Oedipe au cinéma (French Edition) 2336421305, 9782336421308

Accompagné vers la mort par sa fille Antigone, Œdipe, aveugle, ne pourra voir ni la chute de Thèbes, ni l’avènement du s

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French Pages 306 [307] Year 2024

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Table of contents :
Cover
Introduction Vladimir Broda et Michèle Benhaim
Chapitre 1 Aff aires de famille
Chapitre 2 Apocalypses now
Chapitre 3 Les promesses de l'ombre
Conclusion Vladimir Broda et Nina Farrugia
Les auteurs
TABLE DES MATIÈRES
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Oedipe au cinéma (French Edition)
 2336421305, 9782336421308

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Sous la direction de

Vladimir Broda, Michèle Benhaim et Nina Farrugia

Psychanalyse et lien social Collection fondée et dirigée par Joseph Rouzel et Jacques Cabassut La collection Psychanalyse et lien social suit l'indication freudienne selon laquelle « L'opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective, qui peut, à première vue, paraître très profonde, perd beaucoup de son acuitJ lorsqu'on l'examine de plus près. » La collection accueille des textes témoignant des grands mouvements culturels et sociaux qui, dans notre hypermodemité, bouleversent autant les sujets que les collectifs. Elle interroge les différentes dimensions éthiques, politiques, institutionnelles, cliniques. Comme l'écrit Didier Anzieu: « Hier les psychanalystes avaient à braver la résistance du monde à la psychanalyse. Leur tâche aujourd'hui est inverse : ils ont à soutenir la résistance de la psychanalyse au monde. » Dernières parutions

Sous la direction de Joseph ROUZEL, Poésie et psychanalyse. L'interprétation, c'est la poésie, 2024. Jean-Bernard PATURET, Shérif TOUBAL, Marianne sur le divan, Laïcité et psychanalyse, 2023. Marie ALLIONE, L'éventail et la boussole, D'une psychiatrie déboussolée à l'espoir d'une psychiatrie humaniste, 2023. Jeanne LAFONT, Fragments de topologie selon Jacques Lacan, 2023. Marie-José ANNENKOV, L'enfant au livre. Conté par des psychanalystes et par tous, 2023. Sous la direction de Joseph ROUZEL, Guy Massat. Cartel sur « Télévision » de Jacques Lacan, 2023. Sous la direction de Joseph ROUZEL, Psychanalyse sans frontière. La psychanalyse dans tous ses états, 2023. Geneviève DINDART, La psychanalyse en jeu: art thérapies et pratiques d'accompagnement. Une clinique des formes, 2022.

Claude l\1IOLLAN, Le contrôle dans la formation des psychologues cliniciens. Les émergences de l'inconscient dans la situation de contrôle, leurs impacts formateurs, 2022.

Sous la direction de Vladimir Broda, Michèle Benhaim et Nina Farrugia

ŒDIPE AU CINÉMA

L' Hlt'mattan

Publications antérieures de Michèle Benhaïm

La folie des mères, Imago, 1990 [réédition 1998] Les troubles de la relation à la mère, Privat/Dunod, 1992 Sida, luttes à vif, avec Jacques Broda (préface de Simone Veil), La pensée sauvage, 1994 L'ambivalence de la mère, Éres, 2001 Le regard d'Elsa, L'Harmattan, 2001 De l'infantile au juvénile (dir.), Éres, 2006 Les passions vides, Éres, 2017 (prix Œdipe 2017) 13 Novembre et autres pièces, Les Éclairs, 2020 Adolescences contemporaines, Yapaka, 2024

©

L'HARMATTAN,

2024

5- 7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harrnattan.fr ISBN: 978-2-336-42130-8 EAN: 9782336421308

À Jacques Broda

«Le film a quelque chose du rêve, quelque chose dufantasme, quelque chose de l'identification croisée entre le voyeurisme et l'exhibitionnisme. Quelque chose mais pas tout.» Christian Metz

Introduction Vladimir Broda et Michèle Benhaim Le cinéma et la psychanalyse se rencontrent dans cet ouvrage et proposent un dialogue autour des sinuosités du contemporain. Des discours se croisent; métaphore ; scénographie ; fantasme ; fantastique ; imaginaire ; voir; rêver ; regarder ; montrer; dire ; ça montre; ça dit; signifiant; signifié; etc. L'image cinématographique nous engage au cceur même du Réel, comme le langage dans la cure, lorsque des bribes de réel font irruption sur la scène analytique à travers les fo1mations de l'inconscient. À ce propos, cinéma et psychanalyse, inventés en même temps ne peuvent qu'avoir des choses à partager, échanger, tresser, entrelacer : les cinéastes se réfèrent à la psychanalyse et cette dernière en passe par le cinéma. Le cinéma prolonge les concepts de la psychanalyse qui opèrent parfaitement dans le cinéma à l'intérieur de relations de «sens». Le réalisateur dirige les acteurs quand le psychanalyste conduit la cure : dans un dispositif et dans l'autre, l'un comme l'autre va devoir «renoncer», être dessaisi par les contraintes du tournage ou par les résistances du patient ; le cinéma et la psychanalyse relèvent, dans leur dimension créative, de prises de risques et ce qui les fonde échappe au réalisateur, comme à l'analyste : « démasquer le réel » et se confronter à ces images qu'on « ignorait » avoir tournées. Dans cet ouvrage, cmema et psychanalyse questionnent, de concert, le contemporain, dans un nouage entre individuel et collectif, entre l'intime et la part sociale du sujet, entre le désir et le politique. Œdipe, du fond de son aveuglement, sa propre nuit noire, sans yeux pour voir fréquente ici la salle obscure, sachant, lui, que seul un regard absent peut nous permettre de voir l'invisible. Obscurité, absence de regard, « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son

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temps», nous dit Agamben1. En mettant les ténèbres au cœur de la contemporanéité, le philosophe rend le contemporain inaccessible au sujet pourtant impliqué dans ce réel mais ne pouvant tout à fait s'en détacher pour en produire une élaboration. C'est justement aussi la définition que donne Barthes du mythologue comme ne pouvant s'extraire du réel dans lequel il se débat néanmoins. Cette articulation mythe/contemporain, nous avons choisi de l'étendre au dialogue cinéma/psychanalyse. Chaque chapitre va témoigner de la nécessité de s'efforcer malgré tout de voir dans la « nuit noire», affirmant ainsi que le contemporain ne doit pas seulement s'efforcer de distinguer, serait-ce des ombres, dans le noir, mais qu'il est aussi« celui qui est en mesure de transformer le temps et de le mettre en relation avec d'autres temps »2. Tâche que nous supposons partagée par le réalisateur et le psychanalyste. Des auteurs, à la manière de «réalisateurs», apportent leurs questions et leurs analyses, traversant, dans ce parcours, des écrans. Des psychanalystes qui parlent de cinéma, des cinéastes qui sont traversés, dans leurs recherches, de psychanalyse. Tel est le dialogue que cet ouvrage collectif tente d'instaurer afin d'interroger le cinéma au cœur de la question psychanalytique. Car, si Freud ne s'est pas intéressé au cinéma et si l'art cinématographique ne saurait se superposer à l'inconscient du réalisateur, il n'en demeure que le spectateur entend plus ou moins consciemment un film comme venant lui parler de luimême. Le cinéma et la psychanalyse ont des choses à se dire car nous n'avons de cesse aujourd'hui de questionner toutes les articulations possibles entre l 'Imaginaire dont le cinéma signe la technique et le Symbolique qui verra à se constituer à travers et par-delà les opérations imaginaires, et ce, dans une tentative de «démasquer» quelques fragments d'un réel contemporain. Nous nous sommes attachés aux fictions car nous adhérons à

1

Giorgio Agamben, Qu 'est-ce que le contemporain ?, Paris : Rivages Poche, 2008 2 Ibid.

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l'hypothèse que « tout film est un film de fiction »1 : en effet, tout ce qui est filmé a cette particularité d'être absent au moment où le spectateur y a accès ; nous avons, un peu comme lorsque nous élaborons le récit d'un rêve, à faire au reflet des images. Ainsi, voir un film convoque-t-il Réel, Symbolique etlmaginaire.

1 Christian Metz, « Le signifiant imaginaire », Communications, n° 23, « Psychanalyse et Cinéma », Seuil, 1975, p. 31-32.

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Chapitre 1

Affaires de famille

Mommy, une mère inoubliable Fanny Chevalier Dire du film Mommy qu'il est un regard qui embrasse une mère débordée par la violente passion que lui voue son fils «malade» ne suffirait pas, si n'était pas aussitôt précisé son revers : un regard porté au plus près d'un adolescent qui s 'hyperactive du sans-limite de sa mère, qui s'y électrise; un adolescent aux prises directes avec l'indécision fondamentale qui caractérise ce qu'il est pour elle, à la fois tout - et rien. Si Xavier Dolan tient à situer cette relation dans le décor contemporain des diagnostics qui plombent actuellement la clinique de l'enfant et l'adolescent - TDAH, trouble de l'attachement et autres troubles oppositionnels avec provocation - il a le bon goût de ne pas sembler y ajouter foi, de ne pas prendre au sérieux ce que la faiblesse de l'appellation même ne parvient pas à masquer : les coordonnées subjectives du drame d'un adolescent, pris 1c1 dans un insoutenable. L'insoutenable d'être en continu et sans filtre branché à sa mère, une mère qui fonctionne comme une présence excitatrice permanente impossible à éteindre, quasi hallucinatoire, envahissante : «Je pense à toi tout le temps dans ma tête» est l'une des premières phrases qu'il lui dit au moment de leurs retrouvailles, juste après avoir exprimé à quel point il la trouvait belle, à quel point elle embellissait, rajeunissait à chaque fois qu'il la voyait. Usant de ces diagnostics actuels sans les critiquer explicitement, X. Dolan déchire cependant sans crier gare le voile qui couvre habituellement les relations mère-enfant, voile qui tend gentiment à les faire apparaître sur la seule face de ce que Freud nommait le courant tendre ; X. Dolan quant à lui, construit un adolescent étranger au courant tendre, fonctionnant exclusivement sur le registre du courant sensuel, dans une relation ouvertement érotique, par les mots aussi bien que par les gestes, au corps de sa mère. Mais l'inconfort dans lequel ce film plonge le spectateur ne trouve pas seulement son origine en ce

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que nous est donnée à voir à ciel ouvert la dimension incestueuse - généralement si bien refoulée - entre un adolescent et sa mère ; encore est-il à relier au dynamitage d'un autre mythe : celui de l'amour inconditionnel qu'une mère se devrait d'avoir pour son enfant, condition absolue, précisément, pour que cet amour soit reconnu comme spécifiquement maternel. X. Dolan fait ici appel à une fiction juridique par laquelle il introduit sobrement le film, la loi S-14 permettant qu'un parent « responsable d'un enfant à troubles comportementaux sévères [puisse], en situation de détresse financière, de danger physique et/ou psychologique, se prévaloir du droit moral et légal de confier son enfant à tout hôpital public, et ce sans autre forme de procès» - issue à laquelle la mère va recourir à la fin du film. X. Dolan met au défi quiconque de juger cette mère pour sa décision - quel autre recours aurait-elle au regard de l'état de son fils, de la violence dont il peut faire preuve envers sa mère et qui en vient à se renverser en violence contre lui-même? Le film entier tient dans cette tension entre le «jamais» (jamais Die ne ferait ça « à son gars », s 'exclame-t-elle avec assurance en début de film, quand la directrice de l'institution dont Steve va être expulsé fait mention de cette loi) et l'acte final, celui par lequel Die se résout à abandonner son fils - tant« abandonner» se fait le triste synonyme de «confier» quand nul dire n'accompagne l'acte au préalable. Un acte qui ne saurait en aucun cas prendre valeur de séparation, qui ne saurait avoir cette fonction symbolique qui fait visiblement défaut entre mère et fils au point que soit désactivée toute place de tiers entre eux. À se retrouver (re) jeté sans mots, Steve se jette; sa course finale qui le voue à se précipiter hors du cadre de la fenêtre (mouvement dont le terme reste hors champ) s'offre comme seule issue à l'impossible auquel est tenu Steve: celui d'avoir affaire à un Tout inentamable, un Tout que la perte n'affecte pas, un Tout sur lequel l' interdit, le refoulement et le déplacement n'ont aucune prise - Un Tout qu'il a tenté de nommer Mammy. « L 'anwur a rien à voir là-dedans » « La pire chose qu 'on puisse faire à un enfant malade, c'est le croire ou se croire invincible. C'est pas parce qu 'on aime 14

quelqu'un qu'on peut le sauver. L'amour a rien à voir làdedans. » C'est une double hypothèse apparemment paradoxale qui sera soutenue ici, qui tendra à donner à la fois raison et tort à cette phrase prononcée par la directrice de l'institution à Diane en début de film, juste avant les retrouvailles avec son fils. Que l'amour n'ait rien à voir «là-dedans» - si cette dernière expression renvoie à la «maladie» de Steve - est fort douteux ; mais c'est précisément le tour de force qu'opère la manière actuelle d'envisager la psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent, en ce qu'elle procède à un découpage du symptôme en une association de troubles indépendante de toute logique subjective. Cette réduction du concept de symptôme à l'inconsistance de la notion de «trouble» opère l'évacuation du sujet de l'inconscient, et par ce mouvement même, le symptôme se retrouve radicalement délié de ce que la psychanalyse saisit comme étant son terreau et son vivier, à savoir le désir del'Autre. Le parent se retrouve désengagé de tout lien avec son enfant, de tout rapport entre sa façon d'être au monde et la place fantasmatique qu'il est appelé à occuper dans le désir insu du parent. Si la psychanalyse est actuellement critiquée jusqu'à être écartée comme « méthode dangereuse», il n'en reste pas moins qu'aucun sujet ne naît ex nihilo. La psychanalyse situe ainsi le lieu du sujet, le cœur de la trajectoire inconsciente qui commandera sa place dans le monde comme trouvant son ancrage dans la question du désir qui préside à sa venue au monde, et dans la manière dont le sujet s'emploie à déchiffrer cette énigme 1. Donner consistance à la notion de maladie et rabattre sur ce seul versant ces enfants, adolescents et futurs adultes, laisse non seulement intouchée la part de jouissance du parent et la manière dont elle participe au fonctionnement de l'enfant, mais revient en outre à faire de ces sujets des orphelins del'Autre, les rendant par-là absolument indéchiffrables.

1

Jacques Lacan,« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», daris É crits, Paris, Seuil. 1966/1999,: «c 'est comme objet a du désir, comme ce qu 'il a étd pour l'Autre dans son érection de vivant, comme le wanted ou l 'unwanted de sa venue au monde, que le sujet est appeld à renaître p our savoir s 'il veut ce qu 'il désire. », p. 682

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L'amour n'aurait-il vraiment rien à voir là-dedans? Apporter un quelconque crédit à cette affirmation serait resté sourd aux interrogations incessantes de Steve à sa mère, qui portent précisément sur la manière dont elle l'aime, sur ce qu'il est pour elle. Et sourd au fait que ces interrogations se heurtent à des paroles et à des actes côté mère qui restent impossibles à associer entre eux - confirmant alors la certitude de Steve, en deçà de ses interrogations : à savoir qu'aimer « moins » revient à ne plus être aimé du tout, à n'être plus rien. Ce n'est pourtant pas l'amour de Diane pour son fils qui est à remettre en cause, et à ce compte-là, la directrice de l'institution n'a pas tort. C'est bien plutôt la nature de cet amour, qui à l'image de son fonctionnement à elle, pose question : un amour qui n'est pas sans condition (qui a même pour condition que son fils ne soit pas à sa charge, tant elle s'en retrouve démunie), alors même qu'il est sans limite. Cette formule se distingue radicalement de la mère suffisamment bonne de Winnicott, qu'il serait possible de traduire avec Lacan comme étant une mère dont l'amour, sans condition provenant de l'enfant, s'inscrit cependant dans une limite imposée par la manière dont ceuvre le Nom-du-Père pour elle. Or, si Diane est présentée et souvent décrite comme une adolescente, ce n'est pas seulement son image - sa manière de s'habiller, les babioles accrochées à son stylo, sa signature - ou son vocabulaire, mais bien son rapport à la loi qui pourrait l'y apparenter. La transgression est continue dans son rapport à Steve, transgression dont il tente de se défendre, mais qui est à chaque fois démentie ou simplement passée sous silence du côté de Diane - deux manières de ne pas accuser réception de cet appel à la loi, de le faire avorter. Persiste ainsi la toute puissance de la figure maternelle, moins sur le versant d'un effectif contrôle que d'un pur caprice non réglé par une loi, et par la disqualification de tout tiers. Aussi, l'axe de lecture qui soutiendra l' analyse de ce film - en marge de ce qu'a effectivement produit Xavier Dolan, de ce qu'il a ou aurait voulu montrer - fait le choix de considérer que le dénuement de Diane est moins créé par le débordement de Steve que par ce que ce dernier lui donne comme nouvelles inédites de son propre fonctionnement à elle. La part de rejet de Diane à l'égard de son fils révèle l'inquiétante étrangeté qu'il provoque 16

en elle, à présentifier non pas ce qui lui est le plus étranger, mais bien le plus intime - et dont elle ne veut rien savoir. La jouissance sans-limite de Steve fait écho à celle de sa mère, la perpétue, s'y alimente, s'en fait le révélateur ; mais les jouissances de chacun n'en persistent pas moins à ne pas se répondre, à ne pas s'accorder, à ne pas faire rapport. Et le ratage insiste, insoutenable de ce qu'aucun lieu autre, aucun ailleurs ne soit désigné. Petite leçon arithmétique que la psychanalyse traduit de la sorte : il faut du trois pour sortir du un, il faut du trois pour se compter deux. Mais Xavier Dolan nous donne magistralement à voir dans cette relation mère-fils le désastre causé quand le trois est impossible et, par suite de l'opération, le deux intenable, et le un mortel. La passion incestueuse

TDAH, trouble de l'attachement, troubles oppositionnels avec provocation... euphémisme après euphémisme, cette énumération prélevée par X Dolan dans le vocabulaire psychiatrique actuel ne parvient pour autant pas à obturer la prise de Steve dans la jouissance folle de sa mère - proposition qui ne tient qu'à la condition d'entendre ce génitif dans toute l'indécision de savoir qui jouit de qui, indécision qui montre à quel point la relation mère-enfant introduit d'emblée qu'on ne saurait qu'être objet de la jouissance d'aucun sujet pour s'en revendiquer. Ces euphémismes successifs qui prétendent à une valeur diagnostique aujourd'hui ne voilent en rien ce qu'il faut bien appeler la passion de l'inceste, dans toute son explosion adolescente - une adolescence dont on peine à dire qu'elle réactualise chez Steve les enjeux œdipiens, tant ils apparaissent comme n'ayant pas été refoulés. Passion de l'inceste et non pas amour, au sens où celui-ci se définit de faire condescendre la jouissance au désir 1 ; mais ici, nulle condescendance, la jouissance reste pleine, en ce que la perte est tout bonnement niée. 1

Jacques Lacan, Le séminaire livre X, L 'Angoisse, Paris, Le Seuil, 196263/2004: « Seul l' amour permet à la jouissance de condescendre au désir », p.209.

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L'affiche du fihn à elle seule nous renseigne sur ce dont il est question: la possibilité même de l'inceste, dont la condition de franchissement reviendrait entièrement au fils. Si les lèvres de la mère et du fils sont, au sens le plus premier, à un doigt du baiser charnel, ce doigt dénué de toute valeur métaphorique - pauvre et fragile barrière qui ne saurait en rien avoir valeur d'interditest bien celui de Steve et il ne tardera pas à tomber, consommant l'inceste par un geste qui laisse Die certainement démunie, mais surtout silencieuse. Mais la dimension érotisée permanente qui existe entre eux deux ne nécessite nullement ce passage à l'acte pour être qualifiée d'incestueuse - et si certains auteurs ont qualifié cette relation comme « aux limites de l'inceste», cette limite n'est rien d'autre que celle créée par leur propre refoulement. Cette limite n'existe pas pour Steve, et le baiser n'est que la manifestation ostensible de tout ce qu'il lui dit et de ce qu'il agit déjà, notamment quand il danse avec elle sur l'air de Céline Dion,jusqu'à lui toucher la poitrine. L 'inceste ne saurait se laisser indexer à la seule consommation génitale quand ce sont ses conditions de possibilité qui en font la force agissante, et qu'elles se situent ailleurs : dans le « ni oui ni non» qui fait la réponse de Diane aux multiples déclarations passionnées de son fils, ou plutôt un« non» sans garantie del 'interdit, pour elle, qui le rend, lui, proprement dingue. Une réponse maternelle se jouant sur un ton unique, celui d'une esquive qui s'effectue toujours sans un mot, rendant le repérage de son désir impossible, nourrissant la folie du fils. Diane ne dit rien, etc 'est d'ailleurs sa caractéristique principale: ce bruit incessant qu'elle produit dans sa relation à l'autre, sa parole ininterrompue, ce verbiage haut en couleur, qui ne dit rien. Diane laisse faire la passion de son fils, la laisse suspendue dans une non-réponse, mais d'une façon plus active - qui renverse quelque peu la perspective - elle se montre également d'une rare intrusion dans l'intimité de son fils. La scène où elle entre sans frapper dans la chambre de Steve en est l'illustration exemplaire - scène où l'on voit Steve se défendre en ayant recours à la loi commune (frapper avant d'entrer), que sa mère feint d'avoir respectée (elle dit avoir frappé, ce qui va à l'encontre de ce que montre le fihn). Si le silence est sa non-réponse privilégiée, le démenti est alors sa réponse favorite, et nulle prise n'est possible sur cette mère

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inentamable. Elle fera à nouveau référence à sa masturbation dans un contexte absolument autre et d'une manière tout à fait hors de propos, comme pour le remettre à sa place, là où précisément elle récuse tout ordre symbolique. Elle intruse la vie sexuelle de son fils, et en miroir, elle le convoque dans ce que l'on pourrait mal nommer sa vie de femme. Le fait qu'elle exige la présence de son fils lors de la sottie avec l'avocat laisse perplexe, dans la mesure où elle semble moins avoir besoin d'un éventuel rempart que besoin de situer Steve en position de voyeur de ce qu'il lui coûte afin qu'il en paie le prix, en lui imposant que son regard pénètre dans sa vie sexuelle. La réaction de Steve est sans surprise, à la suite d'une scène absolument insoutenable où il lui déclare une fois de plus un amour qu'elle n'écoute pas : il vrille au moment où elle touche le corps de Paul, l'avocat. Elle s'assure ainsi, à son corps défendant, qu'aucun tiers ne fera le poids à s'immiscer dans leur hainamoration, qu'aucun terme humain ne sera mis à leur désastre. La réponse de la mère à la passion de son fils sera un acte définitif, encore une fois dénué de toute parole, celui de l'abandonner à l'hôpital public - elle le fait, elle le dément (elle a changé d'avis, dit-elle, quand elle voit les infirmiers s'emparer d'un Steve non prévenu), mais ne défera pas dans les actes ce qu'elle a démenti par les mots. Un abandon, un dé-placement qu'il s'agit d'entendre comme une coupure en lieu et place d'une séparation impossible mais nécessaire, comme l'acte par lequel elle pose une limite à l'illimité de la passion entre elle et son fils. Cette réponse de la Diane est la conséquence d'une série de moments dont il s'agit de reconstruire la logique, autour de la question fondamentale de savoir comment Steve s'inscrit dans le désir de sa mère, comment il s'y repère. Le trois, impossible

Si Lacan formule, dans son retour à Freud, qu'il n'y a pas d'Œdipe sans parler du père1, son geste original consiste à 1 Jacques Lacan, Le séminaire livre V, Les formations de l'inconscient, Paris, Le Seuil, 1958-59/1998: « n'y a pas de question d 'Œdipe s'il n'y a p as de père,

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inaugurer le procès œdipien dès le premier temps de la relation mère-enfant dans une triangulation qui excepte le père : « être ou ne pas être le phallus » est la question de ce premier temps, supposant une logique radicale du tout ou rien puisqu'il n'est nulle manière d'être autre que d'être le phallus. Sans reprendre le détail des trois temps de l'Œdipe tels que Lacan les déplie, il semble que le père de Steve semble avoir clairement occupé un rôle, si ce n'est une fonction, puisque sa mort est posée comme à l'origine de la décompensation « psychopathique » de son fils. La séquence que l'on peut reconstituer dans les confidences à demimot de Diane à Kyla est la suivante : la mort du père suit de trois semaines seulement le diagnostic de sa maladie, et les agirs et le diagnostic du fils suivent de près la mort du père - recours à l'agir dont on peut faire l'hypothèse qu'il prend la place d'un deuil impossible. :Mais quoique la figure du père de la réalité semble clairement investie - Steve ne cesse d'évoquer ce père, et l'une des premières choses qu'il fait en arrivant chez lui est de chercher les photos de son père (et par un habile jeu de cadrage, on voit le reflet de Steve se superposer à l'image du père sur une photo) - la métaphore paternelle, quant à elle, ne semble pas opérer. Aucun terme ne s'est substitué au Désir de la Mère, qui perdure à faire loi, loi non réglée à laquelle Steve reste assujetti. Directement branché au désir de sa mère sans médiation et sans au-delà, directement branché à ce qui se maintient comme pur caprice de la mère et à ce titre, à sa toute-puissance, Steve brûle d'amour et hurle de détresse au rythme du on/off du désir maternel, tant la présence ou l'absence de ce désir équivaut à être ou ne pas être, à vivre pour elle ou à mourir sans elle. Le drame de Steve est de se heurter à une mère qui ne manquerait de rien, à une mère inentamab le dans le désir de laquelle il ne trouve nulle place où se loger, condition pour pouvoir se séparer d'elle. Encore s'agit-il de souligner que la toute-puissance de la figure maternelle avec laquelle Steve est aux prises est totalement déconnectée de l'impuissance de Diane face à son fils - une impuissance tout à la fois avouée et démentie par le recours qu'elle a aux institutions dans lesquelles elle« loge» son fils. Le et inversement, parler d'Œdipe, c 'est introduire comme essentielle la fonction du père ». p.166

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fihn est borné par ces institutions qui ratent à faire tiers autrement que dans le réel; il s'ouvre en effet par l'expulsion de Steve du centre correctionnel dans lequel sa mère l'a placé- ce qui nous enseigne que si les passages à l'acte à l'extérieur donnent un droit d'entrée dans l'institution, les passages à l'acte à l'intérieur de l'institution garantissent visiblement le droit de sortie, au grand bonheur de Steve et au dam de sa mère. Cette expulsion qui fait le début du film précipite Steve dans les bras de sa mère qui ne sait qu'en faire, bien encombrée par cet objet qu'il est pour elle - et le fihn se clôt par la réplique sans surprise de cette expulsion: un placement à l'endroit d'où rien ne le fera sortir, si ce n'est la parole de la mère. Les institutions en jeu se révèlent là dans leur impuissance à pouvoir assurer une quelconque fonction symbolique en l'absence du consentement de la mère à ce qu'ils occupent cette place, dans la pure continuité de cette opération de désactivation de tout tiers à laquelle Diane semble contrainte dans le lien à son fils. Et Kyla ne fait pas exception à cette règle : si sa présence produit une respiration dans le film, si sa présence fait croire à l'horizon d'un possible, Kyla ne s'interpose jamais dans le couple mère-fils, elle ne fait pas tiers. Plutôt se pose-t-elle comme double maternel, dans sa version winnicottienne de mère suffisamment bonne, tout en sachant habilement éviter la dangereuse place de rivalité à laquelle Steve la convoque d'emblée par rapport à Diane, et à laquelle celle-ci ne reste pas indifférente; la relation ente Steve et Kyla s 'inaugure par un acte de soin, soin de la blessure que la mère vient d'infliger à son fils dans un moment de détresse et de défense face à sa violence, et Diane ne s'empêchera pas de signifier qu'elle aussi a une trousse de secours, qu'elle aussi aurait pu le soigner. Kyla soutient Diane dans sa position de mère jusqu'au point de s'en faire la complice en épousant le silence qui accompagnera le trajet conduisant au placement- acte qui pour Kyla fait rupture, en ce qu'il décidera pour elle de son départ pour « ne pas abandonner sa famille ». Le mot est prononcé, et le sous-entendu terrible («abandonner sa famille ».. comme toi). Le personnage de Kyla est présenté comme l'autre face de Diane, son envers - une mère intrinsèquement marquée par la perte, celle dont on croit 21

comprendre qu'elle a perdu un fils (quoique ce ne soit jamais énoncé, soulignant encore à quel point la perte n'est jamais traitée autrement que par l'impossible à dire), et qui en perd la parole. Ce symptôme d'une parole qui ne sort pas, qui peine à se dire peut se penser comme la face manifeste de ce qui reste latent chez Diane, dont le babillage bruyant et incessant ne fait jamais que recouvrir ce qu'elle ne dit pas, mais ce symptôme témoigne d'un rapport au manque et à la perte diamétralement opposé. Le deux, intenable L'affiche scelle un temps crucial de la logique dramatique du film puisque ce presque-baiser suit immédiatement le seul et unique moment où Diane se montre affectée par la perte, alors qu'elle vient de se faire renvoyer de son travail. Sa mère pleure et Steve s'engouffre dans cette ouverture du manque pour venir le combler et y constituer sa place: il va prendre soin d'elle. La « scène du collier», stupéfiante en ce qu'elle donne à voir pour la première fois la mesure des déclenchements de Steve, en ce qu'elle révèle brutalement ce que Die sait déjà quant à elle, à savoir la valence destructrice de la passion de Steve à son égard, est à entendre comme conséquence directe de cette scène précédente («je t'avais dit que je prendrai soin de toi»). Mais cette brusque mise à découvert laisse dans l'ombre, laisse à déchiffrer ce qui cause cette bascule chez Steve, qui touche moins à l'accusation de vol faite par sa mère qu'au refus qu'elle oppose au don qu'il lui fait. Refus, certes, de la place qu'il prend, mais refus, surtout, de la place à laquelle il l'appelle, de cette place qu'il nommeMommy. Le soupçon maternel qu'il s'agit là d'un vol ravale le collier au rang d'objet là où c'est son inscription et sa portée symbolique qui sont enjeu, et ce soupçonlà semble éveiller chez son fils non pas un soupçon en retour mais la certitude qu'elle le refuse, lui tout entier, en refusant le don qu'il lui fait de la reconnaitre comme sa mère. Ce hiatus de registre empire encore de ce qu'il provoque chez Diane l'expression d'un double clivage: d'une part, un clivage de Steve entre ce qu'il serait et sa «maladie», quand elle évoque les «calmants» qu'il devrait prendre (annulant par-là que l'explosion de son fils pourrait avoir valeur de réponse à son 22

refus à elle). Et d'autre part, un clivage entre énoncé et énonciation de par l'usage qu'elle fait brusquement, pour tenter de le calmer, du mot «Maman» pour se désigner elle-même, comme si elle savait bien ce qu'une mère devait répondre, mais qu'il ne s'agissait pas d'elle, qu'elle n'y était pas. Diane n'entend pas ici à quel point cette manière de se dédoubler rentre en plein dans l'indécision fondamentale que son fils tente de régler en la nommantMommy, et que la flambée de Steve a intimement à voir avec l'impossible qu'elle oppose à être interpelée à cet endroit. Ce double clivage signe une défausse, côté mère, désubjectivante pour eux deux et avec laquelle Steve se débat. Si l'intenable d'être deux se tempère temporairement par le soutien de Kyla, il est à nouveau et définitivement remis en crise lors de la soirée avec l'avocat et la scène du karaoké. La réponse de la mère au forçage de la position de tiers qu'opère Paul est immédiate - quand il en vient à gifler Steve, elle gifle Paul en retour et l'insulte, le plan de la caméra la montrant du même côté que son fils, tous deux contre l'avocat. Exit Paul. «Personne peut nous aider, y a juste toi et moi », dira Steve ; le « juste toi et moi» est insoutenable pour Diane et son changement de position (face à lui puis dos à lui) est tout aussi soudain que sa réaction envers la gifle de l'avocat. Diane craque, et pour le coup, dit quelque chose de ce qu' il est pour elle : son seul problème, la cause même de sa perte («Moi, j'en ai pas de problème, comprends-tu?[. ..} Moi, mon problème dans la vie, sais-tu c 'est quoi? C'est toi, Steve l J'ai plus de job à cause de toi. J'ai plus de cash à cause de toi. J'ai plus de vie à cause de toi. ») Diane finit sa harangue - « tape toi /'mongol, tape-toi !'putain de mongol! » - se calme, se retourne : Steve a disparu. S'ouvre à cet endroit un gouffre pour Steve : « ça se peut qu'un jour, tu m 'aimes plus(..) mais moi,je vais toujours être là pour toi. Moi, t'es ma priorité. » Amour inconditionnel, priorisation absolue... des paroles que l'on s'attendrait à entendre dans la bouche d'une mère à son enfant plutôt que dans la bouche d'un fils à sa mère - renversement des bouches en miroir, bouches qui achèvent leur mise en confusion dans un baiser. Ce sont en effet sur ces mots qu'il embrasse sa mère qui, probablement sidérée, met un temps à se dégager et disparaît à son tour, sans rien en dire. Outre la confusion des places et des générations dont 23

témoignent ces mots et ce baiser, le gouffre s'ouvre pour Steve de ce quel' amour maternel s'offrirait à lui sans aucune gradation ni nuance, révélant par-là que cet amour ne s'inscrit pas dans la logique bornée par la castration : ce n'est pas qu'elle pourrait moins l'aimer, c'est qu'elle pourrait ne plus l'aimer du tout logique du tout ou rien réglée sur l'apparition/disparition de sa place dans le désir de la mère. Sa tentative de suicide dans le centre commercial - conséquence de ce que Diane dit de ce qu'il est pour elle, et de ce qu'elle ne dit pas quand il l'embrasse - ne se fait pas encore le signe de son lâchage par l'Autre, mais semble constituer une ultime stratégie de vérification face à l'indéchiffrable désir maternel : « sans doute le "peut-il me

perdre" est-il son recours contre l'opaciti de ce qu'il rencontre au lieu de l'Autre comme désir »1 - pour reprendre, ici dans un sens radical, ce que décrit Lacan de l'opération de séparation en lien à celle de l'aliénation. La mise en jeu de sa propre perte est le seul objet qu'il reste à Steve pour sonder sa possible inscription dans le désir de sa mère : « toi et moi on s'aime encore, hein?» demande-t-il, par terre, les veines tranchées. « Nous deux, c'est ce qu 'on fait de mieux, mon homme. » Comment Steve peut-il s'y retrouver, quand il est par éclipse tout («mon homme») et rien(« !'putain de mongol») pour sa mère? L'amour de Diane pour son fils est irréfutable mais à vouloir éviter la menace funeste portée par l'amour de Steve, à vouloir éviter l'infernal «nous deux», l'intolérable «toi et moi», la décision de Diane de placer Steve et le mutisme dans lequel s'opère cette décision vont en précipiter l'issue. Car se retrouve tranchée par ce geste l'insupportable coexistence des deux objets qu'il est simultanément pour elle -tout, et rien; objet comblant, objet en trop; « mon homme» et « l'putain de mongol» - au bénéfice mortel du second.

1

Jacques Lacan,« Position de l' inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil.

1966/1999, p.844.

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Le un, mortel « Tu mérites vraiment mieux qu'un taré de mongol comme moi. » Steve, à l'hôpital, en camisole de force et sous camisole chimique, laisse un message à sa mère. Mère qui n'a pas répondu à son appel, de même qu'elle n'est visiblement pas revenue sur sa décision de le placer, contrairement à ce qu'elle avait annoncé («j'ai changé d'avis», disait-elle aux infirmiers qui s'emparaient de Steve de force). Si dans la forme, l'ensemble de son message de repentance ressemble par trop à un script attendu, une leçon apprise par cœur, un discours de culpabilité comme plaqué, l'expression « taré de mongol» indexe le fond d'authenticité à ce qui n'est plus un appel au secours ou une demande d'amour, mais un message d'adieu. Cette expression par laquelle il se désigne accouple ce qu'il disait ne pas être (un taré) et ce que sa mère a dit qu'il était (un mongol), en un consentement qui signe une identification dangereuse à l'objet qu'il croit être pour elle. Le« taré de mongol» qu'il est devenu est certainement l'autre nom intime de « l'objet en trop», de l'objet sans lequel tout irait bien («Moi, mon problème dans la vie, sais-tu c'est quoi? C'est toi, Steve!»); il est leur nom composé pour le déchet auquel il s'identifie une fois que s'est confirmé pour lui le lâchage de l'Autre; un objet bon à jeter, à ne pas trouver le manque dans lequel se loger chez sa mère. Le lâchage et les médicaments le privent de ses défenses maniaques, mettant à nu le risque mélancolique dans lequel il a versé. L'appel de Steve à sa mère reste sans réponse. Elle est occupée ailleurs et cette activité, associée à l'annonce du départ de K yla, met en scène un motif qui insiste tout au long du film : sa manière de traiter la perte - sa manière de «dealer», comme elle le formule elle-même. Le comportement de Diane face à Kyla est insoutenable de fausseté, une surexcitation surjouée qui se brise, une fois Diane seule, dans la défiguration monstrueuse qui l'assaille à la venue des la1mes, monstrueuse de défense contre une manifestation de détresse qui viendrait célébrer les retrouvailles avec la perte. Cette scène met à découvert la modalité de négation qui règle son rapport à la perte - traitement par le désaveu, le démenti : «je gagne - dit-elle. Sur toute la ligne. Je sors gagnante de ça. Tout le monde est gagnant». Une

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négation qui opère sur le verbe par renversement, sur le sujet par indécision, sur l'objet par annulation : «gagner» prend la place de« perdre»; le sujet est flouté dans l'extensibilité qui fait passer le «je (gagne)» à un « tout le monde (est gagnant)»; quant à l'objet de la perte, Steve, il n'est tout bonnement pas mentionné, proprement annulé, à moins qu'il ne soit rapatrié par forçage dans « le tout le monde». La perte n'opère pas comme telle pour Diane - et c'est bien ce à quoi Steve a eu affaire: à une place horsperte, à une place qui ne pouvait que s'avérer être un« en-trop» de ne pouvoir s'inscrire dans le manque, condition même d'un désir pris dans la loi. Le désaveu face à la perte se joue selon une double modalité et éclaire l'éclipse par laquelle Steve est tour à tour hissé au rang d'objet fétiche et rabattu au rang d'objet déchet. Il éclaire également les enjeux du placement pour Diane, geste qui se fait à la fois reconnaissance de l'invivable de ce lien et en même temps, maintien de cette relation - mais à distance, reportée à l'horizon d'un « plus tard » figuré par les rêveries qui l'accompagnent pendant le trajet vers l'hôpital. Dans l'un des rares moments où l'écran s'ouvre tout entier, ces rêveries maternelles - étonnantes d'une normativité bien lointaine du chemin qui semble être le sien, sortes de clichés idéaux semblent rendues possibles à la seule condition de la couper d'elle. Le placement, s'il peut se lire sur un certain plan comme l'aveu d'une limite que les passages à l'acte incestueux et possiblement mortels de Steve imposent à Diane, ne se joue pas seulement dans l'absence de toute préparation ou explication; ce mutisme se couple encore de paroles qui démentent l'acte à venir : « ça arrive pas dans la vie d'une mère qu'elle aime moins son fils; la seule affaire qui va arriver, c 'est que je vais t'aimer de plus en plus fort ». Et à la manière des contes dans lesquels les enfants se faisaient abandonner dans la forêt à la faveur d'une promenade, le chemin de l'abandon est annoncé par Die comme étant celui d'un « beau voyage». :Mais les forêts dans lesquelles étaient abandonnés les enfants des contes d'autrefois n'avaient rien de désert, elles étaient peuplées, proprement saturées d'une menace : la dévoration par l'ogre ou la sorcière, figures propices à localiser l'horreur ailleurs que dans les figures parentales, ce qui soulève la question de mesurer les effets produits lorsqu'à la voracité effrayante de l'ogre se substitue l'hygiénisme de la santé 26

mentale comme mode de traitement de l'enfant abandonné; lorsque les enfants abandonnés par leurs parents ne sont plus des objets bons à manger pour les ogres et les sorcières, mais de purs objets détraqués « (tu me balances ici comme une putain de merde de déchet»), jetés dans la poubelle d'un hôpital public qui aseptise le rapport à la jouissance au nom d'un «bien» obscur (« c'est pour ton bien», lui répond Diane). Obscur en ce qu'il vise à prendre en charge l'enfant au nom de la détresse ou de la mise en danger du parent1 selon un motif versé au compte de l'enfant dit« à troubles comportementaux sévères», au prix alors de méconnaître que le symptôme de l'enfant « se trouve en place de répondre à ce qu 'il y a de symptomatique dans la structure familiale2 ». Si la décision de Diane tranche pour Steve dans le vif de la double place qu'il occupe pour elle(« tu m'aimes plus, tu veux plus de moi »), cette décision de placement, de son côté à elle, semble avoir moins pour visée de la débarrasser de son fils que de le mettre en réserve - le laissant par là en suspens, dans l'indécision de son tout ou rien. Conservé et jeté dans le même geste, comme on place des effets dont on ne sait quoi faire dans une cave, ou un bébé dans un congélateur, pour le consommer plus tard, quand on aura cet appétit-là. Pour Die, la perte est exclue, ce qui ne fait d'elle ni une mère «idéale» - celle qu'invente le mythe de l'instinct maternel aussi bien que celui de l'amour inconditionnel des mères - ni une Médée : Diane ne se sacrifie pas pour son fils et ne sacrifie pas non plus son fils pour une cause qui lui serait supérieure, car Die n'est pas prête à perdre quoique ce soit. Par ce placement, elle tente de mettre son fils en réserve, à défaut de pouvoir s'en séparer - seule condition pour le loger quelque part Persiste ainsi pour elle la méconnaissance de ce que Steve présentifie par ses multiples «troubles» : qu' il est un symptôme à défaut d'avoir pu s'en forger un, qu'il est son symptôme, voire même qu'il incarne par ses «troubles» la vérité de l'objet qu'il

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Selon la loi dystopique présentée en début de film. Jacques Lacan, « Note sur l' enfant », dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 1969/2001 , p.373.

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est pour elle 1- objet par trop encombrant dont elle ne peut que se débarrasser, acte qui vérifie à quel point l'enfant, quand il occupe cette position pour la mère, « aliène en lui tout accès possible de la mère à sa propre vérité2 ». Un impossible renoncement au tout

Si Freud n'hésitait pas à affirmer que la relation mère-fils était, de toutes les relations humaines, « la plus parfaite, la plus éloignée d'ambivalence3 », la relation de Diane et de Steve filmée par X. Dolan met à tout le moins un lourd bémol à cette croyance, en ce qu'elle montre l'insupportable, le cauchemar de la «satisfaction» quand celle-ci, précisément, s'inscrit hors limite. Est ainsi rappelé au spectateur à quel point la fusion ne constitue un Eden, ne constitue le lieu mythique pacifié d'une complétude incomparable qu'à la condition que la fusion soit précisément perdue, manquante, et alors seulement, désirée parce qu'enfin inaccessible. Mais la voie de la fusion reste ouverte pour Steve, quitte à se jeter dans la gueule vorace de la mort, seul lieu restant où loger son appel de détresse à un «tout» sans cesse promis, toujours impossible, mais jamais interdit. Dans la dernière scène, le film prend le relai des défenses absentes de Steve et s'empresse de dénier la solution mélancolique en lui donnant une portée salvatrice - et le saut final, hors champ, qui se résume à une course effrénée de vie vers un horizon invisible, s 'impulserait moins du désespoir d'être perdu pour l'Autre que d'un élan soutenant les noces à venir avec la seule jouissance pleine; non pas celle de l'inceste, repoussée plutôt qu'interdite, mais celle que seule la mort assurerait, sous le nom de liberté. 1

Ibid. « L'enfant devient l'« objet» de la mère, et n'a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet». 2 Ibid. 3 Sigmund Freud, « La féminité », dans Œuvres Complètes Françaises de Psychanalyse tome XIX, Paris, PUF, 1932/1995 . "Seul le rapport au fils apporte à la mère une satis.faction illimitée. C'est d'ailleurs la plus pw:faite, la plus facilement libre d'ambivalence de toutes les relations humaines... ».

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Bibliographie

Sigmund Freud, « La féminité», dans Œuvres Complètes Françaises de Psychanalyse tome XIX, Paris, PUF, 1932/1995. Jacques Lacan, Le séminaire livre V, Les formations de l'inconscient, Paris, Le Seuil, 1958-59/1998. Jacques Lacan, Le séminaire livre X, L 'Angoisse, Paris, Le Seuil, 1962-63/2004. Jacques Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», dans Écrits, Paris, Seuil. 1966/1999. Jacques Lacan, « Position de l'inconscient», dans Écrits, Paris, Seuil, 1966/ 1999 Jacques Lacan, «Note sur l'enfant», dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 1969/2001.

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Mettre en scène le transfert au féminin : puissances imaginatives du hors-champ Joy Séror «Persona swap films»; tel est le concept forgé par la journaliste new-yorkaise Miriam Bale1, en 2011, et qui met en lumière un type de films, considéré alors comme une forme de sous-genre2 (subgenre). Celui-ci présenterait le plus souvent deux personnages, féminins, initialement présentés comme distincts, chacun étant incarné par une actrice différente. Ces personnages présentent dans un premier temps des destins croisés, et, au fil du récit, en viennent à intervertir leurs rôles, à échanger leurs identités, ou à la confondre en une seule et même protagoniste. Les frontières de rôles entre ces deux personnages distincts en deviennent ainsi poreuses. Le terme de «persona», entendu étymologiquement comme masque invoque ici avant tout les rôles fictionnels tenus par ces deux personnages féminins. Ils apparaissent le plus souvent comme « polarisés » entre deux univers opposés (Haskell3, 1987, Fischer4, 1989, Basinger5, 1993). Ce constat rappelle également la dialectique ou le tiraillement de l'identité tel que problématisé par J. P. Sartre : « ce que l'on fait soi-même de ce que les autres ont fait de

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Miriam BALE,« Persona swap, part. 1: Past », Joan's digest, URL complète en biblio. 2 Robbie C0LLrN, « When two women become one: is the « persona swap » cinema's tiniest, kinkiest movie genre?», The Telegraph, 27 juin 2016, URL complète en biblio. 3 Molly HASKELL, From Reverence to Rape: The Treatment of Women in the Movies, Second edition., Chicago, University of Chicago Press, 1987, pages 94-107. 4 Lucy FISCHER, Shot/Countershot: film tradition and women 's cinema, Princeton, Princeton UP, 1989. 5 Jeanine BASINGER, A Woman 's View: HowHollywoodSpoke to Women, New York, Knopf, 1993.

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nous » 1 : ces fictions font le récit de ce tiraillement entre subjectivité et persona entendu comme «faux-self» (Winnicott), ou masque social, qui colle tant à la peau de l'un de ces personnages féminins, que la fuite vers un ailleurs, un« hor-là », un « hors » de soi se fait nécessité, et l'autre devient un horizon d'ailleurs. Le second personnage féminin en ce qu'il incarne une part autre, différente, ou une polarité non explorée du premier personnage, dans la lignée des fictions de personnages doubles, littéraires comme cinématographiques fait alors l'objet d'une projection, ou d'un transfert. Ces dimensions sont au cœur de la question du transfert en jeu dans ces fictions de personnages doubles, au féminin et qui permet de traduire le terme de «persona swap» en « films de doublement». Ce dernier terme apparait comme un équivalent de «transport», portant avant tout l'idée d'un port, d'un point à un autre, d'une entité2, et qui rejoint cette transmutation de rôles à l 'œuvre dans ces films. La définition première et cette même mise en mouvement d'un élément d'un point A vers un point B, proche de cette idée de passage se retrouve également dans la définition psychanalytique du terme transfert, où, comme le précisent J. Laplanche et B. Pontalis 3, ce terme, dans son acception première, rejoint la conception freudienne d'un schéma bipartite qui se met ainsi en place entre deux individus. Il est pensé avant tout comme un phénomène à l'œuvre entre l'analyste et l'analysant et dans lequel le désir inconscient de ce dernier se déploie. Une énergie pulsionnelle, la libido, se trouve investie, et se fixe sur la personne de l'analyste, considéré comme un « nouveau support de projection et de représentation présent et disponible pour

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Jean-Paul SARTRE, Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimaid., Paiis, 1952. Cf « T. de Finance et de Commerce. Acte pai lequel on déclaie transporter à un autre la propriété d'une rente sur l'État, d'une action de la Banque, etc., ou d'une marchandise en entrepôt. Le transfert des rentes se fait sur les registres du Trésor. Les formalités du transfert ont été remplies. Opérer un transfert.» 3 ème édition, Académie Française, 1935. 3 Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PoNTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Se éd., Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, 2007, p. 492. 2

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attirer certaines particularités de sa vie psycho-affective. »1. La question de l'identification à l'autre, schème narratif présent entre les deux personnages féminins, mais également effet de projection de l'un vis-à-vis de l'autre, dans toute la dimension d'opposition, de division, de polarités voire de rivalités que cela peut introduire, est également centrale. Toutefois, c'est la question du transfert tel qu 'éclairé a posteriori par J. Lacan qui met en lumière ici davantage les notions de projections et d'identifications à l'œuvre dans ces films, nouées autour de la notion d'imaginaire, l'un des trois registres essentiels (le réel, le symbolique, l'imaginaire), et marqué par la «prévalence de la relation à l'image du semblable »2 . Ce terme, ajouté au registre de ces « films de doublement», petmet également de mettre en lumière l'œuvre d'Ingmar Bergman, Persona, et qui semble se poser comme « archétype3 », ou « film premier» dans cette chaine de films signifiants qui, par la suite, et au fil de l'histoire du cinéma, depuis les années 1960 jusqu'à aujourd'hui, s'ancrent et se teintent de ses colorations. Persona (1966) célèbre cette notion de persona, entendue comme masque faisant résonner une voix, ici, celle de l'actrice Elisabet, devenue mutique, à la suite d'une représentation théâtrale d'Electre. Il invoque également ces questions de masques sociaux et de «faux-self», puis de distorsion d'identité et d'images de soi avant tout liées au rôle et à la fonction sociale de chacune de ces protagonistes féminines. Ainsi, les rôles et masques s'intervertissent subtilement, entre la patiente, Elisabet, prise d'un mutisme observateur et la soignante, Alma : à l'inverse, elle se trouve prise dans une logorrhée, coincée entre l'intime et l'automatôn, schème qui n'est pas sans rappeler la dynamique de la cure analytique. Ce film, à l'atmosphère « onirique », et mettant en avant la « subjectivité » des personnages, présentée comme ressenti, expérience intérieure ou voyage mental, évoque alors un premier 1

Sigmund FREUD et Olivier MANNONI, L'amour de transfert: et autres essais sur le transfert et le contre-transfert, Paris, Editions Fayot & Rivages, 2017, page 19. 2 Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PoNrALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., page 195. 3 Référence de Miriam Bale au centre du« persona swap film ».

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type de «transfert» psychanalytique. Ce transfert évoque avant tout un imaginaire, une projection de l'une des protagonistes envers l'autre, et avant même que les deux personnages n'interagissent: la scène première de mise en relation de cellesci fera l'objet d'une analyse précise. Cette projection sera rapidement liée, si l'on suit une posture de « psychanalyse appliquée», aux positions énoncées par J. Lacan dans le Séminaire XI, comme projection face au « sujet supposé savoir 1 ». Ici, en termes fictionnels, dans le cas précis du film de Bergman, celui-ci s'opère entre les deux personnages féminins, non dans le sens classique et attendu de la patiente (Elisabet) envers la soignante (Alma), mais plutôt dans le sens inverse; Elisabet devient, par effet de miroir, à travers son silence, le «sujet supposé savoir» censé connaître ou déceler l'aliénation du sujet dans son rapport à l'autre, et vis-à-vis duquel Alma se débat, prise dans l'aliénation spéculaire qu'elle présente face à cet Autre qu'elle souhaite connaitre et faire parler. Dès lors, on peut s'interroger sur la manière dont est mise en scène, très tôt, dans la diégèse, cette tension ou cette dynamique à l 'œuvre entre ces deux personnages féminins ; comment manifester cette projection d'un personnage envers un autre, quelle poïétique peut être mobilisée afin de dévoiler cette tension comme ce dévoilement progressif de l'autre devenu Autre? En quoi le «hors-champ» occupe-t-il une place centrale dans cette attente et ce jeu de dévoilement du personnage ? L'enjeu est précisément d'étudier et d'analyser les manifestations esthétiques de ce lien que l'on peut qualifier de « transférentiel » entre ces deux personnages féminins, mais également d'observer la répétition ou la reprise, l'écho de certaines formes esthétiques d'un film à un autre, situé dans le spectre de ces « films de doublement» ou de « transfert » ; dès lors, le terme de « transfert » appelle un autre signifiant, où cette matière filmique semble se transporter pardelà les œuvres, et faire retour, sous d'autres formes, déplacées, condensées, sublimées, d'un film à un autre, d'une décennie à une autre, et d'un réalisateur à l'autre.

1 Jacques LACAN, Le séminaire de Jacques Lacan {Livre XI], Paris, France, Éditions du Seuil, 1973.

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Nous observerons ces diverses manifestations du transfert dans cette scène précise, issue de chacun de ces films : la rencontre augurale entre les deux personnages féminins, qui semble cristalliser ces thématiques 1. L'analyse sera nouée autour de trois œuvres, dans un ordre chronologique: Persona, D'I. Bergman, comme œuvre princeps, Another woman, de Woody Allen (1988), et Sibyl, de Justine Triet (2019). Ces trois films offrent également une place privilégiée et un traitement frontal des univers larges de la psyché : psychiatrie, psychologie et psychanalyse, chacun des protagonistes étant lié à ces domaines. Ces œuvres brassent également un imaginaire du transfert et de l'acte analytique nourri par ces cinéastes au fil des décennies. 1/Persona: Envisager l'Autre, retarder son apparition

La première rencontre entre Alma et Elisabeth coïncide avec le début du film, à la suite du célèbre prologue qui juxtapose et réunit les deux images de femmes pour la première occurrence, aux prises du petit garçon joué par Jorgen Lindstrom. La séquence analysée ici peut être décomposée en deux parties : le récit du traumatisme d'Elisabet à Alma par la médecin d'une part (8 plans), et la première interaction entre Alma et Elisabet d'autre part( 4 plans). D'emblée, l'attente et la projection imaginaire sont les composantes essentielles de cette scène : la rencontre entre les deux personnages est ainsi précédée d'une sorte de «prologue» qui permet d'introduire le personnage central d'Elisabet auprès d' Alma et du spectateur, sans qu'elle ne soit pourtant présente à l'écran. D 'entrée de jeu, Elisabet est donc un personnage, un rôle, associé à aucune réalité précise qui serait d'emblée révélée par sa présence. Elle est une description qui existe avant tout par un discours rapporté, à travers le récit que la médecin fait d'elle, et plus particulièrement de ses réactions à la 1

Cette scène primordiale n' est pas sans rappeler le topos littéraire de la

« rencontre avec le double », présente dans la plupart des grands récits de doubles issus de la littérature du XIXème siècle, et notamment le Double, de Dostoïevski, ou encore le Horla, de Maupassant, dans une rencontre au miroir marquée par un reflet manquant, et qui dénote une forme d'expérience psychotique ou d'hallucination aux allures fantastiques, comme dans les nouvelles d' Edgar A. Poe.

