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French Pages 269 [232] Year 2023
Mouvementements
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Emma Bigé
Mouvementements Écopolitiques de la danse
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Composé par Facompo à Lisieux Maquette de couverture : Ferdinand Cazalis Dépôt légal : mars 2023
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ISBN 978‑2-348‑07496‑7 En application des articles L. 122‑10 à L. 122‑12 du code de la propriété intel‑ lectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.
© Éditions La Découverte, 2023. 34, rue des Bourdonnais, 75001 Paris.
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À Nancy Stark Smith.
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Avant-propos Résumé à toute vitesse du livre. L’existence de mouvements en nous qui ne sont pas de nous : pour des raisons à la fois écologiques, politiques et chorégraphiques, nous (habitantes de Terra) avons besoin d’apprendre à bouger avec les mouvements qui excèdent l’humain. Mouvementements · Danses compost-humanistes Introduction La modernité est synonyme du temps de la Plantation, du harassement des sols et du transbordement des vies : quels sont les savoirs du sous-sol qui y ont survécu et comment apprendre d’eux ? Une réponse est cherchée dans certaines pratiques de danse où se rencontrent des mouvements par-delà les frontières entre espèces et entre genres d’êtres. Plantationocène · Éco-soma · Danser Qui bouge ? Le corps, unité individuelle extractible et automotrice, fait obstacle à la danse : apprendre à voir d’autres processus, apprendre à penser le mouvement autrement que comme quelque chose que je fais et qui modifie le monde. Anatomies · Ontologies relationnelles · Voie médiane
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La gravité Le poids n’est pas qu’une mesure physique : c’est aussi un senti intérieur, celui du dialogue qu’entretiennent ma masse et celle de la Terre, et qui est habité par l’histoire affective qui me lie à mon entourage. Peser · La petite danse · Prémouvement Zones de contact On peut se toucher sans se rencontrer : la possibilité de l’absence de réciprocité hante le contact ; elle est aussi ce qui exige de développer un art de l’attention tactile qui, dans la contiguïté entre les membranes-peaux, permet de consentir à ne pas rester que soi. Écotones · Dé/distanciations · Hapticalité Le repos, la tendresse, le refus Dans le monde du sans-contact, il est urgent d’apprendre des techniques de la douceur, du ralentir, du repos : ces techniques vandalisent l’idée de l’efficacité et investissent l’érotique comme un champ puissant de savoirs obliques. Somactivisme · Siestes vandales · Puissance de l’érotique Ne-pas-faire Et si pour une fois nous nous arrêtions ? Quelle chance donnerions-nous aux mouvements qui ne sont pas les nôtres ? Une enquête sur des gestes de rien qui débordent d’activité. Terrain vague · Suspension · Décomposition
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Conclusion Le mouvement : mot commun à la politique et à la chorégraphie. De quelles puissances de bascule les mouvementements sont-ils porteurs ? Choréopolitiques · Gestes d’insurrection
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A. Livingstone dans & Trembling: a method for an applied polyphony. Festival Extension Sauvage 2017. © Richard Louvet.
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Avant-propos
Il y a en moi des mouvements qui ne sont pas de moi, des mouvements qui me précèdent et dont certains m’ins‑ tituent : mouvements de la respiration, mouvements des fluides dans mes vaisseaux sanguins, mouvements de ma posture qui se maintient érigée sans mon concours conscient, mouvements de mes yeux qui suivent les contours des choses autour de moi. Sans cesse, je suis mouvementée, du dedans comme du dehors, par d’autres mouvements que les miens. Il y a bien des voies pour apprendre à reconnaître et habiter ces mouvements. L’écologie, par exemple, comme activisme et comme pratique scientifique, nous apprend à repérer les intrications entre les mouvements humains et plus qu’hu‑ mains, nous enseigne notre participation aux respirations des arbres comme à la vie de quantités de vivants qui habitent nos tubes digestifs, nos maisonnées, nos milieux de vie. Depuis plusieurs décennies, l’engagement des militantes, des philo‑ sophes, des artistes sur cette voie a modifié les sensibilités à une vitesse remarquable : nous (et je veux dire ici : nous, habitantes des empires, héritières ambiguës de la moder‑ nité/colonialité), sommes de moins en moins nombreuses à ignorer que, comme dit la philosophe Donna J. Haraway, « nous sommes du compost », c’est-à-dire que nous (vivantes, mammifères, humaines) sommes le site du fleurissement de mouvements, d’espèces, de vies autres que les nôtres.
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Dans le domaine des arts, les pratiques somatiques et chorégraphiques ont contribué à cet affinement des sensi‑ bilités aux autres vivantes. Elles ont donné à voir des êtres humains capables de se prêter aux manières de bouger d’autres entités en défaisant systématiquement le privilège de la posture érigée, en étudiant les manières agiles de peser, de tomber, de glisser, de confluer avec d’autres mouvements. Quantités de danses montrent ainsi qu’il est d’autres motifs de bouger que la socialité humaine et sa bienséance. Par ces dissidences motrices, ces danses que l’on pourrait appeler « compost-humanistes » (en ce sens qu’elles n’ont plus la vocation humaniste de célébrer la victoire de l’humain sur les forces de la gravité ou de l’animalité, mais au contraire d’empirer, pour ainsi dire, la condition terrestre, la condition vivante des mouvements humains) sont un lieu de désappren‑ tissage des présupposés quant à « ce qui bouge » en nous, mammifères terrestres habitantes de Terra. Elles contribuent à ouvrir les fenêtres éthologiques et géologiques par lesquelles passe la communication et la sympathie envers les autres vivantes et les autres mouvements terriens. Mouvementements est une enquête sur ces danses composthumanistes, c’est-à-dire sur la manière dont certaines pratiques chorégraphiques peuvent nous aider à aiguiser les sentis de nos solidarités avec d’autres entités, humaines et pas qu’humaines. La stratégie consiste à parler « depuis » la danse (depuis le studio, depuis la scène), plutôt qu’« à propos » d’elle, comme d’une activité à laquelle le sujet pensant serait extérieur. Il s’agit, en d’autres termes, de se mettre du côté des savoirsentir, des savoir-faire et des savoir-penser qui président au danser, et, plutôt que d’étudier des danses, d’étudier, avec des danses (avec des danseureuses, des chorégraphes, des praticiennes), les sortes de mouvements qui les intéressent. Chaque chapitre est ainsi dédié à la construction d’une alliance entre des enjeux repérables d’un côté dans certaines philosophies activistes écopolitiques et de l’autre dans certaines danses contemporaines expérimentales : quelles mobilisations
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pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseureuses ? Telle est la question abordée dans ce livre, dont nous pouvons ici tenter de récapituler le parcours. L’introduction s’ouvre aux côtés de la romancière SF Nora K. Jemisin et de son cycle de La Terre fracturée, un monde où la terre tremble et où les mondes n’en finissent pas de finir. Malgré ou au cœur de l’imminence de la destruction, Jemisin nous apprend à nous mettre à l’écoute de puissants savoirs souterrains : ceux portés par des êtres (plus ou moins) humains qui ont appris à sentir la Terre et ses mouvements. Suivant les leçons de ces spéculations afro-féministes, l’intro‑ duction se demande : quelles sont les savantes telluriques dont nous avons besoin d’apprendre au cœur des extinctions ? Quelles pratiques en voie de disparition ont-elles survécu qui pourraient nous permettre de vivre dans les ruines du capitalisme ? Un début de réponse est recherché dans la famille, moins constituée qu’émergente, des pratiques écosomatiques et à ce qu’elles développent des formes d’attention aux mouvements et à la vitalité des êtres qui nous entourent. Le premier chapitre, « Qui bouge ? », se situe aux côtés de la danseuse-philosophe Erin Manning pour montrer que l’objet de l’enquête (la danse et ses potentiels écopolitiques) exige d’abandonner le corps comme son niveau de descrip‑ tion adapté. Il montre que le corps, substance-résidu de la division humaniste entre la conscience et la matière, est un concept-écran qui masque une réalité infra et transcorporelle de sentis moteurs, d’expériences collectives, de partages de mouvement que l’on s’interdit de comprendre tant que l’on part du corps comme unité première des événements que l’on décrit. Refuser de commencer par le corps, c’est à la fois s’auto‑ riser à décrire tout ce qui se joue d’atmosphérique dans un événement, tout ce qui peut faire que l’on peut se sentir « bougée » par un lieu, un groupe, une humeur ; et aussi
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se donner les moyens de penser toute la micrologie des affects et des sensations, musculaires, osseuses et cellulaires. Double ouverture (infra et transcorporelle) qui ouvre le vivant humain à plus que lui. Le deuxième chapitre, « La gravité », enquête sur un de ces sentis qui font apparaître une communauté de destin entre toutes les créatures terrestres : nous tombons. Il s’agit de prendre pour guide l’improvisateur nord-américain Steve Paxton et sa pratique de la petite danse, une sorte de labora‑ toire portatif reposant sur une méditation immobile debout. Qu’arrive-t-il quand je décide d’inhiber mes mouvements, se demande Paxton ? Que reste-t-il de danse dans ce minimum gestuel qu’est l’immobilité ? Ce que j’observe, c’est toute une symphonie de petits mouvements d’ajustements à la gravité, que mes mouvements habituels, mes mouvements volon‑ taires, ont tendance à masquer en activant mes muscles. Avec la petite danse, j’apprends une leçon d’humilité-enmouvements : je suis rappelée à l’humus que je suis, en tant qu’humaine et en tant que créature terrestre. Le philosophe écopolitique Bruno Latour donnait, dans un texte récent, quelques outils pour se demander où atterrir. La petite danse nous donne un instrument modeste pour nous entraîner somatiquement, quotidiennement, à le faire. À ses côtés, le chapitre mobilise différentes artistes chorégra‑ phiques qui ont cherché à manifester la gravité en amplifiant sa perception (comme dans les installations de Wu Tsang et Fred Moten, ou comme dans la pratique du penseur-en-danse Hubert Godard) ou en suspendant sa présence (comme dans la danse en apesanteur de Kitsou Dubois). En examinant leurs travaux, ce chapitre met ainsi au jour le senti de la gravité comme un antidote à la coupure humaniste entre la subjec‑ tivité humaine et le monde qui l’entoure. Le troisième chapitre, « Zones de contact », s’interroge : comment décrire le lieu où nous nous donnons une chance de nous rencontrer ? Quelles histoires, quelles géographies, quelles ancestralités, quelles asymétries de pouvoir sont-elles
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impliquées dans les gestes par lesquels des épidermes se frôlent et des masses entrent en collision ? Le site de l’investigation est une pièce de deux artistes africains-américains, Ishmael Houston-Jones et Fred Holland, et leur Manifeste pour un contact de travers, qui se présente comme une dissidence par rapport à une pratique et à une communauté chorégraphiques elles-mêmes contre-culturelles, celles du Contact Improvisation. Leur Manifeste commence ainsi : « Nous sommes noirs… Nous nous interromprons l’un l’autre et le flux pourra bien aller se faire foutre… Nous éviterons le contact physique la plupart du temps. » Et c’est de même que ce chapitre se demande : qu’est-ce qui empêche les épidermes d’entrer en contact ? Comment la race, comment le genre, comment les sexualités et leurs exclusions entrent-elles en jeu dans les touchers que nous nous adressons ? La forme du Contact Improvisation est un bon point de départ pour cette investigation parce que c’est une forme où des danseureuses sont supposées se rencon‑ trer comme de pures masses, se jeter dans les airs et étudier l’effet de la gravité sur leurs gestes en tombant les unes sur les autres. Mais qu’en est-il de l’autre gravité ? Qu’en est-il des attractions/répulsions qui sont vissées aux masses et les empêchent de tomber les unes sur les autres ? Autrement dit : qu’est-ce qui nous retient de nous toucher ? Question urgente à l’ère de l’haptophobie et de la distan‑ ciation sociale, dont l’examen se conclut, dans ce chapitre, à la lumière du concept d’hapticalité tel qu’il s’élabore dans les travaux de Jack Halberstam, Fred Moten et Stefano Harney. Le quatrième chapitre, « Le repos, la tendresse, le refus », enquête sur une des techniques qui s’efforcent de contrer l’haptophobie. Le chapitre s’interroge : comment développer des antidotes aux hiérarchies identitaires qui nous séparent et qui interdisent les rencontres en contenant les êtres dans les catégories toxiques de la modernité/colonialité (le genre, la race, la classe, l’espèce, la capacité…) ?
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Dans ce chapitre, il s’agit de pister des somactivismes : des activismes par la douceur et par la tendresse, des activismes attentifs à la vie vivante, au soin que nous prenons les unes des autres, à inventer de nouveaux imaginaires, différents de ceux qui imposent la binarité entre activité (synonyme de pouvoir) et passivité (synonyme de faiblesse) afin de creuser une troisième voie. Il ne s’agit pas de nier l’importance des activismes insurrectionnels et oppositionnels, mais plus humblement de tenter de nourrir le sol depuis lequel l’insur‑ rection pourrait se mener. Les œuvres examinées, celle de Sosa et Niv Acosta (Black Power Naps) comme celle de Teresa Vittucci (Solo pour un Futur Féministe), se situent à la frontière entre action directe, installation et performance. Les outils mobilisés pour les lire sont ainsi autant ceux de la philosophie politique (Rancière) que de la théorie queer (Preciado, Ahmed). Avec eux, il s’agit de penser ce que pourraient être des arts de la résistance oblique, appositionnelle plutôt qu’opposition‑ nelle, fugitive. Le cinquième et dernier chapitre, « Ne-pas-faire », revient sur la question ouverte par la petite danse : que se passe-t-il quand je ne fais rien, mais au contraire m’efforce de manifester ce qui reste de mouvements quand je suspends mon action ? La réponse proposée emprunte aux philosophies orientales du non-agir, en suggérant que l’arrêt n’est pas nécessairement un retrait de l’engagement, mais peut au contraire reposer sur un surcroît d’attention, une augmentation de la vigilance aux petites perceptions. Nous suivons dans ce chapitre, les modèles de deux artistes nord-américains traversés par cette philosophie du non-agir, John Cage et Merce Cunningham, et leurs pratiques de la « divination » (du tirage aléatoire) comme une manière de se disposer à la perception de l’involon‑ taire. Nous empruntons également emprunté les voies de la danseuse-improvisatrice Nancy Stark Smith et sa pratique de la skinesphere (sphère-peau), une forme de sieste vigile
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qu’elle pratique pour entrer en danse et qui permet l’étude des mouvementements dont le vivant humain est traversé. Autant d’occasions, au fil des pages, d’étudier, avec patience et avec des outils chorégraphiques, l’insistance d’une vie anonyme sous la vie singularisée des vivantes que nous sommes. Une plongée somatique, à l’image du livre, dans des expériences qui contestent la binarité de l’activité et de la passivité afin de mettre au jour ce qui nous mouvemente. Quelle est l’écologie ? Est-ce que je me suis présentée ? Je m’identifie comme mammifère terrestre et apprentie licorne, mais j’ai aussi été identifiée comme française, nord-européenne, blanche, valide, neurotypique, neurodiverse, garçon, fille, trans, pédé, gouine, queer, et bien d’autres noms encore dans lesquels je ne me reconnais pas toujours, et même qui sont souvent inadé‑ quats, voire nuisibles, pour penser les êtres humains. Je les mobilise ici, pas pour en faire des étendards (pas pour dire d’où je parle, comme si ces catégories pouvaient en rendre compte), mais parce que tant que la « morale d’état civil » et les hiérarchies (de race, de genre, de capacité) qui les sous-tendent n’auront pas été abolies, il restera nécessaire de penser à travers et contre elles les conditions pour en finir avec le monde qui les a rendues possibles. Il m’est arrivé d’officier comme étudiante, puis comme docteure, puis comme enseignante de philosophie, comme danseuse, comme commissaire d’exposition et, au moment d’écrire ce texte, comme professeure d’épistémologie, offices qui m’ont conduit, pendant l’écriture de ce livre, à vivre entre Paris, Larret, Marseille et Lisbonne. Dans toutes ces situations, j’ai cherché et je cherche des excuses pour rouler par terre, suivant les voies de danses expérimentales impro‑ visées dont certaines ont traîné assez longtemps dans le monde pour recevoir des noms (Contact Improvisation,
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Tuning Scores, Composition en temps réel…) tandis que d’autres insistent avec plus ou moins de succès à rester dans l’anonymat. L’écologie de ce livre et de ces pratiques doit beaucoup aux personnes avec qui elles se sont tissées, et j’aimerais dire leurs noms maintenant. Merci à Léo love Gentil, Mathilde Papin, Matthieu Gaudeau et Morgan Labar qui m’ont aidée à écrire ce livre en étant les premières à le lire. Merci également à A. Livingstone, Alice Godfroy, Ann Cooper Albright, Anne Boissière, Anne-Gaëlle Thiriot, Asaf Bachrach, Bernard Baas, Boris Charmatz, Bradley Teal Ellis, Carla Bottiglieri, Catherine Contour, Catherine Kych, Catherine Wood, Céline Robineau, Defne Erdur, Dénètem Touam Bona, Erin Manning, Frédéric Pouillaude, Gerry Quévreux, Jean Clam, João Fiadeiro, Joe Dumit, Justine Wojtyniak, Karen Nelson, Katharina Van Dyk, Keith Hennessy, Léa Rivière, Lenio Kakklea, Lisa Nelson, Lou Forster, Mandoline Whittlesey, Marie Rousseaux, Mathieu Bouvier, Mathilde Monfreux, Myriam Rabah-Konaté, Nancy Stark Smith, Olive Bieringa, Oscar Miller, Otto Ramstad, Patricia Kuypers, Paul Singh, Pol Pi, Renaud Barbaras, Sacha Todorov, Sarah Konner, Steve Paxton, Teresa Vittucci, Ton Bogotaj, pour les temps passés, avec et grâce à vous, à élaborer des savoirs-en-danse. Merci encore aux directeurs de la collection qui accueille ce livre : Mathieu Potte-Bonneville, pour l’insistance de sa curiosité et la bienveillance de ses conseils ; et Yves Citton, pour l’incroyable générosité de son soutien et de ses encou‑ ragements – je continue d’apprendre de la patience et de l’intensité avec lesquelles il lit les autres. L’écologie de ce livre doit beaucoup aux études-en-danse qui se mènent dans différentes institutions, en France et ailleurs, et en particulier au travail de fond qu’a mené et que mène le département de danse de l’université Paris-8. En son sein, Christine Roquet, Hubert Godard, Isabelle Launay,
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Isabelle Ginot, Julie Perrin, Michel Bernard et tant d’autres ont contribué à générer un milieu de vie unique propice aux travailleuses du geste et à leurs épistémologies situées. Grâce à leurs travaux et à leurs luttes dans les champs du savoir et de la culture, il est devenu possible non plus seulement de penser la danse comme un objet spécial de disciplines déjà construites (l’histoire, la philosophie, la littérature comparée, l’anthropologie…), mais encore de penser depuis la danse, de manière trans ou indisciplinée, c’est-à-dire d’apprendre à voir le monde, les phénomènes humains et plus qu’humains, écologiques et politiques, à travers elle. Enfin, ce livre n’aurait pas pu s’écrire sans l’inégale répar‑ tition des richesses et la division sociale du travail dont je suis l’ambivalente bénéficiaire et qui m’ont permis d’être assise à ma table de travail pendant que d’autres (parfois sur d’autres continents, parfois la porte à côté) créaient les outils avec lesquels j’écris, coupaient du bois pour me chauffer, construisaient des éoliennes et des barrages pour électri‑ fier ma maison, ramassaient les déchets de la communauté où je vis, acheminaient notre eau, cultivaient les légumes, les fruits et les céréales qui nous nourrissent. Merci à mes familles, choisies et pas choisies, à toustes celleux qui ont bien voulu m’adopter : les mamans et les grands-mères et les grands-pères, les papas queer, les co-parentes, les adelphes, les amoureuxses, les voisines (en particulier à Larret, dans le Périgord vert), et les enfants, humaines et pas qu’humaines, qui ont traversé ma vie et qui m’ont laissé partager des bouts de la leur. Merci à elleux toustes pour le don de nos existences enchevêtrées. Note sur la graphie des genres Il y a quantités de manières d’écrire le genre des collectifs ou des êtres au genre incertain, notamment : par le masculin générique (ils), par le féminin générique (elles), par des épicènes (l’adulte, l’enfant, les partenaires) ou encore par
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des agglutinations non binaires (iel, ille, l’improvisateurice, les danseureuses). En raison, entre autres, des décrets de masculinisation que l’Académie française cherche à imposer depuis le xviie siècle, la langue française a tendance à favoriser le masculin, notamment en le prétendant « neutre » et en l’octroyant aux activités jugées plus élevées. Cette langue faussement « académique » occupe un terrain politique spéci‑ fique qui tend à naturaliser l’idée qu’il n’y aurait, dans le monde, que deux genres (masculin et féminin) et à justi‑ fier, voire à instituer la division sociale des potentiels de vie qui leur sont assignés. La Découverte ne pratiquant pas le point médian, ce texte privilégiera le féminin générique, les épicènes et les agglutinations comme autant de manières de faire bégayer la langue, dans la lignée des traditions d’écritures queers et féministes sans lesquelles il n’aurait pu se penser.
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Introduction
Commençons par la fin du monde, vous voulez bien ? Let’s start with the end of the world, why don’t we? Get it over with and move on to more interesting things. Nora K. Jemisin
« Commençons par la fin du monde, vous voulez bien ? On en termine avec ça et on passe à autre chose de plus intéres‑ sant » (Jemisin 2015, p. 2). Ces mots-programmes, ce sont les premiers du Cycle de la Terre fracturée, une série de romans de l’écrivaine afro-futuriste Nora K. Jemisin. La Terre fracturée est un monde constamment sur le point de se briser : à tout instant peut s’y déclencher une « cinquième saison » qui interrompra la vie des sociétés humaines et pas qu’humaines qui l’habitent. Commencer par la fin du monde, c’est donc commencer au milieu de cette cinquième saison, un temps où la Terre se détraque, où les séismes se multiplient et où les villes-États sont englouties. Un temps où la fin du monde est la manière dont le monde existe. Ce qui peut nous intéresser, nous habitantes de Terra, c’est que dans ce monde qui n’en finit pas de finir, qui finit non pas une fois, mais de nombreuses fois, existe tout un réseau souterrain d’existences fugitives, un réseau de
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personnes qui ont appris à vivre aux bords des civilisations, aux bords des États, aux bords même de la terre, sur l’eau, notamment, et même sous la terre. Ainsi, quand Nora K. Jemisin nous demande « et si nous commencions par la fin du monde ? », elle ne veut pas seulement dire : et si nous commencions avec les destructions, avec les extinctions, avec les disparitions de vivants humains et autres qu’humains. Elle dit aussi : et si nous commencions par regarder ce qui survit, ce qui a déjà survécu aux fins du monde. Ce qu’elle nous dit encore, c’est que la destruction du monde n’a pas commencé maintenant, que ce n’est pas la première à laquelle nous, mammifères terrestres, faisons face ou, plus exactement, que certaines d’entre nous avons déjà vécu des effondrements et développons déjà depuis longtemps des manières de vivre malgré et avec eux. Tel est du moins l’argument de Kathryn Yusoff, qui a justement placé cette même phrase, « Et si nous commen‑ cions par la fin du monde ? », au début d’un chapitre de son livre, Un milliard d’anthropocènes noirs ou alors pas d’anthropocène du tout (Yusoff 2018). Kathryn Yusoff est professeure de « Géographie inhumaine » (c’est le titre de sa chaire) à l’université Queen Mary à Londres. Son travail s’intéresse à l’invention des catégories du géologique et de l’inhumain comme deux catégories parentes. Mêlant perspec‑ tives écologiques et décoloniales, elle s’intéresse à la manière dont certains êtres (humains et autres qu’humains) ont été construits comme étant « du côté de la terre » et conçus pour cette raison comme extractibles. Voilà la part d’ombre de l’humanisme anthropocentriste, qui est aussi un biocen‑ trisme : l’invention d’une certaine géophobie, dans laquelle tout ce qui relève du souterrain, du minéral, du tellurique, est simultanément craint et considéré comme exploitable. Or, pour tous ces êtres infraterrestres, dit Yusoff, les fins du monde sont loin d’être inconnues. Pour tous les êtres des sous-sols, la Terre fracturée est une réalité depuis les premières conquêtes des Amériques et la destruction des sols et des vies par la
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traite atlantique, la plantation et l’esclavage. La « cinquième saison » (la suspension des saisons, la négation du temps cyclique, l’entrée forcée dans le temps linéaire et progressif tendu vers l’accumulation du capital) a déjà commencé : elle est la modernité patriarco-coloniale et son forçage, avec son cortège de sols détruits, avec ses rythmes vivants poussés à l’épuisement. La question est alors : qui sont les fugitives de ce monde qui n’en finit pas de finir ? Qui sont celleux que nous devons apprendre à renommer, qui savent se mettre du côté de la Terre, qui savent vivre dans les ruines du capitalisme, dans les interstices des destructions, dans les anfractuosités des arrêts de monde ? Dans le roman de Jemisin, on découvre un petit nombre de personnes dotées d’un pouvoir surnaturel : un sixième sens capable à la fois de déceler les tremblements de terre avant qu’ils n’arrivent et de les atténuer. Ces « orogènes », celleux qui peuvent s’insérer dans les mouvements de l’orogenèse (les mouvements par lesquels les montagnes se forment : tecto‑ nique des plaques, collisions, failles, accrétions, montées des laves), sont des sortes de voyantes telluriques : habitantes des sous-sols, iels sont aussi ses vigies ; iels ne sont ni terrestres, ni hors-sol, mais du sol, exposées pour cela à l’extraction, mais aussi dotées d’un savoir excédant les sciences qui se contentent de rester à la surface. Ainsi, les personnes douées d’orogénie ne sont pas seule‑ ment reléguées aux sous-sols, elles sont aussi liées à eux sensuellement, psychiquement, perceptuellement, symbio‑ tiquement. Comme le remarque un personnage : « Le vifargent qui se trouve dans les profondeurs du Père Terre faufile sa substance entre les fragments montagneux de la même manière qu’il s’enroule entre les cellules des êtres vivants. C’est parce qu’une planète est elle-même un être qui vit et qui respire… » (2017, p. 242.) Ce savoir sensible donne aux orogènes un aperçu de la contingence du monde tel qu’il existe. Parce qu’iels sont liées à la Terre, iels savent
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qu’il pourrait en être autrement : « Il faut dire que certains mondes se sont bâtis sur des lignes de faille de souffrance, qu’ils ne se soutiennent que de cauchemars. Ne vous lamentez pas de voir ces mondes s’écrouler. Ils étaient condamnés dès leur construction. C’est cela qui devrait vous enrager. » (2017, p. 7.) En raison de leur relation symbiotique avec la Terre, les orogènes sont tout à la fois craintes (on leur attribue le maléfice qu’elles s’efforcent pourtant d’atténuer) et objets d’une certaine prédation (on veut tirer d’elles les pouvoirs secrets qu’elles détiennent). Mais grâce à leurs savoir-consoner avec les mouvements de la Terre, ce sont aussi elles qui sont à l’origine du réseau souterrain de résistance aux citésÉtats, elles qui, avec leurs savoirs orogènes, savent se loger en contrepoint des mouvements de la Terre pour l’habiter. Voilà la piste ouverte par la SF/spéculation féministe de Jemisin : l’idée qu’il pourrait exister des savoir-sentir sismiques, des voyances d’un type particulier qui sauraient nous mettre en lien avec des mouvements imperceptibles, avec des manières autres qu’humaines de bouger. Dans l’his‑ toire humaine, il y aurait bien des ancêtres de ces arts du contrepoint à renommer, ancêtres dont l’effort était tout entier tendu vers l’étude patiente des manières de se fondre dans son environnement, de passer sous le radar de l’iden‑ tification, d’épouser d’autres mouvements que les nôtres : des arts marrons de la fugue (Touam Bona 2014) aux arts pirates du détournement et du chiffrement (Wark 2004), des arts queers de la désidentification (Muñoz 1999) aux arts cyberféministes du glitch (Russell 2020), tout un ensemble d’armes discrètes se déploient qui proposent ce que Dénètem Touam Bona a justement nommé des « sub-versions », des versions par le dessous, des variations mineures, parfois à peine visibles, sur le thème majeur de l’Humain. Sous ce thème majeur de l’Humain, ce que la philosophe Sylvia Wynter désigne comme la surreprésentation de « l’ethnoclasse bourgeoise occidentale appelée Homme » (Wynter 2003), sous l’histoire des vainqueurs, parallèle à elle, une multitude
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de savoirs souterrains insistent dont nous (qui essayons de leur survivre) avons tout à apprendre. C’est sur la piste de pareils savoirs souterrains que ce livre se propose de partir, en se tournant vers les savoirs-en-danse. Faisant le pari que s’inventent, en danse, certaines contredisciplines à l’exceptionnalisme humaniste, nous enquêterons sur des sensorialités qui prennent des détours hors des modes convenus et convenables de la perception (qui utilisent la tendresse, qui emploient le toucher, qui visitent les sentis intérieurs), qui élisent des objets pas très stables (des flux telluriques, hydrauliques ou gravitaires), qui s’intéressent à des présences rares (des escargots, des boas, des cadavres, des pendules). Comment ces sensorialités débordantes peuvent-elles être mises au service d’une désanesthésie de la sensibilité aux êtres autres qu’humains ? Tel est l’objet de cette enquête. Écosomatique Commençons par la fin du monde, vous voulez bien ? On en termine avec ça, et on passe à autre chose de plus intéressant. En guise de réponse à cette proposition, il s’agit de tenter une enquête sur des danses, sur des manières de bouger et de se sentir bougées, qui pourraient nous rappeler à l’alliance qui se tisse entre les animaux humains et les autres créatures terrestres. La philosophe californienne Donna J. Haraway a donné un slogan à cette alliance : « We are Compost! », « Nous sommes du compost ! » (Haraway 2020, p. 224). Commençons par là. Le sens de cette déclaration est assez simple. Elle signifie : nous sommes, nous vivantes humaines, maintenant et pas seulement quand nous serons des cadavres, des sites pour le fleurissement d’une multiplicité d’espèces, de mouvements, d’affects qui ne sont pas les nôtres. Cela permet de poser une question, qui serait peut-être la question éthique par excellence, à savoir : Comment devenir des ruines fertiles ? Comment servir de substrat à la croissance et au développement de futurs plus vivables ?
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Si Donna J. Haraway utilise le compost comme cri de ralliement, c’est d’abord en un sens très concret. Quiconque a déjà vécu avec un compost sait qu’il s’agit d’une créature très singulière. Avec le compost, ce n’est pas à toi de décider si ce que tu fais est bon ou mauvais : c’est lui qui décide, qui te signale par des odeurs fétides, ou des pourritures visibles, si tu as réussi ou non à maintenir les vannes ouvertes et à laisser la vie faire son travail. Bien sûr, c’est toi qui produis tes déchets, mais sans cesse tu dois te rendre à l’évi‑ dence : on ne lui donne pas à manger n’importe quoi dans n’importe quel ordre. Le compost oblige à l’humilité et à un certain nombre de manœuvres propitiatoires et régulières : offrandes de matières ligneuses, retournements réguliers et même quelques protections contre des mammifères fouis‑ seurs qui voudraient bien prélever certaines de ses substances les plus directement comestibles. Maintenir un compost, c’est tout un art diplomatique, qui consiste à produire un certain nombre de gestes de soin, de façon à laisser les processus de décomposition-recomposition faire leur travail, et obtenir une matière chaude – car comme disent les activistes écosexuelles : « Le compost, c’est chaud ! » (Stephens & Sprinkle 2021) –, une « agitation sacrée qui nous rend plus vivantes » ou qui du moins peut servir d’engrais à des multitudes de vies fongiques, bactériennes, végétales et animales. Le poète martiniquais Aimé Césaire écrit dans les Cahiers d’un retour au pays natal : « Nous sommes le fumier ambulant hideusement promoteur de cannes tendres et de cotons soyeux » – ce que la traduction anglaise rend en : « We are walking compost hideously promising tender cane and silky cotton » (Césaire 2017, p. 34‑35). On ne choisit pas toujours d’être le compost des autres, on ne choisit pas toujours d’être du côté de la terre, du sel minéral, des forces tellu‑ riques. Ce n’est, cependant, pas nécessairement une raison pour refuser d’en être. Mais cela donne de l’épaisseur à la question : quelles conditions sont-elles nécessaires pour nous
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permettre de consentir à être du compost les unes pour les autres ? Dans quels mondes est-il possible d’être un fumier les unes pour les autres sans que ce fumier entre dans la logique extractiviste de l’esclavage ou du productivisme ? Voilà les questions avec lesquelles le compost-humanisme de Donna J. Haraway entend commencer. « Commencer quoi ? La seule chose qui vaille la peine de commencer : la fin du monde parbleu ! » (Césaire 1983, p. 32.) Donna J. Haraway se déclare elle-même « philosophe multispécifique et compost-humaniste ». Comme on l’entend, dans compost-humanisme, il y a posthumanisme – mais pas transhumanisme. Comme le posthumanisme, le composthumanisme déclare la nécessité d’en finir avec la centration que l’humanisme a imposée aux sciences « humaines » sur Anthropos seul. Il demande : quid des autres espèces qui vivent en/avec nous, quid de nos alliances cyborgs avec nos outils, quid de la pharmacochimie qui circule dans notre sang ? Contre le transhumanisme et ses désirs/délires d’un corps transhumain glorieux, sublimé par la technologie, rendu immortel par la science, d’un technocorps séparé de tous ses miasmes et de toutes ses cellules qui font de lui un être peuplé de nombreuses espèces autres qu’humaines, le compost-humanisme appelle cependant à ne pas dépasser l’humain, mais au contraire à revenir à un sens plus humble de l’humanisme : à se considérer soi-même et à considérer ses congénères comme du compost. Ainsi, selon Haraway, le temps présent nous met en demeure de nous atteler à la constitution, en nous et par nos activités symbiotiques/ sympoïétiques avec d’autres, « de refuges, pour permettre une récupération et une recomposition biologiques-culturellespolitiques-technologiques durables quoique partielles » (Haraway 2020, p. 224). Voilà ce que dit le mot de compost. Afin de le justifier, Haraway invoque un retour à un sens très concret du mot « humain », non pas comme signifiant l’appartenance au genre Homo, mais plutôt comme signa‑ lant l’appartenance à la terre, humus. De cette parenté toute
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étymologique (qui s’observe aussi bien en hébreu, puisque dans la langue de l’Ancien Testament, Adam, le premier homme, est de connivence avec adama, la terre, dont il provient), Haraway tire donc cet appel à considérer les vivantes humaines non pas tant comme celleux qui se sont mises à distance du sol (erectus) pour manipuler le monde (habilis) et contempler les étoiles et se contempler elleux-mêmes (sapiens sapiens), que comme celleux qui appartiennent à la terre, des créatures chthoniennes, terrestres, terriennes. J’habite Terra, je danse, j’enseigne l’épistémologie de l’art, je lis et je traduis des philosophies-activismes qui m’ont menée sur le chemin des théories queers, des études crip, noires et t rans*féministes. Comment contribuer ? Quelle tâche me donner ? Car enfin, « on n’est jamais tenue d’écrire un livre… » et je me demande si c’est bien là ce qu’il convient de faire, si je ne gâche pas du papier, si, en articulant tous ces textes et ces mouvements et ces idées, je ne cours pas le risque de les entregâcher. Mais voilà, je lis Ursula K. Le Guin qui, dans Danser au bord du monde, répète à qui veut l’entendre que notre tâche est de raconter des histoires autrement, de relayer des concepts qui aideraient à peupler d’autres imagi‑ naires, c’est-à-dire à peupler nos manières de penser en dehors des récits humanistes de la conquête et de la suprématie de l’ethnoclasse bourgeoise occidentale appelée « l’Homme » sur tout ce qui n’est pas lui et que l’on appelle parfois, pour faire vite, la « Nature ». Et j’imagine que ma tâche, en tant que penseuse en danse, pourrait être aussi de montrer que cette binarité (Homme/Nature) contribue à expliquer comment la danse a systématiquement été remisée dans l’arrière-cour des beaux-arts. J’imagine qu’il pourrait s’agir de montrer comment la danse a fait l’objet d’un certain mépris, voire d’une certaine phobie (que l’on pense aux interdits religieux frappant les fêtes ou à la peur obsessive entourant les « épidémies de danse »), sous le prétexte que la danse, dans les mouvementements qu’elle offre à voir, nous rappelle un peu trop violemment à la manière dont la « Nature », loin d’être le Grand Dehors que
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la modernité/colonialité a fantasmé, continue à insister en nous. Bref : j’imagine que je devrais contribuer à une écosomatique – selon le mot-programme proposé par une collective rassem‑ blant philosophes, chercheuses-en-danse et écologues (Clavel, Bardet & Ginot 2018) –, c’est-à-dire une philosophie du soma qui, en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit. La tâche d’une telle philosophie compost-humaniste de la danse serait ainsi de s’appuyer sur les savoir-sentir qui s’y développent pour montrer comment, partout dans l’humain, des mouvements animaux, végétaux, minéraux et stellaires insistent, et comment la danse s’évertue à les exaucer 1. Tel est donc le programme : à la fois montrer que le séparatisme humaniste est au mieux inopérant, au pire dange‑ reux, quand il s’agit de penser le monde qui nous entoure et avec lequel nous vivons ; et trouver ou renommer les concepts et les grammaires qui pourraient constituer son antidote. Suivant Haraway, nous nous demanderons : « Que se passe-t-il quand l’humano-exceptionnalisme et l’individua‑ lisme borné, ces vieilles badernes de la philosophie occiden‑ tale et de l’économie politique, deviennent littéralement 1. L’expression « savoir-sentir », forgée par le chorégraphe Rudolf Laban, s’est cristallisée dans les études en danse et dans le milieu chorégraphique notam‑ ment depuis que les travaux d’Isabelle Launay l’y ont introduite (Launay 1997). Elle y désigne le mixte d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au travers d’une pratique et en particulier de la répétition de certains gestes ou de certaines attitudes : par accumulation et contraction, en chaque prati‑ cienne, de certaines manières de faire et de se confronter à certaines matières particulières (Laban pense en particulier au geste artisan), certaines manières de sentir spécifiques se développent ; une « pensée motrice », dit Laban, « pour laquelle manque encore une nomenclature » (Laban 1994, p. 39). Selon lui, les danseureuses ont ceci de particulier qu’ielles s’entraînent à consoner avec les savoir-sentir des autres humains ou non-humains, présents ou passés. Ainsi que l’écrit Launay, « une table, selon Laban, serait comme un condensé de mémoire corporelle : celle des gestes de l’artisan qui l’a conçue, mais aussi celle de la matière même, corporéité du bois avec lequel cette table est construite. Le danseur serait ainsi capable de percevoir l’énergie contenue dans toute confi‑ guration, les forces sous les formes, et de les restituer vivantes et intenses » (Launay 1997, p. 73).
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impensables dans les meilleures de nos sciences, naturelles ou sociales ? Sérieusement impensables : de sorte que l’on ne peut plus penser avec elles ? » (Haraway 2020, p. 55.) Le trouble où, selon l’expression d’Haraway, nous pourrions apprendre à vivre, c’est celui de voir nos catégories de pensées, nos grammaires et nos lexiques mis en échec par des phéno‑ mènes nouveaux qui se déclarent ou par des formes d’atten‑ tion nouvelles qui donnent une chance à des entités, jusque-là discrètes ou invisibilisées, d’être prises en compte. Que se passe-t-il quand les événements que nous obser‑ vons font bégayer nos savoir-dire et nos savoir-faire sépara‑ tistes et individualistes et nous obligent à penser au-delà de la séparation des mouvements et des existences humaines et non humaines ? Et plus précisément : est-ce que la danse, ou plutôt certaines danses, certaines manières de bouger et de voir bouger, pourraient contribuer à nous entraîner au composthumanisme, pourraient nous apprendre à sentir que nous sommes mouvementées par des gestualités autres qu’humaines, pourraient affûter le sens qu’il y a en nous des mouvements qui ne sont pas de nous, et dont nous avons tout à apprendre ? Ladanse Proposons de penser la danse comme toute occasion qui nous est donnée de poser la question : qui bouge 2 ? Certes, les apparences, les traditions et les usages du mot semblent indiquer que ce qui bouge, dans la danse, ce sont 2. Au moment où se préparait la publication de ce livre, Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff faisaient paraître Qui parle ? (pour les non-humains), un livre qui s’affronte à la difficile question de « l’indignité qu’il y a à parler pour quelqu’un d’autre », notamment quand il s’agit de défendre les droits d’êtres qui n’ont pas d’accès à la parole. Cela mène Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff à la recherche de ce qu’iels appellent une politique du silence : l’atten‑ tion incessante à ce qu’il reste de silencieux malgré et à l’intérieur même des tentatives de traduire, de témoigner ou de se conjoindre à celleux qui n’ont pas droit de cité. La question Qui bouge ? complémente au plan moteur la question de l’énonciation en faisant surgir, au cœur de l’expérience, le senti
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des corps. Quand on va au théâtre, quand on va au studio, il semble que ce que l’on voit, ce sont des corps entraînés, intelligents, sensibles, monstrueux, obscènes peut-être, mais des corps tout de même. Gageons pourtant, ou proposons que l’on puisse décrire et penser et parler de danse sans (trop) parler du corps. Il ne s’agit pas de dire que la danse serait immatérielle, pure affaire de pensée, pure affaire de calculs, pure affaire de composition. Mais de ce que je la vis dans mes os, dans mes muscles, dans ma peau, dans mes yeux, je ne saurais trop tôt en conclure qu’il n’y est question que du corps. D’abord parce que l’on serait en droit de se demander lequel : le corps de l’anatomie vésalienne avec ses muscles, ses os et ses organes ? le corps de la médecine chinoise avec ses méridiens, ses vaisseaux et ses cycles ? le corps malade ? ou le corps « sain » ? (et selon quels critères ?) le corps du désir ? le corps de la physique classique ? le corps de la biologie la plus contemporaine ? Le corps, je ne sais pas ce que c’est. Au mieux, il y a des corps, ou des corporéités, des manières d’être des corps, mais le corps : voilà un mot mal taillé pour décrire le système complexe de réalités infra et transcorpo‑ relles dont se tisse mon expérience incarnée. Mais je ne peux m’arrêter au corps si je veux penser la danse parce que, même si j’arrivais par miracle ou par un effort soutenu à constamment maintenir l’appréhension de ces multiples corporéités et de leurs enchâssements, il resterait d’autres mouvements dont on n’aurait pas parlé. L’espace, par exemple, que je sois danseuse ou pas, bouge. Et ce n’est pas une métaphore de dire que l’espace bouge. C’est simplement changer de point de vue sur le mouvement : d’une indécision et d’une indécidabilité : par moments, il m’arrive de ne plus savoir qui est le sujet du mouvement. L’écopolitique de la danse que la question sous-tend consiste à s’intéresser aux procédures qui permettent non seulement de percevoir mais aussi d’activer la possibilité d’un ajointement des mouvements au-delà des seuls sujets réputés automoteurs ou autonomes, au-delà du sujet souverain.
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plutôt que de dire que mon corps se rapproche ou s’éloigne du mur, je peux ainsi dire, et non seulement dire mais sentir, que leur espace interstitiel se condense ou se dilate, ou même que c’est le mur qui s’approche de moi. Ce serait en ce sens, plutôt qu’une métaphore, une métonymie : étant donné cette partie de l’espace qui bouge (en l’occurrence : mon corps), je peux aussi dire métonymiquement que (par moi) l’espace est bougé. Et cela se généralise à propos des espaces qui me contiennent ou que je tisse de mes mouvements avec d’autres bougeuses : le théâtre, la ville, la terre. Et même encore des espaces que je contiens : bouche, trachée, intestins, cage thoracique. Tous ces espaces bougent avec moi. Bouge aussi la lumière. En fonction de l’inclinaison des luminaires, astres ou lustres. Et en fonction de là où je me déplace, offrant des surfaces à son réfléchissement. Bouge encore l’air, activé par les diffé‑ rences de température dans l’atmosphère (produisant vents et tempêtes) ou par les chocs des matières entre elles (produisant bruits, sons ou voix). Bougent mes pensées, mon attention, mes représentations : dans le temps et dans l’instant, sans qu’il n’y paraisse (je tourne mes pensées vers tel objet de réflexion plutôt que tel autre) ou alors qu’il y paraît (je tourne la tête pour écouter mieux), ma conscience passe sans cesse d’une partie de l’espace à une autre. Ces mouvements, de l’espace, des éléments, de l’attention (et aussi des corps), sont difficiles à décrire. En effet, quand je réfléchis à ce qui est ou même à comment cela est, ce qui me vient à l’esprit ce sont des choses solides, assez petites et plutôt stables : une table, une pomme, un chat. Je leur trouve bien des qualités, mais elles leur appartiennent comme des propriétés : rouge, rond, doux. J’éprouve de grandes difficultés à saisir ce qu’est une galaxie, une molécule, ou même un plasma comme l’air et l’eau. Et même si je peux songer à intégrer les atomes, par exemple, au rang des choses, il m’est difficile de penser à eux autrement qu’à des sortes d’objets stables et solides, mais en plus petits. Leurs
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réalités dynamiques, l’état quantique de leurs électrons sont (presque) pour moi des mots dépourvus de sens expérien‑ tiel. Mon ontologie spontanée, en d’autres termes, est faite d’objets que je peux manipuler sans difficulté, sur lesquels je peux mettre la main et qui ne disparaissent pas d’instant en instant : une ontologie faite d’objets secs (pas trop mouillés, c’est-à-dire que je ne me mouille pas trop à entrer à leur contact, pas trop fluides, assez constants dans leurs formes) et de taille moyenne (de sorte à bien assurer ma prise et mon emprise sur eux). La difficulté redouble quand je prends la mesure du fait que le langage dans lequel je veux m’exprimer m’invite à mettre le doigt en priorité sur ces mêmes objets. L’écrivain argentin Jorge Luis Borges a imaginé une civilisation, Uqbar, où les langues n’auraient pas connu de substantifs. Afin de décrire l’événement la lune se reflète dans l’eau du lac, les habitantes d’Uqbar disent ainsi : il hop-lunesce-miroitant. Cette préfé‑ rence envers l’anonymat de l’impersonnel (il lunesce, comme il pleut) a des conséquences fondamentales sur l’ontologie spontanée à Uqbar. Privées de sujets dans leurs grammaires, les habitantes d’Uqbar n’ont pas de substances dans leurs ontologies. Il est ainsi douteux pour elleux que la pierre que j’ai mise dans ma poche il y a cinq minutes et celle que j’en ressors à présent puisse être la même – à dire vrai, « pierre », et surtout « même » sont des mots qui n’ont pas d’équivalents dans les langues de cette civilisation. Il n’y a, sur Uqbar, guère que quelques philosophes pour défendre ce qu’iels appellent des « paradoxes de la permanence », et encore ces paradoxes sont-ils rapidement rejetés comme de pures fantaisies ou des expériences de pensée destinées à prouver, par l’absurde, le caractère processuel du monde. Cette fable jette une vive lumière sur la situation dans laquelle le langage et la culture qui sont les miennes semblent, de prime abord, me placer : celle d’un substantialisme spontané qui correspond au substantivisme de mes modes grammati‑ caux d’expression. Imaginons que l’on puisse prêter existence
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à d’autres réalités que celles des substances sèches et stabili‑ sées par nos grammaires indo-européennes. Imaginons que l’on puisse admettre des niveaux et des rythmes d’existence auxquels nous pourrions plier nos langues et nos pratiques. « We have no earlids. » Il se trouve que « les oreilles n’ont pas de paupières », écrit l’éco-acousticien R. Murray Schaffer. Autrement dit : il y a une constance du son, qui nous remplit et remplit sans cesse les espaces que nous habitons. De la même manière, nous sommes inéluctablement baignées dans un dynamisme incessant : nous n’avons pas de paupières à mouvements qui nous donneraient la possibilité de nous couper de notre expérience motrice. Et pourtant, cette expérience reste difficile à se représenter et il semble qu’il me faille continuellement me rappeler qu’il y a du mouvement, en moi et autour de moi, si je veux le voir et le nommer. L’exercice serait comparable avec celui que je fais lorsque j’essaye de concevoir que cet arbre devant moi, dans la cour, est en mouvement. En tant qu’enfant du xxie siècle, à première vue, ces choses me sont difficiles : le monde de la science m’a privée de l’animisme élémentaire qui me permet‑ trait de prêter un centre à d’autres êtres que les humains – et depuis les travaux de la psychologie développementale, même si je me surprenais à croire en cette animation, j’y verrais le résidu d’un stade enfantin de ma personnalité. Je ne peux tenir le mouvement des feuilles de l’arbre balancées par le vent pour un mouvement « de l’arbre » : au mieux il semble qu’il s’agit là d’un mouvement « qui arrive à l’arbre », mais ce n’est pas de lui qu’il provient. Et pourtant, dans un autre sens, la biologie m’a enseigné le phototropisme et le gravitropisme végétal, en fonction desquels je peux avoir l’idée d’une conduite sensitive de l’arbre. Son mouve‑ ment serait donc, non pas une mobilité à l’échelle de ma perception, mais une poussée, une croissance que mon œil ignore mais que mes savoirs me rendent pensable. Et plus encore qu’une idée, cette même science a eu pour résultat de me donner accès à des dispositifs technologiques comme
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la photographie et le film, à l’appui desquels je peux truquer ou augmenter mes perceptions de façon à réellement percevoir la croissance d’un arbre. Cet arbre, je peux le prendre en image d’année en année, puis faire défiler ces instantanés les uns après les autres pour me donner une idée de son mouvement. Je peux même réaliser des vidéos accélérées qui montrent le serpentement du lierre, le balancement de la tête du tournesol, la démarche oscillante du saule qui pousse en se laissant tomber de droite et de gauche : pourvu que j’utilise l’appareil nécessaire à me mettre au bon rythme et à la bonne échelle pour les percevoir, je peux facilement prêter le mouvement à ce qui en apparence n’en a pas. Et c’est de la même manière que je sais que les nuages bougent comme des rivières, que les rivières bougent comme les flux sanguins et que les flux sanguins bougent comme les influx nerveux le long de ma colonne. Ainsi, héritière de la modernité scientifique et techno‑ logique, je vis dans un monde où j’ai à portée de main tous les moyens de rendre sensibles les différentes allures du mouvement autour de moi – il n’y manque que d’en trouver le motif. Considérons l’envie d’apprendre à danser, l’envie d’apprendre à voir danser, l’envie d’avoir la danse dans sa vie, comme un tel motif. Un motif d’apprendre à pister les mouvementements qui nous traversent. Ce livre part à l’affût de quatre sentis par lesquels nos corps se défont à la faveur de forces autres qu’humaines : le pondéral (senti du poids, senti de la gravité, senti des forces que la Terre déploie pour nous mouvementer), le tactile (senti de l’enveloppe-peau, senti des zones de contact, senti de l’in/distinction dedans/dehors), la tendresse (senti du soin pris de l’autre, senti érotique qui mesure la distance entre le commencement de notre sens de soi et le chaos de nos émotions les plus profondes) et l’immobilité (senti de la constance du mouvement, senti du prémouvement, senti de l’infracorps vibratile). Autour de chacun de ces sentis, l’enquête déploie des savoirs venus de la danse et de la philo‑
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sophie, des descriptions de pratiques chorégraphiques et des plongées théoriques. Chaque fois, il s’agit d’habiter ce terrain commun à la philosophie et à la danse : l’attention à ce qui n’a pas encore de nom pour se dire, l’attention à des vécus tantôt micrologiques, tantôt atmosphériques, tantôt tellement intimes que l’on se perd dans l’invisible, tantôt tellement collectifs que l’on peine à saisir en quoi ils pourraient encore être des vécus. Une attention qui, ici, vise à être mise au service d’un désir : me défaire de l’habitude propriétaire de penser que, dans mes mouvements, il n’y aurait que moi qui bouge.
