Merlin: roman du XIIIe siècle 2080708295, 9782080708298


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French Pages 231 [242] Year 1998

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Merlin: roman du XIIIe siècle
 2080708295, 9782080708298

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ROBERT DE BORON

MERLIN

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La littérature du Moyen Age dans la même collection Adam de LA HALLE, Le Jeu de Robin et de Marion (texte original et français moderne). Le Jeu de la feuillée (texte original et français moderne). A ucassin et N icolette (texte original et français moderne). La C hanson de R oland (texte original et français moderne). CHRÉTIEN DE TROYES, Yvain ou le chevalier au lion (texte original et français moderne). Lancelot ou le chevalier de la charrette (texte original et fran­ çais moderne). Eric et Enide (texte original et français moderne). COUDRETTE, Le Roman de Mêlusine. La F arce de M a ître P ie rre P a th e lin (texte original et français moderne). F arces du M oyen Age (texte original et français moderne). Lais de M arie de M arie (texte original et français moderne). Lais féeriques des X IIe et X IIIe siècles (texte original et français moderne). Nouvelles occitanes du M oyen Age (texte original et français moderne). DE LORRIS-DE MEUN, Le Roman de la Rose. Le R om an de R e n a rt (2 volumes, texte original et français moderne). VILLON, Poésies, nouvelle édition de Jean Dufournet (texte original et français moderne). VORAGINE, La Légende dorée (2 volumes). RUTEBEUF, Le Miracle de Théophile (texte original et français moderne).

Robert de Boron

MERLIN Roman du XIIIe siècle

Présenté, traduit et annoté par Alexandre MlCHA

GF-Flammarion

© Flam m arion, Paris, 1994, pour cette édition. ISBN : 2-08-070829-5

INTRODUCTION

Merlin est un des personnages de la littérature médiévale qui parlent encore à l’imagination de nos contemporains. Il est à placer à côté d’Arthur, de Tristan, de Lancelot, héros de belles aventures d’amour, de prouesses et de mort qui éveillent le rêve et charment les lecteurs d’aujourd’hui. On le connaît sous le nom d’Enchanteur, et Guillaume Apollinaire a imaginé sa vie posthume où toutes sortes d’êtres fan­ tastiques hantent son tombeau et dialoguent avec lui, mais il mérite mieux encore celui de prophète. Le roman de Robert de Boron, probablement un seigneur de la région de Montbéliard, est la première œuvre en langue vulgaire qui lui soit consacrée ; on peut la dater du début du XIIIe siècle. Robert n’a pas inventé le personnage de Merlin. Il est possible que sa légende remonte à une tradition galloise sur un chef ou un barde nommé Myrrdhin qui, devenu fou, se réfugie dans la forêt de Calédon où il mène une vie sauvage ; mais les textes qui la transmettent ne sont pas antérieurs à 1150, ainsi, entre autres pour Afallenau (Les Pommiers). Peut-être ne faut-il pas écarter une autre tradition, non galloise celle-là sur un Merlin des bois (Merlinus sylvester) et du nom de Merlin on passait facilement à celui de Myrrdhin fourni par la toponymie galloise avec la ville de Kaermyrrdin (Carmarthern) dont Geoffroi de

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Monmouth écrivait qu’elle s’était appelée ainsi du nom de Merlin. Quoi qu’il en soit, dès le début du IXe siècle, dans YHistoria Britonum de Nennius, un Ambrosius, né sans père et prophète, préfigure Merlin ; on y lit l’histoire de la tour de Vortigern qui interroge l’enfant sans père. Mais le vrai créateur de la légende est l’écrivain anglais Geoffroi de Monmouth qui dans ses Prophetiae Merlini (1134) met dans la bouche d’Ambroise-Merlin une série de prophéties qui annonce aux Bretons une délivrance qui viendra d’Armorique. C’est surtout dans son Historia regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne) en 1138 que Geoffroi enrichit l’existence de son personnage d’épisodes nouveaux : Merlin devient le conseiller et le familier des rois. Geoffroi illustre de nouveau le pouvoir divinatoire de Merlin, acquis au contact de la nature ; le prophète paraît sous un nouvel aspect, celui de l’homme sauvage (Merlinus sylvester) dans sa Vita Merlini de 1148-1150. L'Histoire des rois de Bretagne a été librement tra­ duite et adaptée en vers français par l’Anglo-normand Wace dans son Roman de Brut (1155). C’est le pre­ mier texte français consacré en partie à la légende arthurienne, et c’est là que Robert de Boron a trouvé l’essentiel des éléments de son roman. Bien qu’il ait un sens complet par lui-même et qu’il se suffise tel quel, le Merlin n’est pas une œuvre tota­ lement autonome. Il s’insère dans deux cycles roma­ nesques dont il constitue un membre organique. Le cycle court, dit de Robert de Boron (on l’appelle aussi le Petit Saint Graaï) comprend le Joseph (d’Arimathie) en vers, puis translaté en prose : signé de Robert de Boron, il relate les origines du Graal, ce vase où Joseph a recueilli le sang du Christ sur la croix ; puis le Merlin dont il ne nous reste que les 504 premiers vers, épave d’un manuscrit mutilé, mais par bonheur l’œuvre a été mise en prose assez fidèlement, si l’on en juge par une comparaison avec le début du roman qui nous est parvenu, bien que le translateur ait un peu écourté l’original. Un Perceval en prose, dont on ne

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peut dire s’il repose sur un poème de Robert, clôt le cycle. Le héros prédestiné s’assied aux deux tables. Si ce dernier volet de la trilogie n’est pas de la plume de Robert, celui-ci a été sûrement l’architecte de l’ensem­ ble. Le Merlin ménage ainsi une transition entre l’épo­ que apostolique et l’époque arthurienne : c’est l’his­ toire du royaume de Logres depuis la naissance du prophète jusqu’à l’avènement d’Arthur. Le Brut que Robert a traité avec beaucoup de7 liberté lui a fourni le cadre général de son roman. Personnage épisodique chez Wace, Merlin devient le protagoniste qui, malgré ses retraites en Northumberland, ne quitte jamais la scène. On suit dans les grandes lignes les principaux événements des règnes de Moine (Constant chez Wace), de Vertigier qui fait appel à l’enfant pour construire sa tour, de Pandragon (Aurèle chez Wace) et d’Uter, en passant sous silence bien des épisodes concernant la mainmise des Saxons sur le royaume de Bretagne. Les modifications appor­ tées à sa source s’expliquent par le désir de mettre le prophète-enchanteur au centre du livre. Robert ne retient que les circonstances où Merlin joue un rôle de premier plan auprès des rois : par exemple, si Pandragon périt à la bataille de Salisbury et non par le poison d’Eopa, si Uter meurt de sa belle mort et non lui aussi empoisonné, c’est que le pouvoir de Merlin rend invraisemblables des fins aussi tragiques. Les pierres d’Irlande ne sont pas érigées à la mémoire des Bretons victimes d’un massacre, mais à celle de Pandragon. Robert choisit, élague, développe par ailleurs des scènes simplement esquissées chez Wace : ainsi pour le procès de la mère, pour le récit de la mort du duc de Cornouaille. Sans donc s’asservir à l’œuvre de Wace, Robert insère beaucoup de fictions de son cru, et en particulier il ima­ gine la belle scène dramatique du conseil des démons, atterrés à l’avènement du Rédempteur, scène qui s’inspire en partie d’un épisode de l’Évangile de Nicodème où l’enfer est bouleversé par l’arrivée de Jésus dans ). les limbes. Et surtout il invente une nouvelle Table Ronde.

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Le livre que Merlin fait écrire à Biaise se nomme le Livre du Graal (chap. 50). Mais ce livre ne se limite pas aux événements que Merlin a vécus ou dont il a été le témoin jusqu’à l’avènement d’Arthur, c’està-dire au Merlin. S’y joint le livre de Joseph-Bron (entendons non pas écrits par eux, mais sur eux, les deux protagonistes du Joseph), que Merlin fait aussi rédiger par Biaise (chap. 16) et qui relate la première histoire du Graal, de Joseph et de ses compagnons. Le deuxième étant la suite directe du premier (se redouble, dit Robert) les deux livres n’en font plus qu’un. Un nouveau document dicté à Biaise par Merlin qui continue à lui fournir les matériaux nécessaires sera consacré aux aventures survenues sous le règne d’Ar­ thur, y compris sa campagne de France, sa campagne contre les Romains et la trahison de Mordred, au destin de Perceval appelé à être le gardien du Graal et qui survivra à l’enlèvement d’Arthur en Avalon, à la disparition de la Table Ronde : c’est l’objet du Per­ ceval. On le voit, Biaise a relaté chaque étape de l’histoire du Graal, origine, annonce de son héros, élévation à sa dignité de dépositaire. Son Livre du Graal désigne en définitive le cycle tout entier dont Merlin est l’ini­ tiateur et Biaise le simple secrétaire. Le Livre du Graal est l’histoire du saint Veissel depuis l’heure où il a recueilli le sang du Christ, confié à Joseph, puis à son beau-frère Bron, jusqu’à celle où, plusieurs siècles plus tard, il a trouvé un gardien digne de lui. L’idée originale de Robert a été d’introduire dans une chronique des rois bretons une perspective nouvelle, en y insérant l’annonce du Graal et la création d’une Table Ronde très différente de celle de Wace, et en étroite corrélation avec les tables de la Cène et du Graal. Le Merlin en nouant fortement ces deux thèmes n’est plus une simple parenthèse, mais forme le point culminant du cycle : Merlin y devient tout à la fois le prophète du Graal et celui de la grandeur arthurienne. Matériellement la Table Ronde est en effet faite en semblance, c’est-à-dire comme une réplique, de celle

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du Graal que Joseph avait établie sur l’ordre de Jésus pour séparer les bons des méchants, et elle-même réplique de celle de la Cène. Chacune des trois tables comporte un siège vide : à la Cène, c’est celui de Judas qu’il a abandonné après sa trahison ; à la table du Graal le « lieu vide » se trouve entre Joseph qui occupe la place du Seigneur et Bron, assis à la droite de son beau-frère. Pour la Table Ronde, Merlin ne parle qu’en termes sibyllins du siège vide et de celui à qui il est réservé, mais laisse entendre que c’est le fils d’Alain et le petit-fils de Bron, le « tiers hom » dont parle le Perceval (chap. 50). Malheur à qui tente de s’asseoir sur ce siège réservé à un élu : le pécheur hypocrite Moïse est englouti dans la terre pour l’avoir tenté dans le Joseph, tout comme le baron outrecui­ dant qui subit à la Table Ronde le même sort. La Table Ronde qui procède des deux précédente reçoit ainsi d’elles son exceptionnel prestige : leur carac­ tère religieux rejaillit sur elle et elle parachève le sym­ bole de la Trinité : c’est dans cette intention formelle que Merlin l’a créée ; la place interdite est destinée au prudhomme qui aura l’agrément de Dieu. Ainsi s’es­ quisse une conception providentielle de l’histoire, sou­ lignée par le rôle de Merlin, choisi par Dieu, de même qu’Arthur est l’élu du Seigneur pour devenir roi. Mais les trois tables sont égales en dignité : celle où Jésus a fait le premier repas eucharistique, celle où Joseph a instauré le culte du Graal, écuelle de la Cène assimilée au calice, celle qui rassemble l’élite de la chevalerie. Le même homme aura le privilège de s’as­ seoir à ces deux dernières ', annonce Merlin, qui sont 1. L ’élu, prédit Merlin, devra s’asseoir d ’abord {avant) à la table du Graal, puis à la Table Ronde ; indication d ’ordre temporel, pour observer l’ordre de leur création, et non préférentiel. Dans le Per­ ceval, Perceval ne s’assied pas, à la lettre, à une table du Graal, mais il est le gardien du vase sacré, ce qui, en esprit, revient au même. Perceval a connu un premier échec à la Table Ronde, quand il s’est inconsidérément précipité pour occuper le siège vide, mais après la guérison du Roi Pécheur et après avoir reçu le Graal des mains de Bron, la pierre qui s’était fendue lors de sa première tentative se ressoude et cette réussite confirme la prédiction de Merlin.

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dans un rapport indissoluble entre elles : ainsi est affirmée une interdépendance qui assure la continuité et aux horizons du futur se profile la figure encore inconnue du double vainqueur. Les cinquante chevaliers choisis par Merlin, étran­ gers les uns aux autres, s’aiment « comme un fils doit aimer son père »et seule la mort les séparera. Cette table crée des liens d’affection et non plus de simple compa­ gnonnage, elle opère un miracle de charité ; elle réalise l’union des cœurs et tient cette vertu de ses deux devan­ cières. Ces cinquante chevaliers forment une commu­ nauté quasi religieuse où toutes les vertus s’épanouis­ sent harmonieusement : la prouesse, le goût de l’aventure ne sont point exclus et plus tard Perceval surpassera dans les tournois les plus brillants chevaliers. Mais la Table Ronde n’est plus seulement le rendez-vous des amateurs de prouesses, elle est le lieu de rencontre d’une élite où régnent la concorde et une vie exemplaire sous le regard de Dieu. C’est l’occasion de rappeler la vraie mission d’une chevalerie épurée : le chevalier est un miles Christi, un soldat du Christ et la chevalerie des barons de Pandragon et d’Uter est toute militaire dans ses luttes contre les Infidèles. Si la vie contemplative est celle des gardiens du Graal, retirés du monde, que Biaise rejoindra après avoir achevé son œuvre, ce n’est pas en d’inviolables et secrètes retraites qu’on peut défendre l’Église et la chrétienté : deux ordres de valeurs corres­ pondent à ces deux vocations complémentaires. L’ac­ complissement total qui pointe à un horizon encore indécis, mais inscrit dans l’histoire de la communauté humaine, comme la fin à laquelle elle tend, ajoute au Merlin un sens eschatologique.

Au reste, comme beaucoup d’œuvres médiévales, notre roman propose soit directement, soit dans la trame de l’action, bon nombre de « chastoiments » et dispense un enseignement religieux et politique sans tomber dans un didactisme pesant.

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La lutte entre le bien et le mal s’est engagée au lendemain même de la Rédemption. Les démons contre-attaquent pour anéantir l’œuvre du Sauveur ; afin de prendre leur revanche, ils suscitent un être, un nouvel apôtre qui répandra leurs maléfices dans l’hu­ manité. Aussi chacun ici-bas doit rester en état d’alerte en face des assauts de l’enfer dont les pièges sont nom­ breux, thème récurrent dans les œuvres d’inspiration religieuse. Les tentations du Malin sont infinies et le récit offre un tableau des péchés en action : l’orgueil du baron qui prétend occuper le siège vide ; la luxure de la sœur cadette qui tombe dans la prostitution ; la colère qui offre au démon des occasions pour parvenir à ses fins et qui perd d’abord le riche propriétaire de trou­ peaux, puis cette même sœur cadette oublieuse des conseils de Biaise ; l’envie dont est saisi le seigneur jaloux du crédit de Merlin auprès d’Uter ; le péché de désespoir, source de la catastrophe qui s’abat sur toute la famille entraînant dans la mort le père, la mère et leur fils. Le péché véritable est engagement de la volonté ; la jeune fille, surprise pendant son sommeil a seulement manqué de vigilance ; mais le péché, même non consenti, laisse une marque qu’il faut effacer, parce qu’il est violation de la loi, ce qui explique le langage sévère que tient Biaise à sa protégée. Heureusement le pécheur trouve une défense et un remède efficace dans les sacrements : le baptême, et tout particulièrement la pénitence dont Biaise rappelle les conditions : l’aveu total et sincère des fautes, la contrition parfaite, la réparation qui lave le pécheur des sanies du péché. La mère de Merlin s’est rachetée par sa conduite exemplaire et son repentir, du même coup elle arrache son fils à la puissance de l’enfer : celui qui devait être l’adversaire de Jésus devient son allié et son serviteur. Le Merlin est le roman de la rédemption et on y devine à l’arrière-plan la doctrine de la réversibilité des mérites. La grande affaire est d’assurer son salut, et donc de faire une bonne fin ; Biaise ne se lasse pas de le répéter et les combattants de Salisbury se confessent

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sur l’ordre de Merlin avant d’engager la bataille. Rien n’est plus fragile que le bonheur sur cette terre, cette vie n’est qu’une préparation à une autre vie, la « pardurable ». Un parfum austère de contemptus mundi imprègne le roman. Merlin s’adresse à Uter avant la bataille contre les Saxons, il rappelle que le renonce­ ment aux biens de ce monde est la condition néces­ saire du salut : le roi ne survivra pas longtemps à sa victoire, il doit donc distribuer ses trésors et ses richesses qui nuisent à l’âme et l’empêchent de gagner le seul bien impérissable, la joie dans l’autre monde. Enfin, les homélies de Biaise professent avec insis­ tance le dogme de la Trinité et celui de la Rédemp­ tion, soutiens de tout l’édifice chrétien. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit « sont une même chose en Dieu » et c’est au nom des trois personnes qu’il faut se signer. L’institution ecclésiale régit actes et pensées et le magistère de l’Église s’impose sans restriction ; il s’incarne dans la personne de l’archevêque qui outre­ passe son rôle pour faire Arthur chevalier. Ailleurs sont exposés les articles essentiels d’une institution royale. Deux sermons définissent les devoirs du vrai roi. Dans le premier adressé aux deux frères avant la rencontre de Salisbury, Merlin souligne que le premier devoir du souverain est la loyauté envers Dieu. Foi en l’œuvre de salut de Jésus, obliga­ tion de défendre un héritage qui est de droit humain et de droit divin, comme le montre l’élection d’Arthur au trône par Dieu lui-même, autant de raisons de ne pas redouter la mort. L’un des frères périra, à tous les deux par conséquent de « bien faire de cœur et de corps » pour être prêts à paraître devant le Juge. L’hé­ roïsme a son fondement dans la religion. Au couronnement c’est à l’archevêque d’informer Arthur des obligations qui l’attendent : avant de prendre l’épée qui le fera roi, Arthur doit s’engager à observer les commandements du prélat consécrateur : il jurera à Dieu, à la Vierge, à tous les saints de main­ tenir la paix, de venir en aide aux déshérités, de faire régner le droit et la justice. Chef militaire et justicier,

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le roi protégera ses sujets, défendra le royaume contre les ennemis du dehors, surtout les Infidèles, et par son prestige et sa fermeté empêchera les ambitions person­ nelles de s’affronter.

Dans ses fictions Robert de Boron ne perd pas le sens des réalités. Le procès de la mère de Merlin fait la part belle au déroulement d’une procédure judi­ ciaire : convocation de la prévenue, interrogatoire, confrontation avec le juge, la mère du juge et Merlin, assignation à quarantaine, Biaise et Merlin dans les rôles de témoin et d’avocat, enquête sur les circons­ tances, preuve « littérale » (écrite), selon la coutume, avec le document fourni par Biaise. Robert ne consacre pas moins de cinq chapitres à cette affaire. Le droit féodal, les rapports du roi avec ses « hauts hommes »> font aussi l’objet de longs chapitres pour régler le conflit qui oppose Uter au duc de Cor­ nouaille : les tractations avancent pas à pas, on discute sur le dédommagement à fixer pour ceux qu’a lésés la mort du duc, pour aboutir aux préliminaires d’un mariage princier. Robert n’ignore rien des pratiques du temps et ses connaissances assez précises en ces matières assurent à son récit un air de vérité. On en dirait autant du sacre d’Arthur, Sans s’as­ treindre à reproduire le rituel conforme aux ordines, le romancier n’oublie aucune des phases importantes de la cérémonie : l’onction, la professio ou déclaration solennelle à vivre conformément aux règles de la fonc­ tion royale, le scrutinum ou interrogatoire sur les bonnes intentions du prince. Le monologue intérieur, l’analyse-auscultation des sentiments sont exclus de ce roman qui n’a aucune prétention psychologique. Mais il fait preuve à l’occa­ sion de sûres qualités d’observation : ainsi dans la scène où la vieille séduit la sœur cadette en éveillant chez elle l’appétit du plaisir, puis sa jalousie à l’égard de son aînée, pour la laisser ensuite en proie à son

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trouble et à ses désirs. Le romancier saisit sur le vif l’impatience et les protestations des gardiennes de la mère de Merlin qui aspirent à sortir de leur réclusion pour retrouver une vie normale. L’amour d’Uter pour Igerne va s’exaspérant au fur et à mesure que les obs­ tacles le contrarient. Ses essais répétés de séduction, la réserve d’Igeme, ses craintes devant le danger qui la menace, les aveux de son mari, tout a été noté non sans finesse. L’origine de Merlin, l’enfant sans père, ses méta­ morphoses introduisent un élément fantastique dans le récit, mais l’imagination de Robert se laisse peu séduire par les merveilles et les sortilèges de l’univers celtique : pas de châteaux tournoyants, de fées, de géants, de lits enchantés, de philtres, de pays de l’Autre Monde, etc. Les éléments de merveilleux, qui se retrouvent dans la littérature arthurienne ne sont pas du cru de Robert, mais sont empruntés à Wace (sauf l’épée à retirer de l’enclume) : les dragons qui empêchent la construction de la tour, le transport et l’érection des pierres d’Irlande, sorte de travail d’Hercule sur lequel on ne nous donne aucune explication, le dragon jetant feu et flammes qui apparaît comme signe de victoire, météore à valeur symbolique. Ajou­ tons le châtiment du baron englouti dans la terre comme Datan et Abiron dans la Bible. C’est peu. Mais ce qui compte, c’est l’éclairage sous lequel sont présentés ces éléments. Robert ne cherche pas à nous transporter dans un monde entre le réel et l’irréel, comme Chrétien de Troyes. Ce merveilleux, très limité, ne sert qu’à rehausser la figure du prophète. Christianisant le mythe du Graal inauguré par Chré­ tien, son imagination, d’une forte et originale inspira­ tion, s’élève à une histoire ressuscitée (le Graal de Joseph) ou rêvée (la chevalerie de la Table Ronde).I

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Présent à chaque page, même quand il fait retraite 1 en Northumberland, Merlin est l’âme du récit.