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suite de cette représentation. Elle se trouve médiatisée par le discours d'une autre, d'un Autre institutionnel incarné par la médecin, qui forge une image, déjà fictionnalisée, dans son rôle de comédienne, comme dans le dire dans lequel elle s'insère d'emblée1. Ce long moment d'entretien qui précède la rencontre effective avec ce personnage mystérieux permet ainsi de créer un espace d'attente de la part du protagoniste comme du spectateur, et d'alimenter le fantasme autour de ce personnage qui existe avant tout à travers un discours rapporté, aliénée dans une image abstraite avant de devenir un sujet présent à l'écran; elle est avant tout « ce que les autres ont fait d'elle2 », et le dispositif cinématographique d'impression en gros plan de son visage, parée de son rôle d'Electre, le souligne rapidement. Auparavant, un autre dispositif de morcellement des plans, perceptible au fil du dialogue entre les deux personnages féminins, renforce cette discordance première entre énonciation du sujet, d'une part, et réception de la part d 'Alma, d'autre pait, sorte de projection comme d'imaginaire en lieu et place d'idéal du moi pour cette dernière. Le récit est ainsi amorcé dans un hors-champ visuel comme sonore; tout au long de cette présentation rapportée d'Elisabet, la lumière est faite sur Alma uniquement présente dans le cadre, en gros plan, seulement entrecoupée d'un gros plan d'Elisabet. La médecin n'apparait qu'en fin de fragment, l'imaginaire semblant déjà saturé de la présence d'Alma et de celle, fantasmatique, d 'Elisabet. La concordance entre image et son, le sujet et sa voix, du côté de la médecin, ne sera rendu possible que lors de cet ultime plan, qui vient clore la séquence. Une première hypothèse d'illustration du transfert apparait alors : au même titre qu'Elisabet existe à travers le récit rapporté, 1

Cette introduction du personnage d' Elisabet, médiatisé dans le discours de l'autre, avant d'apparaitre à l'écran rappelle la même introduction de Madeleine dans les mots de Galvin Elster à John Ferguson, dans le film d'Hitchcock Vertigo (1958): « Elle est ailleurs, elle est une inconnue. Puis elle revient, pleine de vie, elle ignore son absence. Un jour, je l'ai vue sortir de l'appartement, on aurait dit une inconnue. Je l'ai suivie. Même sa démarche était différente. ». Cf. Joy SÉROR, « À la recherche de la femme perdue. Le« syndrome Vertigo» ou l' impossible répétition. », Le blog des Têtes Chercheuses, mars 2021, n°8 : "Le double", Missile, URL complète en biblio. 2 Jean-Paul SARTRE, Saint-Genet, comédien et martyr, op. cil.

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la médecin existe ici seulement par morcellement ou métonymie, à travers sa seule voix, qui émane d'un hors-champ. Alma est, quant à elle, privée de son, et seule la réunion des deux peut former un sujet ou une entité entière. On trouve alors la présence de trois femmes, mais chacune se trouve privée d'un élément essentiel qui permettrait de constituer un tout. Chacune est une bribe d'identité, un morceau de soi : Elisabet est image, la médecin, voix, et Alma, est une image divisée en miroir, selon un plan sur ses deux profils. L'image d' Alma est rapidement chassée par celle d'Elisabet. Celle-ci vient saturer l'écran à l'aide d'un montage eut : dès que le récit de son accident fait par la médecin démarre, son image apparaît en gros plan. Une nouvelle attente est alors créée, non plus via le discours, mais par le biais d'un mouvement pro filmique de celle-ci qui tourne progressivement la tête vers la caméra, le regard désorienté, et vient mimer le récit fait par l' infirmière. Ce fragment pourrait être une projection d' Alma, un syntagme mental immiscé dans la diégèse, de celle-ci, imaginant Elisabet, et en définitive une sorte de« plan-emblème » 1, permettant au spectateur de découvrir, par la même occasion, le visage de cette seconde femme. Le visage d'Elisabet contamine progressivement la narration, via le récit hors-champ, puis contamine l'image, via cet insert qui dévoile son visage dans une tonalité de noir venant contraster, au plan suivant, avec les tons clairs associés à l'image d' Alma, sur fond blanc : les deux personnages sont ainsi renvoyés à deux versants négatifs et positifs, l'une en écho à l'autre. Dans ce montage rapide de l'un à l'autre de ces plans, ayant la même échelle, mais deux tonalités inversées qui positionnent ces personnages dans une sorte de négatif l'un de l'autre. Elisabet s' insère ici comme une part d'ombre d' Alma : « un contrepoison aux illusions idéalistes 2 » de celle-ci, selon la définition qu'en donne Jung: elle incarne cette face idéale et imaginaire, part négligée d'ellemême, insoupçonnée, qu'elle observe ici par projection envers Elisabet, et qu' elle mettra en mots dans la scène suivante, lors du premier échange avec celle-ci. Toutefois, le fragment d'Elisabet 1

Noël BURCH, La lucarne de l'infini naissance du langage cinématographique, Paris, France, l'Harmattan, 2007. 2 Carl Gustav JUNG, La guérison psychologique, Georg., 1987, page 44.

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n'est pas entrecoupé de plans d' Alma. La partie du récit qui concerne sa représentation et sa réaction conserve son image à l'écran, au plus près de son visage. Ce n'est qu'à partir du moment où le récit rapporte la réaction de l'entourage, à savoir de la troupe de théâtre et de la gouvernante, que le montage laisse désormais à voir le visage d' Alma et sa réaction. Un premier plan de son visage, cadré depuis le côté droit, présente sa première réaction de surprise, et s'insère dans la lignée des plans précédents de ce personnage : selon le même axe et le même angle de prise de vue, à la seule différence qu'il s'agit d'une échelle plus rapprochée. Seulement, lors de la seconde occurrence de cet environnement extérieur, de ces « autres » que sont la troupe de théâtre puis la gouvernante, un changement de plan présente alors Alma dans un plan inversé, cadrée, cette fois, depuis son profil gauche. Ce changement brutal d'angle de prise de vue peut laisser apparaître la réaction d 'Alma ou son implication à l'écoute de cette évocation de la gouvernante l'ayant trouvée éveillée, dans son lit. Une lecture consistant à considérer les deux personnages comme une seule et même femme pourrait ici relever la prise de conscience d' Alma face à ce propos, ou le clivage de ce personnage féminin face à ces deux pa11s inconciliables 1. La concentration de l'image sur Alma, et le retardement de la présence de la médecin dans le champ participent également à cette atmosphère teintée de projection et d'imagination; son visage n'apparaît effectivement qu'au sixième plan, et, dans cette première apparition, demeure flou. La netteté est faite sur le dos d 'Alma, en amorce. Ce n'est qu'au moment où la médecin annonce le diagnostic d'Elisabet qu'elle commence à apparaître à l'écran, l'accent étant toujours mis sur Alma, anxieuse, dévoilée par un mouvement rapide descendant qui laisse donc apparaître ses mains croisées dans son dos.

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Ce sursaut d'échelle de plan, et ce double montage en miroir semble alors annoncer la célèbre séquence d'affront entre les deux personnages, aux trois quarts du film, et la répétition du dialogue et de la séquence entière depuis un nouvel axe, qui présente successivement la version d'Alma puis celle d'Elisabet, et s'achève sur ce fameux plan de fusion des visages

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Enfin, un dernier plan vient clore la séquence, de la médecin, seule, dans le champ. Il s'agit du premier raccordement entre la parole jusqu'alors hors-champ et la source de cette voix. Les deux éléments d'image et de son coïncident, mais, pour autant, ne donnent pas lieu à un échange entre les deux personnages supposément face à face dans cette pièce. Cette dernière interroge Alma : « Des questions, Alma? Non? Alors rejoignez ivfme Vogler ». Cette question est lancée sans laisser de temps de réponse de la part d 'Alma, et une nouvelle inversion se crée : le son était jusqu'alors détaché de l'image, cette fois, l'image d' Alma se trouve privée de représentation comme de voix. Il ne s'agit plus du concept de la médecin, qui se trouve être sans réalité, et condamné à n'être qu'une voix extérieure sans corps si ce n'est projective et fantasmatique, mais bien le corps d'Alma, qui est désormais réduit à un concept sans réalité : «Alma». Son nom résonne, mais elle n'apparaît pas à l'écran pour réagir à cette question. Ce raccord étrange, et ce dernier plan de la médecin peuvent laisser penser qu'on entrerait ainsi désormais dans la subjectivité de celle-ci, prête à découvrir Elisabet. Or, le plan suivant, qui la présente à nouveau dans un entre-deux, prête à ouvrir la porte derrière laquelle se trouve Elisabet, laisse place d'emblée à un plan large qui rassemble les deux personnages dans le cadre, Elisabet sort de sa représentation imaginaire pour s'incarner à travers la présence de l'actrice. Alma s'adresse à Elisabet qui ne répond pas, et adresse un regard hors-champ pour détourner le regard. Celle-ci, qui ne semble pas prêter attention à cette absence de réponse, si ce n'est à travers son regard surpris par cette première réaction de rejet, poursuit ses demandes : « Vous êtes bien? », avant de sortir du champ par la droite. Un même jeu de questions sans réponse, observé par la médecin au plan précédent, se trouve ainsi comme répété, déplacé ou transféré dans cette seconde scène cette fois, entre Alma et Elisabet; le « sujet supposé savoir» est déplacé, dans ce jeu de montage, et dans cette inversion des rôles. Celle-ci reste alors seule dans le cadre, laissant vacante la place d' Alma, dans un vide d'espace au-dessus d'elle. Ce dernier plan de la séquence semble également faire écho à l'un des derniers temps du film : le même cadre se répète, les protagonistes se trouvent à la même place, mais le «cadre» est doublé, en arrière-plan d'un décor

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hospitalier. Une porte vient surcadrer les deux personnages et créer un nouveau cadre à la diégèse; Alma semble au même moment «récupérer» sa place d'infirmière, après cette double séquence en miroir d'affront entre les deux personnages, et, dans le même temps, le transfert semble se clore et se re-situer, dans une boucle de répétition qui fait écho par le biais des plans, du côté initial de l'analyste/infirmière/Alma vers l'analysée/patiente/Elisabet. Ce premier plan « double »1 d'Elisabet et Alma rappelle ainsi particulièrement l'un des derniers plans d'elles deux, dans cette même clinique qui clôt le cheminement d 'Alma juste avant son départ de l'île de Faro. Celle-ci se trouve à nouveau vêtue de son uniforme d' infirmière, et Elisabet, à son tour, est allongée sur un lit d'hôpital, à la seule différence d'une porte qui se trouve en arrière-plan. Les deux plans se répètent et se font écho, comme une ouverture et une fetmeture de cette longue séquence introspective ou de cette longue contamination psychique de l'une par l'autre. Effectivement, après ce dernier plan, Alma n'apparaîtra alors désormais plus que seule dans le cadre, si ce n'est via le souvenir en surimpression du plan des deux personnages au miroir, et à travers une dernière figure en bois d 'Électre ou dernier ersatz d'Elisabet: réduite à une ultime persona, à un masque creux. 2/ Another W om an : Del' autre côté de la porte,faire coïncider l'image et le son Un même lien de transfert analytique, de projection puis d'inversion de rôle dans une forme de complémentarité peut être observé dans le film de Woody Allen, marqué par l'influence de Bergman: Another Woman2 . Ce film de 1988 ne raconte pas 1

Entendu ici comme une « réunion » des deux protagonistes « doubles » dans le champ (O. Arnaud in Diane ARNAUD, Changements de têtes: de Georges Méliès à David Lynch, Pertuis, Rouge profond, Collection« Raccords», 2012, page 12.) 2 n est l'un des réalisateurs à s'être inspiré le plus directement de la filmographie de Bergman et témoigne de son admiration particulière pour Persona. Comme le rappelle Murielle Gagnebin, il alimente également cet imaginaire lié à la psychanalyse et plus particulièrement à la figure del' analyste, quel' on retrouve dans plusieurs de ses films. Elle souligne la façon dont ses films véhiculent

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l'expérience, cette fois, d'un transfert directement marqué par une atmosphère institutionnelle, entre une infirmière et sa patiente, mais du lien entre une universitaire d'un certain âge, qui cherche à écrire un roman et tente de s'isoler dans le but de retrouver une certaine inspiration, et une jeune femme, enceinte, qui, elle, est en analyse. Dans ce lieu d'isolement, sorte d'hétérotopie qui peut rappeler à certains égards l'île de Faro dans laquelle les deux jeunes femmes bergmaniennes se trouvent en huis clos, les murs sont minces. À travers la bouche d'aération, :Marion, cette universitaire en quête d'inspiration, entend une voix qui émane de l'autre côté du mur: celle de cette autre femme (Another Woman) qui, en séance d'analyse, témoigne de l'enfermement qu'elle vit, de ses mensonges et de ses doutes conjugaux. :Marion, repoussée la première fois par ce « voyeurisme » s'approche et se sent de plus en plus liée à ce récit qui émane, une fois de plus, d'un hors-champ qui va rapidement se transformer en théâtre imaginaire, et qui vient s'entremêler à sa propre vie. Comme cela était le cas pour le film de Bergman, ce phénomène de projection est également mis en avant dès les premières minutes du film : d'emblée, le spectateur est placé dans une intimité vis-à-vis du personnage de :Marion, seule dans son appa1tement, faisant part de ses états d'âme, dans une sorte de monologue intérieur, mis en avant par un procédé d'endophasie ou de voix intérieure cher à Woody Allen 1. :Marion à l'intérieur de l'appartement réalise alors que cette bouche d'aération laisse émaner les paroles d'analysants, depuis le cabinet de psychanalyse qui se trouve de l'autre côté de la porte. cette image plutôt positive et un certain « aura » à l'analyste, loin des perceptions habituelles états-uniennes, dans le cinéma des années 1980, du psychiatre/savant fou. Woody Allen fait partie de la liste de réalisateurs 'Bergrnaniens' cités par Laure Gontier dans son Abécédaire Ingrnar Bergman : A à Ô. Nombre de ses films comportent des références explicites, et plus spécifiquement son dernier en date ; Rifkin' s Festival (2022) est un hommage direct au réalisateur suédois. Il est traversé d'un certain nombre de références directes à certains auteurs de la Nouvelle Vague (F. Truffaut, J.L. Godard). 1 Woody Allen emploie rapidement ce procédé d'expression des pensées intérieures dans une célèbre scène de rencontre entre les deux protagonistes de Annie Hall (1977), Annie (Diane Keaton) et Alvy (Woody Allen) sur le toit d'un appartement.

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Sa première réaction est plutôt défensive : elle bouche ces voies d'aération afin de ne pas être perturbée par ces bruits considérés comme parasites : « écouter les révélations intimes d'un "cabinet psychiatrique"1 peut en fasciner certains, mais ce n'était pas exactement ce que j'avais en tête en prenant cet appartement». C'est seulement après un temps d'endormissement que cette réalité fracassante la rattrape, et qu'elle se trouve alors intriguée par une nouvelle voix, cette fois, féminine, celle de cette autre femme qui éveille sa curiosité. Cette séquence de transfert comme de première interaction entre ces deux personnages féminins suit un moment d'endormissement de Marion: la nature onirique de cette scène peut se poser, étant donné que cette nouvelle femme apparait au réveil de Marion (piste qui sera écartée par la suite de la diégèse ), mais ce contexte alimente avant tout la dimension de projection et la subjectivité à l 'œuvre dans ce premier temps. Un insert sur un objet« réveil» introduit la notion de temps passé, accompagné une fois de plus par la voix intérieure de Marion qui témoigne de sa difficulté à travailler et à démarrer un premier livre, mais également du sommeil qui a emporté un temps son travail. Un panoramique latéral gauche ouvre le champ et, depuis ce réveil bruyant, laisse apparaitre le personnage de Marion couchée sur sa table, la tête dans les bras, cette fois, de dos. Elle traduit également sa perte de repère dans ce moment d'égarement, et un mouvement de caméra avant permet de se rapprocher de sa silhouette: «je ne sais pas exactement combien de temps j'ai été endormie, mais l'un des oreillers a dû glisser, car j'entendis à nouveau une voix. C'était une voix de femme, tellement fermée et angoissée que j'en étais saisie.». Après cet aveu, un nouveau plan la présente cette fois, de profil, le visage dans ses bras. C'est alors que le dialogue de cette autre femme, présentée tout d'abord à travers la description qu'en faisait Marion - comme cela était le cas d'Elisabet à travers les mots de la médecin - se fait entendre. La voix de Marion cesse, puis la voix de l'autre femme prend sa place. Le changement de plan et cet arrêt de la voix intérieure renforcent l' impression de 1

Cette appellation témoigne de la porosité des termes « psychologie, psychothérapie, psychanalyse et psychiatrie », dans le langage courant, aux États-Unis.

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coïncidence entre les deux évènements : Marion est présente, les yeux fermés, sur son bureau, et la voix intérieure précise : « Je me suis réveillée au beau milieu de la nuit ». La voix intérieure laisse place à la voix off de l'autre protagoniste, selon le même dispositif cinématographique que lors de la séquence précédente qui présentait une voix masculine, seulement, cette fois, les deux environnements semblent concorder. Cette voix off se mêle à la voix intérieure de Marion, endormie, ou toujours en train de rêver, faisant le récit du rêve qu'elle vient de faire. Seuls le changement de voix et la distance sonore permettent alors d'identifier cette voix comme une « nouvelle voix», celle de l'autre femme. Ce récit de rêve va progressivement envahir l'espace et intriguer puis imprégner Marion de plus en plus : elle ouvre les yeux, et reste silencieuse. Ce même plan tamisé d'elle, son visage entre ses bras se prolonge ainsi, et l'ouverture de ses yeux témoigne de son intérêt face à ce récit de désillusion sur une vie qui pourrait bien être la sienne. La mise en scène et la discrépance son-image renforcent ainsi le sentiment de projection et le mouvement de transfert qui s'installe entre les deux personnages; l'une parle, hors-champ, l'autre écoute, dans le champ. L'une est privée de voix, l' autre témoigne de sentiments profonds et existentiels dans une voix étouffée de sanglots. Cette autre femme donne voix, en quelques sortes, à Marion qui,jusqu'alors, n'exprimait ses sentiments qu'à travers sa voix intérieure, voix interne qui s'adresse à elle-même, probablement sous la forme d'un journal ou d'un récit de ses journées de travail dans la diégèse, et offre en même temps une mise au point de ses ressentis au spectateur. Celle-ci, auprès de son entourage, se joue de sa p ersona, et ne laisse que très peu apparaitre ses ressentis, lors de dialogues avec ses proches. Cette première forme d'extériorisation du son, dont la source se trouve hors-champ, renforce l'impression d'une extériorisation des sentiments : sincères et hors du récit convenu que celle-ci avait présenté jusqu'alors. Ce dispositif de détachement du son et de l' image met également en mouvement le personnage, dans son rôle, dans la fixité de son quotidien et de ses sentiments, et l'incite à faire ce qu'elle rejetait précisément dans la séquence précédente : non seulement entendre mais écouter cet.te autre. La jeune femme, derrière le mur, raconte également un rêve, 43

tandis que Marion sort du sien : leurs deux histoires semblent ainsi s'emboiter plus précisément, comme dans un récit enchâssé, où le sommeil de l'une laisse place au rêve de l'autre, plutôt proche du cauchemar de par la noirceur de ses propos. La jeune femme ajoute d'autres éléments de son rêve, toujours dans son récit hors champ et ce changement dans la narration correspond à un changement de plan : un insert sur la bouche d'aération, cadrée de façon à laisser apparaitre un coussin sur le bord gauche du cadre, dans l'ombre, et l'absence du second coussin perceptible dans la séquence précédente, et explique la raison de cette « fuite » du discours de l'autre qui s'échappe de la bouche d'aération. À nouveau, le récit fait par la jeune femme et la situation dans laquelle se trouve Marion semblent de plus en plus proches : « c'était comme si un voile s'était levé, et que je pouvais me voir clairement». Un mouvement latéral dévoile alors rapidement le visage de Marion, qui s'est approchée de cette source sonore, stupéfaite. Ce voile qui s'est levé, pour la jeune femme, semble faire écho au voile qui se lève pour la protagoniste qui regarde dans le vide, prise d'effroi face à ce récit qui semble si proche du sien. Ce plan gros plan latéral rappelle une fois de plus la mise en scène de Bergman et l'expressivité contenue dans le hors-champ. Un nouveau plan de Marion de profil cette fois, face à la porte entrouverte d'où émane ces sons, évoque le double plan d 'Alma face à la médecin, depuis un profil, puis l'autre: le jeu de lumière qui tend à masquer ou voiler le visage de la protagoniste tisse à nouveau cette esthétique bergmanienne. À ce moment précis, la lumière va être faite sur l'identité de cette autre femme : un raccord regard présente au plan suivant ce que le spectateur comme Marion souhaite découvrir, de l'autre côté du mur: le personnage joué par Mia Farrow. Le hors-champ est rompu, devant la porte du cabinet d'analyse : face à un miroir, celle-ci s'observe, les yeux mouillés de larmes. La caméra s'approche à l'aide d'un zoom avant, tandis que Marion ne s'avance pas. Au plan suivant, elle se trouve toujours située derrière la porte, mais ce mouvement optique laisse entendre une étape de plus de la projection en miroir puis du transfert de posture à l'œuvre depuis un personnage vers le second. Cela était tout d'abord rendu perceptible, comme dans le film de Bergman, via un détachement du son et de l'image, puis

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se trouve ici renforcé par la figure du zoom qui petmet de mettre l'accent sur la focalisation de :Marion vers cet autre, en lieu et place du moi, et en qui elle semblerait récupérer une part d'ellemême non exprimée, refoulée métaphoriquement derrière ces coussins qui bouchent les aérations. Le dernier plan de :Marion, qui referme la porte, la présente alors dans un environnement duel, prise entre la porte noire et le mur beige du bureau, positionnée parfaitement dans l'axe entre ces deux moitiés qui peuvent également témoigner de la division que provoque cette rencontre ou de l'intersection dans laquelle celle-ci se trouve après ce moment étrange de com.cidence et de projection. On retrouve alors l'un des motifs picturaux de ces fictions de doublement au féminin; le champ divisé en deux zones distinctes via des éléments pro filmiques qui laissent une place vacante pour l'émergence de l'autre. Également, l'image au miroir qui augure une fois de plus l'échange ou le rapprochement à venir entre les deux personnages, puis la division interne et l'éclatement intérieur de ces deux femmes, qui se manifeste par une scission ou une séparation. Tout d'abord existante sous la forme morcelée de la voix en hors champ, puis composée d'une image unifiée au miroir, cette autre femme semblerait ainsi cotTespondre à l'autre comme image inversée au miroir, semblable tel que l'introduit Freud dès 1914 dans Pour introduire le narcissisme, d'un sujet sans coïncidence qui cherche dans un moi-idéal, image du miroir, cet objet, dans un processus identificatoire. Et pourtant, cet autre au miroir incarné ici par cette jeune femme, dont :Marion espionne peu à peu les séances d'analyses, et avec laquelle elle va entrer en lien, va rapidement déborder de la projection que s'en fait Marion dans cette première scène de mise en lien, dans laquelle elle apparait triste et déçue de sa vie. Rapidement, le contact entre ces deux femmes permet à l'une de prendre conscience de sa posture, et de voir, en miroir, une vie qu'elle aurait pu vivre mais qu'elle a choisi de ne pas vivre. Le hors-champ maintient ici cette projection fantasmatique, qui sera rompue au fil des échanges entre les deux personnages : :Marion, plus âgée, ayant privilégié sa catTière universitaire, n'apparaitra pas alors comme un modèle idéal que la jeune femme aurait souhaité suivre, mais plutôt comme une figure en négatif de celle-ci, une fois de plus, s'étant 45

parfois laissée absorbée par sa persona au détriment de cette voix intérieure qui transparait pourtant tout au long du film.

3/ Quand l'autre se mêk d'emblée à la fiction : Si byl et l'écran .fictwnnel Enfin, le film de Justine Triet, Sibyl (2019), s'inscrit dans le sillage de ces deux précédents films, aussi bien d'un point de vue du scénario que de la mise en scène : Persona, comme archétype du transfert ou doublement lié à l'atmosphère analytique, et Another Woman, qui reprend le délai ou retardement de l'autre femme à l'écran et alimente cet imaginaire de la projection à l' œuvre dans ces fictions de double au féminin. Une fois de plus, Justine Triet choisit de retarder l'arrivée de ce personnage perçu comme élément perturbateur ou autre femme, support et objet de la projection et du transfert, et deuxième personnage féminin qui opère dans cette forme de doublement. À l'instar de Persona, puis du film de Woody Allen, il s'agit d'appréhender les choses à travers le point de vue de l'infirmière, pour Alma, de l'écrivaine, pour Another Woman, et de la psychanalyste, pour Sibyl : le premier personnage ancré dans son monde intérieur et qui envisage alors dans cette puissante mise en scène en horschamp un ailleurs jusqu'alors inexploré. Le personnage de Sibyl est effectivement jeune analyste, également en période de reconversion, comme l'était Marion : elle cherche à renouer avec la littérature et à se remettre à écrire. Ce récit est une fois de plus très lié à la thématique des rôles, del 'enfermement dans plusieurs rôles, des masques, des jeux sociaux et des tiraillements intérieurs mentionnés précédemment, aussi bien dans Persona, où il est directement question d'avortement et de trauma de maternité, que dansAnother Woman. Toutefois, contrairement au film de Woody Allen, il ne s'agit pas tant de l'interception d'une conversation de psychanalyse qui vient nourrir la curiosité de cette autre femme, mais davantage d'un défi à ce personnage en tant qu'analyste, comme cela peut être observé dans le film de Bergman. Aussi, cette première rencontre avec le double, l'autre femme, est ici toujours marquée par un imaginaire analytique en hors-champ, propice à la projection, mettant en avant le lien spéculaire de projection, d'idéalisation, mais aussi, cette fois, 46

d'affabulation qui se crée dans ce premier échange où l'autre n'apparait pas dans toute sa réalité, associé aux simples paroles rapportées par une autre (Persona), à un récit intime et une voix détachée de toute image (Another Woman), ou à une nouvelle voix, cette fois, médiatisée par le biais du téléphone, mais également accentuée par la projection d'un écran de télévision et d'ordinateur (Sibyl). Alors que Sibyl choisit de ne plus accepter aucun patient, et de se défaire progressivement des siens, une jeune femme la contacte et souhaite urgemment que celle-ci la reçoive. Sibyl fait alors mine de ne pas entendre cette requête, mais la force de la fiction mêlée à celle de l'imaginaire la rattrape: tel est l'enjeu de cette séquence clef. Un premier plan de la protagoniste face à une vitre, qui dédouble son reflet, une fois de plus, selon l'optique fantastique du double, ouvre cette séquence. Un montage net présente son ordinateur, en insert, posé sur son lit, face à elle. À nouveau, ce même plan sur elle lui permet de sortir du champ, par le bord avant du cadre. En manque d'inspiration, elle quitte cet environnement pour prendre l'air, une cigarette électronique en main. Le plan suivant dévoile alors une télévision, au loin, et un mouvement de panoramique latéral gauche vient dévoiler progressivement sa silhouette de l'autre côté du cadre. Sibyl, prête à vaquer à ses nouvelles occupations, se trouve progressivement happée par un film que son mari visionne, dans la pièce du salon, de l'autre côté de la pièce où elle se trouve. Ici encore, le son hors champ, mais également l'image, attire la protagoniste, intriguée. Un montage alterné entre ces trois sphères s'opère: le premier présente Sibyl qui observe au loin et entend les échos du film de l'autre côté de la pièce, le second, est un raccord regard sur la télévision, source d'où émanent ces sons, avec un plan très rapproché de cet écran qui montre un film où une jeune femme, en plan semi-subjectif, au volant d'une voiture, s'apprête à percuter un camion, dans un second montage alterné. Le troisième temps présente le mari, étonné, qui visionne cette scène du film. Un éclatement du regard a lieu dans cette association de plans, où la perception de Sibyl est reliée au regard de la jeune femme à l'écran, elle-même rattachée à celui du mari, spectateur. Les deux montages alternés, celui de la diégèse, et celui de la fiction dans la fiction - du film qui se joue à l'écran-, annoncent d'ores et déjà un emboitement

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des imaginaires et un mélange des différents registres. Sibyl, perdue dans ses moments de concentration cherche, en quelques sortes, une prise pour démarrer son écriture. Ce moment de film illustre la mise en route progressive de son imaginaire et la façon dont la fiction va progressivement prendre le pas : la fiction de l'écran va rapidement être doublée de la fiction en voix horschamp de cet appel téléphonique, lointain, et de la voix de cette jeune femme, Margot. Sibyl retourne s'isoler dans sa chambre, à l'aide d'un mouvement en travelling avant qui la suit jusque sur son lit. Elle prend son ordinateur entre ses jambes et s'installe pour écrire. Le plan suivant, en raccord subjectif, montre la page blanche qui se trouve face à elle, en très gros plan. Le curseur clignote. Elle ne sait par où commencer, comme cela était le cas du personnage de Marion dans le film de Woody Allen, incertaine face à ce démarrage de livre, et se laissant aller à la procrastination ou à la rêverie. Le plan suivant présente son visage en gros plan, les yeux rivés sur son écran. Ses lunettes viennent dédoubler, dans les deux verres distincts, le reflet de l'écran lumineux face à elle. La voix de la jeune femme aperçue dans le film précédemment est toujours audible en hors-champ: cette voix est pleine d'angoisse et de détresse. Une nouvelle médiation vient troubler sa concentration ou alimenter l'imaginaire qu'elle cherche précisément dans ce processus d'écriture. Un bruit de vibreur hors-champ vient rompre ce moment. Un nouveau plan de son écran d'ordinateur, cette fois, présentant un espace sur la droite del' écran, laisse apparaitre son téléphone, en train de vibrer, visiblement recevant un appel venant d'un numéro inconnu. On note ici une association subtile entre la semi-immersion dans la fiction du film aperçu sur le premier écran de télévision, l'entrée dans la fiction liée à l'ouverture de la page blanche, et le coup de téléphone soudain qui vient a priori éloigner le personnage de sa concentration. Plutôt que de l'éloigner de sa création, cet appel va progressivement plonger le personnage dans sa propre fiction, et rapidement servir de matière première à sa création. Un retour au plan initial de Sibyl, assise sur son lit, montre sa réponse à l'appel téléphonique. La voix off d'une jeune femme émane de ses écouteurs : celle-ci lui demande de l'aide : «j 'suis désolée je sais que j 'vous appelle tard mais j'me sens mal. .. [sanglot], ça va pas 48

du tout, j'ai besoin de voir quelqu'un». Ici, la fiction rejoint la réalité, ou la réalité se fait matériau fictionnel : tandis que le bruit de l'écran de télévision, hors-champ, a cessé, la voix de Margot vient la remplacer. Rapidement, un jeu de montage va faire coïncider la voix offde cette nouvelle jeune femme au téléphone avec l'image de la jeune femme perçue précédemment sur l'écran de télévision, quis 'apprêtait à heurter un camion. L'association d'idées est ici mise en avant par ce jeu de montage. L'une vient compléter l'autre : la voix de la jeune femme fictionnelle laisse place à celle de Margot, au téléphone. En ce sens, la fiction cède la place à la réalité de la diégèse. Dans un premier temps, Sibyl lui explique tout simplement qu'elle ne prend plus de patients, qu'elle n'a pas eu le temps de prévenir ses collègues, et lui recommande d'autres praticiens. La jeune femme lui explique alors qu'elle ne veut pas faire de thérapie, « c'est juste pour prendre une décision». Un changement de plan s'opère à ce moment précis. Sibyl jette un regard hors-champ, et aperçoit à nouveau l'écran de télévision en gros plan, dans une échelle qui ne semble pas réelle aux vues de la position de la télévision perçue précédemment, mais qui semble être davantage une projection de Sibyl, un flash, ou une prémonition : on retrouve la jeune femme blonde fictionnelle, de l'accident de camion, dans cet insert de l'écran de télévision. La caméra s'approche de l'écran et, à la fin de sa trajectoire, se pose sur le visage de cette dernière jeune femme sur l'écran de télévision, qui se tourne vers le champ et finit par adresser un regard caméra, au spectateur, et a fortiori, à Sibyl, en contrechamp. Un retour sur le visage de Sibyl montre son désarroi, tandis qu'un nouveau plan sur cet écran de télévision présente la jeune femme en train de crier. Elle semble réagir aux propos de Sibyl : « Je donnerais des instructions au collègue qui va vous suivre». Ce montage insiste sur la porosité de l'une et l'autre jeune femme. La jeune femme fictionnelle semble endosser les réactions de la jeune femme en voix off, au bout du téléphone. Celle-ci devient alors en quelques sortes le support de cette figure sans voix, prise de panique. Les deux jeunes femmes viennent étrangement coïncider, selon une même mise en scène discrépante entre son et image : l'une n'a que la voix, l'autre n'a que l'image, et les deux ne demandent qu'à être réunies par la médiation de Sibyl. Sibyl projette cette 49

image sur cette voix sans corps ni réalité. La détresse del 'une lui rappelle la détresse de l'autre et cette dernière semble visualiser la responsabilité que peut représenter la non-prise en charge de cette nouvelle analysante. Une sorte de récit à emboitement semble prendre forme entre la fiction de la télévision déjà médiatisée par le prisme subjectif de Sibyl, la fiction de cette jeune femme qui accentue le caractère impérieux et dramatique de sa demande, et la fiction que Sibyl s'apprêtait à écrire sur sa page vierge d'ordinateur. Ce jeu de montage illustre les différents degrés de réalité qui s'entremêlent pour Sibyl, et qui ne feront que s'accentuer tout au long du film. Le trauma de l'une se trouve corporéisé ou projeté dans la présence physique de l'autre, sur l'écran de télévision comme un écran du fantasme. Ici, le trauma de l'une, perceptible dans les mots en voix off qui émanent du téléphone, rappelle la construction fantasmatique dans l'élaboration de ce trauma : il ne s'agit pas de soulever la dimension mensongère des propos de Margot mais de rappeler plutôt ici par ce jeu de montage alterné la façon singulière que le sujet a d'enregistrer psychiquement ce qu'il a vécu, comme le retrace Freud en 1906 depuis ses Études sur ! 'hystérie. De même, toujours selon un axe freudien, cette mise en scène peut illustrer une forme de transfert, où se rejoue le trauma, non encore dans le cabinet d'analyse, mais, ici, par avance, depuis la médiation de l'écran de télévision qui met en image cet évènement. Enfin, une dernière piste illustre, toujours selon un axe freudien, le contre-transfert qui a lieu auprès de Sibyl, et la mise en jeu d'une projection et d'un déplacement ici également de la part de l'analyste : Sibyl va se trouver effectivement dépassée progressivement par ce nouveau lien qui, par effet de projection en miroir, lui rappelle l'une de ses histoires de jeunesse, et à travers laquelle elle va perdre pied, baignée dans une indistinction de je, de jeux, de rôles et de persona. «La persona n'est qu'un masque, qui, à la fois, dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l'illusion de l'individualité... Le masque d'un assujettissement général du comportement à la coercition de la psyché

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collective. » 1 Sibyl se trouve d'emblée, ici, divisée entre ces différentes sphères qui se heurtent, et qui se font poreuses : l'intimité qu'elle créait pour amorcer sa fiction se trouve rattrapée par sa réalité professionnelle, mais elle semble avoir perdu le fil de ces différentes sphères. Ce procédé de projection et d'imagination illustre également le lot de déplacements dans cette première appréhension de l'autre, ici médiatisé par les différents supports qui font écran : télévision, téléphone portable, et ordinateur. D'autres procédés de mise en scène se font écho, par ailleurs : le mouvement de travelling avant mime également l'intention subjective de Sybil qui projette à la fois son appréhension et sa curiosité vis-à-vis de ce nouveau personnage. Il peut rappeler le même travelling optique du film de Woody Allen qui présentait le personnage joué par Mia Farrow observé par le regard curieux de celui joué par Gena Rowlands. Aussi, l'insertion de l'image de la jeune femme sur l'écran de télévision peut être rapprochée de l'insertion du syntagme d'Elisabet qui déborde sur le visage d' Alma, chez Bergman. La manière dont fiction, réalité, imagination et projection vont progressivement venir s'entremêler tout au long du film rappelle alors, sous d'autres formes, moins radicales, les procédés de contamination de l'écran par l'intériorité féminine employée par Bergman, qui lie et délie ces instants à la nature difficilement identifiable. Enfin, le glissement entre les différentes réalités se traduit par une ellipse à la fin de cette séquence, qui ne montre pas l'instant où Sibyl accepte finalement, par téléphone, de recevoir cette jeune femme. Ce moment est relégué à un autre ailleurs, entre deux séquences. Après avoir raccroché, et après cet instant de doute semi-fictionnel ou imaginaire, le téléphone sonne à nouveau, et Sibyl rejette ce nouvel appel de la jeune femme. Elle continue à naviguer sur internet, et à chercher certains éléments d'informations. Puis, après un troisième appel, semble répondre. Le plan suivant laisse imaginer cette réponse qui est reléguée à une ellipse. La séquence suivante s'ouvre effectivement sur un plan de la jeune femme, Margot, assise sur un divan dans le 1 Carl Gustav JUNG, Dialectique du Moi et de l 'inconscient, Roland CAHEN (trad.), Paris, France, Gallimard, 1986, p. 84.

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cabinet de Sibyl que l'on reconnait au préalable au bleu des murs perçus dans la séquence précédente. Cette fois, la jeune femme, son image, et sa voix, coïncident, c'est Sibyl qui est alors reléguée à un hors-champ, ou à moitié visible, seulement en amorce: et l'inversion s'est opérée. Le transfert, a « eu lieu », du moins, dans le champ. Ces différentes mises en scène témoignent tour à tour des puissances imaginaires du « hors-champ ». Ces trois extraits mettent en lumière la force de cette dialectique progressive qui est créée entre le champ et un certain hors-champ tout à fait relatif, mais également la manière dont ce « dehors », qui incarne ici l'instance d'un autre, petit autre, toujours image ou semblable, retardé à l'écran, mais avec lequel le personnage féminin entre progressivement en lien, un autre concret avec lequel le personnage entre en relation, in fine. Mais le hors champ peut aussi être le réservoir de ce qui est toujours un au-delà, lieu d'altérité fondamental : grand Autre qui pose son empreinte, en creux, dans l'interstice de deux plans. Celui-ci vient pourtant s'introduire dans ce «dedans», entendu comme espace clos, espace subjectif, et espace d'un certain présent, toujours déjà teinté d'imaginaire. Au fil de nos trois analyses, ce «dehors» tend à prendre plus de place et à s'immiscer plus rapidement dans l'espace filmique: l'autre se fait image ou syntagme mental en plan de coupe (Persona), voix diffuse et fragmentée non attachée à sa source (Another Waman), puis écran fictionnel qui envahit le cadre d'emblée (Sibyl). Ces mises à distances puis ces rapprochements par jeux de panoramiques puis de montages permettent de faire évoluer ces ensembles, vus et non vus, comme un ensemble relatif, mais où le grand Autre échappe toujours à la saturation du visible. Le champ et le hors-champ, à l'inverse, se dialectisent, à l' instar des deux imaginaires des protagonistes qui tendent à se rapprocher dans ce moment de transfert. Le registre de l'imaginaire est ici plus prégnant en ce que l'image tend avant tout à concentrer l' action sur l'une des deux protagonistes comme sujet scopique et sujet imaginant, et qui, progressivement, est amené à penser l'autre, à l'imaginer, puis à le découvrir. La figure esthétique du hors-champ accède alors à une dimension relative et remplit sa fonction première 52

dégagée par G. Deleuze, dans l'image-mouvement, celle d'ajouter de l'espace à de l'espace 1. En miroir, on peut ajouter que le protagoniste-sujets' ancre ici dans un lien de transfert tout aussi relatif, sur l'axe imaginaire qui place avant tout l'autre en lieu et place d'un « sujet supposé savoir» : le hors-champ, comme le « sujet supposé savoir» s'articule alors toujours dans cette danse relative, vacillante, dans une posture toujours prête à être renversée ou« échangée» (swap). Bibliographie:

Diane ARNAUD, Changements de têtes : de Georges Méliès à David Lynch, Pertuis, Rouge profond, Collection «Raccords», 2012. Miriam BALE, «Persona swap, part. 1: past», Joan's digest, 2011, URL: http://www.joansdigest.com/issue-2/persona-swappas-by-miriam-bale

Jeanine BASINGER, A Woman's View: How Hollywood Spoke ta Women, New York, Knopf, 1993. Noël BURCH, La lucarne de l'infini: naissance du langage cinématographique, Paris, France, l'Harmattan, 2007. Robbie COLLIN, « When two women become one: is the « persona swap » cinema's tiniest, kinkiest movie genre? », The Telegraph, 27 juin 2016, URL: https://www.telegraph.co.uk/films/2016/06/27/when-twowomen-become-one-is-the-persona-swap-cinemas-tiniest-ki/

Gilles DELEUZE, Cinéma. 1, L'image-mouvement, Paris, France, les Éditions de Minuit, 1983.

Lucy FISCHER, Shot/Countershot: film tradition and women 's cinema, Princeton, Princeton UP, 1989. Sigmund FREUD et Olivier MANNONI, L'amour de transfert et autres essais sur le transfert et le contre-transfert, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2017, page 19. Laure GONTIER,Abécédaire lngmar Bergman: Â à 6, Paris, France, Carlotta films, 2020.

1 Gilles DELEUZE, Cinéma. 1, L 'image-mouvement, Paris, France, les Éditions de Minuit, 1983, pages 28-32.

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Molly HASKELL, From Reverence to Rape: The Treatment of Women in the Movies, Second edition., Chicago, University of Chicago Press, 1987. Carl Gustav JUNG, Dialectique du Moi et de l'inconscient, Roland CAHEN (trad.), Paris, France, Gallimard, 1986. Carl Gustav JUNG, La guérison psychologique, Georg, Genève, Suisse, 1987. Jacques LACAN, Le séminaire de Jacques Lacan [Livre XI], Paris, France, Éditions du Seuil, 1973. Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Se éd., Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, 2007. Joy SEROR, « À la recherche de la femme perdue. Le « syndrome Vertigo» ou l'impossible répétition. », Le blog des Têtes Chercheuses, mars 2021, n° 8: «Le double», Revue Missile,URL :https ://teteschercheuses .hypotheses. org/files/2022 /02/missile8 pageV2-.pdf Jean-Paul SARTRE, Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimard., Paris, 1952.

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Avec Steven Spielberg, on s'y père au cinéma Jean-Jacques Moscovitz et Emma Sugier «L'image est plus impérative que l'écriture: elle impose sa signification d'un coup, sans l'analyser, sans la disperser » Roland Barthes

Steven Spielberg, avec E.T., Les dents de la mer, Jurassic Park, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, Indiana Jones, Ready Player One, A.I., Minority Report, Le Bon Gros Géant, La Guerre des mondes, La Liste de Schindler, The Fabelmans et tant d'autres films, appréhende de manière singulière des thèmes opposés, notamment entre le futurisme de Minority Report et l'Historique de La Liste de Schindler. Pour autant, l' enfant est en général le héros de l'histoire, celui qui recherche, témoigne, explore son enfance. Mais pouvons-nous parler d'enfant sans le nouer dans un discours familial? Spielberg s'est emparé de cette question. Dans ses réalisations, un père souvent absent. Spielberg questionne la fonction paternelle dans une fiction paternelle. Ainsi, ses œuvres, qui attestent de son roman familial, de son histoire personnelle au travers de mythes, utilisent les enfants et leurs liens à la fonction paternelle pour témoigner d'un contemporain, dans un nouage entre intime et politique. Retenons cinq films, cinq instances qui forment un fil conducteur, en partant d'un enfant pouvant devenir père vers la mort du père et ses conséquences. Cinq histoires questionnent la place du père, nouées au discours du capitalisme, du contemporain. Incarnations de mythes, productions imaginaires permettant de dévoiler une vérité, de répondre aux questions sur la sexualité infantile, sur la différence des générations mais aussi aux questions de filiation. 55

Un père défenseur de la civilisation, de safdle: La Guerre des Mondes

Spielberg place l'action de son film sur la côte Est, à New York/Ground Zero, dans une attaque d'extra-terrestres aux rayons exterminateurs. Ray Ferrier, un docker divorcé et un père rien moins que patfait, n'entretient plus que des relations épisodiques avec son fils Robbie, 17 ans, et sa fille Rachel, 11 ans. Quelques minutes après que son ex-femme et l'époux de cette dernière lui ont confié la garde des enfants, un puissant orage éclate... La Guerre des Mondes, notre L'Iliade et l'Odyssée made in USA, éponyme du roman de H.G.Wells (1898) où l'invasion de Martiens se passait à Londres. Spielberg sait être politique, du père défenseur de la civilisation et aussi de sa fille Rachel, figure féminine si rare chez lui, renvoyant au risque de destruction du féminin dans ces guerres de notre temps ... Ce cinéaste, s'il filme toujours nos peurs et nos joies enfantines, c'est en les plaçant dans nos liens à la Cité, au politique. Il reste fidèle aux enjeux présents dans nombre de ses films : injecter dans notre imaginaire sollicité par sa mise en scène, du lien père-enfants pour les protéger contre un monde extérieur immensément destructeur. Là où étranger et ennemi sont synonymes, seul un père peut nous en protéger. .. Si réalité psychique et réalité tangible, se croisent, c'est qu'elles sont une seule et même réalité du fait du père qui la nomme. Dès lors, réparer « du père» et réparer le monde sont en équivalence et se jouxtent sans cesse, au bord de leur néantisation réciproque. Dedans et dehors de notre tête, monde psychique et monde de la réalité tangible s'entrecroisent à la recherche de leur survie. Survie qui, comme le dit Wells, provient d'un autre monde, chez lui infiniment étranger et petit, les bactéries, nos chères amies bien de chez nous qui anéantissent nos extra-terrestres. Mais qui sait si dans un million d'années ils ne vont pas revenir et bien vaccinés cette fois. Nous sommes là au plan politique : bien entendre décidément ici que nos ennemis, s'ils ne sont pas du tout immunisés contre nous, c'est qu'ils ne peuvent pas s 'identifier à l'espèce humaine. Leurs tripodes si tueurs et anonymes - aucun nom d'un de ces 56

monstres n'est cité - ne veulent que notre mort en masse. Spielberg, semble-t-il, veut nous dire une évidence : que l'ennemi du genre humain, le nazi d'il y a quatre-vingts ans c'est le kamikaze aujourd'hui. La morale du film veut que du côté de l'Espèce humaine la leçon soit comprise : cette destruction évitée de justesse indique que les risques de destruction version Darwin sont sources de notre devenir surtout quand il est sombre. :Mais attention, améliorations ou désastres de notre civilisation sont en partie produits par nous-mêmes. Pourtant, si ce film n'est pas un documentaire sur l'actuel du monde, qui, s'il est présent, évoque également qui nous sommes, nous les Terriens, c'est que « espace vital» à la Darwin et« espace psychique» à la Freud se moulent l'un l'autre, œuvre de la Science-Fiction, et ces monstres si étrangers sont aussi un peu nous-mêmes. Ce point renvoie ici à notre certitude inguérissable d'être le centre de l'univers, alors que nous en sommes si exilés que nous inventons Dieu et de fort belles œuvres pour atteindre encore plus cet exil si présent en nous. À chacun d'en tirer quelque responsabilité entre sujet individuel et politique. Éros immortel, lors d'une de ses poussées, alimente en même temps son fameux opposé non moins éternel, Thanatos. Et ce dernier, nourri de cette force nouvelle, agit vers la destruction. Destruction qui, se combattant elle-même, vient à son tour exciter Éros, qui agit d'une nouvelle poussée désirante de construire. Là, la nature, les bactéries, au Nom-du-Père, pullulant, donnent un coup de pouce. C'est pourquoi apparaissent une rivalité aussi persistante entre poussée de vie et celle de mort, un léger décalage en faveur de la vie. Avantage absolument humain au point que nos extra-terrestres, ce Père originaire, buveur de la jouvence des enfants, n'en avaient aucune idée! Tout ici se passe sur la Terre/Mère qui n'en peut plus de recevoir tant de bruits et de vacarmes des armes des deux côtés. Et ce devant les yeux éblouissants de clarté d'une Rachel de 11 ans au point que son père, héros convoqué à la protéger, lui met un bandeau sur les yeux, ou plutôt sur son regard afin que le nôtre, celui du spectateur enfin actif, soit bien le témoin de ceci : sa bouche par sa parole et ses chants en dit bien plus sur le monde qui l'attend que ses parents ne veulent le voir. Belle accroche de cinéma que ce bandeau devant la caméra.

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Un retournement de la plainte mélancolique se voit alors en passe de devenir. .. tendresse qui s'entend... L'ancien enfant en Spielberg, si présent dans E.T. ou Rencontre du 3e Type est toujours là au rendez-vous. Puisqu'il met en scène l'opposition entre ces vacarmes bibliques du début des mondes gigantesques qui s'affrontent, où des montagnes se déchirent, des sols disparaissent, des pierres s'évanouissent. .. Avec ce tout petit moment dans notre univers, celui de l'histoire d'une famille qui, séparée, décide que le père prenne la garde des enfants. Les points de rencontre entre la famille, le privé, et le collectif, dans La guerre des mondes version Spielberg, restent quelque peu forcés, voire limités, ils restent mal noués contrairement à E.T., A.I., Rencontres du J2me Type ... Puisque rien dans l'histoire qui se déroule devant nous, sinon la volonté du réalisateur, n'oblige qu'une fois dans la maison du Père, la première attaque extraterrestre ait lieu, suivie d'une accalmie, puis d'une deuxième attaque : père et fille sont dans la maison de la Mère pour s'y protéger, alors qu'elle n'est pas là, donc rien n'y fait. .. D'autres attaques suivent, notamment dans cette cave, havre de repos pour quelque temps, où a lieu la séquence du bandeau sur les yeux/regard de Rachel, regard qui se filme lui-même par le tentacule d'un tripode, sorte de serpent muni de sa webcam qui, percevant les humains, ne nous montre que notre propre regard et notre désarroi. Puis, après d'autres attaques, tout se calme dès que la mère est enfin présente : nous sommes alors à la fin du film. Oui, malgré un tel forçage sans doute nécessaire, ici se perçoit combien « monde psychique de l'enfant » et « monde réel » se font miroir l'un l'autre ... d'où l'attrait pour ces bruits et ces fureurs offerts par la Science-Fiction si apparemment lointaine de notre quotidien alors qu' elle nous y plonge excellemment, mais le spectateur veut rester ardemment innocent sur ses propres intentions de destruction. Magie du cinéma et de la fiction à nous construire ignorants pour mieux savoir, comme nous y invitait déjà Wells.

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Ainsi vont les guerres/mondes de roman en film, et surtout dans la réalité où persiste, souci de Spielberg1 à l'évidence, un «Pourquoi la guerre/Warum Krieg? » question déjà lancée à Freud et à Einstein en 1933 et qui nous mène à conclure sur cette autre et terrible question : comment donc la paix? Avec Darwin, modèle de Wells revu par la psychanalyse, on ne peut plus ignorer combien la culture/civilisation nous rend attentifs à notre pessimisme puisque dit Freud si « nous ne sommes dans l'inconscient qu'une bande d'assassins» l'État l'est tout autant alors qu'il est chargé d'empêcher nos crimes d'avoir lieu, le voilà toujours plus prêt à les produire en masse, tel que « les hommes ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature» (... au point) « de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse». 2 Et pour le Moi individuel quelle issue? La seule semble-t-il, pris comme il l'est entre ses aspirations inconscientes de destruction et l'État interdicteur, il ne peut que les transformer en tendresse et en créativité .... En Art du bien dire, de bien faire des films ... afin de ne pas flancher et voir le monde où nous vivons. C'est ça aussi le cinéma, c'est son rôle politique, que les cinéastes euxmêmes le sachent ou non, cela n'empêche pas le spectateur de se tenir responsable de ses tendances à la destruction, de les percevoir. Afin de faire le deuil, pourquoi pas le procès, des fautes de pères, celles qui enclenchent si facilement des violences subies mais aussi agies par des fils, génération après génération.

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Cf interview de S. Spielberg in Le Monde II du 25 juin 2005 « Une grosse déprime» ... disons plutôt désarroi et justifié maintenant autant qu'avant puisque les thèmes de ses films sont depuis Duel (! 971 ), Jaws/Dents de la mer (1975), La Liste de Schindler (1 994), Jurassic Park (1993) et d' autres encore comme Arrête-moi si tu peux (2003) ne font que nous montrer le terrible de notre monde actuel auquel s'affronte sans merci l'enfant présent en nous pour devenir citoyen. 2 Freud, S, (1929), Malaise dans la civilisation, Éditions Les PUF Paris 1971, p, 107

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Du père déchu à l'incarnation d'une fonction paternelle: Hook ou la revanche du Capitaine Crochet « Je ne veux pas devenir un homme ... jamais, dit-il avec passion. Je veux rester pour toujours un petit garçon et m'amuser »1. Tels sont les mots du jeune Peter Pan, personnage emblématique crée par J.M. Barrie en 19022. Ici, Peter est un adulte, ayant oublié ses mots d'enfant, de « rester pour toujours un petit garçon». Peter Banning, avocat réputé résidant aux États-Unis, ne prête d'importance qu'à ses collaborateurs et son téléphone cellulaire. Mais où est Peter, cet enfant perdu du pays imaginaire, celui qui ne grandirait jamais ? Spielberg, en 1991, ne répète pas l'histoire célèbre, Peter est un père. Peter a deux enfants, Maggie et Jack et une femme, Moira. Peter semble délaisser sa famille au profit de son emploi et ses confrères, notamment Brad qui lui téléphone sans cesse. Être avocat, avoir des contraintes d'adulte, lui font rater le match de baseball de son fils, qu'il n'a pas honoré malgré sa promesse. Dès les premières minutes du film, nous constatons l'impossibilité pour Peter Banning d'être un père, et ses enfants lui expriment son incapacité. Spielberg montre cet homme, dépassé par sa vie, incapable de s'occuper de ses enfants. Moira elle-même lui dit un soir,« Tu ne fais pas assez attention et tu passes à côté d'eux». Elle lui rappelle l'importance de l'enfance, de ce temps où l'enfant a besoin de ses parents, pour jouer, les réconforter, les voir lors de matchs de baseball. Cet homme qui savait auparavant voler grâce à des pensées agréables, a peur aujourd'hui de l'avion, lequel le conduit en Angleterre pour retrouver Wendy, la grand-mère de Moira. Wendy n'est autre que le premier amour de Peter lorsqu'elle était jeune, souvenir refoulé depuis lors. Il ne s'agit plus de Peter Pan, l'enfant qui ne souhaite pas grandir mais 1

Barrie, J-M., (1911), Peter Pan, Editions Folio Junior, page 43 Peter Pan fait sa première apparition en 1902 dans le livre The White Little Bird J.M. Barrie propose ensuite une version théâtrale de Peter Pan en 1904, The Boy who wouldn 't grow up. Il adapta la pièce en 1911 en roman : P eter et Wendy. 2

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bien d'un adulte, ayant perdu toute forme d'imagination, ayant oublié son passé, ses valeurs. Lors d'une soirée en Angleterre, Wendy, Moira et Peter se rendent à une cérémonie, laissant les enfants à la maison. À leur retour, un mot est laissé : « Cher Peter, ta présence est requise à la demande de tes enfants. Avec mon meilleur souvenrr, Capitaine Crochet». Le capitaine Crochet a emporté Jack et Maggie, les deux enfants de Peter et Moira, pendant leur absence. Ainsi, il est demandé à Peter de retourner au pays imaginaire, de retrouver le Capitaine Crochet et de l'affronter, pour récupérer ses enfants. Peter ne comprenant pas cet appel à l'enfance, contacte la police. Il témoigne ici d'une réponse d'adulte, ayant oublié ses souvenirs, ne sachant pas qui est Crochet. Wendy lui explique qu'il était auparavant Peter Pan, mais celuici ne peut se remémorer son enfance, avant de revenir du Pays Imaginaire. De retour dans la réalité, Peter a été adopté par une famille américaine, à l'âge de treize ans. Wendy s'occupait d'enfants perdus, orphelins. Au cours de cette scène, Wendy lui explique que « ce que disent les contes est la vérité». Elle ajoute plus loin « Il faut que tu remontes dans ton passé. Peter tu ne sais donc pas qui tu es ». Ainsi, pouvons-nous être adulte, père, sans se souvenir de son passé? Sans avoir fait l'expérience de l'enfance? C'est ce que Spielberg questionne dans Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, le rapport entre l'enfance et l'âge adulte. Peter fait la rencontre de Clochette, venue du Pays Imaginaire pour le ramener dans son royaume, pays de l'enfance et ses fantasmes. Ce dernier se laisse aller, enivré par l'alcool, tentant d'oublier les dires précédents de Wendy. Le film retrace le retour de Peter Banning au Pays Imaginaire dans le but de retrouver ses enfants capturés par le Capitaine Crochet et son équipage. Nous assistons également au retour chaotique auprès des enfants perdus, qui ne parviennent pas à le reconnaître. En effet, Peter est devenu un pirate, un adulte que les enfants perdus du pays imaginaire tentent de vaincre chaque jour. C'est ce qu'ils rapportent à Peter lorsqu'il les rencontre pour la première fois depuis son retour : - Tous les adultes sont des pirates, et nous, on tue les pirates

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- Je ne suis pas un pirate. Il se trouve que moi je suis un avocat - Tuons l'avocat! - Je n'suis pas ce genre d'avocat! Hook ou la revanche du Capitaine Crochet traite de la fonction du père, d'un homme n'ayant pas réglé ses conflits de l'enfance et ne parvenant pas à devenir père. Auparavant, Peter Pan ne voulait pas grandir, aujourd'hui il ne veut pas re-devenir enfant. Ce film traite d'enfances non dépassées empreintes de conflits non réglés. Peter, lorsqu'il retourne au pays imaginaire dans le but de ramener ses enfants à Londres, est confronté à un père castrateur par son crochet, le Capitaine Crochet : répétition de la confrontation au père. Peter Pan, encore enfant, avait quitté le pays en coupant la main du Capitaine Crochet. Ce dernier souhaite se venger de son ancien rival, le combat n'étant pas terminé. En effet, Spielberg montre par ce «combat» le besoin d'aller plus loin qu'une simple main coupée. Il s'agit ici d'un combat final, dont un seul peut sortir vivant, parvenant alors au statut d'adulte. Peter doit quitter cette place d'enfant abandonné et de père abandonneur pour se confronter à la castration et accéder au symbolique, à une fonction paternelle tenable. Là peut alors émerger le langage, jusqu'alors impossible entre Peter et ses enfants. Nous découvrons au cours du film un père, autrefois orphelin, ne parvenant pas à comprendre ce que c'est qu'être adulte et père. Cette fois, Peter réussit son désir de séparation du père incarné par Crochet, le battant dans un combat acharné, entre dans un rôle de père et regagne ses enfants. Au cœur de cette histoire se situe ce père décevant, carrent et humilié de la réalité dont témoigne Jacques Lacan, ce père incarné par Peter au début du film. De ce fait, Jack, son fils, élit Crochet comme père de plus haut rang, ce dernier étant présent lors de ses matchs de baseball, entendant sa haine, ses questionnements de préadolescent.