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1 Qui bouge ?
Anatomies Certaines anatomies modernes (l’Homme de Vitruve et ses proportions parfaites, l’Homme de Vésale et ses planches anatomiques), nous livrent une image appauvrie du corps que nous avons besoin de désapprendre si nous prétendons parler des mouvements humains et plus-qu’humains qui l’habitent. Cette image est celle d’un corps organisé, sous la peau, en organes, muscles et os séparés les uns des autres : elle est celle d’un corps statique, constitué de places fortes, à la manière des bâtiments d’une cité (selon le modèle platoni‑ cien de correspondance corps/État), au sein desquelles sont supposés circuler des fluides (sang, lymphe, humeurs…). Ce corps « dur » et hiérarchique est le résultat de deux abstrac‑ tions consécutives : la première qui consiste à prendre le cadavre pour modèle du corps vivant ; la seconde qui consiste à prendre les découpes que l’œil et le bistouri imposent au « corps découvert » sous la peau pour des distinctions d’essence entre les organes. Sous l’effet des transferts culturels Orient-Occident (où l’anatomie des méridiens chinois, par exemple, superpose sa carte à celle des muscles et des organes européens) et sous l’impulsion parallèle des recherches en anatomie fonctionnelle et en anatomie du développement (en particulier grâce aux développements de l’imagerie médicale), la diversification des anatomies a depuis quelques décen‑
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nies au moins largement remis en cause cette représentation « solide » du corps humain. On sait et on sent aujourd’hui de plus en plus que nos organes bougent à l’intérieur de notre tronc, que le corps est au moins aussi fluide que solide, qu’enfin qu’il n’existe pas une anatomie humaine mais des anatomies, c’est-à-dire des manières de découper (ana-temno : geste de « couper au travers ») qui dépendent des systèmes de représentation et des modalités d’action sur le vivant. Ceci contraste déjà fortement avec la représentation du corps humain livrée par la modernité scientifique, et en parti‑ culier celle que la médecine moderne a extraite de la Fabrique du corps humain de Vésale. Mais l’anatomie moderne institue plus que la simple séparation des organes entre eux à l’inté‑ rieur du corps, et ce n’est pas encore assez de dire que l’ana‑ tomie humaine est plus fluide que le dessin ne le fait paraître. Pour défaire le corps de l’anatomie, il nous faut donc situer cette dernière dans son histoire. L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. Elle le fait une première fois en séparant l’humain des autres vivants et en l’instituant dans un régime d’exception par rapport à eux. Cette exceptionnalité humaine est une des clés de l’humanisme de la Renaissance, à savoir une délimitation de « ce qui est humain » par opposi‑ tion à d’autres règnes – en particulier ceux de l’animal et de la machine, mais aussi bien ceux des fous, des sorcières et des sauvages, que l’on peut en conséquence enfermer dans des asiles ou exploiter comme esclaves. En quoi la Fabrique du corps humain de Vésale soutient-elle ce mouvement de différenciation de l’humain par rapport à ses « autres » ? Elle le fait d’abord en affirmant l’humain contre l’animal. En effet, la Fabrica, publiée exactement la même année, 1543, que le De Revolutionibus de Copernic, réalise le mouvement inverse de la révolution copernicienne : là où Copernic décentre l’homme et la Terre pour les mettre dans l’orbite solaire, Vésale se propose de recentrer l’étude de l’humain
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sur l’humain seul. L’humain se trouve ainsi coupé de la série animale et mammifère selon laquelle l’aristotélisme et le galiénisme l’avaient jusqu’alors étudié (c’était notamment la justification épistémologique, chez les Grecs, de la dissection animale : permettre l’étude « analogique » du corps humain). Mais ensuite, et surtout, l’anatomie vésalienne institue une séparation entre le corps humain et l’environnement en insis‑ tant pour que l’on aille regarder au milieu intérieur du corps humain. Que signifie en effet le geste d’écorcher les cadavres ? Comme l’a remarqué le philosophe de la médecine Georges Canguilhem, en allant voir ce qui se passe sous la surface, Vésale inaugure l’idéologie selon laquelle les mouvements vivants s’expliquent prioritairement de manière interne, en deçà de l’interface avec l’extériorité. Le torse bombé, la tête tirée vers le haut et vers l’arrière, les images du corps humain représentées dans les planches anatomiques de La Fabrique constituent le premier pas qui conduit à cette coupure passant entre le vivant d’un côté et l’environnement de l’autre. Les paysages figurés en arrière-plan des planches attestent bien de cette séparation humaniste : derrière les écorchés, des paysages de clochers, de palais, bref des paysages humanisés renvoient l’humain à son activité créatrice. Ainsi tout contribue à le présenter comme « un sujet responsable de ses attitudes » (Canguilhem 1968, p. 31), un individu séparé et autonome : loin d’être un vivant parmi les vivants, l’homme de Vésale se dresse de tous ses muscles sur fond de paysages urbains où il retrouve ses propres œuvres 1. 1. Notons toutefois, comme y insiste Canguilhem à la fin de son article, que Vésale lui-même n’était pas plus vésalien que Copernic n’était copernicien. De même que Copernic, se voulant plus ptoléméen que Ptolémée, finit, bien malgré lui, par contredire les acquis de son maître, de même Vésale, en tant qu’aris‑ totélicien, se représentait plutôt une humanité intégrée au reste des vivants. La lecture que nous pouvons en faire en tant que modernes est ainsi probablement au rebours de ce qu’y voyait Vésale lui-même, à savoir un « homme s’éprouvant du dedans comme participant actif de ce mouvement universel d’organisation » (Canguilhem 1968, p. 33). C’est une part de cet aristotélisme que certaines danses expérimentales contemporaines nous apprennent à rejoindre, sous le vernis « moderne » qui le recouvre.
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Dans un fameux essai dédié à La Perspective comme forme symbolique, l’historien de l’art Erwin Panofsky décrit l’appari‑ tion, à la Renaissance, d’une vision déthéologisée du monde, alimentée par l’invention de la perspectiva artificialis : dans les peintures nouvelles qui entourent la naissance de l’anatomie vésalienne (et qui y contribuent), la logique de l’icône où les saints saturent le champ de vision est remplacée par celle de la fenêtre, qui ouvre sur une cour de palais, et où les affaires et les affects humains deviennent centraux. Dans ses Histoires de peinture, Daniel Arasse avance que cette déthéologisation n’a été qu’un effet d’un mouvement plus profond : celui qui a consisté à faire de l’humain l’étalon des choses (Arasse 2004, p. 44‑46). La perspective n’est en effet qu’un des événements qui ont marqué le xvie siècle, durant lequel furent inventées l’anatomie moderne et la perspective artificielle, mais aussi la cartographie et l’horlogerie (Brunelleschi par exemple, qui a inventé la perspective, était aussi un grand fabricant d’hor‑ loges mécaniques). Que signifie cette commensurabilité du monde aux humains pour la compréhension des vivants qu’ils sont ? Elle signifie la coupure du partage du mouvement, c’est-à-dire l’oubli de l’idée que l’humain n’existe que par son lien métabolique avec les autres vivants, qu’il est mû autant qu’il se meut. Le résultat de cette césure a été le renforcement, sous formes de substances, de deux des pôles qui constituent le vivant humain : son corps d’un côté, sa conscience de l’autre. La coïncidence des inventions de la perspective en art et de l’anatomie moderne dans les sciences médicales en fournit une remarquable attestation. La fenêtre perspective ouvre en effet sur un monde à distance qui n’englobe pas le sujet percevant : retranché dans un espace littéralement hors du monde (hors du monde représenté), le sujet face au tableau perspectiviste n’est pas impliqué dans la scène qu’il observe – tout le contraire du sujet face à l’icône, dont la fonction propédeutique n’était pas tant de s’offrir à la vue que d’emporter, d’enthousiasmer les spectateurices (ou à tout
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le moins d’être des supports de remémoration des saints dans l’enseignement théologique). Or, au moment même où la peinture nous présente une situation où le sujet a prise sur le monde plutôt que d’être mû par lui (ou par le divin), que nous enseigne l’anatomie de Vésale ? Elle nous initie, pour la première fois dans l’histoire de la médecine, à la musculature humaine. Durant les siècles précédents, l’ana‑ tomie, ce n’était pas le système musculaire : c’étaient ou les viscères, ou l’humeur, parce que, comme le dit le penseuren-danse Hubert Godard, « ce n’étaient pas nous qui nous bougions : on était bougés, par Dieu » (Godard 2013). À la Renaissance, au contraire, « c’est moi qui deviens l’agent de mon propre mouvement, d’où l’intérêt pour ce qui est l’opérateur de cette agence de mouvement : la musculature » (ibid.). Autrement dit, l’anatomie moderne me confirme dans ma capacité à me mouvoir par moi-même. L’idée même de spontanéité et d’autonomie organique se trouve instituée au rebours d’une représentation de l’humain comme participant au tout cosmique. Corps et conscience sont ainsi les deux sédiments ayant résulté de la coupure du partage du mouvement. Cette coupure n’a pas commencé à la Renaissance. Mais elle n’est pas non plus aussi vieille que l’humanité. Comme l’a suggéré le psychologue Julian Jaynes dans La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, dans certaines cultures et chez certains individus dans notre culture (en particulier dans la schizophrénie, dont il est spécialiste), la « conscience » comme phénomène de prise de décision subjectivement centré et le « corps » comme objet du monde manipulé par cette conscience sont loin d’être une évidence. Un bon témoin du fait que cette scission corps/conscience n’a rien d’évidente est l’Iliade. Dans l’Iliade, affirme le psychologue en lisant le texte avec précision, les héros n’ont pas de conscience (psychè, phren ou noos – aucun de ces mots n’apparaît au sens moderne). Plus encore, dans le récit homérique, le processus de prise de décision n’est jamais
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l’affaire du seul sujet : même quand il s’agit de grands héros, leurs actions ne sont pas dirigées par leurs désirs, leurs volontés ou leurs représentations – ce sont, en lieu et place de ce que nous nous représentons comme une pensée propre ou intérieure, les dieux qui débattent, décident et mettent en mouvement le cœur, l’estomac ou la main des sujets. Les sujets du poème homérique, en d’autres termes, sont (au moins en partie, au moins de temps en temps) de « nobles automates » animés par les dieux au service de voix qui leur intiment leurs actions et dont ils ne se sentent pas plus responsables que je ne rends responsable la chaise de l’habitude que j’ai de m’asseoir dessus plutôt que de la jeter à la tête de mon voisin 2. Or ce qui peut nous intéresser ici, c’est qu’à côté de cette absence étonnante de la conscience dans le poème homérique, on observe l’absence concomitante du corps humain comme unité vécue. Si, dans l’Iliade, il y a bien des morceaux de corps (bras, jambes, têtes) ou des mouve‑ ments (des lances pointées vers les remparts), nulle trace de corps humain unifié : les seules fois où il est question du soma, le mot que le grec emploiera plus tard pour dire le « corps », c’est quand il est question de cadavres. L’argument de Jaynes est que cette absence n’est pas qu’une figure rhétorique : c’est plutôt une forme de représentation de l’humain (sans-corpsni-conscience), forme qui n’est pas propre au style des aèdes auteurs du poème homérique, puisqu’elle est aussi attestée dans les peintures sur vase de l’époque mycénienne. Ces dernières 2. Jaynes en tire la conclusion attrayante, mais très discutable, que l’huma‑ nité du temps d’Homère et probablement avant le temps d’Homère se conce‑ vait de même (ou plutôt : ne se concevait pas elle-même), c’est-à-dire que les humains se soumettaient aux voix des dieux sans avoir la conscience que ces voix étaient leurs propres raisonnements (d’où, notamment, l’omniprésence des théocraties dans les premières civilisations humaines connues). Sans aller jusqu’à cette position pour le moins osée, on peut cependant être d’accord avec Jaynes pour constater que la conceptualité attachée à la conscience est remarquablement absente de l’Iliade – premier grand récit conservé par écrit en Occident –, et qu’en conséquence il était au moins possible de dire le monde (de raconter une histoire) en faisant l’économie de ce concept.
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ne présentent que des corps morcelés, dont le tronc est le plus souvent séparé des jambes au point de figurer un large trou à l’endroit où se trouvent les intestins, et où les bras et les têtes sont systématiquement désarticulés du buste. La double absence de la conscience et du corps dans l’Iliade nous met sur la piste de la manière de dire le mouvement que nous voulons construire ici. Au cours du xxe siècle, nombreuses ont été les philosophies qui ont clamé la néces‑ sité d’un retour au corps afin de parer à l’idéalisme prétendu d’une philosophie et d’une civilisation occidentales trop occupées par l’intellect. Mais le corps humain n’a jamais été oublié. Comme dit le sociologue Pierre Bourdieu dans des « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », c’est même tout le contraire : « Que l’on pense seule‑ ment au coût en temps, en énergie et en argent des straté‑ gies destinées à transformer le corps, à le rapprocher de la conformation tenue pour légitime, maquillage ou vêtement, diététique ou chirurgie esthétique, à le rendre présentable ou représentable. » (Bourdieu 1977, p. 51.) Si le corps n’a jamais été « oublié », c’est que toute idée de l’humain qui fait la part belle à la raison, au langage ou à la conscience fait aussi nécessairement une place démesurée à son envers (aussi négativement soit-il conçu), à savoir le (bas) corporel. La philosophe et psychanalyste brésilienne Suely Rolnik a appelé « géopolitique du maquereautage » (Rolnik 2006) la prédation par laquelle l’économie libidinale du capitalisme a capturé les savoirs-du-corps, les savoirs qui émergent de notre condition de vivantes : le capitalisme du bien-être maquereaute notre puissance désirante en l’appelant « corps », en la « pimpant » et en nous encourageant à en tirer profit. Davantage que Bourdieu, Rolnik insiste toutefois sur la dimension coloniale de ce maquereautage, en montrant qu’il ne se sépare pas des épistémicides de la modernité/colonialité. Cette destruction systématique des savoir-sentir avec la Terre, cet épistémicide écosomatique, a consisté à taxer de folie, de sorcellerie, de sauvagerie, toutes les pensées du monde qui
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s’efforçaient de renommer notre appartenance à une matière vibratile et interdépendante, pour ne faire du corps qu’une matière inerte et extractible, modelable à l’envi. Avec elle, on peut donc se demander : comment rompre avec l’héritage moderne/colonial des anatomies humanistes ? Mondoiements (Erin Manning) Le corps n’est pas ce dont personne ne parle : il est au contraire le grand objet des discours maquereaux du néoli‑ béralisme, qui masquent la réalité dynamique de la vie des vivants humains et autres qu’humains. C’est cette insistance dynamique que l’on s’efforce de renommer ici. Partons pour cela de cette idée que la danse nous fournit un bon « anticorps » (Bernard 1991 ; Roquet 2019), c’està-dire un bon outil pour faire apparaître le monde d’inten‑ sités, d’affects et de mouvements qui se cache sous le corps, concept et mot-écran qui nous enferre dans le vocabulaire de la séparation (de l’âme et du corps, de la pensée et du mouve‑ ment) et qui nous fige dans une idéologie de la contempla‑ tion scopique. Si nous avons besoin de cet anticorps, c’est parce que le corps est loin d’être le grand refoulé ou le grand réprimé que les discours conjoints du biopouvoir, du « bien-être » et des transhumanités aiment encore à fabuler. (Combien de manuels pour nous apprendre à libérer nos corps ? Combien de théories pour nous dire que nous avons oublié les corps ?) Le corps, c’est tout le contraire d’un oublié : c’est même précisément ce qui est partout présent dans les discours et les pratiques contemporaines et qui, par son ultraprésence, masque une réalité infra et transcorporelle de sentis que le danser, au contraire, peut nous apprendre à revendiquer. La philosophe canadienne Erin Manning nous est ici d’un soutien précieux. Elle a en effet développé une philosophie vigoureusement immune aux réductionnismes physicalistes prétendant contenir l’expérience dans les corps qui la vivent.
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Erin Manning est à la fois philosophe, artiste-plasticienne, danseuse et directrice d’un programme de recherche-création, le SenseLab, à Montréal au Canada. Une manière de parler de son œuvre philosophique et plastique serait de dire qu’elle constitue une tentative de donner un cadre théorique, et même syntaxique et lexical, pour décrire et penser le danser – le danser, et non « la danse », car ce dont il s’agit de rendre compte, chez la philosophe, c’est non seulement de l’expé‑ rience chorégraphique, mais plus encore celle de tous ces moments où remonte, à la surface de l’expérience, le senti d’un collectif émergent. L’argument constant d’Erin Manning est que l’événement décrit comme dancing (le danser) exige une refonte de nos grammaires et de nos ontologies fondamentales. Le leitmotiv de cette refonte est le concept de relation, qu’elle définit comme le binding agent of the not-yet, « l’agent de liaison du pas-encore » (Manning 2012, p. 22) – par quoi il faut entendre ceci qu’une relation n’est pas la mise en lien de choses préexistant à leur mise en relation, mais le nexus, le nœud de rencontre où des êtres encore incomplètement définis (des pas-encore, des virtuels) en viennent à se codéterminer mutuellement ou intra-activement (plutôt qu’interactivement 3). Les éléments de la relation ne sont paradoxalement « pas-encore » avant d’entrer en relation : ils ne deviennent, ils ne « sont » que par la relation, et c’est cela qui garantit qu’il y a bien relation (et non, par exemple, simple juxtaposition). 3. Sur le concept d’intra-action, en lien avec cette ontologie relationnelle, voir la remarquable préface à Meeting The Universe Halfway, de læ physicienne quantique et épistémologue féministe Karen Barad : « D’un certain point de vue, j’ai davantage été écrite par ce livre que je ne l’ai écrit. Ou plutôt, “nous” nous sommes intra-activement écrits l’un l’autre (“intra-activement” au lieu de l’habituel “interactivement” puisqu’écrire n’est pas une pratique unidirection‑ nelle de création s’écoulant de l’auteur jusqu’à la page, c’est, à n’en pas douter, une élaboration et un remaniement, itératifs et mutuellement constitutifs, d’un “livre” et d’un “auteur”). » (Barad 2020, p. 14.)
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Parmi les conséquences de cette priorité ontologique donnée à la relation sur les éléments qu’elle relie, il y a chez Erin Manning un refus du corps comme unité descriptive dernière des événements dynamiques (dont la danse est un cas particulièrement intense), refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des bodyings, « encorpora‑ tions » ou « corps-en-train-de-se-faire ». Le mot bodying ne se borne pas à remplacer le mot « corps » chaque fois que l’on pourrait l’attendre (ce qui, comme on en a parfois la fâcheuse habitude avec le mot de « corporéité » dans les études en danse françaises, ne ferait que reculer le problème d’un cran). Au contraire, les bodyings amènent avec eux tout un ensemble d’autres processus, mouvements, devenirs : des worldings, des « mondoiements » (plutôt que des mondes), des tunings, des « accordages » (plutôt que des accords), et même des landings, « atterrissages » (plutôt que des sols), des taking-form, des « prises-de-formes » (plutôt que des formes), des purplings, « empourprements » (plutôt que des pourpres). La fonction de cette prolifération gérondive est de permettre à la lectrice une sorte de plongée dans la qualité affective et atmosphérique – plutôt que spatiale, scopique et aisément assignable – des événements : une journée de jardinage, un film, un tableau, une danse, une installation chorégraphique, un moment de cuisine collectif. Les corps-en-train-de-se-faire, les mondoiements, les accor‑ dages, les empourprements dont parle Erin Manning ne sont jamais à strictement parler des événements réductibles à tel ou tel endroit de l’espace. Ils ne se cantonnent jamais à une modalité sensorielle (et encore moins à la seule vision). Ils sont à la fois micrologiques (spatialement et temporelle‑ ment, de l’ordre de la microseconde et du micromètre) et atmosphériques (ils colorent ou donnent la tonalité de toute une écologie d’événements, sans qu’il soit jamais tout à fait possible de les assigner). Si les bodyings appellent des mondoiements, c’est que la réalité dynamique du corps-en-train-de-se-faire est de part
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en part liée au caractère processuel du monde (ou plutôt, de ses écologies intriquées et sans cesse renouvelées métabo‑ liquement). Seul un corps-processus est capable de s’insérer, de percevoir et d’agir dans un monde-en-train-de-se-faire : « Malgré les apparences, le mouvement n’arrive pas à un corps. Il coupe au travers, cocompose avec différentes vélocités de mouvements-mouvants. Il corpore [it bodies]. […] “Le corps”, voilà un mot trompeur. Car comment une chose d’aussi stable que le corps, une chose aussi certaine de soi, pourrait-elle survivre à la complexité du monde-en-trainde-se-faire [worlding] ? » (Manning 2013, p. 16.) Ainsi, bodying est aussi un verbe, que l’on pourrait traduire par« corporer » ou « encorporer ». Ce que cela veut dire, c’est que les corps (dont les nôtres) ne sont pas seulement des donnés qu’il nous resterait à mettre en mouvement. Ce que l’on appelle « corps » est en réalité plutôt un ensemble de sédiments ou d’instantanés pris sur un mouvement plus profond de corporation, qui est indissociablement mondoie‑ ment. Le concept de bodying peut ainsi s’envisager comme un antidote au concept, plus répandu, d’embodiment, qui lui aussi parle d’une sorte de processualité de la corporéité, mais qui suggère l’idée qu’il y aurait un élément désincarné (mon âme, mon esprit, ma vie) auquel il arriverait de prendre un corps (em-body) qu’il n’avait pas. Or, précisément, mon âme, mon esprit, ma vie sont mon incarnation, ils ne la précèdent pas. C’est ce que veut dire le verbe corporer : le mouvement du corps-en-train-de-se-faire ne parle pas d’un passage entre deux ordres de réalité, mais part d’un seul et même plan, indivisiblement somatopsychique, dans son processus de prise de forme. Cette appréhension du corps-comme-corporation a des conséquences écopolitiques fortes : « Pensez le corps, nous dit Erin Manning, comme un champ de relations plutôt que comme une stabilité, une force prenant forme plutôt qu’une forme. […] Considérez cette image : vous êtes dans le jardin, vos genoux recouverts de terre, vos mains plongées
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dans l’humus, c’est l’heure des semis – le début du printemps. Au lieu de voir la terre comme une qualité séparée d’un genou qui serait quant à lui bien attaché à une forme humaine préexistante, voyez l’articulation genou-main-terre comme un monde-en-train-de-se-faire, une force de forme, une écologie à l’œuvre. » (Ibid., p. 31.) Que gagne-t-on à suspendre le corps et à faire parler autre chose sous lui ? On y gagne la possibilité de ne pas présup‑ poser l’humain comme unité dernière de l’événement. Tel est en effet le risque que nous fait courir le point de vue du corps : considérer l’événement – ici, le jardinage – du point de vue d’une certaine configuration prédéterminée – la forme du corps humain –, au mépris des autres assemblages possibles – comme l’articulation main-genou-terre, dont on peut dire qu’elle fonctionne dans cet exemple comme la pointe extrême du présent, d’où émerge tout à la fois le corps, mais aussi le jardin et la saison elle-même. L’une des sources auxquelles Erin Manning puise cette compréhension du corps comme environnementalité exces‑ sive, c’est ce que la philosophe appelle la « perception neurodiverse 4 ». La perception neurodiverse ne désigne pas 4. La neurodiversité désigne la variabilité des conformations neurologiques et perceptives de l’espèce humaine. Le concept est né de l’activisme pour les droits des personnes autistes et des personnes présentant des formes atypiques d’apprentissage, d’attention ou de comportement. Une des formes de la lutte neurodiverse consiste à faire reconnaître que ces formes atypiques ne sont pas réductibles à des troubles ou des pathologies, mais peuvent être consi‑ dérées comme des modes de l’existence humaine de plein droit, et qu’une partie des souffrances associées à la neuroatypie vient de la psychophobie et des formes de rigidité imposées par le monde neurotypique. Par exemple, dans leur manifeste Faites entrer les fractales !, des auteurices neurodiverses invitent à concevoir la puissance de vie à l’œuvre dans la récurrence gestuelle des « tocs » : « Un toc est une tautologie incorporée, un écho incorporé : il s’amplifie et se recroqueville à la fois, il navigue de façon récursive à travers le corps, se liant et se connectant à encore plus de tocs, formant des réseaux, des groupes, des coalitions “d’énoncés sensoriels” complexes. Inversement, les fractales peuvent nous permettre de concevoir cet “échec”, cette incapacité à s’arrêter, comme une certaine tendance à s’épanouir, comme un potentiel à
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la manière dont les « personnes neurodiverses » (comme si ce groupe était aisément isolable du reste) perçoivent le monde. Elle est plutôt une partie, une frange du spectre de toute perception, qui se reconnaît à ce qu’elle excède ce que l’on attend « (neuro)typiquement » du comportement et de la perception dans les sociétés capitalistes contemporaines. Cette neurotypicalité est intimement liée à l’exceptionna‑ lisme humaniste qui voudrait qu’une certaine configuration neurologique soit meilleure que les autres et qui « façonne notre évaluation de quelles vies méritent que l’on se batte pour elles, de quelles vies méritent d’être éduquées, de quelles vies méritent de vivre, de quelles vies méritent d’être sauvées » (ibid., p. 12). Prolongeant en ce sens l’activisme en faveur de la neurodiversité, la philosophie d’Erin Manning cherche à rendre visibles les modes d’existence humaine que la neuro‑ typicalité réprime en chacune d’entre nous. De ce point de vue, la séparation entre le corps et le monde (ou plus exactement : entre le corps-en-train-de-se-faire et le monde-en-train-de-se-faire) est une de ces évidences perceptives que la perception neurodiverse conteste. Manning cite à ce titre plusieurs textes d’écrivaines autistes qui attestent de cette indécidabilité. Ainsi d’un poème de DJ Savarese : « Oui, il est gratifiant de regarder les arbres maintenant. Ils donnent de l’ombre à la maison où je vis maintenant. Les arbres aimables à regarder conspirent pour pousser plus haut. J’ouvre mon cher moi et j’entends ma mère m’appeler par mon nom. On dirait que le soleil est passé devant la maison pendant que je conspirais ma réponse. Le repos donne l’indice ouvertement que l’herbe verte pousse. » (Cité in ibid., p. 158.) Les arbres poussent à travers moi et comme eux je conspire à répondre aux stimulations de l’environnement : comme eux « j’ouvre mon cher moi », et le soleil oriente mon être vers la personne qui m’appelle. Le sens, la lumière partir, bouger, lier, consteller, constituer, forger, s’allier, se déchirer, rêver, être. » (Maier, Hsu, Cedillo et Yergeau 2020.)
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ricochent au travers des corps, qui se prolongent les uns les autres plutôt que de s’entre-contenir. Un autre auteur que sollicite souvent Manning, Tito Mukhopadhyay, écrit ainsi : « Longtemps, je n’avais pas idée de la distinction entre la veille et le rêve, car tout me paraissait être une extension des pensées. Les pensées avaient une vie, comme n’importe quel autre vivant. » (Cité in ibid., p. 178.) Comment distinguer entre ce qui se passe en moi et ce qui se passe hors de moi quand une même vitalité peut être prêtée au-dedans comme au-dehors ? C’est ce qu’une autre description, cette fois livrée par l’artiste, activiste et bloggeureuse neurodiverse Mel Baggs, interroge en mettant en évidence la processualité complexe des intrications entre son corps, ses membres et les objets avec lesquels ils entrent en contact : « Je versais l’eau d’un grand seau sur une clôture électrique, quand lentement je me suis misE à réaliser que quelque chose n’était pas pareil – non, pas bien – non, vraiment pas bien – attends voir, on dirait que c’est tout proche. Et coloré blanc vif, et… oh oui, douloureux, et la douleur a quelque chose à voir avec mon corps (???), oui c’est ça, mais où sur mon corps, . . . , . . . , . . . , . . . , . . . , bras. Mon bras fait partie de moi. Et si j’allais y regarder de plus près. Regarde mon bras, maintenant. Un truc sur mon bras. Un truc… de l’eau. Où va l’eau ? La clôture. Électrique… oh. Il vaudrait mieux arrêter. Où est le bras déjà ? Faudrait le bouger. (Attends encore un peu que l’instruction descende jusqu’au bras.) Ah voilà. Ouf ! » (Cité in ibid., p. 154.) Dans cet événement, comme dans le jardinage décrit plus haut, il n’y a pas un corps qui fait face au monde, mais une environnementalité composite où bras-eau-barrière-électricité-douleur cocomposent un affect complexe requérant du temps pour que des éléments – qui n’ont rien de l’immédiat ou de l’obvie qu’une conception neurotypique pourrait leur prêter – s’en détachent. Cette environnementalité composite, où la frontière moi-mon environnement n’est pas prédécidée, est l’objet d’un
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film de Mel Baggs, In My Language, une vidéo-manifeste où l’artiste se filme en interaction avec son appartement. La caméra, parfois emportée, parfois posée sur le côté ou à l’arrière, filme tête, bras et mains qui entrent et sortent du champ de vision pour entrer en relation avec des livres, de l’eau qui coule, un clavier d’ordinateur, l’air, un morceau de papier. Constamment, les sons générés par ces gestes co-composent ce qu’Erin Manning appelle un relationscape (Manning 2009), un tissu de relations qui traverse les modes sensoriels (on ne sait plus si les choses bougent pour faire du son ou si le son sort d’elles pour accompagner un autre événement ; tout semble commencer par le milieu). Les gestes sont souvent composés de boucles motrices qui fonctionnent plutôt comme des spirales : dans une courte scène, Baggs plonge sa tête dans un livre, s’y frotte le visage de haut en bas, jusqu’à s’en extraire pour tourner les pages (sentir la brise, entendre le son du froissé), et s’y replonger ensuite de plus belle. Durant toute la vidéo, les gestes nous entraînent dans des effets de consonance avec les formes et les textures de l’environnement : les mains, les bras, le haut du corps, la tête covibrent avec un monde qui semble émerger à travers leurs actions au moins autant qu’il les accueille. Après quelque trois minutes de la plongée dans ce corps‑ mondoiement, la vidéo incorpore un texte écrit par Baggs et lu grâce à un logiciel de reconnaissance de texte. Dans cette partie, intitulée « Une traduction », la voix robotique de Baggs nous interpelle, nous qui læ regardons bouger, et nous demande ce que nous croyons voir : croyons-nous voir une personne autiste en train de faire des « trucs » d’autiste (se balancer, stimmer, vocaliser) ? Et ces « trucs » d’autiste, croyons-nous qu’ils sont le propre d’une personne coupée de son environne‑ ment (comme le nom, autiste, l’indique : censément « fermée » sur elle-même) ? Sans refuser le mot autiste (iel a d’ailleurs été diversement diagnostiquée), Baggs « retourne le regard » : « Loin d’être dénuée de sens, la manière dont je bouge est une réponse constante à ce qui se trouve autour de moi. Ironiquement,
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quand je bouge ainsi en répondant à tout ce qui se trouve autour de moi, on me dit que je suis “dans mon monde”, alors que si je me limite à un certain nombre de réponses et que je ne réagis qu’à une partie bien plus restreinte de mon environ‑ nement, on me décrira comme “ouverte à de vraies interactions avec le monde”. » (Baggs 2007.) La manière neurotypique de morceler le monde exige une présélection de ce qui est signifiant dans l’événement : mon corps/ses outils, mon corps/sa maison, mon corps/ses parties signifiantes (en particulier le visage) ; présélection et prémorcellement qui chorégraphient les sortes d’actions qui me sont disponibles et autorisées. Et pourtant, dit Mel Baggs : « Je sens les choses. Je touche les choses. Je ressens les choses. Je goûte les choses. Je regarde les choses. Mais ce n’est pas assez de sentir, de toucher, de goûter, de regarder, il faut que je fasse tout cela avec les bonnes choses et que je m’abstienne de le faire avec les mauvaises choses. » Frotter son visage contre un livre n’est pas la bonne manière de se mettre en lien avec le monde : c’est être dans « son » monde, mais pas dans « le » monde. Échouer à respecter les conventions de la motricité, c’est ainsi s’exposer à n’être pas considérée comme faisant partie du monde c’est légalement ou moralement, être considérée comme une personne mineure. La philosophie activiste d’Erin Manning s’écrit avec ces perceptions qui se tiennent au bord du mode « majeur » de l’humain. Elle consiste à renommer leurs puissances propres, la force ténue de ce qu’elle appelle des « gestes mineurs » : ces presque-rien, ces actions invisibles, atmosphériques ou anonymes, ces faire sans sujet par lesquels les changements arrivent sans y prétendre, sans en avoir l’air. Comme elle l’écrit, « si les grands gestes d’une macropolitique résument plus facilement les changements produits pour altérer le champ, ce sont les tendances minoritaires qui initient les décalages subtils qui ont créé les conditions de ces change‑ ments, et de tout changement » (Manning 2016, p. 9). En effet, les choses, les personnes, les actions qui existent sur le mode mineur restent à la frange de l’attention collective :
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c’est à la fois un malheur, dans la mesure où les droits des personnes ainsi minorisées sont soumis au majeur ; et en même temps une opportunité – celle d’exister en contrepoint du majeur, sous la forme de la sub-version. « Le mineur est rejeté, négligé ou oublié dans l’interaction des accords majeurs. C’est là le revers du mineur, mais c’est aussi son pouvoir : il ne possède pas la pleine force d’un statut préexis‑ tant, d’une structure donnée, d’une métrique prédéterminée pour se tenir vivant. Il est hors du temps, intempestif, il invente rythmiquement sa propre pulsation. » Avec Erin Manning, nous pourrions donc nous demander : qu’est-ce qui serait mineur dans le corps, « objet » majeur des sciences humaines et sociales dans la modernité/colonialité ? Quelle est la part anarchique du corps qui n’a pas encore été mise au pas du majeur, du soma ou du neurotypique ? Une des réponses de la philosophie-en-danse de Manning consiste à demander : et si danser était « une des manières de toucher le plus-que » (Manning 2013, p. 14) ? Et si danser était une des manières de rendre tangible la part plus-qu’humaine et plus-que-corps de nos mouvements ? Et si danser nous permettait de toucher au quoi-d’autre de l’humain ? Alors : quoi d’autre ? La voie médiane Becky Edmunds : La première question ce serait : tu danses là ? Steve Paxton : Non. (Un temps.) Tu veux me voir danser ? Becky Edmunds : J’adorerais te voir danser. Steve Paxton : Okay. (Un temps, toujours immobile.) Okay. Maintenant je danse.
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Le public est logé dans un appartement new-yorkais dont les fenêtres donnent sur la rue. Un magnétophone s’enclenche et l’on entend une voix qui invite les spectateurices à regarder dehors : les danseuses sont dans la rue et se mêlent à la foule et à ses occupations. De temps en temps, en synchronie, elles pointent certains aspects du monde qui les environne. La danse ne dure pas plus de six minutes, et ces six minutes sont comme une parenthèse ou un cadre que l’on aurait placés sur la rue. Tout d’un coup, grâce à ce cadre, voilà que la ville a l’air d’une chorégraphie. Læ spectateurice, incertaine de ce qu’il y a à voir (les danseuses ne sont pas tout à fait distinctes des passantes), regarde les piétons comme si l’on avait chorégraphié leurs marches, comme si ces gestes de héler un taxi, d’acheter le journal, d’attendre devant le passage clouté, avaient été écrits comme des gestes de danse. Street Dance – c’est le nom de cette performance que la chorégraphe états-unienne Lucinda Childs proposa en 1964 – appartient à la famille des danses modernes et postmodernes qui ont cherché à mettre en scène des gestes ordinaires : marcher, courir, faire du sport. Avec ces danses que l’on a aussi appelées « piétonnes », ces chorégraphes ont porté la lumière sur la part préartistique ou préesthétique du mouve‑ ment humain : iels nous ont offert la joie de redécouvrir ce que sans doute personne n’avait vraiment oublié – la beauté simple qu’il y a dans la déambulation d’un passant, dans la course d’une joggeuse, dans la sieste d’un dormeur, comme dans l’infinie variation des styles selon lesquels chacun et chacune d’entre nous effectuons ces gestes. Ces danses ordinaires, parfois dansées par des « gens ordinaires » (quoi que ça puisse bien vouloir dire, « être ordinaire »), posent une question : où commence la danse ? En effet, voilà qu’avec des œuvres comme Street Dance de Lucinda Childs (où l’on regarde l’affairement de la rue comme une chorégraphie) ou Satisfyin Lover de Steve Paxton (où quarante-deux personnes traversent l’espace scénique en se contentant de marcher) ou We Shall Run d’Yvonne
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Rainer (où douze personnes courent dans l’espace pendant douze minutes), voilà que des chorégraphes affirment que, si l’on veut voir de la danse, il n’est pas nécessaire de regarder des danseureuses virtuoses occupées à interpréter des gestes qu’aucun autre être humain ne saurait accomplir. C’est à cette époque de la danse que, comme le dit l’historienne Sally Banes (Banes 1987), « Terpsichore enfile ses baskets ». Voilà ce que ces chorégraphes nous disent : que pour voir de la danse, il suffit de se munir d’un certain « regard choré‑ graphique », de se disposer ou d’être disposée par certaines conditions spectaculaires à considérer certains mouvements comme s’ils étaient dansés. Seulement, dire que la danse est « dans l’œil des regardeu‑ reuses » comme on a pu le dire de l’art en général au moins depuis que la technique du ready-made de Duchamp (« le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste ») s’est mise à placer des urinoirs et des roues de bicyclette dans les galeries des musées, cela ne résout qu’une partie de la question de savoir où commence la danse. Car la danse n’est pas seulement quelque chose que l’on voit : c’est aussi quelque chose que l’on fait. Or c’est une chose de pouvoir regarder tous les êtres (animaux, humains ou non-humains, plantes, phénomènes atmosphériques) et tous leurs mouve‑ ments (marches, envols, bourrasques) comme une danse. C’en est une autre de se sentir danser. Comment savons-nous que nous dansons ? Qu’est-ce qui nous permet de passer de l’état non dansant à l’état dansant ? Existe-t-il un continuum, dans mon expérience vécue, entre les mouvements que je fais quand je passe l’aspirateur et ceux que je fais quand je danse en soirée chez des amis ? Par où commence ma danse ? Tentez cette expérience : mettez de la musique dans votre salon et, debout, les yeux fermés peut-être, tâchez de détecter le moment où les sons commencent à vous faire bouger. Au début, la musique est un simple bruit : localisée dans les enceintes, produite mécaniquement, à distance. Mais très
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vite déjà, le son change de statut : il devient mélodie. Si je ferme les yeux, je peux le percevoir comme un flux, avec ses inflexions, ses sinuosités, ses percussions : un rythme. Rythme, du grec ancien rhuo, « fluer », signifie précisément cela : forme prise par un flux. Or ce flux, bientôt, commence à m’emporter. Au début, je sens que c’est un peu forcé, je hoche la tête, je bouge les épaules et les bras. Un peu comme dans ces premiers moments maladroits quand, dans une boum ou bien en boîte de nuit, j’essaye de rejoindre un cercle de danseureuses : sans trop savoir y faire, j’imite la danse des autres, j’imite la sympathie avec le rythme, mais je ne me le suis pas encore attachée aux articulations, je fais semblant d’« en être ». À ce moment, suis-je en train de danser ? Sans doute pas encore tout à fait. Mais du moins pourrait-on dire que je m’adonne ici à une prédanse propitiatoire : une danse d’invocation de la danse. Je m’apprête à me laisser habiter, à me laisser visiter, par cela même que je fais. Or voilà que d’instant en instant, je m’approche d’une expérience-bascule où, loin d’avoir à me mettre au pas de la musique, tout va se passer comme si, enveloppée par les sons, j’allais me laisser bouger par eux plutôt que de bouger « sur » eux. Dans une boîte de nuit, dans une foule lors d’un concert, je connais cette expérience décuplée par la présence des autres, qui m’emportent dans leurs mouvements un peu comme une vague emporte la nageuse. C’est une sensation de houle qui me soulève, mais voilà l’étrangeté : c’est une houle sans eau et pour ainsi dire sans matière, une houle qui n’est composée que des mouvements de celleux qui nagent. Tout se passe alors comme si ce n’était pas seulement moi qui dansais, mais bien plutôt la danse qui prenait corps, se dansait à travers moi et à travers les autres. Il n’est pas facile, dans la langue française, de ne pas avoir l’air d’entrer dans une sorte de délire lorsque l’on emploie ces mots : être transportée, être traversée, ne plus être le seul sujet de son propre mouvement. Toutes ces expressions
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connotent un mode d’exception qui semble relever davantage de la transe mystique que de l’expérience quotidienne. C’est sans doute pour cette raison qu’il existe une telle relation, attestée partout dans le monde, entre la danse et les rituels de communication avec des entités plus-qu’humaines, dieux ou esprits : danser, pour nombre d’entre nous, c’est se laisser habiter par des forces non humaines ou, plus exactement, c’est prendre soin de leur venue, préparer le terrain par un certain nombre d’égards ajustés aux éléments – et c’est pourquoi la danse a ses lieux magiques (orées des bois, sommets des montagnes, temples, studios de danse, scènes), où une hyper‑ vigilance aux vibrations du monde est possible. Pourtant, ce que la mystique nomme ici est une expérience des plus ordinaires (ce qui signale probablement la mystique comme chose ordinaire, mais c’est une autre question). Je pense par exemple à l’expérience que je fais lorsque je m’endors. Allongée, je ferme les yeux, je calme ma respi‑ ration, je commence à me placer mentalement dans le pays du rêve, bref : je m’apprête à m’endormir. Oui, mais jusqu’à ce que les rôles bientôt se renversent, jusqu’à ce que je sente, comme on dit, le sommeil m’envahir, prendre possession de moi. Et alors soudain, comme tout à l’heure dans la boîte de nuit, voilà que ce n’est plus seulement moi qui bouge : ce n’est plus seulement moi qui respire, ce n’est plus seulement moi qui pense, c’est à peine moi qui rêve. Et pourtant voilà le mystère : c’est bien « moi » qui dors (personne ne pourrait dormir à ma place). Quel est cet étrange sens du sujet, qui semble mettre en défaut la partition binaire entre l’actif et le passif ? Il se trouve qu’il existe, dans un certain nombre de langues anciennes, un mode verbal qui exprime cette troisième voie, qu’on appelle justement la voie médiane. Le linguiste franco-syrien Émile Benvéniste a écrit là-dessus un article remarquable intitulé « L’actif et le moyen dans le verbe » (1950). Tentons d’en détailler l’argument. Alors que le français ne possède que deux diathèses verbales (l’actif et le
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passif), le grec et certaines autres langues, comme le sanskrit et le latin, connaissent un mode intermédiaire qui pointe vers l’expérience dont nous parlons : celle d’une activité qui se retourne en passivité, d’une activité dont le sujet serait à la fois l’agent et le patient. En français, c’est de deux choses l’une : soit l’on est active, auquel cas l’activité que l’on exerce va de nous en direction du monde (par exemple, « je parle », « je porte », « je pousse », « je tire ») ; soit l’on est passive, auquel cas nous ne sommes pas les sujets mais les objets de l’activité (« je suis portée », « je suis tirée »). Comme on le voit, on peut passer facilement de l’un à l’autre par l’inter‑ médiaire de l’auxiliaire être, mais on ne peut pas dire d’un seul verbe et d’un seul coup : je porte et je suis portée, je tire et je suis tirée. C’est soit l’un soit l’autre. Pourtant il y a bien des activités où non seulement je fais mais en même temps je subis. Par exemple toucher. Toucher est une très belle et très étrange activité dans laquelle, en un sens, vous n’avez pas le choix : pour toucher (à la voie active), vous devez en même temps être touchée (à la voie passive). Vous tenez en ce moment un texte dans vos mains : vous le touchez, c’est certain. Mais dans le même temps et inévita‑ blement, en retour, vous êtes touchée par lui. En français, notre verbe toucher se dit à l’actif, si bien qu’il nous donne l’illusion d’une sorte de mouvement univoque : comme si toucher était un mouvement qui n’allait que de nous à l’objet touché. Mais le grec, bien plus fin sur ce point, parle du toucher au moyen : il dit haptomai (avec la désinence -omai, qui indique la voie médiane) et non pas hapto (avec la désinence -o, qui indique l’actif, et qui signifie : « nouer des lacets » ou « mettre en contact », mais pas « toucher »). Pourquoi haptomai, pourquoi la voie médiane ? Parce que toucher n’est jamais un geste de pure action, parce que si je veux toucher, je ne peux pas me contenter d’aller vers l’objet que je touche, il faut aussi que je laisse l’objet venir à moi, il faut que je me laisse affecter par le toucher. Tout toucher est toujours sur le point de basculer en un être-touchée. Jamais
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tout à fait l’un, jamais tout à fait l’autre : l’imminence d’un recouvrement. Voilà ce que nous suggère la voie moyenne du verbe haptomai. Or de nombreuses actions ne se disent en grec qu’au moyen : naître, mourir, suivre ou épouser un mouvement, décider, croître, jouir, voler. En parcourant toutes ces activités, on peut leur trouver un point commun : dans le moyen, le sujet de l’activité est en même temps celui à qui l’activité arrive. Autrement dit, dans le moyen, je suis à la fois l’agente et le site ou le lieu d’aboutissement de mon action. Et même, c’est parfois plus fort : dans le moyen, ce n’est pas seulement que l’activité que je fais arrive en moi ; c’est plutôt que l’activité que je fais est aussi l’activité qui me fait. Ou pour le dire encore autrement : ce que je fais est ce par quoi j’arrive. Ainsi de la naissance. La naissance n’est ni quelque chose que l’on fait, ni quelque chose qui nous arrive seulement. Elle est un événement par lequel nous arrivons : personne d’autre que moi ne pourrait naître à ma place, et dans le même temps, on ne peut pas vraiment dire que ce soit moi qui naisse, dans la mesure où « moi » est au bout de ma naissance, son terminus et non son point de départ. La même chose pourrait être dite de l’activité de suivre ou d’épouser un mouvement : en un sens, personne d’autre que moi n’effectue ce mouvement (c’est bien moi qui saisis la vague quand je nage, c’est bien moi qui suis les sinuosités de la route quand je cours sur elle) ; mais en un autre sens, ce n’est pas moi qui en décide, puisque le mouvement se donne à moi de l’extérieur, et c’est bien plutôt la vague et la route qui me mouvementent. Voilà en somme ce qu’indique la voie médiane : naître, mourir, décider, voler, épouser un mouvement, ce n’est pas seulement être le siège de mouvements qui sont les nôtres, c’est aussi faire l’expérience limite d’être à la fois productrice et produite, agente et site de l’action, bougeant et bougée. Or, sans surprise, un des verbes qu’utilise le grec ancien pour dire danser se dit au moyen (orcheomai) et non à l’actif (orcheo, qui voudrait dire : « je fais danser », comme une
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marionnettiste fait danser ses marionnettes). Confirmation de ce qu’obscurément nous nommions avec notre petite expérience d’écoute musicale : danser est une activité qui place les danseureuses dans un entre-deux. Cause et moteur du mouvement, iels en sont en même temps l’effet et le mû. Bougeantes-bougées : voilà où nous place la danse. Dans des mouvements que nous faisons en même temps qu’ils nous font. Ceci permet de reformuler de manière originale la question qui nous occupe dans cette section quant à savoir : qui bouge ? Si danser relève de ces mouvements que nous faisons mais qui en même temps nous font, si nous sommes, quand nous dansons, à la fois sujets et objets du mouvement, on peut en effet se demander : qu’est-ce donc qui nous bouge quand nous dansons ? Revenons à notre exemple de tout à l’heure, lorsque nous tentions de repérer ce moment très beau et très ténu où, en écoutant une musique, nous nous trouvons transportées par elle dans une danse. Et posons une question qui pourra paraître étrange : pourquoi la musique nous aide-t-elle à danser ? En effet, rien n’y contraint : il y a bien des danses sans musique. Des danses d’enfants qui gigotent on ne sait trop pourquoi, mais des danses d’adultes aussi, qui se multiplient notamment sur les scènes occidentales à partir du début du xxe siècle, quand l’art chorégraphique décide de se « libérer » de la musique et de l’opéra et de proposer des danses « en silence ». Alors pourquoi la musique reste-t-elle un des prétextes favoris des danseureuses, sur scène, entre amies, dans la rue ou dans les boîtes de nuit, à se mettre à bouger ? C’est sans doute parce qu’écouter la musique, plus que toute autre activité, implique cet être-emportée-par-ce-que-je-fais dont nous avons parlé avec la « voie moyenne ». Car même immobile, vissée à mon fauteuil dans une salle de concert ou allongée sur mon lit dans ma chambre, l’écoute de la
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musique implique une sorte de débordement : un transport non seulement « ailleurs » (dans ce drôle d’espace utopique ou imaginaire formé par les sons) mais aussi « sur place » (dans le plus intérieur, dans la caverne de mon crâne et de mon corps où éclate la tempête des sons). Toute écoute implique cette sorte d’emportement. Le philosophe et psychologue allemand Erwin Straus en témoigne avec force dans un texte topique consacré aux « Formes du spatial » et à « leur signification pour la motri‑ cité et la perception ». Dans cet article, le phénoménologue détaille avec rigueur le type d’espace étrange généré par l’écoute musicale. Il dit : l’écoute, c’est une expérience où « le son a une activité propre, se précipite sur nous, nous saisit, nous affecte, s’empare de nous », où « l’acoustique nous poursuit, où nous ne pouvons lui échapper, où nous lui sommes livrés » (Straus 1930, p. 27). Dans la musique, la manière dont nous nous laissons traverser par le son, la manière dont il mouvemente nos organes, dont il vibre en deçà de nos tympans, dans nos os, sur notre peau, suffirait à l’attester : écouter la musique, c’est déjà être dansée. Mais la beauté et l’intérêt de la description de Straus tiennent au fait qu’en toute rigueur, rien en elles ne nous contraint à en rester à la perception auditive : l’écoute qu’il décrit est tout aussi bien susceptible de s’abstraire de la musique et même du son ; elle relève plutôt d’une spatialité omnienglobante et non frontale, de ce qu’il appelle encore une certaine « tonalité » (Ton), une atmosphère bien plus affective que sonore. Cette tonalité signale, voire déclenche une ouverture de la sphère des mouvements possibles, contrastant avec celle qui est disponible lorsque, au lieu d’écouter, nous nous conten‑ tons de voir : « La marche arrière nous déplaît dans l’espace optique ; nous cherchons à l’éviter. Pourtant, ce même – ou apparemment même – type de mouvement devient dans la danse une chose tout à fait évidente ; nous ne remarquons rien de toutes les difficultés et de toutes les résistances que nous ressentons dès le moment où nous sommes forcés de
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faire marche arrière. » (Straus 1930, p. 43.) Bien entendu, il serait exagéré d’affirmer que les danseureuses marchent en arrière aussi simplement que les piétonnes marchent en avant (au reste, les danseureuses sont aussi des piétonnes). Mais il est à pointer que l’espace chorégraphique distord et amplifie l’espace disponible à la seule saisie optique, que les danseureuses s’y équipent de formes d’attention qui relèvent d’autres sens que la seule vision pour s’orienter (que ce soient les sons, la pression de l’air, la tension des muscles de leurs partenaires, la perception intérieure de leurs propres mouve‑ ments) et qui compliquent singulièrement les espaces où elles évoluent. Au cœur de l’entraînement à danser, il y a cet élargisse‑ ment sensoriel qui, comme le dit la penseuse-en-danse Carla Bottiglieri, expose et effondre la notion « immunologique » du soi (l’idée que le soi serait quelque chose d’achevé, d’autocontenu, d’intègre) pour, au contraire, l’exposer à quantité de forces et de relations qui ne le laissent pas indemne (Bottiglieri 2018). Bottiglieri sollicite elle aussi la diathèse moyenne pour réfuter ce paradigme immunologique : ce que nous apprend la diathèse moyenne, c’est qu’il y a des actions que le sujet n’effectue qu’en s’effectuant, où le sujet est à la fois « objet et lieu de l’événement, puisqu’il se trouve à être affecté par sa propre action » (ibid.). Les sensorialités excédentes dont s’équipe la danse pointent vers le fait qu’il est possible d’entraîner cette auto-affection moyenne, d’affûter la baisse de la garde immunologique. Cela veut-il dire que la danseureuse serait purement transi‑ tive, toutes barrières ouvertes ? Certes non. Mais que le soi ne soit pas clos sur lui-même, qu’il soit, dit encore Carla Bottiglieri, « un espace de potentialité relationnelle », cela ne veut pas dire qu’il ne soit que transe. Cela veut dire qu’il est susceptible de transindividuation : qu’il y a en lui suffisamment de charge préindividuée, une part suffisam‑ ment anarchique, pour codevenir avec d’autres. La leçon de l’écoute, la leçon de la voie moyenne, c’est que danser n’est
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jamais une activité individuelle mais toujours un événement transindividuel : ce n’est pas moi qu’elle transit, mais toujours un collectif, air-sol-musique-environnement-danseureuses. L’écoute nous apprend à reconnaître la part trans* de toute individuation : je ne peux devenir que si nous devenons. Au reste, les deux mots dont nous disposons pour parler de la danse en français attestent bien de cette puissance transindividuelle : danser d’abord, qui vient du radical indoeuropéen *tan et qui renvoie à l’action de tendre ou de relier (*tan donnant danse mais aussi tension, attention, ou encore tonus) ; chorégraphier, ensuite, qui vient du choros grec, le chœur des danseurs qui, dans le théâtre antique, est affaire collective. Dès lors, il nous faut reconnaître que la question « où la danse commence-t-elle en nous ? » est vouée à l’échec. En effet, c’est entre nous et non en nous que la danse commence : entre les bougeureuses, entre les lumières, entre les sons. Ce n’est donc ni en moi, ni dans la musique ni dans mes parte‑ naires que la danse se trouve, mais dans ce qui nous relie les unes aux autres. Bref, la danse est un phénomène que l’on pourrait dire atmosphérique (ce que l’on sent d’ailleurs très bien quand on entre dans une soirée dansante) bien plus qu’individuel. Comme le dit avec force Steve Paxton, « danser en solo, ça n’existe pas » : et il signifie par là que se mettre à danser, c’est toujours se mettre en relation avec une autre entité, qui peut être une partenaire humaine, mais aussi bien toutes ces entités non humaines qui nous entourent – le sol, l’air, la lumière, les vivants et leurs sons et leurs mouvements. Dire « je danse » est en ce sens toujours une sorte de faute de grammaire : en réalité, ce n’est pas moi qui danse, mais la relation qui se tisse entre moi et les autres. Tel est le paradoxe du danser : je sais que « je danse » quand précisément je sens que ce n’est plus seulement moi qui danse, quand je sens que d’autres que moi sont avec moi les sujets de mon mouvement. Bougeante et bougée, mouvante et mue, voilà où commence la danse : quand mes
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mouvements se tissent à ceux des autres, quand ils perdent la marque de ce que je crois avec obstination être ma propriété, mon action, pour devenir du commun. Quels noms donner à cette communauté de destin ? C’est ce que les quatre chapitres qui suivent explorent en examinant successivement les figures du poids, du contact, de l’eros et de l’arrêt, comme autant de lieux où insiste ce senti médian de ce qui nous mouvemente.
