Son règne, symbolisé par la terreur et l’obscurantisme, fait aujourd’hui débat dans une Espagne qui n’a pas encore fait le deuil de son passé. Et pour cause : Franco repose aujourd’hui au Valle de los caídos, monument érigé à la gloire des victimes et des soldats nationalistes tombés au combat durant la guerre civile. Des milliers d’admirateurs se pressent tous les ans autour de sa tombe.
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Le desarrollismo et ses conséquences inattendues : une profonde transformation libérale de la société (1957-1975) La montée de protestations diffuses issues des couches de la société pro-franquiste incite Franco à changer de cap sur le plan économique et politique. Le remaniement ministériel de 1957 marque la chute politique des phalangistes et la fin de l’autarcie. Un gouvernement « technocrate » composé de membres de l’Opus Dei entreprend de grandes réformes pour libéraliser l’économie entièrement contrôlée par la machine administrative de l’État. La politique du desarrollismo est lancée. L’action du gouvernement provoque une transformation progressive mais totale de la société : le départ massif d’Espagnols vers le reste de l’Europe permet à la population d’accéder à une autre réalité. Des aspirations de prospérité, d’ascension sociale et de consommation viennent bousculer une rhétorique catholique et militaire du sacrifice, de la fidélité et de la grandeur. Cette ouverture à l’international marque également l’avènement du tourisme de masse encouragé par les campagnes gouvernementales « Spain is different ». Les mœurs s’adoucissent et le régime offre plus de liberté à ses citoyens, au grand dam des institutions catholiques qui acceptent à contrecœur l’invasion des plages de la Costa Brava ou de la Costa del Sol par des étrangers en bikini. En plus de sauver l’État d’une banqueroute quasi certaine, l’ouverture économique franquiste rentre dans le cadre d’une stratégie politique : le « miracle de l’économie espagnole » doit faire oublier la composante autoritaire et non démocratique du régime. La croissance permet également à Franco de renouveler sa légitimité en tant que chef d’État tout-puissant. En effet, après plus de vingt ans de propagande consacrée à la victoire de Franco et à ses qualités de chef militaire garant de l’ordre, les nouvelles générations – comme celles qui ont connu la guerre – aspirent à d’autres idéaux. C’est donc en tant que chef d’État moderne, menant l’Espagne à la prospérité, que Franco est mis en avant : le Caudillo apparaît désormais à la télévision à chaque inauguration de barrage et d’usine.
La fin du franquisme La fin des années 1960 est marquée par l’inquiétude d’un régime qui cherche à préparer l’avenir après la mort de Franco dans un contexte explosif. Toutes les franges de la société prennent part aux contestations contre le régime. La répression s’intensifie face aux manifestations étudiantes,
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aux grèves d’une ampleur inédite, aux montées des régionalismes catalan et surtout basque par l’intermédiaire d’ETA (l’organisation terroriste nationaliste pour un Pays Basque indépendant). Toutefois, cette opposition n’est pas l’apanage d’une gauche ou de ce que l’on pourrait assimiler au « camp des vaincus » de la guerre : des membres du Parti unique (le Mouvement) font entendre une voix dissidente et certains membres des Phalanges appellent même à plus de modernité. La petite et moyenne bourgeoisie qui voit ses enfants parfois réprimés et torturés lors des manifestations étudiantes s’éloigne du régime. Pire encore, l’Église, l’un des trois piliers du régime, se désengage significativement du franquisme après la publication du Concile Vatican II par le pape Jean XXIII. Le clergé espagnol applique la nouvelle position du Vatican et se modernise. Certains curés viennent défendre les intérêts des ouvriers ou apportent leur soutien aux aspirations régionalistes. Ces dissidents au régime franquiste n’échappent pas à la répression. Face au délitement de l’assise franquiste, Franco met à la tête du gouvernement un nationaliste de la première heure : l’amiral Carrero Blanco est nommé à la tête d’un gouvernement immobiliste en 1969. Ce gouvernement « monocolore » lui est entièrement dévoué. Toute une partie du Mouvement, favorable à la modernité, retire son soutien à Franco. Par ailleurs, à cette époque, le dictateur n’est quasiment plus en état de gouverner, comme l’atteste le défilé de la victoire de 1972 au cours duquel il doit être tenu pour ne pas tomber. Dès 1967, Franco se prépare à sa mort et finit par désigner en 1969 Juan Carlos comme son héritier à titre de roi. L’attentat de décembre 1973 mené par ETA fait voler en éclat les projets de Franco : l’amiral Carrero meurt dans une explosion qui projette sa voiture à plus de 30 mètres de haut. Les répercussions politiques sont profondes et la dictature entre dans une phase d’agonie dès le début de l’année 1974. Parallèlement, la chute des régimes dictatoriaux grecs et portugais en cette même année crispe le pouvoir. Ce contexte politique qui présage la fin du régime franquiste encourage l’action violente de la part des organisations terroristes. La répression est féroce et plusieurs terroristes sont exécutés pendant les dernières semaines du régime. L’exécution au garrote vil (garrot8) du jeune Catalan Salvador Puig Antich, accusé de l’assassinat d’un membre des forces de l’ordre, horrifie l’opinion internationale. 8 Mise à mort par un anneau en fer attaché au cou du condamné qui, vissé, lui brise progressivement le cou et l’étouffe.
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Illustration de l’histoire par le cinéma Salvador Puig Antich (Manuel Huerga, 2006) L’Allemand Daniel Brühl – révélé dans le long-métrage Good Bye, Lenin ! (Wolfgang Becker, 2003) – incarne le jeune anarchiste très engagé, Salvador Puig Antich. Le film dépeint fidèlement l’ambiance de fin de règne du régime franquiste : entre répression étudiante, multiplication des actions violentes de la part des organisations d’extrême gauche et esquisse d’une jeunesse pétrie de culture occidentale moderne (rock, pop), l’Espagne apparaît comme un pays encore dominé par un archaïsme franquiste et pourtant profondément moderne. Ce décalage entre un pouvoir immobiliste et une société qui va de l’avant est symbolisé par la justice militaire qui condamne le jeune anarchiste Salvador. La brutalité du régime est saisissante et le spectateur ne ressort pas indemne de ce film retraçant des événements encore proches, aussi bien dans l’espace (Barcelone se situe à 170 kilomètres de la frontière hispano-française) que dans le temps. La mort de Franco le 20 novembre 1975 amorce la chute du franquisme et le début d’une période de transition démocratique, connue sous le nom de Transition.
Portugal : la dictature de Salazar
Les débuts de la dictature et l’ascension de Salazar (1926-1932) La dictature militaire hétéroclite qui voit le jour se distingue par l’absence de leadership, un programme politique flou et un manque de coordination et d’unité : plusieurs coups d’État ont lieu successivement après celui de Braga. Le Parlement est dissous dès juin 1926, la censure s’instaure progressivement et une police politique voit le jour. Le général Carmona, incarnation d’un républicanisme conservateur, s’impose finalement à la tête de l’État en juillet 1926 avant d’être élu président en 1928. Le gouvernement de la junte militaire montre rapidement ses limites. La corruption et le clientélisme s’infiltrent petit à petit au sein de l’administration et l’absence d’objectifs politiques précis condamne les militaires à gouverner au jour le jour. Le ministre des Finances, le général Sinel de Cordes, est incapable d’assainir la situation économique et financière du pays et le Portugal se rapproche dangereusement de la banqueroute. Dans ce contexte, un professeur d’économie de l’Université de Coimbra nommé António de Oliveira Salazar critique ouvertement dans plusieurs
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articles la gestion laxiste des finances publiques. Il appelle de ses vœux des réformes en profondeur afin de réorganiser l’administration. Selon lui, cet assainissement des comptes et la rigueur fiscale ne pourront pas être atteints sans sacrifices. Le 27 avril 1928, Salazar est investi ministre des Finances et construit petit à petit un solide programme politique. La presse ne tarde pas à construire l’image du « sauveur/magicien des finances » : Salazar rétablit l’équilibre des comptes publics en moins d’un an et réduit la dette publique. Son image de petit homme blafard, mal à l’aise et malléable joue en sa faveur. Personne ne pense alors qu’il gravira une à une les marches du pouvoir. L’opiniâtreté, le sens tactique, la ruse et la discrétion de Salazar serviront toutes ses ambitions. Il se rend peu à peu indispensable, gagne la confiance du président Carmona, fait de son ministère l’un des piliers de la dictature militaire. Il contrôle petit à petit l’ensemble des dépenses ministérielles et obtient même un droit de veto sur la nomination des membres du gouvernement. Le ministre des Finances avance masqué mais son influence ne cesse de croître. En 1929, Salazar dévoile les fondements du nouveau statut constitutionnel : il veut réformer en profondeur les institutions afin de créer un ordre politique nouveau, fondé sur un « nationalisme solide, prudent et conciliateur ». Il annonce la création du futur parti, l’Union nationale, auquel se rallieront progressivement l’ensemble des forces politiques. Il tente également de s’assurer du soutien de l’armée, de composer avec le républicanisme et d’éloigner les branches les plus extrémistes de la droite. Le 5 juillet 1932, Salazar devient chef du gouvernement.
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Le saviez-vous
Le portrait de Salazar António Oliveira de Salazar est né en 1889 dans un petit village situé non loin de Coimbra. Issu d’un milieu modeste, il suit d’abord des études de théologie et semble destiné à entrer dans les ordres mais renonce finalement à toute carrière cléricale et décide de poursuivre ses études à la faculté de droit de Coimbra. C’est là que Salazar tisse des amitiés durables et rencontre ceux qui resteront ses plus fidèles soutiens. Salazar est un élève brillant et travailleur. Il obtient son grade de docteur en droit en 1918, sans avoir rédigé ou soutenu de thèse, avant d’être nommé professeur dans la foulée. Salazar s’engage en politique au sein du Centre catholique portugais (CCP). Il est élu député en 1919.
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Salazar est un homme orgueilleux et fier de sa réussite universitaire rurale mais il est également, sédentaire, attaché à sa terre natale et à l’ordre établi. Il n’aime pas la ville et se méfie des ouvriers et de la petite bourgeoisie. C’est dans son village natal qu’il forge sa conception d’un Portugal rural, respectueux de ses traditions et de son mode de vie.
Naissance et consolidation de l’Estado Novo Salazar s’impose progressivement comme le chef de l’Estado Novo (État Nouveau), fondé sur la Constitution de 1933 approuvée par plébiscite. Le président Carmona ne joue plus qu’un rôle secondaire et semble subordonné à la dictature personnelle de son ancien ministre. Entre 1932 et 1945, Salazar consolide la légitimité du régime qu’il façonne à son image. L’Estado Novo se veut fort, nationaliste, antiparlementaire et corporatiste. Il instaure une gouvernance bureaucratique et technocratique où les universitaires occupent une place de premier rang, au point que l’on parle parfois d’une « dictature des Professeurs ». Le dictateur concentre tous les pouvoirs, il est omnipotent et omniscient grâce à sa police politique. Toute tentative de révolte « reviralista 9 » est sévèrement réprimée, le régime amadoue ou affaiblit considérablement l’opposition dont les membres sont persécutés par la police politique (PVDE puis PIDE) qui dispose de pouvoirs quasi illimités. Entre 1926 et 1974, on recense entre 30 000 et 35 000 prisonniers politiques. Le camp de Tarrafal, au Cap-Vert, accueille les prisonniers politiques entre 1936 et 1954. Salazar se débarrasse notamment des Chemises bleues du national-syndicalisme, ouvertement fascistes. Les libertés publiques, syndicales et politiques sont bâillonnées, le pluralisme politique est réduit à néant et remplacé par des élections sans choix. La censure et le contrôle de l’opinion sont monnaie courante. Les droites portugaises sont petit à petit intégrées à l’Union nationale, instrument au service de Salazar pour mieux encadrer les élites. Le régime est caractérisé par un repli autarcique (mesures protectionnistes) et une politique financière équilibrée. Il repose sur trois piliers : la nation qui obéit aveuglément au dictateur, le nationalisme d’empire conservateur et autoritaire qui restaure la grandeur passée du Portugal et l’Église, au moins 9 Le Reviralhismo ou Reviralho désigne l’ensemble des actions politiques pro-insurrectionnelles contre la dictature de l’Estado Novo entre 1926 et 1940. Ce mouvement d’opposition prend un caractère révolutionnaire essentiellement républicain. Les opposants restés au Portugal ou en exil tentent de rétablir la république et les libertés publiques.
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jusqu’à la fin des années 1950. Le Concordat signé avec le Saint-Siège en 1940 est une manœuvre habile de Salazar qui impose ses volontés : il prône une séparation du spirituel et du temporel afin que l’Église reste à l’écart des affaires politiques. Salazar construit petit à petit son image publique et montre que le régime est fait pour durer. Il annonce que l’un des objectifs du salazarisme est de régénérer l’âme de la nation autour des valeurs inébranlables que sont Dieu, la patrie, l’autorité, la famille et le travail. Le discours salazariste prône une vie modeste fondée sur des vertus rurales. Le dictateur veut, selon ses dires, « faire vivre habituellement les Portugais » loin des tumultes de la modernité et du monde ainsi que transmettre une vision rurale et apaisée d’un Portugal respectueux de ses traditions. Le discours salazariste est également empreint de la nostalgie d’un passé grandiose et du rêve d’une grandeur retrouvée, celui de l’empire colonial. Salazar veut raviver la conscience nationale des Portugais et les convaincre qu’ils sont un grand peuple dans une grande nation. C’est le message que véhicule l’Exposition du monde portugais de 1940 à Lisbonne. Selon l’historien Yves Léonard, « les années 1930 sont l’âge d’or de la propagande coloniale au Portugal, distillant une mystique impériale pour renforcer le consensus national et prouver, urbi et orbi, que grâce à son empire colonial, "le Portugal n’est pas un petit pays10" ». Cette propagande mystique autour de l’empire colonial cache une tout autre réalité : le Portugal ne joue pas un rôle de premier plan sur la scène internationale, en témoignent la crise de l’Ultimatum de 1890, encore vive dans les mémoires, ainsi que l’influence et le contrôle commercial et financier exercé par la Grande-Bretagne au Portugal.
Surmonter les conflits mondiaux (1936-1945) La guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale représentent deux dangers potentiels pour la dictature de Salazar. Grâce à un habile jeu diplomatique d’opportunisme et de prudence et une pseudo-neutralité, le dictateur parvient à renforcer son autorité, à préparer l’après-guerre et à préserver ses colonies. La vieille alliance luso-britannique constitue alors la pierre angulaire de la diplomatie portugaise. 10 Léonard Yves, Histoire du Portugal contemporain – De 1890 à nos jours, Chandeigne, 2016, p.104.
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La guerre civile constitue une menace car le péril communiste est aux portes de la péninsule après les élections de 1936. De plus, de nombreux opposants au régime salazariste se sont exilés en Espagne. Salazar décide de soutenir discrètement les nationalistes espagnols en leur apportant un appui logistique et de propagande. Afin d’assurer la neutralité de la péninsule durant la Seconde Guerre mondiale, il signe le Pacte ibérique avec Franco en 1939, garantie de non-agression entre les deux nations en cas de conflit. Salazar tentera tout au long du conflit de tempérer les velléités belliqueuses de Franco. Dès le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en 1939, Salazar annonce la neutralité du Portugal. La déroute de l’armée française change la donne, les troupes allemandes se rapprochent de la frontière pyrénéenne et des milliers de réfugiés polonais, belges, hollandais et français fuyant la barbarie nazie et les persécutions antisémites se retrouvent à Lisbonne. Soucieux de se protéger en cas de victoire de l’un ou de l’autre camp, Salazar entretient une neutralité équidistante et commerçante et se fait habilement le fournisseur des Alliés et des forces de l’Axe, ce qui n’est pas sans irriter la Grande-Bretagne. Lorsque le vent commence à tourner en faveur des Alliés, Salazar commence à coopérer, non sans rechigner, avec les Anglo-Américains et cède plusieurs bases militaires. Cet épisode démontre toute l’habileté du dictateur, prêt à tout pour se maintenir au pouvoir et renforcer son autorité et sa légitimité.
« Il faut que tout change pour que rien ne change » (1945-1960) Note des auteurs : Citation de Tomasi di Lampedusa Giuseppe (Le Guépard, Seuil, 1959).
Salazar a longtemps joué sur l’ambiguïté de sa relation avec le fascisme. Si le régime emprunte quelques éléments aux mouvements fascistes italien et allemand dans sa construction institutionnelle, la dictature salazariste ne peut pas pour autant être considérée comme un régime fasciste mais plutôt comme un régime totalitaire. Contrairement aux fascismes européens, Salazar n’a pas incarné un chef charismatique capable de mobiliser les masses. Certaines élites ont été tentées par le fascisme mais elles ont rapidement été mises au pas par Salazar. Évitez d’aborder ce sujet au détour d’une conversation, cette question suscite encore aujourd’hui de vifs débats et pourrait générer des conflits.
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L’après-guerre apporte avec elle son lot de crises à surmonter pour la dictature salazariste. Salazar doit d’abord faire face à des contestations intérieures : les Portugais expriment leur colère et manifestent contre la détérioration de leurs conditions de vie, la pénurie alimentaire, le gel des prix et la corruption endémique des organisations corporatistes. Ces manifestations populaires sont durement réprimées. Fin stratège, Salazar décide également de donner l’illusion d’une ouverture vers la démocratie en annonçant la tenue d’élections libres pour fin 1945. Cette annonce n’est qu’un leurre et vise à discréditer l’opposition politique et à traquer les opposants qui souhaiteraient s’organiser pour préparer les élections, notamment les communistes. Salazar parvient une fois de plus à surmonter les crises en fragilisant et en déstabilisant une opposition divisée.
Une habile réinsertion dans le concert des nations Dans un contexte de guerre froide et face à la menace communiste croissante, le salazarisme est perçu comme un régime stable et modéré par les Britanniques et les Américains. Salazar va progressivement initier une politique de rapprochement avec ces deux pays afin de réinsérer le Portugal dans le concert des nations. Il adhère au plan Marshall en 1948 et conclut un accord militaire avec les États-Unis pour assurer la défense de l’archipel des Açores. Le Portugal participe également aux négociations visant à construire un système euroatlantique de défense et de sécurité collective. Si le Portugal n’est pas une démocratie, sa situation géographique stratégique et le rôle clé de ses archipels lui permettent de participer aux négociations. Le pays renoue également ses relations avec le Brésil, adhère à l’ONU en 1955 et à l’Association européenne de libre-échange (AELE) en 1959. Le Portugal sort progressivement du repli autarcique prôné par Salazar.
Vers la fin du régime (1960-1974) À partir des années 1950, le régime salazariste doit faire face à de nombreux obstacles qui fragilisent peu à peu la dictature. Les élections présidentielles de 1958 ébranlent sérieusement le régime : le général Delgado se présente contre le candidat officiel du régime, l’amiral Américo Tomás qui a remplacé le général Carmona décédé en 1951. Déterminé et courageux, le général Delgado réussit à unifier l’opposition, fait naître l’espoir d’un changement et inspirera la Révolution des Œillets de 1974. Malgré le bourrage des urnes, il obtient tout de même 25 %
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des voix. Salazar prend la mesure de ce séisme politique, procède à un remaniement ministériel et décrète que le président de la République sera désormais élu au suffrage universel. L’opposition vient également de l’Église catholique, jusque-là sa plus fidèle alliée. En 1958, l’évêque de Porto publie une lettre très critique à l’encontre du régime salazariste, demande le rétablissement de plusieurs libertés fondamentales et fustige la politique monétaire de Salazar ainsi que le corporatisme de l’Estado Novo. L’évêque est contraint à l’exil et devient rapidement une figure emblématique de l’opposition. À partir de la fin des années 1960, l’opposition catholique ne cesse de croître. L’Église, autrefois outil de légitimation du régime salazariste, devient un facteur de perturbation pour le régime salazariste. Si la dictature fait face à des troubles internes, l’image du salazarisme sur la scène internationale reste inchangée malgré la montée de la pression internationale concernant la politique coloniale du régime. Dès 1951, Salazar défend une nouvelle politique ultramarine et parle désormais de ses provinces d’outre-mer. Il reste intransigeant sur cette question, s’acharne à défendre un empire pluricontinental et délaisse peu à peu les problèmes intérieurs, persuadé que les outremers représentent l’avenir du pays.
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Le saviez-vous
Le lusotropicalisme Cette théorie, énoncée par le sociologue brésilien Gilberto Freyre et reprise par Salazar, glorifie le « génie colonisateur » portugais qui consisterait à coloniser différemment, de manière plus douce. Cette colonisation douce serait due aux vertus du métissage favorisant un mélange harmonieux entre « o luso e o trópico » (ce qui est portugais et ce qui vient d’ailleurs). Le lusotropicalisme est repris par les élites portugaises pour justifier l’existence des provinces d’outre-mer. Lors des commémorations du cinquième centenaire de la mort de l’Infant Henri11, à l’été 1960, le régime salazariste reprend une nouvelle fois à son compte la « mystique luso-chrétienne de l’intégration » prônant cette continuité historique de la colonisation.
11 L’Infant Henri, dit Henri le Navigateur, est considéré comme la figure la plus importante du début de l’expansion coloniale européenne bien qu’il n’ait jamais véritablement navigué. Il a en revanche financé de nombreuses expéditions. Figure messianique, Salazar semble incarner le retour de l’Infant Henri, symbole de la grandeur passée de l’empire.
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L’année 1961, surnommée « année horrible », marque un tournant pour le régime politique. En janvier, la mission « Dulcinée » menée par une vingtaine d’opposants aux régimes de Salazar et Franco, commandée par Henrique Galvão, prend possession du paquebot portugais Santa Maria (transportant plus de 600 passagers) dans le but d’alerter l’opinion nationale sur ces dictatures. L’impact médiatique de cette opération est immense. Le paquebot aborde à Recife, au Brésil, et Galvão demande l’asile politique. Le mois suivant, la lutte coloniale débute en Angola qui est le théâtre de plusieurs soulèvements. Le 4 et le 11 février, des Angolais attaquent plusieurs prisons et des lieux symboliques du colonialisme portugais. L’Union populaire d’Angola (UPA) mène de nouvelles attaques contre des propriétés agricoles et des postes de l’administration. Salazar décide de réagir rapidement par la force. La répression menée par les autorités portugaises fait des milliers de morts. Les idées anticolonialistes ont déjà parcouru du chemin depuis les années 1950. Les pionniers de la résistance africaine se sont regroupés dans la clandestinité au sein du Mouvement anticolonial (MAC) créé en 1957. Des mouvements anticoloniaux nationalistes très hétérogènes et aux idéologies différentes émergent un peu partout dans les possessions africaines : le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et îles du Cap-Vert (PAIGC), le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), l’Union populaire d’Angola (UPA), le Front national de libération de l’Angola (FNLA) et le Front de libération du Mozambique (FRELIMO). Les dissensions internes et les rivalités entre ces différentes organisations entraînent parfois un manque de coordination et servent dans un premier temps les intérêts portugais. Fin décembre 1961, 45 000 soldats de l’Union indienne envahissent Goa et prennent possession de l’ex-colonie portugaise. Les soldats portugais n’opposent pas de résistance. Cette perte est un coup dur pour Salazar et affaiblit ses autres possessions en Asie (le Timor oriental est envahi par l’Indonésie en 1975 et Macao passe sous souveraineté chinoise en 1999 après l’insurrection pro-communiste de 1966). L’événement est censuré en métropole. En 1963, plusieurs organisations coloniales guinéennes passent à l’offensive contre les troupes portugaises, suivies du Mozambique l’année
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suivante. Le Portugal augmente fortement ses dépenses en outre-mer pour faire face aux différents fronts. 150 000 soldats sont mobilisés pour défendre l’Angola, le Mozambique ainsi que la Guinée et la durée du service militaire, que beaucoup fuient, passe à quatre ans. Parallèlement, de nombreux Portugais partent s’installer dans les colonies. On recense 340 000 Portugais en Angola en 1974 et 200 000 au Mozambique. Ces interventions militaires ne font qu’enliser le conflit mais Salazar veut défendre coûte que coûte ce qu’il considère comme l’avenir de la patrie. Cette politique semble cependant intenable à long terme au vu de la petite taille du Portugal. De plus, elle isole le pays sur la scène internationale dont les critiques extérieures se font de plus en plus pressantes. La contestation étudiante et universitaire de l’année 1962 montre également que le vent tourne pour le régime salazariste. Les étudiants réclament une rénovation ainsi qu’une démocratisation du régime et revendiquent plus d’autonomie alors que le régime salazariste se réserve le droit d’intervenir dans le fonctionnement des associations étudiantes. L’agitation dure plusieurs mois et se solde par une répression brutale qui annonce une fracture entre Salazar et le monde universitaire. L’opposition s’organise petit à petit dans la clandestinité. Le parti communiste, dont la figure de proue est Álvaro Cunhal, est certainement le mouvement le plus structuré. L’avocat Mário Soares organise également l’opposition socialiste. Il crée l’Action socialiste portugaise qui deviendra le parti socialiste portugais en 1973. Enfin, l’accident vasculaire cérébral de Salazar en 1968 et sa mort en 1970 achèvent d’affaiblir le régime. Voyant que Salazar n’est plus en mesure de gouverner, le chef de l’État nomme Marcello Caetano chef du Conseil mais aucun membre de l’entourage de Salazar n’ose lui dire qu’il n’occupe plus cette fonction. En matière économique, la dictature salazariste est marquée par une profonde dualité entre volonté de modernisation et statu quo. La dictature a développé le réseau routier et mis en place des politiques de développement qui modifient profondément l’économie du pays et l’ouvrent au reste du monde : croissance du secteur industriel et des services au profit du secteur agricole12, augmentation des échanges commerciaux et 12 Le secteur de l’industrie représente 27,8% du PIB dans la décennie 1960, contre 42,4 % pour les services et 29,8% pour le secteur agricole.
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des investissements étrangers, croissance du tourisme. Entre 1960 et 1973, la croissance est supérieure à 7,5 % par an mais la politique menée par le gouvernement est essentiellement monétaire (contrôle des prix et du taux de change, stabilité de l’escudo, etc.) et ne permet pas de faire émerger la majorité de la population de la pauvreté (faible salaire, analphabétisme, etc.). Cette dernière est souvent contrainte à l’exil pour trouver de meilleures conditions de vie et de travail et fuir la conscription militaire. Le Portugal est le pays le plus pauvre d’Europe occidentale dans les années 1960. Cette émigration massive entraîne une décroissance de la population. L’exode rural se développe. Les inégalités de développement entre les zones rurales et urbaines sont immenses : infrastructures vétustes, carence en eau et en électricité, etc. La société portugaise est fortement divisée entre d’une part, une petite élite aisée, cultivée et ouverte au monde, composée de riches propriétaires fonciers ainsi que d’une bourgeoisie d’affaires et d’autre part, le reste de la population, essentiellement rurale. Les classes moyennes sont encore peu développées et connaîtront leur essor après 1974. Influences et conséquences ¬¬ Le dictateur Salazar laisse en héritage un pays au bord du gouffre : la pauvreté endémique est marquée par des conditions de vie et de travail misérables pour la majorité de la population qui cherche à fuir le pays ; les libertés publiques sont bâillonnées, la police politique et la justice répriment toute opposition ; les guerres coloniales sont coûteuses et sans issue. Le consensus colonial autour de l’empire pluricontinental de Salazar s’effondre peu à peu. De toutes parts, l’opposition fait entendre ses voix et fragilise le régime : exilés politiques et opposition politique, mouvements indépendantistes coloniaux, opposition communiste, mouvement étudiant, universitaire et intellectuel. Malgré quelques réformes cosmétiques et une image plus libérale, le nouveau chef du Conseil se révèle vite incapable de changer en profondeur le système et suscite un profond désenchantement parmi la jeunesse. L’opposition tente petit à petit de se faire entendre. Caetano déçoit la droite qui considère qu’il trahit le salazarisme et la gauche qui lui reproche de perpétuer l’Estado Novo. La question coloniale devient centrale et précipite la chute du gouvernement. La pression des organisations
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internationales s’intensifie pour que le Portugal prenne le chemin de la décolonisation. Le conflit s’enlise, notamment au Mozambique et en Guinée où les troupes portugaises essuient plusieurs revers face à la guérilla qui conquiert peu à peu les territoires et impose l’indépendance. Cette guerre outre-mer est extrêmement coûteuse sur le plan humain et financier pour le Portugal : 140 000 soldats mobilisés, 8 000 morts, 30 000 blessés ou mutilés. De plus en plus de jeunes tentent de se soustraire à la conscription militaire et le gouvernement se retrouve face à une pénurie de soldats. Les guerres coloniales absorbent en 1973 le quart des dépenses publiques. Les officiers sont de plus en plus déboussolés face à l’enlisement du conflit et au sentiment d’abandon de la part du gouvernement. Dans ce contexte, plusieurs officiers, dont les généraux Kaúlza, Spínola et Costa Gomes, commencent à conspirer au sein de l’armée et à rassembler des troupes pour faire chuter le salazarisme qui ne survit pas à la mort de sa figure tutélaire.
Le retour de la démocratie et l’intégration européenne Espagne : la Transition démocratique (1975-1982) De la mort de Franco aux élections législatives : le couple Juan CarlosAdolfo Suárez œuvre pour la démocratie dans un contexte de fortes tensions politiques Le processus de transition du régime politique espagnol n’est pas un long fleuve tranquille. Toutefois, force est de constater qu’il n’y a pas eu de conséquences dramatiques comme on pouvait s’y attendre. La mort de Franco en 1975 suscite l’inquiétude dans une Espagne qui fait un saut dans l’inconnu. Il faut attendre plusieurs mois avant qu’un événement politique majeur enclenche le processus de transition : la nomination du jeune cadre franquiste et phalangiste Adolfo Suárez par le roi Juan Carlos Ier à la présidence du gouvernement. Le roi, successeur de Franco, tout comme Adolfo Suárez, surprennent par leur projet réformateur et démocratique. Toute une série de réformes va transformer le paysage politique espagnol en l’espace d’un an et demi. Le président du gouvernement aidé par le roi réalise un tour de force en convainquant – certes difficilement – le Congrès des députés et le Sénat de s’auto-dissoudre. Les députés franquistes
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admettent que la survie du franquisme est impossible sans Franco et que des réformes doivent être menées. La Loi pour la réforme politique (LRP) est votée en 1976 et prévoit l’organisation d’élections législatives libres, une première depuis 1936. Adolfo Suárez accomplit un autre exploit en légalisant l’existence du Parti communiste espagnol (PCE) en avril 1977, ultime cauchemar du régime franquiste. Le PCE doit toutefois renoncer à la République et accepter la monarchie. S’ensuit une libéralisation de la vie politique : les libertés de manifester, de s’exprimer librement, de se syndiquer, de faire de la politique sont désormais garanties tandis que la police politique du régime, les tribunaux d’exception jugeant les crimes politiques et le Mouvement national sont dissous.
Juan Carlos : le héros de la Transition ? Juan Carlos, fils de Don Juan, lui-même fils du roi Alphonse XIII, passe son enfance en Italie. La famille royale est en exil depuis la proclamation en 1931 de la Seconde République espagnole. Envoyé par son père sous la tutelle de Franco, le prince Juan Carlos devient l’alibi monarchiste d’une dictature dirigée d’une main de fer par le Caudillo. Tout au long de son enfance, le prince reçoit une éducation franquiste, traditionnelle et militaire. À partir de la fin des années 1960, l’élite franquiste cherche un successeur symbolique à Franco, le véritable pouvoir politique devant revenir à son bras droit, l’amiral Carrero Blanco. C’est à ce moment que Juan Carlos Ier décide de jouer un numéro d’équilibriste mortel : il planifie une transition démocratique du vivant même de Franco. Fort d’une expérience de quelques années à arpenter les arcanes du pouvoir (tant du côté phalangiste traditionaliste que du côté de la frange des franquistes progressistes, en passant par des contacts discrets avec l’opposition), Juan Carlos connaît parfaitement les rouages de la scène politique franquiste, des institutions et les hommes qui les font fonctionner. À la mort de Franco, Juan Carlos apparaît aux yeux des Espagnols comme un simple pantin de l’élite franquiste. Le roi sans légitimité politique et populaire fait alors preuve d’un génie politique hors norme : il multiplie les signaux contradictoires en s’assurant toujours de la confiance des franquistes traditionalistes sans jamais fermer la porte au progrès et à l’opposition. L’action spectaculaire de Juan Carlos Ier est symbolisée par trois étapes dans le processus de Transition : tout d’abord, il rassure la frange phalangiste et franquiste en nommant le franquiste Adolfo Suárez à la tête du gouvernement. Le roi parvient ensuite à convaincre les institutions d’opérer une transition vers la démocratie tout en
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respectant la légalité franquiste, ce qui le rend inattaquable par la droite et l’extrême droite. Enfin, son intervention pendant le coup d’État de 1981 ancre définitivement la démocratie espagnole. Le roi est passé par le congrès franquiste pour légitimer la démocratie puis par la démocratie pour enraciner la monarchie en Espagne : un véritable tour de force. Le roi jouira d’une popularité pendant de nombreuses années avant d’abdiquer en faveur de son fils Felipe VI, le 18 juin 2014, suite à de nombreuses affaires de corruption qui ébranleront la famille royale. Ces différentes mesures sont prises dans un climat politique extrêmement tendu. D’un côté les milices d’extrême droite (dont la Phalange) perturbent l’ordre public par des attentats ou des intimidations et de l’autre côté, des grèves d’une ampleur inédite depuis plus 50 ans sont organisées et les manifestations se multiplient. La répression transforme chaque événement en champ de bataille et la police commet régulièrement des bavures mortelles. C’est en janvier 1977 que cette violence culmine lors de la Semaine noire : plusieurs membres du régime sont enlevés par des organisations d’extrême gauche, plusieurs étudiants sont tués à l’occasion de manifestations et un attentat d’extrême droite provoque la mort de cinq personnes. Malgré ce climat délétère, les premières élections libres depuis 1936 se déroulent dans l’euphorie (plus de 200 partis s’y présentent) en mai 1977. L’UCD, le parti centriste et démocratique créé par Adolfo Suarez pour ces élections remporte la majorité des suffrages, suivi de près par le PSOE, le parti socialiste espagnol. La frange réformatrice franquiste et le PCE réunissent un peu moins de 10 % des suffrages, tandis que l’extrême droite et l’extrême gauche n’obtiennent presque aucun vote. Les années qui suivent permettent d’affermir la démocratie espagnole, notamment grâce à la rédaction de la Constitution qui sera massivement approuvée par les Espagnols le 6 décembre 1978. Le 6 décembre est aujourd’hui un jour férié. De la naissance de la Constitution de 1978 au Coup d’État de Tejero Les nouvelles forces politiques prennent des décisions d’une portée considérable. Tout d’abord, une loi d’Amnistie est votée : toutes les personnes condamnées pour des motifs politiques depuis 1939 sont amnistiées. Cette loi garantit également l’impunité à tous les responsables du régime franquiste qui ne peuvent plus être poursuivis ou sanctionnés.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 81
Cette mesure fait table rase du passé et met sous le tapis la mémoire de l’histoire espagnole, un thème qui est encore tabou aujourd’hui. Le Parlement issu des élections constituantes de 1977 s’attelle parallèlement à la rédaction de la Constitution espagnole dont les rédacteurs sont issus des divers partis qui composent le champ politique espagnol. Celle-ci est promulguée par le roi Juan Carlos le 29 décembre 1978. Le texte pose les fondements de la monarchie parlementaire espagnole actuelle : une démocratie respectueuse des droits de l’homme où le roi joue le rôle d’arbitre moral sans pour autant avoir de responsabilité et tout en restant le chef des armées. Une nouvelle structure territoriale est mise en place permettant l’instauration de gouvernements autonomes dans chaque région qui doivent cependant se plier aux décisions prises par le gouvernement central. Le gouvernement espère ainsi apaiser les organisations terroristes basques et catalanes nationalistes qui multiplient les attentats et désamorcer la menace qu’elles font planer sur l’unité espagnole. La constitutionnalisation du statut des communautés autonomes s’avère cependant particulièrement complexe. La crise des communautés autonomes fragilise le gouvernement qui doit bientôt faire face au désenchantement politique des Espagnols. La démocratie ne remédie pas aux différentes formes de terrorisme – qui touchent particulièrement l’armée et causent la mort de plus de 100 personnes en 1980 – ou à la crise économique et sociale de la fin des années 1970. L’inefficacité du parti au pouvoir est manifeste et oblige Adolfo Suárez à présenter sa démission en janvier 1981. Il est remplacé par Leopoldo Calvo-Sotelo. Devant la fragilisation des institutions et le « démembrement » de l’Espagne avec le processus d’autonomisation des régions, des groupes militaires décident de passer à l’action et d’imposer un régime autoritaire. La tentative de putsch du 21 février 1981 par le lieutenant-colonel Terejo met fin au « désenchantement » : plusieurs millions d’Espagnols assistent en direct à la télévision à la séquestration des députés en pleine session parlementaire. Le lieutenant-colonel Terejo cherche alors à rallier le reste de l’armée à son projet de junte militaire visant à « redresser » le pays. Le roi reste ferme et refuse de plier face à cette tentative de coup d’État qui, privée de soutien, avorte. Cette intervention de Juan Carlos est perçue comme une victoire
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et ancre symboliquement la monarchie dans la démocratie. Le roi devient le sauveur de la démocratie aux yeux du peuple et la monarchie gagne la légitimité populaire qui lui manquait. Deux événements marquent définitivement le retour de la démocratie : –– Premièrement, la victoire du Parti socialiste et ouvrier espagnol (PSOE) aux élections législatives de 1982 avec 48 % des suffrages installe au gouvernement Felipe González, homme populaire et apprécié des Espagnols. La gauche socialiste fait entrer le pays dans la modernité. –– Puis, à titre plus symbolique, l’arrivée à Madrid du tableau Guernica. Celui-ci était resté en dépôt au Musée d’Art Moderne de New York et ne devait, conformément à la volonté de Picasso, retourner en Espagne que lorsque la démocratie serait rétablie. En 1992, Madrid est nommée capitale européenne de la culture, tandis que Barcelone accueille les Jeux Olympiques et Séville l’Exposition Universelle. Plus qu’un souffle culturel, il s’agit d’un véritable retour sur le devant de la scène internationale.
?
Le saviez-vous
La Movida ou le vent de libération espagnol La Movida, du verbe « mover » (bouger), ou la Mouvance illustre cette période de transition entre la dictature et la démocratie, soit l’après-franquisme, surtout à Madrid, et l’effervescence culturelle et sociale qui se manifeste. Le terme « movida » vient de l’expression « hacer una movida » qui signifiait partir de la ville pour acheter de la drogue et revenir la consommer dans Madrid. Madrid devient un lieu de fête et de création, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les films de Pedro Almodóvar sont des témoins idéaux de cette époque et mettent notamment en scène des personnages emblématiques de cette Movida. Influences et conséquences ¬¬ Mémoire collective et devoir de mémoire en Espagne L’Espagne et le Portugal ont tous deux accédé à la démocratie à la même période. La transition démocratique ne s’est pas faite de la même façon dans les deux pays et la dictature a eu des conséquences différentes. La réconciliation, l’oubli et la mémoire ne se vivent pas de la même manière en Espagne et au Portugal.
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Le processus même de la Transition espagnole a été rendu possible par le vote d’une loi d’amnistie du 15 octobre 1977. Cette loi, adoptée à l’unanimité tant par les communistes que par les politiciens issus du franquisme, amnistie tous les crimes commis avant 1977, qu’ils aient été commis par des opposants politiques ou par des fonctionnaires en exercice durant la dictature. L’Espagne, soucieuse d’avancer dans sa transition démocratique, a donc décidé de fermer les yeux sur cette « parenthèse de l’histoire » et de tourner définitivement la page de la dictature et de la guerre civile. Si vous ne connaissez pas parfaitement votre interlocuteur, évitez toute question touchant à la mémoire collective datant du franquisme, ces sujets sont extrêmement délicats. Cette décision est aujourd’hui controversée : les enfants et petitsenfants de Républicains victimes de la guerre civile et du franquisme cherchent à savoir où sont enterrés leurs grands-pères afin de leur offrir une sépulture plus digne que les fosses communes. Des associations commencent à se former pour recenser les fosses communes et réclamer leur ouverture. Toutefois, le sujet est sensible et la question de l’exhumation des victimes fait encore aujourd’hui l’objet de lourdes polémiques. Le fantôme du franquisme est toujours présent en Espagne : certaines victimes croisent toujours leur ancien tortionnaire dans la rue. Des rues et des statues font toujours référence à Franco ou à ses généraux. Par ailleurs, le premier parti de droite au pouvoir, Partido Popular, entretient toujours des liens plus ou moins éloignés avec le franquisme en finançant par exemple la Fondation Francisco Franco. Le père du président du gouvernement de droite Mariano Rajoy était juge sous le régime franquiste. Certaines personnes doutent d’ailleurs de la sincérité de toute une partie de la classe dirigeante franquiste devenue démocrate pendant la Transition. Le franquisme perdure sous plusieurs formes et le Parti populaire reste un parti composé d’une bourgeoisie néo-franquiste. Cette droite dure et un peu nostalgique cohabite avec une population espagnole qui compte toujours ses morts. En 2007, une loi dite « de mémoire historique », visant à réhabiliter la mémoire des victimes du franquisme et de la guerre civile, est approuvée par le Parlement. Cette loi condamne officiellement le franquisme et honore les victimes de la dictature, prévoyant notamment des réparations morales et financières. Il est également
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annoncé que tous les symboles du franquisme devront être effacés de l’espace public et la loi prévoit également le recensement des fosses communes sans pour autant prendre en compte leur ouverture. La maire de Madrid, Manuela Carmena, a décidé que les artères, jardins et bâtiments publics de la capitale ne porteront plus de noms en hommage à l’époque de la dictature. Même s’il existe une nostalgie diffuse consistant à dire que finalement, tout n’était peut-être pas si mal sous la dictature, l’extrême droite n’a pas de poids politique dans la péninsule ibérique. La dictature fait peutêtre encore office d’épouvantail.
Portugal : la Révolution des Œillets (25 avril 1974) La Révolution des Œillets est un cas unique dans l’histoire et ne s’apparente à aucun modèle. En une seule journée, cette Révolution pacifique et sans effusion de sang parvient à faire chuter un régime établi depuis près de 48 ans. Tout se passe à Lisbonne. Les opérations sont dirigées par le major Otelo Saraiva de Carvalho, ancien officier dans les colonies, qui coordonne les différents mouvements des insurgés. L’opération, extrêmement bien organisée, vise à occuper plusieurs lieux emblématiques contrôlés par le pouvoir : la radio, la télévision, le quartier général, l’aéroport et les ministères situés place du Terreiro do Paço. À 00h20, la chanson Grândola, Vila Morena (Grândola, ville brune) diffusée sur les ondes marque le coup d’envoi de l’insurrection. L’opposition est rare, 80 % des forces armées du pays se trouvent dans les colonies. Les troupes prennent possession du ministère de l’Intérieur et de la Défense et ne font face à aucune opposition majeure. Caetano remet sa démission au général Spínola et s’exile au Brésil. Dans la journée, des militaires déposent des œillets rouges au bout de leurs fusils et la population descend rapidement dans les rues pour encourager les troupes dans une ambiance fraternelle. Le Mouvement des forces armées (MFA) annonce la chute du régime à 20h00. Une junte de Salut national, composée d’officiers supérieurs, est mise en place pour assurer un gouvernement provisoire en attendant de nouvelles élections. Le Général Spínola en assure la présidence. Les prisonniers politiques sont libérés, la censure et la police politique disparaissent. Les exilés politiques, en tête desquels Mário Soares et
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Álvaro Cunhal, font leur grand retour au Portugal. Le pluralisme politique renaît de ses cendres avec la création ou la reformation de plusieurs dizaines de partis politiques en 1974. Influences et conséquences ¬¬ Le 25 avril est aujourd’hui la fête nationale du pays et incarne le processus de transition vers la démocratie. Cette Révolution des Œillets est avant tout un symbole d’espoir et de liberté intemporel, une volonté de reprendre en main le destin de la patrie. Elle est un marqueur unique de la démocratie portugaise qui est sortie, en l’espace d’une journée, de la nuit et du silence. Le MFA présente son programme : décoloniser, démocratiser, développer, et lance le Processus révolutionnaire en cours (PREC). Le MFA veut consolider l’alliance entre le peuple et l’armée et reste le principal acteur jusqu’à l’été 1975. Mais les dissensions et contradictions entre civils et militaires ne cessent de croître, mettant à mal le processus. Le parti socialiste et le parti communiste occupent une place de premier rang sur l’échiquier politique mais ce dernier est accusé de vouloir mettre en place une « démocratie populaire » par un coup de force. Le 25 avril 1975, les élections à l’Assemblée constituante voient le parti socialiste (38 %) arriver en tête, suivi par le parti populaire démocratique (centre droit, 26 %) et le parti communiste (12,5 %). Cette période est marquée par une forte instabilité politique caractérisée par une succession de coups d’État avortés et accentuée par une ingérence extérieure. L’Église et les mouvements socialistes européens manœuvrent pour contrecarrer l’influence du parti communiste et faire émerger un mouvement populaire plus large. Finalement, une nouvelle Constitution est promulguée le 2 avril 1976. Le parti socialiste remporte les élections du 25 avril 1975 et le général Eanes est élu au suffrage universel en juin. Le premier gouvernement constitutionnel est dirigé par Mário Soares. Les militaires s’effacent peu à peu du pouvoir et une démocratie parlementaire européenne voit le jour. Le Portugal devient un objet de curiosité pour les politiques et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Beaucoup font le déplacement pour voir de leurs propres yeux la Révolution pacifiste et le processus
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révolutionnaire. Jean-Paul Sartre, François Mitterrand, Daniel CohnBendit, Pierre Mendès France et Michel Rocard passent par Lisbonne ou s’y installent provisoirement. La fin des colonies En 1974, le Portugal n’a plus les moyens d’assumer ses guerres coloniales. Le MFA met rapidement en place une politique de décolonisation qui sera achevée en 18 mois. Plusieurs militaires sont persuadés que seule une issue politique permettra de résoudre le conflit et de sortir de l’impasse. C’est Mário Soares, alors ministre des Affaires Étrangères qui porte cette politique. Le MFA vote une loi en juillet 1974 qui reconnaît le principe d’autodétermination des territoires de son ancien empire. Les accords d’indépendance de la Guinée, du Mozambique, de São Tomé-et-Principe et du Cap-Vert sont signés en 1974, suivis par l’Angola en 1975. En quelques mois, plus de 500 000 retornados (rapatriés) prennent le chemin de la métropole alors que le Portugal ne compte que 8,5 millions d’habitants. Nombre d’entre eux rentrent avec le sentiment amer et douloureux d’avoir tout perdu outre-mer et nourrissent un profond ressentiment à l’égard des hommes qui ont négocié la décolonisation. Les premiers gouvernements provisoires tentent d’organiser l’intégration des rapatriés et de leur donner un statut légal mais beaucoup ne peuvent obtenir la nationalité et sont considérés comme des immigrants. Les retornados s’intègrent plus ou moins rapidement dans une société en pleine mutation et sont globalement bien accueillis par la population même s’ils sont parfois considérés comme des réfugiés de guerres civiles. Leur réinsertion dans la société portugaise est parfois accompagnée d’un sentiment de tristesse, la saudade qui accompagne la fin de l’Empire colonial portugais. Influences et conséquences ¬¬ Mémoire collective et devoir de mémoire au Portugal L’héritage de la dictature se vit de manière extrêmement différente dans chaque pays. La Révolution des Œillets a été pacifiste et il n’y a pas eu de guerre civile au Portugal. Le pays n’a pas eu besoin de panser des blessures aussi profondes que l’Espagne. La dictature s’est dissoute dans un autoritarisme un peu mou grâce à une Révolution populaire presque consensuelle. Le Pont Salazar a été renommé « Pont du
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25 avril », jour de la Révolution des Œillets qui a chassé Salazar du pouvoir. Le pays tout entier fête chaque année la fin de la dictature. On pourrait presque parler d’un « consensus familial », si propre au pays.
L’ouverture sur le monde et l’ancrage européen de la péninsule ibérique Une fois la Transition démocratique et la décolonisation achevées, la péninsule ibérique ouvre progressivement la voie à une politique extérieure atlantiste, tournée vers l’Europe. Cette adhésion représente un gage de consolidation pour les nouvelles démocraties portugaise et espagnole ainsi qu’une opportunité de moderniser les structures économiques et sociales des deux pays. Tous les gouvernements qui se succèdent défendent la voie européenne, à l’exception du parti communiste. L’examen de la candidature est longuement retardé en raison de l’instabilité politique, financière et économique des jeunes démocraties mais à partir de 1984, François Mitterrand donne un coup de pouce à l’Espagne et au Portugal et facilite les négociations. Les deux pays signent finalement un traité d’adhésion le 12 juin 1985 pour une entrée effective le 1er janvier 1986. Lors de son discours à Lisbonne le 12 juin, Mário Soares déclare solennellement que : « L’entrée dans l’Europe met un point final au cycle impérial du Portugal. » L’adhésion de la péninsule ibérique à la CEE en 1986 a permis d’enraciner la démocratie européenne et de mettre un terme à l’isolement de l’Espagne et du Portugal sur la scène européenne. Les deux pays ont connu une transformation et une modernisation sans précédent en l’espace de quatre décennies. L’évolution du paysage politique, économique et social de la péninsule ibérique sera abordée dans les chapitres suivants.
Témoignage de Monique Kaminski « Quand je suis arrivée au Portugal en 1989, j’ai vraiment eu l’impression que le Portugal n’était pas encore entré dans le xxie siècle. Les Portugais ont souffert de la dictature et il y avait alors un décalage évident comparé à d’autres pays, notamment sur la qualité des routes et des infrastructures. Le Portugal entretient ce mélange de modernité et d’attachement aux traditions mais il n’a pas évolué aussi vite que d’autres pays car il n’en n’avait pas les moyens. J’étais au Portugal lors de l’Exposition universelle de 1998 (Expo ’98) qui s’est tenue à Lisbonne. Grâce à cet événement, le pays a fait un bon d’un siècle en termes d’infrastructures. »
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On retrouve ce mélange entre tradition et modernité dans l’espace : la ville de Lisbonne est partagée entre la vieille ville, tournée vers le passé, et les quartiers modernes qui ont accueilli l’Expo ’98
Attentat d’Atocha : l’Espagne frappée en plein cœur par le terrorisme L’attentat de la gare d’Atocha (Madrid) du 11 mars 2004 intervient en Espagne dans un contexte de croissance, de guerre d’Irak et à trois jours seulement de la tenue des élections générales espagnoles. Cette attaque à la bombe revendiquée par Al-Qaïda entraîne la mort de 191 personnes, traumatise durablement les mémoires et bouleverse la scène politique espagnole et la géopolitique de l’Espagne. La politique extérieure espagnole porte encore les stigmates de l’événement. Pendant les jours qui suivent l’attentat, le gouvernement de droite dirigé par José María Aznar accuse ETA d’avoir organisé l’attentat sans disposer de preuves tangibles. Le 13 mars au soir, Al-Qaïda revendique l’attaque. Les élections ont lieu le lendemain. La sanction des électeurs est immédiate : le gouvernement du Parti populaire (PP) essuie une lourde défaite électorale. La victoire du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) marque la fin de l’engagement espagnol dans les coalitions internationales jusqu’à aujourd’hui. En 2004, l’Espagne achève le retrait de ses troupes en Irak. Cet événement a également rompu le pacte antiterroriste existant entre les différents partis espagnols. Influences et conséquences ¬¬ Naissance d’un complexe d’infériorité ? La Révolution des Œillets s’est presque faite sans effusion de sang. De la même façon, la dictature portugaise n’a pas été aussi sanglante que la dictature espagnole. Le Portugal n’a donc pas eu à effectuer le même processus de paix, de réconciliation et de mémoire que l’Espagne. Il est aisé de croire qu’étant passé du statut de puissance maritime et militaire mondiale pendant des siècles à celui d’« homme malade de l’Europe », le Portugal ait nourri un complexe d’infériorité. Pourtant, il n’en est rien. Il existe néanmoins un sentiment diffus, propre au Portugal, comme le spleen l’est à la France. Il s’agit de la saudade, qu’Alain Wallon vient expliquer en ces termes : « La saudade c’est quelque chose d’extrêmement difficile à traduire, un "intraduisible"
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dont le sens se situe entre spleen et nostalgie mais ce n’est pas exactement ça. Tout Portugais possède l’accès à ce sentiment, qui est un sentiment à la fois de fierté mais aussi romantique, nostalgique de la grandeur passée du Portugal par rapport à ce qu’il est aujourd’hui. C’est ce sentiment d’être un petit pays au fin fond de l’Europe tout en étant celui qui a découvert la moitié, si ce n’est plus, du monde. » La sphère armillaire sur le drapeau portugais représente d’ailleurs la totalité du monde. Ce sentiment se rapproche d’une forme de pessimisme et d’une mauvaise image de soi qui ressurgit lorsque des athlètes portugais ont de mauvais résultats par exemple. Pour autant, les Portugais ne nourrissent pas de réel complexe d’infériorité, seulement une certaine nostalgie des grandes heures de leurs pays. José Gil, un philosophe portugais qui enseigne à l’Universidade Nova de Lisbonne, s’est beaucoup penché sur ce mal de vivre à la portugaise. Pour lui, cette saudade est née de la cohabitation de deux sociétés différentes au sein du pays. La première, prémoderne, rurale et fermée, s’oppose à la seconde, postmoderne, urbaine et ouverte, née avec entre autres l’adhésion à la Communauté économique européenne. En 2004, Gil a publié un livre à ce sujet pour essayer de décrypter les craintes et les attentes de la société portugaise. Portugal, Hoje : O Medo de Existir (Portugal d’aujourd’hui : Les peurs d’exister) a connu un succès extrêmement important au Portugal. Selon lui, l’ambivalence qui règne au sein de la société portugaise est une des explications de la saudade. Au même titre que les Français ou les Anglais, les Portugais ont connu une histoire très riche et ont longtemps eu un rôle important en Europe. Si cette réalité appartient au passé, son souvenir est encore très ancré dans les mentalités portugaises. Alain Wallon nous rappelle justement à ce propos : « Le Portugal a eu une histoire extraordinaire. Il a découvert toutes les côtes africaines, a été jusqu’en Inde et au Japon par la voie des mers, en est revenu et a été conquérir une partie de l’Amérique, en partage de fait avec les Espagnols […] L’âme portugaise, elle, est tournée vers elle-même, dans un sentiment à la fois de manque, de douleur et en même temps du plaisir unique d’être portugais. Si on cherche à comprendre les Portugais, il faut essayer de comprendre cela. »
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LLQuelques dates clés à retenir –– 1910 : proclamation de la Ire République portugaise –– 1926 : coup d’État militaire et fin de la République portugaise –– 1932 : autonomie de la Catalogne –– 1933 : proclamation de l’Estado Novo de Salazar –– 1936 : autonomie de la Galice et du Pays Basque –– 1936 : victoire du Front Populaire en Espagne –– 1936-1939 : guerre civile espagnole –– 26 avril 1936 : Guernica –– 1949 : entrée du Portugal dans l’OTAN –– 1955 : entrée de l’Espagne et du Portugal à l’ONU –– 1974 : Révolution des Œillets (25 avril) –– 1975 : mort de Franco, fin du franquisme et début de la Transition démocratique qui prendra officiellement fin à la première alternance politique de 1982 –– 1975 : indépendance du Mozambique et de l’Angola –– 1976 : promulgation de la nouvelle Constitution portugaise –– 1978 : promulgation de la nouvelle Constitution espagnole –– 1982 : victoire du PSOE aux élections législatives espagnoles –– 1986 : adhésion de l’Espagne et du Portugal à la CEE –– 1986 : entrée de l’Espagne dans l’OTAN –– 1992 : Madrid capitale de la culture, Jeux Olympiques à Barcelone, Exposition universelle de Séville –– 1998 : Exposition universelle de Lisbonne –– 2004 : attentat d’Atocha et fin de l’intervention militaire de l’Espagne en Irak –– 2008 : crise des subprimes et régression économique au Portugal et en Espagne
Mots clés Régénérationnisme, républicanisme portugais et Première République, A Portuguesa, Miguel Primo de Rivera, Seconde République espagnole, Manuel Azaña, guerre civile espagnole, Républicains et nationalistes, Retirada, Caudillo Franco, général Mola, putsch,
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dictature, répression, Phalange, Guernica, desarrollismo, amiral Carrero Blanco, ETA, Salazar, Estado Novo, dictature des Professeurs, Pacte ibérique, neutralité, Juan Carlos Ier, Transition démocratique, Adolfo Suárez, Révolution des Œillets, lusotropicalisme, décolonisation, tentative de putsch du 21 février 1981, adhésion à la CEE en 1986, attentats d’Atocha.
