Des difficultés que nous avons avec les faits et la science démographiques


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Des difficultés que nous avons avec les faits et la science démographiques

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DES DIFFICULTÉS QUE NOUS AVONS AVEC LES FAITS ET LA SCIENCE DÉMOGRAPHIQUES Christian Godin Presses Universitaires de France | « Cités » 2020/2 N° 82 | pages 13 à 24 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130823032

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Quel historien déclarerait aujourd’hui, alors que les défis sont au moins aussi graves et nombreux qu’il y a cinquante ans, que la démographie détermine à court comme à long terme les réalités locales et mondiales ? Avec d’autres sciences humaines comme l’histoire, la géographie ou l’économie, la démographie partage cette caractéristique d’être à la fois une réalité objective et une discipline à vocation scientifique ayant pour finalité de l’étudier. Or la démographie, au sens factuel comme au sens épistémologique, est la victime d’ignorances et de refoulements dont il importe de connaître les symptômes et les causes. Pour beaucoup, la démographie évoque d’un côté des faits inquiétants, qu’on préfère ne pas voir, de l’autre une science dangereuse et malhonnête, qu’on préfère oublier. FAIT REFOULÉ, CAUSE ABSENTE

Quand il y a guerre ou paix, crise ou croissance économique, stabilité politique ou révolution, le facteur démographique n’est presque jamais mentionné. Et lorsqu’il l’est, ceux qui le font sont soupçonnés d’intentions douteuses, et il est rapidement évincé. La population en âge de travailler représente, avec le capital, l’innovation technologique, et le cadre juridique stable l’une des quatre variables de production de richesses. Mais la démographie est « la grande oubliée » de l’économie 1. 1. Titre de l’article d’Henri J. Nijdam publié en ligne le 18 juin 2015, « Démographie, la grande oubliée ». Cités 82, Paris, PUF, 2020

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CHRISTIAN GODIN

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1. Il y avait 1 milliard d’hommes sur terre lorsque Malthus écrivit son Essai sur le principe de population (1798-1803). En 1930, il y en aura 2 milliards, en 1960, 3 milliards. Il suffira d’une quinzaine d’années pour que la population mondiale passe à 4 milliards, d’une douzaine d’années pour gagner 1 milliard supplémentaire. Le chiffre de 6 milliards a été atteint en 1999, celui de 7 milliards, en 2011. Il y aura 8 milliards d’êtres humains en 2020. Les neuf dernières années, la population mondiale a donc crû de la population mondiale du temps de Malthus. 2. En 2050, le nombre des plus de 60 ans représentera 20 % de la population mondiale, contre 12 % en 1950. 3. En 2004, Der Spiegel consacra sa une au « Dernier Allemand » et l’illustra par l’image d’un bébé portant à lui seul une ribambelle de vieillards. 4. Déplacement de l’emploi d’activités industrielles et financières productives vers des activités peu productives comme les soins et les services à la personne. 5. Avec le vieillissement de la population, les dépenses de santé progressent plus vite que la croissance. 6. Il faudra nécessairement travailler plus longtemps, et pour des retraites moindres, pour assurer la soutenabilité des régimes de retraite existants.

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Jamais sans doute la population mondiale n’a été, dans toute son histoire, dans un tel état de déséquilibre : désormais près de la moitié des États dans le monde n’assurent plus le renouvellement de leur population, et sont par conséquent condamnés à un vieillissement et à une dépopulation accélérés. À l’opposé, une trentaine de pays, en Afrique subsaharienne et dans le monde musulman, connaissent toujours des taux de natalité extrêmement élevés (plus de trois enfants par femme – jusqu’à sept au Niger). Dans la quasi-totalité des pays économiquement développés, la pyramide des âges ressemble désormais à une meule de foin. Le baby boom des années 1940 est devenu papy boom quatre-vingts ans plus tard. L’explosion démographique a marqué le XXe siècle 1, le vieillissement accéléré de la population (et pas seulement de celle des pays riches) marquera le XXIe siècle 2. Phénomène absolument inédit dans toute l’histoire humaine, le nombre de vieux dépassera celui des jeunes 3. Or, comme le remarque Gregory Thwaites, de l’École d’économie de Londres : « Beaucoup de gouvernements n’ont pas encore pris la mesure de ce que ces mutations impliquent. » Sur le plan économique et social, le vieillissement de la population produit une cascade de conséquences, toutes mauvaises : ralentissement de la croissance, chute du niveau d’investissement à cause d’un taux d’épargne élevé, déstructuration de l’économie et déséquilibre du marché de l’emploi 4, baisse induite de la productivité globale, radicale remise en cause des systèmes de santé 5 et des régimes de retraite existants 6. Au défi du vieillissement s’ajoute celui de la dépopulation. Un grand nombre de pays (Europe, Russie, Japon) sont désormais entrés dans un