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2 La gravité
La chute après Newton « On dit que les dauphins d’eau douce ne sautent pas autant que les dauphins des océans. En raison du tumulte des eaux boueuses des fleuves, elles ne peuvent pas s’appuyer sur leurs yeux. Leurs yeux rétrécissent. L’écholocalisation devient cruciale. Leur écoute se charge de nuances. » Alexis Pauline Gumbs
Quand ton monde se détraque, quand ton environnement se charge de trouble et de confusion, il peut devenir urgent de développer des techniques d’écoute et de présence à ce qui t’entoure. Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Coronocène, notre époque ne sait pas dire son nom, mais quel qu’il soit, il pointe invariablement vers une dange‑ reuse destruction d’espèces, de milieux de vie et de modes de relation, vers l’extinction de manières de sentir et d’être les unes avec les autres. Dans son Champignon de la fin du monde l’anthropologue Anna L. Tsing propose un antidote à cette extinction : la célébration d’anciens et de nouveaux « arts de l’attention » (Tsing 2017), c’est-à-dire l’insistance à honorer des manières de vivre et de mourir ensemble, d’être en relation avec nos environnements et avec nous-mêmes, d’être là les unes pour les autres.
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En 1972, un groupe de chorégraphes, de gymnastes et de curieuses du corps-en-mouvement s’est réuni pour une semaine d’été moite dans les murs d’une galerie new-yorkaise et a développé les linéaments d’un tel « art de l’attention ». Contact Improvisations, c’était le nom de la performance que ce collectif s’était donné à danser, pratiquant tourbillons, chutes, entrechocs et entrelacs des masses sur des tapis de lutte qui amortissaient leurs dégringolades. L’idée-cœur de l’art de l’attention qu’iels commençaient à développer ? Tomber pour mieux se rencontrer : une pratique de la désorientation qui invite à perdre son sol (tomber ou sauter) pour aller à la rencontre des partenaires et inventer avec elles une manière de survivre au tumulte occasionné. L’espace du studio fournit le cadre stable et relativement accueillant où exercer la perte de repères : comme dans les arts martiaux (en particulier l’aïkido et le tai chi, qui inspirent ces premières pratiques), il s’agit de simuler des situations d’urgence pour se rendre capable d’y répondre ; comme dans la danse postmoderne (en particulier dans le Judson Dance Theater, où Steve Paxton, l’un des initiateurs du Contact Improvisation, participe active‑ ment à explorer les « mouvements ordinaires » de la marche et du sport), il s’agit d’étudier ce dont les animaux humains sont capables ; comme dans les danses africaines-américaines enfin (qui sont les terreaux des nombreuses danses jazz qui se pratiquent à la même époque), le lieu de l’étude est la rencontre tactile et pondérale avec les partenaires. Vivre dans un monde de tourbillon et développer l’écoute : comme les mammifères marins du poème d’Alexis Pauline Gumbs (Gumbs 2020), les mammifères terrestres du Contact Improvisation s’entraînent à évoluer dans des eaux troubles et à inventer tout un instrumentarium sensoriel adapté à la survie en temps incertains. En cinquante ans d’existence, ce qui ne devait être qu’une performance dans une galerie de Soho s’est rapidement exportée dans le reste du monde. Sous le nom de Contact Improvisation, ou parfois « danse-contact », on s’y adonne dans des centres de danse, des universités, des salles de
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sport, des centres sociaux, des plages, des piscines, des toits d’immeuble et des skateparks. De « spectacle », le Contact Improvisation est rapidement devenu pratique mais aussi communauté dont les dizaines de milliers de praticiennes savent, où qu’iels soient dans le monde, comment se retrouver à l’adresse de la jam la plus proche, un espace de pratique ouvert à toustes, où chacune peut jouer ensemble à perdre l’équilibre et à le retrouver au contact de ses partenaires. « Quand une pomme lui est tombée sur la tête, Isaac Newton a reçu l’inspiration pour décrire ses trois lois du mouvement. Celles-ci sont devenues le fondement de nos idées sur la physique. Étant essentiellement objectif, Newton ignorait ce que cela fait d’être la pomme… » (Christiansen et alii 1987). Ainsi commence Fall After Newton, un film- documentaire où Steve Christiansen, Lisa Nelson, Nancy Stark Smith et Steve Paxton, quatre des initiateurices du Contact Improvisation, revisitent quinze années de pratiques et de performances de la forme dont iels ont ouvert les premiers chemins en juin 1972. Alors réunies avec une quinzaine d’autres danseureuses, gymnastes, athlètes et praticiennes somatiques, iels avaient passé une semaine à se sauter les unes sur les autres dans la galerie John Weber de New York. En s’inscrivant dans la lignée du fondateur de la physique moderne, les fondateurices du Contact Improvisation font ainsi de la pratique de la danse une pratique de production de savoirs : en apprenant à bouger, les danseureuses font plus que simplement se donner les moyens de produire des œuvres à faire circuler dans le dispositif spectaculaire-marchand ; elles affinent des savoir-sentir et des savoir-faire susceptibles de compléter ou de compliquer les savoirs venus des sciences. « Étant essentiellement objectif », Newton détermine des lois, compute des relations, observe des phénomènes, mais pour développer cela, il s’extrait de l’équation et des événements dont il rend compte. Quant à nous, disent les contacteu‑ reuses, lorsque nous mettons nos masses en mouvement, nous apprenons qu’il existe des savoirs-de-vivantes qui défient la
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seule physique objective et dont nous avons à tirer les leçons. Comment apprendre à honorer cette physique intersubjective, cette science du dedans de la chute, cette balistique sensible qui étudie les corps humains comme projectiles et cherche à développer les outils sensoriels qui permettront, comme le dit Ann Cooper Albright, d’« ajuster les atterrissages et de trouver son sol dans un monde instable » (Albright 2018) ? Dans ce chapitre, il s’agit d’examiner certaines des œuvres et des pratiques parentes du Contact Improvisation qui, comme lui, se sont évertuées à enquêter sur ce qu’il se passe lorsqu’on décide d’adopter « la perspective de la pomme » : une perspective radicalement décentrée, qui fait une place de choix aux sentis de la gravité qui nous lient, mammifères terrestres, à la Terre. Dans Où atterrir ?, le philosophe Bruno Latour a proposé de penser l’urgence climatique comme une urgence à s’engager dans une lutte pour le Terrestre (Latour 2017). Ni fantasme hors-sol, ni monde globalisé, ni repli local, le Terrestre est un terrain pour penser nos interdé‑ pendances, à différentes échelles : de la nanopolitique de nos expériences quotidiennes à la micropolitique de nos expéri‑ mentations collectives et jusqu’à la macropolitique de nos vies planétarisées. En revendiquant la gravité, les pratiques explorées dans ce chapitre se proposent de désanesthésier nos capacités à sentir la Terre bouger en nous. En ce sens, elles participent au « désenvoûtement du monde » (Pignare et Stengers 2007) : refusant de voir la Terre capturée (par la globalité ou par le terroir), elles nous permettent d’entrer, les pieds ou les ischions bien plantés dans le sol, dans une géopolitique terrestre 1.
1. Certaines sections de ce chapitre reprennent des éléments de La perspective de la pomme. Histoires, politiques et pratiques du Contact Improvisation, une anthologie que nous avons conçue avec Alice Godfroy, Alessandra Sini et Francesca Falcone. Merci à elles pour les échanges qui ont conduit à l’écriture – et au présent compostage – de ces textes.
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La non-exclusion des oiseaux (Fred Moten et Wu Tsang) Étymologiquement, le poids est au point de rencontre entre deux verbes distincts en français, mais qui sont le même verbe en latin : pendre et peser (qui se disent tous les deux pendere en latin). Autrement dit, si l’étymologie ne ment pas, un poids sera tantôt ce qui pend (depuis un point d’accroche surélevé), tantôt ce qui pèse (sur une surface soutenante). Il existe une remarquable installation du chorégraphe et danseur William Forsythe, un de ses « objets chorégra‑ phiques » – une chorégraphie devenue installation, un objet dans lequel circuler et qui nous chorégraphie – intitulée Nowhere and Everywhere at the Same Time, No. 3 (créée en 2015 au Museum für Moderne Kunst de Francfort), qui nous donne précisément à éprouver ces deux sens du poids. Il s’agit d’une forêt de pendules suspendus au plafond et activés périodiquement par un mécanisme qui leur impulse un mouvement de houle collective. L’espace rappelle quelque chose des jeux vidéo d’arcade où les personnages doivent se faufiler entre des pièges mobiles : à l’entrée de la salle, il s’avère nécessaire d’étudier ou plus exactement de consoner avec le mouvement des pendules, si du moins l’on prétend naviguer à l’intérieur de l’objet chorégraphique. Forsythe écrit dans ce sens que Nowhere and Everywhere at the Same Time, No. 3 est emblématique de ce qu’il essaye de donner à sentir au travers des objets chorégraphiques : « Pour savoir, tu dois bouger. » Et il ajoute : « Le mouvement est, fondamentale‑ ment, création de savoir. » (Forsythe 2016, p. 49.) Autrement dit, Nowhere and Everywhere at the Same Time, No. 3 fait appel à ta capacité à savoir par synrhythmie, à savoir par ajointement de ton rythme à celui des choses que tu connais. La connaissance devient donc affaire de sympathie avec les flux : je ne connais pas parce que je suis capable de découper la chose, de l’analyser, et même plus spécifiquement d’en arrêter le mouvement ; je connais dans la mesure où je
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suis capable précisément de ne pas arrêter le mouvement, de le suivre, de l’accompagner et de l’exaucer. Il ne s’agit pas de dire que le premier mode de connaissance est mauvais ou serait un faux mode de connaissance. Simplement, il y manquera toujours quelque chose s’il ne s’accompagne pas de cet autre égard que suppose la connaissance par parti‑ cipation, la connaissance par sympathie. Ce que Nowhere and Everywhere at the Same Time, No. 3 documente, c’est la capacité de grosses choses pesantes (nous) à se lier de sympa‑ thie avec de petites choses pendantes (les pendules). « Nulle part et partout à la fois » : la gravité qui nous lie aux autres choses terrestres et qui fraie une des voies de la sympathie avec les choses. Quelles conséquences pouvons-nous en tirer pour inventer d’autres formes de socialité ? « We committed to the non-exclusion of birds. » « Nous nous sommes engagées à la non-exclusion des oiseaux », écrivent Fred Moten et Wu Tsang à propos de Gravitational Feel, une installation où le poète et l’artiste mêlent leurs voix dans un environnement de cordes colorées et nouées suspendues au plafond (Moten et Tsang 2018, p. 7). Les pendules de William Forsythe nous situent dans l’histoire de la physique classique européenne et dans la possibilité qu’ont les savoirsentir de la danse de proposer un retournement du regard (non plus regarder les pendules mais se demander : qu’est-ce que cela te fait d’en être un aussi ? qu’est-ce que cela fait de regarder le monde depuis le point de vue du pendule ?). Les cordes de Fred Moten et de Wu Tsang nous transportent pour leur part dans la culture inca précolombienne et dans la tradition des khipus. Les khipus sont l’une des formes les plus ancestrales d’écri‑ ture : ce sont des cordes nouées et attachées entre elles, selon un système complexe de nœuds et de distances, chargées de significations où se lisent des registres de dettes, des mentions de statuts sociaux et peut-être même des repères géographiques susceptibles de cartographier le territoire. Moten et Tsang, en se plongeant au milieu de cordes nouées, se projettent au
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milieu de ce qui fait ciment social : des histoires de dettes, des histoires de statuts sociaux, ce que chaque individu se doit. Mais ce qui les intéresse, ce ne sont pas les dettes remboursables (= la vie à crédit), c’est ce que l’on pourrait appeler la « dette impayable » que nous autres terrestres contractons en relation avec la Terre : ce qu’iels appellent une « ontologie du nœud » (ibid., p. 39), une ontologie des liens qui nous lient à la gravité. C’est pourquoi ces cordes à nœuds qui tombent sont l’endroit rêvé pour nous donner à écouter autrement. « L’endroit idéal pour écouter une conférence ou un poème, c’est une contact improvisation où le toucher serait médié par le tissu de l’avant espace-temps. » Nowhere and Everywhere at the Same Time, « nulle part et partout à la fois », voilà d’où il serait idéal de pouvoir écouter : « Une situation dans laquelle on peut sentir l’étude – le sens tactile d’une opération en cours. » Quelle opération ? La gravité, par laquelle la Terre nous attire à elle et nous met du côté des choses, par laquelle la Terre, si nous l’écoutons, nous apprend à nous défaire de notre distinction. L’ontologie du nœud de Moten et Tsang renvoie à l’onto‑ logie relationnelle de Manning. Chez Manning, ce qu’il y a d’abord, ce sont des relations : les choses ne précèdent pas leur mise en relation mais en émergent. De même, chez Moten et Tsang, ce qu’il y a d’abord, ce sont des nœuds, c’est-à-dire que le fait social premier, ce ne sont pas les indivi‑ dues qui contractent des dettes : le fait social premier, ce sont les dettes, et avec elles les nœuds faits sur les cordes pour nous souvenir que nous nous devons quelque chose les unes aux autres. C’est-à-dire que nous sommes nouées les unes aux autres dans une certaine intradépendance, et que cette intradépendance n’est pas une interdépendance : dire interdépendance, ce serait partir de l’idée que nous sommes séparées et que cette séparation, nous nous retrouvons à la remettre en cause du fait que nous avons besoin les unes des autres. Or c’est plus que cela : nous avons besoin les unes des autres d’une manière qui exclut notre indépendance, nous avons besoin les unes des autres avant d’être les unes et les autres.
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Avec Moten et Tsang, une autre gravité se fait jour : par-delà l’objectivisme de la science physique qui prétend tenir la gravité à distance (la science qui prend des pommes sur la tête, comme Newton, sans se demander « ce que cela fait que d’être la pomme ») ; par-delà le séparatisme qu’ins‑ titue la socialité humaniste (qui n’accepte de dettes qu’entre êtres humains et oublie que nous pourrions bien être aussi endettées auprès de la Terre, sous les espèces d’une dette gravitaire : nous lui devons notre poids). En physique classique, on distingue ordinairement le poids et la masse. La masse est une grandeur intrinsèque à tous les corps physiques : cela veut dire que si j’étais soudain téléportée sur la Lune, sur Mars ou en orbite autour de la Terre, ma masse serait toujours exactement la même. Qu’est-ce qui détermine la masse d’un corps ? C’est sa quantité de matière, c’est-à-dire le nombre d’éléments que l’on peut dénombrer dans ton corps physique. En quoi le poids se distingue-t-il de la masse ? En ceci que le poids n’est pas du tout une qualité intrinsèque – c’est une qualité relationnelle : il dépend de la mise en relation de deux masses, la tienne et celle de la plus grosse masse qui se trouve à proximité. Pour toustes les terriennes, y compris la Lune et les autres satellites qui tournent autour du globe, cette masse est la Terre (nous, vivantes et satellites de Terra, avons en effet ce point-là en commun : nous sommes liées à la Terre par la dette qu’est la gravité – nous lui devons notre poids). Le résultat est que si tu étais à nouveau magiquement transportée sur la Lune, sur Mars ou en orbite autour de la Terre, même si tu gardais une masse corporelle identique, ton poids ne serait plus le même. À la surface de la Lune, la force d’attraction exercée par notre satellite est six fois inférieure à celle de la Terre. Ainsi, une personne de soixante-cinq kilogrammes se sentirait peser onze kilogrammes, le poids d’une enfant de deux ans. De cette simple distinction, on peut tirer une première conclusion, à savoir l’idée que peser c’est toujours une histoire de dialogue entre deux masses au moins, la mienne et celle
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de la Terre. Le chorégraphe butoh Ushio Amagatsu (de la compagnie Shankai Juku) a cette expression très belle : il définit la danse comme un « dialogue avec la gravité » (Amagatsu 2000). Ce n’est sans doute pas vrai de toute danse, mais on peut en tout état de cause citer un bon nombre de chorégraphes qui ont fait de la gravité la partenaire visible des danseureuses, c’est-à-dire qui se sont intéressées à chorégraphier (avec) la gravité. On peut penser au très classique Man Walking Down On the Side of A Building, créé par la choré‑ graphe états-unienne Trisha Brown en 1970, où un danseur, attaché par des filins, se retrouvait à marcher jusqu’au sol en se tenant à la perpendiculaire d’un bâtiment new-yorkais. En pareil cas, tout se passe comme si la chorégraphe avait joué avec un commutateur : aux yeux des passants, le danseur semble avoir changé de partenaire – comme si la Terre avait soudain perdu sa force d’attraction à la faveur d’une création humaine, un building. Autre cas fameux : en 1990, la chorégraphe française Kitsou Dubois convainc le Centre national d’études spatiales de la pertinence des savoir-penser dansants pour résoudre certains problèmes moteurs posés aux astronautes. Elle devient ainsi la première chorégraphe de l’apesanteur à bord d’un vol parabo‑ lique qu’elle effectue accompagnée d’astronautes, de camera‑ mans et de danseuses de sa compagnie. Elle en tirera durant trois décennies des écrits, recherches et pratiques visant à traduire l’intensité des affects de la disparition momentanée du poids (chaque campagne de vol parabolique se compose généralement d’une trentaine d’expériences d’impesanteur de vingt à vingt-cinq secondes). À propos de l’expérience de l’apesanteur, l’une des choses les plus frappantes que Kitsou Dubois commente dans de nombreux textes et entretiens, c’est le sentiment d’une dilata‑ tion de soi, d’une perte des limites, d’un « corps infini » (du nom de l’un de ses projets vidéo, créé en 2017). C’est à la fois un moment de « grâce », où tout devient fluide, sans effort (qui se rapproche de la joie et du senti suspensif du
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saut dans la danse classique) et, dans le même temps, un moment assez angoissant, car lorsque l’on n’a plus de poids, on est quasiment déstructurée : on ne sait plus où sont nos membres ni même exactement comment les commander (puisque la plupart de nos commandes motrices sont liées au fait que nous devons résister à la gravité pour bouger). À ce propos, Kitsou Dubois raconte une anecdote frappante concernant le cameraman qui l’accompagnait lors du premier vol parabolique. Le voilà, bien installé en train de filmer, tout le monde se met à décoller et à flotter, quand soudain, un pied, puis une jambe se mettent en travers du champ de la caméra. Alors il se met à pester : qui est l’imbécile qui vient de ruiner mon plan ? Mais le temps de finir sa phrase, il réalise avec surprise et un peu d’effroi qu’en fait, c’est sa propre jambe qui est devant ses yeux : il avait oublié de l’attacher et, inhabitué qu’il était aux sensations musculaires en apesanteur, il ne l’avait pas « senti bouger ». Dans ce cas, il apparaît clairement que la Terre n’est pas un simple arrière-plan de notre expérience ; notre vie, nos sensations, notre expérience de nous-mêmes sont de part en part traversées par la Terre et par la force d’attraction qu’elle exerce sur nous. Notre sens de nous-mêmes, notre sens de ce que nous faisons et de ce qui nous arrive, est traversé par la Terre. Sans elle, nous ne savons plus nous sentir, nous ne savons plus où nous sommes. C’est en ce sens que la Terre est « nulle part et partout à la fois » : jamais visible en totalité et pourtant toujours présente. Et c’est une des vertus de certaines danses, gravitaires et agravitaires, comme celles de Dubois, que de nous rappeler à son insistance dans notre expérience. « L’animal humain vit en troupeau, il est bipède et il n’a pas de plumes. » Telle est la célèbre définition de l’être humain à laquelle arrive Platon dans Le Politique (266e). Elle intervient au moment où le philosophe se demande de quel art relève l’exercice du politique, qui apparaît comme une branche de l’art de gouverner les animaux (« l’élevage collectif ») et,
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plus spécifiquement, ces animaux particuliers qui vivent en groupe et marchent « nus » ou sans plumes, à savoir les êtres humains. On rapporte que Diogène le Cynique ne put s’empêcher, lorsqu’il entendit la sentence platonicienne, de jeter un poulet déplumé au milieu de ses étudiants réunis en s’écriant : « Voici l’homme selon Platon ! » La pertinence de la boutade continue de faire rire sur les bancs d’universités, et l’on ne cite plus guère cette définition que pour la saveur de la réponse qui lui a été faite. C’est pourtant à cette même conclusion que l’on voudrait arriver ici. Non pas, comme Platon, pour déterminer qui ou quoi il convient de gouverner, mais pour nous intéresser à cette mobilité spécifique propre aux animaux qui se tiennent en effet sur leurs deux jambes à distance du sol (bipèdes), sans pour autant avoir accès à l’envol (sans plumes). La définition platonicienne commence à perdre de sa tournure humoris‑ tique quand on en saisit cette profondeur : l’être humain est un être debout, c’est un être à distance de la Terre, et qui, cependant, dans sa verticalité, n’échappe pas à la pesanteur. En tant qu’êtres verticaux (juchés sur leurs pieds, pour les marchantes ; sur leurs ischions, pour les roulantes ; ou sur leur atlas, pour les couchées), les mammifères humaines sont des êtres tenus entre deux pôles : iels s’élèvent et pèsent selon le même axe. Tel est le paradoxe pondéral qui qualifie notre existence terrienne : se tenir au-dessus de l’horizon, mais ne tendre qu’à s’aplatir, alternance qui rythme nos jours (debout) et nos nuits (couchées). Uniques parmi les mammifères, les animaux humains passent une part importante de leurs vies avec le buste redressé, par l’assise d’un fauteuil ou d’un lit, ou sur leurs jambes : iels sont debout, c’est-à-dire sur un tout-petit-bout d’eux-mêmes (de-bout), empirant ainsi la condition gravitaire de tout animal terrestre. Ainsi Platon a-t-il aperçu quelque chose d’essentiel dans ce qui qualifie les vivants humains : la posture humaine, la manière humaine d’être dans le monde, est une posture physiquement, biomécaniquement, carac‑
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térisée par la fragilité. Contrairement aux quadrupèdes qui possèdent l’appui de leurs quatre pattes pour trouver ancrage, et contrairement aux oiseaux qui possèdent la balance de leur queue pour s’équilibrer, les animaux humains présentent cette caractéristique curieuse que bien des danses ont appris à manifester : nous tenons à peine debout. Anna L. Tsing écrit, dans son Champignon de la fin du monde : « La précarité est la condition consistant à être vulné‑ rable aux autres. Des rencontres imprévisibles nous transfor‑ ment : nous ne sommes pas en position de contrôle, même envers nous-mêmes. Incapables de nous reposer sur une struc‑ ture stable, nous sommes jeté[e]s dans des assemblages instables, qui nous recomposent en même temps qu’ils recomposent les autres. » (Tsing 2017, p. 56.) Voilà ce à quoi la pesée qui se révèle dans la danse nous accoutume : à percevoir expérientiel‑ lement, directement, la précarité comme condition commune des vivants que nous sommes. C’est à la fois une opportunité d’apprendre à renommer la manière dont la précarité touche inégalement certaines d’entre nous et une occasion de sentir qu’elle décrit notre condition de terrestres. L’oubli de cette précarité, la recherche insatiable de conditions de contrôle et de prévisibilité, d’autonomies sans interdépendances, est une des caractéristiques de ce que Tsing appelle le Plantationocène : la tentative d’institution (par la Plantation) d’un monde sans précarité, sans fragilité, sans dépendance à la Terre. La pesée est une expérience qui nous en désinocule. La petite danse (Steve Paxton) En 1967, le chorégraphe et improvisateur nord-américain Steve Paxton a commencé à développer une pratique de méditation immobile-debout qu’il a baptisée the small dance. L’idée en est simple. Il s’agit de se créer un petit laboratoire portatif quotidien (on peut aisément le transporter partout avec soi) où mettre en pratique un geste radical : ne-pasbouger – puis observer ce qui reste de mouvements, en moi
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et autour de moi, quand je m’immobilise. Qu’arrive-t-il quand je décide d’inhiber mes mouvements, se demande Paxton ? Que reste-t-il de danse dans ce minimum gestuel qu’est l’immobilité ? Ce qu’il observe, c’est toute une symphonie de petits mouvements d’ajustements à la gravité, une négociation permanente dans laquelle le corps se doit d’entrer afin de se maintenir debout. Ce n’est pas tellement quelque chose que je fais, c’est plutôt un processus qui me soutient et que mes mouvements habituels, mes mouvements volontaires, ont tendance à masquer en activant mes muscles. La petite danse est une leçon d’humilité-en-mouvements : elle nous rappelle à l’humus auxquels nous sommes, animales humaines, attachées. Elle nous rappelle à notre condition de terrestres comprise en un sens physique très concret : nous, comme tous les êtres à proximité de la Terre (cailloux, nuages, moulins à vent, mammifères, oiseaux et plantes grimpantes), tombons ; nous tombons et simultanément nous nous érigeons le long de la même verticale gravitaire qui nous attire au sol. Autrement dit, nous sommes traversées de mouvements qui ne sont pas les nôtres : mouvements de la Terre (l’astre concret sous nos pieds) qui nous attire à elle par sa masse et nous empêche de tomber par sa surface. Voilà ce qui se médite dans la petite danse : « You’ve been swimming in gravity since the day you were born. All the cells of your body know where down is. Easily forgotten. Your mass and the Earth’s mass, calling each other. » « Tu nages dans la pesanteur depuis le jour où tu es née. Toutes les cellules de ton corps savent où se trouve le bas. On l’oublie vite. Ta masse et la masse de la Terre s’attirent l’une l’autre » (dit Steve Paxton dans un studio de danse, alors qu’il guide une petite danse en 1977). Ou encore : « The Earth is bigger than you. So you might as well coordinate with it. » « La Terre est plus grande que toi. Alors autant t’accorder à ses mouvements » (dit la danseuse Nancy Stark Smith dans une classe qu’elle guide en 1980).
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Autrement dit la Terre est plus grande que toi (comme sa puissance est incommensurable), alors tu ferais mieux de t’accorder avec elle (et non, comme on pourrait s’y attendre : te soumettre à elle ou te rebeller contre elle). Bref, l’invitation est au dialogue. Alors pratiquons, et pistons ce qui se dé/joue dans cette pratique quotidienne d’apprêtement somatique au dialogue avec la gravité 2 : Et pour commencer, je vous invite à vous mettre debout sur vos deux pieds, ou à vous redresser si vous le pouvez sur votre siège, et même si vous ne le pouvez pas, je vous invite quoi qu’il arrive à peut-être fermer vos yeux, ou à les tenir mi-clos… Et simplement debout comme cela, à vous poser la question : « quel serait l’effort minimal que je pourrais faire pour me tenir debout ? » Et écouter la réponse que donnent vos muscles à cette question. Est-ce que je peux moins faire ? Tout en restant debout, est-ce que je peux relâcher les tensions qui les innervent ? Avoir confiance en la puissance de mes os pour me tenir érigée, sans effort ? Par exemple, est-ce que je peux déverrouiller mes genoux ? (Ne pas plier les jambes, mais simplement ne pas être tendue au-dessus d’elles.) Et qu’est-ce que ça change à mon expérience du debout ? Ou encore, est-ce que je peux détendre ma mâchoire ? Mes épaules ? Mes fesses ? Et à chaque fois observer à nouveau. C’est comme une espèce de flottement. Une suspension dans l’espace intérieur. Et peut-être pouvez-vous ici percevoir une sorte de petite oscillation. Vous n’avez pas besoin de faire quoi que ce soit, simplement observer comment, doucement, simplement, vous passez d’un pied sur l’autre. C’est comme une petite danse que votre masse vous donne à percevoir. Et sans quitter cette petite danse, je vous invite à imaginer, imaginez mais ne le faites pas, que vous allez ouvrir les yeux. 2. Pour un guidage en bonne et due forme, en version audio, on peut se reporter à https://cargocollective/sharingmovement/the-small-dance. Les voix de Steve Paxton, Karen Nelson, Patricia Kuypers, Daniela Schwarz et de quelques autres y proposent différentes versions de cette pratique.
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Observez si cela change quelque chose. Comment vos yeux s’activent ? Et à nouveau : est-ce que vous pouvez faire moins ? Et là-dessus, à votre rythme, quand vous le voudrez, je vous invite à laisser vos yeux s’ouvrir pour de bon, doucement, et à votre rythme, à vous rasseoir. Une analogie qui peut nous faire comprendre ce que nous sentons dans la petite danse serait de la comparer à 4’33’’, une œuvre développée par un des compagnons de route de Steve Paxton, le musicien John Cage. Composée en 1952, 4’33’’est une pièce musicale d’une durée de quatre minutes et trentetrois secondes dans laquelle les interprètes (originellement un pianiste seul, mais parfois ce sont des orchestres entiers) ne jouent pas de leur instrument. Pourquoi les faire venir ? Parce que leur présence particulière, une présence qui est sur le bord de jouer mais ne jouant pas, fait tout d’un coup apparaître autre chose. Cette autre chose, c’est ce que l’on pourrait appeler le bruit du silence : les quintes de toux des spectateurices, le craquement du parquet, le léger ostinato de la ventilation, les sons des voitures au loin peut-être. En fait ce que l’on découvre, et c’était là vraiment l’intention de John Cage, c’est que même si l’on ne vous donne rien à entendre, il y a toujours de quoi écouter : tout ce qu’il faut, c’est que l’on vous en donne le temps (en l’occurrence, c’est un temps relativement tolérable pour s’ennuyer : quatre minutes et trente-trois secondes 3). Steve Paxton, avec la petite danse, réalise la même chose au plan de la danse que John Cage au plan de la musique. John Cage nous faisait écouter le bruissement du silence ? Steve Paxton nous fait sentir le mouvementement de l’immo‑ 3. John Cage reconnaît régulièrement sa dette envers le peintre Robert Rauschenberg (qui était également le compagnon de Steve Paxton dans les années 1960, au moment où celui-ci développait la petite danse) et à ses white paintings, présentées à l’occasion d’un Untitled Event le 16 août 1952 au Black Mountain College. Il décrit ces toiles blanches comme des « pistes d’atterrissage pour les lumières, les ombres et les particules de poussière », et déclare « à qui de droit : les peintures blanches sont venues en premier ; ma pièce en silence seulement après » (Cage [1961], p. 102 et 98).
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bilité. Voyez ce qui se passe : nous nous immobilisons, nous arrêtons de bouger, nous en faisons même le moins possible – mais que se produit-il ? Qu’est-ce qui se révèle ? Il se révèle que ça n’arrête pas de bouger en nous. Voilà la proposition de la petite danse : s’arrêter, non pas pour se figer, mais au contraire pour voir que l’on est toujours, qu’on le veuille ou non, mouvementé par la gravité. Parmi les influences ayant conduit John Cage à produire 4’33’’, on cite régulièrement le bouddhisme zen et l’idée d’une ascèse de la volonté dans l’action, ce que le taoïsme chinois appelait déjà wei-wu-wei, « agir sans agir ». Dans la petite danse, ce non-faire se révèle bien pour ce qu’il est, à savoir non pas comme un retrait de l’action, mais comme un surcroît d’activité, une attention hypervigile à l’activité qui se passe en nous sans nous : « L’esprit de cellui qui écoute est encouragé à se trans‑ former en instrument récepteur, […] à retirer les masques habituels qui recouvrent les forces en présence. Il se détend pour entrer dans des états de perception où le temps, la gravité, la masse, l’inertie deviennent sensibles, où les mouvements subtils de l’équilibre peuvent être perçus, où les attentes sociales qui pèsent sur les relations peuvent être abandonnées. » (Paxton 1975.) La petite danse est ainsi une leçon en décorporation qui va dans les deux directions : infra et supracorporelles. D’abord, l’attention se porte « au-dedans », dans une dimension infra‑ corporelle faite de sentis inchoatifs à peine esquissés, de variations pondérales, de quasi-mouvements. N’est-ce pas précisément ce que l’on appelle « être dans son corps » ? Oui, sans doute, mais on est alors moins dans son corps qu’avant le corps, dans le processus (précorporel) de ce que l’on nommait, avec Erin Manning, le bodying, la « corpora‑ tion », le « corps-en-train-de-se-faire ». La penseuse-en-danse Alice Godfroy appelle encore cela « prendre corps » (Godfroy 2015, p. 9), par quoi elle entend toute cette réserve de « sentis inframotiles », toutes ces « inchoations de mouvement » qui
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précèdent la motricité proprement dite et auxquelles elle trouve sa source et qu’elle appelle « le mouvementement des sensibilités premières du corps vécu ». La petite danse nous décorpore en ce sens-là : elle révèle la source inframotile du geste et nous apprend à y puiser. Le mot de mouvementement, Alice Godfroy le reprend au phénoménologue Jean Clam qui décrit ainsi la « vivace in-quiétude » originaire, le « moment de mouvement » (comme on parle de momentum inertiel en physique) dont tout mouve‑ ment provient et qui n’est jamais qu’une inflexion (Clam 2012, p. 53). Chez Jean Clam, la traque des mouvements qui nous mouvementent bénéficie des savoirs et de l’expérience de la psychomotricité de l’enfant. Cela lui permet d’en chercher les structures dans les corps premiers infantiles, dont les remue‑ ments servent de modèles à la compréhension du corps adulte qui, dans son immobilité apprise et contenue, n’en rejoue pas moins les mouvementements incessants de cette motilité première. « Le corps premier, insiste ainsi Jean Clam, n’est pas simplement le lieu d’une agitation qui lui fait accomplir une très grande variété de mouvements avec les différentes parties de son corps, agitation impressionnante par la violence de ses phases, son hypertonicité, ses discontinuités, ses emballements, ses endurances et les dépenses énergétiques qu’elle engage. Il est le lieu ou plutôt l’actualité, l’espace spatié, de mouve‑ ments corporants, c’est-à-dire de mouvements qui constituent le corps à travers le relationnement de ses sentis sur des aires de plus en plus resserrées du nouage du corps-monde. Ces mouvements ne sont pas d’“autres”mouvements qui viennent s’ajouter à ceux qui font l’agitation du corps premier apparent. Ce sont les mêmes mouvements, mais se donnant le sens de ce par quoi s’effectue la “carnation” du corps en devenir. » (Clam 2014, p. 370.) Les m ouvementements sont ainsi les mouvements par lesquels « je » prends corps, mouvements qui m’animent, me précèdent et donnent élancement à tous les mouvements seconds que je fais et qui se greffent à eux en les amplifiant. C’est à eux que la petite danse m’accorde.