1.3
Géopolitique
À partir du xve siècle, l’Espagne et le Portugal ont vu leur influence sur le monde décroître de manière significative. Les guerres de religion, les processus de décolonisation et les différentes crises diplomatiques ont fortement affaibli ces deux pays autrefois à la tête de deux immenses empires. Après l’hiver des dictatures qui a isolé la péninsule ibérique du reste du monde pendant près de quatre décennies, l’Espagne et le Portugal ont dû trouver leur place au sein d’une construction européenne naissante. Marqués par la nostalgie de la grandeur passée, ils ont également dû construire de nouvelles relations avec leurs anciennes colonies. Cette redéfinition de la place de l’Espagne et du Portugal dans le concert des nations va de pair avec les nouvelles problématiques économiques, sociales, politiques et démographiques auxquelles les deux pays doivent faire face. La péninsule ibérique a été frappée de plein fouet par la crise économique mondiale dont les conséquences ont profondément transformé les deux sociétés et sont encore visibles à l’heure actuelle.
1.3.1
Relations entre l’Espagne et le Portugal
Le Portugal et l’Espagne : entre rivalité, dédain et ignorance mutuelle Les deux pays de la péninsule ibérique sont unis par une relation de rivalité et ce, depuis des siècles. Cette rivalité a été exacerbée lors de la période des grandes découvertes et durant les siècles qui suivirent, siècles au cours desquels les deux grandes puissances navales se sont mesurées et estimées. Aujourd’hui, elle est particulièrement perceptible lors des matchs de football : cette rivalité sportive est en effet le fruit d’une histoire commune.
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Les deux pays ibériques se sont longtemps construits de manière indépendante sans entretenir de véritables relations alors même que l’Espagne est l’unique voisin du Portugal. La fin des dictatures et l’entrée dans la CEE des deux pays en 1986 les ont forcés à s’ouvrir et à coopérer davantage, notamment en matière économique. À ce sujet, Antonio Costa Pinto, professeur à l’Institut des sciences sociales de Lisbonne, affirme : « Pendant des siècles, les deux pays se sont tourné le dos. L’identité portugaise s’est construite en réaction à la menace espagnole avec le soutien britannique. Jusqu’à une période récente, méfiance et rivalité prévalaient de part et d’autre. » L’Espagne et le Portugal ne sont donc pas aussi proches que leur situation géographique pourrait le laisser penser. Ainsi, de nombreux différends révèlent les légères tensions qui animent la relation entre les deux pays ibériques : conflits territoriaux mineurs autour des municipalités d’Olivenza et de Táliga sous souveraineté espagnole depuis le xixe siècle, zone économique exclusive du Portugal dans les eaux territoriales des îles Selvagens, etc. Plus récemment, le stockage de déchets nucléaires sur le site de la centrale nucléaire d’Almaraz près de la frontière portugaise par l’Espagne a provoqué une crise diplomatique entre les deux pays pendant plusieurs mois, avant d’être résolue par le biais d’un accord signé le 21 février 2017.
Un Portugal dépendant d’une Espagne tournée vers ses voisins européens Au premier semestre 2016, le Portugal est l’un des principaux partenaires européens de l’Espagne, après – par ordre d’importance – la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni. Durant cette même période, l’Espagne (qui représente 32 % et 26 % des importations et des exportations portugaises) est de très loin le premier partenaire commercial du Portugal. Les échanges économiques entre l’Espagne et le Portugal sont extrêmement déséquilibrés : le Portugal est bien plus dépendant de l’Espagne que l’Espagne ne l’est du Portugal. Pour les Espagnols, les Portugais ont tendance à se montrer plus réservés, polis et mélancoliques. Ce cliché est une véritable antithèse de l’Espagnol qui serait plus extraverti, volubile, tactile et sans gêne.
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Le Portugal conserve encore une certaine rancœur vis-à-vis de l’Espagne. Les Portugais ont encore aujourd’hui cette idée selon laquelle les Espagnols se sentent supérieurs et les regardent avec mépris. C’est un sujet délicat pour les Portugais, attention aux faux pas !
Témoignage de David Cabrera Sánchez « Les Espagnols ne sont pas des grands connaisseurs du Portugal et de son fonctionnement. Les Portugais, en revanche, sont bien mieux renseignés sur leur voisin ibérique. C’est très probablement à cause de la différence qu’il y a entre les deux pays en termes de taille et de poids sur la scène internationale. Le Portugal est plus petit que l’Espagne et l’Espagne a pendant longtemps exercé une influence importante sur le Portugal. » La distance symbolique qui sépare les deux nations est palpable malgré la proximité historique et géographique des deux pays.
Témoignage de Magali Pierret Vilela « Le Portugal et l’Espagne sont deux pays voisins, qui sont proches, qui sont "frères". Au Portugal on parle de "nuestros hermanos" [nos frères], parfois d’une façon ironique. Cette expression traduit la fraternité qui existe entre les deux pays mais, dans certains cas, elle reflète également la distance symbolique assez importante qu›il y a entre eux. » Influences et conséquences ¬¬ Cette rivalité historique se traduit aujourd’hui par une rivalité sur le plan professionnel : Espagnols et Portugais ne feront généralement pas les mêmes efforts d’intégration. Les Portugais expatriés en Espagne arrivent en conquérants mais parlent espagnol. À l’inverse, les Espagnols qui viennent travailler au Portugal vont continuer à parler espagnol et mépriser leurs collaborateurs portugais. Les Portugais nourrissent un complexe d’infériorité à l’égard des Espagnols. Les Portugais sont modestes et conscients de la petite taille de leur pays. Dans leur humilité, ils font preuve de réalisme au regard de ce qu’ils représentent par rapport au reste du monde. La réussite professionnelle d’un Portugais en Espagne fait la fierté du pays. De la même manière, la réussite de Cristiano Ronaldo dans le plus grand club de football espagnol, le Real Madrid, a empli de
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fierté le Portugal. À ce propos, la plaisanterie qui suit souligne bien le complexe d’infériorité et l’autodérision des Portugais par rapport à cette rivalité latente entre les deux pays. Un élève portugais entre en classe dans un collège madrilène et le professeur lui demande de se présenter, ce à quoi l’élève répond : « Je viens d’un petit village du fin fond de l’Espagne, nommé Portugal. » Les Espagnols peuvent entretenir un sentiment de supériorité à l’égard du Portugal en raison de la taille respective des deux pays et de l’histoire : le Portugal a appartenu à l’Espagne.
Mots clés Histoire commune, empires maritimes, rivalité, mépris, ignorance, rancœur, frères ennemis.
1.3.2
Relations avec les anciennes colonies
L’Espagne et le Portugal ont connu un destin de puissances maritimes et d’empires coloniaux similaires. Les deux pays ont successivement conquis et dominé des territoires sur plusieurs continents avant d’engager dès le xixe siècle un processus de décolonisation qui a généré un sentiment national de décadence, de nostalgie et de grandeur perdue, parfois même un repli identitaire. Les relations qu’entretiennent le Portugal et l’Espagne avec leurs anciennes colonies sont marquées par cette histoire commune, plus ou moins douloureuse, qui a laissé sur les continents son empreinte linguistique et culturelle.
L’Espagne et l’Amérique latine Le spectre de la colonisation et de la décolonisation La conquête et la colonisation espagnole en Amérique latine ont été marquées par la violence des conquistadors et des colons. Avides de richesses, les conquistadors n’ont pas hésité à piller les ressources matérielles des populations autochtones, à déstructurer leurs sociétés en imposant des croyances, une langue et une organisation sociale qui leur étaient étrangères. Des populations entières ont été décimées, d’autres ont été réduites à l’état d’esclavage pour travailler dans les champs et dans
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les mines, provoquant un véritable cataclysme démographique. Le chemin vers l’indépendance n’a pas non plus été un long fleuve tranquille. La vague de décolonisation a commencé dès le début du xixe siècle et s’est achevée en 1898. Les premiers soulèvements indépendantistes ont d’abord été réprimés dans le sang par la métropole. Ces trois siècles de violence ont laissé des séquelles en Amérique latine et la relation entre la métropole et ses anciennes colonies n’a pas toujours été évidente. Encore aujourd’hui, certains Latino-Américains nourrissent un fort ressentiment à l’égard de l’ancienne métropole qui s’est adonnée à un véritable pillage aussi bien matériel que culturel et a imposé son mode de vie ainsi que sa culture. Dans des pays à forte tendance socialiste comme le Venezuela ou la Bolivie, l’Espagne est encore associée à l’impérialisme. Un sentiment « anti-espagnol » peut parfois régner dans les rues comme au Mexique où il existe encore une forte animosité à l’encontre de la Madre Patria (Mère Patrie). Néanmoins, les Espagnols sont dans l’ensemble très bien accueillis en Amérique latine. Le temps a fait son œuvre et les Latino-Américains reconnaissent aujourd’hui que l’histoire commune, l’apport de la culture, de la langue espagnole et de la religion catholique ont permis de forger des liens indissolubles, une fraternité culturelle entre l’Espagne et ses anciennes colonies. Ce mélange est perçu comme une richesse et un patrimoine culturel légué par la « mère patrie », berceau de la culture hispanique. En témoigne la célèbre phrase de Pablo Neruda : « Ils emportèrent tout et nous laissèrent tout… Ils nous laissèrent les mots. » D’autres vantent l’idiosyncrasie13 de la colonisation espagnole et les vertus du métissage.
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Le saviez-vous
El Día de la Hispanidad La fête nationale espagnole, également appelée Día de la Hispanidad, (Jour de l’Hispanité) est célébrée le 12 octobre en mémoire du débarquement de Christophe Colomb sur l’île de Guanahani, premier contact entre la métropole espagnole et le Nouveau Monde. Alors que certains pays latino-américains célèbrent l’arrivée de Christophe Colomb, la signification donnée au 12 octobre suscite de nombreux débats et critiques sur le continent américain. 13 Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre (source : Dictionnaire Larousse).
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En Amérique latine, le nom et le sens donnés à cette fête a beaucoup évolué en fonction de l’idéologie des gouvernements successifs. Certains pays comme Cuba ne commémorent pas ce jour alors que le Mexique met en valeur la notion de métissage et célèbre El Día de la Raza (le Jour de la Race). La Bolivie et le Venezuela refusent de fêter ce qu’ils considèrent comme le début de colonisation et ont décidé de s’opposer à la notion « d’hispanité ». Ces pays préfèrent mettre à l’honneur les populations indigènes en célébrant le multiculturalisme lors de la Journée de la Résistance indigène (Día de la Resistencia Indígena pour le Venezuela).
Comment l’Amérique latine voit-elle l’Espagne ? L’Espagne porte beaucoup d’intérêt à l’actualité politique, économique, financière, commerciale, culturelle et sportive des pays latino-américains et cet intérêt est réciproque. En témoignent le nombre d’articles et les unes consacrés à l’actualité latino-américaine dans la presse espagnole et vice-versa. Cependant, la crise économique a quelque peu érodé l’image de l’ancienne métropole. L’opinion latino-américaine porte un regard plus pessimiste sur l’Espagne alors que cette dernière jouissait d’une forte cote de popularité (Transition démocratique, croissance économique et investissements de capitaux en Amérique latine). La crise a été une véritable surprise pour les Latino-américains qui associaient l’Espagne à un paradis de prospérité, une terre de refuge pour ceux qui fuyaient leur pays pour des raisons économiques et/ou politiques. Beaucoup de Latino-Américains sont revenus dans leur pays d’origine depuis la crise car les conditions de vie et de travail ainsi que les perspectives d’avenir semblent parfois meilleures outre-Atlantique.
Quelles relations politiques, culturelles et commerciales avec l’Amérique latine ? L’héritage culturel a favorisé des politiques de coopération culturelle, économique, commerciale et politique entre l’Amérique latine et l’Espagne. Ainsi, l’Espagne a fait le pari de la mise en place d’une communauté culturelle et linguistique regroupant l’ancienne métropole et ses anciennes colonies pour conserver de bonnes relations. Aujourd’hui, plus de 472 millions de personnes ont pour langue maternelle l’espagnol, ce qui en fait la deuxième langue maternelle la plus parlée au monde après le mandarin. Au total, 21 pays ont pour langue officielle l’espagnol : tous se
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situent sur le continent américain à l’exception de la Guinée Équatoriale. Selon l’Institut Cervantes qui assure la promotion et le rayonnement de la langue espagnole à travers le monde, 567 millions de personnes parlent aujourd’hui l’espagnol, soit 7,8 % de la population mondiale. Dès la Transition démocratique, les différents gouvernements espagnols ont mis un point d’honneur à construire une communauté ibéro-américaine partageant des référents culturels, historiques et linguistiques communs, en témoigne la création des sommets ibéro-américains dès 1991 auxquels sont associés le Portugal et le Brésil. L’enjeu de ces sommets était avant tout de fédérer les États latino-américains autour d’un même objectif : le retour à la démocratie après une décennie (1970) marquée par les dictatures. L’Espagne s’est ainsi posée en interlocuteur incontournable dans la région et en modèle à suivre. Madrid a donc cultivé ses relations avec un continent qu’elle considérait comme sa chasse gardée. Au cours de la décennie 1990, dans un contexte de mondialisation et de fin des dictatures en Amérique Latine, le sous-continent s’est largement ouvert au commerce mondial. L’Espagne et le Portugal ont été des partenaires privilégiés dans cette ouverture. Aujourd’hui, les échanges commerciaux avec les pays latino-américains sont plutôt restreints même si l’Espagne a renforcé sa présence commerciale en Amérique latine durant la crise. L’Amérique latine représente 4,3 % des importations espagnoles et 6,7 % de ses exportations en 2015. En revanche, l’Espagne est le fer de lance des investissements directs à l’étranger dans la région et remporte d’importants contrats (rénovation du métro de Santiago du Chili, construction d’un gazoduc au Pérou, etc.). En 2014, l’Espagne était le troisième investisseur dans la région. Enfin, l’implantation en Amérique latine de grands groupes espagnols, notamment dans le domaine des infrastructures (Abertis), des télécommunications (Telefónica), de la banque (Santander, BBVA) ou des énergies (Repsol, Gas Natural Fenosa) a été un facteur important de leur développement à l’international. Toutefois, le ralentissement économique de l’Amérique latine pourrait avoir un impact sur les relations qu’entretiennent l’Espagne et ses anciennes colonies.
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L’Espagne se pose aujourd’hui comme l’intermédiaire privilégié des pays latino-américains en matière de négociations avec l’Union européenne (négociations en vue d’un traité commercial entre l’UE et le Mercosur, signature d’un accord sur les visas Schengen pour le Pérou et la Colombie, etc.).
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Le saviez-vous
« ¿Por qué no te callas? » Un incident diplomatique survenu en 2007 entre le roi Juan Carlos et le président vénézuélien Hugo Chávez témoigne des tensions existant entre l’Espagne et l’Amérique latine. Lors de la clôture du xviie sommet ibéro-américain, Juan Carlos a décoché à Hugo Chávez « ¿Por qué no te callas? » (« Pourquoi tu ne la boucles pas ? ») après que ce dernier a interrompu à plusieurs reprises le discours de José Luis Rodríguez Zapatero, président du gouvernement espagnol. Hugo Chávez accusait José María Aznar, le prédécesseur de Zapatero, d’avoir soutenu une tentative avortée de coup d’État contre lui et le qualifiait de « fasciste ». Cette altercation, qui a été largement reprise dans les médias, témoigne de la dualité des relations entre l’Espagne et l’Amérique latine. Malgré ces tensions épisodiques, l’Espagne entretient tout de même des liens étroits avec les pays hispano-américains, la diplomatie espagnole en ayant fait un axe majeur.
L’Espagne, l’Afrique et l’Asie Des relations tumultueuses, parfois en perte de vitesse Les relations diplomatiques semblent plus tendues avec certaines anciennes colonies africaines et asiatiques. Dès 1912, l’Espagne a exercé un protectorat sur le Maroc divisé en deux zones d’influence : l’une au nord, située au niveau du détroit de Gibraltar et l’autre au sud, près du Sahara espagnol14. La zone nord fut restituée au Maroc en 1956 suivie de la zone sud en 1958. Depuis l’indépendance du Maroc, les deux pays entretiennent des relations économiques et 14 En 1884, l’Espagne place le Sahara espagnol sous son protectorat jusqu’en 1976, date à laquelle le Front Polisario proclame la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Mais le Maroc revendique dès lors sa souveraineté sur le Sahara occidental, invoquant des antécédents historiques et égaux. Le Sahara occidental est en partie occupé par le Maroc au nord et les territoires du sud restent aux mains du Front Polisario.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 99
commerciales fortes ponctuées par des crises diplomatiques. La question épineuse du Sahara occidental reste notamment une source de conflits. L’Espagne a apporté une aide humanitaire aux réfugiés et a tenté de jouer un rôle de médiateur pour la résolution du conflit. Elle soutient aujourd’hui le projet d’autonomie du Sahara occidental porté par le Maroc. En matière économique, les deux pays entretiennent des relations remarquables. L’Espagne est le premier partenaire commercial du Maroc (premier fournisseur et premier client). Plus de 800 entreprises espagnoles sont implantées au Maroc dans des secteurs variés tels que le tourisme, l’énergie, l’immobilier, les télécommunications ou le textile. L’aide publique au développement accordée au Maroc est également importante. Une importante communauté marocaine est présente en Espagne et on observe aujourd’hui des flux croissants de migrants espagnols vers le Maroc. Les deux pays ont également mis en place une politique de coopération forte en matière de sécurité et d’immigration. Après plusieurs tentatives de colonisation au cours du xviiie siècle, l’Espagne fonde officiellement la Guinée espagnole en 1856. L’Espagne doit faire face à de nombreuses invasions étrangères (françaises, américaines, etc.) et voit son territoire colonial considérablement réduit au cours des décennies. La colonie accède à l’indépendance en 1968 et prend le nom de Guinée Équatoriale. Dirigée depuis 1979 par le président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, la Guinée Équatoriale entretient des relations diplomatiques parfois tendues avec l’Espagne. Elle a récemment menacé l’ancienne métropole de couper ses relations et d’abandonner l’espagnol comme langue officielle suite aux critiques émises par différents membres du gouvernement à l’encontre du président qui ne respecterait pas les droits de l’homme dans son pays. Les relations culturelles et diplomatiques entre l’Espagne et ses anciennes possessions en Asie se sont raréfiées au cours du xxe siècle. Suite à la guerre hispano-américaine, les Philippines et le Guam furent cédés aux États-Unis en 1898, entraînant petit à petit une marginalisation de la culture et de la langue espagnole au profit de l’anglais. Les échanges commerciaux entre les pays sont également de plus en plus marginaux. Influences et conséquences ¬¬ Vestiges de sa grandeur passée et de son empire maritime, l’Espagne s’est efforcée de maintenir des liens diplomatiques et commerciaux
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avec ses anciennes colonies. En revanche, l’ancienne métropole a eu à cœur de maintenir une communauté linguistique active. Si certains pays vantent les mérites du métissage et une fraternité culturelle, d’autres ont nourri un sentiment anti-espagnol envers l’ancienne métropole. Autrefois perçue comme un eldorado, l’image de l’Espagne dans ses anciennes colonies s’est fortement dégradée depuis la crise et de nombreux migrants, notamment latino-américains, ont pris le chemin du retour afin de retrouver de nouvelles opportunités dans leur pays d’origine.
Mots clés Amérique latine, Guinée Équatoriale, Maroc, Philippines, histoire et langue commune, fraternité culturelle, Jour de l’Hispanité (12 octobre), fierté et rejet, métissage, pillage matériel et culturel, Mère Patrie, sentiment anti-espagnol, tensions, relations économiques, politiques et culturelles, Institut Cervantes.
La lusophonie : une communauté présente sur quatre continents La fin de la guerre d’indépendance au Mozambique en 1975 marque la fin de l’Empire portugais qui perd alors sa dernière colonie. Comme l’Espagne, le Portugal a également fait le pari de la mise en place d’une communauté linguistique et culturelle regroupant la métropole et ses anciennes colonies : la lusophonie. Si le portugais bénéficie du statut de langue officielle dans huit pays, seuls les habitants du Portugal et du Brésil l’ont pour langue maternelle. Fort de 240 millions de locuteurs à travers le monde, le portugais connaît une influence importante en Angola et au Mozambique, anciennes colonies portugaises. La Communauté des pays de langue portugaise fondée en 1996 par le Portugal et six de ses anciennes colonies vise à renforcer et à promouvoir la langue portugaise et les liens culturels, politiques et économiques existants. Ce lien historique se traduit aujourd’hui par des relations économiques et politiques étroites entre le Portugal et ses anciennes colonies. À titre d’exemple, le Portugal envoie la quasi-totalité de son aide publique au développement (APD) à ses anciennes colonies même si ce budget a nettement été réduit avec la crise.
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La crise de 2008 a également eu pour effet d’inverser les flux commerciaux et d’investissements. Pour sortir de la crise, le Portugal a misé entre autres sur les investissements étrangers à travers le programme très controversé des golden visas, des permis de séjours accordés à des investisseurs étrangers.
Le Portugal et le Brésil Une alliance politique bicentenaire La décolonisation portugaise du Brésil au début du xixe siècle est presque un cas unique : une partie de la famille royale brésilienne exilée au Brésil s’est attachée au pays au point de ne plus vouloir quitter le continent. Cet exil a transformé la relation entre les deux pays : la colonisation n’était plus uniquement une exploitation des ressources. Pierre II, dernier roi du Brésil, a beaucoup contribué au développement du pays. La colonisation et la décolonisation douce ainsi que les liens centenaires entre les deux pays ont donné naissance à une relation riche et fraternelle. Lorsqu’en temps de crise, le Brésil supporte financièrement le Portugal par le biais d’investissements, le Portugal le lui rend bien : il a notamment joué un rôle central dans l’organisation du premier sommet UE-Brésil en 2007. Le Premier ministre de l’époque, José Socrates, a donc permis la naissance d’un partenariat stratégique entre le Brésil et l’Union européenne afin de faire face à des défis globaux comme le réchauffement climatique, la sécurité énergétique ou encore le développement durable. Ce partenariat ouvre également la voie à un rapprochement politique et économique entre le Mercosur et l’UE, cher au Brésil (ce dernier souhaite notamment mettre en place un accord de libre-échange). En outre, le Portugal a montré qu’il était un soutien inconditionnel de la candidature du Brésil comme membre permanent du Conseil de sécurité, dans le cadre du projet de réforme de l’ONU. On peut également citer le soutien apporté par le Brésil lors de l’élection de l’ancien Premier ministre portugais António Guterres au Secrétariat général de l’ONU le 1er janvier 2017. Les exemples de soutiens politiques entre les deux pays ne manquent pas.
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Des relations économiques privilégiées mais pas centrales Étonnamment, le Brésil n’est pas l’un des principaux partenaires économiques du Portugal. Selon l’Ambassade de France au Portugal, le Brésil ne fait pas partie des dix premiers clients ou fournisseurs du Portugal au premier semestre 2016. Toutefois, le Brésil garde une relation privilégiée avec le Portugal et les nombreux sommets luso-brésiliens ainsi que les visites de Premiers ministres portugais au cours desquelles se négocient accords et contrats économiques le prouvent. Le Portugal est tout de même le septième pays investisseur au Brésil en 2016 avec huit milliards d’IDE. Les facilités de visas octroyées aux investisseurs étrangers hors Union européenne par le gouvernement portugais au lendemain de la crise, en 2012, ont attiré en retour plusieurs dizaines de millions d’investissements au Portugal. Cependant, le cœur des relations entre le Portugal et le Brésil réside dans les flux d’immigration et d’émigration entre les deux pays. Ainsi, la communauté portugaise au Brésil compte plus d’un million de personnes tandis que la communauté brésilienne, forte de 50 000 personnes, est l’une des minorités les plus importantes au Portugal. Dans les années 1990, beaucoup de Brésiliens sont venus au Portugal mais sont ensuite repartis quand le Brésil a connu un essor économique très fort. Entre 2007 et 2008, beaucoup sont rentrés pour construire leur pays. Avec la crise, de nombreux Portugais, notamment des ingénieurs, sont partis au Brésil en quête de nouvelles opportunités. Aujourd’hui, la crise brésilienne favorise l’émigration des Brésiliens au Portugal.
Le Brésil, nouveau moteur de la lusophonie Ces liens politiques, économiques et même humains se traduisent également par une certaine affinité culturelle : la lusophonie célèbre un ensemble culturel où la littérature, la musique et même la gastronomie voyagent et se transforment au grès des rivages. Ainsi, le fado, genre musical portugais par excellence, est probablement né au Brésil sous la forme d’une danse pratiquée au xviiie siècle, le lundum brésilien. Ce n’est qu’à partir du xixe siècle que le fado devient populaire au Portugal. Les musiciens et les musiques lusophones sont généralement connus dans l’ensemble de l’ancien Empire Portugais. La littérature portugaise et angolaise est largement diffusée au Brésil tandis que les Portugais
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connaissent par cœur les tubes des plus grands chanteurs brésiliens. Avec la réforme orthographique et de standardisation du portugais appliquée dans les pays lusophones entre 2015 et 2016, l’influence culturelle brésilienne prend le pas sur les autres cultures lusophones et impose partiellement sa patte sur l’écriture portugaise, mozambicaine ou angolaise, au grand dam des anciens colonisateurs.
Le Brésil vu par le Portugal et le Portugal vu par le Brésil : une relation affectueuse La relation entre le Portugal et le Brésil est unique dans l’histoire des relations bilatérales entre une ancienne métropole et ses anciennes colonies : un rapport amical et fraternel s’est instauré entre les deux pays, qui s’estiment beaucoup. Au fil des années, le Portugal est devenu le « petit frère » du Brésil, notamment en raison du poids linguistique (240 millions de locuteurs lusophones), économique et politique de l’ancienne colonie. Cette relation spéciale liée à l’histoire de l’émigration entre les deux pays normalise l’expatriation des Portugais et des Brésiliens. Les émigrés des deux pays sont les bienvenus et ne souffrent d’aucun racisme ou rejet de la part de la population locale. Toutefois, les Portugais éprouvent un sentiment de jalousie à l’égard du Brésil : le pays est devenu l’une des plus grandes puissances économiques et politiques au monde.
Témoignage d’Alain Wallon « Il faut souligner une certaine forme de jalousie des Portugais envers le Brésil. Le Brésil est une sorte de deuxième plateforme lusitanienne qui était une colonie au départ mais qui s’est émancipée par la suite. C’est un peu le sentiment de voir le fils prodigue qui prend son envol et laisse sa famille derrière lui. » De nombreux clichés et plaisanteries sont nés des relations entre les deux pays. Les Brésiliens se moquent gentiment de leur petit frère qui ferait, selon eux, preuve de trop de naïveté.
Témoignage de Gisela Heymann « Les Portugais sont perçus comme des gens naïfs par les Brésiliens mais cette perception vient peut-être d’une méconnaissance. Dans les faits, les Portugais sont plutôt réservés, formels et introvertis alors que les Brésiliens sont tout le contraire.
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Cela est peut-être perçu comme de la naïveté. Il existe au Brésil une série de blagues sur les Portugais, comme il en existe en France sur les Belges. Mais les Brésiliens sont également source de moqueries de l’autre côté de l’Atlantique. Concernant les relations professionnelles, les Brésiliens et les Portugais ont l’habitude de travailler ensemble et essaient de contourner leurs différences. Ils connaissent très bien les codes des uns et des autres et s’apprécient. »
Le Portugal et l’Afrique Des relations principalement économiques Malgré une décolonisation plus tardive et violente, les anciennes possessions portugaises africaines revêtent toujours beaucoup d’importance pour le Portugal. Le pays lusitanien entretient d’étroites relations bilatérales sur le plan économique et politique avec le continent africain, notamment avec l’Angola et le Mozambique. L’isolation des anciennes colonies lusophones en Afrique, entourées de pays francophones et anglophones, ainsi que les climats de guerre civile freinent l’essor de la langue portugaise qui semble promise au même destin qu’en Asie. Le portugais, bien que fréquemment utilisé, n’est généalement pas la langue maternelle des populations locales. Toutefois, l’enseignement, l’administration et les médias contribuent à véhiculer le portugais dans ces pays (l’Angola, la Guinée-Bissau, le Mozambique, les îles de São Tomé-et-Principe).
La crise bouleverse les relations politiques entre l’Afrique et le Portugal Si la décolonisation fut plus lente et violente que celle du Brésil, le Portugal entretient tout de même de bonnes relations avec l’Angola et le Mozambique, en pleine croissance économique. Malgré des rapports tendus depuis l’indépendance des deux pays (200 000 résidents portugais ont dû quitter le Mozambique en moins de 24 heures sous peine de perdre leur nationalité et l’Angola est sorti d’une longue guerre d’indépendance), les relations entre le Portugal et les deux pays africains se sont considérablement réchauffées. Au plus de fort de la crise, en novembre 2011, l’Angola a même prêté main-forte au Portugal en investissant jusqu’à 15 milliards de dollars dans l’économie portugaise. Ce nouveau rapport de force est parfois
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vécu comme une humiliation et même comme une colonisation inversée. L’ancien Premier ministre angolais, Marcolino Moco, regrette que ces investissements transforment « un pays figurant parmi les démocraties les plus avancées d’Europe en une cour de vassaux au service d’un royaume absolutiste africain ». En effet, les dirigeants portugais courtisent une Angola dirigée par José Eduardo dos Santos (depuis 1979) qui ne se soucie guère de la démocratie. L’Angola, de son côté est « en quête de reconnaissance [et] fait sentir de manière écrasante et parfois humiliante où est l’argent », selon l’historien Yves Léonard, spécialiste du Portugal.
L’Angola et le Mozambique, un eldorado pour les Portugais en quête d’emploi Avec la crise, de nombreux Portugais sont allés chercher du travail au Mozambique et en Angola. Les emplois qualifiés, moins imposés et jusqu’à deux à trois fois mieux rémunérés qu’au Portugal, ainsi que les retombées de la richesse pétrolière ont entraîné une fuite des cerveaux vers ces deux pays et favorisé un transfert de compétences. L’Angola, puissance pétrolière, investit au Portugal et achète les biens de consommations produits par l’économie portugaise. 200 000 ressortissants portugais vivent en Angola contre 23 000 au Mozambique. Cependant, l’amélioration du contexte économique portugais, le durcissement des conditions d’entrée des ressortissants portugais et la chute du cours du pétrole ont toutefois enrayé le phénomène. De nombreux émigrés portugais prennent aujourd’hui le chemin du retour. Le flux de travailleurs portugais est parfois vu d’un mauvais œil par les Angolais et les Mozambicains. Les Portugais se sentent quant à eux menacés par le flux de capitaux angolais qu’ils considèrent comme une forme d’impérialisme.
Le Portugal et l’Asie Les vestiges de la colonisation Les anciens comptoirs portugais de Goa, Daman et Diu en Inde ont été repris par la force par l’Inde. Il ne subsiste sur ces territoires que des vestiges de la culture portugaise, symbolisés par les quelques locuteurs de créole portugais en Inde.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Seul le Timor oriental (environ 900 000 habitants), annexé brutalement par l’Indonésie en 1975 avant de gagner son indépendance en 2002, reste relativement attaché à la langue portugaise. Les Portugais se sont également mobilisés en manifestant pour soutenir le processus d’indépendance du pays. Toutefois, bien que le portugais soit une langue officielle du Timor, il n’est parlé que par 10 % de la population. De la même manière, le portugais à Macao n’est utilisé que pour les actes administratifs dans un territoire où 96 % des habitants parlent cantonais. Influences et conséquences ¬¬ Portugal et Brésil entretiennent une relation bienveillante et fraternelle teintée de jalousie et d’amertume côté portugais. Ancienne colonie, le géant brésilien est aujourd’hui l’une des principales économies émergentes. Les deux pays sont parvenus à construire une politique de coopération solide. L’ancienne métropole peut également souffrir du phénomène de « colonisation inversée » et d’un complexe en raison des investissements massifs réalisés par ses anciennes colonies africaines. Cette relation contribue certainement à accentuer la saudade, ce sentiment de mélancolie, de tristesse d’une grandeur passée si caractéristique du Portugal. La littérature et les arts portugais, angolais et mozambicains contribuent à l’enrichissement et au rayonnement de la lusophonie à travers le monde.
Mots clés Brésil, Angola, Mozambique, lusophonie, colonisation et décolonisation brésilienne douce, fraternité, affection, jalousie, IDE, promotion linguistique et culturelle, alliance politique, relations économiques, migrations.
1.3.3
Relations avec la France
À travers les siècles, les relations entre la péninsule ibérique et la France ont souvent été placées sous le signe de la tension. Plusieurs épisodes historiques, notamment l’invasion napoléonienne au début du xixe siècle, ont laissé des traces dans les imaginaires collectifs espagnol et portugais.
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Les rapports qu’entretiennent l’Espagne et le Portugal avec la France et l’Angleterre sont aujourd’hui encore profondément marqués par l’épisode napoléonien et il n’est pas rare qu’un Espagnol ou qu’un Portugais évoque, lors d’une conversation avec un Français, quelques griefs contre l’Empire napoléonien. La vision du Français dans la péninsule ibérique est liée à celle d’un « colonisateur », arrivant en terrain conquis. Il existe notamment une statue à Porto, la Rotunda da Boavista, qui commémore la victoire des Portugais contre les troupes françaises lors des invasions napoléoniennes. Il s’agit de l’une des plus grandes statues à Porto et ne soyez pas étonné si, lors d’une visite de la ville, on vous fait emprunter un itinéraire qui passe devant. Le mot espagnol franchute (qui désigne péjorativement un Français) ainsi que le stéréotype du Français arrogant et orgueilleux datent des guerres napoléoniennes.
Espagne Une coopération solide malgré un lourd passif historique Les relations bilatérales franco-espagnoles ont longtemps été marquées par des querelles politiques. Au cours du xvie puis du xviie siècle, les monarques français, jaloux et inquiets de l’expansion territoriale de l’empire espagnol, n’ont eu de cesse de vouloir contenir son hégémonie. De François Ier à Louis XIV, les rois français ont mené des guerres sur plusieurs fronts afin de réduire le pouvoir des Habsbourg et de faire de la France la seule puissance européenne. L’arrivée d’un Bourbon français sur le trône espagnol en 1700 marque la fin de cette guerre d’usure. Ainsi, l’Espagne voisine a longtemps été le grand ennemi de la France. Après l’épisode napoléonien, la mauvaise image des Français a été renforcée durant la guerre civile espagnole (1936-1939). La France avait alors refusé de s’engager en signant le pacte de non-intervention. Il existe encore de nombreux ressentiments vis-à-vis de la Retirada, l’exode des réfugiés espagnols de la guerre civile vers la France qui se déroule dans de terribles conditions. Débordée par l’afflux de réfugiés après la chute de la Catalogne en 1939, la France regroupe les réfugiés dans des centres de contrôle ou de « triage » à la frontière puis dans des camps de concentration ou d’internement pour pallier l’engorgement des infrastructures. La France laisse un souvenir amer aux Républicains, celui d’un pays peu ouvert aux forces antifascistes.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Depuis la Transition démocratique et l’adhésion de l’Espagne à la CEE, facilitée par François Mitterrand, les deux pays voisins entretiennent des relations denses et diversifiées marquées par une coopération forte dans les domaines politiques, économiques et culturelles. Les sommets bisannuels franco-espagnols témoignent de la vitalité de ces relations. Les deux pays affichent leurs convergences en matière de politique européenne (sortie de crise, projets d’interconnexions énergétiques et ferroviaires) et internationale (crise au Moyen-Orient), etc.
Coopération commerciale, politique et culturelle Malgré des échanges commerciaux franco-espagnols moins fluides durant la crise, les relations commerciales entre les deux pays restent denses : la France est le premier client et le deuxième fournisseur de l’Espagne, notamment dans le domaine agricole et agroalimentaire, ainsi que son premier client en 2015. La France exporte environ cinq milliards d’euros chaque année de matières premières, essentiellement du lait et des céréales, produits sur lesquels l’Espagne est déficitaire. L’Espagne est le sixième fournisseur et le troisième client de la France en 2015 et importe principalement des matériels de transports, des produits chimiques, pharmaceutiques et agricoles. La position de la France en Espagne s’effrite légèrement au profit de la Chine. En revanche, on note quelques tensions en matière agricole entre les deux pays. Pour protester contre les bas prix des fruits et légumes espagnols, des agriculteurs français ont à plusieurs reprises arrêté des camions en provenance d’Espagne et jeté les fruits et légumes sur l’autoroute. Ces épisodes ont bien souvent soulevé la colère de nos voisins pyrénéens. La France est le troisième investisseur en Espagne. Elle a implanté plus de 2 000 filiales de l’autre côté des Pyrénées et emploie 300 000 salariés, notamment dans le domaine des télécommunications, de l’automobile et de la grande distribution. L’Espagne compte 1 300 filiales en France et emploie 55 000 personnes. La coopération culturelle, éducative et scientifique entre les deux pays est également très importante, en témoigne l’inauguration d’une antenne du Centre Pompidou à Malaga en mars 2015 et la signature d’accord de coopération entre des grands organismes de recherche et de développement espagnols et français (INRA, INSERM, CNRS). Le réseau scolaire français en Espagne demeure le plus important d’Europe et la France est
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le deuxième pays d’accueil pour les étudiants espagnols en mobilité. Les deux gouvernements ont engagé des programmes d’investissement pour la création de doubles diplômes et la mobilité des professeurs et des élèves. La coopération policière, judiciaire et dans le domaine du renseignement, notamment en matière de lutte contre les trafics illégaux et le terrorisme djihadiste, est de grande qualité. Depuis plusieurs années, la France et l’Espagne ont également mené de nombreuses opérations conjointes contre ETA (arrestations et démantèlement de filières, découverte de caches d’armes, etc.). Il existe cependant un passif très lourd et une rancœur chez les anciennes générations espagnoles contre la France car de nombreux terroristes etarras ont obtenu le statut de réfugiés politiques en France jusqu’en 1984 alors que l’organisation semait la terreur de l’autre côté des Pyrénées. Enfin, la coopération transfrontalière est un axe politique et économique majeur pour les deux pays qui mettent en place de nombreuses interconnexions gazières, électriques et ferroviaires. La ligne de TGV ParisBarcelone a été inaugurée en 2013 et l’axe Bordeaux-Espagne est en plein développement.
Regards croisés et stéréotypes Les Français sont vus comme des gens très cultivés qui lisent énormément mais qui peuvent également paraître très hautains. La France est considérée comme un pays éclairé, de culture, de valeurs, très attaché à la démocratie et à la République… Ces éléments sont beaucoup ressortis au moment des attentats de 2015. La Transition démocratique récente joue peut-être en faveur de cette admiration. La gastronomie française jouit également d’une grande renommée. Le souvenir napoléonien est encore très présent dans les mémoires et a pu susciter une certaine francophobie chez les Espagnols. Mieux vaut donc ne pas arriver en terrain conquis et plutôt adopter une posture humble. Les stéréotypes des Français sur les Espagnols vont également bon train : l’Espagne est souvent réduite à l’image d’un pays de fête, de sieste, de soleil, de flamenco et de corrida où les gens arrivent toujours en retard et travaillent peu. Évitez de véhiculer ces clichés, vous risqueriez de vexer
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et de vous attirer les foudres de vos interlocuteurs. N’oubliez pas que l’Espagne porte également une histoire et une culture millénaire et qu’il fut le premier pays à s’aventurer sur les territoires du Nouveau Monde.
Portugal Bien que l’histoire du Portugal soit étroitement liée à celle de la France – les premiers personnages politiques portugais étaient des princes bourguignons –, le Portugal a toujours été plus proche de l’Angleterre que de la France ou même de l’Espagne. Toutefois, sous Napoléon, le destin de la France a croisé celui du Portugal. C’est précisément l’alliance du pays ibérique avec l’Angleterre qui incita Napoléon à envahir le Portugal. Cet épisode peu connu des Français est en revanche resté gravé dans la mémoire collective portugaise : les massacres perpétrés pendant la première invasion du Portugal dans les villes de Beja et de Leiria sont encore présents dans la mémoire collective. Napoléon laisse au Portugal l’image d’une France barbare et impérialiste. En dépit de ce passif, les relations entre la France et le Portugal se sont normalisées avec le retour à la démocratie et l’entrée dans l’Union européenne du Portugal en 1986. Du côté français, c’est un sujet bien plus léger qui a marqué les esprits il y a presque un an : la victoire sur le fil de l’équipe de football portugaise à l’Euro 2016 (championnat d’Europe de football) organisé en France. L’évocation de cette défaite en finale reste un sujet douloureux pour les Français amoureux du ballon rond. Pour les Portugais, cette victoire et ce premier trophée représentent le plus grand exploit de l’histoire du sport portugais.
Les relations diplomatiques La France et le Portugal ont renforcé leurs liens diplomatiques depuis le début des années 2000. La décision du Portugal de considérer la France comme un « partenaire privilégié » au même titre que l’Espagne, le Brésil ou le Maroc a rapproché les deux pays. Désormais, des réunions bilatérales thématiques sont organisées chaque année au plus haut niveau de l’État. Ces réunions ont notamment permis une meilleure coopération militaire en matière de sécurité dans l’océan Atlantique et de politique maritime européenne.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 111
Les liens culturels De par son histoire, la langue française garde une très grande influence sur la culture portugaise : toute une partie de la population parle couramment français. Cependant, l’apprentissage du français connaît une phase de déclin : si 80 % des collégiens portugais prennent le français comme seconde langue, moins de 10 % des lycéens continuent à étudier le français. Le gouvernement français cherche cependant à favoriser l’enseignement du français par l’intermédiaire de la formation d’enseignants, le développement du réseau des Alliances françaises et la promotion du multilinguisme. Ainsi, l’Institut français du Portugal co-organise chaque année la « Fête du cinéma français » dans une vingtaine de villes au Portugal. Cet événement attire des milliers de Portugais qui découvrent chaque automne une trentaine de films français. Les médias télévisuels français (TV5, France 24) sont également présents au Portugal par le câble et par satellite. La présence d’expatriés et de retraités français au Portugal et la présence de la communauté portugaise en France, forte de plus d’un million de personnes, favorisent les échanges culturels entre les deux pays.
De nombreux échanges économiques Après l’Espagne, la France est le deuxième partenaire économique le plus important du Portugal en 2016 : la France est le troisième fournisseur et le deuxième client du Portugal. Les entreprises françaises, représentatives de tous les secteurs de l’économie, sont également implantées sur le territoire portugais. Sur ces 800 entreprises employant 60 000 personnes, on retrouve notamment : GDF Suez, Sanofi-Aventis, Renault et PSA, Alcatel, Legrand, Schneider, Auchan, Intermarché, FNAC, etc. En 2015, le groupe Vinci et le groupe ALTICE ont investi jusqu’à 7,4 milliards d’euros pour racheter des infrastructures (aéroports) ou des entreprises portugaises (Portugal Telecom). La culture de l’entreprenariat, des nouvelles technologies et du multilinguisme fait du Portugal un pays extrêmement attractif pour les entreprises françaises. Si on ajoute à cela une fiscalité avantageuse, des salaires deux fois moins importants à compétences égales et une solide formation universitaire dans l’ingénierie et les technologies de pointe, le Portugal est une destination rêvée pour les entreprises françaises.
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Regards croisés et stéréotypes Aux yeux de certains Français, le Portugal reste un pays rural, quelque peu archaïque et très religieux. Ce cliché tend à renforcer un sentiment d’infériorité éprouvé par certains Portugais. Cette image est parfois véhiculée par la diaspora portugaise, plus traditionaliste et nostalgique d’un Portugal qui n’existe plus, ce qui peut nous renvoyer une vision erronée du pays. L’image d’Épinal de la vieille dame toute vêtue de noir assise sur son âne n’existe plus. On ne peut évidemment pas passer à côté des liens tissés entre la France et le Portugal durant les années 1960, au cours desquelles plusieurs centaines de milliers de Portugais ont émigré en France. Fuyant la dictature et la pauvreté, ces immigrés ont accepté des emplois peu qualifiés (maçon, plombier, femme de ménage ou concierge). La dictature de Salazar n’encourageait pas les gens à lire et à s’éduquer. Avec le temps, cette réalité a donné lieu à de nombreux clichés. Le long-métrage La Cage Dorée de Ruben Alves, sorti en 2013, dépeint avec humour la vie d’une famille de Portugais partagée entre la France et son pays d’origine. Malgré une intégration extrêmement discrète et réussie avec brio à force de travail – difficile de différencier un français d’origine portugaise par son mode de vie – les idées reçues ne manquent pour décrire les Portugais : poilus, « beaufs », pratiquants, trapus, dotés d’un monosourcil, etc. Il n’existe pourtant pas plus de maçons au Portugal qu’ailleurs. Évidemment, au Portugal, les clichés sur les Français sont également légions. Le Français est sale, croule sous les taxes, fume comme un pompier, passe son temps à philosopher dans des petits cafés chics, parle anglais comme une vache espagnole, etc.
Témoignage d’Alice Esteves « Je me souviens d’un cours où l’on nous parlait de l’influence des langues étrangères sur le portugais. À une époque, le français avait beaucoup d’influence : on retrouvait donc beaucoup de mots français dans la langue, cela faisait chic. Alors certains auteurs écrivaient : "Mais pourquoi n’emploie-t-on pas les mots en portugais puisqu’ils existent ? Se sent-on inférieur à cause de cela ? La France est-elle mieux ?" Les Portugais ont parfois l’impression que ce qui vient de l’étranger est mieux que ce qu’il y a chez eux. Parallèlement, les Portugais ont une forte tendance à protéger leurs racines. C’est assez paradoxal. »
Comprendre l’Espagne et le Portugal 113
Influences et conséquences ¬¬ Les relations entre la péninsule ibérique et la France ont longtemps été placées sous le signe de la tension, de la rivalité, de l’amertume et l’épisode napoléonien a pu exacerber un sentiment anti-français, aujourd’hui disparu. La péninsule ibérique et la France entretiennent aujourd’hui des relations de bon voisinage renforcées par une coopération diplomatique, économique et culturelle solide. Les Espagnols peuvent cependant souffrir d’un léger complexe d’infériorité envers les Français.
Mots clés Conflits, Habsbourg et Bourbon, invasion napoléonienne, Retirada, coopération politique, économique, culturelle, scientifique, judiciaire et policière, stéréotypes.
1.3.4
Relations entre le Portugal et l’Angleterre : la vieille alliance anglo-portugaise
Les prémices de l’alliance anglo-portugaise remontent au Moyen Âge avec la signature du traité de Londres en 1373. Il s’agit de la plus vieille alliance militaire et diplomatique encore en vigueur aujourd’hui et qui a tour à tour servi les intérêts des deux pays. Avec la signature du traité de Windsor en 1386, les deux pays scellent un pacte d’assistance, d’entraide et d’amitié perpétuelle. Les épisodes historiques illustrant l’entraide et l’assistance militaire ne manquent pas et l’Angleterre s’est bien souvent portée garante de l’intégrité du territoire portugais face à l’envahisseur espagnol ou français. Ce pacte permet également de nouer des alliances matrimoniales stratégiques. Jean Ier du Portugal épouse Philippa de Lancastre en 1387 et fonde la célèbre dynastie des d’Aviz au cours de laquelle le Portugal connaît son âge d’or, marqué par les Grandes Découvertes. Dès lors, les échanges commerciaux (textile, vin, morue, liège, huile) entre les deux pays vont bon train et les mœurs anglaises s’introduisent peu à peu à la cour portugaise (réforme de l’étiquette, morale rigoureuse).
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Mise en sommeil durant quelque temps, l’alliance est réactivée au cours du xvie siècle alors que les monarques espagnols ont unifié les deux couronnes ibériques. Le Portugal sollicite l’aide de l’Angleterre afin de récupérer la souveraineté sur son territoire et repousser l’occupant castillan. L’Angleterre s’engage à défendre le Portugal et ses colonies contre toute agression extérieure en échange de privilèges commerciaux au Brésil, qu’elle a alors tout intérêt à protéger. La puissance maritime portugaise perd peu à peu de la vitesse mais possède des territoires sur tous les continents du globe qui servent de bases arrière ou de débouchés aux Anglais, en pleine politique d’expansion. Au cours des xviie et xviiie siècles, l’alliance anglo-portugaise s’oppose au bloc franco-espagnol et les deux pays se portent mutuellement assistance sur plusieurs fronts, notamment lors des guerres révolutionnaires. Le Portugal, point de passage stratégique entre l’Atlantique et la Méditerranée, constitue un enjeu majeur pour les Anglais. L’ouverture des ports portugais à la marine anglaise et le soutien du Portugal à l’Angleterre constitue un point de litige entre les nations française, espagnole, portugaise et anglaise qui joue un rôle majeur dans le déclenchement des guerres péninsulaires du xixe siècle. En 1808, suite au refus du Portugal d’appliquer le blocus continental et de rompre son alliance avec l’Angleterre, Napoléon envahit la péninsule ibérique. Avec la bénédiction du roi portugais exilé au Brésil, le maréchal anglais Arthur Wellesley prend le commandement unifié des armées britannique et portugaise et libère la péninsule ibérique de l’occupation napoléonienne. L’épisode dit de la « carte rose » met à mal la vieille alliance. Alors que les Portugais souhaitent construire un axe d’influence allant de l’Angola au Mozambique, les Britanniques souhaitent joindre Le Caire et Le Cap et s’opposent au projet portugais. Un ultimatum est posé en 1890 et le Portugal doit renoncer à la « carte rose », entraînant un profond mécontentement populaire. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Portugal, officiellement neutre, apporte son soutien aux Britanniques en leur permettant de s’installer sur la base militaire des Açores. Le Portugal offre une nouvelle fois ses installations lors de la guerre des Malouines en 1982.