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Conseiller des rois qu’il a pris sous sa protection, il consacre sa vie et ses efforts à leur cause. Homme d’action, vigilant partout où il y va de l’intérêt du royaume, il ne laisse rien au hasard. Son histoire est celle d’une autorité et d’une confiance qui s’imposent par étapes. Grâce à ses dons prophétiques, à ses aver­ tissements suivis d’effets, grâce à son sert — tout à la fois sagesse, intelligence, intuition — il conquiert suc­ cessivement les messagers venus le chercher, Biaise, Vertigier, Pandragon et enfin Uter qui acceptent tous ses projets, et jusqu’à l’enlèvement du jeune Arthur. De chacun il exige des engagements sous la forme de serments, et ses fréquents Je veux que, Je vous défends de dénoncent un caractère ferme et autoritaire. Mais sa mission politique est subordonnée à sa mission reli­ gieuse : il est l’instrument de la volonté divine à laquelle il se réfère à chacun de ses actes. — Ce rôle éminent ne cache pas des pans d’ombre. Per- f ' sonnage ambigu de par son origine, fils du diable et fils c d’une femme abusée malgré elle et repentie, cet être garde quelque chose d’inquiétant et s’entoure de mys­ tère. Son aspect physique — il est couvert de poils à sa naissance — sa précocité de parole et de jugement font naître la peur chez sa mère et chez les femmes qui l’en­ tourent, Biaise lui-même n’est pas d’emblée rassuré. Ses fréquentes métamorphoses suscitent des doutes et des questions sur sa réelle identité et sa véritable nature. Robert ne dit pas de qui il tient ce don de changer de semblance : qui sait ? du diable, et le fantastique naît de toutes ces inconnues. Jouissant du double privilège de connaître le passé et l’avenir, son regard embrasse l’un et l’autre, l’histoire antérieure du Graal et son futur destin ainsi que celui du royaume de Logres. Merlin se situe hors du temps, qu’il domine 2. En outre, Robert n’ignore pas une autre tradition, celle de l’origine sauvage de Merlin, son récit en porte 2. Sur l’ambiguïté du personnage il faut lire les pages pénétrantes de François Dubost (chapitre 21 de Aspects fantastiques de la littéra­ ture médiévale), qui étudie le personnage dans toute sa carrière lit­ téraire et à travers tous les textes où il paraît.

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en tout cas des traces. La nature du prophète l’oblige à fuir périodiquement la société des hommes pour vivre dans les solitudes forestières du Northumberland, aussi sera-t-il rustre ou bûcheron au cours de ses avatars. Mais de nouveau, rien ne nous est dit des raisons profondes de cette contrainte, ce qui ajoute à l’étrangeté du personnage. Si les rires de Merlin sont parfois simple expression de sa bonne humeur, ils sont plus souvent la jubilation irrépressible d’un être pour qui l’ignorance, la candeur et les courtes vues de l’hu­ manité moyenne sont dérisoires. « Le sorcier éclate de rire au milieu de ses opérations magiques », dit fort justement P. Zumthor. Mais dans ce rire énigmatique on perçoit comme un écho de la nature démoniaque de Merlin. Homme de Dieu, prophète, inspirateur des rois, génie tutélaire du royaume, conscience sensible au péché, l’imposante figure de Merlin ne se soutient pas avec une égale constance. Cet artisan d’une gran­ deur terrestre, cet annonciateur de la plus haute spi­ ritualité perd à l’occasion sa stature quasi hiératique pour tomber au niveau de la courante humanité : prudence, souci de ne pas se compromettre, pointe de vanité quand il se décerne le titre de sage. Il s’abaisse à porter un billet galant à l’amie d’Uter ; il n’hésite pas à devenir un assez vulgaire entremetteur pour satisfaire la passion d’Uter : il est vrai que la fin justifie les moyens et que sans lui Arthur n’aurait pas vu le jour. Usant et abusant de ses pouvoirs, il se comporte en joyeux drille qui se fait un malin plaisir à surprendre son entourage, soit qu’il démasque le prêtre qui enterre son enfant, soit qu’il prédise la mort du vilain acheteur de cuir et de souliers. Mystificateur, il met à l’épreuve aussi bien ses amis royaux que le premier venu. Sous des déguisements divers, bûcheron, gar­ dien de troupeaux, prudhomme vénérable, il joue à cache-cache avec Pandragon venu à sa recherche jus­ qu’en Northumberland ; puis par une série de trans­ formations et avec la complicité de Pandragon, il

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éberlue Uter qui ne comprend plus rien à ce qui lui arrive. Robert ne dédaigne pas le comique un peu facile de la « bonne blague » et ses nobles personnages donnent dans la grosse hilarité.

C’est dire que Robert de Boron joue sur plusieurs registres. Mais l’écrivain n’est pas à la hauteur de l’ar­ chitecte qui a construit le bel ensemble cohérent du cycle et qui dans son Merlin passe non sans aisance de la gravité à la fantaisie. Les cinq cents premiers vers qui sont de sa plume ne révèlent pas un grand artiste, seulement un écrivain d’une honnête moyenne. Son translateur en prose lui est inférieur et on ne peut malheureusement juger de l’œuvre entière que d’après cette transposition. Le vocabulaire est assez pauvre et se signale par son caractère formulaire aussi bien dans le domaine des sentiments (joie, duel, se merveiller, etc., reviennent à satiété, recouvrant des nuances diverses) que dans le domaine des realia, sauf rares exceptions, dans les portraits en particulier. La narration abonde en stéréo­ types qui se répètent non sans monotonie. L’expres­ sion est plus d’une fois gauche et embarrassée, défauts qui apparaissent à un moindre degré dans ce qui nous reste en vers. Mais le récit qui se contente d’une élo­ cution sans fioriture, avare de descriptions et de cou­ leur, va bon train. Et ce qui donne vie au style, c’est la fréquence des dialogues qui occupent presque la moitié de l’ouvrage ; il est des exemples de dialogues au rythme vif et pressé. Les discours, morceaux d’élo­ quence ne sont pas fort nombreux, une demidouzaine, mais ils ne manquent pas de souffle et sont d’un indiscutable orateur. Inégal dans son exécution, le Merlin se recommande par d’autres qualités. Œuvre composite, mais qui doit sa forte unité à la présence permanente du prophète, chronique, roman d’amour, épopée, roman qui frise le fabliau, mais roman édifiant qui reprend de la hau-

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teur, le Merlin échappe à tout classement par la diver­ sité de son contenu et unit sans véritable dissonance des inspirations fort variées. C ’est par là qu’il garde une place importante dans la production romanesque de ce début du XIIIe siècle et qu’aujourd’hui encore il attire notre intérêt. Alexandre MlCHA.

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1. Le diable entra dans une violente colère, quand Notre-Seigneur eut pénétré en enfer et en eut jeté hors Adam et Eve et tous ceux qu’il voulait libérer. Frappés d’étonnement à ce spectacle, ils se rassemblèrent. — Qui est, dirent-ils, cet homme qui nous a pris de force, car tout ce que nous gardions jalousement dans nos forteresses est tombé entre ses mains ? Nous ne pensions pas qu’un homme né d’une femme pût échapper à notre pouvoir. Celui qui nous détruit de la sorte, comment est-il né d’un être humain hors de toute jouissance charnelle, sans que nous en ayons eu connaissance, contrairement à ce qui est le cas pour tous les autres hommes ? — Ce qui nous a perdus, répondit alors un autre démon, est ce que nous pensions être le plus à notre avantage. Vous souvient-il des paroles des prophètes qui disaient que le fils de Dieu viendrait sur la terre pour racheter le péché d’Ève et d’Adam et de tous les autres pécheurs dont il souhaiterait le salut ? Nous rôdions autour d’eux, nous les saisissions, nous les tourmentions, mais ils nous montraient bien que nos tourments ne les atteignaient pas : ils réconfortaient les pécheurs en leur annonçant que naîtrait sur la terre leur libérateur. Ils le répétèrent tant que c’est à pré­ sent arrivé. S’il ne nous avait ravi que ceux-là, nous nous résignerions encore, mais il nous a ravi tous les

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autres, s’ils agissent avec sagesse. Comment a-t-il fait pour que nous les perdions tous ? — Ne savez-vous donc pas, répliqua l’un d’eux, qu’il les fait laver avec de l’eau en son nom et avec cette eau il a effacé la jouissance charnelle du père et de la mère, ce qui nous assurait leur possession et nous permettait de nous saisir d’eux partout où nous voulions ? Maintenant nous les avons perdus par cette ablution et nous n’avons plus aucun pouvoir sur eux, à moins que par leurs actes ils ne reviennent à nous. Ainsi cet homme nous a frustrés et nous a dépossédés de notre pouvoir. Mieux encore ! Il a laissé sur la terre ses ministres pour sauver les hommes, même s’ils ont pratiqué nos œuvres, à condition qu’ils veuillent s’en repentir, renoncer à nos œuvres et obéir aux comman­ dements des ministres. Ainsi nous les avons perdus, s’ils se conduisent sagement. Il s’est fait matière spiri­ tuelle, Celui qui pour sauver les hommes est venu à notre insu sur la terre naître d’une femme hors du plaisir charnel du couple et donner une valeur aux tourments d’ici-bas. Pourtant nous l’avions approché, nous l’avions tenté de toutes les manières possibles, mais il était resté étranger à toutes nos œuvres : il voulait sauver l’humanité. Il n’a que tendresse pour elle, puisqu’il a subi un si grand supplice pour l’avoir à lui et pour nous la ravir. Nous devrions donc mettre tous nos efforts pour la ramener à nous, car tout ce qu’il nous a pris, prétend-il, n’était pas notre bien. Aussi devrions-nous songer au moyen de tromper les hommes, de leur rendre impossible le repentir et tous rapports avec ceux qui leur dispensent le pardon que cet homme a racheté par sa mort. — Nous avons tout perdu, s’écrient-ils alors d’une seule voix, si jusqu’au dernier moment il a le pouvoir de pardonner ; le pécheur qui regrette ses fautes, même à l’article de la mort, lui appartient, aurait-il toujours accompli nos œuvres. De toute façon nous les avons perdus, si nous ne parvenons pas à les lui arracher. Qui nous a le plus uni, en jetant le trouble parmi nous avec la prédiction de sa venue sur la terre ?

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Ceux qui nous ont fait le plus grand tort, convien­ nent-ils dans leur discussion, sont ceux qui ont annoncé son avènement, ce sont eux qui nous ont causé les pires dommages, car plus ils l’annonçaient, plus nous tourmentions les hommes et nous croyons qu’il s’est hâté de venir les aider et de les délivrer des tourments que nous leur infligions. Comment dis­ poser d’un être pour leur insuffler nos pensées, leur montrer les pouvoirs et les ressources dont nous dis­ posons ? Nous avons la faculté de savoir tout ce qui a été fait et dit dans le passé : si nous avions un homme qui eût ce même pouvoir et qui vécût avec les autres hommes sur la terre, il pourrait nous aider à les tromper, tout comme les prophètes 1 qui nous étaient acquis en usaient avec nous et nous trompaient en nous annonçant ce qui à nos yeux était impossible. Cet homme révélerait ce qui s’est fait et dit dans un passé proche ou lointain et gagnerait la confiance de bien des gens. Il aurait bien travaillé, dirent-ils à l’unanimité, celui qui pourrait créer un homme capable d’inspirer une telle confiance. — Je n’ai pas le pouvoir, dit l’un d’eux, de procréer et de féconder une femme, mais si je l’avais, ce me serait facile, car je connais une femme qui dit et qui fait tout ce que je veux. — Il y a tel de nous, répondent les autres, qui peut facilement prendre une apparence humaine et avoir commerce avec une femme, mais il convient qu’il la possède le plus discrètement possible 2. Ils tombent d’accord et conviennent d’engendrer u n i homme capable de séduire l’humanité entière. Fous qu’ils sont de croire que Notre-Seigneur qui sait tout ignore leurs manœuvres ! C’est ainsi que le diable J entreprit de créer un être qui eût sa mémoire et son intelligence pour se jouer de Jésus-Christ. Devant 1. Ce sont les prophètes dont parle le Deutéronome, XVIII, 9 et passim. 2. C ’est un incube, un des anges déchus qui vivent dans les airs et peuvent s’accoupler avec une mortelle pendant son sommeil.

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cette folie du diable nous devons être pris de colère pour être bernés par une si folle créature. 2. Ils se séparent, d’accord sur ce projet. Celui qui avait dit avoir de l’ascendant sur une femme ne s’at­ tarda pas, mais alla au plus tôt la rejoindre. Il la trouva chez elle, entièrement soumise à sa volonté, et elle voua au diable tout ce qu’elle avait, y compris son époux et sa propre personne. Elle était la femme d’un homme important qui possédait de nombreux trou­ peaux et quantité d’autres richesses ; il avait un fils et trois filles de cette femme sur qui le diable avait une grande influence. Ce dernier ne perdit pas de temps, il alla aux champs, ne songeant qu’à la manière de berner cet homme. Il vint un jour trouver la femme et lui demanda comment il pourrait s’y prendre ; elle lui dit qu’il n’y parviendrait qu’en le mettant en colère. « Si tu arrives à le mettre bien en colère et si tu t’em­ pares de ses biens, tu es sûr qu’il enragera. » Le diable s’en retourna alors jusqu’aux bêtes et en tua une grande partie. Lorsque les bergers virent leurs bêtes mourir au milieu des champs, ils en furent étonnés et décidèrent d’avertir leur maître. Ils allèrent lui conter l’étonnante nouvelle du massacre des trou­ peaux. En l’apprenant, il entra en colère et se demanda ce que ses bêtes pouvaient bien avoir et pourquoi elles mouraient ainsi. — Savez-vous, dit-il aux bergers, ce qu’elles ont pour mourir de la sorte ? Ils répondirent qu’ils n’en savaient rien. On en resta là ce jour-là. Quand le diable apprit que le seigneur était irrité pour si peu de chose, il pensa qu’en lui infligeant un plus grand dommage, sa colère redouble­ rait et qu’il le tiendrait à sa merci. Il revint donc aux troupeaux et à deux beaux chevaux que possédait le seigneur et lui tua tout en une seule nuit. Quand il apprit ce désastre, il devint furieux et prononça une folle parole : dans son accès de rage, il déclara qu’il vouait au diable tout ce qui lui restait. Ravi d’un tel cadeau, le démon passa à une nouvelle attaque pour le

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ruiner encore davantage et ne lui laissa plus une seule de ses bêtes. Au comble de l’exaspération le seigneur fuit toute présence humaine, dans une totale indiffé­ rence. Voyant qu’il l’avait soustrait à toute compagnie, le diable fut assuré de l’avoir à sa merci, pouvant rôder autour de lui comme il le voulait. Il approcha son fils, un bel enfant et l’étrangla pendant son som­ meil. On trouva l’enfant mort, au matin, et quand le père apprit qu’il avait perdu son fils, il toucha le fond de la détresse ; pris de désespoir, il perdit la foi. Sûr qu’il l’avait perdue sans retour, le diable fut rempli de joie. Il alla alors trouver la femme grâce à qui il avait marqué cet avantage et la poussa à monter sur une huche, dans son cellier. Il lui fit fixer une corde au plafond, passée à son cou, elle repoussa la huche et s’étrangla. Quand le seigneur apprit qu’il avait perdu sa femme et son fils en pareilles circonstances, il éprouva un chagrin qui se changea en une grave maladie, dont il mourut. Voilà ce que fait le diable de ceux qu’il arrive à tromper et qu’il trouve soumis à sa volonté. 3. Cela fait, tout heureux, il s’avisa de perdre les^ trois filles restées en vie. Il savait qu’il n’arriverait à ses fins qu’en accomplissant toutes leurs volontés. Il y avait un jeune homme qui obéissait aux ordres du démon ; celui-ci l’amena auprès des jeunes filles ; par ses prières répétées le jeune homme circonvint l’une d’elles et réussit finalement à la séduire, heureux de son succès. Le diable n’a cure de tenir cachés ses beaux coups, mais il veut qu’ils éclatent aux yeux de tous pour mieux couvrir de honte ses victimes. Il ne manqua pas de révéler le comportement du jeune homme tant que tout le monde le sut. La coutume était en ce temps-là de condamner à mort une femme accusée d’adultère, à moins qu’elle ne se livrât à la prostitution. Avec son acharnement à couvrir de honte ses victimes, le diable donna une large publicité à cette affaire. Le jeune homme prit la fuite et la jeune fille fut arrêtée et menée devant les

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juges. En la voyant, ils eurent pitié d’elle à cause de l’affection qu’ils portaient au seigneur dont elle était la fille. — Quelle surprise, dirent-ils, de voir en combien peu de temps est tombé dans le malheur le père de cette fille ! Car hier encore il était un des personnages les plus importants de ce pays. Ils décidèrent qu’il fallait faire justice et furent d’ac­ cord pour enterrer vivante la coupable, de nuit, eu égard à leur affection pour ses proches. Ainsi fut fait. Voilà comment le diable se joue de ceux qui sur la \_terre se rangent à ses volontés. Il y avait au pays un prêtre, dévoué confesseur, qui entendit parler de cette étonnante histoire. Il alla trouver les deux sœurs qui restaient, l’aînée et la cadette et les réconforta. — Comment, leur dit-il, est arrivée cette mésaven­ ture à votre père, à votre mère et à votre frère ? — Nous n’en savons rien, répondirent-elles, si ce n’est que Dieu nous hait, croyons-nous, et ne fait rien pour nous éviter ces tourments. — Pas du tout ! fit le prêtre, Dieu ne hait personne, mais souffre de voir le pécheur se haïr lui-même. Sachez que tout ce qui est arrivé est l’œuvre du diable. Quant à votre sœur que vous avez si lamentablement perdue, saviez-vous qu’elle se conduisait de la sorte ? — Seigneur, que Dieu nous vienne en aide, nous n’en savions rien ! — Gardez-vous, dit le saint homme, d ’une conduite mauvaise, car elle mène le pécheur et la pécheresse à une mauvaise fin ; aussi gardez-vous en bien, car qui fait une mauvaise fin est perdu à jamais ; et qui veut appartenir à Dieu ne fait ni mauvaise œuvre, ni mauvaise fin. Il les enseigne et leur prodigue les conseils : si seulement elles voulaient l’écouter ! L’aînée l’écouta bien et fut conquise par ses paroles qui lui ensei­ gnaient les articles de la foi et lui apprenaient à croire dans les vertus de Jésus-Christ et à les aimer. Elle mit tous ses soins et ses efforts, dans ses actes comme

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dans ses propos, à se comporter selon ces enseigne­ ments. — Si vous avez, ajouta-t-il, confiance de tout votre cœur en ce que je vous dirai, vous en retirerez de grands profits. Vous serez ma fille et mon amie en Dieu ; si vous venez me demander conseil, quels que soient vos besoins et vos difficultés, vous pourrez compter sur mon assistance avec l’aide de Dieu. Ne vous tracassez pas, car Notre-Seigneur vous conseillera, si vous lui faites confiance et si vous venez souvent me trouver : je n’habite pas loin d’ici. C’est ainsi que le prêtre guida les deux jeunes filles et les mit dans la bonne voie. L’aînée lui fit pleine confiance, et l’aima pour les bons conseils et les bonnes paroles qu’il lui adressait. 4. Quand le diable l’apprit, il en fut mortifié et eut peur de la perdre ; il pensa ne pouvoir avoir raison d’elle que par le moyen d’une femme. Il en avait une qui avait plus d’une fois accompli ses œuvres et sa volonté. Il prit possession d’elle et l’envoya chez les deux sœurs. Elle vint trouver la cadette, n’osant s’at­ taquer à l’autre, dont la conduite était pleine de modestie. Elle prit donc à part la plus jeune en tête à tête, et l’interrogea longuement sur ses habitudes et sa façon de vivre. — Quelle sorte de vie, lui demanda-t-elle ensuite, mène votre sœur ? Vous aime-t-elle et vous fait-elle joyeux accueil ? — Ma sœur, répondit l’autre, est si inquiète et si préoccupée des malheurs qui nous sont arrivés qu’elle ne fait bonne figure ni à moi ni à personne. Un bon prêtre avec qui elle s’entretient de Dieu l’a si bien retournée à sa façon qu’elle ne fait plus que ce qu’il veut. 0 — Quel dommage, lui dit la femme, pour votre beau corps qui ne connaîtra jamais le plaisir aussi V longtemps que vous resterez en cette compagnie. Mon Dieu, belle amie, si vous saviez quels plaisirs connaissent les autres femmes, vous mépriseriez tous ri