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Mais ce n’est pas tout. À creuser ainsi les vécus intimes du précorporel, on découvre une autre dimension de l’expérience ordinairement occultée par les activités les plus quotidiennes. Je ferme les yeux, je m’immobilise, et je découvre quoi ? Je découvre que je suis mouvementée par la Terre. Une entité supracorporelle, un plus-que-mon-corps, un au-delàde-mon-corps s’ouvre ainsi à mon attention intérieurement tournée. L’attention au tout-petit-dedans, loin d’exclure l’espace environnant, est en réalité ouverture radicale au dehors : lorsque nous lâchons le corps, ce qui se déploie est tout à la fois un dedans nanoscopique (l’expérience de vécus intérieurs à peine sensibles) et un grand dehors tissé de forces plus qu’humaines, dont celle de la Terre (astre concret nous attirant à lui) peut ici servir de paradigme. Plus encore qu’une pratique de décorporation, on pourrait dire que la petite danse est ainsi une pratique de d édifférenciation dans la mesure où elle nous rappelle à une communauté de destin avec l’ensemble du monde qui nous entoure. La petite danse nous met sur un pied d’égalité non seulement avec les autres vivantes, mais aussi avec les pierres et les astres, les machines, les nuages et les étoiles. Comme elles toutes, nous pesons. Ainsi la petite danse nous enseigne que nous avons une masse et que, malgré tous les fantasmes de désincarnation de nos métaphysiques, nous sommes autant des êtres pesants que des êtres pensants (cela dit non pour diaboliser la pensée, mais bien pour souligner que, sans doute, l’être pensant n’en est pas moins, et tout en même temps, un être pesant). La gravité est en effet le grand refoulé de toute l’anthro‑ pologie philosophique occidentale construite autour de l’idée que ce qui distingue les humains des autres vivants est un élément ultraléger (la pensée), momentanément lesté par un élément ultralourd (le corps pesant). Incidemment, c’est en fonction de ce dipôle que Platon, dans le Timée, explique la posture érigée : la tête étant le siège de l’âme qui est « parente des idées » et de l’éther, elle s’accroche au ciel, tandis que le reste du corps étant parent de la terre, il s’accroche au
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sol. Et la danse a d’ailleurs été longtemps complice de cette schizosomatique occidentale, en faisant du danseur virtuose un représentant de l’ultralégèreté de l’âme. Vis-à-vis de ce refoulement, la petite danse, l’exercice de sentir la gravité, est donc un entraînement à reconnaître la part de « terre » en nous, c’est-à-dire la part pesante. Il y a là une leçon d’humilité – du nom du même humus auquel Homo est attaché. Dans la petite danse, j’affûte un certain goût des situations où je cesse d’être une faiseuse volontaire, j’entraîne le désir pour ces moments où mes mouvements se mettent au service d’un mouvement qui n’est pas le mien et où, au lieu de me mouvoir, je suis mue. Je m’apprête à suspendre la tentation et la tendance à « faire » afin de m’ouvrir à un « non-faire » qui n’est pas un simple abandon aux forces extérieures ou intérieures mais, au contraire, un surcroît d’attention, une hypervigilance, une écoute de ce qui est d’ordinaire rendu muet par mon activité. Il y va donc d’un certain oubli de soi : non pas au sens où le soi devrait être réprimé ou refoulé, mais plutôt au sens où le soi passe à l’arrière-plan, parce que le monde et singuliè‑ rement ici, la Terre et sa force d’attraction, se révèlent être plus riches, plus fascinants. Un texte posthume d’Edmund Husserl, traduit en français sous le titre La Terre ne se meut pas, nous aidera à comprendre les enjeux singuliers de cette découverte. Il s’agit d’un manus‑ crit qui a notamment beaucoup influencé la phénoménologie française, et en particulier celle de Maurice Merleau-Ponty, revenu des archives Husserl bouleversé par sa lecture – c’est notamment à sa faveur qu’il a développé le concept de « chair du monde », c’est-à-dire d’une certaine capacité du monde à se sentir comme ma chair et non seulement à être senti par elle. Autrement dit, c’est un texte qui inspire à Merleau-Ponty les linéaments de ce que l’on pourrait appeler de manière anachro‑ nique une conscience écocentrique ; une perspective phéno‑ ménologique asubjective où la conscience humaine devient un cas singulier d’une conscience cosmique ou, plus exacte‑
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ment, les phénomènes qui m’apparaissent deviennent des cas particuliers d’une phénoménalité anonyme, d’un apparaître qui n’est encore apparaître à personne et qui précède tout apparaître subjectif (Merleau-Ponty 1964 ; Patočka 1988 ; Barbaras 2008). Le titre complet du manuscrit donne assez bien le programme que se fixe Husserl : « Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature. » Comme ce titre impossible l’atteste, le but que vise Husserl est de rendre compte du phénomène de la Terre (c’est-à-dire de répondre à la question : comment la Terre apparaît-elle à nos sens et à notre conscience ?) une fois que l’on a mis entre parenthèses les savoirs positifs que nous avons sur elle (qu’elle est un astre, qu’elle est une biosphère, qu’elle tourne autour du Soleil). Or donc, selon Husserl, la première chose qui apparaît, une fois cette mise entre parenthèses effectuée, c’est que la Terre ne se meut pas et en toute rigueur ne saurait se mouvoir. Son argument est le suivant : la Terre est, pour nous terriennes, un sol, c’est-à-dire que, comme telle, elle est le référentiel à partir duquel il y a mouvement. Afin que la Terre bouge, il faudrait donc qu’elle se sépare d’elle-même, comme lorsque l’on saisit une motte de terre pour la déplacer. Mais l’on voit bien qu’alors, c’est « de la terre » qui bouge et non la Terre elle-même. Pour autant, cela veut-il dire que la Terre est immobile ? Certes non, car parler ainsi, ce serait encore faire comme si la Terre appar‑ tenait à l’ordre du mouvement (comme si elle était mobilisable en droit, mais immobile en fait). Or, précisément, voilà l’idée de Husserl : la Terre comme sol n’appartient pas à l’ordre du mouvement : elle est « l’arche-originaire » [Ur-arche], c’est-à-dire cela de quoi le mouvement est tiré, sans que pour autant l’on puisse dire qu’elle-même bouge. La petite danse est l’expérience de cette puissance mobilisatrice de la Terre. Ce qui s’y révèle, c’est ce que l’on pourrait appeler
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l’archimouvement de la Terre, c’est-à-dire la manière dont la Terre est comme la « basse fondamentale » d’une mélodie ininter‑ rompue : celle de tous les mouvements qui nous apparaissent. C’est à l’écoute de cette basse fondamentale que nous place la petite danse : ce de quoi nous ne pouvons nous affranchir et surtout ce de quoi nous tirons la ressource de nos gestes. La petite danse donne un motif et un contexte uniques où faire une expérience cruciale et souvent masquée par nos métaphysiques et nos grammaires, à savoir l’expérience de mouvements que nous faisons en même temps qu’ils nous font, au-delà du dualisme qui sépare le sujet du monde dans lequel il habite. Et elle nous apprend à le faire à partir d’un fond d’expérience qui constamment insiste sous nos gestes les plus quotidiens : notre relation à la gravité. La gravité et ses affects (Hubert Godard) L’un des théoriciens-praticiens fondateur des études en danse françaises, Hubert Godard, a nommé « pré-mouvement » la manière singulière dont chacune d’entre nous s’organise afin de soutenir ses propres gestes. Ce pré-mouvement sert de toile de fond gravitaire à l’ensemble de nos activités motrices : il n’est pas ce que nous faisons, mais désigne plutôt l’ensemble des conditions qui rendent possible ce que nous faisons. Godard parle de pré-mouvement parce qu’il s’agit d’une activité qui concerne essentiellement un ensemble de muscles dits « gravitaires », lesquels ont pour fonction de gérer, par anticipation, les déséquilibres. Ce sont des pré-mouvements parce qu’ils prévoient les déséquilibres liés au déplacement des membres et du tronc dans l’espace. « Par exemple, si je veux tendre un bras devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon bras ait bougé, sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation que va provoquer le poids du bras vers l’avant. » (Godard 1995, p. 223.) Ces pré-mouvements sont quasiment invisibles ou insensibles, en tout cas rarement objets d’un contrôle cortical ou volontaire. Et pourtant, ils
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signent et informent ma disposition affective-motrice à l’égard de l’environnement. Hubert Godard m’a reçue un jour de janvier 2018 dans son cabinet de consultation à Paris. Là, à côté d’une table de massage, assises sur des tabourets de Rolfing (c’est la pratique somatique qu’il enseigne), nous avons parlé de la place de la gravité dans son travail et dans l’œuvre de Steve Paxton, à propos duquel cet entretien s’est originellement mené. H. G. : Il y a une vidéo de Material for the Spine (Paxton 2008) où l’on voit des pieds filmés du dessous, s’ajustant à la gravité. On dirait des sortes de ventouses qui adhèrent au sol, et qui sans cesse, changent, micrologiquement, leurs appuis. Ce que l’on voit sur ces images est très cohérent avec l’idée que la posture, loin d’être figée, est en réalité en flux perpétuel, cette idée que je ne suis pas le centre ou qu’il n’y a pas de centre. C’est une position radicalement écologique : l’idée que pour me mettre en mouvement, je dois partir de la périphérie, et non du centre. Cela exige de solliciter des regards, des touchers, des écoutes périphériques, qui sont autant de manières de jouer sur notre relation à la gravité. La question, c’est : comment je peux chercher une identité fragile ? Et pour accéder à cette fragilité, je suis obligé de revisiter l’ensemble de mes activités sensorielles. Qu’est-ce qu’on sent quand on sent les oscillations gravi‑ taires de la petite danse ? Steve Paxton écrit, dans La Gravité : « Nous disons que nous faisons un pas. Comme si c’était nous seuls qui marchions. Est-ce que nous oublions les soutiens que nous recevons ? Je le crois. Nous faisons comme s’ils allaient de soi… » (Paxton 2018, p. 15.) Nous oublions que, sans appuis, nous n’irions pas loin. Ces appuis, bien sûr, doivent être d’abord compris concrètement : pour pouvoir faire un pas, il faut qu’une partie de moi (généralement une jambe) s’ancre dans le sol pour en libérer une autre (généralement l’autre jambe). Mais ces demeures sont loin d’être uniquement des sols au sens physique du terme : ce sur quoi je m’appuie pour me déplacer a aussi un carac‑
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tère affectif, qui plonge ses racines dans l’histoire de mon individuation. C’est ainsi l’ensemble des regards, des soutiens et des non-soutiens, c’est ainsi l’histoire des autorisations et des interdits tacites à l’égard de ma présence dans l’espace, qui étayent ma posture. E. B. : L’activité tonico-posturale que révèle la petite danse correspond en fait assez bien à ce que les psychologues Henri Wallon et Julian de Ajuriaguerra ont nommé la « fonction tonique », qui est structurée dans l’enfance par la relation affective-motrice avec les parents (avant la parole, avant la possibilité même d’action, il y a des variations de tonicité par lesquelles le nourrisson communique avec ses parents). Steve Paxton était d’ailleurs bien au fait de ces phénomènes. Au début des années 1970, il avait rencontré le psychologue américain Daniel N. Stern, grand spécialiste des relations interpersonnelles chez les nourrissons : à l’appui de vidéos, Stern avait étudié systématiquement ces gestes, ces sons, ces variations du tonus qui soutiennent les dialogues d’avant la parole que l’enfant entretient avec son entourage. Paxton s’est senti suffisamment concerné pour l’inviter à présenter son travail dans un studio à Soho, à donner ainsi une vue de ce « système kinésique primordial » qui s’établit entre la mère et l’enfant. Et Stern déclare alors à Steve Paxton et à Yvonne Rainer, une autre chorégraphe de ses amies, qu’en un sens, « ils font exactement le même travail » (Stern 1973, p. 122) : les danseureuses elleux-aussi sont à la recherche de l’invisible dans le mouvement, à la recherche de cette espèce d’inframobilité, de ce dialogue tonique primordial. H. G. : Il y a un fait qui continue de me frapper : c’est le fait que les muscles qui ont pour fonction, à l’âge adulte, de « gérer » la gravité, sont les mêmes muscles qui, chez le nourrisson, ont pour fonction de gérer la relation à l’autre. Autrement dit, le dispositif musculaire et neurologique qui nous permet de « faire avec la gravité » a pour premier usage, non pas de nous permettre de nous tenir debout (ce que ne fait pas le nourrisson avant longtemps), mais de nous
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exprimer. Voilà le paradoxe : l’appareil moteur qui nous servira, debout, à composer avec la gravité, est d’abord entraîné par une tout autre négociation, celle de l’accordage affectif du nourrisson avec ses proches. De cette manière, il y a indissociabilité entre notre manière propre de négocier avec la gravité et notre expressivité. Avec la question de la gravité, on affronte donc d’emblée une question fondamentale : comment sortir du même ? Comment ne pas se répéter ? Une réponse possible : pour sortir du même, on ne peut pas se cantonner à éviter de reproduire les mêmes figures ; pour sortir du même, il faut aller questionner notre rapport à la toile de fond gravitaire d’où ses figures se détachent. En effet, qu’est-ce qui fait notre habitus ? Qu’est-ce qui fait notre propension à faire ceci plutôt que cela ? On a beaucoup travaillé, dans les sciences sociales, sur l’habitus, mais on s’est rarement posé la question de son incarnation : où sont conservées nos tendances motrices ? Hé bien, je crois qu’il faut dire que c’est dans la relation à la gravité que nos habitudes s’incarnent. Autrement dit, comme l’a montré Nina Bull dès les années 1960 avec sa « théorie attitudinale des émotions » (Bull 1968), notre attitude envers le monde (et envers les autres) est façonnée dans notre attitude envers la gravité. Et c’est jusqu’aux valeurs morales qui sont saisies par cette attitude posturale : ma manière de me tenir debout et les valeurs auxquelles je tiens ne sont ainsi jamais entièrement dissociables. E. B. : Cette question du dialogue tonique m’amène à t’interroger sur la deuxième grande source de compréhension de la gravité chez Paxton, à savoir le Contact Improvisation. Le Contact Improvisation c’est une forme de danse acroba‑ tique ressemblant tantôt à des chiens qui se chamaillent, tantôt à des gens qui font l’amour, tantôt à des enfants qui se sautent les unes sur les autres, et qui est une pratique très particulière de devenir une troisième entité à deux : une « troisième entité » pondérale, capable de ses propres aventures. Je mentionne le Contact Improvisation mainte‑
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nant parce qu’il me semble que le dialogue tonique est un de ses enjeux : inviter deux personnes à communiquer par le toucher et par la rencontre de leur masse, c’est les inviter à renouer avec ce dialogue tonique primordial qui vient étayer la posture. H. G. : En effet, qu’est-ce qui se passe en Contact Improvisation ? Tu prends mon poids, et je prends ton poids. Cela veut dire que ce qui se passe en moi dans la plus simple marche, à savoir que certaines parties de moi prennent en charge la gravité pour laisser d’autres parties de moi s’en dégager, cette relation phorique de moi à moi est, dans le Contact Improvisation, étendue à l’autre. Au sens le plus étymologique du terme, je crois que de ce point de vue le Contact Improvisation est la chose la plus politique que j’aie jamais rencontrée. Pourquoi ? Parce que c’est un lieu où l’on partage un espace où je perds en permanence mes appuis, un espace où je perds mon piédestal identitaire. Pour devenir quoi ? Un potentiel, une possibi‑ lité d’articulation avec les autres. Pourquoi est-ce un espace politique ? Parce que c’est vraiment un espace sans sujets. Or il n’y a de politique que si personne n’est le sujet d’un autre. E. B. : Ce que tu dis me fait songer à un des premiers textes de Steve Paxton sur le Contact Improvisation. À l’occasion de la première européenne à Rome en juin 1973, les premiers mots qu’il écrit sur la feuille de salle sont les suivants : « Solo dancing does not exist: the dancer dances with the floor: add another dancer, you will have a quartet: each dancer with each other, and each with their own floor. » « Danser en solo, ça n’existe pas : læ danseureuse danse avec le sol : ajoutez une autre danseureuse, et vous aurez un quartet : chaque danseu‑ reuse l’une avec l’autre, et chacune avec son propre sol » (Paxton 1973). Entendons : les danseureuses ne se contentent pas de danser sur le sol. Au travers de chacune d’elles, le sol vient à la rencontre de l’autre. La rencontre pondérale est une rencontre de mondes : à travers moi ou derrière moi ou sous moi, il y a une terre qui me soutient et qui vient à toi et
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que je te remets. Cela a un sens très pratique : tu peux venir prendre appui sur moi ou, plutôt, à travers moi, sur mon sol. En ce sens, la rencontre des deux danseurs en Contact Improvisation est la constitution d’un territoire nomade : un territoire que nous n’habitons que provisoirement. L’étrange paradoxe du Contact Improvisation, c’est cela : étudiant la gravité, jouant le jeu des appuis et des chutes, nous créons des territoires dans le seul but de les laisser être occupés par d’autres. C’est en tous cas ce que j’entends quand tu définis le Contact Improvisation comme une danse politique : c’est une danse écopolitique, soucieuse du territoire, non pas pour le garder des invasions, mais au contraire pour s’entraîner à le laisser être occupé et à négocier son partage H. G. : En tant que territoire, je peux m’agrandir, me rétrécir : t’inclure, t’exclure. La part où j’existe en tant que territoire, avant d’être un agent, c’est ce que j’appelle la part pariétale ou viscérale : c’est là où il y a les affects (dans la paroi du ventre, dans les viscères). Tant que nous sommes des agentes, je bouge, tu bouges, nous bougeons, mais il n’y a pas de contaminations possibles, pas de débordements, et pas non plus d’hospitalité possible. C’est dans le pariétal qu’ont lieu les affects. Pourquoi parler de pariétal à cet endroit ? Pour que ce soit à la fois le viscère et plus que le viscère : d’un côté symbolique, le pariétal renvoie à la paroi, au conte‑ nant ; et d’un côté neurophysiologique, il nous permet de pointer vers une voie insulaire ou intéroceptive. Longtemps, l’intéroception a été ignorée dans la représentation du corps humain ; les travaux de Porges et la théorie polyvagale l’ont maintenant bien réhabilitée, et avec elle, l’importance des affects. Voilà ce que serait le pariétal : la capacité à devenir un contenant, c’est-à-dire à accepter que quelque chose puisse entrer en moi. E. B. : Je ne sais pas si c’est une simple association d’idées, mais quand tu parles de pariétal, je pense évidemment aux parois des cavernes et aux premières images qu’on y trouve dessinées. Et cela me fait penser à cette phrase un peu mysté‑
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rieuse qu’a Steve Paxton à la fin d’un entretien avec Agnès Benoît : « Je crois que je suis bien moins un agriculteur qu’un chasseur-cueilleur. » On peut entendre beaucoup de choses dans cette phrase, mais une version éco- ou géo-politique serait d’y entendre un type de rapport à l’environnement : plutôt que d’ordonner, d’organiser, de structurer l’envi‑ ronnement pour y trouver ce qui nous convient (gestes de l’agriculture, au moins au sens de l’agriculture moderne et plantationnelle, telle qu’elle s’oppose à la permaculture), il s’agirait d’être à l’affût, de guetter, de suivre les lignes de force et les mouvements d’êtres qui nous sont étrangers (gestes de la chasse et de la cueillette, au moins au sens paléolithique de ces activités). J’ai le sentiment que c’est là une des idées que tu exprimes avec l’idée de pariétal. H. G. : On est droit parce qu’on chasse et parce qu’on est chassé : parce que la posture érigée nous donne un point de vigie sensorielle élevé, pour la vision bien sûr, mais aussi pour l’odorat (comme le lapin qui se dresse sur ses pattes pour capter les odeurs) et pour l’audition. Or ce point de vigie élevé, il permet une attitude attentionnelle très parti‑ culière, qui est précisément une attitude périphérique : une attitude qui englobe, qui reçoit, qui ne pointe pas mais qui est vigile, tendue dans toutes les directions. En ce sens, l’activité périphérique est complètement liée à la posture érigée. C’est pour cela qu’on ne peut pas dire : je vais me mettre droit et puis après me poser la question « comment je rencontre le monde », puisque c’est la manière dont je rencontre le monde qui façonne la manière dont je me tiens. Ce qui nous a mis droit, c’est le monde, ce n’est pas nous. Moi, j’ai l’impression que j’ai une identité, mais le continuum, il n’est pas dans « moi », il est dans le monde, et il est dans le monde parce qu’il y a des flots qui stimulent. Être chasseur-cueilleur, c’est vraiment faire l’expérience d’un devenir-animal très particu‑ lier : une vie dans l’imprévu, une vie d’attente qui ne s’attend à rien, mais est prête à tout recevoir. Le meilleur chasseurcueilleur, c’est celui qui a l’attitude périphérique la plus forte.
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Dans le Contact Improvisation, cette espèce de manière qu’on a d’être à la fois avec tout le monde et d’être absolu‑ ment attentif à l’autre est comme réentraînée. À ceci près peut-être qu’en Contact Improvisation, on n’est pas seule‑ ment chasseuse-cueilleuse, on est aussi proie-fruit. Et dans la présence scénique de Steve Paxton, dans ses improvisations, c’est cette même présence vibratile qui est entraînée. On voit là en quel sens son travail prend presque le revers de cette autre grande école d’improvisation qu’est la « compo‑ sition instantanée », où il s’agit d’écrire, de composer une danse en direct : le corps improvisateur, chez Steve Paxton, n’écrit rien du tout ; il est écrit, ou il est surface et caisse de résonance pour une écriture qui pourrait aussi bien se passer sans lui. Cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas de choix, mais simplement, le choix est de suivre les instructions offertes par l’environnement. Si on suit bien ce qu’on a dit au début par rapport au pré-mouvement et aux habitus gravitaires, il y a dans notre comportement deux gestes répétitifs qui construisent massi‑ vement nos mélodies cinétiques : c’est la marche et la respira‑ tion. Quoi que je fasse, quoi que j’apprenne, si je ne modifie pas ma respiration ou ma marche, j’aurai beau faire cinq heures d’entraînement par jour, je serai toujours au même endroit. Et cela pour des raisons très simples : je respire vingt mille fois et je déplace cinquante mille kilos de jambe par jour. Et toutes les deux, la marche aussi bien que la respira‑ tion, sont immédiatement liées à la gravité. Or quand Steve Paxton, dans les années 1960, commence à enquêter sur la marche et sur les gestes ordinaires, puis dans les années 1970 quand il commence à se poser la question du contact, c’est précisément de cela qu’il est question pour lui : quels gestes me disposent malgré moi ? Quelles propen‑ sions gravitaires sont créées par les gestes que je répète tous les jours sans en prendre conscience ? Les danses ordinaires qu’est-ce que c’est ? Ce sont des danses qui donnent à voir et à vivre le fond postural qui sert d’arrière-plan à tous les
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autres gestes. Or, en restant là, en restant au plan de cette matrice gravitaire, on reste à l’endroit où il peut vérita‑ blement y avoir un accident, c’est-à-dire une bifurcation qui ne relève pas de la volonté d’un sujet. Si je suis dans l’enchaînement de figures, il n’y a pas d’accident : au mieux, il y a des erreurs, des difficultés, mais pas de possibilité de réorientation. Alors que tout d’un coup, regarder quelqu’un qui marche, regarder quelqu’un qui respire, fait apparaître ce miracle : il n’y a pas deux personnes qui respirent ou qui marchent de la même manière. Chaque fois, c’est un monde qui se découvre. Regard anthropophage L’attitude envers la gravité : un monde qui se découvre. Rien de plus facile que de passer à côté. Rien de plus facile que de ne pas voir le monde qui se cache derrière chacune de nos manières uniques de varier l’accent de ce que c’est qu’être debout. Dans une recension de Satisfyin Lover de Steve Paxton, la critique de danse Jill Johnston appelait en ce sens à se rendre attentives « au gros, au maigre, au moyen, à la gibbeuse et à la tordue, au droit et au grand, aux jambes arquées et aux genoux cagneux, à la maladroite à l’élégante à la vulgaire au délicat au ventre enceint à la virginale […] c’est vous et moi dans toute la splendeur posturale ordinaire et on-s’en-moque de notre vie la plus quotidienne » (Johnston 1968). Qu’apprend-on à voir quand on s’apprend à célébrer « toute la splendeur posturale ordinaire et on-s’en-moque de notre vie la plus quotidienne » ? Ce qu’on apprend à voir, ce n’est pas seulement l’irrésistible élégance des diffé‑ rences humaines : c’est encore et surtout la manière dont ces différences sont toutes réunies par un certain attache‑ ment terrestre, par le fait qu’elles ont toutes à négocier avec la Terre. L’histoire de chacune dans sa relation au poids, voilà ce qui apparaît quand on donne sa chance à la gravité. Comment apprendre à le voir ?
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Hubert Godard, à la fin de notre entretien, parle d’une sorte de regard qui consiste à se laisser contaminer par la gravité de l’autre. Un regard qu’il appelle anthropophage : « Voir la gravité, ça ne passe pas par le raisonnement. Si je regarde avec un regard focal, si je réfléchis par causes et déductions, je ne vois rien. Mais si j’arrête un peu d’être sur ce mode, si je deviens périphérique, c’est-à-dire si j’accepte de manger la personne, par un cannibalisme bien réel, si j’accepte de devenir l’autre, alors j’arrive à sentir ce qui se passe en elle. Tout simplement parce que je suis devenu elle. Voilà la question que pose ce regard anthropophage : comment devenir avec l’autre ? » Cette idée d’anthropophagie, Godard l’emprunte à l’anthropologie décoloniale brésilienne, et en particulier à Suely Rolnik, en dialogue avec laquelle il a développé l’idée d’un « regard aveugle », un regard qui consiste à « laisser entrer la personne en soi. Ne pas chercher à nommer, à objectiver, dans un premier temps. Et une fois que je suis devenu en quelque sorte cette personne, c’est ma propre corporéité qui m’informe des mouvements qui ont lieu chez l’autre » (Godard et Rolnik 2005). C’est Oswald de Andrade, un poète brésilien du début du xxe siècle, qui a commencé à réhabiliter ce mot d’anthropo‑ phage en publiant en 1928 un Manifeste anthropophage, un long poème plein d’humour et de slogans. Son raisonnement est le suivant : l’Europe a pris les indigènes du Brésil pour des moins-qu’êtres ? Elle a dit qu’ils n’étaient que des canni‑ bales ? Hé bien nous pouvons, nous poètes, artistes nés au Brésil, nous réclamer de cette figure et montrer à l’Europe et aux élites artistiques brésiliennes obsédées par le « Vieux Continent » que le cannibalisme est au contraire une de nos qualités, et même plus avant, que c’est précisément ce qui fait défaut à l’Occident, à savoir : la capacité de se laisser altérer par l’autre. « Tupi or not tupi, that is the question », affirme avec dérision le manifeste, proposant à ses lecteurices un cri de ralliement à une poésie brésilienne qui résisterait doublement : à l’appel au retour vers la culture européenne
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et au fantasme d’un art brésilien d’avant la colonisation. La proposition d’Andrade : partir de la rencontre coloniale et de ses violences, mais opposer à la loi du colon la loi de l’anthropophage – « Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien. » (Andrade [1928] 2011, p. 13.) En quoi cette déclaration est-elle liée à l’anthropo‑ phagie ? C’est que l’anthropophagie ne consiste pas dans la manducation de n’importe quel autre humain, mais de personnes bien spécifiques : soit des personnes du même groupe social (auquel cas il s’agit de maintenir l’intégrité du collectif en ne laissant pas le partenaire être dévoré par d’autres vivants), soit des ennemis puissants, dont il s’agit de s’accaparer la force vitale. Comme le note Suely Rolnik dans Anthropophagie zombie, qui commente et préface la traduction française du poème-manifeste de Andrade : « Le choix dépend de l’évaluation de la manière dont sa présence affecte le corps dans sa puissance vitale : la règle consiste à s’éloigner de ceux qui l’affaiblissent et à s’approcher de ceux qui la fortifient. Lorsque la décision est en faveur du rapprochement, la règle consiste à se permettre d’être affecté le plus physiquement possible : assimiler l’autre dans sa propre puissance vitale, en l’absorbant dans son corps, de telle manière que les particules de sa différence admirée et désirée soient incorporées à la chimie de l’âme et stimulent ainsi le raffinement, l’expansion et le devenir de soi-même. » (Rolnik 2011, p. 15.) Autrement dit, l’anthropophagie est l’acte de se laisser affecter par l’autre et de choisir par qui l’on se laisse affecter, et c’est cet acte qu’Oswald de Andrade oppose au colonialisme culturel. En effet, la logique coloniale est une logique virale : elle consiste à s’insérer dans un territoire donné, à refuser à l’autre le statut d’autre ou à ne voir en lui qu’un sous-autre (un subalterne) et à finir par transformer le territoire en réplique de soi (à faire des Nouvelles York, des Nouvelles Angleterre, des Nouvelles Orléans…). À cette logique coloniale, « à l’impossibilité de fermer les ports », dit Andrade, « l’anthropophagie a
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remédié par un procédé nationalisateur des plus ingénus et bien brésilien qui consiste en l’assimilation des qualités » (Andrade [1929] 1982, p. 228). Ainsi, devant le choix de l’inquisiteur (la conversion ou la mort), l’anthropophagie fait le choix de refuser l’alternative en adoptant une tout autre voie : l’hybridation, la transformation, l’absorption carnavalesque de l’autre – son cannibalisme. Cela n’efface en rien la violence coloniale, mais cela donne une idée d’un mode de résistance très actif qui se pense depuis les Sud. Ce mode de résistance n’est pas sans ambiguïtés à l’égard du capitalisme mondial intégré. Dans cette forme qu’a fini par prendre le capitalisme et qui tend à ce qu’aucune activité humaine sur la planète ne lui échappe, y compris celles qui excèdent la définition économique classique du travail, la prédation extractiviste prend en effet une forme de plus en plus « moléculaire » et exige de plus en plus de flexibilité de ses citoyens-consommateurs (Guattari 1977). L’anthropophagie ne nous conduit-elle pas à faire l’apologie de cette « dispo‑ nibilité au changement » requise par les subjectivités néoli‑ bérales ? C’est précisément l’argument de Suely Rolnik dans son Anthropophagie zombie : le nouveau capitalisme cognitif du dernier xxe siècle a réussi à absorber la subjectivité anthro‑ pophage (l’hybride, l’interlope, l’à-cheval entre plusieurs mondes) pour la mettre à son service (pour la zombi‑ fier). Inventée initialement contre la subjectivité sclérosée de l’Europe coloniale (subjectivité de l’individu souverain, fermé sur soi, « maître et possesseur » de tout ce qui n’est pas lui), la subjectivité anthropophage (subjectivité frontalière et décloisonnée, rétive à l’obéissance, épousant les vibrations du monde) a été recyclée en « subjectivité aérobic », fluide, flexible, « disruptive » et sujette à la prédation d’un nouveau capitalisme culturel qui exige des individus « créatifs » toujours plus malléables et capables de s’exposer à de nouvelles percep‑ tions. Quels antidotes opposer à cette appropriation ? Plutôt que de se tourner vers Andrade, dont le modernisme et la foi en l’avenir peuvent manquer de puissance critique, Rolnik se
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tourne vers les Tupinambas, qui lui servaient d’inspiration. Elle remarque avec les anthropologues Manuela Carneiro da Cunha et Eduardo Viveiros de Castro que loin de se limiter à la consommation de la viande de l’autre (l’anthropophagie peut même s’en passer !), le rituel d’absorption de l’ennemi implique une temporalité étalée : l’ennemi est adopté par celleux qui vont en consommer la viande, il vit avec elleux pendant de longs mois, épouse parfois des membres de la famille ; et « après avoir tué l’ennemi, l’exécuteur change de nom, et des scarifications sont faites sur son corps » (Rolnik 2011, p. 48). Autrement dit, la subjectivité anthropophage n’est pas tant une subjectivité réactive-flexible qu’elle est, au contraire, une subjectivité diplomatique, qui prend le temps de s’exposer à l’autre, s’en imprègne longuement et n’en sort pas indemne. C’est peut-être cela, plus encore que la capacité à être affectée par l’autre, qui est ici en jeu dans le « regard anthropophage » : la capacité à rester suffisamment longtemps avec l’autre pour que nous ayons une chance d’être changées, toustes les deux, par la relation. Dans les dernières années, on a entendu beaucoup de voix s’élever qui appellent à décoloniser les arts, décoloniser les savoirs, décoloniser la littérature. Autant de manières de placer, au cœur de nos pratiques, le refus du colonialisme (la préda‑ tion de l’Empire sur ses colonies), car « la décolonisation n’est pas une métaphore » (Tuk et Yang 2022). Mais aussi autant de manières de refuser la colonialité, c’est-à-dire de refuser les manières coloniales, impériales, négatrices de vie, d’être en relation au monde (Luste Boulbina 2018). Décoloniser le regard sur la danse et le corps, comme y appelle Suely Rolnik, c’est apprendre notamment à se défaire de l’idée que l’on pourrait voir les autres bouger du dehors, sans participer à leurs mouvements, sans être mouvementées par leurs gestes. Dans notre échange, Godard parle d’un regard pariétal : d’une manière pour la regardeuse de devenir caverne viscérale, d’être remuée aux tripes, de devenir caisse de résonance de ce qui est perçu. « Vivre un territoire dans le seul but de le laisser
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habiter par d’autres », oui, mais à la condition d’admettre 1/ qu’il y a une longue histoire de l’habiter colonial qui a pris pour acquis l’habitabilité des territoires des autres ; 2/ qu’il est urgent d’apprendre à marcher plus délicatement sur la Terre, et que pour cela, danser pourrait nous aider à ne pas nous sentir vissées aux territoires que nous occupons, du bout de terre qui se trouve sous nos pieds, aux écologies dans lesquelles nous nous insérons. Les chapitres suivants n’auraient pas pu s’écrire sans ce regard pariétal. Ils s’efforcent d’en prolonger une posture fondamentale : l’idée que certaines danses nous apprennent à nous défaire de certaines gardes, à nous faire le contenant des mouvements que nous rencontrons plutôt que leurs observa‑ teurices extérieures. Dans le chapitre qui suit en particulier, dédié au tactile, il s’agit d’examiner la manière dont le senti de l’enveloppe-peau, le senti des zones de frictions, le senti de l’in/distinction dedans/dehors nous apprennent à remettre en cause nos idées bien séparées de l’un et du multiple, de l’individu et du collectif. S’y pose la question : comment survivre aux asymétries qui qualifient nos relations si en effet le projet est de se laisser habiter par l’autre ?
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Écotones Comment décrire le lieu où nous nous donnons une chance de nous rencontrer ? Quelles histoires, quelles géographies, quelles ancestralités, quelles asymétries de pouvoir sont-elles impliquées dans les gestes par lesquels des épidermes se frôlent et des masses entrent en collision ? Dans les études décoloniales, il existe un terme qui désigne les espaces d’échange où des peuples, des espèces, des histoires se rencontrent et se retrouvent à inventer des manières inédites de communiquer : c’est celui de « zone de contact » (Pratt 2009). Le terme est dérivé du concept de « langue de contact », lequel désigne le sabir diplomatique qui se développe dans les zones tampons entre colons et coloni‑ sées – souvent des ports, ou des villes pionnières. Parler de « zones de contact » à l’endroit des ports coloniaux et des villes pionnières, c’est, quelles que soient les asymétries de pouvoir, nommer le fait que l’influence est toujours réciproque : le monde colonial, aussi oppressif qu’il soit, continue d’être affecté par les natures cultures qu’il prétend occuper et mettre au service de ses projets extractivistes. C’est une des caractéris‑ tiques du discours colonial que d’effacer cette puissance d’agir des indigènes dans leur rencontre brutale avec la colonie ; et c’est une des tâches de la recherche décoloniale que de renommer ces histoires souterraines, par lesquelles, malgré et
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sous l’Empire, continuent d’agir une multitude de cosmo‑ poétiques fugitives. Comment les renommer sans prétendre ni pouvoir immédiatement en sortir, ni vouloir occuper une position de pureté ? Dans les études environnementales, le concept de « zone de contact » a récemment été réemployé pour décrire les « écotones », ces zones lisières, ces frontières épaisses qui assurent la transition entre différents milieux (entre une forêt et une prairie par exemple) et qui favorisent la biodiversité en raison de la multiplicité des échanges et des dépendances mutuelles qui se contractent entre les vivantes, ainsi mieux armées que dans les espaces monolithiques à vivre les unes avec les autres autres. Ce à quoi nous invite le concept d’écotone, c’est à remettre en cause l’idée que la communication entre les vivants suppose l’existence d’une communauté déjà formée. Parler d’écotone, c’est dire qu’il y a des échanges prenant pour sol, non pas la communauté préétablie, mais plutôt une « communauté qui vient », une communauté émergeant à même l’interaction, une hybridation, la promesse des monstres – une désorientation mutuelle de celleux qui se rencontrent, au creux des asymétries de pouvoir. Comme y insiste Donna Haraway, qui mobilise la question du toucher pour penser les relations interespèces dans Quand les espèces se rencontrent : « Qui et qu’est-ce que je touche quand je touche mon chien ? En quoi une pratique du “devenir-avec” intensifie-t-elle les possibilités de faire monde ? Quand les espèces se rencontrent, la façon d’hériter de ces histoires est urgente et le mode de rassemblement crucial. […] Le toucher ne nous diminue pas mais multiplie chez chacun des partenaires des sites d’attachement à des mondes en train de se faire. Toucher, avoir de l’attention pour, se tourner vers, devenir avec : tout cela nous rend responsables selon des voies imprévisibles grâces auxquelles des mondes prennent forme. » (Haraway [2008] 2021, p. 67.) Un engagement trouble ou impur dans des mondes en train de se faire qui ne seront ni toi ni moi, voilà ce que promettent les zones de contact.
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Une des caractéristiques des écotones est de pouvoir fonctionner comme « refuges » : des lieux où, en cas de destruction de l’une ou l’autre des mononatures-cultures qui entrent en contact (et parfois sont détruites en raison même du contact), les espèces et les modes d’existence qui s’y sont inventés auront une chance de survivre. Ainsi, dans les écotones, parce que les espèces habitent à la limite de là où elles savent habituellement habiter, parce qu’elles échangent des matières et des savoirs avec les autres, elles créent des conditions d’existence au cœur des catastrophes. « Les gens louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis, les mulâtres, les sang-mêlé », celleux que la poétesse activiste chicana Gloria Anzaldúa appelle los atravesados, « celleux de la traversée », « celleux qui sont traversées » (Anzaldúa [1987] 2022, p. 56), prolifèrent dans ces zones-frontières où l’on n’appartient jamais à une seule communauté de vivants, où l’on vit plutôt dans les « sous-communes » des communautés. Une des caractéristiques de l’impérialisme de l’État-nation est de rendre ces zones-frontières invivables : de faire de la traversée (des genres, des pays, des continents) une entreprise non seulement risquée, mais mortelle. Que se passe-t-il quand on donne leur chance aux espaces-frontières et aux refuges qu’ils peuvent receler ? Ce qu’il se passe, c’est ce que l’on pourrait appeler avec le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, une « dynamique de lyannaj » qui est « d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé » (Collectif 2009). Le Manifeste, rédigé par neuf écrivains antillais, amplifie et affirme le caractère révolutionaire et postcapitaliste du mouvement Lyannaj Kont Pwofitasyon, un mouvement qui, assez similaire à celui des Gilets jaunes (mais avec une décennie d’avance), a vu proliférer aux Antilles piquets de grève, blocages de route, occupations de ronds-points et de places publiques, permettant « au-delà des revendications liées au pouvoir d’achat, aux profits abusifs [pwofitasyon], [à] des masses considérables de gens de tous âges, toutes conditions
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et tous secteurs d’activité, [de se] retrouver côte à côte dans des défilés impressionants, des assemblées nocturnes, des veillées enthousiastes, où se libéraient les chants, la danse, la musique, la parole libre et les convivialités oubliées » (cité in Touam Bona 2021, p. 55). La lyann dont il est ici question, qui dit le lien et la relation, « évoque les puissances de la forêt avec lesquelles on s’allie dans tout mouvement de réexis‑ tence » (Touam Bona 2021, p. 57) : il ne s’agit pas là d’une métaphore, mais assurément d’une figure vive et vivace qui dit les alliances terrestres impliquées dès que l’on habite les zones de contact. Elle est arrachée à l’imaginaire colonial de la confusion, de la jungle où l’on ne circule qu’à coup de bulldozers. Elle est retournée contre le monde de la plantation et de ses espaces simplifiés et mortifères. La puissance des lianes : la puissance des « liens qui libèrent » et des « liens qui délient », voilà ce qui fait refuge. Et toi, qu’est-ce que tu touches en ce moment ? L’assise de ton siège, le sol sous tes pieds ? Que se passe-t-il dans ces zones de contact où ce n’est ni toi ni le monde, mais un peu des deux : une surface bouillonnante de possibilités ? T’es-tu déjà demandé combien de temps il faudrait y rester, combien de fois il faudrait y revenir pour donner une chance aux entités apparemment bien définies (toi/le monde) de se contaminer ? Dans ce chapitre, nous allons enquêter sur les manières écologiques, métaphysiques, historiques et chorégraphiques de penser les espaces-frontières entre les mondes et la manière dont les êtres qui les habitent nous convient à renverser la priorité donnée à l’individu sur le collectif. Contacts de travers (Ishmael Houston-Jones et Fred Holland) En 1983, Ishmael Houston-Jones et Fred Holland dansent dans l’église St-Mark à New York une pièce intitulée Oo-GaLa, dont la partition est un manifeste tenu secret (il ne sera
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révélé que quelques décennies plus tard), Le Manifeste du Contact de travers : « We are Black. / We will wear our “street” clothes, (as opposed to sweats.) / We will wear heavy shoes, Fred, construction boots / Ishmael, Army. / We will talk to one another while dancing. / We will fuck with flow and intentionally interrupt one another and ourselves. / We will use a recorded music score—loud looping of sounds from Kung Fu movies by Mark Allen Larson. / We will stay out of physical contact much of the time. » « Nous sommes Noirs. / Nous porterons nos vêtements habituels (et non des survêtements). / Nous porterons des grosses chaussures : Fred des chaussures de chantier / Ishmael, des bottes militaires. / Nous parlerons en dansant. / Nous nous interromprons l’un l’autre et le flux pourra bien aller se faire foutre. / Nous utiliserons de la musique enregistrée, des sons extraits de films de kung-fu montés en boucle par Mark Allen Larson. // Nous éviterons le contact physique la plupart du temps. » La pièce est présentée à l’occasion du onzième anniversaire de la création du Contact Improvisation, où les deux danseurs se proposent donc de faire un contact « de travers ». La scène est celle d’une réunion : la famille, la « communauté » du Contact est réunie pour célébrer sa propre existence. Et voilà deux danseurs qui acceptent l’invitation, mais se proposent (secrètement, pour eux-mêmes, sans même le dire aux autres) d’y jouer le rôle de rabat-joie : ils vont pratiquer la « mauvaise sorte » de Contact, « et le flux pourra bien aller se faire foutre ». Parler d’Oo-Ga-La comme d’une intervention rabat-joie, c’est se référer à la philosophe féministe Sara Ahmed, qui, dans « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », a détaillé avec précision la manière dont certaines personnes, certaines prises de parole, certaines présences peuvent être construites comme des ennemies du bonheur : « La famille se rassemble autour de la table ; ce devrait être un moment de bonheur. Mais tout ce qu’il faut mettre en œuvre pour que ces moments restent heureux, pour que la surface de la
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table soit assez polie pour renvoyer une belle image de la famille. Tout ce que l’on est censée taire, faire, être pour préserver cette image. Si ce que vous dites, ce que vous faites, ce que vous êtes ne renvoie pas à la famille l’image de son bonheur, le monde paraît déformé. À cause de vous, il y a déformation. Vous devenez vous-même la déformation que vous avez provoquée. Encore un repas gâché. Se situer hors du cadre de l’image peut permettre de voir ce dont elle n’est pas et ne sera jamais le reflet » (Ahmed 2010). Les rabat-joie sont ainsi des spécialistes du frottement : elles refusent le flux et son esthétique tranquille et tranquillisante ; elles font surgir les zones de contact rugueux là où, peut-être, l’image du bonheur collectif pouvait faire croire à des relations lisses et sans accrocs. Mais que font Ishamel Houston-Jones et Fred Holland pour être ainsi qualifiés de rabat-joie ? Afin de répondre à cette question, il nous faut revenir à l’histoire du Contact Improvisation, dont on a déjà parlé plus haut à propos des sentis gravitaires qui s’y explorent, et auquel on peut à présent revenir pour interroger son apport à la question tactile. Reprenons le récit où nous l’avons laissé, à savoir à la manière dont Paxton, dans la continuité des questions qu’il se pose à l’égard de la gravité et des mouve‑ ments ordinaires, se lance en 1972 dans une nouvelle enquête, à partir notamment des leçons qu’il tire de la pratique de l’aïkido, une forme d’art martial qu’il rencontre au Japon dans les années 1960. La question de Paxton devient, après avoir longuement étudié les mouvements piétons de la marche, du debout, et du courir, celle de la survie et du déséquilibre : que font mes muscles et mes sens quand je perds pied ? Quels systèmes réflexes entrent en jeu pour me sortir des situations les plus périlleuses ? Et pourrait-on y glisser notre conscience ? « Que fait mon corps quand je ne suis pas conscient de lui ? » (Paxton 2018, p. 18). C’est à la recherche de stratégies pour devenir « l’espion de lui-même » (Paxton 2018, p. 19) que Paxton part avec le Contact Improvisation.
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Le premier résultat des investigations de Paxton fut une explosion de sauts et de bousculades qui prit pour titre Magnesium – du nom de cette matière qui, lorsqu’on la claque dans ses doigts, prend feu ; mais aussi du nom de la magnésie utilisée par les gymnastes (Godfroy 2019) – et se déroula dans un gymnase, sur des tapis conçus pour accueillir les chutes. Nous sommes en janvier 1972, à Oberlin College, et il n’y a dans cette pièce que des hommes, et l’homoérotisme du pugilat, de la sueur, des accélérations, flotte dans l’air. Nancy Stark Smith, danseuse, volleyeuse et écrivaine (elle travaillera plus tard avec la poétesse beat Diane di Prima) est dans le public et va immédiatement voir le chorégraphe : « Si jamais tu fais cela avec des femmes, j’en suis. » (Stark Smith 2006.) Voilà qui signe le pacte des premières expérimentations connues sous le nom de Contact Improvisations (au pluriel et à New York, en juin de la même année), où Steve Paxton (grâce à un financement du peintre Robert Rauschenberg) convie une quinzaine de danseureuses à expérimenter avec le pas-savoir de la rencontre tactile : que se passe-t-il quand, privées de nos sols (nous sautons dans les airs), nous nous rencontrons ? Que se passe-t-il quand la rencontre ne se fait pas sous le signe du déjà-su, du déjà-établi, mais au contraire sur le sol mouvant/absent de l’envol ? Ce qui se passe, c’est une négociation constante, qui reçoit justement le titre de (contact) improvisation. Restons un instant avec ce second concept, il nous permettra de comprendre ce qui se joue dans le premier. Improvisation peut s’entendre de deux manières. Au premier abord, on peut l’entendre comme un état : l’état de désapprovisionnement, l’état de cellui qui se retrouve sans provisions et qui à ce titre se trouve réduit à « faire avec les moyens du bord », comme on dit quand on reçoit des invitées par surprise et que l’on doit leur « improviser un dîner ». L’improvisation en ce sens décrit les moments où le temps sort de son cours : quand le passé (l’accumulation de provi‑ sions/prévisions) n’arrive plus à servir au présent (l’arrivée
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inopinée des invités) pour s’écouler dans le futur (le dîner). Il y a excursion du temps. C’est ce que dit Quintilien, un rhéteur antique qui fut l’un des premiers à théoriser l’impro‑ visation, quand il la décrit comme ex tempore dicendi facultas, « faculté de dire hors du temps » : improviser, c’est sortir du temps linéaire où le présent existe en-vue-du-futur ; c’est rester au présent et voir ce qu’il a à offrir pour survivre à la situation (même si la situation n’est pas de survie). La vie fourmille d’improvisations. Ce qui veut dire que la vie est sans cesse en train de faire sortir le temps de ses gonds, en train de montrer que le temps, loin de la linéarité que le regard rétrospectif est amené à y projeter, est émaillé de brèches et de boucles. Mais l’improvisation peut aussi être conçue comme un art ou comme une pratique, c’est-à-dire que cet état de désapprovisionnement peut être visé volontairement. Dans ce cas, l’improvisation n’est pas tant le manque de provisions que l’effort de se rendre attentive à la tentation permanente, face à l’inconnu, de resservir nos réponsestoutes-faites, nos comportements-en-conserve : pas néces‑ sairement pour les éliminer, mais simplement pour donner la chance à d’autres gestes, à d’autres goûts, d’émerger. Le philosophe taoïste Tchouang-Tseu parle avec éloquence de cette bascule qui conduit de l’improvisation-comme-accident (ce qui nous échoit quand nous manquons de provision) à l’improvisation-comme-voie-de-sagesse : « Quand un homme ivre tombe d’un char, il n’en meurt pas, même quand le char roule vite. Il a les mêmes os et les mêmes tendons que les autres gens, mais il ne se blesse pas parce que sa vitalité est entière. Il a perdu et la conscience de rouler en char et la conscience de la chute. Les notions de vie, de mort, de frayeur ne pouvant plus pénétrer jusqu’à sa cervelle, il heurtera n’importe quoi sans rien ressentir. Si un homme peut parvenir à une telle plénitude grâce à l’alcool, que dire quand on doit sa plénitude à l’action céleste ! L’homme saint se tient dans le régime du Ciel, si bien que rien ne peut
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l’atteindre » (Tchouang-Tseu 2010, p. 151-152). Se rendre entier, atteindre la plénitude par le Ciel plutôt que par le vin (le Ciel étant, chez Tchouang-tseu, un autre nom pour le nécessaire, le spontané, le dedans qui a toujours été là), voilà une autre manière de parler du wei-wu-wei évoqué plus haut, voilà une autre manière de parler du degré d’étude de soi et du monde demandé à celleux qui prétendent pratiquer le non-agir. Suspendre l’activité, suspendre les comportementsen-conserve, cela demande une attention précise, serrée, une activité de tous les instants dédiée à guetter les automatismes et à les suspendre. Nancy Stark Smith écrit à ce propos : « Je me sens regorger de vie quand mon degré de préparation à l’agir est mis à l’épreuve – que ce soit sur le sol meuble du dojo, sur le parquet en bois du studio de danse, au bureau ou dans la rue –, quand je suis forcée de répondre à ce à quoi je ne m’attends pas, à ce qui ne m’est pas familier, à ce qui me déplaît. C’est cela que nous pratiquons chaque fois que nous improvisons. Un invisible activisme au travail. » (Stark Smith 2008, p. 3.) Le Contact Improvisation repose sur un don mutuel que se font les partenaires qui dansent ensemble : iels s’offrent une occasion de se désapprovisionner. Voilà « l’activisme au travail » : remettre en cause le déjà-su, le déjà-fait, le prêt-à‑danser. Une des provisions dont ils suspendent l’usage ? Le sol. Les danseureuses jouent à sauter dans les airs, on l’a dit, à se déséquilibrer, à perdre leurs repères : iels se plantent au bord de la chute (« tu pourrais décider de tomber, mais pas encore », dit souvent Paxton), et c’est de là que vient leur rencontre. Voilà une manière radicale d’aborder la « zone de contact » entre deux masses : non pas venir au contact depuis mes savoirs, depuis mes étaiements, depuis ce qui me structure ; au contraire, y venir depuis ma précarité. Assurément, cette précarité est toute artificielle et suppose même, on y reviendra, une certaine sécurité (sociale, culturelle, psychique, somatique) garantissant que l’on puisse ainsi se mettre en danger dans la rencontre avec l’autre. Mais
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voilà tout de même ce qui se célèbre et s’apprête dans le duo de Contact Improvisation : nous nous touchons les unes les autres en nous désapprovisionnant ; nous ne nous touchons pas depuis les territoires que nous habitons et les habitudes qui s’y attachent, nous nous touchons depuis le futur-qui-vient. « Composition is a way to avoid improvising, and the study of composition is: you improvise to study compositions » (Paxton 2008). Voilà une réponse de Steve Paxton au danseur Asaf Bachrach qui l’interroge sur son rapport, en tant qu’impro‑ visateur, à la composition : « On improvise pour étudier la composition » et paradoxalement, « la composition, c’est une manière d’éviter l’improvisation ». Autrement dit, l’improvi‑ sation étudie son antidote, elle étudie tout ce qui se met en travers du chemin de l’être-avec-le-présent et qui précompose les relations. Paxton ajoute encore que « pour étudier quelque chose comme l’improvisation, qui se définit en la faisant, tout ce que vous supposez va affecter le résultat ». Autrement dit : tout ce que tu n’interroges pas te chorégraphie. Si tu prétends improviser, alors il te faut tout étudier, sans relâche : « Cela nous a amenées à considérer toutes sortes de choses comme la communication, l’émotion, la psychologie, le sexe, l’éducation, le développement de l’enfant, les tabous, l’espace, le temps et le moi. C’est toujours bien de dire que chacun prend la responsabilité de soi-même dans l’improvisation, mais c’est en effet un incroyable boulot dans le détail. Le travail d’un improvisateur n’est jamais fini. » (Paxton 1993, p. 122.) Le toucher est rempli à ras bord de prescriptions ayant trait à ce qui a le droit d’entrer en contact, à ce que l’on peut toucher et à ce qui peut se toucher sans contrevenir aux bonnes mœurs. Les épidermes sont chargés de sensibilités quasi magnétiques, des sensibilités qui collent à la peau. Ces aimantations conduisent certaines peaux à entrer en contact les unes avec les autres et en excluent d’autres. Dans Peau noire, masques blancs, le philosophe et psychiatre martiniquais Frantz Fanon montre combien la
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lecture raciale de la pigmentation est un puissant opérateur d’interdits tactiles : comment certaines patientes blanches peuvent contracter des « délires du toucher », se lavant les mains compulsivement, après avoir été en contact avec une personne juive ; comment certains refusent d’être touchés par un médecin noir (Fanon 1952, p. 130). Il y a une distribution raciale, classiste et genrée du tactile, qui place certains épidermes ensemble (qui les met en contact les uns avec les autres) et qui organise l’intouchabilité des autres. Au-delà de l’ontogénie (comment la peau se constitue chez l’humain, quelles fonctions psychomotrices elle sert en tant que pare-excitation, membrane, frontière, espace de commu‑ nication), il est aussi nécessaire de faire ce que Fanon appelle une « sociogénie » – ou ce que l’on pourrait appeler avec W. E. B. Du Bois une « sociologie hésitante » – du tactile, c’est-à-dire de tracer la manière dont notre conscience tactile, bien qu’elle se donne sur le mode de l’immédiateté, n’en est pas moins transgénérationnellement habitée et inquiétée par les archives de la modernité/colonialité. Reprenant les analyses de Fanon, Sara Ahmed remarque en ce sens la manière dont la race (bien qu’elle se prétende simple description du pigmentaire, de la « couleur » et donc de l’apparence) se sédimente sous la forme du contact et de la proximité (et donc de la spatialité ou de la géographie réelle, et non seulement phénoménale) : « Une expression m’a toujours intriguée : c’est celle qui dit que l’on “se ressemble comme deux gouttes d’eau”, ou, en anglais, like two peas in a pod, “comme deux pois à écosser dans leur pot”. Qui a jamais écossé des pois sait, bien sûr, qu’il n’en est pas un qui ressemble à un autre, et les voir comme ressemblants c’est déjà décider de passer au-delà de certaines différences cruciales. Mais c’est le pot, et non les pois, qui m’intéresse ici. Ce que suggère l’expression en anglais, c’est que la ressemblance est un effet de la proximité au sein d’une résidence partagée. Il ne s’agit pas ici simplement d’opposer culture et nature (où le pot serait un appareil d’acculturation) : ce serait simplifier à outrance
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la logique de la causalité (en affirmant que le pot est la cause des pois). Il s’agit plutôt de noter que la proximité des pois entre eux, de même que l’intimité de leur lieu de résidence, qui les entoure comme une peau, donne leurs formes aux pois. L’identité des pois n’est pas “dans” les pois, ni “dans” le pot ; elle est un effet de leur contiguïté, de la manière dont ils se touchent les uns les autres et s’enveloppent les uns les autres. Ou, si nous disons que les pois “partagent” le pot, alors disons aussi que le “pot” génère ce qui est “partagé”, non seulement au sens de ce qui est possédé en commun, mais également au sens de ce qui est divisé ou distribué en parts égales. Dans le cas de la race, on pourrait dire que les corps en viennent à être vus comme “semblables” (par exemple, lorsqu’ils “partagent la blanchité” comme “caractéristique”) en raison de leur proximité, en raison des “choses” qui sont déjà “en place”. » (Ahmed 2006, p. 123‑124.) Autrement dit, la ségrégation sociale-géographique est un opérateur de production raciale dans la mesure où elle est un opérateur de rapprochement tactile : elle crée des solutions de contiguïté entre certaines personnes plutôt que d’autres, contiguïté qui les fait apparaître comme semblables, qui les tisse comme une même peau, comme un même épiderme, comme un même pigment, qui exclut la proximité d’autres pigments plus clairs ou plus foncés, selon une distribution coloriste des contacts. Les peaux du Contact Improvisation sont, elles aussi, socialement chorégraphiées par cette distribution inégale des contacts. C’est ce qui faisait dire à la danseuse Karen Nelson qu’elles sont des peaux « révolutionnaires ». « Les personnes qui pratiquent le Contact sont des révolution‑ naires. Nous nous entraînons à l’art de toucher le sol. Nous apprenons à nous unir aux forces de la Terre. Nous sentons nos corps. Nous touchons les autres. Nous bougeons nos masses, nous nourrissons les dépossédées du toucher, les affamées de confiance, les accros au moment présent. Nous sommes du côté de celleux qui ne savent pas d’avance définir les frontières entre l’amour, le sexe et le toucher. Nous nous
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apprenons à recevoir un toucher qui nous nourrit. » (Nelson 1996, p. 123.) Comment, au milieu des interdits tactiles formulés et intensifiés par la race, apprendre à nourrir les dépossédées du toucher (de quelque côté de la ligne de couleur qu’iels se trouvent) ? Comment lutter contre l’anesthésie haptique ? On peut, à partir de ces questions reformulées, revenir à la pièce d’Ishmael Houston-Jones et de Fred Holland avec laquelle nous ouvrions cet examen des zones du Contact Improvisation. Nous sommes en 1983, voilà onze ans que la pratique s’est affûtée, et quel est le manifeste qu’écrivent Houston-Jones et Holland ? C’est un manifeste qui dit : nous avons besoin de faire du « mauvais contact » ; nous avons besoin de faire un Contact Improvisation de travers. Ils ne disent pas : nous avons besoin d’arrêter de faire du Contact Improvisation ; ni : nous avons besoin de faire un autre Contact Improvisation. Bien plutôt, leur proposition est : nous avons besoin, pour faire du Contact Improvisation, de le faire de travers ; nous avons besoin de ne pas y arriver. La première phrase de leur Manifeste du Contact de travers, « Nous sommes Noirs », commence par ouvrir une brèche dans la révolution, non pas dans le but de l’interrompre (voilà les antiracistes, voilà les queers, voilà les féministes rabat-joie…), mais de la creuser, d’insister : le travail ne sera pas terminé tant que l’on n’aura pas envisagé les condi‑ tions sous lesquelles « les corps peuvent s’ouvrir » les uns aux autres (Houston-Jones et Hennessy 2017). Comment la race, comment le genre, comment les sexualités et leurs exclusions entrent-elles en jeu dans les touchers que nous nous adressons ? Le Contact Improvisation propose de dire : nous sommes de pures masses, nous nous jetons dans les airs et nous pouvons étudier l’effet de la gravité sur nos gestes. Mais qu’en est-il de l’autre gravité ? Qu’en est-il des attrac‑ tions/répulsions qui sont vissées aux masses et les empêchent de tomber les unes sur les autres ? Autrement dit : qu’est-ce qui nous retient de nous toucher ?
