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French Pages 304 Year 2009
Mémoires d'Amérique latine Correspondances, journaux intimes et récits de vie (XVII-XX è m " siècles) Anne-Marie Brenot (dir.)
Mémoires d'Amérique latine Correspondances, journaux intimes et récits de vie (XVII-XX èmes siècles)
Anne-Marie Brenot (dir.)
Iberoamericana • Vervuert • 2009
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Reservados todos los derechos © Iberoamericana, 2009 Amor de Dios, 1 — E-28014 Madrid Tel.: +34 91 429 35 22 Fax: +34 91 429 53 97 [email protected] www.ibero-americana.net © Vervuert, 2009 Elisabethenstr. 3-9 — D-60594 Frankfurt am Main Tel.: +49 69 597 46 17 Fax: +49 69 597 87 43 [email protected] www.ibero-americana.net ISBN 978-84-8489-497-1 (Iberoamericana) ISBN 978-3-86527-520-2 (Vervuert) Depósito Legal: M-42089-2009
Fotografía y diseño de cubierta: W Pérez Ciño
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SOMMAIRE
Remerciements
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A N N E - M A R I E BRENOT
Introduction
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PREMIÈRE PARTIE. LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE
C L A U D I A PONCIONI
Journal intime et lettres. Le Brésil vu par Louis-Léger Vauthier (Pernambouc, 1840-1846)
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CARMEN A N A PONT
Naître pour quelque chose. Le Je, l'errance et la Caraïbe hispanique dans le Diario de mi vida d'Eugenio Maria de Hostos (1839-1903)
41
A N N E - M A R I E BRENOT
Une écriture contrainte. Le journal de Francisco Estévez et la traque des esclaves marrons à Cuba, 1837-1842
57
EFER A R O C H A
Le journal de Frida Kahlo. Une écriture intimiste ?
79
M O N T S E R R A T BECERRIL
La correspondance de Frida Kahlo : des mots et des couleurs pour se peindre
87
G E R M A N A H E N R I Q U E S PEREIRA DE SOUSA
L'étrange journal de Carolina Maria de Jesus
111
D E U X I È M E PARTIE. L E S CHEMINS DE LA MÉMOIRE FRANÇOISE CHEVALIER
Le journal de bord d'Alexandre-Olivier Exquemelin (1645-1707) : un chirurgien protestant aux Antilles
123
ISABELLE G R É G O R
Un journal de bord à l'origine d'une œuvre littéraire : l'exemple de Bougainville en Amérique du Sud
135
CHARLES LANCHA
L'autobiographie de Victoria Ocampo ou le drame de l'amour-passion au temps de la société traditionnelle argentine .... 149 FRANÇOISE A U B È S
Mémoires, autobiographies, journal intime : l'écriture de soi au Pérou
163
NATHALIE JAMMET
Joseph Miran, un Français au Chili (1841-1853) : correspondance de l'immigré et carnet de route du voyageur
173
MIGUEL RODRÍGUEZ
Carnets inédits de voyageurs mexicains aux États-Unis à la fin du XIX ème siècle
195
TROISIÈME PARTIE. A U X FRONTIÈRES DE LA MÉMOIRE JACQUES DUPONT
Sur les Amériques de Butor : des livres du « moi »?
215
CATHERINE HÉAU LAMBERT/GILBERTO GIMÉNEZ MONTIEL
Un mini-récit de vie : le corrido mexicain
233
É M I L I E BEAUDET
« Si on me donne la parole » : le témoignage de vie de Domitila de Chungara, femme de mineur bolivien (1976)
253
A N D R É GABASTOU
Une voix d'Argentine... Vie publique et vie cachée de Victoria Ocampo
269
SANDRINE REVET
Mémoires d'une catastrophe Récits et héros de La Tragedia, Venezuela (1999)
275
FRANÇOISE LIÉZART
Réalité et fiction d a n s Querido Diego, te abraza
d'Elena Poniatowska
Quiela
291
REMERCIEMENTS
Nous adressons tous nos remerciements au Conseil Scientifique de l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines dont le soutien a permis la tenue du colloque international et pluridisciplinaire « Mémoires des Amériques. Correspondances, journaux intimes, récits de vie », qui a eu lieu les 21 et 22 juin 2007 à l'UFR des Sciences Sociales et des Humanités à Guyancourt. Nous remercions également Hélène Humbert et les doctorantes hispanistes, Montserrat Becerril, Julie Fargeaudou et Mélanie Talneau, qui ont pris une part décisive dans l'organisation matérielle du colloque et dans l'accueil des participants.
INTRODUCTION Anne-Marie Brenot
Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Le privé nous appartient, l'intime nous concerne. Michaël Fœssel (2008)
Un temps oubliés par les chercheurs qui les avaient remisés au rang d'écrits mineurs, les mémoires, confessions, journaux intimes et correspondances ont retrouvé depuis 1970 un regain d'intérêt. Redécouverts et revisités, ils suscitent désormais en France et à l'étranger des lectures nouvelles. Ce renouveau doit beaucoup aux travaux de Philippe Lejeune, membre de l'Institut universitaire de France et spécialiste de l'autobiographie en France. Ses travaux pionniers — L'autobiographie en France (1971) et Le pacte autobiographique (1975) —, relayés par des recherches incessantes — Je est un autre (1980), Cher cahier... (1990), Signes de vie. Le pacte autobiographique 2 (2005) —, ont suscité bien des émules comme Françoise Simonet-Tenant (2007) ou encore des travaux conjoints avec Catherine Bogaert en particulier. En 1995, la collection « Mémoire de l'Encre » présentait à l'initiative conjuguée de Jean-Pierre Guéno, directeur de collection aux éditions Robert Laffont, et de Mauricette Berne, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale, un cinquième volume regroupant les plus beaux manuscrits et journaux intimes de la langue française.1 En présentant sous la forme d'une anthologie des extraits des manuscrits de
1 Les plus beaux manuscrits et journaux intimes de la langue française (1995). L'ouvrage présente tout un ensemble de journaux intimes allant de celui de saint Augustin à celui de Hervé Guibert.
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Anne-Marie Brenot
journaux intimes parmi les plus prestigieux exhumés tant dans les collections privées que publiques, l'ouvrage témoigne de ce renouveau. L'intérêt pour ce genre d'écrits a gagné les américanistes et le présent ouvrage élargit la thématique de l'écriture de soi aux confessions, aux mémoires, aux correspondances réelles ou fictives, aux carnets de bord rédigés par des scientifiques ou des voyageurs, ainsi qu'aux récits de vie dans le monde de l'Amérique luso-hispanique. Il rassemble les travaux des chercheurs hispanistes et lusophones présentés lors du colloque international des 21 et 22 juin 2007 à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines,2 ainsi que d'autres études menées dans des séminaires de doctorat sur la même thématique. En élargissant la thématique du journal à tous les écrits du for privé, nous avons voulu sortir du strict cadre du journal dit « intime », tel qu'une définition désuète assimilant intimité à intériorité pourrait le suggérer. Il s'agit moins en réalité d'explorer les méandres du Moi que d'analyser les liens personnels que les auteurs entretiennent avec les Autres et le monde dans lequel ils vivent. C'est la perspective de Michaël Fœssel qui rappelle que si «intime» vient du latin intimus, le superlatif de interior — « ce qui est plus intérieur que l'intérieur lui-même » (2008: 11) —, depuis Les Confessions de saint Augustin (354-430), le lecteur sait que le Moi n'est jamais seul, mais qu'il est éclairé par la présence de l'Autre. Dans le cas des Confessions, il s'agit de la présence omnisciente de Dieu, mais au-delà de toute approche transcendantale, « l'intime» tel que nous l'abordons inclut defacto une dimension de dialogue. Ainsi les émotions et les sentiments intimes peuvent-ils être analysés en tant que liens s'inscrivant non dans un espace clos qui impliquerait une rupture, mais au contraire dans une dimension ouverte sur le monde. Pour Philippe Lejeune, les termes même «d'écrits intimes» sont sujets à caution et méritent d'être revisités : Mais pourquoi un journal devrait-il être intime ? Son nom l'indique, le journal a d'abord et surtout affaire au temps. Dans l'histoire de l'humanité, l'intimité lui est venue très tard, à la fin du XVIIIime siècle, et s'est d'ailleurs vite altérée par la publication à partir de la seconde moitié du XIXèmc siècle. L'intimité n'est ni une constante, ni une valeur. C'est un fait historique complexe, variable — dont
2 Les communications de ce colloque portant sur l'Amérique anglo-saxonne ont fait l'objet d'un volume particulier. Les textes ont été réunis par Ada Savin et Paule Lévy sous le titre, Mémoires d'Amérique. Correspondances, journaux intimes, récits autobiographiques (2008).
Introduction
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l'histoire reste à écrire — . Et s u r t o u t , elle n'est q u ' u n e m o d a l i t é particulière d ' u n p r o c e s s u s général : le fait q u e le j o u r n a l est devenu personnel. 3
En liant cette recherche à « une forme d'archéologie » qui tient compte des découvertes et des techniques matérielles permettant des pratiques d'écriture différentes, Philippe Lejeune redonne au temps et aux contextes historiques la place centrale qu'ils occupent. Le danger est de lire ces écrits à bureau fermé et d'enfermer ces œuvres pour et sur elles-mêmes. Certes, le propre des écritures de soi est de poser des repères mémoriels et de mesurer une trajectoire personnelle, mais au bout du compte les écritures personnelles finissent toujours par se fondre dans une mémoire collective.
L E « PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE EST-IL EXPORTABLE » ? 4
En ce qui nous concerne, la spécificité de notre entreprise est patente, puisque nous sortons ici non seulement du monde francophone mais également du continent européen. Une première question se pose relative à l'existence même d'une écriture autobiographique. Pendant longtemps, il avait été donné pour acquis que le monde hispanique, à l'encontre du monde anglo-saxon qui met en avant l'individu et son Moi, aurait ignoré ce genre d'écrits. Comme le montre Françoise Aubès dans « Mémoires, autobiographie, journal intime : l'écriture de soi au Pérou», l'affirmation est hâtive, puisque le champ reste à explorer. Faute d'avoir cherché, on a trop facilement affirmé l'inexistence de tels écrits alors que les recherches actuelles témoignent du contraire. Cette incertitude écartée, il reste que les mondes que nous explorons sont singuliers. À certains égards, ils sont bien des prolongements de l'Europe, mais avec des décalages spatio-temporels importants qu'il convient de prendre en compte. De ce fait, les influences de l'Europe sont réelles et perceptibles mais toujours revisitées. Comment ? Les pratiques culturelles de l'écrit y sont différentes, mêlées d'influences diverses : européennes, nord-américaines et indigènes. A cela s'ajoute la permanence de dialectes et de cultures orales restées vivaces et qui disputent à l'écrit sa place prépondérante. Le diariste doit alors rechercher dans ces généalogies plurielles, dans ces parentés culturelles plus ou moins 3 Extrait du site «Autopacte» : «Comment le Journal est devenu personnel (France, 17501815)». 4 Anne Roche (2007: 156-164).
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Anne-Marie Brenot
lointaines, la part de soi qui lui revient ou plus exactement celle à laquelle il s'identifie. Douloureuse, puisqu'elle consiste toujours à écarter une parenté au profit d'une autre, l'écriture autobiographique est un arrachement à soi-même. La pratique de l'écrit et sa réception sont de ce fait rendues plus aléatoires. Encore marqués par des poches d'illettrisme et de pauvreté, l'Amérique latine pose, avec les écrits de soi, une série d'interrogations nouvelles dont une fondamentale: le «pacte autobiographique» peut-il opérer? De quelle manière? En un mot, est-il exportable ?
L E S S I N G U L A R I T É S DE L ' A M É R I Q U E L A T I N E
Il convient de rappeler le cheminement progressif et parfois chaotique d'une modernité politique et sociale qui, en Amérique latine, s'est heurtée à des sociétés anciennes foncièrement holistes. Par tradition, celles-ci, qu'elles soient indigènes ou blanches, ignoraient l'individu en tant que tel. La personne et son «je» ne pouvaient s'exprimer qu'à travers les structures collectives en place, la famille, le clan, la tribu, les corporations ou encore les diverses communautés et leurs acteurs collectifs. Certes, les Lumières du XVIII i m e siècle, les guerres pour l'indépendance des colonies hispaniques au XIX è m e et la modernisation actuelle ont attaqué de front les anciennes structures, mais paradoxalement celles-ci se sont montrées plus vivaces qu'ailleurs. La société s'est modernisée et l'individu-citoyen fort de son droit de vote a émergé mais sans renier les liens forts hérités des temps anciens. La famille — q u a n d elle se maintient— est prégnante, les liens de parrainage ou de compadrazgo sont vivaces et les vieilles solidarités ethniques, villageoises ou urbaines, n'ont pas disparu. Les nouvelles sociétés civiles travaillées de l'intérieur par la modernité politique sont marquées par l'hybridité sans avoir rejeté pour autant les héritages du passé. Dans ce cadre, extraire le «je» subjectif, l'affirmer et le revendiquer comme marque distinctive et identitaire ne va pas de soi. Est-ce une démarche possible ? Et dans certains cas, pensable ? A titre d'exemple, évoquons le cas de Los hijos de Sánchez: autobiografía de una familia mexicana, ouvrage qui, dans les années i960, avait fait date. Le récit d'Oscar Lewis relate l'histoire d'une famille mexicaine pauvre dominée par la figure du père, Jesús Sánchez, et la présence de ses quatre fils. L'histoire de la famille est racontée tour à tour par chacun de ses membres. Cette étude
Introduction
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à la fois autobiographique et ethnologique montre comment chacun des protagonistes ne parvient à s'extraire de la gangue familiale qu'en étant sollicité pour raconter une histoire personnelle qui reste en étroite relation avec sa parentèle. Ici, tous les acteurs sont interdépendants, chaque enfant ne se définissant que par la nature des liens particuliers—d'affection, d'indifférence ou d'inimitié— qu'il noue avec la mère, le père, un oncle ou certains membres de la fratrie. On assiste alors à un code tiers qui, tout en maintenant vivante l'écriture de soi, l'ancre indissolublement dans le champ omniprésent de la famille. Double écriture donc du « je » intimement lié au « nous », l'existence de l'un impliquant nécessairement celle de l'autre. Dans le cas présent — e t dans d'autres—, il faut faire siens les propos tenus par Anne Roche : [...] l'alternance énonciative se fait non pas avec un « je » mais avec un « nous », une première personne collective qui inclut le sujet dans une fratrie, une famille, une génération ou une communauté. [...] le dialogue du «je» avec le « t u » de la mémoire assimile l'émergence du sujet au traumatisme d'une dissociation d'avec le « nous », d'avec la chair familiale, d'avec la mère, et aboutit au paradoxe d'une écriture de soi qui vise à recréer ce «nous» perdu ( 2 0 0 7 : 170).
Une chanson mexicaine portant sur l'œuvre de Lewis s'intitule précisément Los hijos de Sánchez entre túyyo, ce qui en dit long sur le difficile processus de dissociation et d'individualisation que les enfants Sánchez — e t d'autres — sont amenés à faire. Inversement, lorsque les structures familiales sont devenues inexistantes, balayées par les migrations ou la misère, le pacte autobiographique s'en trouve également et inévitablement altéré. L'exemple de la zone caraïbe étudiée par Yolande Parisot (2007: 165-170) montre que les familles des milieux défavorisés se réduisent souvent à la mère et aux enfants issus de pères différents. L'absence du père, l'ignorance dans laquelle sont tenus les enfants qui n'en ont gardé le plus souvent aucun souvenir, pose un douloureux problème identitaire. C'est au moment de la scolarisation que l'enfant est appelé à décliner son patronyme. La prise de conscience de soi prend alors les allures d'une véritable mise en demeure inspirée par les exigences d'un code civil hérité du monde latin.5 Quel nom doit-on donner à l'administration alors 5 Cf. Roche 2 0 0 7 : 163-164. Le problème est étudié pour le Maghreb, mais il se pose également dans certaines régions des Amériques.
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Anne-Marie Brenot
que l'enfant ne portait jusque-là qu'un prénom ou même qu'un surnom ? Plus généralement, la coutume répandue dans nombre de pays hispaniques d'une double vie menée par les hommes et évoquée sous les termes de la casa grande (la grande maison) et la casa chica (la petite maison) 6 masque et révèle à la fois l'importance des naissances illégitimes et donc du problème identitaire. Dans tous les cas, la « violence patronymique » (Roche 2 0 0 7 : 164) n'est pas un vain mot, elle révèle brutalement à l'enfant qu'il n'appartient pas au modèle parental retenu par la culture juridique en vigueur. Arraché à lui-même, le « je » est appelé à se redéfinir et à se reconstruire selon d'autres horizons d'attente. Les écritures autobiographiques brouillent alors les frontières traditionnelles du genre, les élargissent et les bouleversent jusqu'à créer d'autres types d'écritures. Dans le présent ouvrage, la Caraïbe est présente avec la communication d'Ana Pont, « Naître pour quelque chose. Le je, l'errance et la Caraïbe hispanique dans le Diario de mi vida d'Eugenio Maria de Hostos (1839-1903) », qui met en scène la vie de l'auteur qui faillit mourir à la naissance et que ses proches — e t lui-même— crurent investi d'une mission providentielle, celle de libérer Cuba de la domination étrangère. Témoin de lui-même, deux fois nés aux yeux du monde, ses écrits et rêves intérieurs s'identifient à la quête identitaire et collective d'un peuple. A ces données, il convient d'ajouter la dimension du métissage qui, dans l'Amérique luso-hispanique, est incontournable. Les apports indigènes, noirs ou asiatiques dans certains cas compliquent l'identification et la perception de soi. Dans l'histoire, le mulâtre et le métis indien ont de tout temps éprouvé des difficultés non seulement pour se situer dans la société, mais, plus encore, à se définir en tant qu'individu. L'assertion en vogue à l'époque coloniale faisait d'eux des êtres qui avaient «tous les défauts des deux races mais aucune de leurs qualités ». C'est assez dire la difficulté de s'affirmer et de s'identifier dans un tel contexte. N e parlons pas de l'esclave noir, pour qui toute affirmation de soi était vue comme une transgression au code social en vigueur. Rappelons l'exemple de l'esclave cubain Juan Francisco Manzano pour qui le simple fait d'écrire des poésies passe à Cuba au début du XIX è m e siècle pour un acte subversif. Lorsque l'esclave poète, sous l'instigation d'un groupe d'intellectuels
6 Dans le premier cas, il s'agit de la maison de la femme légitime et ses enfants et, dans le second, de la maison habitée par la concubine et ses enfants illégitimes. Eva Perón, entre autres, était issue de «la petite maison».
Introduction
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patronnés par Domingo del Monte, écrit sa biographie en 1835, la publication de l'ouvrage prend une odeur de poudre (cf. Manzano 2003). Le problème du métissage n'épargne pas les élites blanches. En confiant leurs enfants à des nourrices noires ou indigènes, les familles ouvrent la voie au métissage culturel. C'est Frida Kahlo, issue d'un père venu d'Europe centrale et de confession juive et d'une mère catholique et espagnole, qui revendique haut et fort l'héritage indigène mexicain que lui a légué le lait de sa nourrice durant son premier âge... Ici, les généalogies sont croisées et les héritages toujours pluriels. Qu'ils soient réels ou fictifs, ils ont tous une influence sur l'écriture de soi. Ces quelques exemples témoignent de la difficulté de transposer tel quel le pacte autobiographique défini pour la France dans les travaux de Philippe Lejeune. Décrypter les écritures autobiographiques implique une remise en cause de tous les modèles : parental, sociétal, linguistique et culturel. Si aucun d'eux n'interdit l'écriture personnelle, tous influent sur le pacte autobiographique pour le redéfinir.
M É M O I R E S DE L'AMÉRIQUE LATINE. JOURNAUX INTIMES, CORRESPONDANCES, RÉCITS DE VIE
(XVII-XXiMES
SIÈCLES)
On retrouvera la marque de ces singularités dans la belle communication de Germana Henriques Pereira de Sousa portant sur « L'étrange journal de Carolina Maria de Jésus» qui vit dans un bidonville, rêve d'être un écrivain à succès tandis qu'elle écrit son journal sur des supports tirés des ordures. Madone des poubelles et mère courage, Maria de Jésus devient rapidement victime d'un succès éphémère. L'engouement suscité par son journal, puis le silence dans lequel est tombée son œuvre marquent les limites du succès du genre intime au Brésil. Parmi les singularités, la colonisation en est une qui imprime durement son empreinte sur certains écrits, lesquels ne peuvent s'arracher aux réalités prégnantes qui les ont sécrétés. Nous évoquons ici notre communication: «Une écriture contrainte. Le journal de Francisco Estévez et la traque des esclaves marrons à Cuba, 1837-1842», dont l'équivalent est impensable en Europe à la même époque. Les oppositions entre élites et couches populaires sont patentes dans les contrastes générés entre les pratiques d'écriture des unes par rapport aux autres. Entre l'autobiographie de Victoria Ocampo présentée par Charles Lancha, le
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Anne-Marie Brenot
journal de Frida Kahlo analysé par Efer Arocha ou encore sa correspondance décrite par Montserrat Becerril, et le récit de vie de Domitila de Chungara relaté par Emilie Beaudet, il y un abîme marqué par des années d'oppression sociale. Si les élites pratiquent avec bonheur l'écriture de soi et semblent y trouver plaisir et réconfort—voir le texte d'André Gabastou consacré à Victoria Ocampo—, pour les humbles, l'écriture intime est un acte d'affirmation sociale. Longtemps ignorés de leurs semblables et de leurs gouvernants, les parias des mines et des bidonvilles écrivent pour exister. Au pacte autobiographique se substitue un pacte existentiel et vital. Les récits de vie peuvent alors être appréhendés comme un champ de contestation sociale où les modèles politiques en vigueur sont pris au piège des témoignages autobiographiques, lesquels sont souvent victimes d'un engouement de circonstance. Tout comme les supports, les modes de transmission se doivent d'être évoqués, car ils témoignent des conditions particulières qui ont prévalu et prévalent encore dans certaines régions. L'oralité et la chanson peuvent ainsi entrer en concurrence avec la culture savante représentée par les livres et l'écrit. C'est le cas des corridos qui mettent en scène les récits de la vie des Mexicains. Chantés dans les rues, repris en chœur et largement diffusés dans les médias, la musique des corridos est un des supports du récit de vie au Mexique. Pour Catherine Héau Lambert et Gilberto Giménez Montiel, les corridos dans leurs textes chantés se réfèrent à une société masculine où l'homme viril, qu'il soit héros ou bandit, joue toujours un rôle prédominant. Modèles d'une société mexicaine où le code de l'honneur masculin impose sa loi, les corridos actuels sont encore les référents des valeurs en usage dans les couches populaires. Se retrouvent ainsi, dans ces écrits du for privé, des réalités révélatrices de clivages sociaux longtemps demeurés incontournables. Certains écrits livrent un monde intérieur exprimant les troubles de l'âme et du cœur, tandis que d'autres parlent de survie et de calamités. Cependant, tous en appellent au souvenir, à l'émotion et à la mémoire. C'est dans ce cadre que Sandrine Revet a effectué ses enquêtes sur la mémoire d'une catastrophe, celle des terribles inondations de 1999 au Venezuela. La mémoire collective et les mémoires personnelles cohabitent, s'interpénétrent et s'interpellent pour, d'une part, construire une communauté vivante, celle des victimes de la tragédie, et, d'autre part, élaborer une histoire commune de la catastrophe. Plus complexes encore, les carnets de bord ou les journaux de voyage font la jonction entre deux mondes, le Vieux et le Nouveau qu'il soit hispanique
Introduction
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ou nord-américain. Il s'agit des aventures d'Alexandre-Olivier Exquemelin, chirurgien aux Antilles (1666-1678), relatées par Françoise Chevalier, du périple de Bougainville vu de l'intérieur par Isabelle Grégor ou encore des «Carnets inédits de voyageurs mexicains aux États-Unis à la fin du XIX è m e siècle» de Miguel Rodriguez. Jonction entre deux mémoires ? Regards critiques portés sur deux mondes ? À quels genres d'écrits empruntent-ils ? Aux récits de voyage ? Aux journaux personnels ? Le temps et les époques font beaucoup à l'affaire, mais dans les exemples inventoriés, si les stéréotypes du voyage demeurent, ils témoignent d'une recherche incontestable d'ouverture personnelle au monde. Q u a n d il s'agit du parcours chilien de Joseph Miran présenté par Nathalie Jammet ou de l'ingénieur Louis-Léger Vauthier séjournant au Brésil, décrit par Claudia Poncioni, on touche parfois au domaine sensible de l'expatriation et aux jugements à l'emporte-pièce que les immigrés du Vieux Monde assènent volontiers à leurs pays d'accueil. Le modèle d'ouverture se trouve alors en confrontation directe avec le « je » ethnocentrique et parfois narcissique des voyageurs. A u carrefour des pratiques d'introspection et des pratiques fictionnelles et oniriques, les écritures personnelles empruntent de multiples voies. L a fiction est présente dans l'article de Françoise Léziart consacré à Querido Diego, te abraza Quiela d'Elena Poniatowska, tandis que les diffractions spatio-temporelles sont au cœur de l'analyse proposée par Jacques Dupont dans « S u r les Amériques de Butor: des livres du " m o i " ? » . Ici l'expérience de soi se transmue dans la dissociation du « moi » qui se répercute dans la multiplicité des espaces. Autoportrait masqué ? H a i n e de soi ? L'écriture intime se refuse à elle-même et le « j e » réticent multiplie les stratégies d'esquive et de diffraction. D a n s le cas présent, l'impossibilité de l'écriture de soi se travestit dans une épiphanie de l'espace qui érode jusqu'au statut de l'écriture autobiographique.
En mettant l'émotion en situation, les écrits de soi pactisent avec le temps et la mémoire vive. Aucun de ces écrits n'est à proprement parler délesté des circonstances, tous s'inscrivent au contraire dans le vif de leur époque, celui des expériences, vraies, fictives ou rêvées. D e l'écriture personnelle à l'impossibilité de l'écriture de soi, les diverses communications de cet ouvrage abordent chacune à sa manière les singularités d'un genre peu inventorié dans le champ du Nouveau Monde luso-hispanique. Ces textes ne sont que quelques jalons dans
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Anne-Marie Brenot
le champ immense de l'écriture de soi, mais ils sont une invitation chaleureuse à prolonger ces recherches. L'exhibitionnisme actuel de nombreuses personnalités appartenant soit au monde politique soit au monde artistique conduit à s'interroger sur l'avenir de l'intime. Va-t-on vers une «privation de l'intime» ? Ou au contraire vers une privatisation de «l'espace public» tel qu'il avait été conçu par les Grecs dans une mise à distance du for privé? L'instrumentalisation de la vie privée par les médias le laisse penser. De la photo volée au secret usurpé, de la vogue des blogs au star-system, tous les remparts de l'intime semblent voler en éclats. Au nom de la transparence, tout se doit d'être dévoilé. Or c'est précisément sur la séparation de la sphère intime et du politique que s'était construite la démocratie à Athènes. Hanna Arendt (1961: 99) et Michaël Fcessel (2008 : 28-35) s'inquiètent de l'ampleur d'un phénomène qui touche désormais toutes les élites politiques occidentales. Érodant les frontières traditionnelles, la question pose un nouveau défi auquel sont confrontés «intimité» et «vie publique» dans les démocraties.