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Le saviez-vous
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Le porto Le « vin de Porto » est cultivé depuis l’Antiquité dans la vallée du Douro, à 100 km de Porto. L’appellation n’apparaît cependant qu’au cours du xviie siècle, date à laquelle le vin connaît un succès retentissant en Angleterre qui, suite à des différends diplomatiques avec la France, délaisse progressivement le vin français au profit du porto. En 1703, le traité de coopération de Methuen permet aux Anglais d’installer au Portugal des maisons de négoce en échange d’un abaissement des taxes sur le vin de Porto. Toutefois, le vin supporte mal le voyage. Un marchand anglais, Jean Beardsley, décide alors d’y ajouter de l’eau-de-vie de vin pure afin de stopper la fermentation naturelle du vin et de lui faire perdre son acidité. Le porto tel que nous le connaissons aujourd’hui est né. Face au succès du porto, les Portugais augmentent sa production, au détriment de la qualité. Le gouvernement décide alors de délimiter des aires de production (ancêtre de l’AOP) et de créer un comité pour garantir la qualité du vin. Le Royaume-Uni reste encore aujourd’hui un gros consommateur de porto et les Britanniques ont longtemps été les propriétaires de grandes sociétés de porto dans le nord du pays. Influences et conséquences ¬¬ Au cours des siècles, la coopération avec l’Angleterre est devenue la pierre angulaire de la diplomatie portugaise. Ces différents épisodes historiques expliquent l’importance de l’influence culturelle anglaise au Portugal, notamment dans le contexte professionnel où la prépondérance du modèle anglo-saxon est palpable. Aujourd’hui, des liens très forts continuent d’unir les deux pays. En 2016, le Royaume-Uni est le deuxième client du Portugal en termes d’exportations (13 %) et son sixième fournisseur (3,1 % des importations). En 2015, les touristes britanniques ont été les plus nombreux à visiter le Portugal (1,7 million) et de nombreux ressortissants se sont installés dans le sud du pays, notamment des retraités.
Mots clés Vieille alliance, pacte d’assistance et d’entraide mutuelle, sauvegarde intégrité territoriale Portugal, bases arrière maritimes, « carte rose ».
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1.3.5
Place de la péninsule ibérique au sein de l’Union européenne
L’entrée du Portugal et de l’Espagne au sein de l’Union européenne met fin à plus d’un demi-siècle d’isolement total – voire à plusieurs siècles d’isolement relatif – de la péninsule ibérique. Les deux pays, longtemps tournés vers leur Empire, se sont progressivement renfermés sur euxmêmes avec la perte de leurs colonies. Malgré leur bonne intégration au sein de l’Europe par l’intermédiaire de l’Empire de Philippe II – Madrid et Lisbonne accueillent tour à tour la cour du roi –, la fin des invasions napoléoniennes ouvre une parenthèse isolationniste dans l’histoire de l’Espagne et du Portugal. La Première et la Seconde Guerre mondiale replacent un temps les deux pays dans le concert des nations par l’intermédiaire de l’envoi du corps expéditionnaire portugais (56 000 hommes) en 1917 aux côtés de la Triple alliance et de la participation de la Division Bleue (División Azul) franquiste à la campagne de Russie initiée par Hitler en 1941. Le rôle mineur joué par la péninsule ibérique lors de ces deux conflits révèle toutefois la faible implication des deux pays en Europe. Les dictatures salazariste et franquiste confirment cette tendance. Ce n’est qu’en 1975 que l’Espagne et le Portugal se tournent véritablement vers l’Europe et brisent leur isolement. Le traité de Madrid/Lisbonne signé le 1er janvier 1986 officialise l’entrée des deux pays au sein de la CEE. La péninsule ibérique se réveille exsangue et compte des dizaines d’années de retard économique et de dictature. La comparaison entre le niveau de vie des habitants de la péninsule ibérique et des autres pays de l’Europe de l’Ouest donne aux habitants une mauvaise image de leurs pays qui accusent un retard de développement. En 1986, l’Europe est synonyme de prospérité, de démocratie et de progrès. L’aide financière octroyée par l’Union européenne ainsi que la multiplication des échanges commerciaux d’une région longtemps isolée, voire autarcique, permet une modernisation à marche forcée de l’Espagne et du Portugal. On parle alors de miracle économique espagnol et portugais. Cette adhésion permet toutefois aux deux jeunes démocraties de se consolider et de connaître un développement économique fulgurant grâce à l’apport de capitaux étrangers. L’Espagne et le Portugal ont largement
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bénéficié des aides communautaires et des fonds structurels (notamment par l’intermédiaire de la Politique agricole commune), ce qui a permis une modernisation rapide des deux pays. Les Espagnols et les Portugais voient donc généralement d’un bon œil le fait que leur pays fasse partie de l’Union européenne. Cependant, l’enthousiasme envers l’Europe est légèrement retombé, notamment en raison des politiques d’austérité dictées par Bruxelles. Après des années de croissance insolente, la crise économique frappe la péninsule. Les économies du Portugal et de l’Espagne sont dévastées. Les élargissements récents et les mesures d’austérité imposées par le FMI et l’Union européenne montrent l’Europe sous un autre jour : l’Espagne donne plus de fonds qu’elle n’en reçoit et l’Union européenne est parfois vue comme un instrument politique aux mains de l’Allemagne et de la France. Toutefois, en Espagne, l’Union européenne se place rarement au cœur des débats, bien que les Espagnols y soient très favorables. À cet égard, le taux de participation au référendum espagnol sur l’établissement d’une constitution européenne est particulièrement faible comparé aux autres pays qui en ont également organisé. En France, aux Pays-Bas et au Luxembourg, on observe respectivement un taux de participation de 69 %, de 63 % et de 90 % contre 42 % de participation en Espagne. Par ailleurs, l’Eurobaromètre de 2015 montre que 31 % des Espagnols considèrent que l’Espagne ne joue pas de rôle majeur au sein de l’Union européenne.
Témoignage de David Cabrera Sánchez « Ces dernières années, la crise économique a eu un impact très fort sur le Portugal et l’Espagne et leur vision de l’UE s’est fortement dégradée. Les mesures d’austérité imposées par la troïka ont contribué à accentuer cette défiance. Pour autant, il n’y a pas de tendance à l’euroscepticisme convaincu en Espagne ou au Portugal. Ceux qui prônent une sortie de l’UE sont marginaux. Les deux pays ont conscience qu’en dehors de l’UE, les choses se compliqueraient grandement. »
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Le saviez-vous
Le territoire de Gibraltar, enjeu de souveraineté nationale pour l’Espagne Le nom du détroit de Gibraltar vient de l’invasion musulmane : les troupes berbères menées par le chef Tarik, leader de la première vague des invasions, traversent le détroit
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et débarquent devant un rocher qu’ils baptisent le « Djebal Tariq », ou rocher de Tarik. Le nom se transformera progressivement en Gibraltar. Situé au sud de l’Espagne, ce territoire d’une superficie de 6,5 km2 est annexé par le Royaume-Uni en 1704. La possession de ce territoire situé en bordure du détroit de Gibraltar est toujours revendiquée par l’Espagne après plus de trois siècles de conflit larvé, malgré l’opposition de la population gibraltarienne. Cette petite enclave revêt un intérêt géopolitique majeur pour l’Espagne et le Royaume-Uni. Le contrôle de cette bande de terre par l’armée britannique permet à la reine Élisabeth II de surveiller les entrées et sorties de la mer Méditerranée ainsi que le transit des hydrocarbures naturels en direction de l’Europe occidentale. Gibraltar sert également de base navale britannique et permet l’escale de navires et de sous-marins nucléaires. En 2016, le plébiscite du Brexit par les Britanniques provoque une nouvelle crise à Gibraltar suite aux déclarations du ministre des Affaires étrangères espagnol. Celui-ci affirme que le Brexit suppose pour Gibraltar une perte de l’accès au marché commun, à moins que la souveraineté de la bande de terre ne soit partagée avec l’Espagne. L’Union européenne confirme également que le destin commercial de Gibraltar dépend irrémédiablement d’un accord entre l’Espagne et le Royaume-Uni. Le « rocher » de Gibraltar n’a pas fini de déchaîner les passions. Influences et conséquences ¬¬
Pour l’Espagne, la perte des dernières colonies américaines en 1898 est longtemps restée synonyme de « commencement du déclin espagnol ». Il faut nuancer cette affirmation aujourd’hui car ce sentiment a disparu chez les jeunes générations. Ces dernières sont plutôt attristées par la perte du poids de l’Espagne sur la scène internationale suite à la crise économique. Après avoir vécu l’hiver des dictatures et perdu leurs empires respectifs, l’Espagne et le Portugal ont dû se refaire une place sur la scène internationale. L’Espagne et le Portugal ont pendant longtemps figuré parmi les pays les plus puissants au monde, disposant de vastes colonies et d’une maîtrise des mers incontestée. Éloignés de toute nostalgie réactionnaire, les Espagnols nourrissent simplement un doux souvenir de cette période et supportent mal de jouer les seconds rôles en Europe, en périphérie du tandem franco-allemand. Les Portugais sont également fiers de leur culture et de leur histoire. Froissés d’avoir été relégués au rang « d’hommes malades de l’Europe », Portugais et Espagnols nourrissent une légère rancœur vis-à-vis de Bruxelles, accusée d’avoir contribué au déclassement de leurs pays.
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Si les deux pays ont retrouvé une place au sein du « concert des nations », l’Espagne ne se projette pas pour autant sur la scène européenne, ni davantage sur la scène internationale. Avec le Brexit, elle aura peut-être l’opportunité de revenir sur le devant de la scène européenne. Lors du dernier sommet bilatéral franco-espagnol à Malaga, François Hollande a annoncé qu’il voulait redonner une place de premier rang à l’Espagne au sein de l’Union européenne et a convié Mariano Rajoy au dernier sommet de Paris en présence de l’Allemagne et de l’Italie. Malgré sa petite taille, le Portugal dispose d’un réseau très important : le pays lusophone a par exemple réussi à installer des Portugais à la tête des grandes institutions internationales comme José Manuel Barroso, président de la Commission de l’Union européenne de 2004 à 2014 ou encore António Guterres, nouveau secrétaire général des Nations Unies. De par son passé de grand navigateur et de « découvreur du monde » et malgré son immuable nostalgie, le Portugal parvient à se projeter sur la scène internationale même s’il reste conscient de ses faiblesses.
1.4
Courants religieux
1.4.1
La place de la religion dans la société espagnole
Depuis la Constitution de 1978, l’Espagne est un pays laïc. Toutefois, le concept de laïcité n’est pas aussi strict qu’en France : si aucune religion n’est reconnue comme religion d’État, l’article 16.3 de la Constitution espagnole implique que l’État doit continuer de coopérer avec les institutions religieuses. En décembre 2003, le rétablissement d’une disposition du Concordat de 1953 signé par le régime franquiste rend l’enseignement de la religion catholique obligatoire mais cette matière a depuis été rendue facultative par le gouvernement socialiste. Les personnes assurant ces cours d’instruction religieuse sont rémunérées par l’État. Le Concordat de 1979 signé entre l’Espagne et le Vatican garantit une exemption fiscale pour l’Église espagnole : les biens de l’Église catholique, tout comme les revenus issus de ces droits sont exemptés d’impôt sur le revenu, d’impôt sur la fortune et d’impôt sur les successions.
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La grande majorité de la population espagnole se définit comme catholique (environ 69 %) et près de 40 % de ces catholiques sont pratiquants. Le sud de l’Espagne est traditionnellement plus croyant que le nord du pays. De manière générale, le nombre de croyants et de catholiques pratiquants est en baisse. L’Église, autrefois pilier du régime franquiste, reste une véritable institution en Espagne. Le parti populaire (PP, de droite) défend généralement les intérêts de l’Église comme lors des débats sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ou le mariage homosexuel. L’Église s’invite elle-même régulièrement dans les débats publics par l’intermédiaire de ses évêques ou de la chaîne de radio dont elle est propriétaire, Cadena Cope, la deuxième radio espagnole en termes d’audience. Les religions juive, musulmane et protestante restent très minoritaires. La communauté musulmane espagnole est toutefois un acteur incontournable de la société puisque près de deux millions de musulmans vivent actuellement en Espagne d’après l’étude de l’Union des communautés islamiques en Espagne menée en 2015. En raison de l’histoire de l’Espagne (répression de l’Inquisition et expulsion des Juifs d’Espagne en 1492), la communauté juive est extrêmement réduite et s’élève à moins de 20 000 personnes, malgré les efforts récents du gouvernement pour naturaliser les descendants de Juifs séfarades expulsés. L’Espagne est encore aujourd’hui un pays fortement marqué par la tradition catholique : les jours fériés ont généralement une forte connotation religieuse. La plus célèbre des célébrations est sans aucun doute la Semana Santa (Semaine Sainte). Durant la semaine qui précède le dimanche de Pâques, les entreprises tournent généralement au ralenti en raison du nombre de congés pris pour assister aux festivités. De nombreuses processions sont organisées chaque jour et la foule se presse pour admirer ces défilés magnifiés par l’art, la religion et la musique. Le 6 janvier, les Espagnols célèbrent traditionnellement l’arrivée des Rois Mages à Bethléem. Ce jour-là, Gaspard, Balthazar et Melchior paradent dans les rues des villes et lancent des friandises aux enfants. Les enfants ouvrent traditionnellement leurs cadeaux ce jour-là. Autre marqueur de l’importance de la religion dans la culture espagnole : le nombre d’expressions utilisées au quotidien se référant au catholicisme. Si vous écoutez des Espagnols de tous âges parler entre eux, il y a de fortes chances que vous entendiez au moins une de ces expressions :
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« ¡Por Dios ! », « ¡La hostia ! », « ¡Madre de Dios ! », « ¡Todos Dios ! », « ¡Gracias a Dios ! », « ¡Qué diablos ! » qu’on pourrait traduire littéralement par « Par dieu ! », « L’ostie ! » (c’est incroyable), « Mère de Dieu ! » « Tout dieu ! » (tout le monde), « Dieu merci ! » « Que diable ! » (se passe-t-il ici ?).
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Le saviez-vous
L’influence de l’Opus Dei Fondée en 1928 par le prêtre espagnol Saint Josemaría Escrivá de Balaguer, l’Opus Dei (œuvre de Dieu) est une institution de l’Église catholique ayant pour mission de diffuser l’appel universel à la sainteté. Son siège se trouve à Rome. Les membres de l’Opus Dei, des fidèles laïcs dans leur immense majorité, ont pour mission de diffuser la foi catholique. L’organisation est extrêmement hiérarchisée et pyramidale. Elle s’est installée en Espagne sous la dictature franquiste. De nombreux ministres revendiquaient alors leur appartenance à cette institution conservatrice. Un gouvernement « technocrate » composé de membres de l’organisation impulse même la politique du desarrollismo pour libéraliser l’économie. L’influence de l’Opus Dei dans la sphère politique suscite encore de nombreux débats aujourd’hui malgré sa perte d’influence dans le pays. L’Opus Dei gère également un réseau d’écoles dans la majorité des villes espagnoles, par l’intermédiaire desquelles elle exerce sa mission.
1.4.2
La place de la religion dans la société portugaise
Le Portugal est un État laïc, principe inscrit dans la Constitution de 1976 qui pose la séparation de l’Église et de l’État et assure une totale liberté de culte. Les relations entre l’Église et l’État sont régies par le concordat de 1940, révisé en 2004 et stipulant que les prêtres et les associations religieuses doivent s’acquitter de l’impôt sur les bénéfices. Le concordat affirme également que l’enseignement religieux dans les établissements publics est dispensé par des prêtres, nommés par les évêques, mais payés par l’État. Plus de 80 % des Portugais se disent catholiques mais les catholiques pratiquants sont de moins en moins nombreux (environ 30 % des catholiques). Le nord du pays est considéré comme le bastion du catholicisme et le Portugal reste, dans son ensemble, un pays profondément catholique et religieux. Toutefois, l’influence de la religion sur la vie quotidienne décroît peu à peu. Si l’Église était un pilier du régime salazariste, elle est devenue
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après la Révolution des Œillets un acteur peu significatif dans la vie politique. Il n’existe d’ailleurs pas de parti catholique. En revanche, les associations catholiques ont conservé une forte influence, notamment dans le domaine de l’action sociale (aide aux plus démunis, etc.). Les autres cultes (judaïsme, islam, évangélisme anglo-saxon) restent minoritaires. Malgré l’expulsion des Juifs du Portugal en 1496, leur conversion forcée dès 1497 et le rôle sinistre de l’Inquisition, quelques communautés se sont maintenues comme à Lisbonne, Porto ou Belmonte. La ferveur religieuse se manifeste lors des grandes fêtes traditionnelles et processionnaires célébrant un saint ou la Vierge Marie, auxquelles les Portugais sont très attachés. Parmi elles, les romarias sont des célébrations religieuses populaires où l’on célèbre le saint de la ville. Les rites et les coutumes de la ville sont alors mis à l’honneur et les habitants sortent dans les rues pour manger, boire et s’amuser. Le mois de juin est celui des saints populaires. À Lisbonne, on célèbre Saint-Antoine de Padoue le 13 juin. Porto célèbre Saint-Jean le 24 juin. Sintra ou Evora fêtent Saint-Pierre le 29 juin. Lors de ces fêtes, il est de coutume de décorer les rues avec des ballons multicolores et des pots de basilic. Le pèlerinage de Fátima attire chaque année des milliers de fidèles. En 1917, la Vierge Marie serait apparue à six reprises à trois jeunes bergers, Jacinta, Francisco et Lucia, auxquels elle aurait fait une révélation en trois parties. La première partie concernerait la vision de l’enfer et serait un présage des horreurs des deux Guerres mondiales. La deuxième concernerait la Russie et les graves dommages qu’elle causerait à l’humanité en abandonnant la foi chrétienne et en adhérant au totalitarisme communiste. La troisième partie serait une vision allégorique, sujet à diverses interprétations. Les deux premiers « secrets » furent révélés rapidement mais le troisième ne fut révélé qu’en 2000 par Jean-Paul II après sa tentative d’assassinat. Lucia Dos Santos avait décrit dans une lettre la troisième partie du secret, indiquant qu’elle ne pourrait être ouverte qu’après 1960. La lettre fut transférée en 1957 dans les archives secrètes du Vatican.
Le mariage homosexuel et l’avortement en Espagne et au Portugal L’Espagne légalise le mariage entre personnes de même sexe en 2005, suivie du Portugal en 2010. L’approbation populaire est forte mais l’Église catholique s’oppose à cette extension du droit au mariage.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 123
Dans ces deux pays, l’avortement est un sujet très polémique. L’Espagne et le Portugal ont légalisé l’avortement rapidement après la fin de la dictature, respectivement en 1985 et 1984. Cependant, ce droit à l’avortement était restrictif et n’était légal que sous certaines conditions particulières : viol, risque pour la santé de la mère, malformation du fœtus. Il a fallu attendre 2007 au Portugal et 2010 en Espagne pour que l’IVG soit légalisée. Toutefois, les deux pays de la péninsule ibérique ont voulu reculer et revenir sur le droit au libre choix. En 2014, le gouvernement de Mariano Rajoy en Espagne proposait de réduire considérablement le droit d’avorter. Une vision assouplie de cette réforme contestée par l’opposition a finalement été adoptée en 2015, interdisant aux mineures d’avorter sans consentement parental. Au Portugal, le projet de loi de 2015 a restreint le droit à l’avortement : les femmes doivent désormais payer tous les frais médicaux et se soumettre à un examen psychologique avant d’avorter. Influences et conséquences ¬¬ On retrouve l’influence du catholicisme dans l’organisation des sociétés de la péninsule ibérique qui se caractérisent par une structure pyramidale. La hiérarchie terrestre semble refléter la hiérarchie des cieux. Cette influence est visible dans la vie quotidienne avec la figure autoritaire du père qui tend pourtant à s’adoucir. Le chef d’entreprise exerce également une autorité forte et prend les décisions.
Mots clés Catholicisme, catholiques pratiquants, laïcité, Église, Semaine Sainte, Concordat (Portugal), pèlerinage de Fátima (Portugal), mariage homosexuel, IVG.
1.5
Démographie
1.5.1
Un taux de natalité en chute libre et une population vieillissante
En 2017, l’Espagne compte 46 468 102 habitants et le Portugal 10 306 347 habitants. La population espagnole est principalement urbaine (trois quarts des habitants vivent dans les villes et une soixantaine de villes compte plus de 100 000 habitants). Au Portugal, la population se concentre essentiellement sur le littoral, excepté au sud, faiblement peuplé.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
L’Espagne et le Portugal sont confrontés à des problématiques similaires en matière de démographie. Ils suivent les tendances des autres pays d’Europe occidentale : ils accusent une baisse de la natalité, caractérisée par un taux de fécondité en recul et un vieillissement de la population. De plus, la crise économique de 2008 n’est pas étrangère à la récession démographique que connaissent les deux pays.
Aperçu historique La péninsule ibérique connaît un véritable boom démographique dès la moitié du xixe siècle. La population portugaise double en l’espace d’un siècle : on recense 4 188 000 habitants en 1864 et 8 889 000 en 1960. L’Espagne comptait 18 600 000 habitants en 1900 et 37 742 561 en 1981. Grâce aux progrès sanitaires et scientifiques réalisés au cours des deux derniers siècles, les deux pays achèvent leur transition démographique : les taux de natalité et de mortalité baissent et s’équilibrent. Cette croissance démographique soutenue atteint son apogée sous les dictatures de Franco et de Salazar, favorisée par des politiques familiales encourageant la natalité et l’image de la femme au foyer. L’Église, pilier indéfectible des deux régimes, prônait une vision conservatrice de la famille. La mort des deux dictateurs marque la fin du « national-catholicisme » et entraîne une libéralisation des mœurs et un assouplissement de la législation en matière de divorce et d’avortement. Les structures traditionnelles de la famille espagnole et portugaise évoluent peu à peu (réduction de la taille des familles, recul de l’âge du mariage, augmentation de la vie de couple hors mariage et des divorces, multiplication des familles monoparentales ou sans enfant). Les indicateurs démographiques de la péninsule « s’européanisent ». L’indice de fécondité des deux pays, environ 1,3 enfant par femme, est aujourd’hui l’un des plus bas d’Europe (il était de 3,5 enfants par femme en 1960 au Portugal). En Espagne, la croissance démographique ralentit peu à peu après la chute du franquisme. Elle connaît un rebond après l’adhésion de l’Espagne à la CEE et grâce au miracle économique qui s’ensuit avant de connaître une nouvelle chute après la crise économique de 2008. Au Portugal, les guerres coloniales et l’émigration massive des années 1960 ont entraîné une nette diminution de la population jusqu’en 1973. Depuis, la démographie portugaise oscille entre de légères phases de croissance et de sensibles
Comprendre l’Espagne et le Portugal 125
diminutions. Les pyramides des âges espagnole et portugaise traduisent aujourd’hui un vieillissement de la population, ce qui soulève de nombreux questionnements en matière de paiement des retraites, de services de santé pour les personnes âgées, d’État-providence, etc.). Au Portugal, le solde naturel est négatif : le nombre de décès est supérieur au nombre de naissances (voir tableau 1.1). Tableau 1.1 Données démographiques de l’Espagne, du Portugal et de la France Espagne
Portugal
France
Taux de natalité (2015)
9,02 ‰
8,30 ‰
11,70 ‰
Taux de mortalité (2015)
9,06 ‰
10,50 ‰
8,80 ‰
Taux de mortalité infantile (2015)
2,67 ‰
2,90 ‰
3,70 ‰
Espérance de vie (2015)
82,71 ans
80,41 ans
82,35 ans
Indice de fécondité (2015)
1,33 enfant par femme
1,30 enfant par femme
1,93 enfant par femme
Proportion des moins de 15 ans (en % – 2015)
15
14
19
Proportion des 65 ans ou plus (en % – 2015)
18
19
18
Des populations en récession Les populations portugaise et espagnole sont respectivement entrées en récession en 2010 et 2012 (à l’exception de 2015 pour l’Espagne). Cette récession s’explique par un indice de fécondité parmi les plus faibles d’Europe, une émancipation de plus en plus tardive des jeunes et un départ massif des nationaux et des résidents étrangers à la recherche de meilleures conditions de vie et de travail. La population des deux pays a été durement touchée par la crise financière, notamment les jeunes. En Espagne, près de 80 % des moins de 30 ans vivaient chez leurs parents en 2015. Ce chiffre n’est pas uniquement dû à une constante culturelle. Face à un avenir incertain, au taux de chômage élevé15 et à la précarité des contrats, beaucoup de jeunes espagnols et portugais se retrouvent dans l’impossibilité de se loger et restent vivre ou retournent vivre chez leurs 15 Selon Eurostat, en juin 2016, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans atteint 45,8 % en Espagne et 27,2 % au Portugal.
126
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
parents. En moyenne, les Espagnols et les Portugais quittent le domicile familial à 29 ans (contre 23,7 ans en France). Cette émancipation tardive couplée à une précarité de l’emploi (multiplication des emplois à temps partiel, CDD, faibles salaires) n’encourage pas le taux de natalité. En raison d’une émancipation tardive, l’âge moyen de la maternité ne cesse de reculer. Les jeunes préfèrent attendre pour fonder une famille, décident de faire moins d’enfants ou y renoncent complètement. En outre, l’État providence n’est pas aussi développé qu’en France et les dépenses sociales sont parmi les plus faibles de la zone euro, ce qui n’est pas pour encourager la population en âge de procréer. Au Portugal, plusieurs mairies ont mis en place des « primes familiales » pour encourager les jeunes couples à s’installer dans les petites villes situées à l’intérieur du pays. Selon les analystes, si le taux de fécondité ne se redresse pas, les deux pays seront confrontés à une décroissance démographique majeure. L’INE, Institut national de la statistique espagnol, estime que l’Espagne pourrait perdre un million d’habitants d’ici 2029. Pire encore, l’INE portugais prévoit une chute de la population de 10,3 à 6,3 millions d’habitants d’ici 2060 (voir figure 1.7).
Figure 1.7 Évolution de la population espagnole et portugaise
Comprendre l’Espagne et le Portugal 127
1.5.2
La péninsule ibérique : terre d’émigration et d’immigration
Terre d’émigration L’Espagne et le Portugal ont une forte tradition migratoire. Au cours de leur histoire, les deux pays ont connu de fortes évolutions en termes de migrations et ont tour à tour été associés à des terres d’émigration et d’immigration. Dès l’époque coloniale, de nombreux Espagnols et Portugais ont afflué vers les colonies, le « nouvel Eldorado », à la recherche de meilleures conditions économiques et sociales. Au xxe siècle, la guerre civile espagnole et les dictatures franquiste et salazariste entraînent une longue tradition d’émigration de la péninsule ibérique vers la France en raison de sa proximité géographique. Dès 1939, 500 000 réfugiés espagnols se sont installés en France. Beaucoup espéraient une amélioration de la situation politique et économique en Espagne mais ne sont jamais revenus dans leur pays. Entre 1958 et 1964, période de plus forte migration, on recense 600 000 Espagnols en France. Les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées, Ile-de-France et les départements du pourtour méditerranéen ont longtemps été les principaux foyers d’accueil. Au Portugal, la pauvreté endémique et la dictature entraînent une émigration massive à partir des années 1960 jusqu’en 1973, au point que la population commence à décroître. On estime que près d’1,5 million de Portugais ont quitté le pays entre 1950 et 1970. La France et le Portugal signent même des accords bilatéraux en 1963 et 1971 pour empêcher les Portugais d’émigrer légalement, les contraignant ainsi à la clandestinité. À cette époque, les Portugais émigrent principalement en France, en Allemagne et en Suisse. La dictature n’encourageait pas les gens à s’éduquer. Du fait de leur faible niveau de qualification, ces populations migrantes espagnole et portugaise se concentraient dans des statuts moins privilégiés d’ouvriers et d’employés. Cette émigration massive a également apporté avec elle son lot de stéréotypes (les gardiennes d’immeuble et maçons portugais, les internas – domestiques espagnoles) qui ne reflètent en rien la réalité du monde du travail dans ces pays. Les films Les femmes du 6e étage (Philippe Le Guay, 2010) et La Cage Dorée (Ruben Alves, 2013) mettent
128
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
en scène ces « mythes ». Si ces deux films reprennent à leur compte quelques clichés, ils n’en illustrent pas moins la réalité quotidienne de ces communautés : le premier film met en valeur la solidarité des domestiques espagnoles venues en France pour gagner de l’argent qu’elles envoient à leur famille restée en Espagne. Le deuxième souligne une forte volonté d’intégration et d’assimilation de la population portugaise qui renvoie une image discrète et travailleuse. Il est intéressant de noter que, contrairement à la population espagnole, la population portugaise ne laisse pas son « empreinte » dans l’espace public français, en témoigne le faible nombre de commerces et de restaurants portugais. Cet exode migratoire vers la France et le reste de l’Europe s’est peu à peu ralenti au cours des années 1970 pour évoluer vers des flux de faible ampleur dès l’adhésion de la péninsule à la CEE en 1986. La péninsule ibérique a ainsi connu un exode rural tardif au sortir des dictatures : aujourd’hui, près de trois quarts des Espagnols vivent en ville, contre deux tiers des Portugais. Les ruraux s’installent principalement dans les grandes villes et les régions périphériques industrialisées telles que la Catalogne, le Pays Basque et les Asturies pour l’Espagne ou sur le littoral atlantique pour le Portugal, entraînant une désertification de l’intérieur du pays. L’axe qui relie Lisbonne à Porto regroupe les quatre cinquièmes de la population
Terre d’immigration Le « miracle économique » espagnol et portugais au sortir des dictatures et leur stabilisation politique a petit à petit inversé le spectre migratoire. Pays traditionnels d’émigration, l’Espagne et le Portugal sont devenus des terres d’immigration. Le besoin croissant de main-d’œuvre dans divers secteurs (tourisme et services, agriculture, BTP, industrie) a favorisé une politique migratoire flexible. La proximité géographique (Europe) ou culturelle (Amérique latine) encourage les migrants à s’installer dans la péninsule. Depuis 2000, l’Espagne est devenue le deuxième pays récepteur de migrants derrière les États-Unis et le premier en Europe. En 2008, peu avant la crise, l’Espagne compte 5,27 millions d’étrangers, soit près de 11,5 % de sa population totale contre 4,1 % pour le Portugal en 2007. On distingue deux types d’immigration : –– Une immigration issue des pays en développement (Afrique et Amérique latine). L’immigration latino-américaine (Équateur, Colombie, Bolivie,
Comprendre l’Espagne et le Portugal 129
Pérou pour l’Espagne et Brésil pour le Portugal) est la plus importante. Depuis l’indépendance de ses anciennes colonies africaines, le Portugal a connu des vagues migratoires constantes de populations originaires du Cap-Vert, d’Angola, de Guinée-Bissau, de Sao Tomé-et-Principe, du Mozambique. Cette population est essentiellement composée de jeunes adultes au niveau de qualification hétérogène, venus chercher du travail dans des secteurs variés (restauration, aide à la personne, construction, petit commerce, agriculture, ouvriers agricoles et de l’industrie). Le taux de fécondité de cette population est élevé. –– Une immigration ouest-européenne composée essentiellement de retraités britanniques, allemands ou français au niveau de vie élevé, venus chercher un climat doux et agréable. Ils s’installent généralement sur le littoral méditerranéen ou atlantique et embauchent souvent une population latino-américaine pour les services d’aide à la personne. –– Une immigration est-européenne composée de Roumains, de Bulgares, d’Ukrainiens, de Russes et de Moldaves, main-d’œuvre plus qualifiée et moins chère. Ces migrations sont essentiellement économiques et se sont développées au tournant du xxie siècle : les candidats à l’immigration espèrent trouver un travail et améliorer leurs conditions de vie. Parmi la population roumaine, on trouve une part importante de Tsiganes en Espagne, leurs taux de natalité est élevé. Ces migrants s’installent principalement dans des villes dynamiques comme Madrid, Barcelone, Lisbonne ou Porto et font venir leur famille ou envoient de l’argent, les fameuses remesas, dans leur pays d’origine. Dans les années 2000, l’augmentation de la population est principalement due au solde migratoire qui contrebalance le vieillissement de la population et le faible taux de fécondité des femmes espagnoles et portugaises. La péninsule ibérique compte également une part importante de migrants en situation irrégulière difficile à quantifier. De par sa situation géographique à quelques encablures de l’Afrique et avec ses enclaves Ceuta et Melilla, l’Espagne est le point d’entrée en Europe pour de nombreux Maghrébins et un terrain propice au développement de réseaux de passeurs. Les arrivées massives de migrants dans les enclaves et sur les îles Canaries font régulièrement la une des journaux. L’immigration clandestine tend cependant à se réduire en raison du renforcement des contrôles aux frontières et de la coopération avec plusieurs pays africains comme le Maroc, l’Algérie ou le Mali. Si la situation de plein-emploi et le besoin
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
de main-d’œuvre ont permis aux gouvernements espagnol et portugais de régulariser la situation de plusieurs centaines de milliers de migrants, ils ont dû rapidement prendre des mesures plus restrictives avec la crise. L’Espagne a notamment mis en place la distribution de permis de travail à certaines nationalités pour réguler leur afflux.
Depuis 2010 : un nouveau basculement de terre d’immigration à terre d’émigration La crise économique et le taux de chômage élevé ont eu un effet dissuasif pour les candidats à l’immigration et nombreux sont les migrants qui sont repartis dans leurs pays d’origine. Depuis 2010, le solde migratoire de l’Espagne est devenu négatif. Au plus fort de la crise en 2013, près de 550 000 personnes ont quitté le pays dont près de 470 000 résidents étrangers. Plusieurs communautés ont vu leur population se réduire : - 23 % pour les Britanniques et les Allemands, - 18,5 % pour les Colombiens et les Péruviens, - 17 % pour les Équatoriens et - 8,5 % pour les Roumains. Plusieurs communautés, comme les Équatoriens, retrouvent une meilleure qualité de vie une fois retournées dans leur pays d’origine. La courbe migratoire entre la péninsule ibérique et ses anciennes colonies s’est aujourd’hui inversée. En revanche, les Russes et les Chinois attirés par les opportunités économiques sont plus nombreux à s’y installer. Les ressortissants ne sont pas les seuls à quitter le pays. Beaucoup de jeunes diplômés hautement qualifiés partent à la recherche de meilleures conditions de vie et de travail à l’étranger. L’Espagne et le Portugal font face à une fuite des cerveaux sans précédent depuis le début de la crise. La précarité des contrats, le taux de chômage exponentiel chez les jeunes (plus de 30 % au plus fort de la crise) et le manque de perspectives les ont poussés à émigrer vers des pays à l’économie plus prospère ou culturellement plus proches comme l’Argentine, la France, le Venezuela l’Allemagne, Cuba, le Brésil ou encore les États-Unis et le Mexique. En 2016, plus de 2,3 millions d’Espagnols vivent à l’étranger, une hausse de 56,6 % depuis 2009. Le Portugal connaît un exode migratoire similaire à celui de la décennie 1960. En 2012, 10 000 personnes quittaient le pays chaque mois. Le Premier ministre de l’époque, Pedro Passos Coelho, a même appelé ses compatriotes à émigrer pour chercher du travail ailleurs.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 131
Influences et conséquences ¬¬ Après avoir connu une croissance démographique soutenue jusque dans les années 1960-1970, encouragée par l’Église et les régimes dictatoriaux, la péninsule ibérique fait face à une européanisation des indicateurs démographiques, marqués par la chute du taux de fécondité et le vieillissement de la population. Cette chute démographique coïncide également avec les difficultés économiques que traverse la péninsule : la pauvreté endémique sous le régime de Salazar entraîne une émigration massive des Portugais vers le reste de l’Europe, la crise de 2008 précarise l’ensemble de la société et conduit de nombreux jeunes à revenir chez leurs parents ou à quitter le pays. Successivement terre d’émigration puis terre d’immigration lorsque le contexte économique le permet, la péninsule ibérique fait aujourd’hui face à un exode de ses forces vives (nationaux et immigrés retournant dans leur pays d’origine).
Mots clés Transition démographique, croissance démographique, libéralisation des mœurs, solde naturel négatif (Portugal), populations en récession, faible taux de fécondité, chômage élevé, émigration, immigration, forte tradition migratoire, remesas.
1.6
Économie
1.6.1
Aperçu général
L’ouverture internationale et européenne permet à la péninsule ibérique de sortir peu à peu de son isolement. Les années 1990 et 2000 consacrent le développement de la péninsule qui rejoint rapidement le cercle des pays développés grâce à une série de réformes économiques impulsées pour suivre les directives de la CEE. L’Espagne et le Portugal rattrapent leur retard et ouvrent progressivement leur économie, modernisent leur industrie et leurs infrastructures (réseau ferroviaire, aéroports, etc.). On parle d’un « miracle économique » : les deux pays réduisent considérablement
132
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
l’inflation, le taux de chômage, le déficit public et accélèrent la croissance de leur PIB. Au Portugal, la privatisation de larges secteurs de l’économie (banques, industrie, énergie, etc.) a favorisé l’émergence d’une économie plus dynamique et en meilleure santé. Les fonds structurels et de cohésion de l’UE permettent aux deux pays de réduire les disparités économiques et sociales et de stabiliser leur économie. Les fonds de la PAC (Politique agricole commune) encouragent la modernisation de l’agriculture. Malgré quelques périodes de récession au cours des années 1990, les deux pays parviennent à réduire de manière spectaculaire leur taux de chômage (4,3 % en 2000 au Portugal, 8,1 % pour l’Espagne en 2006, taux historiquement les plus bas) et affichent des taux de croissance élevés (5,29 % pour l’Espagne en 2000, 3,79 % pour le Portugal). L’organisation des Jeux Olympiques de Barcelone et de l’Exposition universelle de Séville en 1992 ainsi que l’organisation de l’Exposition universelle de Lisbonne en 1998 témoignent de l’émergence de la péninsule ibérique. La crise de 2008 vient à nouveau fragiliser la santé économique et morale des deux pays : la récession est d’autant plus spectaculaire que leur ascension économique a été fulgurante et mal maîtrisée. En 2015, l’Espagne est la 14e puissance économique mondiale (PIB en parité de pouvoir d’achat) et le Portugal se classe en 44e position16.
1.6.2
La crise économique de 2008 et ses conséquences
Espagne L’éclatement de la bulle immobilière La crise financière de 2008 doit être mise en relation avec l’éclatement de la bulle immobilière. Au début des années 2000, l’Espagne poursuit une politique de construction immobilière forcenée bien au-delà des besoins du marché. Construits en partie grâce aux financements européens, de nombreux logements ou infrastructures restent vacants ou inutilisés (aéroports Central-Ciudad Real et Castellón-Costa Azaha). La croissance du pays repose essentiellement sur l’essor de ce secteur. Le pays construit à tour de bras et emploie une main-d’œuvre très importante dans le BTP. 16 Données de la Banque mondiale.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 133
Cette période est caractérisée par une augmentation spectaculaire des prix de l’immobilier (+ 91 % entre 1995 et 200717). De nombreux ménages espagnols s’endettent alors fortement sur de longues périodes (40 ou 50 ans) pour pouvoir devenir propriétaire, une accession fortement encouragée par les taux d’emprunt très bas. Face aux emprunts croissants, les banques espagnoles sont à leur tour forcées d’emprunter. L’ensemble de ces facteurs favorise la création d’une bulle spéculative qui éclate en 2008 : la construction et les ventes s’effondrent brutalement, de nombreuses entreprises font faillite et licencient leurs salariés qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts. Les propriétaires et locataires surendettés sont expulsés de chez eux, beaucoup se retrouvent à la rue ou retournent vivre chez leurs parents. En 2013, 67 189 ordres d’expulsion18 ont été exécutés. La Catalogne, la région de Valence, l’Andalousie et la communauté madrilène où la politique de construction a battu tous les records sont frappées de plein fouet par l’éclatement de la bulle immobilière. La crise immobilière s’étend rapidement au secteur bancaire, en partie responsable de cette bulle spéculative à cause de crédits accordés sans trop de garantie. Les banques ne sont plus remboursées et se retrouvent à leur tour asphyxiées et incapables de payer leurs créances. En 2008, le pays entre en récession mais, dans un premier temps, le gouvernement socialiste de Zapatero nie la crise. En 2009, l’Espagne crée le FROB, un fonds spécial de soutien aux banques et appelle les caisses d’épargne à fusionner pour renforcer leur solidité financière. Le nombre de caisses d’épargne passe de 45 à 17 en un an.
Les politiques d’austérité Le gouvernement Zapatero annonce les premières mesures d’austérité en 2010 sous forme d’une baisse de 50 milliards d’euros des dépenses publiques sur trois ans : les pensions de retraite sont gelées, le salaire des fonctionnaires diminue de 5 %, les chèques bébés mis en place deux ans plus tôt sont supprimés, la TVA passe de 16 % à 18 %. L’assainissement des comptes publics devient une priorité. Afin de réduire le déficit public 17 Source : ministère du Logement espagnol. 18 Source : http://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20140328trib000822513/ immobilier-presque-70-000-expulsions-en-espagne-en-2013.html
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
qui a atteint 11,2 % du PIB19 en 2009, le gouvernement socialiste entreprend une réforme du marché du travail très controversée qui sera reprise par le gouvernement conservateur : assouplissement des conditions de licenciement et d’embauche, avantages fiscaux pour les entreprises qui embauchent des jeunes, flexibilité de l’organisation du travail. En 2011, l’âge de la retraite passe de 65 à 67 ans. Le Mouvement des Indignés prend forme dans ce contexte de crise pour s’opposer aux politiques d’austérité et à la corruption des élites. Le gouvernement socialiste convoque des élections anticipées en novembre 2011 remportées par le Parti conservateur de Mariano Rajoy. Ce dernier annonce de nouvelles coupes budgétaires et des hausses d’impôts ainsi que la nationalisation partielle de Bankia, quatrième banque du pays. En juin 2012, l’État espagnol fait appel à des financements européens pour recapitaliser et sauver le système bancaire en échange de nouvelles mesures drastiques pour réduire les dépenses publiques afin de ramener le déficit public sous la barre symbolique des 3 % du PIB. Au total, 127 milliards d’euros ont été nécessaires pour restructurer et assainir le système bancaire.
Une reprise économique encore fragile L’Espagne est officiellement sortie du programme d’aide européen le 22 janvier 2014 et a réussi à diminuer le déficit public de 57 milliards d’euros moyennant des hausses d’impôt, une baisse des dépenses publiques dans tous les domaines (justice, défense, politique extérieure, culture santé, éducation, recherche, infrastructures), le non-remplacement de neuf fonctionnaires sur dix et le durcissement de l’accès aux prestations sociales (chômage). Cependant, l’Espagne n’est toujours pas parvenue à réduire son déficit public sous la barre des 3 % (5,1 % en 2015), s’attirant régulièrement les foudres de Bruxelles. L’endettement public reste également fort (99,2 % du PIB en 2015) mais moins important que celui de son voisin portugais (129 % du PIB). Depuis fin 2013, l’Espagne a renoué avec la croissance (2,9 % en 2015) et possède l’un des taux les plus élevés de l’UE malgré un certain recul prévu pour 2017. Cependant, la crise a augmenté les inégalités sociales et laissé des traces. Le chômage reste la bête noire de l’économie espagnole. 19 Source : http://www.touteleurope.eu/actualite/chronologie-l-espagne-et-la-crise.html
Comprendre l’Espagne et le Portugal 135
Au plus fort de la crise, il touche 26,9 % de la population active. Les jeunes sont les plus touchés par celle-ci. Alors que le taux national avoisine les 18,4 % fin 2016, 42,9 % des moins de 25 ans20 se retrouvent sans emploi à la même époque. La crise a provoqué une fuite des cerveaux et de la jeunesse et favorisé le développement de la génération des « ninis » (ni estudia, ni trabaja) soit une génération de jeunes Espagnols qui ne travaillent pas et n’étudient pas. Cette situation augmente la précarité et l’exclusion sociale des jeunes. Le chômage de longue durée a également fortement augmenté et les emplois à temps partiel ainsi que les CDD occupent une place prépondérante dans les emplois créés depuis fin 2013.
?
Le saviez-vous Los mileuristas
Formé à partir des mots « mille » et « euro », le néologisme « mileurista » désigne une personne jeune et diplômée de l’enseignement supérieur qui, après avoir enchaîné des stages et des petits contrats, finit par trouver un travail et peine à gagner mille euros par mois. Les prix élevés de l’immobilier ne permettent pas à ces jeunes de vivre seuls, ce qui explique le nombre important de colocations (même chez les personnes de plus de 40 ans) et le fait que de nombreux jeunes restent vivre chez leurs parents ou s’endettent sur de longues durées pour pouvoir s’acheter un bien. Ce terme, apparu pour la première fois en 2005, a largement été popularisé dans le contexte de la crise.
Un retour sur le devant de la scène L’Espagne redevient progressivement attractive pour les investissements étrangers, notamment français. L’immobilier connaît un nouveau souffle et de nombreux investisseurs étrangers ont fait de Barcelone leur nouveau terrain de chasse (construction d’hôtels de luxe, etc.). De plus, les flux d’IDE espagnols sont particulièrement dynamiques, notamment vers l’Amérique latine. Le pays dispose d’une économie solide et diversifiée, résolument tournée vers l’UE mais la crise a montré que le modèle économique espagnol mériterait de se tourner vers des activités à haute valeur ajoutée. À présent, l’Espagne doit s’appuyer sur autre chose que la concurrence salariale et augmenter ses gains de compétitivité et la qualité de sa production. 20 Source : http://www.datosmacro.com/paro/espana
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Concernant le tissu économique du pays, 99,9 % des entreprises présentes sur le territoire espagnol sont des PME (PYME en espagnol, pequeñas y medianas empresas) qui comptent entre 0 et 249 salariés. Les microentreprises représentent à elles seules 95,5 % des entreprises. De nombreuses PME sont des entreprises familiales avec à leur tête des femmes. Les PME sont un pilier indispensable de l’économie espagnole et le taux d’embauche et de création d’emploi est bien supérieur à celui des grandes entreprises (62 % des personnes salariées dans une entreprise travaillent dans une PME). Signe de la reprise économique, le nombre d’entreprises a augmenté de 2,2 % en 2014. Les communautés catalane, madrilène, andalouse et valencienne accueillent le plus grand nombre d’entreprises. Pour relancer son activité économique, l’Espagne a misé sur le modèle de travailleur indépendant qui offre une fiscalité avantageuse pour les personnes souhaitant créer leur entreprise. Les Gabachos (surnom péjoratif donné aux Français et qui, à l’origine, désigne un montagnard grossier 21) sont nombreux à s’installer de l’autre côté des Pyrénées pour trouver du travail ou lancer leur propre activité (environ 120 000 Français résident en Espagne).
Portugal Les prémices de la crise au Portugal La célèbre crise dite des « subprimes » de 2008 s’est propagée au Portugal en affectant tout d’abord le système bancaire portugais. En 2008 et 2010, les pratiques douteuses (détournements de fonds, fraude, mauvais investissements et collusions avec des dirigeants politiques) de la BPN (Banque portugaise des affaires) et de la BPP (Banque portugaise privée) affectent gravement la santé financière des institutions et de l’économie portugaise. Le contexte économique morose et surtout l’effondrement des investissements et de la demande extérieure espagnole accentuent les difficultés économiques, d’autant plus que l’Espagne est le principal partenaire économique du pays. En 2010, l’endettement massif de ces deux institutions bancaires portugaises amène le gouvernement à prendre des mesures d’austérité suite à la dégradation de la note du Portugal par l’agence de notation Moody’s. 21 Ce nom désigne aujourd’hui les Français partis s’installer en Espagne à la recherche de meilleures conditions de vie.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 137
Les politiques d’austérité En 2011, le Portugal a présenté sa candidature pour l’octroi d’un plan de sauvetage à hauteur de 78 milliards d’euros de prêts. En contrepartie, le pays a été mis sous tutelle de la troïka (alliance de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international) qui a imposé des mesures économiques d’austérité avec de très lourdes conséquences sur la population. Le pouvoir d’achat et le niveau de vie des Portugais diminuent considérablement. Entre 2012 et 2013, de nombreuses coupes budgétaires affectent directement ou indirectement tous les aspects de la vie : le salaire des fonctionnaires est réduit de 27 %, les 13e et 14e mois des retraités et des fonctionnaires sont supprimés, la journée de travail s’allonge d’une demi-heure dans le secteur privé comme dans le secteur public, une partie des jours de congés et des jours fériés est supprimée, les cotisations sociales passent de 11 % à 18 % (ce qui réduit mécaniquement les salaires de 7 %), l’âge de départ à la retraite est reculé d’un an (66 ans), etc. Ces coupes détériorent la qualité de vie des Portugais. En effet, la coupe budgétaire de 670 millions d’euros dans le domaine de la santé a par exemple de nombreuses conséquences : l’accès aux services de santé n’est plus systématiquement assuré dans les zones rurales, les frais de santé à charge du patient doublent et certains hôpitaux doivent fermer.
Une reprise économique encore fragile Cette période de crise économique a renvoyé à certains Portugais une image négative de leur propre pays, considéré comme le mauvais élève de l’Union européenne. Le 17 mai 2014, le Portugal est par ailleurs sorti du plan d’assistance financière dans lequel il se trouvait depuis 2010 suite à la crise financière. Le Portugal reste touché par un fort taux de chômage, 12,4 % de la population active22 et 31,9 % des 15-24 ans23 en 2015. À la même période, la croissance du pays se situait à 1,6 %24. En 2015, le pays était classé 22 Lien : http://www.oecd-ilibrary.org/economics/profil-statistique-par-pays-portugal_2075227xtable-prt 23 Lien : https://data.oecd.org/fr/unemp/taux-de-chomage-des-jeunes.htm#indicator-chart 24 Lien : http://www.oecd-ilibrary.org/economics/profil-statistique-par-pays-portugal_2075227xtable-prt
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46e en termes de PIB global, avec un PIB de 199 milliards de dollars. Le Portugal n’a pas connu une augmentation aussi spectaculaire de son taux de chômage mais celui-ci reste largement supérieur à la moyenne de l’Union européenne.
1.6.3
Les secteurs clés des économies de la péninsule ibérique
Espagne L’agriculture L’Espagne a longtemps été considérée comme un pays rural et agricole. L’agriculture espagnole représente aujourd’hui 2,5 % du PIB et emploie 4,2 % de la population active. L’Espagne est le deuxième pays européen par sa surface agricole utile (SAU). Le pays produit principalement des fruits et légumes : il est le premier exportateur d’oranges, le premier producteur d’huile d’olive et le troisième producteur de vin derrière la France et l’Italie. L’Espagne possède le deuxième cheptel porcin d’Europe après l’Allemagne25. L’élevage ovin et bovin (taureaux) est également important. Certaines régions comme la Castille, l’Estrémadure, la Galice ou l’Andalousie sont des terres traditionnellement agricoles. L’agriculture espagnole se divise principalement en deux catégories : –– La culture sèche (le secano) se concentre principalement dans les terres intérieures où l’on cultive principalement des céréales (blé, orge, seigle). La productivité est peu élevée (les terres sont laissées en jachère un an sur deux) et ne permet pas à l’Espagne d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. Les côtes méditerranéennes sont réservées à la culture des oliviers, des amandiers, des caroubiers et des vignes. –– Les terres irriguées (le regadio) sont minoritaires et permettent plusieurs cultures annuelles. Elles offrent donc un meilleur rendement. Les cultures sont variées : céréales, légumes, fruits, cultures tropicales et floriculture. Ces plaines irriguées et riches se concentrent autour de Valence, Murcie, Grenade et Lérida. L’irrigation et la gestion des ressources hydriques sont des problématiques récurrentes. 25 Source : ministère de l’Économie et des Finances français.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 139
La Galice et le Pays Basque au nord du pays sont des territoires traditionnellement associés à la pêche. Enfin, l’Espagne dispose de ressources minières assez faibles et exploite principalement du plomb, des pyrites de cuivre, du mercure et du fer (base de l’industrie lourde et extrait près de Bilbao). Les ressources en hydrocarbure (charbon, gaz naturel, pétrole) sont également faibles et le pays a recours à l’importation.
Focus sur les régions Les régions les plus riches en termes de PIB sont la Communauté de Madrid, le Pays Basque, la Navarre ainsi que la Catalogne et les plus pauvres sont la Castille-laManche, la Melilla, l’Andalousie ainsi que l’Estrémadure. Aucune communauté autonome n’a échappé à la crise, à des degrés divers. En raison de sa politique de grands travaux et de grands événements, la Communauté de Valence se trouvait au bord de la faillite en 2011 et a dû avoir recours à un plan d’aide de Madrid pour éviter le dépôt de bilan. La Communauté de Castille-la-Manche a été frappée de plein fouet par l’éclatement de la bulle immobilière. Murcie a réclamé une aide financière de 300 millions d’euros en 2012. L’Andalousie, fief du parti socialiste, est considérée comme une région dépensière et assistée en raison de la part importante de financement qu’elle reçoit. Au cours de la crise, les communautés autonomes ont souvent mis à mal la politique économique du gouvernement en refusant d’appliquer certaines coupes budgétaires imposées. De manière générale, les communautés sont tenues pour responsables des deux tiers des dérapages budgétaires du pays.
L’industrie L’industrie espagnole représente 22,6 % du PIB. La construction automobile est le fleuron de l’industrie espagnole et représente deux millions d’emplois. Le pays est le deuxième producteur européen devant l’Allemagne et le huitième mondial (SEAT, NISSAN, PSA Peugeot Citroën, FASA-Renault, etc.). L’Espagne tire également son épingle du jeu dans le domaine des machines-outils (Pays Basque) et de la construction navale (Galice). La Catalogne est le principal foyer industriel de l’Espagne et concentre l’essentiel des activités du domaine textile (en crise) et de la métallurgie (les matières premières sont importées dans le port de Barcelone).