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Oo-Ga-La répond à cette question avec une danse éruptive, rapide et tendre, où se mêlent et s’interpolent des gestes d’entraide et des clefs de bras, des solos de hip-hop et des cascades de kung-fu 1. Elle appelle à l’ambivalence du toucher d’une manière que le Contact Improvisation, dans sa culture du flux et de la chute maîtrisée, efface parfois. Souvent, au cours d’Oo-Ga-La, les danseurs s’éloignent l’un de l’autre : besoin de se retirer du contact pour mieux y retourner, ou pour en goûter les réverbérations. Parfois, l’archive des gestes de violence fait surface : comme lorsque Ishmael bloque le corps de Fred au sol, d’une manière qui rappelle tout à la fois les violences policières et les pugilats entre frères. Parfois, les deux danseurs s’empêchent mutuel‑ lement tout en essayant de s’aider l’un l’autre à se sortir de leur entremêlement. Voilà le trouble avec lequel Ishmael Houston-Jones et Fred Holland se proposent de rester. Voilà leurs contacts de travers : une manière de ne pas présup‑ poser que le toucher sera consenti, ni même souhaitable, une manière de reposer incessamment la question : serons-nous capable de nous rencontrer, dans la zone de contact ? Dé/distanciations Au printemps 2020, un virus affectant les voies respiratoires a donné au monde entier un coup d’arrêt gros de leçons pour répondre à la question : qu’est-ce qui nous retient de nous toucher ? Car, au printemps 2020, nous avons pris nos distances. Nombre d’entre nous nous sommes rangées derrière nos ordinateurs et derrière nos murs. Nous avons limité nos déplacements. Un virus était venu gripper « la machine dont nous ne trouvions plus le frein d’urgence » (anonyme 2020). Nos hôpitaux avaient été démantelés pour construire des autoroutes et des aéroports : il fallait maintenant fermer les 1. Pour en voir un extrait video, on peut se rendre sur http://wrongcontact. zone/notices/oo-ga-la-dance.
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aéroports et les autoroutes pour ne pas engorger les hôpitaux. Il fallait arrêter les rencontres, parce que les rencontres nous exposaient à la transmission imprévue et involontaire d’un code ARN invisible : celui de SARS-CoV-2. À cette occasion, dès la fin mars 2020, le philosophe Paul B. Preciado faisait paraître une tribune dans El País, dans laquelle il reconstituait le portrait-robot du sujet tel que l’a révélé la pandémie. Un sujet, disait-il, qui « n’a pas de peau : il est intouchable, il n’a pas de mains. Il n’échange pas de biens matériels, il ne paye pas en liquide, il paye en carte de crédit. Il n’a pas de lèvres, ni de langue. Il ne parle pas en direct, il laisse des messages vocaux. Il ne se réunit pas et il ne collec‑ tivise pas. Il est radicalement individu. Il n’a pas de visage, il a un masque chirurgical. Son corps organique se cache pour pouvoir exister à travers une série indéfinie de médiations sémiotechniques, une série de prothèses cybernétiques qui lui servent de masque : le masque de son adresse e-mail, le masque de son compte Facebook, le masque de son Instagram. Ce n’est pas un agent physique, c’est un consommateur digital, une porte avec un nombre dessus devant laquelle un livreur Amazon peut déposer ses achats » (Preciado 2020). Le parangon de cette nouvelle subjectivité, suggère Preciado, c’est un personnage qu’il a longuement étudié : Hugh Hefner, fondateur de l’industrie pornographique et du magazine Playboy, gentleman pornotopiste qui s’est muré pendant plus de quarante ans dans son manoir de célibataire où circulaient les drogues, le sexe (hétéro) et le pouvoir. Hefner, en effet, n’est pas seulement l’inventeur d’un magazine pornographique : il est le créateur d’un style de vie et d’une architecture d’intérieur dédiés au mâle hétéro célibataire, dont le noyau est un lit tournant, placé au centre de sa chambre qu’il ne quitte jamais, d’où il peut à la fois manger, télétravailler et même se filmer pour des émissions télé. C’est ce que Preciado a appelé, dans Pornotopie, l’inven‑ tion du « travailleur horizontal » (Preciado 2011, p. 143). Le travailleur horizontal est le premier grand propagateur d’une
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pratique qui est devenue, en 2020, l’apanage de toustes : la distanciation sociale ; l’idée, étrange, qu’il pourrait exister de la socialité à distance, qu’il pourrait exister de la socialité sans contact. Bien sûr, l’expression ne désigne originellement qu’un ensemble de procédures d’hygiène, mais elle est aussi plus lourde de significations qu’il est nécessaire de déployer si l’on veut comprendre ce qui est impliqué dans le contact de peau à peau. Remarquons d’abord que l’expression distanciation sociale est un calque de l’anglais social distancing, lui-même origi‑ nellement euphémisme de confinement : pour ne pas dire aux citoyens des États-Unis qu’iels étaient enfermés (sur le mode passif), on a préféré leur dire qu’iels « prenaient leurs distances » (sur le mode actif). En français, l’expres‑ sion semble étrange : c’est qu’en anglais, social veut dire quasi exclusivement interpersonnel, tandis qu’en français, social signifie d’abord relatif à la société. Quand on parle de « distanciation sociale », on entend ainsi quelque chose que l’anglais prétendait masquer : le fait que le social (la société, ce qui nous fait tenir ensemble) est mis en danger ou en tension par la distance. On l’a donc réeuphémisé à notre tour en préférant parler de distanciation physique : comme s’il ne s’agissait, avec les gestes barrières, que de se tenir à distance physique les unes des autres ; comme si l’impossibilité d’être en présence les unes des autres n’impliquait pas une perte de relation et des potentiels retenus et contenus dans l’exposition de soi à l’autre. Les neurologues appellent « espace péripersonnel » la sphère qui s’épate autour de notre corps-matière et qui étend les perceptions tactiles-visuelles de nos limites : si quelque chose ou quelqu’un traverse cet espace, tout se passe comme si l’on nous touchait effectivement. C’est comme une sorte d’exocorps dont nous serions entourées mais qui, au lieu de nous anesthésier, nous rendrait épidermiques au-delà des frontières de notre peau. Dans les années 1950, alors que les échanges commerciaux entre les États-Unis et le Japon
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s’intensifiaient, un problème diplomatique d’importance fut soulevé : les diplomates états-uniens ne savaient pas garder les bonnes distances ; iels n’avaient de cesse d’empiéter sur les territoires tactiles de leurs collègues japonais. Une science en est née, la proxémique, sous l’égide de l’anthropologue Edward T. Hall qui s’est intéressé à mesurer les distances interpersonnelles acceptables selon les pays, les classes sociales et les environnements. La science venait ainsi au secours d’un art diplomatique dont apparemment certaines personnes avaient perdu les ressorts : l’art du tact. Non pas l’art de la politesse – la politesse n’est jamais très loin de la police, avec laquelle elle partage une consonance ; sa fonction est de polir, d’empêcher les frottements –, mais plutôt l’art de la maladresse : l’art de l’erreur diplomatique, l’art de ne pas être certaine du bon geste, de demander, de négocier, l’art enfin de ne jamais tout à fait savoir à quelle distance se tenir de l’autre. Qu’arrive-t-il quand nous perdons l’occasion d’exercer notre art du tact ? C’est une question que s’est posée le phéno‑ ménologue allemand Hans Blumenberg dans sa Description de l’homme, et il répond : ce qui arrive, c’est la balistique (Blumenberg 1976, p. 521). Par les techniques balistiques (de la catapulte aux drones télécommandés et à leur recyclage en service de livraison), ce que nous développons c’est en effet une certaine capacité à « toucher le monde sans être touchées en retour ». L’art du tact repose sur une assomption : en nous engageant dans le monde, il y a de fortes chances que celui-ci nous contamine. Quand nous ne savons plus à quelle distance nous tenir afin d’éviter la contamination réciproque, nous développons des techniques, non pas pour nous retirer du monde, mais pour nous retirer de l’équation de la réciprocité du contact : nous cherchons l’immunité individuelle. La pandémie nous a donné à voir le visage peu enviable que prend cette absence de contact érigée en norme proxé‑ mique et ses effets politiques sur les partitions entre les sujets immunes et les autres.
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Certaines artistes et activistes du tact (travailleureuses du sexe, praticiennes somatiques, performeureuses) parlaient déjà, avant la pandémie, de la nécessité d’inventer des pratiques de dés/immunisation, des formes d’attention nanopoli‑ tique aux existences survoltées et haptophobes construites par le technopatriarcat. L’artiste performeuse transféministe Dani d’Emilia a appelé cela « tendresse radicale » : « La tendresse radicale c’est comprendre la manière d’utiliser la force comme une caresse… c’est partager la sueur avec une inconnue… la tendresse radicale, c’est se laisser regarder ; se laisser emporter… c’est nous rencontrer depuis les muscles les plus proches de l’os. C’est croire en l’effet politique des mouvements du dedans. La tendresse radicale, c’est ne pas insister pour être le centre de l’attention… c’est transiter dans des espaces que tu ne comprends pas. » (d’Emilia et Chavez 2015.) C’est probablement là l’un des programmes somatopolitiques qui nous attendent : inventer les techniques de dédistanciation sociale, de rapprochement des peaux et des muscles et des matières et des souffles et des vivants ; reconnaître les formes anciennes de débordements hors de la sphère faussement fermée sur elle-même de nos maisons ; pister les nouvelles formes de décentrement et d’attention aux mondes qui nous entourent. La lutte contre le « sanscontact » commence maintenant. L’hapticalité All That You Touch You Change All That You Change Changes You Octavia E. Butler
Hapticalité vient du grec haptomai : un verbe qui, comme danser, comme naître, comme mourir, comme suivre ou épouser un mouvement, se dit à la voie moyenne ; un verbe
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qui veut dire « toucher », mais dans lequel il faut entendre, comme il se dit à la voie moyenne, que l’on ne peut toucher sans être touchée en retour. « Tout ce que tu touches, tu le changes. Tout ce que tu changes te change », écrit Octavia E. Butler (Butler 1993) ; et c’est aussi ce que dit le mot hapticalité. L’hapticalité contraste avec l’opticalité. C’est à l’historien de l’art Aloïs Riegl que l’on doit ce duo de concepts. Spécialiste des arts mineurs (après avoir longtemps été conservateur des arts textiles au Musée des arts appliqués de Vienne, il a publié plusieurs œuvres sur les tapisseries orientales et l’ornementa‑ tion), Aloïs Riegl travaillait au contact des œuvres. Son métier était de les manipuler et au besoin de les restaurer, en même temps qu’il s’efforçait d’en faire l’histoire. C’est à l’occasion d’une enquête sur L’Industrie d’art de l’époque romaine tardive (1901) qu’il a développé son concept d’hapticalité pour parler de la qualité tactile des bas-reliefs et de la manière dont cette qualité tactile pouvait aller jusqu’à provoquer un impact sur les spectateurices, même à distance, produisant ce qu’il a appelé une « vision haptique ». Le philosophe Gilles Deleuze, dans un livre dédié à la peinture de Francis Bacon, en a tiré une image générale du senti haptique comme un senti immersif (Deleuze 1981). Sentir haptiquement, c’est cesser d’être le centre de l’expérience : c’est être déplacée par elle, se retrouver au milieu, impactée de tout côté, prise par la texture de l’image, sans plus pouvoir en définir les bords, sans plus pouvoir dire si c’est moi qui sens ou si c’est l’image qui me touche. L’art haptique : l’art de te faire perdre tes bords, l’art de te plonger dans la désorientation, où tu ne sais plus si c’est toi qui regardes ou si ce sont les choses qui te regardent. Faire entrer dans l’hapticalité, c’est faire entrer dans la désorienta‑ tion. Comme l’a montré le théoricien culturel nord-américain Jack Halberstam dans In A Queer Time and Place. Transgender Bodies, Subcultural Lives, l’hapticalité est parfois une stratégie utilisée par les artistes pour refuser la représentation, refuser la
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figure (Halberstam 2005, p. 123). La représentation, la figure, permettent d’identifier des corps à partir de leurs caractéris‑ tiques de surface : la figure, autrement dit, permet de montrer les bonnes apparences, mais elle permet aussi, inversement, de pointer les monstres du doigt. Qu’arrive-t-il quand on est soi-même considérée comme un monstre ? Qu’arrive-t-il quand l’« artiste butch » Linda Besemer (c’est ainsi que la présente Halberstam) refuse de céder à l’appel pornographique de repré‑ senter le corps féminin, ou le corps trans* ? L’hapticalité est alors utile, non pas pour figurer les corps monstrueux, mais au contraire pour déjouer le cadre (scopique) suivant lequel il y a du monstrueux, et inviter à l’expérience, pour ainsi dire du dedans, de la désorientation. Dans Tall Girl (1994), par exemple, Linda Besemer utilise de grands aplats de peinture directement appliqués sur le mur de la galerie : les spectateu‑ rices sont littéralement submergées par la taille de l’œuvre (une large bande de peinture épaisse), qui pend au-dessus d’elles, les obligeant à lever la tête, impressionnées par la présence de cette « grande fille » qui les toise (la « grande fille » en question renvoyant aux femmes qui « prennent trop de place », mais aussi aux femmes trans*, parfois jugées trop « grandes » pour leur genre). En pareil cas, le corps trans*, le corps butch, le corps féminin pas-à-sa-place n’est pas représenté (c’est une bande de peinture), mais le vécu de la désorientation (celui d’être jugée comme un corps déplacé, comme celui d’être face à un corps déplacé) est partagé. L’hapticalité est alors une stratégie visant à donner à sentir la désorientation du dedans, plutôt qu’à représenter la figure désorientante : une manière d’échapper à la logique d’identification qui voudrait pouvoir pointer du doigt les corps subalternes, afin de soit les sauver, soit les dénigrer. Quels modèles sociaux peut-on imaginer à partir d’une approche de la relation par l’haptique plutôt que par l’optique ? Quels visages prennent les politiques quand elles se pensent depuis la contiguïté (du commun) plutôt que par la séparabilité (des individus) ? C’est l’objet d’un passage de
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Les Sous-Communs. Planification fugitive et étude noire de Fred Moten et Stefano Harney, où les deux auteurs proposent de concevoir l’hapticalité dans le cadre de ce qu’ils appellent la « socialité noire », soit la socialité qui émerge du « Passage du Milieu », de la traite transatlantique. Restons un temps avec ce paragraphe, intitulé « L’hapticalité (ou l’amour) », et tentons de voir ce qu’il peut nous apprendre du tactile et de sa relation aux mouvements qui sont en-nous-sans-nous. Fred Moten et Stefano Harney, c’est un duo qui réunit un philosophe-poète et un économiste, un spécialiste de la musique jazz et de la tradition radicale noire et un penseur anarchiste de la dette et de l’histoire de la diaspora africaine. Les Sous-Communs est leur premier livre à quatre mains, un livre écrit depuis l’histoire de l’esclavage, depuis la mémoire de celleux qui ont été entassées/serrées/mélangées/agglutinées les unes aux autres, de celleux qu’ils appellent « the shipped », « les expédiées », les « transbordées ». Ce sont celleux-là qu’ils appellent « the undercommons », « les sous-communes », parce que les personnes qui ont été réduites en esclavage et « expédiées » l’ont été sans être intégrées au projet commun (de la fondation d’un Nouveau Monde) mais sans en être exclues non plus : elles y ont été impliquées, enveloppées, mais simultanément tenues au-dehors, ou plus exactement au-dessous, dans la cale des vaisseaux esclavagistes qui les transportaient. Moten et Harney s’efforcent de penser avec la cale (« the hold », qui signifie aussi : l’enveloppement, l’embrassement) et tentent de penser quelle sorte de socialité s’invente là, dans ces conditions de vie impossible. Comment invente-t-on des relations quand la rencontre est affaire d’empilement, d’entassement, de serrement ? « Avoir été des marchandises expédiées, c’est avoir été trans‑ portées par d’autres et avec d’autres. C’est se sentir à la maison auprès de celleux qui n’ont pas de maison, c’est se sentir chez soi avec les fugitives, c’est se sentir en paix avec celleux qui sont pourchassées, c’est se sentir au repos avec celleux qui
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consentent à ne pas être un seul être. […] Le terrible legs de la cale, c’est d’avoir rassemblé les sentiments des dépossédées dans un espace commun, d’avoir créé un nouveau senti au cœur du sous-commun. Avant la cale, ce genre de senti était une exception, une aberration, une chamane, une sorcière, une voyante, une poète : celleux qui, vivant parmi nous, sentaient à travers nous et au travers des choses. Avant la cale, mis à part ces quelques exceptions, le sentiment était mon sentiment ou bien notre sentiment. Mais dans la cale, dans les sous-communes de ce nouveau senti, un autre genre de senti‑ ment est devenu commun. Ce sentiment d’un genre nouveau n’a pas été collectif, il n’a pas été choisi, il n’a pas pu adhérer ni se rattacher à une colonie, une nation, un État, un terri‑ toire, une histoire ; il n’a pas pu être réclamé par le groupe qui l’avait vécu, qui n’a jamais pu se vivre comme un, réuni dans le temps et dans l’espace. […] Tel est le senti insurgent de la modernité, sa caresse héritée, sa parole tactile, la langue de son toucher, sa parole-souffle, son rire-geste. C’est le senti qu’aucun individu ne peut supporter et qu’aucun État ne peut tolérer. C’est ce senti que nous pouvons appeler hapticalité. […] Bien que forcées à toucher et à être touchées, à sentir et à être senties dans cet espace-non-espace, bien que l’on ait refusé de nous attribuer des sentiments, des histoires, un foyer, nous nous sentons et nous nous touchons les unes les autres. » (Moten et Harney 2013, p. 97‑98.) « Bien que forcées à toucher et à être touchées […] nous nous touchons les unes les autres. » L’hapticalité est ainsi la capacité à sentir même quand le toucher, même quand l’intimité des étrangers est forcée. C’est la capacité à ne pas désanesthésier le toucher même quand celleux qui t’ont touchée pour te mettre là où tu es se refusent à te sentir et refusent de sentir que tu sens, ou alors disent que tu sens trop fort, ou que tu parles trop fort, ou que tu touches ou que tu bouges trop fort (Truth 1851 ; Stallings 2015 ; Chen 2018). Même quand iels anesthésient leurs perceptions, toi tu continues à sentir.
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Et il faut bien entendre : ce dont on parle, quand on parle d’hapticalité, c’est du dessous du monde-sans-contact, de celleux, « travailleureuses essentielles » mais invisibili‑ sées, qui permettent aux autres de rester à distance. Ce que l’on dit, quand on parle de l’hapticalité (ou l’amour) de la cale, c’est que la distance (celle que les « maîtres » placent entre eux et le monde sans se salir les mains) n’est possible que parce que dessous ces distances, dans les parties sous-communes du monde-sans-contact, et le soutenant, il y a des sortes de proximités intenables, compactes et brutalement forcées. Là-dessus ou là-dessous, la proposition de Moten et Harney est de considérer que dans ces promiscuités intenables se trouvent les ferments de la pensée d’une autre socialité que celle du monde-sans-contact. Bien que Moten et Harney ne minimisent pas la brutalité de l’entassement dans la cale, ils y voient « la condition de possibilité de la création d’une vie sociale insurgée noire » (Wang 2016, p. 28). La cale est selon eux une matrice qui permet de court-circuiter l’indivi‑ dualisme, qui force à prendre un autre point de départ que la séparation. La cale oblige à commencer dans l’hapticalité, dans la promiscuité. La cale oblige à commencer dans la relation. Cela ne veut pas dire que la cale, que l’hapticalité, que la promiscuité forcée soient un bon point de départ, mais c’est celui qui nous (héritières de la modernité/colonialité) échoit. Peut-on en étendre les leçons à notre commune et invétérée condition terrestre ? S’il est une chose avec laquelle je suis en contact sans jamais pouvoir m’en séparer, c’est bien la terre sous mes pieds. Voilà un toucher sans distance possible partagé par toustes les « terriennes » (earthling), et voilà la question que l’on peut maintenant poser, avec Moten et Harney, aux « terreuses » (earthen) que nous pourrions vouloir devenir (Moten et Harney 2021, p. 113) : comment faites-vous pour toucher quelque chose si vous ne pouvez vous en séparer ? Réponse de Moten et
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Harney : « Nous nous sentons au repos auprès de celleux qui consentent à ne pas être un seul être. » (Moten et Harney 2013, p. 97.) Quel rapport ? Le rapport, c’est qu’ils disent que la condition pour toucher quelque chose dont tu ne peux te séparer, c’est d’accepter la part d’elle en toi (de consentir à ne pas être un individu face à un autre individu). Pour toucher la Terre, que veux-tu faire ? Tendre la main vers elle ? Mais tu la touches déjà. Tes pieds sont par terre. La question est donc plutôt : comment marcher sur elle, comment te rendre consciente, comment sentir que la Terre te touche ? Si tu veux sentir la Terre, tu n’as pas le choix : tu dois la laisser te toucher, tu dois ménager la place en toi afin qu’elle te touche. Voilà l’hapticalité à l’œuvre : une directionnalité inversée, un toucher à la voie moyenne qui, pour aller vers ce qu’il touche, laisse ce qu’il touche venir vers lui. La socialité noire avec laquelle pensent Moten et Harney est une socialité qui commence, brutalement, au milieu de l’océan, c’est-à-dire aussi par une privation de terre, par une négation de la Terre – « jetés ensemble, collés les uns aux autres, on nous a refusé le sentiment, on nous a refusé toutes les choses qui étaient censées produire le sentiment, la famille, la nation, la langue, la religion, le pays, la maison » (Moten et Harney 2013, p. 98). Et Moten précise, dans « Noirceur et néant », paru la même année : « It’s terrible to have come from nothing but the sea, which is nowhere, navigable only in its constant autodislocation. » « Il est terrible de ne venir de rien d’autre que de la mer, qui n’est nulle part, navigable seulement dans son autodislocation constante. » (Moten 2013, p. 744.) À dé/raison de cette autodislocation constante, une socialité se réinvente à partir d’un affect non pas attaché au sol, mais attaché « là, à la peau », « une âme (soul) qui n’est plus enserrée dans le corps, mais partout dehors, prête à être entendue, prête à être dansée ». Une socialité haptique. Une socialité où l’on sent ensemble. Une socialité du consentir.
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« Consent not to be a single being », « Consentir à ne pas être un seul être », est une formule que Fred Moten emprunte au philosophe du Tout-Monde Édouard Glissant. « Consentir à ne pas être un seul être », cela ne veut pas dire qu’il faudrait abandonner la lutte pour être reconnues comme des personnes. Mais cela veut dire qu’aux côtés de cette lutte, tu as aussi le droit de lutter pour ne pas être une individue, pour être bien plus que cela. « Consentir à ne pas être un seul être », c’est dire non à la fois à la cale et au monde-sans-contact, et c’est quelque chose qu’il est difficile de faire des deux côtés. C’est difficile quand toute ta vie on t’a répété que tu étais un individu, un atome, un consommateur, un agent indépendant, séparé, responsable, autonome. Mais c’est aussi difficile quand on t’a répété que tu n’en étais pas un, quand sans cesse on t’a refusé l’individualité, quand on t’a cantonné à l’invisibilité de la cale, à l’existence collective-haptique des sous-communes. Qu’est-ce qui se trouve au-delà de l’alternative ? Inventer une « poétique de la relation », voilà la tâche : la tâche de faire tout-monde. Dans « The Wild Beyond », la préface qu’il dédie à The Undercommons, Jack Halberstam écrit : « C’est le choix tel qu’il t’est proposé qu’il faut refuser » (Halberstam 2013, p. 8). Consentir à ne pas être un seul être, consentir à ne pas être séparable, consentir au toucher sont des gestes de résistance, quand la seule alternative que l’on te propose, c’est l’individualité ou la cale, la subjectivité ou le collectif. À ces fausses alternatives, tu réponds : Non. Non, vraiment, je préférerais avoir des contacts de travers, des contacts qui me donneront peut-être une chance non seulement de toucher et d’être touchée en retour, mais aussi « d’éviter le contact physique la plupart du temps » (c’était la dernière entrée du Manifeste du contact de travers d’Ishmael Houston-Jones et Fred Holland). Voilà l’haptique qui fonctionne à plein régime : une socialité tactile où l’on évite le contact physique la plupart du temps, mais pas parce que l’on a peur de se
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toucher : parce qu’au contraire, on se touche déjà, « là, à même la peau », avec « une âme (soul) qui n’est plus enserrée dans le corps, mais partout dehors, prête à être entendue, prête à être dansée ». L’hapticalité (ou l’amour) invite à nous placer avec celleux que « l’occupation de Wall Street » a contribué à nommer les quatre-vingt-dix-neuf pour cent, celleux que Stefano Harney et Fred Moten ont appelé les sous-communes, celleux qui n’ont pas de nom commun, qui n’ont pas de bannière identi‑ taire sous laquelle se réunir et qui cependant peuvent se reconnaître au fait qu’iels vivent dans la dépossession, qu’iels vivent comme matériau d’extraction, même si cette extraction et cette dépossession ne prennent décidément pas la même forme pour nous toustes qui, à des degrés très diffractés et ségrégués, ne gagnons pas vraiment à voir le monde organisé de la manière dont il l’est. L’hapticalité (ou l’amour) invite à se demander : comment avons-nous tenu, malgré tout ? Et bien sûr, on pourrait dire que nous avons tenu parce que nous étions tenues et contenues et conteneurisées, et remarquer que c’est dans l’intérêt de celleux qui spéculent que nous tenions, et même que c’est dans l’intérêt de cet intérêt (et de ses fructifications algorithmiques) que nous ne puissions pas savoir que nous sommes tenues ensemble (et que donc la classe/la race/le genre/la capacité agissent comme des opérateurs de nos ségrégations et d’optimisation de nos ségrégations). Mais il s’agirait aussi de s’apprendre à voir que, malgré cet intérêt de l’intérêt à nos (sur)vies en tant que séparées, il y a aussi une importante part sous-commune, une part anarchique qui reste en excédent par rapport à ce qui a été capturé et défini comme commun, comme censément disponible à la spéculation de tous mais qui bien sûr n’est véritablement l’objet de la spéculation que de certains : sous le commun, quelque chose insiste à l’affût duquel la spécu‑ lation se tient – c’est ce qui nous fait tenir sur un mode qui n’est pas l’opposition à la spéculation (car la spéculation
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sait profiter de ce qui s’oppose à elle), mais plus exactement une sorte de refus, une sorte de résistance non réactive, un abandon du projet. Lyannaj Kont Pwofitasyon. « On se lève et on se casse. » « J’aimerais autant pas. » Arts de la résistance fugitive.
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Somactivismes « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution. » La militante anarchaféministe Emma Goldman n’a jamais prononcé cette phrase. C’est un collectif anarchiste des années 1970 qui l’a imprimée pour la première fois sur des T-shirts afin de célébrer la fin de la guerre du Vietnam et récolter des fonds pour la cause anarchiste, et qui la lui a faussement attribuée (Shulman 1991). Ce slogan s’inspire d’un passage fameux de son autobiographie, Living My Life, où Goldman insiste pour penser, comme souvent dans son œuvre, non seulement le futur de la révolution (l’après du « grand soir »), mais aussi son présent (qui fait la vaisselle en attendant ? et comment pouvons-nous nous apprendre à ne pas sacrifier le futur que nous construisons sur l’autel du présent que nous habitons ?). Après qu’un « camarade » lui avait reproché sa frivolité comme indigne du comportement d’une véritable agitatrice, Goldman lui avait donné une leçon en activisme en lui montrant qu’il était impensable « qu’une cause qui représente un idéal aussi beau que l’anarchisme, la liberté et la libération des conventions et des préjugés puisse exiger qu’on oublie la vie et la joie. J’insistai : notre Cause ne peut pas attendre de moi que je devienne une nonne, et le mouvement n’a rien à gagner à se transformer en couvent. Et si c’est son destin, alors non merci. Ce que je veux, c’est
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la liberté, le droit de chacune à exprimer ses besoins et le droit de toustes aux choses les plus belles et les plus radieuses » (Goldman 1934, p. 56). Ce chapitre part à la recherche des chorégraphies de la dissidence qui refusent de sacrifier le présent au nom du futur, qui refusent de penser la résistance de façon univoque en termes de réactions violentes à la violence de la domina‑ tion, qui embrassent aux côtés de ces insurrections opposi‑ tionnelles des stratégies plus obliques. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de la violence dans la constitution de la subjecti‑ vité insurrectionnelle. Comme Elsa Dorlin l’a montré dans Se défendre. Une philosophie de la violence, l’insurrection est parfois la seule réponse à l’affaiblissement et à la destruction systématique de la subjectivité : parfois, souvent, presque toujours, la violence est tout ce qu’il est possible d’opposer à la brutalité d’un monde qui t’écrase. On ne saurait donc rejeter la violence révolutionaire au nom d’un idéal de pureté militante. Mais la question demeure : aux côtés de ces straté‑ gies oppositionnelles, pourrions-nous nourrir le sol depuis lequel l’insurrection peut se mener ? Pourrions-nous penser le lieu de lutte comme un lieu de vie, et pas seulement comme un lieu de contre ? Ce chapitre vise à décrire de tels somactivismes : des activismes attentifs à la vie, au soin que nous prenons les unes des autres, à inventer de nouveaux imaginaires, différents de ceux qui imposent la binarité entre l’activité (synonyme de pouvoir) et la passivité (synonyme de faiblesse), pour creuser une troisième, une quatrième, une millième voie. Le mot de somactivisme emprunte au champ des études en danse un terme désignant les pratiques qui cherchent à trafiquer, modifier et se réapproprier le fonctionnement du sujet en relation à son environnement et aux autres : celui de pratiques somatiques. L’expression est construite par le philo‑ sophe et thérapeute Thomas Hanna dans les années 1970 à partir du grec soma (un mot qui renvoie originairement, en grec ancien, au cadavre, au corps-sans-vie, mais qu’Hanna
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transforme et retourne pour désigner l’expérience vécue d’habiter et d’investir une chair vivante). Elle désigne tout un ensemble de techniques qui ont vu le jour au xxe siècle dans les sociétés industrielles et postindustrielles pour développer des formes nouvelles de conscience du soi en mouvement. Ces pratiques – telles que la technique Alexander, le Feldenkrais, le Body-Mind Centering, le Rolfing… – développent chacune un instrumentarium sensoriel, gestuel et attentionnel dont la fonction est d’accéder à une forme d’émancipation motrice, ce qu’Hanna appelle les « corps en révolte » (Hanna 1970). De quoi s’agit-il de s’émanciper ? Des habitudes contrac‑ tées notamment au sein de ces environnements pauvres en mondes-autres-qu’humains que sont les centres urbains : la chorégraphie gestuelle du capitalisme mondial intégré réduit et arraisonne violemment les potentiels moteurs de l’huma‑ nité ; il s’agit donc de s’apprendre à les rouvrir. C’est, au reste, ce que visait déjà le chorégraphe Rudolf Laban dans son petit essai La Danse moderne éducative (Laban 1958) : serons-nous capables de mettre la danse et la conscience de soi en mouvement au service d’une manière moins aliénante d’habiter le monde ?Autrement dit, partant du constat que le capitalisme mondial intégré, le monde industriel et les espaces urbains réduisent la chorégraphie sociale à un vocabulaire de mouvements appauvris (métro, boulot, dodo ; debout, assis, couché), les pratiques somatiques peuvent ainsi être comprises comme des pratiques « nanodissidentes » (pour reprendre son vocabulaire au nanopolitics group de Londres) qui résistent à l’ordre capitaliste du mouvement (Plotegher et alii 2014). Avec l’attention somatique aux vécus du dedans, à ces niveaux infracorporels de l’expérience, impliquant par exemple la visualisation anatomique, la prise de conscience de groupements musculaires spécifiques dans le geste ou encore l’auto-observation du fonctionnement des sens, dans tous les cas, la difficulté, c’est que ces niveaux de l’expérience sont souvent saisis en deçà (et comme s’ils se situaient en dehors) de toute appréhension socio-racio-genrée du corps
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propre, au risque d’en empêcher la prise en compte. Comme le demandent Ayreen Anastas et René Gabri : « Est-ce que les somatiques peuvent constituer autre chose que des pratiques de compensation à la [brutalité] de nos sociétés néolibérales ? […] ce qui n’est pas, par ailleurs, la moindre des choses. Mais tout de même, les somatiques peuvent-elles aussi proposer quelque chose d’antagoniste à la société néolibé‑ rale, en construisant la possibilité d’autres formes de vie, d’une autre éthique des formes de vie ? » (Citées in Bottiglieri 2018, p. 233.) Comment tisser ces multiples niveaux ? Comment maintenir l’attention à l’infracorporel sans perdre de vue les effets de genre et les potentiels libérateurs de la dissidence sexuelle ? Et inversement, comment examiner les effets race/genre/classe des images et des représentations du corps sans perdre de vue l’expérience vécue de l’intérieur des corps ? Il s’agit, au travers de ces questions, de pister les pratiques somatiques dissidentes qui visent à faire l’expérience de soi et des autres en multipliant les genres d’être en jeu, plutôt que les réduire à la binarité nature/culture et aux dualités somatiques qui l’accompagnent : homme/femme, blanche/ noire, active/passive, pénétrante/pénétrée, extériorité/intério‑ rité ; mais aussi, dans une perspective intersectionnelle où se superposent les champs du genre, de la race, du handicap et de la classe : naturelle/artificielle, visible/invisible, bruyante/ modeste, capable/handi, exploitante/exploitée, sujet/objet, corps/esprit. Comment comprendre ces dualismes ? Comment pouvons-nous apprendre à les refuser ? Et que pouvons-nous nous apprendre à leur substituer ? Ou, plus exactement, comment nous apprendre à les faire coexister et se coréguler, plutôt que de laisser un dualisme l’emporter sur les autres ? Poser ces questions implique de se demander comment certaines pratiques somatiques et certaines pratiques de danse opèrent à l’intérieur d’une distribution dissymétrique de l’accès au soin et au temps de repos en fonction de la race, de la classe, du genre, des sexualités et des neuro et
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somatypies (des critères de normalité portant sur la confor‑ mation psychique ou physique). Une remarque de la poétesse et évangéliste de l’amour féministe noir Alexis Pauline Gumbs (à l’occasion d’un entre‑ tien avec la praticienne somatique Prentiss Hemphill) pourrait ici nous soutenir, qui dit que l’extractivisme patriarco-colonial peut se résumer en un slogan : « Capitalism? Because life is scarce », « Le capitalisme ? Parce que la vie est un bien rare » (Gumbs et Hemphill 2021). L’idée que la vie est courte, que mon temps est un bien rare et qu’il faut que j’en prenne soin en raison de cette rareté, est intrinsèquement liée à l’extracti‑ visme, parce que sans cette idée, mon énergie vitale, ma force de travail, ma matière même ne seraient pas suffisamment compactes pour faire l’objet d’une spéculation. Mais ma vie n’est pas courte (même s’il faut continuer de pouvoir décrire la distribution inégale des « morts prématurées » selon des critères de race, de genre, de sexualité, de classe…). Si ma vie n’est pas courte, c’est parce qu’elle n’est pas même « ma » vie. Elle n’est pas objet d’une propriété, d’une individualité ; elle est multitude, reprise des voix ancestrales qui la traversent, compost pour les vies qui lui succéderont. La difficulté que rencontrent les somatiques est qu’elles prennent parfois si bien soin de « ma » vie, de « mon » corps, de « ma » santé, qu’à ce titre, elles sont toujours en danger d’être récupérées par les industries du développement personnel, du self-care, du self-improvement : des industries qui s’adressent à l’individu et à son épuisement, qui investissent dans le « moteur humain » (Rabinbach 1992). Le sujet des somatiques, en somme, prend toujours le risque d’être le même que celui de la modernité : ce sujet qui était voué à la (re)production de l’État-nation (et qui à présent (re)produit les sujets-consommateurs du capitalisme mondial intégré), une unité, un individu séparé, sans lien avec les créatures humaines et non humaines qui le précèdent et qui l’entourent (sauf celleux du travail, de la famille et de la patrie) – bref, cela que Descartes pourrait appeler un « corps », c’est-à-dire un simple morceau de matière occupant de l’espace.
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Les activistes et les artistes rassemblées dans ce chapitre introduisent de la dissidence dans les somatiques en inter‑ rogeant la centralité du corps et de l’individu comme sujets des réparations qu’il s’agirait d’opérer. Elles proposent que le locus du soin, le locus de la guérison n’est pas le soi, mais la relation, le commun, l’espace public, les ancêtres, les espaces que nous construisons les unes pour les autres. Tel est le programme de leurs somatiques dissidentes : penser le soma comme écologie de pratiques articulées, entrimpliquées et impliquant une manière collective de célébrer les vies qui nous traversent. Dissidences somatiques Dissidence vient du latin dis-sedere : ne pas s’asseoir à la bonne place, s’asseoir de travers (Ahmed 2010). On ne choisit pas toujours d’être lues comme dissidentes. Mais on peut s’y obstiner. Il y a des êtres, des personnes qui sont systématique‑ ment codées comme n’étant pas à leur place. Des êtres que l’on arrête (aux frontières, dans la rue) ou devant lesquels on s’arrête (de parler ou de faire ce que l’on faisait). Des êtres auxquels on assigne souvent le rôle d’être des corps, que l’on réduit souvent à leurs corps ou à leurs conformations somatiques (que l’on lit à partir de leurs peaux, de leurs genres, de l’orientation de leurs désirs, de leurs capacités physiques). En effet, le simple fait qu’iels soient là, leur simple présence matérielle, crée déjà des remuements, crée déjà le sentiment, chez d’autres, que quelque chose est dérangé, que le monde n’est pas à sa place. Leurs corps/nos corps sont des corps dissidents, c’està-dire des corps pas-à-leur-place, des corps qui, où qu’ils soient, sont toujours construits comme déplacés. Mais ce sont aussi parfois des corps qui s’obstinent à ne pas s’asseoir là où l’on attendrait qu’ils le fassent. Les corps dissidents sont des corps manifestants, c’est-à-dire des corps visibles, des corps construits comme remarquables (des êtres construits comme corps et réduits parfois à n’être que des
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corps). Manifestation : un acte par lequel sont rendus visibles des êtres que le flux du monde masquait jusque-là. Pour qu’il y ait manifestation, il faut interruption du flux ; d’où toutes les stratégies d’occupation, de blocage, d’habitat sauvage que l’on trouve dans l’activisme politique. Toute manifestation est résistance ou insistance à rester, contre le mot d’ordre policier « Circulez ! Il n’y a rien à voir. » Manifester consiste à affirmer que oui, il y a quelque chose à voir. Comme l’a écrit Jacques Rancière : « L’intervention policière dans l’espace public ne consiste pas d’abord à inter‑ peller les manifestants mais à disperser les manifestations. La police n’est pas la loi qui interpelle l’individu (le “hé ! vous, là-bas” d’Althusser), sauf à la confondre avec la sujétion religieuse. Elle est d’abord le rappel à l’évidence de ce qu’il y a, ou plutôt qu’il n’y a pas : “Circulez ! Il n’y a rien à voir”. La police dit qu’il n’y a rien à voir sur une chaussée, rien à faire qu’à y circuler. Elle dit que l’espace de la circulation n’est que l’espace de la circulation. » (Rancière 1998, p. 242.) Autrement dit, et contrairement à ce qui paraît être son pouvoir premier (d’« interpeller » ou d’« arrêter » ses sujets 1), la vocation de la police est de polir et de policer les relations. Le polissage des relations dont la police porte le nom est par essence au service des flux et de la conformité : il repose sur la criminalisation de tout ce qui interrompt les flux. En ce 1. Rancière fait ici allusion à « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970), un article où Louis Althusser considère notamment le « recrutement » comme fondement de l’idéologie : « L’idéologie “agit” ou “fonctionne” de telle sorte qu’elle “recrute” des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou “transforme” les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opéra‑ tion très précise que nous appelons l’interpellation, qu’on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : “hé, vous, là-bas !” […] L’expérience montre que les télécommu‑ nications pratiques de l’interpellation sont telles, que l’interpellation ne rate pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait. C’est tout de même un phénomène étrange, et qui ne s’explique pas seulement, malgré le grand nombre de ceux qui “ont quelque chose à se reprocher”, par le “sentiment de culpabilité”. »
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sens, la police accomplit d’abord et avant tout une fonction logistique : elle assure le transport des marchandises. C’est pourquoi elle est l’envers de la politique qui, au contraire est fondée sur l’accroc, sur le débat, sur le dissensus, la dissidence (qui advient quand et par le fait que l’ordre du politique est troublé par la revendication des sans-part à prendre part). Pour cela, la politique a besoin de manifestations ; de rappels du fait que certaines choses doivent nous arrêter (avant même et après que des policiers ne nous arrêtent). « La politique, dit encore Rancière, consiste à transformer l’espace de circu‑ lation en espace de manifestation d’un sujet : le peuple, les travailleurs, les citoyens. Elle consiste à refigurer l’espace, ce qu’il y a à y faire, à y voir, à y nommer. » Les corps dissidents sont souvent visibles en raison des marquages pathologisants et infériorisants qui s’associent à leurs/nos particularités : corps racisés marqués comme « de couleur », corps féminins marqués comme sexués, corps trans‑ pédégouines marqués comme désobéissant aux normes de genre et de pratiques sexuelles, corps handis marqués comme in-valides, et toutes ces autres catégories qui s’inventent afin de rejeter comme inférieure une partie ou l’autre de la population en fonction de sa (non)conformité somatique. Tous ces corps sont construits comme anormaux par rapport à une norme impossible à tenir : celle de corps suffisam‑ ment dociles pour participer au processus de (re)production capitaliste (le ventre des femmes sommé de reproduire, le sexe des hommes sommé de bander/inséminer, les bras et les jambes de chacun sommés de se mettre au service de l’effort productif/accumulatif). On voit bien ici la solidarité constitutive entre la construction de certains corps comme dissidents et la réduction de tout un pan travailleur de la population à n’être finalement lui aussi qu’un corps-matière première. Cette logique biopolitique n’épargne personne : même si les corps dissidents sont ceux qui sont pointés du doigt (comme monstres, freaks, anormaux), la fonction de la dénonciation est la normalisation et le redressement de tous
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les corps subalternes susceptibles d’être soumis à la spécula‑ tion extractiviste. Une des opérations majeures dont font l’objet les corps dissidents est l’in/visibilisation, c’est-à-dire en même temps et indissociablement : survisibilisation et invisibilisation. Sara Ahmed livre une analyse d’une anecdote qui peut nous servir à décrire cette relation paradoxale des corps dissidents à la visibilité : « J’arrive à la maison. Je gare ma voiture et je marche vers la porte d’entrée. Une voisine m’interpelle. Elle marmonne des choses que je ne comprends pas, et puis demande : “c’est ta sœur ou ton mari ?” Je ne réponds pas et me presse de rentrer chez moi. Examinons cette double question et ce qu’elle recèle d’extraordinaire. […] Dans leur séquentialité, les deux phrases donnent deux lectures déjà hétéro du couple lesbien : si vous n’êtes pas des sœurs, alors vous êtes mari et femme. Autrement dit, le couple lesbien est invisibilisé – et d’ailleurs moi aussi, je disparais : derrière la porte de ma maison. On peut ainsi voir le fonctionne‑ ment ordinaire de la perception hétéroredressante : en un clin d’œil, le penchant du désir lesbien s’hétérosexualise. » (Ahmed 2006, p. 95.) Telle est l’opération de l’in/visibilisation : l’être dissident est simultanément remarqué comme différent et redressé par dénégation de cette différence. Par leur simple présence survisible, les corps dissidents interrompent les flux attentionnels. C’est pourquoi ils doivent être invisibilisés : ils en font toujours trop, le moindre de leur geste est excessif, hystérique, agressif. Comme ils nous obligent à nous arrêter et à rompre avec nos lignes de conduite, nos chemins bien tracés, il faut les cacher (au placard !). Nous sommes là pour circuler, pas pour nous arrêter, et certainement pas pour y regarder à deux fois. À la fin de Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon lance cet appel, son « ultime prière » : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » (Fanon 1952, p. 188.) Certains corps sont re/marqués de telle sorte qu’ils agitent et troublent l’ordre ordinaire de la perception et de
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la pensée. Peut-on, comme Fanon y invite, revendiquer et réemployer cette puissance négative du trouble dans le flux, de l’arrêt de mouvement qu’imposent les corps construits comme dissidents ? Dans un article qui compare astucieusement les corps impro‑ visateurs et les corps militants, la danseuse et théoricienne de la danse Danielle Goldman propose de réfléchir à ce que c’est que de « faire front avec son corps (put your body on the line) » (Goldman 2007). Elle étudie notamment les stratégies du Congress of Racial Equity, un groupe mixte de militantes non-violentes pour les droits civiques, qu’elle compare aux techniques mises en place dans cette forme de danse que nous avons déjà rencontrée : le Contact Improvisation. Elle s’inter‑ roge : quels sont les points communs entre ces deux formes ? Quels liens le relâché de l’improvisation peut-il manifester avec le relâché des corps dissidents qui s’efforcent de survivre à la confrontation avec des forces de police ou avec des militants suprémacistes blancs ? Son idée est de montrer, contre la vision éruptive de la manifestation comme acte purement spontané, qu’il y a des préchorégraphies du blocage, de l’occupation, de la marche, et que ces préchorégraphies peuvent non seulement nous permettre de comprendre ce que font les dissidentes, mais aussi, plus profondément, quelles formes de vie peuvent s’en imaginer. Sa démonstration commence par une réserve. En consi‑ dérant les chorégraphies politiques des corps manifestants, il y a un risque de dépolitiser leurs gestes, de les réduire à n’être que des danses, des gesticulations non instituantes et orientées vers la production d’images purement visuelles. Mais elle arrive bien vite à l’argument qui lui permet de maintenir la danse au rang des pratiques politiques : la danse n’est pas uniquement quelque chose qui se voit ; c’est aussi quelque chose qui se fait. Et dans ce faire, les manifestantes créent des habitudes, musclent des tendances, entraînent des potentiels : la répétition d’une action, l’apprêtement à un geste, ne configurent pas seulement des capacités physiques,
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mais indissociablement des propensions psychiques et sociales à penser, à sentir et à agir. C’est cette part praxique, cette part de contractions d’habitudes, de désanesthésie et de refus de l’immobilisme – dixit Zig Blanquer, depuis son immobi‑ lité handie : « je parle d’un immobilisme, celui de tous vos mouvements mécaniquement cadencés, régularisés, comme une grosse machine qui ne veut pas ou ne cherche pas à fonctionner avec des rouages non homologués » (Blanquer 2006) –, c’est cette puissance mobilisatrice que l’on peut investir dans les choréopolitiques de la manifestation. Que peut-on apprendre des stratégies mises en place par les manifestantes pour occuper l’espace public ? Dans leur Manuel pour l’action directe, Martin Oppenheimer et George Lakey invitent ainsi à une utilisation stratégique du relâcher : « “Faire le mort”, comme l’expression l’indique, invite à un relâchement total du corps. C’est une forme de non-coopération physique radicale avec la situation, au sens où la personne qui refuse de coopérer doit être tirée au sol ou portée là où les autorités souhaitent la déplacer. […] Une précaution importante est à noter ici : autant que possible, il faut relâcher son corps, car les tissus peuvent être endom‑ magés ou se déchirer si l’on vous porte ou si l’on vous traîne au sol quand vos muscles sont contractés. » (1965, p. 93.) Cette pratique de l’immobilité n’est pas sans ambiguïté : d’un côté, l’immobilité peut être vécue comme un rappel aux corps exploités de leur statut subalterne et de la passi‑ vité qui leur est imposée ; de l’autre, le fait de la mettre en pratique, plutôt que de la subir, donne de la puissance. Des gestes de désobéissance à l’ordre des places assises dans les bus ségrégationnistes aux sit-in, pray-in et die-in organisés dans les rues, il y a tout un lexique des corps protestataires jouant de ces ambivalences – en coalition avec la gravité. Dans The Sovereignty of Quiet. Beyond Resistance in Black Culture [La Souveraineté du recueillement. Au-delà de la résistance dans la culture noire], Kevin Quashie a donné une analyse remarquable de cette contre-incarnation protestataire
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fondée sur l’immobilité et l’intériorité. Il a ainsi proposé une retraversée des gestualités noires aux États-Unis à partir du concept de quiet – que l’on peut traduire par « recueillement », « quiétude » ou « silence », mais à condition d’y entendre l’idée d’un silence vibratile. Prenant acte de la réduction de la corporéité noire à la présence enragée et en colère, il invite à réexaminer les grandes figures de l’histoire africaineaméricaine comme autant de figures manifestant une vitalité intérieure, voire une spiritualité, par les actes qu’elles posent dans l’espace public. Il prend ainsi comme exemple l’image fameuse de Tommie Smith et de John Carlos, aux Jeux Olympiques de 1968 à Mexico City : deux athlètes noirs, vainqueurs du 200 mètres, qui, alors que l’on joue l’hymne américain célébrant leur victoire, lèvent leurs mains gantées de noir en un geste de salut dressé contre le racisme et la pauvreté. De l’image, les commentaires retiennent le redres‑ sement et le poing (guerrier) levé. Il est plus rare que l’atten‑ tion se porte sur le fait que les deux coureurs ont les yeux fermés et les têtes baissées, comme pour signifier une prière ou, en tous les cas, un recueillement, un mouvementement intérieur d’autant plus fort qu’il est contrebalancé ou contrerythmé par les poings levés. « Il y a un équilibre sublime, dit Quashie, entre leur geste intentionnellement politique et ce sens sublime de l’intériorité que l’on a finalement bien peu remarqué. En vérité, la beauté de leur protestation est renforcée lorsqu’on renomme cette intimité : elle permet de lire Smith et Carlos non seulement comme des soldats dans une guerre plus vaste contre l’oppression, mais aussi comme deux personnes prises dans un moment profondément spiri‑ tuel, en prière, aussi vulnérables qu’agressifs, aussi pensifs que solidement chevaleresques. Dans cette lecture, ce qui est frappant, c’est l’humanité qu’ils donnent à voir, l’aperçu inattendu que nous entrevoyons des dimensions intérieures de leur courage politique. » (Quashie 2012, p. 147.) Dans tout son livre, Quashie s’efforce de montrer les diffi‑ cultés qu’il y a à mobiliser le concept de recueillement pour
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penser l’engagement politique, que l’on ne s’autorise bien souvent à lire que comme résistance au sens actif et viriliste du terme. Au-delà de la résistance, une autre forme de refus est à penser : une forme qui devra dépasser la binarité qui oppose l’actif (engagé) au passif (victime). « Le recueillement est l’antithèse de la manière dont nous pensons la culture noire et, par extension, les personnes noires. Le discours sur la noirceur 2 façonne notre imaginaire des personnes noires comme sujets tournés vers la sphère publique, avec des identités formées et articulées, et dont la fonction est d’opposer des résistances publiquement. Cette noirceur a un caractère dramatique, symbolique ; privée de vicissitudes intérieures, elle occupe une fonction de représentation, n’a d’existence qu’en relation avec son propre apparaître public. Ces caractéristiques sont un héritage du racisme et elles deviennent la manière habituelle dont nous comprenons et représentons la noirceur ; littérale‑ ment, elles deviennent notre lingua franca. Aborder la noirceur à partir de l’idée de recueillement permet de déplacer l’attention vers ce qui est intérieur. Ce déplacement peut être ressenti comme une sorte d’hérésie si l’intérieur est pensé comme apoli‑ tique ou inexpressif, ce qu’il n’est pas : notre vie intérieure est tumultueuse et pleine d’expression, surtout dès lors que l’on accepte de distinguer cet “exprimer” du simple fait de “rendre public”. En effet, l’intérieur peut être compris comme une ressource pour l’action humaine – tout ce que nous faisons est informé par l’éventail des désirs et des potentiels recelés dans notre vie intérieure. » (Quashie 2012, p. 152.) 2. Conformément à l’usage, j’utilise ici « noirceur » pour traduire blackness, en référence à la construction sociale raciste et esclavagiste de ces termes et à leur réappropriation dans les luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Quant à la question de savoir si et comment ce faisceau d’expériences africaines-américaines peut être transposé à d’autres expériences de la racisation en dehors des ÉtatsUnis, et notamment celle de savoir pourquoi le regard français (dont le mien) se tourne plus facilement vers les scènes nord-américaines de la noirceur que vers les scènes européennes, cela est discuté au moins depuis Frantz Fanon (1952), et jusqu’aux travaux d’Elsa Dorlin (2006) ou, plus récemment encore, de Norman Ajari (2019).