BIBLIOGRAPHIE
Hannah ( 1 9 6 1 ) : Condition de l'homme moderne. Paris: Calmann-Lévy. BERNE, Mauricette ( 1 9 9 5 ) : Les plus beaux manuscrits et journaux intimes de la langue française. Paris : Bibliothèque nationale/Robert Laffont. FCESSEL, Michaël (2008) : La privation de l'intime. Paris : Seuil. MANZANO, Juan Francisco (2003) : Autobiografia del esclavopoeta. Madrid/Frankfurt am Main : Iberoamericana/Vervuert. PARISOT, Yolande (2007) : « L'autobiographie caribéenne : l'horizon d'attente détourné », in Simonet-Tenant, Françoise (éd.), Le propre de l'écriture de soi. Paris : Tétraèdre, 165-170. ROCHE, Anne ( 2 0 0 7 ) : « Le modèle autobiographique est-il exportable ? Exemples du Maghreb », in Simonet-Tenant, Françoise (éd.), Le propre de l'écriture de soi. Paris : Tétraèdre, 156-164. SAVIN, Ada/LÉw, Paule ( 2 0 0 8 ) : Mémoires d'Amérique. Correspondances, journaux
ARENDT,
intimes, récits autobiographiques. Paris : Ed Michel Houdiard. Françoise (dir.) ( 2 0 0 7 ) : Le propre de l'écriture de soi (avec Véronique
SIMONET-TENANT,
Bonnet, Anne Coudreuse et Christine Delory-Momberger). Paris : Tétraèdre.
Première partie Les territoires de la mémoire
J O U R N A L INTIME ET LETTRES. L E B R É S I L V U PAR L O U I S - L É G E R V A U T H I E R (PERNAMBOUC,
1840-1846)
Claudia Poncioni Université Paris X-Nanterre
Après les festivités de l'année du Brésil en France, de 2005, c'est au Brésil de recevoir à son tour, entre avril et novembre 2009, une série de manifestations culturelles françaises axées sur le thème de l'innovation et de la diversité culturelle. Parmi ces événements, un colloque et la réédition d'un manuscrit retrouvé mettront en lumière la figure d'un ingénieur français longtemps oublié autant par ses concitoyens que par les Brésiliens.1 Ces commémorations, autour de la figure de Louis-Léger Vauthier, permettront tant aux Brésiliens qu'aux Français d'honorer ensemble la mémoire de cet ingénieur (X-Ponts),2 dont l'action technique et idéologique a joué un rôle de premier plan dans cette nation naissante qu'était le Brésil au milieu du XIX è m e siècle. Né en 1815 à Bergerac, Louis-Léger Vauthier rentre à l'Ecole Polytechnique en 1834 avant d'intégrer, deux ans plus tard, l'École des Ponts et Chaussées. 1 Les éditions Massangana de la Fundaçâo Joaquim Nabuco de Recife préparent une édition bilingue du journal intime de Louis-Léger Vauthier, annotée par une équipe de chercheurs que je coordonne. Un colloque, « Ponts et idées », que j'organise en collaboration avec l'Universidade Federai de Pernambuco, aura pour thème la coopération technique franco-brésilienne d'hier et aujourd'hui à partir de l'action de L.-L. Vauthier. Je remercie ici ses descendants qui prêtent un soutien actif à mes recherches. 2 Cursus comprenant l'École Polytechnique puis l'École des Ponts et Chaussées. Il s'agit d'un cursus d'excellence.
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Après une mission en Dordogne et une autre dans le Morbihan, il accepte la proposition faite par le gouverneur du Pernambouc, le barâo de Boa Vista, de prendre en charge la direction des travaux publics de la province. Sa présence au Brésil, entre 1840 et 1846, s'inscrit dans le vaste mouvement de modernisation lancé en 1816 suite à l'arrivée de la Mission culturelle française à Rio de Janeiro, sous l'impulsion de D. Joâo VI, roi du Portugal et du Brésil, soucieux de donner à cette ville, alors capitale de l'empire portugais, une allure résolument en accord avec les progrès réalisés en France et en Europe. Le 21 septembre 1840, date à laquelle Louis-Léger Vauthier foule le sol brésilien, le jeune D. Pedro II, alors âgé de 14 ans, vient d'être proclamé empereur, tandis que la société brésilienne traverse une phase de profondes mutations. C'est dans le cadre d'une mission technique que le jeune X-Ponts s'installe dans le Pernambouc. En effet, les Brésiliens recherchaient chez les jeunes ingénieurs et techniciens français des experts pour faire rayonner dans le monde l'avancée du progrès scientifique français. On attendait de Vauthier qu'il use de son savoir-faire technique pour diriger un certain nombre de travaux d'urbanisme (port, équipements urbains, lycée...) capables de redonner à Recife son statut de grande capitale régionale, alors que l'économie sucrière connaissait un certain déclin comparée à l'essor de l'économie caféière dans le sud-est du pays. Le jeune ingénieur avait déjà fait ses preuves comme responsable de la construction du port de Vannes, travaux qui marquent le début d'une carrière professionnelle extrêmement riche et variée, au cours de laquelle, après son retour du Brésil, on lui doit d'importants travaux comme l'aménagement du port du Havre, de la navigation de l'Èbre en Espagne, ou encore le percement du tunnel du Simplon vers l'Italie. Au cours de sa vie Vauthier publie de nombreux ouvrages sur l'aménagement du territoire ayant toujours le souci du progrès. Pour ce disciple de Fourier, les progrès scientifiques, techniques et humains étaient indissociables. Son engagement politique postérieur, en France, témoigne du rapport étroit entre les deux composantes de sa vision de la société et du monde. C'est dans le droit fil de ce parcours professionnel et idéologique que se situe son séjour au Brésil. Loin de représenter une parenthèse, la période brésilienne s'inscrit dans une vie entièrement vouée au progrès. Sa production littéraire et sa correspondance avec de nombreux intellectuels et scientifiques de son temps témoignent de sa curiosité pour les nouvelles inventions et les grandes questions philosophiques et politiques. Aussi, au cours des six années qu'il
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a passées au Brésil, Louis-Léger Vauthier a-t-il contribué à diffuser, dans les cercles intellectuels de Recife, les principaux débats d'idées en vogue et tout particulièrement la doctrine fouriériste. Aujourd'hui certains historiens brésiliens de renom 3 lui reconnaissent une participation importante dans la diffusion des idées socialistes au Brésil et dans l'influence exercée sur les intellectuels ayant pris la tête, en 1848, de la Revoluçâo Praieira4 qui éclate à Recife. L'économie brésilienne faisait alors, malgré les résistances des négriers et des propriétaires fonciers, les premiers pas dans une lente transition du travail esclavagiste vers le travail libre. Rio de Janeiro, Recife, Sâo Luis do Maranhâo et, bien sûr, Salvador de Bahia étaient des villes à la population encore essentiellement composée de noirs, esclaves ou affranchis. Les immigrés européens commençaient à peine à affluer. Petits commerçants et artisans de tout genre venaient combler, avec leur savoir-faire, les besoins d'un marché naissant et exigeant. Lorsque Vauthier débarque à Recife, les femmes de la riche aristocratie sucrière viennent à peine de quitter les gelosias de la période coloniale, elles s'habillent à la française et commencent à tenir salon. La société demeure patriarcale, mais les seigneurs à'engenha' ne disposent plus d'un pouvoir illimité, même si, vis-à-vis de leurs esclaves et, dans la plupart des cas, de leurs propres familles, leurs droits restent immenses. Q u e vient donc faire Vauthier dans la capitale du Nord-est ? Sa mission première est de diriger les travaux de construction d'un grand théâtre où les élites puissent à la fois connaître les spectacles importés d'Europe et montrer leur aptitude à adopter de nouvelles formes de sociabilité « civilisées ». Il faut aussi éduquer la jeunesse. Sous la Colonie, cette fonction avait été exercée presque exclusivement par l'Église. Or, sous l'Empire, l'instruction commence à devenir l'affaire de l'État, de sorte que les provinces sont appelées à jouer pleinement le rôle de courroie de transmission. C'est pourquoi Vauthier a également pour
3 Fernando Azevedo, Boris Fausto, Evaldo Cabrai de Mello, Wilson Martins, pour n'en citer que quatre. 4 Mouvement d'inspiration républicaine, progressiste sur le plan économique et social, qui éclata dans une province profondément marquée par l'esclavage, mode d'organisation économique et social qui était à la base de la société patriarcale et conservatrice du Brésil impérial.
5 Mengenho était à la fois une grande propriété terrienne, l'unité de production où la canne était transformée en sucre et en tafia et l'endroit où résidaient le seigneur, sa famille, ses esclaves et des métis et blancs pauvres qui vivaient sur ses terres.
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charge le suivi des travaux d'adaptation des locaux du Couvent du Carmel, destinés à accueillir le Lycée national provincial. L'expansion urbaine exige la construction de nouveaux ponts et de nouvelles routes, dont la charge est tout naturellement confiée à Vauthier. Ce dernier doit en outre dresser le plan de la ville de Recife et présenter un projet complet d'alignements devant servir de schéma directeur pour toute nouvelle construction. Dans les années 1840, la colonie française est assez nombreuse dans la capitale de la province du Pernambouc pour que la France dispose d'un consulat. Deux médecins français y exercent leur art et les magasins tenus par les commerçants et les artisans venus de France s'alignent le long des rues commerçantes du centre. A Recife, Vauthier est un Français parmi d'autres, à la différence près qu'un contrat le lie à l'administration provinciale. Sa position lui offre pour le moins un poste d'observation privilégié. Deux documents écrits sur le Brésil par l'ingénieur Vauthier inspirent cet article : d'une part, le journal intime écrit durant son séjour au Brésil et, d'autre part, quatre lettres qu'il a précisément consacrées à ce pays. Il s'est attelé, dans son journal, à consigner impressions, sentiments et observations sur un pays et une société qu'il découvre au fil d'expériences et de voyages qui l'ont amené, six années durant, à sillonner la province du Pernambouc. Dans les lettres, apparaît un autre Vauthier qui présente au lecteur de façon systématique, scientifique et policée les impressions suscitées par les maisons brésiliennes et la vie de leurs occupants. Grâce à des personnages clés de l'intelligentsia brésilienne du XX è m e siècle —Paulo Prado, Gilberto Freyre et Rodrigo Mello Franco de Andrade—, on dispose aujourd'hui d'un journal intime regorgeant d'informations précieuses sur la société brésilienne du XIX i m e siècle. Ceci dans un pays où, pendant trois siècles, il avait été interdit d'imprimer 6 et où les voies de communication étaient soit pratiquement inexistantes, soit impraticables. C'est donc en grande partie à partir des récits de voyageurs étrangers que les Brésiliens du XIX è m e commencèrent à découvrir leur propre pays et à construire leur propre image. Cela explique l'intérêt particulier que la littérature de voyage a suscité dans ce pays. Or, le hasard a voulu qu'au début des années 1930 Paulo Prado —mécène et ami des modernistes de Sâo Paulo— tombât, chez un libraire parisien, sur un' manuscrit inconnu. C'est dans un cahier à couverture marron qu'il découvrit
6 II a fallu attendre l'arrivée de la famille royale portugaise sur le sol brésilien pour que, le 13 mai 1808, soit autorisée l'ouverture d'une imprimerie à Rio de Janeiro.
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une écriture fine, nerveuse et presque illisible qui, posée délicatement sur des pages désormais jaunies par le temps, avait fini par donner corps au journal intime de Vauthier. Il comprit immédiatement l'intérêt du document, s'en fit l'acquéreur et l'offrit, en 1937, à Gilberto Freyre. L'auteur de Casa-Grande &Senzala (Maîtres et esclaves, 1952) savait l'empreinte que l'ingénieur français avait laissée sur son Recife natal. Il eut tôt fait de soumettre le journal intime à la lecture de Rodrigo Mello Franco de Andrade, fondateur et directeur du Service du Patrimoine Historique et Artistique National (SPHAN) du Ministère de l'éducation qui, en retour, demanda à Freyre de se charger d'une édition annotée du manuscrit. Traduit en portugais, le journal intime de Louis-Léger Vauthier est édité en 1940 par le SPHAN, mais les notes de Freyre sont si riches qu'elles donnent lieu à l'édition d'un ouvrage indépendant : Um engenheiro francês no Brasil, que la maison José Olympio édite la même année. Les réactions suscitées par cette publication ont pris des formes diverses. Gilberto Freyre en fit état en i960 7 en ces termes : Pour certains, ses légèretés de Français vaniteux provoquent un sentiment de rejet qui fait qu'ils ne trouvent dans ce journal aucune vertu ; pour d'autres lecteurs, le journal de Vauthier même s'il n'est en rien l'œuvre d'un saint par sa rigueur et la pureté de son objectivité présente cependant un intérêt certain en raison de l'acuité de certaines remarques et du piquant de nombreuses informations qui y sont contenues.
L'observation de Freyre synthétise toute la question de la publication d'un écrit dont le destin était de demeurer privé, intime. Car sur son journal, Vauthier consigne, sans autre filtre que sa morale personnelle, ses impressions sur une société et un pays qu'il découvre. Certes, il s'agit d'un document empreint d'une profonde sincérité, mais il n'en demeure pas moins vrai que cette sincérité blesse les Brésiliens —Freyre le premier—, car le portrait que le Français dresse de leur pays est très éloigné de celui qu'ils aimeraient découvrir. Le regard que Vauthier renvoie de la société brésilienne de la moitié du XIX è m e siècle n'est pas neutre, loin s'en faut. Jeune et idéaliste, Vauthier
7 Cette deuxième édition de Un engenheiro francês do Brasil réunit sous un seul titre les deux ouvrages, les quatre lettres que nous allons étudier et bien d'autres documents. Elle paraît au moment de l'édition par Olympio des œuvres complètes de Freyre. Nos citations sous issues de cette édition.
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s'appuie sur des certitudes forgées à partir de sa formation académique et de l'éducation propre à son milieu. Ses jugements sont par essence tranchés, coupants, implacables. Quand ils parlent de leur pays, tout ce qui lui arrive de fâcheux est attribué au manque de patriotisme. [...] Travaillez à améliorer votre position. Travaillez! Jouez des bras et de l'intelligence et vous aurez du patriotisme ensuite. Je voudrais bien qu'on dise à l'un de ces misérables qui parlent tous de leur manque de patriotisme, de porter une mire pour aider à faire un nivellement. Il dirait qu'il n'est ni criado [domestique] ni cativo [esclave], qu'il est libre et qu'il n'est pas fait pour porter quelque chose. Pauvres êtres, allez! (Diârio intimo do Louis-Léger Vauthier, 2 décembre 1840, in Freyre 1960 : II, 646).
N'oublions pas cependant qu'avant d'être un document historique, le journal intime de l'ingénieur est un document privé que son auteur n'a jamais envisagé de rendre public. Certains auteurs brésiliens oublient de prendre en compte cet aspect essentiel ou, pis, affirment, pour les plus téméraires d'entre eux, que le journal a été écrit pour être publié ; ce serait se tromper lourdement que de partager ce point de vue: Pour Vauthier les dames qui fréquentaient les soirées et servaient du thé à l'anglaise n'étaient pas si passives que cela. Peut-être a-t-il mal interprété les codes locaux de comportement, ou a-t-il voulu se vanter de ses conquêtes. Puisqu'il a conçu son journal avec l'intention de le publier. D'une façon ou d'une autre, il a affirmé que plusieurs femmes, tantôt mariées, tantôt célibataires, avaient tenté de le séduire, pour la plus grande satisfaction de ce Français pédant qui dans ses écrits a montré clairement son mépris pour les Brésiliens et les Brésiliennes (Carvalho 2 0 0 3 : 62).
En effet, plusieurs éléments permettent de constater que ce journal intime n'a jamais été écrit pour être publié. Mais une question demeure : pourquoi Vauthier écrit-il un journal intime ? Selon toute vraisemblance pour rassurer, systématiser des émotions, des sensations, et les organiser de façon rationnelle. Il servira également à combler la solitude d'un jeune ingénieur éloigné de sa famille et de son milieu ; ce n'est pas un hasard si la périodicité et la longueur de ses annotations diminuent à mesure que le temps passe et que son intégration dans ses fonctions et dans une nouvelle vie se fait plus sensible.
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30 juillet 1840 Il y a en moi un puissant désir, un vif besoin de parler quelquefois de ces choses élevées que même aujourd'hui notre science pressent plutôt qu'elle ne les explique —mais bien rares sont les âmes ayant mêmes souhaits et mêmes besoins —. Il faut alors y songer seul —mais les actes solitaires de la pensée me sont extrêmement pénibles—. Les idées que je ne puis transmettre perdent pour moi presque tout leur charme (Didrio intimo..., in Freyre 1960: II, 532). D a n s ce carnet de bord personnel, tenu dans u n style télégraphique, Vauthier comptabilise sa vie, dresse l'état de ses échanges épistolaires, consigne ses lectures, ses dépenses, ses aventures amoureuses, tout en essayant de rendre compte des effets d u travail de propagande qu'il mène pour répandre les idées de Charles Fourier à Recife. 6 septembre 1843 Écrit par le Bey en partance demain 7 septembre : une lettre officielle aux gérants de la Phalange avec une liste de 15 souscripteurs à 48 actions par la suite de transformation de la Phalange en journal quotidien — lère série 21.2 èmc série 13. 3ème série 14 = 48 [...] à Figueira de Mello par le bateau à vapeur partant le 7 avec un projet financier de la Phalange (ibid., II, 739). Le journal, enfin, aide Vauthier à construire une certaine image de lui-même et à y demeurer, autant que faire ce peut, fidèle; c'est donc — c o m m e pour nombre de journaux i n t i m e s — à des fins «d'autocontrôlé», «d'autoguidage» et « d'autoéducation » que l'ingénieur décide de tenir le sien. 30 septembre 1840 [...] Condition fatale celle d'aujourd'hui, où l'âme et le corps sont toujours en conflit, où l'âme a pitié du corps et le corps dégoûte l'âme {ibid., II, 564). Il s'agit d o n c de lire les observations de Vauthier sur Recife et ses environs, sans oublier quel est son angle de vision, celui d'un socialiste utopique fortement influencé par l'empirisme et par la fougue de sa jeunesse :
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19 août 1840 Analyse — décomposition. Synthèse — recomposition. Échelle double de Bacon. Par la première, on remonte aux faits de plus en plus généraux en classant les faits intermédiaires par ordre de généralisation. Par la seconde on descend du fait le plus général aux faits de plus en plus particuliers, en classant les faits intermédiaires par ordre de particularisation. Ce double procédé pour arriver à la certitude scientifique constitue la méthode, la logique (ibid., II, 539 ; souligné dans l'original). Il serait vain de chercher à trouver trace de ces instruments d'analyse dans toutes les remarques du jeune ingénieur. Cependant, il est toujours guidé par un effort d'objectivité, trait suffisamment rare et précieux dans un journal —écrit d'ordinaire marqué par la subjectivité de son auteur— pour qu'on le souligne hic et nunc. Les quatre épîtres de Louis-Léger Vauthier que Gilberto Freyre publie en 1960 sous le titre de Cartas Brasileiras de Vauthier (Lettres brésiliennes de Vauthier)8 avaient fait l'objet d'une première publication en France en 1853. Ils étaient adressés à César Daly, grande figure du monde des arts et des lettres, associé à maintes sociétés savantes, honoré par bien des gouvernements et académies. Daly, architecte de formation, d'abord fouriériste puis saint-simonien actif, dirige alors une revue incontournable —tout au long du XIX ème siècle— pour tous ceux qui s'intéressaient à la pensée urbaine et de l'architecture françaises d'alors : La Revue générale de l'architecture et des travaux publics. Or, dans le 1 lème volume de cette revue ont été publiées quatre lettres, adressées précisément à Daly et consacrées à « Des maisons d'habitation au Brésil ». L'auteur de ces courriers n'est autre que l'ingénieur Vauthier. Des chercheurs brésiliens citent souvent ces lettres. Depuis leur parution au Brésil en 1960, elles sont devenues, à l'instar du journal intime, une source importante d'inspiration, une référence en quelque sorte, pour les architectes et les spécialistes du Patrimoine. Vauthier ne se limitait pas en effet à décrire les maisons, puisque la vie des gens qui les occupaient l'interpellait autant que les habitations elles-mêmes. Les lettres ont également suscité l'intérêt des urbanistes, des sociologues, voire
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Freyre 1960 : II, 802-894. Ces lettres connaissent une nouvelle édition au Brésil, voir
Arquitetura
Civil I (textes choisis d e la Revista do Instituto Histórico e Artístico Nacional),
Paulo: FAUUSP/MEC-IPHAN, 1975.
Sáo
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des historiens. Contrairement aux réactions parfois hostiles provoquées par la publication du journal intime, la lecture des lettres n'éveilla chez les Brésiliens aucune susceptibilité particulière. Cherchons à comprendre pourquoi. Pour ce faire, laissons de côté les références techniques et comparons des passages du journal, écrit personnel sinon privé qu'est le journal intime avec des extraits tirés des lettres choisies, adressées à un confrère et que Vauthier n'aurait pas publiées sans l'autorisation du destinataire. Cette comparaison doit partir de la description de trois types de situation : celle des esclaves noirs d'abord, puis celle des femmes de l'élite, du peuple ensuite, enfin celle concernant le paysage des environs de Recife. Prenons d'abord le cas des esclaves noirs pour lesquels Vauthier éprouve d'emblée de la sympathie. En effet, dès ses premiers jours à Recife, on trouve trace, dans les pages de son journal, de la révolte que lui inspirent les mauvais traitements ou la condition inhumaine que la société esclavagiste impose à ceux qu'elle exploite : Aujourd'hui un cadavre de nègre est resté sur la plage, au pied de nos croisées, roulé et retourné par les oscillations des marées. Mille personnes ont passé, l'on vu, se sont arrêtées un instant, puis ont continué leur route, très philosophiquement. Je jouis peu des idées généralement admises sur les cadavres et qui tendraient dans certains cas à faire accorder plus de soin à la dépouille vide de l'être qu'à l'être vivant —mais cette insouciance générale à la vue de la mort—. Il est vrai que c'était un nègre ! Un nègre en vie est bien peu de chose : qu'est-ce donc qu'un nègre mort ? Cette incurie générale au sujet de toutes les exhalaisons qui émanent d'un cadavre, tout cela caractérise d'une manière bien saillante cette barbarie, sertie sur de la sauvagerie et mal fardée de civilisation (ibid., II, 569). Le thème crucial de la condition des esclaves dans la société brésilienne du XIX eme siècle ne pouvait être absent des lettres, le destinataire y rapporte que lors d'une visite à un engenho, il demande, à la surprise de ses hôtes, à visiter la senzala? C'est dans ces termes qu'il décrit cette expérience: Mais allons maintenant jeter un coup d'oeil sur les cases des nègres, quelque étonnement qui saisisse notre hôte à la manifestation de cette étrange curiosité. Il
9 Terme utilisé pour nommer la maison des esclaves en opposition à maison du maître.
Casa-grande,
la
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Claudia Poncioni est difficile qu'une habitation humaine soit réduite à une expression plus simple [...]. C'est là que végète, se propage, vieillit et meurt cette population humble, douce et soumise, cette race durement exploitée, à laquelle a été si fatale l'ardente commisération du bon Las Casas pour les malheureux Indiens. Rien n'est plus monotone que ces existences vouées à un travail d'où l'intelligence est bannie et qui ne sollicitent pas les vivifiants espoirs, buts incessants des efforts humains. Une situation meilleure que l'on veut atteindre, une famille à conquérir, le repos à gagner pour la vieillesse ; nulle de ces pensées ne vient réchauffer ces pauvres cœurs. Que les champs de canne soient fleurissants, que la sécheresse fasse jaunir et sécher la plante avant l'heure, leur sort n'en sera ni plus mauvais ni meilleur. Ce sera tous les jours la même sébile de manioc distribuée chaque matin, le même morceau de viande sèche ou de morue salée ; ce sera toujours, deux fois par année, la même chemise, le même pantalon et le même chapeau de paille. Le temps de la récolte, époque de joie pour les maîtres, ne vient un peu varier le travail qu'en augmentant la fatigue (Vauthier 1853 : Lettre IV, 304). Le sujet est le même et l'ingénieur français est toujours antiesclavagiste, mais
le style est différent. Bien plus travaillées, ces lignes se penchent davantage sur le sort des victimes que sur l'agissement des bourreaux. C'est un Vauthier devenu homme public, conscient de la force incantatoire des mots et usant de toute sa verve qui écrit. Il sait que ces lignes peuvent être lues par des Brésiliens, par certaines de ses relations ou par des sympathisants des doctrines dont il veut faciliter la diffusion au Brésil. Également lus par des propriétaires d'esclaves, les propos de Vauthier ne pouvaient les laisser indifférents. L'esclavage apparaît ainsi comme une plaie qui ternit gravement l'image d'un pays dont la complexité et les contradictions fascinent Vauthier. Toutefois, le système économique et social fondé sur l'esclavage conduit à condamner le Brésil. À défaut de pouvoir absoudre l'institution de l'esclavage, Vauthier cherche à en atténuer les effets tout en rappelant que ce spectacle est navrant pour un cœur bien placé. Au travers des lignes suivantes, non sans rapport avec celles que Gilberto Freyre a pu développer des décennies plus tard, il s'attarde sur le caractère singulier des rapports entre maîtres et esclaves au Brésil. Il montre comment une cohabitation prolongée et le caractère métissé de la culture portugaise auraient adoucis les mœurs esclavagistes : Disons d'ailleurs, à l'honneur du pays que nous visitons, que de tous ceux où la plaie de l'esclavage subsiste, il est un de ceux où les maîtres sont les plus doux, et où les mœurs protègent le plus efficacement la race asservie ; le fouet classique
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n'y remplit son cruel office qu'à de rares intervalles; les liens du cœur, quant ils se nouent, trouvent une garantie dans l'opinion ambiante, et, quand le désir de liberté sollicite une de ces âmes naïves, les moyens de la conquérir n'y sont pas interdits (ibid.).
Si, dans son journal, l'ingénieur fait part d'un certain nombre d'expériences amoureuses qu'il aurait eues sur place, au Brésil, il décrit également des situations concernant la condition de la femme. Des propos d'ailleurs contre lesquels Gilberto Freyre s'inscrit en faux, puisqu'il n'a pas hésité à les qualifier d'erreurs d'appréciations, d'intolérance ou même d'ethnocentrisme : Vauthier lui-même [...] donne dans son journal intime des preuves lamentables d'intolérance et d'incompréhension par rapport à ce que notre pays possédait et possède de différent du sien (Freyre 1960 : II, 511).
Cependant, que penser d'un père qui propose sa fille en échange du remboursement d'une dette ? Il y a quelques jours vers le 20 juin, passant dans la rue da Cadeia do Recife, le soir, pour rentrer à la maison, je rencontre un Garde national — un caporal qui me demande un instant d'entretien et, après beaucoup de circonvolutions qu'on va le mettre sur le pavé, qu'il n'a pas de quoi payer son loyer et qu'il venait vers ma seigneurie pour en avoir. Je le remets au lendemain. Le lendemain il arrive, me réexplique son affaire et tout en m'assurant de son dévouement qui le ferait me suivre jusqu'aux enfers, il me raconte qu'il a une fille, qui n'est pas encore grande, mais qui est déjà assez agréable et « sofrivel » et qu'il me présentera dans quelques jours ! Voilà comment les pères paient en ce pays les dettes de la reconnaissance (Didrio intimo..., in Freyre 1960: II, 703).
Que dire des maîtresses de maison, dans un engenho de l'arrière pays, âgées de 11 ans, seulement ? Petite femme du frère, Monsieur Sebastiâo, 11 ans! mariée depuis un a n ; je la crois enceinte — y e u x cernés! Elle ne porte juste que son âge— nez retroussé, air enfantin. J'aurais presque été lui prendre le menton (voyage du 8 et du 9 [août 1841] au Engenho Velho du Marquis du Recife près du Cabo, ibid., II, 710).
Que penser de seigneurs &engenho droit de cuissage ?
qui exercent de façon systématique le
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Claudia Poncioni Rentrés causé femmes. Comment ils entendent la chose ! Pucelages pris par M. Loulou à chaque fête du village (ibid.).