1. L’expression de « suicide démographique de l’Europe », utilisée par certains, est loin d’être excessive. D’ici 2050, hors immigration, l’Europe (Russie comprise) va perdre plusieurs dizaines de millions d’habitants. 2. L’Institut pour la population et la sécurité sociale (IPSS) évalue à 88 millions le nombre probable de Japonais en 2065. Ils étaient 126 millions en 2015, ce qui fait une chute de près du tiers. 3. Avec l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, d’autres facteurs ont bien entendu joué. 4. La natalité, la mortalité et les mouvements migratoires. 5. Aux alentours de 2045, la proportion des Blancs aux États-Unis sera inférieure à 50 %.

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hiver démographique dont rien n’indique qu’ils puissent en sortir un jour 1. Comme avec le vieillissement, les implications en termes de société et d’économie sont si désastreuses que nous préférons généralement n’y pas penser. La dépopulation est franchement catastrophique lorsque, et c’est amplement le cas, les États, les collectivités locales, les entreprises et les particuliers sont en situation de dette. Devenus soudain disproportionnés, les équipements et les infrastructures, ainsi que les services publics, coûteront fatalement de plus en plus cher à une population réduite et peutêtre appauvrie. C’est ce facteur démographique qui peut expliquer la crise économique à laquelle le Japon ne parvient pas à s’arracher depuis des décennies 2 ainsi que l’espèce d’enthousiasme technologique qui pousse ce pays (l’un des plus fermés du monde à l’immigration) à vouloir déléguer aux robots androïdes le soin des vieillards (les « automates de confort ») et la production industrielle. C’est également la démographie qui commande pour une part importante les choix stratégiques d’un État en matière de politique étrangère. On sait, par exemple, que le nombre de députés envoyés au Parlement européen dépend du nombre d’habitants du pays qui les élit. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que la première raison du refus opposé par les membres de l’Union à la demande d’admission de la Turquie, c’est que ce pays en aurait été le plus peuplé 3. Pour expliquer l’émergence des populismes, qui triomphent dans plusieurs régions du monde, il est courant d’invoquer des causes socio-économiques, sans tenir compte de la dynamique des populations 4. Or l’élection de Donald Trump doit beaucoup à la panique des « Caucasiens d’origine européenne » en passe de devenir minoritaires dans leur pays 5. Semblablement, la démographie n’est presque jamais invoquée parmi les causes des états de violence (il y a quelques décennies, elle l’était, à l’inverse, de manière inconsidérée, comme nous le verrons bientôt avec Bergson). Or la carte des conflits en cours dans le monde recoupe presque exactement celle des États dont le taux de natalité est le plus élevé (les pays du

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PLACE DES/AUX FANTASMES

La psychanalyse nous enseigne que le réel refoulé revient sous forme de symptômes. Faute de connaissances objectives, les représentations imaginaires ne sont plus que des expressions angoissées. 1. La natalité très élevée des Canadiens français et des Israéliens était une réaction de survie dans un environnement étranger, sinon hostile. La natalité très élevée de la bande de Gaza et des Kurdes (bien supérieure à celle des Turcs) est une forme de guerre faite avec d’autres moyens. 2. L’initiatrice de cette notion, Gro Brundtland, définissait le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». 3. Si 13 millions d’hectares de forêts (le quart de la superficie de la France) disparaissent chaque année dans le monde, c’est en grande partie à cause de la pression démographique.