Spielberg évoque ainsi la question de la filiation, sur trois générations, et de sa fragilité. En effet, Crochet lui-même incarne un père défaillant, n'ayant «pas eu de maman» selon l'v1aggie, criant «je veux ma maman» avant d'être avalé par le crocodile, signant sa mort. Il était lui-même un enfant orphelin, sur l'île du

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Pays Imaginaire. Hook ou la revanche du Capitaine Crochet traite d'un père à trouver, incarné par Peter mais aussi d'un père à retrouver, Crochet. La fin du film scelle la fin de la guerre entre père et fils, le fils l'emportant sur le père. Suite à la mort de Crochet, Jack se réconcilie avec Peter, afin d'entrer lui-même dans le passage entre intime et collectif. C'est ce qu'Otto Rank expose dans Héros pathologiques : « Le fils grandissant cherche pour ainsi dire, avant de devenir père à son tour, à se réconcilier avec le principe paternel, afin d'être épargné, lui aussi, par son propre fils » 1. Ce passage permet à Peter de laisser les enfants perdus, quittant ce rôle de pairs pour accéder au rang de père, ses enfants lui demandant de rentrer à Londres. À ce moment du retour, Clochette donne de la poussière magique pour que les enfants puissent voler, une seule condition leur manque : penser à quelque chose d'agréable. Maggie pense à «maman», Jack quant à lui énonce pour la première fois depuis le début du film « mon papa, Peter Pan». Cette fantaisie, créée par Spielberg s'empare de cette histoire pour en faire son propre roman familial. Si la main de Crochet agit comme la personnification d'un désir de séparation, puisqu'en effet, Peter Pan, avant de quitter le Pays Imaginaire, coupe la main du Capitaine, lui laissant comme souvenir de la séparation un crochet au bout du bras, Spielberg s'empare d'un autre attribut afin de transmettre ce même appel à la séparation: l'index d'E.T. Cet index permet l'accomplissement d'un désir, celui du jeune Elliott, enfant en manque de repères. Un enfant en manque de repères : E. T.

Un index, un simple index lumineux qui éclaire le désir d'un enfant de dix ans. Telle est l'histoire d'E.T. L 'Extraterrestre. E.T. raconte l'histoire d'un extraterrestre venu sur Terre en compagnie de ses pairs pour explorer notre planète. Pourchassés par des scientifiques, ces individus laissent un des leurs, devant fuir pour ne pas être repérés. C'est ainsi que cet alien, cet étranger, se retrouve dans un quartier résidentiel. Au cours de son 1

Freud, S., (1909) Le roman familial des névrosés et autres textes: Otto Rank : Héros pathologiques Paris, Éditions Bibliothèque Payot 2014, page 104

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voyage dans le quartier, il fait la rencontre du jeune Elliott persuadé, contrairement au reste de sa famille, que quelque chose d'étrange se passait dans leur jardin. Elliott l'accueille dans sa maison et lui présente, à sa façon, les êtres humains. Avant de rencontrer E.T., Elliott se trouve dans un entre deux, suffisamment grand pour ne pas jouer avec Gertie, sa sœur de 4 ans, mais trop jeune pour jouer avec son frère l\1.ichael et ses amis lors d'une soirée jeu de rôle. Cet enfant n'est pas à sa place, n'a pas de place. C'est pourquoi les bruits dans la cabane lors d'une soirée lui donnent envie de voir, par lui-même, ce qui se passe à l'extérieur de la maison, quittant ainsi l'intimité de son foyer pour aller vers l'inconnu. Ce qu'il va y trouver lui permettra de tenir un secret, le secret de son développement vers l'adolescence, le secret qui le fait avoir « le pouvoir absolu». Cette expression, tirée du jeu de rôle auxquels jouaient les copains de l\1.ichael, est reprise par Elliott pour demander à son frère de garder son secret, celui de l'existence d'E.T. Il détient maintenant le pouvoir absolu, contrairement aux premières minutes du film lorsqu'il n'était qu'un simple petit frère, ayant le simple pouvoir de récupérer une commande de pizzas pour la tablée d'adolescents. Avant de trouver E.T., Elliott cherche ce qui fait du bruit dans sa cabane, il est persuadé que ce n'est pas un cougar, contrairement à ce que pense la famille qui se moque de lui. Elliott répond alors : « Je suis sûr que papa me croirait, lui ». Mais où est ce père qui pourrait croire, contrairement aux autres, en son fils ? Nous apprenons que le père est parti avec sa nouvelle compagne au Mexique et qu'il ne donne pas ou peu de nouvelles à ses enfants. La phrase d'Elliott bouleverse la mère, cette femme fragilisée par le départ récent du père de famille. Elliott est en manque de son père, en manque de cette figure pouvant le croire et lui donner raison. Au lieu de cela, il est confronté à une famille fragilisée, rendant tabou le départ du père. Les enfants tentent de protéger la mère, qu'ils appellent par son prénom, Marianne et non par le signifiant « maman ». Elliott face au manque, au vide, n'a pas de place dans cette famille. L'arrivée d'E.T. dans sa vie lui permet de combler ce manque et le rendre à nouveau désirant. E. T., père de substitution, père symbolique ou bien pair,

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semblable à Elliott? Chaque spectateur visionnant le fihn peut se poser cette question à laquelle Spielberg ne répond pas, laissant place à l'imaginaire de celui qui voit, qui désire en face de l'écran de tous les possibles, l'écran du cinéma. Une lecture chronologique du film peut relever d'un passage de la naissance sur Terre vers l'incarnation d'un père symbolique. Physiquement, le corps d'E.T. ressemble à un fœtus, n'ayant pas acquis la langue parlée sur Terre, il émet des sons semblables au petit enfant, au babil des premiers mois. Lors de sa rencontre avec Elliott puis avec les deux autres enfants de la famille, E.T. est pris dans un bain de langage, lui permettant d'acquérir la parole. C'est alors qu'Elliott lui donne un nom: E.T. Ce nom pouvant signifier Extra-Terrestre mais c'est aussi la contraction de son nom, ElliotT. Le jeune garçon le genre, « c'est un garçon » dit-il à sa sœur lorsqu'elle lui pose la question. Ce n'est pas un homme, ce n'est pas un père mais plutôt un petit garçon qui doit apprendre ... Et c'est ce qu'il fait. E.T. regarde la télévision, se nourrit, prend des bains, boit des bières, emmagasine du savoir. Il n'était pas sans savoir avant de rencontrer Elliott, Gertie et Michael mais ce n'était pas un savoir terrestre. Son savoir réside dans son index, pouvant léviter des objets, rendre vie aux fleurs fanées, soigner le doigt d 'Elliott. Il possède un savoir Autre, digne d'une personne extra-ordinaire. Peu à peu, E.T. grandit, apprend et se développe psychiquement. Dès sa rencontre avec Elliott, l'extra-terrestre est dans un rapport miroir avec l'enfant, ils baillent ensemble, sont tous deux enivrés lorsqu'E.T. découvre les effets de l'alcool, à tel point qu'Elliott parle en disant « nous » pour parler de leur état de santé. Un élément primordial les rassemble, ils ont tous deux étés abandonnés dans un monde qui ne leur donne pas de place. Ainsi se crée une aliénation, entre l'enfant et l'alien, un rapport spéculaire du sujet à l'image. Les deux protagonistes s'aliènent l'un à l'autre, dans une confusion totale. Lorsque l'un est malade, l'autre l'est également, ne formant plus qu'un. C'est pourquoi dans cette partie du film nous ne pouvons penser qu'E.T. peutêtre le père d'Elliott, il est plutôt son double. Malgré cette aliénation, E.T. souhaite se séparer du jeune garçon et rentrer chez lui, il le signifie pour la première fois lorsqu'Elliott lui donne son nom, ainsi l'extra-terrestre énonce « E.T. téléphone

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maison», citation devenue culte. Il utilise plusieurs matériaux technologiques pour entrer en communication avec sa maison et les rejoindre. Il effectue cela avec une grande facilité, témoignage de la simplicité de l'enfance et son imaginaire. Ils utilisent cette création technologique le soir d 'Halloween. Elliott et E. T. s'échappent de la récolte de bonbons annuelle du quartier pour positionner le système créé par E.T., contacter sa« maison» et ainsi rentrer chez lui. Au même moment, l\1arianne inquiète, part à la recherche de ses trois enfants, n'étant pas rentrés à l'heure dans leur« maison». Lors de son départ, nous apercevons une voiture de scientifiques entrer dans la maison et rechercher des traces de l'extra-terrestre. Ainsi, nous pouvons constater une scène en miroir: E.T. et Elliott voient le fil de la communication se tendre dans la forêt, attendant un contact avec les aliens, quant au même moment les scientifiques tendent le fil de la science dans la maison d 'Elliott, un câble jaune permettant de recueillir on ne sait quelles informations. C'est alors que la tension se crée entre le monde de l'enfance et le monde de l'adulte, nous faisant basculer dans le discours de la science. Au moment où les scientifiques pénètrent dans la maison, dans l'intimité de la famille et du miroir E.T-Elliott, la communication entre l'alien et ses pairs s'inte1rnmpt, laissant ce dernier dans le silence et le vide. Elliott tombe malade à ce moment, tout comme son double. N'ayant pas de réponse quant à son retour, Elliott lui propose de rester avec lui, refusant la séparation. Il lui signifie « on peut grandir ensemble », mais cette aliénation ne peut pas durer, E.T. s'affaiblit tout comme le jeune garçon. C'est à ce moment-là que peut débuter la séparation entre les deux protagonistes, au moment où la science interfère dans le registre de l'imaginaire et de l'aliénation. Tous deux sont malades, c'est à ce moment que l\1arianne prend connaissance de l'existence d'E.T. ET et Elliott sont souffrants, quand la mère pénètre dans la salle de bain mais également dans ce secret infantile. E. T. crie alors « l\1aman » à l\1arianne etElliott lui dit« on va mourir». L 'alien n'est toujours pas un père, énonçant à cette femme son rôle de mère : les sauver d'une mort certaine. Pourquoi la mort? Pourquoi une telle détresse atteint-elle l'extra-terrestre et ainsi Elliott, aliénés l'un à l'autre?

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Le secret est rompu lorsque Marianne, ouvrant la porte de la salle de bain, ouvre par la même occasion la porte de l'âge adulte, quittant la naïveté et l'imaginaire de l'enfance. C'est alors que la situation prend une ampleur étatique et scientifique. C'est à ce moment-là, dans la détresse de l'enfance que l'on passe de l'intime au collectif. Malgré la prédominance de l'enfance, nous sommes confrontés dans E.T. L'extraterrestre a des adultes, des scientifiques, prônant la science comme vérité, comme savoir. La science est représentée par l'homme aux clefs, filmé dès les premières secondes du film. La caméra ne filme que le bas de son corps, ses clefs étant au premier plan. Cet homme fait partie de l'équipe de scientifiques ayant causé le départ des extratetTestres, pairs d'E.T., au début du film. Mais qui est cet homme? Que cherche-t-il ? Quel intérêt peut-il avoir à observer les extra-tetTestres ? Ces adultes tentent d'élucider le mystère des aliens venus sur TetTe, un mystère qu'ils ne peuvent pas comprendre. Spielberg nous propose dans E.T. L'extraterrestre une métaphore del' adulte : comprendre par la science, expliquer, mettre des mots sur des phénomènes de l'enfance, de l'imaginaire. Quel intérêt à faire porter des clefs à ce personnage qui ne s'en sert jamais? À quoi servent ces clefs? Que peuventelles ouvrir? Nous n'en saurons rien, si ce n'est qu'elles sont là, collées à cet homme mystérieux. Les scientifiques prennent en charge E. T. et Elliott dans sa propre maison, entourée maintenant de protections, la maison tout entière étant protégée, mais de quoi? Les adultes pénètrent dans ce lieu intime qu'est le foyer de l'enfant et sa famille. Ils souhaitent entrer en contact avec les héros de l'histoire mais n'y parviennent pas, ne sachant pas ou plus comment entrer en contact avec l'enfance et ses rouages. Ils proposent un simulacre de rencontre, médiatisé par des objets scientifiques, prélevant l 'ADN de chacun, les sondant, explorant, analysant la relation d'E. T. et Elliott. E.T. se meurt et Elliott dialogue avec l'homme aux clefs qui lui explique qu'E.T. est déjà venu le voir lorsqu'il avait dix ans. Il explique à Elliott « ce que je vis aujourd'hui je l'attends depuis que j'ai dix ans», il ajoute « sa présence est un miracle». Mais qui est cet homme? Pourquoi a-t-il vu E.T. il y a des années de cela ? Était-ce E.T. ou une autre forme de présence extra-tetTestre venant proposer une parole à un enfant esseulé? Spielberg ne nous offre pas de

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réponse, n'élucide pas les questionnements que genere cette citation, ne nous dévoile pas la vérité. Au contraire, il nous propose d'y apporter nos propres fantasmes, de mettre au travail notre imaginaire d'enfant et de comprendre singulièrement les dires de l'homme aux clefs. Là E.T. passe de l'aliénation à la séparation, venant se positionner en tant que père symbolique pour l'enfant. Il effectue lui-même un passage de l'imaginaire de l'enfance à la position symbolique du père. Sa présence est en effet un« miracle» pour l'homme aux clefs, collé au discours de la science, qui ne parvient pas à sauver E.T. malgré ses souvenirs de l'enfance. La science vient barrer ce miracle, barrer le symbolique soutenu par E. T. Mais la science, dénuée de parole, ne peut pas tout résoudre, au contraire elle entraîne la mort de l'alien. A sa mort, ils tombent les masques, enlevant leurs tenues de scientifiques stériles, nous permettant enfin de voir leurs visages. Elliott, effondré par la mort d'E.T., lui adresse ces mots : «Tues surement mort parce que je ne sais plus ce que je ressens. Je ne ressens plus rien du tout. Je croirais en toi toute ma vie, tous les jours. E. T. je t'aime». C'est alors que l'abdomen de l'alien se colore en rouge, signe de vie, de désir. Ces mots énoncés par Elliott lui permettent de revenir à la vie, ces paroles d'amour, ce langage de l'enfance symbolisant le besoin du père symbolique le régénèrent. Elliott, accompagné de Michael son frère et de ses amis - qui auparavant le dénigraient - aident à accompagner E.T. vers son vaisseau, vers son monde. Nous assistons à une course poursuite entre les enfants et les adultes. Elliott caractérise cette fois l'alien comme« l'homme qui est venu de l'espace», venant s 'opposer au «garçon» du début du film. Le garçon est devenu un homme ayant réussi sa mission sur Terre. E.T., avant de partir, attendu par ses pairs, offre une dernière parole aux trois enfants. Il dit à Girty « sois sage », à Michael« merci » et à Elliott «je suis toujours là». Ces énoncés sont cette fois dignes du discours du père, soutenant et apaisant. Il propose à Elliott une continuité de présence malgré son absence future. Il sera toujours là, toujours présent à ses côtés dans son développement. Contrairement à son père de la réalité parti au Mexique, il pourra toujours compter sur E. T. E.T. est un passeur, permettant le passage de l'enfance vers l'adolescence. Il agit ici comme un bout de père qui comble au

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moment de l'absence pour accéder à la séparation, menant à l'adolescence. Il permet la possibilité de dire au revoir, tout en sachant qu'il sera toujours là. E.T. fait fonction de père symbolique, de métaphore, qui inscrit l'enfant dans la culture, dans la loi. E.T. à la fin du film, peut devenir absent réellement tout en étant présent symboliquement. E.T. L'extraterrestre nous questionne, nous émeut quant à la tournure de l'histoire, d'un passage entre l'aliénation entre ces deux êtres qui portent le même nom et la possibilité d'une séparation réussie qui permet à Elliott de devenir grand, de régler ses comptes avec son père réel, celui qui manque par son absence. Steven Spielberg utilise cette histoire tirée de la sciencefiction pour raconter une histoire banale d'enfant en manque de bord, de cadre, de loi le soutenant. La science-fiction permet de se décaler de la réalité, de proposer une « fiction » qui accentue l'imaginaire. Pour autant la réalité est bien présente, cachée par des aliens, des tenues de scientifiques et tout autre artificiel fictionnel. La science présente dans ce concept de « sciencefiction », se noue au discours des adultes, ou plutôt à l'absence de discours, de langage. Ce sont les enfants qui parlent dans ce film, qui expriment leurs désirs. Mais qu'advient-il lorsque c'est l'enfant qui est dépourvu de langage? Qui ne peut énoncer le signifiant «maman» que lorsqu'une formule magique est employée? Qui n'a de père qu'un être créateur tout puissant? C'est ce que nous proposons de traiter avec l'analyse de A.1. Intelligence Artificielle.

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La forclusion1 du père dans le discours de la science: A.I. Artificial Intelligence Qu'est-ce qui fait de nous un être humain? L'amour? Une mère? Des épinards au repas? Un corps de chair? A.I. Artificial Jntellir>2. Spielberg nous propose de nombreux contes de faits, laissant de côté la féérie, préférant nous dévoiler la réalité, à sa façon. S'il n'y a pas de père il n'y a pas de transmission, pas de lien, pas de langage et c'est ce que questionne Spielberg. Mais comment transmettre l'horreur, la mort des pairs, mais aussi la mort des pères? C'est ce que nous questionnerons avec La Liste de Schindler.

La mort des pères/pairs : La Liste de Schindler Cet infilmable nous renvoie à La Liste de Schindler, plus précisément à la première scène : la cérémonie du Shabbat où le Kiddouch marque la sanctification du repas familial. La famille allume les bougies, illuminant ainsi leurs prières, récitant celles1

Moscovitz, J-J. , (2004), Lettre d'un psychanalyste à Steven Sp ielberg, Éditions Papier Sensible, page 198 2 Référ ence au Docteur Je sais tout du film

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ci depuis des générations. À mesure que la prière est énoncée, la bougie se consume, les couleurs à l'écran laissent place au noir et blanc, nous laissant nous-mêmes dans cet univers sombre et morne. Les personnes disparaissent, laissant place aux bougies se consumant peu à peu... Seule la fumée émane de la pièce. C'est ainsi que l'histoire de l'Holocauste peut commencer. Une famille s'éteint, laissant place au noir et blanc. Cette scène introduit l'horreur de la Shoah, pourtant le réel n'est pas montré, laissant place à l'implicite, nourrissant ainsi l'imaginaire du spectateur. Spielberg dans ce film n'a pas besoin de montrer pour atteindre le public, le spectateur sait à quoi s'attendre. Cette scène montre un indicible, et Spielberg, par sa réécriture de l 'Histoire nous fait témoins de cette horreur. Dans La Liste de Schindler, il met en scène son propre héritage. Né en 1946, un an après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, Spielberg fit partie de la première génération à entendre l'Histoire de la Shoah, l'entendre pour ne pas la répéter. Il fut le témoin des dires de son père, sa mère, sa grand-mère. La famille Spielberg, famille juive américaine, n'a cessé de raconter l'Histoire à ses enfants. Elle a permis une transmission, un héritage du passé. C'est pourquoi Spielberg se fait à son tour témoin, rêvant sans doute de réparer l'Histoire notamment au cinéma, par le biais de l' écran du désir, comme le propose J.J. Moscovitz. Le cinéma, en tant que témoin permet au sujet de se faire une place dans l 'Histoire, de la comprendre et de rêver de la réparer, de lui donner une autre facette. De ce fait, par le biais de la fiction, le réalisateur peut réparer l 'Histoire, ce n'est alors plus qu'une rêverie mais une mise en scène d'une réalité que le réalisateur souhaite nous montrer. Il crée alors un nouveau réel, de nouveaux bords. Jnglorious Basterds de Quentin Tarantino met en lumière, quant à lui, le miroir du cinéma, celui-ci tombe à la fin du film, brulé, comme si le réalisateur souhaitait faire tomber les masques. En brulant le miroir, le cinéma est mis à nu, il n'y a plus de surface de projection, le sujet est alors face au vide du réel. Ainsi, Spielberg propose de mettre en image son propre héritage, en tant qu'enfant de la Shoah, en tant que père mais aussi en tant que réalisateur. Cette position de témoin, tenue par Spielberg,

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coïncide avec la définition proposée par Giorgio Agamben, dans son ouvrage Qu 'est-ce que le contemporain? : « [le témoin] est aussi celui qui, par la division et l'interpolation du temps, est en mesure de la transformer et de la mettre en relation avec d'autres temps, de lire l'histoire d'une manière inédite, de la "citer" en fonction d'une nécessité qui ne soit absolument rien à son arbitraire, mais provient d'une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre » 1. La liste de Schindler se situerait dans cette ambition, de conter une histoire s'appuyant sur un réel chaotique et historique. Dans ce film, malgré la teneur politique et collective de ce meurtre appelé Shoah, Spielberg a pourtant préférés 'intéresser à l'intime. En effet, nous découvrons tout au long de La liste des Hommes qui viennent témoigner de cette période de l'Histoire, de crimes contre l'humanité. Telle est l'histoire de La liste de Schindler, tirée de faits réels, mise en page en 1982, par l'écrivain Thomas Keneally. Il rapporta dans son ouvrage les propos de Poldek Ffefferberg, un des juifs sauvés par Oskar Schindler. En 1939, Oskar Schindler, un industriel ambitieux, recrute de la main-d'œuvre juive dans une fabrique de Cracovie pour l'armée allemande. Soutenu par un comptable juif, Itzhak Stem, il va sauver plus de mille juifs dont les noms ont été réunis sur une liste. En 1944, Hitler décide d'exterminer les juifs. Il fait fermer Plaszow, un camp de concentration, pour envoyer les juifs à Auschwitz, camp d'extermination. Devant cette décision, Oskar Schindler réussit à convaincre un officier SS, Goeth, de racheter la main-d'œuvre juive pour créer une usine en dehors de la Pologne. À l'aide de Itzhak Stern, il va rédiger la liste des gens que Schindler veut sauver de l'extermination. Jour après jour, les noms d'hommes, de femmes, d'enfants vont s'ajouter sur cette liste, chaque nom étant financé par Schindler. Au total, 1100 personnes vont prendre le train pour la Hongrie et travailler dans une fabrique d'obus, échappant ainsi à l'extermination. Schindler financera avec sa fortune personnelle cette usine et fera en sorte qu'elle ne produise aucun obus en état de fonctionnement et ce pendant les sept mois restant jusqu'à la libération par l'armée russe. Ses employés sont en sécurité tout 1 Agarnben, G. (2008), Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris : Éditions Rivages Poche, Petite bibliothèque, page 39

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le temps de la guerre. À la fin de celle-ci, Oskar Schindler est obligé de fuir pour ne pas être arrêté. La scène finale met en image les employés le remerciant pour le projet mené, après avoir rédigé une lettre expliquant comment ce dernier les a sauvés des camps de concentration et d'extermination. La lettre fut signée par tous les employés. Ces Hommes témoignent du meurtre, se situant dans le contemporain, questionnant }'Histoire. Spielberg permet, par la mise en scène de personnages, de les faire témoigner du message funeste et se fait à son tour, témoin de }'Histoire. Spielberg nous propose, à sa façon, de mettre en image cette possibilité de perte du père dans La Liste de Schindler, en tuant les pères, en tuant les pairs, nous assistons à la destruction de l'humanité. Nous ne sommes finalement pas loin de La Guerre des mondes, autre film réalisé par Steven Spielberg. La fin d'un monde, d'une culture, est proche et une personne, Oskar Schindler, permet à la civilisation juive de perdurer, afin de transmettre, afin de maintenir la possibilité de témoigner. Et si, «c'est dans le nom du père qu 'il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l'orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi » (Vanier), par la présence d'Oskar Schindler, Spielberg sauve du père. JeanJacques Moscovitz, dans sa lettre à Spielberg lui exprime : « Sauver des noms comme vous le faites, par le choix de vos images, c'est sauver du père, le père de l'enfant qui sommeille en nous »1. Dans le récit de la Liste de Schindler, ce qui anime le désir de sauver pour cet industriel ambitieux, c 'est la vision d'une petite fille au manteau rouge. Dans ce film en noir et blanc, qui symboliserait la mort, la déchéance, une seule couleur ressort : le rouge. Nous suivons tout au long de La liste cette enfant, colorée, qui symboliserait la prise de conscience de Schindler, qui commence à ce moment-là à s'inquiéter réellement pour le sort des juifs. Nous la suivons dans une rue suite à la rafle par les SS. Dans un autre plan, nous la v oyons monter dans un wagon la conduisant vers un autre camp, tout comme d'autres juifs, puis 1 Moscovitz, J-J., (2004), Lettre d'un psychanalyste à Steven Spielberg, Éditions Papier Sensible, page 66

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décédée, dans une brouette, au-dessus d'un tas de cadavres, transportés par des déportés. Elle se fait le témoin de cette histoire, qu'Oskar viendra modifier pour certains mais pas pour elle. De ce fait, cette enfant transmet le message de l'Histoire, passant du collectif à l' intime, de l'Histoire au sort d'une enfant. Où sont ses parents? Elle tente de se cacher, d'échapper à l'horreur de la mort mais ne peut s'extirper de la torpeur notamment parce qu'elle est seule. C'est l'hypothèse filmique que nous pouvons apporter à La Liste de Schindler. Spielberg montre qu'elle ne peut pas s'en sortir seule, sans environnement soutenant appo1té par la famille. Seule, l'enfant ne peut pas exister. À l'inverse, la pochette du film montre un message d'espoir. Nous retrouvons le bras de la petite fille tenant la main d'un adulte. La main de Schindler? La main de son père? L'enfant peut transmettre en tant que témoin l 'Histoire. La liste sauve, la liste a sauvé. C'est ce qu'Itzhak Stem énonce à Oskar Schindler dans le film: «Cette liste, c' est le bien absolu. Cette liste, c'est la vie ... Tout autour de ces marges, il y a le gouffre ... ». Un doigt symbole de vie pointé vers le collectif, un crochet pe1mettant à l'enfant perdu de devenir père et cette fois une main symbolisant la transmission. Spielberg joue avec la main comme permettant une continuité de vie, de désir. La Shoah, doit être parlée, transmise notamment par le cinéma. C'est ce qu'appuie Jean-Jacques Moscovitz dans son ouvrage Lettre d'un psychanalyste à Steven Spielberg: « Et aujourd'hui, comment être un enfant, un cinéaste, un psychanalyste? C'est la question de témoin que vous nous posez, témoin de ce qui est arrivé à la vie. Alors comment dire, écouter, filmer, créer... Comment les violences d'avant se retrouvent affiliées, en filiations avec des actes de création qui les disent, les filment, les entendent» 1. C'est par le Symbolique que peut être faite cette filiation, par le langage.

1 Moscovitz, J-J., (2004), Lettre d'un psychanalyste à Steven Spielberg, Éditions Papier Sensible, page 12

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Cinq pères, cinq occurrences, cinq fdms. Qu'est-ce qu'un père? Spielberg nous permet d'entrevoir ses propres problématiques infantiles, ayant souffert de l'absence de son propre père. La place qu'il accorde au père défaillant, au père absent, manquant, lui permet de faire sa propre analyse. Il agit en tant que témoin du contemporain, pour nous transmettre. Il permet une transmission de sa réalité, au travers del' écran de tous les possibles ... Telle est sa mission de réalisateur, d'enfant mais aussi de père. Notre enfance fut bercée par E.T., émerveillée par ces dinosaures revenant à la vie, entêtée par cette musique angoissante lorsque nous regardons la mer, redoutant la silhouette d'un aileron au loin, éblouie par le pays imaginaire et ses enfants perdus, parvenant à manger du rien, récemment enjouée par ce Bon Gros Géant, émue du fait d'une liste, touchée par David, ce robot souhaitant devenir un vrai petit garçon afin d'appartenir, enfin, à sa maman. Longtemps critiqué pour ses films à gros budget, il nous paraissait essentiel de redorer la qualité cinématographique de Spielberg, père du cinéma contemporain. En effet, il nous permet de ne pas oublier l'Histoire, l'enfance, le passage à l'âge adulte, la fonction d'un père ... père qui nous accompagne vers le collectif, le langage, la culture. Il est celui qui nous ramène vers la possibilité de la vie sans pour autant oublier la mort, élément essentiel du triangle œdipien.

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Bibliographie : Roland Barthes,Mythologies, Points essais, 1957-2014, G. H. Wells, La guerre des mondes, Editions Gallimard 2005 Sigmund Freud, (1929),Malaise dans la civilisation, Editions Les PUF Paris 1971 Moscovitz, J-J., (2004), Lettre d'un psychanalyste à Steven Spielberg, Éditions Papier Sensible Freud, S., (1909), Le roman familial des névrosés et autres textes, Paris, France : Éditions Bibliothèque Payot, 2014 Alain Vanier, Lacan, Editions Les Belles Lettres, 2003 Jacques Lacan, Le mythe individuel du névrosé, 1953, Editions du Seuil, Collection Paradoxes de Lacan, 2007 J.M Barrie, Peter Pan, Editions Folio Junior, 1911 G. Agamben, Qu 'est ce que le contemporain ? Paris, Editions Rivages Poche, Petite bibliothèque, 2008 Filmographie : Steven Spielberg, E.T., 1982 Steven Spielberg, Les dents de la mer, 1975 Steven Spielberg, Jurassic Park, 1993 Steven Spielberg, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, 1992

Steven Spielberg, Ready Player One, 2018 Steven Spielberg,A.1., 2001

Steven Spielberg, Minority Report, 2002 Steven Spielberg, Le Bon Gros Géant, 2016 Steven Spielberg, La Liste de Schindler, 1994 Steven Spielberg,lndiana Jones, 1981 Steven Spielberg, La Guerre des mondes, 2005 Steven Spielberg, The Fabelmans, 2022 Quentin Tarantino, Jnglorious Basterds, 2009

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« You're the only man that's ever touched me» Sébastien Firpi et Jeremy Murie Moonlight : L'intitulé de cette œuvre n'est pas un hasard, il est inspiré du récit autobiographique de Tarel Alvin McCraney : «ln Moonlight Black Boys Look Blue». Titre mettant en avant ce contraste entre l'obscurité et la lumière, provoquant cette impression qu'être exposé à ce clair de lune permet de se fondre dans la masse, d'être comme les autres, de faire« comme si», de s'éclipser. M oonlight expose la difficulté d'un sujet homosexuel à se situer et à faire valoir son identité. Ce n'est pas une œuvre qui traite uniquement de l'homosexualité, elle offre également un tressage avec le contexte social des banlieues et ses retentissements face à chaque étape de la vie du protagoniste. Néanmoins, au-delà de l'environnement qui mériterait de bénéficier d'une analyse à part entière, nous nous recentrerons ici sur : la sexualité à travers le lien social contemporain. La problématique sous-jacente se traduirait comme la noyade de la singularité du sujet dans le grand bain de l'idéal pour tous, par le biais d'une politique qui prône la norme et le normal, ou de ce que soulignons comme la norme mâle2. Rien d'anormal jusqu'ici. En effet, il n'est pas rare de constater les efforts entrepris par certains individus afin de tendre vers une conformité s'apparentant parfois à un véritable sacrifice identitaire. Pourrions-nous faire l'hypothèse d'un effet de masse qui mettrait à jour une forme de« déclin »3 ?

1

Barry Jenkins, Moonlight, A24 Fihns, 2016. Nous reviendrons plus loin sur ces termes. 3 Le terme « déclin » ici utilisé ne fait pas référence au débat théorique présent au sein de la communauté psychanalytique. Il s'agit simplement du sens littéraire qu'il véhicule et qui aide à la réflexion de notre thématique. En d'autres termes, nous l'entendons comme l'aspect dégradant/dégradé que peut engendrer le lien social aujourd'hui. 2

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Le fihn s'organise en trois parties, trois temps bien distincts représentés par les étapes majeures de la vie: l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte. À chacune de ces séquences est articulé un titre relatif au surnom attribué au protagoniste : Little, Chiron et Black. Ces temps peuvent se situer tout d'abord du côté de l'identité, et peut-être ensuite, du point de vue d'une tentative de nomination, au sens de l'effet du nom. Autrement dit trouver à se faire nommer par l'autre afin que le sujet advienne et se représente. Et ainsi se faire nommer, pour se nommer, et enfin s'y représenter, mais jamais en entier... Nous tenterons de développer cette idée en reprenant de manière condensée les trois chapitres du fihn. Tout d'abord «Little», l'enfant. C'est par ce signifiant si parlant que Juan, dealer à la tête d'un réseau de drogue, nommera l'enfant qu'il trouvera dans un lieu « désaffecté » - à l'image de l'amour dont est privé ce petit garçon-et qu'il baignera dans le langage, faute d'avoir une réponse de sa part. Cet enfant que l'on découvre presque en même temps que Juan se mure dans un silence qui vient en dire beaucoup, symbolisant l'incompréhension de l'exclusion radicale dont il est victime. Il se distingue des autres, il ne sait pas en quoi ce trou béant laissé par un père absent et une mère «toxique» vient renforcer cette interrogation. À la surprise générale, le grand Juan respecté de tous se lie d'affection pour ce sujet en manque de «re-père ». Il l'accueille, le nourrit et le berce dans un flot de paroles éloigné des insultes et des reproches que sa mère aura l'habitude de lui adresser. Juan viendra en place de lui offrir un bout de sens à attraper, des signifiants face aux questions que se pose le petit garçon qui jusqu'à présent restaient en suspens. Il deale avec Chiron. En échange de son amour, Juan attend de lui qu'il parle, qu'il lui réponde, que le langage qui l'habite soit davantage symbolisé. Une parole finira par émerger, la plupart du temps dépliée sous forme interrogative. Ces questionnements sont à l'image de cette scène primordiale du fihn lorsqu'à table Chiron demande à Juan : « C'est quoi une tapette?», où il répond avec justesse : « Un mot quel 'on utilise pour faire honte aux gays». Il replace le décalage entre le signifiant qui sert d'insulte, qui sert l'insulte, pour avoir la délicatesse de répondre sans répondre :

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«Â un moment, tu sauras». Juan ne viendra pas définitivement combler la demande du jeune enfant, il met en suspens cette vérité qui concerne Little et introduit un bout de savoir qui continuera d'alimenter cette énigme qui : « ne cesse pas de ne pas s'écrire »1 (Lacan, 1972-1973). Pour « Chiron », la période adolescente sera le produit du retour des stigmates laissés par l'enfance. Chiron est maintenant un jeune homme qui a évolué et qui, depuis, a appris. Il sait désormais ce qu'est « une tapette», il n'a pas eu d'autre choix que de s'approprier ce signifiant qui semble le définir. Ce savoir ne lui permet pas pour autant de se dégager du mépris des autres. La violence de l'ère adolescente se fait ressentir par les coups et les mots que lui infligent ses camarades. Le réalisateur Barry Jenkins l'exprime d'ailleurs dans une interview2 où il entremêle cette violence du quotidien avec la problématique virile, dudit mâle, chez le jeune adolescent : - Mouloud Achour: «Les jeux au lycée sont vraiment très cruels. » -Barry Jenkins : « Oui ... Ce jeu existe vraiment. ( ... )Il met en jeu la virilité. Il faut prouver qu'on est le plus fort. Bien souvent tu joues le jeu pour ne pas devenir la victime ». La situation est loin d'être évidente pour le jeune garçon étant donné qu'il n'est plus en mesure de compter sur le seul support qu'il n'ait jamais eu. Juan n'est plus. En contrepartie l'adolescence est aussi le temps du dévoilement, d'une tentative d'affirmation. C'est par le biais de Kevin, le seul semblable bienveillant qu'il côtoie et faisant son apparition lors de certains rêves érotiques, que Chiron révèle son homosexualité en passant par l'acte sexuel. La phase adolescente sera marquée par la rencontre du réel sexuel, événement subjectif qui passe par le corps avant de se traduire par l'acte, ici, celui de la sexualité. Ce chapitre sera clôturé par un autre passage à l'acte, d'ordre hétéro1

Jacques Lacan,Le Séminaire, LivreXX, Encore, Paris, Éditions du Seuil, 1975 (1972-73), p. 86. 2 Mouloud Achour, Clique x Barry Jenkins, 2017, https://www-.youtube.corn/watch?v=uLlD7pSVErc&t=240s (page consultée le 10/03/2023)

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agressif cette fois. Chiron finira par rendre les coups qu'il a encaissés. Au milieu d'une salle de classe, il explosera une chaise contre l'acteur principal de ses persécutions, le leader d'un groupe d'adolescents qui le martyrise. On peut, par ce passage à l'acte, considérer le signe d'une révolte et en effet, d'un passage, par le fait que le jeune homme tentera là de mettre un terme à ses souffrances. En nous appuyant sur Lacan, nous proposons ici cet acte comme une sortie de scène pour le sujet : « Le moment du passage à l'acte est celui du plus grand embarras du sujet, avec l'addition comportementale de l'émotion comme désordre du mouvement. C'est alors que de là où il est - à savoir du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historicisé, seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet - , il se précipite et bascule hors de la scène. Ceci est la structure même du passage à l'acte » 1 (Lacan, 1963). Suite à cette séquence brutale, deux officiers de police embarqueront Chiron hors du lycée. Un symbole venant illustrer le fait que le jeune garçon n'a pas sa place auprès de ses pairs. L'intitulé de ce chapitre correspond à son vrai prénom, le sien. Autrement dit, à aucune autre nomination qui s'apparente à la fabrication d'un surnom. Pouvons-nous y voir un rapport avec ce que nous expose ce passage adolescent : ces actes, comme passage, puis passage à l'acte? Autrement dit l'affirmation, ou du moins sa tentative, d'une vérité qui s'exprime par l'acte? L 'acte sexuel venant traduire son choix d'objet et l'acte agressif expose une sortie de route. L'adolescent est en difficulté pour se sentir «présent». Nous retrouvons dans cette absence du sujet, dans cette évanescence, une fo1me de dé-subjectivation étrange, inquiétante : « être là sans être là. », nouvelle tentative d'interpréter la division du sujet. Ce besoin de se sentir réel ou de ne pas se sentir du tout peut correspondre à une forme de 1 Jacques Lacan, Le séminaire, Livre X, L'angoisse, Paris, Éditions du Seuil, 2004 (1963), p. 387-388.

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dépersonnalisation1 (Winnicott, 1969). Cet effet de perte lié aux nombreux remaniements qu'elle exige présente une « tragédie du désir» et en cela l'adolescent pourrait être un modèle, une plaque tournante de référence au temps de la dialectisation subjective. Cet acte risqué, manifeste de ce temps de « crise», vient alors s'exprimer tragiquement et réellement, sans retenue ni filtre et langage, se détournant ainsi de la fonction symbolique qui étaye le sujet. Enfin, «Black», l'adulte. Constatant les conséquences qu'a pu entraîner cette tentative d'affirmation identitaire, Chiron, reprenant le surnom que Kevin lui avait donné, décide de se réfugier derrière l'image du seul homme qu'il n'a jamais eu comme exemple : Juan. Nous revoyons Chiron après un temps d'emprisonnement, et celui-ci a bien changé. Il semble s'être délogé de la place de victime à laquelle il était assigné. Il n'est plus cet enfant mutique ou cet adolescent fragile, la prison le transforme, ce qui le mène vers une identification à Juan dont la ressemblance, nous le précisons à nouveau, fait effet d' étrangeté. Lorsque nous découvrons ce «nouveau» personnage, rien ne nous indique qu'ils 'agit bien de Chiron. Il faut attendre qu'il soit nommé pour en avoir la confirmation. Ce «gaillard» s'impose au spectateur comme un étranger venu recouvrir de sa carapace un passé émietté. Le signifiant «Black» fait écho à une vision sombre, un versant obscur qui reflète un aspect inquiétant, hostile. Un soir, en pleine nuit, Chiron reçoit un appel qui le sortira de son sommeil. Il croit entendre sa mère mais une voix d'homme répond : « Salut Black, je veux dire, Chiron». C'est Kevin qui après ces années de vides qui ont séparé l'adolescence de l'âge adulte, lance cet appel. Remarquons que cette reprise de contact est entamée par la nomination «Black» avant que suive l'hésitation et que le prénom «Chiron» soit réintroduit. Par cet appel Kevin le réveillera d'un sommeil profond, mais entendons bien l'équivoque du terme, ce n'est pas seulement l'homme qu'il réveillera... Ces quelques fragments de présentation nous permettent de 1 Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983 (1969), p. 264.

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constater que le personnage principal est parlé plus qu'il ne parle, tel un signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas ... Les surnoms font office de nomination et sont attribués à un sujet habité par le langage dont l'impossible précision reste la principale réponse face aux dires et aux actes de ses semblables. Cette mécanique dont Chiron semble être emporté montre comment, d'emblée, avant même que le sujet se soit saisi du langage, celui-ci est parlé par les autres. Nous voyons, dans le lien social, de quelle manière les signifiants de l'autre lui sont administrés comme un moyen de se représenter1, guidant sa quête identitaire. L'énigme centrale du récit: « Who is you ? », « Qui es-tu?», revenant à chaque temps, vient traduire une problématique d'identité et d'affirmation en réponse à l'étrangeté à laquelle est confronté le personnage face au rejet del' Autre2 . À savoir« Qui es-tu ? » ou plutôt « Qui dois-tu être ? », « Qui c'est, moi? Qui c'est?»: « Qui sait? »3 (Terramorsi, 2018). Cette question identitaire, articulée à chaque chapitre du film, intervient d'une part comme interrogation intime, puis d'autre part en miroir, en tant qu'énigme proposée par l'autre. MoonliRht illustre de manière assez claire le couplage entre le choix d'objet sexuel et la problématique identitaire. Articulation que l'on pourrait littéralement résumer par : « Ce que j'aime c 'est ce que je suis». C'est d'ailleurs par ce biais que Chiron interroge Juan lors du repas : « C'est quoi une tapette?». Question venant sous-tendre l'énigme singulière du jeune garçon : « Qui suis-je ? » ou plutôt, «Qu'est-ce que les autres disent que je suis?». Cette logique pourrait se traduire de la sorte : « Puisque les autres me traitent ainsi, alors je serais ce qu'ils disent de moi». Cette réflexion 1

C' est d'ailleurs ce qui constitue l'armature du film puisque les trois chapitres sont présentés par les signifiants qui identifient Chiron. Signifiants provenant toujours d'un Autre/autre : Little par Juan, Chiron par sa mère et Black par Kevin. 2 Cet Autre peut s'attraper tel que Lacan le définit par exemple dans son séminaire XX, une adresse incarnée à un autre, avec un grand A, à savoir adresse en tant que« lieu où la parole fonde la vérité ». 3 Jeanne Terrarnorsi, Quai 'hé chi a sa... Qui sait... , Paris, Le Lys Bleu Éditions, 2018, p. 1.

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tend vers une attitude de soumission conséquente à ce discours. Ce teffain identificatoire est glissant, en particulier lors des premières relations sociales, lorsque le sujet se joue de la rencontre de l'autre spéculaire, pris dans la relation imaginaire (a-à). C'est en partie par le biais de cette adresse, celle du semblable, sur laquelle il vas 'appuyer pour construire et forger son identité. Le risque majeur reste l'incapacité de se soustraire aux jugements d'autrui et de ce fait, élaborer une logique qui tend vers la renonciation singulière et opte pour la conformité sociale, être accepté par ses pairs quel que soit le renoncement à payer. C'est pourtant ce que Juan essaie d'anticiper lorsqu'il met en garde Chiron : «Â un moment faut décider qui tu es. Laisse pas les autres décider à ta place ». La suite du film nous exposera un tout autre cheminement. L'œuvre nous montre que les conseils, aussi bienveillants et avisés de Juan n'auront pas suffi à Chiron pour se préserver d'une blessure. Comment faire le poids face à l'impact d'un discours social aussi nocif et dont sa propre mère se fait le témoin au quotidien? «T'as vu comment il marche ? », s'écrira la mère de Chiron en s'adressant à Juan en moquant la démarche de son fils. Nous pouvons jouer sur la pluralité signifiante de cette formule. Par cette déclaration, aussi dégradante soit-elle, on peut entendre la manière dont la mère blâme ce qu'est Chiron, comment celuici fonctionne, comment il marche, à l'instar d'un objet. C'est par le biais de ce type de remarques que Chiron s' identifie à une assignation renvoyée de l'autre. Rappelons que cette exclusion dont est victime le jeune garçon est apparemment due à son orientation homosexuelle. Dès les premières scènes, Chiron est cerné de toute part par le rejet. Pourtant lorsqu'on découvre cet enfant à l'écran, il ne montre rien, aucun signe de sa prétendue orientation. Seul le silence règne en lui, aucune piste ne pouffait nous donner un indice sur ses désirs et pourtant il est pourchassé, maltraité par les autres. Au fil des chapitres, on peut nettement remarquer que l'état du lien social influence, oriente le sujet, ou plutôt, le désoriente. En contrepartie, chaque étape marque les façons relatives qu'emploie Chiron pour tenter de gérer son rapport à l'Autre et aux autres. Ainsi, on remarque peu à peu qu'il s'écarte d'une vérité cachée, insue, pour finalement se réfugier

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vers un lieu inconnu, exilé de sa subjectivité et dépourvu de singularité. Cette énigme, « Who is you ? » vise directement la problématique identitaire qui s'origine elle-même de l'énigme sexuelle. Ces éléments participeront à la structure et au déploiement de notre plan de travail. Au fur et à mesure de notre écrit nous ferons retour à des scènes du film afin d'appuyer nos propos. Rôle etfonction du cinéma : entre mythe et vérité

Quel intérêt clinique d'articuler un support cinématographique à notre réflexion? En effet, si l'on se limite à l'aspect factuel de notre support on pourrait très bien faire le constat qu'un film n'est rien d'autre que le produit de l'imagination d'un réalisateur. Il y a un traitement du récit qui s'illustre par une succession d'étapes filtrant ainsi son essence. Une sorte de distillation scénique. Derrière le discours de l'acteur se cache l'écriture d'un auteur, et cette même écriture s 'origine, dans notre cas, d'une pièce autobiographique. Il y a donc une perte qui s'opère entre les évènements qui ont constitué la réalité vécue par la personne en question et le jeu d'acteur. Il y a sans aucun doute un polissage, un traitement petmettant au spectateur de pouvoir regarder ce qui s'y joue. Le scénario, c'est ce qu'en dit l'écrivain frappé de ses lettres sur le papier. Ce que dit l'écrivain d'une version, en quelque sorte autobiographique, toujours un peu autobiographique, avec ce qu'il y a de plus réel, d'ineffable et d'indéfinissable. L'auteur livre une sensibilité, un sentiment de différence, une singularité subjective. Nous pourrions proposer que cette écriture scénarisée se situe entre une visée sublimatoire et un besoin de dénonciation, la seconde justifiant certainement la première. Alors, la fiction est-elle en mesure de refléter, voire d'infiltrer, la réalité? Il nous paraît évident que oui. Tout d'abord parce qu'ici les thématiques abordées relatent des faits sociaux et sociétaux contemporains. Il y a donc un pied dans le vrai. Ensuite, comme nous l'avons précisé, l'histoire du film s'appuie sur un récit vécu. De plus, c'est une œuvre qui ne se structure d'aucun artifice relatif à une quelconque science-fiction. Pas besoin d'effets spéciaux lorsqu'on traite d'un « sujet spécial», l'image brute (se) suffit (d'elle-même) pour impacter celui qui la 90

regarde. Ici, seul prône l'enjeu social. Le cinéma nous offre une fonction unique, celle de pouvoir appréhender l'innommable par l'image : « La fiction et la fantaisie sont utilisées dans une tentative d'élaboration, dans une quête pour nommer l'innommable »1 (Montoya Hernandez, 2012). Il est ainsi possible d'être saisi par cette fonction sans forcément en passer par les mots. C'est un langage visuel qui se crée, les dialogues se dissolvent parfois au second plan. Nous pouvons proposer un passage du langage à la langue, autrement dit de lalangue du sujet à la langue sociale. Lalangue, cette langue en dessous, qui pré-existe au sujet, sous-jacente, sous le sujet, se situe peut-être au cinéma du côté de la frappe d'écriture du scénariste. Et si nous ne retenons que quelques mots mis en scène, ce n'est jamais comparable avec la cure ou la clinique institutionnelle, là où la structure du langage se prend dans la parole du sujet. Ici c'est une construction, le mythe d'un mythe. L'image du cinéma peut offrir la possibilité d'une forme d'accès au symbolique sans le même appui incontournable du signifiant. Si ça fonctionne, cela peut être la mise en lueur d'une dimension artistique. Nous remarquons le fait qu'à travers son film, le réalisateurs 'autorise à jouer avec la réalité en la décalant d'une vision rationnelle tout en manipulant à son grès le but d'y accentuer et d'y cerner «une plus intime approche du réel»2 (Polack, 2009). C'est peut-être sous cet angle qu'un trait d'union s 'envisage entre cinéma et psychanalyse. Le cinéaste n'entend pas le cri du protagoniste de manière organique, il tente de le déformer, de l'articuler à l'histoire du sujet et de lui donner une autre fonction que celle d'une simple sonorité aigüe ou grave. Le psychanalyste interprète et aide la traduction du signifiant que l'analysant livre, ouvrant ainsi un autre sens que celui auquel il croit. Le principe de réalité, comme la conceptualisé Freud, est ainsi littéralement remis en cause à travers l'écran, par analogie au divan. Néanmoins la diégèse d'une fiction sera inévitablement limitée en comparaison du récit du sujet en analyse. Dans 1

Alberto Montoya Hemandez, « Le psychanalyste au cinéma», Le Coq Héron, n°211, avril 2012, p. 152. 2 Jean-Claude Polack, L'obscur objet du cinéma; Réflexions d'un psychanalyste cinéphile, Paris, Campagne Première, 2009, p. 98.

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Moonlight, l'acteur n'est jamais suppléé par une voix off. La violence n'est ni sublimée ni accentuée par un fond sonore autre que le fracas des coups ou la crudité des mots. À contrario, d'autres scènes de confrontation sont mises en sourdine. On aperçoit des personnages se battre par le regard ou hurler sans tonalité. Ces mêmes voix peuvent par moment être décalées des images, représentant ainsi le sentiment d'étrangeté que traverse et transpire Chiron. Les cris sans bruits, les échanges sans accords avec les personnages, les silences, les expressions traduisant une souffrance ou un amour non assumé et l'aspect esthétique sont autant d'éléments plongeant le spectateur dans un spectacle non verbal. Celui-ci est en proie avec ces scènes dont le discours est latent, dissimulé, remplacé par la puissance de l'image. C'est bien toute la spécificité, l'art du cinéma : montrer sans « le dire». Les différents plans manient avec habileté ces séquences dont le matériel verbal n'est parfois pas suffisamment fort pour venir traduire l'aspect tragique du film. Le mouvement alternatif de l'ombre et de la lumière nous plonge dans un voyage esthétique hypnotisant. Les couleurs ont une place centrale dans la réalisation des scènes, elles illuminent de sens les émotions qui nous traversent. Du rose érotique au bleu clair de lune, le contraste est saisissant et rien n'est laissé au hasard. La métaphore de la lumière de Liberty City n'est pas sans rappeler la chanson : « What did 1 do to be so black and blue » de Luis Annstrong1 (Jacquemin, 2017). Nous pouvons y entendre: « Comment cela finirait-il, je n'ai pas eu un ami. Mon seul péché est dans ma peau. Qu'est-ce que j'ai fait pour être si noir et bleu». Nous pouvons lire ici un jeu de langage qui n'est pas nécessairement perceptible avant la traduction. Ces phrases évoquent l'aspect sombre de la solitude, la déprime, la tristesse traduite par l'expression «l'm black» ou «l'm blue», pouvant se traduire aussi par« si noir», ou« si déprimé ». Une coloration qui rappelle que ces signifiants black et blue collent à la peau de notre protagoniste2 . 1

Hugo Jacquemin, « Moonlight, de Barry Jenkins » dans Anne Lorraine Bujon (dir), L'Amérique en dissidence, Esprit, n°434, mai 2017, p. 173. 2 Black est le surnom que Kevin lui donne, surnom auquel il s'identifiera, c' est également le titre du 3ime chapitre. Blue rappelle le titre de l'autobiographie de

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Le cinéma permet de mobiliser des questions concrètes sur des sujets d'actualité qui peuvent rester voilés. L'œuvre cinématographique peut être un tremplin pour révéler une situation sociale silencieuse et peu reconnue afin de la mettre à jour et sensibiliser le grand public sur des interrogations quotidiennes vécues par n'importe quel citoyen; ainsi le cinéma participe à une prise de conscience collective culturelle et politique. Les récits tels que Moonlight le propose se raccordent indéniablement avec l'expansion de la communauté LGBT. Néanmoins elles ne garantissent pas pour autant la suppression des dérives sociales qui y sont rattachées. En effet, même si l'apparition de ce mouvement a permis de faire progresser la reconnaissance et la légalité de certains droits, la représentation sociale de l'homosexualité reste encore bien écorchée. Pour faire lien avec notre support cinématographique, c'est aussi la manière, très subtile, dont Barry Jenkins déploie le film. Il expose des personnages dont on ne soupçonne pas l'existence dans la «vraie vie». Un dealer qui protège un enfant homosexuel noir, c'est une image qui court-circuite les préjugés. D'ailleurs, lors de l'interview précédemment citée, Barry Jenkins précise, en s'appuyant sur la vie de Tarel McCraney, que ce ne sont pas des personnages bricolés sur la base de stéréotypes imaginaires, bien au contraire, ce sont des personnes qui existent réellement. Moonlight n'est pas un cas de figure isolé dans la liste des films consacrés à la représentation sociale de l'homosexualité. Pour n'en citer que trois, nous pouvons évoquer Philadelphia1 de Jonathan Demme, Dallas Buyer Club2 réalisé par Jean-Marc Vallée ou 120Battements par minute3 de Robin Campillo. Remarquons par-là que ces œuvres exposent mutuellement le rejet social de l'homosexualité en l'associant à la maladie du SIDA. En effet on retrouve de manière chronique et quasi Tare! Alvin McCraney In moonlight black boys look blue et c'est une couleur présente tout au long du film, comme si la tristesse chez Chiron est constante. 1 Jonathan Demme, Philadelphia, Tristar Pictures, 1993. 2 Jean-Marc Vallée, Dallas Buyers Club, Truth Entertainment, Voltage Pictures, 2013. 3 Robin Campillo, 120 BPM, Les Films de Pierre, 201 7.