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La région basco-asturienne est également un pôle industriel important (sidérurgie, houille). Le pays fait cependant face à une forte désindustrialisation au profit de l’Europe de l’Est et des pays en développement.
Les services : l’essor du tourisme L’économie espagnole a connu un très fort développement du tourisme de sol y de playa (du soleil et de la plage) à partir des années 1960 (7 millions de visiteurs en 1960, 40 millions en 1978). En 2016, le pays est la troisième destination la plus prisée au monde et accueille 75,3 millions de touristes, un record historique. Aujourd’hui, le tourisme représente près de 11 % du PIB espagnol. Le secteur emploie une personne sur huit et pourvoie de nombreux emplois saisonniers. Le tourisme a fortement contribué au rétablissement de l’économie espagnole après la crise. Cette forte croissance s’explique également par la désaffection des touristes vis-à-vis des destinations nord-africaines et turques en raison des craintes liées au terrorisme. Le tourisme est la principale source de revenus de plusieurs régions comme les Baléares ou l’Andalousie. L’Espagne s’est forgée une image de destination balnéaire peu chère, l’expansion du tourisme allant de pair avec une croissance incontrôlée du secteur de la construction. Des vestiges de ces structures immobilières sont encore visibles sur les zones côtières, délabrées et abandonnées par les autorités. Les Britanniques, les Français et les Allemands représentent le plus grand nombre de visiteurs et voyagent principalement vers la Costa Brava en Catalogne, les îles Baléares (réputées pour les boîtes de nuit d’Ibiza), la Costa del Sol andalouse et les îles Canaries. Ce tourisme de masse a pour corollaire un tourisme festif qui pose de nombreux problèmes aux habitants. Certains lieux touristiques comme Ibiza, Barceloneta (quartier historique de Barcelone) ou Marbella se transforment en lieux de fêtes et de beuveries à la tombée de la nuit. De nombreux habitants protestent contre les incivilités des touristes et la multiplication des appartements touristiques qui font grimper les prix des loyers. Les autorités reconnaissent que le secteur doit être mieux régulé afin de prévenir une « bulle du tourisme » et une transformation des villes en « parcs d’attraction ». La mairie de Barcelone a approuvé en ce sens un moratoire sur les ouvertures de nouveaux appartements touristiques dans le centre-ville en 2014.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 141
Le tourisme d’affaires est également en plein essor et représente 7,1 % du tourisme total. L’Espagne a accueilli 572 congrès internationaux en 2015 et se place ainsi en 4e position dans le classement mondial. L’Espagne attire également de nombreux retraités à la recherche d’un climat plus doux ainsi que de prix de l’immobilier et d’un coût de la vie plus avantageux pour passer leurs vieux jours. Près de 200 000 retraités français ont décidé de s’installer sur la Costa Brava barcelonaise, sur le littoral andalou ou près d’Alicante. L’immobilier de loisir est en plein essor dans le pays. De nombreux immigrés espagnols décident également de revenir dans leur pays d’origine pour leur retraite. Le tourisme rural ou « casa de campo » et culturel est également en plein essor.
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Le saviez-vous
L’Espagne recherche de nouveaux talents dans le numérique L’Espagne est le pays européen qui a le plus fort de taux de pénétration de smartphones. Pourtant, les entreprises espagnoles ont bien du mal à trouver une main-d’œuvre qualifiée pour opérer une mutation numérique. Plusieurs études montrent que seules 29 % des entreprises ont mis en œuvre des transformations majeures pour entrer dans l’ère du numérique.
Portugal L’agriculture En 2015, la part de l’agriculture dans le PIB s’élevait à 2,4 %. Les petites exploitations du nord du pays s’opposent à celles du sud qui sont très étendues. Le Portugal est le dixième pays exportateur de vin et le vin de Porto représente à lui seul les deux tiers des exportations vinicoles. Le Portugal est par ailleurs premier producteur de liège (50 % de la production mondiale).
L’industrie Le secteur industriel représentait quant à lui 23 % du PIB portugais de 2015. Le textile occupe un quart des emplois industriels. En matière d’énergies renouvelables, le pays compte l’un des plus vastes parcs industriels d’Europe, qui fournit environ 10 % de l’électricité dont le pays a besoin.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
L’industrie portugaise est également connue pour ses entreprises de textile, de cuir ainsi que ses entreprises du secteur de l’ameublement. En plus de ces spécialités, l’économie portugaise dispose d’un savoir-faire unique dans les différents domaines de la métallurgie et du moulage. Cet atout de l’industrie portugaise séduit des entreprises du monde entier dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique ou de l’aérospatial. Le faible coût d’une main-d’œuvre portugaise qualifiée contribue à renforcer l’attractivité du Portugal dans l’Union européenne.
Le tourisme En 2016, le tourisme constitue l’un des piliers de l’économie portugaise et représente même 22 % des emplois au Portugal26. En 2015, 10 millions de touristes se pressaient aux portes de Lisbonne et de Porto afin de pouvoir profiter des charmes de la culture portugaise.
Le Portugal : le nouvel eldorado des retraités et de l’immobilier Depuis deux ans, le Portugal a mis en place un régime fiscal avantageux pour les retraités du privé qui viennent s’installer dans le pays. Ces derniers ne paient pas d’impôts pendant dix ans, ce qui revient à une économie de 40 000 euros pour certains. Le Portugal les encourage ainsi à investir, notamment en achetant dans l’immobilier. Cette politique finit par porter ses fruits, en témoigne le choix de 35 000 retraités français installés au Portugal. Le cadre de vie portugais jamais trop éloigné de la mer ainsi que le faible coût de la vie (environ deux fois moins élevé qu’en France) ne sont pas non plus étrangers à cet engouement : le coût moyen du loyer d’un appartement de 100 mètres carrés est de 1 000 euros. L’investissement dans la pierre constitue par conséquent une valeur sûre dans ce pays aux 300 jours de soleil par an. Le système de santé public est un peu engorgé mais les cliniques privées offrent les mêmes prestations qu’en France avec la même qualité. Mais cela coûte cher, environ 40 euros la consultation chez un spécialiste. 26 Lien : http://www.icex.es/icex/es/navegacion-principal/todos-nuestros-servicios/informacionde-mercados/paises/navegacion-principal/noticias/NEW2016626130.html?idPais=PT
Comprendre l’Espagne et le Portugal 143
Le numérique Depuis 2016, Lisbonne accueille un congrès dédié au secteur du numérique qui s’est imposé dès sa naissance comme un événement incontournable : le Web Summit. Les atouts du marché numérique portugais font déjà de l’œil aux entreprises françaises qui cherchent à s’implanter à l’étranger ou à embaucher des ingénieurs dans le secteur. La qualité de la formation portugaise, le bilinguisme des Portugais et le climat favorable aux investissements (nombreuses start-up, clusters 27 et pépinières) achèvent de convaincre aussi bien les entreprises du continent que les entreprises extra-européennes.
L’attractivité du Portugal Le Portugal jouit d’une attractivité qui n’a cessé de croître au cours de ces dernières années. Le pays, véritable pont entre le Brésil, les États-Unis, les anciennes colonies portugaises et l’Europe, est une région stratégique. La proximité géographique et culturelle des pays d’Europe de l’Ouest comme la France (en 2016, 320 vols relient le Portugal à la France chaque semaine), l’Espagne ou l’Italie permet une expatriation plus douce des entreprises et de leurs collaborateurs. Si l’on ajoute à ces avantages le coût de la vie, un climat ensoleillé, les avantages fiscaux, un français et anglais couramment parlés ainsi qu’une culture de l’innovation et de la gestion en entreprise, l’attractivité du Portugal a de beaux jours devant elle.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « Les entreprises viennent au Portugal en sachant qu’elles peuvent recruter du personnel deux à trois fois moins cher qu’un personnel à compétences égales en France. En tant qu’entrepreneur, vous pouvez lancer un business model en vous appuyant sur cette main-d’œuvre qui est de plus parfaitement bilingue en anglais. » 27 Les clusters sont des réseaux d’entreprises constitués majoritairement de PME et de TPE, fortement ancrés localement, souvent sur un même créneau de production (source : https:// franceclusters.fr/les-clusters-francais/les-clusters-definition/).
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
1.6.4
La place de l’économie informelle
Espagne En Espagne, l’économie informelle ou souterraine représenterait entre 20 % et 25 % du PIB selon les sources. Le travail non déclaré et la sousdéclaration s’élèveraient à 18,5 % du PIB européen. À titre de comparaison, ce chiffre atteindrait environ 15 % en France et 10 % aux Pays-Bas et en Autriche. Le travail non déclaré représenterait à lui seul près de 11 % du PIB espagnol contre 6,9 % en France. En Espagne, la crise et le taux de chômage élevé ont encouragé une « économie informelle de survie ». En 2015, 1,7 million des actifs espagnols admettent toucher une partie de leur salaire au noir et un chômeur sur cinq avoue avoir travaillé au noir en 2014. Le BTP, l’agriculture, l’hôtellerie, la restauration, le tourisme et le service à domicile sont les secteurs les plus touchés. Il est d’autant plus difficile de faire basculer les travailleurs dans l’économie réelle en raison de la précarité des nouveaux emplois créés (travail temps partiel ou CDD). Les travailleurs cherchent bien souvent un deuxième travail au noir pour obtenir un salaire de complément. L’une des pratiques les plus courantes consiste à embaucher un salarié à temps partiel et à le faire travailler à plein-temps en lui réglant une partie de son salaire en espèces. Ce procédé permet de déjouer les inspections plus facilement. En février 2013, par exemple, des salariés d’une entreprise de restauration qui appartient au vice-président de la Confédération espagnole des organisations patronales se sont élevés contre le fait que près de 50 % de leur salaire pouvait leur être versé au noir. Pour beaucoup d’observateurs, cette économie souterraine très développée est également l’une des causes qui explique l’étonnante stabilité du pays alors que le chômage a pu atteindre 26,9 % ces dernières années. D’autres estiment que la « chasse au travail noir » pourrait constituer un facteur « d’explosion sociale ». À Madrid, certains employeurs du BTP n’ont qu’à se rendre sur la place Elíptica tôt le matin pour trouver des personnes en situation de précarité prêtes à travailler au noir. Ces travailleurs ne donnent que leur prénom, et acceptent de travailler quelques heures, quelques jours ou bien quelques semaines pour ceux qui ont le plus de chance de manière complètement illégale.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 145
De même, de nombreux paiements, même assez conséquents, comme les loyers par exemple, vont se faire en espèces directement. Les propriétaires évitent ainsi de laisser des traces de leurs revenus de complément. Mieux vaut donc prévoir de prendre avec soi davantage de liquide que vous ne le feriez en France. Certains petits commerces ou restaurants n’acceptent que les paiements en liquide. Dans le pays où circulent le plus grand nombre de « Ben Laden » (surnom donné aux billets de 500 euros en Espagne car on en parle toujours mais on ne les voit jamais), le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a pris des mesures pour réduire la fraude fiscale. Désormais, les professionnels ne peuvent plus effectuer de paiements en espèces de plus de 2 500 euros entre eux.
Portugal Au Portugal, une tendance similaire a été observée par l’Université de Porto et l’Observatoire de surveillance de la fraude, qui montre que l’économie informelle a crû de 2,5 % en 2010, allant jusqu’à représenter 24,8 % du PIB. En 1970, l’économie souterraine représentait 9,3 % du PIB. Cette part très importante de l’économie informelle dans le PIB du pays a entraîné une perte de recettes publiques de plus de 8 milliards d’euros pour le pays. Par ailleurs, l’économie souterraine a tendance à grever la compétitivité du pays, déjà peu optimale. Pour le quotidien lisboète I, l’économie souterraine prospère grâce aux seconds emplois non déclarés, au travail au noir ou encore aux loyers réglés en espèces sans quittance. De manière générale, une tendance similaire à l’Espagne est observée, à la fois dans les comportements et les habitudes.
Ce qu’il faut retenir L’économie informelle S’il est une chose en commun à toute la péninsule ibérique, c’est bien la place très importante que tient l’économie informelle ou souterraine au sein des sociétés. Difficiles à quantifier réellement, ces phénomènes y semblent davantage développés qu’ailleurs en Europe. Cette tendance s’est accélérée dans les deux pays alors que la crise a plongé des milliers de foyers dans la précarité et représente plus de 20 % du PIB en Espagne comme au Portugal d’après les estimations les plus fiables.
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Au quotidien, il n’est donc pas rare que l’on vous incite à payer en liquide plutôt qu’en carte bleue et que certains paiements soient effectués en espèces, en particulier le versement des loyers et des cautions. Sur place, prévoyez donc davantage de liquidités que vous ne le feriez dans d’autres pays.
Mots clés Pays agricole (Espagne), construction automobile (Espagne), tourisme, crise immobilière, eldorado des retraités (Portugal), crise immobilière, attractivité (Portugal), économie informelle, crise bancaire, miracle économique, troïka. Influences et conséquences ¬¬ La crise financière a frappé le Portugal et l’Espagne de plein fouet et a relégué ces deux puissances en pleine renaissance économique au rang « d’hommes malades de l’Europe ». Les conséquences de la crise et la santé fragile de l’économie ont renforcé le sentiment d’infériorité des Portugais et des Espagnols à l’égard des autres pays de l’Union européenne et ont entraîné une précarisation de la société. La crise économique a grandement contribué à la croissance de l’économie informelle et du travail au noir. La crise économique a eu pour conséquence l’émergence d’une nouvelle gauche portugaise (le Bloc de gauche) et espagnole (Podemos). La diminution du niveau de vie en Espagne et au Portugal a entraîné le départ de jeunes, étudiants ou actifs, à la recherche de meilleures conditions de vie ou d’un emploi mieux rémunéré.
1.7
Institutions et paysage politique
Depuis la fin des dictatures, l’Espagne et le Portugal se sont efforcés de consolider la démocratie et leur système politique.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 147
1.7.1
Systèmes politiques
La monarchie constitutionnelle espagnole La Transition démocratique opérée dès la mort de Franco en 1975 par Juan Carlos Ier, désigné roi d’Espagne et chef de l’État, transforme progressivement l’Espagne en un État social et démocratique. En 1977, les Espagnols élisent une Assemblée Constituante (Parlement) chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Cette dernière est approuvée par référendum le 6 décembre 1978 et établit un régime de monarchie constitutionnelle. Le monarque espagnol dispose à la fois de pouvoirs politiques et symboliques : –– il est le chef de l’État et des armées ; –– il ratifie les lois ; –– il nomme le président du gouvernement ; –– il peut dissoudre le Parlement sur proposition du président du gouvernement ; –– il représente l’État espagnol dans les relations internationales. Felipe VI occupe cette fonction depuis 2014, date à laquelle son père Juan Carlos a abdiqué en sa faveur. La Constitution consacre également la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le pouvoir exécutif est détenu par le président du gouvernement, l’équivalent du Premier ministre français. Il est élu pour une durée de quatre ans renouvelable par le pouvoir législatif à la suite des élections législatives. Après avoir consulté les représentants des partis politiques ayant obtenu une majorité parlementaire, le roi propose au Congrès des députés un candidat à la présidence du gouvernement, généralement le dirigeant du parti ou de la coalition majoritaire. Le candidat présente alors son programme politique devant le Congrès des députés et sollicite la confiance de la chambre. Si l’assemblée lui accorde sa confiance à la majorité absolue, le roi le nomme alors président du gouvernement. Si le candidat échoue, un nouveau vote est prévu dans les 48 heures et une majorité
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simple est alors suffisante. En cas d’échec, le roi désigne un nouveau candidat. Si le Congrès ne parvient à investir aucun candidat dans les deux mois qui suivent le premier scrutin, le roi prononce la dissolution du Parlement et de nouvelles élections seront programmées. Le président du gouvernement est chargé de former un gouvernement, les ministres sont ensuite nommés par le roi. Le président du gouvernement préside le Conseil des ministres. Le pourvoir législatif est dévolu au Parlement (Cortes Generales) composé de deux chambres : –– le Congrès des députés (chambre basse) compte 350 membres élus au suffrage universel direct tous les quatre ans ; –– le Sénat (chambre haute) compte 264 membres : 208 sont élus directement et 56 sont élus par les régions. Le pouvoir judiciaire est divisé entre plusieurs organes : –– le Conseil du pouvoir judiciaire : chargé de l’administration et de la supervision des juges et des magistrats espagnols ; –– le Tribunal Suprême : situé au sommet de l’organisation du pouvoir judiciaire espagnol, il juge en dernier appel les crimes et délits et en première instance lorsqu’il s’agit de crimes ou délits graves ; –– les tribunaux supérieurs de justice : l’équivalent du Tribunal Suprême pour les communautés autonomes ; –– l’Audience nationale : elle juge les crimes et délits d’importance nationale ou internationale (terrorisme, etc.). Le Tribunal constitutionnel n’a pas de pouvoir judiciaire mais il a pour rôle de défendre l’ordre constitutionnel et l’application de la Constitution.
Les institutions de la République portugaise Depuis le 25 avril 1974 et la Révolution des Œillets, le Portugal est régi par une République constitutionnelle parlementaire monocamérale à régime semi-présidentiel. Comme en France, le pouvoir exécutif est partagé entre le président de la République et le Premier ministre. Le président est élu pour un mandat de cinq ans. On retrouve donc aux rênes du pouvoir exécutif portugais, le tandem Marcelo Rebelo de Sousa/António Costa (socialiste), respectivement président et Premier ministre. La Constitution portugaise garantit la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 149
Le pouvoir exécutif Comment en France, le président est le chef de l’État et le chef d’ÉtatMajor des forces armées portugaises. Il peut également dissoudre le Parlement. Élu au suffrage universel pour un mandat de quatre ans, le président nomme le Premier ministre à la suite des élections législatives : il s’agit généralement du leader du parti ou de la coalition arrivée en tête des suffrages. Le Premier ministre est le chef du gouvernement nommé par le président – le choix des ministres est suggéré au président par le Premier ministre – pendant une durée de quatre ans. Il est en charge des affaires courantes et de l’exécution des lois. Toutefois, en pratique, le rôle du président de la République portugaise pèse moins que celui du Premier ministre sur la scène politique intérieure : le président a une position d’arbitre entre les partis et doit représenter la nation portugaise. Le président de la République portugaise est élu au suffrage universel direct. Le candidat doit réunir la majorité absolue des suffrages au premier tour ou au second tour, face au deuxième candidat ayant remporté le plus de suffrages au premier tour.
Le Parlement portugais Contrairement à la France ou à l’Espagne, le pouvoir législatif est concentré entre les députés d’une seule et même chambre : l’Assemblée de la République. Fort de 230 députés, cet organe exerce le pouvoir législatif par le vote des lois et du budget. La chambre contrôle également l’action du gouvernement par l’intermédiaire de la motion de censure. Enfin, les députés possèdent également le pouvoir de ratifier les traités internationaux et peuvent modifier la Constitution à la majorité des deuxtiers. Comme en Espagne, la chambre législative – ici l’Assemblée de la République – est élue au scrutin proportionnel.
Les institutions judiciaires La justice portugaise est rendue dans trois catégories de juridiction : l’ordre judiciaire, administratif et financier. La Cour suprême de justice, la Cour suprême administrative et la Cour des comptes constituent les plus hautes
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
juridictions judiciaires du Portugal, dans leur domaine respectif. Le Tribunal constitutionnel garantit la conformité à la Constitution des lois votées par le Parlement.
1.7.2
Paysage politique
Espagne, un paysage politique en pleine mutation Présentation des différentes forces politiques La Transition démocratique a consacré le pluralisme politique en Espagne. Si la scène politique a un temps été dominée par l’Union du centre démocratique (UCD) d’Alfonso Suárez entre 1977 et 1981, un système bipartite s’est rapidement imposé à partir des élections législatives de 1982. Dès lors, deux partis alternent au pouvoir : le Parti populaire (PP) ou Partido Popular (centre droit, droite conservatrice et libérale regroupant d’anciens membres de la dictature franquiste) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) ou Partido Socialista Obrero Español (centre gauche, socialdémocrate). Felipe Gonzalez a été chef du Gouvernement entre 1982 et 1996 (PSOE), suivi de José María Aznar entre 1996 et 2004 (PP) et José Luis Rodríguez Zapatero (PSOE) entre 2004 et 2011. Mariano Rajoy occupe cette fonction depuis 2011 et a été réélu en 2016. Ces deux partis semblent parfois traversés par d’anciennes querelles et font parfois ressurgir des faits datant de la guerre civile qui opposa le camp des Républicains auquel s’associent le PSOE et des nationalistes que défend le PP. Pendant longtemps, les petits partis ne pesaient guère dans la balance politique, mise à part peut-être la Gauche Unie (Izquierda Unida ou IU), qui s’est régulièrement imposée comme la troisième force politique sans pour autant réussir à gouverner.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 151
En revanche, des partis ou coalitions autonomistes, nationalistes ou indépendantistes ont une certaine influence sur la politique espagnole en raison de leur poids régional : –– Convergence et Union (Convergència i Unió en catalan ou CiU) est une fédération entre deux partis catalanistes de centre droit. C’est la première force politique catalane. –– La Gauche républicaine de Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya ou ERC) représente la gauche indépendantiste, catalaniste et sociale-démocrate). C’est la deuxième force politique de Catalogne depuis 2012. –– Le Parti nationaliste basque (Partido Nacionalista Vasco ou PNV) est un parti centriste et abertzale (nationaliste basque). Il est au pouvoir au Pays Basque de 1980 à 2009 et est revenu sur le devant de la scène en 2012 avec Iñigo Urkullu. –– Le Bloc nationaliste galicien (Bloque Nacionalista Galego en galicien ou BNG) est un parti de gauche galléguiste, nationaliste et socialdémocrate. –– La Coalition canarienne (Coalición Canaria en espagnol ou CC) est une coalition de centre et centre droit, nationaliste et libérale.
Vers la fin du bipartisme Cependant, la crise économique a fait surgir de nouveaux mouvements alternatifs. Le Mouvement des Indignés (Indignados), également appelé 15M, a marqué un point d’inflexion dans la trajectoire politique de l’Espagne et le début d’une nouvelle phase. Ce mouvement citoyen, apolitique et pacifiste débute le 15 mai 2011 sur la Puerta del Sol où des Madrilènes se rassemblent pour protester contre les politiques d’austérité, le chômage, la précarité, la corruption, etc. Les Indignés28 s’organisent petit à petit en assemblées, établissent des campements ; le mouvement s’étend rapidement à une centaine d’autres villes et rassemble des centaines de milliers d’Espagnols à travers tout le pays. Le mouvement se veut être une « révolution citoyenne » et engage une réflexion sur l’oligarchie des systèmes politiques, une réforme des systèmes politique, économique et 28 Les médias ont rapidement donné le nom d’Indignés aux manifestants en référence au manifeste Indignez-vous de Stéphane Hessel (Indigène éditions, 2010) qui rencontre un succès inattendu dans les librairies espagnoles.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
financier ainsi que sur l’instauration d’une vraie démocratie à tendance horizontale. Le mouvement est rapidement relayé sur les réseaux sociaux qui appellent à de nombreux rassemblements. Malgré le démantèlement des campements par la police29, des marches des Indignés fleurissent un peu partout à travers le pays. Situé en marge des organisations syndicales et partisanes, le 15M a inspiré d’autres mobilisations comme Occupy Wall Street et fait l’objet de nombreuses récupérations politiques. Né en janvier 2014, le Parti Podemos (Nous pouvons) se réclame du mouvement des Indignés et s’impose rapidement comme la troisième force politique du pays, sonnant le glas du bipartisme espagnol. Le parti remporte plusieurs sièges au Parlement européen en novembre 2014. Lors des élections municipales de 2015, le parti arrive en tête à Barcelone où Ada Colau est élue maire. Grâce à des alliances avec d’autres partis de gauche, le parti gagne également les villes de Madrid avec Manuela Carmena, Valence, Saragosse, La Corogne, Cadix, Saint-Jacques de Compostelle. Depuis sa création, le parti est dirigé par Pablo Iglesias. Fondé en 2006 par Albert Rivera, le parti Ciudadanos, de son nom complet Ciudadanos-Partido de la Ciudadanía (Citoyens – Parti de la Citoyenneté) contrebalance également l’hégémonie du PP et du PSOE. Parti progressiste et libéral de centre droit, Ciudadanos fait ses premiers pas en Catalogne où il s’oppose vivement au « catalanisme ». L’un des objectifs du parti est de régénérer la vie politique espagnole touchée par des scandales de corruption à répétition. En effet, depuis de nombreuses années, le PP se trouve au cœur de nombreux scandales politico-financiers révélés par la presse. L’opération Púnica a conduit au placement en détention de plusieurs barons du PP soupçonnés d’avoir reçu à partir de 2012 des pots-de-vin en échange de l’adjudication de contrats publics à des entreprises dans les communautés autonomes de Madrid, León, Valence et Murcie. Le montant global des opérations est estimé à 250 millions d’euros et visait vraisemblablement à l’enrichissement personnel des élus en fin de carrière. Dans la même veine, l’affaire Gürtel, révélée au grand jour par le célèbre juge Baltasar Garzón, met en lumière un nouveau réseau de corruption dans lequel plusieurs responsables autonomiques du PP auraient également bénéficié de 29 Le campement madrilène est démantelé le 12 juin 2011.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 153
pots-de-vin en échange de l’octroi de marchés à des entreprises événementielles. Le PSOE n’est pas épargné par les scandales de corruption. En 2013, le gouvernement conservateur est ébranlé par « l’affaire des enveloppes » : plusieurs cadres du PP, dont Mariano Rajoy, sont accusés d’avoir reçu des « compléments de salaires » provenant d’une caisse noire du parti durant près de 19 ans. Cette dernière est alimentée par des entreprises privées, notamment issues du domaine de la construction, pour remercier les élus de leurs faveurs politiques.
La crise politique de 2016 Les élections générales de décembre 2015 confirment la disparition de la bipolarisation du système politique espagnol qui régnait depuis la fin de la Transition démocratique. Le PP et le PSOE obtiennent 123 sièges et 90 sièges au Congrès des députés contre 69 et 40 sièges pour Podemos et Ciudadanos. Privés de majorité absolue, les deux partis traditionnels ne parviennent pas à former un gouvernement malgré de nombreuses tractations. Le Roi demande donc la tenue de nouvelles élections générales en juin 2016 au terme desquelles aucun parti n’obtient de majorité. Le PP obtient 137 sièges sur 350, le PSOE 85, Unidos Podemos (alliance de Podemos et d’Izquierda Unida) 71 sièges et Ciudadanos 32. Les négociations reprennent de plus belle et Pedro Sánchez, leader du PSOE, refuse à nouveau de rentrer dans une grande coalition gauche-droite. Après deux mois de négociations, le Parti populaire signe un accord avec Ciudadanos reposant sur un ambitieux programme anti-corruption mais ne parvient toujours pas à obtenir la confiance du Congrès des députés. Pedro Sánchez campe sur ses positions et reste déterminé à voter « non » et à bloquer l’investiture contre l’avis de nombreux députés socialistes. Le PSOE ne sort pas indemne de cette crise et le leader du parti en est la première victime. Le 1er octobre 2016, il est contraint de démissionner après avoir été mis en minorité, une partie de son équipe de direction ayant démissionné pour le faire tomber. Mariano Rajoy est finalement investi avec une majorité simple et forme un nouveau cabinet le 3 novembre 2016 au terme de dix mois de crise politique s’apparentant bien souvent à une guerre des ego. Le gouvernement minoritaire du PP est sans cesse obligé de négocier avec les différentes forces politiques afin de faire approuver les lois.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Influences et conséquences ¬¬ L’impopularité croissante du PP et du PSOE sur fond de crise économique et indépendantiste a favorisé l’émergence de nouveaux partis. Cette crise politique sans précédent montre une fracture entre les Espagnols, désireux d’ouvrir la voie à une nouvelle « façon de faire de la politique » et de rompre avec le système bipartite traditionnel et de vielles élites corrompues, soucieuses quant à elles de conserver leur hégémonie et un système qui ne correspond pourtant plus aux aspirations des citoyens. À travers ces deux élections générales, les Espagnols ont sanctionné le PP – pour les affaires de corruption, les mesures d’austérité et les coupes budgétaires mises en œuvre depuis 2011 – ainsi que le PSOE – toujours entaché par le souvenir de la gestion désastreuse de la crise sous le gouvernement de Zapatero. Les Espagnols ont exprimé à travers les urnes une perte de confiance envers les élites et une réelle volonté de renouveler une classe politique qui ne semble plus servir l’intérêt commun.
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Le saviez-vous
L’image de la monarchie espagnole La monarchie espagnole incarnée par Juan Carlos Ier, l’homme de la Transition, a longtemps joui d’une immense popularité. La monarchie évoquait alors le retour de la démocratie et des libertés après les années noires de la dictature. Le monarque a su rétablir la légitimité de la monarchie et l’ériger en ciment de l’unité du pays. Mais les scandales à répétition, notamment de corruption, ont rapidement terni l’image de la famille royale dont le train de vie, plus que l’institution, est vivement critiqué. L’affaire Noos, dans laquelle Iñaki Urdangarin, le mari de l’Infante Cristina, est soupçonné d’avoir détourné 6,1 millions d’euros d’argent public est très mal perçue. En 2012, l’affaire Bostwana met également le feu aux poudres : alors que la majorité des Espagnols font face à une grave crise économique, le roi chasse des éléphants en Afrique. Cette chasse devait rester secrète mais le roi a fait une chute et a dû être hospitalisé. Face à son impopularité croissante, Juan Carlos abdique en juin 2014 en faveur de son fils Felipe VI. L’annonce provoque une vague de manifestation républicaine à travers tout le pays réclamant un référendum pour décider de l’avenir de la monarchie.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 155
Trois ans plus tard, Felipe VI incarne le renouveau et se tient à l’écart des scandales de corruption. Le jeune monarque semble avoir rendu ses lettres de noblesse à la monarchie espagnole et jouit d’une cote de popularité importante (7,3 points sur 10 début 2017 selon une enquête El Español-SocioMétrica.)
Portugal, la bipolarisation de la vie politique remise en cause Présentation des différentes forces politiques Depuis la Révolution des Œillets, la scène politique portugaise a été animée par quatre principaux partis, auxquels vient s’ajouter le Bloc de gauche en 1999. À la droite de l’échiquier politique portugais, on retrouve le Parti socialdémocrate (Partido Social Democrata ou PSD) qui incarne la principale force politique de droite du pays depuis 1975 et le Centre démocrate social-Parti populaire (Partido Popular ou CDS-PP), le parti de droite populiste conservateur. Depuis le mandat de Manuel Monteiro à la tête du CDS-PP, l’idéologie du parti s’est radicalisée et ses dirigeants font actuellement campagne sur des thématiques comme la sécurité, l’avortement et l’Europe. Le parti adopte des positions très conservatrices sur ces sujets. À la gauche de l’échiquier politique, on retrouve le Parti socialiste portugais (Partido Socialista ou PS), le Bloc de gauche (Bloco da Esquerda ou BE) et le Parti communiste portugais (Partido Comunista Português ou PCP). Le PS est le parti historique de la gauche portugaise depuis la Révolution des Œillets. Le Bloc de gauche est une coalition d’extrême gauche créée en 1999 qui défend des thèmes sociétaux comme la dépénalisation du cannabis, de l’avortement ou bien encore le droit des homosexuels. Avec la crise économique, le parti se tourne de plus en plus vers des thèmes sociaux comme l’altermondialisation, le droit des travailleurs et surtout, la fin de la politique d’austérité imposée par l’Europe et marche sur les plates-bandes du Parti communiste portugais. Le PCP, le parti communiste le plus orthodoxe d’Europe, est allié aux Verts depuis 2002 pour pallier son déclin. Depuis près de 30 ans, la vie politique portugaise est rythmée par une alternance entre le PS et le Parti social-démocrate (PSD) de centre droit. Les conséquences de la crise économique et les mesures d’austérité
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
– condition sine qua non pour bénéficier de l’aide de 78 milliards d’euros de la troïka (Commission européenne, FMI et Banque centrale européenne) – bouleversent l’échiquier politique et nuancent la bipolarisation qui caractérisait jusque-là la vie politique portugaise.
La crise économique, l’austérité et ses conséquences : un gouvernement de gauche plurielle issu d’un compromis inédit L’austérité menée par le gouvernement du PSD jusqu’en 2015 a cristallisé un sentiment antisystème à l’égard du tandem PS-PSD. À cela s’ajoutent également les scandales financiers qui ont touché des hommes politiques majeurs comme les anciens Premiers ministres José Sócrates et Pedro Passos Coelho. Contrairement à l’Espagne, aucun mouvement populiste n’a su capitaliser sur ce phénomène.
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Le saviez-vous
Une classe dirigeante éclaboussée par les scandales de corruption La classe politique portugaise a été entachée au cours de ces dernières années par des scandales financiers et des affaires de corruption au plus haut niveau de l’État. On pense notamment à l’ancien Premier ministre José Socrates arrêté pour corruption et fraude fiscale en 2014. Déjà impliqué dans divers scandales politico-judiciaires dont il est sorti indemne, comme par exemple l’affaire du Freeport – un projet de centre commercial qui aurait été autorisé par le gouvernement portugais après le versement de pots-devin – José Socrates ne sera finalement pas condamné. En 2014, l’affaire des « visas dorés » provoque la démission du ministre de l’Intérieur, Miguel Macedo, suspecté de « corruption, trafic d’influence, détournement de fonds et blanchiment de capitaux » par le parquet portugais en échange de l’attribution de visas. Couplées aux effets d’une politique d’austérité, ces affaires jettent le discrédit sur les deux partis monopolisant les rênes du pouvoir depuis la fin de la dictature du Salazar : le PS et le PSD. Les différentes forces de la gauche portugaise – dont le Bloc de gauche qui a le vent en poupe depuis l’instauration des mesures d’austérité – choisissent en 2015 de nouer une alliance inédite dans l’histoire du Portugal. Ce compromis entre communistes, socialistes et courants d’extrême-gauche permet au Parti socialiste de former un gouvernement presque intégralement socialiste soutenu au Parlement par le Bloc de gauche et le Parti
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communiste portugais allié au Parti écologiste. Ces partis ne participent cependant pas au gouvernement. Ce fait révèle le caractère contre-nature et les nombreux désaccords idéologiques et politiques existants au sein de cette alliance unie au nom de la lutte contre les politiques d’austérité : entre un PS aux accents travaillistes et pro-européens, un Parti communiste protectionniste, eurosceptique et conservateur sur le plan social et un Bloc de gauche particulièrement libertarien, les sujets de discorde ne manquent pas. Depuis 2015, la vie politique portugaise est une affaire de compromis entre les forces antagonistes d’une gauche plurielle. En mars 2016, le gouvernement portugais adopte un budget post-austérité, un signe fort pour tous les Portugais mécontents des conséquences de la crise et des conditions imposées par la troïka quelques années auparavant. Influences et conséquences ¬¬ L’impopularité de la politique d’austérité menée par le gouvernement de droite du PSD a donné naissance à une alliance de gauche plurielle dont l’action est marquée par le compromis. La désillusion à l’égard des partis politiques a considérablement nourri les tendances abstentionnistes des Portugais : le taux de participation aux différentes élections a chuté de presque 50 % depuis 1975. Le lourd héritage du salazarisme a complètement discrédité les partis d’extrême-droite au Portugal. L’influence de ces partis sur la scène politique portugaise est insignifiante.
1.8
Communautés autonomes espagnoles et problématiques régionalistes
La Constitution de 1978 est fondée sur « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles. » (Art. 2). Elle instaure un État à gestion décentralisée avec 17 communautés autonomes (comunidades autónomas) disposant chacune d’un Parlement propre élu au suffrage universel, d’un gouvernement régional et d’un président.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Chaque communauté dispose d’un statut autonomique et de compétences propres définies par la Constitution et les pactes autonomiques de 1981 et 1992. Ces textes définissent également les compétences partagées ou exclusives du gouvernement central. Les compétences judiciaires restent dévolues au gouvernement central. Il ne s’agit donc pas d’un État fédéraliste. Généralement, les communautés autonomes gèrent les compétences en matière d’éducation, de santé, de langue et de culture, d’assistance sociale, d’aménagement du territoire et d’urbanisme, de protection de l’environnement, de transports publics et d’agriculture. Elles jouissent de l’autonomie financière pour le développement et la mise en œuvre de leurs compétences. Certaines autonomies ont des compétences plus étendues que d’autres : le Pays Basque et la Navarre possèdent leur propre système fiscal. Cette division territoriale fonctionne sur un principe de solidarité et d’équité. Les communautés autonomes reversent une partie des impôts collectés à Madrid qui à son tour redistribue cet argent en essayant de garantir un niveau similaire de financement pour les services publics des différentes communautés tout en prenant en compte les disparités économiques existantes. Ce financement autonomique est souvent remis en cause par les différentes communautés qui souhaitent le réformer (bien souvent à leur avantage) ou obtenir plus d’autonomie financière comme c’est le cas pour les deux communautés forales30 (Pays Basque et Navarre). Les villes de Ceuta et Melilla ont obtenu le statut de villes autonomes en 2009. Leur fonctionnement administratif est relativement similaire à celui des communautés autonomes (voir figure 1.8 ci-après).
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Le saviez-vous
La question linguistique Il existe cinq langues co-officielles en Espagne : le catalan (catalán) en Catalogne et dans les îles Baléares, le basque (euskera) au Pays Basque et dans une partie de la Navarre, le valencien (valenciano) dans la Communauté de Valence, le galicien (gallego) en Galice et 30 Le terme foral vient de « fuero » (un for) : un statut juridique et privilège attribué par un roi ou un seigneur à un vassal pour que ce dernier puisse réguler la vie locale sur un territoire donné. Ce système de droit local très répandu dans la péninsule ibérique fut aboli par Philippe V au début du xviiie siècle.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 159
l’aranais (aranés) dans le val d’Aran. Ces langues co-officielles sont également reconnues au sein de l’Union européenne ; une reconnaissance de taille qui conforte les revendications identitaires de certaines communautés autonomes. Au Portugal, la langue officielle est le portugais. Depuis 1999, le mirandais a acquis le statut de seconde langue officielle dans son aire d’influence afin d’être protégée. Cette langue est parlée par quelque 10 000 habitants autour de la municipalité de Miranda do Douro (nord-est) et fait partie du groupe linguistique astur-léonais, dérivé du latin.
Figure 1.8 Carte des communautés autonomes espagnoles
Cette politique de décentralisation rend difficile la « mise au pas » des communautés autonomes et de leur gouvernement : certains prônent une recentralisation quand d’autres décident de fronder et de ne pas appliquer les règles imposées par Madrid parfois tenue de rendre des comptes auprès de l’Union européenne, notamment en période de crise. Dans ce contexte, les aspirations autonomistes, nationalistes et indépendantistes font entendre leurs voix.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
On distingue en Espagne trois « nationalités historiques » : la Catalogne, le Pays Basque et la Galice. Ces communautés autonomes revendiquent une identité linguistique, culturelle et historique forte et expriment des revendications autonomistes, fédéralistes ou indépendantistes importantes qui ébranlent le reste de l’Espagne. Ces communautés critiquent l’organisation du système de communauté autonome, fustigent le centralisme madrilène et remettent en cause le concept de « nation espagnole ». Nous évoquerons ici le cas de la Catalogne, du Pays Basque et de la Galice. Toutefois, d’autres régions en Espagne ont des revendications identitaires telles que l’Andalousie, l’Aragon ou encore les îles Canaries.
1.8.1
L’indépendantisme catalan
Le mouvement indépendantiste catalan est l’exemple le plus connu de toutes les questions régionalistes animant l’Espagne. La région, forte d’une culture, d’une langue et même d’un football unique prétend aujourd’hui à l’indépendance : comment expliquer cette envie de départ ?
La Catalogne et l’Espagne : une histoire mouvementée La Fête nationale de la Catalogne (La Diada) commémore curieusement la défaite des troupes catalanes face aux troupes de Philipe V d’Espagne le 11 septembre 1714. Bien que cet événement s’inscrive dans le cadre d’un conflit d’envergure européenne où les Habsbourg et les Bourbons s’affrontent pour la succession du trône d’Espagne, il révèle la volonté d’indépendance de l’État catalan. Tantôt indépendante ou intégrée au Royaume d’Espagne, la Catalogne a toujours été une puissance régionale de premier ordre, en particulier grâce à son économie. La région, longtemps restée dans l’ombre du reste d’une Espagne qui prospère grâce aux Grandes Découvertes, connaît à nouveau un essor politique et économique à la fin du xixe siècle. La Catalogne devient ainsi la région la plus riche d’Espagne, ce qu’elle n’a pas cessé d’être jusqu’à aujourd’hui. Preuve en est, en 2014 le PIB par habitant avoisinait les 26 900 euros en Catalogne contre 22 800 euros pour le reste de l’Espagne. Cette période est également marquée par un nouveau mouvement culturel de la Catalogne (la Renaixença) et un regain du nationalisme et des revendications linguistiques catalanes.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 161
De cet essor économique, naît également la République catalane confédérée à l’Espagne le 14 avril 1931 qui instaure un gouvernement (la Généralité de Catalogne) catalan le 2 août 1932. Toutefois, l’instauration du régime franquiste à l’issue de la guerre civile sera suivie d’une répression aussi bien culturelle que politique. Pendant la dictature, l’usage du catalan est officiellement interdit, le castillan est imposé par la force et toute velléité d’expression catalane est réprimée. Cette période s’achève en 1975 avec la mort du Général Franco et débouche sur la Constitution de 1978. La langue comme la culture catalane retrouvent alors leur place dans une Catalogne encore marquée par la dictature. La Généralité de Catalogne obtient son nouveau statut autonomique en 1979, réformé en 2006. Ce statut a fait l’objet de nombreuses réactions populaires en Catalogne, notamment suite aux déclarations du Tribunal Constitutionnel qui avait déclaré anticonstitutionnelle l’inscription du concept de « nation catalane » dans le nouveau statut.
Le référendum catalan La Catalogne est aujourd’hui au cœur des débats. Le mouvement indépendantiste catalan réclame une Catalogne indépendante de l’Espagne et l’instauration d’une République Catalane autonome. Largement minoritaire au début du siècle, l’indépendantisme regagne en popularité avec la Constitution de 1978. Toutefois, c’est surtout avec la préparation de la réforme de l’Estatut (texte donnant plus d’autonomie à la région et reconnaissant l’existence de la « nation catalane ») au milieu des années 2000 qu’une prise de conscience de la population a lieu. En 2010, la décision du tribunal constitutionnel de Madrid d’invalider le texte met le feu aux poudres. Suite à ce refus, le mouvement s’amplifie et les Catalans manifestent en masse pour réclamer l’indépendance. L’année 2010 marque le début d’un bras de fer entre la Generalitat – le Parlement catalan – et Madrid. En 2014, le référendum sur l’avenir politique de la Catalogne, décrété par Artur Mas, alors président de la Généralité de Catalogne, envenime les relations entre l’État central et la Catalogne. En effet, Mariano Rajoy, alors Premier ministre, s’oppose à la tenue de ce référendum qui est ensuite déclaré inconstitutionnel par le Tribunal constitutionnel. Le vote est tout de même maintenu et trans-
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
formé en une « consultation ». Le « oui » l’emporte à 80 % mais la valeur de ce résultat est à nuancer car les opposants à l’indépendance ont plutôt choisi l’abstention que le « non » en raison de l’illégalité du scrutin. L’actuel président de la Generalitat, Carles Puigdemont a officiellement annoncé la tenue d’un référendum d’autodétermination unilatéral le 1er octobre 2017 malgré l’opposition ferme du gouvernement de Mariano Rajoy. De nombreux Espagnols qui ne sont pas Catalans estiment que la Catalogne va trop loin en réclamant l’indépendance et fait preuve d’égoïsme. En effet, un des arguments de la Catalogne est que sa situation économique serait meilleure si le système de redistribution espagnol fonctionnait davantage en sa faveur. Il s’agit effectivement de l’une des communautés autonomes les plus riches d’Espagne. Les sujets des nationalismes et des indépendantismes restent très polémiques et divisent aussi bien les Espagnols que les Catalans. Veillez à ne pas froisser votre interlocuteur en prenant position dans ce débat.
Langue, symboles et informations complémentaires Les symboles de la culture catalane ne manquent pas et soulignent autant la réussite économique de la région que l’affirmation d’une culture impitoyablement réprimée sous la dictature. Le succès de la compagnie aérienne low-cost Vueling a fait de Barcelone, de la Catalogne et des Baléares l’une des destinations les plus attractives en Europe. En l’espace de quelques années, la compagnie catalane a hissé l’aéroport de Barcelone au niveau de celui de Madrid en termes de nombre de voyageurs. Il s’agit d’un véritable exploit étant donné l’hégémonie de l’aéroport de Barajas (Madrid) sur l’Europe du Sud. Les œuvres de Gaudi font rayonner quant à elles la culture catalane à travers le monde. Son chef-d’œuvre, la basilique de la Sagrada Familia en construction depuis plus de 100 ans est devenue le plus grand symbole de Barcelone, du modernisme et de la créativité catalane. Enfin, la langue catalane, omniprésente dans la vie quotidienne, au travail, dans les commerces ou dans les administrations relègue presque l’espagnol au statut de langue étrangère. Des amendes sanctionnent par exemple les entreprises qui ne publient pas leurs informations commerciales en catalan. Il est d’ailleurs impossible pour des étudiants étrangers
Comprendre l’Espagne et le Portugal 163
d’étudier dans une autre langue que le catalan. L’usage du catalan est devenu une véritable arme de revendication face au centralisme d’une Espagne dominée par la capitale madrilène.
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Le saviez-vous
Le Clásico de football et l’indépendantisme catalan La célèbre rivalité entre le club de football catalan du FC Barcelone et le club de la capitale, le Real Madrid, cristallise et symbolise depuis le début du xixe siècle les velléités d’indépendance et de régionalisme de la Catalogne. Le club catalan est très rapidement devenu une caisse de résonance des aspirations régionales. Dans cet espace unique de liberté informelle sous un régime franquiste profondément antiséparatiste, les supporters peuvent librement s’exprimer en catalan dans les travées du stade. Le club, dernier symbole du régionalisme catalan autorisé, aurait d’ailleurs été désavantagé par le Caudillo sur le plan sportif (pressions sur les arbitres ou sur le transfert du légendaire attaquant Di Stefano). Entre 2008 et 2012, l’ascension du Barça (FC Barcelone) au firmament du football mondial – éclipsant au passage le Real Madrid – donne à la Catalogne une visibilité internationale. Ses soutiens aux divers mouvements et événements indépendantistes, sa communication en catalan (l’entraîneur Pep Guardiola s’exprime en catalan lors de ses conférences de presses) ou encore son maillot aux couleurs du drapeau catalan, représentent un outil de promotion extraordinaire. Le Clásico de football de décembre 2016 regardé en direct par plus de 450 millions de téléspectateurs dans le monde donne un écho immense à ces revendications : de la banderole géante « Welcome to the Catalan Republic » déployée, aux cris « ¡Indepedencia! » (indépendance) dégringolant des travées du stade en passant par les 30 000 drapeaux catalans distribués par le club aux spectateurs, l’événement sportif vaut toutes les manifestations du monde. Au-delà de l’enjeu sportif de la rencontre, le public assiste à l’opposition symbolique entre un État fédéral centraliste et un mouvement indépendantiste.
LLDates clés de l’indépendantisme catalan –– 11 septembre 1714 : commémoration (La Diada) de la défaite des troupes catalanes face aux troupes de Philipe V d’Espagne –– 14 avril 1931 : proclamation de la Seconde République espagnole –– 13 septembre 2009 : référendum indépendantiste de 169 communes (200 000 votes et 95 % de suffrages favorables à l’indépendance)
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–– Juin 2010 : invalidation de l’Estatut (statut d’autonomie de la Catalogne) –– 11 septembre 2012 et 2013 : manifestations (1,5 million de participants « Catalogne, nouvel État d’Europe » et chaîne humaine de 400 km, 2 millions de participants) –– 9 novembre 2014 : consultation (2,3 millions de votants et 80 % de suffrages favorables à l’indépendance)
1.8.2
Le Pays Basque
Baigné par le golfe de Gascogne, le Pays Basque est constitué de sept provinces traditionnelles réparties entre les territoires français (Labourd, Soule, Basse-Navarre situées dans les Pyrénées-Atlantiques) et espagnols (Navarre, Biscaye, Alava et Guipuscoa situées dans la Communauté autonome du Pays Basque et dans la Communauté forale de Navarre). Euskal herria, le Pays Basque, est une notion géographique et culturelle apparue au xvie siècle, alors que le terme Euzkadi revêt une dimension symbolique et politique et désigne la nation basque. Ce terme a été inventé au xixe siècle par Sabino Arana, père du nationalisme basque, et sous-tend un projet politique unissant les sept provinces. La première appellation du peuple basque (les Vascons, Baskones) apparaît sous l’Empire romain au iie siècle. Face à la pression exercée par les peuples francs, les tribus proto-basques et aquitaines s’unissent pour faire face à l’envahisseur. La première unité politique de ce peuple est connue sous le nom de duché de Baskonia. Au cours de la Reconquista, le Pays Basque appartient tour à tour aux royaumes de Navarre et de Castille. Des fueros (chartes garantissant les libertés et les privilèges d’une ville ou d’une province) sont mis en place. La province de Navarre éclate au xiie siècle : l’Aquitaine passe sous domination anglaise et le Pays Basque est écartelé entre la France et l’Angleterre durant la guerre de Cent Ans. Avec la signature du traité des Pyrénées en 1659, l’Espagne et la France reconnaissent la frontière du Pays Basque et de la Navarre (la Haute-Navarre est intégrée au royaume d’Espagne en 1512 et la Basse-Navarre à la couronne française en 1589).
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La naissance du nationalisme basque Côté espagnol, le xixe siècle est marqué par la naissance du nationalisme basque ou abertzalisme (abertzale signifie nationaliste en basque). Il défend l’identité culturelle et l’unité du territoire basque. Encouragés par les idées de la Révolution française, les libéraux espagnols souhaitent construire un État espagnol fort et centralisé. Ils abolissent les libertés juridiques des provinces basques, les fueros, en 1876. En réaction à la victoire des libéraux durant les guerres carlistes, Sabino Arana Goiri crée une idéologie nationaliste basque fondée sur le concept de nation (Euzkadi), contenue dans les territoires basques et liée à un peuple, un drapeau, l’Ikurriña et un hymne. Sabino Arana crée un parti, l’EAJ-PNV (Parti nationaliste basque) et réclame la reconnaissance du peuple basque comme nation souveraine en raison de son histoire, de ses traditions et de sa langue. Ce nationalisme défend des idéaux traditionnels et catholiques et s’oppose à l’arrivée d’immigrants étrangers, les maketos, venus d’autres provinces, qu’Arana accuse de détruire le peuple basque traditionnel et ses coutumes. Une idée communément admise à l’époque. La guerre civile éclate en 1936 et l’EAJ-PNV prend parti en faveur du gouvernement républicain à Madrid qui, en échange de son soutien, accorde un statut d’autonomie au Pays Basque. José Antonio Aguirre devient le premier Lehendakari (président du Gouvernement basque). La Navarre tombe rapidement entre les mains des nationalistes et Franco attaque le Pays Basque en 1937. Le gouvernement autonome basque et de nombreux exilés rejoignent le Pays Basque français. Dès lors, la répression franquiste poursuit les partisans du PNV et le territoire perd son statut basque. Des mesures visant à supprimer les manifestations culturelles basques sont mises en place et l’usage de la langue basque est interdit. La résistance s’organise. L’organisation ETA (Euskadi Ta Askatasuna, « Pays Basque et liberté ») voit le jour en 1959. D’inspiration marxiste révolutionnaire, ETA se définit d’abord comme un groupe de résistance à la dictature franquiste et devient progressivement une organisation armée indépendantiste et terroriste. En 1973, ETA organise l’assassinat de Luis Carrero Blanco, nouveau président du Gouvernement et successeur désigné de Franco. En 1979, le Pays Basque obtient son statut autonomique, approuvé par référendum à 90,3 %. La Commission du régime foral de Navarre rejette une
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
motion proposant l’incorporation de la Navarre à la communauté autonome basque. Deux conceptions distinctes de l’identité navarraise s’opposent : le navarrisme espagnoliste (au sud) et le navarrisme basquiste (au nord). La réunification des territoires historiques bascophones est une aspiration traditionnelle du nationalisme basque.
Un nouveau statut autonomique Malgré l’obtention du statut autonomique et le retour à la démocratie, ETA continue de revendiquer ses aspirations politiques par la violence (constitution d’un Pays Basque uni, indépendant, socialiste et de langue basque). L’organisation commet de nombreux attentats et organise des séquestrations d’entrepreneurs et de personnalités publiques. Ses actions violentes marquent durablement les mémoires espagnoles et conduisent à un climat de terreur. Parallèlement, le parti nationaliste basque (PNV) s’impose comme une force majoritaire dans le champ politique et gagne de nombreuses élections. Le PNV crée un service de santé basque, approuve le statut des ikastolas (écoles dans lesquelles la totalité ou presque de l’enseignement est délivrée en basque) et crée sa propre police. La communauté autonome dispose également d’une autonomie fiscale qui permet à l’exécutif local de maîtriser la politique budgétaire. L’autonomie de gestion des recettes confère à la région une importante marge de manœuvre dans le pilotage de sa politique économique et sociale. Le PNV signe de nombreux accords visant à demander à ETA de renoncer à la voie armée, réitère son soutien aux victimes du terrorisme et soutient les politiques de réinsertion des anciens membres d’ETA. En 2002, la Ley de Partidos (loi sur les Partis) interdit la représentation politique des organisations appuyant le terrorisme et la gauche abertzale, qui soutient les actions violentes d’ETA, est interdite. De nombreuses tensions persistent entre le gouvernement central et la communauté autonome basque.