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Sahel, de l’Afrique centrale et certains du monde musulman d’Asie). La « guerre des ventres » n’est pas un mythe d’extrême droite 1. Une population très jeune est tendanciellement beaucoup plus violente qu’une population vieillissante. Mais il est un domaine où la démographie est frappée d’une véritable forclusion, et pas seulement d’un simple refoulement ou d’un oubli : c’est celui de l’écologie politique. Pour nombre de militants, l’évocation du surpeuplement de la planète est une infâmie destinée à disculper le principal responsable des désastres environnementaux, l’Occident productiviste et consumériste, et à inculper les damnés de la terre. Mais qui ne voit que le « développement durable 2 » est un mythe inconsistant tant que la population mondiale poursuivra sa croissance 3 ? Tel fut le sens de l’avertissement lancé à la communauté internationale, en novembre 2017, lors de la COP 23, par 15 000 scientifiques. Le texte qu’ils signèrent collectivement proposait l’idée d’une « population soutenable à l’échelle mondiale » et faisait de la croissance rapide et continue de la population le facteur principal des nombreuses menaces, écologiques et même sociales, qui pèsent sur l’humanité. Autrement dit, les modes de production, de déplacement et de consommation n’auraient qu’un impact relatif. Pour l’immense majorité des « défenseurs de l’environnement », un tel discours est inacceptable. La conférence de Katowice (décembre 2018) ne fera même pas référence à cette idée de population soutenable à l’échelle mondiale. Ainsi voit-on la démographie refoulée à la fois par l’économie, la sociologie et l’écologie.

1. Ainsi la population chinoise continue-t-elle de croître fortement, bien que le taux de natalité n’assure plus le renouvellement des générations. 2. Il est passé d’un pic de 2,1 % en 1968 (année de parution du livre d’Ehrlich) à 1,05 % en 2020. Voir La Bombe démographique en question d’Yves Charbit et de Maryse Gaimard (Puf, 2015). 3. D’une manière générale, les philosophes ont été indifférents au fait démographique. Dans l’Antiquité, seul Platon y attache une certaine importance. Les philosophes du Moyen Âge ne traitent pas en tant que telles des questions de population (malgré l’injonction divine du « Croissez et multipliez »), et les philosophes classiques n’en parlent jamais. Montesquieu et Rousseau rompront avec ce long silence. 4. Telle sera la mesure prise par le gouvernement chinois lorsqu’il décidera de sa « politique de l’enfant unique ».

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Alfred Sauvy comparait les évolutions démographiques à la petite aiguille d’une montre dont on ne perçoit pas le mouvement. Les phénomènes de population, en effet, sont fortement inertiels (ils ressemblent au mouvement d’un navire dont on aurait arrêté le moteur) 1, et à cette inertie il convient d’ajouter celle des esprits qui n’ont pas encore pris la mesure de la nouveauté du présent. Ainsi la fameuse « loi de Malthus » traduisant la disproportion entre la croissance géométrique de la population et la croissance arithmétique de la production a-t-elle pu, dans les années 1960, avoir un semblant de confirmation. Auteur de The Population Bomb (1968), Paul Ehrlich annonçait une famine massive dans les années 1970-1980, qui n’est heureusement pas arrivée. Le taux de croissance annuel de la population mondiale a diminué de moitié entre-temps 2 et désormais le surpoids et l’obésité tuent davantage que la sous-alimentation. L’une des raisons qui ont pu contribuer au refoulement du fait démographique par les philosophes 3 tient à l’inquiétude que celui-ci peut susciter à cause de son déséquilibre et de son irrationalité. Et parmi ces motifs d’inquiétude, le surpeuplement est le principal. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson dénonce celui-ci comme la cause majeure des guerres, et donc comme le problème prioritaire auquel un organisme international chargé de la paix, comme la SDN, devrait s’attaquer. Et puisque le surpeuplement met l’humanité tout entière en péril, Bergson prévoit et préconise des mesures coercitives : « Mais ne pourrait-on pas alors, dans les pays où la population surabonde, frapper de taxes plus ou moins lourdes l’enfant en excédent 4 ? L’État aurait le droit d’intervenir […] afin de prendre des mesures qui seraient en d’autres cas inquisitoriales, puisque c’est sur lui que l’on compte tacitement pour assurer la subsistance du pays et par conséquent celle de l’enfant qu’on a

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1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Œuvres, Paris, Puf, 1970, p. 1222. 2. Ibid. 3. Il existe dans les textes des auteurs des points de silence comme il existe des points aveugles. 4. En 1932, date de la parution de l’ouvrage de Bergson, l’Allemagne avait 65 millions d’habitants, la France, 42 ; sa natalité était particulièrement dynamique, celle de la France particulièrement atone. Par ailleurs, cette année-là, les nazis, qui avaient engrangé un important succès électoral, étaient aux portes du pouvoir. Et leur option ultranataliste était connue de tous. 5. En 1932, la France retrouve tout juste sa population de 1914. 6. Le conflit entre l’Amour et la Gloire est un leitmotiv de l’époque classique. Il faut qu’Hector laisse tomber le casque et la cuirasse pour rejoindre Andromaque.