Dans les lettres, en revanche, il en va autrement. On y découvre un Vauthier très pudique sur la place réservée aux femmes de l'aristocratie rurale, femmes qu'il voit peu tant elles demeurent toujours invisibles ou peu s'en faut: [...] plus que partout ailleurs, ce sont ici des divinités voilées. N'allez pas croire pour cela que les maris soient des tyrans féroces ; quelques-uns, au contraire, sont des hommes instruits, distingués, et de mœurs fort douces. Ils vous recevront, après quelques entrevues préalables, avec l'affection d'amis sincères. Ils causeront des choses d'Europe qu'ils connaissent par les livres aussi bien, si ce n'est mieux que vous. À la ville, ils vous eussent sans doute présenté à leur famille ; mais à l'Engenho, ils subissent le joug de l'usage et vous n'apercevez jamais leurs femmes et leurs filles (Vauthier 1853: Lettre IV, 296).
Une fois encore, le style du journal est cru, télégraphique, tandis que, dans les lettres, l'effet recherché est tout autre, puisqu'il s'agit de partager des observations dignes d'être dévoilées. La mise en avant du poids des traditions tend à expliquer des comportements rétrogrades chez des hommes présentés par ailleurs comme lettrés. C'est là tout le paradoxe d'une culture où la modernité reste de surface, l'influence des idées européennes n'est alors qu'une mince couche de vernis sur un patriarcat ancestral, ciment des rapports entre mari et femme, père et enfants, maître et esclaves. Il est clair, néanmoins, que l'ingénieur est partagé entre le souci de décrire une réalité et celui de ménager les susceptibilités de ses amis brésiliens. Passons, à présent, au troisième thème, afin d'examiner les descriptions de l'exubérante nature brésilienne. Ce point est très important, car il touche à l'un des mythes fondateurs de l'identité brésilienne qui veut que l'existence d'une richesse naturelle sur son territoire à ce point extraordinaire fasse du Brésil un pays unique. Les récits des naturalistes européens du début du XIXème siècle fournissent les éléments qui permettent aux idéologues du nationalisme naissant brésilien, de mettre en valeur, après l'indépendance de 1822, une nature grandiose. À quelle fin ? Il s'agit de pallier le handicap que pouvait constituer pour la fierté nationale l'absence de civilisations au passé aussi riche que ceux de certaines anciennes colonies espagnoles, notamment le Mexique et le Pérou.
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C'est dans la description des paysages naturels que journal intime et lettres coïncident. A quelques exceptions près, néanmoins, car les agissements des h o m m e s font ombrage au paradis : Du côté de la route, les talus sont rapides et pittoresques, puis, dans le lointain les montagnes s'élèvent et fuient. C'est réellement bien ; et j'ai eu un vrai plaisir à voir tout cela ; malheureusement ce sont quelques paillettes d'or sur un tas de boue — quelques brimborions que met à son cou une coquine qui n'a pas de chemise {Didrio intimo..., 15 octobre 1840, in Freyre 1960: II, 582). Il reste que dans l'immense majorité des descriptions recueillies dans le journal intime ou dans les lettres, l'exubérance de la nature s'impose et l'émerveillement d u Français apparaît c o m m e sincère : Vos yeux, habitués à l'aspect monotone de nos grands bois, qui ne sont que la même essence reproduite à un nombre immense d'exemplaires, ne sont-ils pas charmés de l'infinie variété de ports, de formes et de nuances dont la nature a doté la flore de ces beaux climats .'Et ce ne sont pas seulement les mille fleurs dont s'embellissent ces végétaux favorisés qui font l'enchantement du regard. D'autres traits plus frappants caractérisent le tableau. Voyez! Dans cet océan de feuillages, il n'y a pas deux arbres juxtaposées qui se ressemblent. Ceux-ci éparpillent en tous sens leurs mille rameaux divisés, sur lesquels tranchent, par leur élégante simplicité, les aigrettes des palmiers qui percent la voûte épaisse, pour aspirer l'air et la lumière; ceux-là, à travers les touffes de folioles légères qu'arrondissent les mimosas, étalent leurs larges feuilles légères luisantes et projettent vers le ciel leurs branches semblables à d'immenses candélabres; tandis que, du sein de ces masses confuses, l'énorme visgueiro étend, comme pour en marquer les étages, ses larges plans de verdure sombre, d'où pendent des fruits ailés, du bout de flexibles pédoncules. Et, si de ces hauteurs splendides où se mêlent les grappes dorées des casses, les thyrses bizarres du vochisia, les corolles purpurines des bignonées, nous redescendent vers le sol, le spectacle change sans que le charme diminue (Vauthier 1853 : Lettre IV, 291). La description est idyllique, bucolique dirons certains: on retrouve chez l'auteur de ces lignes le style de plusieurs romantiques brésiliens. O n se dit alors que, dans ce paysage paradisiaque, une Indienne aux cheveux aussi noirs que l'aile d ' u n oiseau et aux lèvres aussi douces que le miel 10 pourrait bien faire 10
Je me réfère au roman de José de Alencar, Iracema, publié en 1865.
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une apparition impromptue... Remarquons maintenant que cette idéalisation se fait en contrepoint de la nature française, comme en témoigne la première lettre adressée à Daly: Vous souhaitez que je vous dise quelques mots des faits qui peuvent intéresser à l'architecte et l'ingénieur dans ce beau pays de par-delà de l'Atlantique, que l'imagination du touriste en espérance revêt, sur la foi de ses devanciers, de si riantes couleurs, et dont le doux climat et la végétation toujours en fleurs inspirent de si vifs regrets à ceux qui le connaissent, quand, glacés par la bise, ils piétinent l'hiver dans la neige, sous nos arbres rabougris et frissonnants (ibid., Lettre I, 118).
Attardons-nous dans une lecture attentive de ce passage. Il nous apprend, en premier lieu, que ces lettres sont écrites à la demande du directeur de la revue : « Vous souhaitez que je vous dise quelques mots des faits qui peuvent intéresser à l'architecte et l'ingénieur dans ce beau pays de par-delà de l'Atlantique». Vauthier annonce ensuite son projet de faire emprunter au lecteur le même sillon que celui laissé par les explorateurs européens: «que l'imagination du touriste en espérance revêt, sur la foi de ses devanciers, de si riantes couleurs ». Rien d'étonnant, dès lors, à ce que l'illusion du voyage soit présente tout le long de cette correspondance : Si plus tard, vous avez la patience de vous aventurer avec moi dans la campagne, si nous visitons les Engenhos à sucre, nous y verrons... {ibid., Lettre II, 171)
Certes, le style correspond au goût de l'époque façonnée par la lecture des feuilletons et l'ingénieur cherche ainsi à plaire et à accrocher le lecteur: Mais je m'aperçois que cette lettre est déjà bien longue, et, si vous le voulez bien, nous remettrons la suite de la promenade à un autre jour. Je vous dirai donc adieu pour aujourd'hui, et clorai cette ennuyeuse épître par le mot sacramentel : la suite au prochain numéro (ibid., Lettre I, 131).
La curiosité du lecteur est piquée par l'espoir que d'autres lettres lui soient présentées, mais c'est Daly qui décide d'une éventuelle continuation de l'échange épistolaire : J'aurai bien encore à vous parler des vendas, cabarets spéciaux au pays, et des ranchos où s'abritent les voyageurs qui s'enfoncent dans l'intérieur des terres,
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mais je passerai ces détails sous silence, à moins que vous n'en décidiez autrement
(ibid.,
Lettre IV, 3 0 6 ) .
Pourquoi l'ingénieur Vauthier se met-t-il dans une telle situation ? Revenons quelque peu en arrière: une relecture ciblée des textes permettra de mieux comprendre les circonstances dans lesquelles les lettres sur le Brésil, de Vauthier à Daly, ont été écrites puis publiées : dont le doux climat et la végétation toujours en fleurs inspirent de si vifs regrets à ceux qui le connaissent, quand, glacés par la bise, ils piétinent l'hiver dans la neige, sous nos arbres rabougris et frissonnants.
Les regrets auxquels le destinataire fait référence nous permettent de comprendre que ces lettres n'ont pas été écrites depuis le Brésil, entre 1840 et 1846, rangées dans un tiroir puis publiées en 1853, comme on pourrait le supposer. En effet, c'est depuis la France, à partir de ses souvenirs, de ses notes et probablement de son journal intime, que Vauthier revient sur les paysages du Pernambouc. À son retour du Brésil, c'est derrière les barreaux d'une prison que Vauthier se souvient de la douceur du climat brésilien et des années passées dans un pays étranger où il a été confronté à un quotidien certes agréable mais parfois dangereux et difficile. C'est pourtant là-bas que s'est affirmée sa personnalité. Élu député aux élections de 1849, représentant la tendance des républicains démocrates socialistes, Vauthier prend part, en juin de cette même année et avec ses amis de la Montagne, à la manifestation de protestation contre l'expédition que la France envoie pour restaurer le Pape Pie I X et combattre la Nouvelle République romaine de Mazzini. À Paris, les forces de l'ordre interviennent contre la manifestation qui vire à l'émeute. Vauthier est de ceux qui essaient de former un gouvernement provisoire depuis le Conservatoire des arts et métiers, où un groupe s'est retranché. Le soutien populaire ne suit pas. Ces députés montagnards sont poursuivis et emprisonnés. Une période sombre s'ouvre dans la vie de Louis-Léger Vauthier qui est condamné à la déportation par la Haute Cour de Versailles et rayé du corps des Ponts et Chaussées. Il est emprisonné à Doullens, Belle-Ile, puis à partir de 1852 à Sainte Pélagie. Ce n'est qu'en 1855 qu'il est libéré sur l'intervention de Proudhon à condition expresse de quitter la France où il ne rentrera qu'après l'amnistie de 1859.,
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C'est donc bien depuis la prison parisienne de Sainte Pélagie que Vauthier écrit les lettres que Daly publie à la Revue générale d'architecture et des travaux publics. Le jeune homme fougueux et sectaire laisse la place à l'homme éprouvé par l'adversité mais toujours fidèle à ses convictions. Les lettres publiées en 1853 sont écrites avec une distance physique et temporelle par rapport à la réalité qu'elles décrivent. Cela explique sûrement les différences de traitement que nous avons constatées entre les deux écrits. En réalité, les lettres ont été écrites à la demande de Daly, très vraisemblablement d'ailleurs, pour accorder à Vauthier une source de revenus lui permettant de subvenir, un tant soit peu, aux besoins matériels de sa famille. La rédaction desdites lettres répond, par là, à une nécessité tout bonnement matérielle. Elles ont, cependant, une autre dimension. L'évocation du Brésil lointain, d'un passé de jeunesse et de liberté sous l'agréable climat de Recife, que la brise protège des grosses chaleurs, emporte le prisonnier loin des barreaux et du froid de sa prison parisienne. La conscience de l'enfermement où il se trouve s'efface provisoirement ; ainsi remémorés, les souvenirs peuplent sa cellule et abolissent pour un moment l'horreur du lieu. Le souvenir du passé est l'oubli du présent. Vauthier peut alors refaire le voyage qu'il désire partager avec ceux qui se trouvent à l'extérieur. Les descriptions de l'habitat, de l'urbanisme, des mœurs sont désormais un souvenir partagé avec les lecteurs auxquels Vauthier s'adresse. Avec eux, il parcourt souvenirs et anamnèses se remémorant son expérience brésilienne dans des lettres qui sont, en vérité, des écrits de prison. L'ingénieur ne reprend sa plume pour écrire sur le Brésil que bien plus tard. Le thème traité est alors exclusivement technique. En 1899 paraît dans les Annales des ponts et chaussées un article, « Notice sur la barra de Rio de Grande do Sul» (1899: 188-222), dans lequel Vauthier analyse un projet d'aménagement dans cet Etat du sud du Brésil. Il évoque le souvenir nostalgique de ce pays où il dit avoir laissé nombre d'amis. Alors vieil homme —la mort le guette, puisqu'il décède deux ans plus tard—, il est devenu une personnalité reconnue à la situation bien assise. Mais pour reprendre l'une des formules chères aux feuilletonistes : nous remettons le récit de cette partie de sa vie, à une prochaine fois...
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BIBLIOGRAPHIE
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N A Î T R E POUR QUELQUE CHOSE. L E J E , L'ERRANCE ET LA C A R A Ï B E HISPANIQUE D A N S L E DIARIO DE MI VIDA D'EUGENIO M A R Í A DE H O S T O S
(1839-1903)
Carmen Ana Pont Université du Vermont, Etats-Unis
¡ Este n i ñ o h a n a c i d o p a r a algo ! Pero, r e c o m p e n s a d o p o r la h i s t o r i a u o l v i d a d o p o r los h o m b r e s , su vida será u n e j e m p l o y u n a lección severa que i m p o r t a d a r a las generaciones q u e se f o r m a n e n la A m é r i c a L a t i n a . Eugenio M . de Hostos, «Memoria» C o n o z c o bien la utilidad del sondeo, y vuelvo siempre a él. 1 « N A Î T R E POUR QUELQUE CHOSE ». L E VOYAGE DU RÉVOLUTIONNAIRE
L'impératif avec lequel nous ouvrons le titre de notre communication aujourd'hui — « naître pour quelque chose » — provient d'un « mémoire »2 que 1
Eugenio Maria de Hostos, Obras complétas, tome II, Diario, vol. II (1969: 39). Dorénavant, nous désignerons ce volume du journal comme le Diario 2 et renverrons à ses pages directement dans notre texte. Nous tenons à souligner ici que ce travail est en partie issu d'une thèse doctorale sur le discours autobiographique portoricain. Voir : Carmen Ana Pont, Le regard intime: du souvenir privé à la mémoire collective. L'écriture autobiographique portoricaine, thèse soutenue le 15 novembre 2003 à l'Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III et dirigée par le professeur Claude Fell. 2 Lorsqu'il avait trente-cinq ans, Hostos a commencé à rédiger à New York un recueil de mémoires qui est resté inachevé. Les éditeurs du fragment qui nous est parvenu de ce texte
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l'écrivain portoricain Eugenio Maria de Hostos a rédigé à New York (daté du 24 mai 1874) et qui sert de portique aux deux tomes de son journal intime jusqu'ici publiés. Selon ces pages, Hostos a failli mourir à sa naissance. En le voyant revenir à la vie ses parents se seraient exclamés : « ce garçon est né pour quelque chose ! » (.Diario 1, 119).3 Mais, selon le journal, ce fut vraiment la mère de Hostos qui célébra ainsi —avec une pointe de superstition et une autre de prophétie— cette étonnante «résurrection». Hostos a un destin héroïque à accomplir. Il en est convaincu et, malgré son refus catégorique du «surnaturel», il arrive même à imaginer que son épouse Inda a été envoyée par sa mère morte pour assurer qu'il réaliserait la finalité de sa vie (Diario 2, 292-293). Le journal constitue l'inscription quotidienne de ce cheminement qui, à l'encontre du diariste, se fera progressivement tragique. Car ce seront les égarements, les doutes et les naufrages qui domineront la plupart du temps ce parcours: «je me frappe la poitrine depuis que j'ai vingt-cinq ans parce que, depuis, je me sens hors de mon œuvre, inutile pour mon destin, égaré de mon chemin, séparé de ma fin ».4 Ce genre de bilan fait la règle chez Hostos. Son «Je» est un Je « souffrant», comme celui de la plupart des diaristes, ainsi que nous le rappelle Alain Girard dans son étude sur le journal intime (1986: 19). Hostos a pris soin de noter les lieux précis et très souvent l'heure exacte où se déroulent ce qu'il nomme ses « visites internes » ou ses « sondages » (Diario 2, 39). Ceux-ci débutent à Madrid et se clôturent en République dominicaine. Entre ces deux points géographiques précis s'inscrit régulièrement, et dans le temps et dans l'espace, la trace vacillante d'un destin.5 Nous sommes donc face
(long de dix-huit pages) lui ont donné le titre de «Memoria». Voir: Hostos, Obras completas (Edición crítica), vol. II, tome I, Diario 1866-1869 (1990: 111-129). Dorénavant, nous désignerons ce volume du journal comme le Diario 1 et renverrons à ses pages directement dans notre texte. 3 Toutes les traductions de l'espagnol vers le français de cette étude sont originales. 4 Hostos, Obras completas, tome I, Diario, vol. 1 (1969: 387). Il s'agit ici d'un fac-similé de l'édition originale du Diario publiée à la Havane en 1939 et qui a donc la même pagination. Nous utilisons la partie de ce volume qui constitue la suite chronologique du Diario 18661869 publié en 1991. Ces pages (166-391) s'ouvrent ainsi: «New York, 31 octobre 1869, midi (292, Bleeker St.) ». Dorénavant, nous désignerons ce volume du journal comme le Diario lb et renverrons à ses pages directement dans notre texte. 5 Se référer à l'annexe qui résume l'inscription du voyage dans les journaux intimes de l'écrivain à la fin de ce travail.
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à un journal intime itinérant, certainement bilingue français et espagnol, mais contenant probablement aussi quelques pages en anglais.6 Al' époque même où le mémoire fut rédigé et toujours à New York, Hostos notait dans son journal (le 8 mai 1874) qu'il venait d'écrire à son père et à des amis7 pour leur annoncer son « idée fixe de partir pour le combat » (Diario 2, 96). Mais de quel combat s'agit-il ? D'un projet que Hostos a esquissé de façon obsessionnelle dans son journal (depuis 1869 exactement). Nous le résumons ici en cinq points : 1) partir en expédition révolutionnaire à Porto Rico ou à Cuba ; 2) se battre là personnellement contre l'armée espagnole sans avoir d'entraînement militaire (le détail est important) ; 3) vaincre l'ennemi ; 4) participer activement à la déclaration de l'indépendance de Porto Rico et de Cuba; 5) assurer comme résultat final de cette action la création d'une confédération antillaise. Parallèlement à ce programme politique, Hostos poursuit un autre type d'affranchissement, celui-ci plus intime, une révolution intérieure qui le mènera vers cet homme parfait qu'il avait imaginé: lui-même.8 Il s'agit d'un «double idéal d'indépendance»: celle de son propre caractère et celle de «ses îles», Cuba et Porto Rico {Diario 2, 76), lieux qui très souvent se confondent dans le journal. Pendant des années, nous assistons à une série d'examens de conscience où l'écrivain revient sur le chemin parcouru vers ce double but révolutionnaire —l'intime et le politique—. Tout est minutieusement pesé.9 C'est une sorte d'ablution (Diario 2,417). À New York, où il a vécu dans la précarité,10 Hostos 6 Selon Gabriela Mora, Eugenio Carlos de Hostos, un des fils du diariste, aurait traduit certains morceaux du journal qui furent primitivement écrits en français et en anglais (Diario 1, 33). Pourtant, le journal nous laisserait croire à plusieurs reprises que Hostos ne domine pas l'anglais (Diario lb, 202, 245, et Diario 2, 354). 7 II s'agit de lettres adressées à son père veuf Eugenio de Hostos y Rodrigue?. (1807-1897), ainsi qu'à quelques amis qu'il avait rencontrés lors de son séjour en Argentine, au Chili et au Pérou. 8
« Si j'ai de la constance, ce travail [l'écriture du journal] complétera celui de mon intelligence et je parviendrai à être un homme complet» (Diario 1, 132). 9 Hostos dresse la liste de ses rencontres, des expéditions armées possibles, de ses relations amoureuses ou autres, des œuvres rédigées, des discours faits, des études entamées et note soigneusement l'argent reçu ou dû... 10 Nous nous demandons jusqu'à quel point l'inscription obsessionnelle de l'indigence dans le journal a un rapport direct avec la dépendance de Hostos vis-à-vis de son père. La pauvreté s'inscrit d'une façon définitive dans le journal au moment où Hostos quitte l'Espagne, s'installe à Paris et part pour N e w York, contrariant les vœux paternels.
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ne notait-il pas qu'il avait doté son lavabo d'une curieuse fonction rituelle: d'être à la fois le lieu du lavement et celui de l'écriture ? (Diario 2, 146). L a plupart du temps, il faut dire que le bilan du diariste s'avère négatif: J'aurais pu aimer et être aimé... et je n'ai rien fait d'autre que de combattre mes affections. [...] J'aurais pu être un homme de lettres, un homme de science, un penseur, un philosophe: j'ai tout abandonné au sentiment d'un devoir [...]. J'aurais pu être un homme parfait dans le bien. Je n'ai rien fait (Diario 2, 79)." Avec le temps, les renvois au passé se multiplient. 1 2 L e journal de Hostos souffre d'une maladie qui s'appelle l'érosion du texte. D'une part, il y a le projet tracé ; de l'autre, l'inscription de sa ruine progressive, voire son ultime démolition. Le diariste affirme avec raison que « [1]'homme total est un édifice qu'on ne finit jamais de construire » (Diario 1, 2 0 2 ) .
L'ERRANCE EN SOI OU LART D'HÉSITER
« O ù vais-je ? Je ne sais pas. Pour faire quoi ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Je ne sais pas. Avec qui ? Je ne sais pas non plus. Je doute même de celui dont je n'avais jamais douté auparavant : de moi-même » (Diario 1, 3 9 0 ) . Voilà le genre de questionnement qui marque le rythme du journal hostosien. 13 Nous avons observé qu'en effet les « crises morales » (Diario 2, 4 3 ) qui suscitent la peur de la folie sont assez fréquentes dans ses pages. 14 Grand observateur de
11 Philippe Lejeune a souligné avec justesse que la tendance des autobiographes à exprimer leurs regrets dans des situations charnières constitue une façon de structurer leur identité. Ces choix difficiles, marqués par les grands « Si » et les petits « si », deviennent ainsi une sorte d'« irréel du passé» et s'inscrivent dans une même dichotomie, celle du regret/soulagement. Parfois les choix qui n'ont pas été retenus par les autobiographes peuvent se développer dans les œuvres de fiction du même auteur. Voir: Lejeune 1993: 21. 12 Dans le deuxième tome du journal, nous avons observé au moins six récapitulations qui ont lieu dans quatre pays différents (au Chili en 1872, en Argentine en 1873 et en 1874, aux États-Unis, deux fois en 1874, au Venezuela en 1877). Voir: Diario 2, 22, 68, 78, 108, 113-125, 135 et 260. 13 Ce sont des doutes semblables à ceux que, selon Hostos, Shakespeare a condensés magistralement dans le célèbre monologue de Hamlet «Être ou ne pas être». Pour Hostos ce soliloque condense toute la tragédie humaine de celui qui pense, car il renferme «le moment de suprême anarchie dans un esprit». Voir: Hostos 1988: 299. 14 Voir, par exemple: Diario 2, 43, 174, 177, 261 et 423.
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ces états, qu'il associe entre autres à l'incapacité d'harmoniser en soi « les facultés discordantes » (Diario lb, 225), Hostos soutient que ces « ouragans de la tête» —comme il les nomme ailleurs—15 peuvent être bénéfiques, parce que parfois ils entraînent de « grands progrès intellectuels », et même de « nobles développements de caractère ». Mais des « crises physiques », des « malaises moraux », et même des « faiblesses corporelles » insurmontables peuvent survenir aussi après ces épisodes (Diario 2, 43). Nous aurions pu le deviner, celui qui se perçoit comme un «esprit sombre » (Diario 2, 12) est dépressif, c'est un vrai mélancolique. Notons qu'une des premières lectures citées dans le journal est une étude sur la mélancolie et que ce n'est pas un hasard (Diario 1, 132 et 149). Les allusions au suicide sont fréquentes jusqu'à la dernière page du journal.16 J'en retiens une : « Choisis entre ta volonté et un revolver. —Le suicide est une faiblesse; mais ne pas être un homme utile est un crime » (Diario 1, 143). La prophétie maternelle devient progressivement une lourde accusation. Dans ces pages, les débats internes se succèdent et portent sur l'utilité de la littérature engagée, de l'action politique et de la révolution armée par rapport à l'idéologie pure qui les nourrit. Ils portent aussi sur le sacrifice du confort et du bonheur personnels pour la recherche d'un bien collectif peut-être illusoire.17 Contre ces dilemmes obsessionnels, le journal se révèle «thérapeutique». Hostos lui-même lui accorde cette fonction de cure. Son « remède » contre la première crise amoureuse de la jeunesse (.Diario 1, 131) s'avérera par la suite un vrai compagnon de « déroute». Même en comportant des risques (Diario 2, 291), le journal sera pour Hostos la thérapie de choix jusqu'à sa mort.18 Attardons-nous sur un de ces moments de doute qui concerne la décision de prendre les armes, reportée maintes fois par les révolutionnaires antillais de New York ou, qui sait, par Hostos lui-même. Confrontons ici deux fragments contigus du journal qui se heurtent violemment. Voici l'inscription de l'état d'exaltation (le 26 décembre 1874) :
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Hostos, La peregrinación de Bayodn (in 1998: 73). Voir: Diario 1, 143, 150, 153, 192, 197, 198; Diario lb, 183, 2 2 6 ; et Diario 2, 430. 17 Hostos refuse à plusieurs reprises des postes universitaires au nom de la poursuite de l'indépendance de son pays. Voir: Diario 2, 164. 16
18 Les informations que recèlent les dernières pages du journal sont très éloquentes à ce sujet. Le diariste y note avec beaucoup d'attention presque deux mois avant sa mort (survenue le 11 août 1903) qu'il a l'impression qu'un « changement » s'opère en lui et qu'il a perdu « quelque chose». Voir: Diario 2, 4 2 3 et 424.