La fin d’ETA Le 20 octobre 2011, ETA annonce l’arrêt définitif de son action armée. L’organisation est responsable de la mort de 829 personnes. Des partis séparatistes et légaux ont vu le jour, regroupés sous les coalitions Amaiur
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ou EH Bildu. ETA s’est reconvertie dans la politique institutionnelle, par le biais du parti légal, Sortu, héritier de Batasuna, parti interdit du fait de ses liens avec l’ETA. Le parti Sortu condamne la violence terroriste et revendique l’autodétermination. Son porte-parole, Arnaldo Ortegi est un ancien militant d’ETA. Avec la coalition EH Bildu, il obtient 21,13 % des voix lors des élections au Parlement basque en septembre 2016 et arrive en deuxième position derrière le Parti nationaliste basque, pour qui la revendication indépendantiste n’est plus à l’ordre du jour. Cette reconversion politique pose également la question de la mémoire et de l’amnistie pour les victimes du terrorisme. Cependant, ETA refuse toujours de rendre les armes et de se dissoudre, comme l’exigent les gouvernements espagnol et français qui coopèrent activement pour démanteler les dernières caches d’armes. ETA réclame en effet une négociation sur le sort de ses prisonniers, répartis sur le sol français et espagnol. De nombreuses manifestations réclament la libération des prisonniers, un aménagement de leur peine ou leur rapatriement en Espagne. Le gouvernement espagnol n’a en effet pas souhaité accorder l’amnistie politique aux prisonniers.
Langue, symboles et informations complémentaires Le basque (la personne) se définit d’abord par sa langue : l’euskaldun est celui qui parle l’euskera (la langue basque). L’origine de cette langue est très ancienne et semble précéder l’arrivée des Indo-européens sur la péninsule ibérique. Cependant, son origine reste floue et mal déterminée. De nombreuses recherches tentent encore de déterminer les liens de parenté de la langue basque avec d’autres familles linguistiques parfois très éloignées. Sur l’ensemble du Pays Basque (France et Espagne), on compte 1 102 391 bascophones dont 714 136 bilingues31. La capitale du Pays Basque est Vitoria-Gasteiz. 31 Lien :http://www.euskara.euskadi.eus/r59-738/fr/contenidos/informacion/inkesta_soziolinguistikoa 2012/fr_survey/adjuntos/fr_Euskal_Herria_inkesta_soziolg_2011_20120716.pdf
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Parmi les symboles du Pays Basque, on trouve : –– L’Ikurriña (le drapeau) : il est composé d’un fond rouge et de deux croix, l’une verte et l’autre blanche ; –– Le Lauburu (l’étoile solaire) : son origine est inconnue mais elle ressemble à d’autres symboles présents dans d’autres cultures. D’après le nationalisme basque, chaque tête de Lauburu représente l’un des quatre territoires basques espagnols. Ils sont désignés par l’expression Laurak Bat (« quatre en un ») ou Zazpiak Bat (« sept en un ») si on ajoute les trois territoires français (voir figure 1.9). –– L’Arrano beltza (l’aigle noir) : il s’agit du sceau du roi de Navarre Sanche VII et fut utilisé comme premier drapeau du Pays Basque.
Figure 1.9 Le Lauburu
Selon une enquête de l’Institut national de la statistique espagnol réalisée en 2015, le Pays Basque est la 7e communauté autonome en nombre d’habitants. C’est également la 2e communauté autonome la plus riche en termes de PIB, seulement devancée par Madrid. Le Pays Basque espagnol est une grande région industrielle. Elle fait partie des régions dont les niveaux d’industrialisation et de richesse sont parmi les plus élevés d’Europe. Bilbao a une importante activité sidérurgique et l’économie de Biscaye repose sur les mines de fer. La pêche représente une activité économique importante (les Basques chassaient autrefois la baleine). Les Basques et les Navarrais célèbrent chaque année l’Aberri Eguna (le « jour de la patrie ») le dernier dimanche de mars ou le dimanche de Pâques.
Comprendre l’Espagne et le Portugal 169
1.8.3
La Galice
Naissance et évolution du nationalisme galicien Le Royaume de Galice a disparu au cours du Moyen Âge, absorbé par le Royaume de León puis de Castille. On parle dès le xve siècle, des « siècles obscurs » de Galice au cours desquels le galicien connaît un net recul au profit du castillan. La langue régionale reste parlée par les classes populaires alors que le castillan est la langue de la bourgeoisie et des élites et constitue un marqueur d’ascension sociale. Le nationalisme galicien naît au cours du xixe siècle. Il s’agit d’une idéologie politique qui cherche à promouvoir la défense de la langue et de la culture galicienne, la reconnaissance de la Galice en tant que « nation » et revendique le rattachement de certains territoires galegophones dans les Asturies et en Castille-et-León à la communauté galicienne. Le nationalisme galicien, également appelé galléguisme, naît au cours du xixe siècle, soutenu par des artistes et intellectuels (les précurseurs) qui ont contribué à forger cette renaissance du sentiment nationaliste. Le xixe siècle marque la renaissance du prestige de la littérature galicienne avec le mouvement littéraire Rexurdimento (Renaissance en galicien) qui remet au goût du jour la langue et l’histoire de la Galice, notamment ses origines celtes. Le xixe siècle est caractérisé par trois idéologies distinctes qui contribuent à l’essor du nationalisme : le provincialisme, défenseur de l’intégralité du territoire de Galice ; le fédéralisme, partisan d’une Galice régie par sa propre Constitution et le régionalisme, marqué par la création de l’Académie royale de Galice. Les Confréries de la Langue (Irmandades da Fala en galicien) voient le jour en 1916. Ces associations socio-culturelles revendiquent l’autonomie totale de la Galice à travers un système fédéral et souhaitent que le galicien devienne une langue co-officielle dans la communauté. Plusieurs partis politiques voient le jour, dont le Parti galléguiste. Sous la Seconde République, un statut d’autonomie est approuvé par référendum puis ratifié par les Cortès de Madrid en 1936. Il ne sera jamais appliqué en raison du déclenchement de la guerre civile.
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Sous la dictature de Franco, lui-même originaire de Galice, le nationalisme et la langue galicienne sont interdits. Cette période est surnommée la « longue nuit de pierre » par le poète galicien Celso Emilio Ferreiro. Toute manifestation autonomiste est sévèrement réprimée : de nombreux dirigeants nationalistes sont fusillés. Avec la Transition démocratique, de nouveaux partis nationalistes voient le jour ou se reforment mais le mouvement nationaliste est divisé et reste en marge du processus démocratique et de la réforme des statuts autonomiques, jugée insuffisante. La Galice obtient son statut d’autonomie en 1981. La capitale est Saint-Jacques-de-Compostelle et le Parlement porte le nom de Junte de Galice (Xunta de Galicia en galicien). Le Bloc nationaliste galicien (BNG) est aujourd’hui le principal parti nationaliste. Le nationalisme galicien est principalement un nationalisme de gauche. Les partis nationalistes restent très divisés et ne sont jamais parvenus à gouverner la Galice. La communauté est traditionnellement un territoire conservateur, gouverné par Alberto Núñez Feijóo (Parti populaire) depuis 2009.
Langue, symboles et informations complémentaires Aujourd’hui, le galicien est la langue majoritaire : il est parlé à l’université, dans la rue, dans les médias, dans les partis politiques. On note toutefois une recrudescence du castillan au détriment du galicien. Malgré un enseignement bilingue, le galicien est délaissé par les jeunes. Jusqu’à la formation du royaume du Portugal, le galaïco-portugais ne formait qu’une seule et même langue, ce qui explique la proximité du galicien et du portugais. La Galice est la 7e communauté en termes de superficie et la 5e en nombre d’habitants. Son économie est principalement tournée vers la pêche, l’élevage, la construction automobile et le textile, secteur aujourd’hui en crise. La fête nationale de la Galice est célébrée le 25 juillet, en l’honneur de Saint-Jacques-de-Compostelle.
1.8.4
Quid du Portugal ?
Le Portugal a également fait face à des revendications indépendantistes ou séparatistes par le passé. Le Mouvement pour l’indépendance des Açores
Comprendre l’Espagne et le Portugal 171
(FLA, Frente de Libertação dos Açores) et le Mouvement pour l’indépendance de l’archipel de Madère (FLAMA, Frente de Libertação do Arquipélago da Madeira) ont tous les deux mené des actions armées dans les années 1974-1976. Pour mettre un terme à cette situation, l’article 9 de la Constitution de 1976 affirme que tous les partis politiques se déclarant comme « séparatistes » de par leur nature ou leur objectif, sont déclarés comme illégaux. De fait, il n’existe aucun parti ou mouvement régionaliste légal au Portugal, mis à part le Parti démocrate de l’Atlantique, qui lutte pour davantage d’autonomie pour les deux archipels. En revanche, depuis 2010, un sentiment régionaliste ressurgit dans le Nord du pays. Le manque d’attention et de ressources octroyées par le Gouvernement central provoque l’indignation des quatre millions d’habitants de la région qui se sentent abandonnés. La région du Nord, dominée par Porto et Braga, est la plus pauvre du pays et le taux de chômage y est très élevé. Les dirigeants locaux accusent notamment Lisbonne de détourner les fonds européens destinés à la région vers Lisbonne, où se concentrent les investissements. Les grands partis politiques ont un temps promis de donner plus d’autonomie aux régions. Une promesse qui semble aujourd’hui bien lointaine. À présent, les dirigeants locaux prônent une réorganisation administrative territoriale qui inclut une autonomie régionale avec un parlement et un gouvernement. Ce régionalisme embryonnaire revendique une histoire, une identité et une manière d’être. Toutefois, les identités culturelles ne sont pas aussi marquées qu’en Espagne et il n’existe pas de langue régionale. On trouve des identités et des clivages sur le plan socio-économique et culturel entre le nord et le sud : au nord, les gens sont plus fermés et vivent moins à l’extérieur. Le sud du Portugal a été occupé par les Maures et on ressent cette influence qui est inexistante au nord du pays. Il existe également une petite rivalité ou plutôt des stéréotypes entre Porto et Lisbonne. On dit que Porto est la ville qui travaille et Lisbonne la ville qui dépense. La rivalité entre les deux villes est sous-jacente mais il s’agit avant tout de défendre sa ville. Il existe des identités culturelles marquées (l’Alentejo, l’Algarve) mais il n’y a pas de porte-drapeaux. On retrouve plutôt des différences et des
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divergences sur le plan gastronomique : le fromage, le vin, la préparation du bacalao et la gastronomie à Porto, etc. En matière de sport, il y a des rivalités entre les clubs de plusieurs régions. Il n’y a pas de véritable rivalité ailleurs que dans le foot et la gastronomie.
Mots clés Régionalisme, nationalisme, indépendantisme, abertzalisme, communauté autonome, statut autonomique, Constitution de 1978, référendum, Catalogne, Generalitat, Pays Basque, PNV, Navarre, Galice, Estatut, ETA. Influences et conséquences ¬¬ La Constitution espagnole de 1978 organise le territoire espagnol en 17 communautés autonomes et accorde un degré variable d’autonomie aux différentes régions, ce qui n’est pas sans attiser les convoitises. La fin de la dictature franquiste libère la parole des mouvements régionalistes qui profitent de la Constitution de 1978 pour exprimer leur désir d’autonomie ou d’indépendance. L’échec de la négociation du nouveau statut d’autonomie (Estatut) de la Catalogne est à l’origine d’un puissant renouveau du mouvement indépendantiste catalan qui divise la société espagnole. Ce nationalisme s’accompagne parfois d’un violent rejet de l’identité espagnole et d’un sentiment anti-espagnol. Malgré l’arrêt définitif des activités armées d’ETA, les poursuites judiciaires contre ses anciens membres et le démantèlement des dernières caches d’armes continuent. Le Gouvernement central entend bien gagner cette « guerre d’usure » contre ETA et fait face à la question épineuse de l’amnistie politique.
2 Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais
2.1
Valeurs
La proximité géographique et le caractère latin de la péninsule ibérique ne doivent pas camoufler les différences culturelles existantes entre les cultures française, espagnole et portugaise. Il serait trompeur de penser que les interactions humaines dans les deux pays sont régies par les mêmes principes et valeurs qu’en France. Nous créons bien souvent une représentation mentale de l’Espagne et du Portugal à travers les stéréotypes véhiculés à tous les niveaux mais aussi à travers les Espagnols et les Portugais qui vivent en France et transportent parfois eux-mêmes une image idéalisée et traditionnelle d’un pays qu’ils
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
ont quitté il y a plusieurs décennies. En nous appuyant sur les faits développés ci-après et sur les témoignages d’expatriés ou de binationaux, nous allons tenter de déconstruire ces clichés et stéréotypes peu représentatifs de la diversité et de la richesse des populations qui composent la péninsule ibérique. Ce chapitre a pour vocation de donner au lecteur un aperçu des valeurs et des orientations culturelles des habitants de la péninsule ibérique et de décrypter leurs influences sur les comportements dans la vie quotidienne et dans le monde professionnel.
2.1.1
Les valeurs communes
La famille, premier tissu social La famille est une institution fondamentale au sein de la péninsule ibérique et reste une valeur essentielle pour ses habitants malgré l’influence culturelle anglo-saxonne et la croissance des comportements individualistes (observés notamment en Espagne). La famille joue un véritable rôle de pilier au sein de ces sociétés et la loyauté ainsi que la responsabilité envers tous les membres de la famille revêtent une importance centrale. La notion de solidarité traditionnelle (envers la famille, les amis) reste très ancrée dans les mœurs des deux pays. Contrairement à d’autres pays européens, les Espagnols et les Portugais ont conservé des niveaux élevés d’interaction, de solidarité et de dépendance avec leur famille. La prise en charge des parents âgés par les membres de la famille, souvent dans leur propre foyer, ou encore le fait d’héberger et de subvenir aux besoins des enfants jusqu’à un âge avancé pour qu’ils puissent continuer leurs études ou se retourner en cas de situations difficiles illustrent parfaitement cette réalité. Il n’est pas rare de voir cohabiter trois générations sous le même toit. Cette caractéristique culturelle a bien évidemment pu être amplifiée par la situation économique (précarité et chômage des jeunes) mais il faut bien garder en tête que la famille est le premier soutien en cas de coups durs. Les notions de confiance et de respect sont très importantes. La famille et la solidarité ont joué un rôle social très important au cours de la crise économique. Son rôle protecteur a permis de limiter la précarité et l’exclusion des Espagnols et des Portugais (beaucoup de jeunes sont retournés vivre chez leurs parents).
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 175
Les échanges, visites et coups de main entre les membres d’une même famille font partie du quotidien des habitants de la péninsule. Cet attachement aux valeurs familiales est étroitement lié à l’ancrage local. Espagnols et Portugais sont extrêmement attachés à leur village natal, au pueblo, dans lequel ils aiment revenir passer des vacances, au sein de leur famille, au moins une fois par an, notamment au moment des fêtes locales. Les habitants de la péninsule ibérique sont très attachés à leurs racines et aux traditions de leur terre natale qu’ils aiment faire découvrir.
Témoignage d’Alain Wallon « Le lien familial est très important au Portugal. Les Portugais qui parfois vivent en France depuis trois générations reviennent pour la plupart tous les étés dans leur village avec toute la famille. Cet aspect est primordial au Portugal, contrairement à chez nous, ou en Suède par exemple. Il existe cependant des différences entre le nord du pays, au-dessus du Tage, où le système familial centré sur la petite propriété et la transmission inégalitaire du patrimoine, repose sur l’autorité du père ; et le sud, l’Alentejo, où le système est plus communautaire. Mais au Portugal, au nord comme au sud, la famille ne se résume pas à trois personnes et la solidarité tient une place centrale. Des conflits peuvent bien entendu éclater au sein des familles, notamment à cause de l’Église. L’Église portugaise n’a jamais joué un très beau rôle, il n’y a jamais eu d’Église progressiste en Espagne ou au Portugal, bien au contraire. L’avortement vient tout juste d’être légalisé en Espagne [2010] et au Portugal [2007]. La société portugaise reste traditionnelle. Les Portugais, notons-le, sont conservateurs parce que traditionnels et non pas traditionnels parce que conservateurs. C’est une nuance importante. Les liens familiaux sont des liens positifs qui viennent jouer le rôle de tissu social quand celui-ci est mis à mal par le chômage et la crise économique. » Notons cependant que le modèle familial a profondément changé en l’espace de quelques décennies et reste en pleine mutation, notamment en Espagne. La notion de « famille traditionnelle » est parfois marquée d’une connotation négative au sein des jeunes générations pour qui elle évoque l’uniformité et la contrainte des années noires de la dictature. L’autorité suprême du père, faisant écho à celle du dictateur, a fait l’objet d’un rejet et d’une déconstruction. Ce changement idéologique a été accompagné d’une transformation économique concernant la répartition des rôles et du travail parmi les membres de la famille mais aussi démographique concernant la composition et l’organisation de la famille (taille, structure). En raison
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
de facteurs économiques et sociaux, le taux de fécondité des femmes espagnoles et portugaises est aujourd’hui l’un des plus bas d’Europe. De plus, il n’existe pas de politique d’aide intégrale à la famille en Espagne. Si l’on observe des pratiques et des modes de vie différents parmi les anciennes et les nouvelles générations, on ne peut pour autant pas parler d’une rupture générationnelle.
Ouverture d’esprit et tolérance L’Espagne et le Portugal sont des pays marqués par la tolérance, l’ouverture d’esprit et une acceptation de la diversité. Depuis la fin des dictatures, les sociétés espagnole et portugaise ont expérimenté des changements sociaux sans précédent. Les mentalités et les comportements en matière religieuse, sexuelle et familiale ont profondément évolué en l’espace de quelques décennies. L’évolution de la famille en est un exemple marquant. Plusieurs modèles de famille se côtoient aujourd’hui en Espagne sans que cela pose problème ou fasse débat. L’Espagne a d’ailleurs été l’un des premiers pays à légaliser le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe en 2005. Malgré l’importance du catholicisme dans la société, l’Espagne est l’un des pays les plus tolérants au monde envers l’homosexualité. Face aux vagues d’immigration successives, les Espagnols ne sont ni tombés dans le modèle assimilationniste français ni dans le communautarisme britannique où chaque communauté vit dans un monde à part. L’Espagne a su construire une société fondée sur la diversité culturelle et le multiculturalisme où les différentes communautés vivent ensemble. Cette acceptation de la diversité s’explique notamment par le fait que la péninsule ibérique a longtemps été une terre d’émigration. Les migrants arrivant sont principalement à la recherche de travail et les Espagnols et les Portugais sont bien conscients qu’ils se trouvaient dans la même situation quelques décennies plus tôt. Les partis anti-immigration ou xénophobe n’ont pas de représentation politique en Espagne ou au Portugal et les groupes d’extrême droite sont très marginaux. Le souvenir des dictatures et la peur de voir de nouveau au pouvoir une droite ultraconservatrice semblent pour l’instant le meilleur antidote contre les discours extrémistes. En revanche, le racisme n’est pas absent de la péninsule ibérique. En Espagne, les populations latino-américaines venues chercher du travail
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ont longtemps souffert d’un certain mépris. Toutefois, si dans l’ensemble les populations qui partagent les mêmes codes culturels et religieux que les Espagnols comme les Latino-américains ou les Roumains sont plutôt bien acceptées, les populations arabes ou africaines sont souvent victimes de propos xénophobes ou racistes. Alors que ces populations étaient plutôt bien accueillies au moment du miracle économique (l’Espagne recherchait une main-d’œuvre importante, notamment dans le BTP), beaucoup considèrent aujourd’hui qu’il y a trop d’immigrés (60 % des Espagnols selon SOS Racisme). Au Portugal, le racisme est un sujet tabou. Après la décolonisation, il n’y a pas eu de débat sur l’intégration des populations originaires des anciennes colonies. L’histoire maritime et commerciale du Portugal a profondément influencé le caractère de ses habitants. Leur passé de grands navigateurs voguant aux quatre coins du monde – de l’Afrique, en passant par l’Asie ou le Brésil – et les relations actuelles entre le Portugal et ses anciennes colonies, aussi éloignées culturellement que le Brésil, le Mozambique ou le Timor oriental, ont façonné la vision du monde portugaise. Les marins portugais et plus tard, les responsables politiques, ont dû apprendre à composer avec une dimension interculturelle omniprésente et s’ouvrir sur le monde.
Témoignage d’Alain Wallon « Il faut bien comprendre l’âme portugaise (avec la saudade) et l’importance de la culture : le Portugal a une culture riche, grande et une langue millénaire. Ce n’est pas un pays méditerranéen. Il a une histoire extraordinaire : découverte des côtes africaines, voyages jusqu’en Inde et au Japon, Traité de Tordesillas. Ces événements importants sont restés gravés dans la mémoire littéraire et collective du pays, ce qui fait que les Portugais considèrent le Portugal comme un pays tellement spécial. Le Portugal a une vision tournée vers le reste du monde et sa vastitude, vers l’ailleurs. » Cette ouverture d’esprit se traduit concrètement par une curiosité à l’égard des autres cultures et une soif d’apprentissage des langues étrangères. Nombreux sont les Portugais bilingues ou trilingues qui parlent couramment l’anglais et le français ou d’autres langues. Les Portugais comprennent et apprennent les langues étrangères avec une grande facilité, notamment le castillan. Mélange de pragmatisme et de curiosité, cette attitude permet aux Portugais de regarder au-delà de leur propre pays, ce qui fait peut-être défaut aux Espagnols. Les Portugais font également preuve
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
d’une grande adaptabilité à l’étranger. La diaspora portugaise en est la preuve : la communauté portugaise de France est parfaitement intégrée dans la société française. La réussite de certains entraîneurs de football portugais comme Leonardo Jardim (AS Monaco), Antero Henrique (PSG) ou José Mourinho (Manchester United) – tous bilingues ou trilingues – dans des environnements complètement étrangers est révélatrice à cet égard : ils ont su faire preuve d’une grande adaptabilité tout en sachant gérer des équipes multiculturelles. Ils ont systématiquement appris la langue du pays d’accueil. Cette adaptabilité et cette aptitude à travailler en équipe multiculturelle se retrouvent également dans le monde professionnel : les Portugais n’hésitent pas à partir trouver du travail ailleurs et savent parfaitement s’adapter aux codes et aux valeurs de leur nouveau lieu de travail. Au Portugal, les expatriés sont extrêmement bien accueillis et les Portugais sont bien conscients que la coopération avec des équipes étrangères est une source de richesse, de partage de connaissances et d'échange de compétences fructueux.
2.1.2
Les valeurs espagnoles
Paradoxe de l’orgueil et de la fierté Si d’un côté, les Espagnols sont très fiers d’eux-mêmes et auront du mal à reconnaître leurs erreurs, beaucoup d’entre eux ne se sentent pas fiers d’être Espagnols. Cette idée est un questionnement récurrent au sein de la société et de la presse espagnole où l’on peut régulièrement lire des titres comme « Pourquoi ne sommes-nous pas fiers d’être Espagnols ? » Les notions de patriotisme et de nationalisme sont encore fortement associées à la dictature franquiste. Le vent de libération qui a soufflé sur l’Espagne post-franquiste a mis au placard et refoulé de nombreuses valeurs associées aux années noires de la dictature. Les Espagnols ne semblent pas non plus fiers de certains épisodes de leur histoire (guerre civile, colonisation et décolonisation) auxquels ils associent parfois un sentiment de honte, teinté de décrépitude de la nation espagnole. D’ailleurs, contrairement aux Portugais, les Espagnols connaissent assez mal l’histoire de leur pays. Ce sentiment de « non-fierté » est peut-être également exacerbé par les nationalismes régionaux qui développent un sentiment anti-espagnol. Le sport, notamment le football et le basket, constituent peut-être le seul motif visible d’orgueil national.
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En revanche, les Espagnols sont très fiers de leur mode de vie, érigé en véritable art de vivre, et des différentes traditions qui composent une Espagne plurielle. Dans le monde du travail, cet orgueil se manifeste peut-être par la difficulté des Espagnols à accepter un feedback négatif de la part d’un collaborateur ou d’un client. L’apparence joue en effet un rôle primordial : ne vous avisez pas de critiquer un Espagnol devant ses collaborateurs, vous lui feriez certainement perdre la face.
?
Le saviez-vous
Le culte de l’apparence Les Espagnols attachent en effet beaucoup d’importance au paraître et vous remarquerez que la tenue vestimentaire et l’apparence physique font l’objet d’une attention toute particulière. Il est important d’apparaître sous son meilleur jour. D’ailleurs, malgré le taux d’ensoleillement élevé de leur pays, les Espagnols sont accros au bronzage, ce qu’on appelle la tanorexie. Beaucoup d’hommes et de femmes se rendent régulièrement dans des cabines de bronzage qui fleurissent un peu partout à travers le territoire, notamment dans la capitale. La chirurgie esthétique, et notamment les implants mammaires, représente un marché florissant. Cet engouement s’explique par divers facteurs : hausse du pouvoir d’achat depuis quinze ans, américanisation de la société, perte d’influence de l’Église, mode galvanisée par les médias, culte du corps renforcé par l’irruption de la culture latino. En revanche, le respect de la différence est primordial et les Espagnols se gardent généralement de tout jugement sur le physique ou l’apparence. L’orgueil national espagnol s’est également manifesté lors de la crise économique de 2008. Les Espagnols ont en effet été taxés « d’orgueilleux » par les Allemands car ils ont longtemps refusé d’accepter un plan de sauvetage de l’UE. L’Espagne a également très mal vécu cette étiquette de « mauvais élève de l’Europe » que lui collait Bruxelles et reste toujours très sensible au mépris affiché par certains pays membres de l’UE. Fait amusant, si les Français adoptent une attitude hautaine par rapport aux Espagnols, ces derniers se montrent particulièrement hautains envers leurs voisins portugais.
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Le particularisme À l’exact opposé d’une France résolument universaliste et jacobiniste, la culture espagnole se définit par son caractère pluraliste et particulariste. En témoigne l’importance historique des différentes cultures et langues régionales qui comptent pour certaines, autant, voire plus de locuteurs que le castillan dans les régions où elles bénéficient d’un statut de langue co-officielle. Les différences culturelles existantes entre les différentes communautés autonomes ont façonné l’identité d’une Espagne plurielle et ont amené les Espagnols à s’adapter aux valeurs et aux traditions de leurs compatriotes andalous, catalans, basques, etc. La Constitution de 1978 entérine cette tendance régionaliste et reconnaît plusieurs « nationalités historiques » forgées par une identité culturelle et linguistique unique. L’organisation politique instituée par la Constitution est l’un des exemples les plus marquants du particularisme espagnol : face à une multitude de situations et d’enjeux, le gouvernement espagnol propose une solution différenciée et adaptée au contexte. Certaines communautés autonomes possèdent ainsi une langue considérée comme co-officielle (Catalogne, Galice, Pays Basque). De la même manière, le Pays Basque et la Navarre possèdent un système fiscal unique tandis que le gouvernement catalan dispose de pouvoirs élargis par rapport aux autres communautés autonomes. Ce particularisme se reflète également dans la vie sociale des Espagnols qui, avant d’être espagnols, se définissent par leur région, par leur ville ou même encore par leur quartier d’origine. Cette identité plurielle est également le garant d’un respect de la différence, des caractéristiques et des contextes de chacun. Alors que l’approche universaliste considère qu’il existe des solutions de portée générale qui ont vocation à être appliquées par tous et partout en dépit des contextes spécifiques, le particularisme met un point d’honneur à considérer les circonstances particulières. L’approche particulariste met également l’accent sur les relations interpersonnelles et trouve des solutions adaptées. Les Espagnols considèrent ainsi qu’il n’y a pas de vérité absolue, tout dépend du point de vue de l’interlocuteur qui se trouve en face de vous. Ce caractère particulariste est également visible dans le monde de l’entreprise. En Espagne, la confiance accordée à la parole donnée est parfois plus importante que le contrat en lui-même. Les Espagnols mettent
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un point d’honneur à construire la relation avec leurs collaborateurs et mettent l’accent sur les situations particulières de l’accord. Les termes du contrat peuvent donc évoluer en fonction des circonstances. Si vous organisez une rencontre avec un client ou un voyage d’affaires, veillez donc à prévoir un temps supplémentaire (en dehors des échanges liés à la signature du contrat, etc.) pour construire la relation avec vos interlocuteurs. De même, les objectifs d’un projet peuvent être amenés à évoluer en fonction des circonstances.
2.1.3
Les valeurs portugaises
La modestie portugaise : entre humilité et discrétion Le « caractère » portugais semble marqué par une certaine modestie. Malgré une influence extraordinaire sur le reste du monde eu égard à la taille et à la population de leur pays, les Portugais sont restés humbles et discrets. Cette modestie a certainement facilité cette ouverture vers d’autres cultures, appréciées comme des sources de connaissance et de richesse, et leur permet de s’adapter lors d’une collaboration en équipe multiculturelle.
Témoignage de Monique Kaminski « Les Portugais sont modestes et conscients de la petite taille de leur pays. Dans leur humilité, ils font preuve de réalisme par rapport à ce qu’ils représentent par rapport au reste du monde. Il y a peut-être encore un peu de nostalgie concernant l’époque des grands navigateurs mais pas d’amertume. » La modestie des Portugais ne les empêche cependant pas d’avoir de l’ambition ou de faire face à l’adversité. Tantôt utilisée comme un outil de négociation et de gestion ou comme une manière d’analyser la réalité, les Portugais ont su faire de ce trait de caractère une arme.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « La culture portugaise a toujours été caractérisée par une certaine modestie. À l’inverse de l’Espagnol qui a généralement une manière de s’exprimer beaucoup plus expansive avec une volonté de s’imposer, le Portugais procédera plutôt en douceur en présentant ses idées. Les deux personnes arriveront au même résultat mais le Portugais passera pour une personne plus sympathique. »
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Témoignage de Monique Kaminski « Il y a cette humilité permanente mais les Portugais ne se laissent pas abattre par la crise, ils sont travailleurs, remontent leurs manches et savent qu’ils vont y arriver. Ils ne sont pas dans une posture de négociation avec l’UE : ils relèvent plutôt la tête. Les Portugais vont de l’avant avec beaucoup de dignité. » Le lien millénaire du Portugal à la mer a également été riche d’enseignements : les Portugais savent qu’ils ne peuvent pas dompter le hasard, l’imprévu ou la Nature. Cette modestie qui caractérise ce peuple l’amène à se montrer prudent. Chaque projet est minutieusement préparé et des solutions alternatives sont élaborées pour pallier les faux bonds. Le chant caractéristique du Portugal, le fado, à la fois miroir et mémoire de l’âme portugaise, rappelle autant l’espoir que les craintes de la population à chaque grand départ de marins : les hommes qui partent au large ne fouleront peut-être plus jamais la terre ferme, malgré la préparation méticuleuse et rationnelle de l’expédition ou du voyage. Cette modestie permet aux Portugais d’analyser rationnellement les problèmes qui se présentent à eux, d’encaisser les coups et les critiques ou d’aborder un obstacle prudemment, pour mieux surmonter l’adversité.
L’innovation et la modernité Le cliché d’un Portugal catholique, tourné vers son passé, ses traditions et sa gloire d’antan comporte une part de vérité. Le pays lusophone n’en demeure pas moins une nation résolument moderne et innovante. Les vestiges d’un Portugal rural sous Salazar, loin de la modernité des pays d’Europe de l’Ouest, ont fait place aujourd’hui à une société qui fait la part belle aux entrepreneurs et aux nouvelles technologies. La tradition reste une valeur essentielle pour les Portugais mais ne fait pas pour autant obstacle à l’innovation et à la modernité.
Témoignage de Magali Pierret Vilela « Il faut ajouter que la communauté portugaise de France est très conservatrice, cela joue sur l’image que l’on a des Portugais en France. C’est une image biaisée. La diaspora portugaise en France se raccroche souvent à une idée du Portugal qui n’existe plus. Cela explique le conservatisme, il y a une forme d’idéalisation du pays. Il y a une réelle différence entre les Portugais du Portugal et ceux établis en France. »
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Avec la fin de la dictature de Salazar, le pays s’est dirigé à marche forcée vers la modernité en investissant massivement et structurellement dans les infrastructures et les nouvelles technologies. Cet investissement tardif a permis au Portugal de se doter de technologies innovantes dans tous les secteurs de l’économie. On peut par exemple penser aux péages portugais qui disposent de petits boîtiers qui permettent aux voitures d’être automatiquement débitées sans pour autant avoir à s’arrêter : les barrières de péage ont presque disparu du pays. Le même système existe pour les stations à essence ou les parkings. De la même manière, les distributeurs automatiques proposent des services innovants à l’écran. Il est par exemple possible de payer ses factures sur ces appareils. Mettre à jour les systèmes existants sur ces infrastructures supposerait un investissement énorme en France. Le Portugal dispose aujourd’hui d’une technologie bien supérieure à la nôtre dans certains domaines.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « Le taux d’équipement en connexion Internet ou en technologie mobile est également particulièrement élevé. Lorsque je suis arrivé au Portugal en 1994 avec mon premier téléphone portable, j’étais surpris de constater que tous les Portugais possédaient déjà un téléphone mobile, même dans les villages. Je pensais être le seul à avoir ce petit portable. L’innovation est l’une des valeurs clés au Portugal : les Portugais veulent rationaliser le monde de l’entreprise et faire de la gestion le fer de lance du pays. Par exemple, des concours de gestion d’entreprise pour les jeunes Portugais sont régulièrement organisés, concours que je n’ai pas vus en France ou dans d’autres pays. Les valeurs traditionnelles sont également très importantes au Portugal. » L’entrée dans l’Union européenne et les fonds d’aide de cette institution ont permis au Portugal de réaliser non seulement un miracle économique mais aussi technologique. L’Exposition universelle de 1998 (Expo ’98) a également été l’occasion de moderniser considérablement un pays sous le feu des projecteurs. La qualité de la formation universitaire portugaise ainsi que l’étendue de la diaspora portugaise (de nombreux Portugais partent compléter leur formation à l’étranger en s’appuyant sur le réseau de celle-ci) a donné aux jeunes Portugais de ces dernières années de solides compétences dans des domaines innovants comme l’informatique, le numérique ou bien
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
dans les métiers de l’ingénierie. Les nombreux incubateurs, pépinières, à start-up ou clusters au Portugal font du pays un environnement idéal pour l’innovation. Le Web Summit, surnommé le « Davos des geeks », organisé chaque année à Lisbonne pour une période de trois ans (2016-2019) réunit investisseurs et projets innovants. Le succès de l’événement repose sur le dynamisme des secteurs de l’informatique et du numérique au Portugal.
Mots clés Famille, amis, tissu social, tolérance, ouverture d’esprit, connaissance du monde, orgueil, complexe d’infériorité, humilité, discrétion, tradition, modernité.
2.2
Styles de communication
2.2.1
En quelle langue communiquer ?
Espagne : privilégiez l’espagnol ou la langue régionale L’anglais ou le français n’étant – à de rares exceptions – pas ou très peu parlés, l’apprentissage de l’espagnol est essentiel en Espagne.
Témoignage de Frédérique Richert « Ne pas parler espagnol est selon moi complètement rédhibitoire pour mener à bien des négociations commerciales. C’est comme si un étranger ne parlait pas français en France : vos interlocuteurs vont vous comprendre, vous recevoir, vous poser deux ou trois questions en anglais mais il n’y aura rien derrière. C’est un problème qui concerne la plupart des grands pays européens. » Au-delà de ce simple fait, parler espagnol vous permettra d’instaurer une véritable relation avec vos connaissances ou collaborateurs qui ne vous verront plus comme un étranger ou plutôt comme un Français. Vous pourrez ainsi briser la glace et démentir certains clichés (les Français ont la réputation d’être arrogants) en vous intéressant à la langue espagnole. Vos collaborateurs apprécieront vos efforts linguistiques et
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s’ouvriront beaucoup plus facilement à vous. Faire l’effort de parler espagnol, même si ce n’est que quelques mots, montre l’intérêt que vous portez à l’autre et à sa culture. Cet effort sera d’autant plus apprécié que certains Espagnols souffrent d’un complexe d’infériorité à l’égard des Français. Si vous ne parlez pas espagnol, il faut vous référer à la catégorie d’âge de votre interlocuteur pour identifier en quelle langue vous pourriez lui parler (français ou anglais). Ceux qui ont connu la dictature de Franco parlent français car son enseignement était obligatoire et inversement, dès le retour de la démocratie, les parents ont forcé leurs enfants à apprendre l’anglais. Le nombre de personnes apprenant le français a donc été divisé par trois à ce moment-là. Toutefois, gardez à l’esprit que le français des Espagnols qui ont vécu sous la dictature de Franco est rudimentaire et sûrement un peu émoussé avec le passage des années. La question de l’apprentissage des langues ne se réduit pas forcément à l’espagnol. De manière générale, l’Espagne est un pays considérablement plus décentralisé que la France. La société espagnole est caractérisée par des identités régionales extrêmement marquées. L’identité d’un Espagnol est régionale avant d’être nationale. Lorsque vous demandez à un Espagnol s’il vient d’Espagne, celui-ci vous répondra naturellement qu’il est asturien, madrilène, catalan, basque, canarien, etc. Chaque région possède une culture et une organisation politique reconnue par l’État (système des communautés autonomes). En effet, plusieurs langues régionales sont parlées en Espagne et celles-ci peuvent même prendre le dessus sur l’espagnol dans la vie quotidienne ou au travail. C’est notamment le cas du basque (Pays Basque, Navarre) ou du catalan (Catalogne, îles Baléares, Communauté Valencienne). Les Basques sont conscients de la difficulté que représente l’apprentissage de leur langue pour un étranger et seront extrêmement sensibles à vos efforts. Apprendre quelques mots de basque – otoi (s’il vous plaît), milesker (merci), egun et erratsalde (bonjour durant la matinée ou bonjour durant l’après-midi), ez adiorik (au revoir) – vous permettra de faire un premier pas remarqué vers la culture basque. Le castillan reste toutefois la langue la plus parlée dans cette région. En Catalogne, l’apprentissage du catalan est indispensable pour une bonne intégration à long terme (si vous résidez plus d’un an en Catalogne). Le catalan est omniprésent et souvent plus utilisé que le castillan dans
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
le monde du travail. Les entreprises internationales et multiculturelles n’échappent pas à cette tendance : le catalan s’impose naturellement dans les réunions, les congrès ou les autres événements de l’entreprise comme les pots de départ. La pratique de la langue catalane revêt une signification identitaire très forte liée aux revendications d’indépendance politique et culturelle de la Catalogne. L’usage du castillan peut être vu d’un mauvais œil par vos interlocuteurs en raison de la rivalité linguistique entre l’espagnol et le catalan et peut également être considéré comme un signe de mauvaise volonté d’intégration. Le gouvernement catalan offre cependant de très nombreuses ressources pour apprendre la langue catalane et propose notamment des cours collectifs peu onéreux dispensés tout au long de l’année. Dans la sphère privée, le castillan est généralement absent et l’immense majorité des échanges se font en catalan. Si vous travaillez ponctuellement avec des Catalans, l’usage du castillan ne devrait cependant pas poser de problèmes. Nous vous conseillons tout de même de saluer vos interlocuteurs en catalan. En gratifiant vos collègues d’un bon dia (bonjour), adéu (au revoir), graciès (merci) ou merci (merci) pour les Barcelonais, vous ferez un pas de plus vers votre interlocuteur et vous ferez preuve de respect envers son identité.
Témoignage de Frédérique Richert « Je n’ai pas eu trop de problèmes pour parler espagnol avec les Catalans : mes interlocuteurs faisaient toujours l’effort de me parler en espagnol et le fait que je sois française y était peut-être pour quelque chose. En revanche, je ne suis pas certaine qu’ils auraient fait ces efforts d’aussi bonne grâce avec un Madrilène. »
Portugal : apprenez le portugais pour une meilleure intégration Le Portugal n’est pas un pays latin comme les autres et la langue portugaise représente déjà une frontière, une muraille naturelle pour les autres langues qui viennent à sa rencontre. Elle est moins musicale que l’espagnol, plus difficile à apprendre car on ne prononce pas toutes les voyelles et la compréhension est parfois difficile. Un étranger écoutant un Portugais aura l’impression de n’entendre que des « che » et des consonnes. Le portugais est relativement facile à apprendre, à l’exception de la prononciation, très fermée. Il faut habituer son oreille pour apprendre à distinguer et à décrypter les sons, notamment pour les Français et les Espagnols.
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L’apprentissage de la langue portugaise est nécessaire : il constitue le premier palier pour comprendre la culture du pays et vos interlocuteurs. Cet apprentissage est une marque de respect envers la culture locale et vous permettra de vous intégrer plus rapidement.
Témoignage d’Axel Imbert « J’ai tout de suite décidé d’apprendre le portugais. À la fois pour ma culture personnelle, par respect pour les personnes avec lesquelles j’allais travailler et pour une meilleure intégration dans la vie locale. Beaucoup de gens parlent anglais ou espagnol, le portugais est une langue beaucoup moins utilisée et il est donc important de montrer que vous parlez portugais. Cet effort sera valorisé par les Portugais. » Apprendre le portugais, ne serait-ce que des rudiments, est un excellent moyen de montrer à vos interlocuteurs que vous avez pour leur pays et leur culture le même respect et la même considération que pour les autres pays. Vous pourrez tout à fait combler votre interlocuteur en le gratifiant d’un bom dia, obrigado ou bien obrigada (s’il s’agit d’une femme). Il saura apprécier l’effort réalisé pour venir vers lui dans sa langue. L’apprentissage du portugais est absolument nécessaire si vous devez mener des réunions avec des équipes locales. Il est primordial de s’atteler à apprendre quelques rudiments de portugais avant de partir, car cela peut faire toute la différence. Ces quelques mots de base vous permettront de nouer une relation bien plus cordiale et agréable avec vos interlocuteurs, notamment avec vos clients.
Témoignage d’Alain Wallon « Premier conseil : quand vous arrivez, si vous parlez un peu d’espagnol, n’essayez pas de parler sans transition le portugais, parce que vous risquez de parler un sabir mêlant ces deux langues – cela s’appelle le "portugnol" – et les Portugais détestent ça ! » Cet élément rejoint bien entendu l’aspect paradoxal de la relation nourrie entre les Espagnols et les Portugais, entre bon voisinage et rivalité. Les Portugais préféreront que vous leur parliez en français plutôt qu’en espagnol ou « mauvais portugais ». L’espagnol est la langue de l’ancien occupant, la langue d’un grand pays voisin qui tourne le dos au Portugal
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et certains antagonismes restent bien ancrés, bien que les rivalités ne soient plus aussi fortes qu’auparavant. Évitez donc d’espagnoliser le portugais. Les Portugais ont une capacité d’apprentissage linguistique et une aisance extraordinaire à parler une autre langue que la leur. Un Espagnol ne comprend par le portugais mais un Portugais comprend instantanément l’espagnol. Les Portugais parlent généralement plusieurs langues, notamment l’anglais, et sont fiers de le montrer. Il y a dans la langue et dans l’accent portugais (du Portugal, pas du Brésil) une gymnastique particulière, qui fait que le Portugais natif a une capacité vocale extrêmement large qui lui permet de s’adapter très bien aux langues, notamment au français car c’est une langue où le « r » n’est pas un « r » roulé, mais un « r » guttural. La culture française est familière aux Portugais. Le français est très largement parlé parmi les générations qui sont parties travailler ou s’installer en France dans les années 1950 et 1960 pour fuir la pauvreté, le chômage ou la répression politique. De plus, le français a longtemps été l’une des langues enseignées à l’école sous la dictature salazariste. Aujourd’hui, le français est devancé par l’anglais et l’espagnol. Il existe donc un décalage générationnel concernant l’apprentissage des langues. Les générations nées après la fin de la dictature (1974) maîtrisent l’anglais, contrairement à leurs aînés qui ont appris le français. L’apprentissage de l’anglais commence dès le plus jeune âge. Au cinéma et à la télévision, les films sont généralement diffusés en version originale sous-titrée et ne sont pas doublés, ce qui contribue à encourager l’apprentissage linguistique. Le Portugal est un pays ouvert sur l’Atlantique et le reste du monde. Les Portugais sont des gens extrêmement cultivés qui lisent beaucoup les journaux, écoutent la radio et qui, de par leur histoire, ont une « connaissance du monde ». La capacité d’apprentissage linguistique des Portugais vient renforcer cette idée d’ouverture sur le monde. De plus, les Portugais s’adaptent rapidement à tout nouvel environnement de travail et n’hésitent pas à partir à l’étranger pour rechercher de nouvelles opportunités. Néanmoins, cela ne doit pas entamer votre motivation à réviser vos « gammes » de portugais avant votre déplacement et pendant votre séjour.
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2.2.2
Salutations, proxémie et communication non verbale
Espagne : des interlocuteurs informels et tactiles Attendez-vous à ce que les règles tacites et officielles régissant la communication et les rapports au travail soient différentes de celles que vous connaissez. Bien plus informels, la communication et les rapports sociaux sont marqués par un mélange de curiosité et de décontraction. En effet, sortant du cadre des relations professionnelles françaises souvent très sobres, les relations qu’entretiennent les Espagnols au travail ou dans la vie privée sont plus chaleureuses. De manière générale, les Espagnols n’hésitent pas à exprimer des marques d’affection en public. Exprimer ses émotions, surtout si elles sont positives, est bien vu dans une grande majorité des moments de la vie, y compris au travail (dans la limite du raisonnable). Il n’est pas non plus inhabituel d’entendre des Espagnols parler fort ou crier dans des espaces publics. Vous serez peut-être d’ailleurs surpris par le niveau sonore des conversations, bien plus important qu’en France. La bulle de votre espace personnel se réduira considérablement en Espagne : ne vous étonnez pas si vous avez l’impression que tous vos interlocuteurs sont trop proches de vous lors d’une conversation ou bien vous touchent au niveau de l’épaule ou du bras. Vous le remarquerez vite, les Espagnols ont tendance à être plus tactiles que les Français. Toutefois, si personne ne vous prend dans ses bras en guise de premier contact, ne soyez pas surpris. Par la suite, attendez-vous à ce que l’on vous prenne plus fréquemment par le bras, l’épaule, ou tout simplement à ce que votre interlocuteur soit plus proche de vous à mesure que vous apprenez à le connaître. C’est généralement un signe que la personne vous apprécie ou qu’elle vous fait confiance, aussi gardez-vous de tout mouvement de recul spontané qui offenserait votre interlocuteur. Pour ne pas commettre d’impairs, restez attentif à la manière dont vous traitez votre interlocuteur et agissez en conséquence. N’ayez pas peur d’être également plus tactile, tout en évitant d’être familier ou brusque, c’est une étape nécessaire dans la construction d’une relation avec votre interlocuteur.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « Comme en France, il faut donner la main, tout en y mettant un geste ferme. Entre hommes et femmes, on se fait une embrassade, presque davantage qu’en France. Une fois les présentations faites, il est tout à fait normal et apprécié de prendre votre interlocuteur par le bras pour discuter de manière plus privilégiée avec lui. On se fait également la bise entre femmes. » Le rapprochement physique amical est un excellent moyen d’évaluer la relation que vous entretenez avec votre interlocuteur. De plus, les Espagnols ont tendance à s’appeler en utilisant des qualificatifs comme guapo ou guapa (mignon/beau), cariño (chéri), chiki (mon petit), etc. C’est une pratique très courante et anodine dans le pays, ne vous formalisez donc pas. Pour éviter les faux pas, le plus simple est de se calquer sur l’attitude de votre interlocuteur. Si vous sentez qu’il souhaite dès le départ engager une relation chaleureuse et amicale, n’ayez pas peur d’en faire autant. Vos rapports en seront bien plus détendus et agréables. À l’inverse, si votre interlocuteur sent une certaine réticence, il risque de très vite se fermer et d’avoir une mauvaise image de vous. Il pourrait alors se montrer froid et distant.
Témoignage de Floriane Civadier « Pour ce qui est du niveau d’informalité, il y a deux choses : le niveau d’informalité que l’on côtoie au quotidien et le niveau d’informalité attendu lors d’événements officiels. Dans la vie quotidienne, il faut rapidement devenir assez proche. Même si c’est la première fois que vous rencontrez quelqu’un, faites la bise à votre interlocuteur et ne lui tendez pas la main : c’est une erreur à ne pas faire. Il faut également savoir enchaîner les conversations liées au travail et les conversions plus informelles. Pour tout vous dire, mes interlocuteurs n’hésitaient pas à plaisanter pendant les réunions que j’avais avec le ministère de l’Éducation espagnol. En revanche, pour tous les événements officiels, la formalité est de mise. Vos interlocuteurs préféreront d’ailleurs traiter avec la personne la plus haut placée au niveau de la hiérarchie. Dans mon cas, même si mon responsable avait plus de légitimité pour se rendre dans les universités, nos interlocuteurs préféraient recevoir l’Ambassadeur, dont ce n’était pas le rôle. »
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Portugal : des interlocuteurs plus formels Les Portugais sont également plus tactiles et chaleureux que les Français quand il s’agit de communication non-verbale. Les Portugais sont très ouverts et accueillent très bien les étrangers. Néanmoins, ils semblent de prime abord plus froids et distants et utilisent un mode de communication plus formel que les Espagnols. La différence d’informalité entre les Espagnols et les Portugais réside dans le fait que l’Espagne est un pays méditerranéen et que le Portugal est tourné vers l’Atlantique. Les montagnes et le climat portugais expliquent le caractère plus fermé et moins latin du Portugal comparé à l’Espagne ou à l’Italie.
Témoignage d’Alain Wallon « Le Portugal n’est pas en Méditerranée : c’est l’Atlantique. Ce sont les grandes vagues, la mer froide, parfois glacée. C’est autre chose. Quand on dit bonjour à un collègue portugais, on ne lui serre pas la main sauf s’il vous la tend. Les Portugais ne sont pas des murs mais des gens qui ont une petite réserve. Ils ne sont pas froids ou glaçants comme ces Anglais qui vous regardent comme si vous n’étiez pas grand-chose. Il y aura toujours une déférence, un respect humain. En revanche, bien peu de grandes embrassades. Au bout d’un moment peut-être, quand on est en confiance, mais cela demande du temps. Il ne faut par exemple pas se formaliser si un Portugais, même après des années de très bonnes relations de travail, ne vous invite pas dans sa famille, ce n’est pas aussi naturel qu’ailleurs. En revanche, il est bien plus probable qu’il vous invite au restaurant. » Les Portugais sont d’abord plus distants, désireux de mieux vous connaître avant de se laisser aller à des démonstrations d’affection plus prononcées. Soyez chaleureux sans être expansif, vos interlocuteurs s’ouvriront progressivement et souhaiteront en savoir plus sur vous. Rappelez-vous qu’il est essentiel de construire une relation de confiance avant de collaborer ou de négocier avec des équipes portugaises. Concernant les salutations, la poignée de main est plus formelle et reste de mise lors des premiers rendez-vous avec vos clients. La relation de confiance se construit progressivement. Votre interlocuteur peut vous donner une poignée de main et tenir de l’autre main le bras que vous tendez. Lorsque vous commencez à entretenir des relations plus amicales avec vos clients, que vous signez des contrats, votre interlocuteur peut également vous serrer la main et vous donner une tape dans le dos,
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une accolade. N’hésitez à vous montrer réceptif à ces signes d’amitié et à en faire de même. Il convient de serrer la main aux femmes mais attendez-vous à devoir leur faire la bise dans un contexte plus détendu. Il en va de même avec vos collègues, qui se montreront peut-être plus « démonstratifs » au fur et à mesure que vous établirez une relation de confiance. La poignée de main laissera petit à petit place à l’accolade et à la bise pour les femmes. Ne vous formalisez donc pas si les salutations restent distantes dans un premier temps. Si les salutations deviennent plus cordiales, il s’agit d’un bon signe qui montre que votre interlocuteur vous apprécie. De la même façon, le contact visuel est important au Portugal, n’ayez pas peur de soutenir le regard de votre interlocuteur, preuve que vous prêtez attention à son propos et que vous l’estimez. Lors des rendez-vous d’affaires, il est de bon ton de démarrer une conversation plus officieuse avant de glisser petit à petit vers le sujet de la négociation ou du rendez-vous.
2.2.3
Comment s’adresser à ses interlocuteurs ?
Espagne : tutoiement et curiosité Évitez au maximum le vouvoiement (usted en espagnol) lors d’une discussion. Cela dit, mieux vaut dans un premier temps être attentif au registre que votre interlocuteur emploie pour discuter avec vous. En fonction de son choix de vous vouvoyer ou de vous tutoyer, sentez-vous libre d’en faire autant. Dans le doute, et si vous êtes amené à dialoguer avec une personne visiblement plus âgée que vous, commencez par la vouvoyer. Il est probable qu’elle vous tutoie en retour, vous pourrez à ce moment vous y sentir également autorisé. Il est normal de tutoyer une personne de votre âge, même s’il s’agit d’un supérieur hiérarchique. Ce n’est pas considéré comme un manque de respect. Les Espagnols sont moins protocolaires que les Français. De manière générale, la plupart des Espagnols se tutoient, ne soyez pas étonné si un Espagnol vous apostrophe dans la rue en vous tutoyant. Bien qu’ils comprennent la plupart du temps pourquoi vous les vouvoyez, cette manière de s’exprimer va rapidement créer une distance et votre relation ne commencera pas sur les meilleures bases.