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appelé à la vie 1. » Certes, Bergson utilise les guillemets de précaution : il n’en parle pas moins, quelques lignes plus bas, et à rebours, pourrait-on dire, de toute sa philosophie, de rationaliser la production de l’homme : « Ce qui est certain, c’est que l’Europe est surpeuplée, que le monde le sera bientôt, et que si l’on ne “rationalise” pas la production de l’homme luimême comme on commence à le faire pour son travail, on aura la guerre. Nulle part il n’est plus dangereux de s’en remettre à l’instinct. La mythologie antique l’avait bien compris quand elle associait la déesse de l’amour au dieu des combats. Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars 2. » Que l’on puisse parler de production de l’homme au lieu de sa procréation est déjà bien étrange pour le philosophe de la vie qu’est Bergson, mais que l’on puisse considérer comme souhaitable que cette « production » s’aligne sur celle du travail taylorisé, est plus inquiétant encore. Ces « anomalies » (eu égard à l’esprit général de la pensée de ce philosophe dont l’option démocratique ne fait par ailleurs aucun doute) s’expliquent peut-être par ce « point de silence 3 » : ce n’est pas l’Europe qui est surpeuplée, mais, malgré la terrible saignée subie durant la Grande Guerre, l’Allemagne 4. Cela dit, ce n’est pas non plus l’Allemagne qui est surpeuplée, mais la France qui, comparée à elle, est proche de la dépopulation 5. Enfin, l’angoisse de Bergson (comment l’appeler autrement ?) lui fait commettre un contresens sur l’union entre Vénus et Mars, ou, du moins, le pousse à opérer sur le mythe une distorsion étonnante. Car si Vénus est bien la déesse de l’amour, elle n’est évidemment pas celle de la natalité ! Et puis le mariage, d’ailleurs tumultueux, entre les deux divinités, avait précisément le sens d’une union des contraires – ce qu’a mis en scène, de manière récurrente, l’opéra du XVIIe siècle 6. À partir des années 1960, avec le relatif éloignement du péril nucléaire et la croissance accélérée de la population mondiale, à quoi se sont ajoutées les menaces diverses pesant sur l’environnement et induisant une autre

UNE SCIENCE SOUPÇONNÉE D’IDÉOLOGIE

Certes, la démographie, lorsqu’elle effectue son authentique travail scientifique, n’est pour rien dans les fantasmes que véhiculent l’état et les mouvements des populations, elle aurait plutôt tendance à les dénoncer. La démographie scientifique n’émet pas d’hypothèses hasardeuses, et elle répugne aux scénarios-catastrophes. Son réalisme froid heurte de front les représentations dominantes fantasmatiques. Mais, par déplacement, la discipline pâtit du discrédit dont son objet est frappé. Il existe une suspicion commune jetée sur la prétention scientifique de la démographie. On le sait depuis la critique de l’économie politique par 1. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, trad. fr. Julien Greisch, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 269. 2. Karl Otto Apel, « La crise écologique en tant que problème pour l’éthique du discours », in Hans Jonas. Nature et responsabilité, ouvrage collectif, Paris, Vrin, 1993, p. 104-105.

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série d’angoisses, c’est la surpopulation mondiale qui apparaîtra comme le principal danger. Hans Jonas s’en fera l’écho et le témoin dans son Principe responsabilité : « L’explosion démographique, envisagée comme un problème de métabolisme planétaire, écrit-il, arrache l’initiative à la recherche du niveau de vie et contraindra une humanité qui s’appauvrit à faire pour sa simple survie ce qu’elle pouvait faire ou négliger en vue du bonheur : un pillage toujours plus effronté de la planète jusqu’au moment où celleci prononcera son verdict et se dérobera à la surexploitation. Combien de morts et de génocides accompagneront une telle situation du “sauve-quipeut !”, cela défie toute imagination 1. » On retrouve des frayeurs semblables chez Karl Otto Apel, lequel, dans un article intitulé « La crise écologique en tant que problème pour l’éthique du discours », écrivait : « Il y a aussi un aspect crucial à la crise écologique qui rend nécessaire d’imposer des contraintes strictes sur la manière de vivre et les systèmes de valeurs de la plupart des formes socioculturelles de vie dans le tiers-monde. J’ai à l’esprit le phénomène alarmant de l’accroissement de la population qui est aujourd’hui caractéristique au tiers-monde. Il me semble clair que ce phénomène, considéré en liaison avec l’épuisement des ressources énergétiques et la pollution, constitue le véritable cœur de la crise écologique 2. » De nouveau, nous voyons avec quelle facilité de grands intellectuels sont prêts à jeter la liberté par-dessus bord pour sauver le vaisseau Terre surchargé.