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systématique une représentation nocive de l'image véhiculée par l'homosexuel dans l'histoire du cinéma. Pour la plupart des œuvres, ce n'est pas une tentative de stigmatiser cette communauté mais au contraire de pointer un élément qui fait défaut dans notre société actuelle. De manière partielle ou intégrale, de nombreux films abordent comment l'homosexualité peut être perçue. C'est par exemple l'objet du crime, le pousseau-meurtre dans American Beauty1. C'est la« malédiction» qui anime François dans Les roseaux sauvages2 . C'est l'angoisse brutale et répulsive dans American Psycho3 lorsque Patrick Bateman, en tentant d'assassiner Luis Carruthers, apprend que celui-ci est éperdument amoureux de lui. C'est le dilemme entre «parler ou mourir» dans Call me by your name. Ce que Moonlight nous offre en témoignage nous le nommons la «parade» du sujet, avec toutes les équivoques que ce terme suscite. En premier lieu, la parade comme l'action de se montrer sous un air avantageux, démarche alors employée dans le but de séduire l'autre. Autrement dit, parader sous le regard de ces semblables de sorte à se faire valoir. Mais nous entendons également la parade d'une manière diamétralement opposée. En reprenant le lexique de l' escrimeur, la parade est ici utilisée pour décrire le mouvement défensif, afin de venir contrer l'attaque de l'adversaire. Dans les deux cas, la parade est indissociable de son rapport à l'autre et elle intervient sous forme de réponse. La parade, c'est également une attitude, un jeu d'acteur dans le souci de montrer à l'autre que l'on n'a pas mal ou au contraire que l'on est souffrant, pour passer inaperçu ou pour se faire voir, pour pouvoir surmonter les épreuves ou pour abandonner, pour survivre ou pour mourir, se laisser mourir. User de la parade c'est aussi « faire son cinéma». La parade, dans son registre défensif, concerne ici le rapport qu'entretient le sujet avec« la normâle »4, 1

Sam Mendes,American Beauty, Drearns W orks SKG, Jinks/Cohen Company, 1999. 2 André Téchiné, Les roseaux sauvages, Les Films Alain Sarde, Ima Films, 1994. 3 Mary Haron, Americain Psycho, Edward R, Pressman Productions, Muse Productions, 2000. 4 Néologisme que nous prendrons le temps d'argumenter par la suite.

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dont l'enjeu reste la vérité pulsionnelle du sujet. Franck Chaumont, journaliste à la radio et sur le terrain, nous expose de manière très claire cette clandestinité : « Homosexuel et prostitué à l'occasion, l\1ajid a pourtant si bien "intériorisé" l'homophobie qu'il en arrive malgré tout à nier sa propre homosexualité ( ... ) Combien sont-ils, autour de lui, à vivre dans cette contradiction permanente? » 1 (Chaumont, 2009). Chiron pourrait figurer comme représentant suprême de cette mécanique : devenir dealer, à la tête d'un réseau de drogue en s'opposant ainsi radicalement à l'image initiale à laquelle est réduite son orientation, « une tapette». Cette solution reste imaginaire et elle se construit sur le bricolage d'une identification contrainte et contraire à la valeur singulière du sujet. Cela s'apparente à un réglage du« mode d'être» en s'appuyant sur les exigences de l'autre spéculaire, une vraie relation en miroir. Le discours du sujet- qui ne se limite pas à l'aspect langagier, mais qui concerne également le non-dit, l'attitude, la mise en acte s'adapte ainsi de manière superlicielle et conventionnelle aux exigences sociales. De ce fait, nous estimons que Chiron fait usage de cette parade après l'étape adolescente pour lui permettre de voiler les marques du passé qui l'ont affecté, évacuant ainsi un érotisme non assumé. Cet érotisme sera mis en sommeil, refoulé.

Entre mythe et mythologie pour Chiron Les interprétations vis-à-vis des personnages peuvent être attrapées ici comme un mythe, une fiction, qui aide la réflexion. L'histoire mythique ne dit pas la vérité, il faut savoir l'accepter, c'est un prêt-à-penser pour déployer un fil, un tissage en luimême mythique comme toute « construction de cas ». Le mythe, c'est« la tentative de donner forme épique à ce qui s'opère de la structure »2 (Lacan, 1973), un repère pour penser, l'enforme du 1

Franck Chaumont, Homo-Ghetto ; Gays et lesbiennes dans les cités : les clandestins de la république, Paris, Le cherche midi, 2009, p. 24. 2 Jacques Lacan, «Télévision» dans Autres Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001 (1973), p. 532.

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rapport au langage. Le mythe, c'est la vérité qui se montre dans «une alternance de choses strictement opposées, qu'il faut faire tourner autour l'une de l'autre. »1 (Lacan, 1969-1970). Cette alternance peut faire penser au passage de signifiant en signifiant qui s'opère dans la cure, toujours un pour en inscrire un autre, en recherche d'une représentation plus ajustée. Recherche nécessaire, mais vaine d'une vérité totale. La vérité ne s'attrape pas, mais dans la chaîne signifiante, on en fait le tour afin d'en cerner l'impossible. Impossible nécessaire autour duquel nous tournons tout autant. Le mythe peut servir de référence, c'est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité « puisque la définition de la vérité ne peut s'appuyer que sur elle-même et que c'est en tant que la parole progresse qu'elle la constitue. La parole ne peut se saisir elle-même, ni saisir le mouvement d'accès à la vérité, comme une vérité objective. Alors nous interprétons. Pourquoi le choix de ce nom pour le personnage principal? Le Centaure Chiron, est le conseiller et l'éducateur des grands héros grecs. L 'educator, c'est celui qui conduit « hors de », celui qui aide le sujet à se séparer pour le mener vers un extérieur qui symbolise l'ouverture vers le monde. Chiron représente le plus juste des Centaures. Il enseigne l'art de soigner les hommes, et est doté d'un esprit amical à l'égard des hommes, il incarne une profonde sagesse. Le nom Chiron XE:ipOJv, formé sur le mot xëip, dérivé du mot grec Kheir, la main, insiste sur le savoir-faire et l'habileté technique, il est un sujet« débrouillard »2 . Dans la mythologie, Chiron sacrifie son immortalité pour sauver un «autre» mais c'est aussi pour fmir de souffrir. Il est blessé et ne peut ni guérir ni mourir. Paradoxalement son point de vitalité se resserre puisqu'il n'y a plus d'échappée, il ne lui reste qu'à s'annuler pour ne plus souffrir, et par là un don ultime s'avère nécessaire. Peuton faire un parallèle avec le personnage du film dont la subjectivité se transforme suite au passage à l'acte? Il s'annule là comme sujet, hypothèque et détermine l'orientation de son avenir. Revenons-en à notre support et à ses fondements. 1

Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1991 (1969-1970), p. 127. 2 Ibid p. 333.

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McCraney est lui-même originaire de Miami. Ils 'est mis à écrire de la poésie à la mort de sa mère « toxicomane ». Se sentant coupable de son absence au moment de cette disparition, il a tenté d'écrire sur les relations parents/enfants, l'implication et l'effet de ces enjeux sur les choix de vie qui s'en suivent. Pour l'auteur, il y a une guérison impossible pour Chiron, il est celui qui se sacrifie. Nous saisissons la symbolisation de ce sacrifice par le biais de la dernière scène du film, cette nuit où Chiron reçoit l'appel de Kevin. Il cherche à revoir Chiron après les années qui marquent la séparation entre l'adolescence et l'âge adulte. Le lendemain de cet appel Chiron décide d'aller rencontrer Kevin dans son restaurant. Cette soirée, entamée par une gêne palpable, se terminera au domicile de Kevin. Les deux sujets devenus adultes se retrouvent ainsi face à face et se livrent à une confession loin d'être évidente à exprimer: leur amour réciproque. Une retrouvaille orchestrée par la levée d'une douloureuse vérité. Après un temps d'hésitation, de détours et d'équivoques, Chiron finira par exprimer : « You 're the on/y man has ever touched me », « Tu es le seul homme qui m'ait jamais touché». Nous pourrions relever cette phrase qui «touche» et parle de la sensibilité de ce film. Le seul homme parmi les hommes avec qui il y a eu une rencontre. Nous entendons ici l'équivocité que propose cette phrase que Chiron dévoile à Kévin : « Tu es le seul qui m'ait touché». Le « touché» en son sens affectif, mais aussi corporel. Cette assertion peut d'une certaine manière proposer une issue au final du film. Il ouvre à ce que le spectateur imagine ce qui ne nous sera jamais dévoilé. Ce temps marque un point de rencontre qui fait retour de la démarche subjective de Chiron, sa quête comme sujet. Lorsque Chiron fait cette déclaration à Kevin, il vacille, tout comme le spectateur qui sent l'authenticité de la déclaration, sa force, et son éventuel aboutissement noué à l'impossible du savoir. Ce moment marque l'empreinte de ce qui fait sens dans l'histoire du film. Kevin se trouve être présent lors de deux véritables tournants. Il est à la fois vecteur de l'amour, celui à qui il est adressé, tout en ayant participé à la désorientation de Chiron. Ce bouleversement qui l'a fait passer à l'acte en retour de l'agression subit, l'a mené en prison et a inscrit

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sa vie d'adolescent et d'homme vers un destin« hors la loi». Ce rendez-vous raté se renversera à la fin du film par une parole, celle adressée à Kevin. La trajectoire de Chiron suit les lignes du nouage borroméen. Le réel des passages à l'acte, sexuel et hétéroagressif, l'imposture imaginaire calquée sur le reflet de l'autre ainsi que la parole symbolique, clou du spectacle. Cette scène finale évoque un renouveau qui tient au passé. Une sorte de « retour à la case dépa1t » pouvant être interprété comme la survenue d'un souvenir refoulé ou d'une position jusqu'ici niée. Une position qui fait retour, mais aussi traversée par l'expérience, un nouveau choix pourra-t-il apparaître?

Politique de« s-exclu-alité »1 dans le lien social Ce jeu de termes un peu barbare faisant office de titre propose une conjonction entre la sexualité et sa confrontation avec une politique d'exclusion comme le montreMoonlight. Il s'agira ici de se pencher sur la question de l'exclusion et, par conséquent, aborder la notion de l'exclusif. Ces éléments constituent les deux facettes d'une même pièce. En effet, même si notre recherche s'articule majoritairement autour d'une réflexion théorique s'appuyant sur le pari de l'inconscient, il va de soi qu'une partie se recentre toujours sur l'aspect du discours ancré dans la réalité. Par la manière dont le sujet contemporain se positionnera à travers une inscription sociale, dans un environnement constitué par la société contemporaine. Nous partons en effet du principe que le sujet humain2 contemporain est pris dans les plis des effets du discours capitaliste et les conséquences sur l'économie de la jouissance. Ce discours infiltre le champ du social, fait effet sur le lien social, et entérine les changements sociaux. 3 (Askofaré, 1

Ce découpage, pai la constitution du mot, aide à penser. Cela rejoint l'aiticulation entre l'« exclusion» et l'« orientation sexuelle». Il n'y a pas ici l'idée de dire qu'il y aurait un sens caché daJIS ce mot. 2 Le choix du terme « sujet humain » permet de faire la différence entre la subjectivité et le concept de sujet divisé que nous préférons. Nous pouvons retrouver ce débat très explicite notainment au sein des numéros 24 et 25 de la Revue Essaim chez Erès. 3 Sidi Askofaié, D 'un discours ! 'Autre, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2013, p. 295.

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2013). Dès 1921 Freud expose clairement que« la psychologie individuelle est aussi, d'emblée et simultanément, une psychologie sociale » 1 (Freud, 1921), suivi de près, Lacan exprimait que « L'inconscient c'est la politique! »2 (Lacan, 1966-1967). Freud nous précise ainsi que si l'on veut s'intéresser à l'aspect psychique du sujet il faudra nécessairement prendre en compte son rapport à l'autre et au groupe. Pour Lacan, dans la veine de son « retour à Freud», cette assertion semble proposer que la politique, comme l'inconscient, nous y sommes soumis, assujetti. Il s'agit pour tous deux d'une « logique du fantasme». Nous sommes pris malgré nous par ce discours du maître qui tient « le manche». Cela parle d'une conflictualisation nécessaire, tant au niveau psychique que sociale et politique. Qu'en est-il du traitement réservé à un amour qui ne convient pas aux valeurs sociales? L'homosexualité n'est-elle pas une invention qu'a engendrée la société du fait de l'imposition des normes qui la constitue? Dans le prolongement de cette interrogation, il suffit de se pencher sur les différentes civilisations ayant pu banaliser l'homosexualité. Prenons le modèle de la Grèce antique sans pour autant s'attarder sur la description des fondements. Le mode de vie était tel qu'il entrainait une indistinction entre les orientations homo et hétérosexuelles. Seule la bisexualité était reconnue. Un exemple parmi d'autres démontrant que toutes les populations n'ont pas glissées vers la stigmatisation d'y interpréter de la folie ou de la perversion. Qu'est-ce que ce film véhicule du discours politique actuel? Le film ne tranche pas clairement. Ce silence, cette manière de traiter une question sociale brnlante, parle-t-il d'un style de choix politique? Nous pouvons constater une forme de pesanteur autour de la question del 'être. Être ou pas celui vers lequel les relations objectales semblent nous guider, autrement dit, l'interrogation ultime du désir. La «virilité » se montre là telle une réponse sociale qui n'est qu'un voile permettant de se 1

Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi» dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot; 2001(1921), p. 137. 2 Jacques Lacan, Le Séminaire, L ivre XIV, La logique du fantasme, Paris, ALI, 2004 (1966-1967), p. 236.

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faufiler parmi les autres. Un métier « à la dur» pour s'y faire reconnaître, identifié ainsi parmi d'autres dans l'intérêt de chercher à ne plus les subir. Tout l'enjeu réside là. Il concerne le désir préconçu, confondu avec le besoin que le social fait traînailler comme confusion, la norme véhiculée par la société reprise par la foule, et la tentative - si tentative il y a - des 'en extraire par la reconquête singulière du sujet - par son choix, notamment sexuel. Le rejet est propagé par le discours capitaliste, leurre qui guide le sujet vers une quête objectale matérialisable. Une chimère qui vend l'illusion d'un rapport de complétude garanti par une jouissance accessible. Par la propagation de ce discours, le désir singulier est en péril face à la norme mâle. Sa parole, et par association, ce qu'il en est de la vérité qui la compose, sont camisolées par l'Autre (social). Face à un: « Autre social aveugle » 1 c'est la structure psychique du sujet qui est en proie à subir les conséquences du lien social. Nous pouvons ainsi observer le passage du discours social l'homophobie vers un bouleversement au lieu de l'inconscient. Autrement dit la résolution du sujet en réponse au discours dans lequel il baigne. La singularité, ce qui définit le sujet en tant qu 'unique, est ainsi battue en brèche par le discours social, ce que nous nommons dans notre travail « la normâle ». Ce néologisme possède la particularité de former plusieurs significations contraires. En premier lieu il se forme de la jonction entre ces deux termes : «Norme» et «Mâle». Comme le souligne Michel Foucault, la norme,« ce n'est pas simplement, ce n'est même pas un principe d'intelligibilité, c'est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. [ ... ]»(Foucault, 1974-1975). Catégorisation que l'on retrouve également sous l'aspect de ladite « domination masculine ». Autrement dit, un ensemble de codes constituant les valeurs viriles de l'homme, du mâle - mal ? Dans la continuité de cette logique nous pouvons également l'entendre comme ce qui dicte une valeur «normale», constituant ainsi ce qui est conforme à un modèle, à l'ordre. Et enfin, l'équivocité de ce 1 Michèle Benhaïrn, Les passions vides, Chutes et dérives adolescentes contemporaines, Toulouse, Éditions Érès, 2016, p. 248.

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terme va même jusqu'à renverser son sens en son contraire lorsqu'on l'emploie comme ceci : « l'anormâle », c'est-à-dire ce qui s'oppose au normal avec le a-privatif: «l'anormal». En l'occurrence dans notre travail la position représentée par Chiron, dérive de la norme mâle qui voudrait qu'un sujet se constitue comme viril, hétérosexuel, en position de procréation. Être comme les autres permet de ne pas dépasser les bords qui définissent une société. Ce discours se forme par la logique qui voudrait que l'appartenance anatomique équivaille à une orientation fixe et à une complétude des sexes - l'homme est destiné à la femme, la femme est destinée à l'homme. Freud relevait déjà cette idée en 1930 : « Le choix d'objet de l'individu sexuellement mûr est limité au sexe opposé et les principales satisfactions extragénitales sont jugées perverses et prohibées. L'exigence d'une vie sexuelle pareille pour tous, exprimée par cet interdit, passe sur les différences dans la constitution sexuelle innée et acquise, prive beaucoup d'hommes du plaisir sexuel, et donne lieu ainsi à une grave injustice 1. » (Freud, 1930) La formule de Lacan : « Quand on aime il ne s'agit pas de sexe »2 (Lacan, 1972-1973) restera la meilleure des réponses à ce raisonnement. Cette assertion propose l'impossible équivalence entre les êtres qui s'impose à tous, ce n'est pas une question de genre. L'amour viendrait alors répondre à supporter cet impossible. l\1ichèle Benhaïm relève : « Comment le social et le politique peuvent-ils avoir quelque influence sur la construction du sujet dans un contexte de dépersonnalisation continuelle et de disparition programmée? La structure du sujet ne saurait être

1

Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, Paris, Éditions du Seuil, 2010 (1930), p. 108. 2 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, Champs freudiens, (1973), p. 35.

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indifférente à la structure du contexte social » 1 (Benhaïm, 2016). En parallèle, Philippe Lacadée observe : « le surgissement de communautés fondées sur un principe démocratique du "tous pareils", du ''tous le même droit", qui est d'ailleurs le plus souvent un droit à jouir comme on veut, et qui repose sur le refus de faire une place à l'exception »2 (Lacadée, 2007). « Tous pareil » peut renvoyer à une logique qui s'apparente à un « Tous mal placés» puisque « Tous placés par contrainte» : « Cette exigence du ''tous pareil" ne peut conduire qu'à rejeter sur les marges ceux qui dérogent à la règle »3 (Lacadée, 2007). Ces propos retracent la logique du terme de « s-exclu-alité » choisi comme titre de ce chapitre. D'une résistance à l'autre ?

Les incidences du discours politique sont prégnantes sur le lien social et suscitent une question : qu'est-ce qu'est devenu le sujet dans le lien social? Le sujet « mal normé» est par exemple qualifié de « . Sigmund Freud, « D'un type particulier de choix d'objet chez l'homme», Traduction par J. Laplanche, Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 2009 [1910]. Sigmund Freud, « L'intérêt de la psychanalyse», Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, [ 1913]. Jean Joseph Goux, Oedipe philosophe, Paris, Aubier, 1992. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII : L 'Ethique de la psychanalyse 1959-1960. Paris, Seuil, 1986. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XVII : L 'Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991. Jacques Lacan, Séminaire XXIV. L'insu que sait de l'une-bévue s 'aile à mourre (inédit), 1991. Eduardo Laso, « Controversias psicoanalîticas en tomo a Edipo Rey», La Portena, journal de la Sociedad Portena de Psicoanalisis n° 14, 2013. Eduardo Laso, « Una pére-versi6n de Edipo; comentario a Edipo Rey, de Pasolini», Etica y Cine, vol. 13 ( 1), 2023.

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Irene Friedenthal, Lectura de Edipo rey, Buenos Aires, NE, 2006. Miguel Ângel Barroso, Pier Paolo Pasolini. La brutalidad de la coherencia, Madrid, Jaguar, 1975. Silvestra Mariniello, Pier Paolo Pasolini. Madrid, Catedra, 1999. Sophocle, Théâtre complet, Paris, Flammarion, 19

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Le déni des ombres Célia Lehaire, Alexandra Drézen et Emmanuel Vigier

Lucrecia :t'vfartel, figure du Nouveau Cinéma argentin débute sa carrière de cinéaste à la fin des années 1990, après des études en sciences sociales et de cmema à l'École Nationale d'expérimentation filmique de Buenos Aires. Troisième long métrage de la cinéaste, La Femme sans tête (2008), est tourné dans la province de Salta, sa région natale, comme ses deux films précédents. Elle s'inspire de ce territoire conservateur pour explorer la bourgeoisie repliée sur ses privilèges dans un contexte post-colonial. Le film raconte un moment de la vie de Veronica qui, au volant de sa voiture, percute quelque chose ou quelqu'un.

Le travail du fdm La Femme sans tête commence par une des seules séquences dans laquelle le personnage principal est totalement absent. Le générique est composé uniquement de sons. Commes' il avait les yeux fermés, le spectateur peut s'inventer des images dans un paysage sonore doux et industrieux avec des cris d'oiseaux au lointain. Soudain, à l'image, un groupe d'adolescents joue le long d'une route de campagne. Le montage fait alterner différentes valeurs de plan qui donnent à voir trois adolescents, un chien et un décor qui raconte l'abandon : un canal à sec, un vieux panneau publicitaire. Dans ce préambule, le spectateur peut être dérouté: l'image n'est pas toujours nette. L'un des adolescents se cache. Il regarde vers nous, un doigt devant la bouche. Il a un rôle dans l'histoire : il nous a vus, il lance un regard à la caméra. L' entrée dans l'univers de Veronica est moins frontale. C'est sur la vitre d'une voiture que nous devinons les reflets de deux femmes, la première apprenant à la seconde, la pose de faux cils. « Réseau des regards, réflexivité complexe : ça me regarde, je regarde me regarder, je me regarde

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regarder. .. » 1 La séquence est complexe : on se perd dans ce réseau de regards et de reflets, la réalité échappe. Dans la séquence qui suit, on reconnait le décor dans lequel jouaient les adolescents du début du film. Veronica est au volant, filmée de profil, en plan moyen. Un choc se produit. Après avoir jeté un regard dans le rétroviseur, la conductrice effleure la portière de la main, suggérant là qu'elle pourrait sortir et allervoir. iviais elle se ravise, cherche ses lunettes de soleil, se recoiffe. Puis redémarre la voiture. L'accident qui s'est produit reste hors champ. Dans la bande-son, une chanson à la radio insiste. En contre-champ, un travelling arrière laisse la route filer au loin. Le spectateur n'est pas bien sûr de ce qu'il voit à son tour. Il y a une forme allongée sur la route. Le doute est là, s'installe et va constituer le socle dramaturgique du film. Dans le plan suivant, Veronica a coupé la radio et enlevé ses lunettes. Elle s'arrête et sort de la voiture. La caméra ne la suit pas, elle reste fixée sur le volant. On voit Veronica marcher au loin, floue. Elle réapparaît dans le plan, sa tête hors du cadre, le corps décapité. Le son annonce un orage. Une pluie puissante commence à tomber. Le titre apparaît alors. Martel a déployé tous les ressorts de son cinéma : le film est au travail. Le son sans l'ùnage

Dès le début, bande-son et images ne sont pas immédiatement en correspondance. Martel crée une sorte de monde parallèle à l'image : « Le son que nous entendons sans le voir »2 . C'est cet environnement sonore qui ajoute à l'inquiétante étrangeté, déployée dès les premiers plans dans l'image et qu'éprouve le spectateur au-delà même du sujet proposé : quelque chose ne va pas, quelque chose n'est pas raccord. Le travail sur le son de Lucrecia Martel est souvent associé à un courant de la musique 1

Joël Farges, « L'image d'un corps», Communications, 23, 1975, p. 88-95, p.93. 2 Erly Vieira Jr., « Une autre écoute: de l'usage de l'acousmatique daris les films de Lucrecia Martel », Cinémas d'Amérique latine, 22, 2014 < http://journals.openedition.org/cinelatino/844 > (page consultée le 26 décembre 2022)

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contemporaine : la musique acousmatique. La matière sonore n'est pas reconnaissable, surtout, elle n'est pas là pour illustrer l'image. Il n'y a pas d'habillage sonore dans le cinéma de Martel. La création sonore fait partie de son langage autant que les images. « Ma façon de travailler le son est donc une manière de faire comprendre au spectateur que ce qu'il vit n'est pas la réalité, de le rendre conscient de l'arbitraire, de toute construction, de toute perception»,1 commente Lucrecia Martel, au moment de la sortie de Zama. Au fil du film, l'environnement sonore est de moins en moins réaliste. Est-ce au spectateur d'éprouver l'hébétude de Veronica ? Les petits bruits du quotidien sont excessifs. Hors-champ, ça chuchote, ça ricane. La construction sonore pourrait presque faire basculer le film dans le registre du fantastique, du cinéma de genre. À la fin du film, Veronica rejoint sa famille dans un hôtel-restaurant, l'établissement où elle a passé la nuit après l'accident. Dans un rare plan large du film, elle est filmée au milieu du hall, après avoir eu une conversation anodine avec sa sœur. Elle est immobile, les bras le long du corps. Elle tourne la tête lentement vers le réceptionniste. Elle semble sourire. Dans la bande-son surgit une matière stridente indéfinissable. Il y a là comme une hallucination, sonore, cette fois. Invitée à Paris, en novembre 2013, dans le cadre d'un colloque sur la psychanalyse et le cinéma sud-américain, la réalisatrice explique que « le son fait que ce qu'on voit derrière ou sous les images est un peu plus issu de l'inconscient, de sorte que la perception chancelle »2 . Le son interroge l'image: « Qu'est-ce que je vois? Qu'est-ce que je regarde?». Les cadrages de la réalisatrice ne décrivent pas, au risque de perdre le spectateur. Les plans sont moyens. Et, à l'intérieur du cadre, il y a d'autres cadres (des fenêtres, des encadrements de porte) qui permettent d'apercevoir une autre scène, ou bien de ne rien voir du tout. Ou voir flou. 1

Lucrecia Martel,« Il n 'y a pas de différence entre un film historique et un film de fiction», Libération, 2018

(page consultée le 26 décembre 2022) 2 Régis Michel, « La mécanique de la dictature. Entretien public avec Lucrecia Martel »,Erès« Savoirs et clinique», 1, 17, 2014, p.41-51 , p. 45

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Le refus de voir La trame du fihn prend racine dans une scène inaugurale : celle d'un accident de voiture. Comme le constate Michelle Humbert : «Bien des fihns s'ouvrent sur le choc d'un accident: Accident de Joseph Losey, Les Choses de la vie de Claude Sautet, Mulholland Drive de David Lynch, Opening Night de John Cassavetes »1. Cela n'est pas sans rappeler la prédominance du traumatisme dans l'histoire du sujet, qu'il soit trauma inaugural - celui qui entraîne le refoulement originaire et fonde l'inconscient comme lieu Autre- ou traumatisme par effraction du réel qui pétrifie le sujet en ce qu'il reste irreprésentable. L'un n'étant pas pensable sans l'autre, étant donné que la première rencontre traumatique à l'autre, la rencontre avec l'autre du langage est à l'origine d'un choc réel. C'est un choc impossible à représenter qui se répète sans cesse. Concernant Veronica, l'accident de voiture tient lieu de traumatisme. Il métaphorise la mémoire trouée, il y a eu un choc, un corps git sur la route, mais elle décide de ne pas voir. Une image, ou plutôt une absence d'image manque à s'inscrire:« c'est à l'approche des éléments traumatiques - fondés dans une image qui n'a jamais été intégrée - que se produisent les trous, les points de fracture, dans l'unification, la synthèse, de l'histoire du sujet[ ... ] »2 . L'image manque, elle fait trou dans l'histoire du sujet et convoque le retour au même. Ce qui ne s'inscrit pas, le Réel, ne cesse pas de ne pas s'écrire. Et si cet accident était la répétition singulière d'un trauma plus ancien ? Ce traumatisme signerait également la structure du social qui, pour fonctionner, s'appuie sur une série d'actes de négation pour ne pas traiter l'impensable. Autrement dit, l'accident peut tenir lieu de traumatisme tant dans l'histoire singulière de Veronica, mais également dans l'histoire collective du peuple argentin. Dans le traumatisme, le sujet rencontre du 1

Michelle Humbert, « La femme sans tête (La mujer sin cabeza) », Cinéma, S.E.R. «Études », 5, Tome 4 10, 2009, p. 682-690, p. 686. 2 Jacques Lacan, Le séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 222

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réel pour lequel il ne peut donner du sens. C'est la rencontre de ce réel impossible à symboliser, qui va susciter la formulation d'un fantasme, avec l'objet a comme reste. La réponse du sujet à ce traumatisme dépend au préalable de sa structure, de son trauma inaugural. Comment ce sujet a-t-il pu s'inscrire dans le langage et dans le lien social? Dans le film, sur la scène du traumatique, se joue la répétition d'une organisation sociale relevant du totalitarisme, les dominants et les dominés se redistribuant sans cesse les mêmes rôles tragiques. Le surgissement du réel Cette tête coupée dans le titre qui, ironiquement, n'est pas coupée sur l'affiche du film, ainsi que le flou équivoque des domestiques, n'évoquent-ils pas une prévalence du réel? La cinéaste nous fait sortir de l'illusion de la fiction pour voir, le temps d'une coupure, un fragment quasi documentaire. Le réel fait irruption, capté par la caméra, mis en récit par le montage et adressé au spectateur. De ce point de vue, le langage du film est en lien avec la pratique de l'analyse, quand le réalisateur et l'analyste sont à l'affût du surgissement du réel. Walter Benjamin l'évoque en ces termes : Pour l'homme d'aujourd'hui, l'image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil et que l'homme est en droit d'attendre de l'œuvre d'art, elle n'y a réussi justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer de la façon la plus intensive, au cœur même du réel1. Par la mise en scène, le film est sur le point de nous révéler par l'accident, l'espace d'un instant, la nature de l'objet a, l'objet originel perdu. C'est-à-dire le réel, en ce qu'il marque le caractère discontinu et illustre la valeur singulière d'un temps 1 Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique», Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, 1939, p.300.

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suspendu. La femme sans tête est un film lent, qui prend son temps. Lacan parlait de la capacité de l'œuvre à regarder le spectateur : « au fond de mon œil se peint le tableau : le tableau, certes, est dans mon œil, mais moi je suis dans le tableau » 1. On peut le penser de la même façon pour le spectateur de cinéma qui, lui aussi, se retrouve dans le film. Plus loin dans le texte, Lacan met en garde contre le danger du regard de l'image qu'aucun être humain ne peut voir sans en être aveuglé. Comme les Gorgones qui, par leur regard si puissant, pétrifient celui qui les regarde en face. Ce recours à la peinture combinant l'image et l'écran oppose le sujet de la représentation et le regard. La représentation saisit le regard. Le spectateur peut être affecté par cette expérience, son savoir est ébranlé, cette expérience esthétique ouvre une autre forme de connaissance.

Le déni Un événement - l'accident - fait donc traumatisme. Les conséquences de cet acte - le meurtre de l'adolescent - sont déniées par le sujet, Veronica. De ce déni singulier, émerge la question du politique. À la fois parce qu'il répète le déni collectif tendant à évincer la réalité des violences perpétrées pendant la dictature. Et surtout parce que la possibilité de lever le voile sur ce déni singulier est empêchée par la force collective. Autrement dit, la tentative de Veronica d'avouer son crime est immédiatement annulée par ses pairs. On vient à effacer, avant qu'elle n'ait le temps de le faire, les traces de son acte. Il y a une double nécessité à ce travail d'effacement: que le meurtre de l'adolescent ne soit pas révélé et surtout qu'il n'entraîne pas avec lui le rappel des atrocités commises dans la société, durant la dictature. Afin de saisir ce mouvement de déni, du singulier, au collectif, il nous semble possible, comme le propose également Morel2, de scinder le film en trois temps logiques. Le premier temps serait celui de la négation de l'acte, le second, de 1

Jacques Lacan, Le séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 86. 2 Geneviève Morel, « Du trauma à la catastrophe dans le cinéma de Lucrecia Martel», Savoirs et clinique, 17, 2014, p.52-60.

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l'émergence de la vérité et enfin, le troisième, celui de l'effacement collectif des traces. Le premier temps, celui de la négation, nous pet.met de saisir le caractère de fiction de la réalité. Réalité, dans le sens lacanien du terme, en tant que structure imaginaire et pur leurre. En effet, la mise en suspend de l'acte, le déni du meurtre, entraîne par la même occasion une mise en suspend du rapport à la réalité. Le doute ne se pose pas sur l'acte-qui n'existe pas encore-mais sur le monde. Veronica tombe dans les prémisses de la folie. Elle tente de méconnaître quelque chose qui a eu lieu, un acte qu'elle a commis et de cette méconnaissance s'en suit une profonde restructuration de son rapport au monde. Du moins, c'est ce que l'on peut supposer, bien que ses proches n'aient pas l'air de se soucier de son attitude de retrait, silencieuse, spectatrice. Elle navigue dans un monde fracturé, sans assurance, avec une sorte d'indifférence à ce qui l'entoure. Tout dans la mise en scène participe de ce sentiment. La profondeur de champ. Le cadrage. Les reflets dans les miroirs. Son passage à l'acte du côté du sexuel et de l'incestuel - avec Juan Manuel, un homme de la famille - ne semble pas la troubler. On sent que par ce passage à l'acte là, elle tente de s 'arrimer à quelque chose, à un sens qui paraît se déliter. Puis, vient le second temps, où la vérité del'acte fait retour, par bribes. D'abord dans la reviviscence traumatique de l'accident, lorsque Veronica aperçoit le corps d'un enfant inanimé alors qu'elle est en train de faire du sport. Il y a quelque chose qui craque à ce moment-là, le déni se lève. À la suite de cela, elle dit à son mari dans la file du supermarché : « J'ai tué quelqu'un sur la route». Son mari, stupéfié, lui demande de répéter et c'est alors, qu'elle ajoute la marque du doute à cette première affirmation « Je crois que j'ai écrasé quelqu'un». Scène suivante : ils vont vérifier sur place et trouvent le cadavre du chien. Pour le mari, l'affaire est réglée« no hace nada ». Pour autant, Veronica n 'est pas rassurée. Ils appellent donc Juan Manuel et Veronica énonce à nouveau ce qu'elle a commis sans détour« J'ai tué quelqu'un sur la route ». Il n'y a pas de tentative de démenti à cet endroit-là, du moins du côté de Veronica. Juan Manuel, quant à lui, est tellement rassuré que son propre acte à lui ne soit pas questionné, persuadé d'avoir

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été convoqué pour rendre des comptes, qu'il s'empresse de faire de l'acte un « non-arrivé ». « Sois tranquille, ce n'est rien, tu as eu peur. » Pour autant, s'en suit un enchaînement de scènes qui vont venir confomer la mort de l' adolescent. Accompagnée de sa sœur et de sa nièce, elle va chez un pépiniériste. Le vendeur appelle un de ses collègues,« Changuilla » - le prénom qu'on a entendu au tout début du film, dans la scène où un groupe d'adolescents joue près de la route - mais il est absent. Sur le retour, elles passent devant un pont, près du lieu de l'accident. Les pompiers sont là. Tout semble s'accélérer, le doute n'est plus permis. Même si Martel ne montre pas le contrechamp, on voit Veronica lire le journal, visiblement affectée par ce qu'elle découvre. Elle retourne dans le magasin. La mort de l'adolescent est annoncée. Et pour finir, vient un troisième temps, celui de l'effacement des traces. Veronica a un sursaut et devant l'implacable vérité qui tend à se faire savoir, elle va vérifier ellemême ses propres traces qui sont à leur tour effacées par ses proches. Sa voiture a été réparée par son mari, ses traces de passage à l'hôpital et à l'hôtel annulées également, sans que rien ne lui en soi dit. Il y a donc un processus d'effacement par ses pairs, afin qu'elle ne soit pas inquiétée. Ainsi, là où Veronica se tenait prête à endosser la responsabilité de son acte, un mouvement du social vient recouvrir et empêcher que soit vue, sue, une réalité qui encombre l'ordre des propriétaires et des notables. Pour le dire autrement, la société tend à perpétrer et, dans le même temps, à camoufler les meurtres commis par le passé. Et si l'on passe de la dimension de la famille à celle d'un clan plus large, voire de toute une classe sociale, raciale ou politique, le fonctionnement criminel mis en évidence par la cinéaste dans La mujer sin cabeza pourrait être paradigmatique pour toutes les sociétés où il a fallu recouvrir bien des secrets horribles de crimes commis en commun. 1 1 Geneviève Morel, « Du trauma à la catastrophe dans le cinéma de Lucrecia Martel», p.56

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Ainsi, se répètent autant ce qui est le traumatisme en lui-même - l'ensemble des actes d'horreur commis pendant la dictature - que le processus d'effacement de la trace en lui-même. C'est toute la force du déni, qui vient inscrire dans le texte, la trace de son propre effacement, qui fait ensuite retour. À la différence du refoulement, le déni n'agit pas en laissant des marques, mais en les effaçant dans le discours. Il tend à s'effacer lui-même en déformant l'ensemble de l'espace textuel. Il nie l'existence d'un lieu étranger, la présence d'un déplacement ou d'un écart temporel. Il élimine un dehors, une altérité, une étrangeté vécue comme un crime1. Avec lui, il nie également la déformation qu'il produit. Le travail de la réalisatrice est une invitation à se questionner sur notre responsabilité subjective dans le maintien et la poursuite des pires atrocités du monde contemporain. Les exemples ne manquent pas en Europe, que ce soit dans la question ded politiques migratoires et du maintien des inégalités de classe. En soulignant la place du déni, tant singulier que collectif, Martel nous pousse à voir ce que l'on refuse à reconnaître. Pour maintenir ces faux semblants, nous jouons de moult défenses «déni», «refoulement», «dénégation ». Autant de processus de négativité pour méconnaître ce qui structure et organise la société. Privilèges de classe

On ne sait rien de la vie des domestiques qui l'entourent. Ils sont nombreux et silencieux. La personne que Veronica aurait heurtée fait partie de cet autre monde indispensable au fonctionnement de la maison mais invisible aux yeux des propriétaires. Selon Michelle Humbert : Le récit de La Femme sans tête sépare deux 1 Claude Rabant, Inventer le réel. L e déni entre perversion et psychose, Paris, Denoël, 1992, p. 91

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mondes : d'une part, celui d'une classe sociale qui possède maisons et voitures, travail et domestiques. Et d'autre part, celui des domestiques, en marge de l'existence ou de la route principale. Comme tous ceux de son monde, Veronica appartient à un microcosme refermé sur lui-même, sur ses propriétés, sur son chaos familial. Un racisme ordinaire s'est installé dans cette bourgeoisie argentine, où les domestiques n'existent à l'image que lorsqu'ils doivent répondre aux besoins de leurs supérieurs. Ce milieu, allégorique peut-être de la société argentine dans son entier, vit une nuit sans fin. « Elle s'endort, la dame», dit une femme métisse dans la salle d'attente de la clinique. 1 On peut se demander si la réalisatrice évite la caricature et la complaisance. Le silence digne des dominés est un stéréotype que les réalisateurs partagent avec les spectateurs du cinéma d'art et d'essai. Même hors film, dans le monde du cinéma, il y a parfois irruption du réel. Il suffit, pour s'en convaincre, de revoir les remerciements de Jean-Luc Godard à la cérémonie des Césars 1987, où le réalisateur remercie les « invisibles » de la profession. Ces dominés, on ne les entend pas, ce sont des ombres. Personne ne veut aller voir de plus près, ne suscitant que très peu de questionnements. Pourtant, comment ignorer la mort d'adultes et d'enfants, torturés, noyés, asservis? Et à côté de toutes ces morts, ces persécutions, ces douleurs, cette indifférence, qu'en est-il de celles et ceux qui étaient et sont à l'abri? Le privilège de notre domination, cette capacité à nier que les autres sont réels, est la cause fatale qui met à mal toute forme d'intégrité sociale. Comment inscrire un processus de séparation de la violence collective sil' Autre porte encore les traces de cette violence non élaborée, non reconnue dans le traumatisme? Comment transformer en mots ces éléments impensables? Dans une interview, la réalisatrice argentine, non dupe il nous 1

Michelle Humbert, « La femme sans tête (La rnujer sin cabeza) », p. 686.

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semble, précise : En Amérique Latine, en général, c'est la moyenne et haute bourgeoisie qui fait du cmema. L'accessibilité est donc un leurre. Apparemment, les caméras sont meilleur marché et circulent plus facilement, ça c'est vrai. Mais la classe sociale qui produit le récit cinématographique en Amérique Latine est toujours la classe moyenne favorisée. Les conflits, le regard, la morale sont les siens. 1 Comment Lucrecia Martel, elle-même issue de la classe favorisée, se débrouille-t-elle de ce constat? L'une de ses déclarations apporte un élément de réponse, lorsqu'elle définit le nouveau cinéma argentin ainsi : Une prise de position un peu différente vis-à-vis de la réalité, de la langue, des dialogues, de la façon de jouer, des formes de construction du récit, un peu différentes si on les compare à la décennie antérieure. Mais dans l'histoire du cinéma, il y a des films tout à fait semblables aux nôtres, à divers moments. 2

Un grandfilm politi,que Dans La femme sans tête, il ne reste que des fantômes, qui ne nous aident pas à comprendre mais à éprouver l'état de Veronica, la structure familiale et sociétale dans laquelle elle est prise. Celle-ci n'est pas loin de la folie. Dans la scène de retrouvailles avec les spectres, à la faveur du visionnage de la vidéo du mariage de Veronica, la mère dit à sa fille : « On dirait la voix d'une autre.» De quelle voix parle-t-elle?

1

UT2J. (2009, 27 mars). Entretien avec Lucrecia Martel (R.encontres 2009). [Vidéo]. Canal-U. < https://www.canal-u.tv/43515 > (page consultée le 11 février 2023) 2 Ibid

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On l'a dit, un monde aveugle, aveuglé par cette petite société qui n'a l'air en aucun cas intéressée par la réalité historique ou par la société dans son ensemble. La famille de Veronica est sous verre. Les domestiques amérindiens réduits à des silhouettes. Il y a des cadres, des fenêtres, des miroirs, qui ne donnent à voir que du trouble. Il n'y a pas d'information dans les radios. Il n'y a pas de fiction à la télévision. Dans l'écran, défilent des images floues. Veronica est méconnaissable. Elle est comme un fantôme. Qui était-elle avant l'accident? Était-elle déjà absente, niée? Est-ce que l'accident fait suite à un autre trauma? N'aurait-elle pas vu déjà ce qu'il ne faut pas voir, ce qui doit être tu? La réalisatrice parle d'une « morale de la passivité »1 pour définir cette classe bourgeoise. Elle n'a pas d'autre choix que de rester dans une forme de béatitude. Seule sa mère a remarqué qu'elle n'a plus la même voix. Qu'elle est ailleurs. Ainsi, au-delà de la supposée folie de Veronica, c'est surtout la logique sociale qui est questionnée en tant que construction délirante et hallucinatoire. On approche de l'idée freudienne du mythe social comme formation délirante:« Si l'on appréhende l'humanité comme un tout et qu'on la met à la place de l'individu humain isolé, on trouvera qu'elle aussi a développé des formations délirantes, inaccessibles à la critique logique et qui contredisent à l'effectivité du réel »2 . La clinique du déni, de la verleugnung, permet de comprendre la répétition qui opère dans le transfert, mais également les violences qui criblent l'Histoire. « L'articulation du déni et de la construction dessine un carrefour où la ''vérité historique" met en relation brutale les délires individuels avec les délires collectifs »3 . Veronica aurait pu s'extraire de cette logique implacable, reconnaître son acte et ainsi tenter de se soustraire de cette répétition inquestionnée de la lutte des classes. Pour cela, il aurait fallu qu'elle fasse le choix de voir l'insupportable. On a le 1 Régis Michel,« La mécanique de la dictature. Entretien public avec Lucrecia Martel », p. 45 2 Sigmund Freud, Constrnctions dans l'analyse, O.C. XX, Paris, PUF, 2010, 1937, p. 61-73, p.65 3 Claude Rabant, Inventer le réel. Le déni entre perversion et psychose, p.83

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sentiment que le voile se lève, pour elle, on voit même naître une tentative maladroite de se racheter auprès du laveur de voitures. Mais sa famille lutte à maintenir à l'identique le lien social. Ils luttent avec elle et effacent ses traces. Elle reprend donc sa place aveugle et s'anime à nouveau dans les festivités mondaines et superficielles. L'expérience collective singulière de la cure

du

cinéma versus

l'expérience

Le propre des images et des paroles de La femme sans tête, est de montrer des attitudes, des moments évanescents, de l'indicible qui ont des effets sur ce qui est hors-champ. Loin du pur divertissement, de l'exultation des sens, du délassement de la pensée, le cinéma de cette réalisatrice ne renonce pas à nous parler du monde. Lucrecia Martel fait référence à la psychanalyse en évoquant le territoire qu'elle travaille de film à film. Elle explique : Il y a une croyance populaire, en particulier dans ces régions du Nord, qui veut que, lorsque se produit un fait d'une extrême violence, l'âme se détache du corps et donc, on met en place une série de remèdes pour guérir le corps pour qu' il récupère son âme. C'est finalement un processus qui est assez proche de la psychanalyse. 1 Nous pouvons discuter sa manière de voir la psychanalyse mais elle prononce le mot, c'est là un mouvement de pensée qui n'est pas étranger à la cinéaste. C'est bien présent dans son langage cinématographique qu'elle veut détacher du réalisme magique, si présent dans la culture d'Amérique du Sud, y compris dans le cinéma. Son langage, elle l'invente avec toute la grammaire que nous avons tenté de déployer ici pour nous faire croire en son 1 Régis Michel, « La mécanique de la dictature. Entretien public avec Lucrecia Martel », p. 50

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personnage de fiction qui nous regarde. Nous terminerons par les mots d'Eisenstein, qui nous semblent avoir été entendus par Martel: « Il faut d'abord, en écoutant attentivement bruire le chaos et l'essaim de vos images personnelles, réussir à entendre la vague, l'imprécise résonance de l'image dans son entier - la capter, telle que vous la sentez. Telle qu'elle résonne dans vos membranes de perception - perception déterminée par votre conscience de classe. »1 Bibliographie Walter Benjamin, «L'œuvre d'a1t à l'époque de sa reproductibilité technique», Œuvres 111, Paris, Gallimard, 2000, 1939. Erly Vieira Jr., « Une autre écoute: de l'usage de l'acousmatique dans les films de Lucrecia Martel», Cinémas d'Amérique latine, 22, 2014 < http://joumals.openedition.org/cinelatino/844 > (page consultée le 26 décembre 2022). Joël Farges,« L'image d'un corps», Communications, 23, 1975, p. 88-95. Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse, O. C. XX, Paris, PUF, 2010, 1937, p. 61-73. Michelle Humbert,« La femme sans tête (La mujer sin cabeza) », Cinéma, S.E.R. «Études», 5, Tome 410, 2009, p. 682-690. Jacques Lacan, Le séminaire Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975. Jacques Lacan, Le séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973. Lucrecia Martel, « Il n'y a pas de différence entre un film historique et un film de fiction », Libération, 2018 https://www.liberation.fr/cinema/2018/07/ 10/lucreciamartel-il-n-y-a-pas-de-difference-entre-un-film-historigue-etun-film -de-science-fiction 1665560/ (page consultée 1

Sergueï Eisenstein, Cahiers du cinéma, n°225, p.42. cité par Joël Farges,

« L'image d'un corps», p.92

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le 26 décembre 2022). UT2J. (2009, 27 mars). Entretien avec Lucrecia Martel (Rencontres 2009). [Vidéo]. Canal-V. < https://www.canalu.tv/43515 > (page consultée le 11 février 2023). Régis Michel, « La mécanique de la dictature. Entretien public avec Lucrecia Martel», Erès « Savoirs et clinique», 1, 17, 2014, p.41-51. Geneviève Morel, « Du trauma à la catastrophe dans le cinéma de Lucrecia Martel », Savoirs et clinique, 17, 2014, p. 52-60. Claude Rabant, Inventer le réel. Le déni entre perversion et psychose, Paris, Denoël, 1992.

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La dimension traumatique dans l' œuvre de David Lynch : de l'invisible à l'irreprésentable Stefano Pezzi et Sabrina Belemlwsser À la mémoire d'Angelo Badalamenti1 (22 mars 1937- 11 décembre 2022)

Introduction : énigmatiques.

l'énigme

d'écrire

à

propos

de fdms

Élaborer un écrit à propos d'un corpus filmographique de David Lynch: si l'on se penche sur son discours manifeste et latent, nous voilà face à une absurdité. En effet, le réalisateur nous invite en tant que spectateur, au travers de ses paroles, mais aussi du processus intrinsèque de sa réalisation et de ce que portent ses personnages, à faire l'expérience de son film sans chercher à reconstruire sa propre élaboration et théorie sous-jacentes. Cette préconisation a une fonction énoncée clairement par le réalisateur : elle va dans le sens du maintien d'un charme 2 grâce à la conservation, intacte, d'une dimension énigmatique voire «informe». Mais finalement, n'est-ce pas précisément cette dimension qui va permettre au spectateur de disposer de l'espace de l'image comme matière vivante pour user de son libre-arbitre à penser/imaginer et à l'auteur de se représenter et pouvoir écrire un indicible perçu dans le film? Le rapport de David Lynch à la psychanalyse représente également un point d'appel de l'énigme. En effet, au gré de la lecture de ses écrits et de l'écoute de ses interviews, il nous est 1

Compositeur et arrangeur musical qui a composé les thèmes musicaux des films de Lynch, Badalarnenti quitte ce monde alors que nous achevons l'écriture de cet article. 2 David Lynch, Mon histoire vraie : méditation, conscience et créativité, Lonrai, Sonatine Editions, 2008.

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apparu tantôt attiré par elle en évoquant l'importance de nager en profondeur de la psyché afin de recueillir les plus belles idées et les associations entre elles, tantôt rejetant la possibilité d'une cure pour lui-même en craignant qu'elle n'altère son processus de créativité et optant plutôt pour la méditation transcendantale. Alors, il ne s'agit pas pour nous ici de lever cette énigme, ce qui est cause perdue d'avance tant Lynch nous place dans des paradoxes insolubles, mais de jouer avec elle. Ce jeu nous est justement apparu comme totalement possible et ouvrant la possibilité d'une conversation entre psychanalyse et esthétique cinématographique lynchienne, en tirant le fil du traumatisme. En effet, en nous attardant sur un corpus d'œuvres de David Lynch : Blue Velvet, Mulholland Drive, Lost Highway et le projet Twin Peaks (Fire Walk with Me ainsi que la série)1, au sein duquel le traumatisme y apparaît clairement comme structurant l'œuvre, il s'agira de montrer en quoi cette dimension est une mise en abyme del' esthétique du cinéma moderne, au même titre qu'elle l'est pour la psychanalyse. Nous verrons ainsi, au travers de ce chapitre, comment la question de la révélation du traumatisme par l'image dans un film de David Lynch amène les mêmes questionnements que ceux de l'interprétation pour un patient en cure : le trauma irreprésentable malgré l'image du côté du film et indicible malgré l'espace de parole du côté de l'analyse. C'est bien ici que nous tenterons de bâtir les fondations communes de l'espace psychique et de l'esthétique issue du champ de la caméra, ainsi que de leur complémentaire, c'est-àdire hors champ et inconscient.

1

David Lynch, Blue Velvet (1986). De Laurentiis Entertainment Group. David Lynch, Twin Peaks (1990- 1991). Lynch- Frost Prod. Inc./ Propaganda Films/ Worldvision. David Lynch, Twin Peaks - Pire Walk with Me (1992). Ciby Pictures/ Twin Peaks Productions. David Lynch, Lost Highway (1996). Ciby 2000/ Asymmetrical Productions/ Lost Highway Productions. David Lynch, Mulholland Drive (2001). Les films Alain Sarde / Asymmetrical Productions/ StudioCanal/ The Picture Factory. David Lynch, Twin Peaks: The return (201 7). Showtime Networks/ Rancho Rosa Partnership/ Twin Peaks Productions/ Lynch/Frost Productions.

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li De l'événement traumatique au traumatisme comme costume : aux origines des archétypes tragiques lynchiens. « Il est difficile de définir ce qui fait le charme de Marilyn [Monroe], sans doute son air de femme en détresse. Mais le plus attirant chez elle, c'est le mystère qu'elle dégage »1.

Quand on observe les protagonistes du cinéma de Lynch, on remarque dès le premier regard quelque chose d'énigmatique voire de dysfonctionnel chez eux, mais d'attirant à la fois. On ne connait pas l'histoire de vie de ces personnages, et pourtant on va rapidement percevoir qu'ils ont - ou vont - traverser des événements majeurs, à valeur traumatique. En effet, ces héros portent les stigmates du traumatisme, tels que ceux que l'on retrouve classiquement dans la littérature analytique. : personnages en« commotion psychique »2, pétris par l'angoisse et au regard hagard, ne trouvant comme autre solution que de se couper d'une partie de soi. Ce regard médusé, est bien souvent la porte d'entrée esthétique de la rencontre avec la dimension traumatique du personnage : les gros plans sur ce visage qui porte le trauma se démultiplient au cours du film, brouillant la limite entre le spectateur et le personnage et donnant l'impression de vivre, en même temps que le héros, l'événement traumatique dans l 'ici-et-le-maintenant. Or, il est intéressant de constater que Lynch prend le parti, dans toutes les œuvres du corpus choisi, de ne jamais révéler à l'écran l'événement fondateur. Ainsi, lorsque le film commence, le personnage est déjà habillé du trauma mais l'événement est inaccessible au spectateur. Pourtant, ce dernier va progressivement palper cette dimension traumatique, par son appréhension de l'expression corporelle des personnages mais aussi par des fragments de parole. Plus que les mots du personnage lui-même, sidéré et accaparé par de nombreux silences et cris, ce sont ceux de son entourage qui vont constituer des indices pour le spectateur. Par exemple, dans Lost Highway, 1

David Lynch, Kristine McKenna, L 'espace du rêve, Paris, Le Livre de Poche, 2018, p. 434. 2 Sandor Ferenczi, « De la psychologie de la commotion psychique » (1932), dans Le traumatisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2006, p. 33-49.

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ce sont les parents de Pete Dayton1 qui nous mettent sur la voie d'un traumatisme en lui disant« ça devrait te faire du bien (de sortir avec tes amis)», sous-entendu« après ce que tu as vécu». Par ailleurs, la temporalité brouillée inhérente aux œuvres de Lynch nous mène progressivement à l'idée qu'il s'est passé un événement qui a causé une telle effraction dans la vie du personnage, qu'il ne parvient plus à se repérer dans une temporalité linéaire et logique. C'est d'ailleurs cette temporalité floue et notamment l'absence de dates précises qui amènent la question de ce qui est réel ou relevant d'un processus pathologique (hallucination, réactivation traumatique ... ). Néanmoins, malgré l'absence d'histoire et de temporalité claire, le réalisateur parvient toujours à accrocher en mettant en scène des personnages charmants, souvent des femmes extrêmement attirantes, jouant avec leur corps et leur nudité. La manière dont David Lynch amène la question de la peau et du vêtement chez ces femmes « à fleur de peau» nous est parue intéressante à mettre en perspective avec la dimension traumatique : porter le traumatisme comme porter un vêtement. Ainsi, dans Blue Velvet, Dorothy porte une robe en velours bleue (d'où le titre du film) pendant les abus de Frank, traumatisme secondaire2. «Ne mets plus jamais mes vêtements / » crie Laura Palmer à sa meilleure amie Donna, dans Twin Peaks - Fire Walk With Me, qui lui a emprunté une veste pour imiter ses jeux érotiques, lors d'une soirée, sous emprise de drogues, où le risque de viol pointait. Au début deMulholland Drive, le personnage amnésique de Rita est habillé d'une robe de soirée noire qu'elle changera avec un peignoir après avoir pris une douche, suite à un «accident» de voiture dont on ne sait pas grand-chose, mais qui semble fondamental. Chaque personnage porte son fardeau. Mais alors, pourquoi le réalisateur rend perpétuellement l'événement traumatique invisible à l'écran et indicible par les 1

Pete apparait dans la deuxième partie du film et il semble être partie clivée du personnage du premier chapitre du fi.lm, Fred Madison un personnage amnésique accusé du meurtre de sa femme 2 René Roussillon,Agonie, clivage et symbolisation, Paris, P.U.F, coll.« le fait psychanalytique», 1999.