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Voilà une porte d’entrée pour penser les contours d’un activisme de la tendresse : l’idée que les corps révolutionnaires pourraient bien s’armer de douceur et de recueillement par leur mode de présence dans l’espace public. L’activisme de la tendresse, c’est le projet de vandaliser la violence par une réponse excédant sa logique, en donnant une chance à la manifestation de mouvementements intérieurs que l’agitation a, d’ordinaire, tendance à masquer. La tendresse, le recueillement sont une réclamation de l’existence de ces mouvementements, face à un monde qui ne veut de nous (et singulièrement des sujets qu’il juge subalternes) que le déploiement d’une physicalité efficiente. Ce monde ne capture de nous que des mouvements dans leur lisibilité géographique, des mouvements oculaires saisis par nos caméras à reconnaissance faciale aux mouvements de foule saisis par nos caméras de surveillance. Nous avons besoin d’entraîner la capacité à rendre visible l’existence de paysages intérieurs que la séparation moderne/patriarcale/ coloniale/raciste a rendus invisibles. Nous avons des activités autres que celles que l’on trace sur les cartes cadastrales, des gestualités autres que celles qui sont mesurées par les podomètres de nos smartphones, des mouvementements à peine lisibles mais que nous pouvons nous entraîner à rendre sensibles. Sommeil Noir (Sosa et Niv Acosta) Il est difficile de penser, dans nos langues comme dans nos sociétés, l’arrêt d’activité, la tendresse, le relâchement, le recueillement autrement que comme des condamnations à un retrait « passif » hors du monde et à l’inaction. La peur de l’impuissance caractéristique de l’hétérocapitalisme fait de toute non-action le synonyme d’une passivité nécessaire‑ ment perçue comme « femelle » et, comme telle, rejetée dans l’apolitique du foyer et du privé. L’épistémologie binaire de la différence sexuelle (c’est-à-dire l’ensemble des méthodes
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et des discours qui prétendent connaître la différence entre les sexes) vient ainsi soutenir la morale d’un activisme réduit à un pur réactivisme : si tu n’es pas dans l’action-réaction, alors tu es dans l’inaction, alors tu n’es pas un être réellement agissant dans le monde. Cette logique s’appuie sur ce que l’on pourrait appeler l’actualisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le flux des informations doit rester ininterrompu (il faut sans cesse rester branché sur l’actualité). Nous sommes sommées en permanence de recevoir les vagues de l’information et de décider quelle direction prendre en fonction de ces flux. Paradoxalement, toutefois, la même société actualiste nous apprend à nous sentir coupables de nos prétendues addictions à nos téléphones portables et aux réseaux sociaux, comme si c’était au plan individuel que cette addiction se produisait (comme si c’était notre individualisme qui en était la source), alors que cet état attentionnel est orchestré socialement par des technologies que l’on nous apprend à désirer dès le berceau. Nous voilà donc prises en étau : symétriquement enjointes d’être éveillées en permanence pour être pompées par des régies publicitaires avides de grappiller en chaque citoyenne-consommateurice quelques minutes d’attention revendable par jour, et dénoncées comme individuellement coupables de notre agitation par les discours réactionnaires qui peuvent donc déplorer notre désengagement du collectif. La conséquence de cette emprise du « capitalisme atten‑ tionnel » sur nos vies, ce sont des états de corps et des états d’attention tenus en éveil jusqu’aux limites de leurs capacités. Emmanuel Lévinas disait que l’existence moderne est une existence d’insomniaques, une existence vigile, mais « absolu‑ ment vide d’objets » (Lévinas 1978, p. 110). Dans l’insomnie, nous sommes en permanence tenues éveillées par des soucis, par des affaires que nous savons pertinemment impossibles à résoudre au moment où elles se présentent à notre conscience (parce que c’est le milieu de la nuit et que nous ne pouvons pas même contacter les personnes en question). « On veille
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quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence de toute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l’être, tenu à être. » (ibid., p. 109.) De même, le flux incessant des informations que nous recevons quoti‑ diennement nous submerge et nous démunit. Nous suivons les élections aux États-Unis comme si nous y participions, mais quelles forces pouvons-nous mobiliser contre Trump ? C’est plus qu’impuissantes que nous assistons aux actualités : excitées et simultanément affaiblies, vigiles, mais sans objets tangibles auxquels nous raccrocher – insomniaques. Quels antidotes pouvons-nous rêver à cette logique insom‑ niante de la sollicitation permanente et à son inégale distribu‑ tion dans le monde néolibéral ? Cette question sert de point de départ à Black Power Naps, une installation créée en 2018 sous le titre Siestas Negras et orchestrée par les performeu‑ reuses et chorégraphes Sosa et Niv Acosta. Les Siestes Noires de Sosa et Niv Acosta agissent comme un espace de reterritorialisation et de revendication d’un droit au sommeil. Ielles s’appuient sur une étude suggérant que les personnes noires, aux États-Unis, dorment en moyenne une heure de moins que leurs compatriotes blanches (Acosta et Sosa 2018). Enfants d’immigrées latinx et afro-descendantes vivant périodiquement aux États-Unis, les artistes ont solli‑ cité en elleux-mêmes les mémoires des personnes réduites en esclavage sur lesquelles on expérimentait la fragmentation délibérée des cycles réparateurs du sommeil : en revisitant cette histoire, disent-ielles, « nous nous sommes rendu compte que cette exploitation n’avait pas cessé, mais qu’elle avait simplement muté » et qu’un « état d’épuisement généralisé était toujours employé à briser nos volontés » (ibid.). En tant qu’Afro-Latinx, ielles positionnent leur œuvre dans une visée « réparatrice » avec l’idée que le sommeil et le repos doivent être comptés au nombre des réparations dues aux descen‑ dantes d’immigrées et de personnes réduites en esclavage. En elle-même, l’œuvre est un gigantesque dortoir aux couleurs clinquantes. C’est un espace tapissé de noir et peuplé
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d’une multitude de lits, inventés comme des « espaces de guérison » (Healing Stations). Il y a un lit constitué de petits grains de haricots noirs crus conçu pour calmer les crises de panique, entouré de couvertures de survie dorées : tu t’y plonges et tu t’y fais absorber par le froid et par le poids de milliers de grains qui se déplacent sous ton dos. Il y en a un autre intitulé Espace de Réconciliation Transatlantique où tu peux t’allonger sur un grand matelas rempli d’eau et te souvenir que l’océan n’est pas seulement la mer qui a transporté les vaisseaux négriers, mais aussi une étendue qui peut te soutenir et sur laquelle tu peux te lover. Il s’agit ainsi de goûter ce sol trouble qu’est l’océan Atlantique, ce « gouffre-matrice », « enceint d’autant de morts que de vivants » (Glissant 1990, p. 18), qui, tout en dévorant les ancêtres jetées à la mer, est devenu la matrice au sein de laquelle les cultures africaines-américaines et afro-caribéennes se sont construites. Pour entrer dans l’espace, il faut enlever ses chaussures et garder la voix basse : acte magique qui rend le pas silencieux, l’écoute attentive et qui, à peu de frais, déshabille les visiteu‑ reuses. Inévitablement, les lits géants évoquent l’érotisme (l’un d’eux est même surmonté de miroirs qui permettent de s’y voir allongées du dessus) et de fait, le fanzine distribué avec l’installation figure des corps drags, folles, afro et latinx se prélassant sur les lits où chacune est invitée à s’allonger. Mais ce que les images montrent, loin d’une mise en scène pornographique, ce sont des images de tribus queers, des images d’adoptions mutuelles, où la tendresse qui tisse les corps, loin de la sexualisation habituellement construite sur les corps racisés, est plutôt l’affirmation d’une radicalité de la douceur. Ainsi l’érotique dont il est question, loin d’être réductible au pornographique, relève plutôt de ce qu’Audre Lorde appelait « l’érotique comme puissance » : une réserve de savoir-sentir qui résistent à la capture du plaisir par le patriar‑ capitalisme. « En lien avec l’érotique, écrit Lorde, je deviens moins susceptible d’accepter l’impuissance dans laquelle on
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me contraint, ni d’ailleurs aucun de ces autres états qui ne me sont pas innés, tels que la résignation, le désespoir, l’autoeffacement, la dépression, l’autodénigrement. » (Lorde 1978, p. 55.) Telle est l’atmosphère dont sont baignées les Black Power Naps : une atmosphère d’empuissancement à suivre l’aiguillon que fournissent les affects de tendresse dans la création d’alliances, dans la pratique active et politique du rêve comme germe producteur d’hétérotopies de résistance. Les images suggérées défont ainsi la fascination charnelle qui pourrait activer le « regard prédateur » – ce que les analyses féministes du cinéma ont appelé le male gaze (Mulvey 1975) et ce que les études de la blanchité appellent encore l’« œil blanc » (Hall 1981) –, ce regard hétérocolonisateur qui se porte sur les corps fèm et racisés comme des objets de consommation érotique et qui prétend, comme disait déjà Jean-Paul Sartre dans Orphée noir, « jouir du privilège de voir sans qu’on le voie » (Sartre 1948, p. ix). Norman Ajari a bien relevé les effets de « fascination pour la libido créatrice » noire qui caractérise le regard blanc. Dans les premiers textes qui parlent des mouvements et des danses africaines et caribéennes, et encore longtemps après, la mobilité noire est placée sous le signe de la sexualité. Le regard blanc n’y voit qu’« une différence de degré par rapport au coït, mais non une différence de nature » (Ajari 2019b). C’est ce regardvoyeur que l’installation vise à déjouer en mettant en scène des corps dont la dissidence n’est pas l’exubérance, mais le sommeil ; pas la « libido créatrice », mais la capacité à créer des relations ; pas la capacité à faire des enfants (utéroreproduc‑ tion de la force de travail), mais celle de « faire des parents » et de créer des alliances (Haraway 2015). Et si l’installation défait le regard-voyeur, si elle questionne le regard blanc (si elle questionne mon regard blanc), c’est d’abord justement en rendant impossible la séparation du voyant et du vu, en créant ce que l’artiste mexicain Rafa Esparza appelle un « espace brun (brown space) » : un espace alternatif au white cube de l’exposition, où d’autres socialités que scopiques sont
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possibles. « Ce que je cherche, écrit Esparza, en brunissant le white cube – en reconstruisant les murs en briques d’argile, en impliquant des corps bruns –, c’est une réponse à l’expérience que j’ai d’entrer dans des espaces dédiés à l’art sans avoir la possibilité de m’y projeter. Ce n’est pas qu’une question physique, c’est aussi une question de blanchité des comporte‑ ments qui sont invités dans ces espaces et des histoires de l’art qu’ils transmettent. » (Esparza 2017.) L’espace brun suggéré par Black Power Naps ne repose pas sur des briques d’argile, mais sur une extinction des feux (la lumière tamisée, les murs noirs) et sur un appel au tonus bas du quasi-sommeil : c’est un lieu où l’on peut faire autre chose que voir, c’est un espace qui s’adresse à l’infracorps plutôt qu’au corps-objet de la pulsion scopique. Le chant que psalmodie une voix à peine audible (lisant des morceaux choisis d’écrivaines de science-fiction transféministes africaines-américaines), par son caractère répétitif, finit par nous plonger dans un état léthargique : les images se dissolvent pour bientôt laisser place à la chute et à la somnolence. De fait, un complice est en permanence dans l’espace, payé à dormir plutôt qu’à jouer le rôle, fréquemment occupé par des corps racisés, de « gardien » de musée. Le psychologue Resmaa Menakem, à l’occasion d’une conférence dédiée à l’intersection entre pratiques du corps et justice sociale, remarquait : « Il n’y a pas de lieux plus dange‑ reux pour le corps noir que l’esprit d’un collectif blanc. » (Menakem 2021.) C’est ce « collectif blanc » que l’installation s’efforce de compliquer, même si ce n’est pas sans courir le risque de blanchiment, sans le risque de voir se régénérer le cube blanc que l’expérience même de l’installation cherchait à obscurcir. Ce blanchiment se produit partout où, en tant que visiteuse et témoin, je manque de prendre en compte ma propre situation en tant que sujet racialisé. Construite comme blanche, j’hérite notamment de ce que le sociologue et penseur-en-danse Randy Martin appelle une « tendance affinitaire de la blanchité pour la culture noire », c’est-à-dire
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d’un désir de la connaître comme « l’autre » de ma propre culture, accompagné du privilège de ne pas être contrainte à le faire (Martin 1998, p. 26). Ainsi, en tant qu’héritière d’un réseau de références qui, dans l’espace d’influence de la blanchité ou de l’occidentalité, s’imposent comme « devant être connues », je jouis du privilège asymétrique de pouvoir connaître d’autres références, d’autres histoires, lesquelles ne me sont pas imposées. Toutes choses qui comptent pour parler de Black Power Naps, mais pas pour trouver une position « innocente » d’où l’on pourrait écrire sans s’exposer. Pareille position de pureté n’est ni possible ni enviable et il faudra rester impur tant que le monde qui rend notam‑ ment possibles la prison, la police et la distribution inégale des richesses et des conditions de vie qu’elles soutiennent n’aura pas été aboli. Non, si les chiasmes raciaux et leurs im/ possibilités doivent être pensés ici, c’est parce que l’œuvre elle-même, avec son tissu complexe de références, d’images, de présences et d’invitations à l’action (ici, dormir) me met en demeure de la connaître d’une manière qui ne m’autorise pas à rester une simple enquêtrice distante. L’œuvre interdit, suspend, désarme ma tendance de visiteuse à n’y prendre part que de loin et m’interroge sur ma place de sujet blanc en son sein. Elle m’implique (me donne à siester) et génère un monde tel que je ne veux plus seulement consommer l’espace qui m’est donné. Je me sens endettée envers lui, d’une « dette impayable » qui demande réparations. « When You See a Black Person Sleeping, Don’t Call the Cops. » « Si tu vois une personne noire dormir, n’appelle pas les flics », nous interpelle un écriteau à l’entrée de l’exposition. Voilà un des appels à y « regarder à deux fois », à avoir la berlue dans la salle sombre, où les corps qui siestent se superposent aux images de corps qui s’endorment dans la rue et que l’on dénonce à la police. When You See a Black Person Sleeping, Don’t Call the Cops. La phrase m’interpelle comme sujet blanc, elle m’interroge sur ma participation à la blanchité : est-ce que tu te sens concernée par cette phrase ?, me demande-t-elle.
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Elle joue ainsi sur une double adresse : à un public susceptible d’appeler la police (ou son lieutenant local : les autorités du musée, les autres spectateurices) ; et à un « contre-public » qui sait de quoi l’on parle (à savoir : du fait que si tu appelles la police pour un corps noir, même si c’est pour lui porter secours, il y a des chances que la situation escalade et s’aggrave, du seul fait que la noirceur peut être par elle-même jugée « criminelle » et la présence des corps noirs dangereuse, quelle que soit la situation – ce que l’on appelle « conduire tout en étant noire (driving while black) » (comme on dit « conduire en état d’ivresse (driving while intoxicated) »), ou « marcher tout en étant noire », ou donc « dormir tout en étant noire », toutes actions qui, par la seule adjonction de la noirceur, se trouvent criminalisées). Et voilà qui donne épaisseur politique concrète à ce qui pourrait n’apparaître que comme un plaisant siestodrome : cela demande de la force de défaire l’espace tel que nous le recevons, « polissé » par la police redresseuse de celleux qui dorment sur les bancs publics ; cela demande de la force de laisser le temps aux corps de ne-rien-faire « tout en étant noirs ». Dans le fanzine qui accompagne l’installation, les artistes se placent sous le patronage de Langston Hughes et de son poème « Harlem » : Qu’arrive-t-il à un rêve différé ? Sèche-t-il comme un raisin au soleil ? Ou suppure-t-il comme une plaie – Avant de couler ? Est-ce qu’il pue comme de la viande pourrie ? Ou bien se transforme-t-il en une croûte qui se couvre de sucre – comme un bonbon sirupeux ? Peut-être s’affaisse-t-il comme un poids lourd. Ou bien explose-t-il ?
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Qu’arrive-t-il si l’on donne une chance aux habitantes du Plantationocène (cette ère de l’histoire humaine qui s’est augurée par la racisation et l’esclavage) de récupérer leur sommeil ? La réponse n’est pas si évidente, car il ne suffit pas d’offrir des lits dans une métropole pour que le sommeil s’y invite. C’est toute la difficulté avec ce que les artistes appellent le Sommeil Noir : « Le Sommeil Noir requiert un désinvestissement total de ce qui est largement attendu d’une personne noire. Pour parvenir à dormir, une personne noire doit désapprendre tout ce qui constitue notre tendance à vouloir plaire et à vouloir apaiser les autres. Le Sommeil Noir est l’acceptation totale du fait que tu vas décevoir l’autre en lui disant NON et en faisant la sieste au lieu de lui obéir. Chez une personne noire, l’idée de sommeil est hantée de fictions mortelles – des stigmates racistes hérités, dans nos chairs, du temps de l’esclavage, où la personne noire qui s’endormait pendant la journée pouvait être violemment punie. » (Sosa et Acosta 2018.) La puissance des questions soulevées par le Sommeil Noir est d’ouvrir un champ de la résistance à l’oppression sous des formes de tendresse radicale dans l’espace public. Embrasser le sol devient un acte politique quand tout ce que l’on demande à ton corps, c’est d’être debout. Fermer les yeux devient une forme d’activisme quand tout ce que l’on demande à ton attention, c’est d’être vigile. FF (Teresa Vittucci) Un corps nu enveloppé d’un voile de résille orange fluo, recroquevillé, allongé sur le sol. C’est l’image qui apparaît lorsque l’on entre dans HATE ME, TENDER. Solo pour un Futur Féministe de la danseuse et chorégraphe autrichienne Teresa Vittucci. Une leçon d’anatomie somatopolitique qui navigue dans les cartes brouillées des désirs de pénétration. Le corps nu enveloppé d’un voile de résille orange fluo se redresse lentement : un corps de femme puissante, coiffée
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comme une héroïne grecque, munie de talons hauts à reflets dorés. Sur sa peau sont peints des ronds couleur de pierre : on pense à une walkyrie couverte de boucliers. Elle chante au travers du voile de résille et le fait résonner : on pense simultanément à une maîtresse bondage et à une chanteuse d’opéra. La scène plantée au départ par le spectacle (un corps nu de femme puissante enveloppé d’un voile de résille orange fluo) est un tableau qui pourrait faire songer à L’Aprèsmidi d’un faune de Nijinski, en particulier à la posture finale du satyre-héros de la pièce, allongé sur le voile de la nymphe qu’il a pourchassée et n’a pas réussi à saisir. Scène de fétichisme fameuse où l’objet du désir masculin est remplacé par un voile dans lequel le faune se masturbe – image de paraphilie (avec laquelle, la modernité en danse est réputée commencer…) qui instancie tout en le déplaçant le fantasme du virginal : celui du voile-hymen qui recouvre l’objet-trou du désir et dont le sujet-pénis désirant s’empare en le pénétrant. Le spectacle de Vittucci est un peu comme l’envers critique de cette histoire hétérochorégraphique du désir. Car c’est de pénétration qu’il va être, dans HATE ME, TENDER, de part en part question. Et avec la pénétration, des cartes patriarcales du désir pour le corps féminin et sa virginité fantasmatique. Avec simplicité et clarté, Vittucci nous parle de ces cartes et de leurs mythologies, tout en ouvrant, en actes, en gestes, en chants, en blagues, en clins d’œil, un autre espace que celui du désir hétéronormé : un espace où l’on pourrait reven‑ diquer/réclamer/réaffirmer/reterritorialiser la pénétration, et son envers, la virginité, en dehors du fantasme de percée et de possession ; un espace où l’on pourrait inventer un corps féminin spatialisé en dehors des cartographies de la conquête du pénis. Sous son voile de résille orange, Vittucci a deux corps. D’un côté, un corps-avec-organes, c’est-à-dire notamment un corps avec des seins et une vulve qui ne nous sont pas
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cachés – corps qui renvoie à l’histoire des corps construits comme féminins par différentes technologies religieuses, médicales et pornographiques. Le feuillet distribué à l’occa‑ sion du spectacle nous dit notamment que l’on nous parlera du corps de la Vierge Marie et du besoin que nous avons, dans une perspective féministe, de nous le réapproprier ; besoin de ne pas laisser les vierges et leurs « corps intacts » à l’hétéropatriarcat, même si toutes les apparences tendent à nous faire croire que le fantasme de cette femme pure qui, adolescente, enfante sans avoir été pénétrée, est un délire appartenant au monde du virilisme régnant. Comment se le réapproprier, ce corps-de-la-femme-désiréevierge ? En lui superposant (sans le nier) un autre corps, un corps qui n’est pas seulement un corps objet de la pulsion scopique, un corps qui est aussi ou d’abord un corps vivant-vécu, un corps parlant-pensant, un corps constituant sa propre intériorité et sa propre expérience, un corps capable de produire et d’ins‑ tancier, à partir de ses propres forces et de ses propres actes, son propre discours et ses propres sentis. Un corps qui n’est pas seulement désiré vierge, donc, mais capable de se virginiser et de s’invirginiser, un corps réversible et mobile, et dont les formes n’attendent pas le pénis pour se constituer. Vittuci/la Vierge revendiquée comme position-sujet a ainsi un double corps : un corps à la fois sexué et parlant, qui peut s’inventer des trous à pénétrer ailleurs qu’à la vulve, à la bouche et à l’anus (des oreilles, des chaussures) et des membres pénétrant ailleurs qu’au pénis (des mains, des chaus‑ sures). Ce double corps, on pourrait dire que c’est le corps de la dissidence somatopolitique, qui cesse d’être un corps pour devenir une chair en excès sur les catégories que l’on utilise à la contenir : le corps qui consiste à faire voir à la fois les représentations dont on hérite et les potentiels que représentent les savoirs du corps, c’est-à-dire des savoirs venus de l’expérience intérieure d’en avoir un, et pas seulement des expériences, anatomiques ou autres, menées sur lui afin de lui faire rendre raison.
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Et donc, Vittucci parle de pénétration. Plus exactement elle nous fait parler de pénétration : à aucun moment elle ne prononce le mot, qu’elle laisse en suspens. Comme si le mot ne voulait pas se laisser prononcer. « You know that thing that you do when you enter in… » « Tu sais, ce truc que tu fais quand tu entres… » Le jour où j’ai vu le spectacle (c’était au Centre culturel suisse à Paris, en janvier 2020), une specta‑ trice est venue au secours de la danseuse, et chaque fois que le mot avait l’air de devoir être dit, c’était la spectatrice qui en était la vocatrice. (Vittucci, une chaussure à la main, approchant son doigt de l’ouverture :) « And you know, that moment when the finger… » « Et tu sais ce moment où le doigt… » (La spectatrice :) « Penetrate ? « Pénètre ? » (Vittucci :) « Yes, thank you. That. » « Oui, merci. Ça. » Les signifiants sont attachants, ou plutôt gluants : se les mettre dans la bouche, c’est potentiellement se retrouver à traîner des échos indélébiles d’associations lexicales dont en fait il n’est pas ici question – d’effraction, de viol, de « déflo‑ ration » quand on est plus fleuri. Et bien sûr, dire pénétrer, ce serait aussi dire penus-intrare, « introduire un pénis » en bon latin, là où, justement, on veut s’inventer d’autres chosespénétrantes, là où, précisément, c’est à produire un autre ensemble de vécus et d’imaginaires qu’il s’agit de s’atteler. La théoricienne féministe berlinoise Bini Adamczak suggère une piste, que Teresa Vittucci n’emprunte pas mais qu’il vaut la peine de renommer, en proposant le mot de circlusion : « La notion de circlusion s’oppose à celle de pénétration. Les deux mots décrivent à peu près le même processus matériel. Mais : d’une perspective opposée. Pénétration signifie introduire ou insérer. Circlusion signifie entourer, enrober ou enfiler par-dessus. Voilà. En utilisant le terme de circlusion, le rapport d’activité et de passivité est inversé. […] Le mot circlusion nous permet de parler autre‑ ment du sexe. Ce mot est nécessaire car cette triste fixette sur la pénétration domine toujours. » (Adamczak 2016.) Quelles autres formes de sexe et de rapport pénétration/
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circlusion peuvent-elles être nommées par la circlusion ? Des rapports qui nous font abandonner la dualité passif-actif, des rapports qui n’invisibilisent pas la dimension d’activité en jeu dans la circlusion, qui ne nous limitent pas au régime du faire, à la dureté (du membre ou du gode pénétrant), mais admettent et reconnaissent tout le travail demandé par la circlusion (Adamczak, en bonne marxiste, conclut sur un appel : « Prolétariennes de l’anus et de la bouche, du vagin et de la main : imposez-vous ! »). Quant à Teresa Vittucci, ce qui l’intéresse, c’est d’investir la pénétration en dehors de la chronologie de l’irréver‑ sible, du passage du statut virginal au statut dépucelé. Car cette chronologique de la pénétration, nous dit Vittucci, c’est d’abord une logique coloniale : celle de la posses‑ sion des terres « vierges ». Comme si personne ne les avait occupées avant la conquête – pensez à Jules César décla‑ rant : « Il n’était pas certain que la Britannie existe avant que je m’y rende » ; et pensez à la réponse d’Ursula K. Le Guin : « Pas certain pour qui ? » (Le Guin 2020, p. 104). Comme si l’apparente pureté, l’apparente absence de traces humaines sur les territoires de la conquête européenne (dans les Amériques, en Afrique, en Asie) n’étaient pas juste‑ ment les signes que ces territoires étaient habités par des personnes qui en prenaient soin. Les histoires des conqué‑ rants qui, « les premiers », pénètrent en terres vierges, sont des histoires de propriétaires terriens qui échouent à se représenter l’habiter humain autrement que comme une anthropisation du territoire. Or ces histoires ne construisent pas seulement des terri‑ toires : elles construisent aussi des anatomies. Parce que l’on voudrait que le corps pénétré appartienne au premier pénétrant (utilisons le masculin ici, parce qu’il est question d’hétérocapitalisme et que, dans ce cadre, ce sont le plus souvent les corps codés comme cismasculins qui possèdent), on construit un dispositif de preuve, de vérification et, corré‑ lativement, de falsification : l’hymen.
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L’hymen est une mythogynécologie hétéropatriarcale qui produit des effets matériels concrets, de la recherche du sang dans les draps des jeunes mariés aux tests médico-légaux de virginité par palpation-visualisation et à la violente absur‑ dité de l’hyménoplastie, pratique (relevant en France de la chirurgie esthétique) qui consiste à coudre une membrane (qui n’a le plus souvent jamais existé) devant le vagin, afin de s’assurer qu’il y aura bien saignement lors de la « première » pénétration postopératoire. L’hymen n’est pas un indice de virginité. C’est un artefact anatomopolitique par lequel le pénétrant s’assure sa propriété de la pénétrée. Vittucci, nue, le voile en résille orange fluo enfoncé partiellement dans son vagin, nous parle de la fameuse étude publiée par l’université du Texas à San Antonio qui, en 2004, enquêta sur trente-six adolescentes enceintes et montra que trente-quatre d’entre elles avaient un hymen intact. Elle nous en parle tout en se munissant d’une chaussure. Elle tend la chaussure à une personne dans le public. Elle demande : « Would you like to try? » « Est-ce que tu voudrais essayer ? » La spectatrice répond : « Yes, I would like that. » « Oui, j’aimerais bien. » Les choses sont très simples. Vittucci n’aguiche pas, ne taquine pas, ne joue pas avec la chaussure comme si elle représentait une vulve et un vagin. C’est une chaussure. C’est une chaussure en peau, dotée d’une certaine flexibilité, qu’elle aime bien à cause de sa couleur rose-peau claire. C’est une chaussure dans laquelle on peut enfoncer la main, doucement. C’est une chaussure dans laquelle, une fois la main à l’intérieur, on peut la refermer en poing et sentir les parois intérieures se contracter. Et sentir sa main, son poing, être comme embrassés par la paroi, qui se serre contre vous. « Est-ce que tu voudrais essayer ? Oui, j’aimerais bien essayer. » Et la spectatrice essaye. « She’s trying. Wait. Do you do pronouns? » « Elle essaye. Oh, attends une minute. Est-ce que tu utilises des pronoms ? » Petite incompréhension, une
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personne à côté lui parle dans l’oreille. « Yes. Yes. “She” » – « Okay, she’s trying. « Oui. Oui. On dit “elle”. » – « Okay. Donc : elle essaye. » Et la spectatrice tend la main. C’est très léger. La distance est la bonne, elle n’a pas besoin de faire d’effort musculaire, elle est dans une position agréable. « Can I come in? » « Est-ce que je peux entrer ? » La spectatrice est au bord d’entrer dans la chaussure, et elle demande. Il y a une infinie délicatesse dans ce geste. « I love that she keeps asking. » « J’aime la manière dont elle continue de demander si c’est d’accord pour moi. » C’est une interaction très simple, très nue. Il ne se passe pour ainsi dire rien. Une main entre dans une chaussure, se serre en un poing, fait l’épreuve des pressions de la paroi du dedans. Et miracle : après pénétra‑ tion, la chaussure a retrouvé sa forme initiale. Le spectacle est placé sous le signe des FF : FF pour Futur Féministe – nous dit le sous-titre ; mais aussi FF pour fist fucking – auquel Vittucci nous initie discrètement. Le fist fucking, c’est-à-dire la pénétration (fucking) du vagin ou de l’anus par le poing (fist) (pratique réputée être la seule contri‑ bution du xxe siècle à l’arsenal sexuel, dixit Foucault 3, et dont le nom apparaît dans les communautés gays et lesbiennes des années 1960) n’est jamais nommé ou décrit directement, mais on est bien au-delà de l’allusion quand la danseuse apprend à la spectatrice à sentir, doucement, tendrement, les parois de la chaussure se resserrer autour de son poing. Vittucci nous invite avec délicatesse et humour, et sans même en parler, dans le monde FF. Elle nous y installe en créant une atmosphère somatique de lenteur et d’attention aux micromouvements et aux plaisirs tactiles. « Aïe. Oh no. It doesn’t fit. Aïe. »« Aïe. Oh non. Ça ne rentre pas. Aïe. » 3. Gayle Rubin, dans une note de bas de page de Surveiller et jouir, cite Edmund White (qui lui-même cite probablement Foucault) : « Dans les saunas, tout le monde était couché sur le ventre, avec à côté une boîte de Crisco ; le fist, comme le dit un “French savant” [Foucault, donc], est l’unique contribu‑ tion radicalement nouvelle de notre siècle à l’armada du sexe. » (Rubin 2010, p. 220.)
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Après avoir bougé avec lenteur sous le voile en résille orange fluo, la danseuse le rassemble et l’enfonce dans l’ouverture de son vagin. « Aïe. » Elle s’arrête, du coup. Pas plus compliqué que cela. On peut s’arrêter quand ça fait mal. On peut aussi vouloir que ça fasse mal. Et se fouetter – ce qu’elle finira par faire avec des brins de jonc. Il n’y a pas d’angélisme chez Vittucci. Même très brièvement, il n’y a pas de raison de se refuser de se faire mal et d’examiner les effets somatiques de la douleur. Pour cela, la danseuse chante. Et sa voix est comme la caisse de résonance audible des remuements et des tressautements qu’imposent les morsures du fouet qu’elle s’inflige sur le dos. « Ah. Ah. Oh. » Pas de mime, même s’il y a de l’humour pince-sans-rire derrière ces auto-expérimentations. Il s’agit simplement de rendre palpable les sentis du dedans. Quand quelque chose entre en soi – martinet dans la chair (et les marques qu’il y laisse) ou voile en résille orange fluo dans le sexe, on doit pouvoir l’entendre et le sentir du dehors. C’est ainsi par la magie du FF que la figure du virginal est réappropriée, réinventée, rematérialisée, sous une forme transféministe, où le vagin-trou-pénétrable, où l’hymenvoile-déchirable, ne sont pas jetés aux orties mais critiqués et déplacés, c’est-à-dire examinés comme des constructions techno-historiques et copiés-collés sur des objets et sur des parties de l’anatomie où l’on ne les attend pas. En effet, que nous raconte finalement Vittucci ? Que « There are many hymens. » « Il y a plein d’hymens. » Les hymens des yeux, qui se brisent en une déchirure cataclys‑ mique au moment où les nourrissons ouvrent les yeux sur le monde la première fois. Les hymens des tympans, quand se libère le passage de l’air vers l’oreille interne, mettant fin à un monde où la seule voie solide (osseuse, vibratile interne) faisait parvenir des sons au fœtus. Des barrières qui s’érigent et qui se brisent, il y en a des multitudes, en permanence. Et c’est une caractéristique de l’hétéropatriarcat que d’avoir capturé cette notion d’hymen (de humen, « membrane » ;
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apparenté au latin suere, « coudre ») et de l’avoir réservée au seul vagin. Comme s’il s’agissait là du seul trou (et comme s’il s’agissait là d’un trou… et non d’un pli, par exemple, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) dont la membrane devait être renommée, préservée et gardée. Dans son Manifeste contra-sexuel, Paul B. Preciado nous a appris à faire proliférer les godemichets (Preciado 2000). Il nous a dit : « Nous sommes toustes des trous du cul », dans l’idée assez simple de nous rappeler que sous l’égide de l’anus, nous sommes toustes (bio ou technomecs, bio ou techno‑ femmes, et toustes les autres) logées à la même enseigne. Il nous a dit aussi : « Le gode précède le pénis. » Par quoi il voulait dire : rien de plus proliférant que la capacité des vivants humains à s’inventer des trucs avec lesquels pénétrer d’autres trucs (godes-doigts, godes-poings, godes-langues, godes-bouts-de-bois, godes-fruits, godes-légumes, godespierres) ; et rien de plus stupidement bornée que l’opéra‑ tion hétérocapitaliste de réduction de cette godotectonique polymorphe à un seul gode-parmi-les-godes : le gode-pénis. Dans la société contra-sexuelle que décrit Preciado, il s’agit de faire mentir l’histoire naturelle (celle qui nous raconte comment la « Nature » a prévu les choses) et de renverser son monde cul-par-dessus-tête, pour dire ce qu’il en est : le pénis n’est pas l’origine du gode ; c’est le contraire. D’abord il y a des godes, d’abord il y a des pénétrations ; ensuite seulement, et historiquement, localement, dans certaines sociétés, il y a une obsession autour du pénis comme Gode unique. À l’instar de Preciado appelant à une vaste opération de gender hacking en refusant la capture du pénis comme seul gode digne de ce nom, Vittucci nous apprend à nous munir d’une vaginotectonique versatile. De même que le pénis n’est pas à bannir, mais à démultiplier sous sa forme véritable et originaire, à savoir le gode, de même, le vagin et l’hymen ne sont pas à rejeter mais à faire proliférer. Nous avons besoin de nous apprendre à les situer en dehors de leurs territoires gynéco-anatomiques et à les reterritorialiser
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partout où le tact, la curiosité, le sens de l’investigation et de la circlusion s’invitent dans le rapport aux membranes. Un Vagina Museum s’est ouvert à Londres en 2019. Je l’ai appris de la bouche d’une amie danseuse, A.-G., qui n’y a pas trouvé tout à fait son compte, mais tout de même : une image a retenu son attention. Il s’agissait d’une représentation d’une des plus célèbres inventivités vaginotectoniques médié‑ vales, les vulvae christi, les vulves du Christ. Ces emblèmes que l’on trouve notamment dans les enluminures de certains livres de prière magnifient, sous les aspects d’un vagin aux lèvres rubescentes, la blessure qu’a reçue le Christ au flanc lorsqu’il était sur la Croix. De cette pénétration post-mortem (une autre paraphilie) infligée par le centurion Longin qui voulait, par sa lance, constater la mort du Fils de Dieu, le Nouveau Testament dit que jaillit « un flot de sang et d’eau » : ce même sang du Christ (des menstrues masculines sorties du vagin-blessure-à-la-côte du Sauveur) que boivent les catholiques à la messe ; et cette même eau bénite (la poche des eaux ? l’urine qui accompagne la naissance du bébé ?) dont on couvre la tête des nouveau-nés pour signaler leur « seconde naissance » sous les auspices du vagin-blessure que le Christ a reçu au flanc pour eux, sur la Croix. L’image qu’a vue cette amie était tirée d’un livre de prières du xive siècle, où l’on trouve ce qui ressemble, donc, à s’y méprendre à une gigantesque vulve. Là, tout simplement, en tête de chapitre, enluminée et dorée. Il était d’usage, dit la notice, que dans leurs invocations, certaines dévotes touchent de leurs doigts ou de leurs lèvres l’image de la blessure : « Certaines chercheureuses ont observé qu’il pouvait y avoir un aspect érotique dans cette forme de prière. » Un des plus célèbres tableaux du Caravage, L’Incrédulité de saint Thomas, ne dément rien de ce désir pieux que met en jeu le contact avec les vulvae christi. Répondant au Christ ressuscité qui l’invite – « Mets ton doigt dans le trou de ma main, mets ta main dans mon côté » (Jean 20:27) – Thomas entre dans le renflement de peau du Christ. La curiosité et
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la surprise et le désir sont partout lisibles dans l’attitude du saint, tandis que le Christ, non moins surpris, non moins curieux, non moins désirant, mais avec sérénité, écarte le voile de sa toge pour offrir son sein. Vittucci ne raconte pas toutes ces histoires. Elle les suggère cependant. Elle nous offre le contexte nécessaire à les penser. Elle ouvre un champ de questions, de tensions et de désirs qui permettent de relire les corps féminisés et les récits qui s’y attachent avec d’autres lunettes que celles dans lesquelles la binarité de genre et les cishétérosexismes nous contraignent à penser/sentir. Et elle le fait à partir de l’expérience d’un corps vivant-vécu : c’est avec un voile dans le vagin qu’elle nous parle de la réversibilité du temps de la pénétration ; c’est avec le fouet qui lacère son dos et y laisse ses marques qu’elle nous dit qu’il n’est point de corps qui soit pénétré « à jamais » ; c’est en nettoyant le sol avec sa cyprine qu’elle nous dit que les vagins, pas plus que les anus, pas plus que les bouches, ne sont des trous dans lesquels on passe (ce sont au contraire des plis et des renflements et des enveloppes qui absorbent et qui enserrent et qui se remodèlent de l’intérieur) ; c’est le cul ouvert et les jambes écartées qu’elle nous dit que ce qu’il y a, ce ne sont pas des barrières à forcer ou des portes à enfoncer, mais des formes qui s’évasent et qui s’élargissent et qui accueillent et qui expulsent. Ces verbes et ces gestes compliquent les cartes somatopoli‑ tiques du désir. Par eux se désorientent les gynécomythologies de la pénétration. Par eux Teresa Vittucci, avec ses savoir-dire de danseuse, avec sa pensée-en-mouvements, avec son corps de femme puissante et son voile dans le vagin, nous invite à « égarer les cartes, jeter les plans et les atlas », à pénétrer de drôles de chaussures à paillettes, à sortir prendre l’air et sentir, la peau et les poils dehors, comment le monde, sans cesse, de part en part, circule en nous.
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La tendresse comme vandalisme We have to consciously study how to be tender with each other until it becomes a habit. Audre Lorde
Dans What’s the Use?, la philosophe Sara Ahmed (qu’on aura décidément beaucoup rencontrée dans ce chapitre) développe le concept de « vandalisme queer ». L’idée générale de What’s the Use? est que, sous prétexte de parler des choses et de leur bon emploi, les concepts de « bon » et de « mauvais usage » parlent en fait des bonnes conduites et des normes de bienséance. Avec les catégories de bon et de mauvais usage, les objets deviennent ainsi les sites d’une naturalisa‑ tion du comportement normatif, les prescripteurs « objec‑ tifs » du bon comportement (c’est l’objet qui dit quel est le bon comportement à avoir avec lui, ce qui évite aux juges de bonne moralité d’avoir l’air de prendre position). Après avoir examiné plusieurs figures activistes de détournement des bons usages (les squats, les changements de signes sur les portes des toilettes, les livres de seconde main, les balades hors des sentiers battus), Ahmed conclut le livre sur ce qu’elle appelle les « usages queers », en proposant une analyse de la logique des mésusages ou des détournements à la lumière de la désignation d’une personne ou d’une pratique comme queer. Ahmed s’appuie à cette fin sur l’étymologie du mot en anglais, qui peut vouloir dire tout à la fois oblique, pas-droit, mais aussi bien bizarre, pas-à-sa-place et, par extension seule‑ ment, pédé ou gouine (au sens d’insultes homophobes, mais aussi de leur réappropriation par les luttes transpédégouines). Or qu’est-ce qui fait qu’une personne ou un comportement en viennent à être perçues comme queer ? Elle répond : « Lorsque nous réveillons les potentiels d’une matière, lorsque nous refusons d’utiliser les choses de la “bonne” manière, il y a de fortes chances que nos actions soient considérées non seulement comme des dégradations mais encore comme
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des dégradations intentionnelles. L’usage queer des choses, leur usage oblique ou détourné, peut ainsi être interprété comme une sorte de vandalisme, une “destruction volon‑ taire du vénérable et du beau”. » (Ahmed 2019.) Autrement dit, queer ne désigne pas tant une sexualité qu’un défaut d’alignement : une manière oblique de faire usage de soi, des choses et des autres. Partant, Ahmed propose de reven‑ diquer le vandalisme : quoi que l’on fasse, quand nos désirs ne « collent » pas avec les bons usages de la sexualité ou du genre, on nous considère comme des vandales, c’est-à-dire comme des personnes qui « font exprès » de nuire à la famille, de nuire à la bonne moralité. « Ne pas s’aligner = détruire : voilà la formule qui interprète les existences queers comme vandales. Mais nous pouvons retourner cette interprétation et faire du vandalisme une pratique volontaire : nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être faut-il nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage – puisque telle semble être la condition pour vivre nos vies de manière oblique. » (Ibid.) Les pratiques somactivistes qui précèdent ne visent certes pas (ou pas nécessairement) à détruire le mariage et la famille nucléaire, mais sans doute vandalisent-elles l’idée que l’on peut se faire de ce que signifie créer une famille, adopter, vivre en partenariat, éprouver de l’amour ou du désir. En introduisant la tendresse dans des espaces publics ou scéniques (Califa 2008), en refusant d’utiliser les corps de la bonne manière, en réveillant les potentiels érotiques de la matière, les performances de la douceur vandalisent : pas parce qu’elles font des choses choquantes, mais parce qu’elles font des choses (tendres) qui ne s’alignent pas sur l’idée conforme de la sexualité ou de la performance. Elles sont ce que l’une des complices de ce livre, A. Livingstone, appelle tenderness as vandalism, « de la tendresse comme vandalisme ». Il paraît que dans le laboratoire de la psychanalyste Suely Rolnik à l’université catholique de São Paulo au Brésil, on
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ne demande pas « C’est quoi ton projet de recherche ? » mais « C’est quoi ta zone érogène ? » (Rolnik 2015). Voilà ce que viennent réveiller nos somactivismes : une certaine potentia gaudendi, une certaine puissance à prendre du plaisir depuis d’autres lieux que ceux où cela nous est prescrit. Et voilà qui requiert, très sérieusement, de l’étude, de la persistance, de l’implication au long terme. Et cela peut se faire au travers de formes d’insurgence qui cherchent d’autres mises en scène que celles du conflit armé ou de la confrontation belliqueuse : des kiss-in du militantisme sida aux nap-in de l’artivisme afro-latinx de Sosa et Niv Acosta, aux formes de pleasure activisms tels que ceux imaginés par adrienne maree brown (brown 2019) ou les formes de tendresse radicale développées par des performeureuses telles qu’A. Livingstone ou Dani D’Emilia qui questionnent les frontières entre travail du sexe, travail du geste et pratiques relationnelles. Audre Lorde a puissamment pensé la tendresse et ses potentiels vandales dans un essai célèbre que nous avons déjà cité : « Les usages de l’érotique », un texte qu’elle lut pour la première fois en 1978 à l’occasion d’un congrès féministe au Mount Holyoke College, dans le Massachusetts 4. Comme What’s the Use? de Sara Ahmed, l’essai de Lorde est dédié à la notion d’usage, c’est-à-dire à la question de savoir comment le « bon usage » des choses ou des affects est évoqué pour pointer du doigt les « mauvaises usagères » ; autrement dit, comment les choses deviennent les sites d’un partage qui concerne en fait les êtres qui les manipulent. Ainsi de l’éro‑ tique, qui fait l’objet d’un partage fortement hétéronormé et binarisé, où ni les hommes, ni les femmes, ni les autres n’ont grand-chose à gagner à cette partition. (« Les usages de l’érotique » est sous-titré « L’érotique comme puissance », et en effet, tel est l’usage oublié ou plus exactement réprimé de l’érotique que pointe Audre Lorde : son potentiel d’empou‑ 4. Pour entendre sa voix, on peut consulter l’enregistrement en ligne ici : youtu.be/aWmq9gw4Rq0.