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vos biens. Nous éprouvons une telle joie, quand nous sommes avec les gens qui forment notre compagnie que, même avec un simple croûton de pain pour vivre, nous serions plus satisfaites et plus heureuses que vous ne le seriez avec tous les trésors du monde. Dieu, que vaut une jeune femme qui n’a pas le plaisir de coucher avec un homme ? Belle amie, c’est pour vous que je le dis, car vous ne connaîtrez pas le plaisir que donne un homme, et je vais vous dire pourquoi. Votre sœur aînée en aura, elle, du plaisir, mais ne supportera pas que vous en ayez ; pourvu qu’elle en ait, elle ne se souciera pas de vous. Ainsi vous avez renoncé à toute la jouissance que vous donnerait votre beau corps, ce qui est bien dom­ mage. — Comment, répondit-elle, oserais-je faire ce que vous dites, puisque ma sœur l’a payé de sa vie ? — Votre sœur a agi bien follement et a suivi de mauvais conseils. Mais si vous m’en croyez, jamais vous ne serez accusée et votre corps connaîtra une parfaite volupté. — Je ne vois pas comment, dit-elle, et je n’oserai plus vous en parler à cause de ma sœur. — Allez-vous-en et vous pourrez venir me trouver quand vous voudrez. Lorsque le diable eut entendu cette conversation, il en fut tout heureux, sûr d’avoir la jeune fille à sa merci. Il emmena la femme et quand elle s’en fut allée, la demoiselle pensa plus d’une fois à ce qu’elle lui avait dit. Quand le diable la trouva si bien soumise à son empire qu’elle s’en entretenait toute seule en son for intérieur, il mena contre elle le plus violent assaut possible : la nuit elle contemplait son beau corps en se disant : « La bonne femme avait bien raison de dire que j’avais tout perdu ! » Elle la fit venir un jour. — Vous disiez vrai, car ma sœur se moque bien de moi ! — Je le savais bien, répondit l’autre, et elle se sou­ ciera encore moins de vous, si elle prend son propre

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plaisir. Nous ne sommes créées que pour avoir la jouissance d’un homme. — J’aimerais bien l’avoir, si je n’avais pas peur d’être condamnée à mort. — Vous le risquerez, si vous agissez aussi impru­ demment que votre sœur, mais je vous apprendrai comment faire. — Dites-le-moi et je suivrai vos conseils. — Vous vous abandonnerez à tous les hommes, lui dit la femme, vous partirez d’ici et vous direz que vous ne pouviez plus supporter votre sœur : ainsi vous dis­ poserez de votre corps à votre gré, vous ne trouverez personne pour parler de justice et vous serez hors de tout danger. Quand vous aurez mené un temps cette vie, un brave homme sera bien content de vous épouser pour votre immense fortune. Voilà comment vous connaîtrez tous les plaisirs de ce monde. La jeune fille se rendit aux raisons de la femme. Elle quitta le domicile de sa sœur, elle disparut et se pros­ titua comme on le lui avait conseillé. 5. Le diable se réjouit d’avoir séduit la cadette^ Lorsque l’aînée apprit le départ de sa sœur, elle se rendit auprès du prêtre qui lui enseignait la vraie foi, désolée, désespérée d’avoir perdu sa sœur. Lorsque le prêtre la vit dans une telle détresse, il eut pitié d’elle. — Fais ton signe de croix, lui dit-il, et recommandetoi à Dieu, car je te vois bouleversée. — Non sans raison, car j’ai perdu ma sœur. Elle lui raconta ce qu’elle avait pu en savoir et lui avoua que sa sœur s’était livrée à tous les hommes. À cette nouvelle le saint homme fut pris de frayeur. — Le diable, dit-il, rôde encore autour de vous et ne se tiendra pas tranquille avant de vous avoir toutes séduites, si Dieu ne vous garde. — Seigneur, par Dieu, lui demanda-t-elle, com­ ment pourrai-je me protéger ? J’ai si peur de tomber dans ses pièges. — Si tu as confiance en moi, il n’y parviendra pas. — J’ai confiance en tout ce que vous me direz.

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— Bien. Crois-tu au Père, au Fils et au SaintEsprit ? Que ces trois personnes n’en sont qu’une seule en Dieu, la Trinité ? Que Notre-Seigneur est venu sur la terre pour sauver les pécheurs qui rece­ vront le baptême et se conformeront à tous les com­ mandements de la sainte Eglise et des ministres qu’il laissa ici-bas pour apprendre à croire en son nom ? — Oui, je le crois, tout comme vous venez de le dire et que je viens de l’entendre. Qu’Il me protège contre les embûches du diable ! — Si tu le crois comme je te le dis, jamais le diable ne pourra t’abuser et, je t’en prie surtout, ne te laisse pas aller à la colère, car c’est à cela que le diable a le plus volontiers recours, il s’en prend à un homme ou à une femme emportés par la colère. Prends donc garde à toutes les fautes que tu pourrais commettre, à tous les ennuis qui pourraient t’arriver. Viens me trouver, confie-les-moi et accuse-t’en à Notre-Seigneur et reconnais-toi coupable devant tous les saints, toutes les saintes et toutes les créatures qui croient en Dieu, qui l’aiment et le servent, ainsi que devant moi. Chaque fois que tu te lèveras et te coucheras, signe-toi au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, fais ton signe de croix sur ta personne, au nom de la croix où il livra son saint Corps, où il souffrit la mort pour éviter aux pécheurs les peines de l’enfer et les pré­ server du pouvoir du diable. Si tu suis mes recomman­ dations, tu n’as pas à avoir peur du démon. Veille à ce que la nuit, pendant ton sommeil, il y ait toujours une lumière, car le diable déteste la clarté et n’aime pas venir où il la sait. C’est ainsi que le saint homme instruisit la jeune fille, terrassée à l’idée d’être la proie du diable. La demoiselle revint chez elle pénétrée par la foi et pleine d ’humilité envers Dieu et les pauvres gens du pays. Les honnêtes gens venaient souvent la voir. — Belle amie, lui disaient-ils, vous devez être effrayée du sort épouvantable qui s’est abattu sur votre père, votre frère et vos sœurs. Reprenez donc courage, car vous êtes une femme riche, vous pos­

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sédez un important patrimoine et un homme de bien, si votre conduite est irréprochable, sera heureux de vous avoir pour femme. — Notre-Seigneur, répondait-elle, me protégera, puisqu’il connaît mes besoins. La demoiselle vécut ainsi longtemps, deux ans ou plus, échappant aux pièges du diable, sans commettre une seule mauvaise action. Le diable en fut consterné, ne voyant pas comment la duper et se glisser dans l’un ou l’autre de ses actes. Finalement il pensa ne pouvoir l’abuser et lui faire oublier les enseignements du saint homme qu’en réussissant à la mettre en colère, car elle se détournait des œuvres chères au démon. 6. Il eut alors recours à sa sœur. Il la lui amena un samedi soir pour la mettre en colère et voir ainsi s’il réussirait à la piéger. Lorsque cette sœur arriva à la demeure paternelle, la nuit était déjà très avancée ; elle était accompagnée de toute une bande de garçons qui envahit la maison. Dès que sa sœur la vit, elle s’emporta violemment. — Ma chère sœur, dit-elle, tant que vous voudrez mener cette vie, je vous interdis d’entrer ici : vous m’attireriez des reproches, et je n’en ai pas besoin. Quand l’autre s’entendit accuser d’être la cause de blâme, furieuse, elle parla en femme possédée par le démon : elle haïssait sa sœur, dit-elle, elle valait mieux qu’elle, et elle lui jeta à la figure que le prêtre l’aimait d’un amour coupable et que, si les gens le savaient, elle serait condamnée au bûcher. Sa sœur, entendant qu’elle lui reprochait une conduite aussi diabolique, monta le ton à son tour et voulut la chasser de la maison. La cadette répliqua que cette maison avait appartenu à leur père à toutes deux et qu’elle n’en sortirait pas. Devant ce refus, sa sœur la saisit par les épaules, pour la jeter dehors. L’autre lui tint tête et les garçons saisirent l’aînée et la rouèrent de coups ; mais elle put leur échapper, après avoir été battue à bras raccourcis. Elle entra dans sa chambre et ferma la porte sur elle. Elle n’avait qu’une servante

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et qu’un domestique sur qui les drôles passèrent leur fureur. I Une fois dans sa chambre, toute seule, elle se mit au lit tout habillée et pleura amèrement, la mort dans l’âme. Quand le diable la vit seule, en colère, plongée dans une profonde obscurité, tout joyeux, il lui remit dans l’esprit les souffrances de son père, de sa mère, de son frère et de ses sœurs, et elle revit celle qui l’avait battue. Elle s’abandonna alors aux larmes au souvenir de toutes ces misères, elle éprouva un immense chagrin et s’endormit avec ces douloureuses pensées. Voyant qu’elle avait complètement oublié les recommandations du saint homme dans un accès de désespoir, le diable se dit : « La voici maintenant toute prête et hors de la protection de son maître : c’est le moment de la livrer à notre homme. » Le diable qui avait le don de vivre et de coucher avec une femme fut tout de suite mis en état d’agir. Il vint à elle pendant son sommeil et la féconda. Quand elle se réveilla plus tard, elle se souvint du saint prêtre et se signa. « Sainte Marie, dit-elle, que m’est-il arrivé ? Le mal est venu sur moi depuis que je me suis couchée. Belle et glorieuse mère de Dieu, ma dame, fille et mère de Jésus-Christ, suppliez votre bienheu­ reux père et votre cher fils de sauver mon âme et de me défendre des atteintes du démon. » Elle se lève alors et se met à la recherche du cou­ pable, pensant le trouver, mais elle n’y parvient pas. Elle court alors à sa porte, la trouve fermée, comme elle en avait pris soin elle-même. Constatant que la porte de la chambre est bien fermée, elle fouille toute la pièce, sans résultat. Elle comprend alors qu’elle est le jouet du diable, s’abandonne à sa douleur et implore avec ferveur Notre-Seigneur de ne pas la laisser couvrir de honte en ce monde. ~ La nuit s’écoula, le jour revint. Dès qu’il fut jour, le diable emmena la femme, car il avait mené à bien ce pourquoi il l’avait fait venir. Quand elle s’en fut allée avec la bande des garçons, la jeune fille sortit de sa chambre, en pleurs, bouleversée, et pria son serviteur

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de faire venir deux femmes. Lorsqu’elles furent arri­ vées, elle se mit en route pour aller chez son confes­ seur. 7. — Tu es dans l’embarras, lui dit-il en l’aperce-1 vant, je te vois si épouvantée ! — Je dois bien l’être, répondit-elle, puisque ce qui (. m’est arrivé n’est arrivé à personne d’autre. Je viens à vous pour vous demander conseil, car vous m’avez dit qu’il n’est de si grand péché qui ne soit pardonné, si 1 on le confesse et si l’on s’en repent en acceptant la décision du confesseur. Seigneur, j’ai péché et, je | l’avoue, j’ai été la victime du diable. Elle lui raconte alors comment sa sœur est venue chez elle, comment elle s’est emportée contre elle, comment elle l’a battue avec l’aide des garçons, puis comment elle-même, indignée, est entrée dans sa chambre en fermant bien la porte derrière elle. « Sous l’emprise de la douleur et de la colère j’ai oublié de me signer, comme j’ai oublié les recommandations que vous m’avez faites. À mon réveil, je me suis trouvée couverte de honte et dépucelée. Seigneur, j’ai fouillé ma chambre et je n’ai découvert personne, je n’ai pas pu savoir qui était l’auteur de ce forfait. Voilà comment j’ai été séduite. Au nom de Dieu, j’implore votre pitié, afin que si mon corps est supplicié, je ne perde pas aussi mon âme. » Le prêtre écouta tout ce qu’elle lui disait, il en res­ tait perplexe et refusait de croire son récit, car il n’avait jamais entendu parler de pareil prodige. — Tu es possédée, lui répond-il, par le diable et il rôde autour de toi. Comment écouter ta confession et t’imposer une pénitence, puisque je suis sûr que tu me mens ? Jamais une femme n’a été dépucelée sans savoir par qui, ou au moins sans voir qui, et tu veux me faire croire que cette histoire est vraie ? — Seigneur, que Dieu me sauve et m’épargne le supplice, aussi vrai que je vous dis la vérité. — Si tu me dis la vérité, tu le verras bien à tes propres actes. Tu as commis une lourde faute en

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transgressant le devoir d’obéissance que je t’avais fixé. Pour t’en punir je t’imposerai en pénitence de ne faire qu’un seul repas le vendredi, tous les jours de ta vie. Quant à la luxure dont tu me parles et dont je ne crois pas un mot, je veux bien t ’indiquer une pénitence, si tu acceptes de la faire telle que je te la proposerai. — Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, aussi rude que cela soit. — Que Dieu t’entende ! Es-tu décidée à te ranger aux décisions de la sainte Église, à accueillir la misé­ ricorde de Jésus-Christ qui nous racheta chèrement de sa mort, à faire et à dire, en t’y efforçant de tout ton corps et de tout ton cœur, ce que je viens d’en­ tendre de ta bouche, à la suite d’une confession sin­ cère, d’un vrai et total repentir partant du fond du cœur ? — Seigneur, je m’y tiendrai scrupuleusement d’après ce que vous venez de dire. — J’ai foi en Dieu, dit le saint homme, tu n’auras rien à craindre, si ton engagement est sincère. — Seigneur, que Dieu me garde d’une indigne et ignominieuse mort, aussi vrai que je vous en donne ma parole. — Tu me promets donc de bien observer ta péni­ tence, de condamner ton péché et d’y renoncer à jamais ? — Oui, Seigneur. — Alors tu as renoncé à la luxure et je te l’interdis pour toujours, sauf celle qui survient pendant ton sommeil, dont on n’est pas maître. En as-tu le ferme désir et pourras-tu résister à la tentation ? — Oui, tout à fait, si vous m’êtes garant que je ne serai pas damnée pour cette faute. Je n’en commettrai jamais d’autre. — Pour cette faute-ci, je me porte garant devant Dieu au nom du commandement par lequel il nous a établis sur cette terre. Elle accepta de bon cœur la pénitence imposée, en larmes, pénétrée du repentir, et le saint homme fit sur elle le signe de la croix, la bénit et la ramena de son

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mieux à l’amour de Jésus-Christ, pensant que si elle lui avait dit la vérité, elle était vraiment la victime du diable. Il la conduisit à un bénitier, lui fit boire de l’eau bénite au nom du Père, du Fils et du SaintEsprit et l’en aspergea. — Garde-toi, dit-il, d’oublier les recommandations que je t’ai faites et chaque fois que tu auras besoin de moi, reviens me voir. Il fit encore sur elle le signe de la croix et compta pour pénitence toutes les bonnes actions qu’elle accomplirait à l’avenir. 8. Elle regagna son logis et mena une vie simple et honnête. Voyant qu’il l’avait perdue et qu’il ignorait tout ce qu’elle faisait et disait, comme si elle n’avait jamais existé, le diable supporta très mal cette défaite. Par la semence qu’elle avait dans son corps elle grossit et s’arrondit, tant et si bien que les commères s’en aperçurent. — Par Dieu, belle dame, lui dirent-elles en l’exami­ nant, qu’est-ce ? Vous prenez de l’embonpoint ! — Assurément. — Êtes-vous enceinte ? — Oui, je crois. — Et de qui ? — Que Dieu m’accorde une heureuse délivrance, aussi vrai que j’ignore de qui. — Vous avez donc connu tant d’hommes que vous ne pouvez dire lequel ! — Que Dieu me refuse d’accoucher, si je vous dis que je n’ai ni vu ni connu un homme qui eût des rapports avec moi pour en arriver là. À ces mots les femmes se signèrent. — Amie chère, c’est impossible ! Pareille chose n’est arrivée ni à vous ni à personne. Sans doute aimez-vous le coupable plus que vous-même et ne voulez-vous pas l’accuser. Mais c’est grand dommage pour vous, car dès que les juges l’apprendront, il vous faudra aussitôt mourir. Ces propos épouvantèrent la jeune fille.

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— Que Dieu, dit-elle, sauve mon âme, je n’ai jamais vu ni connu l’auteur. Les femmes se moquent d’elle, la prennent pour folle et disent qu’il est bien malheureux de tout perdre, de si belles maisons, de si bonnes terres, de si beaux domaines. Horrifiée, elle retourne chez son confesseur et lui rapporte les propos des femmes. Mais en la voyant enceinte d’un enfant, il en reste stupéfait. — Chère sœur, lui demande-t-il, avez-vous bien observé la pénitence que je vous avais donnée ? — Oui, Seigneur, sans rien omettre. — Et ce prodige ne s’est-il produit qu’une fois ? — Oui, seigneur, qu’une seule fois, ni avant, ni après. Le saint homme en reste interdit et note par écrit la nuit et l’heure qu’elle lui a indiquées. — Quand naîtra l’enfant que tu portes, dit-il, je verrai bien si tu m’as menti. J’ai entière confiance en Dieu ; si tu m’as dit la vérité, tu n’auras pas à craindre la mort. Mais ce que tu peux redouter à coup sûr, c’est que, quand les juges l’apprendront, ils te fassent arrêter pour mettre la main sur tes nombreux immeu­ bles, sur ton beau domaine sous prétexte de faire jus­ tice de toi. Quand on t’arrêtera, fais-le-moi savoir, j’irai t’apporter, si je puis, aide et réconfort. Si tu es telle que tu m’as dit, sois-en sûre, Dieu t’aidera. Rentre chez toi, mets toute ton assurance en Dieu et mène une bonne vie, car une bonne vie aide beaucoup à faire une bonne fin.

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' 9. Revenue chez elle, elle vécut en paix et simple­ ment jusqu’au jour où les juges arrivèrent dans la région et apprirent la nouvelle. Ils mandèrent des gens à son logis pour la faire comparaître devant eux. Dès son arres­ tation elle envoya chercher le saint homme qui l’avait toujours conseillée. Informé, il se hâta d’arriver et vit qu’ils étaient déjà en train de juger la jeune fille ; ils l’appelèrent aussitôt et lui rapportèrent les dires de cette fille qui prétendait ignorer qui l’avait rendue mère.