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personnages ? Quelle est la fonction de ce procédé? Ce dernier a été un point de tension de David Lynch avec la chaîne télévisée ABC à propos de la série Twin Peaks. En effet, le réalisateur a été forcé de dévoiler le mystère du meurtre de l'héroïne Laura Palmer, mystère qui est étroitement lié à son événement traumatique et qui structure toute l'ossature de Twin Peaks. David Lynch sera donc contraint à banaliser la complexité même de son œuvre, ce qui entraînera son manque d'intérêt pour la réalisation de la deuxième saison de la série, dont finalement moins d'épisodes seront réalisés par David Lynch lui-même, jusqu'à la mise en suspend du projet de série à la fin 1 de la deuxième saison. Ainsi, on constate que la révélation de l'événement fondateur aurait une valeur mortifère de l 'œuvre artistique pour Lynch. La mort du mystère entraîne la mort du protagoniste et donc l'arrêt du processus de créativité. Et qu'au contraire, garder l'invisible, l'irréductible et l'inaccessible au cœur de son œuvre revêt une valeur structurante pour Lynch. Nous proposons ici de faire le parallèle avec les précautions de Freud à propos de la technique analytique : Nous ne devons jamais confondre ce que nous savons nous (analyste), avec ce qu'il sait lui (analysant). Évitons de lui faire part de ce que nous croyons deviner ( ... ). Si nous le jetions, à la tête, avant qu'il y ait été préparé, nos interprétations, celles-ci resteraient inefficaces ou provoqueraient une violente explosion de résistance qui gênerait la continuation du travail2. Revenons précisément à Twin Peaks et à son héroïne, Laura Palmer car l'histoire même de ce projet est paradigmatique de cette philosophie lynchienne du maintien d'un mystère et des conséquences s'il est rompu. Si l'on considère la temporalité de la totalité du projet Twin Peaks, elle est loin d'être linéaire : lors de la première saison de la série, Laura Palmer est déjà morte et 1

Fin transitoire car la troisième saison de la série Twin P eaks sortira finalement 25 ans après 2 Sigmund Freud,Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1949, p. 46.

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nous ignorons comment ainsi que les enjeux sous-jacents. Puis, Lynch contraint par la production de lever le voile, nous indique alors lors de la seconde saison qu'elle a été tuée par son père. Ensuite, le réalisateur suspend la série pour revenir quelques années après avec le film Twin Peaks - Fire Walk With Me, qui met en scène un temps plus ancien, un temps où l'héroine était vivante. Le spectateur découvre alors l'événement constitutif de tout le fonctionnement psychique de Laura, en même temps qu'elle-même: l'horreur de l'inceste qu'elle a subi par son père. A noter que la véritable découverte pour l 'héroine même, n'a lieu qu'en toute fin de film. Nous assistons tout au long du film, à ce que nous pouvons assimiler aux reviviscences traumatiques de Laura sous forme de cauchemars, où un mécanisme de substitution, œuvre du travail de rêve, semble la protéger de la réalité de l'inceste pendant tout un temps. Laura n'est pas confrontée d'emblée au visage de son père lors des scènes de viol, mais à celui de Bob, un personnage récurrent et sombre, figure du monstrueux. Finalement, image forte en fin de film: Laura voit le visage de Bob clignoter puis l'apparition du visage de son père, découverte de l'interdit qui entraînera la mort de l 'héroine. Cette séquence nous est apparue comme une véritable mise en abyme de la part de David Lynch, avec une fonction de méta-cinéma au sens du cinéma conscient de lui-même. En effet, ce dernier était amoureux de l'idée non mise en image d'une fille incestée. Poussé à mettre cet interdit en image, le projet Twin Peaks est dissolu. Même sort dédié à Laura qui paye sa découverte de l'interdit, autrement dit sa sagesse, en mourant. Nous pouvons faire ici le lien avec la lecture nietzschéenne du mythe d'Œdipe: Le mythe semble en effet vouloir nous murmurer que la sagesse, et en particulier la sagesse dionysiaque, est une abomination contre nature, et que celui qui par son savoir précipite la nature dans un abîme de destruction doit aussi éprouver en lui-

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même sa dissolution... La sagesse est un cnme contre nature. 1 Autrement dit, c'est sa sage découve1te de l'inceste qui a dissolu Œdipe. Ainsi, Twin Peaks nous montre, sur toile de fond esthétique, qu'aucun personnage lynchien capable de découvrir la vérité cachée derrière sa propre tragédie échappe à sa dissolution. Betty!Diane2, protagoniste de Mulholland Drive, n'en fait évidemment pas l'exception. Le crash de voiture, moment du film que Lynch nous invite à explorer3, a lieu juste après le prologue où l'héroïne fantasme d'être sous les projecteurs de Hollywood en gagnant une compétition de danse. « Être percutée», au sens propre comme figuré, dénote de la brutalité du choc, de l'inattendu de la réalité: n'est-ce pas justement cette caractéristique qui fait d'un événement un traumatisme ? La richesse de Mulholland Drive réside en cette possibilité, largement autorisée par Lynch, de deux niveaux de lecture de ce crash, ce que l'on pourrait rapprocher du niveau primaire et secondaire4 propre au langage analytique. En effet, ce crash pourrait être pris dans son versant brut, c'est-à-dire hautement sensoriel : le véritable accident de voiture de Rita/Camilla5, autre protagoniste du film qui souffre d'amnésie et qui nous donne donc accès à rien à part ses sensations crues. Ou comme une 1 Friedrich Nietzche, La naissance de la tragédie (1872), Paris, Flammarion, 2015, p. 145. 2 Le personnage joué par Naomi Watts apparaît dans toute une partie du film sous la nomination Betty. A trente minutes de la fin, Betty devient Diane. Betty serait probablement une Diane avant le trauma. 3 « Un accident est une chose terrible .. . Faites attention à l'endroit où se déroule l'accident» nous suggère le réalisateur dans une liste de 10 indices figurant dans le coffret dvd du film avec une sentence quasi-oraculaire. 4 Sigmund Freud, « Esquisse d'une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse -Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, PUF, 2006, p. 307-396 . 5 Rita est une femme amnésique qui ne se souvient pas de son prénom et qui choisit « Rita » au hasard en regardant un poster de Rita Ainsworth, actrice de l'âge d'or du cinéma américain. On la retrouvera à la fin portant le nom de Camilla.

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métaphore profondément évocatrice d'une abstraction: son désenchantement, la mort de son rêve hollywoodien du côté de Betty/Diane. Finalement, deux sens sont possibles : celui du vécu corporel ou celui de l'idée. David Lynch va jouer constamment sur ces deux niveaux qui vont volontiers se télescoper jusqu'à brouiller nos propres repères de spectateur. Il nous a semblé que cette question des différents niveaux d'appréhension de l'accident dans Mulholland Drive pouvait résonner avec ce que rappelle Didi-Huberman à propos de l'Écriture Sainte : Nous lisons l'Écriture : « sa surface attrayante» nous retient d'abord, comme une histoire merveilleuse peut fasciner n'importe quel enfant. Puis s'ouvre devant nous l'admirable et terrifiante profondeur : c'est, en un sens, l'abîme et le labyrinthe même des figures 1. Peut-être qu'à cet égard, la psychanalyse pourrait avoir cette fonction de nous laisser flotter dans cette profondeur d'écriture non plus sainte mais cinématographique. Finalement un crash comme événement traumatique réel ou un crash comme une réalité psychique interne génératrice d'un trauma2, le résultat est le même, nous assistons à la déflagration de la psyché des personnages : « C'est mon souvenir à moi, pas vraiment ce qui est arrivé» dit d'ailleurs Fred dans Lost Highway. Déflagration qui reste béante, en manque de figuration, et donnant des héros sous le sceau de la réactivation de multiples traumatismes et d'une compulsion de répétition. La dimension traumatique vient structurer l'œuvre et le style de Lynch et constitue un prétexte à l'esthétique de sa cinématographie.

1

Georges Didi-Huberman, Fra Angelico: dissemblance et figuration (1990), Paris, F1ammarion, 2009, p. 61. 2 Cf toute la théorie freudienne avec le passage d'une théorie de la séduction, puis abandon de la neurotica (1897) pour la théorie du fantasme de séduction, et plus tard construction de la théorie de la sexualité infantile avec une conflictualité et du trauma en lien avec la force pulsionnelle et la réalité psychique interne

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21 Un univers sensoriel Cette valeur structurante qu'a le traumatisme dans l'œuvre de David Lynch s'éprouve avant de se comprendre : « il veut que ses films soient davantage ressentis, vécus que compris » 1. En effet, son cinéma stimule tous les sens du spectateur jusqu'à le bouleverser, pour celui qui parviendra à vivre l'expérience jusqu'au bout, ou l'insupporter, pour celui qui sera tant débordé par toutes les stimulations qu'il lui faudra fuir. Finalement, à la fin du visionnage, il n'en reste pas tellement un fil d'histoire mais des traces sensorielles intenses. D'ailleurs le réalisateur, dans Mon histoire vraie2 autobiographie structurée avec des idées parfois vite avortées et sensations en vrac sur son processus de créativité, exprime de manière récurrente l'importance des sensations et du ressenti, avec l'idée d'une construction du film par fragments, et par contre, sa difficulté avec les mots. Du côté du spectateur, cette expérience sensorielle est bien souvent le point de rencontre avec les personnages et le partage d'une expérience de l'extrême. Dans Mulholland Drive, Betty/Diane et Rita/Camilla se retrouvent au Club Silencio pour assister à un spectacle, elles se retrouvent prisonnières d'un amas sensoriel semblant les effracter et provoquer un effondrement psychique et c'est peut-être par ici que le spectateur commence à ressentir quelque chose pour ces femmes et entrevoir leur vécu traumatique. La pièce est éclairée, par moments, d'un bleu profond quasi-cauchemardesque ; la chanteuse, d'une voix extrêmement intense et dans un mélange très déstabilisant de langues dit « llorando » ( « en pleurant») puis elle tombe, mais la voix continue à chanter. Qui plus est, la réalisation même de cette scène n'échappe pas à ce débordement sensoriel puisque le mouvement de caméra y est extrêmement vacillant. Finalement, c'est comme si tout le monde (spectateur, réalisateur, personnages), en entrant au Club Silencio, était de retour dans le temple de l'état précoce et plongé dans un bain sensoriel, au milieu d'éléments~ bruts 3, sans personne~ a priori~ pour les 1 2 3

David Lynch, Kristine McKenna, L 'espace du rêve, p. 327. David Lynch, Mon Histoire vraie. Wilfred Ruprecht Bion, A ux sources de ! 'expérience ( 1962), Paris, PUF, 1972.

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filtrer et les rendre intelligibles. Cette scène porte une dimension archaïque. Concernant la forme, la manière de filmer et le jeu de couleurs vont immédiatement happer l'œil du spectateur. C'est d'ailleurs bien souvent, par la couleur que l'on va pouvoir palper l'originalité du cinéma de Lynch, quis 'inscrit dans une démarche de véritable recherche chromatique : David voulait pour Diane une couleur de rouge à lèvres qui n'existe pas. Nous avons tout essayé, dans toutes les gammes de maquillage que nous avons pu nous procurer, mais finalement il a tout bêtement créé sa propre palette de rouge à lèvres et mélangé les teintes jusqu'à obtenir celle qu'il voulait1. N'oublions pas que David Lynch est également peintre et que son cinéma apparaît parfois comme une mise en mouvement de véritables peintures. Une large palette stimule notre œil : l'omniprésence du sombre qui obsède Lynch sur ses tournages si bien qu'il s'étonne de chaque lampe qui reste allumée2, du rouge pulsionnel incarné par la fameuse chambre rouge de Twin Peaks, au bleu si particulier et artificiel qu'il apparaît parfois comme surnaturel. Dans toutes les œuvres de notre corpus choisi, ce bleu apparaît souvent sous forme d'une lumière clignotante aveuglante, au milieu d'une obscurité abyssale. Dans Mulholland Drive, cette apparition brutale du bleu contraste avec la première partie du film où l'on retrouve des couleurs très douces et pastelles mettant en scène une Betty/Diane pleine de rêves de gloire. Ainsi, on pourrait dire que la couleur semble être le support informe, à l'image du Rorschach, à la projection d'un certain état psychique du personnage et du passage d'un état à l'autre. Notamment, en lien avec cette question du traumatisme: les couleurs pastel permettant de mettre en image le temps de l'avant-traumatisme, les lumières bleues clignotantes comme reviviscence ou moment de dissociation du personnage traumatisé. Finalement, par le biais de cette surstimulation 1

David Lynch, Kristine McKenna, L 'espace du rêve, p. 742.

2

Ibid, p. 530.

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visuelle, le spectateur pourrait amorcer une ce1taine compréhension du personnage, par l'appréhension des jeux de couleurs récurrents dans l'œuvre de Lynch. Si l'on se place du côté des contenus de l'ordre du visuel, la pulsion scopique est à son apogée dans Lost Highway notamment : le personnage amnésique de Fred/Pete (re) découvre l'innommable à travers des cassettes vidéo et une photographie. D'ailleurs, le prologue de ce film vient appuyer à lui seul notre propos : nous voilà aveuglés par les phares d'une voiture lancée à toute vitesse dans la nuit, sombrant - à entendre à différents niveaux - dans l'obscurité, sur fond sonore de David Bowie «l'm deranged» 1. Ce qui nous permet de faire le lien avec l'audition et son corollaire voix. La scène augurale de Blue Velvet est la découverte d'une oreille découpée, seule par terre et s'infestant de fourmis. L'oreille coupée, tel Vincent Van Gogh sous l'emprise de sa folie, qui fait place ensuite au début d'un scénario plutôt banal. L'oreille découpée, comme une personnification de la pulsion partielle, revient sous d'autres stigmates, de manière transversale dans ces films : si Blue Velvet s'ouvre avec une oreille isolée, Lost Highway réitère à plusieurs reprises une scène d'un saxophoniste jouant de manière si intense que cela en donne la migraine au jeune Pete, Twin Peaks - Fire Walk With Me s'ouvre avec le personnage du chef des agents du FBI malentendant interprété par David Lynch lui-même, criant volontiers pour bien percevoir sa propre voix. Le cri est justement une donnée corporelle extrêmement récurrente dans l'œuvre: le cri du chant, le cri de la jouissance, le cri de la violence de la découverte del 'horreur, le cri du basculement dans la folie ... De multiples modalités du cri empoignent le spectateur qui ne s'y attend pas, tant les secondes d'avant sont empreintes d'un lourd silence, ou d'un son très vague amorti et paraissant lointain. Terrassés par ces cris, nous voilà de nouveau devant un paradoxe et une limite du langage verbal : comment décrire avec les mots les effets de ces cris qui s 'expérimentent, avant tout, dans le corps ? Accrochons-nous à la théorie analytique dont le propre est justement de nous permettre d'associer autour de ces expériences sensorielles extrêmes. Du côté du spectateur, les cris 1

« Je suis dérangé »

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de l'autre peuvent le renvoyer à ses propres cris et faire ainsi revivre notre propre état de détresse1, d'où l'intense malaise qui nous traverse lors de la confrontation à ces cris. Si l'on se place maintenant du côté du héros qui crie, ne pourrait-on pas y lire une tentative de matérialiser la pulsion hors de soi et ainsi d'expérimenter son existence et rapport au monde? C'est ainsi que Diane/Betty dans Mulholland Drive, pousse un cri d'une intensité bouleversante, juste avant de sombrer dans la folie et retourner une arme contre elle-même. Ce cri est associé à une lumière bleue clignotante. Le cri de Laura Palmer dans Twin Peaks - Fire Walk WithMe, cri dans ce cas silencieux à l'instar de celui de Munch, survenant lors de la confrontation avec son père incestueux et juste avant son meurtre par celui-ci, participe de la même dynamique d'accordage avec une lumière bleue. Le cinéma de David Lynch a cette particularité de nous faire expérimenter une alternance de différentes réponses psychiques aux rafales esthétiques : on peut glisser d'une surstimulation déstructurante et rendant floues les limites, à une sensorialité qui prend forme et nous permet de mieux appréhender l'univers du film. Le premier niveau est peut-être celui que l'on touche lorsqu'on se situe en écho avec les héros de Lynch : personnages écorchés vifs, en manque de contenance psychique et baignant donc dans un marasme de sensations extrêmes et pulsions partielles que le réalisateur tente de mettre en image par tous les procédés évoqués. Le second niveau est celui de la secondarisation, d'un processus de pensée possible et qui va naître justement en s'appuyant sur toute la dimension sensorielle, mais pouvant émerger à condition d'opérer un pas de côté avec le contenu strict du film et la sidération que ce contenu peut induire, tout comme l'analyste le fait par le biais de l'attention flottante. Autrement dit, même si le réalisateur ne nous livre pas les pistes d'explications des processus esthétiques dont il use, une traduction du langage si particulier et propre à Lynch est largement possible pour faire naître un sens. Il s'agit pour le spectateur de faire le voyage inverse du réalisateur : David Lynch

1

Sigmund Freud, « Esquisse d'une psychologie scientifique», p. 354.

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nous explique comment il transforme son idée en une œuvre1, du côté du spectateur il faudrait d'abord se laisser expérimenter par toute la sensorialité pour finalement en élaborer un sens. 3/ La violence dans l' œuvre de Lyncl, : voie de rencontre entre cinéma et psycl,analyse au service de la représentation d'un monde? Dans l'ensemble de l'œuvre de David Lynch, cette sensorialité est particulièrement sollicitée par les tourbillons de violence récurrents : crânes brisés, ongles arrachés à vif, scènes de meurtre, visages ensanglantés, viols ; les corps y sont mis à rude épreuve et exposés crument, ne préservant pas le spectateur luimême qui pourrait alors être saisi par l'angoisse : Il y a là une horrible découverte. Celle de la chair qu'on ne voit jamais, le fond des choses, l'envers de la face, du visage, des secrétas par excellence, la chair dans tout son sort, au plus profond du mystère, la chair en tant qu'elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l'angoisse2. Dans certains cas, l'action violente est montrée dans une éruption de stimulations visuelles et auditives au service d'une désintrication pulsionnelle flamboyante; dans d'autres cas elle peut se dérouler de façon très froide, dans un silence ambiant, surtout quand la victime est un personnage secondaire. Puis dans certains cas, le spectateur est directement invité après l'acte, à user de sa pulsion scopique pour observer les conséquences de cette violence et notamment le corps violenté. Quand il est interpelé sur le sujet de la violence, David Lynch répond que son cinéma est« le reflet du monde et de l'époque dans lesquels nous vivons »3 . Ainsi, la violence semble être pour le réalisateur un 1

David Lynch, Mon Histoire vraie, p. 34. Jacques Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse» (1978), dans Le séminaire, livre II, Paris, Seuil, p. 186. 3 David Lynch, Mon Histoire vraie, p. 89. 2

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élément auquel il est difficile de renoncer pour narrer notre temps par le média film/série : le fait de violence dans son œuvre viendrait ainsi nous indiquer un message qui dépasse les limites du champ de la caméra. :tvfais alors comment l'esthétique du cinéma de Lynch parvient à faire basculer une image de violence destructrice à une fonction constructrice d'une pensée, à la fois autour de l'événement traumatique mais aussi autour du monde? Les films de David Lynch ont un rapport au dialogue et à leur rythme très particulier, et qui n'est pas celui que l'on retrouve classiquement dans le cinéma : rythme lent de la parole, longs silences entre les questions et réponses des personnages. Patfois, c'est une absence de paroles pendant plusieurs minutes. Cette suspension de la parole attaque d'autant plus une représentation possible de l'événement traumatique dont est aux prises le personnage. Et cette attaque va s'exacerber avec l'introduction, dans cette atmosphère de parole paraissant impossible, de scènes dynamiques de violence ou de scènes montrant des faits commis de violence. L'image du corps violenté apparaît alors, au sein du film, comme dissociée de toute parole. Au début de la série Twin Peaks, le corps de Laura Palmer, fille incestée et assassinée, est retrouvé empaqueté telle un œuvre de Christo et Jeanne-Claude1, sur la plage. Les enquêteurs ouvrent la partie supérieure du paquet et découvrent la tête de Laura. Le teint est cyanosé et la texture de son visage fait penser à une rose bleue. Puis, dans l'associativité, nous revient cette séquence deMulholland Drive : un personnage à longue chevelure assis à son bureau, dont on ne sait rien sinon qu'il est en possession d'un précieux carnet d'adresses, est tué avec un coup de pistolet à la tête. Son visage tombe sur son bureau. La caméra nous montre alors une mèche de cheveux qui reste soulevée, en traçant la probable trajectoire de la balle qui est sortie du crâne ; une goutte de sang est fixée à 1 Nous faisons ici référence à la série emblématique d' œuvres de Christo et de son épouse Jeanne-Claude consistant en l'empaquetage de monuments et d'objets. On peut citer par exemple: la série Package (à partir de 1958),L 'Arc de Triomphe, Wrapped (1961-2021), The Pont Neuf Wrapped (1975-1985), Wrapped Trees (1997-1998). Plus spécifiquement, notre propos fait écho à l'œuvre Wrapped Painting (1962) qui est un empaquetage d'un tableau représentant une femme nue.

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son extrémité. Enfin, dans un épisode de Twin Peaks: The return, une femme est retrouvée morte sur son lit. La tête est posée sur l'oreiller, détachée; allongé juste en continuité avec la tête, nous voyons le corps d'un homme sans tête. Ces deux éléments corporels forment une sorte d'unité, mais on sait qu'ils n'appartiennent pas à la même personne ; la texture et le teint font penser à une statue de marbre, ou à un inquiétant bonhomme de neige. Dans toutes ces séquences les choses « ne sont pas à leur place», voire elles défient les lois physiques. Le réalisateur dans ces situations dirige notre propre regard de spectateur avec un mouvement de caméra lent qui parcoure le corps, qui, ici, n'est plus corps mais objet, tableau, ou sculpture. Encore une mise en abîme: l'œuvre d'art dans une œuvre d'art. Pourtant, face à ces corps effractés et décharnés, corps apparaissant comme partiels, on devrait être saisi d'horreur. :Mais l'effet est ici différent : durant ces instants, on sort du scénario et de l'histoire de ces personnages; notre regard est suspendu, on est devant de l'art plastique de David Lynch dans un film de David Lynch. C'est précisément cette capacité créatrice et donc sublime du réalisateur à maîtriser l'absurde et le langage du surréalisme, qui vient nous extraire de la violence comme agent déstructurant : C'est au moment où le vouloir court ce danger suprême [l'inaction] que s'approche, tel un magicien qui sauve et qui guérit, l'art; lui seul peut transformer ces pensées emplies de dégoût pour le caractère atroce ou absurde de l'existence en des représentations avec lesquelles on peut vivre : le sublime, c'est-à-dire la maîtrise artistique de l'effroyable, et le comique, c'est-à-dire la décharge artistique du dégoût de l'absurde1. Ce lien avec la pensée de Nietzche nous est apparu clairement en revisionnant une scène très riche de Blue Velvet. Dans la dernière partie du film, nous voyons l'héroïne Dorothy dans un état de choc, nue et blessée dans la rue, prototype de la rencontre avec le trauma. Elle se laisse tomber dans les bras son ami/amant Jeffrey. 1

Friedrich Nietzche, La naissance de la tragédie, p. 135.

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Dans la scène suivante, Jeffreys 'introduit dans l'appartement de Dorothy. Dans l'obscurité, il ouvre la porte et avance un peu, puis un mouvement de sursaut s'empare de lui, il fait demi-tour puis finalement se résout à avancer et laisser aller sa pulsion scopique et ainsi observer scrupuleusement la scène, refeimant même la porte derrière lui. La caméra semble se substituer à son regard et la scène nous apparaît, tel un tableau qui reprend étrangement les couleurs vives et l'éclairage artificiel de la peinture de Hopper1. Le plan est d'abord d'ensemble : deux personnages côte à côte, a priori tous deux morts, dans une ambiance de crise clastique. Puis, le regard de Jeffrey va détail par détail, de bas en haut : nous découvrons le« Yellow Man »2 un policier corrompu, sa chemise blanche est totalement tâchée de sang alors que la veste jaune qu'il porte par-dessus est quasiment intacte. On voit la matière cérébrale sortant de son crâne et le sang qui coule de sa tête, mais il reste debout. Nouveau plan sur Jeffrey qui semble davantage observer qu'être choqué. Puis, nous découvrons maintenant, de nouveau en plan d'ensemble, le second personnage de cette scène d'horreur: le mari de Dorothy, assis et ligoté à une chaise, nous pouvons discerner du sang. La caméra se rapproche pour nous montrer les détails crus : stigmates d'une oreille coupée avec la chair ensanglantée, une tâche du sang sur l'autre côté de la tête, et un bout de robe en velours bleue de Dorothy («Blue Velvet») dans la bouche. Retour à un plan d'ensemble qui nous montre le cadavre du Yellow Man resté toujours debout mais ayant un mouvement réflexe, faisant sursauter Jeffrey en arrière. Finalement, cette scène qui de nouveau apparaît comme une œuvre surréaliste dans le film, va avoir une fonction fondamentale: elle va nous permettre de façonner un espace de contact et de pensée avec l'événement traumatique auquel a été 1

Notamment son tableau Nighthawks ( 1942) qui met en scène des personnages attablés dans un restaurant. Hopper a utilisé une palette chromatique particulière qui permet la reproduction d' un éclairage artificiel contribuant à l'ambiance unique de ce tableau. C'est précisément par cet éclairage que nous avons pu retrouver une ambiance similaire à cette scène de Blue Velvet. Par ailleurs, la composition soignée du tableau et la baie vitrée du restaurant, agissant comme écran lumineux, nous place d'autant plus en extérieur de la scène, tels des spectateurs regardant un écran de cinéma. 2 « L'homme jaune».

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confrontée l'héroïne Dorothy : en regardant ce tableau, nous comprenons ce qu'a subi le personnage. N'est-ce-pas spécifiquement la fonction de l'artiste, que de nous inventer un lieu qu'il construit pour donner corps à de l'impensable? C'est en tout cas la thèse de Didi-Hube1man qu'il nous dévoile au travers de « Être crâne» 1 où il évoque le processus de création du sculpteur italien Giuseppe Penone. Être crâne, cette expression renvoie très bien à cette scène : crânes impactés par les blessures et les balles, mais crânes nous amenant à pouvoir penser l'histoire de Dorothy. Et dans une réalité très concrète, le crâne renferme bel et bien la pensée. Ainsi, David Lynch semble souhaiter offrir au spectateur la violence vécue par ses personnages en faisant le pari qu'elle lui permettra de donner chair aux mots. Ce mouvement est probablement similaire à celui du patient atteint dans son corps, qui décrit scrupuleusement au psychologue ses blessures voire les lui montre. Il s'agirait ici d'un partage d'expérience, d'affects, pouvant alors faire tomber une certaine limite de la peau. Il est d'ailleurs intéressant de constater à quel point David Lynch vient jouer avec cette question de la limite : les limites entre les espaces du personnage/spectateur/réalisateur sont patfois floues. Dans une scène deMulholland Drive, se passant au restaurant le Winkie's de Sunset Boulevard, deux personnages sont en train de manger et d'évoquer le rêve de l'un d'entre eux. Puis, ils se lèvent afin d'aller voir ce qu'il y a derrière un muret. Soudain, un personnage littéralement monstrueux apparaît, au visage tellement épouvantable qu'un des personnages meurt d'une crise cardiaque et que le spectateur sursaute violemment. Ainsi, le spectateur est impacté dans son propre corps et quitte l'endroit protecteur pour être projeté dans la scène, comme transpercé par l'écran. Dans Blue Velvet, l'effacement des limites concerne celles du réalisateur même. Isabella Rossellini qui interprète Dorothy, nous apprend dans une interview 2 que David Lynch, enfant, avait assisté à une scène similaire à celle de Dorothy nue et bouleversée dans la rue, scène réelle qui avait eu une portée 1

Georges Didi-Huberman, Être crâne : lieu, contact, p ensée, sculpture, Paris, Les éditions de minuit, 2000. 2 Interview pour Télérama par Frédéric Strauss, 12 mars 2020

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violente. Nous pouvons alors faire l'hypothèse que des décennies après, la scène tant surréaliste qu'esthétique de Blue Velvet, ait permis à Lynch d'offrir une représentation d'un monde par la violence, violence qu'il avait pu expérimenter tout jeune enfant en croisant le chemin de cette femme nue.

Conclusion : « W e live inside a dream » « We live inside a dream », 1 nous dit un agent du FBI interprété par David Bowie dans Twin Peaks - Fire Walk With Me. Quant à Monica Bellucci, qui interprète son propre rôle dans un épisode de la dernière saison de Twin Peaks appelé « We are like the dreamer » 2 et qui a comme propos le rêve du personnage Gordon Cole interprété par David Lynch lui-même, elle nous dit: « We are like the dreamer who dreams, and then lives inside the dream. But who is the dreamer? » 3 . Ces personnages apparaissent alors comme totalement conscients d'être dans un film qui pourrait constituer un espace de rêve ; et les films de David Lynch abondent d'incrustations de méta-cinéma. C'est précisément cette voie du rêve qui vient se faire rencontrer psychanalyse et cinéma de Lynch au service d'une représentation possible d'un monde, par le mot ou par une esthétique forte. Ainsi, on pourrait dire que la brutalité du trauma qui frappe les protagonistes lynchiens fabrique une matière psychique informe et qui échappe donc à la représentation. Mais pourtant, nous avons pu, tout au long de ce chapitre, constater que cette dimension irreprésentable est pourtant nécessaire à la création d'un espace de transcendance dont peut se saisir librement le spectateur pour signifier un amas de pensées à propos du film mais aussi de la vie.

1

« Nous vivons à l'intérieur d'un rêve. » « Nous sommes comme des rêveurs. » 3 « Nous sommes comme le rêveur qui rêve, puis qui vit à l'intérieur du rêve. Mais qui est le rêveur ? » 2

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Bibliographie Wilfred Ruprecht Bion, Aux sources de l'expérience (1962), Paris, PUF, 1972. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico : dissemblance et figuration ( 1990), Paris, Flammarion, 2009. Georges Didi-Huberman, Être crâne: lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Les éditions de minuit, 2000. Sandor Ferenczi, « De la psychologie de la commotion psychique» (1932), dans Le traumatisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2006, p. 33-49. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1949. Sigmund Freud, « Esquisse d'une psychologie scientifique», dans La naissance de la psychanalyse - Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, PUF, 2006, p. 307-396. Jacques Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse» ( 1978), dans Le séminaire, livre Il, Paris, Seuil. David Lynch, Kristine McKenna, L'espace du rêve, Paris, Le Livre de Poche, 2018. David Lynch, Mon histoire vraie: méditation, conscience et créativité, Lonrai, Sonatine Editions, 2008. Friedrich Nietzche, La naissance de la tragédie (1872), Paris, Flammarion, 2015. René Roussillon,Agonie, clivage et symbolisation, Paris, P.U.F, coll. « le fait psychanalytique », 1999. Filmographie

David Lynch, Blue Velvet ( 1986). De Laurentiis Entertainment Grnup. David Lynch, Twin Peaks (1990 - 1991). Lynch- Frost Prod. Inc./ Propaganda Films/Worldvision. David Lynch, Twin Peaks - Fire Walk with M e (1992). Ciby Pictures/ Twin Peaks Productions. David Lynch, Lost Highway (1996). Ciby 2000/ Asymmetrical Productions/Lost Highway Productions.

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David Lynch, Mulholland Drive (2001). Les films Alain Sarde/Asymmetrical Productions/ StudioCanal/ The Picture Factory. David Lynch, Twin Peaks: The return (2017). Showtime Networks/ Rancho Rosa Partnership/Twin Peaks Productions/ Lynch/Frost Productions.

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L'esthétique de la catastrophe : le beau et l'amour Nicolas Robert « Ah i que c'est bon d'être avec quelqu'un quelques fois 1 / ».

Pour celui qui s'intéresse à la catastrophe, la psychanalyse ne semble pas être une terre fertile. Les investigations à son sujet laissent le plus souvent démuni celui qui y entreprend un travail de recherche. Dans les écrits qui s'y consacrent, force est de constater que le plus souvent, il n' est question rapidement que de « trauma », laissant alors la catastrophe à l'état de vestiges. La plupart des écrits à ce propos envisagent la catastrophe comme phénomène concret, extérieur à l'homme et produisant des effets délétères sur le psychisme. En somme, ils ne paraissent l'envisager que comme «variable» ou comme « stimulus exogène » porteur, en lui-même, d'un effet traumatique. Ce constat conduit à une question : « La catastrophe est-elle une notion psychanalytique ou du moins, peut-elle le devenir? ». Pour le dire autrement : « la catastrophe a-t-elle à voir avec le langage et le désir?». Il est porteur d'envisager la catastrophe au sein de la psychanalyse comme notion venant désigner un évènement particulier au lieu de l'inconscient où le sujet doit trouver à se représenter. Cette idée est inspirée par cette indication de Jacques Lacan faisant de l'amour-passion, « une sorte de catastrophe psychologique »2 . Alors, qu'est-ce que la catastrophe? Je propose d'envisager d'une part, qu'elle est toujours une catastrophe du discours et d'autre part, qu'elle a un lien intime avec la question du beau, du regard et de l'amour et que, c 'est pour cette raison, précisément, qu' il est si difficile d'en faire un récit. C'est pour ce lien entre la catastrophe, la passion 1

Duras, M. (1 960), Hiroshima mon amour. Paris: Gallimard. 1972. p.104 Jacques Lacan, Le Séminaire Livre I: Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, pp. 129-130

2

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amoureuse et le phénomène esthétique que Marguerite Duras nous accompagnera dans ces prochaines pages et c'est bien elle et son œuvre écrite et cinématographique Hiroshima mon amour qui nous escorteront dans ce travail et non l'inverse. Bien des analyses ont été produites sur Marguerite Duras et ses créations mais Jacques Lacan prévenait déjà que ce serait une erreur de les aborder ainsi : Un sujet est terme de science, comme parfaitement calculable, et le rappel de son statut devrait mettre un terme à ce qu'il faut bien désigner par son nom: la goujaterie, disons le pédantisme d'une certaine psychanalyse. Cette face de ses ébats, d'être sensible, on l'espère, à ceux qui s'y jettent, devrait servir à leur signaler qu'ils glissent en quelque sottise: celle par exemple d'attribuer la technique avouée d'un auteur à quelque névrose( ... ) le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie1. Suivant ces recommandations, il ne sera pas question 1c1 d'analyser depuis la lorgnette psychanalytique l'œuvre cinématographique de Marguerite Duras et d'Alain Resnais mais simplement d'entendre ce qui y est dit et mont (r) é de la catastrophe amoureuse ou de « l' esthétique du discours catastrophé2 ».

1

Jacques Lacan, « Hommage fait à Maiguerite Duras, du Ravissement de Lol V Stein », daiis Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.1 92 2 Cette formulation est tirée du titre de l'intervention que j ' ai donné le 28 novembre 201 7 lors du séminaire CRISIS consacré à « La paiole après la catastrophe» à l'Université d' Aix-Maiseille.

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La catastrophe n'est toujours que catastrophe du discours. Le 13 février 19731, Jacques Lacan déclarait que le lien social est désignable comme discours du moment où il est perçu et admis que ce lien social repose précisément sur ce qui fait de l'homme un être parlant, c' est-à-dire le langage. Cette assertion lacanienne fait du discours ce qui désigne ce (non - ) rapport entre deux personnes - distinguant par là le langage humain et son rapport au signifiant de la communication animale s'inscrivant dans le régime du signe - et d'autre part, puisqu'elle s'inscrit dans un questionnement plus général portant sur l'origine de l'humanité, la nature de l'homme et son rapport à la culture. Ainsi,« qu'estce qui fait de l'homme ce qu'il est et ce qu' il n'est pas au-delà du semblant que lui impose le langage? ». Cette question pressante, n'est-elle pas celle qui agite également les patients et les analysants quand ils viennent rencontrer un « psy » avec cette demande particulière de se connaître, de (se) comprendre, de savoir pourquoi ils ratent, répètent, ne se sentent pas eux-mêmes ou accomplis? Leur question n'est-elle pas aussi, bien souvent, «Que s'est-il passé?», «Qu'est-ce qui m 'échappe ou m'a échappé?»? Ce « que s'est-il passé?» n'est-ce pas là encore, mais autrement, la question lancinante post-catastrophe qui se formule depuis les images de désastre et de Verfall ? « Que s'estil passé?»,« Qu'est-ce qui est passé sur Haïti, sur La NouvelleOrléans, sur Tchernobyl, sur le petit Cambodge, sur les tours jumelles?», « Qu'est-il passé sur le membre arraché, la peau brulée, la ville dévastée, le pays quitté ? ». Plus encore, cette question me paraît s'actualiser dans ce que nous nommons, notamment, le thanatourisme ou le tourisme macabre. Si ces termes renvoient à des réalités et à des pratiques variées, Julie Hernandez, docteur en géographie, précise: «Lennon et Foley (2003) proposent de réduire cette définition aux pratiques touristiques pour lesquelles la visite des sites de mort ou de dévastation constitue le but premier du voyage »2 . Mais alors, de quoi la fascination des ruines et de la catastrophe est-elle l'effet? 1

Jacques Lacan, Le séminaire Livre XX: Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 70 Julie Hernandez, « Le tourisme macabre à La Nouvelle-Orléans après Katrina résilience et mémorialisation des espaces affectés par des catastrophes majeures », Norois, 208, 2008. pp. 61-73 2

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De quoi le tourisme noir, les peintures de ruines, les photographies de terres dévastées, les images de bâtiments éventrés et de rues désertées sont-ils la manifestation? Ces questions portant sur la fascination de la catastrophe et l'esthétique du dépeuplement, se sont réaffirmées chez-moi en 2020 lorsque je travaillais en prévention sociale sur le centre de Paris auprès des jeunes en rue. Alors que l'épidémie de la COVID-19 conduisait les gouvernements des différents pays à imposer des confinements, l'équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle j'intervenais, poursuivait son travail hors les murs pour aller à la rencontre de ceux qui avaient été enfermés dehors. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, se multipliaient les images montrant les eaux des canaux de Venise redevenues limpides en l'absence de gondoles et de touristes, les dauphins s'approchant des côtes marseillaises aux calanques désertées ou encore les captures vidéo des villes et des mégalopoles abandonnées. Ces scènes étaient autant de courts métrages qui témoignaient de ce que mon intervention dans les rues du centre de Paris me faisait vivre comme expérience sensorielle. Je marchais dans ce décor « étrangement inquiétant» mais particulièrement beau qu'étaient devenues les rues silencieuses et dépeuplées de Paris. Il faut noter que ce rapport aux ruines, au désastre et au dépeuplement par le médium des images photographiques ou filmiques et de la visite touristique, est présent dès les premières minutes d'Hiroshima mon amour. Alors que Lui1, ne cesse de lui dire, à Elle, qu'elle n'a«( ... ) rien vu à Hiroshima. Rien2 » et qu'Elle ne cesse de lui répondre, qu'elle a « ( ... ) tout vu. Tout3. », le spectateur est introduit à l'esthétique de la catastrophe. Les images des morceaux de leurs corps - dont la fragmentation est permise par un cadrage close-up -, à Lui et Elle, entrelacés mais vivants et se caressant, disparaissent et apparaissent par fondus d'images pa1mi des fragments de scènes évoquant l'effet de la catastrophe 1

Les deux personnages d'Hiroshima mon amour ne sont nommés que par les pronoms personnels «Lui» et «Elle» jusqu' à la fin du film où ils se renomment respectivement «Hiroshima» et « Nevers» daris leurs dernières répliquent. 2 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, p. 22 3 Ibid.

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atomique. Surgissent ainsi de ces corps érotisés, le couloir d'un hôpital avec ses malades alités ou encore un musée avec ses visiteurs sillonnant des fragments de métaux liquéfiés et compactés, des tas de cheveux abandonnés, des reconstitutions et d'autres images de la catastrophe,« faute d'autre chose1 » précise Elle. Les corps de Lui et d 'Elle, ressurgissent puis s'effacent à plusieurs reprises, laissant apparaître une place désertée, une voiture ouverte et abandonnée, des décombres de quartiers entrecoupés de rues dépeuplées, des murs effondrés à côté desquels errent un chien amputé et des personnes blessées, des corps à la peau se décollant sous la brulure de la bombe ou de ses radiations, des cadavres de poissons étalés, des monuments dressés, des ruines de bâtiments effondrés. Au milieu de ces scènes, où règne l'indistinction entre images de reconstitution et images d'archives, entre fiction et documentaire, - induisant de fait une confusion entre, d'une pait, l'instant de la catastrophe et le moment de son historisation et d'autre part la création et la réalité - surgit un car portant l'inscription « Atomic Tour» et dans lequel intervient une conférencière souriante. La présence de ce car « thanatouristique » questionne sur ce qui est visité et regardé dans les images ou dans les paysages en ruines et dans les restes laissés par l'explosion et ses retombées. En m'appuyant sur les travaux de Jean-Pierre Dupuis2, professeur de science politique qui fait de la catastrophe le moment où l'impossible devient certain,je dirais que la catastrophe est plutôt l'apparition de l'effectivité du possible dans une structure construite pour qu'il n'y ait que des possibles potentiels, des expressions de possibilités permises par des impossibilités structurales car finalement, peut-il y avoir une catastrophe en-dehors d'une structure, d'un lien social, d'un discours? N'est-ce pas pour cela, que la représentation de la catastrophe est toujours celle de la civilisation et de son architecture? Il n'existe pas de catastrophe - même naturelle - dans une nature sans culture sinon, dans ce cas, il est question de phénomènes naturels. Alors, qu'allonsnous voir lorsque nous payons des tour-opérateurs spécialisés 1

Ibid., p.24 Jean-Pierre Dupuis, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 2

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dans le tourisme noir? Qu'allons-nous regarder à Hiroshima ou au World Trade Center de New York? Que contemplons-nous dans les vestiges des temples détruits de Palmyre ou les rues dévastées de la ville de Raqqa au-delà des ruines d'une civilisation ou d'une religion? Dans différents textes1, Sigmund Freud repère la nature et la fonction particulière tant de la religion que de la civilisation en révélant leurs liens avec la névrose. Il met à jour ainsi leurs caractères contraignants mais souligne, d'une part, qu'elles sont porteuses d'illusions salvatrices et d'autre part, qu'elles organisent le pulsionnel. L'homme porte en lui, à la fois les éléments nécessaires à ces restrictions pulsionnelles sous la forme des interdits de l'inceste et du meurtre et en même temps, la menace perpétuelle d'être catastrophé, c'est-à-dire, étymologiquement, renversé. Si l'homme organise, ordonne et construit, c'est pour se sauver lui-même de ce qu'il deviendrait s'il n'était pas. Dans un même mouvement, du fait du langage, l'homme sécrète un sentiment d'être soi sous la forme de la croyance en l'identité, au Verfall et au manque, c'est-à-dire, l'idée selon laquelle il pourrait être disjoint de ce qu'il est véritablement, de son être tel qu'il « est réellement2 ». La présence insistante mais opaque de son désir, lui signifie cette division et l'en protège en même temps. La ruine post-catastrophe, ainsi, ne peut pas tout à fait être appréhendée comme étant la trace de la disparition del' être, mais plutôt comme le témoignage de la possibilité d'une perte du sentiment de soi à l'approche des limites du symbolique, d'une avancée vers la marge de la structure, rendue possible par la structure elle-même. S'il n'y a donc jamais de catastrophe naturelle mais seulement des catastrophes du langage et du discours, en tant qu'ils causent le sujet comme divisé de luimême d'une part et séparé de l'Autre d'autre part, alors, il est possible de considérer la catastrophe comme altération de ce qui 1

Je pense ici notamment à Totem et Tabou (1913) ou encore L'avenir d 'une illusion (1927) et Malaise dans la civilisation (1930) 2 Platon,« Phèdre», dans Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2020, p. 1265

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permet la représentation du sujet. De plus et pour être un temps mais quelque peu « deleuzo-guattarien », la catastrophe doit être envisagée, consécutivement à cet ébranlement du langage, comme confrontation à l'expérience de l'intensité, du devenir multiple et impersonnel 1 qui avait alors été jugulé et organisé par l'Œdipe comme solution pour éviter la lutte à mort qu'impose le registre imaginaire et amoureux qui précède logiquement ce temps. Dans sa relecture du complexe d'Œdipe, Jacques Lacan souligne que la fonction paternelle, comme législateur de ce rapport entre l'enfant et l'Autre et d'où jaillit l'interdit symbolique, accorde l'accès au désir. Le nom-du-père, comme nom donné aux allers-retours de la mère, permet dans un même mouvement d'échapper, par le désir, à l'amour carnassier de l'Autre et à ses absences dévastatrices. En somme, il est ce qui promet une jouissance à venir, évinçant alors la menace d'un jouir maintenant dans l'amour passivant de l'Autre et qui signerait l'extinction du sujet. Ce que l'interdit et la nomination engendrent, c'est du possible, c'est-à-dire une promesse permise par une impossibilité structurale. Le risque potentiel dont protège la loi, est celui, pour l'assujet2, de rester confronté à l'amour de l'Autre depuis son identification à ce qu'il suppose lui manquer. En effet, être ce qui manque à l'Autre, être pris dans ce champ imaginaire de la passion amoureuse, c'est devenir l'objet de son appétit. Ainsi Lacan note que« Freud, d'un côté met les pulsions partielles, et de l'autre, l'amour. Il dit - C'est pas pareil. Les pulsions nous nécessitent dans l'ordre sexuel - ça, ça vient du cœur. A notre grande surprise, il nous apprend que l'amour, de l'autre côté, ça vient du ventre, c'est ce qui est miam-miam3 ». La méconnaissance et le malentendu du sujet à son propre endroit et notamment de son désir, ne font que masquer l'autre qui à son 1

Pour la question de l 'impersonnel et son lien avec l'intensité, j'invite les lecteurs à se référer aux travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux (1980) ainsi qu'aux feuillets inédits de Pierre Klossowski écrits en 1961. 2 Jacques Lacan,Le séminaire Livre V: Les formations de l'inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 193 3 Jacques Lacan, Le séminaire Livre XI: Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 212

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tour sert de point d'appui aux identifications du sujet. Ainsi, s'il y a croyance en la rencontre, ce n'est alors que rencontre toujours manquée, induite par la réciprocité de l'erreur sur la personne sur laquelle se fonde et se maintient le lien social. Dire que la catastrophe ne peut être que de structure, c'est donc affirmer qu'elle ne renvoie qu'à l'effondrement du lien social comme étant le salvateur ratage dans et de la rencontre. Elle est catastrophe du discours comme ce qui fait notre non-rapport à l'Autre et elle est aussi faillite de l'économie du désir. Finalement, la catastrophe devient ce qui désigne ce moment où le langage ne permet plus cette habitation précaire avec les autres et qui se signale par l'émergence de la fascination sidérante, soit l'entrée du sujet dans l'angle mort du langage pour reprendre les propos de Pascal Quignard 1. Que dire cliniquement de cet angle mort qui se manifeste par la sidération comme faillite de l'économie désirante, promotion de l'Amour et du registre imaginaire ? Je me remémore ces patients qui, au milieu de la production de leur récit, suspendent soudainement leur narration. Ils ne questionnent plus, n'invectivent plus, ne cherchent plus. Ils sont, semble-t-il, au milieu de leurs associations, tombés sur un os ou un morceau de ruine. Ce qui était alors la narration d'un récit classique où s'articulait la croyance en l'être et en la faute2, devient une description. Ici, le clinicien peut entendre une altération de la matière textuelle du récit - prédominance de la description sur la narration, prévalence d'éléments sensoriels transformant l'histoire narrée en« tableau» dépeint. Les patients parlent alors des couleurs, des odeurs, des mouvements, des vitesses, des tailles. Il n'est plus question pour eux de raconter mais de décrire et ce qu'ils décrivent, c'est l'odeur de la mer, le regard des autres migrants, les yeux du parent qui manque de les tuer, la sonorité des cris, la chaleur du sang qui coule de leurs plaies. Ce passage du récit narratif au récit descriptif, cette esthétisation du témoignage, cette suspension de l'histoire 1

Pascal Quignard, Le Sexe et/ 'Effroi, Paris, Gallimard, 1996, p. 11 Concernant le récit classique du névrosé, je renvoie les lecteurs à l'article « L' interprétation psychanalytique est-elle un simulacre» dans l'ouvrage Fonction de / 'interprétation, incidences du jugement. Entre psychanalyse, littérature et linguistique (2022). 2

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racontée accompagnée d'une irruption du sensoriel et qui signe la présence de la catastrophe, :Marguerite Duras en avait sans doute eu une intuition. En effet, alors qu'Elle raconte à Lui, ce moment où elle fut enfermée dans la cave après que son amour allemand ait été tué, elle suspend tout à coup son récit. Elle, catastrophée, prise dans l'angle mort du langage, cesse de narrer mais se met à décrire : ELLE La cave est petite. Pour faire de ses mains, le geste de la mesurer, elle se retire de sa joue. Et elle continue, très près de sa figure, mais non plus collée à elle. Aucune incantation. Elle s'adresse à lui très passionnément. ELLE ... très petite. ELLE La Marseillaise passe au-dessus de ma tête ... C'est. .. assourdissant. .. Elle se bouche les oreilles, dans ce café (à Hiroshima). Il règne dans ce café un grand silence tout à coup. Caves de Nevers. Mains saignantes de Riva. ELLE Les mains deviennent inutiles dans les caves. Elles grattent. Elles s'écorchent aux murs ... à se faire saigner ... Des mains saignent quelque part, à Nevers. Les mains sur la table, sont intactes.( ... ) 1. La croyance en l'identité propriétaire d'un corps subit l'effet de la catastrophe et le récit devient la description d'un espace indéfini, situé « quelque part à Nevers » où se trouvent des morceaux de corps impersonnels n'appartenant à personne de 1

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, p. 88

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précis. Le passage de l'instant de la catastrophe de Nevers, au moment du récit adressé à Hiroshima, est pointé par l'écriture de Marguerite Duras précisément par la substitution grammaticale de l'article indéfini «des» (pour désigner les mains ensanglantées) par l'article personnel« les» associé au pronom possessif« siennes » (pour évoquer les mains intactes sur la table du café). Le film laisse entendre ce passage de l'inclination désirante, où se trouve encore un sujet, depuis lequel le récit s'adresse et s'interroge, à la passion amoureuse, par l'envahissement de la sensorialité et de l'image, c'est-à-dire par le phénomène esthétique, signalant que la limite du langage est atteinte. Ainsi Jacques Lacan précise que « La vraie barrière qui arrête le sujet devant le champ innommable du désir radical pour autant qu'il est champ de la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putréfaction, c'est à proprement parler le phénomène esthétique pour autant qu'il est identifiable à l'expérience du beau » 1. Cette tournure grammaticale impersonnelle associée à cette esthétisation du récit ne signe-telle pas qu'à ce moment de l'histoire, le sujet est catastrophé, renversé, c'est-à-dire qu'il se voit devenir l'objet du regard de l'Autre? Le sujet n'est plus dans la salle, mais sur la scène, offe1t à l 'œil d'un spectateur qui, plongé dans l'obscurité, s'en lèche, peut-être, les babines. Il n'est plus question d'un sujet désirant mais d'un « sujet catastrophé», devenu l'objet d'une passion amoureuse. Moins pour conclure que pour ouvrir une réflexion, je dirais alors que la rencontre avec la catastrophe se révèle, en définitive, comme étant essentiellement une rencontre amoureuse. ELLE Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus. Je t'attendais dans une impatience sans borne, calme.

1

Jacques Lacan, Le séminaire Livre VII. L 'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 256

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Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu'aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir. Nous allons rester seuls, mon amour. La nuit ne va pas finir. Le jour ne se lèvera plus sur personne. Jamais. Jamais plus. Enfin. Tu me tues. Tu me fais du bien 1. Bibliographie Jean-Pierre Dupuis, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1972 Julie Hernandez, « Le tourisme macabre à La Nouvelle-Orléans après Katrina : résilience et mémorialisation des espaces affectés par des catastrophes majeures », Norois, 208, 2008, pp. 61-73 Jacques Lacan, Le Séminaire Livre I: Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975 Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V Stein», dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001 Jacques Lacan, Le séminaire Livre Il : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978 Jacques Lacan, Le séminaire Livre V: Les formations de l'inconscient, Paris, Seuil, 1998 Jacques Lacan, Le séminaire Livre VII: L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986 Jacques Lacan, Le séminaire Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973 Jacques Lacan, Le séminaire Livre XX: Encore, Paris, Seuil, 1975 Platon, « Phèdre », dans Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2020 Pascal Quignard, Le Sexe et /'Effroi, Paris, Gallimard, 1996 1

Ibid, p. 115

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Nicolas Robert, «L'interprétation psychanalytique est-elle un simulacre», dans Fanny Chevalier, Victoria Isabel Femandez, Nicolas Guérin & Francesca Manzari (dir.), Fonction de l'interprétation, incidences du jugement. Entre psychanalyse, littérature et linguistique, Paris, MJW Fédition, 2022

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Traduire la mémoire transgénérationnelle d'un génocide : Chantal Akerman et Gariné Torossian Valentine Auvinet et Garance Fromont

Dans L 'Intraduisible : deuil, mémoire, transmission, Janine Altounian met en évidence les différentes strates énonciatives et psychiques qui président à la transformation d'un témoignage parental indicible pour les héritiers d'un génocide. C'est en effet la tâche des survivants puis de leurs descendants que de devenir les agents de cette traduction, processus par lequel ils effectuent un déplacement linguistique, mais aussi plus largement culturel et politique, afin de restituer une histoire traumatique. Pourtant, au cœur de cet effort de traduction psychique et mémorielle réside toujours un résidu d'indicible: ce qui reste intraduisible. «Pour recueillir ce qui reste d'une culture détmite, il faut le traduire. [... ] L'expérience du traducteur devant passer d'un système particulier de langue et de pensée à un autre présente, comme on sait, une analogie avec celle, toujours traumatique, de l'exilé[ ... ]. Tout traducteur qui occulte le lieu de la perte en ne percevant pas ce reste échappant à la traductibilité, se comporte vis-à-vis du texte transmis comme un héritier qui effacerait la trace de ce qui n'a pu se dire dans son héritage, alors que pourtant c'est ce non-parlé qui a été fondateur de son existence »1. Depuis la seconde moitié du XX siècle, les études psychanalytiques tendent à reconsidérer la notion de traumatisme à l'aune des événements historiques. Là où l'héritage freudien a pu minimiser l'impact de l'événement réel sur les névroses et les psychoses au profit de la notion de fantasme, l'évolution de la compréhension du traumatisme depuis le travail clinique de Ferenczi jusqu'à aujourd'hui a permis de réévaluer l'influence 0

1 Janine Altounian, L 'Intraduisible. Deuil, mémoire, transmission, Paris, Dunod, 2005, p. XVI-XVII.

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décisive des événements historico-politiques dans la constitution d'un choc traumatique1. Les génocides arménien et juif apparaissent comme les causes de la constitution d'un traumatisme transgénérationnel qui se caractérise par un mouvement paradoxal de refoulement et de surgissement intempestif de l'événement traumatique, constitutif du« clivage du moi» révélé par Freud2 . D'autres travaux à l'instar de ceux de Serge Tisseron ont montré comment ces traumas pouvaient trouver une forme de transcription dans des formes artistiques variées, produites par des auteurs conscients ou non de la place qu'occupent leurs traumas personnels dans leurs œuvres 3 . S'il ne s'agit pas ici de proposer une psychanalyse des cinéastes à travers leurs films, nous nous inspirerons de ces démarches pour montrer comment un héritage traumatique transgénérationnel peut se traduire en images, trouvant ainsi une façon neuve d'affleurer à la surface de la conscience ainsi que d'autres chemins de transmission, grâce à la réception spectatorielle. Ce chapitre est pensé comme un essai d'analyse comparée de deux cinéastes aux approches contrastées, qui ont en commun d'être les héritières d'un traumatisme génocidaire : Chantal Akerman et Gariné Torossian. Le cinéma de Chantal Akerman est imprégné par l'histoire de Natalia, la mère de la cinéaste, déportée à Auschwitz. La Shoah a interrompu la possibilité d'une 1

Voir le résumé que fait Claude Naclùn de l'évolution du concept de traumatisme dans Sigmund Freud Sa vie, son œuvre, ses limites, « Traumatismes », Paris, Bréal, 2010, p. 256-261. Il cite notamment les travaux fondamentaux de Sandor Ferenczi, Nicolas Abraham, Maria Torok et Claude Barrois. 2 Le concept de « clivage du moi » étudié par Freud dans « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938) puis dans son Abrégé de psychanalyse (publié en 1940) révèle que, dans certains cas de psychose, l'individu entre dans un processus de déni, sa psyché faisant abstraction d'une partie de la réalité. Dans Moïse et le Monothéisme (publié en 1939), il montre que la fixation traumatique conduit à la répétition de l'événement refoulé ou, au contraire, à un mécanisme de défense qui prescrit l'effacement total de l'expérience traumatisante. Les névroses réunissent les deux tendances qui se révèlent par intermittence. 3 Serge Tisseron, Tintin et les secrets de famille : secrets de famille, troubles mentaux et création, Paris, Aubier, 1992.