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[...] Je m'en vais en guerre, sans connaître l'usage des armes de feu et au lieu de m'en instruire, je lis de la philosophie sociale, j'écris des articles de propagande pour que les Antillais aiment l'Amérique latine et j'essaie de laisser dans des pages écrites sans passion le récit de mon voyage aux républiques bien aimées! (Diario 2, 167) Or, un jour après (le TI décembre 1874), l'indécision apparaît. L'ombre du père qui l a autrefois empêché de poursuivre une carrière militaire plane sur Hostos : [...] ce serait très rationnel de penser un peu aux probabilités d'un pas qui pourrait finir en une mort inutile, oisive et même criminelle. Car priver mon père et ma sœur d'un soutien sûr, c'est un crime [...], je me dis que chercher la mort est une bêtise. [...] Étant donné les antécédents, la conséquence ne peut être autre que l'action définitive (Diario 2, 168). Le moment d'être utile arrive. L'expédition pour Cuba est finalement intégrée au destin du diariste (Diario 2, 208 et 214-217). Mais l'aventure révolutionnaire est interrompue. Un des marins à bord annonce la nouvelle : « On nous a trahis—dit-il—. Ce bateau ne sert à rien ». L'occasion attendue depuis six ans (depuis 1869) se solde ainsi le 6 mai 1875 : «Je ne me lancerai plus dans des aventures dont je ne serais pas moi-même le chef. Le ridicule est trop grave lorsqu'il survient comme résultat d'une tentative héroïque» CDiario 2, 217). Béatrice Didier a remarqué l'importance de l'indécision chez les diaristes, en soulignant qu'elle constitue une forme de «continuité intérieure» qui prolonge sans fin leur immaturité. Toute décision ou tout engagement du diariste représente, selon elle, « une rupture du cordon ombilical » (1976:100). Hostos se pose la question en ces termes : « devrais-je toujours être enveloppé des nuages colorés d une enfonce perpétuelle ? » (Diario 2, 39). Ceci nous mène à croire que le plus grand dilemme du journal hostosien —l'engagement dans la lutte armée— a le père comme pivot. Béatrice Didier a signalé avec pertinence que les diaristes éprouvent une grande difficulté à «risquer de s'affirmer contre le père» (1976: 101). Dans le journal de Hostos, se plier aux vœux héroïques de la mère morte équivaut à aller à l'encontre d'un père bien vivant qui incarne un sévère surmoi.19
19 Le père de Hostos est perçu dans le journal comme «miroir correcteur» et comme surmoi. Hostos l'appelle «un moi-même infiniment supérieur à moi-même» et le qualifie
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Hostos associe à ce père guerres d'émancipation, exil et souffrance matérielle. Car, vers 1816, après deux invasions haïtiennes (celle de 1801 et celle de 1805) et la guerre qui a rendu le Saint-Domingue français à l'Espagne (1808-1809), les grands-parents de Hostos ont fui cette île pour s'installer à Porto Rico ( D i a r i o / , 115). Peu après cette arrivée, le grand-père est décédé et le père de Hostos, qui avait alors neuf ans, a été violemment projeté dans la vie adulte. Pour quelle raison épouserait-il les idéaux militaires de son fils, surtout s'il s'agit de risquer ses biens et de revivre encore une fois les malheurs de ses propres parents exilés ? En poursuivant son idéal d'émancipation des Antilles, Hostos va donc à l'encontre de son père, comme il l'a fait autrefois en Espagne, en abandonnant la carrière d'avocat que son père avait choisie pour lui ( D i a r i o 2, 289). Hostos a une conscience cynique de sa révolte : «Je viens de recevoir une lettre de mon père : il est content. [...] Il pense aux haciendas, à travailler et à se reposer des douleurs que ses affaires lui ont causées [...]. Entre-temps, je pense à détruire l'ordre des choses sous lequel il essaye d'organiser sa vie » ( D i a r i o lb, 271). Chez Hostos, le désir d'approbation paternelle et la recherche de l'indépendance politique de Porto Rico et de Cuba sont indissociables.20 Mais l'indécision constitue un des fils conducteurs les plus importants du journal hostosien et non seulement quant aux armes, puisqu'elle s'installe dans tous les aspects de la vie intime du diariste : depuis le pays où il voudrait vivre21 jusqu'à la femme qu'il voudrait épouser.22 Le diariste nous fait de «seul homme à la manière rêvée» (Diario 2, 202). Le Vocabulaire de la psychanalyse nous rappelle que le rôle du surmoi tel que Freud le comprend « est assimilable à celui d'un juge ou d'un censeur à l'égard du moi» et qu'il «se constitue par intériorisation des exigences et des interdits parentaux». Voir: Laplanche/Pontalis 1967: 471. 20
Peut-être est-ce pour cette raison que la mort du père (qui a eu lieu en 1897) constitue une des ratures les plus éloquentes du journal hostosien. 21 A un moment donné Hostos mentionne qu'au cas où il serait incapable de servir Porto Rico, il s'installerait en Suisse, en Allemagne ou en Amérique latine (Chili ou Argentine) (Diario 2, 125). Lorsqu'à la fin du journal Hostos se trouve avec sa famille en République dominicaine au milieu d'une guerre, il passe en revue tous les pays où il pourrait fuir : Curaçao (Diario 2, 427), Cuba (Diario 2, 395, 399 et 406). Pourtant, c'est au Chili que Hostos semble avoir trouvé « ce qu'il a inutilement cherché dans sa vie » (voir : Diario 2, 99). Un grand regret traverse le journal, celui d'avoir quitté l'Espagne, où Hostos croit qu'il aurait certainement joui d'une certaine reconnaissance (voir: Diario 2, 137). A la fin du journal, il pense également à un possible retour à Porto Rico (voir : Diario 2,296-297). Pour l'ensemble des pays considérés, voir: Diario 2, 297-299. 22
Pour un bon exemple des hésitations quant au choix d'une épouse, voir: Diario 344-348.
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lui-même le bilan de ces hésitations: «que j'ai hésité, il ne faut pas le dire: héritage, éducation, caractère, souffrance continuelle, déception continuelle dans ma vie de relations, tout se joint pour produire en moi cet état de vacillation » (Diario 2, 205). Or, le doute survient même quant à la fonction du journal intime. Au moment du départ pour Cuba et face à ce qui pourrait devenir l'ultime voyage, la confession journalière cède soudainement sa place à une longue liste de « manuscrits inédits ». Je m'attarde sur deux titres du bref catalogue : « Diario de mi vida, commencé à dix-huit ans, avec l'objet de m'étudier moi-même, de me dominer, de m'améliorer et d'agir selon ma conscience» (Diario 2, 209). Il s'agit probablement d'un carnet perdu.23 Trois textes plus bas dans la même liste, nous lisons : « La Sonda. Continuation de l'étude de moi-même, écrite en espagnol et en français, et dont ce volume même en contient une partie» (.Diario 2, 209).24 Le changement de titre, autrement dit, le Diario de mi vida qui devient La Sonda, suggère une première mutation dans la fonction accordée au journal. La transformation évoque un approfondissement progressif dans l'étude de soi qui exige plusieurs langues. Pourtant, nous avons constaté que si le Diario de mi vida s'est transformé, La Sonda a failli elle aussi changer de fonction à New York (en 1870). C'est là que les tensions et les rivalités entre Hostos et les révolutionnaires cubains et portoricains menacent l'identité du journal. 25 Hostos note ceci : Si je devais faire ce que, malgré ma répugnance, je dois faire, je recueillerais toutes les paroles, toutes les censures, toutes les médisances, toutes les expressions de passion dont je suis forcé de témoigner; je formerais avec cet ensemble une
23
Gabriela Mora nous explique qu'il y a en effet évidence de l'existence d'un volume antérieur à celui qu'on considère aujourd'hui comme étant le premier du journal (qui s'étend de 1866-1869). Mais elle ne nous dit pas ce qu'il est devenu (voir : Mora 1976:19-20, et Diario /, 131, n. 20). 24 Gabriela Mora insiste sur la quantité de notations en français qui se trouvaient dans ces carnets, écrits en partie à Paris. Il se peut donc que ce que nous connaissons aujourd'hui comme les premier et deuxième tomes du journal intime d'Eugenio Maria de Hostos constituent vraiment ce que le diariste appelle La sonda et que le Diario de mi vida n'existe plus du tout. Il faudra attendre la suite de la nouvelle édition du journal pour résoudre toutes ces énigmes. 25 Les révolutionnaires de New York reprochent à Hostos, entre autres, de vouloir s'approprier la direction de la révolution antillaise. Hostos, pour sa part, accuse ses compagnons d'inertie, d'opportunisme et de chercher non pas l'indépendance de leurs pays respectifs, mais plutôt leur annexion aux États-Unis.
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c h r o n i q u e d e l a r é v o l u t i o n et d e l ' é m i g r a t i o n , et j e t r a n s f o r m e r a i s a i n s i m a S o n d e e n C h r o n i q u e (Diario
lb,
277-278).2f'
D e fait, les deux parties new-yorkaises du journal sont très différentes des autres. N o u s y voyons transparaître un autre «Je » qui n'est plus souffrant, mais plutôt ambitieux, prêt à manipuler et à dominer par la force. 27 Mais toute la vengeance inscrite dans La chronique n'a pas pu faire taire les hésitations de La sonde. Celle-ci continue à peser les écarts douloureux entre ce qui fut imaginé et la réalité lors même que l'hésitation constitue une des métaphores les plus puissantes de la pensée hostosienne: «Je ne peux plus écrire parce que la brise fait ondoyer la lumière d'une façon telle que celle-ci ressemble à ma propre pensée, vacillante et oscillante comme elle, depuis que le sentiment des devoirs concrets l'a mise en collision avec la conscience» (Diario 2, 310). Le journal de Hostos se lit comme un de ces romans historiques dont il a condamné la « fausseté » 28 et comme un témoignage sur les guerres d'indépen26
D é j à en 1870 le journal s'appelait La Sonda.
L a distinction que fait H o s t o s ici entre
La sonda et La chronique nous rappelle celle que G e o r g e s G u s d o r f avance au sujet du « journal interne» et d u « j o u r n a l externe». D a n s le « j o u r n a l externe», «l'événement c o m p t e plus q u e l ' h o m m e », o ù il s'agit d'une « distraction » o u encore d'une « chronique d u m o n d e et des autres plutôt q u e de s o i » ( G u s d o r f 1 9 4 8 : 3 9 - 4 2 ) . Gabriela M o r a affirme tout c o m m e n o u s — e t sans h é s i t a t i o n — que le journal hostosien est u n journal intime, c'est-à-dire, ce t y p e d'écrit autobiographique qui, selon G u s d o r f , constitue « une sorte d'histoire de l'actualité intérieure » ( M o r a 1 9 7 6 : 10). 27
H o s t o s s'y plaît à affirmer sa supériorité (Diario
lb, 176), à appeler ses c o m p a g n o n s
antillais des « pygmées » (Diario 2, 187) et à dénoncer leur infériorité intellectuelle (Diario 241). Il pense à la possibilité de s'imposer militairement (Diario
lb,
2, 97). Il ose m ê m e écrire
qu'il pourrait très facilement supplanter « l ' i d o l e » de la révolution portoricaine, R a m ô n E m e terio Betances (1827-1898) (Diario
lb, 180). C o m m e H o s t o s , Betances fut un des premiers
idéologues non européens de la C o n f é d é r a t i o n antillaise, sinon le premier. C o m m e H o s t o s , Betances sacrifia une partie de sa vie à la cause de l ' i n d é p e n d a n c e cubaine et portoricaine (voir: E s t r a d e 1 9 9 6 : 2 6 ) . Les historiens confirment le fait q u e H o s t o s fut victime d'exclusion p a r m i les révolutionnaires. Ils soulignent que ce rejet semble compréhensible, car H o s t o s venait d'arriver d ' E u r o p e et il était essentiellement inconnu. D a n s le cadre des conspirations indépendantistes de l'époque, u n nouveau venu suscitait b e a u c o u p plus facilement la méfiance que la c o n f i a n c e des révolutionnaires. 28
A u sujet du r o m a n historique, genre qu'il qualifie de « moins pernicieux » q u e le r o m a n
traditionnel, H o s t o s affirme : « Il est doublement faux : il fausse l'histoire parce qu'il la tronque, et il fausse le r o m a n parce qu'il le dénature. [Il introduit] des erreurs d a n s ce qui se rapporte au cours de l'histoire, car j a m a i s l'histoire ne se déroule selon les règles d u r o m a n o ù tout doit concourir au dénouement [...]. S'il pouvait se maintenir d a n s les limites telles que l'adresse du romancier permît de discerner clairement ce qui est l'oeuvre de l'historien et ce qui est l'œuvre
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dance des Antilles hispaniques. La fresque caribéenne qu'il nous offre, surtout à la fin, en 1903, est pathétique. Car l'échec de l'indépendance de Porto Rico a mené Hostos et sa famille aux plages de cette même République dominicaine que ses grands parents avaient quittée en 1816. L'homme d'action se manifeste pour la première fois dans ces journaux.29 Nous l'y voyons bâtir des écoles pour les deux sexes. Hostos aurait finalement fait sa révolution contre l'éducation « despotique » que l'Espagne avait laissée derrière elle aux Antilles. La prophétie maternelle allait finalement s'accomplir. Mais en peu de temps un bruit de canon retentit. Le journal l'enregistre. Celui qui avait voulu empoigner les armes, celui qui avait cru et mille fois douté de l'utilité de la guerre, celui qui avait imaginé la possibilité des « révolutions tranquilles » (Diario lb, 250) est forcé de voir pour la première fois dans le journal la violence de la guerre en face.30 L'écriture est suspendue, on nous le dit. Mais elle doit à tout prix reprendre pour enregistrer les horreurs vues. Les balles ont failli tuer Bayoan, le fils du diariste (Diario 2, 409). Elles ont tué ses étudiants, ses amis (Diario 2, 388). En tant que Portoricain et à un moment où son propre pays est occupé par les Etats-Unis, comme il l'avait craint déjà en 1870, Hostos a le droit de trouver refuge dans un bateau de guerre états-unien. Il le fait. Pendant que les Dominicains s'entretuent, les États-Unis surveillent d'un œil impérial les côtes dominicaines... qu'ils vont bientôt occuper (1916-1924). Celui qui jugeait plus utile de combattre avec le sabre et le fusil qu'avec la plume {Diario lb, 183) est sous le choc. Il regrette d'avoir quitté Porto Rico pour s'installer en République dominicaine (Diario 2, 417). Il ne sait plus où aller vivre décemment avec sa famille. Face à ce drame dépeint de façon goyesque dans le journal, Hostos note ceci: «Je contemple l'effondrement de l'édifice que j'ai voulu construire avec ce genre d'hommes comme fondations» (Diario 2, 392). Je retiens une description du journal qui résume d'une façon allégorique l'ampleur du désastre : « ce cadavre avec la tête qui pend, sautant hors de la
du romancier, il pourrait être, sans doute, un genre littéraire important» (Hostos 1967: 104. Le nom du traducteur n'est pas indiqué). 29 Les éditeurs nous rappellent pourtant qu'Eugenio Maria de Hostos apporta une énorme contribution culturelle au Chili avant de finir ses jours en République dominicaine (Diario lb, XII-XIII). 30 Pour un aperçu historique des événements qui ont marqué l'histoire de la République dominicaine lors du séjour de Hostos, voir surtout : Moya Pons/Thomas et al. 1999: 114-115. Pour un excellent aperçu de l'histoire dominicaine, voir: Capdevila 2005: 23-37.
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misérable civière en bois terriblement dur, est une image réduite de toutes les séquelles de la barbarie» (Diario 2, 388). L'image en cache une autre aux yeux vieillis de Hostos : celle d'un pays et d'un continent entier décapité par l'ignorance et le despotisme.
La sonda constitue, selon certains chercheurs, probablement le premier journal intime des lettres hispaniques.31 Peut-être que notre rencontre ici pourra confirmer ou infirmer cette hypothèse. Nous pouvons pourtant avancer —avec un certain degré de certitude— deux idées à son sujet: la première, que chronologiquement il est le premier grand texte autobiographique portoricain et que malheureusement il nous parvient de façon posthume et sévèrement amputée ;32 la deuxième, qu'après le journal hostosien, il n'y a plus eu à Porto Rico un journal intime itinérant et multilingue qui puisse dépasser en profondeur, en complexité et en durée celui de Hostos. A Porto Rico seule une jeune femme semble jusqu'à présent avoir pris partiellement le relais de Hostos dans sa double recherche intime et politique. Je pense à Irene Vilar et à ses mémoires nourris de notes de carnets intimes intitulés The Ladies' GalleryP Peut-être faut-il 31 Gabriela Mora soutient en 1990: «J'affirmai autrefois et je continue maintenant à le penser, que le texte hostosien est le premier journal intime des lettres hispaniques» (Diario 1, 21). 32 Gabriela Mora nous avertit quant aux lacunes du journal de Hostos tel qu'il nous parvient aujourd'hui: «Le fils de l'auteur a déclaré qu'en 1898 son père lui avait demandé de ne rien publier de lui qui pourrait lui sembler blessant, phrase qui suggère immédiatement de possibles altérations ou omissions dans le manuscrit original » (Diario 1,23). En effet, les lacunes du journal sont nombreuses et elles concernent non seulement la vie privée de Hostos, mais aussi ses activités politiques. Ainsi, Gabriela Mora signale que, dans un microfilm du journal qu'elle a pu consulter à la Library of Congress de Washington, elle a constaté que des allusions à des personnages historiques, tels que le patriote portoricain Ramón E. Betances, ainsi que des morceaux entiers écrits en français qui figuraient dans le manuscrit original, avaient disparu de l'édition de 1939 du journal (Diario 1, 34). Signalons qu'il existe un certain nombre de textes rassemblés dans un troisième volume d'écrits autobiographiques de Hostos, dont certains semblent avoir été amputés du journal intime. Seule l'édition définitive du journal de Hostos pourra mettre en lumière l'origine exacte de ces textes et justifier leur séparation du journal intime auquel ils semblent pourtant appartenir. Voir: Hostos 1939.
Voir: Irene Vilar 1998 [l'édition originale de ces mémoires s'intitule^ Messagefrom God in theAtomicAge (1996)]. The Ladies' Gallery, écrit en espagnol, mais publié par choix dans sa traduction anglaise, incorpore des extraits d'un journal intime tenu par la mémorialiste lors de ses séjours à l'hôpital psychiatrique. Comme le journal de Hostos, ce texte a comme pivot les relations coloniales entre Porto Rico et les États-Unis. Aujourd'hui The Ladies' Gallery se lit 33
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signaler ici que le journal hostosien constitue aussi le premier texte à s'insérer dans une tradition autobiographique familiale à Porto Rico, car le père et le fils de Hostos nous ont laissé tous les deux un recueil de mémoires. De plus, son épouse Inda a tenu comme lui un journal intime.34 Les chercheurs ont souvent insisté sur le manque de confession intime et d'auto-analyse dans le discours autobiographique hispano-américain. 35 Ils ont eu tendance à favoriser une approche du genre autobiographique par les mémoires. En privilégiant ce genre comme soutien idéologique et historique des nouvelles nations indépendantes en Amérique latine, la critique a parfois oublié ces textes qui se trouvent aux marges de cette interprétation et qui de plus nous parviennent, comme dans le cas particulier de Porto Rico, d'un pays qui ne s'est jamais constitué en tant que nation. Le Diario de mi vida/La sonda ouvre dans les lettres portoricaines la brèche hésitante, journalière et cathartique du discours autobiographique36 et comble en partie une lacune que traditionnellement la critique assigne à l'autobiographie hispano-américaine en soulignant qu'elle manque d'oeuvres qui dépeignent « la complexité psychologique du "Je" » (Caballé 1994: 507). Je voudrais finir avec une image qui, pour moi, condense justement toute la complexité de la recherche intime de La sonda. Elle provient de ses pages parisiennes. Il s'agit d'une question suscitée par l'imperfection qui imprègne le royaume de ce monde, incarnée aux yeux hostosiens en une célèbre statue qui peut-être nous renvoie une image du diariste, des Antilles ou même de l'Amérique latine : « Est-ce que ma chère Vénus de Milo serait plus belle si au lieu d'avoir ses bras tronqués elle les avait parfaits ? En me souvenant de cela, j'ai toujours pensé qu'il serait cent fois préférable de refaire intellectuellement cette unité cassée par le temps que de la contempler parfaite » (Diario 1, 23). aux États-Unis dans le cadre des études «latino/a». Ceci nous rappelle que le journal hostosien fait aussi partie de ce chapitre un peu oublié de la production littéraire antillaise qui prit racine au XIXème siècle aux États-Unis. 34 Les mémoires du père de Hostos se trouvent dans la « Sala Hostos del Archivo General de Puerto Rico». Voir: Diario 1, 112, n. 2. Pour les mémoires de son fils, consulter : Adolfo de Hostos (1966) ; pour l'allusion au journal de l'épouse de Hostos, voir: Diario 2, 269. 35 À titre d'exemple, citons une de ces réflexions: «Ce qui est sans doute visible dans l'ensemble de ces œuvres, c'est qu'elles ne mettent pas en relief la véritable et subtile confession intime» (Carilla 1967: II, 98). 36 À ce sujet, Gabriela Mora affirme que le journal hostosien est investi d'une « fonction thérapeutique et pragmatique » et que son auteur a « pleine conscience d'être le sujet, l'objet et le destinataire» de son écrit (Diario 1, 35).
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L'écriture du journal intime de Hostos constitue le témoignage de ce travail pénible et obstiné, qui est celui de donner à tout prix un sens à la vie et des bras à un idéal37 du monde, de son pays ou de soi-même.38
Pour Hostos se construire en tant que «l'homme rêvé» équivaut à regrouper en une seule vie «le bras d'une idée», «sa tête» et «son cœur» (Diario 2, 77). 38 Le professeur Vivian Auffant, directrice de l'Instituto de Estudios Hostosianos, nous a communiqué le 12 juin 2007 (conversation téléphonique) que des chercheurs travaillent actuellement sur deux « nouvelles » parties inédites du journal de Hostos : une rédigée en Espagne et une autre à Paris (en langue française). Le premier tome du journal hostosien (1866-1869) subira donc une importante transformation éditoriale. Nous incluons ici une liste de liens Internet utiles pour l'étude de l'œuvre hostosienne: pour toute information générale concernant l'auteur : http://iehostos.uprrp.edu/ ; pour la traduction de quelques fragments du journal en anglais : http://www.hostos.cuny.edu/library/Hostos%20Page/Index.html ; pour une biographie électronique de Hostos en sept tomes du Professeur Argimiro Ruano: http://www. uprm.edu/ideal/hostos/ ; pour d'autres liens utiles : http://www.cielonaranja.com/hostoscestero. htm ; http://falcon.blogsome.com/2005/08/20/eugenio-maria-de-hostos-en-internet/ ; pour une conversation sur Eugenio Maria de Hostos diffusée sur la radio portoricaine (2003), voir : « Eugenio Maria de Hostos en el centenario de su muerte ». Angel Collado Schwarz parle avec José Luis Méndez, in http://www.vozdelcentro.org/?p=226. L'ensemble des liens était toujours accessible en janvier 2009. 37
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ANNEXE I INSCRIPTION DU VOYAGE DANS LES JOURNAUX I N T I M E S D'EUGENIO M A R Í A DE HOSTOS ( 1 8 3 9 - 1 9 0 3 )
Diario de mi vida (La sonda), premier (édition 1990) 23 septembre 1866 10 mai 1868 5 août 1868 29 mai 1869 5 septembre 1869-10 octobre 1869
tome, 1866-1869 Madrid, Espagne Barcelone, Espagne Paris, France Madrid, Espagne Paris, France
Diario de mi vida (La sonda), premier tome, 1869-1870 (éditions 1939,1969) 31 octobre 1869-3 octobre 1870 New York, États-Unis Diario de mi vida (La sonda), deuxième tome, 1870-1903 (éditions 1939, 1969) 24 novembre 1870 Lima, Pérou 11 janvier 1872 Santiago, Chili 28 septembre 1873 Montevideo, Uruguay Buenos Aires, Argentine 29 septembre 1873 22 avril 1874-14 mai 1875
New York, États-Unis
9 avril 1877-6 juillet 1898
Caracas, Venezuela
16 juillet 1898
New York, États-Unis Washington, États-Unis New York, États-Unis Washington, États-Unis New York, États-Unis
25 juillet 1898 28 décembre 1898 17 janvier 1899 Janvier 1899 5 juillet 1900-5 août 1903
Saint-Domingue, République Dominicaine
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U N E ÉCRITURE CONTRAINTE. L E JOURNAL DE F R A N C I S C O E S T É V E Z ET LA TRAQUE DES ESCLAVES MARRONS À CUBA, 1 8 3 7 - 1 8 4 2 Anne-Marie Brenot
Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Peut-on parler de «journal» en ce qui concerne Francisco Estévez? Telle est la première interrogation qu'un lecteur se pose en prenant connaissance du Diario del rancheador.' La réponse est affirmative si on adopte la définition de Philippe Lejeune selon laquelle « un journal est un écrit daté ». Or, manifestement, le journal de Franciso Estévez est daté de façon régulière et précise pour la période qui va du 5 janvier 1837 au 19 mai 1842, date officielle de sa démission. Toutefois cet écrit n'est nullement un «journal intime» dans le sens où Estévez ignore les épanchements et se refuse à toute confidence. Il s'agit d'un « écrit professionnel » émanant d'un rancheador dont la fonction est de pourchasser les esclaves marrons dans la province occidentale de Cuba et de les capturer. C'est ce qu'Estévez s'emploie à faire avec zèle et constance. Toutefois, on ne peut nier que le journal soit personnel. Dicté à sa fille aînée au retour de ses expéditions meurtrières, le journal est empreint de toute la cruauté mani1 Cirilo Villaverde, Diario del rancheador (1982). Le livre présente une introduction de Roberto Friol qui a exhumé le manuscrit du Diario aux archives nationales de la Havane et entreprit sa publication. Le document avait appartenu à Lucas Villaverde, inspecteur de la Junte. Il avait été lu et partiellement publié par son fils, Cirilo Villaverde, le célèbre auteur de Cecilia Valdés o La loma delÂngel (1882). Dans le roman, le chasseur d'esclaves Estévez est mentionné par son nom. Toutes les citations en espagnol sont tirées de l'édition de 1982.
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festée par Estévez dans l'accomplissement de sa triste besogne. Transcrits au jour le jour, les récits des battues constituent un « rapport d'activité » destiné à témoigner du zèle exemplaire du rancheador. Étant donné que lafiguredu rancheador Francisco Estévez a déjà été évoquée par ailleurs,2 nous souhaitons centrer notre étude sur les aspects formels de l'écriture du journal. Il s'agit d'une écriture qu'on peut qualifier de «contrainte», car elle obéit à un code rigoureux. Prudence et autocensure sont ici la règle non seulement parce que le rancheador est en service commandé, mais aussi en raison du sujet brûlant que représentait le marronnage dans l'île.
L E RANCHEADOR EN SERVICE COMMANDÉ
Nommé rancheador par les inspecteurs de la Junte de l'Agriculture et du Commerce3 créée à la fin du XVIIIème siècle pour promouvoir le développement économique de l'île, Francisco Estévez est tenu de fournir des résultats. Dûment contrôlé, il doit remettre à ses supérieurs hiérarchiques, les inspecteurs Lucas Villaverde, Máximo de Arozarena4 et Diego del Rebollar, un rapport mensuel faisant état de ses battues, des incidents survenus accompagné d'un bilan des opérations. Estévez met à profit ce rendez-vous mensuel pour verser les salaires des hommes de sa patrouille {la partida) ainsi qu'au lieutenant, son véritable bras droit. Les obligations ainsi sommairement énumérées ne rendent pas compte des enjeux réels. Tenu de justifier son salaire, Estévez se doit d'effectuer en moyenne trois ou quatre battues par mois dans les zones les plus hostiles de la Vuelta Abajo :5 jungle, pics rocheux {mogotes), grottes et mangroves côtières. Affrontant des bandes de marrons aguerries et armées constituées parfois d'une cinquantaine d'individus décidés à vendre chèrement leur liberté, les Voir l'introduction dans Estévez 2008. II s'agit de la Real Junta de Fomento de Agricultura y Comercio créée en 1795 par le capitaine général de l'île, Luis de las Casas — e n poste de 1793 à 1796—, à l'instigation de Francisco de Arango y Parreño pour promouvoir le développement économique et donc sucrier de Cuba. Aux mains de grands propriétaires fonciers et de négociants élus pour deux ans, la Junte avait la confiance des autorités et jouissait d'un grand prestige. Voir: Goncalvès 2 0 0 3 : 171-198. 2
3
Mentionné avec ou sans particule par Cirilo Villaverde dans le Diario. II s'agit de la province occidentale de Cuba par opposition à la province orientale appelée Vuelta Arriba. 4
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U n e écriture contrainte
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affrontements sont violents et risqués. Les blessures, les chutes, les piqûres d'insectes sont légion courante et déciment la troupe du rancheador qui est cependant tenu de la reconstituer dans les plus brefs délais. En outre, le contrôle rigoureux opéré par la Junte oblitère la marge de liberté qui serait indispensable pour poursuivre les fuyards au-delà des partidos ou circonscriptions imparties au rancheador. Le but étant de capturer les esclaves marrons, tout esclave blessé ou pire encore tué dans un affrontement doit faire l'objet d'une justification par écrit figurant dans le rapport. Chaque capture rapporte en principe une prime de quatre pesos au chasseur d'esclaves, mais les propriétaires ne sont guère enclins à payer lorsque l'esclave est devenu infirme ou lorsqu'il est un fugitif de longue date. Même pour des captures sans incidents, les paiements ne vont pas de soi. En conséquence, les litiges sont nombreux et les dénonciations vont bon train. 6 Estévez n'échappe pas aux poursuites engagées contre lui par des propriétaires mécontents se plaignant de la mort de leurs esclaves et il est un temps déféré devant la justice et emprisonné. À la solde de la Junte, aux ordres des grands propriétaires de sucreries ou de caféières, le rancheador est très souvent placé dans une situation délicate qui lui vaut d'être désavoué par ceux-là mêmes dont il défend les intérêts, à savoir, les propriétaires esclavagistes. Fixés par la Junte, les salaires sont en outre modiques au regard des fatigues et des dangers encourus et ce d'autant plus qu'ils sont susceptibles d'être revus à la baisse comme ce fut le cas en novembre 1837. Dans ce cas, il appartient au rancheador de pallier aux défections et de reconstituer sa patrouille, coûte que coûte et dans les plus brefs délais. Pour toutes ces tâches, le rancheador touche environ et au mieux entre 45 et 50 pesos mensuels7 à quoi s'ajoutent les primes de capture, et le lieutenant en reçoit 30. En service commandé, soumis à une suspicion générale qui peut aller de la dénonciation à l'emprisonnement, le rancheador joue la prudence. Non seulement les rapports sont ponctuellement remis aux inspecteurs délégués par la Junte, mais Estévez s'impose une discipline rigoureuse qui consiste à faire les comptes rendus des battues dès son retour chez lui. Sans doute trop harassé 6
Les litiges avec les planteurs étaient en effet très nombreux, la médiation de la Junta de Fomento et du Real Consulado visait à résoudre au moins en partie les conflits de paiement entre rancheadores et planteurs. Voir: Laviña 1995: 9. 7
II s'agit d'une estimation faite par nos soins étant entendu que le rancheador est muet sur ce point. Par contre, le salaire du lieutenant est clairement précisé dans le Diario et se monte à 30 pesos.