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— Croyez-vous, lui demandèrent-ils, qu’une femme puisse devenir enceinte et avoir un enfant sans avoir de rapports avec un homme ? — Je ne vous dirai pas tout ce que je sais, mais ce que je puis vous dire, si vous voulez m’en croire, c’est que vous ne rendrez pas un jugement sur elle tant qu’elle est enceinte, car ce n’est ni juste ni raisonnable et l’enfant n’a pas mérité la mort à cause du péché de sa mère : ou alors avouez que vous aurez mis à mort un innocent, comme s’il était coupable. — Nous suivrons votre avis, dirent les juges. — Dans ce cas, faites mettre sous bonne garde la jeune fille dans une tour, en un lieu où elle n’ait pas la possibilité de se mal conduire ; placez auprès d’elle deux femmes pour l’aider, quand viendra l’heure de la délivrance. Gardez-la ainsi sous surveillance jusqu’à la naissance de l’enfant et aussi longtemps, si vous m’en croyez, qu’elle pourra le nourrir, jusqu’à ce qu’il puisse manger tout seul et demander ce dont il a besoin. Si vous avez alors d’autres desseins, vous agirez à votre guise et vous pourrez régler toute cette affaire. Si vous suivez mes conseils, faites ainsi, et si vous n’êtes pas d’accord, je n’en puis mais. — Nous pensons, répondirent les juges, que vous avez raison. Selon les indications du prêtre, ils mirent la jeune fille dans une haute tour, firent murer en bas toutes les portes et placèrent auprès d’elle deux femmes, les plus honnêtes qu’ils purent trouver pour cette mis­ sion. Ils laissèrent au haut de la tour une fenêtre ouverte par où elles tiraient au moyen d’une corde tout ce dont elles avaient besoin. — Quand tu auras eu ton enfant, dit le prêtre s’adressant à la jeune fille qui se tenait à la fenêtre, fais-le baptiser sans tarder et quand on te fera sortir de là pour passer en jugement, envoie-moi chercher. 10. La jeune fille resta longtemps dans cette tour. Les juges avaient bien veillé à ce qu’elle ne manquât de rien. Elle demeura là jusqu’au moment où l’enfant

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-i>vit le jour selon la volonté de Dieu. Dès sa naissance il eut tout naturellement les pouvoirs et l’intelligence du diable, son père : mais le démon avait agi imprudem­ ment : il n’ignorait pas que Notre-Seigneur avait racheté par sa mort les pécheurs pris d’un vrai repentir et qu’il avait, lui, séduit la jeune fille pendant son sommeil par ruse et par astuce. Dès qu’elle se rendit compte de cette tromperie, elle reconnut sa faute et implora la miséricorde divine ; après quoi, elle s’en remit aux commandements de Dieu et de la sainte Église qu’elle respecta scrupuleusement. Toutefois Dieu ne voulut pas que le diable fut frustré de ce qui lui revenait et de ce pour quoi il l’avait créé. L’enfant eut donc la science du démon, la connaissance de ce qui avait été dit et fait dans le passé. Mais grâce au repentir de la mère, à l’aveu de ses fautes, à la confes­ sion purificatrice, à son ferme et sincère regret de ce qui lui était arrivé contre son gré et sa volonté, grâce enfin à la vertu du baptême qui l’avait lavée du péché aux fonts baptismaux, Notre-Seigneur qui sait tout ne voulut pas que la faute de la mère pût nuire à l’en­ fant : il lui donna la faculté de connaître l’avenir. De la sorte il connut les actes et les paroles du passé, qu’il tenait du diable, et en outre Notre-Seigneur lui accorda de son côté la connaissance de l’avenir, ren­ dant à chacun ses droits, aux diables les leurs, à Dieu les siens ; car le diable ne forme que le corps, alors que Notre-Seigneur insuffle dans tous les corps son esprit, selon le don de voir, d’entendre et de comprendre et selon l’intelligence dont il dote chacun. Il favorisa cet enfant plus qu’un autre, parce qu’il en avait grand besoin pour savoir de quel côté se ranger. Telles furent les circonstances de cette naissance. Quand les femmes prirent le nouveau-né dans leurs bras, elles furent saisies d’une grande frayeur en le voyant plus velu et plus poilu que tous les enfants qu’elles avaient vus. Elles le montrèrent à sa mère qui, à sa vue, se signa. — Cet enfant, dit-elle, me fait peur.

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— À nous aussi, dirent les femmes, et c’est tout juste si nous avons le courage de le tenir. — Déposez-le, dit-elle, et faites-le baptiser. — Quel nom souhaitez-vous lui donner ? demandè­ rent-elles. —- Celui de mon père. Elles le mirent dans le panier, le firent descendre au moyen de la corde et demandèrent qu’on le bap­ tisât en lui donnant le nom de son aïeul maternel. Il reçut au baptême le nom de Merlin, celui de son aïeul. On le rendit à sa mère pour l’allaiter, car aucune femme n’en avait le courage. Elle l’allaita jusqu’à l’âge de neuf mois et les femmes qui vi­ vaient avec elle ne cessaient de s’étonner de l’enfant, velu comme il l’était, qui à neuf mois avait l’air plus âgé et à neuf mois semblait avoir deux ans ou plus. 11. Plus tard, quand il eut dix-huit mois, les femmes dirent à la mère : — Ma dame, nous aimerions bien sortir d’ici, car nous avons nos familles et nos amis et nous voudrions rentrer chez nous : nous pensons être suffisamment restées ici. — Aussitôt après votre départ, répondit-elle, je sais bien que je passerai en jugement. — Hé, ma dame, nous n’y pouvons rien et nous ne voulons pas nous éterniser ici. En pleurs, elle les supplie, au nom de Dieu, d’at­ tendre encore un peu. Elles vont à la fenêtre, tandis que la mère, fondant en larmes, s’assoit en tenant son enfant dans ses bras. — Cher fils, dit-elle, à cause de vous je vais mourir et pourtant je ne l’ai pas mérité ; je vais mourir, parce que je suis la seule à savoir la vérité et personne ne veut me croire. Il me faudra donc mourir. Tandis qu’elle se lamentait disant, en s’adressant à son fils, que Dieu avait toléré cette désastreuse nais­ sance, créant en ses entrailles un être qui l’amenait au supplice et à la mort, tandis qu’en ces termes elle

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exprimait sa douleur à Notre-Seigneur, l’enfant la regarda et se mit à rire. — Ma chère mère, dit-il, n’ayez pas peur, je ne serai pas responsable de votre mort. En l’entendant, le cœur lui manqua ; de frayeur elle laissa aller ses bras, l’enfant tomba à terre et se blessa. Les femmes qui étaient à la fenêtre bondirent, pensant qu’elle voulait le tuer et se précipitèrent f auprès d’elle. — Pourquoi, demandèrent-elles, votre enfant est-il tombé ? Vous voulez donc le tuer ? — Loin de moi cette pensée, répondit-elle tout abasourdie. Il vient de me faire une révélation si extra­ ordinaire que les bras et le cœur m’ont manqué, alors il est tombé. — Que vous a-t-il dit, pour que vous ayez une telle peur ? — Il m’a dit que je ne mourrai pas à cause de lui. — Va-t-il dire encore autre chose ? Elles le prirent avec elles et le pressèrent de ques­ tions pour le faire parler, mais il n’en manifesta pas le désir et ne dit pas un mot. — Menacez-moi, dit aux deux femmes la mère après un long moment, et dites que je serai brûlée vive à cause de lui. Je le tiendrai dans mes bras et vous verrez alors s’il consent à parler. Les femmes s’approchèrent. — Quel affreux supplice pour votre beau corps qui sera brûlé sur le bûcher à cause de cette créa­ ture ! Il eût mieux valu qu’il ne fût jamais venu au monde. — Vous mentez, s’écria l’enfant. C’est ma mère qui vous a soufflé cela ! — Ce n’est pas un enfant, se dirent-elles, ébahies et effrayées par ces paroles, mais un diable qui sait tout ce que nous avons dit ! Elles lui parlent et l’assaillent de questions, mais il se borne à répondre : — Laissez-moi tranquille ! Vous êtes plus insensées et plus grandes pécheresses que ma mère.

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— Ce prodige ne peut être tenu secret, disent-elles, frappées de stupeur. Allons le dire au peuple. Elles se mettent à la fenêtre, appellent les gens, leur répètent ce que l’enfant leur a dit et déclarent qu’elles n ’entendent pas rester plus longtemps enfermées. Qu’on en informe les juges ! Mis au courant de cette affaire, les juges avouèrent qu’elle n’était pas banale et qu’il était normal de traduire la mère en justice. Ils firent rédiger une assignation et la convoquèrent dans les quarante jours pour la juger. Quand elle reçut l’assignation et connut le jour annoncé pour son supplice, épou­ vantée elle prévint le saint homme qui la confes­ sait. "7

12. Elle demeura en cet état jusqu’au septième jour avant le supplice. Hantée par cette date, elle était ter- I rifïée. L’enfant qui allait et venait dans la tour vit sa 1 mère en larmes, il se mit à rire et à montrer une grande joie. — Vous pensez bien peu, dirent les femmes, à l’an­ xiété de votre mère qui cette semaine sera brûlée vive à cause de vous ! Maudite soit l’heure de votre nais­ sance, puisque, si Dieu ne l’assiste pas, à cause de vous elle subira ce supplice. — Elles mentent, ma mère, jamais, et jusqu’à mon dernier souffle, je ne vous laisserai condamner à mort et monter sur le bûcher, à moins que ce ne soit la volonté de Dieu. Les femmes et la mère furent heureuses d’entendre ces paroles. « Cet enfant, dirent-elles, capable de i parler ainsi sera plein d’une grande sagesse. » On attendit le jour fixé pour l’assignation. L e r^ femmes quittèrent alors la tour, la mère portant son fils dans ses bras. Les gens de justice arrivèrent, pri­ rent les deux femmes à part et leur demandèrent si les propos de l’enfant étaient bien exacts : elles lui rapportèrent tout ce qu’elles lui avaient entendu dire. Émerveillés, ils déclarèrent qu’il faudrait à l’enfant de bons arguments pour tirer sa mère d’affaire. Ils se

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retirèrent et le saint homme qui devait assister la jeune fille se présenta. — Demoiselle, dit l’un des juges, avez-vous quelque disposition à prendre ? Apprêtez-vous à subir votre supplice. — Seigneurs, s’il vous plaît, j’aimerais parler à ce vieil homme en tête à tête. Ils lui en donnent la permission et elle entre dans une pièce en laissant l’enfant dehors. Plusieurs per­ sonnes se mettent à l’interroger, mais il ne daigne pas leur répondre. De son côté la mère s’entretient avec son confesseur, en pleurant pitoyablement. Quand elle lui a confié tout ce qu’elle avait à lui dire, le saint homme lui demande : — Est-il donc vrai que ton enfant tient les propos que j’ai appris ? — Oui, seigneur. Et elle lui répète ceux qu’elle a entendus. — Quelque chose d’extraordinaire, dit le saint homme, va sortir de tout cela. Il sort et va rejoindre les juges. La jeune fille le suit, vêtue seulement de sa chemise et couverte d’un manteau. Elle trouve son enfant à la sortie de la pièce et, lé portant dans ses bras, paraît devant les juges. — Qui est le père de cet enfant ? lui demandent-ils, lorsqu’elle est devant eux. Surtout ne nous le cachez pas. — Seigneurs, répond-elle, je vois bien que je suis promise au supplice. Que Dieu me refuse sa pitié et sa compassion, si j’ai jamais vu ou connu le père et si jamais je me suis donnée à un homme pour qu’il me fasse un enfant ! — Nous ne croyons pas la chose possible, répon­ dent les juges, mais nous allons demander aux femmes si une femme peut porter un enfant sans un père pour i( ! . l’engendrer. P f l f — Oh non, répondent-elles, nous n ’en avons jamais eu connaissance, sauf pour la mère de JésusChrist.

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13. Forts de l’affirmation des femmes, les juges décidèrent qu’il n’y avait qu’à laisser la justice suivre son cours. L’un d’eux prit la parole, le plus influent, celui qui s’imposait à tous les autres. — J’ai appris, dit-il, que cet enfant parle et qu’il a dit que sa mère n’encourrait pas la mort à cause de lui. S’il doit venir à son secours, je me demande pour­ quoi il tarde à intervenir. À ces mots, l’enfant se contorsionne dans les bras de sa mère et elle le pose à terre, puis il court tout droit aux pieds des juges. —• Je vous prie de me dire, fait-il, si vous le savez, pourquoi vous voulez condamner ma mère au bûcher. — Je le sais parfaitement, répond un juge et je vais te le dire : parce qu’elle t’a eu en faisant un coupable usage de son corps et qu’elle refuse d’accuser celui qui t’a engendré. Nous appliquons toujours l’ancienne loi pour juger une femme de cette espèce et nous enten­ dons y soumettre ta mère. — Si quelque autre femme n’avait fait pis qu’elle, il serait juste de rendre un jugement plus sévère sur elle que sur toute autre. Mais il en est qui ont fait pis. En outre si ma mère avait mal agi en pleine conscience, il n’y aurait aucune raison pour qu’on l’en tînt quitte sous prétexte que d’autres aient fait pis : mais ma mère n’est coupable de rien et s’il y a eu faute de sa part, ce saint homme a accepté d’en porter la respon­ sabilité. Si vous ne me croyez pas, demandez-le-lui. Le juge fait comparaître le prêtre, lui répète les paroles de l’enfant et lui demande s’il est prêt à les confirmer. — Seigneur, répondit-il, tout ce qu’il vous a dit de la faute de sa mère est tout à fait exact. Si elle m’a dit la vérité sur sa mésaventure, elle n’a rien à craindre de Dieu ni du monde, et justice lui sera rendue. Elle vous a raconté elle-même comment elle a été séduite ; la conception de cet enfant est survenue pendant son sommeil, sans jouissance charnelle, et elle ignore qui l’a rendue mère. Elle s’en est confessée, elle s’en est repentie. J’ai refusé de la croire, mais mon incrédulité

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d’alors ne peut, ne doit en rien lui nuire, puisque sa conscience est pure. — Vous avez noté par écrit, dit l’enfant en s’adres­ sant au prêtre, la nuit et l’heure où j’ai été conçu : vous pouvez savoir ainsi la date de ma naissance et apporter de bonnes preuves à la cause de ma mère. — Tu as raison, répond le prêtre, et je ne sais d’où vient que tu es plus sage que nous tous. On fit alors venir les femmes, elles précisèrent devant les juges les dates de la conception et de la naissance, la durée de la grossesse grâce à l’écrit du saint prêtre et ils durent convenir que la prévenue avait dit la vérité. — Elle n’en sera pas quitte pour autant, réplique le juge, si elle n’avoue pas qui est le père, et de façon crédible. |— Je sais mieux, fait l’enfant dans un accès de colère, qui fut mon père que vous ne savez qui fut le vôtre, et votre mère sait mieux qui vous a engendré que la mienne ne le sait pour moi. — Si tu as une révélation à faire sur ma mère, dit le juge dans un mouvement d’humeur, j’en tiendrai compte. — Je puis t’affirmer, si tu observes une stricte jus­ tice, qu’elle a plus mérité la mort que la mienne. Si je te le prouve, laisse tranquille ma mère, car elle n’a pas commis la faute dont tu l’accuses et elle m’a dit la vérité pour ce qui est de ma conception. — Tu as évité le bûcher à ta mère, répond furieux le juge, mais sache que si tu n’apportes pas de preuve convaincante sur la mienne pour disculper la tienne, je 'L_te ferai brûler vif avec la coupable. 14. Ils s’accordèrent un délai de quinze jours. Le juge envoya chercher sa mère, fit garder la mère de Merlin et l’enfant et resta en permanence avec les gardes. Plusieurs fois on interrogea l’enfant sur sa mère et sur d’autres personnes, mais durant ces quinze jours on ne put tirer de lui un seul mot. Lorsque la mère du juge fut arrivée, on fit sortir

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les deux prisonniers pour comparaître devant le juge. — Voici ma mère, dit-il, tu dois maintenant t’expli­ quer à son sujet. — Vous n’êtes pas aussi habile que vous le croyez, répliqua l’enfant. Allez, emmenez votre mère secrète­ ment dans une maison, faites venir vos conseillers les plus intimes, et moi avec, et je ferai de mon côté appel aux défenseurs de ma mère, à Dieu le Tout-Puissant et à son confesseur. Ceux qui étaient là furent si interdits qu’ils ne purent proférer une seule parole. Mais le juge, sen­ sible à tant de sagesse, reconnut que l’enfant avait le droit pour lui. — Si j’arrache ma mère à la condamnation de cet homme, demande l’enfant à tout l’auditoire, n’aurat-elle rien à craindre des autres ? — Si elle se justifie devant lui, répondent-ils tous, elle n’aura plus à fournir d’explications à personne. Ils se rendirent dans une pièce ; le juge amena sa mère et deux de ses amis, parmi les plus honorables, et l’enfant amena le confesseur de sa mère. Quand ils furent tous réunis, le juge dit : — Fais maintenant sur ma mère la révélation qui permettra d’acquitter la tienne. — Je ne dirai rien sur votre mère pour obtenir l’ac­ quittement de la mienne, comme si elle était coupable, parce que je refuse de la défendre contre une accusation mensongère, mais je veux défendre son bon droit et faire triompher la justice divine. Sachez qu’elle n’a pas mérité le supplice que vous voulez lui infliger et si vous m’en croyez, vous l’acquit­ terez et vous cesserez de mener une enquête sur la vôtre. — Vous ne vous moquerez pas de moi de la sorte, répond le juge, et vous ne vous tirerez pas d’affaire par des mots. Il vous faut en dire davantage. — Vous m’avez donné l’assurance, à ma mère et à moi, de ne pas la condamner, si je suis capable de la disculper.

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— C’est exact, mais nous sommes réunis ici pour entendre ce que tu diras sur ma mère. — Vous avez arrêté la mienne et vous avez l’inten­ tion de la condamner au bûcher, parce qu’elle m’a mis au monde et qu’elle ne peut pas dire qui m’engendra en elle. Je vous dis, moi, qu’elle ne le sait pas, qu’elle l’ignore absolument et qu’elle est incapable de dire qui était mon père. Mais si je voulais, je saurais mieux dire qui était le vôtre et votre mère pourrait mieux dire de qui vous êtes le fils que la mienne ne le dirait de moi. — Chère mère, répond le juge, ne suis-je pas le fils de votre époux légitime ? — Mon Dieu, cher fils, de qui seriez-vous donc le fils, si ce n’est de mon bon mari défunt ? — Ma dame, ma dame, dit l’enfant, il vous faudra dire la vérité, si votre fils ne nous acquitte pas, ma mère et moi ; mais s’il le fait, je me tiendrai pour satisfait. — Pas moi, répond le juge. — Tout ce que vous y gagnerez, réplique l’enfant, c’est de trouver votre père bien en vie grâce au témoi­ gnage de votre mère. À ces mots, ceux qui assistaient à la discussion se signent, frappés de stupeur. — Vous devez dire à votre fils qui est son père, dit l’enfant s’adressant à la dame. — Démon de malheur, lance-t-elle en se signant, ne l’ai-je donc pas dit ? — Vous savez parfaitement qu’il n’est pas le fils de qui il croit l’être. — Et de qui donc ? demande la dame, épouvantée. — Vous savez bien qu’il est le fils de votre curé, et la preuve, c’est que la première fois que vous avez couché avec lui, vous lui avez dit que vous aviez peur de devenir enceinte. Il vous a répondu que vous ne le seriez pas de lui et qu’il noterait par écrit toutes les fois qu’il coucherait avec vous, parce qu’il craignait que vous couchiez avec un autre homme, et à cette époque votre mari était brouillé avec vous. Quand

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votre fils fut engendré, vous avez dit à votre mari que vous vous sentiez fatiguée, parce que vous étiez enceinte de lui. Ce que je vous dis est-il exact? Si vous ne voulez pas l’avouer, je poursuis ! Pris de colère, le juge demande à sa mère : — Ce qu’il dit là est-il vrai ? — Cher fils, répond la mère affolée, crois-tu ce diable-là ? — Si vous n’avouez pas la vérité, ajoute l’enfant, je ferai encore une autre révélation tout aussi véridique. La dame se taisait. — Je sais, dit l’enfant, tout ce qui s’est passé. Quand vous vous êtes aperçue de votre grossesse, n’est-ce pas ? vous avez demandé au curé de ménager votre réconciliation avec votre mari pour justifier votre grossesse ; il fit tant et si bien qu’il y réussit et vous fit coucher avec lui. Vous avez donc fait croire à votre époux que l’enfant était de lui, comme le croient la plupart des gens. Et votre fils ici présent en est per­ suadé. Depuis lors vous avez mené et vous menez encore ce genre de vie. Hier soir, avant de vous mettre en route pour venir ici, votre amant a couché avec vous ; au matin, il vous a accompagnée un bout de chemin et quand il vous a quittée, il vous a glissé à l’oreille en riant : « N ’oubliez pas de faire en tout la volonté de mon fils », car il savait pour l’avoir noté q u e j c’était bien son fils. 15. Quand la mère eut entendu cette révélation, et elle savait que c’était la pure vérité, elle s’assit, effon­ drée et vit qu’il lui fallait avouer. —- Chère mère, dit son fils en la regardant, quel que soit mon père, je suis votre fils et comme un fils, je vous le demande : dites-moi si les paroles sorties de la bouche de cet enfant sont véridiques. — Cher fils, par Dieu, pitié ! Non, je ne puis te le cacher : tout ce qu’il a dit et que j’ai entendu est vrai. — Il avait raison, cet enfant, dit alors le juge, d’affirmer qu’il connaissait mieux son père que moi le mien et de soutenir que je n’avais pas le droit de juger

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sa mère, du moment que je ne juge pas la mienne. Par Dieu, poursuit-il en se tournant vers l’enfant, pour sauver ton honneur et pour que je puisse vous dis­ culper, ta mère et toi, aux yeux du peuple, dis-moi, s’il te plaît, qui est ton père. — Je vais vous le dire, plus par faveur que par contrainte. Apprenez sans l’ombre d’un doute que je suis le fils d’un diable qui abusa de ma mère, et cette sorte de diable qui m’engendra s’appelle incube ; ils vivent dans l’air, mais Dieu m’a accordé le don d’avoir, comme eux, la connaissance et la mémoire du passé et c’est pourquoi je sais la conduite de votre mère. Et Notre-Seigneur qui m’a gratifié de ce pri­ vilège en raison des bons sentiments de ma mère, de son saint et sincère repentir, de la pénitence que le saint homme que voici lui a imposée, de sa foi dans les commandements de la sainte Église, m’a fait aussi la grâce de connaître en partie l’avenir3. Vous pouvez en avoir la preuve par ce que je vais vous dire. Vous-même, lui dit-il en le prenant à part, vous allez rapporter mes paroles à celui qui vous engendra, et quand il apprendra que vous êtes au courant, il éprouvera un choc et une frayeur intolérables ; il prendra la fuite, tant il aura peur de vous, et le diable qu’il a si bien servi et dont il a toujours accompli les œuvres le conduira à une rivière où il se noiera, loin de tous. Vous aurez ainsi la certitude que je sais l’avenir. — Si cela se produit, répondit le juge, je te ferai à jamais confiance. Ils mettent fin à leur discussion et reviennent devant le peuple. — Cet enfant, dit le juge, a sauvé sa mère du bûcher par ses arguments. Que tous ceux ici présents sachent qu’à mon sens ils ne verront jamais plus sage créature. — Dieu en soit loué, répondent-ils, si elle échappe à la mort ! 3. Seul en effet Dieu est omniscient.