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transmission de l'expérience sous forme de récit. Pomtant, le traumatisme passe de génération en génération et affleure dans tous ses films, se traduisant par une série de symptômes, à même l'image cinématographique. Le surgissement de l'histoire encryptée de sa mère s'exprime notamment par le rapport au temps, au cadrage et au montage: l'absence de raccord et de champ contrechamp ainsi que la « dépression du temps »1 dans l'image, créant un sentiment de durée infinie. l\1ais la transmission du traumatisme passe également par des gestes de traduction et des formes de réécriture visuelle et linguistique, au sein d'une œuvre traversée par l'hybridité des supports (écriture, image cinématographique, installation, performance) et la diversité des langues et des cultures. Ce retour incessant évoque le travail de la cinéaste et artiste visuelle canadienne d'origine arménienne Gariné Torossian. Autodidacte, elle est l'autrice de court-métrages expérimentaux qui usent notamment du collage et du montage d'images recyclées (found footage) pour faire émerger une mémoire collective déniée de la Catastrophe arménienne ainsi que la dislocation, physique et psychique, provoquée par la condition diasporique. Traduire un trauma hérité Traumatisme transgénérationnel d postmémoire

Dès les années 1970, on retrouve les traces du traumatisme transgénérationnel dans l'œuvre de Chantal Akerman, à la fois sur le plan thématique et sur le plan formel. Nombreux sont les critiques à avoir analysé l'omniprésence de la figure maternelle à partir de la sortie de Jeanne Die/man, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles en 19762 . À la fin des années 1990, Janet

1

Ophir Lévy, Images clandestines. Métamorphoses d 'une mémoire visuelle des «camps>), Paris, Harrnann Éditeurs, 2016, p. 225. 2 Brenda Longfellow, « Love Letters to the Mother: the Work of Chantal Akerman », Canadian Journal ofPolitical and Social Theory, vol. XIII, n° 12, 1989, p. 73-90. Tijana Mamula, « Matricide, Indexicality and Abstraction in Chantal Akerman's News from Home and Là-bas», Studies in French Cinema, vol. 8, n° 3, 2008, p. 265-275.

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Bergtrom fait référence à la théorie d'André Green sur la « mère morte » pour expliquer l'ambivalence du rapport à la mère chez la cinéaste, entre identification fusionnelle et risque de dissolution du lien1. Elle met ainsi en avant les effets de clivage (« splitting ») qui amènent le spectateur à ressentir une ce1taine distance avec le sujet filmé et à ne pas pouvoirs 'y identifier. Ces vingt dernières années, l'œuvre d' Akerman a été analysée sous l'angle des trauma studies, en particulier aux États-Unis. Le concept de « postmémoire » (« postmemory ») inventé par :Marianne Hirsch2 est mobilisé par Alisa Lebow afin de décrire certains films qui semblent hantés par une mémoire antécédente3 . Gariné Torossian est née en 1970 à Beyrouth au Liban où se réfugièrent les Arméniens qui avaient survécu à la dépo1tation dans le Désert Deir ez-Zor pendant le génocide de 1915 orchestré par l'Empire ottoman. Leur sort rejoignit celui des victimes de la Grande Famine du Mont-Liban qui fit près de 150 000 morts entre 1915 et 1918. Dans le quartier de Bourj Hammoud au NordEst de la ville, les Arméniens construisirent des habitats précaires en bois qui au fil des années furent transformés en maisons dans ce qui devint« la Petite Arménie du Liban »4 . En 1978, la guerre civile du Liban s'intensifie et Beyrouth devient le lieu Griselda Pollock, « The Long Journey: Materna! Trauma, Tears and Kisses in a Work by Chantal Akerman », Studies in the Maternai, vol. 2, n° 1, 2010. 1 Janet Bergstrom, « Invented Memories », in Gwendolyn Audrey Foster (dir.), Identity and Memory. The films of Chantal Akerman, Trowbridge (England), Flicks Books, 1999, p. 94-116. 2 Marianne Hirsch définit ainsi la « postmémoire » (« postmemory ») comme « la relation que la "génération d'après" entretient avec le trauma culturel, collectif et personnel vécu par ceux qui l'ont précédée», Marianne Hirsch, « Postmémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 118, 2014, mis en ligne le 1er octobre 2015, URL : http://joumals.openedition.org/temoigner/1274, consulté le 17 janvier 2018. 3 Alisa Lebow, « Memory Once Removed. Indirect Memory and Transitive Autobiography in Chantal Akerman's D 'Est», Camera Obscura, n° 52, 2003, p. 35-83. 4 « [... ] a beloved home in the Armenian diasporic imagination, a place where Armenians were able to find sanctuary, regroup, and rebuild post-genocide », je traduis. Sossie Kasbarian, « The politics of memory and commemoration: Armenian diasporic reflections on 2015 », Nationalities Papers, 2018, vol. 46, n° 1, p. 133.

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d'affrontements etde tentatives d'intimidations violentes. Gariné Torossian et sa famille quittent le Liban en 1979 pour s'installer au Canada dans la banlieue de Toronto. Lors d'un événement de l'Armenian Community Centre, elle rencontre le cinéaste Atom Egoyan qui aura une importance décisive sur sa carrière1. En effet, quelques années plus tard en 1993, il lui demande d'élaborer l'affiche de Calendar2, une autofiction qu'il interprète lui-même avec son épouse, Arsinée Khanjian, sur le retour d'un couple de la diaspora en Arménie. Il lui confie les photographies réalisées pour le film, ainsi qu'une caméra Bolex. Elle tourne alors GirlfromMoush 3 , court-métrage qui semble hanté par cette « postmémoire » qui marque les descendants de survivants de drames collectifs. En effet, comme le souligne Marie-Aude Baronian le génocide y« est "présent" (même si invisible) dans et en dehors du film [ ... ], y flotte dans les ombres et les marges4 ». Ainsi, le silence des survivants encrypte chez leurs descendants l'événement traumatique au point qu'ils se forment une mémoire fantasmatique qui déborde, sous le signe de la hantise, l'image documentaire. En 1989, à la sortie d'Histoires d'Amérique, Chantal Akerman déclarait : « En ne nous transmettant pas leurs histoires, ils [mes parents] ont suscité chez moi non pas la recherche de la vérité mais une fausse mémoire, comme si on n'avait pas accès à des choses vraies, une sorte de mémoire imaginaire, reconstruite5 . » Dans Images clandestines. 1

Mike Hoolboom, Inside the Pleasure Dome: Fringe Film in Canada, Toronto, Coach House, 2001, publié en ligne sur https://mikehoolboom.com/?p=l32, consulté le 6 janvier 2023. 2 Atom Egoyan, Calendar, 1993, 74 minutes. 3 Gariné Torossian, GirlfromMoush, 1993, 5 minutes. 4 Marie-Aude Baronian, « Image, mémoire et diaspora. Sur l'étrangeté filmique», Diasporas. Histoire et sociétés, n° 4, 2004, p. 25. 5 Luc Honorez,« L'oncle d'Amérique de Chantal Akerman», Le Soir, 15 février 1989, p. 6. Elle déclare également à Jacqueline Aubenas dans, « Souvenirs imaginaires», Contreplongée 15-16 novembre 1989, p. 31 : « Au lieu de connaître mon histoire par une transmission directe de parents à enfant, il m'a fallu passer par la littérature et lire Isaac Bashevis Singer par exemple. Mais cela ne suffisait pas. Ses souvenirs à lui ne pouvaient pas être tout à fait

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Métamorphoses d'une mémoire visuelle des «camps» paru en 2016, Ophir Lévy poursuit cette analyse en montrant comment le traitement de la durée dans Jeanne Die/man peut s'apparenter à un « symptôme >>1. La trace du traumatisme se fond à la forme cinématographique pour devenir l'expression d'une poétique singulière qui s'exprime dans la rapidité vertigineuse des plans qui se superposent les uns aux autres chez Torossian, tandis que chez Akerman, elle prend la forme d'expériences visuelles qui mobilisent un rapport anachronique et sensoriel à la temporalité. Un geste entre émancipation et violence

Ces marques plus ou moins explicites de la transm1ss10n traumatique peuvent se définir comme autant de « traductions ». Janine Altounian propose d'employer ce terme propre aux champs littéraire et linguistique. En choisissant de faire traduire et de publier le témoignage de son père, victime du génocide arménien, elle engage un processus de dévoilement qui ne va pas sans douleur et sans honte, mettant en lumière les contradictions dialectiques que porte l'enfant d'un survivant lorsqu'il doit puiser dans la culture et la langue du pays d'accueil, qui souvent a été témoin passif si ce n'est complice du génocide, pour transmettre le témoignage de ses ascendants. Chez Chantal Akerman, le cinéma et l'écriture deviennent le lieu d'incarnation de la mémoire maternelle. Il s'agit de traduire dans la langue française et par l'image les éléments qu'elle a pu glaner consciemment (journal intime écrit en polonais de sa grand-mère maternelle, bribes de témoignage de sa mère, paroles de ses tantes) mais aussi la dimension inconsciente de cette transmission psychique. Les tentatives de traduction du les miens. Alors d'un emprunt à l'autre, je me suis constitué des souvenirs imaginaires. Et ce film est un travail sur le souvenir, mais des souvenirs inventés. » 1 Sur la notion de symptôme, voir Ophir Lévy, Images clandestines. Métamorphoses d'une mémoire visuelle des « camps », op. cit. , p. 88. Il y analyse la résurgence des motifs concentrationnaires dans le cinéma contemporain sous le prisme de la « compulsion de répétition » décrite par Freud dans son article de 1914 « Remémoration, répétition et perlaboration » puis dans son approche des traumatismes de guerre.

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traumatisme maternel sont multiples, creusant ce qu'elle nomme elle-même son « ressassement » au fur et à mesure des films 1. Cependant, la répétition de l'histoire familiale s'avère être une composante de sa poétique, s'exprimant par exemple par le caractère obsessionnel, traité dans de nombreux films sur un mode tantôt réaliste, tantôt burlesque, des gestes domestiques qui semblent calmer l'angoisse refoulée. Le ressassement devient paradoxalement une forme d'appropriation, si ce n'est libératrice, du moins nécessaire et créatrice de sens et de formes. Dans Hokees 2, réalisé en 2000, Gariné Torossian met en scène de manière explicite ce processus de« ressassement » du trauma qui se transmet aux femmes de la lignée. Arsinée Khanjian y interprète le rôle d'Anahid, une cinéaste de la diaspora. Elle est enceinte mais ne l'a pas encore révélé à son entourage car le père de son enfant est d'origine turque. Au cours d'une célébration, elle aperçoit une étrange femme en costume traditionnel blanc qui désigne son ventre en murmurant le mot Hokees, l'âme en arménien. Plus tard, lors d'une conversation avec sa grand-mère, Anahid entend pour la première fois le récit de la mort de son arrière-grand-mère, assassinée en 1915. Enceinte, les soldats turcs parièrent sur le sexe del 'enfant avant de lui ouvrir le ventre pour vérifier. L'enfant était un garçon. La grand-mère trace dans la farine en arménien son prénom : H okees. De retour chez elle, Anahid est «visitée» par la femme en blanc, filmée en contretype avec un filtre bleuté, qui, désignant son ventre, réclame son dû. Le motHokees est le seul prononcé en arménien, le reste des dialogues étant en anglais. Scandant le film, il évoque « l'étrangeté fondamentale des langues, l 'essence innommable d'une catastrophe qu'aucune langue ne peut s'approprier et qui, dans la langue de traduction, peut seulement être nommée comme l'intraduisible3 ». Anahid est hantée par ce récit qu'elle réécoute obsessionnellement à la table de montage, comme pour 1

Chantal Akerman,Autoportrait en cinéaste, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou/ Éditions Cahiers du cinéma, 2004, p. 19. 2 Gariné Torossian, Hokees, 2000, 25 minutes. 3 Shoshana Felman, « À l'âge du témoignage», in Bernard Cuau, Michel Deguy, Rachel Ertel, Shoshana Felman et al.,Au sujet de « Shoah » : le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 65.

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en comprendre le sens ou encore le traduire dans une langue audible au présent. Comme Altounian le souligne dans ses études, le geste de traduction n'est pas dépourvu d'ambiguïté et de violence à la fois pour le parent ou le grand-parent, dont le mutisme est bousculé, et pour l'enfant, qui ne peut qu'échouer à restituer l'histoire de son ascendant, puisque traduire, c'est faire toujours à la fois l'expérience de l'intraduisible. L'intraductibilité du traumatisme se manifeste souvent non pas par le silence total du témoin, mais par la nécessité de la répétition. Dans Traduction et violence, Tiphaine Samoyault montre comment cette contradiction s'incarne dans les récits concentrationnaires 1. Le témoignage de la violence extrême peut en effet s'apparenter à une traduction, notamment parce que faire le récit d'un traumatisme suppose de le transposer dans un lieu et un temps souvent postérieurs à l'événement, même pour le survivant lui-même. De plus, il ne peut se soustraire au soupçon d'un manque ou d'une nécessaire transformation par le biais du langage. La répétition de l'événement que le récit met en œuvre présuppose une différence, un écart, qui s'oppose à l'idée de transparence: traduire ne signifie jamais restituer à l'identique mais travailler l'espace dialectique entre le même et l'autre. Ainsi, la traduction peut faire appel à d'autres médiums comme l'image2. Dans Hokees, c'est dans les gestes et leur mise en scène que peut tenter de se formuler le trauma. Anahid apprend qu'elle attend un fils lorsque la femme en blanc apparaît, et de la main lui ouvre symboliquement le ventre avant de tracer en rouge Hokees en alphabet arménien. Cette répétition du geste du bourreau vient paradoxalement offrir une réparation de la filiation brisée entre la mère et le fils, la séquence étant suivie de l'insertion du plan où le prénom est tracé dans la farine, cette fois-ci monté en marche arrière. Dans la dernière séquence, Anahid, qui a fait une fausse couche, se rend à l'église et voit s'éloigner la femme en

1

Tiphaine Samoyault, Traduction et violence, Paris, Seuil, coll. « Fiction et compagnie», 2020. 2 Ibid. , p. 55.

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blanc, portant son enfant vivant. Le passé se sépare du présent et son image fantomatique finit par être engloutie par le film. La Hantise de l'image Travelling et durée Le cinéma de Chantal Akerman et celui de Gariné Torossian témoignent du retour incessant de la Catastrophe au présent. Sylvie Rollet remarque que« l'intempestivité catastrophique est sans fin. Sa puissance de déliaison, qui voue notre temps à la hantise, contraint les œuvres qui l'affrontent à n'être que la configuration, c'est-à-dire l'exposition poétique et non la résolution, des questions lancinantes qu'elle adresse à notre présent1. » Chez Akerman, ces effets de hantise sont produits par l'impression d'un surgissement d'éléments fantomatiques provenant du passé à la surface de l'image. Ils reposent de manière générale sur l'anachronie et la répétition. Ayant banni la pratique de la reconstitution historique, Chantal Akerman imagine des espaces-temps traversés par différentes époques. Le temps filmique ne s'écoule plus de manière linéaire et chronologique. Les strates temporelles s'entremêlent, comme dans D 'Est dont les images évoquent tout à la fois l'ère soviétique, la chute du régime communiste et la déportation des Juifs d'Europe de l'Est pendant la Seconde Guerre mondiale2. 1

Sylvie Rollet, Une éthique du regard: le cinéma face à la Catastrophe, d'Alain Resnais àRithy Panh, Hermann, Paris, 2011, p. 245. 2 C'est l'interprétation qu'en donne Chantal Akerrnan elle-même dans l'installation qui suit la sortie du film, D 'Est, au bord de la fiction (25 moniteurs vidéo, spatialisation et montage sons et images Chantal Akerrnan et Claire Atherton, 1995). La troisième salle est consacrée à la projection sur un écran posé à terre d'images des rues de Moscou sur lesquelles la cinéaste prononce en voix-off un texte qui met en relation les longues files d'attente que l'on voit dans le film avec des images « clandestines » (Ophir Lévy) évoquant la déportation des Juifs d'Europe. Familière des théories psychanalytiques (elle a notamment mené une cure avec Serge Lebovici), elle utilise d'ailleurs à ce propos la notion de « scène primitive » (Chantal Akerrnan, D 'Est au bord de la fiction, transcription de la voix-off du dernier écran, cité dans Autoportrait en cinéaste, op. cil., p. 102).

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Toutes ces «constellations» temporelles, pour reprendre l'expression de Walter Benjamin1, sont produites grâce à des effets d'écho qui découlent d'un travail sur le montage d'images, de paroles et de musique. Ces procédés de montage peuvent être analysés à partir de la figure du travelling que l'on retrouve couramment dans le langage cinématographique d' Akerman. On remarque que ses travellings entrent en résonance avec les mouvements de la caméra de Resnais dans Nuit et Brouillard ou encore avec certains plans de l'œuvre de Claude Lanzmann, Shoah. Les très lents travellings que l'on trouve dans les films d' Akerman du début des années 1970 tournés à New York (News From Home, Hotel Monterey) sont marqués par une esthétique expérimentale. Cependant, ils se chargent ensuite, comme dans Nuit et Brouillard et Shoah, d'une dimension mémorielle. Dans Les Rendez-vous d'Anna, le mouvement des trains traversant l'Allemagne et la Belgique rappelle celui des trains du camp de Westerbork partant pour Auschwitz, film d'archives que Resnais a utilisé dans Nuit et Brouillard, ou les longs travellings motorisés de Lanzmann dont les opérateurs ont souvent privilégié les mouvements de caméra depuis un moyen de transport. Dans ses films des années 1990 comme D 'Est, Sud, De l'autre côté, Chantal Akerman radicalise le procédé en multipliant les travellings filmés depuis une voiture le long des routes et des autoroutes, décrivant les paysages, les murs frontières ou encore les visages des foules urbaines. Au contraire de Resnais et de Lanzmann, Akerman prend soin de n'y introduire aucun commentaire en voix-off susceptible de rompre le mouvement hypnotique. Cette durée hypertrophiée doit produire un effet physique sur le spectateur à la manière du cinéma expérimental mais il a également une portée historique et mémorielle. À la fin de Sud, la caméra longe pendant plusieurs minutes la route sur laquelle James Byrd, un homme afroaméricain assassiné par des suprématistes blancs, a été traîné, enchaîné à une voiture. Ce sont les dernières minutes du film, alors que le spectateur connaît tous les événements qui ont conduit à ce meurtre politique : il est immédiatement plongé de 1 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Paris, Éditions du Cerf, 2006, p. 479.

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manière anachronique dans la mémoire de cet instant, de cette durée révoltante, celle du massacre. On reconnaît donc un mécanisme psychique et visuel proche du cinéma de Claude Lanzmann, bien qu'il passe par une fo1me plus radicale qui procède de manière totalement averbale. Akerman réussit à faire passer ainsi dans l'image elle-même la dimension traumatique de l'événement. En lui donnant une forme cinématographique, elle induit des ponts entre les expériences d'oppression et de discrimination. Ainsi, traduire signifie également rassembler sous une même image des expériences traumatiques totalement différentes, c'est-à-dire induire une humanité commune qui permette d'accueillir la parole d'autrui et son témoignage, aux États-Unis, au Mexique, en Europe de l'Est comme auprès de sa mère, en Belgique. Le traumatisme qui affleure dans l'image peut donc aussi être lu comme une manière de recueillement et de soin dans le partage et la restitution d'une histoire qui, pudiquement, ne passe plus par les mots mais par le corps. Cela permet aussi d'atténuer la violence de la traduction dont parlait Janine Altounian et la violence de l'interprétation, laissant au spectateur la liberté de trouver dans ces mouvements ses propres tmages enfouies.

Le «tricotage» des images Gariné Torossian s'est quant à elle défendue de construire une œuvre façonnée par le génocide. À propos de Stone, Time, Touch 1 dans lequel elle filme son «retour» dans l'Arménie postsoviétique, elle affirme qu'il n'y est pas tant question du passé, mais surtout du présent et de « la recherche de ce qui constitue la réalité2 ». Cependant, consciemment ou non, nombre de ses films sont consacrés à ce qui constitue son identité arménienne déplacée, au Liban puis au Canada. De la même façon que Janine Altounian remarque le rôle structurant de l'écriture pour faire 1

Gminé Torossian, Stone, Time, Touch, 2007, 74 minutes. « [... ] the sea.rch of what constitutes reality », je traduis. Kaien, Jallatyan, « On Movies That Move Us: An Interview with Gminé Torossian », Asbarez, publié le 2 mais 2015, URL: https://asbaiez.corn/critics-forurn-on-rnoviesthat-rnove-us-an-interview-with-gaiine-torossian/, consulté le 8 janvier 2023. 2

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face à « la perte, chez les survivants déracinés, de l'enveloppe psychique et des espaces transitionnels qui les reliaient au monde1 », Torossian construit une œuvre filmique qui vient recréer « un englobant symbolique, une localisation susceptible de délimiter un vide inhabitable qui dévaste les liens infrafamiliaux2 ». Cette analyse pe1met d'éclairer la compulsion obsessionnelle de l'image de la cinéaste dans ses films, notamment lorsqu'il s'agit de la «coudre» avec les photographies récupérées du pays natal dans Girl fromMoush où elle se livre à un travail extrêmement méticuleux et précis de « tricotage » comme elle le nomme elle-même : J'ai découpé des petits trous dans le 16 mm et, image par image, j'ai inséré le super-8. J'avais tourné des images sur le 16 mm et j'ai mis le super8 par-dessus. Certaines parties ont des fonds noirs, d'autres des images, et d'autres encore des 16 mm par-dessus des 16 mm. Pa1fois, je coupais une image 16 mm en deux avec des ciseaux et je la collais avec une autre image que j'avais coupée en deux. C'était comme du tricot et cela prenait beaucoup de temps 3 . Elle associe ce travail de la matière filmique aux gestes de ses grand-mères et tantes tricoteuses4, gestes réparateurs retissant ensemble les fils épars, qui, «s'ils ne peuvent garantir la protection aléatoire des vivants, préservent obstinément le respect dû à la vie5 ».Enliant son image avec celle du pays natal, 1

Janine Altounian, L 'Intraduisible, op. cil., p. 149. Ibid 3 « I eut little holes in the 16mm and, frame-by-frame, inserted the super-8 . had shot images on the 16mm and put the super-8 on top ofthem. Sorne parts have black backgrounds, some have images, and some have 16mm on top of 16mm. Sometimes I eut a 16mm image in half with scissors and taped it together with another image I' d eut in half. It was like knitting and took a long time », je traduis. In Mike Hoolboom, Inside the Pleasure Dome: Fringe Film in Canada, op. cil. 4 Ibid 5 Janine Altounian, L 'Intraduisible, op . cil., p. 5. 2

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Torossian se reconstruit une généalogie violemment interrompue par le génocide, grâce à une traduction visuelle de l'expérience diasporique. Elle réunit aussi symboliquement les deux Annénies1, Moush qui donne son titre au film étant une ville de l'Empire ottoman, théâtre de massacres d' Annéniens particulièrement sanglants. Dans son dernier film à ce jour sobrement intitulé An Jnventory of Strict/y Visible Things 2 , dont le titre fait directement référence à une expérience menée par George Perec3, Torossian semble aller vers un dépouillement de l'image cinématographique, qui, privée de ses possibilités de composition, se retrouve rivée au réel. Tourné à Erevan en numérique et projeté dans le cadre d'une exposition sur la photographie ottomane et ses héritages contemporains4, le film juxtapose des morceaux choisis d'une journée dans la capitale arménienne, que la cinéaste commente grâce à une succession de mots prononcés de manière saccadée. Un décalage progressif s'installe entre le son et l'image. Torossian se met en scène, cette fois-ci par le morcellement de son corps, son visage n'apparaissant que de manière indirecte, dans le bord du cadre ou dans le reflet d'un miroir. Elle y insère aussi des extraits refilmés de Garden in Khorkhorm5, commentés comme « Gorky et mère collés [Gorlry and mother collaged]6 ». Le plan cité est une 1

Dans Stone, Time Touch, Arsinée Khanjian dit d' ailleurs que le Mémorial de génocide d'Erevan est le lieu symbolique où les deux Arménies se séparent [cracks]. 2 Gariné Torossian,An Inventory ofStrict/y Visible Things, 2017, 7 minutes. 3 Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 2008. 4 Exposition qui s'est tenue à l'automne 2017 au Minerva Projects de Denver, Colorado, intitulée « Fixed Point Perspective Ottoman Studio Photography and its Contemporary Legacy » et présentée par Hrag Vaitanian. 5 Gariné Torossian, Garden in Khorkhom, 2003, 14 minutes. 6 Né Vosdanik Manoug Adoian en 1904 dans la région du Lac Van, Gorky a échappé au génocide de 1915 en se réfugiant à Erevan, alors sous domination russe. Il émigre dans les années 1920 aux États-Unis, après avoir perdu sa mère Shushanik, décédée lors de la famine de 1918-1919. Profondément traumatisé par les massacres dont il a été le témoin direct, il change son nom et ses origines en se faisant passer pour un parent del' écrivain russe Maxime Gorki. Il devient un personnage important de la scène abstraite ainéricaine malgré une carrière courte, interrompue par son suicide par pendaison le 21 juillet 1948.

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surimpression de la dernière photographie que possédait Gorky de sa mère avec le mont Ararat, la montagne sacrée des Arméniens, véritable cristallisation de cette identité arménienne, autant que son ultime repère géographique. Toujours situé dans l'actuelle Turquie, Ararat est l'incessant rappel des morts non ensevelis en 1915. Malgré une apparente simplicité,Anlnventory est hanté par une violence inexpliquée : un dessin d'enfant représentant des personnages isolés sur une falaise au pied de laquelle git un noyé, l'apparition d'une femme dans une robe rouge sortie de nulle part évoquant de manière accidentelle la petite fille en rouge de La Liste de Schindler. Cependant, l'image est dépouillée de toute référence au passé outre celle de Gorky, en rupture avec la forme foisonnante et inépuisable de Girl from Moush. S'exprimant en anglais, la cinéaste continue d'occuper le statut de déplacée, même en Arménie, comme s'il restait toujours quelque chose à traduire. Le pays natal continue d'exister comme une « patrie imaginaire» figurée par l'intermédiaire de la référence à Gorky. À la fin du film, elle quitte son appartement pour prendre le métro, prenant ainsi part à la vie qui l'entoure. Cette traduction en image de l'expérience diasporique devient ainsi le moyen de recomposer une cartographie subjective, faite de lacunes et de doutes, de violence et d'énigmes, qui restitue le parcours d'un individu sans cesse déplacé.

Traduire la parole d'autrui Au carrefour des langues ln fine ce processus de traduction est aussi dirigé vers un tiers. Se pose ainsi la difficulté d'adopter un langage intelligible par l'autre afin de lui transmettre un témoignage auparavant inaudible. L'œuvre de Chantal Akerman est traversée par des actes de traduction linguistique et littéraire. Sa première langue, le français bruxellois, est métissée de mots de yiddish et d'hébreu. De plus, sa grand-mère maternelle parlait et écrivait le polonais, que sa mère pouvait encore déchiffrer et traduire. Son départ pour New York dans les années 1970 lui permet d'apprendre l'anglais qui devient alors une langue véhiculaire très importante dans nombre de ses films, de ses installations mais aussi dans les lectures publiques de ses récits

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autobiographiques. On l'entend parler espagnol dans De l'autre côté et elle semble également cultiver quelques notions de russe, langue dont le spectateur non russophone entend la musicalité dans D 'Est, sans toutefois en comprendre le sens, puisque le film n'est pas surtitré1. Enfin, elle évoque la proximité de l'hébreu et de l'arabe dans son projet de film DuMoyen-Orienf. Toutes ces langues sont précisément celles des principales diasporas juives historiques. Cette polyphonie linguistique est moins audible chez Torossian où l'on entend majoritairement parler anglais et arménien. L'arménien et l'anglais y sont souvent entendus en écho, rappelant la situation de bilinguisme des individus en diaspora, par exemple dans Stone, Time, Touch, où les titres de chaque partie sont dits en arménien avant d'être écrits et répétés en anglais. Cela renvoie aux caractéristiques spécifiques de la diaspora arménienne, née du génocide, comme le souligne Gregory Goekjian : Pour le dire simplement, !'Holocauste a constitué une fin symbolique à la diaspora juive alors que le génocide est l'origine symbolique de la diaspora arménienne. En réalité, évidemment, une diaspora très importante et très forte a subsisté après ! 'Holocauste, et l'Arménie avait une diaspora significative pendant des siècles avant le génocide. Mais là où !'Holocauste a donné naissance à un centre moderne ayant pour objet un discours historique juif, le génocide arménien, par contre, a

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Eugénie Zvonkine a prononcé à ce sujet une communication intitulée « D 'Est, extérieurs intimes » au colloque Intérieurs sensibles de Chantal Akerman (IRCAV, Centre Georges Pompidou, Centre de l'Université de Chicago à Paris), le 27 janvier 2022. Elle y décrypte le monde moscovite dépeint par le film en traduisarit notamment certaines réactions ou invectives des personnes filmées daris les files d'attente ou daris les gares, tout en soulignarit la position assumée d' altérité que maintient Chantal Akerman en ne traduisarit pas ces paroles. 2 Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, op. c it., p. 143.

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effacé ce centre, créant une « nation » qui ne pouvait exister que dans l'exil et la mémoire - en diaspora 1. L'identité diasporique arménienne est façonnée par la dualité, des langues, des nations, des cultures, mais aussi des territoires, l'Arménie contemporaine n'étant que les vestiges de l'Arménie détruite. D'où la nécessité pour les individus en diaspora de se connecter avec ce territoire de substitution, mais aussi les déceptions qui peuvent naître de la rencontre avec cette terre «étrangère». C'est aussi le récit de Stone, Time, Touch, où la cinéaste imprime de manière quasi obsessionnelle son portrait sur les paysages filmés, tout en murmurant en voix-off « Je ne suis pas une arménienne comme ces gens [I am notArmenian like these people]». Cependant, ce statut d'être double, aux frontières des cultures, des identités, des langues, donne aussi aux individus en diaspora le rôle de passeurs, nécessaires traducteurs d'une parole inaudible. Transmettre le témoignage de l'autre Dans Histoires d'Amérique, Chantal Akerman reproduit le trajet linguistique qui mène la seconde génération d' immigrés juifs aux États-Unis à abandonner peu à peu le yiddish pour l'anglais. Après avoir tenté d'adapter deux romans d'Isaac Bashevis Singer, Le Manoir et Le Domaine, faute de financement, elle forme le projet de mettre en scène les lettres envoyées par les lecteurs du journal yiddish new-yorkais le plus influent du début du xx• siècle, The Jewish Dai/y Forward. Ces lettres, écrites en grande majorité en yiddish, ont été traduites en anglais et publiées séparément sous le titre A Bintel Brief (le courrier des lecteurs) en 1971. S'inspirant de ces récits, Chantal Akerman écrit un premier scénario en français qu'elle fait ensuite traduire en anglais. Ces traductions interposées gardent les traces de la langue originale, le yiddish, en conservant certains mots caractéristiques et expressifs de la langue juive ( comme le mot 1

Gregoiy Goekjian, « Diaspora and Denial : The Holocaust and the "question" of the Arrnenian Genocide », Diaspora, vol. 7, n° 1, Printemps, 1998, p. 3, traduction de Marie-Aude Baronian, « Image, mémoire et diaspora. Sur l'étrangeté filmique», op. cit., p. 24.

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« schmock » qui désigne un idiot) en jouant sur son potentiel humoristique, les fameuses « blagues » juives (ou « w itz », le trait d'esprit) qui constituent une bonne part des saynètes imaginées par Akerman, au côté des récits tirés du bintel brief Elle retrouve ainsi dans ces lettres new-yorkaises l'univers de Singer qui l'avait d'abord attiré en raison de sa parenté avec la langue« de [s] on père, de [s] on grand-père », même feutrée sous la traduction française ou anglaise1. J\1ais c'est aussi le passé traumatique qui ressurgit dans la parole de ces figures anachroniques, pa1fois d'anciens acteurs du théâtre yiddish, qui ressemblent à des spectres parlant dans la nuit sur un terrain vague à Williamsburg. Une grande partie des lettres du bintel brief reprises par Akerman ont été écrites avant-guerre comme on peut le constater en se procurant le livre publié à New York au début des années 1970, dans lequel les textes sont datés. On peut ainsi mesurer l'étendue du travail de réécriture d 'Akerman. Celle-ci procède à une véritable traduction qui permet de faire entrer dans la voix de ces hommes et femmes disparus des éléments relatifs à la Shoah, créant un effet d'anachronisme entre les lettres originales et leur réécriture. L'une des apparitions les plus fortes du film est celle du « libre penseur » (« freethinker ») dont on trouve l'histoire esquissée dans une lettre du bintel brief de 1909: I was bom in a small town in Russia, and until I was sixteen I studied in Talmud Torahs and yeshivas, but when I came to America I changed quickly. I was influenced by the progressive newspapers, the literature, I developed spiritually and became a freethinker. [ ... ] But the nature of my feelings is remarkable. Listen to me: Every year when the month of Elul rolls around, when the time of Rosh H ashanah and Yom Kippur approaches, my heart grows heavy and sad. [ ... ] 1

Chantal Akennan, Note d'intention n° 1 d'Histoires d'Amérique, Archives Chantal Akennan, Fondation Chantal Akennan, Cinémathèque royale de Bruxelles, FO-PAR-AKERIFI-4111, p. 2.

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When I go past a synagogue during these days and hear a cantor chanting the melodies of the prayers, I become very gloomy and depression is so great that I cannot endure it. My memory goes back to my happy childhood years. [ ... ] My heart is constricted, and I begin to run like a madman till the tears stream from my eyes and then I become calmer1 . Le lyrisme mélancolique qui se dégage de ces lignes, caractéristique des récits de migration qui fleurissent au début du siècle à New York2, est réinterprété par Akerman qui y glisse par petites touches le sentiment de la perte et de la disparition irrémédiables qu'a provoqué la Shoah, rendant les paroles du « libre penseur» bien plus tragiques. En effet, la mélancolie provoquée par l'assimilation progressive au monde moderne devient un sentiment de désespoir après la Shoah : le monde de l'enfance n'est plus seulement lointain pour les immigrés newyorkais, il s'est volatilisé avec tout espoir de pouvoir y revenir un jour. Le « libre penseur» d'Akerman est filmé en gros plan, la caméra se rapprochant de son visage émacié qui regarde frontalement, avec des yeux exorbités, le spectateur. Son image se découpe dans la nuit, projetant une ombre sur le mur baigné d'une lumière jaunâtre derrière lui. La musique, un morceau tiré 1

« Je suis né dans une petite ville en Russie, et jusqu'à mes seize ans, j'ai étudié aux heder et dans les yeshivas, mais quand je suis arrivé en Amérique, j'ai changé rapidement. J'ai été influencé par les journaux progressistes, la littérature, je me suis ouvert spirituellement et suis devenu un libre penseur. [... ] Mais la nature des sentiments est incroyable. Écoutez-moi: Tous les ans, quand arrive le mois d' Elu/, quand Yom Kippour et Rosh Hashana approchent, mon cœur devient lourd et triste. [ ... ] Alors, quand je passe devant une synagogue et entend un chantre psalmodier les mélodies des prières, je deviens très sombre et ma mélancolie est si forte que je ne peux la supporter. Les souvenirs de mon enfance heureuse me reviennent. Mon cœur se serre etje me mets à courir comme un fou jusqu'à ce que les larmes jaillissent de mes yeux, puis je me calme.» Je traduis. Isaac Metzker (dir.), A Bintel Brie/ Sixty Years ofLetters from the Lower East Side to the Jewish Dai/y F orward, New York, Schocken Books, p. 101. 2 Voir Joshua Logan Wall,« Charles Reznikoff in Text and Textile», Studies inAmericanJewishLiterature, vol. 37, n° 1, Penn State University Press, 2018, p. 37-55.

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des Chants juifs interprétés par Sonia Wieder-Aterthon, accentue l'émotion qui se dégage de la séquence. Enfin, la cinéaste a ajouté dans le discours du « libre penseur» des bribes des témoignages de sa propre famille : la première phrase du journal de son arrière-grand-mère, dont elle reproduit les feuillets dans Autoportrait en cinéaste quelques années plus tard(« Je ne me confie qu'à toi,joumal, parce que je suis une femme 1 ») ainsi que la pensée hotTifiante des corps déshabillés de ses aïeux avant leur mise à mort - image « clandestine », fantasmée sur le mode de la hantise. L'œuvre de Gariné Torossian peut sembler tournée vers ellemême et la construction d'un autoportrait qui laisse peu de place à la parole de l'autre, sa propre image revenant de manière récurrente et obsessionnelle. Cependant, plusieurs courtmétrages relatent ses rencontres avec des artistes qui ont façonné son imaginaire et dont elle s'approprie l'œuvre pour en révéler d'autres possibilités de sens 2 . Suivant une démarche similaire, Garden in Khorkhom, réalisé en 2004, se présente comme un film de réemploi d'images empruntées à Ararat3 d'Atom Egoyan, 1

Le carnet de la grand-mère de Chantal Akerman apparait d'abord dans le film Demain on déménage, 110 min., 2004. Pendant le tournage, elle a demandé à sa mère d'en traduire les premiers mots du polonais vers le français. Cet entretien, au cours duquel les deux femmes retrouvent les phrases de soutien et d'amour à destination de leur mère que les jeunes Chantal et Silvia y avaient inscrites lorsqu'elles ont trouvé le carnet à l'adolescence, a été filmé. Il est projeté dans l'installation Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide, spatialisation et montage Chantal Akerman et Claire Atherton, 2004. Cette première page ainsi que le dessin d'une jeune femme réalisé par son arrièregrand-mère sont reproduits dans Autoportrait en cinéaste, op. cil., p. 54. La dimension testamentaire du carnet est redoublée par l'idée d' une transmission féminine passant par la lutte contre les interdits religieux et patriarcaux (interdit de la représentation picturale et del ' expression des sentiments) et la sensibilité artistique. Natalia a donné ce carnet à sa fille Chantal au moment du surgissement des premiers épisodes maniaques de la cinéaste (atteinte d'un syndrome bipolaire), à la fin des années 1980. Dans Histoires d'Amérique, le personnage du « freethinker » cite ces mots comme étant ceux du carnet de sa propre grand-mère. 2 Voir Visions (1992), Drowning in flames (1995) ou encore Shadowy Encounters (2002). 3 Atom Egoyan, Ararat, 2002, 11 5 minutes.

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auxquelles se superpose un hommage à Arshile Gorky. Pour Marie-Aude Baronian : [Arshile Gorky] symbolise à la fois le survivant du génocide et le parcours de l'exilé ainsi que l'exemple même de l'artiste qui, hanté par la Catastrophe, cherche et expérimente des modes d'expression par l'image. [ ... ] Il reste une figure épique au style décalé faite de mystères : son «imposture» sur ses origines ethniques, sa vie tourmentée et inspirée, et son suicide en font un véritable personnage de roman ( ou presque un cliché de l'artiste)1. Chez Egoyan, il est un personnage central et structurant dans l'imaginaire des descendants des survivants de 1915. Il est aussi solitaire et privé d'un interlocuteur à qui confier son histoire. Dans Garden in Khorkhom, Torossian reprend les images du film d'Egoyan en les refilmant en noir et blanc, mais aussi en les recadrant, et en les intercalant avec des reproductions de tableaux de l'artiste. Par l'insertion d'une voix-off dans laquelle Simon Abkarian (interprète de Gorky chez Egoyan) lit des extraits de textes du peintre sur son art ainsi que de lettres adressées à sa sœur Vartoosh. Torossian redonne ainsi une voix au témoin muet, qui s'adresse ici à un tiers en anglais, « dans la langue des non-exterminables du moment2 ». Le film propose une réflexion sur la relation entretenue entre peinture et exil, notamment la création comme nouvelle patrie pour l'apatride. Torossian juxtapose des reproductions de la série Jardin de Sochi avec les souvenirs évoqués par le peintre à Vartoosh : Chère Vartoosh, les souvenirs affectueux de notre jardin à Khorkom en Arménie me hantent fréquemment. [ ... ] Dans mon art, je dessine souvent notre jardin et recrée sa précieuse verdure et sa vie. 1

Marie-Aude Baronian, Mémoire et Image. Regards sur la Catastrophe arménienne, L'Âge d' homme, Lausanne, 2013, p. 78-80. 2 Janine P-ltounian, L 'Intraduisible, op. cit., p. 122.

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Un fils peut-il oublier la terre qui l'a engendré? Chers amis, la matière de la pensée est la semence de l'artiste. Les rêves forment les poils du pinceau de l'artiste. Et comme l'œil est la sentinelle du cerveau, je communique mes perceptions les plus intimes à travers mon art, ma vision du monde. En essayant d'aller au-delà de l'ordinaire et du connu, je crée un infini intérieur. Je sonde les limites du fini pour créer un infini1. Ces souvenirs relatés sont autant le témoignage de la vivacité du souvenir dans l'imaginaire du peintre, que de la douleur de la perte de la terre originelle dans la réalité. Ainsi, « la citation de Gorky est appropriation car il n'est possible d'aborder le génocide qu'en se fondant sur les traces du passé, mais réinvestie ou, à tout le moins reprises, dans le présent qui reconnaît et restaure »2 . Tout en« rectifiant» l'origine arménienne de Jardin de Sochi3, le film, grâce au témoignage, célèbre la nécessité de l'inachèvement dans l'art qui permet de maintenir le souvenir vivant. Gorky devient ainsi un véritable passeur entre la terre perdue et l'espace diasporique dans lequel il recrée une Annénie imaginaire et pourtant vivante.

1 « Sweet Vartoosh, loving memories of our garden in Armenia's Khorkom haunt me frequently [ ... ]. In my art I often draw our garden and recreate its precious greenery and life. Can a son forget the soil which sires him? Beloveds, the stuff of thought is the seed of the artist. Dreams form the bristles of the artist's brush. And as the eye functions as the brain's sentry, I communicate my most private perceptions through my art, my view of the world. In trying to probe beyond fue ordinary and the known, I create an inner infinity. I probe within the confmes of the finite to create an infinity. » Je traduis, in Arshile Gorky, « Lettre à Vartoosh », in Michael Auping, Arshile Gorky: The Breakthrough Years, Catalogue de l'exposition de FortWorfu & Buffalo, 1995, p. 17. 2 Marie-Aude Baronian, Mémoire et Image. Regards sur la Catastrophe arménienne, op. cit. , p. 96 . 3 C'est l'analyse qu'en propose Marie-Aude Baronian, rappelant que le titre original de cette série de tableaux était Jardin de Khorkhom, voir Marie-Aude Baronian, Mémoire et Image. Regards sur la Catastrophe arménienne, op. cit., p. 95.

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In fine, par cette série de gestes cinématographiques, le cinéma semble devenir une prothèse extralinguistique pour tenter d'approcher l'indicible et le traduire en images. Cette traduction répond à la tâche qui leur est confiée en tant que descendantes de survivants de transmettre l'histoire traumatique de leur ascendance, mais, ce faisant, produit également des formes artistiques renouvelées.

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Chapitre 3 Les promesses de l'ombre

Le visible invu dans le cinéma de Dario Argento Mathilde Barbet « Ce que vous voyez n'existe pas. Et ce que vous ne pouvez voir est la vérité »

Dario Argento, La Troisième Mère, 2007 Une analogie possible entre le cinéma et la psychanalyse tend à associer le concept d'inconscient à celui de hors-champ, convoquant le rapport entre le visible et l'invisible. Mais le cinéaste italien Dario Argento nous apporte un éclairage singulier en nous donnant à voir des images que l'on ne voit pas. Il fait en sorte que des choses visibles nous demeurent invisibles, pointant l'inconscient au cœur-même de l'image et non pas horschamp. Le savoir inconscient n'est pas l'absence de savoir mais le savoir insu. Nous proposons de transposer dans le champ cinématographique cette question fondamentale pour le travail psychanalytique, et de l'appeler visible invu. La situation paradigmatique des films d' Argento est celle d'un héros qui assiste à une scène de crime mais qui pourtant (tout comme le spectateur) ne voit pas ce qu'il a sous les yeux et qu'il devrait voir. Tout le travail du film est de le faire accéder à la connaissance de ce qu'il a vu à son insu. Dans l'une des premières scènes du premier film de Dario Argento, L 'Oiseau au plumage de cristal (1970), on voit le héros Sam prisonnier entre deux murs de verre. D'un côté le monde, sourd à ses appels. De l'autre une scène de violence incompréhensible entre un homme et une femme, qui se déroule sous son regard. Une scène traumatique. L'homme est masqué, invisible, ou plutôt irreprésentable. La femme est blessée, elle le regarde. Son regard énigmatique n'est que supplice, il le transperce. C'est ce regard qui efface le voir. Car à la fin du film, Sam comprend qu'il a mal interprété ce qu'il a vu et que c'est la femme qui cherchait à tuer

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l'homme masqué. C'est la scène inaugurale de l'œuvre d' Argento, et une scène qui ne cessera pas de ne pas s'écrire dans l'ensemble de sa filmographie. À l'image du fantasme primitif constitutif del 'inconscient subjectif, cette scène contient en elle-même tout le discours qui sera véhiculé par l'œuvre cinématographique du Maestro del!' orrore. Profondo Argento

Dario Argento est l'un des plus fameux représentants d'un genre de films noirs appelé en Italie le Gialla. l'vfi-thriller, mi-film d'horreur et fantastique, le giallo argentien est caractérisé par des motifs maniéristes comme : la main gantée à l'arme blanche, l'œil sans visage, l'eau, les couloirs et escaliers, les maisons et théâtres ... Ce qui semble se répéter ne se répète pourtant jamais à l'identique comme l'enseigne Freud. La répétition c'est l'échec de la symbolisation. Ce qui se répète n 'est donc pas le motif mais ce qu'il échoue à représenter. Ainsi la pulsion se fixe sur le motif mais le fantasme demeure inconscient. Argento dit par exemple qu'il ne sait pas pourquoi il est« obsédé» par les escaliers. Cette obsession est de l'ordre de la pulsion, quelque chose d'inconscient insiste à faire surface. Les motifs argentiens sont des objets partiels, fétichisés. Ses lieux sont des espaces labyrinthiques et théâtraux, où est mise en scène l'ambiguïté entre voir et être vu. On est ainsi toujours en tension entre regardant et regardé, voyeur et exhibitionniste, à se demander si l'on peut voir sans être vu, et être vu sans voir. Le cinéaste répond à une pulsion d'attraction vers un monde qu'il semble construire mais qu'il puise en réalité au fond de lui-même. Son monde oscille entre l'apparence et son au-delà. Il est artificiel, à l'esthétique extravagante, dégageant un profond mystère. Tout participe à créer un sentiment d'inquiétante étrangeté, un sentiment de ne pas voir ce qui est visible : l'invu. Jean-Baptiste Thoret1 parle de l'univers d' Argento comme d'un « monde contenu dans une flaque d'eau ». On retrouve dans cette expression l'idée de profondeur et de surface, de reflet, d'un 1 THORET J-B. 2002, Dario Argenta Magicien de la peur, Paris, Cahiers du Cinéma, Auteurs.

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monde étrange et familier qui en cacherait un autre. Ainsi, tout le travail d'analyse des images des films d' Argento consiste en une via di levare. Comme Mark gratte le mur pour révéler le dessin représentant la scène de crime dans Profondo Rosso (1975). Il ne s'agit pas d'ajouter des détails perdus à l'image (via di porre) mais d'avantage de la simplifier, la ramener à sa substance signifiante. Exactement ce en quoi consiste le travail d'analyse. Ce qui nous met au travail en regardant les films de Dario Argento, ce sont les images trompeuses. Mais trompeuses n'est pas le bon terme! Il n'y a pas d'erreur ni de mensonge en psychanalyse. On parlera plus volontiers d'ambivalence et d'équivocité pour dire que c'est la multiplicité des sens et des représentations que peut recouvrir une image qui permet d'affirmer que plusieurs vérités coexistent. Toute erreur porte en elle une part de la vérité du sujet. Dans cet extrait de Profondo Rosso, le personnage pointe l'équivocité de la vérité subjective: « Ce dont tu te souviens et ce que tu imagines se mélangent. [ .. ] tu dis ta version de la vérité. » Au début de ce film le visage de l'assassin apparaît dans un miroir. Le héros comme le spectateur ont cette image sous les yeux mais pourtant ils ne voient pas le visage de l'assassin; ou plutôt ils voient autre chose, en l'occurrence un tableau. Car ce qui est refoulé n'est pas seulement effacé, il est remplacé par autre chose. Dans la conceptualisation freudienne le refoulement n'est pas un effacement mais plutôt un enfouissement. La perception ne laisse jamais un trou béant car elle a « horreur du vide» comme dit Merleau-Ponty. 1 L'image contient donc à la fois un matériel manifeste et un matériel latent. Dès lors l'enquête policière dans les films de Dario Argento prend une portée psychanalytique puisqu'elle consiste en un déchiffrement. C'est l'invu refoulé qui est à déceler à travers l'image. Si une certaine vérité est visible, une part insue demeure. C'est celle-ci qui intéresse la psychanalyse. Elle se joue sur l'Autre scène, celle de l'inconscient. Comme le héros de !'Oiseau au plumage de cristal, le sujet est pris dans un système topologique qui le divise 1 MERLEAU-PONTY M. 1964, Le visible et l'invisible, suivi de notes de travail, Gallimard.