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pour les écrire lui-même, il les dicte à sa fille. Le journal de Francisco Estévez porte sur une thématique unique : celle de la traque des esclaves fugitifs dans la province occidentale de Cuba, la Vuelta Abajo. Il s'appréhende comme le rapport d'activité d'un « professionnel » qui se sait exposé et c'est pourquoi toutes les péripéties des battues sont soigneusement consignées. Les comptes rendus peuvent ainsi servir de pièces à conviction prouvant les états de service du rancheador en cas de litige. L'exercice d'écriture est d'autant plus délicat que le marronnage est, à l'époque, un sujet brûlant.
U N SUJET BRÛLANT : LE MARRONNAGE DANS L'ÎLE DE C U B A
Le marronnage est un phénomène général qui affecta toutes les sociétés esclavagistes. Dans les faits, l'économie de plantation reposait sur un équilibre fragile que toute perturbation politique ou incursion étrangère mettait en péril. Au moindre trouble, les esclaves en profitaient pour s'échapper et grossir les bandes de marrons existantes. Dans une conjoncture tendue, ces esclaves en rupture de ban constituaient un danger patent. Or, l'équilibre des sociétés antillaises, qui réunissaient grands propriétaires Blancs et petits planteurs, Sang-mêlé, affranchis, esclaves assujettis et cimarrones, était précaire.8 L'exemple de Saint-Domingue en proie aux insurrections à la fin du XVIIIème siècle est resté dans toutes les mémoires. Unifiée un temps par Toussaint Louverture, Saint-Domingue9 connut une insurrection générale anti-esclavagiste de 1791 à 1793, lorsque la Révolution française déclara l'abolition de l'esclavage tout en prétendant ne pas l'appliquer dans les îles sucrières. Bonaparte, après une reprise en main sanglante en 1802, rétablit pour un temps l'ordre esclavagiste.10 Mais en 1804, le général noir Dessalines proclama l'indépendance de Haïti qui constitua la première république noire 8 La société comprenait des Blancs, grands planteurs, mais aussi des petits Blancs possédant peu de terres. Les Noirs étaient soient esclaves soit affranchis, cependant il existait une population importante de Sang-mêlé. L'intervention anglaise dans l'île de Saint-Domingue contribua à compliquer les choses. Voir: Dorigny/Gainot 2 0 0 6 : 55-57. 9 L'île était divisée en deux parties, l'une française avec Port au Prince et l'autre espagnole avec la capitale Saint-Domingue. En 1800, Toussaint Louverture, un Noir affranchi, dirigea la révolte dans la colonie française et s'empara de la partie espagnole de l'île. En 1801, il se fît nommer gouverneur de Saint-Domingue. 10 Le corps expéditionnaire français était commandé par le général Leclerc. Toussaint Louverture fut arrêté le 7 juin 1802 et déporté en France au fort de Joux où il mourut.
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aux portes de Cuba. L'exemple de Haïti avait fait craindre le pire aux planteurs cubains d'autant que les rumeurs associaient esclaves fugitifs, rites africains et sonneries de tambours au désir d'empoisonner (Leti 2 0 0 8 : 209-227) ou de massacrer tous les Blancs. Ces événements eurent pour conséquence de favoriser l'émigration des planteurs vers Cuba qui bénéficia ainsi d'un apport de population et de compétences. La prospérité de l'île reposait sur trois piliers: le tabac, le café et le sucre dont les productions étaient à l'époque en progression constante (Sarmiento Ramírez 2004: 59)." À partir de 1820, Cuba accédait au rang des tout premiers producteurs de sucre. En 1825, on dénombrait 1 000 sucreries dans l'île alors qu'en 1845, Cuba en comptait 1 442,735 dans la province occidentale (Tardieu 2003: 18 et Sarmiento Ramírez 2004: 59),12 404 dans le centre et 303 dans la province orientale. Or, les produits de plantation et le sucre en particulier réclamaient une main-d'œuvre servile abondante, puisque les propriétaires estimaient nécessaire la présence minimale de cent esclaves pour qu'une sucrerie soit rentable. Le problème de l'approvisionnement en esclaves allait se poser dès lors que l'Espagne se trouva contrainte de ratifier, sous la pression de l'Angleterre, deux traités concernant l'abolition de la traite négrière en provenance d'Afrique: l'un, en 1817 et l'autre, en 1835 (Portuondo del Prado 2000: 339). Même si ces traités n'empêchèrent nullement l'arrivée de cargaisons clandestines, il reste que l'esclavage fut de nouveau à l'ordre du jour.13 D'une part, la main d'oeuvre servile était indispensable au développement économique et, de l'autre, les autorités craignaient son importance grandissante dans la démographie cubaine. L'île avait en effet connu un développement rapide de sa population: en 1841, elle comptait 1007 624 âmes avec une population noire — esclaves et affranchis — qui atteignait 58 %, soit plus de la moitié de la population totale.14 Les capitaines généraux, tour à tour, Miguel Tacón Rosique (1834-1838), Joaquín de Ezpeleta (1838-1840), le prince de Anglona (1840-1841) et Jerónimo Valdés (1841-1843),
L'augmentation constante de la production sucrière au cours du X I X ' " " siècle s'accompagne à terme d'une baisse des prix du sucre qui survient vers 1840 causant des faillites retentissantes. 12 La province occidentale produit à l'époque 9 0 % de la production du sucre et c'est précisément la région où sévit Francisco Estévez. 11
13 L'esclavage fut aboli tardivement dans l'île en 1886, les États-Unis avaient aboli l'esclavage en 1865. 14 Le chiffre des esclaves dans l'île aurait atteint 4 3 6 9 4 5 en 1841 selon Jean-Pierre Tardieu (2003: 18).
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vivaient dans la phobie d'éventuelles révoltes d'esclaves.15 C'est dans ce contexte tendu que le rancheador et sa patrouille œuvraient.
LE DIARIO ET LE PROTOCOLE DE LECTURE
Édité pour la première fois en 1982 par Roberto Friol, le journal de Francisco Estévez —en dehors de sa terrifiante brutalité— présente un récit stéréotypé. Petit planteur rustre possédant une caféière et quelques esclaves dans le partido de San Diego de Nunez, le rancheador n'est pas un lettré. Rompu à la vie de la campagne, excellent connaisseur du terrain, Estévez, à l'aise pour sillonner son territoire de chasse, l'est moins pour faire la relation de ses battues. Le lecteur découvrant le texte publié en espagnol dans l'édition cubaine de 1982 est frappé par le récit interminable des battues, la lourdeur du style, les répétitions d'expressions toutes faites et la longueur inusitée des phrases. Il faut y voir la gêne qu'éprouve Estévez à trouver les mots justes pour rendre compte de ses expéditions. Homme rude, sans réelle instruction, il n'est pas rompu à l'écriture et il est permis de penser que sa fille aînée intervient quelque peu dans la rédaction finale. Il faut reconnaître en outre que l'exercice n'est pas aisé, car « les rapports » truffés de violences et d'exactions sont faits pour être lus par trois inspecteurs de la Junte et destinés à figurer dans les archives de l'institution. Habilement rédigé, le Diario peut jouer à la décharge du rancheador, maladroitement présenté il peut prêter le flanc aux attaques et œuvrer à charge. Il s'agit donc pour Estévez de prendre toutes les précautions utiles pour ne pas être piégé par son propre discours. Derrière la lourdeur du style se cache la volonté de donner au journal « une facture professionnelle» et administrative légitimant sous une langue codée, les excès de zèle du chasseur de primes et de ses hommes.
15 Les révoltes locales dans les sucreries et les caféières étaient fréquentes et très nombreuses. Les plus importantes eurent lieu en 1796 où 16000 esclaves fugitifs furent capturés dans la région de la Havane, en 1810, 1812 et 1820. Mais la conspiration la plus célèbre fut «La Escalera». Le nom renvoie à l'échelle à laquelle étaient attachés les esclaves durant leurs interrogatoires. Elle était prévue pour le jour de Noël 1843, mais la conspiration fut dénoncée par une esclave et démantelée brutalement par le capitaine général Leopoldo O'Donnell. Voir : Schmidt 2005.
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L'ordre du discours Dès le début de son journal, le rancheador impose un modèle de rédaction qu'il applique par la suite à tous les comptes rendus postérieurs. En voici le schéma : — Une introduction, toujours la même, pour dater la sortie et faire la liaison avec la battue précédente. « Como llevo dicho en mi liltimo diario... » (comme je l'ai dit dans mon dernier journal...). — Un état des demandes d'intervention qui lui sont parvenues: dépêches, lettres, renseignements ou rumeurs émanant des régisseurs de domaines, des contremaîtres, des chasseurs ou encore de fermiers. Les noms des sucreries, des fermes, des caféières, des localités concernées sont mentionnés. — La nature des forfaits: marronnage d'un certain nombre d'esclaves, vols de nourriture —maïs, bananes—, vols et abattages de bétail —porcin ou bovin—, complots... — Un itinéraire et la stratégie suivie au jour le jour par la patrouille d'Estévez. — Les résultats de la battue suivis d'un inventaire des prises et des campements de marrons. Les interrogatoires tentent d'établir l'origine des fugitifs, leurs maîtres, la durée des cavales ainsi que les bandes auxquelles ils appartiennent. Le style laborieux, emprunte les méandres de séquences narratives longues, parfois d'un seul tenant ou ponctuées de virgules ou de points virgules. Sous la maladresse évidente, se fait jour le désir d'accumuler les attendus à des fins de justification et parfois de dramatisation des faits. A partir d'une situation préalablement définie en quelques lignes, Estévez en tire les conséquences par une succession de: «como dije» (comme je l'ai dit), «con este motivo» (pour cette raison), « por lo que es de presumir » (comme on pouvait le supposer), « de suerte que » (de sorte que), « a consecuencia » (en conséquence), « a fin de » (afin de)... Après quoi, Estévez et sa patrouille passent à l'action. Ainsi introduites, les interventions du chasseur d'esclaves, pour meurtrières qu'elles soient, se trouvent en quelque sorte « légitimées ».
De l'importance des marqueurs spatio-temporels Les premières pages du Diario sont révélatrices et constituent un modèle dont le rancheador ne se départira plus tout au long de son journal. Elles
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trahissent la prudence d'Estévez qui, conscient des enjeux, se focalise sur la précision des marqueurs spatio-temporels. Qu'on en juge par le récit de la première battue : Enero, 5 de 1837 Este día, formada la partida [...] salimos y principiamos el reconocimiento en aquellos montes, desde los Boquerones (entre la Origay Cabanas) siguiendo la costa, hasta el ingenio Sierra en el partido de Cabanas. En esta operación invertimos dos días. El 7 se empleo en habilitar armas y perros. El 8 volvimos a la costa [...]. [...] El 10, satisfecho, no había cimarrones por la costa, me dirigía las sierras [...] donde me he ocupado en registrar los montes, desde el ingenio la Tumba, situado en el partido de Cayajabos, hasta el punto que titulan Naranjo-dulce, sobre el lindero del partido de Santa Cruz de los Pinos en una distancia de 4 leguas, empleando en esa operación hasta el 17 (Diario, 35). (5 Janvier 1837 Ce jour, la section étant constituée [...] nous sommes partis et avons commencé la reconnaissance de ces montagnes depuis les Boquerones (entre la Origa et Cabañas) en suivant la côte, jusqu'à la sucrerie Sierra dans la circonscription de Cabañas. Nous avons consacré deux jours dans cette opération. Le 7 fut employé à préparer les armes et les chiens. Le 8 nous sommes retournés sur la côte [...]. [...] Le 10, rassuré, il n'y avait pas de marrons sur la côte, je me suis rendu dans les sierras [...] où j'ai patrouillé dans les montagnes, depuis la sucrerie la Tumba, située dans la circonscription de Cayajabos, jusqu'à l'endroit appelé Naranjo-dulce à la lisière de la circonscription de Santa Cruz de los Pinos à une distance de 4 lieues, consacrant à cette opération jusqu'au 17.) La primauté donnée au temps et à l'espace est manifeste. À eux deux, ils constituent les principaux marqueurs du discours. Ce sont eux qui permettent aux autorités de suivre pas à pas les opérations et éventuellement de contrôler les dires de Francisco Estévez. Les mentions explicites des sucreries La Sierra et La Tumba ne sont pas anodines. Au service des propriétaires esclavagistes, dont les régisseurs l'accablent de dépêches et de demandes d'intervention, Estévez répond non seulement en se rendant sur le terrain, mais en prenant soin de consigner par écrit les noms des sucreries visitées. De même, les zones ratissées par la patrouille, les localités et les lieux-dits sont énumérés mais cela ne suffit pas, Estévez tient à préciser le partido —c'est-à-dire, la circonscription
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administrative—16 dans laquelle il opère. Le rancheador doit en effet limiter son rayon d'action aux quelques partidos qui lui sont légalement impartis : ceux de Cayajabos, de Cabañas, de Santa Cruz de los Pinos et de San Diego de Núñez. Toute incursion en dehors de cette zone est sujette à caution et doit faire l'objet d'une demande spéciale d'habilitation auprès des inspecteurs. De fait, le rancheador ne dispose d'aucun droit de poursuite hors de sa juridiction et les bandes de marrons savent en jouer. L'omniprésence des marqueurs spatio-temporels constitue le cadrage du récit. Quelles que soient les saisons —pluvieuses ou sèches—, les opérations —diurnes ou nocturnes—, la nature des expéditions —soigneusement montées avec l'aide du lieutenant ou improvisées—, à tout moment les autorités doivent être tenues au courant. Dans tous les cas, le journal établit un calendrier des itinéraires et des prises permettant de comptabiliser les battues, leur durée qui peut atteindre plus d'une dizaine de jours, et de prendre la mesure de l'efficacité d'Estévez.
Le temps sous contrôle L'écriture rend compte d'un contrôle administratif prégnant voire d'une autorité sourcilleuse exercée par les inspecteurs de la Junte. Les incises de ce type ne sont pas rares : El 31 fui citado para reunirme con D. José Pérez en el ingenio de S. José según la disposición de los Señores encargados de la vigilancia de mi partida...
(.Diario, 52) (Le 31 je fus convoqué afin de me réunir avec D. José Pérez dans la sucrerie de S. José selon les dispositions des Messieurs chargés de la surveillance de ma section...)
Et les demandes d'autorisation, soit pour une nomination de lieutenant, soit pour une opération particulière, sont fréquentes. Le même souci s'applique au lieutenant dont les activités planifiées par Estévez peuvent conduire à scinder la patrouille en deux, l'une obéissant aux ordres du rancheador, l'autre dirigée par le lieutenant. Dans ce cas, le rapport du lieutenant est transcrit 16 Le partido est une circonscription administrative de base à la tête de laquelle se trouve un administrateur civil pour des causes mineures nommé Juez pedáneo.
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dans le journal et les jours de départ et de retour sont dûment notifiés. Pour preuves, les constats suivants: celui lapidaire du 4 août 1838, «El teniente me da cuenta de su comisión de no haber hallado nada» (Diario, 82 ; Le lieutenant me rend compte de sa mission, il n'a rien trouvé) ; ou encore celui détaillé du 16 janvier 1838 : Siguiendo el orden que Ud. me dio, me puse en el crucero y vigía de cimarrones que está entre el Brazo del Nogal y el cafetal de Laboy, estuve en este punto hasta el 10 ; habiendo el 11 ocurrido ninguna novedad salimos a registrar las madrigueras de cimarrones [...] : día 13 pasamos al limonar [...] y volvimos hacia las lomas de Bien; [...] la noche de este día, que fue el 15, velamos en los cruceros y el 16 determiné reunirme con Ud. [...] (Diario, 71-72). (Suivant l'ordre que vous m'aviez donné, je me suis posté au croisement et au poste de surveillance des marrons qui se trouve entre Brazo del Nogal et la caféière Laboy, je suis resté en poste jusqu'au 10 ; le 11 comme il n'y avait rien de nouveau, nous sommes partis inspecter les repaires de marrons [...]. Le 13 nous sommes passés au Limonar [...] et nous sommes retournés vers les collines de Bien ; [...] la nuit suivante à savoir le 15, nous avons surveillé les croisements et le 16, j'ai décidé de vous rejoindre [...].) Assailli de demandes d'intervention, Francisco Estévez doit répondre à toutes, quels que soient leur importance et leur bien-fondé. C'est ainsi que le 28 janvier 1837, Estévez prend connaissance d'une lettre qu'un contremaître avait envoyée à l'inspecteur Lucas Villaverde et que ce dernier lui adresse ensuite. Il s'agit de deux vols dans une ferme, d'un cochon et de quelques poules, assortis de la fuite d'un esclave. Le cas paraît bénin, mais la lettre de l'inspecteur Lucas Villaverde à Estévez ne laisse aucun doute sur l'urgence à intervenir dans les plus brefs délais : [...] Impóngase Ud. del contenido de esta carta y en seguida espero que en la brevedad que exige el caso y que yo espero de Ud., vaya a castigar esa osadía de los cimarrones. De Ud., L. V. {Diario, 38). ([...] Prenez connaissance du contenu de cette lettre et dans la célérité qu'exige le cas présent et que j'attends de vous, allez châtier l'audace de ces marrons. À vous, L. V.)
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L'intervention de l'inspecteur est suffisamment explicite pour qu'Estévez soit sur les lieux dès le 29 janvier et pour qu'il prenne soin de transcrire in extenso les deux lettres dans son journal. Pour ne pas courir le risque d'être accusé de négligence, Estévez note scrupuleusement jusqu'aux jours de repos qu'il s'octroie après des expéditions harassantes et souvent périlleuses. Ainsi, rentré chez lui le 28 décembre 1837, il prend soin de noter : « Invertimos en descansar y curarnos las roturas ocasionadas de los choques hasta el 30 » (Diario, 70 ; Nous avons consacré jusqu'au 30 à nous reposer et à soigner les cassures occasionnées par les chocs). Les contretemps sont signalés, notamment ceux qui ont trait aux contingences climatiques et aux pluies diluviennes qui s'abattent fréquemment sur l'île à la saison pluvieuse. Rentré chez lui le 28 mai 1838, il note: «Estuvimos en mi casa hasta el 6 de junio por causa de las muchas lluvias » (Diario, 79 ; Nous sommes restés chez moi jusqu'au 6 juin en raison des nombreuses pluies). Ou encore en octobre 1838 : Dije en mi último diario que salí el 2 8 de octubre para el Aguacate ; en el acto de salir sobrevino un temporal de agua que duró hasta el 31 y por tanto, no pude salir hasta el I o de noviembre [...] (Diario, 88). (J'ai dit dans mon dernier journal que je suis parti le 2 8 octobre pour le mont Aguacate ; au moment de partir, il survint une tempête de pluie qui dura jusqu'au 31 et en raison de cela, j'ai été immobilisé jusqu'au 1"novembre [...].)
Blessures, accidents, fièvres, dysenteries sont l'objet de mentions spéciales dans la mesure où ces incidents paralysent les opérations de la troupe et pourraient faire, en l'absence de toute justification, l'objet de rappels à l'ordre ou de sanctions. Malgré toutes les précautions prises, Estévez n'évite ni les procès, ni les calomnies à son encontre. Tout retard pour rendre compte des opérations de la patrouille est dûment signifié au rancheador qui s'empresse alors d'obtempérer : Habiendo recibido
un oficio de los Sres. encargados de la vigilancia de mi
partida D. M. de A. [don Máximo de Arozarena] y D. L. V. [don Lucas Villaverde], en el que me pedían cuenta de mis operaciones, que no había dado desde el primero, por las ocupaciones que llevo dichas, con este motivo me dirigí a mi casa hoy 25 de julio [1837] (Diario, 57).
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(Ayant reçu un pli officiel des MM. chargés du contrôle de ma section D. M. de A. [don Máximo de Arozarena] et D. L. V. [don Lucas Villaverde], dans lequel ils me demandaient de rendre compte de mes opérations, ce que je n'avais pas fait depuis le 1er en raison des occupations susdites, pour cette raison je me suis rendu chez moi aujourd'hui 25 juillet [1837].) Afin de pallier aux critiques émanant des propriétaires qui se plaignent de ne pas voir suffisamment la patrouille, Francisco Estévez tente de se disculper et de donner le change. Ses comptes rendus sont émaillés d'une succession de verbes pour témoigner de son action incessante sur le terrain. Recibí una carta (j'ai reçu une lettre), fuimos (nous sommes allés), salimos (nous sommes partis), registramos (nous avons patrouillé), revolvimos (nous avons ratissé), encontramos (nous avons trouvé), volvimos (nous sommes retournés), llegamos (nous sommes arrivés)... sont parmi les plus courants. Intervenant à la demande des propriétaires et sans cesse sur la brèche, le rancheador tente ainsi par une rhétorique de l'action de convaincre les autorités de son zèle.
U N E LEXICOLOGIE SPÉCIFIQUE
Le récit dicté par Francisco Estévez est construit sur le couple rancheador! cimarrón (chasseur d'esclaves/marrons). Sécrété par l'économie de plantation et l'esclavage, le binôme s'impose. Le cimarrón secrète le rancheador aussi sûrement que l'économie sucrière secrète l'esclavage. Rancheador, ranchador ou arranchador sont trois vocables issus du même verbe ranchear dont les significations sont multiples. Il peut vouloir dire : camper, piller ou encore chasser des animaux sauvages en les pistant. De substantif, le terme peut se décliner en adjectif, ainsi le journal mentionne la troupe arranchadora pour évoquer la section armée qui pratique l'affût et la traque des esclaves. Quant au substantif rancheador, il fit très tôt son apparition, puisque Fernando Ortiz le signale en 1528 pour parler des chasseurs qui capturaient les indiens fugitifs Tainos et Arawak qui furent décimés par la suite (Ortiz 1916: 356). Les termes de rancheador e.t de cimarronada appliqués à la chasse aux esclaves indiens fugitifs ne disparurent pas pour autant, mais s'appliquèrent dorénavant aux esclaves noirs. Le mot cimarrón désignant un esclave fugitif provenait des Antilles et plus précisément d'un mot arawak signifiant animal domestique échappé et retourné à l'état sauvage (Dorigny/Gainot 2006: 46). Le terme opérait donc un rapprochement détonant entre l'esclave et l'animal. L'animalité de l'esclave
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fut, à l'époque, une idée récurrente derrière laquelle s'abritaient les propriétaires pour vanter le caractère « civilisateur » du travail et de l'évangélisation. Une autre étymologie, en usage dans les Antilles, reliait le cimarrón à celui qui vit sur les cimes, c'est-à-dire, en rupture de ban. Au cours des ans, la lexicologie se diversifia. C'est ainsi que le verbe ranchear s'enrichit d'un autre usage tel que buscar la ranchería, c'est-à-dire, localiser les ranchos (cases) qui constituent les campements des marrons pour les incendier et les détruire. Allant de pair avec le couple rancheadorlcimarrón, le verbe registrar est omniprésent dans le journal d'Estévez. Il n'y a pas un récit de battue sans que le verbe apparaisse et soit d'un emploi récurrent. Selon les cas, il prend un sens plus ou moins fort qui va «d'inspecter» une sucrerie à «patrouiller», de «ratisser» à «passer au peigne fin » toute une contrée. Le substantif rastro ou trace laissée par les marrons dans leurs déambulations est lui aussi fréquemment utilisé. Encore faut-il noter qu'il y a traces et traces et que celles qui intéressent le rancheador sont celles de pieds nus, en d'autres termes, celles des esclaves à qui il n'était jamais donné de chaussures. Pour la société coloniale, la distinction juridique la plus importante était celle existant entre Noirs libres et Noirs assujettis. Ainsi les libres pouvaient être ingenuos, s'ils étaient nés libres, ou libertinos, s'ils avaient connu l'esclavage auparavant. A cette distinction, s'ajoutait l'opposition capitale entre l'esclave marron —cimarrón— et l'esclave manso, c'est-à-dire, l'esclave soumis et travaillant pour un maître. En matière de marronnage, le Reglamento de cimarrones de 1796,17 complété par celui de 1846, distinguait le cas de l'esclave qui se trouvait à moins de trois lieues du domaine sans justification légale de celui qui avait rejoint des groupes de fugitifs organisés en communautés et vivant en rupture de ban. La distinction rejoignait celle plus habituelle, connue sous l'appellation de petit et de grand marronnage. Attribué au désir de s'évader pour quelques jours de la plantation, voire de rencontrer une compagne, le petit marronnage était toléré ; par contre, le grand marronnage, qui supposait une fuite définitive privant le maître d'une force de travail qui lui appartenait, était considéré comme un vol et lourdement sanctionné. Outre ranchería (campement) et ranchos (cases) apparaissent les termes spécifiques de estalage et de palenque. Le premier, proprement cubain, s'applique aux bivouacs occupés temporairement par des marrons ; le second renvoie au
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Texte attribué à Francisco de Arango y Parreño. En 1846, parut un nouveau texte intitulé El Reglamento de cimarrones reformado por la Real Junta de Fomento.
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contraire à une occupation de longue durée et donc à un campement organisé, souvent fortifié et défendu, qui pouvait regrouper plusieurs centaines de fugitifs. Le terme palenque sous-tend un marronnage définitif sans esprit de retour (Lavina 1995: 105).18 C'est ainsi que le marron apalencado apparaît sous la plume d'Estévez comme un vétéran du maquis et donc comme un fugitif aguerri et dangereux. Avec le parler de l'île, Estévez évoque la negrada pour l'ensemble des esclaves d'un domaine, le batey pour les installations sucrières, les conucos pour les petits jardins que le maître donnait en usufruit aux esclaves, ou encore les bohios pour les cases traditionnelles habitées par les esclaves. Emaillé de termes cubains, le récit de Francisco Estévez prend ainsi sa place dans l'étude linguistique du marronnage.