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Ainsi fut sauvée la mère de Merlin et fut inculpée celle du juge. Merlin resta avec les gens de justice. Le juge renvoya sa mère accompagnée de deux hommes pour vérifier les dires de l’enfant. Dès son arrivée chez le curé, elle lui fit part de l’incroyable révélation qu’elle venait d’entendre. Terrifié en l’apprenant à son tour, il ne sut que répondre. Il se retira, pensant en son for intérieur que dès le retour du juge, celui-ci le mettrait à mort. Il roulait ces pensées, quand il sortit de la ville, il gagna les bords d’une rivière et se dit qu’il aimait mieux périr que de mourir condamné par le juge à l’ignominie et au déshonneur sous les yeux de tous. Le diable dont il avait accompli les œuvres le poussa à se jeter à l’eau et il se noya. Les hommes qu’on avait envoyés avec la dame assistèrent r à son suicide. Ce conte recommande donc de ne pas ] fuir en colère toute compagnie, parce que le diable j s’attaque plus facilement à un homme isolé. Les témoins de cette fin tragique revinrent auprès du juge à qui ils firent un rapport fidèle, deux jours après la noyade du coupable. Stupéfait à l’annonce de cette nouvelle, le juge alla trouver Merlin et l’en informa. — Vous pouvez maintenant constater, dit Merlin après l’avoir écouté, que je vous dis la vérité et je vous prie de rapporter mes paroles à Biaise. Ce Biaise était le saint prêtre, confesseur de la mère. Le juge lui raconta l’extraordinaire destinée du curé. 16. Merlin, sa mère et Biaise s’en allèrent et les”^ juges partirent, chacun de son côté. Biaise était un clerc plein de sagesse et d’une grande intelligence. En entendant Merlin parler si habilement pour un enfant en bas-âge — il n’avait alors pas plus de deux ans et demi —, il se demanda d’où pouvait venir une telle perspicacité. Il résolut de le savoir et tâcha de sonder Merlin de plusieurs façons. — Biaise, lui dit finalement Merlin, ne me mets plus à l’épreuve, car plus tu l’essaieras, plus tu seras surpris. Fais également ce que je te demanderai, aie

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confiance en mes paroles et je t’apprendrai facilement l’amour pour Jésus-Christ et la béatitude éternelle. — Je te l’ai entendu dire, répondit Biaise, et je crois que tu as été engendré par un diable, mais j’ai peur que tu ne me trompes. u>"> — Les mauvais esprits, lui dit Merlin, pratiquent , . ] dans leur conduite et relèvent chez autrui plus souvent le mal que le bien. Si tu m’as entendu dire que j’étais le fils d’un diable, tu m’as aussi entendu dire que Notre-Seigneur m’avait donné la faculté de connaître l’avenir : ainsi, si tu étais sage, tu devrais avoir la preuve que je sais à quel parti me ranger. Sache que, lorsque Notre-Seigneur a daigné m’accorder ce don, le diable m’a perdu, mais je n’ai pas perdu leurs ruses et leurs artifices. Je tiens d’eux ce qui me revient, et non à leur profit. En m’engendrant en ma mère, ils ont commis une erreur : le vase où ils me placèrent était trop pur pour leur appartenir et la sainte vie de ma mère leur a fait grand tort. S’ils m ’avaient engendré dans le sein de mon aïeule, je leur aurais appartenu sans aucune chance de connaître Dieu, parce qu’elle fut une femme de très mauvaise vie : c’est elle qui fut responsable du malheur qui s’abattit sur ma mère, sur mon grand-père et sur tous les autres f dont tu as entendu l’histoire. Reçois mon enseigne­ ment sur la foi et la croyance en Dieu et je te dirai ce j que personne, sauf Dieu et moi, ne pourrait te révéler. Fais-en un livre : nombreux sont ceux qui, en en pre­ nant connaissance, en deviendront meilleurs et se gar­ deront mieux du péché ; tu feras ainsi un acte chari­ table et une œuvre utile. — J’écrirai volontiers ce livre, répondit Biaise, mais je t’en conjure au nom du Père, du Fils et du SaintEsprit, aussi vrai que je sais et crois que ces trois per­ sonnes n’en sont qu’une seule et même en Dieu, au nom de la bienheureuse dame qui porta en son sein le fils de Dieu comme un père et un fils, au nom de tous les saints apôtres, de tous les anges et archanges, de tous les saints et toutes les saintes, de tous les prélats de la sainte Église, de tous les hommes vertueux et de

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toutes les femmes vertueuses, de toutes les créatures qui servent et aiment Dieu, ne cherche pas à me tromper, à me séduire et à me faire faire quoi que ce soit qui n’agrée pas à Notre-Seigneur. — Que tous ceux que tu as cités me nuisent auprès de Dieu, si je te fais agir contre la volonté de JésusChrist, mon sauveur. — Eh bien, je t ’écouterai en tout et je ferai désor­ mais tout le bien que tu me recommanderas. — Va chercher maintenant, dit Merlin, de l’encre et du parchemin, car je vais te dire ce que tu ne pour­ rais entendre de la bouche de personne. Biaise alla donc chercher ce qui lui était nécessaire etj' ' quand tout fut prêt, Merlin commença à lui raconter sans rien oublier les liens affectueux qui avaient uni Jésus-Christ et Joseph d’Arimathie, le lignage de Joseph et des possesseurs du Graal, leur histoire, le départ d’Alain de chez son père avec ses compagnons, com­ ment Pierre les avait quittés, comment Joseph se des­ saisit de son Graal et comment il mourut4 ; comment après tous ces événements se concertèrent les diables qui avaient perdu leur immémorial pouvoir sur les hommes, comment les prophètes les avaient inquiétés ; c’est pourquoi ils avaient tenu conseil et étaient tombés d’accord pour créer un homme. — Ils décidèrent unanimement, poursuivit Merlin, de me donner naissance. Tu sais, pour l’avoir entendu de la bouche de ma mère, la peine et la ruse qu’ils ont déployées et dans l’excès de leur folie ils m’ont perdu, ainsi que leurs autres avantages. C’est ainsi que Merlin inspira cet ouvrage et le fit écrire par Biaise. Plus d’une fois celui-ci s’émerveilla des faits extraordinaires que lui confiait Merlin, ces faits lui semblaient beaux et bons et il y mettait toute son application. Tandis qu’il travaillait à son livre,j Merlin lui dit un jour : ^ — L’œuvre que tu écris sera pour toi la source de grands tourments, et pour moi plus encore. 4.

Premier rappel, il y en aura d ’autres, du Joseph.

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— Pourquoi ? demanda Biaise. • -— On viendra me chercher depuis l’Occident, ceux qui viendront auront promis à leur maître de lui apporter de mon sang et voudront me tuer. Mais quand ils me verront et m’entendront parler, ils n’en auront plus envie. Je m’en irai avec eux et toi tu iras dans les régions où demeurent les gardiens du Graal. Tu seras payé de ta peine, car ton livre sera lu et écouté partout ; mais il n’aura pas pleine autorité, parce que tu n’es pas et tu ne peux pas être un apôtre. Les apôtres n’ont rien écrit sur Jésus-Christ qu’ils n’aient vu et entendu ; tu n’as, toi, rien vu ni entendu, tu ne sais que ce que je te raconte. Et de même que je suis et je resterai obscur pour ceux à qui je ne voudrai pas apporter des lumières, de même ton livre restera caché et rares seront ceux qui t’en sauront gré. Tu l’emporteras, quand je m’en irai avec celui qui viendra me chercher. Le livre de Joseph et celui de Bron se joindront au tien, quand tu auras achevé ta besogne et que tu te montreras digne de vivre en leur compagnie 5. Tu réuniras ton livre aux leurs, en témoignage de tes efforts et des miens. S’il agrée aux lecteurs, ils nous en seront reconnaissants et ils prieront Notre-Seigneur pour nous. Ces livres une fois réunis n’en feront plus qu’un, un beau livre à cela près que je n’ai ni le pouvoir ni le droit de rapporter les secrètes paroles échangées entre Joseph et Jésus-Christ6. Robert de Boron, en transmettant le présent conte, apporte donc une suite ; Merlin qui en fut l’inspirateur ne connaissait pas le Conte du Graal. 5. Dans le Perceval Merlin après la guérison du Roi Pêcheur rejoindra en effet les gardiens du Graal. Bron a été, après Joseph, le deuxième dépositaire du saint Vaisscl ; il est appelé Pêcheur, parce qu’il a péché sur l’ordre de Jésus un poisson pour le déposer sur la table du Graal. Chez Chrétien de Troycs le roi était pécheur en raison de sa mutilation qui lui interdisait les plaisirs de la chasse. 6, Ces secrets du Graal ont été confiés par Jésus à Joseph, alors que celui-ci était dans sa prison. Cf. Joseph vers 341 Iss et les confi­ dences sur le symbolisme de la messe, v. 893-928.

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17. A l’époque dont je vous ai parlé et dont je vais vous entretenir encore, le christianisme était récem­ ment parvenu en Angleterre où il n’y avait pas encore de roi chrétien. Je ne parlerai des rois précédents que dans la mesure où l’exige mon récit. Il était en Angle­ terre un roi du nom de Constant. Ce roi qui régna longtemps avait trois fils : l’un s’appelait Moine, le second Pandragon et le troisième Uter. Constant avait sur son territoire un vassal du nom de Vertigier. Ce Vertigier était un homme plein d’intelligence et de rouerie, et un bon chevalier pour cette époque. Cons­ tant mourut à un âge avancé. Après sa mort, les gens se demandèrent qui ils feraient seigneur et roi. La majorité s’accorda pour laisser le trône à Moine, le fils de leur seigneur ; malgré sa jeunesse il eût été injuste de lui faire tort en lui en préférant un autre ; au reste il était l’aîné. Vertigier lui-même ne s’y opposa pas et à l’issue des pourparlers Moine fut proclamé roi, avec Vertigier pour sénéchal. Éclata alors une guerre : les Saxons, adversaires de Moine, et les ressortissants de l’empire romain, vinrent à plusieurs reprises attaquer les chré­ tiens. Vertigier, qui à titre de sénéchal du royaume agissait comme il l’entendait, vit que l’enfant, son roi et son seigneur, était incompétent et n’avait ni la sagesse ni la bravoure voulues. Vertigier s’était attiré la sympathie des gens en usant des richesses du royaume et quand il sut qu’on reconnaissait son intelligence et sa bravoure, il s’en enorgueillit et se dit, voyant qu’il était le seul à mener une action efficace, qu’il ne se mêlerait plus de la guerre du roi. Il se retira donc. Lorsque les Saxons apprirent qu’il avait renoncé au commandement, ils s’assemblèrent et attaquèrent avec d’importantes forces les chrétiens. Le roi dut alors faire appel à Vertigier. — Ami cher, lui dit-il, aidez-moi à défendre le pays, tous mes sujets et moi-même nous mettons sous vos ordres. — Sire, répondit Vertigier, que d’autres s’en char­ gent, je ne puis le faire, car il y a en votre royaume des

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gens qui me haïssent en raison des services que je vous ai rendus. Qu’ils livrent cette bataille, je ne les en empêche pas ; pour ma part je ne m’en mêlerai jamais. Comprenant qu’il n’obtiendrait rien de plus, le roi et son entourage allèrent se préparer à combattre les Saxons. Ceux-ci engagèrent le combat, les vainquirent et les mirent en déroute. De retour après cette décon­ fiture, le roi et ses hommes durent avouer les grosses pertes qu’ils n’auraient pas subies, si Vertigier avait été avec eux. Les choses en restèrent là. Le jeune roi ne savait pas s’attacher les gens comme il aurait fallu, beaucoup le prirent en haine. Du temps passa ; ils le jugèrent si lâche qu’ils refusèrent de le supporter plus longtemps et ils vinrent trouver Vertigier. — Seigneur, lui dirent-ils, nous n’avons plus de roi ni de maître, car celui-ci ne vaut rien. Par Dieu, soyez notre roi, gouvernez-nous, protégez-nous, car per­ sonne en ce pays ne peut et ne doit régner aussi bien que vous. — Je ne le puis ni ne le dois, répondit-il, tant que notre souverain est en vie. — Il vaudrait mieux qu’il fût mort, s’écrièrent-ils. — S’il était mort et si tout le monde, comme vous, me souhaitait pour roi, j’accepterais volontiers ; mais tant qu’il vivra, je ne le puis ni ne le dois. La réponse de Vertigier fut interprétée de diverses façons. Ils prirent congé de lui et de retour dans leur pays ils convoquèrent leurs amis pour discuter de la situation, ils exposèrent les propositions faites à Verti­ gier et la réponse de celui-ci. — Le mieux, dirent-ils, est de supprimer Moine, Vertigier sera roi, il saura que c’est grâce à nous qui avons assassiné le roi ; nous ferons de lui tout ce que nous voudrons et nous pourrons désormais avoir la main haute sur lui. 18. Ils choisirent alors les meurtriers, ils en retin­ rent douze qui se rendirent à la résidence royale, se jetèrent sur Moine avec des couteaux et des épées et le

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mirent à mort. Ce fut vite fait, car le roi n’était qu’un jeune enfant. Le crime passa presque inaperçu. Ils se rendirent ensuite auprès de Vertigier. — Maintenant tu seras roi, lui dirent-ils, car nous avons tué le roi Moine. A cette nouvelle, il feignit d’être en colère. — Vous avez mal agi d’assassiner votre seigneur. Je vous conseille de vous enfuir : les seigneurs du royaume vous tueront et je ne vous servirai pas de garant. Je suis fâché que vous soyez venus ici. Après leur départ, et le roi Moine mort, les hommes du royaume se réunirent et délibérèrent sur le choix d’un roi. Vertigier, je l’ai dit, s’était concilié les faveurs de presque tout le monde. A l’unanimité ils lui accor­ dèrent le trône. Assistaient à ce conseil deux hommes de bien qui avaient la garde des deux enfants survi­ vants, Pandragon et Uter, fils de Constant et frères du roi Moine. Lorsqu’ils apprirent que Vertigier serait roi, ils furent persuadés qu’il avait fait assassiner le roi Moine. Ils se consultèrent. — Maintenant, se dirent-ils, que Vertigier a sup­ primé notre seigneur, dès qu’il sera roi, il fera aussi tuer les deux enfants qui sont sous notre garde. Nous aimions le père qui nous a comblés de ses bienfaits et à qui nous devons ce que nous possédons. Il serait indigne de nous de laisser nos protégés aller à leur perte ; nous sommes sûrs que quand Vertigier sera roi, il ne songera qu’à les éliminer, parce qu’il sait que le royaume leur appartient, il les tuera avant qu’ils ne soient en âge de le revendiquer. Les deux gardiens convinrent alors de s’enfuir et d’emmener les deux enfants en terre étrangère, en direction de l’Orient, le pays d’origine de leurs ancê­ tres : ils les soustrairaient aux projets meurtriers de Vertigier ; une fois grands, ils seraient capables de recouvrer leur héritage, s’ils étaient hommes de mérite. — Nous pourrons ainsi rendre à leur père le prix de ses bienfaits en sauvant ses enfants de la mort. Ils quittèrent donc le royaume en emmenant les

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deux enfants. Je cesse de parler d’eux jusqu’à ce que mon récit m ’y ramène ; en tout cas il montre qu’on est toujours récompensé de ses bonnes actions. Vertigier fut élu roi et les gens du royaume le reconnurent pour tel. Après son sacre, quand il fut le maître du pays, les assassins du roi Moine se présentèrent à lui. En leur présence Vertigier fit comme s’il ne les avait jamais vus. Alors ils l’accablèrent de reproches, lui rappelant qu’il leur devait le trône, après avoir supprimé le roi Moine. Entendant l’aveu de leur crime, Vertigier les fit arrêter. — Vous avez vous-mêmes, dit-il, prononcé votre condamnation en avouant avoir mis à mort votre sei­ gneur. Vous n’aviez pas le droit de le supprimer ; vous me réserveriez le même sort, si vous le pouviez, mais je saurai bien y remédier ! — Sire, dirent-ils, épouvantés par ces menaces, nous pensions avoir agi pour votre bien et nous avons cru que vous nous en aimeriez davantage. — Je vais vous montrer comment on doit aimer les gens de votre espèce. Il les fit saisir tous les douze, attacher à douze che­ vaux, traîner et écarteler jusqu’à ce qu’ils fussent com­ plètement en pièces. A la suite de leur supplice, beau­ coup de nobles familles vinrent trouver Vertigier. — Tu nous as couverts de honte, lui dit-on, en faisant périr ainsi nos parents et nos amis d’une mort si ignominieuse. Nous ne te servirons jamais de bon cœur. Furieux de leurs menaces, Vertigier répondit que, s’ils ajoutaient un seul mot, il leur réserverait le même châtiment qu’à leurs parents. Menacés de la même mort, ils s’en allèrent, la rage au cœur, auprès de leurs familles, de leurs amis et de leur noble parentèle et leur rapportèrent les paroles de Vertigier et sa réponse à propos des suppliciés. Ce fut alors une explosion d’indignation. Jamais, dirent-ils, ils ne le toléreraient, ce serait accepter la mort. Ce fut l’origine de leur hostilité et en plusieurs occasions ils ne manquèrent pas de nuire à Vertigier.

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19. Vertigier gouverna longtemps le royaume et à la suite de plusieurs campagnes contre les Saxons il par­ vint enfin à les chasser du pays. Il se comporta alors si mal avec son peuple qu’on ne put le supporter et on entra en rébellion contre lui. Craignant d’être chassé du royaume, Vertigier envoya des messagers auprès des Saxons pour leur proposer la paix et ses offres de paix furent bien accueillies. Il y avait un Saxon du nom d’Engis qui jouissait d’un grand ascendant. Cet Engis se mit longtemps au service de Vertigier et le servit si bien qu’il le fit triom­ pher des rebelles. Les hostilités terminées, Engis s’ou­ vrit à Vertigier et lui confia que ses sujets le haïssaient. Il conçut une série de projets qu’il n’est pas utile de rappeler ici ; je me borne à dire qu’il réussit à faire épouser par Vertigier une de ses filles. Que tous les auditeurs de ce récit sachent que ce fut elle qui pour la première fois prononça en toast le mot de « guersil 7 ». Sans m’étendre davantage sur Engis et ses actions, je rappellerai que les chrétiens furent fort mécontents de voir Vertigier épouser cette fille et plus d’un soup­ çonna qu’il avait en fait renié sa foi en épousant une femme étrangère à la religion de Jésus-Christ. Verti­ gier s’aperçut que désormais il n’était plus aimé de ses sujets ; il savait aussi que les fils de Constant s’étaient réfugiés en terre étrangère et qu’ils reviendraient dès que possible, que leur retour serait sans doute sa perte. Il eut donc l’idée de faire bâtir une tour assez forte et assez haute pour ne craindre personne. Il donna l’ordre d’apporter des matériaux, de faire un four à chaux et il commença sans tarder la construc­ tion de la tour. Après vingt jours à trois semaines de travaux, de nuit et de jour, tout s’écroula et cela se répéta plu­ sieurs fois. Lorsqu’il vit que l’ouvrage ne pourrait tenir debout, outré, il déclara qu’il ne serait pas satisfait avant de savoir pourquoi il s’écroulait. Il fit convo7. Dans VHistoire des rois de Bretagne, chap. 100, à Ronwen, la fille d’Hengist, qui a salué Vortigern par cette formule (Wasseil = à votre santé), celui-ci doit répondre par « Drincheil ».