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voirement, sa capacité à permettre l’alliance et à servir de ferment révolutionnaire.) La répression de l’érotique comme puissance, dit Lorde, est une aliénation caractéristique des représentations virilistes du pouvoir : « On nous a appris à nous méfier de cette ressource, avilie, déformée et dévalorisée […] ; nous avons perdu confiance en cette puissance qui vient de notre connais‑ sance la plus profonde et la moins rationnelle. Toute notre vie, le monde des mâles nous a mis en garde contre cette puissance ; un monde de mâles qui accordent suffisamment de valeur à la force de cette émotion pour s’entourer de femmes qui la mettront à leur service ; mais qui craignent par ailleurs bien trop cette force pour en explorer les possi‑ bilités pour eux-mêmes. » (Lorde 1978, p. 51.) Ainsi, ce que d’autres pourraient appeler l’hétéropatriarcat (la distribution inégale du pouvoir, des ressources, de l’attention et du travail qui suit la division binaire des genres en masculin et féminin, des sexualités en hétéro et homosexuelle, et des manières d’habiter le genre assigné à la naissance en cis et trans) prend chez Lorde la forme d’une distribution inégale du sentir : les corps féminisés sont les corps qui portent la charge érotique de la sensibilité (elle-même avilie) que les corps masculinisés peuvent certes consommer, mais sans jamais devoir/pouvoir y prendre réellement part. Tout le monde, dans cette situation, y perd : les corps masculinisés sont forcés de se couper de leur propre sensibilité (sous peine d’être lus comme « pédés » ou comme « mauviettes », par exemple) ; tandis que les corps féminisés, les seuls autorisés à la tendresse, sont, du même mouvement, muselés parce que leurs savoirs érotiques sont réduits à des sensations « troubles, grossières, psychotiques, superficielles » (Lorde 1978, p. 52). Que se passe-t-il quand on donne leur chance aux savoirs érotiques ? Audre Lorde, attentive à tenir à distance les repré‑ sentations patriarcales de l’érotisme (à la faveur desquelles il est le plus souvent réduit à sa version superficielle sous le nom de pornographie, elle-même tronquée de ses poten‑
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tiels émancipateurs) ne parle ni de plaisir, ni de sexe, mais plutôt de sentir, de sensation, de sentiment, de force vitale, de création. Voilà ce que recèle l’érotique comme puissance. Le dieu grec « Éros, personnification de l’amour sous tous ses aspects – né du Chaos » (Lorde 1978, p. 53), sert de guide pour comprendre ce dont l’érotisme est le nom. L’Éros dont il est question est ce que l’on appelle parfois l’Éros primordial : pas le fils d’Aphrodite et de Zeus qui veille à la reproduction sexuée des dieux à l’intérieur du royaume gouverné par les divinités du Ciel ; mais une divinité d’avant les dieux célestes, née de l’abîme, Kháos (entité ni masculine ni féminine). Éros est la créature qui tire de la Terre (Gaîa, sa sœur, la première entité fèm) ses propres contraires : le Ciel et la Nuit. S’il ne veille pas à l’hétéro-reproduction, s’il ne veille pas, comme dit l’historien Jean-Pierre Vernant, « à rapprocher et à conjoindre deux êtres différenciés par leur sexe pour en créer un troisième s’ajoutant au premier », que fait Éros ? Il « pousse les unités primordiales [le Chaos et la Terre] à produire au jour ce qu’elles cachaient obscurément. […] Éros n’est pas le principe de l’union du couple ; il ne réunit pas deux pour en faire un troisième ; il rend manifeste la dualité, la multiplicité, incluses dans l’unité » (Vernant 1989, p. 154‑155). En situant Éros dans cette lignée, Lorde fait de l’érotisme une puissance de savoir, une « lumière noire » comme dirait Denise Ferreira da Silva, qui, plutôt que d’éclairer ce qu’elle illumine, en active la brillance propre et la fait remonter à la surface visible 5. 5. « La lumière noire, ou radiation ultraviolette, œuvre au travers de cela qu’elle fait briller : par exemple, elle a la capacité de transformer la matière au niveau du génome, c’est-à-dire de reprogrammer le code dans la chose vivante qui est exposée à elle, et d’ainsi causer des perturbations dans la capacité d’autoreproduction au niveau cellulaire. On pourrait penser ce processus comme une manière de briser la substance moderne, c’est-à-dire comme une manière de séparer la forme (le code, la formule, l’algorithme ou le principe) et la matière (le contenu, cela dont est composée une chose). » (Ferreira da Silva 2018.) En pointant la lumière noire sur le monde, une lumière qui agite la matière qu’elle rencontre au risque de l’endommager irrémédiablement, Denise Ferreira da Silva
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L’érotisme est ainsi une « mesure de la distance qui sépare les premiers pas de la conscience de soi du chaos de nos émotions les plus profondes » (Lorde 1978, p. 53). Autrement dit, l’érotique est ce sens que nous avons de nous-mêmes en tant qu’émergentes, en tant que pas-encore-pleinementformées. Comment nous sentons-nous en-devenir ? Comment sentons-nous notre potentiel, plutôt que de nous accrocher à notre identité (à ce que nous sommes déjà) ? Par l’éro‑ tique, qui survient dans « le chaos de nos émotions les plus profondes », c’est-à-dire au moment où précisément le soi est mis en défaut par une charge affective telle qu’il en est presque dissous. L’érotique est ce qui mesure ce tremblement du soi, où il n’a pas encore eu la chance de se réaffirmer. L’érotique, pour reprendre l’expression d’Erin Manning avec laquelle nous avons commencé ce livre, est un binding agent of the not yet, « agent de liaison du pas-encore » : elle est, de part en part, relation, mise en relation, affect partagé (avec un autre humain ou avec d’autres matières ou des vivantes autres qu’humaines), où la relation précède pour ainsi dire celleux qu’elle relie, où, quand j’entre en relation, je suis sur un mode tel que je ne suis pas tout à fait encore (j’en suis « aux premiers pas de la conscience de moi »). En mettant en avant la relation par rapport aux reliées, en insistant sur le caractère partagé de l’érotique, Audre Lorde en revient à la question de l’usage : « Partager la puissance des sentiments n’est pas la même chose qu’utiliser les sentiments de l’autre […] ; quand nous ne sommes pas attentives à notre expérience, érotique ou autre, nous utilisons les sentiments de celles qui vivent cette expérience avec nous au lieu de les partager. » (Lorde 1978, p. 56.) Autrement dit, ce que l’érotisme manifeste, c’est l’impossibilité d’un usage privé, et propose de renverser la logique de la connaissance liée aux lumières blanches et à leur prétention à la distance « balistique » (toucher sans être touché), censée garantir l’objectivité. Et si nous nous sentions engagées et responsables à l’égard de cela que nous connaissons ?
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tel est bien le paradoxe d’une société qui détermine une série d’équations/confusions entre le sexuel, l’érotique, l’intime et le privé : la pudeur qui consiste à réserver l’intensité des affects partagés hors de l’espace public a pour conséquence d’interdire tout partage de la tendresse ou de faire de tout partage public de la tendresse un attentat. Dans le slogan « si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution », c’est de cette effusion de tendresse que l’anar‑ chisme se réclame. Mais Audre Lorde est plus précise encore en invitant les révolutionnaires à « être attentives à leurs propres expériences » : l’érotisme n’est pas qu’une question d’attention à l’autre, ni de dépense d’énergie créative sans honte. C’est aussi et surtout un exercice qui requiert l’étude, c’est-à-dire une certaine attitude du regard, une certaine patience à laisser les phénomènes se déployer – à quoi l’on reconnaît le regard de la « poétesse révolutionnaire (poetic revolutionary) », de la « trafiquante d’armes contemplative (meditative gunrunner) » (Lorde 1978, p. 54), ainsi que Lorde se désigne et désigne ses auditrices. Ainsi, l’érotique est une lumière noire qui, comme Lorde le dira plus tard, permet d’« examiner qui je suis, et établir comment je peux utiliser ce que je suis pour servir ce en quoi je crois ». L’enjeu de cet examen est de taille, car « une puissance qui reste inutilisée est dangereuse. La puissance n’existe jamais au repos, elle n’est jamais neutre. Si je n’utilise pas ma puissance, aussi relative soit-elle, si je ne trouve pas ce qu’elle est et si je n’apprends pas à l’utiliser, soyez bien sûres que quelqu’un d’autre l’utilisera. La puissance que vous n’utilisez pas est utilisée contre nous, contre moi, contre vous, contre nos enfants, contre notre monde. Lesbiennes noires, lesbiennes blanches : des choses terribles, faites en nos noms » (Lorde 1990). L’étude patiente et tendre de nos pouvoirs les plus cachés (au creux « du chaos de nos émotions les plus profondes »), voilà ce que l’érotique permet, envers et contre toute capture de nos puissances désirantes. Un activisme-comme-contemplation, c’est ce à quoi appelle Audre Lorde et que réalisent les postactivismes de
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la tendresse, où la patience et l’attention sont au service d’une brillance du regard, d’un être-avec les spectateurices comme les autres praticiennes. Ce que ces postactivismes/ somactivismes révèlent, c’est que toute tendresse implique un vandalisme, parce que toute tendresse implique de vandaliser ce qui en nous ou en dehors de nous fait institution : la résis‑ tance au mouvementement, la résistance au chaos intérieur du potentiel. La tendresse, c’est le refus de présavoir, le refus de précatégoriser la manière dont nous pourrons nous rencon‑ trer : c’est l’attention à ce qui, entre nous, est susceptible de nous déplacer. La tendresse c’est ne pas savoir qui tu es et encore moins qui je suis : c’est accueillir l’événement par lequel nous nous apparaissons, c’est l’attente attentionnée qui s’efforce de ne pas présupposer ce dont nous serons capables ensemble.
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Terrain (Catherine Wood) Où se passe la danse ? En 2018, le musée de la danse ferme ses portes, ou plutôt quitte les murs (du Centre chorégraphique national de RennesBretagne) qui en avaient accueilli le fantasme. Pendant dix ans, le chorégraphe Boris Charmatz y a rassemblé des idées, des mouvements, des gestes, autour d’une question : Qu’est-ce que ça serait, pour toi, un musée de la danse ? C’est une technique bien charmatzienne de procéder avec les idées chorégra‑ phiques : en faire des sortes d’« appâts-à-penser » ; avoir des idées, d’accord, mais à condition de demander à d’autres de vous les expliquer. C’est Alfred North Whitehead qui parle des concepts comme d’« appâts-à-sentir » : des occasions, des combinatoires de termes qui, comme telles, dépassent telle‑ ment l’intention de ceux qui les ont formées, qu’elles ont la capacité de mouvementer infiniment d’autres que soi (Stengers 2002, p. 452). Étant donné l’expression « musée de la danse » posée dans le monde, comment ta pensée de la danse et du musée en est-elle affectée ? Il n’y a pas besoin que le musée de la danse existe pour qu’il mette les corps-pensées en mouve‑ ment. Il suffit qu’il y ait cette suite de mots – « musée de la danse » – pour que l’on se trouve mouvementées. Et donc, alors que le musée de la danse quitte ses murs, Boris Charmatz a une nouvelle idée : un centre chorégra‑
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phique pourrait-il rester sans murs ? Pourrait-on faire un centre chorégraphique qui soit un espace de pratique, une architecture vivante qui ne serait visible que lorsqu’elle serait activée par des mouvements, des gestes, des paroles, des idées ? Et l’on appellerait cette idée : [terrain], avec cette intervention typographique des crochets, qui signalent quelque chose comme un appel à [substitution]. À l’occasion d’une Session Poster (créée au Centre national de la danse à Pantin en septembre 2020, avec une dizaine de théoriciennes, d’artistes et d’activistes occupées à présenter simultanément des « posters » comme dans les rencontres scientifiques), Charmatz soumet cette question à ses invitées, dont Catherine Wood, curatrice du département « perfor‑ mance » de la Tate Modern, qui s’y connaît en terrains de danse. Mais parce que c’est Covidia, Catherine ne peut pas venir. Je deviens son ambassadrice. Nous nous r encontrons par Skype et, le jour précédant notre rencontre, Catherine m’envoie une image : une pente, près de chez elle, qui donne sur la mer. Elle m’écrit : « J’ai lu dans ta biographie que, “en attendant la révolution, tu roules par terre”, et la première chose à laquelle j’ai pensé, c’était cette pente, où je me balade presque tous les jours, et où je ne peux pas m’empêcher de penser que j’aimerais faire des roulades. » C’est un geste diplomatique qui raconte une certaine capacité à être attentive à l’autre (à adresser des gestes d’attention, à signaler : « je t’ai lue »). Ça marche. Ce n’est pas grandchose, mais c’est déjà suffisant pour que la rencontre trouve un premier sol. Et sur le sol de cette rencontre, elle glisse l’idée que le premier geste dansant pour arriver sur un terrain pourrait consister à ne-pas-faire. Catherine écrit ainsi, dans l’e-mail qu’elle m’envoie, une partition à soumettre à [terrain] : « Tout d’abord, passez un an à observer le terrain. Observez le cycle des saisons, l’activité du terrain et de ses occupantes. Qu’est-ce qui pousse ? Comment l’air se déplace-t-il ici ? Qu’y a-t-il au-dessus dans le ciel ?
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Invitez une astronome sur le site pour indiquer les positions des étoiles et du soleil au-dessus. / Invitez une botaniste à discuter de la composition du sol, des cycles de l’herbe et des plantes. / Invitez une météorologue à examiner les trajec‑ toires du vent et des nuages. / Invitez une anthropologue spécialiste des institutions humaines, et une autre spécialiste des déchets humains. (Pensez aux entrées quotidiennes du journal de sida de Derek Jarman où il décrit minutieusement le terrain qu’il habite à Prospect Cottage, près d’une centrale nucléaire, et à la manière dont la mer forme l’horizon de son jardin, et à la manière dont il relève les constantes évolutions du ciel.) » Ne-pas-faire est le geste premier du danser. C’est un geste propitiatoire : comme les Danses de la Pluie, comme les Danses des Morts ; c’est un geste qui a vocation à faire se lever les conflits. Rester neutre, faire de la place (ne pas infliger de mouvements contraires au déjà-présent), afin que puissent apparaître les mouvements déjà à l’œuvre. Or qu’apparaît-il sur le terrain quand on n’y agit pas ? Revenons à Beachy Head, le lieu où Catherine Wood rêve de rouler. Qu’apparaît-il sur ce terrain, avant l’action, avant la marche, avant la roulade ? Ce qui apparaît, c’est un fourmillement de potentiels d’engagement, une explosion de relations. L’écopsychologue de la perception James Jerome Gibson parle à ce propos d’affordances ou, comme on traduit souvent en français, d’« invites » (Gibson [1979] 2014). Gibson en vient à ce concept à l’occasion d’un dialogue avec les théories classiques de la perception et en particulier avec l’empirisme, qui se demandent de quoi est constituée la perception : quels en sont les éléments fondamentaux ? Une réponse classique à cette question consiste à distinguer des qualités premières et des qualités secondaires : il y aurait des « sensations pures » (de couleur, de son, de goût… plus ou moins séparées, donc, selon les organes sensoriels) qui seraient immédiatement perçues, et qui ne seraient q u’ensuite (mais très rapidement) organisées par le sujet sentant en fonction
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de son histoire, de sa mémoire et de ses a priori biologiques. À cette conception somme toute suffisamment répandue pour être assimilée au sens commun, Gibson objecte qu’une meilleure description et de meilleurs résultats expérimentaux (il est notamment très impliqué dans des questions savantes d’aéronautique et de pilotage) sont obtenus si l’on pense la perception d’abord comme une question d’intrications motrices : avant toute analyse possible en couleurs, formes, sons, avant le plateau brun et lisse qui forme la surface de la table, et avant, bien avant, que je voie en fait une table, ce qui m’apparaît c’est une invocation à-m’asseoir, à-écrire, à-grimper, à-me-cacher-dessous. L’environnement est une symphonie d’appels muets au mouvement qui s’adressent anonymement à nous, une mélodie d’actions possibles dans lesquelles nous nous insérons. Par ses affordances, l’environ‑ nement nous mouvemente. Traduire affordance par « invite », c’est faire pencher la notion du côté d’une certaine politesse des choses à notre égard : elles nous inviteraient à nous comporter de telle ou telle manière, montreraient des attitudes favorables ou défavo‑ rables, susceptibles de nous encapaciter à agir de telle ou telle manière. Pourtant, to afford en anglais est plus fort : « permettre » ou « se permettre ». Nos environnements font plus que simplement nous inviter poliment à agir : ils nous autorisent, nous permettent, voire, en un certain sens, nous commandent. Les études sur les facteurs extralégaux qui entrent dans une décision de jury aux États-Unis fournissent un exemple fameux de ce décentrement : à la question de savoir ce qui joue le rôle le plus déterminant dans la clémence ou dans la sévérité d’une décision, des psychologues expéri‑ mentaux ingénieux ont révélé qu’aux côtés des facteurs indivi‑ duels et sociaux, tels que classe, race, genre…, les facteurs environnementaux, telles la dureté des sièges ou la qualité des repas, jouent des rôles déterminants (Akomolafe 2020). Qui, du siège ou de l’humain, prend la décision ? Poser la question ainsi, c’est déjà se placer du point de vue de leur séparation,
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quand l’enjeu serait précisément d’apprendre à penser que c’est plutôt une sorte de centaure chaise-humain qui prend la décision, ou plutôt que l’humain n’est pas séparable des meubles dont il s’entoure et qui participent à ce que cela signifie pour lui de prendre une décision. Écouter les instructions du terrain, voilà donc le premier geste de danse que suggère Catherine Wood. La deuxième chose sur laquelle nous tombons d’accord, dans notre effort diplomatique de nous mettre au service du [terrain] de Boris Charmatz, c’est le soin qu’il va falloir prendre à ce que le terrain et ses usagères ne s’épuisent pas. Il est assez clair que la difficulté, quand on conçoit un centre chorégraphique sans murs ni toit, c’est de savoir comment le centre manifeste son existence en l’absence d’activité – et le risque devient vite celui de l’insistance, celui de l’acharnement à y faire des choses afin de s’assurer qu’il est bien là. Comment contourner la tenta‑ tion de devoir en permanence agir afin de conjurer l’oubli ? Réponse : il faut croire aux fantômes. Il faut croire à la jachère et à la capacité des lieux, en l’absence d’activité, de se souvenir par eux-mêmes des gestes qui s’y sont inscrits 1. 1. Entre avril et juin 2018, Rémy Héritier et Léa Bosshard lancent un projet similaire, bien que plus éphémère, sur le stade Sadi-Carnot à Pantin (un terrain vague entre une piscine, une station de RER, un conservatoire de musique et une salle de musculation, laissé en jachère par la Ville et ouvert aux passagers nocturnes clandestins) : « L’enjeu, écrit Rémy Héritier, est d’en modifier l’usage par la pratique uniquement, et ce par l’entremise d’un titre valant autant comme une injonction qu’un énoncé performatif : L’Usage du terrain » (Héritier 2019). Une politesse à l’égard des lieux, un projet d’étude des usages et de patience à l’égard des usagères, qui conserve à l’espace sa capacité de vaguer : rester dans le vague et accueillir les remous de la ville, dont les danseureuses se font quelques mois les caisses de résonance. Une danse in situ, c’est-à-dire « non pas dans, ni sur mais avec le site, depuis le site ». Dans son article « Habiter en danseur », la penseuse en danse Julie Perrin parle en ce sens de la manière dont certaines danses contemporaines s’évertuent à déployer un habiter hors de sa référence à un habitat pré-existant, et cherchent à « maintenir vivante une expérience perceptive et sensible dans laquelle chacun se réinvente en créant le milieu depuis lequel soi et le monde existent » (Perrin 2013, p. 16 et 19). La corrélation, ou plutôt l’intra-action co-constitutive du geste et de son monde : voilà ce qui serait en jeu dans la tentative d’habiter en danse.
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Dans certaines cultures orales, on trouve des conceptions du temps assez différentes de celle que suggère la « flèche » narrative occidentale. Suivant la topologie de la flèche, ce qui est impliqué, c’est que le temps est progressif-linéaire : le passé est derrière et le futur devant, sur une même ligne droite ; pour m’avancer vers mon futur, je dois m’éloigner de mon passé. Le temps obéit à un mouvement de destruction dialectique par lequel l’ancien doit être nié ou détruit à la faveur de l’émergence de la nouveauté – la chose paraît telle‑ ment naturelle qu’elle semble tautologique. Voilà comment la ligne droite et le progrès s’articulent topologiquement. Mais d’autres imaginations spatiales du temps existent. Dans The Spell of the Sensuous (La Sorcellerie du sensible, traduit ingénieusement en français par Isabelle Stengers et Philippe Pignarre en Comment la terre s’est tue), le philosophe et écologue David Abram suggère que plutôt que penser le passé à l’arrière de nous, comme ce que nous délaissons et devons abandonner pour progresser, nous pourrions penser le passé comme au-dessous de nous : le passé, loin d’être ce qui s’éloigne à mesure que nous avançons dans le monde, serait le sol même sur lequel nous progressons – tout composé qu’il est de l’archive des vivants et de leurs corps (branches, feuilles, racines, squelettes, alluvions…) déposés, couches après couches, et constituant ainsi l’humus sur lequel nous marchons. Comment la terre s’est tue ? Abram donne à cette question une multitude de réponses, qui vont de l’invention des écritures alphabétiques – orientant la tendance à lire des signes vers les seuls graphèmes référant aux voix humaines au détriment de toutes les autres écritures laissées dans le monde par les autres vivants – aux premiers cultes des dieux célestes – autorisant le fantasme d’une humanité provenant, non pas du sol, mais des cieux : quand nous abandonnons le sol comme cela dont nous émergeons pour décréter que le passé est à l’arrière-de-nous, nous effaçons d’un même geste le potentiel des ancêtres à continuer de nous parler, à continuer d’insister dans l’expérience présente.
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Croire aux fantômes, donc, pourrait passer par une réhabi‑ litation de la capacité du sol à se souvenir, c’est-à-dire à être un lieu dans lequel sont recueillies les mémoires du site que nous habitons. Danser avec les fantômes, ce serait s’auto‑ riser à ne pas danser, aussi, de façon à leur laisser place, plutôt que de considérer qu’il n’y a de danse que lorsque des corps humains sont actifs. Plus haut, j’ai cité l’expression Levée des conflits, qui forme le titre d’un spectacle de Boris Charmatz où il est question notamment du [terrain] que nous formons par les gestes qui circulent entre les danseureuses, mais qui est surtout empruntée au cours sur le « neutre » que Roland Barthes a donné au Collège de France en 1969. Au début du cours, Barthes précise ce qu’il entend par ce mot, le neutre : « en définitive une protestation ; elle consiste à dire : il m’importe peu de savoir si Dieu existe ou non ; mais ce que je sais et que je saurai jusqu’au bout, c’est qu’il n’aurait pas dû créer en même temps l’amour et la mort. Le Neutre, c’est ce Non irréductible : un Non comme suspendu devant les endurcissements de la foi et de la certitude et incorrup‑ tible par l’une et par l’autre » (Barthes [1969] 2002, p. 40). En ce sens, le neutre (le non-agir) est au moins autant une pratique d’étude qu’une cérémonie de deuil : une manière de faire de la place aux mortes et à leur vivace activité auprès de celleux qui restent. Catherine m’envoie l’image d’un cercle de pierres appelé Nine Maidens, censé figurer un espace où neuf jeunes filles d’un village du Devon, en Angleterre, se réunissaient une fois l’an pour danser une danse chthonienne. Ce qui stimule Catherine, c’est l’idée qu’il pouvait exister un espace social dédié à la danse et que celle-ci ne pouvait avoir lieu qu’une fois par an. Le reste du temps, l’espace pouvait être laissé à lui-même, à la mémoire des gestes absents, aux fantômes, aux ancêtres. Examinons maintenant quelques techniques mises en place par des danseureuses pour ne-pas-faire. Retenir le geste, suspendre la volonté pour laisser la place à l’observation, se
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mettre au service de ce qui se passe déjà. Bref, comme dit le chorégraphe João Fiadeiro, tout un art de « transférer le protagonisme du sujet à l’événement » (Fiadeiro 2017, p. 11) et faire place à d’autres mouvements que les nôtres. Ne-pas-vouloir Les choses, nous-mêmes, les autres, les états (de fait, de guerre) délimitent des mélodies gestuelles, des ritournelles, des manières de faire : ce sont des appareils de capture. Une prison est un appareil de capture : elle contraint les gestes des personnes qu’elle enferme. Mais un outil est aussi un appareil de capture : il détermine un certain nombre de gestes, il vient avec son mode d’emploi. Un verre me contraint à un certain nombre d’actions plutôt que d’autres, il « m’invite » à des gestes, et même s’il ne m’en interdit en apparence aucun, il se présente comme une constellation de possibi‑ lités telle qu’elle efface, réprime les plus saugrenues. Des espaces qui nous capturent (comme la prison) aux objets qui nous invitent à en suivre les modes d’emploi (comme le verre), on peut facilement passer à l’usage que nous faisons de nous-mêmes et des autres : les autres et moi-même, telles que nous nous apparaissons, présentons un certain nombre d’affordances, de permissions, qui capturent nos gestes. Je ne peux pas faire n’importe quoi. Ou plutôt, je le peux, mais je n’y songe même pas. Dans les années 1950 et 1960, le chorégraphe Merce Cunningham a exploré une série des méthodes qui visaient à le libérer de ces invites imposées aux danseureuses : il voulait se donner les moyens d’accéder à des suites de mouvements qui ne répondraient pas à sa propre histoire, comme choré‑ graphe, comme enfant du xxe siècle, avec le corps humain. Il l’a fait en empruntant à une philosophie orientale de l’action, que son compagnon et collaborateur, le musicien John Cage, avait trouvée dans le bouddhisme zen et dans le I Ching en particulier.
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Le I Ching ou Livre des changements est un livre de divina‑ tion qui propose (en fonction de tirages aléatoires réalisés originellement avec des tiges d’achillée, mais que l’on peut aussi bien obtenir en tirant à pile ou face avec une pièce de monnaie) des morceaux de sagesse à suivre dans les événe‑ ments qui attendent les consultants. Je peux, par exemple, me lever le matin d’un grand événement et demander au I Ching comment me comporter dans la journée – il pourra me conseiller avec un oracle du genre de l’hexagramme 49, la mue, qui me propose cette sentence : « La situation voit ce qui est nouveau, ce qui est récent, rejeter ce qui est ancien et qui a vieilli. » Il m’appartient alors, à l’intérieur de cet oracle, d’orienter mon action en fonction de l’instruction que j’en interprète. Dans les recommandations qui précèdent les oracles, on trouve une philosophie de l’action qui explique le recours à la divination. S’y affirme d’abord ceci : aucun choix n’est pleinement réalisé en toute connaissance de cause – au moment où il est temps de prendre une décision, il n’est jamais possible d’avoir amassé toutes les informations qui en garantissent le succès. Partant de ce constat, le Livre des changements suggère qu’il n’est pas plus illogique de s’en remettre à des tirages au sort qu’à des procédures rationnelles de détermination de l’action : au moins, en tirant au sort, nous saurons où précisément se trouve la part d’aléatoire : dans le tirage au sort. Comme le résume le philosophe et grand passeur du bouddhisme zen aux États-Unis Alan Watts : « Nous [« Occidentaux »] sommes convaincus que nos décisions sont rationnelles parce que nous nous appuyons sur un faisceau de données valables touchant tel ou tel problème : nous ne nous en remettons pas au jeu de pile ou face […] [Mais un pratiquant du I Ching] pourrait demander comment nous déterminons le moment où nous avons rassemblé suffisamment d’informa‑ tions pour prendre une décision. » (Watts 1972, p. 27‑28.) Cela ne veut pas dire que les pratiquantes du I Ching s’en remettent complètement à la divination, mais plutôt que
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le tirage aléatoire est un moyen de mettre au jour la part intuitive de nos choix d’action : le I Ching prône un art de poser les bonnes questions, de se mettre dans les bonnes dispositions pour choisir quoi faire. « On ne consulte pas l’oracle sans une préparation convenable […] afin d’amener l’esprit dans cet état de quiétude supposée être favorable à “l’intuition”. » (Watts 1972, p. 28.) Autrement dit, ce n’est pas tant l’aléatoire qui compte dans les pratiques divina‑ toires que la disposition perceptive-affective qui accompagne le tirage et qui suppose une attention précise aux inclinations présentes, aux désirs cachés et aux possibilités enfouies sous la convention et l’habitude. C’est suivant cette logique que Merce Cunningham va laisser aux tirages aléatoires le soin de décider des combinatoires de mouvements, non pas tant par plaisir de l’aléatoire, mais afin de restreindre sa propre tendance, en tant qu’humain, en tant qu’homme, en tant que chorégraphe, en tant que danseur, à retomber dans ses propres habitudes et à oblitérer d’autres modes de prises de décision. Merce Cunningham travaille ainsi seul au studio, tirant au sort les séquences de mouvements qu’il composera ensuite entre eux avant de les transmettre aux danseureuses de la compagnie qui, elles, ne sont pas exposées à la méthode divinatoire (réservée au chorégraphe dans son studio). Ces mouvements, partiellement choisis de manière « inhumaine » (c’est-à-dire en ne répondant pas ou en répondant le moins possible à une logique gestuelle interne), sont voulus comme autant d’énigmes à résoudre. C’est ce qui intéresse Cunningham : rompre la suite mélodique impliquée dans les gestes par des revirements arbitraires qui piègent les danseu‑ reuses et mettent leur inventivité à l’épreuve. Cette approche permet, selon lui, d’instituer une sorte de « gaucherie » qui l’intéresse particulièrement : « Lorsque vous cherchez à faire ce que vous ne savez pas encore comment faire, il faut s’y prendre comme le ferait un enfant qui trébuche ou un poulain qui se lève pour marcher. Je trouve leur côté un peu “gauche” spécialement intéressant. » (Cunningham et Lesschaeve 1980,
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p. 44.) La méthode des tirages aléatoires consiste ainsi à placer les danseureuses dans des situations qu’aucune n’aurait pu anticiper (ni même vouloir), et donc à les donner à voir aux prises avec des gestes dont iels doivent négocier la maîtrise, à les placer d’autorité dans cette situation « intuitive » de réceptivité dont parle le I Ching. Le I Ching, la divination : une autre manière de pratiquer le non-agir (wei-wu-wei), une disposition à l’étude, une mise au défi du soi et de ses habitudes bien établies pour raviver en lui ce que Julie Perrin appelle son attention à la vie (Perrin 2012, p. 213), sa vivace in-quiétude, sa présence de vivant. La sphère-peau (Nancy Stark Smith) Where you are when you don’t know where you are is one of the most precious spots offered by improvisation. It is a place from which more directions are possible than anywhere else. Nancy Stark Smith
Problème : j’arrive au studio avec le projet de m’y mouvoir (je sais que c’est ce qui s’y passe, j’ai sans doute aussi déjà imaginé mes mouvements sur le chemin qui m’y mène, j’ai peut-être encore un surplus d’énergie à dépenser) ; j’y entre aussi avec les habitudes attachées à ce temps de l’arrivée dans le studio (j’ai suivi des cours de yoga, des barres au sol, quantité de cours techniques qui m’ont appris à m’étirer, à écouter mon souffle). Bref : je suis travaillée par les mouve‑ ments à venir (la chorégraphie que je suis venue répéter, les gestes communs de ma pratique) et par les mouvements passés (mes habitudes, mes savoir-faire). Question : dois-je m’en débarrasser ? Un nombre impor‑ tant de chorégraphes et improvisateurices des années 1960 aux États-Unis y croyaient fortement. Toutes les formes de danse ne m’inviteraient pas à un tel vide ; elles commencent souvent au contraire par emplir la salle de musique, ou de
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mots, ou de mouvements. Mais certaines pratiques improvi‑ sées (comme chez Steve Paxton, dont on a déjà parlé, mais aussi chez Nancy Stark Smith, dont on va parler à présent) visent à installer dans la corporéité dansante une forme de délaissement du mouvement. Au reste, les caractéristiques du studio de danse y aident : là, il n’y a rien à faire. Le sol et les murs sont lisses, l’air est stationnaire, la lumière stable ; et si l’on n’y convie pas de musique, les sons sont rares. Mais de ce désœuvrement du studio, il n’est pas forcément aisé d’arriver au désœuvre‑ ment des danseureuses. Le geste de s’allonger est une des pratiques utilisées par la danseuse Nancy Stark Smith pour atteindre à ce désœuvrement. Elle appelle cette non-action d’apprêtement au sol : « dropping into skinesphere », « se laisser tomber dans la sphère-peau » – où skinesphere est un motvalise reliant skin, « peau » et kinesphere, « sphère des mouve‑ ments anatomiquement possibles ». Se laisser tomber dans la sphère-peau, c’est atteindre cet état où les seuls mouvements disponibles, même à l’imagination, deviennent des gestes inchoatifs, des gestes à peine esquissés qui ne dépassent même plus la limite de l’enveloppe. C’est couper les fils kinésiques qui nous relient au monde en sorte de ne plus éprouver que des ersatz de tensions qui échouent à la bordure de soi. Dans ce « laisser-tomber », la sensation est similaire à celle que l’on peut observer durant les premiers instants du sommeil, quand la vigilance s’échappe, quand notre tête tombe comme si l’on avait coupé le fil d’une marionnette. Comme dans le « je préférerais ne pas » de Bartleby, il y a, dans ce rien, l’expérience d’un délassement, d’un défaire qui ne refait rien : les fils intentionnels qui me relient au monde sont coupés et ne se rattachent à rien d’autre. Ou plutôt, à rien qu’une sorte de vie anonyme et minimale (souffle et battement de cœur) qui me soutient dans l’être sans que j’y sois pour rien. Dans la skinesphere, le passage par cette vie anonyme commence par la reconnaissance du mouvement qui nous rive au sol et auquel nous cédons : la gravité (la première
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étape de la sphère-peau est d’ailleurs désignée comme geste de « bonding with the earth », « faire le lien avec la Terre »). La sphère-peau : un terrain intérieur pour habiter une kinésie du compost que nous sommes. Selon Nancy Stark Smith, le passage par la skinesphere est le point-clef qui permet l’entrée en danse : il est le lieu où le sujet se défait de ses projets, où il s’apprend à dédevenir un sujet pour devenir une masse anonyme – un compost vivant et respirant – où flue une certaine vie (des souffles, des batte‑ ments de cœur, des flux gravitaires) qui n’est pas exactement la sienne. Le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty parle à propos de cette sorte de vie présubjective d’une « masse sans regard et presque sans pensées, clouée en un point de l’espace, et qui n’est plus au monde que par la vigilance anonyme des sens » (Merleau-Ponty 1945, p. 191). Nous avons parlé plus haut de la masse anonyme du corps à propos du Contact Improvisation. Elle a clairement la fonction de court-circuiter l’intervention du sujet, de son histoire et de ses désirs. Nancy Stark Smith, dans la sphère-peau, retrouve une version charnelle, sensible de la masse anonyme : c’est une masse intérieurement travaillée, mobile, mais sans rayon‑ nement, sans attaches au dehors. La sphère-peau est un espace désorienté : sans relation à l’extériorité, sans projet, où l’on n’est même plus le point zéro d’un repère d’action qui pourrait émaner de soi ; c’est un être-sans-repères, un être plongé dans une immensité vide, dans un état assez proche du sommeil, où les filaments qui se tendent en direction du monde, les pseudopodes intention‑ nels, sont à leur état le plus larvaire. C’est pourquoi Nancy Stark Smith situe la sphère-peau au début de sa pratique de l’improvisation. Elle écrit à son propos : « Être là où l’on ne sait pas où l’on est : c’est l’un des lieux les plus précieux que l’improvisation nous donne d’habiter. C’est un lieu qui offre infiniment plus de directions qu’aucun autre lieu au monde. J’appelle ce lieu : The Gap, le vide, le trou, la suspension […]. Se trouver dans un vide, c’est comme être
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au beau milieu d’une chute avant de toucher le sol. Tu es suspendue – dans le temps et dans l’espace – et tu ne sais pas vraiment combien de temps cela te prendra de “revenir”. Et puis, quand finalement tu reviens, personne ne s’est vraiment aperçu que tu étais partie. » (Stark Smith 1987, p. 3.) Toute la difficulté est de s’apprendre, en tant qu’improvisatrice, à rester dans la suspension, à ne pas la redresser en actions, à faire du vide le lieu de la pratique, plutôt que d’en faire le point de départ vers autre chose. La petite danse de Steve Paxton est à nouveau une école précieuse pour comprendre ce qu’implique cet habiter du ne-pas-faire : elle consiste, rappelons-le, à reconnaître qu’il n’y a jamais un rien de mouvement. Paxton la décrit d’une manière qui pourrait aussi bien parler de la sphère-peau : « Tout ce que tu dois faire, c’est te tenir debout et te relaxer – tu vois ? – et à un certain point, lorsque tu as relâché tout ce que tu pouvais relâcher et que tu es toujours debout, tu te rends compte que dans cette posture érigée il y a un grand nombre de très petits mouvements […]. Tu es consciente que tu n’es pas en train de “faire”, et donc c’est un peu comme si tu étais ta propre spectatrice, comme si tu étais en train de regarder le spectacle de ton corps en fonctionnement. Et ton esprit ne “sait” pas ce qui se passe, il n’essaye pas de trouver des réponses non plus – tu ne l’utilises pas comme un instrument actif : c’est simplement une espèce de microscope dont tu fais varier les focales pour te concentrer sur certaines perceptions. » (Paxton 1975.) On ne s’arrête donc pas tant pour arrêter le mouvement que pour justement montrer que l’on ne peut arrêter les mouve‑ mentements. La prise de conscience de cette impossibilité d’arrêter le mouvement est le premier sens de la suspension : j’arrête de me mouvoir afin d’éprouver que je suis mue. Cet être-en-mouvements-sans-en-faire correspond assez bien à ce que l’anglais peut appeler stillness, une immobilité suspendue et instable qui se tient au bord de l’impulsion motrice sans y céder. Un passage du poème de T. S. Eliot, Burnt Norton
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(Norton brûlé, du nom d’un château incendié d’où le poète écrit), donne de cette stillness une idée plus précise en la pensant comme un perpétuel entre-deux : entre-deux « de la chair et de l’inincarné », entre-deux « du d’où et du vers-où », entre-deux de l’arrêt et du mouvement, « de l’ascension et du déclin », où « le passé et le futur se rassemblent » (Eliot [1936] 1969, p. 161). La danse le long de l’artère La circulation de la lymphe Sont dans la dérive des astres S’élèvent vers l’été dans l’arbre [...] Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ; Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est la danse ; Mais ni arrêt ni mouvement. Ne l’appelez pas fixité, Passé et futur s’y marient. Non pas mouvement de ou vers, Non pas ascension ni déclin. N’était le point, le point-repos, Il n’y aurait nullement danse, alors qu’il n’y a rien que danse.
Debout ou allongées, les danseureuses sont invitées à faire l’expérience de cette stillness habitée par les mouvemente‑ ments de l’ajustement postural ou par les mouvementements du tonus basal (respiration, circulation, repos). Sur fond de silence et de clôture perceptive relative, la petite danse comme la sphère-peau invitent à la découverte des instruc‑ tions que présente, anonymement (mais toujours selon un style unique), la danse toujours en cours du point-repos, (y compris, ou surtout, au milieu des destructions). En s’arrêtant, læ danseureuse ne fait pas rien : iel observe. Le fait de s’être arrêtée lui laisse d’ailleurs tout le temps du monde pour observer (iel n’a rien d’autre à faire) : iel devient la spectatrice de son propre mouvement, par une espèce de dissociation typique de la suspension. En effet, alors que j’ai décidé d’arrêter de bouger, je fais l’expérience que je
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bouge encore. Même allongée, même lorsque la gravité n’est pas là pour me faire vaciller, il y a encore le souffle, il y a encore les activités métaboliques qui me soutiennent et qui me font bouger. Je fais l’expérience, donc, que je ne fais pas (toujours) ce que je veux. Je fais l’expérience, non pas d’un moi souverain, mais d’une couche de vie anonyme qui, loin d’être fermée sur soi dans la promiscuité du sens intime, me sort de moi-même. Bien loin de la clôture, de l’immixtion en soi, de la sphère d’auto-affectivité que semble receler l’arrêt du mouvement, me voilà jetée dans le monde par les mouvements qui n’en finissent pas de m’y lier. Autrement dit, quand j’arrête tout, quand je me coupe du monde, il me suffit d’être attentive à une certaine vitalité en moi pour découvrir qu’en réalité, je ne m’en coupe jamais tout à fait. La danseuse et chorégraphe Catherine Contour a développé une pratique qui, à ce jeu-là, peut nous aider. Elle appelle cela « siestation » (ou « sieste pour en profiter »). Il s’agit de sa pratique quotidienne pour s’affûter au danser et cela ne prend guère qu’une douzaine de minutes par jour. « Son principe ? Suspendre l’action volontaire, se mettre en vacance pour qu’un travail puisse se faire dont nous n’avons pas directe‑ ment conscience en acceptant de s’installer, une douzaine ou une quinzaine de minutes, dans un espace de temps libéré. » C’est un exercice de somnolence, mais pas une « injonction au sommeil » comme on pouvait la recevoir enfant, venu le temps de la sieste obligatoire. Il ne s’agit en fait même pas de s’endormir et certainement pas de se couper du monde. C’est plutôt l’inverse : une pratique de recueillement et d’étude, pour ainsi dire, de l’environnement dans lequel on se trouve, un éveil aux génies du lieu. La danseuse donne ces instructions : « Pendant quelques secondes, laissez vagabonder votre attention à travers les sonorités du lieu et invitez votre corps à suivre le mouvement naturel de la gravité et à répartir son poids dans les supports choisis. » (Contour 2017.) On retrouve ici le travail de la chute et l’abandon de soi à la faveur de la manifestation d’une sorte de vie intérieure. Toutefois,
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avec Catherine Contour, nous pouvons préciser le contenu de cette vie intérieure : ce n’est pas nécessairement une vie intime et personnelle ; en fait, elle recèle et manifeste des mouvements autres que ceux du soi : toute une écologie de sons, d’idées, de pensées et de chutes qui nous traversent, auxquels les siestants s’apprennent à devenir disponibles, « en jardiniers attentifs à la qualité du sol, à la météorologie, aux saisons, aux semences, aux germinations, aux floraisons et aux fructifications » (Contour et Rousseau 2019, p. 40). On rejoint ainsi l’expérience de l’ensommeillement, de cet état-limitrophe entre veille et sommeil dont nous parlions à propos de la voie médiane et que décrit Maurice MerleauPonty dans le passage de la Phénoménologie de la perception cité plus haut. Revenons à ce passage et lisons-le plus atten‑ tivement : « Je m’étends dans mon lit, sur le côté gauche, les genoux repliés, je ferme les yeux, je respire lentement, j’éloigne de moi mes projets. Mais le pouvoir de ma volonté ou de ma conscience s’arrête là. Comme les fidèles, dans les mystères dionysiaques, invoquent le dieu en mimant les scènes de sa vie, j’appelle la visitation du sommeil en imitant le souffle du dormeur et sa posture. Le dieu est là quand les fidèles ne se distinguent plus du rôle qu’ils jouent. » (Merleau-Ponty 1945, p. 201.) Voilà fonctionnant à plein régime l’attention phénoménologique portée sur les états limitrophes où la subjectivité est inchoative, sur le point de se dissoudre ou bien à peine émergée. Or ce qui est frappant et que relève Merleau-Ponty avec rigueur, c’est que l’on peut s’y apprêter : à tout instant, le sujet a en effet « le pouvoir de se dérober » à lui-même. « À l’instant même où je vis dans le monde, où je suis à mes projets, à mes occupations, à mes amis, à mes souvenirs, je peux fermer les yeux, m’étendre, écouter mon sang qui bat à mes oreilles, me fondre dans un plaisir ou une douleur, me renfermer dans cette vie anonyme qui sous-tend ma vie personnelle. » (Merleau-Ponty 1945, p. 203.) Je peux, autrement dit, habiter une autre vie que la mienne, une vie qui n’est celle de personne, qui est la vie
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des vivants, et au sein de laquelle le « je » est presque défait, où il se présente en clignotant, s’absente. Cependant, ajoute Merleau-Ponty, la possibilité de cette clôture se retourne immédiatement : cette vie anonyme qui me traverse est déjà une promesse ou une tension vers le monde. « Je n’arrive pas à supprimer toute référence de ma vie à un monde […]. Je ne deviens jamais tout à fait une chose dans le monde, il me manque toujours la plénitude de l’existence comme chose, ma propre substance s’enfuit de moi par l’intérieur et quelque intention se dessine toujours. En tant qu’elle porte des “organes des sens”, l’existence corporelle ne repose jamais en elle-même, elle est toujours travaillée par un néant actif, elle me fait continuellement la proposition de vivre. » (Ibid.) Ainsi, dans le travail intérieur qui me mouvemente, il y a déjà l’inchoation d’un dedans en déplacement vers le dehors, comme le fantôme d’un aller-vers qui s’esquisse. Les mouvementements d’une vie qui donne sa forme dynamique à ma présence, que j’y participe ou non. Une chose est frappante dans ces remarques de MerleauPonty, c’est qu’on les trouve au chapitre consacré au « corps comme être sexué » de la Phénoménologie de la perception, c’està-dire au chapitre où Merleau-Ponty s’efforce de démontrer que l’érotique (mais avec elle aussi, la sensualité des sens et les affects), loin d’être à la périphérie de l’existence, possède une pleine signification métaphysique. Une des implications est notamment qu’en tant qu’être érotiquement chargé, en tant qu’être désirante et désirant être désirée, je suis aux prises avec un paradoxe : « Je peux être vu comme un objet et je cherche à être vu comme sujet. » (Merleau-Ponty 1945, p. 205.) Autrement dit, je suis susceptible d’entrer dans la mire des autres et d’être saisie comme un objet dans leur perception, mais aussi dans les affects favorables ou défavorables qu’iels sont susceptibles d’éprouver envers moi. Oui, mais précisé‑ ment, j’existe sur un tel mode que je réclame d’elleux qu’iels me reconnaissent comme sujet, c’est-à-dire comme rayonnant d’une certaine subjectivité qui m’est propre, qui est signée, et à
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laquelle on peut reconnaître des styles de perception, des goûts, des appétits, des aversions. Voilà, en tous les cas, ce que dit Merleau-Ponty, et tel est ce qu’il désigne comme le paradoxe du corps : « Dire que j’ai un corps, c’est dire que je peux être vu comme un objet et que je cherche à être vu comme sujet. » Or voilà qu’avec la pratique de la skinesphere, nous avons appris qu’il est une autre manière de répondre à cette injonc‑ tion : une manière de se rendre visible mais sans chercher à réclamer ni le statut d’objet ni le statut de sujet ; une échappée qui consiste à manifester, non ma subjectivité, mais une vie qui nous traverse. Nancy Stark Smith a orchestré plusieurs occurrences de ce qu’elle appelle des Glimpses, des entraperçus, des fenêtres ouvertes sur sa pratique collective de l’improvisa‑ tion. Il s’agit en toute rigueur d’un spectacle d’improvisation, mais d’un type bien particulier : par sa durée, d’abord, près de trois heures ; et par l’engagement demandé aux specta‑ teurices ensuite, qui peuvent aller et venir. Les danseureuses suivent une partition (ou plus précisément un Underscore, une« partition sous-jacente » ou « partition cachée », du nom de la pratique qu’a développée Nancy Stark Smith), au rythme qu’elles souhaitent ; pas forcément ensemble, pas forcément de manière stricte, mais elles sont tenues par le savoir que probablement, d’un moment à l’autre, certaines étapes, certains états se produiront. La skinesphere est de leur nombre et à ce moment-là, à ce moment précis, il y a sur scène quinze danseureuses qui véritablement dorment ou du moins s’efforcent d’entrer en relation avec la masse anonyme, sans dehors et sans projet, qu’iels sont. Et invariablement, les témoignages au sortir du spectacle répètent le même senti : le don que c’est, de voir ainsi une quinzaine d’humaines occupées à laisser paraître, à laisser remonter cette part d’elles qui n’est pas d’elles, cette vie anonyme qui sourd à tout instant de leur simple présence. Leurs mouvementements.
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Mimisme Il y a une vitalité, une force vivante, une vivacité qui se traduit en actions à travers toi. […] Ce n’est pas à toi de décider si ce que tu fais est bon ou mauvais, ni de le comparer à d’autres modes d’expression. Ton travail, c’est de le rendre aussi clair et direct que tu le peux, et de maintenir les vannes ouvertes. Il n’y a pas de satisfaction, jamais. Il n’y a que cette étrange et divine insatisfaction, une agitation sacrée 2 qui nous fait avancer et nous rend plus vivantes […]. Martha Graham
Danseuse, au lieu que je m’imagine que les choses se contentent d’imprimer sur moi leurs traces, j’apprends à sentir en elles, et singulièrement, en mes partenaires, un moteur, un motif, un mobile pour bouger. Cet aiguisement des sens subtils dont nous n’avons eu de cesse de parler à propos des savoir-sentir des danseureuses paraît s’appuyer sur les bases d’un sens intime, d’un sens de soi se nourrissant des impulsions qui nous mouvementent dans un for intérieur à peine visible. Mais si l’affûtage des sensations du bougé est un affinement de la perception des mouvementements intimes, cet intime n’est donc pas de l’ordre de l’interne. La réserve même à laquelle je puise mon mouvement, loin de s’opérer dans un milieu intérieur privé, inclut au contraire l’environnement dans lequel il a lieu. L’intime dont le sens s’affûte quand il s’agit de se savoir-sentir-bougée n’est pas au dedans de moi, ou plutôt, il est dans un dedans qui est l’endroit en moi qui en relève le moins. Le plus intime, c’est le plus extérieur : plus je creuse en moi, plus c’est sur le monde que je débouche. Dans son Anthropologie du geste, Marcel Jousse, père jésuite, élève de Marcel Mauss, nous donne quelques outils pour décrire et penser ces mouvementements, outils qu’il rassemble 2. « […] a queer divine disssatisfaction, a blessed unrest. » Cette formule figure également dans le titre d’une performance de A. Livingstone et Mich Cotta, CHAUD. things / actions / relations, créée en 2018 à la Fondation Darling à Montréal.