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Si l’on ne vous tutoie pas, c’est que l’on souhaite mettre des distances ou montrer un respect particulier. De la même manière, bien que la hiérarchie soit marquée dans les entreprises espagnoles, les titres des uns et des autres ne revêtent pas une importance particulière au quotidien.
Témoignage de Frédérique Richert « Je n’ai que très rarement reçu les cartes de visite de mes interlocuteurs. Ils n’ont jamais vu ma carte de visite non plus d’ailleurs. La réunion ne s’y prête pas : on vous accueille mais il n’y a pas cette cérémonie du tour de table. On rentre tout de suite dans le vif du sujet, on vous demande d’où vous venez mais on ne parle pas vraiment des statuts de chacun. » Les Espagnols se montrent curieux avec les interlocuteurs qu’ils ne connaissent pas, ce qui peut pour un(e) Français(e), être un peu déstabilisant. Essayez tout de même de vous prêter au jeu et de vous ouvrir rapidement sans nécessairement vous mettre dans une situation inconfortable. Les Espagnols apprécieront de vous voir parler de choses qui relèvent peut-être davantage de l’intime, ce qu’ils interpréteront comme une marque de confiance. Il est important de créer une relation avec vos collègues. Sans ce lien créé au préalable, les relations de travail peuvent devenir plus difficiles.
Témoignage de Frédérique Richert « Si une personne refuse de donner des informations personnelles, veut uniquement parler de son offre et demander des nouvelles de la commande, je ne suis pas certaine que cela fonctionnera. »
?
Le saviez-vous
Les Espagnols aux petits soins de leurs clients Dans ce même souci de créer une véritable relation humaine, les entreprises espagnoles profitent des périodes de fêtes (Noël, Pâques, Rois Mages) pour renforcer les liens noués avec les clients. Elles leur envoient presque systématiquement des cartes de vœux et des cadeaux pendant ces périodes. Pour Jorge Sanz Marcelo, il faut par exemple « envoyer un cadeau à Noël, cela serait un affreux faux pas de ne pas le faire. Le mieux est d’envoyer les mêmes cadeaux pour tout le monde. »
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Portugal : l’importance des titres L’emploi tout à fait ordinaire à l’oral comme à l’écrit des titres pour désigner les personnes est un autre indicateur de la formalité qui règne au Portugal et de l’importance accordée à la hiérarchie. Le niveau d’études définit le statut au sein de l’entreprise et de la société. Si votre interlocuteur possède un diplôme de l’enseignement supérieur, il convient de l’appeler par son titre universitaire « Senhor Doutor » (Sr. Dr. – Monsieur le Docteur) ou « Senhora Doutora » (Sra. Dra. – Madame le Docteur) suivi du nom de famille. Vos interlocuteurs prendront également soin de vous appeler par votre titre. On appelle également les ingénieurs (Senhor/a Engenheiro/a), les architectes (Senohor/a Arquiteto/a), les professeurs (Senhor/ a Professor/a) par le titre de leurs professions. Il est fréquent que les collègues s’appellent par leur prénom et qu’ils utilisent entre eux un langage plus familier qu’avec leurs supérieurs. En revanche, il convient d’adopter un langage formel avec sa hiérarchie. Appeler quelqu’un uniquement « Madame » ou « Monsieur » est extrêmement dégradant. Ainsi, veillez à vous renseigner sur le diplôme obtenu par votre interlocuteur/collègue. Si vous ne possédez aucune indication, essayez de le déterminer selon l’apparence et le poste occupé par votre interlocuteur au sein de l’entreprise.
Témoignage de Monique Kaminski « On m’appelait toujours Senhora Doutora/Engenheira Monique. Il fallait m’appeler comme ça du fait de mon statut dans la société. Chaque personne respecte le statut de son collaborateur. Ma secrétaire disait "Senhora Doutora não está" (Madame le Docteur n’est pas là). Les collaborateurs, notamment les hommes, s’appellent souvent par leur nom. Les diplômes d’ingénieurs et les doctorats sont considérés comme des études de référence. Si vous êtes responsable de l’entreprise, vous êtes forcément appelé "Docteur". Dans le doute, mieux vaut appeler une personne par un mauvais titre que "Monsieur" ou "Madame". »
2.2.4
Les e-mails
Espagne L’informalité et le caractère plus cordial des Espagnols sont également visibles dans la communication écrite.
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Témoignage de Floriane Civadier « À la fin de mes e-mails, j’écris toujours "un cordial saludo" (bien cordialement) alors que de leur côté ils me répondent en majorité "un abrazo" (affectueusement). C’est un exemple type de la différence d’informalité entre nous et du degré de socialisation qu’ils attendent. »
Portugal Dans les courriers et les e-mails, les Portugais utilisent beaucoup de formules figées telles que « Excelentísimo Senhor Doutor » (Son Excellence Monsieur le Docteur, expression utilisée pour les personnes haut placées). L’utilisation de formules figées renvoie à la forte distance hiérarchique présente dans la culture portugaise.
2.2.5
Quel style de communication ?
Espagne : une communication directe et explicite Les Espagnols ont généralement une communication directe et explicite dans le monde du travail. La communication se fait facilement grâce à la relative intimité qui existe entre les différentes personnes d’une entreprise. L’atmosphère de travail est généralement joviale et les informations circulent rapidement. Dans cette même logique de communication directe, lors des négociations, vous devez absolument détailler tous les aspects de votre proposition, du raisonnement aux coûts finaux, pour mettre toutes les chances de votre côté.
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Le saviez-vous
Le phénomène WhatsApp L’application WhatsApp connaît un immense succès en Espagne depuis le début des années 2010. Les membres de la famille, les amis et même parfois les collègues de bureau échangent sur cette application. WhatsApp est devenue une véritable institution en Espagne car elle donne aux Espagnols plus d’immédiateté dans leur rapport aux autres et la possibilité d’entretenir la relation avec leur entourage. L’application permet par exemple d’appeler gratuitement des contacts : il est plus simple d’appeler directement une personne que de lui écrire un e-mail pour aborder un sujet qui pourrait lui paraître très lointain.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Toutefois, les Espagnols essayent généralement d’éviter les conflits et les critiques trop directes dans le monde professionnel. Par politesse ou par considération pour votre travail, vos collaborateurs entreront dans un mode de communication implicite lorsqu’il s’agit de vous donner un feedback, de façon à ne pas détériorer l’ambiance de travail. Les relations interpersonnelles sont primordiales. De manière générale, la culture espagnole est moins encline à donner des feedback que la culture française, peut-être par peur de « gâcher de bonnes relations ».
Témoignage de Frédérique Richert « Parfois, lorsque vous leur proposez un projet, les Espagnols vont vous dire clairement "ça n’arrivera pas". Il arrive également que vos interlocuteurs vous répondent "il faut que je réfléchisse" mais il se peut qu’ils veuillent en réalité vous faire plaisir. Ce n’est pas une forme de malhonnêteté : ils voient que vous avez fait beaucoup d’efforts pour votre présentation et ils ne vont pas vous dire "ça ne m’intéresse pas" mais plutôt "peut-être plus tard, il faut voir pour le budget", etc. En revanche, quand c’est "oui", vous le savez tout de suite. Par exemple, j’avais participé à un projet de téléphonie mobile à la fin de ma mission. Les rendez-vous s’étaient enchaînés et à chaque fois, mes interlocuteurs étaient enthousiastes et proposaient d’autres réunions pour évoquer d’autres sujets, pour creuser le projet. Ils ne refusaient jamais de me recevoir mais ça n’a jamais véritablement avancé. Ce n’est qu’après coup que j’ai appris qu’ils ne possédaient pas un budget assez important pour mettre en œuvre le projet que je présentais […] Cela peut vous encourager à persévérer alors qu’il aurait été possible de perdre moins de temps si la non-viabilité du projet avait été détectée plus tôt. On ne vous dit pas "non" mais on ne vous dit pas "oui" non plus. Si vous n’obtenez pas de "oui", il ne faut pas prendre le projet pour acquis. »
Portugal : travail en équipe, communication directe et explicite De par la proximité culturelle entretenue avec le Royaume-Uni, la communication au Portugal suit le modèle anglais. Les Portugais rédigent des rapports pour repréciser immédiatement ce qui a été dit, informer les personnes concernées afin de partager cette information. Les Portugais aiment partager et ne veulent pas s’isoler : ils préfèrent diffuser une information pour le bien commun, élément extrêmement important au sein de la culture portugaise. Le travail en équipe revêt une place centrale et les Portugais attachent donc une grande importance à la communication.
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 197
Le climat des entreprises portugaises est très bon, ce qui pourrait expliquer pourquoi on entend rarement parler de grève au Portugal et pourquoi les syndicats ne sont pas aussi importants qu’en France.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « Cette communication claire, nette et précise permet d’éviter les conflits ou les malentendus. Toutefois, les Portugais utilisent une communication plus directe que les Anglais mais expliquent leurs choix. Au Portugal, on ne noie pas le poisson avec son interlocuteur : les choses seront exposées clairement et en utilisant des arguments. Il est possible d’être en désaccord à ce moment-là mais un Portugais restera logique dans son raisonnement et ses arguments. » Les Portugais peuvent sembler froids au départ et peu communicatifs mais si vous leur demandez de l’aide, ils vous aideront jusqu’au bout. La solidarité de la vie quotidienne se retrouve également sur le lieu de travail.
2.2.6
Les sujets à éviter ?
Espagne : la situation économique, la dictature et la comparaison avec la France Comme dans tous les pays, certains sujets de conversation sont tabous ou particulièrement polémiques. Nous vous conseillons de faire attention aux sujets que vous choisissez lorsque vous commencez une conversation afin de ne pas froisser votre interlocuteur qui a une sensibilité culturelle différente de la vôtre. Des sujets épineux comme la dictature, la corruption ou le contexte économique actuel sont particulièrement douloureux pour les Espagnols ou ne font pas particulièrement honneur à l’Espagne. Les Espagnols ont par ailleurs tendance à se comparer aux autres pays de l’Europe de l’Ouest comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Évitez de trop comparer la France à l’Espagne car les Espagnols entretiennent un complexe d’infériorité par rapport au voisin français. Il est bien sûr possible d’initier la conversation sur ces sujets mais à condition de très bien connaître votre interlocuteur ou le sujet en faisant preuve de tact. Certains clichés décrivant des Espagnols systématiquement en retard, en train de sortir ou de faire la sieste peuvent également s’avérer blessants.
198
Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Pour bien débuter une conversation, vous pouvez toujours parler de vousmême comme nous l’avons vu dans un paragraphe précédent ou bien initier une discussion sur le sport, un sujet extrêmement important pour bon nombre d’Espagnols. Le handball, la moto GP, le basket mais surtout le football sont des sujets récurrents et inépuisables. Le football, véritable objet de fierté nationale et régionale (le club de football FC Barcelone est l’une des principales vitrines de la Catalogne), vous permettra par exemple de briser la glace à coup sûr. Faites tout de même attention à ne pas jeter de l’huile sur le feu en abordant la rivalité brûlante entre le club de la capitale – le Real Madrid – et le FC Barcelone ou le projet d’indépendance de la Catalogne.
Témoignage de David Cabreras Sánchez « Les Espagnols, quand ils parlent, sont assez directs. Ils préfèrent les ambiances détendues, même en négociation. Ils peuvent faire une petite blague, une référence à un match : le sport c’est très important. Il y a toujours un rapport au sport dans la conversation. Surtout le foot. »
Témoignage de Frédérique Richert « Lors de mon expatriation, l’Espagne venait d’être championne du monde et j’aimais bien le football. J’ai fait un effort pour m’y intéresser. Par exemple, lorsque vous avez une réunion le lundi matin, le premier sujet de conversation, c’est le match de la veille. On veut savoir si vous y avez été. Si vous n’avez pas vu le match, ce n’est pas grave, ils pourront parler d’autre chose. Toutefois, ce genre d’attention est un petit plus en Espagne. Cela fait partie de la culture : les hommes et les femmes sortent et regardent le match ensemble au bar. »
Portugal : pas de tabou mais renseignez-vous bien au préalable Il n’y a pas vraiment de tabous ou de non-dits mais si vous abordez des sujets comme la religion ou la politique, le débat risque rapidement de s’enflammer car les gens sont passionnés et défendent leurs points de vue. Évitez de vous lancer dans une discussion sans vous être renseigné au préalable. Cela est particulièrement vrai pour des sujets sensibles concernant certaines avancées sociales ou la dictature. Personne ne vous fera le reproche d’avoir commencé une conversation à ce sujet mais vous vous retrouverez en fâcheuse posture si la conversation s’échauffe et que vous n’êtes que peu informé. Évitez de comparer l’Espagne et le Portugal,
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 199
notamment en matière économique : les antécédents historiques et le complexe d’infériorité latent des Portugais par rapport au voisin espagnol sont encore très présents dans les esprits. Ce faux pas pourrait vous attirer les foudres de votre interlocuteur. Le football peut-être un sujet très polémique car chaque personne défend son équipe. À Lisbonne, il existe trois équipes de première division dans la même ville (le Benfica, le Sporting et le Belenenses). De manière générale, vous pouvez aborder tous types de sujets car les gens sont très ouverts. Ils apprécieront que vous posiez des questions et montriez votre intérêt pour la culture et l’histoire de leur pays. Les Portugais sont très fiers de leur histoire et vos questions seront perçues positivement. Le sens de l’humour est particulièrement apprécié au sein de la société portugaise. N’hésitez pas à en user en milieu professionnel ou dans un contexte plus détendu mais veillez à ne pas heurter votre interlocuteur en vous moquant de sujets sensibles.
Machisme, patriarcalisme et place des femmes dans la société, un sujet tabou ? Le Portugal et l’Espagne ont pour réputation d’être des pays machistes où les femmes ne se voient pas accorder une place importante dans la société. Les cas de femmes battues font régulièrement la une des journaux en Espagne et l’image de la « conchita », largement relayée par le cinéma, reste ancrée dans les mentalités européennes. Pour autant, qu’en est-il réellement ? Durant les dictatures, la place de la femme dans la société connaît un net recul, surtout en Espagne. En effet, alors que de nombreux progrès ont été réalisés sous la Seconde République espagnole, les femmes sont replongées dans une situation d’infériorité juridique et sociale sous la dictature du général Franco. Il existait par exemple une loi les plaçant sous la tutelle d’un homme à vie – leur père puis leur mari. Les Constitutions de 1976 au Portugal et de 1978 en Espagne rétablissent l’égalité entre les deux sexes, même s’il reste encore du chemin à parcourir aujourd’hui. Les deux pays de la péninsule ibérique sont des pays à forte tradition catholique, où la femme joue un rôle de « gardienne des mœurs ». Les mentalités évoluent lentement, souvent plus lentement que la réalité sociale et la législation. Pourtant, la politique espagnole en matière d’égalité des sexes est souvent considérée comme l’une des plus progressistes : le gouvernement est paritaire depuis 2004 et la part des femmes
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
au Parlement est de 39,42 %32. L’Espagne est classée 29e sur 142 pays en matière d’égalité hommes-femmes et le Portugal occupe la 31e position. Début janvier 2017, le Portugal a adopté une nouvelle loi exigeant d’avoir au moins 33,3 % de femmes dans le secteur public et dans les entreprises cotées au Portugal d’ici à 2020. Cependant, cette volonté politique de faire évoluer les choses n’a pas encore eu les effets escomptés dans les entreprises privées et les mentalités ont encore du mal à évoluer. Seules deux femmes sur dix occupent des postes de direction dans les entreprises espagnoles. Les femmes sont également davantage touchées par le chômage et la précarité que les hommes. Les inégalités se sont même fortement accrues avec la crise, l’augmentation du chômage ayant été plus forte chez les femmes que chez les hommes. Le développement limité des politiques sociales et familiales est également un frein à l’emploi des femmes. La question de la violence conjugale est un sujet polémique en Espagne qui ne cesse d’attirer l’attention des médias. Sorti en 2003, le film Ne dis rien (titre original : Te doy mis ojos) du réalisateur Icíar Bollaín a mis sous le feu des projecteurs le problème de la violence conjugale en Espagne. Notons cependant qu’en 2014, 51 femmes ont été tuées en Espagne par leur conjoint ou ex-conjoint alors qu’elles étaient 118 en France. La violence conjugale est un thème très médiatisé en Espagne alors qu’il l’est moins en France, sans doute à cause d’un tabou.
Témoignage de Frédérique Richert « Je m’attendais à faire face à des comportements machistes dans le monde du travail mais je n’ai rien pu constater de tel sur place. Au contraire, j’ai même souvent eu affaire à des équipes menées par des femmes. Moi-même en tant que femme, je n’ai jamais ressenti de regard machiste ou été mal à l’aise de ce point de vue. »
Ce qu’il faut retenir Relations et styles de communication L’apprentissage de la langue est le premier pas vers l’autre et la compréhension de sa culture. Apprendre à parler espagnol et portugais vous permettra également de socialiser et de créer une relation de confiance plus facilement avec vos collaborateurs. Si les Portugais sont très axés sur l’apprentissage des langues étrangères, ce n’est pas forcément le cas des Espagnols. Surtout, évitez de parler espagnol, ou pire encore portugnol, à un Portugais, vous risqueriez de le vexer. 32 Lien : http://www.lavanguardia.com/politica/20160719/403327678213/40-mujeres-congresocabeza-de-europa.html
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 201
La convivialité est plus importante qu’en France où l’on a une approche plus protocolaire mais le niveau d’informalité entre l’Espagne et le Portugal est relativement différent. Les Espagnols utilisent un mode de communication très informel et tutoient leurs interlocuteurs. Espagnols et Portugais se montrent ouverts, chaleureux, affectueux mais les Espagnols sont bien plus tactiles que leurs interlocuteurs portugais. N’hésitez pas à en faire autant et à monter que vous appréciez leur accueil et leur pays. Situé le long de la façade Atlantique, le Portugal bénéficie d’un climat plus rigoureux que la douceur méditerranéenne qui règne dans la majeure partie de l’Espagne. Cette spécificité se reflète dans les comportements : les Portugais sont plus distants et moins expansifs que leurs voisins. L’importance accordée aux titres et aux fonctions au Portugal est un autre indicateur du degré de formalité du pays. Soyez donc à l’écoute de votre interlocuteur et calquez-vous sur sa manière de communiquer avec vous. Si votre interlocuteur espagnol vous prend par le bras pour un aparté, laissez-vous guider et n’hésitez pas à en faire autant plus tard. Si vous remarquez que le Portugais avec qui vous allez devoir traiter paraît légèrement en retrait, optez pour une attitude plus réservée, vos rapports se réchaufferont à mesure que votre relation progressera. Les Portugais et les Espagnols estiment l’amitié et tenteront de nouer avec vous une relation amicale et franche. Soyez sincère et laissez les choses se faire. Si vous vous sentez à l’aise, n’hésitez pas à dévoiler certains aspects de votre vie privée : cela sera apprécié par votre interlocuteur car perçu comme une marque de confiance et d’estime de l’autre. Rappelez-vous qu’il est primordial de connaître son interlocuteur et de construire une relation avant de commencer à travailler. Dans le cadre du travail, les habitants de la péninsule ibérique utilisent une communication directe et explicite. Les relations entre collaborateurs sont plutôt franches. Cependant, veillez à ne pas critiquer vos interlocuteurs espagnols en public ou alors proposez une critique constructive afin de ne pas vexer vos interlocuteurs. La notion d’apparence est très importante pour un Espagnol. Enfin, gardez en tête que Portugais et Espagnols nourrissent tout autant les uns que les autres une légère nostalgie de l’époque où leur pays tenait le premier rôle. La situation socio-économique dans les deux pays n’est pas optimale et un fort taux de chômage fragilise la société. La crise a entraîné une forte précarisation de la société. Ainsi, inutile de vous lancer dans des conversations ou débats si vous ne connaissez pas bien le sujet et évitez les jugements de valeur. Soyez certain qu’ils ne vous pardonneront pas d’être arrogant ou hautain, en particulier lorsqu’ils vous font découvrir des spécificités propres à leur pays.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Mots clés Apprendre la langue, informalité, communication chaleureuse, communication émotionnelle (Espagne), approche tactile, curiosité, construire la relation de confiance, communication directe et explicite, importance du statut (Portugal), tutoiement (Espagne).
2.3
Orientations culturelles et influences sur les comportements professionnels
2.3.1
Rapport au temps
Espagne Organisation de la journée de travail Tout d’abord, il faut se défaire des stéréotypes véhiculant l’image d’une Espagne où les gens travaillent peu, se couchent tard et font la sieste. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les Espagnols travaillent beaucoup. Une journée de travail standard commence à 9h00. Les employés prennent en général une pause de deux heures pour déjeuner, généralement entre 14h00 et 16h00 et reviennent ensuite travailler jusqu’à 19h00 ou 20h00. Les Espagnols sont de moins en moins nombreux à prendre le temps de faire une sieste après le déjeuner lors des jours travaillés. De plus, ils ne rechignent pas à travailler tard le soir s’il s’agit de boucler un dossier important. Ces horaires de travail à rallonge repoussent l’heure du dîner (22h00) et des émissions de télévision (les Espagnols sont friands de prime-time et d’émissions de téléréalité en tout genre). Depuis plusieurs années, un débat sur la réforme des horaires de travail revient régulièrement sur le devant de la scène. La ministre du Travail a d’ailleurs récemment annoncé qu’elle souhaitait mettre en place un « pacte d’État » pour rationaliser les horaires afin que les journées de travail se terminent à 18h00. Cette réforme permettrait aux Espagnols de concilier plus facilement vie professionnelle et vie privée (les Espagnols ont peu d’enfants), d’aligner les horaires de travail sur le reste de l’Europe et d’améliorer la productivité ainsi que la santé des Espagnols. Le rythme de
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travail actuel oblige en effet les Espagnols à se coucher tard (un Espagnol sur quatre se coucherait après minuit), ce qui aurait des conséquences sur la concentration des employés et leur efficacité. Enfin, n’oubliez pas que la pause-café entre 11h00-11h30 et midi, parfois accompagnée d’un morceau de tortilla et de tartines de pain avec de la tomate et de l’huile d’olive (pan con tomate y aceite de oliva) est un moment privilégié pour les Espagnols qui leur permet de socialiser et de construire une relation amicale et chaleureuse avec leurs collègues de travail. Les Espagnols aiment en effet prendre le temps de se raconter ce qu’ils ont fait durant leur week-end, leurs vacances, etc. N’hésitez pas à partager ces moments avec vos collègues afin qu’ils apprennent à vous connaître et vice versa. Le télétravail et la flexibilité des horaires sont également peu développés en Espagne et sont aujourd’hui à l’étude.
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Le saviez-vous
Les horaires espagnols Ces horaires ne sont pas « culturels » mais remontent à la guerre civile espagnole (19361939). La crise qui s’ensuivit amena alors les Espagnols à cumuler deux emplois dont le premier se terminait aux alentours de 15h00 et le second jusque tard le soir. Dans les années 1930, on déjeunait encore vers 13h00 et on dînait vers 19h00-19h30. De plus, l’Espagne est alignée sur le fuseau horaire français alors qu’elle devrait normalement être sur celui de Londres, comme le Portugal. Franco avait en effet décidé d’aligner l’Espagne sur le fuseau horaire de l’Europe centrale en 1940. Le gouvernement a également annoncé qu’il souhaitait revenir sur cette décision dans le cadre de la réforme des horaires de travail. Les horaires de travail tardifs repoussent également par ricochet la fermeture des petits commerces (bien souvent ouverts jusqu’à 20h00 ou 21h00). En revanche, concernant le secteur public, les horaires d’ouverture sont moins étendus. Dans les ministères, on travaille souvent de 8h008h30 à 15h00. Les banques sont également ouvertes jusqu’à 14h00. Enfin, notez que durant les mois les plus chauds de l’été (juillet-août), les entreprises mettent en place des horaires de travail allégés de 9h00 à 15h00. La Semaine Sainte (Semana Santa) est un événement extrêmement important pour les Espagnols et les entreprises sont souvent fermées durant cette période. Ne vous étonnez pas si personne ne répond à vos e-mails.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Ponctualité et délais Le rapport au temps n’est pas le même de l’autre côté des Pyrénées. Les intervalles de courtoisie en Espagne sont plus longs qu’en France et les retards sont fréquents et normaux. L’informalité prend la forme d’une relation plus ludique. En France, on pardonne quinze minutes de retard, en Espagne, la norme sera davantage une grosse demi-heure… voire une heure dans un contexte non professionnel ! Veillez cependant à ne pas être trop laxiste sur les horaires dans un environnement professionnel.
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « Je me souviens d’une fois où nos clients devaient passer chez le notaire pour signer les statuts d’une société. Nous pensions les convoquer avec un intervalle d’une demi-heure chacun, sachant qu’il faut cinq minutes pour signer et qu’ils connaissaient tous les documents en question. En commençant à 8h00-8h30, nous pensions finir vers 16h00. Nous avons fini à 23h00. Les gens arrivaient parfois avec une heure de retard. » Les Espagnols gèrent mal le court et le moyen terme, ce qui peut parfois donner l’impression qu’ils « improvisent ». Les Français sont plus respectueux des échéances que les Espagnols par exemple. En Espagne, on essaie de se plier aux désirs du client, qu’il soit interne ou externe. On dit toujours « oui, oui, oui », surtout dans le BTP où le client impose des délais intenables. La difficulté de planifier et de se projeter dans le temps est l’un des grands maux des entreprises espagnoles, et les conséquences sur la compétitivité s'en ressentent fortement.
Témoignage de Floriane Civadier « Quand je cherchais un appartement, je suis venue en repérage dix jours avant pour visiter le plus d’appartements possibles en trois jours. Une fois, j’avais fixé un rendez-vous et l’agent immobilier n’est pas venu, sans me prévenir. Le lendemain, sur quatre ou cinq rendez-vous de prévu, deux ne sont pas venus. Je leur ai écrit pour leur demander ce qu’il s’est passé. Ils m’ont répondu qu’étant donné que nous avions pris rendez-vous la semaine dernière et que je n’avais pas reconfirmé juste avant, ils pensaient que ça ne m’intéressait plus. S’y prendre trop à l’avance peut poser problème. »
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 205
Portugal Organisation de la journée de travail Il n’y a pas de journée de travail type au Portugal. Le rythme de vie portugais est bien moins soutenu que celui de ses voisins d’Europe de l’Ouest. Cette tendance se reflète sur les horaires de travail, caractérisés par une grande flexibilité. La journée de travail peut aussi bien débuter à 8h00 du matin qu’à 11h00, en fonction du besoin des employés et des entreprises. Il n’y a donc pas d’horaires fixes. La relation de confiance omniprésente alliée à la grande conscience professionnelle des Portugais autorisent cette liberté. Cette flexibilité peut toutefois aller dans le sens de l’entreprise. De manière générale, les Portugais restent pragmatiques et savent s’adapter aux circonstances.
Témoignage de Monique Kaminski « Peu importe l’heure si on signe de gros contrats. J’ai déjà eu des réunions le soir, à minuit, conclu des contrats à 4h00 du matin, etc., ce que je n’aurais jamais fait en France. Vous pouvez arriver le matin à 11h00, ce n’est pas un problème car les gens savent que vous pouvez partir très tard le soir. Les Portugais ont une grande conscience professionnelle. La flexibilité sur les horaires de travail peut entraîner des incompréhensions. J’ai travaillé avec un collaborateur anglais qui venait à Lisbonne pour assister à une réunion à 20h00. Durant tout le voyage entre l’aéroport et le lieu de rendez-vous, il ne cessait de répéter : "Mais ce n’est pas possible, ils ne vont pas nous accueillir à 20h00 !" Je lui ai répondu qu’il était tout à fait normal d’organiser un rendez-vous business à 20h00 au Portugal. C’était une chose inconcevable pour un Anglais. » Toutefois, les Portugais prennent généralement leur pause-déjeuner à des horaires proches de ceux des Français, c’est-à-dire vers 13h00.
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Le saviez-vous
La pause-déjeuner à la portugaise La pause-déjeuner est un véritable moment de socialisation au Portugal. Ne vous étonnez pas si le déjeuner en lui-même dure moins de 20 minutes : vous passerez le restant de votre pause à échanger avec vos collègues sur l’actualité, les derniers titres du journal papier ou télévisé tout en partageant un bon café en terrasse. Pour les Portugais, il est très important de prendre le temps de connaître ses collègues et d’échanger avec eux tout en profitant du cadre de vie.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
La journée de travail peut se terminer tôt ou tard en fonction de l’heure à laquelle le Portugais arrive au travail. Il n’est pas rare de voir des employés sortir des bureaux vers 20h00, même le vendredi. L’après-midi est rythmée par une ou plusieurs pauses-café qui constituent des moments importants pour les employés. Les Portugais entretiennent une longue histoire d’amour, longue de plus de cinq siècles, avec le café auquel ils ont donné un surnom féminin, la « bica ». N’hésitez pas non plus à goûter le « galão », un café composé d’un mélange d’expresso et de mousse de lait servi dans un grand verre. Contrairement à l’Espagne, les petits commerces et autres magasins ne ferment pas à une heure tardive : ils sont ouverts de 9h00 à 19h00 en semaine (avec une pause pour le déjeuner). Certaines chaînes de supermarché (Minipreço, Pingo Doce) sont ouvertes tous les jours de 9h00 à 21h00. Ne soyez pas surpris si la plupart des magasins, exception faite des grands centres commerciaux ou des grandes surfaces, ferment le samedi à partir de 13h00 et rouvrent leurs portes le lundi. Les banques ferment généralement à partir de 15h00 en semaine. Les Portugais dînent aux alentours de 20h00-20h30. Ils sont parfois amenés à dîner plus tard lorsqu’ils travaillent tard le soir en entreprise.
Cadre de vie Au Portugal, le rapport au temps est influencé par le climat et la proximité avec la mer. Si les Portugais adaptent leur rythme de travail en fonction de l’urgence et de leurs obligations professionnelles, ils n’oublient pas de profiter du cadre de vie. Il y a une véritable segmentation entre la vie privée et le travail. Les jours fériés et le week-end sont des moments privilégiés – généralement passés en famille – où le travail n’a pas sa place. Les Portugais accordent une grande importance à la famille et au bien-être. Au Portugal, vous serez loin de la frénésie européenne et vous pourrez profiter d’un cadre de vie unique.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « L’immense majorité des Français se laisse porter par cette "nonchalance dynamique" portugaise. Le Portugal est certes un pays dynamique mais les Portugais prennent leur temps car le rythme de vie est moins soutenu qu’à New York, Londres ou Paris : la mer n’est jamais loin des bureaux et il est possible de se baigner après le travail. »
Communiquer et coopérer avec vos interlocuteurs espagnols et portugais 207
Témoignage d’Axel Imbert « Pendant les vacances, personne ne vous appelle. Même votre chef vous laisse une tranquillité royale. Je me souviens une fois pendant mes vacances, je suis repassé au bureau pour chercher quelque chose et je suis allé saluer mon chef. Il m’a dit : "Ah vous êtes là ? Donc vous allez pouvoir faire cela" et comme je lui ai répondu que je passais simplement récupérer mes affaires, il m’a dit : "Si vous êtes en entreprise, vous travaillez, sinon je vous laisse tranquille." Il y a une véritable segmentation entre les moments de loisirs et le travail. »
Mots clés Flexibilité, horaires et ponctualité différents, rythme de vie moins soutenu (Portugal), importance des pauses-café.
2.3.2
Rapport à la hiérarchie
Pays à forte tradition catholique, l’Espagne et le Portugal sont des sociétés très hiérarchisées et pyramidales dont les membres ont une place assignée qu’ils n’ont pas besoin de justifier. Au sein du monde de l’entreprise, cet ordre est très respecté et les systèmes de prise de décisions bien plus verticaux qu’en France. Les Espagnols et les Portugais aiment avoir des chefs charismatiques, des leaders.
Espagne Les Espagnols sont très respectueux de la relation hiérarchique et concèdent bien plus de pouvoir aux chefs qui incarnent l’autorité, la figure paternelle. Les chefs appliquent davantage l’autoritas (l’autorité) que le potentas (le pouvoir). L’expression « el jefe es el jefe » (le chef, c’est le chef) est lourde de sens. Le chef prend les décisions importantes et n’a pas besoin de justifier ses choix.
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « Lorsque je travaillais dans une entreprise de promotion résidentielle, j’étais bon ami avec le directeur régional de Catalogne qui avait la mauvaise habitude de prendre seul les décisions importantes. Une fois qu’il était certain d’avoir pris la meilleure décision, il convoquait ses autres collaborateurs et les obligeait à adhérer. Les décisions ne sont pas vraiment mutualisées en Espagne. »
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Dans un souci de transparence, les dirigeants espagnols tiennent souvent des réunions pour informer les employés des décisions qui vont être prises. Des ajustements pourront alors être apportés avant la mise en œuvre définitive. Gardez également bien à l’esprit qu’un chef espagnol ne doit pas être contredit, encore moins en public. La notion d’apparence est extrêmement importante en Espagne et vous risqueriez de mettre votre chef très mal à l’aise ou de vous attirer ses foudres.
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « Je me souviens d’une négociation entre une société espagnole et une société française pour le rachat d’une partie du capital de la société. Au cours de la discussion, le directeur général espagnol commet une faute de traduction, confondant "cash" et "nature" pour le règlement de la transaction. Je m’en rends compte et je le préviens. Il me regarde et me dit : "C’est moi le directeur général, c’est moi qui décide." » « Au début de ma vie professionnelle, j’avais été assigné à la maîtrise d’ouvrage d’un immeuble important. Peu avant la fin des travaux, le directeur général de la caisse d’épargne nous rend visite et nous invite tous à déjeuner. J’ai eu la mauvaise fortune de me retrouver juste en face de lui pour manger et à la fin du repas, j’ai renversé un verre de vin sur sa cravate. Je lui ai racheté une très belle cravate, en espérant qu’il ne me vire pas. J’avais vraiment l’impression d’avoir commis un crime de lèse-majesté. » Prise de décision Lors de la signature d’un contrat, notamment chez un client, l’accord de la hiérarchie est très important. Le chef doit prendre une décision et on revient vers vous plus tard. Vous devez également vous assurer que vous signez l’accord ou le contrat avec la personne la plus haut placée dans la hiérarchie afin que le projet puisse avancer. Les collaborateurs prendront ensuite en charge le projet en fonction de leurs compétences.
Témoignage de Frédérique Richert « Chez le client, on avait vraiment l’impression que lorsque le chef était là, c’était à lui qu’il fallait s’adresser. Lorsqu’il fallait négocier, les collaborateurs se tournaient toujours vers lui. Contrairement aux pays nordiques ou au Benelux où l’on
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s’adresse à chaque expert dans son domaine et où les collaborateurs se sentent libres de poser des questions, les employés espagnols s’effacent au profit du jefe, véritable figure d’autorité. »
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « Il y a quelques années, mon père et ma mère assistaient à un déjeuner à l’ambassade d’Espagne à Paris, l’ambassadeur était un aristocrate de Valence, la capitale de l’orange. Au dessert, des oranges de Valence ont donc été servies. Et là, surprise, l’ambassadeur les prend à la main et les épluche. Comme un seul homme, tous les diplomates et fonctionnaires espagnols présents ont illico presto posé leurs couverts pour eux aussi éplucher leurs oranges à la main. » Cependant, le respect de la hiérarchie et l’informalité ne sont pas antinomiques : vous pourrez être aussi bien accueilli par un chef que par une personne située au bas de l’échelle hiérarchique. Le manager espagnol aura par ailleurs davantage tendance à s’intéresser aux petits détails de la vie privée de ses collaborateurs que le manager français. Les employés espagnols apprécient particulièrement les chefs qui savent établir des relations informelles et faire preuve de compassion tout en restant professionnels, dynamiques et simples. De plus, ne soyez pas surpris par les commérages (cotilleos), les Espagnols adorent ça.
Portugal La culture portugaise est marquée par un grand respect de la hiérarchie. Les Portugais attendent de leur chef qu’il les encadre et les dirige, ils ont besoin de la reconnaissance de leur supérieur. Bien souvent, les employés vivent mal le fait d’avoir eu un retour négatif sur leur travail. Cela peut poser plusieurs problèmes : par exemple, les Portugais ont la mauvaise habitude d’éviter de communiquer une mauvaise nouvelle à leur supérieur. Au Portugal, vous remarquerez que les collaborateurs d’une entreprise peuvent très mal vivre le fait de faire une erreur ou simplement d’être celui qui annoncera une mauvaise nouvelle à son supérieur. Bien souvent, celui-ci est obligé de sonder ses employés pour déceler une éventuelle anomalie, tant ces derniers craindront d’endosser le rôle d’oiseau de mauvais augure. Cette tendance entraîne parfois de la dissimulation de la part des employés portugais.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Les Portugais ne questionnent pas ou peu l’autorité et ont tendance à éviter toute forme de confrontation ou de débat, de peur que cela soit mal interprété par leur manager. Au Portugal, on ne peut pas s’imposer à son supérieur hiérarchique. Même si un aspect d’un projet ou de votre travail vous déplaît, vous n’avez pas à le communiquer à votre chef. Les responsables détiennent le pouvoir, prennent les décisions et dictent les règles. Les contrats sont généralement conclus avec les hauts responsables de l’entreprise. Le titre et les statuts revêtent une importance considérable dans le monde du travail, tout comme les diplômes.
Témoignage d’Axel Imbert « Dans le monde du travail, j’ai trouvé que les relations étaient très hiérarchisées, chacun est bien à sa place. Un chef des ventes est un chef des ventes, un vendeur reste un vendeur, un directeur est un directeur et il y a un très fort attachement au titre. Quand on emploie quelqu’un ou qu’on annonce une mutation, on fait très attention au titre que l’on va donner à cette personne ainsi qu’à ses diplômes. En fonction de votre niveau d’études, vous êtes simplement Monsieur ou Madame, vous êtes ingénieur ou vous êtes docteur. ». Veillez à bien faire attention au statut de votre interlocuteur avant de le rencontrer. Les Portugais effectuent d’ailleurs généralement des recherches sur leurs nouveaux collaborateurs, notamment sur LinkedIn, afin de mieux les cerner et de connaître leur parcours.
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Le saviez-vous
L’importance du poste de secrétaire Le poste de secrétaire est particulièrement important au Portugal. Les secrétaires filtrent les demandes de rendez-vous, les visites et les questions destinées au manager. Il ne faut surtout pas les négliger, auquel cas vous pourriez voir votre projet bloqué ou ralenti. Si la secrétaire organise le temps de son responsable, c’est aussi elle qui décide si vous êtes légitime dans vos questions ou dans vos demandes. D’ailleurs, il faut généralement passer par le bureau de la secrétaire avant de pouvoir entrer dans le bureau du manager. Sachez également qu’il existe une hiérarchie bien établie entre les différents postes de secrétaires. Nous vous conseillons de bien prendre en compte cet aspect afin d’assurer la réussite de votre projet.
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Prise de décision Au Portugal, la prise de décision se fait à plusieurs échelons, comme dans les grandes entreprises françaises : la décision est par exemple validée par le directeur régional, le conseil d’administration, etc. La situation est différente dans les PME où les chefs d’entreprises sont capables de prendre des décisions dans un laps de temps plus court. Le dynamisme de ces PME permet une plus grande adaptabilité et une réponse plus rapide aux besoins des clients. Dans les grandes banques et les grandes institutions, la centralisation de la prise de décision est aussi importante qu’en France. Ces vieilles structures conservent cette organisation qui a fait leur force.
Témoignage d’Axel Imbert « On passe beaucoup de temps à préparer les éléments pour prendre une décision et on ne fait pas plus que son travail : au-delà de votre champ de compétences, cela ne relève plus de votre responsabilité. On ne prend pas de risques. On présente tous les éléments possibles, puis le chef prend la décision. Il existe d’ailleurs une expression "É o chef que sabe" qui signifie "C’est le chef qui sait". En revanche, les collaborateurs sont prêts à exécuter tout ce que vous leur demandez : ils peuvent refaire dix fois le même travail avec dix approches différentes. Mais à la fin, si vous demandez : "Mais toi, qu’est-ce que tu en penses, c’est A ou c’est B ?" Il vous répondront : "É o chef que sabe". » Les Portugais prennent le temps de prendre des décisions. Les conséquences de la décision sont analysées dans leurs moindres détails et les responsables vont longtemps peser le pour et le contre. Tout sera méticuleusement vérifié afin de s’assurer que rien n’a été oublié et que tout fonctionnera comme prévu. La très grande prudence des Portugais explique pourquoi la prise de décision peut être particulièrement lente dans certains cas. Cette même prudence est associée à une peur de l’erreur ou de l’incertitude profondément ancrée dans la mentalité collective. Les Portugais ont souvent tendance à être mal à l’aise avec l’incertitude et les situations inconnues. La société portugaise est donc régie par des codes et des croyances assez rigides et traditionnels. Il y a un vrai besoin de règles, même si elles ne fonctionnent pas ou sont contournées. Fort de cette analyse, José Valente, professeur à l’Université d’Oporto a fait le lien entre ce rapport à l’incertitude bien particulier et le besoin d’un « homme providentiel » ressenti par les Portugais et donc ce rôle important joué par le chef au sein des entreprises portugaises.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Témoignage d’Axel Imbert « J’ai vu relativement peu d’informalité, beaucoup de choses étaient en fait travaillées dans le détail, j’avais le sentiment de travailler avec des collaborateurs de grande qualité. L’inconvénient par contre quand on va trop dans le détail, c’est le temps qu’on y passe : les décisions prenaient plus de temps que prévu, je trouvais qu’il n’y avait pas forcément de délégation et surtout, avant chaque décision, tout le monde devait signer. Mon responsable produit signait, je signais, mon responsable de filiale signait, s’il y avait d’autres services impliqués, ils signaient également. Il y a une peur énorme de l’erreur. »
Les réunions Les Portugais ont tendance à intervenir lors des réunions pour se mettre en avant. La passion prend souvent le dessus et le sujet de conversation dévie rapidement de l’objet de la réunion. Si vous êtes amené à organiser une réunion, n’hésitez pas à vous imposer en tant qu’organisateur. Vos collaborateurs vous jugeront sur votre maîtrise du déroulement de la réunion en termes de temps. Ne vous laissez pas déborder par les interventions de vos collègues qui veulent rebondir sur un argument ou ajouter un nouvel élément, dépassionnez le débat et recentrez le thème de la discussion sur le sujet de la réunion. Il faut savoir rester maître de la situation et attribuer les temps de parole. Les expatriés français ont tendance à laisser la parole à leurs collègues pour qu’ils puissent contribuer positivement à la réunion. Cette vision de la réunion ne fonctionne pas au Portugal : rapidement, les débats deviennent passionnés et peuvent laisser place à la cacophonie. Précisez bien les ordres du jour, les éléments et les idées traités de manière à parfaitement structurer la réunion et à canaliser les ardeurs de vos collègues.
Témoignage de Monique Kaminski « Les réunions durent souvent plus longtemps que prévu. Les Portugais ne sont pas particulièrement directifs. La créativité a sa place dans les réunions. »
La responsabilité Comme les Portugais possèdent une grande conscience professionnelle, l’engagement et la responsabilité personnels revêtent donc une importance considérable. Pour chaque erreur commise, il faut un coupable qui sera
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lourdement sanctionné. L’erreur n’a pas les mêmes conséquences en France et au Portugal : faire des erreurs au Portugal est interdit et provoque un sentiment de honte immense. Cet interdit de l’erreur allié à l’importance des statuts et de la hiérarchie peut paradoxalement décharger les managers de leur responsabilité : un ingénieur ou un docteur ne peut pas faire d’erreur. On trouve généralement un responsable avec un statut moins important comme les vendeurs ou les responsables produits qui ont pu contribuer à l’erreur d’une manière ou d’une autre.
L’efficacité De manière générale, les Portugais sont extrêmement professionnels. Ouverts aux nouvelles idées, ils aiment s’investir dans leur travail. Cette envie de bien faire s’accompagne souvent d’une certaine efficacité. En revanche, les Portugais n’ont pas ou peu d’orientation sur le long terme.
Mots clés Hiérarchie forte, sociétés pyramidales, autorité, décisions centralisées et prises par le chef, importance du statut, transparence, besoin de reconnaissance, peur de l’erreur, rapport à l’incertitude fort, peur du conflit, prudence, conscience professionnelle.
2.3.3
Rapport au groupe
Espagne D’une manière générale, les expatriés vantent l’accueil chaleureux qui leur a été réservé lors de leur arrivée en Espagne. Les équipes voient ce qui traîne sur votre bureau, votre photo de fond d’écran avec vos enfants et vous posent rapidement des questions personnelles. Évitez de vous brusquer face à des questions qui pourraient peut-être paraître intrusives pour un Français et n’y voyez aucune mauvaise intention. L’intégration se fait de manière très naturelle et vous aurez l’impression d’être considéré comme un ami relativement rapidement. Attention, ce n’est pas parce que l’on commence à vous poser des questions et à s’intéresser à vous dans le cadre professionnel qu’il faut le prendre comme une marque d’amitié. Il s’agit tout simplement d’une manière de vivre et d’être.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Les Espagnols accordent rapidement leur confiance à leurs co-équipiers dès lors que ces derniers se montrent ouverts et chaleureux. La parole donnée revêt également une importance particulière, évitez de revenir sur vos engagements, vous risqueriez de perdre la confiance de vos interlocuteurs. L’honnêteté et la transparence sont des valeurs essentielles dans le monde du travail espagnol.
Témoignage de Frédérique Richert « J’ai été frappée par la facilité à entrer en contact avec ses pairs, avec les clients – à tous les niveaux – ainsi que par l’honnêteté qu’il y a dans les échanges. On est très bien accueilli, on vous ouvre tout de suite les portes, on veut travailler avec vous, vous aider ; un client va toujours accepter de vous rencontrer relativement rapidement et vous écouter. Je conseillerais d’être assez ouvert, respectueux, franc, honnête et de respecter vos engagements et vous verrez que les Espagnols vous le rendront bien. Je conseillerais d’être peut-être très transparent dès le départ car c’est finalement le comportement que j’ai observé de l’autre côté. Contrairement à d’autres cultures où il peut y avoir une jovialité d’apparence, les Espagnols établissent une relation de confiance derrière. Tout peut aller très rapidement mais je pense que si votre interlocuteur doute à un moment de vous, qu’il vous a fait confiance et que le contrat n’a pas été respecté, il est très difficile de revenir en arrière, ça ne fait pas partie des pratiques de business. » La solidarité est également une valeur très ancrée dans la société espagnole et se reflète dans le monde professionnel.
Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « À mes débuts professionnels, je travaillais dans le département immobilier d’une caisse d’épargne espagnole. Un architecte très âgé avait été engagé pour une mission qui consistait à faire l’analyse du patrimoine immobilier d’une entreprise de télécommunication. Un travail important avec beaucoup d’immeubles. On ne lui avait pas assigné les moyens suffisants et les délais étaient trop serrés. De manière très surprenante, tous les membres de l’équipe immobilière avaient décidé de l’aider de manière complètement bénévole, en prenant du temps sur leur journée de travail pour l’aider à tenir ses délais. J’avais dû décaler mes vacances d’été de deux semaines alors que je le connaissais à peine. Tout le monde s’était mis d’accord pour l’aider et tout s’était fait très naturellement. » Enfin, la construction de la relation avec le client est primordiale pour bien entamer une collaboration ou une phase de négociation. Le savoir-être des collaborateurs est parfois plus important que leurs compétences…
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Témoignage de Jorge Sanz Marcelo « À l’occasion de mon premier poste, j’ai été embauché en CDD pour rejoindre le staff technique d’une nouvelle équipe. Le directeur technique me convoque dans son bureau et me demande si je sais jouer à un jeu de carte traditionnel espagnol. Je lui dis que oui, bien entendu. Naturellement, je lui demande pourquoi il souhaite savoir cela et il me répond : "Demain, nous avons une visite des fonctionnaires du ministère des Travaux Publics, il faut les inviter à déjeuner et jouer aux cartes avec eux et les laisser gagner." Pour la première fois de ma vie, mes compétences ludiques étaient plus importantes que mes compétences techniques. En Espagne, un contrat important est bien souvent suivi d’un déjeuner et d’une partie de cartes. C’est là que l’on voit le véritable caractère des adversaires. Il faut toujours laisser gagner le client bien sûr. » Le réseau En Espagne, le réseau est plus important que les études et les diplômes. Il est rare que l’on vous demande quelles études vous avez faites. On valorise davantage le réseau pour ce qui est de l’évolution professionnelle. Il est commun de trouver des gens moins diplômés qu’en France pour des postes à responsabilité. On construit son réseau en entretenant des relations chaleureuses avec ses collaborateurs et ses clients mais également autour du sport. Les Espagnols sont adeptes du padel, du badminton, de la course à pied, du golf et profitent du sport pour s’inviter, prendre un verre. Il est fortement recommandé de partager des moments avec ses collègues en dehors du lieu de travail car c’est le mode de vie espagnol : les collègues mangent dehors à midi, font du sport et courent ensemble le dimanche. La vie professionnelle et la vie privée se mélangent : on retrouve le lundi matin au bureau des collègues avec lesquels on a partagé un moment ensemble le dimanche. En Espagne, le réseau familial tient une place importante dans la recherche d’emploi. Le tissu économique est composé de nombreuses entreprises familiales, ce qui peut également faciliter les choses. Les relations interpersonnelles jouent un rôle clé dans le réseau qu’il ne faut pas négliger.
Portugal La culture portugaise est une culture très collectiviste où la communauté joue un rôle majeur. Cette communauté peut s’incarner dans la famille,
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les amis ou bien les membres d’une même entreprise. Il est important de garder en tête cet aspect de la société portugaise pour mieux comprendre les systèmes de prise de décision et la phobie de la confrontation qui habite parfois les salariés portugais. Dans des sociétés aussi collectivistes, les relations entre managers et collaborateurs sont perçues différemment par rapport à la France. Des liens presque familiaux peuvent parfois se créer et les collaborateurs évitent à tout prix de faire perdre la face à leurs collègues en public. La relation humaine que vous entretenez avec vos collègues lusophones est essentielle dans le cadre de votre collaboration. Il est relativement simple de construire cette relation : les Portugais sont des personnes particulièrement curieuses, respectueuses et ouvertes à la discussion. Dynamiques, ils essayent toujours de créer une synergie et d’être constructifs. Vos relations peuvent rapidement passer de la sphère professionnelle à la sphère privée. Veillez tout de même à ne pas sauter les étapes, comme pour le travail, les Portugais préfèrent prendre leur temps pour mieux connaître leurs interlocuteurs.
Témoignage d’Alain Wallon « Une relation d’amitié se construit sur le long terme. C’est surtout une question de respect, de déférence, d’attention à l’autre qui se manifeste par des gestes, par des mots, par une attitude d’écoute. Le Portugais y est extrêmement sensible. Si vos gestes correspondent à vos mots et si vos mots correspondent à vos gestes, la confiance pourra s’installer mais elle ne se vérifiera pas d’un seul coup. C’est un peu comme les gens du Nord qui attendent que vous fassiez vos preuves. Il faut éviter des attitudes stéréotypées, il ne faut pas aller trop vite vers l’autre comme si son accueil vous était dû. Les Portugais sont réservés, aussi en raison de leur histoire avec les Espagnols mais aussi avec les Français. Il existe à Porto un grand monument qui représente les horreurs de la guerre d’invasion menée au Portugal par les Français et les Espagnols ainsi que la résistance des Portugais face à l’armée napoléonienne. C’est la plus grande statue à Porto et elle ne peut qu’inciter l’expatrié français qui la découvre à la modestie et au respect. » La notion de confiance est primordiale dans les relations nouées au Portugal. Il n’est pas étonnant qu’elle le soit également dans les rapports professionnels. Nous vous conseillons donc de faire particulièrement attention à cet aspect si vous collaborez avec des entreprises portugaises ou que vous souhaitez vous installer au Portugal. Tout d’abord, il est très
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fortement déconseillé d’arriver au Portugal en terrain conquis. Votre attitude fera écho au comportement de certains Espagnols expatriés au Portugal ou bien renverra au mauvais souvenir de l’invasion du Portugal laissé par Napoléon. N’hésitez pas à consulter les autorités locales et à présenter les avantages de votre projet à l’échelle locale pour que votre démarche soit mieux acceptée. Si vous venez avec un grand nombre d’employés et une équipe internationale, votre projet sera peut-être vu d’un mauvais œil. Dans tous les cas, vous devez montrer que vous allez développer le tissu commercial et industriel local et que vous ne vous implantez pas uniquement pour profiter des avantages de la fiscalité portugaise. De plus, les commerces disposent généralement d’un livre d’or mis à disposition des clients qui sert autant à recueillir des avis positifs que des recommandations ou des plaintes. Si le service apporté au client ne le satisfait pas, celui-ci n’hésitera pas à l’écrire. Le livre peut être ensuite consulté par d’autres clients mais aussi par les autorités fiscales qui prennent des mesures le cas échéant. Si l’entreprise manque à son devoir, elle peut se voir retirer l’autorisation d’exercer une profession. Ce système concerne toutes les entreprises, quelle que soit la taille ou l’importance de la structure. Les entreprises ont donc tout intérêt à remplir leurs obligations commerciales sous peine de se voir sanctionner. Pour instaurer un véritable climat de confiance, il est fondamental de prendre en compte ces aspects de la culture portugaise.