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quer tous les savants de son royaume et quand ils frirent réunis, il les informa de ce mystérieux effondre­ ment de la tour, fragile en dépit de ses efforts ; il leur demanda conseil. En apprenant ce fait peu banal et en assistant sur place à l’écroulement, ils furent à leur tour frappés de stupeur. — Sire, dirent-ils, seuls au monde des clercs pour­ raient expliquer ce phénomène : les clercs ont des connaissances que nous autres n’avons pas, eux seuls peuvent satisfaire votre curiosité. Vous devez leur en parler, si vous souhaitez avoir l’explication. — Je pense, dit Vertigier, que vous avez raison. Il convoqua alors tous les clercs du royaume et quand ils furent réunis, il les mit au courant du pro­ dige. Ils en furent grandement étonnés. « Voilà une rare merveille », se dirent-ils les uns aux autres. Le roi interrogea d’abord les personnages les plus importants du royaume, en s’adressant à part à eux. — Sauriez-vous me dire, de vous-mêmes ou en fai­ sant appel aux lumières d’autrui, pourquoi ma tour s’écroule ? Tous mes efforts sont vains à la maintenir debout ! J’aimerais que vous vous préoccupiez d’en rechercher la cause, car on m’a dit que je n’aurais de réponse que de vous ou des clercs ici présents. — Sire, répondirent-ils à la prière du roi, nous n’en savons rien, mais il en est peut-être parmi ces clercs qui le sauraient en recourant à un art appelé astrono­ mie 8, le seul à pouvoir apporter une réponse. Nous voulons bien en parler à ceux que nous pensons experts en la matière et nous les prierons de vous conseiller. — S’ils savent m’éclairer, je n ’aurai rien à leur refuser. 20. Les clercs alors se retirèrent en petit comité et se consultèrent pour savoir lequel d’entre eux était le plus versé en cet art. Deux se proposèrent. 8. L ’astronomie est l’autre nom de l’astrologie ; le Moyen Age ne fait pas la distinction entre les deux sciences.

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— Nous sommes, dirent-ils, assez forts pour élu­ cider certains points, mais nous connaissons ici d’autres savants fort capables. — Mettez-vous en quête de vos confrères, dirent les seigneurs du royaume, et discutons-en tous ensemble. — Volontiers, répondirent-ils. Les deux clercs se mirent en quête et en trouvèrent sept autres dont chacun se croyait plus savant que tous. On les amena devant le roi qui leur demanda s’ils pensaient savoir pourquoi sa tour s’écroulait. — Oui, dirent-ils, si c’est le fait d’un être humain. S’ils découvraient la cause, leur dit le roi, il leur donnerait tout ce qu’ils voudraient. Il renvoya l’assem­ blée des clercs et seuls les sept restèrent avec lui. Ils tâchèrent de trouver pourquoi la tour s’effondrait et comment on la ferait tenir debout. Ces sept clercs étaient très expérimentés en leur art et chacun de son côté fit appel à toutes les ressources de son intelli­ gence. A force de réflexions ils découvrirent une seule et unique chose qui, pensaient-ils, n’avait aucun rap­ port avec la tour. Ils en furent atterrés ; le roi qui les fit comparaître devant lui les pressa de parler. — Que dites-vous de ma tour ? leur demanda-t-il. Ne me cachez rien. — Sire, c’est une difficile question que vous nous posez. Il nous faut encore un délai de neuf jours. — Je vous l’accorde, mais n’oubliez pas de m’ap­ porter votre réponse au bout de ces neuf jours. Ils se réunirent alors pour en délibérer et s’interro­ gèrent entre eux : « Que dites-vous de la requête du roi ? » Chacun posait la question aux autres, mais aucun ne voulait dévoiler ce qu’il savait. — Attention ! Vous êtes tous perdus, dit le plus avisé d’entre eux. Dites-moi à l’oreille, chacun à tour de rôle, votre avis sur cette affaire et je ne le révélerai qu’avec la permission de tous. Ils en furent d’accord. Il prit alors chacun à part pour lui demander son opinion. Chacun à son tour avoua ne rien savoir sur la tour et ne rien voir du tout

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à son sujet, mais voir une chose extraordinaire : un enfant de sept ans conçu par une femme sans avoir pour père un être humain. Tous les six dirent la même chose. — Revenez tous devant moi, dit le septième, après avoir reçu leur confidence. — Vous m’avez tous avoué une chose, leur fit-il alors, et vous m’en avez caché une autre. — Que vous avons-nous dit et que vous avons-nous caché ? * — Vous m’avez dit chacun que vous ne saviez rien sur cette tour, mais vous avez vu un enfant conçu en une femme et qui n’avait pas pour père un être humain. De cela, pas un seul de vous ne m’en a soufflé mot ! Je vous dirai, moi, et croyez-m’en, que vous avez vu, chacun, que vous deviez mourir à cause de cet enfant. Moi aussi je l’ai vu tout comme vous. Nous devons donc prendre une décision, puisque nous voici renseignés, avant de risquer la mort. Si vous m’en croyez, ajouta-t-il, nous protégerons facile­ ment nos vies. Ne vous-ai-je pas dit la vérité ? — Vous avez parfaitement décrit ce que nous avons vu. Nous vous en supplions, préservez nos vies ! L — Belle folie que de n’y pas songer ! Savez-vous ce que nous ferons ? Nous nous accorderons sur une réponse et nous dirons que cette tour ne peut rester debout et ne le restera jamais, si l’on ne mêle pas au mortier des fondations du sang de cet enfant né sans père. Si l’on parvient à se procurer de son sang et à le mettre dans les fondations, la tour tiendra et sera à jamais ferme et solide. Que chacun en fasse la confi­ dence au roi, séparément, sans qu’il se doute de ce que nous avons vu : ainsi nous pourrons nous pré­ server de la mort et de celui qui doit nous la donner. Empêchons le roi de voir et d’entendre l’enfant. Que ceux qui le trouveront le tuent sur place et apportent son sang. Ils concluent cet accord et, revenus devant le roi, déclarent qu’ils ne donneront pas leur réponse tous ensemble, mais chacun séparément : ainsi il saura qui

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a le mieux parlé ; et ils font semblant d’ignorer chacun la réponse des autres. Chacun fait sa confidence au roi et à cinq de ses conseillers qui l’assistent. Lorsqu’ils apprennent cette étonnante révélation, ils en restent stupéfaits et conviennent que tout cela est peut-être possible, si toutefois un homme peut naître sans avoir de père. Le roi qui tient en haute estime la sagesse de ses clercs les convoque tous ensemble. — Vous m’avez apporté la même réponse chacun de votre côté, dit-il. — Sire, dites-la-nous. Et le roi leur répète mot à mot leurs propos. — Si nous ne vous avons pas menti, nous sommes à vos ordres. — Peut-on admettre qu’un homme naisse sans avoir de père ? demande le roi. — Sire, c’est un cas unique, mais nous vous affir­ mons que cet enfant est né ainsi et il est dans sa sep­ tième année. Le roi dit qu’il leur assurera une bonne protection et qu’il enverra chercher le sang de l’enfant. — Sire, dirent-ils d’une seule voix, nous acceptons ces conditions, mais évitez de voir l’enfant et de lui parler ; donnez seulement l’ordre de le tuer et d’ap­ porter son sang ; de cette manière votre tour tiendra, si elle a quelque chance de tenir. Le roi les enferma dans une forteresse, leur fournit à boire et à manger et subvint à leurs besoins. Il choisit des messagers et les envoya à travers tout le royaume, deux par deux ; ils étaient douze en tout. Il leur fit jurer sur les reliques que ceux qui trouveraient l’enfant le tueraient et rapporteraient son sang, mais qu’ils ne devaient pas revenir avant de l’avoir tué. 21. Vertigier envoya ainsi les messagers à la recherche de l’enfant. Ils partirent deux par deux, ils parcoururent maintes régions, maints pays. Deux d’entre eux en rencontrèrent deux autres et ils décidè­ rent de faire un peu de chemin ensemble. À cheval tous les quatre, ils traversèrent un vaste champ aux

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portes d’une ville où de nombreux enfants jouaient à la choule 9. Merlin à qui rien n’échappait remarqua ceux qui le cherchaient ; il s’approcha d ’un des enfants les plus riches de la ville, sachant qu’il serait l’objet de son antipathie. Il haussa le bâton et en donna un coup à la jambe de l’enfant qui se mit à pleurer, à injurier Merlin et à lui reprocher de n’avoir pas de père. Lorsque les messagers qui assistaient à la scène entendirent ce reproche, ils allèrent tous les quatre vers l’enfant en larmes. — Qui est celui qui t’a frappé ? demandèrent-ils. — C’est le fils d’une femme qui n’a jamais su qui était le père de son enfant, tout comme s’il n’en avait pas. Merlin l’entendit, s’approcha des messagers en riant. — Je suis, leur dit-il, celui que vous cherchez et dont vous avez juré la mort au roi Vertigier, avec ordre de lui apporter mon sang. — Qui t’a dit cela ? firent-ils, ébahis par ces propos. — Je le sais parfaitement, depuis que vous l’avez juré. — Viendras-tu avec nous, si nous t’emmenons ? — J’aurais trop peur que vous ne cherchiez à me tuer. Il savait bien qu’ils n’en avaient pas l’intention, mais il le disait pour mieux entrer dans leur jeu. — Si vous me promettez de ne pas me tuer, je vous suivrai et je dirai pourquoi la tour ne peut tenir debout, puisque c’est la question qui vous incite à me tuer. — Cet enfant tient d’étranges propos, dirent-ils, stupéfaits de son langage. Ce serait une grave faute de le tuer ; plutôt nous parjurer, dirent-ils en chœur. — Vous viendrez jusqu’à la maison de ma mère, leur dit Merlin, car je ne puis vous suivre sans sa 9, Ce jeu consiste à pousser une grosse balle avec le pied (ancêtre du football ?) ou avec un bâton, recourbé, c’est alors un ancêtre du hockey.

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permission et sans celle du prêtre qui partage sa demeure. — Nous irons où tu voudras. Merlin conduisit les messagers chez sa mère, dans un couvent de religieuses où elle vivait cloîtrée. 22. À son arrivée au couvent, Merlin demanda à ceux qui l’habitaient de faire bon accueil aux messa­ gers. Quand ils eurent mis pied à terre, il les mena auprès de Biaise. — Voici, lui dit-il, ceux dont je t’ai annoncé qu’ils viendraient me chercher pour me tuer. Je vous prie, ajouta-t-il en s’adressant aux messagers, de confirmer en toute franchise à ce saint homme ce que je vais vous dire sur vos intentions et soyez sûrs que, si vous mentez, je m’en apercevrai. — Nous ne mentirons pas. — Gardez-vous-en bien tous ! — Écoute maintenant, dit Merlin à Biaise, ce que ces hommes vont te confesser. Vous appartenez, reprit-il, à un roi appelé Vertigier. Ce roi veut bâtir une tour, mais quand elle a atteint trois ou quatre toises de hauteur, elle ne parvient pas à tenir debout et tout l’ouvrage disparaît en une heure. Le roi en a été si contrarié qu’il a fait appel aux clercs. Sept d’entre eux ont prétendu l’éclairer sur la cause de ce fait et lui indiquer le moyen de consolider la tour. Ils ont eu recours à leurs sortilèges, mais ne sont pas arrivés à percer le mystère ; ils ont appris en revanche mon existence. Pensant que je pouvais leur nuire, ils ont été d’accord pour me tuer, alléguant que la tour tiendrait, si l’on y mettait du sang de l’enfant sans père. Impressionné par leur réponse, Vertigier y ajouta foi. Ils ont obtenu du roi qu’on se mette à ma recherche jusqu’à ce qu’on m’ait trouvé, avec inter­ diction faite aux messagers de m’amener devant lui et ordre de me tuer, dès qu’on m’aurait trouvé, et de lui apporter mon sang pour le mélanger au mortier de la tour en affirmant par un pur mensonge qu’elle tiendrait. Or ce n ’était pas la solution ! Sur

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leur suggestion Vertigier choisit douze messagers et leur fit jurer à tous sur les reliques qu’ils me tueraient et lui rapporteraient mon sang. Il les envoya deux par deux et ces quatre-ci se sont rencontrés en passant par ce champ où les enfants jouaient à la choule. Et comme je savais qu’ils étaient à ma recherche, j’ai frappé un des enfants, sûr qu’il m’abreuverait d’in­ jures et me reprocherait de n’avoir pas de père. Je l’ai fait exprès pour me faire connaître de ces hommes, ce qui a réussi. Biaise, mon maître cher, demandezleur si ce que je dis est vrai. Et Biaise leur pose la question. — Avez-vous bien entendu le récit de Merlin ? répondent-ils. Que Dieu par son aide nous laisse ren­ trer dans notre pays et puissions-nous échapper à une mort par le glaive ! Il ne vous a pas menti d’un seul mot. — Il sera, dit maître Biaise en se signant, d’une profonde sagesse, si Dieu lui prête vie, et ce serait un grand malheur de le tuer. — Seigneur, plutôt être parjure à jamais et nous voir dépouillé de nos biens par le roi ! Mais cet enfant qui sait tout sait bien que nous n’en avons pas l’inten­ tion. — C’est vrai, dit Biaise. Je vais le lui demander et lui poser encore d’autres questions en votre présence, et vous ne serez pas peu surpris de ce qu’il dira. On l’appelle, car il s’était retiré pour les laisser s’en­ tretenir entre eux, et il vient. — Ils ont reconnu, dit Biaise, la véracité de ton récit, mais ils m’ont prié de te poser une autre ques­ tion : ont-ils l’intention de te tuer ? — Je sais sans aucun doute, dit Merlin en riant, Dieu merci et merci à eux, qu’ils n’en ont pas envie. — C’est exact, répondent les messagers. Viendrezvous avec nous ? — Oui sans hésitation, si vous me donnez votre parole que vous me mènerez devant le roi et ne me laisserez faire aucun mal avant que je lui aie parlé en toute sécurité.

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23. Ils le lui promettent. — Je vois que tu veux me quitter, dit Biaise. Alors dis-moi ce que tu veux que je fasse de l’ouvrage que j’ai entrepris à ton invitation. — Je vais te répondre franchement. Avec raison et I justice Notre-Seigneur m’a doté de tant de sagesse et d’intelligence que le diable qui croyait m’avoir à sa dévotion m’a perdu et Dieu m’a choisi pour son ser­ vice que moi seul puis assurer, puisque personne n’a les connaissances que j’ai. Je sais que je dois aller au pays d’où ces gens sont venus me chercher. J’agirai et je parlerai de façon à être cru plus que quiconque] sur la terre, sauf Dieu. Tu y viendras à ton tour pour ! achever l’œuvre que tu as commencée, mais tu ne resteras pas en ma compagnie, tu iras de ton côté et tu t’enquerras d’un pays appelé Northumberland jj c’est un pays plein d’immenses forêts, mal connues de ses habitants eux-mêmes, car il y a des régions encore inexplorées. Tu vivras là, j’irai te trouver et] je te raconterai tout ce qui est utile de connaître pour! poursuivre ton œuvre. Ta tâche sera rude, mais tq recevras une magnifique récom pense. Sais-tu laquelle ? Durant ta vie une plénitude de bonheur en ton cœur et après ta mort la béatitude éternelle. On lira, on écoutera ton livre avec plaisir et à jamais, jusqu’à la fin du monde. Et sais-tu d’où viendra cette grâce ? De la grâce que Notre-Seigneur a accordée à Joseph qui reçut son corps sur la croix. Quand tu auras longtemps œuvré pour Joseph, pour ses ancê­ tres et ses descendants, issus de sa lignée, quand tu auras accompli tant de bonnes œuvres que tu méri­ teras de rejoindre leur compagnie, je t’apprendrai où ils sont et tu verras les belles et glorieuses récom­ penses que Joseph reçut pour le corps de Jésus qui lui fut donné en raison de ses mérites. Apprends, afin que tu en aies la certitude, que Dieu m’a permis de faire œuvrer, au royaume où je vais, les hommes et les femmes de bien pour préparer l’avènement d’un homme qui doit être de ce lignage tant aimé de Dieu. Ce grand travail ne s’accomplira pas avant le temps

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du quatrième roi et le roi qui à cette époque aura à soutenir de rudes luttes sc nommera Arthur. Tu vas t’en aller où je t’ai dit, je te ferai souvent visite et te rapporterai ce que je veux te voir consigner dans ton livre. Ce livre, n’en doute pas, sera en grande faveur et en grande estime, même auprès des gens qui ne l’auront jamais vu. Quand tu l’auras achevé, tu le porteras chez ces hommes de bien qui ont reçu la belle récompense dont je t’ai parlé, et de tout homme et de toute femme éminents vivant au pays où je vais je te ferai mettre par écrit quelque chapitre de leur vie. Sache que le récit d’aucune existence humaine ne sera plus volontiers écouté, des fous comme des sages, que celle du roi appelé Arthur et de ceux qui régneront à cette époque. Quand tu auras tout achevé et retracé leurs vies, tu auras mérité la grâce dont sont remplis les gardiens du vase qu’on appelle Graal. Lorsqu’ils auront quitté ce monde selon la volonté de Jésus-Christ, dont je m’interdis de parler, et que tu l’auras toi aussi quitté, ton livre s’appellera pour toujours, jusqu’à la fin des siècles le Livre du Graal ; il aura une large audience, parce qu’il y aura peu de choses, paroles ou événements exemplaires et salutaires, dont il ne recueille une partie. Ainsi parla Merlin à son maître et lui apprit ce qu’il devait faire. Merlin l’appelait maître, parce qu’il avait été le directeur de conscience de sa mère. — Tout ce que tu me commanderas, répondit le saint homme heureux de ce qu’il venait d’entendre, je le ferai dans la mesure de mes moyens. Merlin prit ainsi ses dispositions, puis se tourna vers les messagers venus le chercher. — Suivez-moi, dit-il, je désire que vous assistiez à mes adieux à ma mère. — Chère mère, dit-il, lorsqu’ils furent devant elle, on est venu me chercher d’un royaume étranger et d’un lointain pays. Je ne m’en irai qu’avec votre per­ mission : il me faut rendre à Jésus-Christ ce dont il m’a comblé et je ne puis le lui rendre qu’en allant en cette région où ces gens veulent m’emmener. Biaise,

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votre maître, s’en ira lui aussi. Nous devons nous séparer. — Cher fils, dit-elle, à la garde de Dieu. Je n’ai pas assez de sagesse pour vous retenir, mais, s’il vous plaît, j’aimerais que Biaise restât. — Ce n’est pas possible, répondit Merlin. Il prit donc congé de sa mère et partit avec les mes­ sagers. Quant à Biaise, il partit de son côté et gagna le Northumberland, comme Merlin lui en avait donné l’ordre. 24. Merlin chevaucha avec les messagers jusqu’à une ville où se tenait un marché. Après l’avoir tra­ versée, ils trouvent un paysan qui avait acheté de solides souliers et qui emportait du cuir pour les réparer quand ils seraient en mauvais état, car il voulait aller en pèlerinage. Quand Merlin voit le paysan et s’en est approché, il se met à rire et les '' messagers qui l’accompagnaient lui en demandent la raison. — À cause du paysan que voici ! Demandez-lui ce 1 qu’il veut faire du cuir qu’il emporte, il vous répondra que c’est pour réparer ses souliers. Suivez-le, je vous affirme qu’il mourra avant de rentrer chez lu i10. — Nous verrons bien si c’est vrai, disent-ils étonnés par cette prédiction. Ils rejoignent le paysan et lui demandent ce qu’il compte faire de ces souliers et de ce cuir ; il leur répond qu’il veut aller en pèlerinage avec ce qu’il faut pour réparer ses souliers. En entendant dans la bouche du bonhomme les paroles mêmes de Merlin, ils en sont pantois. — Cet homme, font-ils, semble en parfaite santé. Deux d’entre nous vont le suivre ; que les deux autres poursuivent leur chemin et nous attendent là où ils prendront gîte pour la nuit. Il sera curieux de savoir la suite de cette affaire. 10. Ce conte se lit dans un récit talmudique qui se rapporte à la construction du temple de Jérusalem. Geoffroy de Monmouth l’a recueilli avec des variantes dans sa Vita Merlini.