Karl Marx : les sciences humaines peuvent n’être que des idéologies camouflées. Ainsi Alfred Sauvy, fondateur de l’Institut national des études démographiques (Ined) au lendemain de la seconde guerre mondiale, faisait-il de la densité de la population l’un des facteurs clés de la croissance économique. La seconde génération des démographes français, dont Hervé Le Bras est le représentant le plus connu, ne manquera pas de procéder à une critique en règle de cette idéologie et, par la même occasion, de jeter le soupçon sur une démographie qui récuserait le cadre du malthusianisme. Dans Marianne et les lapins 1, où il assimile au pétainisme toute politique familiale, Le Bras fustige « l’obsession démographique » qu’il repère à droite comme à gauche de l’échiquier politique en France et dont l’Ined aurait été l’organe de diffusion. Dans Le Démon des origines 2, il dénonce la collusion du natalisme et de l’extrême droite et n’est pas loin de considérer la démographie comme une expression du racisme.

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L’angoisse que suscitent le vieillissement et la dépopulation dans les pays économiquement développés aboutit au refoulement et au déni de la démographie qu’aident à construire l’idéologie jeuniste (largement dominante en Occident) et le posthumanisme qui promet « l’amortalité ». La technique nous a affranchis de la croyance, exprimée par Jean Bodin, selon laquelle « Il n’est force ni richesse que d’hommes ». L’homme d’aujourd’hui, dans les pays riches, ne se sent pas moins mal à l’aise à l’égard de l’enfant 3 qu’à l’égard du vieillard. Ayant désappris à considérer la natalité et la mortalité comme des processus naturels, il les exclut de sa représentation. Il y a de plus en plus d’individus pour considérer comme obscène tout ce qui touche de près ou de loin à une politique familiale. Par ailleurs, l’hypervolontarisme prométhéen de l’homme d’aujourd’hui tend à rejeter tout ce qui ne peut pas être l’objet d’un projet ou d’une décision. Or, s’il existe une réalité susceptible de relativiser la puissance du biopouvoir, c’est bien la démographie. Il n’y a pas, en effet, de lien direct entre le comportement individuel et la dynamique globale des populations, laquelle est presque totalement inconsciente et ne peut être maîtrisée 1. Olivier Orban, 1991. 2. Éditions de l’Aube, 1998. 3. Il existe en allemand un adjectif, Kinderfeindlich, qui signifie « hostile aux enfants ».

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LES RAISONS DU REFOULEMENT ET DU DÉNI

1. Tel fut le cas de la « politique de l’enfant unique » décidée en Chine en 1979. 2. Le gouvernement chinois a récemment mis fin à cette politique de l’enfant unique, mais il est douteux que le taux de natalité remonte (voir Isabelle Attané, La Chine à bout de souffle, Paris, Fayard, 2020). En Russie, une politique très généreuse de relance de la natalité a été décidée par le gouvernement (on donne aux familles l’équivalent d’un an de salaire moyen pour toute naissance à partir du deuxième enfant) mais, là encore, il est peu probable que les effets escomptés suivent, du moins durablement. 3. Le discours d’Emmanuel Macron, en juillet 2017, lors du G20 à Hambourg, a été particulièrement mal reçu en Afrique. Le Président français avait déclaré qu’une progression démographique incontrôlée constitue un frein majeur au développement économique et social. 4. Au Togo, la population n’a pas été recensée depuis des décennies. 5. Dans certains États, les chiffres de la population ne sont pas connus, ou bien, s’ils le sont, ils ne sont pas diffusés car les dirigeants estiment que la démographie, facteur de transparence, est une science dangereuse. 6. Les situations sont à la fois contrastées et évolutives. Ainsi l’Iran a-t-il effectué sa transition démographique très rapidement, en une génération à peine. Il en va de même pour les pays du Maghreb.