La notion de bien commun Il existe au Portugal cette idée que l’intérêt collectif prime sur l’intérêt personnel, même si cet intérêt collectif amène les Portugais à réaliser des sacrifices idéologiques ou matériels. Deux exemples illustrent cette volonté de faire corps face à l’adversité pour le bien commun. Au lendemain de la crise économique qui a touché les États-Unis, le Portugal sombre à son tour dans une crise sans précédent. L’intervention de la troïka a des conséquences graves sur le niveau de vie en raison du poids de la dette contractée par le Portugal. Les Portugais – partisans ou non de cette politique d’austérité – se sont mis d’accord pour réaliser des efforts conséquents (baisse des salaires des fonctionnaires, suppression de jours fériés et privatisation de sociétés par l’État) afin de remettre l’économie portugaise à flot. La réélection de Pedro Passos Coelho, l’homme de l’austérité, quelques années plus tard, montre à quel point les
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Portugais ont vu dans ces mesures un mal nécessaire pour le redressement du pays. Les faits tendent à confirmer cette vision de la situation : le pays s’est acquitté de sa dette de 78 milliards d’euros envers la troïka et fonctionne à nouveau normalement.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « Il y a une conscience du bien commun qui passe par-dessus tout car le Portugal a toujours été un pays uni. L’exemple de la Révolution des Œillets du 25 avril 1974 est éloquent à cet égard : aucun coup de feu n’a été tiré. La population déposait des œillets dans les fusils des soldats qui ont alors décidé de se ranger du côté du peuple. Ils avaient compris qu’un dictateur ne pouvait pas s’imposer au Portugal. Tout s’est déroulé sans que la moindre goutte de sang ne soit versée. Cette anecdote reflète l’esprit du peuple portugais : face à une cause commune, considérée comme juste, les Portugais se sont unis et ont réussi à faire basculer les militaires dans leur camp, privant ainsi la dictature de ses fondations. »
Négocier Il est essentiel de nouer une relation avec votre client avant de commencer à négocier. Si vous dirigez des projets concrets au Portugal, une certaine intimité avec vos clients doit être créée. La confiance permet ainsi une communication très directe et le client peut vous aider et vous orienter dans la bonne direction. Un problème au niveau du prix ou des délais ? Une réunion peut-être immédiatement organisée pour débloquer la situation. Les négociations sont également marquées par la prudence et la peur de l’erreur. La peur de l’incertitude peut s’expliquer historiquement par le cataclysme du tremblement de terre de Lisbonne (1755) et les nombreuses disparitions de marins portugais en mer. Du sentiment d’impuissance face à cette nature cruelle résulterait alors la volonté de contrôler le plus d’éléments possibles afin de ne plus revivre ces drames. N’hésitez pas à prêter attention à tous les détails et à toutes les conséquences de vos propositions avant d’entamer une négociation. Les Portugais prennent leur temps pour prendre une décision et également pour trouver le meilleur accord possible. Faites preuve de patience et argumentez chacune de vos idées de façon à convaincre votre interlocuteur. Le Portugais est caractérisé par un certain pragmatisme : du moment que vous répondez rationnellement aux inquiétudes et aux interrogations de votre client en exposant clairement vos arguments, vous devriez atteindre vos objectifs.
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Témoignage de Monique Kaminski « Dans le monde des affaires, les Portugais veulent vous avoir à l’usure, en discutant très longtemps. Il faut vraiment être motivé pour les amener là où vous voulez les amener. C’est du travail au corps, c’est du travail dans le détail, il faut marquer des points, petit point par petit point. Ce sont des mois et des mois de négociation au cours desquels on revient sur les accords, etc. Il faut être très patient et savoir expliquer ce que l’on veut. Les Portugais ne sont pas frileux mais raisonnables : il faut les bousculer, taper au bon niveau hiérarchique si on veut que les choses aillent vite. »
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « Au Portugal, la relation humaine est bien plus chaleureuse et plus proche entre les clients et les fournisseurs que dans les pays anglo-saxons. De la même manière, la diplomatie portugaise – dans les affaires ou en politique – se démarque par cette compétence de négociation issue de la tradition commerciale portugaise. Les Portugais arrivent tout doucement à négocier, à remplir leurs objectifs initiaux tout en respectant l’autre partie commerciale. »
Le réseau Le réseau est un élément essentiel dans la vie professionnelle des Portugais. Aujourd’hui, le réseau se construit tout d’abord par l’intermédiaire de rencontres, d’événements dédiés aux professionnels (les afterworks ou les salons) et d’expériences partagées (d’où l’importance des moments de socialisation en entreprise) mais aussi grâce aux nouvelles technologies. Les réseaux sociaux permettent aux membres des différentes communautés portugaises du monde entier de pouvoir communiquer immédiatement et efficacement. Les communautés portugaises présentes dans toute l’Europe de l’Ouest ont conservé leurs liens avec le Portugal et offrent des ressources insoupçonnées. Les liens entre les descendants portugais installés en France et le Portugal sont restés très forts. De la même manière, les États-Unis, le Brésil, le Canada, le Mozambique et l’Angola hébergent des communautés portugaises conséquentes. L’importance primordiale de la famille et de la tradition a permis d’entretenir les liens entre ces différentes communautés. Les réseaux sociaux professionnels jouent un rôle croissant dans l’entretien du réseau portugais. Aujourd’hui, LinkedIn est devenu un outil indispensable dans le monde professionnel lusophone, le réseau social
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fonctionnant bien mieux qu’en France. LinkedIn est également plus utilisé et optimisé au Portugal. Il est même devenu bien plus qu’un simple réseau social pour certains professionnels qui en ont fait un véritable outil commercial. Si un Portugais doit rencontrer un nouveau collaborateur, soyez sûr qu’il jettera un coup d’œil à son profil LinkedIn avant le rendezvous.
Témoignage de Carlos Vinhas Pereira « La communication dans les réseaux portugais est plutôt informelle et n’a rien de très administrative ou de très formaliste. La relation est franche, polie mais reste tout de même très accessible par le biais de codes qui permettent de communiquer de manière claire et nette. L’argot ou les familiarités n’ont pas leur place. Néanmoins, une certaine souplesse est permise quant au dress code ou dans les échanges quotidiens. Avant de vous adresser à un Portugais, commencez par vous rendre sur les réseaux sociaux afin de savoir à qui vous allez avoir à faire. Les Portugais ont toujours le réflexe de s’informer sur leur partenaire afin de s’adapter à leur interlocuteur et d’obtenir leur confiance. Il n’y a aucune ruse ou tentative d’impressionner son interlocuteur derrière cette démarche : le Portugais cherche tout simplement à respecter et à s’intéresser à la personne qu’il a en face de lui. C’est également une manière de voir quels sont les points communs : est-ce que mon interlocuteur a des affinités au niveau de sa région, de son club de football, de son parcours éducatif, etc. ? Il existe un sentiment d’appartenance à une région sans revendication : au Portugal, chaque région possède des caractéristiques et une culture propres qui marquent les personnes qui y vivent. Cette étape est essentielle quand vous faites des affaires avec les Portugais. »
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Le saviez-vous
La rivalité dans le monde du travail entre Espagnols et Portugais Malgré une histoire commune très riche et une frontière commune, il existe une rivalité très marquée entre l’Espagne et le Portugal. Les Espagnols sont souvent dépeints par les Portugais comme des personnes arrogantes, arrivant en terrain conquis, dans un rapport de domination et ne faisant pas l’effort de parler portugais. Les Portugais se rendant en Espagne auront également à cœur de montrer leur supériorité mais se mettront au niveau des Espagnols en commençant par exemple par parler parfaitement la langue. Le complexe d’infériorité que peuvent avoir les Portugais à l’égard de leurs voisins espagnols se retrouve dans cette rivalité : lorsqu’un Portugais prend la direction d’une société espagnole, l’événement est remarqué et salué au Portugal.
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Mots clés Convivialité, accueil chaleureux, confiance, solidarité, importance du réseau, collectivisme, collaboration, bien commun, pragmatisme portugais.
Ce qu’il faut retenir Un rapport au temps, à la hiérarchie et au groupe différent Espagnols et Portugais entretiennent un rapport au temps beaucoup plus flexible que le nôtre. La ponctualité n’est pas aussi rigoureusement respectée qu’en France, notamment en Espagne. Les horaires de travail sont également différents : on travaille plus et plus tard et les horaires sont plus flexibles au Portugal. Les pauses-café représentent un moment de convivialité et de partage précieux pour construire et entretenir des relations basées sur la confiance et le respect mutuel. Vous apprécierez également la solidarité des équipes espagnole et portugaise. La hiérarchisation très forte des sociétés espagnole et portugaise se retrouve au sein du monde de l’entreprise. Les habitants de la péninsule font preuve d’un immense respect envers la hiérarchie et le chef tient un rôle central au sein de l’entreprise. Veillez à bien faire attention au statut de vos collaborateurs portugais au sein de l’entreprise : les titres revêtent une grande importance et vous pourriez vexer un collaborateur en l’appelant simplement « Madame » ou « Monsieur ». Bien souvent, le mode de prise de décision centralisé peut sembler assez déconcertant, le chef décide et ses collaborateurs exécutent. Les managers de la péninsule ibérique ont fortement tendance à ne pas apprécier que leur autorité soit discutée ou remise en cause, aussi remarquerez-vous souvent leur manière très autoritaire de gérer le personnel. Si vous devez signer des contrats avec des clients, assurez-vous d’avoir l’accord de la hiérarchie afin de pouvoir mener à bien le projet. Les Portugais ont une grande conscience professionnelle, leur pragmatisme et l’importance accordée à la notion de bien commun leur permettent de mener à bien les tâches et les objectifs qui leur sont confiés. En revanche, ces derniers sont extrêmement prudents en affaires et leur peur de l’incertitude les amène à vérifier méticuleusement tous les détails d’un projet.
3 Culture et art de vivre dans la péninsule ibérique
3.1
Arts et culture
3.1.1
Danse et musique
Espagne Le flamenco, symbole de la diversité culturelle andalouse Le flamenco désigne à la fois une danse et une musique qui remontent au xviiie siècle. Son origine est controversée et de nombreuses hypothèses tentent toujours d’expliquer l’origine de ce terme. Certains affirment que le mot flamenco viendrait de l’arabe felah-menkoub qui signifie « paysan errant ». D’autres pensent qu’il s’agissait à l’origine du nom d’un couteau
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
ou encore que ce genre musical était originaire des Flandres (flamand se traduit par flamenco). On pensait à l’époque que les Gitans, qui ont conservé et transmis cette musique, venaient de cette région. L’Andalousie est le berceau du flamenco. Originaires d’Inde et installés en Andalousie à partir du xive siècle, les Gitans semblent être à l’origine de cette musique et se seraient inspirés des diverses sonorités de la culture arabo-musulmane alors présentes dans la péninsule ibérique ainsi que des chants religieux des chrétiens mozarabes. L’influence indienne est également très présente. Dès la fin de la Reconquista, la tolérance culturelle présente sous l’occupation maure se délite peu à peu. Les premières lois contre les Gitans apparaissent dès 1499 et le nomadisme devient hors la loi. Malgré l’interdiction de leurs signes culturels, les Gitans préservent leurs traditions et continuent de pratiquer en secret le flamenco, qui leur offre un véritable champ d’expression grâce auquel ils peuvent exprimer leur liberté et leurs valeurs mais aussi la douleur de l’exil et de la répression. Le flamenco devient véritablement populaire à partir du xixe siècle avec les cafés cantantes (cafés-concerts) et connaît son âge d’or. À partir de 1910 se développe l’opéra flamenco, une représentation théâtrale du flamenco. Plusieurs auteurs déplorent alors le fait que le flamenco se mêle à un folklore de bas étage. Ce genre musical connaît un véritable renouveau à partir des années 1950. Le chanteur Antonio Mairena ou encore le guitariste Paco de Lucía redonnent ses lettres de noblesse au flamenco et lui confèrent un caractère universel. Le flamenco est donc le symbole de la diversité culturelle de l’Espagne andalouse, résultat d’un brassage ethnique avec la présence des cultures juives, chrétiennes, gitanes et arabo-musulmanes. Il traite des émotions humaines les plus profondes et permet de transcender les peines et les souffrances à travers la musique, le chant et la danse. Aujourd’hui, des écoles de danses et des académies, notamment à Jerez de la Frontera, Séville et Grenade, sont apparues pour conserver cette tradition, inscrite depuis 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Nina Pastori ou Carmen Linares sont les grandes figures du flamenco actuel en Espagne.
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Lors d’un spectacle de flamenco, le bailaor o la bailora (danseur/danseuse) reste un temps immobile afin de s’imprégner de la musique : guitare (toque), chant (cante) et claquements de main (palmas). Attention, le flamenco ne doit pas être confondu avec les sévillanes (sevillanas), originaires de la ville de Séville. Cette danse populaire qui se danse à deux ou en groupe, est issue du folklore espagnol. Les sévillanes sont essentiellement dansées lors des ferias dans le sud de l’Espagne et portent une dimension festive que n’a pas le flamenco. Dans les sévillanes, c’est la musique qui impose le rythme aux danseurs alors que c’est le danseur qui guide dans le flamenco.
Musiques et danses populaires espagnoles Les nombreuses danses, musiques populaires et folkloriques en Espagne se sont développées au cours de la Renaissance. Par exemple, on ne dénombre pas moins de 200 danses traditionnelles en Catalogne ! Un temps interdites sous la dictature franquiste, les danses, musiques et langues régionales ont connu un nouvel essor dès la fin du xxe siècle. On trouve notamment le paso doble, une danse d’inspiration militaire dont le pas de base est un pas de marche. Cette danse est directement inspirée de la tauromachie : le danseur joue le rôle du torero tandis que la femme symbolise la muleta, drap rouge agité par les toreros. Le paso doble s’est rapidement popularisé dans le sud de la France. On peut également citer la jota aragonaise dansée en couple les bras en l’air ; le fandango andalou, une danse populaire et conviviale ; le bolero, une danse à trois temps qui connut un immense succès au xviiie siècle ; la sardana catalane, une danse en cercle où les personnes se tiennent par la main et lèvent les bras. ; la muñeira, danse typique des Asturies et de Galice dansée au son des cornemuses (las gaïtas), instruments issus de la tradition celte. En effet, les Celtes se sont installés dans le nord de la péninsule ibérique en 800 avant notre ère. Concernant la scène contemporaine, les artistes espagnols sont fortement influencés par la culture latino-américaine. Parmi les artistes célèbres, on trouve notamment Enrique Iglesias, Pablo Alborán, Alejandro Sanz, David Bisbal, Dani Martín, Melendi ou encore l’incontournable crooner romantique Julio Iglesias.
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Portugal Le fado ou l’expression de l’âme portugaise Originaire des quartiers populaires, le fado remonte au début du xixe siècle et serait apparenté aux chants entonnés par les marins. Le fado est un chant accompagné d’un instrument à cordes pincées, généralement une guitare portugaise à douze cordes. Il est l’incarnation parfaite de la culture portugaise, fortement liée à la saudade, soit l’expression d’une profonde mélancolie, de la nostalgie d’une grandeur passée, de la tristesse de voir partir les marins que l’on ne reverra peut-être plus. L’étymologie souligne justement ce lien étroit : fado vient du latin fatum, le destin et du verbe portugais fadar, qui signifie « prédestiner ». Les autres thèmes récurrents du fado sont la jalousie, l’amour inachevé, le chagrin, l’exil, la vie quotidienne des quartiers populaires, etc. En 1929, le poète portugais Fernando Pessoa confiait au journal Notícias Ilustrado : « Le fado n’est ni joyeux, ni triste. Il se joue dans l’intervalle entre les deux. Il a formé l’âme portugaise quand elle n’existait pas encore et quand elle désirait l’absolu sans disposer de la force nécessaire […] Le fado est le chant de l’âme forte, un regard dédaigneux du Portugal au Dieu en qui il croyait et qui, lui aussi, l’a abandonné. Dans le fado, les Dieux reviennent d’une façon légitime de contrées lointaines. » Décrété chant national sous l’Estado Novo de Salazar, ce style musical a vu émerger quelques musiciens particulièrement reconnus, telle la chanteuse Amália Rodrigues. Véritable ambassadrice de la culture portugaise à travers le monde, on lui doit également l’image classique, mais aujourd’hui dépassée, de la femme en robe noire portant un châle. Son influence sur la culture portugaise est immense. Ses liens troubles avec la dictature de Salazar lui ont pourtant valu un retrait de la scène musicale durant quelques années après la Révolution des Œillets. Le fado a été inscrit en 2011 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO et on parle aujourd’hui du renouveau de l’âge d’or du fado avec des voix comme celle de Cristina Branco. On distingue deux types de fado, celui de Lisbonne et celui de Coimbra, plus joyeux et satirique. Ce dernier n’est chanté que par des hommes et a été popularisé par les étudiants de l’université de Coimbra.
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Le saviez-vous
?
Le triple F La trilogie fado, football et Fátima est souvent considérée comme une mise en scène stéréotypée de la culture portugaise. Ces éléments culturels constituaient les trois valeurs clés sous la dictature de Salazar. Le fado était le symbole du nationalisme et des traditions portugaises, le pèlerinage de Fátima rappelait les valeurs catholiques et le football était alors un sport en plein essor dans le pays.
Musiques et danses populaires portugaises La musique folklorique portugaise est fortement influencée par les musiques brésiliennes et africaines (Afrique du Nord et Afrique noire) en raison de la proximité géographique, de l’influence maure dans la péninsule ibérique mais également de ses anciennes colonies. La musique portugaise s’est mélangée au folklore brésilien mais aussi aux musiques et danses des esclaves africains. Parmi les musiques et danses populaires, on trouve la vira, une danse à trois temps issue du nord du pays ; le corridinho originaire de l’Algarve et signifiant « petite course » ; la folia, une danse apparue au xve siècle dont le thème a par la suite inspiré de nombreux compositeurs comme Rachmaninov ou Lully. Après la Révolution des Œillets, la scène musicale portugaise a su assimiler toutes les tendances (jazz, rock, hip-hop, pop) et les artistes ont puisé leur inspiration dans toutes les cultures lusophones. Parmi les artistes contemporains, on trouve Ana Moura et Mariza, deux célèbres fadistes, le groupe Tais Quais, le chanteur João Pedro Pais ou le compositeur Rodrigo Leão.
Mots clés Flamenco, brassage ethnique, culture gitane, Andalousie, Paco de Lucía, sévillanes, paso doble (Espagne), fado, saudade, mélancolie, nostalgie d’une grandeur passée, Amália Rodrigues (Portugal).
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3.1.2
Littérature
Espagne Langue du pouvoir central après la Reconquista de 1492 et symbole d’une Espagne unifiée, la littérature castillane jouit d’un immense rayonnement sur tous les continents. Écrite au xiie siècle, la chanson de geste épique Cantar de mio Cid (Poème du Cid) constitue le premier grand classique de la littérature espagnole. Ce poème anonyme de 3 750 vers loue les exploits et les valeurs chevaleresques de Rodrigo Díaz de Vivar, Cid Campeador, qui s’est illustré sur le champ de bataille contre les Maures. Au xiiie siècle, le roi Alphonse X le Sage fait de la Castille un centre intellectuel incontournable et s’entoure d’érudits chrétiens, juifs et musulmans pour diffuser le savoir contemporain en castillan. La prose castillane et la littérature chevaleresque se développent à partir de cette époque. La poésie lyrique et épico-lyrique connaît également son essor avec les romanceros (romances) : courts poèmes en octosyllabes extraits des chansons de geste. La Comédie de Calixte et Mélibée de Fernando de Rojas (1499), plus connue sous le nom de Célestine, du nom de l’héroïne entremetteuse, reste une œuvre majeure de la littérature espagnole.
Le Siècle d’Or Le Siècle d’Or marque sans aucun doute l’apogée de la littérature espagnole. Alors que l’Espagne passe sous domination Habsbourg et que Charles Quint prend la tête d’un « empire où le soleil ne se couche jamais », la littérature espagnole est fortement influencée par la Renaissance italienne. Cette importante production littéraire va de pair avec le rayonnement économique que connaît alors le pays. On estime que ce Siècle d’Or s’ouvre avec le poète Garcilaso de la Vega (1501-1536), très imprégné par l’humanisme italien, et se clôture avec les œuvres du poète et dramaturge Calderón de la Barca (1600-1681) dont le drame philosophique La vie est un songe reste l’œuvre maîtresse. L’Espagne a fortement contribué à l’essor du roman moderne, notamment avec le genre picaresque. On peut, entre autres, citer La Vie de Lazarillo de Tormes (1554, anonyme), le plus ancien roman picaresque ou
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Guzmán de Alfarache (1599) de Mateo Alemán. Mais c’est certainement Miguel de Cervantes Saavedra qui est considéré comme le père du roman moderne avec L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605).
Biographie de Miguel de Cervantes Miguel de Cervantes (1547-1616) est le romancier, poète et dramaturge le plus célèbre de la littérature espagnole. D’abord engagé dans l’armée espagnole, il perd l’usage de sa main gauche au cours de la bataille de Lépante en 1571 contre les Ottomans, ce qui lui vaut le surnom de « manchot de Lépante ». Quatre ans plus tard, il est capturé par des pirates barbaresques et reste captif durant quatre années avant d’être racheté. Son premier roman, La Galatée, est publié en 1585. Il s’essaie également au théâtre avec Le Siège de Numance et à la poésie avec le Voyage au Parnasse. Mais son œuvre incontestée est L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, une parodie du roman chevaleresque qui donne naissance aux personnages de Don Quichotte, gentilhomme obsédé par les histoires de chevalerie, et son fidèle écuyer le suivant à dos de mulet, Sancho Panza. L’expression « se battre contre des moulins à vent » vient de ce roman et fait allusion à une scène où Don Quichotte part à l’assaut de moulins qu’il prend pour des géants agressifs. L’institut Cervantes, en charge de la diffusion de la langue et de la culture espagnole, a été créé à son nom. Le Siècle d’Or est également marqué par le développement de la poésie avec Francisco de Quevedo (1580-1645). Laid, boiteux, bossu et myope, à la fois misanthrope et intrigant, jouisseur et catholique, provocateur et courtisan, il est l’un des auteurs les plus inventifs du xviie siècle et son œuvre baroque est traversée par de nombreuses contradictions mêlant sens de l’humour, sarcasme, pessimisme, satire et pamphlet. Son sonnet très populaire Il était un homme collé à un nez a peut-être influencé Edmond Rostand et sa fameuse tirade du nez. Il est le grand ennemi de l’autre grand poète baroque Luis de Góngora (1521-1627). Grand érudit, ce dernier donne naissance au cultisme, un style littéraire baroque marqué par la préciosité (arabesque stylistique, profusion de métaphores, syntaxe complexe). Enfin, le théâtre connaît également son âge d’or avec le grand dramaturge Lope de Vega (1562-1635), considéré comme l’un des auteurs les plus prolifiques de l’histoire de la littérature espagnole (on lui attribue plusieurs centaines d’œuvres dont Fuenteovejuna, Le Chien du Jardinier). Il renouvelle
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le genre théâtral et devient une source d’inspiration pour de nombreux dramaturges comme Molière. Enfin, Tirso de Molina crée le mythe de Don Juan avec sa pièce Le Tricheur de Séville ou le Convive de Pierre en 1630.
Entre décadence et renaissance Le siècle qui suit la fin du Siècle d’Or est vu comme une période de décadence pour la littérature espagnole qui s’ouvre à la tradition française et s’inspire du courant classique. La littérature de ce siècle est marquée par le nationalisme des guerres d’indépendance et voit naître le mouvement costumbriste qui s’attache à décrire de manière pittoresque les traditions et les mœurs d’une région ou d’une société. Les auteurs costumbristes ont contribué à véhiculer une image idéalisée, stéréotypée et parfois archaïque de l’Espagne (torero, danseuse de flamenco, veilleur de nuit, etc.). Le bijou romanesque du xixe siècle est certainement La Régente de Clarín (1884-1885) qui met en scène les mœurs et les mentalités d’une société de province où les personnages sont prisonniers de leur milieu. Enfin, le xxe siècle est marqué par la poésie. La « Génération de 98 » est née après la perte de la dernière colonie espagnole, Cuba, en 1898. Artistes et intellectuels s’interrogent alors sur la cause du déclin de l’empire colonial et le sentiment de décadence qui s’est emparé de la nation espagnole. Les poèmes et romans de l’époque revisitent les mythes d’une Espagne idéalisée et vantent les paysages austères de la Castille. L’œuvre Champs de Castille (1912) du poète Antonio Machado est à cet égard éloquente : « Castille misérable, hier dominatrice, / drapée dans ses haillons, méprise tout ce qu’elle ignore […] Cette mère autrefois féconde en capitaines / est aujourd’hui à peine une marâtre pour d’humbles rustres… […] La Castille n’est plus ce pays généreux / qu’elle fut un jour quand le Cid, Rodrigue de Vivar revenait, / fier de sa nouvelle fortune et de son opulence / offrir au roi les vergers de Valence. » Parmi les écrivains de la « Génération de 98 », on peut citer le philosophe, poète et romancier engagé Miguel de Unamuno. Il est le principal représentant de l’existentialisme chrétien espagnol avec son œuvre emblématique Le sentiment tragique de la vie (1913). Avec d’autres auteurs contemporains, Valle-Inclán, Ángel Ganivet, Pío Baroja (L’arbre de la science, 1911), Azorín, il se donne pour mission de régénérer culturellement le peuple espagnol.
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Enfin, la « Génération de 27 » se réunit au moment du 300e anniversaire de la mort du poète Luis de Góngora. Ce groupe de jeunes poètes avantgardistes est pourtant peu homogène. Les membres se retrouvaient par trio et duo selon leurs affinités artistiques. Parmi ces artistes, on peut notamment citer Juan Ramón Jiménez, lauréat du prix Nobel de littérature de 1956 ; Rafael Alberti, poète lyrique engagé au service du peuple ainsi que le philosophe et essayiste José Ortega y Gasset (La Révolte des masses, 1929). Mais le poète le plus célèbre de cette Génération reste certainement Federico García Lorca (1898-1936). La « Génération de 27 » prend brutalement fin avec le début de la guerre civile en 1936 : de nombreux artistes prennent la route de l’exil.
Biographie de Federico García Lorca Federico García Lorca est un poète et dramaturge espagnol né en 1898 près de Grenade et mort en 1936. Après des études de lettres et de droit, il part s’installer à Madrid où il espère rencontrer le succès. Il se lie d’amitié avec des artistes influents tels que Rafael Alberti, Salvador Dalí ou encore Luis Buñuel et s’implique dans l’avant-garde espagnole. Il publie plusieurs recueils de poèmes dont Romancero Gitano en 1928. Malgré son succès littéraire, le jeune homme tombe dans une profonde dépression, en partie due à une angoisse qui le poursuivra toute sa vie : la peur de révéler son homosexualité à sa famille et ses amis. Il entretient une relation passionnée mais non réciproque avec Dalí. Face à son mal-être, sa famille l’envoie faire un long séjour aux États-Unis. De retour en Espagne, il écrit ses pièces les plus célèbres : Noces de Sang et La maison de Bernarda Alba. Alors qu’éclate la guerre civile en 1936, il est fusillé le 19 août par des nationalistes. Enterrée dans une fosse commune, sa dépouille n’a pour l’instant pas été retrouvée et fait toujours l’objet de nombreuses recherches. Ses œuvres sont totalement interdites jusqu’en 1953 puis publiées dans une version censurée. Paysage littéraire contemporain L’Espagne est un pays au patrimoine littéraire reconnu. Avec la plus forte concentration d’éditeurs, soit plus de 600 aujourd’hui, Barcelone est considérée comme la capitale espagnole du livre. Chaque 23 avril, les Catalans fêtent conjointement la Journée mondiale du livre et le Saint patron de la Catalogne, Sant Jordi. Si vous vous promenez dans les rues de Barcelone un 23 avril, vous observerez que les femmes se font offrir une rose alors que les hommes reçoivent un livre.
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Parmi les auteurs contemporains, on peut citer Eduardo Mendoza Garriga (La ville des prodiges), Miguel Delibes (Les Saints Innocents), Ana María Matute (Los Abel), Juan Goytisolo (Juan sans terre), Carmen Laforet (Rien), Javier Cercas (Soldats de Salamine), Camilo José Cela (La Ruche), prix Nobel de littérature en 1989. Quatre auteurs espagnols ont reçu le prix Nobel de littérature à ce jour. Le prix Miguel de Cervantes est attribué chaque année le 23 avril à un auteur de langue castillane pour l’ensemble de son œuvre. La littérature hispanophone retrouve aujourd’hui un nouveau souffle avec l’essor de la littérature latino-américaine qui connaît un véritable boom dans les années 1960 : Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude, 1967) et Mario Vargas Llosa (La ville et les chiens, 1966). La littérature en langue régionale est également vivace en Espagne. Citons, entre autres, l’écrivain catalan Josep Pla ou le poète galicien Celso Emilio Ferreiro. Si vous cherchez à approfondir la culture espagnole à travers la littérature, n’hésitez pas à franchir les portes de la librairie hispanophone El salón del libro, dans le Ve arrondissement de Paris.
Portugal Le Portugal est l’une desplus vieilles nations européennes dont l’indépendance, acquise en 1139, a été formellement reconnue par le traité de Zamora en 1143. De ce fait, la précocité et l’homogénéité linguistique ont permis le développement rapide d’une littérature riche et d’un sentiment national fort. La littérature lyrique du Moyen Âge (chansons de geste, cantiques) a d’abord été écrite et transmise par les troubadours en galaïco-portugais. Les romans chevaleresques ont également connu leur moment de gloire et le roman de chevalerie Amadis de Gaule qui connut un immense succès en Espagne, fut probablement écrit par un Portugais vers la fin du xiiie siècle. Dès le xive siècle, les rois portugais s’impliquent eux-mêmes dans la création poétique et la tradition des chroniques portugaises, d’une grande précision, voit le jour à cette époque. Plusieurs écrivains ont notamment écrit de très nombreux récits de voyage vantant les exploits des Portugais durant le siècle des Grandes Découvertes. Par ailleurs, la littérature portugaise
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est extrêmement influencée par la Renaissance italienne, notamment par les œuvres de Pétrarque, introduites au Portugal par l’intermédiaire de la littérature espagnole.
Âge d’or Le xvie siècle est marqué par trois auteurs qui vont profondément influencer la littérature portugaise en introduisant des œuvres étrangères : Bernardim Ribeiro, Gil Vicente, le père du théâtre portugais, et Sá de Miranda. Mais la littérature épique nationale doit toutes ses lettres de noblesse au héros national portugais, Luís de Camões, auquel les Portugais vouent un véritable culte.
Biographie de Luís Vaz de Camões Luís Vaz de Camões est un poète portugais né vers 1525 et mort en 1580 à Lisbonne. Il serait apparenté au navigateur Vasco de Gama du côté de sa mère. Il acquiert sa renommée de poète à la cour du roi portugais Jean III à Lisbonne et mène une vie de bohème. On lui prête de nombreuses aventures amoureuses et peut-être même une liaison avec l’Infante Doña Maria, sœur du roi Manuel Ier. Il s’embarque pour servir aux Indes en 1553, reste quelque temps à Goa avant d’être exilé à Macao. La légende raconte qu’il aurait écrit l’épopée nationale des Lusiades dans une grotte au cours de son exil. Poème écrit à la gloire du peuple portugais et vantant les découvertes de Vasco de Gama, il contribue à renforcer un sentiment national portugais. Emprisonné pour dettes, il revient finalement au Portugal, complètement ruiné. Il dédie son épopée au mythique roi Sébastien Ier qui lui offre une pension. Il meurt quelques années plus tard, emportant avec lui l’âge d’or de la littérature portugaise. L’institut Camões, en charge de la diffusion de la langue et de la culture portugaise, a été créé à son nom.
Décadence et influence espagnole Après avoir connu un âge d’or, la littérature et la nation portugaises connaissent une relative période de déclin aussi bien politique que culturel au xviie siècle, marquée par le mouvement baroque. Mis sous tutelle espagnole dès 1580, le Portugal retrouve son indépendance en 1640 mais cet événement n’atténue pas le sentiment de décadence portugais ou l’influence culturelle espagnole. En effet, de nombreux auteurs portugais écrivent leurs œuvres en espagnol qui devient la langue la plus employée parmi les élites et les auteurs qui cherchent à toucher un public plus large. Les œuvres des siècles précédents sont rapidement jetées aux oubliettes.
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La littérature du xviie siècle n’est pas très prolifique et beaucoup critiquent le mauvais goût de la littérature portugaise. Les quelques réformes mises en place par les Académies semblent vaines et les dramaturges ne parviennent pas à créer un théâtre national (les élites préfèrent les œuvres théâtrales françaises).
Renaissance portugaise Le Portugal entame une révolution littéraire à partir du xixe siècle, marqué par les mouvements romantique et réaliste. Les poètes comme Almeida Garrett renouent alors avec la tradition portugaise et tentent de créer un théâtre national avec une série d’œuvres dont Frère Luiz de Souza, chef-d’œuvre de la littérature portugaise. La littérature portugaise entre dans un nouvel âge d’or avec des écrivains comme Camilo Castelo Branco (Nouvelles du Minho) ou Júlio Dinis (Les élèves de monsieur le Recteur). Mais le plus grand auteur du réalisme portugais est José Maria de Eça de Queiroz, le fondateur du naturalisme portugais (Le Cousin Bazilio, La Correspondance de Fradique Mendes, 202 Champs-Élysées). Au début du xxe siècle naît le groupe de la « Renaissance portugaise », porté par le poète Teixeira de Pascoaes. Il intègre le « saudadisme », fondé sur la saudade, un sentiment nostalgique représentatif de l’âme portugaise. Le plus grand poète du xxe siècle est sans doute Fernando Pessoa, considéré comme le plus grand poète portugais de tous les temps, au même rang que Camões.
Biographie de Fernando Pessoa Né en 1888 à Lisbonne, Fernando Pessoa n’a que cinq ans lorsque son père disparaît. Sa mère se remarie et le jeune Fernando embarque pour l’Afrique du Sud. Élève brillant et fasciné par Shakespeare, il écrit sa première pièce de théâtre en anglais, Le Marin. De retour à Lisbonne, il se fait embaucher comme correspondant étranger dans un journal et travaille comme traducteur indépendant, ce qui restera sa principale source de revenus jusqu’à la fin de sa vie. Dès 1908, il commence une « marche vers soi, vers la connaissance » d’un soi multiple qu’il décrit dans un journal intime comme un monologue qui ne prendra fin qu’à sa mort. Après s’être un temps intéressé au sensationnisme, il se tourne vers le futurisme. Il écrit également des critiques en portugais dans la revue L'Aigle, organe du mouvement « Renaissance Portugaise » et entre dans le cercle littéraire « Groupe Orpheu » qui se réunit au célèbre café A Brasileira.
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Il se sent investi d’une mission : promouvoir une révolution culturelle dans son pays afin de le sauver de la décadence et de la stagnation. Inspiré par le surréalisme naissant, il se tourne résolument vers le modernisme. Il s’engage dans de nombreuses revues et son œuvre féconde évolue d’année en année. Il s’oppose à la dictature de Salazar et décide d’arrêter de publier au Portugal pour protester contre la censure. Il meurt en 1935 des suites d’une cirrhose, pauvre et méconnu du grand public. Son œuvre est caractérisée par l’utilisation d’hétéronymes (plus de 70) : il s’agit de pseudonymes utilisés par un écrivain pour incarner un auteur fictif qui possède une vie imaginaire ou un style d’écriture propre. Fernando Pessoa dira à ce propos : « Je ne change pas, je voyage. » Ses œuvres complètes seront éditées après sa mort car il n’a quasiment rien publié de son vivant. Elles feront également l’objet de nombreuses recompositions. Son œuvre phare Le Livre de l’Intranquillité a été publié en 1982. Paysage littéraire contemporain La littérature portugaise connaît encore aujourd’hui une grande vitalité avec des écrivains comme António Lobo Antunes (La Farce des damnés) ou le Prix de Nobel de Littérature portugais José Saramagro (L’Évangile selon Jésus-Christ, L’Aveuglement, La Lucidité). Aujourd’hui, la littérature portugaise est enrichie et influencée par l’ensemble de la littérature lusophone venue du Brésil (Paulo Coelho, L’Alchimiste), d’Afrique (José Eduardo Agualusa, La guerre des anges) ou encore des anciennes colonies des Indes portugaises. Remis conjointement par le Portugal et le Brésil, le prestigieux prix Camões récompense les auteurs de langue portugaise. Si vous cherchez à approfondir votre culture portugaise à travers la littérature, n’hésitez pas à franchir les portes de la librairie portugaise et brésilienne Chandeigne, dans le Ve arrondissement de Paris.
Mots clés Poème du Cid, poésie lyrique, Siècle d’Or, influence de la Renaissance italienne, genre picaresque, Miguel de Cervantes, Don Quichotte, roman moderne, Francisco de Quevedo, cultisme, Lope de Vega, Don Juan, costumbrisme, Federico García Lorca (Espagne), influence de la renaissance italienne, Luís de Camões, Les Lusiades, influence culturelle espagnole, mouvements romantique et réaliste, Eça de Queiroz, Renaissance portugaise, Fernando Pessoa, José Saramagro (Portugal).
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3.1.3
Peinture et sculpture
Espagne Suite à la conquête de la péninsule ibérique (devenue Al-Andalus) par les Arabes en 711, les arts espagnols sont fortement influencés par la culture arabo-musulmane à laquelle ils empruntent de nombreuses techniques, notamment en matière d’architecture. Succédant à l’art mozarabe, l’art mudejar se déploie à travers toute l’Espagne. L’architecture romane, voire gothique, emprunte des formes (arabesque, plafond à caissons en bois, arc en fer-à-cheval) et des matériaux (brique, céramique, plâtre ciselé, mosaïque) à l’art mudéjar. La Grande Mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville, ancien minaret d’une mosquée disparue, et l’Alhambra de Grenade témoignent de cette influence. Après la Reconquista, de nombreux Mudéjares, musulmans vivant sous l’autorité d’un souverain chrétien, contribuent à l’enrichissement de la vie artistique de l’Espagne grâce à leur savoir-faire. L’art roman pénètre dans la péninsule ibérique dès le xie siècle avant d’être supplanté par l’art gothique (dès la fin du xiie puis du xiiie siècle) dont l’influence est immense. Les cathédrales de Tolède, de Burgos et de León sont construites sur des plans gothiques. Un style gothique particulier se développe dans l’Est de l’Espagne, notamment à Barcelone (église Santa María del Mar) et à Valence.
Le Siècle d’Or et l’art baroque religieux La Renaissance italienne débute sous le règne de Charles Quint. Le Siècle d’Or marque l’essor de tous les arts, notamment de la peinture, fortement inspirée par les écoles flamandes et italiennes. Les architectes Pedro Machuca et Juan de Herrera (monastère royal de l’Escurial), les peintres Alonso Sánchez Coello et Gaspar Becerra ainsi que le sculpteur Alonso Berruguete font partie des grands noms de l’époque. Au cours de la première moitié du xviie siècle, la création artistique espagnole est le reflet de l’influence de la Contre-Réforme catholique et se caractérise par l’essor d’un art religieux baroque et d’une architecturespectacle encouragée par l’Église qui, face à un pouvoir central affaibli et décadent, est à l’initiative des plus grands chefs-d’œuvre de cette
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époque. Le style baroque permet en effet de célébrer avec éclat la ContreRéforme catholique. L’Église commande alors des œuvres sculptées caractérisées par le foisonnement des ornements et un réalisme parfois outrancier (passion du Christ, etc.). Cette profusion décorative et le luxe des matériaux employés ont pour but de frapper l’imagination des fidèles et de mettre en scène la religion. Gregorio Hernández et Alonso Cano sont parmi les architectes les plus recherchés de l’époque. La peinture religieuse baroque se caractérise par son austérité et se place sous l’influence italienne, marquée par les œuvres du Caravage. Parmi les grands noms de la peinture baroque, citons notamment : José de Ribera, Diego Velázquez, Francisco de Zurbarán, El Greco, Luis de Morales et Bartolomé Esteban Murillo.
Biographie de Diego Velázquez Diego Velázquez (1599-1660) est l’un des maîtres incontestés de la peinture espagnole. Il devient le peintre officiel du roi Philippe IV et tisse avec lui une solide amitié. Il peint de nombreux portraits du roi, de sa famille (Les Ménines) et des grands d’Espagne. Très influencé par les peintres italiens, son style est caractérisé par une grande maîtrise de la lumière et un jeu de clair-obscur. Ses œuvres maîtresses sont La Reddition de Breda et Les Fileuses. Il devient une véritable référence pour les peintres impressionnistes du xixe siècle.
Période néo-classique et romantique L’arrivée des Bourbons sur le trône d’Espagne en 1700 marque le début d’une période de création artistique placée sous l’influence française. Le roi Philippe V fait appel à de nombreux artistes français pour décorer les palais royaux et les jardins. La fin du xviiie siècle est marquée par une période néoclassique dont l’empreinte est visible dans le Palais royal de Madrid. Le romantisme voit peu à peu le jour et reste durablement marqué par le génie du peintre et graveur espagnol Francisco de Goya.
Biographie de Francisco José de Goya y Lucientes D’abord influencé par le baroque tardif et par un style rococo, Goya (1746-1828) se forme ensuite au néo-classicisme lors d’un voyage en Italie. Un temps dessinateur de tapisserie pour la manufacture royale Santa Barbara, il est nommé peintre de chambre du roi Charles IV. Il introduit plusieurs ruptures stylistiques dans ses œuvres qui évoluent vers une esthétique romantique.
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Goya est également connu pour ses séries de gravures insolites comme Les Caprices et Les Désastres de la Guerre dans lesquels il exprime avec un réalisme cru les bouleversements des invasions napoléoniennes en Espagne. Ces estampes sont parfois comparées au photo-journalisme. Ses œuvres les plus connues restent certainement le Dos de Mayo et le Tres de Mayo, deux tableaux historiques peints en 1814 dans lesquels il souhaite perpétuer la mémoire des glorieuses insurrections du peuple espagnol contre l’armée napoléonienne. Dans ces tableaux, Goya ne met pas en scène des héros mais cherche à atténuer les éléments spatio-temporels afin de se concentrer sur un message universel : la violence. Ces deux tableaux portent un message d’humanisme universel. Vers la fin de sa vie, Goya réalise une série de Peintures noires, aux sujets sinistres et aux coloris sombres, qui posent les jalons de la peinture contemporaine et annoncent les mouvements d’avant-garde du xxe siècle. Il meurt en 1828 à Bordeaux où il s’était exilé.
Le modernisme Le xxe siècle est marqué par le modernisme, initié en Catalogne par l’architecte Antonio Gaudí y Gasset qui a laissé son empreinte dans le paysage barcelonais (parc Guëll, maisons Batlló et Milá). Son œuvre la plus célèbre est la Sagrada Familia, dont les travaux, initiés en 1882, seront normalement achevés en 2027. Œuvre universelle classée au patrimoine mondial de l’Unesco en 2005, ce bijou architectural est une énigme mystique dont il faut décoder les symboles. L’architecte s’est en effet appuyé sur ses connaissances liturgiques pour bâtir une nouvelle architecture religieuse. L’hôpital de Sant Pau à Barcelone, construit par l’architecte Lluís Domènech i Montaner, est également une pièce maîtresse du modernisme catalan. La tour Agbar à Barcelone et le musée Guggenheim à Bilbao promeuvent une architecture résolument moderne. Le xxe siècle marque le renouvellement de l’art moderne et de la peinture espagnole, très appréciée en France, notamment à Paris où de nombreux peintres sont exposés. Le mouvement impressionniste ou luministe est porté par Joaquín Sorolla y Bastida33 (Promenade au bord de la mer, Le Retour des pêcheurs). Les peintres, sculpteurs et graveurs catalans Joan Miró (Le Carnaval d’Arlequin, Dona i ocell, Constellations) et Salvador Dalí (Les Montres Molles, Le Grand Masturbateur, Galatea des sphères) 33 Vous pouvez visiter sa maison-musée à Madrid.
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donnent ses lettres de noblesse au surréalisme espagnol qui connaît un rayonnement international. Enfin, l’art cubiste engagé est représenté par le peintre et sculpteur Pablo Picasso dont l’œuvre Guernica deviendra le symbole de l’Espagne républicaine.
Biographie de Salvador Dalí Né à Figueras en 1904, le jeune Dalí est d’abord influencé par l’impressionnisme. Il reçoit une éducation artistique académique à Madrid puis rejoint Paris où il intègre le groupe des surréalistes. Il rencontre sa femme, Gala, qui sera une source d’inspiration tout au long de sa vie. Il crée la méthode paranoïaque-critique qu’il définit comme « une méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes ». Exclu du groupe surréaliste, il part faire fortune aux États-Unis. De retour en Espagne, son œuvre se rapproche de la mystique catholique et des œuvres de la Renaissance. Artiste excentrique et doté d’une grande créativité, ses contemporains lui ont souvent reproché sa mégalomanie et son égocentrisme ; il crée d’ailleurs lui-même le théâtremusée Dalí de Figueras, sa ville natale. Sa sympathie publique à l’égard du dictateur Franco fait également l’objet de controverse. Il meurt en 1983.
Biographie de Pablo Picasso Né en 1881 à Málaga, Pablo Ruiz Picasso s’installe rapidement à Paris après ses études. Sa toile Les Derniers Moments est représentée à l’Exposition universelle de 1900 à Paris alors qu’il n’a que 19 ans. Sa période bleue qui débute après le suicide de son ami et poète Carlos Casagemas traite de sujets sinistres comme la mort, la tristesse ou la vieillesse. Elle sera suivie d’une période rose, à dominante rouge, traitant de sujets plus légers. Il s’installe dans son atelier parisien : le célèbre Bateau-Lavoir. Lors d’un séjour en Catalogne, il peint Les Demoiselles d’Avignon qui marque les débuts du mouvement cubiste dont il est le fondateur avec Georges Braque. Il commence à réaliser de grands collages, dont celui du Minotaure. La corrida est également un des thèmes les plus importants de son œuvre. Il peint en 1937 son tableau le plus célèbre, Guernica, suite au bombardement du village éponyme lors de la Guerre civile. L’œuvre cristallise toute l’horreur de la guerre. Après les deux conflits mondiaux, son œuvre se tourne vers des thématiques plus joyeuses. Le peintre s’engage auprès du Parti communiste français et milite en faveur de la paix dans le monde. Il meurt en 1973 et est enterré dans le parc du château de Vauvenargues.
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On peut également citer parmi les artistes de la « nouvelle figuration » contemporaine Antonio Saura, Eduardo Arroyo, Antoni Tàpies ou encore Miquel Barceló. La plupart des œuvres des artistes citées plus haut sont visibles aux musées du Prado, Reina Sofía ou Thyssen-Bornemisza de Madrid.
Mots clés Art mudéjar, art roman, art gothique, Siècle d’Or, art baroque religieux, profusion, Diego Velázquez, romantisme, Francisco de Goya, modernisme, impressionnisme, Joaquín Sorolla, surréalisme, Joan Miró, Salvador Dalí, cubisme, Pablo Picasso.
Portugal Malgré une influence moins prononcée qu’en Espagne, le mozarabisme, art des chrétiens arabisés, fait souffler un vent nouveau sur le futur territoire du Royaume du Portugal proclamé au xiie siècle. Après la Reconquista, l’art roman puis gothique se développent également au Portugal et reste très influencés par la France et l’Angleterre (c’est le début de la vieille alliance anglo-portugaise).
Le style manuélin Au siècle des Grandes Découvertes, la peinture est protégée par les rois portugais, véritables mécènes des arts. Le Portugal est alors la première puissance maritime au monde. La découverte de nouveaux territoires et la construction de l’empire colonial apportent une nouvelle vision du monde et sont une source de richesse et d’inspiration pour les artistes portugais de l’époque qui donnent leurs lettres de noblesse à la peinture portugaise. On peut notamment citer lvaro Pires de Évora, Francisco Henriques, Jorge Afonso et Nuno Gonçalves. Ce dernier est connu pour avoir peint le Polyptyque de Saint Vincent, représentant le saint patron de Lisbonne et la famille royale du Portugal. La fin du xve siècle est marquée par le style manuélin qui s’est développé sous le règne du roi Manuel Ier du Portugal. Le style manuélin est caractérisé par une abondance de motifs décoratifs liés aux Grandes Découvertes et au monde marin : coquillages, coraux, vagues, poissons, instruments de navigation, etc. À ces motifs s’ajoutent les symboles du roi Manuel Ier du Portugal : la sphère armillaire et la Croix du Christ. Le style manuélin se caractérise
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également par un mélange des différents styles de l’époque (roman, gothique, mauresque). Le monastère des Hiéronymites et la tour de Belém à Lisbonne ont été conçus dans un style manuélin.
La peinture religieuse Au xvie siècle, la peinture portugaise recèle alors de véritables chefsd’œuvre de la Renaissance et de l’art religieux. Les influences proviennent essentiellement de la Renaissance italienne et de la peinture flamande. L’architecte de la Renaissance le plus connu est Afonso Álvares. Le maître incontesté de la peinture religieuse est Grão Vasco ou le Grand Vasco, auteur de nombreuses fresques dans le monastère de Santa Cruz, comme le tableau Pentecôte. Les thèmes religieux dominent la peinture portugaise jusqu’au xviie siècle.
Biographie de Grão Vasco On sait peu de choses de Vasco Fernandes, plus connu sous le nom de Grão Vasco. Il serait probablement né à Viseu vers 1475 et mort vers 1542. Il est notamment connu pour avoir peint les retables de nombreuses cathédrales : Viseu, Lamego, monastère de Santa Cruz à Coimbra, palais épiscopal de Fontelo à Viseu. Le style du grand peintre du xvie siècle se trouve à mi-chemin entre le style manuélin, la peinture flamande et la Renaissance. Suite au sac de Rome de 1527, le style Renaissance évolue lentement vers le maniérisme. L’idéal humaniste est ébranlé et les artistes de l’époque répondent à ce bouleversement en créant une peinture moins cohérente, en recherche de mouvement, où les corps se déforment et les plans se multiplient.
Architecture dépouillée et baroque tardif Lors de la réunification des couronnes espagnole et portugaise entre 1580 et 1640, un nouveau style se développe sous le nom « d’architecture dépouillée ». Caractérisé par un style simplifié (décoration non excessive, surfaces planes et lisses, architecture claire), ce mouvement s’oppose au style manuélin. Alors que l’Espagne suit les règles du mouvement baroque, les Portugais continuent de construire des monuments suivant les préceptes de l’architecture dépouillée. Une façon d’affirmer leur différence et leur
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sentiment identitaire. Le style baroque n’a jamais été très populaire au Portugal étant donné que les idées protestantes ne se sont jamais vraiment implantées dans le pays (le baroque a procédé de la Contre-Réforme). Seul le baroque tardif connaît une percée au Portugal au cours du xviiie siècle alors que le roi du Portugal Jean V souhaite instaurer un régime absolutiste sur le modèle de Louis XIV. Le roi souhaite rivaliser avec le monarque français et engage un grand nombre de projets architecturaux. L’exploitation minière au Brésil apporte une certaine prospérité économique au Portugal et lui donne, un temps, les moyens de ses ambitions. Le palais national Mafra est un bijou de l’architecture baroque portugaise.
Le style pombalien Après le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, le roi Joseph Ier de Portugal et son Premier ministre, le marquis de Pombal, font venir des architectes et des ingénieurs pour reconstruire la ville. Le style pombalien voit le jour et se caractérise par son pragmatisme. Il s’agit d’une architecture utilitaire, laïque, dépouillée et rationnelle qui se mêle à quelques traits de rococo. Le quartier de la Baixa en est un exemple significatif.
Le modernisme L’avant-garde portugaise fait son apparition au xxe siècle. Deux artistes, Maria Helena Vieira da Silva (Gare Saint-Lazare, La Ville de Sindbâd), considérée comme la chef de file du paysagisme abstrait, et Amadeo de Souza-Cardoso (Saut du Lapin, Don Quichotte) sont les fers de lance de ce mouvement et donnent aux arts portugais une dynamique encore visible aujourd’hui.
Mots clés Style manuélin, Nuno Gonçalves, art religieux, Grão Vasco, maniérisme, architecture dépouillée, style pombalien, avant-garde, Maria Helena Vieira da Silva, Amadeo de SouzaCardoso.
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3.1.4
Cinéma
Espagne Le cinéma muet espagnol et le cinéma franquiste Dès le début du xxe siècle, le cinéma muet espagnol se développe et attire les investissements étrangers. Plusieurs films voient le jour dont la superproduction Christophe Colomb (1916). La fin des années 1920 est marquée par l’essor du cinéma espagnol représenté par l’imposante figure du réalisateur surréaliste Luis Buñuel. Ses films Un chien andalou (1929) et L’Âge d’or (1930) tous deux coécrits avec Salvador Dalí font partie des plus grands films avant-gardistes de cette époque. Le début de la guerre civile en 1936 favorise la production de documentaires et de films de propagande. La fin de la Guerre civile signe le début d’une censure pesante sur le 7e art. Le cinéma devient la courroie de transmission du régime franquiste. La production cinématographique fait alors l’éloge des valeurs guerrières, patriotiques, familiales et religieuses à travers des films comme Raza en 1941 dont le scénario a été écrit par Franco en personne. Cependant, au cours des décennies suivantes, quelques cinéastes comme Luis Buñuel et Carlos Saura réalisent respectivement des chefsd’œuvre comme Los Golfos (1961) et Viridiana (1961) récompensé de la Palme d’or.