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Deux d’entre eux suivent le paysan et ils n’ont pas fait plus d’une lieue qu’ils le voient tomber mort, ses souliers sous le bras. Après avoir constaté qu’il était bien mort, ils s’en retournent pour rejoindre leurs compagnons et leur racontent le spectacle peu banal auquel ils avaient assisté. — Les clercs, disent les uns, ont été fous de nous ordonner de tuer un enfant si sage ! Les autres ajoutent qu’ils préfèrent mettre en péril leur personne plutôt que de tuer l’enfant. Ils se disent tout cela entre eux, persuadés que Merlin n’en sait rien ; mais lorsqu’ils sont en sa présence, Merlin les remercie de ce qu’ils ont dit. — Qu’avons-nous dit pour mériter ces remercie­ ments ? Et il leur rapporte les propos qu’ils avaient tenus, et t que lui-même savait bien. I — Nous ne pouvons, disent-ils émerveillés par sa réponse, rien faire ni rien dire qui échappe à cet l enfant. 25. Ils chevauchèrent de longues journées pour arriver dans les domaines et au royaume de Vertigier. Un jour qu’au cours de leur voyage ils passaient par une ville, on portait en terre un enfant. Désolés, des hommes et des femmes suivaient le corps. Lorsque Merlin vit leur affliction, les prêtres et les clercs qui '' chantaient et se pressaient d’enterrer l’enfant, il s’ar­ rêta et se mit à rire ; ceux qui l’emmenaient lui en demandèrent la raison. f — Je ris de ce que je vois en ce moment et qui est surprenant ! Ils le prièrent de s’expliquer. — Voyez-vous cet homme qui manifeste un tel désespoir ? — Oui, assurément. — Et voyez-vous ce prêtre qui chante en tête du cortège ? C’est lui qui devrait être désespéré à la place de l’homme ; sachez que l’enfant défunt est son fils que l’homme pleure. Celui qui n’a aucun lien de

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parenté avec l’enfant se désole et celui qui en est le père chante. Ce n’est pas ordinaire, il me semble 11 ! — Comment en êtes-vous sûr ? demandent les; messagers. — Je vais vous le dire : allez trouver la mère, demandez-lui pourquoi son mari est si désespéré, elle vous dira que c’est à cause de la mort de son fils. « Nous sommes au courant aussi bien que vous, rétorquez-lui : l’enfant n’est pas son fils et nous savons de qui il est le fils : du prêtre qui a si bien chanté ; le prêtre le sait parfaitement, il vous en a fait lui-même l’aveu et il a précisé quand l’enfant a été engendré. » Deux des messagers allèrent trouver la femme et d’après les indications fournies par Merlin lui posèrent les questions qu’il avait suggérées. La femme fut alors épouvantée. — Chers seigneurs, par Dieu, pitié ! Oui, je sais, je ne vous cacherai rien, je vous avouerai tout, car vous avez l’air de gens très posés. Oui, c’est comme vous l’avez dit, mais par Dieu, n ’en dites rien à mon mari, il me tuerait. Ils vinrent raconter cette chose incroyable aux deux autres et tous les quatre reconnurent qu’il n’y avait pas au monde un pareil devin. 26. Poursuivant leur route, ils ne furent plus qu’à une journée de la résidence de Vertigier. — Tu devrais nous conseiller sur ce que nous dirons à notre maître, dirent les messagers à Merlin. Nous allons, deux d’entre nous, prendre les devants et lui annoncer que nous t’avons trouvé. Apprends-nous ce que tu désires que nous lui disions à ton sujet. Il nous reprochera peut-être de ne pas t’avoir mis à mort. Ces réflexions prouvèrent à Merlin qu’ils ne vou­ laient que son bien. 11. Le conte du convoi funèbre de l’enfant, qui permet de déco­ cher un trait contre les prêtres, se rattache peut-être à une légende hébraïque et on en retrouve une version dans les Facétieuses Nuits de Straparole (IV, 1), sans que Merlin en soit le héros.

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— Faites comme je vous l’indiquerai et vous ne serez l’objet d’aucun blâme. — Vous n’avez qu’à commander. — Allez chez Vertigier, dites-lui que vous m’avez trouvé et rapportez-lui fidèlement tous mes propos ; dites-lui que je lui ferai savoir pourquoi sa tour ne peut tenir, à condition qu’il fasse subir à ceux qui m’ont condamné à mourir le sort qu’ils me réser­ vaient. Dites-lui que je lui révélerai encore pourquoi ils avaient demandé ma mort. Après quoi faites tran­ quillement ce qu’il vous dira. Poursuivant leur chemin, les messagers arrivèrent chez Vertigier à la tombée de la nuit. Il fut heureux de les revoir. — Comment avez-vous mené mon affaire ? — Le mieux possible. Ils le prennent à part, lui racontent toutes leurs démarches, comment ils ont trouvé Merlin qui aurait échappé à leurs recherches, s’il l’avait voulu, « mais, disent-ils, il est venu volontairement jusqu’à nous ». — Qui est ce Merlin dont vous me parlez ? dit le roi. Ne deviez-vous pas aller chercher l’enfant sans père ? Et ne deviez-vous pas me rapporter son sang ? — Sire, c’est justement ce Merlin dont nous vous parlons et sachez que c’est l’être le plus sage, le plus fort devin que l’on vit jamais, Dieu excepté. Sire, averti de nos serments et de vos ordres, il nous les a tous exposés ; il vous dira pourquoi les clercs ignorent les raisons de la chute de votre tour, il vous l’expli­ quera, si vous le désirez, à vous et à eux. Il nous a appris beaucoup d’autres choses étonnantes et nous a envoyés à vous pour savoir si vous acceptez de lui parler. Si vous y tenez, nous le tuerons là où il est, car deux de nos compagnons sont avec lui pour le garder. — Si vous me garantissez sur votre vie qu’il m’ex­ pliquera pourquoi ma tour s’écroule, je défends qu’on le mette à mort. — Nous nous en portons garants. — Allez le cherchez, je consens volontiers à lui parler.

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Les messagers partirent et le roi les suivit à cheval. Dès qu’il les aperçut, Merlin se mit à rire. — Vous vous êtes portés garants pour moi sur votre vie, dit-il. — C’est juste. Nous préférons risquer nos vies plutôt que de te tuer et il fallait prendre un parti. — Je vous protégerai pour cet engagement. Ils allèrent à la rencontre du roi jusqu’à le joindre. 27. Quand Merlin fut en présence de Vertigier, il le salua. — Vertigier, dit-il, venez me parler en secret. Il le prit à part et appela les messagers. — Sire, dit Merlin quand ils furent tous réunis à l’écart, vous vous êtes mis à ma recherche à cause de votre tour qui s’écroule et vous avez donné l’ordre de me tuer sur les conseils de vos clercs qui assuraient qu’elle ne pouvait tenir qu’avec mon sang. Eh bien, ils vous ont menti. S’ils avaient dit qu’elle le pouvait grâce à ma science, ils auraient eu raison. Si vous me promettez de leur faire subir le sort qu’ils me desti­ naient, je vous expliquerai pourquoi elle s’effondre et je vous apprendrai, si vous le désirez, comment y remédier. — Si tu m’éclaires comme tu le dis, je ferai de ces clercs ce que tu voudras. — Si je vous mens du moindre mot, refusez-moi toute confiance. Allons, faisons comparaître les clercs, je leur demanderai pourquoi la tour s’écroule et de vos oreilles vous entendrez qu’ils en ignorent la raison. Le roi conduisit Merlin jusqu’à remplacement de la tour. Convoqués, les clercs se présentèrent. Merlin pria alors un des messagers de leur poser la question. — Maîtres clercs, pourquoi d ’après vous cet ouvrage s’écroule ? — Nous n’en savons rien, mais nous avons dit au roi le moyen de la faire tenir. — Vous m’avez plus que surpris, répondit le roi, en me proposant de rechercher un enfant né sans père, or je ne sais comment le trouver.

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— Maîtres clercs, leur dit Merlin, vous prenez le roi pour un fou ! En l’incitant à rechercher l’enfant sans père, vous n’avez pas pensé à son intérêt, mais au vôtre. Vous avez découvert dans vos sortilèges que l’enfant sans père devait vous faire mourir et, pris de frayeur, vous avez fait croire au roi que la tour ne risquerait plus de s’écrouler, si on tuait l’enfant et si l’on mêlait son sang aux fondations. Vous avez pensé ainsi échapper à celui qui d’après vos sortilèges devait vous donner la mort. Devant les stupéfiantes révélations de l’enfant, les clercs qui croyaient posséder seuls leur secret furent terrifiés et virent une mort inévitable. — Sire, dit Merlin au roi, vous êtes à présent convaincu que ces clercs ne souhaitaient pas me tuer à cause de votre tour, mais parce qu’ils craignaient la réponse de leurs sortilèges, leur mort dont je serais l’auteur. Interrogez-les, ils n’auront pas l’audace de vous mentir en ma présence. — Dit-il vrai ? demande le roi. — Sire, que Dieu nous absolve de nos péchés, c’est la pure vérité, mais nous ignorons de qui il tient une si prodigieuse connaissance. Nous vous supplions, puisque vous êtes notre seigneur, de nous laisser en vie jusqu’à ce que nous voyions si ce qu’il dit de cette tour est exact et s’il la fera tenir debout. — Soyez tranquilles, dit Merlin, vous ne mourrez pas avant d’avoir vu pourquoi elle s’écroule. Ils l’en remercièrent. ' 28. — Voulez-vous savoir, dit Merlin à Vertigier, pourquoi l’ouvrage s’écroule et qui l’abat ? Je vous ;. < l’expliquerai clairement. Savez-vous ce qu’il y a sous cette terre ? Une grande nappe d’eau dormante et sous cette eau deux dragons aveugles. L’un est roux et l’autre blanc ; ils sont sous deux rochers, ils sont énormes et connaissent chacun l’existence de l’autre. Quand ils sentent le poids de l’eau sur eux, ils se retournent avec un tel fracas de l’eau que tout ce qui est au-dessus chavire : ce sont eux qui font s’écrouler

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la tour. Faites vérifier et si ce que je vous dis n’est pas) exact, faites-moi écarteler ; mais si je ne vous trompe pas, que mes garants soient libres et les clercs mis en cause pour leur ignorance. — Si ce que tu me dis est vrai, fait le roi, tu es l’homme le plus sage du monde. Apprends-moi com­ ment faire déblayer la terre. — Avec des chevaux, des charrettes et des hommes qui porteront les décombres sur leur cou. Le roi fit mettre à l’œuvre les ouvriers et se procura tout ce qu’il fallait pour mener à bien cette besogne ; mais les gens du pays estimèrent cette entreprise insensée malgré leur déférence pour Vertigier. Merlin fit mettre les clercs sous bonne garde. On travailla longtemps au déblaiement pour trouver enfin l’eau qu’on mit au jour et on informa le roi de l’heureux succès. Il vint tout joyeux voir cette merveille en com­ pagnie de Merlin. Arrivé là, il contempla l’eau vaste et profonde et appela deux de ses conseillers. — Il possède une grande sagesse, dit-il, l’homme qui connaissait l’existence de cette nappe d’eau sous la terre et affirmait qu’il y avait dessous deux dragons. Je ne regarderai pas aux frais pour exécuter ses ordres jusqu’à ce que je les trouve. — Tu ne t’es pas trompé pour cette eau, dit-il en se tournant vers Merlin, mais as-tu raison pour les dra­ gons ? — Vous ne le saurez qu’en les voyant. — Mais comment faire évacuer cette eau ? — Nous la ferons s’écouler par de larges fossés loin d’ici, jusqu’au milieu des champs. On se mit à creuser les fossés et l’eau s’écoula. — Dès que ces deux dragons qui vivent sous l’eau, dit Merlin, flaireront leur présence, ils engageront le combat et s’entre-tueront. Convoquez les grands per­ sonnages du royaume afin qu’ils assistent à la bataille, car elle ne sera pas sans grande signification. Vertigier accepta volontiers de les convoquer et il lança dans tout le royaume un appel à ses sujets, aux clercs comme aux laïcs. Quand ils se furent tous ras­

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semblés, Vertigier leur fit savoir les révélations de Merlin ainsi que le prochain combat des deux dra­ gons. — Ce sera un beau spectacle, se disaient-ils entre eux. Ils demandèrent si Merlin avait désigné le vain­ queur. — Pas encore, répond le roi. 29. On évacua l’eau et on vit les deux rochers qui étaient au fond. — Voyez-vous ces deux blocs de pierre ? dit Merlin. — Oui. — Sous eux se trouvent les deux dragons. — Comment les tirer de là ? demande le roi. — Aucune difficulté, dit Merlin. Ils ne bougeront pas tant qu’ils ne sentiront pas leur présence, mais dès qu’ils se flaireront d’un côté ou d’autre, ils combat­ tront jusqu’à la mort de l’un d’eux. — Me diras-tu lequel sera vaincu ? demande Verti­ gier. — Leur lutte et la victoire sont lourdes de signifi­ cation, répond Merlin. Je vous dirai volontiers ce que j’en sais, en privé, en présence de deux de vos amis. Vertigier appelle alors quatre de ses familiers en qui il avait le plus confiance et leur répète les paroles de Merlin. Ils l’engagent à lui demander quel sera le vaincu, afin qu’il le sache avant de voir la bataille. — Vous avez raison, dit Vertigier, je suis bien d’ac­ cord, car après la bataille il nous raconterait ce qu’il voudrait. On appela Merlin et Vertigier le pria de lui dire lequel des deux dragons aurait le dessous. — Ces quatre hommes, dit Merlin, sont-ils de vos familiers ? — Oui, plus que personne autre. — Alors, je puis répondre devant eux à votre ques­ tion ? — Assurément.

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— Sachez que le dragon blanc tuera le roux, mais qu’il aura grand mal au début et sa victoire aura une grande signification pour qui saura la déchiffrer. Je ne vous en dirai pas davantage avant la fin de la bataille. Les gens s’attroupèrent devant les deux blocs de pierre, les soulevèrent et en tirèrent le dragon blanc. En le voyant si énorme, si farouche et si hideux, ils reculèrent d’effroi. Ils allèrent à l’autre et le dégagè­ rent de dessous. À sa vue ils furent encore plus épou­ vantés, car il était plus féroce, plus hardi, plus hideux, plus redoutable que l’autre et Vertigier pensa qu’il avait des chances d’être le vainqueur. — À présent mes garants doivent être libérés, dit Merlin. — Ils le sont, répondit Vertigier. Les dragons s’approchèrent si près l’un de l’autre qu’ils se flairaient les croupes, et dès que l’un eut reniflé l’autre, ils s’affrontèrent en se prenant par les crocs et par les pattes. Vous n’avez jamais entendu parler de deux bêtes se battant aussi férocement tout le jour, toute la nuit et encore le lendemain jusqu’à midi. Tous les spectateurs pensaient que le roux tue­ rait le blanc, lorsque des naseaux du blanc jaillirent feu et flamme qui brûlèrent le roux. Quand celui-ci fut mort, le blanc se retira, se coucha et ne vécut plus que j trois jours. x Ceux qui avaient assisté à cette extraordinaire bataille avouèrent qu’on n’en avait jamais vu de pareille. — Vous pouvez maintenant, dit Merlin à Vertigier, bâtir une tour aussi haute que vous voudrez ; si impo­ sante qu’elle soit, elle ne tombera pas. Vertigier ordonna aux ouvriers de se mettre au tra­ vail et la fit construire la plus haute et la plus solide possible. Plus d’une fois il demanda à Merlin de lui dire la signification des deux dragons, comment le blanc avait pu tuer le roux, alors que le roux avait eu si longtemps l’avantage. — C’est, répondit Merlin, le symbole des événe­ ments passés et à venir. Si vous accédez à ma

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demande, si vous me donnez l’assurance de ne pas me faire de mal et de ne m’en laisser faire par personne dans votre royaume, je vous dirai le sens de ces signes. Mais donnez-m’en l’assurance en présence des nota­ bles, de vos conseillers les plus intimes et de ceux que vous voudrez mettre au courant de la question que vous me posez. Vertigier s’engagea à lui donner toutes les assu­ rances souhaitables. — Allez, dit Merlin, réunissez votre conseil, faitesmoi venir les clercs qui ont pratiqué leurs sortilèges à propos de la tour et qui avaient décidé ma mort. Vertigier fit comme il avait dit et quand le conseil et les clercs furent réunis, Merlin s’adressa à ces der­ niers. — Quelle folle idée d’avoir eu recours à votre art et de n’être ni si honnêtes, ni si francs, ni si loyaux, ni si sages que vous le devriez ! Insensés et ignobles que vous êtes, vous avez échoué dans votre entreprise à interroger les éléments. Vous n’avez rien vu de ce qu’on vous demandait, incapables que vous êtes ! Mais vous avez plus facilement découvert que j’étais né et celui qui vous a révélé mon existence et qui vous a fait croire que vous mourriez à cause de moi a agi par dépit de m’avoir perdu : il souhaitait seulement ma mort. Mais mon Seigneur me protégera de sa ruse, si c’est sa volonté. Je dénoncerai le mensonge du Malin et je vous éviterai la mort, si vous voulez me faire une promesse. En entendant qu’ils échapperaient à la mort, ils furent soulagés. — Nous ferons, dirent-ils, tout ce que tu nous commanderas, car nous voyons bien que tu es l’homme le plus sage du monde. — Vous m’avez promis, dit Merlin, de ne plus jamais pratiquer cet art et pour l’avoir fait, je vous ordonne de vous confesser. Dites-vous bien que la confession n’est pas valable sans renoncement au péché et sans repentir. Soumettez votre chair afin qu’elle ne soit pas la maîtresse de votre âme. Si vous m’en donnez votre parole, je vous laisserai partir.

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Ils le remercièrent et promirent d’observer scrupu­ leusement ses recommandations. 30. C’est ainsi que Merlin épargna les clercs qui l’avaient envoyé chercher. Ceux qui furent les témoins de sa généreuse conduite lui en eurent de la recon­ naissance. Vertigier et ses conseillers vinrent de nou­ veau le trouver. — Tu devais nous dire ce que signifient les dra­ gons, puisque tu nous as dit en tout la vérité et nous te tenons pour l’homme le plus sage que nous ayons jamais vu. Aussi nous te prions de nous éclairer sur la signification de ces dragons. — Le roux, répondit Merlin, c’est toi et le blanc est la descendance de Constant. L’explication remplit de honte Vertigier et Merlin s’en aperçut. — Si vous voulez, lui dit-il, je vous éclairerai à ce sujet, si vous ne vous en offusquez pas. — Tous les hommes que voici sont mes conseillers, je désire que tu dévoiles clairement ce que cela signifie et que tu ne m’épargnes en rien. ,. — Je vous ai dit que le roux était votre image et voici pourquoi. Vous n’ignorez pas que les fils de Constant sont restés sans père après sa mort et que, si vous aviez fait votre devoir, vous auriez dû les pro­ téger, les conseiller, les défendre contre le monde entier ; et vous n’ignorez pas que, profitant de leurs domaines et de leurs immenses richesses, vous avez gagné l’affection des gens du royaume. Comptant sur ces sympathies, vous avez cessé de les servir, sachant qu’ils seraient dans l’embarras. Quand les sujets du royaume sont venus vous trouver pour dire qu’il leur fallait un roi et vous priaient de l’être, vous leur avez traîtreusement répondu que vous ne pouviez pas le devenir tant que le roi Moine serait en vie. Ce fut votre réponse et ceux qui la reçurent comprirent par­ faitement que vous désiriez sa mort. Ils le tuèrent et, le meurtre accompli, restaient deux autres fils qui ont eu peur de vous et qui ont pris la fuite. Vous êtes

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devenu roi et vous êtes encore maître de leur héritage. Quand les meurtriers du roi Moine reparurent devant vous, vous les avez fait écarteler pour montrer com­ bien cette mort vous avait affecté, mais ce ne fut que pure feinte, du moment que vous aviez mis la main sur le royaume que vous tenez encore. Vous avez construit votre tour pour garantir votre personne de vos ennemis, mais elle ne peut vous sauver, quand vous vous y refusez vous-même. Attentif aux propos de Merlin, Vertigier sut qu’il lui disait la vérité. — Je vois et j’ai la preuve que tu es l’homme le plus sage du monde. Je te supplie de me conseiller en cette situation et de me dire, si tu le sais et si tu le veux bien, de quelle mort à ton avis je mourrai. — Si je ne disais pas la mort qui sera la vôtre, je ne vous dirais pas non plus la signification des deux dra­ gons. Vertigier insiste alors pour qu’il parle sans détours ; il lui en sera, dit-il, reconnaissant. il— Eh bien, dit Merlin, apprenez que le grand dragon roux représente vos mauvaises intentions et vos folles pensées. Sa taille et sa corpulence sont l’image de votre puissance ; le blanc représente les enfants, héritiers du trône, qui ont pris la fuite par crainte de votre justice. Leur long combat veut dire que vous avez été trop longtemps le maître du royaume. Vous avez vu que le blanc brûlait le roux, ce qui signifie que les enfants vous détruiront par le feu. N ’allez pas croire que la tour que vous avez bâtie ou une autre forteresse vous mettront à l’abri de cette .sorte de mort. ' Ces prédictions remplirent Vertigier d’épouvante ; il demanda à Merlin où étaient les enfants. — Ils sont en mer, dit Merlin, ils ont réuni de grandes forces avec tout l’équipement nécessaire et regagnent leur pays pour faire justice de vous : ils vous accusent à juste titre d’avoir fait périr leur frère! Sachez qu’ils arriveront d’ici trois mois au port de Wincester.