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que dans le cadre d’un despotisme d’État 1. On remarquera à cet égard la dissymétrie entre l’efficacité des mesures inhibitrices et prohibitives d’un côté, et l’inefficacité des mesures incitatives de l’autre. Un État peut empêcher les individus d’avoir les enfants qu’ils voudraient, il ne peut en revanche pas les obliger à avoir des enfants dont ils ne veulent pas 2. Mais si les grands mouvements démographiques échappent à la volonté, tant des individus que des États, ils sont contradictoirement censés être l’expression de la liberté. Nous ne croyons pas que, selon la fameuse formule attribuée à Auguste Comte, « la démographie, c’est le destin ». Dans le cadre westphalien, qui reste celui du monde d’aujourd’hui, les politiques démographiques (quand il en existe) sont nationales et aucun État souverain n’admet d’ingérence extérieure (elle est rejetée comme impérialiste ou raciste) 3, même si, comme aujourd’hui, la mondialisation place l’ensemble de l’humanité dans une situation de solidarité objective. Ainsi, tant du point de vue des anti-libéraux d’Occident que de celui des responsables locaux, la mise en exergue d’une natalité excessive sera dénoncée comme un alibi hypocrite permettant de ne pas remettre en cause un mode de vie et de consommation profondément inégalitaire et dévastateur pour l’environnement. Balançant entre l’insouciance 4 et la tentation d’en faire une arme politique 5, aucun des pays à très fort taux de natalité n’est aujourd’hui en mesure de reconnaître l’impérieuse nécessité du contrôle de sa démographie. Il convient en ce domaine de compter avec le poids des traditions : dans plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne ainsi que dans quelques pays musulmans d’Asie 6, la puissance et la richesse d’une famille se mesurent au nombre de ses enfants.

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1. Démographe spécialiste de l’immigration, auteur de Avec l’immigration : Mesurer, débattre, agir (Paris, La Découverte, 2017), François Héran a dit avoir reçu des menaces de mort à cause de ses recherches. 2. Une rumeur, un stéréotype ou une idée reçue ne sont pas systématiquement faux ou illusoires. Par exemple, nous ne connaissons pas, à 100 000 habitants près, la population de la SeineSaint-Denis, une réalité susceptible de donner consistance, par contraste, à l’étonnante notion de « population légale ». 3. Un mécanisme qu’une psychologie de l’inconscient peut analyser : l’objet qui est la cause de l’angoisse est remplacé par celui qui sera incriminé parce que plus immédiatement saisissable. Ainsi, après 1989, les pays de l’ancienne Europe communiste ont-ils connu conjointement une très forte émigration, un vieillissement accéléré de leur population, et une dénatalité sévère. « Une petite nation, disait Milan Kundera, peut disparaître et elle le sait. » Mais les facteurs endogènes qui ont provoqué l’angoisse de la perte de l’identité nationale ont été remplacés par des facteurs exogènes,

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Mais il y a plus. Si la « démographie », spécifiquement « africaine » et « musulmane », est entourée de silences et de gênes, c’est parce qu’elle implique directement la question, à la fois problématique et dangereuse 1, de l’immigration aussi bien actuelle que potentielle. Le Niger, qui avait 3,5 millions d’habitants en 1960, en a 23 aujourd’hui et en aura 72 en 2050 si les femmes continuent d’avoir en moyenne sept enfants. Comme les cinq autres pays du Sahel, le Niger, même avec des taux de croissance économique élevés (ce qui suppose une improbable stabilité politique), sera dans l’impossibilité d’assurer une vie décente à l’ensemble de sa population. Pour des raisons qui tiennent à la fois à la géographie, à l’histoire et à la langue, des millions d’hommes migreront vers l’Europe, et plus particulièrement vers la France. Mais l’Europe continue à faire comme si cette éventualité, dont le niveau de probabilité est très élevé, n’existait pas, et, ce faisant, abandonne le sujet aux populismes d’extrême droite. Nul étonnement si l’opinion publique, dans sa majorité, est persuadée que « les élites » cachent les vrais chiffres de l’immigration 2 – un soupçon largement entretenu, en France, par l’interdiction des statistiques ethniques. Il a été plus haut fait allusion au volontarisme prométhéen caractéristique de notre modernité. Le complotisme est l’expression symptomatique de la croyance que tous les grands changements qui peuvent affecter la société sont nécessairement le résultat de décisions déterminées : d’après un sondage publié par la Fondation Jean-Jaurès, en 2019, pratiquement la moitié des Français pensent que l’immigration est un projet de remplacement d’une civilisation par une autre fomenté par les élites. Ainsi, à la crainte de voir des étrangers arriver sur le marché de l’emploi et bénéficier de prestations sociales, s’ajoute l’angoisse de voir menacées la culture et l’identité nationales 3.