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entre plusieurs scènes en conflits les unes avec les autres. Dans sa cage de verre il voit tout, mais il refuse de voir la main qui tient le couteau, car c'est celle de la femme. De même, dans Profondo Rosso :Mark ne peut pas voir le reflet de la meurtrière dans le miroir car c'est la mère de son ami, il ne voit qu'un tableau qui fait écran. Le héros argentien assiste à une scène clé pour la résolution de l'enquête, mais interprète mal ce qu'il voit. Il oublie un détail et le remplace par un autre, ou déforme sa perception (verleugnung). Cela vient rationaliser le monde, résoudre un conflit psychique et faire écran à l'irreprésentable. Le déroulement du film s'apparente alors à une expérience analytique, une traversée du fantasme. Le personnage, en place d'analysant, se trouve face à une énigme, il cherche à lever le refoulement qui l'empêche de se remémorer la scène observée et qui l'obsède. De même le spectateur est pris dans un transfert au cinéma d' Argento. Sa question est le visible invu. Il suppose qu'il n'a rien vu et que le film lui montrera la solution; or le film lui révèle qu'il a vu d'emblée de manière inconsciente. Ainsi le cinéma d' Argento fait résonner l'équivoque de l'image. C'est le film lui-même qui est l'interprète du spectateur, et engage sa responsabilité subjective. L'objet regard

Chez Argento, le visible et l'invisible ne sont pas clairement définis. Dans le champ visuel quelque chose demeure invu, et dans ce qui ne se voit pas quelque chose parait consister. Avec Suspiria (1977), le cinéaste passe radicalement du giallo classique au film fantastique, et il utilise le langage des images qui lui est propre pour dire l'invu subjectif de celui qui se laissera traverser par le film. Sans chercher à rationaliser une vérité du monde, il questionne de manière poétique le fait que la vérité subjective ne serait donc pas à rechercher dans une distinction visible/invisible. De même Lacan réserve cette distinction ontologique à la philosophie. Le rapport de l'inconscient au visible et à l'invisible n'oppose pas l'un à l'autre. À partir de l'étude de Merleau-Ponty sur le visible et l'invisible, Lacan expose dans le Séminaire XI, que « l 'œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au

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niveau du champ scopique ». 1 Ainsi il met en tension ce qui est perçu par l'œil et le manque fondamental du sujet, qui se manifeste par l'objet a dans le regard. De par son statut d'objet a : objet perdu et cause du désir, le regard constitue une tache dans le champ du visible. Tache que nous nommons visible invu. Entre la vision et le regard il y a un impossible. Faire du regard une tache permet à Lacan d'exprimer le fait qu'étant« des êtres regardés dans le spectacle du monde », nous ne voyons le monde qu'après qu'il nous ait lui-même regardé. Le regard du monde ne peut donc apparaître dans notre champ de vision que comme une tache : puisque notre vision est secondaire à son regard. Autrement dit, lorsque nous sommes saisis par le regard du monde sur nous, nous sommes traversés par un sentiment d'étrangeté dans ce qui reflète notre perception. Dans Profondo Rosso Mark ne voit pas que c'est un miroir, donc que ça le regarde. Tant que le miroir est invu, il n'est qu'un tableau, c'està-dire un «piège à regard» 2. L'œil petmet de faire écran à ce regard impossible à supporter. Il s'agit donc de distinguer l'œil comme organe impliqué dans l'instinct, du regard comme objet convoqué dans la pulsion. Le regard se rapporte donc à ce que Lacan appelle la pulsion scopique. Argento montre remarquablement les effets des conflits psychiques sur ses personnages, agis par leurs pulsions. La raison de certains de leurs comportements reste patfaitement énigmatique. Dans Suspiria, les petites danseuses ne semblent plus maîtresses de leurs agissements à partir du moment où elles entrent au sein de l'école. Comme dit Freud «Le Moi n'est pas maître en sa demeure». Guidée par de mystérieuses pulsions, Suzy arpente les couloirs labyrinthiques de l'institut, pour en découvrir le secret. Mais comme la boucle pulsionnelle, qui jamais ne parvient à se fixer dans une finalité durable et ne peut obtenir qu'une satisfaction partielle, son circuit se répète autour de l'objet qui n'est jamais atteint dans sa totalité. Elle semble tourner en rond dans une quête impossible. Ainsi la fameuse 1

LACAN J. Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil. 2 Ibid

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sorcière se dérobe au moment-même où Suzy s'apprête à la découvrir. La jeune danseuse ouvre un rideau derrière lequel se trouve le lit de la sorcière, mais à la place de son corps absent, se trouve sa trace incrustée dans le lit. Ce reste vide nous donne à voir (par son absence de matérialité) ce que Lacan appelle objet a. Perdu aussitôt qu'il est atteint. Et sa confrontation provoque la sidération de Suzy. Pour éviter la sidération et rendre la vision supportable nous maintenons un voile sur l'objet regard, permettant de combler la schize par une représentation fantasmatique. Le manque parait donc inaperçu dans le champ scopique, pourtant il n'est pas hors-champ. Il n'y a rien à voir derrière le rideau! Il se loge dans l'invu. Mais le tournant fantastique du cinéma d'Argento est une invention mélancolique où l'on n'est plus dupes que l'objet est primordialement perdu. Ou plutôt, c'est une perte sans objet. À la fin des films d' Argento le coupable peut bien être désigné et ses motivations expliquées, l'enquêteur finit toujours par retourner sur lui le doute de l'énigme posée au début: ce qui a été perdu dans la première image ne sera jamais retrouvé. Les enquêtes d' Argento semblent sans objet réel, ce sont des enquêtes mélancoliques. C'est sans doute ce qui crée le sentiment de désespoir à la fin de ses films, alors que l'assassin finit par être neutralisé, un sentiment de mal-être retombe sur le héros (et sur le spectateur), comme une ombre. Car l'on découvre que l'enquête sur le monde est en réalité une quête du Sujet (une errance). Les personnages sont toujours des exilés d'eux-mêmes, en situation initiatique (adolescentes, étrangers, artistes ... ). Ainsi le sourire ambigu de Suzy à la fin de Suspiria donne à penser qu'après avoir vécu le pire, l'ombre du mal est retombée sur elle. Voir et être vu

Merleau-Ponty pointe que « du percipere au percipi il n'y a pas d'antériorité, il y a simultanéité ou même retard.». C'est ce que Lacan dégage de plus essentiel pour sa propre théorie. Avant d'être voyant, l' être est vu : il y a «préexistence d'un regard ~ je ne vois que d'un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. » Le regard c'est donc le regard de l'Autre, un regard

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toujours« imaginé par moi au champ de l'Autre. » Dans les films d 'Argento nous faisons l'expérience du regard en tant qu'il nous traverse. Le réalisateur utilise la technique de la caméra subjective. Il ne met pas la caméra en position neutre mais la place du point de vue d'éléments du décor : des objets, le tueur, des animaux, des insectes ... La caméra vient se loger dans toute chose qui devient alors regard. Le point de vue multiple n'est pas externe ou omniscient, mais interne au champ-même et subjectif. Au lieu d'un seul point de vue général qui domine le monde, chaque chose a son propre point de vue. Argento applique à la lettre l'expression lacanienne «je suis regardé de partout». Toutes les choses ont littéralement des yeux. L'angoisse est ainsi provoquée par le fait de se sentir regardé par le film lui-même. Comme le dit Lacan, c'est quand le monde devient «exhibitionniste» en plus d' être « omnivoyeur » que commence le sentiment d'étrangeté. Dans le film Opéra (1987), l' œil devient fétiche. Il est partout, à la fois représenté et suggéré dans sa forme et sa fonction. La figure métonymique de l'opéra illustre parfaitement cette idée : les spectateurs ne sont pas là seulement pour regarder le spectacle mais aussi et surtout pour être vus et pour regarder les autres spectateurs. Opéra est le film dans lequel Argento met le plus en évidence la fonction de l'objet regard : cause du désir. Il y manipule particulièrement le concept de schize entre regard et vision. Il joue en fait avec le spectateur de manière perverse en confondant l'objet regard et l'objet œil, créant une ambiguïté insupportable car elle met le spectateur face à la responsabilité de son désir. Ce qui est le plus marquant quant à la question de l'œil et du regard, c'est le scénario pervers de l' assassin qui ne commet ses meurtres que sous le regard de sa proie. Il lui place des aiguilles sous les paupières afin qu'elle ne puisse les fermer sous peine de se crever les yeux, et l'oblige ainsi à le regarder tuer ses victimes. L'importance pour l'assassin est le regard de l'Autre : dans ce cas qui est le vrai coupable ? En réalisant ses films Argento veut répondre à une demande qui émane du public, une demande de jouissance. En effet dans son film Opéra, par un principe de mise en abîme qui met le spectateur à la place de l'héroïne du film, le réalisateur s'adresse à son public en lui disant qu'il fait tout ça pour lui, qu'il filme

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l'horreur pour le faire jouir. Dans le fihn, le tueur croit que l 'hérome frigide, ne peut jouir qu'en le regardant accomplir des crimes. Il est donc en proie au désir de la jeune femme. «L'assassin la traque. Mais pas pour la tuer, pour l'aimer. Il torture à mort les personnes qui sont proches d'elle et l'oblige chaque fois à assister au massacre, convaincu qu'elle [. .. J s'excite à la vue du sang. »1. Comme le dit Argento, c'est «pour l'aimer», il réalise ces horreurs sur pellicule pour ses spectateurs, comme l'assassin commet ses crimes pour sa victime. C'est-à-dire pour répondre à leur désir, satisfaire leur pulsion scopique. Cela n'est pas sans rappeler la formule de la perversion établie par Lacan à partir de Sade. Penser la position du réalisateur et du tueur en tant que Sade, c'est donc dire qu'ils n'agissent pas pour le compte de leur propre jouissance, mais qu'ils se font objet de la jouissance del' Autre. Le pervers perçoit la défaillance del' Autre et cherche à le totaliser à l'aide de l'objet pa1tiel fétichisé (fusion de l'œil et du regard). En mettant en scène ce scénario sadique, Argento agit comme instrument de la jouissance de l'Autre et questionne donc le désir du spectateur ! Dans son autobiographie, Dario Argento insiste sur l'importance pour lui « que le public voit tout, sans rien lui épargner». 11 dit qu' il « ne supporte pas ceux qui ferment les yeux dans les moments les plus effrayants ou les plus répugnants [ .. ]. » Mais si l'héroïne d'Opéra est physiquement contrainte de regarder, le spectateur lui, conserve la possibilité de se cacher les yeux si la scène est trop insupportable. Oui, il est aussi fréquent que paradoxal d'aller au cinéma voir des fihns d'horreur et de fermer les yeux! Fermer les yeux pourrait donc faire partie de l'acte de regarder un film d'horreur? La question posée par ce fihn est en effet : que feriez-vous si vous étiez vraiment obligés de regarder ces scènes insoutenables comme Betty? Qu'est-ce qu'on ne supporterait pas de voir? Là n'est pas la seule question qui se pose. C'est même la moins importante en ce qui concerne le regard comme objet a. Car ce qu'on ne supporte pas de voir est de l'ordre du représentable, on peut jouer avec, le refouler : 1 ARGENTO D. 2018, Peur, Autobiographie. Traduit de l'italien par Bianca Concolino Mancini et Paul Abram (2014), Aix-en-Provence, Rouge Profond.

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fetmer les yeux. Le véritable traumatisme n'est-il pas plutôt d'être vu? Dans ce cas le jeu des paupières (se cacher les yeux) permet-il d'échapper au regard de l'Autre? Le voile permet-il d'ajuster l'impossible entre le voir et le traumatisme (être vu)? Car les paupières jouent un rôle capital pour le regard, elles posent un voile sur le traumatisme, rendent la confrontation à l'objet perdu supportable. Dans cette hypothèse, ce qu'on ne voudrait pas voir c'est l'objet a, le regard de l'Autre. Mais échapper au regard de l'Autre est impossible. Comme nous l'avons vu avec Merleau-Ponty cela reviendrait à annihiler notre existence. Le sujet barré découvre donc rapidement que ce n'est pas parce que l'on ne voit pas que l'on n'est pas soumis à l'objet regard. C'est pourquoi les aveugles ne sont pas exclus de la question du regard. Dans les films d 'Argento, « la vue n'est plus l'apanage des seuls yeux »1, plusieurs personnages aveugles incarnent même la connaissance de la vérité. Dans Le chat à neuf queues (1971), l'aveugle, tel un chat, est celui qui voit dans le noir. Les paupières se situent au niveau d'un paradoxe entre voir et être vu. Or selon Lacan le paradoxe fait partie des «points nœuds »2 qui font équivoque dans le langage et sur lesquels doit s'appuyer l'interprétation. Les paupières en tant que paradoxe pointent en effet le sujet. Elles jouent un grand rôle dans la fonction regard (c'est-à-dire dans la fonction cause de désir). La cage de verre de Sam Dalmas ne joue-t-elle pas le même rôle? La vitre qui le sépare de la scène du fantasme originel est comme une paupière transparente : encore plus paradoxale et singulière.

Conclusion

La pulsion scopique est au cœur de l 'œuvre du maître italien. Tantôt fonctionnant sur un plan névrotique avec le refoulement au premier plan comme dans L 'Oiseau au plumage de cristal ou Profondo Rosso, où le manque est voilé. Puis sur un plan psychotique mélancolique, comme dans Suspiria où la tache fait retour dans le Réel. Ou encore sur un plan pervers, où l'objet a 1

THORET J-B. Op. Cit. LACAN J. 2001 , L 'Étourdit dans Autres écrits, Paris, Seuil.

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est fétichisé comme dans Opéra. Si le cinéma permet de mettre en évidence un rapport au grand Autre, en tant que spectateur nous sommes mis au travail dans notre propre dimension désirante. Le spectateur des films d' Argento a lui-même eu la scène sous les yeux mais n'en a rien vu. Il est bien question de la responsabilité de son propre désir inconscient, ici mis en tension avec la pulsion scopique et la confrontation à l'horreur. Le film devient un interprète pour le spectateur, il fait résonner l'invu, procède par renversement dialectique. Le sujet advient en repérant l'invu dans le film, c'est-à-dire la tache lumineuse qui le regarde. Lorsque le spectateur se découvre comme sujet $ il engage aussi sa culpabilité dans le film. Une image en elle-même n'a pas d'intention, c'est le regard qui est trompeur, le désir qui est coupable. On passe ainsi de la question du désir d 'Argento à celui du spectateur, car le cinéma, comme dirait Lacan, ça nous regarde!

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Sur la scène inerte du vide, une cinétique de l'irreprésentable Nawel Chtourou « La psychanalyse n 'éclaire pas seulement le film, mais aussi les conditions de désir de celui quis'en fait le théoricien. Dans toute entreprise analytiques'entremêle le fil d'une autoanalyse. » Christian Metz, 1975

Une question s'est imposée d'emblée en entamant cet essai qui scrute « l'inconscient dans le champ» ; cette dernière postulant que : si l'on sait pertinemment que ce qu'on regarde est une fiction, dans le sens d'une construction imaginaire, une création dont le rapport à la réalité est consciemment perçu comme construit, relativisant de la sorte tout impact émotionnel, aussi fort soit-il, il serait curieux de se demander pourquoi autant d'appréhension s'est dressée en moi au moment de devoir regarder à nouveau La Platefonne de Galder Gaztelu-Urrutia pour les besoins de ce texte ? Pourquoi cette impossibilité ou quasi-impossibilité à dissocier l'artefact des émotions? Pour la cruauté qu'il représente? On pourrait vite énumérer plus cruel mais qu'on revisionnerait sans encombre, ou presque, la dimension fictive et narrative participant de la relativisation de celle émotive et réduisant le désir de croyance. Aussi, si l'on admet que 1) ce « désir de croyance» sur lequel repose le cinéma 1 est foncièrement régulé par les modalités de consommation filmique, ces dernières affectant à la salle de cinéma le statut de contexte idéal de l'expérience spectatorielle (grand écran, obscurité, silence, etc.) en dissociant l'œuvre filmique de son contexte matériel de réception, immergeant le 1 Jean-Louis Cornolli, Corps et cadre: Cinéma, éthique, politique. Paris. Verdier, 2012, p. 91

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spectateur dans la plénitude de l'expérience, et que 2) la conscience du leurre est coextensive à sa dénégation dans le sens où je crois à ce que je vois sans y croire vraiment1 étant conscient de l'artefactualité de l'artefact mais désirant d'un autre côté croire et me laisser prendre au leurre le temps d'un film, («Je sais bien ... mais quand même »2) comment serait-il possible alors, que devoir regarder à nouveau un film vu chez soi sur l'écran d'un ordinateur deux années plus tôt, loin du cadre feutré des salles obscures et des modalités qui lui sont inhérentes, soit aussi appréhendé, si ce n'est, peut-être, justement le contexte de réception psychique qui a provoqué cette résistance ? Une prédisposition psychique ne serait-elle pas coextensive à tout acte de visionnage diégétique3 indépendamment des facteurs exogènes auxquels je fais remonter mon appréhension, voire mon inhibition, relativisant sensiblement l'impact que je leur confère? À moins que, cette prédisposition psychique soit prise d'assaut par l'impression de réalité au vu des parallèles intriqués entre le contexte psychique de la spectatrice que je suis, celui diégétique de La Plateforme où idéaux et pulsions se déchainent, et celui spatiotemporel qui marque la sortie de ce film sur les écrans, les petits, faute des grands. Pour rappel, c'est un certain mars 2020 que La Plateforme sort sur Netflix, date se passant désormais de toute recontextualisation spatiotemporelle car introduisant dans l'imaginaire collectif de la grande majorité de la population mondiale le tristement célèbre concept de confinement. Les salles de cinéma fermées à cause de la crise sanitaire, le film 1

Ibid Octave Mannoni cité par Christian Metz, « Le signifiant imaginaire », p. 53 3 Selon Metz les frontières entre l'état filmique et l'état onirique se trouvent vite floutées et accroissent le régime de croyance en baissant la vigilance ; il affirme que le « coefficient du leurre est donc très supérieur dans le rêve. Doublement supérieur: parce que le sujet« croit » davantage, et parce que ce à quoi il croit est moins« vrai». Mais, en un autre sens [... ], le leurre diégétique, moins fort dans l'absolu, est plus singulier, peut-être plus redoutable, si on le rapporte à ses conditions, puisqu'il est le leurre d'un homme éveillé ». Christian Metz, « Le film de fiction et son spectateur», Communications, Psychanalyse et cinéma, 23, 1975, pp. 108-135 2

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n'invite point le spectateur, donc, à aller le voir, mais s'invite inopinément dans l'intimité des foyers, des heims, désormais accueillant, tant bien que mal, toutes les fonctions et activités, autrefois pratiquées à l'extérieur, non sans ennui, crainte, feinte et angoisse. À l'ouverture et à l'évasion censées promises par le visionnage de la plupart des films, notamment en une période aussi sombre, La Plateforme interpose l'opacité et l'exiguïté optique en faisant buter le regard du spectateur, pendant toute la durée du film, contre les murs âpres en béton brut des cellules des détenus, unique décor, ou presque. D'évasion de cette prison verticale, il n'est point question, mais il ne serait pas complètement juste d'affirmer l'absence de l'ouverture, qui elle, est assurée de la manière la plus inattendue et aussi verticalement, en éviscérant d'un trait le centre des pièces par un trou rectangulaire par lequel le regard des détenus, et du spectateur avec, se perdent dans l'infini des étages, au-dessus et au-dessous d'eux, et par lequel aussi, dévale leur unique chance de survie : une plateforme ou plutôt, un banquet. Un univers clos et glauque, qui peint le portrait d'une société avide et perfide mise à nu par la montée en puissance des pulsions à l'épreuve de la crise et de l'instinct de survie. Une crise dont le spectre plane sur un paysage extérieur confronté à une pandémie planétaire dénudant l 'ADN de l'humanité pour laisser entrevoir la solidarité la plus inouïe comme l'égoïsme le plus pathétique. Si cet épisode semble enfin enfoui dans les replis d'un passé très récent, le re-visionnage de La Plateforme ne s'est tout de même pas fait sans résistance, activant ce souvenir de l'enfermement, du corps physique dans l'espace domestique contraint de cohabiter avec ses autres, êtres et pensées. Si ma raison me répétait inlassablement que ce n'est qu'une fiction, mon inhibition ne semblait obéir qu'à mes émotions et à l'impression enregistrée dans ma mémoire du premier visionnage ; pénible et extrêmement dérangeant ! Stratifiant angoisse sur angoisse, la réelle, face à l'inconnu et la nouveauté de la situation vécue par le monde, }'imagée, face à la cruauté où les parallèles ne sont point difficiles à instaurer. Serait-ce, finalement, cette expérience de l'enfe1mement, inédite et traumatisante, qui a intensifié cette appréhension, rappelant inconsciemment l'expérience contraignante du confinement? Qui plus est, ne laissait échapper

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un spectateur solitaire à la lugubrité et la solitude de la cellule de La Plateforme, au contraire, elle l'amplifiait en le projetant dans un réel (im) possible, étrangement inquiétant, ou dirions-nous, unheimlich. Quand dans son essai éponyme, Freud tente de définir l' Unheimlich, il en vient à deux faits qu'il considère incontestables : le premier est relatif au sens de ce mot dont Freud nous dit qu'il« ne fait pas de doute qu'il ressortit à l'effrayant, à ce qui suscite l'angoisse et l'épouvante » 1 le deuxième, lui, relève de la structure même de ce mot, qui autoriserait « au sein de l'angoissant, la distinction d'un "étrangement inquiétant" »2 et de la réversibilité incertaine de l'équation étrangement inquiétant = non-familier. La racine heimlich désignerait ce qui est familier, non étranger, rassurant, engageant, qui fait partie de la maison, etc. L'antonymie amorcée par le préfixe privatif un-, amènerait ipso facto au registre de l'étranger, du non-familier, de l'effrayant, mais aussi, à « tout ce qui devait rester un secret (Geheim), dans l'ombre, et qui en est s01ti »3 . Dans le langage psychanalytique, l' Unheimlich « n'est en réalité rien de nouveau ou d'étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement. »4 L'Unheimlich se manifeste donc lorsqu'un contenu inconscient fait retour et « revient brusquement dans la conscience. Là où ça a été refoulé, ça s'exprime ailleurs en langage chiffré, dans un autre registre, celui du symptôme »5 . Si de l'avis de Freud et de ses lecteurs, la question de la langue hante le mot et y dépose une signification pa1ticulière marquant le contraire du heimlich, le familier, l'intime par l'Un - d'un refoulement propre à la langue allemande et qui sort des frontières de son acceptation psychanalytique, il demeure que si « tout affect qui s'attache à un mouvement émotionnel, de quelque nature qu'il soit, est 1

Sigmund Freud, L 'inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, [essais folio], 1985, [1919], p. 213 2 Ibid.,p. 21 4 3 Ibid. p. 222 4 Ibid. , p. 246 5 Marina Lusa, « L'inquiétante étrangeté freudienne», La Cause du Désir, N° 102, 2019/2, p.p. 71-77

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transformé par le refoulement en angoisse, alors, il faut que se détache parmi les cas de l'angoissant un groupe dont on puisse démontrer que cet angoissant-là est quelque chose de refoulé qui fait retour. Cette espèce de l'angoissant serait justement }'étrangement inquiétant, et dans ce cas, il doit être indifférent qu'il ait été lui-même angoissant à l'origine ou qu'il ait été porté par un autre affect. » 1. Lacan affirmant encore que le refoulement est inséparable du retour du refoulé2 . Il advient donc que !'étrangement inquiétant est ce moment paradigmatique qui « est frappé d'un non-lieu qui survient d'un vacillement identificatoire. Au réveil d'un cauchemar éveillé, le relief hallucinatoire de ce singulier malaise pointe le réel d'un trauma qui se tient en deçà de toute remémoration. »3 Du simple qualificatif, donc, déploré par Freud comme étant négligé par la psychanalyse et l'esthétique4, l' Unheimliche est devenu le concept qui décrirait le mieux cet étrange inquiétant à bien des égards. Un concept que les arts contemporains, notamment spatiaux et visuels, affectionnent particulièrement en ce qu'il leur permet de laisser s'exprimer les tensions et les contradictions de l'époque. Étant devenu l'art le plus outillé pour susciter effets, émotions, générer des immersions et faire interpénétrer les représentations, le cinéma est incontestablement le lieu où l'inquiétante étrangeté est ipso facto enclenchée dès lors qu'on admet les contradictions 1

Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté, p.p. 245-245 Jacques Lacan, « Les clés de la psychanalyse »,La Cause du désir, N° 99, 2018/2, p.p. 43-54 3 Angélique Christaki & Florian Houssier, L'inquiétante étrangeté : De la clinique à la créativité. Paris. IN Press, 2020, p. 14 4 « Le psychanalyste n'éprouve que rarement l'impulsion de se livrer à des investigations esthétiques, et ce même lorsqu'on ne limite pas l'esthétique à la théorie du beau, mais qu'on la décrit comme la théorie des qualités de notre sensibilité. [... ] Or, sur ce sujet, on ne trouve pour ainsi dire rien dans les exposés détaillés de l'esthétique, qui préfèrent en général s'occuper des types de sentiments beaux, grandioses, attirants, c'est-à-dire positifs, ainsi que de leurs conditions [d'émergence] et des objets qui les provoquent, plutôt que de ceux, antagonistes, qui sont repoussants, pénibles. » S. Freud, L'inquiétante étrangeté, p.p. 213. 214 2

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et les oppositions mobilisées par l' Unheimlichkeit entre réalité et fiction, animé et inanimé. Rajoutons à cela le fait que les pulsions au cinéma trouvent leur heim, leur foyer, leur lieu le plus intime et accueillant, W. Benjamin nous affirmant en effet que si ce dernier ouvre l'accès à l'inconscient visuel c'est pour un meilleur recadrage du regard de l'homme sur lui-même et pour un meilleur accès de la psychanalyse à l'inconscient pulsionnel. Derrida ira jusqu'à qualifier leur mise en contact comme génératrice d'une nouvelle science : cinéma + psychanalyse = science du fantôme. ( ... ): «Le cinéma est l'art d'une fantômachie, [ ... ],c'est l'art de laisser revenir les fantômes» en tant qu'il instaure la mémoire de ce que nous n'avons jamais vécu au présent, et nous hante »1. Comme un incessant retour du refoulé, le cinéma fait interférer la spectralité et la survivance, fait opérer les identifications comme les transferts, où l'on voit que « même la vision et la perception du détail dans un film sont en relation directe avec le procédé psychanalytique »2 du moment que c'est ce même détail qui ouvre la différance et crée l'espacement, met en œuvre le devenir espace du temps, le devenir temps de l'espace. Et l'on peut dire, que dans La Plateforme de Galder Gaztelu-Urrutia, il n'est question que d'espace et de temps ... et de quelques pulsions : 1 mois pour changer de niveau, quelques secondes pour manger, une cellule rudimentaire qui se répète sur 333 niveaux, traversée par ... une plateforme ! 1 h 34 pour que cette dystopie horrifique construise et déconstruise, non seulement le portrait d'une société capitaliste qui se disloque et dévoile ses injustices et sa violence, mais surtout, celui del' Unheimlichkeit de la nature humaine où, face à la crise, l'instinct de survie dicte la loi et où la pulsion de mort est la loi au-delà de toute loi. 1

Jacques Derrida dans Ghostdance, réalisé par Ken McMullen (1983; Paris, France) repris dans Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Échographies de la télévision. Entretiensfilmés. Paris, Galilée-INA, 1996, p. 133-135, voir aussi, « Le cinéma et ses fantômes » [ 1998, 2001] dans J. Derrida, Penser à ne pas voir, 2013 2 Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes. Entretien avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse », dans Ginette Michaud, Joana Maso et Javier Bassa, Jacques Derrida. Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible 1979-2004, Paris, Éditions de la Différence, Essais, 2013, pp. 315-335

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Greffé de symboles, La Plateforme transgresse les codes de la représentation de l'irreprésentable pour plonger le spectateur dans les abîmes de son inconscient par sa portraitisation d'un humain sorti de l'humain, d'une lutte inconditionnelle entre les valeurs, l'éthique et la dignité et, la monstruosité. Entre un contenu manifeste et un contenu latent, le film ne s'affuble point d'un long discours ou de grandes phases théoriques, au contraire, les raccourcis visuels employés peuvent largement, à eux seuls ou presque, amener la diégèse à se construire, demeurant très parlants en ce qu'ils laissent l'agir muter la parole et où les personnages n'éprouvent plus le désir de dire comme le remarque Comolli1. Trimagasi, codétenu de Goreng, le personnage principal, le répète incessamment : « la parlote me fatigue », «je n'aime pas la parlote». Par lassitude ou pour laisser l'agir dire ce que la parole peine à décrire - une aphasie contre l'anasémie2 - La Plateforme, régresse vers un cinéma muet qui parle sans parler3 où, préférant « éviter le risque de l'ambiguïté et de la dissémination du langage, les personnages s'exilent hors parole, voire hors pensée »4 . D'ailleurs, dans sa réécriture de la métaphore de la hiérarchie sociale et de la société capitaliste par le recours à la métaphore de la prison verticale où les plus nantis sont en haut et les plus démunis en bas, le film ne réinvente pas le genre mais a le mérite de le montrer, voire, le suggérer, plus que de le dire par un discours pédantesque. Les messages que 1

Jean-Louis Cornolli, Corps et cadre : Cinéma, éthique, politique, p. 110 Dans une note sur l'ouvrage de N. Abraham et M. Torok,L 'écorce et le noyau, P. Delain nous dit que « la psychanalyse bute sur une difficulté de principe : elle tente d'accéder à un champ Oes pulsions, l'affect, l'inconscient) inaccessible par la langue courante, un champ dont les processus n'ont aucun sens (anasérnie) dans cette langue. Tant qu' on en reste à une phénoménologie de type husserlien, qui ignore l'inconscient, on laisse la psychanalyse impensée. Que faire alors ? Imaginer une transphénoménologie capable de produire des concepts anasémiques. » Pierre Delain, « "L'écorce et le noyau" (Nicolas Abraham et Maria Torok, texte de 1978 réédité en 1987) », Idixa, https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1212011658.html (page consultée le 4 mars 2023) 3 Par l'instauration de la verticalité, par la réduction de la communication et du dialogue comme forme de socialisation à leur minimum, par le privilège accordé à une communication bestiale plus que verbale. 4 Cornolli, ibid. 2

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véhicule le film sont tout autant clairs1, fait que ses critiques ont pris pour de la facilité, préférant parfois les dire explicitement comme la phrase par laquelle le narrateur ouvre le film : « Il y a trois catégories de personnes : celles qui sont au-dessus, celles qui sont au-dessous, et celles qui tombent». Si l'on se réfère au creux qui traverse la tour (ou la fosse, comme l'appelle les détenus, le CVA, Centre Vertical d'autogestion comme l'appelle l'administration de la fosse), «tomber» est compris dans son sens littéral en référence aux détenus qui, désespérés d'être placés dans des niveaux où la nourriture n'arrive jamais, préfèrent se jeter par le trou. Le sens métaphorique, lui, peut être compris dans le basculement que va vivre le personnage de Goreng en passant de l'autre côté du miroir quand son projet de solidarité spontanée, pensé par sa nouvelle codétenue Imoguiri, (ancienne membre de l'administration/son interviewer pour son entretien d'admission) et mis en œuvre par son troisième codétenu Baharat, est un échec. Convaincre, voulait Imoguiri. Mais le dialogue ne mena à aucune issue et les prisonniers continuaient de s'empiffrer sans laisser de quoi se nourrir aux détenus des étages inférieurs. Menacer, tenta Goreng en 1

On ne choisit pas sa classe sociale ni son destin. Les privilégiés ignorent la misère en dessous d'eux (Imoguiri, membre-même de l'administration qui pensait qu'il n'y avait que 200 étages à la place des 333). Le capitalisme est un échec (entre autres le motif derrière l'incarcération de Trimagasi : tuer un clandestin en jetant sa télé par-dessus la fenêtre à cause d'une émission de téléachat qui lui fait acheter un couteau très performant « le samouraï » pour s'apercevoir ensuite que la même émission recourt à des arguments encore plus alléchants et mensongères pour vendre une meilleure version« le samouraï + », référence manifeste aux gadgets technologiques dernière génération et à la société de consommation. L'éducation est la base de tout et clé de l'égalité, Goreng l'éduqué, en messie des temps modernes. L'équité et la solidarité sont la clé d'une société idéale. // Le film reprend aussi des symboles et déconstruit les stéréotypes comme: la femme comme symbole de la sagesse, de l'équité et de la générosité : convaincre pour lutter contre l'égoïsme et l'individualisme, manger en alternance avec son chien pour laisser de quoi se nourrir aux autres, se pendre quand Goreng et elle sont placés dans un niveau très bas pour offrir son corps à ce dernier et assurer sa survie; Baharat, le Noir, symbole de force et de fraternité, sous les ordres du Blanc pour exécuter sa volonté. Référence directe au christianisme par les versets récités par Imoguiri « celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle». L'enfant comme symbole de pureté originelle, etc. // Le film s'acquitte d'une représentativité de toutes les races, nationalités, gemes et catégories (homosexuels, PMR, trisomique, etc.)

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avertissant qu'il va chier sur la nourriture tous les jours s'ils n'obtempèrent pas. l\1ais seule la force va pouvoir instaurer un semblant d'équité quant à la distribution de la nourriture en empêchant les cinquante premiers étages de se nourrir, le faisant tous les jours contrairement aux plus bas, presque jamais. À coups de bâtons de fer de leurs lits démontés, Goreng et Baharat descendent sur la plateforme remplie de nourriture pour l'amener jusqu'à plus bas, n'hésitant pour cela à tuer sauvagement les réfractaires qui s'avisent de toucher aux mets. Les valeurs chevaleresques et donquichotiennes de Goreng font ainsi partie du passé n'obéissant désormais qu'à la loi de la jungle qui s'est imposée à lui. Rappelons que chaque détenu pouvait amener avec lui à la fosse un objet de sa préférence (on voit ceux qui apportent des armes, de l'argent, une piscine gonflable, une corde, son chien pour Imoguiri, etc.), Goreng lui préfère apporter Don Quichotte de Cervantès ; intégrant le CVA de son plein gré, pour pouvoir lire et arrêter de fumer ! D'une personne instruite aux valeurs morales bien solides, Goreng basculera dans son opposé qui tue pour ne pas être tué, mais qui tue quand même ! Un messie bestial qui, halluciné de se réveiller ligoté au lendemain d'un transfert d'étage, et de s'apercevoir que son codétenu Trimagasi a la nette intention de le manger pour survivre, va à son tour manger Trimagasi après l'avoir sauvagement assassiné; non sans dégoût, nourri par sa sauveteuse Miharu, Goreng va manger son mangeur. « Je suis en toi maintenant, je fais partie de toi» ne cesse de lui dire ce revenant, le spectre de Trimagasi qui le hante, le regardant le bouffer, l'incitant ensuite à bouffer Imoguiri qui s'est pendue pour lui permettre de survivre. Frisant la crise hystérique, Goreng lutte contre son instinct de survie et ses valeurs, coincé entre deux fantômes qui l'incitent à les dévorer. « Je voulais vous laisser un cadeau : mon corps ... je veux que vous vous alimentiez avec mon corps, que vous le digériez et que vous l'expulsiez comme de la merde salvatrice ... souvenez-vous, la solidarité ou la merde». La merde, référence récurrente dans le films 'ajoutant à sa problématique essentielle « la question est: qu'est-ce qu'on va manger?» ne laisse pas de doute quant à la figure de l 'oralité et de l'analité, figures paradigmatiques de la psychanalyse.

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Ainsi, pour décrire ceux plus bas, c'est« ceux de la merde», pour menacer les réfractaires à la solidarité, on menace de« chier» sur la nourriture qui leur parviendra, pour décrire son impuissance quant à la conviction de ceux plus hauts, c'est «parce qu'on ne peut pas chier vers le haut»! force est de constater que les mots comme les actions de «chier», «merde», «pisser» sont toujours utilisés comme moyen d'intimidation psychologique ou comme métaphore à la hiérarchie sociale mais jamais comme de simples besoins physiologiques. D'ailleurs, dans cette fosse où chaque niveau n'est composé que d'une seule cellule qui, outre ses deux occupants, ne contient que deux lits en béton et un lavabo sommaire rehaussé d'un miroir, ce qui est frappant, c'est que pour un espace censé répondre aux besoins les plus vitaux et sommaires, on note la présence du miroir mais pas d'un W.C., du moins pas sous sa forme usuelle si on peut considérer l'objet accolé au lavabo comme un WC, tout aussi semblable mais juste moins haut. Et ce n'est pas l'occasion qui manquait à ce film pour nous montrer le côté naturel de l'individu ayant des besoins d'abord physiologiques, car on a pu observer à loisir Goreng et Trimagasi se livrer à des activités quotidiennes comme se raser, se laver sommairement, laver leur linge et l'étendre, se parader nus, etc. En aucun moment, ils ne sont montrés utilisant les w.c. comme des êtres normaux, mais ils ne se gênent pas, Trimagasi du moins, ou les autres détenus, pour uriner ou déféquer par le trou perforant la pièce afin d'intimider les autres. L'accent mis sur l'aspect symbolique et métaphorique de l'acte, primait donc sur sa représentation comme acte d'abord naturel, vide de sa symbolisation au profit d'une accentuation de son expressivité. Problématique axiale du film, «manger» devient aussi son outil pour délivrer son message. «Message» ; le mot occupe la dernière partie du film de façon obsessionnelle comme il préoccupe les deux personnages, porteurs du message, Goreng et Baharat qui cherchent le moyen idéal pour faire parvenir à l'administration le message que la structure tyrannique n'a pas brisé le lien humain. Pour cela, il faut qu'un mets remonte intact au niveau zéro : la panna cotta devient le message, corps blanc, lisse et doux qui reprend semblablement, la distinction fondamentale entre les oppositions qui ont de tout temps existé.

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Difficile de dire qu'un plat plus coloré aurait eu le même effet. Après l'avoir défendu becs et ongles tout au long de la descente de la plateforme vers les abysses de l'enfer1, les personnages découvrent l'enfant, tous les mois recherché(e) par sa mère Miharu et dont la présence est ignorée par l'administration, la panna cotta n'est plus le message, cette dernière sacrifiée pour nourrir l'enfant affamé( e). L'enfant devient le message ! Déconstruisant clairement les stéréotypes, Galder GazteluUrrutia choisit le genre féminin comme messager et la lecture qu'en fait R. Abibon ne manque pas d'en relever la pertinence. Ce dernier en déduisant d'abord que : ««La seule révolution qui vaille, c'est d'aller dans les profondeurs de l'inconscient chercher le message de l'enfance. On sort de la fable sociale pour entrer dans un rêve» (Abibon, 2020). Avec sa position fœtale, paisiblement endormie sur la plateforme après avoir mangé la panna cotta, la petite fille remonte au niveau zéro où, dans ce monde idéal où règnent perfection, faste et abondance, rien de ce qui se passe dans les bas-fonds n'est perçu. Avec sa fonction de liaison et de réalisation des souhaits et des désirs inconscients, le rêve devient le seul recours pour mettre fin aux conflits comme pour amorcer le changement. D'ailleurs, Goreng qui était à l'initiative de ce changement rêvé, ne remonte pas, n'étant désormais ni le porteur du message ni le messie, la fille le devenant par procuration. La panna cotta qui n'est plus le message central mais préparatoire est lue par Abibon comme un sein avec deux tétons. La petite fille qui a mangé le message devient le message, il est en elle par une véritable ingestion de l'objet. Le message est dans son ventre, le sein est dans son sein. Elle-même se trouve dans le ventre de la plateforme, parmi le débris d'assiettes, de soupières et de verres, débarrassés de tout relief de nourriture. Car, qu'est-ce que la plateforme? Tous ces gens ne font rien, rien d'autre que d'attendre cet objet qui nourrit. Donc la plateforme, c'est maman, c'est le sein. Ils sont tous comme des bébés incapables de bouger, en attente de la nourriture quotidienne. 1

333 étages au final avec deux codétenus dans chacun= 666 : nombre de la bête

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Comme maman a beaucoup d'enfants, elle ne peut pas nourrir tout le monde. D'où la jalousie féroce qui se déploie à chaque étage, où chacun doit partager avec un compagnon de cellule non désiré. Mais aussi entre les ainés, au-dessus, qui se taillent la part du lion, et les cadets en dessous qui n'ont droit qu'aux restes. Ce pourrait aussi bien être l'inverse : les cadets qui ont droit à toute l'attention maternelle tandis que les plus âgés n'ont plus droit à rien. Tournez-le comme vous voulez, on a là la parfaite métaphore de ce qui se passe dans toutes les familles, la jalousie meurtrière entre les enfants. L'ensemble de ces jalousies se condense en un point : le chef cuisiner, au-dessus, un père sévère qui surveille les cuisiniers d'un regard implacable, traquant la moindre bévue. Une figure du père, celui qui a toutes les faveurs de la mère et ne laisse que les restes à ses enfants. Il se trouve que, dans la séquence où on le voit inspecter les cuisines, il accorde une importance toute particulière à la fameuse panna cotta. [ ... ] Non, ce n'est plus une fable sociale, c'est une nouvelle mouture du récit œdipien. [... ] Manger ou être mangé, chez les humains, ce n'est pas le retour à la loi de la jungle, la loi du plus fort. C'est l'expression de la loi du symbolique qui veut que l'on absorbe les Choses et qu'on les digère pour en faire des représentations. [ ... ] Plus justement, c'est l'expression de cette loi d'exclusion maternelle, l'Œdipe, qui fait que chaque personnage voudrait la mère pour lui tout seul, père comme enfants, tandis que la mère voudrait aussi ses enfants, voire son homme, pour elle toute seule. Je crois que tout cela est déjà sous forme de représentations, mais de représentations refoulées qui ne demandent qu'une occasion pour manifester leur puissance destructrice. [ ... ]. 1 1

Richard Abibon, « La surface et le fond. A propos de « La plateforme » un film de Gal der Gaztelu-Urrutia », juin 2020,

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Le message du film avait l'air politique. C'est une lecture. Mais il s'enrichit drôlement à être lu à l'envers, et surtout à l'envers de ceux qui vont en répétant la phrase de Lacan. « L'inconscient, c'est la politique». Ici, le politique se révèle comme le voile qui dissimule les horreurs de nos propres profondeurs. 1 Somme toute, et pour conclure, nous venons au fait qu'étant le lieu où se jouent les fantasmes et les pulsions, l'écran cinématographique est autant un subjectile, au sens derridien du terme ; le spectateur en état de réception accrue de l'œuvre filmique, projette ses angoisses, son imaginaire, ses spectres et ses identifications sur cette fine membrane, laissant s'interpénétrer son inconscient par le message filmique véhiculé par l'acteur, imaginé et imagé par le réalisateur. Qu'il soit projeté sur le grand écran d'une salle de cinéma ou sur celui, beaucoup moins grand d'un ordinateur, voire d'une télévision, le film nous prédispose à un espacement et à l'ouverture d'une brèche qui laisse dialoguer les deux inconscients, celui du spectateur et celui du cinéaste. S'instituant dans l'entre-deux entre son créateur et son récepteur, le subjectile est le lieu de la trace d'une lutte et d'un mouvement incessant entre ce qui est projeté et ce qui est jeté, entre l'objectif et le subjectif, l'introjection, l'interjection, la projection ou l'abjection2 ; il est pareillement le lieu d'une trahison: trahison comme l'explique Derrida, en parlant des dessins d 'Artaud, entendue dans le sens de se soustraire au contrôle mais ce faisant révéler la vérité ainsi trahie. La traduire et trainer au grand jour3 . Sur cette scène du subjectile, entre le commencement et la fin du mot (sub/tile), tous ces démons persécuteurs qui d'en bas viennent hanter les supports, les substrats et les substances4 . Si les démons d' Artaud dont parle Derrida incarnent toute économie répétitive considérée comme le mal absolu, poursuivant une pureté originelle, ceux qui viennent se jeter sur la scène du subjectile érigé entre les deux côtés de la scène de La https://unepsychanalyse.files. wordpress.com/2020/06/plateforme-2. pdf, (Consultée le 4 décembre 2022) 1 Jbid. 2 Jacques Derrida, F orcener le subjectile, Paris, Gallimard, 1986, p. 65 3 Ibid. , p. 55 4 Ibid.

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Plateforme, incarnent tout le mal véhiculé par une société vicieuse et corrompue et tout l'inavoué d'un inconscient encore inexploré.

Au terme de ces assertions, il devient clair que j'ai mobilisé l'inquiétante étrangeté au double titre de son inscription dans le vécu et dans la fiction. Le premier se rattachant à mon appréhension manifeste et intensément vécue face à l'impératif de «devoir» regarder à nouveau ce film qui m'a sensiblement secouée et m'a fait ressentir un dégoût extrême, une forte angoisse dans une période fortement angoissante et stressante, aussi traumatisante par son caractère nouveau, menaçant et brusque qui s'est imposé à l'humanité, la plongeant dans un état de panique et de perplexité jamais autant ressentis universellement. Aussi par le procès de cette fiction d'une société que la crise a amenée à laisser émerger et laisser régner les instincts les plus primitifs face à l'échec du politique et de l'éthique. Les distinctions universellement admises entre le bien et le mal, la nature et la culture ont vite éclaté à l'épreuve de la réalité de la psyché humaine amenant à une autre acceptation de 1' Unheimlich : celle qui laisse apparaitre le« rapport assez étroit entre l'inquiétante étrangeté et le monstrueux, non pas le monstrueux qui apparaît dans les contes de fées - qui comme Freud le remarque dans son texte n'a rien d'inquiétant-mais le monstrueux tragique, où les limites entre bon et mauvais, fiction et réalité tendent à s'estomper. » 1 Derrida le reconnaissant comme « une sortie hors de l'humain». Dès lors, ce n'est pas tant les fantômes de la fiction dont use et abuse le cinéma contemporain pour faire sensation, que les fantômes que nous sommes qui font peur et effraient : Derrida citant Stirner affirmant que« l'homme ne s'effraie plus, à vrai dire, des esprits qui lui sont extérieurs, mais de lui-même: il n'a peur que de lui-même. » 2 L'homme. Nous sommes ici au plus proche de nous-mêmes mais aussi du plus terrifiant. Il est de 1

Vladimir Marinov, «L'inquiétant post-freudien », dans Angélique Christaki et Florian Haussier (dir.), L 'inquiétante étrangeté, De la clinique à la créativité, p. 86 2 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 231

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l'essence du fantôme en général de faire peur. C'est vrai surtout de l'homme, du plus« unheimlich » de tous les fantômes, mot de Stimer que les traductions françaises ignorent le plus souvent et qui nous importe au plus haut point. C'est le mot de la hantise irréductible. Le plus familier devient le plus inquiétant. Le chezsoi économique ou écologique de Poikos, le proche, le familier, le domestique, voire le national (heimlich) se fait peur à luimême. Il se sent occupé, dans le propre secret, (Geheimnis) de son dedans, par le plus étranger, le lointain, le menaçant. 1 Ce qui hante l'homme, c'est donc son ipséité, son inconscient inexploré, son humanité comme son insoupçonnée cruauté ! Bibliographie Angélique Christaki & Florian Houssier, L'inquiétante étrangeté : De la clinique à la créativité. Paris. IN Press, 2020 Bernard Mérigot, « L 'Inquiétante Étrangeté. Note sur l'Unheimliche », Littérature, Le fantastique N° 8, 1972, pp. 100106 Christian Metz, «Le film de fiction et son spectateur», Communications, Psychanalyse et cinéma, 23, 1975, pp. 108-135 Christian Metz, «Le signifiant imaginaire», Communications, Psychanalyse et cinéma, 23, 1975, pp. 3-55 Jacques Derrida dans Ghostdance, réalisé par Ken McMullen (1983; Paris, France) Jacques Derrida, «Le cinéma et ses fantômes. Entretien avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse », dans Ginette Michaud, Joana Maso et Javier Bassa, Jacques Derrida. Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible 1979-2004, Paris, Éditions de la Différence, Essais, 2013, pp. 315-335 Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Échographies de la télévision. Entretiens filmés. Paris, Galilée-INA, 1996 Jacques Derrida, Forcener le subjectile, Paris, Gallimard, 1986 Jacques Derrida, Séminaire la bête et le souverain Volume 1 (2001-2002), Paris, Galilée, 2008 11. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993

1

Ibid

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12. Jacques Lacan, « Les clés de la psychanalyse», La Cause du désir, N° 99, 2018/2, p.p. 43-54 Jean-Louis Comolli, Corps et cadre : Cinéma, éthique, politique. Paris. Verdier, 2012 Laurent Danon-Boileau, (dir.), Inquiétante étrangeté. Paris, PUF, 2009 ivlarianne ivlassin, « L'ombre portée de l'inquiétante étrangeté», Revue française de psychanalyse, Vol 81, 2017/2, 432-443 ivlarina Lusa, «L'inquiétante étrangeté freudienne», La Cause du Désir, N° 102, 2019/2, p.p. 71-77 Richard Abibon, "La surface et le fond. A propos de « La plateforme» un film de Galder Gaztelu-Urrutia » , juin 2020, https ://unepsychanalyse.files. wordpress. com/2020/06/plateform e-2.pdf, Sigmund Freud, James Strachey, Hélène Cornus et Robert Dennomé, ''Fiction and Its Phantoms: À Reading ofFreud's Das Unheimliche (The "Uncanny")", New Literary History, Vol. 7, N° 3, Thinking in the Arts, Sciences, and Literature, Spring, Published by The John Hopkins University Press, 1976, 525645. Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, [essais folio], 1985, [ 1919] Teresa De Lauretis, Pulsions freudiennes : Psychanalyse, littérature et cinéma, trad. Jacques Brunet-Georget, Paris. PUF, 2010

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Monstre-Toi! La rencontre du spectateur avec la monstruosité faciale 1 : Elephant Man, David Lynch (1981) Victor Baudrier

L'origine étymologique de monstre (du latin monstrare: montrer, indiquer) nous rappelle sa proximité avec le visible. Ce dernier devrait donc être un objet cinématographique de choix, le cinéma étant un art de la représentation. Le monstre, comme le cinéma, suscite le spectacle et attise donc la curiosité scopique du spectateur. Rappelons d'ailleurs que ces deux spectacles ont pris naissance dans le monde forain. Pourtant, rares sont les films qui abordent la monstruosité lorsque celle-ci est incarnée par un sujet porteur d'une difformité faciale. Cette difficulté à représenter rend compte du caractère irreprésentable du monstre au sens psychique du terme. Pour en comprendre les motifs, il faut s'intéresser au rôle du visage dans la construction d'une relation intersubjective. Le philosophe Emmanuel Levinas nous éclaire sur cette question : « La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas »2 . L'auteur développe l'idée que le visage constitue un accès privilégié au sujet dans sa dimension infinie. Dans cette perspective, les visages difformes, malformés, font entrave à cet infini et posent un premier problème dans le lien intersubjectif: si la monstruosité constitue 1

J'emprunte ici le concept de monstruosité faciale à Caroline Demeule, docteure en psychologie, consacrant ses recherches à la clinique maxillofaciale. Pour l'auteure, la monstruosité faciale rend compte des représentations convoquées lors d'une rencontre avec un sujet défiguré : « La monstruosité est ( ... ) une image inévitablement suscitée au niveau fantasmatique par celui dont le visage ne fait pas ou plus figure humaine» (Demeule, 2004). Ainsi, loin d' être un jugement moral, la monstruosité est à considérer comme un objet psychique. 2 Levinas, E. (1ère édition) Éthique et infini. (1982). « Biblio essais », Le livre de poche

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un tel obstacle dans le lien à l'autre, comment la représenter? L'enjeu de ce chapitre est donc d'analyser, à travers le film Elephant Man de David Lynch, comment le monstre peut être représenté au cinéma et ce, malgré une identification en apparence impossible du spectateur au personnage monstrueux. Les différentes rencontres que j'ai pu faire avec des patients défigurés dans un service de chirurgie maxillo-faciale m'ont confronté à l'effraction psychique que la rencontre avec la monstruosité pouvait provoquer. Effraction car la défiguration nous met face à l'impensable, à un Réel que le fantasme ne parvient pas à voiler, nous privant ainsi de toute appropriation subjective de la réalité. À l'inverse, l'écran cinématographique ne nous permettrait-il pas d'éviter cette sidération trop radicale et ainsi de fantasmer la figure du monstre ? Quelle fonction peut-on attribuer au voyeurisme, disposition intrinsèque à l'expérience cinématographique, dans la rencontre du spectateur avec la monstruosité? En quoi la question de la représentation chez Lynch s 'illustre-t-elle à travers un mouvement subjectivant de la figure du monstre, nous pe1mettant l'identification au héros? La question de la monstruosité faciale est d'emblée à penser en relation avec la question de la représentation. l\1ais avant de s'intéresser aux problèmes que pose la représentation de la monstruosité au cinéma, il faut comprendre en quoi le monstre est psychiquement irreprésentable. L'irreprésentable est à considérer dans un premier temps comme l'accès impossible à la dimension subjective de l'autre. Dans une perspective clinique, la rencontre avec un sujets 'efface au profit d'une rencontre avec une malformation, tumeur ou autre défiguration. Lors de ma première rencontre avec un patient défiguré, je n'ai pu détacher mon regard de la tumeur qui lui sortait de la bouche. l\1anifestation inattendue tant l'on pourrait craindre, au contraire, de ne pouvoir jeter un seul regard sur l'objet défiguré. l\1ais cette attitude témoigne de la dimension sidérante à laquelle la monstruosité expose, celle d'une passivation en lieu et place d'un processus actif comme l'évitement. L'identification au patient dans sa dimension subjective est ainsi remplacée par une identification à cet objet informe, renvoyant à l'intérieur des chairs, rendant visible ce qui d'ordinaire reste caché. Cette

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identification de mort compromet toute capacité associative, au contraire d'une identification de vie suscitée par une rencontre habituelle de sujet à sujet, et donne à ce contre-transfert toute sa dimension archaïque. Être happé par cette tumeur, c'est être happé par la littéralité de ce qu'elle renvoie, par un Réel que le fantasme est incapable de voiler. Comment expliquer une telle sidération? Pour Caroline Demeule : « Le monstre est dangereux car éminemment paradoxal, toujours "à la limite": de l'humain et de l'inhumain ( ... ) du corporel et du psychique, du Réel et de l'imaginaire ( ... ). » 1. Le monstre nous renvoie à notre part moïque la plus archaïque, aux origines de la relation primaire, antérieure encore au stade du miroir, là où, faute d'expérience d'intégration du visage psychique2, l 'infans erre dans un chaos originaire. C'est en raison de sa dimension archaïque que le monstre est irreprésentable au sens psychique du terme. Comment le cinéma peut-il être le témoin paradoxal de cet irreprésentable, lui qui vise justement à la représentation ? Dans Elephant Man, l'irreprésentable se traduit par un procédé qu'on peut sans hésiter qualifier de littéral : l'absence du protagoniste à l'image. En effet, les trente premières minutes se déroulent sans apparition du héros éponyme. Cette découverte tardive du personnage est un élément signifiant dans la représentation de la monstruosité. Le personnage n'apparaît pas ou du moins, pas directement, n'existant pour le spectateur qu'à travers le regard effrayé des personnages qui croisent son chemin. En effet, le héros est présent dans plusieurs scènes mais il reste hors-champ, sa présence nous est cachée. La valeur du hors-champ est donc ici à considérer comme l'expression cinématographique de cet irreprésentable psychique. Dans le hors-champ réside la spécificité paradoxale du cinéma : faire exister un objet sans le montrer. Ainsi, la dialectique entre le 1

Demeule, C. (2004). Le monstre à visage découvert. Champ psychosomatique, 35(3), 23. 2 J'emprunte ici ce concept à Caroline Demeule qui dialectise le rapport entre visage physique et intégration du visage psychique qu'elle définit comme « L'expérience singulière du visage en partie inconsciente » jouant un rôle essentiel dans« la structuration identitaire ». (Demeule, 2004).

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champ et le hors-champ n'est pas sans rappeler, sur un plan psychique, la dialectique entre conscient et inconscient. Elephant Man est hors-champ car irreprésentable, le monstre étant objet de l'inconscient. Tout comme l'inconscient, le hors-champ nous rappelle l 'existence d'objets qui ne nous sont pas directement accessibles mais qui existent bel et bien. Toutefois, même sans voir le protagoniste, le spectateur peut se faire une représentation du personnage à travers le regard de ceux qui sont amenés à le croiser. Lorsque le Dr Treves (Anthony Hopkins) découvre Elephant Man (John Hurt), Lynch, par un lent zoom avant sur la figure du médecin qui a le regard figé sur le personnage, avec la bouche entrouverte, nous laisse entrevoir toute la dimension sidérante d'une telle rencontre. Pour rencontrer Elephant Man, le Dr Treves doit arpenter les sous-sols sombres et sinueux d'une foire londonienne. Dans cette atmosphère lugubre et mystérieuse, la métaphore de l'archaïque peut être envisagée. Dans le film de Lynch, le lieu prend donc une valeur psychique signifiante. Tout commence par cette dimension archaïque de la monstruosité. C'est bien plus tardivement que le spectateur peut enfin découvrir Elephant Man au grand jour. Son entrée à l'hôpital pour être soigné (après avoir été battu par son propriétaire) constitue ainsi une première humanisation : une première représentation (aussi angoissante soit-elle pour le spectateur) est désormais possible. Dans cette scène, nous suivons une infirmière visiblement angoissée à l'idée d'aller dans la chambre du personnage. C'est alors, au moment même où nous découvrons son visage en même temps qu'elle, que l'infirmière pousse un cri d'effroi, sentiment partagé par le spectateur1. La spécificité du film réside dans une évolution de la représentation de la monstruosité, d'une bête de foire suscitant les angoisses les plus archaïques à une dimension bien plus subjective. Plus tard, le Dr Treves octroie à John Merrick (le nom d'état civil 1 Dans l' évocation de cette angoisse suscitée par la découverte d' Elephant Man, je m' appuie sur mon expérience de spectateur ainsi que des témoignages de personnes ayant découvert le film à sa sortie au cinéma. La plupart ayant ressenti cette angoisse due à cette représentation insupportable, certains ayant même quitté la salle. Les réactions d'un spectateur habitué aujourd'hui aux effets spéciaux numériques et découvrant le film sur ordinateur, seraient vraisemblablement différentes.