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Ces nouvelles atterrèrent Vertigier, certain que le débarquement était imminent. — Peut-il en être autrement ? demanda-t-il à Merlin. — Non, inévitablement vous mourrez du feu des enfants de Constant, tout comme vous avez vu le dragon blanc détruire le roux par le feu. C’est ainsi que Merlin expliqua à Vertigier la signi­ fication des dragons. 31. Averti que les enfants de Constant venaient avec d’importantes forces, Vertigier convoqua les siennes pour la date indiquée par Merlin, afin de les rencontrer au bord de la mer. Il les conduisit donc à Wincester où ses adversaires devaient aborder. Les hommes de Vertigier ignoraient pourquoi ils étaient là, sauf ceux qui avaient assisté à l’entretien du roi avec Merlin. Merlin lui-même n’était pas présent, car tout de suite après ses révélations sur la tour et sur la signification des dragons, il avait pris congé et s’en était allé en déclarant qu’il avait bien rempli sa mis­ sion. Il se retira en Northumberland auprès de Biaise et lui raconta tous ces événements. Biaise les consigna dans son livre grâce auquel nous en avons aujourd’hui connaissance. Merlin demeura là longtemps, jusqu’au jour où les fils de Constant vinrent le chercher. Avec toutes ses forces Vertigier attendait au port le jour indiqué par Merlin et à la date même qu’il avait fixée les habitants de Wincester virent apparaître sur la mer les voiles et les vaisseaux de la redoutable flotte conduite par les fils de Constant. Lorsque Vertigier les aperçut, il fit armer ses gens, mettre le port en état de défense. Quand ses troupes sur la terre ferme virent les gonfanons royaux de Constant, elles furent saisies d’étonnement et bientôt accosta le premier navire monté par les fils de Cons­ tant. — À qui appartiennent ce navire et cette flotte ? demandèrent les hommes massés sur le rivage.

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— À Pandragon et à Uter, répondent les hommes de l’équipage, aux enfants de Constant qui rentrent dans leur royaume que Vertigier, le traître déloyal, leur a volé depuis longtemps, lui qui a fait assassiner leur frère. Ils viennent en tirer vengeance. Ceux qui occupaient le port apprirent que c’étaient les fils de leur seigneur à la tête de nombreuses troupes, ils se rendirent compte que la force était de leur côté et que, s’ils engageaient le combat contre eux, il pourrait leur en coûter cher. Ils le dirent à Vertigier qui, voyant presque tous ses hommes lui faire défaut et se ranger au parti de Pandragon, prit peur et leur ordonna de se replier sur la forteresse, ce qu’ils firent. Les navires abordèrent ; une fois à quai, les chevaliers débarquèrent ainsi que le reste des troupes. De là ils marchèrent sur la forteresse, mais beaucoup, à la vue de leurs seigneurs, allèrent à leur rencontre et les accueillirent comme leurs maîtres. Les partisans de Vertigier défendirent la forteresse où ils s’étaient enfermés, tandis que les assaillants attaquè­ rent avec vigueur. Dans un ultime assaut, pour en finir, Pandragon mit le feu à la forteresse ; l’incendie surprit les assiégés, beaucoup furent brûlés vifs et Ver­ tigier périt dans les flammes. C’est ainsi que les enfants se rendirent maîtres du pays et publièrent dans toute la région et dans tout le royaume qu’ils étaient revenus. La nouvelle suscita l’enthousiasme du peuple ; on vint au-devant d’eux, on les reçut comme des seigneurs. Les deux frères recouvrèrent leur héritage et on fit roi Pandragon. Ce fut un prince bon et loyal. Les Saxons qu’avait attirés Vertigier gardèrent leurs châteaux qui étaient en bon état de défense et harce­ laient sans cesse Pandragon et les chrétiens ; ils avaient tantôt le dessus, tantôt le dessous. Pandragon alla alors mettre le siège devant le château d’Engis 12 et ce siège dura plus d’un an. Entouré d’un conseil où 12. Le chef saxon Hengist joue un rôle beaucoup plus important dans Geoffroy-Wace ; il vient au secours de Vortigern.

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siégeaient plusieurs grands seigneurs, Pandragon dis­ cuta avec eux sur les moyens de prendre l’adversaire ; certains d’entre eux avaient fait partie du conseil de Vertigier, avaient entendu les prédictions que Merlin lui avait faites sur sa mort et sur les enfants. Ils prirent à part Pandragon et son frère Uter, les informèrent de ces révélations inouïes, ajoutant qu’il était le meilleur devin qu’on eût jamais vu et que, s’il voulait, il leur dirait comment prendre ce château. — Où trouver ce si parfait devin ? dit Pandragon très surpris de leur confidence. — Nous ne savons pas au juste en quel endroit, mais il sait, nous en sommes sûrs, quand on parle de lui : il se trouve en ce pays et s’il le veut bien, il viendra sans difficulté. — S’il y est, dit Pandragon, je me charge de le trouver. Il manda ses messagers et les envoya un peu partout à la recherche de Merlin. 32. Merlin n ’ignorait pas que le roi s’était mis à sa recherche sans délai. Après avoir parlé à Biaise, il se rendit dans une ville où il savait que les messagers étaient à sa recherche. Il entra dans la ville sous les traits d’un bûcheron, une grosse cognée au cou, chaussé de gros souliers, vêtu d’une courte tunique en lambeaux, les cheveux longs et ébouriffés, une longue barbe : il avait tout à fait l’air d’un homme sauvage. Il J,. pénétra dans une maison où étaient les messagers ; en Cy..A le voyant, ils le regardèrent avec surprise. — Voilà, se dirent-ils entre eux, un homme peu engageant ! — Vous ne faites pas bien, leur dit-il en s’appro­ chant d’eux, la besogne de votre maître qui vous a donné l’ordre d ’aller chercher le devin nommé Merlin. — Qui diable a renseigné ce rustre et de quoi se mêle-t-il ? — Si j’avais été chargé de le rechercher, répondit-il, je l’aurais plus vite trouvé que vous.

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Ils l’entourent alors et lui demandent s’il savait où il était et si par hasard il l’avait vu. — Je l’ai vu, je connais sa demeure, il sait que vous êtes à sa recherche, mais vous ne le trouverez pas sans son consentement. Il m’a recommandé de vous dire que vous perdez votre temps à le recher­ cher, car si vous le trouviez, il ne vous suivrait pas. Dites à ceux qui ont affirmé à votre maître que le bon devin était en ce pays qu’ils ne lui ont pas menti ; et quand vous serez de retour, dites-lui qu’il ne prendra pas ce château qu’il assiège avant la mort d’Engis. Quant à ceux qui vous ont donné l’ordre d’aller chercher Merlin, ils n’étaient que cinq au camp de l’armée et à votre arrivée là-bas, vous n’en trouverez que trois. À ces trois et à votre maître dites que s’ils venaient dans cette ville et fouillaient ces forêts, ils trouveraient Merlin. Mais si le roi n’y vient pas lui-même, personne ne pourra le lui amener d’ici. - Cet avertissement une fois donné aux messagers, Merlin disparaît et ils le perdent de vue. — Nous avons parlé à un diable, disent-ils en se signant. Qu’allons-nous faire après ce qu’il nous a dit ? — Partons et allons tout raconter à notre maître et à ceux qui nous ont envoyés ici et nous verrons bien si deux d’entre eux sont morts ; nous ferons part au roi de ce que nous avons vu et entendu d’inouï. Ils gagnèrent par étapes le camp où était le roi. — Avez-vous trouvé, demanda-t-il en les voyant, celui que vous êtes allés chercher ? — Nous allons vous dire, sire, ce qui nous est arrivé. Réunissez votre conseil et ceux qui vous ont fait connaître ce devin. Le roi convoqua ses conseillers, puis se mit à l’écart pour délibérer. Les messagers leur racontent leur étrange aventure, leur rapportent les propos du rustre, sa prédiction sur les deux hommes qui seraient morts avant leur retour. Ils en demandent des nouvelles et on leur dit qu’en effet ils étaient morts. Lorsque ceux

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qui avaient poussé à rechercher Merlin l’apprennent, ils se demandent avec perplexité qui pouvait être ce vieil homme si laid et si repoussant dont ils parlaient, ignorant que Merlin pouvait prendre une autre forme que la sienne et ils se doutent néanmoins que per­ sonne autre que lui n’était capable de fournir ces ren­ seignements. — Nous pensons, dirent-ils au roi, que c’est Merlin en personne qui a parlé à vos messagers : lui seul pouvait annoncer la mort de ces deux hommes, seul Merlin s’est risqué à annoncer la mort d’Engis. Demandons aux messagers dans quelle ville ils ont trouvé cette créature. — Nous l’avons trouvée en Northumberland, il est même venu chez nous. On reconnut d’un commun accord que c’était Merlin. Il souhaitait, ajoutèrent les messagers, que le roi lui-même vînt le chercher. Pandragon décida de confier la poursuite du siège à son frère Uter, d’aller en Northumberland et de fouiller les forêts qu’on lui avait indiquées. 33. Il prépara son voyage et se mit en route pour le ) Northumberland. Il s’enquit de Merlin, mais ne ren­ contra personne qui pût le renseigner ; il décida alors d’aller à sa recherche à travers les forêts. Tandis qu’il les parcourait, un de ses compagnons se trouva en présence d ’un grand troupeau de bêtes et d’un homme fort laid et fort hideux qui les gardait ; il lui, demanda d’où il était. — Du Northumberland, lui répondit l’inconnu, au service d’un seigneur. — Pourrais-tu me renseigner sur Merlin ? — Non, mais j’ai vu hier quelqu’un qui m’a dit que le roi viendrait aujourd’hui le chercher en ces forêts. Est-il venu ? Qu’en est-il ? — Il est vrai, le roi est à sa recherche. Saurais-tu me dire où est cet homme ? — C’est au roi que je parlerai, pas à vous. — Eh bien, je te mènerai auprès du roi.

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— Mes bêtes seraient alors bien mal gardées ! D ’ailleurs je n’ai pas besoin de lui ; mais s’il venait jusqu’à moi, je le renseignerais volontiers sur celui qu’il recherche. — Je te l’amènerai, dit l’autre. Il le quitte, finit par trouver le roi et lui conte sa rencontre. — Mène-moi jusqu’à lui, dit le roi. Il le conduit à l’endroit où il avait trouvé l’inconnu. — Voici, lui dit-il, le roi que je t’amène. Dis-lui ce que tu veux lui dire, comme tu me l’as annoncé. — Sire, répond l’inconnu, je sais que vous recher­ chez Merlin, mais vous ne le trouverez pas avant qu’il y consente. Allez près d’ici à l’une de vos bonnes vil­ les ; il viendra jusqu’à vous, quand il saura que vous l’attendez. — Comment savoir, dit le roi, si tu me dis la vérité ? — Si vous ne me croyez pas, n’en faites rien, car c’est folie de croire un mauvais conseil. — Tu reconnais donc que ton conseil est mauvais ! — Non, mais c’est vous qui le dites. Sachez que mon conseil sur cette affaire vaut mieux que vous ne le pensez. — Je te croirai, dit le roi. Il se rendit alors dans une de ses villes, la plus proche de la forêt et tandis qu’il y séjournait, un homme vint le trouver dans sa demeure, bien vêtu et ( bien chaussé. — Qu’on me conduise, dit-il, devant le roi. f-Ç On l’y conduisit. . — Sire, dit-il quand il fut en sa présence, Merlin m’envoie auprès de vous et vous fait savoir que le gardien des bêtes n’était autre que lui. Il vous fait dire, et vous en avez la preuve, qu’il viendrait à vous quand ce lui ferait plaisir. Il ne vous a pas menti, mais vous n’avez pas encore besoin de lui. Quand vous l’aurez, il se présentera volontiers à vous. — Mais j’ai toujours besoin de lui ! Et il n’est per­ sonne que je n’aie si grande envie de voir.

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— Dans ces conditions il vous annonce par ma bouche de bonnes nouvelles : Engis est mort, votre frère Uter l’a tué. — Est-ce possible ? répond le roi au comble de la surprise. — Je n’en dis pas davantage, mais c’est insensé de ne pas le croire jusqu’à preuve du contraire. Envoyez un messager pour le vérifier, alors vous le croirez. — Fort bien, dit le roi. Il envoie deux messagers sur les meilleurs chevaux qu’il possédait et leur ordonne de faire diligence à l’aller et au retour pour savoir si Engis est vraiment mort. Ils partent et chevauchent à bride abattue ; après une nuit de voyage ils rencontrent les messa­ gers d’Uter qui venaient annoncer au roi la nouvelle de la mort d’Engis. Après leur échange d’informa­ tions, ils s’en retournent chez le roi. L’homme qui avait fait la commission de Merlin au roi était déjà reparti. Les messagers du roi qui avaient fait demi-tour et ceux d’Uter racontèrent en privé à Pandragon comment Uter avait tué Engis. Pandragon leur interdit sur leur vie d’ébruiter la nouvelle. Les choses en restèrent là et le roi se demanda avec stu­ péfaction comment Merlin avait pu savoir la mort d’Engis. 34. Il attendit dans la ville la venue de Merlin avec l’intention de lui demander comment avait péri Engis, car bien peu étaient au courant de cette mort.\ Un jour qu’il revenait de l’cglise, un bel homme,\ bien vêtu, bien paré, de noble apparence, l’aborda et ' le salua. -— Sire, lui dit-il, qu’attendez-vous dans cette ville ? — J’attends que Merlin vienne me parler. — Sire, vous n’êtes pas assez avisé pour le recon­ naître, quand il vient de vous adresser la parole ! Faites venir ceux qui vous accompagnent et qui pré­ tendent connaître Merlin et demandez-leur si je puis/ être ce Merlin.

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Ébahi, le roi les fait appeler. — Seigneurs, leur demande-t-il, nous attendons Merlin, mais à mon avis aucun de vous ne le connaît. Sinon, dites-le-moi. — Sire, si nous le voyons, nous le reconnaîtrons à coup sûr. ■ — Seigneurs, dit l’homme qui se tenait devant le roi, qui ne se connaît pas soi-même peut-il connaître autrui ? — Nous ne prétendons pas, font-ils, le connaître intimement, mais nous saurons bien à quoi il res­ semble, si nous le voyons. — On ne connaît pas bien un homme, réplique l’inconnu, si l’on sait seulement à quoi il ressemble, et je vais vous le prouver. Il invite le roi à se retirer seul à seul avec lui dans une chambre. — Sire, lui dit-il, je désire être votre ami et celui de ' votre frère Uter. Sachez que je suis ce Merlin que ! vous êtes venu chercher. Quant à ces gens qui croient me connaître, ils ne savent rien de moi, comme je vais vous le montrer. Sortez et faites venir ces prétentieux : dès qu’ils me verront, ils diront que c’est bien moi que 1 vous avez trouvé, mais ils seraient incapables de me reconnaître, si j’en décidais autrement. — Je ferai, dit le roi tout heureux, tout ce que tu voudras. Il sortit de la salle sans tarder et fit venir ceux qui, pensait-il, connaissaient Merlin. Quand ils furent entrés, Merlin prit l’apparence sous laquelle ils l’avaient vu naguère. — Sire, dirent-ils au roi en apercevant Merlin, nous affirmons que c’est bien lui. — Assurez-vous de bien le reconnaître, dit le roi en riant. — Nous affirmons que c’est Merlin. — Sire, c’est parfaitement vrai. Et maintenant . dites-moi ce qui vous ferait plaisir. — J’aimerais te demander, si c’est possible, de j devenir ton ami et ton familier, car les personnes ici

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présentes m’ont dit que tu étais un homme de grande sagesse et de bon conseil. — Sire, répond Merlin, puisque vous me le demandez, je vous assisterai de mes conseils, si je le peux. — J’aimerais encore savoir, s’il te plaît, si je t’ai adressé la parole depuis que je suis venu à ta recherche en ce pays. — Sire, je suis l’homme que vous avez trouvé en train de garder les bêtes. Le roi et son entourage restèrent ahuris de cette déclaration. — Vous connaissez mal cet homme, dit-il à ses gens, puisque quand il se présente devant vous vous n’êtes pas capable de le reconnaître ! — Sire, nous n’avons jamais vu un pareil mystère, mais nous sommes certains qu’il peut dire et faire ce que personne au monde ne peut faire et dire ! , 35. — Comment, reprit le roi, as-tu su la mort d’Engis ? — Sire, dès votre arrivée ici, j’ai su qu’Engis voulait assassiner votre frère et je suis allé le prévenir. Grâce à Dieu il m’a cru et il s’est tenu sur ses gardes. Je l’ai mis au courant de la force, de la vigueur et de l’audace d’Engis qui comptait pénétrer tout seul dans le camp jusqu’à la tente de votre frère pour le tuer. Cela, il ne voulut pas le croire, mais il eut soin de rester éveillé cette nuit-là, sans le dire à personne et il s’arma en cachette. Il resta vigilant toute la nuit dans sa tente jusqu’à l’arrivée d’Engis muni de couteaux pour le tuer, et votre frère le laissa entrer. Engis le chercha à l’intérieur de la tente, sans résultat. Au moment où il sortait votre frère se jeta sur lui et le tua après un bref corps à corps, car il était armé et Engis sans armure, venu pour accomplir tranquillement son meurtre ej partir aussitôt. — Sous quel aspect as-tu parlé à mon frère, car je m’étonne qu’il t’ait cru. — Sous celui, sire, d’un vieillard, je lui ai parlé en

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secret et je l’ai averti que cette nuit, s’il ne prenait garde, il risquait la mort. — Lui as-tu dit qui tu étais ? — À cette heure il ignore encore qui lui a parlé et il ne le saura pas avant que vous le lui appreniez vousmême : c’est pourquoi je vous ai fait savoir par vos hommes que vous n’enlèveriez pas le château tant qu’Engis serait en vie. — Ami cher, viendras-tu avec moi ? J’ai si grand besoin de tes conseils et de ton aide. I — Sire, plus tôt j’irais avec vous, plus vos gens s’of­ fusqueraient (et c’est déjà fait !) de la confiance que c(»>i(/Uk vous m’accorderiez ; mais si vous estimez que je puis \ vous être utile, vous me ferez confiance malgré eux, | pour votre bien et pour votre honneur. — Tu as tant fait pour moi, et je n’oublie pas que tu as sauvé mon frère, que je ne dois jamais douter de toi ni te refuser ma confiance. — Sire, allez demander à votre frère qui lui a dit ce que je viens de vous raconter et s’il sait vous répondre, n’ajoutez plus du tout foi à mes paroles. Pour que vous puissiez m’identifier quand je serai en présence de votre frère, j’aurai la même apparence que celle où j’étais, quand je le mis en garde pour protéger sa vie. — Par Dieu, demande le roi, dis-moi maintenant quel jour tu viendras parler à mon frère. — Vous le saurez, j’y consens, mais attention. Au nom de notre amitié, ne le dites à personne, car si je vous surprenais à me trahir, je ne me fierais plus jamais à vous et vous y perdriez plus que moi. — Si je te manque de parole une seule fois, refusemoi ta confiance. — Je vous mettrai à l’épreuve de plusieurs manières, n’en doutez pas. — Tant qu’il te plaira. — Sachez en tout cas que je parlerai à votre frère dix jours après que vous lui aurez vous-même parlé. 36. C’est ainsi que Merlin entra en relation avec Pandragon, puis il le quitta et rejoignit son maître

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Biaise et lui rapporta tous ces faits. Biaise les coucha par écrit et grâce à lui nous en avons connaissance aujourd’hui encore. Pandragon retourna par étapes auprès de son frère et Uter, en le voyant, l’accueillit avec joie et d’une mine réjouie. Après l’échange de saluts, Pandragon le prit à part et lui raconta la mort d’Engis comme la lui avait racontée Merlin et lui demanda si son récit était exact. — Seigneur, répondit U ter, tout à fait ! Mais — que Dieu m’aide — vous venez de me dire ce que personne à mon avis ne pouvait savoir, sauf Dieu. Un très vieil homme m’en avait informé en secret, et vraiment je ne pense pas que quelqu’un d’autre ait pu le savoir. Seigneur, poursuit-il en souriant à son frère, qui vous a mis au courant de ce que vous m’avez raconté, car je suis surpris et je me demande comment vous l’avez appris. — Je suis pourtant au courant, comme vous le voyez. Mais dites-moi qui était ce vieillard qui vous a sauvé la vie, car je pense, d’après ce que j’ai appris, que sans lui Engis vous aurait tué. — Seigneur, par la foi que je vous dois, à vous qui êtes mon seigneur et mon frère, je ne sais qui c’était, mais il avait l’air d’un homme respectable et plein de sagesse. Sur son apparence je l’ai cru, car il m’a fait une incroyable révélation et Engis a fait preuve d’une rare audace pour venir me tuer en plein camp et jusque sous ma tente. — Reconnaîtriez-vous cet homme, si vous le voyiez ? — Seigneur, à tous les coups, je crois. — Je vous affirme, dit Pandragon, qu’il viendra vous parler dans dix jours. Mais, par amour pour moi, faites en sorte de rester à cette date en ma présence jusqu’à la fin du jour, afin que je voie tous ceux qui viendront vous parler au cas où je le reconnaîtrais aussi facilement que vous. Uter lui promit de ne pas le quitter d’un pas, jusqu’à ce qu’il voie si l’homme viendrait et si son frère le reconnaîtrait.

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37. Ce jour-là les deux frères restèrent ensemble et Merlin qui avait combiné tout cela pour entrer en rapport avec eux et devenir leur fidèle compagnon rapporta à Biaise ce qu’ils avaient dit de lui et com­ ment le roi voulait le mettre à l’épreuve. — Qu’allez-vous faire ? demanda Biaise. — Ils sont jeunes et pleins d’entrain. Je ne pourrai gagner leur affection qu’en répondant à leurs désirs, «v