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sous le nom de « théorie du rythmo-mimisme ». La théorie du rythmo-mimisme part d’une idée toute physique : celle d’une résonance cosmique d’envergure universelle, où tout événement physique consone en toutes choses. Le cosmos joussien est un système d’intervibration, finalement assez peu différent du cosmos de Newton et de Leibniz : c’est un monde tout plein, où toute chose agit sur toutes les autres choses. En cette caisse de résonance cosmique, Jousse concentre son attention sur l’humain. Pas moins que les autres choses, les êtres humains résonnent. De ce qu’ils ont été bien éduqués, toutefois, il semble que les êtres humains tendent plutôt à résonner avec leurs congénères : ils conversent (plutôt qu’ils ne consonent), au sein de cette semblance d’humanité que l’on commence par appeler famille, que l’on élargit à la tribu et parfois à certaines nations, pourvu qu’on les unisse. Il est cependant, d’après Jousse, d’autres mimiques qui manquent de ne pas être renommées et que l’on aurait tout intérêt à rendre célèbres si l’on voulait expliquer comment l’on en vient à savoir des choses sur d’autres choses que nos congénères. Il y a mimisme, pour Jousse, dès qu’il y a perception : percevoir, c’est toujours percevoir un mouvement, et perce‑ voir un mouvement, c’est se l’attacher aux articulations en le rejouant. Ce rejeu est l’activité où s’éduque ainsi notre vocabulaire moteur : non pas à contempler papamaman, mais à « intussusceptionner » (c’est-à-dire à faire « grandir au-dedans ») aussi bien chats que lierres et étoiles filantes. Comme il l’affirme de manière synthétique : « L’homme ne connaît que ce qu’il reçoit en lui-même et ce qu’il rejoue. C’est le mécanisme de la Connaissance par nos gestes de rejeu. Nous ne pourrons jamais connaître ce qui est totale‑ ment en dehors de nous. Nous ne pouvons connaître que ce que nous avons intussusceptionné plus ou moins parfai‑ tement. » (Jousse 1975, p. 54.) Ce mimisme par lequel donc nous nous dotons de nos gestes, et non pas seulement en nous les empruntant les unes aux autres dans un cercle d’humanité qui serait bien
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vite refermé sur lui-même, on le reconnaît encore bien à l’œuvre chez les enfants (que l’on a bien pour cela besoin d’éduquer par la parole à s’articuler avec plus de préférence aux autres humains). Dans certains de leurs jeux d’imita‑ tion, les enfants ne se mesurent en effet pas tant les uns aux autres qu’à des moulins, des ruisseaux ou des nuages. Ces jeux – qui agrandissent le cercle des entités circulant en nous, non seulement aux autres êtres humains, mais encore aux autres créatures vivantes, aux éléments et aux machines – sont très sérieusement joués et permettent, sans qu’il paraisse se produire pour cela crime de lèse-humanité, de sauter par-delà les frontières entre espèces et même entre modes d’existence. Décrire et accéder à ce moment de la perception humaine où les mouvements des choses sont vécus comme des gestes inchoatifs relève d’un certain entraînement dont Marcel Jousse avait le secret. Mais en deçà de ces perceptions affinées, on peut s’intéresser à reconnaître le mimisme à l’œuvre dans toutes les relations motrices que nous pouvons enclencher avec les choses regardées en sympathie, sympathie par laquelle j’accompagne de mouvements de mes yeux, de mon tronc, voire de tout mon être, les mouvements que je vois au dehors. Et même à un niveau tout à fait quoti‑ dien, je peux remarquer que mon rapport à l’environnement n’est que rarement une simple manipulation, que les choses me « répondent », que je « négocie » avec elles : quand je m’essaye à nager, il faut que je m’accoutume au rythme de la vague, et si assurément l’océan ne fait pas l’effort de s’accou‑ tumer à moi, la nage réussie est le moment où cependant, nous fluons ensemble. On dira que ce ne sont là que des métaphores, que les choses n’ont pas le système nerveux ou les cellules sensibles qui permettraient de parler en elles de tactilité, pas plus qu’elles ne disposent de l’appareil phonatoire qui permet‑ trait, en toute rigueur, de leur prêter la parole. Mais parler de métaphore ne résout pas le problème : c’est seulement
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en poser les termes, car il faut bien qu’il y ait communauté d’être sur la base de laquelle le transfert de sens puisse s’effec‑ tuer. Tout n’est pas métaphore de n’importe quoi : si les métaphores existent, c’est donc qu’elles pointent vers une unité plus profonde que la distance entre les êtres ne semble le laisser penser. Or la reconnaissance d’un mouvement, voire d’une gestualité propres aux choses est d’autant plus requise que, d’être humaines, nous n’en cessons pas d’être choses : la fatigue fait volontiers apparaître mon corps comme poids à extirper du lit comme je désembourbe une masse de l’emprise de la gravité ; et quand le marteau du médecin vient frapper le ligament de la rotule et que, par réflexe ostéotendineux, ma jambe se soulève, sa logique m’échappe et c’est bien elle qui semble se mouvoir, sans moi. Le mimisme a-t-il de quoi inquiéter les frontières bien établies du soi et de l’autre ? En un sens oui, car voilà l’humain en danger de se vider de tout contenu propre, condamné à ne pouvoir mettre la main sur lui-même qu’en s’essayant à savoir avec quoi il résonne. Mais en un autre sens, on peut dire que Jousse sauve l’humain du solipsisme intraspécifique qui le ferait tourner en rond sur les origines humaines de ses propres gestes, et qu’il invite à penser que l’on peut trouver, non seulement trace, mais plus encore ascendance du sujet dans ces espèces de choses qui ne sont pas lui. Ce qui ne doit pas s’entendre uniquement comme une relation de filiation via papamaman, mais bien plutôt comme une relation de convivance qui déborde des contours bien fixés de la chromo‑ somie. Que donc, dans ce mimisme qui nous lie à la gestualité des choses, il soit cependant question de soi, c’est ce qui ne posait pas question à Jousse, étant donné qu’en effet, c’est bien le sujet qui leur répond. Et cependant, ce qui dans le sujet leur répond est un « je » traversé par les choses, plutôt qu’un « je » qui articule ou qui agence les choses entre elles. Il faudrait ainsi dire que le rejeu dont il est question dans le mimisme ne peut mettre en jeu un « je » qu’à condition que cette réponse lui vienne de plus loin que du moment
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où il est capable de l’articuler, moment donc où il covibre avec les choses, moment où « l’arbre pousse en moi » et où « les oiseaux volent à travers nous ». Or c’est à ce même endroit, à cette même source que puise ma capacité à bouger avec une autre de manière à partager nos mouvements : un endroit où la différence du sujet et de l’objet n’est pas encore suffisamment marquée pour que j’aie à opter, d’une manière ou d’une autre, en faveur de l’un ou l’autre de ces visages qui sont les miens. En nous inscrivant dans un mimisme généralisé qui touche à tous les êtres mobiles, Jousse nous donne à renouveler notre compréhension de ce qui se joue dans les relations motrices des humaines entre elleux : il nous donne à sentir l’idée que ce qui s’échange, même entre deux personnes, n’est pas uniquement ce qui en elles ressortit à la partition prescrite par leur espèce ou leur société. Ce qui se partage n’est justement pas ce qui est contenu dans ces prescriptions mais, au contraire, quelque chose qui n’y est pas. Si bien que serait partagé, non pas quelque chose de circonscrit et tenu en propre par celleux qui la partagent mais, au contraire, quelque autre chose d’immaîtrisé. Trouver un témoin (mayfield brooks) Il existe un certain mécanisme de l’évolution, l’exaptation, par lequel tout trait sélectionné en sorte de s’adapter à certaines pressions environnementales finit par excéder sa fonction d’origine vers des usages imprévus. Autrement dit, ce dont chaque créature vivante est capable en tant qu’elle appar‑ tient à une espèce particulière (c’est-à-dire en tant que sélec‑ tionnée pour vivre dans des conditions de vie spécifiques) est en même temps caractérisé par un certain débordement : il y a, dans la plupart de nos fonctions en tant que vivantes, un excédent d’évolution capable de se porter vers d’autres usages que ceux pour lesquels elles sont nées. Le philosophepisteur Baptiste Morizot, qui en parle notamment dans Les
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Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, mentionne ainsi l’évent, « organe respiratoire revenu à la communication chez les cétacés (narines parlant des dialectes) » ainsi que « l’huile acoustique qui sert aussi de ballast chez le cachalot, tout en affinant la définition percep‑ tive du sonar » (Morizot 2016, p. 219). Le philosophe met en parallèle ces superpouvoirs avec les aptitudes cognitives liées à la chasse et à la cueillette qui sont exaptées, chez les êtres humains, au service de la socialité interspécifique (nous nous pistons les uns les autres) aussi bien que d’une curiosité (scien‑ tifique et esthétique) à l’égard du monde qui nous entoure. L’idée d’exaptation lui permet ainsi de montrer comment la capacité à lire l’invisible, mais aussi bien la capacité à discuter entre congénères des différentes interprétations possibles d’un même phénomène, ont trouvé à s’exapter de la chasse et de la cueillette vers la science. Et d’avancer cette proposition prophétique : et si nous exaptions l’exaptation ? Et si nous tirions profit de la science et des savoirs développés au cours de la modernité/colonialité, pour les mettre au service non pas de l’extraction des vivants, mais d’une certaine sympathie renouvelée et d’une capacité à ajuster les égards que nous leur devons ? Concluant ce chapitre, nous nous demandons : et si pour être complet, ce programme d’exaptation des savoirs nous apprenait à étendre la sympathie (la capacité à développer des égards ajustés à certains êtres) non seulement à d’autres espèces mais plus généralement à des créatures autres q u’individuées et à des mouvements autres que ceux des vivantes ? Une œuvre de l’artiste néo-zélandaise Olive Bieringa, Resisting Extinction, nous apprend à consoner avec des sortes de mouvements peu recommandables : la mort et la décomposition. Son idée est assez simple : nous regorgeons d’outils pour sympathiser avec la vie (et avec les plus gros des vivants qui, par leur taille et par leur poids au moins, nous ressemblent), mais alors que la mort, la maladie et l’extinc‑ tion deviennent des objets d’obsession médiatique constante,
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nous sommes « pauvres en expérience » pour les penser et sympathiser avec elles 3. La mort est, selon toute apparence, bien pauvre en mouve‑ ment : elle se distingue même par le fait que, justement, la capacité à engendrer du mouvement se retire du corps individué. C’est sans doute pour cette raison que nous ne rêvons pas de notre propre mort. Nous pouvons rêver des moments qui la précèdent, nous pouvons même envisager de voir notre cadavre par une sorte de dissociation où « nous » (vivantes) nous voyons « nous-mêmes » (mortes). Mais la mort n’est pas un mouvement dont nous rêvons pour nousmêmes, un mouvement dont nous nous imaginerions être le sujet. Pourtant, ma mort (les mouvements qui précèdent et succèdent à ma mort) est pleine de mouvements différen‑ ciés : selon que je meurs de froid, de faim, de peur ou d’une blessure, une chorégraphie diffractée d’arrêts, d’accélérations, de sensations se produit. De même, la décomposition qui s’ensuit est riche en mouvements, même si ce ne sont pas les miens : mouvements de dépôt sur le sol, mouvement de refroi‑ dissement, changement de couleur, mouvements des microorganismes de l’intestin qui envahissent le reste du corps… Resisting Extinction (en développement depuis 2019) fait partie du BODY CARTOGRAPHY PROJECT, un ensemble 3. Sur le concept de « pauvreté en expérience », on peut lire Walter Benjamin qui déclarait à la suite de la Première Guerre mondiale : « Le cours de l’expérience a chuté. […] Peut-être n’est-ce pas aussi étonnant que cela paraît. Ne pouvait-on le constater alors : les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communi‑ cable. » (Benjamin 1933, p. 71.) Benjamin mettait cet appauvrissement de l’expérience sur le compte d’une transformation tellement rapide de la société et du langage que la transmission d’une génération à l’autre ne se faisait plus : l’expérience ne s’accumulait plus que de manière individuelle et n’avait plus de contenant collectif. Ce que les luttes écologiques nous apprennent, c’est à reconnaître que ce manque de transmission est peut-être archéologiquement lié à une perte de sensibilité à l’égard des autres créatures vivantes et à l’inca‑ pacité de recevoir les savoirs qu’elles ont à nous transmettre. Ce que les savoirs compost-humanistes nous encouragent à faire, c’est à étendre cette écoute aux mouvements autres que vivants.
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de pratiques par lesquelles Olive Bieringa et son partenaire, le danseur nord-américain Otto Ramstad, se proposent de donner à sentir des mouvements rares, notamment à travers des dispositifs d’accompagnement somatique assez similaires à ceux que nous avons détaillés dans la petite danse de Steve Paxton et dans la sphère-peau de Nancy Stark Smith (mais qu’iels empruntent à l’une de leurs camarades, la praticienne somatique Bonnie Baindrige Cohen) : des sortes de médita‑ tions guidées, où les contenus proposés nous transportent imaginativement dans une émulation de mouvements infra et transcorporels. Dans le cas qui nous occupe – apprendre à sentir les mouvements d’une mort humaine –, Olive Bieringa accueille une spectatrice, l’invite à trouver une position pas trop confortable quelque part dans l’espace (l’inverse de ce que l’on attendrait pour une méditation) et ainsi à commencer ce qu’elle appelle « une pratique de deuil » : DÉCOMPOSITION À CIEL OUVERT. « Je t’invite à trouver un lieu de repos. Un lieu où tu ne seras pas interrompue dans les trente prochaines minutes. Ce peut être sur le sol, dans un coin, dehors sur un rocher ou sur un arbre, dans ta voiture. Tu peux t’allonger ou t’asseoir. Cela n’a pas besoin d’être confortable. Respire. Prends un temps pour recevoir le lieu où tu te trouves, l’atmosphère, les détails, les formes, les couleurs, les odeurs. Et on commence. Dans les premières heures après ta mort, ton corps, vu du dehors, paraît inchangé. Mais à l’intérieur, tout change. Ton corps commence à refroidir immédiatement. Il n’y a plus de fluide en mouvement pour générer de la chaleur. C’est Algor Mortis. Ta température corporelle chute de deux degrés par heure jusqu’à prendre la même température que l’environnement. Ton corps est une démonstration de la seconde loi de la thermodynamique. Ton sang commence à coaguler. Suivant la loi de la gravité, il tombe en direction du sol, il se dépose dans les cellules qui sont à son contact. Livor Mortis : les surfaces les plus hautes de ton corps perdent de leur couleur, tandis que les surfaces les plus proches du sol deviennent de plus en plus foncées. Elles
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se gorgent de sang. Le dépôt, la coagulation du sang prennent environ huit heures jusqu’à l’immobilité. Entre deux et quatre heures après ta mort, pendant le refroidissement et l’abandon à la gravité, tes muscles se raidissent. Tes cellules musculaires cessent de recevoir de l’oxygène. Le calcium s’accumule dans les tissus de tes muscles parce qu’ils ne peuvent plus l’excréter. C’est cet excès de calcium qui fait se raidir ton corps. D’abord tes muscles les plus petits, les muscles de ton visage, autour de tes yeux, de ta mâchoire, de ta bouche. Puis les muscles plus gros. Ton cœur est un de ces muscles qui se raidissent. Qui cessent de pomper le sang. Qui cessent de transporter l’oxygène. La tension s’accumule à l’intérieur de ton corps, pendant des heures et des heures. Puis un pic est atteint après douze heures. Tes muscles se relâchent et leurs tissus commencent à se décomposer. Ton corps se détend et cède à la gravité et à la décomposition. Ta peau continue de changer de couleur. Elle passe de gris à vert à brun. Elle se « marbre » à mesure que de nombreux gaz passent à travers tes vaisseaux sanguins. Des mouches sont attirées par ton corps. Elles y prennent place et trouvent des recoins où déposer leurs œufs. Ton corps devient une nurserie pour enfants-mouches. Tes orifices, ta bouche, ton anus, tes narines constituent des foyers humides qui permettront à leurs vermisseaux d’éclore. Et dès qu’ils sortent de leurs œufs, ils se mettent au travail. Ils mangent et contribuent à décomposer les tissus de ton corps. Tu commences à enfler et à sentir fort. C’est la putréfaction. Les micro-organismes qui vivent dans tes intestins décomposent les cellules mortes et mourantes qui s’y trouvent. Deux de ces organismes, clostridium et coliformes, envahissent d’autres parties de ton corps et décomposent les cellules mortes qu’elles y trouvent. Les enzymes et les composés chimiques qui en résultent contribuent à la décomposition du reste de ton corps. Ton pancréas se digère lui-même. La mort de tes cellules ricoche sur la décomposition de tes tissus et la mort de ton microbiome : toutes les bactéries, champignons et protozoaires qui vivaient en symbiose avec toi. Toutes ces morts libèrent des gaz. Ton corps
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enfle. Ta peau se boursoufle et s’emplit de fluides. Les gaz te font gonfler, poussent contre les limites de ton corps : ton ventre, ta langue, tes yeux, tout cherche à sortir de toi. Ta peau commence à glisser. Tes cheveux commencent à tomber. Les asticots mangent ce qui les intéresse et laissent tes os de plus en plus exposés aux éléments. (Tu es dehors.) Quand ils sont repus, ils s’éloignent. D’autres insectes se joignent à la partie : des mouches, des scarabées, des blattes, des fourmis, des guêpes, qui mangent et décomposent tes tissus. Les os de ton squelette brillent d’être encore recouverts des graisses qui n’ont pas été consommées par les animaux. D’autres charognards viendront nettoyer ce dont les insectes n’ont pas voulu. Des champignons, des escargots, des rats, des furets, des chats sauvages, des hérissons, des mouettes, des busards, des wékas et même peut-être des poules sauvages. Ton squelette finit par être totalement exposé, propre, sans aucune trace de tes autres tissus. Après un certain temps, tes os s’assèchent. Ils blanchissent au soleil. Ils s’écaillent et se dissolvent quand les pluies sont fortes. Parfois des charognards reviennent les fouiller, et les cassent. Finalement tes os eux-mêmes se décomposent et disparaissent dans la terre. Plus il y a d’humidité, plus le processus est rapide. Si tu es morte sous un climat sec, cela peut prendre des milliers d’années. Et puis, quand tu te sentiras prête à émerger, sens tes cellules reprendre forme, respirer. Tu commences à bouger, à retrouver le lieu où tu te trouves. Tu peux ouvrir les yeux et laisser la lumière entrer. Il est possible que cela prenne du temps. » « Et si nous commencions avec la fin du monde ? » Au début de ce livre, nous prenions comme point d’ancrage une proposition de l’écrivaine SF Nora K. Jemisin. Elle suggère de choisir pour site d’investigation non pas la terreur à l’égard d’un monde qui finit, mais plutôt le senti éclairé des multi‑ ples mondes qui ont été éradiqués et des formes de résistances fugitives qui ont été inventées pour vivre à l’intérieur de ces fins-du-monde. « Je voudrais partager avec toi une de nos pratiques de deuil », disent maintenant Olive Bieringa et Otto
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Ramstad, qui nous apprennent à sentir avec les mouvements de mort. Car ce n’est pas seulement avec des vivants que nous avons besoin d’apprendre à vivre, ce n’est pas seulement les vivants que nous avons besoin d’apprendre à célébrer, mais aussi les morts et, plus largement, des processus et des phénomènes qui ne nous ressemblent pas et dont la multi‑ plicité hante notre expérience la plus quotidienne. La danse, les pratiques somatiques, les expérimentations somactivistes sont des lieux où s’affûtent, presque en secret, des stratégies d’accueil par les vivantes que nous sommes de ce qui les excède. Elles le font en suivant la voie des mouvementements qui, en-nous-sans-nous, insistent à nous rappeler que nous ne sommes pas le centre. La question que soulève la pratique d’Olive Bieringa prend un tour particulier quand elle est partagée avec un public. C’est ce qui se passe notamment dans Viewing Hours, une pièce où mayfield brooks s’enterre, nuE, sous vingt kilos de compost et de fleurs en décomposition. Spectatrices, nous recevons une invitation à une veillée funèbre, qui prend la forme d’une question que mayfield brooks nous adresse : « Can I get a witness? Or does the world need to be destroyed first? » « Est-ce que je peux avoir un témoin ? Ou faut-il que le monde soit détruit d’abord ? » Est-ce que tu peux ne rien me demander d’autre qu’être là, occupéE à embrasser mon sol ? Est-ce que tu peux simplement être avec moi mainte‑ nant ? Ou est-il plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du regard blanc-extractiviste ? mayfield brooks est unE improvisateurice, et sa pratique a pour nom « improviser tout en étant noirE ». Dans Improvising While Black, mayfield brooks se demande : comment laisser suffisamment de temps pour que le poids de l’histoire (le poids et la violence qui pèsent sur les corps noirs à leur arrivée sur scène) ait une chance de n’être pas enfoui sous la performance ? Viewing Hours pose cette question à sa manière : « Comment prendre soin, aérer, activer, donner une chance à la décomposition du monde que nous
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habitons ? » Et mayfield brooks ajoute : « Ce monde a besoin d’être détruit pour que la réparation puisse commencer » (brooks 2019). Rester avec le deuil, habiter le temps du deuil, c’est comprendre que l’on ne peut pas « réparer » ce qui a été brisé sans abolir le monde qui a rendu la fracture possible. En s’enterrant, mayfield brooks propose ainsi une alliance stratégique avec les forces de la décomposition. Mais en donnant à sa performance la forme d’une veillée, elle exige davantage qu’un abandon, davantage qu’un relâchement, davantage qu’une destruction : elle demande une attention soutenue et collective. En 1955, Mamie Till ouvre le cercueil lors de la veillée funèbre de son fils Emmett, lynché et torturé par des supréma‑ cistes blancs. Elle demande : « Can I get a witness? » À la suite de cette veillée collective, Aimé Césaire fait paraître un poèmeoraison, « Sur l’état de l’Union », dans Présence africaine : J’imagine au Congrès ce message sur l’état de l’Union : situation tragique, plus ne nous reste au sous-sol que 75 ans de fer 50 ans de cobalt mais pour 55 ans de soufre et 20 ans de bauxite au cœur quoi ? Rien, zéro, mine sans minerai, caverne où rien ne rôde, de sang plus une goutte EMMET TILL tes yeux étaient une conque marine où pétillait la bataille de vin de ton sang de quinze ans.
Ce que dit le poème de Césaire, c’est la solidarité des géologiques extractivistes et du suprémacisme blanc, de la prédation des minerais du sous-sol et du cœur vide de ceux qui lynchent (« de sang plus une goutte »). Ce qu’il dit aussi c’est que la décomposition de ce monde à la faveur de l’émergence d’autres
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forces et d’autres manières d’être n’est pas un processus qu’il s’agirait de simplement laisser faire, une « transition » qu’il s’agirait de simplement accompagner : c’est un processus qui requiert une forme de soin et d’éveil, d’inventer/de se souvenir de pratiques de deuil. Il faut atterrir, sans doute, mais non sans étudier les mouvements qui y participent, non sans sentir comment céder à la gravité. S’allier aux forces du terrestre requiert aussi la veille, la veillée, le deuil.
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« Mouvement. Déplacement dans l’espace et par rapport à un point fixe. D’un corps, d’un point matériel, du sol, du niveau marin, d’une balle, d’un obus, d’une fusée, des atomes, des électrons, d’une particule, de la caméra, des bateaux dans un port, des avions sur un aérodrome, des marchandises, des capitaux, de fonds. Mouvement. Qui affecte la matière vivante. Des végétaux, du cœur, des muscles, du sang, du corps, d’une partie du corps, de bras, de cou, d’épaule, de lèvres, de main, de tête ; mouvement des yeux, des paupières, du menton, des ailes, des nageoires. Mouvement. Qualité d’animation, vivacité. Du style, d’un récit, d’une sonate, d’une symphonie, de l’âme, de la conscience, de l’esprit. Mouvement. Qui concerne une collectivité. De foule, de migration de certaines espèces animales, de la rue, du métro, de la ville, de troupes, de l’ennemi, d’indignation, de réprobation générale, de solidarité. Mouvement. Changement dans le régime politique d’une société. De l’histoire, du progrès, de grève, d’insurrection. Mouvements. Pluriel, au sens absolu. Désordre social. » (TLFi 2004, extraits)
Comment passe-t-on d’un changement de coordonnées à un changement qui affecte la matière vivante ? De l’animation d’une rue au désordre social et à l’insurrection ? Le mouve‑
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ment, matière à danser, concerne quantité d’êtres émeutiers et pose la question éminemment politique : qu’est-ce qui est sujet au changement ? De fait, alors que la « performance » est un trope récurrent pour penser la politique (depuis au moins la métaphore du théâtre pensant l’affrontement des tribuns jusqu’aux théories plus récentes de la performativité des rôles sociaux), la danse n’intervient que rarement afin d’examiner la manière dont les collectifs sont mouvementés, et ce alors même que la politique est remplie à ras bord de mouvements, de désordres, de mobilisations. Pourtant, en tant qu’art de l’attention aux plus petits mouvements, en tant qu’art de la co-composition avec des mouvements déjà existants, la danse et ses techniques déploient des outils uniques pour penser ce qu’on pourrait appeler avec Erin Manning la proto-politique, c’est-à-dire la « mise en mouvement des conditions pour un poten‑ tiel politique » (Manning 2013, p. 142). Comme le dit le sociologue marxiste Randy Martin dans Critical Moves, « les théories politiques sont pleines d’idées, mais elles ont bien moins réussi à articuler le travail concret de la participation (le mouvement concret des corps) nécessaire pour que ces idées s’effectuent dans le temps et dans l’espace social. La politique n’irait nulle part sans mouvement. La politique n’est pas simplement une idée, une décision ou un choix pris à tel ou tel moment, mais aussi un processus transfiguratif qui produit et occupe des espaces » (Martin 1998, p. 7). Si Randy Martin écrit cela, ce n’est pas seulement en sociologue, c’est aussi en penseur-en-danse. Son livre, Critical Moves (Mouvements critiques) se pose ainsi la question : quelle pourrait être la contribution des études en danse à la théorie politique ? Sa réponse tient dans le concept de « mobilisa‑ tion », à savoir : le processus par lequel « les corps se font, s’agencent et produisent des espaces en les revendiquant pour s’y mouvoir ». Pourquoi la mobilisation est-elle affaire de danse ? Parce que s’entraîner au danser, c’est s’entraîner à se rendre capable d’être mobilisée par une idée chorégraphique :
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une partition, une musique, un environnement, des créatures autres qu’humaines qui nous visitent. Quelles que soient ces « idées chorégraphiques », la danse nous apprend à y être sensibles non pour simplement les contempler, mais pour en être mouvementées. Ainsi, le point de vue dansant, dans la mesure où c’est un point de vue qui pose la question qu’est-ce qui (nous) bouge ?, est un point de vue privilégié d’où observer la manière dont de nouvelles formations sociales sont générées dynamiquement. Comment sommes-nous mobili‑ sées ? Comment une idée chorégraphique ou politique en vient-elle à animer un collectif et de quelles manières ces mobilisations se produisent-elles ? Autant de questions sur lesquelles un point de vue que l’on pourrait dire « choréopolitique » permet de naviguer. C’est à l’anthropologue brésilien André Lepecki que l’on doit le mot de choréopolitique, qu’il considère, dans la lignée des travaux de Randy Martin, comme tout ce qui permet de poser la question : comment apprendre à se mouvoir politiquement ? (Lepecki 2013), c’est-à-dire comment apprendre à reconnaître l’émergence d’un tissu social en train de se refabriquer et comment apprendre à épouser les lignes de cette orientation ? Et comme Martin, Lepecki suggère que le danser est un locus unique pour s’entraîner à reconnaître dans toute situation son poten‑ tiel de mouvement, c’est-à-dire à ne pas oublier que sous tout immobilisme, sous toute chape de plomb qui semble nous enfermer dans un présent indépassable (les mythes de la fin de l’histoire ou de l’absence d’alternative au néolibéralisme), il y a un mouvementement, une agitation peut-être secrète mais qui est là, et qu’il suffit d’aiguiser nos sens afin de la rendre manifeste. Si le point de vue choréopolitique permet de s’apprendre à renommer et à pister les potentiels de mouvement, il permet aussi d’examiner ce qui s’affronte à la mobilisation et tend à la rendre impossible. L’ensemble des forces qui tendent à invisibiliser les potentiels de mouvement forment ce qu’André Lepecki désigne sous le terme de « choréopolice » : « La police
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apparaît partout où une manifestation se prépare, pour en casser l’initiative et pour déterminer les chemins “adéquats” où elle devra se dérouler. Face à une manifestation, la police a d’abord et avant tout la fonction de contrôler le mouve‑ ment. Elle impose des blocages, elle contient et canalise la manifestation, disperse la foule et parfois littéralement porte ou traîne les corps au sol. » (Lepecki 2013, p. 19.) Comme on le voit, dire que la fonction de la choréopolice est d’empêcher la mobilisation ne veut pas dire que sa fonction est d’arrêter le mouvement. Comme nous l’avons vu plus haut avec Jacques Rancière, en effet, c’est tout le contraire. La choréopolice assure la circulation (« circulez, y’a rien à voir »), et c’est là l’une de ses caractéristiques principales depuis les débuts de la modernité/colonialité. Qu’il suffise de penser au grand monarque/danseur Louis XIV et à l’exercice de son pouvoir policier assuré notamment par le Code Noir, qu’il promulgue en 1685 et par lequel les esclaves sont définis comme des « biens meubles » (article 44), c’est-à-dire comme détachables des territoires où ils sont situés. Les dispositifs choréopoliciers qui naissent de cette logique esclavagiste – en particulier les passeports, les papiers d’identité, dont l’origine, dit Elsa Dorlin, « correspond aux billets de circulation des esclaves dans les colonies sucrières » – continuent encore aujourd’hui d’assurer le maintien d’un certain ordre (Nord/Sud notam‑ ment) des mouvements et des migrations (Dorlin 2018). Or, loin que cette logique disparaisse ou s’amenuise au cours de la modernité/colonialité, elle trouve aujourd’hui à se renforcer par un des dispositifs centraux du capitalisme tardif, que l’on pourrait nommer l’« incitation au mouve‑ ment ». Le dernier capitalisme ne se satisfait guère en effet de la stabilité ou du localisme : il est gourmand en mouve‑ ments permanents (de marchandises, de fonds, de capitaux), pourvu qu’aucun mouvement (politique, social, collectif) ne se produise. L’apparent accroissement de la liberté de déplacement (au profit de celles des habitantes de Terra qui
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ne sont pas placées aux arrêts en raison de leurs nationa‑ lités, de leurs religions, de leurs classes sociales ou de leurs statuts sérologiques) se paye ainsi d’un contrôle strict, qui permet d’assurer la continuité du mouvement sans rupture de l’ordre social. La force qui organise ces « mouvements de rien », ces mouvements qui ne sont mouvements que des choses, Fred Moten et Stefano Harney l’ont appelée « logistique ». La logistique fait plus que simplement contrôler des sujets (où es-tu ? où vas-tu ?) en les équipant de dispositifs de pistage (téléphones portables, caméras de surveillance). En fait, contrairement aux « sociétés de contrôle », encore occupées par les sujets souverains, la logistique dont parlent Moten et Harney ne s’intéresse pas aux sujets : elle a « l’ambi‑ tion de connecter les corps, les objets, les affects, l’informa‑ tion, mais sans sujets, sans la formalité des sujets, comme si elle pouvait régner, souveraine, sur la vie matérielle […] en son indétermination générative » (Moten et Harney 2013, p. 92). Autrement dit, la logistique ne s’intéresse pas à toi comme sujet individué, elle ne veut rien savoir de toi en particulier ; elle s’intéresse à tes données, dans « leur indéter‑ mination générative », détachées de toi. Les « mouvements de rien », les mouvements qui ne changent rien et dont la logistique assure la gestion, sont donc aussi des mouvements qui n’arrivent à personne. Ils n’arrivent qu’à des catégories, le plus souvent binaires : homme/femme, collaboratrice/ manageuse, n/n+1, noire/blanche, adulte/enfant, handie/ valide, saine/folle, cis/trans, homo/hétéro, jeune/vieille, catégories qui permettent de décrire algorithmiquement tes gestes sans avoir à les comprendre et qui organisent la diffé‑ rence de manière à ce qu’elle divise au lieu de permettre l’alliance, c’est-à-dire à ce qu’elle immobilise plutôt que de permettre la mobilisation. Comment répondre à la choréopolice qui partout incite à la prolifération de ces mouvements de rien et de ces catégo‑ ries immobilisantes ? Comment trouver d’autres sources de
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mouvements que ceux déjà codés par les chorégraphies de la logistique ? * Un exemple d’un tel dépassement peut nous être fourni dans Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, un texte de « la poétesse féministe Noire et semeuse de troubles queer » Alexis Pauline Gumbs, un texte qui, comme son sous-titre l’indique, ne se propose rien de moins que de faire les ponts entre la vie marine et la vie terrestre, et se pose donc des questions de mouvement. Comme c’est souvent le cas dans son œuvre, Alexis Pauline Gumbs y parle à la fois très concrètement des activismes humains et en même temps de créatures tout autres qu’humaines, afin d’organiser la mobilisation en décalant les logiques de l’identification collective. Elle demande : comment passer de la mobilité onduleuse des mammifères marines capables de survivre dans un milieu où elles ne peuvent même pas respirer, aux leçons que les féminismes Noirs ont laissé derrière eux, sur la survie dans des espaces impossibles, mais aussi sur la nécessaire convergence des luttes (dixit le Combahee River Collective, « si les femmes Noires étaient libres, tout le monde serait libre aussi, car notre liberté implique la destruc‑ tion de tous les systèmes d’oppression ») ? C’est ce geste que fait Alexis Pauline Gumbs lorsqu’elle se propose de faire des mammifères marines ses mentors : « Imagine, écrit-elle, que tu te retrouves au milieu de l’océan et que tu y croises quelqu’un en train de respirer : qu’est-ce que tu ferais ? […] Est-ce que tu ne lui demanderais pas comment elle fait pour vivre au milieu du sel, dans les profondeurs, toujours en mouvement ? » (Gumbs 2020, p. 5.) Tu cherches en quoi tes mouvements excèdent les données logistiquement extraites de ton existence « connectée » ? Vois comme tes gestes sont aussi traversés d’autres créatures, vois ce que tu peux apprendre d’autres mammifères qui savent, comme toi, respirer dans des espaces
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où l’air se raréfie, où l’eau est salée comme celle des larmes, où l’environnement est toujours en mouvement et ne permet pas toujours d’y voir clair. La perspective transespèce d’Alexis Pauline Gumbs fourmille de promesses choréopolitiques parce qu’elle nous apprend à nous lier, entre mammifères terrestres, à partir des gestes que nous avons en commun avec d’autres créatures, plutôt qu’à partir des marqueurs sociaux qui nous différencient les unes des autres. Au début du livre, elle décrit ainsi les leçons que les mammifères marines lui apprennent sur l’écoute (Gumbs 2020, p. 15) : « Ici commence notre communion transespèce : par l’ouverture d’un espace où célébrer la pratique de l’écoute. Nous n’oublions pas la démonstration, ni la preuve, ni l’importance d’apprendre à prendre la parole, mais nous apprenons aussi à écouter. Nous apprenons que l’écoute n’est pas seulement une capacité normative à entendre le déjà-dit, qu’elle est une ressource transformatrice et révolu‑ tionnaire qui exige de pratiquer le silence et l’accordage. »
Et elle ajoute, s’adressant à Hydrodamalis gigas, une mammifère marine éteinte (Gumbs 2020, p. 16-17) : « Tu es plus qu’une preuve de la cruauté d’un monde dans lequel la peau est vendue à prix d’or. Tu es plus qu’un témoignage parmi d’autres des conséquences désastreuses des expéditions européennes. Plus qu’une preuve à charge contre les ruées et les conquêtes. Plus que la folie d’un mode de vie dominant qui a bouleversé la planète sans s’en être soucié, sans crier gare, et sans qu’on puisse faire retour en arrière. Tu es plus que la toxicité de cette soif insatiable lancée à la poursuite des choses, ce rêve du luxe qui menace ta survie. Cette soif t’a survécu. Et je sens qu’elle est à mes trousses. Que puis-je faire pour t’honorer, maintenant qu’il est trop tard ? Je pourrais t’honorer avec la rugosité de ma peau, l’épais‑ seur de mes frontières, la chaleur de ma propre graisse. Je pourrais t’honorer avec mon calme et ma respiration, avec
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la portée de mon écoute que j’entraînerais à être de plus en plus profonde. Je pourrais t’honorer par la lenteur de mes mouvements, contemplatifs et gracieux. Je pourrais essayer de te ressembler, même si l’on me dit que ce n’est plus à la mode. Je me souviendrai de toi. Pas par le nom (écrit au possessif) de celui dont on dit qu’il t’a “découverte” après des générations de relations indigènes. Je dirai qu’il était une fois une nageuse énorme et silen‑ cieuse, une amatrice de plantes pleine d’écoute et à la peau rugueuse, une mammifère grasse et gracieuse. Et puis je me tairai, pour t’entendre respirer. Et puis je respirerai, et tu me rappelleras de ne pas me précipiter. Et le temps en moi se taira. Et alors nous écouterons, vraiment. »
En nous déplaçant dans d’autres contextes de vie, en créant des alliances par-delà les milieux et les substances, Alexis Pauline Gumbs nous demande ainsi : de quoi avons-nous besoin pour nous orienter dans des mondes instables, et comment nos ancêtres, qui ont su prendre soin les unes des autres depuis des générations, peuvent nous apprendre à ne pas perdre pied et à nous sauver de la noyade ? Une proposition de Mouvementements est qu’apprendre à sentir les mouvements en nous qui ne sont pas de nous, ces mouvements que nous contenons mais qui nous débordent, c’est se rendre capable d’entrer dans des choréopolitiques plus-qu’humaines dont nous avons urgemment besoin, des choréopolitiques par lesquelles au lieu de nous référer à nos identités préconstituées, nous pourrions nous lier les unes aux autres en suivant les lignes de fuite des mouvements qui nous traversent. Telle serait, peut-être, une réponse à opposer à la logistique qui se nourrit de la gestion de nos données : apprendre à écouter ce qui, en nous, les excède. Mais est-ce bien sérieux ? Est-ce là la proposition écopoli‑ tique de ce livre ? En un sens, oui. Car la proposition de ce livre est de dire que si le mouvement est l’impératif choréo‑ policier du capitalisme tardif, nous avons besoin d’apprendre, non seulement à nous arrêter, mais avant tout à nous désanes‑ thésier, à sentir ce qui, en dessous de l’agitation imposée par
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l’idéal de consommation et d’extraction, continue malgré tout de nous mouvementer autrement et à d’autres fins. * En retour, cette perspective peut être une occasion d’exa‑ miner les mouvements sociaux (les désordres qui s’opposent à l’arraisonnement du mouvement par la logistique), non comme des résistances oppositionnelles à l’ordre choréo‑ policier, mais plutôt comme des sortes de percées gestuelles par lesquelles l’imaginaire collectif se charge de nouvelles possibilités motrices, d’autres mouvements que ceux qui sont commandés par l’impératif de circulation. Depuis quelques années, de nombreuses observations convergent en effet pour dire que le fonctionnement des activismes contemporains excède la logique classique du mouvement social (Comité Invisible 2007 ; Citton 2012 ; Wohlleben 2021) : des sit-in du mouvement africainaméricain aux kiss-in et aux die-in de l’activisme queer, des féministes du mouvement Chipko qui s’enchaînent aux arbres aux faucheurs d’OGM luttant contre le lobby de Monsanto, d’Occupy Wall Street à Lyannaj Kont Pwofitasyon et aux Gilets jaunes, des Printemps arabes aux émeutes antiracistes de Ferguson et Minneapolis, il y a tout un ensemble de mouvements politiques ne répondant pas aux chorégraphies sociales habituelles qui voudraient qu’un groupe prenne conscience de lui-même à partir de son oppression, travaille ensuite à faire avancer ses intérêts et, si tout se passe bien, forge en cours de route des alliances avec d’autres groupes opprimés (la rationalité politique dominante nous ayant appris à croire que le sort de nos soulèvements dépendait du degré de marginalité et d’excès que ces identités représentaient). Cette choré‑ graphie des mouvements politiques présente en effet deux défauts : 1/ elle repose souvent sur les identités fabriquées par et pour l’oppression ou l’extraction ; 2/ elle suppose
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d’entrer en dialogue avec les élites dirigeantes d’une manière qui confirme leurs modes de fonctionnement, ce qui les rend d’autant plus capables d’intégrer les mouvements de manière logistique ou gestionnaire (par des subventions ou des droits légèrement moins oppressifs), sans rien céder à la brutalité de l’oppression dont ils sont porteurs. Si, à la place, nous nous intéressions à la force cinétique impliquée dans les mouvements, que verrions-nous ? Nous verrions ce que l’archéologue des médias Yves Citton a appelé une « politique des gestes » (Citton 2012, p. 157). Nous verrions des groupes hétéroclites qui soudain sont agités, mouvementés par les images virales de gestes transmis par le bouche-à-oreille, les journaux, les médias et les réseaux sociaux : s’asseoir dans un restaurant ou à l’avant d’un bus, recouvrir de faux sang les bâtiments de laboratoires pharmaceutiques, incendier un commissariat de police, s’attacher à un arbre, faucher des blés génétique‑ ment modifiés, occuper une place publique ou un rondpoint, autant de gestes qui se sont produits à des moments d’« hyper-pression » sociale et qui ont permis d’en cristalliser l’insoutenable, voire de contribuer à le renverser (Citton 2012, p. 189). Du point de vue de la politique des gestes, ce à quoi nous devons apprendre à nous rendre attentives, ce n’est plus aux identités capables de mener la lutte, mais aux gestes qui font bascule en étant copiés, répétés, modifiés, adaptés aux circonstances locales où ils ont besoin d’exister, capables cependant de reprendre une même signa‑ ture cinétique qui les rend reconnaissables d’occurrence en occurrence – ce que le philosophe Paul B. Preciado appelle des « supercordes », c’est-à-dire des « associations de séries hétérogènes […] qui unissent le lointain et le dissonant » (Preciado 2022, p. 560). Comme Wohlleben l’écrit dans une analyse comparée des Gilets jaunes et des émeutes antiracistes de Minneapolis, si leurs gestes (de se rendre sur les ronds-points ou d’incendier des commissariats de police) circulent au-delà de leurs frontières institutionnelles
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et même nationales, ce n’est pas parce qu’ils sont « univer‑ sels ». Au contraire, si les gestes sont capables de devenir des mèmes (des incitations à la réplique et à la variation), c’est parce qu’ils émergent toujours pour des raisons locales : « Contrairement aux organisations politiques, qui génèrent leur cohérence en traduisant des expériences de violence singulières en idéologies partageables, on peut enfiler un gilet jaune et venir à un rond-point tout en conservant sa singularité. Alors qu’une organisation politique appelle à l’appartenance, on ne rejoint un geste qu’en le répétant, et donc, en y introduisant des variations. » (Wohlleben 2021.) On ne rejoint un geste qu’en le répétant, et donc en le modifiant. On ne rejoint un geste qu’en l’accomplissant soi-même et donc en intégrant en soi une manière que d’autres ont de se mouvoir. On ne rejoint un geste qu’en ménageant une place à l’altérité en soi. On ne rejoint un geste qu’en se laissant mouvementer. On voit dans ces analyses le double refus du sort réservé aux mouvements par la logistique, à savoir d’un côté, leur subjugation (leur dépendance à l’égard d’un Premier moteur chorégraphe dont on attend les instructions pour bouger) et de l’autre, leur subjectivation (leur limitation à l’individu isolé automobile). Mais telle est la leçon écopolitique que nous pouvons apprendre en dansant : non seulement je n’ai pas besoin d’attendre que l’on m’y autorise pour bouger (je suis sans cesse mouvementée), mais à dire vrai, ce n’est pas moi qui bouge (c’est nous). Nous est le sujet du mouvement, ou plus exactement, le mouvement n’est qu’à élargir, à travailler intérieurement ce qui, de nous, bouge dans cette parcelle du monde qui s’est désignée, depuis quelques siècles, comme moi-moncorps. * La question est alors : quelles inflexions, quelles rétentions, quels rythmes, quelles boussoles éthiques me permettent,
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dans le flux des mouvementements, de ne pas perdre le nord ? Autrement dit, comment les savoirs souterrains que nous avons pistés dans ce livre, les savoirs terrestres et terriens qui nous ancrent à la Terre, à son magné‑ tisme et à nos responsabilités à son égard, comment ces savoir-sentir peuvent-ils permettre aux mouvementements du champ politique de ne pas seulement nous emporter dans leurs vents, mais aussi de renforcer, d’épaissir le lieu précis et situé où nous vivons déjà, et ce qu’il y a de bon en lui ? Car s’il y a bien des choses à abattre dans le monde que nous vivons, il s’y trouve aussi nécessaire‑ ment quelques espaces sous-communs, en apposition à lui (tout contre lui), qui ne sont peut-être pas grand-chose, qui ne sont peut-être que quelques liens ténus à des êtres distants, ou peut-être les dessins plus forts de constella‑ tions d’amitiés ou d’amour, des lieux où l’on peut respirer à pleins poumons et où, certains jours ou tous les jours, la joie circule. Ainsi dans ces endroits-ressources ce qu’il s’agit d’apprendre, c’est comment intensifier les relations, comment y insister sans s’y claquemurer à l’abri des gestes qui viralisent le monde, mais en prenant appui sur eux afin d’approfondir l’appartenance ici. Plus encore que de nourrir nos imaginaires des interconnexions entre les plantes, les champignons, les mammifères marines et terrestres et leurs respirations, nous avons besoin de les intégrer à nos mélodies cinétiques. Cela suppose de la pratique, c’est-à-dire que tu y reviens jour après jour. Tu es assise ou tu te tiens debout. Tu prends une grande inspiration et à l’expire, tu fermes les yeux. La lumière du soleil passe encore à travers tes paupières, les sons de l’environnement viennent frapper ton tympan, tes vêtements te touchent, le sol te touche, et comme tous les êtres qui t’entourent, de la chaise à côté de toi aux étoiles que tu n’as pas vues la nuit dernière, tu es baignée dans la gravité. Voilà le terrain. Ça commence ici.
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Et tu te demandes : qu’est-ce que je peux faire pour t’aimer ? Tu ne sais pas à qui tu le demandes (aux plantes, aux champignons, aux créatures marines ou terrestres que tu côtoies), mais ce sera ta pratique de mouvement : une orientation envers l’amour, une pratique active de tendresse.
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Table
Survol........................................................................ 7 Avant-propos........................................................... 13 Quelle est l’écologie ?........................................... 19 Note sur la graphie des genres............................. 21 Introduction............................................................. 23 Commençons par la fin du monde, vous voulez bien ?................................................. 23 Écosomatique....................................................... 27 La danse............................................................... 32 1. Qui bouge ?.......................................................... 39 Anatomies............................................................. 39 Mondoiements (Erin Manning)........................... 46 La voie médiane................................................... 55 2. La gravité.............................................................. 67 La chute après Newton........................................ 67 La non-exclusion des oiseaux (Fred Moten et Wu Tsang).................................. 71 La petite danse (Steve Paxton)............................. 78
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La gravité et ses affects (Hubert Godard)............. 87 Regard anthropophage.......................................... 95 3. Zones de contact.................................................. 101 Écotones............................................................... 101 Contacts de travers (Ishmael Houston-Jones et Fred Holland).................................................. 104 Dé/distanciations.................................................. 114 L’hapticalité.......................................................... 118 4. Le repos, la tendresse, le refus............................. 129 Somactivismes....................................................... 129 Dissidences somatiques......................................... 134 Sommeil Noir (Sosa et Niv Acosta)..................... 142 FF (Teresa Vittucci)............................................. 150 La tendresse comme vandalisme........................... 161 5. Ne-pas-faire.......................................................... 169 Terrain (Catherine Wood)................................... 169 Ne-pas-vouloir...................................................... 176 La sphère-peau (Nancy Stark Smith)................... 179 Mimisme.............................................................. 188 Trouver un témoin (mayfield brooks).................. 192 Conclusion................................................................ 201 Bibliographie............................................................. 215
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COLLECTION « TERRAINS PHILOSOPHIQUES » Dirigée par Yves Citton et Mathieu Potte-Bonneville À l’heure où les sciences sociales s’alarment de leur spécialisation excessive, comment réarmer la capacité philosophique de susciter, à travers l’examen de cas singuliers, des transformations d’ensemble dans notre façon de comprendre le monde, de nous y orienter, d’y agir ? Le mot de Georges Canguilhem selon lequel pour la philosophie « toute matière étrangère est bonne, et toute bonne matière est étrangère » l’invite à se laisser déstabiliser par d’autres disciplines (de la médecine à la jurisprudence, ou de l’ethnologie à l’histoire des techniques). Un corpus historiographique, un terrain ethnogra‑ phique, un processus artistique n’ont pas seulement pour la philoso‑ phie valeur d’exemples, mais surtout d’ébranlements – dans l’esprit, non d’une philosophie de système, mais d’une démarche tablant sur le singulier pour compliquer le général. Cette philosophie-là, autant qu’œuvre de réflexion, est une opération d’enquête. À ce compte, l’exercice n’est pas réservé aux seuls philosophes de profession (ni ne suppose de convoquer les auteurs, doctrines et débats propres à la tradition stabilisée que nous nommons « philosophique ») : dès lors que la matière considérée s’avère assez étrange pour modifier en profondeur les catégories et les présupposés d’une discipline, ou pour tracer des diagonales imprévues entre des domaines de la réflexion habituellement séparés, c’est bien un protocole philoso‑ phique qui se trouve au moins temporairement activé et déployé. La collection « Terrains philosophiques » entend accueil‑ lir des ouvrages s’attachant à introduire un renouvellement significatif dans un ou plusieurs des champs déterminés de la philosophie (ontologie, épistémologie, politique…), au travers d’une enquête portant sur des cas considérés avec la précision, la technicité et la patience qu’ils exigent. La force critique de ces ouvrages tiendra à leur façon de tenir ensemble les exigences de la réflexion et celles de l’étude positive. Leur force de proposition tiendra à leur capacité à renouveler et, surtout, à réorienter nos réflexions et nos pratiques à partir de ce que nous apprennent les terrains étudiés. Face aux mutations radicales dont la nécessité s’impose à nos sociétés, ces « terrains philosophiques » peuvent constituer un champ d’expériences pour pensées mutantes. Ouvrages déjà parus dans la collection : Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique Jérôme Denis et David Pontille, Le Soin des choses. Politiques de la maintenance
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# Cet ouvrage est imprimé sur du papier issu de forêts gérées durablement.
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