U N E VISION PARTIELLE DU MONDE DES ESCLAVES
La nature très particulière des activités du rancheador explique que le Diario ne donne qu'une vision partielle du monde des esclaves. Le document ne s'intéresse qu'aux marrons à l'exclusion des autres catégories d'esclaves, à moins que ceux-ci prêtent main forte aux fuyards. C'est le cas de certains esclaves soumis qui, travaillant soit dans une sucrerie, soit dans une caféière, aident leurs coreligionnaires d'infortune en les dissimulant dans leurs cases. Ils se heurtent alors au rancheador quand celui-ci fait irruption sur le domaine. Mais Estévez ne se soucie en général que des esclaves en fuite. La vision du rancheador est donc étroitement focalisée : Estévez se borne à mentionner les déplacements et les attaques menées par les bandes de marrons ou cuadrillas. A travers les marrons, Estévez ne traite que des esclaves des plantations et notamment celles de cannes à sucre ou encore de caféiers. Ce sont eux, en effet, qui souffrent des pires conditions de vie. Travaillant de l'aube au soleil couchant dans la chaleur moite de l'île, ils tentent, quand ils en ont encore la force, de s'enfuir. Il s'agit d'une population largement masculine et selon toute vraisemblance encore assez jeune pour tenter l'aventure. Dans le journal, seules deux femmes apparaissent dont l'une appartenant à une bande de marrons qui, surprise par la patrouille d'Estévez, s'enfuit en abandonnant son nouveau-né ( Diario , 46 ; 20 mars 1837). Au début du X X i m c siècle, le palenque le plus important était celui del Frijol dans la province orientale. Il regroupait 3 0 0 esclaves et comprenait des champs de cannes à sucre, de tabac, des bananeraies, des cultures de maïs, haricots et de riz. Son chef était un certain Sebastián de la Havane. 18
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La petite fille est recueillie par le rancheador à titre de compensation pour la fuite d'une de ses esclaves enceinte appartenant à la caféière qu'il possédait à San Diego de Nunez. Dans la réalité, on ne saurait réduire le monde des esclaves qui était diversifié et hiérarchisé aux seuls travailleurs agricoles. Il comportait notamment la séparation rigoureuse entre les esclaves travaillant dans les plantations et ceux employés dans la maison du maître. Bien qu'esclaves, valets, cuisiniers, servantes ou blanchisseuses apparaissent grandement privilégiés au regard de la main-d'œuvre agricole. De même, les mouliniers, les sucriers et, plus encore, les raffineurs durement mis à l'épreuve au moment des récoltes constituent des élites indispensables à la production de la sucrerie. À ce titre, ils bénéficient de la considération des contremaîtres (los mayorales) et des propriétaires. Egalement réservés à des esclaves expérimentés, les postes de charpentiers, de charretiers, de maçons, de forgerons et de tonneliers sont l'objet de convoitise. Pour des domaines qui fonctionnent le plus possible en autarcie, la présence « d'esclaves à talents » évite le recours à une main-d'œuvre extérieure, forcément onéreuse (Bonnet 2008: 134-139).19 Les esclaves en poste sont en général des ladinos, esclaves créoles parlant l'espagnol qui constituent une élite au sein du domaine et jouissent d'une certaine considération. Estévez n'en mentionne aucun parmi ses prises. Est-ce à dire qu'il n'y en a pas parmi les marrons ? Sur ce point, il est possible d'en douter, même si « les esclaves à talents » sont vraisemblablement très minoritaires. Pour preuve, les inventaires des campements minutieusement tenus par Francisco Estévez qui font état de la détention d'armes. Il s'agit parfois d'armes à feu mais surtout de herrones, sorte de lances de fabrication artisanale composées d'une pointe fichée sur un manche. L'arme maniée avec dextérité est redoutable notamment contre les chiens qu elle immobilise et blesse à distance. Un chef d'une bande de marrons appelé Mata-perro (Tue-chien) avait ainsi acquis une solide réputation en la matière avant d'être capturé par Estévez en janvier 1839. Si les machettes —dont il existe divers types— sont à l'évidence dérobées sur le domaine, qui fabrique les lances artisanales et les répare une fois que les esclaves sont en fuite? Il faut admettre que quelques forgerons se trouvent bel et bien parmi les marrons. Estévez n'en souffle mot, sauf dans les inventaires de routine qui en disent plus long qu'il ne faudrait sur la diffusion des herrones parmi les fugitifs et l'éventuelle présence d'un
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L'organisation était similaire à Cuba.
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forgeron parmi eux. Voici, entre autres, le rapport dressé le 13 avril 1837 après la capture de quatre marrons : El 13 volvimos al lugar y encontramos 12 ranchos grandes formados de guano, los que incendiamos ; hallamos 50 herrones, mucha ropa, alguna pólvora y balas de fusil, muchas piedras de chispa, un eslabón de una carabina que se conocía estaba acabado de calzar por algún herrero, porción de ollas de barros y calderos defierro; todo lo que quemamos e inutilizamos [...] (Diario, 49). (Le 13 nous sommes revenus sur les lieux et nous avons trouvé 12 grandes cases couvertes de palmes que nous avons incendiées ; nous avons trouvé 50 lances, des vêtements, de nombreuses pierres à feu, la platine d'une carabine qu'un forgeron venait de monter et une grande quantité de marmites en terre et de chaudrons en fer; nous avons tout brûlé et rendu inutilisable [...].) Parmi les indices qui peuvent révéler les postes occupés par les marrons avant leur fuite, citons le nom d'un des chefs d'une bande de marrons appelé Juan Manco (Jean le Manchot). Le nom laisse penser que cet esclave travaillait à enfourner les cannes entre des cylindres pour en presser le jus et qu'il y a laissé le bras. Les accidents de ce type étaient courants dans les sucreries et le nombre des invalides important (Laviña 1995: 101).20 Pourtant Estévez n'en dit rien, au lecteur de comprendre. Enfin, en marge du récit, surgissent quelques esclaves effectuant des tâches de gardiennage. Il s'agit généralement d'esclaves trop âgés pour travailler sur les plantations et qui bénéficient de postes plus doux. Toujours en marge et dans des situations extrêmes où le rancheador tente d'exercer un droit de poursuite à l'intérieur d'un domaine, surgissent les figures des surveillants ou contramayorales qui sont des esclaves assistant le contremaître et l'épaulant au besoin. Dans ces deux cas, la loyauté des esclaves est acquise aux propriétaires.
L E S SILENCES D U RANCHEADOR
Le journal de Francisco Estévez est un document unique pour tous ceux qui souhaitent connaître les dessous de l'esclavage et notamment la stratégie coercitive mise en place par les chasseurs d'esclaves dans la traque qu'ils 20 L'article mentionne un exemple de ce type dans la personne de Juan de la Cruz, « manco de la mano izquierda» (manchot de la main droite).
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mènent dans l'île. Le recrutement des hommes de la patrouille, la collecte des renseignements, le choix des guides locaux, l'examen des traces, l'utilisation des chiens courants et des chiens d'attaque, tout est décrit sans détours. Le lecteur peut même entrer à la suite d'Estévez sur les plantations et surprendre les réticences de certains planteurs à son égard. Par contre, il existe bien des omissions que le lecteur est amené à combler, lorsque c'est possible, par une lecture attentive. En ce qui concerne tout d'abord l'identité des marrons, les indices sont à chercher dans les noms des chefs de bandes qui sévissent dans la Vuelta Abajo. Estévez les cite avec suffisamment de précision pour que le lecteur puisse les prendre en considération. Il s'agit de Antonio Mandiga, de Domingo Macuá, de Dios-dá, d'un certain Bibi et d'un serf en fuite nommé Anacleto Carabali. Pour le lecteur averti, tous ces noms renvoient aux origines ethniques des esclaves qui sont des bozales, c'est-à-dire, des esclaves de la première génération provenant de la traite avec l'Afrique. Les noms donnés par les maîtres sont des indicateurs précieux —bien que pas toujours entièrement fiables— de leurs origines. En l'occurrence et pour Cuba, les ethnies prédominantes étaient constituées par les Congo, les Carabali et les Mandingue, auxquels s'ajoutaient les Lucumi du Nigeria. Pour l'essentiel, ils appartenaient aux cultures bantoue et yorouba et introduisirent les croyances animistes africaines mêlées de vaudou haïtien et d'influence chrétienne. Estévez ne s'intéresse ni aux religions afro-cubaines ni même à la santería pourtant si vivante à Cuba. 2 ' Toutefois, il mentionne à plusieurs reprises la présence d'objets de sorcellerie en particulier de « paquets » dont il ne donne jamais le contenu : «ya dicho se le encontró, un cuchillo de punta, una hoja y varios líos de brujería » (Diario, 36, 5 janvier 1837; Comme j'ai déjà dit, on lui trouva, un poignard et plusieurs sachets de sorcellerie). 21
La santería résulte d'un syncrétisme religieux. C'est en adoptant los santos chrétiens que ces rites afro-cubains ont mérité le nom de santería. Deux courants sont à distinguer: celui des Lucumi venus du Nigeria qui pratiquent la Regla de Ocha et les Congo du Dahomey qui adhèrent au Palo Monte. Au cours des cérémonies rituelles et d'initiation qui s'accompagnent de transes, les tambours regroupés en batteries ou batd jouent un rôle essentiel. Dans le Diario, Estévez mentionne les feux allumés par les marrons la nuit ou encore le bruit que font les esclaves fugitifs, mais le texte ne dit rien sur les sonneries de tambours. La santería est un ensemble de croyances religieuses, mais on remarquera qu'il est fait allusion, ici, à la sorcellerie. Voir: Lachatañeré 1995: 4. L'auteur écrit que: «la magie noire usait de formules mayombe, du palo ou de la sorcellerie de congo dont les ingrédients correspondent toujours à la sorcellerie comme élément maléfique ».
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Le 30 avril 1841, au terme d'une poursuite infernale, Estévez parvient à désarmer un marron qui s'est jeté sur lui : « después de haberle quitado las armas que se componian de herrôn, machete de média cinta y cuchillo de punta y varios brujos » {Diario, 128 ; après lui avoir ôté ses armes qui se composaient d'une lance, d'une machette et d'un poignard et de plusieurs objets de sorcellerie). Le rancheador a-t-il ouvert les paquets de sorcellerie ? Rien n'est moins sûr. Que contiennent-ils? Sont-ils des «paquets-hommes» ou des «paquetsfemmes », comme on en voyait à Haïti ? (Métraux 1958: 158.) Contiennent-ils des amulettes de protection ? Une pharmacopée indispensable à la survie des marrons en cavale dans des régions hostiles ? Rien n'est dit à ce sujet, ni sur les tambours, véritables objets rituels. Au-delà d'un désintérêt certain pour les esclaves considérés comme des biens meubles destinés à fournir une force de travail indispensable aux plantations, il y a le mépris d'une époque pour qui le monde des Noirs ne saurait avoir de cultures propres en dehors de celle que les maîtres leur dispensent par le biais du catéchisme. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner du silence du rancheador. Contraint à la fois à la prudence et à la précision, Estévez rend compte avec soin, comme nous venons de le voir, des inventaires réalisés sur le terrain après chaque occupation de campement. Réserves de nourriture, batteries de cuisine, paillasses et couvertures sont détruites, il en va de même pour les cases édifiées en palmes et en bois qui sont incendiées. Il s'agit de démanteler les réseaux de campements, d'abris et de caches utilisés par les marrons dans leurs déplacements. En même temps, le nombre de paillasses et de cases donne une idée du nombre des occupants et de l'importance de la bande de marrons en cavale. Dans cet inventaire, le décompte, la nature et l'état des armes sont un point important : armes à feu, poudre, lances, machettes, couteaux et poignards sont inventoriés avant d'être détruits ou ramenés comme pièces à conviction. Exhibées devant les inspecteurs, elles permettent une fois de plus aux autorités de contrôler les dires du rancheador et de prendre la juste mesure du marronnage comme l'indique la surabondance des termes demostrar (prouver) et recibos (les reçus) clôturant les bilans de battues. Le dernier terme, « les reçus », s'applique aux captures réalisées par la patrouille et au vu desquels Estévez se trouve en droit de réclamer aux propriétaires les quatre pesos par tête qui lui reviennent. Jusqu'ici tout est explicite, par contre les choses se compliquent en cas d'affrontements et d'esclaves tués. Il faut alors justifier devant les inspecteurs
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les prises d'esclaves morts des suites de leurs blessures. Le cas est relativement fréquent en raison de la violence des affrontements et du fait qu'Estévez et ses hommes ont la gâchette facile. Il emploie dans ce cas, le terme de comprobantes (preuves, justificatifs) qu'il n'hésite pas à brandir devant les autorités de façon à toucher les primes. Mais de quels justificatifs s'agit-il ? Reprenons à ce propos, et en la complétant, une citation précédente concernant le bilan d'une opération menée le 13 avril 1837, voici ce que nous lisons: «Todo lo que quemamos e inutilizamos, trayéndonos las dos carabinas y algunos herrones, con los comprobantes de la esclavitud de los muertos» (Diario, 49; Nous avons tout brûlé et rendu inutilisable, emportant avec nous deux carabines et quelques lances avec les preuves attestant que les tués étaient des esclaves). De quelles preuves peut-il s'agir alors que les esclaves sont morts et que selon toute vraisemblance leurs corps ont été ensevelis sur place par les hommes de la patrouille de Francisco Estévez ? S'agit-il d'un morceau de cotonnade provenant des chemises ou des pantalons que les propriétaires des domaines distribuaient aux esclaves une fois l'an ? Cela semble peu vraisemblable tant la preuve paraît ténue et contestable. Le texte du Diario22 se fait plus troublant encore, puisqu'il consigne, entre parenthèses, une interpolation de Cirilo Villaverde qui dit : las orejas, sin duda (les oreilles, sans doute). Rien n'infirme ni ne confirme l'hypothèse de Villaverde mais l'interrogation demeure d'autant plus que le lecteur se retrouve confronté à la même interrogation dans les pages suivantes : [...] exceptuando diez herrones y dos hojas que fue lo que pudimos cargar, lo que présenté con los comprobantes de los siete muertos (las orejas) a los très vigilantes de mi partida. Oct. 9 de 1837 (Diario, 65). ([...] excepté dix lances et deux machettes qui furent ce que nous avons pu charger et que j'ai présentées avec les justificatifs des sept morts [les oreilles] aux trois surveillants de ma section.) Ici encore, la notation mise entre parenthèses est sans doute le fait de Cirilo Villaverde. Mais qu'en penser ? Pratiquement tous les esclaves étaient marqués au fer rouge dès leur arrivée sur un domaine. Étaient-ils marqués à l'oreille à Cuba? Sur l'épaule? Dans le dos? Nous devons avouer notre ignorance, mais on ne peut totalement écarter l'idée qu'une oreille ou un lambeau de peau aient constitué les preuves terrifiantes que Francisco Estévez brandissait 22
II s'agit du texte transcrit par Roberto Friol dans l'édition du Diario de 1982.
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devant les autorités. Même morts, les esclaves ensevelis à la hâte devaient être comptabilisés et le rancheador ne renonçait pas pour autant au paiement des primes. Sur ce point comme sur d'autres, Estévez n'est pas disert, mais à aucun moment « la langue de bois » utilisée par le rancheador n'est aussi terrible qu'en cas de morts d'esclaves.
Écrit dans la sueur et le sang, le journal du rancheador Francisco Estévez est un document de premier ordre pour l'étude de l'esclavage dans la première moitié du XIXème siècle à Cuba. Il montre dans sa terrifiante réalité les mécanismes de coercition d'une société esclavagiste. L'esclave, en dépit de la modernisation des plantations et de l'introduction du chemin de fer, reste indispensable. Or, la traite en provenance d'Afrique est de plus en plus difficile en raison de la vigilance des Anglais dans les Caraïbes et des traités d'interdiction que l'Espagne a dû signer en 1817 et 1835. Même si les entrées clandestines persistent, le prix des esclaves monte durant la période, tandis que le marronnage ne cesse de croître depuis la fin du XVIIIème siècle.23 Dernier maillon de l'économie sucrière, le rancheador est fortement sollicité à la fois par les grands propriétaires Blancs, pour qui la fuite d'un esclave est une perte de capital, et par les autorités, pour qui tout esclave marron est un danger potentiel. La crainte des révoltes d'esclaves, voire d'insurrections généralisées, conduit les autorités à exiger beaucoup du rancheador. Estévez se révèle l'homme de la situation. Sans états d'âme, prêt à toutes les exactions, il aspire à rentabiliser ses battues en exigeant avec âpreté le paiement de ses prises. Mettant à profit le constat sommaire qu'un marron tué, c'est une prime de payée, et qu'un fugitif en vie, c'est une prime de perdue, Estévez a la gâchette facile. Une cinquantaine de morts au moins figure à son actif durant ses 65 mois d'activité. Sous les termes faussement anodins de « reçus », de « preuves » ou de «justificatifs», se cachent les atrocités commises par un chasseur d'esclaves zélé. Le journal de Francisco Estévez met en lumière l'existence d'un « discours administratif» qui en dit long sur la politique esclavagiste de l'époque.
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La modernisation des grands domaines, dont certains utilisaient des moteurs à vapeur, avait conduit à des investissements lourds que les grands propriétaires sucriers cherchèrent à rentabiliser par une exigence en travail accrue de la part des esclaves. Le travail de nuit s'ajoutant à celui de jour, la non-observation du dimanche ou des jours fériés étaient des pratiques courantes.
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LE JOURNAL DE FRIDA KAHLO. U N E ÉCRITURE INTIMISTE ? Efer Arocha Directeur de la revue littéraire Vericuetos
Le Diario de Frida Kahlo est une œuvre unique qui ne présente pas de filiation avec le genre cultivé par la tradition occidentale —sauf peut-être pour certains carnets de peintres—, du fait que la peinture et le dessin sont les deux éléments principaux de la narration, alors que le signe linguistique, à première vue, n'est qu'un élément parmi d'autres. Au moment des célébrations du centenaire de la naissance de Frida Kahlo le 6 juillet 1907, il est intéressant pour la littérature de scruter comment cette femme de talent dans le monde des couleurs maniait le langage intimiste. Pour y réussir, rien de plus approprié que de naviguer dans son journal intime, un enchevêtrement de mots sous l'angle de la lecture, quelque chose comme si l'on essayait de déchiffrer le Codex Florentino, afin d'avoir les joies de la découverte d'un document unique. Pour cette étude, nous avons utilisé l'édition de 2001.'
LA MÉTHODE D'ANALYSE RETENUE
Si l'on recourt à la méthode d'analyse de représentation et de conscience, où le signe linguistique est un instrument qui, par sa localisation dans le texte, cherche ou tente de transmettre une action raisonnée, laquelle partage avec la couleur et le dessin une franche émulation significative, alors les premières quinze pages offre un certain degré d'intelligibilité. Nous nous limiterons à 1 El diario de Frida Kahlo. Un íntimo autorretrato. Introducción de Carlos Fuentes. Ensayo y comentarios de Sarah M. Lowe. Madrid: Editorial Debate, 2001.
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analyser quelques exemples précis à partir d'une constatation générale, à savoir que, chez Frida, le mot littéraire est néologique et qu'elle répugne à utiliser une syntaxe traditionnelle. Le mot est pour elle un signe parmi d'autres tels que le graphisme, la couleur et la photo, tous également présents dans le journal. Ils témoignent d'une lecture par sensation visuelle où disparaît toute codification préétablie.
D E S MOTS J E T É S AU V E N T . . .
Abordons l'examen des premières pages du journal. La deuxième est construite en opposition à la première et apparaît constituée de signes textuels écrits en contrepoint les uns des autres. Le titre est une rature, non pas accidentelle mais consciente qui occupe la première ligne, précédée par le terme abril (avril) écrit à l'encre dorée. Apparaît ensuite un gros point à l'encre bleu suivi d'une autre séquence dont l'intention est de clore le texte qui s'achève par un autre point. La deuxième ligne commence avec un no (non) suivi d'une virgule, suivi à son tour du mot luna (lune) suivi d'une virgule. Les deux mots ont été initialement écrits à l'encre dorée et repassés ensuite en bleu, la même couleur que celle de la première ligne. Frida poursuit avec sol (soleil) suivi d'une virgule, diamante (diamant) suivi d'une virgule, et manos (mains) légèrement reteints à l'encre bleu, et avec un trait d'union. Dans la troisième ligne apparaît yema (jaune d œuf) suivi d'une virgule, punto (point) suivi d'une virgule, rayo (foudre) suivi d'une virgule, gasa (gaze) suivi d'une virgule, et mar (mer) avec un point. Par la suite, vingt sept lignes de ce type remplissent la page. Quel est le message transmis ici alors que les normes traditionnelles de l'écriture sont volontairement bafouées ?
U N E É C R I T U R E D E LA G L O B A L I T É D E L'ÊTRE
Cette page ouvre sur la création d'une nouvelle langue où les mots familiers, déconnectés de la syntaxe habituelle, en arrivent à se charger d'une densité extraordinaire. La première observation concerne en effet la destruction de la syntaxe, car il n'y a ici ni articles, ni adverbes, ni prépositions, ni aucun élément susceptible de construire un discours obéissant aux normes habituelles. Plus complexe encore, la ligne 12 remplace les virgules par des traits d'union, pour ensuite les reprendre à nouveau et les utiliser avec le mot cuello (cou). À
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L e journal de Frida K a h l o
la ligne 13, Frida annule tout signe de ponctuation et, à la fin, elle invente un autre code ressemblant à deux croches. Les pages 14 et 15 n'ont aucun signe de ponctuation, mais à la seizième page, Frida reprend les traits d'union et elle réutilise des signes classiques à la page 17. Comme nous pouvons le constater, certaines pages sont totalement hors convention. La procédure utilisée permet une lecture directe, instantanée, qui nous renvoie au monde originel de l'enfance. Il s'agit du moment où commence l'apprentissage de la langue, quand l'enfant, dans ses premiers balbutiements, utilise seulement des monosyllabes pour nommer les objets, pour dire ses besoins et ses désirs. Recours stylistique que Frida utilise pour affirmer qu'elle s'est refusée à grandir et qu'elle poursuit encore dans la vie adulte ses rêves d'enfance. Dans une deuxième lecture, le lecteur conceptualise le processus de substantivation. Par ce processus, Frida en appelle à l'interrègne de la naissance de l'écriture dont la première phrase fut l'idéogramme représentant un objet. Par la suite, l'idéogramme se fit symbole et le signifiant devint le résultat de l'accord conventionnel du groupe pour matérialiser en le calligraphiant un phénomène communicatif inexistant dans la nature. Dans ce cas, les signes nous disent que les choses étaient là et que nous n'avions qu'à les nommer. La philosophie parle alors de gnoséologie du mimétique. Cette caractéristique induit un universalisme en raison de l'absence de toute particularité. Ainsi, les substantifs utilisés par Frida peuvent être traduits dans toutes les langues sans que soient changés ou altérés leurs signifiants. En rejetant la syntaxe traditionnelle, Frida livre une phrase sectionnée où les mots sont volontairement isolés les uns des autres. A la fois majestueux et réduits à eux-mêmes, ils ne tardent pas à devenir prisonniers d'eux-mêmes et comme enracinés dans une profonde solitude. Ici, les mots sont orphelins. Réduits à leurs seules forces, les vocables sont poussés jusqu'à épuisement du sens. Sollicités sans pitié, ils doivent communiquer au lecteur tous les signifiants: directs, indirects et subjacents, sans exclure le contenu émotionnel omniprésent chez Frida. La façon de procéder ne donne lieu à aucun automatisme de type surréaliste comme le suggèrent beaucoup de critiques, car l'intention est diaphane. Le démembrement du langage où la phrase est sectionnée renvoie au corps meurtri et amputé de Frida, tout comme les mots jetés en pâture sur le papier en appelle à sa solitude. 2 C'est paradoxalement en
2 Sur l'amputation, voir le dessin de Frida, Se equivocó la paloma, encore celui intitulé Yo soy la desintegración.
se equivocaba...
ou
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sectionnant et en démembrant la phrase que Frida se révèle dans la totalité de son être.
U N E SENSIBILITÉ MEXICAINE. . .
L'essence du Diario s'esquisse dès le début et témoigne de l'enracinement de la sensibilité de Frida dans la culture mexicaine. Elle qui avait eu le privilège de vivre parmi des intellectuels et des artistes de premier ordre — D i e g o Rivera entre autres— avait compris la valeur incalculable de la culture mexicaine. Elle l'exprima dans son champ chromatique avec la prédominance des bruns liés à la terre et des rouges liés au soleil mais aussi par ses réminiscences familières des mythes indigènes. Le Diario s'ouvre sur de magnifiques images empruntées à la cosmogonie indienne. Descendante des Espagnols en ligne maternelle mais élevée et allaitée par une nourrice indigène, Frida connaissait les traditions et les mythes aztèques où l'animal occupe un statut de prédilection notamment à travers le nahual? Frida partagea sa vie et sa maison, la casa azul, avec des animaux, singes, oiseaux, chiens quelle avait adoptés non seulement comme des animaux de compagnie mais comme de véritables enfants. Dans le journal cependant, c'est le chien aztèque qui apparaît porteur d'un message de mort. Il s'agit de Xolotl. D'une race particulière, le chien élevé par les Aztèques faillit disparaître à l'époque coloniale. Au début du X X è m t siècle, il finit par être accepté, après avoir participé à des compétitions et des foires en Amérique du Nord et en Europe. Actuellement, il y en existe deux variétés : l'une dans laquelle les chiens ont un pelage abondant et une autre où ils n'ont quasiment pas de poils en raison d'un problème génétique appelé dysplasie dermique. Ces derniers sont les plus appréciés et Frida manifestait envers eux une affection profonde à tel point qu'ils figurent dans le Diario. En matière de philosophie de vie, Frida n'établissait pas de frontière stricte entre l'animal humain et ses congénères du royaume animal. Q u a n d Isabelle Villasenor, une des ses meilleures amies, mourut, une des façons d'honorer sa mémoire posthume fut de la représenter dans un dessin sous la forme d'un petit cerf en rouge dégradé accompagné d'un soleil dans le même ton avec au centre, en noir rougeâtre, le signe TAO, concept qui renvoie aux idées théologiques 3 Croyance selon laquelle chaque homme entretient des relations privilégiées avec un animal particulier.
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orientales. Du cou de l'animal, par l'effet d'un dégradé de rouge et de noir, se construit une sensation optique qui suggère que la terre naît de lui. Le tout figure en premier plan, sans perspective en dépit de l'utilisation de la couleur verte avec laquelle il aurait été facile de suggérer une impression d'espace. À la page suivante (118), nous pouvons lire la date du Diario: «Vendredi 13 mars. Tu es partie Chavela Villaseñor ».4 Frida décrit les qualités de son amie, celles d'avoir été peintre et poète, et deux jours après nous nous trouvons face à Xolotl, présenté comme l'ambassadeur de la république universelle de l'inframonde (Xibalba Mictlan) sous la forme d'un chien esquissé de façon plaisante. Le dessin s'accompagne d'un « How do you do Mr Xolotl ? ». Comme nous pouvons lire dans la première ligne, l'artiste donne à l'animal un statut de référence. En employant l'article el (le) et le nom señor (monsieur/ maître) en signifiants catégorielles, nous sommes face à la phénoménologie où l'objet perd sa condition d'objet pour se transformer en sujet. Par l'action de l'énonciation, l'animal n'est plus un animal mais une personne qui exige qu'on lui donne un rang ou mieux un statut comme l'énonce le terme de monsieur/ maître. Dans la phrase, Xolotl cst traité comme une personne et le terme Embajador (ambassadeur) renvoie à son statut social et divin. Ainsi, Xololt en tant que représentant d'un état exige une codification diplomatique, sa Seigneurie ou de son Excellence. M. Xolotl représente un royaume appelé Xibalba Mictlan, ou royaume des Morts chez les Aztèques. Dans la mythologie aztèque, son excellence l'ambassadeur Xolotl a pour vocation de guider les Morts dans leur voyage dans l'au-delà, c'est un ministre plénipotentiaire et psychopompe. Chargé d'éviter aux Morts tous les dangers d'une traversée périlleuse, Xolotl incarne une forme de protection du défunt dans un inframonde inaccessible aux humains. Dans le journal, le nom composé Xibalba Mictlan est souligné. Le vocable Xoloitzcuintle dérive du mot nahuatl Xoloitzcuintli qui signifie « chien page du dieu Xolotl»? Le chien Xolotl avait la responsabilité d'accompagner l'âme du défunt dans sa traversée du Mictlan ou Xibalba. Le terme Xibalba utilisé par Frida vient de la traduction d'un terme quiché utilisé dans le livre sacré appelé Popol Vuh. En quiché Popol signifie « réunion de la communauté » — il 4
«Viernes 13 de Mayo de 1953. Te nos fuiste Chabela Villaseñor. Pero tu voz, tu electricidad, tu talento enorme, tu poesía, tu luz, tu misterio, tu Olinka, toda tú. Te quedas viva. Pintora Poeta. » 5
Orthographe de l'auteur. Xolotl, Mictlan y Xibalba sont actuellement des noms hispanisés et portent un accent.