Le cinéma espagnol fantastique et la mémoire espagnole Le cinéma espagnol fantastique connaît son apogée au cours des quelques années qui précèdent la chute du franquisme. Le fantastique ou le regard enfantin, utilisés comme procédés pour affronter une réalité historique insupportable et pour outrepasser la censure franquiste, ont marqué quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma espagnol tels que Marcelino, pan y vino (1954) de Ladislao Vajda, L’Esprit de la ruche (1973) de Víctor Erice, le mythique Cría Cuervos (1975) de Carlos Saura dont la bande originale comporte la célèbre chanson Porque te vas et enfin, Le Labyrinthe de Pan (2006) de Guillermo del Toro. Chacun de ces films relate le parcours d’un enfant naviguant entre les songes et la réalité et présente une métaphore dérangeante du franquisme.
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Almodóvar et la Movida : évolution de la société espagnole après Franco La Movida connaît un rayonnement d’abord ibérique puis européen et enfin mondial. Ce mouvement naît à Madrid pendant les dernières années de la Transition démocratique et se prolonge jusqu’à la fin des années 1980. Il est l’exutoire culturel et sociétal des années de répression franquiste et traditionaliste et se manifeste à travers la musique, le cinéma, la mode, la peinture, etc. Madrid porte aujourd’hui encore les traces de la Movida, avec, par exemple, ses vieux quartiers réhabilités, tel que le quartier de Malasaña. Ce courant a été porté par de grands artistes espagnols mais c’est au cinéma qu’il est le mieux représenté. Le réalisateur Pedro Almodóvar est ainsi reconnu pour ses films provocateurs qui retracent la frénésie madrilène de la Movida tel un courant « underground », comme l’illustre parfaitement son second long-métrage, Le Labyrinthe des passions. Ses films font la part belle aux personnages féminins, avec les actrices-muses d’Almodóvar, comme Penélope Cruz ou encore Victoria Abril. Ils se caractérisent par une dérision forte, un humour noir et un certain détachement, qui s’opposent aux émotions intenses des personnages, comme dans Étreintes brisées ou Femmes au bord de la crise de nerf. Cette vitalité imprimée par Pedro Almodóvar se retrouve par la suite dans les films burlesques d’Alex de la Iglesia ou les films fantastiques d’Alejandro Amenábar. Ce réalisateur va rapidement populariser le cinéma espagnol avec le film Ouvre les yeux (1998), avec Penélope Cruz, adapté aux États-Unis sous le nom de Vanilla Sky, toujours avec Penélope Cruz. Toutefois, c’est le film Les autres (2001), avec Nicole Kidman, qui connaît le plus grand succès international.
Le cinéma espagnol contemporain Le cinéma espagnol contemporain brille encore grâce aux œuvres de Pedro Almodóvar comme Volver (2006), La piel que habito (2011) ou Julieta (2016). Ce dernier a d’ailleurs été désigné pour présider le jury du Festival de Cannes en 2017. Des films comme L’Orphelinat (2007) de Juan Antonio Bayona ou encore La isla mínima (2014) d'Alberto Rodríguez ont également marqué le cinéma espagnol contemporain. Toutefois, c’est
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le film Ocho appellidos vascos (2014) de Emilio Martínez-Lázaro, traitant des clichés et des différences culturelles entre les Espagnols andalous et basques, qui devient le plus grand succès du cinéma espagnol de tous les temps, comme Bienvenue chez les Ch’tis (2007) en France. Le film a d’ailleurs connu une suite sur le même thème Ocho apellidos catalanes (2015).
Portugal La production des films portugais a toujours été relativement faible comparée à celle de son voisin espagnol ou aux productions des pays d’Europe de l’Ouest. Le nombre limité de films produits chaque année, environ une dizaine de longs métrages, n’a cependant pas empêché ce que l’on appelle le « miracle portugais » : les films portugais sont très souvent reconnus et présentés lors des festivals internationaux à l’étranger.
Le 7e art sous la dictature salazariste et sa renaissance avec la Révolution des Œillets Le Cinema Novo s’est construit dans l’opposition au régime de Salazar. Il s’est largement inspiré de la Nouvelle Vague française et du vent de libération qui a soufflé sur le cinéma européen dans les années 1960. Les premiers cinéastes à être reconnus, tant au Portugal qu’à l’étranger, sont José Ernesto de Sousa connu pour Dom Roberto (1962), Paulo Rocha, réalisateur de Les vertes années (1963), Alberto Seixas Santos ou, plus tardivement, Manoel do Oliveira grâce à son film Douro (1931). Privés du soutien de l’État et de rayonnement, ces cinéastes développent leurs films de manière indépendante par l’intermédiaire d’associations comme le Grupo Zero, la Cinequipe et la Cinequanon. Un nouvel essor est donné au Cinema Novo avec la Révolution des Œillets : celle-ci marque la fin de la censure et la diffusion de films sur des chaînes nationales. Ces films sont donc le reflet d’une société profondément marquée par les années de dictature puis de renouveau de la culture portugaise. C’est le début de la domination du cinéma portugais par l’intermédiaire des trois grands réalisateurs : João Cesar Monteiro, Souvenirs de la maison (1989) et les Noces de Dieu (1999), Manoel de Oliveira qu’on retrouve à son apogée avec Amour de perdition (1978) ainsi que Couvent (1995) et enfin Paulo Rocha avec Les Montagnes de la lune (1986) et Fleuve d’or (1998).
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Le cinéma portugais contemporain en difficulté ? En dépit du succès rencontré auprès de la critique, des films comme Loin des Yeux (1998) de João Mario Grilo et de Os mutantes de Teresa Villaverde (1998) nommé aux Oscars, peinent à s’exporter. De la même manière, le film Cartas da guerra (Ivo Ferreira, 2016) nommé aux Oscars et au festival de Berlin, ne rencontre qu’un faible succès commercial, avec une recette dépassant à peine les 100 000 euros. Le faible nombre de salles distribuant les films portugais et la domination des films étrangers sur le marché explique en partie cette situation. L’immense succès de la comédie française La cage dorée (2013) et de la comédie O Pátio das cantigas de Leonel Vieira (La cour des chansons, 2015) semble toutefois indiquer que les comédies traitant du Portugal peuvent connaître un certain succès.
Mots clés Censure, franquisme et mémoire, Luis Buñuel, cinéma espagnol fantastique, Pedro Almodóvar, Movida, Volver (2006), Ocho appellidos vascos (2014), « miracle portugais », salazarisme, renaissance cinéma portugais, Manoel do Oliveira, Amour de perdition (1978), La cage dorée (2013).
3.2
Fêtes, traditions et sports
3.2.1
Traditions et festivités
En Espagne Tout sur la corrida Indissociable de l’Espagne, la corrida est une tradition séculaire qui s’est exportée en France, au Portugal et en Amérique centrale et latine. Tantôt adorée ou décriée, la corrida est une forme d’art de plus en plus critiquée et de moins en moins populaire en Espagne. La corrida est interdite en Catalogne depuis 2012 et quelques villages ont suivi le mouvement. La plaza de toros de Barcelone a notamment été transformée en centre
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commercial. De manière générale, les corridas sont loin de susciter le même intérêt de la part des médias que le football, la moto GP ou encore le basket. Si vous n’y êtes pas viscéralement opposé, nous vous conseillons d’assister à un spectacle de corrida. Si vous y êtes opposé, prenez garde de ne pas en parler sans savoir ce que votre interlocuteur pense du sujet. Il vaut mieux éviter de se lancer dans des débats enflammés sur cette question très clivante. La corrida daterait du Moyen Âge et aurait d’abord été exercée par les nobles à cheval. Hostile à la corrida, le roi Philippe V l’a interdite en 1723, ce qui a eu comme conséquence l’abandon de cette pratique par les nobles. Rapidement, le peuple s’en est emparé en créant une forme de corrida à pied. Selon les archives municipales de Séville, ce sont les bouchers de la ville qui ont pratiqué les premiers la corrida à pied. Au fil des siècles, sa pratique a été encadrée très strictement pour devenir la corrida actuelle, avec ses codes et ses traditions.
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Le saviez-vous
Les codes de la corrida La corrida est un spectacle extrêmement codifié au cours duquel le torero doit montrer de l’autorité, du courage, de l’élégance, de l’efficacité et le taureau, de la bravoure. La corrida se déroule en trois principaux temps. Tout d’abord, durant le premier tercio (ou tercio de piques), le torero (ou matador) évalue le comportement du taureau en le faisant passer sous une cape (capote en espagnol) bicolore avant que le picador (torero armé d’une pique) n’estime la bravoure de la bête et ne l’affaiblisse physiquement par des saignées. Le deuxième tercio consiste à planter des banderilles à la base du cou du taureau (ce sont généralement des peones, des toreros subalternes, qui s’en chargent). Enfin, le troisième tercio est celui de la mise à mort. Le torero attire le taureau au moyen d’un leurre rouge (muleta) avant de lui porter une estocade finale. La muleta serait restée rouge par tradition car cette couleur est plus visible du public et cache les traces de sang. Le torero et les autres personnes participant à la corrida portent des « habits de lumière » (trajes de luces), inspirés dans un premier temps par les tenues des aristocrates, eux-mêmes séduits par la mode populaire du xviiie siècle. De nombreuses arènes de corridas sont très réputées, c’est le cas de la Maestranza à Séville ou de Las Ventas à Madrid. Au sein des arènes, les
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places au soleil sont évidemment les moins chères et celles à l’ombre les plus prisées. Au Portugal, la corrida se pratique à cheval et prend le nom de tourada. Cette variante de la corrida est également pratiquée dans le sud de la France. À la différence de la corrida espagnole, la mise à mort du taureau est interdite depuis 1928 et les picadores n’ont plus de rôle à jouer dans ce spectacle. Comme dans la corrida espagnole, un premier temps est dédié à l’observation du taureau (la farpa), suivi de la pose de banderilles (tercio de bandarilhas) avant la pega, un simulacre de mise à mort de l’animal par un groupe de forcados, des jeunes hommes qui doivent immobiliser le taureau. Malgré l’absence de mise à mort, ce type de corrida est durement critiqué car il reste une souffrance pour l’animal qui peut être ensuite achevé à l’abattoir.
Les ferias, toute une institution De manière générale, les événements en plein air sont légion en Espagne et au Portugal, tout comme les terrasses de cafés ou de restaurants, toujours remplies. La vie sociale des Espagnols a pour cadre principal l’espace public ou la ville. Ce mode de vie et les horaires de travail tardifs ont certainement facilité l’apparition du cliché de l’Espagnol fêtard, sortant le soir avec ses amis. Ce sens de la fête se retrouve également dans les fêtes traditionnelles et les ferias. Celles-ci revêtent une importance considérable au Portugal et en Espagne, bien plus qu’en France. Elles s’inscrivent dans une certaine tradition régionale, historique et locale. En Espagne, chaque ville et chaque village (pueblo) a sa fête. Toutes les générations assistent à cet événement qui rappelle les liens des habitants avec la communauté du village et leur famille. De nombreux Espagnols partis travailler dans les grandes villes reviennent au pueblo ou dans leur ville natale pour célébrer les fêtes locales. Ce sens de la fête permet de perpétuer la tradition et de retrouver les spécialités culinaires de sa région. Les Espagnols reviennent très souvent dans leur village à l’occasion des fêtes ou des vacances, profitant de cette occasion pour revoir les amis et la famille, deux piliers fondamentaux dans leur vie. N’oublions pas de citer la tradition des peñas : des associations créées par des groupes d’amis qui souhaitent se réunir pour partager une passion commune, bien souvent, la tauromachie.
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Tous ces événements, les fêtes, festivals et autres ferias font partie intégrante des phénomènes de socialisation et rythment la vie quotidienne des Espagnols tout au long de l’année.
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Le saviez-vous
Les fêtes espagnoles les plus célèbres Chaque région espagnole est le théâtre de fêtes uniques. À Valence, la fête des Fallas est caractérisée par de longs défilés de fallas, de grandes structures en bois peintes de couleurs vives représentant parfois des personnages satiriques aux allures de carnaval. Cette fête célèbre a lieu pendant les jours précédents la Saint-Joseph, patron des charpentiers. Ces œuvres sont jugées par un jury qui décerne le prix de la meilleure falla. Le 19 mars, toutes ces structures de bois sont brûlées. Les fêtes de Buñol, dans la province de Valence, possèdent également une origine religieuse : la célébration du jour de la Saint Lluis Bertran, le patron du village, le dernier mercredi d’août. L’événement est connu dans le monde entier pour sa célèbre Tomatina : une gigantesque bataille de tomates, fournies par la mairie. De la même manière, Barcelone est connue pour ses fêtes de la Mercè débutant le 24 septembre et ses tours humaines (les castells), ses spectacles pyrotechniques, ses concerts ; Tenerife est célèbre pour son carnaval d’un mois entre janvier et février, mélange entre les cultures espagnole et latino-américaine. C’est le deuxième carnaval le plus populaire au monde après celui de Rio de Janeiro. En Espagne, les ferias sont indissociables des fêtes taurines. À l’origine, le terme désignait surtout une manifestation économique, surtout agricole. Feria signifie d’ailleurs « foire » en espagnol. S’il en existe également dans des petits villages locaux du Portugal, les ferias restent un phénomène davantage propre à l’Espagne. La feria de Málaga, en Andalousie, dure par exemple presque toute une semaine et métamorphose radicalement la ville. Cette feria célèbre la prise de la ville par les rois catholiques le 19 août 1487. À cette occasion, une reconstitution de l’entrée de l’armée espagnole dans la ville est traditionnellement organisée et la ville accueille de nombreuses corridas. Vous pourrez y découvrir tout le folklore andalou, au-delà du simple défilé de jeunes andalouses en costume sévillan, éventail à la main. Parmi les fêtes et ferias les plus célèbres, on peut noter la Semaine sainte, particulièrement importante à Málaga ou à Séville. La Semaine sainte (Semana Santa) commence le jour du dimanche des Rameaux et se termine une semaine après, le dimanche de Pâques. Cette célébration
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religieuse impressionnante qui commémore la passion du Christ constitue un spectacle aussi bien traditionnel que culturel et théâtral. Vous pourrez y voir d’importantes processions à travers les grandes villes, composées d’hommes masqués portant de massives statues. Cette fête est si populaire qu’elle immobilise presque tout le pays, la quasi-totalité des Espagnols prenant leurs congés durant cette semaine. Particulièrement célèbres en Espagne et à l’étranger, les fêtes de San Fermín à Pampelune attirent de nombreux visiteurs. Cette grande fête populaire métamorphose Pampelune durant une semaine : des milliers de personnes revêtent la tenue traditionnelle de la feria (vêtements blancs, foulard et ceinture rouges) pour célébrer le saint patron de la communauté navarraise. C’est également l’occasion d’assister tous les matins à un encierro : un lâcher de taureaux dans les rues de la ville. Les participants, à pied, courent le plus vite possible devant les taureaux pour ne pas se faire encorner et peuvent se réfugier derrière les barricades.
Au Portugal Au Portugal, d’importantes cérémonies religieuses ont lieu les 12 et 13 mai dans la ville de Fátima. Des milliers de visiteurs arrivent chaque année dans cette ville. Ce phénomène est comparable au pèlerinage de Lourdes. Le 13 mai 1917, la Vierge serait en effet apparue à trois bergers de la région, ce qui explique l’origine de la ferveur actuelle. En mai, plusieurs célébrations ont lieu dans des villes portugaises, et notamment dans le port de Nazaré, qui accueille la Festa do Mar, la fête de la mer. Du 9 au 16 avril, dans le cadre des célébrations de la Semaine sainte, vous aurez également l’occasion d’assister à des processions religieuses insolites et colorées à Braga, marquées par le défilé d’un groupe de croque-morts portant un saint-sacrement dans un cercueil. Du côté de Lisbonne, la fête des saints populaires du 12 au 29 juin sera l’occasion d’admirer les marchas populares, (défilés en fanfare) et de participer aux innombrables bals musette des quartiers populaires. En juin, la Festa do Fado, la fête du fado, a lieu à Lisbonne, dans le cadre d’un festival annuel qui se déroule dans le magnifique château de Saint-Georges. À cette occasion, on peut entendre du fado dans les tramways tous les jeudis et dimanches du mois de juin. En Espagne comme au Portugal, la liste des célébrations évoquées ici n’est pas exhaustive tant les coutumes locales sont diverses et variées.
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Cette tradition va de pair avec la vie sociale des Espagnols qui prend place dans les espaces publics, sur les principales places. Bien attablé à la terrasse d’un bar ou devant le palier de son immeuble, l’Espagnol ou le Portugais est toujours dehors. Crise ou non, les habitants de la péninsule ibérique valorisent avant tout les rituels de socialisation qui leur sont propres et ne sont pas disposés à les abandonner. C’est une des raisons pour lesquelles certains jeunes Espagnols, très touchés par la crise, ne veulent pas partir à l’étranger.
Mots clés Corrida, tourada (Portugal), ferias, vie sociale en extérieur, Fallas, Tomatina, San Fermín, Semaine sainte, pèlerinage de Fátima, Fête de la mer, Fête du fado (Portugal).
3.2.2
Gastronomie et convivialité
Tapas et vie sociale en Espagne et au Portugal Le Portugal et l’Espagne sont tous deux réputés pour leur convivialité. Bénéficiant d’un climat agréable, leurs habitants aiment vivre dehors et partager des moments en famille, entre amis ou entre collègues autour d’un verre ou d’un repas. Cette culture latine du bon vivre est un pilier essentiel du style de vie ibérique. La crise économique n’a pas érodé ce mode de vie et manger en terrasse reste à la portée de la majorité des bourses des Espagnols. À titre d’exemple, le prix moyen d’une bière pression, la fameuse caña dont vous entendrez très régulièrement parler, est compris entre 1 et 3 euros. Prendre une caña en sortant du bureau est donc une pratique extrêmement courante, quel que soit votre statut social. Une chaîne de tapas espagnole extrêmement populaire, 100 montaditos, propose même une centaine de tapas à un prix oscillant entre 1 et 2 euros et un pichet de bière à 1,50 euro. Les Portugais et les Espagnols se caractérisent par leur gentillesse, leur générosité et leur sens de l’accueil. N’hésitez pas à demander votre chemin dans la rue si vous êtes perdu, les gens vous répondront avec plaisir, ou à demander des tuyaux à vos collègues. Ce sera d’ailleurs l’occasion de parler de vous, d’échanger et de socialiser.
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Le saviez-vous
L’Espagne est le pays européen avec le plus grand nombre de bars et de restaurants par habitant. Il y a plus de bars à Madrid que dans l’ensemble de la Norvège ! Irse de cañas/copas o salir de tapas/tapear (aller boire des bières ou manger un bout) est un aspect très important de la socialisation en Espagne. C’est l’occasion idéale de refaire le monde, de faire le point sur la semaine ou tout simplement de revoir et de donner des nouvelles à ses amis. Dans un cadre professionnel, ne refusez surtout pas une invitation car vous risqueriez de passer pour quelqu’un qui souhaite prendre ses distances – ce qui serait fâcheux vu l’importance accordée aux relations humaines dans ces deux pays. En Espagne, la tradition veut que lorsque l’on boit un verre, on grignote également des tapas au comptoir. Toutefois, rien ne vous empêche de profiter du beau temps en prenant une table en terrasse. Il n’est pas rare de prolonger le plaisir et de débuter un repas à l’espagnole, à mi-chemin entre le grignotage et le dîner. Les Portugais et les Espagnols apprécient de passer du temps à table et ne se contentent pas d’un repas expéditif. Il existe même un terme en espagnol, la sobremesa (littéralement, sur la table) qui désigne le temps passé à table après manger à discuter et à passer un moment convivial. Les Espagnols et les Portugais sont fiers de leur gastronomie et de leur vin. Cependant, les deux pays ont des traditions culinaires très différentes.
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Le saviez-vous
Le guide de la restauration espagnole dans les bars Les traditions de la restauration espagnole sont radicalement différentes des habitudes françaises. Les Espagnols mangent généralement deux heures plus tard que les Français. Il existe moins de restaurants traditionnels tels qu’on les connaît en France et plus de bars et de cafés qui offrent de quoi se restaurer. Il n’est pas toujours évident de s’y retrouver face à une carte de tapas. Voici quelques petites astuces : lorsque vous commandez une boisson ou une caña, le serveur viendra également vous apporter une tapilla (des minitapas). Vous pouvez ensuite commander des tapas, des media raciones et des raciones correspondant respectivement à une petite portion, une demi-assiette ou encore une assiette entière. Ce repas est un véritable moment de partage et de découverte alors n’hésitez pas à proposer vos tapas aux autres convives et à demander à goûter les tapas de vos collègues ou de vos amis. Il est également assez courant de commander un plat
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à plusieurs (une paella se mange par exemple toujours à plusieurs personnes), y compris dans certains restaurants. Si vous allez boire un verre ou allez au restaurant en Espagne et au Portugal, sachez que l’on ne partage pas l’addition. Chacun paie « sa tournée ».
Les incontournables de la gastronomie espagnole et portugaise Difficile de passer à côté de la gastronomie espagnole, symbolisée par la tortilla, le gazpacho ou encore la paella. La gastronomie portugaise est quant à elle d’une richesse exceptionnelle, bien que souvent réduite au cliché du bacalhau, la morue, et autres plats à base de poisson. Où que vous soyez en Espagne, vous pourrez goûter la fameuse tortilla. Ce plat traditionnel et populaire, possède de nombreuses variantes. Cette spécialité, composée d’œufs, de pommes de terre légèrement frites et d’oignons, est généralement préparée pour plusieurs personnes et se mange froide. Difficile également de passer à côté des croquetas, des tapas sous forme de bouchées frites au poulet ou au jambon. Nous vous invitons à goûter aux churros (un beignet sucré à l’apparence d’un « gros spaghetti ») qui se mange avec un chocolat chaud riche, épais et dense en arômes. N’oubliez pas non plus les buñuelos, de délicieux beignets fourrés. Enfin, si vous vous promenez par exemple dans les rues de Madrid ou de Barcelone, il y a des chances pour que vous tombiez sur des vendeurs ambulants de granité (granizado), une boisson composée de glace pilée, de sucre, de citron et d’eau, idéale pour se rafraîchir pendant les grosses chaleurs. En Espagne comme au Portugal, chaque région possède une gastronomie unique : la paella, spécialité valencienne servie dans une grande marmite mélangeant viande, fruits de mer et riz ; le cocido madrilène qui peut s’apparenter à un pot-au-feu composé de viande et de légumes ; les salmorejo et gaspacho andalous, deux soupes froides à la tomate préparées différemment ; le pulpo a la gallega (poulpe à la galicienne) un plat à base de poulpe cuit assaisonné à l’huile et au paprika ; le vin de la région de la Rioja, etc. La gastronomie portugaise, bien que méconnue, est d’une richesse exceptionnelle et n’a rien à envier au patrimoine culinaire français. Forte de la tradition gastronomique méditerranéenne, influencée par les produits
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de la mer et agrémentée par les saveurs des anciennes colonies portugaises comme le Brésil ou le Mozambique, la gastronomie portugaise ne cessera de vous surprendre. Vous découvrirez sans doute de délicieux plats, avec pour ingrédient principal la sardine ou la morue, composés de poisson rôti ou cuit à la vapeur et de bouchées accompagnées de pommes de terre. La Caldeirada de Peixe, cette sorte de bouillabaisse portugaise permet de goûter à toutes sortes de poissons assortis de pommes de terre bouillies. Incontournable de la cuisine portugaise, le carne de porco a alentejana se compose de filets de porc frits et de palourdes assaisonnées aux épices. Ce plat est emblématique du sud du Portugal. Vous pourrez également goûter au caldo verde, une soupe au chou cavalier, plat traditionnel du nord du pays ; à la francesinha (petite Française) adaptation du croque-monsieur à la mode portugaise ; au cozido à portuguesa composé uniquement de légumes et de viandes, etc. Les desserts portugais ne sont pas en reste : vous aurez du mal à choisir entre l’arroz doce, un riz au lait typiquement portugais au citron et à la cannelle, les queijadas de Sintra, de délicieux cheesecakes considérés par certains comme les meilleures pâtisseries du Portugal ou encore les pastéis de Belem également appelés pastéis de nata, de petites tartelettes à base d’œuf et de pâte feuilletée. Le vin de Porto connu dans le monde entier ainsi que les autres vins portugais de bonne facture (il existe plus d’une trentaine d’appellations d’origine au Portugal) accompagneront parfaitement vos repas et vous laisseront un souvenir impérissable de la gastronomie portugaise.
Mots clés Vie sociale, bars et terrasses, caña, convivialité, sobremesa, tapas, tortilla, gazpacho, paella, churros (Espagne), caldeirada de peixe, porco a alentejana, francesinha, pastéis de Belem, pastéis de nata, Porto (Portugal).
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3.2.3
L’importance du sport
Le football, une véritable institution En Espagne, la Liga et la Roja, objets de fierté nationale et régionale Comme au Portugal, le football revêt une importance considérable aux yeux des Espagnols. Le sport est omniprésent dans les médias et occupe une très grande place dans les conversations de la vie quotidienne. La suprématie footballistique espagnole depuis presque dix ans, tant à l’échelle européenne qu’internationale, est restée l’un des seuls objets de fierté du pays pendant la crise économique. L’Espagne est l’une des plus grandes nations de football au monde et le prouve chaque année à travers les performances de son championnat (la Liga) et de son équipe nationale (la Roja) qui n’a rien à envier à l’équipe de France. Autrefois objet de dérision et à l’origine d’un complexe d’infériorité en raison de ses échecs, la réussite de la sélection espagnole est éclatante. Des clubs comme le Real Madrid, le FC Barcelone ou encore l’Atlético Madrid font rêver quotidiennement des millions de fans sur les cinq continents. Le pays est traversé en son sein par de très fortes rivalités entre les clubs, la plus forte étant celle qui oppose le Real Madrid au FC Barcelone. Les jours de Clásico, si vous avez la chance de vous trouver dans l’une de ces deux villes, vous remarquerez très vite l’effervescence ambiante.
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Le saviez-vous
Le Clásico, l’un des événements de l’année en Espagne Le plus grand choc des championnats européens réunit à chaque rencontre plus de 500 millions de téléspectateurs, ce qui en fait l’un des événements sportifs les plus suivis au monde. À titre de comparaison, près de 200 millions de téléspectateurs dans le monde ont assisté au Super Bowl de 2017. Emblématique des rapports politiques et culturels houleux entre Madrid et Barcelone, l’enjeu du match est symbolique à bien des égards. Attendez-vous donc à entendre parler de l’événement dans ses moindres détails pendant la semaine qui suit et qui précède le match. La couverture médiatique de la rencontre peut être comparée à celle donnée à l’équipe de France pendant le Championnat d’Europe des Nations (l’Euro) en France.
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Madrid qui abrite le Real Madrid et l’Atlético de Madrid, est également le théâtre de féroces rivalités entre les deux clubs. Notons que les supporters du Real de Madrid sont le plus souvent issus des quartiers aisés de Madrid, tandis que l’Atlético de Madrid a la réputation d’être davantage soutenu par les classes populaires madrilènes. Cette fracture sociale a longtemps alimenté la rivalité entre les deux clubs et continue encore de l’alimenter. Les chances que votre interlocuteur vous pose des questions sur le football sont grandes et encore plus si vous vous rendez à Madrid ou à Barcelone. N’hésitez pas à vous renseigner si vous n’avez aucune connaissance en la matière. Sachez par exemple que de nombreux Français brillent dans les plus grands clubs espagnols comme Antoine Griezmann (Atlético de Madrid), Samuel Umtiti (FC Barcelone), Karim Benzema (Real Madrid) ou encore Zinedine Zidane en tant qu’entraîneur du Real Madrid. Si vous êtes amateur ou amatrice de football, cela peut être une bonne occasion de briser la glace et de vous lancer dans une conversation agréable et dynamique avec votre interlocuteur, y compris dans un cadre professionnel.
Le football portugais, porteur d’une identité régionale Le football tient également une place très importante au Portugal. Peu représentés dans d’autres disciplines sportives à l’international, les Portugais sont extrêmement attachés à leur équipe de football et en attendent beaucoup. Ils sont très fiers de compter dans les rangs de leur équipe nationale Cristiano Ronaldo, l’attaquant vedette du Real Madrid, considéré par beaucoup comme le meilleur joueur du monde. Au même titre que Zinedine Zidane en France, voire davantage, Ronaldo jouit d’un immense prestige dans son pays. N’hésitez pas à entraîner votre interlocuteur sur le terrain du football si vous y trouvez également un intérêt, il est probable que la discussion s’emballe rapidement. Chaque Portugais a son équipe favorite et la ville de Lisbonne ne compte pas moins de trois équipes de football différentes (Benfica, Sporting et Belenenses) qui évoluent en Ligas NOS, la première division. Il y a de fortes chances que vous remarquiez l’effervescence qui règne dans les grandes villes concernées les soirs de derby (rencontre entre deux équipes d’une même ville ou d’une même région), notamment à Lisbonne quand le Sporting est opposé au Benfica. Parmi les autres derbys que vous remarquerez sûrement, notons le derby da Invicta (derby de la ville
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invaincue) qui oppose le Boavista FC au FC Porto, ou encore le derby de la Madère, qui oppose le Maritimo Funchal au Nacional Madeira. La rivalité la plus emblématique reste toutefois le match événement entre le FC Porto et le SL Benfica, deux clubs au passé européen prestigieux. Surnommée O Clássico (le classique), la rencontre dépasse la simple rivalité sportive et oppose le nord et le sud du pays, deux identités culturelles différentes. L’appartenance à ces clubs est extrêmement importante et fait partie de l’identité familiale. À Lisbonne, certains grands-pères inscrivent mêmes leurs petits-enfants comme supporters dans leur club de cœur avant leur naissance pour perpétuer la tradition familiale. L’équipe nationale portugaise, au plus haut niveau du football mondial depuis des décennies, a récemment brisé sa malédiction face à l’équipe de France, sa bête noire, à l’Euro 2016.
Ce qu’il faut retenir La place du football en Espagne et au Portugal Les deux pays accordent une importance très forte au football qui occupe une place centrale au sein des deux sociétés et des rituels de socialisation. L’Espagne et le Portugal vivent au rythme des derbys et autres Clásicos qui peuvent enflammer une ville le temps d’un week-end. Lors de grandes compétitions internationales, tout le pays vibre pour son équipe et risque d’être affecté par une élimination prématurée ou par une contre-performance. Si vous n’êtes pas un grand passionné de football, il peut être utile de vous renseigner sur l’équipe de la ville où vous vous rendez, sur ses performances sportives actuelles et sur les clubs rivaux. Le football est un excellent moyen d’entamer une conversation agréable avec votre interlocuteur, y compris dans le monde des affaires.
Autres sports Espagne En dehors du football, le sport rythme le quotidien de la très grande majorité des Espagnols. Entre collègues de travail, en club ou encore à la télévision, le sport est omniprésent. Et pour cause ! L’Espagne abrite une génération extraordinaire d’athlètes symbolisée par des champions hors pair dans
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de très nombreuses disciplines : Rafael Nadal au tennis, Pau Gasol au basket, Fernando Alonso en Formule 1, Alberto Contador en cyclisme, Marc Márquez en moto GP, etc. La moto GP, sport peu couvert médiatiquement en France, est l’une des disciplines les plus appréciées et les plus suivies par les Espagnols. Ne vous étonnez pas, en déambulant dans les rues de Madrid ou de Barcelone, si vous découvrez des bars pleins à craquer captivés par des courses de moto. Le basket et le tennis sont évidemment des sports extrêmement populaires en raison de l’engouement que provoquent la sélection espagnole au basket ou Rafael Nadal au tennis. La Roja de basket remporte la grande majorité des sommets européens qui l’opposent à la France et brille également aux Jeux Olympiques où elle rafle régulièrement la médaille d’argent du tournoi, derrière l’indéboulonnable équipe des États-Unis. En Espagne, le sport permet également de nouer des liens. De très nombreuses associations de loisirs mettent en contact des passionnés de tous les sports. Il n’est pas rare que des collègues d’une même entreprise pratiquent le padel, un sport à mi-chemin entre le squash et le tennis, ou la course à pied, le midi ou à la sortie du travail. Le soir, vous verrez souvent des groupes comptant jusqu’à plusieurs dizaines de personnes courir dans les parcs du Retiro (Madrid) ou de la Ciutadella (Barcelone). Les Espagnols pratiquent également différents sports en fonction de leur région. Au Pays Basque, les habitants s’adonnent aux épreuves de force basque (deporte rural vasco) ou à la pelote basque, aussi pratiquée en France tandis que dans les îles Canaries, les habitants s’adonnent à la lutte canarienne (lucha canaria). Reflets d’une identité espagnole régionale avant tout, ces sports perpétuent des traditions et des identités séculaires.
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Le saviez-vous
La rivalité franco-espagnole Il existe dans certaines de ces disciplines une véritable rivalité entre l’Espagne et la France. Les Espagnols qui entretiennent un complexe d’infériorité par rapport aux Français prennent généralement leur revanche dans les confrontations sportives. Ainsi, les rencontres France-Espagne au basket tournent souvent à l’avantage de la Roja, comme par exemple à l’occasion du tournoi de l’Eurobasket organisé à Lille en 2016 au
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cours duquel l’équipe espagnole a défait l’équipe de France au cours d’une finale haletante. La victoire d’Alberto Contador au Tour de France ou celle de Rafael Nadal à Roland Garros est parfois également interprétée comme une revanche sur le pays voisin. Nous vous invitons à ne pas aborder directement le thème du dopage des sportifs espagnols. Extrêmement polémiques, les accusations de dopage sont considérées par certains Espagnols comme une manifestation de jalousie de la part des Français. Évitez donc d’évoquer l’affaire Alberto Contador, accusé par le magazine l’Équipe de s’être dopé. De la même manière, nous vous conseillons de ne pas faire écho aux propos de l’ancienne ministre des Sports, Roselyne Bachelot, qui affirmait en 2016 que le tennisman Rafael Nadal s’était dopé.
Portugal Le sport portugais est généralement peu représenté dans les compétitions internationales. Toutefois, la voile et l’athlétisme font parfois figure d’exception, en témoigne le nombre de médailles remportées par le Portugal aux Jeux Olympiques d’été dans ces deux disciplines. Les courses de longue distance font partie des disciplines de prédilection au Portugal qui compte sur des athlètes comme Inês Henriques, première détentrice du record du monde du 50 kilomètres marche en 2017, Carlos Lopes et Rosa Mota, médaillés d’or des Jeux Olympiques au marathon ou encore Fernanda Ribeiro, médaillée d’or aux Jeux Olympiques aux 10 000 mètres. Le pays excelle également dans les sports aquatiques comme le surf, la planche à voile, le kitesurf ou encore la voile. Manuel Centeno, champion mondial de bodyboard est l’un des plus grands représentants portugais de cette discipline. De nombreuses associations vous permettront également de pratiquer le sport que vous souhaitez : course à pied, escalade, volleyball, handball, etc., vous y trouverez sans doute votre compte.
Mots clés Identité régionale, football, la Roja, Real Madrid, Atlético Madrid, FC Barcelone, le Clásico, Rafael Nadal, basket, moto GP, padel, rivalité franco-espagnole (Espagne), Cristiano Ronaldo, O Clássico, FC Porto, Benfica, Euro 2016, athlétisme, sports aquatiques (Portugal).
Conclusion
La lecture de ce livre vous a donné des informations qui vous permettront de mieux connaître l’environnement des Espagnols et des Portugais – sur les plans géographique, historique, économique, institutionnel, etc. – afin de mieux cerner et de comprendre les profils culturels qu’on y rencontre. Cet ouvrage vous propose de faire le lien entre deux parties des cultures espagnole et portugaise : –– l’une, perceptible : celle que chacun d’entre vous a découverte en allant en vacances ou lors d’un week-end prolongé en Espagne (que ce soit pour ses plages ou pour ses trésors architecturaux nombreux – de la Sagrada Familia à Barcelone à l’Alhambra à Grenade) ou au Portugal (que ce soit au château de Sistra, la découverte de l’ascenseur de Santa Justa à Lisbonne ou le quartier de Belém) ; –– l’autre, plus profonde et invisible : les valeurs que ces habitants partagent et les comportements qui sont attendus et récompensés dans leurs groupes sociaux respectifs. Que retenir des cultures espagnole et portugaise ? Une idée maîtresse de courage et d’énergie, une propension à une gestion paroxystique des opportunités mais aussi des crises et des difficultés, allant de la Reconquista à la conquête coloniale, de la campagne d’Espagne menée par Napoléon
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à la force de convictions, qu’elles soient religieuses ou communistes, de la terrible Guerre civile à la Révolution des Œillets, d’une décolonisation portugaise tardive à de perpétuels mouvements de migrations, etc. Tout est dans Cervantes et tout est dans Goya. Les contributeurs de ce livre espèrent vous avoir fourni les clés pour vous repérer dans ce labyrinthe de cultures et de mouvements migratoires. Les analyses qu’ils ont faites sont là pour vous permettre de mieux comprendre les orientations culturelles des Espagnols ainsi que des Portugais et de pouvoir décider sereinement votre propre scénario d’adaptation pour une communication et une collaboration plus efficaces.
Annexes Fiche pays Espagne Nom officiel : Royaume d’Espagne Nature du régime : monarchie parlementaire constitutionnelle Chef de l’État : Felipe VI, Roi d’Espagne Chef du Gouvernement : Mariano Rajoy Fête nationale : 12 octobre (découverte de l’Amérique) Hymne national : La Marcha Real (La Marche royale) Langue officielle : espagnol. Langues co-officielles à territorialité limitée (la Constitution précise que dans les régions qui le souhaitent, une « langue officielle régionale » peut être reconnue) : basque, catalan, galicien, valencien, aranais (depuis 2006). Géographie : les principaux chiffres Superficie : 504 782 km² Capitale : Madrid (6 millions d’habitants avec la périphérie) Villes principales : Madrid, Barcelone, Valence, Séville, Saragosse, Málaga, Palma de Mallorca, Las Palmas de Gran Canaria.
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Démographie : les principaux chiffres Population : 46 440 000 millions d’habitants Densité de population : 91,84 habitants/km2 Indice de fécondité : 1,33 enfant par femme Taux de natalité : 9,02 pour 1 000 habitants Religion : la majorité de la population est catholique. La Constitution proclame le principe de neutralité de l’État vis-à-vis de la religion.
(Couleurs du drapeau : rouge et jaune)
Fiche pays Portugal Nom officiel : République portugaise Nature du régime : régime parlementaire monocaméral Président de la République : Anibal Cavaco Silva Chef du Gouvernement : Antonio Costa Fête nationale : 10 juin Hymne national : A Portuguesa (La Portugaise) Langue officielle : portugais
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Géographie : les principaux chiffres Superficie : 92 201 km² Capitale : Lisbonne (2,8 million d’habitants avec la périphérie) Villes principales : Lisbonne, Porto Démographie : les principaux chiffres Population : 10 341 300 habitants Densité de population : 112,13 habitants/km2 Indice de fécondité : 1,3 enfant par femme Taux de natalité : 8,3 pour 1 000 habitants Religion : la majorité de la population est catholique mais le Portugal est un État séculier d’après la Constitution de 1976.
(Couleurs du drapeau : vert et rouge)
Fiche pays Andorre Nom officiel : Principauté d’Andorre Nature du régime : coprincipauté parlementaire Coprince épiscopal : Mgr Joan-Enric Vives i Sicília Coprince français : le président de la République française en fonction
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Fête nationale : 8 septembre Gentilé : Andorran Hymne national : El Gran Carlemany (Le grand Charlemagne) Langue officielle : catalan Géographie : les principaux chiffres Superficie : 468 km² Capitale : Andorre-la-Vieille (environ 22 000 habitants) Villes principales : Andorre-la-Vieille, Escaldes-Engordany Démographie : les principaux chiffres Population : 85 000 habitants Densité : 183,45 habitants/km2 Indice de fécondité : 1,2 enfant par femme Taux de natalité : 8,45 pour 1 000 habitants Religion : la majorité de la population est catholique.
(Couleurs du drapeau : bleu, jaune et rouge)
Annexes 267
Calendrier des jours fêtés La France et l’Espagne se situent sur le même fuseau horaire. Seule exception, l’heure des îles Canaries correspond au fuseau horaire du méridien de Greenwich, avec une différence d’une heure en moins par rapport à la péninsule. Il y a également une heure de décalage horaire entre le Portugal et la France : quand il est 9 heures à Paris, il est 8 heures à Lisbonne, été comme hiver. Vous trouverez ci-après la liste des jours fériés nationaux en Espagne. 1er janvier : Nouvel An 6 janvier : Épiphanie (Rois Mages) Pâques 1er mai : Fête du travail 15 août : Assomption 12 octobre : Jour de l’Hispanité (Día de la Hispanidad – fête nationale) 6 décembre : Fête de la Constitution 8 décembre : Immaculée Conception 25 décembre : Noël Attention, il existe également des jours fériés locaux qui sont variables d’une communauté à une autre en fonction de l’histoire régionale. En voici quelques exemples : 28 février : Jour de l’Andalousie (Andalousie) 1er mars : Fête des Îles Baléares 23 avril : Fête de Sant Jordi (Aragon et Catalogne) 15 mai : San Isidro (Madrid) 11 septembre : Fête nationale de la Catalogne (Diada) 9 novembre : Fête de l’Almudena (Madrid)
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Les jours fériés au Portugal sont listés ci-après. Comme en Espagne, il existe des jours fériés locaux qui ne figurent pas dans cette liste. 1er janvier : Nouvel An 25 avril : Jour de la Liberté 1er mai : Fête du travail 10 juin : Jour de Camões (aussi appelé Jour du Portugal) 5 octobre : Proclamation de la République 1er décembre : Indépendance de 1640 25 décembre : Noël
Réponses au quiz d’ouverture 1. Combien d’habitants compte le Portugal ? Réponse B : 10 341 000 2. Gibraltar est une possession… Réponse C : Britannique Gibraltar est un petit territoire britannique d’outre-mer depuis 1704, situé au sud de l’Espagne. C’est un enjeu de souveraineté nationale pour l’Espagne. 3. Quel fut le premier peuple sédentarisé sur la péninsule ibérique ? Réponse A : Les Ibères Probablement arrivés au cours du 1er millénaire avant notre ère, les Ibères ont donné leur nom au peuple ibérique et à sa péninsule. 4. Quelle est la longueur totale du littoral espagnol ? Réponse A : 4 872 km 5. Combien de temps a duré la Reconquista ? Réponse C : Sept siècles Les Maures envahissent la péninsule ibérique en 711 et conquièrent rapidement tout le territoire. La Reconquista, qui commence dans la foulée, s’étale sur plus de sept siècles et s’achève avec la prise de Grenade en 1492.
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6. Quand le Portugal a-t-il déclaré son indépendance ? Réponse B : En 1139 Jusque-là considéré comme l’un des royaumes de la couronne d’Espagne, il profite de la confusion de la Reconquista et de l’autonomie accordée aux différents royaumes pour déclarer son indépendance après la bataille d’Ourique. Le Traité d’Alcañices de 1297 délimite clairement les frontières du royaume portugais. 7. Combien d’expéditions Christophe Colomb a-t-il menées vers les Amériques ? Réponse C : Quatre Lors de sa première expédition, Christophe Colomb accoste sur les côtes caribéennes alors qu’il croit découvrir les Indes. Il renouvelle l’expédition trois fois, avec des moyens bien plus importants, et organise ainsi les premières colonies permanentes en Amérique. 8. Quel peintre a immortalisé l’insurrection madrilène contre les troupes napoléoniennes en 1808 ? Réponse A : Francisco de Goya Lors de l’insurrection de Madrid contre les troupes du général Murat, les résistants sont fusillés dans la nuit du 2 au 3 mai 1808. Ces événements tragiques lui inspirent une série de tableaux dont les plus célèbres sont baptisés El dos de Mayo et El Tres de Mayo. 9. En quelle année le Portugal a-t-il perdu sa dernière colonie ? Réponse C : 1975 Plus d’un siècle après l’indépendance du Brésil en 1822, les colonies africaines ont obtenu leur indépendance après la Révolution des Œillets. La Guinée-Bissau, le Mozambique, São Tomé-et-Principe, le Cap-Vert et l’Angola déclarent tour à tour leur indépendance. Le Timor Oriental est la dernière colonie portugaise à obtenir son indépendance le 28 novembre 1975. 10. Quelle année marque la mort de Franco et le retour de la démocratie en Espagne ? Réponse B : 1975
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
Au lendemain de la mort de Franco le 20 novembre 1975, le nouveau roi d’Espagne, Juan Carlos Ier, pourtant désigné par Franco lui-même comme son digne héritier, étonne dans son discours d’investiture où il promet un retour à la démocratie. 11. En quelle année s’est déroulée la Révolution des Œillets au Portugal ? Réponse A : 1974 La Révolution des Œillets s’est déroulée le 25 avril 1974 et a entraîné la chute de la dictature salazariste qui dirigeait le Portugal depuis 1932. Ce coup d’État a été organisé par des militaires et soutenu par la population qui déposait des œillets dans les fusils des soldats. 12. En quelle année le Portugal et l’Espagne ont-ils intégré la Communauté économique européenne ? Réponse B : 1986 Ce nouvel élargissement porte la Communauté Économique Européenne à douze pays. 13. Le Portugal est le premier producteur de… Réponse C : Liège Il réalise à lui tout seul 50 % de la production mondiale. 14. Quelle communauté autonome espagnole a organisé un référendum pour son indépendance en 2014 ? Réponse C : La Catalogne Ce « vote sur l’avenir politique de la Catalogne » s’est tenu le 9 novembre 2014 mais a été déclaré nul par le Tribunal constitutionnel. 15. Quel est le nom du plus grand pèlerinage portugais ? Réponse B : Le pèlerinage de Fátima Ce phénomène est comparable au pèlerinage de Lourdes par son ampleur. La Vierge serait apparue à trois bergers de la région en 1917. 16. Quel est le régime politique de l’Espagne ? Réponse A : Une monarchie constitutionnelle
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L’Espagne est une monarchie constitutionnelle où le roi est le chef de l’État et des armées. Le président du gouvernement (sorte de Premier ministre) est le chef du gouvernement. Le roi a principalement une fonction de représentation. 17. Lequel de ces pays entretient une relation diplomatique privilégiée avec le Portugal depuis le xive siècle ? Réponse A : L’Angleterre Il s’agit de la plus vieille alliance militaire et diplomatique encore en vigueur aujourd’hui qui a tour à tour servi les intérêts politiques et économiques des deux pays. 18. Quel peuple est habité par la saudade ? Réponse B : Les Portugais La saudade est un sentiment diffus au Portugal, sorte de nostalgie d’une grandeur passée. C’est le sentiment d’être un petit pays au fin fond de l’Europe tout en étant celui qui a découvert la moitié du monde. 19. Quelle est la part de l’économie informelle dans le PIB espagnol ? Réponse B : Entre 20 et 25 % Le travail non déclaré représenterait à lui seul près de 11 % du PIB espagnol contre 6,9 % en France. En Espagne, la crise et le taux de chômage élevé ont encouragé une « économie informelle de survie ». 20. Combien de touristes l’Espagne a-t-elle accueillis en 2016 ? Réponse B : 75,3 millions L’économie espagnole a connu un très fort développement du tourisme de sol y de playa (du soleil et de la plage) à partir des années 1960. En 2016, le pays est la troisième destination la plus prisée au monde. 21. Quel est l’indice de fécondité des femmes de la péninsule ibérique ? Réponse A : 1,3 enfant par femme Il est de 1,33 en Espagne et de 1,30 au Portugal. C’est l’un des plus bas d’Europe. La péninsule ibérique fait face au vieillissement de sa population.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
22. Quelle musique traditionnelle incarne la saudade portugaise ? Réponse B : Le fado Originaire des quartiers populaires, le fado remonte au début du xixe siècle. Le fado est l’expression de l’âme portugaise. 23. Quel auteur espagnol est à l’origine du roman moderne ? Réponse C : Miguel de Cervantes Considéré comme l’un des fondateurs du roman moderne, Miguel de Cervantes, auteur du célèbre Don Quichotte, a donné son nom à l’Institut Cervantes en Espagne, en charge de la promotion de la langue et de la culture espagnole. 24. Qu’est-ce que la Movida espagnole ? Réponse B : Un mouvement culturel post-franquiste La Movida, du verbe mover (bouger), illustre cette période de transition entre la dictature et la démocratie, notamment à Madrid où l’effervescence culturelle et sociale se manifeste. 25. Que désigne-t-on par El Clásico en Espagne ? Réponse A : Un match de football entre le Real Madrid et le FC Barcelone La célèbre rivalité entre le club de football catalan du FC Barcelone et le club de la capitale, le Real Madrid, cristallise et symbolise depuis le début du xixe siècle les velléités d’indépendance et de régionalisme de la Catalogne. 26. Quelle est la spécificité de la corrida portugaise ? Réponses A et B : elle se pratique à cheval et les taureaux ne sont pas tués dans l’arène Au Portugal, la corrida se pratique à cheval et prend le nom de tourada. La mise à mort dans les arènes est interdite depuis 1928. 27. Au Portugal, la communication est plutôt… Réponse B : Directe Au Portugal, la communication claire, nette et précise suit le modèle anglais et permet d’éviter les conflits.
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28. Un collaborateur espagnol vous pose des questions un peu directes sur votre famille ou vos amis. Comment réagissez-vous ? Réponse B : Vous répondez et lui posez également quelques questions. La construction de la relation est primordiale. Les Espagnols se montrent curieux avec les interlocuteurs qu’ils ne connaissent pas et apprécieront de vous voir parler de choses qui relèvent peut-être davantage de l’intime, ce qu’ils interpréteront comme une marque de confiance. Il est important de créer une relation avec vos collègues. 29. Vous venez d’arriver au Portugal et vous ne parlez pas encore le portugais. En quelle langue vous adressez-vous à vos interlocuteurs ? Réponses B et C : Anglais et français En raison de vieilles rivalités entre l’Espagne et le Portugal, évitez de parler en espagnol ou pire encore en portugnol à vos interlocuteurs. Les Portugais ont un très bon niveau en langue étrangère et échangeront volontiers avec vous en français ou en anglais. 30.
Au cours d’une réunion avec un client dans la péninsule ibérique, votre chef présente les données clés du projet mais se trompe dans les chiffres, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour la suite des opérations. Quelle est votre réaction ?
Réponses B et C : Vous attendez la fin de la réunion pour prendre à part votre chef et lui signaler son erreur [ou] vous ne dites rien, il ne faut jamais contredire le chef. Le chef incarne la figure d’autorité, mieux vaut donc ne pas le contredire ou le critiquer en public, ce dernier risquerait de perdre la face.
Bibliographie, filmographie, articles et sitographie
Monographies Alonso Pérez Matilde et Furio Blasco Elies, L’Espagne contemporaine : une approche socio-économique, Ellipses Marketing, 2010. Bourdon Albert-Alain, Histoire du Portugal, Chandeigne, 2010. Canal Jordi, Histoire de l’Espagne contemporaine – De 1808 à nos jours, Armand Colin, 2009. De Oliveira Marques Antonio Henrique, Histoire du Portugal et de son empire colonial, Karthala, 1998. Duviols Jean-Paul et Soriano Jacinto, Dictionnaire culturel Espagne, Ellipses Marketing, 1999. Humbert André, L’Espagne, Nathan, 1992.
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Péninsule ibérique – Communiquer avec les Espagnols et les Portugais
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Filmographie Almodóvar Pedro, Le Labyrinthe des passions, 1982. Almodóvar Pedro, Femmes au bord de la crise de nerfs, 1988. Almodóvar Pedro, Volver, 2006. Almodóvar Pedro, Étreintes Brisées, 2009. Alves Ruben, La cage dorée, 2013. Amenábar Alejandro, Ouvre les yeux, 1998.
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Péninsule ibérique Communiquer et coopérer avec les Espagnols et les Portugais Partie intégrante de l’Europe, la péninsule ibérique interpelle par la diversité de ses paysages, de ses populations et de ses langues. Les histoires de l’Espagne et du Portugal, étroitement liées par la péninsularité, suivent les routes parallèles de deux empires ultramarins prestigieux. Riches, elles appartiennent à l’histoire de l’Europe mais aussi de facto à l’histoire du monde. Ouverte sur l’espace méditerranéen, sur l’Atlantique, présente aux Amériques mais aussi en Asie et en Afrique, la péninsule ibérique représente une invitation au voyage. Bien plus encore, elle invite à la diversité culturelle, au métissage. Cet ouvrage vous propose de découvrir ce chaudron ibérique où se fondent différentes civilisations pour en saisir la quintessence. Imprégnées par les Celtes, les Phéniciens de Carthage, la grande Grèce puis Rome, les Wisigoths, les Maures, toutes procèdent du creuset méditerranéen. Collaborateurs à l’international, étudiants, enseignants, acteurs de la mondialisation, voyageurs empreints de curiosité, comment ne pas évoquer le voyage des langues de Camoes et de Cervantès vers la Colombie de Gabriel García Márquez ou le Brésil de Paulo Coelho, comment ne pas se sentir inspiré par les expéditions de Christophe Colomb et de Fernand de Magellan ?
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ISBN : 978-2-12-465616-5 www.afnor.org/editions
Ce livre riche, rigoureux et passionnant, sera précieux pour tous ceux qui travaillent au quotidien avec l’Espagne et le Portugal, qui envisagent de s’y installer ou qui souhaitent y lancer leur projet professionnel et personnel.