À partir des statistiques disponibles, la démographie nous enseigne deux choses, qu’une bonne partie des dirigeants et de l’opinion publique n’est guère disposée à entendre. D’une part, la réalité de l’immigration dont l’importance tend à être minimisée par les responsables politiques pour ne pas effrayer les électeurs 1. D’autre part, l’ardente nécessité de l’immigration pour faire tourner la machine productive et pour alimenter les caisses de sécurité sociale et de retraite. Cette immigration à venir, proprement fatale, se situera à un niveau inimaginable – de l’ordre de dizaines de millions d’hommes pour la seule Europe 2. Rien, ni dans les discours, ni dans les actes, ne prépare les Européens à une telle révolution, dont les conséquences sont, elles aussi, inimaginables. Ainsi laisse-t-on les peuples à leurs tristesses et à leurs ressentiments.

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Our Common Future, le rapport Bruntland de 1987, fixait l’objectif de stabilisation de la population mondiale à 6 milliards d’habitants au XXIe siècle. En 2100, elle sera peut-être deux fois plus nombreuse. Les militants écologistes, on l’a vu, ne veulent pas entendre parler de population, et encore moins de surpopulation. Selon eux, le facteur démographique n’est qu’un bouc émissaire destiné à masquer les causes premières et les principaux responsables de la dévastation de l’environnement et du dérèglement climatique. Mais ce pourrait être l’inverse : l’économie peut être le paravent de la démographie. Et puis il convient de mettre en évidence un facteur presque jamais évoqué : les catastrophes écologiques viennent non seulement de la croissance économique mais du principe démocratique d’égalité qui permet à des milliards d’hommes d’en bénéficier, même si c’est de façon très inégale. Car s’il est vrai que les pays développés économiquement ont un impact environnemental insoutenable, les pays en développement, qui ont les plus gros volumes de population, auront, et commencent même à avoir, un impact encore plus destructeur. Il est en effet évident que si, à l’instar des l’Europe et les réfugiés (voir l’ouvrage d’Ivan Krastev et de Stephen Holmes, Le Moment illibéral. Trump, Poutine, Xi Jinping : Pourquoi l’Occident a perdu la paix, Paris, Fayard, 2019). 1. Désormais, l’immigration contribue, en France, pour un tiers à la croissance démographique du pays. 2. D’après une étude de la Fondation Bertelsmann, l’Allemagne devra accueillir au moins 260 000 immigrés par an jusqu’en 2060 pour éviter l’effondrement de son économie. Ce qui fait, sur quarante ans, plus de 10 millions d’immigrés.

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Des difficultés que nous avons avec les faits et la science démographiques Christian Godin

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sociétés d’Ancien Régime, seul 1 % de la population bénéficiait de la majorité des biens de consommation produits, nous ne parlerions pas de catastrophe écologique. Laquelle ne vient donc pas seulement de la puissance techno-économique, ni seulement de l’augmentation de la population mondiale, mais de l’assomption par l’humanité entière des principes démocratiques de liberté et d’égalité.

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Dossier Les catastrophes démographiques en cours

Alfred Sauvy disait que la population mondiale n’existe pas, et nombre de démographes d’aujourd’hui reprennent cette idée à leur compte. La population mondiale, en effet, est un agrégat qui amalgame des situations et des dynamiques non seulement hétérogènes, mais contraires. Seulement, s’il n’y a pas de population mondiale, il y a une population dans le monde, que l’on peut mesurer. En outre, la mondialisation a créé des interdépendances et des solidarités dont les problèmes environnementaux sont l’évidente expression. Notre monde fini et fragilisé, soumis à des tensions et à des violences multiples, se trouve désormais pris en tenaille entre l’inertie démographique, qui nous interdit d’envisager un retournement de tendance, à l’échelle globale, avant plusieurs décennies, et l’urgence environnementale. Il paraît clair que les réponses aux tragédies qui viennent ne peuvent être données qu’au niveau cosmopolitique, dont l’émergence est par ailleurs impossible à cause du cadre westphalien qui reste, sans doute pour longtemps encore, celui de notre monde.

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