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s'interprète comme maison grande ou maison commune—, et Vuh veut dire « livre », ce qui signifierait « Livre de la Communauté » ou « Livre du Conseil ». Cet ouvrage mis par écrit au XVIème siècle présente la mythologie de la civilisation maya du sud du Guatemala et d'une partie de l'Amérique centrale. Xibalba est un terme qui désigne l'inframonde maya. Pour y parvenir, le voyageur-défunt est obligé de surmonter d'énormes difficultés. La première est la maison obscure où il n'y a que des ténèbres, après vient la maison du froid où sévissent des vents coupants comme des rasoirs, ensuite la maison des tigres, celle des chauves-souris et ainsi jusqu'à surmonter toutes les épreuves pour trouver le carrefour des quatre chemins, marqué par la couleur rouge, blanc, jaune et noir. Le bon chemin étant celui qui va directement à la salle du Conseil des caciques de Xibalba. Xibalba Mictlan figure donc le royaume d'outre-tombe, le pays des Morts, où habite le double du corps des défunts. Le premier corps est formé d'éléments matériels qui sont perceptibles et palpables et qui possède toutes les propriétés inhérentes à la vie quand se produit la mort. Avec la mort, le corps n'a plus de mouvement ni de conscience, il se désintègre pour faire partie de l'air et de la terre.6 Par contre, la séparation libère un deuxième corps dont la vie et les mouvements tout comme sa corporéité sont invisibles et impalpables. C'est avec ce deuxième corps que commence le voyage vers l'inframonde guidé par un maître Xolotl bienveillant qui le protégera et assurera son arrivée à bon port. Seuls, les femmes qui mouraient au moment de l'accouchement, les noyés et les guerriers morts au combat étaient exempts des épreuves du Mictlan et rejoignaient le Soleil au firmament. Continuons l'analyse textuelle avec l'adverbe de lieu aqui (ici) de la langue espagnole. Il fait le pont pour entrer dans un code linguistique différent, puisque la phrase qui suit est écrite en anglais : How do you do Mr Xolotl? Maître Xolotl est interrogé sur le pourquoi de sa présence dans ce lieu. L'animal regarde au loin depuis une position élevée en donnant l'impression de scruter le paysage et de voir au-delà: C'est le regard de «l'autre côté» jeté vers un autre monde à partir du nôtre. Xolotl se trouve ici représenté à la frontière des deux mondes. Il incarne l'idée de passage qui fait précisément des défunts des trépassés. Pour cette raison, maître Xolotl est interrogé sur sa présence. Par le seul dessin, Frida
6 Voir la magnifique statue de Mictlantecuhtli au Musée du Templo Mayor. La statue en terre cuite représente le dieu de la mort à demi-écorché avec le foie pendant. Dans cet organe se trouvait, selon les croyances anciennes, le ihiyotl, une sorte d'âme liée à l'inframonde.
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témoigne de sa connaissance des mythes et de la familiarité qu'elle entretient avec eux et avec l'idée de la mort. Tout comme Xolotl, Frida se trouve à la frontière de deux mondes : l'un indigène et l'autre espagnol. L'affinité avec l'animal fait de l'artiste un être de double culture maniant dans une codification complexe des images appartenant aux deux cultures. Le cerf est à la fois un animal christique et révéré chez les indigènes, tandis que le chien psychopompe n'est pas sans évoquer le Cerbère ancien, le tout revisité par la sensibilité de Frida.
La lecture du Diario témoigne de la richesse d'invention de Frida Kahlo, qui manie tous les registres des signes : textuels, chromatiques et iconographiques. En les mêlant et en les démembrant, Frida rompt consciemment avec tous les codes en usage et même avec ceux de l'écriture automatique pour ouvrir un espace particulier où elle se livre dans sa globalité d'artiste mexicaine, d'écrivain, de femme souffrante et d'amie fidèle. En réduisant les énoncés à des substantifs, c'est paradoxalement à un essai d'écriture totale que nous convie Frida Kahlo.
L A C O R R E S P O N D A N C E DE F R I D A K A H L O : DES MOTS ET DES C O U L E U R S POUR SE P E I N D R E Montserrat Becerril
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
L'année 2007 au Mexique a marqué le centenaire de la naissance de Frida Kahlo qui est devenue l'un des peintres mexicains les plus influents et controversés du XX è m e siècle. Au même moment, le Mexique a célébré le 50 ème anniversaire de la mort de Diego Rivera, autre monstre sacré et mari de Frida Kahlo. Au Palacio de Bellas Artes de la capitale mexicaine s'est tenue, entre juin et août 2007, la plus grande exposition des oeuvres de l'artiste regroupant des collections publiques et privées venues du monde entier. Ces manifestations s'accompagnèrent de la parution de livres sur sa vie et son œuvre, de conférences et de reproductions de photos ou de portraits de l'artiste. A cela s'ajoutent le film de Julie Taymor en 2003 1 et quelques pièces de théâtre 2 retraçant la vie de Frida qui sont autant de témoignages de l'engouement du public pour l'artiste. L'Europe n'échappe pas non plus à la fascination exercée par Frida. C'est ainsi qu'il y eut récemment à Londres et à Lisbonne deux expositions consacrées à son œuvre picturale. En la matière, tous les critiques sont unanimes : Frida attire autant qu'elle effraye. Avouons-le d'emblée, l'artiste est devenue une icône. Entre une vie qui fut un martyre et une sublimation picturale engendrée par la souffrance, prend place une œuvre unique et pourtant universelle.
Frida Kahlo est incarnée au cinéma par Salma Hayek. En 2 0 0 7 à Paris : Attention peinture fraîche au Théâtre Le Mery et Les deux Frida au Théâtre des Q u a r t s d'Heure. 1
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Le point de départ de notre travail est le recueil de lettres inédites écrites par Frida Kahlo et sélectionnées par Raquel Tibol, Escrituras de Frida Kahlo, dans l'édition française de Chistian Bourgeois Éditeur Frida Kahlo par Frida Kahlo (2007). L'édition française est accompagnée d'un « Prologue » écrit par Raquel Tibol, d'une « Note de la traductrice », d'un « Glossaire » pour le public français, d'un répertoire de « Références onomastiques » concernant les destinataires des missives ainsi que d'une brève « Chronologie » et des « Sources » utilisées. Il s'agit de 220 messages : lettres, télégrammes, cartes, corridos,3 poèmes, présentés de façon chronologique et qui constituent des sources précieuses pour aborder la personnalité de Frida en relation avec ses contemporains. Nous évoquerons tout d'abord la diversité du corpus pour nous attarder ensuite sur l'écriture intime des sentiments et des souffrances de Frida. Nous tenterons en particulier de répondre à la question clé : qui est Frida selon Frida ? Découvrir Frida comme épistolière, c'est plonger au cœur d'une démarche intime qui lui permet d'exister tout en se donnant aux autres. Dans sa correspondance, les mots adressés « pour l'autre » ouvrent en réalité sur le « moi » de Frida qui tente de conjurer la mort. Celle qui inlassablement peignait des autoportraits pour exister était aussi celle qui inlassablement en appelait à l'affection des autres pour survivre. Couleurs et mots se rejoignaient comme autant de signes propres à exorciser la souffrance, rompre l'isolement et repousser l'issue fatale.
NATURE DU CORPUS
Raquel Tibol raconte dans son prologue qu'au printemps 1953, étant journaliste et secrétaire de Diego Rivera, elle avait passé quelques mois chez Frida Kahlo, qui se trouvait déjà très affaiblie. Raquel proposa à Frida de faire sa biographie, mais la mort de l'artiste, en mars 1954, en décida autrement. À partir de ce moment, Raquel Tibol se livra à un travail minutieux de recherche et d'analyse de la vie et de l'oeuvre de Frida. Parallèlement, elle publia en outre de nombreux travaux (1977, 1985 et 2002). En 1974, elle divulgua pour la première fois quelques lettres de Frida. En 1983, Hayden Herrera en fit autant dans sa biographie consacrée à l'artiste (1996). Mais il fallut attendre l'année 2004 pour que Raquel Tibol publie, après une longue période de recherche et 3 Corrido-. chançon mexicaine, accompagnée de musique qui raconte un épisode de la vie de quelqu'un, un récit héroïque ou encore un fait d'arme. Le corrido connut son heure de gloire au temps de la Révolution mexicaine avec « La Adelita».
La correspondance de Frida Kahlo
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de classement chronologique, l'ensemble de la correspondance de Frida. En effet, certaines lettres, ainsi que des objets personnels —bijoux, robes, carnets de croquis, dessins, livres, photos—, avaient été scellés dans deux cabinets de toilette de la Casa Azul4 de Coyoacân par Diego Rivera qui craignait de les voir devenir des reliques ou, pire encore, des objets à scandale. Il avait même fait savoir qu'il ne souhaitait pas leur diffusion avant quinze ans après son décès. L'épouse de Diego Rivera à l'époque,5 craignant des ennuis, avait fait de même repoussant jusqu'à son propre décès cette réouverture. C'est donc en 2004, un demi-siècle après la mort de Frida Kahlo, que cet ensemble de documents réapparut. L'édition actuelle présente ainsi le plus important recueil de lettres de Frida à ce jour. Elles s'échelonnent du 30 novembre 1922, lorsqu'elle a 15 ans, jusqu'à sa mort en mars 1954, à l'âge de 47 ans. Il s'agit de documents écrits durant une période de 32 ans, à ses parents, amis, amants, médecins, mais aussi à des peintres, critiques, marchands d'art, compositeurs, écrivains, et autres,6 le tout formant une galerie de personnalités connues de l'époque. Raquel Tibol insiste sur le fait que ces écrits sont « incomplets, livrés à leur sort face au lecteur, sans cadre narratif ou interprétatif pour les étayer» (Kahlo 2007: 9) avec le souhait de les montrer directement en l'état.
Un recueil hétérogène... Au vu de cette affirmation, il convient de préciser que, de par sa nature, l'ensemble recèle quelques difficultés d'interprétation. On est loin ici du Diario ou journal intime de Frida Kahlo (1995) dans lequel les signes textuels, iconographiques et chromatiques sont d'une importance égale et constituent un tout inséparable dans l'expression de l'intime. Pour ce qui est de ces lettres, le signe linguistique prime sans conteste. Il est rare que Frida accompagne son message d'un dessin. Les dessins n'apparaissent qu'évoqués ou décrits sous la plume 4 Maison Bleue de Coyoacân, ancien village aux environs de la capitale mexicaine où Frida naquit le 6 juillet 1907 et mourut le 13 juillet 1954. La maison transformée en musée peut se visiter. Elle est restée dans l'état où Frida l'a laissée à sa mort. On peut y voir des peintures, des collections d'art populaire mexicain, ainsi que les robes et les bijoux confectionnés par l'artiste. 5 Emma Hurtado, marchande d'art, a été, à partir de 1955, la quatrième et dernière épouse de Diego Rivera. 6
II suffit de consulter le répertoire donné par Tibor (Kahlo 2 0 0 7 : 415-435).
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de Raquel Tibol. Jamais représentés, on peut considérer qu'ils fonctionnent comme des éléments paratextuels. A l'examen, le recueil se révèle ni homogène, ni complet. Nous avons créé un tableau de données, inclus à la fin de cette étude, pour mieux visualiser la fréquence et les destinataires des écrits. Partant d'un total de 220 documents, nous avons pu constater plusieurs informations : la majorité de sa production se situe entre 1931 et 1941 avec 85 écrits. En 1929 et 1942 nous n'avons aucune trace écrite, peut-être s'agit-t-il d'écrits perdus ou non révélés. Les lettres sont en général datées, mais pas toujours. A certaines années correspond une seule missive, c'est le cas en 1928, 1949 et 1954 ; tandis que pour d'autres, comme en 1935, on en compte jusqu'à 15 ; par contre, les années 1929 et 1942 sont des années blanches. Il y a un total de 74 lettres adressées à ses amoureux et amants : Alejandro Gómez Arias (54 lettres entre 1922 et 1928), Nickolas Muray, Ignacio Aguirre (10 lettres en 1935), Léon Trotski et José Bartoli. 21 messages pour Diego nous sont parvenus aussi. Nous pouvons donc affirmer que presque la moitié de tout ce corpus traite d'amour plus ou moins heureux, plus ou moins passager. En outre, la longueur des missives est variable, elle va de trois lignes à plus de cinq pages. Concrètement, le recueil rassemble des textes de natures diverses, telles que lettres, messages, télégrammes, poèmes, cartes postales, corridos, mais aussi un carton d'invitation ainsi qu'une communication faite pour le catalogue d'une exposition de Diego à la demande de l'Institut national des Beaux-Arts de Mexico. Les supports utilisés vont de la simple feuille de papier, dans la plupart des cas, aux bordures d'un tableau ou d'une radiographie. Tout support est valable pour implorer, demander et se raconter... La langue est l'espagnol parlé au Mexique, mais quelques lettres ont été rédigées en anglais, car adressées à des amis nord-américains. Certaines introduisent des mots en anglais, en français, en allemand et, même, en hongrois.7 Les lettres ont aussi diverses provenances et témoignent des voyages qu'elle a effectués, soit pour des raisons de santé ou de travail, soit encore pour accompagner Diego Rivera dans ses déplacements. Sont mentionnés : Coyoacán et San Ángel, village et quartier de Mexico D.F. ; Detroit, San Francisco et New York aux Etats-Unis ; ou Paris, en France.
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Lettre à Nickolas Muray en 1931 (Kahlo 2 0 0 7 : 104).
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Signes et signatures... Pour compliquer le tout, Frida signe différemment dans chaque lettre. Parfois même, elle se joue du destinataire en ne signant pas et en lui laissant deviner l'auteur de la missive. Représentatives de ses états d'âme, de son humeur du jour ou de la nature de sa relation avec le destinataire, les signatures empruntent à la langue familière et aux surnoms qu'elle se donne : F, Frieda, Frida, Fisita, Frieducha, Chicua, l'infortunée. Ces derniers révèlent une proximité affective, une complicité avec le destinataire ou un appel à la prendre en compte. D'autres surnoms proviennent des traditions culturelles mexicaines, comme la Malinche,* claire référence à ses origines mi-européennes et mi-indiennes.9 Certaines signatures indiquent un formalisme souhaité, comme c'est le cas des lettres à Abby A. Rockefeller, où elle signe de son nom de femme mariée : Frida Rivera. Pour son mari Diego, elle utilise de préférence les termes de la langue populaire : Chicua ou chicuitita (petite), Xochitl,w ton ancienne magicienne, ton petit cerf, allusion à son tableau intitulé Le cerf blessé (1946). Parfois le pseudonyme l'aide à maintenir des relations interdites, c'est le cas pour les lettres signées du nom de Mara." Par contre, elle se contente de tracer un triangle pour les quelques lettres adressées à Alex, son amant de jeunesse,12 d'autres ont une signature conjointe de Diego et FridaP lorsqu'il s'agit d'amis communs. On peut supposer que Frida a écrit beaucoup plus de lettres que celles qui nous sont parvenues dans le recueil: ont-elles été détruites, égarées, ou en attente d'être découvertes? L'époque valorisait la communication sous forme de lettres, messages, billets ou télégrammes, etc. Il y a les missives envoyées 8 La Malinche-, jeune indigène esclave offerte à Hernán Cortés et qui lui a servi d'interprète, de concubine et de conseillère pendant les premières années de la conquête du Mexique (1519-1525). Elle lui donna un fils, Martín Cortés, qui passe pour être le premier métis. La Malinche, en raison des services rendus aux conquistadors espagnols, a longtemps incarné la trahison. Aujourd'hui, on a tendance à valoriser sa fidélité sans faille et son rôle de victime, puisque Cortés ne l'a jamais épousée.
Lettre au docteur Leo Eloesser, 18 juillet 1941 ; Kahlo 2 0 0 7 : 277. Xóchitl veut dire «fleur» en langue aztèque. Xochimilco était la ville des fleurs qu'elle cultivait sur les jardins flottants qui peuplaient le lac du même nom. Les fleurs étaient offertes sous forme d'offrandes aux dieux dans les temples. Il existait d'ailleurs une divinité, le dieu Xochipilli consacré aux fleurs. 9
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" Lettre adressée à José Bartoli, 29 août 1946; Kahlo 2 0 0 7 : 323. 12 Lettre à Alex, 27 mars 1927; Kahlo 2 0 0 7 : 64. 13 Lettre à Sigmund Firestone et ses filles en 1940, 15 février 1940; Kahlo 2 0 0 7 : 238.
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« à la volée », les lettres bien réfléchies, les moments de rage ou de nostalgie, les cris de douleur ou d'amour qui sont autant de gestes vers l'autre. Ces écrits sont à contextualiser dans la longue durée — 32 ans —, car ils sont adressés à des destinataires avec qui Frida entretient des relations diverses et susceptibles de se modifier dans le temps. Les missives impliquent des destinataires, bien définis, à qui Frida s'adresse et dont elle prend congé, usant de séduction ou déployant, selon les cas, toutes les ressources stylistiques de son écriture.14 Il reste un regret: celui d'ignorer les réponses des destinataires puisqu'elles ne figurent pas dans le recueil. Il en ressort l'impression d'une communication tronquée, brutalement interrompue qui ouvre sur un monologue sans fin d'où l'impression d'une solitude accablante. D'une lettre à l'autre, les écarts sont patents : tantôt il s'agit d'un essai ou d'une leçon de vie, tantôt d'un sermon ou de l'expression d'une détresse, mais toutes demeurent sans réponse pour le lecteur d'aujourd'hui. Les motivations de Frida sont diverses : elle écrit aussi bien pour donner ou demander des nouvelles, pour échanger des idées que pour se plaindre ou remercier d'un geste d'amitié ou d'amour, et solliciter un service ou même de l'argent ne lui est pas étranger non plus.
De la structure formelle des lettres Quelles soient adressées à ses amis ou à ses amants, les lettres de Frida conservent paradoxalement une structure formelle similaire. L'auteur commence par présenter des excuses pour ne pas avoir donné de ses nouvelles, puis elle s'inquiète de la santé et de la vie des destinataires, ensuite, elle les informe des dernières nouvelles la concernant — vie, santé, peinture, relations avec Diego —. Les lettres reprennent souvent une litanie de plaintes ; Frida se plaint de la solitude, de ne pas maîtriser l'anglais, déplore son abus de l'alcool, évoque sa nostalgie du Mexique et l'absence de ses amis. Une mention spéciale est dédiée à ses proches qui parfois la déçoivent, sa sœur Christina, son mari, Diego, le surréaliste André Breton... Le manque d'argent pour vivre ou pour payer des traitements est un sujet récurrent d'inquiétude. Mais là où elle est vraiment elle-même, c'est dans l'évocation de ses souffrances, dans la description des traitements infligés périodiquement et dans la conscience de sa dégradation physique. Bien que les sujets soient tragiques, elle les présente 14 Selon Roman Jacobson dans Lesfonctionsdu langage: fonctions référentielle, expressive, conative, métalinguistique, phatique et poétique.
L a c o r r e s p o n d a n c e de Frida K a h l o
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avec des commentaires personnels et pleins d'humour. Les lettres se terminent généralement par des mots doux : elle prend congé du destinataire en lui rappelant combien il lui manque, combien elle l'aime et en lui demandant de ne pas l'oublier et de lui écrire.
L E T T R E S D ' U N E J E U N E S S E VOLÉE. . .
Chez Frida, le désir d'écrire est apparu très tôt, probablement durant ses périodes de maladie qui commencent dès l'âge de six ans, lorsqu'elle contracte la poliomyélite. L'isolement et la souffrance alliés à une imagination vive ont favorisé chez la jeune fille un travail d'introspection qui alimentera toute sa création artistique. Les premières lettres et messages dont nous disposons datent de ses quinze ans, elles sont destinées à des amis de jeunesse en particulier à ceux du groupe « Los Cachuchas »,15 avec lesquels elle partageait joies intellectuelles et pitreries à l'École Nationale Préparatoire de Mexico. Le ton de ces écrits est plein de spontanéité. C'est le temps des rêves et des illusions et des désillusions. Avec ses amis, sus cuates, i6 Frida parle des mille riens qui font la vie d'une toute jeune fille : les ennuyeuses réunions familiales, les fâcheries avec sa mère ou sa soeur, un projet de voyage aux Etats-Unis et ses inquiétudes à la suite des révoltes de 1923. 17 Elle fait également état de ses lectures ou encore de ses convictions religieuses. Sa mère étant très catholique, Frida avait suivi des études secondaires dans des collèges religieux et c'est sa foi qui lui permit d'accepter un destin où la douleur était omniprésente. À son ami Alejandro Gômez Arias qui vient de perdre son père : T o u t ce q u e je te conseille, en tant q u ' a m i e , c'est d'avoir assez de force d e volonté p o u r s u p p o r t e r les p e i n e s q u e D i e u N o t r e S e i g n e u r n o u s envoie p o u r n o u s m e t t r e à l ' é p r e u v e d e la d o u l e u r , car n o u s v e n o n s au m o n d e p o u r s o u f f r i r (lettre d u 19 d é c e m b r e 1 9 2 3 ; K a h l o 2 0 0 7 : 18).
La plupart de ses lettres s'adressent à son amour de jeunesse, Alejandro, avec lequel elle maintiendra une relation d'amitié jusqu'à la fin de sa vie. Les missives renvoient tour à tour à des rendez-vous possibles, à des déclarations
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Groupe d'amis dont Frida fait partie à l'École Nationale Préparatoire de Mexico.
16
Cuates, ami très proche, ce que la langue familière appelle « un pote».
17
Révoltes violentes contre le président Obregon en 1923.
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passionnées, voire des demandes pressantes, ou encore à des sous-entendus érotiques partagés par les jeunes amants : Mon Alex, Dès que je t'ai vu, je t'ai aimé... Parfois, la nuit, j'ai très peur et je voudrais tant que tu sois avec moi pour m'empêcher d'être aussi froussarde et pour me dire que tu m'aimes pareil qu'avant, pareil qu'en décembre dernier, même si je suis une «chose facile», pas vrai, Alex:1... (lettre du 25 décembre 1924; Kahlo 2007: 38) Mais le 17 septembre de 1925, l'autobus dans lequel sont montés Frida et Alejandro pour se rendre à Coyoacàn est renversé par un autre véhicule. L'accident spectaculaire et gravisime marquera sa vie et son œuvre à jamais : Sa colonne vertébrale présentait trois fractures au niveau de la région lombaire. Sa clavicule était cassée, tout comme ses troisième et quatrième côtes. Sa jambe droite portait onze fractures et son pied droit était disloqué et broyé. Son épaule gauche était démise et son bassin fracturé en trois endroits. Son abdomen avait été littéralement transpercé par la rampe d'acier qui, entrée du côté gauche, était ressortie par le vagin (Herrera 1996: 78). Les lettres qui suivent sont des appels pathétiques. La jeune fille réclame visites, présence des amis, réconfort et amour spécialement de la part d'Alejandro, mais ne souhaite pas voir « un tas de vieilles et de jeunes qui viennent plus par curiosité que par amitié ». Elle se plaint de ce que personne ne veut être son ami parce quelle est tombée en disgrâce, elle fait même un procès d'intentions à celui qu'elle aime plus que jamais : Pour rien au monde je ne peux cesser de te parler. Je ne serai pas ta fiancée, mais toujours je te parlerai, même si tu m'infliges les pires grossièretés... Je t'aime plus que jamais, à présent que tu t'en vas loin de moi (lettre à Alex du 27 décembre 1924; Kahlo 2007: 55). À ses douleurs physiques, aux remèdes infligés s'ajoutent la souffrance psychique plus difficile encore à apaiser. Elle confie à Alejandro : [...] j'ai beaucoup souffert moralement, car tu sais à quel point ma mère va mal, tout comme mon père d'ailleurs, et le coup que je leur ai porté m'a fait plus mal que quarante blessures (lettre à Alex du 13 octobre 1925 ; Kahlo 2007: 44).
La correspondance de Frida Kahlo
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La correspondance de Frida est une mise à nue de ses souffrances. Surgissent alors dans toute leur âpreté les douleurs de la solitude, du désarroi, du désespoir et, parfois, le manque d'argent. Se sentant un fardeau pour tous, pour son ami, pour ses parents et pour elle-même, elle ne peut s'empêcher de réclamer sans cesse attention et tendresse. Cette quête d'amour est une constante vitale exprimée dans ses lettres par des déclarations telles que: «Tel un trésor j'ai gardé ta lettre» (lettre à Ignacio Aguirre du 19 août 1935 ; Kahlo, 2007: 162), ou encore: «Téléphone-moi n'importe quel matin après dix heures, je veux te voir » (lettre du 24 août 1935 ; Kahlo, 2007: 163). Les missives sont le fil ténu qui la relie à l'extérieur et à la vie. Lucide, Frida sait que les médicaments, les opérations et les traitements n'apaiseront pas ses souffrances et qu'elle est condamnée à vivre avec elles. Ce faisant, elle ment et affirme qu'elle commence à apprivoiser sa douleur, mais la seule chose susceptible de la soulager réellement c'est la tendresse de ceux qu'elle aime. Il est donc vital qu'Alex ne l'oublie pas (lettre à Alex du 22 avril 1927; Kahlo, 2007: 67). L'accident est un véritable séisme qui ébranle sa vie tout entière et l'oblige à abandonner les rêves et les projets caressés durant l'adolescence. Sa relation amoureuse, ses études, sa vie familiale et sociale, tout est remis en question, y compris ses croyances religieuses. À l'âge où Frida aurait dû connaître l'épanouissement physique et intellectuel, l'accident réduit tous ses espoirs à néant, lui laissant un corps à jamais mutilé. Son corps d'infirme, disloqué, se doit d'être reconstruit tout au moins mentalement, pour pouvoir survivre. Toutefois, il ne répondra jamais plus aux exigences d'un corps « normal » et, moins encore, à celui d'une femme. À partir de là, l'image du corps restera médicalisé, orthopédique. Les tableaux, Les deux Fridas (1939) ou Autoportrait aux cheveux coupés (1940), où Frida est habillée en homme avec ses cheveux coupés, montrent le désir de l'artiste de tenter de se reconstituer dans sa totalité. Le problème est tout autant psychique — puisqu'il lui faut accepter l'inacceptable — que physique et elle n'y parviendra pas. Se représenter en homme a été une de ses tentatives désespérées d'affirmation de soi. Familiarisée, par sa nourrice indienne, avec la mythologie précolombienne, Frida a certainement eu connaissance des divinités précolombiennes doubles qui incarnaient à la fois une entité masculine et féminine, le bon et le mauvais... L'androgyne comme être parfait puisque double a-t-il été un temps l'espoir de Frida ? S'est-elle vue comme une femme tronquée dont le destin était la quête de son autre moitié ? Cette piste éclaire-t-elle sa vie et nombre de ses œuvres ?