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d'Elephant Man) un appartement privé au sein de l'hôpital, il peut ainsi recevoir, constrnire un modèle miniature de cathédrale : la capacité créative, disposition propre à l'homme, intervient également comme un marqueur de son humanité. Mais lorsqu'une foule se précipite à la fenêtre de Merrick pour observer le monstre, l'appartement se transforme aussitôt en zoo. Ce lieu censé garantir son humanité le renvoie dès lors, à travers le regard de l'autre, à sa bestialité. C'est dans cette attitude perverse, dans cette jouissance d'assujettir l'autre à la merci du regard, que s'exprime le voyeurisme dans le film de Lynch : dans cette scène, le gardien de l'hôpital, fait intrusion dans l'appartement de Merrick et s'exclame dans un rire narquois : « En scène ! ». Le protagoniste est fréquemment exposé à cette dimension voyeuriste tout au long du film. Les mouvements voyeurs ne sont d'ailleurs pas étrangers à la clinique maxillo-faciale. Je me souviens d'un médecin qui, lorsque je lui annonçais que j'allais voir une patiente, tint absolument à me montrer des images de l'intérieur de sa mâchoire nécrosée. Ainsi, la patiente était réduite à un objet du regard excitable, partageable. Rendre l'autre objet de son regard semble en effet être une défense contre cette passivation provoquée par la monstruosité dont nous avons déjà dit quelques mots. Ainsi le voyeurisme peut être analysé comme défense contre l'identification au sujet monstrueux.: l'instauration d'une dysmétrie radicale par le regard protègerait de l'effondrement narcissique qu'une identification au monstre pourrait provoquer. Dans Elephant Man, le spectateur ne serait-il pas tout aussi voyeur ? On peut en effet considérer la pulsion scopique, le désir de voir, comme composante de l'expérience cinématographique. L'approche théorique de Christian Metz, mêlant cinéma et psychanalyse évoque ce voyeurisme propre au cinéma, qu'il rapproche de la scène primitive : « Le voyeurisme cinématographique ( ... ) s'établit dès le départ ( ... ), dans le droit fil de la scène primitive. Certains traits précis de l'institution contribuent à cette affinité : l'obscurité où se trouve le regardeur, la lucarne de l'écran avec son inévitable effet de trou de

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serrure ». 1 La confrontation du spectateur avec la monstruosité faciale obéit-elle à cette dialectique du fantasme de la scène primitive ? Comme nous l'avons dit, cette rencontre est source de sidération et renvoie à l'archaïque2 . En ce sens, elle nous plonge en deçà du fantasme. Pourtant, durant la première partie du film, l'absence du protagoniste vient vivement solliciter les pulsions scopiques du spectateur, frustré d'être le seul à ne pouvoir voir le personnage. Lynch joue d'ailleurs de cette frustration avec la dissimulation de son protagoniste, clôturant progressivement une séquence par un fondu au noir au moment même où John Merrick s'apprête à retirer sa cagoule. Désirer voir ce que l'on cache sciemment pourrait donc nous rapprocher de la scène primitive qu'évoque Metz. Mais ce désir de voir semble poursuivre un autre but et s'inscrire dans une dialectique propre à l'objet qui nous occupe : celui d'apaiser l'angoisse d'une confrontation avec la monstruosité. Comme si l'excitation scopique du spectateur, suscitée par la dissimulation du héros témoignait d'un besoin de donner forme à l'info1me. D'une certaine façon, le voyeurisme du spectateur lui permet de s'éloigner de cette identification au monstre que nous refusons : « Comment ne pas désirer inconsciemment tuer ce sujet au visage déshumanisé dans lequel nous ne pouvons pas nous reconnaitre ou plutôt justement dans lequel nous nous reconnaissons trop ... ? » interroge Caroline Demeule3 . Le refus d'identification n' est donc pas sans lien avec les angoisses archaïques suscitées par la perte du visage comme repère subjectif. Ainsi, le processus d'identification du spectateur au personnage est entravé. Une nouvelle fois, Metz nous permet de saisir certains enjeux de l'expérience cinématographique, en l'occurrence les processus d'identification du spectateur au cinéma, et ce grâce aux théories psychanalytiques sur l'infantile. 1

Metz, C. (2002). La passion de percevoir. DansLe signifiant imaginaire. Bourgois, p. 89 2 Je fais ici spécifiquement allusion à la scène où le spectateur découvre le visage du personnage. 3 Demeule, C. (2004). Le monstre à visage découvert. Champ psychosomatique, 35(3), 23.

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Il y a toujours quelque chose à l'écran, mais le reflet du corps propre à disparu.( ... ) Ce qui rend possible l'absence du spectateur à l'écran( ... ) c'est que le spectateur a déjà connu l'expérience du miroir (du vrai), et qu'il est donc capable de constituer un monde d'objets, sans avoir à s'y reconnaître d'abord lui-même. 1 Pour Metz, c'est donc grâce à l'expérience du miroir que le spectateur peut faire l'expérience de l'écran cinématographique comme miroir sans reflet, lui permettant d'assoir ses processus identificatoires. Mais nous l'avons dit, l'expérience de l'informe nous ramène en deçà du stade du miroir. Lorsque le spectateur découvre Elephant Man, son refus inconscient d'identification peut donc s'expliquer par l'archaïsme de la monstruosité, le renvoyant à un temps bien antérieur au stade du miroir, venant ainsi fragiliser cette expérience fondatrice et vitale de sa constitution identitaire. Par cette sidération dans la découverte du visage du héros, les processus fantasmatiques du spectateur sont comme mis à l'arrêt et entravent le processus normal d'identification du spectateur. En ce sens, la fantasmatisation du monstre semble impossible. Devons-nous en conclure qu'aucune identification du spectateur au héros n'est possible? Rien n'est moins sûr. En effet, il y a chez Lynch un caractère évolutif du personnage principal: l'irreprésentable monstrueux laisse progressivement la place à un personnage sensible, délicat et doué de langage. Le personnage du Dr Treves va jouer un rôle déterminant dans cette humanisation, dans ce dépassement du statut de monstre. Une scène du film en particulier rend compte de cette évolution : lorsque le Dr Treves apprend à John Merrick à se présenter, il dit à son interlocuteur : « répétez après moi ... bonjour, mon nom est John Merrick ». Dans cette scène, le Dr Treves aide John Merrick à avoir prise sur son identité, à se nommer lui-même sans se laisser nommer par l'autre. Car tel est le destin paradoxal et désubjectivant du monstre : être nommé par son innommabilité « Dr Treves, il y a ce ... ce .... ce ... pour 1 Metz, C. (2002). La passion de percevoir. Dans Le signifiant imaginaire (p. 66). Bourgois.

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vous» balbutie une infirmière lorsqu'elle voit arriver John Merrick, la tête cachée par un sac. Le Dr Treves joue ainsi le rôle d'un moi-auxiliaire au sens winnicottien du terme. Pour Winnicott, la mère prête son moi à son enfant pour l'aider à le constituer. Ce moi-auxiliaire s'exprime par la capacité à porter l'enfant (le holding), le soigner avec amour (le handling) et enfin l'introduire progressivement au monde qu'il entoure (l'Object presenting). On retrouve ici dans la posture du Dr Treves envers John Merrick, une notamment à travers les soins qu'il lui prodigue ou par son aide à l'insertion dans la société londonienne du XIXe siècle, traduction de l'abject presenting qu'évoque Winnicott. Cependant, le Dr Treves apparait également comme un moi-auxiliaire pour le spectateur. En incarnant ce moiauxiliaire pour John Merrick, le Dr Treves l'aide à affirmer son identité subjective. En effet, grâce à ce cheminement inauguré par le médecin, le spectateur peut à son tour dépasser l'image de monstruosité suscitée par la découverte du personnage et s'identifier à John Merrick en tant que sujet : en ce sens le Dr Treves incarne, pour le spectateur, un moi-auxiliaire identificatoire. C'est dans ce cheminement, de la monstruosité à la représentation subjectivée que tient la force de l' œuvre lynchienne. La découverte du visage du protagoniste fige les processus identificatoires d'ordinaire mis à l'œuvre au cinéma. Pour Metz: La vision du film, comme la rêverie ( ... ) supposent un changement d'économie temporaire, ( ... ) par lequel le spectateur suspend ses investissements d'objets ou renonce du moins à leur frayer un débouché Réel, et se replie pour un temps sur une base plus narcissique. 1 La rêverie peut ainsi trouver son équivalent dans le fantasme éveillé. C'est bien de l'absence d'un tel processus qu'il est question dans la rencontre du spectateur avec la monstruosité. 1

Christian Metz, Le signifiant imaginaire, p. 165.

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Toutefois, le cinéma est à l'opposé d'une image figée, c'est grâce à ce pouvoir qui lui est propre, d'allier images en mouvement et intrigue narrative (du moins dans une forme non expérimentale) que le spectateur peut faire évoluer son regard sur le protagoniste, sortir de la sidération pour renouer avec ses processus fantasmatiques, garantissant ainsi la pérennité de son intégrité moïque. On peut alors affrrmer que l'identification consciente au monstre, bien que demeurant impossible, n'empêche pas l'identification du spectateur à John Merrick comme sujet, et ce grâce à la représentation humanisée du personnage que Lynch nous donne à voir. Symbole de cette identification désormais possible entre le spectateur et le personnage, l'avant-dernière scène au théâtre où la musique de foire très présente dans le film, soulignant la monstruosité du personnage, est cette fois remplacée par une musique rappelant le faste et la noblesse des valses viennoises. Dans cette scène, par un travelling en plongée, nous adoptons le point de vue de John Merrick qui balaye la salle du regard depuis la loge royale : la caméra subjective ne seraitelle pas ainsi la meilleure illustration de cette possibilité identificatoire entre le spectateur et le héros? Dans l'évolution d'une figure interdite à la vue du spectateur, à l'emploi de la caméra subjective nous confondant avec lui, se tient l'essence d'un regard subjectivant, l'essence d'une représentation.

Bibliographie:

Marco Araneda, Clinique du handicap. Cours magistral dispensé à l'université Paris Cité. 2022 Caroline Demeule, « Le monstre à visage découvert», Champ psychosomatique, vol. 35, n° 3, 2004, p. 23. Caroline Demeule, « Approche psychologique du stigmate et de la monstruosité en chirurgie maxillo-faciale. », Champ psy, vol. 68, n° 2, 2015, p. 25. Caroline Demeule, Réflexions psychanalytiques sur la clinique de la malformation du visage et de la défiguration en lien avec la notion de monstruosité (Thèse). École doctorale de recherches en psychanalyse, Université Paris VII Denis Diderot, 2009. Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le livre de poche, 243

coll. « Biblio essais», avril 1984, p. 80. Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris, Bourgois, novembre 2002, p. 66, 165. Laura Mulvey, Au-Delà Du Plaisir Visuel. : Féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, MIMESIS, novembre 2017. Donald Winnicott, Processus de maturation chez l'enfant, Paris, Payot, coll. Science de l'homme, janvier 1989.

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Approche sémio-psychanalytique du récit filmique : Le fil de l'Horizon, Fernando Lopes, 1993 Erika Thomas Introduction

Le Fil de l'horizon d'abord est un roman de l'écrivain italien d' Antonio Tabucchi, publié en 19881. Traducteur de Fernando Pessoa, le poète aux multiples hétéronymes, Tabucchi était une figure majeure de la littérature italienne et nourrissait une passion sans borne pour la lusophonie et le Portugal comme en témoignent certaines de ses œuvres dont Pereira Prétend (1994) et Requiem, une hallucination (1991) restent les plus beaux emblèmes. Quelques années après la parution du livre Le Fil de l'Horizon, ébloui par sa lecture, le réalisateur portugais Fernando Lopes - une figure impo1tante du Cinema Novo portugais l'adapte pour les écrans avec le concours des scénaristes Christopher Frank Jean Nachbaur. Cette co-production portugaise, française, espagnole et allemande, sort sur les écrans le 17 novembre 1993. Dans le film, l'intrigue se resserre autour des tomments du protagoniste et adopte comme décor, la ville portuaire de Lisbonne, alors que dans le roman il s'agissait d'une ville italienne. D'autres différences peuvent être trouvées (comme le prénom de certains personnages) même si le fil narratif reste le même. Le film nous intéresse afin d'interroger la matière filmique et la façon dont elle restitue une thématique chère à la littérature et au cinéma : celle du double et de son lien avec la mort. Le film décline en effet les thèmes du double, de l'absence, de la mélancolie2 d'un personnage qui traverse les

1

Nous citons les éditions françaises. De nombreux ouvrages critiques existent sur l' œuvre de Fernando Pessoa. Citons ici, Françoise Laye, Edouardo Lourenço et coll. Pessoa, l'intranquille, 2

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décors expressionnistes d'une Lisbonne sombre et inquiétante en proie à une intranquillité1 de plus en plus difficile à contenir. La «ville blanche2 » devenue ténébreuse devient l'antichambre de la nuit mortuaire. Possédant une structure circulaire, Le fil de l'horizon fait de la mort l'élément à la fois central et périphérique venant border le récit et fait de l'enquête que mène le protagoniste une quête qui replie le personnage sur lui-même. « Tout n'est que ténèbres, il faut avancer à tâtons» nous dit Spino. 1. Histoire en brefetfigures du récit Spino, un homme d'une cinquantaine d'années, travaille à la morgue de Lisbonne. Une nuit, il voit arriver le cadavre d'un jeune homme d'environ vingt-cinq ans qui lui semble étrangement familier. Face au corps inerte, Spino tente de masquer son trouble à son collègue Fausto et à Alvaro, le frère de sa compagne Francesca qui est également l'inspecteur chargé d'enquêter sur les circonstances du meurtre du jeune homme abattu de deux balles dans une maison du port. Tandis que les premières et vaines tentatives d'identification se déroulent à la morgue, Spino glisse dans sa poche la photographie polaroïd d'une femme nue qui se trouvait dans les affaires du mort. Une fois chez lui, Spino débute sa propre enquête à partir d'une autre photographie : celle où il se trouve avec ses parents, trente ans plus tôt. Dès lors il va accumuler les indices prouvant que ce jeune homme - dont il traque le parcours et les rencontres est en réalité un double de lui-même, une autre version de celui qu'il était à vingt-cinq ans. Dans sa quête désespérée - et incompréhensible pour sa compagne Francesca comme pour son Christian Bourgois éditeur, coll. « Titres » (n° 145), 2011 ; ou encore Eduardo Lourenço, Pessoa l'étranger absolu, Paris, Métaillé, 1990. 1 Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité, Paris, Christian Bourgeois (3e édition) 2011. 2 Surnom donné à Lisbonne du fait de sa luminosité et popularisé notamment par Alain Tanner dans son film Dans la ville blanche (1983) où la capitale portugaise - également traversée par un homme en déroute - est à l'opposé de ce qu'elle représente ici. Voir Erika Thomas, Dans la ville blanche, Analyse d 'une œuvre, Ed. L' Haimattan, 2019.

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beau-frère, l'inspecteur Alvaro - il rencontrera le prêtre de l'Église du Cap Espichel, une prostituée et chanteuse du Club Arcadia et un tailleur du nom de Bogossian. Poursuivant l'ombre du mort il ira jusqu'à mourir dans les mêmes circonstances que lui. En considérant les différentes articulations du récit nous pouvons modéliser celui-ci de la façon suivante :

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B. Lieux du vertige L.. ...... ..... . ..... ..........

Temps1

Alvaro

D. Le déjà-vu

E. Mort et tentations de la mort

Chambre hôtel-t----?. Nolan représente ce possible de l'éternel maintenant et le paradoxe de Cooper qui est, et doit encore advenir dans le passé. Mais le cinéaste n'en sort pas du cadre temporel du temps. Il vient même à le souligner davantage. Proposant ce lieu impossible au sein de Gargantua, il permet de représenter le caractère fantômal et décevant que le souvenir produit. Le spectateur lui-même réassiste une nouvelle fois aux scènes déjà-vu dans cette chambre d'enfant, et ne peut y porter qu'un regard nouveau.

1

Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, p. 53. Ibid, p. 18. 3 Ibid 2

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Cooper est alors mis face à son dépa1t, à sa promesse non-tenue de rentrer. Jankélévitch note comment le plus douloureux de l'irréversible vient à s'attacher « autour des échéances les plus solennelles de la vie : un grand départ sans espoir de retour »1. La souffrance ressentie par Cooper s'y condense, ainsi que dans son impossibilité à empêcher ce départ. Pour le philosophe, il n'y a d'ailleurs pas de coïncidence des temps, sauf peut-être le « mirage dû à la projection métaphorique de la succession dans un schème spatial qui confronte et juxtapose [ ... ] arrivés à la fin, nous nous rappelons le déjà-plus du passé révolu »2. Cooper est amené vers sa propre finitude, et redécouvre le perdu du passé ainsi que sa propre absence pour sa fille. C'est finalement du côté du réel irreprésentable que l'irréversible apparaît le plus et parvient à se faire entendre. Ce trou noir servirait alors à imaginer cet irreprésentable. Lorsque Lacan évoque la compréhension de la science-fiction qu'au travers de ses ronds de ficelles, on pourrait le ramener à ce qu'il évoque du «tore» dans Le Sinthome. Cela lui sert de métaphore afin de représenter la structure de ses nœuds borroméens. Cet objet fermé, revenant sur lui-même en cercle infini et présentant un trou interne, représente la faille ou la béance des nœuds entre les registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Nous pouvons alors l'entendre comme une représentation de l'objet a, l'objet fondamentalement perdu du sujet dans son inscription au langage, et qui constitue toute sa rencontre manquée avec le réel. Ce tore pourrait bien avoir quelque chose à voir avec cette science-fiction, étant donné que cette dernière sert de représentation à des mondes imaginaires fermés sur eux-mêmes, venant à présenter une béance et des failles vers l'inconnu, un hors du savoir conscient. Permis par son cinéma atemporel, Murphy adulte nous apparait retournant dans sa chambre d'enfant, dans des scènes parallèles à son père redécouvrant lui-même le passé de cette chambre. La phrase suivante de Jankélévitch,« l'homme qui débarque ce soir à la gare du Nord diffère de l'homme resté sur place par une

1 2

Ibid, p. 38. Ibid, p. 20.

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différence infinitésimale » 1, est patfaitement représentée par ces plans alternants. Cooper n'est plus l'homme ayant fui la Terre, épris d'un désir d'exploration spatiale, et Murphy n'est plus la petite fille qu'elle était, ce qui nous est donné à voir par le regard de Cooper sur ce passé. Murphy revient dans cette pièce se confronter à des souvenirs qu'elle qualifie pourtant de trop douloureux, car elle est bloquée dans sa recherche. En effet, l'équation qu'elle doit résoudre ne la laisse face qu'à du« horssens ». Elle tourne donc en rond autour de ses tentatives répétées de résolution. La fiction, tout comme la poésie d'ailleurs, permet de donner «forme aux sentiments d'absence, du vide, de l'existence fantomatique [... soit] une écriture de la nostalgie par excellence »2 . Cela amène d'autant plus lnterstellar dans un traitement du temps irréversible et de son lien à la nostalgie. Tout comme Jankélévitch l'avance, ce qu'il ne reste à Murphy du passé n'est plus que le souvenir, une « image fantomale et vaporeuse inscrite en surimpression sur le réel perçu »3 produisant alors la nostalgie et le rapport du sujet à l'irréversible. La recherche de Murphy s'articule à ce qui émerge chez elle d'une figure du deuil. Jean-Paul Matot a pu travailler sur cette figure, soulignant toute la complexité à reconnaître et accepter la mort de l'autre ou la perte de l'être cher. Cette difficulté est soustendue de la présence de cet autre perdu en continu, pesant sur l'existence, et cela sous la forme d'un « fantôme »4 hantant le quotidien mais surtout l'imaginaire. Murphy ne peut se confronter au deuil de son père dont elle refuse l'absence. Elle est donc hantée par un fantôme qu'elle ne comprend pas. J-P. Matot évoque alors la nécessité de produire un espace afin 1

Ibid, p. 26. Claire Squires, « II. La fiction, fenêtre du réel et miroir de l'inconscient : à propos d'une naissance sans vie», Dans Jean-François Chiantaretto (dir.),L 'écriture du psychanalyste, Paris, Hermann, 2018, p. 222. 3 Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, p. 20. 4 Jean-Paul Matot, « III. Figures et formes du deuil dans le travail d'écriture d'une cure psychanalytique», Dans Jean-François Chiantaretto (dir.),L 'écriture du psychanalyste, Paris, Hermann, 2018, p. 268. 2

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d'investir l'absence de l'autre d'un sens nouveau. Cet espace, Nolan nous l'avait donné à voir dès la première image du film. Il s'agit de la bibliothèque, sur lequel était apparu le titre signifiant du film «Jnterstellar », le signifiant « Entre les étoiles », signifiant d'un vide. Ce que nous pouvons entendre ici, c'est comment le réel traumatique que constitue l'absence de ce père empêche toute symbolisation possible à Murphy, perdue dans un hors-sens qu'elle répète dans ses équations. Comme a pu l'évoquer S. Joy, Nolan est bien intéressé à traiter de ce réel dans ses films, son projet étant de« strive to articulate and understand the complexifies of trauma»1. Cooper faisant l'expérience d'explorer l'irreprésentable que constitue le trou noir, il se confronte lui aussi au réel de sa propre absence et de son départ irréversible. Ce souvenir qu'il observe« est pour le nostalgique un leurre délicieux et une fascinante duperie »2 . Mais il faut se laisser duper face à ce souvenir, comme le font ces deux personnages dans l'expérience de réminiscence, afin d'en accepter son passé révolu. Cooper finit par accepter celui qu'il était à l'époque, venu de son propre désir à se séparer de sa fille. Il répète alors les signes qu'il s'était envoyés pour partir et boucle le nœud temporel. Murphy, quant à elle, réalise que son fantôme n'était autre que son propre père, dès le moment de cette séparation traumatique. C'est ainsi que Cooper parvient à mettre fin à son errance dans l'espace en quête de l'objet inatteignable, et que Murphy sort de son mécanisme de répétition visant à rejouer ce hors-sens constamment. La question d' Amélia «pourquoi est-ce que l'on aime nos morts ? » trouve sa réponse ici. Il n'y a que l'inconscient qui est sensé ne pas avoir connaissance du temps, et cela Nolan nous le fait bien entendre. Cette méconnaissance du temps permet au désir de ne pas s'essouffler, et c'est ce qui amène Murphy à mettre du sens derrière le départ de son père. C'est cet espace qu'elle produit « entre les étoiles» ainsi que dans l'espacement des vides de la bibliothèque dans lequel elle inscrivait un langage morse inscrit dans la perte et le symbolique. On assiste à une nouvelle rencontre manquée entre Cooper voyant sa fille tel un 1 2

Stuart Joy, The Traumatic Screen: The Films ofChristopher No/an, 2020. Vladimir Jankélévitch, L 'irréversible et la nostalgie, p. 55.

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enregistrement de son souvenir projeté sur l'écran, et Murphy adulte réalisant ce regard porté sur elle mais qui n'est plus car marqué d'absence. 4 - Retour vers le futur, et après ?

Il est intéressant de noter que, malgré le caractère triste et mélancolique du souvenir, ce dernier reste « sur le chemin d'un avènement [ ... ] y compris le souvenir qui semble en inverser la direction »1 . Au travers du paradoxe du film et de la loi de Murphy, Nolan nous force à accepter le caractère irréversible du temps. Jankélévitch le répète, « le temps irréversible est inflexiblement, inexorablement réglé dans le sens unique de la futurition »2. Il ne peut y avoir de retour en arrière, mais l'arrêt, le ralentissement, l'accélération, tout cela nous ramène en avant. Ce qui suit la représentation du trou noir pour Cooper, c'est un Retour vers le futur. Par son non-sens, ce nom contient finalement toute la profondeur de ce qui se joue dans ce traitement de l'irréversible. En effet, ce temps qui retomberait sans cesse en avant, nous rappelle que « le revenir du devenir nous ramène obstinément à un devenir dû revenir. Chassez l'irréversible par la porte, il rentre par la fenêtre, ou par la cheminée ... Mieux encore : il n'était jamais parti »3. C'est bien ce à quoi les personnages et les spectateurs de Nolan se confrontent ici. Nous évoquions déjà comment ce rapport de l'Homme à l'irréversible et à un impossible pourrait se rattacher à ce que Lacan évoque du réel. Cependant, ce réel ne serait pas simplement une ligne droite insoutenable du temps irréversible mais une résistance à toute symbolisation et mise en sens. Nous pouvons y entendre ainsi, de par ce caractère de hors-sens, quelque chose échappant à la maîtrise du sujet et se rapprochant par-là de l'irréversible tel qu'il est traité par Jankélévitch. Reprenons alors la citation précédemment citée et complétons-là dans la dimension du réel. Chassez le réel par la porte, il rentre par la fenêtre, ou par la cheminée. Mieux encore, il n'était jamais 1

Ibid, p. 27. Ibid, p. 32. 3 Ibid, p. 30. 2

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parti, car pour chasser quelque chose il faudrait d'abord aller à sa rencontre. Entre Cooper et Murphy, nous assistons à la répétition de leur rencontre manquée, à l'impossible de fuir l'irréversible mais aussi à la nécessité d'en passer par le manque et le désir afin de poser un sens à l'insupportable produit du réel. Cooper est confrontée à une dernière butée concernant son désir d'échapper au réel et de rattraper le temps perdu. Finalement, « le temps tire en avant ceux qui tirent en sens inverse et font mine de revenir en arrière »1. Ceci est la signature de la dernière duperie de Nolan sur le spectateur. On suit Cooper revenir dans le sens inverse du trou de ver, croisant dans le temps l'équipage d'Endurance en train d'arriver. On espèce alors, on veut croire à son retour dans le temps. Mais il se réveille dans une station spatiale de l'espèce humaine, parvenue à fuir la Terre grâce à Murphy. Cooper a officiellement 124 ans, et il n'a pas pu sortir de l'irréversible. Dans une dernière rencontre entre lui et sa fille, alors âgée et en fin de vie, on réalise dans leurs regards respectifs qu'il n'est plus question de l'effroi auquel on assistait à répétition dans le film, mais à l'acceptation de la nostalgie et du souvenir. Elle lui explique alors comment elle est parvenue à se saisir de signes et de symboles pour faire avec son absence. Mais alors qu'il lui dit «je suis là maintenant», elle vient lui présenter en quoi leur retrouvaille n'est rien d'autre qu'une énième rencontre manquée. En effet, Murphy sur le point de mourir, lui dit qu'elle a accepté l'idée qu'il soit son fantôme, ce qui lui a permis de construire sa propre famille et sa propre descendance, présente ce jour-là. Elle le renvoie, répliquant que « aucun parent ne devrait voir ses enfants mourir». Le film se termine sur l'image que nous propose Murphy. Il s'agit d' Amelia seule sur cette nouvelle planète. Le spectateur se retrouve alors lui-même confronté à un manque et à la nécessité de produire du sens. Nolan ne nous dit pas ce qu'il advient de Cooper et d 'Amelia dans cet au-delà du représentable. C'est au spectateur de l'interpréter et de l'imaginer, d'y poser son désir de sens.

1

Ibid, p. 33.

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Bibliographie Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1977 Claire Squires, « II. La fiction, fenêtre du réel et miroir de l'inconscient: à propos d'une naissance sans vie», Dans JeanFrançois Chiantaretto (dir.), L'écriture du psychanalyste, Paris, Hermann, 2018 Edmundo G6mez Mango, « Freud et la fiction», Annuel de l'APF, n° 2011 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XXIII Le Sinthome, Seuil, Paris, 1975-1976 Jacques Lacan, « Interview de Lacan sur la sciencefiction », La cause du désir, vol. 2, n° 84, 2013 Jean-Paul Matot, «III.Figures et formes du deuil dans le travail d'écriture d'une cure psychanalytique», Dans JeanFrançois Chiantaretto (dir.), L'écriture du psychanalyste, Paris, Hermann, 2018 Stuart Joy, The Traumatic Screen : The Films of Christopher Nolan, Intellect Books, United Kingdom, 2020 Todd McGowan, The Fictional Christopher Nolan, University of Texas Press, USA, 2012 Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostal1;ie, Paris, Flammarion, 1974

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I Was anAventuress, Esquisse d'une radiographie des personnages féminins dans le cinéma américain classique Jonathan Broda Réalisé par Gergory Ratoff en 1940, I Was anAventuress (Tanya l'aventurière) est un film assez étrange, on pourrait dire hybride. C'est une comédie qui synthétise les sous-genres que le cinéma américain a sublimé dans les années trente : un peu screwball (tant la question du couple y est moderne), un peu romantique (le happy end ironique est en adéquation avec la censure ou autocensure qui sévissait fortement à cette époque), un peu musical (via l'éblouissante scène de ballet finale). Ce qui apparaît comme le plus intéressant aujourd'hui, dans ce film, est assurément le personnage féminin, central dès le titre, d'une grande modernité quand on remet le film dans le contexte du Code Hays dominant entre 1934 et 1952 à Hollywood. Interprétée par la ballerine d'origine norvégienne Vera Zorina1, Tanya rayonne d'abord dans un trio de malfrats qui sévissent dans les Palaces (accompagnée d'Erich von Stroheim et Peter Lorre) mais l'une de leur proie: (le bellâtre britannique) Richard Greene va faire bifurquer la dramaturgie vers un mariage d'amour que les mauvaises fréquentations de son passé finiront par mettre en danger. Le film trouve l'une de ses chutes dans un ballet filmé de cinq minutes qui résume « Le Lac des Cygnes » d'une façon assez saisissante (il est toujours difficile de filmer la danse, mais Ratoff y arrive parfaitement) mettant l'actrice/danseuse face la dualité d'Odette/Odile entre un cygne 1

Eva Brigitta Hartwig (1917-2003), née en Allemagne de parents norvégiens, enfant de la balle, débute la danse avec Olga Preobrajenska, formée au Bolchoï, travailla souvent avec le grand Marius Petipa, engagée par Max Reinhardt, puis rejoint le Ballet Russe de Monte Carlo ou elle rencontrera son futur époux le chorégraphe George Balanchine avec lequel elle ira aux Etats-Unis ou sa carrière oscillera entre quelques films hollywoodiens et des pièces de théâtre à Broadway.

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blanc/femme asexuée et un cygne noir/femme tumultueuse, une dichotomie que le cinéma américain a peut-être engendrée depuis la fin du cinéma des premiers temps. D'abord les VAMPS (1915-1925) avec comme emblème Theda Bara (sœur américaine d'Irma Vep/ivlusidora en France), vénale et fatale, maquillée et malfaisante, sex-symbol de la Fox qui faisait face à la très juvénile, angélique et sainte Mary Pickford («La petite Mary» à la Biograph avec D. W. Griffith, «La fille aux boucles blondes» à Universal avec l'un des fondateurs d'Hollywood Carl Laemmle et surtout « La petite fiancée de l'Amérique» à United Artists qu'elle a cofondé avec Charles Chaplin entre autres). Puis, les FLAPPERS (1925-1935) avec comme égérie l'irréductible et irrévérencieuse Louise Brooks, mais aussi la troublante et troublée Margaret Livingston, dans Sunrise/L 'aurore qui l'oppose à la très pickfordienne Janet Gaynor. Ces garçonnes joyeuses et hédonistes n'hésitent pas aussi à travailler ou à fumer en assumant leurs sorts souvent tragiques. Très bien décrits par Scott Fitzgerald dans ses romans, ces archétypes vont se décliner sous différentes formes, parfois féministes et libérées (comme Katharine Hepburn) parfois femmes-enfants un peu dévergondées (comme Clara Bow). C'est cette dernière qui inspirera le personnage animé de Betty Boop ; elles sont à elles deux, un nouveau cliché hollywoodien : la IT GIRL (Années 30) celle qui «possède» le ça, le truc, (les hommes!?), celles qui chantent, dansent et s'épanouissent dans des métiers/milieux plutôt fréquentés par les hommes. L'affirmation des FEMMES FATALES (années 40-50) dans cette fin de l'âge d'or (ou âge classique) du cinéma américain, va cristalliser certains personnages féminins comme les héritières modernes des succubes mythologiques, des sorcières du Moyenâge ou encore des goules du Romantisme. En quoi le personnage de Tanya l'aventurière nous permet-il, lui, de questionner tous ces archétypes cinématographiques, et de rendre compte de leurs paradigmes changeants et fascinants ? Les personnages féminins ont toujours été importants au cinéma même s'ils ont souvent été des représentations de clichés de leur

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temps. Il y a cependant une figure mythologique qui peut nous aider à comprendre un peu mieux cette zone d'ombre lourde et pesante qui les relie aux personnages masculins. Cette figure pourrait être la succube, « démon », « entité surnaturelle» qui « apparaîtrait dans les rêves pour séduire les hommes » souvent par une « activité sexuelle qui peut entraîner une mauvaise santé physique et/ou morale ». Ces belles « séductrices ou enchanteresses» ont un équivalent masculin l'incube (les deux personnages sont d'ailleurs parfois rapprochés, comme les deux facettes d'une même entité). Le terme serait issu du latin tardif « succuba » (par amour) ou encore de « succubare » (sous le mensonge) ... deux pistes pourtant distinctes. Dans la mystique juive médiévale on trouve aussi la formule : « Lilith était la première femme d'Adam, qui devint ensuite une succube». Dans la Kabbale zohariste, « Lilith quitta Adam et refusa de retourner dans le jardin d 'Eden après s'être accouplée avec l'archange Samaël », ce dernier se serait accouplé avec les quatre reines originelles des démons :

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Lilith, déjà évoquée, sur laquelle nous reviendrons, mais aussi Eisheth 1, Agrat bat I'vfahlat2 et Naama3 ... Elles trouvent aussi des dérivées dans d'autres folklores, où elles peuvent être apparentées à des sirènes (peut-être une résonnance de «L'Odyssée»?), mais celle qui nous intéresse aussi nous vient du texte «Mal/eus M aleficarum » (Le Marteau contre les sorcières) avec deux coauteurs : Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger qui auraient publié en 1486-1487 à Strasbourg, ce traité qui sera largement utilisé dans les « chasses aux sorcières» qui s'affirmèrent au XVe siècle en Europe. Dans la mythologie arabe, le qarinah ( esprit similaire à la succube) « dort avec la personne et a des relations pendant le sommeil comme le montrent les rêves » ferait ce quel' on pourrait 1

Dans la Kabbale, Eisheth Zenunim (en Hébreu "Femme de la Prostitution") est une princesse des Qliphoth qui gouverne Gamaliel, l'ordre des Qliphoth de Yesod. On la retrouve comme une personnification féminine du péché. Dans la mythologie juive, on dit qu'elle mange les âmes des damnés. 2 Agrat, la fille de Mahalat, dans la littérature rabbinique de Yali,ut I:Iadash, les veilles du mercredi et du samedi, elle est le démon du toit dansant qui hante les airs avec son char et son train de 18 messagers/anges de destruction spirituelle. Elle danse pendant que sa mère, ou sa grand-mère, Lilith, hurle. Elle est aussi "la maitresse des sorcières" qui communiquait des secrets magiques à Amemar, le sage. Selon la légende, Agrat et Lilith ont rendu visite au roi Salomon déguisées en prostituées. Les esprits que Salomon a fait communiquer avec Agrat ont tous été placés à l'intérieur d'un récipient ressemblant à une lampe de génie et placé dans une grotte sur les falaises de la mer Morte. Plus tard, après que les esprits ont été jetés dans la lampe, Agrat bat Mahlat et sa lampe ont été découverts par le roi David. Agrat s'est alors accouplée avec lui une nuit et lui a donné un fils démoniaque, Asmodeus, qui est identifié à Hadad l'Edomite. Dans un traité kabbalistique de Nathan Spira (mort en 1662), il est expliqué que Mahlat était la fille d'lsmaël et de sa femme, qui était elle-même fille du sorcier égyptien Kasdiel. La mère et la fille furent exilées dans le désert, où le démon lgrathiel s'accoupla avec Mahlat et engendra Agrat ou lgrat. Mahlat devint ensuite la femme d'Ésaü. 3 Naamah ou Na'amah est un démon décrit dans le Zohar. Dans la littérature talmudique et rnidrashique, Naama est indissociable de la Naama humaine, qui a gagné son nom en séduisant les hommes par son jeu de cymbales. Elle séduisit également l'ange Shamdon ou Shomron et enfanta Ashmodai, le roi des démons. C'est plus tard, dans la littérature kabbalistique, qu'elle devient un esprit inhumain.

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appeler des « attaques spirituelles » pendant le sommeil des hommes.On ne peut pas non plus passer sous silence, les croyances bouddhistes comme le Dharani (Un hymne sacré, une incantation ou une formule mystique, une sorte de Mantra) Sutra d' Amoghapasa qui promet à ceux qui prient« vous ne serez pas attaqués par des démons qui aspirent votre énergie ou vous font l'amour dans vos rêves». Mais revenons au Septième Art. Durant la Première guerre mondiale, fin du cinéma des premiers temps, vont apparaître des personnages féminins marquants ou du moins marqués par leur temps. En France, c'est la troublante Musidora1, tout habillée de noir avec un maquillage sombre et outrancier, qui fascinera les foules ( elle devient un mythe!) et inspirera les avant-gardistes (ils en feront une de leurs muses) ... Musidora, un archange du mal qui ensorcelle les hommes. La même année, aux États-Unis, c'est dans un Hollywood encore en devenir qu'un personnage assez proche d'Irma Vep va apparaître: Theda Bara2, avec son rôle d'antagoniste/prédatrice dans A Fool There Was (1914, distribué en France sous le titre : Embrasse-moi, idiot ou La Vampire). Son nom devient l'anagramme d'Arab Death (!?) donnant une tournure exotique à celle que l'on considère comme le premier sex-symbol du cinéma américain. Elle aussi est fortement maquillée (le khôl débordant toujours de ses yeux), devient la VAMP made in USA, première figure féminine maléfique qui a de multiples points communs avec les succubes des anciennes mythologies. Mais son opposition (médiatique) à 1 Jeanne Roques (1889-1957) qui commencera dans le vaudeville, le théâtre avant de devenir à tout jamais Irma Vep (anagramme de Vampire) dans la série Les Vampires (1915) de Louis Feuillade, l'un des serials les plus populaires de cette période en France. Elle y incarne la VAMP, une beauté fatale qui fait partie de cette « bande de malfrats » qui rappelle les apaches de la Belle Époque. 2 Theodosia Burr Goodman (1885-1955) qui tourna une cinquantaine de films entre 1915 et 1925, principalement à la Fox Film dont elle devint l'une des figures de proue (1915-191 7) avec des films aux titres évocateurs : Siren of Hel/ ou Carmen ( 1915), The Serpent ; The Eternal Sappho et The Vi.xen (1916), Camille et Cléopâtre (191 7), When a Woman Slns et Salomé (1918) avant de finir sa carrière avec The Unchasetened Waman (1925) et Madame Mystery (1926), malheureusement peu de films subsistent aujourd'hui.

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Mary Pickford1, qui elle campait des jeunes filles puis des jeunes femmes, toujours positives, espiègles et surtout asexuées (pour ne pas dire vierges) va devenir une forme de constante dans certains films américains ce qui n'est pas sans rappeler les deux personnages féminins du Lac des Cygnes (Odile et Odette qui s'opposent clairement : Odette qui est un cygne blanc le jour et une femme la nuit et Odile, un cygne noir qui se fait passer pour Odette auprès de Siegfried qui s'était épris d'elle). On retrouve dans certains films des années 20 cette opposition entre deux personnages féminins, notamment dans Sunrise (L'aurore, Murnau 1927) avec une « femme de la campagne», épouse et mère, souriante et compréhensive (interprétée par Janet Gaynor qui obtiendra l 'Oscar de la meilleure interprétation féminine) et une « femme de la ville» vêtue de noir, très maquillée et fumant des cigarettes (interprétée par Margaret Livingston) qui va ensorceler « l'homme de la campagne ». Lorsque l'on observe le personnage maléfique, on peut y déceler les archétypes d'une FLAPPER 2 que F. Scott Fitzgerald décrit bien dans son essai : Flappers and Philosophers ( 1920) mais qui restera dans l'imaginaire collectif à travers la démarche de l'actrice insurrectionnelle Louise Brooks. Dans la continuité des FLAPPERS, après l'arrivée du Son qui est synchrone avec la Crise de 29 et la grande dépression qu'elle

1 Gladys Louise Smith (1892-1979) figure incontournable de la naissance de l'industrie du cinéma américain, passant de la Biograph ( 1909) avec Griffith aux Studios Universal (1911) de Carl Laemmle qui à grand renfort de marketing en fit Little Mary ou La fille aux boucles blondes et surtout La petite fiancée de l'Amérique. Elle fondera enquite avec Douglas Fairbanks, Charles Chaplin et David Wark Griffith: United Artists en 1919. Elle est, ou restera, la femme la plus puissante du cinéma américain. 2 Nom donné à des jeunes femmes un peu garçonnes, portant des jupes/robes laissant apparaître les genoux, aux cheveux courts, souvent coiffées au carré, s'appliquant à briser tous les canons de beauté et codes sociaux de l' entre-deuxguerres, ces jeunes femmes sont avant tout rebelles, elles fument, boivent et fréquentent volontiers des garçons, dans une société américaine qui, au sortir de la première guerre mondiale est marquée par la prohibition.

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enfantera, un nouveau type de personnage féminin : la IT GIRL 1, qui va faire son apparition avec deux nouveaux archétypes, tout d'abord l'actrice Clara Bow, mais aussi le personnage de dessin animé Betty Boop, personnage de dessin animé (inspiré de Clara Bow ?) qui joue le rôle d'une jeune danseuse de cabaret cabotine et délurée, elle est vêtue d'une robe fourreau sans manche, laissant tous ses charmes s'exprimer à l'image des pin-up des magazines US, pour parachever sa panoplie de séductrice, elle porte une coiffure frisant en boucles, des cils relevés au rimmel cernant deux yeux surdimensionnés et une jarretière sur le haut de la cuisse gauche. Quand bien même, elles ne disparaîtront pas des écrans, le code Hays2 a changé la donne et d'autres personnages féminins vont émerger, moins ostensibles dans leurs rapports aux hommes, plus Mary Pickford que Theda Bara... Il faudra attendre ensuite les films noirs des années 40-50 pour que se cristallise définitivement l'archétype majeur du cinéma américain, la femme fatale, qui peut se décliner dans tous les maléfices et les sacrifices évoqués depuis le début de ce texte. Elles vont devenir aussi importantes dans les récits que l'antihéros qui aura la (mal) chance de les croiser, elles vont devenir celles qui assument que les femmes existent dans la société américaine d'après-guerre car elles ont dû/su assumer les tâches

1

Dans ce mot, « It » est un pronom complément direct neutre singulier qu'on peut traduire par « le » ou bien « ça». Une it-girl est donc une « fille qui le possède» ou une« fille qui a ça». «Ça» étant quelque chose d'indéfinissable et de magnétique, une spécificité, une qualité d'ordre physique, intellectuel ou moral, une attitude, un style vestimentaire, qui fait que l'attention du plus grand nombre se polarise sur elle. L'origine de cet engouement vient souvent d'un événement dans la vie de cette personne, ou d'une de ses activités. 2 Entrepris entre 1930 et 1934, le PCA (Production Code Administration, plus communément appelé « Code Hays») a fait évoluer la représentation du « désir » dans le cinéma américain, passant d' une posture/période « pré-code » plutôt influencée par les Années Folles et la Prohibition vers la deuxième partie des années trente, plus marquées par la grande dépression et la montée de « l'âge des extrêmes» comme nommait cette période l' historien anglais Eric J. Hobsbawrn.

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lâchées par les soldats de l'après Pearl-Harbor 1. Cette lecture de la femme fatale comme une figure démoniaque est donc le fruit d'une longue tradition dans le cinéma US, alors que la plupart du temps, elle est le fruit d'une complexe dramaturgie, dans laquelle, elle est autant cause que conséquence du mal ou du mélodrame. C'est dans ce creuset qu'a causé la Seconde Guerre Mondiale que le cinéma américain va affmner, confirmer cette synthèse fatale des personnages féminins. Et il y a pa1ticulièrement un film qui peut attirer notre attention sur le démarrage de cette longue continuité des femmes maléfiques. Film réalisé en 1940 par Gregory Rato:ff2 : 1 Was an Adventuress (Tanya l 'aventurière). On trouve dans ce film une dramaturgie complexe dans laquelle deux associés ou malfrats de haut vol, interprétés par deux acteurs de renoms: le mythique Peter Lorre (M le maudit en personne!) que l'on retrouvera dans d'autres seconds ou troisièmes rôles importants (comme dans Casablanca, deux ans plus tard) durant son exil américain et le mythe Erich Von Stroheim, qui après avoir réalisé une dizaine de films imposants et importants pendant l'âge d'or du cinéma muet (entre 1919 et 1933), il a aussi joué dans une centaine de films entre les ÉtatsUnis et l'Europe (entre 1915 et 1955). Ces deux figures ou légendes du cinéma européen encadrent/entourent le personnage 1

Le cinéma américain a changé après le 7 décembre 1941 etl'attaquejaponaise, véritable pivot de la seconde guerre mondiale d' un point de vue cinématographique. Le faucon maltais (1941, John Huston) est considéré comme le premier film noir i-officiel, même si certains films européens préalables (les films expressionnistes allemands ou les chefs-d' œuvre du réalisme poétique français) peuvent être des prémisses possibles à cet acte de naissance ... 2 Grigory Vasilyevich Ratrier (1897-1960) est un artiste pluridisciplinaire né en Russie où il s'initiera au théâtre aux côtés de Stanislavski avant de s'installer aux États-Unis au début des années vingt, d'abord dans le théâtre Yiddish à New York avant de s'affirmer comme acteur à Hollywood au début des années trente et cela jusqu'aux années cinquante. Assez vite réalisateur et/ou producteur d' une trentaine de films (entre 1936 et 1960), il symbolise parfaitement l'intégration des Russes blancs aux États-Unis, entre Broadway et à Hollywood.

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de Tanya, qui, au début du film est réduite à une soumission totale à ses deux complices pour détrousser des hommes riches attirés par la beauté de Tanya, elle possède le « ça » (de la It Girl de la Grande dépression ... ) métaphorisé par les bijoux (chers ou en toc) dont elle doit se séparer de toute urgence, elle est donc une (belle) femme objet, fatale face à ses victimes, mais aussi frustrée de ne pas pouvoir s'exprimer et danser. Mais son désir d'émancipation (comme les flappers en leurs temps?), l'incomplétude de sa place attribuée dans« le Gang des 3 » (Vamp, It Girl) et la rencontre avec l'être aimé vont permettre à ce personnage de trouver une autre voie. Une voie plus sage, loin des femmes fatales du cinéma des années 40 (de Barbara Stanwyck à Ava Gardner, en passant par Rita Hayworth et Marilyn Monroe) qui viendra faire écho à la dichotomie Bara/Pickford. Dans le dernier acte du film, Tanya aboutira dans toutes les dimensions, réduisant à néant les nuisances de son passé en mettant à jour la malveillance de ses anciens complices (Stroheim surtout), trouvant un épanouissement dans son couple (avec une écoute mutuelle assez moderne pour l'époque) et surtout dansant Odette et Odile dans un ballet final qui reste, encore aujourd'hui comme l'un des sommets de la représentation de la danse classique au cinéma. La chorégraphie a été pensée pour l'écran par l'époux de Vera Zorina à cette époque, le grand George Balanchine, qui danse lui aussi. Le personnage s'envole ici, réussissant à sublimer le célèbre ballet qui stigmatise les deux facettes d'un même personnage en réduisant les personnages féminins à deux archétypes («maman» ou «putain», « fiancée ou "sorcière'') et qui a été si vite fixé/figé au cinéma depuis Théda Bara et Mary Pickford, en pleine première guerre mondiale. Il est bien dommage que ces personnages, moins stéréotypés, n'aient pas eu plus de descendance, contrairement aux femmes fatales issues des succubes archaïques et toujours présentes aujourd'hui : voire le phénomène Nasty Girl. Oui, il est bien dommage que ces aventurières (cf le titre du film de Ratoff) sorties des sentiers battus et rebattus (sur lesquels le cinéma

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américain a souvent marché), aient été s1 peu explorées au cinéma. Bibliographie

Georg Groddeck, Le Livre du ça Eric J. Hobsbawm, L 'Âge XXe siècle 1914-1991 Jules Michelet, Les sorcières

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des

extrêmes:

le

court

Conclusion

Vladimir Broda et Nina Farrugia

En ce temps où les deux disciplines sont, pour différentes raisons, remises en question, il nous a paru essentiel de proposer l'écriture d'un ouvrage collectif qui traite les enjeux du Contemporain via la symbiose cinéma et psychanalyse. Symptômes d'une époque contemporaine qui se veut en surface? La psychanalyse perd de sa dorure et commence à se faire évincer des universités, perdant ainsi son discours universitaire, base de la transmission du savoir analytique. Les salles de cinéma elles, se vident peu à peu, en se faisant remplacer par la VOD; les images en mouvement prennent place sur les écrans de nos salons ou de nos smartphones, pour non plus regarder, mais uniquement voir, et oublier dès la fermeture de l'application. On ne regarde plus le générique de fin d'un film comme on n'écoute plus les mises en garde des analystes éclairés face aux nouvelles pratiques compmtementales ou de « bien-être personnel» qui pullulent autant que des surproductions cinématographiques n'ayant qu'une visée commerciale. L'argent est certes nécessaire au bon fonctionnement de la machine cinéma, mais ne nous suffit-il pas de regarder les films en compétition, ayant fait le plus d'entrées en France pour constater un bémol dans l'engagement et la création que certains réalisateurs mettent en œuvre pour faire un maximum de profit ? Idem pour ces nouvelles « pratiques » fort douteuses de développement personnel, ou encore d'autodiagnostic. Agamben souligne : « Celui qui perçoit que la maison brule peut se trouver porté à regarder ses semblables qui paraissent ne pas le percevoir avec mépris et dédain. [ ... ] Réaliser que la maison brule ne t'élève pas au-dessus des autres : au contraire c'est avec eux qu'il te faudra échanger par ultime regard quand les flammes se feront

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plus proches. » 1. Notre projet ne s'estime pas « au-dessus des autres»; c'est justement dans un principe d'intermédialité que nous avons tenté de réunir ces deux disciplines, contemporaines l'une de l'autre - contemporaines tout court au sens d' Agamben - qui selon nous ont encore tant à s'apporter. Dialectique d'une image analytique, dialectique du discours cinématographique: «L'image serait donc à penser comme une étincelle d'une vérité, contenu latent appelé un jour à dévorer l'ordre politique établi. » 2 nous dit Georges Didi-Huberman. Ayons donc encore foi !

1

Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, Rivages, 2021, p.18. Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L 'œil de l 'histoire,], Minuit, 2009, p.126. 2

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Les auteurs Vladimir Broda est doctorant en recherches en psychopathologie et psychanalyse à Université Paris-Cité, Laboratoire CRPMS, professeur en histoire de l'art et du cinéma à l'EICAR Paris. Michèle Benhaim est professeure des universités en psychopathologie clinique et psychanalyse à Aix-Marseille Université, psychanalyste, auteure et metteuse en scène de théâtre, scénariste et réalisatrice. Nina Farrugia est doctorante en recherches en psychopathologie et psychanalyse à Aix-Marseille Université, psychologue clinicienne en pédopsychiatrie, en milieu associatif et en cabinet libéral. Fanny Chevalier est Maitresse de Conférences, Aix-Marseille Université et psychanalyste. Joy Séror est docteure en études cinématographiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut ACIB. Jean-Jacques Moscovitz est psychanalyste, Directeur de Psychanalyse actuelle et du Regard qui bat, Paris. Emma Sugier est psychologue clinicienne et professeure des écoles, Lambesc. Sébastien Firpi est psychanalyste et psychologue clinicien en milieu carcéral, Marseille. Erika Thomas est psychologue sociale, professeure de cinéma, université de Strasbourg et réalisatrice. Jeremy Murie est psychologue clinicien et directeur adjoint de la Maison des Adolescents, Marseille.

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Jonathan Broda est docteur en études cinématographiques et professeur d'histoire du cinéma à l'EICAR Paris. Juan Jorge Michel Farina est docteur en psychologie, professeur d'éthique et de droits de l'homme et de cinéma et subjectivité, Université de Buenos Aires. Eduardo Laso est psychanalyste, professeur agrégé d'éthique et de droits de l'homme et introduction à la pensée scientifique, Université de Buenos Aires. Célia Lehaire est psychologue clinicienne et docteure en psychopathologie, Marseille. Alexandra Drezen est psychanalyste, Marseille. Emmanuel Vigier est auteur, documentariste et analyste, Marseille. Sabrina Belemkasser est psychologue clinicienne et doctorante à l'ERAS:rvffi, Université Sorbonne Paris Nord. Stefano Pezzi est artiste visuel et sociologue, rattaché à l'Université de Sciences Politiques - département sociologie de l'Université de Bologne (Italie). Nicolas Robert est docteur en psychologie, ATER Laboratoire de Psychologie Clinique, de Psychopathologie et de Psychanalyse, Aix-Marseille Université. Valentine Auvinet est doctorante en littérature comparée, Laboratoire CERlLAC, Université Paris-Cité. Garance Fromont est doctorante en études cinématographiques, Laboratoire CERlLAC, Université Paris-Cité. Mathilde Barbet est psychologue clinicienne, Marseille.

300

Nawel Chtourou est docteure en théorie des arts, chercheuse et maître-assistante en design à l'Université de la Manouba, Tunis. Victor Baudrier est psychologue clinicien, Paris. Antoine Gires est psychologue clinicien et doctorant en psychanalyse, Aix-Marseille Université.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction Vladimir Broda & Michèle BenJiaim ........................................ 7 Chapitre 1 Affaires de famille ................................................................... 11

Mammy, une mère inoubliable Fanny Chevalier ................................................................... 13 Mettre en scène le transfert au féminin : puissances imaginatives du hors-champ Joy Séror............................................................................... 31 Avec Steven Spielberg, on s'y père au cinéma Jean-Jacques M oscovitz & Emma Sugier.............................5 5 « You're the only man that's ever touched me» Sébastien Firpi & Jeremy Murie .......................................... 83 Ken Loach / Gaspar Noé, même combat? Vladimir Broda & Nina Farrugia ...................................... 107 Chapitre 2 Apocalypses now ................................................................... 121

Œdipe au cinéma avec et contre Sophocle JuanJorgeMichel Farina & Eduardo Laso ...................... 123 Le déni des ombres Célia Lehaire, Alexandra Drézen & Emmanuel Vigier ...... 135 La dimension traumatique dans l'œuvre de David Lynch: de l'invisible à l'irreprésentable Stefano Pezzi & Sabrina Belemkasser ................................ 151 L'esthétique de la catastrophe: le beau et l'amour Nicolas Robert .................................................................... 171 Traduire la mémoire transgénérationnelle d'un génocide : Chantal Akerman et Gariné Torossian ValentineAuvinet & Garance Fromont.............................. 183

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Chapitre 3 Les promesses de l'ombre .................................................... 207 Le visible invu dans le cinéma de Dario Argento Mathilde Barbet.................................................................. 209 Sur la scène inerte du vide, une cinétique de l'irreprésentable Nawel Chtourou .................................................................. 219 Le Monstre du Réel à l'écran La rencontre du spectateur avec la monstruosité faciale : Elephant Man, David Lynch (1981) Victor Baudrier ................................................................... 235 Approche sémio-psychanalytique du récit filmique : Le fil de l'Horizon, Fernando Lopes, 1993 Erika Thomas ...................................................................... 245

lnterstellar et l'irreprésentable Antoine Gires ...................................................................... 271

1 Was an Aventuress, Esquisse d'une radiographie des personnages féminins dans le cinéma américain classique Jonathan Broda .................................................................. 287 Conclusion nadimir Broda & Nina Farrugia ......................................... 297 Les auteurs ............................................................................ 299

304

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ŒDIPE AU CINEMA Accompagné vers la mort par sa fille Antigone, Œdipe, aveugle, ne pourra voir ni la chute de Thèbes, ni l'avènement du septième art. Quelques millénaires plus tard, les auteurs de cet ouvrage collectif font acte de regard sur la situation contemporaine de la psychanalyse et de l'art cinématographique. Par le prisme d'une étude transdisciplinaire et d'un nouage nécessaire à la recherche contemporaine, le cinéma part à la rencontre de la psychanalyse, s'y associe, s'en détache, et inversement. Face à une abondance d'images de plus en plus violentes et à des angoisses massives de plus en plus fréquentes, le spectateur-patient (se) doit (de) supporter, témoigner et démasquer le réel contemporain ; faire face à des bouleversements sociaux, politiques, artistiques et moraux, en tentant de garder une éthique du regard (S. Rollet). En parcourant diverses époques historiques, sociales et cinématographiques, les spectres de Freud et de Lacan viendront ici rencontrer David Lynch, dialoguer avec Xavier Dolan, et fumer un cigare avec Gaspar Noé.

Vladimir Broda est doctorant en recherches en psychopathologie et psychanalyse à Université Paris-Cité, professeur en histoire de l'art et du cinéma à l'EICAR. Michèle Benhaim est professeure des universités en psychopathologie clinique et psychanalyse, psychanalyste à Aix-Marseille Université, auteure et metteuse en scène de théâtre, scénariste et réalisatrice. Nina Farrugia est doctorante en recherches en psychopathologie et psychanalyse à Aix-Marseille Université, psychologue clinicienne en pédopsychiatrie, en milieu associatif et en cabinet libéral. Avec la contribution de : Fanny Chevalier, Jay Séror, Jean-Jacques Moscovitz, Emma Sugier, Sébastien Firpi, Erika Thomas, Jeremy Murie, Jonathan Broda, Juan Michel Farina, Eduardo Laso, Célia Lehaire, Alexandra Drézen, Emmanuel Vigier, Sabrina Belemkasser, Stefano Pezzi, Nicolas Robert, Valentine Auvinet, Garance Fromont, Mathilde Barbet, Nawel Chtourou, Victor Baudrier, Antoine Gires.

Illustration de couverture: Arthur Fabre

ISBN: 978-2-336-42130-8

30€

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9 782336 421308