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L E T T R E S DE L'ÉPOUSE T R A H I E
Mariée à Diego Rivera en août 1929, la première lettre en temps qu'épouse est écrite à son père, Guillermo Kahlo.18 Dans ces années-là, Frida suit son mari qui se rend à plusieurs reprises aux Etats-Unis afin de réaliser les murales19 qui viennent de lui être commandés. Dans une lettre au docteur Leo Eloesser, du 26 mai 1932, Frida annonce qu elle est enceinte de deux mois (Kahlo 2007 : 119) et, par la même occasion, elle avoue ses doutes sur l'opportunité d'avoir cet enfant, puisqu'elle avait déjà souffert d'un premier avortement en 1929 et que ce bébé ne survivra pas non plus. Toutefois, elle ne veut pas rester à Mexico et laisser «Diego, tout seul là-bas». Diego n'est pas simplement «le maître» en peinture, il est également et surtout «le maître» de son cœur. Il est aussi un objet de désir pour de nombreuses femmes de l'époque et, en premier lieu, pour tous ses modèles. En séducteur averti et confirmé, Diego n'est pas homme à refuser une opportunité. Frida le sait et s'en inquiète. Ses plaintes perpétuelles finissent par lasser l'Aimé, mais elle n'en continue pas moins à livrer l'intimité de son couple à la curiosité de ses amis, comme en témoigne la lettre adressée à Ella et Bertram D. Wolfe : Des amis, ici, je n'en ai pas. Je suis complètement seule. Avant, je passais mes journées à hurler de rage contre moi et sur mon malheur ; à présent je ne peux même pas pleurer car j'ai compris que c'était stupide et inutile. J'avais l'espoir que Diego allait changer, mais je vois et je sais que c'est impossible, que j'étais niaise, j'aurais dû comprendre depuis le début que ce n'est pas moi qui le ferai vivre de telle ou telle façon, et encore moins dans ce genre de circonstances [...]. Il a d'abord son travail qui le sauve de bien des choses, puis toutes ses aventures qui le divertissent. Les gens le cherchent lui et pas moi ; je sais qu'il est toujours contrarié et angoissé par son travail, néanmoins il vit une vie complète, loin du vide stupide de la mienne. Je n'ai rien car je ne l'ai pas lui. Je n'aurais jamais cru que pour moi il signifiait tout et que sans lui je n'étais qu'un déchet (Kahlo 2007: 155).
Lettre à Guillermo Kahlo en 1930 depuis San Francisco en Californie; Kahlo, 2 0 0 7 : 94. Muralismo : mouvement pictural apparu au Mexique à la fin de la Révolution mexicaine, vers 1921, dont Diego Rivera fut le plus grand artiste. C e mouvement artistique et intellectuel voulait mettre l'Art à la portée du peuple et donc l'ouvrir sur la rue. Des peintures gigantesques furent réalisées sur les murs des édifices publics, banques, collèges, théâtres, universités. Il s'agissait de renouer avec les fresques précolombiennes que l'on découvrait à cette époque notamment à Teotihuacán. 18
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En 1934, Frida apprend la liaison de Diego et de sa sœur Cristina. Cette découverte la cloue de douleur, car elle se sent doublement trahie, comme épouse et comme sœur. Elle décide alors de se séparer du peintre et demande le divorce. Sa tristesse et sa rage finiront par disparaître et, avec le temps, elle pardonnera à Diego et à sa sœur. Une déclaration d'amour à Diego quelques mois plus tard clôt pour un temps une période de querelles. Elle lui écrit : Je crois qu'en fait je suis un peu bête et chienne sur les bords car toutes ces choses sont arrivées et se sont répétées durant les sept ans où nous avons vécu ensemble, et toutes mes colères ne m'ont conduite qu'à mieux comprendre que je t'aime plus que ma propre peau, et bien que tu ne m'aimes pas de la même façon, tu m'aimes quand même un peu, non ? Et si ce n'est pas le cas, il me reste l'espoir que ce le soit, et ça me suffit... Aime-moi un tout petit peu. Je t'adore (lettre à Diego Rivera du 23 juillet 1935 ; Kahlo 2 0 0 7 : 160-161).
Leurs relations ont toujours connu des hauts et des bas jusqu'à divorcer en 1939 et à se remarier en 1940, un an après. Frida vit cette brève séparation comme un calvaire et, en pleine détresse financière, elle se voit contrainte à solliciter une bourse à l'Institut Guggenheim. En 1944, elle finit par avouer à ses amis nord-américains, les Wolfe, que ses relations avec Diego sont bien meilleures depuis qu'elle a renoncé à demander des raisons : Amours : mieux que jamais, grâce à une entente mutuelle entre mari et femme, sans que la liberté qui échoit à chacun des deux conjoints ne soit en aucun cas bafouée ; élimination totale des crises de jalousie, des disputes violentes et des malentendus, à grands renforts d'une dialectique fondée sur l'expérience passée (lettre à Ella et Bertram Wolfe, 1944 ; Kahlo 2 0 0 7 : 297).
Maniant le persiflage, elle confie à des amis qu'elle n'a pas vus « depuis trois ans » les nouvelles dispositions de vie adoptées avec Diego. Fruits de la sagesse et du temps, cette nouvelle entente est empreinte de sérénité, Frida accepte désormais Diego et le couple qu'ils forment pour ce qu'ils sont: Parce que depuis 1929 jusqu'à l'année 1944 où je vous parle, jamais le couple Rivera n'a vécu sans au moins une accompagnatrice au sein de son foyer (lettre à Ella et Bertram Wolfe, 1 9 4 4 ; Kahlo, 2 0 0 7 : 298).
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Comme toute relation de couple, celle-ci a évolué tout au long de leur vie mais de façon violente. Diego a été tour à tour, et parfois tout ensemble, son amant, son ami, son enfant, 20 son « ex-mari », puis son époux, à nouveau. Même quand elle ne vit plus avec lui, elle demande à ses proches d'en prendre soin. À son amie Emmy Lou Packard, peintre et assistante de Diego, Frida adresse cette supplique : Vous me manquez, tous les deux... ne m'oublie pas. Je te confie le grand gamin [Diego] de tout mon cœur, et tu n'imagines pas à quel point je te suis reconnaissante de t'inquiéter autant pour lui, de t'occuper de lui à ma place. Dis-lui d'arrêter de monter sur ses grands chevaux et de bien se tenir (lettre à E m m y Lou Packard, décembre 1 9 4 0 ; Kahlo 2 0 0 7 : 2 6 6 ) .
L'amour de Frida pour Diego paraît sans limites. Sa soumission et son admiration ont d'abord séduit le peintre, mais sa jalousie et ses plaintes sempiternelles ont fini par provoquer des mésententes graves.21 Entre moments de pur bonheur et périodes de conflits violents, les deux artistes ont vécu une relation tourmentée et chaotique. Pour Diego, la priorité réside dans son travail d'artiste et son épanouissement personnel en tant qu'homme. Malgré ses absences, ses oublis et ses infidélités, il ressent une forte attirance pour Frida, mais pas au point de tout sacrifier. Selon Hayden Herrera qui le tient de Mariana Morillo Safa, une amie qui fréquentait le couple: «Elle le traitait comme un dieu et lui comme un tendre objet» (1996: 158). Avec le temps, l'expérience et l'âge, Frida s'est fait une raison. Elle a choisi d'accepter leur couple pour ce qu'il était. Elle appartient d'ailleurs à celles qui ont du mal à terminer une relation amoureuse, les siennes finissent en amitié, c'est ce qui se passe avec Alejandro, Nickolas Muray, etc. Souvent abandonnée, son cri de douleur prend une ampleur dramatique quand elle avoue à Diego : Malheureusement je ne suis plus bonne à rien et tout le monde a usurpé ma place dans cette chienne de vie... Je t'aime tant que les mots ne suffisent pas (lettre à Diego Rivera, 2 3 février 1 9 4 8 ; Kahlo 2 0 0 7 : 356).
20 Nous pensons au tableau L'étreinte amoureuse de l'univers, la terre, moi, Diego et Mr. Xolotl (1949). 21 Nous pensons aux tableaux Autoportrait en Tehuana ou Diego en pensée (1943) et Diego et moi (1949).
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Au-delà, il reste l'admiration qu'elle lui voue. Dans le portrait qu'elle brosse de Diego Rivera pour le catalogue de l'exposition organisée en 1949 à Mexico en son honneur, elle le décrit comme un être contradictoire, à la fois révolutionnaire et travailleur infatigable, doté d'une curiosité sans bornes et libéré de tout préjugé. Mais le plus intéressant apparaît dans les métaphores cosmiques qui font de Diego un artiste d'exception, un être à la fois solaire et pourtant solidement enraciné tel le nopal22 dans la terre mexicaine : Comme les cactus de sa terre, il grandit, fort et prodigieux, dans le sable comme sur la pierre ; il fleurit d'un rouge vif, d'un blanc transparent et d'un jaune solaire ; couvert d'épines, il garde au fond de lui sa tendresse; il vit avec sa sève puissante dans un milieu féroce ; il illumine, solitaire, tel un soleil vengeur sur le gris de la pierre; ses racines vivent même quand on l'arrache à la terre, dépassant l'angoisse de la solitude et de la tristesse et de toutes les faiblesses qui en font ployer d'autres. Il se soulève avec une force surprenante, et comme nulle autre plante il fleurit et donne des fruits (Portrait de Diego ; Kahlo 2 0 0 7 : 378).
La force des liens qui la relie à Diego est telle, qu'elle en est arrivée à ne plus pouvoir vivre sans lui, même si vivre avec lui n'a pas toujours été possible. Parvenue à ce stade, Frida aurait pu faire sienne l'assertion de Louise de Vilmorin qui écrivait à Malraux «Votre absence me désunit» ou encore «Je ne suis tout entière qu'en votre présence » (Wagener 2008:480). Pour Frida, écrire à Diego, parler de lui, brosser son portrait, c'est retrouver l'intégralité de soi.
LETTRES DE LARTISTE PEINTRE
Sans être critique d'art, les lettres de Frida constituent pour le lecteur une mine de renseignements sur son travail d'artiste. Évoquant ses débuts dans la peinture en 1938, elle dit à Julien Levy: [...] Je n'avais jamais pensé à la peinture avant 1926, quand j'ai dû rester alitée suite à un accident de la route. Je m'ennuyais beaucoup dans mon lit, j'étais plâtrée (je m'étais fracturé la colonne vertébrale et d'autres os), alors j'ai décidé de faire quelque chose. J'ai chipé de la peinture à l'huile à mon père et ma mère m'a fait 22 Le nopal est le cactus symbole du Mexique, celui sur lequel l'aigle incarnant Huitzilipochtli dévore le serpent. Il figure au centre du drapeau mexicain et sur le sceau de l'État mexicain.
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Montserrat Becerril fabriquer un chevalet spécial, parce que je ne pouvais pas m'asseoir. Voilà comment j'ai commencé à peindre (lettre à Julien Levy, Mexico, 1938; Kahlo 2 0 0 7 : 199).
En réalité, cette justification du besoin de peindre, né à partir de son accident, ne coincide pas avec ses vrais débuts, car, depuis son enfance, elle avait dessiné au crayon et s'amusait à colorier les photos de son père, photographe. Cependant, la première fois qu elle avoue avoir peint c'est dans une lettre datée de 1927 et adressée à son ami Alejandro. Elle lui dit alors que leur ami commun «Lira» lui avait demandé de le peindre. C'est aux États-Unis, lorsqu'elle accompagne Diego, à partir des années 1931, qu'elle se met à rechercher un moyen d'expression personnel. Mais il faut attendre les années 1933 pour quelle reconnaisse que la peinture est pour elle une thérapie contre l'ennui, la douleur, la solitude et la mort. Rappelons qu'elle avait souffert d'un deuxième avortement en juillet 1932 : Je peins un peu aussi. Non pas que je me considère comme une artiste ou quoi que ce soit dans le genre, mais tout simplement parce que je n'ai rien d'autre à faire ici et parce que, en travaillant, je peux oublier un peu tous les soucis que j'ai eus l'an dernier. Je suis en train de peindre des huiles sur de petites plaques d'aluminium et il m'arrive d'aller dans une école d'artisanat; j'ai réalisé deux lithographies absolument nulles (lettre à Abby A. Rockfeller du 24 janvier 1933 ; Kahlo 2 0 0 7 : 128).
La lettre la plus explicite quant à sa conception de la peinture est celle écrite à Carlos Chávez, son grand ami, compositeur et chef d'orchestre mexicain. En octobre 1939, elle lui confie quelques indications sur son œuvre picturale : Je ne suis d'aucune école, je n'ai jamais revendiqué l'influence de qui que ce soit; de mon travail, je n'ai rien attendu d'autre que la satisfaction de peindre et de dire ce que je ne pouvais exprimer autrement... Durant dix ans, mon travail a consisté à éliminer tout ce qui n'était pas issu des mobiles lyriques internes qui me poussaient à peindre (lettre à Carlos Chávez, octobre 1939 ; Kahlo 2 0 0 7 : 223).
Elle avoue, dans une de ses lettres des années trente, qu'elle n'avait jamais osé montrer ses peintures lorsqu'elle était à San Francisco, car elle les croyait mauvaises. Même si la peinture n'est pas le sujet de ses lettres, elle laisse parfois entrevoir son activité de peintre en mentionnant tel ou tel tableau. Écrivant à son amie Ella Wolfe en 1938, elle lui confie:
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[...] j'ai peint ce qui est déjà un progrès car jusqu'à présent j'avais passé ma vie à aimer Diego et à délaisser mon travail (lettre à Ella Wolfe, 1938 ; Kahlo 2 0 0 7 : 197).
Durant toute sa vie, sa peinture tout comme ses « amours » seront tantôt sublimés et tantôt dénigrés. Il arrive ainsi au lecteur d'être surpris par certaines affirmations notamment quand il lit cet extrait où, encore divorcée de Diego et confrontée à beaucoup de difficultés financières, elle affirme : J'ai vécu dix ans avec toi et, dans le fond, je n'ai fait que t'empoisonner la vie ; je me suis mise à peindre mais ma peinture n'est bonne qu'à être achetée par toi, car tu sais pertinemment que personne d'autre le fera (lettre à Diego Rivera du 11 juin 1 9 4 0 ; Kahlo 2 0 0 7 : 253).
Et Frida d'avouer à Ella Wolfe en 1946: « J e peins un tableau de merde». 23 Incapable, là comme ailleurs, de trouver un juste milieu, elle renie ce qu'elle aime. Elle dénie à son œuvre un quelconque intérêt, elle en fait un rebut, un déchet. Pourtant quelques expositions vont être organisées aux États-Unis et à Paris en 1939 et le succès sera au rendez-vous malgré les reticences scandalisées de quelques négociants d'art. Elle sera très radicale dans ses opinions à propos des intellectuels européens qui vivent comme des parasites, sans travailler, passent leur temps à parler des choses absurdes et se prenent pour les dieux du monde. 24 Elle se plaint des américains qui ont trop d'ambition 25 ou critiquent sans comprendre alors qu'ils se croient les «élus de Dieu». 26 [...] j'ai appris par Breton que l'associé de Pierre Colle, un vieux bâtard et fils de pute, avait vu mes tableaux et considéré qu'il ne pourrait en exposer que deux parce que les autres sont trop « choquants » pour le public !! (lettre à Nickolas Muray du 16 février 1939; Kahlo 2 0 0 7 : 207)
D'autres fois, elle reconnaît le bonheur que ses tableaux lui procurent : elle avance, elle apprend 27 et elle trouve que le temps lui manque pour se dédier à sa «jolie peinture» qui, en plus l'aide à vivre: la vente des tableaux lui permet 23 24 25 26 27
Lettre Lettre Lettre Lettre Lettre
à Ella Wolfe du 2 3 octobre 1 9 4 6 ; Kahlo 2 0 0 7 : 324. à Nickolas Muray du 16 février 1939 ; Kahlo 2 0 0 7 : 205. au docteur Leo Eloesser du 15 mars 1941 ; Kahlo 2 0 0 7 : 269. au docteur Leo Eloesser du 15 mars 1941 ; Kahlo 2 0 0 7 : 276. au docteur Leo Eloesser du 18 juillet 1941 ; Kahlo 2 0 0 7 : 278.
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d'arriver à la fin du mois. À la fin des années quarante, elle vend de plus en plus de tableaux, comme nous l'apprenons dans les lettres adressées au collectionneur Morillo Safa : celui-ci lui en achètera 35. Elle ira même jusqu'à payer en tableaux les soins dentaires28 executés par le docteur Samuel Fastlicht. Son attitude face à la critique des autres est souvent méprisante, moqueuse. Elle attaque ceux qui ne comprennent pas sa peinture ou qui la jugent parce qu'elle est devenue un « objet public ». Dans la déclaration sur ses débuts picturaux, faite à la demande de l'Institut national des Beaux-Arts de Mexico en 1947, lors d'une exposition d'autoportraits de peintres mexicains, elle dira : J'ai commencé à peindre par ennui, car j'étais alitée depuis un an suite à un accident... Je ne saurais dire si mes tableaux sont surréalistes ou pas, mais je sais qu'ils sont la plus franche expression de moi-même, sans jamais tenir compte des jugements ou des préjugés de quiconque. Je n'ai pas beaucoup peint et je l'ai fait sans le moindre désir de gloire, sans la moindre ambition, avec la conviction, d'abord, de me faire plaisir, et plus tard de pouvoir gagner ma vie avec mon métier (Déclaration à la demande de l'Institut national des Beaux-Arts, Mexico, 1947; Kahlo 2 0 0 7 : 334).
En 1947, les nombreuses interventions chirurgicales, les douleurs de plus en plus fortes l'empêchent de donner des cours à l'école de peinture et de sculpture La Esmeralda de la capitale mexicaine.29 À la fin de sa vie, sa célébrité grandissante est inversement proportionnelle à sa capacité de peindre, mais elle tente de le faire et s'éloigne volontairement de l'étiquette de surréaliste que certains essayent de lui coller : [...] Certains critiques ont tenté de me classer parmi les surréalistes, mais je ne me considère pas comme telle [...]. En fait, j'ignore si mes tableaux sont surréalistes ou pas, mais je sais qu'ils sont l'expression la plus franche de moi-même [...]. Je déteste le surréalisme. Il m'apparaît comme une manifestation décadente de l'art bourgeois. [...] J'aimerais que mon œuvre contribue à la lutte pour la paix et la liberté... (lettre à Antonio Rodriguez, critique d'art, journaliste, agent artistique et photographe; Kahlo 2 0 0 7 : 339).
Une des dernières missives est un carton d'invitation pour le vernissage de sa première exposition personnelle à la galerie d'art contemporain de Mexico 28 29
Lettre au docteur Samuel Fastlicht du 13 novembre 1947; Kahlo 2 0 0 7 : 351. Lettre à Antonio Ruiz, «el Corcito» du 20 février 1947; Kahlo 2 0 0 7 : 339.
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(13 avril 1953), où elle invoque ses amis, en vers et de façon humoristique, à venir voir ses tableaux... T o u s ces tableaux, je les ai peints à l'aide de mes propes m a i n s . Ils attendent cloués au m u r de voir s'ils plaisent à mes frangins ( K a h l o 2 0 0 7 : 402).
V I V R E ET EXISTER PAR LES AUTRES : LES RAISONS D'UNE CORRESPONDANCE
Tout au long de sa vie, Frida a maintenu de nombreuses relations amoureuses : le peintre Ignacio Aguirre, le sculpteur Isamu Noguchi, le photographe Nickolas Muray, le réfugié espagnol Ricardo Arias Vinas, le peintre catalan José Bartoli ou encore Trotski, ainsi que quelques femmes. Elle gardera pratiquement avec tous des relations épistolaires et amicales. Frida n'aime pas les ruptures, elle a trop besoin de tendresse pour se couper de ceux qu'elle a aimé et veut continuer à aimer. Avec ses amants, elle se donne en entier et exige d'eux le même don et un total dévouement. Sa dépendance et sa soumission peuvent devenir maladives. Aux « Ne m'oublie pas... je t'aime... » s'ajoutent des demandes pressantes d'amour et de tendresse. Voici l'exemple d'une lettre à Nickolas Muray, où Frida, invitée par André Breton à Paris pour une exposition de son œuvre, lui écrit : M o n adorable N i c k , m o n enfant, [...] Q u o i qu'il arrive, je ne resterai p a s au-delà du 15 mars [à Paris]. A u diable l'exposition à Londres. A u diable tout ce qui concerne Breton et ce pays à la noix. J e veux être avec toi. Tout m e m a n q u e , c h a c u n de tes mouvements de ton être, ta voix, tes yeux, ta jolie bouche, ton rire si clair et sincère, T O I . J e t'aime, m o n N i c k . J e suis si heureuse de penser que je t'aime — de penser que tu m'attends et que tu m'aimes (lettre à Nickolas M u r a y d u 16 février 1939 ; K a h l o 2 0 0 7 : 2 0 8 ) .
À la lecture de ces lignes, le lecteur conserve une impression de «déjà lu». En effet, nombre d'expressions sont récurrentes et Frida les dédie tant à Diego qu'à ses amants. Beaucoup de missives se ressemblent quels que soient les destinataires. Le lecteur en retiendra moins l'originalité du texte que la prégnance des angoisses exprimées. Les visites médicales et les opérations de Frida vont se succéder tant au Mexique qu'aux Etats-Unis. L'état de Frida s'en ressent, car aux douleurs produites par l'accident et par les traitements, s'ajoutent les grippes qui l'affaiblissent et lui donnent une apparence maladive
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qu'elle déteste. Amaigrie, elle est loin du canon des femmes mexicaines de l'époque — rondes et bien portantes —, comme son mari se plaisait à les peindre et à les séduire. A plusieurs reprises, ses lettres révèlent à quel point elle peine à s'accepter tout en reconnaissant une évolution inéluctable du mal. La correspondance s'en fait l'écho. Aux malheurs de jeunesse ont succédé ceux d'une femme sans illusions sur l'avenir. Les missives s'apparentent à des cris d'une douleur plus difficile à cerner où se mêlent souffrance de l'âme et douleurs des avortements, ce sont les souffrances de celle qui se sait incapable d'être mère alors qu'elle voudrait tant avoir un Dieguecito\ La mort de son père tant aimé en 1941,30 les infidélités de Diego, la dureté des critiques portées contre lui,31 tout est là. Elle se lamente disant à ses amis qu'elle n'est pas née sous une bonne étoile. Les lettres sollicitent et implorent, elles sont une quête perpétuelle de tendresse et de réconfort. Les « S'il te plaît appelle-moi », ou encore « Écrivez-moi vite, s'il vous plaît » se multiplient au fur et à mesure que les années passent. Substitut de la vie, les lettres échangées acquièrent une valeur existentielle. A mesure que son état se dégrade, Frida n'est plus reliée au monde que par les fils ténus des missives écrites et reçues. Certaines lettres sont des demandes concrètes d'aides financières en vue de traitements onéreux et là encore un appel à la vie. Pourtant l'argent reçu est parfois détourné et sert au divertissement, car Frida ressent le besoin de s'étourdir. Mais elle n'est jamais dupe d'elle-même comme en témoigne un extrait de la lettre, de 1938, à Lucienne Bloch, fille du compositeur Ernest Bloch et assistante de Diego : Je vais un peu te parler de moi à présent. Je n'ai pas beaucoup changé depuis la dernière fois que tu m'as vue. Sauf que je porte à nouveau mes habits mexicains complètement fous, mes cheveux ont repoussé et je suis toujours aussi maigre. Mon caractère non plus n'a pas changé, je suis toujours aussi flemmarde, sans le moindre enthousiasme, plutôt stupide et fichtrement sentimentale. Parfois je me dis que c'est parce que je suis malade, mais c'est juste un bon prétexte (lettre à Lucienne Bloch du 14 février 1938 ; Kahlo 2007: 190). Dans une lettre à Ella Wolfe elle n'hésite pas à écrire:
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Lettre au docteur Leo Eloesser du 18 juillet 1941 ; Kahlo 2007: 280. Lettre au président Miguel Alemán Valdés en 1948 ; Kahlo 2007: 357.
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Le fait est que je ne t'ai pas écrit, que je me suis comportée comme une sale dégueulasse, puante, infâme, infecte, etc, etc. Et tout le mal que tu peux penser de moi n'est rien comparé à ce que je mérite, mais tu vas tout oublier un instant et moi, je vais te raconter dans cette lettre ce que dans aucune autre je ne t'ai dit (forcément, puisque je n'en ai pas écrit) (lettre à Ella Wolfe du 11 juillet 1934; Kahlo 2007: 143). C'est cette franchise brutale qu'elle exerce aussi bien contre elle-même que contre ses ennemis qui fait la valeur de sa correspondance. Frida est en accord avec ce qu'elle est. L'artiste qui montre dans sa peinture son corps brisé et ses avortements est aussi celle qui se met à nu dans ses lettres. Les derniers mots de Frida en mars 1954 sont pour présenter ses excuses de ne pas assister à l'hommage qui est rendu à Isabel Villasenor, peintre, comédienne et écrivain mexicain. 32 Frida meurt le 13 Juillet 1954 d'une «embolie pulmonaire» (Herrera 1996: 589).
L'appel de la Mort... Les douleurs physiques qui l'ont accompagnée toute sa vie sont si intenses qu'elle dira préférer la mort. Dans une lettre à Alejandro en 1927, elle confesse vouloir mourir si les traitements ne la soulagent pas.33 Vingt-et-un ans plus tard, dans une lettre du 9 janvier 1948 adressée au docteur Samuel Fastlicht, elle avoue : « Si vous étiez à ma place vous vous seriez jeté du haut de la cathédrale » (Kahlo 2007: 354). Le fait de ne pas pouvoir exister sans souffrir l'a entraînée à explorer d'autres voies de survie. Dès les années quarante, elle cherche dans les religions orientales les réponses aux questions existentielles qu'elle se pose depuis toujours. Sa souffrance ne relève pas uniquement des accidents de la vie mais d'un mal être plus profond encore, ancré depuis l'enfance et amplifié par les malheurs. Frida affronte la souffrance en face, l'explore et la sonde puisant dans le tréfonds de ses sensations la matière de sa peinture : Ayant toujours travaillé avec mes sensations, mes états d'âme et les réactions profondes que la vie a déchaînés en moi, j'ai fréquemment objectivé tout cela par des représentations de moi-même : ma façon la plus sincère et vrai d'exprimer ce
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Lettre à Isabel Villasenor du 13 mars 1954 ; Kahlo 2 0 0 7 : 410. Lettre à Alicia Gômez Arias du 2 3 avril 1 9 2 7 ; Kahlo 2 0 0 7 : 73.
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que je ressentais par-devers moi et face à moi (lettre à Carlos Châvez, octobre 1939; Kahlo 2007: 223). A la longue, la douleur engendre chez Frida une forme de révolte émotionnelle qui lui donne la force de vivre. Préoccupée par une santé qui ne cesse de se dégrader, elle ne vit plus que par le regard et les attentions des autres. L'excès dans tout, y compris dans ses propos et dans ses lettres, lui donne une liberté de mouvement qu'elle n'a plus depuis longtemps avec son corps. Les abus multiples —liaisons, drogues, alcool— ont achevé de ruiner sa santé, mais ils sont autant d'appels destinés à combler les carences vitales. Plus la vie la quitte, plus les demandes vers les autres sont excessives et pressantes. Mais la Mort omniprésente est là et avance de manière masquée. Frida, qui ne nourrit pas d'illusions, l'a acceptée depuis longtemps: Lorsqu'on n'a pas le talent et qu'on a de l'inquiétude il vaut mieux disparaître et laisser les autres essayer (Kahlo 2007: 398 ; écrit sur une radiographie). C'est en invoquant la Mort que Frida prend congé de la Vie et signe son dernier billet dans son journal intime : «J'espère que la sortie sera joyeuse — et j'espère ne jamais revenir » (Khalo 1995: 192).
Autodidacte en peinture, Frida ne se dessine pas pour la postérité mais pour elle-même, s'affirmant à la fois comme sujet et objet de son oeuvre. Il s'agit là d'une peinture forte et reconnue comme telle, mais fermée sur elle-même. La correspondance de Frida est au contraire ouverture sur le monde et plaidoyer pour la vie. De style enlevé et parfois désinvolte lorsque la maladie lui permet, ses lettres veulent à tout prix maintenir le contact avec l'extérieur et entretenir les liens qu'elle a pu nouer à d'autres moments. Durant les dernières années, isolée dans sa maison de Coyoacan, la correspondance est pratiquement son seul contact avec le monde. Si les sujets abordés sont divers c'est son style qui la révèle : questions, exclamations, provocations se succèdent car tout est permis pour retenir l'attention et clamer son besoin de tendresse. Par ses incises, Frida interpelle les destinataires, les sollicite et les moleste parfois. C'est par sa correspondance que Frida se maintient en vie en créant un nouveau royaume épistolaire.
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